The Project Gutenberg eBook of Feuilles mortes, by Jacques Morel This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Feuilles mortes Author: Jacques Morel Illustrator: Casimacker Release Date: November 23, 2021 [eBook #66805] Language: French Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES MORTES *** “Petite Bibliothèque de la Famille” JACQUES MOREL Feuilles Mortes ROMAN ILLUSTRÉ D’après les dessins de CASIMACKER [Illustration] PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 Droits de propriété et de traduction réservés ROMANS PUBLIÉS DANS CETTE COLLECTION Brochés: 3 fr. 50.--Cartonnés: 5 fr. Un Peu, Beaucoup, Passionnément (Couronné par l’Académie Française) par Mme Lescot. Fêlure d’Ame par Mme Lescot. Les Vaines promesses par Mme Lescot. Au Lys d’Argent par Fr. Deschamps. Ordre du Roi par G. de Beauregard. Insaisissable Amour par Marion Crawford. Le Baiser sur la Terrasse par Marion Crawford. Le Beau Fernand (Couronné par l’Acad. Franç.) par Mme de Bovet. Les Retours du Cœur par J.-H. Rosny, de l’Académie des Goncourt. Mademoiselle Mignon par J.-S. Winter. Une Reine des Fromages et de la Crème par Mme de Longgarde. Jouets du Destin par Mme de Longgarde. Une Réputation sans tache par Mme de Longgarde. Le Supplice d’une Mère par Arthur Dourliac. Liette par Arthur Dourliac. Bibelot par May Armand Blanc. La Maison des Roses par May Armand Blanc. Aimer c’est vaincre par Mme P. Caro. Muets Aveux (Couronné par l’Acad. Franç.) par Jacques Morel. Kernevez (Couronné par l’Acad. Franç.) par Mlle Pape-Carpantier. L’Oiseleur par Mlle Béatrice Harraden. L’Eau dormante par Mlle Blanche Legrand. L’Amour fait peur par Mlle Blanche Legrand. Micheline par Augustin Filon. L’Affaire Leavenworth par A.-K. Green. Femme de Lettres par Mary Floran. Le Roman d’un Loyaliste par Miss Jewett. La Bienfaitrice par Mlle Louise Zeyss. L’Orgueilleuse Beauté par Mme Albérich-Chabrol. L’Offensive (Cour. par l’Acad. Franç.) par Mme Albérich-Chabrol. Part à Deux par Mme Albérich-Chabrol. Les Medlicotts par Curtis Yorke. Le Mirage par Paul Béral. De Peur d’Aimer par Mme Albérich-Chabrol. Le Choix de Ginette par Mlle C. Trouessart. Au Plus Digne par Mme Albérich-Chabrol. L’Enfant Millionnaire par Katharina Green. La Tabatière du Cardinal par Henry Harland. Coupable par W. Le Queux. Ma Grande par Paul Margueritte. Haine de Femme par Marion Crawford. Le Sequin d’Or par Anne Osmont. Criminelle par Amour par Mlle L. Zeyss. Le Voueur par M. Ch. Géniaux. Le Trèfle Rouge par Norbert Sevestre. Nicole à Marie par Gaston Bergeret. Mirage de Bonheur par Camille Pert. L’Inutile Route par M. La Bruyère. Le Patrimoine Perdu par Anthony Hope. Le Destin d’Hélène par Jean Relecq. Les Demoiselles du Noël Fleuri par Blanche Legrand. Maison Hantée par Maryan. [Illustration] _Feuilles Mortes_ Juin 1907. Aujourd’hui j’ai quarante ans--l’âge où une femme ne reste jeune qu’à condition de le vouloir passionnément. Moi je ne veux rien. Je me laisse aller au fil des jours, m’efforçant de ne pas trop penser et de vivre tranquillement ma vie présente. Sans doute ma réputation d’indifférence aux vanités féminines doit être bien établie, car tout à l’heure, en visite, une jeune mariée de vingt-deux ans, un peu bébête, s’est écriée sans penser à mal: «On dit que vous avez été si jolie!» «On dit...» Ce mot m’a fait rêver. Restée seule après le départ de ma petite oie blanche, je me suis approchée de la glace, et, sans amertume--mais aussi, je l’avoue, sans aucun plaisir--j’ai cherché à retrouver dans mes traits fanés le visage rayonnant de jadis, dans mes bandeaux au ton de vermeil éteint, d’argent qui se dédore, les cheveux blonds si brillants et si doux. Ma peau s’est plissée de mille rides imperceptibles, mes dents ont perdu leur éclat, mon teint, d’un rose délicat, a tourné au jaune pâle--je ressemble à un de ces pastels mal encadrés dont le soleil et la poussière ont mangé la couleur et terni le velouté: quelque chose s’est fêlé dans la paroi trop mince qui me protégeait de la vie, dans le verre transparent et fragile de mon bonheur. Et je songe à la petite Geneviève aux yeux bleus, aux joues rondes, dont le regard curieux interrogeait l’avenir avec tant de confiance. Dois-je le raconter, cet avenir d’alors, devenu mon passé? Parfois je me dis qu’il vaudrait mieux oublier. Alors je ferme mon âme aux souvenirs, j’écarte loyalement les regrets stériles. Mais à ce jeu, mon cœur se vide: joies, tendresses, douleurs d’autrefois--chaque jour je les sens qui se dessèchent un peu plus, qui se détachent de moi comme des feuilles mortes menacées par le vent de l’oubli. Est-ce donc si mal de les ramasser une à une, à mesure qu’elles tombent, pour pouvoir, quand je serai très vieille, en respirer encore l’odeur mélancolique--pour être sûre que _cela_, du moins, me restera toujours? I Mon enfance est très loin, très vague; je me rappelle les gens et les choses, mais rien d’intime, de personnel--pas de ces terreurs nerveuses, de ces chagrins violents qui laissent des traces profondes. Une petite vie tout unie, calme comme la figure de Julie, que je retrouve mêlée à tous les menus événements de mon existence--une figure sans âge, avec un bon regard dans un masque couturé par la petite vérole. Telle elle m’apparaît aujourd’hui, à soixante-sept ans, telle--ou à peu près--elle devait être à vingt-sept ou vingt-huit lorsque, papa étant resté veuf--ma mère venait de mourir en me mettant au monde après dix années de mariage--personne ne s’étonna de voir Julie demeurer près d’un homme encore jeune et s’installer dans ses fonctions de bonne à tout faire, auxquelles elle adjoignit en mon honneur celles de nourrice sèche. Je me souviens d’un lapin blanc en verre filé dont les yeux rouges me ravissaient d’admiration et qu’on me donnait pour jouer, le matin, dans mon lit,--d’une promenade au Luxembourg pendant laquelle une petite fille qui courait avec moi sur la terrasse s’arrêta tout à coup et me demanda: «Pourquoi tu n’as pas de maman?» La question m’humilia, sans m’attrister, et je répondis fièrement: «J’en ai une, seulement elle est en portrait et papa met des fleurs devant.» Ce fut tout. Jamais je n’avais pensé qu’une maman en chair et en os pût être indispensable à l’existence. Quoi encore? Mon entrée à la pension de Mme Laurent, une veuve qui habitait notre maison. Je venais d’avoir six ans; les boutons de mon tablier noir s’accrochaient dans mes boucles, par derrière, et me tiraient les cheveux toutes les fois que je baissais la tête--j’avais très peur et un peu envie de pleurer, Mme Laurent me prit la main et me conduisit à ma place en disant: «Asseyez-vous là, ma petite Geneviève.» Au son de sa voix, mon cœur se fondit d’admiration et de respect. J’ai su depuis qu’elle était vulgaire et boulotte, qu’elle louchait affreusement, qu’elle possédait tout juste son brevet simple et que son prétendu veuvage cachait une triste histoire de jeunesse. Mais pendant longtemps, elle incarna pour moi ce qu’il y a de plus beau, de plus savant et de meilleur. Les années se passent; je me vois, un soir d’hiver, assise dans notre salle à manger, apprenant l’_Histoire ecclésiastique_ de l’abbé Gautier--un vilain livre cartonné, veiné de rose et de jaunâtre. «Qui était Tertullien?» La question est imprimée en italique. Et je répète tout haut avec ardeur: «Tertullien était un prêtre de Carthage qui passa à Rome durant les persécutions de l’empereur Sévère et y défendit les chrétiens avec une éloquence et une érudition rares... Tertullien était un prêtre... etc.» Près de moi, Julie tricote, silencieuse et placide, mais je devine qu’elle m’admire--sans comprendre évidemment «qui était Tertullien.» Devant le poêle allumé, des châtaignes bouillottent doucement dans un pot de terre brune; par la porte entr’ouverte arrive une bonne odeur de bouillon, et Julie quitte de temps en temps son tricot pour aller surveiller les œufs au lait qui «prennent» sur le couvercle de la marmite--combinaison économique qui a l’avantage d’user le moins de charbon possible et l’inconvénient de communiquer à la crème une légère saveur de viande bouillie. Comme je ne connais pas d’autre mode de cuisson, je m’imagine que c’est là le goût particulier des œufs au lait, et je ne les aime pas beaucoup. En revanche, j’adore les châtaignes, et je les couve de l’œil tout en passant de Tertullien à Origène. Mais voilà le bruit de la clef dans la serrure: c’est papa qui rentre. Bien vite je saute à bas de ma chaise et je cours dans l’antichambre en criant: «Papa, je sais très bien mon _Histoire ecclésiastique_, et il y a des marrons bouillis!...» Maintenant j’ai douze ans, et papa commence à s’inquiéter de «mes études.» La méthode de la pauvre Mme Laurent lui semble incohérente et décousue: je suis très ferrée sur les Pères de l’Église, mais j’ignore les premiers éléments de la littérature française; je connais par leurs noms--et quels noms!--toutes les figures de rhétorique, mais je n’ai que de vagues notions d’histoire naturelle. Mon admiration pour le phénix des maîtresses faiblit un peu; quelques coups de sonde, naïvement jetés, m’ont révélé dans ses connaissances des lacunes graves--notamment le jour où elle n’a pas pu m’expliquer le sens du mot «ubiquité». «Il faut trouver autre chose...» dit Papa. Cette petite phrase a des résultats prodigieux. Adieu les bouquins surannés de l’abbé Gautier, adieu les tabliers noirs, les pupitres peints en acajou, les notes de conduite, d’«ordre et tenue». Je ne suis plus une écolière; je travaille seule à la maison, dans de jolis livres aux couleurs gaies, en mettant mes coudes sur la table tant que je veux, et, deux fois par semaine, Julie me conduit au cours de Mlle Verdy... Chère Mlle Verdy! Même encore aujourd’hui, après vingt-huit ans, je n’ai qu’à fermer les yeux pour évoquer sa haute silhouette, son port de tête un peu altier, sa figure aux traits trop grands, son sourire moqueur et bon--la bouche de Voltaire avec des yeux d’une douceur infinie, des yeux pétillants de malice et brillants de tendresse, des yeux myopes qui savaient voir tout au fond des âmes. Comme elle les connaissait, nos âmes d’enfants, comme elle s’entendait à les manier sans heurt et sans bruit! Pas de grandes phrases, jamais un mot de morale: une petite tape sur l’épaule, un baiser bien chaud et bien maternel--parfois une façon gentille et drôle de «blaguer» les plus sottes--et voilà les vanités à bas, les paresses secouées, les cœurs, surtout, conquis, subjugués. Jusqu’alors, je n’avais été qu’une enfant douce, un peu sauvage, outrageusement gâtée par Julie, adorée par mon père qui gémissait de me voir trop peu--ses fonctions de sous-chef à l’administration des Finances le tenaient absent neuf heures par jour--sans grande direction morale, poussant droit malgré tout comme une petite plante saine. Avec Mlle Verdy je connus «l’idéal». Oui, en vérité, de douze à dix-huit ans, j’ai remué plus de pensées généreuses, j’ai fait plus de pas sur le chemin de la perfection que dans tout le reste de mon existence. Et si, par la suite, ce beau feu s’est ralenti, s’il m’est arrivé de sourire en pensant à mes enthousiasmes d’alors, du moins j’ai gardé de ces années le «coup de pouce» indélébile, l’empreinte qui ne s’efface jamais. Il me semble que c’était hier... Voici la salle de cours, claire et gaie, les deux fenêtres ouvrant sur un jardin où, l’été, on entendait glousser des poules; voici la grande table verte et la place où s’asseyait Mlle Verdy, tandis que nous lisions tout haut nos devoirs--pauvres devoirs de petites filles, trop souvent semés de phrases emphatiques et creuses. Nous lisions d’une voix tremblante, en jetant des regards éperdus vers ce long visage austère, impassible en apparence; nous lisions--soudain la bouche railleuse se plissait, l’œil brun s’allumait gaîment, et pan!--d’un coup d’épingle nos belles périodes boursouflées crevaient, s’étalaient en loques piteuses... A ce régime, les pédantes guérissaient vite. Mais aussi, pour les timides, que d’encouragements, que de paroles bienveillantes! Et parfois le mot ardemment attendu: «C’est bien, vous êtes une bonne fille...» Après cette louange suprême, rien ne pouvait plus nous émouvoir; nous planions au-dessus des vanités de ce monde, et si l’Académie en corps était venue nous offrir ses félicitations, nous l’aurions reçue avec indifférence... Six années pendant lesquelles j’ai connu le bonheur complet deux fois par semaine--c’est beaucoup, peut-être, pour une seule vie... L’autre jour, je passais devant la chère vieille maison d’où Mlle Verdy a disparu depuis longtemps, hélas! En levant les yeux vers le second étage, j’ai vu des fenêtres dégarnies, un large écriteau: la tentation m’a prise de ressusciter le meilleur de ma jeunesse, et j’ai demandé à visiter l’appartement. Quand je me suis trouvée dans l’escalier large et nu, que j’ai senti sous mes pieds les marches de pierre inégales, sous ma main le froid grenu de la rampe en fer forgé, le passé m’a ressaisie brusquement--j’ai cru me revoir, fillette de quinze ans, escaladant ces mêmes étages quatre à quatre, mes cheveux dans le dos et ma serviette sous le bras... Mais, sitôt les portes ouvertes, dès le seuil de l’antichambre, mes illusions se sont envolées. D’autres gens avaient vécu là, semant des souvenirs étrangers aux miens, perçant des portes dans _mes_ murs, cachant _mes_ papiers sous des tentures «modern-style»--jusqu’au pauvre jardin détruit, remplacé par des bâtiments vitrés d’où montait un brouhaha de voix et de rires, mêlé à une odeur de pipe. «Oh! qu’est-ce qu’on a fait des arbres?... et les poules?...» A ces mots presque involontaires, la concierge qui suivait, bavarde et empressée, m’a lancé un regard soupçonneux: «Des poules, Madame? Je n’en ai jamais connu ici; nous n’avons que des apprentis graveurs, des jeunes gens bien convenables... Voilà déjà trois dames qui me parlent des poules, et aussi d’un cours de demoiselles où elles venaient dans le temps... Tout ça ne fait pas louer l’appartement...» Évidemment, des compagnes inconnues m’avaient précédée dans ce pèlerinage sentimental et la bonne femme se méfiait de ces chercheuses de souvenirs. J’ai calmé sa mauvaise humeur par le meilleur des arguments--en tirant ma bourse--et sans plus s’occuper de moi, elle m’a laissée errer de pièce en pièce, le cœur serré, essayant de redonner un peu de vie à toutes ces choses dont l’âme avait changé, quand la mienne voulait rester fidèle... II Un soir de juillet, mon avenir se décida. J’étais assise à la fenêtre de notre petit salon, haut perché dans une bicoque de la rue de Chanaleilles; devant moi je regardais le ciel rose, où des étoiles bleuâtres s’allumaient une à une; derrière moi j’entendais la voix de notre vieil ami, le docteur Garnier, qui chapitrait mon père. «Je t’assure, disait-il, que tu ne te retrouveras tout à fait d’aplomb qu’après un mois de séjour à la mer--et pas à Trouville, tu m’entends, ni même en Bretagne, mais dans le Midi, le plus loin possible, à Saint-Jean-de-Luz ou à Biarritz... --Biarritz! Peste, comme tu y vas! Mais c’est une plage de millionnaires!» s’écria papa. Quatre mois auparavant, par un aigre vent de mars, il avait pris froid en revenant du ministère sur l’impériale d’un omnibus; de bronchite en grippe, de grippe en point pleurétique, il avait traîné tout le printemps, faisant de courtes apparitions à son bureau et retombant malade presque aussitôt. Maintenant il allait mieux, mais je m’inquiétais de le voir rester plus maigre que de coutume, et c’était moi qui, ce soir, avais invité le docteur Garnier à rompre notre tête-à-tête familial. Dix-huit ans, un brevet supérieur tout frais cueilli--ce sont des titres sérieux aux privilèges d’une maîtresse de maison. Papa lui-même, me sachant raisonnable, m’avait remis les cordons de la bourse, et je connaissais mieux que personne les ressources de notre budget de vacances. C’est pourquoi je me crus autorisée à intervenir dans le débat. «Soyez tranquille, docteur, dis-je d’un ton péremptoire; nous irons sur la côte basque, puisqu’il le faut. On ne dépense jamais plus d’argent qu’on n’en a, et je me charge de trouver à nous loger partout, même à Biarritz...» Tous deux rirent de mon assurance--et par le fait j’ignorais totalement ce que coûteraient le voyage et le séjour dans ces parages lointains. Mais j’étais à l’âge heureux où l’on se persuade que vouloir c’est pouvoir. Dès le lendemain, je me mis à consulter les indicateurs, à compulser les guides et les cartes; il y eut des lettres échangées, de longs conciliabules avec Julie, des calculs très ardus où mon algèbre ne me servait à rien--je n’ai jamais su faire une addition sans compter sur mes doigts. Ces préliminaires durèrent quinze jours, au bout desquels j’exhibai triomphalement ce que j’appelais «mon dossier». «Nous irons à Guéthary, papa: c’est un petit trou entre Biarritz et Saint-Jean-de-Luz--juste l’endroit rêvé... Voici les lettres de la maîtresse d’hôtel qui s’engage à nous prendre pour 6 francs par jour, tout compris--et je suis sûre que c’est très propre chez elle: vois comme elle a une jolie écriture... et pas une faute d’orthographe!... Voilà le prix des billets d’aller et retour, valables soixante jours; c’est plus qu’il n’en faut... voilà le total de ce que nous dépenserons là-bas: tu vois qu’il nous reste encore cent quarante francs d’aléa, en comptant les trois cents francs d’économie que nous avons faits cet hiver et que j’ajoute à ton traitement... et voilà l’itinéraire du voyage: nous pouvons visiter Angoulême et Bordeaux...» Tout était prévu, jusqu’à l’entretien et à la nourriture de Julie qui devait rester seule à Paris. Papa mit son lorgnon, lut les lettres, vérifia les chiffres. «C’est parfait, dit-il. Et se tournant vers le docteur Garnier, dont j’avais encore une fois requis la présence: «Qu’en penses-tu, toi?» Notre ami eut un bon sourire goguenard: «Je pense que Geneviève est un financier en jupons, doublé d’un graphologue étonnant qui sait juger de la propreté d’un hôtel d’après l’écriture de sa propriétaire... Je pense surtout que tu as encore une assez fichue mine, que ton pouls n’est pas fameux, ton appétit non plus, et que plus tôt vous partirez vers ce paradis, mieux cela vaudra...» Trois jours après nous étions en route pour Guéthary. Que c’est bon d’être jeune! Je n’avais vu la mer qu’à Dieppe, je ne m’étais jamais avancée dans le Midi plus loin que Fontainebleau. Mon père, à cinquante-trois ans, n’était pas beaucoup plus blasé que moi. Notre voyage fut un enchantement. Les remparts d’Angoulême, la noble façade romane de l’église Saint-Pierre, toute blanche dans le soleil du matin, la vallée de la Charente, avec la courbe molle du fleuve coupée çà et là par des rideaux de peupliers--puis Bordeaux, les bateaux du port aux mâts enchevêtrés, le grand pont sur l’eau rougeâtre de la Garonne--enfin Guéthary, la gare surplombant presque la plage, l’Océan, tout de suite, vous accueillant par sa lumière, par le bruit de ses vagues, par sa bonne odeur d’iode et de sel... Deux heures à peine après notre arrivée, je regardais papa installé sur le sable, la tête à l’ombre d’une petite estacade, les jambes voluptueusement étalées. Il me semblait le voir engraisser! Une semaine de repos complet, de chaleur et de grand air suffit à mon malade pour retrouver l’appétit et le sommeil. Nous passions nos journées entières sur la plage, encore déserte à cette époque; le ciel de juillet s’étendait sans un nuage et, au-dessus des galets, une petite buée transparente dansait en tremblotant dans l’air surchauffé. Mais nous n’en avions cure: «Je me sens devenir lézard», murmurait papa en rampant sur le dos et sur les coudes pour suivre le soleil à mesure que l’ombre le gagnait. Quant à moi, j’avais renoncé à l’abri d’ombrelles illusoires, et je laissais consciencieusement les taches de rousseur éclore sur mes joues et jusque sur mes mains, tandis que mes yeux s’emplissaient du bleu de la mer, et mon âme d’une allégresse inconnue. Tout le jour nous restions ainsi, seuls maîtres du ciel, de l’eau et de la terre jusqu’à l’heure où, du bord de l’horizon, une petite voile blanche, puis deux, puis dix, puis une vingtaine, apparaissaient, se dirigeant toutes vers nous. L’une après l’autre, nous les regardions approcher, grossir peu à peu, comme de grands oiseaux aux ailes étendues. A vingt mètres du bord, d’un seul coup, les ailes tombaient, la voile se repliait, et dans la barque devenue soudain lourde et noire, on voyait s’agiter des hommes halant sur de grandes perches. Alors, du haut de la falaise, dévalant vers le petit port silencieux, c’était la nuée des gamins, des femmes, des tout petits, le grouillement des silhouettes agiles, le grincement du cabestan, les cris rythmés scandant l’effort des hommes qui, par six, par dix, d’une épaulée superbe, hissaient leurs barques le long des dalles en pente. Des groupes se formaient; d’un bateau à l’autre on comparait, on échangeait sa pêche. Puis lentement, d’un pas cadencé, tous remontaient vers le village, chargés de paniers où les poissons luisaient en éclairs d’argent. Quelques femmes portaient les corbeilles sur leur tête, le torse cambré en arrière comme des canéphores antiques. En moins d’une heure tout était redevenu vide et muet. Et papa, se tournant vers moi, disait: «Voilà qu’il est temps d’aller dîner.» Un matin, comme nous descendions gaîment, sous le feuillage ténu des tamaris, le raidillon qui mène à la mer, l’aspect insolite d’un superbe parapluie-tente adossé contre l’estacade--tel un gros champignon rouge poussé en une nuit dans le sable jaune--nous arrêta dans notre élan. «On nous a pris notre coin!» Ce fut mon premier cri. Papa, moins égoïste ou plus philosophe, haussa les épaules. «Bah! la plage est à tout le monde.» Malgré moi, j’étais déçue: je voyais déjà notre solitude envahie. Pourtant, la semaine écoulée, je dus avouer que la propriétaire du parapluie n’était pas gênante. Tout le jour, elle restait blottie sous son abri, et comme elle habitait sur la falaise, de l’autre côté du port, nous ne la voyions jamais que de loin--et de dos, silhouette noire et menue suivant toujours un chemin opposé au nôtre. «Je crois vraiment qu’elle nous évite», disait papa. Et il riait, à demi vexé. Si peu sociable que l’on soit, on n’aime pas à jouer le rôle d’intrus. Le hasard, d’ailleurs, nous réservait une revanche, tout en forgeant le premier anneau de ce qu’Hoffmann eût appelé «la chaîne de ma destinée». Ce jour-là, nous étions allés chercher la mer chez elle, tout au bout des rochers: nous avions pataugé dans les mares grouillantes d’une vie obscure et vague où, parmi d’étranges fleurs qui remuent, on voit filer comme des flèches les crevettes au corps diaphane. Puis nous nous étions avisés qu’il allait être midi, que nous avions grand’faim et que la marée montait. Très vite, grisés par l’air et le soleil, les lèvres salées, les cheveux collés aux tempes, nous revenions, en trébuchant sur les algues visqueuses où le pied n’a pas de prise, en nous écorchant les mains aux petits coquillages secs et durs qui hérissent le roc--mais enfin nous revenions et, pour couper au plus court, nous prenions le chemin du port, quand papa me poussa le coude. Doucement, à pas lents, un pliant sous le bras, un livre à la main, «notre ennemie» montait devant nous. C’était une bien petite ennemie--ni jeune, ni redoutable. Tandis que nous la dépassions, tout en saluant d’un geste poli, j’avais eu le temps de voir une figure maigre, deux beaux yeux bruns, des bandeaux blancs... Déjà nous l’avions devancée de dix pas et nous grimpions lestement la côte. Soudain un bruit sec, un cri étouffé nous firent tourner la tête: entre son pliant, qui roulait loin d’elle, et son livre qu’elle n’avait pas lâché, la vieille petite dame gisait, étalée sur la pierre grise et dure. D’un bond, je fus près d’elle, et comme papa courait pour me rejoindre: «Prenez garde, monsieur, dit-elle d’une voix faible, ces dalles sont très glissantes... Je crois que je me suis cassé la cheville», ajouta-t-elle en essayant de sourire. Et elle s’évanouit. * * * * * Que serait-il advenu de moi si je ne m’étais pas trouvée là pour relever Mme Chardin, quand elle tomba sur le port de Guéthary?... C’est le secret des dieux, écrit dans le livre des vies qui ne seront jamais vécues. Pour le moment, ni papa ni moi ne songions guère à l’avenir. Les premières minutes d’effarement passées, et la blessée remontée chez elle, le médecin, qu’on avait envoyé chercher à Saint-Jean-de-Luz, reconnut qu’il n’y avait pas de fracture, mais une simple entorse. L’année précédente, notre bonne Julie s’étant foulé le poignet, j’étais devenue, sous la direction du docteur Garnier une masseuse assez experte. Je crus donc pouvoir offrir mes services à Mme Chardin qui les accepta simplement, sans phrases: elle se trouvait seule, avec une cuisinière trop vieille pour être d’une aide efficace... Et comme, un peu gênée malgré tout par cette intimité subite, je lui tendais la main pour prendre congé, elle m’attira vers elle et m’embrassa. Le pacte était conclu--nous n’avions plus d’«ennemie». Dès lors, notre vie de tous les jours fut modifiée. Papa, optimiste incorrigible, ne songeait même pas à regretter nos longues flâneries sur la plage. «Qui sait? nous allions peut-être commencer à nous ennuyer!... Il ne faut pas être trop sauvages, vois-tu, fillette, et je ne suis pas fâché que tu aies l’occasion de sortir un peu de notre petite coquille...» J’en sortais, et de très bonne grâce. Chaque matin, j’allais passer une demi-heure près de ma malade. Qu’elle eût bien ou mal dormi, qu’elle souffrît peu ou beaucoup, je la trouvais toujours souriante, ses cheveux blancs bien lissés, ses grands yeux pleins de feu et de vie. Jamais je ne l’entendais se plaindre, même quand, après le massage, je lui faisais exécuter les mouvements de la cheville, si douloureux aux chairs meurtries, aux tendons froissés. Je me rappelais, en pareille occurrence, les cris que la souffrance avait arrachés à Julie, pourtant plus jeune et plus endurcie. Mme Chardin pâlissait un peu, serrait les dents--et c’était tout. Même, un jour, elle s’excusa de sa défaillance passagère au moment de son accident: «C’était si bête de m’évanouir!... mais j’ai un vieux cœur qui n’est pas très solide...» Elle souffrait, en effet, par intervalles, de crises d’étouffements, peu graves, pensait-elle. D’ailleurs, en principe, elle s’occupait le moins possible de sa santé. Les trente minutes réglementaires à peine écoulées, elle me renvoyait gaîment. «Allez pêcher la crevette, mon petit docteur... Et n’oubliez pas de revenir à cinq heures, pour le thé... Perrine m’a promis un plum-cake et des galettes salées...» Docile,--un peu gourmande aussi,--je reparaissais à l’heure dite, escortée par mon père que Mme Chardin avait invité une fois pour toutes. Alors, nous passions des moments délicieux. Encore un souvenir vivant et lointain, un éclair dans la brume... Le salon clair, tendu d’étoffes anglaises, meublé de jonc et de bois laqué--car notre nouvelle amie est chez elle; une parente éloignée lui a légué jadis ce petit Ermitage où elle nous accueille toute frêle et gaie, étendue sur sa chaise longue, entre le piano et la table à thé. Nous causons, sans nous lasser. Elle se laisse aller à nous raconter un peu de sa vie--ses premières années de ménage, si heureuses, dans cette paisible ville d’Amiens où son mari était professeur; son veuvage prématuré, son retour à Paris pour l’éducation de son fils--ce grand fils sur qui elle a reporté toute sa tendresse et tout son orgueil. Avant trente ans, le voilà presque un savant, diplômé de l’École des Hautes Études, chargé depuis dix-huit mois d’une mission scientifique à Angkor, en Indo-Chine. «Il doit revenir au printemps prochain, et pour longtemps, j’espère...» A cette pensée, quel bon sourire éclaire son visage fatigué!... Mais déjà elle craint de nous importuner en nous entretenant d’elle-même. Peu à peu la conversation dévie. Les revues nouvelles sont à portée de la main; Mme Chardin sait tout, a tout lu, s’intéresse à tout. La liberté de ses jugements et de ses opinions effare un peu papa, plutôt timide et conservateur par nature; pour moi, j’aime cet esprit vigoureux qui me rappelle celui de Mlle Verdy... Voilà qu’on parle d’art; j’en ai le goût et l’instinct, mais peu de culture esthétique. «Cela s’acquiert, dit Mme Chardin; il suffit de regarder des images... vous viendrez en voir chez moi... Et la musique?...» Sans savoir comment, je me trouve au piano, devant un volume des _Échos de France_; je chante la vieille mélodie: «Au bord d’une fontaine.»... Le soleil baisse à l’horizon; par la fenêtre ouverte, je vois la mer moirée d’or, j’entends le bruit assourdi du flot qui monte. Une sensation de paix profonde, de bonheur subtil m’envahit jusqu’à l’âme, tandis que j’achève la chanson mélancolique: Félicité passée Qui ne peut revenir, Tourment de ma pensée, Que n’ai-je en vous perdant, perdu le souvenir! A dix-huit ans, ce sont là des mots vides de sens; pourtant, j’y ai mis tout ce que je ne comprends pas, sans doute, car Mme Chardin dit à voix basse: «C’est bien... c’est très bien...» Et soudain, entre nous trois, tombe un silence très doux... III Si je me suis attardée à ces souvenirs, c’est qu’ils marquent pour moi un des tournants de la route inconnue que nous suivons tous en aveugles: de distance en distance, seulement, il nous est permis de nous retourner; alors les étapes parcourues nous apparaissent d’un seul coup, en pleine lumière--comme si le jour naissait derrière nous à mesure que nous marchons vers la nuit. Sans le savoir, j’atteignais une ces étapes. Jusqu’alors, ma vie avait oscillé entre deux pôles: d’un côté, papa et Julie--le «chez nous» paisible et doux de mon enfance; de l’autre, Mlle Verdy--l’enthousiasme, la lutte, la gloire finale de l’«examen supérieur»! Maintenant je le tenais, ce fameux brevet; il sommeillait au fond de mon tiroir et il m’avait apporté plus de déceptions que de joies. Mon existence me semblait sans but: naïvement, je croyais n’avoir plus rien à apprendre--car ceci se passait en des temps très anciens où les princesses de science n’étaient encore que des Belles au bois dormant, où l’on voyait très peu de doctoresses et pas du tout d’avocates. Autour de moi, personne pour me conseiller; nous étions presque sans famille. Papa, originaire de Bretagne, possédait aux environs de Nantes quelques vagues cousins que nous voyions tous les cinq ans, et je ne me connaissais, pour ma part, d’autres ascendants que deux tantes de ma mère, excellentes vieilles filles, dévotes et momifiées, dont la société m’ennuyait beaucoup. C’est dans cette heure de solitude intellectuelle que Mme Chardin apparut à mon horizon. Et mon âme avide de tendresse et d’admiration se donna tout de suite à elle. Dès notre retour de Guéthary dans le grand Paris chaud et désert des jours d’août, j’avais pris l’habitude de lui écrire souvent. Elle-même ne devait revenir qu’au mois d’octobre et se trouvait un peu isolée là-bas; elle me répondit longuement--des lettres exquises, pleines de jeunesse et d’entrain, en dépit de ses soixante ans, de son cœur détraqué et de sa cheville encore invalide. «Je suis retournée hier à la plage--disait-elle--toute branlante et boitillante, au bras de ma vieille Perrine. En revoyant la dalle, cause stupide de ma chute, mon premier mouvement, je l’avoue, a été plein de rancune. Et puis j’ai pensé à vous, ma petite Geneviève; je me suis dit que, sans cette vilaine pierre, nous aurions très probablement passé l’une à côté de l’autre sans nous parler jamais. Alors j’ai failli m’écrier: «Cette dalle est le plus beau jour de ma vie!» J’avais souri, heureuse au fond de son affectueux badinage. Bien plus tard, je compris tout ce que ces mots contenaient d’espoirs secrets, demeurés inavoués, qui devaient m’être révélés dans un grand jour d’angoisse... Octobre arriva, et je revis Mme Chardin, guérie enfin pour tout de bon. Par un hasard singulier--Paris réserve de ces surprises--elle demeurait rue Barbet-de-Jouy, à cent mètres de notre maison, si près que je fus autorisée à me rendre seule chez elle. Julie grogna un peu. Elle avait des idées très arrêtées, cette chère Julie, sur la respectabilité des jeunes filles. La première fois que, prête à sortir sans escorte, je m’approchai d’une glace pour mettre mon chapeau, j’aperçus derrière moi le reflet d’une bonne figure inquiète dont l’expression grondeuse me fit rire. Bien vite je me retournai pour l’embrasser. «Tu as l’air d’une poule qui a couvé un canard!... Sérieusement, est-ce que tu crois qu’on va m’enlever entre la boutique du fruitier et celle de l’herboriste?...» Sans se dérider, Julie secoua la tête. «Pardi! je sais bien qu’il ne vous arrivera rien... au moins aujourd’hui--depuis mes quinze ans, elle refusait obstinément de me tutoyer--Mais c’est égal, ça ne se fait pas!...» Que de choses _ne se faisaient pas_ dans ce temps-là! Heureusement, Mme Chardin, toute libérale qu’elle fût, connaissait mieux encore que Julie le code des convenances mondaines. Avec un tact infini, sans s’imposer à nous, sans chercher à m’accaparer, elle me proposa pour l’hiver tout un plan dont l’ensemble m’enchanta et qui reçut la pleine approbation de papa, trop heureux de ne pas me laisser seule et désœuvrée pendant ses longues journées d’absence. Chaque mardi, j’allais la prendre rue Barbet-de-Jouy, et elle me conduisait à la Sorbonne, où venait de s’ouvrir une série de cours sur l’Histoire de l’Art; chaque samedi, nous visitions ensemble les musées et les expositions. Et comme, une fois par mois, papa s’accordait l’innocente distraction d’un Dîner Breton où il retrouvait de vieux camarades, il fut convenu que, ces jours-là, je dînerais avec Mme Chardin. J’esquivais ainsi certaines soirées passées entre la tante Olympe et la tante Cornélie, soirées dont le bézigue à trois faisait tous les frais--à moins qu’on ne m’employât à tailler des étoffes très laides, ou à dévider d’éternels écheveaux de cette laine grise et morne réservée aux «œuvres de bienfaisance». Chez Mme Chardin, rien de pareil. Je ne sais comment elle s’y prenait pour faire le bien, et sans les indiscrétions de Perrine, devenue très vite l’amie intime de Julie, nous aurions pu la croire uniquement absorbée par des préoccupations artistiques et intellectuelles. Avec une fortune médiocre et une santé chétive, elle avait su créer, en elle et autour d’elle, cette harmonie raffinée qui est mieux que du luxe. Quand je la regardais, assise près de sa fenêtre dans une bergère Louis XVI aux tons fanés, sous le jour pâle que filtraient les grands rideaux de tulle blanc, j’avais l’impression qu’elle faisait partie d’un tout très délicat, que sa personne menue, corps, âme et le reste, n’était pas seulement là, au fond du vieux fauteuil, mais éparse dans l’atmosphère ambiante--et qu’on en respirait le parfum, subtil comme celui d’une rose sèche. Le soir, à la lumière de la lampe, elle prenait une apparence plus concrète; pourtant, quoique sa voix fût vive et gaie, ses gestes restaient discrets, plutôt rares. Doucement, de ses doigts maigres, elle tournait les pages de quelque livre d’art--car elle avait tenu sa promesse, et une bonne part de notre temps se passait à «regarder des images». En peu de semaines, grâce aux cours de la Sorbonne et à nos stations dans les musées, j’avais appris à voir--chose plus difficile qu’on ne le pense généralement. Mme Chardin n’en demandait pas davantage: elle ne haïssait rien tant que le snobisme et les admirations toutes faites. Ma sincérité l’amusait. Quand je lui avouai que je ne comprenais pas bien la _Joconde_, et que la _Bethsabée_ de Rembrandt m’impressionnait surtout par la longueur de son torse et la laideur de ses jambes, elle se mit à rire. «Mon Dieu, c’est une opinion comme une autre, et je suis sûre au moins que vous ne l’avez pas trouvée dans Taine... Mais pour cette fois, c’est vous qui avez tort, ma pauvre Geneviève; vous confondez le _beau_ avec le _joli_, et si vous les examiniez d’un peu plus près, ces deux femmes laides...» Un coup de sonnette l’interrompit. Nous étions assises toutes les deux devant un beau feu de bois--elle au coin de la cheminée, dans sa bergère, moi sur un tabouret bas, rôtissant à la flamme claire mes mains et mon visage--et nous devisions en attendant le dîner que Perrine tardait un peu à nous servir. Au bruit violent du timbre, j’avais sursauté, prête à me lever. Mme Chardin me mit la main sur l’épaule. «Restez donc tranquille, petite sauvage; personne ne doit venir nous déranger ce soir... On apporte le journal, sans doute... j’entends une voix d’homme... Comment, c’est toi, Philippe!... --Mais oui, ma tante...» Le robuste garçon, très blond et très barbu, qui entrait en coup de vent, s’arrêta soudain à ma vue. D’un bond, j’avais quitté mon tabouret et je me tenais debout, prodigieusement gauche et gênée--du moins je le pensais. Quant à Mme Chardin, elle contemplait le nouveau venu avec stupéfaction. «Qu’est-ce que cela signifie?... Je te croyais à Nice pour tout l’hiver. Avant-hier encore, tu m’écrivais... --Oui, avant-hier... Mais depuis... j’ai changé d’avis; je suis revenu subitement... Des affaires, tu comprends...» C’était la voix bredouillante d’un petit petit garçon pris en faute. Un coup d’œil du côté de Philippe--puisque Philippe il y avait--me le montra tout rouge, d’une rougeur de blond qui avait envahi jusqu’à la racine de ses cheveux courts et frisés. Mme Chardin sourit, imperceptiblement, et je vis une lueur de malice passer dans ses yeux que je connaissais déjà si bien. Tout de suite, elle avait repris son aisance habituelle. «En ce cas, tu vas dîner avec nous. Tu venais pour cela, je pense... --Mais oui, ma tante...» Encore! Décidément Philippe n’était pas éloquent. Plus il semblait timide et empêtré, plus je me sentais redevenir brave. Quand Mme Chardin songea enfin à nous présenter l’un à l’autre: «Mon neveu Philippe Noizelles... Ma petite amie, Geneviève Rodier...» je saluai sans le moindre embarras. D’ailleurs, au même moment, Perrine ouvrait la porte de la salle à manger, ce qui mit fin à toutes les cérémonies. «Pas plus que les Muses, pas moins que les Grâces», a dit, je crois, Brillat-Savarin en évaluant le chiffre de convives propre à donner au repas la perfection voulue. Nous étions bien un nombre sacré, ce soir-là, à la table de Mme Chardin, mais il me sembla d’abord que la troisième Grâce, sous la forme de Philippe Noizelles, n’ajoutait rien au charme de notre tête-à-tête habituel. Non qu’il fût laid ou antipathique. Vu en pleine lumière, avec son teint frais, ses traits réguliers, ses yeux gris clairs et honnêtes, il plaisait par un grand air de jeunesse et de bonté. Jeune, il l’était beaucoup plus que je ne l’avais cru--vingt-deux ou vingt-trois ans à peine--et bon de la tête aux pieds--bon par le son de sa voix, par la douceur de son regard, bon jusque dans sa façon de vous verser à boire et de vous passer la corbeille à pain. Seulement la timidité le paralysait, et pendant près d’un quart d’heure, le dîner fut plutôt morne. Peu à peu, cependant, grâce aux efforts de Mme Chardin, la conversation prit un tour assez animé--moins «intellectuel» peut-être que de coutume. Philippe, évidemment, possédait une culture plus scientifique que littéraire; tout frais émoulu de l’École centrale, il sortit de son mutisme dès que sa tante l’eut amené sur un terrain familier, et il se mit à décrire avec feu un nouveau moteur qu’on venait d’aménager dans son usine--une grande filature près de Lille dont la mort de ses parents l’avait fait propriétaire, mais qu’il ne dirigeait pas seul, à cause de son jeune âge. «Si tu voyais quelle jolie machine! Pas trop grosse, pas encombrante, et douce, et silencieuse!... Un vrai bijou!...» Son enthousiasme m’amusait. Maintenant je le trouvais gentil et pas sot, malgré son air candide. Il mangeait de grand appétit, riait d’un rire d’enfant et se dégelait à vue d’œil. Seul, le nom de Nice avait gardé le pouvoir de le faire devenir écarlate, et la moindre allusion à son séjour dans le Midi lui causait un malaise évident--pour quelle raison? A vrai dire, cela m’intriguait un peu... «Et François, ma tante? Il va bien? Si je ne te demandais pas de ses nouvelles, c’est que j’ai reçu tout dernièrement une lettre de lui... Il me parlait de son prochain retour. A-t-il fixé une date?» Mme Chardin soupira. «Pas encore... Pourtant il espère avoir fini son travail en janvier, ce qui lui permettrait de revenir en mars... Mais je n’ose pas trop y compter. C’est si loin, ce pays d’Angkor! Tout au fond de la Cochinchine, sur la frontière du Cambodge!... --Ce bon François! dit Philippe, je serai joliment content de le revoir!» Et se tournant vers moi: «Vous ne le connaissez pas, mademoiselle, mon cousin François? C’est la gloire de la famille, vous savez!... Quant à moi, personnellement, je lui dois une fameuse chandelle... Sans lui, je ne sais pas si j’aurais passé mon bachot... Pour les sciences, je ne dis pas; mais le latin!... Tu te rappelles, ma tante, les versions qu’il me faisait piocher le dimanche?...» Mme Chardin sourit, sans répondre. Et soudain, l’idée me vint que, jusqu’alors, elle s’était montrée singulièrement réservée au sujet de son fils. Elle en parlait rarement, et nulle part, chez elle, je n’avais vu en évidence rien qui ressemblât à un portrait ou à une photographie. Discrétion d’âme et finesse de goût, horreur instinctive des sentiments étalés et des vilains cadres en peluche--c’est ainsi, du moins, qu’en y pensant pour la première fois, j’interprétai l’abstention volontaire de ma vieille amie, sans comprendre qu’il y avait encore dans son silence autre chose de plus complexe et de plus délicat... Dans le salon, près de la table, je feuilletais un _Rembrandt_, tandis que Philippe Noizelles buvait son café, adossé à la cheminée, en causant avec sa tante. Il y eut un petit silence: Mme Chardin venait d’ouvrir son journal. Alors, sur mes cheveux, sur mon front baissé, je sentis peser un regard, timide d’abord et lointain, puis peu à peu plus proche et plus hardi. Et tout à coup: «Est-ce indiscret de demander à voir, mademoiselle?» Il se tenait devant moi, de l’autre côté de la table; c’étaient ses yeux qui cherchaient les miens--deux yeux si bons que je ne pus m’empêcher de leur sourire. Il se pencha pour regarder la planche que j’étudiais--justement la _Bethsabée_--et l’examina un moment d’un air perplexe. «Je crois que je connais ça... Ah! oui, Rembrandt... Elle est plutôt laide, cette bonne femme... Oh! je dois avoir tort, ajouta-t-il bien vite; je n’entends pas grand’chose à la peinture... --Alors pourquoi en parles-tu? dit gaîment Mme Chardin qui se rapprochait de nous, le _Temps_ à la main. Tu ferais mieux de fumer une cigarette; nous t’y autorisons toutes les deux.» Philippe secoua la tête. «Oui... mais moi je sais que l’odeur du tabac te fait mal... Aussi, maintenant, quand je viens chez toi, je n’apporte plus de cigarettes... Et comme il n’y en a pas ici, je suis sûr de ne pas succomber à la tentation...» Avec quelle bonhomie le brave garçon avouait son petit sacrifice! Mme Chardin en fut touchée; mais elle semblait surtout préoccupée de «distraire» son neveu: on voyait qu’elle n’avait pas encore perdu l’habitude de le traiter comme un enfant. Elle me proposa de chanter «pour remplacer la cigarette», disait-elle. Et tout de suite le bon Philippe prit feu à cette idée. «Je vous en prie, mademoiselle... J’aime tant la musique! Les mélodies de Gounod, surtout...» J’aurais préféré du Schumann... Mais Mme Chardin avait déjà ouvert un cahier et attaquait une ritournelle, au hasard. Docilement je commençai: Ah! si vous saviez comme on pleure... Je chantais mal, sans entrain. Philippe Noizelles était assis derrière moi et je ne pouvais pas le voir; seulement, de temps à autre, je l’entendais pousser de petits soupirs. Vous entreriez peut-être même Tout simplement... Mon auditeur demeurait plus muet qu’une carpe. Un peu surprise de ce silence inusité, je me tournai vers lui et je restai confondue. Immobile, le regard fixe et--Dieu me pardonne!--les larmes aux yeux, il semblait pétrifié par l’extase. «Mademoiselle... oh! mademoiselle!... Vous avez une voix délicieuse... Comme c’est joli, cette musique!... Voulez-vous être très bonne, et m’en chanter encore?...» Comment résister à cette explosion de ferveur naïve? Après tout, moi aussi, j’avais aimé ces mélodies, devenues banales par leur grâce même. Philippe «retardait» seulement de quelques années. D’ailleurs il y avait dans ses moindres paroles une simplicité, une sincérité absolue qui lui donnaient beaucoup de charme. Et puis--pourquoi ne pas l’avouer?--j’étais flattée d’une telle admiration. Un peu hésitante, je consultai Mme Chardin du regard. «Continuons,» dit-elle d’un ton résigné. Et je continuai. Le recueil entier y passa: _Medjé_, la _Chanson du Printemps_, l’_Envoi de fleurs_--tout un flot d’harmonie éperdue que Philippe recevait cette fois en pleine figure car il était venu s’asseoir en face de moi. Je gardais les yeux rivés sur ma musique, gênée par son regard candide et ravi--émue peut-être par l’hommage inattendu de cet enthousiasme juvénile qui ne s’adressait plus seulement à Gounod... Dix heures sonnaient, et je chantais encore, quand papa entra dans le salon de notre amie. Il venait me prendre, comme toujours, en sortant de son Dîner Breton et, au premier abord, il parut surpris de trouver là un jeune homme inconnu; mais Mme Chardin, avec son tact ordinaire, eut vite fait de lui expliquer, sans en avoir l’air, que la présence de son neveu était toute fortuite. «Ce grand garçon est venu me demander à dîner, au moment où je le croyais à l’autre bout de la France... N’est-ce pas, Philippe?» Elle semblait fatiguée, un peu nerveuse et, contre son habitude, n’insista pas pour nous retenir après qu’on eut pris le thé. «Je crains que cette séance de musique n’ait été trop longue pour vous, lui dis-je en l’embrassant. Si vous voulez vous reposer demain, nous n’irons pas au Louvre... Et même, mardi, nous pourrions manquer la Sorbonne... --Manquer la Sorbonne! A quoi pensez-vous, petite paresseuse!...» Nous étions dans l’antichambre, et Philippe Noizelles enfilait son pardessus--une belle pelisse doublée de fourrure qui lui donnait l’aspect d’un jeune boyard très blond. «Vous suivez des cours à la Sorbonne, Mademoiselle?» Il demandait cela au hasard--pour le plaisir de parler sans doute. Et moi, machinalement aussi, je lui dis le nom du professeur, tandis que nous prenions congé de Mme Chardin. «A bientôt, ma tante; je pars demain pour Lille, mais je n’y resterai qu’un jour ou deux...» Sur le seuil de la porte cochère, discrètement, il nous salua, papa et moi, et s’éloigna dans la nuit d’hiver, d’un pas ferme et leste. «Un solide gaillard!» fit papa, non sans une secrète admiration d’homme maigre. Puis, après un moment de réflexion: «D’où diable sort-il, ce neveu-là?» Je me mis à rire. «Mais, du pays des neveux, je pense... Oh! il est bien gentil, je t’assure; seulement, c’est dommage qu’il n’aime pas assez la peinture, et qu’il aime trop la musique de Gounod...» Et soudain, je me sentis rougir, effleurée d’un remords: en songeant au bon regard confiant qui, tout à l’heure, se fixait sur moi, je venais de comprendre que, peut-être, l’ombre d’une moquerie, de ma part, était déjà une sorte de trahison. IV Le mardi suivant, quand j’arrivai rue Barbet-de-Jouy, je trouvai Mme Chardin toute prête à sortir, coiffée d’une de ces capotes en dentelle noire, mi-chapeau, mi-fanchon, qui semblaient faites pour elle seule et qui encadraient si bien la soie pâle de ses cheveux. Elle tenait à la main une lettre, nouvellement reçue sans doute, car malgré sa réserve ordinaire, elle prit à peine le temps de me dire bonjour et s’écria, en levant vers moi un visage radieux: «Enfin! Écoutez ce que m’écrit mon fils, le 5 janvier: «Sauf empêchement, j’espère pouvoir quitter Angkor dans trois semaines et m’embarquer au commencement de février...» Le commencement de février... nous y sommes! En ce cas, il arriverait ici vers le 15 mars... --Seulement? comme c’est long!» fis-je sans penser à mal. Je songeais simplement à la durée du voyage. Mme Chardin me regarda un moment, avec un drôle de petit sourire, puis mettant la précieuse lettre dans sa poche: «Partons pour la Sorbonne, dit-elle gaîment; je relirai la prose de mon fils en cachette, avant qu’on éteigne le gaz et qu’on commence les projections...» Mais nous avions dû nous mettre en retard, car nous trouvâmes le professeur en chaire et la salle déjà plongée dans l’obscurité. Au lieu de descendre jusqu’à ma place habituelle, là où quelques lampes, posées sur une table, permettaient aux élèves de prendre des notes, je me glissai sans bruit entre les gradins supérieurs, après avoir tant bien que mal installé Mme Chardin. Trébuchant et tâtonnant, je cherchais à me caser moi-même, quand il me sembla voir une des ombres que je frôlais se lever, me saluer d’un geste timide, puis disparaître et s’aplatir contre le mur le plus proche, laissant disponible un coin de banc très dur sur lequel je m’assis prestement, non sans surprise: dans cette silhouette polie, un peu massive, j’avais cru reconnaître Philippe Noizelles. On a beau être la moins extravagante des jeunes filles, à dix-huit ans il est permis d’avoir de l’imagination. La mienne se mit à trotter, au grand dommage de mes facultés esthétiques. Ni la voix exquise du professeur, ni l’intérêt du sujet--Botticelli et les _quattrocentistes_ italiens--ni la vue des projections, un peu confuses peut-être--c’était à cette époque un procédé tout nouveau et encore dans l’enfance--mais nombreuses et variées, ni rien enfin de ce qui me captivait d’habitude ne parvenait cette fois à fixer mon attention. «Qu’est-ce que ce jeune homme peut bien venir faire ici? je le croyais à Lille... Tiens! le _Printemps_ qui apparaît la tête en bas!... C’est vrai qu’il habite Paris ordinairement, mais il ne doit pas beaucoup fréquenter la Sorbonne... Ah! c’est trop fort! On parle d’une _Vierge à la grenade_, et c’est un renard de Pisanello qui est au tableau. Après tout, peut-être que je me suis trompée, et que ce n’est pas lui... Comme elle est jolie, cette Vénus debout sur sa coquille!... Si, ce doit être lui: j’ai reconnu sa barbe...» Pour la première fois, le cours me parut long; je m’apercevais que j’étais très mal assise, et à deux reprises je bâillai discrètement. Enfin la lumière reparut, et soudain, saisie d’une étrange appréhension, au lieu de regarder à gauche pour dissiper mes doutes, je bondis--autant qu’on peut bondir entre deux rangs de vieilles dames et des gradins de bois--vers la droite et vers Mme Chardin que j’apercevais de loin, un peu en détresse parmi les remous de la sortie. Nous venions d’atteindre les premières marches de l’escalier, et nous commencions à descendre, quand, derrière nous, j’entendis quelques «hum! hum!» discrets, suivis de ces paroles prononcées d’une voix persuasive: «Tu devrais accepter mon bras, ma tante: je t’assure que ce serait beaucoup plus commode...» Comme tout cela me paraît loin--loin et proche! La vieille cour universitaire--pas celle d’aujourd’hui, celle d’autrefois, toute noire et revêche--dorée par un froid soleil de février, sous le ciel d’un bleu aigre; les bons yeux gris qui me regardaient si gentiment, si tendrement déjà, avec une nuance d’humilité, le visage mécontent de Mme Chardin tourné vers son neveu--et moi-même, coiffée d’un de ces hideux chapeaux tromblons, affublée d’une de ces grotesques _tournures_ à la mode de 1886--jolie, sans doute, malgré tout, mais surprise et un peu troublée... La même scène se renouvela souvent: au Louvre, où le professeur nous avait envoyées étudier les primitifs italiens; au Trocadéro, où j’étais allée, sous la conduite de ma vieille amie, dessiner quelques moulages; au Salon des Pastellistes, à l’Exposition des œuvres de Manet--partout, en un mot, nous étions sûres de voir surgir Philippe, à moins qu’il ne fût là d’avance, campé devant un tableau qu’il ne regardait pas et l’œil rivé sur la porte d’entrée. Par quelles ruses de sauvage le cher garçon parvenait-il ainsi à découvrir nos traces? Certes, ce n’était pas sa tante qui lui donnait rendez-vous. En vain Philippe essayait de l’attendrir par ses attitudes recueillies, en vain il mettait une application touchante à étudier la Vierge de Cimabue--«un peu raide», avouait-il--ou à envisager sans frémir les plus effarantes esquisses de Manet--Mme Chardin n’était pas dupe de ces engouements subits: à chaque rencontre, je voyais son front se rembrunir et ses yeux devenir plus noirs. Quant à moi... Quant à moi, je ne pouvais plus me dissimuler la cause des incartades de Philippe et, si peu coquette que je fusse, j’acceptais sans trop d’étonnement les hommages de mon timide admirateur. Jamais nos modernes ingénues ne pourraient s’imaginer à quel point j’étais naïve. Élevée comme une petite sauvage, aussi isolée du monde en plein Paris qu’une nonne au fond d’un couvent de province--voilà qu’à peine sortie de ma vie d’enfant, d’écolière ignorante, je rencontrais l’amour tel qu’il apparaît dans les romans anglais. Ainsi Dickens et Rhoda Broughton possédaient le secret de la vie? A vrai dire, j’en avais parfois douté, mais maintenant il fallait bien le croire. Une seule entrevue, quelques paroles échangées, un peu de musique--et tout de suite la grande passion. Pendant tout un mois, je nageai en plein conte bleu, sans trop savoir moi-même ce que je pensais, mais heureuse de me savoir aimée. Pas une fois l’idée ne m’effleura que Philippe, selon toute apparence, était riche, et que ma dot se réduisait à zéro. Deux seuls nuages obscurcissaient mon ciel: le mécontentement visible de Mme Chardin et l’ignorance totale de mon pauvre papa. Retenue par une sorte de pudeur plus forte que ma franchise habituelle, je n’osais pas lui raconter mes «aventures»; mais je me souviens qu’un soir, bourrelée de remords en songeant à l’abîme de dissimulation où je me sentais enfoncer, je me mis à pleurer toute seule dans mon lit. Ah! oui, j’étais déplorablement «XIXe siècle»--et je ne le regrette pas. Subitement, le 1er mars, les choses prirent une face nouvelle. L’Exposition des Aquarellistes ouvrait ce jour-là et j’avais passé ma matinée à essayer de ressusciter, par d’innocents artifices, mon chapeau d’hiver à l’agonie. J’en fus pour mes frais: Philippe ne parut pas. Le surlendemain, au Musée du Luxembourg où nous visitions quelques acquisitions récentes, je le cherchai des yeux sans plus de succès. Sans doute sa tante lui avait fait comprendre qu’il la mettait dans un cruel embarras. Mais alors il allait sûrement se décider à parler. J’attendis d’abord avec confiance. Mme Chardin semblait tranquillisée, satisfaite, et ne songeait qu’à m’initier à l’art d’Extrême-Orient, dont elle m’avait jusqu’alors peu parlé. Nous feuilletions des albums, nous pénétrions dans des collections particulières: je ne voyais plus que Bouddhas, Sivas et fleurs de lotus. Entre temps je me sentais épiée--discrètement, affectueusement, mais enfin épiée--et je veillais à ce que rien ne vînt trahir le sentiment de déception que commençaient à me causer le silence prolongé, la disparition totale de Philippe. Était-il possible que mon gentil roman finît ainsi dès les premières pages? Un incident fortuit vint me donner la clef de l’énigme--du moins je le crus. Papa, retenu à la maison par un gros rhume--il se méfiait des rhumes depuis sa bronchite de l’année précédente--m’avait priée un matin d’aller demander à Mme Chardin quelques _Revues des Deux-Mondes_. En montant l’escalier, je rencontrai Perrine qui revenait du marché et qui m’introduisit sans penser à mal. Dès l’antichambre, un bruit de voix me frappa; une canne et un pardessus pendaient au porte-manteau: Mme Chardin n’était pas seule. Et comme j’hésitais à entrer, je l’entendis qui disait: «Mais non, ce n’est pas sérieux... Tu es trop jeune... il faut attendre encore... Vous êtes deux enfants...» Sans écouter davantage je frappai assez fort et presque en même temps j’ouvris la porte du salon. Philippe était là, debout devant sa tante qui rougit très fort à ma vue. Lui était devenu pâle et tournait vers moi des yeux suppliants. Je balbutiai: «Oh! pardon... Papa m’a envoyée... c’est pour les revues que vous lui aviez promises...» Mme Chardin ne perdait jamais la tête. Elle se leva, m’emmena dans sa chambre, m’ouvrit la bibliothèque en riant de mes excuses et de ma confusion... Cinq minutes après, je me retrouvais sur le trottoir de la rue Barbet-de-Jouy avec quatre brochures saumon sous le bras, cajolée, embrassée--mais bel et bien mise à la porte. Malgré tout je me sentais heureuse. J’avais entrevu Philippe, je savais qu’il pensait toujours à moi. Pauvre garçon, comme il m’avait regardée! A cette idée mon cœur s’emplit d’une sorte de pitié tendre--une envie de rire et de pleurer tout à la fois. Sans doute c’était cela l’amour. Je songeai: «Que dire à papa?... Rien encore... Mme Chardin ne peut plus guère tarder à parler... Elle nous trouve trop jeunes. C’est le dernier argument des parents: après ils cèdent toujours...» Derrière un mur doré par la lumière du matin, sur un arbre que je ne voyais pas, dans l’air encore aigrelet où flottait un peu de printemps, un merle siffla gaîment. Évidemment il se moquait de moi et de mon assurance enfantine. Pourtant les événements devaient me donner raison. La semaine suivante, Mme Chardin, au lieu de la dépêche d’arrivée qu’elle attendait, reçut de son fils, devant moi, une lettre qui parut la bouleverser. Il s’était bien embarqué en février, mais il s’arrêtait à Java, où les Hollandais faisaient des fouilles merveilleuses, et son retour se trouvait retardé de trois mois. «Trois mois!...» répétait Mme Chardin, sans essayer de cacher son immense désappointement. A dix reprises, je la vis relire cette malheureuse lettre. Parfois les larmes lui venaient aux yeux et elle haussait les épaules avec une sorte d’irritation passionnée. Son humeur parut s’altérer, traverser une crise mystérieuse. Un soir, Perrine fit irruption, une paire de gants à la main, dans la salle à manger où nous achevions un repas mélancolique. «Madame, c’est encore à M. Philippe! Il les a oubliés ce matin, et il n’a pas repris son parapluie qu’il avait laissé hier...» Il venait donc tous les jours!... Je regardai Mme Chardin: elle semblait excédée, infiniment triste et lasse. Avec la mine d’une coupable, elle murmura quelques mots vagues et renvoya du geste Perrine déconfite. Que signifiaient cette mauvaise volonté, cette répugnance évidente? Pourquoi nous faire porter, à Philippe et à moi, la peine de son chagrin maternel? Toute la soirée je boudai, révoltée à mon tour et presque muette; ma vieille amie se plongeait dans une rêverie soucieuse. Elle me laissa partir le cœur gros, sans un mot d’encouragement... Et voilà que le lendemain matin, on apportait à Papa un mot d’elle, écrit évidemment au saut du lit: «Cher Monsieur, pourrais-je vous prier de venir me voir dimanche, à dix heures et demie, pour un entretien sérieux? Je m’excuse de ne pas monter moi-même chez vous, mais je crains un peu vos étages. «Si Geneviève veut venir vous rejoindre vers midi, j’espère que nous aurons le plaisir de déjeuner ensemble.» Papa sembla surpris d’abord, puis après une seconde de réflexion: «Elle veut sans doute me consulter pour cette inscription de rente au Grand-Livre dont elle me parlait l’autre jour», dit-il tranquillement. Mais moi j’avais compris... De nouveau ma vie m’apparaît dans le recul du passé... Le dimanche matin, onze heures. Papa est parti sans défiance; je me coiffe devant ma glace, la fenêtre ouverte, car mes seuls voisins sont les moineaux qui jacassent éperdument et mon ami le merle qui chante à plein gosier. Le soleil inonde ma chambre et je brosse des rayons d’or dans mes cheveux, tout en me regardant comme si je me voyais pour la première fois. Ainsi c’est moi--c’est cette petite personne-là qu’on demande en mariage?... Il me semble que je rêve, tandis que je rassemble machinalement les mèches blondes qui fuient entre mes doigts et retombent en masses lourdes jusqu’à ma taille... Une heure. J’ai trouvé papa très ému, très surpris--très heureux; Mme Chardin sérieuse et triste--pourquoi, mon Dieu, pourquoi?--mais calme. Elle m’a mis les deux mains sur les épaules et a plongé ses yeux au fond des miens: «Philippe est le meilleur garçon de la terre: je crois qu’il vous rendra heureuse. Et vous, ma chérie, êtes-vous sûre, bien sûre de l’aimer?» On dirait qu’elle veut en douter. Le «oui» s’étrangle dans ma gorge, mais mon regard a dû répondre pour moi. Comment ne l’aimerais-je pas? Il m’aime, et je ne connais que lui?... Et maintenant _il_ est là--mon fiancé est là. Non, pas encore mon fiancé: il a demandé à me parler seul à seule. «Après, vous déciderez...». Nous sommes assis l’un en face de l’autre dans le salon d’où papa et Mme Chardin se sont éclipsés discrètement. Je n’ose pas le regarder; j’entends à peine ses premiers mots: «Avant tout, il faut que je vous dise... J’ai peur de ne pas être digne de vous...» Mes yeux se lèvent effarés; quelle confession terrible va-t-il me faire? La vue de ce bon visage tendre et timide me rassure; un peu d’assurance me revient, à mesure qu’il se trouble davantage. «La première fois que je vous ai vue, ici... vous vous rappelez peut-être que je revenais de Nice?... Eh bien, je n’y étais pas parti... seul...» Cette fois j’ai compris, et je rougis, je rougis, un peu choquée, à demi surprise, et touchée de l’angoisse que reflète le regard gris posé sur le mien. «J’avais des amis, des fous... J’ai voulu faire comme eux... par gloriole, pour me prouver que j’étais un homme... Et puis, là-bas, je me suis vite aperçu qu’on se moquait de moi... je suis parti furieux, vexé, mais si vous saviez... si vous saviez comme j’avais peu de chagrin!... Et tout de suite, je vous ai vue... Maintenant, cela me paraît si loin, si bête, cette... mauvaise chose... maintenant que je sais ce que c’est que...» Il voudrait dire: «que d’aimer»; mais sa voix tremble et se brise. «Pourrez-vous me pardonner, dites?... C’est ma seule folie... et je ne vous connaissais pas!...» Comme il est bon! Comme il est honnête! Comme il a l’air malheureux! Un grand élan m’entraîne vers lui--un élan de cette pitié tendre que j’éprouve toujours à sa vue. De jalousie, je ne sens pas l’ombre, rien que le désir de le rassurer, de le consoler. Et sans répondre, je lui souris, je lui tends la main, qu’il prend comme un fou, en pleurant presque de joie... V Si j’écrivais un roman, je mettrais peut-être ici: «Deuxième partie»... Et j’aurais tort. La vie ne se divise pas ainsi en morceaux bien nets assemblés bout à bout: c’est une trame bizarre, tissée par une main fantaisiste qui s’amuse à enchevêtrer les fils sans qu’on puisse voir où l’un finit, où l’autre commence. Parfois cependant un nœud se forme, laissant après lui une trace longtemps visible--secousse violente et imprévue, crise d’âme qui ébranle l’être moral et le change de fond en comble. Mon mariage ne fut pas une de ces crises; pendant bien des jours encore je devais rester celle que papa appelait «sa petite fille», celle que Julie annonçait pompeusement: «Mademoiselle Geneviève et son mari»... Sans doute j’étais trop jeune pour devenir autre chose qu’une _femme-enfant_, et Philippe, presque enfant lui-même, ne pouvait guère m’apprendre à vivre, aveuglé qu’il était par une admiration, une tendresse naïves. Nos premières semaines de tête à tête eurent pour cadre Florence, Fiesole--toute la douceur d’un mois de mai toscan, toute la splendeur d’un art encore à peine deviné. J’en fus comme éblouie. Du Palais Pitti au Musée des Offices, du Bargello à Sainte-Marie Nouvelle, Philippe me suivait, docile et bon, heureux de me voir heureuse et toujours--oh! toujours de mon avis. «J’aime mieux le _David_ de Verrocchio que celui de Donatello: et toi? --Moi aussi... --Ces petits anges de Fra Angelico, est-ce que tu ne les trouves pas délicieux? --Adorables, ma chérie...» Je ne me lassais pas de le prendre à témoin, sans jamais recueillir autre chose qu’un écho de mes propres enthousiasmes. Un matin, après une longue station au Palais Riccardi, l’écho me répondit d’une voix bizarre et je fus effarée de voir Philippe tout pâle, les yeux rouges, la bouche contractée... «Qu’est-ce que tu as?... Es-tu malade?...» Il secoua la tête et voulut rire; mais il ne put que bâiller--bâiller sans contrainte, cette fois, de tout son cœur et de toutes ses dents blanches. Alors un remords me saisit: «Tu as faim!... Quelle heure est-il donc? Une heure moins cinq! C’est inouï... Pourquoi ne disais-tu rien? --Oh! fit-il, avec son bon sourire d’adoration, j’y ai bien pensé, depuis midi un quart... Mais _tu_ t’amusais tant!...» Le même soir, nous avions pour voisin de table d’hôte un ingénieur milanais--un petit homme maigre et noir comme une taupe, avec des moustaches de chat et des yeux d’écureuil. Philippe eut vite fait de reconnaître en lui un confrère, et la conversation, banale d’abord, prit bientôt un tour technique tout à fait spécial. L’Italien, gentil, mais bavard et un peu crampon, nous avait suivis après le dîner jusque dans le salon. Silencieuse, absorbée en apparence dans la contemplation d’un _Magazine_ vieux de trois ans, je guettais du coin de l’œil mon Philippe, et j’observais son geste animé, son regard brillant--plus rien de l’expression tendre et résignée que je lui voyais si souvent au cours de nos promenades artistiques. Vers dix heures, son interlocuteur prit enfin congé, et il revint s’asseoir près de moi, encore tout plein de son sujet. «C’est un garçon très intelligent, figure-toi... Voilà dix-huit mois qu’il dirige ici une fabrique de taffetas, tu sais, cette petite soie fine qu’on appelle du _florence_... Il m’a donné des détails très curieux sur les machines... Et je lui parlais de nos filatures du Nord...» Mes yeux s’ouvraient tout grands, un peu papillotants, sans doute; j’étouffai un bâillement derrière ma main. A cette vue, Philippe s’arrêta court. «Oh! tu as sommeil, ma pauvre chérie... Et moi qui suis là, à te raser... --Bah! lui dis-je, nous sommes quittes... Rappelle-toi, ce matin, devant les fresques de Benozzo...» Je riais, mais un peu de tristesse me venait à nous sentir si différents l’un de l’autre... La veille de notre départ, je voulus monter au Belvédère du Jardin Boboli, pour dire adieu à Florence. Il faisait encore grand jour, mais le soleil baissait sur l’horizon: devant nous, les hauteurs de Fiesole et de Vallombrosa s’empourpraient de teintes roses et violettes; à nos pieds, l’Arno déroulait ses eaux boueuses moirées d’or et plus loin le Dôme, aux murs blancs et noirs, semblait un gigantesque joujou en dominos à demi écrasé par l’énorme coupole, à demi caché par l’ombre svelte du Campanile. Une cloche sonna, puis une autre, puis une troisième--et soudain de toute la ville s’éleva la voix des carillons, les uns lourds et graves, aux vibrations lentes, les autres argentins, pressés, joyeux, se répondant, se mêlant, s’entre-croisant en accords exquis, en dissonances plus exquises encore, qui montaient jusqu’à nous par bouffées, avec l’odeur des orangers et la saveur du vent venu des montagnes. Presque émue, l’âme pleine de choses confuses et tendres, je me tournai vers Philippe. «Ah! fis-je à demi-voix, tu entends?...» Il avait tiré sa montre et la remettait à l’heure avec soin. «Oui, j’entends... Les cloches sonnent à sept heures: je retardais de huit minutes...» Pauvre Philippe!... Je vois encore sa main un peu courte, aux doigts agiles de mécanicien, maniant délicatement le petit remontoir d’or, tandis qu’au-dessous de nous, les sons retombaient en s’éteignant, un à un, comme des oiseaux qui se posent... Nous devions revenir sans nous presser, en passant par les lacs. A Lugano, Philippe trouva une lettre de sa tante--de tante Lydie: que ce nom de vieux pastel lui allait bien! Nous parlions souvent d’elle, et mon mari me disait les soins maternels dont elle l’avait entouré pendant les années où, orphelin de sa mère--la propre sœur de Mme Chardin--un peu négligé par son père, dont la vie de gros industriel lillois absorbait sans doute les facultés affectives, il s’était trouvé, pauvre petit garçon riche, jeté entre les quatre murs d’un grand lycée parisien. «Je passais tous mes dimanches chez elle, et tu ne peux pas te figurer ce qu’elle a été pour moi--elle et François, d’ailleurs... ils sont aussi bons l’un que l’autre... Le voilà qui revient, François; il doit arriver ces jours-ci... Et dis donc, c’est lui qui va être surpris!... Depuis deux mois qu’il était toujours en route, et que sa mère et lui ne correspondaient que par dépêches, il a dû apprendre mon mariage en arrivant... En voilà une nouvelle! Lui qui m’appelait toujours «le gosse»... Il a sept ans de plus que moi, tu sais, et il est joliment plus fort en toutes choses... Mais c’est égal, maintenant, je ne changerais pas avec lui!...» Sa main serrait tendrement mon bras, ses yeux gris me souriaient, pleins d’amour et de confiance. Je le sentis très bon, fier de moi, passionnément dévoué. Et je pensai: «Comme il m’aime!» Moi aussi, je l’aimais bien... Ce fut le lendemain de notre retour que je fis la connaissance de mon cousin François. Ma première soirée, soirée d’émotions heureuses et de réminiscences enfantines, avait été consacrée à papa; tante Lydie, toujours discrète, s’était réservé la seconde. J’éprouvai un singulier plaisir à revoir la maison de la rue Barbet-de-Jouy; avais-je donc, à mon insu, laissé un peu de moi-même derrière ces murs, encore étrangers l’année précédente? Quand Perrine nous ouvrit la porte, je faillis lui sauter au cou, et j’entrai impétueusement dans le salon, toute à la joie de retrouver ma vieille amie. D’abord je ne vis qu’elle--sa figure blanche, aux cheveux blancs, qui me souriait du fond de la bergère--et ce fut seulement après l’avoir embrassée que je songeai à relever la tête. Un grand garçon, debout près de la cheminée, fixait sur nous des yeux tranquilles. «Bonjour, gosse», dit-il à Philippe qui s’avançait vers lui, les mains tendues. Et bien vite, avec un geste d’excuse: «Oh! pardon, c’est une mauvaise habitude; mais je vous promets que je ne le ferai plus, madame... ma cousine... Geneviève, n’est-ce pas? Appelez-moi François aussi, voulez-vous? Autant commencer tout de suite, puisqu’il faudra bien finir par là...» Sa voix était agréable. Il me parut maigre et long, dominant Philippe d’une demi-tête, avec un regard brun de myope, un lorgnon, une bouche large aux belles dents, le nez assez court, la barbe grêle--laid en somme, et très différent de sa mère. Pourtant il me plut, et je me sentis soulagée d’un grand poids. J’avais toujours vaguement redouté ce cousin phénomène que je me figurais très savant, très supérieur, un peu dédaigneux, peut-être. Et voilà qu’il me semblait l’avoir toujours connu. Il nous complimenta gentiment, sans témoigner un étonnement de mauvais goût: après tout, j’avais dix-neuf ans, mon mari en avait vingt-trois, et six semaines de vie commune nous donnaient l’illusion de passer pour un vieux ménage. François le comprit sans doute et sembla nous prendre extraordinairement au sérieux, ce qui augmenta le ravissement de Philippe. Plus d’une fois, pendant le dîner, il m’arriva d’appeler mon nouveau cousin «monsieur». Quant à «tante Lydie», cela venait tout seul. Mme Chardin semblait avoir repris tout son entrain, elle n’avait d’yeux et d’oreilles que pour son fils qui, lui, bavardait de tout son cœur, sans contrainte et sans art, non pas comme un «brillant causeur» tout bourré d’anecdotes et de récits de voyage, mais comme un brave garçon, heureux de se retrouver à la table de famille. Il avait avec Philippe des façons de grand frère taquin à travers lesquelles on sentait percer une réelle tendresse. «Eh bien, mon vieux, je te retrouve ingénieur, marié, chef d’usine, un vrai patriarche! Les affaires vont bien, à Lille?» On parla quelque temps de la filature, _notre_ filature: combien cela me semblait étrange! François insistait sur les questions d’ordre général, le taux des salaires, le nombre et l’état d’esprit des ouvriers: pour la première fois, en l’écoutant, j’avais l’impression que toutes ces choses pouvaient se discuter en termes clairs, accessibles aux simples mortels. «Oh! mais, dit tout à coup Philippe, nous allons ennuyer Geneviève, si nous continuons à parler machines...» Je protestai vivement. «D’abord vous ne parlez pas machines... Et puis vous n’êtes pas ennuyeux du tout... Quand je me rappelle ton ingénieur de Florence, avec tous ses mots techniques!...» Le nom de Florence, d’ailleurs, avait suffi pour faire dévier la conversation. François se mit à évoquer son premier voyage en Italie. «J’avais quinze ans... Tu te souviens, maman?... Le belvédère du Jardin Boboli, la ville en bas, le soleil couchant derrière Fiesole... et les cloches, surtout!... Il me semble que je n’en ai plus jamais ni nulle part entendu de pareilles...» Mes cloches de Florence! J’allais crier: «Moi aussi, je les connais; moi aussi je les aime...» Un sentiment inconnu,--une sorte de pudeur subite--m’arrêta dans mon élan. Pourquoi? Je n’aurais pas pu le dire. Philippe, cependant, friand d’émotions exotiques, essayait d’arracher à son cousin quelque histoire de pirates, quelque savoureux récit de chasse. Peine perdue: François n’avait pas le moindre trait d’héroïsme à son actif. «Mais les tigres? insista Philippe; tu as pourtant dû voir des tigres, là-bas, dans la brousse...» François sourit drôlement. «Des tigres? Je n’en ai connu qu’un... très intimement, par exemple... Je l’ai même nourri de mon lait, ou tout au moins de lait de chèvre, pendant près de six semaines... Il avait deux mois; mon boy l’avait ramassé, à moitié mort, après une battue des indigènes. Un amour de bête!... Malheureusement, j’ai dû le renvoyer très vite à sa jungle natale: il me dévorait toutes mes pantoufles, sans trop s’inquiéter si mes pieds étaient dedans... Tu vois que j’ai couru des dangers terribles. --Oh! dit Philippe, déçu, tu n’es pas sérieux! --Mais si, je t’assure... Tu ne me trouveras que trop sérieux, tout à l’heure, quand je vous montrerai mes photographies... Si tu crois que tu vas échapper à la petite conférence!» Et comme nous sortions de table, il courut chercher ses précieuses planches. C’étaient les soubassements d’un grand temple de Java, le Bôrô-Boudour, déblayés l’année précédente par un ingénieur hollandais, et qu’il fallait enfouir de nouveau, sous peine de compromettre la solidité de l’édifice. «Une occasion unique, expliqua François, j’avais juste le temps d’aller les voir avant l’enterrement définitif. C’est la cause de mon retard--ce retard qui t’a tant navrée, ma pauvre maman! Viens les regarder tout de même, ces vilains bonshommes, pour me prouver que tu ne leur en veux pas...» Il avait installé son carton sur une petite banquette, et entraînait, d’un geste câlin, tante Lydie qui résistait un peu, comme si vraiment elle eût gardé rancune aux innocentes figures de pierre. Elle finit pourtant par s’asseoir et par se pencher, à demi curieuse, à demi hostile, sur les photographies que François, accroupi par terre à la turque et ses longues jambes repliées sous lui, nous tendait l’une après l’autre. «C’est l’histoire du Bouddha Çakya-Sinha... Ne faites pas attention à ces noms sauvages, ma cousine, regardez seulement ces sculptures qui datent du VIIIe au Xe siècle... à peu près l’époque de Charlemagne. Vous voyez que les Hindous de Java ne travaillaient pas mal, dans ces temps reculés...» Philippe restait debout derrière nous et ne disait plus grand’chose. «Pauvre ami, pensai-je; voilà les exhibitions artistiques qui recommencent... il va bien s’ennuyer...» Tout doucement, en cachette, je glissai ma main dans la sienne, pour lui adoucir les amertumes de la mythologie bouddhique, et je sentis qu’il la pressait avec reconnaissance. Nous faisions cercle autour de la cheminée où brûlait un joli petit feu de bois--le thermomètre fantasque ayant choisi cette première semaine de juin pour descendre subitement de dix degrés. N’était-ce pas devant un feu semblable que je me chauffais, l’hiver précédent, quand le coup de sonnette de Philippe était venu changer toute mon existence?... Soudain, comme un écho à mes souvenirs, le timbre fêlé de l’antichambre résonna. Je tressaillis: cette fois ce n’était pas Philippe; je le tenais là, près de moi, sa bonne main confiante posée sur la mienne... Perrine entra, apportant le journal et une lettre pour François que celui-ci prit machinalement. Mais dès qu’il y eut jeté les yeux: «Oh! s’écria-t-il, c’est trop fort! Regarde cette lettre-là, maman: c’est celle que tu m’as écrite à la fin de janvier, la dernière, quand tu me croyais toujours à Angkor... Elle a couru après moi, à Saïgon, à Java... Et je crois bien qu’elle a dû faire le tour du monde--en me tournant le dos... Oui... voilà un timbre de Sydney... Moi je suis revenu par Malacca et Ceylan...» Il s’était levé et s’approchait de la lampe pour mieux déchiffrer les grimoires de la poste. «Plus de quatre mois!... Et la voilà revenue rue Barbet-de-Jouy... Vous permettez?» fit-il en se tournant vers moi. Il ajouta gaîment: «C’est très pressé...» Mais déjà sa mère l’avait arrêté d’un geste. «Tu ne vas pas la lire maintenant... c’est stupide... Donne-la-moi...» Elle semblait agitée, inquiète. François retint le petit carré de papier que les doigts maigres de tante Lydie avaient déjà saisi. «Pourquoi?... Laisse-moi au moins la regarder... Tu m’as déjà demandé trois fois depuis mon retour si je l’avais reçue... Elle m’intrigue, cette lettre... D’ailleurs elle est à moi: c’est mon nom qui est sur l’adresse... --Oui, mais c’est moi qui l’ai écrite... Donne, je te dis...» Avec un petit rire nerveux, elle tira un peu plus fort, parvint à saisir l’enveloppe, et, prestement, la jeta dans le feu. «Oh! ma tante!» s’écria Philippe. J’étais demeurée stupide. François fit un mouvement instinctif vers la cheminée, puis s’arrêta et regarda sa mère. Dans ses yeux, je vis passer une angoisse subite, la crainte d’une crise imprévue, d’un accès de démence. Mais non. Tante Lydie avait repris sa place et, les pincettes à la main, attisait tranquillement la flamme, tandis que noircis, semés d’étincelles mouvantes, les minces feuillets se tordaient en crépitant et s’envolaient par bribes impalpables... «Qu’est-ce que tu as fait, maman? Qu’est-ce que tu me disais dans cette lettre?...» La demande était naïve et presque involontaire. Mme Chardin releva la tête. «Des bêtises, fit-elle, redevenue très calme. Tu peux supposer ce que tu voudras... un crime que j’aurais commis autrefois; un vieux remords dont j’ai pris mon parti et dont je renonce à te faire part...» Elle plaisantait. François n’insista pas. «Revenons au Bôrô-Boudour, dit-il, après un petit silence. Avez-vous remarqué la douceur de ce type hindou?... Et la finesse de tous ces détails, les serpents, les moutons, les feuilles d’arbres...» J’admirai le tact avec lequel il dissimulait sa préoccupation évidente. Mais malgré ses efforts, un peu de contrainte pesa sur notre soirée. Seule, tante Lydie semblait parfaitement à l’aise, comme délivrée d’une obsession ancienne. Ce fut elle qui me proposa de déchiffrer à quatre mains le quintette de César Franck, alors presque inconnu du public. François tournait les pages, et je m’aperçus vite qu’il était bon musicien. Philippe écoutait sans enthousiasme. A onze heures on apporta le thé, suivant les anciens rites--après quoi nous prîmes congé. «Au revoir, Geneviève», dit mon cousin. Je lui tendis la main et je répondis bravement: «Au revoir, François...» Puis je me mis à rire: cela me semblait tout drôle. Dans la rue, Philippe resta un moment sans parler. «Je n’aurais pas cru, murmura-t-il enfin, que ma tante avait des secrets pour son fils... C’est bizarre, ce qu’elle a fait... Mais tout cela ne nous regarde pas. Comment le trouves-tu, ton nouveau cousin? Gentil, hein?... Et savant, et pas poseur... Je suis content qu’il soit revenu; nous passerons de bonnes soirées, tu verras... Seulement, c’est bien laid, toutes ces photographies... Et puis, cette machine que vous avez jouée, c’est très ennuyeux... Pourquoi n’as-tu pas chanté du Gounod?» VI Que dire de mes premières années de femme? Elles ne sont que le prolongement de ma vie de jeune fille--d’enfant paisible, contente de peu, jouissant de tout. Dans cette existence calme, presque vide, ouatée par Philippe d’une tendresse plus aveugle que celle de papa, aussi soumise et moins grondeuse que celle de Julie, quelques images très nettes jalonnent le chemin de mes souvenirs... Un de nos déjeuners en tête à tête, dans notre belle salle à manger de la rue de Médicis. Les meubles neufs--buffet monumental, table carrée, crédence vaguement Henri II--sentent bon l’encaustique et le miel; la verrerie de fin cristal brille d’un éclat discret, et dans la panse ventrue d’une carafe, je vois se refléter le carré minuscule de la fenêtre ouverte et les arbres du Luxembourg. Philippe boit son café lentement, à petits coups, comme un gros chat blond un peu gourmand; moi je croque des amandes fraîches, «moins blanches que mes dents», prétend galamment mon mari. Les coques vertes et veloutées s’amassent dans mon assiette; je les taillade distraitement du bout de mon couteau d’argent, et Philippe me demande à quoi je pense, «d’un air si sérieux». «C’est que je ne me rappelle plus... je n’ai pas l’habitude d’aller seule en omnibus, tu sais... Pour la rue de Sèze, c’est bien Panthéon-Courcelles?...» Philippe se met à rire. «Tu veux prendre un omnibus? Eh bien, et la voiture?» La voiture!... J’oublie toujours que nous sommes riches. Quand je me suis mariée, papa venait d’être nommé chef de bureau, aux appointements de huit mille francs: un Pactole! Jusqu’alors nous avions vécu fort à l’aise avec six mille. Aussi je suis un peu effarée de voir Philippe me remettre, chaque mois, la moitié de ce que je dépensais en un an. Que faire de tous ces beaux billets bleus? Ils m’intimident presque. Et la femme de chambre, en joli petit tablier brodé, qui s’obstine à vouloir me coiffer et m’habiller! Et la cuisinière, qui a des moustaches, et qui me propose parfois des plats dont j’ignore même le nom! Et son mari, le grand Théodore, bête comme une oie, mais si décoratif avec ses favoris de magistrat ou d’amiral! Je ne me sens pas plus grosse qu’une souris devant eux. D’ailleurs j’ai constaté que, grâce à ce personnel imposant, les billets de cent francs ne duraient pas beaucoup plus longtemps que jadis les pièces de cent sous. Et comme j’ai à cœur de bien gérer nos revenus, j’ai protesté contre l’adjonction d’un cheval et d’un cocher. Nous avons seulement un coupé au mois--coupé dont les coussins moelleux me paraissent, je dois l’avouer, infiniment plus agréables que les noyaux de pêche de Panthéon-Courcelles. On ignorait encore, à cette époque lointaine, les raffinements de l’automobilisme. La voiture! Où avais-je la tête? Je me lève de table avec un empressement enfantin. «C’est vrai, elle doit être ici à une heure. J’ai juste le temps de m’habiller si je veux arriver chez Georges Petit avant la foule...» Philippe ne dit rien, et plie sa serviette d’un air mélancolique. Un petit remords me prend de l’abandonner si vite. Les jours précédents, nous flânions sur le balcon après le déjeuner: les cigarettes fumées près de moi n’ont pas, paraît-il, le même goût que les autres. «Pourquoi ne viens-tu pas? C’est une collection superbe; il y a des Fragonards exquis... --Oh! dit Philippe, si j’y allais, ça ne serait pas pour les Fragonards, ça serait pour être avec toi... Mais tu verras mieux les tableaux sans moi... Et puis, j’ai rendez-vous à deux heures et demie avec ce fabricant de Vimoutiers...» Il est très occupé, mon bon Philippe. Depuis notre mariage, il prend tout à fait au sérieux son métier de filateur, et le temps n’est plus des longues escapades à Nice!... L’usine lui appartient, mais il en a confié la direction à son associé, un ingénieur de quarante ans, habile et probe, qui conduit à merveille la machinerie et le personnel; pourtant il va lui-même chaque semaine passer vingt-quatre heures à Lille. A Paris, il a ses bureaux--raison sociale Noizelles et Mauroy--où il reçoit les commandes et traite en personne avec les autres industriels. Je sais combien ses fonctions l’absorbent et surtout--oh! surtout combien les expositions l’ennuient. Fallait-il qu’il fût amoureux de moi, l’autre hiver, pour se mettre au régime des œuvres d’art à haute dose! Ce souvenir m’attendrit un moment; je l’embrasse, et, d’un ton indécis: «Si tu veux, je resterai un peu... j’ai bien le temps, après tout...» Ses yeux me sourient avec reconnaissance. «Mais non; va, ma chérie, va t’amuser... Et passe donc prendre tante Lydie: je suis sûr qu’elle sera enchantée de t’accompagner...» Décidément, ma vie n’est pas changée. Philippe a sa filature comme papa avait son ministère. Le fonctionnement de l’usine ne m’intéresse pas beaucoup plus que celui de la Dette Inscrite; mais je suis forcée de reconnaître que la toile a sur l’administration des Finances des avantages pécuniaires indéniables. Pendant ce temps, je cours les musées et les conférences avec ma vieille amie, devenue la meilleure des tantes--qu’ai-je à demander de plus? Je ne demande rien, et je me trouve aussi heureuse qu’avant mon mariage... Chez tante Lydie, un jour d’hiver. Il pleut à torrents; aucune visite n’est à craindre. Perrine vient d’apporter le thé, accompagné d’un superbe kugelhopf que je lorgne avec complaisance, car j’ai une vraie faim de petite fille. «Allez avertir monsieur François que le goûter est servi...» C’est à Perrine que ce discours s’adresse; mais la vieille bonne, un peu dure d’oreille, est sortie sans rien entendre et Mme Chardin fait mine de se lever. Je la préviens bien vite. «Ne vous dérangez pas, tante...» Un coup discret à une porte fermée, une voix d’homme qui me dit: «Entrez...» et me voilà dans le bureau de François. J’aime beaucoup cette petite pièce claire, haute de plafond, ces murs qui disparaissent derrière les livres, cette table dont le désordre esthétique me plaît--involontairement, je songe aux papiers de Philippe, toujours si bien rangés, au superbe et horrible encrier de bronze «Renaissance» que les ouvriers de l’usine lui ont offert à l’occasion de notre mariage et dans lequel il ne trempe sa plume qu’avec respect... «Le thé vous attend, François...» A ma voix, il s’est retourné très vite. «Tiens, dit-il, vous étiez là? Justement, j’ai quelque chose à vous montrer... Une belle image!...» ajoute-il avec un sourire taquin. Un peu plus, il m’appellerait «gosse», moi aussi. Pourtant j’ai tout près de vingt ans! L’image, c’est une aquarelle persane du XVIe siècle--une petite princesse aux chairs d’ambre, vêtue d’or et de cobalt, debout dans un jardin de rêve où courent des gazelles. François la caresse du regard: un ami la lui a prêtée pour la comparer à des miniatures hindoues. «J’aurais dû la rendre hier, mais je pensais bien un peu vous voir aujourd’hui, et je savais qu’elle vous plairait.» Il parle d’un ton assuré. Et la petite princesse me plaît, en effet. Je m’attarde à la regarder, tandis que François m’en détaille les perfections avec une délicatesse infinie. Soudain, par la porte restée ouverte, tante Lydie apparaît, blanche et menue. «Eh bien! et ce thé?... Vous voulez donc le laisser refroidir?...» Elle semble mécontente, un peu fâchée; parfois, elle a ainsi de ces sautes d’humeur que nous attribuons à sa mauvaise santé. Docilement, nous la suivons dans le salon où les tasses fument, pleines d’un liquide exquis et tellement bouillant que François se brûle la langue à la première gorgée. «Tu vois que ce n’était pas la peine de tant nous presser, maman,» dit-il en versant dans son thé, pour le rendre buvable, la moitié du pot à crème. Je ris, puis nous nous taisons tous les trois... Le feu pétille et flambe, mêlant une lueur rouge au crépuscule bleuâtre; dehors, on entend le bruit de la pluie qui frappe violemment les vitres. Il fait bon, j’ai chaud jusqu’à l’âme, et le kugelhopf de Perrine est délicieux... Un autre souvenir, deux ans plus tard. Philippe est très sociable; il aime à me voir en robe de velours noir, avec les diamants qu’il m’a donnés, entourée de femmes moins jolies que moi--c’est lui qui le dit. Au cours d’une de ces soirées, j’ai rencontré une ancienne compagne d’études, perdue de vue depuis quelques années. Thérèse Leblanc--_alias_ Mme Debray--a épousé un chimiste, préparateur à la Sorbonne, et possède un petit garçon de dix-huit mois. J’ai promis d’aller la voir, car elle est mon aînée, et au jour dit, je me rends rue des Écoles. Thérèse habite un petit cinquième clair et gentil, tout pareil à celui où j’ai passé ma jeunesse, sauf qu’on y voit moins d’arbres et que le chant des merles y est remplacé désavantageusement par la corne des tramways. Elle m’accueille un doigt sur la bouche: «Bébé dort; vous pouvez venir le regarder...» Et tout de suite je suis admise à contempler l’ange--un ange de fortes dimensions, joufflu, frisé, rouge comme une pomme, et dont les gros poings fermés gardent dans le sommeil un air batailleur. «C’est dommage que vous ne voyiez pas ses yeux, chuchote Thérèse; mais au moins nous pourrons causer tranquillement. Il est quelquefois un peu fatigant...» Fatigant! Je le crois sans peine: Thérèse, jeune fille, passait pour maigre; maintenant elle est réduite à sa plus simple expression--vêtue par surcroît d’une pauvre petite robe de rien du tout. Déjà l’autre soir elle m’avait paru mal habillée; aujourd’hui, près d’elle, j’ai honte de mes fourrures, et le froufrou de ma jupe doublée de soie me semble presque insolent. Thérèse, heureusement, n’en a cure: elle est toute à la joie de me montrer son appartement, qu’elle trouve le plus beau du monde, son salon, qui sert aussi de bureau, et--merveille des merveilles--le «laboratoire d’Eugène», aménagé à deux pas de la chambre à coucher. «N’ayez pas peur, dit-elle en souriant, nous n’avons pas d’explosifs: Eugène ne s’occupe que de chimie organique et biologique...» Eugène, c’est M. Debray. Invisible et présent, il règne comme un dieu dans le cœur, dans la pensée et dans les discours de sa femme. Les syllabes inharmonieuses de son nom prennent un son caressant en passant par cette bouche aux lèvres sérieuses; les termes de chimie les plus ardus font briller comme des étoiles ces yeux bruns dévorants. Thérèse, d’ailleurs, est dans son élément. A quatorze ans, elle nous émerveillait par ses aptitudes scientifiques et rien dans les travaux de son mari ne lui demeure étranger. C’est elle qui lui sert de préparateur; elle connaît par leurs noms tous les instruments cornus et biscornus dont il se sert. Sur un coin de table, j’aperçois des feuillets couverts de formules qu’elle a écrites sous sa dictée. J’en demeure ébahie, presque effrayée. «Vous ne devez pas avoir le temps de penser à autre chose!...» Elle rit. «Oh! mais si... Et bébé?... Et la maison, qu’il faut bien surveiller?... Et mon piano?... Eugène veut que je ne me rouille pas trop; lui aussi est musicien. Quand il est fatigué d’analyses et de synthèses, il prend son violon et nous jouons une sonate de Beethoven...» En revenant à pas lents, le long du boulevard Saint-Michel, je me dis que je viens de toucher de la main le bonheur sur terre, le bonheur pur, dégagé de toute idée d’ambition ou de lucre: Thérèse est fière de son mari, mais elle sait qu’il sera toujours pauvre et elle ne rêve pas encore à l’Académie des Sciences. Et lui--je l’ai entrevu l’autre soir: laid, un peu lourd, des yeux d’enfant ou de savant qui s’éclairent joliment en rencontrant ceux de sa femme. Ils vivent l’un pour l’autre, ils pensent l’un avec l’autre; leurs cerveaux ne font qu’un comme leurs cœurs. Quelles douces soirées ils doivent passer, seuls tous les deux!... Un malaise vague me vient en y songeant. Vais-je regretter de ne pas avoir épousé M. Debray? Non certes: j’ai toujours détesté la chimie. Thérèse est la femme qu’il fallait à cet homme--la seule entre dix mille. Ils ont eu la chance de se rencontrer. Voilà tout. Voilà tout... Mon bon Philippe! Comme il est tendre pour moi! Comme il s’ingénie à me faire plaisir! Hier encore il m’a menée aux Français, entendre Hamlet--lui qui ne peut pas souffrir Shakespeare. Avant-hier, nous dînions chez papa--il a joué aux échecs toute la soirée. Dimanche, c’était chez tante Lydie; nous avons classé des photographies de Java et d’Angkor--il ne devait pas s’amuser beaucoup. Mercredi, François est venu, comme tous les mercredis, et il m’a fait déchiffrer du Wagner jusqu’à minuit--Philippe s’endormait sur son journal... Et ce soir? Ce soir nous ne sortons pas; Philippe a des comptes à vérifier et des lettres à écrire. Si je l’aidais? Si j’essayais, comme Thérèse, de me mêler aux occupations journalières de mon mari? Cette idée me sourit un instant; mais je me rappelle vite une ou deux tentatives du même genre dont le seul souvenir suffit à me donner la migraine. Que faire? J’ai l’esprit trop abstrait, sans doute, et Philippe est concret jusqu’aux moelles. L’autre jour, à table, il devenait presque éloquent en me narrant son dernier voyage à Lille: les affaires marchent bien, l’usine a plus de commandes qu’elle ne peut en fournir, les gros marchands de toiles de Roubaix assiègent nos portes... Tout cela devrait m’intéresser bien plus que les origines de l’art khmer... Que vient faire ici l’art khmer, et pourquoi le souvenir du ménage Debray s’associe-t-il dans mes rêves à celui de ces têtes colossales, sculptées en plein roc, qui sourient si mystérieusement sur les murs d’Angkor? François me les a montrées cet été, à l’Exposition, reproduites en béton et en ciment; il en riait un peu: «C’est bête, disait-il, ce temple de carton, dans un champ de foire... Et pourtant, avec beaucoup d’imagination, vous arriverez peut-être à vous figurer ce qu’est ma vie, là-bas, au milieu de ces choses...» Il voyage toujours, François. L’hiver suivant, il doit aller au Japon: depuis quatre ans que je suis mariée, je ne l’ai jamais vu rester plus de huit ou dix mois de suite à Paris. Sa mère paraît déçue. «Cette maudite thèse,» soupire-t-elle, «quand donc cessera-t-il d’y travailler!» La thèse passée, ce serait, peut-être, une suppléance au Collège de France... Tante Lydie se cramponne à cet espoir avec ténacité. Elle a vieilli, ces derniers temps, et je la crois malade; mais elle ne se plaint jamais--surtout quand François est là. Pendant les absences de son fils elle devient casanière, presque sauvage; les musées la fatiguent, les expositions l’effraient. C’est à peine si elle consent, de loin en loin, à venir dîner chez nous, seule avec papa, comme autrefois... Le soir, dans mon salon--un salon «raté», que Philippe a fait meubler à grands frais par des tapissiers en renom. Les ouvriers ont accroché beaucoup de rideaux, cloué beaucoup de tapis, drapé beaucoup de tentures: nous en avons pour notre argent, mais l’ensemble est déplorable, et les quelques jolis bibelots, les deux ou trois meubles anciens que j’ai essayé de brocanter se noient dans un océan de banalité. Papa, toujours le même, maigre et sec, droit comme un jeune homme--il n’a pas soixante ans, d’ailleurs, et grisonne à peine--est attablé à l’échiquier avec son gendre qu’il adore--et qu’il bat à plate couture, ce dont Philippe, en qualité de mathématicien, se montre assez humilié. Assise en face de moi, tante Lydie tend frileusement ses mains à la flamme; je vois ses yeux creux et cernés, avec une petite bouffissure à peine visible au-dessus de la pommette, j’entends sa respiration légère, un peu courte. Comme elle a changé! Son regard, où je lisais jadis tant de sympathie tendre, se voile maintenant et s’attriste quand il rencontre le mien. Pourquoi?... Mon cœur se serre à l’idée de quelque chose d’inconnu, d’impalpable, qui semble se glisser entre nous deux... «Déchiffrons-nous les _Éolides_, tante, ou le _Chasseur Maudit?_...» Ni l’un ni l’autre; elle se sent fatiguée, sans entrain; moi-même, je n’ai nulle envie de jouer ou de chanter; mon piano s’assourdit, ma voix se perd et s’étouffe dans toutes ces draperies. Ah! nos murs de la rue de Chanaleilles, trop nus, peut-être, mais pleins de résonances joyeuses! Et les boiseries blanches de la rue Barbet-de-Jouy, le plafond très haut vers lequel les sons s’élèvent, parmi les soies semées de fleurettes et les pastels aux tons éteints! Ce soir, plus que jamais, en voyant ma vieille amie exilée de sa bergère, pelotonnée dans un lourd fauteuil, je comprends que nos vies ont divergé, que, par quelque étrange maléfice, notre nouvelle parenté, au lieu de me rapprocher d’elle, nous a rendues un peu plus étrangères l’une à l’autre. Et j’en souffre, tandis que nous échangeons des propos distraits... «A la Reine!» s’écrie Philippe. Papa manœuvre un pion, se frotte les mains, et, triomphalement: «Échec et mat, mon garçon!... Ah çà! que diable vous enseignait-on à l’École Centrale?...» La partie est finie; papa s’en va, emmenant Mme Chardin qu’il reconduit en voiture. Maintenant nous sommes seuls, Philippe et moi. Il se plante au milieu du salon, regarde autour de lui d’un air content. «On est bien, chez soi... N’est-ce pas, ma chérie?» Un baiser me dispense de lui répondre... Car justement je songeais avec terreur: «Est-ce que je m’ennuierais chez moi... chez nous?...» Hélas! oui, je m’ennuie... Quelque chose manque à notre vie, et nous le savons bien, quoique nous n’en parlions jamais... Cinq ans de ménage: j’ai vingt-quatre ans; je ne suis plus «trop jeune pour une maman», comme disait notre vieux docteur au moment de mon mariage. C’est aussi, sans doute, l’avis du destin mystérieux qui préside aux existences humaines: vers la fin de cette cinquième année, un espoir s’éveille en moi, vague d’abord, puis plus précis. Philippe rayonne; papa s’assombrit: il pense à sa pauvre petite femme et craint le même sort pour moi. Julie sent renaître son âme de vieille nourrice sèche. «C’est moi qui viendrai le soigner, n’est-ce pas, mademoiselle Geneviève?...» _Mademoiselle!_ Je ris comme une folle à ce lapsus malencontreux. Mais Julie ne s’émeut pas: elle est comme le sage, qui ne s’étonne de rien. Elle m’avoue qu’elle attend un garçon; moi aussi. Je le vois déjà en culotte, comme mon ami Jacques Debray, le fils de Thérèse; j’espère qu’il sera très remuant, très beau, très blond, et je me promets tout bas de ne pas en faire un ingénieur... [Illustration] Qu’est-il arrivé? Un accident bête, le choc brusque d’une voiture--de ce fameux coupé de louage que j’aimais tant... Je me retrouve dans mon lit, après des jours de souffrances aiguës, et plusieurs semaines pendant lesquelles ma vie n’a tenu qu’à un fil. Maintenant je vais mieux; mais je sais qu’il faut renoncer pour cette fois à mon rêve de maternité, et je me sens triste à mourir. Des visages amis m’entourent; Julie promène par la chambre sa bonne figure impassible et grêlée; derrière ce front placide, je devine un regret inexprimé, et pour cela, j’aime ma vieille bonne un peu plus qu’avant. Papa et Philippe ne pensent qu’à moi; ils ont passé par d’affreuses angoisses, et ils sont si heureux de me voir guérie qu’ils n’en demandent pas davantage. Tante Lydie arrive, tout oppressée, mais tendre comme autrefois, et aussi le docteur Garnier, rose et frais, avec sa belle tête de lion aimable sur son corps puissant de Breton. «Pauvre gamine»! fait-il en me caressant la joue. Il est venu pour rencontrer le grand spécialiste qui m’a soignée. La visite est longue, l’examen minutieux; les deux médecins sont d’avis que tout va pour le mieux et que je pourrai me lever dans quelques jours. Malgré ces paroles rassurantes, je leur trouve un air apitoyé qui n’est pas naturel. Philippe les a reconduits et cause longuement avec eux. «Qu’est-ce qu’ils disent, Julie? Va écouter ce qu’ils disent, je t’en prie...» L’honnête Julie garde un silence désapprobateur et me borde soigneusement dans mon lit où je m’agite beaucoup trop. Enfin, voilà Philippe! Il est un peu pâle, mais ses yeux me sourient sans effort. Tout de suite, je l’interroge, anxieuse. «Pourquoi avez-vous tant parlé dans l’antichambre? Est-ce que les médecins sont inquiets, dis?... Est-ce qu’ils me trouvent plus malade?» Un étonnement sincère se peint dans le bon regard ému. «Plus malade? Quelle idée!... Mais tu es guérie, bien guérie. Garnier m’a encore répété que tu te lèverais jeudi... Ils ne doivent plus revenir, ainsi!... --Alors pourquoi me plaignent-ils? Je vois bien qu’ils me plaignent... Est-ce que... ils pensent peut-être que je ne pourrai plus avoir de bébé?...» Philippe baisse la tête et chiffonne entre ses doigts le coin du drap brodé. «Pas d’ici quelque temps... assez longtemps, même... Dans quatre ans, cinq ans... on ne sait pas...» Un grand froid me passe sur le cœur. «Quatre ou cinq ans?... Oh! ils ont dit «jamais», n’est-ce pas? Je suis sûre qu’ils ont dit «jamais...» Pas de réponse. Je vois Julie hocher la tête. Comme il sait mal mentir, mon mari! Sans rien dire, il m’attire vers lui, pose ma tête contre son épaule, et sur mes yeux qui se remplissent de larmes, je sens ses lèvres s’appuyer doucement, tendrement. «Ne te désole pas, ma chérie... Il faut espérer quand même; les médecins ne sont pas infaillibles... Et puis, enfin, nous pouvons être heureux sans cela... Voilà des années que nous sommes bien heureux...» Heureux? Je ne sais plus. Il me semble tout à coup que ma vie est absurde, vaine, sans but, que je n’aime rien ni personne, que ces années, dont le pauvre Philippe parle avec tant de ferveur, ont glissé sur moi sans presque laisser de trace... Cet enfant qui n’est pas venu--qui ne viendra pas--je comprends maintenant que je le désirais avec passion, que lui seul aurait pu combler tout le vide de mon cœur... Et je pleure, sous les baisers de Philippe, comme si quelque chose venait de se briser en moi. VII Ma convalescence fut courte et je repris mes forces assez vite. Trois semaines après la visite des médecins, Philippe put m’emmener jusqu’au Bois en voiture--une autre voiture, un autre cheval, un autre cocher dont la consigne était de ne galoper jamais et de trotter le moins possible. Nous suivions au pas le bord du lac encore désert, escortés d’un grand cygne qui nageait de conserve avec nous. Le soleil de mai, jeune et clair, filait à travers la verdure bleuâtre des pins, mettant aux troncs roux de larges taches roses; une odeur de sève émanait des pousses nouvelles et des marronniers en fleurs. Philippe se pencha vers moi: «Tu es bien? Tu n’as pas froid?» Le vent s’était levé, chassant devant mes yeux une mèche folle: d’un doigt délicat, il la ramena derrière mon oreille. «Tes jolis cheveux! dit-il; j’espère qu’ils ne vont pas tomber... Si on était obligé de les couper, cela te changerait tant!...» Il s’agissait bien de mes cheveux! En réalité, sans que personne pût s’en apercevoir, j’avais prodigieusement changé. Mon âme sommeillait, encore engourdie par le bien-être physique succédant aux heures de souffrance; mais dès que j’eus repris ma vie normale, je dus m’avouer que je n’étais plus la même. Ce fut au Luxembourg, où j’avais rencontré Thérèse Debray, que je fis la connaissance d’un autre «moi» jusqu’alors insoupçonné. Nous étions assises au bas de la terrasse de l’est, sur d’inconfortables chaises de paille. Thérèse, noire, fluette et coiffée d’un affreux chapeau, s’apprêtait à céder aux injonctions de sa fille--un second exemplaire de poupon phénomène dont l’appétit de six mois avait des exigences formidables--quand le gros Jacques, qui depuis un moment courait autour de nous en chassant la poussière avec ses pieds «pour faire comme les autruches», buta contre une pierre et s’étala tout de son long. Cris aigus, mains écorchées, genoux en sang--la pauvre autruche éclopée vint se réfugier dans le sein maternel, au grand mécontentement de la petite sœur dont la table était déjà servie et qui se mit à hurler de désespoir. Thérèse ne savait plus auquel entendre. «Donnez-m’en un,» lui dis-je. J’essayais d’attirer Jacques, mais sa mère m’arrêta. «Non, il saigne; il vous tacherait. Gardez bébé un moment, voulez-vous? Justement elle est toute propre!... Moi je mènerai mon bonhomme jusqu’au bassin et je laverai ses égratignures...» Et tandis qu’elle courait, traînant après elle son garçon qui boitait et pleurnichait, je restai sur ma chaise, un peu empêtrée, les bras raides, les yeux fixés sur mon nourrisson rouge de fureur. Cette fureur impuissante, tout d’abord, me parut comique. L’enfant gigotait avec rage; je m’enhardis à la tenir debout, à la faire sauter sur mon genou; puis, comme elle criait toujours, j’approchai sa joue de la mienne. Tout de suite elle se calma: je sentis une bouche minuscule, chaude et baveuse, se coller à mon oreille et téter--téter éperdument avec des ronrons de joie. «Pauvre petit chat bête!...» murmurai-je. Au contact de cette chair à la fois tiède et fraîche, de ce corps blotti contre moi, une grande détresse m’avait prise. C’était donc vrai que jamais, jamais... Et soudain monta en moi un sentiment mauvais de révolte, d’envie contre Thérèse. Oui, cette femme maigre, au corsage mal agrafé, qui là-bas, assise en plein soleil sur une margelle de pierre, trempait son mouchoir dans l’eau, je me mis à l’envier furieusement, pour tout ce que la vie lui avait donné de meilleur qu’à moi,--pour son existence laborieuse et utile, pour ses enfants débordants de santé, pour son mari, qu’elle aimait d’un amour si rare et si complet... «Rendez-la-moi, ma pauvre Geneviève... Tiens, elle ne pleure plus!... Mais elle vous a sucé la joue... Oh! la petite sale!» Avec un rire heureux, Thérèse reprit sa fille qui, comprenant qu’on l’avait dupée, recommençait à crier de plus belle. Jacques, secoué encore de gros sanglots, réclamait piteusement son goûter. Je me levai pour partir. «Comment, déjà! s’écria Thérèse. Attendez un peu; quand les enfants auront mangé... tous les deux, nous serons tranquilles: bébé s’endort toujours après son repas... Regardez comme elle s’en donne, cette grosse gourmande...» Elle levait vers moi des yeux brillants de fierté. Sa glorieuse impudeur de nourrice me sembla révoltante: positivement, l’espace d’une minute, j’eus l’impression que je la détestais. Honteuse, gênée, je prétextai un rendez-vous pour pouvoir m’enfuir plus vite. Le soir de ce jour-là, j’étais assise près de la fenêtre ouverte pendant que Philippe fumait, debout sur le balcon. Le soleil venait de se coucher; par delà les masses sombres des platanes et des marronniers, derrière la silhouette du palais dont le profil noir se détachait à angle aigu sur le ciel clair, un nuage d’or montait et je le suivais des yeux, vaguement, presque sans penser. «Comme on voit bien la tour Eiffel! s’écria Philippe. Quand nous nous sommes mariés, tu te rappelles? elle n’était pas encore commencée... Tu prétendais qu’elle serait affreuse, qu’elle te gâterait ta belle vue. Et maintenant... --Maintenant je persiste à penser qu’elle _est_ affreuse, et je la regarde le moins possible. Voilà tout.» J’avais parlé sèchement, contre mon habitude. Il faut dire aussi que l’admiration professionnelle de Philippe pour ce chandelier colossal m’avait toujours paru fâcheuse. «Moi je trouve qu’elle fait très bien là, continua-t-il paisiblement. Et puis c’est si nouveau, si grandiose... En deux ans à peine, avoir achevé une construction unique au monde!... J’en causais, l’autre jour, avec un des ingénieurs qui ont dirigé les travaux...» Immobile, les mains sur les genoux, je m’efforçais de ne pas écouter, cherchant des yeux mon joli nuage de tout à l’heure; mais le nuage s’était dissipé, les étoiles s’allumaient une à une, l’ombre s’épaississait autour de nous, et la voix de Philippe s’élevait toujours, tranquille et bonne. «C’est prodigieux, tout le fer qui entre là dedans... sept millions de kilogrammes, tu sais... Et les rivets! Tu ne devinerais jamais combien il y en a: deux millions cinq cent mille! Et qui pèsent...» Incapable de me contenir, je me bouchai vivement les oreilles: «Oh! assez, assez! Ne me parle plus de cette horreur!... Je la déteste; elle me fait l’effet d’une fausse note dans notre horizon... Et ton fer, tes rivets... si tu savais comme ça m’est égal!... Tais-toi, je t’en prie, si tu n’as pas autre chose à me dire...» Philippe se tut, comme je le lui demandais; il se tut subitement. La nuit était tout à fait venue; je ne voyais plus que le point rouge du cigare trouant le noir environnant. Un silence délicieux s’étendit sur moi, à peine rompu par le roulement assourdi des voitures et le pied ferré des chevaux claquant sur le pavé de bois. Je songeais à Thérèse, au bébé que j’avais tenu contre moi, au vilain sentiment de jalousie qui m’avait mordue, qui me mordait encore à ce souvenir. «Je deviens méchante... oui, méchante... Philippe ne dit plus rien; j’ai dû lui faire de la peine... Pauvre garçon...» Une lumière vive, subite, me fit tressaillir: Théodore, bien stylé comme toujours, venait, à neuf heures juste, de tourner le commutateur électrique--une nouveauté, cet éclairage, tout récemment installé chez nous. Mon salon m’apparut, banal et froid: du même coup, mes velléités de remords s’envolèrent. Philippe rentrait, son cigare éteint à la main. Gentiment, il s’approcha de moi, me baisa au front. «J’ai peur que ta sortie d’aujourd’hui ne t’ait fatiguée... Le docteur Garnier te trouve nerveuse, anémiée; il te conseille un changement d’air, pas trop brusque... Fontainebleau est excellent, paraît-il... Voudrais-tu passer l’été aux environs de Fontainebleau?» Il était bon--inlassablement! Comment ne pas s’efforcer de lui faire plaisir? «Mais oui, je veux bien... Papa prendra ses vacances avec nous, n’est-ce pas? --Bien sûr... Nous pourrions demander aussi tante Lydie; le voyage de Guéthary est devenu trop fatigant pour elle... Et si François revient au mois d’août, nous tâcherons de le caser... Il faudra louer une grande maison...» J’avais accepté toutes ses combinaisons, approuvé tous ses projets; sa bonne figure redevenait souriante et heureuse. Qu’il avait l’âme peu compliquée! Et combien peu il pensait à lui-même! Une honte me vint de l’avoir brusqué tout à l’heure. Mais déjà, sans doute, il n’y songeait plus. Comme un enfant, il examina ses lampes électriques, vérifia l’état des fils, éteignit et ralluma à plusieurs reprises. Puis, satisfait de son inspection, il s’installa commodément, son journal à la main, et se plongea dans la seule lecture qui pût le passionner. Je le regardais, un peu alourdi par l’approche de la trentaine--il serait gros à quarante ans--avec ses cheveux blonds toujours drus et frisés, sa barbe dorée, presque trop longue pour mon goût--il en était si fier que je n’avais jamais osé le lui dire--son teint frais et reposé, son joli nez droit... Il baissait la tête en lisant et je ne pouvais voir ses yeux; mais je le jugeais mieux quand j’échappais à l’influence de son regard tendre, un peu humble, toujours quêtant un sourire que je n’aurais pas pu lui refuser... Tel qu’il se tenait là, tranquille et fort, c’était mon mari, mon excellent mari, qui m’avait prise pauvre pour me faire riche, qui me resterait fidèle jusqu’à la mort, près duquel je vieillirais, seule, sans attendre autre chose de la vie... «Et ce sera ainsi, pensai-je, toujours, toujours ainsi...» Je me revis enfant, jeune fille, assise à notre vieille table, en face de papa--qui, lui aussi, lisait son journal--travaillant à mes devoirs, le cerveau plein d’idées, le cœur plein de rêves... Qu’avais-je donc alors de plus que maintenant? Et malgré tout, ce fut un regret rapide, poignant--une nostalgie du passé si violente que je faillis pleurer... Il disait vrai, mon vieux docteur: j’étais en train de me détraquer. Mes nerfs, ébranlés par la secousse physique et morale que je venais de subir, s’en allaient à la débandade comme des fous. J’essayai de fixer mon attention sur l’ouvrage que je tenais à la main--une de ces vagues broderies dont l’inanité apparaît plus clairement à chaque point qu’on y ajoute. Cette pauvre pâture ne suffit pas à mon esprit inquiet. Il fallait m’occuper, pourtant, à tout prix: qu’allais-je devenir si je prenais ainsi l’existence en dégoût? «La charité, les enfants des autres, puisque je ne dois pas en avoir à moi?... J’essayerai... Philippe m’aidera, il est si bon!... Mais je n’ai pas encore envie de les aimer, ces petits que je ne connais pas... La musique... Ah! par exemple, je ne dois pas compter sur Philippe pour cela... ni pour le choix des lectures... Si François était à Paris, je lui demanderais de m’indiquer des ouvrages d’art anglais sur l’Inde... l’anglais, c’est plus long à lire... ou même des livres hollandais sur Java: avec ce que je sais d’allemand, j’arriverais peut-être à apprendre le hollandais... C’est une idée; cet été, quand il reviendra, je lui en parlerai... Du hollandais! Qu’est-ce que Philippe dira? Il me croira tout à fait folle...» A demi amusée par cette pensée baroque, je levais la tête, j’ouvrais la bouche, prête à plonger mon mari dans la stupéfaction, quand je le vis plier rapidement son journal, la mine affairée. «Il faut profiter des derniers cours: les cotons sont mous, les chanvres ont baissé de neuf centimes... Je vais télégraphier à Lille pour les achats de matières premières...» Quand les cotons mollissaient--je le savais par expérience--rien n’existait plus pour Philippe. A quoi bon lui parler d’autre chose? J’enfilai mon aiguille et, sans mot dire, je me remis à mon plumetis... Le mois de juin fut employé à chercher la maison rêvée. Philippe possédait aux environs de Lille une grande propriété de famille, dans un pays affreux, que nous n’aimions ni l’un ni l’autre et dont le climat, d’ailleurs, était assez malsain. Habituellement, nous nous installions tout l’été à Bellevue; mon ingénieur s’accordait seulement un mois de vacances que nous passions à voyager, soit en Suisse, soit sur la côte basque où nous visitions tante Lydie dans son Ermitage de Guéthary. Quant à l’Italie, notre voyage de noces avait suffi à me prouver que nous n’y goûterions jamais ensemble les mêmes jouissances, et, le cœur gros, je l’avais rayée de nos itinéraires. Cette année, moins que jamais, je ne devais songer à me fatiguer; mais si Florence était le Paradis perdu, si les Pyrénées étaient trop loin, Bellevue était vraiment un peu trop près, et puisque la Faculté ordonnait les environs de Fontainebleau, nous obéirions à la Faculté. Ce fut à Marlotte, sur la lisière de la forêt, dans une petite rue tortueuse et charmante, que nous trouvâmes le cottage idéal, envahi par le lierre de la base au faite, assez vaste pour loger une famille de dix personnes, et dont le jardin--un vrai parc--commençait devant un champ de blé pour s’enfoncer dans l’épaisseur des bois. Nous avions la plaine, nous avions les arbres, nous avions les fleurs--des bégonias aux pétales charnus, de beaux glaïeuls pourpres en plates-bandes, et, massées autour de la maison, de grosses touffes d’hortensias bleus--tout cela peigné, ratissé avec amour par le propriétaire qui s’intitulait pompeusement «horticulteur-pépiniériste». Du premier coup d’œil, Philippe fut conquis; moi aussi, d’ailleurs: il aimait la nature à sa façon, et moi de toutes les façons. La location conclue, il fallut organiser nos «séries». Tante Lydie, qui composait la première à elle toute seule, se laissa convaincre assez facilement: Guéthary, elle le comprenait bien, n’était plus possible pour elle. Sur l’honneur, elle promit de venir passer avec nous le mois de juillet. «Car, ajouta-t-elle, en août il faut que je revienne à Paris pour recevoir François.» Philippe protesta. «Comment? Mais nous comptons bien, au contraire, qu’il viendra te rejoindre, et que vous resterez ensemble un mois, deux mois si vous voulez... Et surtout, tu sais, n’y mets pas de discrétion: nous avons six chambres d’amis! --Six! C’est beaucoup... même pour deux», dit tante Lydie en riant. Elle n’avait pris aucun engagement, et quand elle arriva, escortée de sa fidèle Perrine, j’eus tout de suite l’impression qu’elle ne s’installait pas pour longtemps... Ce furent des semaines de repos et de paix. Le plus souvent nous étions seules; Philippe partait le matin pour Paris et ne rentrait qu’à l’heure du dîner. Nous restions des journées entières sans sortir du jardin, assises sous un petit kiosque rustique assez laid d’où l’on découvrait toute la plaine: à nos pieds l’or roussâtre des blés, le vert cendré des avoines, où les coquelicots mettaient de larges touches rouges et les bleuets de légères taches bleues; puis la route, déserte et poussiéreuse, d’autres champs encore, et, à l’horizon, dans la brume d’été, les grands peupliers qui bordent la vallée du Loing. Des papillons blancs tournoyaient et de grosses mouches, en nous frôlant l’oreille d’un bourdonnement bref, semblaient nous chuchoter un secret au passage... «J’ai peur que tu ne mènes une vie un peu austère», me confia Philippe, qui nous avait surprises un soir déchiffrant _mezzo-voce_ le troisième acte de _Tristan_; «ma tante n’est plus gaie comme autrefois, et elle te fait chanter une diable de musique... Si c’est ça votre façon de vous amuser quand je n’y suis pas!...» En réalité, et quoi qu’en pensât mon mari, je ne m’ennuyais pas--j’étais même beaucoup moins triste que les mois précédents. Par quel miracle la société d’une femme âgée et malade m’apportait-elle plus de réconfort que celle d’un homme jeune, plein de vie et d’entrain? Pourquoi ce sentiment de solitude intellectuelle, dont j’avais souffert parfois jusqu’à l’énervement dans nos soirées de tête-à-tête conjugal, ne m’effleurait-il pas durant ces longues journées de réclusion quasi monastique? Sans doute, le grand air, le calme absolu, agissant sur mes nerfs affaiblis, me rendaient peu à peu l’appétit, le sommeil et la gaîté, mais la présence et la conversation de tante Lydie faisaient plus que tout le reste. Depuis bien longtemps, je ne l’avais pas eue ainsi à moi seule, et je la retrouvais, au fond, toujours la même,--aussi enthousiaste, aussi éprise du beau et du bon. Nous causions, interminablement; son esprit lucide était comme une source où le mien s’abreuvait après une longue période d’aridité--et malgré le gros chagrin, la déception irréparable que ce dernier printemps m’avait apportés, la vie m’apparaissait de nouveau bonne, utile et digne d’être vécue. «Ah! tante, m’écriai-je un soir, quel dommage de ne pas pouvoir vous garder toujours là, près de moi!...» Elle resta un moment sans répondre: dans ses yeux je vis passer cette ombre étrange que je connaissais... Puis, haussant doucement les épaules: «Que voulez-vous, ma pauvre petite, il faut savoir se contenter du présent... Moi aussi, allez, j’ai bien joui de ces heures d’intimité...» Déjà elle en parlait au passé, comme si le retour de François eût dû forcément l’éloigner de nous. Cependant Philippe combinait des itinéraires fantastiques pour que son cousin pût s’arrêter à Marlotte. Mais c’était à Paris, chez elle, que tante Lydie voulait le revoir d’abord. Quand elle ouvrit la bienheureuse dépêche, datée de Marseille, qui lui annonçait enfin l’arrivée de son fils, je compris que rien au monde ne l’empêcherait de partir, quoiqu’elle fût souffrante, éprouvée par la chaleur d’août. «Tu reviendras, n’est-ce pas?... vous reviendrez tous les deux?... disait Philippe. --Mais oui, mais oui...» Elle nous quitta, toute frémissante d’impatience et de joie... Deux jours après, je recevais la lettre la plus tendre et la plus désolée: François avait fait bon voyage, il viendrait nous voir bientôt... Quant à un second séjour près de nous, il fallait y renoncer: Perrine était brouillée avec ma cuisinière! «Des histoires de bonnes? Mais c’est idiot! s’écria Philippe à l’ouïe de ce secret plein d’horreur. Moi qui m’étais arrangé pour passer mes vacances ici en même temps que François... Et maintenant, on ne peut pas lui demander de venir tout seul, de quitter sa mère après quinze mois de séparation... Que le diable emporte les fidèles serviteurs!...» Tout au fond de moi, je restai intimement convaincue que ces querelles ancillaires n’étaient qu’un vain prétexte, et que notre tante obéissait à des mobiles inconnus. Une fois de plus je me heurtais à ce mur invisible qu’un mauvais génie semblait s’amuser à élever entre elle et moi. Après tant de jours passés cœur à cœur, j’en souffris comme d’une trahison--quoiqu’un obscur instinct m’avertît que c’était peut-être mieux ainsi, et que je ne devais pas lui garder rancune... VIII Papa vint remplacer tante Lydie, et son arrivée consola Philippe, que la défection de François avait rendu un peu morose. Tous deux entreprirent de consacrer leurs loisirs à explorer la forêt: Philippe _voulait_ marcher beaucoup parce qu’il se trouvait trop gros, et papa _pouvait_ marcher indéfiniment parce qu’il restait très maigre. Ils partaient ensemble dès l’aurore, me laissant faire la grasse matinée et compléter ma cure de repos. J’étais assise comme les autres jours sous un grand catalpa--j’aime ces larges feuilles entre lesquelles filtre toujours un peu de soleil--et j’achevais de déchiffrer quatre pages de Thérèse Debray, dont la philosophie coutumière semblait pour une fois en déroute: une coqueluche malencontreuse les avait retenus à Paris jusqu’à cette époque tardive; maintenant les enfants allaient mieux, mais le médecin leur défendait la mer--d’où résiliation d’une location déjà conclue au Tréport, vacances compromises, été désorganisé de fond en comble... Tout de suite l’idée me vint de les recueillir, de les héberger pour un grand mois. «Voilà de quoi remplir nos six chambres... et de quoi me guérir, j’espère, des vilaines pensées qui m’ont traversé l’esprit... Maintenant je suis plus raisonnable: il faut savoir s’habituer au bonheur des autres...» Le bonheur des autres... Je levai la tête: autour de moi tout était paix, silence et confort; un vent délicieux soufflait de la forêt, l’ombre du catalpa tremblait en taches légères, vertes sur l’herbe verte, lilas sur le sol rose--je pensai à Thérèse et à son mari rôtissant dans leur petit cinquième, avec leurs enfants à peine guéris; j’eus honte de les avoir enviés, cette fois encore, presque inconsciemment. «Et pourtant, ce bien-être qui m’entoure, n’est-ce pas très peu de chose?... Dès qu’ils seront ici, ils en jouiront comme moi, plus que moi: je peux leur donner ce que j’ai, mais ce qu’ils ont est à eux, bien à eux--rien qu’à eux...» Tandis que je rêvais ainsi, la lettre de Thérèse entre les doigts, la grille du jardin grinça sur ses gonds--elle grinçait toujours malgré les flots d’huile dont l’abreuvait Théodore, le parfait valet de chambre aux favoris d’amiral. Je m’étais retournée languissamment; mais à la vue du nouvel arrivant, je fus debout d’un bond et je courus à sa rencontre. «François! Quelle bonne surprise! Comme c’est gentil d’être venu!... Philippe va être bien content... --Et vous, demanda-t-il, êtes-vous contente? --Vous le voyez bien», fis-je en serrant joyeusement les deux grandes mains qui se tendaient vers moi--étonnée moi-même de sentir ma mélancolie s’évaporer comme un brouillard au soleil. Lui cependant, tout en me suivant vers la maison, s’excusait d’arriver ainsi à l’improviste. «J’aurais dû vous prévenir, mais c’est hier soir seulement que je me suis décidé... Je me reprochais presque de m’éloigner, ne fût-ce qu’une demi-journée, tant ma mère semble heureuse de m’avoir... Elle a terriblement changé, ma pauvre maman», ajouta-t-il d’un air triste. Il s’était assis près de moi, sous le catalpa, et fourrageait le sable du bout de sa canne, distrait en apparence et plus nerveux qu’à l’ordinaire. Sans doute il attendait quelque démenti réconfortant, quelque appréciation optimiste au sujet de sa mère. Mais j’ai toujours été inhabile à exprimer ce que je ne pense pas. Un petit silence passa entre nous. Alors, levant la tête, il me dit: «Vous aussi... Philippe m’a écrit... j’ai su que vous aviez failli mourir...» Sa voix hésita, trembla un peu: peut-être venait-il de comprendre--j’avais prodigieusement rougi--tout ce que cette allusion, pourtant discrète, à mes misères passées, éveillait en moi d’ombrageuses pudeurs féminines. J’essayai de plaisanter pour cacher mon embarras. «Oh! c’est de l’histoire ancienne!... Vous voyez bien que je ne suis pas morte du tout...» Il me regardait, étrangement sérieux. «Oui, je le vois... mais vous n’êtes plus tout à fait la même... Vous n’avez plus vos yeux d’enfant...» C’était vrai: mon âme d’autrefois, mon âme puérile m’avait quittée, et mes yeux, à mon insu, reflétaient l’âme nouvelle, un peu inquiète, contre laquelle je me débattais depuis des mois... Comment François pouvait-il découvrir cela si vite? «Oh! tenez, poursuivit-il avec une véhémence soudaine, il y a des moments où je me dis que je mène une vie absurde... A quoi sert de partir toujours?... pour vérifier des textes, pour courir les pagodes en comparant d’éternels Bouddhas qui se ressemblent tous... si on risque, au retour, de trouver sa mère malade, méconnaissable... et d’autres...» Il s’arrêta brusquement. Je l’écoutais, touchée qu’il pût associer en pensée le souci visible que lui causait la santé de tante Lydie avec les dangers déjà lointains courus par ma petite personne, déçue aussi de ce ton pessimiste auquel il ne m’avait pas habituée. Allais-je donc perdre l’ami gaîment taquin, le conseiller au goût délicat sur qui j’avais compté pour m’aider à passer des heures moins désœuvrées, un hiver moins morose? Ce regret d’égoïsme naïf, à peine conscient, François sembla le deviner, car l’ombre de son ancien sourire vint éclairer son regard indécis de myope, derrière le lorgnon qu’il ne quittait jamais. «Quel sauvage je suis devenu, ma pauvre Geneviève! Il ne faut pas m’en vouloir, voyez-vous: c’est l’effet de l’âge... Et Philippe?... Il va bien, j’espère?...» Je me mis à rire. «Trop bien... au moins à son avis... Il prétend qu’il engraisse... D’ailleurs, vous allez pouvoir en juger par vous-même...» Harassés et joyeux, mes deux promeneurs surgissaient justement au détour de la petite allée qui, du jardin, menait tout droit dans la forêt. «Ah! s’écria Philippe, du plus loin qu’il nous aperçut, le voilà, enfin, ce grand vagabond!» Et comme toujours, avant toute chose, il m’embrassa--un vrai baiser de mari sonore et tendre. Puis se tournant vers son cousin, les bras ouverts: «A ton tour, maintenant: tu ne l’esquiveras pas, mon vieux, l’accolade fraternelle!...» Fut-ce le reflet de la verdure environnante, ou le contraste de la bonne figure épanouie qui s’approchait de la sienne? François me parut soudain très pâle. Pourtant il répondit affectueusement à l’étreinte de Philippe, et serra la main de papa qu’il avait souvent rencontré chez nous. Pendant le déjeuner, il reprit toute sa gaîté et subit avec entrain l’assaut habituel de questions plus ou moins saugrenues sur le Japon, d’où il venait. Les femmes ressemblaient-elles aux mousmés des estampes? Voyait-on vraiment le Fuji-Yama de partout? Mangeait-on toujours des nids d’hirondelles, et du riz avec des petites baguettes?... Oui, tout était vrai, et bien d’autres choses encore... «Seulement, avoua-t-il, j’aurais dû comprendre, au retour, que la traversée de la mer Rouge en juillet était une pure folie... Tout s’est bien passé, heureusement; il n’y avait pas de dames à bord, ce qui permettait les infractions les plus invraisemblables à la «tenue correcte» de rigueur: j’ai dormi deux nuits sur le pont dans une baignoire--pleine... Quant au capitaine, il commandait la manœuvre en manches de chemise, avec un panama et un voile vert... --Quel tableau!» m’écriai-je en riant de bon cœur. On avait servi le café sur la terrasse, et je me tenais debout devant François, un sucrier à la main. Il y plongea deux doigts distraits, tandis que son regard se fixait sur moi, attentif, presque attendri... «Je savais bien qu’ils reviendraient... dit-il enfin. --Qui cela? demandai-je innocemment. --Vos yeux... vos yeux de petite fille... Tâchez de les garder le plus longtemps possible: qu’est-ce que nous deviendrons, nous autres, qui sommes déjà vieux, quand vous vous aviserez de ne plus être jeune?...» Tout en parlant, il portait sa tasse à ses lèvres, et je ne pus voir s’il avait souri, ou s’il parlait sérieusement. Philippe s’était rapproché, un porte-cigares ouvert à la main. «Tu restes aussi pour le dîner, n’est-ce pas?...» François déclara que c’était impossible: sa mère l’attendait à sept heures. Et comme papa suggérait l’idée d’une dépêche: «Une dépêche?... Sans qu’elle soit prévenue?... Mais nous risquerions de la rendre tout à fait malade...» Il demeurait irréductible. La journée s’acheva paisiblement--trop chaude pour qu’on songeât à sortir du jardin. Nous devisions, nonchalamment étendus dans de grands fauteuils de jonc, et je ne pouvais m’empêcher de remarquer que les propos étaient tout autres qu’à l’ordinaire. Papa, fin lettré, nourri de solides humanités dans un vieux collège de Saint-Malo, prisait infiniment la culture intellectuelle. Il consacrait ses loisirs à lire un peu de tout, et pouvait sur bien des points donner la réplique à François--au grand ébahissement de Philippe qui découvrait chez son beau-père une érudition jusqu’alors insoupçonnée. «Comment, s’écria-t-il, vous connaissez ça aussi?...» Ça, c’était une traduction récente de _Sacountâlâ_, à propos de laquelle papa, peu documenté d’ailleurs, demandait quelques éclaircissements. «C’est renversant! répétait Philippe. Que mon vieux savant de cousin s’occupe de littérature hindoue... rien de plus naturel. Mais vous, un bureaucrate, un financier!... Vous ne m’aviez jamais dit que vous vous intéressiez à ces choses-là...» Papa se mit à rire. «Mon bon Philippe, vous ne me l’avez jamais demandé...» Un peu honteuse, je l’avoue, des étonnements sans fin où se plongeait mon mari, je regardai François à la dérobée, guettant sur son visage quelque sourire involontaire qui m’eût blessée au point le plus sensible de mon amour-propre conjugal. Mais non: il restait impassible--habitué peut-être à de pareilles boutades--et même, quand il parla, je crus m’apercevoir qu’il s’efforçait d’amener la conversation sur un terrain plus concret... Cinq minutes après, les dieux de l’Olympe bouddhique avaient déserté l’ombrage du catalpa et Philippe racontait comment il venait d’obtenir, non sans peine, un permis du Ministre de la Guerre pour visiter, à Fontainebleau, le Polygone de tir et l’École d’application... Vers cinq heures, quelques gros nuages, tempérant un peu l’ardeur du soleil, nous permirent de reconduire François à la gare. Il marchait près de moi, la tête basse, de nouveau sérieux et presque triste. Je ne pus m’empêcher de lui montrer que je compatissais à son angoisse secrète. «Vous êtes inquiet, n’est-ce pas?... Inquiet à cause de ma tante?...» Tout de suite il parla, comme malgré lui. «Oui, depuis mon retour... j’ai eu un tel coup en la revoyant, si vous saviez!... un tel remords de l’avoir laissée... Est-ce que vous la trouvez aussi... Est-ce que vous croyez?...» Il n’osait formuler sa pensée. De vagues paroles m’échappèrent, qui devaient sonner bien faux, car je le vis secouer la tête. «Non, vous n’êtes pas sincère... Mais je ne veux plus voyager, au moins de longtemps... Cet hiver je resterai près d’elle: j’ai assez de documents maintenant pour rédiger ma thèse... --Alors nous reprendrons nos mercredis? fis-je, soudain joyeuse.» Il hésita un moment. «Pas tous... à cause de ma mère, vous comprenez... Elle sortira de moins en moins... Pourtant j’irai chez vous quelquefois, quand vous voudrez bien de moi... J’aime à voir des gens heureux...» Ce dernier mot me frappa: toujours le bonheur des autres! François, moins égoïste que moi, paraissait résigné à s’en contenter. De nouveau ma pensée se reporta vers les Debray. «Des gens heureux? Je vous en montrerai la semaine prochaine, si vous revenez ici... En attendant, vous n’avez qu’à vous retourner pour regarder Philippe...» Le bon rire de mon mari résonnait à quelques pas derrière nous. Mais François ne se retourna pas; il fixa sur moi ses yeux devenus très graves. «Philippe... et _vous_, je pense?...» insista-t-il. Je me sentis rougir. Qu’allait-il croire? Comment avais-je pu lui laisser supposer un instant que je n’étais pas heureuse?... Et tandis que j’hésitais à répondre, j’eus l’impression subite que mon silence même semblait parler pour moi, et qu’il était déjà trop tard pour le détromper... Nous arrivions au seuil de la gare. Le signal retentit; sur nos talons, papa et Philippe se hâtaient avec de grands gestes. «Voilà le train, cria Philippe tout essoufflé; dépêchons-nous: nous n’avons que le temps de traverser...» Et comme nous courions presque, butant contre les rails, il ajouta pour la vingtième fois: «Alors, décidément, tu ne veux pas rester?...» François eut un petit haussement d’épaules impatienté. Au détour de la voie, un flocon de fumée blanche apparaissait déjà. Ce fut la bousculade inévitable--et inutile--des départs; la chasse au wagon vide, la portière brusquement refermée--et la minute bête où l’on se regarde, de haut en bas et de bas en haut, sans trop savoir que se dire. Je souriais--François aussi, je crois; mais son regard scrutateur continuait à m’interroger... «Au moins, lançai-je quand le train s’ébranla, promettez-nous de revenir bientôt.» Sa réponse se perdit dans le bruit strident du sifflet... Toute la soirée un scrupule me hanta, près de la table où «mes deux hommes» poursuivaient leur éternelle partie. Avec remords, je regardais les traits calmes de Philippe et sa main courte déplaçant les pièces sur l’échiquier; avec contrition, je me répétais qu’il était le modèle des gendres, le plus tendre des maris--et moi la plus sotte et la plus ingrate des femmes. La question de François, le ton dont il l’avait faite--et, de ma part, ce mutisme absurde, quand il aurait fallu répondre très vite, répondre en riant, comme pour rejeter bien loin toute idée de mélancolie... Quel sentiment bizarre m’avait ainsi fermé la bouche? Embarras, surprise--ou seulement impuissance de feindre?... Sans bruit je m’étais levée, et debout, adossée à l’embrasure de la porte, je regardais la nuit chaude et silencieuse, le ciel où quelques étoiles brillaient entre de gros nuages mous frangés d’argent. Une odeur lourde montait des héliotropes; sur la lisière de la forêt, la note plaintive d’un crapaud tintait, argentine et monotone comme un glas lointain... Je me sentis mécontente de moi, le cœur serré d’un étrange malaise dont l’étreinte abolissait jusqu’au souvenir de la bonne journée que je venais de passer... Cette impression pénible se dissipa les jours suivants. Thérèse avait accepté notre invitation avec reconnaissance; les préparatifs de son arrivée et l’installation de sa smalah m’occupèrent tout le reste de la semaine. Vers le milieu d’août, la maison jusqu’alors si calme se mit à bourdonner comme une ruche. «Voilà notre Thébaïde transformée en pouponnière», disait papa, ravi d’ailleurs de cette métamorphose. Moi-même, par raison d’abord et bien vite par tendresse, j’étais devenue l’esclave des enfants: la grosse Hélène ne voulait plus s’endormir que sur mes genoux. Philippe, lui, s’amusait franchement, sans arrière-pensée, jouant avec Jacques, mettant au service de Thérèse sa complaisance infatigable, professant, enfin, une admiration naïve pour M. Debray qu’il semblait croire inaccessible aux préoccupations des simples mortels et qu’il obligeait chaque jour, entre la poire et le fromage, à de petites conférences chimico-biologiques. Le pauvre homme, aussi modeste que savant, semblait parfois gêné d’être toujours mis sur la sellette; néanmoins il se prêtait de bonne grâce aux désirs de son hôte. Thérèse et moi, nous passions nos après-midi sous le catalpa; souvent je la regardais, plus fraîche et moins maigre que de coutume dans sa blouse de batiste blanche, occupée à coudre quelque objet de layette ou à repriser les jerseys de son fils, dont les fonds de culotte se volatilisaient aussi rapidement que si on les avait fait passer par l’alambic paternel. Tout en glissant son aiguille à travers les mailles de laine gros bleu, elle parlait;--nous causions de notre passé d’écolières, de Mlle Verdy, morte subitement l’année qui suivit mon mariage, et dont le souvenir lui était aussi cher qu’à moi. «Vous rappelez-vous comme elle blaguait gentiment nos petites vanités, littéraires ou autres?... «Geneviève est à peu près sûre d’entrer à l’Académie française; quant à vous, ma pauvre Thérèse, je crois qu’il faut vous contenter de l’Académie des Sciences...» Ces folies déjà lointaines amenaient sur nos lèvres un sourire attendri. «Ce n’était pas déjà si mal prophétiser, dis-je, au moins pour vous: M. Debray se chargera de vous représenter à l’Institut... Moi, par exemple, j’ai menti à ma vocation, et si je devais compter sur Philippe pour me conduire à la gloire...» Je m’arrêtai, un peu honteuse; mais Thérèse était trop fine pour relever de pareils propos. Elle s’était prise d’une amitié très vive pour Philippe, et lui-même, timide avec la plupart des femmes, trouvait en elle des manières toutes simples et une affectueuse camaraderie qui le ravissaient. Donc Thérèse affecta de ne pas entendre ma phrase malencontreuse. Sans faire semblant de rien, absorbée en apparence par son ravaudage maternel, elle trouva moyen de donner un petit coup de barre à la conversation, et je m’aperçus tout à coup que nous étions plongées dans les considérations les plus édifiantes sur la bonté, la douceur, la patience et autres vertus évangéliques. «La bonté, voyez-vous, ma petite Geneviève, c’est le premier élément de bonheur dans un ménage... sans elle, quoi qu’on en pense, la vie conjugale devient odieuse...» Qui donc plus que moi savait apprécier le caractère idéal de mon mari? Légèrement agacée par cette mercuriale indirecte, j’essayai de devenir taquine. «Pauvre Thérèse! On dirait que vous êtes la victime d’un tyran domestique... Il est donc bien méchant, M. Debray?...» Une expression indéfinissable passa dans les yeux noirs de Thérèse. «Oh! dit-elle, lui...» Ce ne furent que deux mots. Mais ces mots contenaient un poème d’admiration, de confiance aveugle, de soumission volontaire. La sage petite personne, l’amie aux prudents conseils s’évanouissait pour laisser paraître l’amoureuse ingénue qui résume dans un seul être toutes les perfections de l’univers. «Mon Dieu, pensai-je, qu’on est heureux de pouvoir aimer comme cela...» Sans le vouloir, Thérèse venait de me faire sentir le néant des pâles joies que, tout à l’heure, elle s’appliquait à me vanter si fort... François renouvela sa visite dans le courant du mois. Il nous trouva tous réunis, et je ne remarquai plus en lui ces allures pessimistes et découragées qui m’avaient frappée la première fois. Sa mère, nous dit-il, allait beaucoup mieux,--ce qui suffisait à expliquer qu’il eût repris sa gaîté naturelle. D’emblée il conquit les bonnes grâces de Jacques en l’initiant à la fabrication de certaines «cocottes» japonaises, au bec pointu et aux ailes mobiles, que le gamin, plus adroit qu’un singe, eut vite fait d’aligner par douzaines sous les yeux écarquillés de sa petite sœur. A table, on oublia de parler chimie; François, à propos d’un voyage en Allemagne, ayant prononcé le nom de Bayreuth, M. Debray bondit: cet homme paisible se révélait tout à coup wagnérien farouche. Soudain--c’était encore le temps des luttes héroïques--un vent de folie sembla souffler autour de la table: Thérèse et son mari, François et moi, nous nous rejetions comme des balles les noms scandinaves aux syllabes sonores, nous ergotions sur les symboles du _Ring_, nous fredonnions des bribes de motifs--papa, profane, mais sympathique, riait de tout son cœur; Philippe nous écoutait bouche bée. Il n’avait jamais soupçonné chez le savant cette frénésie musicale, et quand Thérèse, en confidence, lui eût avoué «qu’Eugène jouait très joliment du violon»: «Mais alors, s’écria-t-il, pourquoi n’avez-vous pas apporté votre instrument?... Moi aussi, j’aime beaucoup la musique... Vous auriez accompagné Geneviève, et elle nous aurait chanté l’_Ave Maria_ de Gounod, ou bien ce joli morceau, vous savez... l’enfant malade qui meurt en disant: «Bonne nuit...» La sérénade de Borga, Bréda... --Braga», dit François. Il y eut un silence. Et subitement, du salon où les enfants restaient consignés sous la garde d’une bonne, la voix de Jacques s’éleva, aiguë et plaintive: «Maman! oh! maman!... Hélène qui mange mes cocottes!...» Tout le reste du jour, jusqu’au départ de François qui, cette fois, nous avait réservé sa soirée, notre petit cénacle fut très gai. M. Debray, décidément mis en confiance, continuait à bavarder sur toutes sortes de sujets étrangers à son laboratoire; Thérèse, par contre, me parut moins expansive que de coutume: elle souriait, mais parlait peu, et semblait observer notre cousin avec un mélange bizarre de sympathie et de méfiance. Ou bien elle s’adressait à Philippe, toujours rayonnant de contentement paisible. Un moment, François se trouva seul avec moi. Désignant du geste Thérèse et son mari qui, repris par leur commune passion scientifique, se penchaient tous deux pour examiner la même feuille de chêne où luisait la trace mince d’un limaçon: «Ce sont eux, demanda-t-il, les heureux que vous vouliez me faire connaître?...» Je vis qu’il se souvenait de mes paroles maladroites, et, brûlant de réparer ma faute, je le regardai bien en face. «Oui, ce sont eux,--mais c’est moi aussi... c’est vous, j’espère; c’est nous tous... Vous n’en avez jamais douté, n’est-ce pas?...» Combien j’étais sincère, en ce moment où une sorte de griserie joyeuse me montait du cœur aux lèvres! Il le comprit, sans doute, car ses yeux s’adoucirent, presque paternels. «Non, fit-il, je n’en doutais pas... Mais je suis content de vous l’entendre dire.» Quand il partit, à neuf heures passées, une brume légère détrempait l’herbe et les routes; papa et Philippe l’escortèrent seuls jusqu’à son train, munis d’une lanterne et de deux parapluies. Dans le chemin qui longeait la maison, je vis s’éloigner la petite lumière vacillante, j’écoutai décroître le bruit de leurs voix, puis je refermai la persienne que j’avais poussée pour les suivre de l’oreille et du regard. Thérèse, assise près de la table, feuilletait une revue; le piano, resté ouvert avec la partition de _Siegfried_ sur le pupitre, me parut étrangement triste, le salon étrangement vide. Silencieuse, je me mis à ranger la musique éparse çà et là... «Il est presque toujours absent, n’est-ce pas, monsieur Chardin?...» Je me retournai vers Thérèse, sans bien comprendre pourquoi elle me posait cette question-là plutôt qu’une autre. «Oui, jusqu’à présent, il a beaucoup voyagé, mais la santé de sa mère nous inquiète un peu, et je doute qu’il reparte cet hiver... --Ah!» fit Thérèse. Et froidement--à contre-cœur, semblait-il--elle ajouta: «C’est un charmant garçon.» IX Je revins de Marlotte entièrement guérie et pétrie de bonnes résolutions. L’activité dévorante de Thérèse avait fait honte à ma paresse: je devais m’occuper coûte que coûte, secouer l’inertie morale et intellectuelle où je m’enlizais l’année précédente--surtout éviter ces vagues rêveries qui énervent l’âme et émoussent la volonté. «Rêver, maintenant... à quoi bon? Ma vie ne changera guère; je n’ai plus grand’chose à attendre--ni à craindre...» Je le croyais! Et dans cette assurance candide, je m’efforçais, après le naufrage de mes espérances maternelles, d’établir le bilan des joies qui me restaient. «Philippe... papa... Dieu merci, il est encore assez jeune, mon cher papa: et d’ailleurs son grand-père, auquel il ressemble, paraît-il, trait pour trait, a vécu quatre-vingt-douze ans... La pauvre tante Lydie?... J’ai bien peur de ne pas pouvoir la conserver aussi longtemps. Mais François est pour nous comme un frère... Et l’amitié de Thérèse, de son mari, de ses enfants...» Mon cœur un peu sauvage n’en demandait pas plus. «Petit lapin!...» m’appelait papa quand, tout enfant, je jouais à me dorloter sur ses genoux, la tête enfouie sous sa veste et risquant un œil de temps à autre pour me replonger bien vite dans ma cachette... Du petit lapin de jadis, j’avais gardé le goût de me terrer dans les coins étroits, de me blottir dans les tendresses profondes et durables. «L’amour de Philippe--sans parler des autres affections qui m’entourent--n’est-ce pas un de ces nids où rien de mauvais ne peut m’atteindre?...» A force de me chapitrer ainsi, je me sentais devenir la femme la plus raisonnable de la terre--une vraie perfection. Et puis, il fallait bien prouver à François que je n’étais pas malheureuse... Ce fut lui, naturellement, que je consultai dès que je voulus «chercher de l’ouvrage». Il repoussa comme extravagante et inutile mon idée d’apprendre le hollandais--j’y avais déjà renoncé _in petto_. Tante Lydie m’offrit de traduire des romans anglais. Nous dînions chez elle ce soir-là, peu de jours après la rentrée, et j’avais été heureusement surprise de lui trouver la mine moins défaite, les yeux plus brillants: la présence de son fils, et surtout l’assurance qu’il était près d’elle pour longtemps, avaient opéré ce miracle. «Les romans, c’est trop amusant, tante. Il me faut quelque chose de difficile, qui me prenne beaucoup de temps... --Elle est effrayante! déclara Philippe. Hier, elle avait entrepris de m’aider à vérifier ma balance du mois... Seulement elle comptait tout de travers... Une petite femme qui se vante d’avoir adoré l’algèbre!...» Je haussai les épaules. «L’algèbre, oui... les formules abstraites. Mais j’ai les chiffres en horreur... --Comme c’est drôle! dit mon mari. Moi je n’ai compris la théorie que du jour où je l’ai mise en pratique... et même, les chiffres ne me diraient rien du tout s’ils ne représentaient pas des valeurs marchandes...» Tandis qu’il parlait, mes yeux, errant à travers le salon, venaient de rencontrer un petit dessin à la sanguine--un profil de femme au nez fin, au menton gras, payé cent sous par Mme Chardin chez un brocanteur naïf. Dans un coin du papier, caché sous d’imperceptibles moisissures, l’encadreur avait découvert le monogramme d’Antoine Watteau... «Quand vous voudrez, Madame, disait-il souvent, nous avons acquéreur à cinq mille francs...» Je songeai: «Deux lettres tracées sur une feuille jaunie... et le nez retroussé, le menton à fossette sont devenus, eux aussi, des «valeurs marchandes»... Faut-il donc toujours en arriver là?» Justement, tante Lydie, comme pour répondre à ma pensée, appuyait de commentaires bienveillants les dernières paroles de Philippe et je l’entendais porter aux nues les industriels, les hommes forts et actifs--jusqu’à traiter «d’inutile mandarin» son fils qui ne semblait guère s’en émouvoir. Un peu déçue, un peu troublée, je l’écoutai quelque temps discourir sur ce mode inaccoutumé, puis d’un ton plaintif je m’écriai: «Tout cela est bel et bon, mais vous ne m’avez toujours pas indiqué ce que je pourrais faire cet hiver...» François se pencha vers moi. «Vous êtes prête à tout? demanda-t-il gaîment. --A tout. --Aucun travail ne vous rebutera? --Aucun...» Tante Lydie s’agita dans sa bergère: on eût dit que ce badinage l’impatientait. Mais François poursuivait d’un ton solennel: «Vous accepterez mes conseils aveuglément? --Aveuglément!...» répétai-je. Et je levai vers lui, tout en riant, des yeux où devait se lire une confiance absolue... Deux petits coups secs résonnèrent sur la table: c’était tante Lydie qui fermait brusquement son étui à lunettes. «Tu es absurde! dit-elle à son fils. Laisse donc Geneviève choisir elle-même ce qui lui convient... D’ailleurs je ne vois pas pourquoi elle ne finirait pas par s’intéresser aux comptes de son mari...» François rougit,--fâché sans doute, à trente-six ans, que sa mère le rembarrât comme un gamin. Pourtant il se tut, pendant que Philippe disait bonnement: «Mais, ma tante, je ne tiens pas du tout à la faire travailler, moi!... Je ne demande qu’une chose, c’est qu’elle s’amuse... que ce soit en jouant du piano, en tricotant des bas ou en traduisant de l’anglais, du russe, du chinois... tout ce qu’elle voudra...» L’incident fut clos. Nous commencions à connaître ce que Philippe appelait «les lubies de ma tante». Seulement, dans l’antichambre où François nous reconduisait, je lui dis en confidence: «Vous penserez à moi, n’est-ce pas?...» D’abord il me regarda sans répondre, comme s’il ne comprenait pas bien. Puis il eut un sourire singulier. «A vous? Oh! oui, je vous promets d’y penser... et de vous trouver ce que vous cherchez...» Le mercredi suivant, il apportait un livre qu’il me tendit triomphalement--un petit livre relié en toile grise, grand comme la main, épais comme le doigt, avec des tranches rouges et un titre anglais. «Oh! fis-je, il n’est pas gros...» Mais quand je l’eus ouvert, ma moue dédaigneuse se changea en grimace: trois cents pages de papier pelure, imprimées en caractères minuscules. Philippe se penchait sur mon épaule. «Sapristi! quel grimoire!... A ta place, j’aimerais mieux un «copie de lettres...» François vit mon effarement et me rassura. «C’est un ouvrage de vulgarisation, très clair, très facile... une histoire succincte, mais complète, de l’art bouddhique, avec la liste de tous les monuments connus... Mon éditeur m’avait demandé de le traduire, mais je n’ai pas le temps... Le manuscrit doit être livré en mai; j’ai calculé que cela ne représente pas plus de deux pages par jour... ce n’est pas un travail démesuré pour vous, puisque vous lisez couramment l’anglais...» Indécise, je feuilletais le petit volume; il me semblait plus joli, moins rébarbatif. «Il y a des mots hindous!... mais le texte a l’air facile, en effet... Et puis, vous m’aiderez bien un peu? demandai-je timidement. --Oh! tant que vous voudrez», fit-il avec élan. Puis soudain, d’un ton tranquille: «Mais, je suis sûr que vous n’aurez pas du tout besoin de moi.» Le sort en était jeté. Dès le lendemain, je me mis à l’ouvrage. Jamais hiver ne me parut plus court. Mes matinées se passaient à lire les pages que je devais traduire, à élucider les passages obscurs. Le soir, je rédigeais, d’une grosse écriture bien nette. J’avais transporté mon bureau dans le cabinet de Philippe, qu’une maladie grave de son associé obligeait aussi à un surcroît de besogne, et nous travaillions sagement tous les deux, sortant peu, refusant trois invitations sur quatre. De temps à autre, il m’arrivait de le consulter, car il savait bien l’anglais,--il le parlait même beaucoup mieux que moi. Mais les termes d’art et d’architecture ne lui étaient pas familiers, et il me faisait faire des contre sens. Je dus renoncer à utiliser ses lumières. Tantôt chez nous, tantôt rue Barbet-de-Jouy, je soumettais mon travail à François qui le relisait, le révisait et me donnait toutes les explications désirées, le plus simplement et le plus clairement du monde, en illustrant ses démonstrations de force gravures et photographies. Peu à peu j’étais devenue très experte en la matière, et les mots de «topes» et de «lâts», les noms de «Parambanan» et de «Tyandi-Sevou» sortaient de mes lèvres avec une facilité qui faisait la joie de Philippe--ces vocables inconnus lui paraissant des plus comiques. «Écoute, ma tante... non, mais écoute un peu... si on ne dirait pas un vieux professeur de sanscrit!...» Et il riait--sans trouver beaucoup d’écho. Tante Lydie s’était de nouveau assombrie, et sa santé laissait encore à désirer. Malgré tout, nous passions de bons moments; les jours fuyaient avec une rapidité vertigineuse. Un après-midi que je m’étais attardée à ma table de travail, cherchant à rattraper ma soirée perdue la veille au théâtre, Thérèse vint me surprendre, escortée de ses deux enfants qu’elle ne quittait jamais. Hélène marchait seule maintenant; en la voyant rouler vers moi comme une toupie, toute ronde, les bras écartés, chancelant encore sur ses grosses jambes, je pensai: «Le mien aurait presque son âge...» Mais ce ne fut qu’un éclair douloureux: je n’avais plus le temps de m’absorber dans des regrets sans fin. «Qu’est-ce que vous devenez donc? s’enquit Thérèse. Voilà des siècles qu’on ne vous a vue...» C’était vrai; je négligeais un peu mes amis depuis quelque temps. Humblement, je m’excusai: nous avions mené, tout l’hiver, une vraie vie de sauvages; mon mari avait des affaires et des rapports par-dessus la tête. «Et moi aussi, voyez, je travaille...» Non sans orgueil, je montrais les feuillets amoncelés devant moi, le dictionnaire anglais grand ouvert. Thérèse manifesta d’abord une curiosité sympathique: elle me croyait occupée à traduire quelque ouvrage de droit commercial ou industriel. Quand elle eut compris qu’il ne s’agissait ni de la culture du chanvre en Angleterre, ni de la question des «trusts», elle sembla se désintéresser de mes efforts. En vain j’essayai de lui faire admirer mon manuscrit aux trois quarts achevé, et les belles petites notes alignées au bas des pages, à l’encre rouge: elle regardait, elle m’écoutait parler; mais sur sa figure aux traits mobiles, je lisais une indifférence voulue, excessive--une «indifférence passionnée» si l’on peut ainsi dire. Jacques furetait partout, suivi de sa petite sœur qui ne le quittait pas d’une semelle et qu’il morigénait de la belle façon. «Laisse ça, Nénette... veux-tu bien laisser ça, petite vilaine...» Nénette se mit à crier: toute branlante, tendue dans un effort comique, elle essayait d’agripper sur la console un bibelot que Jacques venait de saisir prestement «pour qu’elle ne le casse pas», disait-il. «Dieu! que ces enfants sont insupportables!...» Thérèse se leva et prit des mains de son fils l’objet en litige--une statuette d’ivoire finement travaillée, sorte d’ange bouddhique, les ailes au dos et foulant aux pieds un serpent. «Regardez, dis-je, comme c’est curieux, cette influence chrétienne...» François, quelques jours auparavant, m’avait fait comprendre les causes d’une similitude au premier abord inexplicable... Mais déjà Thérèse reprenait son expression absente. «Oh! vous savez, moi, l’art hindou... je n’y connais rien...» Un peu dépitée, je parlai d’autre chose. Et tout de suite elle redevint affectueuse et gaie. Quand elle partit, après une heure de causerie amicale, agrémentée de quelques gronderies, caresses--et autres préoccupations maternelles,--j’avais presque oublié le début de sa visite. Pourtant, dès que, restée seule, je voulus me remettre au travail, je me sentis gênée, vaguement malheureuse, comme si Thérèse eût laissé après elle une odeur de blâme. La petite idole d’ivoire me regardait de ses yeux fixes. Je fermai mon cahier et, le menton sur mes mains, je me plongeai dans des réflexions moroses. «Thérèse est absurde... elle voudrait que tous les ménages fussent pareils au sien... Parce qu’elle travaille avec son mari, pour son mari, aux mêmes choses que son mari, elle ne conçoit pas qu’une autre femme puisse comprendre la vie différemment... C’est comme tante Lydie, qui me conseille maintenant de lire les articles économiques de la _Revue des Deux-Mondes_... Philippe n’en demande pas tant, lui... ce bon Philippe! Il est content, je ne m’ennuie plus... nous nous occupons chacun de notre côté... Pourquoi donc les autres veulent-ils nous empêcher de vivre à notre guise?...» J’eus un geste d’impatience, et, rouvrant livre et dictionnaire, je repris où je l’avais laissée la description du temple d’Ellorah... Avant la date fixée, ma traduction était finie, parachevée, prête pour l’impression. Je la remis à François le dernier mercredi d’avril, après notre dîner de famille. Nous étions tous réunis, y compris papa et tante Lydie elle-même qu’un ascenseur nouvellement installé avait hissé jusqu’à notre cinquième. Quoiqu’elle eût semblé, au début, plutôt hostile à ma grande entreprise, elle me félicita gentiment de l’avoir menée à bien. Papa, qui me savait paresseuse et qui s’était montré sceptique, ne cachait pas son étonnement. Quant à Philippe, il m’admirait, comme toujours, sans réserve. «Elle a lestement enlevé ça, hein?... Et quelle persévérance! Je l’ai vue, moi, je l’ai vue à l’ouvrage...» répétait-il avec fierté. François tournait et retournait les bienheureuses pages; peut-être avait-il compris combien il m’en coûtait de les voir partir, emportant avec elles tout ce monde enchanté de la science et du rêve où j’avais vécu plusieurs mois... Il sourit--quelle bonté dans ce sourire! N’était-ce pas ainsi que Mlle Verdy me regardait jadis, au moment où dans ses yeux, sur ses lèvres, je lisais d’avance--je sentais venir la phrase tant attendue: «C’est bien, vous êtes une bonne fille...»? Cette phrase, François ne la prononça pas; mais je m’imaginai qu’il la pensait. Et devinant le regret que je n’avais pourtant pas exprimé: «Ce n’est pas fini, dit-il; nous aurons encore la correction des épreuves...» Une seconde période commença, période ravissante où je connus la joie de voir imprimées en toutes lettres ces lignes sorties, sinon de mon cerveau, du moins de mes doigts, où je m’initiai au mystère des signes cabalistiques qu’on trace dans les marges, sur un papier qui boit, avec une plume qui crache. François relisait après moi tous les placards, sûr d’y trouver encore des fautes qu’il me signalait ensuite malicieusement. «Les femmes n’ont pas «l’œil typographique», assurait-il. Et je me piquais au jeu, tout heureuse quand je ne lui avais laissé à glaner que quelques virgules omises ou quelques accents mal placés. Entre temps il se rendait lui-même chez l’éditeur, car j’avais bien spécifié qu’on ne prononcerait pas mon nom et qu’il dirigerait seul la publication, rédigée par «un de ses élèves». Cette nouvelle phase de notre collaboration donna lieu à quelques palabres dans le vieux salon Louis XVI, sous les yeux résignés de tante Lydie qui considérait évidemment tout cela comme un jeu puéril et sans utilité. «Et ta thèse?» demanda-t-elle un jour, de ce ton demi-moqueur, demi-fâché qu’elle prenait maintenant assez souvent. «Ma thèse? mais elle avance, maman... et plus que tu ne crois. Tu sais, si je mettais bout à bout toutes les heures que j’ai perdues depuis dix ans, en Cochinchine et ailleurs, rien qu’à dormir après mon déjeuner... j’arriverais à un joli total--de quoi corriger vingt volumes d’épreuves in-folio... A Paris, on met les bouchées doubles... on dévore le travail... --Oui, murmura tante Lydie, mais la vie vous dévore, aussi...» L’âpreté de son accent me frappa; je la regardai--dévorée, en effet, semblait-il, par cette vie qu’elle sentait fuir trop vite... Un moment, je crus avoir pénétré le fond de son âme; malade, plus atteinte qu’elle ne voulait l’avouer, elle nourrissait une idée fixe, presque morbide: la thèse, le doctorat, le séjour à Paris stable, définitif--la paix pour les années qui lui restaient. Tout ce qui détournait son fils de ce but ardemment désiré lui paraissait, à elle, négligeable--presque nuisible. De là--du moins je le pensai--cette irritation latente qu’elle laissait parfois paraître, dès que ma pauvre traduction revenait sur le tapis. J’en ressentis quelques remords--au point de n’éprouver qu’un plaisir incomplet, le jour où François m’apporta le premier exemplaire de notre volume enfin paru. Un bien joli petit exemplaire, pourtant, plus pimpant, moins austère que l’original britannique, et sur lequel brillaient en lettres d’or les noms de François Chardin--l’éditeur l’avait exigé--et de _Georges Naville_--mes deux initiales à moi, accostées de syllabes quelconques. Philippe se mit à rire: ce nouvel avatar de sa femme l’amusait prodigieusement. Je riais aussi; j’examinais les tranches, le dos, le plat, le titre--je me déclarais ravie... «Vous n’avez pas l’air aussi heureuse que je l’aurais cru», dit simplement François. Rien ne lui échappait! Quelque chose dans le son de sa voix me fit craindre de l’avoir peiné. Confusément, j’essayai de lui expliquer mes scrupules--son temps gâché, sa thèse retardée par ma faute, la désapprobation visible de sa mère--toutes ces idées qui, depuis quelques semaines, me tourbillonnaient dans la tête, et qui venaient aujourd’hui, comme un essaim de vilains oiseaux noirs, se poser sur ma joie présente... Philippe m’écoutait avec stupeur. «Quelle drôle d’imagination tu as!... tu ne penses qu’à te tourmenter... Je suis sûr que ces bêtises ne lui ont pas fait perdre une heure de travail... n’est-ce pas, mon vieux? Et quant à ma tante, tu sais combien elle est devenue nerveuse...» Il employait souvent ce terme vague qui résume tout un ordre de sensations et de phénomènes inconnus aux natures placides. François soupira: «Oh! si j’étais sûr qu’elle fût seulement nerveuse!... Mais Philippe a raison, Geneviève; vous pouvez mettre votre conscience en repos: ma thèse est finie depuis hier... --Finie! m’écriai-je. Oh! que je suis contente!... Alors je ne regrette plus rien...» Plus rien. Toute la soirée je me sentis joyeuse. Les fenêtres, grandes ouvertes sur le ciel mauve de juin où tremblaient de petites étoiles bleues, laissaient pénétrer, avec la lueur indécise du crépuscule d’été, l’odeur indéfinissable du Luxembourg et de la rue--mélange d’acacias en fleurs, de mousse de bière, de poussière chaude et de gazon fraîchement arrosé. Nous causions--ou plutôt je parlais presque seule, un peu excitée, bavarde contre mon habitude. Philippe fumait un gros cigare; François roulait des cigarettes d’un tabac blond qui sentait le caramel, et les laissait s’éteindre l’une après l’autre, distrait sans doute par quelque pensée étrangère à nous, car il ne disait pas grand’chose. Un peu avant onze heures, il se leva pour partir. Nous étions restés dans l’obscurité pour mieux goûter la douceur de la nuit. Les lampes allumées, je le vis debout près de la table, maniant le petit livre que j’y avais posé soigneusement. Il se tourna vers moi. «Si vous vouliez... si cela vous était égal, j’aimerais emporter cet exemplaire là... Je vous en ferai envoyer d’autres par le libraire... Et puis, avouez que j’ai bien mérité une petite dédicace de votre main... Tous les auteurs le font, vous savez», ajouta-t-il en souriant--d’un sourire presque timide. Il ne m’avait pas habituée à de telles cérémonies. «Oh! dis-je, moi, je veux bien... quoique je ne sois pas un auteur «pour de bon...» Et tout d’un trait, j’écrivis sur la feuille de garde: «A mon cher maître et ami, son élève reconnaissant. «G. N.» «Bravo! Parfait! approuva Philippe qui pouffait de rire derrière moi. Comme cela, personne ne pourra soupçonner que le traducteur n’est pas un petit jeune homme...» François lut de tout près, sans lorgnon, les mots que je venais de tracer; son regard, quand il le forçait ainsi, semblait toujours un peu étrange... Puis, après s’être assuré que l’encre était bien sèche, il referma doucement le volume, le glissa dans la poche de sa jaquette, prit congé de nous et s’en alla... Alors seulement, je m’aperçus qu’il avait oublié de me dire merci. X L’été qui suivit s’organisa d’une façon à la fois imprévue et monotone. L’associé de Philippe, malade depuis près d’un an, avait fini par mourir, laissant des enfants mineurs, une veuve inhabile aux affaires et un frère, ingénieur capable et expérimenté, mais dont l’intronisation comme codirecteur offrait quelque difficulté, à cause de son caractère entier, peu sympathique au personnel. Philippe, sans cesse appelé à l’usine pour discuter ces questions délicates, dut abandonner momentanément la partie commerciale et administrative qu’il s’était réservée. Il confia ses bureaux de Paris à un vieil employé blanchi sous le harnais et m’emmena passer les mois de vacances à Saint-Maurice-Lille--dans cette grande maison où son père était né--tout contrit, le pauvre garçon, de m’offrir une si triste campagne et une atmosphère si enfumée. «Tu sais, me proposa-t-il quelques jours avant notre départ, si tu préfères aller en Bretagne avec les Debray, tu es libre...» Je souris, touchée de son abnégation, et, refoulant de mon mieux le gros soupir qui me montait aux lèvres: «Comment peux-tu croire, dis-je, que je voudrais te quitter pendant si longtemps? Puisque je n’ai pas de cure d’air à faire cette année, profitons-en pour ne pas nous séparer...» Ses bons yeux, où j’avais vu passer l’effroi candide de me voir accepter son offre, s’éclairèrent d’une gratitude infinie. «Alors, c’est bien vrai? Tu aimes mieux venir? Que tu es gentille, ma chérie!... Moi, vois-tu, j’ai toujours peur que tu ne t’ennuies... Mais je peux bien te l’avouer, maintenant: je ne sais pas ce que je serais devenu tout ce temps-là sans toi...» Je bouclai donc mes malles pour Saint-Maurice, sinon avec beaucoup de joie, du moins avec le ferme propos d’être raisonnable et de ne pas entraver, par de vaines récriminations, les affaires de mon mari. Pourtant j’allais me trouver bien seule dans ce pays inhospitalier: les Debray, tous deux anémiés et surmenés, s’octroyaient trois mois de mer à l’extrême pointe du Finistère--un prix décerné fort à propos par l’Académie des Sciences leur permettait cette folie--et tante Lydie, que son fils avait enfin décidée à consulter, partait pour les eaux de Bagnoles. «Mauvaise circulation...» diagnostiquaient les médecins. François, de toute la saison, ne pouvait songer à quitter sa mère. Papa, lui, me demeurait fidèle; mais l’administration barbare lui accordait tout juste trente jours. Le reste du temps, je devrais me résigner à vivre sur mon propre fonds intellectuel. Philippe serait très occupé--et d’ailleurs... Sans vouloir achever ma pensée, je réunis une bonne provision de livres--parmi lesquels deux ou trois ouvrages sur l’art hindou--et de musique--beaucoup de Wagner, hélas! et pas trace de Gounod. La veille de mon départ, j’achetai _Parsifal_, que je connaissais peu, mais dont François parlait toujours avec recueillement, et je le glissai à la hâte dans une valise restée ouverte, entre mes corsages de batiste et les gilets blancs de Philippe. «C’est un peu gros, pensai-je, et un peu dur... Bah! la batiste se repasse très bien, et le piqué aussi...» Tel fut le viatique dont je me munis pour affronter la fumée des usines, la monotonie des champs de betteraves et la société des habitants de Lille. Malgré tant de précautions, l’été me parut long. Et, chose étrange, je n’ai gardé de ces quelques mois que des souvenirs imprécis. Alors que de l’hiver précédent, si studieux et si calme pourtant, je me rappelle encore, après quatorze ans, les moindres détails--jusqu’à la robe que je portais le jour où je commençai ma traduction, jusqu’à la couleur jaunâtre des épreuves imprimées, à leur bonne odeur de papier humide et d’encre fraîche--mon séjour à Saint-Maurice n’a laissé dans ma mémoire que des images vagues, grises comme le ciel toujours voilé, malgré les splendeurs de juillet et le soleil d’août. Je ne sais si je m’ennuyais; en tous cas, je n’éprouvais aucun besoin de distraction, et l’annonce d’une visite, la perspective d’une relation nouvelle provoquaient toujours de ma part un petit mouvement de recul, une attitude défensive qui déconcertaient Philippe. «Nous appelons ça «l’épaule rennaise», disait papa en riant. Il reconnaissait bien, lui, le vieux sang de nos ancêtres bretons, et le geste instinctif du sauvage qui se met en garde contre l’ennemi. Non, je ne m’ennuyais pas. Mais, sans même m’en rendre compte, je vivais une existence irréelle et comme transitoire. Ma pensée, malgré moi, vagabondait toujours en deçà ou au delà du présent; cette maison--la mienne, après tout--me semblait étrangère; ce grand jardin triste prenait l’aspect d’un décor de rêve. Philippe, seul vivant et affairé au milieu de la mélancolie ambiante, m’apparaissait encore plus différent de moi qu’aux premiers jours de notre mariage. «Sans doute, me disais-je, dans ce temps-là, nous étions bien jeunes... deux enfants: tante Lydie n’avait pas tort... En sept ans, on évolue, on se transforme... Mais pourquoi la vie commune, au lieu de nous façonner deux âmes pareilles, nous éloigne-t-elle chaque jour l’un de l’autre?... Ou bien est-ce moi qui m’éloigne de lui--moi seule qui change, tandis qu’il reste le même?...» J’avais de nouveau perdu cette sérénité, cette quiétude d’esprit, reconquise à grand’peine quelques mois auparavant et que j’attribuais à la toute-puissance du travail. Pour la retrouver, j’essayai de reprendre mes livres, et je commençai la lecture d’une étude sur les poèmes védiques. Mais dans mon ardeur inconsidérée, j’avais choisi une édition trop savante, bourrée de considérations sur l’histoire et la linguistique qui me rebutèrent très vite. «Ce sera pour l’hiver prochain,» pensai-je--comptant bien demander à François de me guider dans ce labyrinthe. En attendant, j’en étais réduite à me nourrir de romans, triste pâture, plus énervante que saine. Restait _Parsifal_: je m’y plongeai éperdument. Dix fois, vingt fois, je revis la partition, découvrant à chaque page, dans ce pâle reflet qu’est une réduction «piano et chant», des beautés dont la révélation m’enchantait et que je devais garder pour moi seule. Parfois, j’étouffais un peu de toute cette admiration rentrée, et je me disais qu’il eût été bon d’avoir autour de moi, tournant mes pages et mêlant leur voix à la mienne, des fervents tels que les Debray, François ou sa mère. Mais tous étaient loin. Papa, je le sentais bien, m’écoutait avec plus de complaisance paternelle que de sens esthétique. Quant à Philippe, dont l’attrait pour la musique était aussi réel que son incapacité absolue à la comprendre, je redoutais par-dessus tout ses jugements et ses réflexions. Aussi, dès que je voyais poindre à l’horizon son visage réjoui, vermeil sous le chapeau de paille, ou que j’entendais résonner dans le vestibule son pas solide d’homme bien portant, je fermais rapidement mon piano et Wagner disparaissait dans les profondeurs du casier. Que les femmes qui n’ont jamais entretenu de commerce secret avec quelque demi-dieu, à l’insu d’un mari profane, me jettent la première pierre! Heures lentes, songes sans but... Cette saison ne me fut pas bonne. Un seul épisode est resté gravé profondément dans mon esprit--un incident qui faillit achever de me démoraliser. Je gardais, dans une jolie petite bourse, trois cents francs payés par l’éditeur de l’_Art Bouddhique_. François me les avait apportés en riant, et mon premier mouvement avait été de les refuser; puis je m’étais ravisée, curieuse tout à coup de palper cet argent «gagné»,--pensant aussi qu’il serait beaucoup mieux placé dans la poche de quelque besogneux que dans la caisse d’un grand libraire parisien. En arrivant à Saint-Maurice, je songeai tout de suite au meilleur moyen d’employer mon trésor. «Donne-le à notre orphelinat», dit Philippe. Ce mot me déplut; il me rappelait les affreuses petites brassières grisâtres que je confectionnais jadis sous la direction de mes grand’tantes Olympe et Cornélie,--toutes deux, les pauvres femmes, s’en étaient allées depuis, dans un monde meilleur, tricoter pour les chérubins nécessiteux.--Et puis je savais que l’orphelinat de l’usine, luxueusement installé et pourvu d’un nombre incalculable de dames patronesses, fonctionnait à merveille et n’avait nullement besoin de mon insignifiante obole. Ce qu’il me fallait, c’étaient des pauvres authentiques, inconnus de la charité officielle,--des pauvres à moi toute seule, comme mon argent. Je ne le cachai pas à Philippe. «Et Dieu sait que les misères ne doivent pas manquer ici», ajoutai-je en songeant à la ville triste, au climat ingrat, au labeur incessant de la fourmilière humaine qui grouillait par les rues. M. Louis Mauroy, le nouvel associé, dînait chez nous ce soir-là,--un beau garçon à la moustache blonde, à la raie impeccable, portant haut sa tête correcte et dédaigneuse. Je le connaissais déjà, ayant eu l’occasion de le recevoir à Paris; une fois entre autres il s’était rencontré avec François, et j’avais pu assister à la plus belle éclosion d’antipathie spontanée entre ces deux hommes--notamment au cours d’une longue discussion sur les réformes sociales dont notre cousin était sorti vaincu en apparence, mais plein de mépris pour les arguments antédiluviens de son adversaire. «Jamais je n’ai rencontré de cœur aussi sec, ni d’esprit aussi étroit», m’avait-il confié, encore tout hérissé d’indignation généreuse. Je pensais exactement de même, sans trop oser l’avouer toutefois, car je savais Philippe féru d’admiration pour ce camarade plus ancien et plus brillant que lui. Quand M. Mauroy m’entendit parler des misères de Lille, un sourire sceptique effleura sa jolie moustache. «Si j’osais vous donner un conseil, madame,--cette formule polie, qu’il savait allier avec l’accent le plus impertinent du monde, avait le don de m’exaspérer,--je dirais comme Noizelles: tenez-vous-en à l’orphelinat... La caisse est surveillée par des personnalités de toute confiance, les enquêtes sont faites avec soin: au moins on est sûr de ne pas perdre son argent... Tandis que si vous vous lancez dans la charité particulière, ces gaillards-là auront vite fait d’abuser de votre bonté...» «Bonté», prononcé par lui, prenait des intonations presque insultantes et devenait si évidemment synonyme de «bêtise» que je n’hésitai plus: dès le lendemain, grâce au zèle de ma vieille Julie, venue en villégiature chez nous avec papa et qui valait à elle seule tout un bureau de bienfaisance, je me mis à la recherche d’une famille pauvre,--ne fût-ce que pour prouver à M. Mauroy que je me souciais peu de ses «conseils». Après quelques déboires--ces braves gens, il faut bien l’avouer, n’étaient pas tous des saints--je finis par mettre la main sur une de ces détresses noires auxquelles on ne croit pas, tant qu’on ne les a pas touchées du doigt: six enfants, échelonnés de sept ans à quinze jours--la mère anémiée, presque mourante de fatigues et de privations; le père gagnant deux francs par jour à boucher des bouteilles dans une fabrique d’apéritifs--«d’impératifs», disait la femme, pauvre créature héroïque, qui parvenait encore à maintenir dans son taudis quelque chose de la propreté flamande. Mes trois cents francs tombèrent dans cet océan de misère comme une petite pierre dans un grand lac; je les dépensai joyeusement, heureuse de les avoir gagnés moi-même, sûre que François m’aurait approuvée d’employer ainsi «notre argent». A ma troisième visite, je rencontrai Wavrin, le mari--sorte de colosse hirsute et bonasse dont le regard bleu pâle reflétait un étonnement perpétuel. Il me salua gauchement--j’étais beaucoup plus intimidée que lui--et tandis que je balbutiais quelques bonnes paroles, avec le sentiment de mon impuissance et la honte de me sentir trop riche, je voyais ses grosses mains tortiller sa casquette d’un geste machinal. Je compris bien vite qu’il était venu exprès pour me parler. Ce fut long, diffus; mais, sa femme aidant, il finit par s’expliquer. Pendant vingt ans, depuis sa quatorzième année, il avait travaillé à la filature--Noizelles, Mauroy et Cie--d’abord comme apprenti, puis comme ouvrier étireur à six francs par jour. «Ben, ça marchait tout de même, on n’était pas trop malheureux... jusqu’à la mort de M. Jean Mauroy, un ben brave homme!... Mais M. Louis, c’est pas du bon monde... Il m’a renvoyé, rapport à la politique...» A travers ses explications confuses, je devinai qu’il avait subi l’influence d’un camarade, un Parisien malin et beau parleur. «Leblond, qu’il s’appelait, grommela la femme; un farceur... je te l’ai toujours dit...» L’homme rit doucement, d’un rire naïf. «Farceur, je ne sais pas... Mais il causait... oh! ce qu’il causait bien!... Quand il nous payait la chope au _Coq Hardi_, qu’il nous lisait les journaux de Paris, et qu’il commençait à dire sur les patrons, sur les salaires, et que nous étions tous des poires... ben ça... c’était épatant... Moi, je ne comprenais pas toujours... je ne suis pas très vif, vous savez... Faut croire qu’il parlait trop... Y avait pas huit jours que M. Louis était directeur qu’il l’a fait venir... Leblond, M. Louis, vous comprenez... et qu’il lui a flanqué son compte... L’autre a voulu se fâcher; il a causé aux camarades, mais les camarades ne voulaient plus rien savoir... Alors, moi, j’ai dit: «T’as raison, et le patron n’est pas chic...» Le lendemain... ben, vlà!... c’était mon tour.» Je le regardais, étonnée qu’il n’eût pas plus de rancune et qu’il contât sa mésaventure d’un ton si placide. «A-t-on renvoyé d’autres ouvriers? demandai-je. --Non, Leblond et moi, seulement... Les autres avaient peur, je vous dis... Moi, si j’avais su, bien sûr, j’aurais rien dit non plus... Leblond s’est tiré des pieds: il avait des amis... et puis il est garçon... maintenant il est en Belgique, à Courtrai, avec une bonne place... Mais moi, j’ai la femme et les fieux: pas moyen de déménager tout ça... On n’a pas rigolé les premiers temps... Pas le sou à la maison... et dans les filatures, personne n’a voulu de moi quand on a su que j’étais renvoyé de chez Noizelles et Mauroy... A la fin, j’ai trouvé les «impératifs»... Mais quarante sous par jour pour huit, ça n’est pas gras, avec une femme malade... Et alors, Madame, si c’était un effet de votre bonté de parler à M. Noizelles, pour qu’on me reprenne... Je suis un bon ouvrier, vous savez, ben rangé, pas noceur... Et tant qu’à la politique... ben... pourvu qu’ils ne crèvent pas de faim, ici, je penserai tout ce qu’on voudra...» Il me regardait, de ses yeux de chien résigné, sans haine, un peu bête... D’un grand élan, je promis mon appui, me fiant au bon cœur de Philippe, à mon influence sur lui: je les laissai pleins d’espoir. Tout le long du vilain chemin poudreux qui, des faubourgs de Lille, me ramenait à Saint-Maurice, je marchais, contente, un peu exaltée. Pour la première fois, j’allais essayer mon pouvoir de femme, mettre à l’épreuve ce grand amour que je sentais sans cesse autour de moi. Non que j’eusse l’intention d’user d’adresse ou de coquetterie: je voulais seulement plaider de toute mon âme la cause de Wavrin. Le juge n’était pas terrible; et puis, j’avais le bon droit de mon côté. «Et Mauroy?... Bah! je m’en moque. Entre son associé et sa femme, Philippe n’hésitera pas... Hier encore, j’entendais dire qu’on manquait d’ouvriers...» Plus j’y songeais, moins la réussite me semblait douteuse... Et je me réjouissais à l’idée que nous serions unis, Philippe et moi, dans un même sentiment de pitié... Le soir, après le repas, je présentai ma requête. Nous avions royalement dîné--malgré moi je me rappelais la soupe au pain noir et les deux raves que j’avais vues ce jour-là sur la table des Wavrin. Philippe allumait un excellent cigare et marchait à pas lents près de moi sous les marronniers du jardin. Papa, ses vacances écoulées, nous avait quittés la veille, et nous nous retrouvions en tête à tête pour un grand mois. «Tu sais, dis-je, j’ai trouvé le placement de mes trois cents francs... Et j’ai bien autre chose à te demander...» Il me regarda en souriant. «Quel ton solennel! Est-ce que je t’ai jamais rien refusé? --Oh! ce n’est pas d’argent qu’il s’agit...» Je commençai mon récit, le plus nettement que je pus,--émue malgré tout de la responsabilité subite que je sentais peser sur moi. Philippe m’écoutait en silence, sa bonne figure soudain rembrunie; du coin de l’œil, dans le crépuscule humide qui s’épaississait autour de nous, je le voyais mâchonner son cigare d’un air préoccupé. «C’est une affaire, murmura-t-il enfin; une vraie affaire... J’en parlerai à Mauroy... je doute qu’il consente, d’ailleurs... --Qu’il consente! m’écriai-je impétueusement. Tu ne peux donc pas décider cela tout seul?» Il parut surpris, presque choqué. «Mais non, pas du tout... C’est lui qui a la haute main sur le personnel, comme son frère... moi je ne m’en suis jamais occupé... Et puis, voyons, tu veux que je réintègre sans le consulter un ouvrier qu’il a renvoyé pour des raisons graves? Ce serait un procédé inqualifiable...» La raison parlait par sa bouche--elle parlait même d’un ton inusité. Jusqu’alors j’étais restée absolument étrangère à toute une partie de sa vie; je n’avais connu que le mari très bon, l’amoureux très faible... Et voilà que subitement je me heurtais à M. Philippe Noizelles, de la maison Noizelles et Mauroy... Un petit frisson me passa entre les deux épaules: était-ce le brouillard qui tombait des arbres trop drus, trop verts, ou le découragement qui s’abattait sur moi comme un manteau de glace? Tous les arguments irrésistibles que j’avais préparés s’envolèrent de ma mémoire; j’essayai pourtant de décrire le misérable intérieur des Wavrin, les enfants chétifs, la femme exténuée... Philippe m’arrêta: évidemment il ne voulait pas se laisser attendrir. «Nous en reparlerons demain, dit-il, quand j’aurai vu Mauroy...» Le lendemain, au lieu de me tenir, comme de coutume, à la porte du jardin, je l’attendis dans le salon, énervée, inquiète. Et dès qu’il parut sur le seuil, je compris que je ne serais pas la plus forte, et que le patron l’emporterait, cette fois, sur le mari. «C’est impossible, tout à fait impossible... Mauroy connaît très bien ton protégé--trop bien!... Il a refusé catégoriquement de le reprendre... J’en suis désolé pour toi, ma chérie...» Il s’avançait, sympathique et consolant: je me dérobai à son baiser. «Pour moi!... C’est à eux que je pense. Tu n’as donc pas dit combien ils sont malheureux?...» Alors, avec un grand geste impuissant: «Que veux-tu?... C’est très triste, en effet... surtout pour la femme, pour les enfants... Mais le mari n’est pas intéressant: Mauroy l’a surveillé... il allait dans les réunions publiques, il recevait des journaux socialistes... C’est un homme dangereux...» Dangereux, le pauvre Wavrin! Je revis les yeux de chien, naïfs et soumis; j’entendis la voix traînante, un peu rauque: «Pourvu qu’ils ne crèvent pas de faim, ici, je penserai tout ce qu’on voudra...» Mon cœur se serra de pitié. «Oh! Philippe, on t’a trompé, je t’assure... Il n’a pas l’air méchant; il a promis de ne plus s’occuper de politique... Et puis il avoue lui-même qu’il n’y comprenait rien... C’est ce Leblond qui lui avait monté la tête... Mais si tu le voyais! Si tu voyais tous ces petits! Veux-tu que je t’y mène, dis?... Veux-tu parler toi-même à Wavrin?...» Il se raidit, avec l’entêtement des faibles. «Non, je ne peux pas... j’aurais l’air de faire une enquête, de blâmer mon associé... Et pour tout ce qui touche au personnel, je m’en rapporte absolument à lui... Il a voulu faire un exemple: l’homme se trouve chargé de famille; c’est fâcheux, mais nous n’y pouvons rien... Que diable! nous avons bien le droit d’être stricts sur les questions de discipline!...» Je n’en croyais pas mes oreilles: quelle autorité ce despote prenait sur lui! «Stricts!... Dis donc sans pitié, sans cœur... Ce n’est pas de toi que je parle: je sais que tu es bon. Mais ton Mauroy, vois-tu, je le déteste... François le savait bien...» Philippe, qui parcourait le salon de long en large, élevant la voix pour se donner du courage, s’arrêta soudain. «Qu’est-ce que François vient faire là dedans?... Je te répète que j’ai en Mauroy la plus grande confiance... Et tu pourrais me faire l’amitié de prendre mon avis, plutôt que celui de François, qui ne l’a vu qu’une fois...» Il semblait tout à fait fâché; je sentis ma cause perdue: des larmes me vinrent aux yeux. «Ces pauvres gens! fis-je; c’est affreux!... Moi qui leur avais presque promis...» Il y eut un petit silence. Philippe, honteux sans doute de son mouvement d’humeur, s’était rapproché de moi. «Écoute, tu viens de dire toi-même que je ne suis pas méchant... Toi, ma petite amie, tu es trop bonne... Je crois que ce Wavrin t’a enjôlée; mais il faut se méfier de ces citoyens-là...» C’était encore, toujours Mauroy qui parlait. Pourtant je n’osai plus protester, tandis qu’il continuait: «Si la femme et les enfants te tiennent tant au cœur, je te donnerai tout l’argent que tu voudras... Ce n’est pas moi qui t’empêcherai jamais de faire la charité!... Seulement ne me parle plus des ouvriers... C’est une question de principe, tu sais... Les femmes n’entendent rien à cela... Est-ce que je m’occupe de tes broderies, moi, de ton anglais, de toutes tes petites affaires?... Embrasse-moi, et ne nous disputons plus...» Son regard, redevenu tendre et humble, cherchait le mien avec insistance. Ainsi, c’était lui-même qui réclamait la «séparation des pouvoirs»...? Sans rien dire, je l’embrassai, comme il me le demandait. Mais j’eus l’impression que le fossé creusé entre nous--invisible pour lui--venait de s’élargir un peu davantage... L’incident ne tourna pas au tragique. La femme de Wavrin, grâce à un régime fortifiant, s’était relevée assez vite; deux des enfants, plus malingres que les autres, furent envoyés par mes soins au sanatorium de Berck. Quant à «mon ami l’anarchiste»--c’était le beau Mauroy qui, paraît-il, le surnommait ainsi--il m’annonça la semaine suivante qu’il retrouvait enfin à se placer comme étireur dans une usine de Roubaix. «Et merci tout de même, Madame, de ce que vous avez fait pour nous... C’est pas qu’on en veuille à M. Noizelles: on l’aime ben, par ici... seulement, n’est-ce pas, à la filature, on sait ben _qui qui_ commande, maintenant...» Le rouge me monta aux joues. Et soudain, comme un éclair, cette pensée me vint, rapide, imprévue: «Si François était chef d’industrie, je suis sûre qu’il ne se laisserait pas «commander» par un Mauroy...» Septembre s’avançait. Chaque soir, une brume malsaine envahissait le jardin, nous retenant au logis. Tante Lydie nous écrivait de Paris: elle se sentait mieux, après sa saison de Bagnoles, et François achevait d’imprimer sa thèse. Les Debray, sur la plage de Morgat, vivaient comme des huîtres béates; Thérèse avait engraissé d’un kilo--en trois mois!--et prétendait tourner à l’obésité. Jacques était plus noir qu’une taupe; Hélène devenait si grosse «qu’on ne savait plus de quel côté la regarder»... Mes lettres, à moi, devaient être extrêmement gaies, car Thérèse ajoutait: «Je suis bien contente de voir que vous ne vous ennuyez pas...» Et le 2 octobre, Philippe revint de l’usine tout joyeux. «Voilà nos règlements de comptes terminés: tu peux commencer tes malles... Tu ne seras pas fâchée de revoir Paris, hein?... Moi non plus, d’ailleurs. Pourtant, l’été a passé plus vite que je ne l’aurais cru.» XI Ma première visite fut pour tante Lydie: il me tardait de la revoir et de vérifier ses dires, car l’expérience m’avait appris à ne pas la croire sur parole quand elle prétendait aller mieux. Cependant, dès la porte d’entrée, Perrine m’accueillit par un large sourire de bon augure. «Madame est sortie! annonça-t-elle presque triomphalement. Monsieur François l’a emmenée en voiture, après le déjeuner... même qu’il était déjà parti ce matin, tout seul. Il paraît qu’il est en train de passer quelque chose comme un examen...» Sa thèse! François passait sa thèse sans nous avoir prévenus. Et moi qui m’étais promis d’y assister!... Ma première idée fut de redescendre bien vite, de retrouver mon coupé ou tout au moins un fiacre quelconque, et de courir à bride abattue vers la Sorbonne. Mais arriverais-je à temps? Justement Perrine me montrait la grande horloge de l’antichambre. «Ils doivent rentrer entre cinq et six heures, madame... Si vous voulez les attendre, je pense qu’ils ne tarderont pas.» Elle m’introduisit dans le salon et disparut en m’adressant un petit sourire amical. Restée seule, je me sentis étrangement déçue, presque blessée. Pourquoi François ne m’avait-il pas conviée à cette soutenance? Pourquoi me privait-il du plaisir de l’entendre disserter sur des matières connues, dans des termes devenus familiers à mon oreille? Il ne pouvait pas ignorer mon retour, car ma dernière lettre à sa mère mentionnait exactement--cela, j’en étais sûre--la date de notre arrivée. Me sachant revenue depuis deux jours, il aurait eu largement le temps de m’avertir, s’il l’avait voulu... Je regardai autour de moi. Un dernier rayon de soleil rouge glissait entre les rideaux de tulle, mettant une touche de fard à la joue du Watteau, avivant l’or éteint des cadres et les cuivres ciselés de la console. Sur le petit bureau en bois de rose, l’étui à lunettes de tante Lydie reposait à travers les pages d’une revue grande ouverte; les coussins de la bergère gardaient l’empreinte de son corps menu... Un apaisement me vint à la vue de ces choses tranquilles, toujours les mêmes, qui semblaient me souhaiter la bienvenue de si bon cœur; je commençai à excuser François, à comprendre qu’il eût préféré passer ce dernier examen sans auditoire et, pour ainsi dire, incognito. Non qu’il fût timide; mais je le savais nerveux à l’excès, méfiant de lui, paralysé par la moindre critique. Me croyait-il donc bien sévère? Cette idée me fit sourire. Pelotonnée dans un petit fauteuil bas--la bergère m’inspirait une sorte de respect involontaire--je ne songeais plus qu’à jouir de l’harmonie ambiante, qu’à respirer l’atmosphère calmante et douce du cher vieux salon que j’aimais tant. Tous ces objets, auxquels depuis huit ans je m’étais habituée à mêler un peu de mon âme, ne m’avaient jamais paru plus vivants qu’aujourd’hui, tandis que sans ennui, presque sans pensée, je regardais vaguement l’aiguille dorée de la pendule cheminer sur le cadran d’émail enguirlandé de roses peintes. Le cliquetis d’un trousseau de clefs m’arracha subitement à cette sorte de torpeur délicieuse. «Les voilà...», pensai-je. Et je souriais, toute ma mauvaise humeur décidément envolée, à l’idée que Perrine, un peu sourde, ne les avait pas entendus rentrer et ne viendrait pas les avertir de ma présence. J’attendis un moment, l’oreille aux aguets, étonnée de ne percevoir aucun bruit de voix, rien qu’un large pas que je connaissais bien. Une grande demi-minute s’écoula--le temps moral d’accrocher un chapeau, d’enlever un pardessus--puis la porte s’ouvrit et François entra, seul, en habit et cravate blanche. Cette tenue, officielle et obligatoire, qui remplace la robe et le bonnet carré du temps jadis, aurait suffi à m’apprendre d’où il venait. Malgré sa myopie, il m’aperçut tout de suite et me reconnut dans la pénombre envahissante. «Comment, dit-il, c’est vous?...» Il semblait à peine surpris de me trouver là. «Je suis bien fâché que vous ayez attendu... Ma mère sera de retour dans un moment... elle a voulu à toute force me déposer ici et se faire conduire par la voiture chez je ne sais quel fournisseur... probablement pour me prouver qu’elle peut revenir seule et monter l’escalier sans moi... Toujours terrible, vous savez... D’ailleurs Bagnoles paraît lui avoir fait du bien, momentanément... Et vous?... Avez-vous passé de bonnes vacances?...» Tout en parlant par petites phrases brèves, il s’était rapproché de la cheminée, comme pour chercher des allumettes; puis sans achever son mouvement, il revint vers moi et s’assit entre mon fauteuil et la fenêtre. J’avais de bons yeux: malgré la demi-obscurité, je fus frappée de sa pâleur. Pourtant il souriait. «Vous regardez mon habit. N’est-ce pas que je suis ridicule? --Mais non, dis-je; vous êtes superbe: vous avez l’air d’un marié...» Il eut un petit rire sans gaîté. «Ah! oui, ce sont mes noces, à moi... mes noces avec cette vieille fiancée revêche qu’on appelle la Sorbonne... Car je suis docteur depuis une heure... Vous le soupçonniez bien un peu?» Une bouffée de rancune me remonta au cœur. «Oui, je l’ai deviné tout à l’heure, à travers les explications confuses de Perrine... Et je vous en veux de ne pas m’avoir avertie plus tôt: j’aurais été si heureuse d’assister à votre thèse!... --Vraiment?...» murmura-t-il, comme étonné. C’en était trop; je protestai. «Voyons, François, ne vous moquez pas de moi... Avouez plutôt que vous m’avez oubliée...» Cette idée, soudain, me parut absurde; à lui aussi, sans doute, car il secoua doucement la tête. «Non je ne vous ai pas oubliée... --Alors, vous ne saviez pas que nous étions revenus?» Lentement, par degrés, le crépuscule montait autour de nous. «Mais si, je le savais... Et si je ne vous ai pas prévenue, c’est justement parce que j’étais sûr que vous voudriez venir... Ce n’est pas très aimable, ce que je vous dis là; j’aurais dû inventer un prétexte quelconque... Mais je ne pourrais pas vous mentir... Vous ne m’en voulez pas, dites?... Je suis stupide, quand je dois me «produire» en public; la moindre émotion, le moindre... enfin, j’ai besoin de tout mon sang-froid...» Je ne le voyais plus qu’en silhouette sur le gris pâle de la fenêtre; ses propos étaient décousus, sa franchise presque blessante, et pourtant, à mesure qu’il parlait, je sentais mon ressentiment se fondre en une sorte de crainte vague, incompréhensible, mêlée d’un remords confus, plus inexplicable encore. «Oh! fis-je en essayant de rire, est-ce que, vraiment, vous avez eu peur de moi?...» Il ne répondit pas... Maintenant, la nuit était tout à fait venue. Je me tus aussi, ne sachant plus que dire. Il me semblait que notre silence était plein de choses inconnues, presque dangereuses. A ce moment, la sonnette de la porte d’entrée tinta deux fois secouée par une main impatiente. Le feu brûlait dans l’âtre--soudain je me rappelai la première apparition de Philippe, puis, un autre soir, la lettre apportée par Perrine, l’enveloppe maculée de signes, venue de si loin, le mouvement brusque de tante Lydie, et les fragments de papier brûlé s’envolant parmi les cendres et les étincelles... Toutes ces images, évoquées à la fois, s’évanouirent avec les dernières vibrations du bruit grêle qui traversait l’ombre environnante. François s’était levé brusquement, comme un coupable. «Voilà maman...» dit-il à demi-voix. Avant que la vieille bonne eût achevé _pede lento_ le voyage de la cuisine à l’antichambre, il avait eu le temps d’allumer deux lampes, et quand sa mère entra, il se tenait debout devant la cheminée, à trois pas de moi, correct, presque cérémonieux dans ses vêtements de soirée. Les yeux noirs de tante Lydie nous enveloppèrent d’un regard rapide. Mais ce ne fut qu’un éclair. Je m’étais levée à mon tour pour courir à sa rencontre: je m’extasiais sur sa bonne mine--moins bonne, à vrai dire, que je ne m’y attendais; je la félicitais du succès de son fils--prise d’un besoin fiévreux de parler beaucoup et d’y voir très clair. Elle, cependant, sans enlever son chapeau, s’était assise dans la bergère, et, les mains tendues vers la flamme par un mouvement familier, elle m’écoutait, serrant un peu les lèvres, luttant visiblement contre le désir de faire chorus à mes congratulations. L’orgueil maternel finit par l’emporter. «Oui, laissa-t-elle échapper, il paraît que son livre est remarquable... Ces messieurs le lui ont répété sur tous les tons. Je n’aurais jamais cru qu’on pût recevoir un candidat avec des paroles aussi flatteuses...» François l’interrompit. «Un candidat?... Mais, ma pauvre maman, une thèse n’est pas un bachot... Et tout ce qui s’est passé aujourd’hui est une pure formalité... Songe donc que parmi «ces messieurs», comme tu dis, je comptais au moins deux anciens camarades... un peu plus âgés que moi, c’est vrai... Docteur à trente-sept ans: non, vraiment, il n’y a pas de quoi crier à l’enfant prodige...» Il riait, du même rire désabusé que tout à l’heure. Sa mère hocha la tête et parla d’autre chose. Je lui donnai des nouvelles de Philippe, de sa santé, toujours excellente; de ses affaires, sur lesquelles j’avais des notions plus vagues. Une ou deux fois, je fis allusion à la succession Mauroy, et je regardai François, craignant que ce nom n’éveillât en lui quelque souvenir: pour rien au monde, je n’aurais voulu être amenée à raconter l’histoire des Wavrin. Mais il ne semblait même pas nous entendre; il restait silencieux, adossé à la cheminée, les yeux fixés sur les dessins du tapis ou rivés à son lorgnon qu’il avait enlevé et dont il essuyait les verres avec soin. Six heures et demie sonnèrent. Je m’avisai tout à coup que tante Lydie était toujours en chapeau et François toujours en habit, ce qui donnait à notre réunion quelque chose de froid et de guindé. Et pour la première fois, parmi ces vieux meubles amis, autour de ce foyer où si souvent je les avais surpris tous deux dans l’intimité de la robe de chambre et du veston, j’eus l’impression très nette que je n’étais pas «chez moi». «Oh! fis-je, il est tard; il faut que je m’en aille... Philippe doit m’attendre...» Philippe ne rentrait jamais avant sept heures. Mais dans ma détresse soudaine, j’avais besoin de m’affirmer que quelqu’un, là-bas, désirait mon retour... «Et puis, j’ai peur de vous gêner. Vous devez être fatigués tous les deux... François doit avoir hâte de se mettre en pantoufles...» J’attendais une dénégation polie qui ne vint pas. Tante Lydie protesta mollement. Peut-être, après tout, était-elle vraiment lasse. Pourtant elle prit la peine de me reconduire jusqu’à l’antichambre, et quand je me penchai pour l’embrasser, son baiser me parut très tendre. Mais François serra distraitement la main que je lui tendais. Son regard fuyait le mien avec obstination. «Amitiés à Philippe...» me lança-t-il, juste au moment où la porte allait se refermer. Il était temps: depuis le commencement de ma visite, il n’avait pas encore prononcé le nom de son cousin. Je marchais à travers les rues paisibles; par-dessus la nuit bleuâtre, le ciel restait clair, avec de grands reflets roses où se noyait la lumière pâle des réverbères, indécis et clignotants comme d’humbles chandelles. Jeune fille, j’avais adoré cette heure fugitive du crépuscule parisien, quand j’y sentais flotter toutes les joies du jour écoulé, mêlées d’obscures promesses pour le lendemain. Mais aujourd’hui mon cœur était plein de pensées troubles. Après ces mois d’été sans fin, tissés d’ennui et de mélancolie, j’avais couru d’instinct, naïvement, à l’endroit où j’espérais trouver le plus de réconfort. Et voilà que je me heurtais à l’inconnu. Ce n’était plus seulement la nervosité de tante Lydie, cette humeur capricieuse de malade à laquelle j’avais fini par m’habituer: François aussi semblait vouloir se dérober, devenir lointain et inaccessible. «Comme il a changé, depuis que je le connais!...» Je me rappelais ses façons amicales, ses taquineries fraternelles, son entrain, surtout, et cette gaîté naturelle qui contrastait si drôlement avec son air tranquille. «Tout cela s’est éteint... Sans doute il est moins jeune et la santé de sa mère le préoccupe beaucoup... Mais l’hiver dernier, nous passions encore de bien bons moments, tous ensemble... C’était si gentil, ce travail en commun! Il restait si affectueux, si complaisant... Tandis que ce soir...» Ce soir--je cherchais en vain à me le dissimuler--François s’était montré très désagréable. Quelle réception bizarre, après trois mois! Ce sourire contraint, ces mouvements indécis et nerveux--et cette voix qui parlait dans l’ombre... «Je ne pourrais pas vous mentir... j’ai besoin de tout mon sang-froid...» Moi, j’avais eu peur, un moment, peur de quoi? Soudain un soupçon me traversa l’esprit--un soupçon terrifiant que je repoussai de toutes mes forces. Le cœur battant, les joues en feu, je me mis à marcher très vite, comme pour piétiner cette chose mauvaise et coupable. «C’est fou, c’est indigne... pour lui, pour moi, pour Philippe... Tous ces romans que j’ai lus pendant l’été m’ont détraqué la cervelle... François était éreinté, surmené; je le gênais, peut-être... et il me l’a un peu trop laissé voir... Voilà bien de quoi me monter l’imagination!...» J’allais droit devant moi; je scandais mes pensées d’un pas bref, avec la sensation d’écraser des nichées de petits serpents... Entre la place Saint-Sulpice et la rue de Tournon, j’avais achevé l’hécatombe, et quand j’arrivai devant ma porte, je me sentais la conscience plus tranquille. Philippe venait de rentrer; il me suivit dans ma chambre et resta derrière moi pendant que j’enlevais mon chapeau. «Eh bien, tu as vu ma tante? Comment va-t-elle? --Mais pas mal du tout, il me semble... Et tu sais: François a passé sa thèse aujourd’hui... --Ah! bah!... quel cachottier!... Enfin, les voilà tranquilles, maintenant. Cette fameuse suppléance au Collège de France, est-ce qu’il va s’en occuper? --Je ne sais pas», dis-je, les bras levés, luttant contre une épingle récalcitrante qui s’entortillait dans ma voilette. Philippe vint à mon aide et profita de l’occasion pour m’embrasser, comme d’habitude. Cette fois je rougis. S’il avait pu deviner ce que je pensais tout à l’heure! «Nous les féliciterons mercredi, fit-il. Car je suppose que tu leur as demandé de venir dîner mercredi avec ton père?» Je dus avouer que j’avais complètement oublié de les inviter. «Ah çà! de quoi donc avez-vous parlé alors?...» J’ouvrais un tiroir pour y ranger mes gants. «Oh! nous n’avons pas dit grand’chose, en effet... Ils sont rentrés tard et je ne suis pas restée bien longtemps... Mais tu as raison, et je vais écrire tout de suite à tante Lydie. J’enverrai aussi un mot aux Debray, quoique ce soit un peu court...» Le lendemain soir, à la même heure, comme j’achevais de lire une réponse affirmative de Thérèse, Philippe me rapporta la nouvelle que sa tante viendrait, mais seule. «François est entré dans mon bureau cet après-midi, pour me voir un moment et pour me prier de l’excuser près de toi. Il a je ne sais quel repas de corps mercredi...» L’excuse était valable. Mais j’avais compté sur cette soirée d’intimité pour retrouver notre François de jadis--de toujours--et dissiper définitivement les fantômes de mon imagination. Lui absent, je restais dans le doute--un doute énervant et malsain. Mon dîner eut lieu. Tante Lydie, choyée, dorlotée, parut ravie de connaître les Debray, qu’elle n’avait pas encore rencontrés. Je la regardais sourire, ses beaux yeux fatigués toujours pleins d’une flamme intérieure, tandis que le savant lui parlait de son fils. «Sa thèse a fait sensation à la Sorbonne, Madame, et les échos en sont parvenus jusqu’à nos repaires de scientifiques. Est-ce que nous n’aurons pas le plaisir de le voir ce soir?» Déjà Thérèse, d’un coup d’œil, avait parcouru le salon. Je devinai qu’elle s’étonnait de ne pas voir François et, malgré moi, un peu de chaleur me monta au visage. Oh! cette maudite pensée! On expliqua l’absence du nouveau docteur, et le temps se passa le mieux du monde. Papa, suivant une coutume déjà ancienne, courtisa sa vieille amie--honni soit qui mal y pense!--M. Debray avoua qu’il avait apporté son violon--et même deux sonates de Bach. Ce fut une débauche de musique sévère que Philippe supporta, non sans stoïcisme. Un peu avant dix heures, tante Lydie m’appela d’un signe. «Je vais m’en aller: il faut être raisonnable... Mais avant que je parte, vous seriez gentille de me chanter quelque chose...» Chanter? Depuis bien des mois--oui, de tout l’hiver précédent--elle ne m’avait adressé pareille requête. J’ouvris un cahier de Schumann et, au hasard, en jouant moi-même la partie de piano, je dis deux ou trois lieds. Au moment où j’achevais la petite mélodie si courte et si poignante: «O chanson douce et tendre...» l’idée me vint tout à coup que, si François eût été là, sa mère ne m’aurait pas demandé de chanter... Mes doigts tremblèrent; j’agrémentai de quelques fausses notes la phrase délicate qui, longtemps après que la voix s’est tue, prolonge la mélancolie des paroles. Quand je me retournai, tante Lydie était debout, prête au départ. Elle semblait émue. «Cela m’a fait plaisir de vous entendre, ma chérie... Merci de cette bonne soirée...» Puis elle prit congé, avec sa grâce habituelle. Comme papa lui offrait de la reconduire: «Non, chuchota-t-elle, Perrine est là: mais ne le dites pas!... Je ne veux pas avoir trop l’air de la vieille dame qui ne peut plus sortir sans sa bonne...» Les jours qui suivirent, je fus saisie d’une activité dévorante. Je réorganisais mon appartement, je furetais chez les marchands de meubles anciens, à la recherche de quelque occasion merveilleuse; j’avais entrepris--chose plus merveilleuse encore!--de forcer Thérèse à devenir coquette. A nous deux, et sans dépasser son budget assez restreint, nous avions réussi à combiner la plus jolie toilette qu’elle eût jamais portée, y compris le chapeau, sorti tout entier de mes mains et dont je n’étais pas peu fière. Elle se laissait guider, mais sans enthousiasme. «Voyez-vous, ma pauvre Geneviève, je serais bien étonnée si vous réussissiez à faire de moi une femme élégante... Il y a dans ma personne un je ne sais quoi qui répugne à l’esthétique féminine... D’ailleurs, Eugène s’occupe si peu de ces choses-là!...» [Illustration] Je riais, je l’embrassais--et je repartais, avide de futilités dont j’avais honte au fond de moi-même. Et tandis que je m’agitais ainsi dans le vide, l’idée que j’espérais vaincre continuait à me hanter, malgré mes efforts pour la chasser. Dès que je montais en voiture, ou que je m’installais au piano,--le soir, aussi, quand je lisais, assise près du bureau de mon mari, l’«idée» se glissait en moi, tantôt insinuante et perfide, tantôt aiguë et lancinante. Des mots, des regards, des intonations de la mère ou du fils me revenaient en mémoire: «Tel jour, dans telle circonstance, il a dit...» «As-tu des nouvelles de ma tante? demandait Philippe. Il faudra passer chez elle, un de ces jours...» J’y allais, le cœur plein d’arrière-pensées, l’esprit aux aguets, cherchant des sous-entendus dans les moindres phrases et jusque dans les silences de tante Lydie. C’est à peine si j’osais m’informer de François. J’appris pourtant qu’il était définitivement en possession de la suppléance rêvée, et qu’il professait au Collège de France un cours d’Histoire de l’Art bouddhique. «Le jeudi matin, expliqua sa mère. Toutes ses soirées du mercredi vont être prises, maintenant...» Quelques jours après, Philippe me raconta qu’il avait reçu encore une visite de son cousin. «J’ai peur que nous ne puissions pas les voir beaucoup cet hiver... François a l’air tout désorienté; ce nouvel enseignement l’effraie un peu... Et puis, c’est désolant: ma tante recommence à l’inquiéter... Les médecins qu’il a vus à Bagnoles ne lui ont pas caché que, malgré le bon effet des eaux, elle restait dans un état précaire. Elle a eu, ces jours-ci, quelques accidents au cœur qui l’ont beaucoup frappée... On lui défend de sortir le soir, et même de recevoir chez elle...» J’écoutais, plus attristée que surprise: tout s’organisait comme je l’avais prévu. «Moi, vois-tu, continuait Philippe, je crois qu’il s’assomme, à Paris, ce pauvre François... Il m’a dit qu’après sa thèse, on lui avait offert la direction d’une nouvelle École qu’on va fonder à Saïgon... Sa mère n’en a rien su. Il me l’a répété deux ou trois fois: «C’est à cause d’elle que j’ai refusé... sans elle, je serais parti tout de suite...» Ah! comme ça vous empoigne un homme, cette vie de voyages et d’aventures!...» Il en paraissait pourtant bien las, de cette vie nomade, quand je l’avais vu à Marlotte, au retour de sa dernière mission. Pourquoi la regrettait-il, à l’heure présente? Pourquoi choisissait-il Philippe pour confident--Philippe dont il connaissait la nature expansive et bavarde?... De nouveau, je rougis: toujours, encore l’«idée». Comment échapper à cette obsession maladive? Déjà je me fatiguais de la chasse aux antiquailles, et mon rôle de modiste en chambre me semblait fastidieux. J’essayai de me remettre à lire, à travailler l’anglais. Mais je trouvais dans mon buvard les pages raturées de ma traduction, faite pour François. Quand je levais la tête, la petite idole, donnée par François, me souriait béatement. Mes livres ne parlaient que d’art hindou et de poèmes védiques... «Ce n’est pas possible, pensais-je en bouleversant d’une main impatiente les rayons de ma bibliothèque; j’ai dû penser à autre chose, m’occuper d’autre chose, l’hiver dernier.» D’instinct, j’écartais les romans. Enfin je ramenai un volume d’aspect rassurant: un de ces braves bouquins, modestement vêtus de carton mastic, que je me rappelais avoir compulsés quand je préparais mon examen supérieur. «_La Littérature française au XVIIe siècle. Morceaux choisis..._ Quel bon souvenir! Il y avait des tas de choses amusantes, là dedans...» Je m’étais rapprochée de la fenêtre, et je feuilletais rapidement: les poètes, Malherbe, Corneille, Racine,--les prosateurs, Pascal, la Bruyère, Mlle de Scudéry. «Oh! ces pages si drôles du _Grand Cyrus_!... Et Mme de Lafayette...» Mes yeux s’arrêtèrent sur un passage souligné au crayon: sans doute la subtilité, jadis, m’en avait plu: «Les femmes jugent d’ordinaire de la passion qu’on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu’on prend de leur plaire et de les chercher; mais ce n’est pas une chose difficile, pour peu qu’elles soient aimables: ce qui est difficile, c’est de ne pas s’abandonner au plaisir de les suivre, c’est de les éviter, par la peur de laisser paraître au public, et même à elles-mêmes, les sentiments que l’on a pour elles.» Et plus bas, marquée d’une croix, cette phrase bien faite pour séduire une enfant romanesque: «Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus d’agitation que des déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas.» D’un geste brusque, je refermai le livre. Décidément, le XVIIe siècle lui-même était plein d’embûches, et ce n’était pas dans la _Princesse de Clèves_ qu’il fallait chercher un refuge contre l’«idée»... XII «Philippe, je t’en prie, donne-moi quelque chose à faire... je voudrais travailler pour toi. --Encore ta marotte, ma chérie...» Il s’approchait, souriant, pour me dire au revoir, son chapeau sur la tête, sa serviette sous le bras. Vraiment, il engraissait beaucoup depuis quelques mois: sans doute le travail de bureau l’alourdissait, et il venait de passer à Lille des vacances trop sédentaires. «Ce n’est pas une marotte, dis-je. Il pleut, je suis enrhumée, je ne sortirai pas aujourd’hui... j’ai peur de m’ennuyer.» Malgré moi, ma voix prenait des intonations plaintives. Philippe me regarda, soudain plus sérieux. «T’ennuyer?... Oh! le vilain mot! Voilà longtemps que je ne l’avais entendu... L’année dernière, tu ne t’ennuyais pas...» Quelle remarque malencontreuse! Je feignis de bouder, pour qu’il ne me vît pas rougir. Et lui, par pure complaisance, finit par extraire de ses tiroirs toute une correspondance échangée avec un grand magasin de Londres. «Le bonhomme ne savait pas bien le français, et j’ai préféré lui écrire dans sa langue; mais je voudrais verser les traductions au dossier... Tu peux me faire cela, si tu veux... ce sera toujours du temps de gagné...» Restée seule, je me mis à l’ouvrage; mais dès les premières phrases je butai contre des termes inconnus et barbares, m’embrouillant dans les «bills», et dans les «notes», dans les «pounds» qu’il fallait réduire en kilogrammes et dans les livres sterling qu’il fallait convertir en francs... «_By your favour_... par votre honorée du...» C’était très ennuyeux. Je levai la tête, et tristement, à travers la pluie qui fouettait les vitres, je regardai l’horizon morne du Luxembourg désert et trempé... Ma pensée dévia, s’égara dans les sentiers défendus. Depuis notre retour, François restait invisible. «L’autre jour, chez sa mère, en partant... Perrine avait entr’ouvert la porte de son bureau: j’ai cru le voir... mais je n’en suis pas sûre... Autrefois, il venait toujours prendre le thé dans le salon avec nous... Voyons, où en étais-je?» D’une main languissante, je saisis mon dictionnaire; je constatai qu’«expiration» voulait bien dire «échéance», et qu’il s’agissait d’un «billet à ordre», à moins que ce ne fût un «effet à endosser»... «Il me semble que c’est la même chose, d’ailleurs... Quel casse-tête!... Ah! j’oubliais la date de la lettre: _16 th. August_... Aujourd’hui nous sommes au?... 8 décembre. Déjà!... Dans trois semaines, c’est le jour de l’an... Je me demande si nous dînerons chez tante Lydie comme les autres années, ou si elle prendra prétexte de sa santé pour ne pas nous recevoir...» Je me rappelai le 1er janvier précédent. François m’avait donné des fleurs. «En me les offrant, il m’a regardée...» Un moment, je crus revoir, derrière le lorgnon, le sourire amical des yeux bruns... «Quel supplice, d’avoir pensé à cela, et de ne plus pouvoir m’empêcher d’y penser... quand, peut-être, toutes ces chimères n’existent que dans mon imagination...» C’était la crise de sagesse et de raison qui commençait. Chaque jour j’essayais ainsi de me prouver que je me trompais, que François avait toujours eu pour moi des attentions fraternelles et rien d’autre--rien d’autre... Puis mon esprit recommençait à s’agiter dans le même cercle étroit, comme l’écureuil affolé qui voit tourner devant lui, indéfiniment, les barreaux de la cage sans issue. Mon travail n’avançait pas vite. Quand Philippe, le soir, me demanda ses lettres, il s’étonna de voir que j’en avais traduit cinq à peine, sur les vingt que contenait le paquet. «Ce n’est pourtant pas bien compliqué: il ne s’agit que d’argent à donner ou à recevoir... --Justement, dis-je: l’argent, les questions d’argent, les termes d’argent... je n’y comprends rien... Et puis tout ce jargon commercial... c’est si ennuyeux!...» Philippe prit un air piqué. «Alors, ma petite, il faut renoncer à mettre le nez dans mes affaires... Que diable! tu sais bien que je vends du fil, moi, et que je ne suis bon qu’à gagner de l’argent... Tout le monde ne peut pas s’occuper de sanscrit et de «brahmafouchtra»... Il s’arrêta, haussa les épaules et, attirant à lui l’encrier monumental, il y trempa sa plume d’un geste bourru. J’étais stupéfaite de cette mauvaise humeur, si rare chez lui--plus stupéfaite encore du rapprochement inattendu qu’il venait d’établir entre mon manque évident d’aptitudes commerciales et les études de son cousin. Soupçonnait-il donc que, dans mon esprit, «ceci» pût nuire à «cela»? Troublée, anxieuse, je m’installai à ma place habituelle et j’ouvris le tome IV de _Monte-Cristo_: une vraie lecture de convalescente, d’autant plus anodine pour moi que je savais quasiment par cœur tous les romans d’Alexandre Dumas. Le silence tomba sur nous. C’était un fait assez ordinaire. Pourtant, ce soir-là, Philippe manifestait une sorte de malaise; de temps à autre, il me regardait à la dérobée. A la fin il me demanda: «Pourquoi ne dis-tu rien? --Mais, fis-je d’un ton distrait, tu vois bien que je lis...» Il y eut une petite pause. Puis, de nouveau: «Tu ne fais plus jamais de musique, quand nous sommes seuls... Ça ne me gêne pas, tu sais... Et même si tu voulais jouer du Wagner...» D’où lui venait, tout à coup, cette intuition que sa présence à lui n’était pas compatible avec le plaisir que j’aurais pu éprouver à jouer du Wagner? Je l’assurai que j’en jouais souvent dans la journée--ce qui n’était plus très exact: je me méfiais de ce grand bouleverseur d’âmes--mais que, le soir, je préférais me reposer. Alors il se remit à ses paperasses, tandis que je reprenais courageusement l’histoire merveilleuse d’Edmond Dantès. «Et je saurai pourquoi le comte de Monte-Cristo parle devant nous des enfants qu’on déterre dans son jardin...» Comme j’achevais de lire ces paroles horrifiques, j’entendis de nouveau la voix de mon mari. «C’est singulier, tout de même, que nous voyions si peu François... Sauf ces deux petites visites qu’il m’a faites... Il n’est pas venu ici une seule fois, n’est-ce pas?» Évidemment, et presque à l’insu de Philippe, l’enchaînement logique de ses pensées l’avait ramené de mon mutisme actuel à nos soirées animées de jadis--au temps où je déchiffrais _Siegfried_ sous la direction de François... Je sentis que je devenais de toutes les couleurs. «Non, dis-je enfin d’une voix aussi ferme que je pus. Il doit être très occupé avec ce nouveau cours. Et puis, tu sais bien qu’il ne quitte plus beaucoup sa mère, maintenant... --Ah! oui, c’est vrai, murmura Philippe. Cette pauvre tante!...» Chose étrange, son visage, tout à l’heure un peu morose, s’était éclairci subitement. «T’ai-je répété ce que les médecins avaient dit? «Elle peut vivre encore dix ans, ou disparaître tout d’un coup...» Comme c’est triste!» acheva-t-il en soupirant--sans que je pusse savoir si c’était de chagrin en songeant à sa tante, ou de soulagement à l’idée que l’absence de François s’expliquait en effet d’une façon toute naturelle. Puis il termina tranquillement sa besogne sans plus s’interrompre. Cette fois j’essayai en vain de poursuivre ma lecture et de m’intéresser aux angoisses de la belle Mercédès ou aux tribulations de la vertueuse Valentine. Dans toutes les paroles de Philippe, j’avais senti percer une obscure jalousie. Par quel sortilège cette inquiétude naissait-elle en lui au moment même où François semblait vouloir disparaître de notre vie? Sans doute, la transition avait été trop rapide, l’équilibre trop brusquement rompu entre le passé et le présent; Philippe en ressentait une crainte vague, la peur instinctive d’un danger que sa raison n’envisageait pas encore... Comme l’«idée» gagnait, de proche en proche! Mentalement, je comptais tous ceux qu’elle avait déjà touchés: tante Lydie, d’abord, la première et depuis bien longtemps; puis François, moins prompt peut-être que sa mère à voir clair en lui-même; Thérèse, aussi, dont le blâme discret aurait dû m’avertir plus tôt--moi, enfin, aveugle à plaisir pendant tant de jours, trop clairvoyante maintenant pour mon repos. Et Philippe, à son tour... «Il ne doit pas souffrir, pensai-je, ce serait très injuste...» Je regardai son dos puissant, sa nuque blonde et frisée, l’ombre de sa main large qui courait sur le papier; mon cœur se serra d’une pitié, d’une tristesse infinies. Que faire, s’il m’interrogeait? Je savais, j’ai toujours su me taire, garder au fond de moi mes tourments et mes rêves. Mais j’étais incapable de ruse ou de mensonge, et si Philippe avait plongé ses yeux dans les miens en me disant: «Voilà ce que je pense, et toi, le penses-tu?...» Je sentais avec terreur que je lui aurais répondu: «Oui...» Il ne me le dit pas, ni ce jour-là, ni les autres jours. Le monstre devait, pour cette fois, l’avoir effleuré d’une griffe légère, car rien ne put me faire supposer qu’il eût gardé un doute quelconque au sujet de son cousin. Même, un soir qu’il rentrait plus tard que de coutume, il ne me cacha pas qu’il avait profité d’une course dans le faubourg Saint-Germain pour monter chez sa tante. «Justement François était là; il m’a encore répété tout bas, dans l’antichambre, combien rarement il osait quitter sa mère... C’est vrai qu’elle n’a pas bonne mine... Pourtant il reste convenu que nous dînons avec eux le 1er janvier...» Dans moins de quinze jours je reverrais François. Philippe parlait tout naturellement. Je reçus un petit choc--puis je fus étonnée de me découvrir moins d’appréhension que de joie. L’interdit était levé, j’allais sortir de ce long cauchemar--et qui sait? Peut-être qu’un seul regard suffirait pour dissiper l’odieux malentendu, pour me rendre l’ami, dans lequel mon imagination s’obstinait à voir autre chose qu’un ami... Tout valait mieux, en somme, que le doute maladif où je me débattais depuis des mois. Bientôt je crus n’avoir que trop de raisons d’être rassurée. C’était exactement le 31 décembre, un dimanche. Mauroy était venu de Lille à Paris pour les inventaires de fin d’année, et Philippe, leur travail achevé, l’avait ramené déjeuner à la maison. Mon antipathie persistait toujours; néanmoins je m’efforçai de faire bonne mine à notre hôte et même de flatter ses instincts de Flamand fin gourmet et gros mangeur. Le repas fut à la fois délicat et abondant, et Mauroy--sauf quelques menues pierres jetées à travers les plates-bandes de mon «socialisme»--se montra presque aimable. Je voyais arriver sans trop d’impatience le moment de passer au salon où le café nous attendait. Comme nous nous levions de table, Mauroy se mit à parler d’une première sensationnelle--les _Revenants_ d’Ibsen--à laquelle il avait assisté la veille. «Et même... au fait, c’est une bonne histoire, Noizelles!... Je vais vous raconter ça...» Je le savais cancanier comme une vieille femme, le joli Monsieur Mauroy, et je m’apprêtai à écouter sa «bonne histoire» d’une oreille distraite, tout en lui offrant, avec sa tasse de café, un petit verre de cognac choisi par lui, non sans quelque attendrissement. «Je la connais, madame, votre fine champagne... c’est une pure merveille...» Il élevait, d’un geste élégant, la liqueur dorée à la hauteur de son œil, attendant visiblement la disparition de l’immuable Théodore, qui achevait de grouper avec art les carafons de cristal. La porte enfin refermée sur le dos majestueux de notre valet de chambre, Mauroy se rapprocha de Philippe. «Inutile de parler devant les domestiques, n’est-ce pas?... Oh! d’ailleurs, n’allez pas vous imaginer des scandales... Un petit «potin», tout au plus... Vous rappelez-vous Lartigues? --Non, dit Philippe, il n’est pas de mon temps... --C’est vrai, vous êtes un gamin... Moi, je l’ai eu comme camarade... Un toqué, noceur comme pas un... Il a fait une grosse fortune en Cochinchine, dans les chemins de fer, et maintenant il ne fait plus grand’chose, je crois, que s’amuser... Des prétentions artistiques et littéraires avec cela... Bref, hier soir, j’étais bien tranquillement dans ma stalle, à me raser--car c’est crevant, vous savez, ce chef-d’œuvre--quand j’aperçois, dans une belle loge, Lartigues, en compagnie de deux dames et d’un monsieur... Les dames, oh!...» Mauroy eut un geste discret. Je m’étais assise et j’écoutais, poliment, tout en me demandant quel intérêt pouvaient avoir pour nous les bonnes fortunes de M. Lartigues. «Le décolletage, le maquillage, les diamants... toute la lyre, mon cher... Mais ce qui m’intriguait c’était l’autre monsieur, qui se tenait au fond de la loge... J’aurais juré que je l’avais rencontré tout autre part que dans le monde où l’on s’amuse--un grand, maigre, brun, avec un lorgnon...» Philippe écarquillait les yeux à cette description. Je le vis ouvrir la bouche, puis la refermer sans rien dire: il avait eu la même idée que moi, une idée absurde, invraisemblable... Mauroy se mit à rire. «Tiens, vous avez l’air médusé, maintenant, mon bon Noizelles... Allons, je ne veux pas vous faire languir trop longtemps... Pendant l’entr’acte, je me suis heurté dans le couloir à Lartigues et à son ami, lequel ami on m’a présenté dans les règles, et qui n’est autre que votre cousin, M. Chardin... J’ai bien compris qu’il me reconnaissait tout de suite--Lartigues, d’ailleurs, s’est chargé de mettre les points sur les i en nommant «Noizelles et Mauroy»--et que ma vue lui était désagréable... sans pouvoir discerner si cette impression fâcheuse tenait à ma personne ou aux circonstances... particulières dans lesquelles il se trouvait... On n’aime pas toujours, n’est-ce pas, à tenir sa famille au courant de ses petites frasques...» Dieu! que je détestais cet homme, et son rire affecté, et la satisfaction visible qu’il éprouvait à distiller la médisance!... Philippe, cependant, sur la mine effarée de qui je lisais de la surprise et de l’incrédulité, mêlées à une sorte de joie timide--Philippe riait aussi, d’un rire un peu gêné. «Voyons, voyons, Mauroy, qu’est-ce que vous nous racontez là?... Mon cousin François est un savant, presque un sage... Et puis, enfin, il n’est pas assez riche pour mener la grande vie...» Mauroy leva les deux mains. «Que voulez-vous? Je dis ce que j’ai vu... Ce que je peux vous affirmer, c’est que votre «sage» est resté toute la soirée dans la loge de ces dames, dont l’une s’affichait franchement avec Lartigues, mais dont l’autre--la plus jolie, ma foi!--lui coulait de fort doux regards... Ils sont partis ensemble, pour souper en partie carrée, probablement... Tous les mêmes, ces amis du peuple!... Car ce qui m’amuse dans l’aventure, c’est le contraste entre ces divertissements plutôt... légers, et les idées humanitaires--les vôtres, madame... dont M. Chardin paraissait féru, la première fois que je l’ai rencontré dans ce salon... Oh! je m’en souviens... je m’en souviens parfaitement...» J’avais pâli, de colère et de honte; je restais les yeux fixés sur cette bouche fine, sur cette moustache fanfaronne d’où tombaient des mots de sarcasme et de rancune. Sans doute ma figure devait être étrange, car je rencontrai tout à coup le regard de Philippe fixé sur moi avec une expression inquiète, presque irritée. Et d’une voix sèche que je ne lui connaissais pas, il coupa sans façon la parole à son associé. «A propos, Mauroy, nous n’avons pas réglé cette question des ouvriers, vous savez... Venez donc dans mon bureau: nous serons mieux pour causer...» Combien de temps dura leur conférence? Je ne pourrais pas le dire. J’étais restée assise à la même place, tirant machinalement l’aiguille, m’appliquant même à ma broderie--un amour de tablier destiné à parer les trois ans et la frimousse de ma grosse amie Hélène. Je suivais les fils, je comptais les points. «Alors, c’est à cela qu’aboutissent mes doutes, mes scrupules, mes angoisses?... Tout ce roman de passion discrète et d’exil volontaire se termine par une histoire d’actrice et de cabaret?... Et ce bon fils, qui n’ose pas venir passer une heure chez nous de peur de quitter sa mère malade, et qu’on rencontre au théâtre, avec des viveurs... lui, François...» Je le vis tel que je le connaissais,--sa figure mince, sa grande bouche et ses yeux moqueurs, penchés vers une femme peinte, aux cheveux teints, lui parlant, lui souriant... Une sorte de spasme me souleva le cœur--spasme de dégoût, sans doute. «C’est grotesque, grotesque et révoltant...» Brusquement je me rappelai le jour de mes fiançailles, les aveux de Philippe, son émoi en me contant ce qu’il appelait «sa seule folie»... Combien j’avais vite pardonné, combien j’avais peu souffert!... Et maintenant... «Ah! maintenant, par exemple, je n’ai rien à pardonner, et me voilà bien tranquille... Philippe aussi, je suppose... Et Thérèse, si elle savait!... Pourquoi donc avions-nous tous imaginé cette chose absurde?... Les braves gens sont vraiment trop romanesques, et la vie est trop laide, aussi... J’étais folle, cent fois folle... Quand je pense qu’hier, que ce matin encore, j’essayais d’oublier des mots, des regards...» Une rougeur profonde me montait lentement aux joues, au front. J’enfouis dans mes deux mains ma figure brûlante, j’aurais voulu me cacher à tout le monde et à moi-même. Et un regret indéfinissable me venait, non seulement du passé pur de toute pensée mauvaise, mais de ces heures toutes proches où je m’étais crue si malheureuse. Il me semblait que j’aurais mieux aimé revoir François, l’esprit encore plein de remords et d’inquiétude, que de le revoir après ce que je savais maintenant... «Demain, quand je lui parlerai, quand il me répondra, ce ne sera plus lui... Les autres hommes peuvent avoir des goûts bas, des passions grossières, mais lui...» Quel temple lui avais-je donc élevé en moi-même pour éprouver cette sensation d’écroulement subit? «Je sais bien que c’est mieux ainsi, pour moi, pour nous... beaucoup mieux... Et pourtant...» Je tressaillis. Des voix parlaient derrière la porte: Philippe et Mauroy rentraient dans le salon. «Excusez-moi, madame, si je brusque mon départ... Je dois être à Lille ce soir, pour passer la journée de demain en famille...» Cet être odieux avait une femme et des enfants, qu’il aimait, dit-on. Avec une sorte de répugnance, je lui serrai la main. Et tandis qu’il s’éloignait, je l’entendais répéter, d’une voix froide et mesurée que démentait la rudesse de ses paroles: «Soyez tranquille: ces mauvais drôles seront tenus à l’œil, et à la moindre réclamation... bonsoir! De la poigne, mon cher, toujours de la poigne: il n’y a que ça...» Maintenant Philippe était revenu près de moi. Il rôdait çà et là, s’asseyait, tisonnait le feu, puis recommençait à marcher, les mains dans ses poches, l’air préoccupé. Je songeais: «Il faudrait lui parler, faire allusion à cette... chose...» Mais aucun son ne sortait de mes lèvres, et je continuais à pencher la tête sur ma broderie. Près de la fenêtre où j’étais assise, il s’arrêta, rajusta le pli d’un rideau, puis tambourina sur la vitre et déclara: «Je crois qu’il neigera demain. --Oui, fis-je; le temps s’est refroidi, et les nuages sont très noirs.» Nouveau silence, accompagné du même petit tapotement des doigts contre le carreau. Tous mes nerfs vibraient à la fois. Pourtant je ne dis rien, et ce fut Philippe qui parla. «C’est drôle, hein, cette histoire?» Gauchement, sans se retourner, il essayait de me voir. «Quelle histoire?» demandai-je. Dans le désarroi de mes pensées, je ne trouvais qu’un immense désir de me taire--de me taire et d’oublier. Cette fois, Philippe fit un demi-tour vers moi. «Tu sais bien ce que je veux dire: l’histoire que Mauroy nous a racontée... Au premier moment, j’en étais confondu... Est-ce que tu aurais cru ça de François?...» J’esquissai un geste évasif. Philippe, continuait, très vite: «Je m’explique, maintenant, cette disparition totale que je ne comprenais pas bien... Oui, oui, c’est évident... Quoique, vraiment, je m’étonne qu’il aille chercher ses distractions dans ce monde-là... N’est-ce pas?...» Pourquoi toutes ces questions? «Chacun prend son plaisir où il le trouve, dis-je, et François n’a de comptes à rendre à personne...» Mon indifférence sonnait faux, ma voix aussi. Philippe s’en aperçut, sans doute, car je le sentis soudain plus nerveux. «Personne?... Eh bien, et sa mère?... C’est vrai qu’à son âge on ne peut plus le traiter comme un petit garçon... Et c’est tout de même moins fâcheux que s’il était devenu amoureux... d’une femme mariée, par exemple...» Il prononça ces derniers mots entre ses dents, en tiraillant machinalement le gland d’une embrasse--un de ces glands hideux, en soie, avec des petits fils d’or, dont le tapissier avait parsemé notre malheureux salon. Puis tout de suite, comme effrayé de ce qu’il venait d’articuler: «Tu devrais tâcher, fit-il sans la moindre transition, d’être un peu plus aimable avec Mauroy...» J’étais excédée, à bout de forces. «Aimable! m’écriai-je... Polie, oui; j’espère l’être toujours et je crois que je l’ai été aujourd’hui... Mais ne me demande pas d’être aimable... c’est plus fort que moi: je l’ai en horreur!...» J’avais posé mon ouvrage sur mes genoux et je parlais avec passion, la tête levée, cette fois, regardant Philippe bien en face. Il changea de couleur. «Oui, tu me l’as déjà dit... et ce n’est guère gentil pour moi, puisqu’il est mon associé et mon ami... Mais tu pourrais au moins ne pas te singulariser... ne pas choisir le moment où il raconte... des choses... pour le dévisager, fixement, avec une figure... Si tu t’étais vue!... Et tu crois que c’est poli, cela, dis?... Tu crois que c’est poli?...» Pauvre Philippe! Il venait de se trahir... Ce qui le hantait, depuis le début de cet entretien incohérent, c’était le souvenir du regard de détresse surpris dans mes yeux pendant le récit de Mauroy. De nouveau je détournai la tête, j’enfilai mon aiguille d’une main tremblante, avec l’effroi qu’il n’en dit davantage... Mais il était le moins brutal des hommes. Et j’avais l’impression qu’il ne voulait pas, qu’il n’osait pas savoir... Lentement, comme irrésolu, il quitta la fenêtre, fit encore deux ou trois tours. Puis, d’une voix mal assurée: «Allons, je m’en vais... Ce n’est pas un dimanche pareil aux autres, aujourd’hui: il faut que tous les comptes soient finis ce soir pour l’échéance... Au revoir», ajouta-t-il en se rapprochant un peu. «Au revoir», murmurai-je. Sans le regarder, je lui tendais le front. Je sentis qu’il y posait un baiser moins tendre que de coutume. Il sortit, j’entendis la porte se refermer--et je restai seule, les yeux troubles et le cœur serré. Ce misérable commérage, en nous meurtrissant l’un et l’autre, nous laissait--moi bien plus malheureuse, et Philippe tout à fait jaloux. XIII Il ne neigeait pas, le lendemain, malgré les pronostics de Philippe, mais le ciel était d’un gris de plomb, et jamais plus triste 1er janvier ne se leva sur Paris. Ce jour de trêve et d’affairement, de joie intime et de vie intense, où la bonté court les rues, où des âmes vêtues de papier blanc s’échangent contre des cœurs noués de faveurs roses--ce jour qui revient chaque année et qui ne ressemble à rien, m’avait inspiré jadis une tendresse mêlée de crainte. Enfant, il m’arrivait, les nuits de Saint-Sylvestre, de rester éveillée, les paupières grandes ouvertes dans le noir qui pique les yeux, pour entendre sonner les douze coups de minuit. Alors j’avais l’impression qu’un mystère venait de s’accomplir; la sensation de l’inconnu m’envahissait toute, et je m’endormais, en rêvant à ce lendemain qui n’en était plus un, à cet aujourd’hui auquel je ne croyais pas encore. Puis venait le réveil, l’extase des baisers et des cadeaux reçus ou donnés--car j’en donnais aussi, témoin certaines pantoufles de tapisserie, à carreaux violets et verts, confectionnée en cachette sous la direction de Mme Laurent et que papa chaussa trois ans avec héroïsme--les pralines de la tante Cornélie, le Jules Verne de la tante Olympe--que d’ivresses! Tout cela était loin, ce matin-là... Je glissai à mon doigt, non sans une sorte de honte, la bague trop riche, trop brillante, que j’avais trouvée dans l’écrin traditionnel, et Philippe, enlevant de sa poche son étui de maroquin à demi usé, le remplaça par le porte-cigarettes en argent que je venais de lui offrir. D’un accord tacite, nous avions repris nos allures habituelles, et, quoi que nous pussions penser de ce début d’année morose, la journée se déroula suivant les rites consacrés. Nous déjeunions chez papa. Ce fut un apaisement pour moi que de retrouver une fois de plus ma petite salle à manger, mon poêle de faïence brune, et la chère figure grêlée de ma bonne Julie. Elle avait juste la place de tourner autour de la table, et je me rappelai qu’aux premiers temps de mon mariage, papa disait: «Quand j’aurai six petits-enfants, il faudra pourtant que je déménage...» Hélas! les petits-enfants n’étaient pas venus, et la salle à manger était bien assez grande pour nous trois. Malgré tout, je me sentais contente, baignée des souvenirs du passé, et j’oubliais un peu la contrainte qui pesait sur moi depuis la veille. Au dessert, on sonna: c’était notre vieux docteur Garnier, célibataire impénitent et plus mélancolique qu’il ne lui plaisait de l’avouer, qui, ce jour-là, promenait sa nostalgie familiale à tous les foyers amis. Il accepta sans trop se faire prier la moitié d’une superbe poire, et se mit à la peler méthodiquement, tout en me guettant de ses yeux bleus, si clairs et si perçants qu’ils semblaient, d’un seul regard, vous ausculter le cœur et vous disséquer le cerveau. «Un peu pâlotte, la petite fille, cette année, fit-il avec brusquerie. Est-ce que les vilains nerfs ne vont pas, eh?...» Naturellement, je devins cramoisie, et je répondis en riant que mes nerfs allaient très bien, que je ne m’étais jamais mieux portée... «Voyons, dit papa, tu ne viens pas ici en consultation: laisse donc ces enfants tranquilles...» Le docteur mangeait sa poire avec son couteau, comme un vrai paysan, malgré sa cravate blanche à l’ancienne mode et sa rosette à la boutonnière. Il but une bonne rasade de vieux bourgogne, se leva, me prit par le menton, et s’adressant à Philippe: «Ce petit museau-là, voyez-vous, je le connais depuis qu’il est au monde, et si vous n’aviez pas eu l’air d’un bien brave garçon, je me serais opposé à ce qu’on vous le confie... ah! mais oui... Jusqu’à présent, ça va: mais je vous surveille... gare à vous!...» Il plaisantait; pourtant, Philippe ne rit pas, et moi, gênée de ce badinage malencontreux, j’essayai de me dégager, ce qui me valut une tape sur la joue et un baiser d’oncle. Puis le terrible ami prit congé, «pour ne pas faire attendre son cheval», disait-il--et aussi parce qu’il lui tardait de courir distribuer les jouets dont il avait rempli sa voiture. Nos visites, à nous, étaient peu nombreuses: quelques rares collatéraux, et trois ou quatre ingénieurs ou gros industriels chez qui Philippe déposait sa carte. Papa, de son côté, avait des devoirs à remplir envers ses collègues. Il descendit l’escalier avec nous, refusa énergiquement de monter dans le coupé, et partit d’un pas élastique en nous disant: «A ce soir.» Nous devions, en effet, comme tous les ans, le retrouver chez les Chardin... Écartant cette pensée importune, je le suivis du regard, tandis qu’il s’éloignait, portant lestement ses soixante-deux ans, la canne sous le bras et le col de son pardessus relevé jusqu’aux oreilles. «Comme il est mince! Il a l’air d’un jeune homme!» m’écriai-je avec fierté. Et Philippe, qui fermait la portière, murmura: «C’est vrai, il n’engraisse pas... il a de la chance, lui!...» Sans le vouloir, je venais de toucher un point sensible. Mais alors que dire? De quoi parler? Allions-nous devenir comme ces ménages où chacun pèse ses mots et surveille ceux de l’autre? Découragée, je me rejetai au fond de la voiture, et le petit lancinement sourd, interrompu quelques heures, s’éveilla de nouveau en moi. «A ce soir.» Que serait ce dîner? Je cherchai mon inquiétude des jours précédents, mais elle avait disparu, me laissant au cœur une saveur amère. «Ce sera un vrai dîner de jour de l’an: une bonne tante qui reçoit ses bons neveux... et son fils qui s’ennuie vertueusement en famille, au lieu de... Comme c’est étrange! Comme nous connaissons peu la vie des hommes!...» Le cheval trottait, d’un pas égal; notre tournée se poursuivait: toujours les mêmes paroles, toujours les mêmes questions--et les mêmes chocolats qu’on offrait à la ronde, dans des sacs ou dans des coupes, pralinés, à la pistache ou à la crème... En passant rue des Écoles, je levai la tête, et je vis de la lumière aux fenêtres des Debray. «Ils sont là... Si nous montions? Nous avons fini nos visites, et tante Lydie ne nous attend guère avant sept heures?...» Philippe ne fit pas d’objections--sans doute, il était encore moins pressé que moi d’arriver chez sa tante--et je sautai vivement sur le trottoir: j’avais soif d’un peu de gaîté, d’autre chose que ces salons guindés et cette voiture morne. Dans l’escalier, un bruit de voix enfantines nous guida tout de suite vers les régions supérieures; mais ces voix, je dois l’avouer, n’avaient rien de céleste. Derrière la porte du cinquième, c’était un tel sabbat de hurlements, un tel déchaînement de joie sauvage, que Philippe hésita un moment avant de sonner. «Je crois qu’ils sont en famille...» dit-il. En famille--ah! certes, ils l’étaient. Un grand-père, deux grand’mères, deux sœurs de M. Debray, un frère de Thérèse, et sept ou huit neveux et nièces, parmi lesquels Jacques, surgissant tout à coup, se jeta sur moi comme une bombe, tandis qu’Hélène roulait entre les jambes de Philippe ahuri. «Geneviève! M. Noizelles!... Oh! comme c’est gentil!» s’écria Thérèse. Elle était tout joie, tout sourires, et relativement paisible au milieu de ce vacarme affolant. Notre arrivée ramena un peu de calme: peut-être intimidions-nous les enfants; peut-être en avait-on rangé quelques-uns dans des armoires, car l’appartement semblait à peine assez grand pour les contenir tous. Quant aux divers parents, que nous connaissions peu ou point, ils nous accueillirent amicalement--avec charité, pour ainsi dire. Nous avions l’air si seuls, si misérables, malgré ma belle robe de velours marron et la redingote impeccable de Philippe! Involontairement, en regardant ces gens heureux, en suivant des yeux ces petites ombres turbulentes qui recommençaient à se poursuivre de l’antichambre à la cuisine et du salon au laboratoire, je mesurais tout le vide de ma vie--de _notre_ vie, puisque mon mari était aussi dénué de famille que moi. Des frères, des sœurs, une mère, des enfants--tant de tendresses que je n’avais pas connues, que je ne connaîtrais jamais! «Vous êtes nombreux...» ne pus-je m’empêcher de dire à Thérèse. Elle se mit à rire. «Oh! nous attendons encore mes deux beaux frères... Mais mon frère--elle baissa la voix--vous savez qu’il est divorcé, le pauvre garçon... Les deux petits blonds, là-bas, sont à lui: sa femme a les deux autres aujourd’hui... Il n’y a jamais de bonheur complet...» Je devinai qu’elle cherchait à me consoler, en me montrant le ver caché dans le beau fruit qui faisait mon envie. Pourtant, de ce malheur-là, il me semblait que j’aurais encore pu me contenter, si on avait bien voulu me donner les deux petits blonds!... L’heure s’avançait: je fis signe à Philippe. «Partir?... déjà!... Qu’est-ce qui vous presse donc tant? demanda Thérèse. --Mais... nous dînons chez notre tante... --Ah! oui... Madame Chardin.» En prononçant ce nom, la voix de Thérèse se glaça. Si elle avait su!... L’idée qu’elle jugeait faussement une situation imaginaire me fut insupportable, et je me levai, bien décidée cette fois à m’en aller. Il fallait serrer une douzaine de mains; tout le monde était debout, et la robuste carrure de M. Debray remplissait la porte. «Range-toi donc... gros ours», lui dit sa femme. Il s’effaça en souriant--tous deux échangèrent un regard plein d’amour. Et je compris que ceux-là n’avaient rien à se cacher, et qu’ils pouvaient penser tout haut, sans crainte de se blesser jamais... La rue nous parut froide, au sortir de cette atmosphère surchauffée. Nous avions décidé de faire à pied le court trajet qui nous restait, et nous allions, côte à côte, échangeant des remarques indifférentes sur les étalages, sur les passants qui se hâtaient, le nez rouge, les mains pleines de paquets. Devant les boutiques foraines, une foule se pressait, bruyante et joyeuse; boulevard Saint-Germain, ce fut la station habituelle chez le fleuriste: je choisis une gerbe de roses admirables, d’un rouge sombre, presque noir, avec des gouttes d’eau brillant çà et là sur le velouté des pétales. A mesure que nous nous rapprochions de la rue Barbet-de-Jouy, je me demandais comment j’avais pu passer ainsi cette longue journée, sachant ce qui m’attendait au bout. En même temps un désir fou me prenait d’être là, d’en finir... «Comme tu marches vite!» remarqua Philippe. Lui, instinctivement, ralentissait le pas... Pourtant nous arrivions, et sept heures sonnaient quand Perrine nous introduisit dans le salon. «Les voilà», dit papa. Il était assis près de la bergère, et debout, accoudé au dossier, François... Un petit nuage passa devant mes yeux; je me penchai pour embrasser tante Lydie. «Bonjour, mignonne... Oh! les belles roses, mon bon Philippe!» Ses narines pâles, un peu pincées, se dilatèrent avec délices pour aspirer le parfum des fleurs. Elle avait beaucoup changé, depuis ma dernière visite. «Donne-les-moi, maman; tu sais bien que c’est moi la «demoiselle de la maison...» François enleva le bouquet des mains de sa mère, tandis que celle-ci me tendait une grosse touffe de violettes de Parme qu’elle venait de prendre sur sa petite table. Je remarquai bien que c’était elle, cette fois, et non pas lui qui me les offrait... Mais j’avais de la peine à coordonner mes pensées. On échangeait des paroles banales et des gestes convenus; Philippe s’approchait affectueusement de sa tante. Et François, là-bas, le dos tourné, avec des mouvements délicats, presque féminins, disposait les branches de roses dans un vase de vieux Sèvres. Il m’avait dit bonjour... probablement--je n’en savais plus rien. Presque aussitôt on annonça le dîner; tante Lydie se leva, en s’appuyant sur papa. Et comme Philippe attendait que son cousin m’offrît le bras: «Passez toujours sans moi, dit François: je suis en train de me battre avec une feuille que je ne peux pas lâcher...» Dix secondes après, il nous rejoignait à table. Tout de suite, j’eus l’impression qu’il serait très gai. Il semblait redevenu bavard, et taquinait doucement sa mère, qui souriait d’un sourire silencieux et fatigué. Papa lui donnait la réplique en toute innocence; quant à Philippe, dont j’étais seule à remarquer la gêne indéfinissable, il m’épiait involontairement, et je le voyais se rasséréner peu à peu en m’écoutant rire et causer comme de coutume. A vrai dire, je ne savais plus trop moi-même ce que j’éprouvais, tant les choses et les gens m’apparaissaient semblables à eux-mêmes--différents de ce que je rêvais depuis trois mois. Quelqu’un parla: c’était papa. «Avez-vous lu l’article de Sarcey? Il écume, ce pauvre homme, en constatant le succès des _Revenants_... Et, ma foi, je me demande si c’est bien scénique, cette pièce si passionnante à lire. --Mais, fit tante Lydie, François pourra vous le dire, puisqu’il l’a entendue...» Je vis une rougeur rapide monter au visage de François: évidemment, il se rappelait la rencontre fâcheuse, le nom de notre associé--le nôtre, prononcés si mal à propos. Craignait-il donc qu’un de nous deux n’allât raconter à sa mère quelle société il lui avait préférée ce soir-là? Philippe me regardait: je restai calme, le cœur alourdi par une sorte de mépris soudain. Et l’autre idée--l’«idée» chimère, l’«idée» fantôme--s’effaçait de ma pensée, lentement, lentement... Autour de moi, on discutait Ibsen. Tante Lydie s’était animée; Philippe avouait ne rien comprendre au symbolisme. J’entendis François qui riait, et ce rire me parut inconvenant, odieux. Combien je le sentais loin de moi en ce moment! Avec une insouciance voulue, je me jetai dans la mêlée, et le dîner s’acheva bruyamment. Philippe semblait tout heureux, délivré de ses soupçons et de ses doutes. Comme nous traversions la large embrasure qui séparait la salle à manger du salon, il glissa doucement son bras autour de ma taille, et murmura tout près de mon oreille: «Bonne année, n’est-ce pas, chérie?...» C’était plus qu’un souhait--presque une prière. Touchée malgré moi, poussée, peut-être, par je ne sais quel obscur sentiment de défi, j’achevai le mouvement qu’il ébauchait--j’effleurai de mes lèvres la bonne joue qui se tendait vers moi. François nous suivait, et je savais qu’il nous avait vus. Sans doute, il s’en souciait fort peu. Pourtant, presque aussitôt, j’eus honte de ce baiser, si innocent qu’il fût, et je courus m’asseoir près de tante Lydie. «L’échiquier est prêt! s’écriait papa. Allons, Philippe, alignons-nous, mon ami: vous m’avez battu, la dernière fois, et vous me devez une revanche...» Tous deux s’installèrent à leur jeu. François, dont l’entrain était tombé subitement, marchait de long en large, silencieux et morose. «Il s’ennuie, pensai-je, il attend notre départ... Et quand la pauvre tante sera couchée, avec Perrine à portée de la voix, il ira terminer sa soirée ailleurs...» Je ne croyais pas si bien deviner. Nous étions sortis de table depuis un quart d’heure à peine, quand il s’approcha, l’air gêné, du coin où nous causions, tout doucement, sa mère et moi. «Vous m’excuserez... commença-t-il. Je ne te l’avais pas dit, maman?... Ce pauvre Vernon m’a supplié de revenir le voir ce soir... Il est bien malade, et si seul, le malheureux garçon!... Je n’ai pas osé refuser...» Tante Lydie leva sur lui des yeux pénétrants... Comment ne devinait-elle pas le mensonge dans cette contenance gauche, dans cette voix troublée? Mais non: la confiance l’aveuglait, elle si clairvoyante d’ordinaire. «Vas-y, mon petit, puisque tu l’as promis... Philippe et Geneviève ne t’en voudront pas, j’espère...» Comment donc! Le prétexte était admirable: François aurait pu rendre des points au Bon Samaritain... Mon cœur battait à grands coups, l’indignation me serrait la gorge. Pourtant je sus me dominer, et, lui tendant la main, sans écouter les mots qu’il murmurait: «Bonsoir, dis-je d’une voix claire; ce serait trop égoïste à nous de vous retenir, quand on vous attend avec tant d’impatience. Partez vite, et... bien des choses à votre ami malade...» J’avais mis dans cette dernière phrase toute l’ironie dont j’étais capable--une pauvre petite ironie, bien tremblante et bien maladroite. Alors François me regarda... Oh! quel regard, tout à coup--suppliant, douloureux, presque désespéré... Un moment, je fus bouleversée jusqu’à l’âme. Puis une vague de colère chassa mon émotion. Je songeai: «Comme il a honte!...» Déjà il avait pris congé, et quitté le salon, sans que papa, tout absorbé par le jeu, songeât même à s’en étonner. Philippe, au contraire, le suivit d’un œil furtif, moitié surpris, moitié content. Et tante Lydie, toujours vaillante, s’efforça de sourire et de causer, malgré la fatigue visible qui pesait sur elle et la préoccupation qui, parfois, la laissait rêveuse, arrêtant la parole sur ses lèvres. Était-ce l’ancienne crainte qui la hantait--cette crainte qui, je le comprenais maintenant, s’était dressée peu à peu entre elle et moi comme une barrière? Ou bien la brusque sortie de son fils venait-elle d’éveiller en elle une autre sorte de méfiance, la peur d’une ennemie moins candide que moi? Je ne savais plus--j’essayais de ne plus penser, de prononcer des paroles indifférentes, tandis que mon cœur, encore une fois, s’emplissait d’angoisse. Ce fut une paisible veillée de jour de l’an. Le dernier pion de Philippe enlevé, son roi décidément mis en échec, papa se leva, vainqueur et magnanime. Il était neuf heures et demie, tante Lydie tombait de sommeil, les bûches se mouraient au fond de la cheminée--nous n’avions plus qu’à partir. Dans la voiture qui nous ramenait, Philippe se mit à siffloter entre ses dents. La fugue de son cousin, la tranquillité que j’affectais depuis le début de la soirée, avaient visiblement dissipé toutes ses inquiétudes, et ce fut en riant à demi qu’il se tourna vers moi. «Dis donc, François avait l’air bien pressé de s’en aller, ce soir... Ma foi, je crois que Mauroy n’avait pas tort, et qu’il y a anguille sous roche... Tous les mêmes, ces vieux garçons! Les hommes mariés valent bien mieux, vois-tu...» Il se rapprochait, confiant et câlin. «Ah! laisse-moi,» fis-je en me reculant d’un geste instinctif, irraisonné. Je le sentis tressaillir, s’écarter à son tour. «Tiens, murmura-t-il, tu ne m’embrasses plus, maintenant que nous sommes seuls...» Et, de tout le reste du trajet, il ne desserra pas les dents. [Illustration] XIV Oui, l’année commençait mal... Le 2 janvier, Philippe sortit très tôt, et, retenu par un rendez-vous réel ou supposé, ne rentra pas déjeuner. Je passai une journée vague et fiévreuse; j’inventai des rangements, des courses, des visites, poursuivie, harcelée par deux pensées, toujours les mêmes: le remords de faire souffrir mon mari, et la terreur de m’avouer que ma souffrance, à moi, ne venait pas uniquement de ce remords... Nous dînions en ville, ce qui nous évita une soirée de tête-à-tête. En étions-nous donc déjà là? La paix de mon ménage était-elle compromise? Et pourquoi? Pour qui?... Le mercredi, 3 janvier, c’était «mon jour». Philippe m’avait quittée à l’heure habituelle--soucieux et froid. Et, presque tout de suite, des flocons de neige commencèrent à tomber--rares, d’abord, et légers comme des brins de duvet, puis plus serrés et plus lourds, puis drus, pressés, formidables. La rue, le Luxembourg, les arbres, les toits, tout devint blanc, tout se confondit avec la terre, avec le ciel, avec l’air lui-même qui n’était plus qu’un rideau opaque d’atomes tournoyants. Mon salon, cependant, sentait bon le mimosa et les violettes; un feu splendide brûlait dans la cheminée, et sur la petite table, autour du samovar, les tasses de porcelaine fine luisaient, rangées en bataille. Tous ces préparatifs me parurent vains: personne ne viendrait, ni à pied, ni en voiture. Je regrettai les visiteurs--même les indifférents, dont le défilé m’aurait forcée pour un moment à sortir de mon idée fixe. Que faire de ce long après-midi? Lire? J’en étais écœurée. Jouer du piano? Chaque note égrène un souvenir, et la pensée vagabonde comme une folle, entraînée par le rythme des doigts. Écrire?... J’avais quelques parentes en Bretagne, quelques amies en province, épaves de ma vie de jeune fille. Résolument, je me mis à ma correspondance. De temps à autre, je relevais la tête, je regardais la neige s’amonceler sur le balcon, s’écraser contre les vitres avec un bruit mou. «Philippe aura bien de la peine à revenir...» pensais-je. A quatre heures, il faisait nuit. Je cessai d’écrire et je restai immobile, accoudée sur mon buvard, sans avoir le courage de me lever pour donner de la lumière. Une grande apathie m’engourdissait, m’endormait l’âme--mortelle comme le froid dans les steppes de Russie. Dehors, un silence, mortel aussi, s’étendait sur toutes choses... Théodore, solennel et digne, entra, portant la théière--une théière de dix-huit tasses au moins. Pour moi toute seule! Puis il alluma l’électricité, ferma les rideaux. Je m’étais retournée. «Madame désire?...» Il se tenait debout, à demi incliné--image même de la correction. «Il neige toujours? demandai-je. --Abondamment, Madame,--Théodore s’exprimait avec élégance et facilité--et si je ne craignais de déplaire à Madame, je dirais que Madame ne doit pas s’attendre à recevoir beaucoup de...» Le timbre de l’antichambre, strident et impérieux, vint lui couper la parole en lui donnant le plus complet démenti. Mais rien ne l’étonnait. Il disparut, du même pas discret et mesuré. Puis le battant de la porte se rouvrit avec lenteur, poussé par sa main respectueuse, et sa voix, devenue neutre et impersonnelle, annonça pompeusement: «Monsieur Chardin!...» Je crus avoir mal entendu. Mais non: c’était bien François qui entrait dans ce salon dont il n’avait pas franchi le seuil depuis plus de six mois--François mouillé jusqu’aux genoux, crotté jusqu’aux chevilles, et dont le chapeau, qu’il tenait à la main, se hérissait de poils incohérents. Je me sentis pâlir. Et tout de suite, je me rappelai qu’il s’était chargé lui-même, par sa conduite étrange, de calmer mes craintes et mes scrupules. Ne devais-je pas l’accueillir comme jadis, avant que ces folles idées m’eussent traversé l’esprit? Il s’avançait vers moi. «Bonjour, François; c’est vraiment bien aimable à vous, par ce temps...» Non, ce n’était pas aimable, c’était absurde. Et l’expression tendue de son visage, sa poignée de main cérémonieuse, rendaient plus sensible encore l’extravagance de sa démarche. Nous nous tenions l’un devant l’autre comme deux étrangers. Une irritation sourde me saisit. Que venait-il faire, alors? Pourquoi m’imposait-il sa présence, puisque notre intimité fraternelle était bien morte--puisque la vie l’entraînait chaque jour plus loin de moi?... J’eus un geste poli: «Approchez-vous donc du feu, pendant que je verse le thé... Vous devez avoir besoin de vous chauffer--et de vous sécher.» Machinalement, il s’assit au coin de la cheminée; il enleva ses gants humides pour prendre la tasse que je lui offrais. Ses doigts tremblaient un peu--de froid, sans doute; tous ses traits semblaient figés dans une raideur voulue. Il regarda ses bottes boueuses, dont les traces maculaient mon tapis, ses vêtements trempés qui commençaient à fumer; pour la première fois, il parut s’apercevoir que sa tenue laissait peut-être à désirer. «Oh! fit-il, pardon... je suis à peine présentable... Ma seule excuse, c’est que je pensais bien trouver votre salon vide... On me dit que Philippe est sorti, malgré la neige... J’espérais le voir aussi», ajouta-t-il après une pause. Le nom de Philippe dans la bouche de François me fut insupportable. Je songeai: «S’il savait ce qui se passe entre nous... à cause de lui...» Un flot de honte, de pudeur empourpra mes joues. Mais François ne me voyait pas. Il avait posé près de lui sa tasse encore pleine, et il regardait le feu d’un air distrait. «Comment va ma tante?» demandai-je précipitamment. Ses yeux s’assombrirent, tandis qu’il répondait: «Pas bien; la soirée de lundi l’a beaucoup fatiguée... Aujourd’hui, cependant, elle semblait un peu mieux... C’est dur, de vivre ainsi: j’en arrive à me reprocher tous les instants que je passe loin d’elle...» Je savais qu’il aimait tendrement sa mère, et que sa tristesse n’était pas feinte. Seulement, je crus le revoir, l’avant-veille, s’évadant avec désinvolture de notre réunion familiale... Ce mauvais souvenir m’endurcit le cœur: un sourire sceptique effleura mes lèvres. Et juste à ce moment, comme pour répondre à ma pensée, François parla, d’une voix changée. «Geneviève, on vous a dit du mal de moi... Mais vous n’auriez pas dû le croire...» Ces mots qu’il prononçait, je n’avais pas voulu les lire, l’autre soir, dans le regard qu’il m’avait lancé en partant; il les pensait depuis qu’il était entré--je devinai qu’il était venu pour me les dire... Toute mon assurance me quitta; mes oreilles s’emplirent d’un bourdonnement confus. «Je ne comprends pas... balbutiai-je. --Si, vous comprenez... Vous avez vu cet homme, ce Mauroy... il vous a raconté... Et vous l’avez cru tout de suite; je sais que vous l’avez cru... Maintenant il faut m’écouter...» J’essayais de faire bonne contenance. «François, vous ne devez pas... je ne veux pas que vous me parliez de ces choses... --Mais moi, je le veux», dit-il lentement, les yeux toujours fixés sur la flamme dont le reflet dansant illuminait les verres de son lorgnon. Sa figure restait froide, presque rigide; seule, sa parole brève trahissait un effort pour demeurer calme. «J’ai connu Lartigues à Saïgon... A Paris, je l’ai retrouvé; nous nous voyons--pas bien souvent; c’est un garçon intelligent et cultivé, mais quelquefois mauvais plaisant... L’autre jour--j’étais à table, quand on m’a apporté ce billet de sa part. Je voulais refuser: c’est ma pauvre maman qui m’a supplié d’accepter... elle me sait fatigué, surmené... malheureux... Car je suis malheureux, Geneviève», murmura-t-il, comme malgré lui. Je frissonnai. Qu’allait-il dire? Ramassée dans mon fauteuil, les mains serrées l’une contre l’autre, je l’écoutais sans oser remuer. «En arrivant au théâtre, j’ai trouvé Lartigues avec ces femmes... il m’a accueilli par de grands éclats de rire en s’écriant: «Partie carrée, mon cher, partie carrée... Vous voilà déshonoré! Qu’est-ce que va penser le Collège de France?...» Je ne pouvais pas me donner le ridicule de m’enfuir: je suis resté... Quand j’ai rencontré Mauroy, j’ai compris bien vite, à son air gouailleur, qu’il s’empresserait de tout conter chez vous... Et je suis resté, encore, parce que j’ai pensé que, peut-être, ce serait mieux ainsi... qu’il valait mieux qu’on crût...» Brusquement il s’interrompit, puis reprit, avec une agitation croissante: «Seulement, lundi, quand je suis parti, quand vous m’avez dit au revoir... quand j’ai deviné que vous me croyiez capable de vous quitter, ma mère, vous... vous tous... pour courir à quelque basse aventure... en vous disant un mensonge grossier... j’ai senti que le courage me manquait... Écoutez, Geneviève: j’ai trente-sept ans, je ne suis pas un saint... j’ai pu quelquefois, dans ma vie... chercher... me tromper... Mais j’ai toujours eu le dégoût de ce qui est vil... Et maintenant... oh! maintenant...» Comme sa voix tremblait! «Je vous jure--vous entendez: je vous jure que j’ai un ami malade, mourant... qu’il s’appelle Vernon... et que j’allais chez lui le soir du 1er janvier. J’ai menti, pourtant, quand j’ai dit qu’il m’attendait, car ce n’est pas lui qui m’avait demandé de revenir... mais je suis sorti... je ne pouvais plus... Et puis, peu importe. Vous me croyez, n’est-ce pas? Dites-moi que vous me croyez», implora-t-il avec angoisse. Il fallait répondre, je relevai la tête: François était méconnaissable, blanc jusqu’aux lèvres--et encore ce regard... Une sorte de lumière m’envahit, m’inonda: «Ce n’était pas vrai; on m’avait trompée...» Terrifiée de ce que j’éprouvais, je tentai misérablement de ruser avec moi-même. «Mais je vous crois, François, m’écriai-je; je vous crois... Mon Dieu! ne prenez donc pas les choses au tragique...» Je riais, d’un petit rire forcé, nerveux... Et tout à coup, ma vue se brouilla; je sentis des larmes que je ne pouvais pas retenir déborder, rouler sur mes joues, emportant avec elles la contrainte horrible où je vivais depuis trois jours... D’un geste rapide, je me détournai. Mais il était trop tard: François venait de se lever, les yeux presque égarés. «Oh! fit-il d’une voix étouffée, qu’est-ce que... qu’est-ce que vous... pourquoi pleurez-vous?...» Pouvais-je le lui dire?... A travers le nuage qui m’aveuglait, je le vis faire un mouvement vers moi--puis s’éloigner, brusquement, comme s’il fuyait--puis je ne le vis plus. Il était parti. Je savais qu’il ne reviendrait pas--et lui... que savait-il?... Alors seulement je pensai à Philippe, et le remords, de nouveau, s’abattit sur moi. Il rentra, Philippe,--un peu moins sombre qu’en partant. Sans doute, le pauvre garçon, pendant les heures qu’il passait seul, s’efforçait de lutter contre cet état de malaise vague qui répugnait à sa nature confiante et joyeuse. Il s’approcha du feu, comme François tout à l’heure, et s’adossa à la cheminée, en présentant alternativement chacun de ses pieds à la flamme. «Quel temps! Il ne neige plus, mais les rues sont dans un état!... Je suppose que tu n’as eu personne?...» Je ne mentais jamais. «Si, François est venu...» Le pied gauche de Philippe se rabaissa vivement et frappa la dalle de marbre. «François?... Il choisit un drôle de jour pour faire ses visites... Et... qu’est-ce qu’il t’a dit?» Quel supplice de ne pouvoir se taire, de sentir la vérité s’échapper de soi comme une source amère qui brûle et qui fait mal! «Mais... d’abord, sa mère ne va pas très bien... Et puis... il m’a parlé de cette histoire, tu sais, au théâtre... Mauroy n’avait pas compris, et tout cela n’est qu’un malentendu absurde...» J’avais déchargé mon cœur, en partie, du poids qui l’étouffait. Mais Philippe n’en avait pas l’air plus heureux, au contraire. Il se passa les doigts dans la barbe, mordit furieusement sa moustache; puis, d’un ton sec: «Je croyais que François ne devait de comptes à personne... Il paraît qu’il a éprouvé le besoin de t’en rendre, à toi... J’avoue que je ne trouve pas très convenable de choisir une jeune femme pour ce genre de confidences... D’ailleurs, rien ne prouve qu’il ait dit la vérité... Et puis enfin, ses petites affaires ne nous regardent pas...» Sa voix sonnait avec des intonations méprisantes. Je me rappelai la bonne et tendre amitié de jadis, l’admiration naïve que Philippe professait pour son cousin... Avais-je donc brisé cela, aussi, sans le vouloir? XV Ce fut le début d’une période trouble qui dura de longues semaines. Désormais, je ne pouvais plus douter, ni me mentir à moi-même. Près de l’être excellent dont l’amour m’avait tant donné--lentement, sans que j’aie pu m’en défendre, mon cœur s’était laissé prendre tout entier. Le mal était profond, irréparable. Il ne s’agissait ni d’un entraînement passager, ni d’une séduction savante: j’avais rencontré l’homme qu’entre tous j’aurais choisi, «parce que c’était lui, parce que c’était moi»... Seulement je l’avais rencontré trop tard. Cette idée me causait une sorte de révolte. Pourquoi la vie s’était-elle jouée de moi? A dix-huit ans, un hasard avait placé sur ma route l’amoureux juvénile et rougissant--celui qui occupe un moment le rêve des jeunes filles, auquel les femmes, plus tard, n’accordent qu’un souvenir à demi attendri, à demi amusé... Et tout de suite, l’amoureux s’était changé en mari, le rêve était devenu réalité. Quelle folie! Nous ne pensions pas avec le même cerveau, nous ne parlions pas la même langue. Pendant huit ans, j’avais vécu près de lui, amicale sans effort, douce et passive par nature. Mais ce que j’avais de meilleur, mes enthousiasmes, mes désirs confus--toute mon âme passionnée, enfantine, un peu folle--il ne les connaissait pas. A vrai dire, il n’en aurait su que faire. Il s’était cru heureux: ce que je lui donnais lui suffisait--et moi j’étouffais de ne pouvoir donner davantage. Alors un autre était venu... Et cet autre aurait pu venir le premier--et tout, tout aurait changé... J’avais beau lutter contre une telle pensée, je la sentais s’infiltrer en moi comme un poison. Mon imagination s’épuisait à revivre un passé fictif, à me reconstruire une existence illusoire,--et je ne sortais de ces songeries malsaines que pour retomber dans le présent sans joie: François était malheureux, Philippe souffrait par ma faute--que faire? Avec Philippe, peut-être, un peu d’adresse aurait suffi. Sa jalousie restait vague, honteuse d’elle-même; sa confiance en moi demeurait absolue. Si j’avais voulu, la moindre attention, l’ombre d’un sourire... Mais je ne pouvais pas: ma conscience répugnait à ces roueries féminines--innocentes, dit-on. Plus je me sentais coupable de ne pas aimer mon mari comme il méritait d’être aimé, et plus je me repliais, glacée par une sorte de loyauté farouche--incapable même de laisser voir l’affection réelle que je lui gardais. Et l’atmosphère de tristesse et de gêne allait s’épaississant autour de nous. Maintenant, je n’osais plus faire que de courtes apparitions rue Barbet-de-Jouy, et seulement les jours où je savais François retenu au Collège de France--je m’étais aperçue que Philippe connaissait aussi ces jours-là, et l’heure exacte des cours. Tante Lydie me recevait, de plus en plus frêle, de plus en plus perdue parmi les coussins de la grande bergère. Malgré sa vaillance, la force physique lui manquait, parfois, pour cacher sa détresse morale; dans ses yeux devenus immenses, je lisais clairement, quand elle les fixait sur moi, tout ce qu’elle m’avait tu pendant des années: pitié, tendresse, rancune involontaire--et par-dessus tout, regret déchirant de ce qui aurait pu être... Nous ne parlions jamais de son fils. Souvent, je me réfugiais chez Thérèse pour trouver un peu d’oubli. L’exubérance des enfants m’égayait malgré moi; le parfum de joie, de travail et d’amour qu’on respirait dans cette maison, pénétrait mon esprit malade comme un air salubre. Mais un jour que je soulevais le rideau de la fenêtre pour montrer à Hélène un petit moineau perché sur l’appui du balcon, je vis, de l’autre côté de la rue des Écoles, François qui causait, la serviette sous le bras, avec un vieux monsieur décoré. Il écoutait, sa haute taille un peu penchée, la tête inclinée à droite, dans une attitude que je connaissais bien. L’idée que j’étais là, si près de lui, et qu’il ne le savait pas, me traversa le cœur comme une flèche aiguë... «Pourquoi tu regardes toujours, puisque le «zoiseau» est parti?» demandait Hélène. De sa grosse menotte impérieuse, elle me força à détourner le visage, puis elle contempla son doigt d’un air dégoûté en disant: «Pourquoi ça mouille, ton «zyeux»?...» Thérèse était derrière moi; je connaissais sa vue perçante, je la savais observatrice--d’ailleurs, la silhouette de François devait lui être familière, car elle avait eu, plus d’une fois, l’occasion de le rencontrer au sortir du Collège de France. Son silence même me prouva qu’elle l’avait aperçu; je me rappelai ses réticences, ses reproches muets,--une grande confusion douloureuse m’envahit. Sans oser lever la tête, je déposai par terre Hélène qui se cramponnait à mon cou, et je m’éloignai de la fenêtre. Alors je sentis la main maigre de Thérèse se poser sur mon bras. «Installez-vous donc près de la petite table; Jacques va vous montrer son album: depuis que vous l’avez fait dessiner l’autre jour, il ne rêve plus que de travailler avec vous. Il vous aime trop, vous savez: j’en deviens jalouse...» Chère Thérèse! Elle m’avait devinée: du fond de son âme sévère et droite, elle me blâmait; mais je sentais qu’elle me plaignait aussi,--je savais qu’elle ne douterait jamais de moi. Et dans sa candeur, pour me consoler, pour me soutenir, elle m’offrait un des biens les plus précieux qu’elle connût--l’amour innocent de son petit Jacques. Le soir, rentrée chez nous, je mesurais l’étendue des ravages faits en moi et autour de moi. La présence de Philippe ravivait mes remords et me causait en même temps une sorte d’irritation latente. Le timbre de sa voix sonore éveillait dans mon souvenir l’écho d’une autre voix plus douce et plus sourde; je ne pouvais regarder sa main carrée, aux phalanges courtes, sans revoir aussitôt les longs doigts qui savaient si bien tourner au vol la page d’une partition, ou marquer du bout de l’ongle les fautes omises dans la marge d’une épreuve imprimée... Et ce travail de comparaison involontaire s’appliquait à chaque mot, à chaque geste--obsession dont j’avais honte, mais qu’il m’était impossible de vaincre. Philippe en subissait, peut-être, l’influence déprimante, car son humeur changeait, devenait inégale. D’ailleurs, il avait mille ennuis auxquels, malheureusement, des circonstances fâcheuses m’empêchaient de compatir. L’usine, là-bas, s’agitait: c’était le système de la «poigne» qui commençait à porter ses fruits. Les ouvriers, jusqu’alors assez paisibles, sauf quelques exceptions turbulentes, donnaient maintenant, en toute occasion, les preuves d’un «esprit détestable». Chaque semaine, Philippe revenait de Lille plus mécontent et plus grognon. «C’est inconcevable! répétait-il; encore des plaintes, des réclamations... J’ai beau leur dire que ça ne me regarde pas, que je n’ai pas à contrôler les actes de mon associé... ils s’entêtent à venir me trouver. Pendant les vingt-quatre heures que je passe à la filature, mon bureau ne désemplit pas... Et pas toujours polis, avec cela... Ah! nous vivons dans un drôle de temps!...» J’aurais voulu faire chorus, lui donner au moins la satisfaction de me sentir en communion d’idées avec lui, sur ce sujet qui lui tenait tant au cœur. Mais, là encore, nous étions séparés par un monde. Si ignorante que je fusse des questions ouvrières, mon instinct me disait que Mauroy devait commettre bien des injustices, ignorer volontairement bien des misères. Et puis, la façon simpliste dont Philippe concevait son propre rôle me déplaisait--je n’aimais pas cette habitude de se dérober, de fuir les responsabilités: si ces pauvres gens s’adressaient à lui, c’est qu’ils le jugeaient, avec raison, meilleur que l’autre... Une ou deux fois, j’essayai de parler en ce sens: mais Philippe protesta vivement: la vieille querelle de l’été précédent allait recommencer. «Alors, dis-je, excédée, pourquoi me demandes-tu mon avis?...» Des silences moroses suivaient, pendant lesquels je me replongeais dans mes rêveries. Combien la bonté de François était plus intelligente, plus largement humaine! Je l’avais entendu conter des épisodes de ses voyages, de ses fouilles--des conflits avec les _boys_ ou les terrassiers tonkinois: comme il savait comprendre et manier ces âmes primitives! A la place de Philippe, sûrement, il aurait agi, au lieu de se buter à des scrupules mesquins... Et moi, j’aurais cru en lui, de toute la puissance de cette foi sans laquelle l’amour des femmes s’éteint et se meurt... Au commencement de mars, la situation parut s’aggraver à Lille. Philippe, appelé par dépêche, partit précipitamment et ne rentra que le surlendemain, à onze heures du soir, très excité. «Cette fois, s’écria-t-il, c’est complet! Ces animaux-là ne respectent plus rien... Sous prétexte de députation, ils se sont introduits à quatre ou cinq chez Mauroy, et comme il leur tenait tête, le chef, celui qui parlait au nom de ses camarades, l’a traité de «mufle», de «rosse», et de «sale bourgeois»... Dans une vision rapide, Mauroy m’apparut assis à son bureau, insolent et gourmé, recevant à travers sa jolie figure, comme un soufflet, l’injure grossière--méritée, peut-être... J’ébauchai un sourire aussitôt réprimé--pas assez vite cependant pour que Philippe n’eût le temps de le saisir au passage. «Tu ris? tu trouves ça drôle?... Tu aimerais à entendre qualifier ton mari de «rosse» et de «mufle»?... «Oh! fis-je tranquillement, tu sais bien qu’on ne te dira jamais ces vilaines choses-là... Mais j’avoue que Mauroy...» Ma réticence parut l’irriter. «Ah! oui, Mauroy, ta bête noire... tu es enchantée de ce qui lui arrive, hein? Et tu penses qu’on n’aurait pas dû renvoyer l’ouvrier?...» Je haussai les épaules, agacée à mon tour. «Mais si!... Je comprends bien qu’un patron... ou qui que ce soit, ne supporte pas qu’on vienne l’insulter en face... Seulement, je ne peux pas m’empêcher de penser que la fameuse poigne de ton associé ne lui sert pas à grand’chose pour conduire les hommes... et qu’un peu plus d’humanité, ou simplement de justice, aurait peut-être empêché cet incident... regrettable... --L’humanité! la justice!... En voilà des grands mots! grogna Philippe... Je voudrais les voir, tes philanthropes, aux prises avec deux ou trois cents gaillards mal embouchés, toujours furieux!... Et puis, si tu crois que c’est agréable pour moi de revenir éreinté, embêté... et de trouver une femme qui me rit au nez, qui a l’air de se soucier de mes affaires comme de...» Il se montait peu à peu, énervé par ma désapprobation évidente, et aussi par d’autres griefs qu’il avait dû ruminer en chemin. «Je sais bien, va! poursuivit-il en ouvrant sa pelisse, en enlevant machinalement son foulard, je sais bien d’où vient ton antipathie pour Mauroy... surtout depuis le jour où il a déjeuné ici... Et toutes ces belles idées dont ta tête est farcie, je sais bien de qui tu les tiens... Pas de moi, c’est sûr!... Je te l’ai déjà dit: je ne suis pas un penseur... ni un savant, ni un artiste... je suis un brave garçon qui fabrique du fil... Tu n’en demandais pas davantage, pourtant, quand tu m’as épousé...» Je le voyais devant moi, trapu, solide, sa bonne figure durcie par une expression têtue et chagrine. Tout ce que je refoulais depuis des semaines me monta aux lèvres, irrésistiblement... «Quand je t’ai épousé, ripostai-je, j’étais une enfant...» Ces paroles à peine échappées, j’aurais voulu les reprendre, tant je les sentis cruelles. Philippe se rapprocha, les traits contractés. «Ah! vraiment, une enfant?... Et tu ne savais pas ce que tu faisais?... Et maintenant, tu le regrettes?... C’est bien cela que tu veux dire, n’est-ce pas?... Répète-le donc, après huit ans de mariage... huit ans pendant lesquels tu n’as rien eu à me reprocher... rien, tu m’entends!... Et toi... Tiens, je ne sais pas ce que je te dirais, si je...» Sa voix s’étranglait. Avec un geste de colère, il se détourna et sortit du salon; des portes battirent, une clef tourna violemment--il s’enfermait dans son bureau. Je regardai autour de moi: la pelisse et le foulard, jetés à la volée, s’étalaient en désordre sur un fauteuil; la pendule marquait minuit un quart... Alors, cachant mon visage dans mes mains, je me mis à pleurer, de pitié, de douleur et de repentir. Une sorte de détente suivit cette scène. Nous n’étions faits, ni l’un ni l’autre, pour vivre sur le pied de guerre, et les yeux rouges, l’air malheureux de Philippe me causaient une peine profonde, une honte insurmontable. Pourquoi le rendre victime de ma souffrance égoïste? Pourquoi gâcher ainsi le peu de joies que je pouvais encore lui donner, les longs jours qui nous restaient à passer côte à côte? Ma conscience eut un grand sursaut de courage: je m’efforçai d’oublier ma propre misère; je le laissai croire à un accès d’humeur passager, maladif--je l’amenai à se dire qu’il aurait mieux compris, s’il m’avait laissé achever ma pensée... Hélas! elle tenait tout entière, ma pensée, dans ces quelques mots imprudents jaillis du fond de mon être. Mais il était si confiant, le pauvre Philippe! Il mettait tant d’ardeur à s’aveugler lui-même, à se raccrocher aux moindres bribes d’espoir!... Maintenant j’avais de nouveau peur de le tromper; je ne voulais pas qu’il me rendît tout son cœur, puisque le mien ne m’appartenait plus... Et dans cette lutte perpétuelle contre son chagrin, à lui, contre ma conscience, à moi, les heures passaient, lourdes et incertaines... Un matin, de bonne heure, nous étions attablés, Philippe et moi, devant un chocolat mélancolique, lorsque Théodore, entr’ouvrant la porte de la salle à manger, annonça d’une voix moins assurée qu’à l’ordinaire: «Mademoiselle Perrine...» Derrière lui apparaissait la figure de la vieille bonne, bouleversée, lamentable. «Ah! Monsieur Philippe!... Ah! Madame...» Elle sanglotait. D’un même mouvement, nous nous étions levés tous les deux. «Mon Dieu! Perrine, qu’est-ce qu’il y a?...» Et déjà nous avions deviné sa réponse: tante Lydie était morte, la veille au soir, presque subitement. «Hier soir!... s’écria Philippe. Et vous avez attendu jusqu’à ce matin?... Ma pauvre tante! moi qui aurais tant voulu...» Perrine s’essuyait les yeux. «Ce n’est pas ma faute, Monsieur... Tous ces jours-ci, elle allait mieux... Hier elle avait bien dîné, elle était gaie... et puis, vers les dix heures, il paraît qu’elle a commencé à délirer, à divaguer... Monsieur François m’a envoyée chercher le médecin. Alors, moi, j’ai demandé s’il fallait aussi passer vous prévenir... Mais il a dit comme ça: «Non, j’aime mieux être seul...» François! Être près de lui, pleurer ensemble--Philippe y consentirait-il? Je le regardai--très ému, très pâle, il écoutait le récit entrecoupé des derniers moments de sa tante. «Ma bonne Perrine... c’est bien triste, nous sommes bien malheureux. Dites à Monsieur François... ou plutôt attendez-moi... attendez-nous, reprit-il avec effort; nous allons vous reconduire en voiture...» Ainsi il m’emmenait--il pensait qu’il _devait_ m’emmener... Sans oser le remercier, je courus m’habiller, mettre un chapeau--mes mains tremblaient tellement que je ne pouvais parvenir à boutonner mes gants. Puis ce fut la course rapide dans un fiacre hélé au passage, à travers les rues où la vie s’éveillait, sous un clair soleil de mars. D’un œil vague, je regardais défiler les boutiques aux volets à peine ouverts, les charrettes pleines de légumes, de violettes et de giroflées. Perrine, assise en face de nous, se mouchait bruyamment sans rien dire. Philippe aussi restait silencieux: je devinais que sa peine s’était doublée d’une gêne sans nom--comme la mienne se compliquait d’une joie douloureuse, inavouable... Étions-nous donc condamnés à ne plus pouvoir éprouver un sentiment simple? Pourtant, lorsque Perrine, après nous avoir introduits presque furtivement, nous eut laissés seuls en chuchotant: «Je vais prévenir Monsieur...», le chagrin nous prit à la gorge--un chagrin vrai, pur de toute pensée égoïste. Quel silence écrasant, absolu, dans ce salon que la seule présence de tante Lydie suffisait jadis à remplir! Tout avait un air étrange: la lumière matinale à travers le blanc des rideaux, la pendule, arrêtée par hasard et qui semblait morte, elle aussi--la bergère, vide à tout jamais, et les lunettes sur la table en bois de rose... Mon cœur se serra. François venait d’entrer sans bruit. Il alla droit à son cousin; d’un élan brusque il le prit aux épaules, il se pencha pour l’embrasser. Alors je vis Philippe se raidir, comme malgré lui. «Mon pauvre ami...» balbutia-t-il seulement. François avait senti le recul instinctif, la froideur soudaine. Il tourna vers moi son visage douloureux; je lus dans ses yeux une détresse infinie. Que pouvais-je faire? Je le regardai, de toute mon âme--je lui tendis les deux mains. Il les saisit en murmurant: «Merci...»--puis il les laissa retomber avec une sorte de crainte. Quelque chose de plus fort que l’amour avait passé sur lui. Sa pâleur, ses traits décomposés firent taire pour un moment la rancune de Philippe qui se rapprocha, presque affectueux. Nos voix s’élevaient à peine, comme si nous avions craint de réveiller celle qui dormait... «Veux-tu... pouvons-nous la voir?» demanda tout bas mon mari. La voir?... En venant, je n’avais pensé qu’à François. Jamais encore je ne m’étais trouvée face à face avec la mort. Et cette forme immobile que je devinais là, tout près, ce n’était pas la chère vieille femme que j’avais aimée, pétrie de passion, de charme et de vie--c’était une chose inconnue, terrible, dont l’idée seule me glaçait d’horreur. Je restais immobile; Philippe me montra la porte subitement ouverte--béante, énorme, sur le noir de la chambre: «Viens-tu?» Les dents serrées, la sueur au front, je le suivais, quand François m’arrêta, d’un geste à peine ébauché, plein de compassion, de tendresse involontaire. «N’entrez pas, fit-il doucement; vous allez vous trouver mal...» Philippe s’était retourné. «Tu as peur?... Il faut surmonter cela, ma chérie: il faut essayer d’être brave...» François me regardait sans rien dire--d’un long regard indulgent et navré. A la fin il se détourna, il prit le bras de Philippe. «Laisse-la, je t’en prie... allons près de ma pauvre maman...» Quand ils reparurent, Philippe seul essuyait de grosses larmes. «Oh! dis-je, avec honte, avec douleur--je suis lâche, François, je n’ose pas... Et pourtant, vous savez que je l’aimais bien...» Il secoua la tête: son calme semblait étrange. «Oui, je le sais... Elle aussi vous aimait... Ce n’est pas votre faute: on souffre comme on peut... Moi, vous voyez, je ne pleure pas... J’ai beau me dire: «Hier soir, encore, elle était assise là... et maintenant je ne la verrai plus... je serai seul, toujours seul...» Un sanglot secoua son grand corps; mais ses yeux restèrent secs. Il s’approcha de la petite table, contempla la bergère, posa une main caressante sur l’étui à lunettes. J’avais le cœur déchiré; Philippe se mordait les lèvres, partagé entre sa propre émotion, la pitié que lui inspirait son cousin, et le désir de m’emmener au plus vite. Sa bonté naturelle l’emporta. «Si tu as besoin de moi, commença-t-il, pour ces tristes démarches...» Autrefois il se serait installé près de lui, il ne l’aurait quitté ni jour ni nuit, plutôt que de le laisser en proie à ce désespoir morne. François comprit, sans doute, quel abîme séparait le passé du présent... «Non, merci; je préfère tout régler moi-même... D’ailleurs j’ai trouvé un papier... Elle désire reposer à Amiens, près de mon père... conduite seulement par moi--et par toi... Elle ne vous connaissait pas encore», ajouta-t-il sans faire un mouvement vers moi. Philippe hésita un moment. Puis d’une voix troublée: «Nous irons... tous les trois... Mon beau-père aussi, peut-être...» Pauvre papa! Il ignorait encore la mort de sa vieille amie. Ne devions-nous pas monter près de lui, l’avertir nous-mêmes? Philippe saisit ce prétexte pour partir tout de suite. «Je reviendrai, ce soir... demain... --Quand tu voudras...» murmura François. Nous étions dans l’escalier--lui, sur le seuil, nous regardait descendre... Puis la serrure se referma doucement. En bas, le ciel était pur, l’air vif--nous nous hâtions pour trouver papa encore au logis. «C’était plus qu’une tante, dit gravement Philippe; presque une mère... depuis bientôt vingt ans que j’ai perdu la mienne... Et pour toi aussi, elle a été très bonne... Je croyais... j’avais pensé que tu voudrais la voir encore une fois. Si j’avais su...» Il n’acheva pas. Je l’écoutais à peine. Au fond de mon cœur endolori, j’entendais le bruit de cette porte qui venait de se fermer entre moi et François--cette porte derrière laquelle il restait seul--toujours seul... XVI Les trois jours suivants passèrent comme un mauvais rêve. Philippe était parti pour Amiens avec François; il voulait m’éviter les formalités de ce voyage lugubre et je ne devais le rejoindre que le lendemain, en compagnie de papa. Mais une grippe violente, une sorte de bronchite, avait retenu papa au dernier moment--et moi, désolée de le quitter, incapable pourtant de résister au désir qui m’attirait comme un aimant vers la douleur de François, j’étais arrivée le matin, seule et inquiète, dans cette ville indifférente, pour trouver Philippe aux prises avec d’autres complications: une lettre de Mauroy, renvoyée de Paris à Amiens, des menaces de grève, deux dépêches échangées--le pauvre garçon en perdait la tête. «Je voudrais bien pouvoir te reconduire à Paris avant de repartir pour Lille... Et ton père qui n’est pas là... Que de soucis, mon Dieu!» Au milieu de tout cela, la grande figure noire et triste de François, son regard qui fuyait le mien et dont je devinais l’angoisse muette sans pouvoir y répondre--puis le déjeuner hâtif à l’hôtel, la cérémonie, la cruauté de ce cimetière inconnu où _elle_ avait voulu venir retrouver le compagnon de sa jeunesse, mais où nous ne sentions nous, que l’horreur de l’abandonner... Oui, ce furent de ces moments dont le souvenir laisse une trace douloureuse. Maintenant tout était fini, et nous attendions le départ du train qui devait nous remmener. Fuyant la promiscuité des salles communes, nous venions de nous réfugier dans un compartiment retenu la veille, sûrs d’être seuls au moins pendant les deux heures que durerait le voyage. Je regardais François assis en face de moi, la tête appuyée au drap gris des coussins, les yeux clos--dans un état d’accablement et d’énervement indicible. Philippe semblait agité; il consultait sa montre, il regardait l’horloge de la gare. «Encore dix minutes... me dit-il à demi-voix. Décidément, je crois que je ne recevrai rien de Mauroy aujourd’hui... J’aime beaucoup mieux revenir à Paris avec toi... Demain, à la première heure, je filerai sur Lille... mais vraiment, il faut... il faut d’abord que je me repose un peu... Et puis, je veux savoir comment va ton père...» Il n’avouait pas sa pensée secrète, mais je l’avais devinée, et dans toute la sincérité de mon âme, je trouvais meilleur aussi qu’il fût là, près de moi--entre nous... Ses yeux ne quittaient pas le cadran pneumatique dont l’aiguille avançait par petites saccades... Moins neuf... moins huit--soudain un pas pressé résonna sur l’asphalte du quai; une tête haletante, ébouriffée, surgit à la portière. «Monsieur Noizelles?... On m’envoie de l’hôtel, Monsieur... c’est une dépêche qui vient d’arriver pour vous...» Philippe saisit le papier bleu, le déchira brusquement, et me le tendit après l’avoir parcouru. «Présence indispensable; ouvriers réclament entrevue avec vous ce soir-même: tâchez être à Lille avant sept heures, ou je ne réponds de rien.--Mauroy.» Sept heures--il était quatre heures... Philippe hésita quelques secondes--pas plus--puis, en toute hâte, il descendit, avisa un employé qui passait, revint vers moi. --J’ai un train pour Lille dans un quart d’heure... celui-ci va partir... Tu pourrais peut-être...» Il hésita, comme honteux de ce qu’il allait dire. «Tu pourrais... venir avec moi...» Mon cœur se serra. «Oh! Philippe, c’est impossible! Et papa?... J’étais presque inquiète, tu sais, ce matin, quand je l’ai laissé...» Instinctivement, nous parlions bas; pourtant François nous entendit. Il sortit de sa torpeur. «Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il avec une sorte d’impatience. Tu restes?... tu ne viens pas à Paris?...» Philippe, debout sur le marchepied, expliquait rapidement la situation. François se leva; qu’il semblait las, et maigre, et grand, dans cet étroit wagon! «Alors, tu es obligé... Geneviève préfère peut-être voyager seule... Je vais chercher un autre compartiment...» D’une main fébrile il avait pris son chapeau, il se préparait à descendre. Philippe devint très rouge. «Mais, fit-il, c’est aujourd’hui samedi... tout est bondé... ce serait bien pénible pour toi... et puis...» Un cri bref lui coupa la parole. «En voiture, messieurs, en voiture...» On fermait les portières. Philippe eut juste le temps de sauter en arrière sur le quai; dans ses yeux honnêtes, je lisais l’inquiétude, la tristesse, la gêne, et aussi une confiance invincible... Le train s’ébranla. «Je t’écrirai, dit-il; je compte rester au moins deux jours... Et toi...» Mais déjà nous filions à toute vapeur. Je me penchai pour voir encore cette silhouette immobile qui s’éloignait, rapetissait, disparaissait au détour de la voie, puis je me rassis, blottie dans mon coin, contemplant obstinément la fuite des arbres, la ronde des champs et des prés--et les nuages blancs qui couraient à travers le ciel bleu, très vite, très vite... Un long moment s’écoula. François semblait retombé dans son immobilité, là-bas, sur la banquette qui me faisait face. Le soleil baissait, frappant les vitres de rayons presque aveuglants. J’avais chaud--j’écartai un peu le voile de crêpe, épais et rude, dont les plis me frôlaient la joue. C’est à peine si j’osais remuer la tête; ce silence prolongé m’oppressait. Il me semblait que j’aurais dû parler, mais j’avais peur de mon émotion: mon cœur battait trop fort... Et toujours des arbres, des prés, des champs passaient, jusqu’à m’éblouir, jusqu’à m’écœurer... «Comme vos cheveux sont blonds, dans tout ce noir...» Cette voix blanche, sans timbre, cette voix lointaine, était-ce bien celle de François? Je tressaillis, tournée vers lui, cette fois. Il s’était redressé, l’air un peu halluciné. «Qu’est-ce que j’ai dit?... Je rêvais, je crois... Pourtant, non, je ne dormais pas... Voilà trois nuits que je n’ai dormi...» Il pressait de ses doigts ses paupières meurtries. «Vous devez être bien fatigué...» dis-je, timidement, gauchement--sans pouvoir traduire l’immense compassion qui m’étreignait. «Fatigué... je ne sais pas... mon cerveau bat la campagne... Tout à l’heure, je pensais... c’est si étrange de vous voir ainsi, seule avec moi... en deuil comme moi...» Son regard se posa longuement sur mes vêtements noirs, sur ce voile que j’avais mis pour lui--et qui semblait d’une fille bien plus que d’une nièce. «Je suis content... oui, je suis content que vous portiez _son_ deuil... Vous n’avez jamais su combien elle vous aimait... moi, je le savais, quoiqu’elle ne me l’ait pas dit... Et le soir de sa mort... c’était mercredi... il me semble qu’il y a si longtemps!...» Les paroles lui venaient, rapides, involontaires--sans suite apparente. «Mercredi... quand elle a commencé à divaguer... si vous saviez!... C’est pour cela que je n’ai pas envoyé chercher Philippe... Tout à coup, elle me dit: «La lettre... où est la lettre?... Tu ne l’as pas lue?... Elle est brûlée?...» J’ai deviné tout de suite qu’elle parlait de cette lettre revenue d’Angkor... qu’elle a jetée au feu devant vous... J’y avais pensé si souvent depuis--depuis que j’avais compris bien des choses!... En la voyant si anxieuse, si égarée, j’ai dit: «Oui, elle est brûlée, je ne l’ai pas lue...» Alors... oh! qu’elle me faisait mal!... alors elle a répété deux fois: «Tu ne dois pas... tu ne dois pas l’aimer... il est trop tard... elle est la femme de Philippe... dis-moi que tu ne l’aimes pas...» Et je l’ai dit, Geneviève... Je savais qu’elle allait mourir... Je la tenais tout contre moi... j’ai dit tout bas: «Non, je ne l’aime pas...» Même dans un pareil moment, il m’a semblé que je m’arrachais le cœur... Elle ne m’a pas cru: un peu de raison lui revenait... tout en haletant, en étouffant, elle a murmuré: «Pardonne-moi... pardonne-moi de n’avoir pas su te la garder...» C’était toute notre vie... tout ce que nous avions souffert, ces dernières années, elle et moi, l’un près de l’autre... sans nous le dire...» Il eut encore ce geste nerveux de la main sur le front. «Ah! j’ai parlé, n’est-ce pas?... oui, j’ai parlé... Ce n’est pas ma faute... je voulais m’en aller, vous laisser seule, quand le train est parti... Rester deux heures ainsi, avec vous... c’était impossible... On ne peut pas se taire toujours, Geneviève... Et puis, vous le savez bien... puisque je vous ai vue pleurer... pleurer sur moi--il y avait de quoi me rendre fou...» J’étais comme folle moi-même--je ne songeais plus à me détourner, à me cacher--j’écoutais, j’écoutais... Et il continuait, de cette voix de rêve, avec ces yeux vagues qui semblaient ne pas me voir... «Vous le savez bien, que je ne pense qu’à vous, que je ne vis qu’en vous... depuis si longtemps... J’ai cherché quelquefois à me rappeler... Ce n’est pas tout de suite--non... La première fois, je me souviens que j’ai dit à ma mère: «Quelle femme délicieuse il a trouvée, ce gosse de Philippe!...» J’avais vu seulement que vous étiez jolie... et jeune, jeune!... je ne pensais pas à vous aimer autrement qu’une gentille petite sœur... Pourtant, cette année-là, déjà... quand je suis parti, j’ai eu de la peine à vous quitter... et quand je suis revenu... j’ai pensé que je ferais mieux de repartir encore... J’aurais pu rester, vous savez, à ce moment-là--ma thèse était plus avancée que je ne l’avouais. Mais je croyais qu’il suffirait de mettre la mer entre vous et moi... je me disais: «Cela passera...» Et je m’en allais toujours... Seulement, à mon dernier voyage, quand vous avez été malade... Oui, je me rappelle: la lettre de Philippe m’est arrivée à Tokio, chez le consul... J’étais avec lui: j’ai ouvert l’enveloppe tout en causant... je vois encore les premiers mots: «Geneviève a failli mourir ces jours-ci; elle n’est pas encore hors de danger: nous sommes bien inquiets...» Tout a tourné autour de moi... j’ai entendu une voix effarée qui disait: «Qu’est-ce que vous avez?... Mais qu’est-ce que vous avez?...» J’avais--que je me trouvais mal, tout simplement... sans songer seulement que la lettre datait déjà d’un mois...» Il s’arrêta... Entendre ces choses, dites par lui, c’était plus que je ne pouvais supporter. Un soupir entr’ouvrit mes lèvres. «François... oh! François... je vous en prie...» Mais lui, presque violemment: «Non, laissez-moi dire... songez que j’étouffe depuis des années... je ne peux plus... il faut que vous sachiez tout--tout ce que j’ai pensé quand j’ai compris comme cela, d’un seul coup, ce que vous étiez devenue pour moi... Ma première sensation a été une sorte de bonheur, figurez-vous... de bonheur douloureux... Je vous croyais très heureuse, et je me résignais à souffrir pour vous... par vous, sans que vous le sachiez... C’était très doux, presque héroïque... Mais à peine vous avais-je revue--j’ai été un bien pauvre héros, ce jour-là, à Marlotte--j’ai cru deviner que la vie vous avait déçue... Alors, voyez-vous, j’ai été perdu... Je ne pouvais plus partir à cause de ma mère. J’ai encore lutté tout un hiver: je m’imaginais que je pourrais vous faire un peu de bien... et puis j’ai eu peur de vous en faire trop... je ne savais plus... Quand nous avons eu fini ce petit livre, j’étais à bout de forces... Ces trois lignes de dédicace que vous avez écrites... les seules de votre main, peut-être, que j’aurai jamais... savez-vous que je les porte toujours sur moi?... C’est fou, dites?... mais ce n’est pas compromettant--un monsieur qui se promène partout avec le premier feuillet de l’_Art Bouddhique_ sur son cœur...» Il souriait--d’un sourire qui me déchira. De nouveau, je me rejetai contre les coussins poussiéreux, je ramenai mon voile entre lui et moi--écrasée, anéantie par une angoisse impossible à définir. Le train ne s’arrêtait pas--ne devait pas s’arrêter. Dans une gare que nous traversions en coup de tonnerre, je vis l’heure--cinq heures seulement: la moitié du trajet... François s’était tu un moment, calmé, semblait-il, par tous ces souvenirs qu’il venait d’évoquer. Mais bientôt je l’entendis qui reprenait, d’un ton plus bas, plus frémissant: «Cette année... oh! cette dernière année, j’ai souffert... Je voyais ma pauvre maman dépérir et se ronger de chagrin--de mon chagrin que je ne pouvais plus lui cacher... J’étais bien décidé à ne plus vous voir... et je comprenais avec désespoir que la vie sans vous me devenait odieuse... Et puis, il y a eu ce 1er janvier... Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que cette soirée a été pour moi... pendant ce dîner où j’ai tant ri... et après, vos soupçons... et ce baiser... que vous... que j’avais vu... Ah! il était loin, mon héroïsme, quand je me suis sauvé chez mon ami Vernon... Et cette visite que je vous ai faite... Et ce que j’ai cru comprendre... J’étais fou, n’est-ce pas?... Geneviève, dites-moi que j’étais fou... ou bien alors... écoutez-moi... Si vous vouliez, nous pourrions peut-être encore être heureux... C’est une pensée qui ne me quitte plus... une pensée qui tue le sommeil, qui tue les larmes... Si vous vouliez... si vous vouliez...» Une terreur folle me vint--de sa voix devenue rauque et saccadée, de ce qu’il disait, de ce que j’allais entendre... «François... oh! François...» murmurai-je encore, avec un tel regard d’agonie, une telle ardeur de supplication qu’il s’interrompit soudain: un moment, je vis ses yeux d’autrefois--ses yeux amis--rayonner à travers ce masque d’homme, tragique et tourmenté, que je ne reconnaissais plus. «Comme vous tremblez! dit-il doucement. Vous avez peur?... peur de moi!... Vous croyez que je veux vous proposer de mentir... de tromper?... Mais vous ne comprenez donc pas?... Vous ne sentez donc pas toute la tendresse... toute l’adoration qu’il y a en moi... pour vous... vous qui me semblez à peine une femme... une enfant... mon enfant à moi... très pure et très chère...» C’était lui qui tremblait, maintenant. Et moi, misérable créature, je luttais contre la joie divine que me causaient ses paroles--cette joie qu’on n’éprouve qu’une fois et que je n’avais jamais, jamais connue près d’un autre... «Non, reprit-il passionnément; plutôt que de vous demander rien de bas... de honteux... j’aimerais mieux ne plus vous revoir... Mais vous pourriez... j’ose à peine penser à cela... vous pourriez aller trouver Philippe, loyalement... et lui dire que... la vie avec lui... que vous voulez le quitter... que le divorce...» Il s’arrêta, incapable de continuer. «Oh! m’écriai-je avec effroi, taisez-vous... je ne pourrais pas... laissez-moi...» Je me cachai le visage pour échapper à ce regard, à cette voix... Mais il parlait toujours, fiévreux, affolé. «Je sais que c’est mal... que c’est indigne... Philippe m’a aimé comme un frère... Mais il ne m’aime plus, je l’ai bien senti, allez, tous ces jours-ci... j’ai bien compris qu’il avait deviné... qu’il n’était pas heureux, lui non plus... Est-il heureux, dites?... Et vous, êtes-vous heureuse?... Vous ne répondez pas... vous ne savez pas mentir... Alors, à quoi bon perdre trois vies? Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il comprenne... qu’il consente?... Écoutez: vous iriez chez votre père... moi, je partirais, pour un an... et puis je reviendrais... pour vous emmener... On m’offre toujours cette école de Saïgon; mais pour vous, je ne voudrais pas... c’est trop loin, trop malsain... J’aimerais mieux l’Italie... je parle couramment l’italien... j’ai un ami, professeur à Rome, qui désire revenir en France--il me céderait sa chaire... C’est un peu dur de s’expatrier... mais avec vous... avec vous...» Son exaltation m’épouvantait... Et cette vie qu’il m’offrait--à laquelle il semblait croire... Un gémissement m’échappa. «Vous me torturez, François... vous me torturez...» Il s’était rapproché de moi--j’entendais craquer ses mains serrées l’une contre l’autre. «Songez donc que c’est lui... lui, Philippe, qui vous a prise à moi... Songez que ma mère vous avait choisie, elle qui savait que je _devais_ vous aimer... Songez que s’il n’était pas venu, comme un enfant, se jeter à la traverse... ou que si j’étais revenu, moi, quatre mois plus tôt... sans ce malheureux voyage à Java... depuis six ou sept ans vous seriez ma femme... j’aurais toujours près de moi vos chers yeux, votre chère petite figure... votre petite âme que je connais si bien... et qui me connaît aussi... Et vous voulez que je vive avec cette idée-là, qui me poursuit jour et nuit?... Vous voulez que je renonce à essayer de vous reprendre... maintenant que je suis seul au monde... maintenant que ma pauvre maman...» La voix lui manqua--ces larmes qu’il n’avait pas pu verser depuis trois jours l’étouffaient, lui montaient à la gorge en sanglots désespérés. Il se leva brusquement; il alla se réfugier à l’autre bout du wagon, le front appuyé contre la vitre--je voyais ses épaules remuer convulsivement, je devinais qu’il se mordait les doigts pour s’empêcher de crier... La tête perdue, je le suivis, je vins m’asseoir en face de lui. «Oh! je vous en supplie... écoutez-moi... ne pleurez pas... vous me faites mourir de chagrin... J’essayerai... je vous promets d’essayer de parler à... de faire ce que vous me demandez...» Le nom de mon mari n’avait pas voulu sortir de mes lèvres. François se retourna, une lueur d’espoir sur son visage ravagé. «Vous voulez... oh! que vous êtes bonne... merci...» Il pouvait à peine articuler quelques mots: je le sentis plus près de mon cœur, avec ses pauvres yeux gonflés derrière son lorgnon humide, qu’il ne l’avait jamais été au temps où nous riions ensemble--que ce temps était loin!... Ses mains qui frémissaient s’approchèrent des miennes--puis se reculèrent, comme s’il n’osait pas me toucher. J’étais glacée, frissonnante. «Merci... murmura-t-il encore. Mais je suis brisé... vous aussi... C’est trop... pardon, ma pauvre petite...» Le jour baissait--le train pressait son allure en approchant de Paris. Vers le couchant, un gros nuage noir barrait l’horizon jaune. Nous aurions dû être moins malheureux, et pourtant une tristesse affreuse nous enveloppait. François ne disait plus rien; mais je sentais son regard sur moi--un regard où il y avait encore presque autant de douleur que d’amour... Pourrions-nous jamais sortir de cet abîme d’amertume et de regrets? Nous arrivions. Il se pencha vers moi. «Vous... vous m’avertirez... vous me ferez savoir...» Il chuchotait, avec un air de honte que je ne lui connaissais pas et qui me fit mal. Je dis «oui» de la tête. Et ce fut tout. Le train s’arrêtait. Avant que François tentât de me retenir, j’ouvris la portière, je sautai, je me perdis dans la foule--comme une coupable qui s’enfuit. XVII Le coupé, la figure impassible du cocher de louage m’attendaient à la porte de la gare. Où donc allais-je? Ah! oui, chez papa. Ce matin, en partant, je lui avais promis--je m’étais promis à moi-même de revenir le soir prendre de ses nouvelles. Et maintenant, c’est à peine si je pouvais me souvenir qu’il était malade et qu’il m’attendait. Inerte et sans force au fond de la voiture, je revivais ces deux terribles heures, minute par minute, mot par mot... Mon Dieu! comme il m’aimait! De quelle passion profonde et tendre! Que de rêves sans espoir, que d’années perdues--les plus belles d’une vie d’homme--pour moi, pour mon humble _moi_! J’étais cause qu’il avait souffert ainsi--lui, François... Cette idée me bouleversait toute, abolissait dans ma cervelle endolorie jusqu’au souvenir du souffle glacial qui venait de passer sur nous, pendant ces dernières minutes si mornes... Rien--non, rien ne pourrait m’empêcher de tout quitter pour aller à lui, pour lui rendre, sinon le passé éteint, gâché, au moins l’avenir qui lui restait. Et moi--hélas! je savais trop bien le peu que valait mon sacrifice. A ce mot terrible de «divorce», j’avais crié, j’avais tenté une lutte dérisoire--mais au moment même où ma conscience se révoltait ainsi, je sentais mon cœur déjà complice de la chère voix désespérée qui m’implorait... Ce que j’avais promis, je le tiendrais tout de suite--tout de suite... Je ne vivrais pas plus longtemps dans une pareille angoisse: sans attendre le retour de Philippe, je partirais dès le lendemain--dès maintenant, même, si papa était en état de m’entendre, je lui dirais tout, je le supplierais de me reprendre, de me garder, jusqu’à ce que... La voiture s’arrêta--j’étais arrivée. Ma vieille maison--la loge éclairée par un bec de gaz en papillon, l’escalier sans tapis--que j’avais été heureuse là! Mes jambes tremblaient; pourtant je montai les cinq étages d’une haleine--je frappai. En entrant, je vis que Julie avait sa figure placide des bons jours, j’entendis le rire sonore du docteur Garnier. Papa était assis dans son lit, bien confortablement; un joli petit feu de coke brûlait au fond de la cheminée--une lumière paisible tombait de la lampe coiffée d’un abat-jour vert que j’avais toujours connu... Les deux hommes tournèrent la tête. «Te voilà, fillette?... pas trop fatiguée de ce pénible voyage?... Tu vois: je suis ressuscité... Eh bien, et Philippe?... Il n’est donc pas avec toi?» Philippe--c’était la première pensée qui lui venait à ma vue. Hâtivement, confusément, j’expliquai pourquoi mon mari était resté; puis, coupant court aux questions inquiètes de papa sur la filature, sur une grève possible: «Alors, tu vas mieux?... Ce ne sera rien?... --Rien du tout, dit le docteur; la fièvre est tombée, les bronches ne sont même pas prises... Mais, saperlipopette! C’est toi qui aurais besoin d’être soignée, petite!... Quelle figure tu as!...» Je m’étais penchée sur le lit, en relevant mon grand voile noir, et mon visage apparaissait dans le rond lumineux projeté par la lampe. Papa me caressa la joue d’un air attristé. «Elle a du chagrin... moi aussi. Nous aimions tous la chère tante Lydie. J’ai tant regretté ce matin de ne pas pouvoir partir!... Et votre pauvre cousin?... Comment supporte-t-il ce coup? Il va se trouver bien seul, maintenant...» Quel supplice! Il me semblait que l’œil aigu du docteur, fixé sur moi, lisait à livre ouvert dans ma pensée... Pourtant j’aurais dû me rappeler que, de toute sa vie affairée de praticien, jamais il n’avait eu l’occasion de rencontrer François, dont il ignorait même l’existence. Mais mon âme était à vif, et le moindre regard me faisait mal. Je répondis au hasard, par des phrases banales. Notre vieil ami se levait, en secouant sa crinière blanche. «Allons, je m’en vais; on n’a plus besoin de moi ici: encore un jour de lit, trois jours de chambre--pas de drogues, et il n’y paraîtra plus... Quant à toi, gamine, surveille tes nerfs. C’est très triste de perdre une bonne tante; pourtant il n’y a pas de quoi se rendre malade... surtout quand il vous reste un brave et excellent mari comme le tien, que diable!» Il partit, jovial et bourru, nous laissant seuls dans le silence et la tiédeur de la chambre bien close. «Est-ce bête, dit papa, ce rhume qui est arrivé juste pour m’empêcher de t’accompagner à Amiens!» Je l’écoutais à peine--sans songer même que sa présence auprès de moi, pendant ce voyage, aurait changé la face des choses... Réfugiée dans l’ombre, au coin du feu, sur une chaise basse, je me répétais: «Il faut parler, tout avouer... mais comment?...» J’avais la bouche sèche, les mains moites, les tempes serrées; j’appuyais ma tête contre le marbre de la cheminée dont je sentais l’angle dur et froid, un peu éraflé du bout, m’entrer dans la joue, et cette sensation éveillait en moi des souvenirs d’enfance--remords puérils, peccadilles à mourir de rire, confessées à cette même place, versées en tremblant dans l’oreille du plus indulgent des pères... Aujourd’hui, que dirait-il, quand il saurait?... Justement, voilà qu’il s’agitait sur ses oreillers, qu’il me cherchait des yeux. «Comme tu es silencieuse!... Cela t’ennuie, n’est-ce pas, que Philippe ait été forcé de partir si brusquement?... Répète-moi donc un peu: je n’ai pas très bien compris dans quelles circonstances il a reçu cette dépêche...» Combien il était loin de moi, de l’idée fixe qui me martelait le crâne! D’une voix troublée, j’essayai de lui répondre, de rassembler mes souvenirs dans mon cerveau vide. «Il faut parler, pourtant, me disais-je, il faut parler...» Au lieu de cela, je devais raconter les lettres de Mauroy, le télégramme arrivant au dernier moment... Je revis Philippe sur le quai de la gare d’Amiens, et le regard qu’il m’avait lancé, tandis que le train m’emportait, seule avec François--un frisson me passa dans les moelles. Papa m’écoutait, pensif. «C’est toujours ennuyeux, ces conflits avec les ouvriers, dit-il enfin. Heureusement que Philippe est le plus conciliant des hommes!... Pauvre garçon! il doit être bien perplexe...» Un sourire indulgent, affectueux, éclairait sa longue figure maigre aux yeux paisibles. Mon cœur défaillit. «Ce mari si bon, que tu aimes tant, je veux le quitter demain--le quitter parce que j’en aime un autre... et je compte sur toi pour m’y aider...» Prononcer ces mots-là, tout à coup, sans préparation--était-ce possible?... Je me sentis submergée par un immense découragement. Au-dessus de ma tête, sur la cheminée, la vieille pendule en forme de lyre grinça, gémit, puis sonna sept coups sourds et faibles. Julie venait d’entrer, apportant une tasse de bouillon. «Tu vois, dit papa, voilà tout ce qu’on me permet pour ce soir... Je devrais t’offrir de faire la dînette près de moi, puisque tu es seule; mais j’ai besoin de réparer ma mauvaise nuit, et, ma foi, je crois bien que je vais dormir...» Il but, à petites gorgées, éloigna sa lampe, se carra dans son lit... Non, je ne troublerais pas sa quiétude--au moins pas tout de suite. Je m’en allai sans avoir rien dit. Mon baiser d’adieu, cependant, devait avoir quelque chose de fiévreux, d’inusité, car papa lui-même sembla s’apercevoir soudain de mon agitation. Il m’attira contre lui, me câlina un moment. «Voyons, voyons, ne te tourmente pas... Demain, j’en suis sûr, tu vas recevoir une lettre de Philippe t’annonçant que tout est arrangé, qu’il n’y aura pas de grève... Bonsoir, ma petite fille... et n’oublie pas de m’apporter des nouvelles dès que tu en auras--de bonnes nouvelles... A demain.» Demain. Que serait demain? J’avais laissé passer l’heure de l’aveu. Maintenant j’étais de nouveau dans la voiture, puis chez moi--ce chez moi que j’avais quitté depuis douze heures à peine et qui m’apparaissait étranger, presque hostile. Dans la salle à manger, Théodore, prévenu que «Monsieur» ne rentrerait pas, enlevait silencieusement le couvert de Philippe--en un tour de main, l’assiette, le verre, l’argenterie, la serviette, tout avait disparu: j’étais seule en face d’une place vide. J’éprouvais un étrange serrement de cœur--allais-je donc pouvoir supprimer ainsi mon mari de mon existence?... Mes tempes bourdonnaient, les bouchées s’arrêtaient dans mon gosier--l’eau même me paraissait amère. Et toujours j’entendais la voix de François, toujours je voyais les yeux inquiets de Philippe--inquiets, mais si confiants... Je repoussai le plat que le valet de chambre me présentait d’un geste arrondi. «Non, merci... je n’ai plus faim...» Il fallait en finir, mettre l’irréparable entre moi et mon passé... Pourtant j’avais encore une nuit à rester sous mon toit. Mais je voulais agir bien vite, me prouver à moi-même que tout cela n’était pas un rêve. Écrire--une lettre pour Philippe que je laisserais, bien en vue, sur son bureau--et, le lendemain matin, partir pour toujours... Papa, cette fois, m’accueillerait, m’entendrait coûte que coûte. Une réflexion rapide me traversa l’esprit: «Si je l’avais trouvé plus mal ce soir, pourtant, je serais restée, sans avoir besoin de chercher un prétexte...» Puis j’eus horreur d’une telle pensée. Dans ma chambre, où je m’étais réfugiée, je me déshabillais rapidement, en m’efforçant de ne songer qu’aux circonstances matérielles de mon départ. Cette robe de deuil que je quittais--la plus simple de toutes--je la remettrais demain; je n’emporterais ni bijoux, ni argent: ma vieille maison me verrait revenir, pauvre comme j’étais partie. Je regardai autour de moi; tout ce luxe banal, tout ce confort qui m’entourait depuis mon mariage, non seulement je ne le regretterais pas, mais je serais heureuse de m’en évader--oui, heureuse. A satiété je me répétais: «Heureuse, heureuse...» Et je marchais çà et là comme une somnambule, passant un peignoir, enlevant mes bagues--pour la dernière fois... Enfin j’étais prête--assise devant ma table, une plume à la main, une feuille de papier devant moi: j’écrivais à Philippe... J’écrivais--non: les yeux fixes, je regardais cette feuille encore blanche sur laquelle j’allais tracer les mots qui me délieraient à jamais. Chacun de ces mots devait porter; Philippe devait comprendre tout de suite que rien ne pourrait me ramener à lui. Je me sentais soudain l’esprit lucide et froid--d’un froid mortel. Ce qui m’embarrassait, c’était la formule du début. «Mon cher Philippe...» Impossible! «Mon bon Philippe...» Quelle ironie! Et puis j’aurais l’air de spéculer sur sa bonté. Mieux valait ne rien mettre, commencer sans préambule... Et d’un seul trait, fiévreusement, j’écrivis:--après treize ans, il me semble que les lignes sont encore là, devant mes yeux: «Pardonne-moi le chagrin que je vais te causer. Quand tu liras cette lettre, je serai partie, parce que je crois que nous ne pouvons plus vivre ensemble. Je sais combien je suis ingrate, combien tu as toujours été bon pour moi; mais tu dois bien comprendre, surtout depuis ces derniers temps, que nous ne sommes pas heureux. Tu m’as demandé toi-même un soir si je regrettais de t’avoir épousé: eh bien! oui, je le regrette. Je pense que je me suis trompée, que j’étais trop jeune, que nous ne nous connaissions pas assez. Pendant près de huit ans, j’ai réfléchi, j’ai observé: nous n’avons pas un goût, pas une idée en commun, nous pensons en tout différemment; l’intimité intellectuelle entre nous est impossible. Ce sont des choses auxquelles tu n’attaches pas d’importance, je le sais; malheureusement, pour moi, elles sont la raison même de l’existence. Je ne crois pas qu’on puisse dire qu’on s’aime, simplement parce qu’on est mari et femme, quand on ne vit pas en communion constante de cœur et d’âme. C’est pour cela que je te quitte, que je retourne chez mon père. Je te jure que je n’ai rien fait de mal: crois-moi, Philippe, je t’en prie, et, encore une fois, pardonne-moi. J’espère que, de ton côté, tu referas ta vie, et que tu trouveras une autre femme, meilleure que moi, car je désire de tout mon cœur que tu sois heureux. «GENEVIÈVE». C’était tout--j’avais dit ce que j’avais à dire. Maintenant il fallait prendre une enveloppe, y mettre le nom de Philippe... Mais d’abord il fallait relire. «Pardonne-moi le chagrin que je vais te causer...» Le chagrin... J’eus la vision soudaine de Philippe revenant chez lui--chez nous--après deux journées fatigantes et pénibles, l’esprit un peu inquiet--se reprochant cette inquiétude même et comptant bien la dissiper près de moi... Il entrait: tout droit dans ma chambre, d’abord, puis dans le salon--sans me trouver--, dans son bureau... Il voyait la lettre, il l’ouvrait... Je me mis à trembler de la tête aux pieds. Philippe, lire cela!... Mais c’était criminel, c’était fou--mais j’aurais aussi bien pu me cacher dans l’ombre pour le tuer, quand il rentrerait... Avec égarement, je parcourais ces phrases sorties de ma plume: je ne les reconnaissais plus--elles m’apparaissaient monstrueuses d’inconscience et d’égoïsme. «Tu as toujours été très bon pour moi...» Cette bonté, dont le souvenir m’accablait tout à coup... «Je regrette de t’avoir épousé... je me suis trompée... j’étais trop jeune...» Déjà je l’avais vu, à cette seule idée, presque affolé de colère et de douleur... «L’intimité intellectuelle, l’union des âmes...» C’était vrai--vrai pour moi. Mais lui, pauvre cœur simple et tendre, que retiendrait-il de toutes ces subtilités, sinon que je ne l’avais jamais aimé, et que j’avais vécu huit ans près de lui sans rien lui livrer de mes pensées?... «Je te jure que je n’ai rien fait de mal...» Pourrait-il me croire, lui dont la jalousie mise en éveil devinerait du premier coup, parmi tant de raisons que je lui donnais, l’unique raison que je ne voulais pas lui donner--la seule qui comptât pour lui comme pour moi? Non, il ne me croirait pas: il me soupçonnerait des pires hontes, et je l’aurais mérité, moi qui osais lui dire, après l’avoir bien torturé: «Je désire que tu sois heureux...»--moi qui avais pu être à ce point cruelle, hypocrite et lâche... Oh! oui lâche, surtout. «Allez à lui, loyalement...» Ces mots, je les entendais encore. Et au lieu de cela, je me sauvais comme une voleuse, en laissant derrière moi la maison vide et le foyer ruiné... Un grand élan de révolte me souleva contre moi-même: je saisis la lettre indigne, je la déchirai en dix morceaux, en cent morceaux--j’aurais voulu l’anéantir... Et tout à coup il me sembla que ce que je détruisais là, de mes mains, c’était l’amour de François--cet autre amour dont j’avais fait une part de ma propre vie. Alors mon cœur éclata: je posai, en pleurant, ma tête sur les débris du papier déchiqueté--et je souhaitai d’être morte. Combien de temps demeurai-je ainsi?... J’avais perdu la notion de l’heure. Parfois, une petite vague d’espoir montait en moi: si j’essayais au moins de parler à mon mari? Si je pouvais l’amener--non plus de cette façon brutale et dure, mais doucement, par degrés--à m’écouter, à me comprendre et, qui sait? à consentir?... Lui aussi devait souffrir de cette existence tourmentée... Puis le flot d’illusions retombait, se perdait dans une marée de désespérance. Non, mille fois non--Philippe ne s’attendait pas à recevoir de moi une pareille blessure. Le doute avait pu l’effleurer, troublant un moment son repos; mais d’où venait ce doute? Sur quoi portait-il exactement? Lui-même n’aurait su le dire. De la tristesse, du malaise, quelques bouderies, une brève querelle--c’était tout. Sa nature loyale répugnait au soupçon: aujourd’hui encore, tandis qu’il nous regardait partir, j’avais bien compris qu’il se faisait scrupule de ses craintes, qu’il luttait bravement contre une méfiance indigne de lui--indigne de nous, pensait-il... Quoi qu’il pût pressentir ou deviner, il persistait à croire en moi, de toute la force de sa foi candide--en moi qui rêvais de l’abandonner, qui venais d’écrire cette affreuse lettre... Je gémis, d’angoisse et de remords. L’horreur même du coup que j’avais failli porter m’ouvrait les yeux sur ma mauvaise action: d’un seul regard, j’en sondais toute la vilenie--je savais que je ne la commettrais pas. Philippe! Si amer que fût le présent, rien ne pouvait empêcher que je n’eusse été sa femme, que je ne lui eusse donné les premières années de ma jeunesse--trop vite, peut-être, mais librement, de mon plein gré. J’étais devenue son bien, sa chose: de quel droit voulais-je me reprendre? Quelle raison invoquer pour le quitter, pour le trahir? Tout ce que nous nous étions promis l’un à l’autre, il l’avait tenu--et au delà. Sa tendresse ne s’était jamais démentie; le bonheur qu’il pouvait donner, il me l’avait prodigué avec joie, heureux de me croire heureuse: si ce bonheur ne me suffisait pas, c’était ma faute et non la sienne. Longtemps j’avais vécu de cette vie douce et facile, un peu pâle--sans lumière et sans ombre. L’ombre était venue, maintenant--l’ombre d’un grand amour triste qui me cachait le reste du monde. Mais ce n’était pas une raison pour sacrifier Philippe. Lentement, la résignation m’envahissait, morne et glacée. Tous ces liens qui me retenaient captive--pitié, justice, respect de la parole donnée, pudeur d’honnête femme--je les sentais se resserrer, me blesser l’âme; mais je renonçais à les rompre. Des noms, des choses me traversaient l’esprit. Papa--quelle folie d’avoir songé à troubler sa vieillesse paisible! Quelle déception cruelle je lui avais préparée--combien j’aurais souffert de son blâme... Thérèse--la farouche petite puritaine, qui se faisait une si haute idée des devoirs de l’épouse--devoirs bien faciles pour elle, hélas!--qui voyait chaque jour près d’elle l’exemple de son frère abandonné par une femme indigne... Elle ne m’aurait pas pardonné: nulle part je n’aurais retrouvé une amitié semblable, ni ces caresses d’enfants qui m’avaient si souvent consolée... Julie, même, ma vieille Julie--son honnête visage se serait détourné de moi... Était-ce donc la peur qui me conseillait--la peur basse du scandale, les complications misérables d’un divorce? Non--en dehors des êtres que j’aimais, l’opinion du monde m’était indifférente, et je connaissais assez bien Philippe pour savoir qu’il ne m’eût jamais gardée malgré moi: à condition d’écraser son cœur, de perdre sa vie, j’étais libre, je tenais son sort dans ma main. Seulement, j’avais vu le mal: j’avais compris qu’il ne _fallait_ pas, que je ne _devais_ pas... Tante Lydie aussi le pensait,--pauvre tante Lydie! jusqu’à son lit de mort... François, sans doute, s’en souviendrait. Je relevai la tête--depuis longtemps je ne pleurais plus. Oui, François--j’irais à lui, demain. Je lui devais une réponse: je la lui porterais... C’est lui qui serait malheureux--lui et moi. Une douceur étrange, une sorte de joie amère me pénétra. Souffrir ensemble--nous ne pouvions plus nous permettre que cette façon-là de nous aimer... XVIII Quand je me retrouvai dans la rue, le lendemain matin, vers dix heures, il me sembla que des années venaient de passer sur moi. J’allais subir une rude épreuve; pourtant je ne songeais pas à m’y soustraire. La honte avait pu m’inspirer l’idée d’écrire à Philippe, de fuir sans l’avoir revu--mais je n’étais pas honteuse de ce que je devais dire à François. Je voulais seulement l’aider à comprendre, être près de lui pour lui adoucir un peu l’âpreté du devoir, pour qu’il ne fût pas seul à porter un fardeau trop lourd. Et je m’effrayais de me trouver si faible. Le temps était merveilleux: cette fin de mars avait la mollesse de l’été avec la fraîcheur du printemps. L’air matinal sentait bon; derrière les grilles du Luxembourg, tout était gaîté, soleil et gazouillements; par-dessus le haut mur des Carmes, les arbres montraient leurs bourgeons roux gonflés de sève. Je marchais parmi cette joie sans qu’elle pût me pénétrer. Rue de Chanaleilles, dans le grand jardin, un merle chantait--comme le jour de mes fiançailles avec Philippe... Oui, j’avais suivi ce même trottoir, longé ces mêmes maisons, pour gagner la grande cour, le vieil escalier; tante Lydie m’attendait avec papa--émue de quel sentiment complexe, je le comprenais maintenant... Aujourd’hui tante Lydie n’était plus là; ce n’était pas elle--ce n’était pas un fiancé que je venais chercher... Un instant, je fus frappée de ma présence insolite dans ce logis où, désormais, François vivait seul... Mais pouvais-je me laisser arrêter par une pareille misère?... «Je voudrais parler à Monsieur François...» Perrine ne parut ni surprise, ni choquée; son âme simple de brave fille s’émut seulement de me voir enveloppée de ce crêpe qui symbolisait notre deuil à tous. Elle soupira et, la mine contrite, me conduisit à travers le salon jusqu’à la chambre de tante Lydie. «Monsieur, dit-elle en ouvrant la porte, c’est madame Philippe.» Elle m’appelait souvent ainsi, dans son langage de vieille servante familière. Cette fois, ce nom me parut sortir de la bouche même du destin. C’était bien «madame Philippe», en effet, qui entrait--et personne d’autre. François se tenait assis devant le bureau de sa mère, classant des lettres, rangeant de menus objets. En me voyant, il se leva. «Oh! dit-il à voix basse, vous êtes venue vous-même... déjà!... Alors... c’est non, n’est-ce pas?» Il était d’une pâleur mortelle; pourtant je compris que je n’avais plus devant moi le pauvre être désemparé de la veille, mais un homme qui pouvait souffrir--et qui s’y attendait. Je joignis les mains dans un geste instinctif de supplication. «C’est impossible, François... impossible!... Je n’aurais pas dû vous promettre... ce serait une infamie; Philippe serait trop malheureux... Et il le mérite si peu! Il est si bon--si bon et si confiant!... Malgré tout ce que vous pouvez croire, il n’est pas préparé... il ne s’attend pas... C’est vrai que je n’ai pas été très gentille avec lui, ces derniers temps... pourtant il... il m’aime toujours, il croit en moi... il ne soupçonne rien de grave... Et moi!... C’est déjà trop de vous avoir écouté... Ce que vous me demandiez--lui dire brutalement... ou bien partir, l’abandonner... ce serait trop cruel, trop injuste... je ne peux pas--je vous assure que je ne peux pas... Et puis, il y a papa... Il ne se doute de rien; il aime Philippe comme un fils. Ce serait un tel coup pour lui, si, vous saviez!... Et il faudrait le quitter, lui aussi... il n’a plus que moi, il n’est plus jeune... J’aurais dû comprendre cela tout de suite, vous dire non... ne pas vous laisser croire...» François secoua tristement la tête. «Je n’y croyais pas... Non--même quand je vous parlais, même quand vous m’avez promis d’essayer, je n’y croyais pas, parce que, voyez-vous, je sentais bien que c’était mal--très mal... Je le sentais confusément... je ne pouvais plus penser: cette journée atroce, cette longue insomnie... j’étais fou, j’avais la fièvre... Mais cette nuit, j’ai dormi--oui, comme une masse, comme une brute... Et quand je me suis réveillé, seul ici pour la première fois... quand je suis entré dans cette chambre...» Il promena autour de lui un regard désolé. «Car il y a quelqu’un dont vous ne me parlez pas, Geneviève... Pour la laisser mourir tranquille, je lui avais menti... c’était presque un serment, mon mensonge... Vous y avez pensé aussi, n’est-ce pas?» Une fois de plus, nous nous étions compris. «Oui, dis-je; j’y ai pensé... Et vous savez bien que vous n’auriez jamais songé à me proposer une pareille chose, si... si elle était encore là...» Il frissonna et, sourdement... «Non, c’est vrai... c’est horrible... c’est comme si j’avais voulu profiter de sa mort... Et pourtant, malgré tout... si vous aviez été moins loyale, moins bonne... si vous vous étiez décidée à parler, à rompre... j’aurais été assez lâche, je crois, pour accepter le fait accompli... Les hommes sont ainsi, Geneviève.» Sa voix s’était troublée. Devais-je donc être plus forte que lui? «Mais, repris-je avec angoisse, cette vie dont vous parliez n’était pas possible... Songez donc à tout ce qu’il aurait fallu détruire autour de nous... Moi, je ne peux pas vous expliquer... Faire du mal à Philippe... il m’aurait semblé que nous nous mettions à deux pour frapper un enfant... Nous nous serions fait l’effet de deux complices... nous n’aurions pas été heureux...» Il m’écoutait, les yeux fixés, là-bas, au fond de la chambre, sur le lit de sa mère--vide de ce vide muet et glacé des choses mortes. «Non, peut-être, dit-il lentement; pas _très_ heureux...» Et je sentis dans son accent un regret si poignant de cette ombre de bonheur--comparée à ce qui lui restait--que des larmes me brûlèrent les paupières. «D’ailleurs, poursuivit-il d’un ton morne, à quoi bon parler de ces choses... puisque j’étais sûr d’avance que vous y renonceriez de vous-même... que vous ne pourriez même pas essayer de faire le mal...» Je n’avais pas le droit de me laisser juger ainsi. «François, murmurai-je humblement, vous me croyez meilleure que je ne suis... j’ai essayé. Je voulais m’en aller aujourd’hui même, me réfugier chez papa... et j’ai écrit une lettre pour Philippe... Je l’ai déchirée, mais je l’avais écrite... une lettre si dure, si méchante!...» Un grand choc le secoua: il vint à moi, passionnément. «Vous avez fait cela... vous!... Oh! vous ne deviez pas... vous aviez tort... mais... c’est trop doux... trop doux et trop amer de penser que, pour moi... Chère petite... chère petite...» Sur son visage bouleversé, une sorte de joie luttait avec la honte. «Je suis bien coupable, Geneviève: j’aurais dû avoir le courage de disparaître de votre vie sans rien dire... Vous ne pourrez plus penser à moi sans remords, et moi je ne me pardonnerai jamais...» Je m’étais assise, accablée par une immense lassitude. Il me contempla avec douleur. «Comme vous êtes pâle! Quelle pauvre petite figure malheureuse... Dire que c’est moi qui suis cause que vous souffrez... moi qui aurais voulu vous épargner jusqu’à l’apparence d’un chagrin... Oh! je ne peux pas... je ne peux pas supporter cela... Je partirai; je dois partir... Ç’avait été ma première pensée, quand je me suis trouvé seul... j’avais tout combiné, avant cet accès de démence... Et depuis ce matin...» De nouveau, son regard parcourut les objets familiers qui l’entouraient; il revint au bureau, feuilleta une liasse de papiers jaunis. «Voyez, je prenais congé du passé... je remuais de vieux souvenirs... toute une correspondance échangée entre mes parents... Ah! ils se sont bien profondément aimés!... Mon père est mort jeune, mais je ne le plains pas... On donnerait vingt ans de sa vie pour recevoir de pareilles lettres...» Un moment il rêva, sans paraître se rappeler ma présence. Une peine sourde, immense, montait en moi. «Vous voulez partir, François?...» Ma voix s’éleva comme une plainte. Et cependant, je savais bien que ce départ était la seule solution possible... Il se retourna vers moi. «Oui, dit-il résolument... tout de suite, demain--pour Guéthary, d’abord, où j’ai quelques affaires à terminer--puis, je pense, pour Saïgon... Les congés de Pâques vont me permettre de régler ma situation au Collège de France et d’écrire au Ministère qu’on veuille bien me considérer comme candidat à la direction de la nouvelle École... On m’a répété cent fois que je n’avais pas de concurrent sérieux, que ma nomination était toute prête... J’espère qu’on m’enverra le plus tôt possible à mon poste...» Maintenant il semblait possédé d’une hâte fiévreuse d’être là-bas--dans cet affreux pays. Je l’interrogeai craintivement. «Saïgon?... Mais vous disiez que c’était malsain... --Malsain... pour vous... --Oh!...» fis-je avec effroi. Il comprit ma pensée: une douceur triste passa dans ses yeux. «Rassurez-vous... ce n’est pas la mort que je vais chercher... Je n’ai jamais vécu longtemps de suite à Saïgon même, mais je suis plus habitué qu’un autre à ce genre de climat... C’est la seule chance qui me reste d’être bon à quelque chose... Je travaillerai; les jeunes gens m’aimeront bien, peut-être... Et puis, je reviendrai quelquefois en France, tous les trois ou quatre ans. Seulement... je ne vous verrai pas... Il vaudra mieux que je ne vous voie pas... au moins pas avant longtemps, plus tard... quand nous serons très vieux... --Ah! m’écriai-je, je voudrais être vieille... bien vieille... tout de suite... et que vous ne partiez pas!...» La tête rejetée contre le dossier de mon fauteuil, je pleurais doucement, sans bruit--en me cachant un peu. Il m’avait vue, pourtant; je le sentais là, derrière moi--penché près de mon oreille. «Geneviève, suppliait-il, soyez bonne... songez que c’est mon devoir... qu’il le faut, absolument... Ne m’enlevez pas le peu de force qui me reste... laissez-moi croire que je n’ai pas troublé votre vie pour toujours... que vous pouvez encore être tranquille, heureuse. Avec cette pensée-là, voyez-vous... et le souvenir de ce que vous m’avez dit... de ce que vous avez voulu faire pour moi... il me semble que je ne serais pas trop malheureux... Mais quand je vous vois pleurer... c’est si cruel!... et je ne sais plus, alors... je ne sais plus...» Oh! cette voix triste, tendre... ces paroles navrantes! J’étais venue le consoler, et je le désespérais, lui qui allait partir si loin, pour si longtemps--et qui ne recevrait jamais de ces belles lettres d’amour pour lesquelles il aurait sacrifié vingt ans d’existence... D’un grand effort, je renfonçai mes larmes. «Pardonnez-moi, François... je ne peux pas m’empêcher... maintenant... Mais je comprends tout ce que vous faites pour moi, pour mon repos... combien vous êtes bon... et je vous promets de ne pas rendre votre sacrifice inutile... de tâcher... d’essayer...» Ma voix se perdit dans un murmure confus. C’était tout l’héroïsme dont j’étais capable. Il le comprit, sans doute, car il se détourna, fit quelques pas, revint à moi d’un air inquiet. «Et maintenant... Oh! je souffre de vous dire cela... mais le monde est si méchant!... maintenant... il faut nous séparer... J’ai des amis; on peut venir à cause de mon deuil... Je ne veux pas qu’on vous trouve ici... chez moi, Geneviève.» D’un mouvement brusque, je m’étais levée, rougissant malgré mon angoisse--je lui tendais les deux mains. Doucement, sans les presser, il les enferma dans les siennes; puis, m’attirant tout près de lui, il inclina vers moi son visage où je lisais une tendresse infinie. «Et pourtant, vous le savez bien, vous, n’est-ce pas, que vous êtes en sûreté avec moi?... Écoutez... il y a une phrase que je vous ai entendue dire, une fois, à propos de je ne sais quel roman: «Je ne comprends pas comment une femme qui a reçu un baiser d’un autre homme peut reparaître devant son mari...» Vous étiez devenue toute rouge, d’avoir osé articuler cela... rouge comme maintenant... chère petite âme candide... Eh bien... moi non plus, Geneviève, je ne le comprends pas. Mais vous voulez bien... ce n’est pas mal, de vous regarder encore un peu... longtemps... pour la dernière fois...» Gravement, sans oser remuer, sans pouvoir parler, je le regardais moi-même--je sentais ma douleur grandir, grandir tellement qu’elle semblait s’élever très haut, planer au-dessus de nous... Je vis ses yeux se voiler, ses lèvres frémir. «Pour la dernière fois... oh! que c’est dur, mon enfant chérie... Je devrais vous dire de ne plus penser à moi... mais c’est trop... Vous ne m’oublierez pas... pas tout à fait, dites... quand vous ne me verrez plus?...» Je demeurai muette--incapable de prononcer une syllabe. Il luttait pour ne pas me donner encore une fois le spectacle de sa détresse. «Non... non... je ne veux pas être égoïste et lâche comme hier... j’aurai du courage... j’en ai en ce moment, je vous assure... Pourtant, si vous voulez ne pas garder de moi un souvenir trop lamentable... il faut partir... maintenant... pendant que je peux encore vous sourire...» Quel sourire!... C’est ainsi que je le revois toujours--debout devant moi, avec ses yeux pleins d’amour dans sa figure pâle, et sa bouche tremblante qui souriait pour ne pas pleurer... XIX Octobre 1907. Mes souvenirs me font mal--ils me font peur. Je craignais d’oublier, et voilà que je viens de revivre les moindres détails de ma vie avec une intensité qui m’épouvante. Ma mémoire est trop fidèle. Parmi ces feuilles mortes que je croyais ramasser, j’ai trouvé des branches vivaces--des rameaux couverts d’épines dont les pointes aiguës me blessent et me déchirent. Dois-je les laisser retomber? Il me semble au contraire que je voudrais les serrer dans mes mains, pour me sentir souffrir encore... Après l’adieu de François, je ne sais plus bien... Pourtant, je me rappelle distinctement le retour de Philippe. Il revient le surlendemain; il m’a écrit, comme papa le prévoyait, que tout allait bien--qu’il avait pu, cette fois, s’entendre avec Mauroy pour donner satisfaction aux ouvriers... Je l’attends--je sais ce que je peux lui dire, et ce que je lui cacherai toujours; ces deux journées de lutte contre moi-même m’ont vieillie et mûrie--et puis, j’ai promis à François que son sacrifice ne serait pas inutile. Pour cela, je dois me résigner--non à mentir, mais à ne pas laisser voir le fond de mon âme. Philippe ne soupçonnera jamais ce que j’ai voulu faire; pour qu’il vive en paix, je garderai ce secret qui m’étouffe. Ce sera ma punition--et non la moins dure. Philippe est là. Qu’il me paraît jeune--comme ses yeux sont clairs! Il est mon aîné de quatre ans, mais j’ai vécu plus que lui, maintenant... Nous sommes assis tous les deux dans son bureau; il m’a raconté ses efforts, la mauvaise volonté de Mauroy; il avoue que le caractère de son associé est quelquefois difficile--j’essaie de l’écouter avec intérêt. Au milieu de tout cela, je devine dans son esprit, je vois dans son regard une inquiétude--je sens venir un nom que je redoute et qu’il faudra pourtant bien prononcer... Enfin il parle. «Demain, je passerai prendre des nouvelles de François... Il semblait si énervé, si souffrant... l’autre jour... quand je vous ai quittés... Je crains qu’il n’ait de la peine à reprendre le dessus...» Il est bon, comme toujours. Et puis, il ruse, inconsciemment--pour savoir. Mais j’ai pesé d’avance tous mes mots. «Si tu allais le voir, tu ne le trouverais pas: il doit être depuis hier à Guéthary. Je l’ai revu... il était plus calme... Il compte rester là-bas une quinzaine de jours... puis il partira pour Saïgon... --Pour Saïgon? fait vivement Philippe. Il recommence à voyager? Il doit séjourner longtemps?... --Oh! oui... plusieurs années... Il s’est décidé à accepter ce poste de directeur d’École qu’on lui offrait: tu sais bien que, s’il avait refusé d’abord, c’était uniquement à cause de sa mère. --C’est vrai... il me l’avait dit...» murmure Philippe. Il paraît agité, heureux--sans oser l’avouer. Je lis dans sa pensée comme dans un clair miroir. Et soudain, le miroir se ternit d’une buée légère. --Tu l’as revu?... Où cela?... Ici?... --Non: rue Barbet-de-Jouy...» Cette fois, Philippe me regarde d’un air troublé. «Ah! tu es allée... chez lui... --Oui, dis-je simplement. Et j’ajoute: Je l’ai trouvé dans la chambre de sa mère, où il rangeait des papiers...» Un silence. Philippe a rougi: ma réponse l’a touché, au point le plus sensible de son brave cœur--il comprend tout ce que son soupçon inexprimé a d’offensant pour moi. Je l’observe; assis dans son fauteuil à dossier de cuir, il contemple distraitement son bel encrier, sa main joue avec la petite pelle d’ivoire qu’il remue dans la poudre bleue... C’est là, à cette même place, qu’il aurait trouvé ma lettre... Un grand remords me saisit, et aussi une joie de lui avoir évité cette peine atroce. Doucement, je viens derrière lui, je l’embrasse sur le front. Alors il se retourne, il me prend la tête, il plonge ses yeux dans les miens, sans que je les baisse. Et il me rend mon baiser, tendrement, avec confiance... Qu’il y ait eu entre son cousin et moi un sentiment involontaire, une sympathie intellectuelle un peu trop vive--cela, il le croit--cela seulement: il s’y résigne, quoiqu’il en souffre. Mais il sait, il voit que ma conscience me permet de le regarder en face. Et puis, enfin, François s’en va. Son nom ne sera plus jamais prononcé... Si, pourtant. Quelques semaines plus tard. Furtivement, pendant tout ce temps, j’ai guetté l’annonce d’une nomination officielle que j’attends--pour ne pas rester ainsi dans l’inconnu... La nouvelle a dû m’échapper, malgré tout. Un soir, Philippe rentre avec une figure contrainte, émue--rien qu’à le voir, j’ai deviné... «Je viens de recevoir la visite de François, dit-il, du ton le plus naturel qu’il peut. Il m’a fait ses adieux... on lui demande de partir, précipitamment... plus tôt qu’il ne pensait... et il craint de ne pouvoir venir ici comme il en avait l’intention.» Pas un mot de plus. Je comprends tout ce que cette démarche a dû coûter à François; je comprends aussi que pour moi, pour lui--pour notre honneur à tous les deux--il _devait_ mettre encore une fois sa main dans celle de Philippe. Et maintenant, c’est bien fini, je pense... Il me semble que je tombe dans un trou noir... Mais je veux être brave--brave comme lui. La vie reprend, lente et tranquille. Pour échapper à l’inaction--au rêve, je me suis décidée à penser aux autres: j’essaye de faire un peu de bien--pas comme mes vieilles tantes, ni comme «ces dames» de l’orphelinat de Lille--mais à ma façon, toute seule. J’ai commencé assez froidement, dans l’espérance égoïste de me fuir moi-même; puis j’y prends goût: les pauvres ne me font plus peur--j’apprends à leur parler; je leur consacre une assez grande partie de mon temps. L’autre part, je la donne à Thérèse. Je sais qu’elle a tout deviné: elle ne m’a pas parlé du départ de François, mais j’ai senti en elle une recrudescence d’affection qui me fait chaud à l’âme. Les enfants m’appellent «tante Geneviève»--je les aime presque autant, je crois, que s’ils étaient à moi. Philippe est redevenu vivant et joyeux; ses seuls ennuis lui viennent de l’usine, où Mauroy continue soigneusement à entretenir le «mauvais esprit» dont gémit mon mari. Mais j’ai renoncé aux discussions sur ce point, et nous n’avons plus aucun sujet de querelles. Je joue du Mozart--Philippe l’admet--je chante du Gounod, et j’ouvre bien rarement les partitions de Wagner--surtout celle de _Tristan_. Papa a pris sa retraite. Il ne vieillit pas et continue à battre Philippe aux échecs tous les mercredis soirs. De Cochinchine, rien--pas un signe, pas un mot. C’est le silence absolu. Philippe ne fait aucune réflexion à ce sujet. Lui non plus n’écrit jamais à son cousin. Cette affection fraternelle s’est rompue, sans secousse--au moins apparente. C’est peut-être un bien. Pourtant, il y a toujours, dormant au plus profond de mon cœur, une souffrance vague, un désir fou de savoir, et cette nostalgie de l’être aimé qui va en croissant, au lieu de diminuer... Trois ans, quatre ans--déjà. J’ai trente et un ans; j’ai maigri, pâli--je ne suis plus tout à fait «la jolie petite madame Noizelles...» Mais je m’en soucie peu. Et un soir--oh! pourrai-je écrire cela?... Un soir, nous sommes tous les deux, Philippe et moi, dans le salon. Un soir de juin. Il fait encore grand jour; la fenêtre est ouverte. Je suis assise au piano, promenant vaguement mes doigts sur les touches; je regarde Philippe qui lit son journal en fumant. Tout à coup je le vois tressaillir; je l’entends pousser un cri étouffé. Le papier lui échappe des mains. Je me lève brusquement, envahie par une peur étrange. «Qu’est-ce que c’est?» dis-je. Déjà Philippe a ressaisi la feuille que j’allais prendre. Il la tient ferme, pliée--ses yeux sont singuliers. «C’est... c’est... une mauvaise nouvelle... Attends; ne lis pas...» Tout mon sang se glace. --Une nouvelle... d’où?... --De Saïgon...» balbutie Philippe. Et il lâche le journal--ou je le lui arrache des mains. D’abord je ne vois rien. Tout est trouble. Et puis là--dans le coin, en bas, à droite--quelques lignes: «Nous avons le regret d’apprendre la mort presque subite de M. François Chardin, directeur de l’École Indo-Chinoise, décédé à Saïgon, des suites d’un accès de fièvre pernicieuse. Monsieur Chardin n’avait pas encore quarante-deux-ans; depuis la fondation de notre jeune École, il la dirigeait avec une grande compétence et un dévoûment à toute épreuve. La science française perd en lui un de ses plus distingués représentants.» Les mots--les mots effrayants sont là--bien nets, cette fois. Je les relis--je m’assieds. Je les relis encore... Suis-je folle? Non. Je sens le regard de Philippe fixé sur moi. Mes mains sont froides, ma gorge serrée; mais ma tête est solide... Il s’est trouvé mal, lui, autrefois, en apprenant que j’avais failli mourir... Moi, je sais qu’il est mort, et je ne m’évanouis pas... Seulement je vois ses yeux, son pauvre sourire héroïque--j’entends sa voix... «Ce n’est pas la mort que je vais chercher... Nous nous reverrons plus tard, quand nous serons très vieux...» Oh! François, mon ami!... vous qui m’aimiez tant--et que j’aime toujours--vous ne serez jamais vieux... et je ne vous reverrai plus... Maintenant je pleure--avec la sensation horrible de ne pas oser--d’étouffer, de broyer la douleur affreuse qui me tord le cœur. Il ne faut pas... il ne faut pas... maintenant... Quel silence! Je relève la tête: Philippe est pâle, tremblant, comme pétrifié. Mais sur ses joues, je vois deux grosses larmes... Et il me dit, tout bas, presque humblement. «Moi aussi... je l’aimais bien...» Pauvre Philippe! Je suis malade--très malade, d’une bienheureuse grippe qui n’a aucun rapport apparent avec les peines morales, mais qui est suivie d’une grande dépression nerveuse. Le docteur Garnier parle de neurasthénie et m’envoie dans la montagne--seule--s’il savait ce que la solitude est devenue pour moi!... Philippe ne peut pas--ne veut pas m’accompagner. Il n’est plus jaloux--est-on jaloux d’un mort?--mais il comprend qu’en ce moment nous serions malheureux l’un par l’autre. Alors, Thérèse, qui ne se sépare jamais de ses enfants, m’amène Jacques, tout grandelet, un peu anémié par une croissance subite. «Si j’osais, dit-elle, je vous demanderais de le prendre avec vous... cela lui ferait tant de bien!...» Ils sont tous très bons pour moi... Je pars avec mon cher petit Jacques, mon compagnon fidèle et tendre... Et je reviens guérie--de corps, sinon d’âme. Et la vie recommence encore... A quoi bon continuer? Voilà neuf ans de ces heures cruelles... Tout s’adoucit. On ne peut plus être heureux, mais on se laisse reprendre par l’existence quotidienne, monotone, banale--consolante, pourtant. J’ai cru m’enlizer dans cette torpeur. Philippe absent, parti en Amérique pour plusieurs mois, en quête de nouveaux capitaux--l’usine périclitait, et il a dû finir par se séparer de Mauroy--j’ai cru pouvoir évoquer sans danger le passé, pendant que j’étais seule avec moi-même, et j’ai écrit ces pages--ces pages que mon mari ne pourrait pas lire... Il me semble que j’ai eu tort--il me semble que c’est mal. Cette paix que je cherche--non pas tant pour moi que pour l’homme excellent dont l’affection m’entoure depuis vingt ans, dont la délicatesse a respecté mes souffrances les plus secrètes--cette paix, ce n’est pas ainsi que je l’obtiendrai... Allons, un peu de courage!... Je suis assise près de la cheminée, mon manuscrit sur les genoux; la flamme monte, danse--m’invite et me fascine... Encore un regard à ces lignes sorties de mon cœur, encore un adieu à mon cher souvenir--à mon cher remords. Et puis--au feu, mes douleurs; au feu, mes tendresses: puisque les feuilles desséchées s’obstinent à ne pas vouloir mourir tout à fait--leurs cendres, peut-être, ne ressusciteront plus. Paris, 1907-1910. FIN 297-11.--Corbeil. Imp. F. LEROY. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES MORTES *** Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This website includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.