Feuilles mortes

By Jacques Morel

The Project Gutenberg eBook of Feuilles mortes, by Jacques Morel

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Title: Feuilles mortes

Author: Jacques Morel

Illustrator: Casimacker

Release Date: November 23, 2021 [eBook #66805]

Language: French


Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
             https://www.pgdp.net (This book was produced from images made
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES MORTES ***




  “Petite Bibliothèque de la Famille”

  JACQUES MOREL

  Feuilles Mortes

  ROMAN ILLUSTRÉ
  D’après les dessins de CASIMACKER

  [Illustration]

  PARIS
  LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
  79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

  Droits de propriété et de traduction réservés




ROMANS PUBLIÉS DANS CETTE COLLECTION

Brochés: 3 fr. 50.--Cartonnés: 5 fr.


  Un Peu, Beaucoup, Passionnément (Couronné par
    l’Académie Française)                                par Mme Lescot.
  Fêlure d’Ame                                           par Mme Lescot.
  Les Vaines promesses                                   par Mme Lescot.
  Au Lys d’Argent                                     par Fr. Deschamps.
  Ordre du Roi                                     par G. de Beauregard.
  Insaisissable Amour                               par Marion Crawford.
  Le Baiser sur la Terrasse                         par Marion Crawford.
  Le Beau Fernand (Couronné par l’Acad. Franç.)        par Mme de Bovet.
  Les Retours du Cœur       par J.-H. Rosny, de l’Académie des Goncourt.
  Mademoiselle Mignon                                  par J.-S. Winter.
  Une Reine des Fromages et de la Crème            par Mme de Longgarde.
  Jouets du Destin                                 par Mme de Longgarde.
  Une Réputation sans tache                        par Mme de Longgarde.
  Le Supplice d’une Mère                            par Arthur Dourliac.
  Liette                                            par Arthur Dourliac.
  Bibelot                                          par May Armand Blanc.
  La Maison des Roses                              par May Armand Blanc.
  Aimer c’est vaincre                                   par Mme P. Caro.
  Muets Aveux (Couronné par l’Acad. Franç.)           par Jacques Morel.
  Kernevez (Couronné par l’Acad. Franç.)       par Mlle Pape-Carpantier.
  L’Oiseleur                                 par Mlle Béatrice Harraden.
  L’Eau dormante                               par Mlle Blanche Legrand.
  L’Amour fait peur                            par Mlle Blanche Legrand.
  Micheline                                          par Augustin Filon.
  L’Affaire Leavenworth                                 par A.-K. Green.
  Femme de Lettres                                      par Mary Floran.
  Le Roman d’un Loyaliste                               par Miss Jewett.
  La Bienfaitrice                                 par Mlle Louise Zeyss.
  L’Orgueilleuse Beauté                        par Mme Albérich-Chabrol.
  L’Offensive (Cour. par l’Acad. Franç.)       par Mme Albérich-Chabrol.
  Part à Deux                                  par Mme Albérich-Chabrol.
  Les Medlicotts                                       par Curtis Yorke.
  Le Mirage                                              par Paul Béral.
  De Peur d’Aimer                              par Mme Albérich-Chabrol.
  Le Choix de Ginette                            par Mlle C. Trouessart.
  Au Plus Digne                                par Mme Albérich-Chabrol.
  L’Enfant Millionnaire                             par Katharina Green.
  La Tabatière du Cardinal                            par Henry Harland.
  Coupable                                              par W. Le Queux.
  Ma Grande                                        par Paul Margueritte.
  Haine de Femme                                    par Marion Crawford.
  Le Sequin d’Or                                        par Anne Osmont.
  Criminelle par Amour                                par Mlle L. Zeyss.
  Le Voueur                                          par M. Ch. Géniaux.
  Le Trèfle Rouge                                  par Norbert Sevestre.
  Nicole à Marie                                    par Gaston Bergeret.
  Mirage de Bonheur                                    par Camille Pert.
  L’Inutile Route                                     par M. La Bruyère.
  Le Patrimoine Perdu                                  par Anthony Hope.
  Le Destin d’Hélène                                    par Jean Relecq.
  Les Demoiselles du Noël Fleuri                    par Blanche Legrand.
  Maison Hantée                                              par Maryan.




[Illustration]




_Feuilles Mortes_


Juin 1907.

Aujourd’hui j’ai quarante ans--l’âge où une femme ne reste jeune qu’à
condition de le vouloir passionnément. Moi je ne veux rien. Je me laisse
aller au fil des jours, m’efforçant de ne pas trop penser et de vivre
tranquillement ma vie présente. Sans doute ma réputation d’indifférence
aux vanités féminines doit être bien établie, car tout à l’heure, en
visite, une jeune mariée de vingt-deux ans, un peu bébête, s’est écriée
sans penser à mal: «On dit que vous avez été si jolie!»

«On dit...» Ce mot m’a fait rêver. Restée seule après le départ de ma
petite oie blanche, je me suis approchée de la glace, et, sans
amertume--mais aussi, je l’avoue, sans aucun plaisir--j’ai cherché à
retrouver dans mes traits fanés le visage rayonnant de jadis, dans mes
bandeaux au ton de vermeil éteint, d’argent qui se dédore, les cheveux
blonds si brillants et si doux. Ma peau s’est plissée de mille rides
imperceptibles, mes dents ont perdu leur éclat, mon teint, d’un rose
délicat, a tourné au jaune pâle--je ressemble à un de ces pastels mal
encadrés dont le soleil et la poussière ont mangé la couleur et terni le
velouté: quelque chose s’est fêlé dans la paroi trop mince qui me
protégeait de la vie, dans le verre transparent et fragile de mon
bonheur. Et je songe à la petite Geneviève aux yeux bleus, aux joues
rondes, dont le regard curieux interrogeait l’avenir avec tant de
confiance.

Dois-je le raconter, cet avenir d’alors, devenu mon passé? Parfois je me
dis qu’il vaudrait mieux oublier. Alors je ferme mon âme aux souvenirs,
j’écarte loyalement les regrets stériles. Mais à ce jeu, mon cœur se
vide: joies, tendresses, douleurs d’autrefois--chaque jour je les sens
qui se dessèchent un peu plus, qui se détachent de moi comme des
feuilles mortes menacées par le vent de l’oubli. Est-ce donc si mal de
les ramasser une à une, à mesure qu’elles tombent, pour pouvoir, quand
je serai très vieille, en respirer encore l’odeur mélancolique--pour
être sûre que _cela_, du moins, me restera toujours?




I


Mon enfance est très loin, très vague; je me rappelle les gens et les
choses, mais rien d’intime, de personnel--pas de ces terreurs nerveuses,
de ces chagrins violents qui laissent des traces profondes. Une petite
vie tout unie, calme comme la figure de Julie, que je retrouve mêlée à
tous les menus événements de mon existence--une figure sans âge, avec un
bon regard dans un masque couturé par la petite vérole. Telle elle
m’apparaît aujourd’hui, à soixante-sept ans, telle--ou à peu près--elle
devait être à vingt-sept ou vingt-huit lorsque, papa étant resté
veuf--ma mère venait de mourir en me mettant au monde après dix années
de mariage--personne ne s’étonna de voir Julie demeurer près d’un homme
encore jeune et s’installer dans ses fonctions de bonne à tout faire,
auxquelles elle adjoignit en mon honneur celles de nourrice sèche.

Je me souviens d’un lapin blanc en verre filé dont les yeux rouges me
ravissaient d’admiration et qu’on me donnait pour jouer, le matin, dans
mon lit,--d’une promenade au Luxembourg pendant laquelle une petite
fille qui courait avec moi sur la terrasse s’arrêta tout à coup et me
demanda: «Pourquoi tu n’as pas de maman?» La question m’humilia, sans
m’attrister, et je répondis fièrement: «J’en ai une, seulement elle est
en portrait et papa met des fleurs devant.» Ce fut tout. Jamais je
n’avais pensé qu’une maman en chair et en os pût être indispensable à
l’existence.

Quoi encore? Mon entrée à la pension de Mme Laurent, une veuve qui
habitait notre maison. Je venais d’avoir six ans; les boutons de mon
tablier noir s’accrochaient dans mes boucles, par derrière, et me
tiraient les cheveux toutes les fois que je baissais la tête--j’avais
très peur et un peu envie de pleurer, Mme Laurent me prit la main et me
conduisit à ma place en disant: «Asseyez-vous là, ma petite Geneviève.»
Au son de sa voix, mon cœur se fondit d’admiration et de respect. J’ai
su depuis qu’elle était vulgaire et boulotte, qu’elle louchait
affreusement, qu’elle possédait tout juste son brevet simple et que son
prétendu veuvage cachait une triste histoire de jeunesse. Mais pendant
longtemps, elle incarna pour moi ce qu’il y a de plus beau, de plus
savant et de meilleur.

Les années se passent; je me vois, un soir d’hiver, assise dans notre
salle à manger, apprenant l’_Histoire ecclésiastique_ de l’abbé
Gautier--un vilain livre cartonné, veiné de rose et de jaunâtre. «Qui
était Tertullien?» La question est imprimée en italique. Et je répète
tout haut avec ardeur: «Tertullien était un prêtre de Carthage qui passa
à Rome durant les persécutions de l’empereur Sévère et y défendit les
chrétiens avec une éloquence et une érudition rares... Tertullien était
un prêtre... etc.» Près de moi, Julie tricote, silencieuse et placide,
mais je devine qu’elle m’admire--sans comprendre évidemment «qui était
Tertullien.» Devant le poêle allumé, des châtaignes bouillottent
doucement dans un pot de terre brune; par la porte entr’ouverte arrive
une bonne odeur de bouillon, et Julie quitte de temps en temps son
tricot pour aller surveiller les œufs au lait qui «prennent» sur le
couvercle de la marmite--combinaison économique qui a l’avantage d’user
le moins de charbon possible et l’inconvénient de communiquer à la crème
une légère saveur de viande bouillie. Comme je ne connais pas d’autre
mode de cuisson, je m’imagine que c’est là le goût particulier des œufs
au lait, et je ne les aime pas beaucoup. En revanche, j’adore les
châtaignes, et je les couve de l’œil tout en passant de Tertullien à
Origène. Mais voilà le bruit de la clef dans la serrure: c’est papa qui
rentre. Bien vite je saute à bas de ma chaise et je cours dans
l’antichambre en criant: «Papa, je sais très bien mon _Histoire
ecclésiastique_, et il y a des marrons bouillis!...»

Maintenant j’ai douze ans, et papa commence à s’inquiéter de «mes
études.» La méthode de la pauvre Mme Laurent lui semble incohérente et
décousue: je suis très ferrée sur les Pères de l’Église, mais j’ignore
les premiers éléments de la littérature française; je connais par leurs
noms--et quels noms!--toutes les figures de rhétorique, mais je n’ai que
de vagues notions d’histoire naturelle. Mon admiration pour le phénix
des maîtresses faiblit un peu; quelques coups de sonde, naïvement jetés,
m’ont révélé dans ses connaissances des lacunes graves--notamment le
jour où elle n’a pas pu m’expliquer le sens du mot «ubiquité». «Il faut
trouver autre chose...» dit Papa. Cette petite phrase a des résultats
prodigieux. Adieu les bouquins surannés de l’abbé Gautier, adieu les
tabliers noirs, les pupitres peints en acajou, les notes de conduite,
d’«ordre et tenue». Je ne suis plus une écolière; je travaille seule à
la maison, dans de jolis livres aux couleurs gaies, en mettant mes
coudes sur la table tant que je veux, et, deux fois par semaine, Julie
me conduit au cours de Mlle Verdy...

Chère Mlle Verdy! Même encore aujourd’hui, après vingt-huit ans, je n’ai
qu’à fermer les yeux pour évoquer sa haute silhouette, son port de tête
un peu altier, sa figure aux traits trop grands, son sourire moqueur et
bon--la bouche de Voltaire avec des yeux d’une douceur infinie, des yeux
pétillants de malice et brillants de tendresse, des yeux myopes qui
savaient voir tout au fond des âmes. Comme elle les connaissait, nos
âmes d’enfants, comme elle s’entendait à les manier sans heurt et sans
bruit! Pas de grandes phrases, jamais un mot de morale: une petite tape
sur l’épaule, un baiser bien chaud et bien maternel--parfois une façon
gentille et drôle de «blaguer» les plus sottes--et voilà les vanités à
bas, les paresses secouées, les cœurs, surtout, conquis, subjugués.
Jusqu’alors, je n’avais été qu’une enfant douce, un peu sauvage,
outrageusement gâtée par Julie, adorée par mon père qui gémissait de me
voir trop peu--ses fonctions de sous-chef à l’administration des
Finances le tenaient absent neuf heures par jour--sans grande direction
morale, poussant droit malgré tout comme une petite plante saine. Avec
Mlle Verdy je connus «l’idéal». Oui, en vérité, de douze à dix-huit ans,
j’ai remué plus de pensées généreuses, j’ai fait plus de pas sur le
chemin de la perfection que dans tout le reste de mon existence. Et si,
par la suite, ce beau feu s’est ralenti, s’il m’est arrivé de sourire en
pensant à mes enthousiasmes d’alors, du moins j’ai gardé de ces années
le «coup de pouce» indélébile, l’empreinte qui ne s’efface jamais.

Il me semble que c’était hier... Voici la salle de cours, claire et
gaie, les deux fenêtres ouvrant sur un jardin où, l’été, on entendait
glousser des poules; voici la grande table verte et la place où
s’asseyait Mlle Verdy, tandis que nous lisions tout haut nos
devoirs--pauvres devoirs de petites filles, trop souvent semés de
phrases emphatiques et creuses. Nous lisions d’une voix tremblante, en
jetant des regards éperdus vers ce long visage austère, impassible en
apparence; nous lisions--soudain la bouche railleuse se plissait, l’œil
brun s’allumait gaîment, et pan!--d’un coup d’épingle nos belles
périodes boursouflées crevaient, s’étalaient en loques piteuses... A ce
régime, les pédantes guérissaient vite. Mais aussi, pour les timides,
que d’encouragements, que de paroles bienveillantes! Et parfois le mot
ardemment attendu: «C’est bien, vous êtes une bonne fille...» Après
cette louange suprême, rien ne pouvait plus nous émouvoir; nous planions
au-dessus des vanités de ce monde, et si l’Académie en corps était venue
nous offrir ses félicitations, nous l’aurions reçue avec indifférence...

Six années pendant lesquelles j’ai connu le bonheur complet deux fois
par semaine--c’est beaucoup, peut-être, pour une seule vie... L’autre
jour, je passais devant la chère vieille maison d’où Mlle Verdy a
disparu depuis longtemps, hélas! En levant les yeux vers le second
étage, j’ai vu des fenêtres dégarnies, un large écriteau: la tentation
m’a prise de ressusciter le meilleur de ma jeunesse, et j’ai demandé à
visiter l’appartement. Quand je me suis trouvée dans l’escalier large et
nu, que j’ai senti sous mes pieds les marches de pierre inégales, sous
ma main le froid grenu de la rampe en fer forgé, le passé m’a ressaisie
brusquement--j’ai cru me revoir, fillette de quinze ans, escaladant ces
mêmes étages quatre à quatre, mes cheveux dans le dos et ma serviette
sous le bras... Mais, sitôt les portes ouvertes, dès le seuil de
l’antichambre, mes illusions se sont envolées. D’autres gens avaient
vécu là, semant des souvenirs étrangers aux miens, perçant des portes
dans _mes_ murs, cachant _mes_ papiers sous des tentures
«modern-style»--jusqu’au pauvre jardin détruit, remplacé par des
bâtiments vitrés d’où montait un brouhaha de voix et de rires, mêlé à
une odeur de pipe. «Oh! qu’est-ce qu’on a fait des arbres?... et les
poules?...» A ces mots presque involontaires, la concierge qui suivait,
bavarde et empressée, m’a lancé un regard soupçonneux: «Des poules,
Madame? Je n’en ai jamais connu ici; nous n’avons que des apprentis
graveurs, des jeunes gens bien convenables... Voilà déjà trois dames qui
me parlent des poules, et aussi d’un cours de demoiselles où elles
venaient dans le temps... Tout ça ne fait pas louer l’appartement...»
Évidemment, des compagnes inconnues m’avaient précédée dans ce
pèlerinage sentimental et la bonne femme se méfiait de ces chercheuses
de souvenirs. J’ai calmé sa mauvaise humeur par le meilleur des
arguments--en tirant ma bourse--et sans plus s’occuper de moi, elle m’a
laissée errer de pièce en pièce, le cœur serré, essayant de redonner un
peu de vie à toutes ces choses dont l’âme avait changé, quand la mienne
voulait rester fidèle...




II


Un soir de juillet, mon avenir se décida. J’étais assise à la fenêtre de
notre petit salon, haut perché dans une bicoque de la rue de
Chanaleilles; devant moi je regardais le ciel rose, où des étoiles
bleuâtres s’allumaient une à une; derrière moi j’entendais la voix de
notre vieil ami, le docteur Garnier, qui chapitrait mon père.

«Je t’assure, disait-il, que tu ne te retrouveras tout à fait d’aplomb
qu’après un mois de séjour à la mer--et pas à Trouville, tu m’entends,
ni même en Bretagne, mais dans le Midi, le plus loin possible, à
Saint-Jean-de-Luz ou à Biarritz...

--Biarritz! Peste, comme tu y vas! Mais c’est une plage de
millionnaires!» s’écria papa.

Quatre mois auparavant, par un aigre vent de mars, il avait pris froid
en revenant du ministère sur l’impériale d’un omnibus; de bronchite en
grippe, de grippe en point pleurétique, il avait traîné tout le
printemps, faisant de courtes apparitions à son bureau et retombant
malade presque aussitôt. Maintenant il allait mieux, mais je
m’inquiétais de le voir rester plus maigre que de coutume, et c’était
moi qui, ce soir, avais invité le docteur Garnier à rompre notre
tête-à-tête familial. Dix-huit ans, un brevet supérieur tout frais
cueilli--ce sont des titres sérieux aux privilèges d’une maîtresse de
maison. Papa lui-même, me sachant raisonnable, m’avait remis les cordons
de la bourse, et je connaissais mieux que personne les ressources de
notre budget de vacances. C’est pourquoi je me crus autorisée à
intervenir dans le débat.

«Soyez tranquille, docteur, dis-je d’un ton péremptoire; nous irons sur
la côte basque, puisqu’il le faut. On ne dépense jamais plus d’argent
qu’on n’en a, et je me charge de trouver à nous loger partout, même à
Biarritz...»

Tous deux rirent de mon assurance--et par le fait j’ignorais totalement
ce que coûteraient le voyage et le séjour dans ces parages lointains.
Mais j’étais à l’âge heureux où l’on se persuade que vouloir c’est
pouvoir. Dès le lendemain, je me mis à consulter les indicateurs, à
compulser les guides et les cartes; il y eut des lettres échangées, de
longs conciliabules avec Julie, des calculs très ardus où mon algèbre ne
me servait à rien--je n’ai jamais su faire une addition sans compter sur
mes doigts. Ces préliminaires durèrent quinze jours, au bout desquels
j’exhibai triomphalement ce que j’appelais «mon dossier».

«Nous irons à Guéthary, papa: c’est un petit trou entre Biarritz et
Saint-Jean-de-Luz--juste l’endroit rêvé... Voici les lettres de la
maîtresse d’hôtel qui s’engage à nous prendre pour 6 francs par jour,
tout compris--et je suis sûre que c’est très propre chez elle: vois
comme elle a une jolie écriture... et pas une faute d’orthographe!...
Voilà le prix des billets d’aller et retour, valables soixante jours;
c’est plus qu’il n’en faut... voilà le total de ce que nous dépenserons
là-bas: tu vois qu’il nous reste encore cent quarante francs d’aléa, en
comptant les trois cents francs d’économie que nous avons faits cet
hiver et que j’ajoute à ton traitement... et voilà l’itinéraire du
voyage: nous pouvons visiter Angoulême et Bordeaux...»

Tout était prévu, jusqu’à l’entretien et à la nourriture de Julie qui
devait rester seule à Paris. Papa mit son lorgnon, lut les lettres,
vérifia les chiffres.

«C’est parfait, dit-il. Et se tournant vers le docteur Garnier, dont
j’avais encore une fois requis la présence:

«Qu’en penses-tu, toi?»

Notre ami eut un bon sourire goguenard:

«Je pense que Geneviève est un financier en jupons, doublé d’un
graphologue étonnant qui sait juger de la propreté d’un hôtel d’après
l’écriture de sa propriétaire... Je pense surtout que tu as encore une
assez fichue mine, que ton pouls n’est pas fameux, ton appétit non plus,
et que plus tôt vous partirez vers ce paradis, mieux cela vaudra...»

Trois jours après nous étions en route pour Guéthary.

Que c’est bon d’être jeune! Je n’avais vu la mer qu’à Dieppe, je ne
m’étais jamais avancée dans le Midi plus loin que Fontainebleau. Mon
père, à cinquante-trois ans, n’était pas beaucoup plus blasé que moi.
Notre voyage fut un enchantement. Les remparts d’Angoulême, la noble
façade romane de l’église Saint-Pierre, toute blanche dans le soleil du
matin, la vallée de la Charente, avec la courbe molle du fleuve coupée
çà et là par des rideaux de peupliers--puis Bordeaux, les bateaux du
port aux mâts enchevêtrés, le grand pont sur l’eau rougeâtre de la
Garonne--enfin Guéthary, la gare surplombant presque la plage, l’Océan,
tout de suite, vous accueillant par sa lumière, par le bruit de ses
vagues, par sa bonne odeur d’iode et de sel... Deux heures à peine après
notre arrivée, je regardais papa installé sur le sable, la tête à
l’ombre d’une petite estacade, les jambes voluptueusement étalées. Il me
semblait le voir engraisser!

Une semaine de repos complet, de chaleur et de grand air suffit à mon
malade pour retrouver l’appétit et le sommeil. Nous passions nos
journées entières sur la plage, encore déserte à cette époque; le ciel
de juillet s’étendait sans un nuage et, au-dessus des galets, une petite
buée transparente dansait en tremblotant dans l’air surchauffé. Mais
nous n’en avions cure: «Je me sens devenir lézard», murmurait papa en
rampant sur le dos et sur les coudes pour suivre le soleil à mesure que
l’ombre le gagnait. Quant à moi, j’avais renoncé à l’abri d’ombrelles
illusoires, et je laissais consciencieusement les taches de rousseur
éclore sur mes joues et jusque sur mes mains, tandis que mes yeux
s’emplissaient du bleu de la mer, et mon âme d’une allégresse inconnue.

Tout le jour nous restions ainsi, seuls maîtres du ciel, de l’eau et de
la terre jusqu’à l’heure où, du bord de l’horizon, une petite voile
blanche, puis deux, puis dix, puis une vingtaine, apparaissaient, se
dirigeant toutes vers nous. L’une après l’autre, nous les regardions
approcher, grossir peu à peu, comme de grands oiseaux aux ailes
étendues. A vingt mètres du bord, d’un seul coup, les ailes tombaient,
la voile se repliait, et dans la barque devenue soudain lourde et noire,
on voyait s’agiter des hommes halant sur de grandes perches. Alors, du
haut de la falaise, dévalant vers le petit port silencieux, c’était la
nuée des gamins, des femmes, des tout petits, le grouillement des
silhouettes agiles, le grincement du cabestan, les cris rythmés scandant
l’effort des hommes qui, par six, par dix, d’une épaulée superbe,
hissaient leurs barques le long des dalles en pente. Des groupes se
formaient; d’un bateau à l’autre on comparait, on échangeait sa pêche.
Puis lentement, d’un pas cadencé, tous remontaient vers le village,
chargés de paniers où les poissons luisaient en éclairs d’argent.
Quelques femmes portaient les corbeilles sur leur tête, le torse cambré
en arrière comme des canéphores antiques. En moins d’une heure tout
était redevenu vide et muet. Et papa, se tournant vers moi, disait:

«Voilà qu’il est temps d’aller dîner.»

Un matin, comme nous descendions gaîment, sous le feuillage ténu des
tamaris, le raidillon qui mène à la mer, l’aspect insolite d’un superbe
parapluie-tente adossé contre l’estacade--tel un gros champignon rouge
poussé en une nuit dans le sable jaune--nous arrêta dans notre élan.

«On nous a pris notre coin!»

Ce fut mon premier cri. Papa, moins égoïste ou plus philosophe, haussa
les épaules.

«Bah! la plage est à tout le monde.»

Malgré moi, j’étais déçue: je voyais déjà notre solitude envahie.
Pourtant, la semaine écoulée, je dus avouer que la propriétaire du
parapluie n’était pas gênante. Tout le jour, elle restait blottie sous
son abri, et comme elle habitait sur la falaise, de l’autre côté du
port, nous ne la voyions jamais que de loin--et de dos, silhouette noire
et menue suivant toujours un chemin opposé au nôtre.

«Je crois vraiment qu’elle nous évite», disait papa. Et il riait, à demi
vexé. Si peu sociable que l’on soit, on n’aime pas à jouer le rôle
d’intrus. Le hasard, d’ailleurs, nous réservait une revanche, tout en
forgeant le premier anneau de ce qu’Hoffmann eût appelé «la chaîne de ma
destinée».

Ce jour-là, nous étions allés chercher la mer chez elle, tout au bout
des rochers: nous avions pataugé dans les mares grouillantes d’une vie
obscure et vague où, parmi d’étranges fleurs qui remuent, on voit filer
comme des flèches les crevettes au corps diaphane. Puis nous nous étions
avisés qu’il allait être midi, que nous avions grand’faim et que la
marée montait. Très vite, grisés par l’air et le soleil, les lèvres
salées, les cheveux collés aux tempes, nous revenions, en trébuchant sur
les algues visqueuses où le pied n’a pas de prise, en nous écorchant les
mains aux petits coquillages secs et durs qui hérissent le roc--mais
enfin nous revenions et, pour couper au plus court, nous prenions le
chemin du port, quand papa me poussa le coude. Doucement, à pas lents,
un pliant sous le bras, un livre à la main, «notre ennemie» montait
devant nous.

C’était une bien petite ennemie--ni jeune, ni redoutable. Tandis que
nous la dépassions, tout en saluant d’un geste poli, j’avais eu le temps
de voir une figure maigre, deux beaux yeux bruns, des bandeaux blancs...
Déjà nous l’avions devancée de dix pas et nous grimpions lestement la
côte. Soudain un bruit sec, un cri étouffé nous firent tourner la tête:
entre son pliant, qui roulait loin d’elle, et son livre qu’elle n’avait
pas lâché, la vieille petite dame gisait, étalée sur la pierre grise et
dure.

D’un bond, je fus près d’elle, et comme papa courait pour me rejoindre:

«Prenez garde, monsieur, dit-elle d’une voix faible, ces dalles sont
très glissantes... Je crois que je me suis cassé la cheville»,
ajouta-t-elle en essayant de sourire. Et elle s’évanouit.

                   *       *       *       *       *

Que serait-il advenu de moi si je ne m’étais pas trouvée là pour relever
Mme Chardin, quand elle tomba sur le port de Guéthary?... C’est le
secret des dieux, écrit dans le livre des vies qui ne seront jamais
vécues. Pour le moment, ni papa ni moi ne songions guère à l’avenir.

Les premières minutes d’effarement passées, et la blessée remontée chez
elle, le médecin, qu’on avait envoyé chercher à Saint-Jean-de-Luz,
reconnut qu’il n’y avait pas de fracture, mais une simple entorse.
L’année précédente, notre bonne Julie s’étant foulé le poignet, j’étais
devenue, sous la direction du docteur Garnier une masseuse assez
experte. Je crus donc pouvoir offrir mes services à Mme Chardin qui les
accepta simplement, sans phrases: elle se trouvait seule, avec une
cuisinière trop vieille pour être d’une aide efficace... Et comme, un
peu gênée malgré tout par cette intimité subite, je lui tendais la main
pour prendre congé, elle m’attira vers elle et m’embrassa. Le pacte
était conclu--nous n’avions plus d’«ennemie».

Dès lors, notre vie de tous les jours fut modifiée. Papa, optimiste
incorrigible, ne songeait même pas à regretter nos longues flâneries sur
la plage.

«Qui sait? nous allions peut-être commencer à nous ennuyer!... Il ne
faut pas être trop sauvages, vois-tu, fillette, et je ne suis pas fâché
que tu aies l’occasion de sortir un peu de notre petite coquille...»

J’en sortais, et de très bonne grâce. Chaque matin, j’allais passer une
demi-heure près de ma malade. Qu’elle eût bien ou mal dormi, qu’elle
souffrît peu ou beaucoup, je la trouvais toujours souriante, ses cheveux
blancs bien lissés, ses grands yeux pleins de feu et de vie. Jamais je
ne l’entendais se plaindre, même quand, après le massage, je lui faisais
exécuter les mouvements de la cheville, si douloureux aux chairs
meurtries, aux tendons froissés. Je me rappelais, en pareille
occurrence, les cris que la souffrance avait arrachés à Julie, pourtant
plus jeune et plus endurcie. Mme Chardin pâlissait un peu, serrait les
dents--et c’était tout. Même, un jour, elle s’excusa de sa défaillance
passagère au moment de son accident: «C’était si bête de m’évanouir!...
mais j’ai un vieux cœur qui n’est pas très solide...» Elle souffrait, en
effet, par intervalles, de crises d’étouffements, peu graves,
pensait-elle. D’ailleurs, en principe, elle s’occupait le moins possible
de sa santé. Les trente minutes réglementaires à peine écoulées, elle me
renvoyait gaîment.

«Allez pêcher la crevette, mon petit docteur... Et n’oubliez pas de
revenir à cinq heures, pour le thé... Perrine m’a promis un plum-cake et
des galettes salées...»

Docile,--un peu gourmande aussi,--je reparaissais à l’heure dite,
escortée par mon père que Mme Chardin avait invité une fois pour toutes.
Alors, nous passions des moments délicieux.

Encore un souvenir vivant et lointain, un éclair dans la brume... Le
salon clair, tendu d’étoffes anglaises, meublé de jonc et de bois
laqué--car notre nouvelle amie est chez elle; une parente éloignée lui a
légué jadis ce petit Ermitage où elle nous accueille toute frêle et
gaie, étendue sur sa chaise longue, entre le piano et la table à thé.
Nous causons, sans nous lasser. Elle se laisse aller à nous raconter un
peu de sa vie--ses premières années de ménage, si heureuses, dans cette
paisible ville d’Amiens où son mari était professeur; son veuvage
prématuré, son retour à Paris pour l’éducation de son fils--ce grand
fils sur qui elle a reporté toute sa tendresse et tout son orgueil.
Avant trente ans, le voilà presque un savant, diplômé de l’École des
Hautes Études, chargé depuis dix-huit mois d’une mission scientifique à
Angkor, en Indo-Chine. «Il doit revenir au printemps prochain, et pour
longtemps, j’espère...» A cette pensée, quel bon sourire éclaire son
visage fatigué!... Mais déjà elle craint de nous importuner en nous
entretenant d’elle-même. Peu à peu la conversation dévie. Les revues
nouvelles sont à portée de la main; Mme Chardin sait tout, a tout lu,
s’intéresse à tout. La liberté de ses jugements et de ses opinions
effare un peu papa, plutôt timide et conservateur par nature; pour moi,
j’aime cet esprit vigoureux qui me rappelle celui de Mlle Verdy... Voilà
qu’on parle d’art; j’en ai le goût et l’instinct, mais peu de culture
esthétique. «Cela s’acquiert, dit Mme Chardin; il suffit de regarder des
images... vous viendrez en voir chez moi... Et la musique?...» Sans
savoir comment, je me trouve au piano, devant un volume des _Échos de
France_; je chante la vieille mélodie: «Au bord d’une fontaine.»... Le
soleil baisse à l’horizon; par la fenêtre ouverte, je vois la mer moirée
d’or, j’entends le bruit assourdi du flot qui monte. Une sensation de
paix profonde, de bonheur subtil m’envahit jusqu’à l’âme, tandis que
j’achève la chanson mélancolique:

          Félicité passée
          Qui ne peut revenir,
          Tourment de ma pensée,
    Que n’ai-je en vous perdant, perdu le souvenir!

A dix-huit ans, ce sont là des mots vides de sens; pourtant, j’y ai mis
tout ce que je ne comprends pas, sans doute, car Mme Chardin dit à voix
basse: «C’est bien... c’est très bien...» Et soudain, entre nous trois,
tombe un silence très doux...




III


Si je me suis attardée à ces souvenirs, c’est qu’ils marquent pour moi
un des tournants de la route inconnue que nous suivons tous en aveugles:
de distance en distance, seulement, il nous est permis de nous
retourner; alors les étapes parcourues nous apparaissent d’un seul coup,
en pleine lumière--comme si le jour naissait derrière nous à mesure que
nous marchons vers la nuit.

Sans le savoir, j’atteignais une ces étapes. Jusqu’alors, ma vie avait
oscillé entre deux pôles: d’un côté, papa et Julie--le «chez nous»
paisible et doux de mon enfance; de l’autre, Mlle Verdy--l’enthousiasme,
la lutte, la gloire finale de l’«examen supérieur»! Maintenant je le
tenais, ce fameux brevet; il sommeillait au fond de mon tiroir et il
m’avait apporté plus de déceptions que de joies. Mon existence me
semblait sans but: naïvement, je croyais n’avoir plus rien à
apprendre--car ceci se passait en des temps très anciens où les
princesses de science n’étaient encore que des Belles au bois dormant,
où l’on voyait très peu de doctoresses et pas du tout d’avocates. Autour
de moi, personne pour me conseiller; nous étions presque sans famille.
Papa, originaire de Bretagne, possédait aux environs de Nantes quelques
vagues cousins que nous voyions tous les cinq ans, et je ne me
connaissais, pour ma part, d’autres ascendants que deux tantes de ma
mère, excellentes vieilles filles, dévotes et momifiées, dont la société
m’ennuyait beaucoup.

C’est dans cette heure de solitude intellectuelle que Mme Chardin
apparut à mon horizon. Et mon âme avide de tendresse et d’admiration se
donna tout de suite à elle.

Dès notre retour de Guéthary dans le grand Paris chaud et désert des
jours d’août, j’avais pris l’habitude de lui écrire souvent. Elle-même
ne devait revenir qu’au mois d’octobre et se trouvait un peu isolée
là-bas; elle me répondit longuement--des lettres exquises, pleines de
jeunesse et d’entrain, en dépit de ses soixante ans, de son cœur
détraqué et de sa cheville encore invalide. «Je suis retournée hier à la
plage--disait-elle--toute branlante et boitillante, au bras de ma
vieille Perrine. En revoyant la dalle, cause stupide de ma chute, mon
premier mouvement, je l’avoue, a été plein de rancune. Et puis j’ai
pensé à vous, ma petite Geneviève; je me suis dit que, sans cette
vilaine pierre, nous aurions très probablement passé l’une à côté de
l’autre sans nous parler jamais. Alors j’ai failli m’écrier: «Cette
dalle est le plus beau jour de ma vie!»

J’avais souri, heureuse au fond de son affectueux badinage. Bien plus
tard, je compris tout ce que ces mots contenaient d’espoirs secrets,
demeurés inavoués, qui devaient m’être révélés dans un grand jour
d’angoisse...

Octobre arriva, et je revis Mme Chardin, guérie enfin pour tout de bon.
Par un hasard singulier--Paris réserve de ces surprises--elle demeurait
rue Barbet-de-Jouy, à cent mètres de notre maison, si près que je fus
autorisée à me rendre seule chez elle. Julie grogna un peu. Elle avait
des idées très arrêtées, cette chère Julie, sur la respectabilité des
jeunes filles. La première fois que, prête à sortir sans escorte, je
m’approchai d’une glace pour mettre mon chapeau, j’aperçus derrière moi
le reflet d’une bonne figure inquiète dont l’expression grondeuse me fit
rire. Bien vite je me retournai pour l’embrasser.

«Tu as l’air d’une poule qui a couvé un canard!... Sérieusement, est-ce
que tu crois qu’on va m’enlever entre la boutique du fruitier et celle
de l’herboriste?...»

Sans se dérider, Julie secoua la tête.

«Pardi! je sais bien qu’il ne vous arrivera rien... au moins
aujourd’hui--depuis mes quinze ans, elle refusait obstinément de me
tutoyer--Mais c’est égal, ça ne se fait pas!...»

Que de choses _ne se faisaient pas_ dans ce temps-là! Heureusement, Mme
Chardin, toute libérale qu’elle fût, connaissait mieux encore que Julie
le code des convenances mondaines. Avec un tact infini, sans s’imposer à
nous, sans chercher à m’accaparer, elle me proposa pour l’hiver tout un
plan dont l’ensemble m’enchanta et qui reçut la pleine approbation de
papa, trop heureux de ne pas me laisser seule et désœuvrée pendant ses
longues journées d’absence.

Chaque mardi, j’allais la prendre rue Barbet-de-Jouy, et elle me
conduisait à la Sorbonne, où venait de s’ouvrir une série de cours sur
l’Histoire de l’Art; chaque samedi, nous visitions ensemble les musées
et les expositions. Et comme, une fois par mois, papa s’accordait
l’innocente distraction d’un Dîner Breton où il retrouvait de vieux
camarades, il fut convenu que, ces jours-là, je dînerais avec Mme
Chardin. J’esquivais ainsi certaines soirées passées entre la tante
Olympe et la tante Cornélie, soirées dont le bézigue à trois faisait
tous les frais--à moins qu’on ne m’employât à tailler des étoffes très
laides, ou à dévider d’éternels écheveaux de cette laine grise et morne
réservée aux «œuvres de bienfaisance».

Chez Mme Chardin, rien de pareil. Je ne sais comment elle s’y prenait
pour faire le bien, et sans les indiscrétions de Perrine, devenue très
vite l’amie intime de Julie, nous aurions pu la croire uniquement
absorbée par des préoccupations artistiques et intellectuelles. Avec une
fortune médiocre et une santé chétive, elle avait su créer, en elle et
autour d’elle, cette harmonie raffinée qui est mieux que du luxe. Quand
je la regardais, assise près de sa fenêtre dans une bergère Louis XVI
aux tons fanés, sous le jour pâle que filtraient les grands rideaux de
tulle blanc, j’avais l’impression qu’elle faisait partie d’un tout très
délicat, que sa personne menue, corps, âme et le reste, n’était pas
seulement là, au fond du vieux fauteuil, mais éparse dans l’atmosphère
ambiante--et qu’on en respirait le parfum, subtil comme celui d’une rose
sèche. Le soir, à la lumière de la lampe, elle prenait une apparence
plus concrète; pourtant, quoique sa voix fût vive et gaie, ses gestes
restaient discrets, plutôt rares. Doucement, de ses doigts maigres, elle
tournait les pages de quelque livre d’art--car elle avait tenu sa
promesse, et une bonne part de notre temps se passait à «regarder des
images».

En peu de semaines, grâce aux cours de la Sorbonne et à nos stations
dans les musées, j’avais appris à voir--chose plus difficile qu’on ne le
pense généralement. Mme Chardin n’en demandait pas davantage: elle ne
haïssait rien tant que le snobisme et les admirations toutes faites. Ma
sincérité l’amusait. Quand je lui avouai que je ne comprenais pas bien
la _Joconde_, et que la _Bethsabée_ de Rembrandt m’impressionnait
surtout par la longueur de son torse et la laideur de ses jambes, elle
se mit à rire.

«Mon Dieu, c’est une opinion comme une autre, et je suis sûre au moins
que vous ne l’avez pas trouvée dans Taine... Mais pour cette fois, c’est
vous qui avez tort, ma pauvre Geneviève; vous confondez le _beau_ avec
le _joli_, et si vous les examiniez d’un peu plus près, ces deux femmes
laides...»

Un coup de sonnette l’interrompit. Nous étions assises toutes les deux
devant un beau feu de bois--elle au coin de la cheminée, dans sa
bergère, moi sur un tabouret bas, rôtissant à la flamme claire mes mains
et mon visage--et nous devisions en attendant le dîner que Perrine
tardait un peu à nous servir. Au bruit violent du timbre, j’avais
sursauté, prête à me lever. Mme Chardin me mit la main sur l’épaule.

«Restez donc tranquille, petite sauvage; personne ne doit venir nous
déranger ce soir... On apporte le journal, sans doute... j’entends une
voix d’homme... Comment, c’est toi, Philippe!...

--Mais oui, ma tante...»

Le robuste garçon, très blond et très barbu, qui entrait en coup de
vent, s’arrêta soudain à ma vue. D’un bond, j’avais quitté mon tabouret
et je me tenais debout, prodigieusement gauche et gênée--du moins je le
pensais. Quant à Mme Chardin, elle contemplait le nouveau venu avec
stupéfaction.

«Qu’est-ce que cela signifie?... Je te croyais à Nice pour tout l’hiver.
Avant-hier encore, tu m’écrivais...

--Oui, avant-hier... Mais depuis... j’ai changé d’avis; je suis revenu
subitement... Des affaires, tu comprends...»

C’était la voix bredouillante d’un petit petit garçon pris en faute. Un
coup d’œil du côté de Philippe--puisque Philippe il y avait--me le
montra tout rouge, d’une rougeur de blond qui avait envahi jusqu’à la
racine de ses cheveux courts et frisés. Mme Chardin sourit,
imperceptiblement, et je vis une lueur de malice passer dans ses yeux
que je connaissais déjà si bien. Tout de suite, elle avait repris son
aisance habituelle.

«En ce cas, tu vas dîner avec nous. Tu venais pour cela, je pense...

--Mais oui, ma tante...»

Encore! Décidément Philippe n’était pas éloquent. Plus il semblait
timide et empêtré, plus je me sentais redevenir brave. Quand Mme Chardin
songea enfin à nous présenter l’un à l’autre: «Mon neveu Philippe
Noizelles... Ma petite amie, Geneviève Rodier...» je saluai sans le
moindre embarras. D’ailleurs, au même moment, Perrine ouvrait la porte
de la salle à manger, ce qui mit fin à toutes les cérémonies.

«Pas plus que les Muses, pas moins que les Grâces», a dit, je crois,
Brillat-Savarin en évaluant le chiffre de convives propre à donner au
repas la perfection voulue. Nous étions bien un nombre sacré, ce
soir-là, à la table de Mme Chardin, mais il me sembla d’abord que la
troisième Grâce, sous la forme de Philippe Noizelles, n’ajoutait rien au
charme de notre tête-à-tête habituel. Non qu’il fût laid ou
antipathique. Vu en pleine lumière, avec son teint frais, ses traits
réguliers, ses yeux gris clairs et honnêtes, il plaisait par un grand
air de jeunesse et de bonté. Jeune, il l’était beaucoup plus que je ne
l’avais cru--vingt-deux ou vingt-trois ans à peine--et bon de la tête
aux pieds--bon par le son de sa voix, par la douceur de son regard, bon
jusque dans sa façon de vous verser à boire et de vous passer la
corbeille à pain. Seulement la timidité le paralysait, et pendant près
d’un quart d’heure, le dîner fut plutôt morne.

Peu à peu, cependant, grâce aux efforts de Mme Chardin, la conversation
prit un tour assez animé--moins «intellectuel» peut-être que de coutume.
Philippe, évidemment, possédait une culture plus scientifique que
littéraire; tout frais émoulu de l’École centrale, il sortit de son
mutisme dès que sa tante l’eut amené sur un terrain familier, et il se
mit à décrire avec feu un nouveau moteur qu’on venait d’aménager dans
son usine--une grande filature près de Lille dont la mort de ses parents
l’avait fait propriétaire, mais qu’il ne dirigeait pas seul, à cause de
son jeune âge.

«Si tu voyais quelle jolie machine! Pas trop grosse, pas encombrante, et
douce, et silencieuse!... Un vrai bijou!...»

Son enthousiasme m’amusait. Maintenant je le trouvais gentil et pas sot,
malgré son air candide. Il mangeait de grand appétit, riait d’un rire
d’enfant et se dégelait à vue d’œil. Seul, le nom de Nice avait gardé le
pouvoir de le faire devenir écarlate, et la moindre allusion à son
séjour dans le Midi lui causait un malaise évident--pour quelle raison?
A vrai dire, cela m’intriguait un peu...

«Et François, ma tante? Il va bien? Si je ne te demandais pas de ses
nouvelles, c’est que j’ai reçu tout dernièrement une lettre de lui... Il
me parlait de son prochain retour. A-t-il fixé une date?»

Mme Chardin soupira.

«Pas encore... Pourtant il espère avoir fini son travail en janvier, ce
qui lui permettrait de revenir en mars... Mais je n’ose pas trop y
compter. C’est si loin, ce pays d’Angkor! Tout au fond de la
Cochinchine, sur la frontière du Cambodge!...

--Ce bon François! dit Philippe, je serai joliment content de le
revoir!»

Et se tournant vers moi:

«Vous ne le connaissez pas, mademoiselle, mon cousin François? C’est la
gloire de la famille, vous savez!... Quant à moi, personnellement, je
lui dois une fameuse chandelle... Sans lui, je ne sais pas si j’aurais
passé mon bachot... Pour les sciences, je ne dis pas; mais le latin!...
Tu te rappelles, ma tante, les versions qu’il me faisait piocher le
dimanche?...»

Mme Chardin sourit, sans répondre. Et soudain, l’idée me vint que,
jusqu’alors, elle s’était montrée singulièrement réservée au sujet de
son fils. Elle en parlait rarement, et nulle part, chez elle, je n’avais
vu en évidence rien qui ressemblât à un portrait ou à une photographie.
Discrétion d’âme et finesse de goût, horreur instinctive des sentiments
étalés et des vilains cadres en peluche--c’est ainsi, du moins, qu’en y
pensant pour la première fois, j’interprétai l’abstention volontaire de
ma vieille amie, sans comprendre qu’il y avait encore dans son silence
autre chose de plus complexe et de plus délicat...

Dans le salon, près de la table, je feuilletais un _Rembrandt_, tandis
que Philippe Noizelles buvait son café, adossé à la cheminée, en causant
avec sa tante. Il y eut un petit silence: Mme Chardin venait d’ouvrir
son journal. Alors, sur mes cheveux, sur mon front baissé, je sentis
peser un regard, timide d’abord et lointain, puis peu à peu plus proche
et plus hardi. Et tout à coup:

«Est-ce indiscret de demander à voir, mademoiselle?»

Il se tenait devant moi, de l’autre côté de la table; c’étaient ses yeux
qui cherchaient les miens--deux yeux si bons que je ne pus m’empêcher de
leur sourire. Il se pencha pour regarder la planche que
j’étudiais--justement la _Bethsabée_--et l’examina un moment d’un air
perplexe.

«Je crois que je connais ça... Ah! oui, Rembrandt... Elle est plutôt
laide, cette bonne femme... Oh! je dois avoir tort, ajouta-t-il bien
vite; je n’entends pas grand’chose à la peinture...

--Alors pourquoi en parles-tu? dit gaîment Mme Chardin qui se
rapprochait de nous, le _Temps_ à la main. Tu ferais mieux de fumer une
cigarette; nous t’y autorisons toutes les deux.»

Philippe secoua la tête.

«Oui... mais moi je sais que l’odeur du tabac te fait mal... Aussi,
maintenant, quand je viens chez toi, je n’apporte plus de cigarettes...
Et comme il n’y en a pas ici, je suis sûr de ne pas succomber à la
tentation...»

Avec quelle bonhomie le brave garçon avouait son petit sacrifice! Mme
Chardin en fut touchée; mais elle semblait surtout préoccupée de
«distraire» son neveu: on voyait qu’elle n’avait pas encore perdu
l’habitude de le traiter comme un enfant. Elle me proposa de chanter
«pour remplacer la cigarette», disait-elle.

Et tout de suite le bon Philippe prit feu à cette idée.

«Je vous en prie, mademoiselle... J’aime tant la musique! Les mélodies
de Gounod, surtout...»

J’aurais préféré du Schumann... Mais Mme Chardin avait déjà ouvert un
cahier et attaquait une ritournelle, au hasard. Docilement je commençai:

        Ah! si vous saviez comme on pleure...

Je chantais mal, sans entrain. Philippe Noizelles était assis derrière
moi et je ne pouvais pas le voir; seulement, de temps à autre, je
l’entendais pousser de petits soupirs.

        Vous entreriez peut-être même
            Tout simplement...

Mon auditeur demeurait plus muet qu’une carpe. Un peu surprise de ce
silence inusité, je me tournai vers lui et je restai confondue.
Immobile, le regard fixe et--Dieu me pardonne!--les larmes aux yeux, il
semblait pétrifié par l’extase.

«Mademoiselle... oh! mademoiselle!... Vous avez une voix délicieuse...
Comme c’est joli, cette musique!... Voulez-vous être très bonne, et m’en
chanter encore?...»

Comment résister à cette explosion de ferveur naïve? Après tout, moi
aussi, j’avais aimé ces mélodies, devenues banales par leur grâce même.
Philippe «retardait» seulement de quelques années. D’ailleurs il y avait
dans ses moindres paroles une simplicité, une sincérité absolue qui
lui donnaient beaucoup de charme. Et puis--pourquoi ne pas
l’avouer?--j’étais flattée d’une telle admiration. Un peu hésitante, je
consultai Mme Chardin du regard.

«Continuons,» dit-elle d’un ton résigné.

Et je continuai. Le recueil entier y passa: _Medjé_, la _Chanson du
Printemps_, l’_Envoi de fleurs_--tout un flot d’harmonie éperdue que
Philippe recevait cette fois en pleine figure car il était venu
s’asseoir en face de moi. Je gardais les yeux rivés sur ma musique,
gênée par son regard candide et ravi--émue peut-être par l’hommage
inattendu de cet enthousiasme juvénile qui ne s’adressait plus seulement
à Gounod...

Dix heures sonnaient, et je chantais encore, quand papa entra dans le
salon de notre amie. Il venait me prendre, comme toujours, en sortant de
son Dîner Breton et, au premier abord, il parut surpris de trouver là un
jeune homme inconnu; mais Mme Chardin, avec son tact ordinaire, eut vite
fait de lui expliquer, sans en avoir l’air, que la présence de son neveu
était toute fortuite.

«Ce grand garçon est venu me demander à dîner, au moment où je le
croyais à l’autre bout de la France... N’est-ce pas, Philippe?»

Elle semblait fatiguée, un peu nerveuse et, contre son habitude,
n’insista pas pour nous retenir après qu’on eut pris le thé.

«Je crains que cette séance de musique n’ait été trop longue pour vous,
lui dis-je en l’embrassant. Si vous voulez vous reposer demain, nous
n’irons pas au Louvre... Et même, mardi, nous pourrions manquer la
Sorbonne...

--Manquer la Sorbonne! A quoi pensez-vous, petite paresseuse!...»

Nous étions dans l’antichambre, et Philippe Noizelles enfilait son
pardessus--une belle pelisse doublée de fourrure qui lui donnait
l’aspect d’un jeune boyard très blond.

«Vous suivez des cours à la Sorbonne, Mademoiselle?»

Il demandait cela au hasard--pour le plaisir de parler sans doute. Et
moi, machinalement aussi, je lui dis le nom du professeur, tandis que
nous prenions congé de Mme Chardin.

«A bientôt, ma tante; je pars demain pour Lille, mais je n’y resterai
qu’un jour ou deux...»

Sur le seuil de la porte cochère, discrètement, il nous salua, papa et
moi, et s’éloigna dans la nuit d’hiver, d’un pas ferme et leste.

«Un solide gaillard!» fit papa, non sans une secrète admiration d’homme
maigre. Puis, après un moment de réflexion: «D’où diable sort-il, ce
neveu-là?»

Je me mis à rire.

«Mais, du pays des neveux, je pense... Oh! il est bien gentil, je
t’assure; seulement, c’est dommage qu’il n’aime pas assez la peinture,
et qu’il aime trop la musique de Gounod...»

Et soudain, je me sentis rougir, effleurée d’un remords: en songeant au
bon regard confiant qui, tout à l’heure, se fixait sur moi, je venais de
comprendre que, peut-être, l’ombre d’une moquerie, de ma part, était
déjà une sorte de trahison.




IV


Le mardi suivant, quand j’arrivai rue Barbet-de-Jouy, je trouvai Mme
Chardin toute prête à sortir, coiffée d’une de ces capotes en dentelle
noire, mi-chapeau, mi-fanchon, qui semblaient faites pour elle seule et
qui encadraient si bien la soie pâle de ses cheveux. Elle tenait à la
main une lettre, nouvellement reçue sans doute, car malgré sa réserve
ordinaire, elle prit à peine le temps de me dire bonjour et s’écria, en
levant vers moi un visage radieux:

«Enfin! Écoutez ce que m’écrit mon fils, le 5 janvier: «Sauf
empêchement, j’espère pouvoir quitter Angkor dans trois semaines et
m’embarquer au commencement de février...» Le commencement de février...
nous y sommes! En ce cas, il arriverait ici vers le 15 mars...

--Seulement? comme c’est long!» fis-je sans penser à mal. Je songeais
simplement à la durée du voyage. Mme Chardin me regarda un moment, avec
un drôle de petit sourire, puis mettant la précieuse lettre dans sa
poche:

«Partons pour la Sorbonne, dit-elle gaîment; je relirai la prose de mon
fils en cachette, avant qu’on éteigne le gaz et qu’on commence les
projections...»

Mais nous avions dû nous mettre en retard, car nous trouvâmes le
professeur en chaire et la salle déjà plongée dans l’obscurité. Au lieu
de descendre jusqu’à ma place habituelle, là où quelques lampes, posées
sur une table, permettaient aux élèves de prendre des notes, je me
glissai sans bruit entre les gradins supérieurs, après avoir tant bien
que mal installé Mme Chardin. Trébuchant et tâtonnant, je cherchais à me
caser moi-même, quand il me sembla voir une des ombres que je frôlais se
lever, me saluer d’un geste timide, puis disparaître et s’aplatir contre
le mur le plus proche, laissant disponible un coin de banc très dur sur
lequel je m’assis prestement, non sans surprise: dans cette silhouette
polie, un peu massive, j’avais cru reconnaître Philippe Noizelles.

On a beau être la moins extravagante des jeunes filles, à dix-huit ans
il est permis d’avoir de l’imagination. La mienne se mit à trotter, au
grand dommage de mes facultés esthétiques. Ni la voix exquise du
professeur, ni l’intérêt du sujet--Botticelli et les _quattrocentistes_
italiens--ni la vue des projections, un peu confuses peut-être--c’était
à cette époque un procédé tout nouveau et encore dans l’enfance--mais
nombreuses et variées, ni rien enfin de ce qui me captivait d’habitude
ne parvenait cette fois à fixer mon attention. «Qu’est-ce que ce jeune
homme peut bien venir faire ici? je le croyais à Lille... Tiens! le
_Printemps_ qui apparaît la tête en bas!... C’est vrai qu’il habite
Paris ordinairement, mais il ne doit pas beaucoup fréquenter la
Sorbonne... Ah! c’est trop fort! On parle d’une _Vierge à la grenade_,
et c’est un renard de Pisanello qui est au tableau. Après tout,
peut-être que je me suis trompée, et que ce n’est pas lui... Comme elle
est jolie, cette Vénus debout sur sa coquille!... Si, ce doit être lui:
j’ai reconnu sa barbe...» Pour la première fois, le cours me parut long;
je m’apercevais que j’étais très mal assise, et à deux reprises je
bâillai discrètement. Enfin la lumière reparut, et soudain, saisie d’une
étrange appréhension, au lieu de regarder à gauche pour dissiper mes
doutes, je bondis--autant qu’on peut bondir entre deux rangs de vieilles
dames et des gradins de bois--vers la droite et vers Mme Chardin que
j’apercevais de loin, un peu en détresse parmi les remous de la sortie.

Nous venions d’atteindre les premières marches de l’escalier, et nous
commencions à descendre, quand, derrière nous, j’entendis quelques «hum!
hum!» discrets, suivis de ces paroles prononcées d’une voix persuasive:

«Tu devrais accepter mon bras, ma tante: je t’assure que ce serait
beaucoup plus commode...»

Comme tout cela me paraît loin--loin et proche! La vieille cour
universitaire--pas celle d’aujourd’hui, celle d’autrefois, toute noire
et revêche--dorée par un froid soleil de février, sous le ciel d’un bleu
aigre; les bons yeux gris qui me regardaient si gentiment, si tendrement
déjà, avec une nuance d’humilité, le visage mécontent de Mme Chardin
tourné vers son neveu--et moi-même, coiffée d’un de ces hideux chapeaux
tromblons, affublée d’une de ces grotesques _tournures_ à la mode de
1886--jolie, sans doute, malgré tout, mais surprise et un peu
troublée...

La même scène se renouvela souvent: au Louvre, où le professeur nous
avait envoyées étudier les primitifs italiens; au Trocadéro, où j’étais
allée, sous la conduite de ma vieille amie, dessiner quelques moulages;
au Salon des Pastellistes, à l’Exposition des œuvres de Manet--partout,
en un mot, nous étions sûres de voir surgir Philippe, à moins qu’il ne
fût là d’avance, campé devant un tableau qu’il ne regardait pas et l’œil
rivé sur la porte d’entrée. Par quelles ruses de sauvage le cher garçon
parvenait-il ainsi à découvrir nos traces? Certes, ce n’était pas sa
tante qui lui donnait rendez-vous. En vain Philippe essayait de
l’attendrir par ses attitudes recueillies, en vain il mettait une
application touchante à étudier la Vierge de Cimabue--«un peu raide»,
avouait-il--ou à envisager sans frémir les plus effarantes esquisses de
Manet--Mme Chardin n’était pas dupe de ces engouements subits: à chaque
rencontre, je voyais son front se rembrunir et ses yeux devenir plus
noirs. Quant à moi...

Quant à moi, je ne pouvais plus me dissimuler la cause des incartades de
Philippe et, si peu coquette que je fusse, j’acceptais sans trop
d’étonnement les hommages de mon timide admirateur. Jamais nos modernes
ingénues ne pourraient s’imaginer à quel point j’étais naïve. Élevée
comme une petite sauvage, aussi isolée du monde en plein Paris qu’une
nonne au fond d’un couvent de province--voilà qu’à peine sortie de ma
vie d’enfant, d’écolière ignorante, je rencontrais l’amour tel qu’il
apparaît dans les romans anglais. Ainsi Dickens et Rhoda Broughton
possédaient le secret de la vie? A vrai dire, j’en avais parfois douté,
mais maintenant il fallait bien le croire. Une seule entrevue, quelques
paroles échangées, un peu de musique--et tout de suite la grande
passion. Pendant tout un mois, je nageai en plein conte bleu, sans trop
savoir moi-même ce que je pensais, mais heureuse de me savoir aimée. Pas
une fois l’idée ne m’effleura que Philippe, selon toute apparence, était
riche, et que ma dot se réduisait à zéro. Deux seuls nuages
obscurcissaient mon ciel: le mécontentement visible de Mme Chardin et
l’ignorance totale de mon pauvre papa. Retenue par une sorte de pudeur
plus forte que ma franchise habituelle, je n’osais pas lui raconter mes
«aventures»; mais je me souviens qu’un soir, bourrelée de remords en
songeant à l’abîme de dissimulation où je me sentais enfoncer, je me mis
à pleurer toute seule dans mon lit. Ah! oui, j’étais déplorablement
«XIXe siècle»--et je ne le regrette pas.

Subitement, le 1er mars, les choses prirent une face nouvelle.
L’Exposition des Aquarellistes ouvrait ce jour-là et j’avais passé ma
matinée à essayer de ressusciter, par d’innocents artifices, mon chapeau
d’hiver à l’agonie. J’en fus pour mes frais: Philippe ne parut pas. Le
surlendemain, au Musée du Luxembourg où nous visitions quelques
acquisitions récentes, je le cherchai des yeux sans plus de succès. Sans
doute sa tante lui avait fait comprendre qu’il la mettait dans un cruel
embarras. Mais alors il allait sûrement se décider à parler. J’attendis
d’abord avec confiance. Mme Chardin semblait tranquillisée, satisfaite,
et ne songeait qu’à m’initier à l’art d’Extrême-Orient, dont elle
m’avait jusqu’alors peu parlé. Nous feuilletions des albums, nous
pénétrions dans des collections particulières: je ne voyais plus que
Bouddhas, Sivas et fleurs de lotus. Entre temps je me sentais
épiée--discrètement, affectueusement, mais enfin épiée--et je veillais à
ce que rien ne vînt trahir le sentiment de déception que commençaient à
me causer le silence prolongé, la disparition totale de Philippe.
Était-il possible que mon gentil roman finît ainsi dès les premières
pages? Un incident fortuit vint me donner la clef de l’énigme--du moins
je le crus.

Papa, retenu à la maison par un gros rhume--il se méfiait des rhumes
depuis sa bronchite de l’année précédente--m’avait priée un matin
d’aller demander à Mme Chardin quelques _Revues des Deux-Mondes_. En
montant l’escalier, je rencontrai Perrine qui revenait du marché et qui
m’introduisit sans penser à mal. Dès l’antichambre, un bruit de voix me
frappa; une canne et un pardessus pendaient au porte-manteau: Mme
Chardin n’était pas seule. Et comme j’hésitais à entrer, je l’entendis
qui disait:

«Mais non, ce n’est pas sérieux... Tu es trop jeune... il faut attendre
encore... Vous êtes deux enfants...»

Sans écouter davantage je frappai assez fort et presque en même temps
j’ouvris la porte du salon. Philippe était là, debout devant sa tante
qui rougit très fort à ma vue. Lui était devenu pâle et tournait vers
moi des yeux suppliants. Je balbutiai: «Oh! pardon... Papa m’a
envoyée... c’est pour les revues que vous lui aviez promises...» Mme
Chardin ne perdait jamais la tête. Elle se leva, m’emmena dans sa
chambre, m’ouvrit la bibliothèque en riant de mes excuses et de ma
confusion... Cinq minutes après, je me retrouvais sur le trottoir de la
rue Barbet-de-Jouy avec quatre brochures saumon sous le bras, cajolée,
embrassée--mais bel et bien mise à la porte. Malgré tout je me sentais
heureuse. J’avais entrevu Philippe, je savais qu’il pensait toujours à
moi. Pauvre garçon, comme il m’avait regardée! A cette idée mon cœur
s’emplit d’une sorte de pitié tendre--une envie de rire et de pleurer
tout à la fois. Sans doute c’était cela l’amour. Je songeai: «Que dire à
papa?... Rien encore... Mme Chardin ne peut plus guère tarder à
parler... Elle nous trouve trop jeunes. C’est le dernier argument des
parents: après ils cèdent toujours...» Derrière un mur doré par la
lumière du matin, sur un arbre que je ne voyais pas, dans l’air encore
aigrelet où flottait un peu de printemps, un merle siffla gaîment.
Évidemment il se moquait de moi et de mon assurance enfantine. Pourtant
les événements devaient me donner raison.

La semaine suivante, Mme Chardin, au lieu de la dépêche d’arrivée
qu’elle attendait, reçut de son fils, devant moi, une lettre qui parut
la bouleverser. Il s’était bien embarqué en février, mais il s’arrêtait
à Java, où les Hollandais faisaient des fouilles merveilleuses, et son
retour se trouvait retardé de trois mois. «Trois mois!...» répétait Mme
Chardin, sans essayer de cacher son immense désappointement. A dix
reprises, je la vis relire cette malheureuse lettre. Parfois les larmes
lui venaient aux yeux et elle haussait les épaules avec une sorte
d’irritation passionnée. Son humeur parut s’altérer, traverser une crise
mystérieuse. Un soir, Perrine fit irruption, une paire de gants à la
main, dans la salle à manger où nous achevions un repas mélancolique.

«Madame, c’est encore à M. Philippe! Il les a oubliés ce matin, et il
n’a pas repris son parapluie qu’il avait laissé hier...»

Il venait donc tous les jours!... Je regardai Mme Chardin: elle semblait
excédée, infiniment triste et lasse. Avec la mine d’une coupable, elle
murmura quelques mots vagues et renvoya du geste Perrine déconfite. Que
signifiaient cette mauvaise volonté, cette répugnance évidente? Pourquoi
nous faire porter, à Philippe et à moi, la peine de son chagrin
maternel? Toute la soirée je boudai, révoltée à mon tour et presque
muette; ma vieille amie se plongeait dans une rêverie soucieuse. Elle me
laissa partir le cœur gros, sans un mot d’encouragement... Et voilà que
le lendemain matin, on apportait à Papa un mot d’elle, écrit évidemment
au saut du lit: «Cher Monsieur, pourrais-je vous prier de venir me voir
dimanche, à dix heures et demie, pour un entretien sérieux? Je m’excuse
de ne pas monter moi-même chez vous, mais je crains un peu vos étages.

«Si Geneviève veut venir vous rejoindre vers midi, j’espère que nous
aurons le plaisir de déjeuner ensemble.»

Papa sembla surpris d’abord, puis après une seconde de réflexion: «Elle
veut sans doute me consulter pour cette inscription de rente au
Grand-Livre dont elle me parlait l’autre jour», dit-il tranquillement.
Mais moi j’avais compris...

De nouveau ma vie m’apparaît dans le recul du passé... Le dimanche
matin, onze heures. Papa est parti sans défiance; je me coiffe devant ma
glace, la fenêtre ouverte, car mes seuls voisins sont les moineaux qui
jacassent éperdument et mon ami le merle qui chante à plein gosier. Le
soleil inonde ma chambre et je brosse des rayons d’or dans mes cheveux,
tout en me regardant comme si je me voyais pour la première fois. Ainsi
c’est moi--c’est cette petite personne-là qu’on demande en mariage?...
Il me semble que je rêve, tandis que je rassemble machinalement les
mèches blondes qui fuient entre mes doigts et retombent en masses
lourdes jusqu’à ma taille...

Une heure. J’ai trouvé papa très ému, très surpris--très heureux; Mme
Chardin sérieuse et triste--pourquoi, mon Dieu, pourquoi?--mais calme.
Elle m’a mis les deux mains sur les épaules et a plongé ses yeux au fond
des miens: «Philippe est le meilleur garçon de la terre: je crois qu’il
vous rendra heureuse. Et vous, ma chérie, êtes-vous sûre, bien sûre de
l’aimer?» On dirait qu’elle veut en douter. Le «oui» s’étrangle dans ma
gorge, mais mon regard a dû répondre pour moi. Comment ne l’aimerais-je
pas? Il m’aime, et je ne connais que lui?...

Et maintenant _il_ est là--mon fiancé est là. Non, pas encore mon
fiancé: il a demandé à me parler seul à seule. «Après, vous
déciderez...». Nous sommes assis l’un en face de l’autre dans le salon
d’où papa et Mme Chardin se sont éclipsés discrètement. Je n’ose pas le
regarder; j’entends à peine ses premiers mots: «Avant tout, il faut que
je vous dise... J’ai peur de ne pas être digne de vous...» Mes yeux se
lèvent effarés; quelle confession terrible va-t-il me faire? La vue de
ce bon visage tendre et timide me rassure; un peu d’assurance me
revient, à mesure qu’il se trouble davantage. «La première fois que je
vous ai vue, ici... vous vous rappelez peut-être que je revenais de
Nice?... Eh bien, je n’y étais pas parti... seul...» Cette fois j’ai
compris, et je rougis, je rougis, un peu choquée, à demi surprise, et
touchée de l’angoisse que reflète le regard gris posé sur le mien.
«J’avais des amis, des fous... J’ai voulu faire comme eux... par
gloriole, pour me prouver que j’étais un homme... Et puis, là-bas, je me
suis vite aperçu qu’on se moquait de moi... je suis parti furieux, vexé,
mais si vous saviez... si vous saviez comme j’avais peu de chagrin!...
Et tout de suite, je vous ai vue... Maintenant, cela me paraît si loin,
si bête, cette... mauvaise chose... maintenant que je sais ce que c’est
que...» Il voudrait dire: «que d’aimer»; mais sa voix tremble et se
brise. «Pourrez-vous me pardonner, dites?... C’est ma seule folie... et
je ne vous connaissais pas!...» Comme il est bon! Comme il est honnête!
Comme il a l’air malheureux! Un grand élan m’entraîne vers lui--un élan
de cette pitié tendre que j’éprouve toujours à sa vue. De jalousie, je
ne sens pas l’ombre, rien que le désir de le rassurer, de le consoler.
Et sans répondre, je lui souris, je lui tends la main, qu’il prend comme
un fou, en pleurant presque de joie...




V


Si j’écrivais un roman, je mettrais peut-être ici: «Deuxième partie»...
Et j’aurais tort. La vie ne se divise pas ainsi en morceaux bien nets
assemblés bout à bout: c’est une trame bizarre, tissée par une main
fantaisiste qui s’amuse à enchevêtrer les fils sans qu’on puisse voir où
l’un finit, où l’autre commence. Parfois cependant un nœud se forme,
laissant après lui une trace longtemps visible--secousse violente et
imprévue, crise d’âme qui ébranle l’être moral et le change de fond en
comble. Mon mariage ne fut pas une de ces crises; pendant bien des jours
encore je devais rester celle que papa appelait «sa petite fille», celle
que Julie annonçait pompeusement: «Mademoiselle Geneviève et son
mari»... Sans doute j’étais trop jeune pour devenir autre chose qu’une
_femme-enfant_, et Philippe, presque enfant lui-même, ne pouvait guère
m’apprendre à vivre, aveuglé qu’il était par une admiration, une
tendresse naïves.

Nos premières semaines de tête à tête eurent pour cadre Florence,
Fiesole--toute la douceur d’un mois de mai toscan, toute la splendeur
d’un art encore à peine deviné. J’en fus comme éblouie. Du Palais Pitti
au Musée des Offices, du Bargello à Sainte-Marie Nouvelle, Philippe me
suivait, docile et bon, heureux de me voir heureuse et toujours--oh!
toujours de mon avis.

«J’aime mieux le _David_ de Verrocchio que celui de Donatello: et toi?

--Moi aussi...

--Ces petits anges de Fra Angelico, est-ce que tu ne les trouves pas
délicieux?

--Adorables, ma chérie...»

Je ne me lassais pas de le prendre à témoin, sans jamais recueillir
autre chose qu’un écho de mes propres enthousiasmes. Un matin, après une
longue station au Palais Riccardi, l’écho me répondit d’une voix bizarre
et je fus effarée de voir Philippe tout pâle, les yeux rouges, la bouche
contractée...

«Qu’est-ce que tu as?... Es-tu malade?...»

Il secoua la tête et voulut rire; mais il ne put que bâiller--bâiller
sans contrainte, cette fois, de tout son cœur et de toutes ses dents
blanches. Alors un remords me saisit:

«Tu as faim!... Quelle heure est-il donc? Une heure moins cinq! C’est
inouï... Pourquoi ne disais-tu rien?

--Oh! fit-il, avec son bon sourire d’adoration, j’y ai bien pensé,
depuis midi un quart... Mais _tu_ t’amusais tant!...»

Le même soir, nous avions pour voisin de table d’hôte un ingénieur
milanais--un petit homme maigre et noir comme une taupe, avec des
moustaches de chat et des yeux d’écureuil. Philippe eut vite fait de
reconnaître en lui un confrère, et la conversation, banale d’abord, prit
bientôt un tour technique tout à fait spécial. L’Italien, gentil, mais
bavard et un peu crampon, nous avait suivis après le dîner jusque dans
le salon. Silencieuse, absorbée en apparence dans la contemplation d’un
_Magazine_ vieux de trois ans, je guettais du coin de l’œil mon
Philippe, et j’observais son geste animé, son regard brillant--plus rien
de l’expression tendre et résignée que je lui voyais si souvent au cours
de nos promenades artistiques. Vers dix heures, son interlocuteur prit
enfin congé, et il revint s’asseoir près de moi, encore tout plein de
son sujet.

«C’est un garçon très intelligent, figure-toi... Voilà dix-huit mois
qu’il dirige ici une fabrique de taffetas, tu sais, cette petite soie
fine qu’on appelle du _florence_... Il m’a donné des détails très
curieux sur les machines... Et je lui parlais de nos filatures du
Nord...»

Mes yeux s’ouvraient tout grands, un peu papillotants, sans doute;
j’étouffai un bâillement derrière ma main. A cette vue, Philippe
s’arrêta court.

«Oh! tu as sommeil, ma pauvre chérie... Et moi qui suis là, à te
raser...

--Bah! lui dis-je, nous sommes quittes... Rappelle-toi, ce matin, devant
les fresques de Benozzo...»

Je riais, mais un peu de tristesse me venait à nous sentir si différents
l’un de l’autre...

La veille de notre départ, je voulus monter au Belvédère du Jardin
Boboli, pour dire adieu à Florence. Il faisait encore grand jour, mais
le soleil baissait sur l’horizon: devant nous, les hauteurs de Fiesole
et de Vallombrosa s’empourpraient de teintes roses et violettes; à nos
pieds, l’Arno déroulait ses eaux boueuses moirées d’or et plus loin le
Dôme, aux murs blancs et noirs, semblait un gigantesque joujou en
dominos à demi écrasé par l’énorme coupole, à demi caché par l’ombre
svelte du Campanile. Une cloche sonna, puis une autre, puis une
troisième--et soudain de toute la ville s’éleva la voix des carillons,
les uns lourds et graves, aux vibrations lentes, les autres argentins,
pressés, joyeux, se répondant, se mêlant, s’entre-croisant en accords
exquis, en dissonances plus exquises encore, qui montaient jusqu’à nous
par bouffées, avec l’odeur des orangers et la saveur du vent venu des
montagnes. Presque émue, l’âme pleine de choses confuses et tendres, je
me tournai vers Philippe.

«Ah! fis-je à demi-voix, tu entends?...»

Il avait tiré sa montre et la remettait à l’heure avec soin.

«Oui, j’entends... Les cloches sonnent à sept heures: je retardais de
huit minutes...»

Pauvre Philippe!... Je vois encore sa main un peu courte, aux doigts
agiles de mécanicien, maniant délicatement le petit remontoir d’or,
tandis qu’au-dessous de nous, les sons retombaient en s’éteignant, un à
un, comme des oiseaux qui se posent...

Nous devions revenir sans nous presser, en passant par les lacs. A
Lugano, Philippe trouva une lettre de sa tante--de tante Lydie: que ce
nom de vieux pastel lui allait bien! Nous parlions souvent d’elle, et
mon mari me disait les soins maternels dont elle l’avait entouré pendant
les années où, orphelin de sa mère--la propre sœur de Mme Chardin--un
peu négligé par son père, dont la vie de gros industriel lillois
absorbait sans doute les facultés affectives, il s’était trouvé, pauvre
petit garçon riche, jeté entre les quatre murs d’un grand lycée
parisien.

«Je passais tous mes dimanches chez elle, et tu ne peux pas te figurer
ce qu’elle a été pour moi--elle et François, d’ailleurs... ils sont
aussi bons l’un que l’autre... Le voilà qui revient, François; il doit
arriver ces jours-ci... Et dis donc, c’est lui qui va être surpris!...
Depuis deux mois qu’il était toujours en route, et que sa mère et lui ne
correspondaient que par dépêches, il a dû apprendre mon mariage en
arrivant... En voilà une nouvelle! Lui qui m’appelait toujours «le
gosse»... Il a sept ans de plus que moi, tu sais, et il est joliment
plus fort en toutes choses... Mais c’est égal, maintenant, je ne
changerais pas avec lui!...»

Sa main serrait tendrement mon bras, ses yeux gris me souriaient, pleins
d’amour et de confiance. Je le sentis très bon, fier de moi,
passionnément dévoué. Et je pensai: «Comme il m’aime!» Moi aussi, je
l’aimais bien...

Ce fut le lendemain de notre retour que je fis la connaissance de mon
cousin François.

Ma première soirée, soirée d’émotions heureuses et de réminiscences
enfantines, avait été consacrée à papa; tante Lydie, toujours discrète,
s’était réservé la seconde. J’éprouvai un singulier plaisir à revoir la
maison de la rue Barbet-de-Jouy; avais-je donc, à mon insu, laissé un
peu de moi-même derrière ces murs, encore étrangers l’année précédente?
Quand Perrine nous ouvrit la porte, je faillis lui sauter au cou, et
j’entrai impétueusement dans le salon, toute à la joie de retrouver ma
vieille amie. D’abord je ne vis qu’elle--sa figure blanche, aux cheveux
blancs, qui me souriait du fond de la bergère--et ce fut seulement après
l’avoir embrassée que je songeai à relever la tête. Un grand garçon,
debout près de la cheminée, fixait sur nous des yeux tranquilles.

«Bonjour, gosse», dit-il à Philippe qui s’avançait vers lui, les mains
tendues. Et bien vite, avec un geste d’excuse:

«Oh! pardon, c’est une mauvaise habitude; mais je vous promets que je ne
le ferai plus, madame... ma cousine... Geneviève, n’est-ce pas?
Appelez-moi François aussi, voulez-vous? Autant commencer tout de suite,
puisqu’il faudra bien finir par là...»

Sa voix était agréable. Il me parut maigre et long, dominant Philippe
d’une demi-tête, avec un regard brun de myope, un lorgnon, une bouche
large aux belles dents, le nez assez court, la barbe grêle--laid en
somme, et très différent de sa mère. Pourtant il me plut, et je me
sentis soulagée d’un grand poids. J’avais toujours vaguement redouté ce
cousin phénomène que je me figurais très savant, très supérieur, un peu
dédaigneux, peut-être. Et voilà qu’il me semblait l’avoir toujours
connu. Il nous complimenta gentiment, sans témoigner un étonnement de
mauvais goût: après tout, j’avais dix-neuf ans, mon mari en avait
vingt-trois, et six semaines de vie commune nous donnaient l’illusion de
passer pour un vieux ménage. François le comprit sans doute et sembla
nous prendre extraordinairement au sérieux, ce qui augmenta le
ravissement de Philippe.

Plus d’une fois, pendant le dîner, il m’arriva d’appeler mon nouveau
cousin «monsieur». Quant à «tante Lydie», cela venait tout seul. Mme
Chardin semblait avoir repris tout son entrain, elle n’avait d’yeux et
d’oreilles que pour son fils qui, lui, bavardait de tout son cœur, sans
contrainte et sans art, non pas comme un «brillant causeur» tout bourré
d’anecdotes et de récits de voyage, mais comme un brave garçon, heureux
de se retrouver à la table de famille. Il avait avec Philippe des façons
de grand frère taquin à travers lesquelles on sentait percer une réelle
tendresse.

«Eh bien, mon vieux, je te retrouve ingénieur, marié, chef d’usine, un
vrai patriarche! Les affaires vont bien, à Lille?»

On parla quelque temps de la filature, _notre_ filature: combien cela me
semblait étrange! François insistait sur les questions d’ordre général,
le taux des salaires, le nombre et l’état d’esprit des ouvriers: pour la
première fois, en l’écoutant, j’avais l’impression que toutes ces choses
pouvaient se discuter en termes clairs, accessibles aux simples mortels.

«Oh! mais, dit tout à coup Philippe, nous allons ennuyer Geneviève, si
nous continuons à parler machines...»

Je protestai vivement.

«D’abord vous ne parlez pas machines... Et puis vous n’êtes pas ennuyeux
du tout... Quand je me rappelle ton ingénieur de Florence, avec tous ses
mots techniques!...»

Le nom de Florence, d’ailleurs, avait suffi pour faire dévier la
conversation. François se mit à évoquer son premier voyage en Italie.

«J’avais quinze ans... Tu te souviens, maman?... Le belvédère du Jardin
Boboli, la ville en bas, le soleil couchant derrière Fiesole... et les
cloches, surtout!... Il me semble que je n’en ai plus jamais ni nulle
part entendu de pareilles...»

Mes cloches de Florence! J’allais crier: «Moi aussi, je les connais; moi
aussi je les aime...» Un sentiment inconnu,--une sorte de pudeur
subite--m’arrêta dans mon élan. Pourquoi? Je n’aurais pas pu le dire.

Philippe, cependant, friand d’émotions exotiques, essayait d’arracher à
son cousin quelque histoire de pirates, quelque savoureux récit de
chasse. Peine perdue: François n’avait pas le moindre trait d’héroïsme à
son actif.

«Mais les tigres? insista Philippe; tu as pourtant dû voir des tigres,
là-bas, dans la brousse...»

François sourit drôlement.

«Des tigres? Je n’en ai connu qu’un... très intimement, par exemple...
Je l’ai même nourri de mon lait, ou tout au moins de lait de chèvre,
pendant près de six semaines... Il avait deux mois; mon boy l’avait
ramassé, à moitié mort, après une battue des indigènes. Un amour de
bête!... Malheureusement, j’ai dû le renvoyer très vite à sa jungle
natale: il me dévorait toutes mes pantoufles, sans trop s’inquiéter si
mes pieds étaient dedans... Tu vois que j’ai couru des dangers
terribles.

--Oh! dit Philippe, déçu, tu n’es pas sérieux!

--Mais si, je t’assure... Tu ne me trouveras que trop sérieux, tout à
l’heure, quand je vous montrerai mes photographies... Si tu crois que tu
vas échapper à la petite conférence!»

Et comme nous sortions de table, il courut chercher ses précieuses
planches. C’étaient les soubassements d’un grand temple de Java, le
Bôrô-Boudour, déblayés l’année précédente par un ingénieur hollandais,
et qu’il fallait enfouir de nouveau, sous peine de compromettre la
solidité de l’édifice.

«Une occasion unique, expliqua François, j’avais juste le temps d’aller
les voir avant l’enterrement définitif. C’est la cause de mon retard--ce
retard qui t’a tant navrée, ma pauvre maman! Viens les regarder tout de
même, ces vilains bonshommes, pour me prouver que tu ne leur en veux
pas...»

Il avait installé son carton sur une petite banquette, et entraînait,
d’un geste câlin, tante Lydie qui résistait un peu, comme si vraiment
elle eût gardé rancune aux innocentes figures de pierre. Elle finit
pourtant par s’asseoir et par se pencher, à demi curieuse, à demi
hostile, sur les photographies que François, accroupi par terre à la
turque et ses longues jambes repliées sous lui, nous tendait l’une après
l’autre.

«C’est l’histoire du Bouddha Çakya-Sinha... Ne faites pas attention à
ces noms sauvages, ma cousine, regardez seulement ces sculptures qui
datent du VIIIe au Xe siècle... à peu près l’époque de Charlemagne. Vous
voyez que les Hindous de Java ne travaillaient pas mal, dans ces temps
reculés...»

Philippe restait debout derrière nous et ne disait plus grand’chose.

«Pauvre ami, pensai-je; voilà les exhibitions artistiques qui
recommencent... il va bien s’ennuyer...»

Tout doucement, en cachette, je glissai ma main dans la sienne, pour lui
adoucir les amertumes de la mythologie bouddhique, et je sentis qu’il la
pressait avec reconnaissance. Nous faisions cercle autour de la cheminée
où brûlait un joli petit feu de bois--le thermomètre fantasque ayant
choisi cette première semaine de juin pour descendre subitement de dix
degrés. N’était-ce pas devant un feu semblable que je me chauffais,
l’hiver précédent, quand le coup de sonnette de Philippe était venu
changer toute mon existence?...

Soudain, comme un écho à mes souvenirs, le timbre fêlé de l’antichambre
résonna. Je tressaillis: cette fois ce n’était pas Philippe; je le
tenais là, près de moi, sa bonne main confiante posée sur la mienne...
Perrine entra, apportant le journal et une lettre pour François que
celui-ci prit machinalement. Mais dès qu’il y eut jeté les yeux:

«Oh! s’écria-t-il, c’est trop fort! Regarde cette lettre-là, maman:
c’est celle que tu m’as écrite à la fin de janvier, la dernière, quand
tu me croyais toujours à Angkor... Elle a couru après moi, à Saïgon, à
Java... Et je crois bien qu’elle a dû faire le tour du monde--en me
tournant le dos... Oui... voilà un timbre de Sydney... Moi je suis
revenu par Malacca et Ceylan...»

Il s’était levé et s’approchait de la lampe pour mieux déchiffrer les
grimoires de la poste.

«Plus de quatre mois!... Et la voilà revenue rue Barbet-de-Jouy... Vous
permettez?» fit-il en se tournant vers moi. Il ajouta gaîment: «C’est
très pressé...» Mais déjà sa mère l’avait arrêté d’un geste.

«Tu ne vas pas la lire maintenant... c’est stupide... Donne-la-moi...»

Elle semblait agitée, inquiète. François retint le petit carré de papier
que les doigts maigres de tante Lydie avaient déjà saisi.

«Pourquoi?... Laisse-moi au moins la regarder... Tu m’as déjà demandé
trois fois depuis mon retour si je l’avais reçue... Elle m’intrigue,
cette lettre... D’ailleurs elle est à moi: c’est mon nom qui est sur
l’adresse...

--Oui, mais c’est moi qui l’ai écrite... Donne, je te dis...»

Avec un petit rire nerveux, elle tira un peu plus fort, parvint à saisir
l’enveloppe, et, prestement, la jeta dans le feu.

«Oh! ma tante!» s’écria Philippe. J’étais demeurée stupide. François fit
un mouvement instinctif vers la cheminée, puis s’arrêta et regarda sa
mère. Dans ses yeux, je vis passer une angoisse subite, la crainte d’une
crise imprévue, d’un accès de démence. Mais non. Tante Lydie avait
repris sa place et, les pincettes à la main, attisait tranquillement la
flamme, tandis que noircis, semés d’étincelles mouvantes, les minces
feuillets se tordaient en crépitant et s’envolaient par bribes
impalpables...

«Qu’est-ce que tu as fait, maman? Qu’est-ce que tu me disais dans cette
lettre?...»

La demande était naïve et presque involontaire. Mme Chardin releva la
tête.

«Des bêtises, fit-elle, redevenue très calme. Tu peux supposer ce que tu
voudras... un crime que j’aurais commis autrefois; un vieux remords dont
j’ai pris mon parti et dont je renonce à te faire part...»

Elle plaisantait. François n’insista pas.

«Revenons au Bôrô-Boudour, dit-il, après un petit silence. Avez-vous
remarqué la douceur de ce type hindou?... Et la finesse de tous ces
détails, les serpents, les moutons, les feuilles d’arbres...»

J’admirai le tact avec lequel il dissimulait sa préoccupation évidente.
Mais malgré ses efforts, un peu de contrainte pesa sur notre soirée.

Seule, tante Lydie semblait parfaitement à l’aise, comme délivrée d’une
obsession ancienne. Ce fut elle qui me proposa de déchiffrer à quatre
mains le quintette de César Franck, alors presque inconnu du public.
François tournait les pages, et je m’aperçus vite qu’il était bon
musicien. Philippe écoutait sans enthousiasme. A onze heures on apporta
le thé, suivant les anciens rites--après quoi nous prîmes congé.

«Au revoir, Geneviève», dit mon cousin.

Je lui tendis la main et je répondis bravement: «Au revoir, François...»
Puis je me mis à rire: cela me semblait tout drôle.

Dans la rue, Philippe resta un moment sans parler.

«Je n’aurais pas cru, murmura-t-il enfin, que ma tante avait des secrets
pour son fils... C’est bizarre, ce qu’elle a fait... Mais tout cela ne
nous regarde pas. Comment le trouves-tu, ton nouveau cousin? Gentil,
hein?... Et savant, et pas poseur... Je suis content qu’il soit revenu;
nous passerons de bonnes soirées, tu verras... Seulement, c’est bien
laid, toutes ces photographies... Et puis, cette machine que vous avez
jouée, c’est très ennuyeux... Pourquoi n’as-tu pas chanté du Gounod?»




VI


Que dire de mes premières années de femme? Elles ne sont que le
prolongement de ma vie de jeune fille--d’enfant paisible, contente de
peu, jouissant de tout. Dans cette existence calme, presque vide, ouatée
par Philippe d’une tendresse plus aveugle que celle de papa, aussi
soumise et moins grondeuse que celle de Julie, quelques images très
nettes jalonnent le chemin de mes souvenirs...

Un de nos déjeuners en tête à tête, dans notre belle salle à manger de
la rue de Médicis. Les meubles neufs--buffet monumental, table carrée,
crédence vaguement Henri II--sentent bon l’encaustique et le miel; la
verrerie de fin cristal brille d’un éclat discret, et dans la panse
ventrue d’une carafe, je vois se refléter le carré minuscule de la
fenêtre ouverte et les arbres du Luxembourg. Philippe boit son café
lentement, à petits coups, comme un gros chat blond un peu gourmand; moi
je croque des amandes fraîches, «moins blanches que mes dents», prétend
galamment mon mari. Les coques vertes et veloutées s’amassent dans mon
assiette; je les taillade distraitement du bout de mon couteau d’argent,
et Philippe me demande à quoi je pense, «d’un air si sérieux».

«C’est que je ne me rappelle plus... je n’ai pas l’habitude d’aller
seule en omnibus, tu sais... Pour la rue de Sèze, c’est bien
Panthéon-Courcelles?...»

Philippe se met à rire.

«Tu veux prendre un omnibus? Eh bien, et la voiture?»

La voiture!... J’oublie toujours que nous sommes riches. Quand je me
suis mariée, papa venait d’être nommé chef de bureau, aux appointements
de huit mille francs: un Pactole! Jusqu’alors nous avions vécu fort à
l’aise avec six mille. Aussi je suis un peu effarée de voir Philippe me
remettre, chaque mois, la moitié de ce que je dépensais en un an. Que
faire de tous ces beaux billets bleus? Ils m’intimident presque. Et la
femme de chambre, en joli petit tablier brodé, qui s’obstine à vouloir
me coiffer et m’habiller! Et la cuisinière, qui a des moustaches, et qui
me propose parfois des plats dont j’ignore même le nom! Et son mari, le
grand Théodore, bête comme une oie, mais si décoratif avec ses favoris
de magistrat ou d’amiral! Je ne me sens pas plus grosse qu’une souris
devant eux. D’ailleurs j’ai constaté que, grâce à ce personnel imposant,
les billets de cent francs ne duraient pas beaucoup plus longtemps que
jadis les pièces de cent sous. Et comme j’ai à cœur de bien gérer nos
revenus, j’ai protesté contre l’adjonction d’un cheval et d’un cocher.
Nous avons seulement un coupé au mois--coupé dont les coussins moelleux
me paraissent, je dois l’avouer, infiniment plus agréables que les
noyaux de pêche de Panthéon-Courcelles. On ignorait encore, à cette
époque lointaine, les raffinements de l’automobilisme. La voiture! Où
avais-je la tête? Je me lève de table avec un empressement enfantin.

«C’est vrai, elle doit être ici à une heure. J’ai juste le temps de
m’habiller si je veux arriver chez Georges Petit avant la foule...»

Philippe ne dit rien, et plie sa serviette d’un air mélancolique. Un
petit remords me prend de l’abandonner si vite. Les jours précédents,
nous flânions sur le balcon après le déjeuner: les cigarettes fumées
près de moi n’ont pas, paraît-il, le même goût que les autres.

«Pourquoi ne viens-tu pas? C’est une collection superbe; il y a des
Fragonards exquis...

--Oh! dit Philippe, si j’y allais, ça ne serait pas pour les Fragonards,
ça serait pour être avec toi... Mais tu verras mieux les tableaux sans
moi... Et puis, j’ai rendez-vous à deux heures et demie avec ce
fabricant de Vimoutiers...»

Il est très occupé, mon bon Philippe. Depuis notre mariage, il prend
tout à fait au sérieux son métier de filateur, et le temps n’est plus
des longues escapades à Nice!... L’usine lui appartient, mais il en a
confié la direction à son associé, un ingénieur de quarante ans, habile
et probe, qui conduit à merveille la machinerie et le personnel;
pourtant il va lui-même chaque semaine passer vingt-quatre heures à
Lille. A Paris, il a ses bureaux--raison sociale Noizelles et Mauroy--où
il reçoit les commandes et traite en personne avec les autres
industriels. Je sais combien ses fonctions l’absorbent et surtout--oh!
surtout combien les expositions l’ennuient. Fallait-il qu’il fût
amoureux de moi, l’autre hiver, pour se mettre au régime des œuvres
d’art à haute dose! Ce souvenir m’attendrit un moment; je l’embrasse,
et, d’un ton indécis:

«Si tu veux, je resterai un peu... j’ai bien le temps, après tout...»

Ses yeux me sourient avec reconnaissance.

«Mais non; va, ma chérie, va t’amuser... Et passe donc prendre tante
Lydie: je suis sûr qu’elle sera enchantée de t’accompagner...»

Décidément, ma vie n’est pas changée. Philippe a sa filature comme papa
avait son ministère. Le fonctionnement de l’usine ne m’intéresse pas
beaucoup plus que celui de la Dette Inscrite; mais je suis forcée de
reconnaître que la toile a sur l’administration des Finances des
avantages pécuniaires indéniables. Pendant ce temps, je cours les musées
et les conférences avec ma vieille amie, devenue la meilleure des
tantes--qu’ai-je à demander de plus? Je ne demande rien, et je me trouve
aussi heureuse qu’avant mon mariage...

Chez tante Lydie, un jour d’hiver. Il pleut à torrents; aucune visite
n’est à craindre. Perrine vient d’apporter le thé, accompagné d’un
superbe kugelhopf que je lorgne avec complaisance, car j’ai une vraie
faim de petite fille.

«Allez avertir monsieur François que le goûter est servi...»

C’est à Perrine que ce discours s’adresse; mais la vieille bonne, un peu
dure d’oreille, est sortie sans rien entendre et Mme Chardin fait mine
de se lever. Je la préviens bien vite.

«Ne vous dérangez pas, tante...»

Un coup discret à une porte fermée, une voix d’homme qui me dit:
«Entrez...» et me voilà dans le bureau de François. J’aime beaucoup
cette petite pièce claire, haute de plafond, ces murs qui disparaissent
derrière les livres, cette table dont le désordre esthétique me
plaît--involontairement, je songe aux papiers de Philippe, toujours si
bien rangés, au superbe et horrible encrier de bronze «Renaissance» que
les ouvriers de l’usine lui ont offert à l’occasion de notre mariage et
dans lequel il ne trempe sa plume qu’avec respect...

«Le thé vous attend, François...»

A ma voix, il s’est retourné très vite.

«Tiens, dit-il, vous étiez là? Justement, j’ai quelque chose à vous
montrer... Une belle image!...» ajoute-il avec un sourire taquin. Un peu
plus, il m’appellerait «gosse», moi aussi. Pourtant j’ai tout près de
vingt ans!

L’image, c’est une aquarelle persane du XVIe siècle--une petite
princesse aux chairs d’ambre, vêtue d’or et de cobalt, debout dans un
jardin de rêve où courent des gazelles. François la caresse du regard:
un ami la lui a prêtée pour la comparer à des miniatures hindoues.

«J’aurais dû la rendre hier, mais je pensais bien un peu vous voir
aujourd’hui, et je savais qu’elle vous plairait.»

Il parle d’un ton assuré. Et la petite princesse me plaît, en effet. Je
m’attarde à la regarder, tandis que François m’en détaille les
perfections avec une délicatesse infinie. Soudain, par la porte restée
ouverte, tante Lydie apparaît, blanche et menue.

«Eh bien! et ce thé?... Vous voulez donc le laisser refroidir?...»

Elle semble mécontente, un peu fâchée; parfois, elle a ainsi de ces
sautes d’humeur que nous attribuons à sa mauvaise santé. Docilement,
nous la suivons dans le salon où les tasses fument, pleines d’un liquide
exquis et tellement bouillant que François se brûle la langue à la
première gorgée.

«Tu vois que ce n’était pas la peine de tant nous presser, maman,»
dit-il en versant dans son thé, pour le rendre buvable, la moitié du pot
à crème. Je ris, puis nous nous taisons tous les trois... Le feu pétille
et flambe, mêlant une lueur rouge au crépuscule bleuâtre; dehors, on
entend le bruit de la pluie qui frappe violemment les vitres. Il fait
bon, j’ai chaud jusqu’à l’âme, et le kugelhopf de Perrine est
délicieux...

Un autre souvenir, deux ans plus tard. Philippe est très sociable; il
aime à me voir en robe de velours noir, avec les diamants qu’il m’a
donnés, entourée de femmes moins jolies que moi--c’est lui qui le dit.
Au cours d’une de ces soirées, j’ai rencontré une ancienne compagne
d’études, perdue de vue depuis quelques années. Thérèse Leblanc--_alias_
Mme Debray--a épousé un chimiste, préparateur à la Sorbonne, et possède
un petit garçon de dix-huit mois. J’ai promis d’aller la voir, car elle
est mon aînée, et au jour dit, je me rends rue des Écoles.

Thérèse habite un petit cinquième clair et gentil, tout pareil à celui
où j’ai passé ma jeunesse, sauf qu’on y voit moins d’arbres et que le
chant des merles y est remplacé désavantageusement par la corne des
tramways. Elle m’accueille un doigt sur la bouche:

«Bébé dort; vous pouvez venir le regarder...»

Et tout de suite je suis admise à contempler l’ange--un ange de fortes
dimensions, joufflu, frisé, rouge comme une pomme, et dont les gros
poings fermés gardent dans le sommeil un air batailleur.

«C’est dommage que vous ne voyiez pas ses yeux, chuchote Thérèse; mais
au moins nous pourrons causer tranquillement. Il est quelquefois un peu
fatigant...»

Fatigant! Je le crois sans peine: Thérèse, jeune fille, passait pour
maigre; maintenant elle est réduite à sa plus simple expression--vêtue
par surcroît d’une pauvre petite robe de rien du tout. Déjà l’autre soir
elle m’avait paru mal habillée; aujourd’hui, près d’elle, j’ai honte de
mes fourrures, et le froufrou de ma jupe doublée de soie me semble
presque insolent. Thérèse, heureusement, n’en a cure: elle est toute à
la joie de me montrer son appartement, qu’elle trouve le plus beau du
monde, son salon, qui sert aussi de bureau, et--merveille des
merveilles--le «laboratoire d’Eugène», aménagé à deux pas de la chambre
à coucher.

«N’ayez pas peur, dit-elle en souriant, nous n’avons pas d’explosifs:
Eugène ne s’occupe que de chimie organique et biologique...»

Eugène, c’est M. Debray. Invisible et présent, il règne comme un dieu
dans le cœur, dans la pensée et dans les discours de sa femme. Les
syllabes inharmonieuses de son nom prennent un son caressant en passant
par cette bouche aux lèvres sérieuses; les termes de chimie les plus
ardus font briller comme des étoiles ces yeux bruns dévorants. Thérèse,
d’ailleurs, est dans son élément. A quatorze ans, elle nous émerveillait
par ses aptitudes scientifiques et rien dans les travaux de son mari ne
lui demeure étranger. C’est elle qui lui sert de préparateur; elle
connaît par leurs noms tous les instruments cornus et biscornus dont il
se sert. Sur un coin de table, j’aperçois des feuillets couverts de
formules qu’elle a écrites sous sa dictée. J’en demeure ébahie, presque
effrayée.

«Vous ne devez pas avoir le temps de penser à autre chose!...»

Elle rit.

«Oh! mais si... Et bébé?... Et la maison, qu’il faut bien surveiller?...
Et mon piano?... Eugène veut que je ne me rouille pas trop; lui aussi
est musicien. Quand il est fatigué d’analyses et de synthèses, il prend
son violon et nous jouons une sonate de Beethoven...»

En revenant à pas lents, le long du boulevard Saint-Michel, je me dis
que je viens de toucher de la main le bonheur sur terre, le bonheur pur,
dégagé de toute idée d’ambition ou de lucre: Thérèse est fière de son
mari, mais elle sait qu’il sera toujours pauvre et elle ne rêve pas
encore à l’Académie des Sciences. Et lui--je l’ai entrevu l’autre soir:
laid, un peu lourd, des yeux d’enfant ou de savant qui s’éclairent
joliment en rencontrant ceux de sa femme. Ils vivent l’un pour l’autre,
ils pensent l’un avec l’autre; leurs cerveaux ne font qu’un comme leurs
cœurs. Quelles douces soirées ils doivent passer, seuls tous les
deux!... Un malaise vague me vient en y songeant. Vais-je regretter de
ne pas avoir épousé M. Debray? Non certes: j’ai toujours détesté la
chimie. Thérèse est la femme qu’il fallait à cet homme--la seule entre
dix mille. Ils ont eu la chance de se rencontrer. Voilà tout.

Voilà tout... Mon bon Philippe! Comme il est tendre pour moi! Comme il
s’ingénie à me faire plaisir! Hier encore il m’a menée aux Français,
entendre Hamlet--lui qui ne peut pas souffrir Shakespeare. Avant-hier,
nous dînions chez papa--il a joué aux échecs toute la soirée. Dimanche,
c’était chez tante Lydie; nous avons classé des photographies de Java et
d’Angkor--il ne devait pas s’amuser beaucoup. Mercredi, François est
venu, comme tous les mercredis, et il m’a fait déchiffrer du Wagner
jusqu’à minuit--Philippe s’endormait sur son journal... Et ce soir? Ce
soir nous ne sortons pas; Philippe a des comptes à vérifier et des
lettres à écrire. Si je l’aidais? Si j’essayais, comme Thérèse, de me
mêler aux occupations journalières de mon mari? Cette idée me sourit un
instant; mais je me rappelle vite une ou deux tentatives du même genre
dont le seul souvenir suffit à me donner la migraine. Que faire? J’ai
l’esprit trop abstrait, sans doute, et Philippe est concret jusqu’aux
moelles. L’autre jour, à table, il devenait presque éloquent en me
narrant son dernier voyage à Lille: les affaires marchent bien, l’usine
a plus de commandes qu’elle ne peut en fournir, les gros marchands de
toiles de Roubaix assiègent nos portes... Tout cela devrait m’intéresser
bien plus que les origines de l’art khmer...

Que vient faire ici l’art khmer, et pourquoi le souvenir du ménage
Debray s’associe-t-il dans mes rêves à celui de ces têtes colossales,
sculptées en plein roc, qui sourient si mystérieusement sur les murs
d’Angkor? François me les a montrées cet été, à l’Exposition,
reproduites en béton et en ciment; il en riait un peu: «C’est bête,
disait-il, ce temple de carton, dans un champ de foire... Et pourtant,
avec beaucoup d’imagination, vous arriverez peut-être à vous figurer ce
qu’est ma vie, là-bas, au milieu de ces choses...» Il voyage toujours,
François. L’hiver suivant, il doit aller au Japon: depuis quatre ans que
je suis mariée, je ne l’ai jamais vu rester plus de huit ou dix mois de
suite à Paris. Sa mère paraît déçue. «Cette maudite thèse,»
soupire-t-elle, «quand donc cessera-t-il d’y travailler!» La thèse
passée, ce serait, peut-être, une suppléance au Collège de France...
Tante Lydie se cramponne à cet espoir avec ténacité. Elle a vieilli, ces
derniers temps, et je la crois malade; mais elle ne se plaint
jamais--surtout quand François est là. Pendant les absences de son fils
elle devient casanière, presque sauvage; les musées la fatiguent, les
expositions l’effraient. C’est à peine si elle consent, de loin en loin,
à venir dîner chez nous, seule avec papa, comme autrefois...

Le soir, dans mon salon--un salon «raté», que Philippe a fait meubler à
grands frais par des tapissiers en renom. Les ouvriers ont accroché
beaucoup de rideaux, cloué beaucoup de tapis, drapé beaucoup de
tentures: nous en avons pour notre argent, mais l’ensemble est
déplorable, et les quelques jolis bibelots, les deux ou trois meubles
anciens que j’ai essayé de brocanter se noient dans un océan de
banalité. Papa, toujours le même, maigre et sec, droit comme un jeune
homme--il n’a pas soixante ans, d’ailleurs, et grisonne à peine--est
attablé à l’échiquier avec son gendre qu’il adore--et qu’il bat à plate
couture, ce dont Philippe, en qualité de mathématicien, se montre assez
humilié. Assise en face de moi, tante Lydie tend frileusement ses mains
à la flamme; je vois ses yeux creux et cernés, avec une petite
bouffissure à peine visible au-dessus de la pommette, j’entends sa
respiration légère, un peu courte. Comme elle a changé! Son regard, où
je lisais jadis tant de sympathie tendre, se voile maintenant et
s’attriste quand il rencontre le mien. Pourquoi?... Mon cœur se serre à
l’idée de quelque chose d’inconnu, d’impalpable, qui semble se glisser
entre nous deux...

«Déchiffrons-nous les _Éolides_, tante, ou le _Chasseur Maudit?_...»

Ni l’un ni l’autre; elle se sent fatiguée, sans entrain; moi-même, je
n’ai nulle envie de jouer ou de chanter; mon piano s’assourdit, ma voix
se perd et s’étouffe dans toutes ces draperies. Ah! nos murs de la rue
de Chanaleilles, trop nus, peut-être, mais pleins de résonances
joyeuses! Et les boiseries blanches de la rue Barbet-de-Jouy, le plafond
très haut vers lequel les sons s’élèvent, parmi les soies semées de
fleurettes et les pastels aux tons éteints! Ce soir, plus que jamais, en
voyant ma vieille amie exilée de sa bergère, pelotonnée dans un lourd
fauteuil, je comprends que nos vies ont divergé, que, par quelque
étrange maléfice, notre nouvelle parenté, au lieu de me rapprocher
d’elle, nous a rendues un peu plus étrangères l’une à l’autre. Et j’en
souffre, tandis que nous échangeons des propos distraits...

«A la Reine!» s’écrie Philippe. Papa manœuvre un pion, se frotte les
mains, et, triomphalement:

«Échec et mat, mon garçon!... Ah çà! que diable vous enseignait-on à
l’École Centrale?...»

La partie est finie; papa s’en va, emmenant Mme Chardin qu’il reconduit
en voiture. Maintenant nous sommes seuls, Philippe et moi. Il se plante
au milieu du salon, regarde autour de lui d’un air content.

«On est bien, chez soi... N’est-ce pas, ma chérie?»

Un baiser me dispense de lui répondre... Car justement je songeais avec
terreur: «Est-ce que je m’ennuierais chez moi... chez nous?...»

Hélas! oui, je m’ennuie... Quelque chose manque à notre vie, et nous le
savons bien, quoique nous n’en parlions jamais... Cinq ans de ménage:
j’ai vingt-quatre ans; je ne suis plus «trop jeune pour une maman»,
comme disait notre vieux docteur au moment de mon mariage. C’est aussi,
sans doute, l’avis du destin mystérieux qui préside aux existences
humaines: vers la fin de cette cinquième année, un espoir s’éveille en
moi, vague d’abord, puis plus précis. Philippe rayonne; papa
s’assombrit: il pense à sa pauvre petite femme et craint le même sort
pour moi. Julie sent renaître son âme de vieille nourrice sèche.

«C’est moi qui viendrai le soigner, n’est-ce pas, mademoiselle
Geneviève?...»

_Mademoiselle!_ Je ris comme une folle à ce lapsus malencontreux. Mais
Julie ne s’émeut pas: elle est comme le sage, qui ne s’étonne de rien.
Elle m’avoue qu’elle attend un garçon; moi aussi. Je le vois déjà en
culotte, comme mon ami Jacques Debray, le fils de Thérèse; j’espère
qu’il sera très remuant, très beau, très blond, et je me promets tout
bas de ne pas en faire un ingénieur...

[Illustration]

Qu’est-il arrivé? Un accident bête, le choc brusque d’une voiture--de ce
fameux coupé de louage que j’aimais tant... Je me retrouve dans mon lit,
après des jours de souffrances aiguës, et plusieurs semaines pendant
lesquelles ma vie n’a tenu qu’à un fil. Maintenant je vais mieux; mais
je sais qu’il faut renoncer pour cette fois à mon rêve de maternité, et
je me sens triste à mourir. Des visages amis m’entourent; Julie promène
par la chambre sa bonne figure impassible et grêlée; derrière ce front
placide, je devine un regret inexprimé, et pour cela, j’aime ma vieille
bonne un peu plus qu’avant. Papa et Philippe ne pensent qu’à moi; ils
ont passé par d’affreuses angoisses, et ils sont si heureux de me voir
guérie qu’ils n’en demandent pas davantage. Tante Lydie arrive, tout
oppressée, mais tendre comme autrefois, et aussi le docteur Garnier,
rose et frais, avec sa belle tête de lion aimable sur son corps puissant
de Breton.

«Pauvre gamine»! fait-il en me caressant la joue. Il est venu pour
rencontrer le grand spécialiste qui m’a soignée.

La visite est longue, l’examen minutieux; les deux médecins sont d’avis
que tout va pour le mieux et que je pourrai me lever dans quelques
jours. Malgré ces paroles rassurantes, je leur trouve un air apitoyé qui
n’est pas naturel. Philippe les a reconduits et cause longuement avec
eux.

«Qu’est-ce qu’ils disent, Julie? Va écouter ce qu’ils disent, je t’en
prie...»

L’honnête Julie garde un silence désapprobateur et me borde
soigneusement dans mon lit où je m’agite beaucoup trop. Enfin, voilà
Philippe! Il est un peu pâle, mais ses yeux me sourient sans effort.
Tout de suite, je l’interroge, anxieuse.

«Pourquoi avez-vous tant parlé dans l’antichambre? Est-ce que les
médecins sont inquiets, dis?... Est-ce qu’ils me trouvent plus malade?»

Un étonnement sincère se peint dans le bon regard ému.

«Plus malade? Quelle idée!... Mais tu es guérie, bien guérie. Garnier
m’a encore répété que tu te lèverais jeudi... Ils ne doivent plus
revenir, ainsi!...

--Alors pourquoi me plaignent-ils? Je vois bien qu’ils me plaignent...
Est-ce que... ils pensent peut-être que je ne pourrai plus avoir de
bébé?...»

Philippe baisse la tête et chiffonne entre ses doigts le coin du drap
brodé.

«Pas d’ici quelque temps... assez longtemps, même... Dans quatre ans,
cinq ans... on ne sait pas...»

Un grand froid me passe sur le cœur.

«Quatre ou cinq ans?... Oh! ils ont dit «jamais», n’est-ce pas? Je suis
sûre qu’ils ont dit «jamais...»

Pas de réponse. Je vois Julie hocher la tête. Comme il sait mal mentir,
mon mari! Sans rien dire, il m’attire vers lui, pose ma tête contre son
épaule, et sur mes yeux qui se remplissent de larmes, je sens ses lèvres
s’appuyer doucement, tendrement.

«Ne te désole pas, ma chérie... Il faut espérer quand même; les médecins
ne sont pas infaillibles... Et puis, enfin, nous pouvons être heureux
sans cela... Voilà des années que nous sommes bien heureux...»

Heureux? Je ne sais plus. Il me semble tout à coup que ma vie est
absurde, vaine, sans but, que je n’aime rien ni personne, que ces
années, dont le pauvre Philippe parle avec tant de ferveur, ont glissé
sur moi sans presque laisser de trace... Cet enfant qui n’est pas
venu--qui ne viendra pas--je comprends maintenant que je le désirais
avec passion, que lui seul aurait pu combler tout le vide de mon cœur...
Et je pleure, sous les baisers de Philippe, comme si quelque chose
venait de se briser en moi.




VII


Ma convalescence fut courte et je repris mes forces assez vite. Trois
semaines après la visite des médecins, Philippe put m’emmener jusqu’au
Bois en voiture--une autre voiture, un autre cheval, un autre cocher
dont la consigne était de ne galoper jamais et de trotter le moins
possible. Nous suivions au pas le bord du lac encore désert, escortés
d’un grand cygne qui nageait de conserve avec nous. Le soleil de mai,
jeune et clair, filait à travers la verdure bleuâtre des pins, mettant
aux troncs roux de larges taches roses; une odeur de sève émanait des
pousses nouvelles et des marronniers en fleurs. Philippe se pencha vers
moi:

«Tu es bien? Tu n’as pas froid?»

Le vent s’était levé, chassant devant mes yeux une mèche folle: d’un
doigt délicat, il la ramena derrière mon oreille.

«Tes jolis cheveux! dit-il; j’espère qu’ils ne vont pas tomber... Si on
était obligé de les couper, cela te changerait tant!...»

Il s’agissait bien de mes cheveux! En réalité, sans que personne pût
s’en apercevoir, j’avais prodigieusement changé. Mon âme sommeillait,
encore engourdie par le bien-être physique succédant aux heures de
souffrance; mais dès que j’eus repris ma vie normale, je dus m’avouer
que je n’étais plus la même.

Ce fut au Luxembourg, où j’avais rencontré Thérèse Debray, que je fis la
connaissance d’un autre «moi» jusqu’alors insoupçonné. Nous étions
assises au bas de la terrasse de l’est, sur d’inconfortables chaises de
paille. Thérèse, noire, fluette et coiffée d’un affreux chapeau,
s’apprêtait à céder aux injonctions de sa fille--un second exemplaire de
poupon phénomène dont l’appétit de six mois avait des exigences
formidables--quand le gros Jacques, qui depuis un moment courait autour
de nous en chassant la poussière avec ses pieds «pour faire comme les
autruches», buta contre une pierre et s’étala tout de son long. Cris
aigus, mains écorchées, genoux en sang--la pauvre autruche éclopée vint
se réfugier dans le sein maternel, au grand mécontentement de la petite
sœur dont la table était déjà servie et qui se mit à hurler de
désespoir. Thérèse ne savait plus auquel entendre.

«Donnez-m’en un,» lui dis-je. J’essayais d’attirer Jacques, mais sa mère
m’arrêta.

«Non, il saigne; il vous tacherait. Gardez bébé un moment, voulez-vous?
Justement elle est toute propre!... Moi je mènerai mon bonhomme jusqu’au
bassin et je laverai ses égratignures...»

Et tandis qu’elle courait, traînant après elle son garçon qui boitait et
pleurnichait, je restai sur ma chaise, un peu empêtrée, les bras raides,
les yeux fixés sur mon nourrisson rouge de fureur. Cette fureur
impuissante, tout d’abord, me parut comique. L’enfant gigotait avec
rage; je m’enhardis à la tenir debout, à la faire sauter sur mon genou;
puis, comme elle criait toujours, j’approchai sa joue de la mienne. Tout
de suite elle se calma: je sentis une bouche minuscule, chaude et
baveuse, se coller à mon oreille et téter--téter éperdument avec des
ronrons de joie.

«Pauvre petit chat bête!...» murmurai-je. Au contact de cette chair à la
fois tiède et fraîche, de ce corps blotti contre moi, une grande
détresse m’avait prise. C’était donc vrai que jamais, jamais... Et
soudain monta en moi un sentiment mauvais de révolte, d’envie contre
Thérèse. Oui, cette femme maigre, au corsage mal agrafé, qui là-bas,
assise en plein soleil sur une margelle de pierre, trempait son mouchoir
dans l’eau, je me mis à l’envier furieusement, pour tout ce que la vie
lui avait donné de meilleur qu’à moi,--pour son existence laborieuse et
utile, pour ses enfants débordants de santé, pour son mari, qu’elle
aimait d’un amour si rare et si complet...

«Rendez-la-moi, ma pauvre Geneviève... Tiens, elle ne pleure plus!...
Mais elle vous a sucé la joue... Oh! la petite sale!»

Avec un rire heureux, Thérèse reprit sa fille qui, comprenant qu’on
l’avait dupée, recommençait à crier de plus belle. Jacques, secoué
encore de gros sanglots, réclamait piteusement son goûter. Je me levai
pour partir.

«Comment, déjà! s’écria Thérèse. Attendez un peu; quand les enfants
auront mangé... tous les deux, nous serons tranquilles: bébé s’endort
toujours après son repas... Regardez comme elle s’en donne, cette grosse
gourmande...»

Elle levait vers moi des yeux brillants de fierté. Sa glorieuse impudeur
de nourrice me sembla révoltante: positivement, l’espace d’une minute,
j’eus l’impression que je la détestais. Honteuse, gênée, je prétextai un
rendez-vous pour pouvoir m’enfuir plus vite.

Le soir de ce jour-là, j’étais assise près de la fenêtre ouverte pendant
que Philippe fumait, debout sur le balcon. Le soleil venait de se
coucher; par delà les masses sombres des platanes et des marronniers,
derrière la silhouette du palais dont le profil noir se détachait à
angle aigu sur le ciel clair, un nuage d’or montait et je le suivais des
yeux, vaguement, presque sans penser.

«Comme on voit bien la tour Eiffel! s’écria Philippe. Quand nous nous
sommes mariés, tu te rappelles? elle n’était pas encore commencée... Tu
prétendais qu’elle serait affreuse, qu’elle te gâterait ta belle vue. Et
maintenant...

--Maintenant je persiste à penser qu’elle _est_ affreuse, et je la
regarde le moins possible. Voilà tout.»

J’avais parlé sèchement, contre mon habitude. Il faut dire aussi que
l’admiration professionnelle de Philippe pour ce chandelier colossal
m’avait toujours paru fâcheuse.

«Moi je trouve qu’elle fait très bien là, continua-t-il paisiblement. Et
puis c’est si nouveau, si grandiose... En deux ans à peine, avoir achevé
une construction unique au monde!... J’en causais, l’autre jour, avec un
des ingénieurs qui ont dirigé les travaux...»

Immobile, les mains sur les genoux, je m’efforçais de ne pas écouter,
cherchant des yeux mon joli nuage de tout à l’heure; mais le nuage
s’était dissipé, les étoiles s’allumaient une à une, l’ombre
s’épaississait autour de nous, et la voix de Philippe s’élevait
toujours, tranquille et bonne.

«C’est prodigieux, tout le fer qui entre là dedans... sept millions de
kilogrammes, tu sais... Et les rivets! Tu ne devinerais jamais combien
il y en a: deux millions cinq cent mille! Et qui pèsent...»

Incapable de me contenir, je me bouchai vivement les oreilles:

«Oh! assez, assez! Ne me parle plus de cette horreur!... Je la déteste;
elle me fait l’effet d’une fausse note dans notre horizon... Et ton fer,
tes rivets... si tu savais comme ça m’est égal!... Tais-toi, je t’en
prie, si tu n’as pas autre chose à me dire...»

Philippe se tut, comme je le lui demandais; il se tut subitement. La
nuit était tout à fait venue; je ne voyais plus que le point rouge du
cigare trouant le noir environnant. Un silence délicieux s’étendit sur
moi, à peine rompu par le roulement assourdi des voitures et le pied
ferré des chevaux claquant sur le pavé de bois. Je songeais à Thérèse,
au bébé que j’avais tenu contre moi, au vilain sentiment de jalousie qui
m’avait mordue, qui me mordait encore à ce souvenir. «Je deviens
méchante... oui, méchante... Philippe ne dit plus rien; j’ai dû lui
faire de la peine... Pauvre garçon...»

Une lumière vive, subite, me fit tressaillir: Théodore, bien stylé comme
toujours, venait, à neuf heures juste, de tourner le commutateur
électrique--une nouveauté, cet éclairage, tout récemment installé chez
nous. Mon salon m’apparut, banal et froid: du même coup, mes velléités
de remords s’envolèrent. Philippe rentrait, son cigare éteint à la main.
Gentiment, il s’approcha de moi, me baisa au front.

«J’ai peur que ta sortie d’aujourd’hui ne t’ait fatiguée... Le docteur
Garnier te trouve nerveuse, anémiée; il te conseille un changement
d’air, pas trop brusque... Fontainebleau est excellent, paraît-il...
Voudrais-tu passer l’été aux environs de Fontainebleau?»

Il était bon--inlassablement! Comment ne pas s’efforcer de lui faire
plaisir?

«Mais oui, je veux bien... Papa prendra ses vacances avec nous, n’est-ce
pas?

--Bien sûr... Nous pourrions demander aussi tante Lydie; le voyage de
Guéthary est devenu trop fatigant pour elle... Et si François revient au
mois d’août, nous tâcherons de le caser... Il faudra louer une grande
maison...»

J’avais accepté toutes ses combinaisons, approuvé tous ses projets; sa
bonne figure redevenait souriante et heureuse. Qu’il avait l’âme peu
compliquée! Et combien peu il pensait à lui-même! Une honte me vint de
l’avoir brusqué tout à l’heure. Mais déjà, sans doute, il n’y songeait
plus. Comme un enfant, il examina ses lampes électriques, vérifia l’état
des fils, éteignit et ralluma à plusieurs reprises. Puis, satisfait de
son inspection, il s’installa commodément, son journal à la main, et se
plongea dans la seule lecture qui pût le passionner. Je le regardais, un
peu alourdi par l’approche de la trentaine--il serait gros à quarante
ans--avec ses cheveux blonds toujours drus et frisés, sa barbe dorée,
presque trop longue pour mon goût--il en était si fier que je n’avais
jamais osé le lui dire--son teint frais et reposé, son joli nez droit...
Il baissait la tête en lisant et je ne pouvais voir ses yeux; mais je le
jugeais mieux quand j’échappais à l’influence de son regard tendre, un
peu humble, toujours quêtant un sourire que je n’aurais pas pu lui
refuser... Tel qu’il se tenait là, tranquille et fort, c’était mon mari,
mon excellent mari, qui m’avait prise pauvre pour me faire riche, qui me
resterait fidèle jusqu’à la mort, près duquel je vieillirais, seule,
sans attendre autre chose de la vie... «Et ce sera ainsi, pensai-je,
toujours, toujours ainsi...» Je me revis enfant, jeune fille, assise à
notre vieille table, en face de papa--qui, lui aussi, lisait son
journal--travaillant à mes devoirs, le cerveau plein d’idées, le cœur
plein de rêves... Qu’avais-je donc alors de plus que maintenant? Et
malgré tout, ce fut un regret rapide, poignant--une nostalgie du passé
si violente que je faillis pleurer...

Il disait vrai, mon vieux docteur: j’étais en train de me détraquer. Mes
nerfs, ébranlés par la secousse physique et morale que je venais de
subir, s’en allaient à la débandade comme des fous. J’essayai de fixer
mon attention sur l’ouvrage que je tenais à la main--une de ces vagues
broderies dont l’inanité apparaît plus clairement à chaque point qu’on y
ajoute. Cette pauvre pâture ne suffit pas à mon esprit inquiet. Il
fallait m’occuper, pourtant, à tout prix: qu’allais-je devenir si je
prenais ainsi l’existence en dégoût?

«La charité, les enfants des autres, puisque je ne dois pas en avoir à
moi?... J’essayerai... Philippe m’aidera, il est si bon!... Mais je n’ai
pas encore envie de les aimer, ces petits que je ne connais pas... La
musique... Ah! par exemple, je ne dois pas compter sur Philippe pour
cela... ni pour le choix des lectures... Si François était à Paris, je
lui demanderais de m’indiquer des ouvrages d’art anglais sur l’Inde...
l’anglais, c’est plus long à lire... ou même des livres hollandais sur
Java: avec ce que je sais d’allemand, j’arriverais peut-être à apprendre
le hollandais... C’est une idée; cet été, quand il reviendra, je lui en
parlerai... Du hollandais! Qu’est-ce que Philippe dira? Il me croira
tout à fait folle...»

A demi amusée par cette pensée baroque, je levais la tête, j’ouvrais la
bouche, prête à plonger mon mari dans la stupéfaction, quand je le vis
plier rapidement son journal, la mine affairée.

«Il faut profiter des derniers cours: les cotons sont mous, les chanvres
ont baissé de neuf centimes... Je vais télégraphier à Lille pour les
achats de matières premières...»

Quand les cotons mollissaient--je le savais par expérience--rien
n’existait plus pour Philippe. A quoi bon lui parler d’autre chose?
J’enfilai mon aiguille et, sans mot dire, je me remis à mon plumetis...

Le mois de juin fut employé à chercher la maison rêvée. Philippe
possédait aux environs de Lille une grande propriété de famille, dans un
pays affreux, que nous n’aimions ni l’un ni l’autre et dont le climat,
d’ailleurs, était assez malsain. Habituellement, nous nous installions
tout l’été à Bellevue; mon ingénieur s’accordait seulement un mois de
vacances que nous passions à voyager, soit en Suisse, soit sur la côte
basque où nous visitions tante Lydie dans son Ermitage de Guéthary.
Quant à l’Italie, notre voyage de noces avait suffi à me prouver que
nous n’y goûterions jamais ensemble les mêmes jouissances, et, le cœur
gros, je l’avais rayée de nos itinéraires. Cette année, moins que
jamais, je ne devais songer à me fatiguer; mais si Florence était le
Paradis perdu, si les Pyrénées étaient trop loin, Bellevue était
vraiment un peu trop près, et puisque la Faculté ordonnait les environs
de Fontainebleau, nous obéirions à la Faculté.

Ce fut à Marlotte, sur la lisière de la forêt, dans une petite rue
tortueuse et charmante, que nous trouvâmes le cottage idéal, envahi par
le lierre de la base au faite, assez vaste pour loger une famille de dix
personnes, et dont le jardin--un vrai parc--commençait devant un champ
de blé pour s’enfoncer dans l’épaisseur des bois. Nous avions la plaine,
nous avions les arbres, nous avions les fleurs--des bégonias aux pétales
charnus, de beaux glaïeuls pourpres en plates-bandes, et, massées autour
de la maison, de grosses touffes d’hortensias bleus--tout cela peigné,
ratissé avec amour par le propriétaire qui s’intitulait pompeusement
«horticulteur-pépiniériste». Du premier coup d’œil, Philippe fut
conquis; moi aussi, d’ailleurs: il aimait la nature à sa façon, et moi
de toutes les façons.

La location conclue, il fallut organiser nos «séries». Tante Lydie, qui
composait la première à elle toute seule, se laissa convaincre assez
facilement: Guéthary, elle le comprenait bien, n’était plus possible
pour elle. Sur l’honneur, elle promit de venir passer avec nous le mois
de juillet.

«Car, ajouta-t-elle, en août il faut que je revienne à Paris pour
recevoir François.»

Philippe protesta.

«Comment? Mais nous comptons bien, au contraire, qu’il viendra te
rejoindre, et que vous resterez ensemble un mois, deux mois si vous
voulez... Et surtout, tu sais, n’y mets pas de discrétion: nous avons
six chambres d’amis!

--Six! C’est beaucoup... même pour deux», dit tante Lydie en riant.

Elle n’avait pris aucun engagement, et quand elle arriva, escortée de sa
fidèle Perrine, j’eus tout de suite l’impression qu’elle ne s’installait
pas pour longtemps...

Ce furent des semaines de repos et de paix. Le plus souvent nous étions
seules; Philippe partait le matin pour Paris et ne rentrait qu’à l’heure
du dîner. Nous restions des journées entières sans sortir du jardin,
assises sous un petit kiosque rustique assez laid d’où l’on découvrait
toute la plaine: à nos pieds l’or roussâtre des blés, le vert cendré des
avoines, où les coquelicots mettaient de larges touches rouges et les
bleuets de légères taches bleues; puis la route, déserte et
poussiéreuse, d’autres champs encore, et, à l’horizon, dans la brume
d’été, les grands peupliers qui bordent la vallée du Loing. Des
papillons blancs tournoyaient et de grosses mouches, en nous frôlant
l’oreille d’un bourdonnement bref, semblaient nous chuchoter un secret
au passage...

«J’ai peur que tu ne mènes une vie un peu austère», me confia Philippe,
qui nous avait surprises un soir déchiffrant _mezzo-voce_ le troisième
acte de _Tristan_; «ma tante n’est plus gaie comme autrefois, et elle te
fait chanter une diable de musique... Si c’est ça votre façon de vous
amuser quand je n’y suis pas!...»

En réalité, et quoi qu’en pensât mon mari, je ne m’ennuyais pas--j’étais
même beaucoup moins triste que les mois précédents. Par quel miracle la
société d’une femme âgée et malade m’apportait-elle plus de réconfort
que celle d’un homme jeune, plein de vie et d’entrain? Pourquoi ce
sentiment de solitude intellectuelle, dont j’avais souffert parfois
jusqu’à l’énervement dans nos soirées de tête-à-tête conjugal, ne
m’effleurait-il pas durant ces longues journées de réclusion quasi
monastique? Sans doute, le grand air, le calme absolu, agissant sur mes
nerfs affaiblis, me rendaient peu à peu l’appétit, le sommeil et la
gaîté, mais la présence et la conversation de tante Lydie faisaient plus
que tout le reste. Depuis bien longtemps, je ne l’avais pas eue ainsi à
moi seule, et je la retrouvais, au fond, toujours la même,--aussi
enthousiaste, aussi éprise du beau et du bon. Nous causions,
interminablement; son esprit lucide était comme une source où le mien
s’abreuvait après une longue période d’aridité--et malgré le gros
chagrin, la déception irréparable que ce dernier printemps m’avait
apportés, la vie m’apparaissait de nouveau bonne, utile et digne d’être
vécue.

«Ah! tante, m’écriai-je un soir, quel dommage de ne pas pouvoir vous
garder toujours là, près de moi!...»

Elle resta un moment sans répondre: dans ses yeux je vis passer cette
ombre étrange que je connaissais... Puis, haussant doucement les
épaules:

«Que voulez-vous, ma pauvre petite, il faut savoir se contenter du
présent... Moi aussi, allez, j’ai bien joui de ces heures d’intimité...»

Déjà elle en parlait au passé, comme si le retour de François eût dû
forcément l’éloigner de nous. Cependant Philippe combinait des
itinéraires fantastiques pour que son cousin pût s’arrêter à Marlotte.
Mais c’était à Paris, chez elle, que tante Lydie voulait le revoir
d’abord. Quand elle ouvrit la bienheureuse dépêche, datée de Marseille,
qui lui annonçait enfin l’arrivée de son fils, je compris que rien au
monde ne l’empêcherait de partir, quoiqu’elle fût souffrante, éprouvée
par la chaleur d’août.

«Tu reviendras, n’est-ce pas?... vous reviendrez tous les deux?...
disait Philippe.

--Mais oui, mais oui...»

Elle nous quitta, toute frémissante d’impatience et de joie... Deux
jours après, je recevais la lettre la plus tendre et la plus désolée:
François avait fait bon voyage, il viendrait nous voir bientôt... Quant
à un second séjour près de nous, il fallait y renoncer: Perrine était
brouillée avec ma cuisinière!

«Des histoires de bonnes? Mais c’est idiot! s’écria Philippe à l’ouïe de
ce secret plein d’horreur. Moi qui m’étais arrangé pour passer mes
vacances ici en même temps que François... Et maintenant, on ne peut pas
lui demander de venir tout seul, de quitter sa mère après quinze mois de
séparation... Que le diable emporte les fidèles serviteurs!...»

Tout au fond de moi, je restai intimement convaincue que ces querelles
ancillaires n’étaient qu’un vain prétexte, et que notre tante obéissait
à des mobiles inconnus. Une fois de plus je me heurtais à ce mur
invisible qu’un mauvais génie semblait s’amuser à élever entre elle et
moi. Après tant de jours passés cœur à cœur, j’en souffris comme d’une
trahison--quoiqu’un obscur instinct m’avertît que c’était peut-être
mieux ainsi, et que je ne devais pas lui garder rancune...




VIII


Papa vint remplacer tante Lydie, et son arrivée consola Philippe, que la
défection de François avait rendu un peu morose. Tous deux entreprirent
de consacrer leurs loisirs à explorer la forêt: Philippe _voulait_
marcher beaucoup parce qu’il se trouvait trop gros, et papa _pouvait_
marcher indéfiniment parce qu’il restait très maigre. Ils partaient
ensemble dès l’aurore, me laissant faire la grasse matinée et compléter
ma cure de repos.

J’étais assise comme les autres jours sous un grand catalpa--j’aime ces
larges feuilles entre lesquelles filtre toujours un peu de soleil--et
j’achevais de déchiffrer quatre pages de Thérèse Debray, dont la
philosophie coutumière semblait pour une fois en déroute: une coqueluche
malencontreuse les avait retenus à Paris jusqu’à cette époque tardive;
maintenant les enfants allaient mieux, mais le médecin leur défendait la
mer--d’où résiliation d’une location déjà conclue au Tréport, vacances
compromises, été désorganisé de fond en comble... Tout de suite l’idée
me vint de les recueillir, de les héberger pour un grand mois. «Voilà de
quoi remplir nos six chambres... et de quoi me guérir, j’espère, des
vilaines pensées qui m’ont traversé l’esprit... Maintenant je suis plus
raisonnable: il faut savoir s’habituer au bonheur des autres...»

Le bonheur des autres... Je levai la tête: autour de moi tout était
paix, silence et confort; un vent délicieux soufflait de la forêt,
l’ombre du catalpa tremblait en taches légères, vertes sur l’herbe
verte, lilas sur le sol rose--je pensai à Thérèse et à son mari
rôtissant dans leur petit cinquième, avec leurs enfants à peine guéris;
j’eus honte de les avoir enviés, cette fois encore, presque
inconsciemment. «Et pourtant, ce bien-être qui m’entoure, n’est-ce pas
très peu de chose?... Dès qu’ils seront ici, ils en jouiront comme moi,
plus que moi: je peux leur donner ce que j’ai, mais ce qu’ils ont est à
eux, bien à eux--rien qu’à eux...»

Tandis que je rêvais ainsi, la lettre de Thérèse entre les doigts, la
grille du jardin grinça sur ses gonds--elle grinçait toujours malgré les
flots d’huile dont l’abreuvait Théodore, le parfait valet de chambre aux
favoris d’amiral. Je m’étais retournée languissamment; mais à la vue du
nouvel arrivant, je fus debout d’un bond et je courus à sa rencontre.

«François! Quelle bonne surprise! Comme c’est gentil d’être venu!...
Philippe va être bien content...

--Et vous, demanda-t-il, êtes-vous contente?

--Vous le voyez bien», fis-je en serrant joyeusement les deux grandes
mains qui se tendaient vers moi--étonnée moi-même de sentir ma
mélancolie s’évaporer comme un brouillard au soleil.

Lui cependant, tout en me suivant vers la maison, s’excusait d’arriver
ainsi à l’improviste.

«J’aurais dû vous prévenir, mais c’est hier soir seulement que je me
suis décidé... Je me reprochais presque de m’éloigner, ne fût-ce qu’une
demi-journée, tant ma mère semble heureuse de m’avoir... Elle a
terriblement changé, ma pauvre maman», ajouta-t-il d’un air triste.

Il s’était assis près de moi, sous le catalpa, et fourrageait le sable
du bout de sa canne, distrait en apparence et plus nerveux qu’à
l’ordinaire. Sans doute il attendait quelque démenti réconfortant,
quelque appréciation optimiste au sujet de sa mère. Mais j’ai toujours
été inhabile à exprimer ce que je ne pense pas. Un petit silence passa
entre nous. Alors, levant la tête, il me dit:

«Vous aussi... Philippe m’a écrit... j’ai su que vous aviez failli
mourir...»

Sa voix hésita, trembla un peu: peut-être venait-il de
comprendre--j’avais prodigieusement rougi--tout ce que cette allusion,
pourtant discrète, à mes misères passées, éveillait en moi d’ombrageuses
pudeurs féminines. J’essayai de plaisanter pour cacher mon embarras.

«Oh! c’est de l’histoire ancienne!... Vous voyez bien que je ne suis pas
morte du tout...»

Il me regardait, étrangement sérieux.

«Oui, je le vois... mais vous n’êtes plus tout à fait la même... Vous
n’avez plus vos yeux d’enfant...»

C’était vrai: mon âme d’autrefois, mon âme puérile m’avait quittée, et
mes yeux, à mon insu, reflétaient l’âme nouvelle, un peu inquiète,
contre laquelle je me débattais depuis des mois... Comment François
pouvait-il découvrir cela si vite?

«Oh! tenez, poursuivit-il avec une véhémence soudaine, il y a des
moments où je me dis que je mène une vie absurde... A quoi sert de
partir toujours?... pour vérifier des textes, pour courir les pagodes en
comparant d’éternels Bouddhas qui se ressemblent tous... si on risque,
au retour, de trouver sa mère malade, méconnaissable... et d’autres...»

Il s’arrêta brusquement. Je l’écoutais, touchée qu’il pût associer en
pensée le souci visible que lui causait la santé de tante Lydie avec les
dangers déjà lointains courus par ma petite personne, déçue aussi de ce
ton pessimiste auquel il ne m’avait pas habituée. Allais-je donc perdre
l’ami gaîment taquin, le conseiller au goût délicat sur qui j’avais
compté pour m’aider à passer des heures moins désœuvrées, un hiver moins
morose? Ce regret d’égoïsme naïf, à peine conscient, François sembla le
deviner, car l’ombre de son ancien sourire vint éclairer son regard
indécis de myope, derrière le lorgnon qu’il ne quittait jamais.

«Quel sauvage je suis devenu, ma pauvre Geneviève! Il ne faut pas m’en
vouloir, voyez-vous: c’est l’effet de l’âge... Et Philippe?... Il va
bien, j’espère?...»

Je me mis à rire.

«Trop bien... au moins à son avis... Il prétend qu’il engraisse...
D’ailleurs, vous allez pouvoir en juger par vous-même...»

Harassés et joyeux, mes deux promeneurs surgissaient justement au détour
de la petite allée qui, du jardin, menait tout droit dans la forêt.

«Ah! s’écria Philippe, du plus loin qu’il nous aperçut, le voilà, enfin,
ce grand vagabond!»

Et comme toujours, avant toute chose, il m’embrassa--un vrai baiser de
mari sonore et tendre. Puis se tournant vers son cousin, les bras
ouverts:

«A ton tour, maintenant: tu ne l’esquiveras pas, mon vieux, l’accolade
fraternelle!...»

Fut-ce le reflet de la verdure environnante, ou le contraste de la bonne
figure épanouie qui s’approchait de la sienne? François me parut soudain
très pâle. Pourtant il répondit affectueusement à l’étreinte de
Philippe, et serra la main de papa qu’il avait souvent rencontré chez
nous. Pendant le déjeuner, il reprit toute sa gaîté et subit avec
entrain l’assaut habituel de questions plus ou moins saugrenues sur le
Japon, d’où il venait. Les femmes ressemblaient-elles aux mousmés des
estampes? Voyait-on vraiment le Fuji-Yama de partout? Mangeait-on
toujours des nids d’hirondelles, et du riz avec des petites
baguettes?... Oui, tout était vrai, et bien d’autres choses encore...

«Seulement, avoua-t-il, j’aurais dû comprendre, au retour, que la
traversée de la mer Rouge en juillet était une pure folie... Tout s’est
bien passé, heureusement; il n’y avait pas de dames à bord, ce qui
permettait les infractions les plus invraisemblables à la «tenue
correcte» de rigueur: j’ai dormi deux nuits sur le pont dans une
baignoire--pleine... Quant au capitaine, il commandait la manœuvre en
manches de chemise, avec un panama et un voile vert...

--Quel tableau!» m’écriai-je en riant de bon cœur. On avait servi le
café sur la terrasse, et je me tenais debout devant François, un sucrier
à la main. Il y plongea deux doigts distraits, tandis que son regard se
fixait sur moi, attentif, presque attendri...

«Je savais bien qu’ils reviendraient... dit-il enfin.

--Qui cela? demandai-je innocemment.

--Vos yeux... vos yeux de petite fille... Tâchez de les garder le plus
longtemps possible: qu’est-ce que nous deviendrons, nous autres, qui
sommes déjà vieux, quand vous vous aviserez de ne plus être jeune?...»

Tout en parlant, il portait sa tasse à ses lèvres, et je ne pus voir
s’il avait souri, ou s’il parlait sérieusement. Philippe s’était
rapproché, un porte-cigares ouvert à la main.

«Tu restes aussi pour le dîner, n’est-ce pas?...»

François déclara que c’était impossible: sa mère l’attendait à sept
heures. Et comme papa suggérait l’idée d’une dépêche:

«Une dépêche?... Sans qu’elle soit prévenue?... Mais nous risquerions de
la rendre tout à fait malade...»

Il demeurait irréductible. La journée s’acheva paisiblement--trop chaude
pour qu’on songeât à sortir du jardin. Nous devisions, nonchalamment
étendus dans de grands fauteuils de jonc, et je ne pouvais m’empêcher de
remarquer que les propos étaient tout autres qu’à l’ordinaire. Papa, fin
lettré, nourri de solides humanités dans un vieux collège de Saint-Malo,
prisait infiniment la culture intellectuelle. Il consacrait ses loisirs
à lire un peu de tout, et pouvait sur bien des points donner la réplique
à François--au grand ébahissement de Philippe qui découvrait chez son
beau-père une érudition jusqu’alors insoupçonnée.

«Comment, s’écria-t-il, vous connaissez ça aussi?...»

Ça, c’était une traduction récente de _Sacountâlâ_, à propos de laquelle
papa, peu documenté d’ailleurs, demandait quelques éclaircissements.

«C’est renversant! répétait Philippe. Que mon vieux savant de cousin
s’occupe de littérature hindoue... rien de plus naturel. Mais vous, un
bureaucrate, un financier!... Vous ne m’aviez jamais dit que vous vous
intéressiez à ces choses-là...»

Papa se mit à rire.

«Mon bon Philippe, vous ne me l’avez jamais demandé...»

Un peu honteuse, je l’avoue, des étonnements sans fin où se plongeait
mon mari, je regardai François à la dérobée, guettant sur son visage
quelque sourire involontaire qui m’eût blessée au point le plus sensible
de mon amour-propre conjugal. Mais non: il restait impassible--habitué
peut-être à de pareilles boutades--et même, quand il parla, je crus
m’apercevoir qu’il s’efforçait d’amener la conversation sur un terrain
plus concret... Cinq minutes après, les dieux de l’Olympe bouddhique
avaient déserté l’ombrage du catalpa et Philippe racontait comment il
venait d’obtenir, non sans peine, un permis du Ministre de la Guerre
pour visiter, à Fontainebleau, le Polygone de tir et l’École
d’application...

Vers cinq heures, quelques gros nuages, tempérant un peu l’ardeur du
soleil, nous permirent de reconduire François à la gare. Il marchait
près de moi, la tête basse, de nouveau sérieux et presque triste. Je ne
pus m’empêcher de lui montrer que je compatissais à son angoisse
secrète.

«Vous êtes inquiet, n’est-ce pas?... Inquiet à cause de ma tante?...»

Tout de suite il parla, comme malgré lui.

«Oui, depuis mon retour... j’ai eu un tel coup en la revoyant, si vous
saviez!... un tel remords de l’avoir laissée... Est-ce que vous la
trouvez aussi... Est-ce que vous croyez?...»

Il n’osait formuler sa pensée. De vagues paroles m’échappèrent, qui
devaient sonner bien faux, car je le vis secouer la tête.

«Non, vous n’êtes pas sincère... Mais je ne veux plus voyager, au moins
de longtemps... Cet hiver je resterai près d’elle: j’ai assez de
documents maintenant pour rédiger ma thèse...

--Alors nous reprendrons nos mercredis? fis-je, soudain joyeuse.»

Il hésita un moment.

«Pas tous... à cause de ma mère, vous comprenez... Elle sortira de moins
en moins... Pourtant j’irai chez vous quelquefois, quand vous voudrez
bien de moi... J’aime à voir des gens heureux...»

Ce dernier mot me frappa: toujours le bonheur des autres! François,
moins égoïste que moi, paraissait résigné à s’en contenter. De nouveau
ma pensée se reporta vers les Debray.

«Des gens heureux? Je vous en montrerai la semaine prochaine, si vous
revenez ici... En attendant, vous n’avez qu’à vous retourner pour
regarder Philippe...»

Le bon rire de mon mari résonnait à quelques pas derrière nous. Mais
François ne se retourna pas; il fixa sur moi ses yeux devenus très
graves.

«Philippe... et _vous_, je pense?...» insista-t-il.

Je me sentis rougir. Qu’allait-il croire? Comment avais-je pu lui
laisser supposer un instant que je n’étais pas heureuse?... Et tandis
que j’hésitais à répondre, j’eus l’impression subite que mon silence
même semblait parler pour moi, et qu’il était déjà trop tard pour le
détromper...

Nous arrivions au seuil de la gare. Le signal retentit; sur nos talons,
papa et Philippe se hâtaient avec de grands gestes.

«Voilà le train, cria Philippe tout essoufflé; dépêchons-nous: nous
n’avons que le temps de traverser...»

Et comme nous courions presque, butant contre les rails, il ajouta pour
la vingtième fois:

«Alors, décidément, tu ne veux pas rester?...»

François eut un petit haussement d’épaules impatienté. Au détour de la
voie, un flocon de fumée blanche apparaissait déjà. Ce fut la bousculade
inévitable--et inutile--des départs; la chasse au wagon vide, la
portière brusquement refermée--et la minute bête où l’on se regarde, de
haut en bas et de bas en haut, sans trop savoir que se dire. Je
souriais--François aussi, je crois; mais son regard scrutateur
continuait à m’interroger...

«Au moins, lançai-je quand le train s’ébranla, promettez-nous de revenir
bientôt.»

Sa réponse se perdit dans le bruit strident du sifflet...

Toute la soirée un scrupule me hanta, près de la table où «mes deux
hommes» poursuivaient leur éternelle partie. Avec remords, je regardais
les traits calmes de Philippe et sa main courte déplaçant les pièces sur
l’échiquier; avec contrition, je me répétais qu’il était le modèle des
gendres, le plus tendre des maris--et moi la plus sotte et la plus
ingrate des femmes. La question de François, le ton dont il l’avait
faite--et, de ma part, ce mutisme absurde, quand il aurait fallu
répondre très vite, répondre en riant, comme pour rejeter bien loin
toute idée de mélancolie... Quel sentiment bizarre m’avait ainsi fermé
la bouche? Embarras, surprise--ou seulement impuissance de feindre?...

Sans bruit je m’étais levée, et debout, adossée à l’embrasure de la
porte, je regardais la nuit chaude et silencieuse, le ciel où quelques
étoiles brillaient entre de gros nuages mous frangés d’argent. Une odeur
lourde montait des héliotropes; sur la lisière de la forêt, la note
plaintive d’un crapaud tintait, argentine et monotone comme un glas
lointain... Je me sentis mécontente de moi, le cœur serré d’un étrange
malaise dont l’étreinte abolissait jusqu’au souvenir de la bonne journée
que je venais de passer...

Cette impression pénible se dissipa les jours suivants. Thérèse avait
accepté notre invitation avec reconnaissance; les préparatifs de son
arrivée et l’installation de sa smalah m’occupèrent tout le reste de la
semaine. Vers le milieu d’août, la maison jusqu’alors si calme se mit à
bourdonner comme une ruche.

«Voilà notre Thébaïde transformée en pouponnière», disait papa, ravi
d’ailleurs de cette métamorphose. Moi-même, par raison d’abord et bien
vite par tendresse, j’étais devenue l’esclave des enfants: la grosse
Hélène ne voulait plus s’endormir que sur mes genoux. Philippe, lui,
s’amusait franchement, sans arrière-pensée, jouant avec Jacques, mettant
au service de Thérèse sa complaisance infatigable, professant, enfin,
une admiration naïve pour M. Debray qu’il semblait croire inaccessible
aux préoccupations des simples mortels et qu’il obligeait chaque
jour, entre la poire et le fromage, à de petites conférences
chimico-biologiques. Le pauvre homme, aussi modeste que savant, semblait
parfois gêné d’être toujours mis sur la sellette; néanmoins il se
prêtait de bonne grâce aux désirs de son hôte.

Thérèse et moi, nous passions nos après-midi sous le catalpa; souvent je
la regardais, plus fraîche et moins maigre que de coutume dans sa blouse
de batiste blanche, occupée à coudre quelque objet de layette ou à
repriser les jerseys de son fils, dont les fonds de culotte se
volatilisaient aussi rapidement que si on les avait fait passer par
l’alambic paternel. Tout en glissant son aiguille à travers les mailles
de laine gros bleu, elle parlait;--nous causions de notre passé
d’écolières, de Mlle Verdy, morte subitement l’année qui suivit mon
mariage, et dont le souvenir lui était aussi cher qu’à moi.

«Vous rappelez-vous comme elle blaguait gentiment nos petites vanités,
littéraires ou autres?... «Geneviève est à peu près sûre d’entrer à
l’Académie française; quant à vous, ma pauvre Thérèse, je crois qu’il
faut vous contenter de l’Académie des Sciences...»

Ces folies déjà lointaines amenaient sur nos lèvres un sourire attendri.

«Ce n’était pas déjà si mal prophétiser, dis-je, au moins pour vous: M.
Debray se chargera de vous représenter à l’Institut... Moi, par exemple,
j’ai menti à ma vocation, et si je devais compter sur Philippe pour me
conduire à la gloire...»

Je m’arrêtai, un peu honteuse; mais Thérèse était trop fine pour relever
de pareils propos. Elle s’était prise d’une amitié très vive pour
Philippe, et lui-même, timide avec la plupart des femmes, trouvait en
elle des manières toutes simples et une affectueuse camaraderie qui le
ravissaient.

Donc Thérèse affecta de ne pas entendre ma phrase malencontreuse. Sans
faire semblant de rien, absorbée en apparence par son ravaudage
maternel, elle trouva moyen de donner un petit coup de barre à la
conversation, et je m’aperçus tout à coup que nous étions plongées dans
les considérations les plus édifiantes sur la bonté, la douceur, la
patience et autres vertus évangéliques.

«La bonté, voyez-vous, ma petite Geneviève, c’est le premier élément de
bonheur dans un ménage... sans elle, quoi qu’on en pense, la vie
conjugale devient odieuse...»

Qui donc plus que moi savait apprécier le caractère idéal de mon mari?
Légèrement agacée par cette mercuriale indirecte, j’essayai de devenir
taquine.

«Pauvre Thérèse! On dirait que vous êtes la victime d’un tyran
domestique... Il est donc bien méchant, M. Debray?...»

Une expression indéfinissable passa dans les yeux noirs de Thérèse.

«Oh! dit-elle, lui...»

Ce ne furent que deux mots. Mais ces mots contenaient un poème
d’admiration, de confiance aveugle, de soumission volontaire. La sage
petite personne, l’amie aux prudents conseils s’évanouissait pour
laisser paraître l’amoureuse ingénue qui résume dans un seul être toutes
les perfections de l’univers.

«Mon Dieu, pensai-je, qu’on est heureux de pouvoir aimer comme cela...»

Sans le vouloir, Thérèse venait de me faire sentir le néant des pâles
joies que, tout à l’heure, elle s’appliquait à me vanter si fort...

François renouvela sa visite dans le courant du mois. Il nous trouva
tous réunis, et je ne remarquai plus en lui ces allures pessimistes et
découragées qui m’avaient frappée la première fois. Sa mère, nous
dit-il, allait beaucoup mieux,--ce qui suffisait à expliquer qu’il eût
repris sa gaîté naturelle. D’emblée il conquit les bonnes grâces de
Jacques en l’initiant à la fabrication de certaines «cocottes»
japonaises, au bec pointu et aux ailes mobiles, que le gamin, plus
adroit qu’un singe, eut vite fait d’aligner par douzaines sous les yeux
écarquillés de sa petite sœur. A table, on oublia de parler chimie;
François, à propos d’un voyage en Allemagne, ayant prononcé le nom de
Bayreuth, M. Debray bondit: cet homme paisible se révélait tout à coup
wagnérien farouche. Soudain--c’était encore le temps des luttes
héroïques--un vent de folie sembla souffler autour de la table: Thérèse
et son mari, François et moi, nous nous rejetions comme des balles les
noms scandinaves aux syllabes sonores, nous ergotions sur les symboles
du _Ring_, nous fredonnions des bribes de motifs--papa, profane, mais
sympathique, riait de tout son cœur; Philippe nous écoutait bouche bée.
Il n’avait jamais soupçonné chez le savant cette frénésie musicale, et
quand Thérèse, en confidence, lui eût avoué «qu’Eugène jouait très
joliment du violon»:

«Mais alors, s’écria-t-il, pourquoi n’avez-vous pas apporté votre
instrument?... Moi aussi, j’aime beaucoup la musique... Vous auriez
accompagné Geneviève, et elle nous aurait chanté l’_Ave Maria_ de
Gounod, ou bien ce joli morceau, vous savez... l’enfant malade qui meurt
en disant: «Bonne nuit...» La sérénade de Borga, Bréda...

--Braga», dit François. Il y eut un silence. Et subitement, du salon où
les enfants restaient consignés sous la garde d’une bonne, la voix de
Jacques s’éleva, aiguë et plaintive:

«Maman! oh! maman!... Hélène qui mange mes cocottes!...»

Tout le reste du jour, jusqu’au départ de François qui, cette fois, nous
avait réservé sa soirée, notre petit cénacle fut très gai. M. Debray,
décidément mis en confiance, continuait à bavarder sur toutes sortes de
sujets étrangers à son laboratoire; Thérèse, par contre, me parut moins
expansive que de coutume: elle souriait, mais parlait peu, et semblait
observer notre cousin avec un mélange bizarre de sympathie et de
méfiance. Ou bien elle s’adressait à Philippe, toujours rayonnant de
contentement paisible.

Un moment, François se trouva seul avec moi. Désignant du geste Thérèse
et son mari qui, repris par leur commune passion scientifique, se
penchaient tous deux pour examiner la même feuille de chêne où luisait
la trace mince d’un limaçon:

«Ce sont eux, demanda-t-il, les heureux que vous vouliez me faire
connaître?...»

Je vis qu’il se souvenait de mes paroles maladroites, et, brûlant de
réparer ma faute, je le regardai bien en face.

«Oui, ce sont eux,--mais c’est moi aussi... c’est vous, j’espère; c’est
nous tous... Vous n’en avez jamais douté, n’est-ce pas?...»

Combien j’étais sincère, en ce moment où une sorte de griserie joyeuse
me montait du cœur aux lèvres! Il le comprit, sans doute, car ses yeux
s’adoucirent, presque paternels.

«Non, fit-il, je n’en doutais pas... Mais je suis content de vous
l’entendre dire.»

Quand il partit, à neuf heures passées, une brume légère détrempait
l’herbe et les routes; papa et Philippe l’escortèrent seuls jusqu’à son
train, munis d’une lanterne et de deux parapluies. Dans le chemin qui
longeait la maison, je vis s’éloigner la petite lumière vacillante,
j’écoutai décroître le bruit de leurs voix, puis je refermai la
persienne que j’avais poussée pour les suivre de l’oreille et du regard.
Thérèse, assise près de la table, feuilletait une revue; le piano, resté
ouvert avec la partition de _Siegfried_ sur le pupitre, me parut
étrangement triste, le salon étrangement vide. Silencieuse, je me mis à
ranger la musique éparse çà et là...

«Il est presque toujours absent, n’est-ce pas, monsieur Chardin?...»

Je me retournai vers Thérèse, sans bien comprendre pourquoi elle me
posait cette question-là plutôt qu’une autre.

«Oui, jusqu’à présent, il a beaucoup voyagé, mais la santé de sa mère
nous inquiète un peu, et je doute qu’il reparte cet hiver...

--Ah!» fit Thérèse. Et froidement--à contre-cœur, semblait-il--elle
ajouta:

«C’est un charmant garçon.»




IX


Je revins de Marlotte entièrement guérie et pétrie de bonnes
résolutions. L’activité dévorante de Thérèse avait fait honte à ma
paresse: je devais m’occuper coûte que coûte, secouer l’inertie morale
et intellectuelle où je m’enlizais l’année précédente--surtout éviter
ces vagues rêveries qui énervent l’âme et émoussent la volonté. «Rêver,
maintenant... à quoi bon? Ma vie ne changera guère; je n’ai plus
grand’chose à attendre--ni à craindre...» Je le croyais! Et dans cette
assurance candide, je m’efforçais, après le naufrage de mes espérances
maternelles, d’établir le bilan des joies qui me restaient. «Philippe...
papa... Dieu merci, il est encore assez jeune, mon cher papa: et
d’ailleurs son grand-père, auquel il ressemble, paraît-il, trait pour
trait, a vécu quatre-vingt-douze ans... La pauvre tante Lydie?... J’ai
bien peur de ne pas pouvoir la conserver aussi longtemps. Mais François
est pour nous comme un frère... Et l’amitié de Thérèse, de son mari, de
ses enfants...» Mon cœur un peu sauvage n’en demandait pas plus. «Petit
lapin!...» m’appelait papa quand, tout enfant, je jouais à me dorloter
sur ses genoux, la tête enfouie sous sa veste et risquant un œil de
temps à autre pour me replonger bien vite dans ma cachette... Du petit
lapin de jadis, j’avais gardé le goût de me terrer dans les coins
étroits, de me blottir dans les tendresses profondes et durables.
«L’amour de Philippe--sans parler des autres affections qui
m’entourent--n’est-ce pas un de ces nids où rien de mauvais ne peut
m’atteindre?...» A force de me chapitrer ainsi, je me sentais devenir la
femme la plus raisonnable de la terre--une vraie perfection. Et puis, il
fallait bien prouver à François que je n’étais pas malheureuse...

Ce fut lui, naturellement, que je consultai dès que je voulus «chercher
de l’ouvrage». Il repoussa comme extravagante et inutile mon idée
d’apprendre le hollandais--j’y avais déjà renoncé _in petto_. Tante
Lydie m’offrit de traduire des romans anglais. Nous dînions chez elle ce
soir-là, peu de jours après la rentrée, et j’avais été heureusement
surprise de lui trouver la mine moins défaite, les yeux plus brillants:
la présence de son fils, et surtout l’assurance qu’il était près d’elle
pour longtemps, avaient opéré ce miracle.

«Les romans, c’est trop amusant, tante. Il me faut quelque chose de
difficile, qui me prenne beaucoup de temps...

--Elle est effrayante! déclara Philippe. Hier, elle avait entrepris de
m’aider à vérifier ma balance du mois... Seulement elle comptait tout de
travers... Une petite femme qui se vante d’avoir adoré l’algèbre!...»

Je haussai les épaules.

«L’algèbre, oui... les formules abstraites. Mais j’ai les chiffres en
horreur...

--Comme c’est drôle! dit mon mari. Moi je n’ai compris la théorie que du
jour où je l’ai mise en pratique... et même, les chiffres ne me diraient
rien du tout s’ils ne représentaient pas des valeurs marchandes...»

Tandis qu’il parlait, mes yeux, errant à travers le salon, venaient de
rencontrer un petit dessin à la sanguine--un profil de femme au nez fin,
au menton gras, payé cent sous par Mme Chardin chez un brocanteur naïf.
Dans un coin du papier, caché sous d’imperceptibles moisissures,
l’encadreur avait découvert le monogramme d’Antoine Watteau... «Quand
vous voudrez, Madame, disait-il souvent, nous avons acquéreur à cinq
mille francs...» Je songeai: «Deux lettres tracées sur une feuille
jaunie... et le nez retroussé, le menton à fossette sont devenus, eux
aussi, des «valeurs marchandes»... Faut-il donc toujours en arriver là?»

Justement, tante Lydie, comme pour répondre à ma pensée, appuyait de
commentaires bienveillants les dernières paroles de Philippe et je
l’entendais porter aux nues les industriels, les hommes forts et
actifs--jusqu’à traiter «d’inutile mandarin» son fils qui ne semblait
guère s’en émouvoir. Un peu déçue, un peu troublée, je l’écoutai quelque
temps discourir sur ce mode inaccoutumé, puis d’un ton plaintif je
m’écriai:

«Tout cela est bel et bon, mais vous ne m’avez toujours pas indiqué ce
que je pourrais faire cet hiver...»

François se pencha vers moi.

«Vous êtes prête à tout? demanda-t-il gaîment.

--A tout.

--Aucun travail ne vous rebutera?

--Aucun...»

Tante Lydie s’agita dans sa bergère: on eût dit que ce badinage
l’impatientait. Mais François poursuivait d’un ton solennel:

«Vous accepterez mes conseils aveuglément?

--Aveuglément!...» répétai-je. Et je levai vers lui, tout en riant, des
yeux où devait se lire une confiance absolue... Deux petits coups secs
résonnèrent sur la table: c’était tante Lydie qui fermait brusquement
son étui à lunettes.

«Tu es absurde! dit-elle à son fils. Laisse donc Geneviève choisir
elle-même ce qui lui convient... D’ailleurs je ne vois pas pourquoi elle
ne finirait pas par s’intéresser aux comptes de son mari...»

François rougit,--fâché sans doute, à trente-six ans, que sa mère le
rembarrât comme un gamin. Pourtant il se tut, pendant que Philippe
disait bonnement:

«Mais, ma tante, je ne tiens pas du tout à la faire travailler, moi!...
Je ne demande qu’une chose, c’est qu’elle s’amuse... que ce soit en
jouant du piano, en tricotant des bas ou en traduisant de l’anglais, du
russe, du chinois... tout ce qu’elle voudra...»

L’incident fut clos. Nous commencions à connaître ce que Philippe
appelait «les lubies de ma tante». Seulement, dans l’antichambre où
François nous reconduisait, je lui dis en confidence:

«Vous penserez à moi, n’est-ce pas?...»

D’abord il me regarda sans répondre, comme s’il ne comprenait pas bien.
Puis il eut un sourire singulier.

«A vous? Oh! oui, je vous promets d’y penser... et de vous trouver ce
que vous cherchez...»

Le mercredi suivant, il apportait un livre qu’il me tendit
triomphalement--un petit livre relié en toile grise, grand comme la
main, épais comme le doigt, avec des tranches rouges et un titre
anglais.

«Oh! fis-je, il n’est pas gros...»

Mais quand je l’eus ouvert, ma moue dédaigneuse se changea en grimace:
trois cents pages de papier pelure, imprimées en caractères minuscules.

Philippe se penchait sur mon épaule.

«Sapristi! quel grimoire!... A ta place, j’aimerais mieux un «copie de
lettres...»

François vit mon effarement et me rassura.

«C’est un ouvrage de vulgarisation, très clair, très facile... une
histoire succincte, mais complète, de l’art bouddhique, avec la liste de
tous les monuments connus... Mon éditeur m’avait demandé de le traduire,
mais je n’ai pas le temps... Le manuscrit doit être livré en mai; j’ai
calculé que cela ne représente pas plus de deux pages par jour... ce
n’est pas un travail démesuré pour vous, puisque vous lisez couramment
l’anglais...»

Indécise, je feuilletais le petit volume; il me semblait plus joli,
moins rébarbatif.

«Il y a des mots hindous!... mais le texte a l’air facile, en effet...
Et puis, vous m’aiderez bien un peu? demandai-je timidement.

--Oh! tant que vous voudrez», fit-il avec élan. Puis soudain, d’un ton
tranquille: «Mais, je suis sûr que vous n’aurez pas du tout besoin de
moi.»

Le sort en était jeté. Dès le lendemain, je me mis à l’ouvrage. Jamais
hiver ne me parut plus court. Mes matinées se passaient à lire les pages
que je devais traduire, à élucider les passages obscurs. Le soir, je
rédigeais, d’une grosse écriture bien nette. J’avais transporté mon
bureau dans le cabinet de Philippe, qu’une maladie grave de son associé
obligeait aussi à un surcroît de besogne, et nous travaillions sagement
tous les deux, sortant peu, refusant trois invitations sur quatre. De
temps à autre, il m’arrivait de le consulter, car il savait bien
l’anglais,--il le parlait même beaucoup mieux que moi. Mais les termes
d’art et d’architecture ne lui étaient pas familiers, et il me faisait
faire des contre sens. Je dus renoncer à utiliser ses lumières.

Tantôt chez nous, tantôt rue Barbet-de-Jouy, je soumettais mon travail à
François qui le relisait, le révisait et me donnait toutes les
explications désirées, le plus simplement et le plus clairement du
monde, en illustrant ses démonstrations de force gravures et
photographies. Peu à peu j’étais devenue très experte en la matière, et
les mots de «topes» et de «lâts», les noms de «Parambanan» et de
«Tyandi-Sevou» sortaient de mes lèvres avec une facilité qui faisait la
joie de Philippe--ces vocables inconnus lui paraissant des plus
comiques.

«Écoute, ma tante... non, mais écoute un peu... si on ne dirait pas un
vieux professeur de sanscrit!...»

Et il riait--sans trouver beaucoup d’écho. Tante Lydie s’était de
nouveau assombrie, et sa santé laissait encore à désirer. Malgré tout,
nous passions de bons moments; les jours fuyaient avec une rapidité
vertigineuse.

Un après-midi que je m’étais attardée à ma table de travail, cherchant à
rattraper ma soirée perdue la veille au théâtre, Thérèse vint me
surprendre, escortée de ses deux enfants qu’elle ne quittait jamais.
Hélène marchait seule maintenant; en la voyant rouler vers moi comme une
toupie, toute ronde, les bras écartés, chancelant encore sur ses grosses
jambes, je pensai: «Le mien aurait presque son âge...» Mais ce ne fut
qu’un éclair douloureux: je n’avais plus le temps de m’absorber dans des
regrets sans fin.

«Qu’est-ce que vous devenez donc? s’enquit Thérèse. Voilà des siècles
qu’on ne vous a vue...»

C’était vrai; je négligeais un peu mes amis depuis quelque temps.
Humblement, je m’excusai: nous avions mené, tout l’hiver, une vraie vie
de sauvages; mon mari avait des affaires et des rapports par-dessus la
tête.

«Et moi aussi, voyez, je travaille...»

Non sans orgueil, je montrais les feuillets amoncelés devant moi, le
dictionnaire anglais grand ouvert. Thérèse manifesta d’abord une
curiosité sympathique: elle me croyait occupée à traduire quelque
ouvrage de droit commercial ou industriel. Quand elle eut compris qu’il
ne s’agissait ni de la culture du chanvre en Angleterre, ni de la
question des «trusts», elle sembla se désintéresser de mes efforts. En
vain j’essayai de lui faire admirer mon manuscrit aux trois quarts
achevé, et les belles petites notes alignées au bas des pages, à l’encre
rouge: elle regardait, elle m’écoutait parler; mais sur sa figure aux
traits mobiles, je lisais une indifférence voulue, excessive--une
«indifférence passionnée» si l’on peut ainsi dire.

Jacques furetait partout, suivi de sa petite sœur qui ne le quittait pas
d’une semelle et qu’il morigénait de la belle façon.

«Laisse ça, Nénette... veux-tu bien laisser ça, petite vilaine...»

Nénette se mit à crier: toute branlante, tendue dans un effort comique,
elle essayait d’agripper sur la console un bibelot que Jacques venait de
saisir prestement «pour qu’elle ne le casse pas», disait-il.

«Dieu! que ces enfants sont insupportables!...»

Thérèse se leva et prit des mains de son fils l’objet en litige--une
statuette d’ivoire finement travaillée, sorte d’ange bouddhique, les
ailes au dos et foulant aux pieds un serpent.

«Regardez, dis-je, comme c’est curieux, cette influence chrétienne...»

François, quelques jours auparavant, m’avait fait comprendre les causes
d’une similitude au premier abord inexplicable... Mais déjà Thérèse
reprenait son expression absente.

«Oh! vous savez, moi, l’art hindou... je n’y connais rien...»

Un peu dépitée, je parlai d’autre chose. Et tout de suite elle redevint
affectueuse et gaie. Quand elle partit, après une heure de causerie
amicale, agrémentée de quelques gronderies, caresses--et autres
préoccupations maternelles,--j’avais presque oublié le début de sa
visite.

Pourtant, dès que, restée seule, je voulus me remettre au travail, je me
sentis gênée, vaguement malheureuse, comme si Thérèse eût laissé après
elle une odeur de blâme. La petite idole d’ivoire me regardait de ses
yeux fixes. Je fermai mon cahier et, le menton sur mes mains, je me
plongeai dans des réflexions moroses. «Thérèse est absurde... elle
voudrait que tous les ménages fussent pareils au sien... Parce qu’elle
travaille avec son mari, pour son mari, aux mêmes choses que son mari,
elle ne conçoit pas qu’une autre femme puisse comprendre la vie
différemment... C’est comme tante Lydie, qui me conseille maintenant de
lire les articles économiques de la _Revue des Deux-Mondes_... Philippe
n’en demande pas tant, lui... ce bon Philippe! Il est content, je ne
m’ennuie plus... nous nous occupons chacun de notre côté... Pourquoi
donc les autres veulent-ils nous empêcher de vivre à notre guise?...»

J’eus un geste d’impatience, et, rouvrant livre et dictionnaire, je
repris où je l’avais laissée la description du temple d’Ellorah...

Avant la date fixée, ma traduction était finie, parachevée, prête pour
l’impression. Je la remis à François le dernier mercredi d’avril, après
notre dîner de famille. Nous étions tous réunis, y compris papa et tante
Lydie elle-même qu’un ascenseur nouvellement installé avait hissé
jusqu’à notre cinquième. Quoiqu’elle eût semblé, au début, plutôt
hostile à ma grande entreprise, elle me félicita gentiment de l’avoir
menée à bien. Papa, qui me savait paresseuse et qui s’était montré
sceptique, ne cachait pas son étonnement. Quant à Philippe, il
m’admirait, comme toujours, sans réserve.

«Elle a lestement enlevé ça, hein?... Et quelle persévérance! Je l’ai
vue, moi, je l’ai vue à l’ouvrage...» répétait-il avec fierté.

François tournait et retournait les bienheureuses pages; peut-être
avait-il compris combien il m’en coûtait de les voir partir, emportant
avec elles tout ce monde enchanté de la science et du rêve où j’avais
vécu plusieurs mois... Il sourit--quelle bonté dans ce sourire!
N’était-ce pas ainsi que Mlle Verdy me regardait jadis, au moment où
dans ses yeux, sur ses lèvres, je lisais d’avance--je sentais venir la
phrase tant attendue: «C’est bien, vous êtes une bonne fille...»?

Cette phrase, François ne la prononça pas; mais je m’imaginai qu’il la
pensait. Et devinant le regret que je n’avais pourtant pas exprimé:

«Ce n’est pas fini, dit-il; nous aurons encore la correction des
épreuves...»

Une seconde période commença, période ravissante où je connus la joie de
voir imprimées en toutes lettres ces lignes sorties, sinon de mon
cerveau, du moins de mes doigts, où je m’initiai au mystère des signes
cabalistiques qu’on trace dans les marges, sur un papier qui boit, avec
une plume qui crache. François relisait après moi tous les placards, sûr
d’y trouver encore des fautes qu’il me signalait ensuite malicieusement.
«Les femmes n’ont pas «l’œil typographique», assurait-il. Et je me
piquais au jeu, tout heureuse quand je ne lui avais laissé à glaner que
quelques virgules omises ou quelques accents mal placés. Entre temps il
se rendait lui-même chez l’éditeur, car j’avais bien spécifié qu’on ne
prononcerait pas mon nom et qu’il dirigerait seul la publication,
rédigée par «un de ses élèves». Cette nouvelle phase de notre
collaboration donna lieu à quelques palabres dans le vieux salon Louis
XVI, sous les yeux résignés de tante Lydie qui considérait évidemment
tout cela comme un jeu puéril et sans utilité.

«Et ta thèse?» demanda-t-elle un jour, de ce ton demi-moqueur,
demi-fâché qu’elle prenait maintenant assez souvent.

«Ma thèse? mais elle avance, maman... et plus que tu ne crois. Tu sais,
si je mettais bout à bout toutes les heures que j’ai perdues depuis dix
ans, en Cochinchine et ailleurs, rien qu’à dormir après mon déjeuner...
j’arriverais à un joli total--de quoi corriger vingt volumes d’épreuves
in-folio... A Paris, on met les bouchées doubles... on dévore le
travail...

--Oui, murmura tante Lydie, mais la vie vous dévore, aussi...»

L’âpreté de son accent me frappa; je la regardai--dévorée, en effet,
semblait-il, par cette vie qu’elle sentait fuir trop vite... Un moment,
je crus avoir pénétré le fond de son âme; malade, plus atteinte qu’elle
ne voulait l’avouer, elle nourrissait une idée fixe, presque morbide: la
thèse, le doctorat, le séjour à Paris stable, définitif--la paix pour
les années qui lui restaient. Tout ce qui détournait son fils de ce but
ardemment désiré lui paraissait, à elle, négligeable--presque nuisible.
De là--du moins je le pensai--cette irritation latente qu’elle laissait
parfois paraître, dès que ma pauvre traduction revenait sur le tapis.

J’en ressentis quelques remords--au point de n’éprouver qu’un plaisir
incomplet, le jour où François m’apporta le premier exemplaire de notre
volume enfin paru. Un bien joli petit exemplaire, pourtant, plus
pimpant, moins austère que l’original britannique, et sur lequel
brillaient en lettres d’or les noms de François Chardin--l’éditeur
l’avait exigé--et de _Georges Naville_--mes deux initiales à moi,
accostées de syllabes quelconques. Philippe se mit à rire: ce nouvel
avatar de sa femme l’amusait prodigieusement. Je riais aussi;
j’examinais les tranches, le dos, le plat, le titre--je me déclarais
ravie...

«Vous n’avez pas l’air aussi heureuse que je l’aurais cru», dit
simplement François.

Rien ne lui échappait! Quelque chose dans le son de sa voix me fit
craindre de l’avoir peiné. Confusément, j’essayai de lui expliquer mes
scrupules--son temps gâché, sa thèse retardée par ma faute, la
désapprobation visible de sa mère--toutes ces idées qui, depuis quelques
semaines, me tourbillonnaient dans la tête, et qui venaient aujourd’hui,
comme un essaim de vilains oiseaux noirs, se poser sur ma joie
présente... Philippe m’écoutait avec stupeur.

«Quelle drôle d’imagination tu as!... tu ne penses qu’à te tourmenter...
Je suis sûr que ces bêtises ne lui ont pas fait perdre une heure de
travail... n’est-ce pas, mon vieux? Et quant à ma tante, tu sais combien
elle est devenue nerveuse...»

Il employait souvent ce terme vague qui résume tout un ordre de
sensations et de phénomènes inconnus aux natures placides. François
soupira:

«Oh! si j’étais sûr qu’elle fût seulement nerveuse!... Mais Philippe a
raison, Geneviève; vous pouvez mettre votre conscience en repos: ma
thèse est finie depuis hier...

--Finie! m’écriai-je. Oh! que je suis contente!... Alors je ne regrette
plus rien...»

Plus rien. Toute la soirée je me sentis joyeuse. Les fenêtres, grandes
ouvertes sur le ciel mauve de juin où tremblaient de petites étoiles
bleues, laissaient pénétrer, avec la lueur indécise du crépuscule d’été,
l’odeur indéfinissable du Luxembourg et de la rue--mélange d’acacias en
fleurs, de mousse de bière, de poussière chaude et de gazon fraîchement
arrosé. Nous causions--ou plutôt je parlais presque seule, un peu
excitée, bavarde contre mon habitude. Philippe fumait un gros cigare;
François roulait des cigarettes d’un tabac blond qui sentait le caramel,
et les laissait s’éteindre l’une après l’autre, distrait sans doute par
quelque pensée étrangère à nous, car il ne disait pas grand’chose. Un
peu avant onze heures, il se leva pour partir. Nous étions restés dans
l’obscurité pour mieux goûter la douceur de la nuit. Les lampes
allumées, je le vis debout près de la table, maniant le petit livre que
j’y avais posé soigneusement. Il se tourna vers moi.

«Si vous vouliez... si cela vous était égal, j’aimerais emporter cet
exemplaire là... Je vous en ferai envoyer d’autres par le libraire... Et
puis, avouez que j’ai bien mérité une petite dédicace de votre main...
Tous les auteurs le font, vous savez», ajouta-t-il en souriant--d’un
sourire presque timide.

Il ne m’avait pas habituée à de telles cérémonies.

«Oh! dis-je, moi, je veux bien... quoique je ne sois pas un auteur «pour
de bon...»

Et tout d’un trait, j’écrivis sur la feuille de garde:

«A mon cher maître et ami, son élève reconnaissant.

«G. N.»

«Bravo! Parfait! approuva Philippe qui pouffait de rire derrière moi.
Comme cela, personne ne pourra soupçonner que le traducteur n’est pas un
petit jeune homme...»

François lut de tout près, sans lorgnon, les mots que je venais de
tracer; son regard, quand il le forçait ainsi, semblait toujours un peu
étrange... Puis, après s’être assuré que l’encre était bien sèche, il
referma doucement le volume, le glissa dans la poche de sa jaquette,
prit congé de nous et s’en alla... Alors seulement, je m’aperçus qu’il
avait oublié de me dire merci.




X


L’été qui suivit s’organisa d’une façon à la fois imprévue et monotone.
L’associé de Philippe, malade depuis près d’un an, avait fini par
mourir, laissant des enfants mineurs, une veuve inhabile aux affaires et
un frère, ingénieur capable et expérimenté, mais dont l’intronisation
comme codirecteur offrait quelque difficulté, à cause de son caractère
entier, peu sympathique au personnel. Philippe, sans cesse appelé à
l’usine pour discuter ces questions délicates, dut abandonner
momentanément la partie commerciale et administrative qu’il s’était
réservée. Il confia ses bureaux de Paris à un vieil employé blanchi
sous le harnais et m’emmena passer les mois de vacances à
Saint-Maurice-Lille--dans cette grande maison où son père était né--tout
contrit, le pauvre garçon, de m’offrir une si triste campagne et une
atmosphère si enfumée.

«Tu sais, me proposa-t-il quelques jours avant notre départ, si tu
préfères aller en Bretagne avec les Debray, tu es libre...»

Je souris, touchée de son abnégation, et, refoulant de mon mieux le gros
soupir qui me montait aux lèvres:

«Comment peux-tu croire, dis-je, que je voudrais te quitter pendant si
longtemps? Puisque je n’ai pas de cure d’air à faire cette année,
profitons-en pour ne pas nous séparer...»

Ses bons yeux, où j’avais vu passer l’effroi candide de me voir accepter
son offre, s’éclairèrent d’une gratitude infinie.

«Alors, c’est bien vrai? Tu aimes mieux venir? Que tu es gentille, ma
chérie!... Moi, vois-tu, j’ai toujours peur que tu ne t’ennuies... Mais
je peux bien te l’avouer, maintenant: je ne sais pas ce que je serais
devenu tout ce temps-là sans toi...»

Je bouclai donc mes malles pour Saint-Maurice, sinon avec beaucoup de
joie, du moins avec le ferme propos d’être raisonnable et de ne pas
entraver, par de vaines récriminations, les affaires de mon mari.
Pourtant j’allais me trouver bien seule dans ce pays inhospitalier: les
Debray, tous deux anémiés et surmenés, s’octroyaient trois mois de mer à
l’extrême pointe du Finistère--un prix décerné fort à propos par
l’Académie des Sciences leur permettait cette folie--et tante Lydie, que
son fils avait enfin décidée à consulter, partait pour les eaux de
Bagnoles. «Mauvaise circulation...» diagnostiquaient les médecins.
François, de toute la saison, ne pouvait songer à quitter sa mère. Papa,
lui, me demeurait fidèle; mais l’administration barbare lui accordait
tout juste trente jours. Le reste du temps, je devrais me résigner à
vivre sur mon propre fonds intellectuel. Philippe serait très occupé--et
d’ailleurs...

Sans vouloir achever ma pensée, je réunis une bonne provision de
livres--parmi lesquels deux ou trois ouvrages sur l’art hindou--et de
musique--beaucoup de Wagner, hélas! et pas trace de Gounod. La veille de
mon départ, j’achetai _Parsifal_, que je connaissais peu, mais dont
François parlait toujours avec recueillement, et je le glissai à la hâte
dans une valise restée ouverte, entre mes corsages de batiste et les
gilets blancs de Philippe.

«C’est un peu gros, pensai-je, et un peu dur... Bah! la batiste se
repasse très bien, et le piqué aussi...»

Tel fut le viatique dont je me munis pour affronter la fumée des usines,
la monotonie des champs de betteraves et la société des habitants de
Lille.

Malgré tant de précautions, l’été me parut long. Et, chose étrange, je
n’ai gardé de ces quelques mois que des souvenirs imprécis. Alors que de
l’hiver précédent, si studieux et si calme pourtant, je me rappelle
encore, après quatorze ans, les moindres détails--jusqu’à la robe que je
portais le jour où je commençai ma traduction, jusqu’à la couleur
jaunâtre des épreuves imprimées, à leur bonne odeur de papier humide et
d’encre fraîche--mon séjour à Saint-Maurice n’a laissé dans ma mémoire
que des images vagues, grises comme le ciel toujours voilé, malgré les
splendeurs de juillet et le soleil d’août. Je ne sais si je m’ennuyais;
en tous cas, je n’éprouvais aucun besoin de distraction, et l’annonce
d’une visite, la perspective d’une relation nouvelle provoquaient
toujours de ma part un petit mouvement de recul, une attitude défensive
qui déconcertaient Philippe.

«Nous appelons ça «l’épaule rennaise», disait papa en riant. Il
reconnaissait bien, lui, le vieux sang de nos ancêtres bretons, et le
geste instinctif du sauvage qui se met en garde contre l’ennemi.

Non, je ne m’ennuyais pas. Mais, sans même m’en rendre compte, je vivais
une existence irréelle et comme transitoire. Ma pensée, malgré moi,
vagabondait toujours en deçà ou au delà du présent; cette maison--la
mienne, après tout--me semblait étrangère; ce grand jardin triste
prenait l’aspect d’un décor de rêve. Philippe, seul vivant et affairé au
milieu de la mélancolie ambiante, m’apparaissait encore plus différent
de moi qu’aux premiers jours de notre mariage. «Sans doute, me
disais-je, dans ce temps-là, nous étions bien jeunes... deux enfants:
tante Lydie n’avait pas tort... En sept ans, on évolue, on se
transforme... Mais pourquoi la vie commune, au lieu de nous façonner
deux âmes pareilles, nous éloigne-t-elle chaque jour l’un de l’autre?...
Ou bien est-ce moi qui m’éloigne de lui--moi seule qui change, tandis
qu’il reste le même?...»

J’avais de nouveau perdu cette sérénité, cette quiétude d’esprit,
reconquise à grand’peine quelques mois auparavant et que j’attribuais à
la toute-puissance du travail. Pour la retrouver, j’essayai de reprendre
mes livres, et je commençai la lecture d’une étude sur les poèmes
védiques. Mais dans mon ardeur inconsidérée, j’avais choisi une édition
trop savante, bourrée de considérations sur l’histoire et la
linguistique qui me rebutèrent très vite.

«Ce sera pour l’hiver prochain,» pensai-je--comptant bien demander à
François de me guider dans ce labyrinthe. En attendant, j’en étais
réduite à me nourrir de romans, triste pâture, plus énervante que saine.
Restait _Parsifal_: je m’y plongeai éperdument. Dix fois, vingt fois, je
revis la partition, découvrant à chaque page, dans ce pâle reflet qu’est
une réduction «piano et chant», des beautés dont la révélation
m’enchantait et que je devais garder pour moi seule. Parfois,
j’étouffais un peu de toute cette admiration rentrée, et je me disais
qu’il eût été bon d’avoir autour de moi, tournant mes pages et mêlant
leur voix à la mienne, des fervents tels que les Debray, François ou sa
mère. Mais tous étaient loin. Papa, je le sentais bien, m’écoutait avec
plus de complaisance paternelle que de sens esthétique. Quant à
Philippe, dont l’attrait pour la musique était aussi réel que son
incapacité absolue à la comprendre, je redoutais par-dessus tout ses
jugements et ses réflexions. Aussi, dès que je voyais poindre à
l’horizon son visage réjoui, vermeil sous le chapeau de paille, ou que
j’entendais résonner dans le vestibule son pas solide d’homme bien
portant, je fermais rapidement mon piano et Wagner disparaissait dans
les profondeurs du casier. Que les femmes qui n’ont jamais entretenu de
commerce secret avec quelque demi-dieu, à l’insu d’un mari profane, me
jettent la première pierre!

Heures lentes, songes sans but... Cette saison ne me fut pas bonne. Un
seul épisode est resté gravé profondément dans mon esprit--un incident
qui faillit achever de me démoraliser.

Je gardais, dans une jolie petite bourse, trois cents francs payés par
l’éditeur de l’_Art Bouddhique_. François me les avait apportés en
riant, et mon premier mouvement avait été de les refuser; puis je
m’étais ravisée, curieuse tout à coup de palper cet argent
«gagné»,--pensant aussi qu’il serait beaucoup mieux placé dans la poche
de quelque besogneux que dans la caisse d’un grand libraire parisien. En
arrivant à Saint-Maurice, je songeai tout de suite au meilleur moyen
d’employer mon trésor.

«Donne-le à notre orphelinat», dit Philippe.

Ce mot me déplut; il me rappelait les affreuses petites brassières
grisâtres que je confectionnais jadis sous la direction de mes
grand’tantes Olympe et Cornélie,--toutes deux, les pauvres femmes, s’en
étaient allées depuis, dans un monde meilleur, tricoter pour les
chérubins nécessiteux.--Et puis je savais que l’orphelinat de l’usine,
luxueusement installé et pourvu d’un nombre incalculable de dames
patronesses, fonctionnait à merveille et n’avait nullement besoin de mon
insignifiante obole. Ce qu’il me fallait, c’étaient des pauvres
authentiques, inconnus de la charité officielle,--des pauvres à moi
toute seule, comme mon argent. Je ne le cachai pas à Philippe.

«Et Dieu sait que les misères ne doivent pas manquer ici», ajoutai-je en
songeant à la ville triste, au climat ingrat, au labeur incessant de la
fourmilière humaine qui grouillait par les rues.

M. Louis Mauroy, le nouvel associé, dînait chez nous ce soir-là,--un
beau garçon à la moustache blonde, à la raie impeccable, portant haut sa
tête correcte et dédaigneuse. Je le connaissais déjà, ayant eu
l’occasion de le recevoir à Paris; une fois entre autres il s’était
rencontré avec François, et j’avais pu assister à la plus belle éclosion
d’antipathie spontanée entre ces deux hommes--notamment au cours d’une
longue discussion sur les réformes sociales dont notre cousin était
sorti vaincu en apparence, mais plein de mépris pour les arguments
antédiluviens de son adversaire.

«Jamais je n’ai rencontré de cœur aussi sec, ni d’esprit aussi étroit»,
m’avait-il confié, encore tout hérissé d’indignation généreuse. Je
pensais exactement de même, sans trop oser l’avouer toutefois, car je
savais Philippe féru d’admiration pour ce camarade plus ancien et plus
brillant que lui.

Quand M. Mauroy m’entendit parler des misères de Lille, un sourire
sceptique effleura sa jolie moustache.

«Si j’osais vous donner un conseil, madame,--cette formule polie, qu’il
savait allier avec l’accent le plus impertinent du monde, avait le don
de m’exaspérer,--je dirais comme Noizelles: tenez-vous-en à
l’orphelinat... La caisse est surveillée par des personnalités de toute
confiance, les enquêtes sont faites avec soin: au moins on est sûr de ne
pas perdre son argent... Tandis que si vous vous lancez dans la charité
particulière, ces gaillards-là auront vite fait d’abuser de votre
bonté...»

«Bonté», prononcé par lui, prenait des intonations presque insultantes
et devenait si évidemment synonyme de «bêtise» que je n’hésitai plus:
dès le lendemain, grâce au zèle de ma vieille Julie, venue en
villégiature chez nous avec papa et qui valait à elle seule tout un
bureau de bienfaisance, je me mis à la recherche d’une famille
pauvre,--ne fût-ce que pour prouver à M. Mauroy que je me souciais peu
de ses «conseils».

Après quelques déboires--ces braves gens, il faut bien l’avouer,
n’étaient pas tous des saints--je finis par mettre la main sur une de
ces détresses noires auxquelles on ne croit pas, tant qu’on ne les a pas
touchées du doigt: six enfants, échelonnés de sept ans à quinze
jours--la mère anémiée, presque mourante de fatigues et de privations;
le père gagnant deux francs par jour à boucher des bouteilles dans une
fabrique d’apéritifs--«d’impératifs», disait la femme, pauvre créature
héroïque, qui parvenait encore à maintenir dans son taudis quelque chose
de la propreté flamande.

Mes trois cents francs tombèrent dans cet océan de misère comme une
petite pierre dans un grand lac; je les dépensai joyeusement, heureuse
de les avoir gagnés moi-même, sûre que François m’aurait approuvée
d’employer ainsi «notre argent». A ma troisième visite, je rencontrai
Wavrin, le mari--sorte de colosse hirsute et bonasse dont le regard bleu
pâle reflétait un étonnement perpétuel. Il me salua gauchement--j’étais
beaucoup plus intimidée que lui--et tandis que je balbutiais quelques
bonnes paroles, avec le sentiment de mon impuissance et la honte de me
sentir trop riche, je voyais ses grosses mains tortiller sa casquette
d’un geste machinal. Je compris bien vite qu’il était venu exprès pour
me parler. Ce fut long, diffus; mais, sa femme aidant, il finit par
s’expliquer. Pendant vingt ans, depuis sa quatorzième année, il avait
travaillé à la filature--Noizelles, Mauroy et Cie--d’abord comme
apprenti, puis comme ouvrier étireur à six francs par jour.

«Ben, ça marchait tout de même, on n’était pas trop malheureux...
jusqu’à la mort de M. Jean Mauroy, un ben brave homme!... Mais M. Louis,
c’est pas du bon monde... Il m’a renvoyé, rapport à la politique...»

A travers ses explications confuses, je devinai qu’il avait subi
l’influence d’un camarade, un Parisien malin et beau parleur.

«Leblond, qu’il s’appelait, grommela la femme; un farceur... je te l’ai
toujours dit...»

L’homme rit doucement, d’un rire naïf.

«Farceur, je ne sais pas... Mais il causait... oh! ce qu’il causait
bien!... Quand il nous payait la chope au _Coq Hardi_, qu’il nous lisait
les journaux de Paris, et qu’il commençait à dire sur les patrons, sur
les salaires, et que nous étions tous des poires... ben ça... c’était
épatant... Moi, je ne comprenais pas toujours... je ne suis pas très
vif, vous savez... Faut croire qu’il parlait trop... Y avait pas huit
jours que M. Louis était directeur qu’il l’a fait venir... Leblond, M.
Louis, vous comprenez... et qu’il lui a flanqué son compte... L’autre a
voulu se fâcher; il a causé aux camarades, mais les camarades ne
voulaient plus rien savoir... Alors, moi, j’ai dit: «T’as raison, et le
patron n’est pas chic...» Le lendemain... ben, vlà!... c’était mon
tour.»

Je le regardais, étonnée qu’il n’eût pas plus de rancune et qu’il contât
sa mésaventure d’un ton si placide.

«A-t-on renvoyé d’autres ouvriers? demandai-je.

--Non, Leblond et moi, seulement... Les autres avaient peur, je vous
dis... Moi, si j’avais su, bien sûr, j’aurais rien dit non plus...
Leblond s’est tiré des pieds: il avait des amis... et puis il est
garçon... maintenant il est en Belgique, à Courtrai, avec une bonne
place... Mais moi, j’ai la femme et les fieux: pas moyen de déménager
tout ça... On n’a pas rigolé les premiers temps... Pas le sou à la
maison... et dans les filatures, personne n’a voulu de moi quand on a su
que j’étais renvoyé de chez Noizelles et Mauroy... A la fin, j’ai trouvé
les «impératifs»... Mais quarante sous par jour pour huit, ça n’est pas
gras, avec une femme malade... Et alors, Madame, si c’était un effet de
votre bonté de parler à M. Noizelles, pour qu’on me reprenne... Je suis
un bon ouvrier, vous savez, ben rangé, pas noceur... Et tant qu’à la
politique... ben... pourvu qu’ils ne crèvent pas de faim, ici, je
penserai tout ce qu’on voudra...»

Il me regardait, de ses yeux de chien résigné, sans haine, un peu
bête... D’un grand élan, je promis mon appui, me fiant au bon cœur de
Philippe, à mon influence sur lui: je les laissai pleins d’espoir. Tout
le long du vilain chemin poudreux qui, des faubourgs de Lille, me
ramenait à Saint-Maurice, je marchais, contente, un peu exaltée. Pour la
première fois, j’allais essayer mon pouvoir de femme, mettre à l’épreuve
ce grand amour que je sentais sans cesse autour de moi. Non que j’eusse
l’intention d’user d’adresse ou de coquetterie: je voulais seulement
plaider de toute mon âme la cause de Wavrin. Le juge n’était pas
terrible; et puis, j’avais le bon droit de mon côté.

«Et Mauroy?... Bah! je m’en moque. Entre son associé et sa femme,
Philippe n’hésitera pas... Hier encore, j’entendais dire qu’on manquait
d’ouvriers...» Plus j’y songeais, moins la réussite me semblait
douteuse... Et je me réjouissais à l’idée que nous serions unis,
Philippe et moi, dans un même sentiment de pitié...

Le soir, après le repas, je présentai ma requête. Nous avions royalement
dîné--malgré moi je me rappelais la soupe au pain noir et les deux raves
que j’avais vues ce jour-là sur la table des Wavrin. Philippe allumait
un excellent cigare et marchait à pas lents près de moi sous les
marronniers du jardin. Papa, ses vacances écoulées, nous avait quittés
la veille, et nous nous retrouvions en tête à tête pour un grand mois.

«Tu sais, dis-je, j’ai trouvé le placement de mes trois cents francs...
Et j’ai bien autre chose à te demander...»

Il me regarda en souriant.

«Quel ton solennel! Est-ce que je t’ai jamais rien refusé?

--Oh! ce n’est pas d’argent qu’il s’agit...»

Je commençai mon récit, le plus nettement que je pus,--émue malgré tout
de la responsabilité subite que je sentais peser sur moi. Philippe
m’écoutait en silence, sa bonne figure soudain rembrunie; du coin de
l’œil, dans le crépuscule humide qui s’épaississait autour de nous, je
le voyais mâchonner son cigare d’un air préoccupé.

«C’est une affaire, murmura-t-il enfin; une vraie affaire... J’en
parlerai à Mauroy... je doute qu’il consente, d’ailleurs...

--Qu’il consente! m’écriai-je impétueusement. Tu ne peux donc pas
décider cela tout seul?»

Il parut surpris, presque choqué.

«Mais non, pas du tout... C’est lui qui a la haute main sur le
personnel, comme son frère... moi je ne m’en suis jamais occupé... Et
puis, voyons, tu veux que je réintègre sans le consulter un ouvrier
qu’il a renvoyé pour des raisons graves? Ce serait un procédé
inqualifiable...»

La raison parlait par sa bouche--elle parlait même d’un ton inusité.
Jusqu’alors j’étais restée absolument étrangère à toute une partie de sa
vie; je n’avais connu que le mari très bon, l’amoureux très faible... Et
voilà que subitement je me heurtais à M. Philippe Noizelles, de la
maison Noizelles et Mauroy... Un petit frisson me passa entre les deux
épaules: était-ce le brouillard qui tombait des arbres trop drus, trop
verts, ou le découragement qui s’abattait sur moi comme un manteau de
glace? Tous les arguments irrésistibles que j’avais préparés
s’envolèrent de ma mémoire; j’essayai pourtant de décrire le misérable
intérieur des Wavrin, les enfants chétifs, la femme exténuée... Philippe
m’arrêta: évidemment il ne voulait pas se laisser attendrir.

«Nous en reparlerons demain, dit-il, quand j’aurai vu Mauroy...»

Le lendemain, au lieu de me tenir, comme de coutume, à la porte du
jardin, je l’attendis dans le salon, énervée, inquiète. Et dès qu’il
parut sur le seuil, je compris que je ne serais pas la plus forte, et
que le patron l’emporterait, cette fois, sur le mari.

«C’est impossible, tout à fait impossible... Mauroy connaît très bien
ton protégé--trop bien!... Il a refusé catégoriquement de le
reprendre... J’en suis désolé pour toi, ma chérie...»

Il s’avançait, sympathique et consolant: je me dérobai à son baiser.

«Pour moi!... C’est à eux que je pense. Tu n’as donc pas dit combien ils
sont malheureux?...»

Alors, avec un grand geste impuissant:

«Que veux-tu?... C’est très triste, en effet... surtout pour la femme,
pour les enfants... Mais le mari n’est pas intéressant: Mauroy l’a
surveillé... il allait dans les réunions publiques, il recevait des
journaux socialistes... C’est un homme dangereux...»

Dangereux, le pauvre Wavrin! Je revis les yeux de chien, naïfs et
soumis; j’entendis la voix traînante, un peu rauque: «Pourvu qu’ils ne
crèvent pas de faim, ici, je penserai tout ce qu’on voudra...» Mon cœur
se serra de pitié.

«Oh! Philippe, on t’a trompé, je t’assure... Il n’a pas l’air méchant;
il a promis de ne plus s’occuper de politique... Et puis il avoue
lui-même qu’il n’y comprenait rien... C’est ce Leblond qui lui avait
monté la tête... Mais si tu le voyais! Si tu voyais tous ces petits!
Veux-tu que je t’y mène, dis?... Veux-tu parler toi-même à Wavrin?...»

Il se raidit, avec l’entêtement des faibles.

«Non, je ne peux pas... j’aurais l’air de faire une enquête, de blâmer
mon associé... Et pour tout ce qui touche au personnel, je m’en rapporte
absolument à lui... Il a voulu faire un exemple: l’homme se trouve
chargé de famille; c’est fâcheux, mais nous n’y pouvons rien... Que
diable! nous avons bien le droit d’être stricts sur les questions de
discipline!...»

Je n’en croyais pas mes oreilles: quelle autorité ce despote prenait sur
lui!

«Stricts!... Dis donc sans pitié, sans cœur... Ce n’est pas de toi que
je parle: je sais que tu es bon. Mais ton Mauroy, vois-tu, je le
déteste... François le savait bien...»

Philippe, qui parcourait le salon de long en large, élevant la voix pour
se donner du courage, s’arrêta soudain.

«Qu’est-ce que François vient faire là dedans?... Je te répète que j’ai
en Mauroy la plus grande confiance... Et tu pourrais me faire l’amitié
de prendre mon avis, plutôt que celui de François, qui ne l’a vu qu’une
fois...»

Il semblait tout à fait fâché; je sentis ma cause perdue: des larmes me
vinrent aux yeux.

«Ces pauvres gens! fis-je; c’est affreux!... Moi qui leur avais presque
promis...»

Il y eut un petit silence. Philippe, honteux sans doute de son mouvement
d’humeur, s’était rapproché de moi.

«Écoute, tu viens de dire toi-même que je ne suis pas méchant... Toi, ma
petite amie, tu es trop bonne... Je crois que ce Wavrin t’a enjôlée;
mais il faut se méfier de ces citoyens-là...»

C’était encore, toujours Mauroy qui parlait. Pourtant je n’osai plus
protester, tandis qu’il continuait:

«Si la femme et les enfants te tiennent tant au cœur, je te donnerai
tout l’argent que tu voudras... Ce n’est pas moi qui t’empêcherai jamais
de faire la charité!... Seulement ne me parle plus des ouvriers... C’est
une question de principe, tu sais... Les femmes n’entendent rien à
cela... Est-ce que je m’occupe de tes broderies, moi, de ton anglais, de
toutes tes petites affaires?... Embrasse-moi, et ne nous disputons
plus...»

Son regard, redevenu tendre et humble, cherchait le mien avec
insistance. Ainsi, c’était lui-même qui réclamait la «séparation des
pouvoirs»...? Sans rien dire, je l’embrassai, comme il me le demandait.
Mais j’eus l’impression que le fossé creusé entre nous--invisible pour
lui--venait de s’élargir un peu davantage...

L’incident ne tourna pas au tragique. La femme de Wavrin, grâce à un
régime fortifiant, s’était relevée assez vite; deux des enfants, plus
malingres que les autres, furent envoyés par mes soins au sanatorium de
Berck. Quant à «mon ami l’anarchiste»--c’était le beau Mauroy qui,
paraît-il, le surnommait ainsi--il m’annonça la semaine suivante qu’il
retrouvait enfin à se placer comme étireur dans une usine de Roubaix.

«Et merci tout de même, Madame, de ce que vous avez fait pour nous...
C’est pas qu’on en veuille à M. Noizelles: on l’aime ben, par ici...
seulement, n’est-ce pas, à la filature, on sait ben _qui qui_ commande,
maintenant...»

Le rouge me monta aux joues. Et soudain, comme un éclair, cette pensée
me vint, rapide, imprévue: «Si François était chef d’industrie, je suis
sûre qu’il ne se laisserait pas «commander» par un Mauroy...»

Septembre s’avançait. Chaque soir, une brume malsaine envahissait le
jardin, nous retenant au logis. Tante Lydie nous écrivait de Paris: elle
se sentait mieux, après sa saison de Bagnoles, et François achevait
d’imprimer sa thèse. Les Debray, sur la plage de Morgat, vivaient comme
des huîtres béates; Thérèse avait engraissé d’un kilo--en trois
mois!--et prétendait tourner à l’obésité. Jacques était plus noir qu’une
taupe; Hélène devenait si grosse «qu’on ne savait plus de quel côté la
regarder»... Mes lettres, à moi, devaient être extrêmement gaies, car
Thérèse ajoutait: «Je suis bien contente de voir que vous ne vous
ennuyez pas...»

Et le 2 octobre, Philippe revint de l’usine tout joyeux.

«Voilà nos règlements de comptes terminés: tu peux commencer tes
malles... Tu ne seras pas fâchée de revoir Paris, hein?... Moi non plus,
d’ailleurs. Pourtant, l’été a passé plus vite que je ne l’aurais cru.»




XI


Ma première visite fut pour tante Lydie: il me tardait de la revoir et
de vérifier ses dires, car l’expérience m’avait appris à ne pas la
croire sur parole quand elle prétendait aller mieux. Cependant, dès la
porte d’entrée, Perrine m’accueillit par un large sourire de bon augure.

«Madame est sortie! annonça-t-elle presque triomphalement. Monsieur
François l’a emmenée en voiture, après le déjeuner... même qu’il était
déjà parti ce matin, tout seul. Il paraît qu’il est en train de passer
quelque chose comme un examen...»

Sa thèse! François passait sa thèse sans nous avoir prévenus. Et moi qui
m’étais promis d’y assister!... Ma première idée fut de redescendre bien
vite, de retrouver mon coupé ou tout au moins un fiacre quelconque, et
de courir à bride abattue vers la Sorbonne. Mais arriverais-je à temps?
Justement Perrine me montrait la grande horloge de l’antichambre.

«Ils doivent rentrer entre cinq et six heures, madame... Si vous voulez
les attendre, je pense qu’ils ne tarderont pas.»

Elle m’introduisit dans le salon et disparut en m’adressant un petit
sourire amical. Restée seule, je me sentis étrangement déçue, presque
blessée. Pourquoi François ne m’avait-il pas conviée à cette soutenance?
Pourquoi me privait-il du plaisir de l’entendre disserter sur des
matières connues, dans des termes devenus familiers à mon oreille? Il ne
pouvait pas ignorer mon retour, car ma dernière lettre à sa mère
mentionnait exactement--cela, j’en étais sûre--la date de notre arrivée.
Me sachant revenue depuis deux jours, il aurait eu largement le temps de
m’avertir, s’il l’avait voulu...

Je regardai autour de moi. Un dernier rayon de soleil rouge glissait
entre les rideaux de tulle, mettant une touche de fard à la joue du
Watteau, avivant l’or éteint des cadres et les cuivres ciselés de la
console. Sur le petit bureau en bois de rose, l’étui à lunettes de tante
Lydie reposait à travers les pages d’une revue grande ouverte; les
coussins de la bergère gardaient l’empreinte de son corps menu... Un
apaisement me vint à la vue de ces choses tranquilles, toujours les
mêmes, qui semblaient me souhaiter la bienvenue de si bon cœur; je
commençai à excuser François, à comprendre qu’il eût préféré passer ce
dernier examen sans auditoire et, pour ainsi dire, incognito. Non qu’il
fût timide; mais je le savais nerveux à l’excès, méfiant de lui,
paralysé par la moindre critique. Me croyait-il donc bien sévère?

Cette idée me fit sourire. Pelotonnée dans un petit fauteuil bas--la
bergère m’inspirait une sorte de respect involontaire--je ne songeais
plus qu’à jouir de l’harmonie ambiante, qu’à respirer l’atmosphère
calmante et douce du cher vieux salon que j’aimais tant. Tous ces
objets, auxquels depuis huit ans je m’étais habituée à mêler un peu de
mon âme, ne m’avaient jamais paru plus vivants qu’aujourd’hui, tandis
que sans ennui, presque sans pensée, je regardais vaguement l’aiguille
dorée de la pendule cheminer sur le cadran d’émail enguirlandé de roses
peintes.

Le cliquetis d’un trousseau de clefs m’arracha subitement à cette sorte
de torpeur délicieuse. «Les voilà...», pensai-je. Et je souriais, toute
ma mauvaise humeur décidément envolée, à l’idée que Perrine, un peu
sourde, ne les avait pas entendus rentrer et ne viendrait pas les
avertir de ma présence. J’attendis un moment, l’oreille aux aguets,
étonnée de ne percevoir aucun bruit de voix, rien qu’un large pas que je
connaissais bien. Une grande demi-minute s’écoula--le temps moral
d’accrocher un chapeau, d’enlever un pardessus--puis la porte s’ouvrit
et François entra, seul, en habit et cravate blanche. Cette tenue,
officielle et obligatoire, qui remplace la robe et le bonnet carré du
temps jadis, aurait suffi à m’apprendre d’où il venait. Malgré sa
myopie, il m’aperçut tout de suite et me reconnut dans la pénombre
envahissante.

«Comment, dit-il, c’est vous?...»

Il semblait à peine surpris de me trouver là.

«Je suis bien fâché que vous ayez attendu... Ma mère sera de retour dans
un moment... elle a voulu à toute force me déposer ici et se faire
conduire par la voiture chez je ne sais quel fournisseur... probablement
pour me prouver qu’elle peut revenir seule et monter l’escalier sans
moi... Toujours terrible, vous savez... D’ailleurs Bagnoles paraît lui
avoir fait du bien, momentanément... Et vous?... Avez-vous passé de
bonnes vacances?...»

Tout en parlant par petites phrases brèves, il s’était rapproché de la
cheminée, comme pour chercher des allumettes; puis sans achever son
mouvement, il revint vers moi et s’assit entre mon fauteuil et la
fenêtre. J’avais de bons yeux: malgré la demi-obscurité, je fus frappée
de sa pâleur. Pourtant il souriait.

«Vous regardez mon habit. N’est-ce pas que je suis ridicule?

--Mais non, dis-je; vous êtes superbe: vous avez l’air d’un marié...»

Il eut un petit rire sans gaîté.

«Ah! oui, ce sont mes noces, à moi... mes noces avec cette vieille
fiancée revêche qu’on appelle la Sorbonne... Car je suis docteur depuis
une heure... Vous le soupçonniez bien un peu?»

Une bouffée de rancune me remonta au cœur.

«Oui, je l’ai deviné tout à l’heure, à travers les explications confuses
de Perrine... Et je vous en veux de ne pas m’avoir avertie plus tôt:
j’aurais été si heureuse d’assister à votre thèse!...

--Vraiment?...» murmura-t-il, comme étonné.

C’en était trop; je protestai.

«Voyons, François, ne vous moquez pas de moi... Avouez plutôt que vous
m’avez oubliée...»

Cette idée, soudain, me parut absurde; à lui aussi, sans doute, car il
secoua doucement la tête.

«Non je ne vous ai pas oubliée...

--Alors, vous ne saviez pas que nous étions revenus?»

Lentement, par degrés, le crépuscule montait autour de nous.

«Mais si, je le savais... Et si je ne vous ai pas prévenue, c’est
justement parce que j’étais sûr que vous voudriez venir... Ce n’est pas
très aimable, ce que je vous dis là; j’aurais dû inventer un prétexte
quelconque... Mais je ne pourrais pas vous mentir... Vous ne m’en voulez
pas, dites?... Je suis stupide, quand je dois me «produire» en public;
la moindre émotion, le moindre... enfin, j’ai besoin de tout mon
sang-froid...»

Je ne le voyais plus qu’en silhouette sur le gris pâle de la fenêtre;
ses propos étaient décousus, sa franchise presque blessante, et
pourtant, à mesure qu’il parlait, je sentais mon ressentiment se fondre
en une sorte de crainte vague, incompréhensible, mêlée d’un remords
confus, plus inexplicable encore.

«Oh! fis-je en essayant de rire, est-ce que, vraiment, vous avez eu peur
de moi?...»

Il ne répondit pas... Maintenant, la nuit était tout à fait venue. Je me
tus aussi, ne sachant plus que dire. Il me semblait que notre silence
était plein de choses inconnues, presque dangereuses.

A ce moment, la sonnette de la porte d’entrée tinta deux fois secouée
par une main impatiente. Le feu brûlait dans l’âtre--soudain je me
rappelai la première apparition de Philippe, puis, un autre soir, la
lettre apportée par Perrine, l’enveloppe maculée de signes, venue de si
loin, le mouvement brusque de tante Lydie, et les fragments de papier
brûlé s’envolant parmi les cendres et les étincelles...

Toutes ces images, évoquées à la fois, s’évanouirent avec les dernières
vibrations du bruit grêle qui traversait l’ombre environnante. François
s’était levé brusquement, comme un coupable.

«Voilà maman...» dit-il à demi-voix. Avant que la vieille bonne eût
achevé _pede lento_ le voyage de la cuisine à l’antichambre, il avait eu
le temps d’allumer deux lampes, et quand sa mère entra, il se tenait
debout devant la cheminée, à trois pas de moi, correct, presque
cérémonieux dans ses vêtements de soirée.

Les yeux noirs de tante Lydie nous enveloppèrent d’un regard rapide.
Mais ce ne fut qu’un éclair. Je m’étais levée à mon tour pour courir à
sa rencontre: je m’extasiais sur sa bonne mine--moins bonne, à vrai
dire, que je ne m’y attendais; je la félicitais du succès de son
fils--prise d’un besoin fiévreux de parler beaucoup et d’y voir très
clair. Elle, cependant, sans enlever son chapeau, s’était assise dans la
bergère, et, les mains tendues vers la flamme par un mouvement familier,
elle m’écoutait, serrant un peu les lèvres, luttant visiblement contre
le désir de faire chorus à mes congratulations. L’orgueil maternel finit
par l’emporter.

«Oui, laissa-t-elle échapper, il paraît que son livre est remarquable...
Ces messieurs le lui ont répété sur tous les tons. Je n’aurais jamais
cru qu’on pût recevoir un candidat avec des paroles aussi flatteuses...»

François l’interrompit.

«Un candidat?... Mais, ma pauvre maman, une thèse n’est pas un bachot...
Et tout ce qui s’est passé aujourd’hui est une pure formalité... Songe
donc que parmi «ces messieurs», comme tu dis, je comptais au moins deux
anciens camarades... un peu plus âgés que moi, c’est vrai... Docteur à
trente-sept ans: non, vraiment, il n’y a pas de quoi crier à l’enfant
prodige...»

Il riait, du même rire désabusé que tout à l’heure. Sa mère hocha la
tête et parla d’autre chose. Je lui donnai des nouvelles de Philippe, de
sa santé, toujours excellente; de ses affaires, sur lesquelles j’avais
des notions plus vagues. Une ou deux fois, je fis allusion à la
succession Mauroy, et je regardai François, craignant que ce nom
n’éveillât en lui quelque souvenir: pour rien au monde, je n’aurais
voulu être amenée à raconter l’histoire des Wavrin. Mais il ne semblait
même pas nous entendre; il restait silencieux, adossé à la cheminée, les
yeux fixés sur les dessins du tapis ou rivés à son lorgnon qu’il avait
enlevé et dont il essuyait les verres avec soin.

Six heures et demie sonnèrent. Je m’avisai tout à coup que tante Lydie
était toujours en chapeau et François toujours en habit, ce qui donnait
à notre réunion quelque chose de froid et de guindé. Et pour la première
fois, parmi ces vieux meubles amis, autour de ce foyer où si souvent je
les avais surpris tous deux dans l’intimité de la robe de chambre et du
veston, j’eus l’impression très nette que je n’étais pas «chez moi».

«Oh! fis-je, il est tard; il faut que je m’en aille... Philippe doit
m’attendre...»

Philippe ne rentrait jamais avant sept heures. Mais dans ma détresse
soudaine, j’avais besoin de m’affirmer que quelqu’un, là-bas, désirait
mon retour...

«Et puis, j’ai peur de vous gêner. Vous devez être fatigués tous les
deux... François doit avoir hâte de se mettre en pantoufles...»

J’attendais une dénégation polie qui ne vint pas. Tante Lydie protesta
mollement. Peut-être, après tout, était-elle vraiment lasse. Pourtant
elle prit la peine de me reconduire jusqu’à l’antichambre, et quand je
me penchai pour l’embrasser, son baiser me parut très tendre. Mais
François serra distraitement la main que je lui tendais. Son regard
fuyait le mien avec obstination.

«Amitiés à Philippe...» me lança-t-il, juste au moment où la porte
allait se refermer.

Il était temps: depuis le commencement de ma visite, il n’avait pas
encore prononcé le nom de son cousin.

Je marchais à travers les rues paisibles; par-dessus la nuit bleuâtre,
le ciel restait clair, avec de grands reflets roses où se noyait la
lumière pâle des réverbères, indécis et clignotants comme d’humbles
chandelles. Jeune fille, j’avais adoré cette heure fugitive du
crépuscule parisien, quand j’y sentais flotter toutes les joies du jour
écoulé, mêlées d’obscures promesses pour le lendemain. Mais aujourd’hui
mon cœur était plein de pensées troubles. Après ces mois d’été sans fin,
tissés d’ennui et de mélancolie, j’avais couru d’instinct, naïvement, à
l’endroit où j’espérais trouver le plus de réconfort. Et voilà que je me
heurtais à l’inconnu. Ce n’était plus seulement la nervosité de tante
Lydie, cette humeur capricieuse de malade à laquelle j’avais fini par
m’habituer: François aussi semblait vouloir se dérober, devenir lointain
et inaccessible. «Comme il a changé, depuis que je le connais!...» Je me
rappelais ses façons amicales, ses taquineries fraternelles, son
entrain, surtout, et cette gaîté naturelle qui contrastait si drôlement
avec son air tranquille. «Tout cela s’est éteint... Sans doute il est
moins jeune et la santé de sa mère le préoccupe beaucoup... Mais l’hiver
dernier, nous passions encore de bien bons moments, tous ensemble...
C’était si gentil, ce travail en commun! Il restait si affectueux, si
complaisant... Tandis que ce soir...» Ce soir--je cherchais en vain à me
le dissimuler--François s’était montré très désagréable. Quelle
réception bizarre, après trois mois! Ce sourire contraint, ces
mouvements indécis et nerveux--et cette voix qui parlait dans l’ombre...
«Je ne pourrais pas vous mentir... j’ai besoin de tout mon
sang-froid...» Moi, j’avais eu peur, un moment, peur de quoi?

Soudain un soupçon me traversa l’esprit--un soupçon terrifiant que je
repoussai de toutes mes forces. Le cœur battant, les joues en feu, je me
mis à marcher très vite, comme pour piétiner cette chose mauvaise et
coupable. «C’est fou, c’est indigne... pour lui, pour moi, pour
Philippe... Tous ces romans que j’ai lus pendant l’été m’ont détraqué la
cervelle... François était éreinté, surmené; je le gênais, peut-être...
et il me l’a un peu trop laissé voir... Voilà bien de quoi me monter
l’imagination!...» J’allais droit devant moi; je scandais mes pensées
d’un pas bref, avec la sensation d’écraser des nichées de petits
serpents... Entre la place Saint-Sulpice et la rue de Tournon, j’avais
achevé l’hécatombe, et quand j’arrivai devant ma porte, je me sentais la
conscience plus tranquille.

Philippe venait de rentrer; il me suivit dans ma chambre et resta
derrière moi pendant que j’enlevais mon chapeau.

«Eh bien, tu as vu ma tante? Comment va-t-elle?

--Mais pas mal du tout, il me semble... Et tu sais: François a passé sa
thèse aujourd’hui...

--Ah! bah!... quel cachottier!... Enfin, les voilà tranquilles,
maintenant. Cette fameuse suppléance au Collège de France, est-ce qu’il
va s’en occuper?

--Je ne sais pas», dis-je, les bras levés, luttant contre une épingle
récalcitrante qui s’entortillait dans ma voilette. Philippe vint à mon
aide et profita de l’occasion pour m’embrasser, comme d’habitude. Cette
fois je rougis. S’il avait pu deviner ce que je pensais tout à l’heure!

«Nous les féliciterons mercredi, fit-il. Car je suppose que tu leur as
demandé de venir dîner mercredi avec ton père?»

Je dus avouer que j’avais complètement oublié de les inviter.

«Ah çà! de quoi donc avez-vous parlé alors?...»

J’ouvrais un tiroir pour y ranger mes gants.

«Oh! nous n’avons pas dit grand’chose, en effet... Ils sont rentrés tard
et je ne suis pas restée bien longtemps... Mais tu as raison, et je vais
écrire tout de suite à tante Lydie. J’enverrai aussi un mot aux Debray,
quoique ce soit un peu court...»

Le lendemain soir, à la même heure, comme j’achevais de lire une réponse
affirmative de Thérèse, Philippe me rapporta la nouvelle que sa tante
viendrait, mais seule.

«François est entré dans mon bureau cet après-midi, pour me voir un
moment et pour me prier de l’excuser près de toi. Il a je ne sais quel
repas de corps mercredi...»

L’excuse était valable. Mais j’avais compté sur cette soirée d’intimité
pour retrouver notre François de jadis--de toujours--et dissiper
définitivement les fantômes de mon imagination. Lui absent, je restais
dans le doute--un doute énervant et malsain.

Mon dîner eut lieu. Tante Lydie, choyée, dorlotée, parut ravie de
connaître les Debray, qu’elle n’avait pas encore rencontrés. Je la
regardais sourire, ses beaux yeux fatigués toujours pleins d’une flamme
intérieure, tandis que le savant lui parlait de son fils.

«Sa thèse a fait sensation à la Sorbonne, Madame, et les échos en sont
parvenus jusqu’à nos repaires de scientifiques. Est-ce que nous n’aurons
pas le plaisir de le voir ce soir?»

Déjà Thérèse, d’un coup d’œil, avait parcouru le salon. Je devinai
qu’elle s’étonnait de ne pas voir François et, malgré moi, un peu de
chaleur me monta au visage. Oh! cette maudite pensée!

On expliqua l’absence du nouveau docteur, et le temps se passa le mieux
du monde. Papa, suivant une coutume déjà ancienne, courtisa sa vieille
amie--honni soit qui mal y pense!--M. Debray avoua qu’il avait apporté
son violon--et même deux sonates de Bach. Ce fut une débauche de musique
sévère que Philippe supporta, non sans stoïcisme. Un peu avant dix
heures, tante Lydie m’appela d’un signe.

«Je vais m’en aller: il faut être raisonnable... Mais avant que je
parte, vous seriez gentille de me chanter quelque chose...»

Chanter? Depuis bien des mois--oui, de tout l’hiver précédent--elle ne
m’avait adressé pareille requête. J’ouvris un cahier de Schumann et, au
hasard, en jouant moi-même la partie de piano, je dis deux ou trois
lieds. Au moment où j’achevais la petite mélodie si courte et si
poignante: «O chanson douce et tendre...» l’idée me vint tout à coup
que, si François eût été là, sa mère ne m’aurait pas demandé de
chanter... Mes doigts tremblèrent; j’agrémentai de quelques fausses
notes la phrase délicate qui, longtemps après que la voix s’est tue,
prolonge la mélancolie des paroles. Quand je me retournai, tante Lydie
était debout, prête au départ. Elle semblait émue.

«Cela m’a fait plaisir de vous entendre, ma chérie... Merci de cette
bonne soirée...»

Puis elle prit congé, avec sa grâce habituelle. Comme papa lui offrait
de la reconduire:

«Non, chuchota-t-elle, Perrine est là: mais ne le dites pas!... Je ne
veux pas avoir trop l’air de la vieille dame qui ne peut plus sortir
sans sa bonne...»

Les jours qui suivirent, je fus saisie d’une activité dévorante. Je
réorganisais mon appartement, je furetais chez les marchands de meubles
anciens, à la recherche de quelque occasion merveilleuse; j’avais
entrepris--chose plus merveilleuse encore!--de forcer Thérèse à devenir
coquette. A nous deux, et sans dépasser son budget assez restreint, nous
avions réussi à combiner la plus jolie toilette qu’elle eût jamais
portée, y compris le chapeau, sorti tout entier de mes mains et dont je
n’étais pas peu fière. Elle se laissait guider, mais sans enthousiasme.

«Voyez-vous, ma pauvre Geneviève, je serais bien étonnée si vous
réussissiez à faire de moi une femme élégante... Il y a dans ma personne
un je ne sais quoi qui répugne à l’esthétique féminine... D’ailleurs,
Eugène s’occupe si peu de ces choses-là!...»

[Illustration]

Je riais, je l’embrassais--et je repartais, avide de futilités dont
j’avais honte au fond de moi-même. Et tandis que je m’agitais ainsi dans
le vide, l’idée que j’espérais vaincre continuait à me hanter, malgré
mes efforts pour la chasser. Dès que je montais en voiture, ou que je
m’installais au piano,--le soir, aussi, quand je lisais, assise près du
bureau de mon mari, l’«idée» se glissait en moi, tantôt insinuante et
perfide, tantôt aiguë et lancinante. Des mots, des regards, des
intonations de la mère ou du fils me revenaient en mémoire: «Tel jour,
dans telle circonstance, il a dit...»

«As-tu des nouvelles de ma tante? demandait Philippe. Il faudra passer
chez elle, un de ces jours...»

J’y allais, le cœur plein d’arrière-pensées, l’esprit aux aguets,
cherchant des sous-entendus dans les moindres phrases et jusque dans les
silences de tante Lydie. C’est à peine si j’osais m’informer de
François. J’appris pourtant qu’il était définitivement en possession de
la suppléance rêvée, et qu’il professait au Collège de France un cours
d’Histoire de l’Art bouddhique.

«Le jeudi matin, expliqua sa mère. Toutes ses soirées du mercredi vont
être prises, maintenant...»

Quelques jours après, Philippe me raconta qu’il avait reçu encore une
visite de son cousin.

«J’ai peur que nous ne puissions pas les voir beaucoup cet hiver...
François a l’air tout désorienté; ce nouvel enseignement l’effraie un
peu... Et puis, c’est désolant: ma tante recommence à l’inquiéter... Les
médecins qu’il a vus à Bagnoles ne lui ont pas caché que, malgré le bon
effet des eaux, elle restait dans un état précaire. Elle a eu, ces
jours-ci, quelques accidents au cœur qui l’ont beaucoup frappée... On
lui défend de sortir le soir, et même de recevoir chez elle...»

J’écoutais, plus attristée que surprise: tout s’organisait comme je
l’avais prévu.

«Moi, vois-tu, continuait Philippe, je crois qu’il s’assomme, à Paris,
ce pauvre François... Il m’a dit qu’après sa thèse, on lui avait offert
la direction d’une nouvelle École qu’on va fonder à Saïgon... Sa mère
n’en a rien su. Il me l’a répété deux ou trois fois: «C’est à cause
d’elle que j’ai refusé... sans elle, je serais parti tout de suite...»
Ah! comme ça vous empoigne un homme, cette vie de voyages et
d’aventures!...»

Il en paraissait pourtant bien las, de cette vie nomade, quand je
l’avais vu à Marlotte, au retour de sa dernière mission. Pourquoi la
regrettait-il, à l’heure présente? Pourquoi choisissait-il Philippe pour
confident--Philippe dont il connaissait la nature expansive et
bavarde?... De nouveau, je rougis: toujours, encore l’«idée». Comment
échapper à cette obsession maladive?

Déjà je me fatiguais de la chasse aux antiquailles, et mon rôle de
modiste en chambre me semblait fastidieux. J’essayai de me remettre à
lire, à travailler l’anglais. Mais je trouvais dans mon buvard les pages
raturées de ma traduction, faite pour François. Quand je levais la tête,
la petite idole, donnée par François, me souriait béatement. Mes livres
ne parlaient que d’art hindou et de poèmes védiques... «Ce n’est pas
possible, pensais-je en bouleversant d’une main impatiente les rayons de
ma bibliothèque; j’ai dû penser à autre chose, m’occuper d’autre chose,
l’hiver dernier.» D’instinct, j’écartais les romans. Enfin je ramenai un
volume d’aspect rassurant: un de ces braves bouquins, modestement vêtus
de carton mastic, que je me rappelais avoir compulsés quand je préparais
mon examen supérieur. «_La Littérature française au XVIIe siècle.
Morceaux choisis..._ Quel bon souvenir! Il y avait des tas de choses
amusantes, là dedans...» Je m’étais rapprochée de la fenêtre, et je
feuilletais rapidement: les poètes, Malherbe, Corneille, Racine,--les
prosateurs, Pascal, la Bruyère, Mlle de Scudéry. «Oh! ces pages si
drôles du _Grand Cyrus_!... Et Mme de Lafayette...» Mes yeux
s’arrêtèrent sur un passage souligné au crayon: sans doute la subtilité,
jadis, m’en avait plu:

«Les femmes jugent d’ordinaire de la passion qu’on a pour elles,
continua-t-il, par le soin qu’on prend de leur plaire et de les
chercher; mais ce n’est pas une chose difficile, pour peu qu’elles
soient aimables: ce qui est difficile, c’est de ne pas s’abandonner au
plaisir de les suivre, c’est de les éviter, par la peur de laisser
paraître au public, et même à elles-mêmes, les sentiments que l’on a
pour elles.»

Et plus bas, marquée d’une croix, cette phrase bien faite pour séduire
une enfant romanesque:

«Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus
d’agitation que des déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas.»

D’un geste brusque, je refermai le livre. Décidément, le XVIIe siècle
lui-même était plein d’embûches, et ce n’était pas dans la _Princesse de
Clèves_ qu’il fallait chercher un refuge contre l’«idée»...




XII


«Philippe, je t’en prie, donne-moi quelque chose à faire... je voudrais
travailler pour toi.

--Encore ta marotte, ma chérie...»

Il s’approchait, souriant, pour me dire au revoir, son chapeau sur la
tête, sa serviette sous le bras. Vraiment, il engraissait beaucoup
depuis quelques mois: sans doute le travail de bureau l’alourdissait, et
il venait de passer à Lille des vacances trop sédentaires.

«Ce n’est pas une marotte, dis-je. Il pleut, je suis enrhumée, je ne
sortirai pas aujourd’hui... j’ai peur de m’ennuyer.»

Malgré moi, ma voix prenait des intonations plaintives. Philippe me
regarda, soudain plus sérieux.

«T’ennuyer?... Oh! le vilain mot! Voilà longtemps que je ne l’avais
entendu... L’année dernière, tu ne t’ennuyais pas...»

Quelle remarque malencontreuse! Je feignis de bouder, pour qu’il ne me
vît pas rougir. Et lui, par pure complaisance, finit par extraire de ses
tiroirs toute une correspondance échangée avec un grand magasin de
Londres.

«Le bonhomme ne savait pas bien le français, et j’ai préféré lui écrire
dans sa langue; mais je voudrais verser les traductions au dossier... Tu
peux me faire cela, si tu veux... ce sera toujours du temps de gagné...»

Restée seule, je me mis à l’ouvrage; mais dès les premières phrases je
butai contre des termes inconnus et barbares, m’embrouillant dans les
«bills», et dans les «notes», dans les «pounds» qu’il fallait réduire en
kilogrammes et dans les livres sterling qu’il fallait convertir en
francs...

«_By your favour_... par votre honorée du...»

C’était très ennuyeux. Je levai la tête, et tristement, à travers la
pluie qui fouettait les vitres, je regardai l’horizon morne du
Luxembourg désert et trempé... Ma pensée dévia, s’égara dans les
sentiers défendus. Depuis notre retour, François restait invisible.
«L’autre jour, chez sa mère, en partant... Perrine avait entr’ouvert la
porte de son bureau: j’ai cru le voir... mais je n’en suis pas sûre...
Autrefois, il venait toujours prendre le thé dans le salon avec nous...
Voyons, où en étais-je?» D’une main languissante, je saisis mon
dictionnaire; je constatai qu’«expiration» voulait bien dire «échéance»,
et qu’il s’agissait d’un «billet à ordre», à moins que ce ne fût un
«effet à endosser»... «Il me semble que c’est la même chose,
d’ailleurs... Quel casse-tête!... Ah! j’oubliais la date de la lettre:
_16 th. August_... Aujourd’hui nous sommes au?... 8 décembre. Déjà!...
Dans trois semaines, c’est le jour de l’an... Je me demande si nous
dînerons chez tante Lydie comme les autres années, ou si elle prendra
prétexte de sa santé pour ne pas nous recevoir...» Je me rappelai le 1er
janvier précédent. François m’avait donné des fleurs. «En me les
offrant, il m’a regardée...» Un moment, je crus revoir, derrière le
lorgnon, le sourire amical des yeux bruns... «Quel supplice, d’avoir
pensé à cela, et de ne plus pouvoir m’empêcher d’y penser... quand,
peut-être, toutes ces chimères n’existent que dans mon imagination...»
C’était la crise de sagesse et de raison qui commençait. Chaque jour
j’essayais ainsi de me prouver que je me trompais, que François avait
toujours eu pour moi des attentions fraternelles et rien d’autre--rien
d’autre... Puis mon esprit recommençait à s’agiter dans le même cercle
étroit, comme l’écureuil affolé qui voit tourner devant lui,
indéfiniment, les barreaux de la cage sans issue. Mon travail n’avançait
pas vite. Quand Philippe, le soir, me demanda ses lettres, il s’étonna
de voir que j’en avais traduit cinq à peine, sur les vingt que contenait
le paquet.

«Ce n’est pourtant pas bien compliqué: il ne s’agit que d’argent à
donner ou à recevoir...

--Justement, dis-je: l’argent, les questions d’argent, les termes
d’argent... je n’y comprends rien... Et puis tout ce jargon
commercial... c’est si ennuyeux!...»

Philippe prit un air piqué.

«Alors, ma petite, il faut renoncer à mettre le nez dans mes affaires...
Que diable! tu sais bien que je vends du fil, moi, et que je ne suis bon
qu’à gagner de l’argent... Tout le monde ne peut pas s’occuper de
sanscrit et de «brahmafouchtra»...

Il s’arrêta, haussa les épaules et, attirant à lui l’encrier monumental,
il y trempa sa plume d’un geste bourru. J’étais stupéfaite de cette
mauvaise humeur, si rare chez lui--plus stupéfaite encore du
rapprochement inattendu qu’il venait d’établir entre mon manque évident
d’aptitudes commerciales et les études de son cousin. Soupçonnait-il
donc que, dans mon esprit, «ceci» pût nuire à «cela»?

Troublée, anxieuse, je m’installai à ma place habituelle et j’ouvris le
tome IV de _Monte-Cristo_: une vraie lecture de convalescente, d’autant
plus anodine pour moi que je savais quasiment par cœur tous les romans
d’Alexandre Dumas. Le silence tomba sur nous. C’était un fait assez
ordinaire. Pourtant, ce soir-là, Philippe manifestait une sorte de
malaise; de temps à autre, il me regardait à la dérobée. A la fin il me
demanda:

«Pourquoi ne dis-tu rien?

--Mais, fis-je d’un ton distrait, tu vois bien que je lis...»

Il y eut une petite pause. Puis, de nouveau:

«Tu ne fais plus jamais de musique, quand nous sommes seuls... Ça ne me
gêne pas, tu sais... Et même si tu voulais jouer du Wagner...»

D’où lui venait, tout à coup, cette intuition que sa présence à lui
n’était pas compatible avec le plaisir que j’aurais pu éprouver à jouer
du Wagner? Je l’assurai que j’en jouais souvent dans la journée--ce qui
n’était plus très exact: je me méfiais de ce grand bouleverseur
d’âmes--mais que, le soir, je préférais me reposer. Alors il se remit à
ses paperasses, tandis que je reprenais courageusement l’histoire
merveilleuse d’Edmond Dantès.

«Et je saurai pourquoi le comte de Monte-Cristo parle devant nous des
enfants qu’on déterre dans son jardin...»

Comme j’achevais de lire ces paroles horrifiques, j’entendis de nouveau
la voix de mon mari.

«C’est singulier, tout de même, que nous voyions si peu François... Sauf
ces deux petites visites qu’il m’a faites... Il n’est pas venu ici une
seule fois, n’est-ce pas?»

Évidemment, et presque à l’insu de Philippe, l’enchaînement logique de
ses pensées l’avait ramené de mon mutisme actuel à nos soirées animées
de jadis--au temps où je déchiffrais _Siegfried_ sous la direction de
François... Je sentis que je devenais de toutes les couleurs.

«Non, dis-je enfin d’une voix aussi ferme que je pus. Il doit être très
occupé avec ce nouveau cours. Et puis, tu sais bien qu’il ne quitte plus
beaucoup sa mère, maintenant...

--Ah! oui, c’est vrai, murmura Philippe. Cette pauvre tante!...»

Chose étrange, son visage, tout à l’heure un peu morose, s’était
éclairci subitement.

«T’ai-je répété ce que les médecins avaient dit? «Elle peut vivre encore
dix ans, ou disparaître tout d’un coup...» Comme c’est triste!»
acheva-t-il en soupirant--sans que je pusse savoir si c’était de chagrin
en songeant à sa tante, ou de soulagement à l’idée que l’absence de
François s’expliquait en effet d’une façon toute naturelle. Puis il
termina tranquillement sa besogne sans plus s’interrompre.

Cette fois j’essayai en vain de poursuivre ma lecture et de m’intéresser
aux angoisses de la belle Mercédès ou aux tribulations de la vertueuse
Valentine. Dans toutes les paroles de Philippe, j’avais senti percer une
obscure jalousie. Par quel sortilège cette inquiétude naissait-elle en
lui au moment même où François semblait vouloir disparaître de notre
vie? Sans doute, la transition avait été trop rapide, l’équilibre trop
brusquement rompu entre le passé et le présent; Philippe en ressentait
une crainte vague, la peur instinctive d’un danger que sa raison
n’envisageait pas encore... Comme l’«idée» gagnait, de proche en proche!
Mentalement, je comptais tous ceux qu’elle avait déjà touchés: tante
Lydie, d’abord, la première et depuis bien longtemps; puis François,
moins prompt peut-être que sa mère à voir clair en lui-même; Thérèse,
aussi, dont le blâme discret aurait dû m’avertir plus tôt--moi, enfin,
aveugle à plaisir pendant tant de jours, trop clairvoyante maintenant
pour mon repos. Et Philippe, à son tour... «Il ne doit pas souffrir,
pensai-je, ce serait très injuste...» Je regardai son dos puissant, sa
nuque blonde et frisée, l’ombre de sa main large qui courait sur le
papier; mon cœur se serra d’une pitié, d’une tristesse infinies. Que
faire, s’il m’interrogeait? Je savais, j’ai toujours su me taire, garder
au fond de moi mes tourments et mes rêves. Mais j’étais incapable de
ruse ou de mensonge, et si Philippe avait plongé ses yeux dans les miens
en me disant: «Voilà ce que je pense, et toi, le penses-tu?...» Je
sentais avec terreur que je lui aurais répondu: «Oui...»

Il ne me le dit pas, ni ce jour-là, ni les autres jours. Le monstre
devait, pour cette fois, l’avoir effleuré d’une griffe légère, car rien
ne put me faire supposer qu’il eût gardé un doute quelconque au sujet de
son cousin. Même, un soir qu’il rentrait plus tard que de coutume, il ne
me cacha pas qu’il avait profité d’une course dans le faubourg
Saint-Germain pour monter chez sa tante.

«Justement François était là; il m’a encore répété tout bas, dans
l’antichambre, combien rarement il osait quitter sa mère... C’est vrai
qu’elle n’a pas bonne mine... Pourtant il reste convenu que nous dînons
avec eux le 1er janvier...»

Dans moins de quinze jours je reverrais François. Philippe parlait tout
naturellement. Je reçus un petit choc--puis je fus étonnée de me
découvrir moins d’appréhension que de joie. L’interdit était levé,
j’allais sortir de ce long cauchemar--et qui sait? Peut-être qu’un seul
regard suffirait pour dissiper l’odieux malentendu, pour me rendre
l’ami, dans lequel mon imagination s’obstinait à voir autre chose qu’un
ami... Tout valait mieux, en somme, que le doute maladif où je me
débattais depuis des mois.

Bientôt je crus n’avoir que trop de raisons d’être rassurée.

C’était exactement le 31 décembre, un dimanche. Mauroy était venu de
Lille à Paris pour les inventaires de fin d’année, et Philippe, leur
travail achevé, l’avait ramené déjeuner à la maison. Mon antipathie
persistait toujours; néanmoins je m’efforçai de faire bonne mine à notre
hôte et même de flatter ses instincts de Flamand fin gourmet et gros
mangeur. Le repas fut à la fois délicat et abondant, et Mauroy--sauf
quelques menues pierres jetées à travers les plates-bandes de mon
«socialisme»--se montra presque aimable. Je voyais arriver sans trop
d’impatience le moment de passer au salon où le café nous attendait.
Comme nous nous levions de table, Mauroy se mit à parler d’une première
sensationnelle--les _Revenants_ d’Ibsen--à laquelle il avait assisté la
veille.

«Et même... au fait, c’est une bonne histoire, Noizelles!... Je vais
vous raconter ça...»

Je le savais cancanier comme une vieille femme, le joli Monsieur Mauroy,
et je m’apprêtai à écouter sa «bonne histoire» d’une oreille distraite,
tout en lui offrant, avec sa tasse de café, un petit verre de cognac
choisi par lui, non sans quelque attendrissement.

«Je la connais, madame, votre fine champagne... c’est une pure
merveille...»

Il élevait, d’un geste élégant, la liqueur dorée à la hauteur de son
œil, attendant visiblement la disparition de l’immuable Théodore, qui
achevait de grouper avec art les carafons de cristal. La porte enfin
refermée sur le dos majestueux de notre valet de chambre, Mauroy se
rapprocha de Philippe.

«Inutile de parler devant les domestiques, n’est-ce pas?... Oh!
d’ailleurs, n’allez pas vous imaginer des scandales... Un petit «potin»,
tout au plus... Vous rappelez-vous Lartigues?

--Non, dit Philippe, il n’est pas de mon temps...

--C’est vrai, vous êtes un gamin... Moi, je l’ai eu comme camarade... Un
toqué, noceur comme pas un... Il a fait une grosse fortune en
Cochinchine, dans les chemins de fer, et maintenant il ne fait plus
grand’chose, je crois, que s’amuser... Des prétentions artistiques et
littéraires avec cela... Bref, hier soir, j’étais bien tranquillement
dans ma stalle, à me raser--car c’est crevant, vous savez, ce
chef-d’œuvre--quand j’aperçois, dans une belle loge, Lartigues, en
compagnie de deux dames et d’un monsieur... Les dames, oh!...»

Mauroy eut un geste discret. Je m’étais assise et j’écoutais, poliment,
tout en me demandant quel intérêt pouvaient avoir pour nous les bonnes
fortunes de M. Lartigues.

«Le décolletage, le maquillage, les diamants... toute la lyre, mon
cher... Mais ce qui m’intriguait c’était l’autre monsieur, qui se tenait
au fond de la loge... J’aurais juré que je l’avais rencontré tout autre
part que dans le monde où l’on s’amuse--un grand, maigre, brun, avec un
lorgnon...»

Philippe écarquillait les yeux à cette description. Je le vis ouvrir la
bouche, puis la refermer sans rien dire: il avait eu la même idée que
moi, une idée absurde, invraisemblable... Mauroy se mit à rire.

«Tiens, vous avez l’air médusé, maintenant, mon bon Noizelles... Allons,
je ne veux pas vous faire languir trop longtemps... Pendant l’entr’acte,
je me suis heurté dans le couloir à Lartigues et à son ami, lequel ami
on m’a présenté dans les règles, et qui n’est autre que votre cousin, M.
Chardin... J’ai bien compris qu’il me reconnaissait tout de
suite--Lartigues, d’ailleurs, s’est chargé de mettre les points sur les
i en nommant «Noizelles et Mauroy»--et que ma vue lui était
désagréable... sans pouvoir discerner si cette impression fâcheuse
tenait à ma personne ou aux circonstances... particulières dans
lesquelles il se trouvait... On n’aime pas toujours, n’est-ce pas, à
tenir sa famille au courant de ses petites frasques...»

Dieu! que je détestais cet homme, et son rire affecté, et la
satisfaction visible qu’il éprouvait à distiller la médisance!...
Philippe, cependant, sur la mine effarée de qui je lisais de la surprise
et de l’incrédulité, mêlées à une sorte de joie timide--Philippe riait
aussi, d’un rire un peu gêné.

«Voyons, voyons, Mauroy, qu’est-ce que vous nous racontez là?... Mon
cousin François est un savant, presque un sage... Et puis, enfin, il
n’est pas assez riche pour mener la grande vie...»

Mauroy leva les deux mains.

«Que voulez-vous? Je dis ce que j’ai vu... Ce que je peux vous affirmer,
c’est que votre «sage» est resté toute la soirée dans la loge de ces
dames, dont l’une s’affichait franchement avec Lartigues, mais dont
l’autre--la plus jolie, ma foi!--lui coulait de fort doux regards... Ils
sont partis ensemble, pour souper en partie carrée, probablement... Tous
les mêmes, ces amis du peuple!... Car ce qui m’amuse dans l’aventure,
c’est le contraste entre ces divertissements plutôt... légers, et les
idées humanitaires--les vôtres, madame... dont M. Chardin paraissait
féru, la première fois que je l’ai rencontré dans ce salon... Oh! je
m’en souviens... je m’en souviens parfaitement...»

J’avais pâli, de colère et de honte; je restais les yeux fixés sur cette
bouche fine, sur cette moustache fanfaronne d’où tombaient des mots de
sarcasme et de rancune. Sans doute ma figure devait être étrange, car je
rencontrai tout à coup le regard de Philippe fixé sur moi avec une
expression inquiète, presque irritée. Et d’une voix sèche que je ne lui
connaissais pas, il coupa sans façon la parole à son associé.

«A propos, Mauroy, nous n’avons pas réglé cette question des ouvriers,
vous savez... Venez donc dans mon bureau: nous serons mieux pour
causer...»

Combien de temps dura leur conférence? Je ne pourrais pas le dire.
J’étais restée assise à la même place, tirant machinalement l’aiguille,
m’appliquant même à ma broderie--un amour de tablier destiné à parer les
trois ans et la frimousse de ma grosse amie Hélène. Je suivais les fils,
je comptais les points. «Alors, c’est à cela qu’aboutissent mes doutes,
mes scrupules, mes angoisses?... Tout ce roman de passion discrète et
d’exil volontaire se termine par une histoire d’actrice et de
cabaret?... Et ce bon fils, qui n’ose pas venir passer une heure chez
nous de peur de quitter sa mère malade, et qu’on rencontre au théâtre,
avec des viveurs... lui, François...» Je le vis tel que je le
connaissais,--sa figure mince, sa grande bouche et ses yeux moqueurs,
penchés vers une femme peinte, aux cheveux teints, lui parlant, lui
souriant... Une sorte de spasme me souleva le cœur--spasme de dégoût,
sans doute. «C’est grotesque, grotesque et révoltant...» Brusquement je
me rappelai le jour de mes fiançailles, les aveux de Philippe, son émoi
en me contant ce qu’il appelait «sa seule folie»... Combien j’avais vite
pardonné, combien j’avais peu souffert!... Et maintenant... «Ah!
maintenant, par exemple, je n’ai rien à pardonner, et me voilà bien
tranquille... Philippe aussi, je suppose... Et Thérèse, si elle
savait!... Pourquoi donc avions-nous tous imaginé cette chose
absurde?... Les braves gens sont vraiment trop romanesques, et la vie
est trop laide, aussi... J’étais folle, cent fois folle... Quand je
pense qu’hier, que ce matin encore, j’essayais d’oublier des mots, des
regards...» Une rougeur profonde me montait lentement aux joues, au
front. J’enfouis dans mes deux mains ma figure brûlante, j’aurais voulu
me cacher à tout le monde et à moi-même. Et un regret indéfinissable me
venait, non seulement du passé pur de toute pensée mauvaise, mais de ces
heures toutes proches où je m’étais crue si malheureuse. Il me semblait
que j’aurais mieux aimé revoir François, l’esprit encore plein de
remords et d’inquiétude, que de le revoir après ce que je savais
maintenant... «Demain, quand je lui parlerai, quand il me répondra, ce
ne sera plus lui... Les autres hommes peuvent avoir des goûts bas, des
passions grossières, mais lui...» Quel temple lui avais-je donc élevé en
moi-même pour éprouver cette sensation d’écroulement subit? «Je sais
bien que c’est mieux ainsi, pour moi, pour nous... beaucoup mieux... Et
pourtant...»

Je tressaillis. Des voix parlaient derrière la porte: Philippe et Mauroy
rentraient dans le salon.

«Excusez-moi, madame, si je brusque mon départ... Je dois être à Lille
ce soir, pour passer la journée de demain en famille...»

Cet être odieux avait une femme et des enfants, qu’il aimait, dit-on.
Avec une sorte de répugnance, je lui serrai la main. Et tandis qu’il
s’éloignait, je l’entendais répéter, d’une voix froide et mesurée que
démentait la rudesse de ses paroles:

«Soyez tranquille: ces mauvais drôles seront tenus à l’œil, et à la
moindre réclamation... bonsoir! De la poigne, mon cher, toujours de la
poigne: il n’y a que ça...»

Maintenant Philippe était revenu près de moi. Il rôdait çà et là,
s’asseyait, tisonnait le feu, puis recommençait à marcher, les mains
dans ses poches, l’air préoccupé. Je songeais: «Il faudrait lui parler,
faire allusion à cette... chose...» Mais aucun son ne sortait de mes
lèvres, et je continuais à pencher la tête sur ma broderie. Près de la
fenêtre où j’étais assise, il s’arrêta, rajusta le pli d’un rideau, puis
tambourina sur la vitre et déclara:

«Je crois qu’il neigera demain.

--Oui, fis-je; le temps s’est refroidi, et les nuages sont très noirs.»

Nouveau silence, accompagné du même petit tapotement des doigts contre
le carreau. Tous mes nerfs vibraient à la fois. Pourtant je ne dis rien,
et ce fut Philippe qui parla.

«C’est drôle, hein, cette histoire?»

Gauchement, sans se retourner, il essayait de me voir.

«Quelle histoire?» demandai-je. Dans le désarroi de mes pensées, je ne
trouvais qu’un immense désir de me taire--de me taire et d’oublier.
Cette fois, Philippe fit un demi-tour vers moi.

«Tu sais bien ce que je veux dire: l’histoire que Mauroy nous a
racontée... Au premier moment, j’en étais confondu... Est-ce que tu
aurais cru ça de François?...»

J’esquissai un geste évasif. Philippe, continuait, très vite:

«Je m’explique, maintenant, cette disparition totale que je ne
comprenais pas bien... Oui, oui, c’est évident... Quoique, vraiment, je
m’étonne qu’il aille chercher ses distractions dans ce monde-là...
N’est-ce pas?...»

Pourquoi toutes ces questions?

«Chacun prend son plaisir où il le trouve, dis-je, et François n’a de
comptes à rendre à personne...»

Mon indifférence sonnait faux, ma voix aussi. Philippe s’en aperçut,
sans doute, car je le sentis soudain plus nerveux.

«Personne?... Eh bien, et sa mère?... C’est vrai qu’à son âge on ne peut
plus le traiter comme un petit garçon... Et c’est tout de même moins
fâcheux que s’il était devenu amoureux... d’une femme mariée, par
exemple...»

Il prononça ces derniers mots entre ses dents, en tiraillant
machinalement le gland d’une embrasse--un de ces glands hideux, en soie,
avec des petits fils d’or, dont le tapissier avait parsemé notre
malheureux salon. Puis tout de suite, comme effrayé de ce qu’il venait
d’articuler:

«Tu devrais tâcher, fit-il sans la moindre transition, d’être un peu
plus aimable avec Mauroy...»

J’étais excédée, à bout de forces.

«Aimable! m’écriai-je... Polie, oui; j’espère l’être toujours et je
crois que je l’ai été aujourd’hui... Mais ne me demande pas d’être
aimable... c’est plus fort que moi: je l’ai en horreur!...»

J’avais posé mon ouvrage sur mes genoux et je parlais avec passion, la
tête levée, cette fois, regardant Philippe bien en face.

Il changea de couleur.

«Oui, tu me l’as déjà dit... et ce n’est guère gentil pour moi,
puisqu’il est mon associé et mon ami... Mais tu pourrais au moins ne pas
te singulariser... ne pas choisir le moment où il raconte... des
choses... pour le dévisager, fixement, avec une figure... Si tu t’étais
vue!... Et tu crois que c’est poli, cela, dis?... Tu crois que c’est
poli?...»

Pauvre Philippe! Il venait de se trahir... Ce qui le hantait, depuis le
début de cet entretien incohérent, c’était le souvenir du regard de
détresse surpris dans mes yeux pendant le récit de Mauroy. De nouveau je
détournai la tête, j’enfilai mon aiguille d’une main tremblante, avec
l’effroi qu’il n’en dit davantage... Mais il était le moins brutal des
hommes. Et j’avais l’impression qu’il ne voulait pas, qu’il n’osait pas
savoir... Lentement, comme irrésolu, il quitta la fenêtre, fit encore
deux ou trois tours. Puis, d’une voix mal assurée:

«Allons, je m’en vais... Ce n’est pas un dimanche pareil aux autres,
aujourd’hui: il faut que tous les comptes soient finis ce soir pour
l’échéance... Au revoir», ajouta-t-il en se rapprochant un peu.

«Au revoir», murmurai-je.

Sans le regarder, je lui tendais le front. Je sentis qu’il y posait un
baiser moins tendre que de coutume. Il sortit, j’entendis la porte se
refermer--et je restai seule, les yeux troubles et le cœur serré. Ce
misérable commérage, en nous meurtrissant l’un et l’autre, nous
laissait--moi bien plus malheureuse, et Philippe tout à fait jaloux.




XIII


Il ne neigeait pas, le lendemain, malgré les pronostics de Philippe,
mais le ciel était d’un gris de plomb, et jamais plus triste 1er janvier
ne se leva sur Paris.

Ce jour de trêve et d’affairement, de joie intime et de vie intense, où
la bonté court les rues, où des âmes vêtues de papier blanc s’échangent
contre des cœurs noués de faveurs roses--ce jour qui revient chaque
année et qui ne ressemble à rien, m’avait inspiré jadis une tendresse
mêlée de crainte. Enfant, il m’arrivait, les nuits de Saint-Sylvestre,
de rester éveillée, les paupières grandes ouvertes dans le noir qui
pique les yeux, pour entendre sonner les douze coups de minuit. Alors
j’avais l’impression qu’un mystère venait de s’accomplir; la sensation
de l’inconnu m’envahissait toute, et je m’endormais, en rêvant à ce
lendemain qui n’en était plus un, à cet aujourd’hui auquel je ne croyais
pas encore. Puis venait le réveil, l’extase des baisers et des cadeaux
reçus ou donnés--car j’en donnais aussi, témoin certaines pantoufles de
tapisserie, à carreaux violets et verts, confectionnée en cachette sous
la direction de Mme Laurent et que papa chaussa trois ans avec
héroïsme--les pralines de la tante Cornélie, le Jules Verne de la tante
Olympe--que d’ivresses!

Tout cela était loin, ce matin-là... Je glissai à mon doigt, non sans
une sorte de honte, la bague trop riche, trop brillante, que j’avais
trouvée dans l’écrin traditionnel, et Philippe, enlevant de sa poche son
étui de maroquin à demi usé, le remplaça par le porte-cigarettes en
argent que je venais de lui offrir. D’un accord tacite, nous avions
repris nos allures habituelles, et, quoi que nous pussions penser de ce
début d’année morose, la journée se déroula suivant les rites consacrés.

Nous déjeunions chez papa. Ce fut un apaisement pour moi que de
retrouver une fois de plus ma petite salle à manger, mon poêle de
faïence brune, et la chère figure grêlée de ma bonne Julie. Elle avait
juste la place de tourner autour de la table, et je me rappelai qu’aux
premiers temps de mon mariage, papa disait:

«Quand j’aurai six petits-enfants, il faudra pourtant que je
déménage...»

Hélas! les petits-enfants n’étaient pas venus, et la salle à manger
était bien assez grande pour nous trois. Malgré tout, je me sentais
contente, baignée des souvenirs du passé, et j’oubliais un peu la
contrainte qui pesait sur moi depuis la veille. Au dessert, on sonna:
c’était notre vieux docteur Garnier, célibataire impénitent et plus
mélancolique qu’il ne lui plaisait de l’avouer, qui, ce jour-là,
promenait sa nostalgie familiale à tous les foyers amis. Il accepta sans
trop se faire prier la moitié d’une superbe poire, et se mit à la peler
méthodiquement, tout en me guettant de ses yeux bleus, si clairs et si
perçants qu’ils semblaient, d’un seul regard, vous ausculter le cœur et
vous disséquer le cerveau.

«Un peu pâlotte, la petite fille, cette année, fit-il avec brusquerie.
Est-ce que les vilains nerfs ne vont pas, eh?...»

Naturellement, je devins cramoisie, et je répondis en riant que mes
nerfs allaient très bien, que je ne m’étais jamais mieux portée...

«Voyons, dit papa, tu ne viens pas ici en consultation: laisse donc ces
enfants tranquilles...»

Le docteur mangeait sa poire avec son couteau, comme un vrai paysan,
malgré sa cravate blanche à l’ancienne mode et sa rosette à la
boutonnière. Il but une bonne rasade de vieux bourgogne, se leva, me
prit par le menton, et s’adressant à Philippe:

«Ce petit museau-là, voyez-vous, je le connais depuis qu’il est au
monde, et si vous n’aviez pas eu l’air d’un bien brave garçon, je me
serais opposé à ce qu’on vous le confie... ah! mais oui... Jusqu’à
présent, ça va: mais je vous surveille... gare à vous!...»

Il plaisantait; pourtant, Philippe ne rit pas, et moi, gênée de ce
badinage malencontreux, j’essayai de me dégager, ce qui me valut une
tape sur la joue et un baiser d’oncle. Puis le terrible ami prit congé,
«pour ne pas faire attendre son cheval», disait-il--et aussi parce qu’il
lui tardait de courir distribuer les jouets dont il avait rempli sa
voiture.

Nos visites, à nous, étaient peu nombreuses: quelques rares collatéraux,
et trois ou quatre ingénieurs ou gros industriels chez qui Philippe
déposait sa carte. Papa, de son côté, avait des devoirs à remplir envers
ses collègues. Il descendit l’escalier avec nous, refusa énergiquement
de monter dans le coupé, et partit d’un pas élastique en nous disant: «A
ce soir.» Nous devions, en effet, comme tous les ans, le retrouver chez
les Chardin... Écartant cette pensée importune, je le suivis du regard,
tandis qu’il s’éloignait, portant lestement ses soixante-deux ans, la
canne sous le bras et le col de son pardessus relevé jusqu’aux oreilles.

«Comme il est mince! Il a l’air d’un jeune homme!» m’écriai-je avec
fierté. Et Philippe, qui fermait la portière, murmura:

«C’est vrai, il n’engraisse pas... il a de la chance, lui!...»

Sans le vouloir, je venais de toucher un point sensible. Mais alors que
dire? De quoi parler? Allions-nous devenir comme ces ménages où chacun
pèse ses mots et surveille ceux de l’autre? Découragée, je me rejetai au
fond de la voiture, et le petit lancinement sourd, interrompu quelques
heures, s’éveilla de nouveau en moi. «A ce soir.» Que serait ce dîner?
Je cherchai mon inquiétude des jours précédents, mais elle avait
disparu, me laissant au cœur une saveur amère. «Ce sera un vrai dîner de
jour de l’an: une bonne tante qui reçoit ses bons neveux... et son fils
qui s’ennuie vertueusement en famille, au lieu de... Comme c’est
étrange! Comme nous connaissons peu la vie des hommes!...» Le cheval
trottait, d’un pas égal; notre tournée se poursuivait: toujours les
mêmes paroles, toujours les mêmes questions--et les mêmes chocolats
qu’on offrait à la ronde, dans des sacs ou dans des coupes, pralinés, à
la pistache ou à la crème... En passant rue des Écoles, je levai la
tête, et je vis de la lumière aux fenêtres des Debray.

«Ils sont là... Si nous montions? Nous avons fini nos visites, et tante
Lydie ne nous attend guère avant sept heures?...»

Philippe ne fit pas d’objections--sans doute, il était encore moins
pressé que moi d’arriver chez sa tante--et je sautai vivement sur le
trottoir: j’avais soif d’un peu de gaîté, d’autre chose que ces salons
guindés et cette voiture morne. Dans l’escalier, un bruit de voix
enfantines nous guida tout de suite vers les régions supérieures; mais
ces voix, je dois l’avouer, n’avaient rien de céleste. Derrière la porte
du cinquième, c’était un tel sabbat de hurlements, un tel déchaînement
de joie sauvage, que Philippe hésita un moment avant de sonner.

«Je crois qu’ils sont en famille...» dit-il.

En famille--ah! certes, ils l’étaient. Un grand-père, deux grand’mères,
deux sœurs de M. Debray, un frère de Thérèse, et sept ou huit neveux et
nièces, parmi lesquels Jacques, surgissant tout à coup, se jeta sur moi
comme une bombe, tandis qu’Hélène roulait entre les jambes de Philippe
ahuri.

«Geneviève! M. Noizelles!... Oh! comme c’est gentil!» s’écria Thérèse.
Elle était tout joie, tout sourires, et relativement paisible au milieu
de ce vacarme affolant. Notre arrivée ramena un peu de calme: peut-être
intimidions-nous les enfants; peut-être en avait-on rangé quelques-uns
dans des armoires, car l’appartement semblait à peine assez grand pour
les contenir tous. Quant aux divers parents, que nous connaissions peu
ou point, ils nous accueillirent amicalement--avec charité, pour ainsi
dire. Nous avions l’air si seuls, si misérables, malgré ma belle robe de
velours marron et la redingote impeccable de Philippe! Involontairement,
en regardant ces gens heureux, en suivant des yeux ces petites ombres
turbulentes qui recommençaient à se poursuivre de l’antichambre à la
cuisine et du salon au laboratoire, je mesurais tout le vide de ma
vie--de _notre_ vie, puisque mon mari était aussi dénué de famille que
moi. Des frères, des sœurs, une mère, des enfants--tant de tendresses
que je n’avais pas connues, que je ne connaîtrais jamais!

«Vous êtes nombreux...» ne pus-je m’empêcher de dire à Thérèse. Elle se
mit à rire.

«Oh! nous attendons encore mes deux beaux frères... Mais mon frère--elle
baissa la voix--vous savez qu’il est divorcé, le pauvre garçon... Les
deux petits blonds, là-bas, sont à lui: sa femme a les deux autres
aujourd’hui... Il n’y a jamais de bonheur complet...»

Je devinai qu’elle cherchait à me consoler, en me montrant le ver caché
dans le beau fruit qui faisait mon envie. Pourtant, de ce malheur-là, il
me semblait que j’aurais encore pu me contenter, si on avait bien voulu
me donner les deux petits blonds!...

L’heure s’avançait: je fis signe à Philippe.

«Partir?... déjà!... Qu’est-ce qui vous presse donc tant? demanda
Thérèse.

--Mais... nous dînons chez notre tante...

--Ah! oui... Madame Chardin.»

En prononçant ce nom, la voix de Thérèse se glaça. Si elle avait su!...
L’idée qu’elle jugeait faussement une situation imaginaire me fut
insupportable, et je me levai, bien décidée cette fois à m’en aller. Il
fallait serrer une douzaine de mains; tout le monde était debout, et la
robuste carrure de M. Debray remplissait la porte.

«Range-toi donc... gros ours», lui dit sa femme.

Il s’effaça en souriant--tous deux échangèrent un regard plein d’amour.
Et je compris que ceux-là n’avaient rien à se cacher, et qu’ils
pouvaient penser tout haut, sans crainte de se blesser jamais...

La rue nous parut froide, au sortir de cette atmosphère surchauffée.
Nous avions décidé de faire à pied le court trajet qui nous restait, et
nous allions, côte à côte, échangeant des remarques indifférentes sur
les étalages, sur les passants qui se hâtaient, le nez rouge, les mains
pleines de paquets. Devant les boutiques foraines, une foule se
pressait, bruyante et joyeuse; boulevard Saint-Germain, ce fut la
station habituelle chez le fleuriste: je choisis une gerbe de roses
admirables, d’un rouge sombre, presque noir, avec des gouttes d’eau
brillant çà et là sur le velouté des pétales. A mesure que nous nous
rapprochions de la rue Barbet-de-Jouy, je me demandais comment j’avais
pu passer ainsi cette longue journée, sachant ce qui m’attendait au
bout. En même temps un désir fou me prenait d’être là, d’en finir...

«Comme tu marches vite!» remarqua Philippe.

Lui, instinctivement, ralentissait le pas... Pourtant nous arrivions, et
sept heures sonnaient quand Perrine nous introduisit dans le salon.

«Les voilà», dit papa.

Il était assis près de la bergère, et debout, accoudé au dossier,
François... Un petit nuage passa devant mes yeux; je me penchai pour
embrasser tante Lydie.

«Bonjour, mignonne... Oh! les belles roses, mon bon Philippe!»

Ses narines pâles, un peu pincées, se dilatèrent avec délices pour
aspirer le parfum des fleurs. Elle avait beaucoup changé, depuis ma
dernière visite.

«Donne-les-moi, maman; tu sais bien que c’est moi la «demoiselle de la
maison...»

François enleva le bouquet des mains de sa mère, tandis que celle-ci me
tendait une grosse touffe de violettes de Parme qu’elle venait de
prendre sur sa petite table. Je remarquai bien que c’était elle, cette
fois, et non pas lui qui me les offrait... Mais j’avais de la peine à
coordonner mes pensées. On échangeait des paroles banales et des gestes
convenus; Philippe s’approchait affectueusement de sa tante. Et
François, là-bas, le dos tourné, avec des mouvements délicats, presque
féminins, disposait les branches de roses dans un vase de vieux Sèvres.
Il m’avait dit bonjour... probablement--je n’en savais plus rien.
Presque aussitôt on annonça le dîner; tante Lydie se leva, en s’appuyant
sur papa. Et comme Philippe attendait que son cousin m’offrît le bras:

«Passez toujours sans moi, dit François: je suis en train de me battre
avec une feuille que je ne peux pas lâcher...»

Dix secondes après, il nous rejoignait à table. Tout de suite, j’eus
l’impression qu’il serait très gai. Il semblait redevenu bavard, et
taquinait doucement sa mère, qui souriait d’un sourire silencieux et
fatigué. Papa lui donnait la réplique en toute innocence; quant à
Philippe, dont j’étais seule à remarquer la gêne indéfinissable, il
m’épiait involontairement, et je le voyais se rasséréner peu à peu en
m’écoutant rire et causer comme de coutume. A vrai dire, je ne savais
plus trop moi-même ce que j’éprouvais, tant les choses et les gens
m’apparaissaient semblables à eux-mêmes--différents de ce que je rêvais
depuis trois mois.

Quelqu’un parla: c’était papa.

«Avez-vous lu l’article de Sarcey? Il écume, ce pauvre homme, en
constatant le succès des _Revenants_... Et, ma foi, je me demande si
c’est bien scénique, cette pièce si passionnante à lire.

--Mais, fit tante Lydie, François pourra vous le dire, puisqu’il l’a
entendue...»

Je vis une rougeur rapide monter au visage de François: évidemment, il
se rappelait la rencontre fâcheuse, le nom de notre associé--le nôtre,
prononcés si mal à propos. Craignait-il donc qu’un de nous deux n’allât
raconter à sa mère quelle société il lui avait préférée ce soir-là?
Philippe me regardait: je restai calme, le cœur alourdi par une sorte de
mépris soudain. Et l’autre idée--l’«idée» chimère, l’«idée»
fantôme--s’effaçait de ma pensée, lentement, lentement...

Autour de moi, on discutait Ibsen. Tante Lydie s’était animée; Philippe
avouait ne rien comprendre au symbolisme. J’entendis François qui riait,
et ce rire me parut inconvenant, odieux. Combien je le sentais loin de
moi en ce moment! Avec une insouciance voulue, je me jetai dans la
mêlée, et le dîner s’acheva bruyamment. Philippe semblait tout heureux,
délivré de ses soupçons et de ses doutes. Comme nous traversions la
large embrasure qui séparait la salle à manger du salon, il glissa
doucement son bras autour de ma taille, et murmura tout près de mon
oreille:

«Bonne année, n’est-ce pas, chérie?...»

C’était plus qu’un souhait--presque une prière. Touchée malgré moi,
poussée, peut-être, par je ne sais quel obscur sentiment de défi,
j’achevai le mouvement qu’il ébauchait--j’effleurai de mes lèvres la
bonne joue qui se tendait vers moi. François nous suivait, et je savais
qu’il nous avait vus. Sans doute, il s’en souciait fort peu. Pourtant,
presque aussitôt, j’eus honte de ce baiser, si innocent qu’il fût, et je
courus m’asseoir près de tante Lydie.

«L’échiquier est prêt! s’écriait papa. Allons, Philippe, alignons-nous,
mon ami: vous m’avez battu, la dernière fois, et vous me devez une
revanche...»

Tous deux s’installèrent à leur jeu. François, dont l’entrain était
tombé subitement, marchait de long en large, silencieux et morose. «Il
s’ennuie, pensai-je, il attend notre départ... Et quand la pauvre tante
sera couchée, avec Perrine à portée de la voix, il ira terminer sa
soirée ailleurs...» Je ne croyais pas si bien deviner. Nous étions
sortis de table depuis un quart d’heure à peine, quand il s’approcha,
l’air gêné, du coin où nous causions, tout doucement, sa mère et moi.

«Vous m’excuserez... commença-t-il. Je ne te l’avais pas dit, maman?...
Ce pauvre Vernon m’a supplié de revenir le voir ce soir... Il est bien
malade, et si seul, le malheureux garçon!... Je n’ai pas osé refuser...»

Tante Lydie leva sur lui des yeux pénétrants... Comment ne devinait-elle
pas le mensonge dans cette contenance gauche, dans cette voix troublée?
Mais non: la confiance l’aveuglait, elle si clairvoyante d’ordinaire.

«Vas-y, mon petit, puisque tu l’as promis... Philippe et Geneviève ne
t’en voudront pas, j’espère...»

Comment donc! Le prétexte était admirable: François aurait pu rendre des
points au Bon Samaritain... Mon cœur battait à grands coups,
l’indignation me serrait la gorge. Pourtant je sus me dominer, et, lui
tendant la main, sans écouter les mots qu’il murmurait:

«Bonsoir, dis-je d’une voix claire; ce serait trop égoïste à nous de
vous retenir, quand on vous attend avec tant d’impatience. Partez vite,
et... bien des choses à votre ami malade...»

J’avais mis dans cette dernière phrase toute l’ironie dont j’étais
capable--une pauvre petite ironie, bien tremblante et bien maladroite.
Alors François me regarda...

Oh! quel regard, tout à coup--suppliant, douloureux, presque
désespéré... Un moment, je fus bouleversée jusqu’à l’âme. Puis une vague
de colère chassa mon émotion. Je songeai: «Comme il a honte!...» Déjà il
avait pris congé, et quitté le salon, sans que papa, tout absorbé par le
jeu, songeât même à s’en étonner. Philippe, au contraire, le suivit d’un
œil furtif, moitié surpris, moitié content. Et tante Lydie, toujours
vaillante, s’efforça de sourire et de causer, malgré la fatigue visible
qui pesait sur elle et la préoccupation qui, parfois, la laissait
rêveuse, arrêtant la parole sur ses lèvres. Était-ce l’ancienne crainte
qui la hantait--cette crainte qui, je le comprenais maintenant, s’était
dressée peu à peu entre elle et moi comme une barrière? Ou bien la
brusque sortie de son fils venait-elle d’éveiller en elle une autre
sorte de méfiance, la peur d’une ennemie moins candide que moi? Je ne
savais plus--j’essayais de ne plus penser, de prononcer des paroles
indifférentes, tandis que mon cœur, encore une fois, s’emplissait
d’angoisse.

Ce fut une paisible veillée de jour de l’an. Le dernier pion de Philippe
enlevé, son roi décidément mis en échec, papa se leva, vainqueur et
magnanime. Il était neuf heures et demie, tante Lydie tombait de
sommeil, les bûches se mouraient au fond de la cheminée--nous n’avions
plus qu’à partir.

Dans la voiture qui nous ramenait, Philippe se mit à siffloter entre ses
dents. La fugue de son cousin, la tranquillité que j’affectais depuis le
début de la soirée, avaient visiblement dissipé toutes ses inquiétudes,
et ce fut en riant à demi qu’il se tourna vers moi.

«Dis donc, François avait l’air bien pressé de s’en aller, ce soir... Ma
foi, je crois que Mauroy n’avait pas tort, et qu’il y a anguille sous
roche... Tous les mêmes, ces vieux garçons! Les hommes mariés valent
bien mieux, vois-tu...»

Il se rapprochait, confiant et câlin.

«Ah! laisse-moi,» fis-je en me reculant d’un geste instinctif,
irraisonné. Je le sentis tressaillir, s’écarter à son tour.

«Tiens, murmura-t-il, tu ne m’embrasses plus, maintenant que nous sommes
seuls...»

Et, de tout le reste du trajet, il ne desserra pas les dents.

[Illustration]




XIV


Oui, l’année commençait mal... Le 2 janvier, Philippe sortit très tôt,
et, retenu par un rendez-vous réel ou supposé, ne rentra pas déjeuner.
Je passai une journée vague et fiévreuse; j’inventai des rangements, des
courses, des visites, poursuivie, harcelée par deux pensées, toujours
les mêmes: le remords de faire souffrir mon mari, et la terreur de
m’avouer que ma souffrance, à moi, ne venait pas uniquement de ce
remords... Nous dînions en ville, ce qui nous évita une soirée de
tête-à-tête. En étions-nous donc déjà là? La paix de mon ménage
était-elle compromise? Et pourquoi? Pour qui?...

Le mercredi, 3 janvier, c’était «mon jour».

Philippe m’avait quittée à l’heure habituelle--soucieux et froid. Et,
presque tout de suite, des flocons de neige commencèrent à
tomber--rares, d’abord, et légers comme des brins de duvet, puis plus
serrés et plus lourds, puis drus, pressés, formidables. La rue, le
Luxembourg, les arbres, les toits, tout devint blanc, tout se confondit
avec la terre, avec le ciel, avec l’air lui-même qui n’était plus qu’un
rideau opaque d’atomes tournoyants. Mon salon, cependant, sentait bon le
mimosa et les violettes; un feu splendide brûlait dans la cheminée, et
sur la petite table, autour du samovar, les tasses de porcelaine fine
luisaient, rangées en bataille. Tous ces préparatifs me parurent vains:
personne ne viendrait, ni à pied, ni en voiture.

Je regrettai les visiteurs--même les indifférents, dont le défilé
m’aurait forcée pour un moment à sortir de mon idée fixe. Que faire de
ce long après-midi? Lire? J’en étais écœurée. Jouer du piano? Chaque
note égrène un souvenir, et la pensée vagabonde comme une folle,
entraînée par le rythme des doigts. Écrire?... J’avais quelques parentes
en Bretagne, quelques amies en province, épaves de ma vie de jeune
fille. Résolument, je me mis à ma correspondance. De temps à autre, je
relevais la tête, je regardais la neige s’amonceler sur le balcon,
s’écraser contre les vitres avec un bruit mou.

«Philippe aura bien de la peine à revenir...» pensais-je.

A quatre heures, il faisait nuit. Je cessai d’écrire et je restai
immobile, accoudée sur mon buvard, sans avoir le courage de me lever
pour donner de la lumière. Une grande apathie m’engourdissait,
m’endormait l’âme--mortelle comme le froid dans les steppes de Russie.
Dehors, un silence, mortel aussi, s’étendait sur toutes choses...
Théodore, solennel et digne, entra, portant la théière--une théière de
dix-huit tasses au moins. Pour moi toute seule! Puis il alluma
l’électricité, ferma les rideaux. Je m’étais retournée.

«Madame désire?...»

Il se tenait debout, à demi incliné--image même de la correction.

«Il neige toujours? demandai-je.

--Abondamment, Madame,--Théodore s’exprimait avec élégance et
facilité--et si je ne craignais de déplaire à Madame, je dirais que
Madame ne doit pas s’attendre à recevoir beaucoup de...»

Le timbre de l’antichambre, strident et impérieux, vint lui couper la
parole en lui donnant le plus complet démenti. Mais rien ne l’étonnait.
Il disparut, du même pas discret et mesuré. Puis le battant de la porte
se rouvrit avec lenteur, poussé par sa main respectueuse, et sa voix,
devenue neutre et impersonnelle, annonça pompeusement:

«Monsieur Chardin!...»

Je crus avoir mal entendu. Mais non: c’était bien François qui entrait
dans ce salon dont il n’avait pas franchi le seuil depuis plus de six
mois--François mouillé jusqu’aux genoux, crotté jusqu’aux chevilles, et
dont le chapeau, qu’il tenait à la main, se hérissait de poils
incohérents. Je me sentis pâlir. Et tout de suite, je me rappelai qu’il
s’était chargé lui-même, par sa conduite étrange, de calmer mes craintes
et mes scrupules. Ne devais-je pas l’accueillir comme jadis, avant que
ces folles idées m’eussent traversé l’esprit? Il s’avançait vers moi.

«Bonjour, François; c’est vraiment bien aimable à vous, par ce temps...»

Non, ce n’était pas aimable, c’était absurde. Et l’expression tendue de
son visage, sa poignée de main cérémonieuse, rendaient plus sensible
encore l’extravagance de sa démarche. Nous nous tenions l’un devant
l’autre comme deux étrangers. Une irritation sourde me saisit. Que
venait-il faire, alors? Pourquoi m’imposait-il sa présence, puisque
notre intimité fraternelle était bien morte--puisque la vie l’entraînait
chaque jour plus loin de moi?... J’eus un geste poli:

«Approchez-vous donc du feu, pendant que je verse le thé... Vous devez
avoir besoin de vous chauffer--et de vous sécher.»

Machinalement, il s’assit au coin de la cheminée; il enleva ses gants
humides pour prendre la tasse que je lui offrais. Ses doigts tremblaient
un peu--de froid, sans doute; tous ses traits semblaient figés dans une
raideur voulue. Il regarda ses bottes boueuses, dont les traces
maculaient mon tapis, ses vêtements trempés qui commençaient à fumer;
pour la première fois, il parut s’apercevoir que sa tenue laissait
peut-être à désirer.

«Oh! fit-il, pardon... je suis à peine présentable... Ma seule excuse,
c’est que je pensais bien trouver votre salon vide... On me dit que
Philippe est sorti, malgré la neige... J’espérais le voir aussi»,
ajouta-t-il après une pause.

Le nom de Philippe dans la bouche de François me fut insupportable. Je
songeai: «S’il savait ce qui se passe entre nous... à cause de lui...»
Un flot de honte, de pudeur empourpra mes joues. Mais François ne me
voyait pas. Il avait posé près de lui sa tasse encore pleine, et il
regardait le feu d’un air distrait.

«Comment va ma tante?» demandai-je précipitamment.

Ses yeux s’assombrirent, tandis qu’il répondait:

«Pas bien; la soirée de lundi l’a beaucoup fatiguée... Aujourd’hui,
cependant, elle semblait un peu mieux... C’est dur, de vivre ainsi: j’en
arrive à me reprocher tous les instants que je passe loin d’elle...»

Je savais qu’il aimait tendrement sa mère, et que sa tristesse n’était
pas feinte. Seulement, je crus le revoir, l’avant-veille, s’évadant avec
désinvolture de notre réunion familiale... Ce mauvais souvenir
m’endurcit le cœur: un sourire sceptique effleura mes lèvres. Et juste à
ce moment, comme pour répondre à ma pensée, François parla, d’une voix
changée.

«Geneviève, on vous a dit du mal de moi... Mais vous n’auriez pas dû le
croire...»

Ces mots qu’il prononçait, je n’avais pas voulu les lire, l’autre soir,
dans le regard qu’il m’avait lancé en partant; il les pensait depuis
qu’il était entré--je devinai qu’il était venu pour me les dire... Toute
mon assurance me quitta; mes oreilles s’emplirent d’un bourdonnement
confus.

«Je ne comprends pas... balbutiai-je.

--Si, vous comprenez... Vous avez vu cet homme, ce Mauroy... il vous a
raconté... Et vous l’avez cru tout de suite; je sais que vous l’avez
cru... Maintenant il faut m’écouter...»

J’essayais de faire bonne contenance.

«François, vous ne devez pas... je ne veux pas que vous me parliez de
ces choses...

--Mais moi, je le veux», dit-il lentement, les yeux toujours fixés sur
la flamme dont le reflet dansant illuminait les verres de son lorgnon.
Sa figure restait froide, presque rigide; seule, sa parole brève
trahissait un effort pour demeurer calme.

«J’ai connu Lartigues à Saïgon... A Paris, je l’ai retrouvé; nous nous
voyons--pas bien souvent; c’est un garçon intelligent et cultivé, mais
quelquefois mauvais plaisant... L’autre jour--j’étais à table, quand on
m’a apporté ce billet de sa part. Je voulais refuser: c’est ma pauvre
maman qui m’a supplié d’accepter... elle me sait fatigué, surmené...
malheureux... Car je suis malheureux, Geneviève», murmura-t-il, comme
malgré lui.

Je frissonnai. Qu’allait-il dire? Ramassée dans mon fauteuil, les mains
serrées l’une contre l’autre, je l’écoutais sans oser remuer.

«En arrivant au théâtre, j’ai trouvé Lartigues avec ces femmes... il m’a
accueilli par de grands éclats de rire en s’écriant: «Partie carrée, mon
cher, partie carrée... Vous voilà déshonoré! Qu’est-ce que va penser le
Collège de France?...» Je ne pouvais pas me donner le ridicule de
m’enfuir: je suis resté... Quand j’ai rencontré Mauroy, j’ai compris
bien vite, à son air gouailleur, qu’il s’empresserait de tout conter
chez vous... Et je suis resté, encore, parce que j’ai pensé que,
peut-être, ce serait mieux ainsi... qu’il valait mieux qu’on crût...»

Brusquement il s’interrompit, puis reprit, avec une agitation
croissante:

«Seulement, lundi, quand je suis parti, quand vous m’avez dit au
revoir... quand j’ai deviné que vous me croyiez capable de vous quitter,
ma mère, vous... vous tous... pour courir à quelque basse aventure... en
vous disant un mensonge grossier... j’ai senti que le courage me
manquait... Écoutez, Geneviève: j’ai trente-sept ans, je ne suis pas un
saint... j’ai pu quelquefois, dans ma vie... chercher... me tromper...
Mais j’ai toujours eu le dégoût de ce qui est vil... Et maintenant...
oh! maintenant...»

Comme sa voix tremblait!

«Je vous jure--vous entendez: je vous jure que j’ai un ami malade,
mourant... qu’il s’appelle Vernon... et que j’allais chez lui le soir du
1er janvier. J’ai menti, pourtant, quand j’ai dit qu’il m’attendait, car
ce n’est pas lui qui m’avait demandé de revenir... mais je suis sorti...
je ne pouvais plus... Et puis, peu importe. Vous me croyez, n’est-ce
pas? Dites-moi que vous me croyez», implora-t-il avec angoisse.

Il fallait répondre, je relevai la tête: François était méconnaissable,
blanc jusqu’aux lèvres--et encore ce regard... Une sorte de lumière
m’envahit, m’inonda: «Ce n’était pas vrai; on m’avait trompée...»
Terrifiée de ce que j’éprouvais, je tentai misérablement de ruser avec
moi-même.

«Mais je vous crois, François, m’écriai-je; je vous crois... Mon Dieu!
ne prenez donc pas les choses au tragique...»

Je riais, d’un petit rire forcé, nerveux... Et tout à coup, ma vue se
brouilla; je sentis des larmes que je ne pouvais pas retenir déborder,
rouler sur mes joues, emportant avec elles la contrainte horrible où je
vivais depuis trois jours... D’un geste rapide, je me détournai. Mais il
était trop tard: François venait de se lever, les yeux presque égarés.

«Oh! fit-il d’une voix étouffée, qu’est-ce que... qu’est-ce que vous...
pourquoi pleurez-vous?...»

Pouvais-je le lui dire?... A travers le nuage qui m’aveuglait, je le vis
faire un mouvement vers moi--puis s’éloigner, brusquement, comme s’il
fuyait--puis je ne le vis plus. Il était parti. Je savais qu’il ne
reviendrait pas--et lui... que savait-il?... Alors seulement je pensai à
Philippe, et le remords, de nouveau, s’abattit sur moi.

Il rentra, Philippe,--un peu moins sombre qu’en partant. Sans doute, le
pauvre garçon, pendant les heures qu’il passait seul, s’efforçait de
lutter contre cet état de malaise vague qui répugnait à sa nature
confiante et joyeuse. Il s’approcha du feu, comme François tout à
l’heure, et s’adossa à la cheminée, en présentant alternativement chacun
de ses pieds à la flamme.

«Quel temps! Il ne neige plus, mais les rues sont dans un état!... Je
suppose que tu n’as eu personne?...»

Je ne mentais jamais.

«Si, François est venu...»

Le pied gauche de Philippe se rabaissa vivement et frappa la dalle de
marbre.

«François?... Il choisit un drôle de jour pour faire ses visites...
Et... qu’est-ce qu’il t’a dit?»

Quel supplice de ne pouvoir se taire, de sentir la vérité s’échapper de
soi comme une source amère qui brûle et qui fait mal!

«Mais... d’abord, sa mère ne va pas très bien... Et puis... il m’a parlé
de cette histoire, tu sais, au théâtre... Mauroy n’avait pas compris, et
tout cela n’est qu’un malentendu absurde...»

J’avais déchargé mon cœur, en partie, du poids qui l’étouffait. Mais
Philippe n’en avait pas l’air plus heureux, au contraire. Il se passa
les doigts dans la barbe, mordit furieusement sa moustache; puis, d’un
ton sec:

«Je croyais que François ne devait de comptes à personne... Il paraît
qu’il a éprouvé le besoin de t’en rendre, à toi... J’avoue que je ne
trouve pas très convenable de choisir une jeune femme pour ce genre de
confidences... D’ailleurs, rien ne prouve qu’il ait dit la vérité... Et
puis enfin, ses petites affaires ne nous regardent pas...»

Sa voix sonnait avec des intonations méprisantes. Je me rappelai la
bonne et tendre amitié de jadis, l’admiration naïve que Philippe
professait pour son cousin... Avais-je donc brisé cela, aussi, sans le
vouloir?




XV


Ce fut le début d’une période trouble qui dura de longues semaines.
Désormais, je ne pouvais plus douter, ni me mentir à moi-même. Près de
l’être excellent dont l’amour m’avait tant donné--lentement, sans que
j’aie pu m’en défendre, mon cœur s’était laissé prendre tout entier. Le
mal était profond, irréparable. Il ne s’agissait ni d’un entraînement
passager, ni d’une séduction savante: j’avais rencontré l’homme qu’entre
tous j’aurais choisi, «parce que c’était lui, parce que c’était moi»...
Seulement je l’avais rencontré trop tard.

Cette idée me causait une sorte de révolte. Pourquoi la vie s’était-elle
jouée de moi? A dix-huit ans, un hasard avait placé sur ma route
l’amoureux juvénile et rougissant--celui qui occupe un moment le rêve
des jeunes filles, auquel les femmes, plus tard, n’accordent qu’un
souvenir à demi attendri, à demi amusé... Et tout de suite, l’amoureux
s’était changé en mari, le rêve était devenu réalité. Quelle folie! Nous
ne pensions pas avec le même cerveau, nous ne parlions pas la même
langue. Pendant huit ans, j’avais vécu près de lui, amicale sans effort,
douce et passive par nature. Mais ce que j’avais de meilleur, mes
enthousiasmes, mes désirs confus--toute mon âme passionnée, enfantine,
un peu folle--il ne les connaissait pas. A vrai dire, il n’en aurait su
que faire. Il s’était cru heureux: ce que je lui donnais lui
suffisait--et moi j’étouffais de ne pouvoir donner davantage. Alors un
autre était venu...

Et cet autre aurait pu venir le premier--et tout, tout aurait changé...
J’avais beau lutter contre une telle pensée, je la sentais s’infiltrer
en moi comme un poison. Mon imagination s’épuisait à revivre un passé
fictif, à me reconstruire une existence illusoire,--et je ne sortais de
ces songeries malsaines que pour retomber dans le présent sans joie:
François était malheureux, Philippe souffrait par ma faute--que faire?

Avec Philippe, peut-être, un peu d’adresse aurait suffi. Sa jalousie
restait vague, honteuse d’elle-même; sa confiance en moi demeurait
absolue. Si j’avais voulu, la moindre attention, l’ombre d’un sourire...
Mais je ne pouvais pas: ma conscience répugnait à ces roueries
féminines--innocentes, dit-on. Plus je me sentais coupable de ne pas
aimer mon mari comme il méritait d’être aimé, et plus je me repliais,
glacée par une sorte de loyauté farouche--incapable même de laisser voir
l’affection réelle que je lui gardais. Et l’atmosphère de tristesse et
de gêne allait s’épaississant autour de nous.

Maintenant, je n’osais plus faire que de courtes apparitions rue
Barbet-de-Jouy, et seulement les jours où je savais François retenu au
Collège de France--je m’étais aperçue que Philippe connaissait aussi ces
jours-là, et l’heure exacte des cours. Tante Lydie me recevait, de plus
en plus frêle, de plus en plus perdue parmi les coussins de la grande
bergère. Malgré sa vaillance, la force physique lui manquait, parfois,
pour cacher sa détresse morale; dans ses yeux devenus immenses, je
lisais clairement, quand elle les fixait sur moi, tout ce qu’elle
m’avait tu pendant des années: pitié, tendresse, rancune
involontaire--et par-dessus tout, regret déchirant de ce qui aurait pu
être... Nous ne parlions jamais de son fils.

Souvent, je me réfugiais chez Thérèse pour trouver un peu d’oubli.
L’exubérance des enfants m’égayait malgré moi; le parfum de joie, de
travail et d’amour qu’on respirait dans cette maison, pénétrait mon
esprit malade comme un air salubre. Mais un jour que je soulevais le
rideau de la fenêtre pour montrer à Hélène un petit moineau perché sur
l’appui du balcon, je vis, de l’autre côté de la rue des Écoles,
François qui causait, la serviette sous le bras, avec un vieux monsieur
décoré. Il écoutait, sa haute taille un peu penchée, la tête inclinée à
droite, dans une attitude que je connaissais bien. L’idée que j’étais
là, si près de lui, et qu’il ne le savait pas, me traversa le cœur comme
une flèche aiguë...

«Pourquoi tu regardes toujours, puisque le «zoiseau» est parti?»
demandait Hélène. De sa grosse menotte impérieuse, elle me força à
détourner le visage, puis elle contempla son doigt d’un air dégoûté en
disant: «Pourquoi ça mouille, ton «zyeux»?...»

Thérèse était derrière moi; je connaissais sa vue perçante, je la savais
observatrice--d’ailleurs, la silhouette de François devait lui être
familière, car elle avait eu, plus d’une fois, l’occasion de le
rencontrer au sortir du Collège de France. Son silence même me prouva
qu’elle l’avait aperçu; je me rappelai ses réticences, ses reproches
muets,--une grande confusion douloureuse m’envahit. Sans oser lever la
tête, je déposai par terre Hélène qui se cramponnait à mon cou, et je
m’éloignai de la fenêtre. Alors je sentis la main maigre de Thérèse se
poser sur mon bras.

«Installez-vous donc près de la petite table; Jacques va vous montrer
son album: depuis que vous l’avez fait dessiner l’autre jour, il ne rêve
plus que de travailler avec vous. Il vous aime trop, vous savez: j’en
deviens jalouse...»

Chère Thérèse! Elle m’avait devinée: du fond de son âme sévère et
droite, elle me blâmait; mais je sentais qu’elle me plaignait aussi,--je
savais qu’elle ne douterait jamais de moi. Et dans sa candeur, pour me
consoler, pour me soutenir, elle m’offrait un des biens les plus
précieux qu’elle connût--l’amour innocent de son petit Jacques.

Le soir, rentrée chez nous, je mesurais l’étendue des ravages faits en
moi et autour de moi. La présence de Philippe ravivait mes remords et me
causait en même temps une sorte d’irritation latente. Le timbre de sa
voix sonore éveillait dans mon souvenir l’écho d’une autre voix plus
douce et plus sourde; je ne pouvais regarder sa main carrée, aux
phalanges courtes, sans revoir aussitôt les longs doigts qui savaient si
bien tourner au vol la page d’une partition, ou marquer du bout de
l’ongle les fautes omises dans la marge d’une épreuve imprimée... Et ce
travail de comparaison involontaire s’appliquait à chaque mot, à chaque
geste--obsession dont j’avais honte, mais qu’il m’était impossible de
vaincre. Philippe en subissait, peut-être, l’influence déprimante, car
son humeur changeait, devenait inégale. D’ailleurs, il avait mille
ennuis auxquels, malheureusement, des circonstances fâcheuses
m’empêchaient de compatir.

L’usine, là-bas, s’agitait: c’était le système de la «poigne» qui
commençait à porter ses fruits. Les ouvriers, jusqu’alors assez
paisibles, sauf quelques exceptions turbulentes, donnaient maintenant,
en toute occasion, les preuves d’un «esprit détestable». Chaque semaine,
Philippe revenait de Lille plus mécontent et plus grognon.

«C’est inconcevable! répétait-il; encore des plaintes, des
réclamations... J’ai beau leur dire que ça ne me regarde pas, que je
n’ai pas à contrôler les actes de mon associé... ils s’entêtent à venir
me trouver. Pendant les vingt-quatre heures que je passe à la filature,
mon bureau ne désemplit pas... Et pas toujours polis, avec cela... Ah!
nous vivons dans un drôle de temps!...»

J’aurais voulu faire chorus, lui donner au moins la satisfaction de me
sentir en communion d’idées avec lui, sur ce sujet qui lui tenait tant
au cœur. Mais, là encore, nous étions séparés par un monde. Si ignorante
que je fusse des questions ouvrières, mon instinct me disait que Mauroy
devait commettre bien des injustices, ignorer volontairement bien des
misères. Et puis, la façon simpliste dont Philippe concevait son propre
rôle me déplaisait--je n’aimais pas cette habitude de se dérober, de
fuir les responsabilités: si ces pauvres gens s’adressaient à lui, c’est
qu’ils le jugeaient, avec raison, meilleur que l’autre... Une ou deux
fois, j’essayai de parler en ce sens: mais Philippe protesta vivement:
la vieille querelle de l’été précédent allait recommencer.

«Alors, dis-je, excédée, pourquoi me demandes-tu mon avis?...»

Des silences moroses suivaient, pendant lesquels je me replongeais dans
mes rêveries. Combien la bonté de François était plus intelligente, plus
largement humaine! Je l’avais entendu conter des épisodes de ses
voyages, de ses fouilles--des conflits avec les _boys_ ou les
terrassiers tonkinois: comme il savait comprendre et manier ces âmes
primitives! A la place de Philippe, sûrement, il aurait agi, au lieu de
se buter à des scrupules mesquins... Et moi, j’aurais cru en lui, de
toute la puissance de cette foi sans laquelle l’amour des femmes
s’éteint et se meurt...

Au commencement de mars, la situation parut s’aggraver à Lille.
Philippe, appelé par dépêche, partit précipitamment et ne rentra que le
surlendemain, à onze heures du soir, très excité.

«Cette fois, s’écria-t-il, c’est complet! Ces animaux-là ne respectent
plus rien... Sous prétexte de députation, ils se sont introduits à
quatre ou cinq chez Mauroy, et comme il leur tenait tête, le chef, celui
qui parlait au nom de ses camarades, l’a traité de «mufle», de «rosse»,
et de «sale bourgeois»...

Dans une vision rapide, Mauroy m’apparut assis à son bureau, insolent et
gourmé, recevant à travers sa jolie figure, comme un soufflet, l’injure
grossière--méritée, peut-être... J’ébauchai un sourire aussitôt
réprimé--pas assez vite cependant pour que Philippe n’eût le temps de le
saisir au passage.

«Tu ris? tu trouves ça drôle?... Tu aimerais à entendre qualifier ton
mari de «rosse» et de «mufle»?...

«Oh! fis-je tranquillement, tu sais bien qu’on ne te dira jamais ces
vilaines choses-là... Mais j’avoue que Mauroy...»

Ma réticence parut l’irriter.

«Ah! oui, Mauroy, ta bête noire... tu es enchantée de ce qui lui arrive,
hein? Et tu penses qu’on n’aurait pas dû renvoyer l’ouvrier?...»

Je haussai les épaules, agacée à mon tour.

«Mais si!... Je comprends bien qu’un patron... ou qui que ce soit, ne
supporte pas qu’on vienne l’insulter en face... Seulement, je ne peux
pas m’empêcher de penser que la fameuse poigne de ton associé ne lui
sert pas à grand’chose pour conduire les hommes... et qu’un peu plus
d’humanité, ou simplement de justice, aurait peut-être empêché cet
incident... regrettable...

--L’humanité! la justice!... En voilà des grands mots! grogna
Philippe... Je voudrais les voir, tes philanthropes, aux prises avec
deux ou trois cents gaillards mal embouchés, toujours furieux!... Et
puis, si tu crois que c’est agréable pour moi de revenir éreinté,
embêté... et de trouver une femme qui me rit au nez, qui a l’air de se
soucier de mes affaires comme de...»

Il se montait peu à peu, énervé par ma désapprobation évidente, et aussi
par d’autres griefs qu’il avait dû ruminer en chemin.

«Je sais bien, va! poursuivit-il en ouvrant sa pelisse, en enlevant
machinalement son foulard, je sais bien d’où vient ton antipathie pour
Mauroy... surtout depuis le jour où il a déjeuné ici... Et toutes ces
belles idées dont ta tête est farcie, je sais bien de qui tu les
tiens... Pas de moi, c’est sûr!... Je te l’ai déjà dit: je ne suis pas
un penseur... ni un savant, ni un artiste... je suis un brave garçon qui
fabrique du fil... Tu n’en demandais pas davantage, pourtant, quand tu
m’as épousé...»

Je le voyais devant moi, trapu, solide, sa bonne figure durcie par une
expression têtue et chagrine. Tout ce que je refoulais depuis des
semaines me monta aux lèvres, irrésistiblement...

«Quand je t’ai épousé, ripostai-je, j’étais une enfant...»

Ces paroles à peine échappées, j’aurais voulu les reprendre, tant je les
sentis cruelles. Philippe se rapprocha, les traits contractés.

«Ah! vraiment, une enfant?... Et tu ne savais pas ce que tu faisais?...
Et maintenant, tu le regrettes?... C’est bien cela que tu veux dire,
n’est-ce pas?... Répète-le donc, après huit ans de mariage... huit ans
pendant lesquels tu n’as rien eu à me reprocher... rien, tu
m’entends!... Et toi... Tiens, je ne sais pas ce que je te dirais, si
je...»

Sa voix s’étranglait. Avec un geste de colère, il se détourna et sortit
du salon; des portes battirent, une clef tourna violemment--il
s’enfermait dans son bureau. Je regardai autour de moi: la pelisse et le
foulard, jetés à la volée, s’étalaient en désordre sur un fauteuil; la
pendule marquait minuit un quart... Alors, cachant mon visage dans mes
mains, je me mis à pleurer, de pitié, de douleur et de repentir.

Une sorte de détente suivit cette scène. Nous n’étions faits, ni l’un ni
l’autre, pour vivre sur le pied de guerre, et les yeux rouges, l’air
malheureux de Philippe me causaient une peine profonde, une honte
insurmontable. Pourquoi le rendre victime de ma souffrance égoïste?
Pourquoi gâcher ainsi le peu de joies que je pouvais encore lui donner,
les longs jours qui nous restaient à passer côte à côte? Ma conscience
eut un grand sursaut de courage: je m’efforçai d’oublier ma propre
misère; je le laissai croire à un accès d’humeur passager, maladif--je
l’amenai à se dire qu’il aurait mieux compris, s’il m’avait laissé
achever ma pensée... Hélas! elle tenait tout entière, ma pensée, dans
ces quelques mots imprudents jaillis du fond de mon être. Mais il était
si confiant, le pauvre Philippe! Il mettait tant d’ardeur à s’aveugler
lui-même, à se raccrocher aux moindres bribes d’espoir!... Maintenant
j’avais de nouveau peur de le tromper; je ne voulais pas qu’il me rendît
tout son cœur, puisque le mien ne m’appartenait plus... Et dans cette
lutte perpétuelle contre son chagrin, à lui, contre ma conscience, à
moi, les heures passaient, lourdes et incertaines...

Un matin, de bonne heure, nous étions attablés, Philippe et moi, devant
un chocolat mélancolique, lorsque Théodore, entr’ouvrant la porte de la
salle à manger, annonça d’une voix moins assurée qu’à l’ordinaire:
«Mademoiselle Perrine...» Derrière lui apparaissait la figure de la
vieille bonne, bouleversée, lamentable.

«Ah! Monsieur Philippe!... Ah! Madame...»

Elle sanglotait. D’un même mouvement, nous nous étions levés tous les
deux.

«Mon Dieu! Perrine, qu’est-ce qu’il y a?...»

Et déjà nous avions deviné sa réponse: tante Lydie était morte, la
veille au soir, presque subitement.

«Hier soir!... s’écria Philippe. Et vous avez attendu jusqu’à ce
matin?... Ma pauvre tante! moi qui aurais tant voulu...»

Perrine s’essuyait les yeux.

«Ce n’est pas ma faute, Monsieur... Tous ces jours-ci, elle allait
mieux... Hier elle avait bien dîné, elle était gaie... et puis, vers les
dix heures, il paraît qu’elle a commencé à délirer, à divaguer...
Monsieur François m’a envoyée chercher le médecin. Alors, moi, j’ai
demandé s’il fallait aussi passer vous prévenir... Mais il a dit comme
ça: «Non, j’aime mieux être seul...»

François! Être près de lui, pleurer ensemble--Philippe y
consentirait-il? Je le regardai--très ému, très pâle, il écoutait le
récit entrecoupé des derniers moments de sa tante.

«Ma bonne Perrine... c’est bien triste, nous sommes bien malheureux.
Dites à Monsieur François... ou plutôt attendez-moi... attendez-nous,
reprit-il avec effort; nous allons vous reconduire en voiture...»

Ainsi il m’emmenait--il pensait qu’il _devait_ m’emmener... Sans oser le
remercier, je courus m’habiller, mettre un chapeau--mes mains
tremblaient tellement que je ne pouvais parvenir à boutonner mes gants.
Puis ce fut la course rapide dans un fiacre hélé au passage, à travers
les rues où la vie s’éveillait, sous un clair soleil de mars. D’un œil
vague, je regardais défiler les boutiques aux volets à peine ouverts,
les charrettes pleines de légumes, de violettes et de giroflées.
Perrine, assise en face de nous, se mouchait bruyamment sans rien dire.
Philippe aussi restait silencieux: je devinais que sa peine s’était
doublée d’une gêne sans nom--comme la mienne se compliquait d’une joie
douloureuse, inavouable... Étions-nous donc condamnés à ne plus pouvoir
éprouver un sentiment simple?

Pourtant, lorsque Perrine, après nous avoir introduits presque
furtivement, nous eut laissés seuls en chuchotant: «Je vais prévenir
Monsieur...», le chagrin nous prit à la gorge--un chagrin vrai, pur de
toute pensée égoïste. Quel silence écrasant, absolu, dans ce salon que
la seule présence de tante Lydie suffisait jadis à remplir! Tout avait
un air étrange: la lumière matinale à travers le blanc des rideaux, la
pendule, arrêtée par hasard et qui semblait morte, elle aussi--la
bergère, vide à tout jamais, et les lunettes sur la table en bois de
rose... Mon cœur se serra. François venait d’entrer sans bruit. Il alla
droit à son cousin; d’un élan brusque il le prit aux épaules, il se
pencha pour l’embrasser. Alors je vis Philippe se raidir, comme malgré
lui.

«Mon pauvre ami...» balbutia-t-il seulement.

François avait senti le recul instinctif, la froideur soudaine. Il
tourna vers moi son visage douloureux; je lus dans ses yeux une détresse
infinie. Que pouvais-je faire? Je le regardai, de toute mon âme--je lui
tendis les deux mains. Il les saisit en murmurant: «Merci...»--puis il
les laissa retomber avec une sorte de crainte. Quelque chose de plus
fort que l’amour avait passé sur lui. Sa pâleur, ses traits décomposés
firent taire pour un moment la rancune de Philippe qui se rapprocha,
presque affectueux. Nos voix s’élevaient à peine, comme si nous avions
craint de réveiller celle qui dormait...

«Veux-tu... pouvons-nous la voir?» demanda tout bas mon mari.

La voir?... En venant, je n’avais pensé qu’à François. Jamais encore je
ne m’étais trouvée face à face avec la mort. Et cette forme immobile que
je devinais là, tout près, ce n’était pas la chère vieille femme que
j’avais aimée, pétrie de passion, de charme et de vie--c’était une chose
inconnue, terrible, dont l’idée seule me glaçait d’horreur. Je restais
immobile; Philippe me montra la porte subitement ouverte--béante,
énorme, sur le noir de la chambre:

«Viens-tu?»

Les dents serrées, la sueur au front, je le suivais, quand François
m’arrêta, d’un geste à peine ébauché, plein de compassion, de tendresse
involontaire.

«N’entrez pas, fit-il doucement; vous allez vous trouver mal...»

Philippe s’était retourné.

«Tu as peur?... Il faut surmonter cela, ma chérie: il faut essayer
d’être brave...»

François me regardait sans rien dire--d’un long regard indulgent et
navré. A la fin il se détourna, il prit le bras de Philippe.

«Laisse-la, je t’en prie... allons près de ma pauvre maman...»

Quand ils reparurent, Philippe seul essuyait de grosses larmes.

«Oh! dis-je, avec honte, avec douleur--je suis lâche, François, je n’ose
pas... Et pourtant, vous savez que je l’aimais bien...»

Il secoua la tête: son calme semblait étrange.

«Oui, je le sais... Elle aussi vous aimait... Ce n’est pas votre faute:
on souffre comme on peut... Moi, vous voyez, je ne pleure pas... J’ai
beau me dire: «Hier soir, encore, elle était assise là... et maintenant
je ne la verrai plus... je serai seul, toujours seul...»

Un sanglot secoua son grand corps; mais ses yeux restèrent secs. Il
s’approcha de la petite table, contempla la bergère, posa une main
caressante sur l’étui à lunettes. J’avais le cœur déchiré; Philippe se
mordait les lèvres, partagé entre sa propre émotion, la pitié que lui
inspirait son cousin, et le désir de m’emmener au plus vite. Sa bonté
naturelle l’emporta.

«Si tu as besoin de moi, commença-t-il, pour ces tristes démarches...»

Autrefois il se serait installé près de lui, il ne l’aurait quitté ni
jour ni nuit, plutôt que de le laisser en proie à ce désespoir morne.
François comprit, sans doute, quel abîme séparait le passé du présent...

«Non, merci; je préfère tout régler moi-même... D’ailleurs j’ai trouvé
un papier... Elle désire reposer à Amiens, près de mon père... conduite
seulement par moi--et par toi... Elle ne vous connaissait pas encore»,
ajouta-t-il sans faire un mouvement vers moi.

Philippe hésita un moment. Puis d’une voix troublée:

«Nous irons... tous les trois... Mon beau-père aussi, peut-être...»

Pauvre papa! Il ignorait encore la mort de sa vieille amie. Ne
devions-nous pas monter près de lui, l’avertir nous-mêmes? Philippe
saisit ce prétexte pour partir tout de suite.

«Je reviendrai, ce soir... demain...

--Quand tu voudras...» murmura François.

Nous étions dans l’escalier--lui, sur le seuil, nous regardait
descendre... Puis la serrure se referma doucement. En bas, le ciel était
pur, l’air vif--nous nous hâtions pour trouver papa encore au logis.

«C’était plus qu’une tante, dit gravement Philippe; presque une mère...
depuis bientôt vingt ans que j’ai perdu la mienne... Et pour toi aussi,
elle a été très bonne... Je croyais... j’avais pensé que tu voudrais la
voir encore une fois. Si j’avais su...»

Il n’acheva pas. Je l’écoutais à peine. Au fond de mon cœur endolori,
j’entendais le bruit de cette porte qui venait de se fermer entre moi et
François--cette porte derrière laquelle il restait seul--toujours
seul...




XVI


Les trois jours suivants passèrent comme un mauvais rêve. Philippe était
parti pour Amiens avec François; il voulait m’éviter les formalités de
ce voyage lugubre et je ne devais le rejoindre que le lendemain, en
compagnie de papa. Mais une grippe violente, une sorte de bronchite,
avait retenu papa au dernier moment--et moi, désolée de le quitter,
incapable pourtant de résister au désir qui m’attirait comme un aimant
vers la douleur de François, j’étais arrivée le matin, seule et
inquiète, dans cette ville indifférente, pour trouver Philippe aux
prises avec d’autres complications: une lettre de Mauroy, renvoyée de
Paris à Amiens, des menaces de grève, deux dépêches échangées--le pauvre
garçon en perdait la tête.

«Je voudrais bien pouvoir te reconduire à Paris avant de repartir pour
Lille... Et ton père qui n’est pas là... Que de soucis, mon Dieu!»

Au milieu de tout cela, la grande figure noire et triste de François,
son regard qui fuyait le mien et dont je devinais l’angoisse muette sans
pouvoir y répondre--puis le déjeuner hâtif à l’hôtel, la cérémonie, la
cruauté de ce cimetière inconnu où _elle_ avait voulu venir retrouver le
compagnon de sa jeunesse, mais où nous ne sentions nous, que l’horreur
de l’abandonner... Oui, ce furent de ces moments dont le souvenir laisse
une trace douloureuse.

Maintenant tout était fini, et nous attendions le départ du train qui
devait nous remmener. Fuyant la promiscuité des salles communes, nous
venions de nous réfugier dans un compartiment retenu la veille, sûrs
d’être seuls au moins pendant les deux heures que durerait le voyage. Je
regardais François assis en face de moi, la tête appuyée au drap gris
des coussins, les yeux clos--dans un état d’accablement et d’énervement
indicible. Philippe semblait agité; il consultait sa montre, il
regardait l’horloge de la gare.

«Encore dix minutes... me dit-il à demi-voix. Décidément, je crois que
je ne recevrai rien de Mauroy aujourd’hui... J’aime beaucoup mieux
revenir à Paris avec toi... Demain, à la première heure, je filerai sur
Lille... mais vraiment, il faut... il faut d’abord que je me repose un
peu... Et puis, je veux savoir comment va ton père...»

Il n’avouait pas sa pensée secrète, mais je l’avais devinée, et dans
toute la sincérité de mon âme, je trouvais meilleur aussi qu’il fût là,
près de moi--entre nous... Ses yeux ne quittaient pas le cadran
pneumatique dont l’aiguille avançait par petites saccades... Moins
neuf... moins huit--soudain un pas pressé résonna sur l’asphalte du
quai; une tête haletante, ébouriffée, surgit à la portière.

«Monsieur Noizelles?... On m’envoie de l’hôtel, Monsieur... c’est une
dépêche qui vient d’arriver pour vous...»

Philippe saisit le papier bleu, le déchira brusquement, et me le tendit
après l’avoir parcouru.

«Présence indispensable; ouvriers réclament entrevue avec vous ce
soir-même: tâchez être à Lille avant sept heures, ou je ne réponds de
rien.--Mauroy.»

Sept heures--il était quatre heures... Philippe hésita quelques
secondes--pas plus--puis, en toute hâte, il descendit, avisa un employé
qui passait, revint vers moi.

--J’ai un train pour Lille dans un quart d’heure... celui-ci va
partir... Tu pourrais peut-être...»

Il hésita, comme honteux de ce qu’il allait dire.

«Tu pourrais... venir avec moi...»

Mon cœur se serra.

«Oh! Philippe, c’est impossible! Et papa?... J’étais presque inquiète,
tu sais, ce matin, quand je l’ai laissé...»

Instinctivement, nous parlions bas; pourtant François nous entendit. Il
sortit de sa torpeur.

«Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il avec une sorte d’impatience. Tu
restes?... tu ne viens pas à Paris?...»

Philippe, debout sur le marchepied, expliquait rapidement la situation.
François se leva; qu’il semblait las, et maigre, et grand, dans cet
étroit wagon!

«Alors, tu es obligé... Geneviève préfère peut-être voyager seule... Je
vais chercher un autre compartiment...»

D’une main fébrile il avait pris son chapeau, il se préparait à
descendre. Philippe devint très rouge.

«Mais, fit-il, c’est aujourd’hui samedi... tout est bondé... ce serait
bien pénible pour toi... et puis...»

Un cri bref lui coupa la parole.

«En voiture, messieurs, en voiture...»

On fermait les portières. Philippe eut juste le temps de sauter en
arrière sur le quai; dans ses yeux honnêtes, je lisais l’inquiétude, la
tristesse, la gêne, et aussi une confiance invincible... Le train
s’ébranla.

«Je t’écrirai, dit-il; je compte rester au moins deux jours... Et
toi...»

Mais déjà nous filions à toute vapeur. Je me penchai pour voir encore
cette silhouette immobile qui s’éloignait, rapetissait, disparaissait au
détour de la voie, puis je me rassis, blottie dans mon coin, contemplant
obstinément la fuite des arbres, la ronde des champs et des prés--et les
nuages blancs qui couraient à travers le ciel bleu, très vite, très
vite...

Un long moment s’écoula. François semblait retombé dans son immobilité,
là-bas, sur la banquette qui me faisait face. Le soleil baissait,
frappant les vitres de rayons presque aveuglants. J’avais
chaud--j’écartai un peu le voile de crêpe, épais et rude, dont les plis
me frôlaient la joue. C’est à peine si j’osais remuer la tête; ce
silence prolongé m’oppressait. Il me semblait que j’aurais dû parler,
mais j’avais peur de mon émotion: mon cœur battait trop fort... Et
toujours des arbres, des prés, des champs passaient, jusqu’à m’éblouir,
jusqu’à m’écœurer...

«Comme vos cheveux sont blonds, dans tout ce noir...»

Cette voix blanche, sans timbre, cette voix lointaine, était-ce bien
celle de François? Je tressaillis, tournée vers lui, cette fois. Il
s’était redressé, l’air un peu halluciné.

«Qu’est-ce que j’ai dit?... Je rêvais, je crois... Pourtant, non, je ne
dormais pas... Voilà trois nuits que je n’ai dormi...»

Il pressait de ses doigts ses paupières meurtries.

«Vous devez être bien fatigué...» dis-je, timidement, gauchement--sans
pouvoir traduire l’immense compassion qui m’étreignait.

«Fatigué... je ne sais pas... mon cerveau bat la campagne... Tout à
l’heure, je pensais... c’est si étrange de vous voir ainsi, seule avec
moi... en deuil comme moi...»

Son regard se posa longuement sur mes vêtements noirs, sur ce voile que
j’avais mis pour lui--et qui semblait d’une fille bien plus que d’une
nièce.

«Je suis content... oui, je suis content que vous portiez _son_ deuil...
Vous n’avez jamais su combien elle vous aimait... moi, je le savais,
quoiqu’elle ne me l’ait pas dit... Et le soir de sa mort... c’était
mercredi... il me semble qu’il y a si longtemps!...»

Les paroles lui venaient, rapides, involontaires--sans suite apparente.

«Mercredi... quand elle a commencé à divaguer... si vous saviez!...
C’est pour cela que je n’ai pas envoyé chercher Philippe... Tout à coup,
elle me dit: «La lettre... où est la lettre?... Tu ne l’as pas lue?...
Elle est brûlée?...» J’ai deviné tout de suite qu’elle parlait de cette
lettre revenue d’Angkor... qu’elle a jetée au feu devant vous... J’y
avais pensé si souvent depuis--depuis que j’avais compris bien des
choses!... En la voyant si anxieuse, si égarée, j’ai dit: «Oui, elle est
brûlée, je ne l’ai pas lue...» Alors... oh! qu’elle me faisait mal!...
alors elle a répété deux fois: «Tu ne dois pas... tu ne dois pas
l’aimer... il est trop tard... elle est la femme de Philippe... dis-moi
que tu ne l’aimes pas...» Et je l’ai dit, Geneviève... Je savais qu’elle
allait mourir... Je la tenais tout contre moi... j’ai dit tout bas:
«Non, je ne l’aime pas...» Même dans un pareil moment, il m’a semblé que
je m’arrachais le cœur... Elle ne m’a pas cru: un peu de raison lui
revenait... tout en haletant, en étouffant, elle a murmuré:
«Pardonne-moi... pardonne-moi de n’avoir pas su te la garder...» C’était
toute notre vie... tout ce que nous avions souffert, ces dernières
années, elle et moi, l’un près de l’autre... sans nous le dire...»

Il eut encore ce geste nerveux de la main sur le front.

«Ah! j’ai parlé, n’est-ce pas?... oui, j’ai parlé... Ce n’est pas ma
faute... je voulais m’en aller, vous laisser seule, quand le train est
parti... Rester deux heures ainsi, avec vous... c’était impossible... On
ne peut pas se taire toujours, Geneviève... Et puis, vous le savez
bien... puisque je vous ai vue pleurer... pleurer sur moi--il y avait de
quoi me rendre fou...»

J’étais comme folle moi-même--je ne songeais plus à me détourner, à me
cacher--j’écoutais, j’écoutais... Et il continuait, de cette voix de
rêve, avec ces yeux vagues qui semblaient ne pas me voir...

«Vous le savez bien, que je ne pense qu’à vous, que je ne vis qu’en
vous... depuis si longtemps... J’ai cherché quelquefois à me rappeler...
Ce n’est pas tout de suite--non... La première fois, je me souviens que
j’ai dit à ma mère: «Quelle femme délicieuse il a trouvée, ce gosse de
Philippe!...» J’avais vu seulement que vous étiez jolie... et jeune,
jeune!... je ne pensais pas à vous aimer autrement qu’une gentille
petite sœur... Pourtant, cette année-là, déjà... quand je suis parti,
j’ai eu de la peine à vous quitter... et quand je suis revenu... j’ai
pensé que je ferais mieux de repartir encore... J’aurais pu rester, vous
savez, à ce moment-là--ma thèse était plus avancée que je ne l’avouais.
Mais je croyais qu’il suffirait de mettre la mer entre vous et moi... je
me disais: «Cela passera...» Et je m’en allais toujours... Seulement, à
mon dernier voyage, quand vous avez été malade... Oui, je me rappelle:
la lettre de Philippe m’est arrivée à Tokio, chez le consul... J’étais
avec lui: j’ai ouvert l’enveloppe tout en causant... je vois encore les
premiers mots: «Geneviève a failli mourir ces jours-ci; elle n’est pas
encore hors de danger: nous sommes bien inquiets...» Tout a tourné
autour de moi... j’ai entendu une voix effarée qui disait: «Qu’est-ce
que vous avez?... Mais qu’est-ce que vous avez?...» J’avais--que je me
trouvais mal, tout simplement... sans songer seulement que la lettre
datait déjà d’un mois...»

Il s’arrêta... Entendre ces choses, dites par lui, c’était plus que je
ne pouvais supporter. Un soupir entr’ouvrit mes lèvres.

«François... oh! François... je vous en prie...»

Mais lui, presque violemment:

«Non, laissez-moi dire... songez que j’étouffe depuis des années... je
ne peux plus... il faut que vous sachiez tout--tout ce que j’ai pensé
quand j’ai compris comme cela, d’un seul coup, ce que vous étiez devenue
pour moi... Ma première sensation a été une sorte de bonheur,
figurez-vous... de bonheur douloureux... Je vous croyais très heureuse,
et je me résignais à souffrir pour vous... par vous, sans que vous le
sachiez... C’était très doux, presque héroïque... Mais à peine vous
avais-je revue--j’ai été un bien pauvre héros, ce jour-là, à
Marlotte--j’ai cru deviner que la vie vous avait déçue... Alors,
voyez-vous, j’ai été perdu... Je ne pouvais plus partir à cause de ma
mère. J’ai encore lutté tout un hiver: je m’imaginais que je pourrais
vous faire un peu de bien... et puis j’ai eu peur de vous en faire
trop... je ne savais plus... Quand nous avons eu fini ce petit livre,
j’étais à bout de forces... Ces trois lignes de dédicace que vous avez
écrites... les seules de votre main, peut-être, que j’aurai jamais...
savez-vous que je les porte toujours sur moi?... C’est fou, dites?...
mais ce n’est pas compromettant--un monsieur qui se promène partout avec
le premier feuillet de l’_Art Bouddhique_ sur son cœur...»

Il souriait--d’un sourire qui me déchira. De nouveau, je me rejetai
contre les coussins poussiéreux, je ramenai mon voile entre lui et
moi--écrasée, anéantie par une angoisse impossible à définir. Le train
ne s’arrêtait pas--ne devait pas s’arrêter. Dans une gare que nous
traversions en coup de tonnerre, je vis l’heure--cinq heures seulement:
la moitié du trajet...

François s’était tu un moment, calmé, semblait-il, par tous ces
souvenirs qu’il venait d’évoquer. Mais bientôt je l’entendis qui
reprenait, d’un ton plus bas, plus frémissant:

«Cette année... oh! cette dernière année, j’ai souffert... Je voyais ma
pauvre maman dépérir et se ronger de chagrin--de mon chagrin que je ne
pouvais plus lui cacher... J’étais bien décidé à ne plus vous voir... et
je comprenais avec désespoir que la vie sans vous me devenait odieuse...
Et puis, il y a eu ce 1er janvier... Vous ne pouvez pas vous imaginer ce
que cette soirée a été pour moi... pendant ce dîner où j’ai tant ri...
et après, vos soupçons... et ce baiser... que vous... que j’avais vu...
Ah! il était loin, mon héroïsme, quand je me suis sauvé chez mon ami
Vernon... Et cette visite que je vous ai faite... Et ce que j’ai cru
comprendre... J’étais fou, n’est-ce pas?... Geneviève, dites-moi que
j’étais fou... ou bien alors... écoutez-moi... Si vous vouliez, nous
pourrions peut-être encore être heureux... C’est une pensée qui ne me
quitte plus... une pensée qui tue le sommeil, qui tue les larmes... Si
vous vouliez... si vous vouliez...»

Une terreur folle me vint--de sa voix devenue rauque et saccadée, de ce
qu’il disait, de ce que j’allais entendre...

«François... oh! François...» murmurai-je encore, avec un tel regard
d’agonie, une telle ardeur de supplication qu’il s’interrompit soudain:
un moment, je vis ses yeux d’autrefois--ses yeux amis--rayonner à
travers ce masque d’homme, tragique et tourmenté, que je ne
reconnaissais plus.

«Comme vous tremblez! dit-il doucement. Vous avez peur?... peur de
moi!... Vous croyez que je veux vous proposer de mentir... de
tromper?... Mais vous ne comprenez donc pas?... Vous ne sentez donc pas
toute la tendresse... toute l’adoration qu’il y a en moi... pour vous...
vous qui me semblez à peine une femme... une enfant... mon enfant à
moi... très pure et très chère...»

C’était lui qui tremblait, maintenant. Et moi, misérable créature, je
luttais contre la joie divine que me causaient ses paroles--cette joie
qu’on n’éprouve qu’une fois et que je n’avais jamais, jamais connue près
d’un autre...

«Non, reprit-il passionnément; plutôt que de vous demander rien de
bas... de honteux... j’aimerais mieux ne plus vous revoir... Mais vous
pourriez... j’ose à peine penser à cela... vous pourriez aller trouver
Philippe, loyalement... et lui dire que... la vie avec lui... que vous
voulez le quitter... que le divorce...»

Il s’arrêta, incapable de continuer.

«Oh! m’écriai-je avec effroi, taisez-vous... je ne pourrais pas...
laissez-moi...»

Je me cachai le visage pour échapper à ce regard, à cette voix... Mais
il parlait toujours, fiévreux, affolé.

«Je sais que c’est mal... que c’est indigne... Philippe m’a aimé comme
un frère... Mais il ne m’aime plus, je l’ai bien senti, allez, tous ces
jours-ci... j’ai bien compris qu’il avait deviné... qu’il n’était pas
heureux, lui non plus... Est-il heureux, dites?... Et vous, êtes-vous
heureuse?... Vous ne répondez pas... vous ne savez pas mentir... Alors,
à quoi bon perdre trois vies? Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il
comprenne... qu’il consente?... Écoutez: vous iriez chez votre père...
moi, je partirais, pour un an... et puis je reviendrais... pour vous
emmener... On m’offre toujours cette école de Saïgon; mais pour vous, je
ne voudrais pas... c’est trop loin, trop malsain... J’aimerais mieux
l’Italie... je parle couramment l’italien... j’ai un ami, professeur à
Rome, qui désire revenir en France--il me céderait sa chaire... C’est un
peu dur de s’expatrier... mais avec vous... avec vous...»

Son exaltation m’épouvantait... Et cette vie qu’il m’offrait--à laquelle
il semblait croire... Un gémissement m’échappa.

«Vous me torturez, François... vous me torturez...»

Il s’était rapproché de moi--j’entendais craquer ses mains serrées l’une
contre l’autre.

«Songez donc que c’est lui... lui, Philippe, qui vous a prise à moi...
Songez que ma mère vous avait choisie, elle qui savait que je _devais_
vous aimer... Songez que s’il n’était pas venu, comme un enfant, se
jeter à la traverse... ou que si j’étais revenu, moi, quatre mois plus
tôt... sans ce malheureux voyage à Java... depuis six ou sept ans vous
seriez ma femme... j’aurais toujours près de moi vos chers yeux, votre
chère petite figure... votre petite âme que je connais si bien... et qui
me connaît aussi... Et vous voulez que je vive avec cette idée-là, qui
me poursuit jour et nuit?... Vous voulez que je renonce à essayer de
vous reprendre... maintenant que je suis seul au monde... maintenant que
ma pauvre maman...»

La voix lui manqua--ces larmes qu’il n’avait pas pu verser depuis trois
jours l’étouffaient, lui montaient à la gorge en sanglots désespérés. Il
se leva brusquement; il alla se réfugier à l’autre bout du wagon, le
front appuyé contre la vitre--je voyais ses épaules remuer
convulsivement, je devinais qu’il se mordait les doigts pour s’empêcher
de crier... La tête perdue, je le suivis, je vins m’asseoir en face de
lui.

«Oh! je vous en supplie... écoutez-moi... ne pleurez pas... vous me
faites mourir de chagrin... J’essayerai... je vous promets d’essayer de
parler à... de faire ce que vous me demandez...»

Le nom de mon mari n’avait pas voulu sortir de mes lèvres. François se
retourna, une lueur d’espoir sur son visage ravagé.

«Vous voulez... oh! que vous êtes bonne... merci...»

Il pouvait à peine articuler quelques mots: je le sentis plus près de
mon cœur, avec ses pauvres yeux gonflés derrière son lorgnon humide,
qu’il ne l’avait jamais été au temps où nous riions ensemble--que ce
temps était loin!... Ses mains qui frémissaient s’approchèrent des
miennes--puis se reculèrent, comme s’il n’osait pas me toucher. J’étais
glacée, frissonnante.

«Merci... murmura-t-il encore. Mais je suis brisé... vous aussi... C’est
trop... pardon, ma pauvre petite...»

Le jour baissait--le train pressait son allure en approchant de Paris.
Vers le couchant, un gros nuage noir barrait l’horizon jaune. Nous
aurions dû être moins malheureux, et pourtant une tristesse affreuse
nous enveloppait. François ne disait plus rien; mais je sentais son
regard sur moi--un regard où il y avait encore presque autant de douleur
que d’amour... Pourrions-nous jamais sortir de cet abîme d’amertume et
de regrets?

Nous arrivions. Il se pencha vers moi.

«Vous... vous m’avertirez... vous me ferez savoir...»

Il chuchotait, avec un air de honte que je ne lui connaissais pas et qui
me fit mal. Je dis «oui» de la tête. Et ce fut tout. Le train
s’arrêtait. Avant que François tentât de me retenir, j’ouvris la
portière, je sautai, je me perdis dans la foule--comme une coupable qui
s’enfuit.




XVII


Le coupé, la figure impassible du cocher de louage m’attendaient à la
porte de la gare. Où donc allais-je? Ah! oui, chez papa. Ce matin, en
partant, je lui avais promis--je m’étais promis à moi-même de revenir le
soir prendre de ses nouvelles. Et maintenant, c’est à peine si je
pouvais me souvenir qu’il était malade et qu’il m’attendait. Inerte et
sans force au fond de la voiture, je revivais ces deux terribles heures,
minute par minute, mot par mot... Mon Dieu! comme il m’aimait! De quelle
passion profonde et tendre! Que de rêves sans espoir, que d’années
perdues--les plus belles d’une vie d’homme--pour moi, pour mon humble
_moi_! J’étais cause qu’il avait souffert ainsi--lui, François... Cette
idée me bouleversait toute, abolissait dans ma cervelle endolorie
jusqu’au souvenir du souffle glacial qui venait de passer sur nous,
pendant ces dernières minutes si mornes... Rien--non, rien ne pourrait
m’empêcher de tout quitter pour aller à lui, pour lui rendre, sinon le
passé éteint, gâché, au moins l’avenir qui lui restait. Et moi--hélas!
je savais trop bien le peu que valait mon sacrifice. A ce mot terrible
de «divorce», j’avais crié, j’avais tenté une lutte dérisoire--mais au
moment même où ma conscience se révoltait ainsi, je sentais mon cœur
déjà complice de la chère voix désespérée qui m’implorait... Ce que
j’avais promis, je le tiendrais tout de suite--tout de suite... Je ne
vivrais pas plus longtemps dans une pareille angoisse: sans attendre le
retour de Philippe, je partirais dès le lendemain--dès maintenant, même,
si papa était en état de m’entendre, je lui dirais tout, je le
supplierais de me reprendre, de me garder, jusqu’à ce que...

La voiture s’arrêta--j’étais arrivée. Ma vieille maison--la loge
éclairée par un bec de gaz en papillon, l’escalier sans tapis--que
j’avais été heureuse là! Mes jambes tremblaient; pourtant je montai les
cinq étages d’une haleine--je frappai. En entrant, je vis que Julie
avait sa figure placide des bons jours, j’entendis le rire sonore du
docteur Garnier. Papa était assis dans son lit, bien confortablement; un
joli petit feu de coke brûlait au fond de la cheminée--une lumière
paisible tombait de la lampe coiffée d’un abat-jour vert que j’avais
toujours connu... Les deux hommes tournèrent la tête.

«Te voilà, fillette?... pas trop fatiguée de ce pénible voyage?... Tu
vois: je suis ressuscité... Eh bien, et Philippe?... Il n’est donc pas
avec toi?»

Philippe--c’était la première pensée qui lui venait à ma vue.
Hâtivement, confusément, j’expliquai pourquoi mon mari était resté;
puis, coupant court aux questions inquiètes de papa sur la filature, sur
une grève possible:

«Alors, tu vas mieux?... Ce ne sera rien?...

--Rien du tout, dit le docteur; la fièvre est tombée, les bronches ne
sont même pas prises... Mais, saperlipopette! C’est toi qui aurais
besoin d’être soignée, petite!... Quelle figure tu as!...»

Je m’étais penchée sur le lit, en relevant mon grand voile noir, et mon
visage apparaissait dans le rond lumineux projeté par la lampe. Papa me
caressa la joue d’un air attristé.

«Elle a du chagrin... moi aussi. Nous aimions tous la chère tante Lydie.
J’ai tant regretté ce matin de ne pas pouvoir partir!... Et votre pauvre
cousin?... Comment supporte-t-il ce coup? Il va se trouver bien seul,
maintenant...»

Quel supplice! Il me semblait que l’œil aigu du docteur, fixé sur moi,
lisait à livre ouvert dans ma pensée... Pourtant j’aurais dû me rappeler
que, de toute sa vie affairée de praticien, jamais il n’avait eu
l’occasion de rencontrer François, dont il ignorait même l’existence.
Mais mon âme était à vif, et le moindre regard me faisait mal. Je
répondis au hasard, par des phrases banales. Notre vieil ami se levait,
en secouant sa crinière blanche.

«Allons, je m’en vais; on n’a plus besoin de moi ici: encore un jour de
lit, trois jours de chambre--pas de drogues, et il n’y paraîtra plus...
Quant à toi, gamine, surveille tes nerfs. C’est très triste de perdre
une bonne tante; pourtant il n’y a pas de quoi se rendre malade...
surtout quand il vous reste un brave et excellent mari comme le tien,
que diable!»

Il partit, jovial et bourru, nous laissant seuls dans le silence et la
tiédeur de la chambre bien close.

«Est-ce bête, dit papa, ce rhume qui est arrivé juste pour m’empêcher de
t’accompagner à Amiens!»

Je l’écoutais à peine--sans songer même que sa présence auprès de moi,
pendant ce voyage, aurait changé la face des choses... Réfugiée dans
l’ombre, au coin du feu, sur une chaise basse, je me répétais: «Il faut
parler, tout avouer... mais comment?...» J’avais la bouche sèche, les
mains moites, les tempes serrées; j’appuyais ma tête contre le marbre de
la cheminée dont je sentais l’angle dur et froid, un peu éraflé du bout,
m’entrer dans la joue, et cette sensation éveillait en moi des souvenirs
d’enfance--remords puérils, peccadilles à mourir de rire, confessées à
cette même place, versées en tremblant dans l’oreille du plus indulgent
des pères... Aujourd’hui, que dirait-il, quand il saurait?... Justement,
voilà qu’il s’agitait sur ses oreillers, qu’il me cherchait des yeux.

«Comme tu es silencieuse!... Cela t’ennuie, n’est-ce pas, que Philippe
ait été forcé de partir si brusquement?... Répète-moi donc un peu: je
n’ai pas très bien compris dans quelles circonstances il a reçu cette
dépêche...»

Combien il était loin de moi, de l’idée fixe qui me martelait le crâne!
D’une voix troublée, j’essayai de lui répondre, de rassembler mes
souvenirs dans mon cerveau vide. «Il faut parler, pourtant, me
disais-je, il faut parler...» Au lieu de cela, je devais raconter les
lettres de Mauroy, le télégramme arrivant au dernier moment... Je revis
Philippe sur le quai de la gare d’Amiens, et le regard qu’il m’avait
lancé, tandis que le train m’emportait, seule avec François--un frisson
me passa dans les moelles. Papa m’écoutait, pensif.

«C’est toujours ennuyeux, ces conflits avec les ouvriers, dit-il enfin.
Heureusement que Philippe est le plus conciliant des hommes!... Pauvre
garçon! il doit être bien perplexe...»

Un sourire indulgent, affectueux, éclairait sa longue figure maigre aux
yeux paisibles. Mon cœur défaillit. «Ce mari si bon, que tu aimes tant,
je veux le quitter demain--le quitter parce que j’en aime un autre... et
je compte sur toi pour m’y aider...» Prononcer ces mots-là, tout à coup,
sans préparation--était-ce possible?... Je me sentis submergée par un
immense découragement. Au-dessus de ma tête, sur la cheminée, la vieille
pendule en forme de lyre grinça, gémit, puis sonna sept coups sourds et
faibles. Julie venait d’entrer, apportant une tasse de bouillon.

«Tu vois, dit papa, voilà tout ce qu’on me permet pour ce soir... Je
devrais t’offrir de faire la dînette près de moi, puisque tu es seule;
mais j’ai besoin de réparer ma mauvaise nuit, et, ma foi, je crois bien
que je vais dormir...»

Il but, à petites gorgées, éloigna sa lampe, se carra dans son lit...
Non, je ne troublerais pas sa quiétude--au moins pas tout de suite. Je
m’en allai sans avoir rien dit. Mon baiser d’adieu, cependant, devait
avoir quelque chose de fiévreux, d’inusité, car papa lui-même sembla
s’apercevoir soudain de mon agitation. Il m’attira contre lui, me câlina
un moment.

«Voyons, voyons, ne te tourmente pas... Demain, j’en suis sûr, tu vas
recevoir une lettre de Philippe t’annonçant que tout est arrangé, qu’il
n’y aura pas de grève... Bonsoir, ma petite fille... et n’oublie pas de
m’apporter des nouvelles dès que tu en auras--de bonnes nouvelles... A
demain.»

Demain. Que serait demain? J’avais laissé passer l’heure de l’aveu.
Maintenant j’étais de nouveau dans la voiture, puis chez moi--ce chez
moi que j’avais quitté depuis douze heures à peine et qui m’apparaissait
étranger, presque hostile. Dans la salle à manger, Théodore, prévenu que
«Monsieur» ne rentrerait pas, enlevait silencieusement le couvert de
Philippe--en un tour de main, l’assiette, le verre, l’argenterie, la
serviette, tout avait disparu: j’étais seule en face d’une place vide.
J’éprouvais un étrange serrement de cœur--allais-je donc pouvoir
supprimer ainsi mon mari de mon existence?... Mes tempes bourdonnaient,
les bouchées s’arrêtaient dans mon gosier--l’eau même me paraissait
amère. Et toujours j’entendais la voix de François, toujours je voyais
les yeux inquiets de Philippe--inquiets, mais si confiants... Je
repoussai le plat que le valet de chambre me présentait d’un geste
arrondi.

«Non, merci... je n’ai plus faim...»

Il fallait en finir, mettre l’irréparable entre moi et mon passé...
Pourtant j’avais encore une nuit à rester sous mon toit. Mais je voulais
agir bien vite, me prouver à moi-même que tout cela n’était pas un rêve.
Écrire--une lettre pour Philippe que je laisserais, bien en vue, sur son
bureau--et, le lendemain matin, partir pour toujours... Papa, cette
fois, m’accueillerait, m’entendrait coûte que coûte. Une réflexion
rapide me traversa l’esprit: «Si je l’avais trouvé plus mal ce soir,
pourtant, je serais restée, sans avoir besoin de chercher un
prétexte...» Puis j’eus horreur d’une telle pensée.

Dans ma chambre, où je m’étais réfugiée, je me déshabillais rapidement,
en m’efforçant de ne songer qu’aux circonstances matérielles de mon
départ. Cette robe de deuil que je quittais--la plus simple de
toutes--je la remettrais demain; je n’emporterais ni bijoux, ni argent:
ma vieille maison me verrait revenir, pauvre comme j’étais partie. Je
regardai autour de moi; tout ce luxe banal, tout ce confort qui
m’entourait depuis mon mariage, non seulement je ne le regretterais pas,
mais je serais heureuse de m’en évader--oui, heureuse. A satiété je me
répétais: «Heureuse, heureuse...» Et je marchais çà et là comme une
somnambule, passant un peignoir, enlevant mes bagues--pour la dernière
fois... Enfin j’étais prête--assise devant ma table, une plume à la
main, une feuille de papier devant moi: j’écrivais à Philippe...

J’écrivais--non: les yeux fixes, je regardais cette feuille encore
blanche sur laquelle j’allais tracer les mots qui me délieraient à
jamais. Chacun de ces mots devait porter; Philippe devait comprendre
tout de suite que rien ne pourrait me ramener à lui. Je me sentais
soudain l’esprit lucide et froid--d’un froid mortel. Ce qui
m’embarrassait, c’était la formule du début. «Mon cher Philippe...»
Impossible! «Mon bon Philippe...» Quelle ironie! Et puis j’aurais l’air
de spéculer sur sa bonté. Mieux valait ne rien mettre, commencer sans
préambule... Et d’un seul trait, fiévreusement, j’écrivis:--après treize
ans, il me semble que les lignes sont encore là, devant mes yeux:

«Pardonne-moi le chagrin que je vais te causer. Quand tu liras cette
lettre, je serai partie, parce que je crois que nous ne pouvons plus
vivre ensemble. Je sais combien je suis ingrate, combien tu as toujours
été bon pour moi; mais tu dois bien comprendre, surtout depuis ces
derniers temps, que nous ne sommes pas heureux. Tu m’as demandé toi-même
un soir si je regrettais de t’avoir épousé: eh bien! oui, je le
regrette. Je pense que je me suis trompée, que j’étais trop jeune, que
nous ne nous connaissions pas assez. Pendant près de huit ans, j’ai
réfléchi, j’ai observé: nous n’avons pas un goût, pas une idée en
commun, nous pensons en tout différemment; l’intimité intellectuelle
entre nous est impossible. Ce sont des choses auxquelles tu n’attaches
pas d’importance, je le sais; malheureusement, pour moi, elles sont la
raison même de l’existence. Je ne crois pas qu’on puisse dire qu’on
s’aime, simplement parce qu’on est mari et femme, quand on ne vit pas en
communion constante de cœur et d’âme. C’est pour cela que je te quitte,
que je retourne chez mon père. Je te jure que je n’ai rien fait de mal:
crois-moi, Philippe, je t’en prie, et, encore une fois, pardonne-moi.
J’espère que, de ton côté, tu referas ta vie, et que tu trouveras une
autre femme, meilleure que moi, car je désire de tout mon cœur que tu
sois heureux.

«GENEVIÈVE».

C’était tout--j’avais dit ce que j’avais à dire. Maintenant il fallait
prendre une enveloppe, y mettre le nom de Philippe... Mais d’abord il
fallait relire.

«Pardonne-moi le chagrin que je vais te causer...» Le chagrin... J’eus
la vision soudaine de Philippe revenant chez lui--chez nous--après deux
journées fatigantes et pénibles, l’esprit un peu inquiet--se reprochant
cette inquiétude même et comptant bien la dissiper près de moi... Il
entrait: tout droit dans ma chambre, d’abord, puis dans le salon--sans
me trouver--, dans son bureau... Il voyait la lettre, il l’ouvrait... Je
me mis à trembler de la tête aux pieds. Philippe, lire cela!... Mais
c’était criminel, c’était fou--mais j’aurais aussi bien pu me cacher
dans l’ombre pour le tuer, quand il rentrerait... Avec égarement, je
parcourais ces phrases sorties de ma plume: je ne les reconnaissais
plus--elles m’apparaissaient monstrueuses d’inconscience et d’égoïsme.
«Tu as toujours été très bon pour moi...» Cette bonté, dont le souvenir
m’accablait tout à coup... «Je regrette de t’avoir épousé... je me suis
trompée... j’étais trop jeune...» Déjà je l’avais vu, à cette seule
idée, presque affolé de colère et de douleur... «L’intimité
intellectuelle, l’union des âmes...» C’était vrai--vrai pour moi. Mais
lui, pauvre cœur simple et tendre, que retiendrait-il de toutes ces
subtilités, sinon que je ne l’avais jamais aimé, et que j’avais vécu
huit ans près de lui sans rien lui livrer de mes pensées?... «Je te jure
que je n’ai rien fait de mal...» Pourrait-il me croire, lui dont la
jalousie mise en éveil devinerait du premier coup, parmi tant de raisons
que je lui donnais, l’unique raison que je ne voulais pas lui donner--la
seule qui comptât pour lui comme pour moi? Non, il ne me croirait pas:
il me soupçonnerait des pires hontes, et je l’aurais mérité, moi qui
osais lui dire, après l’avoir bien torturé: «Je désire que tu sois
heureux...»--moi qui avais pu être à ce point cruelle, hypocrite et
lâche... Oh! oui lâche, surtout. «Allez à lui, loyalement...» Ces mots,
je les entendais encore. Et au lieu de cela, je me sauvais comme une
voleuse, en laissant derrière moi la maison vide et le foyer ruiné... Un
grand élan de révolte me souleva contre moi-même: je saisis la lettre
indigne, je la déchirai en dix morceaux, en cent morceaux--j’aurais
voulu l’anéantir... Et tout à coup il me sembla que ce que je détruisais
là, de mes mains, c’était l’amour de François--cet autre amour dont
j’avais fait une part de ma propre vie. Alors mon cœur éclata: je posai,
en pleurant, ma tête sur les débris du papier déchiqueté--et je
souhaitai d’être morte.

Combien de temps demeurai-je ainsi?... J’avais perdu la notion de
l’heure. Parfois, une petite vague d’espoir montait en moi: si
j’essayais au moins de parler à mon mari? Si je pouvais l’amener--non
plus de cette façon brutale et dure, mais doucement, par degrés--à
m’écouter, à me comprendre et, qui sait? à consentir?... Lui aussi
devait souffrir de cette existence tourmentée... Puis le flot
d’illusions retombait, se perdait dans une marée de désespérance. Non,
mille fois non--Philippe ne s’attendait pas à recevoir de moi une
pareille blessure. Le doute avait pu l’effleurer, troublant un moment
son repos; mais d’où venait ce doute? Sur quoi portait-il exactement?
Lui-même n’aurait su le dire. De la tristesse, du malaise, quelques
bouderies, une brève querelle--c’était tout. Sa nature loyale répugnait
au soupçon: aujourd’hui encore, tandis qu’il nous regardait partir,
j’avais bien compris qu’il se faisait scrupule de ses craintes, qu’il
luttait bravement contre une méfiance indigne de lui--indigne de nous,
pensait-il... Quoi qu’il pût pressentir ou deviner, il persistait à
croire en moi, de toute la force de sa foi candide--en moi qui rêvais de
l’abandonner, qui venais d’écrire cette affreuse lettre... Je gémis,
d’angoisse et de remords. L’horreur même du coup que j’avais failli
porter m’ouvrait les yeux sur ma mauvaise action: d’un seul regard, j’en
sondais toute la vilenie--je savais que je ne la commettrais pas.

Philippe! Si amer que fût le présent, rien ne pouvait empêcher que je
n’eusse été sa femme, que je ne lui eusse donné les premières années de
ma jeunesse--trop vite, peut-être, mais librement, de mon plein gré.
J’étais devenue son bien, sa chose: de quel droit voulais-je me
reprendre? Quelle raison invoquer pour le quitter, pour le trahir? Tout
ce que nous nous étions promis l’un à l’autre, il l’avait tenu--et au
delà. Sa tendresse ne s’était jamais démentie; le bonheur qu’il pouvait
donner, il me l’avait prodigué avec joie, heureux de me croire heureuse:
si ce bonheur ne me suffisait pas, c’était ma faute et non la sienne.
Longtemps j’avais vécu de cette vie douce et facile, un peu pâle--sans
lumière et sans ombre. L’ombre était venue, maintenant--l’ombre d’un
grand amour triste qui me cachait le reste du monde. Mais ce n’était pas
une raison pour sacrifier Philippe.

Lentement, la résignation m’envahissait, morne et glacée. Tous ces liens
qui me retenaient captive--pitié, justice, respect de la parole donnée,
pudeur d’honnête femme--je les sentais se resserrer, me blesser l’âme;
mais je renonçais à les rompre. Des noms, des choses me traversaient
l’esprit. Papa--quelle folie d’avoir songé à troubler sa vieillesse
paisible! Quelle déception cruelle je lui avais préparée--combien
j’aurais souffert de son blâme... Thérèse--la farouche petite puritaine,
qui se faisait une si haute idée des devoirs de l’épouse--devoirs bien
faciles pour elle, hélas!--qui voyait chaque jour près d’elle l’exemple
de son frère abandonné par une femme indigne... Elle ne m’aurait pas
pardonné: nulle part je n’aurais retrouvé une amitié semblable, ni ces
caresses d’enfants qui m’avaient si souvent consolée... Julie, même, ma
vieille Julie--son honnête visage se serait détourné de moi...

Était-ce donc la peur qui me conseillait--la peur basse du scandale, les
complications misérables d’un divorce? Non--en dehors des êtres que
j’aimais, l’opinion du monde m’était indifférente, et je connaissais
assez bien Philippe pour savoir qu’il ne m’eût jamais gardée malgré moi:
à condition d’écraser son cœur, de perdre sa vie, j’étais libre, je
tenais son sort dans ma main. Seulement, j’avais vu le mal: j’avais
compris qu’il ne _fallait_ pas, que je ne _devais_ pas... Tante Lydie
aussi le pensait,--pauvre tante Lydie! jusqu’à son lit de mort...
François, sans doute, s’en souviendrait.

Je relevai la tête--depuis longtemps je ne pleurais plus. Oui,
François--j’irais à lui, demain. Je lui devais une réponse: je la lui
porterais... C’est lui qui serait malheureux--lui et moi. Une douceur
étrange, une sorte de joie amère me pénétra. Souffrir ensemble--nous ne
pouvions plus nous permettre que cette façon-là de nous aimer...




XVIII


Quand je me retrouvai dans la rue, le lendemain matin, vers dix heures,
il me sembla que des années venaient de passer sur moi. J’allais subir
une rude épreuve; pourtant je ne songeais pas à m’y soustraire. La honte
avait pu m’inspirer l’idée d’écrire à Philippe, de fuir sans l’avoir
revu--mais je n’étais pas honteuse de ce que je devais dire à François.
Je voulais seulement l’aider à comprendre, être près de lui pour lui
adoucir un peu l’âpreté du devoir, pour qu’il ne fût pas seul à porter
un fardeau trop lourd. Et je m’effrayais de me trouver si faible.

Le temps était merveilleux: cette fin de mars avait la mollesse de l’été
avec la fraîcheur du printemps. L’air matinal sentait bon; derrière les
grilles du Luxembourg, tout était gaîté, soleil et gazouillements;
par-dessus le haut mur des Carmes, les arbres montraient leurs bourgeons
roux gonflés de sève. Je marchais parmi cette joie sans qu’elle pût me
pénétrer. Rue de Chanaleilles, dans le grand jardin, un merle
chantait--comme le jour de mes fiançailles avec Philippe... Oui, j’avais
suivi ce même trottoir, longé ces mêmes maisons, pour gagner la grande
cour, le vieil escalier; tante Lydie m’attendait avec papa--émue de quel
sentiment complexe, je le comprenais maintenant... Aujourd’hui tante
Lydie n’était plus là; ce n’était pas elle--ce n’était pas un fiancé que
je venais chercher... Un instant, je fus frappée de ma présence insolite
dans ce logis où, désormais, François vivait seul... Mais pouvais-je me
laisser arrêter par une pareille misère?...

«Je voudrais parler à Monsieur François...»

Perrine ne parut ni surprise, ni choquée; son âme simple de brave fille
s’émut seulement de me voir enveloppée de ce crêpe qui symbolisait notre
deuil à tous. Elle soupira et, la mine contrite, me conduisit à travers
le salon jusqu’à la chambre de tante Lydie.

«Monsieur, dit-elle en ouvrant la porte, c’est madame Philippe.»

Elle m’appelait souvent ainsi, dans son langage de vieille servante
familière. Cette fois, ce nom me parut sortir de la bouche même du
destin. C’était bien «madame Philippe», en effet, qui entrait--et
personne d’autre.

François se tenait assis devant le bureau de sa mère, classant des
lettres, rangeant de menus objets. En me voyant, il se leva.

«Oh! dit-il à voix basse, vous êtes venue vous-même... déjà!... Alors...
c’est non, n’est-ce pas?»

Il était d’une pâleur mortelle; pourtant je compris que je n’avais plus
devant moi le pauvre être désemparé de la veille, mais un homme qui
pouvait souffrir--et qui s’y attendait. Je joignis les mains dans un
geste instinctif de supplication.

«C’est impossible, François... impossible!... Je n’aurais pas dû vous
promettre... ce serait une infamie; Philippe serait trop malheureux...
Et il le mérite si peu! Il est si bon--si bon et si confiant!... Malgré
tout ce que vous pouvez croire, il n’est pas préparé... il ne s’attend
pas... C’est vrai que je n’ai pas été très gentille avec lui, ces
derniers temps... pourtant il... il m’aime toujours, il croit en moi...
il ne soupçonne rien de grave... Et moi!... C’est déjà trop de vous
avoir écouté... Ce que vous me demandiez--lui dire brutalement... ou
bien partir, l’abandonner... ce serait trop cruel, trop injuste... je ne
peux pas--je vous assure que je ne peux pas... Et puis, il y a papa...
Il ne se doute de rien; il aime Philippe comme un fils. Ce serait un tel
coup pour lui, si, vous saviez!... Et il faudrait le quitter, lui
aussi... il n’a plus que moi, il n’est plus jeune... J’aurais dû
comprendre cela tout de suite, vous dire non... ne pas vous laisser
croire...»

François secoua tristement la tête.

«Je n’y croyais pas... Non--même quand je vous parlais, même quand vous
m’avez promis d’essayer, je n’y croyais pas, parce que, voyez-vous, je
sentais bien que c’était mal--très mal... Je le sentais confusément...
je ne pouvais plus penser: cette journée atroce, cette longue
insomnie... j’étais fou, j’avais la fièvre... Mais cette nuit, j’ai
dormi--oui, comme une masse, comme une brute... Et quand je me suis
réveillé, seul ici pour la première fois... quand je suis entré dans
cette chambre...»

Il promena autour de lui un regard désolé.

«Car il y a quelqu’un dont vous ne me parlez pas, Geneviève... Pour la
laisser mourir tranquille, je lui avais menti... c’était presque un
serment, mon mensonge... Vous y avez pensé aussi, n’est-ce pas?»

Une fois de plus, nous nous étions compris.

«Oui, dis-je; j’y ai pensé... Et vous savez bien que vous n’auriez
jamais songé à me proposer une pareille chose, si... si elle était
encore là...»

Il frissonna et, sourdement...

«Non, c’est vrai... c’est horrible... c’est comme si j’avais voulu
profiter de sa mort... Et pourtant, malgré tout... si vous aviez été
moins loyale, moins bonne... si vous vous étiez décidée à parler, à
rompre... j’aurais été assez lâche, je crois, pour accepter le fait
accompli... Les hommes sont ainsi, Geneviève.»

Sa voix s’était troublée. Devais-je donc être plus forte que lui?

«Mais, repris-je avec angoisse, cette vie dont vous parliez n’était pas
possible... Songez donc à tout ce qu’il aurait fallu détruire autour de
nous... Moi, je ne peux pas vous expliquer... Faire du mal à Philippe...
il m’aurait semblé que nous nous mettions à deux pour frapper un
enfant... Nous nous serions fait l’effet de deux complices... nous
n’aurions pas été heureux...»

Il m’écoutait, les yeux fixés, là-bas, au fond de la chambre, sur le lit
de sa mère--vide de ce vide muet et glacé des choses mortes.

«Non, peut-être, dit-il lentement; pas _très_ heureux...»

Et je sentis dans son accent un regret si poignant de cette ombre de
bonheur--comparée à ce qui lui restait--que des larmes me brûlèrent les
paupières.

«D’ailleurs, poursuivit-il d’un ton morne, à quoi bon parler de ces
choses... puisque j’étais sûr d’avance que vous y renonceriez de
vous-même... que vous ne pourriez même pas essayer de faire le mal...»

Je n’avais pas le droit de me laisser juger ainsi.

«François, murmurai-je humblement, vous me croyez meilleure que je ne
suis... j’ai essayé. Je voulais m’en aller aujourd’hui même, me réfugier
chez papa... et j’ai écrit une lettre pour Philippe... Je l’ai déchirée,
mais je l’avais écrite... une lettre si dure, si méchante!...»

Un grand choc le secoua: il vint à moi, passionnément.

«Vous avez fait cela... vous!... Oh! vous ne deviez pas... vous aviez
tort... mais... c’est trop doux... trop doux et trop amer de penser que,
pour moi... Chère petite... chère petite...»

Sur son visage bouleversé, une sorte de joie luttait avec la honte.

«Je suis bien coupable, Geneviève: j’aurais dû avoir le courage de
disparaître de votre vie sans rien dire... Vous ne pourrez plus penser à
moi sans remords, et moi je ne me pardonnerai jamais...»

Je m’étais assise, accablée par une immense lassitude. Il me contempla
avec douleur.

«Comme vous êtes pâle! Quelle pauvre petite figure malheureuse... Dire
que c’est moi qui suis cause que vous souffrez... moi qui aurais voulu
vous épargner jusqu’à l’apparence d’un chagrin... Oh! je ne peux pas...
je ne peux pas supporter cela... Je partirai; je dois partir... Ç’avait
été ma première pensée, quand je me suis trouvé seul... j’avais tout
combiné, avant cet accès de démence... Et depuis ce matin...»

De nouveau, son regard parcourut les objets familiers qui l’entouraient;
il revint au bureau, feuilleta une liasse de papiers jaunis.

«Voyez, je prenais congé du passé... je remuais de vieux souvenirs...
toute une correspondance échangée entre mes parents... Ah! ils se sont
bien profondément aimés!... Mon père est mort jeune, mais je ne le
plains pas... On donnerait vingt ans de sa vie pour recevoir de
pareilles lettres...»

Un moment il rêva, sans paraître se rappeler ma présence. Une peine
sourde, immense, montait en moi.

«Vous voulez partir, François?...»

Ma voix s’éleva comme une plainte. Et cependant, je savais bien que ce
départ était la seule solution possible... Il se retourna vers moi.

«Oui, dit-il résolument... tout de suite, demain--pour Guéthary,
d’abord, où j’ai quelques affaires à terminer--puis, je pense, pour
Saïgon... Les congés de Pâques vont me permettre de régler ma situation
au Collège de France et d’écrire au Ministère qu’on veuille bien me
considérer comme candidat à la direction de la nouvelle École... On m’a
répété cent fois que je n’avais pas de concurrent sérieux, que ma
nomination était toute prête... J’espère qu’on m’enverra le plus tôt
possible à mon poste...»

Maintenant il semblait possédé d’une hâte fiévreuse d’être là-bas--dans
cet affreux pays. Je l’interrogeai craintivement.

«Saïgon?... Mais vous disiez que c’était malsain...

--Malsain... pour vous...

--Oh!...» fis-je avec effroi. Il comprit ma pensée: une douceur triste
passa dans ses yeux.

«Rassurez-vous... ce n’est pas la mort que je vais chercher... Je n’ai
jamais vécu longtemps de suite à Saïgon même, mais je suis plus habitué
qu’un autre à ce genre de climat... C’est la seule chance qui me reste
d’être bon à quelque chose... Je travaillerai; les jeunes gens
m’aimeront bien, peut-être... Et puis, je reviendrai quelquefois en
France, tous les trois ou quatre ans. Seulement... je ne vous verrai
pas... Il vaudra mieux que je ne vous voie pas... au moins pas avant
longtemps, plus tard... quand nous serons très vieux...

--Ah! m’écriai-je, je voudrais être vieille... bien vieille... tout de
suite... et que vous ne partiez pas!...»

La tête rejetée contre le dossier de mon fauteuil, je pleurais
doucement, sans bruit--en me cachant un peu. Il m’avait vue, pourtant;
je le sentais là, derrière moi--penché près de mon oreille.

«Geneviève, suppliait-il, soyez bonne... songez que c’est mon devoir...
qu’il le faut, absolument... Ne m’enlevez pas le peu de force qui me
reste... laissez-moi croire que je n’ai pas troublé votre vie pour
toujours... que vous pouvez encore être tranquille, heureuse. Avec cette
pensée-là, voyez-vous... et le souvenir de ce que vous m’avez dit... de
ce que vous avez voulu faire pour moi... il me semble que je ne serais
pas trop malheureux... Mais quand je vous vois pleurer... c’est si
cruel!... et je ne sais plus, alors... je ne sais plus...»

Oh! cette voix triste, tendre... ces paroles navrantes! J’étais venue le
consoler, et je le désespérais, lui qui allait partir si loin, pour si
longtemps--et qui ne recevrait jamais de ces belles lettres d’amour pour
lesquelles il aurait sacrifié vingt ans d’existence... D’un grand
effort, je renfonçai mes larmes.

«Pardonnez-moi, François... je ne peux pas m’empêcher... maintenant...
Mais je comprends tout ce que vous faites pour moi, pour mon repos...
combien vous êtes bon... et je vous promets de ne pas rendre votre
sacrifice inutile... de tâcher... d’essayer...»

Ma voix se perdit dans un murmure confus. C’était tout l’héroïsme dont
j’étais capable. Il le comprit, sans doute, car il se détourna, fit
quelques pas, revint à moi d’un air inquiet.

«Et maintenant... Oh! je souffre de vous dire cela... mais le monde est
si méchant!... maintenant... il faut nous séparer... J’ai des amis; on
peut venir à cause de mon deuil... Je ne veux pas qu’on vous trouve
ici... chez moi, Geneviève.»

D’un mouvement brusque, je m’étais levée, rougissant malgré mon
angoisse--je lui tendais les deux mains. Doucement, sans les presser, il
les enferma dans les siennes; puis, m’attirant tout près de lui, il
inclina vers moi son visage où je lisais une tendresse infinie.

«Et pourtant, vous le savez bien, vous, n’est-ce pas, que vous êtes en
sûreté avec moi?... Écoutez... il y a une phrase que je vous ai entendue
dire, une fois, à propos de je ne sais quel roman: «Je ne comprends pas
comment une femme qui a reçu un baiser d’un autre homme peut reparaître
devant son mari...» Vous étiez devenue toute rouge, d’avoir osé
articuler cela... rouge comme maintenant... chère petite âme candide...
Eh bien... moi non plus, Geneviève, je ne le comprends pas. Mais vous
voulez bien... ce n’est pas mal, de vous regarder encore un peu...
longtemps... pour la dernière fois...»

Gravement, sans oser remuer, sans pouvoir parler, je le regardais
moi-même--je sentais ma douleur grandir, grandir tellement qu’elle
semblait s’élever très haut, planer au-dessus de nous... Je vis ses yeux
se voiler, ses lèvres frémir.

«Pour la dernière fois... oh! que c’est dur, mon enfant chérie... Je
devrais vous dire de ne plus penser à moi... mais c’est trop... Vous ne
m’oublierez pas... pas tout à fait, dites... quand vous ne me verrez
plus?...»

Je demeurai muette--incapable de prononcer une syllabe. Il luttait pour
ne pas me donner encore une fois le spectacle de sa détresse.

«Non... non... je ne veux pas être égoïste et lâche comme hier...
j’aurai du courage... j’en ai en ce moment, je vous assure... Pourtant,
si vous voulez ne pas garder de moi un souvenir trop lamentable... il
faut partir... maintenant... pendant que je peux encore vous sourire...»

Quel sourire!... C’est ainsi que je le revois toujours--debout devant
moi, avec ses yeux pleins d’amour dans sa figure pâle, et sa bouche
tremblante qui souriait pour ne pas pleurer...




XIX


Octobre 1907.

Mes souvenirs me font mal--ils me font peur. Je craignais d’oublier, et
voilà que je viens de revivre les moindres détails de ma vie avec une
intensité qui m’épouvante. Ma mémoire est trop fidèle. Parmi ces
feuilles mortes que je croyais ramasser, j’ai trouvé des branches
vivaces--des rameaux couverts d’épines dont les pointes aiguës me
blessent et me déchirent. Dois-je les laisser retomber? Il me semble au
contraire que je voudrais les serrer dans mes mains, pour me sentir
souffrir encore...

Après l’adieu de François, je ne sais plus bien... Pourtant, je me
rappelle distinctement le retour de Philippe.

Il revient le surlendemain; il m’a écrit, comme papa le prévoyait, que
tout allait bien--qu’il avait pu, cette fois, s’entendre avec Mauroy
pour donner satisfaction aux ouvriers... Je l’attends--je sais ce que je
peux lui dire, et ce que je lui cacherai toujours; ces deux journées de
lutte contre moi-même m’ont vieillie et mûrie--et puis, j’ai promis à
François que son sacrifice ne serait pas inutile. Pour cela, je dois me
résigner--non à mentir, mais à ne pas laisser voir le fond de mon âme.
Philippe ne soupçonnera jamais ce que j’ai voulu faire; pour qu’il vive
en paix, je garderai ce secret qui m’étouffe. Ce sera ma punition--et
non la moins dure.

Philippe est là. Qu’il me paraît jeune--comme ses yeux sont clairs! Il
est mon aîné de quatre ans, mais j’ai vécu plus que lui, maintenant...
Nous sommes assis tous les deux dans son bureau; il m’a raconté ses
efforts, la mauvaise volonté de Mauroy; il avoue que le caractère de son
associé est quelquefois difficile--j’essaie de l’écouter avec intérêt.
Au milieu de tout cela, je devine dans son esprit, je vois dans son
regard une inquiétude--je sens venir un nom que je redoute et qu’il
faudra pourtant bien prononcer... Enfin il parle.

«Demain, je passerai prendre des nouvelles de François... Il semblait si
énervé, si souffrant... l’autre jour... quand je vous ai quittés... Je
crains qu’il n’ait de la peine à reprendre le dessus...»

Il est bon, comme toujours. Et puis, il ruse, inconsciemment--pour
savoir. Mais j’ai pesé d’avance tous mes mots.

«Si tu allais le voir, tu ne le trouverais pas: il doit être depuis hier
à Guéthary. Je l’ai revu... il était plus calme... Il compte rester
là-bas une quinzaine de jours... puis il partira pour Saïgon...

--Pour Saïgon? fait vivement Philippe. Il recommence à voyager? Il doit
séjourner longtemps?...

--Oh! oui... plusieurs années... Il s’est décidé à accepter ce poste de
directeur d’École qu’on lui offrait: tu sais bien que, s’il avait refusé
d’abord, c’était uniquement à cause de sa mère.

--C’est vrai... il me l’avait dit...» murmure Philippe. Il paraît agité,
heureux--sans oser l’avouer. Je lis dans sa pensée comme dans un clair
miroir. Et soudain, le miroir se ternit d’une buée légère.

--Tu l’as revu?... Où cela?... Ici?...

--Non: rue Barbet-de-Jouy...»

Cette fois, Philippe me regarde d’un air troublé.

«Ah! tu es allée... chez lui...

--Oui, dis-je simplement. Et j’ajoute: Je l’ai trouvé dans la chambre de
sa mère, où il rangeait des papiers...»

Un silence. Philippe a rougi: ma réponse l’a touché, au point le plus
sensible de son brave cœur--il comprend tout ce que son soupçon
inexprimé a d’offensant pour moi. Je l’observe; assis dans son fauteuil
à dossier de cuir, il contemple distraitement son bel encrier, sa main
joue avec la petite pelle d’ivoire qu’il remue dans la poudre bleue...
C’est là, à cette même place, qu’il aurait trouvé ma lettre... Un grand
remords me saisit, et aussi une joie de lui avoir évité cette peine
atroce. Doucement, je viens derrière lui, je l’embrasse sur le front.
Alors il se retourne, il me prend la tête, il plonge ses yeux dans les
miens, sans que je les baisse. Et il me rend mon baiser, tendrement,
avec confiance... Qu’il y ait eu entre son cousin et moi un sentiment
involontaire, une sympathie intellectuelle un peu trop vive--cela, il le
croit--cela seulement: il s’y résigne, quoiqu’il en souffre. Mais il
sait, il voit que ma conscience me permet de le regarder en face. Et
puis, enfin, François s’en va. Son nom ne sera plus jamais prononcé...

Si, pourtant. Quelques semaines plus tard. Furtivement, pendant tout ce
temps, j’ai guetté l’annonce d’une nomination officielle que
j’attends--pour ne pas rester ainsi dans l’inconnu... La nouvelle a dû
m’échapper, malgré tout. Un soir, Philippe rentre avec une figure
contrainte, émue--rien qu’à le voir, j’ai deviné...

«Je viens de recevoir la visite de François, dit-il, du ton le plus
naturel qu’il peut. Il m’a fait ses adieux... on lui demande de partir,
précipitamment... plus tôt qu’il ne pensait... et il craint de ne
pouvoir venir ici comme il en avait l’intention.»

Pas un mot de plus. Je comprends tout ce que cette démarche a dû coûter
à François; je comprends aussi que pour moi, pour lui--pour notre
honneur à tous les deux--il _devait_ mettre encore une fois sa main dans
celle de Philippe. Et maintenant, c’est bien fini, je pense... Il me
semble que je tombe dans un trou noir... Mais je veux être brave--brave
comme lui.

La vie reprend, lente et tranquille. Pour échapper à l’inaction--au
rêve, je me suis décidée à penser aux autres: j’essaye de faire un peu
de bien--pas comme mes vieilles tantes, ni comme «ces dames» de
l’orphelinat de Lille--mais à ma façon, toute seule. J’ai commencé assez
froidement, dans l’espérance égoïste de me fuir moi-même; puis j’y
prends goût: les pauvres ne me font plus peur--j’apprends à leur parler;
je leur consacre une assez grande partie de mon temps. L’autre part, je
la donne à Thérèse. Je sais qu’elle a tout deviné: elle ne m’a pas parlé
du départ de François, mais j’ai senti en elle une recrudescence
d’affection qui me fait chaud à l’âme. Les enfants m’appellent «tante
Geneviève»--je les aime presque autant, je crois, que s’ils étaient à
moi.

Philippe est redevenu vivant et joyeux; ses seuls ennuis lui viennent de
l’usine, où Mauroy continue soigneusement à entretenir le «mauvais
esprit» dont gémit mon mari. Mais j’ai renoncé aux discussions sur ce
point, et nous n’avons plus aucun sujet de querelles. Je joue du
Mozart--Philippe l’admet--je chante du Gounod, et j’ouvre bien rarement
les partitions de Wagner--surtout celle de _Tristan_. Papa a pris sa
retraite. Il ne vieillit pas et continue à battre Philippe aux échecs
tous les mercredis soirs.

De Cochinchine, rien--pas un signe, pas un mot. C’est le silence absolu.
Philippe ne fait aucune réflexion à ce sujet. Lui non plus n’écrit
jamais à son cousin. Cette affection fraternelle s’est rompue, sans
secousse--au moins apparente. C’est peut-être un bien. Pourtant, il y a
toujours, dormant au plus profond de mon cœur, une souffrance vague, un
désir fou de savoir, et cette nostalgie de l’être aimé qui va en
croissant, au lieu de diminuer... Trois ans, quatre ans--déjà. J’ai
trente et un ans; j’ai maigri, pâli--je ne suis plus tout à fait «la
jolie petite madame Noizelles...» Mais je m’en soucie peu.

Et un soir--oh! pourrai-je écrire cela?... Un soir, nous sommes tous les
deux, Philippe et moi, dans le salon. Un soir de juin. Il fait encore
grand jour; la fenêtre est ouverte. Je suis assise au piano, promenant
vaguement mes doigts sur les touches; je regarde Philippe qui lit son
journal en fumant. Tout à coup je le vois tressaillir; je l’entends
pousser un cri étouffé. Le papier lui échappe des mains. Je me lève
brusquement, envahie par une peur étrange.

«Qu’est-ce que c’est?» dis-je.

Déjà Philippe a ressaisi la feuille que j’allais prendre. Il la tient
ferme, pliée--ses yeux sont singuliers.

«C’est... c’est... une mauvaise nouvelle... Attends; ne lis pas...»

Tout mon sang se glace.

--Une nouvelle... d’où?...

--De Saïgon...» balbutie Philippe. Et il lâche le journal--ou je le lui
arrache des mains. D’abord je ne vois rien. Tout est trouble. Et puis
là--dans le coin, en bas, à droite--quelques lignes:

«Nous avons le regret d’apprendre la mort presque subite de M. François
Chardin, directeur de l’École Indo-Chinoise, décédé à Saïgon, des suites
d’un accès de fièvre pernicieuse. Monsieur Chardin n’avait pas encore
quarante-deux-ans; depuis la fondation de notre jeune École, il la
dirigeait avec une grande compétence et un dévoûment à toute épreuve. La
science française perd en lui un de ses plus distingués représentants.»

Les mots--les mots effrayants sont là--bien nets, cette fois. Je les
relis--je m’assieds. Je les relis encore... Suis-je folle? Non. Je sens
le regard de Philippe fixé sur moi. Mes mains sont froides, ma gorge
serrée; mais ma tête est solide... Il s’est trouvé mal, lui, autrefois,
en apprenant que j’avais failli mourir... Moi, je sais qu’il est mort,
et je ne m’évanouis pas... Seulement je vois ses yeux, son pauvre
sourire héroïque--j’entends sa voix... «Ce n’est pas la mort que je vais
chercher... Nous nous reverrons plus tard, quand nous serons très
vieux...» Oh! François, mon ami!... vous qui m’aimiez tant--et que
j’aime toujours--vous ne serez jamais vieux... et je ne vous reverrai
plus...

Maintenant je pleure--avec la sensation horrible de ne pas
oser--d’étouffer, de broyer la douleur affreuse qui me tord le cœur. Il
ne faut pas... il ne faut pas... maintenant... Quel silence! Je relève
la tête: Philippe est pâle, tremblant, comme pétrifié. Mais sur ses
joues, je vois deux grosses larmes... Et il me dit, tout bas, presque
humblement.

«Moi aussi... je l’aimais bien...»

Pauvre Philippe!

Je suis malade--très malade, d’une bienheureuse grippe qui n’a aucun
rapport apparent avec les peines morales, mais qui est suivie d’une
grande dépression nerveuse. Le docteur Garnier parle de neurasthénie et
m’envoie dans la montagne--seule--s’il savait ce que la solitude est
devenue pour moi!... Philippe ne peut pas--ne veut pas m’accompagner. Il
n’est plus jaloux--est-on jaloux d’un mort?--mais il comprend qu’en ce
moment nous serions malheureux l’un par l’autre. Alors, Thérèse, qui ne
se sépare jamais de ses enfants, m’amène Jacques, tout grandelet, un peu
anémié par une croissance subite.

«Si j’osais, dit-elle, je vous demanderais de le prendre avec vous...
cela lui ferait tant de bien!...»

Ils sont tous très bons pour moi... Je pars avec mon cher petit Jacques,
mon compagnon fidèle et tendre... Et je reviens guérie--de corps, sinon
d’âme. Et la vie recommence encore...

A quoi bon continuer? Voilà neuf ans de ces heures cruelles... Tout
s’adoucit. On ne peut plus être heureux, mais on se laisse reprendre par
l’existence quotidienne, monotone, banale--consolante, pourtant. J’ai
cru m’enlizer dans cette torpeur. Philippe absent, parti en Amérique
pour plusieurs mois, en quête de nouveaux capitaux--l’usine périclitait,
et il a dû finir par se séparer de Mauroy--j’ai cru pouvoir évoquer sans
danger le passé, pendant que j’étais seule avec moi-même, et j’ai écrit
ces pages--ces pages que mon mari ne pourrait pas lire...

Il me semble que j’ai eu tort--il me semble que c’est mal. Cette paix
que je cherche--non pas tant pour moi que pour l’homme excellent dont
l’affection m’entoure depuis vingt ans, dont la délicatesse a respecté
mes souffrances les plus secrètes--cette paix, ce n’est pas ainsi que je
l’obtiendrai...

Allons, un peu de courage!... Je suis assise près de la cheminée, mon
manuscrit sur les genoux; la flamme monte, danse--m’invite et me
fascine... Encore un regard à ces lignes sorties de mon cœur, encore un
adieu à mon cher souvenir--à mon cher remords. Et puis--au feu, mes
douleurs; au feu, mes tendresses: puisque les feuilles desséchées
s’obstinent à ne pas vouloir mourir tout à fait--leurs cendres,
peut-être, ne ressusciteront plus.

Paris, 1907-1910.


FIN


297-11.--Corbeil. Imp. F. LEROY.



*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES MORTES ***

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forth in Section 3 below.

1.F.

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation's website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without
widespread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
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While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
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ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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