Bretonne

By Jacques Fréhel

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Title: Bretonne

Author: Jacques Fréhel

Release date: June 9, 2025 [eBook #76256]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1891

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  JACQUES FRÉHEL

  BRETONNE


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  RUE GARANCIÈRE, 10

  Tous droits réservés




L’auteur et les éditeurs réservent leurs droits de traduction et de
reproduction à l’étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la
librairie) en juillet 1890.


PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.




BRETONNE




I


Ce fut un hiver où il gela longtemps à pierre fendre; la neige ne fondit
point de quinze jours, et, dans la nuit qui suivit le dégel, une
recrudescence de froid rendit les grands prés semblables à des miroirs,
brisés en mille endroits par de maigres touffes d’herbes diamantées et
cassantes, que les vaches effleuraient avec tristesse de leurs naseaux
frémissants et du bout de leur langue rose. Les fossés qui morcellent,
en les irriguant, toutes les pièces de terre entourant la petite ville,
étaient pris; les galopins y avaient installé des glissades, et, au
sortir de l’école, entortillés dans des cache-nez aux couleurs effacées,
les mains enfouies dans les poches de leurs maigres culottes, ils
s’entraînaient pour aller virer. Les hommes valides ayant échappé aux
rhumatismes partaient du côté de Brévands, au milieu du jour, chasser la
sauvagine, dont le passage n’avait jamais été aussi abondant. Ils
étaient bottés, équipés comme pour une expédition au pôle, avec des
casquettes débordantes d’une fourrure de renard. Quelques-uns passaient
même la nuit à l’affût dans des gabions à eux, bâtis au milieu des
grèves. Ces froides veilles les délassaient un peu de leur vie placide
de bourgeois, et leur faisaient croire à des aventures: il en
rejaillissait sur eux une sorte de gloire. On entendait volontiers
dire:--Avez-vous vu revenir M. Danger? il a tué dix ouettes, sans
compter les pluviers et les vigneaux.--Ils reparaissaient, en effet, les
carnassières gonflées de tout ce beau gibier de mer, au duvet aussi fin
que l’eider, au plumage soyeux, aux pieds palmés, au bec en spatule, ou
bien long et pointu, emmanché d’une fine tête où deux yeux noirs, encore
vivants, semble-t-il, ont retenu leur regard fixe et perçant.

On tendit, cette année-là, toutes sortes de pièges aux petits oiseaux
transis. Dans l’ancien château des comtes de Bricqueville appartenant
aujourd’hui à la municipalité et abritant tous les pouvoirs publics, le
concierge Ledormeur, horloger par profession et bricoleur par nature,
devint fort adroit à dresser ses appeaux dans la prairie qui s’étendait
au long des vieux murs et jusqu’à la rivière. Il prit une quantité telle
de rouges-gorges et de merles, que sa femme en vendit au maître d’école
et à la demoiselle du télégraphe. Ledormeur suspendit même pendant tout
ce temps le sacrifice hebdomadaire qu’il avait coutume de faire d’un de
ses lapins. Il les élevait dans ces boîtes de sapin, assez semblables à
de longs cercueils, qu’emploient les fabricants suisses pour emballer
leurs belles horloges peintes, au balancier d’or.

Le commissaire de police, un pauvre diable borgne, regardait avec un
sombre dépit les douves gelées où s’ébaudissaient les enfants. Étranger
au pays, il vivait presque exclusivement de grenouilles, économisant
ainsi un peu d’argent sur son maigre traitement de douze cents francs.
C’était un grand sujet de raillerie pour les Normands, gros mangeurs de
chairs succulentes, que cet homme habillé de noir, posé à la tombée du
jour comme un scarabée risible au bord des ruisseaux, et pêchant,--pour
les manger!--gravement, avec une ligne amorcée d’un bout de drap
garance, ces joyeuses grenouilles qui, dans le silence des soirées
printanières, soulevant au long des fossés le manteau vert des lentilles
d’eau, assises dans le cresson, dissimulées au milieu des roseaux
fleuris, font entendre leur bruyant hymne d’amour, emplissant la
campagne de coassements éperdus, dont les chœurs discordants, répercutés
à l’infini dans la profondeur des prairies, escaladent la rivière,
s’assourdissant soudain dans une clameur lointaine, et semblent expirer
en vagissant dans un dernier écho au pied du clocher de
Sainte-Marie-du-Mont qui pointe là-bas, là-bas, au-dessus des grèves,
dans la brume douteuse des crépuscules.

Les gens du pays ne lui cherchèrent pas querelle à propos de ce goût
bizarre. Il n’abîmait en rien la propriété, ne troublait pas l’eau des
bêtes, en un mot ne causait aucun dommage. Le garde champêtre, qui ne
sortait jamais du cabaret, déclara seulement que ce n’était pas porter
du respect à sa profession. On se moqua du pêcheur de grenouilles: il
n’eut pas l’air de s’en douter.

Parfois la petite sœur de la demoiselle du télégraphe, une chétive
enfant blonde, aux cheveux trop lourds, aux yeux profonds, descendait
aussi dans la prairie au retour de l’école, et cueillait en un instant,
en plongeant son bras tout entier dans les herbes hautes, avec une
adresse de gnome, une salade de jeunes pissenlits. Il voulut l’imiter un
jour, mais après s’être perdu l’œil pendant une heure, courbé en deux,
il s’arrêta tout éberlué, son couteau à la main, sans avoir rien trouvé.
La petite eut alors un grand rire moqueur, assise qu’elle était, non
loin de là, sur une grosse pierre, à renouer les lacets de son brodequin
de cuir.

Et la marchande de lait, sèche et longue, qui se reposait, les poings
appuyés à la place des hanches, à côté de ses deux canes pleines de la
dernière traite, dit en ce moment à la femme de l’horloger-concierge, en
branlant sa petite tête dure de vieille poule:

--Ce n’est point fait pour vivre dans nos pays, des pauvres petites gens
comme ça!

--Que voulez-vous, Madame Mihareng, répondit l’autre avec un souverain
mépris, ces hors venus, ça prend son bien partout; ça n’a jamais bien de
quoi!

                   *       *       *       *       *

Le fonctionnaire est considéré par le Normand comme une espèce de
mendiant respectable, fort à plaindre, que l’on loge par charité; un
nomade nostalgique, moins amusant que les baladins qui passent,
gouailleurs, dans leurs roulottes peintes, tandis que des femmes aux
cheveux noirs comme l’enfer, le buste couvert seulement d’une camisole
lâche, montrent leurs têtes de gypsies aux petites fenêtres que closent
des volets verts. Le forain, à quelque métier qu’il se livre,
somnambule, arracheur de dents, montreur de phoques, teneur de loteries,
rançonne le paysan; il entre dans sa vie, il passe, il enjole, il vend,
il vole; le forain est le roi du paysan, le fonctionnaire en est la
victime. L’homme des champs admire le bohémien, cet être souple qui fait
perpétuellement le saut périlleux dans l’existence. D’où vient-il? où
va-t-il? où meurt-il surtout? mystère. Il ne se plaint jamais d’aucun
mal et fait semblant quelquefois, par dérision, de guérir les autres.
Son feu pétille en tout endroit, sa marmite bout aussi aisément au coin
d’une route que suspendue à la crémaillère des cheminées de ferme, les
marches d’un calvaire lui servent souvent de table, il se complaît à
étaler ses loques avec une majestueuse aisance, il boit et mange, fait
ripaille quand il peut, et rit... toujours. On lui pardonne de n’avoir
d’autre patrie que le chemin. Son éternelle migration semble aussi
naturelle que l’évolution d’un astre.

Les hôtes passagers de la maison commune ne jouissaient point, eux, de
cette craintive considération. On n’imaginait point quels événements
avaient pu les projeter ainsi, loin de leur pays. Ce n’était pas de
plein gré sans doute qu’ils se livraient à de si bizarres occupations.
On ne les rencontrait ni à l’enregistrement, ni au tribunal; aussi ne
devaient-ils compter sur aucun crédit. Une juste défiance les
enveloppait: une atmosphère spéciale fleurant la pauvreté.

Ils apportaient de nouvelles coutumes.

L’un venait du midi et se rendit acquéreur de quelques bottes d’ail
pendues depuis plusieurs années au plafond de tous les épiciers et
remplies de toiles d’araignées. On le vit les nettoyer et les tresser
avec amour, comme il avait coutume de le faire étant enfant dans son
jardin de Port-Vendres, à l’abri d’une âpre falaise aux tons violets.

Dans une autre famille on acheta du thé. La marchande imagina que l’on
s’en servait pour détacher les habits, mais elle apprit par la servante,
ébahie, que ses maîtresses en buvaient à pleines tasses, le soir, en
mangeant du pain grillé et en lisant du patois anglais.

Enfin, c’était bien mieux maintenant:--çu galu[1] de commissaire qui
fricotait des guernouilles!

  [1] Ce borgne.

Leurs vêtements aussi donnaient lieu à des commentaires par un manque
d’ampleur, par une sorte de vernis que le temps étendait sur les
omoplates, à la place des coudes et aux genoux des pantalons, reflétant
comme au fond d’un miroir la trame des étoffes pâlies. Ils lavaient leur
linge souvent, en secret, et le faisaient sécher dans les greniers du
château, plutôt que d’étendre la lessive de toute une année des deux
côtés de la place, sous les vieux tilleuls, de façon à ce que chacun, en
passant, pût admirer l’excellence de la toile et le fini des broderies.
Lorsqu’ils se hasardaient dans les boutiques, ils extrayaient
modestement de leurs vieilles bourses quelques pièces de monnaie pour
payer leurs acquisitions, au lieu d’éventrer sur le comptoir du marchand
des sacs de cuir à coulisses, bondés d’argent et d’or.

Et ces vagabonds de la vie, recueillis dans cette ruine en butte à
toutes les rafales du nord, grelottaient par ce dur hiver dans les
appartements du second étage qu’on leur avait répartis, à peu près, sans
prendre aucun soin de les réparer, et qu’ils ne pouvaient avoir la
témérité de songer à chauffer, car la bise descendait comme chez elle
des hautes fenêtres, soulevant les rideaux légers, se rejoignait dans
les corridors avec des courants d’air en promenade, prenait d’assaut, en
les secouant, les portes closes, et déchaînait avec une musique de
damnés le sabbat du vent.

Le maître d’école était de beaucoup le plus considéré. Il avait un frère
curé à Carpiquet. Sa femme, prise parmi les filles du pays, possédait, à
la connaissance de tous, deux pièces de terre sur la commune
d’Osmanville. De plus, il avait imaginé de créer un internat pour des
fils de fermiers qu’il prenait au moment de la première communion.
Bientôt il en réunit à sa table une quinzaine et en retira grand profit.
On installa les lits de fer où ils couchaient, la tête couverte de gros
bonnets de coton,--ni plus ni moins que les fils de l’ogre dans
l’aventure du petit Poucet,--au milieu d’un ancien salon de jeu aux
lambris revêtus d’une peinture verte que relevaient des moulures d’or;
et tout le jour, leurs bruyants sabots retentissaient en une galopade
effrénée sur les noirs parquets de chêne, sous les plafonds ébranlés.

Vers le temps où florissait cet ingénieux négoce, on installa un bureau
télégraphique tout contre le dortoir des jeunes paysans. Beaucoup,
effrayés du voisinage de l’électricité, prévinrent leurs
parents;--comment ne pas avoir peur d’une chose qu’on ne voit pas?--et
profitèrent de la circonstance pour retourner en hâte dans leur village,
faire les hommes, avec des blouses lustrées, à boutons de nacre, et des
casquettes de soie.

Ce fut un désastre pour l’instituteur. L’hypocondrie dont il était
atteint ne fit que croître; il maigrit, devint jaune comme un cierge
oublié derrière un autel; et souvent il quittait l’école, nu-tête, un
livre à la main, pour regarder, plein de fiel, les surveillants de
l’administration télégraphique en képis galonnés qui, montés sur de
hautes échelles, posaient les fils et arrachaient par lambeaux de très
anciens nids déserts d’hirondelles.

                   *       *       *       *       *

Un soir que la pluie lavait les toits et pleurait dans les tilleuls,
deux dames et une enfant descendaient de l’omnibus devant la principale
entrée du manoir: celle qui regardait la terre. Un réverbère accroché
très haut dans le mur dessinait autour de lui un cercle de lumière
blafarde, au milieu duquel les lézardes de la façade semblaient tracer
en s’enchevêtrant de perfides hiéroglyphes. Dans la longue avenue qui
s’étendait devant la maison commune, les grands arbres, échevelés par la
bourrasque, se tordaient en faisant craquer leurs membres sur leur
tronc, dans une sorte de démence. La lune se montrait par instants, très
pâle, dans la lividité du ciel; les girouettes grinçaient, et des
frôlements douteux s’entendaient autour des cheminées. Cette maison,
défigurée pendant le jour et banale à faire pleurer, prenait avec la
nuit l’incommensurable et majestueuse tristesse des ruines. Et plus
loin, en face, la petite ville brillait, ramassée sur elle-même,
resserrée comme une citadelle, rangée comme une armée en bataille,
forte, inexpugnable dans son bien-être arrogant.

A ce spectacle lugubre, une impression douloureuse fit pousser aux deux
femmes la même exclamation désolée. Seule, la petite fille, regardant
toutes ces choses avec ses grands yeux ardents dans sa face pâle, dit,
en se renversant, de ce ton fier et âpre qu’elle avait:--C’est beau,
cela!

Elles s’installèrent pourtant.

Les meubles qu’elles apportaient ne parurent point trop dépaysés dans la
nouvelle demeure; il se trouva même qu’ils avaient grand air, adossés à
ces murs battus des vents de mer. Ils semblaient, eux aussi, avoir une
très longue histoire, taillés en plein dans le cœur des chênes, hauts,
lourds, faits pour une autre race, ou bien équarris dans des bois
précieux sur des rivages inconnus, d’après des indications très vagues;
d’où il leur résultait la forme naïve et massive de grands coffres à
tiroir, ouvragés de poignées de cuivre, que l’on superposait à volonté,
et qui, collés au flanc des navires, avaient fourni de longues campagnes
et essuyé les tempêtes de tous les océans.

On voyait pêle-mêle, parmi des objets familiers et sans aucune valeur,
des œuvres d’art rapportées des pays les plus lointains, au hasard de
toutes les aventures: tels, des narghilés, des idoles taïtiennes en bois
de fer, des éventails en ivoire découpé, pareils à l’un de ceux qui se
trouvent dans la collection du Louvre, des dents de cachalots montées en
colliers sur des tissus faits de l’écorce des arbres, des défenses
d’éléphants, un brûle-parfums en bronze surmonté d’un bouquet de fleurs
et de fruits, puis, un merveilleux service de vieux chine marqué au
chiffre de la famille et remplissant un pesant buffet; sur la porcelaine
fine et transparente comme une taie, des guirlandes de roses ondoyaient
autour des assiettes et des plats, vives de nuances délicates et
exotiques; des oiseaux empaillés de différentes familles, perchés sur un
arbuste artificiel, regardaient fixement de leurs yeux de perles quelque
chose qu’on ne voyait pas; et c’étaient encore des coiffures de sauvages
de Papéïti, des collections d’armes, des coffres de Marseille peints sur
fond vert de fruits chimériques et superbes comme les pommes des
Hespérides, d’où s’exhalait une odeur de camphre, d’ambre et de santal;
des boîtes de palissandre brut remplies de coquillages classés avec
soin. Un tableau naïf représentant la prise d’un vaisseau de la
Compagnie des Indes par le lougre d’un corsaire se trouvait accroché
près de miniatures d’Isabey, où des messieurs d’un certain âge, aux
favoris roux, se tenaient, gourmés, le menton en l’air, sur leur haute
cravate blanche: l’un d’eux, celui qui souriait dans son cadre, avait
été un de ces hardis coureurs de vagues né sur la roche Malouine à la
fin du siècle dernier et dont les prouesses fameuses étonnèrent les plus
braves de ce temps.

Et l’on aurait mis au jour, en fouillant ces vieilleries, des insignes
de maçonnerie, un petit reliquaire, des titres de baron ramassés sur les
champs de bataille du premier empire, côtoyant de très anciens
parchemins, qu’avaient dédaignés les ancêtres, plus fiers de leur roture
bretonne.

Ces événements se passaient au moment même, où, vers la fin du second
empire, on se décida en haut lieu, par une mesure d’économie très
pratique, à confier la gérance des stations télégraphiques de peu de
valeur à des veuves d’officiers ou à des jeunes filles pauvres possédant
des titres.

On ne saurait trop admirer quelle importance, quelle majestueuse
ampleur, ces trois mots prennent dans le style administratif: posséder
des titres. On n’imagine pas aisément une propriété de ce genre, en ce
temps surtout: c’est un capital flottant, insaisissable, toujours menacé
d’un krack imminent. Tel a des titres exceptionnels aujourd’hui, qui,
demain, en raison de l’instabilité des choses, se trouvera dépourvu de
tout crédit.

Mais rassurez-vous, il n’en est pas ainsi de ces femmes. Leurs titres, à
elles, sont authentiques, indéniables, gênants, épinglés à des voiles de
veuves, à des crêpes d’orphelines, maculés du sang des morts, plus
nombreux à chaque nouvelle tombe creusée. On compte alors les cadavres:
cela s’appelle des titres. Ne vous semble-t-il pas bien nécessaire, en
effet, que les pères aient trouvé un glorieux trépas sur les champs de
bataille, ou que, succombant dans des expéditions meurtrières, loin de
leur patrie et pour propager son nom chéri, le ventre des vautours leur
ait servi de sépulture, ou le pli d’une vague de linceul, pour que leurs
filles, leurs femmes, reçoivent, en récompense de leurs loyaux services
et de leur cruelle agonie, cet emploi tant désiré, tant sollicité par
l’anxieuse misère de la femme?

Douze heures de service, huit cents francs de traitement, le logement en
plus, ainsi se traduisit cet effort mémorable vers la philanthropie qui
devait, disait-on, sauver la femme moderne et résoudre sur un point
important le problème social.

A la suite de cette brillante innovation, les petites filles de l’amiral
Trégar-Creachmeur, un marin d’épopée, et les filles d’un officier de
marine qui avait été en même temps un passionné naturaliste et un poète
délicat, devinrent, par les soins de l’empereur, titulaires du bureau
télégraphique de Saint-Paul-Église, un chef-lieu de canton assis à demi
sur le Bessin et à demi sur le Cotentin.

                   *       *       *       *       *

Jeffik avait vingt ans et Anne en avait neuf.

Leur mère, courbée sous le poids d’une destinée trop dure, paraissait se
complaire dans un pénible rêve dont elle ne se réveillerait plus qu’au
delà de ce monde. Des jours comptés, des nerfs ébranlés, des souffrances
physiques héroïquement endurées et des peines morales acceptées avec la
sérénité que communique à certaines âmes une croyance opiniâtre, une
espérance d’outre-tombe inaltérable, une soif de justice céleste, de
suprême revanche et de félicités éternelles, composaient à cette noble
femme la plus imposante figure. Rare était son sourire, d’une pureté,
d’une grâce craintive. Un froid de sépulcre, arrêté sur ses beaux
traits, figeait son geste et sa parole, mais, s’écartant sur son cœur,
l’avait laissé battre encore, et répondre dans un écho douloureux à tous
les appels de la pitié. Chaque jour plus affranchie de ses regrets, elle
brisait un des liens qui l’attachaient à la terre, et, vivant dans
l’attente de l’éternité, déjà sur elle semblait s’étendre l’ombre de son
repos infini.

Ses enfants la comprenaient mal, car elle n’était point de ces mères aux
baisers passionnés, aux douces et violentes étreintes qui réchauffent et
réconfortent les petits, dans ces instants, où, saisis de vertige et
d’angoisse, on les voit, effrayés sans raison et comme livrés à
l’épouvante d’être.

Mais demande-t-on au voyageur épuisé, qui, ayant achevé sa tâche, rentre
le soir dans la paix de sa demeure et s’étend sur sa couche pour se
livrer au sommeil, de revenir sur ses pas et d’assister à d’autres
luttes? Allez, dirait-il alors, courage, enfants, l’heure est trop
avancée, à chacun sa journée, moi, je succombe. Adieu!




II


Trégar-Creachmeur! Elles le portaient, ce nom sauvage, ce vieux nom
celte qui devait appeler jadis un barbare écho dans les antiques forêts
de chênes et retentir comme un cri de guerre, quand les aïeux
brandissaient des épieux de frêne, frémissant aux chants de leurs
bardes. On le retrouve aujourd’hui encore, en longeant les côtes
britanniques, dans les huttes d’humbles pêcheurs gallois.

Personne à Saint-Paul-Église ne put retenir cette rauque appellation. La
domestique qu’avaient engagée les dames Trégar-Creachmeur, une fille
massive et haute comme un géant, interpellée à ce sujet, ne put
qu’éternuer plusieurs fois de suite sans arriver à aucun résultat. Elle
s’excusa près des commères en déclarant que ses maîtresses arrivaient de
Bretagne, du diable, on ne savait d’éoù.

Coiffée d’un bonnet de coton, cette fille ressemblait, sauf la couleur,
avec ses traits épatés, ses lèvres lippues, sa large et plate poitrine
d’homme, son rire niais et ininterrompu, à cet eunuque insouciant que
nous avons coutume de nous représenter à la porte d’un sérail.

Elle marchait d’un pas lourd et égal, d’un pas de bœuf, qu’aucune
puissance humaine ne pouvait hâter ni ralentir. Chargée du soin de
porter les télégrammes en ville, elle s’acquittait fidèlement de sa
tâche et recueillait par-ci par-là quelques pourboires; mais on
l’entendait geindre et soupirer très fort en montant les escaliers du
château qui n’avaient pas moins de cinquante-deux marches.

La façade ouest de la maison commune regardant la campagne était percée
de hautes fenêtres garnies de vieux petits carreaux où le soleil
couchant jetait parfois des pourpres incendiaires; dans l’intervalle de
leurs fentes et placées régulièrement à la hauteur du second étage, au
milieu de l’édifice, deux petites lucarnes ovales trouaient la muraille
de chaque côté d’un auvent recouvert d’ardoises et de mousses
pelucheuses. Souvent ouvertes, on les apercevait de très loin,
semblables à deux yeux noirs et creux: les yeux sans pensée de ce grand
corps de pierre.

Maintenant leurs orbites vides s’animaient à tout instant des plus
étranges prunelles. Les deux sœurs s’y complaisaient à aspirer l’odeur
des algues et de la marée, qu’apportait, par larges bouffées, en
bondissant au-dessus de la rivière, le vent d’ouest, ce fidèle amant des
fureurs de la Manche. Le pays tout entier se déployait devant les jeunes
filles: des prés de toutes formes, grands, petits, carrés,
triangulaires, encadrés de hauts talus faits de main d’hommes, plantés,
les uns de saules au tronc noir, fendus par les orages et dont une
partie s’échevèle désespérément parmi les roseaux, d’autres, de
peupliers effilés en quenouilles, dépouillés de leurs dernières
feuilles, où des boules de gui, pareilles à de vieux nids de pies,
suspendent des taches opaques.

La rivière, dans un dernier détour, descendait vers la petite ville par
un large canal coupé en plein au milieu de ce gras terrain d’alluvion,
mélangeant ainsi la fadeur de ses eaux à l’amertume des vagues marines.
Elle servait le plus ordinairement de port à ces vaillants petits
caboteurs, sloops, briks, goëlettes, d’un mince gabarit, affrétés par le
Havre, Dieppe ou Newhaven, qui, tanguant et roulant, bataillent avec des
flots pervers sur cette périlleuse Manche, hérissée de récifs où
s’exaspère la rage des vents, et quelquefois à des navires norvégiens
aux voiles hautes et blanches, dont la coquille est peinte de couleurs
claires et romantiques, portant en poupe pour patronne quelque statue de
femme, poétique allégorie, ressemblant à un rêve ébauché, le rêve
peut-être, informe et mélancolique, de quelque primitif artiste des pays
du nord.

Quand les demoiselles Creachmeur voyaient, à l’aide de leurs jumelles
marines, un de ces grands voiliers se lever sur l’horizon devant la
silhouette des îles Saint-Marcouf, elles en scrutaient minutieusement la
forme et l’allure. L’enfant battait des mains et s’écriait avec
exaltation:--C’est encore un bateau de fées!

--Qu’entends-tu par là, lui dit un jour Jeffik moqueuse? tu sais bien
que ces étrangers n’apportent que du bois. De quelles fées parles-tu?

--Ce sont les fées des forêts de sapins, répliquait l’étrange petite.
Elles sont blotties dans le cœur des vieux arbres morts.

Le trois-mâts entrait au port, détendait ses voiles, et souvent, vers le
soir, un chant doux et grave s’élançait du haut d’une vergue et secouait
sur la campagne assoupie des notes inattendues où frissonnait la poésie
du Nord.

                   *       *       *       *       *

Par une des belles journées de givre de ce rigoureux hiver, un soleil
frileux, d’une blancheur aveuglante, s’étant levé sur la vallée d’Auge,
les jeunes filles se montrèrent tout emmitouflées dans leur cadre de
pierre.

L’aînée, très rose, attirante, avec un joli regard gris, au fond duquel
le sphinx féminin semblait en même temps poser l’énigme et la résoudre.
Jeffik, c’était plus qu’un Watteau et moins qu’un Fragonard: une bouche
où flottait un sourire ironique et tendre, la grâce mobile et
capricieuse, la coquetterie d’Ève, et par-dessus tout, le désir de
plaire, la joie d’être trouvée belle qui ôte aux jeunes filles le souci
d’être pauvre.

La cadette, très blanche, un frêle et nerveux petit corps, la pâleur
d’une enfant qui pense trop, le regard sans fond avec ce quelque chose
d’adorablement borné qui, dans l’esprit des petits, n’est que
l’ignorance de nos misères ou le refus d’y croire, mais aussi avec ce
quelque chose d’admirablement limpide dans les prunelles,--comme une
portion éclairée de l’infini que ces innocents apportent avec eux de la
patrie des âmes,--une crinière blonde, longue, fine, rebelle, une
irrégularité de traits absolue, d’où la faculté de peindre tous les
sentiments passionnels, la tête toute d’expression, jamais jolie,
souvent belle. Anne n’a pas eu son peintre, on ne la rencontre pas dans
les musées, et c’est vainement qu’on la comparerait à un Greuze ou à un
Vélasquez; Puvis de Chavannes l’a entrevue peut-être dans sa douceur
sauvage de petite druidesse, impressionnable et brave, hardie et
candide, violente et sensible.

Et tandis que les sœurs échangeaient au-dessus du vieil auvent leurs
idées d’une lucarne à l’autre, elles remarquèrent le maître d’école
gagnant les quais avec une hâte insolite, en coupant à travers la
prairie, dans un costume qu’il n’avait l’habitude d’arborer que le
dimanche. Il avait roulé sur sa bottine le bas de son pantalon noir, et
un chapeau haut de forme d’une main, un parapluie de l’autre, il courait
en chancelant, tantôt poussé en avant, tantôt rejeté en arrière par les
ensorcellements du verglas. La dignité sévère et le maintien gourmé
qu’il avait coutume d’observer lorsqu’il se promenait au cours des
récréations entre ses deux adjoints hypnotisés par la crainte autant que
par l’ennui, l’abandonnait à mesure que la colère montait à son crâne
ovoïde, jaune et poli. Il frappa la terre de son parapluie, jura, se
moucha; puis il songea tout d’un coup dans son orgueilleuse bêtise,
qu’il devait être ridicule, et une sueur glacée refroidit encore les
deux ailes de son nez. Justement, c’était l’heure où le maire donnait
ses signatures à la maison commune et où monsieur le juge de paix, les
avocats et les huissiers, emplissant les coulisses du tribunal,
disposaient en sifflotant les accessoires de la justice. Il interrogea
toutes les hautes fenêtres du premier étage. Aucune silhouette n’y
dessinait son ombre. Il allait reprendre sa route, quand ses regards,
déjà plus rassurés, montèrent, et découvrirent, dans les demoiselles
Creachmeur, des témoins exécrés.--Elles lui mettaient la bile dans le
sang, ces filles, à côté desquelles, sa femme, à lui, semblait une
vachère; sans compter l’argent qu’elles lui faisaient perdre. Dieu
merci! il prendrait sa revanche... aujourd’hui même..., car il allait à
la rencontre d’un navire de Christiania, dont le propriétaire, un riche
armateur, lui confiait, pour un temps, son fils Arvid Swevenmor, âgé de
vingt-deux ans, afin qu’il apprît notre langue et s’initiât sans danger
aux mœurs françaises, «dans le sein d’une famille aussi vertueuse que
lettrée», avait eu soin d’écrire le modeste instituteur.

Il se trouva qu’on avait ôté la passerelle de bois sur la douve aux
vaches qu’il fallait traverser, ainsi que le petit jardin des douaniers,
pour se trouver sur la digue. Ce minuscule étang, qui se prolongeait en
ruisseau autour du pré, se tenait et luisait au soleil comme un morceau
d’étain; des joncs s’y reflétaient, et des orties toutes noires se
penchaient avec détresse au-dessus du pâle miroir. Les gamins ne
l’avaient pas même respecté malgré sa profondeur, et l’on y voyait
l’étroit sillon de la glissade hardie que les sabots creusent et
polissent, et que borde, comme un bourrelet de cygne, une râpure de
glace rejetée par les pieds en un mousseux talus. Les dernières cenelles
avaient laissé choir à sa surface leurs perles rouges, on eût dit la
trace sanglante d’un oiseau blessé; les merles ne s’y trompaient pas.

Boscher eut le geste tragique d’un homme qui fait le sacrifice de sa
vie. A pas comptés, avec des gestes d’équilibriste, le parapluie en
balancier, il s’engagea sur l’eau, les prunelles tournoyantes, les
jambes faibles, le cœur malade; puis, ayant senti un craquement
inquiétant, il s’élança vers l’autre rive avec l’agilité d’un écureuil,
serra dans ses bras le tronc d’un vieux saule, posa un pied à terre,
tandis que l’autre s’enfonçait brusquement, avec un bruit de cristal
brisé, près d’une touffe de roseaux. Il repêcha sa jambe, ruisselante
jusqu’aux genoux, et, résigné à tout, traversa en grelottant les
plates-bandes roussies du courtil des gabelous, secouant son pied auquel
s’attachaient de petits brins de fumier.

Il était temps qu’il arrivât. Le bateau amarré, le bruit des dernières
manœuvres s’éteignait en petits grincements de roues et de poulies; la
planche venait d’être jetée et un jeune homme la franchissait d’un pas
dégagé.

Le Norvégien portait une toque de fourrure et une longue pelisse. Les
jeunes filles ne distinguèrent de son visage qu’une ferme et uniforme
blancheur; elles n’aperçurent que deux mèches de cheveux, tordues à
fleur de peau comme de l’astrakan et blondes comme du soleil, dépassant
au coin des oreilles sa coiffure fauve.

Sans porter aucune attention à Boscher, occupé près du capitaine,
Swevenmor prenait possession de cette nouvelle terre où il allait vivre.

C’était, sur les bords du petit golfe, un paysage hollandais, coupé de
canaux, sillonné de digues enfermant dans le relief de leurs dures
maçonneries le profil des nouveaux rivages, marécageux encore, où
frisonne une mer de joncs et de plantes marines; et, comme un filet
d’argent aux mailles inégales étendu sur la plaine, l’infinité des
ruisselets. De l’eau, de l’eau partout arrêtée par l’hiver dans les
veines glacées de l’humus endormi.

Cependant le maître d’école se porta devant le voyageur, et, gesticulant
au-dessous de lui, il s’efforça, non sans timidité, d’attirer son
attention. Il se haussait sur la pointe des pieds; même il se coiffa
pour se grandir; puis, il agita un peu le bord de la riche pelisse du
jeune homme, et, comme ce dernier abaissait sur lui ses yeux,--des yeux
pareils à l’eau d’un glacier où se mire un ciel bleuâtre,--Boscher se
mit à lui crier en pleine figure deux mots de langue norvégienne trouvés
dans un dictionnaire. Cela ressemblait à un appel, au cri de guerre et
de mort d’une peuplade africaine, à l’aboiement plaintif et aigu d’un
chien auquel on vient d’écraser la patte et qui se sauve en hurlant.

Stupéfait, le pupille de l’instituteur se pencha vers lui avec
compassion, et le désignant du doigt, se fit expliquer par le capitaine
l’affection de ce pauvre homme.--Il l’avait pris pour un sourd-muet à
cause de son inintelligible vocifération, ou pour un mendiant de
White-Chapel transporté de l’autre côté de la Manche, avec son vieil
habit trop large et son antique chapeau de soie lavé par les grandes
averses.

Enfin, mis au courant, il s’exécuta ironiquement, dans un français très
correct qu’il parlait avec une certaine lenteur, de n’avoir pas deviné
de suite celui dont il allait être l’hôte; et Boscher, entièrement
désorienté, ne trouva que ces mots à lui dire:--Alors, vous parlez...?

                   *       *       *       *       *

--Voilà, dit Anne à sa sœur, un jeune prince que les bonnes fées des
forêts envoient pour rompre le malicieux enchantement qui fait que nous
sommes si pauvres. Regarde, Jeffik, as-tu jamais vu une taille aussi
haute?... Qu’il est grand!... qu’il est grand!... Mais le méchant
instituteur marche près de lui comme un affreux nain et va l’enfermer
pour empêcher que nous soyons princesses.

--Tu voudrais donc être princesse, petite?

--Quelquefois, murmura l’enfant.

Et dans son imagination elle se sentait pénétrée de la douce chaleur des
grands salons où souffrent des plantes alanguies et des fleurs
moissonnées en d’autres pays.--Cela devait être si bon, avoir chaud
longtemps, toujours! Quand on a bien couru et pétri la neige, trouver un
foyer qui rit, qui brille comme un soleil d’été!

Anne allait à l’école dans une petite pension menée par des religieuses,
filles simples, douces et bornées. Afin de ne pas prononcer son nom, qui
était décidément trop difficile à dire, on l’appelait au couvent «Anne
de Bretagne». Ainsi, chacun apprit tout de suite qu’elle était une
étrangère. Objet de curiosité et d’étonnement.

Pendant la mauvaise saison la bonne venait la prendre à sept heures à
cause de cette grande place sombre qu’il fallait traverser avant
d’arriver à la maison commune et de ces hauts tilleuls qui
s’allongeaient en massifs d’ombre. Elle l’attendait dans la cour,
saisissait son panier, et l’entraînait à sa suite. Souvent la petite
fille l’accompagnait ainsi chez les habitants où la servante déposait
les derniers télégrammes du jour.

Quelquefois c’était chez le maire. Il habitait la plus belle route du
pays, une vraie rue de bourgeois à l’aise, avec ses maisons bien
alignées dont les fenêtres aux rideaux tirés ne laissaient rien deviner.
L’enfant, enveloppée d’un maigre manteau descendant au bas de sa robe,
sorte de cape que l’on désignait autrefois sous le nom de talma,
attendait sous le portail que la grosse fille eût fini de bavarder à la
cuisine. C’était long: Anne s’approchait pour voir.--Oh! la tentation de
ce feu clair aperçu par la porte vitrée, la vue de ce rôti qui tournait
en crépitant devant un brasier de hêtre, au milieu de l’étincellement
des cuivres!

Elle aurait pu entrer là pourtant, prendre sa part un instant de ce
bien-être, pénétrer ses moelles transies de cette chaleur de riche. En
vérité, elle l’aurait pu sans grand mal, cette petite de neuf ans! Mais
non, elle ne devait pas être là, avec les domestiques, mademoiselle
Trégar-Creachmeur! Elle sentait très bien cela dans son orgueilleuse
petite tête bretonne. Et une moue de dédain montait à ses lèvres fières.




III


La nuit descendait sur le château, qui redevint tout à coup une
vieillerie très belle et très décorative au milieu de ce paysage plat,
seul au fond de ce golfe en tout semblable à une de ces petites baies
d’Écosse que l’on nomme _lochs_ en gaëlique, et qui semblent aussi
livrées à la brume, aux brouillards, aux pluies et aux formidables
vents. Mais quel calme singulier ce soir-là: le givre montait sur les
carreaux en arbres chimériques, en fougères d’argent; l’ombre des
peupliers s’allongeait indéfiniment sur les prés et venait rattraper,
près de la rivière, l’ombre plus svelte des grands mâts. Il faisait si
froid que le vent se retenait de souffler, l’eau des marais
s’épaississait autour de la face de la lune, des flots de lumière
laiteuse se roulaient sur la campagne: c’était une nuit où l’on rêve
d’hosannas éclatant dans le silence. Jamais il ne s’était vu de si
claires ténèbres.

Comme huit heures sonnaient à l’église de la petite ville, une lucarne
s’ouvrit, et Anne, allongeant au travers sa tête blonde, se mit à
chanter à la lune.

Dans son insouciance d’enfant pauvre, elle chantait, l’orpheline, sur un
air inconnu, des vers obscurs, étranges comme elle, improvisés dans sa
tête de petit barde. Elle chantait, cette petite fille des corsaires,
cette petite fille d’une race perdue dans les temps!

Pourtant, l’hiver avait été dur pour les «dames du télégraphe», et les
vieux messieurs qui avaient posé devant Isabey présidaient souvent, du
haut de leurs cadres, aux plus tristes agapes. C’était vraiment de la
gêne, décente et bien cachée, supportée avec un égal courage par la
mère, la jeune fille et l’enfant.

Pour ce qui touchait à l’extérieur, les apparences étaient à peu près
sauves, mais au prix de quelles privations! Dans le salon, un feu de
bois se trouvait préparé sur des copeaux; on ne l’allumait qu’au cas
d’une visite tout à fait importante. On se nourrissait des mets les plus
grossiers; encore, pour faire la soupe du soir, le fagot manquait-il
souvent. Ensuite, sur les cendres chaudes, il arrivait de griller, par
extra, un morceau de salaison marine, ou quelques petits poissons
saturés de salpêtre, apportés de Terre-Neuve, au retour des grandes
pêches, et qui sont un manger en honneur dans les vieilles familles
bretonnes où l’on garde les coutumes des ancêtres. Le thé suivait dans
ces fragiles tasses de Chine si précieuses qui, soulevées par des mains
diaphanes, donnaient un air de raffinement tout à fait étrange à cette
fin de repas de misère.

D’ordinaire, une lecture en anglais, pendant laquelle les souris s’en
donnaient à cœur joie, terminait la soirée. Parfois, une chouette,
attirée par la lumière, heurtait la vitre de son bec et fixait dans
l’intérieur, avec curiosité, des yeux qui ne sont pas méchants du tout,
ainsi qu’on se l’imagine, mais où l’on trouve au contraire une
singulière douceur. Pour dire la prière, on s’agenouillait en face d’une
Vierge dorée, la brune Vierge provençale qui protège les marins contre
les furies de cette mer trop bleue, trop belle, sur laquelle s’étend son
pouvoir, et que l’on n’aime jamais, comme l’Océan, d’un inguérissable
amour.

Mais ce soir-là c’était fête.

--Vous nous attendrez en disant votre chapelet, mère, n’est-il pas vrai?
Vous avez là un bon petit feu, le thé est prêt: je vais avancer le
paravent derrière vous afin que le froid ne vous tombe pas sur les
épaules. A onze heures nous serons revenues.

Et Jeffik, sur le point de partir, achevait de mettre ses gants.

--En effet, répondit la vieille dame, il fait presque chaud ici
aujourd’hui... Il me semblait que nous n’avions plus d’aussi gros bois,
Jeffik?

--C’est Anne qui a arrangé cela, maman, répondit la jeune fille
désireuse de glisser sur un fait, favorable après tout, qu’elle ne
s’expliquait pas davantage, ayant brûlé elle-même la dernière souche de
hêtre; je ne l’ai pas remarqué.

La petite, disparaissant à propos, semblait s’être évaporée. Elle avait
des façons à elle d’aller, de venir, d’ouvrir et de fermer les portes à
la manière des fantômes que l’on n’entend jamais.

Des bruits inaccoutumés montaient de la pelouse. On entendait des gens
marcher en hâte, rire ou causer; des matelots, reconnaissables à leur
voix, à leur gaieté bruyante, chantaient en courant lourdement; des
bourgeois, sans songer à la lune, portaient de petites lanternes dont la
lumière piquait le givre d’un fuyant reflet d’or. Tous se dirigeaient
vers la halle au beurre, sous les tilleuls, où une troupe de passage
donnait un concert ce soir-là.

Jeffik alors ouvrit la fenêtre et appela de sa voix jeune et
claire:--Monsieur Saussaie?

Aussitôt, du côté opposé, une voix répéta en parodiant:--Monsieur
Saussaie?

--Tiens, dit Jeffik avec joie, l’écho est là, ce soir.

Et en même temps un bonhomme répondit d’en bas en chevrotant:--Me voilà,
Mesdames!

C’était un haut vieillard, très maigre, très voûté, portant des lunettes
au-dessus desquelles il envoyait ses regards, en remontant sur son
front, dans une contraction de sa pensée, ses sourcils réunis en houppes
grises. Il tenait le plus souvent ses mains dans les poches de son
gilet, et ses longs bras décharnés dessinaient ainsi un angle aigu et
grêle qui faisait ressembler sa personne à une grande sauterelle.

Il jouissait dans la maison commune d’une pièce sombre et humide comme
une geôle, à peine éclairée par une moitié de fenêtre enfoncée
profondément dans le granit. Moyennant cette faveur, il balayait la
mairie, affichait les bans, mesurait le bois aux pauvres de la ville et
servait le commissaire de police qui demeurait comme lui dans l’aile
droite. Le reste du temps il fabriquait des souliers de paysans. Sobre,
doux, triste, il ne sortait jamais du château. Il trouvait moyen
d’élever des fleurs dans sa soupente; une pie apprivoisée partageait sa
solitude. Son ménage,--il était veuf depuis trente ans,--paraissait
aussi bien rangé que par les mains d’une femme très soigneuse.

Tout le jour, un grand silence l’enveloppait; le tic-tac d’une horloge
tombait dans son nid de vieil oiseau avec une netteté fatidique, et le
soir, dès huit heures, hiver comme été, il se couchait, en montant à
l’aide d’une chaise, sur son lit élevé où son grand corps maigre pesait
à peine sur les matelas de plume.

Le père Saussaie ne s’attachait pas facilement, son vieux corps avait
trop peiné. Son histoire devenait si ancienne que tout le monde l’avait
oubliée; et ils se faisaient rares dans le pays ceux qui se souvenaient
de l’avoir vu un homme droit et jeune, tenant à la main un enfant.
Cependant, il s’était pris d’amitié pour les dames Trégar-Creachmeur et
il semblait trouver plaisir à leur rendre mille petits services très
délicats, avec son air fidèle d’antique serviteur.

On le disait avare parce qu’il était tempérant, et sournois parce qu’il
n’éprouvait pas le besoin de se confier aux indifférents. Il se
connaissait dans les plantes et dans les bêtes, et parlait avec une
sorte de science philosophique de toutes les choses de la nature. On lui
reprochait surtout d’être sans reproches. Il allait à l’église le
dimanche, communiait à Pâques; le jour des rameaux il ne manquait jamais
d’apporter un brin de buis consacré qu’il attachait au-dessus de son
bénitier de vieux Rouen, sous le portrait de sa défunte. Il y avait
encore dans son logis une autre peinture sur la cheminée. Elle
représentait un beau garçon de vingt-cinq ans aux traits durs et
impérieux. Lorsque des étrangers le questionnaient à ce sujet, il ne
répondait pas et parlait d’autre chose. Mais un jour qu’Anne l’avait
interrogé à son tour, le père Saussaie, suspendant son travail, répondit
en tremblant:--C’est mon garçon, Mademoiselle!

Ses bons yeux gris étaient pleins de larmes.

Alors l’enfant émue, détournant la tête, avait demandé encore:--Mon
Dieu! serait-il mort, mon bon père?

--Qu’il le soit ou non, c’est tout comme, allez!




IV


Onze heures sonnèrent. Au dedans, le feu crépitait doucement; au dehors,
tout était figé, immobile. Il semblait qu’il y eût un temps d’arrêt dans
la marche éternelle des choses, comme si rien ne devait plus bouger dans
la nature cristallisée, comme si les affreux vents d’ouest ne devaient
plus tordre les grands arbres du pays d’Auge, comme si la neige devait
rester toute blanche indéfiniment, et les fleurs de givre, les fleurs de
nacre, tendre toujours leurs draperies fragiles sur les brins d’herbe,
suspendre leurs pendeloques étranges au bord des toits.

La vieille dame bretonne égrenait toujours son chapelet devant le feu de
hêtre, mais la prière un peu machinale qu’elle disait pour ses pauvres
morts s’échappait avec douceur de ses lèvres, sans entraver son esprit,
qui remontait, dans un triste retour, le courant de ses jours passés.

Enfant, jeune femme, elle se revoyait, ce soir-là, à chaque phase de sa
vie, nettement, sans omettre un détail, photographiée dans un coin
oublié de sa mémoire. C’étaient comme des portraits d’elle longtemps
égarés qu’elle eût trouvés tout d’un coup au fond d’un coffret, sous des
lettres d’amour ou des fleurs séchées. Elle revivait tout d’une pièce en
telle attitude, d’une façon unique, et tout s’harmonisait dans cette
peinture, concourait à reconstituer l’être qu’elle était alors, le moi
qu’elle avait à jamais dépouillé par d’innombrables et fugitives
transformations.

Enfant, le jour de sa première communion. La toilette terminée,
quelqu’un, qui donc? sa mère, sans doute, l’a saisie entre ses bras, et
élevée vers une glace... Elle revoyait, ô avec quelle netteté, le tour
harmonieux de ses boucles brunes, les fleurs de son voile de dentelle,
les roses pressées de sa couronne, elle sentait craquer sous ses pieds
le satin blanc de ses souliers, puis, elle avait fermé ses yeux dans la
crainte de se trouver trop belle, pour Dieu! Quel espoir confus, alors!
Quelle légèreté! Quelle joie de vivre!

Puis, c’était ailleurs, un jour de printemps, à l’époque de l’amour.
Devant elle, celui qu’elle aima, celui qui la troublait d’un regard,
celui pour qui ses yeux versèrent les larmes inépuisables de la
jeunesse, celui qui ne la posséda jamais, se tenait jeune et superbe.
Qu’il était charmant! Elle craignait, en vérité, de ne pas être assez
belle pour lui plaire, et voilà que, des fleurs de trémaine dans les
mains, après une promenade champêtre, toute rose de grand air et de
passion, elle avait souri en rentrant, à cette ombre radieuse qui
souriait aussi au fond de la psyché et qui était, elle, l’amoureuse. Et
quelqu’un encore se tenait là, quelqu’un d’ancien, sans doute, et de
flétri par la vie, lui avait murmuré:--Jouis bien de l’heure présente,
savoure également tes joies et tes larmes d’amour. Un jour viendra où tu
te souviendras de ces choses si importantes pour toi aujourd’hui, comme
d’une légende, de ces instants comme d’un rêve... Tu diras, avec quel
étonnement!--C’était moi! c’était donc moi?--Et tu consulteras ton cœur
refroidi; tu lui diras:--C’était donc toi qui battais si fort dans mon
sein de vierge, dans mon sein de jeune femme? toi qui te gonflais de
pleurs? je ne te connais plus!

Et tandis que ces visions d’un autre temps se déroulaient devant ses
yeux fermés, et que les grains ternis de son chapelet d’argent
glissaient sur ses genoux, un à un, espacés comme des larmes, une voix
qui se lamentait parvint jusqu’à elle, frappant d’abord son oreille,
sans entamer ses songes.

Elle revenait petit à petit du pays de sa jeunesse. Là s’étaient
déroulées à ses yeux des scènes semblables à des mirages. Cette terre
que sa pensée avait parcourue ressemblait à ces îles païennes, vertes et
embaumées, où ses pères, les vieux Celtes, plaçaient leurs radieuses
fictions. Sur des arbres dont les feuilles s’étalaient larges comme des
peaux de buffles, des oiseaux aux ailes de rubis se balançaient parmi
les fleurs; un peuple qui rit et qui chante, un peuple d’enfants, aux
cheveux bouclés, y vivait sans souci et sans décrépitude. De mystérieux
navigateurs avaient tracé le tableau de ces heureuses contrées, vers
lesquelles nul ne pouvait plus orienter son esquif, mais où l’esprit
assouvissait toutes ses chimères et dont l’existence supposée rassasiait
un instant l’idéal affamé.--Comme ces terres fantastiques qui
n’existaient que dans le cerveau fertile du peuple indo-celte, notre
passé nous apparaît tout brillant et exotique, lointain et proche,
douteux, ayant participé à notre vie et participant déjà à notre mort.

                   *       *       *       *       *

La voix n’avait pas cessé ses appels lamentables. C’était un organe
débile, un peu traînard:

--Isidore!... Isidore!...

En même temps, la mère des jeunes filles aperçut une femme suspendue
dans le vide s’accrochant désespérément à la pierre d’une fenêtre de
l’aile gauche, occupée par l’instituteur. Madame Trégar-Creachmeur
reconnut aussitôt la tante du maître d’école, pauvre vieille presque
centenaire qu’on laissait souvent seule et qu’on ne soignait plus. Le
poids de son corps distendait horriblement ses bras; ses mains et sa
coiffe paysanne paraissaient d’une blancheur spectrale; ses pieds
grattaient le mur et cherchaient vainement un point d’appui sur la
corniche effondrée. Un bruit sec s’entendit:--Clac.--Un de ses sabots
venait de tomber sur le trottoir de granit.

Mme Trégar-Creachmeur se trouvait, selon toute vraisemblance, seule dans
la maison à cause de la fête; mais incapable de mesurer l’impossibilité
physique où elle se trouvait de secourir, sans aide, l’infortunée, elle
s’élança aussi vite que lui permettaient ses forces débiles.

Il lui fallait descendre cinquante-deux marches pour arriver sur la
place, pénétrer dans l’autre corps de logis et gravir un escalier
identique pour atteindre la porte du maître d’école. En admettant
qu’elle parvienne à l’ouvrir, que ferait-elle? grand Dieu!

Elle cherchait, tout en courant, à se rappeler des moyens de sauvetage,
réclamant une inspiration du ciel ou quelque miraculeuse intervention.

En réalité, des secondes séparaient d’une mort affreuse la malheureuse
paysanne. La noble femme qui volait à son secours s’attendait à la voir
expirante et effondrée au pied du château; mais quand elle fut en bas,
levant la tête, elle vit encore au même endroit, le corps de Mlle
Perpétue. Son autre vieille galoche de bois était tombée en tournoyant à
côté de la première:--Clac.

Cependant la vieille fille, en dépit de ses quatre-vingt-quatorze ans,
se cramponnait encore avec une force véritablement prodigieuse au rebord
de la fenêtre.

A ce spectacle, la dame du télégraphe, prise d’un incertain espoir, se
jeta dans l’aile gauche qu’elle franchit sans reprendre haleine. Une
première porte céda sous ses efforts. Elle en ouvrit et en ferma
beaucoup ainsi sans arriver à celle de Mlle Perpétue. Dans l’une des
pièces qu’elle traversa, un jeune homme qui dormait tout vêtu sur un lit
de sangle, au milieu de son bagage en désordre, se dressa sur ses pieds,
effaré.

La mère des jeunes filles était dans un de ces états d’esprit où rien ne
peut plus surprendre ou épouvanter davantage. Elle saisit donc le bras
du Norvégien et l’entraîna à sa suite.

Il avait refusé d’entendre le concert, arguant de fatigue, puis s’étant
étendu pour rêver un instant, sans quitter ses habits, le sommeil
l’avait emporté tout d’un coup très loin de Saint-Paul-Église, vers le
Nord.

La pauvre vieille ne se lassait pas d’appeler Isidore!

Il y eut un moment tout à fait affreux, où le jeune homme, livide
d’angoisse, malgré sa force désespéra de la sauver, se sentant lui-même
attiré vers le vide. Enfin, raidissant ses muscles dans un effort
colossal, il parvint à enlever et à remonter la bonne femme, qui
s’attachait à ses vêtements avec une sauvage énergie. L’étranger lui fit
lâcher prise en détachant un à un, avec douceur, ses doigts usés et
noueux de paysanne. On l’assit dans une chaise où elle eut une sorte de
syncope, les yeux fermés, les cheveux en désordre, son bon visage
habituellement tout rose, pâli et soudain creusé de rides plus
profondes.

La chambre qu’occupait la pauvre fille était dans un état de
délabrement, de saleté et de misère vraiment affreux. Quand elle reprit
ses sens, le jeune homme lui demanda comment la chose était arrivée.

--C’est bien drôle, mon bon Monsieur, expliqua-t-elle avec une vive
tension morale, c’est tout à fait drôle! jamais ça ne m’était arrivé...
Je croyais être encore chez nous, à Cricqueville. Près de not’jardin y
avait comme ça une petite barrière en bois que j’enjambais dans ma
jeunesse; alors, j’ai enjambé. Mais maintenant on a creusé un trou à
côté, ajouta-elle en mêlant le passé au présent; je ne savais pas, moi,
vous comprenez; alors j’ai tombé, puis j’ai appelé Isidore. Vous savez,
Isidore? c’est un petit que j’ai élevé.

--Qu’est-ce que c’est que cet Isidore? interrogea le jeune homme en
s’adressant à Mme Trégar-Creachmeur.

--C’est l’instituteur, Monsieur, le neveu de cette malheureuse.

--Oh! exclama-t-il avec un geste de dégoût.

--Ben sûr qu’il n’est pas là, Isidore, reprit la vieille en pleurant, y
m’aurait ben tirée d’çu trou-là. Pensez donc, c’est quasi mon enfant.

Elle racontait maintenant, dans son parler décousu de pauvre folle, où
éclatait à tout moment son attachement de campagnarde pour la terre,
l’herbe et les vaches, combien elle avait aimé l’instituteur.

Il avait été pour elle l’illusion de la maternité. Elle se souvenait de
ses mots d’enfant, des habits qu’elle lui mettait, d’une fièvre
scarlatine qu’il avait faite,--même qu’elle était restée quarante jours
sans se coucher.--Depuis il s’était écoulé des temps dont elle ne se
rappelait plus. Enfin, elle l’avait vu arriver à Cricqueville, au petit
matin, dans une carriole. Ils étaient allés dans le jardin où il avait
cueilli tout ce qui se trouvait de prêt à manger. A ce moment, les
haricots commençaient à fleurir au bas des rames; et ça sentait si bon,
la rosée sur les fleurs des haies, qui ont, comme on le sait, des odeurs
amères et doucettes, qu’elle avait dit:--j’vas faire un bouquet pour
porter à ta bourgeoise, mon neveu.

L’idée l’avait prise, vu qu’il ne manquait pas autour de sa masure de
plantes aussi belles qu’on pouvait le désirer: des lys jaunes, palais
d’été des coccinelles, et des jalousies, parure ordinaire des courtils
normands.

--Inutile, avait-il répondu, ma femme n’a pas le temps; puis, vois-tu,
des fleurs qu’on met dans l’eau, ça sent mauvais dès le lendemain, alors
ça empoisonne les maisons.

--Je ne savais pas que c’était aussi pire, dit-elle avec docilité. Vous
êtes à l’étroit, peut-être? Ce que c’est que d’habiter les villes, mon
pauvre fieu!

Mais lui, expliquait, au contraire, que loin d’être gêné, il demeurait
dans un château dont on avait chassé les seigneurs autrefois pour les
remplacer par des gens comme lui. C’était d’un bon exemple pour le
peuple.

Ben sûr, vraiment, approuvait-elle,--ayant habitude de se tirer ainsi
des choses qu’elle ne comprenait pas, par esprit de conciliation et
d’ignorance,--car de si grands savants, on est obligé de les traiter un
peu comme les ivrognes, sauf respect, on dit toujours comme eux.

Après, par manière de farce, il lui fit mettre ses plus belles hardes et
sa coiffe brodée. Elle riait de tout son cœur alors, la pauvre vieille
aux yeux d’enfant, d’une telle fantaisie. Elle rit davantage encore
quand il la hissa dans sa carriole où elle s’assit sur une chaise, bien
tranquille, les pieds chauds dans la paille.--Quel farceur que ce
Zidore!--Il disparut un instant et revint avec toute la basse-cour
garrottée qu’il déposa près de Mlle Perpétue: quatre poules de Houdan,
un beau coq pattu, des canards.

Singulière idée, qu’il avait, pourtant, de lui prendre ses poules. Bah!
c’était son bien après tout, et puis, elle n’allait pas commencer à lui
refuser quelque chose à cette heure.

Mais quand elle le vit entasser pêle-mêle tout ce qui lui tombait sous
la main, elle l’arrêta en riant de plus belle.

--Tu sais bien, mon fieu, que je ne peux pas m’absenter seulement une
journée, rapport aux bêtes. Quand je serai plus vieille, je les vendrai.
Laisse-moi te retirer encore quatre sous.

Dans le même instant, sans l’écouter, il avait ramassé les guides, et,
sautant près d’elle, il cinglait sa bête d’un vigoureux coup de fouet.
La jument qui sentait l’écurie, régalée d’une grosse botte d’herbe
fraîche, détala en galopant avec ardeur sur la grande route sous l’ombre
frissonnante des trembles.

                   *       *       *       *       *

C’était écrit, Mlle Perpétue ne dormirait jamais plus dans le lit où,
près d’un siècle auparavant, son père, jeune laboureur, l’avait conçue
avec joie et espérance, où sa mère l’enfanta dans la douleur et l’amour.

Dans la vieille masure, des générations de paysans, accomplissant leur
destinée, avaient battu le sol noirci de leurs sabots de hêtre; sur la
table massive, mangeant le pain du champ, buvant le cidre du pommier,
ils avaient échangé un certain nombre de paroles, toujours les mêmes,
répondant à des préoccupations semblables; leurs idées, tristes ou
joyeuses, se succédaient, comme les événements, dans une symétrie
invisible et inéluctable. L’antique horloge, méditant dans son cercueil
de forme égyptienne, leur avait, dans ses brusques réveils, mesuré avec
intégrité toutes les heures de leur vie. Ils étaient morts, comme les
hommes de la terre, stoïques, le nez au mur, sachant que ça ne pouvait
pas toujours durer.

Tout contre la maison, on avait planté un baliveau, sans réfléchir, bien
sûr, qu’il pouvait devenir un chêne de futaie, beau à voir, qui, en se
gonflant des sèves printanières, pousserait la caduque chaumine. Déjà il
la tenait toute dans ses racines tortueuses et noires comme des serres
et la soulevait presque. Quelques saisons encore et elle s’effondrerait
à ses pieds dans la pose lamentable des vaincus: il n’en resterait plus
qu’un pan rectiligne, troué d’une chatière, où le jeune berger passerait
en riant sa tête hâlée. Le laiteron, la ciguë, l’ortie, le pissenlit
prospèreraient à cette ombre; la pluie y creuserait une mare verdâtre au
bord de laquelle les dames vertes s’assiéraient en rond, confondues dans
les herbes fines et la prêle; l’orfraie s’abattrait au crépuscule sur
cette ruine, et, se cramponnant aux pierres, dardant sur ces choses des
regards aigus, y contemplerait l’ignoré.

On n’avait pas toujours désigné la tante du maître d’école sous ce nom
de Perpétue si bien ajusté maintenant à son grand âge. Autrefois,
lorsque, sur ses joues rondes, s’étalaient les couleurs délicates d’une
fleur de pommier, on choisissait pour elle, parmi ses six patronnes,
quelque appellation plus tendre.

Ses parents, obéissant à la coutume normande, n’avaient pas trouvé trop
d’une procession de six vierges saintes, palmes en mains, yeux baissés,
pour escorter leur enfant dans la vie.

Comme elle semblait douce, on la nomma Aimable; comme elle était
vermeille, on la nomma Rose; comme elle avait l’épiderme neigeux, on la
nomma Blanche; les longs jours qu’on lui souhaitait furent cause qu’on
ajouta Perpétue; Félicité vint après, pour marquer qu’elle apportait la
gaîté; Magloire couronna l’œuvre, car elle fut belle.

Aimable, Rose, Blanche, Perpétue, Félicité, Magloire!

Elle était si candide qu’elle ajouta foi à tout ce qu’il plut à son
neveu de lui raconter, lorsqu’il l’eut installée chez lui à
Saint-Paul-Église, pour excuser la séquestration où il la contraignait.
Du reste, le changement de vie, les mauvais soins, l’isolement et le
regret d’avoir quitté sa maison et ses bêtes affaiblirent vite sa tête
et troublèrent ses pauvres idées.

Elle aimait de plus en plus Isidore.

Sa constitution résistait à tout. Presque tout l’hiver, elle coucha la
fenêtre ouverte, par instinct, pour entendre, avant le jour, le chant
aigu de la trairesse qui va de vache en vache au travers des prés
recueillir le lait pour le compte de son maître.

Ce chant sonnait dans la nuit ou dans l’aube, lointain comme le son des
cloches passant au-dessus des bois.

Elle qui n’avait jamais gravi d’autres degrés que ceux de sa petite
église, monté d’autre escalier que l’échelle des granges, elle se
sentait tout étourdie d’être si haut au-dessus de la terre, un grand
vertige la prenait, aggravant encore le désordre de sa pensée.

                   *       *       *       *       *

Mme Trégar-Creachmeur et Arvid Swevenmor écoutaient, en proie à la
stupéfaction et à la pitié, les paroles incohérentes s’échappant des
lèvres de la vieille fille. Soudain, une clameur retentit dehors sous
les tilleuls, mêlée au ronflement d’un dernier accord: on sortait du
concert, et la foule, se divisant en groupes de bourgeois, remontait
vers la petite ville muette, tandis que les marins, les chalutiers, les
calfats et les gens du peuple s’acheminaient dans le voisinage de la
maison commune, du côté des quais et du quartier des pêcheurs, précédés
d’une horde de gamins effrontés qui se battaient en se roulant sur la
glace ou se poursuivaient à outrance en poussant des cris sauvages.

Le maître d’école parut aussi avec le reste de ses pensionnaires
marchant deux par deux, très sages, comme des petits pantins noirs; et,
derrière eux, groupés par le hasard, suivaient tous les hôtes du
bâtiment communal: le concierge Ledormeur, sa femme et ses filles, le
commissaire de police, le père Saussaie accompagnant Anne et Jeffik, et,
par derrière, avec des grognements d’ivrogne, deux matelots, coupables
de vacarme nocturne, colletés par le gendarme de marine, se laissaient
docilement mener en prison dans les souterrains du château.

A ce moment, le jeune Norvégien, étant descendu au devant de Boscher, le
rejoignit sur la place et, l’arrêtant, se mit à lui raconter l’accident.
Chacun, pris de curiosité et flairant une nouvelle, s’approcha, fit
cercle, voulut savoir. On le suivit dans l’intérieur, à son grand
déplaisir, et, gravissant l’escalier derrière lui, on se hâtait en
gémissant, comme dans une maison incendiée.

La chambre de Mlle Perpétue fut envahie par tout ce monde. Pour couvrir
leur honte et leur dépit, le mari et la femme, la figure mauvaise, se
déchaînèrent sur leur tante.

--Nous avons autre chose à faire, comprenez-vous, Madame Trégar, dit la
mégère, cherchant une approbation dans les yeux de la veuve, que de
rester à la regarder; car ce n’est pas avec ses douze cents francs de
rente que nous pouvons vivre, comme elle, à rien faire!

--C’est bien simple, ajouta Boscher en se frottant les mains avec
embarras et en marchant à travers la chambre, très simple, en vérité! on
clouera les fenêtres, voilà, elle sera bien attrapée... Du reste, elle a
des idées!... mille exigences... Ainsi, ne voulait-elle pas une chambre
ouvrant sur la rivière, parce qu’à l’entendre, il lui fallait voir les
vaches! Eh bien! vous savez, continua-t-il gravement en touchant son
front du bout de l’index; c’est là, là!

--Comme si ce n’était pas plus plaisant de voir passer le monde sur la
place, minauda Mme Boscher, grosse brune sanguine, en tourmentant à son
corsage une longue épingle à tête noire qui ne la quittait jamais et qui
lui servait à trépaner les canards.

--Pendant un temps, figurez-vous, poursuivit le maître d’école en
agitant sa tête avec des gestes de corbeau et en grimaçant un rire
bilieux, c’était vers l’été, chaque fois que j’entrais dans sa chambre
elle me disait d’un ton suppliant:--Mon neveu, apportez-moi une brassée
d’herbe, je vous en prie, mon neveu.--Comprenez-vous ça? Pouvais-je
obtempérer à un pareil désir, hein? Ah! Ah! Ah!

Il prenait à témoin le commissaire de police qui se tenait tout seul,
les yeux baissés, les mains croisées sur son gros ventre, le torse
immobile sur ses petites jambes, dans une attitude très humble, à cause
de cette pêche aux grenouilles à laquelle il s’opiniâtrait non sans
quelque honte. Malgré la timidité que lui imposait la pénurie de ses
ressources vis-à-vis d’un personnage comme M. Boscher, il prit la parole
avec une certaine assurance:

--Tant pis, Monsieur, si mon avis vous déplaît, mais je trouve coupable
la négligence dans laquelle vous laissez cette demoiselle. Vous feriez
mieux de satisfaire ses pauvres lubies, elles ne sont pas ruineuses.

--Je te l’avais dit, glapit la femme de l’instituteur, que tu n’aurais
que des désagréments avec ta tante. C’est pour te faire du tort, par
méchanceté, qu’elle a fait semblant de se jeter par la fenêtre! Va, va,
mon pauvre ami, c’est bien fait pour toi... tu es trop bon, on se
moquera toujours de toi...

Puis, en s’excitant, elle se lançait dans des phrases embrouillées, avec
des sous-entendus venimeux à l’adresse de Mme Trégar-Creachmeur, dont le
visage exprimait seulement une froide et dédaigneuse tristesse!
Savait-on au juste comment la chose s’était passée?--Tout cela ne lui
semblait pas clair.--Ses affaires ne regardaient personne. Ce n’était
pas elle qui verrait, au milieu de la nuit, les voisins se balancer par
les fenêtres!... Que chacun reste chez soi et vive comme il l’entend.

Sur ces mots, les personnes présentes se retirèrent en commentant
l’accident.

                   *       *       *       *       *

Malgré l’heure avancée, Jeffik, une fois rentrée dans sa chambre, ne se
sentit aucune envie de dormir. Elle procéda à sa toilette avec une
extrême lenteur, allant d’un meuble à l’autre, sans but, le visage
resplendissant d’une beauté grave. Ses cheveux à l’abandon, elle
s’approcha de la croisée et l’ouvrit.

Plus que jamais, sur la campagne immobile, s’étendait une éphémère
parure d’arabesques cassantes comme du verre, filé en un instant par le
souffle du Nord; et des fils de glace, semblables à des cordes d’argent,
descendaient des branches noires, en ébauchant des formes de harpe.

Mais sous les yeux de la jeune fille se déployaient d’autres paysages,
des paysages de rêve. Son imagination, comblant tous ses désirs, courait
à perdre haleine jusqu’aux bornes de sa destinée et revenait vers elle
chargée de fleurs.

C’est en vain qu’elle se demandait de quel breuvage cette journée avait
enivré ses espérances confuses, ou de quelle nourriture altérante et
suave son cœur devenait soudain affamé. Une pudeur l’empêchait de
répondre. Le froid n’arrivait pas à la transir, elle restait là sans
entendre les heures tomber l’une après l’autre du haut de la tour de
l’église, sans apercevoir le feu tournant de la Hogue, au bout de
l’espace, rouler sur la mer ses deux gros yeux dont l’un est vert et
l’autre rouge.

Tout à coup, une chauve-souris qui remontait dans les combles toucha son
front. Jeffik n’en eut point peur et s’imagina tout aussitôt, en se
glissant frileusement entre ses draps, que c’était peut-être une jeune
mère venant allaiter ses petits et les étreindre avec douceur entre ses
ailes de toile noire tissée par la nuit.

Comme un troupeau affamé d’herbe fraîche se presse devant le pré contre
la barrière que va lever le berger, puis s’éparpille, se précipite, se
roule sur les fleurs ou s’abreuve au ruisseau et se livre en liberté à
toutes ses fantaisies, ainsi le sommeil, cet autre berger, rassemble
autour de lui les hommes épuisés, et, de sa clef d’or, ouvre devant leur
âme captive la porte de l’infini.

Petit à petit les idées de la jeune fille se déformaient, se séparaient.
Des êtres dont elle ne distinguait pas la forme se partageaient sa
conscience, et, parlant très distinctement avec des voix qu’on
n’entendait pas, ils se substituaient à elle, mettant à nu, sans
vergogne, les sentiments les plus ignorés. Alors elle devenait le
compagnon inséparable de ces mystérieux interlocuteurs, et ils la
traînaient à leur suite dans leurs voyages. Elle tenait déjà de leur
immatérialité, car elle ne participait plus du toucher, franchissant,
plus légère qu’une brume, le sommet des montagnes, entrant, sans les
effleurer, dans des barques sans voiles ni matelots, toujours suivie de
ces créatures de rêve qui dialoguaient sur elle, et Jeffik sentait que
son corps était de trop dans ces pérégrinations, qu’il n’était rien,
qu’une misérable apparence.

Naviguant sur une mer rude et hérissée de récifs, le mystérieux vaisseau
où s’était embarquée son âme côtoyait un monde bouleversé et terrible.
Parfois Jeffik se posait sur des roches noires au milieu desquelles,
dans des couloirs de granit, s’élançaient et tourbillonnaient en
blêmissant les eaux marines; tantôt elle traversait des étendues mornes
comme un désert sans soleil, et tantôt, sur des pentes riant au midi,
des prairies d’un vert luisant, plus profond que l’émeraude, émaillées
d’une flore alpestre et estivale; ou bien elle s’élevait avec une
douceur d’assomption vers des cimes boréales, blanches comme le visage
des statues.

Au-dessous de la jeune fille, le sauvage océan gisait, lapidé
d’innombrables îles dont le chaos, aidé par les volcans et les déluges,
avait tracé la sombre architecture, empruntant des formes aux remparts
que construisent les hommes, à leurs tours, à leurs châteaux,
s’inspirant aussi de la carapace des monstres ou des contours du
brouillard.

Moins dense que l’infime goutte de pluie détachée d’un nuage, plus
subtile que l’air, plus vague qu’un atome, Jeffik errait dans cet
archipel désolé, quand elle rencontra une immense pierre druidique qui
se balançait au vent comme un bouleau. Là se tenait un homme, ou le
fantôme d’un homme: un homme plutôt qu’une forme vaine, car l’étreinte
dont il l’enveloppait en demeura dans toute sa chair de femme. Et jamais
plus beau visage ne lui était apparu, jamais taille plus noble n’avait
dessiné des linéaments aussi purs sur le fond des mers, quand le
couchant, entouré d’un halo de pourpre, semble porté sur les eaux comme
l’Esprit de Dieu.




V


Le concierge Ledormeur habitait avec sa famille deux petites salles
basses aux voûtes surbaissées. Dans l’une il installa, avec la
permission de la ville, une boutique louche, où l’horlogerie semblait un
prétexte destiné à cacher une autre industrie. Le bruit courait qu’il
appartenait à une sorte de police, qu’il faisait partie d’une société de
propagande créée par l’Empire dans les campagnes, cachant tout un
système occulte de dénonciations et de vengeances. Il avait en effet de
mystérieuses disparitions, au cours desquelles sa femme, une ancienne
beauté de village, répondait aux clients trop curieux:--Vous le voyez
bien, il est en route.

Une imagerie spéciale couvrait les murs du logis de grossières
enluminures que l’agent bonapartiste répandait à profusion sur le pays
normand. L’une représentait le prince impérial à l’âge de douze ans,
porté sur des drapeaux entrecroisés que supportaient les épaules de
quatre vétérans: cela s’appelait l’Espoir de la France.

Ledormeur levait sur les paysans, par persuasion, ou par crainte, une
dîme qui variait suivant les circonstances. Chez l’un, il se procurait,
sans bourse délier, du bois de chauffage pour son hiver; chez l’autre,
une barrique de cidre. Jamais il ne rentrait les mains vides, ne
dédaignant aucune offrande: un arbre mort, une volaille, de la crème
fraîche,--pour ses filles, qui l’aimaient tant, pauvres chattes!--des
œufs,--pour faire couver à sa poule huppée.--Il s’attardait en de longs
et discrets colloques à la table des fermes, acceptant sans façon un
verre de vieille eau-de-vie de pommes. Enfin il déballait son imagerie
et les femmes accouraient, curieuses, se pendant à l’épaule des hommes
assis. C’étaient alors des exclamations admiratives. On se consultait du
regard avant de porter un choix définitif parmi tant de merveilles.
Celle-ci, simple jeune mère, demandait le beau petit prince; celle-là,
plus raffinée, s’emparait d’une gravure où l’on voyait, au premier plan,
l’impératrice décolletée, en robe de bal, agrandie, droite, fière,
tandis que, derrière leur souveraine, fixe et brillante étoile, des
princesses du sang de Bonaparte rayonnaient d’un éclat plus pâle et plus
tremblant, comme effacées, mais si belles encore en enlaçant leurs bras
nus! A voir la figure de ces femmes parées, sous les pieds desquelles
les grossières paysannes lisaient, en épelant, cette légende
explicative:--Les anges de la France!--quelque chose de plus doux se
glissait dans leurs rudes pensées.

C’était à ce moment que le fermier cédait au quémandeur sans grande
difficulté.--Alors qu’il aime le mieux un gouvernement, le Normand s’en
méfie encore davantage: «On ne sait pas» est le dernier mot de sa
confiance.--Et il considérait faire acte de prudence, soit qu’il
égorgeât en soupirant le plus gros de ses dindons, ou qu’il laissât
emporter à l’horloger sa vieille montre au ressort brisé, accrochée près
du lit sous le bénitier.

Notre homme prenait alors congé de ses hôtes bénévoles. Il passait par
le courtil, et, suivant la saison, détachait un cantaloup bien à point,
des poires de la meilleure espèce, ou arrachait violemment un plan de
giroflées blanches. Puis, après avoir atteint la petite barrière
vermoulue qui, au long du jardin, donne la main aux haies d’épines,
Ledormeur se retournait et invitait la bourgeoise à venir voir ses
horloges,--sans se déranger pour ça, quand elle aurait affaire à
l’audience.

--Ça se trouvera, répondait celle-ci avec assurance, en râclant avec un
brin de fagot le dessous de ses sabots pointus.

Quelquefois il rentrait ivre, laissant le long du chemin le profit de sa
journée. Dans ces moments, il devenait brutal, de sournois qu’il
paraissait d’habitude, et cassait tout dans sa baraque, comme il disait.
Il mettait en pièces, sans distinction, au milieu de l’horreur de sa
famille, la belle vaisselle fleurie portant les prénoms d’Adrienne et de
Maria, gagnée dans les foires au tourniquet des loteries, de même les
tournebroches qu’on lui donnait en réparation, et qui, couverts de
rouille, formaient une longue file le long des souterrains où les
laissait s’accumuler sa paresse. Jetant à la tête de sa femme les pots
de crème et les douzaines d’œufs enfermés dans son bissac de toile en
sonnant mille jurons, il traînait par les cheveux ses filles chéries
dont les cris--au feu! à l’assassin!--retentissaient de tous côtés. Mais
lorsqu’un passant, attiré par le bruit, se hasardait à leur porter
secours et à les arracher des mains du père, il cessait de cogner, et
les femmes se réunissaient pour chasser l’imprudent et l’accabler
d’injures en le menaçant d’un procès.

                   *       *       *       *       *

Les Ledormeur vivaient bien grâce à de nombreux expédients. Souvent ils
se trouvaient dans la _ralingue_, suivant le mot marin, à cause de leur
désordre prodigue; mais la vraie misère les touchait rarement, et ils
savaient en sortir par un coup d’éclat, la providence ou le hasard se
décidant pour eux dans les moments désespérés. C’est après quelque
aubaine inattendue qu’ils banquetaient, faisant grande chère et plus de
bruit à eux seuls que tous les habitants de la maison commune, se
réconciliant avec de vieilles connaissances perdues de vue depuis
longtemps et qu’ils avaient vilipendées à la suite d’anciennes
brouilles. Alors tout était oublié, et le souci coulait dans les flots
de gros cidre, se digérait comme les galettes beurrées de raisiné
pétries d’une pâte insipide dont la table était couverte, s’évaporait
dans des chansons tantôt sentimentales, tantôt empreintes d’une
obscénité à la fois grossière et naïve que chantaient les femmes avec
des voix grêles et aiguës, au son de l’accordéon, tandis que les hommes,
soulignant les réticences du couplet, reprenaient en chœur le refrain
nasillard.

                   *       *       *       *       *

De temps à autre, à la suite de rixes dans les cabarets du quai, des
matelots étaient enfermés dans la sombre prison pour s’être enivrés et
battus. Ledormeur, en leur portant à manger, s’inquiétait de leur
histoire, de quel port ils venaient, de ce qu’ils avaient fait, et,
par-dessus tout, de l’argent qu’ils possédaient encore sur eux. Sa tête
doucereuse de vieux juif passée au travers du guichet de fer, il
commençait à les flagorner de toutes façons. Il les plaignait:--C’était
triste, pas moins, d’être là, resserrés entre quatre murs, quand on est
à terre et qu’on a de quoi s’amuser, prendre du bon temps et courir des
bordées!

Ceux qui avaient épuisé leurs avances répondaient en grognant, roulant
leur corps goudronné sur le lit de planches, ou bien, pris de colères
furieuses, ils injuriaient brutalement le geôlier, devenus très méchants
tout d’un coup, sans savoir pourquoi.

--As-tu fini, bougre d’achocre, disaient-ils, nous sommes là aussi bien
que le Pape. Ferme ta boîte, vilaine tête de caliorne!--Ce qui est un
mot pour désigner une grosse poulie fort laide.

D’autres, très jeunes, pleuraient leur peine comme un grand déshonneur,
et il en était qui, assis sur des barils vides, comptaient lentement des
pièces de monnaie sur leurs genoux rapprochés.

L’argent tintait gaiement aux oreilles du portier, et d’un air narquois
et bon enfant, pas méchant pour un sou, il contait qu’il avait été
jeune, lui aussi, aimant à rire:--On pouvait s’arranger. Sûr qu’il ne
laisserait pas se faire de la bile à de braves gens qui avaient bien le
moyen de se distraire. Pourquoi ne souperait-on pas ensemble? Une fois
les rideaux tirés, ni vu ni connu! La bourgeoise tordrait le cou à un
canard, en vingt minutes tout serait prêt, ensuite on prendrait des
grogs en jouant au jeu de l’oie. Pour la nuit, il leur céderait un bon
matelas qu’ils étendraient sur la dure, et jamais de leur vie ils
n’auraient si bien dormi.

La proposition acceptée, on s’attablait, on mangeait. Les filles,
assises entre les prisonniers, leur versaient à boire en penchant vers
leurs grosses vareuses leur corsage étriqué de fillettes corrompues.

Ils n’avaient pas de chance au jeu, les marins, trop bien partagés sous
le rapport du sexe. Ils perdaient tout ce qu’ils voulaient, laissant
même, parfois, leur montre en gage.

Quand ils étaient ivres, _pleins_, suivant leur langage, l’homme et la
femme, les saisissant sous les bras, s’empressaient de réintégrer en
prison les piteux ivrognes, et aussitôt le verrou glissait rapidement au
travers de la porte, tandis que les pauvres nigauds, perdant soudain
l’équilibre, étendaient les bras et s’abattaient à terre en pleine nuit.

                   *       *       *       *       *

De la besogne on se souciait peu, un petit ouvrier suffisait à la
boutique, raccommodant les montres d’argent, vendant aux servantes de
ferme des bagues de cornaline ou des chaînes en doublé alourdies par de
gros cailloux violets.

Ledormeur employait son imagination cauteleuse à découvrir des moyens
nouveaux de servir ses intérêts.

Souvent, par les soirs accablants d’été, on voyait, au milieu d’un nuage
de poussière, déboucher sur la place, par la rue de Cricqueville des
maisons roulantes de bohémiens, traînées par de misérables rosses, et
suivies d’un matériel de cirque ambulant.

L’horloger s’approchait à pas lents du camp des nomades.

Déjà les hommes se roulaient sur l’herbe, vêtus de culottes en velours
râpé, serrées aux hanches par une écharpe rouge; leur chemise s’ouvrait,
tordue sur elle-même, des deux côtés de la poitrine et découvrait des
torses bronzés; d’autres, immobiles comme des morts, regardaient le ciel
à travers la paille de leur grand chapeau. On avait accordé la liberté
aux animaux domestiques, les chiens secouaient leurs puces, les poules
se mettaient à picorer auprès des voitures, la chèvre broutait avec un
frémissement joyeux de ses narines les feuillages de tilleul que les
gamins attrapaient aux arbres en sautant avec souplesse, pendus après
les branches qu’ils courbaient jusqu’à terre pour les couper plus à leur
aise. Les femmes, avec des robes traînantes et des boucles d’oreille à
pendants de corail, dressaient le foyer en plein air: il était fait de
bois arc-boutés, comme un feu de sauvages, comme un feu de pâtre au
milieu d’une bruyère. A l’extrémité de trois barres de fer réunies en
triangle, la marmite, d’une forme primitive, suspendue, bouillonnait
bientôt enveloppée de fumée et de flammes. Vieilles et jeunes, les
gypsies s’asseyaient à l’entour, la gorge à l’abandon, les mains nouées
sur leurs genoux, en des poses fatales; et l’on ne pouvait s’empêcher,
en les regardant, de penser que ce n’était peut-être pas une vraie soupe
de chrétiens que l’on voyait bouillir dans cette marmite de sorciers.

Ledormeur tournait autour d’eux en les écorniflant, d’un air aimable,
dans l’espoir qu’on lui demanderait un renseignement, ce qui ne manquait
guère. Tout de suite il offrait ses services, leur vendait des lapins ou
leur enseignait la manière de faire bâiller les moules. Pour
pronostiquer avec plus d’exactitude sur la recette à venir, il regardait
le ciel avec inquiétude, s’assurait de la marche du vent et voulait
savoir aussi le quantième du mois et le saint du jour. Et le soir, sous
les quinquets fumeux, toute la famille, à tu et à toi avec les baladins,
trônait aux places d’honneur réservées aux bourgeois sous la hutte de
toile.

                   *       *       *       *       *

La paresse de Ledormeur n’était battue en brèche que par sa curiosité.
Entre ces deux bonheurs, dormir ou espionner, le geôlier n’hésitait pas.
Il savait tout ce que les autres ont la prétention de cacher, et rien ne
le réjouissait davantage que la perspective d’une lâche dénonciation. Né
espion, organisé spécialement pour les œuvres basses d’un vulgaire Iago
de campagne, il avait soif de ces vengeances que n’appelle aucun outrage
et nourrissait des haines vagues chaque jour augmentées par le naufrage
de quelque espérance.

D’où venait, par exemple, que celui-ci eût telle habitude et que
celui-là se rendît à ses affaires par le plus long chemin? Débiteur ou
amoureux, la chose était vite éclaircie; quant aux voleurs, fraudeurs ou
délinquants, s’il avait eu mission de les découvrir, Ledormeur n’y eût
point perdu trop de temps.

Aussitôt qu’il avait mis la main sur l’inédit d’un mystère, il en
jouissait d’abord tout seul, se délectant du mal qu’il pourrait faire;
puis il le donnait à deviner à sa femme; et, si elle y avait
renoncé,--donnant sa langue au chat,--il protestait, tout en brûlant de
parler, qu’il n’en dirait rien et qu’on lui arracherait plutôt le cœur
du ventre. Enfin il se décidait tout d’un coup, et c’était avec une
expression admirative dans l’œil que sa femme l’écoutait,
s’exclamant:--Quand je vous l’dis qu’il est rapassé!

Quelquefois, de son pas glissant et attentif, Ledormeur traversait la
prairie et venait s’asseoir dans l’herbe, sur ses talons, près du
commissaire de police en train de se livrer à sa pêche coutumière. Des
insectes diaphanes bourdonnaient sur les fleurs des joncs et des iris
jaunes.

Il se mettait aussitôt à dénoncer quelque délit à la vindicte du pauvre
fonctionnaire, troublant à loisir sa charmante quiétude; mais
l’entretien se trouvait rompu à chaque instant par les péripéties de la
pêche: le commissaire vérifiait ses amorces, ou bien une dame verte
ayant mordu, il s’éloignait de quelques pas pour l’enfermer dans son
sac.

De ce qu’il ne disait rien et n’avait pas l’air de comprendre,
l’horloger l’avait cru d’abord très fort et très malin. A présent, il ne
savait plus que penser. Il répétait:--Avec c’t’homme-là, j’suis pas dans
mon chemin.--Un jour surtout que le concierge avait voulu lui faire
entendre qu’il en savait long, il le quitta en lui disant de ces choses,
heurtées qui sont une façon aux gens du peuple de rapprocher leurs idées
disparates.

--Je ne suis pas riche, Monsieur..., c’est vrai... un ouvrier qui a son
métier... je suis honnête homme, Monsieur, j’ai de l’honneur... mon
commerce... je fais venir mes montres du Jura... enfin, suffit... je
vois tout, j’ai des yeux... y ne serait pas facile de m’en remontrer,
car, vous savez, je suis comme l’oie de la bonne femme, j’ai l’œil de
côté.

--Quelle bonne femme, Monsieur? avait répondu le gros homme en
sursautant d’un air ébahi.

On s’entretint pendant quelque temps encore à Saint-Paul-Église de
l’accident arrivé à la tante du maître d’école.

Le lendemain, les conseillers municipaux, arrêtés sur la place, se
montraient avec des gestes les fenêtres de la pauvre fille. Des gouttes
d’eau limpide tombaient des toits dans la boue noire du dégel, et
certains avaient un air grave en mesurant la hauteur des étages, tandis
que d’autres, aux faces joviales, pâmés de joie, riaient et gémissaient
en secouant leur ventre, les oreilles cramoisies. Boscher, marchant au
travers de sa classe, les examinait avec inquiétude. Mais il jouissait
d’une si belle considération qu’aucun mépris n’en pouvait rejaillir sur
sa renommée.

On entendait chez le père Saussaie le bruit du marteau retombant sur le
cuir, et l’ouvrier des Ledormeur, accoudé entre ses montres d’argent,
ayant retiré sa loupe, regardait à travers sa lucarne, une pince à la
main.




VI


Les occupations fastidieuses emplissant la vie des locataires de la
maison commune leur offraient des loisirs, toujours trop longs,
difficilement remplis.

Ils n’étaient point chasseurs, trop pauvres pour brûler de la poudre aux
merles; leurs vêtements noirs n’eussent point résisté longtemps à de
semblables équipées, et le sérieux de leurs fonctions y eût été à jamais
compromis. Car on a beau dire, aller à la chasse aux canards, c’est se
donner un genre braque qui ne convient pas aux petits employés du
gouvernement. Du reste, la monotonie de leurs habitudes les avait rendus
timides; et leurs membres, privés de toute activité physique, s’étaient
peu à peu noués d’ankyloses.

En janvier, ils furent distraits par le tirage au sort qui eut lieu par
une journée superbe.

Bien que ce ne soit point une fête pour le paysan, le fond des campagnes
s’agite et se trouble même en pensée à l’annonce de cette formalité. On
déserte la ferme, depuis le maître également inquiet pour son fils que
pour son grand valet dont il est content, depuis la fermière portant
robe de soie, qui met, en prévision des pleurs, deux mouchoirs l’un sur
l’autre dans sa poche, jusqu’à la trairesse de vaches craignant de
perdre ses amours. Cette dernière, venue à pied de plus loin que
Cricqueville, en souliers plats, bas blancs et chaussettes noires, jupe
de droguet couleur de rouille comme une feuille d’automne, beaucoup trop
courte et relevée encore par derrière sur un cotillon de gros molleton
blanc serré à mi-jambes par les liettes du tablier et dont les grosses
mains rouges exhalent violemment l’odeur animale des mamelles. Les
carrioles roulent, les auberges regorgent de monde et de bêtes, les
remises ne suffisent plus aux voitures, on les échelonne le long des
rues, brancards à terre. C’est que Saint-Paul-Église est un endroit de
conséquence, un chef-lieu de canton dont relèvent dix-sept paroisses,
villages de laboureurs sans cesse unis à la glèbe, de pêcheurs sans
cesse mariés aux flots.

Ils arrivent de tous côtés, les conscrits; il y en a de Maisy, antique
seigneurie de Duguesclin; il y en a de Gefosses, où des remparts en
ruine regardent la mer en témoignant des vieilles luttes; il y en a
d’Osmanville, où l’on foule aux pieds des médailles romaines; il y en a
de Grandcamp, dont les matelots intrépides risquaient jadis leur vie à
chaque marée pour amarrer leurs barques sur des rochers appelés
corps-morts; il y en a un des îles Saint-Marcouf, vêtu comme un
Robinson, qui, sans drapeau, sans compagnie, erre seul avec effroi au
milieu de la foule, ne sachant à quel saint se vouer.

La petite ville a l’air presque gaie aujourd’hui; les commerçants,
devenus soudain confiants, presque prodigues, ont étalé des marchandises
à leur porte, encombrant le trottoir. Ils les surveillent à l’entrée de
leurs boutiques, la bouche en cœur. L’un a fait une pyramide de lourds
rouleaux de toile à draps qui se tiennent debout, majestueusement, comme
des termes; un autre de pièces d’étoffes où se détachent des violets à
faire pâlir l’évêque. A côté, le quincaillier traîne sur la rue des
instruments de culture dont le cliquetis lui donne je ne sais quelle
belliqueuse apparence. La modiste vend ce jour-là des colifichets de
femme; la boulangerie regorge de pain, et on fait queue chez le barbier.
Dans les maisons bourgeoises on n’est pas content, on trouve que tout a
renchéri.

La foule augmente dans les rues puis s’écoule soudain sur la place. A
onze heures la réunion est au complet. Monsieur le préfet vient
d’arriver. Il s’installe dans le salon, s’approche de la haute cheminée
de marbre où brûle un grand feu, puis vient un instant se montrer,
derrière les carreaux, aux paysans étroitement entassés au-dessous de
lui. Les conscrits de toutes les communes du canton défilent, le drapeau
en tête: bons gros gars joufflus en blouses luisantes, en pantalons
retroussés sur lesquels craquent et brillent des parcelles de givre,
commis et employés revenus de Bayeux, de Caen et de Paris pour la
circonstance, vêtus comme sur les prospectus, avec des cravates
flamboyantes éclaboussant la toile empesée de leurs chemises. Et toute
cette jeunesse, levée avant le jour, se tient, émue, un peu grisée déjà
d’une bravoure poltronne.

Les parents, pressés dans les escaliers et sur les pelouses, attendent
avec anxiété, sans détourner la tête. Chaque fois qu’un garçon paraît,
les yeux encore hagards, il y a une clameur: on se renvoie les chiffres.
Les bonnes gens se bousculent pour être des premiers à voir, sur la
haute casquette noire du paysan aussi bien que sur le chapeau de soie
tout neuf du calicot, le numéro que l’on se redit de groupe en groupe et
qui remonte comme renvoyé par l’écho de mille voix vers le salon, où le
maire, un marchand de beurre, rougissant comme une jeune fille,
continue, en bégayant avec confusion, l’appel monotone des conscrits.

La famille du concierge tirait un grand profit de la conscription. La
mère Ledormeur s’installait dès le matin derrière une table, près de la
porte par où sortaient les jeunes soldats; ce meuble était couvert d’une
nappe comme un autel, on y voyait là une boîte vide destinée à
recueillir l’argent de la recette, et à côté, entassés les uns sur les
autres, des numéros en beau papier découpé, destinés à être vendus aux
conscrits et attachés à leur coiffure. Les filles, parées de leur mieux,
excitaient, par leur air engageant, la plaisanterie et la générosité.

A mesure que le destin se prononçait, les gars se rejoignaient sur les
pelouses piétinées et se reformaient en bandes, bras dessus bras
dessous, deux à deux, par clocher; puis ils repartaient, repoussant les
doléances pour mieux s’étourdir, excités, fiévreux, gais quand même,
chantant à travers les rues de la petite ville:

    En avant! la Normandie,
    Marchons d’aplomb, mes enfants;
    Elle n’est pas engourdie,
    La race des gars normands.

La femme de l’horloger recueillait par ce moyen plusieurs centaines de
francs dans sa journée, s’en rapportant au bon cœur des favoris du sort,
ne se servant du prix fixe que pour les pauvres diables qu’elle voyait
s’en aller, tête basse, larme à l’œil, ahuris de la rapidité de la
catastrophe.

--Allons! un franc, disait-elle gravement, sans sourire.

Souvent il lui fallait répéter deux fois.

Certains, de sa connaissance, lui demandaient des nouvelles de son
époux. Elle répondait:

--Ah! y chine aujourd’hui. Il est parti chiner dans la campagne.

Et toute la nuit, par les chemins vicinaux, on entendit, dans le canton,
des compagnies de conscrits, ivres et à demi fous, regagnant leurs
villages; tandis que les parents, qui ne pouvaient fermer l’œil,
attendaient, assis sur leur lit de plume, le cœur serré.

                   *       *       *       *       *

Après ce temps de gelée, la pluie se mit à tomber sans interruption,
noyant la campagne. Des nuages noirs venaient sans répit s’amonceler
dans le ciel de la vallée d’Auge, puis ils s’éloignaient, crevés,
défoncés, traînant dans l’air de minces guenilles noires, et bientôt
d’autres revenaient du même côté. On les apercevait, voguant rapides
dans la mer de l’espace, entraînés par les courants d’en haut, et
soudain, perdant leur forme, ils se dispersaient, envahissant l’horizon
d’une vapeur opaque, semblable à de la fumée d’usine. Au-dessous, la
terre était triste; on distinguait à peine, à travers un voile d’eau,
les contours durs de la petite ville tassée et grise comme une
forteresse. La Vire coulait des flots fangeux et l’on ne voyait plus la
mer.

                   *       *       *       *       *

Tout était clos, rien ne bougeait, et l’ancienne maison semblait morte,
livrée aux débordements des longues pluies. Seule, la vieille Aimable se
tenait derrière ses fenêtres, s’entêtant encore à s’occuper de ce qui se
passait sur cette terre normande qu’elle ne devait jamais plus fouler de
son pied paysan.

Dans l’aile opposée, un visage tragique se tenait parfois longtemps
immobile, le front appuyé aux carreaux poussiéreux, contemplant le
déluge. Distinguée et noire, cette figure portait les signes d’un ennui
passionné et maladif; un sourire amer plissait sa bouche flétrie; et ses
yeux, singulièrement beaux et doux, disaient le nostalgique dégoût de
vivre sans espérance. Cette pauvre femme, mariée au secrétaire de la
mairie,--un gros luron très myope qui apprenait des calembours,--avait
connu des jours meilleurs. De son bien-être intérieur, disséminé au vent
de la ruine, elle n’avait conservé qu’un souvenir d’enfance, son piano.
Et dans le salon désert où grondait la majesté du vent, elle chantait et
jouait sans se lasser avec son grand air hagard et sa pâleur.

Oh! l’étrange et suggestive créature qui ne soutenait son maigre corps
qu’en mangeant des échaudés arrosés d’abondantes tasses de
camomille!--Qu’êtes-vous devenue, pauvre gibier noir, pauvre oiseau de
mer abattu par des tourmentes trop fortes? Où regardent-ils à présent
vos yeux inquiets qui n’étaient point taillés comme ceux des autres
femmes et voyaient des choses en dessous dans les ténèbres? Personne ne
s’inquiétera de le savoir à présent; mais toujours la petite Anne vous
verra passer dans sa pensée, furtive, enveloppée d’ombres noires, comme
cette femme du peintre espagnol Gandara, dont le mystère nous charme et
nous retient malgré nous. Elle se souviendra de vous dans la pitié de
son âme. C’est vous qui vous pencherez à son côté dans les jours de
deuil; votre forme renfermera pour elle toutes les amertumes de la vie;
si un chagrin mord son cœur, elle se retournera, en frissonnant, pour
chercher votre image morose; et, bien qu’à tout prendre, votre destin
n’ait rien de bien plus misérable que le sien propre, c’est vers votre
esprit crépusculaire qu’ira sa compassion attendrie. Comme la pâle
statue qui veille, les mains jointes, sur le mausolée d’un enfant, ainsi
vous vous tiendrez debout sur les ruines de sa jeunesse.

                   *       *       *       *       *

A peine apercevait-on Arvid Swevenmor depuis son arrivée à Saint-Paul.
Il sortait avant le jour et ne rentrait qu’à la nuit close. Le maître
d’école, s’étant trouvé impuissant à lui rien imposer, l’avait abandonné
à lui-même, heureux encore du profit qu’il retirait de sa présence.

On se perdait en conjectures dans la petite ville pour deviner ce qui
pouvait obliger un beau garçon, aussi opulent et aussi noble, à demeurer
dans ce trou normand; mais personne pourtant ne se fût avisé de le lui
demander, même son hôte. Il mangeait le plus souvent dans les fermes où
il s’arrêtait au cours de ses longues marches, ou bien, assis sur la
côte, à la table d’un pêcheur, auprès d’un feu de joncs marins, il
ressemblait, avec son grand œil bleu, à un de ses farouches ancêtres, à
un de ces jeunes rois corsaires débarquant autrefois sur ce même rivage,
attendri tout à coup par la caresse d’un pauvre marmot.

Il fit venir ses armes de Bergen et de ces filets noirs que nouent dans
le village de Nornaes, au fond du Sognefford, les femmes des tueurs de
phoques du Spitzberg, et bientôt sa réputation d’adroit chasseur de
sauvagine et de pêcheur intrépide fut établie dans le pays, car il
excellait dans tous les exercices de force et d’adresse, de courageux
sang-froid.

A haute mer, à basse mer, par pluie, vent ou grêle, enveloppé de
fourrures, le corps ganté de souples peaux de chamois, il poursuivait
échassiers et palmipèdes, sans crainte du salin de la mer. La pluie
ruisselait sur ses grands traits purs, aguerris à toutes les
intempéries; le froid n’effaçait pas le rose de ses lèvres épaisses et
douces. Jamais il ne clignait les yeux devant la lumière, les prunelles
incandescentes d’un soleil intérieur, d’une force d’enthousiasme et de
vérité. Son rire toujours inattendu était frivole et charmant; il avait
sur le front, au-dessus des sourcils, deux rides circonflexes qui
donnaient à sa méditation l’expression la plus rare.

Arvid sentait très vivement la nature, et il lui arrivait de laisser
passer impunément à sa portée un bel imbrim à l’œil rouge, pour garder
un instant de plus dans son regard les nuances du soir ou le froncement
des flots. Parfois il s’arrêtait près du petit Vey, à cet endroit précis
où se reposa dans sa fuite, pour réparer ses forces, le jeune Guillaume
le Bâtard, trahi par les barons du Cotentin; et, trompé lui aussi dans
ses affections les plus chères, il reprenait haleine devant la destinée.
A cette heure qui précède les ténèbres de mars, quand les grèves
balayées par le vent deviennent plus tragiques, il se penchait vers le
large comme pour entendre un vague écho de cette presqu’île, au-dessus
de l’Atlantique, où son enfance avait poussé comme une fleur sauvage
dans l’ignorance des luttes humaines.

Comme c’était loin tout cela, reculé jusqu’aux bornes les plus
incertaines de la mémoire!

Il revoyait la chambre de sa nourrice, Margit Baars,--grande pièce
peinte, du parquet aux solives, d’arabesques noires, aux tons brunis par
le temps.--Lorsqu’il s’éveillait, le matin, son premier soin était de
compter l’un après l’autre tous les vieux pots danois à couvercle
d’argent qui garnissaient les bahuts de bouleau. Ils étaient sculptés,
dans l’art le plus primitif et le plus extraordinaire, de figures
d’animaux et de personnages aux attitudes hindoues, évocation d’un
boudhisme inconscient et tout païen.

Les braves montagnards qui habitent les cimes du Iostedalsbrae sont de
fiers hommes, pour eux les mille recherches de notre vie futile ne
semblent que vanité et pâture de vent. De l’air à pleine gorge, la mer
partout, la neige immortelle, pour horizon le pôle, pour ennemi la
vague, voilà ce qu’il leur faut.--Pêcheurs et bûcherons, chasseurs,
c’est dans un de vos nids d’aigle qu’Arvid balbutia la langue natale,
crût libre et fort, apprit à ses narines le parfum des vents, à ses yeux
la poésie de l’espace, quand le vent se roule sur les bruyères, quand
l’espace semble agoniser au delà de la vue, écrasé entre la mer et le
ciel.

A son appel, tous les bruits coutumiers à ses oreilles accouraient,
simples et vibrants, du fond de ce pays de Norge. Au milieu des
émanations du goudron et des sciures dorées, il percevait la clameur de
ses villes de marins, de sauveteurs et de radoubiers. Une voix s’élevait
dominant le fracas des cataractes: la voix du Nord. Elle chantait la
chanson du bois qui dit la plainte des arbres, l’âme du sapin palpitant
encore sous le maillet du constructeur, ses souffrances quand il
s’arrondit en nacelle, se creuse en maison flottante, et les larmes qui
percent son écorce lorsqu’il regrette l’ombre de ses forêts, son trône
de mousse et sa couronne de ramures vertes.

                   *       *       *       *       *

Chez les dames Trégar-Creachmeur on désirait le printemps avec
impatience.--Il se fait cruellement attendre dans cette contrée
marécageuse, où huit mois d’une saison indéfinissable font expier quatre
mois de végétation folle.

Les pauvres femmes avaient réellement pâti dans cette bicoque, et Dieu
seul sut ce que la mère lui demanda tous les soirs devant le foyer
refroidi, en égrenant son chapelet, tandis que son beau regard noir se
tenait tourné en haut avec une foi ardente. Depuis longtemps on manquait
de bois, et Lisabeth, la bonne, allait tous les jours à la ville acheter
un fagot qu’elle rapportait sur son dos: cela faisait un feu de joie. Il
se trouvait dans le milieu des branches un tas de feuilles mortes,
feuilles de chêne, feuilles de platane, feuilles de frêne, que l’on
jetait à pleines mains dans l’âtre et dont la flamme léchait goulument
la peau dorée. C’était si bon, qu’Anne s’allongeait tout de son long
devant la haute cheminée, les cheveux répandus, le visage tout rose et
ses belles petites mains traversées d’une lumière rouge.

Tant qu’il ne s’était agi que de surmonter un danger matériel, de
supporter des privations, Jeffik avait conservé ses joues rondes, sa
belle humeur triomphante.--Ses aïeux ne restèrent-ils pas pauvres, eux
aussi, par dandysme, par obstination douce?--On lui avait conté mille
fois combien peu soucieux ils se montraient de posséder la terre, mais
prodigues au contraire, n’ayant qu’une idée, se débarrasser au plus vite
de tout cet or qu’ils rapportaient des mers du Levant et dont ils ne
savaient que faire, très ennuyés de leur incapacité aux choses
pratiques. Cela les rendait malheureux de se trouver soudain si riches,
et l’un d’eux, qui était corsaire, n’imagina rien de mieux, après une
capture, que de fricasser les louis à pleine poële et de les jeter tout
brûlants, du haut d’un balcon, à Pondichéry, sur la foule des badauds.

                   *       *       *       *       *

--On ne trouve plus beaucoup de ces hommes, à présent, ajoutait Mme
Trégar-Creachmeur; pourtant, chez nous, il n’y aurait pas encore un vrai
Breton à s’en étonner.

                   *       *       *       *       *

Mais toute la bravoure de la jeunesse s’évanouit devant la première
souffrance de l’amour. Il semble que le cœur d’une vierge soit un fruit
délicat blessé au plus faible contact de la vie.

Bien souvent, dans ce gros pays de rapport, où le souci de l’argent
prime tout, on ne se cachait pas pour faire entendre à Jeffik qu’on la
trouvait très gentille, avec sa taille mince et ses yeux bleus, mais
aussi qu’elle serait infiniment plus désirée avec la dot des autres
filles de la ville que l’on voyait le dimanche se promener sous les
tilleuls, habillées de neuf des pieds à la tête, toutes flambantes dans
leurs toilettes de mauvais goût. Elle ne les fréquentait point, par
fierté, et ne pensait pas au mariage, sentant bien qu’elle était un être
d’exception au milieu de cette jeunesse grossière, que son avenir
viendrait d’ailleurs, de très loin, du Nord ou du Midi, du hasard ou de
la Providence! Il lui faudrait faire caprice, comme on disait en
raillant. Ne valait-il pas mieux croire que Dieu lui gardait en réserve
un de ces fiancés qu’il destine aux jeunes filles pauvres? Quel qu’il
fût, il viendrait vers elle vêtu d’illusions, guidé par une étoile; il
traverserait la terre en suivant une voie frayée pour lui seul; elle
irait à sa rencontre en courant, et quand il l’aurait prise dans ses
bras, serrée sur son cœur, tout serait fini; peut-être mourraient-ils,
ou bien ils seraient ravis au ciel.

                   *       *       *       *       *

Du jour qu’elle vit Swevenmor, tout fut changé dans sa personne, ses
regards prompts devinrent languissants, son teint prit une telle
délicatesse qu’il semblait de la substance même de l’amour. Elle tombait
à chaque instant dans de profondes méditations dont on ne pouvait la
distraire, et quand on prononçait brusquement son nom, elle rougissait
si fort que ses épaules semblaient brûler l’étoffe de son corsage. Elle
ne voulait plus regarder dehors, plus voir le paysage; les nuages lui
semblaient sans couleur; à travers les prairies inclinées la rivière se
déroulait entre les berges comme une pièce de brume; et les pluies
interminables lui paraissaient grossies des larmes de tous les mondes:
son âme végétait comme une terre gelée et sans lumière, abreuvée d’ennui
et ivre de néant. Il lui arrivait d’ouvrir un livre et de le fermer sans
en avoir conscience; elle changeait aussi des objets de place et ne s’en
souvenait plus. Un jour elle prit dans ses mains l’Imitation et lut ces
mots:--l’homme ne vit pas seulement de pain.--Alors une lumière se
glissa dans son âme, elle comprit; mais sa tristesse n’en fut point
diminuée.--Il arriva qu’ayant laissé tomber ses bras sur le cou de sa
sœur, la voix de Jeffik se mouilla soudain de larmes, et comme l’enfant,
le cœur serré, voulait lui parler du norvégien dans l’espoir de la
distraire, la jeune fille pressait sa main sur les lèvres de la petite,
s’écriant avec effroi:--Ne dis rien! ne dis rien!--Et la pâle théorie
des peines du cœur se mettait à défiler devant ses yeux accablés.

                   *       *       *       *       *

Un soir d’avril un autre miracle se fit en elle.

--Sortons, petite Anne, dit Jeffik, marchons dans le vent, mon front
brûle, je veux guérir.

C’était l’heure où, munis d’une lanterne, les chasseurs poursuivent au
travers des herbus les chevaliers à pieds rouges, où le grand cygne
sauvage commence à décrire un cercle majestueux au-dessus des terres
marines, où la mouette argentée se presse avec amour à la crête du flot
assombri. Les îles Saint-Marcouf étaient prises dans la brume, et l’on
entendait, vers le sud, en prêtant l’oreille, comme la marche lointaine
d’un fleuve: le bruit sourd du courant de la Déroute qui passe entre les
nombreux écueils de la mer du Cotentin.

Le paysage changeait d’instant en instant, l’air était humide et un peu
vif. Les jeunes filles traversèrent en courant la prairie déjà mouillée,
franchirent la passe aux vaches en travers de la douve et se mirent à
marcher sur la digue en se dirigeant vers les grèves. Entre les
peupliers, au-dessus des haies, flottait une fumée blanche et compacte.
Une exhalaison empoisonnée venait des bancs de vase des marais
découverts: le souffle putride des fièvres paludéennes du printemps.

Des picoteux amarrés à des pieux de bois au bout d’une courte chaîne,
battant, à intervalles réguliers, le gravier de la rive, le frôlement
d’un crapaud qui sautait dans les herbes, la conversation de deux vieux
marins, troublaient seuls un silence plein d’apaisement.

--Un jour comme le jour d’aujourd’hui, personne n’est hardi à la barre,
dit l’un d’eux.

--Y a pas de bon pilote de brume, répondit l’autre sentencieusement.

--Le Norvégien n’a pas atterri agneu: qui veut la mort la trouve.

Comme ils parlaient encore, le vent se mit à souffler, il repoussa le
brouillard avec violence en parcourant la mer et la campagne, s’enflant
à chaque instant dans sa course. Des rangées de tamarins inclinaient
jusqu’à terre leurs panaches légers, les flots se soulevaient,
bouleversés par des remous lointains.

Alors Jeffik en levant les yeux vit aussi une grande agitation dans le
ciel.

--Le Norvégien n’est pas rentré. Oh! l’imprudent, le fou, le pauvre
enfant! murmura-t-elle, glacée d’effroi.

Mais Anne ne l’entendit pas car elle aimait à courir et à crier dans la
bourrasque. Le vent avait pris ses cheveux en arrière et les levait tout
droits sur sa tête, ils demeuraient ainsi un instant comme en équilibre,
puis ils se mettaient à tournoyer avec vitesse, et d’un seul coup
s’abattaient avec la douce fraîcheur d’une caresse le long de ses joues
pâles. Les voix de la tempête lui arrachaient ses paroles et les
emportaient en fuyant très loin, on ne savait pas où, et elles lui
répondaient avec des accents effrayants et nombreux, pleins de menaces,
calins, plaintifs, grêles ou aigus: c’était comme une invisible troupe
d’êtres disparates chuchotant à son oreille, déchaînant des colères, des
furies, des passions, qui ressemblaient tout à fait à celles des hommes.

Comme l’enfant s’approchait de sa sœur en bondissant, plus légère, plus
aérienne, plus svelte, plus étrange qu’un de ces petits génies appelés
_duz_ par les vieux Bretons, Jeffik l’appela.

--Viens près de moi, ne me quitte plus, j’ai peur.

Et d’un geste délicat, soulevant sa mante noire aux larges plis, elle y
enferma la rebelle.

--Peur! s’exclama la petite fille, tu as peur, toi, si brave!... Peur de
quoi, Jésus-Dieu! du vent? mais il gronde aujourd’hui, il caresse
demain. Ne l’aimes-tu pas, quand il s’est roulé sur les sauges et les
menthes fleuries et qu’il agite dans les meules l’arôme des foins
coupés? Rien ici-bas n’est parfaitement aimable ni fidèle. Crois-tu la
mer toujours tranquille parce qu’elle a, un soir, léché doucement tes
pieds? Crois-tu les cieux vides lorsque tu ne vois point d’étoiles?
Crois-tu mon cœur stérile si je ne pleure point?

En achevant ces mots, Anne demeura songeuse, scrutant l’infini. Son
visage de petite sainte païenne, aussi pâle que la feuille du chardon,
rayonnait d’une mystérieuse intuition. Et quoique un peu confuse de son
éloquence, elle reprit:

--Il est des jours, Jeff, où j’ai rêvé d’une autre naissance...
ailleurs... autrefois... C’est très vague tout d’abord, et dans la
saison du printemps, quand la terre se couvre de fleurs... Cela me prend
en aspirant le grand air, l’herbe des champs; alors,--ris, si tu veux,
de ces songes,--je me souviens d’autres parfums respirés en des lieux
inconnus, mais aussi forts, aussi doux, aussi vivants.

Et avec ce singulier esprit d’observation qui se rencontre en pleine
maturité chez de très jeunes enfants, elle expliquait comment elle avait
perçu dans tous ses sens la certitude d’une vie antérieure, le travail
dans son petit cerveau qui aboutissait à cette conscience des
inéluctables recommencements, la souvenance de limbes où son essence
immortelle s’était baignée et consumée dans de molles ténèbres. Que de
fois, le visage enfoui dans les herbes, assourdie des bruits intimes de
la terre, de cette musique vibrante que font les choses infimes, un
frisson l’avait secouée, tandis que, comme une image trouble, passait
devant ses yeux la poignante sensation de son âme, vagissante encore et
ressuscitée.

                   *       *       *       *       *

L’aînée, tout à son infortune, l’écoutait à peine. Une souffrance se
mêlait à sa grâce.

Elle avait revêtu, ce soir-là, par une touchante fantaisie, l’antique
costume de son aïeule renfermé depuis plus de cent ans dans un coffre de
bois de fer. C’était un ajustement de jeune femme qui pressait doucement
ses formes virginales. Des étoffes longtemps repliées s’échappait une
odeur fine et poivrée de santal et de vétyver. Le justaucorps, un peu
raide, était de drap blanc orné de galons brodés en or des plus antiques
dessins bretons. La jupe, taillée dans un lourd brocard couleur de
pervenche, tombait à plis droits sur les chevilles, comme on en voit,
sculptés, sur les statues des reines au moyen-âge. Jeffik portait sur
ses cheveux relevés en casque une coiffe de dentelle qui formait un cône
tronqué d’où partaient deux longues brides transparentes, roulées et
déroulées à tout instant par les vents; mais cette belle parure se
trouvait cachée sous son grand manteau noir. Seule, sa jolie tête,
qu’elle portait naturellement avec un gracieux orgueil, montrait par
intervalles sa blancheur à la lune effarée.

Elle pensait, la jeune fille, en frissonnant dans cet habit de morte si
bien gardé depuis le jour des anciennes noces, qu’un autre cœur, soulevé
par les flots du même sang, avait battu derrière ce corsage nuptial,
lorsque l’époux, enlevant l’épousée de la maison de son père,
l’emportait joyeusement sur son cheval, à la façon poétique des vieux
Bretons. Elle s’imaginait voir la jeune femme s’élever sur la pointe des
pieds au-dessus du perron de granit, tandis qu’il la saisissait par la
taille en la nommant sa douce belle. Ce soir-là, sans doute, les fleurs
étaient fermées dans les prés, on entendait, côtoyant le chemin, une
source courir sur des petits cailloux et le vent trembler dans les
feuilles.--Amour de marin, amour de chagrin!--La grand’mère fut vite
veuve du bel époux disparu en mer.--La même mer, le même
habit périssable...--Mais eux, les amants, les nobles cœurs
enflammés!...--Voilà, fleur de néant, ce que tu ne pouvais comprendre.




VII


Il ne pleuvait pas, l’électricité s’abaissait en silence sur la mer
sinistre. Le vent devenait de plus en plus fort et régulier. Le phare,
posé au milieu des polders, à l’entrée du golfe, se trouvait d’instant
en instant couvert de flots, noyé d’écume. La vague s’élevait comme une
forteresse, se dressait comme une bête sauvage, puis écroulant avec
fracas son sublime édifice, ou se roulant toute frémissante avec des
grincements de colère au pied des rochers, reculait soudain en menaçant
encore.

L’ombre s’étendait de toutes parts plus opaque.

Jeffik écoutait en silence le drame des choses ténébreuses. Elle n’avait
plus peur, seule avec l’enfant, au milieu de la baie déserte; une
puissance inconnue l’empêchait de retourner sur ses pas.

Comme une simple femme de marin, Mlle Trégar-Creachmeur attendait ce
jeune homme qui n’avait pas d’amour pour elle, prête à se livrer à des
transports de joie s’il rentrait sauf, et à tous les excès du désespoir
si la barque qu’il montait ne pouvait retrouver son périlleux chemin.

                   *       *       *       *       *

Mêlé aux pêcheurs de la Baltique, au cours de son enfance aventureuse,
le jeune étranger avait souvent couru des périls aussi grands, lorsque
le bateau de son père nourricier se trouvait tout à coup environné de
glaces détachées des terres du pôle boréal et voguant dans les parages
arctiques au commencement des hivers, ou bien, qu’entraîné par les
courants, loin du paisible fjord, son batelet de sapin lancé avec force
vers les sombres promontoires ne devait son salut qu’au mépris des
éléments.

Comme une noire macreuse, surprise à la pêche par l’approche du mauvais
temps, regagne, en hâtant son vol et en jetant de faibles cris, la
falaise qui lui sert d’abri, ainsi la barque d’Arvid, chassée dans la
direction du phare, craquait et gémissait sous l’oppression des flots.
Immobile à la barre, pâle et superbe, le Norvégien renversa le
gouvernail de toutes ses forces, et le bateau qu’il avait laissé arriver
jusqu’alors en plein sur les rochers du feu dériva un peu, et vint, en
s’égratignant aux cailloux, se ranger à l’intérieur de la digue, dans
les eaux paisibles de la Vire.

Quelques mots d’une langue gutturale furent jetés comme un remerciement
en même temps que l’ancre résonnait lourdement sur la terre.

D’un bond Swevenmor fut près des jeunes filles. Elles fuyaient; mais le
phare, qui léchait la jetée d’une courte lumière, lui avait dénoncé leur
présence. Croyant avoir affaire à des pêcheuses il les rejoignit en
courant.

--Que faisiez-vous là, leur dit-il, vous attendiez quelqu’un; il y a
donc des picoteux dehors?

Jeffik serra le bras de l’enfant pour la contraindre au silence, et
relevant sa mante sur ses lèvres, elle répondit d’une voix étouffée:

--Non.

L’obscurité était devenue si profonde qu’on ne pouvait distinguer la
rivière des prairies. Le jeune homme n’apercevait pas sa tremblante
compagne, mais il sentait son pas léger hésiter en trébuchant sur
l’étroite plate-forme.

--Vous allez tomber, dit-il un peu brusquement. Allons, donnez-moi votre
main: faut-il porter l’enfant?

--Ah! bien, merci! répondit la petite fille avec finesse en traînant ces
mots d’un ton nasillard et paysan qui rendit à merveille l’accent de la
contrée.

Jeffik marchait comme une fée. Il y avait en elle quelque chose d’aérien
dont Arvid était troublé sans qu’il sût pourquoi. Sa robe s’agitait avec
des bruissements veloutés, son souffle s’exhalait pur et court. On
respirait à ses côtés une odeur d’élégance et de jeunesse qu’on ne
pouvait définir.

Pour ne pas éventer son mystère, la jeune fille tendit bravement sa main
dans l’ombre, et ce fut ce geste qui la trahit.

Jamais main plus soyeuse et plus tendre n’était tombée, comme une
aumône, dans celle du Norvégien. Il la palpait avec curiosité et la
serrait un peu. Un mince cercle de métal tournait autour d’un doigt et
une petite pierre venait frôler sa paume.--Rien de bien précieux que
cette bague ayant servi aux fiançailles: un vieux diamant retenu comme
une goutte de rosée à un fil d’or tout terni. Encore n’en trouve-t-on
pas autant à l’annulaire d’une pêcheuse! Mais deviner, sans aucun
indice, le voisinage d’une créature d’essence plus noble, semble aussi
aisé, à certaines créatures sensitives, que de reconnaître au parfum sa
fleur préférée.--Et chacun de ces deux enfants, toute tristesse et
pureté, se sentait, dans cette étreinte, plus fortifié contre la nuit,
le silence et les vents.

Et si la lune émergeant des nuées, ou la lueur de quelque astre
illuminant le ciel, avait permis au Norvégien de contempler les traits
de cette agile fille du Nord, nul doute qu’il ne l’eût prise pour la
gracieuse sœur d’une héroïne de l’Edda; et, aussi troublé que Sigurd
découvrant dans un château fort Brinhild, la blonde Valkyrie, enfermée
dans la cotte de mailles, sous l’armure pesante d’un guerrier, peut-être
se fût-il écrié, comme lui:--Il n’y a point de femme comme toi, et je le
jure, je veux que tu sois à moi, car tu es comme je le désire.

Ils traversèrent un coin du port très désert, des chantiers de bois, de
charbon, de houille. Ils s’engagèrent ensuite, sans échanger une parole,
dans un chemin défoncé aboutissant au château; il était bordé de jardins
au-dessus desquels se profilait la ligne des hauts tilleuls, comme un
mur d’ombre. Quand ils eurent franchi cette route pierreuse, la jeune
Bretonne s’arrêta.

--Nous voici arrivées, merci, Monsieur, dit-elle sans déguiser sa voix.

Sa mante noire, tiraillée par la petite Anne, s’était soudain dégraffée,
glissant sur l’enfant qui s’en dégageait à grand’peine; et tandis
qu’Arvid tenait encore serrée contre lui cette main charmante, le
réverbère fit couler sur leurs têtes une clarté douteuse.

Jeffik se tenait droite devant le jeune homme, pâle sous la lueur,
blémissante comme un fantôme de la Scandinavie, un peu nébuleuse comme
les apparitions, angoissée, un vague orgueil au front, l’effroi farouche
dans les yeux, l’amour sur la bouche: ainsi lui parut-elle. Sa robe de
brocard rigide se creusait en plis sculpturaux, et les broderies de son
justaucorps étincelaient autour de sa gorge comme un pectoral composé de
coquilles d’or.

Mais cette vision ne dura qu’un instant. Soudain il se trouva seul et
confondu.

--Adieu! dit-il en tendant les mains avec la mélancolie d’un rêve. Jeune
fille, ajouta-t-il plus bas, tu as des yeux semblables à tes flots,
quand ils sont troublés ils deviennent sublimes.

Arvid n’entendit plus rien que la chute légère d’une branche détachée de
la masse confuse des rameaux et le cri lointain d’un goéland.




VIII


Quand la mer et le ciel eurent épuisé leurs fureurs, des jours d’une
suavité délicieuse se levèrent sur la vallée d’Auge. Une brise plus
douce que l’haleine d’un enfant se mit à souffler sur la campagne,
l’herbe commença à sortir de terre, brin à brin, d’un bout à l’autre des
prairies, avec la timidité d’une semence qui lève. La nature avait une
convalescence, ainsi qu’une jeune malade qu’abandonne le délire et la
froide fièvre. Des larmes découlaient des arbres. Ce tableau rappelait
encore un peu l’automne, moins l’espoir qui palpitait partout. Ce
n’était plus le repos d’avant les semailles, mais le calme qui précède
les enfantements. On voyait au pied des haies mouillées et nues la marge
noire des anciens feuillages; mais un mystérieux tisserand, plus délicat
que l’araignée, n’étendait plus sur les labours ce linceul cendré de
gaze soyeuse que font étinceler les derniers soleils.

                   *       *       *       *       *

Chaque jour, un peu après midi, le père Saussaie descendait de sa
soupente et se mettait à marcher pour se dégourdir, de long en large,
devant le château, allant d’une aile à l’autre sans interruption et
d’une façon automatique. Ces allées et venues régulières ressemblaient à
la promenade d’un prisonnier au travers d’un préau. Les gamins de
l’école qui commençaient à se rassembler sur les pelouses ne le
troublaient pas.

Anne, dont les façons avec lui avaient pris un tour d’autorité
despotique, lui dit un matin:--Vous avez l’air en pénitence, venez donc
dans les champs.

Il la suivit après une légère résistance. Et à partir de ce moment, tout
rajeuni, il faisait avec elle l’école buissonnière pendant une heure ou
deux.

Ce fut un enseignement précieux pour l’enfant. Il lui apprit les mœurs
des animaux, leurs habitudes suivant les époques, et quelquefois, près
de son intelligente élève, il se laissait aller à émettre des idées
d’une très grande élévation physiologique, à propos d’une bête nuisible,
d’un oiseau ou d’une humble plante.

--Ne détruisez pas les vipères, disait-il, ne vous en plaignez même pas,
pas plus que des méchants. Le venin qu’elles absorbent, qu’elles pompent
de la terre et dont leurs vésicules sont gonflées, n’en ressortira plus
pour se répandre sur les humains en maux cruels. Et cette méchanceté de
certains êtres qui vous surprend et vous scandalise, aimeriez-vous mieux
qu’elle se répandît sur vous? Cette glèbe est pleine de venin; laissons
faire les vipères et la nature.

Devant les fleurs des prés il avait des joies de collectionneur, comme
s’il les trouvait écloses dans son jardin. La couleur le préoccupait
surtout.

--Oh! si on savait, si on savait, murmurait-il, pourquoi ici le suc
bienfaisant, et là le poison? le bleu commun et le rose vulgaire, et le
noir? Oh! le noir, si rare!

--Il me semble que vous êtes très savant, Monsieur Saussaie? concluait
Anne.

--Voyez-vous, mon enfant, continuait-il, il est beaucoup de gens que
rien n’étonne dans la création et qui n’ont aucune idée de son
merveilleux agencement et de la beauté infinie de ses détails. Ils
jouissent vaguement de l’ensemble et n’observent rien au delà, esprits
vite satisfaits. Mais vous ne serez point de ceux-là. En vous
recueillant dans le spectacle des petites choses vous puiserez une
grande sagesse.

De temps à autre il soulevait sur son front sa casquette ressemblant à
celle des invalides.

--Maintenant, vous ne verrez plus, comme en novembre, autour des fermes,
la troupe des corbeaux effrontés voleter entre les sillons sur le pas
des chevaux en sueur pour dérober le grain, tandis que le laboureur,
comme un marin au gouvernail, dirige en haletant sa charrue d’érable.
Ils vont commencer leur nid, avant les feuilles; il est dur comme eux,
sans grâce, en terre battue ainsi qu’une aire de grange, couronné
d’épines, et si haut sur les hêtres aux troncs lisses et sur les
peuples, qu’on laisse en repos leur vilaine couvée.

Quand les premiers coups de soleil font sortir des polders une vapeur
bleuâtre, les renards amènent les jeunes à l’entrée des terriers et les
regardent se chauffer et bondir parmi les rochers. Je me rappelle, dans
les nuits de mon enfance, à Saint-Jean-de-Daye, couché sous le chaume,
les avoir entendu chasser pour nourrir leurs petits, et donner de la
voix comme des chiens courants. Les mousses reverdissent, les perdrix
sont déjà en pariade, les poules d’eau s’accouplent, les taupes
commencent à pousser leurs taupinées d’où la terre sort toute menue, et
les fourmis renaissent au travail.

Suivez-moi vers cette chasse où l’aubépine montre ses bourgeons. Voyez
ce petit oiseau brun au bec effilé, il est sans éclat: c’est le
rossignol. Il gèle encore qu’il prélude à ses plus beaux hymnes, et tout
le temps que la femelle couve, perché sur une branche, à côté du nid, le
musicien l’enchante.

Il lui apprenait aussi à reconnaître les heures d’après certaines
floraisons.

--Le nénuphar n’attend pas sept heures pour incliner son calice vers les
eaux; un peu plus tard le mouron fleurit; puis c’est le souci jaune;
enfin la dame d’onze heures; ensuite la glaciale, au moment où la
chaleur de midi réveille le maigre grillon et le porte à pousser un cri
perçant.

Mademoiselle, lui disait-il quelquefois, en soixante-dix années, on a le
temps d’exercer beaucoup de métiers; ainsi, moi, étant gamin, j’ai
commencé par être un petit vacher chaussé de sabots et armé d’une grande
gaule: quand je rentrais, le soir, ma mère m’embrassait au front. J’ai
aussi été pêcheur, laboureur, puis soldat en Afrique. C’est un pays où
la lumière est blonde comme un rayon de miel, l’ombre rare et bleue, et
la nuit couleur de violette. Lorsque nous ne nous battions pas, nous
nous arrêtions dans des douars, ou bien nous traversions les rivières en
écartant les lauriers-roses.

                   *       *       *       *       *

Certains jours leur promenade les menait jusqu’à l’Aure qui coule sous
les saules.

Il y avait sur une berge quelques petits jardins aux murs défoncés,
bordés de ronces traînantes, par-dessus lesquels s’apercevaient des
tonnelles peintes et encore dépouillées de verdure, qu’on appelle dans
la contrée des salles vertes. Ces enclos appartenaient à de riches
commerçants, flâneurs et paresseux, habitués à pêcher des _dards_, vers
cet instant du jour où les cafés sont devenus déserts. Les jolis petits
dards, fins comme des aiguilles, se poursuivaient par milliers en
faisant de rapides crochets entre les joncs et les roseaux, ou bien,
tapis parmi de longues herbes flottantes, on ne les voyait plus.

Cette pêche représentait pour ces désœuvrés une distraction
aristocratique, une sorte de sport, un prétexte à traîner un instant de
leur vie oisive et à tromper leur ennui. Ils changeaient de vêtements
dans leurs tonnelles, s’habillaient de flanelle; pour se rendre
excentriques, au premier soleil, ils se coiffaient de chapeaux yoko,
pointus comme des casques et garnis d’une laine rouge; et souvent, les
lignes abandonnées dans l’herbe, on les entendait rire, boire, heurter
leurs verres avec fracas, lire _le Bonhomme Normand_ et faire les
mauvais sujets.

On disait:--j’ai pris tant de dards aujourd’hui, tout comme on eût
dit:--j’ai marqué tant de points au piquet.--Les pêcheurs de dards
n’eussent point voulu prendre des mulets, des bars, des moules ou des
crevettes, car on aurait pu les soupçonner d’une idée de lucre, du désir
d’ajouter un plat à leur ordinaire qui ne leur coûtât rien, et une
semblable pensée les aurait profondément humiliés aux yeux de leurs
concitoyens: ne pas avoir le moyen de faire une chose constituant une
sorte de dégradation morale.

                   *       *       *       *       *

--Maintenant, continuait le bonhomme, en attendant la volonté de Dieu,
je cloue des souliers de paysan. C’est un vilain état, sans doute, mais
on y gagne un peu d’argent. Tandis que je frappe sur la semelle, je me
souviens des jours passés, et ma pie, perchée sur un vieux pot, compte
avec sa tête tous les chocs du marteau.

                   *       *       *       *       *

Une après-midi, qu’ils revenaient ainsi en causant, ils aperçurent
devant la porte du maître d’école le cabriolet du médecin Lemoine, dit
Tortillard, dont le cheval tenu en main par un enfant reniflait la
terre. L’escalier était rempli de monde, car, depuis le jour de
l’accident, chacun s’arrogeait le droit de visiter Mlle Perpétue, pour
déplaire au bilieux Boscher.

La vieille fille venait d’essuyer une première attaque de paralysie, et,
assise sur son lit, elle disait avec essoufflement et les yeux dilatés:

--Je sais ce que c’est que de mourir, allez, j’n’en ai plus peur à
c’t’heure; tout mon corps y a passé, n’y a que la tête qui n’a pas
voulu... J’sentais que ça m’tirait, qu’ça m’tirait toujours... et le cou
s’allongeait, s’allongeait... Enfin, pisque la tête ne voulait pas
passer...

--On la tuerait plutôt que de la changer, fit la femme de l’instituteur.
Que voulez-vous, vaut mieux entendre ça que d’être sourd.

Et donnant à ces mots le ton le plus aimable, elle poussait chacun vers
la porte.

Alors le médecin entra, posa son chapeau sur un siège, passa sa main
avec importance sur ses cheveux et, appuyant son dos contourné à la
cheminée, il dit en promenant autour de lui ses yeux avec sévérité:

--Je prie tout le monde de sortir.

Au même instant une fenêtre s’ouvrit.

Dans l’aile gauche on jouait du piano. Des garçons meuniers, qui
empilaient des sacs de blé sur une voiture à la porte des halles, se
retournèrent pour écouter, et les deux filles Ledormeur sortirent sur la
porte, une couture à la main. Le vieil instrument, ranimé sous les
gammes, se mit à pleurer, tandis que s’élevait un chant d’une mélancolie
passionnée, d’une tristesse sans borne; il disait:

    Qu’importe à moi l’herbe qui pousse,
    Le bruit des flots, la grande voix des vents?
    Tout mon roman dort sous la mousse
    Jeanne n’est plus! Jeanne n’est plus!




IX


Seigneur! bénissez la campagne et veillez sur le toit de chaume. Nuits!
versez la fraîcheur. Matins! ramenez le soleil. Que le grain prospère
dans le sillon! Que la grêle épargne le fruit! Que l’herbe couvre la
prairie et puise le suc enivrant de la terre! Qu’en automne ces arbres
fleuris s’émaillent de pommes brillantes comme des étoiles d’or! Qu’en
paix vos dons se récoltent!

Mon Dieu! gardez le toit de chaume!

Ainsi priait le vieux prêtre en cheveux blancs. Et semblable à un faneur
qui soulève une gerbe et soudain l’éparpille, les bras étendus et
tremblants, il répandait sur les champs ses prières et ses bénédictions.

Les fidèles le suivaient par le chemin étroit en chantant les litanies
des Rogations.

Le sanctuaire vers lequel la procession dirigeait ce jour-là sa marche
était une chapelle abandonnée près d’un bois et consacrée à saint Roch.
Elle avait pour parure des murs revêtus de lierre, un toit de mousse
verdoyant et pelucheux, une très vieille cloche à voix de femme.

Une humidité délicieuse imprégnait la terre comme une essence, des
plantes vertes luisaient au pied des haies ruisselantes. La rosée sur
les corolles ressemblait à des pleurs à peine taris sur la joue d’un
enfant et terminés par un sourire. A chaque détour du chemin on croyait
voir le printemps s’avancer sous les traits d’un beau jeune homme aux
habits roses escorté d’une foule d’oiseaux.

Sur le ciel du bleu le plus tendre voltigeaient en ondulant des écharpes
blanches; il y avait à l’horizon un banc de petits nuages couleur
d’améthyste que dorait par endroits la lumière. Le soleil rayonnait
comme un diamant.

Partout se célébraient des noces solennelles. Quelques-uns croyaient à
des épousailles entre le printemps et l’aube du jour, d’autres à un
hymen entre l’amour et la mort. Quelque chose de candide, épandu dans
l’air, attendrissait le cœur. Il volait des flocons de plumes. La
campagne était parée comme un autel, blanche comme un suaire de jeune
fille. Les pommiers étalaient au-dessus des prés leur gros bouquet
neigeux et rose, l’aubépine fleurissait encore. Il poussait sur le bord
des routes, dans les endroits mouillés, de larges feuilles vernies d’une
grande richesse, et des fougères si hautes et si vigoureuses qu’on eût
été bien à leur ombre. Les primevères se réunissaient en corbeilles; il
n’y avait que la violette qu’on ne voyait pas. L’herbe s’échappant des
prairies montait sur les talus et foisonnait dans les ornières. Le
moindre souffle d’air faisait tressaillir les graminées, l’avoine folle
secouant ses épis vides, la brise tremblante ses cœurs suspendus, le
brôme stérile sa tige bronzée, et la flouve odorante ses panaches fauves
plus parfumés que la vanille. La sauge aux épis bleus se perdait dans
ces hautes tiges, et le bouton d’or arrivait à les dépasser.

--Saint Barnabé! Priez pour nous!

--_Ora pro nobis!_

Le chantre marchait en tête du cortège et laissait tomber à de courts
intervalles, en agitant sa chape blanche, une invocation sur la foule.
L’enfant de chœur reprenait la litanie d’une voix pure et aiguë. Alors
le chant serpentait, se traînant, sans mesure, jusqu’au plus éloigné des
fidèles; et sans attendre le dernier écho de son arrière-garde, déjà le
chantre reprenait avec plus de majesté encore:

--Saint Joachim! Priez pour nous!

--_Ora pro nobis!_

Chose digne de remarque, à célébrer ces fêtes de la nature, on ne voyait
que des enfants et des vieillards.

Les enfants riaient, essayant de se débander, ou se baissaient pour
arracher des joncs. Les plus hardis sortaient des rangs pour secouer
leurs sabots et d’autres mangeaient un chanteau de pain sans songer à
rien.

Quelques jeunes filles, faisant partie d’une confrérie, suivaient la
procession.

Près d’elles, se tenait Jeffik, conviée par sa mélancolie à cette
promenade champêtre.

Alors commençait un défilé de vieilles paysannes aux yeux éteints, aux
mains calleuses, dont le profil jaune se confondait avec la coiffe
bise.--Pauvres visages, dont la peau tannée aux grands soleils d’août se
collait à présent sur les joues comme aux ossements des momies! pauvres
fronts labourés, où on lisait la misère, la faim, les soucis du ménage,
l’épuisement du labeur: soixante ans sous le joug de la vie!--Elles
passaient, pareilles à des fantômes, les vieilles paysannes, en
marmottant des psaumes dans leurs livres ouverts.

On atteignit la chapelle.

Une grosse clef rouillée fut introduite dans la serrure, mais la vieille
porte résistait avec ressentiment aux efforts, comme celle d’une
chaumière délaissée. Lorsque le pêne céda, la lumière se répandit à
flots dans la nef, laissant les piliers dans l’ombre. Aussitôt une fumée
bleue, exhalée de l’encensoir, monta jusqu’à la voûte, et le vénérable
prêtre s’inclina sur les dalles: tel un vieux pâtre ayant délaissé sa
cabane la retrouve après les frimas, rassemble les charbons éteints, et
voit avec bonheur la fumée s’échapper de son foyer désert.

L’église était nue, on ne pouvait s’y asseoir. L’oubli des âmes l’avait
refroidie, l’abandon rendue plus austère. Elle semblait consacrée à un
culte mort, ainsi qu’un temple païen élevé par les barbares à quelque
génie primitif. Une Vierge occupait l’autel: son corps, à peine dégrossi
dans le bois, était couvert de dorures, comme l’enveloppe d’un Pharaon;
l’expression de ses traits présentait quelque chose de déjà vu,
d’idolâtre et de mystérieux, semblable à une de ces figures génériques
que l’on trouve dans les hypogées ou parmi les ruines druidiques. Jésus,
entre ses bras, rayonnait d’une grâce divine. Saint Roch, dans une
niche, accompagné de son chien, couvert de moisissures, ressemblait à un
vieux chasseur.

Après qu’on eût dit la messe, la cloche s’agita une dernière fois. Une
femme vendit à la porte des brioches contenues dans un panier entouré de
linges, et chacun se dispersa. L’église resta grande ouverte, le soin de
la clef étant confié à une fermière, non loin de là.

Jeffik ne connaissant personne se trouva seule.

                   *       *       *       *       *

Un sentier bordé de beaux arbres courbés en berceaux lui sembla
favorable pour couper au plus court. La lumière pleuvait au travers des
feuilles et marbrait le gazon de taches rondes; parfois une herbe
collante s’attachait à sa robe grise, elle se baissait un peu pour la
détacher.

A présent, depuis qu’Arvid l’avait regardée, une sorte d’apaisement
descendait sur la jeune fille: elle se souvenait du grand geste de ses
mains tendues, le soir de la tempête, de son regard caressant qui la
trouvait belle; et, bien que plaçant encore sa fidélité hors du cercle
des réalités humaines, sa peine d’amour lui faisait goûter les plus
étranges délices. Mais quand l’espoir s’épanouissait dans son âme, son
rêve était si beau, qu’elle avait peur de mourir.

S’il allait partir pourtant! partir sans l’avoir revue, sans l’avoir
aimée! sans qu’elle ait pu lui dire qu’il était tout pour elle, qu’elle
sentait bien qu’aucun autre homme n’aurait jamais son amour!

Quand elle songeait à cette perspective, une ombre effroyable se
répandait sur ses jours.

Un désir la prenait souvent de connaître comment il avait existé
jusqu’alors, les moindres détails de sa maison et le visage de sa mère.
Il lui semblait aussi qu’une flamme très lente consumait son cœur.

D’instant en instant elle s’arrêtait avec distraction pour cueillir des
orchis, ou bien elle se retournait et prêtait l’oreille avec un
instinctif effroi. Elle commençait à regretter de s’être ainsi
aventurée.

Le chemin finissait brusquement au bord du plateau et se terminait par
une étroite langue de bois en forme de vallon descendant entre deux
prairies et si étroitement couronnée de sapins obscurs et de futaies,
qu’on ne pouvait en deviner la présence. Une barrière en défendait
l’entrée, la jeune fille s’y appuya avec accablement, cherchant à
s’orienter.

Tout à coup elle se mit à trembler: une force invisible la poussait à se
détourner vers le bois.

Elle aperçut Arvid immobile de l’autre côté.

--C’est moi, dit-il sans avancer, me reconnaissez-vous?... N’ayez pas
peur, il y a longtemps que je vous suis, je vous voyais marcher à
travers les verdures... Restez ainsi, continua-t-il, ne vous sauvez
pas... si vous vouliez m’entendre!... la vie serait si belle!...

Jeffik eut un geste d’assentiment très doux.

--Voilà, poursuivit le jeune homme avec un tremblement des lèvres, c’est
bien simple, et il pâlit davantage:--Je vous aime!

                   *       *       *       *       *

Souvent elle y avait rêvé, à ces trois mots divins; mais sortis de cette
bouche, ils semblaient écrits devant ses yeux avec des traits de foudre,
ils emplissaient ses oreilles; elle pensa qu’un écho les donnait à
redire au plus petit brin d’herbe, qu’ils descendaient des arbres sur
des ailes, dans des ramages d’oiseaux, que les fleurs les exhalaient sur
les brises, mêlés à des parfums, que la campagne s’emplissait de leur
retentissement.

Sans rien répondre elle le regardait avec avidité.

Il portait toujours le même habillement étranger, taillé dans des peaux
cousues, plus souples que des gants de femme. Une veste hussarde
dessinait son torse bombé et svelte; sur ses épaules flottait un caban
noir bordé de martre.

Rien n’égalait la tendresse de son accent, la douceur de son rire.

--Oh! vous êtes fée, poursuivit-il, j’ai bien deviné cela l’autre soir,
je l’ai lu dans vos yeux, vous m’avez enchanté!... J’étais triste,
alors, et ma peine s’est dissoute en tenant votre main, ainsi que fond
un amas de neige. A présent un charme me pousse sur vos pas... Écoute,
lui dit-il, en joignant les mains... je n’ose t’approcher... si tu
m’aimes, fais un geste, manifeste ta volonté souveraine, jette tes
fleurs et je suis à toi; ou bien: adieu pour jamais!

C’était une gerbe d’orchis à fleurs roses et violettes environnée de
feuilles brillantes et humides encore.

Jeffik la dénoua avec lenteur, et se penchant vers lui avec un mouvement
de joie incomparable, la répandit à ses pieds.

                   *       *       *       *       *

Tout se réunissait pour faire de cette passion une chose exquise et
harmonieuse: le décor, la douceur de l’air, jusqu’à cette saison du
printemps qui grandit le bonheur d’aimer.

Ils descendirent dans le bois en se tenant par la main. A chaque pas
qu’ils faisaient un cri d’admiration s’échappait de leur sein.

Jamais flore plus extravagante et plus hardie n’avait ruisselé sur la
terre normande. Aucun sentier n’avait été tracé parmi les fleurs. Ici
une nappe de jacinthes sauvages ondulait sur des tiges cassantes comme
un verre de Venise; là se trouvait une plaine d’anémones sylvie, aux
corolles tremblantes, aux feuillages lancéolés et dont le parfum
d’amande amère enivrait le sol; des muguets suivaient le cours d’un
incertain petit ruisseau, emplissant de ses eaux le creux d’une pierre
ronde qui avait l’air d’un bain de nymphe.

--Comment t’appelles-tu? interrogea-t-il.

--Jeffik.

--C’est le plus beau nom. Je porte celui d’Arvid, comme mon aïeul.

Écoute. Si tu veux, tu seras ma femme. Ma mère m’a laissé dans le
Sognefford une petite île qui flotte dans la mer, je t’y mènerai: l’été
c’est comme un buisson de roses, l’hiver elle devient blanche et polie
comme un plateau de cristal, et le flot en la frappant lui arrache des
sons délicieux. Nous irons dans la montagne, je t’apprendrai à parcourir
le fjeld sur des patins légers et à aimer les ténèbres; je te donnerai
des couples de rennes, tu partageras mon traîneau; si tu aimes le bal,
je te conduirai chez le roi... Veux-tu savoir d’où vient que mon amour
est si pur?... C’est qu’il ressemble aux fruits de mon pays que la nuit
n’obscurcit jamais...

--M’aimeras-tu longtemps? demandait-elle.

--Les longs jours et les longues nuits nous rendent persévérants et
contemplateurs, longues aussi sont nos amours.

Issus tous deux de contrées dont l’âpre tristesse et la majesté des
sites sont les plus beaux charmes, accoutumés à un sol sévère, à de
pâles lichens, à des mousses flétries, à des étendues de bruyères où
l’or éclatant des ajoncs vient seul troubler des tons neutres
invariables, à des landes où le vent a des accents plus sauvages, à des
rives où la mer exhale des plaintes plus profondes, aussi ignorants,
aussi mystiques que deux jeunes Celtes n’ayant jamais quitté leur pays
de fontaines et de forêts enchantées, les amants prêtaient dans leur
imagination, à cette vallée plantureuse, d’une splendeur exotique, tout
l’attrait d’un miracle.

Ces cascades de fleurs, cet orchestre d’oiseaux éperdus célébrant avec
mille cris joyeux la douceur des nids, cette fraîcheur embaumée, ce
silence plein de vie, n’était-ce point pour eux seuls! N’était-ce point
un rêve, ces éclosions, ces épanouissements, cette nature de féerie, ce
paradis fermé, inconnu peut-être, et au-dessus duquel flottait leur
amour comme un oiseau de feu!

Il la soutenait dans sa marche. A un instant il l’arrêta près d’un
sureau.

Trois notes étaient tombées des branches comme un signal et tous les
ramages s’éteignaient.

--Attends, lui murmura-t-il, tous les oiseaux se taisent, voici que va
chanter le rossignol. Asseyons-nous, la mousse embaume, regardons tout
cela de nos yeux de vingt ans.

Ils retenaient leur souffle.

Alors un chant doux comme la volupté, immatériel comme l’espérance,
emplissant la nef du bois de modulations délicieuses, éclata avec
l’éloquence superbe d’un sentiment passionné. C’était comme une âme
exprimant ses désirs dans un langage inconnu et divinement tendre, où la
musique et la poésie fondues glorifiaient l’amour.

Le musicien s’interrompit et l’heureux couple reprit sa marche
triomphante.

Au bas du vallon, ils retrouvèrent la chapelle et s’aperçurent ainsi
qu’ils n’avaient fait que revenir sur leurs pas; elle était encore
ouverte, le soleil en traversant les vitraux dessinait des losanges
violets sur les dalles. La vierge étincelait dans l’ombre de l’autel et
la lampe qui brûlait balançait sa prunelle d’or.

Qu’ils étaient jeunes!... pas un pli au front, pas une ombre aux yeux!

La voix d’Arvid s’éleva:

--Nous serons deux, nous serons un; nous ne nous quitterons jamais; ta
volonté sera la mienne; je serai soumis à tes moindres désirs; mais, en
retour, c’est toute ta vie qu’il me faut, tous les battements de ton
cœur, jusque dans le sein de Dieu!... Acceptes-tu, ma bien-aimée?

--J’accepte le bonheur éternel! dit-elle avec extase.

Le jeune homme la prit dans ses bras et l’étreignit avec ivresse.

--N’aie pas peur, bégaya-t-il, tu es sacrée et plus en sûreté que
l’enfant au berceau; laisse-moi te placer sur l’autel et je baiserai
seulement tes pieds.

La statue avait un air farouche, cruel, comme la science du mal. Elle
semblait dire:--l’innocence qui circule partout est un piège, piège
aussi votre délire, et piège encore cette promesse de bonheur signée par
le printemps, aussi instable que ces nappes de jacinthes. Vous ne savez
pas que la douleur est un apprentissage sans fin, l’expérience un
désenchantement, la vérité un squelette, la mort un bienfait; que quand
l’homme a tout désiré, tout possédé, tout perdu, tout maudit, il ne
trouve plus sur sa route pour le guider vers le terme inconnu de son
pèlerinage que la morne résignation.




X


--Où étais-je donc, hein! père, la dernière fois que j’ai écrit?

--Il y a huit ans! répond le père Saussaie en baissant la tête, tu étais
à Elbeuf, dans une banque; il te manquait trois mille francs pour ta
caisse, tu sais bien... J’ai brûlé la lettre.

--Vous avez, ma foi, raison, murmura ce personnage avec un léger
embarras, quelle mémoire vous avez! ça conserve, la campagne, ma parole.

Le vieillard jette furtivement un regard sur son établi, où se trouvent
étalés ses instruments de travail; en silence il semble les prendre à
témoin et leur demander s’ils se souviennent de ses aubes, de ses
veilles, de la fatigue de son vieux bras toujours levé pour battre le
cuir, tandis que la malveillance attribue son incessant labeur à la plus
odieuse avarice. La paix n’abandonne pas son visage à cette sortie
grossière et ingrate.

--C’est vrai, répond-il doucement, plus je vieillis, plus tout devient
lumineux dans le passé. Se rappeler, est le plaisir de mon âge.

Mais, ajoute-t-il tout bas, il vaut mieux qu’on ne se souvienne pas du
mal qu’on a fait. Pouvoir l’oublier, ô mon Dieu, c’est le repos du
méchant.

La pie, toute troublée de cette visite, a abandonné son perchoir
habituel; elle vole en agitant ses ailes avec bruit. Le vieillard se
tait et garde son air mélancolique.

Une valise est dans un coin. Sur une chaise basse, près de la haute
cheminée, un homme est assis, qui a déjà franchi les limites de la
jeunesse. Il tord ses grosses moustaches et remue avec sa canne un tas
léger de cendres. Son visage est écarlate, ses cheveux roux et plaqués
sur le crâne en mèches distinctes et rares; ses yeux ont la couleur
d’une eau troublée où se reflètent des nuages gris, sa mise très soignée
indique un certain souci de lui-même; il semble prétentieux, et avance
plus qu’il ne faudrait son pied finement chaussé.

Il ne se sent pas trop à son aise, dans ce pauvre petit ménage si
propre, où la grosse horloge respire bruyamment, et promène ses regards
des poutres enfumées du plafond au long des murs couverts d’une
multitude de cadres rappelant toutes sortes d’événements domestiques:
mariage, première communion, diplômes, portraits un peu grotesques sans
doute, mais si attendrissants parfois! jusqu’aux giroflées épanouies
magnifiquement devant les petites fenêtres, jusqu’au misérable escabeau
où se tient le vieux cordonnier en tablier de cuir, sa casquette
d’invalide sur ses genoux rapprochés.

Les prunelles du vieil enfant prodigue ont fait tout le tour du sombre
logis, elles restent attachées sur une photographie représentant un
assez beau garçon à l’air braque et dur: lui-même, Léopold Saussaie. Il
la regarde avec une attention scrupuleuse et une sorte de défaillance
passagère. Il éprouve le besoin de parler, de se défendre, comme si
l’atmosphère même de cette chambre lui faisait reproche d’être si
pesante; et tout ce qu’il dit a l’air d’un plaidoyer en sa faveur.

--C’est vrai, je ne pouvais m’appliquer à rien... aucune volonté!... Il
suffisait que je me dise: fais ceci, pour avoir le désir irrésistible
d’aller à l’encontre de moi-même... Peut-on se refaire?... Pourquoi
suis-je né comme cela?... J’étais agité, il fallait que je change de
place. L’argent? me direz-vous, eh bien! je n’ai jamais connu sa valeur,
vous savez si je suis généreux, je ne m’en suis jamais occupé.

A présent, poursuit-il, c’est fini, ma position actuelle est plus belle
qu’on ne pouvait l’espérer, je la conserverai et vous n’aurez plus
besoin de trembler et d’empiler vos écus dans l’armoire pour racheter ma
triste tête.

J’ai voulu vous dire tout cela, écrire ne signifie rien. Voilà mes
cheveux bientôt de la même couleur que les vôtres, il est temps de
réfléchir un peu. Vous trouveriez sans doute bien inutile que je vous
raconte par quel étonnant concours de circonstances, moi, ancien
sergent, ancien commis, ancien voyageur en liquides, je me trouve
aujourd’hui administrateur de la commune mixte d’Hammam R’hira, Algérie,
avec un habit plus brodé que celui d’un suisse et vingt gendarmes arabes
à mon service galopant autour de moi au moindre signe... J’avais une
étoile, vous comprenez, et elle me menait à ces hautes destinées par un
chemin inconnu aux mortels.

Il fait une pose, très satisfait. Il a repris son aplomb.

--Ma conscience? direz-vous... Mon Dieu, elle ne me reproche que des
actes d’une nature toute privée et dont je suis absous depuis longtemps,
j’en suis sûr.

--Je suis bien content de t’entendre dire tout cela, Léopold: comment un
père ne trouverait-il pas raisonnable que son fils vienne à monter sur
un trône? Tu as bien agi en venant m’apprendre ta bonne fortune, mon
enfant. Je suis heureux de t’avoir vu une fois encore.

Une larme a roulé sur les joues du père Saussaie, et l’on ne voit point
briller sur sa figure, entre ses rides, ce bonheur qu’il dit éprouver.
Peut-être n’a-t-il pas confiance.

                   *       *       *       *       *

--Hammam R’hira! dit-il, ah! oui, les eaux chaudes.

Je me rappelle avoir traversé ces gorges à l’époque de la conquête.
J’étais jeune et fort, et si étourdi, que je chantais à tue-tête. Il
pleuvait, j’avais de grandes bottes où s’attachait une boue visqueuse.
On fuyait devant nous: nous étions maîtres. On n’aurait pas trouvé un
chien bédouin dans les douars. Nous suivions la rivière. Tout à coup
j’entends des sanglots près de moi. Une voix mâle criait avec des
accents désespérés:--Mamak! Mamak!--J’arrête mon chant, je me glisse
sous les buissons où j’avais entendu le cri.

Une force me poussait. Oh! c’était là. Et je m’en souviendrai toujours,
si longtemps que j’existe.

Je me trouvai devant eux. Je les vois dans ma mémoire aussi bien l’un
que l’autre. Je n’aperçus d’abord qu’une claie de fagot assez habilement
appuyée sur des branches et formant un petit toit, une espèce d’auvent,
puis, en dessous, une natte où un grand Arabe agenouillé se lamentait en
brandissant son chapelet.

Il nous entendait bien défiler et n’arrêtait nullement de crier, voulant
se faire tuer, sans doute.--Mamak! criait-il toujours.

Enfin je distinguai qu’il pressait et noyait de larmes le corps d’une
pauvre petite vieille femme desséchée comme un sarment et plus légère,
bien sûr, qu’une brassée d’étoupe. Je la regardais avec effroi,
accroupie contre un arbre, les mains nouées sur le devant des jambes, la
tête inclinée sur ses genoux, avec quelque chose de rigide qui me parut
bien douloureux. Elle était morte. Il l’avait cachée et soignée là. Un
trou avait été creusé à côté, pas très profond, pas très allongé. Et il
pleurait, le pauvre homme, tout en parlant avec une étonnante
volubilité.

Quelquefois, il se tournait vers une belle jument noire à queue
traînante, de façons aussi délicates qu’une jolie fille et qui
hennissait tout doucement, pour lui répondre, en s’agitant avec
impatience au bout de sa longe. Une selle de velours couleur amadou,
brodée d’or, pendait au-dessus de sa tête, avec un fusil. Je remarquai
aussi que la vieille défunte portait à sa petite main décharnée un gros
diamant, plus immobile à son doigt glacé que ne nous paraît une étoile
au ciel.

Ce devait être un cavalier accompli, célèbre dans cette tribu des
R’higas. J’aurais aimé le voir caracoler dans la plaine sur sa belle
petite cavale. Je n’entendais rien à son langage, mais je voyais bien
qu’il avait le cœur déchiré à l’idée de laisser là son ancienne. Il ne
m’avait point vu du tout, mais je jurerais volontiers qu’il n’eût pas
changé de visage sous le feu de douze fusils français.

J’étais jeune, te dis-je, et, en ce temps-là, ma mère existait encore,
allant et venant dans sa chaumière, à Saint-Jean-de-Daye. D’où vient que
je me mis à étouffer, moi aussi, comme si je venais de la perdre? comme
si cette moukère arabe pouvait se rapprocher d’elle?... Je me sentais
très malheureux. J’essuyai du revers de ma manche mes joues toutes
mouillées, je me découvris, et je me mis à marmotter aussi, moi, quelque
chose d’oublié depuis de longues années et qui pourtant coulait de mes
lèvres semblable à une source fraîche qui vient on ne sait d’où et
s’enfuit doucement au travers des branches: je priais.

Alors il se détourne, me regarde un instant derrière ses pleurs,
comprend ma pieuse attitude et me fait signe de lui aider.

Nous tapissons la fosse d’étoffes multicolores tressées au métier dans
un gourbi des montagnes, nous étendons au fond un tapis formé de peaux
de lynx. Ainsi nous l’avons enterrée tous deux, à l’abri de longs
roseaux bruissant au moindre souffle, dans le lit même où en hiver le
torrent se précipite du haut du mont, semblable à un coursier sauvage.
Une pierre roulée dessus, où il a dessiné un croissant et gravé quelques
caractères, a marqué la place. Il m’a pris dans ses bras, cet homme qui
avait l’air créé pour commander aux autres, s’est penché vers moi et sa
joue a touché la mienne.--Toi, frère pour moi, a-t-il dit en pressant
mes mains.

J’ai rejoint mon bataillon avec mille dangers. C’est la première fois
que j’en parle, et je retrouverais aisément l’endroit après quarante
années.

                   *       *       *       *       *

Monsieur l’administrateur a écouté patiemment l’histoire avec une
gracieuse condescendance. Ses idées sont devenues très riantes.

--Très gentil, ce souvenir, mais vous savez, au fond, ces Arabes..., une
dangereuse engeance qu’on devrait tranquillement repousser au désert.

Père, continue-t-il, croyez-vous qu’un célibataire puisse jamais être un
homme tout à fait rangé? Non, n’est-ce pas. Eh! bien, j’y pense souvent,
la solitude me pèse, quelquefois mes yeux s’arrêtent avec plaisir sur le
galbe délicat de quelque jeune fille anglaise traversant mon village
désert pour venir boire à la fontaine en babillant avec ses frères;
alors je songe que ce serait exquis de voir traîner sous la vérandah,
entre les caisses d’orangers, une ombrelle de femme ou de petites
babouches. En un mot, je veux me marier, avoir une femme autour de moi,
jeune, jolie, bien élevée, surtout connaissant les usages du grand monde
et sentant bon, allant, venant, tachant le jardin de sa claire
toilette...

Quoi! papa, mon idée ne vous sourit pas?... Je croyais vous voir tout
réjoui et songeant déjà à vos petits-enfants.

--J’ai trop souhaité ces choses autrefois, mon garçon, mon désir s’est
épuisé tout seul. Je trouve à présent qu’il est bien tard, au moins pour
une femme si jeune, comme tu dis. Mais je te connais, avant huit jours
il n’en sera plus question.

--N’en croyez rien...

Allons, bon appétit! Moi je vais déjeuner chez Turpin, c’est la
meilleure auberge de France et d’Algérie: de la crème, du beurre, des
crevettes, du civet!... Et cette grosse mère réjouissante qui fricote
devant vous sans tacher son tablier blanc!... Je voudrais l’emmener en
Afrique... comme cuisinière, s’entend.




XI


Les derniers jours de juin avaient une douceur adorable dans ce pays de
polders, au milieu de ces grèves arrachées à la Manche, où le tamarin
embaumé balance ses panaches vieux rose. Au choc de la brise, une espèce
de poussière glauque s’envolait des herbes trop mûres et flottait
au-dessus des prairies. Les fossés étreignaient chaque pièce de terre
d’une ceinture de plantes d’eau fleuries: iris, nénuphars, lotus, arums
aux blancs calices, lentilles vertes enchevêtrées.

C’est le temps où les pauvresses sans feu ni lieu vont arracher la
fumeterre et les fleurs de mauves pour les vendre aux apothicaires et
cueillir le cresson que l’on met en salade, où les vieux hommes de mer,
assis à l’ombre des murs ou sur le pas des portes, bercent les enfants
en contant des histoires, où les gamins abandonnés à leurs propres soins
courent dès le matin au bout du feu, avec des lignes faites d’une gaule,
de bouts de ficelles raboutés, pour pêcher des crabes. Ceux qui ont un
sou hêlent le passeur immobile au fond de sa barque entre un pichet
plein de cidre et un filet qu’il noue sans cesser de fumer. L’homme
suspend son travail, les voilà de l’autre bord de la Vire, sur Brévands,
explorant les petites plages. La marée baisse, et tel qu’un troupeau de
bœufs mugissants chassés d’un gras pâturage ou telle encore qu’une armée
surprise à dépouiller un camp et oubliant dans sa fuite le plus riche
butin, telles se sauvent les vagues. Comme elles se sauvent vite,
roulant avec fracas un tas de caillous, d’huîtres détachées de fonds
inconnus et de longues plantes blondes, fines, ainsi que des cheveux de
femme! comme elles se sauvent, ravinant le sable dans leur marche rapide
et relevant leur robe verte!

La flore des mers s’étale sur les rochers, la faune se cache sous
l’humide végétation, et le frêle enfant du matelot sait où trouver, à
l’abri du varech, la coquille brune et l’humble vignette, creuser le
sable doré pour en extraire la coque rayée, ou disputer à l’oiseau
vorace, qui la brise de son bec, la moule blonde nichée dans les grosses
pierres. Plus loin on voit une femme entrée jusqu’à la ceinture dans les
mares: c’est la bichetière à la poursuite des crevettes, poussant sa
bichette à travers les herbiers, les grands herbiers verts.

En ces temps-ci, les pauvres sont moins à plaindre, il y a un peu de
joie pour tout le monde: à chacun une petite part du splendide héritage
des hommes. Au fond, la nature est très bonne, il n’y a que ses enfants
de mauvais.

                   *       *       *       *       *

Le père Saussaie avait coutume de dire à la petite Anne, quand il
apercevait, sous la porte arrondie des vastes fermes encloses de hautes
murailles, quelque figure rugueuse, la dure silhouette d’un paysan:--La
maison de l’homme est inaccessible comme son cœur. Un mur, mon enfant,
rien ne m’afflige plus qu’un mur! C’est cet obstacle préventif offert à
ma naïve inquisition, à mon inoffensive curiosité; c’est aussi ce
sentiment sans nom envahissant petit à petit ceux qui ne nous aiment
plus. Cela veut dire à celui qui passe: ne lève pas les yeux, je n’ai
rien pour toi!--Les trois quarts des gens me traiteraient de vieux fou
s’ils m’entendaient parler ainsi.

--Qu’importe, répondait l’enfant, en levant sur lui ses yeux profonds,
je comprends bien votre idée, moi.

Elle essayait d’exprimer comment la route se déroule ininterrompue sous
les pieds du voyageur, car il est permis à l’infortuné de cheminer entre
les richesses des autres. Le hasard plaça souvent une fontaine sur ses
bords, le soleil fit mûrir dans les haies quelques baies sauvages,
l’arbre étendit charitablement son ombrage pour protéger le pèlerin, la
mousse lui dressa une couche au pied des chênes, le vent rafraîchit son
front, seul l’homme ne voulut rien faire pour l’homme.

La grande amitié du vieillard et de la petite fille durait toujours,
mais on se promenait moins, à cause de M. Léopold.

L’administrateur avait su se concilier tout le monde avec beaucoup
d’adresse. Il offrit à la femme du secrétaire de la mairie,--qui le
recevait dans l’intervalle de ses accès d’humeur noire,--un rouleau de
musique arabe; Anne eut une boîte de fruits exotiques, et on porta tout
un régime de bananes à l’instituteur; l’horloger régla sa montre, il mit
au cou des deux filles des écharpes algériennes et il les embrassait
dans les corridors sous prétexte qu’il les avait vu naître. Enfin
Monsieur le maire l’invitait à dîner.

Cependant il n’osa pas se présenter chez Mme Trégar-Creachmeur dont le
maintien réservé et mélancolique était peu fait pour encourager les
nouvelles connaissances. Du reste on lui a dit que ces dames sont très
fières, très pauvres, très charitables,--car on ne les aime pas, en
qualité de _hors venues_ et de bretonnes: on n’a jamais vu venir de ce
pays que des mendiants, sortes de fénubiens, joueurs de bombardes et de
cornemuses dansant de vieux pas sur des airs naïfs.

                   *       *       *       *       *

Les hirondelles sont revenues en troupe, à tire d’ailes, des contrées
dont on rêve. Dès le matin une bande de martinets se met à tourner
autour du château, entourant quelquefois une pauvre chouette chassée de
son nid, presque morte d’effroi. A chaque cercle qu’ils tracent, leur
vol semble augmenter de vitesse, se rétrécir et raser de plus près le
granit. Tous ces oiseaux voyageurs ont reconnu leurs anciennes demeures,
ceux-ci sous les corniches, d’autres dans les greniers, et un certain
nombre derrière un mur de briques masquant une fenêtre vitrée du bureau
télégraphique. Au dedans c’est une volière, une maison où chacun entre,
sort, gravement, comme un locataire. Nombre de petites pailles ont été
apportées par de mignons becs noirs pour clisser un store sur la glace
indiscrète. Deux espèces ennemies nichent là, côte à côte, comme ces
gens bien différents réunis sous le toit de la maison commune: oiseaux
de jour, oiseaux de nuit, chauves-souris et hirondelles!

Jeffik se plaisait à épier ces dernières, et sa pensée, aussi rapide que
leurs ailes, essayait de les suivre dans leurs lointaines
migrations.--Ces joyeuses filles du jour n’avaient-elles point plané au
dessus des villes ardentes où les dromadaires chargés d’outres sont
arrêtés près des fontaines? Peut-être se berçaient-elles dans les airs
sur les ruines de Thèbes, ou bien ont-elles, de leurs cris aigus, tandis
qu’elles traçaient de grands cercles, réveillé l’écho endormi de la
vallée de Josaphat? les vit-on près du muezzin pendant qu’il versait sa
prière à la tombée du jour? entendaient-elles le langage barbare des
amants couchés sous les tentes? et n’est-ce point une sultane favorite
qui entoura leurs pattes légères d’un bout de ruban bleu?

La jeune Bretonne s’irritait, pour ses oiseaux chéris, du voisinage des
chauves-souris, mais elle finit par s’intéresser à cette couvée
silencieuse, à dents et à mamelles, où l’amour semblait avoir autant de
douceur et plus de mystère encore que dans les autres nids. Quelquefois
elle les comparait à ces êtres difformes dont les Chaldéens peuplaient
le chaos dans le temps où tout n’était qu’eaux et ténèbres; en d’autres
instants elles lui apparaissaient comme le symbole des songes volant au
travers de la nuit avec des ailes d’ombre qu’on croirait dérobées aux
épaules de la mort.

                   *       *       *       *       *

Depuis ce jour mémorable des Rogations, l’esprit de Jeffik habitait un
monde aérien, où, débarrassée de toute crainte, sa passion grandissait
de jour en jour et s’exaltait à chaque nouvelle rencontre, comme ces
fleuves qui coulent vers la mer se grossissant des plus petits
ruisseaux. Elle ne se plaignait jamais plus de l’esclavage de son
bureau, de l’insanité du public, de la pauvreté de sa mise, de
l’insuffisance de la table. Tout était bon, doux et joyeux pour elle.

On la voyait encore dans l’ouverture de sa fenêtre ovale dominant les
prairies, mais ce n’était plus pour chercher à découvrir un grand
voilier à l’horizon. Quand elle s’y montrait, les Ledormeur avaient
coutume de dire par dérision:--Voilà la vierge encadrée!

Vers le soir, de légères impatiences la prenaient en consultant la
pendule, elle rafraîchissait son front sur les vitres et ses mains au
marbre des cheminées, elle dînait en hâte avec sa mère et l’enfant, puis
à sept heures précises une sonnerie se faisait entendre; elle courait
ouvrir son appareil; quelques petits caractères apparaissaient sur le
papier: c’était le bureau de Caen qui lui rendait la liberté jusqu’au
lendemain.--Clôture! s’écriait Anne, allons-nous-en.

Tout le monde remarquait que Mme Trégar-Creachmeur ne sortait plus que
pour aller à l’église et paraissait minée chaque jour davantage par un
mal intérieur. Une tristesse plus morne envahissait ses traits si beaux;
et, bien qu’elle ne pressât jamais ses filles sur son sein, leur sort si
douteux était la suprême torture de cette âme que la religion semblait
avoir détachée de tout. Pour rien au monde, Jeffik n’eût osé faire à sa
mère la confidence de son amour; ce mot n’avait en aucune occasion été
prononcé devant elle par cette femme austère, et la jeune fille
n’imaginait point qu’il fût jamais tombé avec transports de ses lèvres
rigides.

                   *       *       *       *       *

Chaque soir les amants se retrouvaient dans la campagne. Le lieu de
leurs rendez-vous, assez éloigné du château, était un étroit chemin
ménagé entre deux prairies et bordé de hauts peupliers aux cimes
bruissantes; les vaches couchées à leur abri s’assoupissaient en
écoutant leur grand murmure. Anne accompagnait sa sœur et gardait son
secret avec une adresse et une fidélité sans pareilles. Elle imaginait
des ruses pour détourner les curieux et Jeffik se laissait guider par la
petite fille avec insouciance. Tantôt elles allaient par la traverse des
prés, franchissant les ruisseaux, ouvrant de lourdes clôtures et
frémissant quand le taureau, au milieu du bétail, se mettait à mugir et
baissait la tête, labourant la terre de ses cornes. Alors, enivrées par
le danger, palpitantes, elles couraient à perdre haleine, portées par la
peur en se tenant la main; et dans ce silence du soir tout prenait pour
ces enfants d’une sensibilité passionnée un caractère extraordinaire.
D’autres fois elles commençaient par suivre tranquillement la digue
comme pour une promenade sans but. On était en pleins foins: des ombres
de femmes s’allongeaient démesurément derrière les meules profilées sur
le grand ciel clair; les faneuses s’apprêtaient à quitter le travail et
entassaient d’un geste las l’herbe suspendue à la fourche de hêtre, leur
nuque brunie se renversait en arrière tandis qu’elles élevaient les
gerbes, et des brindilles dorées s’accrochaient, en retombant, à leurs
cheveux noués; soudain les jeunes filles coupaient au plus court, se
jetaient dans un champ où le trèfle abattu échelonnait des vagues
rouges, pour atteindre le terme de leur périlleuse excursion.

Le Norvégien attendait. Il les entraînait avec joie dans le sentier
d’herbe fine, et souvent la jeune Bretonne devait s’appuyer quelques
instants au tronc d’un tremble, plus essoufflée qu’une biche aux abois,
pâle et les mains sur son cœur.

--Hâte-toi, bien-aimée, disait-il, mon âme est triste loin de toi, et
cette heure accordée à notre amour tombe plus vite dans le passé qu’un
seul instant de toutes les autres.

--Moi, répondait la Bretonne, j’avais préparé mille choses graves à te
dire, et voilà maintenant que je ne m’en souviens plus.

--Rien ne peut être grave, ô ma belle amie, à moins que tu ne m’aimes
plus.

--Que vous êtes méchant! faisait-elle en joignant les mains.

Arvid passait sous le sien le bras blanc de sa fiancée. Elle détachait
son chapeau de paille et le tenait à la main, renversé comme une
corbeille. Ses cheveux châtains, ramenés en casque sur le haut de sa
tête, étaient étreints et noués en torsade tout près de son front
doucement arrondi; elle avait des prunelles humides couleur de l’ardoise
mouillée par une pluie d’orage. Parfois, d’un geste charmant elle
appuyait sa tête sur l’épaule du jeune homme en levant vers lui ses
larges paupières, et ils suspendaient leur marche pour se contempler
indéfiniment avec un sourire.

Enfin, ils reprenaient une à une toutes les circonstances favorables à
leur amour. Ils s’étonnaient des années qu’ils avaient pu passer sans se
connaître, sans soupçonner même leur existence réciproque. Cependant
Arvid prétendait l’avoir entrevue dans ses songes et avoir vécu dans
l’attente de sa rencontre.

--Que de fois, dans les sombres crépuscules des villes, traversant des
rues boueuses où une foule pleine de soucis s’écoulait sans interrompre
sa marche fatale, tu m’es apparue environnée de lumière; j’ouvrais les
bras pour te saisir, mais il ne me restait que la déception de mon rêve.
Mes yeux se sont troublés en t’apercevant la nuit de la tempête, je t’ai
reconnue tout de suite. Nous avons dû nous aimer ailleurs, dans d’autres
étoiles!

--Je savais bien, reprenait-elle, que mon bonheur viendrait de la mer.
J’avais toujours les yeux sur elle.

--Pour cette bonté qu’elle a eue de me porter à tes pieds, nous
l’aimerons, ma chère âme, soit qu’elle déroule ses flots soyeux sur des
plages brûlantes ou qu’elle vienne écumer sur les rochers bretons ou se
délasser, figée dans les fjords... As-tu toujours ce beau costume de
châtelaine?... Tu le mettras dans notre maison, si tu veux que je t’aime
encore davantage.

--Tu ne sais pas, mon bien-aimé? c’est un habit de noces que nous
gardons pieusement en souvenir de nos aïeux. Leur costume était comme
celui des princes dont la forme ne varie pas; ainsi, ils ressemblaient à
leurs ancêtres, et les vieilles grand’mères croyaient avoir recouvré la
jeunesse en voyant porter à leurs filles les atours d’autrefois. Le
vêtement de l’époux est couché près de celui dont j’étais parée, dans un
grand coffre; il est juste à ta taille... Que tu serais beau avec la
veste ronde et le grand chapeau noir aux velours flottants!

Mais ils éprouvaient aussi du plaisir à interrompre leurs propos d’amour
pour savourer dans ses moindres détails la sérénité majestueuse de la
nature, comme si le cadre où se déroulaient leurs jeunes tendresses en
redoublait la volupté, concourait à les embellir et à les éterniser,
devait vivre dans leurs souvenirs uni étroitement à l’heure présente
qu’ils auraient voulu retenir et fixer à jamais. Le sifflement d’un
bouvreuil, une tourterelle s’envolant du milieu des branches, le
frôlement d’une rose sauvage, le choc d’un gros bourdon étourdi qui
rebondissait sur leur joue, une bouffée de brise alourdie d’essences
diverses, se groupaient comme autant de parcelles surchargeant leur
félicité.

L’enfant folâtrait devant eux, cueillant des myosotis, ou poursuivait
dans son jeu solitaire de charmantes petites rainettes de la couleur des
feuilles qui sautaient à son approche au milieu des mousses.

Alors, au fond de la chasse verte, ils apercevaient le soleil
s’enfonçant à demi dans la Vire et projetant comme un phare immense des
lueurs d’ocre et de pourpre sur la prairie nouvellement fauchée; la
rosée glaçait le sang des herbes mourantes; et ils s’attendrissaient au
point de songer à ces toutes petites existences, à la corolle flétrie
d’un éphémère coquelicot.

                   *       *       *       *       *

Jeffik dit un jour à Arvid:

--Vous étiez triste autrefois, cher amour, quelque chagrin pesait sur
votre vie?

--Maintenant, ma chérie, il est descendu tout au fond de mon cœur! C’est
une histoire trop longue pour ce soir et un peu pénible pour moi,
répondit le jeune homme en passant la main sur son front comme pour en
chasser l’ombre même d’un souci.

Et tout de suite, secouant gaiement ses boucles blondes et penchant vers
elle ses grands traits purs, il se mettait à lui parler de leur avenir
et de son enfance.

--Voyez-vous, mon bel ange, quand je songe que vous serez bientôt tout à
fait à moi, je n’y puis croire. Que Dieu est bon d’avoir inventé l’amour
et la jeunesse!... J’ai toujours été un peu abandonné, savez-vous; tout
petit, je me souviens d’un grand vide dans mon cœur: pas de sœur, plus
de mère! un père qui apparaissait de loin en loin, chez ma nourrice,
dans la famille de marins où j’étais élevé. Ces pêcheurs de phoques,
cédant à mes supplications, m’emmenaient avec eux dans la Mer Glaciale;
nous menions une vie rude et libre; mon corps s’endurcissait; mais,
souvent, pris d’un impérieux besoin de tendresse, je pleurais, le front
dans la neige, comme un orphelin... Je n’aimais que la mer et notre
bateau; je me couchais au fond pour sentir le flot palpiter contre le
bois, comme un cœur sur le mien; j’aurais juré par son grand mât, comme
d’autres prennent à témoin de leur serment un roi ou une épée... Plus
tard, je voulais qu’on agisse avec moi comme on faisait autrefois aux
funérailles d’un vieux corsaire:--quand le Soekangar venait à mourir, on
le couchait avec ses armes dans sa fidèle barque qu’on lançait tout
enflammée sur les vagues.--Qui m’eût dit dans ce temps que je serais si
heureux aujourd’hui?...

Un jour, je revenais de la chasse après avoir pris tout vivant un
splendide oiseau de proie, rare dans nos parages, et que l’on nomme
l’harphang des neiges: ses plumes sont comme le duvet du cygne, comme
des flocons arrachés à la blanche toison de la terre, et il a des
prunelles brillantes ainsi que des pièces d’or. J’essayais de l’étouffer
contre ma poitrine et il me labourait les flancs de ses griffes, fixant
sur moi des yeux magnétiques. Mon père m’attendait dans la cabane de
Margit Baars, et je dus me montrer à lui en lambeaux et couvert de sang.
Il parut très heureux et m’appela son cher enfant. Je remarquai sa mise
recherchée, la douceur de ses mains, l’odeur de toute sa personne. Son
traîneau attendait, il m’emmena, non sans que j’aie longuement pleuré
dans les bras de Margit... J’avais quatorze ans, je devins étudiant.
J’appris que j’étais riche, je me mêlai à des enfants du rang de mon
père, mais secrètement je regrettais les cimes blanches du
Iostedalsbrae, notre barque, les feux allumés sur les glaces et nos
combats avec les lions marins... Malgré ma timidité et ma défiance de
moi-même, j’en vins à me juger en me comparant aux autres. Quelle ne fut
pas ma surprise de m’apercevoir que j’avais une nature fortement
trempée, mâle et obstinée; qu’au lieu d’être un objet de risée pour mes
camarades, ma force et mon adresse excitaient au plus haut point leur
admiration, et qu’à mon insu j’étais devenu pour eux une sorte de chef
dont ils recherchaient, en se les disputant, l’amitié et les récits?
C’est alors que je sus gré à mon père de m’avoir fait montagnard et
pêcheur.

Et s’interrompant pour serrer la jeune fille dans ses bras, il s’écria
avec des pleurs de joie, remué délicieusement par les souvenirs du pays
qu’il adorait:

--Nous irons au Nord, vers la Finlande et le Groenland, du côté des
Valkyries et de l’Étoile Polaire, fouler des neiges inviolées; tu
coucheras dans des lits de bouleau élevés comme des trônes, où le regard
nacré de la curieuse lune coulera sur toi à travers le bleu trouble de
la nuit; tu entendras le sol résonner sous le pas des chevaux sauvages;
nous mangerons dans des plats d’argent des rôtis de rennes en buvant du
vin épicé et du lait caillé tremblant dans des terrines; pour te plaire,
les femmes du gaard sortiront du grenier la plus belle gerbe afin de
l’offrir aux oiseaux que tu verras accourir de tous les coins du ciel;
pour t’en parer, je détacherai du bras d’une Finlandaise des bracelets
d’or dont les ciselures ont des caprices dignes de l’art le plus pur, et
je te porterai dans mes bras au-dessus des torrents; serrés l’un contre
l’autre, nous irons vers le Nord, jusqu’aux bornes silencieuses de la
terre, pour comprendre mieux la majesté de l’amour!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--Oh! oui, c’est cela! disait-elle en battant des mains comme un
enfant... Que j’aimerais parcourir avec toi ces étendues solitaires,
sans tenir compte des saisons, de la lumière ou de la nuit, indifférente
à la fuite des jours!

                   *       *       *       *       *

Mais huit heures tombant à coups mesurés du clocher pointu de
Sainte-Marie-du-Mont les tiraient brusquement de leur rêve bleu, et
quand la dernière vibration s’éteignait, ils demeuraient surpris,
silencieux, les oreilles pleines du coassement éperdu des dames vertes,
assises dans le cresson, au milieu des roseaux fleuris, ou soulevant au
long des fossés l’épais manteau des lentilles.

Alors, avant de se dire adieu jusqu’au lendemain, ils essayaient de
s’aguerrir à une plus longue séparation, car depuis les premiers jours
de leur intimité, ils avaient arrêté ensemble qu’Arvid partirait pour
Christiania par le prochain bateau. Il s’agissait de tout expliquer à
son père, dont le consentement ne semblait pas douteux, et de réunir les
papiers indispensables. Muni de ces choses importantes, il effectuait
son retour par les voies les plus rapides. On hâtait le mariage. La
cérémonie aurait lieu dans les salles de la mairie dont ils regardaient
souvent par les fenêtres les sculptures de chêne avec des airs
mystérieux. On installerait Anne et la mère près de Saint-Malo, sur les
bords de la Rance, dans une maison ayant appartenu à un corsaire de la
famille, appelée la Bigarade.

Le trois-mâts vint un peu plus tard qu’on ne l’attendait, retardant de
près d’un mois le départ du jeune homme, à cause d’un chargement de
morues avariées provenant des pêches du printemps, pris au Hâvre pour le
compte d’un épicier. A présent qu’il était là, amarré au quai, avec ses
voiles pliées, ses poulies immobiles et son blond équipage penché sur
les bastingages au-dessus de sa coquille vert tendre à rayures blanches,
il arrivait encore aux amoureux de parler en souriant de ce voyage, mais
par bravade seulement, pour se réconforter et dissimuler une tristesse
suprême, un pressentiment vague que trahissaient seuls, en dépit de leur
volonté, des yeux humides et des voix altérées.

Après l’arrivage, tout se passe méthodiquement à bord du navire
norvégien. Pour commencer, on vit le déchargement par des femmes de
peine en bonnet de coton et plus fortes que des hommes robustes, égayant
leur travail de plaisanteries aussi salées que le gros sel de Cadix et
de la Rochelle répandu partout comme une neige sale. Les poissons
s’empilaient symétriquement sur une voiture, et rien n’était plus
lamentable que les poses de ces femmes assises au-dessus du camion, à
même sur le chargement, que traînait un cheval poussif. Quand ce fut
fini, on nettoya à grande eau le navire, brossant le pont et chassant la
mauvaise odeur; puis on remplit la cale de barils de beurre roulés les
uns sur les autres. Le trois-mâts compléta ses provisions, se disposant
à appareiller, et tous les jours on voyait sécher des vareuses bleues et
des gilets rapiécés de toutes couleurs flottant suspendus aux cordages.

Enfin le capitaine, un solide marin, dont la barbe dorée descendait très
bas sur la poitrine, s’approcha un matin du fils de l’armateur et lui
annonça paisiblement qu’on allait mettre à la voile le lendemain.

Rien à dire à cela. Néanmoins, le jeune homme pâlit comme à l’approche
d’un malheur, et quitta brusquement son compatriote en marchant d’un pas
emporté.

C’est qu’il y a dans notre vie des heures de crise où nous apparaît avec
une effrayante lucidité combien la réalisation de nos plus chers désirs
se trouve à la merci des événements les plus misérables. En effet, le
sort de chaque être se compose d’une série de petits faits venant de
sources différentes. Si tout concorde, arrive à point pour compléter
l’ensemble, il en résulte une homogénéité, une harmonie dans l’existence
que l’on appelle la chance; si au contraire on rencontre une obstination
négative de la destinée à ne pas vouloir enchaîner le hasard, il n’y a
rien à faire, c’est immuable. Certains hommes ont senti toute leur vie
cette volonté mauvaise au fond de tout.

Les heures de ce dernier jour passent semblables à toutes les autres
pour les habitants de Saint-Paul. D’où vient que les amoureux les
trouvent tantôt promptes comme le désir ou tantôt lentes comme la
réalité? D’où vient que, tout en parlant de se revoir, en se jurant
d’être l’un à l’autre, on les voit s’étreindre en pleurant comme pour un
dernier adieu? Hier encore ces cœurs confiants pouvaient être émus par
le récit d’une misère, ou prendre part au bonheur d’autrui:
demandez-leur, aujourd’hui qu’un danger menace leur amour, si les morts
qui dorment à l’ombre d’un rideau de peupliers et sous les dalles de
l’église sont moins insensibles qu’eux.

Les anciens Bretons croyaient qu’il existait, dans les montagnes, un lac
appelé Dulenn, dominé par un cirque de rochers escarpés; ses ondes
noires étaient peuplées de poissons hideux à la tête énorme; aucun
oiseau ne fréquentait ses bords, ni les cygnes, ni les ducs communs à
tous les étangs; si quelqu’un en faisait jaillir l’eau sur les rochers
voisins, un orage éclatait tout à coup dans le ciel: ainsi le cœur de
l’homme recèle des sentiments cruels semblables à des monstres dont la
présence a chassé les songes aux blanches ailes; si on les trouble, ils
déchaînent d’inexorables furies.

Rien de changé autour d’eux; la campagne avait à peine quelque chose de
plus mûr et de plus doré qui tenait aux moissons. Les myosotis étaient
défleuris; on ne voyait plus les violettes, mais la digitale empourprée,
la grande mauve rose, les bouillons blancs et la véronique à fleurs
pâles se rencontraient avec la mélite au feuillage odorant dont les
calices blancs tachés de violet semblent éclaboussés de vin. Les fruits
de l’aubépine et du merisier commençaient à mûrir. La vie fourmillait
partout, étincelante au dos des scarabées et des libellules. Il faisait
chaud; l’herbe haute dans le sentier devenait presque noire à force
d’être d’un vert intense.

Assis sur un talus, enlacés étroitement, ils savourent avec tristesse
les instants avares. Arvid veut être le plus fort.

--Tu penseras à moi, tu m’aimeras, tu ne m’oublieras pas. Deux mois sont
bien vite passés, et puis, il le faut!

Et tandis qu’il parle, une voix qui vient on ne sait d’où lui murmure
tout bas:--Reverras-tu ta bien-aimée?

Pâle et pensive, la jeune fille s’abandonne à son chagrin dans un oubli
complet d’elle-même et avec ce désordre de la parure et cette faiblesse
divine qui, chez une femme, est la meilleure preuve de la sincérité de
l’amour; des larmes silencieuses ternissent les beaux yeux de Jeffik,
coulant sur le front du jeune homme agenouillé maintenant à ses pieds et
inondant son visage, de telle sorte qu’on ne peut voir s’il y mêle les
siennes.

Elle penchait d’un air de souffrance sa taille déliée, et ses manières
avaient pris, depuis la veille, la langueur touchante d’une fleur de
mélite altérée à la fin du jour. Un fichu de mousseline noué
négligemment sur son sein révélait le haut de sa gorge et laissait
deviner sa forme parfaite; ses cheveux séparés en deux masses tombaient
en tresses lourdes de ses tempes pour aller se confondre dans les plis
de sa jupe.

Mais la chaleur s’apaise, l’air fraîchit, la première étoile se
distingue à peine, pareille à la lueur d’un flambeau allumé avant les
ténèbres, les prés blanchissent, les couleurs s’éteignent petit à petit,
la lune innocente jette sur la Vire un long filet d’argent qui tremble à
la crête de chaque flot, l’heure se détache avec sérénité des clochers
d’alentour enveloppés de brume, le lézard se retire entre les pierres
moussues et la chauve-souris tourne sur la campagne en agitant des ailes
aussi silencieuses que l’ombre.

--Adieu donc! ô mon bien-aimé, dit la jeune Bretonne en enlaçant le cou
de son amant. Comment remplirai-je mes journées à présent, sans
l’espérance de te voir? Où puiser de la force pour rompre ainsi
l’habitude de nos douces promenades?... Est-il seulement un autre
bonheur?... celui-ci me suffisait bien!... Nous viendrons, Anne et moi,
tous les soirs dans ce lieu que tu aimais tant... Adieu!... Tu emportes
mon courage, ma volonté, mes espérances, et tu laisses derrière toi un
spectre qui aura l’air de vivre au monde, mais dont le cœur sera mieux
enfermé et plus muet, quoique aussi rayonnant qu’aucun des diamants que
recèle la terre. J’ai versé mon âme à tes pieds comme une corbeille
pleine, sans rien réserver de ce qu’elle contenait: recueille cet humble
trésor.

Arvid la prit dans ses bras pour éviter que la rosée des herbes mouillât
ses pieds charmants. Le corps souple de la jeune fille s’abandonnait
chastement à lui et ondoyait sur ses bras, entouré de ténèbres grises,
avec la légèreté virginale d’une allégorie représentant la plus candide
des illusions. Il la posa à terre de l’autre côté de la clôture.

--Adieu! criait-il, pendant qu’elle s’éloignait en se détournant à
chaque pas, Adieu! ma bien-aimée, mon bien, ma joie, tout ce que
j’aime!...

Anne suivait sa sœur en versant des larmes. On eût dit que l’enfant si
précoce avait vécu, dans ces soirs d’été, la passion des amants comme la
sienne propre, et respiré avec délices l’atmosphère de l’amour.

--Toujours?

--Toujours!

Ce fut le dernier mot qu’ils échangèrent, et les yeux du Norvégien ne
distinguèrent bientôt plus la robe blanche, le fichu de mousseline, les
nattes dorées de sa douce belle, car des écharpes de crêpe détachées du
front de la nuit ne tardèrent pas à envelopper d’ombre sa toilette de
femme, épaississant sa taille haute et fine comme un jeune bouleau et
dérobant la forme de ses charmes à la dernière caresse de son regard.




XII


Léopold Saussaie avait souvent de longues conversations avec Ledormeur.
Depuis longtemps ce dernier connaissait les amours de Jeffik et du
Norvégien et ils en causaient ensemble. On eût dit que l’administrateur
s’intéressait tout particulièrement à cette histoire.

--Mais, disait-il, ce sont là de simples amourettes sans conséquences,
comme en ont toutes les filles.

Ah! il ne trouvait pas surprenant qu’on soit épris de Mlle
Trégar-Creachmeur! ça ferait plus tard, à coup sûr, une femme très
distinguée, qui tiendrait son rang partout.

--Distinguée... distinguée... grommelait l’horloger, dites plutôt,
Monsieur Léopold, que c’est d’une fierté choquante au monde qui le vaut
bien, sans doute... Voilà cette petite Anne, n’est-ce pas? Eh! bien, ça
a une manière de vous dire les choses, qu’on en est suffoqué! et si
polie tout de même, qu’il est impossible de se fâcher. Le jour de la
conscription, elle rentrait de l’école avec une petite robe fanée, et la
figure pâle avec ça! alors un gros garçon de nos amis, qu’est farce, a
voulu l’embrasser et lui donner une pièce de cent sous pour avoir des
bonbons,--il en donnait à tout le monde, le cher homme,--ah! Monsieur,
si vous l’aviez vue se redresser et piétiner c’te pauvre pièce! Alors
Adrienne, qu’est une fine mouche et remarquante à l’épargne, a vite
ramassé l’argent, vous comprenez.

--Et l’autre... la grande? reprenait M. Léopold.

--Autrefois nous l’appelions la vierge encadrée, celle-là, Monsieur,
parce qu’elle se tenait toujours à sa petite fenêtre; même ça faisait
rire nos connaissances; mais depuis qu’elle a causé au Norvégien, faut
pu parler de ça. Allez, allez, Monsieur Léopold, dans leur pays c’est
comme dans le nôtre, la jeunesse ne perd pas le temps à enfiler des
perles! Faut pas apprendre aux vieux singes à faire des grimaces...
Depuis qu’il est parti,--pour s’en débarrasser sans doute,--elle a
rudement mauvaise mine, la fillotte! Ma femme me dit souvent comme ça,
en joignant les mains:--Oh! qu’ça s’ra bé fait si l’y en a mis un su
l’métier!

--C’est faux, Ledormeur, entendez-vous? protesta l’administrateur
exaspéré d’avoir provoqué l’ignoble calomnie de cet homme et violemment
tenté à présent de lui sauter à la gorge. Je vous défends,
entendez-vous, de répéter ce mensonge, je suis sûr de cette enfant.

Puis, tournant sa colère d’un autre côté, il reprit avec rage:

--Sa mère ne la surveille donc pas? à quoi pense-t-elle?

Mais l’horloger, mis sur ses gardes, avait repris son air patelin et
indifférent. Il soufflait légèrement sur une belle serrure ancienne
dérobée à quelque porte du château pour en ôter la poussière,--car petit
à petit il dépeçait le vieux bâtiment, comme le corps d’une baleine
abandonnée sur un rivage. Il sciait les poutres, vendait les cuivres au
poids, et le plomb au mètre, brûlait le bois des pauvres à pleine
cheminée. Il s’était aussi construit, avec des matériaux volés, une
petite cabane dans son jardin, où il dormait tous les jours, couché sur
une paillasse. Quelquefois il riait tout seul en brossant avec soin les
robes des juges et renfermant leurs toques dans des cartons verts. Quand
il avait fini, il s’asseyait largement dans leurs fauteuils, heureux de
tutoyer la justice.

--La dame est trop malade pour bouger à présent, dit-il après un long
silence, le curé vient la chercher dans sa voiture pour la mener à la
messe... Encore un qui les croit plus que d’autres, sans doute.

                   *       *       *       *       *

Le même jour Léopold Saussaie, malgré les supplications de son père,
demanda officiellement Jeffik en mariage. Il fut refusé net.

Cependant il insista d’une façon si étrange pour accepter le lendemain
seulement un refus définitif de la jeune fille, que Mme
Trégar-Creachmeur consentit à exaucer son désir, autant par lassitude
que pour ne pas froisser son vieil ami.

Loin de s’embarrasser du mauvais accueil fait à sa proposition,
l’administrateur semblait si tranquille et si satisfait, que son père
l’examinait avec inquiétude à la dérobée.

                   *       *       *       *       *

Lorsque la veuve du marin s’était vue forcée d’abandonner Saint-Malo
pour suivre sa fille à Saint-Paul-Église, elle ne laissait derrière elle
aucune dette. A dire vrai, la pauvre femme restait encore dans
l’obligation d’une dame âgée, amie d’enfance de son mari, bonne et
désintéressée, qui, bien que fort près aussi de la misère, lui faisait,
avec une simple grandeur d’âme, rémission d’une somme de quelques
milliers de francs qu’elle avait peut-être destinée depuis vingt ans à
adoucir ses dernières années.

Des actes de ce genre n’étaient point rares dans le noble pays breton,
où la vieille race opiniâtre et généreuse ne peut vaincre encore
aujourd’hui son dégoût de tout trafic, à moins qu’il ne relève
immédiatement de la mer et ne s’y purifie. Aussi, forcée de se livrer au
commerce pour exister, cette exquise nature s’était mise bravement à
vendre des objets d’armement: cordages, poulies, goudron, voiles. De
cette façon elle se trouvait en rapport continuel avec les marins.

Elle gréait tout navire: cotre, bisquine, chaland, cancalais et
terre-neuviers; vivait au milieu du chanvre, de la poix et du fer
rouillé. Si le port se remplissait, au retour des grandes pêches, et que
de sa fenêtre, au-dessus des remparts, elle n’apercevait plus que des
mâts de navires, on la voyait, joyeuse, brûler des cierges à la Vierge,
en actions de grâces.

Au fond de tout cela, pas une idée de lucre. Quand elle traitait une
affaire, la candide marchande exhibait son prix de revient et demandait
au patron de la barque de répondre en conscience si son bénéfice lui
paraissait légitime.

Dans de pareilles conditions on a des chances de ne pas devenir bien
riche. Mais trouve-t-on rien de plus touchant que cette bonne petite
vieille, dont le père avait disparu dans un naufrage, ayant consacré sa
jeunesse à fournir aux hommes de mer des armes contre la tempête!

Elle était sobre, faisait ses provisions de morue pour l’hiver, sans
oublier un millier de capelans et une douzaine de flétans,--poissons à
chair rose que l’on met dans la cheminée pour les garder jusqu’au
carême.

Depuis longtemps la dernière ancre de son magasin avait touché le fond
de bien des rades. Une petite rente la faisait vivre très pauvrement. La
bonne dame écrivait de temps en temps à madame Trégar-Creachmeur des
lettres remplies des souvenirs d’une amitié indéracinable, dont la
froide vieillesse n’avait pu altérer la vivacité charmante et que
n’obscurcit jamais cette question d’intérêt, qui prend d’ordinaire tant
de place dans les sentiments des gens d’âge et vient enlaidir trop
souvent la fin des belles existences. S’il lui arrivait de demander un
peu d’argent à son amie, elle déployait toutes les ressources de son
esprit à faire entendre qu’elle n’en avait pas en réalité un grand
besoin, qu’il s’agissait de satisfaire un vice: d’acheter du tabac à
priser. La mère de Jeffik envoyait ce qu’elle pouvait. On savait bien de
part et d’autre que la dette ne serait jamais payée,--si ce n’est dans
l’autre monde,--et s’éteindrait avec la vieille dame.

                   *       *       *       *       *

Après que l’administrateur l’eut quittée, Mme Trégar-Creachmeur resta
longtemps immobile sur son fauteuil, plongée dans la plus profonde et la
plus douloureuse méditation. Certes, elle n’hésitait pas un instant à
refuser un semblable mariage, et la position qui rendait si vain le
prétentieux et léger Léopold n’avait pesé en aucune sorte sur sa
détermination. Avec son extrême pénétration de femme silencieuse et
mystique, son regard pur et froid, descendant comme une épée au fond de
l’âme de cet homme, craignait d’y avoir rencontré pire que le ridicule
maniéré qui le distinguait à première vue. Il y avait de l’affectation
dans son sourire, de la dureté égoïste dans ses yeux, de la jalousie sur
son front; et si sa voix cessait d’être couverte et basse, elle devenait
à son insu rude et audacieuse. Non, elle ne se sentait pas la force de
pousser Jeffik, cette sensible et délicieuse créature, dans les bras
d’un mari comme celui-là. Pourtant, c’était un protecteur et il en
fallait un à ses filles, puisqu’elle allait mourir. Cruelle
perplexité!... Elle s’avouait néanmoins que Léopold Saussaie avait fait
preuve de générosité en recherchant une fille dépourvue de tout bien et
craignait de le juger avec une sévérité excessive.

La journée s’acheva sans que ses pensées aient pu prendre un autre
cours.

Pendant ce temps Jeffik rêvait de son Arvid.

Vers six heures, la servante annonça à la malade qu’un autre Monsieur
désirait lui parler en particulier. Et sans lui donner le temps de
délibérer s’il convenait de le recevoir, le personnage se présenta
devant la veuve. Pénétrant sans bruit dans le salon, sur les pas de la
bonne, il promena avec une rapidité incroyable ses yeux sur tous les
objets qui décoraient les panneaux de cette vaste pièce; et rien ne lui
échappait, depuis les miniatures encadrées d’or jusqu’aux souvenirs
exotiques, aux idoles grimaçantes, gage de l’amitié d’un chef taïtien,
aux coffres curieusement travaillés et aux collections précieuses. Quand
il fut seul avec la dame bretonne, il s’excusa d’une voix mielleuse sur
les exigences d’un ministère auquel il devait des moments bien pénibles,
et s’approchant tout auprès de la malade devenue soudain tremblante en
proie à un pressentiment sinistre:

--Madame, commença-t-il, je suis franc comme l’osier... Voici la
chose.--Notez en passant, s’il vous plaît, que par égard pour une
personne aussi honorable et qui aura toujours droit, je l’espère, à la
considération des honnêtes gens, je suis venu moi-même pour vous éviter
des ennuis et des vexations. Maintenant que vous êtes en état de
reconnaître la délicatesse de mon procédé, allons au fait,
promptement.--Je suis officier ministériel, huissier en un mot, et
chargé par l’unique héritier de votre créancière, Mme Dubut, de
Saint-Malo, décédée intestat, de recouvrer en son nom une petite créance
qui se monte à quatre mille deux cent trente francs et vingt-cinq
centimes. Du reste voici des pièces dont la lecture vous éclairera sur
tous points.

Le cœur de la veuve se serrait, ses yeux s’agrandissaient. Au fur et à
mesure que parlait l’homme de loi, toutes les conséquences de ces
fatales poursuites se déroulaient devant elle: la position de Jeffik
perdue,--car l’administration n’admettait pas les dettes,--le scandale,
la honte, la misère dans son atrocité, puis, sa fin qui ne tarderait pas
à survenir, et ses filles alors livrées à la merci des hasards terribles
de la vie, comme deux pauvres oiseaux abandonnés à la tempête.

Elle n’en put entendre davantage. Sous l’empire d’une souffrance aiguë,
Mme Trégar-Creachmeur se dressa, extraordinairement pâle, devant
l’huissier épouvanté, et, proférant une plainte suprême, étendit les
bras et roula inanimée sur le parquet. L’homme s’enfuit en étouffant ses
pas comme un assassin.

                   *       *       *       *       *

C’est que pour cette famille réduite au dénuement, quatre mille francs
étaient une somme absolument impossible à trouver.--L’argent mène d’un
façon arbitraire et tragique la destinée des pauvres gens.--Pour lutter
contre cette puissance, il faut porter en soi un sens pratique des
choses qui manquait complètement aux derniers rejetons d’une race
romanesque, imprévoyante et prodigue, plaçant dans son estime, par une
sorte de folie, la pauvreté presque aussi haut que l’honneur. Le moindre
des objets d’art qui les entouraient aurait suffi à éteindre la dette,
mais elles ne soupçonnaient nullement la valeur que la mode du jour leur
prêtait; l’idée de s’en défaire ne serait même pas venue aux dames
bretonnes, tant la tradition l’emportait chez elles sur tout autre
sentiment, la superstition et le souvenir sur les menaces du présent.

Il s’agit de figures aujourd’hui disparues, dispersées par le flot des
appétits positifs de la seconde partie du siècle; du reste, il n’est
plus d’aïeul assez vieux pour raconter aux petits-enfants les exploits
des corsaires, leurs longues captivités sur les pontons anglais, les
évasions merveilleuses, les traits d’audace et de générosité
chevaleresque, le plaisir de barbare qu’ils trouvaient à dissiper les
richesses. Personne ne sera plus élevé à cette école dangereuse, si
séduisante pour l’enfance; à peine le souvenir en vit encore chez leurs
derniers et rares descendants.

Voilà pourquoi, de voir ces femmes, intéressantes et supérieures, âmes
profondes, toujours prêtes au sacrifice, où dort, replié sur lui-même,
un nihilisme inexprimé, arrachées à leur milieu immuable et étrange et
soumises à de pareilles misères, avait en soi quelque chose de plus
poignant, de moins banal, que s’il s’agissait de personnes moins naïves,
moins en retard sur les procédés d’existence modernes.

La servante s’empressa de relever sa maîtresse et de la porter sur son
lit. En même temps elle appelait du secours. Jeffik accourut, et,
trouvant des papiers dans la main crispée de sa mère, comprit avec
désespoir, en y jetant un rapide coup d’œil, ce qui l’avait tuée.
Pourtant tout espoir n’était pas perdu, le pouls de la malade battait
faiblement sous le doigt de la jeune fille. On courut eu hâte chercher
le docteur Lemoine.

Au bout d’une demi-heure il arriva et de suite se montra fort alarmé de
l’état où il trouvait sa cliente.

--Cet accident n’est pas arrivé sans motif, mon enfant, dit-il à Jeffik,
une cause morale a dû déterminer la crise. Voyons, il y a eu un malheur,
une émotion, n’est-ce pas?

--Oh! oui, Monsieur, un grand malheur! répondit en pleurant la jeune
fille. Mais au nom du ciel, rassurez-moi, sauvez-la!... Ah! docteur, je
lis dans vos yeux que c’est bien grave...

--Eh! ma pauvre petite, je lui avais répété mille fois:--surtout pas
d’émotions.--Savez-vous, continua-t-il avec la brusquerie bien connue
qui avait contribué à son succès dans le pays, savez-vous que votre
maman a le cœur gros comme un cœur de bœuf!

Et sur un geste d’effroi de Jeffik il reprit:

--Cela s’explique aisément: cet organe s’est développé outre mesure en
fatiguant plus que les autres. Ainsi, un coureur a de gros mollets, un
lutteur des biceps énormes...

La jeune fille ne l’écoutait plus, elle descendait l’escalier en
courant, prise d’un besoin de fuir devant le malheur; mais une dentelure
de la rampe accrocha sa robe et la retint comme la main d’un ami: elle
s’arrêta soudain en essayant de rassembler ses idées. Jeffik pressait
son front, joignait ses mains, croisait ses bras comme pour lancer un
défi, ou bien s’attendrissait, pleurant sur elle-même, sur sa mère et
sur son Arvid.

--Je l’avais toujours senti, disait-elle, que c’était une chose fragile
et impossible... trop belle... trop effrayamment belle... cela avait un
je ne sais quoi d’instable et d’ailé... Je ne comprenais pas d’où venait
ma peur, quand il me quittait au milieu de la campagne; je tremblais à
la voix de la brise, je jetais les yeux autour de moi, je regardais le
ciel et la course des nuages, et l’angoisse séchait ma gorge. Je
l’entends encore me dire:--Adieu! ma bien-aimée!--Adieu Swevenmor,
répondais-je, oui, adieu! adieu! adieu! Swevenmor!...

Notre amour était enveloppé d’une brume; c’était comme un danger subtil
répandu dans l’air, une interdiction divine, flottante. Nous aimer
semblait un acte digne d’enfreindre des lois plus qu’humaines...

Oh! ce rêve que je fis autrefois, souvenons-nous-en à cette heure! comme
mon âme nageait libre et heureuse!... Mais, chasse plutôt ces pensées,
malheureuse, la chaîne du bonheur est rompue, les anneaux ne se
rejoignent plus... Et, par ce misérable obstacle... Aveugle destin ou
monstrueuse prévoyance du sort!...

Tu prends ta revanche, or, froid métal! Tu te venges d’avoir été honni,
foulé aux pieds, répandu à torrents, jeté à la vile populace! tu
surnages au-dessus de notre mépris...

Oh! pour si peu, si peu, ma vie perdue! pour un petit monceau qui
tiendrait entre mes deux mains, mon bonheur envolé!...

Sais-je seulement d’où tu viens, comment on l’acquiert? Je te croyais ce
flot au tintement insipide qui roule sans cesse entre les mains des
hommes; mais je ne savais pas que sans te désirer ni te voir, tu serais
un jour mon maître, force monstrueuse, misérable dieu d’or!...

                   *       *       *       *       *

Elle se tut, l’air égaré, et sous l’influence d’une grave détermination,
la jeune fille reprit sa course et heurta Léopold qui montait, et,
fidèle à sa promesse, venait prendre la réponse promise.

--Monsieur, lui dit-elle, je vous cherchais, ma mère se meurt, une
absolue tranquillité pourrait peut-être la sauver; c’est pourquoi je
vous accepte pour mari, à la condition que vous serez ici de nouveau
avant une heure avec la quittance d’un huissier de la ville chargé de
nous poursuivre, et dont le nom doit être dans ces actes.

En parlant ainsi elle lui tendait les papiers qu’on avait trouvés dans
les mains de la veuve.

--Je le savais, Mademoiselle, répondit-il avec une véritable émotion, et
la voici, vous ne devez plus rien.

Jeffik lui arracha presque le reçu des mains, et remontant près de la
malade, elle se pencha sur la rampe avant de disparaître:

--Comptez sur ma parole, ajouta-t-elle en s’adressant à l’administrateur
d’un air désespéré.

                   *       *       *       *       *

Quand la mort s’approche d’une couche, elle répand dans l’âme des
assistants tout l’effroi de sa présence. Une atmosphère mystérieuse qui
semble lui appartenir remplit soudain la chambre funèbre et pèse avec
inquiétude sur la poitrine des vivants. La jeune fille ne s’y trompa
point en s’approchant de sa mère. Longtemps agenouillée, elle conversa à
voix basse avec la mourante dont les forces déclinaient rapidement.
Bientôt, Mme Trégar-Creachmeur perdit l’usage de la parole, mais elle
donna des marques d’entendement à ceux qui l’entouraient et les reconnut
jusqu’au dernier soupir.

Le vieux prêtre à figure naïve, accouru au premier appel, beau comme un
aïeul des montagnes, priait et pleurait tour à tour.

Quand, averti par son expérience, il vit l’âme de son amie approcher de
l’instant solennel où elle devait abandonner le monde, il essuya ses
pleurs avec les boucles de ses cheveux blancs et s’apprêta à lui faire
entendre des paroles dignes de la tombe.




XIII


Affermissant sa voix tremblante, il commença en ces termes:

--«O mort, où est ton aiguillon, où est ta victoire?» Vie, où est votre
douceur et votre durée?

Puis, après un silence, il se mit à parler d’une voix lente et grave.

Il disait:

--Exilée, va chercher ta patrie! Martyre, réclame ta couronne! Femme,
repose ce cœur douloureux et plus gonflé que les pieds du pèlerin épuisé
qui s’assied après avoir gravi la montagne; abandonne au fond du cachot
les tronçons brisés de la chaîne; efface ta chétive trace! Cette terre
indigne de te posséder en laissera moins en disparaissant que la tente
d’un Arabe nomade dressée pour un jour sur les sables! Monte dans la
lumière sans ombre, dans la vérité sans bornes, vers les mondes radieux
où la vertu trouve sa raison et sa fortitude!

Que craindrais-tu, âme immortelle?

On t’a parlé de douleur?--L’arbre souffre-t-il pour changer de verdure?
l’enfant pour naître? l’herbe pour se faner? le ruisseau pour se mêler à
l’Océan?

Entre sans effroi dans l’infini. Tu es plus en sûreté que la parcelle
d’or pur enfermée dans le rocher, que le joyau jeté au fond des mers.

La vie n’est qu’un court épisode de l’existence, la mort est un
avènement, et au delà de cette misérable sphère, tu vas t’élancer avec
transport vers la perfection idéale. Qu’attends-tu? ton épreuve
s’achève. L’aube va paraître et la nuit t’enlace doucement pour
t’emporter au milieu de ses voiles.

Que je voudrais te suivre! toi qui t’élevais si haut sur les ailes
ardentes de la foi!

Si l’invisible pouvait devenir visible, si bientôt, fille du ciel, tu
pouvais nous prêter la vue mystérieuse des intelligences dont la réalité
se manifeste sans le secours d’yeux périssables, il nous serait donné de
voir, comme toi, des êtres d’une beauté et d’une forme inconnues, que tu
vas effleurer sur ta route.

                   *       *       *       *       *

Ton illusion ne ressemblait pas à celle des autres hommes: ils croient
vivre quand ils meurent chaque jour davantage. Pendant un temps bien
court, ils sont heureux parce qu’ils ignorent la vérité, mais quand ils
l’ont une fois vue, ils se masquent pour n’être point reconnus d’elle.
C’est pour cela que tu coudoyas tant d’insensés, que tu les vis
parcourir leurs jours, le visage fardé, les yeux égarés, n’ayant qu’un
souci, cacher, enfouir l’opprobre de leur nature en essayant de se
montrer aux autres tout différents d’eux-mêmes. Ils avaient beau faire,
rire quand ils auraient dû pleurer, ouvrir des yeux candides avec un
cœur libertin, la vérité, forte et superbe, environnée de lumières, les
dépouillait un à un de leurs tristes artifices et les abandonnait à la
honte de leur nudité. Tu ne leur ressemblas en rien, tes chastes jours
fuirent semblables à ces eaux pures et froides qui n’ont reflété que la
blancheur des neiges!

A ces instants où ton âme oppressée semblait se décharger d’un lourd
fardeau en me confiant le récit de tes jeunes années, tu me l’as dit
souvent, ô femme, combien tu sentis de bonne heure l’inanité de tout
désir, de toute aspiration vers la félicité, et, ne pouvant te décider à
édifier un autre rêve sur les ruines de ton premier sentiment, tu te
déterminas à en cultiver éternellement le souvenir: ainsi en est-il d’un
homme forcé d’abandonner certains lieux de la terre, si beaux et si
embaumés, qu’il eût voulu y regarder chaque été le raisin mûrir sur le
coteau et la lune rapprocher son croissant d’or; il pleure en les
quittant, sachant qu’il ne les reverra jamais. Crois-en un vieillard
dont le cœur a saigné maintes fois entre les serres des passions
indomptables; tu as choisi la meilleure part en te réfugiant dans la
douceur forte, dans le calme secourable, en triomphant de tous les élans
qui t’emportaient encore malgré toi vers la vie. La mélancolie me paraît
être une volupté très délicate, j’en ai senti les charmes malgré ma
rudesse; certaines âmes s’y consument avec joie, il en est même dans ton
pays,--Dieu leur fasse miséricorde!--qui s’en laissent mourir!...

Honneur à vous, ma fille! vous avez lutté vaillamment contre votre
penchant pour la mort, vous teniez à la vie par la maternité, comme
cette nacelle de l’air, captive au-dessus d’une ville, qu’un câble
puissant retient à la terre en dépit de son perpétuel effort...

                   *       *       *       *       *

La moribonde se taisait, seulement de grosses larmes coulaient sur ses
joues.

Alors Jeffik, croyant en deviner la cause, dit:

--Ma mère, soyez tranquille et bénie! Ce saint homme vient de m’ouvrir
des perspectives inconnues. Je suis prête maintenant au sacrifice que
vous redoutiez pour moi, sans doute à cause de ma faiblesse;
rassurez-vous, ô ma sainte! qui vous a vue à cette heure doit être à
jamais fort contre la vie... Je ferai ce mariage, vous ne mourrez pas,
vous vieillirez au milieu de ces souvenirs de notre race... Je ne
regrette plus rien... pas même l’amour! Ce n’était qu’un songe.--Un bien
beau songe, hélas! ajouta-t-elle en élevant ses mains jointes.

Nous tâcherons, mère, que l’enfant soit bien heureuse; son bonheur sera
plus parfait, édifié sur le nôtre. Mais si le moment est venu de vous
perdre, apprenez au moins que vous laissez ici-bas une digne
descendante, et que l’exemple de votre renoncement devient dès
maintenant mon plus précieux héritage. Je saurai tempérer cette soif
d’idéal qui nous vient de nos pères. Je serai chaste et résignée, je
fuirai le remords afin de mériter un dernier jour semblable au vôtre.

                   *       *       *       *       *

La jeune fille parlait avec exaltation, et le regard ineffable et
profond de la moribonde, s’éclairant une dernière fois, semblait
répondre:--Te voilà donc mûrie dans tes larmes d’un jour, ô ma fille!
comme ces fleurs des tropiques que l’on voit s’épanouir d’heure en heure
après une pluie d’orage. Il t’en coûte, pauvre enfant! de reconnaître la
vanité de ton rêve d’amour... Voilà tes illusions envolées comme de
blanches colombes dont un vent de mort a brisé les volières. Il eût
toujours fallu que cet instant arrivât, car à ce prix seulement
s’achètent la paix sereine et la sagesse. Je te le dis encore avant de
refermer sur moi la porte sombre: rien, en ce monde, ne peut être digne
de ton culte, si ce n’est la vertu.

                   *       *       *       *       *

Ses yeux gardaient encore leur expression de béatitude, que des ombres
indéfinissables, envahissant le front de la sainte femme, apprirent au
vieillard et à la jeune fille qu’elle avait cessé de souffrir.

Les pleurs des deux orphelines n’étaient interrompus que par les
lamentations du vieux prêtre.

Il psalmodiait:

--«Mes jours se sont évanouis comme la fumée! ils ont décliné comme
l’ombre; mes os se sont desséchés comme le sarment!»

«La terre et les cieux passeront; ils vieilliront comme un vêtement;
vous les changerez comme un manteau; vos années ne finiront jamais!»

Mais plus le psaume montait, désolé, dans la chambre funèbre, plus le
visage de la morte se revêtait de sérénité; quelque chose de divin en
ennoblissait tous les contours, et sur son front flottait, avec la mort,
comme un secret sublime.

Alors le vieillard se relevant contempla longuement Mme
Trégar-Creachmeur et, levant les bras vers le ciel, s’écria:

--«O mort, où est ton aiguillon, où est ta victoire!»

Puis relevant l’orpheline à genoux et noyée de larmes:

--Ma fille! ajouta-t-il, soyez forte: Voilà le bonheur!




XIV


Les deux pauvres enfants passèrent dans la douleur et l’abandon les
jours qui suivirent la fatale mort. Sans un ami, sans un parent, sans
aucune expérience de la vie, ne possédant aucun bien au monde, timorées
d’âme au point de n’oser demander un conseil, fières au point d’éprouver
une honte mortelle à traiter la moindre question d’intérêt, elles se
sentirent submergées par la crainte et la mélancolie.

Pour couvrir les frais des obsèques qu’elle avait voulu très
convenables, Jeffik dut réduire encore les dépenses déjà si modestes. On
renvoya la bonne Lisbeth, qui partit en pleurant; et, pour ne rien
solliciter de personne, les orphelines vécurent de nourritures
grossières, à peine suffisantes pour soutenir leurs forces.

Une lettre qu’elle reçut vers ce temps de Swevenmor acheva de décourager
la jeune fille. Il lui disait, qu’en arrivant à Christiania il avait eu
la douleur d’apprendre le second mariage de son père avec une jeune
femme de réputation tapageuse dont il redoutait depuis longtemps
l’influence néfaste; que ses affaires se trouvaient bien malheureusement
compliquées par cet événement qu’on lui avait tenu secret; que si la
place de sa mère était prise dans la maison, celle qu’il croyait avoir
dans le cœur du vieux gentilhomme norvégien était occupée par une
personne dont le pouvoir savait effacer les sentiments les plus forts.
Déjà, avant cette union fatale, elle avait su faire exiler l’enfant à
Saint-Paul-Église sous un prétexte futile,--disgrâce à jamais
bénie, puisque, à cause d’elle, il avait trouvé son amie, son
amour.--Aujourd’hui, par d’autres artifices elle retardait son bonheur.
On traitait sa passion de caprice, d’enfantillage sans durée et sans
avenir.--Au moins, lui disait-elle, beau-fils, attendrez-vous bien une
année! Un pareil roman ne peut sitôt prendre fin! Augurez mieux de la
fidélité de votre belle!... Mais laissez faire, vous êtes comme un merle
étourdi pris au piège, heureux, si quelque bonne âme l’arrache à son lac
maudit. Allons, allons, enfant gâté, vous me remercierez plus tard...

«Je vais vous faire une grande peine, ô mon amie, écrivait Arvid, mais
je ne puis rien vous cacher: une année, voilà le terme qu’on
m’impose!... Je vois bien, Jeffik, à mon désespoir, qu’ils ont raison de
me traiter comme un adolescent sans courage, incapable de supporter
aucune épreuve. Un homme, sans doute, ne verserait point de pleurs; mais
une année paraît un long temps à notre âge! Que de choses peuvent se
produire en un pareil espace!... Je ne doute point de vous, ma
bien-aimée, mais des choses. Celui qui laisse une rose dans un jardin
revient le lendemain et ne la trouve plus! c’est le vent qui l’a
emportée: quand on s’aime, il faut se tenir étroitement et ne point se
quitter, jusqu’à la mort!...»

«Je vaincrai tous les obstacles, disait-il ailleurs, ayez confiance en
votre Arvid, il est à vous, corps, âme, volonté... N’ayant plus que mon
bien dans le Sognefford, ajoutait-il encore, maintenant que mon père m’a
cessé ses bontés, j’y vais aller de suite mettre ordre, afin de lui
faire rapporter un revenu qui nous fasse vivre...»

                   *       *       *       *       *

Ce nouveau contre-temps et la misère toujours croissante abattirent
l’âme de la pauvre fille. Jusqu’à ce jour elle avait compté gagner du
temps sur la malheureuse promesse qui la liait à Léopold. Elle espérait
que le retour prochain d’Arvid arrangerait tout. Il n’en était rien.

Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi dans des alternatives d’espérance et
de découragement. Jamais elle ne put vaincre sa fierté au point de faire
l’aveu de ses tourments à Swevenmor.

Jeffik aimait mieux perdre tout son amour par une apparente perfidie que
de le voir abaissé, diminué, par le détail de sa pauvreté. Son infortune
lui apparut de plus en plus sans aucun remède. Néanmoins elle parvint à
gagner six mois sur les instances de Léopold à hâter le mariage.

Au bout de ce temps, Anne tomba malade d’épuisement, et l’administrateur
en profita pour porter un coup direct à la volonté de la jeune fille. Il
revint tout exprès d’Afrique, muni d’un congé de deux mois.

--Voulez-vous, lui dit-il, causer la mort de cette enfant que vous dites
aimer d’une si vive tendresse? Prétendez-vous attendre un jeune homme
entouré d’une famille puissante? Il ne reviendra jamais... Et la
promesse que vous m’avez faite, comptez-vous la renier?

Alors il tira de sa poche le reçu des quatre mille francs qu’elle avait
tenu à lui rendre, et, le mettant en pièces, en jeta les morceaux à ses
pieds.

--Je ne fais cas que de votre serment, ajouta-t-il, ceci est une
bagatelle dont le souvenir affreux me pesait, mais n’attendez pas que je
vous rende jamais la liberté, mille morts plutôt que vous perdre.

--Monsieur, lui répondit-elle en portant les deux mains sur son cœur,
j’aime Arvid de toutes les forces que Dieu m’a données!

Et le visage de l’infortunée, déjà affaiblie par le deuil et les
privations, perdit toutes les teintes de la vie.

--Je ne puis! Monsieur, murmura-t-elle encore, je ne puis!... ma
sœur!... Arvid!... Et elle s’évanouit.

Le vieux prêtre qui assistait les derniers moments de sa mère vint la
voir le même jour et Jeffik lui confia sa peine.

Il avait passé toute sa jeunesse dans les missions. Mutilé en Chine et
perclus de douleurs, il obtint la cure de son village pour y finir ses
jours. Vivant sans cesse dans l’idéal et le rêve du martyre, il ne
comprenait plus beaucoup les choses de la terre et méprisait les
passions qui l’avaient autrefois torturé.

--Que voulez-vous, mon enfant, lui dit-il, il faut vous soumettre.
Notre-Seigneur n’a-t-il pas été livré pour trente deniers?... Le méchant
trouve une punition dans ses actes et le juste une récompense dans sa
droiture.

Et il se mit à exalter les sacrifices et les sentiments qui semblent
au-dessus de la faiblesse humaine.

Des scènes pénibles se succédèrent entre Léopold et Jeffik.

Cette fille si fière se jeta aux genoux de l’administrateur et le
supplia avec larmes de lui rendre sa parole.

Enfin, lasse de prier, elle consentit tout d’un coup à fixer une date et
écrivit à Swevenmor une lettre d’adieux déchirants.




XV


Sur un plateau élevé du Djebel-Hammam, s’élevait, au temps de Tibère, la
merveilleuse cité d’Aquæ-Calidæ. Les eaux chaudes, jaillissant dix-huit
fois du sol, avaient été recueillies dans des vasques de marbre blanc.
On y avait construit un temple à Vénus. Un palais y fut bâti, bientôt
entouré de jardins immenses où l’oranger fleurit au-dessus des roses, où
l’amandier jeta, dans le souffle du vent, ses pétales neigeux au front
odorant des verveines, où la grenade alluma dans les buissons sa
lanterne rouge près de cet arbre toujours vert dont les rameaux
escortaient fidèlement la lyre accompagnant des vers en l’honneur
d’Éros, où la vigne enjoleuse se suspendit et monta vers la cime du
figuier comme pour une caresse, et où l’eau génératrice et tiède circula
dans des canaux d’asphalte, versant la vie aux fleurs et aux fruits de
cet Éden, s’enchevêtrant avec science sur le sein de la terre, comme
s’enlace un réseau de veines aux mamelles gonflées de lait d’une jeune
mère. On y vint de toutes parts: d’Icosium, de Tenès, de Julia-Cæsarea
la capitale de la Mauritanie assise sur le squelette sans histoire de la
poudreuse Iol, de Tébesse au pied des monts qui prolongent l’Aurès, de
Cirtha la grecque, qui regarde au fond d’un gouffre, entre deux
murailles de roc vif, tourbillonner le Rhummel en furie, et de Lambèse
par la route que construisit la légion d’Auguste de Carthage à Tipaza.

C’était un lieu de plaisir, les patriciens y affluaient, et les jeunes
barbares. La route en spirale qui conduisait aux thermes, en contournant
le flanc de la montagne, était couverte de chars, de mules blanches aux
ferrets d’argent, de fins étalons du désert à l’œil de feu, aux
chevilles de femme, et d’éléphants de Numidie. On y vit le roi Ptolémée,
petit-fils de Cléopâtre, souverainement beau, comme son aïeule, portant
un pli amer sur son visage aux grands traits purs de jeune pontife,
regarder son ombre avant de partir pour Rome où Caligula devait le faire
étrangler.

Les patriciens romains, les nouveaux maîtres de l’Afrique, y trouvèrent
toutes les délices dans le repos et les éléments de la plus molle
volupté: des bains luxueux, où les esclaves empressés s’agitaient comme
un noir essaim, massant les membres rafraîchis, écrasant des parfums,
versant des essences, maquillant avec un art raffiné que l’on retrouve
encore aujourd’hui dans le secret du sérail chez quelque riche Maure;
des dieux muets au fond de leurs temples, drapés dans le porphyre, le
marbre et l’agate; et quels dieux! le plus joyeux, Bacchus, qui conduit
à l’ivresse! Vénus, qui invite à l’amour!

On y buvait à pleins canthares cette eau fraîche saturée de fer et de
gaz que l’on voit sourdre à l’ombre noire d’un bouquet de caroubiers et
de chênes verts, et à pleines coupes un vin doré, rival du Falerne.
Toutes les espèces d’oiseaux s’y trouvaient en abondance et paraissaient
dans les festins. L’innombrable famille des coquillages aux formes
étrangement contournées et des poissons pêchés au milieu des coraux sur
la côte de la Grande mer bleue, y était amenée, vivante encore, après
trois heures de chemin. Le sylphium, les truffes blanches et l’assa
fœtida venaient de Cyrène, et sur les tablettes de citrus aux veines
panthérines soutenues sur le dos d’un immense léopard d’ivoire, les
fruits étranges qui poussent dans les oasis, mêlés à tous ceux qui
mûrissent le long des rivages méditerranéens, se dressaient en pyramides
couronnées des grappes du raisin berbère, ou s’écroulaient au milieu des
fleurs séparées de leurs tiges et répandues en nappes bigarrées.

Une lumière dorée, d’une transparence légère et pure, baignait toute
cette contrée, enveloppait les monuments, se jouait au travers des
marbres et des fleurs, faisait ressortir la délicatesse des lignes d’un
chapiteau enguirlandé d’acanthes, la cannelure d’une colonne, la grâce
rustique des sylvains ou le galbe harmonieux d’une cariatide, avivant la
couleur des oiseaux, rendant plus vibrante et plus nette l’élégante
sveltesse des palmiers.

La candeur de l’aurore y faisait rêver des premiers matins du monde. Des
brouillards montaient dans la vallée resserrée entre le Djebel-Hammam et
l’isthme étroit des hauteurs du Gontas et l’emplissaient de leurs trames
grises: c’était d’abord comme un fleuve coulant entre deux
rivages;--quelques-uns y croyaient voir un paisible étang, d’autres, des
curiosolites amenés du fond de l’Armorique et portant le joug romain, un
vain reflet des flots qui blanchissent leurs grèves désertes au pied des
chênes et des châtaigneraies;--puis tout à coup le soleil dénouait son
faisceau de rayons lumineux, buvait en un instant la rosée suspendue à
la tige des jeunes froments et des herbes alourdies; les brumes alors se
déchiraient, flottaient et traînaient dans l’air matinal ainsi que des
lambeaux de gaze couleur d’hyacinthe, d’ocre et de pourpre. Les gypaètes
planaient au-dessus des monts tourmentés, et le troupeau gravissant les
collines se pressait tremblant autour de son berger, en apercevant
l’ombre de leurs grandes ailes.

Au fond de la gorge, entre le Djebel-Hammam et les monts du Sahel, une
rivière coulait à la façon d’un petit torrent, dans un lit trop large
semé de rocs polis par la course des eaux, où son flot se perdait et se
retrouvait toujours. D’impénétrables bosquets de lentisques, de myrtes
et de lauriers roses se rejoignaient au-dessus de son filet argenté, et
déjà l’hyène, le chacal et le lynx, devançant le crépuscule, s’y étaient
tapis au retour de leur chasse nocturne.

C’était l’heure où l’on entendait retentir le fer sur l’enclume dans les
forges de glaives établies sur les flancs de Zaccar-el-Gharbi, sous
d’immenses platanes versant leur ombre verte sur la petite cité de
Miliana; où le chasseur se perdait dans les profondeurs de la forêt pour
relever ses pièges, ou bien, armé d’un épieu à la pointe durcie au feu,
taillé dans le frêne, surprenait dans sa bauge un sanglier repu, le
perçait de sa lance rustique, et, quand la mort fermait ses yeux
farouches, tranchait la tête hideuse du fauve et la rapportait comme un
trophée; où les abeilles, dont le blond trésor s’abritait dans la fente
solitaire des rochers, envoyaient leurs jeunes compagnes recueillir la
douce moisson, et où celles-ci, répandues sur les champs fleuris, sur
les orangers, dans le calice des roses, des jasmins, des myrtes,
suspendues, avec un bourdonnement de joie, aux feuilles des romarins,
des lavandes, des fenouils et des sauges, butinaient un miel plus doux
que celui du mont Hymette.

Sur les trépieds embrasés, on brûlait, dans les temples pavés de
mosaïques, le pur encens de Cyrène; un prêtre portait à ses lèvres une
coupe ciselée pleine de l’eau salutaire des fontaines et rendait grâce à
Esculape. Les malades, couchés sur des lits de thuya, sous les portiques
fleuris de leurs demeures, et les jeunes élégants Romains, contemplaient
la splendeur de cette île de l’Occident, où la vie latine, dans un
sublime échange, épanchait sa civilisation, ses arts, son essor
intellectuel, sa poésie, et recevait en retour les tributs de Cérès; car
les montagnes, les vallées, les plateaux étaient revêtus d’une robe
changeante, émeraude au printemps, or brûlé l’été; le blé poussait
partout, partout le bien venu de cette terre de grain; ses nappes
ondulaient au souffle de la brise de mer; les moissonneurs berbères en
écartaient les chèvres de Gétulie, et l’Atlas était oppressé du poids
des gerbes.

                   *       *       *       *       *

Pendant plusieurs siècles, Rome, appauvrie, reçut son pain des bords
pacifiés de l’Afrique, source de richesses inépuisables. Mais tandis que
la prospérité est à son comble et déborde dans la pompe des
inscriptions, voici un fléau inattendu prêt à fondre sur la colonie
impériale. Les Vandales ravagent l’île d’Occident et le silence revient
planer sur les cités écroulées. La vieille Lybie sauvage, belle de ses
seuls charmes et des précieuses ruines, documents du passé, dont la
terre abritera les débris, reparut alors dans son austérité primitive,
épuisée du labeur ininterrompu de sa glèbe coutumière des longs
sommeils.--Et, maintenant, qui la réveillera? quel peuple lui rendra la
prospérité, lui apportera encore la divine semence du progrès? Est-ce
vous, éphémères Byzantins?--A peine savez-vous étayer des
ruines!--Sera-ce le flot des Arabes entraînés par Mahomet, les fatimites
d’Égypte, Barberousse, ou le règne des deys?--Non, ce n’est pas trop
d’une période de dix-huit siècles écoulés, pour qu’un autre peuple se
présente dans le Magreb, digne de succéder à Rome sur cette terre
dévouée aux conquêtes. France! héritière spirituelle des Latins, c’est à
toi qu’il appartient de surpasser Rome.

                   *       *       *       *       *

Tout ce que l’homme avait édifié, le temps l’a abattu et la terre l’a
repris. Il ne reste plus guère de la brillante cité de plaisirs que des
tombeaux de marbre où s’amasse la pluie, où se mire la bergère arabe, et
des statues de dieux; la cendre des morts s’est envolée et l’ignorant
colon ne connaît pas les divines effigies. Ce qui n’a pu changer, c’est
la ligne suave et profonde de ces belles collines ruisselantes d’une
ineffable lumière.

Bou-Medfa est une des stations d’arrêt sur la ligne d’Alger à Oran. Au
nord de la voie ferrée, jaillissent, sur une croupe de montagnes, les
sources fameuses d’Hammam R’hira.

                   *       *       *       *       *

Un soir, M. Léopold Saussaie descendit du train, et tendant la main à sa
jeune femme, la fit monter rapidement dans une tapissière dont un léger
siroco déplaçait sans cesse les rideaux de cuir flottants. Les chevaux
impatients s’enlevèrent en agitant leurs sonnettes, et comme les deux
voyageurs s’étaient assis vis-à-vis l’un de l’autre, chaque cahot un peu
rude heurtait violemment leurs genoux; ils s’excusaient entre eux avec
gravité. Les traits de Jeffik avaient revêtu ce quelque chose de
résigné, d’impénétrable et de doux que l’on voit flotter sur le visage
des sphinx et des jeunes épouses mariées sans amour. Elle s’abandonnait
à sa rêverie, tandis que son compagnon s’entretenait avec le conducteur.
Celui-ci se retournait à tout moment vers son interlocuteur, repoussant
son chapeau en arrière de son front humide; dans le mouvement qu’il
faisait, le vent gonflait sa blouse bleue; il était plein de respect et
disait d’un air aimable:

--Je ne croyais pas avoir l’avantage de remonter Monsieur
l’administrateur; ordinairement le panier de Monsieur descend avec le
cocher.

--J’arrive à l’improviste, mon garçon, répondit le fonctionnaire. Je ne
suis pas fâché de surprendre mon monde; on ne sait jamais ce qui se
passe en votre absence; il n’y a plus de discipline quand on a les
talons tournés.

Il tordait ses grosses moustaches grises en disant ces mots d’une voix
dure, et souriait avec une préméditation joyeuse, se délectant dans
l’espérance de trouver quelqu’un en défaut.

--Oui, répondit le conducteur, quand le chat n’y est pas, les souris
dansent, c’est sûr.

                   *       *       *       *       *

Bien que le soleil eût perdu de son ardeur, la terre, imprégnée de
rayons, brûlait encore en dépit de la tombée du jour. Les deux chevaux
allaient un train d’enfer. On traversait la vallée, l’air était lourd.
Des pitons aigus, des mamelons couverts de chênes-liège et d’oliviers,
des promontoires, de larges brèches transversales laissant apercevoir,
dans leurs ouvertures béantes, l’ossature du Sahel, les enserrait
étroitement.

La route, tantôt se rapprochait de la rivière et tantôt s’en éloignait
en traversant des landes couvertes de lentisques et de chamérops. Dans
le lit à demi desséché de l’Oued-Djer courant sous des portiques de
lauriers-roses, comme les ruisseaux de la Grèce, on entendait le pas
étouffé des eaux glissant sur les grandes pierres.

On gravissait maintenant le chemin qui se tord comme un serpent sur le
flanc du Djebel-Hammam. Comme un travailleur fatigué regagne lentement,
le soir, sa demeure éloignée, ainsi le soleil, ayant fini sa journée,
descendait derrière les montagnes. A mesure que les voyageurs montaient,
une brise légère léchait leurs visages poudreux; l’air passait en
frissonnant sur les baumes sauvages dont il éparpillait le parfum, il
sifflait dans les hautes touffes de chardons d’un bleu métallique et
courbait les panaches verts des fenouils et des angéliques. Une nuée
rougeâtre emplissait le fond de la gorge où le vent du désert avait
roulé son sable de feu. Il semblait à Jeffik qu’elle s’élevait au-dessus
d’un incendie; sa poitrine délicate se gonflait, elle respirait plus
fort et regardait en haut avec un désir d’ascension.

Pour Léopold, un bonheur extrême éclatait dans chacun de ses mouvements.
Tout lui plaisait chez sa compagne, sa beauté frêle, sa jeunesse, sa
froideur même qu’il prenait pour un témoignage de bonnes manières, d’une
éducation plus raffinée; et si elle l’appelait monsieur devant les gens,
sa vanité ne connaissait plus de bornes. Du reste, il s’inquiétait peu
d’être aimé d’elle; ces mots n’avaient pas pour lui beaucoup de sens;
puisqu’il pouvait la posséder à sa guise sous le couvert des lois, il
n’en devait pas chercher davantage. Au temps de sa jeunesse, beau garçon
brutal, aux moustaches rudes, il avait eu de nombreuses maîtresses:
faciles conquêtes que lui présentait le hasard de ses promenades, le
long des boulevards des petites villes perverses. Mais ce n’est pas dans
la société des filles perdues qu’on puise une grande expérience de la
femme. Il ne voyait aucune raison pour qu’un beau jeune homme pût lui
être préféré. L’important pour une femme, pensait-il, devant être
d’avoir un maître, une direction, de la toilette, un intérieur et des
plaisirs conjugaux. Et il ne lui refusait aucune de ces choses: aussi
dormait-il bien tranquille sur la durée d’une telle félicité. Les
sentiments contrariés, les peines du cœur, l’incompatibilité d’âmes, il
ne les considérait que comme des billevesées, des prétextes de
convention invoqués par les faiseurs de romans pour étayer leurs
absurdes intrigues et frapper les nerfs d’un sexe crédule. Aussi, en
admirant sa jeune épouse, s’inquiétait-il peu de suivre la trace de sa
pensée indépendante et de ne pouvoir façonner à son gré ses rêves. Il ne
se souciait pas de cet esprit infidèle, plus éloigné de lui qu’un nuage,
quoique enfermé dans un corps qu’il avait le droit de presser à toute
heure; et on l’eût bien surpris, sans le rendre jaloux, en lui dénonçant
cet adultère comme le plus véritable: ainsi l’esclave courbé sur le
sillon de son maître et accomplissant sa vile besogne échappe à son
tyran en se souvenant des fleurs de sa patrie et de la liberté. Par
exemple, l’administrateur se promettait bien de faire bonne garde,
d’entourer Jeffik d’une surveillance vigilante, de n’autoriser aucune
fréquentation de jeunes hommes susceptibles de le ridiculiser. La chair
est faible, disait-il souvent, tout occupé des passions à venir de cette
jeune créature, à peine femme, et frémissant encore au souvenir de la
révélation des noces. Il se promit de l’empêcher de monter à cheval et
de lui apprendre à surveiller la cuisinière qui devenait fort
négligente.

                   *       *       *       *       *

Léopold discutait en lui-même les arrangements les plus infimes de son
ménage, les rapportant tous exclusivement à son bien-être et à ses
goûts. Il fut détourné de son égoïste méditation par une exclamation
enthousiaste de sa compagne.

--Que c’est beau! Voyez, Monsieur.

Le conducteur arrêta complaisamment ses chevaux essoufflés au brusque
tournant de la route, et la jeune Bretonne goûta, pour la première fois
depuis longtemps, le charme du crépuscule en face d’un site vraiment
au-dessus de tout ce qu’elle avait imaginé rencontrer de plus émouvant
dans ce pays fortuné.

Un intraduisible silence, dont rien ne peut rendre la transparence,
flottait sur cette contrée déserte à perte de vue, sans aucune trace
humaine. Le ciel avait repris son clair manteau de sérénité: c’était une
sensation plus caressante encore que cette diaphanéité où nageait le
paysage. La vallée, creusée comme une couche voluptueuse, se dessinait
aux pieds des voyageurs, pressée entre les montagnes blondes. Au-dessus
de la ligne du Sahel, des crêtes chauves ou chevelues, surgissaient
comme des têtes de fées pétrifiées, au milieu d’une ronde diabolique,
dont le cercle, rompu brusquement, se creusait pour faire place à un
géant devant lequel s’inclinaient les plus hauts seuils des collines.
Sculpté en plein ciel, le pic grandiose du Zaccar-Chergui, coiffé d’un
turban de nuages, se dressait enveloppé d’une brume bleue semblable au
voile d’une idole; des fumées d’encens montaient vers lui du fond des
gorges; son vaste front se perdait dans l’éther; une conque de verdure
s’étendait à ses pieds comme l’offrande d’une canéphore: il avait la
force et la majesté d’un dieu.

                   *       *       *       *       *

Quand ils atteignirent le village, l’ombre s’allongeait démesurément sur
les collines; les troupeaux rentraient, pressés par les bergers arabes;
les chèvres faisaient des taches noires, les brebis des taches blanches;
des vignes s’apercevaient, tirées au cordeau, veloutées comme des tapis,
et les pampres rampant sous le poids des grappes; on distinguait à peine
des chevaux immobiles penchés sur l’abreuvoir, et le firmament, soudain
assombri, semblait traversé par un fleuve de lait.

Tout à coup la voiture cessa de rouler et Jeffik sortit du demi-sommeil
où elle était plongée; des cavaliers en manteau bleu s’empressaient à
transporter les colis, et elle se sentit mal à l’aise sous le regard
enflammé de ces hommes, maigres comme les ermites retirés dans les
solitudes, avec des yeux passionnés. La jeune femme demeura un instant
immobile avant de pénétrer dans sa nouvelle demeure: la nuit étendait
partout sa robe d’ombre grise, le soir était descendu sur la fatigue du
jour comme un baume frais et suave; la lune, candidement arrondie,
traînait sur la route, au-dessus des vignes, une écharpe de lumière,
éclairant les vieux oliviers poudreux, le figuier aux branches
recourbées dont les feuilles ont la forme d’un bouclier d’amazone, le
myrte vert et l’oranger. Alors, un attendrissement involontaire, où se
fondaient, sans doute, la douceur des parfums et l’amertume de son cœur,
le souvenir de sa mère et de son Arvid, gagna la femme de Léopold.

--Ah! dit-elle tout bas, où sont-ils mes beaux jours de misère, ma faim
sereine, mes illusions dorées, ces visions qui chassaient le sommeil de
ma couche, et l’adorable repos de ma virginité!

Elle se prenait à douter de la vertu même. Le vieil esprit païen de ses
pères coulait sauvage dans ses veines, et les transports de son amour
qu’elle devait renfermer s’augmentaient, à présent, d’être sans
espérance.--Sa mère pouvait s’être trompée!... Si ce n’était qu’une
duperie, pourtant, cette doctrine du renoncement à l’amour? Un grossier
mensonge, inventé par les maîtres de la femme, pour la tenir en servage?
Qui la liait après tout?... Quelle volonté supérieure décrétait, depuis
l’éternité, qu’elle devait être à cet homme?... Cependant elle avait
consenti, signé l’abandon de sa personne!--Malheureusement, aucune
clause du marché ne lui fut expliquée en temps voulu, et elle se trouva
livrée à l’administrateur, sans savoir au juste ce qu’il pourrait faire
d’elle. Elle se souvenait à présent d’avoir vu un sourire, à la mairie,
courir sur le visage des hommes, et quelques pleurs, à l’église, tomber
des yeux d’une femme.--Pourquoi exiger tant d’innocence pour cette
brutale aventure? mais sans doute parce que la pudeur met, avec
l’oranger, une grâce de plus au front de la fiancée et ajoute encore à
l’orgueil de l’époux!... Dérision!--Elle étouffait de honte. Comme elle
les enviait, ses aïeux, les vieux corsaires dont on lui contait
l’histoire autrefois, et qui, pour échapper aux liens de la vie,
n’avaient qu’à s’élancer, avec leur fin voilier gréé avec amour, sur le
chemin des flots!--L’hirondelle de mer meurt quand on l’emprisonne! Il
faut à la fille du marin breton une atmosphère de liberté!--Mais le
sentiment de sa dignité, si cher à cette race, lui conseilla de ne pas
descendre à des plaintes et de traiter son mari avec autant de
courtoisie, de douceur et de soumission, qu’un prisonnier peut en
témoigner, sans s’avilir, à un ennemi plein d’égards.--La femme, cet
être crédule, ne croit au piège social que lorsqu’elle y tombe: ainsi la
gazelle quand elle a brisé ses pieds délicats au fond d’une fosse
recouverte de plantes fleuries. Si Jeffik avait épousé Arvid, l’amour
l’eût portée sur ses ailes, et elle eût tout ignoré.

Une paix extatique planant sur cette vaste et déserte campagne, sur
cette ville morte, sur ce village endormi au milieu des eucalyptus,
engourdit peu à peu ses souffrances en l’enveloppant d’un bien-être
indicible et d’un détachement plus profond. La brise de l’Atlas
enivrait, ce soir-là, comme un breuvage et soufflait l’oubli. La jeune
femme entra dans la maison.

                   *       *       *       *       *

Depuis cet instant, Jeffik ne versa plus de larmes, même en secret; elle
n’exprima jamais aucune opinion sur rien; la volonté des autres semblait
être devenue sa règle; l’arc dédaigneux de sa bouche se détendait
complaisamment en un sourire superficiel dont personne ne découvrait
l’indifférence. Les lettres d’Anne, qu’on avait laissée en pension à
Saint-Paul-Église, l’intéressaient seules, et elle y répondait
longuement.

Chaque jour elle partait en promenade dans la montagne, au hasard, par
d’étroits petits sentiers perdus entre les hautes herbes desséchées et
craquantes où s’attachent, comme une floraison, des milliers de petits
escargots blancs. On la connaissait dans les douars; elle s’asseyait
avec ses hôtes en rond devant la porte des gourbis, sur une place
nivelée comme une aire, et demeurait longtemps silencieuse, les yeux
perdus, les mains nouées sur ses genoux, sans changer d’attitude. A
l’intérieur des cabanes, des femmes d’une beauté délicate broyaient de
l’orge sur une meule de pierre; d’autres accroupies derrière un métier,
ainsi qu’on en voit dans les bas-reliefs égyptiens, tissaient une étoffe
blanche; leur front étroit et doré ressemblait à un croissant d’orange,
et leurs mains longues et frêles s’avançaient vers la jeune femme en
passant au travers des fils mollement tendus. Jeffik en vit encore qui
modelaient de hautes amphores d’argile destinées à renfermer le blé
quand le soleil en aurait opéré la cuisson. Les ouvrières apportaient
dans leur besogne un grand souci de la forme, et il était telle de ces
urnes en terre bistre dont les flancs se renflaient avec art comme des
hanches voluptueuses. Quelquefois, interrompant son ouvrage, une de ces
jeunes mères venait de son pas balancé s’asseoir près de la Bretonne en
allaitant son marmot, et penchée sur l’enfant tout nu, elle secouait les
pièces d’argent attachées à sa coiffure pour mettre en fuite les
insectes.

Mille questions naïves se pressaient sur les lèvres de l’ignorante:

--Est-ce bien beau ton pays?... Qu’y voit-on?... Le soleil s’y
montre-t-il aussi tout le jour?... Y rencontre-t-on des aigles?... Les
génies bienfaisants font-ils chauffer l’eau des sources dans les grottes
des montagnes?... Quelles fleurs embaument l’air?...

--C’est très loin, répondait Jeffik, au bord d’un océan, pareil, pour la
couleur, aux lavandes fleuries, mais quand la tempête l’agite, ses flots
prennent la teinte de cette feuille flétrie que l’on voit s’envoler du
platane au premier vent d’hiver; le soleil y éteint son ardeur; on n’y
voit point d’aigles, mais le ramier aux ailes bleues y tourne à la nuit
sur des roseaux et niche près des pâtres. On y adore deux génies: deux
enfants blonds et roses. Ils sont si beaux qu’on les prendrait pour deux
frères. L’un naquit sur la paille d’une étable et fut chéri des bergers
qui lui voyaient une auréole, il venait pour sauver le monde, mais les
hommes cruels le tuèrent; maintenant ils font semblant de le servir: on
le nommait Jésus. L’autre est beaucoup plus vieux: crains-le, on
l’appelle Amour!... L’odeur de mon pays est amère autant que douce: pour
l’avoir, il faut unir le trèfle à la verveine, les fleurs d’or et le gui
des chênes!

Une grande inquiétude et une profonde tristesse planent sur la vie du
laboureur arabe. Il semble craindre de troubler le vainqueur en étendant
son champ, en augmentant son troupeau, en dévoilant sa richesse. Un pli
de ravin dissimule une importante smala, beaucoup ont enfoui leurs
trésors, et le jeune descendant d’une noble race disait un jour à Jeffik
avec mélancolie:--Nous resterons aussi longtemps qu’on nous laissera le
droit de fouler librement le sol de la patrie, si on nous l’enlève,
suspendant à l’épaule le bas de notre vêtement, nous irons au désert.
Là, est une terre aride et superbe, labourée comme un océan, où le
cactus barbare trouve à peine sa vie, où l’oiseau fatigue son vol
intrépide avant d’atteindre l’oasis, où la caravane, déçue par le
mirage, ne s’oriente plus et succombe: ainsi le pasteur Jacob, chassé
par Laban, voyageait dans les solitudes avec des chants de joie au bruit
des tambours et au son des harpes; car qu’importe au vieil Arabe, le
simoun, la soif et la mort, s’il a pu dresser sa tente en liberté et
dormir sur son seuil assombri le sommeil de son dernier jour!

Et le bel adolescent, drapé avec noblesse dans ses haïks éclatants de
blancheur, offrait à la jeune Bretonne l’hospitalité dans son gourbi de
branches mortes qu’un épais tapis et des étoffes brodées d’argent
revêtaient tout entier. Jeffik se prenait à aimer cette race discrète et
fatale dont la beauté est si sérieuse et le manteau si majestueux.

                   *       *       *       *       *

Souvent, en rentrant de ces courses, il lui arrivait de rencontrer un
cimetière ancien, livré au plus sauvage abandon. Quelques pierres,
petites, mal taillées, bornes étroites où son pied se blessait, lui
faisaient reconnaître l’obscur village de la mort. Un caroubier aux
racines tortueuses s’élevait au milieu des tombeaux et ressemblait, au
crépuscule, à un berger gardant son troupeau d’ombres.--Ah! pensait la
jeune femme: indifférence! ici la mort est moins cruelle, moins crainte.
Cimetières des montagnes! vous ne voulez rien dire à l’homme, si ce
n’est lui rappeler l’égalité de sa fin: ni nom! ni âge! ni date!
vieillard, femme, enfant, rien ne distingue votre dépouille! Voilà
pourquoi, sans doute, cimetières d’Orient! sur vous, mieux que sur les
nôtres, plane l’immortalité, et pourquoi le voyageur a, en vous
apercevant, perdus dans la solitude, des sensations si profondes et si
étreignantes.

                   *       *       *       *       *

Un peu plus loin, la voix langoureuse d’une flûte kabyle descendait vers
la Bretonne à travers les broussailles, et en levant les yeux, elle
apercevait, au-dessus d’un ravin, une ronde de petites filles arabes
dont l’aînée n’avait pas six ans. On sentait sous leurs robes longues
les maigreurs ardentes de leurs corps ambrés; elles penchaient la tête
avec des mines tout à fait charmantes et fermaient à moitié, en riant,
leurs grands yeux noirs malicieux. Sans la fraîcheur aiguë des rires et
la candeur de leur chanson, on aurait pu les prendre pour de toutes
petites femmes, tant elles mettaient dans leurs pas de câlinerie
coquette et d’improvisation mystérieuse, jouant, avec la pièce d’étoffe
qui leur sert de coiffure, toute une pantomime de séduction tendre.

Très grave, le jeune berger, accroupi sur un roc, ne détachait point la
flûte de ses lèvres, perdu dans une extase. La danse s’animait, les
joues pâles se teintaient d’un rose léger, le chant restait d’une
innocence adorable.

Voici ce que disaient les filles des pasteurs:

    O clair de lune des petites ruelles,
    Dis à nos amies
    Qu’elles viennent jouer ici.
    Si elles ne viennent pas, nous irons les trouver
    Avec des sabots de cuivre.

    Montre-toi, lève-toi, ô soleil!
    Nous te mettrons un vieux bonnet,
    Nous te labourerons un petit champ,
    Un petit champ de cailloux,
    Avec une paire de souris.

Il arrivait à Jeffik, quand elle se hâtait en courant vers la maison
dans la crainte d’être en retard pour le dîner, d’entendre Léopold se
quereller avec la cuisinière,--une grosse brune délurée, des environs de
Toulouse,--mais en apercevant sa femme, la colère du gourmand tombait
tout d’un coup; il se sauvait comme un gamin pris en faute, un peu
confus.

--Ah! mon Dieu, grondait la bonne avec son accent méridional, mon Dieu!
quel cauchemar que cet homme! On en ferait une chanson de tout ce qu’il
dit.

--Voyons, calmez-vous, lui répondait sa maîtresse, n’y faites pas
attention, vous savez bien que Monsieur est un peu difficile.

--Eh! Madame, c’est qu’il y a longtemps qu’il mange! concluait-elle
aigrement.




XVI


Ainsi, gravir la montagne, tandis que la forêt déroule à ses pieds, au
fond du ravin, les masses sombres des sapins, à cet endroit d’où l’on
aperçoit au loin la mer immobile comme son beau rivage, avec des voiles
dépliées à sa surface dont la couleur crémeuse fait songer à de blancs
papillons posés sur un champ de lin fleuri d’azur; s’asseoir pendant
l’ardeur du jour sous les lauriers-roses, près de la source cachée
derrière des figuiers entremêlés d’une vigne sauvage qui donne des
fruits dégénérés et dont le vieux cep prend, avec les siècles, la force
rude d’un jeune chêne, pour suivre, dans l’ouverture du roc, où les
capillaires et les scolopendres ont établi leur maison verte, les
mouvements peureux de l’oiseau altéré; fouler avec indifférence la
poussière disséminée des hommes dans la ville morte; admirer sur les
grappes du raisin la même mielleuse couleur d’or que l’on voit étendue
sur les marbres en ruine transpercés de soleil; se reposer sur un
antique cercueil de jeune fille, où l’on descendit peut-être l’amour et
la beauté et pleurer sur elle; puis, fermer soudain les yeux pour
ressaisir les scènes de son enfance dans leur cadre gris et voir
Saint-Malo, les vieux murs rongés par l’embrun des vagues, les forts,
les tours, les châteaux, les grèves, les rochers, les navires ployant
sous le vent, les phares lumineux oscillant au milieu des tempêtes, la
mer tournant ainsi qu’un anneau autour de ce vieux granit qu’elle
enchâsse comme un bijou démodé, grossièrement taillé par les naïfs
corsaires; s’endormir ensuite allongée sur un sarcophage, la tête
appuyée sur un bouquet fraîchement cueilli ou sur d’épaisses mousses,
sans songer qu’avec ses tresses blondes, l’expression austère de ses
habits et l’ovale aminci de son visage, sa taille haute drapée dans une
simple gandoura, elle attendrissait autant le cœur que le souvenir d’une
vierge inconnue qu’on n’imaginait ni plus belle ni plus pâle que la
jeune Bretonne dormant sur son tombeau au bord d’une voie romaine; puis
enfin redescendre lentement au village et rêver, appuyée sur sa terrasse
par des nuits étincelantes d’Afrique, où les astres ont tant d’éclat
qu’on ne peut en détacher ses regards, étaient les plaisirs avec
lesquels Jeffik se flattait de vaincre l’ombre de Swevenmor.

Mais cette existence de contemplation et de songes ne servait qu’à
augmenter la force de ses sentiments intérieurs.--La solitude est un
terrain où prospère l’amour.--Impuissante à dominer ses pensées, elle
s’accusait tour à tour d’être infidèle à sa passion ou à son devoir, et
ses jours se consumaient de plus en plus à lutter contre les fantômes de
son cœur.

Une sorte d’espérance, qui ne quitte l’amante que lorsqu’elle n’aime
plus, se montrait parfois à ses yeux, semblable à l’étoile lointaine
dont on distingue avec effort la faible lueur à l’autre bout du ciel.
Son esprit enthousiaste ne pouvait s’empêcher de palpiter sans cesse,
comme les ailes d’un oiseau mourant, au souffle de l’idéal. Le vautour
blanc de l’Atlas aux pieds croisés s’élance aussi vers le soleil avec la
proie dérobée au troupeau, soudain ses forces le trahissent et il la
laisse retomber du haut des airs.

                   *       *       *       *       *

Les vignes étaient vendangées et le vin fermentait au fond des celliers
que les colons creusent dans le roc au-dessous de leurs chaumières
adossées au coteau; le rat des champs, pressentant le retour des pluies,
se rapprochait des villages; les charbonniers espagnols revenaient des
forêts avec leur escorte d’ânes disparaissant sous les sacs liés de
branches flexibles; on achevait les semailles; on rentrait les pommes de
terre, les dernières courges; on bouchait les crevasses pratiquées par
la sécheresse dans les murs de pisé; on entassait sous les hangars les
racines de lentisques qui servent à alimenter les foyers; et le marchand
arabe, ayant pressé ses olives, arrêtait de porte en porte son
bourriquet chargé des outres de peaux de bouc, pendant sur ses flancs
comme deux bêtes mortes, qui renferment l’huile vierge et un peu verte.

Le soir, un vent glacé, courant sur les plateaux avec un grand murmure
qui venait de la mer et des bois, chassait Jeffik de la terrasse; la
nature perdait chaque jour de sa beauté.--Certains pays, comme certains
visages, ne peuvent supporter impunément la tristesse.

                   *       *       *       *       *

Ce fut vers ce temps que la jeune Bretonne éprouva une commotion qui la
replongea plus avant dans son trouble.

Un soir de décembre qu’elle considérait dans une allée du jardin
quelques feuilles de figuier tombées des branches, glissant à ras de
terre en se déplaçant, par petits bonds, comme un oiseau qui cherche
quelque graine, Jeffik entendit un pas résonner sur la route sèche et
sonore. C’était un pied jeune, quoique un peu lourd, mais décidé
néanmoins. Tout à coup l’homme parut au tournant du chemin, pleinement
éclairé par la lune. Elle reconnut tout de suite un militaire, un
trainglot, comme on en voit chaque semaine venir de Miliana avec leurs
mulets pour approvisionner d’eau ferrugineuse la table des officiers, et
qui, ne devant partir que le lendemain, rentrait se coucher chez quelque
colon de sa connaissance.

Celui-ci se distinguait, au physique, par sa grande taille, ses cheveux
roux, sa laideur et son air joyeux. Il faisait tourner de la main droite
une grosse matraque et poussait devant lui, avec son pied, un caillou
tout en cheminant; puis il cessa son jeu, sembla se recueillir, et
entonna tout à coup ce refrain de la chanson normande que chantent les
conscrits au pays d’Auge:

    En avant, la Normandie!
    Marchons d’aplomb, mes enfants.
    Elle n’est pas engourdie,
    La race des gars normands!

Ce fut pour Jeffik tout une apparition de Saint-Paul-Église et de son
amour. Aussitôt qu’il parvint à portée, elle fit signe au soldat de
venir lui parler. Mais voyant cette femme en blanc, il dit:--Ah! vous
m’avez fait peur!

Elle le questionna sur mille sujets à la fois. Alors il l’interrompit:

--Attendez, j’vas vous dire tout c’que j’sais. Moi, je servais à
Saint-Paul, à l’auberge, chez Turpin; j’conduisais les voyageurs dans le
cabriolet; j’ai tiré au sort, j’ai amené cinq, a fallu partir... C’était
une bonne place...

--Parlez-moi de tous les gens du château!

--Bon. Ledormeur a marié sa fille Adrienne,--la jeune qu’a tant
d’astuce;--elle a monté une grande boutique en ville. La dame du
secrétaire de la mairie est devenue folle à force de chanter, on l’a
menée au Bon-Sauveur de Caen; son pauv’ mari était quasiment mort tant
qu’il avait bu de camomille:--toujours manger des radis et boire des
infusions, vous comprenez!... maintenant y mange chez nous et y se
r’fait ben.

--Et le commissaire de police?

--Ah! Madame, y l’y ont fait un procès, rapport aux dames vertes!
Fallait ben qu’ça vienne. Alors il est parti ailleurs. On l’a renvoyé
que j’pense.

--Et le maître d’école?

--Il a de la chance, celui-là, comme un pendu!... Sa tante est morte:
avec son héritance il a entrepris un journal; tout le monde l’achète le
jour du marché; sa femme et lui l’impriment la nuit, sensément dans une
machine; il porte un ruban violace à sa boutonnière;--paraît qu’on l’a
nommé officier.

Et puis, vous vous rappelez ben le grand Norvégien?... il est revenu
comme un intrépide; il a couru tout le pays en toqué pendant huit jours,
comme s’il avait perdu quéque chose... après, on ne l’a point revu.

Il parla encore longuement sur toutes sortes de choses, mais Jeffik ne
l’écoutait plus.

                   *       *       *       *       *

Maintenant les perdrix ont cueilli les dernières baies de lentisques,
l’hyène s’enhardit dans ses excursions nocturnes jusqu’à regarder à la
clarté de la lampe, par la fenêtre sans rideaux des maisons, la famille
réunie pour la veillée; quelques larges gouttes d’eau volent à la tombée
du jour, les oiseaux poussent des cris inquiets, la haute mer est une
plaine blanche. Le lendemain la pluie tombe, tombe à torrents, elle
rebondit, roule sur la croûte desséchée de la terre et commence à
grossir l’Oued-Djer qui se met à bondir, à bouillonner, à gronder, à se
cabrer dans son vaste lit; il déracine les lauriers-roses, il abat les
grands roseaux, il roule des arbres, il chasse les bêtes fauves tapies
dans ses fourrés impénétrables; le gué disparaît et son passage présente
à ce moment des dangers très certains. Malgré cela, les Arabes que leurs
affaires appellent derrière le Zaccar le traversent tout l’hiver avec
leurs mulets pour s’éviter un long détour, et les soldats continuent à
venir s’approvisionner d’eau minérale.

Léopold avait entre toutes la vanité de vouloir passer pour bon cavalier
et il ne prenait pas d’autre direction pour se rendre, au jour
déterminé, chaque mois à Miliana. Il montait une petite jument douce et
fort légère, deux Arabes lui faisaient escorte. Pendant toute la belle
saison, c’était pour lui une promenade matinale charmante de deux heures
à peine. Le sous-préfet le gardait à déjeuner, ce qui l’honorait fort:
un fin repas de vieux hommes gourmands égayé d’anecdotes. Il ne se fût
jamais pardonné de manquer d’exactitude au rendez-vous.

Aussi, sur le point de partir, quelques jours après les premières
grandes pluies, n’écouta-t-il point les observations des chaouchs
désignés pour l’accompagner, lui représentant que l’Oued devait être
très enflé et qu’il vaudrait mieux suivre la grande route, quitte à
prendre quelques temps de galop.

Comme ils insistaient, l’administrateur manifesta une certaine
inquiétude, puis, consultant la pendule qui marquait dix heures, il
frappa du pied et s’écria en jurant:

--Qu’est-ce que vous me chantez, vous autres! mais les trainglots
passent, les gens de Vesoul passent, on nous prendrait pour de fameux
capons! Allons, faites demi-tour!

                   *       *       *       *       *

Il paraît qu’au bord de l’eau, le fils du père Saussaie se montra moins
rassuré. Le torrent aux nappes bourbeuses mugissait comme une cataracte,
courait comme un chien, haletant; la jument, faible des jarrets,
glissait sur les herbes trempées et se cabrait d’effroi; de plus, son
caoutchouc et ses grandes bottes lui ôtaient la souplesse des
mouvements; enfin, par honte de reculer, sans doute, par dépit ou
fanfaronnade, il s’engagea dans la rivière entre ses deux cavaliers très
sûrs de leurs chevaux. Tel fut du moins le récit de ces derniers qui
tentèrent vainement de le sauver et échappèrent eux-mêmes par miracle à
la mort.

Il périt ainsi, englouti dans cette rivière d’Afrique, dont son père,
jeune soldat, suivit un jour les bords en chantant, vers l’endroit où le
pieux Arabe ensevelissait sa vieille mère.




XVII


La maison, située dans le vieux Alger, est blanche comme un cygne,
recueillie comme un cloître, carrée comme un dé d’ivoire; elle a deux
petites fenêtres grillées percées dans la muraille: la première, qui se
trouve hors de la vue des passants, laisse fuir la lumière au travers
des barreaux et pendre un pampre stérile; la seconde, de plain-pied avec
la rue en pente raide, reste muette et solidement close. Si quelque
bruit vient à troubler le silence pénétrant qui l’enveloppe, ce ne
peuvent être que des frôlements d’étoffes douces et de pieds nus mêlés à
la poussière, quelques sons gutturaux et voilés, et le heurt des anneaux
d’argent mesurant la marche des femmes.

Une porte étroite en boiserie, garnie de gros clous, s’ouvre sur la cour
toute baignée de fraîcheur; à gauche, quelques marches, effondrées à
demi, mènent dans une pièce spacieuse meublée à l’arabe; à droite, deux
celliers voûtés soutenus par des piliers trapus, aux chapiteaux
surchargés de dentelures qu’on emploie à suspendre quelques vases
poreux, supportent la terrasse où conduit un escalier qui tremble.

Un antique pied de vigne, de plus de mille ans d’âge, monte tout droit
jusqu’au niveau du toit en plate-forme; de là ses rameaux s’élancent
horizontalement, sans faiblir, comme une chevelure qu’emporte le vent,
et c’est un plafond élevé, vert et mouvant, tendu au-dessus de la cour
arabe, un velarium aux dessins d’émeraude sur un fond de ciel bleu. A
l’automne, quelques feuilles détachées des pampres s’échappent vers la
mer comme des oiseaux d’or.

On dit que chaque soir une inconnue, plus belle qu’autrefois l’esclave
chrétienne ravie par les maugrebins, et qui semble atteinte d’une
langueur ineffable, monte les degrés branlants, s’accoude sur le mur bas
dans l’angle de la terrasse où l’oranger secoue son parfum et ses fleurs
d’albâtre, reste immobile et muette des heures entières, les yeux perdus
sur l’horizon, jusqu’à ce qu’une enfant blonde, fatiguée d’écouter sa
négresse lui conter l’histoire merveilleuse de la diablesse Maratha dont
les yeux sont au bout des ailes, entraîne l’étrangère alors que la
triste derbouka retentit encore sur les autres toits et accompagne les
paroles gutturales des femmes arabes parées dans leur prison des plus
éblouissantes couleurs, ressemblant aux oiseaux des îles et ramageant
comme eux.

Quand l’enfant était lasse d’écouter la mer, de caresser ses pigeons, de
partager par-dessus les murs ses fruits avec les muchachos voisins et de
lire dans les livres, elle grimpait, vers le soir, jusqu’à l’ouverture
grillée de la fenêtre en se tenant aux pampres pour voir tout d’un coup
passer au-dessous d’elle quelques ombres inattendues effarouchant la
ruelle morne.

Un jour qu’elle était ainsi, penchant son visage mélancolique, elle
entendit son nom prononcé tout bas dans la rue. Très peu de gens le
connaissaient à présent ce nom, aussi son cœur fut horriblement serré,
et joignant ses petites mains blanches, elle écouta avec angoisse.

--Anne, dit encore la voix, si bas que c’était comme un souffle.

Alors l’enfant, inclinée vers la rue, avec confiance répondit sur le
même ton, comme s’adressant à un esprit venu pour la consoler:

--Est-ce vous, ma mère, qui appelez votre enfant?

--Hélas! non, ma pauvre petite, murmura un grand jeune homme qui se
montra soudain, ce n’est que moi!

--Swevenmor! s’exclamait-elle avec stupeur, voilà Swevenmor!

Elle courut lui ouvrir l’étroite porte.

Et, bien qu’elle ne fût encore qu’une toute petite fille, Anne vit que
ce beau jeune homme avait beaucoup souffert et qu’entre ses boucles
blondes quelque chose se balançait sur son front, comme une ombre.

Jeffik, attirée par le bruit ou par la vibration de ce nom bien-aimé,
parut au seuil de sa chambre et demeura sans cris, sans gestes, comme
clouée par l’effroi aux degrés effondrés.

Pendant bien longtemps ils ne purent que pleurer et s’étreindre, pleurer
et s’étreindre encore, tant leur joie, à peine ressuscitée, vacillait
devant eux, était obscurcie de tristesse et de science funeste. Ils
s’entretenaient de leur amour et le berçaient dans leur cœur avec des
sanglots, comme une mère étreint entre ses bras son enfant mort.

Vainement la vieille négresse plaça devant eux, sur la terrasse, un plat
de bois où fumait le repas, des fèves nouvelles et un fruit d’ananas;
vainement elle coupa, en l’honneur de l’hôte, la plus belle grappe de
muscat doré pendant à la treille comme un lustre d’or; vainement elle
sourit à tant de jeunesse; rien ne put arrêter les larmes délicieuses
qui allégeaient leurs âmes et entraînaient tout doucement le flot de
leurs infortunes.

Le lendemain Arvid dit à Jeffik:

--Nous sommes deux plantes de rocher: moi, je ressemble au saule penché
sur un torrent; vous, à la fleur d’œillet sauvage épanouie dans la
falaise, arrosée par l’écume des vagues. Ici l’on meurt. Il y a plus de
tristesse nostalgique sous ce beau ciel inaltérable et sur cette mer
endormie que dans nos nuages mobiles et nos marées tumultueuses. Pour
valoir quelque chose, l’homme a besoin d’être ébranlé jusque dans les
profondeurs de son être, le meilleur est celui qui tremble dans son nid
et dont les humbles jours roulent emportés comme des brins d’herbe par
le flux des hivers, des vents et des flots.

Et prenant la Bretonne sur sa poitrine, comme pour l’emporter et la
défendre, il continua avec enthousiasme par ces paroles dont il
l’enchantait autrefois, et dont le souvenir retombait sur son cœur comme
la strophe d’un poème:

--Allons au Nord, vers la Finlande et le Groenland, du côté des
Valkyries et de l’Étoile Polaire, fouler des neiges inviolées; tu
coucheras dans des lits de bouleau élevés comme des trônes, où le regard
nacré de la curieuse lune coulera sur toi à travers le bleu trouble de
la nuit; tu entendras le sol résonner sous le pas des chevaux sauvages;
nous mangerons dans des plats d’argent des rôtis de rennes en buvant du
vin épicé et du lait caillé tremblant dans des terrines; pour te plaire,
les femmes du gaard sortiront des greniers la plus belle gerbe afin de
l’offrir aux oiseaux que tu verras accourir de tous les coins du ciel;
pour t’en parer, je détacherai du bras d’une Finlandaise des bracelets
d’or dont les ciselures ont des caprices dignes de l’art le plus pur, et
je te porterai dans mes bras au-dessus des torrents; serrés l’un contre
l’autre, allons vers le Nord, jusqu’aux bornes silencieuses de la terre,
pour comprendre mieux la majesté de l’amour!


FIN







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BRETONNE ***


    

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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.