The Project Gutenberg eBook of Oraisons funèbres
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Title: Oraisons funèbres
Author: Jacques Bénigne Bossuet
Contributor: René Doumic
Release date: December 12, 2025 [eBook #77452]
Language: French
Original publication: Paris: Aristide Quillet, 1928
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ORAISONS FUNÈBRES ***
BOSSUET
ORAISONS FUNÈBRES
PRÉFACE
DE
RENÉ DOUMIC
PARIS
LIBRAIRIE ARISTIDE QUILLET
278, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
MCMXXVIII
CLASSIQUES QUILLET
publiés sous la Direction de
RAOUL MORTIER
[Illustration: BOSSUET
d’après le tableau de Rigault]
PRÉFACE
Les _Oraisons Funèbres_ de Bossuet sont, dans notre patrimoine
littéraire, un trésor unique. On a prononcé en français des milliers
d’oraisons funèbres; nous ne lisons plus que celles de Bossuet. D’autre
part, il n’est dans toute l’œuvre du grand orateur aucune partie qui
soit plus généralement connue et plus admirée.
Quelle a donc été la merveille réalisée ici par le génie de Bossuet? Ç’a
été de transformer un genre réputé pour être un «genre faux» et, en y
appliquant le grand principe classique, d’y faire entrer la vérité.
Au XVIIe siècle, l’oraison funèbre est uniquement un morceau d’apparat,
consacré à l’apologie des grands de la terre. Il nous reste dix-huit
oraisons funèbres de Henri IV, cinquante-trois de Louis XIV, vingt et
une d’Anne d’Autriche, neuf du grand Dauphin, vingt du duc de Bourgogne.
Après la mort d’un personnage illustre, on prononçait son éloge à Paris,
en province, dans les couvents, dans les collèges. Nous pouvons nous
faire, d’après telle lettre de Madame de Sévigné--celle du 6 mai
1672--une idée de ces cérémonies. On convoquait la cour et la ville, on
distribuait dans les maisons et on collait aux murs de vastes affiches
en «gros canons». Le jour venu, la meilleure compagnie se trouvait
réunie à l’église; on admirait le mausolée touchant à la voûte, décoré
de grandes figures, orné de mille lumières. On y voyait quatre
squelettes chargés des marques de la dignité du défunt; au-dessus les
quatre arts; au-dessus, les vertus; et, tout en haut, quatre anges
recevant l’âme du défunt. On se disait que Lebrun, qui avait fait le
plan de la décoration, s’était surpassé. Le _Miserere_ de Lulli était
beau à pleurer. Venait l’orateur: on se demandait comment il allait
soutenir la beauté du spectacle. Monté en chaire, il faisait des traits
d’éloquence, si à propos et de si bonne grâce, que tout le monde en
était charmé...
Bossuet avait bien vu l’écueil du genre, et là où «tout entrait, comme
il l’avait dit, excepté l’esprit de Dieu», il a su faire en sorte que
tout fût pour l’édification, rien pour la vaine pompe et l’éloge
complaisant.
Soucieux de vérité, il y met d’abord la vérité personnelle, celle de ses
impressions et de ses émotions. Ce n’est pas seulement un orateur qui
discourt, c’est un ami qui se rappelle des conversations, un directeur,
un consolateur, au lit de mort, qui se souvient d’entretiens spirituels.
«Alors, dit-il dans l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse, alors je fus
témoin de la douleur la plus pénétrante.» On ne retrouverait pas
ailleurs, à cette époque, cet accent d’intimité, de familiarité dans le
souvenir simple et grave.
Puis il introduit dans le panégyrique la vérité de l’histoire. L’abbé
Faydit raconte qu’avant de composer ses oraisons funèbres, Bossuet
relisait deux chants d’Homère. Cela n’est pas impossible. Mais quand il
nous montre Enghien enfonçant trois fois les bataillons espagnols, ce
n’est pas là un chiffre épique, c’est le nombre exact. Avant de parler
de la Reine d’Angleterre, il avait demandé à Madame de Motteville des
notes précises. Ces notes, on les possède: les termes de Bossuet
rappellent souvent ceux de Madame de Motteville. Les détails précis, les
faits particuliers, les paroles empruntées aux personnages mêmes
abondent. On a cité souvent l’allusion si touchante à cet anneau
qu’Henriette d’Angleterre mourante fit remettre à Bossuet. Voici un
autre détail, moins connu peut-être. On ne voit d’ordinaire qu’un
mouvement oratoire dans le passage où Bossuet parle de «ces demeures
souterraines où les rangs sont si pressés». Or, on venait tout récemment
d’être obligé d’agrandir les caveaux de Saint-Denis, pour faire place
aux nouveaux arrivants. Les bruits d’empoisonnement qui avaient couru
partout, à la mort d’Henriette d’Angleterre ont trouvé un écho discret
dans un mot de l’oraison funèbre: «ce mal si étrange!» Bossuet, quand il
loue Condé n’ignore pas les bruits d’athéisme qui ont couru sur son
héros, «belle âme devant Dieu, s’il y croyait», dit Guy-Patin. Voilà
pourquoi il leur oppose ce mot formel: «Je n’ai jamais douté des
mystères, quoi qu’on en ait dit.» L’Oraison funèbre d’Anne de Gonzague,
entièrement faite avec des citations, est moins un éloge que l’histoire
d’une conversion.
Bossuet ne se borne pas à laisser parler ses héros: il les compare et il
les juge. Mettre Turenne en parallèle avec Condé, cela, aujourd’hui,
nous paraît tout naturel, et la comparaison est devenue banale. Il en
allait alors tout autrement. On savait à Versailles que Louvois aimait
peu Turenne. Mais surtout placer sur la même ligne un prince du sang et
un cadet de famille, cela sembla aux courtisans pour le moins hardi.
Madame de Sévigné trouve la chose «un peu violente». Un bel esprit du
temps, le comte de Grammont, disait à Louis XIV qu’il venait d’entendre
l’oraison funèbre, non pas de Condé, mais de Turenne. Le fait est que
Bossuet n’avait vu dans Turenne et Condé que deux grands hommes donnés
par Dieu au Roi pour son service. Bourdaloue, qui a traité le même
sujet, nomme aussi Turenne, mais c’est pour en faire le plus humble des
admirateurs et disciples de Condé. Bossuet s’élève au-dessus des
questions d’étiquette, au-dessus même des opinions les plus
universellement admises en son temps et des usages consacrés. Dans
l’Oraison funèbre de la Palatine, il réclame contre le droit d’aînesse:
«La princesse Marie, pleine alors de l’esprit du monde, croyait, selon
la coutume des grandes maisons, que ses jeunes sœurs devaient être
sacrifiées à ses grands desseins... La princesse Bénédicte, la plus
jeune des trois sœurs, fut la première immolée à ses intérêts de
famille.» Il y critique aussi l’usage de nommer des enfants en bas âge à
des fonctions auxquelles ils pourraient être parfaitement inaptes: «On
la fit abbesse, sans que, dans un âge si tendre, elle sût ce qu’elle
faisait.» A chacun des endroits scabreux, indiqués d’avance, Bossuet qui
se sait attendu par la curiosité générale, y satisfait avec une
honnêteté courageuse et sobre. En parlant d’Anne de Gonzague, il blâme
franchement ses désordres, mais s’en prend surtout à l’irréligion et à
l’oubli de Dieu. Chez Marie-Thérèse, il fallait bien louer cette douceur
résignée que n’avaient point rebutée les nombreuses infidélités du Roi.
Aussi Bossuet parlera-t-il de cette «prudence tempérée qui calme les
passions que la résistance violente ne ferait qu’aigrir». Même sûreté
pour Condé. La difficulté était grande. L’architecte chargé de composer
le catafalque, avait représenté en bas-reliefs toutes les époques de la
vie du prince. Le temps de sa liaison avec les Espagnols n’était exprimé
que par une nuit profonde, avec ces mots se détachant en latin: «Ce qui
se fait loin du soleil doit être caché.» Bossuet va droit à la faute et
d’un mot il dit tout, appelant son héros: «le plus coupable des hommes».
Ce qui sauvegarde, chez Bossuet, la liberté du jugement, c’est qu’avec
lui l’idée religieuse est l’âme du discours. Par-dessus toutes les
autres, la vérité qu’il veut imprimer au panégyrique, prononcé dans la
chaire, c’est la vérité chrétienne. Le dogme y prend sa place, comme la
morale. Dans l’Oraison funèbre de la Duchesse d’Orléans, dans celle de
la Palatine, le dogme de la grâce est traité tout au long; il n’en est
pas une où il ne joue son rôle: partout, les personnages nous sont
montrés dans leurs rapports intimes avec cette grâce divine qui met le
sceau à la vertu. Toutes les grandes qualités de Condé sont énumérées
afin de montrer que seules elles ne sont rien et que la piété est le
tout de l’homme. Mais ce n’est pas seulement dans la vie particulière de
ses héros que Bossuet fait intervenir le point de vue religieux. Il nous
montre encore la main de Dieu qui se sert de leurs vertus et de leurs
vices mêmes pour l’exécution de ses desseins. Cette idée qu’on retrouve
dans toutes les oraisons funèbres, mais dans celle notamment de la Reine
d’Angleterre, est l’idée même qui domine le _Discours sur l’Histoire
Universelle_, et elle nous ramène à saluer dans l’orateur comme dans
l’historien l’incomparable théoricien de la Providence.
C’est ainsi qu’on voit circuler dans les _Oraisons Funèbres_ tous les
grands courants qui traversent l’œuvre de Bossuet: on y retrouve
l’historien et le philosophe, comme le prédicateur et le théologien.
D’un genre d’apparat il a su faire un genre de vérité et d’édification;
c’est sa part d’invention et c’est le coup de génie. L’oraison funèbre
devient ainsi avec lui un sermon illustré par un grand exemple,
chef-d’œuvre tout à la fois de littérature classique et de la
prédication chrétienne.
RENÉ DOUMIC
ORAISON FUNÈBRE
DE
HENRIETTE-MARIE DE FRANCE
REINE DE LA GRANDE-BRETAGNE
Prononcée le 16 novembre 1669, en présence de _Monsieur_, frère unique
du Roi, et de _Madame_, en l’Église des Religieuses de Sainte-Marie de
Chaillot, où repose le cœur de Sa Majesté.
Et nunc, reges, intelligite: erudimini, qui judicatis terram.
Ps. II, v. 10.
_Maintenant, ô rois, apprenez: instruisez-vous, juges de la
terre._
MONSEIGNEUR, Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les
empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance,
est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur
donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit
qu’il élève les trônes, soit qu’il les abaisse, soit qu’il communique sa
puissance aux princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur
laisse que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d’une
manière digne de lui. Car, en leur donnant sa puissance, il leur
commande d’en user, comme il fait lui-même, pour le bien du monde; et il
leur fait voir, en la retirant, que toute leur majesté est empruntée; et
que pour être assis sur le trône, ils n’en sont pas moins sous sa main
et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les princes,
non seulement par des discours et par des paroles, mais encore par des
effets et par des exemples. _Et nunc, reges, intelligite: erudimini, qui
judicatis terram._
Chrétiens, que la mémoire d’une grande reine, fille, femme, mère de rois
si puissants, et souveraine de trois royaumes, appelle de tous côtés à
cette triste cérémonie, ce discours vous fera paraître un de ces
exemples redoutables, qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout
entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses
humaines: la félicité sans bornes, aussi bien que les misères; une
longue et paisible jouissance d’une des plus nobles couronnes de
l’univers; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et
la grandeur, accumulé sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les
outrages de la fortune; la bonne cause d’abord suivie de bons succès; et
depuis, des retours soudains; des changements inouïs; la rébellion
longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse; nul frein à la
licence; les lois abolies, la majesté violée par des attentats
jusqu’alors inconnus; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de
liberté; une reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois
royaumes, et à qui sa propre patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil;
neuf voyages sur mer entrepris par une princesse, malgré les tempêtes;
l’Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si
divers, et pour des causes si différentes; un trône indignement
renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu
donne aux rois: ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de
ses grandeurs. Si les paroles nous manquent, si les expressions ne
répondent pas à un sujet si vaste et si relevé, les choses parleront
assez d’elles-mêmes. Le cœur d’une grande reine, autrefois élevé par une
si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme
d’amertumes, parlera assez haut: et s’il n’est pas permis aux
particuliers de faire des leçons aux princes sur des événements si
étranges, un roi me prête ses paroles pour leur dire: _Entendez, ô
grands de la terre; instruisez-vous, arbitres du monde._
Mais la sage et religieuse princesse, qui fait le sujet de ce discours,
n’a pas été seulement un spectacle proposé aux hommes, pour y étudier
les conseils de la Divine Providence, et les fatales révolutions des
monarchies; elle s’est instruite elle-même, pendant que Dieu instruisait
les princes par son exemple. J’ai déjà dit que ce grand Dieu les
enseigne, et en leur donnant et en leur ôtant leur puissance. La reine,
dont nous parlons, à également entendu deux leçons si opposées;
c’est-à-dire, qu’elle a usé chrétiennement de la bonne et de la mauvaise
fortune. Dans l’une, elle a été bienfaisante; dans l’autre, elle s’est
montrée toujours invincible. Tant qu’elle a été heureuse, elle a fait
sentir son pouvoir au monde par des bontés infinies; quand la fortune
l’eut abandonnée, elle s’enrichit plus que jamais elle-même de vertus:
tellement qu’elle a perdu pour son propre bien cette puissance royale,
qu’elle avait pour le bien des autres; et si ses sujets, si ses alliés,
si l’Église Universelle a profité de ses grandeurs, elle-même a su
profiter de ses malheurs et de ses disgrâces plus qu’elle n’avait fait
de toute sa gloire. C’est ce que nous remarquerons dans la vie
éternellement mémorable de très haute, très excellente, et très
puissante princesse HENRIETTE-MARIE DE FRANCE, REINE DE LA
GRANDE-BRETAGNE.
* * * * *
Quoique personne n’ignore les grandes qualités d’une reine, dont
l’histoire a rempli tout l’univers, je me sens obligé d’abord à les
rappeler en votre mémoire, afin que cette idée nous serve pour toute la
suite du discours. Il serait superflu de parler au long de la glorieuse
naissance de cette princesse: on ne voit rien sous le soleil qui en
égale la grandeur. Le pape saint Grégoire a donné dès les premiers
siècles cet éloge singulier à la couronne de France[1], qu’elle est
autant au-dessus des autres couronnes du monde, que la dignité royale
surpasse les fortunes particulières. Que s’il a parlé en ces termes du
temps du roi Childebert, et s’il a élevé si haut la race de Mérovée,
jugez ce qu’il aurait dit du sang de saint Louis et de Charlemagne.
Issue de cette race, fille de Henri le Grand, et de tant de rois, son
grand cœur a surpassé sa naissance. Toute autre place qu’un trône eût
été indigne d’elle. A la vérité, elle eut de quoi satisfaire à sa noble
fierté, quand elle vit qu’elle allait unir la maison de France à la
royale famille des Stuart, qui étaient venus à la succession de la
couronne d’Angleterre par une fille de Henri VII, mais qui tenaient de
leur chef, depuis plusieurs siècles, le sceptre d’Écosse, et qui
descendaient de ces rois antiques, dont l’origine se cache si avant dans
l’obscurité des premiers temps. Mais si elle eut de la joie de régner
sur une grande nation, c’est parce qu’elle pouvait contenter le désir
immense, qui sans cesse la sollicitait à faire du bien. Elle eut une
magnificence royale; et l’on eût dit qu’elle perdait ce qu’elle ne
donnait pas. Ses autres vertus n’ont pas été moins admirables. Fidèle
dépositaire des plaintes et des secrets, elle disait que les princes
devaient garder le même silence que les confesseurs, et avoir la même
discrétion. Dans la plus grande fureur des guerres civiles, jamais on
n’a douté de sa parole, ni désespéré de sa clémence. Quelle autre a
mieux pratiqué cet art obligeant, qui fait qu’on se rabaisse sans se
dégrader, et qui accorde si heureusement la liberté avec le respect?
Douce, familière, agréable, autant que ferme et vigoureuse, elle savait
persuader et convaincre, aussi bien que commander, et faire valoir la
raison non moins que l’autorité. Vous verrez avec quelle prudence elle
traitait les affaires; et une main si habile eût sauvé l’État, si l’État
eût pu être sauvé. On ne peut assez louer la magnanimité de cette
princesse. La fortune ne pouvait rien sur elle: ni les maux qu’elle a
prévus, ni ceux qui l’ont surprise, n’ont abattu son courage. Que
dirai-je de son attachement immuable à la religion de ses ancêtres? Elle
a bien su reconnaître que cet attachement faisait la gloire de sa
maison, aussi bien que celle de toute la France, seule nation de
l’univers qui, depuis douze siècles presque accomplis que ses rois ont
embrassé le christianisme, n’a jamais vu sur le trône que des princes
enfants de l’Église. Aussi a-t-elle toujours déclaré que rien ne serait
capable de la détacher de la foi de saint Louis. Le roi son mari lui a
donné, jusqu’à la mort, ce bel éloge, qu’il n’y avait que le seul point
de la religion, où leurs cœurs fussent désunis; et confirmant par son
témoignage la piété de la reine, ce prince très éclairé a fait connaître
en même temps à toute la terre la tendresse, l’amour conjugal, la sainte
et inviolable fidélité de son épouse incomparable.
[1] Lib. VI, Ep. 6.
Dieu qui rapporte tous ses conseils à la conservation de la sainte
Église, et qui, fécond en moyens, emploie toutes choses à ses fins
cachées, s’est servi autrefois des chastes attraits de deux saintes
héroïnes, pour délivrer ses fidèles des mains de leurs ennemis. Quand il
voulut sauver la ville de Béthulie, il tendit dans la beauté de Judith
un piège imprévu et inévitable à l’aveugle brutalité d’Holopherne. Les
grâces pudiques de la reine Esther eurent un effet aussi salutaire, mais
moins violent. Elle gagna le cœur du roi son mari, et fit d’un prince
fidèle un illustre protecteur du peuple de Dieu. Par un conseil à peu
près semblable, ce grand Dieu avait préparé un charme innocent au roi
d’Angleterre, dans les agréments infinis de la reine son épouse. Comme
elle possédait son affection (car les nuages qui avaient paru au
commencement furent bientôt dissipés), et que son heureuse fécondité
redoublait tous les jours les sacrés liens de leur amour mutuel; sans
commettre l’autorité du roi son seigneur, elle employait son crédit à
procurer un peu de repos aux catholiques accablés. Dès l’âge de quinze
ans elle fut capable de ces soins: et seize années d’une prospérité
accomplie, qui coulèrent sans interruption, avec l’admiration de toute
la terre, furent seize années de douceur pour cette Église affligée. Le
crédit de la reine obtint aux catholiques ce bonheur singulier et
presque incroyable, d’être gouvernés successivement par trois nonces
apostoliques, qui leur apportaient les consolations, que reçoivent les
enfants de Dieu de la communication avec le saint-siège.
Le pape saint Grégoire, écrivant au pieux empereur Maurice, lui
représente en ces termes les devoirs des rois chrétiens[2]: _Sachez, ô
grand empereur, que la souveraine puissance vous est accordée d’en haut,
afin que la vertu soit aidée, que les voies du ciel soient élargies, et
que l’empire de la terre serve l’empire du ciel._ C’est la vérité même,
qui lui a dicté ces belles paroles. Car qu’y a-t-il de plus convenable à
la puissance, que de secourir la vertu? A quoi la force doit-elle
servir, qu’à défendre la raison? Et pourquoi commandent les hommes, si
ce n’est pour faire que Dieu soit obéi? Mais surtout il faut remarquer
l’obligation si glorieuse que ce grand pape impose aux princes,
d’élargir les voies du ciel. Jésus-Christ a dit dans son Évangile[3]:
_Combien est étroit le chemin qui mène à la vie!_ Et voici ce qui le
rend si étroit: c’est que le juste, sévère à lui-même, et persécuteur
irréconciliable de ses propres passions, se trouve encore persécuté par
les injustes passions des autres, et ne peut pas même obtenir que le
monde le laisse en repos dans ce sentier solitaire et rude, où il grimpe
plutôt qu’il ne marche. Accourez, dit saint Grégoire, puissances du
siècle; voyez dans quel sentier la vertu chemine; doublement à l’étroit,
et par elle-même, et par l’effort de ceux qui la persécutent:
secourez-la, tendez-lui la main: puisque vous la voyez déjà fatiguée du
combat qu’elle soutient au dedans contre tant de tentations qui
accablent la nature humaine, mettez-la du moins à couvert des insultes
du dehors. Ainsi vous élargirez un peu les voies du ciel, et rétablirez
ce chemin, que sa hauteur et son âpreté rendront toujours assez
difficile.
[2] S. Greg. Lib. II, Ep. 62; Maur. Lib. III, Ep. 65.
[3] Matt. VIII. 14.
Mais si jamais l’on peut dire que la voie du chrétien est étroite,
c’est, messieurs, durant les persécutions. Car que peut-on imaginer de
plus malheureux que de ne pouvoir conserver la foi, sans s’exposer au
supplice, ni sacrifier sans trouble, ni chercher Dieu qu’en tremblant?
Tel était l’état déplorable des catholiques anglais. L’erreur et la
nouveauté se faisaient entendre dans toutes les chaires; et la doctrine
ancienne, qui, selon l’oracle de l’Évangile[4], _doit être prêchée
jusque sur les toits_, pouvait à peine parler à l’oreille. Les enfants
de Dieu étaient étonnés de ne voir plus ni l’autel, ni le sanctuaire, ni
ces tribunaux de miséricorde, qui justifient ceux qui s’accusent. O
douleur! Il fallait cacher la pénitence avec le même soin qu’on eût fait
les crimes; et Jésus-Christ même se voyait contraint, au grand malheur
des hommes ingrats, de chercher d’autres voiles et d’autres ténèbres,
que ces voiles et ces ténèbres mystiques, dont il se couvre
volontairement dans l’Eucharistie. A l’arrivée de la reine, la rigueur
se ralentit, et les catholiques respirèrent. Cette chapelle royale
qu’elle fit bâtir avec tant de magnificence dans son palais de Somerset,
rendait à l’Église sa première forme. Henriette, digne fille de saint
Louis, y animait tout le monde par son exemple, et y soutenait avec
gloire par ses retraites, par ses prières, et par ses dévotions,
l’ancienne réputation de la très chrétienne maison de France. Les
prêtres de l’Oratoire, que le grand Pierre de Bérulle avait conduits
avec elle, et après eux les pères capucins, y donnèrent, par leur piété,
aux autels leur véritable décoration, et au service divin sa majesté
naturelle. Les prêtres et les religieux, zélés et infatigables pasteurs
de ce troupeau affligé, qui vivaient en Angleterre pauvres, errants,
travestis, _desquels_[5] aussi _le monde n’était pas digne_, venaient
reprendre avec joie les marques glorieuses de leur profession dans la
chapelle de la reine; et l’Église désolée, qui autrefois pouvait à peine
gémir librement, et pleurer sa gloire passée, faisait retentir hautement
les cantiques de Sion dans une terre étrangère. Ainsi la pieuse reine
consolait la captivité des fidèles, et relevait leur espérance.
[4] Matt. X, 27.
[5] Heb. XI, 38.
Quand Dieu[6] laisse sortir du puits de l’abîme la fumée qui obscurcit
le soleil, selon l’expression de l’Apocalypse, c’est-à-dire l’erreur et
l’hérésie; quand pour punir les scandales, ou pour réveiller les peuples
et les pasteurs, il permet à l’esprit de séduction de tromper les âmes
hautaines, et de répandre partout un chagrin superbe, une indocile
curiosité, et un esprit de révolte: il détermine dans sa sagesse
profonde les limites qu’il veut donner aux malheureux progrès de
l’erreur, et aux souffrances de son Église. Je n’entreprends pas,
chrétiens, de vous dire la destinée des hérésies de ces derniers
siècles, ni de marquer le terme fatal, dans lequel Dieu a résolu de
borner leur cours. Mais si mon jugement ne me trompe pas, si, rappelant
la mémoire des siècles passés, j’en fais un juste rapport à l’état
présent, j’ose croire, et je vois les sages concourir à ce sentiment,
que les jours d’aveuglement sont écoulés, et qu’il est temps désormais
que la lumière revienne. Lorsque le roi Henri VIII, prince en tout le
reste accompli, s’égara dans les passions qui ont perdu Salomon et tant
d’autres rois, et commença d’ébranler l’autorité de l’Église, les sages
lui dénoncèrent qu’en remuant ce seul point, il mettait tout en péril,
et qu’il donnait, contre son dessein, une licence effrénée aux âges
suivants. Les sages le prévirent; mais les sages sont-ils crus en ces
temps d’emportement, et ne se rit-on pas de leurs prophéties? Ce qu’une
judicieuse prévoyance n’a pu mettre dans l’esprit des hommes, une
maîtresse plus impérieuse, je veux dire l’expérience, les a forcés de le
croire. Tout ce que la religion a de plus saint a été en proie.
L’Angleterre a tant changé, qu’elle ne sait plus elle-même à quoi s’en
tenir; et plus agitée en sa terre et dans ses ports mêmes, que l’Océan
qui l’environne, elle se voit inondée par l’effroyable débordement de
mille sectes bizarres. Qui sait si, étant revenue de ses erreurs
prodigieuses touchant la royauté, elle ne poussera pas plus loin ses
réflexions; et si, ennuyée de ses changements, elle ne regardera pas
avec complaisance l’état qui a précédé? Cependant admirons ici la piété
de la reine, qui a su si bien conserver les précieux restes de tant de
persécutions. Que de pauvres, que de malheureux, que de familles ruinées
pour la cause de la foi, ont subsisté pendant tout le cours de sa vie
par l’immense profusion de ses aumônes! Elles se répandaient de toutes
parts jusqu’aux dernières extrémités de ses trois royaumes; et,
s’étendant par leur abondance même sur les ennemis de la foi, elles
adoucissaient leur aigreur, et les ramenaient à l’Église. Ainsi non
seulement elle conservait, mais encore elle augmentait le peuple de
Dieu. Les conversions étaient innombrables, et ceux qui en ont été
témoins oculaires nous ont appris, que pendant trois ans de séjour
qu’elle a fait dans la cour du roi son fils, la seule chapelle royale a
vu plus de trois cents convertis, sans parler des autres, abjurer
saintement leurs erreurs entre les mains de ses aumôniers. Heureuse
d’avoir conservé si soigneusement l’étincelle de ce _feu_[7] divin que
Jésus est _venu allumer au monde_! Si jamais l’Angleterre revient à soi;
si ce levain précieux vient un jour à sanctifier toute cette masse, où
il a été mêlé par ses royales mains, la postérité la plus éloignée
n’aura pas assez de louanges, pour célébrer les vertus de la religieuse
Henriette, et croira devoir à sa piété l’ouvrage si mémorable du
rétablissement de l’Église.
[6] Apoc. IX, 1, 2.
[7] Luc. XII, 49.
Que si l’histoire de l’Église garde chèrement la mémoire de cette reine,
notre histoire ne taira pas les avantages qu’elle a procurés à sa maison
et à sa patrie. Femme et mère très chérie et très honorée, elle a
réconcilié avec la France le roi son mari, et le roi son fils. Qui ne
sait qu’après la mémorable action de l’île de Ré, et durant ce fameux
siège de la Rochelle, cette princesse, prompte à se servir des
conjonctures importantes, fit conclure la paix, qui empêcha l’Angleterre
de continuer son secours aux calvinistes révoltés? Et dans ces dernières
années, après que notre grand roi, plus jaloux de sa parole et du salut
de ses alliés que de ses propres intérêts, eut déclaré la guerre aux
Anglais, ne fut-elle pas encore une sage et heureuse médiatrice? Ne
réunit-elle pas les deux royaumes? Et depuis encore ne s’est-elle pas
appliquée en toutes rencontres à conserver cette même intelligence? Ces
soins regardent maintenant vos altesses royales: et l’exemple d’une
grande reine, aussi bien que le sang de France et d’Angleterre, que vous
avez uni par votre heureux mariage, vous doit inspirer le désir de
travailler sans cesse à l’union de deux rois qui vous sont si proches,
et de qui la puissance et la vertu peuvent faire le destin de toute
l’Europe.
Monseigneur, ce n’est plus seulement par cette vaillante main et par ce
grand cœur que vous acquerrez de la gloire. Dans le calme d’une profonde
paix vous aurez les moyens de vous signaler; et vous pouvez servir
l’État sans l’alarmer, comme vous avez fait tant de fois, en exposant au
milieu des plus grands hasards de la guerre une vie aussi précieuse et
aussi nécessaire que la vôtre. Ce service, monseigneur, n’est pas le
seul qu’on attend de vous, et l’on peut tout espérer d’un prince que la
sagesse conseille, que la valeur anime, et que la justice accompagne
dans toutes ses actions. Mais où m’emporte mon zèle si loin de mon
triste sujet? Je m’arrête à considérer les vertus de Philippe, et je ne
songe pas que je vous dois l’histoire des malheurs de Henriette.
J’avoue en la commençant, que je sens plus que jamais la difficulté de
mon entreprise. Quand j’envisage de près les infortunes inouïes d’une si
grande reine, je ne trouve plus de paroles; et mon esprit, rebuté de
tant d’indignes traitements qu’on a faits à la majesté et à la vertu, ne
se résoudrait jamais à se jeter parmi tant d’horreurs, si la constance
admirable avec laquelle cette princesse a soutenu ses calamités, ne
surpassait de bien loin les crimes qui les ont causées. Mais en même
temps, chrétiens, un autre soin me travaille. Ce n’est pas un ouvrage
humain que je médite. Je ne suis pas ici un historien qui doit vous
développer le secret des cabinets, ni l’ordre des batailles, ni les
intérêts des parties: il faut que je m’élève au-dessus de l’homme, pour
faire trembler toute créature sous les jugements de Dieu!
_J’entrerai_[8] avec David, _dans les puissances du Seigneur_, et j’ai à
vous faire voir les merveilles de sa main et de ses conseils; conseils
de juste vengeance sur l’Angleterre; conseils de miséricorde pour le
salut de la reine: mais conseils marqués par le doigt de Dieu, dont
l’empreinte est si vive et si manifeste dans les événements que j’ai à
traiter, qu’on ne peut résister à cette lumière.
[8] Ps. LXX, 15.
Quelque haut qu’on puisse remonter, pour rechercher dans les histoires
les exemples des grandes mutations, on trouvera que jusqu’ici elles sont
causées ou par la mollesse, ou par la violence des princes. En effet,
quand les princes, négligeant de connaître leurs affaires et leurs
armées, ne travaillent qu’à la chasse, comme disait cet historien[9],
n’ont de gloire que pour le luxe, ni d’esprit que pour inventer des
plaisirs, ou quand, emportés par leur humeur violente, ils ne gardent
plus ni lois ni mesures, et qu’ils ôtent les égards et la crainte aux
hommes, en faisant que les maux qu’ils souffrent, leur paraissent plus
insupportables que ceux qu’ils prévoient: alors ou la licence excessive,
ou la patience poussée à l’extrémité, menacent terriblement les maisons
régnantes.
[9] Quint-Curt. lib. VIII, 9.
Charles Ier, roi d’Angleterre, était juste, modéré, magnanime, très
instruit de ses affaires et des moyens de régner. Jamais prince ne fut
plus capable de rendre la royauté, non seulement vénérable et sainte,
mais encore aimable et chère à ses peuples. Que lui peut-on reprocher,
sinon sa clémence? Je veux bien avouer de lui ce qu’un auteur célèbre a
dit de César: _Qu’il a été clément, jusqu’à être obligé de s’en
repentir[10]._ Que ce soit donc là, si l’on veut, l’illustre défaut de
Charles aussi bien que de César: mais que ceux qui veulent croire que
tout est faible dans les malheureux et dans les vaincus, ne pensent pas
pour cela nous persuader que la force ait manqué à son courage, ni la
vigueur à ses conseils. Poursuivi à toute outrance par l’implacable
malignité de la fortune, trahi de tous les siens, il ne s’est pas manqué
à lui-même. Malgré les mauvais succès de ses armes infortunées, si on a
pu le vaincre, on n’a pas pu le forcer: et comme il n’a jamais refusé ce
qui était raisonnable, étant vainqueur, il a toujours rejeté ce qui
était faible et injuste, étant captif. J’ai peine à contempler son grand
cœur dans ces dernières épreuves. Mais certes il a montré qu’il n’est
pas permis aux rebelles de faire perdre la majesté à un roi qui sait se
connaître; et ceux qui ont vu de quel front il a paru dans la salle de
Westminster et dans la place de Whitehall peuvent juger aisément combien
il était intrépide à la tête de ses armées, combien auguste et
majestueux au milieu de son palais et de sa cour. Grande reine, je
satisfais à vos plus tendres désirs, quand je célèbre ce monarque; et ce
cœur qui n’a jamais vécu que pour lui, se réveille, tout poudre qu’il
est, et devient sensible, même sous ce drap mortuaire, au nom d’un époux
si cher, à qui ses ennemis même accorderont le titre de sage, et celui
de juste, et que la postérité mettra au rang des grands princes, si son
histoire trouve des lecteurs, dont le jugement ne se laisse pas
maîtriser aux événements ni à la fortune.
[10] Plin. Hist. nat. lib. VII, c. 25.
Ceux qui sont instruits des affaires, étant obligés d’avouer que le roi
n’avait point donné d’ouverture ni de prétexte aux excès sacrilèges dont
nous abhorrons la mémoire, en accusent la fierté indomptable de la
nation: et je confesse que la haine des parricides pourrait jeter les
esprits dans ce sentiment. Mais quand on considère de plus près
l’histoire de ce grand royaume, et particulièrement les derniers règnes,
où l’on voit non seulement les rois majeurs, mais encore les pupilles,
et les reines mêmes si absolues et si redoutées; quand on regarde la
facilité incroyable avec laquelle la religion a été ou renversée ou
rétablie par Henri, par Édouard, par Marie, par Élisabeth, on ne trouve,
ni la nation si rebelle, ni ses parlements si fiers et si factieux: au
contraire, on est obligé de reprocher à ces peuples d’avoir été trop
soumis, puisqu’ils ont mis sous le joug leur foi même et leur
conscience. N’accusons donc pas aveuglément le naturel des habitants de
l’île la plus célèbre du monde, qui, selon les plus fidèles histoires,
tirent leur origine des Gaules; et ne croyons pas que les Merciens, les
Danois et les Saxons aient tellement corrompu en eux ce que nos pères
leur avaient donné de bon sens, qu’ils soient capables de s’emporter à
des procédés si barbares, s’il ne s’y était mêlé d’autres causes.
Qu’est-ce donc qui les a poussés? Quelle force, quel transport, quelle
intempérie a causé ces agitations et ces violences? N’en doutons pas,
chrétiens; les fausses religions, le libertinage d’esprit, la fureur de
disputer des choses divines, sans fin, sans règle, sans soumissions, a
emporté les courages. Voilà les ennemis que la reine a eu à combattre,
et que ni sa prudence, ni sa douceur, ni sa fermeté, n’ont pu vaincre.
J’ai déjà dit quelque chose de la licence où se jettent les esprits,
quand on ébranle les fondements de la religion, et qu’on remue les
bornes une fois posées. Mais comme la matière que je traite me fournit
un exemple manifeste et unique dans tous les siècles, de ces extrémités
furieuses, il est, messieurs, de la nécessité de mon sujet, de remonter
jusqu’au principe, et de vous conduire pas à pas par tous les excès où
le mépris de la religion ancienne, et celui de l’autorité de l’Église,
ont été capables de pousser les hommes.
Donc la source de tout mal est, que ceux qui n’ont pas craint de tenter
au siècle passé la réformation par le schisme, ne trouvant point de plus
fort rempart contre toutes leurs nouveautés, que la sainte autorité de
l’Église, ils ont été obligés de la renverser. Ainsi les décrets des
conciles, la doctrine des Pères, et leur sainte unanimité, l’ancienne
tradition du saint-siège et de l’Église catholique n’ont plus été comme
autrefois des lois sacrées et inviolables. Chacun s’est fait à soi-même
un tribunal, où il s’est rendu l’arbitre de sa croyance; et encore qu’il
semble que les novateurs aient voulu retenir les esprits, en les
renfermant dans les limites de l’Écriture sainte, comme ce n’a été qu’à
condition que chaque fidèle en deviendrait l’interprète, et croirait que
le Saint-Esprit lui en dicte l’explication, il n’y a point de
particulier qui ne se voie autorisé par cette doctrine à adorer ses
inventions, à consacrer ses erreurs, à appeler Dieu tout ce qu’il pense.
Dès lors on a bien prévu que la licence n’ayant plus de frein, les
sectes se multiplieraient jusqu’à l’infini; que l’opiniâtreté serait
invincible; et que, tandis que les uns ne cesseraient de disputer, ou
donneraient leurs rêveries pour inspirations, les autres, fatigués de
tant de folles visions, et ne pouvant plus reconnaître la majesté de la
religion, déchirée par tant de sectes, iraient enfin chercher un repos
funeste, et une entière indépendance, dans l’indifférence des religions
ou dans l’athéisme.
Tels, et plus pernicieux encore, comme vous verrez dans la suite, sont
les effets naturels de cette nouvelle doctrine. Mais de même qu’une eau
débordée ne fait pas partout les mêmes ravages, parce que sa rapidité ne
trouve pas partout les mêmes penchants et les mêmes ouvertures: ainsi,
quoique cet esprit d’indocilité et d’indépendance soit également répandu
dans toutes les hérésies de ces derniers siècles, il n’a pas produit
universellement les mêmes effets: il a reçu diverses limites, suivant
que la crainte, ou les intérêts, ou l’humeur des particuliers et des
nations, ou enfin la puissance divine, qui donne quand il lui plaît des
bornes secrètes aux passions des hommes les plus emportés, l’ont
différemment retenu. Que s’il s’est montré tout entier à l’Angleterre,
et si sa malignité s’y est déclarée sans réserve, les rois en ont
souffert; mais aussi les rois en ont été cause. Ils ont trop fait sentir
aux peuples que l’ancienne religion se pouvait changer. Les sujets ont
cessé d’en révérer les maximes, quand ils les ont vues céder aux
passions et aux intérêts de leurs princes. Ces terres, trop remuées et
devenues incapables de consistance, sont tombées de toutes parts, et
n’ont fait voir que d’effroyables précipices. J’appelle ainsi tant
d’erreurs téméraires et extravagantes qu’on voyait paraître tous les
jours. Ne croyez pas que ce soit seulement la querelle de l’épiscopat,
ou quelques chicanes sur la liturgie anglicane, qui aient ému les
communes. Ces disputes n’étaient encore que de faibles commencements,
par où ces esprits turbulents faisaient comme un essai de leur liberté.
Mais quelque chose de plus violent se remuait dans le fond des cœurs:
c’était un dégoût secret de tout ce qui a de l’autorité, et une
démangeaison d’innover sans fin, après qu’on en a vu le premier exemple.
Ainsi les calvinistes plus hardis que les luthériens, ont servi à
établir les sociniens qui ont été plus loin qu’eux, et dont ils
grossissent tous les jours le parti. Les sectes infinies des
anabaptistes sont sorties de cette même source; et leurs opinions mêlées
au calvinisme ont fait naître les indépendants, qui n’ont point eu de
bornes; parmi lesquels on voit les trembleurs, gens fanatiques, qui
croient que toutes leurs rêveries leur sont inspirées; et ceux qu’on
nomme chercheurs, à cause que dix-sept cents ans après Jésus-Christ, ils
cherchent encore la religion, et n’en ont point d’arrêtée.
C’est, messieurs, en cette sorte que les esprits une fois émus, tombant
de ruines en ruines, se sont divisés en tant de sectes. En vain les rois
d’Angleterre ont cru les pouvoir retenir sur cette pente dangereuse, en
conservant l’épiscopat. Car que peuvent des évêques, qui ont anéanti
eux-mêmes l’autorité de leur chaire, et la révérence qu’on doit à la
succession, en condamnant ouvertement leurs prédécesseurs jusqu’à la
source même de leur sacre, c’est-à-dire jusqu’au pape saint Grégoire, et
au saint moine Augustin son disciple, et le premier apôtre de la nation
anglaise? Qu’est-ce que l’épiscopat, quand il se sépare de l’Église, qui
est son tout, aussi bien que du saint-siège, qui est son centre, pour
s’attacher contre sa nature à la royauté comme à son chef? Ces deux
puissances d’un ordre si différent ne s’unissent pas, mais
s’embarrassent mutuellement, quand on les confond ensemble; et la
majesté des rois d’Angleterre serait demeurée plus inviolable, si,
contente de ses droits sacrés, elle n’avait point voulu attirer à soi
les droits et l’autorité de l’Église. Ainsi rien n’a retenu la violence
des esprits féconds en erreurs: et Dieu, pour punir l’irréligieuse
instabilité de ces peuples, les a livrés à l’intempérance de leur folle
curiosité; en sorte que l’ardeur de leurs disputes insensées, et leur
religion arbitraire, est devenue la plus dangereuse de leurs maladies.
Il ne faut point s’étonner s’ils perdirent le respect de la majesté et
des lois, ni s’ils devinrent factieux, rebelles et opiniâtres. On énerve
la religion quand on la change, et on lui ôte un certain poids, qui seul
est capable de tenir les peuples. Ils ont dans le fond du cœur je ne
sais quoi d’inquiet qui s’échappe, si on leur ôte ce frein nécessaire;
et on ne leur laisse plus rien à ménager, quand on leur permet de se
rendre maîtres de leur religion. C’est de là que nous est né ce prétendu
règne de Christ, inconnu jusqu’alors au christianisme, qui devait
anéantir toute royauté, et égaler tous les hommes: songe séditieux des
indépendants, et leur chimère impie et sacrilège. Tant il est vrai que
tout se tourne en révoltes et en pensées séditieuses, quand l’autorité
de la religion est anéantie! Mais pourquoi chercher des preuves d’une
vérité que le Saint-Esprit a prononcée par une sentence manifeste? Dieu
même menace les peuples qui altèrent la religion qu’il a établie, de se
retirer du milieu d’eux, et par là de les livrer aux guerres civiles.
Écoutez comme il parle par la bouche du prophète Zacharie[11]: _Leur
âme_, dit le Seigneur, _a varié envers moi_, quand ils ont si souvent
changé la religion, _et je leur ai dit: Je ne serai plus votre pasteur_:
c’est-à-dire je vous abandonnerai à vous-mêmes et à votre cruelle
destinée. Et voyez la suite: _Que ce qui doit mourir aille à la mort;
que ce qui doit être retranché, soit retranché._ Entendez-vous ces
paroles? _Et que ceux qui demeureront se dévorent les uns les autres._ O
prophétie trop réelle, et trop véritablement accomplie! La reine avait
bien raison de juger qu’il n’y avait point de moyen d’ôter les causes
des guerres civiles, qu’en retournant à l’unité catholique, qui a fait
fleurir durant tant de siècles l’Église et la monarchie d’Angleterre,
autant que les plus saintes Églises et les plus illustres monarchies du
monde. Ainsi, quand cette pieuse princesse servait l’Église, elle
croyait servir l’État; elle croyait assurer au roi des serviteurs, en
conservant à Dieu ses fidèles. L’expérience a justifié ses sentiments;
et il est vrai que le roi son fils n’a rien trouvé de plus ferme dans
son service, que ces catholiques si haïs, si persécutés, que lui avait
sauvés la reine sa mère. En effet, il est visible, que puisque la
séparation et la révolte contre l’autorité de l’Église a été la source
d’où sont dérivés tous les maux, on n’en trouvera jamais les remèdes que
par le retour à l’unité, et par la soumission ancienne. C’est le mépris
de cette unité qui a divisé l’Angleterre. Que si vous me demandez
comment tant de factions opposées, et tant de sectes incompatibles, qui
se devaient apparemment détruire les unes les autres, ont pu si
opiniâtrement conspirer ensemble contre le trône royal, vous l’allez
apprendre.
[11] Zach. XI. 8, _et seq._
Un homme s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable, hypocrite
raffiné autant qu’habile politique, capable de tout entreprendre et de
tout cacher, également actif et infatigable dans la paix et dans la
guerre, qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter
par conseil et par prévoyance; mais au reste si vigilant et si prêt à
tout, qu’il n’a jamais manqué les occasions qu’elle lui a présentées:
enfin, un de ces esprits remuants et audacieux, qui semblent être nés
pour changer le monde. Que le sort de tels esprits est hasardeux, et
qu’il en paraît dans l’histoire, à qui leur audace a été funeste! Mais
aussi que ne font-ils pas, quand il plaît à Dieu de s’en servir! _Il fut
donné_[12] à celui-ci de tromper les peuples, et de prévaloir contre les
rois. Car, comme il eut aperçu que dans ce mélange infini de sectes, qui
n’avaient plus de règles certaines, le plaisir de dogmatiser, sans être
repris ni contraint par aucune autorité ecclésiastique ni séculière,
était le charme qui possédait les esprits, il sut si bien les concilier
par là, qu’il fit un corps redoutable de cet assemblage monstrueux.
Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l’appas
de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu’elle en entende seulement
le nom. Ceux-ci, occupés du premier objet qui les avait transportés,
allaient toujours, sans regarder qu’ils allaient à la servitude; et leur
subtil conducteur, qui en combattant, en dogmatisant, en mêlant mille
personnages divers, en faisant le docteur et le prophète, aussi bien que
le soldat et le capitaine, vit qu’il avait tellement enchanté le monde,
qu’il était regardé de toute l’armée comme un chef envoyé de Dieu pour
la protection de l’indépendance, commença à s’apercevoir qu’il pouvait
encore les pousser plus loin. Je ne vous raconterai pas la suite trop
fortunée de ses entreprises, ni ses fameuses victoires dont la vertu
était indignée, ni cette longue tranquillité qui a étonné l’univers.
C’était le conseil de Dieu d’instruire les rois à ne point quitter son
Église. Il voulait découvrir par un grand exemple tout ce que peut
l’hérésie, combien elle est naturellement indocile et indépendante,
combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime. Au reste,
quand ce grand Dieu a choisi quelqu’un pour être l’instrument de ses
desseins, rien n’en arrête le cours: ou il enchaîne, ou il aveugle, ou
il dompte tout ce qui est capable de résistance. _Je suis le
Seigneur_[13], dit-il par la bouche de Jérémie, _c’est moi qui ai fait
la terre avec les hommes et les animaux, et je la mets entre les mains
de qui il me plaît. Et maintenant j’ai voulu soumettre ces terres à
Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur_. Il l’appelle son
serviteur, quoique infidèle, à cause qu’il l’a nommé pour exécuter ses
décrets. _Et j’ordonne_, poursuit-il, _que tout lui soit soumis,
jusqu’aux animaux_. Tant il est vrai que tout ploie et que tout est
souple quand Dieu le commande. Mais écoutez la suite de la prophétie:
_Je veux que ces peuples lui obéissent, et qu’ils obéissent encore à son
fils, jusqu’à ce que le temps des uns et des autres vienne._ Voyez,
chrétiens, comme les temps sont marqués, comme les générations sont
comptées: Dieu détermine jusqu’à quand doit durer l’assoupissement, et
quand aussi se doit réveiller le monde.
[12] Apoc. XIII. 5, 7.
[13] Jér. XXVII. 5.
Tel a été le sort de l’Angleterre. Mais que, dans cette effroyable
confusion de toutes choses, il est beau de considérer ce que la grande
Henriette a entrepris pour le salut de ce royaume; ses voyages, ses
négociations, ses traités, tout ce que sa prudence et son courage
opposaient à la fortune de l’État; et enfin sa constance, par laquelle
n’ayant pu vaincre la violence de la destinée, elle en a si noblement
soutenu l’effort! Tous les jours elle ramenait quelqu’un des rebelles;
et de peur qu’ils ne fussent malheureusement engagés à faillir toujours,
parce qu’ils avaient failli une fois, elle voulait qu’ils trouvassent
leur refuge dans sa bonté, et leur sûreté dans sa parole. Ce fut entre
ses mains que le gouverneur de Scarborough remit ce port et ce château
inaccessible. Les deux Hothams, père et fils, qui avaient donné le
premier exemple de perfidie, en refusant au roi même les portes de la
forteresse et du port de Hull, choisirent la reine pour médiatrice, et
devaient rendre au roi cette place avec celle de Beverley: mais ils
furent prévenus, et décapités; et Dieu, qui voulut punir leur honteuse
désobéissance par les propres mains des rebelles, ne permit pas que le
roi profitât de leur repentir. Elle avait encore gagné un maire de
Londres, dont le crédit était grand, et plusieurs autres chefs de la
faction. Presque tous ceux qui lui parlaient se rendaient à elle: et si
Dieu n’eût point été inflexible, si l’aveuglement des peuples n’eût pas
été incurable, elle aurait guéri les esprits, et le parti le plus juste
aurait été le plus fort.
On sait, messieurs, que la reine a souvent exposé sa personne dans ces
conférences secrètes; mais j’ai à vous faire voir de plus grands
hasards. Les rebelles s’étaient saisis des arsenaux et des magasins; et,
malgré la défection de tant de sujets, malgré l’infâme désertion de la
milice même, il était encore plus aisé au roi de lever des soldats que
de les armer. Elle abandonne, pour avoir des armes et des munitions, non
seulement ses joyaux, mais encore le soin de sa vie. Elle se met en mer
au mois de février, malgré l’hiver et les tempêtes; et, sous prétexte de
conduire en Hollande la princesse royale sa fille aînée, qui avait été
mariée à Guillaume, prince d’Orange, elle va pour engager les États dans
les intérêts du roi, lui gagner des officiers, lui amener des munitions.
L’hiver ne l’avait pas effrayée, quand elle partit d’Angleterre; l’hiver
ne l’arrête pas, onze mois après, quand il faut retourner auprès du roi:
mais le succès n’en fut pas semblable. Je tremble au seul récit de la
tempête furieuse, dont sa flotte fut battue durant dix jours. Les
matelots furent alarmés jusqu’à perdre l’esprit, et quelques-uns d’entre
eux se précipitèrent dans les ondes. Elle, toujours intrépide, autant
que les vagues étaient émues, rassurait tout le monde par sa fermeté.
Elle excitait ceux qui l’accompagnaient à espérer en Dieu, qui faisait
toute sa confiance; et, pour éloigner de leur esprit les funestes idées
de la mort qui se présentait de tous côtés, elle disait avec un air de
sérénité qui semblait déjà ramener le calme, que les reines ne se
noyaient pas. Hélas! Elle est réservée à quelque chose de bien plus
extraordinaire. Et, pour s’être sauvée du naufrage, ses malheurs n’en
seront pas moins déplorables. Elle vit périr ses vaisseaux, et presque
toute l’espérance d’un si grand secours. L’amiral où elle était, conduit
par la main de celui qui domine sur la profondeur de la mer, et qui
dompte ses flots soulevés, fut repoussé aux ports de Hollande: et tous
les peuples furent étonnés d’une délivrance si miraculeuse.
Ceux qui sont échappés du naufrage disent un éternel adieu à la mer et
aux vaisseaux, et comme disait un ancien auteur, ils n’en peuvent même
supporter la vue[14]. Cependant onze jours après, ô résolution
étonnante! la reine, à peine sortie d’une tourmente si épouvantable,
pressée du désir de revoir le roi et de le secourir, ose encore se
commettre à la furie de l’Océan et à la rigueur de l’hiver. Elle ramasse
quelques vaisseaux qu’elle charge d’officiers et de munitions, et
repasse enfin en Angleterre. Mais qui ne serait étonné de la cruelle
destinée de cette princesse? Après s’être sauvée des flots, une autre
tempête lui fut presque fatale. Cent pièces de canon tonnèrent à son
arrivée, et la maison où elle entra fut percée de leurs coups. Qu’elle
eut d’assurance dans cet effroyable péril! mais qu’elle eut de clémence
pour l’auteur d’un si noir attentat! On l’amena prisonnier peu de temps
après; elle lui pardonna son crime, le livrant pour tout supplice à sa
conscience, et à la honte d’avoir entrepris sur la vie d’une princesse
si bonne et si généreuse: tant elle était au-dessus de la vengeance
aussi bien que de la crainte.
[14] Tertull. de Pœnit. VII.
Mais ne la verrons-nous jamais auprès du roi, qui souhaite si ardemment
son retour? Elle brûle du même désir, et déjà je la vois paraître dans
un nouvel appareil. Elle marche comme un général à la tête d’une armée
royale, pour traverser des provinces que les rebelles tenaient presque
toutes. Elle assiège et prend d’assaut en passant une place
considérable, qui s’opposait à sa marche; elle triomphe, elle pardonne;
et enfin le roi la vient recevoir dans une campagne, où il avait
remporté l’année précédente une victoire signalée sur le général Essex.
Une heure après, on apporta la nouvelle d’une grande bataille gagnée.
Tout semblait prospérer par sa présence; les rebelles étaient
consternés: et si la reine en eût été crue, si au lieu de diviser les
armées royales, et de les amuser, contre son avis, aux sièges infortunés
de Hull et de Gloucester, on eût marché droit à Londres, l’affaire était
décidée, et cette campagne eût fini la guerre. Mais le moment fut
manqué. Le terme fatal approchait; et le ciel, qui semblait suspendre,
en faveur de la piété de la reine, la vengeance qu’il méditait, commença
à se déclarer. _Tu sais vaincre[15]_, disait un brave Africain au plus
rusé capitaine qui fut jamais; _mais tu ne sais pas user de ta victoire.
Rome que tu tenais t’échappe; et le destin ennemi t’a ôté tantôt le
moyen, tantôt la pensée de la prendre[16]_. Depuis ce malheureux moment,
tout alla visiblement en décadence, et les affaires furent sans retour.
La reine qui se trouva grosse, et qui ne put par tout son crédit faire
abandonner ces deux sièges, qu’on vit enfin si mal réussir, tomba en
langueur; et tout l’État languit avec elle. Elle fut contrainte de se
séparer d’avec le roi, qui était presque assiégé dans Oxford; et ils se
dirent un adieu bien triste, quoiqu’ils ne sussent pas que c’était le
dernier. Elle se retire à Exeter, ville forte, où elle fut elle-même
bientôt assiégée. Elle y accoucha d’une princesse, et se vit douze jours
après contrainte de prendre la fuite, pour se réfugier en France.
[15] Liv. Dec. III, liv. 2.
[16] Liv. Dec. III, liv. 6.
Princesse, dont la destinée est si grande et si glorieuse, faut-il que
vous naissiez en la puissance des ennemis de votre maison! O Éternel,
veillez sur elle; anges saints, rangez à l’entour vos escadrons
invisibles, et faites la garde autour du berceau d’une princesse si
grande et si délaissée! Elle est destinée au sage et valeureux Philippe,
et doit des princes à la France, dignes de lui, dignes d’elle, et de
leurs aïeux. Dieu l’a protégée, messieurs. Sa gouvernante, deux ans
après, tire ce précieux enfant des mains des rebelles: et, quoique
ignorant sa captivité et sentant trop sa grandeur, elle se découvre
elle-même; quoique refusant tous les autres noms, elle s’obstine à dire
qu’elle est la princesse; elle est enfin amenée auprès de la reine sa
mère, pour faire sa consolation durant ses malheurs, en attendant
qu’elle fasse la félicité d’un grand prince et la joie de toute la
France. Mais j’interromps l’ordre de mon histoire. J’ai dit que la reine
fut obligée à se retirer de son royaume. En effet, elle partit des ports
d’Angleterre à la vue des vaisseaux des rebelles, qui la poursuivaient
de si près, qu’elle entendait presque leurs cris et leurs menaces
insolentes. O voyage bien différent de celui qu’elle avait fait sur la
même mer, lorsque venant prendre possession du sceptre de la
Grande-Bretagne, elle voyait, pour ainsi dire, les ondes se courber sous
elle, et soumettre toutes leurs vagues à la dominatrice des mers!
Maintenant chassée, poursuivie par ses ennemis implacables, qui avaient
eu l’audace de lui faire son procès, tantôt sauvée, tantôt presque
prise, changeant de fortune à chaque quart d’heure, n’ayant pour elle
que Dieu et son courage inébranlable, elle n’avait ni assez de vents ni
assez de voiles pour favoriser sa fuite précipitée. Mais enfin elle
arrive à Brest, où après tant de maux il lui fut permis de respirer un
peu.
Quand je considère en moi-même les périls extrêmes et continuels, qu’a
courus cette princesse sur la mer et sur la terre, durant l’espace de
près de dix ans, et que d’ailleurs je vois que toutes les entreprises
sont inutiles contre sa personne, pendant que tout réussit d’une manière
surprenante contre l’État; que puis-je penser autre chose, sinon que la
Providence, autant attachée à lui conserver la vie qu’à renverser sa
puissance, a voulu qu’elle survéquît à ses grandeurs, afin qu’elle pût
survivre aux attachements de la terre et aux sentiments d’orgueil, qui
corrompent d’autant plus les âmes, qu’elles sont plus grandes et plus
élevées? Ce fut un conseil à peu près semblable, qui abaissa autrefois
David sous la main du rebelle Absalon. _Le voyez-vous ce grand roi[17]_,
dit le saint et éloquent prêtre de Marseille, _le voyez-vous seul,
abandonné, tellement déchu dans l’esprit des siens, qu’il devient un
objet de mépris aux uns, et, ce qui est plus insupportable à un grand
courage, un objet de pitié aux autres; ne sachant_, poursuit Salvien,
_de laquelle de ces deux choses il avait le plus à se plaindre, ou de ce
que Siba le nourrissait, ou de ce que Séméi avait l’insolence de le
maudire?_ Voilà, messieurs, une image, mais imparfaite, de la reine
d’Angleterre, quand après de si étranges humiliations elle fut encore
contrainte de paraître au monde, et d’étaler, pour ainsi dire, à la
France même, et au Louvre, où elle était née avec tant de gloire, toute
l’étendue de sa misère. Alors elle put bien dire avec le prophète
Isaïe[18]: _Le Seigneur des armées a fait ces choses, pour anéantir tout
le faste des grandeurs humaines, et tourner en ignomimie ce que
l’univers a de plus auguste._ Ce n’est pas que la France ait manqué à la
fille de Henri le Grand; Anne la magnanime, la pieuse, que nous ne
nommerons jamais sans regret, la reçut d’une manière convenable à la
majesté des deux reines. Mais les affaires du roi ne permettant pas que
cette sage régente pût proportionner le remède au mal, jugez de l’état
de ces deux princesses. Henriette, d’un si grand cœur, est contrainte de
demander du secours: Anne, d’un si grand cœur, ne peut en donner assez.
Si l’on eût pu avancer ces belles années, dont nous admirons maintenant
le cours glorieux: Louis, qui entend de si loin les gémissements des
chrétiens affligés; qui, assuré de sa gloire, dont la sagesse de ses
conseils et la droiture de ses intentions lui répondent toujours malgré
l’incertitude des événements, entreprend lui seul la cause commune, et
porte ses armes redoutées à travers des espaces immenses de mer et de
terre; aurait-il refusé son bras à ses voisins, à ses alliés, à son
propre sang, aux droits sacrés de la royauté, qu’il sait si bien
maintenir? Avec quelle puissance l’Angleterre l’aurait-elle vu
invincible défenseur, ou vengeur présent de la majesté violée? Mais Dieu
n’avait laissé aucune ressource au roi d’Angleterre: tout lui manque,
tout lui est contraire. Les Écossais, à qui il se donne, le livrent aux
parlementaires anglais; et les gardes fidèles de nos rois trahissent le
leur. Pendant que le parlement d’Angleterre songe à congédier l’armée,
cette armée tout indépendante réforme elle-même à sa mode le parlement,
qui eût gardé quelques mesures, et se rend maîtresse de tout. Ainsi le
roi est mené de captivité en captivité; et la reine remue en vain la
France, la Hollande, la Pologne même, et les puissances du Nord les plus
éloignées. Elle ranime les Écossais, qui arment trente mille hommes;
elle fait avec le duc de Lorraine une entreprise pour la délivrance du
roi son seigneur, dont le succès paraît infaillible, tant le concert en
est juste. Elle retire ses chers enfants, l’unique espérance de sa
maison, et confesse à cette fois que, parmi les plus mortelles douleurs,
on est encore capable de joie. Elle console le roi, qui lui écrit de sa
prison même, qu’elle seule soutient son esprit, et qu’il ne faut
craindre de lui aucune bassesse, parce que sans cesse il se souvient
qu’il est à elle. O mère, ô femme, ô reine admirable, et digne d’une
meilleure fortune, si les fortunes de la terre étaient quelque chose!
Enfin il faut céder à votre sort. Vous avez assez soutenu l’État, qui
est attaqué par une force invincible et divine: il ne reste plus
désormais, sinon que vous teniez ferme parmi ses ruines.
[17] Salv. de guber. Dei. lib. II, V.
[18] Isa. XXII. 9.
Comme une colonne, dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un
temple ruineux, lorsque ce grand édifice qu’elle soutenait fond sur elle
sans l’abattre: ainsi la reine se montre le ferme soutien de l’État,
lorsqu’après en avoir longtemps porté le faix, elle n’est pas même
courbée sous sa chute.
Qui cependant pourrait exprimer ses justes douleurs? Qui pourrait
raconter ses plaintes? Non, messieurs, Jérémie lui-même, qui seul semble
être capable d’égaler les lamentations aux calamités, ne suffirait pas à
de tels regrets. Elle s’écrie avec ce prophète[19]: _Voyez, Seigneur,
mon affliction. Mon ennemi s’est fortifié, et mes enfants sont perdus.
Le cruel a mis sa main sacrilège sur ce qui m’était le plus cher. La
royauté a été profanée, et les princes sont foulés aux pieds.
Laissez-moi; je pleurerai amèrement, n’entreprenez pas de me consoler.
L’épée a frappé au dehors, mais je sens en moi-même une mort semblable._
[19] Lam. I, 16; I, 10; II, 2; Isa. XXII, 4; Lam. I, 20.
Mais après que nous avons écouté ses plaintes, saintes filles, ses
chères amies (car elle voulait bien vous nommer ainsi), vous qui l’avez
vue si souvent gémir devant les autels de son unique protecteur, et dans
le sein desquelles elle a versé les secrètes consolations qu’elle en
recevait, mettez fin à ce discours, en nous racontant les sentiments
chrétiens, dont vous avez été les témoins fidèles. Combien de fois
a-t-elle en ce lieu remercié Dieu humblement de deux grandes grâces:
l’une, de l’avoir faite chrétienne; l’autre, messieurs,
qu’attendez-vous? peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi son
fils? Non: c’est de l’avoir faite reine malheureuse. Ah! je commence à
regretter les bornes étroites du lieu où je parle. Il faut éclater,
percer cette enceinte, et faire retentir bien loin une parole qui ne
peut être assez entendue. Que ses douleurs l’ont rendue savante dans la
science de l’Évangile, et qu’elle a bien connu la religion et la vertu
de la croix, quand elle a uni le christianisme avec les malheurs! Les
grandes prospérités nous aveuglent, nous transportent, nous égarent,
nous font oublier Dieu, nous-mêmes, et les sentiments de la foi. De là
naissent des monstres de crimes, des raffinements de plaisir, des
délicatesses d’orgueil, qui ne donnent que trop de fondement à ces
terribles malédictions que Jésus-Christ a prononcées dans son
Évangile[20]: _Malheur à vous qui riez... Malheur à vous qui êtes
pleins_, et contents du monde! Au contraire, comme le christianisme a
pris naissance de la croix, ce sont aussi les malheurs qui le
fortifient. Là on expie ses péchés; là on épure ses intentions; là on
transporte ses désirs de la terre au ciel; là on perd tout le goût du
monde, et on cesse de s’appuyer sur soi-même et sur sa prudence. Il ne
faut pas se flatter; les plus expérimentés dans les affaires font des
fautes capitales. Mais que nous nous pardonnons aisément nos fautes,
quand la fortune nous les pardonne! Et que nous nous croyons bientôt les
plus éclairés et les plus habiles, quand nous sommes les plus élevés et
les plus heureux! Les mauvais succès sont les seuls maîtres, qui peuvent
nous reprendre utilement, et nous arracher cet aveu d’avoir failli, qui
coûte tant à notre orgueil. Alors, quand les malheurs nous ouvrent les
yeux, nous repassons avec amertume sur tous nos faux pas: nous nous
trouvons également accablés de ce que nous avons fait, et de ce que nous
avons manqué de faire; et nous ne savons plus par où excuser cette
prudence présomptueuse, qui se croyait infaillible. Nous voyons que Dieu
seul est sage; et, en déplorant vainement les fautes qui ont ruiné nos
affaires, une meilleure réflexion nous apprend à déplorer celles qui ont
perdu notre éternité, avec cette singulière consolation, qu’on les
répare quand on les pleure.
[20] Luc. VI, 25.
Dieu a tenu douze ans sans relâche, sans aucune consolation de la part
des hommes, notre malheureuse reine (donnons-lui hautement ce titre,
dont elle a fait un sujet d’actions de grâces), lui faisant étudier sous
sa main ces dures, mais solides leçons. Enfin, fléchi par ses vœux et
par son humble patience, il a rétabli la maison royale. Charles II est
reconnu, et l’injure des rois a été vengée. Ceux que les armes n’avaient
pu vaincre, ni les conseils ramener, sont revenus tout à coup
d’eux-mêmes: déçus par leur liberté, ils en ont à la fin détesté
l’excès, honteux d’avoir eu tant de pouvoir, et leurs propres succès
leur faisant horreur. Nous savons que ce prince magnanime eût pu hâter
ses affaires, en se servant de la main de ceux qui s’offraient à
détruire la tyrannie par un seul coup. Sa grande âme a dédaigné ces
moyens trop bas. Il a cru qu’en quelque état que fussent les rois, il
était de leur majesté de n’agir que par les lois ou par les armes. Ces
lois qu’il a protégées, l’ont établi presque toutes seules: il règne
paisible et glorieux sur le trône de ses ancêtres, et fait régner avec
lui la justice, la sagesse et la clémence.
Il est inutile de vous dire combien la reine fut consolée par ce
merveilleux événement; mais elle avait appris par ses malheurs, à ne
changer pas dans un si grand changement de son état. Le monde une fois
banni n’eut plus de retour dans son cœur. Elle vit avec étonnement que
Dieu, qui avait rendu inutiles tant d’entreprises et tant d’efforts,
parce qu’il attendait l’heure qu’il avait marquée, quand elle fut
arrivée, alla prendre comme par la main le roi son fils, pour le
conduire à son trône. Elle se soumit plus que jamais à cette main
souveraine, qui tient du plus haut des cieux les rênes de tous les
empires; et, dédaignant les trônes qui peuvent être usurpés, elle
attacha son affection au royaume[21], où l’on ne craint point d’avoir
des égaux, et où l’on voit sans jalousie ses concurrents. Touchée de ces
sentiments, elle aima cette humble maison plus que ses palais. Elle ne
se servit plus de son pouvoir que pour protéger la foi catholique, pour
multiplier ses aumônes, et pour soulager plus abondamment les familles
réfugiées de ses trois royaumes, et tous ceux qui avaient été ruinés
pour la cause de la religion, ou pour le service du roi.
[21] S. Aug. de Civit. Dei, lib. V, c. 24.
Rappelez en votre mémoire avec quelle circonspection elle ménageait le
prochain, et combien elle avait d’aversion pour les discours empoisonnés
de la médisance. Elle savait de quel poids est non seulement la moindre
parole, mais le silence même des princes; et combien la médisance se
donne d’empire, quand elle a osé seulement paraître en leur auguste
présence. Ceux qui la voyaient attentive à peser toutes ces paroles
jugeaient bien qu’elle était sans cesse sous la vue de Dieu, et que,
fidèle imitatrice de l’institut de Sainte-Marie, jamais elle ne perdait
la présence de la majesté divine. Aussi rappelait-elle souvent ce
précieux souvenir par l’oraison, et par la lecture du livre de
l’Imitation de Jésus, où elle apprenait à se conformer au véritable
modèle des chrétiens. Elle veillait sans relâche sur sa conscience.
Après tant de maux et tant de traverses, elle ne connut plus d’autres
ennemis que ses péchés. Aucun ne lui sembla léger; elle en faisait un
rigoureux examen, et, soigneuse de les expier par la pénitence et par
les aumônes, elle était si bien préparée, que la mort n’a pu la
surprendre, encore qu’elle soit venue sous l’apparence du sommeil. Elle
est morte, cette grande reine, et par sa mort elle a laissé un regret
éternel, non seulement à Monsieur et à Madame, qui, fidèles à tous leurs
devoirs, ont eu pour elle des respects si soumis, si sincères, si
persévérants, mais encore à tous ceux qui ont eu l’honneur de la servir,
ou de la connaître. Ne plaignons plus ses disgrâces, qui font maintenant
sa félicité. Si elle avait été plus fortunée, son histoire serait plus
pompeuse, mais ses œuvres seraient moins pleines; et, avec des titres
superbes, elle aurait peut-être paru vide devant Dieu. Maintenant
qu’elle a préféré la croix au trône, et qu’elle a mis ses malheurs au
nombre des plus grandes grâces, elle recevra les consolations qui sont
promises à ceux qui pleurent. Puisse donc ce Dieu de miséricorde
accepter ses afflictions en sacrifice agréable! Puisse-t-il la placer au
sein d’Abraham, et, content de ses maux, épargner désormais à sa famille
et au monde de si terribles leçons!
ORAISON FUNÈBRE
DE
HENRIETTE-ANNE D’ANGLETERRE
DUCHESSE D’ORLÉANS
Prononcée à Saint-Denis, le 21e jour d’août 1670
Vanitas vanitatum, dixit Ecclesiastes: vanitas vanitatum, et
omnia vanitas.
Eccl. I. 2.
_Vanité des vanités, a dit l’Ecclésiaste: vanité des vanités, et
tout est vanité._
MONSEIGNEUR[22], J’étais donc encore destiné à rendre ce devoir funèbre
à très haute et très puissante princesse Henriette-Anne d’Angleterre,
duchesse d’Orléans. Elle, que j’avais vue si attentive, pendant que je
rendais le même devoir à la reine sa mère, devait être sitôt après le
sujet d’un discours semblable; et ma triste voix était réservée à ce
déplorable ministère. O vanité! ô néant! ô mortels ignorants de leurs
destinées. L’eût-elle cru, il y a dix mois? Et vous, messieurs,
eussiez-vous pensé, pendant qu’elle versait tant de larmes en ce lieu,
qu’elle dût sitôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même?
Princesse, le digne objet de l’admiration de deux grands royaumes,
n’était-ce pas assez que l’Angleterre pleurât votre absence, sans être
encore réduite à pleurer votre mort? Et la France, qui vous revit avec
tant de joie, environnée d’un nouvel éclat, n’avait-elle plus d’autres
pompes et d’autres triomphes pour vous, au retour de ce voyage fameux,
d’où vous aviez remporté tant de gloire et de si belles espérances?
_Vanité des vanités, et tout est vanité._ C’est la seule parole qui me
reste; c’est la seule réflexion que me permet, dans un accident si
étrange, une si juste et si sensible douleur. Aussi n’ai-je point
parcouru les livres sacrés, pour y trouver quelque texte que je puisse
appliquer à cette princesse. J’ai pris sans étude et sans choix les
premières paroles que me présente l’Ecclésiaste, où, quoique la vanité
ait été si souvent nommée, elle ne l’est pas encore assez à mon gré pour
le dessein que je me propose. Je veux dans un seul malheur déplorer
toutes les calamités du genre humain, et dans une seule mort faire voir
la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines. Ce texte, qui
convient à tous les états et à tous les événements de notre vie, par une
raison particulière devient propre à mon lamentable sujet, puisque
jamais les vanités de la terre n’ont été si clairement découvertes, ni
si hautement confondues. Non, après ce que nous venons de voir, la santé
n’est qu’un nom, la vie qu’un songe, la gloire n’est qu’une apparence,
les grâces et les plaisirs ne sont qu’un dangereux amusement: tout est
vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de
nos vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que
nous sommes.
[22] Monsieur le Prince.
[Illustration: Enterrement d’Henriette d’Angleterre dans la basilique
Saint-Denis, le 21 août 1670.]
Mais dis-je la vérité? L’homme que Dieu a fait à son image, n’est-il
qu’une ombre? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en la terre,
ce qu’il a cru pouvoir, sans se ravilir, acheter de tout son sang,
n’est-ce qu’un rien? Reconnaissons notre erreur. Sans doute ce triste
spectacle des vanités humaines nous imposait; et l’espérance publique,
frustrée tout à coup par la mort de cette princesse, nous poussait trop
loin. Il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier, de
peur que, croyant avec les impies que notre vie n’est qu’un jeu où règne
le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite au gré de ses
aveugles désirs. C’est pour cela que l’Ecclésiaste, après avoir commencé
son divin ouvrage par les paroles que j’ai récitées, après en avoir
rempli toutes les pages du mépris des choses humaines, veut enfin
montrer à l’homme quelque chose de plus solide, et conclut tout son
discours, en lui disant[23]: _Crains Dieu, et garde ses commandements;
car c’est là tout l’homme: et sache que le Seigneur examinera dans son
jugement tout ce que nous aurons fait de bien ou de mal._ Ainsi tout est
vain en l’homme, si nous regardons ce qu’il donne au monde; mais, au
contraire, tout est important, si nous considérons ce qu’il doit à Dieu.
Encore une fois tout est vain en l’homme, si nous regardons le cours de
sa vie mortelle; mais tout est précieux, tout est important, si nous
contemplons le terme où elle aboutit, et le compte qu’il en faut rendre.
Méditons donc aujourd’hui, à la vue de cet autel et de ce tombeau, la
première et la dernière parole de l’Ecclésiaste; l’une qui montre le
néant de l’homme, l’autre qui établit sa grandeur. Que ce tombeau nous
convainque de notre néant, pourvu que cet autel, où l’on offre tous les
jours pour nous une victime d’un si grand prix, nous apprenne en même
temps notre dignité. La princesse que nous pleurons sera un témoin
fidèle de l’un et de l’autre. Voyons ce qu’une mort soudaine lui a ravi;
voyons ce qu’une sainte mort lui a donné. Ainsi nous apprendrons à
mépriser ce qu’elle a quitté sans peine, afin d’attacher toute notre
estime à ce qu’elle a embrassé avec tant d’ardeur, lorsque son âme,
épurée de tous les sentiments de la terre, et pleine du ciel où elle
touchait, a vu la lumière toute manifeste. Voilà les vérités que j’ai à
traiter, et que j’ai crues dignes d’être proposées à un si grand prince,
et à la plus illustre assemblée de l’univers.
[23] Eccl. XII, 13, 14.
* * * * *
_Nous mourons tous_, disait cette femme dont l’Écriture a loué la
prudence au second livre des Rois, _et nous allons sans cesse au
tombeau, ainsi que des eaux qui se perdent sans retour_[24]. En effet,
nous ressemblons tous à des eaux courantes. De quelque superbe
distinction que se flattent les hommes, ils ont tous une même origine;
et cette origine est petite. Leurs années se poussent successivement
comme des flots: ils ne cessent de s’écouler; tant qu’enfin, après avoir
fait un peu plus de bruit, et traversé un peu plus de pays les uns que
les autres, ils vont tous ensemble se confondre dans un abîme, où l’on
ne reconnaît plus ni princes, ni rois, ni toutes ces autres qualités
superbes qui distinguent les hommes; de même que ces fleuves tant vantés
demeurent sans nom et sans gloire, mêlés dans l’Océan avec les rivières
les plus inconnues.
[24] 2 Reg. XIV, 14
Et certainement, messieurs, si quelque chose pouvait élever les hommes
au-dessus de leur infirmité naturelle; si l’origine qui nous est commune
souffrait quelque distinction solide et durable entre ceux que Dieu a
formés de la même terre, qu’y aurait-il dans l’univers de plus distingué
que la princesse dont je parle? Tout ce que peuvent faire non seulement
la naissance et la fortune, mais encore les grandes qualités de l’esprit
pour l’élévation d’une princesse, se trouve rassemblé et puis anéanti
dans la nôtre. De quelque côté que je suive les traces de sa glorieuse
origine, je ne découvre que des rois, et partout je suis ébloui de
l’éclat des plus augustes couronnes. Je vois la maison de France, la
plus grande sans comparaison de tout l’univers, et à qui les plus
puissantes maisons peuvent bien céder sans envie, puisqu’elles tâchent
de tirer leur gloire de cette source. Je vois les rois d’Écosse, les
rois d’Angleterre, qui ont régné depuis tant de siècles sur une des plus
belliqueuses nations de l’univers, plus encore par leur courage que par
l’autorité de leur sceptre. Mais cette princesse, née sur le trône,
avait l’esprit et le cœur plus haut que sa naissance. Les malheurs de sa
maison n’ont pu l’accabler dans sa première jeunesse; et dès lors on
voyait en elle une grandeur qui ne devait rien à la fortune. Nous
disions avec joie que le ciel l’avait arrachée, comme par miracle, des
mains des ennemis du roi son père, pour la donner à la France: don
précieux, inestimable présent, si seulement la possession en avait été
plus durable! Mais pourquoi ce souvenir vient-il m’interrompre? Hélas!
nous ne pouvons un moment arrêter les yeux sur la gloire de la
princesse, sans que la mort s’y mêle aussitôt pour tout offusquer de son
ombre. O mort, éloigne-toi de notre pensée, et laisse-nous tromper pour
un peu de temps la violence de notre douleur, par le souvenir de notre
joie. Souvenez-vous donc, messieurs, de l’admiration que la princesse
d’Angleterre donnait à toute la cour. Votre mémoire vous la peindra
mieux, avec tous ses traits et son incomparable douceur, que ne pourront
jamais faire toutes mes paroles. Elle croissait au milieu des
bénédictions de tous les peuples; et les années ne cessaient de lui
apporter de nouvelles grâces. Aussi la reine sa mère, dont elle a
toujours été la consolation, ne l’aimait pas plus tendrement que faisait
Anne d’Espagne. Anne, vous le savez, messieurs, ne trouvait rien
au-dessus de cette princesse. Après nous avoir donné une reine, seule
capable par sa piété, et par ses autres vertus royales, de soutenir la
réputation d’une tante si illustre, elle voulut, pour mettre dans sa
famille ce que l’univers avait de plus grand, que Philippe de France,
son second fils, épousât la princesse Henriette, et quoique le roi
d’Angleterre, dont le cœur égale la sagesse, sût que la princesse sa
sœur, recherchée de tant de rois, pouvait honorer un trône, il lui vit
remplir avec joie la seconde place de France, que la dignité d’un si
grand royaume peut mettre en comparaison avec les premières du reste du
monde.
Que si son rang la distinguait, j’ai eu raison de vous dire qu’elle
était encore plus distinguée par son mérite. Je pourrais vous faire
remarquer qu’elle connaissait si bien la beauté des ouvrages de
l’esprit, que l’on croyait avoir atteint la perfection, quand on avait
su plaire à Madame. Je pourrais encore ajouter que les plus sages et les
plus expérimentés admiraient cet esprit vif et perçant, qui embrassait
sans peine les plus grandes affaires et pénétrait avec tant de facilité
dans les plus secrets intérêts. Mais pourquoi m’étendre sur une matière
où je puis tout dire en un mot? Le roi, dont le jugement est une règle
toujours sûre, a estimé la capacité de cette princesse, et l’a mise par
son estime au-dessus de tous nos éloges.
Cependant, ni cette estime, ni tous ces grands avantages, n’ont pu
donner atteinte à sa modestie. Tout éclairée qu’elle était, elle n’a
point présumé de ses connaissances, et jamais ses lumières ne l’ont
éblouie. Rendez témoignage à ce que je dis, vous que cette grande
princesse a honorés de sa confiance. Quel esprit avez-vous trouvé plus
élevé? Mais quel esprit avez-vous trouvé plus docile? Plusieurs, dans la
crainte d’être trop faciles, se rendent inflexibles à la raison, et
s’affermissent contre elle. Madame s’éloignait toujours autant de la
présomption que de la faiblesse; également estimable, et de ce qu’elle
savait trouver les sages conseils, et de ce qu’elle était capable de les
recevoir. On les sait bien connaître, quand on fait sérieusement l’étude
qui plaisait tant à cette princesse. Nouveau genre d’étude, et presque
inconnu aux personnes de son âge et de son rang; ajoutons, si vous
voulez, de son sexe. Elle étudiait ses défauts; elle aimait qu’on lui en
fît des leçons sincères: marque assurée d’une âme forte, que ses fautes
ne dominent pas, et qui ne craint point de les envisager de près, par
une secrète confiance des ressources qu’elle sent pour les surmonter.
C’était le dessein d’avancer dans cette étude de sagesse, qui la tenait
si attachée à la lecture de l’histoire, qu’on appelle avec raison la
sage conseillère des princes. C’est là que les plus grands rois n’ont
plus de rang que par leurs vertus, et que, dégradés à jamais par les
mains de la mort, ils viennent subir, sans cour et sans suite, le
jugement de tous les peuples et de tous les siècles. C’est là qu’on
découvre que le lustre qui vient de la flatterie est superficiel, et que
les fausses couleurs, quelque industrieusement qu’on les applique, ne
tiennent pas. Là notre admirable princesse étudiait les devoirs de ceux
dont la vie compose l’histoire; elle y perdait insensiblement le goût
des romans, et de leurs fades héros; et, soigneuse de se former sur le
vrai, elle méprisait ces froides et dangereuses fictions. Ainsi, sous un
visage riant, sous cet air de jeunesse qui semblait ne promettre que des
jeux, elle cachait un sens et un sérieux, dont ceux qui traitaient avec
elle étaient surpris.
Aussi pouvait-on sans crainte lui confier les plus grands secrets. Loin
du commerce des affaires et de la société des hommes, ces âmes sans
force, aussi bien que sans foi, qui ne savent pas retenir leur langue
indiscrète! _Ils ressemblent_, dit le Sage, _à une ville sans murailles,
qui est ouverte de toutes parts_[25], et qui devient la proie du premier
venu. Que Madame était au-dessus de cette faiblesse! Ni la surprise, ni
l’intérêt, ni la vanité, ni l’appât d’une flatterie délicate, ou d’une
douce conversation, qui souvent, épanchant le cœur, en fait échapper le
secret, n’était capable de lui faire découvrir le sien; et la sûreté
qu’on trouvait en cette princesse, que son esprit rendait si propre aux
grandes affaires, lui faisait confier les plus importantes.
[25] Prov. XXV, 28.
Ne pensez pas que je veuille, en interprète téméraire des secrets
d’État, discourir sur le voyage d’Angleterre; ni que j’imite ces
politiques spéculatifs, qui arrangent suivant leurs idées les conseils
des rois, et composent sans instruction les annales de leur siècle. Je
ne parlerai de ce voyage glorieux que pour dire que Madame y fut admirée
plus que jamais. On ne parlait qu’avec transport de la bonté de cette
princesse, qui, malgré les divisions trop ordinaires dans les cours, lui
gagna d’abord tous les esprits. On ne pouvait assez louer son incroyable
dextérité à traiter les affaires les plus délicates, à guérir ces
défiances cachées, qui souvent les tiennent en suspens, et à terminer
tous les différends d’une manière qui conciliait les intérêts les plus
opposés. Mais qui pourrait penser, sans verser des larmes, aux marques
d’estime et de tendresse que lui donna le roi son frère? Ce grand roi,
plus capable encore d’être touché par le mérite que par le sang, ne se
lassait point d’admirer les excellentes qualités de Madame. O plaie
irrémédiable! ce qui fut en ce voyage le sujet d’une si juste
admiration, est devenu pour ce prince le sujet d’une douleur qui n’a
point de bornes. Princesse, le digne lien des deux plus grands rois du
monde, pourquoi leur avez-vous été sitôt ravie? Ces deux grands rois se
connaissent; c’est l’effet des soins de Madame: ainsi leurs nobles
inclinations concilieront leurs esprits, et la vertu sera entre eux une
immortelle médiatrice. Mais si leur union ne perd rien de sa fermeté,
nous déplorerons éternellement qu’elle ait perdu son agrément le plus
doux, et qu’une princesse si chérie de tout l’univers ait été précipitée
dans le tombeau, pendant que la confiance de deux si grands rois
l’élevait au comble de la grandeur et de la gloire.
La grandeur et la gloire! Pouvons-nous encore entendre ces noms dans ce
triomphe de la mort? Non, messieurs, je ne puis plus soutenir ces
grandes paroles, par lesquelles l’arrogance humaine tâche de s’étourdir
elle-même, pour ne pas apercevoir son néant. Il est temps de faire voir
que tout ce qui est mortel, quoi qu’on ajoute par le dehors pour le
faire paraître grand, est par son fond incapable d’élévation. Écoutez à
ce propos le profond raisonnement, non d’un philosophe qui dispute dans
une école, ou d’un religieux qui médite dans un cloître: je veux
confondre le monde par ceux que le monde même révère le plus, par ceux
qui le connaissent le mieux, et ne lui veux donner pour le convaincre
que des docteurs assis sur le trône. _O Dieu_, dit le roi prophète,
_vous avez fait mes jours mesurables, et ma substance n’est rien devant
vous_[26]. Il est ainsi, chrétiens: tout ce qui se mesure finit; et tout
ce qui est né pour finir, n’est pas tout à fait sorti du néant où il est
sitôt replongé. Si notre être, si notre substance n’est rien, tout ce
que nous bâtissons dessus, que peut-il être? Ni l’édifice n’est plus
solide que le fondement, ni l’accident attaché à l’être, plus réel que
l’être même. Pendant que la nature nous tient si bas, que peut faire la
fortune pour nous élever? Cherchez, imaginez parmi les hommes les
différences les plus remarquables; vous n’en trouverez point de mieux
marquée, ni qui vous paraisse plus effective, que celle qui relève le
victorieux au-dessus des vaincus qu’il voit étendus à ses pieds.
Cependant ce vainqueur, enflé de ses titres, tombera lui-même à son tour
entre les mains de la mort. Alors ces malheureux vaincus rappelleront à
leur compagnie leur superbe triomphateur; et du creux de leurs tombeaux
sortira cette voix qui foudroie toutes les grandeurs: _Vous voilà blessé
comme nous; vous êtes devenu semblable à nous[27]._ Que la fortune ne
tente donc pas de nous tirer du néant, ni de forcer la bassesse de notre
nature.
[26] Ps. XXXVIII, 6.
[27] Isa. XIV, 10.
Mais peut-être, au défaut de la fortune, les qualités de l’esprit, les
grands desseins, les vastes pensées pourront nous distinguer du reste
des hommes. Gardez-vous bien de le croire, parce que toutes nos pensées,
qui n’ont pas Dieu pour objet, sont du domaine de la mort. _Ils
mourront_, dit le prophète, _et en ce jour périront toutes leurs
pensées_[28]; c’est-à-dire les pensées des conquérants, les pensées des
politiques, qui auront imaginé dans leurs cabinets des desseins, où le
monde entier sera compris. Ils se seront munis de tous côtés par des
précautions infinies; enfin ils auront tout prévu, excepté leur mort,
qui emportera en un moment toutes leurs pensées. C’est pour cela que
l’Ecclésiaste, le roi Salomon, fils du roi David (car je suis bien aise
de vous faire voir la succession de la même doctrine dans un même
trône); c’est, dis-je, pour cela que l’Ecclésiaste, faisant le
dénombrement des illusions qui travaillent les enfants des hommes, y
comprend la sagesse même. _Je me suis_, dit-il, _appliqué à la sagesse,
et j’ai vu que c’était encore une vanité[29]_; parce qu’il y a une
fausse sagesse, qui, se renfermant dans l’enceinte des choses mortelles,
s’ensevelit avec elles dans le néant. Ainsi je n’ai rien fait pour
Madame, quand je vous ai représenté tant de belles qualités qui la
rendaient admirable au monde, et capable des plus hauts desseins, où une
princesse puisse s’élever. Jusqu’à ce que je commence à vous raconter ce
qui l’unit à Dieu, une si illustre princesse ne paraîtra dans ce
discours que comme un exemple le plus grand qu’on se puisse proposer, et
le plus capable de persuader aux ambitieux qu’ils n’ont aucun moyen de
se distinguer, ni par leur naissance, ni par leur grandeur, ni par leur
esprit, puisque la mort, qui égale tout, les domine de tous côtés avec
tant d’empire, et que, d’une main si prompte et si souveraine, elle
renverse les têtes les plus respectées.
[28] Ps. CXLV, 4.
[29] Eccl. II, 12, 15.
Considérez, messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si
bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour
nous avertir. Leur élévation en est la cause; et il les épargne si peu,
qu’il ne craint pas de les sacrifier à l’instruction du reste des
hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous
donner une telle instruction. Il n’y a rien ici de rude pour elle,
puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même
coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre
néant: mais s’il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de
l’amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. O nuit
désastreuse! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup comme un éclat
de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt, Madame est
morte! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque
tragique accident avait désolé sa famille? Au premier bruit d’un mal si
étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts: on trouve tout
consterné, excepté le cœur de cette princesse. Partout on entend des
cris; partout on voit la douleur et le désespoir, et l’image de la mort.
Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est
abattu, tout est désespéré; et il me semble que je vois
l’accomplissement de cette parole du prophète: _Le roi pleurera, le
prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et
d’étonnement[30]._
[30] Ezech. VII, 27.
Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain. En vain
Monsieur, en vain le roi même tenait Madame serrée par de si étroits
embrassements. Alors ils pouvaient dire l’un et l’autre avec saint
Ambroise: _Je serrais les bras, mais j’avais déjà perdu ce que je
tenais[31]._ La princesse leur échappait parmi des embrassements si
tendres, et la mort plus puissante nous l’enlevait entre ces royales
mains. Quoi donc, elle devait périr sitôt! Dans la plupart des hommes,
les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement
à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que
l’herbe des champs. Le matin elle fleurissait; avec quelles grâces, vous
le savez: le soir nous la vîmes séchée; et ces fortes expressions, par
lesquelles l’Écriture sainte exagère l’inconstance des choses humaines,
devaient être pour cette princesse et si précises et si littérales.
Hélas! nous composions son histoire de tout ce qu’on peut imaginer de
plus glorieux. Le passé et le présent nous garantissaient l’avenir, et
on pouvait tout attendre de tant d’excellentes qualités. Elle allait
s’acquérir deux puissants royaumes, par des moyens agréables: toujours
douce, toujours paisible, autant que généreuse et bienfaisante, son
crédit n’y aurait jamais été odieux: on ne l’eût point vue s’attirer la
gloire avec une ardeur inquiète et précipitée; elle l’eût attendue sans
impatience, comme sûre de la posséder. Cet attachement qu’elle a montré
si fidèle pour le roi jusqu’à la mort, lui en donnait les moyens. Et
certes c’est le bonheur de nos jours, que l’estime se puisse joindre
avec le devoir, et qu’on puisse autant s’attacher au mérite et à la
personne du prince, qu’on en révère la puissance et la majesté. Les
inclinations de Madame ne l’attachaient pas moins fortement à tous ses
autres devoirs. La passion qu’elle ressentait pour la gloire de
Monsieur, n’avait point de bornes. Pendant que ce grand prince, marchant
sur les pas de son invincible frère, secondait avec tant de valeur et de
succès ses grands et héroïques desseins dans la campagne de Flandre, la
joie de cette princesse était incroyable. C’est ainsi que ses généreuses
inclinations la menaient à la gloire par les voies que le monde trouve
les plus belles; et si quelque chose manquait encore à son bonheur, elle
eût tout gagné par sa douceur et par sa conduite. Telle était l’agréable
histoire que nous faisions pour Madame; et, pour achever ces nobles
projets, il n’y avait que la durée de sa vie, dont nous ne croyions pas
devoir être en peine. Car qui eût pu seulement penser que les années
eussent dû manquer à une jeunesse qui semblait si vive? Toutefois c’est
par cet endroit que tout se dissipe en un moment. Au lieu de l’histoire
d’une belle vie, nous sommes réduits à faire l’histoire d’une admirable,
mais triste mort. A la vérité, messieurs, rien n’a jamais égalé la
fermeté de son âme, ni ce courage paisible, qui, sans faire effort pour
s’élever, s’est trouvé par sa naturelle situation au-dessus des
accidents les plus redoutables. Oui, Madame fut douce envers la mort,
comme elle l’était envers tout le monde. Son grand cœur ni ne s’aigrit,
ni ne s’emporta contre elle. Elle ne la brave non plus avec fierté;
contente de l’envisager sans émotion, et de la recevoir sans trouble.
Triste consolation, puisque, malgré ce grand courage, nous l’avons
perdue! C’est la grande vanité des choses humaines. Après que, par le
dernier effort de notre courage, nous avons, pour ainsi dire, surmonté
la mort, elle éteint en nous jusqu’à ce courage par lequel nous
semblions la défier. La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si
admirée et si chérie! la voilà telle que la mort nous l’a faite! Encore
ce reste tel quel va-t-il disparaître: cette ombre de gloire va
s’évanouir, et nous l’allons voir dépouillée même de cette triste
décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures
souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la
terre, comme parle Job; avec ces rois et ces princes anéantis, parmi
lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant
la mort est prompte à remplir ces places. Mais ici notre imagination
nous abuse encore. La mort ne nous laisse pas assez de corps pour
occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent
quelque figure. Notre chair change bientôt de nature; notre corps prend
un autre nom; même celui de cadavre, dit Tertullien[32], parce qu’il
nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps:
il devient un je ne sais quoi, qui n’a plus de nom dans aucune langue;
tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres, par
lesquels on exprimait ses malheureux restes.
[31] Orat. de Ob. Sat. fr. liv. I, n. 19.
[32] Tertull. de Resurr. carnis, IV.
C’est ainsi que la puissance divine, justement irritée contre notre
orgueil, le pousse jusqu’au néant; et que, pour égaler à jamais les
conditions, elle ne fait de nous tous qu’une même cendre. Peut-on bâtir
sur ces ruines? Peut-on appuyer quelque grand dessein sur ce débris
inévitable des choses humaines? Mais quoi, messieurs, tout est-il donc
désespéré pour nous? Dieu, qui foudroie toutes nos grandeurs jusqu’à les
réduire en poudre, ne nous laisse-t-il aucune espérance? Lui, aux yeux
de qui rien ne se perd, et qui suit toutes les parcelles de nos corps,
en quelque endroit écarté du monde que la corruption ou le hasard les
jette, verra-t-il périr sans ressource ce qu’il a fait capable de le
connaître et de l’aimer? Ici un nouvel ordre de choses se présente à
moi; les ombres de la mort se dissipent: _Les voies me sont ouvertes à
la véritable vie[33]._ Madame n’est plus dans le tombeau; la mort, qui
semblait tout détruire, a tout établi: voici le secret de l’Ecclésiaste,
que je vous avais marqué dès le commencement de ce discours, et dont il
faut maintenant découvrir le fonds.
[33] Ps. XV, 11.
Il faut donc penser, chrétiens, qu’outre le rapport que nous avons du
côté du corps avec la nature changeante et mortelle, nous avons d’un
autre côté un rapport intime et une secrète affinité avec Dieu, parce
que Dieu même a mis quelque chose en nous, qui peut confesser la vérité
de son être, en adorer la perfection, en admirer la plénitude; quelque
chose qui peut se soumettre à sa souveraine puissance, s’abandonner à sa
haute et incompréhensible sagesse, se confier en sa bonté, craindre sa
justice, espérer son éternité. De ce côté, messieurs, si l’homme croit
avoir en lui de l’élévation, il ne se trompera pas. Car, comme il est
nécessaire que chaque chose soit réunie à son principe, et que c’est
pour cette raison, dit l’Ecclésiaste: _Que le corps retourne à la terre
dont il a été tiré[34]_: il faut, par la suite du même raisonnement, que
ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est capable de s’unir à
Dieu, y soit aussi rappelé. Or ce qui doit retourner à Dieu, qui est la
grandeur primitive et essentielle, n’est-il pas grand et élevé? C’est
pourquoi, quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire n’étaient
parmi nous que des noms pompeux, vides de sens et de choses, je
regardais le mauvais usage que nous faisons de ces termes. Mais, pour
dire la vérité dans toute son étendue, ce n’est ni l’erreur ni la vanité
qui ont inventé ces noms magnifiques; au contraire, nous ne les aurions
jamais trouvés, si nous n’en avions porté le fond en nous-mêmes. Car où
prendre ces nobles idées dans le néant? La faute que nous faisons, n’est
donc pas de nous être servis de ces noms, c’est de les avoir appliqués à
des objets trop indignes. Saint Chrysostome a bien compris cette vérité,
quand il a dit: _Gloire, richesse, noblesse, puissance, pour les hommes
du monde, ne sont que des noms; pour nous_, si nous servons Dieu, _ce
sont des choses. Au contraire, la pauvreté, la honte, la mort, sont des
choses trop effectives et trop réelles pour eux: pour nous, ce sont
seulement des noms[35]_: parce que celui qui s’attache à Dieu, ne perd
ni ses biens, ni son honneur, ni sa vie. Ne vous étonnez donc pas si
l’Ecclésiaste dit si souvent: _Tout est vanité[36]._ Il s’explique,
_tout est vanité sous le soleil_; c’est-à-dire tout ce qui est mesuré
par les années, tout ce qui est emporté par la rapidité du temps. Sortez
du temps et du changement; aspirez à l’éternité: la vanité ne vous
tiendra plus asservis. Ne vous étonnez pas si le même Ecclésiaste
méprise tout en nous[37], jusqu’à la sagesse, et ne trouve rien de
meilleur que de goûter en repos le fruit de son travail. La sagesse dont
il parle en ce lieu, est cette sagesse insensée, ingénieuse à se
tourmenter, habile à se tromper elle-même, qui se corrompt dans le
présent, qui s’égare dans l’avenir, qui, par beaucoup de raisonnements
et de grands efforts, ne fait que se consumer inutilement en amassant
des choses que le vent emporte. _Hé![38]_ s’écrie ce sage roi, _y a-t-il
rien de si vain?_ Et n’a-t-il pas raison de préférer la simplicité d’une
vie particulière, qui goûte doucement et innocemment ce peu de biens que
la nature nous donne, aux soucis et aux chagrins des avares, aux songes
inquiets des ambitieux? Mais _cela même, dit-il[39]_, ce repos, cette
douceur de la vie, _est encore une vanité_, parce que la mort trouble et
emporte tout. Laissons-lui donc mépriser tous les états de cette vie,
puisque enfin, de quelque côté qu’on s’y tourne, on voit toujours la
mort en face, qui couvre de ténèbres tous nos plus beaux jours.
Laissons-lui égaler le fou et le sage; et même, je ne craindrai pas de
le dire hautement en cette chaire, laissons-lui confondre l’homme avec
la bête: _Unus interitus est hominis et jumentorum[40]_ En effet,
jusqu’à ce que nous ayons trouvé la véritable sagesse; tant que nous
regarderons l’homme par les yeux du corps, sans y démêler par
l’intelligence ce secret principe de toutes nos actions, qui, étant
capable de s’unir à Dieu, doit nécessairement y retourner, que
verrons-nous autre chose dans notre vie que de folles inquiétudes? et
que verrons-nous dans notre mort, qu’une vapeur qui s’exhale, que des
esprits qui s’épuisent, que des ressorts qui se démontent et se
déconcertent; enfin qu’une machine qui se dissout, et qui se met en
pièces? Ennuyés de ces vanités, cherchons ce qu’il y a de grand et de
solide en nous. Le Sage nous l’a montré dans les dernières paroles de
l’Ecclésiaste; et bientôt Madame nous le fera paraître dans les
dernières actions de sa vie: _Crains Dieu et observe ses commandements,
car c’est là tout l’homme[41]._ Comme s’il disait: Ce n’est pas l’homme
que j’ai méprisé, ne le croyez pas; ce sont les opinions, ce sont les
erreurs par lesquelles l’homme abusé se déshonore lui-même. Voulez-vous
savoir en un mot ce que c’est que l’homme? Tout son devoir, tout son
objet, toute sa nature, c’est de craindre Dieu: tout le reste est vain,
je le déclare; mais aussi tout le reste n’est pas l’homme. Voici ce qui
est réel et solide, et ce que la mort ne peut enlever: car, ajoute
l’Ecclésiaste: _Dieu examinera dans son jugement tout ce que nous aurons
fait de bien et de mal._ Il est donc maintenant aisé de concilier toutes
choses. Le Psalmiste dit qu’_à la mort périront toutes nos pensées[42]_;
oui, celles que nous aurons laissé emporter au monde, dont la figure
passe et s’évanouit. Car, encore que notre esprit soit de nature à vivre
toujours, il abandonne à la mort tout ce qu’il consacre aux choses
mortelles; de sorte que nos pensées, qui devaient être incorruptibles du
côté de leur principe, deviennent périssables du côté de leur objet.
Voulez-vous sauver quelque chose de ce débris si universel, si
inévitable? Donnez à Dieu vos affections. Nulle force ne vous ravira ce
que vous aurez déposé en ces mains divines. Vous pourrez hardiment
mépriser la mort, à l’exemple de notre héroïne chrétienne. Mais, afin de
tirer d’un si bel exemple toute l’instruction qu’il nous peut donner,
entrons dans une profonde considération des conduites de Dieu sur elle,
et adorons en cette princesse le mystère de la prédestination et de la
grâce.
[34] Eccles. XIII, 7.
[35] Homil. LVIII, in Matt. n. 5.
[36] Eccles. I, 2; III, 11, etc.
[37] Eccles. I, 175; II, 14, 24.
[38] Eccles. II, 19.
[39] Ibid., II, 1.
[40] Ibid., III, 19.
[41] Eccles. XII, 13.
[42] Ps. CXLV, 4.
Vous savez que toute la vie chrétienne, que tout l’ouvrage de notre
salut, est une suite continuelle de miséricordes: mais le fidèle
interprète du mystère de la grâce, je veux dire le grand Augustin,
m’apprend cette véritable et solide théologie, que c’est dans la
première grâce et dans la dernière que la grâce se montre grâce;
c’est-à-dire que c’est dans la vocation qui nous prévient, et dans la
persévérance finale qui nous couronne, que la bonté qui nous sauve
paraît toute gratuite et toute pure. En effet, comme nous changeons deux
fois d’état, en passant premièrement des ténèbres à la lumière, et
ensuite de la lumière imparfaite de la foi à la lumière consommée de la
gloire; comme c’est la vocation qui nous inspire la foi, et que c’est la
persévérance qui nous transmet à la gloire, il a plu à la divine bonté
de se marquer elle-même au commencement de ces deux états par une
impression illustre et particulière, afin que nous confessions que toute
la vie du chrétien, et dans le temps qu’il espère, et dans le temps
qu’il jouit, est un miracle de grâce. Que ces deux principaux moments de
la grâce ont été bien marqués par les merveilles que Dieu a faites pour
le salut éternel de Henriette d’Angleterre! Pour la donner à l’Église,
il a fallu renverser tout un grand royaume. La grandeur de la maison
d’où elle est sortie n’était pour elle qu’un engagement plus étroit dans
le schisme de ses ancêtres; disons des derniers de ses ancêtres, puisque
tout ce qui les précède, à remonter jusqu’aux premiers temps, est si
pieux et si catholique. Mais si les lois de l’État s’opposent à son
salut éternel, Dieu ébranlera tout l’État pour l’affranchir de ces lois.
Il met les âmes à ce prix; il remue le ciel et la terre pour enfanter
ses élus; et, comme rien ne lui est cher que ces enfants de sa dilection
éternelle, que ces membres inséparables de son Fils bien-aimé, rien ne
lui coûte, pourvu qu’il les sauve. Notre princesse est persécutée avant
que de naître, délaissée aussitôt que mise au monde, arrachée, en
naissant, à la piété d’une mère catholique, captive, dès le berceau, des
ennemis implacables de sa maison, et, ce qui était plus déplorable,
captive des ennemis de l’Église, par conséquent destinée premièrement
par sa glorieuse naissance, et ensuite par sa malheureuse captivité, à
l’erreur et à l’hérésie. Mais le sceau de Dieu était sur elle. Elle
pouvait dire avec le prophète: _Mon père et ma mère m’ont abandonnée;
mais le Seigneur m’a reçue en sa protection[43]._ Délaissée de toute la
terre dès ma naissance, _je fus comme jetée entre les bras de sa
providence paternelle, et dès le ventre de ma mère, il se déclara mon
Dieu[44]._ Ce fut à cette garde fidèle que la reine sa mère commit ce
précieux dépôt. Elle ne fut point trompée dans sa confiance. Deux ans
après, un coup imprévu et qui tenait du miracle, délivra la princesse
des mains des rebelles. Malgré les tempêtes de l’Océan, et les
agitations encore plus violentes de la terre, Dieu, la prenant sur ses
ailes comme l’aigle prend ses petits, la porta lui-même dans ce royaume;
lui-même la posa dans le sein de la reine sa mère, ou plutôt dans le
sein de l’Église catholique. Là elle apprit les maximes de la piété
véritable, moins par les instructions qu’elle y recevait que par les
exemples vivants de cette grande et religieuse reine. Elle a imité ses
pieuses libéralités. Ses aumônes, toujours abondantes, se sont répandues
principalement sur les catholiques d’Angleterre, dont elle a été la
fidèle protectrice. Digne fille de saint Édouard et de saint Louis, elle
s’attacha du fond de son cœur à la foi de ces deux grands rois. Qui
pourrait assez exprimer le zèle dont elle brûlait pour le rétablissement
de cette foi dans le royaume d’Angleterre, où l’on en conserve encore
tant de précieux monuments? Nous savons qu’elle n’eût pas craint
d’exposer sa vie pour un si pieux dessein: et le ciel nous l’a ravie! O
Dieu! que prépare ici votre éternelle Providence? Me permettrez-vous, ô
Seigneur, d’envisager en tremblant vos saints et redoutables conseils?
Est-ce que les temps de confusion ne sont pas encore accomplis? Est-ce
que le crime, qui fit céder vos vérités saintes à des passions
malheureuses, est encore devant vos yeux, et que vous ne l’avez pas
assez puni par un aveuglement de plus d’un siècle? Nous ravissez-vous
Henriette par un effet du même jugement qui abrégea les jours de la
reine Marie, et son règne si favorable à l’Église? Ou bien voulez-vous
triompher seul? et, en nous ôtant les moyens dont nos désirs se
flattaient, réservez-vous, dans les temps marqués par votre
prédestination éternelle, de secrets retours à l’État et à la maison
d’Angleterre? Quoi qu’il en soit, ô grand Dieu, recevez-en aujourd’hui
les bienheureuses prémices en la personne de cette princesse. Puissent
toute sa maison et tout le royaume suivre l’exemple de sa foi! Ce grand
roi qui remplit de tant de vertus le trône de ses ancêtres, et fait
louer tous les jours la divine main qui l’y a rétabli comme par miracle,
n’improuvera pas notre zèle, si nous souhaitons devant Dieu que lui et
tous ses peuples soient comme nous. _Opto apud Deum... non tantum te,
sed etiam omnes... fieri tales, qualis et ego sum[45]._ Ce souhait est
fait pour les rois; et saint Paul, étant dans les fers, le fit la
première fois en faveur du roi Agrippa; mais saint Paul en exceptait ses
liens, _exceptis vinculis his_: et nous, nous souhaitons principalement,
que l’Angleterre, trop libre dans sa croyance, trop licencieuse dans ses
sentiments, soit enchaînée comme nous de ces bienheureux liens, qui
empêchent l’orgueil humain de s’égarer dans ses pensées, en le captivant
sous l’autorité du Saint-Esprit et de l’Église.
[43] Ps. XXVI, 10.
[44] Ps. XXI, 11.
[45] Act. XXVI, 29.
Après vous avoir exposé le premier effet de la grâce de Jésus-Christ en
notre princesse, il me reste, messieurs, de vous faire considérer le
dernier, qui couronnera tous les autres. C’est par cette dernière grâce
que la mort change de nature pour les chrétiens, puisqu’au lieu qu’elle
semblait être faite pour nous dépouiller de tout, elle commence comme
dit l’Apôtre, à nous revêtir, et nous assure éternellement la possession
des biens véritables. Tant que nous sommes détenus dans cette demeure
mortelle, nous vivons assujettis aux changements, parce que, si vous me
permettez de parler ainsi, c’est la loi du pays que nous habitons; et
nous ne possédons aucun bien, même dans l’ordre de la grâce, que nous ne
puissions perdre un moment après par la mutabilité naturelle de nos
désirs. Mais aussitôt qu’on cesse pour nous de compter les heures, et de
mesurer notre vie par les jours et par les années, sortis des figures
qui passent et des ombres qui disparaissent, nous arrivons au règne de
la vérité, où nous sommes affranchis de la loi des changements. Ainsi
notre âme n’est plus en péril; nos résolutions ne vacillent plus; la
mort, ou plutôt la grâce de la persévérance finale, a la force de les
fixer: et de même que le testament de Jésus-Christ, par lequel il se
donne à nous, est confirmé à jamais, suivant le droit des testaments et
la doctrine de l’Apôtre, par la mort de ce divin Testateur; ainsi la
mort du fidèle fait que ce bienheureux testament, par lequel de notre
côté nous nous donnons au Sauveur, devient irrévocable. Donc, messieurs,
si je vous fais voir encore une fois Madame aux prises avec la mort,
n’appréhendez rien pour elle: quelque cruelle que la mort vous paraisse,
elle ne doit servir à cette fois que pour accomplir l’œuvre de la grâce,
et sceller en cette princesse le conseil de son éternelle
prédestination. Voyons donc ce dernier combat; mais, encore un coup,
affermissons-nous. Ne mêlons point de faiblesse à une si forte action,
et ne déshonorons point par nos larmes une si belle victoire.
Voulez-vous voir combien la grâce, qui a fait triompher Madame, a été
puissante? Voyez combien la mort a été terrible. Premièrement, elle a
plus de prise sur une princesse qui a tant à perdre. Que d’années elle
va ravir à cette jeunesse! que de joie elle enlève à cette fortune! que
de gloire elle ôte à ce mérite! D’ailleurs, peut-elle venir ou plus
prompte ou plus cruelle? C’est ramasser toutes ses forces, c’est unir
tout ce qu’elle a de plus redoutable, que de joindre, comme fait, aux
plus vives douleurs l’attaque la plus imprévue. Mais quoique, sans
menacer et sans avertir, elle se fasse sentir tout entière dès le
premier coup, elle trouve la princesse prête. La grâce, plus active
encore, l’a déjà mise en défense. Ni la gloire ni la jeunesse n’auront
un soupir. Un regret immense de ses péchés ne lui permet pas de
regretter autre chose. Elle demande le crucifix sur lequel elle avait vu
expirer la reine sa belle-mère, comme pour y recueillir les impressions
de constance et de piété, que cette âme vraiment chrétienne y avait
laissées avec les derniers soupirs. A la vue d’un si grand objet,
n’attendez pas de cette princesse des discours étudiés et magnifiques:
une sainte simplicité fait ici toute la grandeur. Elle s’écrie: _O mon
Dieu, pourquoi n’ai-je pas toujours mis en vous ma confiance?_ Elle
s’afflige, elle se rassure; elle confesse humblement, et avec tous les
sentiments d’une profonde douleur, que de ce jour seulement elle
commence à connaître Dieu, n’appelant pas le connaître, que de regarder
encore tant soit peu le monde. Qu’elle nous parut au-dessus de ces
lâches chrétiens, qui s’imaginent avancer leur mort quand ils préparent
leur confession; qui ne reçoivent les saints sacrements que par force:
dignes certes de recevoir pour leur jugement ce mystère de piété, qu’ils
ne reçoivent qu’avec répugnance. Madame appelle les prêtres plutôt que
les médecins. Elle demande d’elle-même les sacrements de l’Église; la
pénitence avec componction; l’Eucharistie avec crainte, et puis avec
confiance, la sainte Onction des mourants avec un pieux empressement.
Bien loin d’en être effrayée, elle veut la recevoir avec connaissance:
elle écoute l’explication de ces saintes cérémonies, de ces prières
apostoliques, qui, par une espèce de charme divin, suspendent les
douleurs les plus violentes, qui font oublier la mort (je l’ai vu
souvent) à qui les écoute avec foi: elle les suit, elle s’y conforme: on
lui voit paisiblement présenter son corps à cette huile sacrée, ou
plutôt au sang de Jésus, qui coule si abondamment avec cette précieuse
liqueur. Ne croyez pas que ses excessives et insupportables douleurs
aient tant soit peu troublé sa grande âme. Ah! je ne veux plus tant
admirer les braves ni les conquérants. Madame m’a fait connaître la
vérité de cette parole du Sage: _Le patient vaut mieux que le fort, et
celui qui dompte son cœur vaut mieux que celui qui prend des
villes[46]._ Combien a-t-elle été maîtresse du sien! Avec quelle
tranquillité a-t-elle satisfait à tous ses devoirs! Rappelez en votre
pensée ce qu’elle dit à Monsieur. Quelle force! quelle tendresse! O
paroles qu’on voyait sortir de l’abondance d’un cœur qui se sent
au-dessus de tout; paroles que la mort présente, et Dieu plus présent
encore ont consacrées; sincère production d’une âme qui, tenant au ciel,
ne doit plus rien à la terre que la vérité, vous vivrez éternellement
dans la mémoire des hommes; mais surtout vous vivrez éternellement dans
le cœur de ce grand prince. Madame ne peut plus résister aux larmes
qu’elle lui voit répandre. Invincible par tout autre endroit, ici elle
est contrainte de céder. Elle prie Monsieur de se retirer, parce qu’elle
ne veut plus sentir de tendresse que pour ce Dieu crucifié qui lui tend
les bras. Alors qu’avons-nous vu? qu’avons-nous ouï? Elle se conformait
aux ordres de Dieu; elle lui offrait ses souffrances en expiation de ses
fautes; elle professait hautement la foi catholique et la résurrection
des morts, cette précieuse consolation des fidèles mourants. Elle
excitait le zèle de ceux qu’elle avait appelés pour l’exciter elle-même,
et ne voulait point qu’ils cessassent un moment de l’entretenir des
vérités chrétiennes. Elle souhaita mille fois d’être plongée au sang de
l’Agneau; c’était un nouveau langage que la grâce lui apprenait. Nous ne
voyions en elle, ni cette ostentation par laquelle on veut tromper les
autres, ni ces émotions d’une âme alarmée, par lesquelles on se trompe
soi-même. Tout était simple, tout était solide, tout était tranquille,
tout partait d’une âme soumise, et d’une source sanctifiée par le
Saint-Esprit.
[46] Prov. XVI, 32.
En cet état, messieurs, qu’avions-nous à demander à Dieu pour cette
princesse, sinon qu’il l’affermît dans le bien, et qu’il conservât en
elle les dons de sa grâce? Ce grand Dieu nous exauçait; mais souvent,
dit saint Augustin, en nous exauçant, il trompe heureusement notre
prévoyance. La princesse est affermie dans le bien d’une manière plus
haute que celle que nous entendions. Comme Dieu ne voulait plus exposer
aux illusions du monde les sentiments d’une piété si sincère, il a fait
ce que dit le Sage: _Il s’est hâté[47]._ En effet, quelle diligence! en
neuf heures l’ouvrage est accompli. _Il s’est hâté de la tirer du milieu
des iniquités._ Voilà, dit le grand saint Ambroise, la merveille de la
mort dans les chrétiens[48]: elle ne finit pas leur vie; elle ne finit
que leurs péchés, et les périls où ils sont exposés. Nous nous sommes
plaints que la mort, ennemie des fruits que nous promettait la
princesse, les a ravagés dans la fleur; qu’elle a effacé, pour ainsi
dire, sous le pinceau même, un tableau qui s’avançait à la perfection
avec une incroyable diligence, dont les premiers traits, dont le seul
dessin montrait déjà tant de grandeur. Changeons maintenant de langage;
ne disons plus que la mort a tout d’un coup arrêté le cours de la plus
belle vie du monde, et de l’histoire qui se commençait le plus
noblement: disons qu’elle a mis fin aux plus grands périls dont une âme
chrétienne peut être assaillie. Et, pour ne point parler ici des
tentations infinies qui attaquent à chaque pas la faiblesse humaine,
quel péril n’eût point trouvé cette princesse dans sa propre gloire? La
gloire: qu’y a-t-il pour le chrétien de plus pernicieux et de plus
mortel? quel appât plus dangereux? quelle fumée plus capable de faire
tourner les meilleures têtes? Considérez la princesse, représentez-vous
cet esprit, qui, répandu par tout son extérieur, en rendait les grâces
si vives: tout était esprit, tout était bonté. Affable à tous avec
dignité, elle savait estimer les uns sans fâcher les autres; et quoique
le mérite fût distingué, la faiblesse ne se sentait pas dédaignée. Quand
quelqu’un traitait avec elle, il semblait qu’elle eût oublié son rang
pour ne se soutenir que par la raison. On ne s’apercevait presque pas
qu’on parlât à une personne si élevée; on sentait seulement au fond de
son cœur qu’on eût voulu lui rendre au centuple la grandeur dont elle se
dépouillait si obligeamment. Fidèle en ses paroles, incapable de
déguisement, sûre à ses amis, par la lumière et la droiture de son
esprit, elle les mettait à couvert des vains ombrages, et ne leur
laissait à craindre que leurs propres fautes. Très reconnaissante des
services, elle aimait à prévenir les injures par sa bonté; vive à les
sentir, facile à les pardonner. Que dirai-je de sa libéralité? Elle
donnait non seulement avec joie, mais avec une hauteur d’âme, qui
marquait tout ensemble et le mépris du don et l’estime de la personne.
Tantôt par des paroles touchantes tantôt même par son silence, elle
relevait ses présents; et cet art de donner agréablement, qu’elle avait
si bien pratiqué durant sa vie, l’a suivie, je le sais, jusqu’entre les
bras de la mort. Avec tant de grandes et tant d’aimables qualités, qui
eût pu lui refuser son admiration? Mais avec son crédit, avec sa
puissance, qui n’eut voulu s’attacher à elle? N’allait-elle pas gagner
tous les cœurs? c’est-à-dire la seule chose qu’ont à gagner ceux à qui
la naissance et la fortune semblent tout donner: et si cette haute
élévation est un précipice affreux pour les chrétiens, ne puis-je pas
dire, messieurs, pour me servir des paroles fortes du plus grave des
historiens: qu’elle _allait être précipitée dans la gloire[49]_? Car
quelle créature fut jamais plus propre à être l’idole du monde? Mais ces
idoles que le monde adore, à combien de tentations délicates ne
sont-elles pas exposées! La gloire, il est vrai, les défend de quelques
faiblesses; mais la gloire les défend-elle de la gloire même? Ne
s’adorent-elles pas secrètement? Ne veulent-elles pas être adorées? Que
n’ont-elles pas à craindre de leur amour-propre? Et que se peut refuser
la faiblesse humaine, pendant que le monde lui accorde tout? N’est-ce
pas là qu’on apprend à faire servir à l’ambition, à la grandeur, à la
politique, et la vertu, et la religion, et le nom de Dieu? La
modération, que le monde affecte, n’étouffe pas les mouvements de la
vanité: elle ne sert qu’à les cacher; et plus elle ménage le dehors,
plus elle livre le cœur aux sentiments les plus délicats et les plus
dangereux de la fausse gloire. On ne compte plus que soi-même, et on dit
au fond de son cœur: _Je suis, et il n’y a que moi sur la terre[50]._ En
cet état, messieurs, la vie n’est-elle pas un péril? la mort n’est-elle
pas une grâce? Que ne doit-on craindre de ses vices, si les bonnes
qualités sont si dangereuses? N’est-ce donc pas un bienfait de Dieu
d’avoir abrégé les tentations avec les jours de Madame; de l’avoir
arrachée à sa propre gloire, avant que cette gloire par son excès eût
mis en hasard sa modération! Qu’importe que sa vie ait été si courte?
Jamais ce qui doit finir ne peut être long. Quand nous ne compterions
point ses confessions plus exactes, ses entretiens de dévotion plus
fréquents, son application plus forte à la piété dans les derniers temps
de sa vie: ce peu d’heures saintement passées parmi les plus rudes
épreuves, et dans les sentiments les plus purs du christianisme,
tiennent lieu toutes seules d’un âge accompli. Le temps a été court, je
l’avoue; mais l’opération de la grâce a été forte; mais la fidélité de
l’âme a été parfaite. C’est l’effet d’un art consommé de réduire en
petit tout un grand ouvrage; et la grâce, cette excellente ouvrière, se
plaît quelquefois à renfermer en un jour la perfection d’une longue vie.
Je sais que Dieu ne veut pas qu’on s’attende à de tels miracles: mais si
la témérité insensée des hommes abuse de ses bontés, son bras pour cela
n’est pas raccourci, et sa main n’est pas affaiblie. Je me confie pour
Madame en cette miséricorde, qu’elle a si sincèrement et si humblement
réclamée. Il semble que Dieu ne lui ait conservé le jugement libre
jusqu’au dernier soupir, qu’afin de faire durer les témoignages de sa
foi. Elle a aimé en mourant le Sauveur Jésus; les bras lui ont manqué
plutôt que l’ardeur d’embrasser la croix. J’ai vu sa main défaillante
chercher encore en tombant de nouvelles forces pour appliquer sur ses
lèvres ce bienheureux signe de notre Rédemption: N’est-ce pas mourir
entre les bras et dans le baiser du Seigneur? Ah! nous pouvons achever
ce saint sacrifice pour le repos de Madame, avec une pieuse confiance.
Ce Jésus en qui elle a espéré, dont elle a porté la croix en son corps
par des douleurs si cruelles, lui donnera encore son sang dont elle est
déjà toute teinte, toute pénétrée, par la participation à ses
sacrements, et par la communion avec ses souffrances.
[47] Sap. IV, 14.
[48] De bono mortis, cap. IX, n. 38.
[49] Tacit. Agric. n. 41.
[50] Isa. XLVII, 10.
Mais en priant pour son âme, chrétiens, songeons à nous-mêmes.
Qu’attendons-nous pour nous convertir? Et quelle dureté est semblable à
la nôtre, si un accident si étrange, qui devrait nous pénétrer jusqu’au
fond de l’âme, ne fait que nous étourdir pour quelques moments?
Attendons-nous que Dieu ressuscite des morts pour nous instruire? Il
n’est point nécessaire que les morts reviennent, ni que quelqu’un sorte
du tombeau: ce qui entre aujourd’hui dans le tombeau doit suffire pour
nous convertir. Car si nous savons nous connaître, nous confesserons,
chrétiens, que les vérités de l’éternité sont assez bien établies; nous
n’avons rien que de faible à leur opposer; c’est par passion, et non par
raison, que nous osons les combattre. Si quelque chose les empêche de
régner sur nous, ces saintes et salutaires vérités, c’est que le monde
nous occupe; c’est que les sens nous enchantent, c’est que le présent
nous entraîne. Faut-il un autre spectacle pour nous détromper, et des
sens, et du présent, et du monde? La Providence divine pouvait-elle nous
mettre en vue, ni de plus près, ni plus fortement, la vanité des choses
humaines? Et si nos cœurs s’endurcissent après un avertissement si
sensible, que lui reste-t-il autre chose, que de nous frapper nous-mêmes
sans miséricorde? Prévenons un coup si funeste, et n’attendons pas
toujours des miracles de la grâce. Il n’est rien de plus odieux à la
souveraine puissance que de la vouloir forcer par des exemples, et de
lui faire une loi de ses grâces et de ses faveurs. Qu’y a-t-il donc,
chrétiens, qui puisse nous empêcher de recevoir, sans différer, ses
inspirations? Quoi! le charme de sentir est-il si fort que nous ne
puissions rien prévoir? Les adorateurs des grandeurs humaines seront-ils
satisfaits de leur fortune, quand ils verront que dans un moment leur
gloire passera à leur nom, leurs titres à leurs tombeaux, leurs biens à
des ingrats, et leurs dignités peut-être à des envieux? Que si nous
sommes assurés qu’il viendra un dernier jour, où la mort nous forcera de
confesser toutes nos erreurs, pourquoi ne pas mépriser par raison ce
qu’il faudra un jour mépriser par force? Et quel est notre aveuglement,
si toujours avançant vers notre fin, et plutôt mourants que vivants,
nous attendons les derniers soupirs, pour prendre les sentiments que la
seule pensée de la mort nous devrait inspirer à tous les moments de
notre vie? Commencez aujourd’hui à mépriser les faveurs du monde; et
toutes les fois que vous serez dans ces lieux augustes, dans ces
superbes palais, à qui Madame donnait un éclat que vos yeux recherchent
encore; toutes les fois que, regardant cette grande place qu’elle
remplissait si bien, vous sentirez qu’elle y manque: songez que cette
gloire que vous admiriez, faisait son péril en cette vie, et que dans
l’autre elle est devenue le sujet d’un examen rigoureux, où rien n’a été
capable de la rassurer, que cette sincère résignation qu’elle a eue aux
ordres de Dieu, et les saintes humiliations de la pénitence.
ORAISON FUNÈBRE
DE
MARIE-THÉRÈSE D’AUTRICHE
INFANTE D’ESPAGNE
REINE DE FRANCE ET DE NAVARRE
Prononcée à Saint-Denis, le premier de septembre 1683, en présence de
_Monseigneur le Dauphin_
Sine macula enim sunt ante thronum Dei.
_Ils sont sans tache devant le trône de Dieu._--Paroles de
l’apôtre saint Jean dans sa _Révélation_, c. XIV, 5.
MONSEIGNEUR, Quelle assemblée l’apôtre saint Jean nous fait paraître! Ce
grand prophète nous ouvre le ciel, et notre foi y découvre _sur la
sainte montagne de Sion_, dans la partie la plus élevée de la Jérusalem
bienheureuse, l’Agneau qui ôte le péché du monde, avec une compagnie
digne de lui. Ce sont ceux dont il est écrit au commencement de
l’Apocalypse: _Il y a dans l’Église de Sardis un petit nombre de
fidèles[51]_, pauca nomina, _qui n’ont pas souillé leurs vêtements_, ces
riches vêtements dont le baptême les a revêtus, vêtements qui ne sont
rien moins que Jésus-Christ même, selon ce que dit l’Apôtre: _Vous tous
qui avez été baptisés, vous avez été revêtus de Jésus-Christ[52]._ Ce
petit nombre chéri de Dieu pour son innocence, et remarquable par la
rareté d’un don si exquis, a su conserver ce précieux vêtement et la
grâce du baptême. Et quelle sera la récompense d’une si rare fidélité?
Écoutez parler le Juste et le Saint: _Ils marchent_, dit-il, _avec moi,
revêtus de blanc, parce qu’ils en sont dignes_; dignes par leur
innocence de porter dans l’éternité la livrée de l’Agneau sans tache, et
de marcher toujours avec lui, puisque jamais ils ne l’ont quitté depuis
qu’il les a mis dans sa compagnie; âmes pures et innocentes, _âmes
vierges[53]_, comme les appelle saint Jean, au même sens que saint Paul
disait à tous les fidèles de Corinthe: _Je vous ai promis, comme une
vierge pudique, à un seul homme, qui est Jésus-Christ[54]._ La vraie
chasteté de l’âme, la vraie pudeur chrétienne est de rougir du péché, de
n’avoir d’yeux ni d’amour que pour Jésus-Christ, et de tenir toujours
ses sens épurés de la corruption du siècle. C’est dans cette troupe
innocente et pure que la reine a été placée: l’horreur qu’elle a
toujours eue du péché lui a mérité cet honneur. La foi qui pénètre
jusqu’aux cieux, nous la fait voir aujourd’hui dans cette bienheureuse
compagnie. Il me semble que je reconnais cette modestie, cette paix, ce
recueillement que nous lui voyions devant les autels, qui inspirait du
respect pour Dieu et pour elle: Dieu ajoute à ces saintes dispositions
le transport d’une joie céleste. La mort ne l’a point changée, si ce
n’est qu’une immortelle beauté a pris la place d’une beauté changeante
et mortelle. Cette éclatante blancheur, symbole de son innocence et de
la candeur de son âme, n’a fait, pour ainsi parler, que passer au dedans
où nous la voyons rehaussée d’une lumière divine[55]. Elle _marche avec
l’Agneau, car elle en est digne_. La sincérité de son cœur, sans
dissimulation et sans artifice, la range au nombre de ceux dont saint
Jean a dit, dans les paroles qui précèdent celles de mon texte, que _le
mensonge ne s’est point trouvé en leur bouche[56]_, ni aucun déguisement
dans leur conduite; _ce qui fait qu’on les voit sans tache devant le
trône de Dieu_. En effet, elle est sans reproche devant Dieu et devant
les hommes: la médisance ne peut attaquer aucun endroit de sa vie depuis
son enfance jusqu’à sa mort; et une gloire si pure, une si belle
réputation est un parfum précieux, qui réjouit le ciel et la terre.
[51] Apoc. III, 4.
[52] Gal. III, 27.
[53] Apoc. XIV, 4.
[54] 2 Cor. XI, 2.
[55] Apoc. III, 4.
[56] Apoc. XIV, 5.
Monseigneur, ouvrez les yeux à ce grand spectacle. Pouvais-je mieux
essuyer vos larmes, celles des princes qui vous environnent, et de cette
auguste assemblée, qu’en vous faisant voir, au milieu de cette troupe
resplendissante, et dans cet état glorieux, une mère si chérie et si
regrettée? Louis même, dont la constance ne peut vaincre ses justes
douleurs, les trouverait plus traitables dans cette pensée. Mais ce qui
doit être votre unique consolation, doit aussi, monseigneur, être votre
exemple; et, ravi de l’éclat immortel d’une vie toujours si réglée, et
toujours si irréprochable, vous devez en faire passer toute la beauté
dans la vôtre.
Qu’il est rare, chrétiens, qu’il est rare, encore une fois, de trouver
cette pureté parmi les hommes! mais surtout, qu’il est rare de la
trouver parmi les grands! _Ceux que vous voyez revêtus d’une robe
blanche, ceux-là_, dit saint Jean, _viennent d’une grande
affliction[57]_, de tribulatione magna; afin que nous entendions que
cette divine blancheur se forme ordinairement sous la croix, et rarement
dans l’éclat, trop plein de tentation, des grandeurs humaines.
[57] Apoc. VII, 13, 14.
Et toutefois il est vrai, messieurs, que Dieu, par un miracle de sa
grâce, se plaît à choisir parmi les rois de ces âmes pures. Tel a été
saint Louis, toujours pur et toujours saint dès son enfance; et
Marie-Thérèse, sa fille, a eu de lui ce bel héritage.
Entrons, messieurs, dans les desseins de la Providence; et admirons les
bontés de Dieu, qui se répandent sur nous et sur tous les peuples dans
la prédestination de cette princesse. Dieu l’a élevée au faîte des
grandeurs humaines, afin de rendre la pureté et la perpétuelle
régularité de sa vie plus éclatante et plus exemplaire. Ainsi sa vie et
sa mort, également pleines de sainteté et de grâce, deviennent
l’instruction du genre humain. Notre siècle n’en pouvait recevoir de
plus parfaite, parce qu’il ne voyait nulle part, dans une si haute
élévation, une pareille pureté. C’est ce rare et merveilleux assemblage
que nous aurons à considérer dans les deux parties de ce discours. Voici
en peu de mots ce que j’ai à dire de la plus pieuse des reines, et tel
est le digne abrégé de son éloge: Il n’y a rien que d’auguste dans sa
personne; il n’y a rien que de pur dans sa vie. Accourez, peuples; venez
contempler dans la première place du monde la rare et majestueuse beauté
d’une vertu toujours constante. Dans une vie si égale, il n’importe pas
à cette princesse où la mort frappe; on n’y voit point d’endroit faible
par où elle pût craindre d’être surprise: toujours vigilante, toujours
attentive à Dieu et à son salut, sa mort, si précipitée et si effroyable
pour nous, n’avait rien de dangereux pour elle. Ainsi son élévation ne
servira qu’à faire voir à tout l’univers, comme du lieu le plus éminent
qu’on découvre dans son enceinte, cette importante vérité, qu’il n’y a
rien de solide ni de vraiment grand parmi les hommes que d’éviter le
péché; et que la seule précaution contre les attaques de la mort, c’est
l’innocence de la vie. C’est, messieurs, l’instruction que nous donne
dans ce tombeau, ou plutôt du plus haut des cieux, très haute, très
excellente, très puissante, et très chrétienne princesse Marie-Thérèse
d’Autriche, Infante d’Espagne, Reine de France et de Navarre.
* * * * *
Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est Dieu qui donne les grandes
naissances, les grands mariages, les enfants, la postérité. C’est lui
qui dit à Abraham: _Les rois sortiront de vous[58]_, et qui fait dire
par son prophète à David: _Le Seigneur vous fera une maison[59]. Dieu,
qui d’un seul homme a voulu former tout le genre humain[60]_, comme dit
saint Paul, et de cette source commune _le répandre sur toute la face de
la terre_, en a vu et prédestiné dès l’éternité les alliances et les
divisions, _marquant les temps_, poursuit-il, et _donnant des bornes à
la demeure des peuples_, et enfin un cours réglé à toutes ces choses.
C’est donc Dieu qui a voulu élever la reine par une auguste naissance à
un auguste mariage, afin que nous la vissions honorée au-dessus de
toutes les femmes de son siècle, pour avoir été chérie, estimée, et trop
tôt, hélas! regrettée par le plus grand de tous les hommes.
[58] Gen. XVII, 6.
[59] 2 Reg. VII, 11.
[60] Act. XVII, 24, 26.
Que je méprise ces philosophes, qui, mesurant les conseils de Dieu à
leurs pensées, ne le font auteur que d’un certain ordre général, d’où le
reste se développe comme il peut! Comme s’il avait à notre manière des
vues générales et confuses, et comme si la souveraine Intelligence
pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières,
qui seules subsistent véritablement! N’en doutons pas, chrétiens; Dieu a
préparé dans son conseil éternel les premières familles qui sont la
source des nations, et dans toutes les nations les qualités dominantes
qui devaient en faire la fortune. Il a aussi ordonné dans les nations
les familles particulières dont elles sont composées; mais
principalement celles qui devaient gouverner ces nations, et en
particulier, dans ces familles, tous les hommes par lesquels elles
devaient ou s’élever, ou se soutenir, ou s’abattre.
C’est par la suite de ces conseils que Dieu a fait naître les deux
puissantes maisons d’où la reine devait sortir, celle de France et celle
d’Autriche, dont il se sert pour balancer les choses humaines: jusqu’à
quel degré et jusqu’à quel temps, il le sait, et nous l’ignorons.
On remarque dans l’Écriture que Dieu donne aux maisons royales certains
caractères propres, comme celui des Syriens, quoique ennemis des rois
d’Israël, leur attribuaient par ces paroles: _Nous avons appris que les
rois de la maison d’Israël sont cléments[61]._
[61] 3 Reg. XX, 31.
Je n’examinerai pas les caractères particuliers qu’on a donnés aux
maisons de France et d’Autriche; et, sans dire que l’on redoutait
davantage les conseils de celle d’Autriche, ni qu’on trouvait quelque
chose de plus vigoureux dans les armes et dans le courage de celle de
France, maintenant que par une grâce particulière ces deux caractères se
réunissent visiblement en notre faveur, je remarquerai seulement ce qui
faisait la joie de la reine; c’est que Dieu avait donné à ces deux
maisons d’où elle est sortie, la piété en partage; de sorte que
_sanctifiée[62]_ (qu’on m’entende bien), c’est-à-dire consacrée à la
sainteté par sa naissance, selon la doctrine de saint Paul, elle disait
avec cet apôtre[63]: _Dieu que ma famille a toujours servi_, et à qui je
suis dédiée _par mes ancêtres_.
[62] 1 Cor. VII, 14.
[63] 2 Tim. I, 3.
Que s’il faut venir au particulier de l’auguste maison d’Autriche, que
peut-on voir de plus illustre que sa descendance immédiate, où, durant
l’espace de quatre cents ans, on ne trouve que des rois et des
empereurs, et une si grande affluence de maisons royales, avec tant
d’États et tant de royaumes, qu’on a prévu il y a longtemps qu’elle en
serait surchargée?
Qu’est-il besoin de parler de la très chrétienne maison de France, qui
par sa noble constitution est incapable d’être assujettie à une famille
étrangère; qui est toujours dominante dans son chef; qui, seule dans
tout l’univers et dans tous les siècles, se voit, après sept cents ans
d’une royauté établie (sans compter ce que la grandeur d’une si haute
origine fait trouver ou imaginer aux curieux observateurs des
antiquités), seule, dis-je, se voit après tant de siècles, encore dans
sa force et dans sa fleur, et toujours en possession du royaume le plus
illustre qui fut jamais sous le soleil, et devant Dieu et devant les
hommes: devant Dieu, d’une pureté inaltérable dans la foi; et devant les
hommes, d’une si grande dignité, qu’il a pu perdre l’empire sans perdre
sa gloire ni son rang?
La reine a eu part à cette grandeur non seulement par la riche et fière
maison de Bourgogne, mais encore par Isabelle de France, sa mère, digne
fille de Henri le Grand, et, de l’aveu de l’Espagne, la meilleure reine,
comme la plus regrettée qu’elle eût jamais vue sur le trône. Triste
rapport de cette princesse avec la reine sa fille: elle avait à peine
quarante-deux ans quand l’Espagne la pleura; et, pour notre malheur, la
vie de Marie-Thérèse n’a guère eu un plus long cours. Mais la sage, la
courageuse et la pieuse Isabelle devait une partie de sa gloire aux
malheurs de l’Espagne, dont on sait qu’elle trouva le remède par un zèle
et par des conseils qui ranimèrent les grands et les peuples, et, si on
le peut dire, le roi même. Ne nous plaignons pas, chrétiens, de ce que
la reine sa fille dans un État plus tranquille donne aussi un sujet
moins vif à nos discours; et contentons-nous de penser que dans des
occasions aussi malheureuses, dont Dieu nous a préservés, nous y
eussions pu trouver les mêmes ressources.
Avec quelle application et quelle tendresse Philippe IV, son père, ne
l’avait-il pas élevée! On la regardait en Espagne non pas comme une
infante, mais comme un infant; car c’est ainsi qu’on y appelle la
princesse qu’on reconnaît comme héritière de tant de royaumes. Dans
cette vue, on approcha d’elle tout ce que l’Espagne avait de plus
vertueux et de plus habile. Elle se vit, pour ainsi parler, dès son
enfance tout environnée de vertus; et on voyait paraître en cette jeune
princesse plus de belles qualités qu’elle n’attendait de couronnes.
Philippe l’élève ainsi pour ses États; Dieu, qui nous aime, la destine à
Louis.
Cessez, princes et potentats, de troubler par vos prétentions le projet
de ce mariage. Que l’amour, qui semble aussi le vouloir troubler, cède
lui-même. L’amour peut bien remuer le cœur des héros du monde; il peut
bien y soulever des tempêtes et y exciter des mouvements qui fassent
trembler les politiques, et qui donnent des espérances aux insensés:
mais il y a des âmes d’un ordre supérieur à ses lois, à qui il ne peut
inspirer des sentiments indignes de leur rang; il y a des mesures prises
dans le ciel, qu’il ne peut rompre; et l’infante non seulement par son
auguste naissance, mais encore par sa vertu et par sa réputation, est
seule digne de Louis.
C’était _la femme prudente qui est donnée proprement par le
Seigneur[64]_, comme dit le Sage. Pourquoi _donnée proprement par le
Seigneur_, puisque c’est le Seigneur qui donne tout? Et quel est ce
merveilleux avantage qui mérite d’être attribué d’une façon si
particulière à la divine bonté? Il ne faut, pour l’entendre, que
considérer ce que peut dans les maisons la prudence tempérée d’une femme
sage pour les soutenir, pour y faire fleurir dans la piété la véritable
sagesse, et pour calmer des passions violentes qu’une résistance
emportée ne ferait qu’aigrir.
[64] Prov. XIX, 14.
Ile pacifique où se doivent terminer les différends de deux grands
empires à qui tu sers de limites; île éternellement mémorable par les
conférences de deux grands ministres, où l’on vit développer toutes les
adresses et tous les secrets d’une politique si différente; où l’un se
donnait du poids par sa lenteur, et l’autre prenait l’ascendant par sa
pénétration: auguste journée, où deux fières nations longtemps ennemies,
et alors réconciliées par Marie-Thérèse, s’avancent sur leurs confins,
leurs rois à leur tête, non plus pour se combattre, mais pour
s’embrasser; où ces deux rois avec leur cour d’une grandeur, d’une
politesse et d’une magnificence aussi bien que d’une conduite si
différente, furent l’un à l’autre et à tout l’univers un si grand
spectacle: fêtes sacrées, mariage fortuné, voile nuptial, bénédiction,
sacrifice, puis-je mêler aujourd’hui vos cérémonies et vos pompes avec
ces pompes funèbres, et le comble des grandeurs avec leurs ruines? Alors
l’Espagne perdit ce que nous gagnions: maintenant nous perdons tout, les
uns et les autres; et Marie-Thérèse périt pour toute la terre. L’Espagne
pleurait seule: maintenant que la France et l’Espagne mêlent leurs
larmes, et en versent des torrents, qui pourrait les arrêter? Mais si
l’Espagne pleurait son infante, qu’elle voyait monter sur le trône le
plus glorieux de l’univers, quels seront nos gémissements à la vue de ce
tombeau, où tous ensemble nous ne voyons plus que l’inévitable néant des
grandeurs humaines? Taisons-nous: ce n’est pas des larmes que je veux
tirer de vos yeux. Je pose les fondements des instructions que je veux
graver dans vos cœurs: aussi bien la vanité des choses humaines, tant de
fois étalée dans cette chaire, ne se montre que trop d’elle-même sans le
secours de ma voix, dans ce sceptre sitôt tombé d’une si royale main, et
dans une si haute majesté si promptement dissipée.
Mais ce qui en faisait le plus grand éclat n’a pas encore paru. Une
reine si grande par tant de titres le devenait tous les jours par les
grandes actions du roi et par le continuel accroissement de sa gloire.
Sous lui la France a appris à se connaître. Elle se trouve des forces
que les siècles précédents ne savaient pas. L’ordre et la discipline
militaire s’augmentent avec les armées. Si les Français peuvent tout,
c’est que leur roi est partout leur capitaine; et, après qu’il a choisi
l’endroit principal qu’il doit animer par sa valeur, il agit de tous
côtés par l’impression de sa vertu.
Jamais on n’a fait la guerre avec une force plus inévitable, puisque, en
méprisant les saisons, il a ôté jusqu’à la défense à ses ennemis. Les
soldats ménagés et exposés quand il faut, marchent avec confiance sous
ses étendards: nul fleuve ne les arrête, nulle forteresse ne les
effraie. On sait que Louis foudroie les villes plutôt qu’il ne les
assiège; et tout est ouvert à sa puissance.
Les politiques ne se mêlent plus de deviner ses desseins. Quand il
marche, tout se croit également menacé: un voyage tranquille devient
tout à coup une expédition redoutable à ses ennemis. Gand tombe avant
qu’on pense à le munir: Louis y vient par de longs détours; et la reine,
qui l’accompagne au cœur de l’hiver, joint au plaisir de le suivre celui
de servir secrètement à ses desseins.
Par les soins d’un si grand roi, la France entière n’est plus, pour
ainsi parler, qu’une seule forteresse qui montre de tous côtés un front
redoutable. Couverte de toutes parts, elle est capable de tenir la paix
avec sûreté dans son sein, mais aussi de porter la guerre partout où il
faut, et de frapper de près et de loin avec une égale force. Nos ennemis
le savent bien dire, et nos alliés ont ressenti dans le plus grand
éloignement, combien la main de Louis était secourable.
Avant lui, la France, presque sans vaisseaux, tenait en vain aux deux
mers: maintenant on les voit couvertes, depuis le levant jusqu’au
couchant, de nos flottes victorieuses; et la hardiesse française porte
partout la terreur avec le nom de Louis. Tu céderas, ou tu tomberas sous
ce vainqueur, Alger, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en
ton cœur avare: Je tiens la mer sous mes lois, et les nations sont ma
proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance: mais tu
te verras attaquée dans tes murailles, comme un oiseau ravissant qu’on
irait chercher parmi ses rochers et dans son nid, où il partage son
butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers
dont tu accablais ses sujets, qui sont nés pour être libres sous son
glorieux empire. Tes maisons ne sont plus qu’un amas de pierres. Dans ta
brutale fureur, tu te tournes contre toi-même, et tu ne sais comment
assouvir ta rage impuissante. Mais nous verrons la fin de tes
brigandages. Les pilotes étonnés s’écrient par avance: _Qui est
semblable à Tyr? et toutefois elle s’est tue dans le milieu de la
mer[65]_; et la navigation va être assurée par les armes de Louis.
[65] Ezech. XXVII, 32.
L’éloquence s’est épuisée à louer la sagesse de ses lois et l’ordre de
ses finances. Que n’a-t-on pas dit de sa fermeté, à laquelle nous voyons
céder jusqu’à la fureur des duels? La sévère justice de Louis, jointe à
ses inclinations bienfaisantes, fait aimer à la France l’autorité sous
laquelle, heureusement réunie, elle est tranquille et victorieuse. Qui
veut entendre combien la raison préside dans les conseils de ce prince
n’a qu’à prêter l’oreille, quand il lui plaît d’en expliquer les motifs.
Je pourrais ici prendre à témoin les sages ministres des cours
étrangères, qui le trouvent aussi convaincant dans ses discours que
redoutable par ses armes. La noblesse de ses expressions vient de celle
de ses sentiments, et ses paroles précises sont l’image de la justesse
qui règne dans ses pensées. Pendant qu’il parle avec tant de force, une
douceur surprenante lui ouvre les cœurs, et donne, je ne sais comment,
un nouvel éclat à la majesté qu’elle tempère.
N’oublions pas ce qui faisait la joie de la reine. Louis est le rempart
de la religion; c’est à la religion qu’il fait servir ses armes
redoutées par mer et par terre. Mais songeons qu’il ne l’établit partout
au dehors que parce qu’il la fait régner au dedans et au milieu de son
cœur. C’est là qu’il abat des ennemis plus terribles que ceux que tant
de puissances jalouses de sa grandeur, et l’Europe entière, pourraient
armer contre lui. Nos vrais ennemis sont en nous-mêmes; et Louis combat
ceux-là plus que tous les autres. Vous voyez tomber de toutes parts les
temples de l’hérésie: ce qu’il renverse au dedans est un sacrifice bien
plus agréable; et l’ouvrage du chrétien, c’est de détruire les passions,
qui feraient de nos cœurs un temple d’idoles. Que servirait à Louis
d’avoir étendu sa gloire partout où s’étend le genre humain? Ce ne lui
est rien d’être l’homme que les autres admirent: il veut être avec
David, _l’homme selon le cœur de Dieu_. C’est pourquoi Dieu le bénit.
Tout le genre humain demeure d’accord qu’il n’y a rien de plus grand que
ce qu’il fait, si ce n’est qu’on veuille compter pour plus grand encore
tout ce qu’il n’a pas voulu faire, et les bornes qu’il a données à sa
puissance. Adorez donc, ô grand roi, celui qui vous fait régner, qui
vous fait vaincre, et qui vous donne dans la victoire, malgré la fierté
qu’elle inspire, des sentiments si modérés. Puisse la chrétienté ouvrir
les yeux, et reconnaître le vengeur que Dieu lui envoie! Pendant, ô
malheur, ô honte, ô juste punition de nos péchés! pendant, dis-je,
qu’elle est ravagée par les infidèles, qui pénètrent jusqu’à ses
entrailles, que tarde-t-elle à se souvenir et des secours de Candie, et
de la fameuse journée du Raab, où Louis renouvela dans le cœur des
infidèles l’ancienne opinion qu’ils ont des armes françaises, fatales à
leur tyrannie, et par des exploits inouïs, devint le rempart de
l’Autriche dont il avait été la terreur?
Ouvrez donc les yeux, chrétiens, et regardez ce héros, dont nous pouvons
dire, comme saint Paulin disait du grand Théodose, que nous voyons en
Louis, _non un roi, mais un serviteur de Jésus-Christ, et un prince qui
s’élève au-dessus des hommes plus encore par sa foi que par sa
couronne[66]_.
[66] Paulin. Ad Sev. Ep. XXVIII, n. 6.
C’était, messieurs, d’un tel héros que Marie-Thérèse devait partager la
gloire d’une façon particulière, puisque, non contente d’y avoir part
comme compagne de son trône, elle ne cessait d’y contribuer par la
persévérance de ses vœux.
Pendant que ce grand roi la rendait la plus illustre de toutes les
reines, vous la faisiez, monseigneur, la plus illustre de toutes les
mères. Vos respects l’ont consolée de la perte de ses autres enfants.
Vous les lui avez rendus: elle s’est vue renaître dans ce prince qui
fait vos délices et les nôtres; et elle a trouvé une fille digne d’elle
dans cette auguste princesse qui, par son rare mérite autant que par les
droits d’un nœud sacré, ne fait avec vous qu’un même cœur. Si nous
l’avons admirée dès le moment qu’elle parut, le roi a confirmé notre
jugement; et maintenant devenue, malgré ses souhaits, la principale
décoration d’une cour, dont un si grand roi fait le soutien, elle est la
consolation de toute la France.
Ainsi notre reine, heureuse par sa naissance, qui lui rendait la piété
aussi bien que la grandeur comme héréditaire, par sa sainte éducation,
par son mariage, par la gloire et par l’amour d’un si grand roi, par le
mérite et par les respects de ses enfants, et par la vénération de tous
les peuples, ne voyait rien sur la terre qui ne fût au-dessous d’elle.
Élevez maintenant, ô Seigneur, et mes pensées et ma voix. Que je puisse
représenter à cette auguste audience l’incomparable beauté d’une âme que
vous avez toujours habitée, qui n’a jamais _affligé votre Esprit
saint[67]_, qui jamais n’a perdu le _goût du don céleste[68]_, afin que
nous commencions, malheureux pécheurs, à verser sur nous-mêmes un
torrent de larmes, et que, ravis des chastes attraits de l’innocence,
jamais nous ne nous lassions d’en pleurer la perte.
[67] Ephes. IV, 30.
[68] Heb. VII, 4.
* * * * *
A la vérité, chrétiens, quand on voit dans l’Évangile[69] la brebis
perdue, préférée par le bon Pasteur à tout le reste du troupeau; quand
on y lit cet heureux retour du prodigue retrouvé et ce transport d’un
père attendri qui met en joie toute sa famille, on est tenté de croire
que la pénitence est préférée à l’innocence même, et que le prodigue
retourné reçoit plus de grâces que son aîné, qui ne s’est jamais échappé
de la maison paternelle. Il est l’aîné toutefois, et deux mots, que lui
dit son père, lui font bien entendre qu’il n’a pas perdu ses avantages:
_Mon fils_, lui dit-il, _vous êtes toujours avec moi; et tout ce qui est
à moi est à vous[70]_. Cette parole, messieurs, ne se traite guère dans
les chaires, parce que cette inviolable fidélité ne se trouve guère dans
les mœurs. Expliquons-la toutefois, puisque notre illustre sujet nous y
conduit, et qu’elle a une parfaite conformité avec notre texte. Une
excellente doctrine de saint Thomas nous la fait entendre, et concilie
toutes choses. Dieu témoigne plus d’amour au juste toujours fidèle; il
en témoigne davantage aussi au pécheur réconcilié; mais en deux manières
différentes. L’un paraîtra plus favorisé, si l’on a égard à ce qu’il
est; et l’autre, si l’on remarque d’où il est sorti. Dieu conserve au
juste un plus grand don; il retire le pécheur d’un plus grand mal. Le
juste semblera plus avantagé, si l’on pèse son mérite; et le pécheur
plus chéri, si l’on considère son indignité. Le père du prodigue
l’explique lui-même: _Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce
qui est à moi est à vous_; c’est ce qu’il dit à celui à qui il conserve
un plus grand don. _Il fallait se réjouir parce que votre frère était
mort, et il est ressuscité[71]_; c’est ainsi qu’il parle de celui qu’il
retire d’un plus grand abîme de maux. Ainsi les cœurs sont saisis d’une
joie soudaine par la grâce inespérée d’un beau jour d’hiver, qui après
un temps pluvieux vient réjouir tout d’un coup la face du monde; mais on
ne laisse pas de lui préférer la constante sérénité d’une saison plus
bénigne: et s’il nous est permis d’expliquer les sentiments du Sauveur
par ces sentiments humains, il s’émeut plus sensiblement sur les
pécheurs convertis, qui sont sa nouvelle conquête; mais il réserve une
plus douce familiarité aux justes, qui sont ses anciens et perpétuels
amis, puisque s’il dit, parlant du prodigue: _Qu’on lui rende sa
première robe[72]_; il ne lui dit pas toutefois: _Vous êtes toujours
avec moi_; ou, comme saint Jean le répète dans l’Apocalypse: _Ils sont
toujours avec l’Agneau... et paraissent sans tache devant son trône._
[69] Luc. XV, 4 et 20.
[70] Luc. XV, 31.
[71] Luc. XV, 32.
[72] Ibid. 22
Comment se conserve cette pureté dans ce lieu de tentations et parmi les
illusions des grandeurs du monde, vous l’apprendrez de la reine. Elle
est de ceux dont le Fils de Dieu a prononcé dans l’Apocalypse: _Celui
qui sera victorieux, je le ferai comme une colonne dans le temple de mon
Dieu[73]._ Il en sera l’ornement, il en sera le soutien par son exemple:
il sera haut, il sera ferme. Voilà déjà quelque image de la reine: _Il
ne sortira jamais du temple[74]._ Immobile comme une colonne, il aura sa
demeure fixe dans la maison du Seigneur, et n’en sera jamais séparé par
aucun crime. _Je le ferai_, dit Jésus-Christ: et c’est l’ouvrage de ma
grâce. Mais comment affermira-t-il cette colonne? Écoutez, voici le
mystère: et _j’écrirai dessus_, poursuit le Sauveur. J’élèverai la
colonne mais en même temps je mettrai dessus une inscription mémorable.
Hé! qu’écrirez-vous, ô Seigneur? Trois noms seulement, afin que
l’inscription soit aussi courte que magnifique. _J’y écrirai_, dit-il,
_le nom de mon Dieu, et le nom de la cité de mon Dieu, la nouvelle
Jérusalem, et mon nouveau nom_. Ces noms, comme la suite le fera
paraître, signifient une foi vive dans l’intérieur, les pratiques
extérieures de la piété dans les saintes observances de l’Église, et la
fréquentation des saints sacrements: trois moyens de conserver
l’innocence, et l’abrégé de la vie de notre sainte princesse. C’est ce
que vous verrez écrit sur la colonne, et vous lirez dans son inscription
les causes de sa fermeté. Et d’abord: _J’y écrirai_, dit-il, _le nom de
mon Dieu_, en lui inspirant une foi vive. C’est, messieurs, par une
telle foi, que le nom de Dieu est gravé profondément dans nos cœurs. Une
foi vive est le fondement de la stabilité que nous admirons: car d’où
viennent nos inconstances, si ce n’est de notre foi chancelante? Parce
que ce fondement est mal affermi, nous craignons de bâtir dessus, et
nous marchons d’un pas douteux dans le chemin de la vertu. La foi seule
a de quoi fixer l’esprit vacillant; car écoutez les qualités que saint
Paul lui donne: _La foi_, dit-il, _est une substance[75]_, un solide
fondement, un ferme soutien. Mais de quoi? de ce qui se voit dans le
monde? Comment donner une consistance, ou, pour parler avec saint Paul,
_une substance_ et un corps à cette ombre fugitive? La foi est donc un
soutien, mais _des choses qu’on doit espérer_. Et quoi encore?
Argumentum non apparentium: c’est _une pleine conviction de ce qui ne
paraît pas_. La foi doit avoir en elle la conviction. Vous ne l’avez
pas, direz-vous: j’en sais la cause; c’est que vous craignez de l’avoir,
au lieu de la demander à Dieu qui la donne. C’est pourquoi tout tombe en
ruine dans vos mœurs, et vos sens trop décisifs emportent si facilement
votre raison incertaine et irrésolue. Et que veut dire cette conviction
dont parle l’Apôtre, si ce n’est, comme il dit ailleurs[76], une
soumission de _l’intelligence entièrement captivée_ sous l’autorité d’un
Dieu qui parle? Considérez la pieuse reine devant les autels; voyez
comme elle est saisie de la présence de Dieu: ce n’est pas par sa suite
qu’on la connaît, c’est par son attention, et par cette respectueuse
immobilité, qui ne lui permet pas même de lever les yeux. Le sacrement
adorable approche. Ah! la foi du centurion, admirée par le Sauveur même,
ne fut pas plus vive, et il ne dit pas plus humblement: _Je ne suis pas
digne[77]._ Voyez comme elle frappe cette poitrine innocente, comme elle
se reproche les moindres péchés, comme elle abaisse cette tête auguste
devant laquelle s’incline l’univers. La terre, son origine et sa
sépulture, n’est pas encore assez basse pour la recevoir: elle voudrait
disparaître tout entière devant la majesté du Roi des rois. Dieu lui
grave par une foi vive dans le fond du cœur ce que disait Isaïe:
_Cherchez des antres profonds, cachez-vous dans les ouvertures de la
terre devant la face du Seigneur, et devant la gloire d’une si haute
majesté[78]._
[73] Apoc. III, 12.
[74] Apoc. III, 12.
[75] Heb. XI, 1.
[76] 2 Cor. X, 5.
[77] Matt. VIII, 8, 10.
[78] Isa. II, 10.
Ne vous étonnez donc pas si elle est si humble sur le trône. O spectacle
merveilleux, et qui ravit en admiration le ciel et la terre! Vous allez
voir une reine, qui, à l’exemple de David, attaque de tous côtés sa
propre grandeur, et tout l’orgueil qu’elle inspire: vous verrez dans les
paroles de ce grand roi la vive peinture de la reine, et vous en
reconnaîtrez tous les sentiments[79]. _O Seigneur, mon cœur ne s’est
point haussé!_ voilà l’orgueil attaqué dans sa source. _Mes regards ne
se sont pas élevés_: en voilà l’ostentation et le faste réprimés. Ah!
Seigneur, je n’ai pas eu ce dédain qui empêche de jeter les yeux sur les
mortels trop rampants, et qui faisait dire à l’âme arrogante[80]: _Il
n’y a que moi sur la terre._ Combien était ennemie la pieuse reine de
ces regards dédaigneux! et dans une si haute élévation, qui vit jamais
paraître en cette princesse ou le moindre sentiment d’orgueil, ou le
moindre air de mépris? David poursuit: _Je ne marche point dans de
vastes pensées, ni dans des merveilles qui me passent._ Il combat ici
les excès où tombent naturellement les grandes puissances.
_L’orgueil[81]_, qui _monte toujours_, après avoir porté ses prétentions
à ce que la grandeur humaine a de plus solide, ou plutôt de moins
ruineux, pousse ses desseins jusqu’à l’extravagance, et donne
témérairement dans des projets insensés, comme faisait ce roi superbe
(digne figure de l’ange rebelle)[82], lorsqu’_il disait en son cœur: Je
m’élèverai au-dessus des nues, je poserai mon trône sur les astres, et
je serai semblable au Très-Haut_. Je ne me perds point, dit David, dans
de tels excès; et voilà l’orgueil méprisé dans ses égarements. Mais
après l’avoir ainsi rabattu dans tous les endroits par où il semblait
vouloir s’élever, David l’atterre tout à fait par ces paroles: _Si_,
dit-il, _je n’ai pas eu d’humbles sentiments, et que j’aie exalté mon
âme_: ou, comme traduit saint Jérôme: _Si je n’ai pas fait taire mon
âme_: si je n’ai pas imposé silence à ces flatteuses pensées, qui se
présentent sans cesse pour enfler nos cœurs. Et enfin il conclut ainsi
ce beau psaume: _Mon âme a été_, dit-il, _comme un enfant sevré_. Je me
suis arraché moi-même aux douceurs de la gloire humaine, peu capables de
me soutenir, pour donner à mon esprit une nourriture plus solide. Ainsi
l’âme supérieure domine de tous côtés cette impérieuse grandeur, et ne
lui laisse dorénavant aucune place. David ne donna jamais de plus beau
combat. Non, mes frères, les Philistins défaits, et les ours mêmes
déchirés de ses mains, ne sont rien en comparaison de sa grandeur qu’il
a domptée. Mais la sainte princesse que nous célébrons, l’a égalé dans
la gloire d’un si beau triomphe.
[79] Ps. CXXXI, 1.
[80] Isa. XLVII, 8.
[81] Ps. LXXIII, 24.
[82] Isa. XIV, 13, 14.
Elle sut pourtant se prêter au monde avec toute la dignité que demandait
sa grandeur. Les rois, non plus que le soleil, n’ont pas reçu en vain
l’éclat qui les environne: il est nécessaire au genre humain; et ils
doivent, pour le repos autant que pour la décoration de l’univers,
soutenir une majesté, qui n’est qu’un rayon de celle de Dieu. Il était
aisé à la reine de faire sentir une grandeur qui lui était naturelle.
Elle était née dans une cour, où la majesté se plaît à paraître avec
tout son appareil, et d’un père qui sut conserver, avec une grâce comme
avec une jalousie particulière, ce qu’on appelle en Espagne les coutumes
de qualité et les bienséances du palais. Mais elle aimait mieux tempérer
la majesté, et l’anéantir devant Dieu, que de la faire éclater devant
les hommes. Ainsi nous la voyions courir aux autels, pour y goûter avec
David un humble repos, et s’enfoncer dans son oratoire, où, malgré le
tumulte de la cour, elle trouvait le Carmel d’Élie, le désert de Jean,
et la montagne si souvent témoin des gémissements de Jésus.
J’ai appris de saint Augustin, que _l’âme attentive se fait elle-même
une solitude[83]_. Mais, mes frères, ne nous flattons pas: il faut
savoir se donner des heures d’une solitude effective, si l’on veut
conserver les forces de l’âme. C’est ici qu’il faut admirer l’inviolable
fidélité que la reine gardait à Dieu. Ni les divertissements, ni les
fatigues des voyages, ni aucune occupation, ne lui faisait perdre ces
heures particulières qu’elle destinait à la méditation et à la prière.
Aurait-elle été si persévérante dans cet exercice, si elle n’y eût goûté
la _manne cachée que nul ne connaît que celui qui en ressent les saintes
douceurs[84]_? C’est la qu’elle disait avec David: _O Seigneur, votre
servante a trouvé son cœur pour vous faire cette prière[85]._ Où
allez-vous, cœurs égarés? Quoi! même pendant la prière vous laissez
errer votre imagination vagabonde; vos ambitieuses pensées vous
reviennent devant Dieu; elles font même le sujet de votre prière! Par
l’effet du même transport qui vous fait parler aux hommes de vos
prétentions, vous en venez encore parler à Dieu, pour faire servir le
ciel et la terre à vos intérêts. Ainsi votre ambition, que la prière
devait éteindre, s’y échauffe: feu bien différent de celui que David
_sentait allumer dans sa méditation[86]_. Ah! plutôt puissiez-vous dire
avec ce grand roi, et avec la pieuse reine que nous honorons: _O
Seigneur, votre serviteur a trouvé son cœur._ J’ai rappelé ce fugitif,
et le voilà tout entier devant votre face.
[83] De divers. Quæstion. ad Simplic., lib. II, 4.
[84] Apoc. II, 17.
[85] 2 Reg. VIII, 27.
[86] Ps. XXXVIII, 4.
Ange saint, qui présidiez à l’oraison de cette sainte princesse, et qui
portiez cet encens au-dessus des nues pour le faire brûler sur
l’autel[87] que saint Jean a vu dans le ciel, racontez-nous les ardeurs
de ce cœur blessé de l’amour divin: faites-nous paraître ces torrents de
larmes, que la reine versait devant Dieu pour ses péchés. Quoi donc! les
âmes innocentes ont-elles aussi les pleurs et les amertumes de la
pénitence? Oui sans doute, puisqu’il est écrit que rien n’est pur sur la
terre[88], et que _celui qui dit qu’il ne pèche pas se trompe
lui-même[89]_. Mais c’est des péchés légers; légers par comparaison, je
le confesse: légers en eux-mêmes; la reine n’en connaît aucun de cette
nature. C’est ce que porte en son fonds toute âme innocente. La moindre
ombre se remarque sur ces vêtements qui n’ont pas encore été salis, et
leur vive blancheur en accuse toutes les taches. Je trouve ici les
chrétiens trop savants. Chrétien, tu sais trop la distinction des péchés
véniels d’avec les mortels. Quoi! le nom commun de péché ne suffira pas
pour te les faire détester les uns et les autres? Sais-tu que ces péchés
qui semblent légers, deviennent accablants par leur multitude, à cause
des funestes dispositions qu’ils mettent dans les consciences? C’est ce
qu’enseignent d’un commun accord tous les saints docteurs après saint
Augustin et saint Grégoire. Sais-tu que les péchés qui seraient véniels
par leur objet, peuvent devenir mortels par l’excès de l’attachement?
Les plaisirs innocents, le deviennent bien, selon la doctrine des
saints; et seuls ils ont pu damner le mauvais riche, pour avoir été trop
goûtés. Mais qui sait le degré qu’il faut pour leur inspirer ce poison
mortel? Et n’est-ce pas une des raisons qui fait que David s’écrie: _Qui
peut connaître ses péchés?[90]_ Que je hais donc ta vaine science et ta
mauvaise subtilité, âme téméraire, qui prononces si hardiment: «Ce péché
que je commets sans crainte, est véniel!» L’âme vraiment pure n’est pas
si savante. La reine sait en général qu’il y a des péchés véniels, car
la foi l’enseigne; mais la foi ne lui enseigne pas que les siens le
soient. Deux choses vont vous faire voir l’éminent degré de sa vertu.
Nous le savons, chrétiens, et nous ne donnons point de fausses louanges
devant ces autels. Elle a dit souvent dans cette bienheureuse
simplicité, qui lui était commune avec tous les saints, qu’elle ne
comprenait pas comment on pouvait commettre volontairement un seul
péché, pour petit qu’il fût. Elle ne disait donc pas, «Il est véniel»:
elle disait, «Il est péché», et son cœur innocent se soulevait. Mais
comme il échappe toujours quelque péché à la fragilité humaine, elle ne
disait pas, «il est léger»: encore une fois, «Il est péché»,
disait-elle. Alors, pénétrée des siens, s’il arrivait quelque malheur à
sa personne, à sa famille, à l’État, elle s’en accusait seule. Mais
quels malheurs, direz-vous, dans cette grandeur et dans un si long cours
de prospérités? Vous croyez donc que les déplaisirs et les plus
mortelles douleurs ne se cachent pas sous la pourpre? Ou qu’un royaume
est un remède universel à tous les maux, un baume qui les adoucit, un
charme qui les enchante? Au lieu que par un conseil de la Providence
divine, qui sait donner aux conditions les plus élevées leur
contre-poids, cette grandeur que nous admirons de loin comme quelque
chose au-dessus de l’homme, touche moins quand on y est né, ou se
confond elle-même dans son abondance; et qu’il se forme au contraire
parmi les grandeurs une nouvelle sensibilité pour les déplaisirs, dont
le coup est d’autant plus rude qu’on est moins préparé à le soutenir.
[87] Apoc. VIII, 3.
[88] Job XV, 15.
[89] 1 Joan. I, 8.
[90] Ps. XVIII, 13.
Il est vrai que les hommes aperçoivent moins cette malheureuse
délicatesse dans les âmes vertueuses. On les croit insensibles, parce
que non seulement elles savent taire, mais encore sacrifier leurs peines
secrètes. Mais le Père céleste se plaît à les regarder dans le secret;
et comme il sait leur préparer leur croix, il y mesure aussi leur
récompense. Croyez-vous que la reine pût être en repos dans ces fameuses
campagnes, qui nous apportaient coup sur coup tant de surprenantes
nouvelles? Non, messieurs: elle était toujours tremblante, parce qu’elle
voyait toujours cette précieuse vie, dont la sienne dépendait, trop
facilement hasardée. Vous avez vu ses terreurs: vous parlerai-je de ses
pertes, et de la mort de ses chers enfants? Ils lui ont tous déchiré le
cœur. Représentons-nous ce jeune prince, que les Grâces semblaient
elles-mêmes avoir formé de leurs mains. Pardonnez-moi ces expressions.
Il me semble que je vois encore tomber cette fleur. Alors, triste
messager d’un événement si funeste, je fus aussi le témoin, en voyant le
roi et la reine, d’un côté de la douleur la plus pénétrante, et de
l’autre des plaintes les plus lamentables; et sous des formes
différentes, je vis une affliction sans mesure. Mais je vis aussi des
deux côtés la foi également victorieuse; je vis le sacrifice agréable de
l’âme humiliée sous la main de Dieu, et deux victimes royales immoler
d’un commun accord leur propre cœur.
Pourrai-je maintenant jeter les yeux sur la terrible menace du ciel
irrité, lorsqu’il sembla si longtemps vouloir frapper ce Dauphin même,
notre plus chère espérance? Pardonnez-moi, messieurs, pardonnez-moi, si
je renouvelle vos frayeurs. Il faut bien, et je le puis dire, que je me
fasse à moi-même cette violence, puisque je ne puis montrer qu’à ce prix
la constance de la reine. Nous vîmes alors dans cette princesse, au
milieu des alarmes d’une mère, la foi d’une chrétienne. Nous vîmes un
Abraham prêt à immoler Isaac, et quelques traits de Marie quand elle
offrit son Jésus. Ne craignons point de le dire, puisqu’un Dieu ne s’est
fait homme que pour assembler autour de lui des exemples pour tous les
états. La reine pleine de foi ne se propose pas un moindre modèle que
Marie. Dieu lui rend aussi son fils unique, qu’elle lui offre d’un cœur
déchiré, mais soumis, et veut que nous lui devions encore une fois un si
grand bien.
On ne se trompe pas, chrétiens, quand on attribue tout à la prière.
Dieu, qui l’inspire, ne lui peut rien refuser. _Un roi_, dit David, _ne
se sauve pas par ses armées, et le puissant ne se sauve pas par sa
valeur[91]_. Ce n’est pas aussi aux sages conseils qu’il faut attribuer
les heureux succès. _Il s’élève_, dit le Sage[92], _plusieurs pensées
dans le cœur de l’homme_: reconnaissez l’agitation et les pensées
incertaines des conseils humains: _mais_, poursuit-il, _la volonté du
Seigneur demeure ferme_; et pendant que les hommes délibèrent, il ne
s’exécute que ce qu’il résout. _Le Terrible[93]_, le Tout-Puissant, _qui
ôte_, quand il lui plaît, _l’esprit des princes_, le leur laisse aussi
quand il veut, pour les confondre davantage, et les _prendre dans leurs
propres finesses[94]_. Car _il n’y a point de prudence, il n’y a point
de sagesse, il n’y a point de conseil contre le Seigneur[95]_. Les
Machabées étaient vaillants; et néanmoins, il est écrit qu’_ils
combattaient par leurs prières[96]_ plus que par leurs armes: assurés
par l’exemple de Moïse, que les mains élevées à Dieu enfoncent plus de
bataillons que celles qui frappent. Quand tout cédait à Louis, et que
nous crûmes voir revenir le temps des miracles, où les murailles
tombaient au bruit des trompettes, tous les peuples jetaient les yeux
sur la reine, et croyaient voir partir de son oratoire la foudre qui
accablait tant de villes.
[91] Ps. XXXII, 16.
[92] Prov. XIX, 21.
[93] Ps. LXXV, 12, 13.
[94] Job V, 13; 1 Cor. III, 19.
[95] Prov. XXI, 30.
[96] 2 Mach. XV, 27.
Que si Dieu accorde aux prières les prospérités temporelles, combien
plus leur accorde-t-il les vrais biens, c’est-à-dire les vertus? Elles
sont le fruit naturel d’une âme unie à Dieu par l’oraison. L’oraison,
qui nous les obtient, nous apprend à les pratiquer, non seulement comme
nécessaires, mais encore comme reçues[97] _du Père des lumières, d’où
descend sur nous tout don parfait_: et c’est là le comble de la
perfection, parce que c’est le fondement de l’humilité. C’est ainsi que
Marie-Thérèse attira par la prière toutes les vertus dans son âme. Dès
sa première jeunesse elle fut, dans les mouvements d’une cour alors
assez turbulente, la consolation et le seul soutien de la vieillesse
infirme du roi son père. La reine, sa belle-mère, malgré ce nom odieux,
trouva en elle non seulement un respect, mais encore une tendresse, que
ni le temps ni l’éloignement n’ont pu altérer. Aussi pleure-t-elle sans
mesure, et ne veut point recevoir de consolation. Quel cœur, quel
respect, quelle soumission n’a-t-elle pas eue pour le roi! toujours vive
pour ce grand prince, toujours jalouse de sa gloire, uniquement attachée
aux intérêts de son État, infatigable dans les voyages, et heureuse
pourvu qu’elle fût en sa compagnie: femme enfin où saint Paul aurait vu
l’Église occupée de Jésus-Christ[98], et unie à ses volontés par une
éternelle complaisance. Si nous osions demander au grand prince, qui lui
rend ici avec tant de piété les derniers devoirs, quelle mère il a
perdue, il nous répondrait par ses sanglots; et je vous dirai en son nom
ce que j’ai vu avec joie, ce que je répète avec admiration, que les
tendresses inexplicables de Marie-Thérèse tendaient toutes à lui
inspirer la foi, la piété, la crainte de Dieu, un attachement inviolable
pour le roi, des entrailles de miséricorde pour les malheureux, une
immuable persévérance dans tous ses devoirs, et tout ce que nous louons
dans la conduite de ce prince. Parlerai-je des bontés de la reine tant
de fois éprouvées par ses domestiques, et ferai-je retentir encore
devant ces autels les cris de sa maison désolée? Et vous, pauvres de
Jésus-Christ, pour qui seuls elle ne pouvait endurer qu’on lui dît que
ses trésors étaient épuisés; vous premièrement, pauvres volontaires,
victimes de Jésus-Christ, religieux, vierges sacrées, âmes pures dont le
monde n’était pas digne; et vous, pauvres, quelque nom que vous portiez,
pauvres inconnus, pauvres honteux, malades, impotents, estropiés,
_restes d’hommes_, pour parler avec saint Grégoire de Nazianze[99]: car
la reine respectait en vous tous les caractères de la croix de
Jésus-Christ; vous donc qu’elle assistait avec tant de joie, qu’elle
servait avec tant de foi, heureuse de se dépouiller d’une majesté
empruntée, et d’adorer dans votre bassesse la glorieuse pauvreté de
Jésus-Christ, quel admirable panégyrique prononceriez-vous par vos
gémissements à la gloire de cette princesse, s’il m’était permis de vous
introduire dans cette auguste assemblée! Recevez, père Abraham, dans
votre sein cette héritière de votre foi, comme vous, servante des
pauvres, et digne de trouver en eux, non plus des anges, mais
Jésus-Christ même. Que dirai-je davantage? Écoutez tout en un mot:
fille, femme, mère, maîtresse, reine telle que nos vœux l’auraient pu
faire, plus que tout cela, chrétienne, elle accomplit tous ses devoirs
sans présomption, et fut humble non seulement parmi toutes les
grandeurs, mais encore parmi toutes les vertus.
[97] Jac. I, 17.
[98] Eph. V, 24.
[99] Orat. XVI, p. 244 c.
J’expliquerai en peu de mots les deux autres noms que nous voyons écrits
sur la colonne mystérieuse de l’Apocalypse, et dans le cœur de la reine.
Par le _nom de la sainte cité de Dieu, la nouvelle Jérusalem[100]_, vous
voyez bien, messieurs, qu’il faut entendre le nom de l’Église
catholique, cité sainte dont toutes _les pierres sont vivantes[101]_,
dont Jésus-Christ est le fondement, _qui descend du ciel_ avec lui,
parce qu’elle y est renfermée comme dans le chef dont tous les membres
reçoivent leur vie; cité qui se répand par toute la terre, et s’élève
jusqu’aux cieux pour y placer ses citoyens. Au seul nom de l’Église,
toute la foi de la reine se réveillait. Mais une vraie fille de
l’Église, non contente d’en embrasser la sainte doctrine, en aime les
observances, où elle fait consister la principale partie des pratiques
extérieures de la piété.
[100] Apoc. III, 12.
[101] 1 Pet. II, 4, 5.
L’Église, inspirée de Dieu et instruite par les saints apôtres, a
tellement disposé l’année, qu’on y trouve avec la vie, avec les
mystères, avec la prédication et la doctrine de Jésus-Christ, le vrai
fruit de toutes ces choses dans les admirables vertus de ses serviteurs,
et dans les exemples de ses saints; et enfin un mystérieux abrégé de
l’Ancien et du Nouveau Testament, et de toute l’histoire ecclésiastique.
Par là toutes les saisons sont fructueuses pour les chrétiens; tout y
est plein de Jésus-Christ, qui est toujours _admirable[102]_, selon le
prophète, et non seulement en lui-même, mais encore _dans ses
saints[103]_. Dans cette variété, qui aboutit toute à l’unité sainte
tant recommandée par Jésus-Christ[104], l’âme innocente et pieuse trouve
avec des plaisirs célestes une solide nourriture, et un perpétuel
renouvellement de sa ferveur. Les jeûnes y sont mêlés dans les temps
convenables, afin que l’âme, toujours sujette aux tentations et au
péché, s’affermisse et se purifie par la pénitence. Toutes ces pieuses
observances avaient, dans la reine, l’effet bienheureux que l’Église
même demande: elle se renouvelait dans toutes les fêtes, elle se
sacrifiait dans tous les jeûnes et dans toutes les abstinences.
L’Espagne sur ce sujet a des coutumes que la France ne suit pas; mais la
reine se rangea bientôt à l’obéissance: l’habitude ne put rien contre la
règle; et l’extrême exactitude de cette princesse marquait la
délicatesse de sa conscience. Quel autre a mieux profité de cette
parole: _Qui vous écoute, m’écoute[105]_? Jésus-Christ nous y enseigne
cette excellente pratique de marcher dans les voies de Dieu sous la
conduite particulière de ses serviteurs, qui exercent son autorité dans
son Église. Les confesseurs de la reine pouvaient tout sur elle dans
l’exercice de leur ministère, et il n’y avait aucune vertu où elle ne
pût être élevée par son obéissance. Quel respect n’avait-elle pas pour
le souverain pontife, vicaire de Jésus-Christ, et pour tout l’ordre
ecclésiastique? Qui pourrait dire combien de larmes lui ont coûté ces
divisions toujours trop longues, et dont on ne peut demander la fin avec
trop de gémissements? Le nom même et l’ombre de division faisait horreur
à la reine, comme à toute âme pieuse. Mais qu’on ne s’y trompe pas: le
saint-siège ne peut jamais oublier la France, ni la France manquer au
saint-siège. Et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, couverts
selon les maximes de leur politique, du prétexte de piété, semblent
vouloir irriter le saint-siège contre un royaume qui en a toujours été
le principal soutien sur la terre, doivent penser qu’une chaire si
éminente, à qui Jésus-Christ a tant donné, ne veut pas être flattée par
les hommes, mais honorée selon la règle avec une soumission profonde;
qu’elle est faite pour attirer tout l’univers à son unité, et y rappeler
à la fin tous les hérétiques; et que ce qui est excessif, loin d’être le
plus attirant, n’est pas même le plus solide ni le plus durable.
[102] Isa. IX, 6.
[103] Ps. LXVII, 36.
[104] Luc. X, 42.
[105] Luc. X, 16.
Avec le saint nom de Dieu et avec le nom de la cité sainte, la nouvelle
Jérusalem, je vois, messieurs, dans le cœur de notre pieuse reine le nom
nouveau du Sauveur. Quel est, Seigneur, votre nom nouveau, sinon celui
que vous expliquez, quand vous dites: _Je suis le pain de vie[106]_; et,
_Ma chair est vraiment viande_, et _Prenez, mangez, ceci est mon
corps[107]_? Ce nom nouveau du Sauveur est celui de l’Eucharistie, nom
composé de bien et de grâce, qui nous montre dans cet adorable sacrement
une source de miséricorde, un miracle d’amour, un mémorial et un abrégé
de toutes les grâces, et le Verbe même tout changé en grâce et en
douceur pour ses fidèles. Tout est nouveau dans ce mystère: c’est le
_Nouveau Testament[108]_ de notre Sauveur, et on commence à y boire ce
_vin nouveau_, dont la céleste Jérusalem est transportée. Mais pour le
boire dans ce lieu de tentation et de péché, il s’y faut préparer par la
pénitence. La reine fréquentait ces deux sacrements avec une ferveur
toujours nouvelle. Cette humble princesse se sentait dans son état
naturel, quand elle était comme pécheresse aux pieds d’un prêtre, y
attendant la miséricorde et la sentence de Jésus-Christ. Mais
l’Eucharistie était son amour: toujours affamée de cette viande céleste,
et toujours tremblante en la recevant, quoiqu’elle ne pût assez
communier pour son désir, elle ne cessait de se plaindre humblement et
modestement des communions fréquentes qu’on lui ordonnait. Mais qui eût
pu refuser l’Eucharistie à l’innocence, et Jésus-Christ à une foi si
vive et si pure? La règle que donne saint Augustin est de modérer
l’usage de la communion, quand elle tourne en dégoût. Ici on voyait
toujours une ardeur nouvelle, et cette excellente pratique de chercher
dans la communion la meilleure préparation, comme la plus parfaite
action de grâces pour la communion même. Par ces admirables pratiques,
cette princesse est venue à sa dernière heure, sans qu’elle eût besoin
d’apporter à ce terrible passage une autre préparation que celle de sa
sainte vie: et les hommes, toujours hardis à juger les autres, sans
épargner les souverains, car on n’épargne que soi-même dans ses
jugements; les hommes, dis-je, de tous les états, et autant les gens de
bien que les autres, ont vu la reine emportée avec une telle
précipitation dans la vigueur de son âge, sans être en inquiétude pour
son salut. Apprenez donc, chrétiens, et vous principalement, qui ne
pouvez vous accoutumer à la pensée de la mort, en attendant que vous
méprisiez celle que Jésus-Christ a vaincue, ou même que vous aimiez
celle qui met fin à nos péchés, et nous introduit à la vraie vie,
apprenez à la désarmer d’une autre sorte, et embrassez la belle
pratique, où, sans se mettre en peine d’attaquer la mort, on n’a besoin
que de s’appliquer à sanctifier sa vie.
[106] Joan. VI, 48, 56.
[107] Matt. XXVI, 26.
[108] Matt. XXVI, 28, 29.
La France a vu de nos jours deux reines plus unies encore par la piété
que par le sang, dont la mort également précieuse devant Dieu, quoique
avec des circonstances différentes, a été d’une singulière édification à
toute l’Église. Vous entendez bien que je veux parler d’Anne d’Autriche,
et de sa chère nièce, ou plutôt de sa chère fille Marie-Thérèse. Anne,
dans un âge déjà avancé, et Marie-Thérèse dans sa vigueur; mais toutes
deux d’une si heureuse constitution, qu’elle semblait nous promettre le
bonheur de les posséder un siècle entier, nous sont enlevées contre
notre attente, l’une par une longue maladie, et l’autre par un coup
imprévu. Anne, avertie de loin par un mal aussi cruel qu’irrémédiable,
vit avancer la mort à pas lents, et sous la figure qui lui avait
toujours paru la plus affreuse: Marie-Thérèse, aussitôt emportée que
frappée par la maladie, se trouve toute vive et tout entière entre les
bras de la mort, sans presque l’avoir envisagée. A ce fatal
avertissement, Anne, pleine de foi, ramasse toutes les forces qu’un long
exercice de la piété lui avait acquises, et regarde sans se troubler les
approches de la mort. Humiliée sous la main de Dieu, elle lui rend
grâces de l’avoir ainsi avertie; elle multiplie ses aumônes toujours
abondantes; elle redouble ses dévotions toujours assidues; elle apporte
de nouveaux soins à l’examen de sa conscience toujours rigoureux. Avec
quel renouvellement de foi et d’ardeur lui vîmes-nous recevoir le saint
Viatique! Dans de semblables actions, il ne fallut à Marie-Thérèse que
sa ferveur ordinaire: sans avoir besoin de la mort pour exciter sa
piété, sa piété s’excitait toujours assez d’elle-même, et prenait dans
sa propre force un continuel accroissement. Que dirons-nous, chrétiens,
de ces deux reines? Par l’une Dieu nous apprit comment il faut profiter
du temps, et l’autre nous a fait voir que la vie vraiment chrétienne
n’en a pas besoin. En effet, chrétiens, qu’attendons-nous? Il n’est pas
digne d’un chrétien de ne s’évertuer contre la mort qu’au moment qu’elle
se présente pour l’enlever. Un chrétien toujours attentif à combattre
ses passions _meurt tous les jours[109]_ avec l’Apôtre. Un chrétien
n’est jamais vivant sur la terre, parce qu’il y est toujours mortifié,
et que la mortification est un essai, un apprentissage, un commencement
de la mort. Vivons-nous, chrétiens, vivons-nous? Cet âge que nous
comptons, et où tout ce que nous comptons n’est plus à nous, est-ce une
vie? Et pouvons-nous n’apercevoir pas ce que nous perdons sans cesse
avec les années? Le repos et la nourriture ne sont-ils pas de faibles
remèdes de la continuelle maladie qui nous travaille? Et celle que nous
appelons la dernière, qu’est-ce autre chose, à le bien entendre, qu’un
redoublement, et comme le dernier accès du mal, que nous apportons au
monde en naissant? Quelle santé nous couvrait la mort que la reine
portait dans le sein! De combien près la menace a-t-elle été suivie du
coup! Et où en était cette grande reine, avec toute la majesté qui
l’environnait, si elle eût été moins préparée? Tout d’un coup on voit
arriver le moment fatal, où la terre n’a plus rien pour elle que des
pleurs. Que peuvent tant de fidèles domestiques empressés autour de son
lit? Le roi même, que pouvait-il, lui, messieurs, lui qui succombait à
la douleur avec toute sa puissance et tout son courage? Tout ce qui
environne ce prince l’accable. Monsieur, Madame, venaient partager ses
déplaisirs, et les augmentaient par les leurs. Et vous, monseigneur, que
pouviez-vous que de lui percer le cœur de vos sanglots? Il l’avait assez
percé par le tendre ressouvenir d’un amour qu’il trouvait toujours
également vif après vingt-trois ans écoulés. On en gémit, on en pleure;
voilà ce que peut la terre pour une reine si chérie: voilà ce que nous
avons à lui donner, des pleurs, des cris inutiles. Je me trompe, nous
avons encore des prières; nous avons ce saint sacrifice,
rafraîchissement de nos peines, expiation de nos ignorances, et des
restes de nos péchés. Mais songeons que ce sacrifice d’une valeur
infinie, où toute la croix de Jésus est renfermée, ce sacrifice serait
inutile à la reine, si elle n’avait mérité par sa bonne vie que l’effet
en pût passer jusqu’à elle: autrement, dit saint Augustin, qu’opère un
tel sacrifice? Nul soulagement pour les morts, une faible consolation
pour les vivants. Ainsi tout le salut vient de cette vie, dont la fuite
précipitée nous trompe toujours. _Je viens[110]_, dit Jésus-Christ,
_comme un voleur_. Il a fait selon sa parole; il est venu surprendre la
reine dans le temps que nous la croyions la plus saine, dans le temps
qu’elle se trouvait la plus heureuse. Mais c’est ainsi qu’il agit: il
trouve pour nous tant de tentations et une telle malignité dans tous les
plaisirs, qu’il vient troubler les plus innocents dans ses élus. Mais il
vient, dit-il, _comme un voleur_, toujours surprenant, et impénétrable
dans ses démarches. C’est lui-même qui s’en glorifie dans toute son
Écriture. Comme voleur, direz-vous, indigne comparaison! N’importe
qu’elle soit indigne de lui, pourvu qu’elle nous effraie, et qu’en nous
effrayant elle nous sauve. Tremblons donc, chrétiens, tremblons devant
lui à chaque moment; car qui pourrait ou l’éviter quand il éclate, ou le
découvrir quand il se cache? _Ils mangeaient[111]_, dit-il, _ils
buvaient, ils achetaient, ils vendaient, ils plantaient, ils
bâtissaient, ils faisaient des mariages aux jours de Noé, et aux jours
de Loth_, et une subite ruine les vint accabler. Ils mangeaient, ils
buvaient, ils se mariaient. C’était des occupations innocentes: que
sera-ce, quand en contentant nos impudiques désirs, en assouvissant nos
vengeances et nos secrètes jalousies, en accumulant dans nos coffres des
trésors d’iniquité, sans jamais vouloir séparer le bien d’autrui d’avec
le nôtre; trompés par nos plaisirs, par nos jeux, par notre santé, par
notre jeunesse, par l’heureux succès de nos affaires, par nos flatteurs,
parmi lesquels il faudrait peut-être compter des directeurs infidèles
que nous avons choisis pour nous séduire, et enfin par nos fausses
pénitences qui ne sont suivies d’aucun changement de nos mœurs, nous
viendrons tout à coup au dernier jour? La sentence partira d’en haut:
_La fin est venue, la fin est venue. La fin est venue sur vous[112]._
Tout va finir pour vous en ce moment. Tranchez, _concluez[113]_, frappez
l’arbre infructueux qui n’est plus bon que pour le feu: _coupez l’arbre,
arrachez ses branches, secouez ses feuilles, abattez ses fruits[114]_:
périsse par un seul coup tout ce qu’il avait avec lui-même! Alors
s’élèveront des frayeurs mortelles, et des grincements de dents,
préludes de ceux de l’enfer. Ah! mes frères, n’attendons pas ce coup
terrible! Le glaive qui a tranché les jours de la reine est encore levé
sur nos têtes: nos péchés en ont affilé le tranchant fatal. _Le glaive
que je tiens en main, dit le Seigneur notre Dieu, est aiguisé et poli;
il est aiguisé, afin qu’il perce; il est poli et limé, afin qu’il
brille[115]._ Tout l’univers en voit le brillant éclat. Glaive du
Seigneur, quel coup vous venez de faire! Toute la terre est étonnée.
Mais que nous sert ce brillant qui nous étonne, si nous ne prévenons le
coup qui nous tranche? Prévenons-le, chrétiens, par la pénitence. Qui
pourrait n’être pas ému à ce spectacle? Mais ces émotions d’un jour,
qu’opèrent-elles? Un dernier endurcissement, parce que, à force d’être
touché inutilement, on ne se laisse plus toucher d’aucun objet. Le
sommes-nous des maux de la Hongrie et de l’Autriche ravagées? Leurs
habitants passés au fil de l’épée, et ce sont encore les plus heureux;
la captivité entraîne bien d’autres maux et pour le corps et pour l’âme;
ces habitants désolés, ne sont-ce pas des chrétiens et des catholiques,
nos frères, nos propres membres, enfants de la même Église, et nourris à
la même table du pain de vie? Dieu accomplit sa parole: _Le jugement
commence par sa maison[116]_, et le reste de la maison ne tremble pas!
Chrétiens, laissez-vous fléchir; faites pénitence; apaisez Dieu par vos
larmes. Écoutez la pieuse reine qui parle plus haut que tous les
prédicateurs. Écoutez-la, princes; écoutez-la, peuples; écoutez-la,
monseigneur, plus que tous les autres. Elle vous dit par ma bouche, et
par une voix qui vous est connue, que la grandeur est un songe, la joie
une erreur, la jeunesse une fleur qui tombe, et la santé un nom
trompeur. Amassez donc les biens qu’on ne peut perdre. Prêtez l’oreille
aux graves discours que saint Grégoire de Nazianze adressait aux princes
et à la maison régnante[117]. _Respectez_, leur disait-il, _votre
pourpre_, respectez votre puissance qui vient de Dieu, et ne l’employez
que pour le bien. _Connaissez ce qui vous a été confié, et le grand
mystère que Dieu accomplit en vous. Il se réserve à lui seul les choses
d’en haut; il partage avec vous celles d’en bas: montrez-vous dieux aux
peuples soumis_, en imitant la bonté et la munificence divine. C’est,
monseigneur, ce que vous demandent ces empressements de tous les
peuples, ces perpétuels applaudissements et tous ces regards qui vous
suivent. Demandez à Dieu avec Salomon la sagesse, qui vous rendra digne
de l’amour des peuples et du trône de vos ancêtres; et quand vous
songerez à vos devoirs, ne manquez pas de considérer à quoi vous
obligent les immortelles actions de Louis le Grand, et l’incomparable
piété de Marie-Thérèse.
[109] 1 Cor. XV, 31.
[110] Apoc. III, 3.
[111] Luc. XVII, 26, 27, 28.
[112] Ezech. VII, 2.
[113] Ibid., 23.
[114] Dan. IV, 11.
[115] Ezech. XXI, 9 et 10.
[116] 1 Pet. IV, 17.
[117] Orat. XXVII, pag. 471 B.
ORAISON FUNÈBRE
DE
TRÈS HAUTE
ET
TRÈS PUISSANTE PRINCESSE
ANNE DE GONZAGUE DE CLÈVES
PRINCESSE PALATINE.
Prononcée en présence de Monseigneur _le Duc_, de Madame _la Duchesse_,
et de Monseigneur le Duc _de Bourbon_, dans l’Église des Carmélites du
faubourg Saint-Jacques, le neuvième jour d’août 1685.
Apprehendi te ab extremis terræ, et a longinquis ejus vocavi te:
elegi te, et non abjeci te: ne timeas, quia ego tecum sum.
_Je t’ai pris par la main, pour te ramener des extrémités de la
terre: je t’ai appelé des lieux les plus éloignés: je t’ai
choisi, et je ne t’ai pas rejeté: ne crains point, parce que je
suis avec toi._
C’est Dieu même qui parle ainsi.
Isa. XLI, 9, 10.
MONSEIGNEUR, je voudrais que toutes les âmes éloignées de Dieu; que tous
ceux qui se persuadent qu’on ne peut se vaincre soi-même, ni soutenir sa
constance parmi les combats et les douleurs; tous ceux enfin qui
désespèrent de leur conversion ou de leur persévérance, fussent présents
à cette assemblée. Ce discours leur ferait connaître qu’une âme fidèle à
la grâce, malgré les obstacles les plus invincibles, s’élève à la
perfection la plus éminente. La princesse à qui nous rendons les
derniers devoirs, en récitant selon la coutume l’office divin, lisait
les paroles d’Isaïe que j’ai rapportées. Qu’il est beau de méditer
l’Écriture sainte! et que Dieu y sait bien parler, non seulement à toute
l’Église, mais encore à chaque fidèle selon ses besoins! Pendant qu’elle
méditait ces paroles (c’est elle-même qui le raconte dans une lettre
admirable), Dieu lui imprima dans le cœur que c’était à elle qu’il les
adressait. Elle crut entendre une voix douce et paternelle qui lui
disait, _Je t’ai ramenée des extrémités de la terre, des lieux les plus
éloignés_, des voies détournées, où tu te perdais, abandonnée à ton
propre sens, si loin de la céleste patrie, et de la véritable voie, qui
est Jésus-Christ. Pendant que tu disais en ton cœur rebelle, «Je ne puis
me captiver», j’ai mis sur toi ma puissante main, et j’ai dit, _tu seras
ma servante: je t’ai choisie_ dès l’éternité, _et je n’ai pas rejeté_
ton âme superbe et dédaigneuse. Vous voyez par quelles paroles Dieu lui
fait sentir l’état d’où il l’a tirée. Mais écoutez comme il l’encourage
parmi les dures épreuves où il met sa patience: _Ne crains point_ au
milieu des maux dont tu te sens accablée, _parce que je suis ton Dieu_
qui te fortifie: _ne te détourne pas de la voie_ où je t’engage,
_puisque je suis avec toi_; jamais je ne cesserai de te secourir: _et le
Juste que j’envoie au monde_, ce Sauveur miséricordieux, ce Pontife
compatissant _te tient par la main_. Voilà, messieurs, le passage entier
du saint prophète Isaïe, dont je n’avais récité que les premières
paroles. Puis-je mieux vous représenter les conseils de Dieu sur cette
princesse que par des paroles dont il s’est servi pour lui expliquer les
secrets de ces admirables conseils? Venez maintenant, pécheurs, quels
que vous soyez, en quelques régions écartées que la tempête de vos
passions vous ait jetés; fussiez-vous dans ces terres ténébreuses dont
il est parlé dans l’Écriture[118], et dans l’ombre de la mort; s’il vous
reste quelque pitié de votre âme malheureuse, venez voir d’où la main de
Dieu a retiré la princesse Anne; venez voir où la main de Dieu l’a
élevée. Quand on voit de pareils exemples dans une princesse d’un si
haut rang; dans une princesse qui fut nièce d’une impératrice, et unie
par ce lien à tant d’empereurs, sœur d’une puissante reine, épouse d’un
fils de roi, mère de deux grandes princesses, dont l’une est un ornement
dans l’auguste maison de France, et l’autre s’est fait admirer dans la
puissante maison de Brunswick; enfin dans une princesse dont le mérite
passe la naissance, encore que, sortie d’un père et de tant d’aïeux
souverains, elle ait réuni en elle avec le sang de Gonzague et de
Clèves, celui des Paléologue, celui de Lorraine, et celui de France par
tant de côtés: quand Dieu joint à ces avantages une égale réputation, et
qu’il choisit une personne d’un si grand éclat pour être l’objet de son
éternelle miséricorde, il ne se propose rien moins que d’instruire tout
l’univers. Vous donc qu’il assemble en ce saint lieu; et vous
principalement, pécheurs, dont il attend la conversion avec une si
longue patience, n’endurcissez pas vos cœurs: ne croyez pas qu’il vous
soit permis d’apporter seulement à ce discours des oreilles curieuses.
Toutes les vaines excuses dont vous couvrez votre impénitence, vous vont
être ôtées. Ou la princesse palatine portera la lumière dans vos yeux,
ou elle fera tomber, comme un déluge de feu, la vengeance de Dieu sur
vos têtes. Mon discours, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous
jugera au dernier jour: ce sera sur vous un nouveau fardeau, comme
parlaient les prophètes: _Onus verbi Domini super Israël[119]_; et si
vous n’en sortez plus chrétiens, vous en sortirez plus coupables.
Commençons donc avec confiance l’œuvre de Dieu. Apprenons, avant toutes
choses, à n’être pas éblouis du bonheur qui ne remplit pas le cœur de
l’homme; ni des belles qualités qui ne le rendent pas meilleur; ni des
vertus dont l’enfer est rempli, qui nourrissent le péché et
l’impénitence, et qui empêchent l’horreur salutaire que l’âme pécheresse
aurait d’elle-même. Entrons encore plus profondément dans les voies de
la divine Providence, et ne craignons pas de faire paraître notre
princesse dans les états différents où elle a été. Que ceux-là craignent
de découvrir les défauts des âmes saintes, qui ne savent pas combien est
puissant le bras de Dieu, pour faire servir ces défauts non seulement à
sa gloire, mais encore à la perfection de ses élus. Pour nous, mes
frères, qui savons à quoi ont servi à saint Pierre ses reniements, à
saint Paul les persécutions qu’il a fait souffrir à l’Église, à saint
Augustin ses erreurs, à tous les saints pénitents leurs péchés; ne
craignons pas de mettre la princesse palatine dans ce rang, ni de la
suivre jusque dans l’incrédulité où elle était enfin tombée. C’est de là
que nous la verrons sortir pleine de gloire et de vertu, et nous
bénirons avec elle la main qui l’a relevée: heureux si la conduite que
Dieu tient sur elle nous fait craindre la justice, qui nous abandonne à
nous-mêmes, et désirer la miséricorde, qui nous en arrache. C’est ce que
demande de vous très haute et très puissante princesse, Anne de Gonzague
de Clèves, Princesse de Mantoue et de Monferrat, Comtesse Palatine du
Rhin.
[118] Isa. IX, 2.
[119] Zach. XII, 1.
* * * * *
Jamais plante ne fut cultivée avec plus de soin, ni ne se vit plutôt
couronnée de fleurs et de fruits, que la princesse Anne. Dès ses plus
tendres années, elle perdit sa pieuse mère Catherine de Lorraine.
Charles, duc de Nevers, et depuis duc de Mantoue, son père, lui en
trouva une digne d’elle, et ce fut la vénérable mère Françoise de la
Châtre, d’heureuse et sainte mémoire, abbesse de Faremonstier, que nous
pouvons appeler la restauratrice de la règle de saint Benoît, et la
lumière de la vie monastique. Dans la solitude de Sainte-Fare, autant
éloignée des voies du siècle que sa bienheureuse situation la sépare de
tout commerce du monde; dans cette sainte montagne, que Dieu avait
choisie depuis mille ans, où les épouses de Jésus-Christ faisaient
revivre la beauté des anciens jours; où les joies de la terre étaient
inconnues; où les vestiges des hommes du monde, des curieux et des
vagabonds ne paraissaient pas: sous la conduite de la sainte abbesse,
qui savait donner le lait aux enfants, aussi bien que le pain aux forts,
les commencements de la princesse Anne étaient heureux. Les mystères lui
furent révélés; l’Écriture lui devint familière; on lui avait appris la
langue latine, parce que c’était celle de l’Église; et l’office divin
faisait ses délices. Elle aimait tout dans la vie religieuse, jusqu’à
ses austérités et à ses humiliations; et, durant douze ans qu’elle fut
dans ce monastère, on lui voyait tant de modestie et tant de sagesse,
qu’on ne savait à quoi elle était le plus propre, ou à commander ou à
obéir. Mais la sage abbesse, qui la crut capable de soutenir sa réforme,
la destinait au gouvernement; et déjà on la comptait parmi les
princesses qui avaient conduit cette célèbre abbaye, quand sa famille,
trop empressée à exécuter ce pieux projet, le rompit. Nous sera-t-il
permis de le dire? La princesse Marie, pleine alors de l’esprit du
monde, croyait, selon la coutume des grandes maisons, que ses jeunes
sœurs devaient être sacrifiées à ses grands desseins. Qui ne sait où son
rare mérite et son éclatante beauté, avantage toujours trompeur, lui
firent porter ses espérances? Et d’ailleurs, dans les plus puissantes
maisons, les partages ne sont-ils pas regardés comme une espèce de
dissipation, par où elles se détruisent d’elles-mêmes: tant le néant y
est attaché! La princesse Bénédicte, la plus jeune des trois sœurs, fut
la première immolée à ces intérêts de famille. On la fit abbesse, sans
que, dans un âge si tendre, elle sût ce qu’elle faisait; et la marque
d’une si grave dignité fut comme un jouet entre ses mains. Un sort
semblable était destiné à la princesse Anne. Elle eût pu renoncer à sa
liberté, si on lui eût permis de la sentir; et il eût fallu la conduire,
et non pas la précipiter dans le bien. C’est ce qui renversa tout à coup
les desseins de Faremonstier. Avenai parut avoir un air plus libre, et
la princesse Bénédicte y présentait à sa sœur une retraite agréable.
Quelle merveille de la grâce! Malgré une vocation si peu régulière, la
jeune abbesse devint un modèle de vertu. Ses douces conversations
rétablirent dans le cœur de la princesse Anne ce que d’importuns
empressements en avaient banni. Elle prêtait de nouveau l’oreille à
Dieu, qui l’appelait avec tant d’attraits à la vie religieuse; et
l’asile qu’elle avait choisi pour défendre sa liberté, devint un piège
innocent pour la captiver. On remarquait dans les deux princesses la
même noblesse dans les sentiments, le même agrément, et, si vous me
permettez de parler ainsi, les mêmes insinuations dans les entretiens:
au dedans les mêmes désirs, au dehors les mêmes grâces; et jamais sœurs
ne furent unies par des liens ni si doux ni si puissants. Leur vie eût
été heureuse dans leur éternelle union, et la princesse Anne n’aspirait
plus qu’au bonheur d’être une humble religieuse d’une sœur dont elle
admirait la vertu. En ce temps, le duc de Mantoue leur père mourut: les
affaires les appelèrent à la cour: la princesse Bénédicte, qui avait son
partage dans le ciel, fut jugée propre à concilier les intérêts
différents dans la famille. Mais, ô coup funeste pour la princesse Anne!
la pieuse abbesse mourut dans ce beau travail, et dans la fleur de son
âge. Je n’ai pas besoin de vous dire combien le cœur tendre de la
princesse Anne fut profondément blessé par cette mort. Mais ce ne fut
pas là sa plus grande plaie. Maîtresse de ses désirs, elle vit le monde,
elle en fut vue: bientôt elle sentit qu’elle plaisait; et vous savez le
poison subtil qui entre dans un jeune cœur avec ces pensées. Ces beaux
desseins furent oubliés. Pendant que tant de naissance, tant de biens,
tant de grâces qui l’accompagnaient lui attiraient les regards de toute
l’Europe, le prince Édouard de Bavière, fils de l’électeur Frédéric V,
comte palatin du Rhin, et roi de Bohême, jeune prince qui s’était
réfugié en France durant les malheurs de sa maison, la mérita. Elle
préféra aux richesses les vertus de ce prince, et cette noble alliance,
où de tous côtés on ne trouvait que des rois. La princesse Anne l’invite
à se faire instruire: il connut bientôt les erreurs où les derniers de
ses pères, déserteurs de l’ancienne foi, l’avaient engagé. Heureux
présages pour la maison palatine! Sa conversion fut suivie de celle de
la princesse Louise sa sœur, dont les vertus font éclater par toute
l’Église la gloire du saint monastère de Maubuisson; et ces
bienheureuses prémices ont attiré une telle bénédiction sur la maison
palatine, que nous la voyons enfin catholique dans son chef. Le mariage
de la princesse Anne fut un heureux commencement d’un si grand ouvrage.
Mais, hélas! tout ce qu’elle aimait devait être de peu de durée. Le
prince son époux lui fut ravi, et lui laissa trois princesses dont les
deux qui restent pleurent encore la meilleure mère qui fut jamais, et ne
trouvent de consolation que dans le souvenir de ses vertus. Ce n’est pas
encore le temps de vous en parler. La princesse palatine est dans l’état
le plus dangereux de sa vie.
Que le monde voit peu de ces veuves, dont parle saint Paul[120], qui,
_vraiment veuves et désolées_, s’ensevelissent, pour ainsi dire,
elles-mêmes dans le tombeau de leurs époux; y enterrent tout amour
humain avec ces cendres chéries; et, délaissées sur la terre, _mettent
leur espérance en Dieu, et passent les nuits et les jours dans la
prière!_ Voilà l’état d’une veuve chrétienne, selon les préceptes de
saint Paul: état oublié parmi nous, où la viduité est regardée, non plus
comme un état de désolation, car ces mots ne sont plus connus, mais
comme un état désirable, où, affranchi de tout joug, on n’a plus à
contenter que soi-même, sans songer à cette terrible sentence de saint
Paul: _La veuve qui passe sa vie dans les plaisirs[121]_; remarquez
qu’il ne dit pas, la veuve qui passe sa vie dans les crimes; il dit: _La
veuve qui la passe dans les plaisirs, elle est morte toute vive_; parce
qu’oubliant le deuil éternel et le caractère de désolation, qui fait le
soutien comme la gloire de son état, elle s’abandonne aux joies du
monde. Combien donc en devrait-on pleurer comme mortes, de ces veuves
jeunes et riantes, que le monde trouve si heureuses! Mais surtout quand
on a connu Jésus-Christ, et qu’on a eu part à ses grâces; quand la
lumière divine s’est découverte, et qu’avec des yeux illuminés on se
jette dans les voies du siècle: qu’arrive-t-il à une âme qui tombe d’un
si haut état, qui renouvelle contre Jésus-Christ, et encore contre
Jésus-Christ connu et goûté, tous les outrages des Juifs, et le crucifie
encore une fois? Vous reconnaissez le langage de saint Paul[122].
Achevez donc, grand apôtre, et dites-nous ce qu’il faut attendre d’une
chute si déplorable. _Il est impossible_, dit-il, _qu’une telle âme soit
renouvelée par la pénitence_. Impossible: quelle parole! Soit,
messieurs, qu’elle signifie que la conversion de ces âmes, autrefois si
favorisées, surpasse toute la mesure des dons ordinaires, et demande,
pour ainsi parler, le dernier effort de la puissance divine; soit que
l’impossibilité dont parle saint Paul, veuille dire qu’en effet il n’y a
plus de retour à ces premières douceurs qu’a goûtées une âme innocente,
quand elle y a renoncé avec connaissance, de sorte qu’elle ne peut
rentrer dans la grâce que par des chemins difficiles et avec des peines
extrêmes. Quoi qu’il en soit, chrétiens, l’un et l’autre s’est vérifié
dans la princesse palatine. Pour la plonger entièrement dans l’amour du
monde, il fallait ce dernier malheur. Quoi? La faveur de la cour. La
cour veut toujours unir les plaisirs avec les affaires. Par un mélange
étonnant, il n’y a rien de plus sérieux, ni ensemble de plus enjoué.
Enfoncez: vous trouvez partout des intérêts cachés, des jalousies
délicates qui causent une extrême sensibilité, et, dans une ardente
ambition, des soins et un sérieux aussi triste qu’il est vain. Tout est
couvert d’un air gai, et vous diriez qu’on ne songe qu’à s’y divertir.
[120] 1 Tim. V, 3 _et seq._
[121] 1 Tim. V, 6.
[122] Heb. VI, 4 _et seq._
Le génie de la princesse palatine se trouva également propre aux
divertissements et aux affaires. La cour ne vit jamais rien de plus
engageant; et, sans parler de sa pénétration ni de la fertilité infinie
de ses expédients, tout cédait au charme secret de ses entretiens. Que
vois-je durant ce temps? Quel trouble! quel affreux spectacle se
présente ici à mes yeux! La monarchie ébranlée jusqu’aux fondements; la
guerre civile, la guerre étrangère; le feu au dedans et au dehors: les
remèdes de tous côtés plus dangereux que les maux; les princes arrêtés
avec grand péril, et délivrés avec un péril encore plus grand; ce
prince, que l’on regardait comme le héros de son siècle, rendu inutile à
sa patrie, dont il avait été le soutien; et ensuite, je ne sais comment,
contre sa propre inclination, armé contre elle; un ministre persécuté,
et devenu nécessaire, non seulement par l’importance de ses services,
mais encore par ses malheurs, où l’autorité souveraine était engagée.
Que dirai-je? Étaient-ce là de ces tempêtes, par où le ciel a besoin de
se décharger quelquefois? Et le calme profond de nos jours devait-il
être précédé par de tels orages? Ou bien étaient-ce les derniers efforts
d’une liberté remuante, qui allait céder la place à l’autorité légitime?
Ou bien était-ce comme un travail de la France prête à enfanter le règne
miraculeux de Louis? Non, non: c’est Dieu, qui voulait montrer[123]
qu’il donne la mort, et qu’il ressuscite; qu’il plonge jusqu’aux enfers,
et qu’il en retire; qu’il secoue la terre[124], et la brise, et qu’il
guérit en un moment toutes ses brisures. Ce fut là que la princesse
palatine signala sa fidélité, et fit paraître toutes les richesses de
son esprit. Je ne dis rien qui ne soit connu. Toujours fidèle à l’État
et à la grande reine Anne d’Autriche, on sait qu’avec le secret de cette
princesse elle eut encore celui de tous les partis: tant elle était
pénétrante, tant elle s’attirait de confiance, tant il lui était naturel
de gagner les cœurs! Elle déclarait aux chefs des partis jusqu’où elle
pouvait s’engager; et on la croyait incapable ni de tromper ni d’être
trompée. Mais son caractère particulier était de concilier les intérêts
opposés, et en s’élevant au-dessus, de trouver le secret endroit, et
comme le nœud par où on les peut réunir. Que lui servirent ses rares
talents? Que lui servit d’avoir mérité la confiance intime de la cour,
d’en soutenir le ministre deux fois éloigné, contre sa mauvaise fortune,
contre ses propres frayeurs, contre la malignité de ses ennemis, et
enfin contre ses amis, ou partagés, ou irrésolus, ou infidèles? Que ne
lui promit-on pas dans ces besoins! Mais quel fruit lui en revint-il,
sinon de connaître par expérience le faible des grands politiques, leurs
volontés changeantes, ou leurs paroles trompeuses; la diverse face des
temps; les amusements des promesses; l’illusion des amitiés de la terre,
qui s’en vont avec les années et les intérêts; et la profonde obscurité
du cœur de l’homme, qui ne sait jamais ce qu’il voudra, qui souvent ne
sait pas bien ce qu’il veut, et qui n’est pas moins caché ni moins
trompeur à lui-même qu’aux autres! O éternel Roi des siècles, qui
possédez seul l’immortalité, voilà ce qu’on vous préfère; voilà ce qui
éblouit les âmes qu’on appelle grandes!
[123] 1 Reg. II, 6.
[124] Ps. LIX, 4.
Dans ces déplorables erreurs, la princesse palatine avait les vertus que
le monde admire, et qui font qu’une âme séduite s’admire elle-même:
inébranlable dans ses amitiés, et incapable de manquer aux devoirs
humains. La reine sa sœur en fit l’épreuve dans un temps où leurs cœurs
étaient désunis. Un nouveau conquérant s’élève en Suède. On y voit un
autre Gustave non moins fier, ni moins hardi, ou moins belliqueux que
celui dont le nom fait encore trembler l’Allemagne. Charles-Gustave
parut à la Pologne surprise et trahie, comme un lion qui tient sa proie
dans ses ongles, tout prêt à la mettre en pièces. Qu’est devenue cette
redoutable cavalerie qu’on voit fondre sur l’ennemi avec la vitesse d’un
aigle? Où sont ces âmes guerrières, ces marteaux d’armes tant vantés, et
ces arcs qu’on ne vit jamais tendus en vain? Ni les chevaux ne sont
vites, ni les hommes ne sont adroits, que pour fuir devant le vainqueur.
En même temps la Pologne se voit ravagée par le rebelle Cosaque, par le
Moscovite infidèle, et plus encore par le Tartare, qu’elle appelle à son
secours dans son désespoir. Tout nage dans le sang, et on ne tombe que
sur des corps morts. La reine n’a plus de retraite; elle a quitté le
royaume: après de courageux mais de vains efforts, le roi est contraint
de la suivre: réfugiés dans la Silésie, où ils manquent des choses les
plus nécessaires, il ne leur reste qu’à considérer de quel côté allait
tomber ce grand arbre[125] ébranlé par tant de mains, et frappé de tant
de coups à sa racine, ou qui en enlèverait les rameaux épars. Dieu en
avait disposé autrement. La Pologne était nécessaire à son Église, et
lui devait un vengeur. Il la regarde en pitié. Sa main puissante ramène
en arrière le Suédois indompté, tout frémissant qu’il était. Il se venge
sur le Danois, dont la soudaine invasion l’avait rappelé; et déjà il l’a
réduit à l’extrémité. Mais l’Empire et la Hollande se remuent contre un
conquérant qui menaçait tout le Nord de la servitude. Pendant qu’il
rassemble de nouvelles forces, et médite de nouveaux carnages, Dieu
tonne du plus haut des cieux: le redouté capitaine tombe au plus beau
temps de sa vie; et la Pologne est délivrée. Mais le premier rayon
d’espérance vint de la princesse palatine: honteuse de n’envoyer que
cent mille livres au roi et à la reine de Pologne, elle les envoie du
moins avec une incroyable promptitude. Qu’admira-t-on davantage, ou de
ce que ce secours vint si à propos, ou de ce qu’il vint d’une main dont
on ne l’attendait pas, ou de ce que, sans chercher d’excuse dans le
mauvais état où se trouvaient ses affaires, la princesse palatine s’ôta
tout pour soulager une sœur qui ne l’aimait pas? Les deux princesses ne
furent plus qu’un même cœur: la reine parut vraiment reine par une bonté
et par une magnificence dont le bruit a retenti par toute la terre; et
la princesse palatine joignit au respect qu’elle avait pour une aînée de
ce rang et de ce mérite une éternelle reconnaissance.
[125] Ezech. XXXI, 12.
Quel est, messieurs, cet aveuglement dans une âme chrétienne, et qui le
pourrait comprendre, d’être incapable de manquer aux hommes, et de ne
craindre pas de manquer à Dieu? comme si le culte de Dieu ne tenait
aucun rang parmi les devoirs! Contez-nous donc maintenant, vous qui les
savez, toutes les grandes qualités de la princesse palatine; faites-nous
voir, si vous le pouvez, toutes les grâces de cette douce éloquence, qui
s’insinuait dans les cœurs par des tours si nouveaux et si naturels;
dites qu’elle était généreuse, libérale, reconnaissante, fidèle dans ses
promesses, juste: vous ne faites que raconter ce qui l’attachait à
elle-même. Je ne vois dans tout ce récit que le prodigue de
l’Évangile[126], qui veut avoir son partage, qui veut jouir de soi-même
et des biens que son père lui a donnés, qui s’en va le plus loin qu’il
peut de la maison paternelle, _dans un pays écarté_, où il dissipe tant
de rares trésors, et, en un mot, où il donne au monde tout ce que Dieu
voulait avoir. Pendant qu’elle contentait le monde et se contentait
elle-même, la princesse palatine n’était pas heureuse, et le vide des
choses humaines se faisait sentir à son cœur. Elle n’était heureuse, ni
pour avoir avec l’estime du monde, qu’elle avait tant désirée, celle du
roi même; ni pour avoir l’amitié et la confiance de Philippe, et des
deux princesses, qui ont fait successivement avec lui la seconde lumière
de la cour; de Philippe, dis-je, ce grand prince, que ni sa naissance,
ni sa valeur, ni la victoire elle-même, quoiqu’elle se donne à lui avec
tous ses avantages, ne peuvent enfler; et de ces deux grandes
princesses, dont on ne peut nommer l’une sans douleur, ni connaître
l’autre sans l’admirer. Mais peut-être que le solide établissement de la
famille de notre princesse achèvera son bonheur. Non, elle n’était
heureuse ni pour avoir placé auprès d’elle la princesse Anne, sa chère
fille et les délices de son cœur, ni pour l’avoir placée dans une maison
où tout est grand. Que sert de s’expliquer davantage? On dit tout, quand
on prononce seulement le nom de Louis de Bourbon, prince de Condé, et de
Henri-Jules de Bourbon, duc d’Enghien. Avec un peu plus de vie, elle
aurait vu les grands dons, et le premier des mortels touché de ce que le
monde admire le plus après lui, se plaire à le reconnaître par de dignes
distinctions. C’est ce qu’elle devait attendre du mariage de la
princesse Anne. Celui de la princesse Bénédicte ne fut guère moins
heureux, puisqu’elle épousa Jean-Frédéric, duc de Brunswick, et de
Hanovre, souverain puissant, qui avait joint le savoir avec la valeur,
la religion catholique avec les vertus de sa maison, et pour comble de
joie à notre princesse, le service de l’Empire avec les intérêts de la
France. Tout était grand dans sa famille; et la princesse Marie, sa
fille, n’aurait eu à désirer sur la terre qu’une vie plus longue. Que
s’il fallait, avec tant d’éclat, la tranquillité et la douceur, elle
trouvait dans un prince, aussi grand d’ailleurs que celui qui honore
cette audience, avec les grandes qualités, celles qui pouvaient
contenter sa délicatesse; et dans la duchesse sa chère fille, un naturel
tel qu’il le fallait à un cœur comme le sien, un esprit qui se fait
sentir sans vouloir briller, une vertu qui devait bientôt forcer
l’estime du monde, et comme une vive lumière percer tout à coup avec un
grand éclat, un beau, mais sombre nuage. Cette alliance fortunée lui
donnait une perpétuelle et étroite liaison avec le prince qui de tout
temps avait le plus ravi son estime; prince qu’on admire autant dans la
paix que dans la guerre, en qui l’univers attentif ne voit plus rien à
désirer, et s’étonne de trouver enfin toutes les vertus en un seul
homme. Que fallait-il davantage, et que manquait-il au bonheur de notre
princesse? Dieu qu’elle avait connu; et tout avec lui.
[126] Luc. XV, 12, 13.
Une fois elle lui avait rendu son cœur. Les douceurs célestes, qu’elle
avait goûtées sous les ailes de Sainte-Fare, étaient revenues dans son
esprit. Retirée à la campagne, séquestrée du monde, elle s’occupa trois
ans entiers à régler sa conscience et ses affaires. Un million, qu’elle
retira du duché de Rethelois, servit à multiplier ses bonnes œuvres; et
la première fut d’acquitter ce qu’elle devait avec une scrupuleuse
régularité, sans se permettre ces compositions si adroitement colorées,
qui souvent ne sont qu’une injustice couverte d’un nom spécieux. Est-ce
donc ici cet heureux retour que je vous promets depuis si longtemps?
Non, messieurs: vous ne verrez encore à cette fois qu’un plus déplorable
éloignement. Ni les conseils de la Providence ni l’état de la princesse
ne permettaient qu’elle partageât tant soit peu son cœur: une âme comme
la sienne ne souffre point de tels partages; et il fallait ou tout à
fait rompre ou se rengager tout à fait avec le monde. Les affaires l’y
rappelèrent; sa piété s’y dissipa encore une fois: elle éprouva que
Jésus-Christ n’a pas dit en vain: _L’état de l’homme_ qui retombe
_devient pire que le premier[127]_. Tremblez, âmes réconciliées, qui
renoncez si souvent à la grâce de la pénitence: tremblez, puisque chaque
chute creuse sous vos pas de nouveaux abîmes: tremblez enfin au terrible
exemple de la princesse palatine. A ce coup le Saint-Esprit irrité se
retire: les ténèbres s’épaississent; la foi s’éteint.
[127] Luc. XI, 26.
Un saint abbé dont la doctrine et la vie sont un ornement de notre
siècle, ravi d’une conversion aussi admirable et aussi parfaite que
celle de notre princesse, lui ordonna de l’écrire pour l’édification de
l’Église. Elle commence ce récit en confessant son erreur. Vous,
Seigneur, dont la bonté infinie n’a rien donné aux hommes de plus
efficace pour effacer leurs péchés que la grâce de les reconnaître,
recevez l’humble confession de votre servante; et en mémoire d’un tel
sacrifice, s’il lui reste quelque chose à expier après une si longue
pénitence, faites-lui sentir aujourd’hui vos miséricordes. Elle confesse
donc, chrétiens, qu’elle avait tellement perdu les lumières de la foi,
que lorsqu’on parlait sérieusement des mystères de la religion, elle
avait peine à retenir ce ris dédaigneux qu’excitent les personnes
simples, lorsqu’on leur voit croire des choses impossibles: _Et_,
poursuit-elle, _c’eût été pour moi le plus grand de tous les miracles
que de me faire croire fermement le christianisme_. Que n’eût-elle pas
donné pour obtenir ce miracle? Mais l’heure marquée par la divine
Providence n’était pas encore venue. C’était le temps où elle devait
être livrée à elle-même, pour mieux sentir dans la suite la merveilleuse
victoire de la grâce. Ainsi elle gémissait dans son incrédulité, qu’elle
n’avait pas la force de vaincre. Peu s’en faut qu’elle ne s’emporte
jusqu’à la dérision, qui est le dernier excès et comme le triomphe de
l’orgueil, et qu’elle ne se trouve parmi _ces moqueurs dont le jugement
est si proche[128]_, selon la parole du Sage.
[128] Prov. XIX, 29.
Déplorable aveuglement! Dieu a fait un ouvrage au milieu de nous, qui,
détaché de toute autre cause, et ne tenant qu’à lui seul, remplit tous
les temps et tous les lieux, et porte par toute la terre, avec
l’impression de sa main, le caractère de son autorité: c’est
Jésus-Christ et son Église. Il a mis dans cette Église une autorité
seule capable d’abaisser l’orgueil et de relever la simplicité, et qui,
également propre aux savants et aux ignorants, imprime aux uns et aux
autres un même respect. C’est contre cette autorité que les libertins se
révoltent avec un air de mépris. Mais qu’ont-ils vu, ces rares génies,
qu’ont-ils vu plus que les autres? Quelle ignorance est la leur! et
qu’il serait aisé de les confondre, si, faibles et présomptueux, ils ne
craignaient d’être instruits! Car pensent-ils avoir mieux vu les
difficultés à cause qu’ils y succombent, et que les autres, qui les ont
vues, les ont méprisées? Ils n’ont rien vu; ils n’entendent rien; ils
n’ont pas même de quoi établir le néant, auquel ils espèrent après cette
vie; et ce misérable partage ne leur est pas assuré. Ils ne savent s’ils
trouveront un Dieu propice ou un Dieu contraire. S’ils le font égal au
vice et à la vertu, quelle idole! Que s’il ne dédaigne pas de juger ce
qu’il a créé, et encore ce qu’il a créé capable d’un bon et d’un mauvais
choix, qui leur dira ou ce qui lui plaît, ou ce qui l’offense, ou ce qui
l’apaise? Par où ont-ils deviné que tout ce qu’on pense de ce premier
Être soit indifférent, et que toutes les religions qu’on voit sur la
terre lui soient également bonnes? Parce qu’il y en a de fausses,
s’ensuit-il qu’il n’y en ait pas une véritable? ou qu’on ne puisse plus
connaître l’ami sincère, parce qu’on est environné de trompeurs? Est-ce
peut-être que tous ceux qui errent sont de bonne foi? L’homme ne peut-il
pas, selon sa coutume, s’en imposer à lui-même? Mais quel supplice ne
méritent pas les obstacles qu’il aura mis par ses préventions à des
lumières plus pures? Où a-t-on pris que la peine et la récompense ne
soient que pour les jugements humains, et qu’il n’y ait pas en Dieu une
justice, dont celle qui reluit en nous ne soit qu’une étincelle? Que
s’il est une telle justice, souveraine, et par conséquent inévitable,
divine, et par conséquent infinie; qui nous dira qu’elle n’agisse jamais
selon sa nature, et qu’une justice infinie ne s’exerce pas à la fin par
un supplice infini et éternel? Où en sont donc les impies, et quelle
assurance ont-ils contre la vengeance éternelle dont on les menace? Au
défaut d’un meilleur refuge, iront-ils enfin se plonger dans l’abîme de
l’athéisme, et mettront-ils leur repos dans une fureur, qui ne trouve
presque point de place dans les esprits? Qui leur résoudra ces doutes,
puisqu’ils veulent les appeler de ce nom? Leur raison, qu’ils prennent
pour guide, ne présente à leur esprit que des conjectures et des
embarras. Les absurdités où ils tombent en niant la religion, deviennent
plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne; et, pour
ne vouloir pas croire des mystères incompréhensibles, ils suivent l’une
après l’autre d’incompréhensibles erreurs. Qu’est-ce donc après tout,
Messieurs, qu’est-ce que leur malheureuse incrédulité, sinon une erreur
sans fin, une témérité qui hasarde tout, un étourdissement volontaire,
et, en un mot, un orgueil qui ne peut souffrir son remède, c’est-à-dire
qui ne peut souffrir une autorité légitime? Ne croyez pas que l’homme ne
soit emporté que par l’intempérance des sens. L’intempérance de l’esprit
n’est pas moins flatteuse. Comme l’autre, elle se fait des plaisirs
cachés, et s’irrite par la défense. Ce superbe croit s’élever au-dessus
de tout et au-dessus de lui-même, quand il s’élève, ce lui semble,
au-dessus de la religion, qu’il a si longtemps révérée: il se met au
rang des gens désabusés; il insulte en son cœur aux faibles esprits, qui
ne font que suivre les autres sans rien trouver par eux-mêmes; et,
devenu le seul objet de ses complaisances, il se fait lui-même son Dieu.
C’est dans cet abîme profond que la princesse palatine allait se perdre.
Il est vrai qu’elle désirait avec ardeur connaître la vérité. Mais où
est la vérité sans la foi, qui lui paraissait impossible, à moins que
Dieu l’établît en elle par un miracle? Que lui servait d’avoir conservé
la connaissance de la Divinité? Les esprits même les plus déréglés n’en
rejettent pas l’idée, pour n’avoir point à se reprocher un aveuglement
trop visible. Un Dieu qu’on fait à sa mode, aussi patient, aussi
insensible que nos passions le demandent, n’incommode pas. La liberté
qu’on se donne de penser tout ce qu’on veut, fait qu’on croit respirer
un air nouveau. On s’imagine jouir de soi-même et de ses désirs; et dans
le droit qu’on pense acquérir de ne se rien refuser, on croit tenir tous
les biens, et on les goûte par avance.
En cet état, chrétiens, où la foi même est perdue, c’est-à-dire où le
fondement est renversé, que restait-il à notre princesse? Que restait-il
à une âme, qui par un juste jugement de Dieu était déchue de toutes les
grâces, et ne tenait à Jésus-Christ par aucun lien? Qu’y restait-il,
chrétiens, si ce n’est ce que dit saint Augustin? Il restait la
souveraine misère et la souveraine miséricorde: _Restabat magna miseria,
et magna misericordia._ Il restait ce secret regard d’une Providence
miséricordieuse, qui la voulait rappeler des extrémités de la terre; et
voici quelle fut la première touche. Prêtez l’oreille, messieurs; elle a
quelque chose de miraculeux. Ce fut un songe admirable, de ceux que Dieu
même fait venir du ciel par le ministère des anges, dont les images sont
si nettes et si démêlées, où l’on voit je ne sais quoi de céleste. Elle
crut (c’est elle-même qui le raconte au saint abbé: écoutez, et prenez
garde surtout de n’écouter pas avec mépris l’ordre des avertissements
divins, et la conduite de la grâce), elle crut, dis-je, _que, marchant
seule dans une forêt, elle y avait rencontré un aveugle dans une petite
loge. Elle s’approche pour lui demander s’il était aveugle de naissance,
ou s’il l’était devenu par quelque accident. Il répondit qu’il était
aveugle-né. Vous ne savez donc pas, reprit-elle, ce que c’est que la
lumière, qui est si belle et si agréable, et le soleil, qui a tant
d’éclat et de beauté? Je n’ai, dit-il, jamais joui de ce bel objet, et
je ne m’en puis former aucune idée. Je ne laisse pas de croire,
continua-t-il, qu’il est d’une beauté ravissante. L’aveugle parut alors
changer de voix et de visage; et, prenant un ton d’autorité: Mon
exemple, dit-il, vous doit apprendre qu’il y a des choses très
excellentes et très admirables qui échappent à notre vue, et qui n’en
sont ni moins vraies ni moins désirables, quoiqu’on ne les puisse ni
comprendre ni imaginer._ C’est en effet qu’il manque un sens aux
incrédules, comme à l’aveugle; et ce sens, c’est Dieu qui le donne,
selon ce que dit saint Jean[129]: _Il nous a donné un sens pour
connaître le vrai Dieu, et pour être en son vrai Fils._ Notre princesse
le comprit. En même temps, au milieu d’un songe si mystérieux, _elle fit
l’application de la belle comparaison de l’aveugle aux vérités de la
religion et de l’autre vie_; ce sont ses mots que je vous rapporte. Dieu
qui n’a besoin ni de temps, ni d’un long circuit de raisonnements, pour
se faire entendre, tout à coup lui ouvrit les yeux. Alors, par une
soudaine illumination, _elle se sentit si éclairée_ (c’est elle-même qui
continue à vous parler), _et tellement transportée de la joie d’avoir
trouvé ce qu’elle cherchait depuis si longtemps, qu’elle ne put
s’empêcher d’embrasser l’aveugle, dont le discours lui découvrait une
plus belle lumière que celle dont il était privé. Et_, dit-elle, _il se
répandit dans mon cœur une joie si douce et une foi si sensible, qu’il
n’y a point de paroles capables de l’exprimer_. Vous attendez,
chrétiens, quel sera le réveil d’un sommeil si doux et si merveilleux.
Écoutez, et reconnaissez que ce songe est vraiment divin. _Elle
s’éveilla là-dessus_, dit-elle, _et se trouva dans le même état où elle
s’était vue dans cet admirable songe, c’est-à-dire tellement changée,
qu’elle avait peine à le croire_. Le miracle qu’elle attendait est
arrivé: elle croit, elle qui jugeait la foi impossible: Dieu la change
par une lumière soudaine, et par un songe qui tient de l’extase. Tout
suit en elle de la même force. _Je me levai_, poursuit-elle, _avec
précipitation: mes actions étaient mêlées d’une joie et d’une activité
extraordinaires_. Vous le voyez: cette nouvelle vivacité, qui animait
ses actions, se ressent encore dans ses paroles. _Tout ce que je lisais
sur la religion, me touchait jusqu’à répandre des larmes. Je me trouvais
à la messe dans un état bien différent de celui où j’avais accoutumé
d’être._ Car c’était de tous les mystères celui qui lui paraissait le
plus incroyable. _Mais alors_, dit-elle, _il me semblait sentir la
présence réelle de notre Seigneur, à peu près comme l’on sent les choses
visibles, et dont l’on ne peut douter_. Ainsi elle passa tout à coup
d’une profonde obscurité à une lumière manifeste. Les nuages de son
esprit sont dissipés: miracle aussi étonnant que celui où
Jésus-Christ[130] fit tomber en un instant des yeux de Saul converti
cette espèce d’écaille dont ils étaient couverts. Qui donc ne
s’écrierait à un si soudain changement: _Le doigt de Dieu est ici[131]_?
La suite ne permet pas d’en douter, et l’opération de la grâce se
reconnaît dans ses fruits. Depuis ce bienheureux moment, la foi de notre
princesse fut inébranlable: et même cette joie sensible qu’elle avait à
croire lui fut continuée quelque temps.
[129] 1 Joan. V, 20.
[130] Act. IX, 18.
[131] Exod. VIII, 19.
Mais au milieu de ces célestes douceurs, la justice divine eut son tour.
L’humble princesse ne crut pas qu’il lui fût permis d’approcher d’abord
des saints sacrements. Trois mois entiers furent employés à repasser
avec larmes ces ans écoulés parmi tant d’illusions, et à préparer sa
confession. Dans l’approche du jour désiré où elle espérait de la faire,
elle tomba dans une syncope, qui ne lui laissa ni couleur, ni pouls, ni
respiration. Revenue d’une si longue et si étrange défaillance, elle se
vit replongée dans un plus grand mal; et après les affres de la mort,
elle ressentit toutes les horreurs de l’enfer. Digne effet des
sacrements de l’Église, qui, donnés ou différés, font sentir à l’âme la
miséricorde de Dieu, ou tout le poids de ses vengeances. Son confesseur
qu’elle appelle, la trouve sans force, incapable d’application, et
prononçant à peine quelques mots entrecoupés: il fut contraint de
remettre la confession au lendemain. Mais il faut qu’elle vous raconte
elle-même quelle nuit elle passa dans cette attente. Qui sait si la
Providence n’aura pas amené ici quelque âme égarée, qui doive être
touchée de ce récit? _Il est_, dit-elle, _impossible de s’imaginer les
étranges peines de mon esprit, sans les avoir éprouvées. J’appréhendais
à chaque moment le retour de ma syncope, c’est-à-dire ma mort et ma
damnation. J’avouais bien que je n’étais pas digne d’une miséricorde que
j’avais si longtemps négligée: et je disais à Dieu dans mon cœur, que je
n’avais aucun droit de me plaindre de sa justice; mais qu’enfin, chose
insupportable! je ne le verrais jamais; que je serais éternellement avec
ses ennemis, éternellement sans l’aimer, éternellement haïe de lui. Je
sentais tendrement ce déplaisir, et même, comme je crois_ (ce sont ses
propres paroles), _entièrement détaché des autres peines de l’enfer_. Le
voilà, mes chères sœurs, vous le connaissez, le voilà ce pur amour, que
Dieu lui-même répand dans les cœurs avec toutes ses délicatesses et dans
toute sa vérité. La voilà cette crainte, qui change les cœurs: non point
la crainte de l’esclave, qui craint l’arrivée d’un maître fâcheux; mais
la crainte d’une chaste épouse, qui craint de perdre ce qu’elle aime.
Ces sentiments tendres, mêlés de larmes et de frayeur, aigrissaient son
mal jusqu’à la dernière extrémité. Nul n’en pénétrait la cause, et on
attribuait ces agitations à la fièvre dont elle était tourmentée. Dans
cet état pitoyable, pendant qu’elle se regardait comme une personne
réprouvée, et presque sans espérance de salut; Dieu, qui fait entendre
ses vérités en telle manière et sous telles figures qu’il lui plaît,
continua de l’instruire, comme il a fait Joseph et Salomon; et durant
l’assoupissement que l’accablement lui causa, il lui mit dans l’esprit
cette parabole si semblable à celle de l’Évangile[132]. Elle voit
paraître ce que Jésus-Christ n’a pas dédaigné de nous donner comme
l’image de sa tendresse; une poule devenue mère, empressée autour des
petits qu’elle conduisait. Un d’eux s’étant écarté, notre malade le voit
englouti par un chien avide. Elle accourt, elle lui arrache cet innocent
animal. En même temps on lui crie d’un autre côté qu’il le fallait
rendre au ravisseur, dont on éteindrait l’ardeur en lui enlevant sa
proie. _Non_, dit-elle, _je ne le rendrai jamais_. En ce moment elle
s’éveilla: et l’application de la figure qui lui avait été montrée, se
fit en un instant dans son esprit, comme si on lui eût dit: _Si vous,
qui êtes mauvaise[133], ne pouvez vous résoudre à rendre ce petit animal
que vous avez sauvé, pourquoi croyez-vous que Dieu infiniment bon vous
redonnera au démon, après vous avoir tirée de sa puissance? Espérez, et
prenez courage._ A ces mots, elle demeura dans un calme et dans une joie
qu’elle ne pouvait exprimer, _comme si un ange lui eût appris_ (ce sont
encore ses paroles), _que Dieu ne l’abandonnerait pas_. Ainsi tomba tout
à coup la fureur des vents et des flots à la voix de Jésus-Christ, qui
les menaçait[134]; et il ne fit pas un moindre miracle dans l’âme de
notre sainte pénitente, lorsque, parmi les frayeurs d’une conscience
alarmée, et _les douleurs de l’enfer_[135], il lui fit sentir tout à
coup par une vive confiance, avec la rémission de ses péchés, cette
_paix qui surpasse toute intelligence_[136]. Alors une joie céleste
saisit tous ses sens, _et les os humiliés tressaillirent_[137].
Souvenez-vous, ô sacré pontife, quand vous tiendrez en vos mains la
sainte Victime qui ôte les péchés du monde, souvenez-vous de ce miracle
de la grâce. Et vous, saints prêtres, venez; et vous, saintes filles, et
vous, chrétiens: venez aussi, ô pécheurs! tous ensemble commençons d’une
même voix le cantique de la délivrance, et ne cessons de répéter avec
David: _Que Dieu est bon, que sa miséricorde est éternelle![138]_
[132] Matt. XXIII, 37.
[133] Matt. VII, 11.
[134] Marc. IV, 39; Luc. VIII, 24.
[135] Ps. XVII, 6.
[136] Philip. IV, 7.
[137] Ps. L, 10.
[138] Ps. CXXXV.
Il ne faut point manquer à de telles grâces, ni les recevoir avec
mollesse. La princesse palatine change en un moment tout entière: nulle
parure que la simplicité, nul ornement que la modestie. Elle se montre
au monde à cette fois; mais ce fut pour lui déclarer qu’elle avait
renoncé à ses vanités. Car aussi, quelle erreur à une chrétienne, et
encore à une chrétienne pénitente, d’orner ce qui n’est digne que de son
mépris; de peindre et de parer l’idole du monde; de retenir comme par
force, avec mille artifices autant indignes qu’inutiles ces grâces qui
s’envolent avec le temps! Sans s’effrayer de ce qu’on dirait, sans
craindre comme autrefois ce vain fantôme des âmes infirmes, dont les
grands sont épouvantés plus que tous les autres, la princesse palatine
parut à la cour si différente d’elle-même: et dès lors elle renonça à
tous les divertissements, à tous les jeux jusqu’aux plus innocents, se
soumettant aux sévères lois de la pénitence chrétienne, et ne songeant
qu’à restreindre et à punir une liberté qui n’avait pu demeurer dans ses
bornes. Douze ans de persévérance, au milieu des épreuves les plus
difficiles, l’ont élevée à un éminent degré de sainteté. La règle
qu’elle se fit dès le premier jour fut immuable: toute sa maison y
entra; chez elle on ne faisait que passer d’un exercice de piété à un
autre. Jamais l’heure de l’oraison ne fut changée ni interrompue, pas
même par les maladies. Elle savait que, dans ce commerce sacré, tout
consiste à s’humilier sous la main de Dieu, et moins à donner qu’à
recevoir: ou plutôt, selon le précepte de Jésus-Christ[139], son oraison
fut perpétuelle, pour être égale au besoin. La lecture de l’Évangile et
des livres saints en fournissait la matière: si le travail semblait
l’interrompre, ce n’était que pour la continuer d’une autre sorte. Par
le travail on charmait l’ennui, on ménageait le temps, on guérissait la
langueur de la paresse, et les pernicieuses rêveries de l’oisiveté.
L’esprit se relâchait, pendant que les mains, industrieusement occupées,
s’exerçaient dans les ouvrages dont la piété avait donné le dessein:
c’était ou des habits pour les pauvres, ou des ornements pour les
autels. Les psaumes avaient succédé aux cantiques des joies du siècle.
Tant qu’il n’était point nécessaire de parler, la sage princesse gardait
le silence: la vanité et les médisances, qui soutiennent tout le
commerce du monde, lui faisaient craindre tous les entretiens; et rien
ne lui paraissait ni agréable ni sûr que la solitude. Quand elle parlait
de Dieu, le goût intérieur d’où sortaient toutes ses paroles, se
communiquait à ceux qui conversaient avec elle; et les nobles
expressions qu’on remarquait dans ses discours ou dans ses écrits,
venaient de la haute idée qu’elle avait conçue des choses divines. Sa
foi ne fut pas moins simple que vive: dans les fameuses questions qui
ont troublé en tant de manières le repos de nos jours, elle déclarait
hautement qu’elle n’avait autre part à y prendre que celle d’obéir à
l’Église. Si elle eût eu la fortune des ducs de Nevers, ses pères, elle
en aurait surpassé la pieuse magnificence, quoique cent temples fameux
en portent la gloire jusqu’au ciel, _et que les églises des saints
publient leurs aumônes[140]_. Le duc son père avait fondé dans ses
terres de quoi marier tous les ans soixante filles: riche oblation,
présent agréable. La princesse sa fille en mariait aussi tous les ans ce
qu’elle pouvait, ne croyant pas assez honorer les libéralités de ses
ancêtres, si elle ne les imitait. On ne peut retenir ses larmes, quand
on lui voit épancher son cœur sur de vieilles femmes qu’elle
nourrissait. Des yeux si délicats firent leurs délices de ces visages
ridés, de ces membres courbés sous les ans. Écoutez ce qu’elle en écrit
au fidèle ministre de ses charités; et dans un même discours, apprenez à
goûter la simplicité et la charité chrétienne. _Je suis ravie_,
dit-elle, _que l’affaire de nos bonnes vieilles soit si avancée.
Achevons vite au nom de notre Seigneur; ôtons vitement cette bonne femme
de l’étable où elle est, et la mettons dans un de ces petits lits_.
Quelle nouvelle vivacité succède à celle que le monde inspire! Elle
poursuit: _Dieu me donnera peut-être la santé, pour aller servir cette
paralytique: au moins je le ferai par mes soins, si les forces me
manquent; et joignant mes maux aux siens, je les offrirai plus hardiment
à Dieu. Mandez-moi ce qu’il faut pour la nourriture et les ustensiles de
ces pauvres femmes; peu à peu nous les mettrons à leur aise._ Je me
plais à répéter toutes ces paroles malgré les oreilles délicates; elles
effacent les discours les plus magnifiques, et je voudrais ne parler
plus que ce langage. Dans les nécessités extraordinaires, sa charité
faisait de nouveaux efforts. Le rude hiver des années dernières acheva
de la dépouiller de ce qui lui restait de superflu; tout devint pauvre
dans sa maison et sur sa personne: elle voyait disparaître avec une joie
sensible les restes des pompes du monde; et l’aumône lui apprenait à se
retrancher tous les jours quelque chose de nouveau. C’est en effet la
vraie grâce de l’aumône, en soulageant les besoins des pauvres, de
diminuer en nous d’autres besoins, c’est-à-dire ces besoins honteux qu’y
fait la délicatesse, comme si la nature n’était pas assez accablée de
nécessités.
[139] Luc. XVIII, 1.
[140] Eccli. XXXI, 11.
Qu’attendez-vous, chrétiens, à vous convertir, et pourquoi
désespérez-vous de votre salut? Vous voyez la perfection où s’élève
l’âme pénitente, quand elle est fidèle à la grâce. Ne craignez ni la
maladie, ni les dégoûts, ni les tentations, ni les peines les plus
cruelles. Une personne si sensible et si délicate, qui ne pouvait
seulement entendre nommer les maux, a souffert douze ans entiers et
presque sans intervalle, ou les plus vives douleurs, ou des langueurs
qui épuisaient le corps et l’esprit: et cependant, durant tout ce temps,
et dans les tourments inouïs de sa dernière maladie, où ses maux
s’augmentèrent jusqu’aux derniers excès, elle n’a eu à se repentir que
d’avoir une seule fois souhaité une mort plus douce. Encore
réprima-t-elle ce faible désir, en disant aussitôt après avec
Jésus-Christ, la prière du sacré mystère du jardin; c’est ainsi qu’elle
appelait la prière de l’agonie de notre Sauveur: _O mon Père, que votre
volonté soit faite, et non la mienne![141]_ Ses maladies lui ôtèrent la
consolation qu’elle avait tant désirée, d’accomplir ses premiers
desseins, et de pouvoir achever ses jours sous la discipline et dans
l’habit de Sainte-Fare. Son cœur, donné ou plutôt rendu à ce monastère,
où elle avait goûté les premières grâces, a témoigné son désir; et sa
volonté a été aux yeux de Dieu un sacrifice parfait. C’eût été un
soutien sensible à une âme comme la sienne d’accomplir de grands
ouvrages pour le service de Dieu; mais elle est menée par une autre
voie, par celle qui crucifie davantage, qui sans rien laisser
entreprendre à un esprit courageux, le tient accablé et anéanti sous la
rude loi de souffrir. Encore s’il eût plu à Dieu de lui conserver ce
goût sensible de la piété, qu’il avait renouvelé dans son cœur au
commencement de sa pénitence! mais non, tout lui est ôté; sans cesse
elle est travaillée de peines insupportables. _O Seigneur_, disait le
saint homme Job[142], _vous me tourmentez d’une manière merveilleuse!_
C’est que, sans parler ici de ses autres peines, il portait au fond de
son cœur une vive et continuelle appréhension de déplaire à Dieu. Il
voyait d’un côté sa sainte justice, devant laquelle les anges ont peine
à soutenir leur innocence. Il le voyait avec ces yeux éternellement
ouverts observer toutes les démarches, _compter_[143] tous les _pas_
d’un pécheur, et _garder ses péchés comme sous le sceau_, pour les lui
représenter au dernier jour. D’un autre côté, il ressentait ce qu’il y a
de corrompu dans le cœur de l’homme: _Je craignais_, dit-il, _toutes mes
œuvres[144]_. Que vois-je? le péché! le péché partout! Et il s’écriait
nuit et jour: _O Seigneur, pourquoi n’ôtez-vous pas mes péchés?[145]_ Et
que ne tranchez-vous une fois ces malheureux jours, où l’on ne fait que
vous offenser, afin qu’il ne soit pas dit, _que je sois contraire à la
parole du Saint[146]_? Tel était le fond de ses peines; et ce qui paraît
de si violent dans ces discours n’est que la délicatesse d’une
conscience qui se redoute elle-même, ou l’excès d’un amour qui craint de
déplaire. La princesse palatine souffrit quelque chose de semblable.
Quel supplice à une conscience timorée! Elle croyait voir partout dans
ses actions un amour-propre déguisé en vertu. Plus elle était
clairvoyante, plus elle était tourmentée. Ainsi Dieu l’humiliait par ce
qui a coutume de nourrir l’orgueil, et lui faisait un remède de la cause
de son mal. Qui pourrait dire par quelles terreurs elle arrivait aux
délices de la sainte table? Mais elle ne perdait pas la confiance.
_Enfin_, dit-elle (c’est ce qu’elle écrit au saint prêtre que Dieu lui
avait donné pour la soutenir dans ses peines), _enfin je suis parvenue
au divin banquet. Je m’étais levée dès le matin pour être devant le jour
aux portes du Seigneur; mais lui seul sait les combats qu’il a fallu
rendre_. La matinée se passait dans ce cruel exercice. _Mais à la fin_,
poursuit-elle, _malgré mes faiblesses, je me suis comme traînée moi-même
aux pieds de notre Seigneur; et j’ai connu qu’il fallait, puisque tout
s’est fait en moi par la force de la divine bonté, que je reçusse encore
avec une espèce de force ce dernier et souverain bien_. Dieu lui
découvrait dans ces peines l’ordre secret de la justice sur ceux qui ont
manqué de fidélité aux grâces de la pénitence. _Il n’appartient pas,
disait-elle, aux esclaves fugitifs, qu’il faut aller reprendre par la
force, et les ramener comme malgré eux, de s’asseoir au festin avec les
enfants et les amis; et c’est assez qu’il leur soit permis de venir
recueillir à terre les miettes qui tombent de la table de leurs
seigneurs._ Ne vous étonnez pas, chrétiens, si je ne sais plus, faible
orateur, que de répéter les paroles de la princesse palatine: c’est que
j’y ressens la manne cachée, et le goût des Écritures divines, que ses
peines et ses sentiments lui faisaient entendre. Malheur à moi, si dans
cette chaire j’aime mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je
ne préfère à mes inventions, quand elles pourraient vous plaire, les
expériences de cette princesse, qui peuvent vous convertir! Je n’ai
regret qu’à ce que je laisse, et je ne puis vous taire ce qu’elle a
écrit touchant les tentations d’incrédulité. _Il est bien croyable_,
disait-elle, _qu’un Dieu qui aime infiniment en donne des preuves
proportionnées à l’infinité de son amour, et à l’infinité de sa
puissance: et ce qui est propre à la toute-puissance d’un Dieu passe de
bien loin la capacité de notre faible raison. C’est_, ajoute-t-elle, _ce
que je me dis à moi-même, quand les démons tâchent d’étonner ma foi; et
depuis qu’il a plu à Dieu de me mettre dans le cœur_, remarquez ces
belles paroles, _que son amour est la cause de tout ce que nous croyons,
cette réponse me persuade plus que tous les livres_. C’est en effet
l’abrégé de tous les saints livres, et de toute la doctrine chrétienne.
Sortez, Parole éternelle, Fils unique du Dieu vivant, sortez du
bienheureux sein de votre Père[147], et venez annoncer aux hommes le
secret que vous y voyez. Il l’a fait; et durant trois ans il n’a cessé
de nous dire le secret des conseils de Dieu. Mais tout ce qu’il en a dit
est renfermé dans ce seul mot de son Évangile[148]: _Dieu a tant aimé le
monde, qu’il lui a donné son Fils unique._ Ne demandez plus ce qui a uni
en Jésus-Christ le ciel et la terre, et la croix avec les grandeurs;
_Dieu a tant aimé le monde._ Est-il incroyable que Dieu aime, et que la
bonté se communique? Que ne fait pas entreprendre aux âmes courageuses
l’amour de la gloire; aux âmes les plus vulgaires l’amour des richesses;
à tous, enfin, tout ce qui porte le nom d’amour? Rien ne coûte, ni
périls, ni travaux, ni peines: et voilà les prodiges dont l’homme est
capable. Que si l’homme, qui n’est que faiblesse, tente l’impossible;
Dieu, pour contenter son amour, n’exécutera-t-il rien d’extraordinaire?
Disons donc pour toute raison dans tous les mystères: _Dieu a tant aimé
le monde._ C’est la doctrine du maître, et le disciple bien-aimé l’avait
bien comprise. De son temps un Cérinthe, un hérésiarque, ne voulait pas
croire qu’un Dieu eût pu se faire homme, et se faire la victime des
pécheurs. Que lui répondit cet apôtre vierge, ce prophète du Nouveau
Testament, cet aigle, ce théologien par excellence, ce saint vieillard
qui n’avait de force que pour prêcher la charité, et pour dire:
_Aimez-vous les uns les autres en notre Seigneur_; que répondit-il à cet
hérésiarque? Quel symbole, quelle nouvelle confession de foi opposa-t-il
à son hérésie naissante? Écoutez, et admirez. _Nous croyons_,
dit-il[149], _et nous confessons l’amour que Dieu a pour nous_. C’est là
toute la foi des chrétiens; c’est la cause et l’abrégé de tout le
symbole. C’est là que la princesse palatine a trouvé la résolution de
ses anciens doutes. Dieu a aimé; c’est tout dire. S’il a fait,
disait-elle, de si grandes choses pour déclarer son amour dans
l’Incarnation, que n’aura-t-il pas fait pour le consommer dans
l’Eucharistie, pour se donner, non plus en général à la nature humaine,
mais à chaque fidèle en particulier? Croyons donc avec saint Jean en
l’amour d’un Dieu: la foi nous paraîtra douce, en la prenant par un
endroit si tendre. Mais n’y croyons pas à demi, à la manière des
hérétiques, dont l’un en retranche une chose, et l’autre une autre; l’un
le mystère de l’Incarnation, et l’autre celui de l’Eucharistie; chacun
ce qui lui déplaît; faibles esprits, ou plutôt cœurs étroits et
entrailles resserrées[150], que la foi et la charité n’ont pas assez
dilatées pour comprendre toute l’étendue de l’amour d’un Dieu. Pour
nous, croyons sans réserve, et prenons le remède entier, quoi qu’il en
coûte à notre raison. Pourquoi veut-on que les prodiges coûtent tant à
Dieu? Il n’y a plus qu’un seul prodige, que j’annonce aujourd’hui au
monde. O ciel, ô terre, étonnez-vous de ce prodige nouveau! C’est que,
parmi tant de témoignages de l’amour divin, il y ait tant d’incrédules
et tant d’insensibles. N’en augmentez pas le nombre, qui va croissant
tous les jours. N’alléguez plus votre malheureuse incrédulité, et ne
faites pas une excuse de votre crime. Dieu a des remèdes pour vous
guérir; et il ne reste qu’à les obtenir par des vœux continuels. Il a su
prendre la sainte princesse dont nous parlons, par le moyen qu’il lui a
plu: il en a d’autres pour vous jusqu’à l’infini; et vous n’avez rien à
craindre, que de désespérer de ses bontés. Vous osez nommer vos ennuis,
après les peines terribles où vous l’avez vue? Cependant, si quelquefois
elle désirait d’en être un peu soulagée, elle se le reprochait à
elle-même: _Je commence_, disait-elle, _à m’apercevoir que je cherche le
paradis terrestre à la suite de Jésus-Christ, au lieu de chercher la
montagne des Olives et le Calvaire, par où il est entré dans sa gloire_.
Voilà ce qu’il lui servit de méditer l’Évangile nuit et jour, et de se
nourrir de la parole de vie. C’est encore ce qui lui fit dire cette
admirable parole: _Qu’elle aimait mieux vivre et mourir sans
consolation, que d’en chercher hors de Dieu._ Elle a porté ces
sentiments jusqu’à l’agonie: et, prête à rendre l’âme, on entendit
qu’elle disait d’une voix mourante: _Je m’en vais voir comment Dieu me
traitera; mais j’espère en ses miséricordes._ Cette parole de confiance
emporta son âme sainte au séjour des justes.
[141] Luc. XXII, 42.
[142] Job X, 16.
[143] Job XIV, 16, 17.
[144] Ibid. IX, 28.
[145] Ibid. VII, 21.
[146] Ibid. VI, 10.
[147] Joan. I, 18.
[148] Ibid. III, 16.
[149] 1 Joan. IV, 16.
[150] 2 Cor. VI, 11, 12.
Arrêtons ici, chrétiens: et vous, Seigneur, imposez silence à cet
indigne ministre, qui ne fait qu’affaiblir votre parole. Parlez dans les
cœurs, prédicateur invisible, et faites que chacun se parle à soi-même.
Parlez, mes frères, parlez: je ne suis ici que pour aider vos
réflexions. Elle viendra, cette heure dernière; elle approche, nous y
touchons, la voilà venue. Il faut dire avec Anne de Gonzague: «Il n’y a
plus ni princesse, ni palatine»; ces grands noms dont on s’étourdit ne
subsistent plus. Il faut dire avec elle: «Je m’en vais, je suis emporté
par une force inévitable; tout fuit, tout diminue, tout disparaît à mes
yeux.» Il ne reste plus à l’homme que le néant et le péché: pour tout
fonds, le néant; pour toute acquisition, le péché. Le reste, qu’on
croyait tenir, échappe; semblable à de l’eau gelée, dont le vil cristal
se fond entre les mains qui le serrent, et ne fait que les salir. Mais
voici ce qui glacera le cœur, ce qui achèvera d’éteindre la voix, ce qui
répandra la frayeur dans toutes les veines: _Je m’en vais voir comment
Dieu me traitera._ Dans un moment je serai entre ces mains, dont saint
Paul écrit en tremblant: _Ne vous y trompez pas; on ne se moque pas de
Dieu[151]_; et encore: _C’est une chose horrible de tomber entre les
mains du Dieu vivant[152]_, entre ces mains, où tout est action, où tout
est vie; rien ne s’affaiblit, ni ne se relâche, ni ne se ralentit
jamais. Je m’en vais voir si ces mains toutes-puissantes me seront
favorables ou rigoureuses; si je serai éternellement ou parmi leurs
dons, ou sous leurs coups. Voilà ce qu’il faudra dire nécessairement
avec notre princesse. Mais pourrons-nous ajouter avec une conscience
aussi tranquille: _J’espère en sa miséricorde_? Car qu’aurons-nous fait
pour la fléchir? Quand aurons-nous écouté _la voix de celui qui crie
dans le désert: Préparez les voies du Seigneur[153]_? Comment? par _la
pénitence_. Mais serons-nous fort contents d’une pénitence commencée à
l’agonie, qui n’aura jamais été éprouvée, dont jamais on n’aura vu aucun
fruit; d’une pénitence imparfaite; d’une pénitence nulle; douteuse, si
vous le voulez; sans forces, sans réflexion, sans loisir, pour en
réparer les défauts? N’en est-ce pas assez pour être pénétré de crainte
jusque dans la moelle des os? Pour celle dont nous parlons, ah! mes
frères, toutes les vertus qu’elle a pratiquées se ramassent dans cette
dernière parole, dans ce dernier acte de sa vie; la foi, le courage,
l’abandon à Dieu, la crainte de ses jugements, et cet amour plein de
confiance, qui seul efface tous les péchés. Je ne m’étonne donc pas si
le saint pasteur qui l’assista dans sa dernière maladie, et qui
recueillit ses derniers soupirs, pénétré de tant de vertus, les porta
jusque dans la chaire, et ne put s’empêcher de les célébrer dans
l’assemblée des fidèles. Siècle vainement subtil, où l’on veut pécher
avec raison, où la faiblesse veut s’autoriser par des maximes, où tant
d’âmes insensées cherchent leur repos dans le naufrage de la foi, et ne
font d’effort contre elles-mêmes que pour vaincre, au lieu de leurs
passions, les remords de leur conscience, la princesse palatine t’est
donnée _comme un signe et un prodige[154]_. Tu la verras au dernier
jour, comme je t’en ai menacé, confondre ton impénitence et tes vaines
excuses. Tu la verras se joindre à ces saintes filles, et à toute la
troupe des saints: et qui pourra soutenir leurs redoutables clameurs?
Mais que sera-ce quand Jésus-Christ paraîtra lui-même à ces malheureux;
quand _ils verront[155]_ celui _qu’ils auront percé_, comme dit le
prophète, dont ils auront rouvert toutes les plaies; et qui leur dira
d’une voix terrible: _Pourquoi me déchirez-vous par vos blasphèmes,
nation impie?[156]_ Ou si vous ne le faisiez pas par vos paroles,
pourquoi le faisiez-vous par vos œuvres? Ou pourquoi avez-vous marché
dans mes voies d’un pas incertain, comme si mon autorité était douteuse?
Race infidèle, me connaissez-vous à cette fois? Suis-je votre Roi,
suis-je votre Juge, suis-je votre Dieu? Apprenez-le par votre supplice.
Là commencera[157] ce _pleur_ éternel; là ce _grincement de dents_, qui
n’aura jamais de fin. Pendant que les orgueilleux seront confondus,
vous, fidèles, _qui tremblez à sa parole[158]_, en quelque endroit que
vous soyez de cet auditoire, peu connus des hommes et connus de Dieu,
vous commencerez à _lever la tête[159]_. Si, touchés des saints exemples
que je vous propose, vous laissez attendrir vos cœurs; si Dieu a béni le
travail par lequel je tâche de vous enfanter en Jésus-Christ; et que,
trop indigne ministre de ses conseils, je n’y aie pas été moi-même un
obstacle, vous bénirez la bonté divine, qui vous aura conduits à la
pompe funèbre de cette pieuse princesse, où vous aurez peut-être trouvé
le commencement de la véritable vie.
[151] Gal. VI, 7.
[152] Heb. X, 31
[153] Luc. III, 4, 8.
[154] Isa. VIII, 18.
[155] Zach. XII, 10.
[156] Malach. III, 9.
[157] Matt. VIII, 12.
[158] Isa. LXVI, 2, 5.
[159] Luc. XXI, 28.
Et vous, prince, qui l’avez tant honorée pendant qu’elle était au monde;
qui, favorable interprète de ses moindres désirs, continuez votre
protection et vos soins à tout ce qui lui fut cher, et qui lui donnez
les dernières marques de piété avec tant de magnificence et tant de
zèle: vous, princesse, qui gémissez en lui rendant ce triste devoir, et
qui avez espéré de la voir revivre dans ce discours, que vous dirai-je
pour vous consoler? Comment pourrai-je, madame, arrêter ce torrent de
larmes, que le temps n’a pas épuisé, que tant de justes sujets de joie
n’ont pas tari? Reconnaissez ici le monde; reconnaissez ses maux
toujours plus réels que ses biens, et ses douleurs par conséquent plus
vives et plus pénétrantes que ses joies. Vous avez perdu ces heureux
moments où vous jouissiez des tendresses d’une mère, qui n’eut jamais
son égale; vous avez perdu cette source inépuisable de sages conseils:
vous avez perdu ces consolations, qui par un charme secret faisaient
oublier les maux dont la vie humaine n’est jamais exempte. Mais il vous
reste ce qu’il y a de plus précieux; l’espérance de la rejoindre dans le
jour de l’éternité; et en attendant, sur la terre, le souvenir de ses
instructions, l’image de ses vertus, et les exemples de sa vie.
ORAISON FUNÈBRE
DE
TRÈS HAUT
ET
PUISSANT SEIGNEUR
MESSIRE MICHEL LE TELLIER
CHEVALIER, CHANCELIER DE FRANCE
Prononcée dans l’église paroissiale de St-Gervais, où il est inhumé, le
25 janvier 1686.
Posside sapientiam, acquire prudentiam: arripe illam, et
exaltabit te: glorificaberis ab ea, cum eam fueris amplexatus.
Prov. IV, 7, 8.
_Possédez la sagesse, et acquérez la prudence: si vous la
cherchez avec ardeur, elle vous élèvera, et vous remplira de
gloire, quand vous l’aurez embrassée._
MESSEIGNEURS[160], En louant l’homme incomparable dont cette illustre
assemblée célèbre les funérailles et honore les vertus, je louerai la
sagesse même: et la sagesse que je dois louer dans ce discours n’est pas
celle qui élève les hommes et qui agrandit les maisons, ni celle qui
gouverne les empires, qui règle la paix et la guerre, et enfin qui dicte
les lois, et qui dispense les grâces. Car encore que ce grand ministre,
choisi par la divine Providence pour présider aux conseils du plus sage
de tous les rois, ait été le digne instrument des desseins les mieux
concertés que l’Europe ait jamais vus; encore que la sagesse, après
l’avoir gouverné dès son enfance, l’ait porté aux plus grands honneurs,
et au comble des félicités humaines; sa fin nous a fait paraître que ce
n’était pas pour ces avantages qu’il en écoutait les conseils. Ce que
nous lui avons vu quitter sans peine n’était pas l’objet de son amour.
Il a connu la sagesse que le monde ne connaît pas: cette _sagesse qui
vient d’en haut[161]; qui descend du Père des lumières_, et qui fait
marcher les hommes dans les sentiers de la justice. C’est elle dont la
prévoyance s’étend aux siècles futurs, et enferme dans ses desseins
l’éternité tout entière. Touché de ses immortels et invisibles attraits,
il l’a recherchée avec ardeur, selon le précepte du Sage. _La sagesse
vous élèvera_, dit Salomon, _et vous donnera de la gloire, quand vous
l’aurez embrassée_: mais ce sera une gloire que le sens humain ne peut
comprendre. Comme ce sage et puissant ministre aspirait à cette gloire,
il l’a préférée à celle dont il se voyait environné sur la terre. C’est
pourquoi sa modération l’a toujours mis au-dessus de la fortune.
Incapable d’être ébloui des grandeurs humaines, comme il y paraît sans
ostentation, il y est vu sans envie; et nous remarquons dans sa conduite
ces trois caractères de la véritable sagesse: qu’élevé sans empressement
aux premiers honneurs, il y a vécu aussi modeste que grand; que dans ses
importants emplois, soit qu’il nous paraisse, comme chancelier, chargé
de la principale administration de la justice, ou que nous le
considérions dans les autres occupations d’un long ministère, supérieur
à ses intérêts, il n’a regardé que le bien public; et qu’enfin dans une
heureuse vieillesse, prêt à rendre avec sa grande âme le sacré dépôt de
l’autorité, si bien confié à ses soins, il a vu disparaître toute sa
grandeur avec sa vie, sans qu’il lui en ait coûté un seul soupir; tant
il avait mis en lieu haut et inaccessible à la mort son cœur et ses
espérances. De sorte qu’il nous paraît, selon la promesse du Sage, dans
_une gloire immortelle_, pour s’être soumis aux lois de la véritable
sagesse, et pour avoir fait céder à la modestie l’éclat ambitieux des
grandeurs humaines, l’intérêt particulier à l’amour du bien public, et
la vie même au désir des biens éternels: c’est la gloire qu’a remportée
très haut et puissant seigneur messire Michel le Tellier, Chevalier,
Chancelier de France.
[160] A messeigneurs les évêques qui étaient présents en habit.
[161] Jac. III, 15.
* * * * *
Le grand cardinal de Richelieu achevait son glorieux ministère, et
finissait tout ensemble une vie pleine de merveilles. Sous sa ferme et
prévoyante conduite, la puissance d’Autriche cessait d’être redoutée; et
la France, sortie enfin des guerres civiles, commençait à donner le
branle aux affaires de l’Europe. On avait une attention particulière à
celles d’Italie, et, sans parler des autres raisons, Louis XIII, de
glorieuse et triomphante mémoire, devait sa protection à la duchesse de
Savoie, sa sœur, et à ses enfants. Jules Mazarin, dont le nom devait
être si grand dans notre histoire, employé par la cour de Rome en
diverses négociations, s’était donné à la France; et propre par son
génie et par ses correspondances à ménager les esprits de sa nation, il
avait fait prendre un cours si heureux aux conseils du cardinal de
Richelieu, que ce ministre se crut obligé de l’élever à la pourpre. Par
là il sembla montrer son successeur à la France; et le cardinal Mazarin
s’avançait secrètement à la première place. En ces temps Michel le
Tellier, encore maître des requêtes, était intendant de justice en
Piémont. Mazarin, que ses négociations attiraient souvent à Turin, fut
ravi d’y trouver un homme d’une si grande capacité, et d’une conduite si
sûre dans les affaires: car les ordres de la cour obligeaient
l’ambassadeur à concerter toutes choses avec l’intendant, à qui la
divine Providence faisait faire ce léger apprentissage des affaires
d’État. Il ne fallait qu’en ouvrir l’entrée à un génie si perçant, pour
l’introduire bien avant dans les secrets de la politique. Mais son
esprit modéré ne se perdait pas dans ces vastes pensées; et, renfermé à
l’exemple de ses pères dans les modestes emplois de la robe, il ne
jetait pas seulement les yeux sur les engagements éclatants, mais
périlleux, de la cour. Ce n’est pas qu’il ne parût toujours supérieur à
ses emplois. Dès sa première jeunesse tout cédait aux lumières de son
esprit, aussi pénétrant et aussi net, qu’il était grave et sérieux.
Poussé par ses amis, il avait passé du grand conseil, sage compagnie où
sa réputation vit encore, à l’importante charge de procureur du roi.
Cette grande ville se souvient de l’avoir vu, quoique jeune, avec toutes
les qualités d’un grand magistrat, opposé non seulement aux brigues et
aux partialités qui corrompent l’intégrité de la justice, et aux
préventions qui en obscurcissent les lumières, mais encore aux voies
irrégulières et extraordinaires, où elle perd, avec sa constance, la
véritable autorité de ses jugements. On y vit enfin tout l’esprit et les
maximes d’un juge qui, attaché à la règle, ne porte pas dans le tribunal
ses propres pensées, ni des adoucissements ou des rigueurs arbitraires;
et qui veut que les lois gouvernent et non pas les hommes. Telle est
l’idée qu’il avait de la magistrature. Il apporta ce même esprit dans le
conseil, où l’autorité du prince, qu’on y exerce avec un pouvoir plus
absolu, semble ouvrir un champ plus libre à la justice; et toujours
semblable à lui-même, il y suivit dès lors la même règle qu’il y a
établie depuis, quand il en a été le chef.
Et certainement, messieurs, je puis dire avec confiance, que l’amour de
la justice était comme né avec ce grave magistrat, et qu’il croissait
avec lui dès son enfance. C’est aussi de cette heureuse naissance que sa
modestie se fit un rempart contre les louanges qu’on donnait à son
intégrité; et l’amour qu’il avait pour la justice ne lui parut pas
mériter le nom de vertu, parce qu’il le portait, disait-il, en quelque
manière dans le sang. Mais Dieu, qui l’avait prédestiné à être un
exemple de justice dans un si beau règne, et dans la première charge
d’un si grand royaume, lui avait fait regarder le devoir de juge, où il
était appelé, comme le moyen particulier qu’il lui donnait pour
accomplir l’œuvre de son salut. C’était la sainte pensée qu’il avait
toujours dans le cœur; c’était la belle parole qu’il avait toujours à la
bouche; et par là il faisait assez connaître combien il avait pris le
goût véritable de la piété chrétienne. Saint Paul en a mis l’exercice,
non pas dans ces pratiques particulières que chacun se fait à son gré,
plus attaché à ces lois qu’à celles de Dieu; mais à se sanctifier dans
son état, et _chacun dans les emplois de sa vocation[162]_. Mais si,
selon la doctrine de ce grand apôtre, on trouve la sainteté dans les
emplois les plus bas, et qu’un esclave s’élève à la perfection dans le
service d’un maître mortel, pourvu qu’il y sache regarder l’ordre de
Dieu; à quelle perfection l’âme chrétienne ne peut-elle pas aspirer dans
l’auguste et saint ministère de la justice, puisque, selon
l’Écriture[163] _l’on y exerce le jugement, non des hommes, mais du
Seigneur même_? Ouvrez les yeux, chrétiens: contemplez ces augustes
tribunaux où la justice rend ses oracles: vous y verrez avec David[164]
_les dieux de la terre, qui meurent à la vérité comme des hommes_, mais
qui cependant doivent juger comme des dieux, sans crainte, sans passion,
sans intérêt; _le Dieu des dieux_ à leur tête, comme le chante ce grand
roi, d’un ton si sublime, dans ce divin psaume: _Dieu assiste[165]_,
dit-il, _à l’assemblée des dieux, et au milieu il juge les dieux._ O
juges, quelle majesté de vos séances! quel président de vos assemblées!
mais aussi quel censeur de vos jugements! Sous ces yeux redoutables,
notre sage magistrat écoutait également le riche et le pauvre; d’autant
plus pur et d’autant plus ferme dans l’administration de la justice,
que, sans porter ses regards sur les hautes places, dont tout le monde
le jugeait digne, il mettait son élévation comme son étude à se rendre
parfait dans son état. Non, non, ne le croyez pas, que la justice habite
jamais dans les âmes où l’ambition domine. Toute âme inquiète et
ambitieuse est incapable de règle. L’ambition a fait trouver ces
dangereux expédients, où, semblable à un sépulcre blanchi, un juge
artificieux ne garde que les apparences de la justice. Ne parlons pas
des corruptions qu’on a honte d’avoir à se reprocher. Parlons de la
lâcheté ou de la licence d’une justice arbitraire, qui, sans règle et
sans maxime, se tourne au gré de l’ami puissant. Parlons de la
complaisance qui ne veut jamais ni trouver le fil, ni arrêter le progrès
d’une procédure malicieuse. Que dirai-je du dangereux artifice qui fait
prononcer à la justice, comme autrefois aux démons, des oracles ambigus
et captieux? Que dirai-je des difficultés qu’on suscite dans
l’exécution, lorsqu’on n’a pu refuser la justice à un droit trop clair?
_La loi est déchirée_, comme disait le prophète[166], _et le jugement
n’arrive jamais à sa perfection_. Lorsque le juge veut s’agrandir, et
qu’il change en une souplesse de cœur le rigide et inexorable ministère
de la justice, il fait naufrage contre ces écueils. On ne voit dans ses
jugements qu’une justice imparfaite, semblable, je ne craindrai pas de
le dire, à la justice de Pilate: justice qui fait semblant d’être
vigoureuse, à cause qu’elle résiste aux tentations médiocres, et
peut-être aux clameurs d’un peuple irrité; mais qui tombe et disparaît
tout à coup, lorsqu’on allègue, sans ordre même et mal à propos, le nom
de César. Que dis-je, le nom de César? Ces âmes prostituées à l’ambition
ne se mettent pas à si haut prix: tout ce qui parle, tout ce qui
approche, ou les gagne, ou les intimide, et la justice se retire d’avec
elles. Que si elle s’est construit un sanctuaire éternel et
incorruptible dans le cœur du sage Michel le Tellier, c’est que, libre
des empressements de l’ambition, il se voit élevé aux plus grandes
places, non par ses propres efforts, mais par la douce impulsion d’un
vent favorable; ou plutôt comme l’événement l’a justifié, par un choix
particulier de la divine Providence. Le cardinal de Richelieu était
mort, peu regretté de son maître, qui craignit de lui devoir trop. Le
gouvernement passé fut odieux; ainsi, de tous les ministres, le cardinal
Mazarin, plus nécessaire et plus important, fut le seul dont le crédit
se soutint; et le secrétaire d’État, chargé des ordres de la guerre, ou
rebuté d’un traitement qui ne répondait pas à son attente, ou déçu par
la douceur apparente du repos qu’il crut trouver dans la solitude, ou
flatté d’une secrète espérance de se voir plus avantageusement rappelé
par la nécessité de ses services, ou agité de ces je ne sais quelles
inquiétudes, dont les hommes ne savent pas se rendre raison à eux-mêmes,
se résolut tout à coup à quitter cette grande charge. Le temps était
arrivé que notre sage ministre devait être montré à son prince et à sa
patrie. Son mérite le fit chercher à Turin sans qu’il y pensât. Le
cardinal Mazarin, plus heureux, comme vous verrez, de l’avoir trouvé,
qu’il ne le conçut alors, rappela au roi ses agréables services; et le
rapide moment d’une conjoncture imprévue, loin de donner lieu aux
sollicitations, n’en laissa pas même aux désirs. Louis XIII rendit au
ciel son âme juste et pieuse; et il parut que notre ministre était
réservé au roi son fils. Tel était l’ordre de la Providence, et je vois
ici quelque chose de ce qu’on lit dans Isaïe. La sentence partit d’en
haut, et il fut dit à Sobna, chargé du ministère principal[167]: _Je
t’ôterai de ton poste, et je te déposerai de ton ministère. En ce temps
j’appellerai mon serviteur Éliakim... et je le revêtirai de ta
puissance._ Mais un plus grand honneur lui est destiné: le temps viendra
que, par l’administration de la justice, _il sera le père des habitants
de Jérusalem et de la maison de Juda. La clef de la maison de David_,
c’est-à-dire de la maison régnante, _sera attachée à ses épaules: il
ouvrira, et personne ne pourra fermer; il fermera, et personne ne pourra
ouvrir_: il aura la souveraine dispensation de la justice et des grâces.
[162] 1 Cor. VII, 20.
[163] 2 Paral. XIX, 6.
[164] Ps. LXXXI, 6, 7.
[165] Ps. LXXXI, 1.
[166] Habac. I, 4
[167] Isa. XXII, 19 _et suiv._
Parmi ces glorieux emplois, notre ministre a fait voir à toute la
France, que sa modération, durant quarante ans, était le fruit d’une
sagesse consommée. Dans les fortunes médiocres, l’ambition encore
tremblante se tient si cachée, qu’à peine se connaît-elle elle-même.
Lorsqu’on se voit tout à coup élevé aux places les plus importantes, et
que je ne sais quoi nous dit dans le cœur, qu’on mérite d’autant plus de
si grands honneurs, qu’ils sont venus à nous comme d’eux-mêmes, on ne se
possède plus; et si vous me permettez de vous dire une pensée de saint
Chrysostome, c’est aux hommes vulgaires un trop grand effort que celui
de se refuser à cette éclatante beauté qui se donne à eux. Mais notre
sage ministre ne s’y laissa pas emporter. Quel autre parut d’abord plus
capable des grandes affaires? Qui connaissait mieux les hommes et les
temps? Qui prévoyait de plus loin, et qui donnait des moyens plus sûrs,
pour éviter les inconvénients dont les grandes entreprises sont
environnées? Mais dans une si haute capacité et dans une si belle
réputation, qui jamais a remarqué ou sur son visage un air dédaigneux,
ou la moindre vanité dans ses paroles? Toujours libre dans la
conversation, toujours grave dans les affaires, et toujours aussi modéré
que fort et insinuant dans ses discours, il prenait sur les esprits un
ascendant, que la seule raison lui donnait. On voyait et dans sa maison
et dans sa conduite, avec des mœurs sans reproche, tout également
éloigné des extrémités, tout enfin mesuré par la sagesse. S’il sut
soutenir le poids des affaires, il sut aussi les quitter, et reprendre
son premier repos. Poussé par la cabale, Châville le vit tranquille
durant plusieurs mois au milieu de l’agitation de toute la France. La
cour le rappelle en vain: il persiste dans sa paisible retraite, tant
que l’état des affaires le put souffrir, encore qu’il n’ignorât pas ce
qu’on machinait contre lui durant son absence; et il ne parut pas moins
grand en demeurant sans action, qu’il l’avait paru en se soutenant au
milieu des mouvements les plus hasardeux. Mais dans le plus grand calme
de l’État, aussitôt qu’il lui fut permis de se reposer des occupations
de sa charge sur un fils qu’il n’eût jamais donné au roi, s’il ne l’eût
senti capable de le bien servir; après qu’il eut reconnu que le nouveau
secrétaire d’État savait, avec une ferme et continuelle action, suivre
les desseins et exécuter les ordres d’un maître si entendu dans l’art de
la guerre: ni la hauteur des entreprises ne surpassait sa capacité, ni
les soins infinis de l’exécution n’étaient au-dessus de sa vigilance;
tout était prêt aux lieux destinés; l’ennemi également menacé dans
toutes ses places; les troupes, aussi vigoureuses que disciplinées,
n’attendaient que les derniers ordres du grand capitaine, et l’ardeur
que ses yeux inspirent; tout tombe sous ses coups et il se voit
l’arbitre du monde; alors le zélé ministre, dans une entière vigueur
d’esprit et de corps, crut qu’il pouvait se permettre une vie plus
douce. L’épreuve en est hasardeuse pour un homme d’État; et la retraite
presque toujours a trompé ceux qu’elle flattait de l’espérance du repos.
Celui-ci fut d’un caractère plus ferme. Les conseils où il assistait lui
laissaient presque tout son temps; et après cette grande foule d’hommes
et d’affaires qui l’environnait, il s’était lui-même réduit à une espèce
d’oisiveté et de solitude: mais il la sut soutenir. Les heures qu’il
avait libres furent remplies de bonnes lectures, et ce qui passe toutes
les lectures, de sérieuses réflexions sur les erreurs de la vie humaine,
et sur les vains travaux des politiques, dont il avait tant
d’expérience. L’éternité se présentait à ses yeux, comme le digne objet
du cœur de l’homme. Parmi ces sages pensées, et renfermé dans un doux
commerce avec ses amis, aussi modestes que lui, car il savait les
choisir de ce caractère, et il leur apprenait à le conserver dans les
emplois les plus importants et de la plus haute confiance; il goûtait un
véritable repos dans la maison de ses pères, qu’il avait accommodée peu
à peu à sa fortune présente, sans lui faire perdre les traces de
l’ancienne simplicité, jouissant en fidèle sujet des prospérités de
l’État, et de la gloire de son maître. La charge de chancelier vaqua, et
toute la France la destinait à un ministre si zélé pour la justice.
Mais, comme dit le Sage[168], _autant que le ciel s’élève, et que la
terre s’incline au-dessous de lui, autant le cœur des rois est
impénétrable_. Enfin le moment du prince n’était pas encore arrivé; et
le tranquille ministre, qui connaissait les dangereuses jalousies des
cours, et les sages tempéraments des conseils des rois, sut encore lever
les yeux vers la divine Providence, dont les décrets éternels règlent
tous ces mouvements. Lorsqu’après de longues années il se vit élevé à
cette grande charge, encore qu’elle reçût un nouvel éclat en sa
personne, où elle était jointe à la confiance du prince; sans s’en
laisser éblouir, le modeste ministre disait seulement que le roi, pour
couronner plutôt la longueur que l’utilité de ses services, voulait
donner un titre à son tombeau, et un ornement à sa famille. Tout le
reste de sa conduite répondit à de si beaux commencements. Notre siècle,
qui n’avait point vu de chancelier si autorisé, vit en celui-ci autant
de modération et de douceur, que de dignité et de force; pendant qu’il
ne cessait de se regarder comme devant bientôt rendre compte à Dieu
d’une si grande administration. Ses fréquentes maladies le mirent
souvent aux prises avec la mort: exercé par tant de combats, il en
sortait toujours plus fort, et plus résigné à la volonté divine. La
pensée de la mort ne rendit pas sa vieillesse moins tranquille ni moins
agréable. Dans la même vivacité on lui vit faire seulement de plus
graves réflexions sur la caducité de son âge, et sur le désordre extrême
que causerait dans l’État une si grande autorité dans des mains trop
faibles. Ce qu’il avait vu arriver à tant de sages vieillards, qui
semblaient n’être plus rien que leur ombre propre, le rendait
continuellement attentif à lui-même. Souvent il se disait en son cœur,
que le plus malheureux effet de cette faiblesse de l’âge était de se
cacher à ses propres yeux; de sorte que tout à coup on se trouve plongé
dans l’abîme, sans avoir pu remarquer le fatal moment d’un insensible
déclin: et il conjurait ses enfants par toute la tendresse qu’il avait
pour eux, et par toute leur reconnaissance, qui faisait sa consolation
dans ce court reste de cette vie, de l’avertir de bonne heure, quand ils
verraient sa mémoire vaciller, ou son jugement s’affaiblir, afin que par
un reste de force il pût garantir le public et sa propre conscience des
maux dont les menaçait l’infirmité de son âge. Et lors même qu’il
sentait son esprit entier, il prononçait la même sentence, si le corps
abattu n’y répondait pas; car c’était la résolution qu’il avait prise
dans sa dernière maladie: et plutôt que de voir languir les affaires
avec lui, si ses forces ne lui revenaient, il se condamnait, en rendant
les sceaux, à rentrer dans la vie privée, dont aussi jamais il n’avait
perdu le goût; au hasard de s’ensevelir tout vivant, et de vivre
peut-être assez pour se voir longtemps traversé par la dignité qu’il
aurait quittée: tant il était au-dessus de sa propre élévation et de
toutes les grandeurs humaines!
[168] Prov. XXV, 3.
* * * * *
Mais ce qui rend sa modération plus digne de nos louanges, c’est la
force de son génie né pour l’action, et la vigueur qui durant cinq ans
lui fit dévouer sa tête aux fureurs civiles. Si aujourd’hui je me vois
contraint de retracer l’image de nos malheurs, je n’en ferai point
d’excuse à mon auditoire, où, de quelque côté que je me tourne, tout ce
qui frappe mes yeux me montre une fidélité irréprochable, ou peut-être
une courte erreur réparée par de longs services. Dans ces fatales
conjonctures, il fallait à un ministre étranger un homme d’un ferme
génie et d’une égale sûreté, qui, nourri dans les compagnies, connût les
ordres du royaume et l’esprit de la nation. Pendant que la magnanime et
intrépide régente était obligée à montrer le roi enfant aux provinces,
pour dissiper les troubles qu’on y excitait de toutes parts, Paris et le
cœur du royaume demandaient un homme capable de profiter des moments,
sans attendre de nouveaux ordres, et sans troubler le concert de l’État.
Mais le ministre lui-même, souvent éloigné de la cour, au milieu de tant
de conseils, que l’obscurité des affaires, l’incertitude des événements,
et les différents intérêts faisaient hasarder, n’avait-il pas besoin
d’un homme que la régente pût croire? Enfin il fallait un homme qui,
pour ne pas irriter la haine publique déclarée contre le ministère, sût
se conserver de la créance dans tous les partis, et ménager les restes
de l’autorité. Cet homme si nécessaire au jeune roi, à la régente, à
l’État, aux ministres, aux cabales mêmes, pour ne les précipiter pas aux
dernières extrémités par le désespoir; vous me prévenez, messieurs,
c’est celui dont nous parlons. C’est donc ici qu’il parut comme un génie
principal. Alors nous le vîmes s’oublier lui-même; et comme un sage
pilote, sans s’étonner ni des vagues, ni des orages, ni de son propre
péril, aller droit, comme au terme unique d’une si périlleuse
navigation, à la conservation du corps de l’État, et au rétablissement
de l’autorité royale. Pendant que la cour réduisait Bordeaux, et que
Gaston, laissé à Paris pour le maintenir dans le devoir, était environné
de mauvais conseils, le Tellier fut le Chusaï[169] qui les confondit, et
qui assura la victoire à l’Oint du Seigneur. Fallut-il éventer les
conseils d’Espagne, et découvrir le secret d’une paix trompeuse que l’on
proposait, afin d’exciter la sédition pour peu qu’on l’eût différée? le
Tellier en fit d’abord accepter les offres: notre plénipotentiaire
partit; et l’archiduc, forcé d’avouer qu’il n’avait pas de pouvoir, fit
connaître lui-même au peuple ému, si toutefois un peuple ému connaît
quelque chose, qu’on ne faisait qu’abuser de sa crédulité. Mais s’il y
eut jamais une conjoncture où il fallût montrer de la prévoyance et un
courage intrépide, ce fut lorsqu’il s’agit d’assurer la garde des trois
illustres captifs. Quelle cause les fit arrêter: si ce fut ou des
soupçons, ou des vérités, ou de vaines terreurs, ou de vrais périls, et
dans un pas si glissant des précautions nécessaires: qui le pourra dire
à la postérité? Quoi qu’il en soit, l’oncle du roi est persuadé; on
croit pouvoir s’assurer des autres princes, et on en fait des coupables,
en les traitant comme tels. Mais où garder des lions toujours prêts à
rompre leurs chaînes, pendant que chacun s’efforce de les avoir en sa
main, pour les retenir ou les lâcher au gré de son ambition ou de ses
vengeances? Gaston, que la cour avait attiré dans ses sentiments,
était-il inaccessible aux factieux? Ne vois-je pas au contraire autour
de lui des âmes hautaines qui, pour faire servir les princes à leurs
intérêts cachés, ne cessaient de lui inspirer qu’il devait s’en rendre
le maître? De quelle importance, de quel éclat, de quelle réputation au
dedans et au dehors, d’être le maître du sort du prince de Condé! Ne
craignons point de le nommer, puisqu’enfin tout est surmonté par la
gloire de son grand nom et de ses actions immortelles. L’avoir entre ses
mains, c’était y avoir la victoire même, qui le suit éternellement dans
les combats. Mais il était juste que ce précieux dépôt de l’État
demeurât entre les mains du roi, et il lui appartenait de garder une si
noble partie de son sang. Pendant donc que notre ministre travaillait à
ce glorieux ouvrage, où il y allait de la royauté et du salut de l’État,
il fut seul en butte aux factieux. Lui seul, disaient-ils, savait dire
et taire ce qu’il fallait. Seul il devait épancher et retenir son
discours: impénétrable, il pénétrait tout; et pendant qu’il tirait le
secret des cœurs, il ne disait, maître de lui-même, que ce qu’il
voulait. Il perçait dans tous les secrets, démêlait toutes les
intrigues, découvrait les entreprises les plus cachées et les plus
sourdes machinations. C’était ce sage dont il est écrit: _Les conseils
se recèlent dans le cœur de l’homme à la manière d’un profond abîme sous
une eau dormante: mais l’homme sage les épuise_; il en découvre le
fond[170]. Lui seul réunissait les gens de bien, rompait les liaisons
des factieux, en déconcertait les desseins, et allait recueillir dans
les égarés ce qu’il y restait quelquefois de bonnes intentions. Gaston
ne croyait que lui; et lui seul savait profiter des heureux moments et
des bonnes dispositions d’un si grand prince. _Venez, venez, faisons
contre lui de secrètes menées[171]_; unissons-nous pour le décréditer,
tous ensemble _frappons-le de notre langue, et ne souffrons plus qu’on
écoute tous ses beaux discours_. Mais on faisait contre lui de plus
funestes complots. Combien reçut-il d’avis secrets, que sa vie n’était
pas en sûreté! Et il connaissait dans le parti de ces fiers courages
dont la force malheureuse et l’esprit extrême ose tout, et sait trouver
des exécuteurs. Mais sa vie ne lui fut pas précieuse, pourvu qu’il fût
fidèle à son ministère. Pouvait-il faire à Dieu un plus beau sacrifice
que de lui offrir une âme pure de l’iniquité de son siècle, et dévouée à
son prince et à sa patrie? Jésus nous en a montré l’exemple; les Juifs
mêmes le reconnaissaient pour un si bon citoyen, qu’ils crurent ne
pouvoir donner auprès de lui une meilleure recommandation à ce
centenier, qu’en disant à notre Sauveur[172]: _Il aime notre nation._
Jérémie a-t-il plus versé de larmes que lui sur les ruines de la patrie?
Que n’a pas fait ce Sauveur miséricordieux pour prévenir les malheurs de
ses citoyens? Fidèle au prince, comme à son pays, il n’a pas craint
d’irriter l’envie des Pharisiens en défendant les droits de César[173]:
et lorsqu’il est mort pour nous sur le Calvaire, victime de l’univers,
il a voulu que le plus chéri de ses évangélistes remarquât qu’il mourait
spécialement _pour sa nation[174]_. Si notre zélé ministre, touché de
ces vérités, exposa sa vie, craindrait-il de hasarder sa fortune? Ne
sait-on pas qu’il fallait souvent s’opposer aux inclinations du
cardinal, son bienfaiteur? Deux fois, en grand politique, ce judicieux
favori sut céder au temps, et s’éloigner de la cour. Mais il le faut
dire, toujours il y voulait revenir trop tôt. Le Tellier s’opposait à
ses impatiences jusqu’à se rendre suspect; et sans craindre ni ses
envieux, ni les défiances d’un ministre également soupçonneux et ennuyé
de son état, il allait d’un pas intrépide, où la raison d’État le
déterminait. Il sut suivre ce qu’il conseillait. Quand l’éloignement de
ce grand ministre eut attiré celui de ses confidents; supérieur par cet
endroit au ministre même, dont il admirait d’ailleurs les profonds
conseils, nous l’avons vu retiré dans sa maison, où il conserva sa
tranquillité parmi les incertitudes des émotions populaires et d’une
cour agitée, et, résigné à la Providence, il vit sans inquiétude frémir
à l’entour les flots irrités. Et parce qu’il souhaitait le
rétablissement du ministre comme un soutien nécessaire de la réputation
et de l’autorité de la régence, et non pas, comme plusieurs autres, pour
son intérêt, que le poste qu’il occupait lui donnait assez de moyens de
ménager d’ailleurs; aucun mauvais traitement ne le rebutait. Un
beau-frère, sacrifié malgré ses services, lui montrait ce qu’il pouvait
craindre. Il savait, crime irrémissible dans les cours, qu’on écoutait
des propositions contre lui-même, et peut-être que sa place eût été
donnée, si on eût pu la remplir d’un homme aussi sûr: mais il n’en
tenait pas moins la balance droite. Les uns donnaient au ministre des
espérances trompeuses; les autres lui inspiraient de vaines terreurs,
et, en s’empressant beaucoup, ils faisaient les zélés et les importants.
Le Tellier, lui, montrait la vérité, quoique souvent importune; et
industrieux à se cacher dans les actions éclatantes, il en renvoyait la
gloire au ministre, sans craindre dans le même temps de se charger des
refus que l’intérêt de l’État rendait nécessaires. Et c’est de là qu’il
est arrivé, qu’en méprisant par raison la haine de ceux dont il lui
fallait combattre les prétentions, il en acquérait l’estime, et souvent
même l’amitié et la confiance. L’histoire en racontera de fameux
exemples: je n’ai pas besoin de les rapporter; et content de remarquer
des actions de vertu, dont les sages auditeurs puissent profiter, ma
voix n’est pas destinée à satisfaire les politiques ni les curieux. Mais
puis-je oublier celui que je vois partout dans le récit de nos malheurs?
cet homme si fidèle aux particuliers, si redoutable à l’État; d’un
caractère si haut, qu’on ne pouvait ni l’estimer, ni le craindre, ni
l’aimer, ni le haïr à demi; ferme génie, que nous avons vu, en ébranlant
l’univers, s’attirer une dignité qu’à la fin il voulut quitter comme
trop chèrement achetée, ainsi qu’il eut le courage de le reconnaître
dans le lieu le plus éminent de la chrétienté, et enfin comme peu
capable de contenter ses désirs: tant il connut son erreur et le vide
des grandeurs humaines. Mais pendant qu’il voulait acquérir ce qu’il
devait un jour mépriser, il remua tout par de secrets et puissants
ressorts; et, après que tous les partis furent abattus, il sembla encore
se soutenir seul, et seul encore menacer le favori victorieux, de ses
tristes et intrépides regards. La religion s’intéresse dans ses
infortunes; la ville royale s’émeut; et Rome même menace. Quoi donc!
n’est-ce pas assez que nous soyons attaqués au dedans et au dehors par
toutes les puissances temporelles? Faut-il que la religion se mêle dans
nos malheurs, et qu’elle semble nous opposer de près et de loin une
autorité sacrée? Mais par les soins du sage Michel le Tellier, Rome
n’eut point à reprocher au cardinal Mazarin d’avoir terni l’éclat de la
pourpre dont il était revêtu; les affaires ecclésiastiques prirent une
forme réglée: ainsi le calme fut rendu à l’État; on revoit dans sa
première vigueur l’autorité affaiblie; Paris et tout le royaume avec un
fidèle et admirable empressement reconnaît son roi gardé par la
Providence, et réservé à ses grands ouvrages; le zèle des compagnies,
que de tristes expériences avaient éclairées, est inébranlable; les
pertes de l’État sont réparées: le cardinal fait la paix avec avantage.
Au plus haut point de sa gloire, sa joie est troublée par la triste
apparition de la mort; intrépide, il domine jusqu’entre ses bras et au
milieu de son ombre: il semble qu’il ait entrepris de montrer à toute
l’Europe que sa faveur, attaquée par tant d’endroits, est si hautement
rétablie que tout devient faible contre elle, jusqu’à une mort prochaine
et lente. Il meurt avec cette triste consolation; et nous voyons
commencer ces belles années, dont on ne peut assez admirer le cours
glorieux. Cependant la grande et pieuse Anne d’Autriche, rendait un
perpétuel témoignage à l’inviolable fidélité de notre ministre, où,
parmi tant de divers mouvements, elle n’avait jamais remarqué un pas
douteux. Le roi, qui dès son enfance l’avait vu toujours attentif au
bien de l’État, et tendrement attaché à sa personne sacrée, prenait
confiance en ses conseils; et le ministre conservait sa modération,
soigneux surtout de cacher l’important service qu’il rendait
continuellement à l’État, en faisant connaître les hommes capables de
remplir les grandes places, et en leur rendant à propos des offices
qu’ils ne savaient pas. Car que peut faire de plus utile un zélé
ministre, puisque le prince, quelque grand qu’il soit, ne connaît sa
force qu’à demi, s’il ne connaît les grands hommes, que la Providence
fait naître en son temps pour le seconder? Ne parlons pas des vivants,
dont les vertus non plus que les louanges ne sont jamais sûres dans le
variable état de cette vie. Mais je veux ici nommer par honneur le sage,
le docte et le pieux Lamoignon, que notre ministre proposait toujours
comme digne de prononcer les oracles de la justice dans le plus
majestueux de ses tribunaux. La justice, leur commune amie, les avait
unis, et maintenant ces deux âmes pieuses, touchées sur la terre du même
désir de faire régner les lois, contemplent ensemble à découvert les
lois éternelles d’où les nôtres sont dérivées; et si quelque légère
trace de nos faibles distinctions paraît encore dans une si simple et si
claire vision, elles adorent Dieu en qualité de justice et de règle.
[169] 2 Reg. XVII.
[170] Prov. XX, 5.
[171] Jer. XVIII, 18.
[172] Luc. VII, 5.
[173] Matt. XXII, 21.
[174] Joan. XI, 51.
_Le Roi régnera selon la justice; et les juges présideront en
jugement[175]._ La justice passe du prince dans les magistrats, et du
trône elle se répand sur les tribunaux. C’est dans le règne d’Ézéchias
le modèle de nos jours. Un prince zélé pour la justice nomme un
principal et universel magistrat, capable de contenter ses désirs.
L’infatigable ministre ouvre des yeux attentifs sur tous les tribunaux;
animé des ordres du prince, il y établit la règle, la discipline, le
concert, l’esprit de justice. Il sait que si la prudence du souverain
magistrat est obligée quelquefois, dans les cas extraordinaires, de
suppléer à la prévoyance des lois, c’est toujours en prenant leur
esprit; et enfin qu’on ne doit sortir de la règle qu’en suivant un fil
qui tienne, pour ainsi dire, à la règle même. Consulté de toutes parts,
il donne des réponses courtes, mais décisives, aussi pleines de sagesse
que de dignité; et le langage des lois est dans son discours. Par toute
l’étendue du royaume, chacun peut faire ses plaintes, assuré de la
protection du prince; et la justice ne fut jamais ni si éclairée ni si
secourable. Vous voyez comme ce sage magistrat modère tout le corps de
la justice. Voulez-vous voir ce qu’il fait dans la sphère où il est
attaché, et qu’il doit mouvoir par lui-même? Combien de fois s’est-on
plaint que les affaires n’avaient ni de règle, ni de fin; que la force
des choses jugées n’était presque plus connue; que la compagnie où l’on
renversait avec tant de facilité les jugements de toutes les autres, ne
respectait pas davantage les siens; enfin, que le nom du prince était
employé à rendre tout incertain, et que souvent l’iniquité sortait du
lieu d’où elle devait être foudroyée? Sous le sage Michel le Tellier, le
conseil fit sa véritable fonction; et l’autorité de ses arrêts,
semblable à un juste contre-poids, tenait par tout le royaume la balance
égale. Les juges que leurs coups hardis et leurs artifices faisaient
redouter furent sans crédit: leur nom ne servit qu’à rendre la justice
plus attentive. Au conseil comme au sceau, la multitude, la variété, la
difficulté des affaires, n’étonnèrent jamais ce grand magistrat: il n’y
avait rien de plus difficile, ni aussi de plus hasardeux, que de le
surprendre; et, dès le commencement de son ministère, cette irrévocable
sentence sortit de sa bouche, que le crime de le tromper serait le moins
pardonnable. De quelque belle apparence que l’iniquité se couvrît, il en
pénétrait les détours; et d’abord il savait connaître, même sous les
fleurs, la marche tortueuse de ce serpent. Sans châtiment, sans rigueur,
il couvrait l’injustice de confusion, en lui faisant seulement sentir
qu’il la connaissait; et l’exemple de son inflexible régularité fut
l’inévitable censure de tous les mauvais desseins. Ce fut donc par cet
exemple admirable, plus encore que par ses discours et par ses ordres,
qu’il établit dans le conseil une pureté et un zèle de la justice, qui
attire la vénération des peuples, assure la fortune des particuliers,
affermit l’ordre public, et fait la gloire de ce règne. Sa justice
n’était pas moins prompte qu’elle était exacte. Sans qu’il fallût le
presser, les gémissements des malheureux plaideurs, qu’il croyait
entendre nuit et jour, étaient pour lui une perpétuelle et vive
sollicitation. Ne dites pas à ce zélé magistrat, qu’il travaille plus
que son grand âge ne le peut souffrir: vous irriterez le plus patient de
tous les hommes. Est-on, disait-il, dans les places pour se reposer et
pour vivre? Ne doit-on pas sa vie à Dieu, au prince, et à l’État? Sacrés
autels, vous m’êtes témoins que ce n’est pas aujourd’hui, par ces
artificieuses fictions de l’éloquence que je lui mets en la bouche ces
fortes paroles! Sache la postérité, si le nom d’un si grand ministre
fait aller mon discours jusqu’à elle, que j’ai moi-même souvent entendu
ces saintes réponses. Après de grandes maladies causées par de grands
travaux, on voyait revivre cet ardent désir de reprendre ses exercices
ordinaires, au hasard de retomber dans les mêmes maux; et tout sensible
qu’il était aux tendresses de sa famille, il l’accoutumait à ces
courageux sentiments. C’est, comme nous l’avons dit, qu’il faisait
consister avec son salut le service particulier qu’il devait à Dieu dans
une sainte administration de la justice. Il en faisait son culte
perpétuel, son sacrifice du matin et du soir, selon cette parole du
Sage[176]: _La justice vaut mieux devant Dieu que de lui offrir des
victimes._ Car quelle plus sainte hostie, quel encens plus doux, quelle
prière plus agréable, que de faire entrer devant soi la cause de la
veuve, que d’essuyer les larmes du pauvre oppressé, et de faire taire
l’iniquité par toute la terre. Combien le pieux ministre était touché de
ces vérités, ses paisibles audiences le faisaient paraître. Dans les
audiences vulgaires, l’un, toujours précipité, vous trouble l’esprit;
l’autre, avec un visage inquiet et des regards incertains, vous ferme le
cœur; celui-là se présente à vous par coutume ou par bienséance, et il
laisse vaguer ses pensées sans que vos discours arrêtent son esprit
distrait; celui-ci, plus cruel encore, a les oreilles bouchées par ses
préventions, et, incapable de donner entrée aux raisons des autres, il
n’écoute que ce qu’il a dans son cœur. A la facile audience de ce sage
magistrat, et par la tranquillité de son favorable visage, une âme
agitée se calmait. C’est là qu’on trouvait _ces douces réponses qui
apaisent la colère[177]_, et _ces paroles qu’on préfère aux dons[178]_.
Il connaissait les deux visages de la justice: l’un facile dans le
premier abord; l’autre sévère et impitoyable quand il faut conclure. Là
elle veut plaire aux hommes, et également contenter les deux partis; ici
elle ne craint ni d’offenser le puissant, ni d’affliger le pauvre et le
faible. Ce charitable magistrat était ravi d’avoir à commencer par la
douceur; et, dans toute l’administration de la justice, il nous
paraissait un homme, que sa nature avait fait bienfaisant, et que la
raison rendait inflexible. C’est par où il avait gagné les cœurs. Tout
le royaume faisait des vœux pour la prolongation de ses jours: on se
reposait sur sa prévoyance; ses longues expériences étaient pour l’État
un trésor inépuisable de sages conseils; et sa justice, sa prudence, la
facilité qu’il apportait aux affaires, lui méritaient la vénération et
l’amour de tous les peuples. O Seigneur, vous avez _fait_, comme dit le
Sage[179], _l’œil qui regarde et l’oreille qui entend_. Vous donc, qui
donnez aux juges ces regards bénins, ces oreilles attentives, et ce cœur
toujours ouvert à la vérité, écoutez-nous pour celui qui écoutait tout
le monde. Et vous, doctes interprètes des lois, fidèles dépositaires de
leurs secrets, et implacables vengeurs de leur sainteté méprisée, suivez
ce grand exemple de nos jours. Tout l’univers a les yeux sur vous:
affranchis des intérêts et des passions, sans yeux comme sans mains,
vous marchez sur la terre semblables aux esprits célestes; ou plutôt,
images de Dieu, vous en imitez l’indépendance; comme lui[180], vous
n’avez besoin ni des hommes ni de leurs présents; comme lui, vous faites
justice à la veuve et au pupille; l’étranger n’implore pas en vain votre
secours; et, assurés que vous exercez la puissance du Juge de l’univers,
vous n’épargnez personne dans vos jugements. Puisse-t-il avec ses
lumières et avec son esprit de force vous donner cette patience, cette
attention et cette docilité toujours accessible à la raison, que
Salomon[181] lui demandait pour juger son peuple!
[175] Isa. XXXII, 1.
[176] Prov. XXI, 3.
[177] Prov. XV, 1.
[178] Eccles. XVIII, 16.
[179] Prov. XX, 12.
[180] Deut. X, 17, 18, 19.
[181] 3 Reg. III, 9.
Mais ce que cette chaire, ce que ces autels, ce que l’Évangile que
j’annonce, et l’exemple du grand ministre dont je célèbre les vertus,
m’oblige à recommander plus que toutes choses, c’est les droits sacrés
de l’Église. L’Église ramasse ensemble tous les titres par où l’on peut
espérer le secours de la justice. La justice doit une assistance
particulière aux faibles, aux orphelins, aux épouses délaissées, et aux
étrangers. Qu’elle est forte cette Église, et que redoutable est le
glaive que le Fils de Dieu lui a mis dans la main. Mais c’est un glaive
spirituel, dont les superbes et les incrédules ne ressentent pas le
_double tranchant[182]_. Elle est fille du Tout-Puissant: mais son Père,
qui la soutient au dedans, l’abandonne souvent aux persécuteurs; et à
l’exemple de Jésus-Christ, elle est obligée de crier dans son agonie:
_Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissée[183]_? Son
_époux[184]_ est le plus puissant comme _le plus beau_ et le plus
parfait de tous les enfants des hommes; mais elle n’a _entendu[185] sa
voix_ agréable, elle n’a joui de sa douce et désirable présence qu’un
moment: tout d’un coup il a pris la fuite avec une course rapide, _et
plus vite qu’un faon de biche il s’est élevé au-dessus des plus hautes
montagnes[186]_. Semblable à une épouse désolée, l’Église ne fait que
gémir et le _chant de la tourterelle délaissée[187]_ est dans sa bouche.
Enfin elle est étrangère et comme errante sur la terre, où elle vient
recueillir les enfants de Dieu sous ses ailes; et le monde, qui
s’efforce de les lui ravir, ne cesse de traverser son pèlerinage. Mère
affligée, elle a souvent à se plaindre de ses enfants qui l’oppriment:
on ne cesse d’entreprendre sur ses droits sacrés; sa puissance céleste
est affaiblie, pour ne pas dire tout à fait éteinte. On se venge sur
elle de quelques-uns de ses ministres, trop hardis usurpateurs des
droits temporels: à son tour la puissance temporelle a semblé vouloir
tenir l’Église captive, et se récompenser de ses pertes sur Jésus-Christ
même. Les tribunaux séculiers ne retentissent que des affaires
ecclésiastiques: on ne songe pas au don particulier qu’a reçu l’ordre
apostolique pour les décider; don céleste que nous ne recevons qu’une
fois[188] _par l’imposition des mains_; mais que saint Paul nous ordonne
de ranimer, de renouveler, et de rallumer sans cesse en nous-mêmes comme
un feu divin, afin que la vertu en soit immortelle. Ce don nous est-il
seulement accordé pour annoncer la sainte parole, ou pour sanctifier les
âmes par les sacrements? N’est-ce pas aussi pour policer les églises,
pour y établir la discipline, pour appliquer les canons inspirés de Dieu
à nos saints prédécesseurs, et accomplir tous les devoirs du ministère
ecclésiastique? Autrefois et les canons et les lois, et les évêques et
les empereurs, concouraient ensemble à empêcher les ministres des autels
de paraître, pour les affaires même temporelles, devant les juges de la
terre: on voulait avoir des intercesseurs purs du commerce des hommes,
et on craignait de les rengager dans le siècle d’où ils avaient été
séparés, pour être le partage du Seigneur. Maintenant c’est pour les
affaires ecclésiastiques qu’on les y voit entraînés: tant le siècle a
prévalu, tant l’Église est faible et impuissante! Il est vrai que l’on
commence à l’écouter: l’auguste conseil et le premier parlement donnent
du secours à son autorité blessée; les sources du droit sont révélées;
les saintes maximes revivent. Un roi zélé pour l’Église, et toujours
prêt à lui rendre davantage qu’on ne l’accuse de lui ôter, opère ce
changement heureux; son sage et intelligent chancelier seconde ses
désirs: sous la conduite de ce ministre, nous avons comme un nouveau
code favorable à l’épiscopat; et nous vanterons désormais, à l’exemple
de nos pères, les lois unies aux canons. Quand ce sage magistrat renvoie
les affaires ecclésiastiques aux tribunaux séculiers, ses doctes arrêts
leur marquent la voie qu’ils doivent tenir, et le remède qu’il pourra
donner à leurs entreprises. Ainsi la sainte clôture, protectrice de
l’humilité et de l’innocence, est établie; ainsi la puissance séculière
ne donne plus ce qu’elle n’a pas, et la sainte subordination des
puissances ecclésiastiques, image des célestes hiérarchies, et lien de
notre unité, est conservée; ainsi la cléricature jouit par tout le
royaume de son privilège; ainsi sur le sacrifice des vœux et sur ce
grand sacrement de l’indissoluble union de Jésus-Christ avec son
Église[189], les opinions sont plus saines dans le barreau éclairé et
parmi les magistrats intelligents, que dans les livres de quelques
auteurs qui se disent ecclésiastiques et théologiens. Un grand prélat a
part à ces grands ouvrages; habile autant qu’agréable intercesseur
auprès d’un père porté par lui-même à favoriser l’Église, il sait ce
qu’il faut attendre de la piété éclairée d’un grand ministre, et il
représente les droits de Dieu sans blesser ceux de César. Après ces
commencements, ne pourrons-nous pas enfin espérer que les jaloux de la
France n’auront pas éternellement à lui reprocher les libertés de
l’Église toujours employées contre elle-même? Ame pieuse du sage Michel
le Tellier, après avoir avancé ce grand ouvrage, recevez devant ces
autels ce témoignage sincère de votre foi et de notre reconnaissance de
la bouche d’un évêque trop tôt obligé à changer en sacrifices pour votre
repos ceux qu’il offrait pour une vie si précieuse. Et vous, saints
évêques, interprètes du ciel, juges de la terre, apôtres, docteurs, et
serviteurs des Églises; vous qui sanctifiez cette assemblée par votre
présence, et vous qui, dispersés par tout l’univers, entendrez le bruit
d’un ministère si favorable à l’Église, offrez à jamais de saints
sacrifices pour cette âme pieuse. Ainsi puisse la discipline
ecclésiastique être entièrement rétablie; ainsi puisse être rendue la
majesté à vos tribunaux, l’autorité à vos jugements, la gravité et le
poids à vos censures! Puissiez-vous souvent, assemblés au nom de
Jésus-Christ, l’avoir au milieu de vous, et revoir la beauté des anciens
jours! Qu’il me soit permis du moins de faire des vœux devant ces
autels, de soupirer après les antiquités devant une compagnie si
éclairée, et d’_annoncer la sagesse entre les parfaits[190]_! Mais,
Seigneur, que ce ne soient pas seulement des vœux inutiles! Que ne
pouvons-nous obtenir de votre bonté, si, comme nos prédécesseurs, nous
faisons nos chastes délices de votre Écriture, notre principal exercice
de la prédication de votre parole, et notre félicité de la
sanctification de votre peuple; si, attachés à nos troupeaux par un
saint amour, nous craignons d’en être arrachés; si nous sommes soigneux
de former des prêtres, que Louis puisse choisir pour remplir nos
chaires; si nous lui donnons le moyen de décharger sa conscience de
cette partie la plus périlleuse de ses devoirs; et que, par une règle
inviolable, ceux-là demeurent exclus de l’épiscopat, qui ne veulent pas
y arriver par des travaux apostoliques? Car aussi, comment pourrons-nous
sans ce secours incorporer tout à fait à l’Église de Jésus-Christ tant
de peuples nouvellement convertis, et porter avec confiance un si grand
accroissement de notre fardeau? Ah! si nous ne sommes infatigables à
instruire, à reprendre, à consoler, à donner le lait aux infirmes, et le
pain aux forts, enfin à cultiver ces nouvelles plantes, et à expliquer à
ce nouveau peuple la sainte parole, dont, hélas! on s’est tant servi
pour le séduire, _Le fort armé, chassé de sa demeure, reviendra[191]_
plus furieux que jamais, _avec sept esprits plus malins que lui, et
notre état deviendra pire que le précédent_. Ne laissons pas cependant
de publier ce miracle de nos jours; faisons-en passer le récit aux
siècles futurs. Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez les annales
de l’Église; agiles instruments _d’un prompt écrivain et d’une main
diligente[192]_, hâtez-vous de mettre Louis avec les Constantins et les
Théodoses. Ceux qui vous ont précédés dans ce beau travail
racontent[193] _qu’avant qu’il y eût eu des empereurs, dont les lois
eussent ôté les assemblées aux hérétiques, les sectes demeuraient unies,
et s’entretenaient longtemps. Mais_, poursuit Sozomène, _depuis que Dieu
suscita des princes chrétiens, et qu’ils eurent défendu ces
conventicules, la loi ne permettait pas aux hérétiques de s’assembler en
public; et le clergé, qui veillait sur eux, les empêchait de le faire en
particulier. De cette sorte, la plus grande partie se réunissait, et les
opiniâtres mouraient sans laisser de postérité, parce qu’ils ne
pouvaient ni communiquer entre eux, ni enseigner librement leurs
dogmes_. Ainsi tombait l’hérésie avec son venin; et la discorde rentrait
dans les enfers, d’où elle était sortie. Voilà, messieurs, ce que nos
pères ont admiré dans les premiers siècles de l’Église. Mais nos pères
n’avaient pas vu, comme nous, une hérésie invétérée tomber tout à coup;
les troupeaux égarés revenir en foule, et nos églises trop étroites pour
les recevoir; leurs faux pasteurs les abandonner, sans même en attendre
l’ordre, et heureux d’avoir à leur alléguer leur bannissement pour
excuse; tout calme dans un si grand mouvement; l’univers étonné de voir
dans un événement si nouveau la marque la plus assurée comme le plus bel
usage de l’autorité, et le mérite du prince plus reconnu et plus révéré
que son autorité même. Touchés de tant de merveilles, épanchons nos
cœurs sur la piété de Louis; poussons jusqu’au ciel nos acclamations; et
disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau
Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cents trente Pères
dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine[194]: _Vous avez affermi
la foi; vous avez exterminé les hérétiques: c’est le digne ouvrage de
votre règne; c’en est le propre caractère. Par vous, l’hérésie n’est
plus: Dieu seul a pu faire cette merveille. Roi du ciel, conservez le
roi de la terre: c’est le vœu des Églises: c’est le vœu des évêques._
[182] Apoc. I, 16; Heb. IV, 12.
[183] Matt. XXVII, 46.
[184] Ps. XLIV, 3.
[185] Joan. III, 209.
[186] Cant. VIII, 14.
[187] Cant. II, 12.
[188] 2 Tim. I, 6.
[189] Eph. V, 32.
[190] 1 Cor. II, 6.
[191] Luc. XI, 21, 24, 25, 26.
[192] Ps. XLIV, 1.
[193] Sozom., Hist., lib. II, cap. 32.
[194] Concil. Chalced. Act. VI.
* * * * *
Quand le sage chancelier reçut l’ordre de dresser ce pieux édit, qui
donne le dernier coup à l’hérésie, il avait déjà ressenti l’atteinte de
la maladie dont il est mort. Mais un ministre si zélé pour la justice ne
devait pas mourir avec le regret de ne l’avoir pas rendue à tous ceux
dont les affaires étaient préparées. Malgré cette fatale faiblesse qu’il
commençait de sentir, il écouta, il jugea, et il goûta le repos d’un
homme heureusement dégagé, à qui ni l’Église, ni le monde, ni son
prince, ni sa patrie, ni les particuliers, ni le public, n’avaient plus
rien à demander. Seulement Dieu lui réservait l’accomplissement du grand
ouvrage de la religion; et il dit, en scellant la révocation du fameux
édit de Nantes, qu’après ce triomphe de la foi et un si beau monument de
la piété du roi, il ne se souciait plus de finir ses jours. C’est la
dernière parole qu’il ait prononcée dans la fonction de sa charge;
parole digne de couronner un si glorieux ministère. En effet, la mort se
déclare; on ne tente plus de remède contre ses funestes attaques: dix
jours entiers il la considère avec un visage assuré, tranquille,
toujours assis, comme son mal le demandait: on croit assister jusqu’à la
fin ou à la paisible audience d’un ministre, ou à la douce conversation
d’un ami commode. Souvent il s’entretient seul avec la mort: la mémoire,
le raisonnement, la parole ferme, et aussi vivant par l’esprit qu’il
était mourant par le corps, il semble lui demander d’où vient qu’on la
nomme cruelle. Elle lui fut nuit et jour toujours présente; car il ne
connaissait plus le sommeil, et la froide main de la mort pouvait seule
lui clore les yeux. Jamais il ne fut si attentif: Je suis, disait-il, en
faction: car il me semble que je lui vois prononcer encore cette
courageuse parole. Il n’est pas temps de se reposer: à chaque attaque il
se tient prêt, et il attend le moment de sa délivrance. Ne croyez pas
que cette constance ait pu naître tout à coup entre les bras de la mort:
c’est le fruit des méditations que vous avez vues, et de la préparation
de toute la vie. La mort révèle les secrets des cœurs. Vous, riches,
vous qui vivez dans les joies du monde, si vous saviez avec quelle
facilité vous vous laissez prendre aux richesses que vous croyez
posséder; si vous saviez par combien d’imperceptibles liens elles
s’attachent, et pour ainsi dire s’incorporent à votre cœur et combien
sont forts et pernicieux ces liens que vous ne sentez pas, vous
entendriez la vérité de cette parole du Sauveur: _Malheur à vous,
riches![195]_ et _vous pousseriez_, comme dit saint Jacques, _des cris
lamentables et des hurlements à la vue de vos misères[196]_. Mais vous
ne sentez pas un attachement si déréglé. Le désir se fait mieux sentir,
parce qu’il a de l’agitation et du mouvement. Mais dans la possession on
trouve, comme dans un lit, un repos funeste, et on s’endort dans l’amour
des biens de la terre, sans s’apercevoir de ce malheureux engagement.
C’est, mes frères, où tombe celui qui met sa confiance dans les
richesses, je dis même dans les richesses bien acquises. Mais l’excès de
l’attachement, que nous ne sentons pas dans la possession, se fait, dit
saint Augustin[197], sentir dans la perte. C’est là qu’on entend ce cri
d’un roi malheureux, d’un Agag outré contre la mort, qui lui vient ravir
tout à coup avec la vie sa grandeur et ses plaisirs. _Est-ce[198] ainsi
que la mort amère vient rompre_ tout à coup de si doux liens? Le cœur
saigne: dans la douleur de la plaie, on sent combien ces richesses y
tenaient; et le péché que l’on commettait par un attachement si
excessif, se découvre tout entier: _Quantum amando deliquerint, perdendo
senserunt._ Par une raison contraire, un homme dont la fortune protégée
du ciel ne connaît pas les disgrâces; qui, élevé sans envie aux plus
grands honneurs, heureux dans sa personne et dans sa famille, pendant
qu’il voit disparaître une vie si fortunée, bénit la mort, et aspire aux
biens éternels, ne fait-il pas voir qu’il n’avait pas mis _son cœur dans
le trésor que les voleurs peuvent enlever[199]_, et que, comme un autre
Abraham, il ne connaît de repos que _dans la cité permanente[200]_? Un
fils consacré à Dieu s’acquitte courageusement de son devoir comme de
toutes les autres parties de son ministère, et il va porter la triste
parole à un père si tendre et si chéri: il trouve ce qu’il espérait, un
chrétien préparé à tout, qui attendait ce dernier office de sa piété.
L’Extrême-Onction, annoncée par la même bouche à ce philosophe chrétien,
excite autant sa piété qu’avait fait le saint Viatique. Les saintes
prières des agonisants réveillent sa foi: son âme s’épanche dans les
célestes cantiques; et vous diriez qu’il soit devenu un autre David, par
l’application qu’il se fait à lui-même de ses divins psaumes. Jamais
juste n’attendit la grâce de Dieu avec une plus ferme confiance; jamais
pécheur ne demanda un pardon plus humble, ni ne s’en crut plus indigne.
Qui me donnera le burin que Job désirait, pour graver sur l’airain et
sur le marbre cette parole sortie de sa bouche en ses derniers jours,
que, depuis quarante-deux ans qu’il servait le roi, il avait la
consolation de ne lui avoir jamais donné de conseil que selon sa
conscience, et dans un si long ministère, de n’avoir jamais souffert une
injustice qu’il pût empêcher? La justice demeurer constante, et, pour
ainsi dire, toujours vierge et incorruptible parmi des occasions si
délicates, quelle merveille de la grâce! Après ce témoignage de sa
conscience, qu’avait-il besoin de nos éloges? Vous étonnez-vous de sa
tranquillité? Quelle maladie ou quelle mort peut troubler celui qui
porte au fond de son cœur un si grand calme? Que vois-je durant ce
temps? des enfants percés de douleur; car ils veulent bien que je rende
ce témoignage à leur piété, et c’est la seule louange qu’ils peuvent
écouter sans peine. Que vois-je encore? une femme forte, pleine
d’aumônes et de bonnes œuvres, précédée, malgré ses désirs, par celui
que tant de fois elle avait cru devancer. Tantôt elle va offrir devant
les autels cette plus chère et plus précieuse partie d’elle-même; tantôt
elle rentre auprès du malade, non par faiblesse, mais, dit-elle, pour
apprendre à mourir, et profiter de cet exemple. L’heureux vieillard
jouit jusqu’à la fin des tendresses de sa famille, où il ne voit rien de
faible; mais, pendant qu’il en goûte la reconnaissance, comme un autre
Abraham, il la sacrifie, et en l’invitant à s’éloigner: _Je veux_,
dit-il, _m’arracher jusqu’aux moindres vestiges de l’humanité_.
Reconnaissez-vous un chrétien qui achève son sacrifice, qui fait le
dernier effort, afin de rompre tous les liens de la chair et du sang, et
ne tient plus à la terre? Ainsi, parmi les souffrances et dans les
approches de la mort, s’épure, comme dans un feu, l’âme chrétienne.
Ainsi elle se dépouille de ce qu’il y a de terrestre et de trop
sensible, même dans les affections les plus innocentes. Telles sont les
grâces qu’on trouve à la mort. Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est quand
on l’a souvent méditée, quand on s’y est longtemps préparé par de bonnes
œuvres: autrement la mort porte en elle-même ou l’insensibilité, ou un
secret désespoir, ou dans ses justes frayeurs l’image d’une pénitence
trompeuse, et enfin un trouble fatal à la piété. Mais voici, dans la
perfection de la charité, la consommation de l’œuvre de Dieu. Un peu
après, parmi ses langueurs et percé de douleurs aiguës, le courageux
vieillard se lève, et les bras en haut, après avoir demandé la
persévérance: _Je ne désire point_, dit-il, _la fin de mes peines, mais
je désire de voir Dieu_. Que vois-je ici, chrétiens? la foi véritable,
qui d’un côté ne se lasse pas de souffrir, vrai caractère d’un chrétien;
et, de l’autre, ne cherche plus qu’à se développer de ses ténèbres, et,
en dissipant le nuage, se changer en pure lumière et en claire vision. O
moment heureux où nous sortirons des ombres et des _énigmes[201]_, pour
voir la vérité manifeste! Courons-y, mes frères, avec ardeur;
hâtons-nous de _purifier notre cœur, afin de voir Dieu_, selon la
promesse de l’Évangile[202]. Là est le terme du voyage; là se finissent
les gémissements; là s’achève le travail de la foi, quand elle va, pour
ainsi dire, enfanter la vue. Heureux moment, encore une fois! qui ne te
désire pas n’est pas chrétien. Après que ce pieux désir est formé par le
Saint-Esprit dans le cœur de ce vieillard plein de foi, que reste-t-il,
chrétiens, sinon qu’il aille jouir de l’objet qu’il aime? Enfin, prêt à
rendre l’âme: _Je rends grâces à Dieu_, dit-il, _de voir défaillir mon
corps devant mon esprit_. Touché d’un si grand bienfait, et ravi de
pouvoir pousser ses reconnaissances jusqu’au dernier soupir, il commença
l’hymne des divines miséricordes: _Je chanterai[203]_, dit-il,
_éternellement les miséricordes du Seigneur_. Il expire en disant ces
mots, et il continue avec les anges le sacré cantique. Reconnaissez
maintenant que sa perpétuelle modération venait d’un cœur détaché de
l’amour du monde; et réjouissez-vous en notre Seigneur de ce que, riche,
il a mérité les grâces et la récompense de la pauvreté. Quand je
considère attentivement dans l’Évangile la parabole ou plutôt l’histoire
du mauvais riche, et que je vois de quelle sorte Jésus-Christ y parle
des fortunés de la terre, il me semble d’abord qu’il ne leur laisse
aucune espérance au siècle futur. Lazare, pauvre et couvert
d’ulcères[204], _est porté par les anges au sein d’Abraham_, pendant que
le riche, toujours heureux dans cette vie, _est enseveli dans les
enfers_. Voilà un traitement bien différent que Dieu fait à l’un et à
l’autre. Mais comment est-ce que le Fils de Dieu nous en explique la
cause? _Le riche_, dit-il[205], _a reçu ses biens, et le pauvre ses
maux, dans cette vie_: et de là quelle conséquence? Écoutez, riches, et
tremblez: _Et maintenant_, poursuit-il, _l’un reçoit sa consolation, et
l’autre son juste supplice_. Terrible distinction! Funeste partage pour
les grands du monde! Et toutefois ouvrez les yeux: c’est le riche
Abraham qui reçoit le pauvre Lazare dans son sein; et il vous montre, ô
riches du siècle, à quelle gloire vous pouvez aspirer, si, _pauvres en
esprit[206]_, et détachés de vos biens, vous vous tenez aussi prêts à
les quitter qu’un voyageur empressé à déloger de la tente où il passe
une courte nuit. Cette grâce, je le confesse, est rare dans le Nouveau
Testament, où les afflictions et la pauvreté des enfants de Dieu doivent
sans cesse représenter à toute l’Église un Jésus-Christ sur la croix; et
cependant, chrétiens, Dieu nous donne quelquefois de pareils exemples,
afin que nous entendions qu’on peut mépriser les charmes de la grandeur,
même présente, et que les pauvres apprennent à ne désirer pas avec tant
d’ardeur ce qu’on peut quitter avec joie. Ce ministre, si fortuné et si
détaché tout ensemble, leur doit inspirer ce sentiment. La mort a
découvert le secret de ses affaires; et le public, rigide censeur des
hommes de cette fortune et de ce rang, n’y a rien vu que de modéré. On a
vu ses biens accrus naturellement par un si long ministère et par une
prévoyante économie; et on ne fait qu’ajouter à la louange de grand
magistrat et de sage ministre celle de sage et vigilant père de famille,
qui n’a pas été jugée indigne des saints patriarches. Il a donc, à leur
exemple, quitté sans peine ce qu’il avait acquis sans empressement: ses
vrais biens ne lui sont pas ôtés, et sa justice demeure aux siècles des
siècles. C’est d’elle que sont découlées tant de grâces et tant de
vertus que sa dernière maladie a fait éclater. Ses _aumônes_[207], si
bien _cachées dans le sein du pauvre_, ont _prié_ pour lui, sa _main
droite les cachait à sa main gauche[208]_; et à la réserve de quelque
ami, qui en a été le ministre ou le témoin nécessaire, ses plus intimes
confidents les ont ignorées: mais le _Père, qui les a vues dans le
secret, lui en a rendu la récompense_. Peuples, ne pleurez plus; et vous
qui, éblouis de l’éclat du monde, admirez le tranquille cours d’une si
longue et si belle vie, portez plus haut vos pensées. Quoi donc!
quatre-vingt-trois ans passés au milieu des prospérités, quand il n’en
faudrait retrancher ni l’enfance où l’homme ne se connaît pas, ni les
maladies, où l’on ne vit point, ni tout le temps dont on a toujours tant
de sujet de se repentir, paraîtront-ils quelque chose à la vue de
l’Éternité, où nous avançons à si grands pas? Après cent trente ans de
vie, Jacob[209] amené au roi d’Égypte, lui raconte la _courte durée_ de
son _laborieux pèlerinage, qui n’égale pas les jours de son père Isaac,
ni de son aïeul Abraham_. Mais les ans d’Abraham et d’Isaac, qui ont
fait paraître si courts ceux de Jacob, s’évanouissent auprès de la vie
de Sem, que celle d’Adam et de Noé efface. Que si le temps comparé au
temps, la mesure à la mesure, et le terme au terme, se réduit à rien,
que sera-ce si l’on compare le temps à l’éternité, où il n’y a ni mesure
ni terme? Comptons donc comme très court, chrétiens, ou plutôt comptons
comme un pur néant, tout ce qui finit, puisque enfin, quand on aurait
multiplié les années au delà de tous les nombres connus, visiblement ce
ne sera rien, quand nous serons arrivés au terme fatal. Mais peut-être
que, prêt à mourir, on comptera pour quelque chose cette vie de
réputation, ou cette imagination de revivre dans sa famille, qu’on
croira laisser solidement établie. Qui ne voit, mes frères, combien
vaines, mais combien courtes et combien fragiles, sont encore ces
secondes vies, que notre faiblesse nous fait inventer, pour couvrir en
quelque sorte l’horreur de la mort? Dormez votre sommeil, riches de la
terre, et demeurez dans votre poussière. Ah! si quelques générations,
que dis-je? si quelques années après votre mort, vous reveniez, hommes
oubliés, au milieu du monde, vous vous hâteriez de rentrer dans vos
tombeaux, pour ne voir pas votre nom terni, votre mémoire abolie, et
votre prévoyance trompée dans vos amis, dans vos créatures, et plus
encore dans vos héritiers et dans vos enfants. Est-ce là le fruit du
travail dont vous vous êtes consumés sous le soleil, vous amassant un
trésor de haine et de colère éternelle au juste jugement de Dieu?
Surtout, mortels, désabusez-vous de la pensée dont vous vous flattez,
qu’après une longue vie la mort vous sera plus douce et plus facile. Ce
ne sont pas les années, c’est une longue préparation qui vous donnera de
l’assurance. Autrement un philosophe vous dira en vain que vous devez
être rassasiés d’années et de jours, et que vous avez assez vu les
saisons se renouveler, et le monde rouler autour de vous, ou plutôt que
vous vous êtes assez vu rouler vous-même et passer avec le monde. La
dernière heure n’en sera pas moins insupportable, et l’habitude de vivre
ne fera qu’en accroître le désir. C’est de saintes méditations, c’est de
bonnes œuvres, c’est ces véritables richesses, que vous enverrez devant
vous au siècle futur, qui vous inspireront de la force; et c’est par ce
moyen que vous affermirez votre courage. Le vertueux Michel le Tellier
vous en a donné l’exemple: la sagesse, la fidélité, la justice, la
modestie, la prévoyance, la piété, toute la troupe sacrée des vertus,
qui veillaient pour ainsi dire, autour de lui, en ont banni les
frayeurs, et ont fait du jour de sa mort, le plus beau, le plus
triomphant, le plus heureux jour de sa vie.
[195] Luc. VI, 24.
[196] Jac. V, 1.
[197] August., de Civit. Dei, lib. I, c. 10, n. 2.
[198] 1 Reg. XV, 32.
[199] Matt. VI, 19, 20, 21.
[200] Heb. XI, 10.
[201] 1 Cor. XIII, 12.
[202] Matt. V, 8.
[203] Ps. LXXXVIII.
[204] Luc. XVI, 22.
[205] Ibid. 25.
[206] Matt. V, 3.
[207] Eccles. XXIX, 15.
[208] Matt. VI, 3, 4.
[209] Gen. XLVII, 91.
ORAISON FUNÈBRE
DE
TRÈS HAUT
ET
TRÈS PUISSANT PRINCE
LOUIS DE BOURBON, PRINCE DE CONDÉ
PREMIER PRINCE DU SANG
Prononcée dans l’église Notre-Dame de Paris le dixième jour de mars
1687.
Dominus tecum, virorum fortissime... Vade in hac fortitudine
tua... Ego ero tecum.
_Le Seigneur est avec vous, ô le plus courageux de tous les
hommes. Allez avec ce courage dont vous êtes rempli. Je serai
avec vous._
Juges, VI, 12, 14, 16.
MONSEIGNEUR[210], Au moment que j’ouvre la bouche pour célébrer la
gloire immortelle de Louis de Bourbon, prince de Condé, je me sens
également confondu et par la grandeur du sujet, et, s’il m’est permis de
l’avouer, par l’inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable
n’a pas ouï les victoires du prince de Condé, et les merveilles de sa
vie? On les raconte partout: le Français qui les vante n’apprend rien à
l’étranger; et quoi que je puisse aujourd’hui vous en rapporter,
toujours prévenu pas vos pensées, j’aurai encore à répondre au secret
reproche que vous me ferez d’être demeuré beaucoup au-dessous. Nous ne
pouvons rien, faibles orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires.
Le Sage a raison de dire que _leurs seules actions[211] les_ peuvent
_louer_: toute autre louange languit auprès des grands noms; et la seule
simplicité d’un récit fidèle pourrait soutenir la gloire du prince de
Condé. Mais en attendant que l’histoire, qui doit ce récit aux siècles
futurs, le fasse paraître, il faut satisfaire, comme nous pourrons à la
reconnaissance publique, et aux ordres du plus grand de tous les rois.
Que ne doit point le royaume à un prince qui a honoré la maison de
France, tout le nom français, son siècle, et, pour ainsi dire,
l’humanité tout entière! Louis le Grand est entré lui-même dans ces
sentiments. Après avoir pleuré ce grand homme, et lui avoir donné, par
ses larmes, au milieu de sa cour, le plus glorieux éloge qu’il pût
recevoir, il assemble dans un temple si célèbre, ce que son royaume a de
plus auguste, pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de ce
prince; et il veut que ma faible voix anime toutes ces tristes
représentations et tout cet appareil funèbre. Faisons donc cet effort
sur notre douleur. Ici un plus grand objet, et plus digne de cette
chaire, se présente à ma pensée. C’est Dieu qui fait les guerriers et
les conquérants. _C’est vous_, lui disait David[212], _qui avez instruit
mes mains à combattre, et mes doigts à tenir l’épée_. S’il inspire le
courage, il ne donne pas moins les autres grandes qualités naturelles et
surnaturelles et du cœur et de l’esprit. Tout part de sa puissante main:
c’est lui qui envoie du ciel les généreux sentiments, les sages
conseils, et toutes les bonnes pensées. Mais il veut que nous sachions
distinguer entre les dons qu’il abandonne à ses ennemis, et ceux qu’il
réserve à ses serviteurs. Ce qui distingue ses amis d’avec tous les
autres, c’est la piété; jusqu’à ce qu’on ait reçu ce don du ciel, tous
les autres non seulement ne sont rien, mais encore tournent en ruine à
ceux qui en sont ornés. Sans ce don inestimable de la piété, que
serait-ce que le prince de Condé avec ce grand cœur et ce grand génie?
Non, mes frères, si la piété n’avait comme consacré ses autres vertus,
ni ces princes ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce
religieux pontife aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun
soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons donc à
bout la gloire humaine par cet exemple: détruisons l’idole des
ambitieux; qu’elle tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble
aujourd’hui, car nous le pouvons dans un si noble sujet, toutes les plus
belles qualités d’une excellente nature; et, à la gloire de la vérité,
montrons dans un prince admiré de tout l’univers, que ce qui fait les
héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu’au comble, valeur,
magnanimité, bonté naturelle; voilà pour le cœur: vivacité, pénétration,
grandeur et sublimité de génie; voilà pour l’esprit: ne serait qu’une
illusion, si la piété ne s’y était jointe: et enfin, que la piété est le
tout de l’homme. C’est, messieurs, ce que vous verrez dans la vie
éternellement mémorable de très haut et très puissant prince Louis de
Bourbon, Prince de Condé, Premier Prince du Sang.
[210] A. M. le Prince.
[211] Prov. XXXI, 31.
[212] Ps. CXLIII, 2.
Dieu nous a révélé que lui seul il fait les conquérants, et que seul il
les fait servir à ses desseins. Quel autre a fait un Cyrus, si ce n’est
Dieu, qui l’avait nommé deux cents avant sa naissance dans les oracles
d’Isaïe? Tu n’es pas encore, lui disait-il[213], _mais je te vois, et je
t’ai nommé par ton nom: tu t’appelleras Cyrus. Je marcherai devant toi
dans les combats; à ton approche je mettrai les rois en fuite; je
briserai les portes d’airain. C’est moi qui étends les cieux, qui
soutiens la terre, qui nomme ce qui n’est pas, comme ce qui est_:
c’est-à-dire, c’est moi qui fais tout, et moi qui vois dès l’éternité
tout ce que je fais. Quel autre a pu former un Alexandre, si ce n’est ce
même Dieu, qui en a fait voir de si loin, et par des figures si vives,
l’ardeur indomptable à son prophète Daniel? Le voyez-vous, dit-il, ce
conquérant? Avec quelle rapidité[214] _il s’élève de l’occident_ comme
par bonds, _et ne touche pas à la terre_! Semblable dans ses sauts
hardis et dans sa légère démarche à ces animaux vigoureux et
bondissants, il ne s’avance que par vives et impétueuses saillies, et
n’est arrêté ni par montagnes ni par précipices. Déjà le roi de Perse
est entre ses mains; _à sa vue il s’est animé[215]_: efferatus est in
eum, dit le prophète; _il l’abat, il le foule aux pieds: nul ne le peut
défendre des coups qu’il lui porte, ni lui arracher sa proie_. A
n’entendre que ces paroles de Daniel, qui croiriez-vous voir, messieurs,
sous cette figure? Alexandre, ou le prince de Condé? Dieu donc lui avait
donné cette indomptable valeur pour le salut de la France, durant la
minorité d’un roi de quatre ans. Laissez-le croître ce roi chéri du
ciel; tout cédera à ses exploits; supérieur aux siens comme aux ennemis,
il saura tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus fameux
capitaines; et seul sous la main de Dieu, qui sera continuellement à son
secours, on le verra l’assuré rempart de ses États. Mais Dieu avait
choisi le Duc d’Enghien pour le défendre dans son enfance. Aussi vers
les premiers jours de son règne, à l’âge de vingt-deux ans, le duc
conçut un dessein, où les vieillards expérimentés ne purent atteindre;
mais la victoire le justifia devant Rocroi. L’armée ennemie est plus
forte, il est vrai; elle est composée de ces vieilles bandes valones,
italiennes et espagnoles, qu’on n’avait pu rompre jusqu’alors. Mais pour
combien fallait-il compter le courage qu’inspirait à nos troupes le
besoin pressant de l’État, les avantages passés, et un jeune prince du
sang, qui portait la victoire dans ses yeux? Don Francisco de Mellos
l’attend de pied ferme; et sans pouvoir reculer, les deux généraux et
les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans les bois et dans
des marais, pour décider leur querelle, comme deux braves en champ clos.
Alors que ne vit-on pas? Le jeune prince parut un autre homme. Touchée
d’un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière: son courage
croissait avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. A la nuit
qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant
capitaine, il reposa le dernier; mais jamais il ne reposa plus
paisiblement. A la veille d’un si grand jour, et dès la première
bataille, il est tranquille; tant il se trouve dans son naturel: et on
sait que le lendemain à l’heure marquée il fallut réveiller d’un profond
sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole, ou à la
victoire, ou à la mort? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang
l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser
l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les
Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, porter
partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui
échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l’armée
d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours
qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu
de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts.
Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides
combattants; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de
Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise, et malgré ses infirmités,
montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. Mais
enfin il faut céder. C’est en vain qu’à travers des bois, avec sa
cavalerie toute fraîche, Bek précipite sa marche pour tomber sur nos
soldats épuisés; le prince l’a prévenu; les bataillons enfoncés
demandent quartier; mais la victoire va devenir plus terrible pour le
Duc d’Enghien que le combat. Pendant qu’avec un air assuré il s’avance
pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci toujours en garde
craignent la surprise de quelque nouvelle attaque: leur effroyable
décharge met les nôtres en furie: on ne voit plus que carnage; le sang
enivre le soldat, jusqu’à ce que le grand prince, qui ne put voir
égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et
joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors
l’étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers
lorsqu’ils virent qu’il n’y avait plus de salut pour eux qu’entre les
bras du vainqueur! De quel yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la
victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de
nouvelles grâces? Qu’il eût encore volontiers sauvé la vie au brave
comte de Fontaines! Mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de
morts dont l’Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le
prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de
Rocroi, en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la
première victoire fut le gage de beaucoup d’autres. Le prince fléchit le
genou, et dans le champ de bataille il rend au Dieu des armées la gloire
qu’il lui envoyait. Là on célébra Rocroi délivré, les menaces d’un
redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en
repos, et un règne, qui devait être si beau, commencé par un si heureux
présage. L’armée commença l’action de grâces; toute la France suivit; on
y élevait jusqu’au ciel le coup d’essai du duc d’Enghien: c’en serait
assez pour illustrer une autre vie que la sienne; mais pour lui c’est le
premier pas de sa course.
[213] Isa. XLV, 1, 2, 3, 4, 7.
[214] Dan. VIII, 5, 21.
[215] Ibid. 6, 7, 20.
Dès cette première campagne, après la prise de Thionville, digne prix de
la victoire de Rocroi, il passa pour un capitaine également redoutable
dans les sièges et dans les batailles. Mais voici, dans un jeune prince
victorieux, quelque chose qui n’est pas moins beau que la victoire. La
cour, qui lui préparait à son arrivée les applaudissements qu’il
méritait, fut surprise de la manière dont il les reçut. La reine régente
lui a témoigné que le roi était content de ses services. C’est dans la
bouche du souverain la digne récompense de ses travaux. Si les autres
osaient le louer, il repoussait leurs louanges comme des offenses; et
indocile à la flatterie, il en craignait jusqu’à l’apparence. Telle
était la délicatesse, ou plutôt telle était la solidité de ce prince.
Aussi avait-il pour maxime--écoutez, c’est la maxime qui fait les grands
hommes--que dans les grandes actions il faut uniquement songer à bien
faire, et laisser venir la gloire après la vertu. C’est ce qu’il
inspirait aux autres; c’est ce qu’il suivait lui-même. Ainsi la fausse
gloire ne le tentait pas; tout tendait au vrai et au grand. De là vient
qu’il mettait sa gloire dans le service du roi, et dans le bonheur de
l’État, c’était là le fond de son cœur, c’étaient ses premières et ses
plus chères inclinations. La cour ne le retint guère, quoiqu’il en fût
la merveille. Il fallait montrer partout, et à l’Allemagne comme à la
Flandre, le défenseur intrépide que Dieu nous donnait. Arrêtez ici vos
regards. Il se prépare contre le prince quelque chose de plus formidable
qu’à Rocroi; et pour éprouver sa vertu, la guerre va épuiser toutes ses
inventions et tous ses efforts. Quel objet se présente à mes yeux? Ce
n’est pas seulement des hommes à combattre, c’est des montagnes
inaccessibles; c’est des ravines et des précipices d’un côté; c’est de
l’autre un bois impénétrable, dont le fond est un marais; et derrière
des ruisseaux, de prodigieux retranchements: c’est partout des forts
élevés, et des forêts abattues, que traversent des chemins affreux: et
au dedans, c’est Merci avec ses braves Bavarois, enflés de tant de
succès et de la prise de Fribourg; Merci, qu’on ne vit jamais reculer
dans les combats, Merci que le prince de Condé et le vigilant Turenne
n’ont jamais surpris dans un mouvement irrégulier, et à qui ils ont
rendu ce grand témoignage, que jamais il n’avait perdu un seul moment
favorable, ni manqué de prévenir leurs desseins, comme s’il eût assisté
à leurs conseils. Ici donc, durant huit jours, et à quatre attaques
différentes, on vit tout ce qu’on peut soutenir et entreprendre à la
guerre. Nos troupes semblent rebutées, autant par la résistance des
ennemis que par l’effroyable disposition des lieux; et le prince se vit
quelque temps comme abandonné. Mais, comme un autre Machabée[216], _son
bras ne l’abandonna pas, et son courage, irrité_ par tant de périls,
_vint à son secours_. On ne l’eut pas plutôt vu pied à terre forcer le
premier ces inaccessibles hauteurs, que son ardeur entraîna tout après
elle. Merci voit sa perte assurée; ses meilleurs régiments sont défaits;
la nuit sauve les restes de son armée. Mais que des pluies excessives
s’y joignent encore, afin que nous ayons à la fois, avec tout le courage
et tout l’art, toute la nature à combattre: quelque avantage que prenne
un ennemi, habile autant que hardi, et dans quelque affreuse montagne
qu’il se retranche de nouveau, poussé de tous côtés, il faut qu’il
laisse en proie au duc d’Enghien, non seulement son canon et son bagage,
mais encore tous les environs du Rhin. Voyez comme tout s’ébranle.
Philisbourg est aux abois en dix jours, malgré l’hiver qui approche;
Philisbourg qui tint si longtemps le Rhin captif sous nos lois, et dont
le plus grand des rois a si glorieusement réparé la perte. Worms, Spire,
Mayence, Landau, vingt autres places de nom, ouvrent leurs portes. Merci
ne les peut défendre, et ne paraît plus devant son vainqueur: ce n’est
pas assez; il faut qu’il tombe à ses pieds, digne victime de sa valeur.
Nordlingue en verra la chute: il y sera décidé qu’on ne tient non plus
devant les Français en Allemagne qu’en Flandre; et on devra tous ces
avantages au même prince. Dieu, protecteur de la France, et d’un roi
qu’il a destiné à ses grands ouvrages, l’ordonne ainsi.
[216] Isa. LXIII, 5.
Par ces ordres, tout paraissait sûr sous la conduite du duc d’Enghien;
et sans vouloir ici achever le jour à vous marquer seulement ses autres
exploits, vous savez, parmi tant de fortes places attaquées, qu’il n’y
en eut qu’une seule qui put échapper de ses mains; encore releva-t-elle
la gloire du prince. L’Europe, qui admirait la divine ardeur dont il
était animé dans les combats, s’étonna qu’il en fût le maître, et dès
l’âge de vingt-six ans, aussi capable de ménager ses troupes que de les
pousser dans les hasards, et de céder à la fortune que de la faire
servir à ses desseins. Nous le vîmes partout ailleurs comme un de ces
hommes extraordinaires qui force tous les obstacles. La promptitude de
son action ne donnait pas le loisir de la traverser. C’est là le
caractère des conquérants. Lorsque David, un si grand guerrier, déplora
la mort de deux fameux capitaines qu’on venait de perdre, il leur donna
cet éloge: _Plus vites que les aigles, plus courageux que les
lions[217]._ C’est l’image du prince que nous regrettons. Il paraît en
un moment comme un éclair dans les pays les plus éloignés. On le voit en
même temps à toutes les attaques, à tous les quartiers. Lorsque, occupé
d’un côté, il envoie reconnaître l’autre, le diligent officier qui porte
ses ordres s’étonne d’être prévenu, et trouve déjà tout ranimé par la
présence du prince; il semble qu’il se multiplie dans une action; ni le
fer ni le feu ne l’arrêtent. Il n’a pas besoin d’armer cette tête qu’il
expose à tant de périls: Dieu lui est une armure plus assurée; les coups
semblent perdre leur force en l’approchant, et laisser seulement sur lui
les marques de son courage et de la protection du ciel. Ne lui dites pas
que la vie d’un premier prince du sang, si nécessaire à l’État, doit
être épargnée: il répond qu’un prince du sang, plus intéressé par sa
naissance à la gloire du roi et de la couronne, doit dans le besoin de
l’État être dévoué plus que tous les autres pour en relever l’éclat.
[217] 2 Reg. I, 23.
Après avoir fait sentir aux ennemis, durant tant d’années, l’invincible
puissance du roi, s’il fallut agir au dedans pour la soutenir, je dirai
tout en un mot, il fit respecter la régente: et, puisqu’il faut une fois
parler de ces choses dont je voudrais pouvoir me taire éternellement,
jusqu’à cette fatale prison, il n’avait pas seulement songé qu’on pût
rien attenter contre l’État; et dans son plus grand crédit, s’il
souhaitait d’obtenir des grâces, il souhaitait encore plus de les
mériter. C’est ce qui lui faisait dire: je puis bien ici répéter devant
ces autels les paroles que j’ai recueillies de sa bouche, puisqu’elles
marquent si bien le fond de son cœur; il disait donc, en parlant de
cette prison malheureuse, qu’il y était entré le plus innocent de tous
les hommes, et qu’il en était sorti le plus coupable. _Hélas!_
poursuivait-il, _je ne respirais que le service du roi, et la grandeur
de l’État!_ On ressentait dans ses paroles un regret sincère d’avoir été
poussé si loin par ses malheurs. Mais, sans vouloir excuser ce qu’il a
si hautement condamné lui-même, disons, pour n’en parler jamais, que
comme dans la gloire éternelle, les fautes des saints pénitents,
couvertes de ce qu’ils ont fait pour les réparer, et de l’éclat infini
de la divine miséricorde, ne paraissent plus; ainsi dans des fautes si
sincèrement reconnues, et dans la suite si glorieusement réparées par de
fidèles services, il ne faut plus regarder que l’humble reconnaissance
du prince qui s’en repentit, et la clémence du grand roi qui les oublia.
Que s’il est enfin entraîné dans ces guerres infortunées, il y aura du
moins cette gloire de n’avoir pas laissé avilir la grandeur de sa maison
chez les étrangers. Malgré la majesté de l’Empire, malgré la fierté de
l’Autriche, et les couronnes héréditaires attachées à cette maison, même
dans la branche qui domine en Allemagne, réfugié à Namur, soutenu de son
seul courage et de sa seule réputation, il porta si loin les avantages
d’un prince de France et de la première maison de l’univers, que tout ce
qu’on put obtenir de lui fut qu’il consentît à traiter d’égal avec
l’archiduc, quoique frère de l’empereur, et fils de tant d’empereurs, à
condition qu’en lieu tiers ce prince ferait les honneurs des Pays-Bas.
Le même traitement fut assuré au duc d’Enghien, et la maison de France
garda son rang sur celle d’Autriche jusque dans Bruxelles. Mais voyez ce
que fait faire un vrai courage. Pendant que le prince se soutenait si
hautement avec l’archiduc qui dominait, il rendait au roi d’Angleterre
et au duc d’York, maintenant un roi si fameux, malheureux alors, tous
les honneurs qui leur étaient dus; et il apprit enfin à l’Espagne trop
dédaigneuse, quelle était cette majesté que la mauvaise fortune ne
pouvait ravir à de si grands princes. Le reste de sa conduite ne fut pas
moins grand. Parmi les difficultés que ses intérêts apportaient au
traité des Pyrénées, écoutez quels furent ses ordres; et voyez si jamais
un particulier traita si noblement ses intérêts. Il mande à ses agents
dans la conférence, qu’il n’est pas juste que la paix de la chrétienté
soit retardée davantage à sa considération; qu’on ait soin de ses amis;
et pour lui, qu’on lui laisse suivre sa fortune. Ah! quelle grande
victime se sacrifie au bien public! Mais quand les choses changèrent, et
que l’Espagne lui voulut donner ou Cambrai et ses environs, ou le
Luxembourg en pleine souveraineté, il déclara qu’il préférait à ces
avantages, et à tout ce qu’on pouvait jamais lui accorder de plus grand,
quoi? son devoir et les bonnes grâces du roi. C’est ce qu’il avait
toujours dans le cœur; c’est ce qu’il répétait sans cesse au duc
d’Enghien. Le voilà dans son naturel: la France le vit alors accompli
par ces derniers traits, et avec ce je ne sais quoi d’achevé, que les
malheurs ajoutent aux grandes vertus; elle le revit dévoué plus que
jamais à l’État et à son roi. Mais dans ses premières guerres, il
n’avait qu’une seule vie à lui offrir; maintenant il en a une autre, qui
lui est plus chère que la sienne. Après avoir à son exemple
glorieusement achevé le cours de ses études, le duc d’Enghien est prêt à
le suivre dans les combats. Non content de lui enseigner la guerre,
comme il a fait jusqu’à la fin par ses discours, le prince le mène aux
leçons vivantes et à la pratique. Laissons le passage du Rhin, le
prodige de notre siècle, et la vie de Louis le Grand. A la journée de
Senef, le jeune duc, quoiqu’il commandât, comme il avait déjà fait en
d’autres campagnes, vient dans les plus rudes épreuves apprendre la
guerre aux côtés du prince son père. Au milieu de tant de périls, il
voit ce grand prince renversé dans un fossé sous un cheval tout en sang.
Pendant qu’il lui offre le sien, et s’occupe à relever le prince abattu,
il est blessé entre les bras d’un père si tendre, sans interrompre ses
soins, ravi de satisfaire à la fois à la piété et à la gloire. Que
pouvait penser le prince, si ce n’est que, pour accomplir les plus
grandes choses, rien ne manquerait à ce digne fils que les occasions? Et
ses tendresses se redoublaient avec son estime.
Ce n’était pas seulement pour un fils ni pour sa famille qu’il avait des
sentiments si tendres. Je l’ai vu, et ne croyez pas que j’use ici
d’exagération, je l’ai vu vivement ému des périls de ses amis; je l’ai
vu, simple et naturel, changer de visage au récit de leurs infortunes,
entrer avec eux dans les moindres choses comme dans les plus
importantes, dans les accommodements calmer les esprits aigris, avec une
patience et une douceur qu’on n’aurait jamais attendue d’une humeur si
vive, ni d’une si haute élévation. Loin de nous les héros sans humanité!
Ils pourront bien forcer les respects, et ravir l’admiration, comme font
tous les objets extraordinaires; mais ils n’auront pas les cœurs.
Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit
premièrement la bonté comme le propre caractère de la nature divine, et
pour être comme la marque de cette main bienfaisante dont nous sortons.
La bonté devait donc faire comme le fond de notre cœur, et devait être
en même temps le premier attrait que nous aurions en nous-mêmes pour
gagner les autres hommes. La grandeur qui vient par-dessus, loin
d’affaiblir la bonté, n’est faite que pour l’aider à se communiquer
davantage, comme une fontaine publique qu’on élève pour la répandre. Les
cœurs sont à ce prix; et les grands dont la bonté n’est pas le partage,
par une juste punition de leur dédaigneuse insensibilité, demeureront
privés éternellement du plus grand bien de la vie humaine, c’est-à-dire
des douceurs de la société. Jamais homme ne les goûta mieux que le
prince dont nous parlons; jamais homme ne craignit moins que la
familiarité blessât le respect. Est-ce là celui qui forçait les villes,
et qui gagnait les batailles? Quoi! il semble avoir oublié ce haut rang
qu’on lui a vu si bien défendre! Reconnaissez le héros qui, toujours
égal à lui-même, sans se hausser pour paraître grand, sans s’abaisser
pour être civil et obligeant, se trouve naturellement tout ce qu’il doit
être envers tous les hommes: comme un fleuve majestueux et bienfaisant,
qui porte paisiblement dans les villes l’abondance qu’il a répandue dans
les campagnes en les arrosant, qui se donne à tout le monde, et ne
s’élève et ne s’enfle que lorsque avec violence on s’oppose à la douce
pente qui le porte à continuer son tranquille cours. Telle a été la
douceur, et telle a été la force du prince de Condé. Avez-vous un secret
important? Versez-le hardiment dans ce noble cœur: votre affaire devient
la sienne par la confiance. Il n’y a rien de plus inviolable pour ce
prince que les droits sacrés de l’amitié. Lorsqu’on lui demande une
grâce, c’est lui qui paraît l’obligé; et jamais on ne vit de joie ni si
vive ni si naturelle que celle qu’il ressentait à faire plaisir. Le
premier argent qu’il reçut d’Espagne avec la permission du roi, malgré
les nécessités de sa maison épuisée, fut donné à ses amis, encore
qu’après la paix il n’eût rien à espérer de leurs secours; et quatre
cent mille écus distribués par ses ordres firent voir, chose rare dans
la vie humaine, la reconnaissance aussi vive dans le prince de Condé,
que l’espérance d’engager les hommes l’est dans les autres. Avec lui la
vertu eut toujours son prix. Il la louait jusque dans ses ennemis.
Toutes les fois qu’il avait à parler de ses actions, et même dans les
relations qu’il en envoyait à la cour, il vantait les conseils de l’un,
la hardiesse de l’autre: chacun avait son rang dans ses discours; et
parmi ce qu’il donnait à tout le monde, on ne savait où placer ce qu’il
avait fait lui-même. Sans envie, sans faste, sans ostentation, toujours
grand dans l’action et dans le repos, il parut à Chantilly comme à la
tête des troupes. Qu’il embellît cette magnifique et délicieuse maison,
ou bien qu’il munît un camp au milieu d’un pays ennemi, et qu’il
fortifiât une place; qu’il marchât avec une armée parmi les périls, ou
qu’il conduisît ses amis dans ces superbes allées, au bruit de tant de
jets d’eau, qui ne se taisaient ni jour ni nuit: c’était toujours le
même homme, et sa gloire le suivait partout. Qu’il est beau, après les
combats et le tumulte des armes, de savoir encore goûter ces vertus
paisibles, et cette gloire tranquille, qu’on n’a point à partager avec
le soldat non plus qu’avec la fortune; où tout charme, et rien
n’éblouit; qu’on regarde sans être étourdi ni par le son des trompettes,
ni par le bruit des canons, ni par les cris des blessés; où l’homme
paraît tout seul aussi grand, aussi respecté, que lorsqu’il donne des
ordres, et que tout marche à sa parole!
Venons maintenant aux qualités de l’esprit; et puisque, pour notre
malheur, ce qu’il y a de plus fatal à la vie humaine, c’est-à-dire l’art
militaire, est en même temps ce qu’elle a de plus ingénieux et de plus
habile, considérons d’abord par cet endroit le grand génie de notre
prince. Et premièrement, quel général porta jamais plus loin sa
prévoyance? C’était une de ses maximes, qu’il fallait craindre les
ennemis de loin, pour ne les plus craindre de près, et se réjouir de
leur approche. Le voyez-vous, comme il considère tous les avantages
qu’il peut ou donner ou prendre? avec quelle vivacité il se met dans
l’esprit, en un moment, les temps, les lieux, les personnes, et non
seulement leurs intérêts et leurs talents, mais encore leurs humeurs et
leurs caprices! Le voyez-vous, comme il compte la cavalerie et
l’infanterie des ennemis par le naturel des pays, ou des princes
confédérés? Rien n’échappe à sa prévoyance. Avec cette prodigieuse
compréhension de tout le détail et du plan universel de la guerre, on le
voit toujours attentif à ce qui survient: il tire d’un déserteur, d’un
transfuge, d’un prisonnier, d’un passant, ce qu’il veut dire, ce qu’il
veut taire, ce qu’il sait, et pour ainsi dire ce qu’il ne sait pas: tant
il est sûr dans ses conséquences. Ses partis lui rapportent jusqu’aux
moindres choses: on l’éveille à chaque moment; car il tenait encore pour
maxime qu’un habile capitaine peut bien être vaincu, mais qu’il ne lui
est pas permis d’être surpris. Aussi lui devons-nous cette louange,
qu’il ne l’a jamais été. A quelque heure et de quelque côté que viennent
les ennemis, ils le trouvent toujours sur ses gardes, toujours prêt à
fondre sur eux, et à prendre ses avantages; comme une aigle qu’on voit
toujours, soit qu’elle vole au milieu des airs, soit qu’elle se pose sur
le haut de quelque rocher, porter de tous côtés des regards perçants, et
tomber si sûrement sur sa proie, qu’on ne peut éviter ses ongles non
plus que ses yeux. Aussi vifs étaient les regards, aussi vite et
impétueuse était l’attaque, aussi fortes et inévitables étaient les
mains du prince de Condé. En son camp on ne connaît point les vaines
terreurs, qui fatiguent et rebutent plus que les véritables. Toutes les
forces demeurent entières pour les vrais périls; tout est prêt au
premier signal; et comme dit le prophète, _toutes les flèches sont
aiguisées, et tous les arcs sont tendus[218]_. En attendant, on repose
d’un sommeil tranquille, comme on ferait sous son toit et dans son
enclos. Que dis-je, qu’on repose? A Piéton, près de ce corps redoutable
que trois puissances réunies avaient assemblé, c’était dans nos troupes
de continuels divertissements: toute l’armée était en joie, et jamais
elle ne sentit qu’elle fût plus faible que celle des ennemis. Le prince
par son campement avait mis en sûreté non seulement toute notre
frontière et toutes nos places, mais encore tous nos soldats: il veille,
c’est assez. Enfin l’ennemi décampe; c’est ce que le prince attendait.
Il part à ce premier mouvement. Déjà l’armée hollandaise, avec ses
superbes étendards, ne lui échappera pas; tout nage dans le sang, tout
est en proie: mais Dieu sait donner des bornes aux plus beaux desseins.
Cependant les ennemis sont poussés partout. Oudenarde est délivrée de
leurs mains: pour les tirer eux-mêmes de celles du prince, le ciel les
couvre d’un brouillard épais: la terreur et la désertion se mettent dans
leurs troupes; on ne sait plus ce qu’est devenue cette formidable armée.
Ce fut alors que Louis, qui, après avoir achevé le rude siège de
Besançon, et avoir encore une fois réduit la Franche-Comté avec une
rapidité inouïe, était revenu tout brillant de gloire, pour profiter de
l’action de ses armées de Flandre et d’Allemagne, commanda ce
détachement, qui fit en Alsace les merveilles que vous savez, et parut
le plus grand de tous les hommes, tant par les prodiges qu’il avait
faits en personne que par ceux qu’il fit faire à ses généraux.
[218] Isa. V, 28.
Quoique une heureuse naissance eût apporté de si grands dons à notre
prince, il ne cessait de l’enrichir par ses réflexions. Les campements
de César firent son étude. Je me souviens qu’il nous ravissait, en nous
racontant comme en Catalogne, dans les lieux où ce fameux
capitaine[219], par l’avantage des postes, contraignit cinq légions
romaines et deux chefs expérimentés à poser les armes sans combat,
lui-même il avait été reconnaître les rivières et les montagnes qui
servirent à ce grand dessein; et jamais un si digne maître n’avait
expliqué par de si doctes leçons les commentaires de César. Les
capitaines des siècles futurs lui rendront un honneur semblable. On
viendra étudier sur les lieux ce que l’histoire racontera du campement
de Piéton, et des merveilles dont il fut suivi. On remarquera dans celui
de Chatenoy l’éminence qu’occupa ce grand capitaine, et le ruisseau dont
il se couvrit sous le canon du retranchement de Schlestadt. Là on lui
verra mépriser l’Allemagne conjurée, suivre à son tour les ennemis,
quoique plus forts, rendre leurs projets inutiles, et leur faire lever
le siège de Saverne, comme il avait fait un peu auparavant celui de
Haguenau. C’est par de semblables coups, dont sa vie est pleine, qu’il a
porté si haut sa réputation, que ce sera dans nos jours s’être fait un
nom parmi les hommes, et s’être acquis un mérite dans les troupes,
d’avoir servi sous le prince de Condé; et comme un titre pour commander,
de l’avoir vu faire.
[219] De Bello civili, lib. I.
Mais si jamais il parut un homme extraordinaire, s’il parut être
éclairé, et voir tranquillement toutes choses, c’est dans ces rapides
moments d’où dépendent les victoires, et dans l’ardeur du combat.
Partout ailleurs il délibère; docile, il prête l’oreille à tous les
conseils: ici tout se présente à la fois; la multitude des objets ne le
confond pas; à l’instant le parti est pris; il commande et il agit tout
ensemble, et tout marche en concours et en sûreté. Le dirai-je? mais
pourquoi craindre que la gloire d’un si grand homme puisse être diminuée
par cet aveu? Ce n’est plus ces promptes saillies qu’il savait si vite
et si agréablement réparer, mais enfin qu’on lui voyait quelquefois dans
les occasions ordinaires: vous diriez qu’il y a en lui un autre homme, à
qui sa grande âme abandonne de moindres ouvrages, où elle ne daigne se
mêler. Dans le feu, dans le choc, dans l’ébranlement, on voit naître
tout à coup je ne sais quoi de si net, de si posé, de si vif, de si
ardent, de si doux, de si agréable pour les siens, de si hautain et de
si menaçant pour les ennemis, qu’on ne sait d’où lui peut venir ce
mélange de qualités si contraires. Dans cette terrible journée où, aux
portes de la ville et à la vue de ses citoyens, le ciel sembla vouloir
décider du sort de ce prince; où avec l’élite des troupes il avait en
tête un général si pressant; où il se vit plus que jamais exposé aux
caprices de la fortune, pendant que les coups venaient de tous côtés,
ceux qui combattaient auprès de lui nous ont dit souvent que, si l’on
avait à traiter quelque grande affaire avec ce prince, on eût pu choisir
de ces moments où tout était en feu autour de lui: tant son esprit
s’élevait alors, tant son âme leur paraissait éclairée comme d’en haut
en ces terribles rencontres: semblable à ces hautes montagnes, dont la
cime au-dessus des nues et des tempêtes trouve la sérénité dans sa
hauteur, et ne perd aucun rayon de la lumière qui l’environne. Ainsi,
dans les plaines de Lens, nom agréable à la France, l’archiduc, contre
son dessein, tiré d’un poste invincible par l’appât d’un succès
trompeur, par un soudain mouvement du prince, qui lui oppose des troupes
fraîches à la place des troupes fatiguées, est contraint à prendre la
fuite. Ses vieilles troupes périssent; son canon, où il avait mis sa
confiance, est entre nos mains; et Bek, qui l’avait flatté d’une
victoire assurée, pris et blessé dans le combat, vient rendre en mourant
un triste hommage à son vainqueur par son désespoir. S’agit-il ou de
secourir ou de forcer une ville? Le prince saura profiter de tous les
moments. Ainsi, au premier avis que le hasard lui porta d’un siège
important il traverse trop promptement tout un grand pays, et d’une
première vue, il découvre un passage assuré pour le secours aux endroits
qu’un ennemi vigilant n’a pu encore assez munir. Assiège-t-il quelque
place? il invente tous les jours de nouveaux moyens d’en avancer la
conquête. On croit qu’il expose les troupes: il les ménage, en abrégeant
le temps des périls par la vigueur des attaques. Parmi tant de coups
surprenants, les gouverneurs les plus courageux ne tiennent pas les
promesses qu’ils ont faites à leurs généraux. Dunkerque est pris en
treize jours au milieu des pluies de l’automne, et ces barques, si
redoutées de nos alliés, paraissent tout à coup dans tout l’Océan avec
nos étendards.
Mais ce qu’un sage général doit le mieux connaître, c’est ses soldats et
ses chefs. Car de là vient ce parfait concert qui fait agir les armées
comme un seul corps, ou, pour parler avec l’Écriture, _comme un seul
homme[220]_. Pourquoi comme un seul homme? Parce que sous un même chef,
qui connaît et les soldats et les chefs comme ses bras et ses mains,
tout est également vif et mesuré. C’est ce qui donne la victoire; et
j’ai ouï dire à notre grand prince qu’à la journée de Nordlingue, ce qui
l’assurait du succès, c’est qu’il connaissait M. de Turenne, dont
l’habileté consommée n’avait besoin d’aucun ordre pour faire tout ce
qu’il fallait. Celui-ci publiait de son côté qu’il agissait sans
inquiétude, parce qu’il connaissait le prince, et ses ordres toujours
sûrs. C’est ainsi qu’ils se donnaient mutuellement un repos qui les
appliquait chacun tout entier à son action: ainsi finit heureusement la
bataille la plus hasardeuse et la plus disputée qui fut jamais.
[220] 1 Reg. XI, 7.
Ç’a été dans notre siècle un grand spectacle de voir, dans le même temps
et dans les mêmes campagnes, ces deux hommes, que la voix commune de
toute l’Europe égalait aux plus grands capitaines des siècles passés;
tantôt à la tête de corps séparés; tantôt unis, plus encore par le
concours des mêmes pensées que par les ordres que l’inférieur recevait
de l’autre; tantôt opposés front à front, et redoublant l’un dans
l’autre l’activité et la vigilance: comme si Dieu, dont souvent, selon
l’Écriture, la sagesse se joue dans l’univers, eût voulu nous les
montrer en toutes les formes, et nous montrer ensemble tout ce qu’il
peut faire des hommes. Que de campements, que de belles marches, que de
hardiesse, que de précautions, que de périls, que de ressources! Vit-on
jamais en deux hommes les mêmes vertus, avec des caractères si divers,
pour ne pas dire si contraires? L’un paraît agir par des réflexions
profondes, et l’autre par de soudaines illuminations: celui-ci par
conséquent plus vif, mais sans que son feu eût rien de précipité;
celui-là d’un air plus froid, sans jamais rien avoir de lent, plus hardi
à faire qu’à parler, résolu et déterminé au dedans, lors même qu’il
paraissait embarrassé au dehors. L’un, dès qu’il parut dans les armées,
donne une haute idée de sa valeur, et fait attendre quelque chose
d’extraordinaire; mais toutefois s’avance par ordre, et vient comme par
degrés aux prodiges qui ont fini le cours de sa vie: l’autre, comme un
homme inspiré, dès sa première bataille s’égale aux maîtres les plus
consommés. L’un, par de vifs et continuels efforts, emporte l’admiration
du genre humain, et fait taire l’envie: l’autre jette d’abord une si
vive lumière, qu’elle n’osait l’attaquer. L’un, enfin, par la profondeur
de son génie et les incroyables ressources de son courage, s’élève
au-dessus des plus grands périls et sait même profiter de toutes les
infidélités de la fortune: l’autre, et par l’avantage d’une si haute
naissance, et par ces grandes pensées que le ciel envoie, et par une
espèce d’instinct admirable dont les hommes ne connaissent pas le
secret, semble né pour entraîner la fortune dans ses desseins, et forcer
les destinées. Et afin que l’on vît toujours dans ces deux hommes de
grands caractères, mais divers, l’un emporté d’un coup soudain, meurt
pour son pays, comme un Judas le Machabée; l’armée le pleure comme son
père, et la cour et tout le peuple gémit; sa piété est louée comme son
courage, et sa mémoire ne se flétrit point par le temps: l’autre élevé
par les armes au comble de la gloire comme un David, comme lui, meurt
dans son lit en publiant les louanges de Dieu, et instruisant sa
famille, et laisse tous les cœurs remplis tant de l’éclat de sa vie que
de la douceur de sa mort. Quel spectacle de voir et d’étudier ces deux
hommes, et d’apprendre de chacun d’eux toute l’estime que méritait
l’autre! C’est ce qu’a vu notre siècle: et ce qui est encore plus grand,
il a vu un roi se servir de ces deux grands chefs, et profiter du
secours du ciel; et après qu’il en est privé par la mort de l’un et les
maladies de l’autre, concevoir de plus grands desseins, exécuter de plus
grandes choses, s’élever au-dessus de lui-même, surpasser et l’espérance
des siens, et l’attente de l’univers: tant est haut son courage, tant
est vaste son intelligence, tant ses destinées sont glorieuses.
Voilà, messieurs, les spectacles que Dieu donne à l’univers, et les
hommes qu’il y envoie quand il y veut faire éclater, tantôt dans une
nation, tantôt dans une autre, selon ses conseils éternels, sa puissance
ou sa sagesse. Car ces divins attributs paraissent-ils mieux dans les
cieux qu’il a formés de ses doigts, que dans ces rares talents qu’il
distribue comme il lui plaît aux hommes extraordinaires? Quel astre
brille davantage dans le firmament, que le prince de Condé n’a fait dans
l’Europe? Ce n’était pas seulement la guerre qui lui donnait de l’éclat:
son grand génie embrassait tout, l’antique comme le moderne, l’histoire,
la philosophie, la théologie la plus sublime, et les arts avec les
sciences. Il n’y avait livre qu’il ne lût; il n’y avait homme excellent,
ou dans quelque spéculation, ou dans quelque ouvrage, qu’il n’entretînt;
tous sortaient plus éclairés d’avec lui, et rectifiaient leurs pensées,
ou par ses pénétrantes questions, ou par ses réflexions judicieuses.
Aussi sa conversation était un charme, parce qu’il savait parler à
chacun selon ses talents; et non seulement aux gens de guerre de leurs
entreprises, aux courtisans de leurs intérêts, aux politiques de leurs
négociations, mais encore aux voyageurs curieux, de ce qu’ils avaient
découvert, ou dans la nature, ou dans le gouvernement, ou dans le
commerce; à l’artisan, de ses inventions; et enfin aux savants de toutes
les sortes, de ce qu’ils avaient trouvé de plus merveilleux. C’est de
Dieu que viennent ces dons: qui en doute? Ces dons sont admirables: qui
ne le voit pas? Mais pour confondre l’esprit humain, qui s’enorgueillit
de tels dons, Dieu ne craint point d’en faire part à ses ennemis. Saint
Augustin considère parmi les païens tant de sages, tant de conquérants,
tant de graves législateurs, tant d’excellents citoyens, un Socrate, un
Marc-Aurèle, un Scipion, un César, un Alexandre, tous privés de la
connaissance de Dieu, et exclus de son royaume éternel. N’est-ce donc
pas Dieu qui les a faits? Mais quel autre les pouvait faire, si ce n’est
celui qui fait tout dans le ciel et dans la terre? Mais pourquoi les
a-t-il faits? et quels étaient les desseins particuliers de cette
sagesse profonde, qui jamais ne fit rien en vain? Écoutez la réponse de
saint Augustin[221]. _Il les a faits_, nous dit-il, _pour orner le
siècle présent_. Il a fait dans les grands hommes ces rares qualités,
comme il a fait le soleil. Qui n’admire ce bel astre? qui n’est ravi de
l’éclat de son midi, et de la superbe parure de son lever et de son
coucher? Mais puisque Dieu le fait luire sur les bons et sur les
mauvais, ce n’est pas un si bel objet qui nous rend heureux: Dieu l’a
fait pour embellir et pour éclairer ce grand théâtre du monde. De même,
quand il a fait dans ses ennemis aussi bien que dans ses serviteurs ces
belles lumières d’esprit, ces rayons de son intelligence, ces images de
sa bonté, ce n’est pas pour les rendre heureux qu’il leur a fait ces
riches présents; c’est une décoration de l’univers, c’est un ornement du
siècle présent. Et voyez la malheureuse destinée de ces hommes qu’il a
choisis pour être les ornements de leur siècle. Qu’ont-ils voulu, ces
hommes rares, sinon des louanges et la gloire que les hommes donnent?
Peut-être que, pour les confondre, Dieu refusera cette gloire à leurs
vains désirs? Non, il les confond mieux en la leur donnant, et même au
delà de leur attente. Cet Alexandre, qui ne voulait que faire du bruit
dans le monde, y en a fait plus qu’il n’aurait osé espérer. Il faut
encore qu’il se trouve dans tous nos panégyriques; et il semble, par une
espèce de fatalité glorieuse à ce conquérant, qu’aucun prince ne puisse
recevoir de louanges qu’il ne les partage. S’il a fallu quelque
récompense à ces grandes actions des Romains, Dieu leur en a su trouver
une convenable à leurs mérites comme à leurs désirs. Il leur donne pour
récompense l’empire du monde, comme un présent de nul prix. O rois,
confondez-vous dans votre grandeur: conquérants, ne vantez pas vos
victoires. Il leur donne pour récompense la gloire des hommes;
récompense qui ne vient pas jusqu’à eux; qui s’efforce de s’attacher,
quoi? peut-être à leurs médailles, ou à leurs statues déterrées, restes
des ans et des barbares; aux ruines de leurs monuments et de leurs
ouvrages qui disputent avec le temps; ou plutôt à leur idée, à leur
ombre, à ce qu’on appelle leur nom. Voilà le digne fruit de tant de
travaux, et dans le comble de leurs vœux la conviction de leur erreur.
Venez, rassasiez-vous, grands de la terre; saisissez-vous, si vous
pouvez, de ce fantôme de gloire, à l’exemple de ces grands hommes que
vous admirez. Dieu, qui punit leur orgueil dans les enfers, ne leur a
pas envié, dit saint Augustin, cette gloire tant désirée; et _vains ils
ont reçu une récompense aussi vaine que leurs désirs[222]_.
[221] Cont. Julian. L. V, n. 14.
[222] In Psalm CXVIII, Serm. XII, n. 2.
Il n’en sera pas ainsi de notre grand prince: l’heure de Dieu est venue,
heure attendue, heure désirée, heure de miséricorde et de grâce. Sans
être averti par la maladie, sans être pressé par le temps, il exécute ce
qu’il méditait. Un sage religieux, qu’il appelle exprès, règle les
affaires de sa conscience: il obéit, humble chrétien, à sa décision; et
nul n’a jamais douté de sa bonne foi. Dès lors aussi on le vit toujours
sérieusement occupé du soin de se vaincre soi-même, de rendre vaines
toutes les attaques de ses insupportables douleurs, d’en faire par sa
soumission un continuel sacrifice. Dieu, qu’il invoquait avec foi, lui
donna le goût de son Écriture et, dans ce livre divin, la solide
nourriture de la piété. Ses conseils se réglaient plus que jamais par la
justice: on y soulageait la veuve et l’orphelin; et le pauvre en
approchait avec confiance. Sérieux autant qu’agréable père de famille,
dans les douceurs qu’il goûtait avec ses enfants, il ne cessait de leur
inspirer les sentiments de la véritable vertu; et ce jeune prince son
petit-fils se sentira éternellement d’avoir été cultivé par de telles
mains. Toute sa maison profitait de son exemple. Plusieurs de ses
domestiques avaient été malheureusement nourris dans l’erreur, que la
France tolérait alors; combien de fois l’a-t-on vu inquiété de leur
salut, affligé de leur résistance, consolé par leur conversion? Avec
quelle incomparable netteté d’esprit leur faisait-il voir l’antiquité et
la vérité de la religion catholique? Ce n’était plus cet ardent
vainqueur, qui semblait vouloir tout emporter: c’était une douceur, une
patience, une charité qui songeait à gagner les cœurs, et à guérir des
esprits malades. Ce sont, messieurs, ces choses simples, gouverner sa
famille, édifier ses domestiques, faire justice et miséricorde,
accomplir le bien que Dieu veut, et souffrir les maux qu’il envoie; ce
sont ces communes pratiques de la vie chrétienne, que Jésus-Christ
louera au dernier jour devant ses saints anges, et devant son Père
céleste. Les histoires seront abolies avec les empires, et il ne se
parlera plus de tous ces faits éclatants dont elles sont pleines.
Pendant qu’il passait sa vie dans ces occupations, et qu’il portait
au-dessus de ses actions les plus renommées la gloire d’une si belle et
si pieuse retraite, la nouvelle de la maladie de la duchesse de Bourbon
vient à Chantilly comme un coup de foudre. Qui ne fut frappé de la
crainte de voir éteindre cette lumière naissante? On appréhenda qu’elle
n’eût le sort des choses avancées. Quels furent les sentiments du prince
de Condé, lorsqu’il se vit menacé de perdre ce nouveau lien de sa
famille avec la personne du roi? C’est donc dans cette occasion que
devait mourir ce héros. Celui que tant de sièges et tant de batailles
n’ont pu emporter, va périr par la tendresse! Pénétré de toutes les
inquiétudes que donne un mal affreux, son cœur, qui le soutient seul
depuis si longtemps, achève à ce coup de l’accabler; les forces qu’il
lui fait trouver, l’épuisent. S’il oublie toute sa faiblesse à la vue du
roi qui approche de la princesse malade, si, transporté de son zèle, et
sans avoir besoin de secours à cette fois, il accourt pour l’avertir de
tous les périls que ce grand roi ne craignait pas et qu’il l’empêche
enfin d’avancer, il va tomber évanoui à quatre pas; et on admire cette
nouvelle manière de s’exposer pour son roi. Quoique la duchesse
d’Enghien, princesse dont la vertu ne craignit jamais que de manquer à
sa famille et à ses devoirs, eût obtenu de demeurer auprès de lui pour
le soulager, la vigilance de cette princesse ne calme pas les soins qui
le travaillent; et, après que la jeune princesse est hors de péril, la
maladie du roi va bien causer d’autres troubles à notre prince. Puis-je
ne m’arrêter pas en cet endroit? A voir la sérénité qui reluisait sur ce
front auguste, eût-on soupçonné que ce grand roi, en retournant à
Versailles, allât s’exposer à ces cruelles douleurs, où l’univers a
connu sa piété, sa constance, et tout l’amour de ses peuples? De quels
yeux le regardions-nous, lorsque, aux dépens d’une santé qui nous est si
chère, il voulait bien adoucir nos cruelles inquiétudes par la
consolation de le voir, et que, maître de sa douleur comme de tout le
reste des choses, nous le voyions tous les jours non seulement régler
ses affaires selon sa coutume, mais encore entretenir sa cour attendrie,
avec la même tranquillité qu’il lui fait paraître dans ses jardins
enchantés! Béni soit-il de Dieu et des hommes, d’unir ainsi toujours la
bonté à toutes les autres qualités que nous admirons! Parmi toutes ses
douleurs, il s’informait avec soin de l’état du prince de Condé; et il
marquait pour la santé de ce prince une inquiétude qu’il n’avait pas
pour la sienne. Il s’affaiblissait, ce grand prince, mais la mort
cachait ses approches. Lorsqu’on le crut en meilleur état, et que le duc
d’Enghien, toujours partagé entre les devoirs de fils et de sujet, était
retourné par son ordre auprès du roi, tout change en un moment, et on
déclare au prince sa mort prochaine. Chrétiens, soyez attentifs, et
venez apprendre à mourir; ou plutôt venez apprendre à n’attendre pas la
dernière heure pour commencer à bien vivre. Quoi! attendre à commencer
une vie nouvelle, lorsque, entre les mains de la mort, glacés sous ses
froides mains, vous ne saurez si vous êtes avec les morts ou encore avec
les vivants! Ah! prévenez par la pénitence cette heure de troubles et de
ténèbres. Par là, sans être étonné de cette dernière sentence qu’on lui
prononça, le prince demeure un moment dans le silence; et tout à coup:
_O mon Dieu_, dit-il, _vous le voulez; votre volonté soit faite: je me
jette entre vos bras; donnez-moi la grâce de bien mourir_. Que
désirez-vous davantage? Dans cette courte prière vous voyez la
soumission aux ordres de Dieu, l’abandon à sa providence, la confiance
en sa grâce, et toute la piété. Dès lors aussi, tel qu’on l’avait vu
dans tous ses combats, résolu, paisible, occupé sans inquiétude de ce
qu’il fallait faire pour les soutenir, tel fut-il à ce dernier choc; et
la mort ne lui parut pas plus affreuse, pâle et languissante, que
lorsqu’elle se présente au milieu du feu sous l’éclat de la victoire,
qu’elle montre seule. Pendant que les sanglots éclataient de toutes
parts, comme si un autre que lui en eût été le sujet, il continuait à
donner ses ordres; et s’il défendait les pleurs, ce n’était pas comme un
objet dont il fût troublé, mais comme un empêchement qui le retardait. A
ce moment, il étend ses soins jusqu’aux moindres de ses domestiques.
Avec une libéralité digne de sa naissance et de leurs services, il les
laisse comblés de ses dons, mais encore plus honorés des marques de son
souvenir. Comme il donnait des ordres particuliers et de la plus haute
importance, puisqu’il y allait de sa conscience et de son salut éternel,
averti qu’il fallait écrire et ordonner dans les formes: quand je
devrais, monseigneur, renouveler vos douleurs et rouvrir toutes les
plaies de votre cœur, je ne tairai pas ces paroles qu’il répéta si
souvent: qu’il vous connaissait; qu’il n’y avait sans formalités qu’à
vous dire ses intentions; et que vous iriez encore au delà, et
suppléeriez de vous-même à tout ce qu’il pourrait avoir oublié. Qu’un
père vous ait aimé, je ne m’en étonne pas; c’est un sentiment que la
nature inspire: mais qu’un père si éclairé vous ait témoigné cette
confiance jusqu’au dernier soupir; qu’il se soit reposé sur vous de
choses si importantes, et qu’il meure tranquillement sur cette
assurance, c’est le plus beau témoignage que votre vertu pouvait
remporter; et malgré tout votre mérite, votre altesse n’aura de moi
aujourd’hui que cette louange.
Ce que le prince commença ensuite pour s’acquitter des devoirs de la
religion mériterait d’être raconté à toute la terre, non à cause qu’il
est remarquable, mais à cause, pour ainsi dire, qu’il ne l’est pas, et
qu’un prince si exposé à tout l’univers ne donne rien aux spectateurs.
N’attendez donc pas, messieurs, de ces magnifiques paroles qui ne
servent qu’à faire connaître, sinon un orgueil caché, du moins les
efforts d’une âme agitée, qui combat ou qui dissimule son trouble
secret. Le prince de Condé ne sait ce que c’est que de prononcer de ces
pompeuses sentences; et dans la mort, comme dans la vie, la vérité fit
toujours toute sa grandeur. Sa confession fut humble, pleine de
componction et de confiance. Il ne lui fallut pas longtemps pour la
préparer: la meilleure préparation pour celle des derniers temps, c’est
de ne les attendre pas. Mais messieurs, prêtez l’oreille à ce qui va
suivre. A la vue du saint viatique qu’il avait tant désiré, voyez comme
il s’arrête sur ce doux objet. Alors il se souvint des irrévérences,
dont, hélas on déshonore ce divin mystère. Les chrétiens ne connaissent
plus la sainte frayeur dont on était saisi autrefois à la vue du
sacrifice. On dirait qu’il eût cessé d’être terrible, comme l’appelaient
les saints pères; et que le sang de notre victime n’y coule pas encore
aussi véritablement que sur le Calvaire. Loin de trembler devant les
autels, on y méprise Jésus-Christ présent; et dans un temps où tout un
royaume se remue pour la conversion des hérétiques, on ne craint point
d’en autoriser les blasphèmes. Gens du monde, vous ne pensez pas à ces
horribles profanations: à la mort vous y penserez avec confusion et
saisissement. Le prince se ressouvint de toutes les fautes qu’il avait
commises; et trop faible pour expliquer avec force ce qu’il en sentait,
il emprunta la voix de son confesseur pour en demander pardon au monde,
à ses domestiques, et à ses amis. On lui répondit par des sanglots: ah!
répondez-lui maintenant en profitant de cet exemple. Les autres devoirs
de la religion furent accomplis avec la même piété et la même présence
d’esprit. Avec quelle foi, et combien de fois pria-t-il le Sauveur des
âmes, en baisant la croix, que son sang répandu pour lui ne le fût pas
inutilement! C’est ce qui justifie le pécheur; c’est ce qui soutient le
juste; c’est ce qui rassure le chrétien. Que dirai-je des saintes
prières des agonisants, où, dans les efforts que fait l’Église, on
entend ses vœux les plus empressés, et comme les derniers cris, par où
cette sainte mère achève de nous enfanter à la vie céleste? Il se les
fit répéter trois fois, et il y trouva toujours de nouvelles
consolations. En remerciant ses médecins: _Voilà_, dit-il, _maintenant
mes vrais médecins_: il montrait les ecclésiastiques dont il écoutait
les avis, dont il continuait les prières, les psaumes toujours à la
bouche, la confiance toujours dans le cœur. S’il se plaignit, c’était
seulement d’avoir si peu à souffrir pour expier ses péchés: sensible
jusqu’à la fin à la tendresse des siens, il ne s’y laissa jamais
vaincre; et au contraire il craignait toujours de trop donner à la
nature. Que dirai-je de ses derniers entretiens avec le duc d’Enghien?
Quelles couleurs assez vives pourraient vous représenter et la constance
du père et les extrêmes douleurs du fils? D’abord, le visage en pleurs,
avec plus de sanglots que de paroles, tantôt la bouche collée sur ces
mains victorieuses et maintenant défaillantes, tantôt se jetant entre
ces bras et dans ce sein paternel, il semble, par tant d’efforts,
vouloir retenir ce cher objet de ses respects et de ses tendresses. Les
forces lui manquent; il tombe à ses pieds. Le prince, sans s’émouvoir,
lui laisse reprendre ses esprits; puis, appelant la duchesse sa
belle-fille, qu’il voyait aussi sans parole et presque sans vie, avec
une tendresse qui n’eut rien de faible, il leur donne ses derniers
ordres, où tout respirait la piété. Il les finit en les bénissant avec
cette foi et avec ces vœux que Dieu exauce, et en bénissant avec eux,
ainsi qu’un autre Jacob, chacun de leurs enfants en particulier; et on
vit de part et d’autre tout ce qu’on affaiblit en le répétant. Je ne
vous oublierai pas, ô prince, son cher neveu, et comme son second fils,
ni le glorieux témoignage qu’il a rendu constamment à votre mérite, ni
ses tendres empressements, et la lettre qu’il écrivit en mourant, pour
vous rétablir dans les bonnes grâces du roi, le plus cher objet de vos
vœux, ni tant de belles qualités qui vous ont fait juger digne d’avoir
si belle vie. Je n’oublierai pas non plus les bontés du roi, qui
prévinrent les désirs du prince mourant, ni les généreux soins du duc
d’Enghien, qui ménagea cette grâce, ni le gré que lui sut le prince
d’avoir été si soigneux, en lui donnant cette joie, d’obliger un si cher
parent. Pendant que son cœur s’épanche, et que sa voix se ranime en
louant le roi, le prince de Conti arrive pénétré de reconnaissance et de
douleur. Les tendresses se renouvellent: les deux princes ouïrent
ensemble ce qui ne sortira jamais de leur cœur; et le prince conclut, en
leur confirmant qu’ils ne seraient jamais ni grands hommes, ni grands
princes, ni honnêtes gens, qu’autant qu’ils seraient gens de bien,
fidèles à Dieu et au roi. C’est la dernière parole qu’il laissa gravée
dans leur mémoire; c’est, avec la dernière marque de sa tendresse,
l’abrégé de leurs devoirs. Tout retentissait de cris, tout fondait en
larmes; le prince seul n’était pas ému, et le trouble n’arrivait pas
dans l’asile où il s’était mis. O Dieu! vous étiez sa force, son
inébranlable refuge, et, comme disait David, ce ferme rocher où
s’appuyait sa constance. Puis-je taire durant ce temps ce qui se faisait
à la cour, et en la présence du roi? Lorsqu’il y fit lire la dernière
lettre que lui écrivait ce grand homme, et qu’on y vit, dans les trois
temps que marquait le prince, ses services qu’il y passait si légèrement
au commencement et à la fin de sa vie, et dans le milieu ses fautes dont
il faisait une si sincère reconnaissance, il n’y eut cœur qui ne
s’attendrît à l’entendre parler de lui-même avec tant de modestie; et
cette lecture, suivie des larmes du roi, fit voir ce que les héros
sentent les uns pour les autres. Mais lorsqu’on vint à l’endroit du
remerciment, où le prince marquait qu’il mourait content, et trop
heureux d’avoir encore assez de vie pour témoigner au roi sa
reconnaissance, son dévouement, et, s’il l’osait dire, sa tendresse,
tout le monde rendit témoignage à la vérité de ses sentiments; et ceux
qui l’avaient ouï parler si souvent de ce grand roi dans ses entretiens
familiers pouvaient assurer que jamais ils n’avaient rien entendu ni de
plus respectueux et de plus tendre pour sa personne sacrée, ni de plus
fort pour célébrer ses vertus royales, sa piété, son courage, son grand
génie, principalement à la guerre, que ce qu’en disait ce grand prince
avec aussi peu d’exagération que de flatterie. Pendant qu’on lui rendait
ce beau témoignage, ce grand homme n’était plus. Tranquille entre les
bras de son Dieu, où il s’était une fois jeté, il attendait sa
miséricorde et implorait son secours, jusqu’à ce qu’il cessa enfin de
respirer et de vivre. C’est ici qu’il faudrait laisser éclater ses
justes douleurs à la perte d’un si grand homme: mais, pour l’amour de la
vérité et à la honte de ceux qui la méconnaissent, écoutez encore ce
beau témoignage qu’il lui rendit en mourant. Averti par son confesseur
que, si notre cœur n’était pas encore entièrement selon Dieu, il
fallait, en s’adressant à Dieu même, obtenir qu’il nous fît un cœur
comme il le voulait, et lui dire avec David ces tendres paroles: _O
Dieu, créez en moi un cœur pur[223]_: à ces mots le prince s’arrête,
comme occupé de quelque grande pensée; puis, appelant le saint religieux
qui lui avait inspiré ce beau sentiment: _Je n’ai jamais douté_, dit-il,
_des mystères de la religion, quoi qu’on ait dit_. Chrétiens, vous l’en
devez croire; et dans l’état où il est, il ne doit plus rien au monde
que la vérité. _Mais_, poursuivit-il, _j’en doute moins que jamais. Que
ces vérités_, continuait-il avec une douceur ravissante, _se démêlent et
s’éclaircissent dans mon esprit! Oui_, dit-il, _nous verrons Dieu comme
il est, face à face_. Il répétait en latin avec un goût merveilleux ces
grands mots[224]: _Sicuti est, facie ad faciem_, et on ne se lassait
point de le voir dans ce doux transport. Que se faisait-il dans cette
âme? quelle nouvelle lumière lui apparaissait? quel soudain rayon
perçait la nue, et faisait comme évanouir en ce moment, avec toutes les
ignorances des sens, les ténèbres mêmes, si je l’ose dire, et les
saintes obscurités de la foi? Que devinrent alors ces beaux titres dont
notre orgueil est flatté? Dans l’approche d’un si beau jour, et dès la
première atteinte d’une si vive lumière, combien promptement
disparaissent tous les fantômes du monde! que l’éclat de la plus belle
victoire paraît sombre! qu’on en méprise la gloire, et qu’on veut de mal
à ces faibles yeux qui s’y sont laissés éblouir!
[223] Ps. L, 12.
[224] 1 Joan. III, 2; 1 Cor. XIII, 12.
Venez, peuples, venez maintenant; mais venez plutôt, princes et
seigneurs; et vous qui jugez la terre, et vous qui ouvrez aux hommes les
portes du ciel; et vous, plus que tous les autres, princes et
princesses, nobles rejetons de tant de rois, lumières de la France, mais
aujourd’hui obscurcies et couvertes de votre douleur comme d’un nuage;
venez voir le peu qui nous reste d’une si auguste naissance, de tant de
grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts: voilà tout
ce qu’a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros: des
titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus; des
figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et des fragiles images
d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste; des colonnes qui
semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre
néant: et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on
les rend. Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez
sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros. Mais approchez
en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la carrière de
la gloire, âmes guerrières et intrépides. Quel autre fut plus digne de
vous commander? Mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement
plus honnête? Pleurez donc ce grand capitaine, et dites en gémissant:
Voilà celui qui nous menait dans les hasards; sous lui se sont formés
tant de renommés capitaines, que ses exemples ont élevés aux premiers
honneurs de la guerre: son ombre eût pu encore gagner des batailles; et
voilà que dans son silence son nom même nous anime; et ensemble il nous
avertit que, pour trouver à la mort quelque reste de nos travaux, et
n’arriver pas sans ressource à notre éternelle demeure, avec le roi de
la terre il faut encore servir le roi du ciel. Servez donc ce roi
immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un
verre d’eau donné en son nom plus que tous les autres ne feront jamais
tout votre sang répandu, et commencez à compter le temps de vos utiles
services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant.
Et vous, ne viendrez-vous pas à ce triste monument, vous, dis-je, qu’il
a bien voulu mettre au rang de ses amis? Tous ensemble, en quelque degré
de sa confiance qu’il vous ait reçus, environnez ce tombeau; versez des
larmes avec des prières; et admirant dans un si grand prince une amitié
si commode et un commerce si doux, conservez le souvenir d’un héros dont
la bonté avait égalé le courage. Ainsi puisse-t-il toujours vous être un
cher entretien! ainsi puissiez-vous profiter de ses vertus! et que sa
mort, que vous déplorez, vous serve à la fois de consolation et
d’exemple! Pour moi, s’il m’est permis après tous les autres de venir
rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince, le digne sujet de
nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma
mémoire: votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui
promettait la victoire; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la
mort y efface. Vous aurez dans cette image des traits immortels: je vous
y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu,
lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C’est là que je
vous verrai plus triomphant qu’à Fribourg et à Rocroi; et ravi d’un si
beau triomphe, je dirai en action de grâces ces belles paroles du
bien-aimé disciple: _La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds
le monde entier, c’est notre foi[225]._ Jouissez, prince, de cette
victoire, jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce
sacrifice. Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue.
Vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des
autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la
mienne sainte: heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que
je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois
nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe, et d’une
ardeur qui s’éteint!
[225] Joan. V, 4.
APPENDICE
Nous donnons ci-après quelques extraits des sermonnaires, qui, après
Bossuet, ont mérité d’être mis au nombre de nos meilleurs prédicateurs.
BOURDALOUE.--Louis Bourdaloue, de la Société de Jésus, né à Bourges, en
1632, mort en 1704, débuta dans les chaires de Paris en 1669 et succéda
à Bossuet, comme prédicateur de la cour en 1670. Le succès de sa
puissante dialectique, si nous en croyons les témoignages contemporains,
éclipsa un instant la gloire de Bossuet. «La Bourdaloue, écrivait Madame
de Sévigné, frappe comme un sourd, disant des vérités à bride abattue.
Sauve qui peut, il va toujours droit son chemin.» Outre ses
quatre-vingt-cinq _Sermons_, il composa plusieurs _Panégyriques_ et deux
_Oraisons funèbres_ dont celle du prince de Condé. Bourdaloue est,
incontestablement, notre deuxième orateur sacré.
FLÉCHIER.--Esprit Fléchier, né à Pernes (Comtat d’Avignon) en 1632,
évêque de Nîmes, mort en 1710, passa, de son vivant, pour un maître de
l’oraison funèbre. Les plus célèbres, celles de Madame de Montausier
(1672) et de Turenne (1676), sont de bons morceaux de rhétorique.
MASSILLON.--Jean-Baptiste Massillon, de l’Oratoire, né à Hyères en 1663,
mort en 1742, prêcha à la cour avec le plus grand succès. Il prononça
l’Oraison funèbre de Louis XIV. Son _Petit Carême_ (dix _sermons_)
demeure célèbre.
LACORDAIRE, Henri-Dominique (1802-1861).
BOURDALOUE
LE VRAI REPENTIR
«Supprimez toutes les paroles inutiles et convertissez-vous solidement.»
Ainsi parlaient les prophètes, exhortant à la pénitence le peuple de
Dieu; et c’est, pécheur à qui je parle, le ministère dont je m’acquitte
aujourd’hui... Entrons dans le détail: il n’y aura rien qui ne convienne
à la chaire.
Vous êtes un homme du monde, un homme distingué par votre naissance,
mais dont les affaires (ce qui n’est aujourd’hui que trop commun) sont
dans la confusion et dans le désordre. Que ce soit par un malheur ou par
votre faute, ce n’est pas là maintenant de quoi il s’agit. Or, dans cet
état, ce qui vous porte à mille péchés, c’est une dépense qui excède vos
forces et que vous ne soutenez que parce que vous ne voulez pas vous
régler, et par une fausse gloire que vous vous faites de ne pas déchoir.
Car de là les injustices, de là les duretés criantes envers de pauvres
créanciers que vous désolez; envers de pauvres marchands aux dépens de
qui vous vivez; envers de pauvres artisans que vous faites languir;
envers de pauvres domestiques dont vous retenez le salaire. De là ces
frivoles et trompeuses promesses de vous acquitter; ces abus de votre
crédit, et ces chicanes infinies pour éloigner un payement ou pour
l’éluder. De là ces dettes éternelles qui, en ruinant les autres, vous
damnent vous-même. Retranchez cette dépense; et, si vous voulez que je
sois bien persuadé de la vérité de votre contrition, ayant peu,
passez-vous de peu. Ne vous mesurez pas par ce que vous êtes, mais par
ce que vous pouvez. Otez-moi ce luxe d’habits, cette superfluité de
train, cette vanité d’équipage, cette curiosité de meubles. Réduit à la
disette et à une triste indigence, supportez-la, mais supportez-la en
chrétien; et, puisqu’il le faut, faites-vous-en un mérite et une vertu.
Sans cela, en vain pleurez-vous votre péché; en vain formez-vous mille
repentirs, ou plutôt en vain les témoignez-vous: ces repentirs ce sont
des paroles, et Dieu vous demande des effets.
Vous aimez le jeu, et ce qui perd votre conscience, c’est ce jeu-là
même, un jeu sans mesure et sans règle; un jeu qui n’est plus pour vous
un divertissement, mais une occupation, mais une profession, mais un
trafic, mais une attache et une passion, mais, si j’ose ainsi parler,
une rage et une fureur; un jeu dont on peut bien dire, à la lettre, que
c’est un abîme qui attire un autre abîme ou même cent autres abîmes. Car
de là viennent ces innombrables péchés qui en sont les suites; de là
l’oubli de vos devoirs; de là le dérèglement de votre maison; de là le
pernicieux exemple que vous donnez à vos enfants, de là la dissipation
de vos revenus; de là ces tricheries indignes et, s’il m’est permis
d’user d’un terme plus fort, ces friponneries que cause l’avidité du
gain; de là ces emportements, ces jurements, ces désespoirs dans la
perte; de là cette disposition à tout, et peut-être au crime pour
trouver de quoi fournir au jeu. Retranchez ce jeu; et, parce qu’il est
bien plus aisé de le quitter absolument que de le modérer, quittez-le:
faites-en une déclaration publique; donnez à Dieu une preuve de la
sincérité de votre contrition, en coupant la racine du mal; et, pour
vous assurer vous-même que vous ne voulez plus pécher, imposez-vous la
loi de ne plus jouer. Sans cela, vous aurez beau dire comme le publicain
de l’Évangile: «Seigneur, soyez-moi propice; je reconnais mon péché»;
votre voix est la voix de Jacob, mais vos mains sont les mains d’Esaü.
Enfin examinez-vous devant Dieu, et, juge équitable de vous-même, défait
de toute prévention, voyez ce qui sert de sujet au péché; mais voyez-le
préparé et résolu à n’en excepter rien, à n’en retenir rien dans le
sacrifice que vous en devez faire. Voilà par où vous connaîtrez si vous
êtes pénitent.
(_Sermon sur la pénitence._)
[Illustration: BOURDALOUE. Portrait d’après Jouvenet.]
L’HYPOCRISIE
Comme la fausse piété et la vraie ont je ne sais combien d’actions qui
leur sont communes; comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque
tout semblables, il est non seulement aisé, mais d’une suite presque
nécessaire, que la même raillerie qui attaque l’une intéresse l’autre,
et que les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là, à moins
qu’on n’y apporte toutes les précautions d’une charité prudente, exacte
et bien intentionnée, ce que le libertinage n’est en position de faire.
Et voilà, chrétiens, ce qui est arrivé, lorsque des esprits profanes, et
bien éloignés de vouloir entrer dans les intérêts de Dieu, ont entrepris
de censurer l’hypocrisie, non point pour en réformer l’abus, ce qui
n’est point de leur ressort, mais pour faire une espèce de diversion
dont le libertinage pût profiter, en concevant et faisant concevoir
d’injustes soupçons de la vraie piété par de malignes représentations de
la fausse. Voilà ce qu’ils ont prétendu, exposant sur le théâtre et à la
risée publique un hypocrite imaginaire, ou même, si vous voulez, un
hypocrite réel, et tournant dans sa personne les choses les plus saintes
en ridicule, la crainte des jugements de Dieu, l’horreur du péché, les
pratiques les plus louables en elles-mêmes et les plus chrétiennes.
Voilà ce qu’ils ont affecté, mettant dans la bouche de cet hypocrite des
maximes de religion faiblement soutenues, au même temps qu’ils les
supposaient fortement attaquées; lui faisant blâmer les scandales du
siècle d’une manière extravagante; le représentant consciencieux jusqu’à
la délicatesse et au scrupule sur des points moins importants, où
toutefois il le faut être, pendant qu’il se portait d’ailleurs aux
crimes les plus énormes; le montrant sous un visage de pénitent qui ne
servait qu’à couvrir ses infamies; lui donnant, selon leur caprice, un
caractère de piété la plus austère, ce semble, et la plus exemplaire,
mais dans le fond, la plus mercenaire et la plus lâche.
Damnables inventions pour humilier les gens de bien, pour les rendre
tous suspects, pour leur ôter la liberté de se déclarer en faveur de la
vertu!...
(_Sermon sur l’Hypocrisie._)
LA PAIX CHRÉTIENNE
C’est un abus, Chrétiens, dont il est important que nous nous
détrompions, de se figurer que notre foi soit une foi ignorante, qu’elle
soit une foi imprudente, qu’elle soit même une foi aveugle en toutes
matières, comme les Manichéens voulaient le persuader à saint Augustin,
pour le détourner du parti catholique. Non, cette foi surnaturelle dans
son objet, dans son motif et dans son principe, n’est point une foi
ignorante, puisque, avant de croire, il nous est permis de nous éclairer
si la chose est révélée de Dieu ou si elle ne l’est pas. Et en cela je
puis dire, sans parler témérairement, que la foi qui me fait chrétien,
tout obéissante qu’elle est, ne laisse pas d’être raisonnable, et qu’en
sacrifiant même ma raison elle se réserve toujours le pouvoir de
raisonner. J’avoue qu’elle ne peut plus raisonner quand elle connaît une
fois que c’est Dieu qui parle, parce que Dieu ne prétend pas nous rendre
compte de ce qu’il a fait, ni de ce qu’il a dit; mais il ne veut pas
aussi que nous lui donnions créance sans raison et sans discernement,
puisqu’il nous défend au contraire de croire à tout esprit, et qu’un des
écueils qu’il veut que nous évitions le plus, est de nous exposer
indiscrètement à prendre la parole d’un homme pour la sienne. Voilà
pourquoi il nous permet, ou, pour mieux dire, il nous commande de
raisonner, n’estimant pas, dit saint Jérôme, qu’il soit indigne de sa
grandeur d’en passer par une telle épreuve, _Probate spiritus si ex Deo
sint_; et de se soumettre en un sens à notre raison, avant que d’obliger
notre raison à se soumettre à lui. Et c’est ce que le prince des apôtres
a si bien exprimé dans ces deux mystérieuses paroles, lorsqu’il nous
exhorte à devenir par la foi comme des enfants, mais comme des enfants
raisonnables. Il semble, dit saint Augustin, qu’il y ait en cela de la
contradiction; car si nous sommes des enfants, comment pouvons-nous être
raisonnables, et si nous sommes raisonnables, comment pouvons-nous être
des enfants? Mais ce qui est impossible dans l’ordre de la nature, est
le devoir le plus naturel et le plus intelligible dans l’ordre de la
grâce. Car c’est-à-dire que par la foi nous devons être comme des
enfants, pour ne plus raisonner avec Dieu, quand il lui a plu de
s’expliquer et de se déclarer à nous; mais que nous devons être
raisonnables pour discerner si ce que l’on nous propose est de Dieu ou
de quelqu’un autorisé de Dieu: en un mot que nous devons être
raisonnables avant la foi, et non pas dans l’exercice actuel de la foi;
raisonnables pour les préliminaires de la religion et non pas pour
l’acte essentiel de la religion; raisonnables pour apprendre à croire,
et non pas pour croire en effet. Or ce tempérament et ce mélange de
raison et de foi, de raison et de religion, de raison et d’obéissance,
c’est en quoi consiste le repos d’un esprit judicieux et bien sensé.
Ce n’est pas assez: notre foi n’est pas imprudente, puisqu’elle est
fondée sur des motifs qui ont convaincu les premiers hommes du monde,
qui ont persuadé les esprits les plus délicats, qui ont converti les
plus libertins et les plus impies, et qui ont fait dire à saint Augustin
qu’il n’y avait qu’une folie extrême qui pût résister à l’Évangile. Ne
serait-il pas bien étonnant que ce qui a paru folie à ce docteur de
l’Église nous parût sagesse, et qu’on appelât imprudence ce qu’il a
regardé comme la souveraine raison. Enfin notre foi n’est point une foi
aveugle en toute matière, puisque à l’obscurité des mystères qu’elle
nous révèle, elle joint une espèce d’évidence, et c’est l’évidence de la
révélation de Dieu. Concevez, s’il vous plaît, ma pensée. Je dis une
espèce d’évidence, parce qu’après les motifs qui m’engagent à croire,
par exemple, l’incarnation ou la résurrection de Jésus-Christ, quoique
le mystère d’un Dieu fait homme, le mystère d’un Homme-Dieu ressuscité,
me soit obscur en lui-même, la révélation de ce mystère ne me l’est pas.
En effet, si, pour confirmer la vérité de ce mystère, Dieu, au moment
que je parle, faisait un miracle à mes yeux, il me serait évident que ce
mystère m’est révélé de Dieu et cette évidence ne répugnerait ni à sa
qualité ni au mérite de ma foi.
Or j’ai des motifs plus forts et plus pressants pour m’en convaincre que
si j’avais vu ce miracle, et je puis dire, aussi bien que le plus saint
de nos rois, qu’il ne me faut point de miracle, parce que la voix de
l’Église, celle des prophètes, et tant d’autres témoignages ont quelque
chose de plus authentique pour moi. Pourquoi donc ne conclurais-je pas
que j’ai comme une évidence de la révélation divine au milieu des
ténèbres de la foi? Or, cela, joint à tout le reste, achève de calmer
mon esprit.
Au contraire, si je sors des voies de la foi, de ces voies simples et
droites, je tombe dans un labyrinthe où je ne fais que tourner, que me
fatiguer, sans trouver jamais d’issue. Il faut pour y renoncer, à cette
foi, que je me porte aux plus dures extrémités: à ne plus reconnaître de
sauveur Homme-Dieu, à démentir tous les prophètes qui l’ont promis, à
m’inscrire en faux contre toutes les Écritures, à traiter tous les
évangélistes d’imposteurs, à combattre tous les miracles de
Jésus-Christ, à contredire tous les historiens sacrés et profanes. Or,
pour en venir là et pour y demeurer, quels combats n’y a-t-il pas à
soutenir, et de quels flots de pensées un esprit ne doit-il pas être
agité?
(_Sermon sur la paix chrétienne._)
DE LA MÉDISANCE
D’où vient qu’aujourd’hui la médisance s’est rendue si agréable dans les
entretiens et dans les conversations du monde? Pourquoi emploie-t-elle
tant d’artifices et cherche-t-elle tant de tours? Ces manières de
s’insinuer, cet air enjoué qu’elle prend, ces bons mots qu’elle étudie,
ces termes dont elle s’enveloppe, ces équivoques dont elle s’applaudit,
ces louanges suivies de certaines restrictions et de certaines réserves,
ces réflexions pleines d’une compassion cruelle, ces œillades qui
parlent sans parler, et qui disent bien plus que les paroles mêmes:
pourquoi tout cela? le Prophète nous l’apprend: _Os tuum abundavit
malitia, et lingua tua concinnabat dolos._ Votre bouche était remplie de
malice, mais votre langue savait parfaitement l’art de déguiser cette
malice et de l’embellir; car quand vous aviez des médisances à faire,
c’était avec tant d’agrément, que l’on se sentait même charmé de les
entendre: _Et lingua tua concinnabat dolos._ Quoique ce fussent
communément des mensonges, ces mensonges, à force d’être parés et ornés,
ne laissaient pas de plaire et, par une funeste conséquence, de produire
leurs pernicieux effets: _Et lingua tua concinnabat dolos._ Or, en
quelle vue le médisant agit-il ainsi? Ah! mes frères, répond saint
Chrysostome, parce qu’autrement la médisance n’aurait pas le front de se
montrer ni de paraître. Étant d’elle-même aussi lâche qu’elle est, on
n’aurait pour elle que du mépris, si elle se faisait voir dans son
naturel; et voilà pourquoi elle se farde aux yeux des hommes, mais d’une
manière qui la rend encore plus méprisable et plus criminelle aux yeux
de Dieu.
Allons encore plus loin: ce qui met le comble à la lâcheté de ce vice,
c’est que, non content de vouloir plaire et de s’ériger en censeur
agréable, il veut même passer pour honnête, pour charitable, pour bien
intentionné; car voilà l’un des abus les plus ordinaires. Permettez-moi
de vous le faire observer, et d’entrer avec vous dans le détail de vos
mœurs, puisqu’il est vrai de ce péché ce que saint Augustin disait des
hérésies, qu’on ne les combat jamais mieux qu’en les faisant connaître.
Voilà, dis-je, l’un des abus de notre siècle. On a trouvé moyen de
consacrer la médisance, de la changer en vertu, et même dans une des
plus saintes vertus, qui est le zèle de la gloire de Dieu: c’est-à-dire
qu’on a trouvé le moyen de déchirer et de noircir le prochain non plus
par haine ni par emportement de colère, mais par maxime de piété et pour
l’intérêt de Dieu. Il faut humilier ces gens-là, dit-on, et il est du
bien de l’Église de flétrir leur réputation et de diminuer leur crédit.
Cela s’établit comme un principe: là-dessus on se fait une conscience,
et il n’y a rien qu’on ne se croie permis par un si haut motif. On
invente, on exagère, on empoisonne les choses, on ne les rapporte qu’à
demi; on fait valoir ses préjugés comme des vérités incontestables, on
débite cent faussetés, on confond le général avec le particulier; ce
qu’un a mal dit, on le fait dire à tous; et ce que plusieurs ont bien
dit, on ne le fait dire à personne[226]: et tout cela encore une fois,
pour la gloire de Dieu. Car cette direction d’intention rectifie tout
cela. Elle ne suffirait pas pour rectifier une équivoque; mais elle est
plus que suffisante pour rectifier une calomnie, quand on est persuadé
qu’il y va du service de Dieu.
[226] Allusion aux _Provinciales_ de Pascal.
(_Sermon sur la médisance._)
LA PASSION DU JEU
Quel spectacle de voir un cercle de gens occupés d’un jeu qui les
possède et qui seul est le sujet de toutes les réflexions de leur esprit
et de tous les désirs de leur cœur! Quels regards fixes et immobiles!
quelle attention! Il ne faut pas un moment les troubler, pas une fois
les interrompre, surtout si l’envie du gain s’y mêle. Or, elle y entre
presque toujours. De quels mouvements divers l’âme est-elle agitée,
selon les caprices du hasard! De là, les dépits secrets et les
mélancolies; de là, les aigreurs et les chagrins, les désolations et les
désespoirs, les colères et les transports, les blasphèmes et les
imprécations. Je n’ignore pas ce que la politesse du siècle nous a
là-dessus appris: que, sous un froid affecté et sous un air de
dégagement et de liberté prétendue, elle nous enseigne à cacher tous les
sentiments et à les déguiser; qu’en cela consiste un des premiers
mérites du jeu, et que c’est ce qui en fait la plus belle réputation.
Mais, si ce visage est serein, l’orage est-il moins violent dans le
cœur? et n’est-ce pas alors une double peine que de la ressentir tout
entière au dedans, et d’être obligé, par je ne sais quel honneur, de la
dissimuler au dehors? Voilà ce que le monde appelle divertissement, mais
ce que j’appelle, moi, passion, et une des plus tyranniques et des plus
criminelles passions. Et de bonne foi, mes chers auditeurs, pouvez-vous
vous persuader que Dieu l’ait ainsi entendu, quand il vous a permis
certaines distractions et certains délassements? Lui qui est la raison
même, peut-il approuver un jeu qui blesse toute la raison? et lui, qui
est la règle par essence, peut-il vous permettre un jeu où tout est
déréglé? Il vaut mieux jouer, dites-vous, que de parler du prochain, que
de former des intrigues, que d’abandonner son esprit à des idées
dangereuses. Beau prétexte, à quoi je réponds qu’il ne faut ni parler du
prochain, ni former des intrigues, ni donner entrée dans votre esprit à
des idées dangereuses, ni jouer sans mesure et à l’excès, comme vous
faites. Quand votre vie serait exempte de tous les autres désordres, ce
serait toujours assez de celui-ci pour vous condamner.
(_Sermon sur les Divertissements du monde._)
RICHES ET PAUVRES
Combien de pauvres sont oubliés! combien demeurent sans secours et sans
assistance! Oubli d’autant plus déplorable que, de la part des riches,
il est volontaire, et par conséquent criminel. Je m’explique: combien de
malheureux réduits aux dernières rigueurs de la pauvreté et que l’on ne
soulage pas, parce qu’on ne les connaît pas, et qu’on ne veut pas les
connaître! Si l’on savait l’extrémité de leurs besoins, on aurait pour
eux, malgré soi, sinon de la charité, au moins de l’humanité. A la vue
de leur misère, on rougirait de ses excès, on aurait honte de ses
délicatesses, on se reprocherait ses folles dépenses, et l’on s’en
ferait avec raison des crimes. Mais parce qu’on ignore ce qu’ils
souffrent, parce qu’on ne veut pas s’en instruire, parce qu’on craint
d’en entendre parler, parce qu’on les éloigne de sa présence, on croit
en être quitte en les oubliant; et, quelque extrêmes que soient leurs
maux, on y devient insensible.
Combien de véritables pauvres, que l’on rebute comme s’ils ne l’étaient
pas, sans qu’on se donne et qu’on veuille se donner la peine de
discerner s’ils le sont en effet! Combien de pauvres dont les
gémissements sont trop faibles pour venir jusqu’à nous, et dont on ne
veut pas s’approcher pour se mettre en devoir de les écouter! Combien de
pauvres abandonnés! Combien de désolés dans les prisons! Combien de
languissants dans les hôpitaux! Combien de honteux dans les familles
particulières! Parmi ceux qu’on connaît pour pauvres, et dont on ne peut
ni ignorer ni même oublier le douloureux état, combien sont négligés!
combien sont durement traités, combien manquent de tout, pendant que le
riche est dans l’abondance, dans le luxe, dans les délices! S’il n’y
avait point de jugement dernier, voilà ce que l’on pourrait appeler le
scandale de la Providence, la patience des pauvres outragée par la
dureté et par l’insensibilité des riches.
(_Sermon pour le Jugement dernier._)
FLÉCHIER
JULIE D’ANGENNES
Il y a une noblesse d’esprit plus glorieuse que celle du sang, qui
inspire des sentiments généreux et une louable émulation, et qui fait
descendre, par une heureuse suite d’exemples, les vertus des pères dans
les enfants. La sage Julie d’Angennes semblait avoir recueilli cette
succession spirituelle; et cette gloire qui donne ordinairement de
l’orgueil et de la fierté, ne lui donna que des sentiments modestes et
des désirs ardents d’assister ceux qui pouvaient avoir besoin de son
secours.
Que si elle sut régler les mouvements de son cœur, elle ne régla pas
moins les mouvements de son esprit. Qui ne sait qu’elle fut admirée dans
un âge où les autres ne sont pas encore connues; qu’elle eut de la
sagesse en un temps où l’on n’a presque pas encore de la raison; qu’on
lui confia les secrets les plus importants dès qu’elle fut en âge de les
entendre; que son naturel heureux lui tint lieu d’expérience dès ses
plus tendres années, et qu’elle fut capable de donner des conseils en un
temps où les autres sont à peine capables d’en recevoir?...
Vous dirai-je qu’elle pénétrait dès son enfance les défauts les plus
cachés des ouvrages d’esprit et qu’elle en discernait les traits les
plus délicats; que personne ne savait mieux estimer les choses louables,
ni mieux louer ce qu’elle estimait; qu’on gardait ses lettres comme le
vrai modèle des pensées raisonnables et de la pureté de notre langue?
Souvenez-vous de ces cabinets que l’on regarde encore avec tant de
vénération, où l’esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le
nom de l’incomparable Artenice, où se rendaient tant de personnes de
qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse sans
confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans
affectation. Ce fut là que, tout enfant qu’elle était, elle se fit
admirer de ceux qui étaient eux-mêmes l’ornement et l’admiration de leur
siècle.
Il est assez ordinaire aux personnes à qui le ciel a donné de l’esprit
et de la vivacité d’abuser des grâces qu’elles ont reçues. Elles se
piquent de briller dans les conversations, de réduire tout à leur sens
et d’exercer un empire tyrannique sur les opinions. L’affectation, la
hauteur, la présomption corrompent leurs plus beaux sentiments; et
l’esprit qui les retiendrait dans les bornes de la modestie, s’il était
solide, les porte ou à des singularités bizarres, ou à une vanité
ridicule, ou à des indiscrétions dangereuses. A-t-on jamais remarqué la
moindre apparence de ces défauts en celle dont nous faisons aujourd’hui
l’éloge? Y eut-il jamais un esprit plus doux, plus facile, plus
accommodant? Se fit-elle jamais craindre dans les compagnies? Était-elle
éloignée de la cour, on eût dit qu’elle était née pour les provinces.
Sortait-elle des provinces, on voyait bien qu’elle était faite pour la
cour. Elle se servait toujours de ses lumières pour connaître la vérité
des choses et pour entretenir la charité, et croyait que c’était n’avoir
point d’esprit que de ne pas l’employer ou à s’instruire de ses devoirs,
ou à vivre en paix avec le prochain.
(_Oraison funèbre de Mme de Montausier._)
ORAISON FUNÈBRE DE TURENNE
_Fleverunt eum omnis populus Israel planctu magno, et lugebant dies
multos, et dixerunt: Quomodo cecidit potens qui salvum faciebat populum
Israel?_ Tout le peuple le pleura amèrement; et, après avoir pleuré
durant plusieurs jours, ils s’écrièrent: «Comment est mort cet homme
puissant qui sauvait le peuple d’Israël?»
Je ne puis, Messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste
sujet dont je viens vous entretenir qu’en recueillant ces termes nobles
et expressifs dont l’Écriture sainte se sert pour louer la vie et pour
déplorer la mort du sage et vaillant Macchabée. Cet homme, qui portait
la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la terre, qui couvrait
son camp du bouclier et forçait celui des ennemis avec l’épée, qui
donnait à des rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et
réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire
doit être éternelle; cet homme, qui défendait les villes de Juda, qui
domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et d’Esaü, qui revenait chargé
des dépouilles de Samarie, après avoir brûlé sur leurs propres autels
les dieux des nations étrangères: cet homme, que Dieu avait mis autour
d’Israël comme un mur d’airain, où se brisèrent tant de fois les forces
de l’Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté
les plus fiers et les plus habiles généraux des rois de Syrie, venait
tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains
triomphantes les ruines du sanctuaire, et ne voulait d’autre récompense
des services qu’il rendait à sa patrie que l’honneur de l’avoir servie;
ce vaillant homme, poussant enfin avec un courage invincible les ennemis
qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel et
demeura comme enseveli dans son triomphe. Au premier bruit de ce funeste
accident, toutes les villes de Judée furent émues; des ruisseaux de
larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitants. Ils furent quelque
temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce
long et morne silence, d’une voix entrecoupée de sanglots que formaient
dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s’écrièrent:
«Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël?» A
ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs, les voûtes du temple
s’ébranlèrent, le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent
du son de ces lugubres paroles: «Comment est mort cet homme puissant qui
sauvait le peuple d’Israël?»
Chrétiens, qu’une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous
pas en votre mémoire ce que vous avez senti il y a cinq mois? Ne vous
reconnaissez-vous pas dans l’affliction que j’ai décrite? et ne
mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du héros dont parle
l’Écriture celui dont je viens vous parler? La vertu et le malheur de
l’un et l’autre sont semblables; et il ne manque aujourd’hui à ce
dernier qu’un éloge digne de lui. Oh! si l’esprit divin, l’esprit de
force et de vérité, avait enrichi mon discours de ces images vives et
naturelles qui présentent la vertu et qui la persuadent tout ensemble,
de combien de nobles idées remplirais-je vos esprits, et quelle
impression ferait sur vos cœurs le récit de tant d’actions édifiantes et
glorieuses!
Quelle matière fut jamais plus disposée à recevoir tous les ornements
d’une grave et solide éloquence, que la vie et la mort de très haut et
très puissant prince Henri de la Tour-d’Auvergne, vicomte de Turenne,
maréchal général des camps et armées du roi, colonel général de la
cavalerie légère? Où brillent avec plus d’éclat les effets glorieux de
la vertu militaire: conduites d’armées, sièges de places, prises de
villes, passages de rivières, attaques hardies, retraites honorables,
campements bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis
vaincus par la force, dissipés par l’adresse, lassés et consommés par
une sage et noble patience? Où peut-on trouver tant et de si puissants
exemples, que dans les actions d’un homme sage, modeste, libéral,
désintéressé, dévoué au service du prince et de Ia patrie; grand dans
l’adversité par son courage, dans la prospérité par sa modestie, dans
les difficultés par sa prudence, dans les périls par sa valeur, dans la
religion par sa piété? Quel sujet peut inspirer des sentiments plus
justes et plus touchants qu’une mort soudaine et surprenante, qui a
suspendu le cours de nos victoires, et rompu les plus douces espérances
de la paix.
MASSILLON
L’HYPOCRISIE
Le monde est un grand théâtre, où chacun presque joue un personnage
emprunté. Comme nous sommes pleins de passions, et que toutes les
passions ont toujours quelque chose de bas et de méprisable, toute notre
attention est d’en cacher la bassesse, et de nous donner pour ce que
nous ne sommes pas; l’iniquité est toujours trompeuse et dissimulée.
Ainsi toute notre vie n’avait été qu’une suite de déguisements et
d’artifices; vos amis, même les plus sincères et les plus familiers, ne
vous connaissaient qu’à demi; vous échappiez à tout le monde, vous
changiez de caractère, de sentiment, d’inclination, selon les
conjonctures et le caractère de ceux à qui vous vouliez plaire: par là
vous vous étiez fait une réputation d’habileté et de sagesse; et on n’y
verra qu’une âme vile, sans droiture, sans vérité, et dont la plus
grande vertu avait été de cacher son indignité et sa bassesse.
Vous passiez pour ami fidèle, sincère, généreux; on verra que vous étiez
lâche, perfide, intéressé, sans foi, sans honneur, sans probité, sans
conscience, sans caractère. Vous vous étiez donné pour une âme forte et
au-dessus des faiblesses vulgaires; et vous allez exposer les bassesses
les plus humiliantes, et des endroits dont l’âme la plus vile mourrait
de honte. On vous regardait dans le monde comme un homme intègre et
d’une probité à l’épreuve dans l’administration de votre charge; cette
réputation vous avait peut-être attiré de nouveaux honneurs et la
confiance publique; vous abusiez cependant de la crédulité des hommes:
ces dehors pompeux d’équité cachaient une âme inique et rampante. Vous
paraissiez orné de sainteté et de justice; vous vous étiez toujours
revêtu de la ressemblance des justes; on vous croyait l’ami de Dieu et
l’observateur fidèle de sa loi; et cependant votre cœur n’était pas
droit devant le Seigneur; vous couvriez sous le voile de la religion une
conscience souillée et des mystères d’ignominie; vous marchiez sur les
choses saintes pour arriver plus sûrement à vos fins. Ah! vous allez
donc en ce jour de révélation détromper tout l’univers; ceux qui vous
avaient vu sur la terre, surpris de votre nouvelle destinée, chercheront
l’homme de bien dans le réprouvé. L’espérance de l’hypocrite sera alors
confondue; vous aviez joui injustement de l’estime des hommes; vous
serez connu, et Dieu sera vengé.
(_Avent._)
AVERTISSEMENT AUX RICHES
Le Seigneur n’exige pas de vous une partie de vos fonds et de vos
héritages, quoiqu’ils lui appartiennent tout entiers, et qu’il ait le
droit de vous en dépouiller; il vous laisse tranquilles possesseurs de
ces terres, de ces palais, qui vous distinguent dans votre peuple, et
dont la piété de vos ancêtres enrichissait autrefois nos temples; il ne
vous ordonne pas, comme à ce jeune homme de l’Évangile, de renoncer à
tout, de distribuer tout votre bien aux pauvres, et de le suivre: il ne
vous fait pas une loi, comme autrefois aux premiers fidèles, de venir
porter tous vos trésors aux pieds de vos pasteurs; il ne vous frappe pas
d’anathème, comme il frappa Ananie et Saphire, pour avoir osé seulement
retenir une portion d’un bien qu’ils avaient reçu de leurs pères, vous
qui ne devez peut-être qu’aux malheurs publics et à des gains odieux ou
suspects l’accroissement de votre fortune; il consent que vous appeliez
les terres de vos noms, comme dit le prophète, et que vous transmettiez
à vos enfants les possessions qui vous sont venues de vos ancêtres; il
veut seulement que vous en retranchiez une légère portion pour les
infortunés qu’il laisse dans l’indigence; il veut que, tandis que vous
portez sur l’indécence et le faste de vos parures la nourriture d’un
peuple entier de malheureux, vous ayez de quoi couvrir la nudité de ses
serviteurs qui n’ont pas où reposer leur tête; il veut que de ces tables
voluptueuses, où vos grands biens peuvent à peine suffire à votre
sensualité et aux profusions d’une délicatesse insensée, vous laissiez
tomber quelques miettes pour soulager des Lazares pressés de la faim et
de la misère; il veut que, tandis qu’on verra sur les murs de vos palais
des peintures d’un prix bizarre et excessif, votre revenu puisse suffire
pour honorer les images vivantes de notre Dieu; il veut enfin que,
pendant que vous n’épargnerez rien pour satisfaire la fureur d’un jeu
outré et que tout ira fondre dans ce gouffre, vous ne veniez pas
supputer votre dépense, mesurer vos forces, nous alléguer la médiocrité
de votre fortune et l’embarras de vos affaires, quand il s’agira de
consoler l’affliction d’un chrétien. Il le veut, et n’a-t-il pas raison
de le vouloir? Quoi! vous seriez riches pour le mal, et pauvres pour le
bien! Vos revenus suffiraient pour vous perdre, et ils ne suffiraient
pas pour vous sauver et pour acheter le ciel! Et parce que vous outrez
l’amour de vous-mêmes, il vous serait permis d’être barbares envers vos
frères!
Et certes, dites-moi: tandis que les villes et les campagnes sont
frappées de calamités, que des hommes créés à l’image de Dieu et
rachetés de tout son sang broutent l’herbe comme des animaux, et, dans
leur nécessité extrême, vont chercher à travers les champs une
nourriture que la terre n’a pas faite pour l’homme et qui devient pour
eux une nourriture de mort, auriez-vous la force d’y être le seul
heureux? Tandis que la face de tout un royaume est changée, et que tout
retentit de cris et de gémissements autour de votre demeure superbe,
pourriez-vous conserver au dedans le même air de joie, de pompe, de
sérénité, d’opulence? Et où serait l’humanité, la raison, la religion?
Dans une république païenne, on vous regarderait comme un mauvais
citoyen; dans une société de sages et de mondains, comme une âme vile,
sordide, sans noblesse, sans générosité, sans élévation; et dans
l’Église de Jésus-Christ, sur quel pied voulez-vous qu’on vous regarde?
Eh! comme un monstre indigne du nom de chrétien que vous portez, de la
foi dont vous vous glorifiez, des sacrements dont vous vous approchez,
de l’entrée même de nos temples où vous venez, puisque ce sont là les
symboles sacrés de l’union qui doit être parmi les fidèles.
(_Sermon de l’Aumône._)
AUX GRANDS DU MONDE
Mes frères, ce n’est pas le hasard qui vous a fait naître grands et
puissants. Dieu, dès le commencement des siècles, vous avait destinés à
cette gloire temporelle, marqués du sceau de sa grandeur, et séparés de
la foule par l’éclat des titres et des distinctions humaines. Que lui
aviez-vous fait, pour être ainsi préférés au reste des hommes, et à tant
d’infortunés surtout qui ne se nourrissent que d’un pain de larmes et
d’amertume? Ne sont-ils pas, comme vous, l’ouvrage de ses mains et
rachetés du même prix? N’êtes-vous pas sortis de la même boue?
N’êtes-vous pas peut-être chargés de plus de crimes? Le sang dont vous
êtes issus, quoique plus illustre aux yeux des hommes, ne coule-t-il pas
de la même source empoisonnée qui a infecté tout le genre humain? Vous
avez reçu de la nature un nom plus glorieux; mais en avez-vous reçu une
âme d’une autre espèce et destinée à un autre royaume éternel que celle
des hommes les plus vulgaires? Qu’avez-vous au-dessus d’eux devant celui
qui ne connaît de titres et de distinctions dans ses créatures que les
dons de sa grâce? Cependant Dieu, leur père comme le vôtre, les livre au
travail, à la peine, à la misère et à l’affliction; et il ne réserve
pour vous que la joie, le repos, l’éclat et l’opulence: ils naissent
pour souffrir, pour porter le poids du jour et de la chaleur, pour
fournir de leurs peines et de leurs sueurs à vos plaisirs et à vos
profusions; pour traîner, si j’ose parler ainsi, comme de vils animaux,
le char de votre grandeur et de votre indolence. Cette distance énorme
que Dieu laisse entre eux et vous a-t-elle jamais été seulement l’objet
de vos réflexions, loin de l’être de votre reconnaissance? Vous vous
êtes trouvés, en naissant, en possession de tous ces avantages; et, sans
remonter au souverain dispensateur des choses humaines, vous avez cru
qu’ils vous étaient dus parce que vous en aviez toujours joui. Hélas!
vous exigez de vos créatures une reconnaissance si vive, si marquée, si
soutenue, un assujettissement si déclaré de ceux qui vous sont
redevables de quelques faveurs; ils ne sauraient sans crime oublier un
instant ce qu’ils vous doivent; vos bienfaits vous donnent sur eux un
droit qui vous les assujettit pour toujours: mesurez là-dessus ce que
vous devez au Seigneur, le bienfaiteur de vos pères et de toute votre
race. Quoi! vos faveurs vous font des esclaves, et les bienfaits de Dieu
ne lui feraient que des ingrats et des rebelles!
Ainsi, mes frères, plus vous avez reçu de lui, plus il attend de vous.
Mais hélas! cette loi de reconnaissance que tout ce qui vous environne
vous annonce, et qui devrait être, pour ainsi dire, écrite sur les
portes et sur les murs de vos palais, sur vos terres et sur vos titres,
sur l’éclat de vos dignités et de vos vêtements, n’est point même écrite
dans votre cœur! Dieu reprendra ses propres dons, mes frères, puisque,
loin de lui en rendre la gloire qui lui est due, vous les tournez contre
lui-même: ils ne passeront point à votre postérité; il transportera
cette gloire à une race plus fidèle. Vos descendants expieront peut-être
dans la peine et dans la calamité le crime de votre ingratitude; et les
débris de votre élévation seront comme un mouvement éternel où le doigt
de Dieu écrira jusqu’à la fin l’usage injuste que vous en avez fait.
(_Petit Carême._)
DEVOIRS DU ROI
Un prince n’est pas né pour lui seul; il se doit à ses sujets. Les
peuples, en l’élevant, lui ont confié la puissance et l’autorité, et se
sont réservé, en échange, ses soins, son temps, sa vigilance. Ce n’est
pas une idole qu’ils ont voulu se faire pour l’adorer, c’est un
surveillant qu’ils ont mis à leur tête pour les protéger et pour les
défendre; ce ne sont pas de ces divinités inutiles qui ont des yeux et
ne voient point, une langue et ne parlent point, des mains et n’agissent
point; ce sont de ces dieux qui les précèdent, comme parle l’Écriture,
pour les conduire et les défendre. Ce sont les peuples qui, par l’ordre
de Dieu, les ont faits tout ce qu’ils sont: c’est à eux à n’être ce
qu’ils sont que pour les peuples.
Oui, sire, c’est le choix de la nation qui mit d’abord le sceptre entre
les mains de vos ancêtres; c’est elle qui les éleva sur le bouclier
militaire et les proclama souverains. Le royaume devint ensuite
l’héritage de leurs successeurs; mais ils le durent originairement au
consentement libre des sujets. Leur naissance seule les mit ensuite en
possession du trône; mais ce furent les suffrages publics qui
attachèrent d’abord ce droit et cette prérogative à leur naissance. En
un mot, comme la première source de leur autorité vient de nous, les
rois n’en doivent faire usage que pour nous. Les flatteurs, sire, vous
rediront sans cesse que vous êtes le maître, et que vous n’êtes
comptable à personne de vos actions. Il est vrai que personne n’est en
droit de vous en demander compte; mais vous le devez à vous-même, et, si
j’ose le dire, vous le devez à la France qui vous attend et à toute
l’Europe qui vous regarde. Vous êtes le maître de vos sujets; mais vous
n’en aurez que le titre, si vous n’en avez pas les vertus: tout vous est
permis; mais cette licence est l’écueil de l’autorité, loin d’en être le
privilège: vous pouvez négliger les soins de la royauté; mais, comme ces
rois fainéants si déshonorés dans nos histoires, vous n’aurez plus qu’un
vain nom de roi, dès que vous n’en remplissez pas les fonctions
augustes.
Ce n’est donc pas le souverain, c’est la loi, sire, qui doit régner sur
les peuples: vous n’en êtes que le ministre et le premier dépositaire:
c’est elle qui doit régler l’usage de l’autorité, et c’est par elle que
l’autorité n’est plus un joug pour les sujets, mais une règle qui les
conduit, un secours qui les protège, une vigilance paternelle qui ne
s’assure leur soumission que parce qu’elle s’assure leur tendresse. Les
hommes croient être libres quand ils ne sont gouvernés que par les lois;
leur soumission fait alors tout leur bonheur, parce qu’elle fait toute
leur tranquillité et toute leur confiance. Les passions, les volontés
injustes, les désirs excessifs et ambitieux que les princes mêlent à
l’autorité, loin de l’étendre, l’affaiblissent; ils deviennent moins
puissants dès qu’ils veulent l’être plus que les lois; ils perdent en
croyant gagner: tout ce qui rend l’autorité injuste et odieuse l’énerve
et la diminue.
(_Petit Carême._)
LES MISÈRES DE L’AMBITION
L’ambitieux ne jouit de rien: ni de sa gloire, il la trouve obscure: ni
de ses places, il veut monter plus haut; ni de sa prospérité, il sèche
et dépérit au milieu de son abondance; ni des hommages qu’on lui rend,
ils sont empoisonnés par ceux qu’il est obligé de rendre lui-même; ni de
sa faveur, elle devient amère dès qu’il faut la partager avec ses
concurrents; ni de son repos, il est malheureux à mesure qu’il est
obligé d’être plus tranquille: c’est un Aman[227], l’objet souvent des
désirs et de l’envie publique, et qu’un seul honneur refusé à son
excessive autorité rend insupportable à lui-même.
[227] _Aman_: favori d’Assuérus, roi de Perse.
L’ambition le rend donc malheureux; mais de plus elle l’avilit et le
dégrade. Que de bassesses pour parvenir! Il faut paraître non pas tel
qu’on est, mais tel qu’on nous souhaite. Bassesse d’adulation, on
encense et on adore l’idole qu’on méprise; bassesse de lâcheté, il faut
savoir essuyer des dégoûts, dévorer des rebuts et les recevoir presque
comme des grâces; bassesse de dissimulation, point de sentiments à soi
et ne penser que d’après les autres; bassesse de dérèglement, devenir
les complices et peut-être les ministres des passions de ceux de qui
nous dépendons et entrer en part de leurs désordres pour participer plus
sûrement à leurs grâces; enfin, bassesse même d’hypocrisie, emprunter
quelquefois les apparences de la piété, jouer l’homme de bien pour
parvenir, et faire servir à l’ambition la religion même qui la condamne.
Ce n’est point là une peinture imaginée; ce sont les mœurs des cours, et
l’histoire de la plupart de ceux qui y vivent.
LACORDAIRE
NOUS N’AIMONS PAS DIEU
Vous tous, Messieurs, qui n’avez d’autre règle que les principes et les
sentiments de la nature, parce que vous avez rejeté ceux du
christianisme, vous tous sans exception, aimez-vous Dieu? Est-il présent
à votre esprit? Vous élevez-vous vers lui par des actes positifs de
bienveillance, d’actions de grâces, et même de simple souvenir? Non,
évidemment non, et moi tout comme vous, lorsque je n’avais en moi que la
nature humaine, je vous le confesse, je n’aimais pas Dieu, je n’y
pensais même pas. J’allais à mes joies et à mes affaires de jeune homme,
laissant Dieu à ses affaires et à ses joies. Tel était mon état, tel est
le vôtre, et cependant l’amour nous est si naturel, il est notre si
proche parent, que rien ne nous est plus facile et plus nécessaire que
d’aimer. Demain, vous vous lèverez; il y aura dans l’air une douceur, un
parfum de printemps; les arbres seront mollement émus par le
pressentiment d’une belle journée; vous ouvrirez votre fenêtre, et un
amour jaillira de tous vos sens pour aller au-devant de la nature et s’y
enivrer d’air, de lumière et de chaleur. Près de vous, sur la pierre
extérieure, une fleur vous regardera, une fleur que vous aurez vue
naître dans le froid de l’hiver et que vous aurez exposée aux premiers
rayons d’un plus doux soleil; vous lui rendrez son regard, vous la
rapprocherez de vous, et, tout inanimée qu’elle est et impropre à
l’amour, vous lui ferez de vous à elle et d’elle à vous je ne sais quel
commerce où le cœur ne sera pas étranger. Mais Dieu... Ah! Dieu, moins
que le vent, moins que l’air, moins que la lumière, moins que la petite
fleur, vous n’y pensez pas. Qu’est-ce que Dieu? Vous vieillirez; votre
jeunesse, en s’éloignant de vous, ne vous renverra plus que des
souvenirs, tristes et fragiles images de vous-mêmes, et, les
obscurcissements de l’âge vous gagnant toujours, il ne vous restera
bientôt que des ruines sans amitiés. En ce temps-là, par quelque jour
d’automne, quand la solitude devient plus dure au vieillard à cause des
mélancolies du ciel, vous descendrez pesamment dans la rue, et,
regardant çà et là, vous chercherez s’il n’y a point quelque pauvre
animal abandonné comme vous et qui ait besoin d’un bon maître. Si la
Providence vous l’envoie, vous le recueillerez doucement dans les pans
de votre habit, et, le portant à votre foyer, vous lui ferez sa place
comme à votre dernier ami, le dernier qui boira dans votre tasse et à
qui vous donnerez de votre pain. Et si vous êtes pauvre, souffrant à la
fois de l’âge et du besoin, il se formera entre la bête et vous une
amitié d’autant plus forte et plus sacrée; vous vous retrancherez de
votre vie pour entretenir la sienne, et lui, vous réchauffant de sa
jeunesse et de sa reconnaissance, tiendra votre cœur vivant jusqu’à son
dernier soupir, jusqu’au jour où, tout étant achevé, vos restes s’en
iront accompagnés de deux seules créatures, le prêtre et le chien, le
prêtre pour vous bénir encore une fois au nom de Dieu, le chien pour
vous pleurer au nom de la nature. Conclusion, Messieurs, il nous est
plus aisé d’aimer un chien que d’aimer Dieu, c’est-à-dire que, par une
incompréhensible ingratitude, Dieu nous est plus étranger que quoi que
ce soit au monde.
[Illustration: R.-P. F. DOMINIQUE LACORDAIRE dessiné d’après nature par
H. Flandrin (Bibliothèque Nationale)]
L’ENFANCE DU GÉNÉRAL DROUOT
Le jeune Drouot s’était senti poussé à l’étude des lettres par un très
précoce instinct. Agé de trois ans, il allait frapper à la porte des
Frères des écoles chrétiennes, et, comme on lui en refusait l’entrée
parce qu’il était encore trop jeune, il pleurait beaucoup. On le reçut
enfin. Ses parents, témoins de son application toute volontaire, lui
permirent, avec l’âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais sans
lui rien épargner des devoirs et des gênes de leur maison. Rentré de
l’école ou du collège, il lui fallait porter le pain chez les clients,
se tenir dans la chambre publique avec tous les siens, et subir dans ses
oreilles et son esprit les inconvénients d’une perpétuelle distraction.
Le soir, on éteignait la lumière de bonne heure par économie; et le
pauvre écolier devenait ce qu’il pouvait, heureux lorsque la lune
favorisait par un éclat plus vif la prolongation de sa veillée. On le
voyait profiter ardemment de ces rares occasions. Dès les deux heures du
matin, quelquefois plus tôt, il était debout; c’était le temps où le
travail domestique recommençait à la lueur d’une seule et mauvaise
lampe. Il reprenait aussi le sien; mais la lampe infidèle, éteinte avant
le jour, ne tardait pas à lui manquer de nouveau; alors il s’approchait
du four ouvert et enflammé, et continuait à ce rude soleil la lecture de
Tite-Live ou de César.
Telle était cette enfance dont la mémoire poursuivait le général Drouot
jusque dans les splendeurs des Tuileries.
... La France avait besoin de soldats pour défendre son indépendance
contre les conjurations de l’étranger. Sans alliés au dehors,
bouleversée au dedans par la ruine subite de toutes ses traditions
sociales, privée de la plus grande partie de son ancienne noblesse
militaire, elle avait besoin de trouver dans les générations plébéiennes
le talent, le courage, la confiance et l’héroïque fortune qui pouvaient
seuls la sauver. Elle les trouva; elle les trouva, non pas une fois et
dans une heure d’exaltation, mais pendant vingt-cinq ans. Soit qu’elle
prévînt ou qu’elle attendît les desseins de l’Europe, jamais, durant un
quart de siècle, elle ne fut au-dessous de la tâche d’un peuple qui se
défend contre tous. Il fallut que la nature s’armât contre elle en
moissonnant d’un seul coup toutes ses vieilles bandes, et encore
n’eût-elle pas succombé, si les circonstances intérieures de sa vie lui
eussent laissé la même foi et la même ardeur qu’au commencement de cette
gigantesque lutte. Drouot fut un des hommes que la Providence lui donna
pour en soutenir l’effort; il parut au premier coup de canon, il tira le
dernier.
C’était durant l’été de 1793. Une nombreuse et florissante jeunesse se
pressait à Châlons-sur-Marne dans une des salles de l’école
d’artillerie. Le célèbre La Place y faisait, au nom du gouvernement,
l’examen de cent quatre-vingts candidats au grade d’élève
sous-lieutenant. La porte s’ouvre. On voit entrer une sorte de paysan,
petit de taille, l’air ingénu, de gros souliers aux pieds et un bâton à
la main. Un rire universel accueille le nouveau venu. L’examinateur lui
fait remarquer ce qu’il croit être une méprise, et, sur sa réponse qu’il
vient pour subir l’examen, il lui permet de s’asseoir. On attendait avec
impatience le tour du petit paysan. Il vient enfin. Dès les premières
questions, La Place reconnaît une fermeté d’esprit qui le surprend. Il
pousse l’examen au delà de ses limites naturelles; il va jusqu’à
l’entrée du calcul infinitésimal: les réponses sont toujours claires,
précises, marquées au coin d’une intelligence qui sait et qui sent. La
Place est touché; il embrasse le jeune homme et lui annonce qu’il est le
premier de la promotion. L’école se lève tout entière, et accompagne en
triomphe dans la ville le fils du boulanger de Nancy. Vingt ans après,
La Place disait à l’Empereur: «Un des plus beaux examens que j’aie vu
passer dans ma vie est celui de votre aide de camp, le général
Drouot»...
LA CHARITÉ DU GÉNÉRAL DROUOT
Content de son sort, Drouat n’estimait pas qu’il y en eût de plus
heureux, et il a dit quelquefois, dans les ouvertures qu’il faisait de
son âme, qu’il devait à Dieu la grâce de n’avoir jamais rien envié. Mais
si la pauvreté ne lui avait point appris la haine des riches et des
grands, elle lui avait profondément inculqué l’amour des petits. Il
redescendait vers eux comme vers sa source, et dès que la fortune
commença à lui sourire, il prit la résolution de partager avec les
pauvres les bénéfices de sa vie. C’est là le véritable signe de l’amour:
quiconque ne partage pas, n’aime pas.
Le général Drouot fit son calcul. Il jugea qu’avec une petite maison, un
petit jardin, et deux fois douze cents francs de rente, il serait, quoi
qu’il advînt, au-dessus de tous ses besoins et de tous ses désirs. Il
régla d’après ce point de vue sa dépense et ses économies; il consacra
le surplus à des actes ou à des fondations de charité. Toutes les
dotations et gratifications qu’il reçut sous l’Empire passèrent à de
bonnes œuvres, et il leur affecta constamment son traitement de la
Légion d’honneur. Rentré dans la vie privée, son revenu annuel, composé
de ses économies, de sa pension de retraite, de son indemnité comme
donataire de l’Empire et de son traitement de la Légion d’honneur, finit
par s’élever à environ douze mille francs. Il ne s’en réservait pour
lui, infirme et aveugle, que deux mille quatre cents: c’était la somme
qui lui avait paru, dès sa jeunesse, pouvoir suffire à toutes les
nécessités de son existence et de sa position. Napoléon lui avait laissé
deux cent mille francs par son testament; il n’en reçut que soixante
mille, par suite de la réduction des legs, et il les employa au
soulagement d’anciens militaires dénués de secours. «Je suis heureux,
écrivait-il, mille fois heureux d’avoir pu reconnaître les bienfaits de
l’empereur en les répandant sur les soldats qui ont supporté les
fatigues de nos longues guerres sans en recevoir la récompense, et
surtout sur les braves vétérans de la garde qui ont suivi mon
bienfaiteur à l’île d’Elbe, et qui lui ont donné tant de preuves de leur
amour et de leur dévouement.»
La bonté de son cœur s’exerçait à l’égard des siens et des infortunes
d’autrui. Il aimait tendrement ses frères et ses neveux, et leur en
donna des preuves touchantes jusqu’à la fin de sa vie. Mais cet
attachement naturel ne diminuait point ses entrailles pour les
malheureux. Il les assistait bien souvent au delà de ses forces, et il
écrivait un jour: «Lorsque mes ressources seront entièrement épuisées,
ou bien qu’elles viendront à me manquer, je me présenterai à l’hospice
Saint-Julien pour occuper moi-même un des lits que j’y ai fondés en
faveur des vieux soldats. Si ce moment arrive, il ne sera certainement
pas le moins doux de ma vie.»
Quelques mois avant sa mort, n’ayant plus rien à donner, il se souvint
d’un grand uniforme qu’il conservait comme une sorte de relique de ses
anciens jours. Il en fit découper et vendre les galons. Un de ses neveux
lui en témoigna du regret, disant qu’il aurait eu du plaisir à le
transmettre à ses enfants. «Mon neveu, répondit le général, je vous
l’aurais donné volontiers: mais j’aurais craint que vos enfants, en
voyant l’uniforme de leur oncle, ne fussent tentés d’oublier une chose
qu’ils doivent se rappeler toujours, c’est qu’ils sont les petits-fils
d’un boulanger»...
PERORAISON DE L’ÉLOGE FUNÈBRE DU GÉNÉRAL DROUOT
Sans doute, Messieurs, la nature du général Drouot était une nature
admirablement douée. Mais si droite, si bonne, si grande qu’elle fût de
son fonds, elle n’aurait point atteint le degré de perfection où elle
est parvenue sans un principe supérieur aux pensées et aux affections de
la terre. Lui-même a confessé hautement qu’il devait tout à Dieu, non
pas au Dieu abstrait de la raison, mais au Dieu des chrétiens manifesté
dans toute l’histoire par un commerce positif avec le genre humain. La
vie entière de l’homme est une révélation de ce Dieu bon et puissant qui
n’a pas voulu nous donner d’autre fin que lui-même, et qui nous attire
incessamment au propre centre de sa lumière et de sa félicité. Nous
n’entendons pas tous du premier coup cette voix supérieure qui parle à
notre conscience et l’appelle par tous les événements dont nous sommes
les témoins et les acteurs. Longtemps nous lui résistons; longtemps nous
prenons l’ombre des choses pour leur corps, et l’éternelle réalité pour
une chimère. Quelquefois la mort seule déchire le bandeau qui couvre nos
yeux, et nous fait apparaître, au dernier moment de notre liberté, les
rivages que nous avons fuis. Le général Drouot avait été plus heureux.
Quoique enfant d’un siècle léger, et avant d’avoir vu la grande
révolution qui en illumina la fin, il avait sucé avec le lait de sa mère
une foi qui avait été confirmée par la forte éducation du travail et de
la pauvreté. Cette foi ne chancela pas un seul jour, et ne se cacha pas
une seule fois. Sous la tente du soldat comme dans l’orgueil des palais,
Drouot fut publiquement chrétien. Il lisait la Bible appuyé sur un
canon; il la relisait aux Tuileries dans l’embrasure d’une fenêtre.
Cette lecture fortifiait son âme contre les dangers de la guerre et
contre les faiblesses des cours. Quand Napoléon, sans détourner la tête,
prononçait cette brève parole: «Drouot!» l’aide de camp recommandait son
âme à Dieu, partait à toute bride, et quelques minutes après, on le
voyait précipiter au galop cinquante ou cent bouches à feu, qui, sans
paraître s’arrêter, vomissaient la mort dans les rangs ennemis. Ou bien,
descendant de cheval à côté des artilleurs inexpérimentés de 1813 et de
1814, il leur enseignait froidement la manœuvre à travers une grêle de
boulets qui pleuvaient tout autour de l’héroïque leçon. Mais aussi,
quand l’heure des hasards était passée, Drouot se retrouvait dans la
parole ce qu’il avait été dans l’action, plein de mépris pour le
mensonge comme il l’avait été pour la mort; après s’être montré l’enfant
du dieu des batailles, il se montrait l’enfant du dieu de la vérité. Il
prenait hardiment l’intérêt du soldat, trop souvent sacrifié; il
méritait que l’Empereur l’appelât le Tribun du soldat aussi justement
qu’il l’avait appelé le Sage de la Grande Armée...
Et maintenant, Messieurs, que nous avons achevé l’éloge du général
Drouot en rendant grâces à Dieu qui nous l’avait donné, que reste-t-il,
sinon de lui dire cette parole suprême, par où doivent se clore ici-bas
toute vie, toute amitié, toute admiration? Recevez-la, général; recevez
ce second adieu que nous avons voulu vous faire en présence des autels
du Dieu véritable, devant les images et les réalités d’une foi qui vous
fut commune avec nous. Il nous eût été facile d’appeler autour de votre
tombeau les mânes chrétiens de vos anciens frères d’armes, et de mêler
votre gloire avec la leur dans un spectacle solennel. Même nous eussions
appelé le héros dont vous fûtes l’ami; il n’eût pas dédaigné de venir à
vos funérailles comme vous étiez venu à ses malheurs. Mais tant de pompe
eût alarmé la chaste modestie de votre âme; vous nous eussiez reproché
de troubler pour vous la paix des morts et des grands souvenirs. Nous ne
le ferons pas; nous voulons obéir à vos vertus jusque dans la tombe qui
les recouvre, et nous ne laisserons approcher de vous, dans cette heure
sacrée, que les pauvres qui survivent à vos bienfaits, et que nous-mêmes
qui survivons aux leçons de votre vie. Puissent ces leçons nous servir!
Puisse notre génération, incertaine encore dans ses voies, apprendre de
vous la simplicité, la pauvreté, le désintéressement! Puisse-t-elle, sur
vos traces, demander très peu au monde pour son bonheur, et beaucoup à
Dieu! Et vous qui avez nourri ce grand homme, vieille terre de France et
de Lorraine, conservez-en avec respect tout ce que l’éternité n’a pu
vous ravir encore, jusqu’au jour où votre poudre, sanctifiée par la
sienne, entendra la voix de Dieu, et où le général Drouot nous
apparaîtra tel que nous le connûmes, soldat sans tache, capitaine habile
et intrépide, ami fidèle de son prince, serviteur ardent et désintéressé
de la patrie, solitaire stoïque, chrétien sincère, humble, chaste,
aimant les pauvres jusqu’à se faire pauvre lui-même; l’homme enfin le
plus rare, sinon le plus accompli, que le dix-neuvième siècle ait
présenté au monde dans la première moitié de son âge et de sa vocation.
TABLE DES MATIÈRES
PAGES
Préface v
Oraison Funèbre de Henriette-Marie de France 1
Oraison Funèbre de Henriette-Anne d’Angleterre 45
Oraison Funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche 87
Oraison Funèbre d’Anne de Gonzague de Clèves 135
Oraison Funèbre de Michel le Tellier 183
Oraison Funèbre de Louis de Bourbon 233
APPENDICE
Bourdaloue 285
Fléchier 301
Massillon 307
Lacordaire 319
Imprimé et relié
pour la
Librairie Aristide Quillet
par
L’Imprimerie des Dernières Nouvelles
de Strasbourg
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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
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and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
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increasing the number of public domain and licensed works that can be
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