Comment est née la révolution russe

By Jacques Bainville

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Title: Comment est née la révolution russe

Author: Jacques Bainville

Release date: November 13, 2025 [eBook #77229]

Language: French

Original publication: Paris: Nouvelle librairie nationale, 1917

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  JACQUES BAINVILLE

  COMMENT EST NÉE
  LA
  RÉVOLUTION RUSSE


  NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
  11, RUE DE MÉDICIS, PARIS
  MCMXVII




DU MÊME AUTEUR


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  Bismarck et la France (4e édition)            3.50
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    Il a été tiré de cet ouvrage
    sur vergé pur fil des Papeteries Lafuma, de Voiron,
    douze exemplaires numérotés à la presse.


Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.




AVANT-PROPOS


«Nos troupes se soulèvent, non pas pour leur compte personnel, mais pour
sauver le pays. La population est persécutée par les Mandchous et
plongée dans une mer de douleurs. Les Mandchous ne sont pas de notre
race. Nous voulons les détruire et, avec eux, tous les traîtres et les
voleurs.»

Telle était, en 1911, la proclamation par laquelle l’«Union jurée» avait
annoncé aux peuples chinois la chute de la dynastie étrangère des Tsing.
La dynastie de Nicolas II, en dépit de la généalogie, était bien russe.
Mais son entourage, son personnel administratif ne l’étaient pas ou ne
l’étaient pas assez. Voilà en quoi la Révolution russe ressemble à la
Révolution chinoise. Voilà ce qui explique, ici comme là, l’effondrement
foudroyant du trône. Pourquoi, ni en Chine ni en Russie, n’a-t-on pas vu
cette fidélité et ce loyalisme que la cause des Stuarts en Angleterre,
celle des Bourbons en France avaient suscités? En Russie comme en Chine,
l’explication se trouve dans le fait qu’il s’est agi d’une révolution au
point de départ de laquelle l’élément national aura été dominant.

L’important est qu’il le reste. Les événements du mois de mars 1917
pourraient se définir une révolution de palais qui s’est dénouée dans la
rue et transformée en révolution politique et sociale. Mais le
dénouement suprême, il faut peut-être l’attendre des masses paysannes,
tourmentées par le problème agraire, par leur faim de la terre. Il faut
l’attendre aussi des nationalités si diverses que l’Empire réunissait,
mais qu’il n’avait pas fondues. Des tendances centrifuges et
séparatistes vont-elles se manifester? Le danger serait grave pour
l’Europe pendant la guerre, et même après la guerre, si une Allemagne
grande, forte et unie doit subsister.

On a dit souvent que la Russie était un pays d’avenir. C’est vrai
lorsque l’on parle de ses immenses richesses, encore inexploitées. Mais,
sous la décadence de l’ancien régime, il était sensible que, si la
Russie avait un avenir, l’État russe n’en avait plus. La nouvelle Russie
se refera-t-elle un État? Et comment? sous quelle forme? par quels
moyens? On se le demande aujourd’hui avec une certaine inquiétude et un
immense intérêt.

J. B.

15 mai 1917.




COMMENT EST NÉE LA RÉVOLUTION RUSSE




I

CE QUI AURAIT PU SAUVER L’EMPEREUR


Un matin de l’an dernier, je causais avec le directeur d’une des grandes
banques de Pétrograde. Un vaste bureau de style anglais. Aux murs, pas
d’icône, pas de veilleuse allumée. Lorsque le regard se portait vers les
fenêtres, on était étonné de retrouver les bulbes d’azur et d’or qui
couronnent les cathédrales, de voir, sur la Perspective Nevski, la
neige, les traîneaux, les bonnets de fourrure, et les cochers ouatés,
pareils à des édredons cerclés d’une ceinture voyante. La Russie était
au dehors. Dans cette maison, c’était l’Amérique. Cependant je pressais
le grave directeur des questions les plus indiscrètes, sans souci de
l’importuner. Et parmi les sujets sur lesquels je cherchais à connaître
l’opinion de l’homme d’affaires, il y en avait un, surtout, un sujet
brûlant, celui de cette révolution que tant de voix disaient inévitable
et prochaine, que la plupart annonçaient pour la fin de la guerre, mais
qui, pour d’autres, était imminente,--et c’étaient ceux-là qui devaient
avoir raison.

Je ne pus réussir à déchiffrer si la révolution était ou n’était pas
dans les vœux de ce financier prudent. Mais le mot, prononcé à haute
voix dans son cabinet, quoique nous y fussions seuls, avait suffi à le
mettre mal à l’aise. Il tapotait avec inquiétude ses favoris blancs,
taillés à l’ancienne mode, attentif à esquiver les interrogations
directes. Enfin, sur mon insistance, il se hasardait à répondre par ces
paroles inoffensives:

--Oh! avant d’en venir à la révolution, il y a tant de soupapes à
ouvrir!...

Et là-dessus, comme effrayé d’en avoir trop dit, il prétextait que la
langue française lui était devenue tout à coup d’un maniement difficile,
et il faisait appeler un fondé de pouvoirs pour changer la conversation.

J’avais gardé dans l’esprit les détails de cette scène un peu comique,
renouvelée sous tant de formes diverses au cours des observations que
j’avais essayé de rassembler en Russie. Et ce souvenir de voyage m’est
revenu un des premiers en mémoire à la nouvelle des événements de
Pétrograde. Certainement, comme l’avait dit le financier timide et
subtil, il y avait bien des soupapes à ouvrir et qui devaient permettre
d’éviter la grande explosion. Il semblait tellement naturel que l’on
dût, une à une, y avoir recours! Comment le gouvernement impérial,
comment l’Empereur lui-même, lui surtout, ignoraient-ils ce fait grave,
ce fait capital, que le voyageur constatait infailliblement, qui
s’imposait avec la force de l’évidence quinze jours après qu’on avait
touché le sol russe, le fait enfin, qui, tout simplement, sautait aux
yeux, à savoir: que, tel quel, le régime, à part ses bénéficiaires, ne
trouvait, d’un bout à l’autre de la Russie, pour ainsi dire aucun
défenseur? Il est à regretter pour Nicolas II qu’il n’ait pas imité le
sultan Haroun-al-Raschid, et, sous un déguisement, parcouru les villes
de son Empire, causant avec les nobles, les marchands, les soldats et
les portiers. Il aurait observé partout ce phénomène redoutable: une
désaffection qui, le jour critique venu, devait le laisser isolé et sans
appui, tandis que, d’un seul coup, la machine de l’État s’effondrait...

                   *       *       *       *       *

En temps de guerre, toute vérité n’est pas bonne à dire. Tout le monde
ne supporte pas la vérité et elle n’est utile qu’à quelques-uns. Pour
cette raison d’abord, pour des raisons de convenance ensuite, il était
nécessaire de jeter un voile sur les affaires intérieures de la Russie.
On pouvait d’ailleurs, de bonne foi, donner au public, l’année dernière,
une impression relativement rassurante. La stabilité à l’intérieur
paraissait garantie, autant du moins que durerait la guerre. Dans le
corps diplomatique, à Pétrograde, les observateurs les plus attentifs et
aussi les plus perspicaces se montraient sans doute extrêmement réservés
dans leurs appréciations et leurs pronostics sur l’avenir politique
prochain de la Russie. C’était le cas, en particulier, à l’ambassade du
Japon, une des plus nombreuses, des plus actives, des mieux renseignées.
Sur l’évolution de l’Empire russe, il me sembla que le baron Motono, de
qui les appréciations sur les événements de la guerre s’étaient toujours
trouvées d’une justesse extraordinaire, préférait suspendre son
jugement. Aux plus prudents, néanmoins, une catastrophe n’apparaissait
pas comme imminente. La bonne volonté du pays, celle de la Douma étaient
certaines. Par patriotisme, les réformes, les questions de politique
intérieure étaient remises à plus tard. Le «bloc progressiste» de la
Douma qui, l’extrême droite et l’extrême gauche exceptées (c’est-à-dire
deux poignées de représentants) comprenait toute l’assemblée, se bornait
à demander, au lieu d’un ministère bureaucratique, des hommes qui,
suivant sa formule, eussent la «confiance du pays». Les constitutionnels
démocrates ou «cadets» avaient eux-mêmes cessé, provisoirement du moins,
de revendiquer le ministère responsable devant les Chambres,
c’est-à-dire le régime parlementaire pur et simple. Leurs chefs les plus
qualifiés étaient disposés à se contenter de quelques satisfactions dans
l’ordre des idées constitutionnelles. Et je crus bien, alors, discerner
pour ma part que certains d’entre eux, retournant à leur illusion des
temps de la première Douma, ne regardaient pas comme impossible de
devenir ministres de l’empereur Nicolas II. Par la force des choses, une
espèce d’opinion moyenne s’était créée dans le «bloc progressiste», en
vertu de la fusion des éléments radicaux avec les éléments modérés. Un
ancien _leader_ de la droite, renommé pour sa véhémence, M.
Pourichkiévitch, et qui devait, ces temps derniers, prendre part à
l’exécution de Raspoutine; un «nationaliste» comme le comte Vladimir
Bobrinski; des «octobristes» comme le président Rodzianko et M.
Goutchkof, qui auront inscrit leur nom dans les événements du mois de
mars, mais qui seraient chez nous de véritables conservateurs: tous ces
hommes, dont nous venons de nommer quelques-uns des plus
«représentatifs», assuraient un équilibre à la majorité de la Douma.
Qu’une conciliation avec le pouvoir fût désirée par le «bloc
progressiste», c’est ce dont on ne peut douter. Les efforts suprêmes que
les chefs libéraux auront faits pour sauver l’Empereur, et, ensuite, la
révolution ayant pris un cours irrésistible et l’abdication étant
devenue inévitable, pour conserver la dynastie, auront fourni la preuve
de leur entière bonne foi.

Lorsque, au printemps de l’année dernière, une délégation de députés
russes alla visiter les pays alliés, nous eûmes l’occasion de faire dire
en France à plusieurs personnes: «Ce sont probablement les membres du
futur gouvernement de la Russie qui se rendent à Paris.» Et il est vrai
que M. Protopopof, alors vice-président libéral de la Douma, devait,
quelques semaines après son retour, devenir ministre de l’Intérieur,
mais pour quelle besogne et dans quelles conditions! Quant à M.
Milioukof, le voici aujourd’hui ministre des Affaires étrangères du
régime nouveau, après avoir été maintes fois, sous le régime ancien, le
conseiller du Pont-aux-Chantres. C’est un fait, peu connu, mais bien
significatif, que M. Sazonof, lorsqu’il était ministre des Affaires
étrangères, écoutait volontiers les avis de M. Milioukof, spécialiste
des questions de politique extérieure à la Douma et dans le journal du
parti cadet, la _Rietch_, dont il était le véritable directeur: On voit
donc qu’il n’y avait pas, alors, entre le monde gouvernemental et les
éléments les plus libéraux de la Douma, un abîme infranchissable, que de
nombreuses communications existaient même, enfin qu’un arrangement
amiable et une collaboration pouvaient apparaître comme une sérieuse
probabilité.

Au mois de février 1916, Nicolas II, heureusement inspiré, était venu
assister à l’ouverture de la Douma. Ce fut une surprise joyeusement
saluée, un événement qui parut annoncer un nouveau cours, et tous les
témoins (nous en étions) s’en réjouirent comme d’une garantie de l’union
nationale. L’Empereur lui-même se rendait compte de l’importance et de
la signification de son initiative, car il parvenait mal à dissimuler
son émotion. On lisait sur son visage les pensées qui l’agitaient, le
combat intérieur qui se livrait en lui. Évidemment il lui avait fallu
vaincre un puissant préjugé pour franchir--c’était la première fois--la
porte du palais de Tauride. Il y avait dans son regard de la curiosité
et de l’inquiétude, comme s’il fût entré dans un repaire d’anarchistes.
Par instant, d’un mouvement nerveux, comme s’il eût étouffé, il faisait
le geste de desserrer son col. Lorsque, les prières dites, il s’adressa
aux députés groupés autour de lui, son trouble était tel que la première
phrase de son allocution, où il félicitait l’armée de la prise
d’Erzeroum, fut grammaticalement incorrecte. J’entends encore le
président Rodzianko, souhaitant la bienvenue à l’Empereur, élevant sa
voix sonore chaque fois que, dans ses paroles, revenait le mot _narod_
(nation). C’était comme si un avertissement bienveillant et solennel eût
été donné à l’autocrate. Le chemin d’une large politique nationale lui
était montré. Et les acclamations qui le saluèrent lorsqu’il traversa la
salle des séances éclairèrent ses yeux, détendirent son visage, où
apparut même, après une si longue contrainte, un sourire timide.
Instants décisifs, d’où aurait pu dater une phase nouvelle de l’histoire
de la Russie. Comment les impressions de cette journée de réconciliation
et d’entente se sont-elles effacées chez Nicolas II? Comment d’autres
sentiments, de funestes préjugés ont-ils prévalu chez lui? C’est le
triste secret d’un souverain faible, d’un autocrate soumis à toutes les
influences d’un déplorable entourage...

Je ne crois pas me tromper en disant que la visite de l’Empereur à la
Douma avait fait naître chez les libéraux de grandes espérances. Jamais
ils ne furent aussi modérés que pendant les quelques mois qui suivirent,
jamais ils ne firent preuve d’autant d’aptitudes au gouvernement.
C’était à cette époque que je me trouvais en Russie. Je pus recueillir,
de la bouche même des principaux chefs de partis, l’assurance qu’une
entente avec la monarchie leur semblait non seulement possible, non
seulement désirable, mais encore nécessaire.

«Je suis monarchiste, monarchiste de cœur et d’âme, et tous mes amis
octobristes le sont, comme la Russie l’est elle-même», me disait M.
Rodzianko quelques jours après la visite de l’Empereur au palais de
Tauride, visite qu’il regardait comme un succès pour ses idées et pour
sa cause. Et il affirmait sa conviction que la Russie évoluerait sans
secousses et par étapes vers le régime des monarchies constitutionnelles
d’Occident. Il trouvait des raisons de confiance dans l’histoire de la
Douma elle-même, qui, en dix ans, avait fait son éducation politique. Il
la comparait à un enfant qui, après s’être tenu sur le pied gauche (les
premières Doumas révolutionnaires) et ensuite sur le pied droit (la
troisième Douma conservatrice), marchait désormais d’aplomb sur ses deux
pieds. Et revenant sur la présence de l’Empereur à la séance de rentrée,
le président ajoutait en riant de bonne humeur:

«On avait voulu faire croire à Sa Majesté que l’assemblée était composée
de loups et de tigres. Sa Majesté a voulu en avoir le cœur net.
L’Empereur est venu parmi nous, il a vu de ses yeux et il sait bien,
aujourd’hui, que l’on peut s’entendre.»

Si, doué de seconde vue, j’eusse annoncé à M. Rodzianko qu’un an plus
tard, presque jour pour jour, il demanderait un acte d’abdication à
Nicolas II, il aurait certainement trouvé la plaisanterie de très
mauvais goût...

Une autre fois, c’était M. Maklakof, un des chefs les plus brillants,
les plus spirituels du parti cadet, qui parle notre langue comme un
Parisien, dont la conversation est un feu d’artifice de mots et de
formules qui feraient de lui un de nos plus vifs chroniqueurs. Lui aussi
croyait fermement à une évolution politique qui s’accomplirait
régulièrement, dans les formes du gouvernement monarchique. L’idée qu’on
pût supprimer les Romanof lui faisait lever les bras au ciel: «Excellent
moyen, s’écriait-il, d’alimenter la réaction! Admirable idée de votre
Gribouille!»

Et un autre jour encore (il suffira de s’arrêter là), je questionnais M.
Efremof, «progressiste» notoire qui, par le tour de ses pensées, par sa
vue générale des choses, par son vocabulaire, par les détails mêmes de
sa personne, évoquait le type du républicain de gauche tel qu’il existe
chez nous. Il était, ce radical, moins certain que les octobristes ou
les cadets que l’évolution dût être paisible et régulière. Le Tsar à la
Douma?... Oui, sans doute, mais n’était-ce pas trop tard? «L’abîme se
creuse», me disait le député progressiste en hochant la tête. Et
pourtant, il ne croyait pas, lui non plus, à la subversion totale du
régime, à ce qu’il appelait «une révolution sérieuse», c’est-à-dire,
d’un seul mot, à la Révolution...

Le moment où ces déclarations sincères et spontanées m’étaient faites
était pourtant celui où commençait contre le mouvement libéral la
réaction de ce qu’on devait désigner plus tard sous le nom d’«influences
occultes». M. Stürmer avait été désigné par l’Empereur Pour succéder à
M. Goremykine dans les derniers jours de janvier (du vieux style). Nous
savons aujourd’hui que c’est de ce choix malheureux que datent le
recommencement de la politique germanophile et la tentative de la
bureaucratie pour reprendre la haute main sur le gouvernement de
l’Empire.

Il est vrai que M. Stürmer était accueilli froidement. Mais les
dispositions conciliantes des libéraux n’en étaient pas découragées.
Dieu sait pourtant si la personne du nouveau président du Conseil était
peu engageante! A franchement parler, elle était même antipathique.
Lorsque cette nomination avait été connue, un beau matin, à Pétrograde,
la stupéfaction avait été grande. Le nom seul de M. Stürmer, ce nom
allemand de mauvais augure, choquait les oreilles et excitait la
défiance: comment n’avait-il pas mis le pouvoir en garde contre un choix
si malencontreux[1]? Les quolibets qui l’accueillirent dissimulaient mal
l’inquiétude et l’irritation de l’opinion publique. C’est au ministre de
la Guerre que l’on prêtait ce mot. Comme le bruit du départ de M.
Goremykine avait couru, un ami demandait, par téléphone, le nom de son
successeur, et le général Polivanof avait répondu: «Je ne peux pas le
dire, j’aurais trois mille roubles d’amende.» Trois mille roubles
d’amende, c’est, en effet, le tarif à Pétrograde lorsqu’on parle
allemand au téléphone. Quelques jours plus tard, au Yacht-Club, à
l’heure du déjeuner, un officier se levait, demandait la permission de
prononcer deux mots allemands, rien que deux, et disait gravement, au
milieu des rires: «Gofmeister Stürmer.» Car on sait que la plupart des
titres de cour, en Russie, venaient d’Allemagne (comme aussi trop de
titres de la hiérarchie militaire), et que, dans la langue russe, l’H
aspiré allemand se change en G. Telles sont les épigrammes par
lesquelles la révolution aura commencé. Mais ces épigrammes étaient déjà
sanglantes et elles portaient loin parce qu’elles associaient, au
mouvement libéral contre le régime bureaucratique, l’idée de
nationalité.

  [1] _Nomen, numen_... Le nom de M. Goremykine, peur être russe, ne
    sonnait guère mieux. Il voulait dire quelque chose comme
    l’_affligeant_ ou le _lamentable_, ce qui n’exprimait que trop bien
    l’idée que le public avait du gouvernement.

Si net était pourtant, chez les hommes politiques libéraux, le désir
d’éviter une cassure, que, tout en faisant grise mine à M. Stürmer, ils
le toléraient, et même, au besoin, l’excusaient. Pendant son séjour
à Paris, au mois de mai, M. Milioukof, interrogé par un
rédacteur de _l’Humanité_, déclarait que son parti, celui des
constitutionnels-démocrates, d’accord avec les autres partis du «bloc
progressiste», renonçait pour le moment à réclamer ce «ministère
responsable» qui devait être, à ses yeux, «le résultat d’une longue
évolution». Et, quant à la personne même de M. Stürmer, M. Milioukof
ajoutait en propres termes, et non sans causer quelque surprise à son
interlocuteur: «C’est un personnage de transition. Il n’est pas d’un
réactionnarisme aussi déterminé que son prédécesseur, M. Goremykine.
C’est un bureaucrate d’esprit très conservateur, mais, justement parce
que bureaucrate, il est doué d’une certaine souplesse qui lui permet de
s’adapter aux circonstances...»

On voit que M. Milioukof y mettait de la bonne volonté. Il n’était guère
possible d’en mettre davantage. Cet esprit d’adaptation aux
circonstances, pour lequel lui et ses amis faisaient crédit à M.
Stürmer, il était en réalité le leur. En dehors des cercles de la Douma,
j’ai entendu plus d’un libéral russe s’en plaindre. Les troupes du parti
des réformes étaient, de toute évidence, restées beaucoup plus
intransigeantes que les états-majors. Elles en comprenaient avec peine
les sentiments et la tactique. Plus d’une fois, j’aurai entendu blâmer
la «faiblesse» du bloc progressiste, quand on ne la taxait pas de
trahison: tous les hommes politiques qui, à un moment donné, ont voulu
«sérier les questions», ont encouru les mêmes reproches et les mêmes
colères.

Mais c’est ici, peut-être, que nous commençons à toucher du doigt une
des causes de la catastrophe où s’est abîmé l’ancien régime.




II

LE NATIONALISME DE LA DOUMA


La guerre était, dans son principe, une guerre populaire. Il serait à
peine exagéré de dire que c’était la guerre de la Douma. Entre 1909 et
1914, entre la remise par M. de Pourtalès des deux ultimatums, dont le
premier, de tous points semblable au second, avait déterminé un recul de
la Russie que le patriotisme russe avait ressenti comme une humiliation,
bien souvent la Douma avait exprimé le désir d’une politique étrangère
plus vigoureuse. L’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche
avait laissé une profonde amertume. L’éclipse que le prestige de la
Russie avait subie en Orient avait été déplorée, critiquée à plus d’une
reprise à la tribune du palais de Tauride. Aussi, lorsque l’empereur
prit la défense de la Serbie menacée, puis quand il repoussa l’ultimatum
de l’Allemagne, la Douma se reconnut dans cette résolution. Elle avait
contribué, pour une part certaine, à ce retour à la fierté. Elle le
salua comme une réparation. C’est d’ailleurs le propre mot qui fut
employé, à la grande séance du 8 août, par l’orateur des nationalistes,
M. Balachef: «A l’heure difficile et glorieuse que nous vivons, la
Russie est appelée à réparer quelques-unes de ses erreurs historiques.»
Et quand M. Milioukof vint déclarer à son tour: «Nous luttons pour
libérer notre patrie d’une invasion étrangère, pour libérer l’Europe et
le Slavisme de l’hégémonie germanique», il fut accueilli par des «bravos
à gauche».

Au fond, le nationalisme était la tendance dominante de cette Douma, la
quatrième depuis la charte d’octobre 1905. Le mélange des idées de
liberté et de nationalité s’était vu en France au XIXe siècle lorsque
les libéraux combattaient à la fois la monarchie et les traités de 1815.
Il s’était vu en Allemagne et en Italie où les efforts pour obtenir un
régime constitutionnel s’étaient confondus avec les aspirations
unitaires. On l’avait revu à Constantinople en 1908 avec les
Jeunes-Turcs. Ce mouvement historique continuait, par la Russie, son
tour du monde. Il suffira de rappeler les congrès «néo-slaves», qui
s’étaient tenus à plusieurs reprises durant les années qui ont précédé
la guerre. Le panslavisme renaissait sous une forme nouvelle. Au lieu
d’être l’héritage de la «Sainte Russie», il se trouvait désormais
associé à la doctrine politique du libéralisme. Il ne faut pas oublier,
par exemple, pour comprendre les choses, que M. Milioukof aura été le
premier à désigner Constantinople comme un des buts de guerre de la
Russie. Le 24 mars 1916, plus de six mois avant que M. Trépof, durant
son bref passage aux affaires, eût à son tour proclamé la nécessité pour
l’empire russe de dominer le Bosphore, M. Milioukof avait dit à la
Douma: «Nous voulons une sortie vers la mer libre. Nous n’aurions certes
pas déclaré la guerre dans l’unique dessein de réaliser ce désir; mais,
puisqu’elle est commencée, nous ne la terminerons pas sans obtenir cette
sortie. Notre intérêt consiste à nous annexer les Détroits.»

C’était la vieille idée impériale trouvant de nouveaux interprètes.
Quelle différence, on le voit, entre les hommes qui voulaient régénérer
la Russie par la guerre et ceux qui, en 1905, avaient tenté d’exploiter
les défaites de Mandchourie pour faire la révolution! Le manifeste de
Viborg, après la dissolution de la première Douma, avait invité le
peuple russe à refuser l’impôt et le service militaire. En 1914, les
libéraux de la quatrième Douma lui demandaient de ne pas marchander les
sacrifices pour la guerre jusqu’au bout.

Rénover la Russie par la liberté pour la faire plus grande et achever
ses destinées nationales, c’était, au fond, une idée d’intellectuels,
une idée de bourgeois. Cette quatrième Douma, elle était bourgeoise, en
effet. Comment, de cela aussi, l’Empereur ne s’est-il pas rendu compte?
C’était à la suite des restrictions du droit électoral opérées en 1907
et en 1911, que la quatrième Douma avait été élue. Cens, curies,
découpage des circonscriptions, tout avait été combiné pour obtenir une
Douma souple et gouvernable. Cette Douma, on l’avait obtenue. Et il
suffisait d’un peu de mémoire pour comprendre qu’au fond c’était une
Douma «introuvable» et que l’on devait s’estimer heureux de l’avoir
telle qu’elle était, lorsqu’on la comparait aux premières expériences du
régime constitutionnel, aux premiers résultats des consultations
populaires.

Nous croyons, sans pédantisme, pouvoir dire que ce qui aura surtout
manqué à Nicolas II, parmi ses précepteurs, c’est un bon professeur
d’histoire. Il est fâcheux pour lui, sa dynastie et son Empire, qu’à
aucun moment il ne se soit trouvé quelqu’un pour lui montrer l’exemple
de ce que d’autres monarchies avaient fait pour retremper leurs forces
dans un grand courant national. Le passage de l’absolutisme au régime
constitutionnel se trouvait étrangement facilité par la guerre.
L’occasion s’offrait aux Romanof de prendre cet élixir de jeunesse qui
avait si bien réussi à la maison de Savoie, grâce au _Risorgimento_, à
la maison de Hohenzollern, grâce aux deux guerres de 1866 et de 1870.
Victor-Emmanuel et Guillaume Ier, chacun à son heure, avaient renouvelé
leurs traditions, rompu avec leurs conservateurs: Bismarck, dans ses
_Souvenirs_, a fait la théorie de ce _Bruch mit den Conservativen_, de
cette rupture avec les anciens partis, encombrants et compromettants, et
qui entraînent à la ruine les gouvernements qui ne savent pas se dégager
à temps pour rallier des éléments nouveaux. Savoie et Hohenzollern
s’étaient bien trouvés de la recette. C’est ainsi que les libéraux
prussiens, si acharnés dans leur opposition jusqu’en 1870, avaient formé
ensuite ce parti national-libéral, le plus fidèle soutien de Bismarck et
de la politique d’Empire et qui, comme l’ordre même des mots
l’indiquait, avait fini par subordonner son libéralisme à son
nationalisme. On sait que, dans la guerre présente, le parti
national-libéral s’est montré aussi «annexionniste», aussi
pangermaniste, aussi outrancier, que les plus qualifiés des
conservateurs, en sorte que, pour rétablir l’équilibre et pour respecter
la loi de physique politique qui pourrait s’appeler «loi de Bismarck»,
le chancelier de Guillaume II a été conduit à se rapprocher de la
fraction modérée de la social-démocratie. Il ne tenait qu’à Nicolas II
d’acquérir de la même manière ses «nationaux-libéraux».

En réalité, et c’est ce qui va nous faire comprendre le cours des
choses, le libéralisme russe avait engagé son avenir dans la guerre. Il
jouait sa fortune sur la victoire. Si le défi de l’Allemagne, qui
n’avait pas été relevé en 1909, l’avait été en 1914, c’était, pour une
part, aux critiques que la Douma avait faites de la politique
d’effacement que ce résultat avait été dû. Le sentiment et les théories
des libéraux étaient intéressés dans cette lutte contre le bloc
austro-allemand. Leur responsabilité ne l’était pas moins. Ils avaient
tout approuvé, les crédits, les hommes, les sacrifices que la guerre
impose aux nations. Si la guerre se terminait mal, ce n’était pas
seulement l’idée slave et le patriotisme de la Douma qui auraient à
souffrir. Ce serait la Douma elle-même qui serait atteinte.
Réactionnaires ou révolutionnaires «défaitistes» la guettaient
également, l’attendaient au résultat pour l’en accabler. C’est ainsi
qu’indépendamment même de tout sentiment et de toute idéologie,
l’instinct de la conservation, et, aussi, on ne sait quel appel des
dieux, devaient entraîner la Douma à pousser la guerre à fond, à
consacrer à la guerre, surtout par ses Commissions, son activité et ses
forces,--ce qui, justement, devait l’introduire, avec la bureaucratie,
dans un conflit qui aura été prompt à dégénérer en duel à mort.




III

LA TRAHISON DE LA BUREAUCRATIE


Lorsque Pierre le Grand, il y a deux cents ans de cela, avait constitué
sa hiérarchie administrative, il avait composé le _tchin_ aux quatorze
degrés, avec ses «équivalences», des traditions de la Horde d’Or et
d’éléments empruntés à l’administration de son voisin le roi de Prusse.
Le _tchin_, mongolique et prussien, devait, dans sa pensée, faire de
toutes les branches de la bureaucratie une machine harmonieuse et
disciplinée comme l’armée elle-même. Jamais Pierre le Grand n’aurait pu
imaginer que cette création, cette émanation du tsarisme en viendrait un
jour à entraîner un tsar dans son impopularité et dans sa chute. S’il
eût pu évoquer une pareille hypothèse, il l’eut repoussée comme un
non-sens. C’est pourtant aux effets de ce non-sens historique et
politique, terrible pour sa dynastie, que nous venons d’assister.

«A la fin, dit Gœthe, nous devenons les esclaves des créatures que nous
avons faites.» C’est ce qui est arrivé au tsarisme avec ses
bureaucrates. Le _tchin_ avait été organisé pour collaborer en
sous-ordre à la grande œuvre tsarienne: l’unification de la Russie. Il
avait été destiné aussi par Pierre le Grand à occidentaliser les Russes,
à les initier à la civilisation européenne. C’était un instrument de
gouvernement et un instrument de progrès. Le mécanisme avait rendu
d’immenses services entre les mains des empereurs énergiques. D’un bout
à l’autre du vaste État, les _tchinovniks_ aux casquettes multicolores
faisaient régner l’ordre russe. C’étaient eux qui rattachaient au
pouvoir central tant de provinces séparées par de si longues distances,
plus séparées encore par la race, les mœurs et le langage. Appuyée sur
ses traditions, sur l’histoire de la Russie, la bureaucratie se croyait
intangible parce qu’elle était indispensable pour tenir le faisceau
serré: sa justification suprême se sera trouvée dans la décision du
gouvernement provisoire qui, après avoir destitué les gouverneurs des
provinces et sévi contre la police, a maintenu les cadres secondaires de
l’administration et laissé en place ces légions de fonctionnaires
pourtant détestés. La bureaucratie a été, elle reste encore l’armature
de l’Empire. Mais, comme toutes les institutions, elle avait pris un
caractère nouveau au cours des années. D’organisme administratif, elle
était devenue une puissance politique qui s’enflait aux dépens de
l’autocratie elle-même. Tandis que le _tchin_ tendait à former un État
dans l’État, tandis que l’esprit de caste y grandissait, qu’il avait ses
intérêts propres à défendre, l’autorité tsarienne, avec Nicolas II,
s’affaiblissait et s’anémiait de jour en jour. Le peuple ne sentait plus
la main ferme des tsars. Il ne sentait que trop l’avidité et la
brutalité des bureaucrates. Et puis, les contradictions et les
incohérences se multipliaient dans le mécanisme politique,
singulièrement compliqué. La Russie adoptait peu à peu les formes des
gouvernements occidentaux: dans ces formes creuses, la pensée de Nicolas
II, tantôt hésitante et tantôt obstinée, ne savait que mettre. La Russie
avait une Chambre, mais bridée, impuissante et qui s’irritait. Elle
avait un président de conseil et des ministres qui continuaient à n’être
aux yeux de l’Empereur que des fonctionnaires et qu’il choisissait parmi
les fonctionnaires. C’était le système contre lequel protestait
l’opinion libérale. Mais, d’autre part, les fonctionnaires eux-mêmes se
sentaient menacés dans leur omnipotence et leurs privilèges par un
mouvement d’idées sans cesse croissant, par des forces nouvelles qui se
développaient à vue d’œil. Nicolas II, qui avait encore trouvé dans le
haut personnel bureaucratique des ministres dévoués à sa personne et au
bien public, et capables de servir une idée avec désintéressement comme
Stolypine, continuait comme par le passé à puiser dans le _tchin_. Il ne
s’apercevait pas que le _tchin_, exploitant sa faiblesse, spéculant sur
son aveuglement, ne se servait plus de l’autorité qu’il recevait de
l’Empereur que pour défendre sa propre situation.

La guerre venue, la bureaucratie a craint plus que jamais de se voir
dépossédée, et elle avait, en effet, les plus sérieuses raisons de le
craindre. Non seulement elle n’avait pas préparé la Russie à soutenir la
lutte, non seulement elle se savait inférieure à la tâche de donner à la
Russie les moyens de se défendre et de vaincre, mais encore le cœur n’y
était pas. Jadis elle s’était formée sur le modèle prussien et à l’aide
d’éléments germaniques. C’était le temps où le progrès occidental était
venu à la Russie à travers l’Allemagne, où, pour être bien vu, bien noté
de Pierre et de ses successeurs férus d’organisation prussienne, il
fallait porter un nom allemand. Plus d’une famille russe, au XVIIIe
siècle, pour parvenir, avait germanisé son nom. De ces origines, une
forte empreinte était restée marquée sur la bureaucratie. Sans
enthousiasme, et même avec appréhension, les gens du _tchin_ avaient vu
éclater la guerre avec l’Allemagne. Quand ils s’aperçurent que la guerre
aggravait leur impopularité, dressait en face d’eux des organisations
concurrentes et qui se montraient capables de les supplanter dans tous
les domaines où eux-mêmes apparaissaient inertes et insuffisants, ils
n’eurent plus qu’une idée: et ce ne fut pas--en quoi il se sont
condamnés--de réparer leurs fautes par le travail, l’activité et le
patriotisme. Ce fut de profiter du pouvoir politique qu’ils tenaient de
l’Empereur pour tromper l’Empereur lui-même et pour écraser leurs
rivaux.

Presque toujours, de loin, les problèmes politiques des autres peuples
nous paraissent simples et faciles à résoudre. Nous ne tenons pas compte
de traditions, de sentiments qui ne nous touchent pas, des situations
acquises et des ambitions montantes, de conflits d’intérêts où nous ne
sommes pas parties et dont, par suite, nous faisons bon marché. Au début
de mon séjour en Russie, je demandais pourquoi le pouvoir ne se décidait
pas à appeler au ministère ces hommes «jouissant de la confiance
publique», que réclamaient la Douma et les journaux.

--Rien n’est dangereux, disais-je à des conservateurs, comme ces
formules auxquelles la presse fait un sort. En politique aussi la
résistance irrite le désir. Les programmes d’opposition sont comme
l’amour, dont un de nos poètes a dit qu’il vit d’inanition et meurt de
nourriture. Ce qui serait adroit, ce serait de prendre le libéralisme au
mot. D’abord, une de ses armes lui serait enlevée. Et puis qu’est-ce que
l’expérience en coûterait?

On me répondait par des paroles vagues, jusqu’au jour où un homme qui
savait la politique de son pays me fit entrer au fond des choses par la
démonstration que voici:

--Vous savez ce qui se passe dans une société où les actionnaires sont
mécontents de la gestion des administrateurs en exercice. Ils veulent
introduire au conseil des administrateurs nouveaux, et il semble que
cette solution soit de nature à satisfaire tout le monde. Mais c’est
celle justement que ne peut pas accepter le conseil, parce que, par les
nouveaux administrateurs, les actionnaires seraient initiés à ses
comptes et à ses secrets. Et c’est par-dessus tout ce que ne veut pas un
conseil d’administration qui tient à ses privilèges et qui n’a pas la
conscience tranquille. Tel est précisément le cas de la bureaucratie.
Elle ne veut pas laisser un homme du dehors, un délégué du public,
contrôler ses actes et s’introduire dans ses affaires: car elle a fini
par regarder les affaires de l’Empire comme ses affaires propres. Aussi,
lorsque l’Empereur manifeste la moindre velléité de satisfaire au désir
si naturel de l’opinion publique, les conseillers qui l’entourent, et
qui ne sont pas, croyez-le, des théoriciens de la contre-révolution,
mais des vizirs sceptiques et subtils, viennent lui murmurer à
l’oreille: «Mais où sont-ils, Sire, les hommes qui auraient la confiance
de toute la vaste Russie? M. Goutchkof, par exemple (et ce nom était
bien choisi, car l’Empereur haïssait M. Goutchkof), est très connu à
Moscou. L’est-il à Kazan, à Saratof, plus loin encore? Votre Majesté
voit donc qu’il s’agit là d’une simple chimère et que son pouvoir ne
peut sortir des mains des hommes qui sont les commis du Tsar,
l’émanation de sa volonté.» Et voilà comment, chaque fois, les grands
_tchinovniks_ ont gardé ce que vous appelez chez vous, je crois,
«l’assiette au beurre...»

Mais, à la fin, ce n’a plus été seulement dans les conseils du Tsar que
la bureaucratie a eu à défendre ses privilèges. C’est en face
d’organismes plus actifs, plus dévoués qu’elle à la chose publique et
qui s’étaient montrés capables de la suppléer et de la remplacer dans
tous les domaines (ravitaillement, munitions, secours aux blessés, etc.)
où elle-même avait accusé son mauvais vouloir et son incurie. La guerre
avait pour effet de menacer le monopole de la bureaucratie, et c’est ce
qui lui a fait détester la guerre. Il paraît incompréhensible, à
distance, que le gouvernement déchu ait poursuivi de tant de jalousie et
de haine ces congrès des _Zemstvos_ et des villes, ces «organisations
sociales», produits spontanés de la nation russe, conformes aux
traditions nationales et qui travaillaient à fournir l’armée et la
population civile de ce qui pouvait leur manquer. Mais justement la
bureaucratie a vu dans les comités formés par les assemblées locales et
municipales ou issus des groupements de particuliers ce qu’y voyait tout
le monde: c’est-à-dire des remplaçants. Se sentant incapable de soutenir
la concurrence, elle n’a plus eu qu’une idée, et c’était de la supprimer
violemment.

Comme nous venions un jour de voir à Moscou le prince Lvof, qui
présidait l’Union des _Zemstvos_ et des villes, un de nos compatriotes,
esprit fin et clairvoyant, me disait ces paroles qui prennent un sens
singulièrement fort aujourd’hui que le prince dirige le gouvernement
nouveau:

--Il n’est pas douteux pour moi qu’il faudra qu’à un moment ou à un
autre celui avec qui vous venez de causer franchisse cette porte comme
président du conseil, ou bien ce sera comme assassiné...

Pour cet observateur des choses russes, il n’y avait pas de compromis,
pas de terrain d’entente possible entre les forces natives de la Russie
et le _tchin_. Et le prince Lvof m’était apparu pour le _tchin_ comme un
adversaire redoutable, l’homme d’une seule idée et d’une seule volonté,
avec les partis pris solides de l’homme d’action. Je me rappelle
l’éclair rapide, et facile à traduire, de son regard, le nom de
Stolypine ayant été prononcé devant lui. Mais, très maître de lui-même,
ennemi des propos inutiles, il allait à l’essentiel, à l’exposé de cette
œuvre étonnante dont il était l’âme et qui avait consisté à créer de
toutes pièces une administration, l’administration officielle étant
défaillante. Dès lors, la situation était bien claire: il fallait que la
bureaucratie reconnût la place, le rôle et l’utilité des _Zemstvos_ et
des organisations sociales dans l’État et qu’elle fît elle-même, par
conséquent, l’aveu de son incapacité. Ou bien, il fallait qu’elle brisât
cette concurrence, le bien public, le salut du pays dussent-ils en
souffrir, la monarchie elle-même dût-elle être compromise dans la lutte.
C’est à ce dernier parti, gros de dangers, et qui a prouvé son absence
de patriotisme, que s’arrêta le clan des hauts bénéficiaires du _tchin_.

                   *       *       *       *       *

Un souverain moins faible et plus clairvoyant que Nicolas II aurait
refusé de se faire l’instrument d’une coterie qui n’invoquait les
traditions de l’État que pour servir ses intérêts particuliers. On a
peine à concevoir que l’Empereur, si loyal envers l’Entente, si ferme
dans son propos de conduire la guerre jusqu’au bout, se soit abandonné à
des hommes qui, voyant que la guerre tournait contre eux et les
condamnait, la menaient sans conviction et avec mollesse,--en attendant
l’heure de passer à la trahison active.

Quelque hasard se trouve souvent à l’origine des grands événements pour
en déterminer le cours. Une angine de poitrine survenue bien mal à
propos devait écarter des affaires l’homme d’État le plus capable,
peut-être, de diriger les affaires de Russie pendant la guerre et de
sauver la monarchie d’une crise mortelle. Lorsque M. Kokovtsof (l’auteur
du mot fameux; «Dieu merci, nous ne sommes pas en régime
parlementaire»), eut quitté la présidence du conseil, c’est à M.
Krivochéine que sa succession fut offerte par l’Empereur. On était alors
aux premières semaines de l’année 1914, l’année tragique et décisive par
excellence. Disciple, ami et collaborateur de Stolypine, M. Krivochéine,
dont le nom reste attaché à l’œuvre de la réforme agraire, eût continué
et développé la politique stolypinienne. Il eût conservé du prestige, de
l’autorité et de la fermeté au pouvoir, tout en gouvernant dans un
esprit moderne. Les «stolypiniens» formaient une école d’hommes de bon
sens, dévoués à l’ordre et d’esprit réformateur: le comte Ignatief, M.
Sazonof en étaient, et les égards dont les entouraient la Douma
contrastaient singulièrement avec l’accueil qui était fait à leurs
collègues. D’ailleurs, M. Sazonof, puis le comte Ignatief devaient être
écartés par des gouvernements avec lesquels ils n’avaient rien de
commun. Mais pour en revenir à la succession de M. Kokovtsof, la maladie
avait contraint M. Krivochéine à la refuser. Comptant bien, toutefois,
après sa guérison, prendre la présidence du conseil que l’Empereur lui
destinait, M. Krivochéine lui-même désigna, pour une sorte d’intérim,
une personnalité effacée, médiocre, mais suffisamment décorative et dont
le grand âge semblait une garantie contre les pièges de l’ambition. Ces
sortes de calculs réussissent rarement: du moins la nécessité
l’avait-elle imposé à M. Krivochéine[2]. Mais lorsqu’il sentit sa santé
assez rétablie, il se trouva que, malgré les années, M. Goremykine avait
pris goût au pouvoir. Et sans doute aussi avait-il discrédité M.
Krivochéine dans l’esprit de Nicolas II, car, non seulement M.
Krivochéine ne retrouva pas sa place, mais jamais plus son nom ne fut
prononcé.

  [2] Il est curieux de remarquer que M. Giolitti, vers la même époque,
    avait passé la main à M. Salandra avec la même pensée de revenir à
    son heure au gouvernement. Quand il le voulut, il était trop tard.
    Qui sait si cette circonstance n’aura pas changé aussi quelque chose
    à l’histoire de l’Italie?

Ce fut dès lors une série de décadences qui devaient conduire à la
catastrophe. Il n’y a aucun intérêt à rappeler l’histoire lamentable de
ces ministères où se succédaient les créatures de la bureaucratie,
tandis que les hommes qui montraient de l’indépendance étaient sacrifiés
tour à tour; c’est encore le sort qui fut réservé, à la fin de 1916, à
M. Trépof, conservateur plus honnête et plus patriote que clairvoyant.
En réalité, la Russie n’était plus gouvernée, et, chose grave, ne se
sentait plus gouvernée. En fait d’absolutisme, il n’y avait que celui
des policiers. La faiblesse de l’autocrate faisait reparaître le règne
des boïars. «Nous voici revenus aux temps de Boris Godounof», disait un
diplomate. Dans la mesure où le XXe siècle peut se comparer au XVIIe,
l’anémie du pouvoir sous un des successeurs de Michel Romanof
introduisait la Russie dans un état de marasme et d’anarchie semblable à
celui dont elle avait été tirée, trois cents ans plus tôt, par le
fondateur de la dynastie.




IV

RASPOUTINE


Le livre qui aide le mieux à comprendre les circonstances vraiment
extraordinaires au milieu desquelles s’est consommée la ruine de la
monarchie, c’est l’histoire fantastique et vraie des _Faux Démétrius_,
telle que l’a racontée Prosper Mérimée. On y voit combien la Russie est
proche encore de son passé légendaire, l’aliment que donne aux
impostures non seulement la croyance au merveilleux, mais le contact
encore presque immédiat de la Russie avec sa période mythologique. Il
faut penser qu’au temps où Henri IV et Sully gouvernaient la France,
quand Descartes et Gassendi étaient déjà nés, un aventurier dont on n’a
jamais su au juste ni l’origine ni le nom se faisait passer pour le fils
d’Ivan le Terrible et proclamer tsar de Moscou. L’histoire de Raspoutine
n’appartient-elle pas au même genre de féerie? Il y aura, pour un
Mérimée de l’avenir, une étonnante chronique à écrire sur ce sorcier de
village dont le nom est destiné à remplir l’histoire des derniers jours
du règne de Nicolas II. L’historien fera justice des exagérations. Il
montrera comment la crédulité publique favorisait les calculs de
Raspoutine, qui tenait boutique ouverte de faveurs et d’influence, en
lui attribuant toutes les grâces et toutes les disgrâces, toutes les
nominations, celle des ministres, des ambassadeurs, des généraux même,
en sorte que Raspoutine, dont l’ignorance était grossière, qui savait à
peine écrire, aurait, à en croire la rumeur populaire, gouverné toute la
Russie. La simple vérité est suffisamment romanesque. L’histoire dira
qu’on faisait tourner des tables, à Tsarskoïé-Sélo, qu’on y regardait
Raspoutine comme une sorte de porte-bonheur, et même de prophète, tandis
que, dans l’ombre, les maires du palais, les vizirs rusés de la
bureaucratie faisaient servir le favori à leurs desseins.

Mais non moins que sur l’empereur et l’impératrice, l’étrange et
scandaleux personnage régnait sur l’imagination des foules. Tandis que
l’ennemi envahissait le territoire, que la révolution montait, il
devenait, dans l’esprit de tout un peuple immense, le symbole des périls
publics et, comme son assassinat l’a montré, le bouc émissaire de la
Russie. Le nom même qu’il s’était donné par défi autant que par feinte
humilité mystique (Raspoutine, ou «le dissolu») n’exprimait que trop
bien la décomposition d’un état de choses. Catherine s’était entourée de
philosophes. Alexandre Ier avait écouté Mme de Krüdner. Nicolas II se
contentait de Raspoutine. Voilà où l’on était descendu. Cependant la
cour de Russie continuait à garder sur le monde son ancien prestige. Le
système des alliances et la guerre européenne supposaient la
continuation de la grande politique russe telle que les chancelleries,
depuis le XIXe siècle, avaient pris l’habitude de la regarder avec
considération et respect. En réalité, et c’est un contraste qui ne
manquera pas de frapper les historiens philosophes, la Russie impériale
tombait en enfance.

Lorsqu’on pénétrait dans l’Empire, l’année dernière, par cette station
lointaine de Tornéo, à deux pas du cercle polaire, porte étroite et
d’accès incommode, la seule pourtant qui restât entre-bâillée sur
l’Occident, le nom de Raspoutine, mystérieusement répercuté à tous les
échos, venait frapper les oreilles. Comme les roseaux de la fable
racontaient l’histoire du roi Midas, le vent des steppes, le murmure des
forêts portaient le mythe de Raspoutine. La raison disait au voyageur
qu’il n’était pas possible que tout, dans le vaste Empire, même les
revers et les succès des armées, s’expliquât par l’action et la volonté
de ce paysan-sorcier devenu magnétiseur de Cour. Mais ce qu’il fallait
constater comme un symptôme grave, c’est qu’autour de ce nom, mille fois
répété avec scandale, dégoût ou colère, s’accumulaient les amertumes et
les déceptions d’un peuple.

«Voulez-vous voir Raspoutine?» m’avait-on demandé à Pétrograde.

La curiosité avait failli être la plus forte. Mais il fallait se faire
introduire auprès du personnage, demander, solliciter presque une
audience, et il était habile à exploiter les moindres marques
d’attention capables d’accroître son prestige. Il y avait dans le cas de
Raspoutine une large part de charlatanisme, et tout ce qui pouvait
ressembler à un hommage à son autorité favorisait son industrie. Et
puis, à l’étranger, est-ce que nous ne devons pas toujours nous regarder
tous comme porteurs responsables de la dignité du nom français? Au
dehors, un peu de fierté nationale est un bon placement. Pour ces
raisons, et bien que j’y perdisse peut-être au point de vue anecdotique
et pittoresque, je ne surmontai pas ma répugnance et je m’abstins
d’aller voir Raspoutine.

J’en reste persuadé et je le répète: l’imagination populaire a
considérablement brodé à son sujet. Seul le génie du mal en personne,
seul Belzébuth ou Asmodée eût pu être omniscient et omnipotent tel qu’on
le représentait. Il a fait, en définitive, plus de mal à l’empereur qu’à
la Russie. Mais le tort même le plus grave et le plus sensible qu’il
aura porté à la couronne, on l’a mal compris et mal apprécié: il a
consisté à aliéner à Nicolas II, dans la société russe, les forces
conservatrices dont l’appui n’avait jamais manqué au trône et à
refroidir jusqu’au zèle des hauts dignitaires de l’Église orthodoxe.

On n’a pas accordé beaucoup d’attention, en Europe, aux incidents qui se
sont produits dans le monde ecclésiastique russe pendant ces quatre
dernières années. L’affaire du procureur du Saint-Synode, Samarine,
l’affaire de l’évêque Hermogène, ont paru, de loin, comme les querelles
de moines de Byzance. En réalité, ces affaires ont eu un gros effet
moral. Elles auront entraîné de graves conséquences politiques. On ne se
doute pas assez que c’est dans le clergé qu’aura commencé, avec
l’impopularité et la haine de Raspoutine, la désaffection à l’égard de
l’empereur. L’aventurier, qui n’avait même pas reçu les ordres mineurs,
usait de son influence sur Nicolas II pour faire la loi à l’Église
nationale. La période de 1912-1913, selon des personnes renseignées, fut
véritablement celle de la plus grande influence de Raspoutine à la Cour.
Ce fut celle aussi d’une crise aiguë et d’un conflit entre le haut
clergé et l’Empereur. Une créature de Raspoutine, Varnava, paysan à
peine plus instruit que son protecteur, avait été nommé, grâce à lui,
évêque de Tobolsk. Varnava s’était mis en tête de faire béatifier un
moine de son diocèse, du nom de Jean, qui avait possédé une réputation
de sainteté. Ayant été reçu en audience par l’Empereur, Varnava lui
demanda de prononcer la béatification de Jean de Tobolsk, ce que
l’Empereur accorda sur-le-champ. Or, le Saint-Synode a seul le pouvoir
de faire des saints. Il adressa au souverain une requête où il exposait
ses droits et les motifs pour lesquels il refusait de béatifier Jean de
Tobolsk, en même temps qu’il demandait l’annulation de la décision prise
sur l’initiative irrégulière de Varnava. Nicolas II rejeta la requête en
faisant connaître que sa décision était irrévocable et en s’étonnant que
le Saint-Synode discutât une question tranchée par le pouvoir impérial.
Le Saint-Synode ne s’inclina pas. Varnava avait commis une infraction
grave contre la discipline ecclésiastique. Le Saint-Synode décida de
retirer à Varnava son siège épiscopal et lui ordonna de se retirer dans
un monastère. Cette fois, ce fut au tour de Nicolas II, irrité de
l’opposition du Saint-Synode, de refuser sa ratification et de couvrir
Varnava en termes catégoriques et qui n’admettaient pas de réplique.
Alors, les prélats qui avaient siégé au Saint-Synode adressèrent au Tsar
une lettre collective où ils déclaraient renoncer à leurs charges. Une
forte pression du pouvoir et la crainte du scandale parvinrent à arrêter
cette insurrection d’évêques. Mais Raspoutine triomphait. Bientôt le
métropolite de Pétrograde, Vladimir était envoyé à Kief en disgrâce. Le
procureur du Saint-Synode, M. Samarine, un des représentants les plus
populaires de la noblesse provinciale de Russie, devait donner sa
démission.

Ces incidents avaient laissé dans l’Église et dans les milieux les plus
conservateurs de Russie bien des amertumes. Dans la société de Moscou,
où l’affront fait à M. Samarine avait été profondément ressenti, des
silences plus éloquents que des plaintes en disaient long sur l’état des
esprits. L’Empereur, en somme, avait scié lui-même un des étais de son
trône. C’est à la suite de l’affaire Varnava que s’est développé le
mouvement favorable au rétablissement du patriarcat, jadis supprimé par
Pierre le Grand pour faire du Tsar le chef de l’Église russe. Et dans
les protestations contre les «influences occultes», le clergé n’est pas
resté en arrière des autres groupes de la nation. Voici, à titre
d’exemple, la plainte qu’un prêtre-député, le Père Nemertzalof,
exhalait, au mois de décembre 1916, à la tribune de la Douma:

  L’instant est venu de proclamer que l’âme de l’État, la sainte Église
  orthodoxe, se trouve à son tour en danger et qu’il nous est
  impossible, à nous, croyants dévoués corps et âme à la sainte Église,
  de garder plus longtemps le silence. Notre devoir est de crier bien
  haut, si haut que toute la Russie orthodoxe puisse nous entendre, que
  l’Église orthodoxe est en danger. Mes frères, levez-vous et
  défendez-la! L’Église tout entière est menacée, et elle n’est pas
  menacée par le bas. C’est par le haut qu’on l’attaque. Oui, je ne sais
  quelle main boueuse s’avance vers l’Église pour saisir les rênes de
  ses destinées. On veut ébranler la base même de l’Église orthodoxe,
  détruire le pouvoir des Hiérarchies, précipiter dans le malheur et la
  ruine l’Église de la Patrie. On veut bouleverser la structure
  intérieure millénaire de l’Église. Nous, les croyants et les fidèles
  de cette Église, nous déclarons bien haut que nous ne permettrons pas
  cela... La simonie, la protection, l’oppression, les pots-de-vin, les
  recommandations et les intrigues dans le domaine de la foi!... Les
  paroles que je prononce ici font saigner mon cœur de pasteur. Mais me
  taire serait au-dessus de mes forces.

Il est incroyable que l’Empereur n’ait pas entendu de tels
avertissements, et l’on se demande de quelle hébétude ou de quel
esclavage son esprit était frappé. Mais l’on ne s’étonnera plus, après
les faits et les paroles que nous venons de citer, que, l’heure de la
chute venue, Nicolas II se soit trouvé abandonné de tous, de l’Église
elle-même, et que le Saint-Synode ait si facilement rayé des prières le
nom de l’Empereur et de la famille impériale. Cette circonstance
explique aussi pour une part que l’on n’ait pas vu trace, chez les
masses paysannes où l’influence du clergé est restée forte, de ce
mouvement réactionnaire ni de cette chouannerie que l’on escomptait en
cas de révolution.




V

LA CHUTE


«La Patrie est en danger!» Ces mots depuis trois mois avaient retenti
partout. Ce n’était pas seulement à la Douma qu’on les entendait,
c’était au Conseil de l’Empire. C’était aux congrès de la Noblesse.
C’était dans la famille impériale elle-même. Ce qu’on a appelé la
«cabale des grands-ducs» était un signe peu douteux de la décomposition
du régime. Une révolution de palais, c’est-à-dire quelque chose de
classique et de conforme à bien des précédents russes, semblait se
préparer à Pétrograde. La «lettre de remontrances respectueuses» que les
Vladimirovitch et le grand-duc Dimitri Pavlovitch avaient adressée à
l’Empereur était restée sans réponse. Ce furent les mêmes, aidés par le
prince Soumarokof Elston, mari de la princesse Irène, et par le fameux
député de l’extrême droite à la Douma, Pourichkiévitch, qui organisèrent
quelques semaines plus tard le complot à la suite duquel ils firent
périr Raspoutine. Ces événements sont encore présents à toutes les
mémoires.

Raspoutine mort, la Russie se crut vengée et délivrée. Des millions
d’hommes respirèrent. Les fidèles brûlaient des cierges en l’honneur de
la vierge de Kazan. Ce fut alors qu’on découvrit combien avait été
exagéré le rôle du moine. La crédulité populaire l’avait rendu
responsable de toutes les trahisons et de tous les maux. Après sa
disparition, on fut bien obligé de s’apercevoir que tout continuait
comme par le passé, que l’influence des «forces ténébreuses», des
«puissances occultes» se faisait toujours sentir. Les mêmes causes
générales subsistaient. Par une lamentable superstition des mots, le
pouvoir s’obstinait à se dire autocratique; cependant son impuissance et
son anémie allaient en s’aggravant. Les éléments malsains pullulaient
dans le corps social: des scandales de toute sorte, financiers et
policiers, éclataient chaque jour. Les masses, qui ne se sentaient plus
dirigées, se laissaient entraîner à l’anarchie par les motifs de
mécontentement trop justifiés que lui apportait la crise des
approvisionnements, poussée jusqu’à la disette dans les grandes villes.
L’humeur, la disposition du peuple, sa _nastroiénié_, comme disent les
Russes, devenait chaque jour plus inquiète et plus nerveuse. Déjà, l’an
dernier, des ouvriers, s’étant mis en grève dans une grande entreprise
métallurgique qui travaillait pour la défense nationale, n’avaient su
présenter que cette revendication et ce grief: «Ça ne va pas comme nous
voudrions.» Non seulement dans les faubourgs de Pétrograde, mais dans
les provinces et, chose plus grave, dans l’armée surtout, l’armée lasse
de se battre sans fusils, sans canons, sans chemins de fer, ce sentiment
était universel: les choses n’allaient pas comme la Russie aurait voulu.

Tel est l’instant, telle est l’occasion que la bureaucratie expirante
aura choisis pour essayer de rétablir sa situation par un coup d’État.
En jouant son va-tout, elle a perdu Nicolas II, qui avait déjà abdiqué
entre ses mains avant d’abdiquer entre celles du gouvernement
provisoire. L’ironie du sort aura même voulu que l’instrument suprême du
_tchin_ et le naufrageur de la dynastie ait été un ancien libéral, sorti
de la Douma, jadis recommandé, dit-on, à l’Empereur par M. Rodzianko
lui-même comme un des hommes de confiance qui devaient rénover le
régime. Qu’ils s’appellent Polignac, Franco ou Protopopof, il y a de ces
esprits chimériques qui semblent prédestinés à hâter la fin des
monarchies malades. Et les souverains qui perdent le trône par leur
faute ne manquent jamais d’approuver, au moment critique, le plan
absurde qui doit consommer leur perte.

Pour la bureaucratie, qui se sentait débordée par le flot, il n’y avait
plus qu’une chance de salut: briser par la force la Douma, les
_Zemstvos_, les organisations sociales, et puis en finir, dès qu’elle
pourrait, avec la guerre, puisque la guerre ne servait qu’à faire
éclater son incapacité. La paix conclue, on cherchait, dans un pacte
avec la Prusse monarchique, une assurance contre le mouvement libéral.
L’alliance des trois Empereurs était scellée, et Protopopof devenait le
grand homme de cette géniale combinaison politique. Cependant, pour
faire la contre-révolution, il fallait qu’il y eût la révolution
d’abord: sûr de lui-même, sûr des mitrailleuses qu’il avait fait
disposer sur les clochers des églises, sur les toits des monuments
publics, Protopopof ne craignit pas de provoquer l’insurrection.

Sans doute, à la Douma, des paroles violentes, des avertissements
sévères à l’adresse de la famille impériale avaient été prononcés. Le
procès de l’Impératrice et de Stürmer avait été fait. Mais pas un appel
à la révolte n’était parti de l’assemblée. L’histoire rendra cette
justice aux chefs libéraux qu’ils seront restés fidèles jusqu’au bout à
la ligne de conduite qu’ils s’étaient fixée, qu’ils auront, jusqu’au
dernier moment, essayé de sauver l’Empereur, puis, l’entêtement de
l’Empereur étant invincible, de conserver au moins la dynastie des
Romanof[3]. Faisant bon marché de la couronne, qui était l’enjeu de
cette aventure, Protopopof mit le feu aux poudres dans un moment où
l’excitation était générale. Arrestation de députés socialistes sous le
prétexte de complot contre la sûreté de l’État, prorogation de la Douma,
suspension des journaux: il aura recommencé les «Ordonnances», mais en
allant plus loin encore, car Polignac, du moins, n’avait pas de lui-même
organisé l’émeute. Des signes concordants font penser que, pour être
plus sûr d’avoir «sa» révolution, Protopopof l’avait attisée. La
suspension complète du ravitaillement de la capitale ne peut qu’avoir
été intentionnelle. De plus, le _Rousskoïé Slovo_ du 12/25 février a
signalé ce fait qu’un «faux Milioukof» avait paru aux usines Lessner et
avait convoqué les travailleurs à l’insurrection. Que des policiers
«camouflés» aient été les agents de cette mise en scène peut paraître un
fait extraordinaire. On en doutera moins quand on saura que la censure
interdit à M. Milioukof de protester contre cette machination et de
répondre par un appel au calme...

  [3] Notons ce témoignage emprunté à l’_Outro Rossii_ du 14/27 février
    1917: «La Douma a rempli son devoir. Si on peut lui reprocher
    quelque chose, ce n’est pas d’avoir voulu envenimer le conflit, bien
    au contraire... Cette lenteur, cette répugnance à prononcer une
    parole risquée avait son bon côté. Une telle Douma ne pouvait être
    soupçonnée par la réaction de tendances antigouvernementales.»

    Dans la nuit du 12 au 13 mars (de notre style), c’est-à-dire lorsque
    la révolution était déjà un fait accompli, que les membres du
    Cabinet et les serviteurs de l’ancien régime étaient arrêtés, les
    membres élus du Conseil de l’Empire, ceux de la gauche de cette
    assemblée, adressaient encore à Nicolas II cette suprême adjuration:

    «Nous, soussignés, membres élus du Conseil de l’Empire, nous
    accomplissons en nous adressant à Votre Majesté le devoir que nous
    impose notre conscience envers vous et la Russie. Par suite de la
    désorganisation complète des transports et l’arrêt des arrivages de
    matières premières et de combustible, les usines et les fabriques
    ont été obligées d’interrompre leur travail. Le chômage forcé et la
    crise extrêmement aiguë de l’alimentation provoquée également par la
    désorganisation des transports ont amené les masses populaires à une
    exaspération violente. Cette exaspération a été encore aggravée par
    la haine que le gouvernement avait provoquée dans le peuple et les
    soupçons dont l’âme populaire était animée envers le pouvoir. Tout
    cela a eu pour résultat de provoquer des troubles qui se sont
    développés avec la furie d’éléments déchaînés et ont entraîné
    l’armée avec eux. Le gouvernement qui n’a jamais bénéficié de la
    confiance de la Russie, a perdu actuellement tout crédit. Il est
    impuissant à prendre quelque mesure que ce soit envers la situation
    qui est très menaçante. Sire! En conservant au pouvoir le
    gouvernement actuel, on ne fera que provoquer une ruine complète de
    l’ordre légal qui entraînera fatalement la défaite, la chute de la
    dynastie et les plus grandes calamités pour toute la Russie. Nous
    considérons que l’unique ressource qui reste à Votre Majesté
    consiste en un changement définitif de la politique intérieure
    conformément aux désirs qui ont été maintes fois exprimés par la
    représentation nationale des différentes classes de la population et
    les organisations sociales. Les institutions législatives doivent
    être immédiatement convoquées à nouveau. Le conseil des ministres
    actuel doit être destitué, et la formation d’un nouveau Cabinet doit
    être confiée à une personne investie de la confiance de la nation.
    Elle soumettra à Votre Majesté la liste des membres d’un nouveau
    Cabinet qui soit capable de gouverner dans un accord complet avec la
    représentation nationale. Chaque instant est précieux. Tout délai et
    toute hésitation peuvent amener des calamités sans nombre.»

    Le premier manifeste de la Commission exécutive de la Douma, d’où
    allait naître le gouvernement provisoire, proclamait bien la
    déchéance du cabinet Galitzine, mais non pas celle de l’Empire. Ce
    manifeste disait simplement ceci:

    «Considérant les difficultés d’ordre intérieur dans la politique du
    précédent gouvernement exécutif, le gouvernement de la Douma se
    considère comme obligé de prendre en main l’ordre public. Conscient
    des responsabilités qui découlent de cette décision, la Commission
    exprime sa certitude que le peuple et l’armée lui prêteront
    assistance dans la tâche difficile qui incombe au nouveau
    gouvernement, lequel accepte les vœux du peuple et jouit de sa
    confiance.»

    Enfin, le 15 mars, au palais de Tauride, devant une foule de
    soldats, de marins et d’ouvriers, embryon du fameux comité, M.
    Milioukof annonçait, avec «le premier cabinet national russe», la
    régence du grand-duc Michel, le tsarévitch Alexis restant prince
    héritier. «Mais c’est l’ancienne dynastie!» s’écriait-on de toutes
    parts. «Parfaitement, reprenait M. Milioukof. Je n’ai pas, moi non
    plus, d’affection pour la dynastie. Mais il ne s’agit pas de ce qui
    nous plaît ou de ce qui nous déplaît. Il faut, avant tout, éviter la
    guerre civile.»

Comment des folies aussi excessives n’auraient-elles pas mal tourné pour
leurs auteurs? Comment avait-on pu oublier que, si les libéraux étaient
prêts à de larges concessions, les éléments révolutionnaires, vaincus en
1905, mais non désarmés, n’attendaient que l’occasion de prendre leur
revanche? Cette occasion, on la leur offrait. Les personnes qui ont
approché M. Protopopof pendant ces derniers mois le peignent comme un
extravagant. Assurément, cet ancien vice-président de la Douma, pour
avoir passé en quelques semaines du libéralisme à la défense de la
bureaucratie et à la contre-révolution policière, manquait d’équilibre.
Mais y avait-il, à la Cour, plus de bon sens? Y avait-on la moindre
connaissance des hommes, de l’opinion publique, de l’état des esprits?
La révolution allumée, son cours ne faisait plus de doute. Mais que
fût-il advenu d’un succès de la contre-révolution? Ce n’est pas en
France que personne aura le courage d’accabler Nicolas II, fidèle à sa
parole et à celle de son père, à l’alliance que lui avait léguée
Alexandre III. Sans doute, il n’aura pas vu que la politique intérieure
détestable et insensée à laquelle il se laissait entraîner devait, dans
l’esprit de ses funestes conseillers, le conduire à manquer à ses
engagements... Cela n’a pas été et cela ne pouvait pas être. Si Nicolas
II a perdu son trône par faiblesse, il n’y a pas, du moins, de tache sur
son nom.

Son règne, comme tant d’autres choses en ce monde, s’appellera:
«J’aurais pu être...» Nicolas II aura certainement perdu la plus belle
occasion qui se soit présentée de rajeunir une monarchie. Il y a quatre
ans seulement, la Russie avait fêté le troisième centenaire de
l’avènement des Romanof. L’Empereur n’aura pas compris cette leçon de
politique et d’histoire. L’autocratie aura eu tort d’oublier ses
origines. C’est par l’élection, et pour que la Russie eût un chef
capable de la sauver de la menace étrangère, que Michel Romanof avait
été porté au trône. Là se trouvait l’indication du rôle historique qui
revenait au successeur du tsar de Moscou dans la grande crise nouvelle
de la vie du peuple russe.

Il y a huit mois, essayant d’indiquer les courants intellectuels et
politiques de la Russie en guerre, nous disions que son avenir s’ouvrait
sous le signe du nationalisme. La révolution nationale du mois de mars
1917 est venue nous donner raison. Mais on ne pouvait pas compter que le
triomphe des libéraux patriotes désarmerait les partis. En tombant, en
se suicidant, l’ancien régime faisait la part trop belle aux éléments
d’extrême-gauche. Nous allons assister sans doute à une lutte entre des
tendances contraires. Il se peut que l’anarchie slave, qui est ancienne,
se trouve aux prises avec le patriotisme russe qui est ancien, lui
aussi, mais rajeuni et retrempé. Selon toutes les apparences, après des
péripéties peut-être tragiques, c’est le nationalisme qui devra être le
plus fort. Sinon, et quelle que soit la forme de son gouvernement futur,
la Russie constituerait une exception dans le monde contemporain et, au
milieu de peuples ardents à combattre pour leur unité, leur indépendance
et leur grandeur, elle exposerait son avenir à un nouveau danger, alors
que, par sa révolution, elle vient de montrer comme eux sa volonté de
vivre.




AUTOUR

DE

LA RÉVOLUTION RUSSE




QUELQUES ÉCLAIRCISSEMENTS


UN MOT DU “NOVOÏÉ VREMIA”

Parmi les journaux russes, le _Novoïé Vremia_ était le journal préféré
de Nicolas II, celui qu’il lisait tous les jours dans son texte, au lieu
de se contenter d’extraits, comme pour les autres. On peut dire que le
_Novoïé Vremia_ était une des institutions de l’Empire, une institution
libre d’ailleurs. La puissante dynastie des Souvorine, ses directeurs,
était loyaliste, mais gardait son franc-parler. Veut-on savoir comment
ce journal conservateur a jugé l’abdication de Nicolas II? Ce sont
quelques lignes qui en disent long sur la révolution russe:

  Après trois cents ans de règne, la maison des Romanof était parvenue à
  un moment historique exceptionnel: la nation tout entière était dans
  l’attente, et avait les yeux fixés sur elle. Quelles possibilités se
  présentaient alors pour Nicolas II? Il était le monarque «officiel».
  Le destin lui donnait l’occasion de devenir un véritable empereur, le
  chef d’un grand peuple libre. Le Gouvernement de Nicolas II a gâché
  tout cela. Ayant refusé le grand honneur d’être le chef d’un État
  libre, l’empereur Nicolas II a mis fin à la dynastie héréditaire des
  Romanof. Il appartient au peuple russe, comme il y a 303 ans, de
  régler lui-même pour l’avenir sa destinée politique. Nous avons pleine
  et entière confiance que l’instinct politique du peuple russe lui
  inspirera en ce moment une courageuse décision.

Cette appréciation sur la crise russe montre où en sont les éléments
conservateurs et modérés. Ce qui est le plus frappant dans la chute de
Nicolas II, c’est qu’elle s’est faite verticalement dans le vide.
Rarement on aura vu une révolution susciter aussi peu de
contre-révolution. L’explication de ce phénomène ne peut être que dans
une série de fautes énormes, décourageantes pour les fidélités les plus
éprouvées. Cette explication tient dans un mot: l’empereur déchu a
_gâché_ une situation qui n’avait jamais été si bonne pour lui et pour
sa dynastie. C’est justement le mot dont nous nous étions servi presque
le même jour où les écrivains du _Novoïé Vremia_ l’employaient à
Pétrograde.


LE TSAR ET L’ORTHODOXIE

Un grand sujet de surprise, en France, a été que l’Église orthodoxe et
le clergé n’eussent rien fait ou rien pu pour conserver le trône. On ne
tenait pas compte du tort causé par Raspoutine. On ne tenait pas compte
non plus d’autre chose: c’est que l’Église orthodoxe était plus ancienne
que le tsarisme et qu’elle avait contre lui de vieux griefs. Il faut
lire à ce sujet les déclarations du nouveau métropolite de Pétrograde,
telles que les ont publiées les _Rousskia Viedomosti_:

  L’évêque André cherche à tranquilliser les croyants qui craindraient,
  en reconnaissant la révolution, de se parjurer. L’abdication de
  Nicolas II a délié ses sujets de leur serment. Et le métropolite
  rappelle la résistance que saint Philippe, archevêque de Moscou, avait
  opposée à Ivan le Terrible. L’évêque attribue la chute de l’ancien
  régime à son immoralité. «Sous les apparences du zèle pour l’Église,
  une pression secrète mais d’autant plus dangereuse était exercée sur
  elle.» L’Église orthodoxe était réduite en esclavage. Sa constitution
  avait été bouleversée. A la fin, c’était devenu presque un crime de
  parler de concile. Par suite, les vieux-croyants s’étaient
  complètement séparés de l’Église orthodoxe et de là le développement
  des sectes et du socialisme. Toutes ces manifestations sont
  extrêmement regrettables, mais elles sont les suites de l’oppression
  de l’Église qui, durant les trois dernières années, a été complètement
  foulée aux pieds, tandis qu’à sa place paraissaient des vagabonds, des
  escrocs, des maîtres-chanteurs. Ainsi le jugement de Dieu a dû
  s’accomplir.

  «Maintenant, écrit l’évêque, nous nous trouvons devant les plus larges
  possibilités qui puissent s’ouvrir dans l’histoire de la Russie et de
  l’Église, je veux dire la réunion de l’Église de la _vieille foi_ avec
  l’Église orthodoxe.» La responsabilité de ce schisme retombe sur
  Pierre le Grand et sa «cruauté inouïe». Le métropolite exhorte donc
  les conducteurs de l’Église orthodoxe à avouer avec repentir une
  erreur de deux cents ans.

Ainsi la révolution russe apporterait, en matière religieuse, un retour
au passé; elle aiderait à revenir sur une «erreur de deux cents ans».
Jadis, le tsar avait triomphé du patriarche comme les Empereurs
germaniques avaient essayé de triompher de la Papauté. Entre les deux
«moitiés de Dieu» moscovites, il y avait eu un conflit où les tsars
l’avaient emporté. A la fin, Pierre le Grand avait bureaucratisé
l’Église. Il avait remplacé le patriarche par un Saint-Synode dont le
président était un fonctionnaire, parfois même un militaire, et l’Église
de la «vieille foi» s’était insurgée. Selon l’évêque André, elle
retrouve son heure. Cette révolution serait-elle, du moins sur ce point,
une restauration et une réaction?...


OÙ EST LA TRADITION?

Cela prouve qu’il ne faut pas parler de tradition à l’aveuglette: Il y a
traditions et traditions. Selon la juste distinction qu’a faite jadis
Lucien Moreau, il y a les bonnes et les mauvaises. Et puis, plus ou
moins, tout le monde a la sienne. De même qu’un pur trouve toujours un
plus pur qui l’épure, il y a toujours un traditionaliste dont la
tradition remonte plus haut que celle du voisin. Il y a eu des gens, en
France, pour estimer que la monarchie française s’était corrompue à
partir de Louis XIV, d’autres à partir de Philippe le Bel.

--Moi, je crains bien, disait en riant Jules Lemaître, que la corruption
n’ait commencé à la fin du règne de Hugues Capet...

Où et quand s’est altérée la tradition russe, c’est ce qu’on serait bien
empêché de dire. Cette tradition est-elle dans les républiques de
l’ancienne Russie? Car on l’oublie trop: la Russie a un passé
républicain, et elle n’a jamais tout à fait oublié le régime populaire
tel qu’il avait été pratiqué, au moyen âge, à Novgorod, à Viatka, à
Pskof (où, par une rencontre singulière, Nicolas II aura abdiqué).

Où cette tradition pourrait-elle remonter encore? A la Russie de Kief, à
celle du grand prince Jaroslaf dont une fille, au XIe siècle, avait
épousé le roi de France Henri Ier? Mais, a écrit Alfred Rambaud, «entre
cette Russie Varègue, princière et chevaleresque, fort semblable au
reste de l’Europe féodale, et la Russie des Ivans, la Russie de Moscou,
la Russie asiatique et despotique, à peine émancipée du joug mongol, il
y a un abîme». Passons sur la période de la domination tartare. La
tradition remonte-t-elle à Michel Romanof? C’était un prince élu.
Remonte-t-elle à l’oligarchie des boïars? A Ivan le Terrible le
moscovite, ou à Pierre le Grand l’occidental?

Et puis quand, de nos jours, Alexandre II entreprit d’affranchir les
serfs, marchait-il en avant ou en arrière? Exactement, il rétrogradait.
Jadis le paysan russe avait été libre, et ses chansons parlaient encore
de cet âge d’or, car l’établissement de la servitude par raison d’État
datait des tsars des temps modernes, et Catherine II, l’amie des
philosophes, avait encore étendu le servage à la Petite-Russie où il
n’avait pas, au XVIIIe siècle, d’existence légale. C’est de la Russie
qu’il est vrai de dire aussi que la liberté y était ancienne.

Il y a mieux: qu’avaient fait les réformateurs d’Alexandre II, en 1861?
C’étaient des hommes qui se piquaient, non seulement de marcher avec
leur temps, mais d’être en avance sur leur temps. Bureaucrates férus
d’idées allemandes, ils avaient consacré en Russie le système primitif
de la propriété collective qui répondait aux théories du socialisme
germanique. Pour le baron Hachsthausen, «le régime collectif en Russie
apparaissait comme l’une des institutions étatiques les plus
remarquables et les plus intéressantes qui existassent au monde».

Lorsque, cinquante ans plus tard, une autre réforme agraire fit passer
les masses paysannes du communisme à la propriété individuelle, il y eut
peut-être des traditionalistes pour regretter la condamnation du _mir_.

Si la véritable tradition de la Russie doit être cherchée quelque part,
il n’y en a qu’une: c’est celle de l’unité nationale, c’est celle qu’ont
représentée les tsars «rassembleurs de la terre russe». Que leur œuvre
ne soit pas compromise, que leur héritage ne soit pas «gâché», et la
Russie d’aujourd’hui restera dans sa ligne de toujours.




PHASE NOUVELLE D’UN VIEUX CONFLIT


LE PARTI ALLEMAND EN RUSSIE

Depuis six semaines qu’ils se sont accomplis, les événements de Russie
sont devenus plus clairs pour le public français. Ils sont devenus aussi
plus clairs en eux-mêmes par l’échec des intrigues allemandes pour la
paix séparée, transposées des milieux bureaucratiques et des milieux de
Cour dans le monde de la social-démocratie.

Nous ne savons pas ce qui se passera à la réunion de l’Assemblée
constituante et ensuite. Pour le moment, ce qui est acquis, c’est qu’un
genre de trahison est exclu, cette trahison larvée, cette trahison
d’apparence décente, cette trahison respectueuse du protocole que le
régime Stürmer avait commise à l’égard de tous les Alliés en la
commettant aux frais de la Roumanie. Plus tard comme plus tard. Il
semble que ce soit malheureusement pour la Russie comme une fatalité
historique d’être disputée entre les influences germaniques et son
esprit national. Chez ses révolutionnaires eux-mêmes se retrouve la même
division et Bakounine n’a pas cessé de s’y opposer à Karl Marx,
Bakounine est comme le Proudhon de la Russie. Il semble que ce soit, en
ce moment, Bakounine qui l’emporte sur Karl Marx et Stürmer. C’est le
plus grand bonheur qui pourrait arriver à la révolution russe. Et si la
révolution avait réussi en 1905, au lieu de survenir pendant la guerre
européenne et dans le grand conflit des nationalismes, c’est alors
qu’elle eût été tout à fait certaine de mal tourner. Que l’on compare
seulement la conversion des «défaitistes» au manifeste de Vyborg!

Un vieux proverbe russe dit que tout ce qui est bon pour l’Allemand est
la mort du moujik. L’invasion allemande en Russie est un phénomène qui a
plus de deux cents ans de date. La Russie a été colonisée, exploitée,
gouvernée par les Allemands. La régence de Biren a été, à cet égard, au
XVIIIe siècle, comme le premier modèle du régime Stürmer. «Depuis lors,
disait Herzen, il y a eu des Allemands sur le trône; autour du trône des
Allemands; les généraux étaient Allemands, les ministres Allemands, les
boulangers Allemands, les pharmaciens Allemands. Quant aux Allemandes,
elles avaient le monopole des fonctions d’impératrices et de
sages-femmes[4].»

  [4] M. Jean de Bonnefon, dans le _Journal_ du 24 avril 1917, a dressé
    cette généalogie parlante:

    «... L’ancien empereur a demandé à vivre sous le nom de Nicolas
    Romanof.»

    «Nul ne saura sans doute la mystérieuse pensée du captif. Il est
    possible que Nicolas revendique ce nom, ou plutôt sollicite la
    faveur de le porter, pour être attaché sur la terre d’exil par un
    dernier lien à cette Russie dont il fut le maître. Il est possible
    qu’il supplie pour avoir le droit d’emporter ce nom, dernier débris
    de tous les biens perdus, parce qu’il sait que, _légalement_, ce nom
    n’est pas le sien.

    En Russie, comme en France, le nom est une propriété qui passe de
    mâle en mâle. En droit, l’ex-empereur s’appelle Nicolas de
    Holstein-Gottorp. Voici le détail de la chose:

    La famille russe des Romanof a régné sur la Russie de 1613 à 1762.
    Le premier tsar de ce nom fut Michel, élu par les États assemblés à
    Moscou. La dernière souveraine fut l’impératrice Élisabeth, fille de
    Pierre le Grand, portée sur le trône par la révolution du comte de
    Lestocq, à la place du tsar Ivan, âgé de quatre ans. Élisabeth n’eut
    pas d’enfants et désigna pour successeur son neveu, Pierre de
    Holstein-Gottorp. Depuis l’avènement de ce tsar, sous le nom de
    Pierre III, jusqu’à la récente abdication de Nicolas II, les
    Holstein régnèrent sur la Russie.

    La maison de Holstein, héritière de la famille de Schatenbourg,
    s’est divisée en deux branches: la branche royale de Danemark et la
    branche ducale de Gottorp, à laquelle appartiennent Pierre III et
    tous ses successeurs.

    Pierre épousa Catherine d’Anhalt, de la maison allemande
    d’Anhalt-Zerbst. Celle princesse, née à Stettin, fit déposer et
    étrangler son époux en 1762; après quoi, elle régna glorieusement
    sous le nom de Catherine II. Son successeur fut son fils Paul Ier,
    étranglé par quelques seigneurs, le 23 mars 1801.

    Alexandre Ier, fils de Paul, succéda à son père, épousa, à seize
    ans, une princesse de Baden-Baden qui ne lui donna pas de fils.
    Alexandre eut pour successeur son frère, Nicolas Ier, troisième fils
    de Paul Ier de Holstein.

    La femme de Nicolas Ier fut la princesse Charlotte de Prusse, sœur
    du roi Frédéric-Guillaume de Hohenzollern.

    Le fils aîné de cette union régna sous le nom d’Alexandre II.

    Vint ensuite Alexandre III de Holstein, marié à la princesse Dagmar
    de Danemark, qui était, hier encore, impératrice veuve et
    douairière, sous le nom de Marie-Feodorovna.

    Le fils de ce mariage est Nicolas de Holstein-Gottorp, ex-Nicolas
    II, époux de la princesse Alix de Hesse et du Rhin, sœur du
    grand-duc actuel de Hesse, général d’infanterie dans l’armée
    prussienne.

    ... Ces précisions données ne font pas faisceau d’injures contre le
    souverain découronné. S’il est vrai que chaque homme est le total de
    sa race, il est vrai aussi que nul ne choisit sa famille. Et
    l’ex-tsar Nicolas semble fidèle aux alliances qu’il avait librement
    choisies quand il demande humblement à porter le nom de Romanof,
    dont il n’est pas l’héritier.»


DANS LE PERSONNEL DIPLOMATIQUE

«Germanisée jusqu’aux moelles, gouvernée par des Allemands», a écrit
Maurras dans _Kiel et Tanger_ en parlant de la Russie. Le rêve d’une
partie,--et non la moins influente,--de la diplomatie des tsars était,
par le moyen de l’alliance française, de conclure un pacte
franco-germano-russe, de former une chaîne continue entre Pétersbourg,
Paris et Berlin. Plus d’un diplomate russe affichait ouvertement cette
idée. Et l’on n’a pas assez remarqué que l’ambassadeur d’Alexandre III
qui avait conclu l’alliance portait un nom d’Allemagne. Loin de nous la
pensée de reprocher quoi que ce soit à la mémoire de M. de Morenheim.
Mais l’abondance du sang allemand, la persistance des traditions
allemandes dans la diplomatie comme dans l’armée russe (qu’on se
rappelle Stœssel, Rennenkampf), suffisent à expliquer beaucoup des
fléchissements, des faiblesses et des contradictions de la politique de
l’alliance franco-russe.

Au _Novoïé Vremia_, où cette alliance, conçue dans toute sa pureté, a
trouvé des précurseurs, puis, de tout temps, des défenseurs convaincus,
d’ardentes campagnes ont été menées contre les éléments d’origine
germanique et les fameux «barons baltes» qui foisonnaient dans la
diplomatie russe. En pleine guerre, le 17 août 1915, le _Novoïé Vremia_
écrivait courageusement:

  Il y a six mois, nous avons consacré une suite d’articles à la
  question de l’emprise allemande, à l’infiltration allemande dans notre
  ministère des Affaires étrangères. Nous avons alors énuméré la liste
  fantastique des barons et des _von_ dont les noms émaillent notre
  «Annuaire du ministère des Affaires étrangères». Nos déclarations nous
  ont d’ailleurs valu une amende de 3000 roubles et pas mal de
  protestations de la part de personnages faisant partie du ministère.
  Tous jugeaient de leur devoir de déclarer qu’ils étaient depuis
  longtemps sujets russes et que leurs services, comme ceux de leurs
  ancêtres, témoignaient de leur parfaite loyauté envers l’empire russe.
  A ce propos, nous voudrions renvoyer à l’exemple de l’Angleterre: ces
  trois derniers mois, à Londres, il y a eu quelques démissions
  sensationnelles et, faisons-le remarquer, volontaires. Que s’est-il
  passé dans notre ministère des Affaires étrangères?

  Nous ne voulons nommer personne puisque nous ne combattons pas des
  personnalités, mais un état d’esprit dangereux. Ces derniers temps, on
  a annoncé quelques démissions éclatantes et «quelques incorporations»
  au ministère. On peut se convaincre que tous ceux qui ont interrompu
  leur carrière des derniers mois portent des noms de famille purement
  russes et slaves de temps immémorial. Sur cette liste, aucun baron,
  aucun _von_. Nous devons convenir toutefois que deux personnes
  d’origine allemande du ministère ont été relevées de leurs fonctions.
  Mais comment? L’un de ces diplomates a renvoyé au ministère toutes ses
  décorations et, ne voulant sans doute pas porter plus longtemps le
  masque, a déclaré avec une grande désinvolture qu’il devenait le sujet
  de Guillaume; naturellement on l’a révoqué. L’autre s’est présenté à
  ses bureaux le 16 janvier en état d’ivresse et, tout en bavardant, il
  raconta qu’il s’était mis dans cet état chez «son» consul, en
  l’honneur de l’anniversaire de Guillaume! Que pouvait-on faire? On le
  congédia. D’autres cas sont connus, plus étranges encore peut-être.
  Lisez:

  Un de nos représentants à l’étranger (ambassadeur ou ministre
  plénipotentiaire) demande qu’on rappelle dans le plus bref délai un de
  ses attachés qui manifestait trop haut ses sympathies germanophiles.
  On lui donne satisfaction; mais on fait venir ce fonctionnaire au
  ministère où son attitude est tellement répugnante qu’à Pétrograde il
  est boycotté par tous, sa situation y devient intenable à tel point
  que l’on s’empresse de se débarrasser de ce sympathique germanophile.
  Et, dans ce but, on le nomme à un poste responsable dans une capitale
  d’une autre grande puissance.

  Citons encore un quatrième cas qui montre où on est arrivé au
  ministère des Affaires étrangères: un gouvernement allié a envoyé un
  télégramme demandant avec insistance le rappel d’un fonctionnaire
  diplomatique russe qui manifestait avec trop d’ostentation ses
  sympathies allemandes. On a rappelé ce fonctionnaire de «là-bas». Le
  fera-t-on monter en grade? Nous ne savons.

  Quel résultat a-t-on obtenu? Celui-ci, que dans notre ministère des
  Affaires étrangères, il se passe des choses extraordinaires. Nous
  pourrions nommer, si nous ne voulions pas épargner certaines
  personnalités, plusieurs fonctionnaires du ministre qui ont de proches
  parents combattant contre nous, sur le front allemand, en qualité
  d’officiers. L’un d’eux a un de ses frères qui fait la pluie et le
  beau temps dans les administrations centrales des chancelleries
  consulaires.

  On sait que toutes les affaires du ministère sont divisées en
  politiques et juridiques: le ministre pour les affaires juridiques
  prend conseil d’un «baron», et d’un autre «baron» pour les affaires
  politiques.

  Si on veut bien prendre en considération que tous les intérêts vitaux
  de la Russie sont concentrés dans le ministère des Affaires
  étrangères, il ne sera pas exagéré de conclure qu’il faut porter une
  attention particulière à l’état de choses existant au
  Pont-aux-Chantres; si les personnages d’origine allemande ne
  comprennent pas d’eux-mêmes combien leur situation est gênante, il est
  indispensable d’exercer sur eux une pression d’en haut. Autrement,
  quand viendra le moment de la conclusion de la paix, la Russie se
  trouverait dans une situation extrêmement désavantageuse. Car, dans le
  ministère des Affaires étrangères allemand, il n’y a certainement pas
  un fonctionnaire ayant des sympathies innées et indéracinables pour le
  slavisme. Et dans le ministère des Affaires russe, le sang allemand
  est presque dominant.

Voilà pourquoi s’est faite la révolution russe. Voilà pourquoi elle a
pris si vite des proportions si vastes et pourquoi elle a mérité d’être
appelée une révolution nationale.


OÙ L’HISTOIRE SE RÉPÈTE

«Le comte d’Ostermann a toujours eu, comme la naissance, le cœur et les
affections allemandes.» Ainsi parlait, au XVIIIe siècle, une instruction
du cabinet de Paris au sujet d’un Stürmer de ce temps-là. Par les
Allemands de Russie, par Biren et sa coterie, l’Autriche et la Prusse
régnaient à Pétersbourg. Et la situation internationale était déjà, ou
peu s’en faut, la même que celle d’aujourd’hui. Déjà, en Europe, nous
avions les mêmes ennemis. Et déjà, aussi, il y avait entre la Russie et
la France le même écran, tandis que le sentiment russe souffrait avec
impatience la tyrannie des Allemands. Un «parti national» se formait
autour d’Élisabeth contre le gouvernement établi. Le cardinal de Fleury
forma le projet d’aider à renverser ce régime et n’hésita pas à
comploter avec la fille de Pierre le Grand. C’était un homme de beaucoup
d’entregent que le marquis de La Chétardie, notre ambassadeur à
Pétersbourg. On ne craignit donc pas de lui confier cette instruction
sur l’attitude qu’il convenait, pour les intérêts de la France,
d’adopter en Russie:

  Le gouvernement étranger, pour s’affermir, n’a rien négligé pour
  opprimer et pour dissiper les anciennes familles russes. Mais, malgré
  tous les efforts, il reste encore des nationaux mécontents du joug
  étranger, qui, vraisemblablement, sortiraient de l’inaction lorsqu’ils
  croiraient le pouvoir faire avec sûreté et avec succès. Le roi ne
  peut, à la vérité, avoir actuellement une connaissance exacte du
  détail de cette situation, mais, quand on se rappelle le peu de droits
  qu’avait la duchesse de Courlande pour venir au trône de Russie... on
  a peine à penser que la mort de la tsarine régnante puisse n’être pas
  suivie de mouvements et de troubles.

  ... Il ne peut qu’être fort essentiel que le sieur marquis de La
  Chétardie, usant de toute sorte de circonspection, s’instruise le plus
  exactement qu’il sera possible de la situation des esprits, de l’état
  des familles russes, du crédit et des amis que peut avoir la princesse
  Élisabeth, de l’esprit général des différents corps de troupes et de
  ceux qui les commandent, enfin de tout ce qui peut faire juger de la
  possibilité d’une révolution.

Cette révolution, ce fut celle de 1741, qui ressemblerait comme une sœur
à la révolution de 1917 s’il y avait eu, de nos jours, une Élisabeth
pour diriger le parti national et prendre la tête du mouvement. Mais,
comme de nos jours, il s’agissait alors de délivrer «la glorieuse nation
russe de la pesante oppression et inhumaine tyrannie étrangère», et de
lui rendre «la libre élection d’un gouvernement légitime et juste». Pas
plus que les circonstances, le cœur des hommes ni leur vocabulaire n’ont
changé.

Quelque chose encore aura manqué toutefois aux journées de mars et à la
chute de Nicolas II pour qu’elles ressemblent tout à fait au
renversement tel qu’il s’était accompli en 1741. Le cardinal de Fleury
n’avait pas craint d’intervenir dans les affaires de Russie. Même pour
le bon motif, les gouvernements d’aujourd’hui ont des scrupules qui
étaient ignorés des gouvernements d’autrefois. Dans son livre sur _Louis
XV et Élisabeth_, Albert Vandal a très bien observé cela.

  C’était, dit l’historien, une résolution grave et quelque peu
  compromettante pour un ministère qui se piquait de droiture et de
  modération, que de se mêler clandestinement aux querelles domestiques
  d’un État étranger, d’y solder la rébellion et d’y faire du roi de
  France le complice d’une conspiration contre un gouvernement établi.
  Aux premières insinuations de son ambassadeur, le cabinet de
  Versailles demanda à réfléchir. Peu à peu, le désir de substituer à
  Pétersbourg notre influence à celle des Allemands triompha d’un
  premier scrupule; le XVIIIe siècle ne connaissait guère en politique
  le principe de non-intervention dans les affaires d’autrui, principe
  d’origine essentiellement moderne. Le ministère convint que «l’affaire
  mériterait toute l’attention du Roi», et qu’il fallait éviter de
  décourager Élisabeth par un refus. Bientôt, il s’expliqua davantage;
  par son ordre, M. de La Chétardie assura la Tsarevna que la France
  mettait à sa disposition ses trésors, son crédit et ses conseils.

Au moins l’avantage de cette méthode était-il qu’on n’était pas surpris
par les événements. Les démocraties modernes sont plus délicates et plus
réservées, plus timides et plus gauches aussi que les monarchies
anciennes.




INSTRUCTIONS A UN AMBASSADEUR EN RUSSIE


Le public français, dans sa partie moyenne, a été légèrement
décontenancé par la révoluton russe. Comme la France est, au fond, un
pays conservateur! Notre ancienne politique n’avait pas ces timidités.
Les révolutions chez autrui ne lui faisaient pas peur. Le mot lui
paraissait aussi naturel que la chose, parce qu’elle n’y attachait pas
un sens infernal ou céleste. Une révolution, c’était un changement de
système, et la tâche de la politique était d’en tirer le parti qu’elle
pouvait après en avoir pesé le bien et le mal.

La France, pendant la guerre de Sept ans, s’était trouvée alliée de la
Russie contre la Prusse dans des conditions qui, nous l’avons rappelé
souvent, ressemblaient singulièrement à celles d’aujourd’hui. A Berlin
non plus ce précédent n’était pas oublié et l’on y a spéculé, on y
spécule encore sur une paix séparée avec la Russie, pareille à celle qui
avait sauvé Frédéric II. Avec quelle netteté la monarchie française se
représentait le danger d’une défection de la Russie à la mort
d’Élisabeth et à l’avènement de Pierre III! C’est ce que l’on peut voir
par les instructions qui étaient envoyées à notre ambassadeur à
Saint-Pétersbourg. Quand Stürmer et Protopopof régnaient sous le nom de
Nicolas II, il n’y aurait eu qu’à faire le décalque de cette lettre de
Choiseul pour avoir l’image frappante de la situation. L’instruction de
Choiseul, si vigoureuse et si limpide, date de l’avènement de Pierre
III. En voici des passages d’une étonnante actualité. Changez seulement
quelques noms propres et quelques mots, tout y est.

  Le comte de Choiseul au comte de Breteuil.

  Versailles, 31 janvier 1762.

  J’ai reçu, Monsieur, jeudi dernier, une lettre de M. du Châtelet à
  laquelle il était joint la copie de celle que vous avez écrite à cet
  ambassadeur pour lui apprendre la catastrophe arrivée en Russie et sur
  laquelle nous étions rassurés par les nouvelles favorables que vous
  nous aviez envoyées en dernier lieu...

  Je vous envoie de nouvelles lettres de créance. Vous ajouterez
  verbalement tout ce qui peut concourir à cimenter l’union des deux
  cours... Vous direz encore, Monsieur, que le Roi, invariable dans ses
  sentiments ainsi que dans les principes de sa politique, _n’a jamais
  manqué à ses amis ni à ses alliés, qu’il a toujours rempli ses
  engagements avec la plus scrupuleuse exactitude et que sa fidélité
  inébranlable lui donne droit d’attendre en retour de pareils
  procédés_.

  Après ces généralités que vous pouvez, Monsieur, étendre et détailler
  suivant que vous le jugerez à propos, je conçois que vous désiriez
  suivre des instructions claires et précises pour vous guider dans la
  circonstance critique et intéressante où vous vous trouvez; mais vous
  sentirez aisément combien il nous est difficile de vous donner des
  règles de conduite assez étendues et assez positives pour diriger vos
  démarches dans la route épineuse et obscure où vous allez peut-être
  entrer.

  En poussant aussi loin qu’il est possible les spéculations sur
  l’avenir, il semble qu’on ne peut faire que trois hypothèses: la
  première que le nouvel Empereur suivra l’ancien système; la seconde,
  qu’il en adoptera un tout opposé en se liant avec nos ennemis; la
  troisième, qu’il prendra un parti intermédiaire.

  La première est sans doute la plus désirable, mais malheureusement
  elle est la moins vraisemblable. Si elle a lieu, vous n’aurez pas
  besoin de nouvelles instructions... Vous observerez cependant qu’il
  faut se défier des apparences: _l’Empereur pourrait afficher
  extérieurement le système quoiqu’il soit contraire à ses inclinations
  véritables_. C’est pourquoi il est important de pénétrer ses
  sentiments secrets soit pour prendre nos mesures en conséquence et
  nous précautionner contre ses mauvaises intentions, soit pour éviter
  de l’indisposer et de le cabrer par des instances trop vives sur des
  objets qui pourraient lui déplaire... Pour vous dire notre secret, ce
  qui nous importe essentiellement, c’est que la Russie demeure attachée
  à la grande alliance; qu’elle ne rappelle pas ses armées; qu’elle
  persiste dans l’ancien système et qu’elle ne fasse point sa paix
  particulière...

  La deuxième hypothèse n’exige pas de grands éclaircissements. Je ne
  doute pas que vous ne mettiez en usage tous les moyens possibles pour
  prévenir un parti si dangereux et que vous n’employiez à cet effet la
  force du raisonnement, les représentations amicales, la fermeté, la
  douceur, la séduction et la perspective du déshonneur qui rejaillirait
  sur la Russie d’un pareil procédé.

  Enfin, Monsieur, la troisième hypothèse me paraît la plus naturelle et
  celle qui présente le plus de probabilité; mais on peut l’envisager
  sous différentes faces et elle est susceptible de plusieurs
  modifications.

  1º L’Empereur pourrait chercher à faire sa paix particulière à des
  conditions plus ou moins avantageuses pour lui, sans s’embarrasser de
  ses alliés et sans prendre à l’avenir aucune part à la guerre
  présente. Quoique ce parti fût moins fâcheux qu’une union avec nos
  ennemis, _ce serait cependant une violation manifeste des traités et
  une défection honteuse, à laquelle nous devons mettre tous les
  obstacles possibles_;

  2º Une suspension d’armes entre les Russes et le roi de Prusse, toute
  choses demeurant en état, pourrait avoir pour objet de parvenir à une
  paix générale par la médiation de la Russie. _Une pareille convention
  serait un peu moins fâcheuse qu’une paix particulière, mais elle
  serait encore fort contraire à nos intérêts_;

  3º L’Empereur, voulant servir le roi de Prusse et se retirer de la
  guerre, pourrait nous faire des insinuations de paix, nous communiquer
  le désir qu’il aurait de pacifier les troubles de l’Europe et nous
  proposer différents moyens de parvenir à une pacification générale ou
  limitée à la guerre d’Allemagne... Ce n’est pas, Monsieur, que nous
  soyons éloignés de la paix, _mais nous ne croyons pas qu’elle puisse
  nous être avantageuse si elle vient par le canal de la Russie_...[5]

  [5] Voir le _Recueil des Instructions données aux ambassadeurs_,
    _Russie_, tome II, par Alfred RAMBAUD (chez Alcan).

Tel était le péril que présentait pour la France l’avènement de Pierre
III. Ce péril avait été discerné à Paris avec clairvoyance, car le
nouvel empereur devait s’empresser de faire sa paix et même de s’allier
avec le roi de Prusse. Image de ce que nous réservait, s’il eût réussi,
le coup d’État de Stürmer et de Protopopof!

Il ne vint à l’idée de personne, dans la France de Louis XV, que la
couronne ni même la tête de Pierre III dussent être respectées par
scrupule légitimiste. Sans doute, on n’alla pas jusqu’à aider la Grande
Catherine à «supprimer» son mari. Mais, vingt ans plus tôt, La
Chétardie, notre ambassadeur, avait secondé de toutes ses forces la
révolution qui, déjà, avait affranchi les Russes de la domination
allemande et porté Élisabeth sur le trône. Cette fois, Catherine agit
seule. Et lorsqu’elle annonça que son mari était mort d’une certaine
«colique», on accueillit paisiblement à Paris la nouvelle de l’affaire.
Louis XV écrivait du ton le plus naturel du monde, dans sa
correspondance secrète: «La dissimulation de l’impératrice régnante et
son courage, au moment de l’exécution de son projet, ainsi que la
manière dont elle a traité ce prince, indiquent une princesse capable de
concevoir et d’exécuter de grandes choses.» Mon Dieu, oui, c’est un
monarque qui a écrit cela de la suppression d’un autre monarque...

Plus timoré ou plus délicat que La Chétardie, notre ambassadeur, en
1762, pressentant ce qui allait arriver à Pierre III, avait cru bon de
s’absenter de son poste. Il faut voir comme il fut rabroué pour n’avoir
pas été là au moment de cette «révolution intéressante», comme disait le
cabinet de Paris. «Si Sa Majesté», écrivait le comte de Broglie à
Breteuil, dans la correspondance secrète, «eût été informée à temps des
moyens que vous pouviez entrevoir de faire éclore, à la mort de
l’impératrice Élisabeth, la révolution qui vient d’enlever le trône au
Czar, _elle vous eût certainement autorisé à préparer cet événement_, au
lieu que nous avons appris depuis que le ministère a rejeté les
propositions, à la vérité trop vagues, que vous lui avez faites _de
chercher à mettre en jeu le mépris et la haine que les Russes portaient
à l’empereur_.»

La diplomatie française, en ces temps-là, n’était pas bégueule. Elle
allait à l’urgent et à l’essentiel, c’est-à-dire à l’intérêt de la
France. Et puis elle n’aimait pas se laisser surprendre ou dépasser par
les événements.

Au fond, que s’est-il passé en Russie au mois de mars 1917? Une nouvelle
péripétie de cette lutte entre l’esprit national et les influences
allemandes qui est chronique chez elle depuis deux cents ans, une
répétition de ces révolutions de palais qui jalonnent l’histoire de
l’Empire russe. La différence, c’est que la révolution de palais de 1917
s’est terminée dans la rue et qu’on ne sait plus trop où elle va, parce
que, ne l’ayant pas prévue, on ne l’a pas dirigée. Les vieilles recettes
se sont perdues.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  PREMIÈRE PARTIE
  COMMENT EST NÉE LA RÉVOLUTION RUSSE
                                                                  Pages.
  Avant-propos                                                         V
    I.--Ce qui aurait pu sauver l’Empereur                             7
   II.--Le nationalisme de la Douma                                   23
  III.--La trahison de la bureaucratie                                30
   IV.--Raspoutine                                                    44
    V.--La chute                                                      54

  DEUXIÈME PARTIE
  AUTOUR DE LA RÉVOLUTION RUSSE

    I.--Quelques éclaircissements.--Un mot du _Novoïé Vremia_.--Le
        tsar et l’orthodoxie.--Où est la tradition?                   65
   II.--Phase nouvelle d’un vieux conflit.--Le parti allemand en
          Russie.--Dans le personnel diplomatique.--Où l’histoire
          se répète                                                   73
  III.--Instructions à un ambassadeur en Russie                       86


Paris.--Typ. PHILIPPE RENOUARD, 19, rue des Saints-Pères.--53828.





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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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