Sainte Lydwine de Schiedam

By J.-K. Huysmans

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Title: Sainte Lydwine de Schiedam

Author: J.-K. Huysmans

Release date: July 23, 2024 [eBook #74106]

Language: French

Original publication: Paris: P.-V. Stock, 1901

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  J.-K. Huysmans

  SAINTE LYDWINE
  DE SCHIEDAM

        Deus carni illius sæpe dolores infligit,
        quatenus Spiritus Sanctus ibi habitare possit

            Sancta Hildegardis (Vita, lib. II).


  P.-V. STOCK, ÉDITEUR
  Paris
  27, rue de Richelieu

  1901




Cette première édition de _Sainte Lydwine de Schiedam_ a été imprimée à
Hambourg par l’imprimerie «Verlagsanstalt und Druckerei A.-G. (vorm. J.
F. Richter)».

Les caractères employés ont été dessinés par le graveur impérial M.
Georges Schiller; ces caractères ont été fondus spécialement pour cette
édition avec les matrices fournies par l’imprimerie impériale.

Cette édition a été tirée à:

    10 exemplaires sur papier de chine, numérotés de 1 à 10;
    80     do.     sur papier de hollande, numérotés de 11 à 90;
  1150     do.     sur papier ordinaire, numérotés de 91 à 1240.

No.




L’auteur et l’éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et
de reproduction pour tous les pays, y compris la Suède et la Norwège.

Ce volume a été déposé au ministère de l’Intérieur (section de la
librairie), en Avril 1901.


Du même Auteur:

En préparation:

  De Tout    1 volume
  L’Oblat    1   --




    A
    M. & Mme Léon Leclaire
    amis et compagnons
    de Schiedam & de Ligugé
    affectueusement.

    J.-K. H.




AVANT-PROPOS


La vie de sainte Lydwine a été successivement écrite par trois religieux
qui furent, tous les trois, ses contemporains:

Jan Gerlac, son parent, sacristain du monastère augustin de Windesem. Il
vécut pendant de longues années, auprès de la sainte, dans sa maison
même, et il nous raconte de visu son existence.

Jan Brugman, frère mineur de l’Observance. Il reprit l’histoire de
Gerlac qu’il traduisit du teuton en latin et il l’amplifia surtout avec
les renseignements que lui fournit Jan Walter de Leyde, le dernier
confesseur de Lydwine.

Thomas A Kempis, sous-prieur des chanoines augustins du Mont Sainte
Agnès, près de Zwolle; sa relation est un abrégé de celle de Brugman,
mais elle contient des détails inédits qu’il recueillit dans l’entourage
de la Bienheureuse, à Schiedam même.

Je note enfin, pour mémoire, un résumé de ces livres, rédigé plus tard,
au XVIe siècle, par Surius, et d’anciennes traductions françaises du
texte de Brugman, éditées au XVIIe siècle par Walrand Caoult, prêtre,
Douay, in-12, 1600; par Michel d’Esne, évesque de Tournay, Douay, in-12,
1608; par le P. Thiersaut, Paris, in-12, 1637. Quant aux biographies
modernes, il en sera question plus loin.

Les monographies de Gerlac et de Brugman ont été imprimées et annotées
par Enschenius et Papebroch dans la collection des Bollandistes, les
_Acta sanctorum_.

Jan Gerlac fut un écrivain renommé dont les _Soliloques_ sont encore, au
point de vue ascétique, recherchés; il fut, d’après le témoignage de ses
contemporains, un très fervent et un très humble moine;--Jan Brugman, un
ami de Denys le Chartreux, est cité par Wading, dans les Annales de son
ordre, comme l’un des prédicateurs célèbres de son siècle; il l’atteste
admirable et par la noblesse de son éloquence et par l’ampleur de ses
vertus; Thomas A Kempis, un des auteurs présumés de l’Imitation de
Jésus-Christ, naquit la même année que Lydwine et mourut, en odeur de
sainteté, en 1471, après avoir écrit toute une série d’œuvres mystiques
dont plusieurs traductions françaises furent tentées.

Ces trois hagiographes sont donc des gens connus et dignes, par leur
situation et par leur probité d’âme, d’être crus; l’on doit ajouter
encore que les détails de leurs ouvrages peuvent se contrôler avec un
procès-verbal officiel que rédigèrent, après une attentive et minutieuse
enquête, les bourgmestres de Schiedam, du temps même de la sainte, dont
ils passèrent la vie au crible. Il n’y a donc pas de livres historiques
qui se présentent, ainsi que les leurs, dans des conditions de bonne foi
et de certitude plus sûres.

Cela dit, il faut bien avouer qu’une histoire de Lydwine est, grâce à
eux, un écheveau qu’il est fort difficile de débrouiller. Il est, en
effet, impossible d’adopter l’ordre chronologique; Brugman déclare
tranquillement «qu’il jugerait inconvenant de procéder de la sorte»;
sous le prétexte d’être plus édifiant, il groupe les scènes de la vie de
la Bienheureuse, suivant la liste de ses qualités qu’il s’apprête à
faire ressortir; avec cette méthode qui est également celle de Gerlac et
d’A Kempis, il n’y a pas moyen de savoir si tel événement qu’ils nous
rapportent eut lieu avant ou après tel autre qu’ils nous racontent.

Cette façon d’écrire l’histoire était celle, d’ailleurs, de tous les
hagiographes de cette époque. Ils narraient, pêle-mêle, des anecdotes,
ne s’occupant qu’à classer les vertus, afin d’être à même de tirer à
propos de chacune d’elles, un tiroir de lieux-communs qui pouvaient
s’adapter, du reste, à n’importe quel saint; ils entrelardaient ces
pieuses rengaines de citations des psaumes, et c’était tout.

Il semble, à première vue, qu’il y ait moyen de remédier à ce désordre,
en extrayant et en comparant les dates éparses, çà et là, dans les
livres des trois écrivains et en les utilisant, ainsi que des points de
repère, pour ponctuer la vie de la Bienheureuse; mais ce système
n’aboutit nullement aux résultats promis. Gerlac et Brugman nous
apprennent bien parfois qu’une aventure qu’ils relatent survint aux
environs ou le jour même de la fête de tel saint; l’on peut évidemment,
à l’aide de cette indication, retrouver le quantième et le mois, mais
pas l’année qu’ils omettent de spécifier; les dates plus précises qu’ils
accusent, Gerlac surtout, n’ont trait bien souvent qu’à des épisodes de
minime importance et elles ne concordent pas toujours avec celles de
Thomas A Kempis. Très méticuleux quand il s’agit de noter les fêtes
liturgiques, celui-ci nous fournit un certain nombre de chiffres, mais
comment s’y fier? Ses dates, dès qu’on les examine de près, sont
inexactes; c’est ainsi qu’il fait mourir une nièce de Lydwine,
Pétronille, en 1426, alors qu’il nous la montre assistant chez sa tante
à une scène où elle fut blessée, en 1428. L’une des deux dates est par
conséquent fausse, la seconde, très certainement, car le chiffre de 1425
donné par les deux autres écrivains paraît, cette fois, certain.

Fussent-elles même toujours d’accord entre elles, ces dates, et justes,
qu’il n’en resterait pas moins à emboîter au hasard entre tel ou tel
fait datés d’autres qui ne le sont pas; et ce classement, rien ne
l’indique. Quoi que l’on fasse, il faut donc renoncer à la précision
chronologique en ce récit.

D’autre part, dans l’œuvre des trois biographes figurent plusieurs
personnages qui sont les amis et les garde-malades de Lydwine et aucun
renseignement ne nous est laissé sur eux; ces comparses s’agitent, à la
cantonade, viennent d’on ne sait où et finissent on ne sait comme;
enfin, pour aggraver la confusion, trois des confesseurs de la sainte
s’appelèrent Jan. Or, au lieu d’ajouter à ce prénom le nom de famille ou
de ville qui les distingue, la plupart du temps, les trois religieux
n’écrivent que le prénom, si bien que l’on ignore si le confesseur Jan
dont il est question à propos de tel ou de tel incident, est Jan Pot,
Jan Angeli, ou Jan Walter.

C’est, on le voit, un tantinet, le gâchis. Je ne me flatte nullement de
l’avoir élucidé. Je me suis servi, pour condenser cette vie, des trois
textes de Gerlac, de Brugman et d’A Kempis, complétant leurs anecdotes
les unes par les autres et j’ai rangé les événements qu’ils retracent
suivant l’ordre qui m’a semblé être, sinon le plus rigoureux, au moins
le plus intéressant et le plus commode.

En sus des histoires de France, d’Angleterre, des Flandres, de la
Hollande et autres pays et de la chronologie universelle de Dreyss, j’ai
dû consulter pour cet ouvrage une série de volumes dont voici la liste:

Acta sanctorum, aprilis, tomus secundus, pages 270-365, édition des
Bollandistes, Palmé, Paris, 1866.

Une traduction anonyme du texte de Brugman, concernant Lydwine, a paru
en un volume à Clermont-Ferrand en 1851, puis à Paris, sans date, chez
Périsse. Elle est très incomplète et par suite d’une extravagante
pudibonderie, volontairement inexacte.

Quant au texte de Gerlac, le plus alerte, le plus vivant des deux, il
n’a jamais été translaté du latin en français.

Ven. viri Thoma a Kempis opera omnia, 1 vol. Coloniæ Agrippinæ, apud
Joannem Busæum, MDCLX, pages 143-207.

Une traduction de la vie de Lydwine et de Gérard le Grand, extraite de
ce livre par le P. Saint-Yves, a été éditée chez Victor Sarlit, à Paris,
sans date.--Elle forme le tome VII des Œuvres spirituelles, de Thomas A
Kempis.

La Vie de la Très saincte et vraiment admirable Vierge Lydwine, tirée du
latin de Jean Brugman, de l’ordre de Saint-François, et mise en abrégé
par Messire Michel d’Esne, évesque de Tournay, 1 vol., à Douay, de
l’imprimerie de Baltazar-Bellière, au Compas d’Or, l’an 1608.

Ce petit livre, très rare, se borne, en y adjoignant quelques détails
personnels, à résumer, en 80 pages, la biographie de Brugman.

Vie de la Bienheureuse Lydwine, vierge, modèle des infirmes, par M.
l’abbé Coudurier, Paris, 1 vol., Ambroise Bray, 1862.

Cette biographie, tissée avec les vies expurgées des Acta Sanctorum et
celle d’A Kempis, est agrémentée à la fin de chacun de ses chapitres, de
pieuses réflexions et de sages conseils. Elle vient d’être rééditée par
la maison Victor Retaux, à Paris.

                   *       *       *       *       *

La Flamboyante Colomne des Pays-Bas autrement dict des XVII provinces, 1
vol., Amsterdam, chez Jacob Colom, 1636.

Natales Sanctorum Belgii, auctore Joanne Molano, 1 vol., Duaci, typis
viduæ Petri Borremans, sub signo SS. apostolum Petri et Pauli, 1616.

L’Abrégé du Martyrologe ou Hagiologe Belgic, ou recueil des Saincts et
Bien-heureux du Païs-Bas, par Bauduin Villot, Binchois, S. J., 1 vol.,
Lille, chez Ignace et Nicolas de Rache, au Soleil d’Or, 1658.

La Hollande Catholique, par Dom Pitra, O. S. B., 1 vol., Paris,
Bibliothèque nouvelle, 1850.

Particularités curieuses sur Jacqueline, duchesse de Bavière, comtesse
de Hainaut, de Hollande et de Zélande, etc., par Léopold Devillers, 1
vol., Mons, Dequesne-Masquillier, 1879.

                   *       *       *       *       *

Principes de Théologie mystique, par le R. P. Séraphin, 1 vol., Paris et
Tournai, Casterman, 1873.

Principes de Théologie mystique, par Mgr. Chaillot, 1 vol., Paris,
Hervé, 1866.

La Mystique divine, naturelle et diabolique, par Görres, 5 vol., Paris,
Poussielgue-Rusand, 1861.

La Mystique divine distinguée des contrefaçons diaboliques et des
analogies humaines, par Ribet, 3 vol., Paris, Poussielgue, 1879.

Vie et œuvres spirituelles de saint Jean de la Croix, 4 vol., Paris,
Oudin, 1890.

La Vie spirituelle et l’oraison d’après la Sainte Écriture et la
tradition monastique, Solesmes, imprimerie Saint-Pierre et Paris,
Retaux, 1899.

Les Stigmatisées, par le Dr. Imbert-Gourbeyre, 2 vol., Paris, Palmé,
1873.

La Stigmatisation, par le même, 2 vol., Clermont-Ferrand. Bellet et
Paris, Vic et Amat, 1894.

                   *       *       *       *       *

Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle, par H.
Delacroix, 1 vol., Paris, Félix Alcan, 1900.

Étude sur les mystiques des Pays-Bas, au moyen âge, par Auger.
Collection des mémoires publiés par l’Académie royale des sciences,
lettres et beaux-arts, en Belgique, avril 1882, tome XLVI.

Introduction aux œuvres choisies de Thomas A Kempis, Étude sur la
mystique dans les Flandres et les Pays-Bas, par Sigismond Ropartz,
Paris, Waille, sans date.

                   *       *       *       *       *

Les Petits Bollandistes, de Mgr. Guérin, 17 vol., plus 3 de suppléments,
par Dom Piolin, O. S. B., Paris, Bloud et Barral, sans date.

Les fleurs de la vie des Saints de Ribadeneira, 2 vol. in-fol., Paris,
Christophe Journel, 1687.

Dictionnaire des ordres religieux, par le R. P. Helyot, 4 vol., Paris,
Migne, 1847.

Tableau historique du monarchisme occidental, par Dom Bérengier, O. S.
B., 2e édition, Solesmes, 1892.

Histoire de l’Église, par l’abbé Hemmer, 2 vol., Paris, Colin, 1895.

Dictionnaire des hérésies de Pluquet, 2 vol., Paris, 1764.

Histoire et filiation des hérésies, par l’abbé Morère, 1 vol., Paris,
Poitiers, Oudin, 1881.

                   *       *       *       *       *

Essai historique sur l’abbaye de Cluny, par Lorain, 1 vol., Dijon,
Popelain, 1839.

L’Abbaye de Mont-Olivet-Majeur, par Dom Grégoire Thomas, O. S. B., 1
vol., Florence, 1881.

Le Ménologe du Carmel, par le R. P. Ferdinand de Sainte-Térèse, carme
déchaussé, 3 vol., Société de Saint-Augustin, Bruges et Paris, 1879.

Vies des Saints et Bienheureux de l’ordre de Saint-François, par le R.
P. Léon, franciscain, 1 vol., Paris, Bloud et Barral, 1887.

Vie de saint Bruno, avec diverses remarques, par le P. de Tracy,
théatin, 1 vol., Paris, 1785.

Denys le Chartreux, par Mougel, 1 vol., Montreuil-sur-Mer, imprimerie de
la Chartreuse de Notre-Dame-des-Prés, 1896.

                   *       *       *       *       *

Vie de la Bienheureuse Marie d’Oignies, traduite du latin du cardinal de
Vitry, 1 vol., Nivelle, chez l’imprimeur Plon, 1822.

Sainte Brigitte, par la comtesse de Flavigny, 1 vol., Paris, Oudin,
1892.

Sainte Catherine de Sienne, par le Bienheureux Raymond de Capoue,
traduction Cartier, 1 vol., Paris, Sagnier et Bray, 1853.

Sainte Françoise Romaine, par Dom Rabory, O. S. B., 1 vol., Paris,
librairie catholique internationale, 1886.

Sainte Françoise Romaine, traduite des Acta sanctorum, par un vicaire
général d’Évreux, 1 vol., Paris, Périsse, sans date.

Sainte Françoise Romaine, par la comtesse de Rambuteau, 1 vol., Paris,
Lecoffre, 1900.

Sainte Colette, par l’abbé Douillet, curé de Corbie, 1 vol., Paris, Bray
et Retaux, 1869.

La Bienheureuse Jeanne de Maillé, par Bourassé et Janvier, 1 vol.,
Tours, Mame, 1873.

Saint Bernardin de Sienne, par Thureau-Dangin, 1 vol., Paris, Plon,
1897.

Saint Vincent Ferrier, par le P. André Pradel, de l’ordre des frères
Prêcheurs, 1 vol., Paris, Veuve Poussielgue-Rusand, 1864.

La Vie et les œuvres spirituelles de Catherine d’Adorny de Gennes, 1
vol., Paris, chez Martin Durand, rue Saint-Jacques, au roy David, 1627.

Sainte Catherine de Gênes, Vie et œuvres, par le vicomte de Bussière, 1
vol., Paris, Allard, sans date.

Sainte Térèse, sa Vie écrite par elle-même, traduite par le P. Marcel
Bouix, S. J., tome I des œuvres, Paris, Lecoffre, 1884.

Histoire de sainte Térèse (par une carmélite), 2 vol., Paris,
Retaux-Bray, 1887.

Vie de sainte Catherine de Ricci, par le P. Bayonne, de l’ordre des
Frères prêcheurs, 2 vol., Paris, Poussielgue frères, 1873.

La Vie de sainte Madeleine de Pazzi, par le P. Lézin de
Sainte-Scolastique, 1 vol., Paris, Sébastien Cramoisy, 1670.

La Vie de sainte Madeleine de Pazzi, par Fabrizzi, 1 vol., Lyon et
Paris, Pélagaud, 1873.

Vie de Marguerite du Saint-Sacrement, par de Cissey, 1 vol., Paris,
Ambroise Bray, 1856.

Vie de la sœur Marie Ock, par le P. Albert de Saint-Germain, 1 vol.,
Tournai et Paris, Casterman, 1886.

Vie de Marcelline Pauper, publiée par le P. Marcel Bouix, S. J., 1 vol.,
Nevers, imprimerie Fage, 1871.

Anne-Catherine Emmerich, Œuvres, 9 vol., Tournai et Paris, Casterman,
sans date.

Anne-Catherine Emmerich, sa Vie, par le P. Schmœger, de la Congrégation
du T. S. Rédempteur, traduite de l’allemand, par l’abbé Cazalès, 3 vol.,
Paris, Bray, 1868.

Anne-Catherine Emmerich, Vie merveilleuse, intérieure et extérieure, par
le P. Thomas Wegener, O. S. A., 1 vol., Tournai et Paris, Casterman,
sans date.

La Vénérable Anna-Maria Taïgi et la servante de Dieu, Élisabeth Canori
Mora, par le P. Calixte, trinitaire déchaussé, 1 vol., Bruxelles,
Gœmare, 1871.

Vie de la servante de Dieu, Élisabeth Canori Mora, anonyme, 1 vol.,
Paris, bureau des Annales de la Sainteté, 1870.

Marie-Claire-Agnès Steiner, Abrégé de la vie du P. de Reus, traduit de
l’italien, par Mgr. Constans, 1 vol., Paris, librairie catholique
internationale, 1883.

Les Stigmatisées du Tyrol, par Léon Boré, 1 vol., Paris, Lecoffre, 1846.

Les Voix prophétiques, par l’abbé Curicque, 2 vol., Paris, Palmé, 1872.

Mme du Bourg, mère Marie de Jésus, fondatrice de la Congrégation des
Sœurs du Sauveur et de la Sainte Vierge, par l’abbé Bersange, 1 vol.,
Paris et Lyon, Delhomme et Briguet, sans date.

Louise Lateau (figure dans les Stigmatisées du Dr. Imbert-Gourbeyre,
déjà citées).

Louise Lateau, Étude médicale, par le Dr. Lefebvre, 1 vol., Louvain,
Peeters, 1873.

Vie de la sœur Marie-Catherine Putigny (par une sœur visitandine), 1
vol., imprimerie de Notre-Dame-des-Prés, à Neuville-sur-Montreuil, 1888.

L’on peut encore joindre à la liste de ces ouvrages, les quelques livres
que j’ai dépouillés à propos des épidémies et de la condition des
lépreux, au Moyen-Age:

Notice historique sur la maladrerie de Voley, par le Dr. Ulysse
Chevalier, 1 vol., Romans, 1870.

Les Lépreux de Reims au XVe siècle (par Tarbé), Société des bibliophiles
de Reims, 1857.

Les Signes d’infamie au moyen âge, par Ulysse Robert, 1 vol., Paris,
Champion, 1891.

Chéruel, Dictionnaire des institutions, mœurs et coutumes de la France,
2 vol., Paris, Hachette, 1870 (voir articles ladres et léproseries dans
le tome II).

Dr. Dupouy, Le Moyen âge médical, 1 vol., Paris, Meurillon, 1888.

Dr. Louis Durey, La Médecine occulte de Paracelse, 1 vol., Paris, Vigot
frères, 1900.


Est-il utile d’ajouter que dans ce volume au cours duquel défilent les
noms d’un grand nombre de célicoles, les expressions «Saint et
Sainteté», «Bienheureux et Vénérable», ne sont parfois employées que
d’une manière relative et non dans le sens rigoureux que leur assignent
les décrets du pape Urbain VIII; il n’y a donc pas à attribuer une
signification absolue à ces termes, lorsqu’ils s’appliquent à des
personnages dont la béatification ou la canonisation n’ont pas été
officiellement proclamées par les pouvoirs sans appel de Rome. Il ne
convient pas davantage de considérer ainsi que des saintes, dans
l’acception stricte du mot, les victimes expiatrices dont l’origine
céleste des souffrances n’a pas encore été certifiée par l’Église.




I.


L’état de l’Europe, pendant le temps que vécut Lydwine, fut effroyable.

En France, règnent Charles VI puis Charles VII. Lydwine naît l’année
même où Charles VI, âgé de douze ans, monte sur le trône. Dans le
lointain des âges, les années de ce règne évoquent d’abominables
souvenirs; elles dégouttent de sang et, à mesure qu’elles s’éboulent,
les unes sur les autres, elles se dévergondent; aux lueurs des vieilles
chroniques, derrière le transparent poussiéreux de l’histoire, quatre
figures passent.

L’une est celle d’un aliéné, au teint hâve, aux joues creuses, aux yeux
tantôt ardents et tantôt morts; il croupit dans un palais à Paris et ses
vêtements sont des pacages de vermines et ses cheveux et sa barbe sont
des haras à poux. Ce malheureux qui fut, avant qu’il ne divaguât, un
être familier et libertin, irascible et débile, c’est le roi Charles VI.
Il assiste, maintenant idiot, à la bacchanale enragée des siens.

L’autre est celle d’une intrigante, baroque et vénale, d’une femme
impérieuse, bruyamment décolletée et traînant après elle, sous un hennin
planté, comme une tête de diable, de deux cornes, une robe historiée et
qui n’en finit point; et elle souffle lorsqu’elle marche, chaussée de
souliers à becs de deux pieds de long; c’est la reine de France, la
bavaroise Ysabeau, qui apparaît, grosse des œuvres d’on ne sait qui,
près d’un mari qu’elle abhorre.

La troisième est celle d’un bavard et d’un fat dont les dames de la Cour
raffolent et qui se révèle, à la fois, cordial et rapace, avenant et
retors; il pressure le pays, draine l’argent des campagnes et des villes
et le dissipe en de scandaleuses équipées; celui-là, c’est le duc
d’Orléans, le maudit des peuples, ainsi que l’appelle, en pleine chaire,
un religieux de l’ordre de saint Augustin, Jacques Legrand.

La quatrième, enfin, est celle d’un petit chafouin, malingre et
taciturne, sournois et cruel, le duc de Bourgogne, Jean sans Peur,
qualifié de Jean sans pitié, par tous.

Et tous les quatre se démènent, s’invectivent, s’écartent et se
rejoignent, exécutent une sorte de chassé-croisé macabre, dans la
débandade d’une nation qui répercute l’insanité d’un roi. La France, en
effet, se convulse; à Paris, ce sont les atrocités de la guerre civile,
la dictature des bouchers et des égorgeurs qui saignent les bourgeois,
tels que des bêtes; en province, ce sont des troupes de malandrins qui
assomment le paysan, incendient les récoltes et jettent les enfants et
les femmes dans le brasier des meules; ce sont les hordes scélérates des
d’Armagnac, la tourbe avide des Bourguignons et ceux-là tendent la main
aux Anglais pour les aider à sauter la Manche; et les voilà, en effet,
qui débarquent près d’Harfleur, remontent vers Calais et rencontrent, en
chemin, l’armée française, dans le comté de Saint-Pol, à Azincourt. Ils
l’attaquent et sans peine abattent, ainsi que des quilles, les files de
ces lourds chevaliers emprisonnés comme en des guérites de fer dans
leurs armures et huchés sur des chevaux qui demeurent immobiles, les
quatre pattes enfoncées dans l’argile détrempée du sol; et, tandis que
la région est envahie, le Dauphin fait assassiner le duc de Bourgogne
qui a lui-même fait occire le duc d’Orléans, le lendemain du jour où il
s’est réconcilié et a communié de la même hostie, avec lui; de son côté,
la reine Ysabeau, stimulée par ses besoins de luxe, se vend à l’ennemi
et oblige le fou qui règne à signer le traité de Troyes; et, ce faisant,
elle déshérite son fils au profit du souverain d’Angleterre devenu
héritier de la couronne de France. Le Dauphin n’accepte pas cette
déchéance et, trop faible pour résister, il prend la fuite et est
proclamé roi par quelques aventuriers, dans un manoir de l’Auvergne; le
pays est scindé en deux camps, trahi par les uns, roué de coups par les
autres, rançonné par tous. Il semble que sa dispersion soit proche
quand, à quelques mois d’intervalle, le roi d’Angleterre Henri V et le
roi de France, Charles VI, meurent; la lutte n’en continue pas moins
entre les deux nations. Charles VII, insouciant et craintif, toujours vu
de dos, prêt à décamper, se perd en de basses intrigues, pendant que
l’ennemi lui rafle, une à une, ses provinces; on ne sait plus très bien
ce qu’il va rester de la France, quand le ciel jusqu’alors impassible
s’émeut; il envoie Jeanne d’Arc, elle accomplit son œuvre, chasse les
étrangers, mène sacrer son misérable monarque à Reims et expire,
délaissée par lui, dans les flammes, deux années avant que Lydwine ne
trépasse.

Ce sort de la France, à la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe,
fut donc atroce, et il le fut merveilleusement, car les fureurs humaines
ne suffirent point et les fléaux s’en mêlèrent; la peste noire sévit et
faucha des milliers d’êtres; puis elle disparut pour céder la place au
tac, une épidémie singulièrement redoutable, à cause de l’ardeur
meurtrière de ses toux; celle-là s’éteignit à son tour et la peste
revint, vida Paris seul de cinquante mille personnes en cinq semaines et
s’en alla, laissant à sa suite, trois années de famine; ce après quoi,
le tac surgit encore et acheva de dépeupler les villes.

Si la situation de la France est lamentable, celle de l’Angleterre, qui
la torture, ne vaut guère mieux. Aux soulèvements du peuple, succèdent
les révoltes des nobles; on s’égorge dans l’île et l’on s’y noie. Le roi
Richard II se rend odieux à tous par ses débordements et ses rapines. Il
part pour réprimer les troubles de l’Irlande; on le dépose et on lui
substitue le duc de Lancastre, Henri VI, qui le claquemure dans un cul
de basse fosse et le décide, en lui imposant trop de jeûnes forcés, à
mourir. Le règne de l’usurpateur se passe à modérer des discordes et à
déjouer des brigues; entre temps, il brûle, sous couvert d’hérésie, ceux
de ses sujets qui lui déplaisent et traîne dans des crises d’épilepsie
une existence de malade que les manœuvres de son fils, aux aguets de sa
succession, désespèrent. Il trépasse à l’âge de quarante sept ans et ce
fils connu jusqu’alors comme un pilier de cabarets et un chenapan qui ne
fréquentait que les voleurs et les filles, se décèle, dès qu’il monte
sur le trône, ainsi qu’un homme froid et cassant, d’une arrogance
démesurée et d’une piété féroce. Le pharisaïsme et la cupidité de la
race anglaise se sont incarnés en lui; il préfigure la sécheresse et le
bégueulisme éperdu des protestants; il est, en même temps qu’un usurier
et un bourreau, un pasteur méthodiste, avant la lettre. Il rénove la
campagne de Normandie, affame les villes, falsifie les monnaies, pend,
au nom du Seigneur, les prisonniers, accable de sermons ses victimes;
mais son armée est lacérée par la peste et cette curée qu’il sonne du
terroir de France, l’épuise. Il est néanmoins victorieux à Azincourt; il
massacre tous ceux qui ne peuvent se racheter et exige d’énormes rançons
des autres et, tandis qu’il agit de la sorte, il se signe, il marmotte
des oraisons, il récite des psaumes; puis il décède au château de
Vincennes et son héritier est un enfant de quelques mois. Ses tuteurs,
l’un violent et dissolu, maladroit et vénal, le duc de Glocester;
l’autre vaniteux et rusé, le duc de Bedford, ravagent la France, mais
ils sont battus à plate couture par Jeanne d’Arc et se souillent à
jamais en l’achetant pour la faire périr, après un infâme procès, sur un
bûcher.

Et après la France et l’Angleterre, ce sont les Flandres qui, atteintes
en plein flanc, gisent, démâtées par les bourrasques.

Leur histoire est intimement liée à la nôtre et elles sont, elles aussi,
dévorées par les luttes intestines; la rivalité commerciale de Gand et
de Bruges fait jaillir, durant des années, de ses prairies devenues des
ossuaires, des sources de sang.

Gand se décèle ainsi qu’une cité orgueilleuse et têtue, peuplée d’un
amas d’éternels mécontents et de pieuses brutes; avec ses corps de
métier, elle est le bivac des jacqueries, le camp dans lequel se
ravitaillent les séditions des vilains; tous les révolutionnaires de
l’Europe font cause commune avec elle;--Bruges semble plus policée et
moins opiniâtre, mais sa superbe égale celle de Gand et son âpreté au
gain est pire. Elle est le grand comptoir de la chrétienté et elle
asservit, avidement, les villes qui l’entourent; elle est une négociante
implacable et à propos d’un canal qui peut avantager l’une de ces
agglomérations au profit de l’autre, des haines de cannibales naissent.
Le comte de Flandre Louis III dit de Male, tyranneau vaniteux et
prodigue, malchanceux et cruel, se heurte à l’entêtement des Gantois et
vainement il s’efforce de le briser par des supplices. Leur chef
Philippe d’Artevelde marche contre lui, le défait, pénètre dans Bruges
dont il tue, de préférence, les plus riches commerçants; ce après quoi,
il saccage les hameaux et spolie les bourgs. La noblesse des Flandres
appelle la France à l’aide; c’est une croisade de castes où le rôle
d’infidèles est joué par des tisserands; Charles VI et le duc de
Bourgogne franchissent la frontière, rejoignent, à la tête d’une armée,
d’Artevelde à Roosebeke et ils foncent sur les Flamands qui se sont
bêtement reliés entre eux avec des chaînes, pour ne pas reculer; ils les
refoulent, les acculent les uns sur les autres, les suffoquent dans un
étroit espace, sans même qu’ils puissent résister. Ce fut le triomphe de
l’asphyxie, un combat sans blessures, un massacre sans plaies, une
bataille pendant laquelle le sang sortit seulement, comme de tonnes
qu’on débouche, par les bondes éclatées de visages bleus. D’Artevelde
fut, heureusement pour lui, reconnu parmi les morts, car aussitôt après
la victoire, les bas instincts se décagèrent; on pilla les campagnes,
l’on trucida les enfants et les femmes; celles des places qui ne
voulurent pas être détruites, se rachetèrent à prix d’or: ce fut la
bourse ou la vie; cette noblesse qui avait tremblé devant la troupe de
ces gueux, se montra inexorable; les Gantois exaspérés recoururent aux
Anglais qui débarquèrent mais glanèrent surtout le butin que les
Français omirent; ce malheureux pays devint alors la proie et de ceux
qui l’attaquèrent et de ceux qui le défendirent; mais ni les
déprédations, ni les tortures n’amollirent son incroyable énergie.
Ackermann a succédé à d’Artevelde et soutenu par un corps
d’outre-Manche, il assiège Ypres. Charles VI le déloge et s’empare de
Bergues où il ne tolère pas un être vivant, puis, las de ces orgies de
meurtres, il conclut pour se reposer une trêve. Sur ces entrefaites,
Louis de Male décède et Philippe de Bourgogne hérite, du chef de sa
femme, de cette terrible succession des Flandres. Il reprend les
hostilités interrompues et les massacres et les incendies se suivent; la
place de Dam est réduite en cendres; le pays dit des Quatre Métiers
n’est plus qu’un amas de ruines; et comme si ces horreurs ne suffisaient
pas, les querelles religieuses viennent se greffer sur cet interminable
conflit. Deux papes ont été élus à la fois qui se bombardent à coups de
bulles. Le duc de Bourgogne prône l’un de ces pontifes et entend que ses
sujets acceptent son obédience; ceux-ci refusent et Philippe s’irrite,
décapite les meneurs du parti qui regimbent; mais, une fois de plus, les
flamands se révoltent; les églises se ferment, les offices religieux
cessent, la Flandre semble frappée d’interdit et le duc, excédé par ces
disputes, finit par laisser ce peuple dont il ne peut venir à bout,
tranquille; il se contente, en échange de sa liberté de conscience, de
lui extirper des sous.

Telle la situation des Flandres; si nous passons dans la Hollande même,
nous la voyons, elle aussi, bouleversée par d’incessants combats.

Au moment où naît Lydwine, le duc Albert gouverne, en qualité de Ruwaard
ou de vice-régent, le Hainaut, la Hollande, la Zélande, la Frise, les
provinces réunies sous le titre de Comté du Pays-Plat. Il remplace le
véritable souverain, son frère, Wilhelm V qui, après des luttes impies
avec Marguerite de Bavière, sa mère, est devenu fou; et tandis qu’on
l’interne, le pays à vif se démène; une bataille enragée se livre entre
les bonnets rouges ou Hoeks et les bonnets gris ou Kabeljauws; ces deux
partis, les Guelfes et les Gibelins des Pays-Bas, s’étaient formés à
propos de la guerre entreprise par Wilhelm contre la princesse
Marguerite, les uns tenant pour le fils et les autres pour la mère; mais
ces haines survécurent aux causes qui les engendrèrent, car nous les
retrouvions, encore vivaces, au XVIe siècle.

Aussitôt qu’il est nommé vice-régent, le duc Albert met le siège devant
Delft, dont il mate la sédition, en dix semaines; puis ce fut une prise
d’armes contre le duc de Gueldre et l’évêque d’Utrecht; ce fut enfin le
scandaleux litige d’un père et d’un fils, faisant en quelque sorte
pendant à la rivalité de la mère et du fils du précédent règne.

Wilhelm V meurt, et le duc Albert est proclamé gouverneur des provinces;
le pays, fourbu par ces dissensions, s’apprête à souffler un peu; mais
le duc Albert est dominé par sa maîtresse Adélaïde de Poelgeest et il
trahit, sous son influence, le parti des Hoeks qui l’avait jusqu’alors
protégé. Poussé par ceux-ci, son fils Wilhelm fait assassiner Adélaïde
au château de La Haye, puis, craignant la vengeance de son père, il se
sauve en France; mais la Frise se soulève et cette rébellion rapproche
le père du fils. Persuadé que le meurtrier est seul capable de commander
les troupes, le duc Albert lui accorde son pardon et le rappelle. Il
débarque au Kuinder et les saignées commencent. La Frise ruisselle de
sang, mais elle ne s’avoue pas vaincue; l’année suivante elle se révolte
derechef, est réduite et elle s’insurge encore, rompt cette fois les
armées du duc et le force à souscrire à un traité de paix. L’on dirait
d’une Gand hollandaise, rude et tenace.

Cette guerre est à peine terminée qu’une autre éclate; un vassal, le
seigneur d’Arkel se déclare indépendant, au moment où le duc Albert
trépasse. Wilhelm VI, qui succède à son père, marche contre le rebelle,
conquiert ses châteaux et l’oblige à se soumettre; mais le duc de
Gueldre se mutine à son tour et les Frisons une fois de plus fermentent.
Wilhelm à bout de ressources et malade signe avec eux, après qu’ils ont
capturé la ville d’Utrecht, un armistice, et décède laissant, avec de
nombreux enfants naturels, une fille légitime Jacqueline.

Elle occupe la place de son père et le désordre s’accroît. La vie de
cette singulière princesse ressemble à un roman d’aventures. Son père la
marie à seize ans à Jean, duc de Touraine, dauphin de France, qui périt,
quelque temps après, empoisonné. Elle se remarie sans tarder avec son
cousin germain, Jean IV, duc de Brabant, une sorte d’énervé et de niais,
qui la dédaigne et vit publiquement avec une autre femme. Elle le quitte
et s’enfuit en Angleterre auprès d’Humphrey, duc de Glocester, dont elle
s’est amourachée; elle obtient de l’antipape, Pierre de Lune, un bref
qui prononce le divorce entre elle et le duc de Brabant et elle épouse
le duc de Glocester. Ils sont à peine unis, qu’il leur faut rentrer
précipitamment en Hollande pour en expulser Jean de Bavière, évêque de
Liège, oncle de Jacqueline, qui a profité de l’absence de sa nièce pour
envahir ses États; ce prélat est vaincu et se retire. Glocester, qui ne
paraît pas très épris de Jacqueline, l’installe à Mons et retourne en
Angleterre. Alors la malheureuse se débat dans un lacis d’intrigues; son
oncle, le duc de Bourgogne, en tient les fils; elle se sent enveloppée
de toutes parts; tous sont contre elle, son oncle, l’évêque de Liège
qu’elle a vaincu, son second mari Jean de Brabant, qui capte le Hainaut,
alors qu’elle ne peut le secourir et le duc de Bourgogne qui, résolu à
appréhender la Hollande, impose les garnisons de ses soudards de la
Picardie et de l’Artois, aux villes.

Jacqueline, qui comptait au moins sur la fidélité de ses sujets de Mons,
est livrée par eux au duc de Bourgogne; celui-ci l’enferme dans son
palais de Gand où elle reste trois mois, mais elle profite d’un moment
où les soldats chargés de la surveiller s’enivrent, pour fuir, déguisée
en homme et elle gagne, bride abattue, Anvers et atteint Gouda. Là, elle
se croit en sûreté et appelle son mari à l’aide, mais le Glocester a
oublié qu’elle était sa femme et il en a épousé une autre. Il refuse
d’intervenir. Jacqueline se décide alors à se défendre seule. Elle
fortifie Gouda que les troupes de Bourgogne assiègent, elle fait percer
la digue de l’Yssel et inonde le territoire pour abriter d’un côté la
ville; puis, elle se porte de l’autre côté au-devant de l’ennemi et le
taille en pièces; mais son triomphe fut de courte durée, car l’année
suivante, elle essaie vainement de prendre Harlem d’assaut et ses
partisans sont dispersés, tandis que, sur les instances du duc de
Bourgogne, le véritable pape déclare que son mariage avec le duc de
Glocester est nul et qu’il constitue, en dépit du bref de l’antipape, un
adultère.

Alors tous lui tournent le dos; abandonnée par ceux qui lui étaient
demeurés fidèles, elle se résout, pour sauvegarder sa liberté, à
demander grâce au duc de Bourgogne et elle conclut avec lui, à Delft,
une convention aux termes de laquelle elle le reconnaît comme son
héritier, lui cède, de son vivant, ses provinces et s’engage en sus, car
son second mari vient de mourir, à ne pas se remarier sans son
consentement; mais elle est à peine libre qu’elle omet ses promesses,
car elle tombe amoureuse de Frank de Borselen, stathouder de Hollande,
et l’épouse en secret. Philippe de Bourgogne, qui la cerne d’espions,
apprend cette union et ne dit mot; mais il attire de Borselen dans un
guet-apens et l’interne à Rupelmonde, dans les Flandres; puis il fait
savoir à Jacqueline qu’il le pendra haut et court si elle ne renonce
pas, une bonne fois et sans conditions, à ses droits sur les districts
des Pays-Bas. Afin de sauver son mari, elle abdique tous ses pouvoirs
entre les mains du duc et se retire avec de Borselen, le seul homme qui
paraisse l’avoir réellement aimée, à Teylingen. Là, dans ce donjon, les
chroniqueurs la montrent malade et triste, ne parvenant pas à se
consoler de sa déchéance, s’amusant à modeler des petites cruches de
terre et finissant par s’éteindre de consomption, à l’âge de trente-six
ans, trois années après le décès de Lydwine, sans laisser, de ses quatre
maris, aucun enfant.

Telle est, en quelques lignes, son histoire. Quelle fut au juste cette
étrange Jacqueline? Sur son compte les avis diffèrent. Les uns la
représentent comme une aventurière et une dévergondée, les autres comme
une femme tendre et chevaleresque, victime de l’ambition des siens; elle
semble avoir été surtout une impulsive, inapte à résister aux émois de
ses sens. Un portrait plus ou moins exact d’elle, inséré dans «_La
Flamboyante Colonne des Pays-Bas_», nous la dépeint sous les traits
d’une forte Hollandaise, avenante et commune, d’une virago énergique et
hagarde; et on se la figure en effet assez bien ainsi, impérieuse et
versatile, intrépide et toquée, mais au fond brave femme.

En attendant, cette Hollande qu’elle gouvernait devait supporter les
conséquences de ses coups de cœur et le pays saccagé par les troupes des
Bourguignons, lacéré par les bandes des Hoeks et des Kabeljauws, perdait
son sang; des inondations qui engloutirent des villages entiers
achevèrent de le désespérer et pour parfaire le tout, ce fut la peste.

Le reste de l’Europe fut-il mieux partagé et plus heureux? Il ne le
paraît guère.

En Allemagne règne une fastueuse crapule, l’empereur Wenceslas; celui-là
ne dessaoule pas; il trafique des charges, tandis que ses vassaux
s’assomment et, pour avoir la paix, il faut le balayer, lui et ses
concubines, dehors.

En Bohême et en Hongrie, c’est la lutte exaspérée des Slaves contre les
Turkomans; puis ce sont les massacres en masse des Hussites; la vallée
du Danube est un immense charnier au-dessus duquel plane la peste.

En Espagne, les indigènes se déciment avec les Maures et c’est une haine
sans merci entre les provinces. En Castille, Pierre le Cruel, une sorte
de forcené, tue ses frères, son cousin, sa femme Blanche de Bourbon et
invente d’épouvantables tourments pour torturer des captifs. En Aragon,
Pierre le Cérémonieux vole les biens de sa famille et exerce d’horribles
sévices sur ses ennemis. Le maître de la Navarre est un empoisonneur,
Charles le Mauvais. En Portugal, un autre Pierre le Cruel, épris de
fanfares et de supplices, fait arracher le cœur à des gens qui, après
avoir été martyrisés, respirent encore et, atteint d’un accès de
vampirisme aigu, il déterre sa maîtresse morte, l’assied, vêtue
d’ornements royaux et couronnée d’un diadème, sur un trône et il force
tous les seigneurs de sa Cour à défiler devant ce cadavre et à lui
baiser la main.

En vérité, la péninsule est un douaire d’épimanes et la démence
quasi-débonnaire d’un Charles VI semble presque raisonnable si on la
compare aux aberrations de ces possédés-là!

En Italie c’est, avec la guerre civile, la peste; et dans ce
déchaînement de fléaux, des ruffians s’écharpent; on se bat dans les
rues de Rome; la famille des Colonna et ses séides s’insurgent contre le
pape et, sous le prétexte de rétablir l’ordre, le roi de Naples,
Ladislas, s’empare de la ville et, après l’avoir pillée, la quitte et
revient pour la piller encore; entre Gênes et Venise, c’est une
collision qui aboutit à de féroces représailles; à Naples, c’est la
reine Jeanne qu’on enlève pour l’étouffer entre deux matelas, dans un
château de la Basilicate; à Milan, ce sont les atrocités de factions aux
prises; mais ce qui fut pis encore, ce fut le sort de l’Église devenue
soudain bicéphale. Si les membres de son pauvre corps, si les régions
catholiques s’étiolaient, malades et à bout de sang, ses deux têtes à
elle, qui se dressaient, l’une à Avignon et l’autre à Rome, ne
cherchaient qu’à s’entredévorer. Elle était, en effet, dominée par
d’effrayants pontifes; c’était l’époque du grand schisme de l’Occident.
La situation du Saint-Siège était celle-ci: le roi de France Philippe le
Bel avait autrefois assis sur la chaire de Saint-Pierre l’une de ses
créatures, Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux. Après avoir été
consacré à Lyon, ce souverain, au lieu de se fixer à Rome, s’était
installé dans la principauté d’Avignon; avec lui commença cette période
que les écrivains appellent l’exil de Babylone; des papes se
succédèrent, moururent sans avoir pu se décider à regagner leurs États;
enfin, en 1376, Grégoire XI reprit possession de la ville éternelle et
décéda au moment où, dégoûté de l’Italie, il s’apprêtait à retourner en
France.

Il trépasse et c’est une suite de pontifes qu’on élit et qu’on rejette.
Rome en nomme un et Avignon un autre; l’Europe se divise en deux camps.
Urbain VI, le pape de Rome le plus honnête, mais le plus imprudent et le
plus sanguinaire des deux, est reconnu par la Germanie, l’Angleterre, la
Hongrie, la Bohême, la Navarre, les Flandres et les Pays-Bas; l’autre,
Clément VII, le pape d’Avignon, est de mœurs plus douces, mais il est
dénué de scrupules; il pratique la simonie, vend les indulgences,
brocante les bénéfices, bazarde les grâces. Il est accepté par la
France, l’Écosse, la Sicile, l’Espagne. Les deux pontifes guerroient à
coups d’interdits, rivalisent de menaces et d’injures. Ils meurent; on
les remplace et leurs successeurs s’excommunient à tour de bras, tandis
qu’un troisième pape, élu par le concile de Pise, les couvre, de son
côté, d’anathèmes.

Le Saint-Esprit se promène au hasard de l’Europe et l’on ne sait plus
auquel de ces pasteurs il convient d’obéir; la confusion devient telle
que même l’entendement des saints se brouille. Sainte Catherine de
Sienne tient pour Urbain VI et le bienheureux Pierre de Luxembourg pour
Clément VII. Saint Vincent Ferrier et sainte Colette se soumettent, un
moment, à l’obédience de l’antipape Pierre de Lune, puis finissent par
se rallier à une autre tiare; c’est le désarroi le plus absolu; jamais
on ne vit chrétienté dans un chaos pareil. Dieu consent à démontrer
l’origine divine de l’Église, par le désordre et l’infamie des siens; il
n’est point, en effet, d’institution humaine qui eût pu résister à de
tels chocs. Il semble que Satan ait mobilisé ses légions et que les
barathres des enfers soient vides; la terre appartient à l’Esprit du Mal
et il bloque l’Église, l’assaille sans répit, réunit toutes ses forces
pour la culbuter et elle n’est même pas ébranlée. Elle attend patiemment
que les saints que Dieu lui enverra la dégagent; elle a des traîtres
dans la place, des papes affreux, mais ces pontifes de péchés, ces êtres
si misérables lorsqu’ils se laissent séduire par l’ambition, par la
haine, par le lucre, par toutes ces passions que le Diable attise, se
retrouvent infaillibles aussitôt que l’Ennemi s’essaie à détruire le
dogme; le Saint-Esprit que l’on croyait perdu revient et les assiste;
lorsqu’il s’agit de défendre les enseignements du Christ, aucun pape, si
vil qu’il soit, ne défaille. Il n’en est pas moins vrai que les
malheureux croyants qui vécurent dans l’horreur de ces extravagantes
années, crurent que tout allait s’effondrer; et, en effet, de quelque
côté qu’ils se tournent, ils ne voient que des champs de carnage.

Au sud, dans l’Orient chrétien, ce sont les Grecs, les Mongols et les
Turcs qui s’exterminent; au nord, ce sont les Russes qui avec les
Tartares et la Suède, qui, avec les Danois, s’égorgent; et si, regardant
plus loin encore, ils franchissent, d’un coup d’œil, les territoires
saccagés de l’Europe, s’ils vont jusqu’à la ligne de ses frontières,
c’est la fin du monde qu’ils aperçoivent, ce sont les menaces de
l’Apocalypse qui sont sur le point de se réaliser. Sur un ciel qui
tremble, déchiré par le fouet des foudres, les limites de l’univers
chrétien se dessinent en des traits de feu; les hameaux situés sur les
confins des pays idolâtres flambent; la zone des démons s’éclaire;
Attila est ressuscité et l’invasion des barbares recommence; dans un
tourbillon de janissaires, l’émir des Ottomans, Bajazet, passe, rasant
comme un ouragan les campagnes et balayant les villes; il se précipite à
Nicopolis contre les forces catholiques réunies pour lui barrer la
route; il les broie, il va déraciner la chaire de Saint-Pierre et c’en
est fait de l’Occident des chrétiens, quand un autre conquérant, le
Mongol Tamerlan, célèbre par la pyramide de 90.000 crânes qu’il élève
sur les ruines de Bagdad, arrive à fond de train des steppes de l’Asie,
se rue sur Bajazet et l’emporte après avoir pilé, en un effroyable
combat, ses hordes.

Et l’Europe, épouvantée, assiste à la rencontre de ces deux trombes qui
se heurtent et éclatent en l’inondant d’une pluie de sang. L’on peut
aisément s’imaginer la terreur des simples gens. Combien parmi ceux
qu’épargnèrent les désastres de ces consternantes époques, vécurent,
l’âme détraquée et le corps épuisé, par les famines et les paniques? les
danses macabres, les convulsions, les chorées rythmiques et une maladie
que les anciens chroniqueurs désignent sous le nom de «la rage de tête»
et qui paraît être la méningite, les rendent, lorsqu’elles ne les tuent
pas, quasi fous. Avec cela, les vivres manquent et les épidémies sont à
l’état endémique, dans les pays; la peste noire parcourt l’Occident et
nulle région n’est indemne; elle infeste aussi bien l’Italie que la
France, l’Angleterre que l’Allemagne, la Hollande que la Bohême et
l’Espagne; elle est le plus redoutable des fléaux de ces siècles, celui
que les réservoirs infernaux du Levant versent sans relâche sur la
pauvre Europe.

Bientôt, dans ces organismes débilités et dans ces âmes mal étanches que
la peur démantèle, Satan s’immisce et l’immondice des sabbats, au fond
des forêts, s’affirme. Les forfaits et les sacrilèges les plus
exécrables se commettent; les messes noires se célèbrent et la magie
s’atteste. Gilles de Rais trucide de petits enfants et ses sorciers
épluchent leurs entrailles, cherchent, dans ces tristes dépouilles, le
secret de l’alchimie, le pouvoir de transmuter les métaux sans valeur en
or. Le peuple gît effaré et par ce qu’il apprend et par ce qu’il voit;
il appelle une justice, il implore une consolation à tant de maux et
tout se tait. Il se tourne vers l’Église et il ne la trouve plus. Sa foi
vacille; dans sa naïveté, il se dit que le Représentant du Christ sur la
terre n’a plus rien de divin, puisqu’il ne peut le sauver. Il en vient à
douter de la mission des successeurs de saint Pierre; il n’arrive pas à
les concevoir et si humains et si faibles, car il se rappelle ce
spectacle déconcertant, l’empereur d’Allemagne Wenceslas, toujours ivre,
venant rendre visite au roi de France Charles VI qui délire, pour
déposer, à eux deux, un pape. Le Saint-Esprit jugé par un pochard et un
dément!

Il n’est donc pas surprenant que, dans une telle débâcle, en sus même
des pratiques de la goétie et des sabbats, les hérésies les plus
véhémentes ne s’imposent; elles pullulent d’un bout du monde à l’autre.

En Angleterre, Jean Wiclef, membre de l’université d’Oxford et curé de
Lutterworth, nie la transsubstantiation, y substitue la doctrine de
rémanence, autrement dit du pain et du vin demeurant, après qu’ils sont
consacrés, intacts; il attaque le culte des saints, rejette la
confession, abolit le purgatoire, conspue le pouvoir admis des papes.
Son enseignement, qui obtient un succès immense, réunit une foule de
forcenés contre l’Église et c’est en vain que deux carmes, Étienne
Patrington et Jean Kinningham, luttent, pied à pied, pour les repousser.
Wiclef meurt, mais ses disciples, les Lollards, continuent de propager
ses erreurs.

Elles pénètrent jusqu’en Bohême avec Jean Huss et Jérôme de Prague. Eux
acceptent le dogme de l’Eucharistie, mais à la condition que le
sacrement soit administré aux laïques sous les deux espèces; ils
déclarent cependant que les indulgences n’existent pas, que la papauté
est une invention des hommes, que l’Église est la synagogue de Satan.
Jean Huss fut, ainsi que son élève Jérôme de Prague, brûlé; mais leurs
partisans, dont les désordres du Saint-Siège augmentaient le nombre,
incendièrent les chapelles et les cloîtres, égorgèrent les prêtres et
les moines; l’on tenta sans succès de les réduire; ils se défendirent si
bravement que le roi Sigismond finit par traiter avec eux pour terminer
la lutte. Alors, ils se divisèrent en sectes de plusieurs sortes: en
Thaborites, qui érigèrent la vengeance à l’état de vertu et exaltèrent
le bienfait des meurtres; en Orébites, plus féroces encore, qui
dépecèrent les fidèles dans d’affreux tourments; en Adamites, venus de
la Picardie, qui se promenaient nus, pour imiter le premier homme, enfin
en sectes moins fanatiques, plus sociables, en Calixtins, c’est-à-dire
en fidèles auxquels on accorda de boire au calice, et en Frères bohêmes
qui, après avoir nié la Présence réelle, se séparèrent complètement de
l’Église.

En Italie, les partis dérivés des vieilles hérésies albigeoises
foisonnent; les restes de ces Fratricelles qui se développèrent si
vigoureusement à la fin du XIIIe siècle, renouvellent les ignominies des
Adamites et des Gnostiques; tous prétendent avoir atteint le degré de
l’impeccabilité et soutiennent que, dès lors, l’adultère et l’inceste
leur sont acquis; tous refusent de travailler pour être plus certains de
demeurer pauvres. On eut beau les détruire par le feu, ils repoussèrent.
Saint Jean de Capistran les assaillit sans relâche, mais ses efforts
furent inutiles; ils s’étendirent en Allemagne et la dépravèrent; et au
XVe siècle, on les découvre en Angleterre, mêlés aux Lollards, et se
livrant à une propagande enragée, encore activée par les supplices.

Et tandis que les papes les frappent d’excommunications, des confréries
de flagellants s’organisent en Allemagne, se répandent dans l’Alsace,
dans la Lorraine, dans la Champagne, s’insinuent jusque dans le midi de
la France, à Avignon, et ceux-là bannissent la vertu des sacrements,
prônent le sang des coups de fouets comme matière valide du baptême,
prêchent partout que le pouvoir du Vicaire du Christ, sur la terre, est
nul.

Dans cette Flandre où naquit la série d’erreurs connue sous le nom de ce
Gauthier Lollard qui les y sema, les extravagances se multiplient. Une
béguine, Marguerite Porrette, revivifie, elle aussi, les abominations de
la Gnose, en enseignant que la créature anéantie dans la contemplation
de son Créateur, peut tout se permettre. Cette femme donnait des
audiences, assise sur un trône d’argent et elle se prétendait escortée
de deux séraphins, lorsqu’elle s’approchait de la Sainte Table. Elle
finit par être grillée vive, à Paris, où elle était venue pour faire des
prosélytes; elle périt en 1310, c’est-à-dire bien des années avant la
naissance de Lydwine, mais les disciples qu’elle avait dressés
empoisonnaient, du temps de la sainte, le Brabant. Une autre possédée
Blommardine ou Bloemardine, morte à Bruxelles en 1336, s’était mise à la
tête de la secte et elle soulevait la Flandre du midi et du nord contre
l’Église.

Ruysbroeck l’Admirable, l’ermite de la vallée verte, le plus grand des
mystiques flamands, la combattit, mais le virus conservé de l’antique
Gnose ne s’en infiltra pas moins dans la Belgique et les Pays-Bas. En
1410, alors qu’on le croyait usé, il se redéveloppe tout à coup et
l’hérésie reparaît, colportée par des gens qui s’intitulent «hommes
d’intelligence». Un carme défroqué, Guillaume de Hildernissen et un
laïque de Picardie, Aegydius Cantoris, la dirigent. Ils sont condamnés,
abjurent leurs croyances, mais en 1428, l’on retrouve leurs erreurs plus
vivaces que jamais; elles serpentent en Allemagne et en Hollande,
finissent par se fondre avec les débris toujours actifs des Fratricelles
et des Lollards qui en viennent à proclamer le règne de Lucifer
injustement chassé du Paradis et devant, lui et les siens, expulser à
leur tour de l’Éden saint Michel et les anges.

Et rien ne put exterminer les racines de ces impiétés; les dominicains
et les franciscains succombèrent à cette tâche; les disciples de
Ruysbroeck, son fils spirituel Pomerius, Gérard Groot, Pierre de
Hérenthals essayèrent de les extirper, mais les souches qu’ils
arrachaient devenaient sataniquement fécondes, repoussaient ainsi que
ces végétations fongueuses, que cette flore de teigne qui se ramifie
dans les égouts, loin du jour.

En dehors même de ce culte, plus ou moins caché, du Démon, il faut
encore signaler, dans les Pays-Bas, l’influence de doctrines qui furent
pour ce pays ce que les erreurs de Wiclef et de Jean Huss furent pour
l’Angleterre et la Bohême; l’on voit poindre déjà les théories des
partisans de la Réforme, avec Jean Pupper de Goch, fondateur d’un
couvent de femmes à Malines, qui n’admet que l’autorité des Écritures,
nie celle des conciles et des papes, hue le mérite des vœux et décrie
les principes de la vie monastique;--avec Jean Ruchrat de Wesel qui
honnit les sacramentaux, contemne l’extrême-onction, répudie les
commandements de l’Église;--avec Jean Wessel, de Groningue, aux œuvres
duquel, plus tard, Luther empruntera ses arguments pour contester la
valeur des indulgences.

Et ce fut alors que l’Église était sapée par les hérésies, écartelée par
de dangereux papes, alors que la chrétienté semblait perdue, que Dieu
suscita des saintes pour enrayer la marche en avant du Malin et sauver
le Saint-Siège.

Déjà, avant que le schisme d’Occident n’éclatât, Notre-Seigneur avait
dispensé à deux d’entre elles la mission de prévenir ses Vicaires qu’ils
eussent à abandonner Avignon et à réintégrer Rome.

Sainte Brigitte fut, en effet, dépêchée de Suède pour ramener le
Souverain Pontife en Italie. Tandis qu’elle s’évertue à le convaincre,
il décède; un autre le remplace qu’elle investit, et il périt à son
tour. Le troisième enfin, Urbain V l’écoute; il rentre à Rome puis il se
lasse de cette ville et retourne à Avignon où il trépasse. Brigitte
objurgue son successeur, Grégoire XI, de fuir la France, mais pendant
qu’il hésite, elle-même disparaît et ce n’est que, sur les instances
d’une autre sainte, Catherine de Sienne, qu’il se détermine à franchir
les Alpes.

Sainte Catherine poursuit l’œuvre de sainte Brigitte et s’entremet pour
réconcilier le pape avec l’Église, mais Grégoire XI meurt.

Et le schisme se déclare avec les deux papes élus, l’un à Avignon et
l’autre à Rome; la pauvre sainte essaie vainement de conjurer le mal et
Dieu la rappelle à Lui, en 1380 et elle quitte ce monde, désolée de cet
avenir d’ouragans qui se prépare.

Aussitôt Dieu ordonne dans une vision à une pieuse fille, Ursule de
Parme, de se rendre à Avignon, auprès de Clément VII et de l’inviter à
abdiquer; elle part et ce pape, ébranlé par ses sommations, va céder,
mais les cardinaux qui l’ont élu s’y opposent; ils emprisonnent Ursule
comme sorcière et elle n’est préservée que par un tremblement de terre
qui disperse ses bourreaux, au moment où ils allaient lui appliquer la
torture. Dieu la tire du mauvais pas où elle s’est engagée, mais son
entreprise échoue. En attendant que d’autres déicoles la suppléent dans
cette mission d’aventurière divine et que les saintes qui se préparent
soient assez âgées pour prendre la succession de Catherine de Sienne,
une tertiaire de saint François, la bienheureuse Jeanne de Maillé, qui a
déjà tenté de libérer la France, en parlant, au nom du Seigneur, à la
reine Ysabeau et au roi Charles VI, assiège, à son tour, le ciel de
suppliques, fait procéder, sous forme de suffrages, à des prières
publiques, organise des processions dans les collégiales et les cloîtres
pour refréner la décomposition qui s’accélère des papautés aux prises.

Elle remplit, en quelque sorte, un intérim, car elle ne s’immisce pas
directement dans le conflit; elle semble vouée plus particulièrement,
d’ailleurs, aux œuvres de miséricorde, aux soins des pestiférés et des
lépreux et aux visites des captifs; la véritable succession de
Catherine, elle échoit, le temps venu, à trois saintes: sainte Lydwine
de Schiedam, sainte Colette de Corbie et sainte Françoise de Rome, une
Hollandaise, une Française et une Italienne.

Sainte Lydwine et sainte Colette naissent en 1380, c’est-à-dire l’année
même où sainte Catherine de Sienne s’inanime; et toutes deux s’efforcent
de sauver l’Église, en souffrant mort et passion pour elle; l’une
active, l’autre passive.

Avec des existences absolument différentes, elles présentent cependant
des ressemblances; toutes deux nées de parents pauvres, de jolies
deviennent, selon leur désir, laides; toutes deux endurent sans répit
d’épouvantables douleurs; toutes deux portent les stigmates du Calvaire;
toutes deux, lorsqu’elles meurent, recouvrent la beauté de leur jeunesse
et leurs cadavres embaument. Durant leur vie, elles furent dévorées
d’une pareille soif de tortures; seulement Colette reste, malgré tout,
valide, car il lui faut parcourir la France, d’un bout à l’autre, tandis
que Lydwine voyage, immobile, dans l’au delà, sur un lit; et chacune
d’elles décèle encore cette similitude, qu’elle est une sauvegarde pour
sa patrie.

Sainte Colette est, en somme, adjointe à Jeanne d’Arc pour chasser les
Anglais; elle l’aide avec le renfort surhumain de ses larmes. Pendant
que Jeanne se charge de la partie matérielle, qu’elle combat à la tête
des troupes, Colette commande à la partie spirituelle; elle réforme les
monastères des clarisses, en fait des remparts de mortifications et de
prières, jette dans la mêlée les pénitences de ses filles, se pend aux
jupes de la Vierge jusqu’à ce qu’elle ait obtenu la défaite des Bedford
et des Talbot et le renvoi de l’ennemi dans son île.

De son côté, Lydwine, par la puissance de ses exorations et de ses
tourments, protège la Hollande envahie par les routiers de Bourgogne et
empêche une flotte d’attaquer Schiedam.

Comme sainte Brigitte et sainte Catherine de Sienne, Colette est appelée
à batailler, en personne, par les voies visibles, contre le schisme;
elle intervient avec saint Vincent Ferrier au concile de Constance, et
elle essaie encore, quelques années après, d’empêcher, par ses démarches
et ses conseils, le concile de Pise de substituer à un pape réel, un
intrus. Lydwine ne prit, humainement parlant, aucune part aux
tribulations de cette sœur inconnue qui luttait si ardemment contre des
cardinaux égarés et de faux papes; elle n’aurait dû connaître, au fond
de son village de la Hollande, les détresses de l’église que par ce que
ses confesseurs en surent, mais elle eut certainement des révélations du
Sauveur; en tout cas, l’amas de ses souffrances fut un trésor de guerre
où, bien qu’ignorant sans doute qui l’avait rassemblé, Colette puisa, de
concert avec sainte Françoise Romaine.

Celle-là fut plus spécialement choisie pour l’assister dans la partie de
sa tâche inhérente au schisme.

Plus jeune de quatre ans que Colette et que Lydwine, Françoise était
issue d’une famille illustre de Rome et elle s’allia à un seigneur qui
comptait parmi ses ancêtres un pape et un saint. Elle différait donc,
par son origine, par sa situation de fortune, par sa condition de femme
mariée, des deux vierges, ses sœurs; mais si elle s’écarte d’elles par
certains points, elle s’en rapproche par d’autres ou plutôt, elle tient
des deux, empruntant à chacune un trait particulier, devenant une
succédanée tantôt de sainte Colette et tantôt de sainte Lydwine.

Elle s’assimile à la vierge de Corbie, par son existence active, par sa
vocation de manieuse d’âme et de fondatrice d’ordre, par le rôle qu’elle
assume dans la politique de son temps, par les combats qu’elle livre au
démon qui la roue, elle aussi, de coups;--à la vierge de Schiedam, par
sa guérison miraculeuse de la peste, par son contact perpétuel avec les
anges, par ses voyages dans le Purgatoire, en quête d’âmes à délivrer,
par sa mission très spéciale d’être une réparatrice des crimes du
siècle, une figure victimale de l’Église souffrante.

Par des voies opposées et souvent pareilles, ces trois femmes qui
furent, toutes les trois, des stigmatisées, se sont donc mesuré contre
les influences infernales de leur époque; quelle tâche fut plus
accablante! Jamais, en effet, l’équilibre du monde ne fut plus près de
se rompre; et il semble aussi que jamais Dieu ne fut plus attentif à
surveiller la balance des vertus et des vices, et à entasser, quand le
plateau des iniquités descendait, comme contre-poids, des tortures de
saintes!

Cette loi d’un équilibre à garder entre le Bien et le Mal, elle est
singulièrement mystérieuse, quand on y songe; car, en l’établissant, le
Tout-Puissant paraît avoir voulu fixer lui-même des bornes et mettre des
freins à sa Toute-Puissance. Pour que cette règle s’observe, il faut, en
effet, que Jésus fasse appel au concours de l’homme et que celui-ci ne
se refuse pas à le prêter. Afin de réparer les forfaits des uns, il
réclame les mortifications et les prières des autres; et c’est là qu’est
vraiment la gloire de la pauvre humanité; jamais Dieu, si respectueux de
la liberté de ses enfants que l’on peut compter ceux qu’il priva du
pouvoir de Lui résister, jamais Dieu ne fut leurré. Toujours il a
trouvé, à travers les âges, des saints qui ont consenti à payer, par des
douleurs, la rançon des péchés et des fautes.

Et cette générosité s’explique maintenant pour nous, à peine. En sus de
notre nature même qui répugne à la souffrance, il y a encore le Maudit
qui intervient pour la détourner du sacrifice, le Maudit auquel son
Maître a concédé, dans la triste partie qui se joue, ici-bas, les deux
plus formidables atouts, l’argent et la chair. Et ce qu’il abuse,
celui-là, de la lâcheté de l’homme qui sait bien pourtant que la grâce
du Sauveur suffirait à lui assurer la victoire, s’il essayait seulement
de se défendre! Ne dirait-on pas vraiment qu’après le renvoi d’Adam du
Paradis, le Seigneur, sollicité par l’ange rebelle, lui a
dédaigneusement accordé les moyens qu’il jugeait les plus sûrs pour
vaincre les âmes et que la scène de l’Ancien Testament, de Satan
réclamant à Dieu et obtenant de Lui la permission de tâcher de faire
succomber, à coups d’épreuves, le malheureux Job, a pu se passer d’abord
à la sortie de l’Éden?

Et, depuis ce temps, le fléau de la balance oscille; quand il incline
trop du côté du Mal, quand les peuples deviennent trop ignobles et les
rois trop impies, Dieu laisse se déchaîner les épidémies, les
tremblements de terre, les disettes, les guerres; mais sa miséricorde
est telle qu’il active alors le dévouement de ses saints, les assiste,
renchérit sur leurs mérites, triche peut-être un peu avec Lui-même, pour
que sa justice s’apaise et que l’équilibre se rétablisse.

L’univers serait, sans cela, et depuis quand! en ruines; seulement,
étant donné les ressources dont le Très-Bas dispose et la faiblesse des
âmes qu’il assiège, l’on comprend la sollicitude toujours en éveil de
l’Église chargée de dégrever, autant qu’elle le peut, le plateau des
péchés, de neutraliser le lest des offenses, en ajoutant sans cesse sur
l’autre plateau de nouveaux poids d’oraisons et de pénitences; l’on
s’explique la raison d’être des redoutes de suppliques et des citadelles
d’offices que, sur les ordres de l’Époux, elle érige, le bien-fondé de
ses cloîtres impitoyables, de ses ordres durs, tels que ceux des
Clarisses, des Calvairiennes, des Carmélites, des Trappes, et l’on peut
concevoir aussi la somme inouïe de souffrances endurées par les saints,
les maladies, les chagrins même que le Très-Haut distribue à chacun de
nous pour nous assainir et nous faire participer un peu à cette œuvre de
compensation qui suit, pas à pas, l’œuvre du Mal.

Or, la dissolution de la société, à la fin du XIVe et au commencement du
XVe siècle fut, nous l’avons dit, effroyable.

Le XIIIe siècle qui, malgré ses conflits et ses tares, nous apparaît,
dans le recul des âges, si candide avec saint Louis et Blanche de
Castille, si chevaleresque et si pieux avec ses fidèles quittant leurs
femmes, leurs enfants, tout, pour arracher le sépulcre du Christ des
mains des mécréants; ce siècle qui connut le pape Innocent III, qui vit
saint François d’Assise, saint Dominique, saint Thomas d’Aquin, saint
Bonaventure, sainte Gertrude et sainte Claire, le siècle des grandes
cathédrales, était bien mort; la foi s’affaiblissait; elle allait se
traîner pendant deux siècles, pour finir par choir dans ce cloaque
déterré du Paganisme que fut la Renaissance.

En résumé, si nous jetons un coup d’œil sur l’état de l’Europe, au temps
de sainte Lydwine, nous n’apercevons que des guets-apens de seigneurs
cherchant à s’entredévorer, que des guerres de peuples rendus par la
misère féroces et par la peur, fous. Les souverains sont des scélérats
ou des déments, comme Charles VI, comme Pierre le Cruel, comme Pierre le
Cérémonieux, comme Wilhelm V de Hollande, des toquées comme Jacqueline;
d’autres sont des ivrognes luxurieux comme l’empereur d’Allemagne
Wenceslas, de pharisaïques gredins comme le roi d’Angleterre; quant aux
anti-papes, ils crucifient le Saint-Esprit, et lorsqu’on les regarde,
c’est l’épouvante!

Si c’était seulement tout! mais il sied de l’avouer encore, pour excéder
la patience de Dieu, ceux qui lui furent consacrés, s’en mêlèrent. Le
schisme, soufflant en tempête, avait démâté les barques de sauvetage et
les bateliers de Jésus étaient devenus de vrais démons. Il n’y a qu’à
lire les sermons de saint Vincent Ferrier, leur reprochant leurs
turpitudes, les invectives de sainte Catherine de Sienne les accusant
d’être cupides et orgueilleux, d’être impurs, leur criant qu’ils vendent
à l’encan les grâces du Paraclet, pour se figurer le poids énorme qu’ils
ajoutèrent à la balance de Justice, sur le plateau du Mal.

Devant une pareille somme de sacrilèges et de crimes, devant une
pareille invasion des cohortes de l’Enfer, il semble probable que,
malgré tout leur dévouement et leur bravoure, sainte Lydwine, sainte
Colette, sainte Françoise Romaine, eussent succombé sous le nombre, si
Dieu n’avait levé des armées pour les secourir.

Ces armées, il est bien possible que jamais elles ne les connurent, pas
plus, du reste, qu’elles ne se connurent entre elles, car le
Tout-Puissant est le seul maître en cette stratégie et seul, il voit
l’ensemble; les saints sont entre ses mains, ainsi que des pions qu’il
place sur l’échiquier du monde, à sa guise; eux s’abandonnent
simplement, corps et âme, à Celui qui les dirige; ils font sa volonté et
ne demandent pas à en savoir plus.

Aussi, n’est-ce que bien longtemps après, lorsqu’on examine les
ressources dont le Seigneur disposait et les divers éléments dont il se
servit, que l’on parvient à vaguement entrevoir la tactique dont il usa
pour vaincre, à telle ou telle époque, les hordes séduites par les
mauvais anges.

A cette fin du XIVe siècle, nous ne pouvons que difficilement établir le
dénombrement de ces milices qui s’armèrent, sous les ordres du Christ,
pour assister Lydwine et les deux autres saintes. Quelques-unes nous
sont connues, d’autres resteront probablement à jamais ignorées;
d’autres encore paraissent avoir été plus spécialement occupées à opérer
des diversions sur le champ de bataille de l’au-delà.

Sans crainte de se leurrer cependant, l’on peut signaler les troupes
engagées en première ligne et s’avançant, sous l’abri de prières des
redoutes contemplatives, des forteresses mystiques défendues, en France,
par les clarisses de sainte Colette; en Italie, par les clarisses de
sainte Catherine de Bologne et les tertiaires franciscaines cloîtrées de
la bienheureuse Angéline de Marsciano; par les dominicaines réformées,
avec l’aide de Marie Mancini de Pise, par la bienheureuse Claire de
Gambacorta; par les tertiaires de saint Dominique qui adoptèrent la
clôture, sous l’autorité de Marguerite de Savoie; par les cisterciennes
qu’avait ramenées à leurs strictes observances le pape Benoît XII; par
les sœurs chartreuses qu’exaltait encore le souvenir de sainte Roseline.

Ces troupes d’avant-garde étaient formées par les bataillons des
franciscains et des frères-prêcheurs;--les premiers marchant sous les
ordres de saint Bernardin de Sienne qui naquit la même année que Lydwine
et remplit une mission analogue à celle de sainte Colette, en redressant
les règles fléchies de saint François; de son disciple saint Jean de
Capistran qui le soutient dans cette tâche et combat, plus spécialement,
ainsi que le bienheureux Thomas Bellacio de Linaris, les hérésies des
Fratricelles et des Hussites; de saint Jacques de la Marche qui lui est
adjoint pour prêcher contre les infidèles; de saint Mathieu d’Agrigente
qui restaure les us réguliers dans les maisons de l’Espagne; du
bienheureux Albert de Sartéano qui fut plus particulièrement chargé de
guerroyer contre les schismes;--les seconds, conduits par saint Vincent
Ferrier, le thaumaturge, qui évangélisa surtout les mécréants; par saint
Antoine de Florence qui lutta contre les œuvres de magie; par le
bienheureux Marcolin dont les genoux, à force de traîner sur le sol,
étaient devenus ainsi que les bosses rugueuses des vieux arbres; par le
bienheureux Raymond de Capoue, le confesseur de sainte Catherine de
Sienne, qui, avec Jean Dominici et Laurent de Ripafratta, stimula la
piété ralentie et renoua les coutumes déliées de l’ordre; par le
bienheureux Alvarez de Cordoue qui travailla à l’extinction du schisme
et convertit, de même que saint Vincent Ferrier, les idolâtres.

Et ces colonnes, destinées, par la nature même de leur vocation, aux
labeurs de l’apostolat, habituées au métier d’éclaireurs, aux rencontres
d’avant-poste, s’étendaient en un interminable front de bataille, en
tête de l’immense armée du Seigneur dont les deux ailes
s’éployaient:--l’une composée par les régiments drus des carmes,
commandés par leur prieur général Jean Soreth qui ranima la ferveur
déchue des siens et créa l’institut des carmélites; par saint Antoine
d’Offen et le bienheureux Stanislas de Pologne qui périrent martyrisés,
l’un et l’autre pour la cause du Christ; par Jean Arundine, prieur de la
maison de Bruges; Ange de Mezzinghi qui contribua à implanter la réforme
de la règle en Toscane; par Bradley, promu évêque de Dromory, en
Irlande, et dont les austérités furent célèbres;--l’autre, par les
masses compactes des augustins, scindés en de multiples observances, et
ralliés et réformés, eux aussi, en Italie, par Ptolomée de Venise, Simon
de Crémone, Augustin de Rome; en Espagne, par Jean d’Alarcon qui
introduisit les couvents de la stricte obédience, dans la vieille
Castille; les augustines dont le tiers ordre venait de pousser une fleur
de Passion, la bienheureuse Catherine Visconti.

Et ces masses, fraîchement exercées, encadraient les détachements plus
faibles et insuffisamment armés, des camaldules qui, dans le désordre de
leurs rangs, comptaient pourtant un savant religieux Ambroise Traversari
et deux saints: Jérôme de Bohême, l’apôtre de la Lithuanie, et l’oblat
Daniel;--des birgittins et des birgittines à peine nés à la vie
religieuse et mal préparés au service de campagne;--des servites dont la
discipline fut alors resserrée par Antoine de Sienne et dont le
porte-oriflamme était une tertiaire, la bienheureuse Élisabeth
Picenardi;--des prémontrés dont les circaries étaient, ainsi que les
couvents de Fontevrault que Marie de Bretagne allait bientôt remanier,
si relâchés, que leurs effectifs de secours furent quasi nuls.

Enfin, entre ces deux ailes, derrière la ligne avancée des enfants de
saint-François et de saint-Dominique, évoluait la partie résistante, le
gros de l’armée, le centre dense et massif de l’ordre le plus touffu du
Moyen Age, de l’ordre de saint-Benoît, avec ses grandes divisions:--les
bénédictins, proprement dits, dirigés, en Allemagne, par l’abbé de
Castels, Othon, qui reprend la partie intégrale de la règle et l’abbé
Jean de Meden qui convertit les mœurs dissolues de cent quarante-sept
abbayes; en Italie, par Louis Barbo, abbé de sainte-Justine de Padoue,
qui réassujettit aux lois sévères de son cloître de nombreux monastères,
parmi lesquels celui du Mont-Cassin, le berceau de l’ordre; en France,
par l’abbé de Cluny, Odon de la Perière, le cellerier Étienne
Bernadotte, le prieur Dom Toussaint, un neveu de sainte Colette, qui
fut, à cause de ses vertus, comparé à Pierre le Vénérable; par Guillaume
d’Auvergne, cité dans les chroniques comme ayant été un véritable saint;
par le bienheureux Jean de Gand, prieur de saint-Claude, qui s’interpose
entre le roi d’Angleterre et le roi de France, pour tâcher de les
résoudre à conclure la paix;--les cisterciens, par le bienheureux
Eustache, le premier abbé du Jardinet, par les vénérables Martin de
Vargas et Martin de Logroño qui réorganisent les dépôts bernardins de
l’Espagne;--les célestins qui délèguent un de leurs plus saints moines,
Jean Bassand, pour être le confesseur de sainte Colette, mais dont les
escouades nombreuses et très famées en France, n’en sont pas moins mal
entraînées et peu solides;--les olivétains mieux aguerris et menés à
l’assaut par le vénérable Hippolyte de Milan, abbé du Mont-Olivet, par
le frère Laurent Sernicolaï de Pérouse, le convers Jérôme de Corse qui
mourut en odeur de sainteté, au couvent de San Miniato, à Florence, par
le vénérable Jérôme Mirabelli de Naples, par le bienheureux Bernard de
Verceil qui fonda deux couvents de l’observance, en Hongrie;--les
humiliés, dans les cloîtres desquels figure une oblate, la bienheureuse
Aldobrandesca, illustre par ses miracles, à Sienne.

L’on peut compter encore, dans le contingent de cette armée, une légion
d’élite, celle des recluses, de ces femmes qui vécurent la vie
érémitique, telle que sainte Colette la pratiqua, elle-même, pendant
quatre années, à Corbie, des femmes anachorètes, enfouies dans les
solitudes de l’Occident ou volontairement emmurées dans les villes et
auxquelles l’on passait, par une lucarne, un peu de pain et une cruche
d’eau. Ces noms de quelques-unes de ces célestes sauvages nous sont
connus, ceux d’Aliz de Bourgotte, internée dans une celle à Paris; de la
bienheureuse Agnès de Moncada qui, à la voix de saint Vincent Ferrier,
s’en fut, ainsi que Madeleine, pleurer les péchés du monde dans une
grotte; de la bienheureuse Dorothée, la patronne de la Prusse, qui se
séquestra près de l’église de Quidzini, en Pologne; de la bienheureuse
Julie Della Rena qui s’incarcéra à Certaldo, en Toscane; de Perrone
Hergolds, une stigmatisée, tertiaire de saint François, qui se retira
dans un ermitage des Flandres; de Jeanne Bourdine claquemurée à La
Rochelle; de Catherine Van Borsbecke, une carmélite qui s’écroua dans
une sorte de laure contiguë à un sanctuaire près de Louvain; d’une autre
fille du carmel, appelée Agnès, que l’on retrouva, quelques années après
la mort de Lydwine, encore enfermée dans un réduit situé près de la
chapelle des carmes, à Liège.

Enfin, la fleur des servantes de Jésus, la garde d’honneur du Christ des
rangs de laquelle sont sorties--il faut le remarquer--sainte Catherine
de Sienne, sainte Lydwine, sainte Colette, sainte Françoise Romaine, la
bienheureuse Jeanne de Maillé--les victimes plus particulièrement chères
à Dieu, les effigies vivantes de sa Passion, ses vexillaires, les
stigmatisées!

En Allemagne, c’est une tertiaire franciscaine la bienheureuse Élisabeth
la bonne de Waldsee, et la Clarisse Madeleine Beüttler; en Italie, c’est
une tertiaire de saint François, Lucie de Norcie, une Clarisse Marie de
Massa, une veuve, la bienheureuse Julienne de Bologne, une augustine
sainte Rite de Cassie; c’est l’extatique Christine dont le nom nous est
conservé, mais sans renseignements, par Denys le chartreux: en Hollande,
c’est la dominicaine Brigide et la béguine Gertrude d’Oosten; et combien
perdues dans d’anciennes annales, tombées dans un complet oubli!

A ces troupes actives, l’on peut annexer encore des soldats qui ne
furent incorporés dans aucun régiment et firent la guerre de partisans,
seuls, de leur côté, tels que le bienheureux Pierre, évêque de Metz et
cardinal de Luxembourg, tels que saint Laurent Justinien, évêque de
Venise, qui s’infligèrent d’incomparables macérations pour expier les
péchés de leur temps; tels que saint Jean de Kenty, l’apôtre de la
charité, en Pologne, saint Jean Népomucène, le martyr de la Bohême, tels
que la bienheureuse Marguerite de Bavière, une amie de sainte Colette,
et le corps de réserve recruté parmi les volontaires laïques ou prêtres,
religieuses ou moines que les razzias diaboliques n’emportèrent point.

Ainsi se peut résumer le bilan de l’armée qui entre en campagne, à la
fin du XIVe siècle et au commencement du XVe, sous les bannières du
Christ.

Au premier abord, elle semble imposante et décidée, mais quand on
l’examine de près l’on s’aperçoit que si les chefs qui la dirigèrent,
selon le plan de Jésus, furent admirables, les troupes placées sous leur
commandement manquèrent de cohésion, furent irrésolues et débiles; le
gros du contingent était, en effet, fourni par les corps des monastères
d’hommes et de femmes et, nous venons de le voir, les désordres et les
brigues perturbaient les cloîtres; les règles agonisaient et la plupart
des statuts étaient morts; les phalanges monastiques étaient par
conséquent sans endurance de piété et à peine exercées aux marches de la
voie mystique. Il fallut donc, avant tout, refaire les cadres, ramener
les religieux et les nonnes au maniement oublié de leurs armes, les
équiper à nouveau d’offices, leur réenseigner la pratique des
mortifications, leur réapprendre la manœuvre délaissée des coulpes.

Seuls, les chartreux faisaient, dans ce relâchement général, exception.
Ils s’étaient divisés en deux camps, au moment du schisme, mais la
discipline n’en était pas moins demeurée, dans leurs rangs, intacte. Ils
avaient, parmi eux, d’habiles stratégistes et de puissants saints: Denys
de Ryckel, dit le chartreux, l’un des plus grands mystiques de l’époque;
Henri de Calcar, le prieur de la chartreuse de «Bethléem Maria», à
Ruremonde, le maître de Gérard Groot, l’un des écrivains auquel l’on a
parfois attribué la paternité de l’_Imitation de Jésus-Christ_; Étienne
Maconi, le disciple bien-aimé de sainte Catherine de Sienne; le
bienheureux Nicolas Ribergati, devenu cardinal après avoir été prieur de
l’ascétère de Florence; Adolphe d’Essen, l’apôtre du rosaire, qui fut
directeur de la bienheureuse Marguerite de Bavière; d’autres encore.

Les compagnies Cartusiennes formèrent un noyau de vieux soldats bronzés
au feu des batailles infernales et elles servirent d’arrière-garde,
abritèrent, avec les remparts de leurs prières, le train de l’armée,
couvrirent les garnisons des pupilles, des jeunes recrues qui venaient
d’être rassemblées, leur donnant ainsi le temps de se fortifier et de se
préparer à la lutte; parmi ces conscrits qui composèrent des bataillons
de renfort, il faut noter la poignée d’oblates de saint-Benoît fondées
par sainte Françoise Romaine, et surtout le groupe des nouvelles
carmélites dressées au service des places mystiques, par des saintes
telles que sainte Angèle de Bohême qui se clôtura dans le monastère de
Prague, la vénérable Agnès Correyts, la fondatrice du carmel de Sion, à
Bruges; la vénérable Jeanne de l’Erneur qui créa le monastère de
notre-Dame de la Consolation à Vilvorde et fut une des premières filles
spirituelles de Jean Soreth; par la bienheureuse Jeanne Scopelli,
supérieure du monastère de Reggio; par la bienheureuse Archangèle
Girlani, prieure de la maison de Mantoue, dont le cadavre incorruptible
eut la spécialité de guérir, par son attouchement, les femmes atteintes
de chancres à la figure et à la gorge.

Lydwine, elle, ne leva aucune armée, ne fit partie d’aucun corps et elle
n’amena à la rescousse des mécréants l’appoint d’aucun cloître; elle
combattit, solitaire, en enfant perdue, sur un lit; mais le poids des
assauts qu’elle supporta fut le plus énorme dont on ait jamais ouï
parler; elle valut une armée à elle seule, une armée qui devait faire
face à l’ennemi sur tous les points.

Elle expia, de même que les autres saints de son siècle, pour les âmes
du Purgatoire, pour les abominations du schisme, pour les ribotes des
clercs et des moines, pour les scélératesses des peuples et des rois;
mais en outre de cette obligation qu’elle accepta de réparer les fautes
commises d’un bout de l’univers à l’autre, elle eut encore la charge
d’être le bouc émissaire de son pays.

Ainsi que l’observent ses biographes, toutes les fois que Dieu voulait
châtier la Hollande, c’était à elle qu’il s’adressait; c’était elle qui
recevait les premiers coups.

Fut-elle la seule, dans la région batave, à supporter la responsabilité
des méfaits punis? ne fut-elle pas aidée dans cette mission spéciale aux
Pays-Bas comme elle le fut dans sa mission d’expiatrice du monde, par
d’autres saints? cela semble à peu près sûr.

Les stigmatisées que nous avons nommées, Gertrude d’Oosten et Brigide,
n’existaient déjà plus lorsqu’elle commença, par procuration, de
souffrir, car l’une était morte en 1358 et l’autre en 1390; elles
n’intervinrent donc pas dans l’œuvre propitiatoire qu’elle entreprit;
elles la commencèrent, sans savoir qui la finirait et Lydwine fut
simplement instituée la légataire plaintive de leurs biens. Elle prit
leur succession comme elle avait déjà pris celle d’une sainte qui vécut
au siècle précédent, d’une compensatrice dont l’existence présente de
singulières analogies avec la sienne, sainte Fine de Toscane; celle-là
passa, en effet, sa vie sur un lit et fut couverte d’ulcères dont le pus
exhalait de frais parfums.

Il est impossible d’énumérer les personnes dont les mérites allégèrent,
dans la Hollande même, la tâche de Lydwine; tout ce que nous savons,
mais cela nous le savons d’une façon sûre, par les chroniques des
monastères de Windesem et du mont sainte-Agnès, c’est que Dieu fit
croître à cette époque, dans les provinces septentrionales de la
Néerlande, d’admirables semailles mystiques.

Il y eut alors une école d’ascèse pratique, issue des enseignements de
Ruysbroeck et elle s’épanouit dans la région de l’Over-Yssel et plus
particulièrement à Deventer.

Un homme originaire de cette ville et qui, après avoir été converti par
le prieur de la chartreuse de Monnikhuisen, près d’Arnhem, devint, par
sa sanctimonie et par sa science, fameux, Gérard Groot ou le Grand, le
traducteur de Ruysbroeck, prêchait en ce temps à Campen, à Zwolle, à
Amsterdam, à Leyde, à Zuphten, à Utrecht, à Gouda, à Harlem, à Delft et
son éloquence embrasait les masses; les églises ne pouvaient contenir
les foules qu’il entraînait et il les haranguait, en plein vent, dans
les cimetières; il opérait d’innombrables conversions et peuplait, avec
ses recrues, les abbayes. Il finit par fonder, avec son élève Florent
Radewyns, vicaire à Deventer, un institut «de frères et de sœurs de la
vie commune» qui poussa rapidement ses racines dans les Pays-Bas et la
Germanie. Cet ordre que l’on pourrait qualifier d’un nom qu’il ne porta
jamais «les oblats de saint Augustin» fut un véritable centre d’études
et de prières. Les hommes habitaient dans la maison de Radewyns et
s’occupaient à transcrire les anciens manuscrits de la Bible et des
Pères, et les femmes, des sortes de béguines, résidaient chez Gérard et
s’adonnaient, en dehors des heures d’oraisons, à des travaux d’aiguille.

Gérard mourut en 1384, à l’âge de quarante-quatre ans, en soignant les
pestiférés de Deventer et, après sa mort, fidèles à ses recommandations,
Florent Radewyns et les autres frères érigèrent, sous la règle de saint
Augustin, un monastère à Windesem; et ce lieu, qui n’était alors qu’une
saulaie, donna naissance en Hollande à quatre-vingt-quatre couvents
d’hommes et treize couvents de femmes.

Ces congrégations de «la vie commune» furent, avec les cisterciens et
les chartreux qui étaient, les seuls, à observer leurs constitutions
primitives dans les Pays-Bas, de véritables réservoirs de suffrages et
de pénitences et elles désarmèrent souvent le Seigneur que devait
singulièrement irriter la dissolution des autres ordres, car si nous en
croyons Ruysbroeck, Denys le chartreux et Pierre de Hérenthals, le
dérèglement des moines dans les Provinces-Unies et les Flandres fut
affreux.

Il est certain, en tout cas, que l’école mystique de Deventer étaya de
ses prières l’œuvre de Lydwine qu’elle connut et aima, car deux des
augustins qui en firent partie, Thomas A Kempis, et Gerlac, ont, chacun,
écrit une biographie de la sainte.

Et ils nous apprennent qu’elle ne se contenta même pas de se substituer,
pour en subir le châtiment, aux crimes de l’univers et à ceux de sa
propre ville; elle consentit encore à prendre à son compte les péchés
des gens qu’elle connaissait et les maladies corporelles qu’ils ne
pouvaient supporter sans accabler le ciel de reproches et de plaintes.

Cette vorace de l’immolation, elle s’empara de tout; elle fut en même
temps et à la fois l’infatigable danaïde de la souffrance et le vase de
douleurs qu’elle s’efforçait elle-même de remplir, sans pouvoir en
atteindre le fond; elle fut la bonne fermière de Jésus, celle qui
éprouva les tourments de sa Passion et la charitable suppléante qui
voulut, pendant trente-huit ans, acquitter, par la largesse de ses maux,
le loyer de santé et les dettes d’insouciance que les autres ne
songeaient guère à payer.

Elle fut, en un mot, une victime générale et spéciale.

Cette existence d’expiation, elle serait incompréhensible si l’on n’en
avait tout d’abord indiqué les causes et montré le nombre et la nature
des offenses dont la réparation fut, en quelque sorte, ici-bas, sa
raison d’être.

Ce résumé de l’histoire de l’Europe, à la fin du XIVe et au commencement
du XVe siècle, explique le pourquoi de cette exubérance de tortures qui
fut, dans les annales des saints, unique. Elles surpassent, en effet,
par leur durée, celles des autres élus auxquels fut accordé, avec un
supplice souvent assez court, la gloire plus retentissante du martyre.




II.


Lydwine naquit, en Hollande, à Schiedam, près de la Haye, le lendemain
de la fête de sainte Gertrude, le dimanche des Rameaux de l’an du
Seigneur 1380.

Son père, Pierre, occupait l’emploi de veilleur de nuit de la ville et
sa mère Pétronille était originaire de Ketel, un village voisin de
Schiedam. Ils étaient issus, l’un et l’autre, paraît-il, de familles
qui, après avoir connu une certaine aisance, étaient devenues pauvres.
Ces ancêtres de Pierre qui auraient appartenu à la noblesse, étaient de
valeureux capitaines, dit A Kempis. Nous ne possédons aucun autre
renseignement précis sur leurs lignées; les historiens de la sainte nous
entretiennent seulement du père de Pierre, c’est-à-dire du grand-père de
Lydwine, Joannes, qu’ils nous présentent tel qu’un pieux homme, priant
nuits et jours, ne mangeant de la viande que le dimanche, jeûnant deux
fois par semaine et se contentant, le samedi, d’un peu de pain et d’eau.
Il perdit sa femme à l’âge de quarante ans et fut opiniâtrement assailli
par le Démon. Sa chaumine subit les phénomènes des maisons hantées; le
Diable la secouait du haut en bas, chassait les domestiques, brisait la
vaisselle sans cependant, spécifie assez bizarrement Gerlac, que le
beurre contenu dans les pots qui se cassaient, se répandît.

Quant à son fils Pierre il eut de sa femme Pétronille neuf enfants, une
fille Lydwine qui fut la quatrième par rang d’âge et huit garçons dont
deux nous sont signalés par les biographes, l’un par son nom de Baudouin
simplement; l’autre Wilhelm qui apparaît, à plusieurs reprises, dans
l’histoire de sa sœur. Il se maria et eut une fille qui porta le nom de
son aïeule Pétronille et un garçon qui s’appela comme son oncle
Baudouin.

Si nous citons encore un cousin Nicolas, dont on aperçoit deux fois, le
profil, à la cantonade dans ce récit et un autre parent, Gerlac
l’écrivain, qui, tout en étant moine, demeura longtemps, sans qu’on
sache pourquoi, dans la maison de la sainte, nous aurons donné, je
pense, tout ce que les anciens textes nous apprennent sur cette famille.

Le jour où naquit Lydwine, sa mère qui ne se croyait pas sur le point
d’enfanter se rendit à la grand’messe; mais les douleurs la saisirent et
elle dut rentrer précipitamment à la maison; elle y accoucha, au moment
même où, en cette fête des Palmes, l’on chantait à l’église la Passion
de Notre-Seigneur, selon saint Mathieu. Sa délivrance fut indolore et
facile alors que ses précédentes gésines avaient été si laborieuses,
qu’elle avait failli y succomber.

L’enfant reçut sur les fonts baptismaux le nom de Lydwine, ou Lydwyd, ou
Lydwich, ou Liedwich, ou Lidie, ou Liduvine, nom qui, sous ces
orthographes et ces résonnances différentes, dériverait du mot flamand
«lyden» souffrir, ou signifierait, d’après Brugman, en langue germanique
«grande patience».

Les biographes observent, à ce sujet, que cette appellation et que le
moment même de la fête où la petite vint au monde, furent prophétiques.

Si nous exceptons une maladie dont nous aurons à parler, nous n’avons
sur son bas âge aucun détail qui mérite d’être noté. Gerlac, Brugman, A
Kempis jettent entre ces premières années et celles qui leur succédèrent
d’édifiants ponts-neufs au bout desquels ils remarquent la dévotion de
l’enfant pour la Vierge de Schiedam, représentée par une statue dont
voici l’histoire:

Un peu avant la naissance de Lydwine, un sculpteur, selon Gerlac et A
Kempis, un marchand, suivant Brugman, vint à Schiedam; il était
possesseur d’une vierge de bois qu’il avait sculptée lui-même, ou
achetée à un imagier et il se proposait d’aller la vendre à la foire qui
se tenait, aux environs de l’Assomption, à Anvers; cette statue était
assez légère pour qu’un homme pût aisément la manier; cependant,
lorsqu’il l’eut déposée dans le navire qui devait faire le trajet entre
les deux villes, elle devint subitement si lourde qu’il fut impossible
au bateau de démarrer. Plus de vingt marins réunirent leurs efforts pour
le tirer du rivage; le peuple qui assistait à ce spectacle, sur le quai,
se moquait de leur impuissance et ne leur ménageait point les quolibets.
Piqués au vif, ils s’épuisèrent, puis finirent, n’ayant jamais éprouvé
une telle malencontre, par se demander si cette effigie de Madone n’en
était pas la cause. Ils voulurent, en tout cas, en avoir le cœur net et
le marchand, menacé par eux, d’être précipité à l’eau, dut reprendre la
statue qui se refit légère entre ses mains et il la débarqua, aux
acclamations de la foule tandis que le bâtiment allégé gagnait le large.

Tous crièrent alors que la Vierge n’avait agi de la sorte que parce
qu’Elle voulait se fixer auprès d’eux et qu’il fallait par conséquent la
garder. On courut chercher les prêtres de la paroisse et les membres de
la fabrique et, séance tenante, ils l’acquirent et la placèrent dans
l’église où l’on fonda une confrérie, en son honneur.

Il n’est donc point surprenant que Lydwine, qui fut certainement bercée
par cette aventure, dès son jeune âge, ait aimé à prier devant cette
statue. Ne pouvant aller la voir, le soir, alors que l’on chantait à
genoux devant son autel des cantiques et des hymnes, elle s’arrangeait
pour la visiter durant le jour et encore pas aussi souvent qu’elle
l’aurait désiré, car sa vie n’était rien moins qu’oisive.

En effet, à sept ans, elle remplissait l’office de servante dans la
maison de sa mère et c’est à peine si elle trouvait le loisir de prier
et de se recueillir. Aussi, profitait-elle des matinées où Pétronille
l’envoyait porter leur repas à ses frères, à l’école pour s’acquitter au
plus vite de la commission et se conserver, en revenant, le temps de
réciter un ave Maria, dans l’église; et une fois qu’elle s’était
attardée et que sa mère, mécontente, lui demandait quel chemin elle
avait suivi, elle répondit naïvement:--Ne me gronde pas, petite mère, je
suis allé saluer Notre-Dame la Vierge et Elle m’a rendu, en souriant,
mon salut.

Pétronille demeura songeuse; elle savait sa fille incapable de mentir et
d’âme assez pure pour que Dieu la préservât d’illusions, et se plût à
s’arrêter en elle; elle se tut et toléra désormais sans esquisser de
trop grises mines, ses légers retards.

Son enfance se passa de la sorte à aider sa mère qui, avec ses huit
autres enfants et le peu d’argent que rapportait le métier de son mari,
avait bien du mal à joindre les deux bouts. Aussi devint-elle habile
ménagère, en grandissant; à douze ans, elle fut une fillette sérieuse
n’aimant guère à participer aux jeux de ses amies et de ses voisines et
refusant de se mêler à leurs amusements de promenades et à leurs danses;
elle n’était à l’aise, au fond, que dans la solitude. Sans appuyer, sans
préciser encore ses touches, sans lui parler son langage intérieur, sans
se montrer, Dieu la liait déjà étroitement, lui laissant obscurément
entendre qu’elle n’était qu’à Lui.

Elle obéissait sans comprendre, sans même soupçonner cette voie des
angoisses qui s’étendait devant elle et dans laquelle il lui allait
falloir bientôt entrer.

Une seule clarté se fit, fulgurante celle-là, le jour où des jeunes gens
de la ville la demandèrent en mariage. Elle était alors avenante et bien
tournée, douée de cette beauté spéciale aux blondines des Flandres, une
beauté dont le charme tient surtout à la candeur des traits, à la
gracieuse ingénuité du rire, à l’expression de tendresse sérieuse et
cependant toujours un peu étonnée des yeux; d’aucuns, parmi ces
prétendants, étaient dans une condition de fortune et de famille fort
supérieure à la sienne. Pierre, son père, ne put s’empêcher de se
réjouir de cette aubaine et d’insister auprès de sa fille pour qu’elle
se décidât; mais, du coup, elle se rendit compte qu’elle devait vouer sa
virginité au Christ et elle refusa net à son père de l’écouter; il
s’entêta.

--Si vous voulez me contraindre, s’écria-t-elle, j’obtiendrai de mon
Seigneur quelque difformité si repoussante qu’elle mettra tous ces
épouseurs en fuite!

Et comme Pierre, qui ne voulait pas s’avouer battu, revenait encore à la
charge, la mère intervint et dit: voyons, mon homme, elle est trop jeune
pour songer au mariage et trop pieuse pour que cet état lui convienne;
puisqu’elle veut se consacrer à Dieu, offrons-la-lui, au moins, de bonne
grâce.

On finit par se résigner à ses volontés, mais, elle demeura inquiète de
se savoir jolie et, en attendant qu’elle fût, ainsi qu’elle le souhaita,
laide, elle sortit le moins possible; elle comprenait maintenant que
tout amour qui s’égare sur une créature est un dol commis envers Dieu et
elle supplia Jésus de l’aider à le seul aimer.

Alors, il commença de la cultiver, l’émonda de toutes les pensées qui
pouvaient lui déplaire, lui sarcla l’âme, la racla jusqu’au sang. Et il
fit plus; comme pour attester la justesse du mot terrible à la fois et
consolant de sainte Hildegarde: «Dieu n’habite pas les corps bien
portants», il s’attaqua à sa santé. Cette chair jeune et charmante dont
il l’avait revêtue, elle semble tout à coup le gêner et il la coupe et
il l’ouvre dans tous les sens, afin de mieux saisir l’âme qu’elle
enferme et la broyer. Il élargit ce pauvre corps, lui donne l’effrayante
capacité d’engloutir tous les maux de la terre et de les brûler dans la
fournaise expiatrice des supplices.

Vers la fin de sa quinzième année, elle n’était déjà plus elle; alors
comme un aigle d’amour, il se précipite sur sa proie et la légende de
saint Isidore de Séville et de Vincent de Beauvais sur l’aigle qui
suspend ses petits à ses serres et les élève jusque devant l’astre du
jour dont ils doivent fixer, sous peine d’être lâchés, le disque
incandescent se vérifie en Lydwine; elle regarde sans ciller le soleil
de Justice; et le symbole de Jésus, pêcheur d’âmes, la redépose
doucement dans son aire et, là, son âme va monter et fleurir en une
coque charnelle qui deviendra, avant sa sépulture, quelque chose de
monstrueux et d’informe, d’on ne sait quoi.

Derrière elle, se profile en une ascendance lointaine, la grande figure
de Job, pleurant sur sa couche de fumier. Elle en est la fille; et les
mêmes scènes se reproduiront, à travers les âges, des confins de
l’Idumée aux bords de la Meuse, d’irréductibles souffrances endurées
avec une inébranlable patience, aggravées par les discussions
d’impitoyables amis, par les reproches même des siens, avec cette
différence pourtant que les épreuves du Patriarche prirent fin, de son
vivant, et que celles de sa descendante ne cessèrent qu’avec sa mort.




III.


Jusqu’à sa quinzième année, Lydwine semble s’être assez bien portée; ses
historiens nous apprennent seulement qu’en bas âge, elle fut atteinte de
la gravelle et expulsa de nombreux calculs; mais ni Gerlac, ni Brugman,
ni A Kempis, ne nous parlent des affections infantiles qu’elle put
subir; ce n’est, en somme, que vers la fin de sa quinzième année, que
l’amoureuse furie de l’Époux s’abattit sur elle.

Alors, elle eut une maladie qui ne mit point ses jours en danger, mais
qui la laissa dans un état de faiblesse qu’aucun des pharmaques prônés
par les mires et les apothicaires de cette époque ne parvint à vaincre.
Devenue étonnamment débile, elle languit; ses joues se creusèrent et ses
chairs fondirent; elle maigrit à n’avoir plus que la peau et les os;
l’avenance même de ses traits disparut dans les saillies et les vides
d’une face qui, de blanche et rose qu’elle était, verdit, puis se
cendra. Ses souhaits s’exauçaient; elle était cadavériquement laide. Ses
prétendants se réjouirent d’avoir été évincés et elle ne craignit plus
de se montrer.

Cependant, comme elle n’arrivait pas à recouvrer ses forces, elle
gardait la chambre, quand quelques jours avant la fête de la
Purification, ses amies la visitèrent. Il gelait, à ce moment, à pierre
fendre et la rivière, la Schie, qui traverse la ville était, ainsi que
les canaux, glacée; par ces temps de froidure acérée, toute la Hollande
patine. Ces jeunes filles invitèrent donc Lydwine à patiner avec elles;
mais, préférant demeurer seule, elle prétexta du mauvais état de sa
santé pour ne pas les suivre. Elles insistèrent, tant et si bien, lui
reprochant son manque d’exercice, l’assurant que le grand air lui ferait
du bien, que, de peur de les contrarier, elle finit, avec l’assentiment
de son père, par les accompagner sur l’eau devenue ferme du canal
derrière lequel sa maison était située; elle s’était relevée, après
avoir chaussé ses patins, quand l’une de ses camarades, lancée à fond de
train, se rua sur elle, avant qu’elle eût pu se détourner et elle
culbuta sur un glaçon dont les aspérités lui brisèrent l’une des fausses
côtes du flanc droit.

On la ramena, en pleurant, chez elle et la pauvre fille fut étendue sur
un lit qu’elle ne devait plus guère quitter.

Cet accident fit aussitôt le tour de la ville et chacun crut de son
devoir d’émettre son avis. Lydwine dut supporter, comme Job,
l’intarissable bavardage des gens que le malheur des autres rend
loquaces; quelques-uns cependant plus sages, au lieu de la réprimander
d’être sortie, se bornèrent à la plaindre, pensant que Dieu avait eu
sans doute des raisons spéciales pour la traiter ainsi. Sa famille,
désolée, résolut de tout tenter pour la guérir; malgré sa pauvreté, elle
appela les médecins en renom des Pays-Bas. Ils la droguèrent éperdument
et le mal empira; à la suite de ces traitements, un apostème induré se
forma dans la fracture.

Elle souffrit le martyre; ses parents ne savaient plus à quels saints se
vouer, quand un praticien célèbre de Delft, homme très charitable et
très pieux, Godfried de Haga, surnommé Sonder-Danck parce qu’il
répondait invariablement avec ce mot qui signifie en hollandais «pas de
merci» à tous les malades qu’il soignait gratuitement, vint en
consultation la voir. Ses idées sur la thérapeutique étaient celles
qu’exprima dans son «Opus paramirum» Bombast Paracelse qui naquit
quelques années après la mort de Lydwine. Au milieu du fatras plus ou
moins incohérent de son occultisme, cet homme étonnant avait saisi la
grande loi de l’équilibre divin lorsqu’il écrivait à propos de l’essence
de Dieu: «Il faut savoir que toute maladie est une expiation et que si
Dieu ne la considère pas comme finie, aucun médecin ne peut
l’interrompre... le médecin ne guérit que si son intervention coïncide
avec la fin de l’expiation déterminée par le Seigneur.» Godfried de Haga
examina donc la patiente et il parla de la sorte à ses confrères
assemblés, curieux de connaître son verdict: cette maladie-là, mes très
chers, n’est point de notre ressort; tous les Gallien, les Hippocrate et
les Avicenne du monde y perdraient leur renom. Et il ajouta
prophétiquement: «La main de Dieu est sur cette enfant. Il opérera des
merveilles en elle; plût au ciel qu’elle fût ma fille, je donnerais de
bon cœur un poids d’or égal à celui de sa tête, pour payer cette faveur,
si elle était à vendre.» Et il partit, en ne prescrivant aucun remède;
alors tous les médicastres s’en désintéressèrent et elle y gagna, au
moins pour quelque temps, de n’être plus contrainte à s’ingérer des
remèdes inutiles et coûteux; mais le mal s’accrut encore et les douleurs
devinrent intolérables; elle ne put rester ni couchée, ni assise, ni
debout. Ne sachant plus que faire et ne pouvant s’immobiliser dans la
même position, un seul instant, elle demandait qu’on la transférât d’un
lit dans un autre, croyant amortir ainsi un peu l’acuité de ses
tortures; mais les secousses de ces déplacements achevèrent d’exaspérer
son mal.

La veille de la Nativité de saint Jean-Baptiste, ses tourments
atteignirent leur paroxysme; elle sanglotait sur son lit, dans un état
d’énervement affreux; à un moment, elle n’y tint plus; les douleurs
s’accélérèrent si déchirantes qu’elle jaillit de sa couche et tomba,
cassée en deux sur les genoux de son père qui pleurait, assis auprès
d’elle. Ce saut fit éclater l’abcès; mais, au lieu de crever au dehors,
il perça en dedans et elle rendit le pus à pleine bouche. Ces
vomissements la secouaient de la tête aux pieds et ils étaient avec cela
si abondants qu’ils emplissaient des écuelles que l’on avait à peine le
loisir de vider à mesure qu’elles débordaient, dans un grand coquemar.
Finalement, elle s’évanouit dans un dernier hoquet et ses parents la
crurent morte. Elle reprit cependant connaissance et alors la vie la
plus sinistre qui se puisse imaginer commença pour elle; incapable de
s’appuyer sur ses jambes et toujours agitée de ce besoin de changer de
place, elle se traîna sur les genoux, rampa sur le ventre, s’accrochant
aux escabeaux et aux angles des meubles; brûlée de fièvre, elle fut
obsédée par des goûts maladifs et but l’eau sale ou l’eau tiède qu’elle
rencontrait et elle la rejetait, tordue par d’affreux cahots. Trois ans
se passèrent de la sorte; pour parfaire son martyre, elle fut abandonnée
par ceux qui venaient encore, de temps en temps, la saluer. L’aspect de
ses tortures, ses gémissements et ses cris; le masque horrible de son
visage tuméfié par les larmes, mirent les visiteurs en déroute. Sa
famille, seule, l’assistait, son père dont la bonté ne se démentit pas,
sa mère qui, moins résignée à son sort de garde-malade, s’agaça, et,
impatientée de l’entendre toujours geindre, la brusqua.

Le chagrin qu’elle ressentait, en étant déjà si malheureuse, d’être
obligée de subir encore des algarades et des reproches aurait sans doute
fini par la tuer, si Dieu, qui semblait demeurer jusqu’alors sur
l’expectative avec elle, n’était subitement intervenu, lui montrant par
un soudain miracle qu’il ne la délaissait point et infligeant, par la
même occasion, une leçon de miséricorde à sa mère.

Voici, en effet, ce qui advint:

Un jour, deux hommes se querellèrent sur la place; après s’être couverts
d’injures, ils se gourmèrent et l’un d’eux, tirant son épée, fondit sur
l’autre qui, ou désarmé ou moins courageux, s’enfuit; il aperçut, à un
tournant de rue, la maison de Lydwine dont la porte était ouverte et il
s’y précipita. Son adversaire qui ne l’avait pas vu entrer, soupçonna
néanmoins qu’il s’était réfugié en ce lieu et considérant Pétronille qui
le regardait, effarée, sur le seuil, il s’écria, écumant de rage: Où
est-il, ce fils de la mort? n’essayez pas de me tromper, il doit être
caché chez vous! Elle l’assura, en tremblant, que non; mais il ne la
crut pas; et l’écartant d’un revers de main et proférant les plus
terribles menaces, il pénétra jusque dans la chambre de Lydwine et somma
la malade de ne pas lui déguiser la vérité.

Lydwine, incapable de mentir, répondit: Celui que vous poursuivez est,
en effet, ici.

A ces mots, Pétronille qui s’était glissée derrière l’énergumène ne put
se contenir et elle gifla sa fille, disant: Comment, misérable folle,
vous livrez un homme qui est votre hôte alors qu’il est en danger de
mort!

Cependant le forcené ne voyait et n’entendait rien de cette scène. Il
cherchait, en blasphémant, son adversaire devenu invisible pour lui et
qui était pourtant, là, debout, devant lui, au milieu de la pièce. Ne le
découvrant pas, il s’élança dehors pour retrouver ses traces, tandis que
le malheureux décampait, à son tour, d’un autre côté, à toutes jambes.

Lorsqu’ils furent partis, Lydwine qui avait reçu, sans se plaindre,
cette correction, murmura: J’ai cru, ma mère, que le fait seul de dire
la vérité suffirait à sauver cet homme;--et Pétronille, admirant la foi
de sa fille et le miracle qui l’en avait récompensée, conçut de plus
débonnaires sentiments et supporta désormais avec moins de malveillance
et d’aigreur les fatigues et les peines que lui causaient les infirmités
de Lydwine.

Il convient d’avouer, d’ailleurs, qu’elle avait, pour excuse de ses
acrimonies, d’incessants embarras et de harassantes besognes, la brave
femme! car si les infirmités de son enfant lui semblaient excessives
déjà, elles n’étaient que bénignes en comparaison de celles qui
surgirent.

Bientôt, Lydwine ne put même plus se traîner sur les genoux et
s’agripper aux huches et aux sièges; il lui fallut croupir sur sa couche
et ce fut, cette fois, pour jamais; la plaie qui n’avait pu se
cicatriser, sous les côtes, s’envenima et la gangrène s’y mit; la
putréfaction engendra les vers qui parvinrent à se faire jour sous la
peau du ventre et pullulèrent dans trois ulcères ronds et larges comme
des fonds de bols; ils se multiplièrent d’une façon effrayante; ils
paraissaient bouillir, dit Brugman, tant ils grouillaient; ils avaient
la grosseur du bout d’un fuseau et leurs corps étaient gris et aqueux et
leurs têtes noires.

L’on rappela des médecins qui prescrivirent d’appliquer sur ces nids de
vermines, des cataplasmes de froment frais, de miel, de graisse de
chapon, auxquels d’aucuns conseillèrent d’ajouter de la crème de lait ou
du gras d’anguille blanche, le tout saupoudré de chair de bœuf desséchée
et réduite en poudre, dans un four.

Et, en effet, ces remèdes qui exigeaient, pour les préparer, certains
soins--car il fut remarqué que si la farine de froment était tant soit
peu éventée, les vers ne s’en repaissaient point--la soulagèrent et l’on
arriva, par ce moyen, à retirer de ses blessures de cent à deux cents
vers par vingt-quatre heures.

A ce propos d’emplâtre façonné avec de la graisse de chapon, les
biographes de Lydwine nous racontent cette anecdote:

Le curé de Schiedam était alors un P. André, de l’ordre des prémontrés,
détaché de son couvent de l’île Sainte-Marie. Ce religieux était pourvu
d’une âme vraiment turpide. Goinfre et rapace, ne songeant qu’à son
bien-être, il dut, aux approches du Carême, traiter les recteurs de sa
paroisse et il tua des chapons qu’il avait eu le soin préalable
d’engraisser. Or, il se présenta à ce moment chez Lydwine pour la
confesser; connaissant les desseins annoncés de cette bombance et
l’apport préparé des volatiles, elle lui demanda de lui donner la
graisse de l’un d’eux pour la confection de son onguent. Il répondit,
avec mauvaise humeur, qu’il ne le pouvait, attendu que ses chapons
étaient maigres et que le peu de jus qui en coulerait devait servir à la
cuisinière pour les arroser pendant la cuisson. Elle insista, lui
proposa même en échange une mesure de beurre égale à celle de la
graisse; il persista dans sa résolution; alors, elle le regarda et lui
dit:

--Vous m’avez refusé ce que je vous quêtais, à titre d’aumône, au nom de
Jésus, eh bien, je prie maintenant notre Sauveur pour que votre volaille
soit dévorée par les chats.

Et ainsi fut fait; quand le matin du repas l’on inspecta le
garde-manger, l’on y découvrit, en guise de bêtes à rôtir à la broche,
des fragments broyés d’os.

Si cette aventure ne rendit point, comme nous le verrons par la suite,
ce religieux moins égoïste et moins vil, elle lui valut au moins de se
montrer, dans une circonstance analogue, plus sagace et moins chiche,
car Gerlac nous narre cet autre épisode:

En sus de ces cataplasmes de fleur de froment et d’axonge, Lydwine se
servait quelquefois de tranches de pomme coupées fraîches, pour les
apposer sur ses plaies et en rafraîchir l’inflammation. Or, le curé
possédait des pommes en abondance, dans son jardin. La sainte lui en
réclama quelques-unes pour cet usage. Il commença par rechigner,
déclarant qu’il ne savait pas s’il en restait, mais quand il fut rentré
chez lui, il se remémora ses chapons perdus et il envoya aussitôt
quelques pommes à sa pénitente, en disant: je les lui offre de peur que
ce ne soient, cette fois, les loirs qui me les mangent.

Au fond, ces médicaments étaient anodins et ne la secouraient guère. Un
médecin du diocèse de Cologne qui avait entendu parler d’elle, peut-être
par Godfried de Haga dont il semble avoir été l’ami, parut mieux
réussir, bien qu’en fin de compte, il se soit borné à changer, en
l’aggravant, la nature du mal. Il lui fit appliquer sur ses foyers
purulents des compresses imbibées d’une mixture qu’il préparait, en
distillant certaines plantes cueillies dans les forêts par les temps
secs, au point du jour, lorsqu’elles sont encore couvertes de rosée.
Cette mixture, mélangée à une décoction de centaurée ou de mille-fleurs,
sécha peu à peu les ulcères. Ce médecin était un brave homme car, pour
être sûr qu’elle ne serait pas privée, s’il mourait avant elle, de son
remède, il avait chargé son gendre, un apothicaire du nom de Nicolas
Reiner, de lui expédier, après son décès, toutes les fioles dont elle
aurait besoin pour fermer ses plaies.

Mais le moment arriva où tous ces palliatifs furent définitivement
infidèles, car le corps entier de la malheureuse fut à vif; en outre de
ses ulcères dans lesquels vermillaient des colonies de parasites qu’on
alimentait sans les détruire, une tumeur apparut sur l’épaule qui se
putréfia; puis ce fut le mal redouté du Moyen Age, le feu sacré ou le
mal des ardents qui entreprit le bras droit et en consuma les chairs
jusqu’aux os; les nerfs se tordirent et éclatèrent, sauf un qui retint
le bras et l’empêcha de se détacher du tronc; il fut dès lors impossible
à Lydwine de se tourner de ce côté et il ne lui resta de libre que le
bras gauche pour soulever sa tête qui pourrit à son tour. Des névralgies
effroyables l’assaillirent qui lui forèrent, ainsi qu’avec un
villebrequin, les tempes et lui frappèrent, à coups redoublés de
maillet, le crâne; le front se fendit de la racine des cheveux jusqu’au
milieu du nez; le menton se décolla sous la lèvre inférieure et la
bouche enfla; l’œil droit s’éteignit et l’autre devint si sensible qu’il
ne pouvait supporter, sans saigner, la moindre lueur; elle éprouva aussi
des rages de dents qui durèrent parfois des semaines et la rendirent
quasi-folle; enfin, après une esquinancie qui l’étouffa, elle perdit le
sang, par la bouche, par les oreilles, par le nez, avec une telle
profusion que son lit ruisselait.

Ceux qui assistaient à ce lamentable spectacle se demandaient comment il
pouvait sortir, d’un corps si parfaitement épuisé, une telle quantité de
sang et la pauvre Lydwine essayait de sourire.

--Dites, faisait-elle, vous qui en savez plus long que moi, d’où peut
venir au printemps cette sève dont se gonfle la vigne, si noire et si
nue pendant l’hiver?

Il semblait qu’elle eût parcouru le cycle possible des maux. Il n’en
était rien; à lire les descriptions de ses biographes que j’adoucis,
l’on se croirait dans une clinique où défilent, une à une, les maladies
les plus terrifiantes, les cas de douleur les plus exaspérés, les crises
les plus rares.

Bientôt, en sus de ses autres infirmités, sa poitrine jusqu’alors
indemne s’attaqua; elle se moucheta d’ecchymoses livides, puis de
pustules cuivrées et de clous; la gravelle, qui l’avait torturée dès son
enfance et qui était disparue, revint et elle évacua des calculs de la
grosseur d’un petit œuf; ce furent ensuite les poumons et le foie qui se
carièrent; puis un chancre creusa un trou à pic qui s’étendit dans les
chairs et les rongea; enfin quand la peste s’abattit sur la Hollande,
elle en fut infectée, la première; deux bubons poussèrent, l’un sur
l’aine, et l’autre dans la région du cœur.--Deux, c’est bien,
s’exclama-t-elle, mais s’il plaît à Notre Seigneur, je pense qu’en
l’honneur de la sainte Trinité, trois seraient mieux!--et un troisième
abcès lui fouilla aussitôt la joue.

Elle serait morte vingt fois si ces affections avaient été naturelles;
une seule eût suffi pour la tuer; aussi, n’y avait-il, pour essayer de
la guérir, rien à tenter, rien à faire.

Mais la renommée de ces maux réunis si étrangement sur une seule
personne qui continuait de vivre, en étant sur toutes les parties du
corps mortellement atteinte, s’était répandue au loin. Si elle lui avait
amené des empiriques qui avaient parfois aggravé par de douteuses
panacées, son état, elle lui valut, par contre, une nouvelle visite de
ce brave Godfried de Haga qui l’avait traitée après sa chute.

Il arriva à Schiedam, accompagné de la comtesse Marguerite de Hollande
dont il était le médecin, et qui voulait vérifier par elle-même le cas
de cette extraordinaire malade dont elle entendait souvent, par les
seigneurs de sa Cour, parler. Elle pleura de pitié, en voyant l’aspect
inhumain de Lydwine.

Godfried, qui avait jadis pronostiqué l’origine divine de ces maux, ne
pouvait que constater l’impuissance de son art à les guérir; croyant
cependant qu’il parviendrait peut-être à soulager la patiente, il lui
retira du ventre les entrailles qu’il déposa dans un bassin; il les tria
et remit, après les avoir nettoyées, celles qui n’étaient pas hors
d’usage, en place. Son diagnostic fut qu’elle était affligée d’une
putréfaction de la moelle qu’il attribua assez bizarrement à cette cause
que Lydwine ne salait jamais ses aliments; il ajouta, en se retirant,
qu’une nouvelle maladie, l’hydropisie se produirait à bref délai, et ses
prévisions se réalisèrent: l’hydropisie s’attesta dès que les ulcères
soignés par les solutions et les compresses du médecin de Cologne se
fermèrent. Quand ils ne suppurèrent plus, la malheureuse gonfla et
regretta d’avoir échangé, contre un pire, son mal.

Et cet incroyable assaut de calamités physiques, elle l’endura pendant
trente-huit années; elle n’eut, durant ce temps, pas un instant de
répit, pas une heure de bon.

Il convient de remarquer maintenant que parmi ces méchéances dont elle
souffrit, deux sont comprises dans les trois fléaux venus de l’Orient
qui désolèrent l’Europe pendant le Moyen Age: le mal des ardents, une
sorte d’ergotisme gangréneux, brûlant ainsi qu’un feu caché les chairs
des membres et délitant les os, jusqu’à ce que la mort achevât le
supplice; la peste noire qui, selon l’observation d’un médecin de
l’époque, «se déclarait avec fièvre continue, apostèmes et carboncles ès
parties externes, principalement aux aisselles et aux aisnes et l’on en
mourait en cinq jours».

Reste donc le troisième fléau qui fit, lui aussi, le désespoir de ces
siècles, la lèpre.

Il manque à la série des affections subies par la pauvre fille. Dieu
qui, dans les Écritures, et dans les vies des saints, paraît
s’intéresser d’une façon particulière au «mesel» ou lépreux qu’il guérit
ou dont il emprunte la repoussante image pour tenter la charité des
siens, Dieu ne voulut pas imposer à sa pitoyable servante cette dernière
épreuve; et le motif de cette exception qui étonne tout d’abord, on le
comprend pour peu que l’on y réfléchisse. La lèpre eût contrecarré les
desseins du Seigneur et rendu l’expansion de la sainteté de Lydwine,
nulle.

Il faut se rappeler, en effet, que, pendant le Moyen Age, les lépreux,
considérés comme incurables, car toute la pharmacopée de ses docteurs,
l’ellébore, les bains de soufre, la chair de vipère usités dès
l’antiquité déjà, l’arsenic essayé par Paracelse, n’avaient pu parvenir
à en guérir un, furent enfermés, par peur de la contagion, dans des
hospices spéciaux ou isolés dans de petites maisons, dans des «bordes»
qu’il leur était interdit, sous menace des plus dures peines, de
quitter. Ils durent même revêtir un costume distinctif, une sorte de
housse grise ou d’esclavine, agiter avec une main toujours enveloppée
d’un gant une crécelle dite tartavelle pour empêcher les gens de
s’approcher. Le lépreux était un paria, mort civilement, séparé à jamais
du monde, et on l’enterrait, après son trépas, dans un lieu à part.

La liturgie était pour lui, terrible; avant de le séquestrer, l’Église
célébrait, en sa présence, une messe de Saint-Esprit avec l’oraison «pro
infirmis», puis elle le conduisait processionnellement à la cabane qui
lui était destinée ou à la maladrerie, s’il en existait une, dans le
pays; on lui lisait les effrayantes prohibitions qui le retranchaient du
nombre des vivants, l’on jetait trois pelletées de terre, prises dans le
cimetière, sur son toit, l’on plantait une croix devant sa porte et
c’était fini du mesel.

Dans certaines contrées de la France, le rituel qui le concernait était
plus sinistre encore. Le malheureux féru de la maladie de «Monsieur
sainct Ladre» n’entrait à l’église, le jour fixé pour son internement,
qu’allongé sur une civière et couvert d’un drap noir, de même qu’un
mort. Le clergé chantait le «libera» et faisait la levée du corps. Le
lépreux ne se tenait debout qu’une fois arrivé devant le lazaret ou
devant la hutte qui devait l’abriter et, là, tête basse, il écoutait la
lecture de l’arrêt qui lui enjoignait de ne pas risquer un pied dehors,
de ne pas toucher à quoi que ce fût, qui allait jusqu’à lui prescrire de
passer sous le vent des personnes saines, si celles-ci venaient par
hasard à le croiser.

Les règlements relatifs à la lèpre ont été, à quelques détails près,
partout les mêmes. Le Coutumier du comté de Hainaut qui fut, au XIVe
siècle, l’une des provinces composant le domaine des Pays-Bas, contient
une série d’ordonnances de ce genre. Il est donc certain que si Lydwine
avait été atteinte de ladrerie, elle eût été emportée de chez elle et
ensevelie, pour ainsi dire, vivante; elle n’aurait pu recevoir les
secours de son père et de sa mère et, après leur décès, de ses neveu et
nièce que l’on eût écartés par crainte de la diffusion du mal; elle fût,
dès lors, sans que quiconque l’eût pu visiter, demeurée inconnue et les
exemples auxquels Dieu désirait qu’elle servît, seraient à jamais
ignorés.

Il faut noter aussi que cette question des soins à lui donner paraît
avoir été envisagée d’une façon très particulière par Notre Seigneur. Il
l’accabla de tourments, il la défigura en substituant au charme de son
clair visage l’horreur d’une face boursouflée, d’une sorte de mufle
léonin raviné par des rigoles de larmes et des rainures de sang; il la
mua en un squelette et bomba sur cette consternante maigreur le dôme
ridicule d’un ventre rempli d’eau; il la promut, pour ceux qui ne voient
que les apparences, hideuse; mais s’il accumula sur elle toutes les
disgrâces des formes, il entendit que les gardes malades chargées de la
panser ne pussent être dégoûtées et lassées de leurs charitables
offices, par l’odeur de décomposition qui devait forcément s’exhaler des
plaies.

En un constant miracle, il fit de ces blessures des cassolettes de
parfums; les emplâtres que l’on enlevait, pullulant de vermines,
embaumaient; le pus sentait bon, les vomissements effluaient de délicats
aromes; et de ce corps en charpie qu’il dispensait de ces tristes
exigences qui rendent les pauvres alités si honteux, il voulut qu’il
émanât toujours un relent exquis de coques et d’épices du Levant, une
fragrance à la fois énergique et douillette, quelque chose comme un
fumet bien biblique de cinnamome et bien hollandais, de cannelle.




IV.


Parlant incidemment de Lydwine dans sa biographie de l’admirable sœur
Catherine Emmerich qui fut, au XIXe siècle, l’une des héritières
directes de la sainte de Schiedam, un religieux allemand le P. Schmœger
s’efforce de rapprocher chacune de ses souffrances de celles qu’endurait
alors l’Église et il en vient, par exemple, à assimiler ses ulcères aux
blessures de la chrétienté lésée par les désordres du schisme, à
prétendre que les douleurs de la pierre dont elle pâtit, symbolisèrent
l’état de concubinage dans lequel vivaient alors de nombreux prêtres,
que les pustules de sa gorge signifièrent les enfants «privés du lait de
la sainte doctrine,» etc. La vérité est que ces analogies sont
singulièrement tirées par les cheveux et, un tantinet même cocasses et
qu’il paraît et plus exact et plus simple de ne rien spécifier et de
s’en tenir à cette indication générale que nous avons déjà posée, que
Lydwine expia, par des maladies, les fautes des autres.

Mais son âme fut-elle, en cette gaine déchirée, dans ce vêtement troué
et mangé par les vers, tout d’abord ferme? Fut-elle assez fervente,
assez robuste pour supporter, sans se plaindre, le poids sans mesure de
ses maux? Lydwine fut-elle, dès que les infirmités la prostrèrent, une
sainte?

Nullement; les quelques renseignements qui nous furent laissés affirment
le contraire; elle ne ressembla point à ces déicoles qui possédèrent,
soi-disant, d’emblée, toutes les vertus sans même s’être infligé la
peine de les acquérir; ses biographes, si vagues sur certains points, ne
nous ont pourtant pas leurrés, ainsi que tant de leurs confrères dont
les histoires nous présentent des femmes qui n’en sont pas, des héroïnes
impeccables mais fausses, des êtres qui n’ont rien de vivant, rien
d’humain, en un mot. Elle, s’ébroua devant la douleur et voulut fuir;
quand elle se vit, captive sur un lit, elle pleura toutes ses larmes et
fut bien près de tomber dans le désespoir. Comment aurait-il pu en être
autrement, d’ailleurs? Elle n’était pas préparée à gravir en d’aussi
terrifiantes étapes la pente du Calvaire. Jusqu’au jour où elle se brisa
une côte, la vie avait été pour elle laborieuse et facile; son enfance
ne différa guère de celle de beaucoup de petites filles du peuple que la
misère mûrit avant l’âge, car il leur faut, lorsqu’elles s’échappent de
la classe, aider leur mère à élever les autres enfants; elle fut plus
heureuse néanmoins que ses camarades d’école et que ses voisines, car
elle fut choyée comme pas une, par la Vierge qui condescendit à animer
sa statue et à sourire pour lui plaire; mais Lydwine, qui ne savait pas
ce qu’étaient les voies mystiques, ne pouvait croire que ces attentions
n’étaient que le prélude d’affreux tourments; elle s’imagina, naïvement,
que ces gâteries dureraient et il en fut d’elle ainsi que de tous ceux
dont Jésus saisit l’âme pour la liquéfier dans la forge de l’Amour et la
verser, alors qu’elle entre en fusion, dans le moule nuptial de sa
croix; elle allait expérimenter que le mariage de l’âme ne se consomme
le plus souvent que lorsque le corps est réduit à l’état de poussier, à
l’état de loque; brusquement, pour elle, les joies du début cessèrent;
dès qu’elle lui eut sevré l’âme, la Madone la descendit de ses bras par
terre et elle dut apprendre à chercher sa subsistance et à marcher, sans
lisières, seule; elle suivit, en somme, avant que de pénétrer dans les
sentiers extraordinaires, la route commune. Les quatre premières années
de ses maladies, elle put se croire vraiment damnée; toute consolation
lui fut refusée. Après l’avoir accablée de coups, Dieu se détourna, ne
parut même plus la connaître. Sa situation fut certainement alors celle
de tous ceux que les maladies alitent.

Après ces prémices de souffrances qui stimulent la prière, qui font
supplier avec l’espoir, sinon d’une guérison immédiate, au moins d’une
détente dans l’acuité du mal, le découragement s’impose à ne voir aucun
de ses souhaits exaucés et les oraisons se débilitent, à mesure que les
misères s’accroissent; le recueillement s’exclut; le sort pitoyable que
l’on subit absorbe tout; l’on ne peut plus penser qu’à soi-même et le
temps se passe à déplorer son infortune. Ces prières que l’on continue
cependant, par un reste d’habitude, par une incitation secrète du ciel,
ces prières que l’on jugerait devoir être d’autant mieux écoutées
qu’elles sont plus méritoires, car elles coûtent tant! elles finissent,
à un moment de trop grande douleur, par s’exaspérer, par se dresser
devant Dieu, comme une sommation, comme une mise en demeure de tenir les
promesses de ses Évangiles; l’on se répète amèrement le «demandez et il
vous sera donné», et elles s’achèvent dans la lassitude et le dégoût;
l’à quoi bon s’insinue peu à peu de tant d’efforts et lorsque dans un
instant de provisoire ferveur, dans une minute d’adoucissement des
crises, l’on veut se remettre à prier, il semble que l’on ne sait plus.
Les invocations, à peine lancées du bord du cœur, retombent à plat et
l’on croit sentir que le Christ ne se baisse pas pour les ramasser;
c’est la tentation de désespoir qui commence; et, tandis qu’il tisonne
le brasier des tortures, l’Esprit de Malice devient pathétique et
plaintif; il insiste sur la fatigue des vœux réprouvés, sur l’inefficace
des oraisons et le malade s’abat sur lui-même, à bout de force.

L’horizon est noir et les lointains sont clos. Dieu dont le souvenir
quand même domine n’apparaît plus qu’ainsi qu’un inexorable thaumaturge
qui pourrait vous guérir d’un signe et ne le veut pas. Il n’est même
plus un indifférent, il est un ennemi; l’on aurait plus de miséricorde
que Lui, si l’on était à sa place! Est-ce qu’on laisserait ainsi
souffrir des gens que l’on pourrait, si aisément, soulager? Dieu semble
être un mauvais Samaritain, un Juge inconcevable. On a beau se dire,
dans une lueur de bon sens, que l’on a péché, que l’on expie ses
offenses, l’on conclut que la somme des transgressions commises n’est
pas suffisante pour légitimer l’apport de tant de maux et l’on accuse
Notre-Seigneur d’injustice, l’on prétend Lui démontrer qu’il y a
disproportion entre les délits et la peine; dans ce désarroi, l’on ne
tente plus de se consoler qu’en s’attendrissant sur soi-même, qu’en se
plaignant d’être la victime d’une inéquitable rigueur; plus on gémit et
plus l’on s’aime; et l’âme détournée de son chemin par ces
quérimonieuses adulations de ses propres aîtres, vague, excédée sur
elle-même et finit par s’étendre dans la ruelle, tournant presque le dos
à Dieu, ne voulant plus Lui parler, ne désirant plus, ainsi qu’un animal
blessé, que souffrir, cachée, dans un coin, en paix.

Mais cette désolation a des hauts et des bas. L’impossibilité de se
remonter de la sorte réoriente la pauvre âme, qui ne peut tenir au même
endroit, vers son Maître. L’on se reproche alors ses contumélies et ses
blâmes; l’on implore son pardon et une douceur naît de ce rapprochement;
peu à peu, des idées de résignation à la volonté du Sauveur s’inculquent
et prennent racine, si le Diable, aux aguets, ne se mêle pas de les
extirper, si une visite motivée par la charité et par l’espoir de vous
apporter un réconfort ne manque pas résolument son but, en vous rejetant
dans des sentiments de regrets et d’envie; car c’est encore là l’une des
tristesses spéciales aux grabataires; si la solitude leur pèse, le monde
les accable. Si personne ne vient, l’on se dit abandonné, lâché par ceux
dont l’amitié était la plus sûre et s’ils viennent, l’on effectue un
retour sur soi-même, en considérant la bonne santé des visiteurs; et
cette comparaison vous afflige davantage; il faut être déjà bien avancé
dans la voie de la perfection pour pouvoir, en de telles circonstances,
s’omettre. Lydwine, que la hantise de ses détresses incitait à se
fréquenter, à penser à elle surtout, dut connaître ces alternatives
d’âme écorchée, ces douloureux abois.

Ce que nous savons positivement, en tout cas, c’est que lorsqu’elle
entendait les rires de ses amies jouant dans la rue, elle fondait en
larmes et demandait au Seigneur pourquoi elle était, à l’écart des
autres, si durement traitée.

Il faut croire cependant qu’elle était déjà de taille à supporter les
plus effarantes des calamités, car Dieu ne tint aucun compte de ses
pleurs et, au lieu de l’alléger, il la chargea.

A ses tortures corporelles, à ces tourments de l’âme issus de la pensée
toujours ramenée à son propre dessein, ne tarda pas à se joindre
l’horreur de la ténèbre mystique. Tandis qu’elle essayait de réagir
contre le découragement, elle entrait dans le laminoir de la vie
purgative et s’y tréfilait; ce fut alors, en sus de l’obsession de son
impotence, l’aridité de tout son être; ce fut l’ataxie spirituelle qui
fait que l’âme fléchit, incapable d’aller droit, fauche quand elle
marche, jusqu’au moment où toutes les facultés se paralysent. Ainsi que
l’observe saint Jean de la Croix, Dieu plonge l’entendement dans la
nuit, la volonté dans les sécheresses, la mémoire dans le vide, le cœur
dans l’amertume. Et ce stade de délaissement intérieur, greffé et comme
confondu avec le navrement têtu des maux, Lydwine l’éprouva pendant des
années; elle se crut maudite par l’Époux et put encore allier à ses
angoisses l’appréhension que cet état durerait toujours.

Aucune créature humaine n’eût pu résister à de tels assauts si elle
n’avait été divinement surveillée et ardemment soutenue; mais Dieu cacha
à Lydwine, pendant cette période d’épuration, son aide; il lui supprima
les consolations sensibles; il ne lui prêta même pas l’appui d’un
prêtre, car ce n’était point, à coup sûr, ce curé de Schiedam, l’homme
aux chapons, qui était capable de la secourir dans son dénuement! il ne
paraît pas non plus que le dictame des affligés, que le souverain
magistère de l’âme, que la communion lui ait été souvent accordée, car
Gerlac et Brugman notent qu’au temps où elle pouvait encore se traîner,
ses parents la conduisaient, le jour de Pâques, à l’église où elle
s’agenouillait tant bien que mal devant la rampe de l’autel. Plus tard,
quand elle fut immobilisée sur sa couche, ils marquent encore que
l’esquinancie dont elle était atteinte l’empêchait souvent de consommer
les célestes Apparences; enfin, A Kempis, plus précis, déclare
formellement qu’elle ne communiait, lorsqu’elle était saine, qu’à la
fête de la Résurrection; puis, ajoute-t-il, lorsqu’elle ne put quitter
sa chambre, elle obtint de recevoir le corps de Notre-Seigneur une fois
de plus; enfin, longtemps après qu’elle fut complètement alitée, on lui
porta l’Eucharistie, six fois l’an. A cette époque, on le voit, le
Sacrement se distribuait à d’assez rares intervalles, mais n’est-ce pas
à cette privation du seul Cordial qui eût été assez puissant pour la
ranimer que l’on peut attribuer, en partie, cette anémie spirituelle qui
l’accablait? En résumé, jamais femme ne parut ainsi abandonnée par Celui
dont les caresses implorées se résolvaient en d’âpres décevances et de
brusques rebuts; son cas peut sembler, en effet, presque unique. Ces
autres saints et les autres saintes connurent évidemment des angoisses
pareilles; ils passèrent comme elle par les épreuves de la vie
purgative, mais ils ne la subirent pas pour la plupart, en même temps
que l’enfer des tortures physiques; l’âme était en sang, mais le corps
était valide; il soutenait de son mieux sa compagne, il la promenait au
moins telle qu’une enfant malade qu’on berce sur les bras; il l’emmenait
dans les églises, il tentait de tromper ses angoisses en la sortant; ou
bien, c’était le contraire; l’organisme défaillait mais l’âme était
dispose et elle relevait, à force d’énergie, son acolyte; chez Lydwine,
hélas! l’âme et sa coque étaient à l’avenant; toutes deux étaient
délabrées et inaptes à s’étayer; elles étaient sur le point de crouler,
quand subitement le Seigneur qu’elle croyait si loin, lui affirma,
magnifiquement par le miracle de l’homme devenu invisible, qu’il
veillait là, à ses côtés, qu’il s’occupait enfin d’elle.

Jugeant que les ténèbres de la pauvre fille avaient suffisamment duré,
il les déchirait dans cet éclair de grâce, puis il confiait à un
intermédiaire humain, à un prêtre du nom de Jan Pot, le soin de lui
expliquer sa vocation et de la consoler.

Qu’était ce Jan Pot qui fut son confesseur en même temps que dom André,
le curé de Schiedam? Gerlac et A Kempis le désignent comme étant cet
ecclésiastique qui venait la communier alors qu’elle avait obtenu la
permission de consommer le «Mengier de Dieu» deux fois l’an. Il ne
paraît pas avoir tenu le curé en une très ample estime, car ce fut lui
qui annonça à Lydwine--avec joie, dit Gerlac--que les chats avaient
dévoré les chapons. D’où venait-il? quelle était sa situation dans la
ville? comment connut-il la sainte? Autant de questions qui subsistent
sans réponse nette.

Cependant, si l’on rapproche deux passages, l’un de Gerlac, l’autre de
Brugman, relatifs tous deux à la tentation de suicide d’un échevin de
Schiedam dont nous parlerons plus loin, l’on pourrait peut-être admettre
que Jan Pot fut le vicaire de la paroisse. En tout cas, ce que l’on peut
attester, c’est qu’il fut réellement délégué par Dieu pour définir à
Lydwine sa mission et la diriger.

Après lui avoir, un jour, débité les lieux communs qui se récitent
d’ordinaire aux malades, il conclut simplement:

Ma fille, vous avez trop négligé jusqu’ici de méditer la Passion du
Christ. Faites-le désormais et vous verrez que le joug du Dieu des
amoureuses douleurs deviendra doux. Accompagnez-le, au jardin des
Olives, chez Pilate, sur le Golgotha et dites-vous, que lorsque la mort
lui interdira de souffrir encore tout ne sera pas fini, qu’il vous
faudra dorénavant, comme une fidèle veuve, accomplir les dernières
volontés de l’Époux, suppléer par vos souffrances à ce qui manque aux
siennes.

Lydwine l’écouta, sans bien comprendre ce que signifiaient ces mots,
elle le remercia de s’être montré si charitable pour elle et quand il
fut parti, elle voulut profiter de son conseil et réfléchit; mais ce fut
en vain qu’elle essaya de se représenter les scènes du Calvaire; elle
s’évaguait et ses tourments l’intéressaient plus que ceux de Jésus; elle
tenta de s’arracher à elle-même et, en observant une méthode que Jan Pot
lui avait brièvement indiquée pour faciliter la pratique de cet
exercice, elle s’efforça de rallier ses pensées et, après les avoir
groupées, de les lancer sur la piste du Sauveur; mais elles se
retournèrent et revinrent au galop sur elle; alors, elle perdit
complètement la tête. Quand elle se fut un peu reprise, elle réunit
toute sa volonté pour s’appliquer des œillères sur les yeux de l’esprit,
afin de s’empêcher de regarder de côté et d’autre et de se contraindre à
ne suivre qu’une trace, mais ce procédé n’obtint aucun succès; l’âme se
buta et refusa d’avancer; bref, cette méditation sur commande l’épuisa,
tout en l’ennuyant à mourir; et elle le confessa très franchement au
prêtre lorsqu’il la visita de nouveau.

--Mon père, fit-elle, j’ai voulu vous obéir, mais je n’entends rien du
tout à la méditation; lorsque je m’évertue à considérer les tortures du
Christ, c’est aux miennes que je songe; le joug du Sauveur n’est pas,
ainsi que vous me l’assuriez, devenu léger; ah! si vous saviez ce qu’il
pèse!

Jan Pot ne se montra nullement surpris de cette réponse. Il loua Lydwine
de son effort et patiemment lui expliqua que son état de siccité, que
son peu d’élan, que ces écarts de l’imagination inapte à cingler vers un
seul but, étaient quand même des grâces; il lui décela sans doute que
l’oraison récitée par sujétion est peut-être la plus agréable qui soit à
Dieu, puisqu’elle est la seule qui coûte; il lui dit, avec sainte
Gertrude, que si le Seigneur accordait toujours des consolations
intérieures, elles seraient nuisibles, car elles amolliraient les âmes
et diminueraient le poids de leurs acquis; et l’on peut croire qu’après
ce préambule, il déchira brusquement le voile qui couvrait l’avenir,
qu’il lui révéla son rôle de victime sur la terre, qu’il lui précisa le
sens de cette phrase de saint Paul «parfaire la Passion du Christ».

Il lui apprit certainement que l’humanité est gouvernée par des lois que
son insouciance ignore, loi de solidarité dans le Mal et de
réversibilité dans le Bien, solidarité en Adam, réversibilité en Notre
Seigneur, autrement dit, chacun est, jusqu’à un certain point,
responsable des fautes des autres et doit aussi, jusqu’à un certain
point, les expier; et chacun peut aussi, s’il plaît à Dieu, attribuer,
dans une certaine mesure, les mérites qu’il possède ou qu’il acquiert à
ceux qui n’en ont point ou qui n’en veulent recueillir.

Ces lois, le Tout-Puissant les a promulguées et il les a, le premier,
observées, en les appliquant à la Personne de son Fils. Le Père a
consenti à ce que le Verbe prît à sa charge et payât la rançon des
autres; il a voulu que ses satisfactions qui ne pouvaient lui servir,
puisqu’il était innocent et parfait, profitassent aux mécréants, aux
coupables, à tous les pécheurs qu’il venait racheter; il a voulu qu’il
présentât, le premier, l’exemple de la substitution mystique, de la
suppléance de Celui qui ne doit rien à celui qui doit tout; et Jésus, à
son tour, veut que certaines âmes héritent de la succession de son
sacrifice.

Et, en effet, le Sauveur ne peut plus souffrir par Lui-même, depuis
qu’il est remonté près de son Père, dans la liesse azurée des cieux; sa
tâche rédemptrice s’est épuisée avec son sang, ses tortures ont fini
avec sa mort. S’il veut encore pâtir, ici-bas, ce ne peut plus être que
dans son Église, dans les membres de son corps mystique.

Ces âmes réparatrices qui recommencent les affres du Calvaire, qui se
clouent à la place vide de Jésus sur la croix, sont donc, en quelque
sorte, des sosies du Fils; elles répercutent, en un miroir ensanglanté,
sa pauvre Face; elles font plus; elles seules donnent à ce Dieu
tout-puissant quelque chose qui cependant lui manque, la possibilité de
souffrir encore pour nous; elles assouvissent ce désir qui a survécu à
son trépas, car il est infini comme l’amour qui l’engendre; elles
dispensent à ce merveilleux Indigent une aumône de larmes; elles le
rétablissent dans la joie qu’il s’est interdite des holocaustes.

Ajoutez, Lydwine, que si ces âmes, qui admettent comme leur Créateur
d’être châtiées pour des crimes dont elles sont indemnes, n’existaient
pas, il en serait de l’univers de même que de notre pays, sans l’abri
des digues. Il serait englouti par la crue des péchés, ainsi que la
Hollande par le flux des vagues. Elles sont donc à la fois et les
bienfaitrices du Ciel et les bienfaitrices de la terre, ces âmes!

Mais alors, ma fille, quand une âme en est à ce point, sa façon de
souffrir change. Dieu rapproche, en quelque sorte, les deux sensations
extrêmes de la béatitude et de la douleur et elles s’amalgament. Où est
l’une et qu’est-il resté de l’autre? nul ne le sait; c’est
l’incompréhensible fusion d’un excès et d’une défaillance; et l’âme
éclaterait sous cette pression, si le martyre du corps n’intervenait
pour lui permettre de reprendre haleine, afin de se mieux réjouir; en
somme, c’est par les marches de la souffrance que l’on fait l’ascension
des joies!

A l’heure actuelle, vos aîtres spirituels sont à vif; mais comprenez-le,
vous souffrez parce que vous ne voulez pas souffrir; le secret de votre
détresse est là. Accueillez-la et offrez-la à Dieu cette douleur qui
vous désespère et il l’allégera! Il la compensera par de telles
consolations que le moment viendra où vous vous écrierez: mais je le
leurre! il a contracté avec moi un marché de dupe; je me suis offerte
pour expier par les plus terribles châtiments les forfaits du monde et
il m’inonde d’un bonheur sans dimension, d’une allégresse sans mesure;
il m’expatrie, il me dépossède, il me débarrasse de moi-même, car c’est
Lui qui rit et qui pleure, c’est Lui qui vit en moi!

Quand nous en serons là, je vous répéterai comme maintenant, ma fille,
soyez sans inquiétude, Notre Seigneur sait fort bien qu’il s’est prêté à
un marché de dupe, mais il n’aime que ceux-là! Votre mission est claire;
elle consiste à vous sacrifier pour les autres, à réparer les offenses
que vous n’avez pas commises; elle consiste à pratiquer la charité dans
ce qu’elle a de sublime et de vraiment divin.

Dites à Jésus: je veux me placer, moi-même, sur votre croix et je veux
que ce soit vous qui enfonciez les clous. Il acceptera ce rôle de
bourreau et les Anges lui serviront d’aides;--eh oui, il vous prendra au
mot, votre Sauveur!--on lui apportera les épines, les tarières, les
cordes, l’éponge, le fiel, la lance, mais lorsqu’il vous verra,
écartelée sur le gibet, suspendue entre ciel et terre, ainsi qu’il le
fut sur le bois, ne pouvant encore vous élancer vers le firmament, mais
ne touchant déjà plus au sol, son cœur se fondra de pitié et il
n’attendra pas que sa Justice soit satisfaite pour vous descendre. De
même que Nicodème et Joseph d’Arimathie, il soutiendra votre tête, alors
que la Vierge vous couchera sur ses genoux, mais il n’y aura plus de
sanglots, Marie sourira; Madeleine ne pleurera plus et elle vous
embrassera, gaiement, telle qu’une grande sœur!

Les yeux de Lydwine se dessillaient; elle commençait à comprendre les
causes de ses incroyables maladies et elle se soumettait, elle agréait
d’avance cette mission que le Rédempteur l’appelait à remplir; mais
comment procéder?

En accomplissant les prescriptions que je vous ai spécifiées, répondit
le prêtre, en méditant sans cesse la Passion du Christ. Il sied de ne
pas vous rebuter et parce que vous n’avez point réussi, du premier coup,
à vous exproprier de vous-même, de renoncer à un exercice qui vous
amènera justement, lorsque vous y serez habituée, à perdre votre propre
trace pour suivre celle de l’Époux.

Ne vous imaginez pas, non plus, que votre supplice est plus long, plus
aigu que celui de la croix qui fut relativement court et, qu’après tout,
bien des martyrs en subirent de plus barbares et de plus continus que
Notre Seigneur, quand ils furent roués, grillés, déchiquetés avec des
peignes de fer, coiffés de casques rouges, bouillis dans l’huile, sciés
en deux ou lentement broyés sous le poids des meules, car rien n’est
plus faux; aucune torture ne se peut comparer à celle de Jésus.

Songez au prélude de la Passion, au jardin de Gethsémani, à cet
inexprimable moment où, pour ne pouvoir s’empêcher d’être intégralement
géhenné dans son âme et dans son corps, le Verbe arrêta, mit, en quelque
sorte, en suspens sa divinité, se spolia loyalement de sa faculté d’être
insensible, afin de se mieux ravaler au niveau de sa créature et de son
mode de souffrir. En un mot, pendant le drame du Calvaire, l’humanité
prédomina chez l’Homme-Dieu et ce fut atroce. Lorsqu’il se sentit tout à
coup si faible et qu’il envisagea l’effroyable fardeau d’iniquités qu’il
s’agissait de porter, il frémit et tomba sur la face.

Les ténèbres de la nuit s’ouvraient, enveloppaient de leurs pans énormes
comme d’un cadre d’ombre, des tableaux éclairés par on ne sait quelles
lueurs. Sur un fond de clartés menaçantes, les siècles défilaient un à
un, poussant devant eux les idolâtries et les incestes, les sacrilèges
et les meurtres, tous les vieux méfaits perpétrés depuis la chute du
premier homme--et ils étaient salués, acclamés au passage par les
hourras des mauvais anges!--Jésus excédé baissa les yeux--lorsqu’il les
releva, ces fantômes des générations disparues s’étaient évanouis, mais
les scélératesses de cette Judée qu’il évangélisait, grouillaient en
s’exaspérant, devant Lui. Il vit Judas, il vit Caïphe, il vit Pilate, il
vit... saint Pierre; il vit les effrayantes brutes qui allaient lui
cracher au visage et lui ceindre le front de points de sang. La croix se
dressait, hagarde, sur les cieux bouleversés et l’on entendait les
gémissements des Limbes. Il se remit debout, mais, saisi de vertige, il
chancela et chercha un bras pour se soutenir, un appui.--Il était seul.

Alors il se traîna jusqu’à ses disciples qui dormaient, dans la nuit
demeurée paisible, au loin, et il les réveilla. Ils le regardèrent,
ahuris et craintifs, se demandant si cet homme, aux gestes éperdus et
aux yeux navrés, était bien le même que ce Jésus qui s’était transfiguré
devant eux sur le Thabor, avec un visage resplendissant et une robe de
neige, en feu. Le Seigneur dut sourire de pitié; il leur reprocha
seulement de n’avoir pu veiller, et, après être encore revenu, deux
fois, près d’eux, il s’en fut agoniser, sans personne, dans son pauvre
coin.

Il s’agenouilla pour prier, mais maintenant, s’il n’était plus question
du passé et du présent, il s’agissait de l’avenir qui s’avançait, plus
redoutable encore; les siècles futurs se succédaient, montrant des
territoires qui changeaient, des villes qui devenaient autres; les mers
même s’étaient déformées et les continents ne se ressemblaient plus;
seuls, sous des costumes différents, les hommes subsistaient identiques;
ils continuaient de voler et d’assassiner, ils persistaient à crucifier
leur Sauveur, pour satisfaire leurs besoins de luxure et leur passion de
gain; dans les décors variés des âges, le Veau d’or s’érigeait, immuable
et il régnait. Alors, ivre de douleur, Jésus sua le sang et cria: Père,
si vous vouliez détourner de moi ce calice; puis, il ajouta, résigné,
cependant que votre volonté se fasse et pas la mienne!

Eh bien, vous le voyez, ma fille, ces tortures préliminaires surpassent
tout ce que votre imagination est capable de concevoir; elles furent si
intenses que la nature humaine du Christ se serait brisée et qu’il ne
serait pas arrivé, vivant, sur le Golgotha, si des anges n’étaient venus
le consoler; et cependant le paroxysme de ses souffrances n’était pas
atteint; il ne le fut que sur la croix; sans doute, son supplice
physique fut horrible, mais combien il semble indolore si on le
confronte avec l’autre! car, sur le gibet, ce fut l’assaut de toutes les
immondices réunies des temps; les gémonies du passé, du présent, de
l’avenir, se fondirent et se concentrèrent en une sorte d’essence
corrosive ignoble et elles l’inondèrent; ce fut quelque chose comme un
charnier des cœurs, comme une peste des âmes qui se ruèrent sur le bois
pour l’infecter.--Ah! ce calice qu’il avait accepté de boire, il
empoisonnait l’air!--Les anges, qui avaient assisté le Seigneur au
jardin des Olives, n’intervenaient plus; ils pleuraient, atterrés,
devant cette mort abominable d’un Dieu; le soleil s’était enfui, la
terre bruissait d’épouvante, les rocs terrifiés étaient sur le point de
s’ouvrir. Alors Jésus poussa un cri déchirant: Père, pourquoi
m’avez-vous abandonné?

Et il mourut.

Pensez à tout cela, Lydwine, et assurez-vous que vos souffrances sont
faibles en face de celles-là; remémorez-vous les inoubliables scènes du
jardin des Olives et du Golgotha, regardez le chef dévasté par les
soufflets, le chef ébouriffé d’épines de l’Époux, mettez vos pas dans
les empreintes des siens et, à mesure que vous le suivrez, les étapes se
feront plus débonnaires, les marches forcées se feront plus douces.

Et le brave homme la quitta, après lui avoir encore promis de revenir.
Lydwine fut généreuse; elle se donna de tout cœur, comme une âme de
somme, pour porter le faix des fautes; mais cette oblation n’amortit
aucune de ses peines et ne la libéra point. Quand elle voulut s’arrêter,
en méditant, aux haltes des stations, elle tituba, semblable à ces gens
dont on a voilé les yeux et qui ne peuvent, aussitôt qu’on les a
débarrassés de leur bandeau, marcher droit. La route du Calvaire, elle
la quittait, une fois de plus, pour s’égarer dans de petits sentiers qui
finissaient par la ramener insensiblement à son point de départ, à ses
maux.--Dieu la considérait, silencieux, et il ne bougeait
pas.--Naturellement elle s’éperdit, crut que Jan Pot lui avait infligé
une tâche inaccessible et elle se madéfia et recommença de pleurer. Elle
était prête à sombrer dans le désespoir quand Pâques fleurit sur le
cycle liturgique de l’an. Alors le bon Pot amena avec lui Notre-Seigneur
sous les espèces du Sacrement et il dit:

--Ma chère fille, jusqu’à ce jour, je vous ai entretenue du martyre de
Jésus; je n’ai plus maintenant qu’à me taire, car c’est Lui-même qui va
heurter à la porte de votre cœur et vous parler.

Et il la communia.

Immédiatement son âme craqua et l’amour jaillit en une explosion, fusa
en une gerbe de feux qui nimbèrent la suradorable Face qu’elle
contemplait, au plus profond de ses aîtres, dans la source même de sa
personne; et folle de douleur et folle de joie, elle ne savait même plus
ce qu’était son malheureux corps; les gémissements que lui arrachaient
ses tortures disparaissaient dans l’hosanna de ses cris. Ivre, de
l’ébriété divine, elle divaguait, ne se souvenant plus d’elle-même que
pour penser à lier précipitamment un bouquet de ses souffrances, afin de
les offrir, en souhait de bienvenue, à l’Hôte. Puis ses larmes coulèrent
durant deux semaines; ce fut une pluie d’amour qui détrempa enfin ce sol
aride et quasi mort; le céleste Jardinier épandit à la volée ses
semailles et aussitôt les fleurs de la Passion levèrent. Ces méditations
sur la mort du Rédempteur, qui l’avaient tant harassée, elle ne pouvait
plus s’en lasser; la vue de l’Époux supplicié la ruait hors d’elle,
au-devant de Lui. Ce qu’elle enviait actuellement, ce n’était plus la
jubilante santé de ses compagnes, c’était la taciturne tendresse de
cette Véronique qui avait été assez heureuse pour essuyer le visage
ensanglanté du Christ.

Ah! être Madeleine, être ce Cyrénéen, cet homme à qui fut réservé cet
unique privilège, cette unique gloire dont les plus grands des apôtres
même furent privés, d’aider le Délaissé à charrier les péchés du monde,
avec sa croix, de venir, lui, simple pécheur, au secours d’un Dieu!

Elle eût voulu être, parmi eux, derrière eux, se rendre utile à quelque
chose, en passant aux saintes femmes l’eau, les herbes, le bassin,
l’éponge, pour laver les plaies; elle eût voulu être leur petite
servante, leur prêter ses plus humbles services sans même être vue; il
lui paraissait maintenant qu’elle appuyait ses pieds dans les pas du
Fils, qu’en souffrant, elle s’emparait une partie de ses douleurs et les
lui diminuait d’autant; et elle convoitait de tout lui ravir, lui
reprochait d’en trop garder; elle se plaignait de l’indolence de ses
tortures, de la parcimonie de ses maux!

Et, sans cesse, elle ambula, en pèlerine assidue, sur le chemin du
Calvaire. Afin d’imiter le Psalmiste qui priait sept fois par jour, elle
se créa, pour son usage, des heures canoniales; elle divisa la journée
en sept parts et le drame de la Passion en autant de parts, et elle
semblait avoir une horloge dans l’esprit tant elle était exacte à
méditer sur le sujet correspondant à l’heure fixée, sans qu’il y eût
jamais une minute d’avance ou une seconde de retard.

Et cependant ses tourments corporels croissaient encore. Ses rages de
dents étaient devenues si féroces que sa tête tremblait; les fièvres la
minaient, avec des alternances de chaleurs violentes et de grands
froids; quand ces accès atteignaient leurs degrés extrêmes, elle
crachait une eau rougeâtre et tombait dans un tel affaissement qu’il lui
était impossible de proférer un seul mot et d’entendre parler les gens;
mais, au lieu de s’abandonner, ainsi que jadis, au désespoir, elle
remerciait Dieu d’étancher enfin sa soif de tortures.

On lui demandait quelquefois si elle désirait toujours, comme autrefois,
être guérie et elle répondait: non, je ne souhaite plus qu’une chose,
c’est de ne pas être dénuée de mes désaises et de mes peines.

Et, bravement, elle fit un pas de plus en avant et interpella le Christ.

L’époque du Carnaval était proche; pensant au surcroît de péchés
qu’engendreraient à Schiedam, les ribotes des jours gras, elle s’écria:
Seigneur, vengez-vous sur moi du supplément d’offenses que ces fêtes
vous infligent!--et sa prière fut aussitôt exaucée; elle éprouva une
douleur si vive à la jambe qu’elle se tut et n’en quémanda plus. Elle
endura héroïquement ce martyre qui ne cessa qu’au jour de la
Résurrection et répéta à ceux dont la pitié se déversait sur elle en
plaintes, qu’elle agréerait bien volontiers de subir, pendant quarante
ans et plus, de telles souffrances, si elle savait obtenir, en échange,
la conversion d’un pécheur ou la délivrance d’une âme du Purgatoire.




V.


Après qu’elle fut entrée dans cette voie de la substitution mystique et
qu’elle se fut, de son plein gré, offerte pour être la brebis émissaire
des péchés du monde, Jésus jeta son emprise sur elle et elle vécut cette
existence extraordinaire où les douleurs servent de tremplin aux joies;
plus elle souffrit et plus elle fut satisfaite et plus elle voulut
souffrir; elle savait qu’elle n’était plus seule maintenant, que ses
tortures avaient un but, qu’elles aidaient au bien de l’Église et
qu’elles palliaient les exactions des vivants et des morts; elle savait
que c’était pour la gloire de Dieu que le parterre odorant de ses plaies
poussait d’humbles et de magnifiques fleurs; elle pouvait vérifier, par
elle-même, la justesse d’une réponse de sainte Félicité, injuriée par
les railleries d’un bourreau qui se gaussait de ses cris, lorsqu’elle
accoucha dans sa prison, avant que d’être livrée aux animaux féroces
lâchés en un cirque.

--Que ferez-vous donc quand vous serez dévorée par les bêtes? disait cet
homme.

Et la sainte répliqua:

--«C’est moi qui souffre maintenant, mais alors que je serai martyrisée,
ce sera une autre qui souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour
Lui.»

Il est très difficile d’analyser cette vie si différente des nôtres
qu’entremêlent, la plupart du temps, de modiques tortures et de minimes
liesses. Nos exultations sont, en effet, ainsi que nos peines,
médiocres; nous vivons dans un climat tempéré, dans une zone de piété
tiède où la flore est rabougrie et la nature débile. Lydwine, elle,
avait été arrachée d’une terre inerte pour être transplantée dans le sol
ardent de la mystique; et la sève jusqu’alors engourdie bouillonnait
sous le souffle torride de l’Amour, et elle s’épanouissait en
d’incessantes éclosions d’impétueuses délices et de furieux tourments.

Elle pantelait, se tordait, crissait des dents ou gisait à moitié morte
et elle était ravie, au même instant; elle ne vivait plus, dans un sens
comme dans l’autre, que d’excès; l’exubérance de sa jubilation
compensait l’abus de ses peines; elle le disait très simplement: «les
consolations que je ressens sont proportionnées aux épreuves que
j’endure et je les trouve si exquises que je ne les changerais pas pour
tous les plaisirs des hommes».

Et cependant la meute de ses maladies continuait à la dilacérer; elle
fondait sur elle avec une recrudescence de rage; son ventre avait fini
par éclater, ainsi qu’un fruit mûr et il fallait lui appliquer un
coussin de laine pour refouler les entrailles et les empêcher de sortir;
bientôt, quand on voulut la bouger, afin de changer les draps de son
lit, on dut lui lier solidement les membres avec des serviettes et des
nappes car autrement son corps se serait disloqué et scindé en morceaux,
entre les mains des assistants.

Par un miracle évidemment destiné à certifier l’origine extra-humaine de
ces maux, Lydwine ne mangeait plus ou si peu!--En trente ans, elle ne
goûta pas à plus d’aliments qu’une personne valide n’en ingère
d’habitude pendant trois jours.

Durant les premières années de sa réclusion, elle consommait pour tout
repas, du matin au soir, une rondelle de pomme de l’épaisseur d’une
petite hostie que l’on grillait, au bout d’une pincette, devant l’âtre;
et si elle tentait d’avaler parfois une bouchée de pain, trempée dans de
la bière ou du lait, elle n’y parvenait qu’à grand’peine; puis ce fut
trop encore de cet émincé de pomme et elle dut se contenter d’une larme
d’eau rougie sucrée, stimulée par un soupçon de cannelle ou de muscade,
et d’une miette de datte; elle en vint ensuite à ne plus se sustenter
qu’avec ce vin trempé d’eau; elle le humait plus qu’elle ne le buvait et
en absorbait à peu près une demi-pinte, par semaine. Très souvent, comme
l’eau de source était à Schiedam assez chère, on lui donnait, faute
d’argent pour en acheter, de l’eau de la Meuse; elle était, suivant le
flux ou le reflux de la mer dans laquelle elle se jette près de la
ville, salée ou douce; mais elle préférait qu’on la puisât, au moment du
flux, alors qu’elle était amère et saumâtre, parce qu’elle se changeait
alors pour elle en la plus savoureuse des boissons.

Seulement, lorsqu’elle fut réduite à ne plus se soutenir qu’avec ce
liquide, le sommeil qui était déjà rare disparut complètement; et ce
furent des nuits qui n’en finissaient plus, des nuits implacables, où
elle demeurait, immobile, sur un dos dont le derme était à vif. On a
compté qu’elle n’avait pas dormi la valeur de trois bonnes nuits en
l’espace de trente-huit ans!

Enfin, elle ne s’ingurgita plus rien du tout; et une velléité de sommeil
qui la tracassa et qui n’était, selon ses historiens, qu’une tentation
diabolique, s’enfuit à son tour. Une sorte d’assoupissement l’accablait,
en effet, chaque fois qu’elle s’apprêtait à méditer la Passion du
Christ; elle luttait en vain contre cette somnolence.

--Laissez là ces exercices et dormez, lui dit Jan Pot, vous les
reprendrez après.

Elle obéit et cet état d’irrésistible torpeur cessa.

Cette disette de nourriture et cette constance d’insomnies lui
suscitèrent les plus cruelles humiliations et les plus basses injures.
Toute la ville était au courant de ce cas singulier d’une jeune fille
qui, sans s’alimenter et dormir, ne mourait point; le bruit de cette
merveille s’était répandu au loin; elle semblait invraisemblable à
beaucoup de gens; ils ignoraient que de nombreux faits de ce genre
avaient été relevés dans les biographies de saints qui furent les
prédécesseurs ou les contemporains de Lydwine; aussi, arrivèrent-ils,
attirés par la curiosité, chez elle et elle fut explorée sans relâche et
soumise à une inquisition de tous les instants; et ses détracteurs ne
furent point quatre, tels que les amis de Job, ils furent légion! La
plupart ne regardaient que cette tête fendue du front au nez, que ce
visage craqué comme une grenade, que ce corps dont les chairs en fuite
avaient dû être comprimées, ainsi que celles des momies, par des lacis
de bandelettes et le dégoût leur venait de tant d’infirmités!

Leur curiosité était déçue. Ils n’avaient découvert que le masque en
pièce d’une gorgone, là où ils s’étaient attendus à rencontrer une face
plus ou moins avenante qui aurait pu les émouvoir ou une physionomie
plus ou moins bizarre dont ils auraient pu se moquer; ils ne virent que
les apparences, ne distinguèrent aucun foyer de lumière sous les vitres
en corne de cette lanterne cassée, rangée dans l’ombre, en un coin; et
cependant l’âme rayonnait, embrasée d’amour, car Jésus l’inondait de ses
effusions, la dorait de ses lueurs!

Ils se vengèrent de leur désappointement en l’accusant de supercherie.
Elle ne gardait nullement la diète; elle bâfrait lorsqu’elle était seule
et buvait, la nuit. Ils la harcelèrent de questions, préparèrent des
amorces, tâchèrent de l’amener à se contredire. A tous ces
interrogatoires, elle répondait simplement:

--Je ne vous comprends pas; vous croyez qu’il est impossible de
subsister sans le secours d’aucun mets, mais Dieu est bien maître, je
présume, d’agir tel qu’il l’entend; vous m’affirmez que mes maladies
auraient dû me tuer, mais elles ne me tueront que lorsque le Seigneur le
voudra. Et elle ajoutait pour ceux qui s’apitoyaient hypocritement sur
son sort: «je ne suis pas à plaindre, je suis heureuse ainsi, et s’il me
suffisait de réciter un ave Maria pour être guérie, je ne le réciterais
pas.»

D’autres allaient plus loin encore et brutalement l’injuriaient, criant:
ne vous y trompez pas, ma belle, nous ne sommes point votre dupe! Vous
faites semblant de vivre sans nutriment et vous vous nourrissez en
cachette; vous êtes une chattemite et une fourbe.

Et Lydwine un peu surprise de cet acharnement, leur demandait quel
intérêt elle pouvait bien avoir à mentir de la sorte, car enfin,
disait-elle, manger n’est pas un péché et ne pas manger n’est point un
acte glorieux, que je sache.

Embarrassés par le bon sens de ces répliques, ils changeaient alors le
mode de leurs attaques et ils lui reprochaient d’être une possédée; le
Démon était seul capable d’opérer de tels prestiges; et ces simagrées
n’étaient que la conséquence d’un pacte; rares furent ceux qui ne la
crurent ni charlatane, ni sorcière, mais qui comprirent ce qu’elle était
en réalité, un être victimal, broyé dans le mortier de Dieu, une
lamentable effigie de l’Église souffrante.

Peu à peu, pourtant, la vérité s’imposa. Agacés par ces nouvelles
contradictoires, les échevins de Schiedam résolurent d’en avoir le cœur
net; ils assujettirent Lydwine, pendant des mois, à une surveillance
incessante et ils durent bien reconnaître qu’elle était une sainte dont
l’existence absolument anormale ne pouvait s’expliquer que par un
dessein particulier du ciel; et ils le promulguèrent dans un
procès-verbal qu’ils scellèrent du sceau de la cité. Ils se réunirent,
en effet, le 12 septembre 1421, pour rédiger ces lettres testimoniales
qui relatent les épisodes de cette vie: la privation de toute nourriture
et le manque de sommeil, l’état du corps mué en un amas répugnant de
bribes et amputé d’une partie de ses entrailles alors que l’autre
fourmillait de parasites et répandait cependant une bonne odeur, bref
tous les détails que nous avons énumérés; le procès-verbal est inséré
tout au long dans le volume des Bollandistes, en tête de la seconde vie
de Brugman.

Il aurait pu constater aussi ce trait, avéré par tous les biographes,
que les parents de Lydwine conservaient dans un vase les fragments d’os
et les languettes de chairs qui se détachaient des membres de leur fille
et que ces débris exhalaient de doux parfums.

Des badauds, qui avaient ouï parler de ce prodige, accoururent pour
s’assurer de sa véracité, mais Lydwine, que ces visites incommodaient,
supplia sa mère d’enterrer ces pauvres dépouilles et pour ne pas la
contrister, Pétronille les inhuma.

Il semblait qu’après cette proclamation du bourgmestre et du municipe de
Schiedam, Lydwine pût demeurer tranquille; sa bonne foi était de
notoriété publique; pourtant, quatre années après, lorsque Philippe de
Bourgogne, après avoir envahi les Flandres, laissa un corps d’occupation
à Schiedam, le commandant de place, qui était un Français, voulut
s’assurer par lui-même si les phénomènes attestés par le manifeste de la
ville, étaient exacts. Il prétexta le désir qu’il avait de préserver la
sainte d’outrages possibles, pour poster chez elle une troupe de six
soldats qu’il choisit parmi les plus honnêtes et les plus religieux;
puis, il écarta la famille qui dut aller camper autre part et il
prescrivit à ses subordonnés de se relayer, afin de ne pas perdre de vue
la prisonnière, jour et nuit, et d’empêcher qu’il ne lui parvînt aucun
breuvage et aucun aliment. Ils exécutèrent cette consigne à la lettre,
inspectant même les pots d’onguents pour être certains qu’ils ne
contenaient point de substances propres à la réconforter; une veuve, du
nom de Catherine fut, seule, admise à la soigner et elle était fouillée
alors qu’elle entrait dans la chambre. Ils montèrent ainsi la garde,
autour de son lit, pendant neuf jours.

Ils virent, durant ce temps, Lydwine en proie à d’extravagantes
tortures, ruisselant de larmes, mais souriant, perdue dans l’extase,
noyée dans la béatitude suressentielle, roulée, comme hors du monde,
dans des ondes de joie.

Quant à elle, c’est tout au plus si elle s’aperçut de leur présence;
Dieu la ravissait, loin de son logis, lui épargnait le spectacle gênant
de ces hommes dont le regard ne la quittait point. Quand leur faction
cessa, ils certifièrent hautement que la captive avait vécu, ainsi que
l’on dit, de l’air du temps, sans rien prendre.

Cette surveillance ne servit donc qu’à constater, une fois de plus,
l’honnêteté de Lydwine et l’authenticité de l’insolite existence qu’elle
souffrait.

Vraiment ce luxe d’investigations était bien inutile; la défiance d’une
petite ville aux aguets, la rage d’espionnage de la province suffisaient
pour tirer l’affaire au clair. Lydwine n’eût pu avaler une bouchée de
pain sans que tout Schiedam ne le sût; mais si Dieu consentit à ce que
ces faits fussent examinés de près et prouvés, ce fut pour qu’aucun
doute ne subsistât et que ses grâces ne fussent point reléguées à l’état
d’incertaine légende.

Il est à remarquer, d’ailleurs, qu’il agit presque constamment de la
sorte. N’en fut-il pas de même, au XIXe siècle, pour Catherine Emmerich
et pour Louise Lateau, deux stigmatisées dont les vies présentent plus
d’une analogie avec celle de Lydwine?




VI.


Jusqu’alors, c’était surtout sa mère qui l’avait soignée, mais
Pétronille tomba malade, à son tour; elle était usée par l’âge et les
soucis d’une existence toujours en alerte pour joindre, dans son pauvre
ménage, les deux bouts. Les fatigues que lui imposèrent les infirmités
de Lydwine et le chagrin qu’elle ressentit à la voir inculpée de
simulacres et de mensonges et injuriée jusque dans son lit l’achevèrent;
elle se coucha et ne se releva plus; elle conserva sa connaissance et
comprenant qu’elle allait mourir elle trembla; elle se rappela des
coquetteries de jeunesse, des décisions ajournées, des heures oisives ou
mal employées; peut-être se reprocha-t-elle aussi d’avoir trop tarabusté
sa fille; toujours est-il qu’elle lui confessa ses transes et la pria
d’obtenir du Sauveur son pardon.

Lydwine qui pleurait, à chaudes larmes, en l’écoutant, la consola de son
mieux et lui promit de la gratifier, autant que cela dépendait d’elle,
des mérites acquis par ses longues souffrances; elle y mit cette seule
condition que la mourante se résignerait à quitter la vie et
s’abandonnerait en toute confiance à l’indulgente tendresse du Juge.

Pétronille, qui savait de quelles prébendes de grâces son enfant était
pourvue, se rassura et s’éteignit en paix; mais Lydwine, persuadée
qu’elle ne possédait plus rien, puisqu’elle avait tout cédé à sa mère,
se hâta de remédier à son dénuement. Elle vendit les meubles et les
nippes dont elle pouvait se passer et en distribua l’argent aux pauvres;
puis elle s’avisa que son lit était trop doux et elle s’en débarrassa au
profit de son neveu et de sa nièce qui s’installèrent en qualité de
garde-malade, auprès d’elle; elle commanda ensuite que l’on étendît, sur
le sol humide de la chambre, une planche ôtée au flanc d’un tonneau et
qu’on la recouvrît de paille; et cette paille qui bientôt se convertit
en un abominable fumier fut désormais sa seule couche; mais il fallut
l’y transporter et, malgré les précautions dont on usa, ce fut horrible.
On dut la ficeler pour qu’elle ne se séparât point et, en la soulevant,
l’on ne put faire autrement que d’arracher les chairs collées au drap.

Elle estima que ce n’était pas encore assez et elle se procura, afin de
râper la peau de ses reins à vif, une ceinture en crins de cheval
qu’elle ne retira plus.

Elle avait alors vingt-huit ans; l’hiver commençait, un hiver si long et
si rigoureux que les vieillards ne se souvenaient pas d’en avoir jamais
enduré un pareil; il reçut, par excellence, le nom de grand hiver et,
ajoute Thomas A Kempis, dans les fleuves devenus fermes tous les
poissons périrent. Or cette saison de frimas, elle la vécut dans une
pièce sans jour et sans air, privée de feu, vêtue simplement d’une de
ces petites chemises de laine que tissaient pour elle les sœurs du
tiers-ordre de saint-François, à Schiedam, et enveloppée d’une mauvaise
couverture, alors que ses blessures et son hydropisie la rendaient, plus
qu’une autre, sensible au froid.

Elle pleurait, la nuit, des larmes de sang qui se coagulaient sur ses
joues et, le matin, il fallait détacher de son visage bleui et comme
damassé par le gel, ces stalactites; quant au reste du corps, il était
quasi paralysé et ses pieds étaient si roides qu’on devait les frotter
et les enrouler de linges chauds pour les ranimer. Elle continuait
cependant de vivre dans cet état pire que la mort; et il n’y avait
presque jamais un sou à la maison! Les quelques personnes charitables
qui l’avaient jusqu’alors aidée ne songeaient plus à la secourir; elle
en était réduite à ne même plus avoir de linge pour panser ses plaies;
elle serait littéralement morte de misère et de froid, si un franciscain
du nom de Werembold, originaire de Gouda, qui fut, pendant plusieurs
années, le recteur et le confesseur des sœurs tertiaires de
sainte-Cécile d’Utrecht et le ministre général du tiers-ordre de
saint-François, n’était venu la visiter.

Ils se connaissaient, l’un et l’autre, par une vision qu’ils avaient
eue, à la même heure, le même jour, alors que l’on célébrait la fête de
l’Annonciation; et, depuis ce moment, ce religieux, qui était un
véritable saint, désirait la voir de ses propres yeux.

Il entreprit, à cet effet, le voyage; il la trouva dans une telle
détresse qu’il fondit en larmes, sans pouvoir parler; il donna ce qu’il
possédait, trente gros de Hollande, afin qu’on lui achetât au moins une
paire de draps et, indigné par la dureté de cœur des habitants de
Schiedam, il monta en chaire et les vitupéra de telle sorte que
plusieurs personnes, dont le zèle pour cette œuvre de miséricorde
s’était affaibli, se repentirent.

Et il fit plus que de lui assurer pour quelque temps le nécessaire, le
brave Werembold, il paracheva les leçons de Jan Pot et l’aiguilla, à son
tour, sur les voies mystiques. Il était un habile stratégiste des
combats divins; il savait combien la souffrance est un puissant engrais
pour la flore de l’âme et il admirait l’amoureuse astuce du bienfaisant
Tortionnaire qui s’arrangeait toujours de façon à ce que les douleurs
dont il ne pouvait différer l’envoi, se changeassent, sans tarder, en
liesses; ce durent être de singuliers colloques que ceux de ces deux
élus; si l’on écoute A Kempis, ils s’entretinrent surtout de leur
trépas.

Werembold espérait naître à la vie, après Pâques, mais son
interlocutrice le déleurra; elle lui affirma qu’il attendrait jusqu’à la
Pentecôte; effectivement, il décéda, en l’an 1413, la veille de cette
fête, le jour de saint Barnabé. Et il fut, à son tour, prophète, en lui
déclarant qu’elle devait se résigner à endurer longtemps encore la
lamentable aubaine de ses maux, car il lui en restait autant à supporter
qu’elle en avait déjà subis; et elle lui survécut, en effet, vingt ans.

Elle assista, en état de ravissement, à son agonie. Le jour même où il
mourut, les sœurs tertiaires de Schiedam annoncèrent à Lydwine qu’elles
partaient pour Utrecht afin d’avoir des nouvelles de Werembold qu’elles
savaient être malade;--hâtez-vous, hâtez-vous, dit-elle; et hochant la
tête, elle leur laissa comprendre qu’elles arriveraient trop
tard.--Quand elles atteignirent, le soir, Utrecht, elles purent, en
écoutant sonner le glas des obsèques, constater que la sainte ne s’était
pas trompée.

Après la mort de Pétronille, son mari, le vieux Pierre, son fils Wilhelm
et ses deux enfants Pétronille et Baudouin se relayèrent pour veiller
Lydwine; mais la malechance s’en mêla, maintenant que la mère n’était
plus.

Des accidents se succédèrent qui assombrirent encore le pauvre intérieur
de la sainte; son père déclinait à vue d’œil; pendant ce grand hiver, il
avait eu le gros orteil du pied droit gelé et il avait dû renoncer à son
emploi de veilleur de nuit; ce fut alors une reprise de misère noire. Il
ne voulut pas, par délicatesse, mordre aux quelques aumônes que recevait
sa fille et il ne vécut plus que de débris et de rogatons.

Sur ces entrefaites, le duc Wilhelm VI, comte de Hollande, de passage à
Schiedam, avec sa femme la comtesse Marguerite et plusieurs personnes de
la Cour, entendit parler de la misère du père de la sainte. Il en eut
compassion et dit au vieillard:

--Combien vous faut-il pour vivre ici? Fixez la somme et, en
considération des vertus de votre fille, je vous la paierai.

Pierre assura le comte que douze écus à la couronne, monnaie de France,
suffiraient largement, par année, à ses besoins.

Wilhelm les lui versa aussitôt; jugeant ensuite que ces souhaits étaient
trop modestes, il s’engagea à doubler, si cela devenait nécessaire,
cette rente. Elle fut d’abord fidèlement acquittée, puis comme, chez les
gens riches surtout, la générosité très aisément se lasse, le brave
homme finit par ne plus rien toucher et il ne se crut pas le droit de
réclamer.

En attendant, tandis qu’il profitait de ces courtes aises, il voulut
contenter ce désir qu’il n’avait jamais pu réaliser, faute de temps,
fréquenter assidûment les églises; mais il était presque aveugle et si
faible des jambes qu’un rien le faisait trébucher; aussi, quand il était
sorti, Lydwine se mourait-elle d’inquiétude; et elle ne s’alarmait pas à
tort, car on le ramassa, un jour, presque asphyxié.

C’était une veille de Pentecôte; Pierre avait quitté la maison pour
aller ouïr les vêpres, quand il rencontra un homme qui lui proposa de se
promener hors de la ville jusqu’à l’heure de l’office. Il accepta et ils
arrivèrent, tout en devisant, à un lieu nommé Damlaën. Là, tandis que,
fatigué, il s’arrêtait, son compagnon se rua sur lui et l’empoignant par
les reins, le précipita dans une fosse profonde, pleine d’eau et
disparut. Il était en train de se noyer quand un charretier qui longeait
la route l’aperçut, le hissa du bourbier et le ramena, dans sa voiture,
chez sa fille.

Celle-ci le pensait mort et pleurait, car quelqu’un qui avait entrevu le
vieillard, allongé, sans mouvement, dans la carriole, était venu la
prévenir en hâte qu’on lui rapportait le cadavre de son père.

Cette aventure, à laquelle les biographes assignent une origine
diabolique, consterna la sainte qui s’ingénia désormais à retenir le
vieux Pierre à la maison; mais devenu un peu, tel qu’un enfant, il
s’échappait dès qu’il ne se sentait plus surveillé et comme il ne
s’éloignait du logis que pour gagner l’église, sa fille n’avait pas le
courage de le réprimander.

En somme, il fut pour elle beaucoup plus une cause de soucis qu’un aide;
et son fils Wilhelm ne semble pas, malgré toute sa bonne volonté, avoir
été plus apte que lui à la soigner.

Celui-là manqua de la griller vive; un matin, avant de se rendre à son
travail, il pénétra dans la chambre pour s’assurer de l’état de sa santé
et il posa la chandelle qu’il tenait allumée sur une planche placée
au-dessus de la tête de sa sœur; puis, il partit, la laissant seule dans
la maison, car le père était, de son côté, sorti pour aller assister à
une messe; or, la chandelle culbuta et mit le feu à la paille sur
laquelle Lydwine était couchée; elle méditait la Passion de
notre-Seigneur et ne s’en aperçut pas tout d’abord; mais les
pétillements des brindilles qui se tordaient, la tirèrent de son
ravissement et, de l’unique main qu’elle avait libre, de la main gauche,
elle étreignit les flammes qui, sans la brûler, s’éteignirent. Lorsque
son père revint, elle gisait non plus sur une botte de paille, mais sur
un tas de cendres.

Ce frère, si imprudent, nous apparaît ainsi qu’un excellent homme,
dévoué à sa sœur, mais malheureusement uni à une femme sottisière et
méchante qui se croyait probablement, à cause des services que ses
enfants prêtaient à Lydwine, tout permis; la sainte endurait, sans
jamais se plaindre, les intarissables bavardages et les ineptes
remarques de cette mégère qui ne pouvait ouvrir la bouche sans vociférer
et s’exacerbait, à mesure qu’elle hurlait, sans que l’on sût jamais bien
pourquoi.

Mais si Lydwine acquiesçait docilement à ce genre d’épreuves, d’autres
se résignaient plus difficilement à les accepter, témoin le duc de
Bavière qui descendit à Schiedam pour consulter la sainte sur un cas de
conscience. Les crimes dont il était coupable et l’apostasie qu’il avait
commise en se dépouillant de sa robe d’évêque pour se marier, le
tourmentaient sans doute.

Il se fit annoncer sous un nom d’emprunt, mais Lydwine, divinement
avertie, ne fut point dupe.

Il était à peine assis auprès d’elle, quand la teigne entra et
l’étourdit de ses réflexions saugrenues et de ses cris.

Il s’agaça et s’adressant à Lydwine: Comment, dit-il, pouvez-vous
supporter cette harpie? car lorsqu’elle est là, le séjour de votre
maison n’est plus tolérable.

Et la sainte lui répondit en souriant: Monseigneur, que voulez-vous, il
sied de souffrir les impertinences et les faiblesses de cette sorte de
personnes, ne fût-ce que pour les corriger à force de patience et
s’apprendre à soi-même à ne point s’irriter.

En homme pratique, le duc imagina une autre solution; il acheta, séance
tenante, le silence de la créature qui, enchantée d’empocher une somme
d’argent, se tut... tant qu’il fut là.

Les garde-malades de Lydwine n’étaient pas en somme, propres à
grand’chose; le père était plus encombrant qu’utile; le frère, occupé au
dehors; sa femme insupportable; restaient les deux enfants, Baudouin et
Pétronille qui, heureusement, ne ressemblaient pas à leur mère et
étaient très attachés à leur tante; mais ils étaient trop jeunes et
d’ailleurs, étant donné la nature des infirmités de la malade, elles ne
pouvaient être décemment soignées que par des femmes. Dieu y veilla.

Des voisines pieuses se chargèrent de panser et de changer de linge son
pauvre corps; parmi celles-là figure une femme qui fut l’amie intime de
Lydwine et que l’on apercevra souvent dans ce récit.

Qu’était cette Catherine Simon que nous avons déjà rencontrée auprès de
Lydwine, alors que celle-ci était gardée à vue par six soldats, et qui
finit par habiter tout à fait avec elle?

Gerlac l’appelle Catherine, femme de maître Simon, le barbier; Brugman
parle, à diverses reprises, d’une Catherine qu’il qualifie tantôt de
servante, tantôt de veuve, tantôt de compagne fidèle de la sainte;
Thomas A Kempis désigne Catherine Simon telle qu’une femme de qualité,
et il la dit non épouse ou veuve mais fille d’un sieur Simon dont il
n’indique pas la profession.

Y a-t-il identité entre ces Catherine et ces Simon? on peut l’admettre,
encore que l’un des traducteurs d’A Kempis distingue deux Catherine
différentes, l’une fille de Simon et l’autre veuve d’on ne sait qui.

Il est, en tout cas, certain que cette femme aima et soigna Lydwine
comme sa propre fille; elle la dédommagea des incroyables opprobres et
du haineux abandon dont elle fut, de la part du curé de Schiedam, la
plaintive victime; l’homme aux chapons ne devait pas, en effet, tarder à
persécuter de la façon la plus atroce, la sainte.




VII.


Avant de narrer les déplorables manigances de cet homme, il est bon de
répéter, une fois de plus, à propos de ce curé et des autres pénibles
prêtres que nous trouverons mêlés à la vie de Lydwine, que l’Église
voguait alors à la dérive; les papes se livraient à des pugilats de
bulles; les monastères pourrissaient sur pied, les hérésies faisaient
rage; l’Europe se dissolvait; il n’y avait pas de raison pour que la
Hollande, d’abord régie par un prince coupable d’un meurtre, puis par
l’héroïque farceuse qu’était sa fille, la comtesse Jacqueline, fût, plus
qu’un autre pays, épargnée par le Démon; les avaries d’âme de ses
réguliers et de ses séculiers n’ont donc rien qui doive surprendre.

On peut ajouter que Lydwine était singulièrement façonnée aux outrages
et acclimatée aux peines; elle semblait douée du funeste privilège
d’attirer chez elle les scélérats et les fous; d’aucuns venaient la
visiter sans motifs, qui la dévisageaient insolemment et ne partaient
qu’après l’avoir abreuvée d’injures; une fois, une énergumène qui
l’avait invectivée, s’affola devant son silence et son calme et lui
cracha au visage; il fallut, celle-là, la jeter dehors; et Lydwine lui
envoya un petit présent, en disant à la personne qu’elle chargeait de
cette commission:

--Cette chère sœur m’a rendu un grand service, car elle m’a aidé à
m’épurer; c’est moins un cadeau que le paiement d’une dette que je vous
serai obligée de lui porter.

Son humilité et sa patience ne se démentaient pas; elle tolérait les
grossièretés de sa belle-sœur et les sévices des intrus, sans broncher;
elle considérait pendant ce temps, Notre Seigneur, couvert de crachats
et martelé de coups, et elle le remerciait de lui laisser ramasser les
miettes de son supplice. Étendue, telle que Job sur son fumier, elle ne
discutait plus comme le Patriarche mais sortait hors d’elle-même et s’en
allait rôder sur le chemin du Calvaire; elle aimait les humiliations,
ainsi que d’autres aiment les honneurs; le révulsif des avanies
n’agissait plus; il devenait nécessaire qu’elle endurât de plus
sérieuses abominations que celles qu’elle avait jusqu’alors subies, pour
se remettre vraiment à souffrir.

Ce fut Dom André qui s’acquitta de cette tâche.

Lydwine, nous l’avons dit, ne s’approchait des Sacrements qu’à de rares
intervalles, durant les premiers temps de ses maladies; mais, après que
ses infirmités se furent accrues, elle éprouva la nécessité de recevoir
le corps du Sauveur plus souvent et elle demanda la permission de
communier aux principales fêtes de l’année. Le curé de Schiedam, qui
était alors un ecclésiastique ou un moine dont nous ignorons le nom, y
consentit; mais bientôt, il disparut,--l’histoire ne nous raconte pas
comment--et ce fut le prémontré Dom André qui lui succéda.

Aussitôt qu’il eut pris possession de la cure, Lydwine le pria de la
traiter de même que son prédécesseur, mais il la rabroua.

Elle revint à la charge, lui fit remarquer que sa situation était
exceptionnelle, qu’elle était l’immolée par procuration d’autrui, que la
priver de l’Eucharistie, c’était la priver de toute consolation et de
tout secours. Il persista plus brutalement encore dans son refus; alors,
elle put savourer l’amertume de cette vérité que formula, pour les âmes
réparatrices, bien longtemps après elle, sa dernière descendante, l’une
des stigmatisées du XIXe siècle, la visitandine Marie Putigny, de Metz:
«désirer la communion, c’est appeler sur soi la souffrance.»

Ce déni la crucifia et elle pleura toutes ses larmes, sans parvenir à
émouvoir cet homme; elle finit par taire son chagrin, mais--ses
garde-malades l’observèrent--lorsqu’une cloche de l’église annonçait le
moment de l’élévation à la messe ou qu’une clochette tintait pour
prévenir du passage du Viatique, dans la rue, elle se dressait, ardente,
sur sa couche, puis retombait et semblait prête à expirer.

Des amis s’entremirent à l’occasion d’une fête solennelle, mais ils
n’obtinrent aucun succès; le curé ne daigna d’ailleurs leur fournir
aucune explication; la vérité est qu’il se butait, qu’il devenait, de
jours en jours, plus hostile; comme il lui fallait bien s’imaginer pour
lui-même des excuses à sa conduite, il tâchait de se persuader que
Lydwine était une affidée du Démon; sous prétexte de démasquer ses
fraudes et mu, sans doute aussi, par la pensée d’orgueil qu’il allait se
montrer plus perspicace que ses confrères, il résolut d’employer un
subterfuge qui confondrait Lydwine, en prouvant qu’elle était déshéritée
de ce don de voyance des choses cachées que les personnes, un peu au
courant de sa vie, lui attribuaient.

En conséquence, il parut s’adoucir et, la veille de la Nativité de
Notre-Dame, il confessa la sainte et promit de lui apporter les saintes
Espèces, le lendemain.

Elle demeura triste, car un ange lui dit aussitôt: un nouvel orage se
prépare; ce curé te donnera un pain non consacré; Dieu veut que je te
prévienne, afin que tu ne sois pas trompée.

Il arriva donc le lendemain et, devant un certain nombre des amis de
Lydwine, il leva l’hostie de la custode et la fit sacrilègement adorer;
puis il communia la malade qui, prise d’un haut de cœur, rejeta
l’oublie.

Dom André feignit l’indignation et cria: comment, misérable folle, vous
osez vomir le corps de Notre-Seigneur!

--Il m’est aisé de distinguer le corps de Jésus d’un simple azyme,
répondit Lydwine. Si cette hostie avait été consacrée, je l’aurais
avalée sans la moindre difficulté, mais celle-là ne l’est pas; toute ma
nature s’oppose à ce que je la consomme et, bon gré, mal gré, il faut
que je la rende.

Le curé blêmit, mais il paya d’audace, jura que le Rédempteur était bien
célé sous ces Apparences et, pour en imposer aux assistants, il voulut
retransférer solennellement l’hostie dans son église.

A la suite de cette aventure, Lydwine vécut navrée. Où était donc alors
le docte et le pieux Jan Pot? avait-il quitté Schiedam, à la suite de
démêlés avec ce curé; occupait-il un poste d’aumônier ou de vicaire dans
une autre ville; était-il mort? les biographes se taisent.--Toujours
est-il que ce prêtre, qui eût pu adjuver la malade et même la communier,
n’était pas là.--Il avait servi de passerelle entre la sainte et Dieu,
sa mission était sans doute terminée et, s’il était encore de ce monde,
le Seigneur l’employait probablement à d’autres besognes;--mais la
pauvre Lydwine, dénuée de son assistance, pleura nuit et jour. Elle se
retenait pour ne pas sombrer dans le désespoir quand subitement Jésus
intervint.

Un jour que, ruminant ses infortunes, elle gémissait, accablée, sur son
lit, un ange parut et lui dit:

--Ne pleurez plus, ma sœur, vous allez être consolée de vos peines; le
Bien-aimé est proche, vous le verrez de vos propres yeux.

Elle crut de son devoir de prévenir Dom André, afin qu’il n’imputât
point à une menée démoniale la faveur qu’elle s’apprêtait, en priant, à
recevoir. Il haussa les épaules et lui rit au nez.

Lorsque tomba le soir, une telle lumière illumina sa chambre que ses
parents qui devisaient dans une autre pièce, s’élancèrent chez elle,
pensant que le feu se déclarait.

--Soyez en paix, fit-elle, il n’y a point de feu ici et, par conséquent,
nul danger d’incendie, laissez-moi seule et ayez bien soin de fermer la
porte.

Il était alors entre huit et neuf heures; dès que ses proches furent
sortis, son âme s’appela, se concentra au fond d’elle-même et Dieu
l’imbiba jusqu’aux plus secrètes de ses fibres; ses souffrances
l’avaient quittée, ses chagrins n’étaient plus; son âme s’agenouilla
dans sa loque couchée et tendit éperdûment les bras vers l’Époux; mais
ses yeux qu’elle avait fermés s’ouvrirent; une étoile scintillait
au-dessus de son lit et près d’elle, resplendissait, dans sa tunique de
feux pâles, son ange.

Il la toucha légèrement et pour quelques instants, ses plaies
disparurent; l’embonpoint et les couleurs de la santé revinrent; une
Lydwine oubliée, une Lydwine perdue, une Lydwine bien portante et
fraîche, toute jeune, jaillit de cette chrysalide verdâtre, striée, sur
sa paille pourrie, de raies de sang.

Et les anges entrèrent. Ils tenaient les instruments de la Passion, la
croix, les clous, le marteau, la lance, la colonne, les épines et le
fouet; un à un, ils se rangeaient, en demi-cercle dans la chambre,
ménageant un espace libre autour du lit.

Ils flambaient, revêtus de draperies de flammes bordées d’orfroi en
ignition et les bluettes de fabuleuses gemmes couraient sur le feu
mouvant des robes; et, soudain, tous s’inclinèrent; la Vierge
s’avançait, accompagnée d’une suite magnifique de saints, auréolés de
nimbes d’or en fusion, enveloppés d’étoffes fluides de neige et de
pourpre. Marie, habillée très simplement de flammes blanches, portait
dans les tresses incandescentes de ses cheveux des pierreries dont les
braises inconnues aux joyaux de la terre, brûlaient en d’éblouissantes
lueurs. Toute autre que Lydwine n’eût pu en tolérer le dévorant éclat.
Et la Vierge souriait tandis que l’Enfant Jésus arrivait à son tour et
s’asseyait sur le bord du lit et parlait tendrement à Lydwine.

Du coup, foulée par l’excès de la joie, l’âme de la sainte se liquéfia;
mais l’Enfant étendit les bras et se transforma en homme; le visage
s’éteignit et se décharna; les joues se creusèrent de rainures livides
et les yeux ensanglantés fuirent; la couronne d’épines se hérissa sur le
front et des perles rouges coulèrent des pointes; les pieds et les mains
se trouèrent; un halo bleuâtre cerna la marque enfiévrée des plaies et,
près du cœur, les lèvres d’une ouverture à vif battirent; le Calvaire
succédait sans transition à l’étable de Bethléem, Jésus crucifié se
substituait d’emblée à Jésus Enfant.

Lydwine béait, ravie et navrée; ravie d’être enfin en présence du
Bien-aimé, navrée qu’il fût supplicié de la sorte; et elle riait et
pleurait à la fois, quand les blessures du Christ dardèrent sur elle des
rayons lumineux qui lui transpercèrent les pieds, les mains et le cœur.

A la vue de ces stigmates, elle gémit, pensant aussitôt que les hommes
concevraient une meilleure idée d’elle et lui témoigneraient plus de
déférence et elle cria: «Seigneur, mon Dieu, je vous en supplie, ôtez
ces signes, que cela reste entre vous et moi, votre grâce me suffit!»

«Chose merveilleuse, dit Michel d’Esne, l’évêque de Tournai, tout
aussitôt une petite peau couvrit ces plaies, mais la douleur et
meurtrissure ou couleur de plomb demeura.» Et, en effet, suivant son
désir, la souffrance de ces empreintes divines subsista jusqu’à la fin
de sa vie.

Alors, la Vierge prit respectueusement des mains des anges les
instruments de la Passion et Elle les lui fit baiser les uns après les
autres, et à mesure que sa bouche les avait touchés, ils
disparaissaient; puis Jésus changea encore, redevint enfant, mais il
était toujours cloué sur une croix dont la stature avait diminué avec la
sienne. Lydwine défaillait de douleur, mais l’Enfant écartelé sourit;
transportée, elle clama: je vous remercie, mon Sauveur, d’avoir daigné
visiter votre pauvre servante!

Son père, aux écoutes dans la pièce voisine, fut curieux de savoir à qui
elle parlait et il s’approcha, à pas de loups, de la porte. Alors, la
Lydwine, jeune et jolie, se replia dans sa chrysalide d’horreur; les
corps glorieux de la Vierge et des anges s’évanouirent, Jésus s’éleva et
il commençait à devenir invisible, quand, affligée de son départ, la
sainte s’écria:

--Seigneur, si vous êtes réellement Celui que je crois, prouvez-moi,
avant de me quitter, que je ne suis pas le jouet d’une illusion; ne
m’abandonnez pas, sans me laisser un indice certain que c’est bien Vous
et non un autre qui êtes là!

A ces mots, Jésus revêtit une nouvelle forme et Lydwine aperçut, planant
au-dessus de sa tête, une hostie, pendant qu’au même instant une nappe
blanche descendait sur son grabat; l’hostie doucement s’y plaça.

Cependant le vieux Pierre, qui continuait à écouter à la porte sans rien
comprendre à ce qui se passait, finit par entrer et s’assit sur le bord
de la couche.

--Agenouillez-vous, père, dit-elle, car mon Seigneur Jésus crucifié est
là.

Stupéfié le père s’agenouilla et vit, en effet, l’hostie. Il courut
chercher ses enfants et Marguerite, Agathe et Wivina, femmes de bien,
ses voisines, qui furent saisis de surprise et de peur, en considérant
le corps du Christ ainsi tombé du ciel. Tous discernaient une oublie
pareille, un peu plus petite que celle dont se sert le prêtre et un peu
plus grande que celles réservées aux fidèles; tous reconnaissaient que
sa circonférence était bordée de rais lumineux et qu’au centre se
dessinait l’image d’un enfant crucifié qui avait près du cœur une goutte
de sang de la grosseur d’un petit pois et des plaies saignantes aux
pieds et aux mains; mais certains détails n’étaient perceptibles que
pour quelques-uns; ainsi, le vieux Pierre et son fils Wilhelm
distinguaient cinq blessures et des voisines n’en découvraient que
quatre. L’une d’elles, Catherine Simon, remarquait--et ses compagnes,
pas--que le sang fluait par l’ouverture du côté et du pied droit, tandis
qu’il semblait figé sur les autres points; enfin, pour la sainte, la
céleste oblate se tenait un peu en l’air, alors que pour les assistants,
elle reposait, sur la nappe du lit, à plat.

Bien que la nuit fût déjà avancée, Wilhelm alla réveiller le curé, afin
qu’il pût examiner de ses propres yeux cette merveille. Il arriva, les
mains sales, dit Gerlac, et s’adressant d’un ton rogue à Lydwine:

--Pourquoi vous permettez-vous de me déranger, à cette heure?

--Mais ne voyez-vous pas ce miracle? répondit-elle, en montrant
l’hostie.

--Je ne vois qu’une imposture du Démon! s’écria-t-il.

Elle l’assura du contraire.

Il regarda l’apparence de ce pain de très près et y surprenant, comme
les personnes présentes, un corps ensanglanté, il demeura pantois; puis,
il recouvra son assurance, ordonna à tout le monde de sortir, ferma la
porte et tourmenta Lydwine, l’adjurant, par le jugement de Dieu, de ne
jamais parler de ce prodige.

Il pressa sur elle pour lui arracher un serment; elle refusa et
cependant jusqu’au jour où elle fut interrogée par l’Ordinaire, elle se
tut.

Le refus de la sainte l’exaspéra.

--En fin de compte, s’exclama-t-il, que prétendez-vous faire de cette
hostie?

Cette question embarrassa Lydwine. Si je la lui remets, pensa-t-elle, il
est capable d’en mésuser; si je la garde, Jésus la quittera sans doute;
elle réfléchissait, quand une inspiration subite la décida.

--Je vous prie de me communier avec, dit-elle.

--Comment, vous demandez à être communiée avec le Diable!

--Non, fit-elle doucement; ce n’est pas Satan, mais bien mon Seigneur
Jésus qui est caché sous l’aspect de ce pain que je vous supplie de me
donner.

--Si vous tenez absolument à recevoir le Sacrement, j’irai chercher une
hostie dans le tabernacle de l’église, car j’ignore d’où vient celle-ci
et, une fois de plus, je vous conseille de ne pas vous y fier.

A la fin, comprenant qu’elle ne céderait pas, il la lui inséra dans la
bouche, en murmurant: acceptez donc cette fraude du Démon et pas autre
chose; cependant qu’elle opère en vous selon votre foi. Lydwine l’avala
sans peine et, comme les autres oublies consacrées, elle s’infondit en
son âme et l’enflamma.

Dom André la laissa, perdue dans l’extase, et retourna, irrité et
inquiet, chez lui.

Le lendemain qui était la veille de la fête de saint Thomas, il délibéra
avec lui-même sur cette aventure et, craignant qu’elle ne s’ébruitât
dans la ville, il résolut de la devancer; quand les fidèles furent
réunis à l’église, il monta en chaire et dit:

--«Mes très chers frères, Lydwine, la fille de Pierre, dont
l’intelligence est affaiblie par les maladies, a été leurrée, la nuit
dernière, par le Malin; la tentation dont elle a été la victime fut, à
la fois, savante et périlleuse; je vous demande donc de prier pour elle
et de réciter notamment, à son intention, un Pater noster.» Puis il ôta
du tabernacle le Saint-Ciboire, bénit les ouailles, et partit pour aller
communier Lydwine, suivi de cette foule dont il avait si bêtement
éveillé la curiosité.

Au moment de pénétrer dans la maison de la sainte, il se tourna vers les
assistants dont le nombre s’était encore grossi pendant la route.

--Sachez, fit-il, que l’Esprit du Mal s’est insinué dans ce logis. Il a
déposé chez Lydwine, en lui assurant qu’il contenait le corps du
Sauveur, un azyme vide, une simple rondelle de pâte de froment; voilà ce
que je puis vous affirmer et je veux être brûlé vif, si je mens; mais si
cette hostie est une fiction, celle que je lui apporte n’en est pas une.
Jésus-Christ y est présent car elle a été transsubstantiée par le
magistère du prêtre. Si donc l’un de vous cause de ce qui se passa, la
nuit dernière, dans cette demeure, qu’il attribue ces actes à la malice
du Déchu qui, pour mieux tromper, se transforme parfois en ange de
lumière; c’est, afin de fortifier cette malheureuse et de la mettre
mieux à même de résister à ses illusions, que je lui concède la sainte
Eucharistie; priez donc charitablement pour elle.

Cela dit, il salua les fidèles et s’introduisit, tête haute, chez la
malade.

Lydwine avait tout entendu; elle accueillit Dom André avec sa douceur
habituelle mais elle s’exclama:

--O mon père, vous n’avez pas exactement raconté les faits; non, je n’ai
pas été séduite par un piège du Maudit; et qui le sait mieux que vous,
puisque je vous ai averti d’avance que Dieu me préparait cette grâce?
n’avez-vous pas constaté aussi que j’ai absorbé cette hostie sans aucune
peine, alors que la moindre parcelle de pain à chanter m’eût étouffée?
enfin, n’êtes-vous pas mon confesseur, celui pour lequel je n’ai rien de
secret; me considérez-vous donc ainsi qu’une fille de perdition?

Elle se tut, puis elle reprit:

--J’invoquerai néanmoins le Seigneur pour qu’il ne vous impute pas à
péché cette conduite.

Il blêmit de rage. Ah çà! cria-t-il, faut-il, oui ou non, que je vous
communie?

Elle répondit: qu’il soit fait selon votre volonté.

Et il la communia.

Mais, tandis que cet étrange sacerdote se flattait de s’être tiré d’un
mauvais pas, en persuadant à ses paroissiens qu’il avait
miséricordieusement agi en secourant une possédée, les amis de Lydwine
ne se gênèrent pas pour narrer à qui voulut l’entendre le miracle dont
ils avaient été les témoins. Ils étaient gens raisonnables et pieux et
on les jugeait incapables de mentir; ce fut dans Schiedam un tolle
général contre ce curé dont la malhonnêteté n’était d’ailleurs que trop
connue; et celui-ci, tremblant devant cette multitude ameutée à sa
porte, se réfugia dans l’église; là, il se sentait couvert par
l’immunité ecclésiastique; les magistrats, effrayés de ce mouvement
populaire, s’empressèrent de l’y joindre.

--Voyons, dirent-ils, soyez franc, confessez-nous la vérité, afin que
nous puissions apaiser les colères qui grondent contre vous.

--Mais, répliqua-t-il, la vérité, je l’ai proclamée, ce matin, lorsque
j’ai annoncé aux fidèles que la soi-disant faveur dont se targuait
Lydwine, n’était qu’un mensonge et une exécrable tentation; je n’ai rien
à ajouter de plus.

--Bien, demanda l’un des échevins, mais où est l’hostie?

Il n’osa avouer qu’il l’avait, en la croyant maléficiée, baillée à la
sainte et il répondit: Je ne l’ai plus.

--Ah! et qu’en avez-vous fait?

Il mentit une fois de plus en déclarant qu’il l’avait consumée.

--Où, dans quel endroit? montrez les cendres que nous les examinions.

Dom André refusa; et ne pouvant plus rien en obtenir, les magistrats se
retirèrent.

Cependant, comme le tumulte allait croissant et que la fureur du peuple
devenait de plus en plus menaçante, ils retournèrent, une seconde fois,
à l’église et recommencèrent leur interrogatoire. Ce curé, déconcerté,
se coupa; harcelé de questions, il répondit qu’il s’était débarrassé de
l’oublie diabolisée en la noyant.

Ils le serrèrent de près, voulurent connaître la place, le récipient
dans lequel il l’avait immergée.

Et, affolé, perdant la tête, il balbutia: Je l’ai enfouie dans un
cloaque, afin d’empêcher que le peuple ne se rendît coupable, à cause
d’elle, du crime d’idolâtrie.

Quand la foule apprit qu’il avait enterré dans un cloaque une hostie
réputée miraculeuse par des gens dignes de foi, elle tempêta et
s’apprêta à écharper ce mauvais prêtre, dès qu’il s’échapperait de son
refuge.

Les échevins, de plus en plus inquiets de la tournure que prenaient les
événements, revinrent, une troisième fois, auprès du curé et
l’adjurèrent de ne pas continuer à les berner par des mensonges.

--Réfléchissez, lui dirent-ils, et songez que l’indignation contre vous
est telle que nous ne saurions, si vous vous écartiez de cet asile,
garantir votre vie.

Dom André baissa le nez, mais il fut impossible de lui extirper un mot.

Alors, les magistrats, après s’être concertés, se déterminèrent à
recourir à l’évêque et ils lui dépêchèrent un messager pour l’inciter à
venir à Schiedam, afin d’y rétablir l’ordre.

Le ciel, de son côté, avait prévenu par un songe Mgr. Mathias,
chorévêque d’Utrecht, duquel dépendait la paroisse de Schiedam, que sa
présence y était nécessaire. Il partit, en toute hâte, accompagné de ses
grands vicaires et des juges de l’Official. Le curé l’apprit et le peu
d’assurance qui lui restait s’effondra. Il envoya, craignant de sortir
de l’église, un ami auprès de Lydwine pour l’objurguer d’avoir pitié de
lui.

Je reconnais mes torts, convenait-il, mais votre charité me rassure;
veuillez, je vous prie, ne pas me charger devant le tribunal, mais, au
contraire, atténuer autant que possible l’importance des griefs qui sont
articulés contre moi; je ne vous le dissimule pas, sans vous je suis
perdu.

La bonne Lydwine promit, à condition, bien entendu, de ne pas altérer la
vérité, d’alléger le poids des accusations et, dans tous les cas, de
demander au prélat de ne point sévir.

L’évêque et sa suite arrivèrent, en effet, chez la sainte, amenant avec
eux le curé qui pleurait; le miracle fut l’objet d’un examen canonique;
puis les témoins à charge de Dom André furent entendus; lorsque vint le
tour de Lydwine, elle manifesta le désir que, par respect pour le
caractère sacerdotal dont l’inculpé était revêtu, l’on intimât l’ordre
aux laïques de se retirer. L’on acquiesça à sa requête; mais avant de
répondre aux questions précises qu’on lui posait, elle dit:

--Monseigneur l’évêque, j’implore de votre Grandeur deux grâces.

--Parlez, ma fille, répondit Mgr. Mathias, parlez avec confiance, je
vous accorderai tout ce qui ne lésera pas l’esprit de justice.

--Je sollicite donc, d’abord, fit-elle, la liberté de m’exprimer; mon
pasteur m’a, en quelque sorte, liée malgré moi par une promesse que je
ne crois pas pouvoir enfreindre sans votre permission; je vous supplie
ensuite d’user d’indulgence envers lui, en ne le frappant, ni dans sa
personne, ni dans ses biens.

L’évêque la délia d’un serment qu’elle n’avait d’ailleurs pas prêté et
il lui promit que, sur le second point, il tiendrait compte de sa
recommandation.

Alors elle relata, par le menu, le miracle du Sacrement; la vue de
l’hostie, descendue sur ma couche, a fait naître en moi, dit-elle,
l’attrait de la consommer; aussi ai-je réclamé de Dom André qu’il me
communiât avec. Il y a consenti, mais s’il a péché en cela, par trop
grande complaisance, c’est ma faute; moi seule suis coupable; et c’est
très équitablement, Monseigneur, que je vous conjure, pour l’amour de
Dieu, de l’épargner.

Quelle fut, au juste, la sentence rendue par l’Official? Les biographes
nous racontent qu’il n’y en eut pas, mais que l’évêque consacra, pour le
service de l’autel, la nappe sur laquelle s’était posée l’hostie; et ils
terminent cette histoire par des apostrophes laudatives, félicitant
Lydwine de s’être aussi exorablement conduite envers un religieux qu’ils
qualifient d’homme plus dur que Nabal et plus cruel que la Lamia.

Ce qui est certain par exemple, c’est que ce triste moine ne fut pas
renvoyé dans son couvent; il demeura curé à Schiedam et dispensa
désormais, sans trop rechigner, l’Eucharistie à Lydwine; mais il le fit
sans doute beaucoup plus par crainte de se susciter de nouveaux ennuis
que par devoir, car il ne s’amenda guère et ne devint ni moins goinfre,
ni plus charitable pour les pauvres, qu’avant. Il finit très mal,
d’ailleurs.

Au moment où la peste éclata à Schiedam, Lydwine qui en fut, ainsi que
nous l’avons noté plus haut, atteinte, pria le curé de lui apporter le
Viatique. Il vint, en tremblant, car il appréhendait la mort et, de peur
de la contagion, il fermait la bouche et se tamponnait le nez.

Lydwine s’en aperçut et lui dit

--Soyez tranquille, mon père, mon mal n’est pas de ceux qui se
communiquent par l’odorat ou par le goût; il n’est pas d’origine
humaine, du reste.

Dom André, confus, se tut; puis feignant un courage qu’il n’avait point,
il s’écria: Plaise au ciel, Lydwine, que je vive assez pour assister à
votre trépas!

--Vous n’y assisterez point, répliqua gravement la sainte; ce sera moi
qui verrai le vôtre et puisque nous en sommes sur ce sujet, écoutez-moi;
mettez au plus vite ordre à vos affaires; soyez prêt à paraître devant
Dieu.

Il fronça le sourcil et, suivant son habitude, se moqua d’elle; mais
quelques jours après, il tomba malade et se rappela la prédiction de sa
pénitente. Épouvanté, il députa quelqu’un auprès d’elle pour lui
demander pardon de ses railleries.

--Je lui pardonne de tout cœur, répondit Lydwine, mais qu’il ne
s’illusionne pas, il est condamné; dites-lui qu’il se confesse et
restitue sans tarder le bien d’autrui qu’il s’est approprié, car la mort
le talonne.

Au mot de restitution qui lui fut rapporté, Dom André eut un accès de
rage et envoya déclarer à la sainte qu’il n’avait rien à se reprocher,
attendu qu’il n’avait jamais rien dérobé.

Elle fut effrayée par la méchanceté et par l’aveuglement de ce prêtre;
néanmoins, elle voulut essayer encore d’une tentative pour le sauver;
elle appela une personne de confiance, lui spécifia les objets volés
jadis par cet homme et la dépêcha près de lui pour l’inviter à s’en
dessaisir; mais cette sommation ne fit que l’exacerber et il mourut, la
bave aux lèvres, dans une crise de colère contre la sainte.




VIII.


Le successeur de Dom André à la cure de Schiedam fut un autre prémontré,
venu du même monastère de l’île sainte Marie, Jan Angeli, de Dordrecht,
Jan fils d’Angeli, dit A Kempis. Celui-là était un paillard, non moins
ignorant que son prédécesseur des phénomènes de l’ascèse mystique, mais
il avait bon cœur, était complaisant et charitable.

Il commença par ne rien entendre au cas de Lydwine. Parmi ses
pénitentes, figurait une jeune fille très dévouée à la sainte. Ils
causaient souvent d’elle et toujours il se demandait quel agrément cette
jeune fille pouvait bien trouver à demeurer pendant des heures auprès
d’une grabataire dont l’aspect l’avait personnellement dégoûté.

Un beau jour, il voulut tirer la chose au clair et il l’interrogea.

Comme elle était très timide, elle n’osa d’abord lui répondre, puis, à
la fin, harassée par ses instances, elle ne put s’empêcher de s’écrier:
mais si quelqu’un a le droit d’être étonné, c’est moi, mon père, car
enfin vous êtes son confesseur! Comment n’avez-vous jamais rien ressenti
de ce que je ressens toutes les fois que je l’approche?

--Bah! s’exclama Jan Angéli--qu’éprouvez-vous donc de si extraordinaire
lorsque vous êtes en sa présence?

--Je ne sais, c’est indéfinissable--l’on n’est plus ici-bas, auprès
d’elle. Je ne suis pas capable de m’exprimer, mais ce que je puis vous
affirmer, c’est que si vous connaissiez cette âme, vous la visiteriez
plus souvent!

--Je veux bien être pendu, si je comprends un mot à ce que vous me
racontez.

--Eh bien, mon père, vous devez aller chez elle, demain, pour la
confesser, regardez sa main et peut-être alors comprendrez-vous.

Le curé se rendit, en effet, le lendemain, à la demeure de Lydwine; son
premier soin fut de chercher à voir la main de la sainte, mais elle
était enfouie sous ses couvertures, parce qu’elle ne l’avait pas
revêtue, ainsi qu’elle le faisait d’habitude, d’un gant. La vérité est
que si quelqu’un en avait examiné de très près la paume, il aurait
découvert la marque plombée des stigmates; or, elle n’avait jamais parlé
à personne de ces douloureux sceaux. Une seule femme, la veuve Catherine
Simon sans doute, les avait aperçus, et avait pressé Lydwine de
questions; mais celle-ci qui se défendait et d’avouer la vérité et de
mentir, gardait le silence. A un certain moment cependant, poussée à
bout, elle s’exclama, en serrant joyeusement la main de son amie: ô
tête! ô tête!--ce qui voulait dire, selon Brugman, taisez-vous, mon
secret est à moi!

Toujours est-il qu’elle cachait de son mieux cette main gauche, la seule
dont elle pouvait se servir, mais ce qu’elle ne parvenait pas à
dissimuler, c’était le parfum têtu d’épices qui s’en exhalait. Il était,
selon Gerlac, perceptible au goût et, quand on l’avait respiré, l’on
avait en quelque sorte aussi dégusté de célestes friandises dont la
saveur rappelait, mais ainsi que de précieux crûs rappellent de
fallacieuses vinasses, le bouquet fébrile des girofles, l’ardeur poivrée
du gingembre, la candeur fûtée de la cinnamome, de la cannelle, surtout.

Résolu à ne pas s’éloigner, sans avoir contenté sa curiosité, Dom Angeli
dit:

--Ma très chère mère Lydwine, veuillez me donner votre main.

Par obéissance, elle la lui tendit et la chambre fut aussitôt embaumée.

--Ah? s’écria-t-il, pourquoi ne m’avez-vous jamais révélé que vous
disposiez des aromates perdus de l’Éden? et comment ne me suis-je pas
rendu compte, moi-même, alors que je vous confessais, que vous étiez une
de ces âmes que Jésus se plaît à emplir jusqu’aux bords de ses grâces!

--Souvenez-vous de nos entretiens, mon père, répliqua Lydwine; je vous
ai bien souvent insinué que mes peines n’étaient que la contre-partie de
mes joies; si vous n’avez pas mieux deviné le sens de mes allusions,
c’est sans doute parce que Dieu désirait qu’il en fût ainsi.

--Il s’exclama: vos paroles ont été pour moi comme des roses que l’on
offrirait à un porc!

Et il était de bonne foi, en se traitant de la sorte car cette odeur qui
fluait des doigts de la malade agissait non seulement sur son goût, mais
encore elle pénétrait jusqu’au fond de sa conscience et en faisait
jaillir le remords d’affreux péchés. Il n’y tint plus et il soupira, en
fondant en larmes:

--Écoutez-moi, je sens que le Seigneur m’ordonne de me confier à vous;
j’ai commis des turpitudes sans nom, des fautes horribles.

Il se jeta à genoux, mais pris de vergogne, effaré par l’immondice de
désolants aveux, il n’osa se traîner jusqu’au bout de ses accusations et
se tut.

D’abord interdite par cette scène, Lydwine avait vite discerné qu’elle
seule pouvait avoir assez d’influence sur ce malheureux pour le
racheter; elle vint donc à son aide, lui fractura l’âme et en sortit un
péché qu’il célait.

--Voyons, fit-elle, ce péché d’adultère vous le commettez fréquemment?

Tremblant de honte, il nia, jura que non.

La sainte parut le croire et n’insista pas.

Il partit, gêné par son mensonge et revint.

--Pourquoi, lui dit-elle, brusquement, m’avez-vous menti? Je vous ai vu
et depuis notre entretien, tel jour, à telle heure, à tel endroit,
encore en tête à tête avec cette femme; est-ce vrai?

Confondu, il s’écria: qui a pu vous révéler ainsi mes méfaits? et ses
larmes l’étouffant il quitta la chambre et se réfugia dans le jardinet
attenant à la maison, pour y pleurer à son aise.

Quand il se fut soulagé, il rentra et promit à la sainte de s’amender.
Depuis ce moment, il aima réellement Lydwine et elle ne fut pas, on le
verra, ingrate.

Ce Jan Angéli, qui n’occupa pas très longtemps la cure de Schiedam,
semble d’ailleurs n’avoir tenu qu’une place intérimaire, n’avoir été
qu’un passant dans la vie de Lydwine. Un autre prêtre, un saint homme,
celui-là, Jan Walter, de Leyde, fut plus spécialement désigné par la
Providence pour l’exhorter.

Qu’était ce Walter qui eut trois sœurs germaines, amies et garde-malades
de la sainte? était-il vicaire ou prêtre habitué ou aumônier d’un des
couvents de la ville? appartenait-il à cet ordre des fils de
saint-Norbert qui administraient, à cette époque, la paroisse? fut-il
enfin, après la mort du titulaire, promu curé? je l’ignore; les
historiens nous relatent bien le trépas de Dom Angéli qui eut lieu en
1426, mais ils ne nous parlent pas plus de son successeur que s’il
n’avait jamais existé.

D’autre part, Walter a-t-il rempli, auprès de Lydwine, du temps de Jan
Angéli, l’office que Jan Pot remplit auprès d’elle, du temps de Dom
André? Oui, Gerlac l’affirme expressément. Lydwine étant décédée en
1433, l’on peut même ajouter qu’il commença à exercer son ministère
envers elle, en 1425, car Brugman atteste qu’il fut son confesseur
pendant les huit dernières années de sa vie. Ils l’ont donc dirigée
ensemble, mais pendant une année seulement, puisque Jan Angéli mourut,
comme il vient d’être dit, en 1426.

Ce qu’il est possible d’assurer, en tout cas, c’est que cette haine
sacerdotale, qui avait tant torturé Lydwine, se termina avec le décès de
Dom André. Elle put recevoir le dictame de l’autel autant de fois que
les besoins de son âme l’exigeaient. Jan Angéli et Jan Walter le lui
accordèrent même, à une certaine époque, tous les deux jours; mais
quelquefois l’esquinancie dont elle souffrait et les fièvres qui la
rongeaient lui desséchaient la bouche et lui contractaient à un tel
point la gorge qu’il fallait lui verser de l’eau entre les lèvres pour
lui permettre d’avaler l’hostie; et l’effort de déglutition qu’elle
devait faire était si douloureux, qu’elle défaillait presque.

Dieu lui épargna donc les nouveaux tourments de mauvais prêtres; certes,
beaucoup se pressèrent encore autour d’elle, mais ceux-là n’avaient
aucune obédience sur sa personne, ceux-là n’avaient le droit, ni de lui
nuire, ni de la commander!

Elle avait, au reste, assez de tortures pour être au moins dispensée de
celle-là! car ses maux allaient toujours en s’aiguisant.

Aucune partie de son corps n’était plus saine; la tête, le col, la
poitrine, le ventre, le dos et les jambes lui arrachaient, en se
décomposant, jours et nuits, des cris; seuls les pieds et les mains
étaient demeurés presque indemnes et désormais ils furent dévorés par
les flammes sourdes des stigmates; celui de ses yeux qui n’était pas
complètement mort mais qui ne tolérait déjà plus aucune lueur, devint
encore plus sensible et saigna même dans la pénombre; il lui fallut se
séquestrer derrière des rideaux, gémir, immobile, les plaies avivées,
dès qu’on essayait de la remuer pour la changer de linge, par les barbes
hérissées des pailles.

Le temps n’était plus où elle pouvait regarder par l’étroite fenêtre,
placée en face du lit, un peu de ces ciels charmants des Pays-Bas, de
ces ciels d’un bleu étonnamment tendre sur lequel moussent des buées
d’argent et floconnent des vapeurs d’or; les silhouettes des passants,
les cimes d’arbres remuées par le vent, les mâts des barques filant sur
les canaux voisins, tous ces aperçus de la vie qui circulaient derrière
sa croisée et qui parvenaient peut-être à la distraire, avaient, pour la
quasi-aveugle qu’elle était, disparu.

L’hiver même, lorsque le firmament lourd de neige descendait jusqu’au
faîte des toits et qu’un jour d’eau trouble brouillait les contours des
bâtisses et des routes, il lui était jusqu’alors resté cette gaieté
intime des choses si particulière en Hollande dans les intérieurs des
plus pauvres gens; elle avait eu, pour se délasser, dans ses moments
d’accalmie, le côté plaisant de la grande cheminée devenue vivante avec
le froid et si éveillée et si réjouie avec sa crémaillère aux dents de
laquelle toujours oscille, dans une spirale de fumée bleue, la marmite
qui chante. Et c’était sur la plaque du fond, tapissée de suie, le
pétillement des étincelles, les soupirs des sarments, la blanche envolée
des peluches, tandis que sous la hotte en saillie dans la chambre, près
des tisons écroulés sur les carreaux de l’âtre, les hauts landiers de
fer tenaient, au bout de leur tige, sur leur tête arrondie en forme de
corbeille, les plats mis au chaud; et des zigzags de feu sortaient des
cendres, accrochaient des paillettes au cuivre des coquemars,
tiquetaient de points d’or la panse des chaudrons, éclairaient d’une
brusque lumière les ustensiles pendus au mur: les cuillers, les longues
fourchettes à deux dents pour piquer la viande dans les pots, les poêles
et les écumoires, les lèchefrites, les grils et les râpes, tous les
instruments qui figurent dans les plus humbles cuisines de cette époque.

Cette amusette familière des braises, ce cache-cache d’étoiles que
tantôt elles allument et que tantôt elles éteignent sur le flanc bombé
des vases, ces nuées qui semblent enfermées dans une cage et qui courent
pourtant derrière les résilles en plomb des vitres, tous ces misérables
riens qui occupent une malade, qui la désennuient pendant quelques
secondes, lui étaient dorénavant refusés; au sortir de l’ébriété divine,
c’était le noir et c’était le vide; la vue d’un charbon qui se consume
lui eût troué l’œil comme une pointe de métal rouge; on dut donc
préparer les repas de la maisonnée dans une autre pièce; ce fut, pour
elle, l’abandon même des choses. Cette chambre basse et humide dans
laquelle elle gisait en une éternelle nuit, eût constitué pour toute
autre que pour elle un séjour suicidaire; elle était déjà ensevelie dans
une tombe et elle n’avait point, en échange, l’avantage de la solitude,
car les curieux continuaient d’affluer.

Qu’elles fussent injurieuses ou simplement vaines, ces visites la
crucifiaient, car elles la privaient de celle des anges. Elle vivait, en
effet, ainsi qu’une sœur, avec eux.

A quel moment entra-t-elle en d’étroites relations avec ces purs
Esprits? Il est impossible de le dire; elle ne communiquait pas ses
secrets, même à ses plus intimes, rapportent ses chroniqueurs; aussi ne
peut-on suivre, ainsi qu’on le fit pour d’autres élus, le pas à pas de
sa marche dans les voies mystiques; la chronologie des grâces qui lui
furent imparties n’existe pas; ce que l’on peut seulement attester,
c’est que Dieu lui dépêchait, quand elle souffrait trop, ses anges pour
la consoler. Elle leur parlait de même qu’à de grands frères et lorsque,
pour l’éprouver, Jésus s’éloignait d’elle, elle les appelait, leur
criait, éplorée: où est-il? comment peut-il m’affliger et n’avoir pas
pitié de moi, Lui qui m’a tant recommandé d’être miséricordieuse envers
le prochain; je n’agirais pas, à coup sûr, avec mes semblables, comme il
agit avec moi. Ah! si je disposais envers Lui du pouvoir d’adduction
qu’il a sur moi, je l’attirerais dans mes bras, je le ferais pénétrer
jusqu’au fond de mon cœur ou plutôt non, c’est moi qui pénétrerais dans
le sien et m’y submergerais tout entière!

Et elle les suppliait d’aller le chercher, de l’amener, coûte que coûte,
finissait par pleurer en soupirant: je deviens folle, je ne sais ce que
je dis!

Et les anges la réconfortaient et lui ramenaient, en souriant, l’Époux.
Alors que sa contemporaine sainte Françoise Romaine les contemplait
surtout sous l’aspect d’enfants aux cheveux d’or, elle, les voyait sous
la forme humaine d’adolescents, marqués au front d’une croix
resplendissante, afin qu’elle pût les distinguer des démons auxquels il
est interdit, quand ils se travestissent en anges de lumière, d’arborer
ce signe. Mais son ange était moins rigoureux que celui de la sainte
italienne qui la souffletait, en public, quand elle commettait la
moindre faute; celui de Lydwine partait simplement et ne revenait que
lorsqu’elle s’était confessée, lui faisant ainsi comprendre qu’il est
impossible de converser avec des hommes ou des femmes, même en étant
animé des meilleures intentions, sans choir dans quelque imperfection,
sans laisser échapper au moins une parole indiscrète; aussi,
assurait-elle, que si les entretiens ont quelquefois du bon, le silence
vaut toujours mieux.

Cette défection de ses célestes confidents, quand ils la trouvaient en
compagnie, fut pour elle la cause d’un impétueux chagrin.

Un jour de fête, à l’heure de midi, elle pria son confesseur et l’un de
ses parents nommé Micolas qui était venu dîner chez elle, après la
messe, de la quitter, afin qu’elle pût rester, seule, pendant trois
heures. Nicolas fut se promener, mais le confesseur--dont les trois
biographes omettent le nom--revint secrètement à la maison et se posta
aux aguets derrière la porte de la chambre de Lydwine. L’ange gardien,
que la sainte attendait, parut, mais il se contenta de planer autour du
lit, sans s’approcher. Elle lui demanda, peinée, si elle était coupable
de quelque péché.--Non, répondit-il, en partant, si je fuis c’est à
cause de celui qui t’espionne, là, derrière la porte.

Lydwine se mit à sangloter.

Intrigué par le bruit de ces gémissements, le prêtre sortit de sa
cachette et il avoua sa faute; mais quand elle vit que c’était son
confesseur qui avait mécontenté de la sorte son bon ange, elle pleura
encore plus amèrement.

--Ah! mon père, fit-elle, pourquoi vous conduisez-vous ainsi envers moi;
vous doutez donc de ma franchise, puisque vous voulez vérifier, par
vous-même, ce que je vous dis?

Ces relations avec les purs Esprits, qu’elle eût voulu tenir cachées,
s’ébruitèrent; certains faits ne pouvaient, en effet, tarder à être
connus; ceux-ci surtout qui s’étaient passés devant témoins.

Tous les ans, le mercredi après le dimanche de la Quinquagésime, Jan
Walter lui apportait les cendres. Or, une année, il ne put se rendre
chez elle, à l’heure annoncée; Lydwine, inquiète, se demandait s’il
était indisposé ou s’il l’avait oubliée, quand un ange parut à sa place
et la signa. Walter arriva enfin.--C’est fait, lui dit-elle, mon frère
ange vous a prévenu.--Walter ouvrait de grands yeux, pensant que sa
pénitente devenait folle, mais s’étant penché sur elle, il distingua une
croix de poussière très nettement tracée sur le front et il approcha son
front du sien, afin de se bénir, lui aussi, avec cette poudre des buis
consumés de l’Éden.

Que vous êtes heureuse, ma chère Lydwine! s’écria-t-il, en joignant les
mains; et elle sourit, lui racontant qu’après la cérémonie, son ange lui
avait déclaré qu’en pareil cas, les fidèles agiraient sagement, en se
présentant à l’autel avec un cierge allumé auquel pendrait une médaille
gravée d’une croix, afin d’énoncer leur foi par la cire, la charité par
la flamme et la mortification par la croix.

Un autre jour, une pieuse veuve qui la soignait et qui n’ignorait point
que les anges se révélaient à son amie sous une forme sensible, la
supplia de lui en montrer un.

Lydwine, reconnaissante à cette femme, qui était très probablement la
veuve Catherine Simon, de tant de bons soins, implora le Seigneur et,
après s’être assurée que sa prière était accueillie, elle dit à la
veuve:

--Agenouillez-vous, ma très chère, voici que l’ange que vous désirez
connaître vient.

Et l’ange jaillit dans la chambre sous la figure d’un jeune garçon dont
la robe était tissée de fils de feux blancs. Cette femme était tellement
enchantée qu’elle était inapte à proférer une seule parole pour exprimer
sa joie. Alors Lydwine, réjouie de la voir si contente, demanda:

--Mon frère, voulez-vous autoriser ma sœur à contempler, ne fût-ce que
pendant une minute, la splendeur de vos yeux?

Et l’ange la fixant, cette femme se souleva hors d’elle-même et, durant
quelque temps, elle ne fit plus que gémir d’amour et pleurer, sans
pouvoir dormir ou manger.

Lydwine disait quelquefois à ses intimes: je ne connais nulle
affliction, nul mésaise qu’un seul regard de mon ange ne dissipe; son
regard opère sur la douleur comme un rayon de soleil sur la rosée du
matin qu’il évapore. Imaginez-vous donc de quelles allégresses le
Créateur inonde ses élus dans le ciel, puisque la vue du moindre de ses
anges suffit pour disperser tous les maux et nous dispenser une
jubilation qui surpasse de beaucoup toutes celles que nous pouvons,
ici-bas, attendre.

Et elle ajoutait: il sied d’aimer et de vénérer ces purs Esprits qui,
bien que très supérieurs à nous, consentent cependant à nous protéger et
à nous servir; et, elle-même, donnait l’exemple à ses fidèles en
récitant devant eux, cette prière:

«Ange de Dieu et bien-aimé frère, je me confie en votre bénéficence et
vous supplie humblement d’intercéder pour moi auprès de mon Époux, afin
qu’il me remette mes péchés, qu’il m’affermisse dans la pratique du
Bien, qu’il m’aide par sa grâce à me corriger de mes défauts et qu’il me
conduise au Paradis pour y goûter la fruition de sa présence et de son
amour et y posséder la vie éternelle; ainsi soit-il.»

Cet ange gardien qu’elle exorait de la sorte, se plaisait à venir la
chercher et à l’emmener, en esprit, promener.

Gerlac qui vécut près d’elle remarque, à ce propos, que lorsque l’âme
émigra pour la première fois de sa gaine charnelle, Lydwine souffrit de
terribles angoisses; elle suffoqua, se crut sur le point de mourir; et
quand l’âme fut sortie, le corps devint froid, insensible, tel qu’un
cadavre.

Mais peu à peu, elle s’habitua à ce détachement provisoire de sa coque
et il s’effectua, par la suite, sans qu’à peine elle le sentît.
L’itinéraire de ses excursions était généralement celui-ci: l’ange
l’arrêtait d’abord devant l’autel de la Vierge dans l’église
paroissiale, puis il la guidait dans les jardins en fête de l’Éden, plus
souvent encore dans les effrayants dédales du Purgatoire.

Elle souhaitait d’ailleurs de visiter les âmes détenues dans les
ergastules de ces tristes lieux; personne ne leur était plus dévoué;
elle voulait, à tout prix, diminuer leurs tourments, abréger leur
captivité, changer leur misère en gloire; aussi, bien que chacun de ces
voyages fût pour elle la cause d’incomparables tortures, suivait-elle
volontiers son compagnon, alors qu’il la dirigeait vers cette halte
terrible de l’au-delà.

Elle y apercevait des âmes s’agitant au centre de tourbillons de feu et
elle passait au travers de ces ouragans de flammes quand l’ange lui
indiquait ce moyen de les soulager. Dieu lui exhibait, sous les yeux, le
détail des peines infligées à certaines de ces suppliciées; et elle les
voyait, de même que sainte Françoise Romaine, sous une forme corporelle,
rôties sur des brasiers, pilées dans des mortiers ardents, déchirées
avec des peignes de bronze, transpercées par des broches de métal rouge.

--Quelle est cette âme qui endure cet affreux martyre? fit-elle, un
jour, en se tournant, consternée, vers son guide.

--C’est celle du frère de cette femme qui nous a récemment réclamé des
prières pour elle; demandez qu’elle soit allégée et elle le sera.

Lydwine s’empressa d’adhérer à cette proposition et cette âme fut
retirée de la prison particulière où elle pâtissait, pour être internée
dans une autre, moins rigide et commune aux âmes qui n’ont à purger
aucune peine spéciale.

Quand elle fut revenue de ce voyage, la sœur du défunt la harcela pour
connaître le sort de son frère. Lydwine, harassée, lui dit: Si je vous
raconte ce que je sais, vous allez perdre la tête. Mais cette femme
l’assura qu’elle ne se troublerait pas; alors la sainte lui narra le
changement de geôle de son frère et ajouta: pour le libérer
complètement, il vous faut renoncer aux mets délicats dont vous êtes
friande; tenez, vous préparez, pour votre régal, un chapon, eh bien,
vous allez vous en priver et le bailler aux pauvres.

Cette femme suivit ce conseil et, à l’aube, le lendemain, elle entrevit
une troupe de démons dont l’un, après avoir empoigné le chapon, la
gifla, elle et Lydwine avec. Elle eut grand’peur, mais Dieu crut devoir
joindre encore à ses transes des douleurs si violentes que la
malheureuse cria grâce; alors Lydwine intercéda auprès du Seigneur,
subit à sa place le complément des offenses et l’âme fut enfin dégrevée.

Une autre fois, pendant la nuit de la fête de la conversion de saint
Paul, Lydwine regarda, en songe, un homme qui lui était inconnu et qui
tentait d’escalader une montagne; il retombait à chaque effort. Tout à
coup, il aperçut la sainte et lui dit: Ayez pitié de moi, portez-moi en
haut de ce mont. Elle le chargea sur ses épaules et grimpa péniblement
jusqu’à la cime; là, elle s’enquit de son nom. Il répondit: Je m’appelle
Baudouin du Champ; et elle s’éveilla.

Son confesseur étant venu pour prendre de ses nouvelles, le lendemain,
remarqua qu’elle pouvait à peine respirer et était brisée de fatigue.
Comme il s’inquiétait de son état, elle lui décela sa vision de la nuit.

Baudouin du Champ? fit le prêtre, ce nom ne m’est pas absolument
inconnu, mais où l’ai-je entendu prononcer? il scruta vainement sa
mémoire. Or, trois jours après, étant allé célébrer la messe à
Ouderschie, un village situé à environ deux kilomètres de Schiedam, il
apprit que le sacristain s’appelait Baudouin du Champ et était mort, la
nuit même où il était apparu à Lydwine. Elle se consumait d’angoisses
pour ces âmes, cherchait de tous les côtés à se procurer des messes pour
elles, clamait: Seigneur, châtiez-moi, mais épargnez-les!--et Jésus
l’écoutait et la broyait sous le pressoir de ses maux.

Il convient d’observer aussi qu’elle était assaillie de suppliques par
ces forçates d’outre-tombe; tout l’au-delà souffrant la cernait; elle
voyait ces âmes en attente, éveillée et endormie, et ce qu’elles
attirèrent sur elle des avalanches de tourments! celles surtout des
mauvais prêtres.

Ceux-là, après leur trépas, furent les plus assidus de ses bourreaux.

L’un d’eux, nommé Pierre, dont la vie n’avait été qu’une sentine,
s’était repenti, mais il était mort, avant que d’avoir pu expier,
ici-bas, ses fautes. Lydwine, sur les exorations de laquelle il s’était
converti, priait très souvent pour son âme dont elle ignorait les fins.
Or, douze ans après le décès de cet ecclésiastique, comme elle implorait
encore la miséricorde divine pour lui, son ange l’emmena dans le
Purgatoire. Là, elle entendit une voix lamentable qui criait au secours
du fond d’un puits.

C’est l’âme de cet abbé pour lequel vous avez adressé tant d’oraisons au
Sauveur, dit l’ange.

Elle fut navrée de le savoir encore dans cette géhenne.

--Voulez-vous souffrir pour le sauver? proposa son compagnon.

--Oui, certes! s’exclama-t-elle.

Alors il la conduisit devant un torrent qui dégringolait, en grondant,
dans un gouffre et lui commanda de le franchir. Elle recula, assourdie
par le fracas des eaux, épouvantée par la profondeur de l’abîme; elle
haletait, prise de vertige, se retenait pour ne pas s’affaisser; mais
son guide la réconforta; elle s’élança dans le vide, roula dans le
tourbillon des ondes, s’accrochant aux aspérités des rocs et elle finit
par s’effondrer, défaillant de fatigue et de peur sur l’autre bord;
alors l’âme de son protégé bondit du puits, et s’envola, toute blanche,
vers le ciel.

Elle délivra de même ce malheureux Angeli qui avait été enlevé par la
peste, en quelques jours, à Schiedam.

Ainsi que nous l’avons raconté, ce religieux, après s’être confessé avec
larmes à Lydwine, était sorti de chez elle, plein de fermes résolutions;
mais il ne tarda pas à écouter encore les rumeurs de ses sens. Lydwine
le supplia de changer d’existence, de se séparer de cette femme qui
l’induisait au mal, il promettait mais il était si faible qu’il ne
pouvait se résister. Enfin, les représentations énergiques de la sainte
parvinrent à le délier de son vice; mais il fut atteint de la peste huit
semaines après.

Il se traîna chez Lydwine et lui demanda s’il devait se préparer, par
l’extrême-onction, à la mort.--Oui, fit-elle.--Il hésita et attendit;
mais, se sentant plus malade et n’étant plus en état de quitter son lit,
il lui dépêcha un messager qui réitéra la question. Cette fois, elle
répliqua: qu’il avale un peu de bière et de pain, s’il peut les garder,
l’espace d’une heure, il ne mourra pas, sinon... Il suivit cette
prescription et pendant trois quarts d’heure, il n’éprouva aucune
nausée. Il se croyait déjà guéri, quand, au moment même où sonna
l’heure, les vomissements affluèrent.

Il appela en hâte un prêtre, reçut les derniers sacrements et trépassa,
le jour même de la Nativité de la Bienheureuse Vierge.

Lydwine, très inquiète pour son âme, pria sans désemparer, s’infligea de
studieuses tortures, s’ingénia, par tous les moyens en son pouvoir, à le
racheter.

Elle finit par interroger son ange, afin de savoir où il était. Pour
toute réponse, il la mena dans un endroit effroyable.--C’est l’Enfer?
fit-elle, tremblante,--Non, c’est le district du Purgatoire qui
l’avoisine; l’Enfer est là, êtes-vous curieuse de le visiter?--Oh non!
s’exclama-t-elle, effarée par les hurlements, par les bruits de coups,
par les cliquetis de chaînes, par les grésillements de charbons qu’elle
entendait derrière d’immenses murailles noires, tendues comme d’un
rideau de suie. Son compagnon n’insista pas; il continua de la promener
dans les aires des âmes demeurées à mi-chemin.

Un puits sur la margelle duquel un ange était tristement assis,
l’arrêta. Qu’est-ce? dit-elle.--C’est l’ange gardien de Jan Angeli;
l’âme de votre ancien confesseur est enfermée dans ce puits, tenez--et
son guide souleva le couvercle.--Une spirale furieuse de flammes s’en
échappa et des cris. Elle reconnut la voix de son ami et l’appela. Il
jaillit, embrasé, projetant des étincelles ainsi qu’un fer chauffé à
blanc et, avec une voix qui n’en était plus une, il la nomma, ainsi que
de son vivant, ma très chère mère Lydwine, et la supplia de le sauver.

Cette âme en feu, cette voix inarticulée, la bouleversèrent si fort que
sa ceinture de crins qui était pourtant solide éclata et qu’elle revint
à elle.

--Ah! dit-elle aux femmes qui la veillaient et qui s’étonnaient de la
voir si frissonnante et si abattue, ah! croyez-moi, il n’y a que l’amour
de Dieu qui puisse me faire descendre dans de tels barathres; sans cela,
je ne consentirais jamais à regarder de si terribles scènes!

Et, un autre jour, alors qu’un bon prêtre disait devant elle, en
montrant un vase plein de graines de moutarde: «ma foi, je me
contenterais bien de ne pas subir plus d’années de Purgatoire qu’il n’y
a de grains dans ce pot», elle s’écria: que racontez-vous là! Ne
croyez-vous donc point en la miséricorde du Messie? Si vous vous doutiez
de ce qu’est ce foyer de tourments, vous ne parleriez pas de la sorte!

Or, cet ecclésiastique mourut quelque temps après et diverses personnes,
qui avaient assisté à cet entretien, s’enquirent auprès de Lydwine pour
être informées de son sort.

--Il est bien, fit-elle, parce qu’il était un digne prêtre, mais il
serait mieux s’il avait eu une fiance plus efficace dans les vertus de
la Passion du Christ et s’il avait, de son vivant, plus craint le
Purgatoire!

En attendant, elle sut si bien appliquer les mérites de ses souffrances
à cet infortuné Angeli, qu’elle parvint à le délivrer.

On la consultait de toutes parts, pour connaître la destinée de certains
morts; mais constamment elle refusait de répondre.

--Vous êtes bien réservée et vous faites bien la renchérie, lui dit une
femme; moi qui vous parle, j’ai souvent causé, avant sa mort, avec un
saint qui n’usait pas de tant de manières pour renseigner les gens.

--C’est possible, répliqua Lydwine, il ne m’appartient pas de juger si,
en agissant de la sorte, ce saint avait tort ou raison.

Et au même instant, son ange lui apprenait que ce soi-disant élu
souffrait dans le Purgatoire, justement pour s’être mêlé de ce qui ne le
concernait pas.

Il fallait donc qu’elle fût vraiment incitée par le Seigneur pour
qu’elle osât s’immiscer dans de telles questions; c’était tant pis, dans
ce cas, pour les indiscrets, si ses avis, au lieu de les consoler, les
alarmaient. Il en fut ainsi pour la comtesse de Hollande; après le décès
de son mari Wilhelm, le bruit courut que Lydwine, trépassée depuis trois
jours, venait de ressusciter et avait rapporté de l’autre monde la
nouvelle que le comte défunt participait à l’allégresse sans retour des
Justes.

La comtesse envoya aussitôt l’un de ses officiers à Schiedam.

--Vous pouvez bien penser, lui dit Lydwine, un peu ahurie par ce
message, que si j’étais morte depuis trois jours, je serais à l’heure
actuelle inhumée dans une tombe; quant à l’âme de votre prince,
permettez-moi d’estimer que si elle était entrée directement dans le
ciel, moi qui suis malade depuis tant d’années, j’aurais peut-être le
droit d’être surprise et de pleurer sur la longueur de mon exil; et
j’ajoute que je ne me plains pas.

Dans une autre circonstance, pour déraciner les mauvais instincts d’un
déplorable prêtre, elle obtint du Ciel de lui faire contempler l’Enfer.
Cet ecclésiastique, Joannès Brest ou de Berst, qui lui avait rendu
quelques petits services en s’occupant de ses affaires de famille,
fréquentait chez une dame Hasa Goswin; cette femme tenait table ouverte
et attirait de préférence chez elle les prêtres libertins et goulus.
Lydwine avait mainte fois exhorté cet ecclésiastique à ne plus mettre
les pieds dans ce mauvais gîte, mais il n’avait jamais écouté ses
conseils. Cette créature trépassa; il revint voir la sainte et fut
désireux de savoir ce qu’elle était devenue.

--Dieu peut vous accorder la grâce de la regarder, dit tristement
Lydwine.

Elle pria et, quelques jours après, ils virent, tous deux,
simultanément, Hasa Goswin torturée dans d’épouvantables forteresses par
les démons, liée par des chaînes de feu, brisée par d’inénarrables
supplices, dans les enfers.

Joannès de Berst fut terrifié; il promit à Lydwine de changer de
conduite; puis, il se rit de cette vision, se persuada qu’elle n’était
que le résultat d’un cauchemar et continua de plus belle à se
désordonner. La sainte le réprimanda sérieusement; découragée, à la fin,
elle s’exprima ainsi devant un tiers: je ne puis plus détourner la
justice de Dieu de cet homme; et il tomba subitement malade et il
mourut.

Lydwine n’eut malheureusement pas près d’elle, comme la sœur Catherine
Emmerich, un Clément Brentano pour noter ses visions dans les rares
moments où elle consentait à en parler. Il semble cependant possible,
avec les différents détails précisés par ses biographes, de reconstituer
le récit de ses voyages dans les territoires de l’au-delà.

Au fond, son concept de l’Enfer, du Purgatoire et du Ciel est identique
à celui de tous les catholiques de son temps.

Dieu adapte, en effet, presque toujours, la forme de ses visions à la
façon dont les pourraient imaginer ceux qui les reçoivent. Il tient
généralement compte de leur complexion, de leur tournure d’esprit, de
leurs habitudes. Il ne réforme pas leur tempérament pour les rendre
capables de considérer le spectacle qu’il juge nécessaire de leur
montrer; il ajuste, au contraire, ce spectacle au tempérament de ceux
qu’il appelle à le contempler; cependant les saints, qu’il favorise,
voient ces tableaux sous un aspect inaccessible à la faiblesse des sens;
ils les voient, intenses et lumineux, dans une sorte d’atmosphère
glorieuse que les mots ne peuvent énoncer; puis, sans qu’ils puissent
faire autrement, ils les rapetissent, ils les matérialisent, en essayant
de les articuler dans un langage humain et ils les réduisent ainsi, à
leur tour, à la portée des foules.

Tel paraît avoir été le cas de Lydwine.

Sa vision de l’Enfer et du Purgatoire, avec leurs donjons à lucarnes
grillées, leurs hautes murailles enduites de fuligine, leurs geôles
horribles, leur tapage de ferrailles, leurs puits enflammés, leurs cris
de détresse, ne diffère guère de celle de Françoise Romaine et nous la
trouvons également traduite par tous les imagiers et les peintres de son
siècle et de ceux qui l’avoisinent. Elle s’étale sur les portails des
Jugements derniers, sur les porches des cathédrales; elle apparaît dans
les panneaux que nous conservent les musées, dans celui de l’allemand
Stephan Lochner, à Cologne, pour citer de tous le plus connu.

Ce sont, en effet, les mêmes scènes de tortures dans des milieux
pareils; les damnés hurlent ou gémissent, sont attachés par des chaînes
et des menottes, frappés par des diables armés de fourches; ils
rôtissent dans des châteaux dont les fenêtres scellées de barreaux
étincellent; seulement, dans ces attitudes des méfaits punis, les
artistes qui n’eurent recours qu’à leur seule imagination, commencent
déjà, ainsi que Lochner,--sans le vouloir,--à découvrir, dans ces scènes
d’horreur, un côté comique que développeront plus tard,--en le
voulant,--alors que la foi sera moins vive dans les Flandres, Jérôme
Bosch et deux des Breughel. Quant au Paradis, Lydwine l’apercevait
quelquefois, selon une donnée flamande dont usèrent les peintres du XVe
siècle, sous l’aspect d’une salle de festin aux voûtes magnifiques; les
viandes y étaient servies sur des nappes de soie verte dans des bassins
d’orfévrerie et le vin versé dans des coupes de cristal et d’or. Jésus
et sa mère assistaient à ces agapes; et parmi les élus assis à cette
table, Lydwine distinguait ceux qui furent prêtres, de leur vivant,
revêtus d’ornements sacerdotaux et buvant dans des calices.

Un jour, relate Brugman, elle reconnut dans l’un de ces christicoles
dont le calice était renversé, l’un de ses frères morts, Baudouin; il
avait été destiné dès sa naissance, par leur mère Pétronille, au
sacerdoce; il en avait en effet la vocation, mais il l’avait désertée
car, tout en étant un très pieux homme, il s’était assoté d’une femme et
s’était marié.

La conception la plus habituelle qu’avait Lydwine de l’Éden n’était
cependant pas celle d’une frairie organisée dans un palais; c’était
celle d’un jardin aux pelouses à jamais fraîches, aux arbres restés en
fleur, d’un jardin merveilleux dans les allées duquel les Saints
chantent la gloire du Seigneur, par l’éternelle matinée d’un radieux
printemps.

Elle le parcourait souvent, sous la conduite de son ange qui devisait et
priait avec elle et l’enlevait dans les airs, lorsqu’elle ne parvenait
pas à se frayer passage au travers de buissons trop élancés de roses et
de lys ou de bosquets trop drus.

La description de ce jardin que ses biographes ne nous révèlent que çà
et là et par bribes, elle nous est narrée tout au long et montrée dans
son ensemble, dans le tableau de peintres qui furent ses contemporains,
dans «l’Adoration de l’Agneau» des Van Eyck que détient aujourd’hui
l’une des chapelles de l’église de Saint-Bavon, à Gand.

Le panneau central de cette œuvre représente, en effet, le Paradis, sous
la forme d’un verger et d’une prairie plantée d’orangers en fruits, de
myrtes en fleurs, de figuiers et de vignes; et ce pourpris s’étend au
loin, limité par un horizon pâle et fluide, par un ciel à peine
bleuâtre, demeuré en plein jour un ciel d’aube, sur lequel se dressent
les beffrois et les clochers gothiques, les aiguilles et les tours d’une
Jérusalem céleste, toute flamande. Devant nous, au premier plan, coule
la fontaine de Vie dont les jets, en retombant, fleurissent de bulles
blanches les grands cercles noirs qui s’élargissent sur l’eau moirée des
vasques; de chaque côté, sur l’herbe étoilée de pâquerettes, des groupes
s’assemblent d’hommes agenouillés et debout;--à gauche, les patriarches,
les prophètes, les personnages de l’Ancien Testament qui préfigurèrent
ou apprirent au peuple la naissance du Fils, tous gens robustes,
endurcis par les prédications du désert, exhibant des peaux tannées par
le soleil, comme cuites par le feu réverbéré des sables; tous barbus et
drapés dans des étoffes foncées et tuyautées de longs plis, méditant ou
relisant les textes maintenant vérifiés des promesses qu’ils
annoncèrent;--de l’autre, les apôtres agenouillés, boucanés, eux aussi,
par tous les climats et délavés par toutes les pluies et derrière eux,
debout, des papes, des évêques, des abbés de monastère, des laïques, des
moines, les personnages de la Nouvelle-Alliance, vêtus de chapes
splendides, tissées de pourpre et brochées de ramages d’or; les papes
coiffés de tiares fulgurantes, les évêques et les abbés de mitres
orfrazées, rutilant sous les feux croisés des gemmes; et ceux-là portent
des croix serties d’émaux, incrustées de cabochons, des crosses
grénelées de pierreries et ils prient ou lisent ces prophéties qu’ils
virent réalisées, de leur vivant. Sauf les apôtres qui sont hirsutes,
tous sont rasés de frais et ont le teint blanc; et ceux qui n’arborent
pas le trirègne romain ou la mitre ont le chef ceint d’une couronne
monastique ou garni de somptueux bonnets de fourrures, tels que ceux qui
couvrirent les riches bourgeois du Brabant et des Flandres, au temps où
souffrait sainte Lydwine.

Et, dans l’espace laissé vide, au-dessus d’eux, au milieu de la pelouse
piquée de marguerites, bordée, à droite, par un vignoble, à gauche par
des touffes gladiolées de lys, un autel sert de piédestal à l’Agneau de
l’Apocalypse, un Agneau qui darde dans un calice placé sous ses pieds un
jet de sang parti du poitrail, alors qu’en une blanche guirlande, une
théorie disséminée de petits anges, tient les instruments de la Passion
et l’encense.

Puis, plus haut encore, là où la plaine finit et où les bosquets
commencent, deux cortèges disposés, l’un au-dessus des personnages de la
Bible, l’autre au dessus des personnages des Évangiles, s’avancent
lentement, sortent des halliers d’un vert rigoureux, presque noir et
s’arrêtent derrière l’autel, en une sorte d’émoi déférent et
d’allégresse craintive;--à gauche, brandissant des palmes, les martyrs
pontifes ou non, les pontifes en tête, coiffés de bonnets étincelants
d’évêques, habillés de dalmatiques d’un bleu sourd et somptueux,
engoncés dans de rigides brocarts d’où semblent pendre, telles que des
gouttes d’eau, des perles;--à droite, les vierges martyres ou non et les
saintes femmes, les cheveux dénoués et couronnés de roses, parmi
lesquelles, au premier rang, sainte Agnès avec l’agneau et sainte Barbe
avec la tour, toutes habillées de robes de nuances tendres, de bleus
expirants, de rose fleur-de-pêcher, de vert moribond, de lilas déteint,
de jaune défaillant; et, elles aussi, ont en main des palmes.

Et l’on se figure très bien Lydwine, mêlée à elles, dans ces vergers,
parlant ainsi que son ange à tous ces membres du Commun des Saints,
admise comme une amie, comme une sœur, par ces élus qui la reconnaissent
pour être l’une des leurs.

On la voit s’agenouillant près d’eux et adorant, elle aussi, l’Agneau,
dans ce paysage de mansuétude, dans ce site quiet, sous ce ciel de fête,
au milieu de ce silence qui s’entend et qui est fait de l’imperceptible
bruissement des prières jaillies de ces âmes enfin libérées de leurs
geôles terrestres; et l’on s’imagine aisément aussi que ces pures femmes
aux visages si candides, que ces jeunes moines aux profils de jeunes
filles, prenant en pitié la détresse de leur sœur encore écrouée dans sa
prison charnelle, s’approchent et la réconfortent et lui promettent de
supplier le Seigneur d’abréger ses jours.

Et d’aucuns, en effet--elle le raconta à son confesseur--d’aucuns lui
disaient, pour l’encourager à supporter son mal avec patience:

--Considérez notre situation, que nous reste-t-il maintenant de tous les
tourments que nous souffrîmes sur la terre, pour l’amour du Christ?
voyez les joies infinies qui ont succédé à de périssables tortures!

Et Lydwine, arrachée de l’extase, se retrouvant dans sa pauvre chaumine,
sur sa couche de paille, pleurait du bonheur d’avoir été si bien reçue
par les saints du Paradis, mais, si résignée qu’elle fût, elle ne
pouvait s’empêcher non plus de pleurer du regret d’être ainsi séparée de
l’Agneau et éloignée de ces amis, par ces séries d’années qu’il lui
fallait encore vivre.




IX.


Ces voyages auxquels la conviait son ange, ne se confinaient pas
absolument dans les régions magnifiques ou hideuses de l’au-delà; très
souvent, sans lui faire quitter la terre, il la conduisait, au loin,
dans les pays sanctifiés par la mort du Christ ou à Rome pour qu’elle
visitât les sept églises, voire même simplement dans les couvents du
Pays-plat.

Ainsi que la sœur Catherine Emmerich, elle suivait, en Palestine,
l’itinéraire du Rédempteur pas à pas, de la crèche de Bethléem au sommet
du Calvaire. Il n’y avait pas un endroit de la Judée qu’elle ignorât. Un
jour que son confesseur, qu’elle obtint la permission d’emmener plus
tard avec elle, manifestait quelques doutes à propos de la réalité de
ces excursions, Jésus dit à Lydwine:

--Veux-tu venir avec moi sur le Golgotha?

--O Seigneur, s’écria-t-elle, je suis prête à vous accompagner sur cette
montagne et à y pâtir et à y mourir avec vous!

Il la prit donc avec Lui et lorsqu’elle retourna dans son lit qu’elle
n’avait pas corporellement évacué, l’on aperçut des ulcères sur ses
lèvres, des plaies sur ses bras, des déchirures d’épines sur son front,
des échardes piquées dans tous ses membres qui exhalaient alors, la
poitrine surtout, un parfum très prononcé d’épices.

En la ramenant chez elle, son ange lui avait dit: Le Seigneur veut que
vous remportiez avec vous, ma sœur, des signes visibles et palpables,
afin que votre directeur sache bien que votre excursion en Terre Sainte
n’a pas été seulement imaginaire, mais bien réelle.

Dans une autre pérégrination, alors qu’elle grimpait derrière son guide
dans un ravin, elle se démit le pied et, quand elle recouvra ses sens,
son pied fut, en effet, luxé et elle en souffrit pendant longtemps.

Il y avait donc un côté matériel dans ces déplacements et elle pénétrait
effectivement avec son ange dans les cloîtres, lorsque celui-ci l’y
transportait.

Une fois, le prieur du monastère de sainte Élisabeth situé près de
Brielle, dans l’île de Voorne, vint la voir et elle lui fit, en causant,
une description si exacte et si détaillée des cellules, de la chapelle,
de la salle du chapitre, du réfectoire, de la porterie, de toutes les
pièces de sa maison, qu’il en béa.

--Mais enfin, s’exclama-t-il, lorsqu’il fut revenu de sa stupeur, vous
n’avez jamais pourtant habité chez nous!

--Mon père, répondit-elle, en souriant, j’ai parcouru bien souvent
lorsque j’étais en extase, votre couvent, et j’y ai connu tous les anges
qui gardaient vos moines.

Ce pouvoir qui semble extravagant de se doubler ou de se dédoubler,
d’être simultanément dans deux endroits différents, la faculté de la
bilocation, en un mot, qui confondait les contemporains de Lydwine, a
été cependant accordée, avant et après elle, à bien des saints.

Brigide d’Irlande, Marie d’Oignies, saint François d’Assise, saint
Antoine de Padoue se géminèrent, apparurent en des corps tangibles, là
où ils ne se trouvaient point; la bénédictine Élisabeth de Schonau
assista, bien qu’elle fût dans un bourg distant de seize lieues, à la
consécration d’une église à Rome; la présence de saint Martin de Porres
fut constatée, en même temps, à Lima et à Manille; saint Pierre Régalat
adorait le Saint-Sacrement dans une ville, tandis qu’il priait, à la
même minute, au vu et au su de tout le monde, dans une autre; saint
Joseph de Cupertino causait avec des gens divers, ensemble, à deux
places différentes; saint François Xavier se dimidiait pareillement, sur
un navire et sur une chaloupe; Marie d’Agréda convertissait les Indiens
au Mexique tout en siégeant dans son monastère de l’Espagne; la
bienheureuse Passidée se tenait, conjointement, à Paris et à Sienne; la
mère Agnès de Jésus visitait, sans bouger de son couvent de Langeac, M.
Olier, à Paris; l’abbesse bénédictine sainte Jeanne Bonomi fut aperçue,
pendant quatre jours, communiant à Jérusalem, alors qu’elle n’avait
cependant pas quitté son abbaye de Bassano; le bienheureux Angelo d’Acri
soignait une agonisante chez elle et prêchait, au même instant, dans une
église; le don d’ubiquité fut également dévolu à un convers
rédemptoriste, Gérard Majella; saint Alphonse de Liguori, enfin,
consolait les derniers moments du pape Clément XIV à Rome, tandis qu’il
séjournait, en chair et en os, à Arinzo.

Et cette grâce du Seigneur ne s’est pas arrêtée aux âges révolus. Elle
existe bel et bien de nos jours. Catherine Emmerich, décédée en 1824, en
est un exemple et une stigmatisée encore plus près de nous, car celle-là
n’est morte qu’en 1885, la visitandine Catherine Putigny, a été vue,
doublée à la même seconde, dans son cloître à Metz.

Ce cas de Lydwine n’est donc point un cas isolé; il n’est pas plus
surprenant, d’ailleurs, que les miracles d’autre sorte dont sa vie
abonde.

En résumé, ses relations avec les anges furent continuelles; elle vivait
autant avec eux qu’avec les gens qui l’entouraient. Ses liaisons
furent-elles aussi fréquentes avec les saintes et les saints?
Évidemment, elle eut avec eux d’étroits rapports, pendant ses voyages
dans l’Éden, mais elle ne semble pas, ainsi que tant d’autres déicoles,
avoir entretenu sur la terre un commerce suivi avec tel ou tel saint
déterminé; du moins, ses chroniqueurs ne nous en avisent pas. Une fois,
nous la rencontrons, contemplant plus spécialement au Paradis saint
Paul, saint François d’Assise et les quatre précellents docteurs de
l’église latine: saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise et saint
Grégoire; une autre fois, nous la surprenons recevant la visite chez
elle de ces mêmes quatre docteurs qui l’invitent à prévenir Jan Walter
qu’il doit décider l’une de ses pénitentes d’Ouderschie à se rendre chez
l’évêque ou chez le grand pénitencier du diocèse, afin d’obtenir
l’absolution d’un péché réservé qu’il ne peut personnellement lui
remettre; et c’est, je crois, tout.

Au fond, sans négliger le culte auxiliaire de dulie, Lydwine était
surtout hantée et possédée par l’Époux qui, du reste, lorsqu’il
n’intervenait pas en personne, employait, de préférence aux saints, les
anges pour lui servir de truchements auprès d’elle.

Cette impatience qui la tenaillait d’aller rejoindre le Bien-aimé dans
le ciel, ne l’empêchait cependant pas d’être la femme la plus attentive
aux choses de la terre, la femme la plus charitable pour les pauvres et
les affligés.

Elle était réduite à vivre d’aumônes et elle les distribuait ces aumônes
aux indigents. Condamnée à ne pouvoir sortir de son lit, elle chargeait
la veuve Catherine Simon et ses autres amies de les répartir et leur
recommandait d’acheter les poissons les plus fins et de les accommoder
avec de fringantes sauces pour réjouir un peu les membres souffrants du
Christ.

La veuve Simon, qui s’occupait plus particulièrement de ces emplettes et
de ces partages, s’en acquittait avec tant de dévouement qu’après avoir
prié Jésus de la récompenser, Lydwine lui dit, un jour, avec un air de
joie extraordinaire, lorsqu’elle revint du marché:

--Le Seigneur est content de vous, ma bien chère, désignez la grâce qui
vous tient le plus au cœur et j’intercéderai pour qu’elle vous soit
accordée.

--Si vous m’obtenez le pardon de mes péchés et la grâce de la
persévérance finale, je vous regarderai comme la meilleure des sœurs et
des mères, répondit la brave femme. Quant au reste, je l’abandonne à
votre charité.

--Vous ne réclamez pas peu de chose, fit la sainte, en souriant,
cependant je me charge de présenter votre supplique qui ne peut déplaire
à Dieu. Quant au reste que vous abandonnez à ma charité, le Sauveur y
pourvoira; allez donc, de ce pas, à l’église, y prier pour moi.

Et cette femme, qui était entrée, triste et préoccupée, partit joyeuse,
sachant bien que l’exoration de son amie serait écoutée.

D’autres fois, la veuve Simon et ses compagnes s’ingéniaient, dans
l’intérêt même de la malade, à ne pas strictement lui obéir; navrées de
son propre dénuement, elles s’arrangeaient de façon à prélever sur les
sommes qu’elle leur confiait les quelques deniers nécessaires pour
subvenir à ses besoins. Elle s’apercevait de ces amicales supercheries
et se plaignait.

--Je sais, disait-elle, vos bonnes intentions, mais plût à Dieu que vous
eussiez été plus dociles, car ces malheureux que vous avez frustrés
seront, un jour, rois dans les cieux et c’est manquer au respect qui
leur est dû, que de les faire ainsi attendre.

Elle était, du reste, sagace et prévoyante; quand elle détenait un peu
d’argent, l’hiver, elle salait des viandes et les envoyait, l’été,
garnies de petits pois, avec sa bénédiction, aux gueux qu’elle
assistait; d’autres fois, elle offrait des œufs, de la bière, du beurre,
du pain, des poissons grillés et, lorsque ses moyens le lui
permettaient, elle ajoutait pour les enfants malades un peu de lait
d’amande ou de vin. Cette charité si prévenante fut rémunérée par de
nombreux miracles.

Un jour, quand on eut retiré de la marmite un quartier de vache salée et
quand on l’eut divisé en trente parts pour autant de familles, le
quartier se retrouva intact.

--Eh bien, dit-elle à ses intimes ébahis, eh bien de quoi vous
étonnez-vous, n’est-il pas écrit, dans les Évangiles, demandez et il
vous sera donné?

Ce prodige fut reconnu par toute la ville et des personnes même à l’aise
voulurent par dévotion goûter à ce plat.

Un autre jour, Lydwine, qui manifestait une prédilection pour les gens
autrefois riches et tombés, par suite de revers de fortune, dans
l’indigence, pour les pauvres honteux, en un mot, chercha vainement
comment elle parviendrait à secourir certaines de ces familles; ses
provisions étaient épuisées et sa bourse était vide; ses protégés
mouraient littéralement de faim; le cas pressait; elle fit appel à la
générosité d’un brave homme et celui-ci mit aussitôt cuire une épaule de
porc et la lui apporta.

Cet homme était vraiment miséricordieux, car il était, lui-même, dans le
besoin et il se condamnait, en se privant du seul morceau qu’il
possédait, à ne manger que du pain. Il ne fut pas peu stupéfié lorsque,
retournant chez lui, il vit, pendue dans sa cuisine, une autre épaule de
porc beaucoup plus forte que celle dont il s’était dessaisi; et
cependant il jugeait impossible que quelqu’un se fût pendant son absence
introduit chez lui.

Une autre fois encore, une mendiante épileptique dont les accès étaient
fréquents errait par la ville; elle fut terrassée par une attaque, en
pleine rue, et se traîna, quand elle fut un peu pacifiée, jusqu’à la
demeure de Lydwine; elle bramait de soif et elle but toute la réserve
d’eau de la sainte; mais sa soif n’était pas étanchée. Se souvenant
alors qu’il y avait un peu de vin dans le fond d’un pot, Lydwine l’en
avisa; elle se jeta dessus, mais ce fut comme une goutte de liquide sur
une pelle rouge. De plus en plus altérée, cette femme suppliait qu’on
lui découvrît un breuvage quelconque; dans l’impossibilité où elle était
de la satisfaire, Lydwine lui alloua un denier et cette femme s’en fut,
joyeuse, dans un cabaret où elle finit par éteindre, avec des rasades de
bière, l’incendie qui la dévorait.

Quelque temps après, la sainte, consumée par la fièvre, voulut à son
tour boire; ne se rappelant plus que la mendiante avait avalé son vin,
elle pria son père de lui passer le récipient qui le contenait et il fut
aussitôt rempli d’un vin rouge exquis, si bien préparé qu’elle put se
dispenser de le couper d’eau; il dura, de la fête de saint Rémy jusqu’à
la Conception de la Sainte Vierge, c’est-à-dire près de deux mois; à
cette époque, la veuve Simon, qui ne connaissait pas ce miracle, fit
gracieusement cadeau à son amie d’une cruche de vin; elle avait choisi
le meilleur qui se débitait dans la ville, aussi n’hésita-t-elle pas
pour le transvaser, à renverser le pot encore à moitié plein du suc du
crû céleste; et la source de ce précieux cordial fut tarie.

Mais Lydwine ne bornait pas sa charité à des envois d’indispensables
mets; elle veillait aussi à ce que ses clients ne fussent privés de rien
et elle se dépensait pour les vêtir.

Un prêtre lui fut signalé qui était dénué d’habits; malheureusement le
drap nécessaire manquait chez tous les marchands de Schiedam. Voyant sa
peine, une femme qui l’aimait lui dit:

--Écoutez, j’ai gardé les six aunes de l’étoffe noire que voici, pour
tailler une robe à ma fille; à la rigueur, elles peuvent convenir à
l’usage que vous leur destinez, les voulez-vous?

Lydwine accepta le présent, fit semblant de mesurer l’étoffe, en se
servant pour cela de sa bouche et du bras qu’elle pouvait manier; et le
morceau qu’elle serrait entre ses dents s’allongea tant et si bien,
qu’il y eut plus de tissu qu’il n’en fallait pour confectionner et le
vêtement de l’ecclésiastique et la robe de la fille.

La charité, telle qu’elle la comprenait, devait s’étendre à tout,
devancer les besoins, être active et sans réticences.

Un soir que son confesseur et que quelques-uns de ses amis festoyaient
ensemble, une voix se leva soudain, une voix douloureuse qui implorait
l’aumône. Le prêtre, sans se hâter, ouvrit la porte et ne vit rien. Il
s’était à peine remis à table qu’il entendit la même voix. Il sortit
derechef et parcourut la rue, elle était déserte; il rentra et comme,
pour la troisième fois, la voix continuait de gémir, il se glissa par
une autre issue et s’élança pour surprendre la personne qui le
dérangeait ainsi; mais il eut beau sonder la route, elle était vide!

Troublé par cet évènement, et convaincu qu’il n’était pas la victime
d’une farce, il se rendit, après le dîner, avec ses convives chez
Lydwine et la consulta.

--O hommes trop lents à écouter l’appel du pauvre, s’exclama-t-elle,
c’était un de vos frères, les anges, qui proférait ces plaintes. Il est
venu pour vous éprouver, et pour s’assurer si vous n’oubliiez pas le
Seigneur dans vos réjouissances. Plût à Dieu que vous eussiez deviné qui
il était!

Cette charité extraordinaire avivait encore sa passion des souffrances
qui allait, d’années en années, en grandissant. Décharger le prochain de
ses maux et les ressentir à sa place, lui paraissait une chose due et
parfaitement juste; si résolue, si impitoyable pour elle-même, elle ne
pouvait voir pâtir les autres, sans vouloir aussitôt les soulager.

Elle accomplissait, sans faiblir, cette mission de la suppléance que le
Sauveur lui avait confiée; elle se substituait, ainsi qu’il fut narré,
aux âmes du Purgatoire, pour achever de subir leur peine; elle se
subrogeait à la Hollande, à sa ville natale, pour expier par des
châtiments leurs démérites.

A un moment, une guerre civile éclata à Schiedam. Comme toujours, au
lieu de se défendre, les gens pacifiques s’enfuirent; la cité risquait
fort d’être saccagée par les vainqueurs et cependant l’un des hommes
qu’ils poursuivaient et qui s’était, au début des hostilités, réfugié
dans un autre hameau, revint et dit à des amis le suppliant de repartir:

--Je n’ignore pas le danger que je cours, mais je sais aussi que les
prières de Lydwine me protégeront moi et la ville.

Ces paroles ayant été rapportées à la sainte, elle soupira humblement:
je rends grâce au Seigneur qui inspire aux âmes simples une telle
confiance en les prières de sa petite servante.

Et elle parvint en effet,--Dieu seul connaît en échange de quels
nouveaux tourments!--à déjouer les brigues et à réconcilier tous ces
gens.

Une autre fois, elle dut encore intervenir auprès du Sauveur pour
préserver la ville de la destruction qui la menaçait.

Une flotte ennemie qui avait déjà ravagé le littoral des autres
provinces parut en face de Schiedam. Lydwine s’offrit en otage à Jésus,
le supplia d’assouvir sa colère sur elle et, tandis que tous les
habitants s’attendaient à être égorgés, la flotte, malgré ses efforts,
malgré le vent qui lui était favorable, reculait au lieu d’avancer et
elle finit par disparaître, repoussée, en quelque sorte, par les
exorations de la sainte.

Elle était donc le paratonnerre de sa patrie; mais quand elle avait été
crucifiée pour tous, elle souhaitait encore de l’être pour chacun; elle
allait du plus grand au plus petit, du général au particulier; elle le
montra dans une autre circonstance.

Entendant, une matinée, des gémissements dans la rue, elle invita un
ecclésiastique assis à son chevet à vérifier qui pleurait ainsi, au
dehors. C’est une de vos amies qui est torturée par une rage de dents
atroce, dit-il, en rentrant. Lydwine envoya aussitôt ce prêtre la
chercher et, du ton le plus naturel, lui proposa d’endurer sa rage de
dents, à sa place.

--Vous avez assez d’infirmités, répliqua la brave femme, sans encore
vous charger des miennes; priez seulement Notre Seigneur qu’il me
délivre de cette crise.

Lydwine pria; son amie fut dégrevée sur-le-champ, mais elle, elle
souffrit tellement pendant vingt-quatre heures de la mâchoire, qu’elle
en hurlait.

Ce transfèrement d’un mal d’une personne à une autre, par la voie de
l’oraison, se complétait par un autre phénomène. De ces calamités
corporelles accumulées sur une sainte émanaient de salutaires
effluences, des propriétés célestes de guérison. Une vertu sortait
d’elle, ainsi qu’il est dit du Christ dans les Évangiles; sa pourriture
engendrait la bonne santé pour les autres. C’est ainsi qu’un jour une
femme dont l’enfant malade poussait des cris déchirants vint le déposer
sur le lit de Lydwine. A peine y fut-il placé que ses maux cessèrent.
Elle lui sourit et lui vanta, en des termes qu’il ne pouvait encore
saisir, les délices de la chasteté; et il se remémora ces leçons
lorsqu’il grandit; il les comprit et dès qu’il eut atteint l’âge de
raison, il se fit religieux, en souvenir d’elle.

C’est ainsi encore qu’en Angleterre, un marchand qui n’avait jamais
entendu parler de la sainte, se lamentait d’être affligé d’un mal de
jambe incurable; une nuit, tandis qu’il se désespérait, il s’endormit et
une voix, en songe, lui dit: envoie quelqu’un en Hollande, à Schiedam;
il se procurera de l’eau dans laquelle une vierge du nom de Lydwine se
sera lavé les mains et, tu l’appliqueras en compresse sur ton mal qui
aussitôt s’évanouira.

Il dépêcha, dès son réveil, un messager à la sainte; elle lui donna
l’eau qui avait servi à ses ablutions et le marchand, dès qu’il en eut
imbibé sa jambe, fut, en effet, guéri.

Il convient de remarquer que, dans tous ces miracles, Lydwine eut
seulement recours aux obsécrations, car il est bien probable qu’en
confiant un peu d’eau à l’anglais chargé de la rapporter dans son pays,
elle pria pour la personne qui devait se lotionner avec; elle était, en
somme, plus passive qu’active, c’est-à-dire qu’elle n’agissait pas par
elle-même, ainsi que beaucoup d’autres saints qui chassaient les
infirmités, avec un signe de croix, un attouchement, une imposition des
mains. Elle, s’en remettait à Dieu, le suppliait de l’exaucer; elle
jouait le rôle d’une intermédiaire entre les malades et Jésus et c’était
tout.

Une seule exception apparaît dans sa biographie à cette règle qu’elle
semblait s’être tracée; ce fut le jour où une femme qui lui était chère,
la veuve Simon peut-être, fut atteinte d’une fistule.

Lydwine l’incita d’abord à visiter les praticiens les plus renommés du
pays. Ils furent tous d’accord pour déclarer qu’aucun espoir
d’amélioration n’était possible.--Allons au grand médecin, fit alors la
sainte. Elle se mit en prières, puis elle toucha doucement avec son
doigt la fistule qui disparut.

Son inlassable charité ne se borna pas à des actes matériels, à des
aumônes, à des cures, voire même à la suppléance des misères d’autrui;
elle s’exerça aussi dans le domaine spirituel et, là, elle pratiqua, une
fois, la substitution mystique à un degré inconnu jusqu’à elle et dont
il n’existe pas, je crois, un second exemple, dans les annales
postérieures des saints.

Le fait que voici n’est-il pas, en effet, unique? Je me contente de le
raconter, tel qu’il figure dans les vies recueillies par les
Bollandistes.

Un homme qui était un vrai scélérat fut assailli de remords, mais il
n’osait s’adresser à un prêtre pour renverser devant lui, sa vie. Un
jour que la grâce le torturait, il arriva chez Lydwine et, malgré sa
résistance, il lui fit un aveu complet et détaillé de ses crimes, en la
priant de les endosser et de les confesser à sa place.

Et elle accepta cette substitution d’âme et de personne. Elle appela un
prêtre auquel elle confessa les turpitudes de cet homme, comme si elle
les avait, elle-même, commises et elle accomplit la pénitence que le
ministre lui infligea.

Quelque temps après, le sacripant revint.

--Maintenant, dit-il, que vous avez confessé mes péchés, indiquez-moi la
pénitence que je dois pratiquer; je vous jure que je l’exécuterai.

--Votre pénitence, c’est moi qui l’ai effectuée, répliqua Lydwine; je
vous demande seulement, pour votre mortification, de passer une nuit
entière, sans bouger, sur le dos.

Le pécheur sourit, jugeant la coulpe douce et facile; le soir, il
s’étendit dans la position désignée et résolut, ainsi qu’il avait été
convenu avec la sainte, de ne se tourner, ni sur le côté droit, ni sur
le côté gauche; mais il ne put s’endormir et cette immobilité ne tarda
pas à lui paraître insupportable. Alors il réfléchit et pensa: je me
plains et pourtant mon lit est moelleux et je n’ai pas, ainsi que la
pauvre Lydwine, les épaules sur de la paille, à vif; et cependant, elle
est innocente, tandis que moi! Le remords qui l’avait tant angoissé
l’étreignit à nouveau; il se révisa, pleura ses méfaits, se reprocha sa
lâcheté et quand le jour eut commencé de luire, il courut se confesser à
un prêtre, cette fois, et ce chenapan fut désormais intègre et cet impie
devint pieux.

La tâche de Lydwine était d’autres fois moins pénible; au lieu d’écouter
les aveux de débauchés et de gredins, elle recevait les confidences de
bonnes et de naïves gens; tel, un ecclésiastique d’une admirable candeur
qui l’aborda pour être éclairé sur l’état de son âme et de celles que
son ministère l’obligeait à diriger. Lydwine l’accueillit aimablement
mais elle refusa de répondre à certaines de ses questions qu’elle
estimait indiscrètes; persuadé qu’il lui avait déplu, il fut, en sortant
de chez elle à l’église et s’agenouilla, en pleurant, devant l’autel de
la Sainte Vierge.

Là, il tomba--ce qui ne lui était jamais arrivé--dans le ravissement et
il vit une jeune fille s’avançant à sa rencontre, accompagnée de deux
anges qui chantaient le «Salve Regina» et il fut empli d’une telle joie
que son âme aurait éclaté, si l’extase n’avait aussitôt pris fin.

Dès qu’il eut ressaisi ses sens, il se précipita chez la bienheureuse.

--Eh bien, fit-elle, lorsqu’il entra, le beau temps succède à la pluie,
mon père, n’est-ce pas?

Surpris, il s’écria; c’était donc vous qui marchiez escortée de deux
anges, alors que j’étais prosterné dans la chapelle de la Madone!

Elle sourit, mais se tut.

Telle encore une excellente femme qui, tentée par le démon, sombra,
après s’être vainement débattue, dans le désespoir; ses amis ne
parvenant pas à la remonter l’emmenèrent chez la sainte qui lui dit tout
bonnement: tenez-vous en paix et attendez.

Quelques jours après, cette femme, projetée hors d’elle-même, se
promena, ainsi qu’en un rêve, avec Lydwine dans un fastueux palais et
elle y fut saturée de si impérieux parfums qu’une fois de retour sur la
terre, les odeurs même les plus délicates lui paraissaient nauséabondes
et que le cœur lui levait; mais ses peines s’étaient évaporées dans le
céleste tourbillon de ces senteurs et lorsque l’Esprit de Malice essaya
encore de l’investir, elle subit ses assauts, sans fléchir.

Telle enfin une autre femme qui était mariée à une sinistre brute dont
les incessantes colères se résolvaient en des dégelées de coups.
Patientez, lui répétait Lydwine, alors qu’elle la suppliait d’obtenir
par ses prières que ce butor devînt moins rogue; mais les semaines se
succédaient et la malheureuse n’en continuait pas moins à être battue
comme plâtre, au moindre mot. Lasse de cette existence, elle résolut de
se pendre; des amis qui survinrent à temps l’en empêchèrent; alors elle
rumina de se noyer dans la Meuse et elle profita d’un moment où son mari
était absent et où ses intimes ne la surveillaient pas, pour gagner le
fleuve; mais, chemin faisant, elle réfléchit: Lydwine a toujours été si
dévouée pour moi que je ne veux pas cependant mourir sans lui dire
adieu; et elle se dirigea vers sa maison.

A cet instant, Lydwine, entourée de ses garde malades, s’exclama: allez
au plus vite ouvrir la porte à celle qui va frapper, car son cœur se
fond d’amertume!

Et dès qu’elle eut pénétré dans la chambre de la sainte, cette
malheureuse s’affaissa sur les genoux et sanglota.

--Allons, ma bien chère, fit Lydwine, ne songez plus au suicide et
retournez chez vous; le bourreau que vous redoutez s’est changé en le
plus affable des époux, je vous l’affirme.

Confiante en cette promesse, la femme, après avoir imploré et reçu la
bénédiction de la malade, se rendit chez elle.

Son mari était couché et il dormait; elle se déshabilla, sans bruit,
pour ne pas le réveiller et s’assoupit à son tour; le lendemain matin,
elle trouva un homme souriant qui ne l’injuriait et ne la cognait
plus.--Pourvu que cela dure! pensa-t-elle, mais cela dura.--Ce rustre
devenu par miracle si débonnaire, ne dévia plus.




X.


Quelque incommensurable qu’elle fût, la charité de Lydwine n’était pas
de celles que l’on pouvait facilement duper. La sainte décortiquait d’un
coup d’œil les âmes et elle n’hésitait pas, quand cela lui semblait
nécessaire, à les vitupérer; c’est ainsi qu’elle écala une femme de
Schiedam qui cachait sous une écorce de fragile dévotion une infrangible
astuce; celle-là extorquait des aumônes aux familles charitables de la
ville et bombançait avec.

La veuve Catherine Simon la rencontra, un matin, dans la rue et, émue
par ses plaintes et sachant qu’il n’y avait plus d’argent chez la
sainte, la mena chez Jan Walter qui, leurré à son tour par ses pieuses
jérémiades, l’aida; mais, le lendemain, Lydwine, à qui personne n’avait
pourtant raconté cette aventure, dit à Catherine:

--Cette créature vous a trompée, ainsi que mon confesseur; soyez
dorénavant plus prudente; rappelez-vous cette parole des Écritures: il
est des gens qui, sous un aspect d’humilité, cèlent des cœurs pleins de
fraude et de malice et gardez-vous surtout de croire à tout esprit.

Elle fouaillait sans pitié les hypocrites qui avaient l’aplomb de vanter
leurs vertus devant elle; elle secoua, un jour, d’importance, une
intrigante qui se prétendait vierge et affectait des allures outrées de
bigote; or, cette femme avait des relations avec un incube.

--Vous êtes vierge, vous! s’exclama la sainte.

--Mais certainement que je le suis.

--Eh bien, ma fille, voulez-vous que je vous dise, vingt-cinq vierges de
votre espèce danseraient aisément sur un moulin à poivre, répliqua
Lydwine, attestant par cette comparaison d’un acte impossible à
réaliser, la duplicité de cette papelarde qui n’insista pas d’ailleurs
et sortit, furieuse d’être ainsi démasquée. Une jeune fille, qui
assistait à l’exécution, fut choquée de cette sévérité et demanda à
Lydwine pourquoi elle traitait si durement cette vierge.

--Ne répétez pas ce mensonge du Diable, s’écria la sainte; cette femme
est telle que Dieu la connaît. Quant à sa prétendue piété, il vous est
loisible de l’éprouver. Allez chez cette dévergondée et signalez-lui
quelques-unes de ses imperfections; si elle vous écoute patiemment et
les avoue, c’est moi qui m’abuse; si, au contraire, dès les premiers
mots, elle fume de colère, vous serez renseignée.

Cette jeune fille tenta l’expérience, mais elle tomba sur une forcenée
qui l’agonit d’injures, dès qu’elle voulut lui parler de ses défauts.

Cette malheureuse mourut quelques mois après qu’elle se fut attiré ces
remontrances, et comme Lydwine priait pour elle, vous perdez votre
temps, lui assura son ange, elle est dans l’abîme d’où l’on ne s’échappe
pas.

Une mésaventure de ce genre advint à un sacerdote qui lui dit, un matin:
je vous quitte, car il faut que j’aille célébrer la messe.

--Je vous le défends bien, proféra Lydwine.

--Vous me le défendez! Je serais curieux, par exemple, de savoir
pourquoi?

--Avez-vous donc oublié le péché contre le VIe commandement que vous
commîtes hier?

Il demeura muet et confus.

La sainte ajouta: mettez ordre à vos affaires, car vous mourrez dans
trois jours.

Il geignit de frayeur, la supplia d’intercéder pour que son existence se
prolongeât.

--C’est impossible, répliqua-t-elle, car il y a trop longtemps que cela
dure et la mesure est comble; tout ce que je puis vous promettre, c’est
de prier ardemment pour votre salut.

Ce troisième jour, cet ecclésiastique se leva bien portant et il s’en
fut, triomphant et un tantinet narquois, chez la malade.

--Eh bien, fit-il, ai-je la mine d’un homme qui va trépasser
aujourd’hui?

--Ne vous fiez pas à des apparences de santé; à telle heure, vous ne
serez plus, répartit Lydwine.

Et ce décès eut lieu, en effet, ainsi qu’elle l’avait prédit.

Une autre fois encore, elle déclara à une jeune fille, folle de son
corps, qu’il lui fallait au plus vite changer de vie. Celle-ci s’engagea
à se corriger et ne tint pas sa parole. Bientôt après, elle enfla; tout
le monde la crut enceinte.--C’est une tumeur due à sa corruption,
soupira Lydwine; et la malheureuse expira, sans gésine, après de longues
souffrances.

Si elle tançait les femmes et les hommes de la classe populaire ou
moyenne, elle réprimandait avec une égale franchise, les grands; la
noblesse, la richesse la laissaient parfaitement indifférente et elle
n’épargnait pas plus les princes que les bourgeois et les prêtres. L’un
d’eux, dont le nom ne nous a pas été conservé, vint d’un pays assez
lointain pour l’entretenir d’un cas de conscience. Il se perdait en
digressions, n’osait aborder carrément le chapitre de ses hontes,
tournait, comme on dit vulgairement, autour du pot. Très simplement,
elle appuya le doigt sur la plaie et, tenaillé par le remords, il
pleura.

--Ah! s’écria-t-elle, vous pleurez, Monseigneur, pour un péché bien
moins grave que d’autres dont vous vous êtes également rendu coupable;
et ceux-là, vous n’y pensez même pas, tant votre conscience est
aveuglée!

Et, brusquement, elle lui écartela l’âme et il en jaillit d’affreux
méfaits qu’elle l’invita à confesser, sans aucun retard; il écouta ce
conseil et bien il fit; car il fut à peine de retour dans ses États,
qu’il mourut.

Parmi ces visiteurs qui se succédaient, du matin au soir, près de son
lit, figurait un grand nombre de religieux. Plusieurs des réponses de
Lydwine aux interrogations qu’ils lui posaient, ont été notées;
celles-ci, entre autres:

Un moine de Cîteaux, ayant été promu à l’épiscopat, trembla de peur et
ne voulut point accepter cette charge; avant toutefois de résister à ses
supérieurs, il s’en fut consulter la sainte. Il biaisa avec elle,
disant:

--Ma chère sœur, un de mes frères, ne se jugeant pas les ressources
d’esprit nécessaires, refuse une prélature qu’on lui enjoint de
recevoir; l’approuvez-vous?

Lydwine, qui savait très bien qu’il s’agissait de lui, répliqua:

--Je crains fort que les raisons alléguées par ce frère ne soient des
subterfuges; en tout cas, il est moine, soumis par conséquent à la règle
d’obéissance; s’il ne se décide pas à la suivre, il peut être sûr d’une
chose, c’est qu’en cherchant à éviter un péril médiocre, il encourra un
danger plus grand.

Le cistercien, mal convaincu, se retira et finalement déclina les
honneurs de l’épiscopat; mais ce refus ne lui fut pas propice, car,
ainsi qu’il dut l’avouer plus tard, Dieu le fit passer par des
tribulations autrement pénibles que celles qu’il avait résolu de fuir.

D’autres religieux arrivaient aussi qui étaient de ces esprits toujours
inquiets, mal partout où ils sont et s’imaginant qu’autre part ils
seraient mieux; Lydwine avait grand’pitié de ces âmes nomades; elle
tâchait de remonter ces malheureux, de les persuader que l’on ne devient
pas meilleur, en changeant de place, qu’on emporte son âme avec soi,
qu’il n’y a qu’une façon de la lénifier et de la fixer, c’est de
l’assujettir à l’obéissance, de la spolier de toute volonté, de la
confier humblement à la garde de son abbé et de son directeur; et
quelquefois, elle parvenait à les apaiser, à leur faire aimer cette
cellule qui, ainsi que le dit l’Imitation, est vraiment douce quand on
la quitte peu et engendre un mortel ennui lorsque souvent on s’en
éloigne.

D’autres encore la suppliaient de les préserver des tentations ou
d’écarter celles d’autrui; tel un chanoine régulier appartenant à un
monastère, situé à Schonhovie et distant d’à peu près sept lieues de
Schiedam. Celui-là doutait de sa vocation qui, aux yeux de ses maîtres,
était certaine. Le prieur, le P. Nicolas Wit essayait vainement de le
consoler; mais ni les conseils, ni les objurgations, ni les prières ne
le pacifiaient; le moment vint où ce chanoine se détermina à jeter le
froc. Le prieur, désespéré de cette résolution et navré du scandale qui
allait en résulter, conduisit cet infortuné chez la sainte.

Elle souffrait, à ce moment-là, le martyre et le moindre bruit la
rendait quasi folle; elle consentit cependant à voir Nicolas Wit, mais à
condition qu’il entrerait seul.

--Mon très cher père, lui dit-elle, je vous prie de m’excuser si je
prends, la première, la parole, mais j’y suis contrainte par mes
tortures qui ne me permettent pas d’entendre la voix des autres et me
forcent, moi-même, à peu parler; le brave religieux que vous avez amené
avec vous est durement pressuré par Notre-Seigneur, mais assurez-le que
son épreuve sera courte; qu’il ne perde pas courage et, vous, mon père,
continuez à l’adjuver de vos prières.

L’étonnement du prieur fut inexprimable. Il ne savait que répondre.
Alors la sainte lui dit: adieu, exhortez bien votre frère à la patience
et ne m’oubliez pas devant Dieu.

Et le chanoine fut, effectivement, affranchi de ses obsessions, ainsi
qu’elle l’avait annoncé.

Elle excellait à balayer les scrupules, à conforter les malheureux
désorbités par l’ingénieuse cautèle du Démon.

A Schiedam, une femme était victime de noises de ce genre; elle était
agitée de la manie des scrupules et égarée à ce point qu’elle ne vivait
plus qu’à l’état de vertige et était prête à succomber au désespoir, à
tout instant. Le Diable l’affolait, en lui montrant, pendant son
sommeil, un écrit mentionnant certain péché qu’elle avait pourtant
confessé.

--Tu as beau avoir reçu l’absolution et avoir accompli la pénitence qui
te fut imposée, ce péché-là ne peut être pardonné ni dans ce monde, ni
dans l’autre, lui criait-il; de quelque côté que tu te tournes, tu es
damnée.

Cette femme se mourait de terreur quand une voix intérieure lui dit:
cours chez Lydwine. Elle ne fit qu’un saut chez elle et se rua dans sa
maison, comme une bête traquée; elle s’y éplora, en clamant qu’elle
était une âme perdue, une réprouvée.

--Cette cédule dont l’Esprit de ténèbres vous menace n’est qu’un
mensonge, affirma Lydwine. Je prierai le Seigneur de la supprimer;
rassurez-vous donc et n’y songez plus.

Et aussitôt qu’elle fut sortie, Lydwine supplia le ciel de dégager des
rets infernaux cette malheureuse; et elle fut, au même moment, ravie en
extase, et elle vit la Sainte Vierge arracher des mains de Satan cet
écrit et le lacérer.

Elle revint à elle; les morceaux déchirés de ce parchemin jonchaient son
lit; son confesseur Walter qu’elle fit quérir les examina et la femme
fut exonérée.

Une autre histoire étrange est celle d’un des échevins de Schiedam. Il
avait pour directeur un chapelain qui célébrait souvent la messe devant
lui, Jan Pot, dit Gerlac; un vicaire de la paroisse, note Brugman qui
omet de citer le nom.

Y a-t-il identité entre ce vicaire et Jan Pot? Je ne vois pas de
sérieuses raisons qui empêchent de le croire.

Or, ledit échevin était hanté du désir de se pendre. Jan Pot ayant
épuisé tous les moyens dont il disposait pour empêcher ce suicide,
recourut à la sainte.

--Il s’agit, en l’espèce, d’une tentation diabolique, assura-t-elle;
voici de quel expédient il vous sied d’user. Après avoir confessé cet
homme, vous lui infligerez, comme pénitence, d’avoir justement à se
pendre.

--Et s’il le fait?

--Il s’en gardera bien; le Malin qui l’incite à se brancher, sous
prétexte d’humeur noire, ne le laissera jamais se tuer, par obéissance
surnaturelle; il hait trop le sacrement pour cela!

Encore qu’il eût grande confiance dans les lumières de Lydwine, Jan Pot
partit de chez elle, très démâté.

Il préféra tergiverser avec le monomane, mais l’heure vint où il fallut
pourtant se décider. La famille de cet homme devait, à chaque instant,
lui arracher la corde dont il voulait se cravater. Poussé à bout, Jan
Pot suivit les instructions de Lydwine. Vous vous pendrez en expiation
de vos péchés, ordonna-t-il, à l’échevin qui retourna, enchanté, chez
lui. Il attacha, en hâte, à une solive du plafond, une corde qu’il se
noua autour du cou, grimpa sur un escabeau, et il allait s’élancer dans
le vide, lorsque, grinçant des mâchoires, les démons crièrent: «ne te
tue pas, malheureux, ne te tue pas!»

En même temps, l’un d’eux cassait le licol tandis qu’un autre empoignait
le patient et le jetait entre une énorme malle et le mur; et le coup fut
si violent qu’il resta évanoui, comprimé, pendant trois heures, sans
pouvoir reculer la malle et se lever; à la fin, ses parents qui le
cherchaient partout le découvrirent à moitié écrasé dans cette ruelle et
quand ils l’en eurent retiré, il bénit le Seigneur et jura bien qu’il
était à jamais guéri de cette démence.

Et Brugman ajoute, un peu effaré par la manière dont Lydwine trancha
cette situation, la réflexion chère aux catholiques qu’un rien ébroue:
«C’est là une de ces actions que l’on doit admirer mais qu’il faut
surtout ne pas imiter.»

Si elle était d’audacieux avis et de hardi conseil, elle était aussi
singulièrement humble lorsqu’elle était contrainte de résoudre des
problèmes qu’elle ne pouvait connaître. Dieu lui donnait alors la
science infuse, l’éclairait de telle sorte qu’elle stupéfiait les
théologiens acharnés à la confondre.

L’un d’eux en fit l’essai; c’était un dominicain, professeur de
théologie à Utrecht; il s’arrêta à Schiedam et, après quelques feintes,
il dit nettement à Lydwine:

--Je veux que vous m’expliquiez la façon dont les Trois Personnes ont
opéré dans le sein de la Vierge Marie l’Incarnation du Verbe.

Surprise, elle se récusa; mais le dominicain le prit de haut et, d’un
ton de commandement, cria: je vous adjure par le jugement du Dieu vivant
de répondre, et tout de suite, à ma demande!

Lydwine, effrayée par cette brutale injonction, pleura; mais, comme
malgré ses larmes, ce religieux insistait d’une voix de plus en plus
menaçante, elle s’essuya les yeux et répliqua:

--Mon père, pour vous permettre de bien saisir ma pensée, je dois
recourir à une comparaison; j’imagine un corps solaire d’où sortent
trois rayons qui se réunissent et se fondent en un seul; ils sont larges
à leur point de départ, mais ils se rapprochent les uns des autres à
mesure qu’ils s’en éloignent et s’amincissent si bien qu’ils finissent
par s’aiguiser à leur extrémité, en une seule pointe; cette pointe, elle
se dirige vers l’intérieur d’une petite maison; vous voyez déjà par
cette image ma pensée, n’est-ce pas? néanmoins, pour plus de clarté, je
la développerai, si vous le voulez bien; par le corps solaire, j’entends
la Divinité elle-même, par les trois rayons distincts qui s’en échappent
les trois Personnes; par leur sortie tendant au même but l’unité de
l’opération à laquelle les trois Hypostases concourent; par l’extrémité
de la pointe le Verbe; cette pointe qui pénètre dans un intérieur
signifie donc l’entrée de Jésus dans le sein de la bienheureuse Vierge
Marie où il prit une partie de son sang, de sorte qu’il y eut en Lui,
après qu’il se fut revêtu de la chair, deux natures et une seule
Personne, la Personne du Fils.

Le dominicain fut frappé de la lucidité de cette explication et il la
quitta, convaincu qu’elle était bien, en effet, animée de l’esprit de
Dieu.

Après ce frère-prêcheur qui semble avoir été assez mal embouché, ce fut
le tour d’un receveur d’impôts, homme vaniteux et cupide; celui-là vint
avec l’intention de lui soumettre des questions captieuses et de la
réfuter.

Familièrement, il l’aborda et commença:

--Je suppose, Lydwine, que vous ayez le Seigneur présent devant vous sur
l’autel en l’hostie renfermée dans la monstrance et qu’en même temps
vous voyiez le même Seigneur vous apparaître sous la forme visible qu’il
eut sur la terre; auquel des deux rendriez-vous hommage?

Elle se tut et pleura; puis, tandis que ce mécréant se flattait de
l’avoir réduite au silence, d’un ton singulièrement imposant, elle dit:

--Des personnes doctes et vénérables m’ont parfois harcelée
d’interrogations spécieuses, à l’effet de m’éprouver, mais je ne me
souviens pas que l’on m’ait encore adressé une sommation plus choquante
que celle de ce percepteur dont l’âme ne vénère que les sacs d’écus.

Des témoins, assis dans la chambre, qui savaient que la sainte ne
connaissait ni cet individu, ni sa profession, ni son vice, rougirent
pour lui, et partirent, pendant que lui-même fuyait, gêné d’être ainsi
démasqué devant des tiers, de son côté, seul.

On abusait, d’ailleurs, plus ou moins poliment de sa patience; sous
prétexte qu’elle était de caractère bénin et d’opinion utile, l’on
venait pour des vétilles, l’empêcher de souffrir à son aise; et combien
qui la dérangeaient de ses méditations, de ses colloques avec les anges,
par simple curiosité pour savoir, par exemple, quand aurait lieu
l’avènement de l’Antechrist qu’elle disait devoir être certifié, l’année
où il naîtrait, par ce signe que, dans son pays d’origine, trois gouttes
de sang découleraient de chaque feuille d’arbre; ou bien encore pour la
consulter sur des cas oiseux tels que celui-ci, présenté par une femme
qui s’était introduite chez elle, afin de lui demander s’il valait mieux
qu’elle travaillât ou quelle se tournât les pouces.

Et elle avait la complaisance de se retenir de crier quand elle peinait,
pour répéter ce que tout le monde sait, que l’oisiveté est un tremplin
de vices, que puisque cette femme s’avérait sans fortune mais habile à
tisser la laine, elle devait exercer ce métier et vivre honnêtement
avec; seulement, elle ajoutait:

--Au lieu d’entreprendre ce commerce dans l’espoir de gagner de
l’argent, il convient de l’entreprendre dans le but d’aider les
indigents; donc, chaque fois que vous acquérerez un lot de toisons, vous
en réserverez une pour les pauvres du Seigneur ou, si vous le préférez,
vous leur conserverez cinq deniers sur le produit de la vente de chacune
de vos étoffes, en souvenir des cinq plaies du Sauveur; enfin, vous
aurez soin de ne pas exploiter la misère des ouvrières que vous
embaucherez; vous les paierez exactement, sans abuser de leur travail,
et je vous garantis que Dieu bénira vos efforts.

Cette femme suivit ces avis à la lettre et réalisa d’abord, en demeurant
probe, d’enviables gains; mais vint une année où elle dut se débarrasser
de ses marchandises à perte et, pour se rattraper de ses méventes, elle
trompa son fournisseur de toisons et de laines, en le frustrant d’une
pièce d’or. Ce marchand qui décéda, peu après, apparut à Lydwine, lui
révéla le dol de sa cliente, et exigea qu’elle employât la somme dérobée
à acheter des cierges et à commander des messes pour le repos de son
âme. La sainte fit aussitôt quérir la voleuse qui, stupéfiée de se voir
reprocher un larcin que tout le monde ignorait, satisfit aux désirs du
défunt et s’amenda.

Quelquefois, ces fâcheux, qui l’importunaient avec leurs requêtes,
éprouvaient d’amusants mécomptes; le résultat de ses prières n’était pas
précisément celui qu’ils espéraient; exemple, ce chanoine qui lui dit:

--Je vous serai obligé d’exorer le Sauveur pour qu’il m’élague de ce qui
lui déplaît le plus.

La sainte accepta de prier à cette intention; peu de temps après, ce
chanoine, qui était doué d’une voix magnifique, devint aphone. Il
consulta les médecins, usa de tous les gargarismes, de tous les
électuaires inventés par la pharmacopée de son temps, ce fut en pure
perte; il ne s’extrayait de la gorge que des râles étouffés ou des sons
rauques; l’un de ses confrères finit par s’écrier, un jour qu’il
assistait à une nouvelle réunion d’empiriques: laissez donc cela; vos
sédatifs et vos émollients sont inutiles, la voix tonitruante de M. le
chanoine est à jamais perdue!

--Et pourquoi cela?

--Parce que j’étais avec lui, lorsqu’il pria Lydwine de lui faire
retrancher le défaut qui lui nuisait le plus; or, notre ami tirait un
peu vanité de l’ampleur superbe de son chant; le voilà délivré de cette
imperfection; l’intercession de la sainte a été exaucée; c’est pour le
mieux.

Et il est à croire que cette disgrâce servit à son avancement spirituel,
conclut gravement le bon Brugman.

L’on pourrait s’imaginer qu’après des journées passées tout entières à
recevoir des visites, des journées qui l’exténuaient, car, au rapport de
ses biographes, elle avait le visage en feu, inondé de sueur et tombait
en défaillance quand les gens sortaient, Lydwine reprenait haleine et se
reposait un peu. Nullement; elle profitait d’un moment libre, entre deux
audiences, pour s’occuper alors de ceux que sa voyance lui montrait,
menacés de quelque danger. Elle leur dépêchait un messager ou leur
écrivait, pour les prévenir. Ainsi agit-elle envers un négociant qu’elle
aimait et qu’elle empêcha de s’embarquer avec des camarades sur l’un des
navires alors en partance pour la Baltique.

Mais, dit le marchand, ahuri par ce conseil, si je ne pars pas en même
temps que mes compagnons, il me faudra effectuer, seul, ce long et ce
périlleux voyage!--Et comme, sans s’expliquer davantage, Lydwine
insistait pour qu’il l’écoutât,--il obéit assez tristement, car tous ses
amis se raillèrent de sa crédulité; cependant, la flottille avait à
peine gagné la pleine mer qu’elle fut abordée par des pirates qui la
coulèrent bas; et ceux des passagers qui ne se noyèrent point furent
emmenés en captivité. Le protégé de la sainte s’aventura, seul, après,
et revint de son expédition sans avoir, pendant l’aller et le retour de
la traversée, subi la moindre encombre.

Une autre fois, ce don que Dieu lui avait accordé de la double vue lui
permit d’assister de chez elle à la scène que voici:

Un soir, un des plus merveilleux soulauds de Schiedam, un nommé Otger,
s’attabla dans une des tavernes de la ville avec d’autres ivrognes;
ceux-ci, après avoir humé de copieuses rasades, s’avisèrent, avant de
rouler sous la table, de déblatérer contre Lydwine. A les entendre, elle
festinait en cachette et était, à la fois, une hypocrite et une
possédée; bien qu’il eût, ainsi que ses camarades, l’armet échauffé par
la boisson, Otger ne put s’empêcher de s’indigner et s’exclama:

--Écoutez, mieux vaudrait nous taire que de calomnier de la sorte une
pauvre fille malade, que tout le monde sait être et pieuse et
charitable: notre habituelle sottise nous incite à commettre assez de
fautes sans encore que nous y ajoutions celle-là!

Cette leçon les irrita et l’un des plus enragés de ces pochards gifla
Otger en criant: comment! toi qui es né et nourri dans le péché, tu as
l’aplomb de nous morigéner? allons, vaurien, file et au plus vite!

--Je reçois ce soufflet sans me venger, fit Otger subitement dégrisé; je
le reçois parce qu’il m’a été donné pour avoir défendu l’honneur d’une
sainte; et il partit.

Lydwine suivait, de son lit, cette scène. Elle envoya chercher Jan
Walter, le mit au courant de l’incident et lui dit:

--Demain matin, père, vous vous rendrez, dès la première heure, chez ce
brave homme et vous lui répéterez ceci: Lydwine vous remercie de la part
de Dieu d’avoir été frappé pour elle; et elle me charge aussi de vous
attester que vous serez récompensé.

--Mais, demanda Otger au prêtre, comment Lydwine a-t-elle pu apprendre
un fait qui s’est passé très tard, hier, dans la nuit, et qui n’a pas eu
le temps de s’ébruiter?

--Qu’il vous suffise d’être certain qu’elle l’a appris, répartit Walter;
ayez confiance et vous verrez que sa prophétie s’accomplira.

Ce mystère l’obsédant, Otger pensa souvent à la triste existence de la
sainte et la compara à la sienne. Honteux de cette vie qui consistait à
s’attabler dans des salles enfumées, devant des tables chargées de
fioles et de brocs et là, à s’engouffrer des pintes en compagnie de
godailleurs dont les divagations augmentaient à mesure que la cervoise
et le vin diminuaient dans les pots, il résolut de rompre avec ses
anciens amis et de ne plus fréquenter les cabarets. Cette déshabitude
lui fut d’abord pénible. Il errait, désœuvré; mais il eut le courage de
tenir bon et d’appeler le ciel à son aide; et, secouru par les prières
de son amie, il trépassa, après de salutaires épreuves, dans la paix
désirée du Seigneur.

Cette faculté que possédait Lydwine de voir à distance avait fini par
être admise presque sans conteste, à Schiedam et elle ne contribuait pas
peu à lui amener une foule d’intrus qui venaient chez elle, comme l’on
va maintenant chez une somnambule.

Nous pouvons encore citer trois cas de ce don de voyance:

Le premier a trait à un duel. La mère de l’un des adversaires se
lamentait chez Lydwine, la suppliant de prier pour que son fils ne fût
pas tué. Ne craignez rien, répondit la sainte; les deux ennemis
s’embrassent; aucun combat n’aura lieu. Et effectivement, la
réconciliation se scellait au moment même où elle l’annonçait.

Les deux autres concernent des religieux.

Un matin, un augustin, originaire de Dordrecht et qui avait fait
quelques jours avant profession dans un couvent de chanoines réguliers
d’Eemstein, entra, en traversant Schiedam, chez elle; elle le salua
aussitôt par son nom, lui parla de sa profession comme si elle y avait
assisté et alors qu’ébahi, il s’écriait:

--C’est trop fort! Comment me connaissez-vous?

Elle lui répliqua simplement: mais, par le Seigneur, mon frère!

Une autre fois, un bourgeois appelé Wilhelm de Haga voulut avoir des
nouvelles de son fils disparu, sans laisser de traces, depuis plusieurs
mois. Il avait à peine franchi le seuil de sa chambre, qu’elle le
saluait, lui aussi, par son nom et, sans attendre qu’il la questionnât,
lui disait:

--Apprenez que, par une insigne faveur du Christ, votre fils Henri a été
reçu et va prononcer ses vœux à la Chartreuse de Diest.

Ce bonhomme, abasourdi, eût désiré en connaître plus long et il insista
pour être renseigné sur l’origine et la certitude de sa double vue.

--De grâce, fit-elle, cessez vos interrogations; je suis souvent forcée
par charité de distribuer à mon prochain les feuilles de mon arbre, mais
la racine ne leur appartient pas et doit demeurer dans la terre, cachée;
contentez-vous donc de cette feuille que je vous ai, de mon plein gré,
offerte et n’en réclamez pas davantage.

Ces deux derniers faits ont été confiés à Thomas A Kempis par le P.
Hugo, sous-prieur du monastère de sainte Élisabeth, près Brielle, qui
les tenait, lui-même, des intéressés.

L’on se demande comment, vivant dans un pareil tohu-bohu de monde, la
pauvre fille pouvait se recueillir et suivre ce chemin de croix qu’elle
s’était si strictement tracé. La vérité est peut-être que l’Esprit Saint
parlait par sa bouche, alors qu’elle était, elle-même, absorbée en Dieu,
loin des assaillants; moins sévère que ses anges que ces visites
agaçaient, Notre-Seigneur restait près d’elle.

Peut-être aussi faisait-elle, ainsi que sainte Gertrude qui feignait, en
pareil cas, de s’assoupir, pour se recouvrer ne fût-ce qu’une seconde,
mais ses réelles heures de tranquillité étaient certainement celles de
la nuit. Comme elle ne dormait plus et que son logis était enfin vide de
clients, elle était libre alors de s’évader hors d’elle-même, de se
serrer doucement contre l’Époux, de prendre à son contact une provision
de patience et de courage, pour supporter les douleurs du lendemain.




XI.


Sa chambre était un hôpital d’âmes toujours plein; l’on y accourait de
tous les points du Brabant et de la Flandre, de l’Allemagne, de
l’Angleterre même; mais si souvent d’inutiles curieux et d’impertinents
personnages la persécutaient de leur présence, combien d’infortunés
infirmes se pressaient autour de sa couche, combien de gens désemparés
par la vie s’agenouillaient à ses pieds!

C’était sans doute là la partie la plus pénible de sa tâche; il fallait
consoler ce pauvre monde, ranimer et tonifier l’âme de tous ces malades
venus pour demander à une plus malade qu’eux un réconfort.

C’était près de cette suppliciée qui étouffait ses plaintes, un chœur de
gémissements entrecoupé parfois par des exclamations d’impatience et par
des cris de colère. Poussés à bout par leurs souffrances, des impotents
s’élevaient contre ce qu’ils appelaient l’injustice de leur destinée,
voulaient connaître pourquoi la main de Dieu s’appesantissait sur eux et
non sur les autres, exigeaient que Lydwine leur expliquât l’effrayant
mystère de la Douleur et les soulageât.

Ceux-là la torturaient, car ils étaient des désespérés qui se pendaient
après elle et ne consentaient pas à lâcher prise. D’aucuns entendaient
qu’elle les guérît et quand elle répondait que cela ne dépendait pas
d’elle mais du Seigneur, ils s’entêtaient à ne pas la croire et lui
reprochaient de manquer de pitié.

Et ce qu’elle en acceptait pourtant des maladies pour les subir à la
place de personnes qui ne lui en savaient souvent aucun gré!

Vous vous tuez pour des gens qui ne le méritent guère, lui répétaient
ses amis; mais elle répliquait:

--Comptez-vous donc pour peu de chose de conserver autant que possible
au Sauveur des âmes que le Démon guette; et d’ailleurs, quel homme a
droit d’être rebuté, alors qu’il n’en est pas un seul pour lequel le
Fils de la Vierge n’ait versé son sang!

Et elle recevait indistinctement tous les malheureux, se bornant à
soupirer, quand ils la quittaient, mécontents: les hommes charnels ne
peuvent comprendre combien la vertu se perfectionne dans l’infirmité,
combien même, la plupart du temps, elle ne naîtrait pas sans elle.

Gerlac et Thomas A Kempis ne nous renseignent que peu ou plutôt pas du
tout sur ces entretiens. Brugman, lui, saisit cette occasion, comme
toutes celles qu’il rencontre du reste, pour placer un prêche et
attribuer à la sainte une série de rengaines que, manifestement, il
invente.

Comment ne point noter, à ce propos, sa rhétorique essoufflée et
l’obscure indigence de son latin! Sous prétexte d’être énergique, il
nous sert sans relâche des expressions imagées telles que «les
coloquintes et les absinthes de la Passion»; sous prétexte d’être
pathétique, il apostrophe à tout bout de champ Lydwine et nous
interpelle; sous prétexte d’exprimer sa tendresse, il use de tous les
diminutifs qu’il peut imaginer. Elle devient, sous sa plume, la petite
servante du Christ, la petite femme, la petite pauvresse, la petite
plante, la petite rose, la petite agnelle, Lydwinula, la petite Lydwine!
Le moindre document exact ferait beaucoup mieux notre affaire que toute
cette afféterie de sentiments; mais de cela, il faut se contenter;
enfin, en l’absence de conversations saisies sur le vif, il semble
cependant possible, étant donné les idées de la sainte, de deviner ce
qu’elle répondait à tant de récriminations, à tant de doléances.

A ces femmes qui, en accusant la cruauté du ciel, pleuraient à chaudes
larmes sur leurs infirmités ou sur les traverses de leur ménage, elle
devait répliquer: lorsque vous êtes en bonne santé ou lorsque votre mari
ou vos enfants ne vous tourmentent point, vous ne pratiquez plus.
Combien de prêtres, assaillis, pendant des mois, à leur confessionnal,
par des troupes de pénitentes consternées, s’en voient, tout à coup, un
beau matin, débarrassés! et point n’est besoin de s’enquérir des causes
de ces désertions; ces femmes s’éloignent du Sacrement, tout simplement
parce que leur sort a changé, parce qu’elles ne sont plus malheureuses;
l’étonnante ingratitude de la nature humaine est telle; dans le bonheur,
Dieu ne compte plus. Si toutes ses brebis étaient et fortunées et
valides, le bercail serait vide; il sied donc que, dans leur intérêt
même, le Berger les ramène et il n’a d’autre moyen, pour les rappeler,
que de leur dépêcher ses terribles chiens de garde, les maladies et les
revers.

A ces hommes qui, navrés du déchet de leur santé ou désolés par des
calamités de toute sorte, s’irritaient, reprochaient au Créateur leur
malechance, elle devait aussi répondre: vous ne revenez à Jésus que
parce que vous êtes maintenant dans l’impuissance de continuer vos
ripailles et de pressurer, sous couvert de commerce, votre prochain.
Vous ne lui apportez que les ruines de vos corps, que les décombres de
vos âmes, que des résidus dont personne ne voudrait. Remerciez-le donc
de ne pas les rejeter; vous vous alarmez de souffrir, mais il convient
au contraire de vous en aduler; plus vous pâtirez ici-bas et moins vous
pâtirez, là-haut; la douleur est une avance d’hoirie sur le Purgatoire;
mettez-vous bien dans la tête que la miséricorde du Sauveur est si
démesurée qu’elle emploie les plus minimes bobos, les plus minuscules
ennuis au paiement des plus inquiétantes de vos dettes; rien, pas même
une migraine n’est perdu; si Dieu ne vous frappait pas, vous
persisteriez à être, jusqu’à l’heure de votre mort, insolvables;
acquittez-vous donc, tandis que vous le pouvez et ne rechignez pas à
endurer cette douleur qui est seule apte à refréner vos instincts de
luxure, à briser votre orgueil, à amollir la dureté de vos cœurs. Le
proverbe «le bonheur rend égoïste» n’est que trop vrai; vous ne
commencez à éprouver de la compassion pour les autres que lorsque vous
en avez, pour vous-même, besoin; le bien-être et la vigueur vous
stérilisent; vous ne produisez des actes vaguement propres que lorsque
vous êtes éclopés ou réduits à l’indigence.

Et elle eût pu ajouter, avec l’une de ses futures héritières, la sœur
Emmerich: «je vois toujours dans chaque maladie un dessein particulier
de Dieu, ou le signe d’une faute personnelle ou d’une faute étrangère
que le malade, qu’il le sache ou non, est obligé d’expier--ou bien
encore une épreuve c’est-à-dire un capital que le Christ lui assigne et
qu’il doit faire valoir par la patience et la résignation à sa volonté
sainte.»

Mais combien, parmi ces visiteurs, qu’il fallait convaincre que le
Seigneur n’agit pas autrement qu’un chirurgien qui ampute les parties
gangrenées et qui torture celui qu’il opère pour le sauver! combien ne
se rebellaient et ne s’épandaient point en des serments d’ivrognes,
promettant d’être sages, s’ils étaient guéris! combien n’en revenaient
pas à leur question oiseuse, à leur enquête obstinée: pourquoi moi et
pas tant d’autres qui sont plus coupables? Et elle devait encore leur
expliquer que, d’abord, ils n’avaient pas à juger les autres et
ignoraient d’ailleurs si plus tard ceux-là ne seraient pas à leur tour
durement traités; ensuite que si Dieu comblait toujours les bons de
biens et les méchants de maux, il n’y aurait plus ni mérites, ni profit
de foi; du moment que la Providence serait visible, la vertu ne serait
plus qu’une affaire d’intérêt et la conversion que le résultat d’une
crainte servile; ce serait la négation même de la vertu, puisqu’elle ne
serait, ni généreuse, ni détachée, ni gratuite; elle deviendrait une
couardise blanchie, une sorte de trafic, une succursale du vice, en un
mot. A d’autres visiteurs, à des gens qui n’étaient plus atteints,
ceux-là, dans leur organisme, dans leurs moyens d’existence et qui
l’abordaient, fous de chagrin, parce qu’ils avaient vu mourir un mari,
un enfant, une mère, un être qu’ils idolâtraient, à des hommes qui,
après les obsèques de leurs femmes, lui confessaient leur hantise de se
jeter dans la Meuse, elle devait, après de consolantes paroles, leur
demander:

--Voyons, affirmeriez-vous que celle que vous pleurez est avec les élus,
dans le Paradis? non, n’est-ce pas; car, sans dénier ses vertus, il est
permis de croire qu’elle subit, selon la règle commune, un stage plus ou
moins long d’attente, qu’elle séjourne, pour une durée que Dieu seul
connaît, dans le Purgatoire.

Ne comprenez-vous pas dès lors que seul, avec vos prières, votre chagrin
peut l’en tirer? ce qu’elle n’a pas eu l’heur de souffrir, elle-même,
pour s’épurer, ici-bas, vous le souffrirez à sa place; vous vous
substituerez à elle et vous achèverez ce qu’elle n’a pu terminer; vous
paierez en douleur sa rançon et plus votre douleur sera vive et plus tôt
sera soldée la dette contractée par la défunte.

Qui vous dit même que Notre Seigneur, touché par votre bonne volonté et
vos suppliques, ne fera pas à votre femme une avance sur votre deuil et
qu’il n’antécédera pas sa délivrance?

Et vous serez alors payé, en retour de vos peines; votre femme se fera
la complice du temps; elle apaisera l’élancement de vos plaies, elle
amortira le regret de son souvenir; elle ne le vous laissera plus qu’à
l’état souriant, qu’à l’état lointain et doux; ne parlez donc pas de
vous suicider, car en dehors de la perte même de votre âme, ce serait la
négation absolue de votre amour; ce serait l’abandon de celle que vous
prétendez aimer, au moment où elle se trouve en péril; vous risqueriez
de replonger dans les bas-fonds du Purgatoire celle qui montait déjà à
sa surface; et quant à vous, vous vous priveriez par ce crime de
l’espérance de jamais la revoir.

Et, simplement, elle devait conclure: admirez la bonté du Créateur qui
fait, en ce cas, souffrir l’un pour affranchir l’autre. Pensez que
l’amour humain qui n’est qu’une parodie du véritable amour exclut Dieu
bien souvent, qu’il est une forme de l’égoïsme à deux, car pour les gens
qui s’aiment vraiment, le reste du monde n’existe pas; et il est
équitable pourtant que cet oubli du Seigneur et que cette indifférence
envers le prochain s’expient!

A d’autres, à des malades, à des incurables surtout qui s’écriaient:
vous avez guéri une telle, ô ma bonne Lydwine, guérissez-moi! elle
répliquait: mais je ne suis rien, mais ce n’est pas moi qui guéris, mais
je ne peux pas!--et elle pleurait de les voir si acharnés et si
tristes.--Elle les suppliait, à son tour, de se résigner, elle
soupirait: rentrez en vous-même et réfléchissez; ne maudissez pas cette
douleur qui vous désespère, car elle est la charrue dont le diligent
Laboureur use pour défoncer les terres de vos âmes et y semer le grain;
dites-vous que, plus tard, les anges engrangeront pour vous dans les
celliers du ciel des moissons qu’ils n’auraient jamais récoltées si le
soc des souffrances n’avait déchiré votre pauvre sol! Les Rogations des
infirmes sont les plus agréables qui soient à Dieu!

La Douleur! à des prêtres, à des hommes plus experts dans les voies du
Seigneur et démâtés, eux aussi pourtant, par la bourrasque, elle devait
rappeler que ces mots Douleur et Amour sont presque des synonymes, que
la cause du mystère de l’Incarnation et du mystère de la Croix est non
seulement l’amour de Jésus pour nous et son désir de nous racheter, mais
aussi l’amour indicible qu’il porte, en sa qualité de Fils, au Père.

Ne pouvant, ainsi qu’un fidèle sujet, lui donner une marque déférente de
cet amour, ne pouvant le glorifier en tant que son supérieur et son
maître, puisqu’il est en tout son égal, il résolut de s’abaisser, en
s’incarnant, si bien que, tout en demeurant son égal par sa nature
divine, il ne l’est plus par sa nature humaine et il lui est dès lors
possible de lui rendre des hommages infinis, de lui témoigner sa
dilection et son respect, par voie d’anéantissement, de souffrances et
de mort.

Si la Douleur n’est pas l’exact synonyme de l’Amour, elle en est, en
tout cas, le moyen et le signe; la seule preuve que l’on puisse
administrer à quelqu’un de son affection, c’est de souffrir lorsqu’il le
faut, à sa place, car les caresses sont faciles et ne démontrent rien;
dès lors, celui qui aime son Dieu doit souhaiter de peiner pour Lui.

Tel devait être le langage de la sainte; elle répétait certainement
aussi aux âmes plus spécialement désignées pour l’œuvre réparatrice des
holocaustes, les leçons qu’elle-même avait apprises de Jan Pot, leur
avouait qu’à ce degré d’altitude, les sensations s’égarent, que la
souffrance se volatilise aux flammes de l’amour, qu’on la convoite,
qu’on l’appelle pour entretenir le bûcher permanent du sacrifice, que
Dieu, à son tour, le modère et l’attise ce bûcher, pour tenir l’âme en
haleine, qu’il alterne les allégresses et les navrements, que les grâces
sont les avant-coureurs des épreuves et que les tribulations ne
précèdent que de bien peu les liesses; et elle certifiait sans doute
encore que pour les amoureux du Sauveur, la souffrance proprement dite
n’existe plus, qu’elle n’est plus, en tout cas, qu’une sorte de
compromis entre deux sensations extrêmes, dont l’une même s’efface, cède
le pas à l’autre, à celle de la jubilation et du ravissement.

Et cette vérité dont elle était le vivant exemple, elle a été et elle
sera exacte dans tous les temps. Il n’est point de saints qui, depuis la
mort de Lydwine, ne la confirment.

Écoutez-les formuler leurs vœux:

Toujours souffrir et mourir, s’écrie sainte Térèse; toujours souffrir et
ne pas mourir, rectifie sainte Madeleine de Pazzi; encore plus,
Seigneur, encore plus! s’exclame saint François Xavier, agonisant de
douleurs sur les rives de la Chine; je souhaite d’être brisée par les
souffrances afin de prouver à Dieu mon amour, déclare une carmélite du
XVIIe siècle, la vénérable Marie de la Trinité; le désir de souffrir est
un vrai supplice, ajoute, de nos jours, une grande servante de Dieu, la
Mère Marie Du Bourg et elle confie familièrement aux filles de son
monastère que si «l’on vendait des douleurs au marché, elle irait vite
en chercher.»

Lydwine pouvait donc assurer que l’antidote certain de la souffrance,
c’était l’amour; mais, répondaient les pauvres gens, je n’aime pas!--Eh!
qu’en savez-vous? répliquait la sainte; est-ce que, la plupart du temps,
cet état de sécheresse, cette torpeur, ce dégoût même de la prière,
issus de la lassitude de vos maux, ne sont pas l’œuvre du Seigneur qui
vous éprouve? Ce n’est pas votre faute à vous, si vous êtes ainsi; ne
vous découragez donc point; priez quand même vous ne comprendriez pas un
mot des oraisons que vous débitez; harassez Jésus, répétez-lui sans
cesse: aidez-moi à vous aimer!--Vous vous désolez de ne pas sentir
encore l’amour s’irruer en vous? Eh! mais, pleurer parce qu’on n’aime
pas, c’est déjà aimer!

Et elle qui parlait de la sorte ne parvenait pas toujours, elle-même, à
se consoler.

Si sainte qu’elle fût, elle n’était pas arrivée au degré de maturité où
Dieu la voulait. Il exigeait d’elle plus qu’il n’eût exigé de toute
autre; sa tâche, dont elle ne mesurait pas l’énormité, nécessitait
l’emploi d’exceptionnelles vertus et d’extraordinaires peines; elle
était entre les mains du Christ un contre-poids qu’il utilisait pour
contrebalancer les crimes de l’Europe et les désordres de l’Église; elle
était une victime réparatrice des vivants et aussi des morts et l’Époux
la pressurait, la décantait, la filtrait jusqu’à sa dernière goutte. Il
la lui fallait résolument dépouillée, sans dépendance d’elle-même,
seule; et des sentiments humains qu’il tolérait chez les autres,
l’irritaient chez elle.

Il avait admis qu’elle déplorât la mort du vieux Pierre, son père,
lorsqu’il trépassa, en un mois de décembre, la veille de la fête de la
Conception de la bienheureuse Vierge. Il amortit la pesanteur de ce
coup, en la prévenant à l’avance et Lydwine avertit à son tour Jan
Walter, en le priant de ne pas aller dire, ce jour-là, la messe à
Ouderschie, comme il en avait l’intention, afin de pouvoir assister le
vieillard à ses derniers moments.

Il consentit encore à ce qu’elle ne fût point victime d’une illusion
diabolique qui l’obsédait, car elle voyait son père, après son décès,
tourmenté par des démons et il lui dépêcha un ange pour l’aviser que le
brave homme était, ainsi qu’il l’avait mérité, dans le Paradis, avec les
Justes; mais il fut moins attentionné, moins patient quand, quelques
années plus tard, en 1423, son frère Wilhelm qu’elle aimait tendrement,
mourut.

Il commença par la récompenser de sa probité et de son désintéressement.
Wilhelm ne laissait en guise d’héritage à ses deux enfants Pétronille et
Baudouin, que des dettes. Il était difficile qu’il en fût autrement
d’ailleurs. Wilhelm avait succédé à son père dans la petite place de
veilleur de nuit de la ville et il devait, avec son modique salaire,
élever ses enfants, soutenir Lydwine et son père; il est également
possible que la mégère qu’il avait épousée--et qui décéda sans doute
avant lui, car les historiens ne nous en parlent plus,--ait été
dépensière et ait réservé pour ses fantaisies le plus gros de son gain.
Toujours est-il que Lydwine vendit les quelques objets de famille que
son frère avait conservés à titre de souvenirs et en remit l’argent dans
une bourse à un sieur Nicolas, son cousin, qui habitait avec elle, en le
priant de désintéresser les créanciers.

Qu’était entre parenthèses ce Nicolas dont nous avons cité, une fois, le
nom, à propos de l’indiscrétion du confesseur de la sainte, caché dans
sa demeure, pour surprendre son ange? nous l’ignorons; nous savons
seulement que Nicolas s’acquitta de la commission et restitua, à son
retour, la bourse vide à Lydwine qui la renversa sur son lit et en tira
huit livres, monnaie du pays; or, cette somme était juste celle qu’elle
y avait serrée, pour solder les dettes.

Elle recommanda à son parent de ne pas ébruiter ce miracle et décida que
cette bourse s’appellerait la bourse de Jésus; et la sainte subvint
dorénavant avec l’argent qu’elle contenait et qui ne s’épuisa plus aux
besoins de ses pauvres; le jour même de sa mort, cette bourse était
encore à moitié pleine.

Mais si Dieu lui fit sentir, à cette occasion, qu’il était content
d’elle et la débarrassa pour l’avenir du souci de chercher les subsides
nécessaires pour alimenter les indigents, il se fâcha et la punit, en la
privant de ses extases habituelles, lorsque, perdant toute mesure, après
le trépas de son frère, elle tomba dans un état de prostration et ne
cessa de pleurer.

Il estima que ces excès de tristesse refoulaient en elle les appas
divins et l’alourdissaient et l’empêchaient de gravir sur le sommet de
la voie mystique les derniers sentiers qui Le séparaient d’elle.

Tous les historiens de Lydwine nous narrent à ce sujet, ce curieux
épisode:

Longtemps avant la disparition de Wilhelm, Gérard, un jeune homme du
diocèse de Cologne, qui ardait du désir de vivre de l’existence des
anciens ermites, la visita pour connaître d’une façon sûre si cette
hantise qu’il ne parvenait pas à dominer, n’était point une folie de son
imagination ou une tentation contre Dieu sommé de le nourrir par miracle
dans une solitude inculte. Lydwine dissipa ses doutes sur sa vocation
d’anachorète et prophétiquement lui dit:

--Les trois premiers jours de votre arrivée dans le désert, vous pâtirez
de la faim, mais ne vous rebutez pas, car le troisième jour, avant le
coucher du soleil, le Seigneur pourvoira à notre nourriture.

Confiant en cette promesse, il partit avec deux compagnons; mais dès
qu’ils eurent abordé les plaines de l’Égypte, ceux-ci, épouvantés par la
mer de sables qui s’étendait à perte de vue devant eux, rebroussèrent
chemin et retournèrent, désabusés, chez eux.

Gérard, plus intrépide, s’enfonça dans les régions isolées du Nil et
découvrit, au centre d’un site aride, un grand arbre dans les branches
duquel était perchée, ainsi qu’un nid, une cellule formée avec des
rameaux et des nattes; et elle était assez élevée pour que les loups et
les autres bêtes sauvages ne pussent l’escalader.

Il s’y installa et, après avoir jeûné, faute d’aliments, pendant deux
jours, il fut, selon la prédiction de la sainte, ravitaillé, le
troisième, par le Créateur qui lui envoya, comme jadis aux Hébreux, des
flocons de manne.

Il vivait, fondu en Dieu, dans cette hutte aérienne et avait atteint les
plus hautes cimes de la contemplation, quand un évêque anglais qui
revenait d’un voyage en Palestine et d’un pèlerinage au mont Sinaï où il
était allé vénérer les reliques de sainte Catherine d’Alexandrie, vierge
et martyre, s’aventura avec ses gens dans ces parages.

Surpris d’apercevoir un arbre isolé dans un paysage dénué de végétation,
il s’approcha et discernant la cabane logée dans les branches il
s’écria:

--Si c’est un serviteur du Christ qui habite ici, je le prie pour
l’amour de Jésus, de me répondre.

A cet appel, au nom de Jésus, un être gras, énorme, vêtu de guenilles et
effroyablement sale, sortit du lacis des nattes.

L’évêque, déconcerté, regardait cette masse qui ressemblait plus à une
colossale bonbonne dont le goulot serait surmonté en guise de bouchon
par une vessie de saindoux qu’à un corps et à un visage d’homme. Il
commençait à être pris de peur quand la boule de cette face s’irradia en
un sourire lumineux d’ange.

--Dites-moi, père abbé, fit le prélat rassuré par ce sourire, depuis
combien de temps demeurez-vous dans cet arbre?

--Depuis dix-sept ans, répondit l’ermite.

--Quel âge aviez-vous lorsque vous avez fui le monde?

--Dix-neuf ans.

--Et, reprit l’Anglais, avec quoi vous sustentez-vous? je ne découvre
pas trace d’herbes et de racines autour de votre laure et cependant
votre obésité est sans égale!

--Celui qui a nourri les enfants d’Israël dans le désert veille à ce que
je ne manque de rien, répliqua Gérard.

L’évêque crut qu’il ne s’agissait que de nutriments tout spirituels et
il lui demanda s’il connaissait une autre créature humaine qui vivait
également sans manger.

--Oui, en Hollande, dans une petite ville appelée Schiedam, une vierge
fort infirme vit depuis des années à jeun; cette vierge s’est élevée à
un si haut point de perfection qu’elle me précède de très loin; nous
conversons cependant, de longue date, ensemble dans la lumière incréée;
une chose m’étonne, pour l’instant; depuis quelques jours, elle ne
s’évade plus de la terre et je ne perçois plus, en extase, sa présence;
et elle n’est pas morte pourtant! Je crois deviner néanmoins, poursuivit
Gérard, après un silence, qu’elle s’afflige plus qu’il ne conviendrait
de la perte de l’un de ses proches, Dieu le permettant ainsi pour
l’humilier; je pense que c’est à cause de l’intempérance de ses larmes
que le Seigneur la prive momentanément de ses grâces; au reste, lorsque
vous retournerez en Europe, si vous passez par les Pays-Bas, allez la
voir et posez-lui, de ma part, ces trois questions:

Depuis combien de temps votre ami Gérard s’est-il retiré dans sa
thébaïde?

Quel âge avait-il lorsqu’il adopta ce genre d’existence?

Pourquoi ne vous rencontre-t-il plus comme autrefois?

Il n’en fallut pas davantage pour déterminer l’évêque à se rendre, avant
de regagner l’Angleterre, en Hollande. A peine débarqué, il courut à
Schiedam et se fit conduire par l’hôtelier du bourg chez Lydwine.

Il lui raconta son entretien avec Gérard et la pria de répondre à ses
trois questions.

Elle se déroba d’abord, disant par humilité: comment puis-je le savoir,
c’est Dieu qui le sait.

Mais le prélat insista, se fâcha presque et elle finit alors par avouer
que Gérard résidait depuis dix-sept ans dans son arbre, que lorsqu’il
avait conçu le projet de vivre de l’existence des pères du désert, il
avait dix-sept ans, mais n’avait pu réaliser son dessein que deux années
après, c’est-à-dire à l’âge de dix-neuf ans.

Puis elle se tut

--Vous ne répondez pas à la troisième question? reprit l’évêque.

Alors elle soupira:

--Hélas! Monseigneur, je suis obligée de séjourner au milieu de
séculiers et, bon gré, mal gré, je suis mêlée aux affaires du monde et
c’est à mon détriment; je suis salie par cette poussière que répandent
autour d’eux les gens du siècle; aussi n’avançai-je que très péniblement
dans les chemins de Dieu; mon frère Gérard n’est pas, heureusement pour
lui, dans le même cas. Il habite seul avec les anges; aucun être
terrestre ne le dérange et il peut s’adonner en toute liberté aux
spéculations du Ciel; il est donc bien naturel qu’il me dépasse dans la
voie sublime de la vie contemplative et que je ne puisse toujours l’y
suivre.

J’ajouterai encore que si je suis si en retard, si lente à le rejoindre,
c’est par ma faute; j’ai trop pleuré la mort de mon frère Wilhelm et
Dieu m’a fait reculer de bien des pas.

L’évêque, après qu’il eut ainsi vérifié l’exactitude des renseignements
que lui avait fournis l’ermite, bénit Lydwine et se recommanda à ses
prières.

Quand il fut parti, elle causa à ses familiers de Gérard; elle leur
apprit que son embonpoint, dû aux qualités nutritives de la manne, était
tel que des rouleaux de chairs descendaient de son cou et coulaient en
cascades sur son dos; il ne pouvait ni se coucher, ni s’asseoir, et il
était forcé de se tenir constamment agenouillé ou debout dans son arbre;
et lorsqu’il trépassa, en l’an de l’Incarnation 1426, le 2 octobre, elle
fut prévenue de son décès par son ange qui l’emmena avec lui, pour
rendre les derniers devoirs au défunt.

Elle vit ensuite son âme séparée de son corps et portée par de célestes
esprits dans le Paradis; là, ils la baignèrent dans une fontaine dont
l’eau était si pure que l’on en apercevait le fond, à un mille au moins
de profondeur.




XII.


Le mécontentement de Jésus contre sa pauvre servante ne dura guère et il
entérina sa réconciliation par des miracles. L’ange de Lydwine la
fréquenta de nouveau et ce furent encore des promenades dans les églises
et dans le Paradis; pendant que son âme voyageait, son corps demeurait
insensible; l’extase l’anesthésiait à un tel point qu’elle fut
atrocement brûlée, un jour, sans s’en apercevoir.

Les incendies apparaissent, à trois reprises différentes, dans la vie de
la sainte; ainsi qu’on l’a vu plus haut, par la faute de son frère, le
feu grilla, un matin, la paille de son lit. Il consuma, une fois encore,
sa couche.

Une après-midi d’hiver, les femmes qui la servaient ne sachant comment
la réchauffer, puisqu’à cause de ses yeux l’âtre devait rester mort,
imaginèrent de glisser sous sa couverture un vase rempli de braises
qu’elles fermèrent avec un couvercle.

Lydwine était, à ce moment, ravie hors du monde; elles sortirent, pour
vaquer à leurs affaires, mais lorsque peu de temps après, elles
revinrent, elles odorèrent un fumet de chair grillée et se précipitèrent
sur le lit qu’elles découvrirent; le couvercle s’était défait et les
charbons étaient en train de carboniser l’une des côtes de la sainte.

A cet instant, son ravissement cessa.

--O Lydwine, s’écrièrent ses amies, quelle affreuse plaie! ne la
sentez-vous pas?

--Si, fit-elle, je la sens maintenant, mais je ne souffrais nullement
tandis que j’étais avec le Seigneur.

Les braves femmes pleuraient, en se reprochant leur imprudence.

--Ne vous lamentez pas, murmura-t-elle, et bénissez le Sauveur qui m’a
si bien absorbée en Lui que je ne me suis même pas doutée que des
braises me calcinaient le flanc.

En l’an 1428, un incendie menaça d’être pour elle plus terrible. Peu de
semaines avant qu’il n’éclatât, Lydwine s’était exclamée à plusieurs
reprises: la colère de Dieu est sur Schiedam! Et, tout en larmes, elle
avouait à ses intimes qu’elle s’était offerte comme victime au Christ
qui avait refusé d’accepter son sacrifice.

Que va-t-il advenir? lui demanda-t-on.

--Un incendie détruira Schiedam; l’iniquité de cette ville est mûre et
l’heure de sa moisson est proche; je ne puis, hélas! désarmer le
ressentiment du Juste.

Et s’adressant à Catherine Simon, elle ajouta:

--Je sais, ma chère sœur, que vous avez en réserve un certain nombre de
planches qui n’ont pas été utilisées dans la construction de la maison
que l’on vous bâtit; donnez l’ordre qu’on les transfère, sans retard,
derrière le jardin, ici; nous les emploierons à édifier un hangar où les
sinistrés déposeront les objets qu’ils auront pu sauver du désastre.

Catherine lui obéit; Lydwine la remercia; puis, la veille du jour où le
feu devait se déclarer, elle lui dit:

--Rappelez-vous votre vœu d’aller en pèlerinage à Notre-Dame de
Bois-le-Duc; réalisez, demain, cette promesse; partez et revenez au plus
vite.

--Mais, s’écria Catherine, vous m’avez annoncé que l’incendie de
Schiedam aurait lieu demain; ce n’est vraiment pas le moment pour moi de
m’absenter, car si je m’en vais, je suis certaine de perdre tout ce que
je possède!

--Écoutez ce que je vous dis, répartit Lydwine; le Seigneur ne
connaît-il pas mieux que vous ce qui doit vous être profitable?

Et la veuve Simon qui ne savait pas ne point obtempérer aux injonctions
de la sainte, s’en fut à Bois-le-Duc.

Le lendemain était un samedi de juillet, fête de saint Frédéric, évêque
et martyr et de saint Arnulphe, confesseur; c’était la veille du jour où
les marins de Schiedam prenaient la mer pour commencer la pêche du
hareng. Suivant un vieil usage, ils se réunirent pour célébrer leur
départ, par un banquet. Lorsque le repas qui fut long et copieusement
arrosé de cervoises et de bières, fut terminé, les cuisiniers laissèrent
un fourneau qu’ils croyaient éteint près d’une cloison de roseaux; vers
les onze heures du soir, des étincelles en jaillirent qui embrasèrent la
cloison et le feu gagna de proche en proche et se propagea par toute la
ville; il sautait d’une maison à l’autre et comme la plupart étaient en
bois, elles flambaient ainsi que des lattes, sans même que l’on pût les
secourir. Fouetté par le vent du large il franchissait les espaces
vides, rasait, en passant, les jardins et allumait les arbres, dardant
dans des tourbillons de fumée les déchiquetures de ses flammes qui
aussitôt qu’elles avaient atteint une bicoque ne la lâchaient plus.
Elles pesaient sur les croisées qu’elles évidaient et crevaient les
portes; l’on ne voyait plus alors dans une carcasse qui craquait que des
solives rouges; elles se tordaient, se dressaient, à un moment,
échevelées de même que des torches, puis retombaient, en une pluie de
charbons, en se cassant; et dans une détonation, la maison se décoiffait
et il en fusait une gerbe de flammes qui embrasait la nuit. Il pleuvait
des braises et il grêlait du feu; l’on n’entendait que le ronflement des
brasiers, le fracas des poutres qui s’écroulaient, les explosions des
barriques dont les cercles cédaient, les cris de terreur de la foule qui
fuyait devant ces serpents et ces ailes de feu qui rampaient et volaient
de toutes parts.

Il en fut ainsi du commencement à la fin de la nuit; le lendemain matin,
l’église paroissiale, un couvent de religieuses qui y attenait et la
majeure partie des rues de Schiedam n’étaient plus qu’un monceau de
décombres; et le feu ne s’apaisait pas. En vain, les habitants, ranimés
par la clarté du jour, s’efforçaient de circonscrire le foyer de
l’incendie; il n’en continuait pas moins ses ravages.

A un moment, une traînée de flammes se dirigea vers la demeure de
Lydwine; de braves gens accoururent et voulurent emporter la sainte,
mais elle refusa, affirmant qu’elle n’avait rien à craindre. Ils
l’abandonnèrent sur sa couche, mais démolirent par précaution la
charpente et le plafond de la maison qui étaient en bois et ne
laissèrent debout que la pierre des murs. Seulement, comme l’on était au
mois de juillet et que le soleil sévissait cruellement, ils durent,
voyant les atroces souffrances de Lydwine dont les yeux saignaient à la
lumière, jeter une vieille tenture sur les pans de muraille, afin de lui
procurer un peu d’ombre. Ce palliatif--qui était bien inutile, du reste,
car le feu aurait pu tout aussi bien cinéfier l’étoffe que le bois du
plafond et se communiquer à la paille du lit,--n’ayant pas réussi à
atténuer les douleurs de la patiente, ils ne surent plus à quel
expédient recourir et rétablirent au-dessus d’elle les planches qu’ils
avaient détachées et partirent.

Lydwine resta seule pendant toute la journée de ce dimanche; elle avait
la fièvre et rissolait sous ce soleil de plomb; elle s’arma de patience,
pria, invoqua son ange, mais il ne lui répondit pas; quand tomba le
soir, elle crut mourir; la chaleur concentrée sous les planches et la
fumée des ruines que l’on noyait, l’asphyxiaient. N’y tenant plus, elle
chercha un bâton qui lui servait d’habitude à attirer ou à repousser les
courtines du lit et aussi à frapper des coups quand elle avait besoin
d’appeler, mais elle eut beau promener en tous sens, le seul bras
qu’elle avait libre, elle ne le découvrit plus.

Elle était sûre pourtant que le fléau ne l’atteindrait pas, qu’elle ne
périrait point, suffoquée ainsi, et la peur fut plus forte que la
raison; la nature prit le dessus, le silence de son ange l’accabla, elle
défaillit et pleura en songeant qu’elle allait mourir sans l’aide des
sacrements, seule, en son coin.

L’énervement issu de la fièvre qui la rongeait accélérait cette panique.
A ces détails, l’on peut juger combien, lorsque le Seigneur le veut, les
âmes, même les plus avancées dans la voie du sacrifice, errent et
vacillent. Au fond, rien n’est plus malaisé que tuer ce que saint Paul
nomme «le vieil homme». On l’engourdit, mais, la plupart du temps il ne
meurt pas. Un rien le sort de sa léthargie, et le réveille; il semble
que le Démon arrose, en secret, les anciennes racines et les empêche de
jamais se dessécher; et les premières pousses qu’elles produisent, en
silence, dans l’ombre de l’âme, ce sont celles de la vaine gloire, cette
ivraie spéciale des êtres privilégiés! Lydwine était bien éloignée de ce
sentiment pourtant, et néanmoins Dieu voulut l’humilier, une fois de
plus, en permettant qu’elle doutât de l’efficace de ses prières, qu’elle
se cabrât devant le péril et se débattît dans des affres purement
humaines!

Mais il ne lui tint pas rigueur de sa faiblesse, comme il lui avait tenu
rigueur du chagrin ressenti au décès de son frère, parce que ces transes
étaient son œuvre, parce que c’était lui-même qui les imposait à sa
pauvre servante; et la preuve est qu’il s’ingénia aussitôt à la
secourir.

L’ange, invisible jusqu’alors, se présenta et posa doucement sur la
poitrine de Lydwine un morceau de bois de la longueur d’une aune
environ. Elle le saisit et le soulevant avec peine, car il était lourd,
elle écarta les rideaux et huma voracement un peu d’air. Le lendemain
matin, lorsqu’elle considéra de près ce bâton, elle s’aperçut qu’il
était non seulement pesant et rugueux mais encore tordu et comme coupé à
même d’un tronc; et elle ne put s’empêcher de penser que son ange aurait
beaucoup mieux fait de lui retrouver son ancienne baguette que de lui
apporter cette incommode gaule; aussi, quand Jan Walter arriva pour
savoir comment elle avait passé la nuit, lui confia-t-elle cette branche
d’arbre, en le priant de la donner à dégrossir.

Walter visita les menuisiers de la ville, mais leurs outils avaient été
brûlés et ils ne pouvaient se charger du travail. De guerre lasse, il
s’aboucha avec un tonnelier qui possédait encore une doloire et celui-ci
râpa énergiquement le gourdin. Des copeaux embaumés volèrent et sous
l’écorce une couleur de cire fraîche apparut.

Ce doit être du cyprès, répondit cet homme à Walter qui l’interrogeait
pour connaître de quelle essence d’arbre provenait ce bois; mais,
ajouta-t-il, je n’en ai jamais vu de si parfumé et de si dur.

Puis, tandis que des personnes qui assistaient à cette scène, dans son
atelier, s’emparaient des rognures à cause de leur odeur, il dit au
prêtre:

--Écoutez, je ne puis avec une doloire équarrir proprement votre bâton;
gardez-le tel qu’il est, cela vaudra mieux.

Walter, ennuyé de ce contre-temps, repartit en quête d’un autre ouvrier.
Il finit par en rencontrer un dont tous les instruments n’avaient pas
été détruits et celui-là se mit à l’œuvre; mais il n’eut pas plutôt
flairé l’arome du rondin qu’il voulut s’approprier les copeaux, alors
que Walter désirait les conserver; et pour en avoir davantage il aurait
avec son rabot aminci le bois de telle sorte qu’il n’en serait plus
resté, si le prêtre ne le lui avait enlevé des mains et ne s’était enfui
avec.

Il demanda à Lydwine, lorsqu’il lui rapporta la baguette, si elle savait
le nom de l’arbre qui l’avait produite.

--Dieu le sait, fit-elle, et moi pas; mon frère ange ne me l’a point
conté.

Plus tard, à la fête de saint Cyriaque, martyr, c’est-à-dire au
commencement du mois d’août, l’ange conduisit Lydwine dans les pourpris
de l’Éden. Là, il lui reprocha d’avoir si peu estimé son présent--ce
dont elle fut très marrie--et il lui montra l’arbre, un cyprès d’une
espèce particulière, et la place même à laquelle il avait coupé la
branche; et il lui apprit que cette tige châtierait le Démon et serait
pour lui un objet d’épouvante.

Et, en effet, Brugman déclare avoir assisté à ces expériences; il
suffisait d’approcher cette verge d’un énergumène pour lui arracher des
cris plaintifs et le faire frémir de la tête aux pieds.

Et, un siècle plus tard, Michel d’Esne, l’évêque de Tournai, ajoutait:
«Cela est très vrai, comme j’ai non seulement ouï dire, mais vu de mes
yeux; car j’ai vu des démoniaques crier, grincer des dents et trembler
extrêmement devant une petite pièce de ce bois.»

Dès que l’histoire de ce bâton se fut ébruitée, toute la ville
processionna chez la sainte pour le regarder et le fleurer; il continua
d’odorer, mais un libertin, amené par la curiosité, chez elle, le toucha
et dès lors il cessa d’exhaler son résineux parfum.

La veuve Catherine qui avait terminé son pèlerinage rejoignit sur ces
entrefaites la ville et trouva, à la place de son logis, un tas de
tisons calcinés et de cendre.

Cette perte la désola; elle arriva, en pleurant, chez Lydwine.

--Vous voyez, s’écria-t-elle, vous voyez que je n’aurais pas dû
m’absenter; si je ne vous avais pas écoutée, j’aurais peut-être au moins
sauvé quelques-unes de mes pauvres affaires!

Mais la sainte sourit.

--O tête, ô tête, s’exclama-t-elle, il y a longtemps que vous souhaitez
d’habiter avec moi; seulement, le sacrifice qui vous coûtait le plus,
c’était de vous séparer de cette maison à laquelle vous étiez trop
attachée. Maintenant qu’elle n’existe plus, qui vous arrête? Venez vous
fixer ici, et, au lieu de gémir, remerciez Dieu qui a précipité les
événements de telle sorte qu’il vous dispense de discuter avec
vous-même.

Et Catherine s’empressa, en effet, de résider chez la bienheureuse et
jusqu’à l’heure de sa mort, elle ne la quitta plus.

Une autre question serait intéressante à résoudre, celle de savoir
comment les Schiedamois qui étaient, pour la plupart, des marins
ivrognes sans doute et luxurieux, mais pas plus que les matelots des
autres plages, avaient pu attirer si résolument sur eux le courroux du
Ciel. Si l’on se réfère à leur attitude, alors que feu André, leur
ancien curé, affirma avoir jeté l’Eucharistie dans un amas de boue, l’on
constate que ces gens avaient la foi et vénéraient le corps du Sauveur,
car ils s’indignèrent et voulurent écharper ce triste sacerdote; ils
n’étaient donc ni des mécréants, ni des déicides. Comment dès lors
justifier ce ressentiment du Christ?

Thomas A Kempis raconte qu’ils avaient bafoué la statue miraculeuse de
la Vierge et il cite parmi les délinquants un prêtre et une femme dont
la liaison publiquement affichée était un scandale pour le peuple. A
quelques détails qu’il précise, il est facile de reconnaître en cet
ecclésiastique et en cette gourgandine, ce Joannès de Berst et cette
Hasa Goswin dont nous avons déjà parlé; mais en sus de ce délit, l’on
peut, je crois, admettre ceci: qu’en raison même de cette faveur qu’elle
obtint de posséder dans ses murs une sainte qui rendait par les miracles
qu’elle opérait les grâces de la Providence visibles, Schiedam devait
être, aux yeux de Jésus, une ville plus religieuse, plus mystique que
les autres, une cité modèle et elle ne fut rien de cela; Dieu l’épargna,
une fois, sur les instances de sa servante, alors qu’une flotte
s’avançait pour la détruire, mais elle ne s’amenda point et le Juge,
lassé, sévit; telle est la seule explication qui semble plausible.

Malgré tout, Lydwine ne pouvait s’empêcher de croire que si elle avait
été plus pure, elle aurait peut-être été mieux exaucée et cependant elle
savait que ses mérites étaient, là-haut, soigneusement comptés.

N’avait-elle pas, quelques années auparavant, un jour qu’elle était en
extase, contemplé ce spectacle qui fut montré, d’ailleurs, à beaucoup de
saints, de l’Époux tenant une couronne sertie de gemmes? Elle
l’examinait et remarquait que certaines montures étaient vides.

--Les pierres qui manquent s’enchâsseront avec le temps, dit Jésus;
cette couronne est celle que je te prépare.

Lorsqu’elle fut revenue à elle, elle pensa justement que les fleurons
inachevés symbolisaient les douleurs qui lui restaient à subir et elle
s’apprêta à les endurer.

Faisant alors un retour sur elle-même, humblement elle se repéra; elle
songea qu’elle n’avait jamais offert au Bien-aimé un cœur vraiment
affranchi et un esprit dûment désoccupé; elle se reprocha de ne pas
s’être assez exilée de ses volontés, de ne s’être jamais entièrement
bannie; elle s’avoua ne pas s’être assez soigneusement tamisée de la lie
de ce monde et elle supplia Jésus de la mettre en mesure d’expier cette
avarice d’elle-même, en l’accablant d’injures et de sévices, en la
traitant, ainsi qu’il avait été, Lui-même, traité.

Il la satisfit sur-le-champ.

A ce moment, Philippe, duc de Bourgogne, qui revendiquait, par droit
d’héritage, au détriment de sa nièce la comtesse Jacqueline, la
possession des Provinces-unies, envahit à la tête d’une armée les
Pays-Bas et installa des garnisons dans les places. Le 10 octobre, le
jour où l’on célébrait la fête des saints martyrs Géréon et Victor, il
entra à Schiedam. Il y fut reçu avec de grands honneurs et invité à un
festin auquel furent conviés toutes les autorités de la ville et le curé
qui était Jan Angeli, encore vivant à cette époque.

A la fin du repas, quatre Picards qui faisaient partie de la maison du
duc demandèrent au curé de les conduire chez cette Lydwine dont on leur
avait relaté monts et merveilles.

Il y consentit et les accompagna, eux et leurs serviteurs; mais à peine
se furent-ils introduits dans la chambre qu’ils commencèrent à tapager
et, comme Jan Angeli les suppliait de se retirer, ils prétendirent qu’il
était l’amant de sa pénitente et le poussèrent derrière un petit autel
qui avait été dressé dans cette pièce pour y recevoir le corps du
Christ, lorsqu’on venait communier la malade.

Il s’y blottit, triste et confus.

On n’y voit goutte, dans cette cambuse! cria l’une de ces brutes. Il
alluma une chandelle, arracha les rideaux et les couvertures du lit et
le ventre hydropique de la malheureuse bomba, ainsi qu’une outre,
lamentable et nu; alors ils se tordirent et crièrent qu’elle était
enceinte des œuvres de son confesseur!

La nièce de Lydwine, la petite Pétronille, assistait avec le curé à
cette scène; quand on découvrit le corps de sa tante, elle ne put se
maîtriser et elle s’élança pour la recouvrir. Ils voulurent l’en
empêcher, mais elle leur opposa une telle résistance, qu’ils finirent
par l’empoigner et ils la jetèrent contre les marches de l’autel avec
tant de violence qu’elle se blessa grièvement à l’aine et aux reins et
s’évanouit.

Cette encontre exaspéra ces soudards. Ils qualifièrent Lydwine de
paillarde, l’accusèrent d’être mère de quatorze enfants et de se
saouler, la nuit! puis, tandis que celui qui tenait le flambeau
éclairait la couche et invectivait la martyre, en hurlant: on va te
dégonfler, sale bête! les autres enfoncèrent leurs doigts dans la peau
tendue du ventre qui creva.

L’eau et le sang jaillirent en abondance par trois trous et le lit fut
inondé.

Après qu’ils eurent accompli ce forfait, ils sortirent pour se laver les
mains, puis rentrèrent et se remirent à l’injurier.

Lydwine, qui n’avait répondu que par des gémissements à ces tortures,
les regarda alors et dit:

--Comment ne craignez-vous pas de toucher au travail de Dieu, comment ne
craignez-vous pas le châtiment que sa Justice vous prépare?

Ils haussèrent les épaules et, après une dernière bordée de lazzis et
d’outrages, ils s’en furent.

Le curé se précipita aussitôt dehors, pour chercher des secours. Les
amies de Lydwine arrivèrent; elles ranimèrent avec un cordial Pétronille
qui dut s’aliter et elles pansèrent les blessures de sa tante et
changèrent la paille de sa couche devenue semblable à un fumier
d’abattoir, tant elle était trempée de sang!

Le lendemain, le duc de Bourgogne qui ignorait cet attentat partit pour
Rotterdam; mais à peine son armée eut-elle déguerpi de Schiedam, que la
nouvelle du crime courut par toute la ville. Ce ne fut qu’un cri
d’indignation contre ces bandits. Les échevins se présentèrent chez la
malade pour la consoler et lui annoncèrent qu’ils allaient, eux aussi,
s’embarquer pour Rotterdam, afin de réclamer au duc la punition de ses
gens.

--N’importunez pas le prince à mon sujet, répliqua Lydwine; Dieu se
réserve la vengeance de ce méfait; déjà l’arrêt de ces infortunés est
prononcé.

Et, en effet, la répression qui les attendait ne tarda guère. Celui de
ces hommes qui portait le flambeau et avait si grossièrement insulté la
sainte fut, à l’instant même où il entrait dans le port de Rotterdam,
saisi de vertige. Il erra, comme un fou, sur le pont du bateau et tomba
et se fracassa le crâne; un autre près de Zierikzée se tordit dans des
accès de délire et fut abandonné dans une chaloupe où il mourut; le
troisième qui appartenait à l’armée navale fut tué, pendant un combat,
par les anglais; le quatrième enfin qui s’attribuait le titre de
médecin, fut frappé d’apoplexie près de Sluse et devint aphasique. Son
domestique lui rappela alors son crime et l’interrogea pour savoir s’il
n’en éprouvait pas quelque remords. Il fit signe que oui et trépassa.

Après son enterrement, ce serviteur qui était un brave et pieux homme
vint à Schiedam pour solliciter, au nom de son maître, le pardon de
Lydwine; et il lui fut accordé, on peut le croire, aisément.

Cette sinistre aventure désola, pendant des années, la sainte.

Elle pleurait non sur les plaies qu’elle avait reçues, mais sur la
perversité de ces vauriens que ses prières ne parvenaient pas à sauver;
aussi ne voulait-elle pas qu’on la plaignît de ces sévices.

--Plaignez-vous plutôt, fit-elle, un jour, aux magistrats et baillis de
Schiedam qui reparlaient chez elle de cette affaire; plaignez-vous, car
je vous vois menacés d’un péril dont vous ne vous doutez point.

Et, en effet, peu de temps après, ils furent inculpés par le duc de
Bourgogne de trahison et menacés d’avoir le cou tranché.

Après ces évènements, l’ange du Seigneur aborda Lydwine et lui dit:
votre Époux vous a admise, suivant votre désir, aux tortures de la
Passion; vous avez été injuriée, couverte d’ignominie, dénudée, et vous
avez rendu de l’eau et du sang par vos blessures; soyez heureuse, ma
sœur, car la scélératesse de ces Picards va aider à compléter le nombre
de pierres qui manquent à votre couronne.




XIII.


Généralement, Dieu dispense à chacun de ses saints une dévotion spéciale
qui s’accorde avec la tâche que chacun d’eux est plus particulièrement
chargé d’accomplir; la dévotion de cette missionnaire de la Douleur
qu’était Lydwine, était naturellement celle du chemin de la Croix; elle
la pratiquait, ainsi qu’il fut dit, d’une manière canoniale, divisant en
sept étapes, selon le nombre des heures liturgiques, la voie du
supplice; mais cette méditation quotidienne de la Passion, cette ardeur
à suivre sur le chemin du Calvaire les vestiges du Christ, ne lui
faisaient pas oublier cette autre dilection qu’elle avait eue, toute
petite, et qui avait grandi avec elle, la dilection de la Vierge.

Ne la rencontrait-elle pas, chaque jour, d’ailleurs, sur la voie du
Golgotha, alors qu’elle en gravissait, en pleurant, la pente? Notre Dame
des Larmes avait toujours un regard pour elle, quand elle l’apercevait,
mêlée au cortège des saintes femmes; mais souvent aussi, Lydwine,
repassant les jours de sa vie écoulée, revenant sur la route même de son
enfance, pensait à cette Notre-Dame de Liesse dont la statue lui avait
si aimablement souri, dans sa chapelle; et le désir de la revoir, sous
la forme de ce bois sculpté qui lui rappelait tant de souvenirs,
s’implantait en elle. Sans doute, elle l’avait visitée, depuis, en
extase, alors que son ange la déposait devant elle, mais ce n’était pas
encore cela; elle aurait voulu la contempler, là, près d’elle, la choyer
de ce qui lui restait de regard, ne fût-ce qu’une seconde.

Ce souhait lui paraissait si parfaitement inexauçable--car comment
présumer qu’on ôterait cette effigie de l’église pour l’amener chez
elle?--qu’elle n’osait le formuler; et, d’autre part, elle n’était pas
femme à solliciter un miracle pour la satisfaction d’un caprice!

Mais cette convoitise la hantait quand même; elle essayait de la
repousser comme une tentation, lorsqu’elle fut avertie que la Vierge
allait la contenter.

C’était quelques jours avant l’incendie de Schiedam; et Marie arrangea
les choses de la façon la plus simple.

L’église avait été très endommagée par le feu, mais la statue était
sauve; en attendant que l’on réparât sa chapelle, il fallait placer son
image dans un lieu convenable et l’on eut l’idée de la transférer dans
la chambre même de la sainte où elle fut installée sur le petit autel
dressé pour recevoir les saintes Espèces, les jours de Réfection; et
tant qu’elle demeura là, elle sembla à tous ceux qui l’approchèrent plus
belle qu’elle n’était en réalité; elle eut une expression de gaieté et
de douceur qu’elle perdit lorsqu’elle fut séparée de Lydwine.

Elle, débordait de joie: mais l’on peut s’imaginer aussi la foule qui
fit irruption dans sa chaumine, pour prier la Madone! Comment Lydwine
pouvait-elle endurer ce va et vient et ce piétinement incessant de
monde, même en étant enfermée derrière les rideaux de son lit, car cette
porte, constamment ouverte, introduisait des rais de jour qui lui
eussent crevé l’œil comme des flèches, si elle n’avait été abritée par
des courtines?--La vérité est que ces oraisons qu’elle entendait bruire
autour d’elle, la dédommageaient de cette gêne de n’être plus chez elle
et la réjouissaient certainement, parce qu’elle pensait que la Mère les
agréait et ce fut pour elle un gros crève-cœur lorsqu’on reporta la
statue dans son sanctuaire recrépi à neuf.

La Vierge partit, mais elle chargea l’ange gardien de Lydwine de la lui
conduire plus souvent, dans le Paradis.

Elle la traitait alors en enfant qu’on gâte, la questionnait et
s’amusait de l’ingénuité de ses réponses.

Une nuit, elle lui dit, d’un ton sérieux:

--Comment se fait-il, ma chère petite, que vous soyez arrivée, ici, dans
une tenue si négligée? vous n’avez même pas sur le front un voile!

--Ma chère dame Marie, balbutia Lydwine interdite, mon ange m’a emmenée
telle que j’étais; je n’ai, du reste, à la maison, ni robe, ni voile,
puisque je suis toujours couchée!

--Eh bien, proposa en souriant la Vierge, voulez-vous que je vous donne
ce voile-ci?

Lydwine contemplait ce voile que lui tendait la Mère; elle mourait
d’envie de l’accepter; mais elle craignit de déplaire à Jésus, en
contentant son propre désir et elle interrogea du regard son ange qui
détourna les yeux.

De plus en plus intimidée, elle murmura: mais il me semble, bonne
Vierge, que je n’ai pas le droit de manifester une volonté, et elle
implora encore d’un coup d’œil son ange; il lui répliqua, cette fois,
par ces mots qui ne firent qu’accroître son embarras:

--Si vous souhaitez de posséder ce voile, prenez-le.

Elle savait de moins en moins à quoi se résoudre quand la Madone mit
fin, en riant, à sa gêne.

--Allons, dit-elle, je vais le placer moi-même sur votre tête, mais
écoutez-moi bien; de retour sur la terre, vous le garderez chez vous
pendant sept heures; ce après quoi, vous le confierez à votre
confesseur, en le priant de le fixer sur le chef de ma statue, dans
l’église paroissiale de Schiedam.

Et, après cette recommandation, Notre-Dame disparut.

Revenue de son extase, Lydwine se tâta le front pour s’assurer qu’elle
n’avait pas été le jouet d’une illusion; le voile y était; elle le
retira et l’examina. Il paraissait vraiment tissé avec les fils de la
Vierge, tant sa trame était fine; sa couleur était d’un vert d’eau très
pâle et il exhalait une odeur à la fois pénétrante et ténue, exquise.

Tout en le considérant, Lydwine s’était si bien absorbée dans ses
actions de grâce, qu’elle avait absolument perdu la notion du temps;
elle s’avisa tout à coup que le terme des heures déterminé par Marie
pour conserver ce présent, allait expirer.

Aussitôt et bien que le jour ne fût pas encore éclos, elle fit appeler
Jan Walter et lui raconta sa vision.

Il palpait, stupéfié, le voile.

--Mais, s’écria-t-il, vous n’y songez pas, la nuit est très noire,
l’église est fermée et je n’en ai pas les clefs; en admettant, du reste,
que je puisse y pénétrer, cela ne servirait de rien puisque je ne
saurais atteindre dans l’obscurité le sommet de la statue qui domine
l’autel et qui est par conséquent très haut; attendons donc, si vous le
voulez bien, que l’aube nous éclaire et j’irai.

--Non, non, répartit la sainte; l’ordre que j’ai reçu est formel; ne
vous inquiétez pas d’ailleurs de tous ces détails; l’église s’ouvrira,
la lanterne que vous avez allumée pour venir ici vous fournira une
clarté suffisante pour découvrir, appuyée contre le mur latéral, au nord
du sanctuaire, une échelle; une fois monté dessus, rien ne vous sera
plus facile que de coiffer la statue; partez donc, je vous en prie, mon
père, sans différer.

Walter s’en fut réveiller le sacristain qui lui ouvrit la porte de
l’église et il trouva aussitôt l’échelle à la place indiquée par sa
pénitente.

--Que voulez-vous faire? demanda le sacristain étonné de lui voir
déranger l’échelle.

--Vous ne pouvez le comprendre maintenant, répliqua le prêtre, mais Dieu
vous l’expliquera par la suite.

Cet homme pressé de regagner son lit ne prêta que peu d’attention à
cette réponse et s’éloigna.

Walter s’acquitta de la commission, puis il s’agenouilla devant la
statue et pria; lorsqu’il fut sur le point de se retirer, il voulut
admirer une dernière fois la délicate élégance de ce voile, mais il n’y
était déjà plus. L’ange l’a aussitôt ravi, racontait plus tard Lydwine à
la veuve Simon qui l’interrogeait pour savoir ce qu’il était devenu.

Ces relations de la sainte avec la Madone étaient continuelles; dans ses
abominables nuits d’insomnies et de fièvre, alors que la malade se
retenait pour ne pas réveiller, en criant, son neveu et sa nièce couchés
dans la chambre, elle apercevait soudain, penchée sur son lit, la Vierge
qui relevait son oreiller et la bordait; et elle s’apaisait, heureuse,
et remerciait, confuse.

Entendait-elle parfois aussi les douces plaintes de la Mère au Fils? Car
il est impossible de ne pas se figurer la compassion de Marie devant le
cumul de tant de maux! Certes, Celle dont le cœur éclata sous la
pression des glaives, savait la nécessité de ces atroces souffrances,
mais elle était trop tendre pour ne point avoir pitié du martyre de sa
pauvre fille. Et il semble qu’on la voit implorer la miséricorde du
Christ qui sourit tristement et lui dit:

--O Mère, rappelez-vous, sur le Calvaire, cette croix qu’en leur
satanique orgueil les hommes voulurent créer plus grande que leur Dieu;
rappelez-vous qu’elle fut plus haute et plus large que mon corps qui ne
l’a pas emplie; les bourreaux ont laissé dans ce cadre de bois dont ils
m’entourèrent des vides que, seuls, des monceaux de tortures peuvent
combler; et c’est précisément parce qu’il y reste de la place pour
souffrir que j’ai donné à mes saints l’irrésistible attrait de l’occuper
et d’y achever à leur dépens les tortures de la Passion; puis pensez que
si Lydwine n’expiait pas des fautes dont elle est innocente, une
multitude de vos autres enfants serait damnée!--Mais cela n’empêche que
notre fille a, pour cette nuit, assez souffert; prenez-la donc dans vos
bras pour l’endormir aux tourments de la terre!

Et la sainte Vierge dorlotait Lydwine qu’elle remettait, ravie, à son
ange pour la promener dans les jardins du ciel.

Une autre fois, pendant une nuit de noël, elle fut brusquement
transportée au Paradis et elle y fut, de même que la vénérable Gertrude
d’Oosten, cette béguine hollandaise qui l’avait précédée dans la voie
des holocaustes, l’objet d’une singulière grâce.

Cette grâce lui avait été annoncée d’avance, mais elle ne l’avait pas
révélée à ses intimes. Or, la veuve Catherine Simon qui habitait
maintenant avec elle, eut un songe pendant lequel un ange lui décela que
son amie recevrait, dans la nuit de la Nativité, un lait mystérieux
qu’elle lui permettrait de goûter.

Elle en parla à Lydwine qui, par humilité, répondit évasivement; mais
elle revint à la charge et, lassée par le vague de ses répliques, finit
par s’exclamer: Savez-vous, ma mie, que c’est un peu fort que d’oser
nier ce qu’un ange m’a appris!

Alors, la sainte avoua qu’elle était, elle aussi, prévenue de ce miracle
et elle invita Catherine à se préparer par la confession et la prière à
la réception de cette faveur.

Et pendant la nuit de la Théophanie, Lydwine, saisie par l’emprise
divine, perdit l’usage de ses sens et son âme s’envola dans l’Éden.

Là, elle fut admise, comme tout naturellement, au milieu d’une nuée de
vierges vêtues de blanc, coiffées de fleurs fabuleuses ou couronnées de
cercles d’or ponctués de gemmes; toutes tenaient à la main des palmes et
dessinaient un demi-cercle au centre duquel Marie siégeait sur un trône
étincelant que l’on eût cru sculpté dans des éclairs solidifiés, dans
des foudres durcies; et des multitudes d’anges se pressaient derrière
elles.

Tous ces purs Esprits, Lydwine les contemplait, sous un aspect humain,
mais seuls les contours existaient sous la neige plissée des robes; ces
corps glorieux n’étaient emplis que d’une pâle lumière qui fluait des
yeux, de la bouche, du front, s’irradiait derrière la nuque en des
nimbes d’or; et de cette foule agenouillée, les mains jointes, des
adorations s’élevaient éperdues vers la Maternité de la Vierge, des
adorations où le verbe liturgique fusait en une flore de flammes d’un
feuillage de senteurs et de chants. De grands séraphins brûlaient,
détachant de harpes en feu des perles embrasées de sons; d’autres
tendaient ces coupes d’or pleines d’essences embaumées qui sont les
prières des Justes; d’autres versellaient les psaumes messianiques et
chantaient, en des chœurs alternés, de transportantes hymnes; d’autres
enfin, près de l’Archange debout, à la droite de l’autel des Parfums,
activaient l’ignition des olibans, tissaient avec des fils de fumée
bleue les langes chauds dont ils allaient envelopper, en l’encensant, la
nudité frileuse de l’Enfant.

En hâte, ils préparaient, car l’instant de la délivrance était proche,
la layette nébuleuse des aromes, l’odorant trousseau du Nouveau-né.
Lydwine retrouvait dans le ciel les formules d’adoration, les pratiques
cérémonielles des offices qu’elle avait, ici-bas, lorsqu’elle était bien
portante, connues; l’Église militante avait été, en effet, initiée par
l’inspiration de ses apôtres, de ses papes et de ses saints, aux joies
liturgiques du Paradis; en une déférente imitation, elle répétait le
langage réduit des louanges; mais quelle différence entre ses émanations
et ses chants et les accords vertigineux de ces harpes, la puissance et
la subtilité de ces fragrances, le zèle fulgurant de ces voix!

Lydwine écoutait et regardait, ravie; et à mesure que l’heure de la
Nativité s’avançait, les accents de la psallette des anges, les
exhalaisons des encensoirs et des coupes, les vibrations des cordes se
faisaient plus implorants et plus doux; et quand l’heure sonna dans les
beffrois divins, quand Jésus apparut, radieux, sur les genoux de sa
Mère, quand un cri d’allégresse traversa les vapeurs sacrées des
thuribules et les rumeurs extasiées des harpes, le lin des chastes
tuniques des Vierges s’ouvrit et, en d’intarissables flots, le lait
jaillit.

Et la bienheureuse fut traitée de même que ses compagnes; l’Enfant
laissait ainsi comprendre, affirme A Kempis, qu’il les associait à
l’honneur de la Maternité céleste; il signifiait, de la sorte, dit de
son côté Gerlac, que toutes les Vierges étaient aptes à nourrir le
Sauveur.

La pauvre Lydwine, elle ne se possédait plus de bonheur maintenant! elle
était si loin de sa géhenne mortelle!--Et, déjà cependant la vision
s’effaçait; il ne restait plus sur un firmament de nuit que l’immense
trajectoire de ce lait qu’éclairaient, par derrière, des milliers
d’étoiles.

L’on eût dit d’une autre voie lactée, d’une arche de neige saupoudrée
d’une poussière d’astres!

L’entrée dans la chambre de Catherine Simon impatiente de voir se
réaliser la promesse de son rêve, ramena Lydwine à elle-même et lorsque
son amie lui réclama du lait, elle toucha de sa main gauche la fleur de
son sein et le lait qui avait disparu avec son retour ici-bas revint et
la veuve en but par trois fois et ne put, pendant plusieurs jours,
prendre aucune nourriture. Tout aliment naturel lui semblait d’ailleurs,
en comparaison de cet extraordinaire suc, de bouquet plat et de saveur
fade: et cette scène se renouvela, d’autres années, à cette même époque
de Noël.

Brugman assure que le confesseur Jan Walter obtint la même faveur que
Catherine et qu’il but de ce lait; mais Gerlac atteste, au contraire,
qu’il ne put joindre en temps opportun sa pénitente et qu’il ne profita
point de cette grâce.

Si l’on recense les étonnants miracles dont foisonne cette vie menée en
partie double, saturée de souffrances lorsqu’elle se passe sur la terre,
débordée de joies lorsqu’elle s’évade dans l’Éden; si l’on récapitule
les exceptionnels privilèges dont le Seigneur combla Lydwine; si l’on
envisage enfin la somme énorme de ses bienfaits, l’on n’est pas loin de
croire qu’à force de se dévouer pour les autres, de prier et de pâtir,
la bienheureuse avait atteint la cime de la vie parfaite.

Elle n’en était malheureusement pas pour elle encore là; des échelons
n’étaient pas gravis. La terrible remarque sur laquelle saint Jean de la
Croix ne cesse d’insister dans la «Montée du Carmel» qu’une attache
quelconque, lors même qu’elle ne constituerait que la plus petite des
imperfections, obscurcit l’âme et fait obstacle à sa parfaite union avec
Dieu, s’appliquait, malgré tout, à elle. Elle s’appartenait encore trop;
elle possédait le déchet d’une qualité, la tare d’une vertu; elle était
trop liée aux siens, elle les aimait trop.

Il sied de dire, à sa décharge, que, si avancée qu’elle fût dans les
voies du Seigneur, il lui était bien difficile de se rendre compte par
elle-même des limites qu’il lui était interdit de franchir; à l’âme qui
le cherche, le point de repère se montre à peine, car il se dissimule
sous les subterfuges les plus avantageux, sous les prétextes les plus
vraisemblables.

Dieu ne défend pas, en effet, d’aimer les siens, au contraire;--ce qu’il
défend à ceux sur lesquels il a mis l’épreinte de ses serres, à ceux
qu’il désire expulser d’eux-mêmes pour qu’ils ne puissent vivre qu’en
Lui, c’est cette incontinence de l’affection humaine qui refoule, en les
contrecarrant, ses amoureux desseins;--mais la pauvre âme qui, sans
défiance, s’abandonne à ces excès les rapporte ou croit les rapporter à
son Créateur qu’elle entretient constamment de ceux qu’elle aime; elle
le prie pour eux et elle estimerait ne pas remplir son devoir envers Lui
et manquer à la charité envers eux si elle n’agissait pas de la sorte.
Elle s’imagine en un mot les aimer en Lui et elle les aime autant sinon
plus que Lui; son intention est donc bonne quand elle veut imposer à son
maître une association d’amitiés, un partage qui ne tend à rien moins
qu’à le bannir de ses propres domaines.

Il y a là une erreur que suscite l’Esprit de Malice, car, ainsi que
l’exprime, en des termes définitifs, dans son «Traité de la vie
spirituelle et de l’oraison», Madame l’abbesse de sainte Cécile de
Solesmes, «le Démon aime les violences, tout ce qui est poussé à
l’outrance, même dans le Bien».

Et c’est le chef-d’œuvre de son art que de détruire une vertu en
l’exaltant!

Or, c’est ce qui advint à Lydwine; elle n’avait pu se dépouiller de
cette intempérance de tendresse qui lui avait déjà attiré, lors du décès
de son frère, des remontrances. Depuis cette mort, sa dilection s’était
accrue pour ses deux petits garde-malades, son neveu et sa nièce, et le
Seigneur la frappa, en plein cœur, en lui supprimant Pétronille; cette
jeune fille avait alors dix-sept ans et depuis qu’elle avait été blessée
par les Picards, en voulant secourir sa tante, elle boitait et
languissait, n’avait jamais pu parvenir, malgré les traitements des
meilleurs médecins, à se rétablir.

Une nuit, Lydwine, ravie en esprit, aperçut une procession qui sortait
de l’église de Schiedam; en une lente théorie, cheminaient sur deux
lignes, précédés des cierges et de la croix, les patriarches, les
prophètes, les apôtres, les martyrs, les confesseurs, les vierges, les
saintes femmes, les personnages du Commun des saints; ils se dirigèrent
du sanctuaire vers sa maison, y firent la levée d’un corps exposé à la
porte et l’accompagnèrent à l’église.

Et, elle-même, se voyait derrière le convoi, avec trois couronnes; une
sur la tête, et une dans chaque main.

Et le rêve s’évanouit.

Lorsqu’elle eut repris ses sens, Lydwine pensa tout d’abord que cette
vision la concernait et qu’elle était le présage de sa fin; mais elle
fut détrompée par Jésus qui lui révéla que ce simulacre se référait à sa
nièce et il lui indiqua, en même temps, le jour et l’heure où Pétronille
naîtrait au ciel.

Lydwine sanglotait, accablée; elle réagit pourtant en songeant à
l’agonie de celle qu’elle aimait comme une fille et elle s’écria: Ah!
Seigneur, accordez-moi au moins dans ma détresse une grâce; cette heure
que vous me désignez est une de celles où je dois être rongée par cette
fièvre qui se rallume, vous le savez, à des heures fixes; et alors, je
ne suis plus bonne à rien, incapable de toute attention, de tout effort;
je vous en supplie, réglez autrement la marche de mon mal, afin que je
sois en état d’assister ma pauvre Pétronille, lorsque le moment de me
séparer d’elle sera venu.

Jésus exauça cette prière et, au grand étonnement de ceux qui soignaient
la sainte, l’accès si précis d’habitude fut anticipé de six heures et sa
durée fut moins longue que de coutume.

A peine en fut-elle délivrée, que Pétronille entra en agonie et Lydwine
qui la voyait toute tremblante put la soutenir et prier avec elle; et
elle mourut peu après et alla recevoir les trois couronnes que sa tante
portait, en son ravissement; l’une à cause de la virginité de son corps,
l’autre à cause de sa chasteté spirituelle, la troisième enfin à cause
même de cette blessure que des chenapans de la Picardie lui firent.

Lydwine s’était jusqu’à ce moment roidie contre sa peine; elle avait
écouté, navrée, la sentence du Seigneur, mais elle n’avait pas faibli
tant qu’il s’était agi de réconforter sa nièce; elle avait refoulé ses
larmes et adouci par son apparente fermeté les derniers moments de la
petite; mais lorsque celle-ci fut inhumée, sa vaillance tomba; elle
succomba à la douleur et ne cessa de pleurer; et, au lieu de s’atténuer
avec le temps, son chagrin s’aggrava; elle le cultiva, le nourrit de ses
regrets sans cesse présents, se submergea en lui de telle sorte que
Jésus, délaissé, se fâcha.

Il ne lui adressa aucun reproche, mais il s’éloigna.

Alors, ce fut ainsi qu’à ses débuts dans la vie purgative, l’angoisse de
l’âme prisonnière dans les ténèbres; rien, pas même le pas furtif du
geôlier qui rôde dans les alentours, mais un silence absolu dans une
nuit noire.

Ce fut l’in-pace de l’âme enchaînée dans un corps perclus; forcément,
dans cette solitude, elle dut se replier sur elle-même et se chercher;
mais elle ne trouva plus en elle que des ruines d’allégresse, que des
décombres déshabitées de joie; une tempête avait tout jeté bas; elle ne
put devant ces débris de ses aîtres que se susciter l’amer souvenir du
temps où l’Époux daignait les visiter; et ce qu’elle était heureuse
alors de servir son Hôte, de s’empresser autour de Lui et comme il
payait au centuple ses pauvres soins! ah! ce logis que les anges
l’aidaient à préparer pour accueillir le Bien-aimé, il en subsistait
quoi maintenant? il avait suffi d’un instant d’inadvertance, d’une
minute d’oubli pour que tout croulât!

Elle se tordait de désespoir et, sous la force expansive de la douleur,
l’âme se brisa et ce fut affreux.

Cependant, si l’on y réfléchit, cette détresse ne put être la même que
celle qu’elle subit lorsqu’elle préluda dans les voies du douaire
mystique; elle s’en rapproche certainement, mais elle en diffère par
certains points; dans la première qui est évidemment cette «nuit
obscure» que saint Jean de la Croix a si merveilleusement décrite, il y
a, en outre des sécheresses, des aridités, du chagrin issu des
dérélictions et du délaissement intérieur, une sorte de peine du dam;
l’on s’imagine, en effet, que cet état durera toujours, que l’abandon du
Seigneur est irrémissible; et cela, c’est épouvantable; il faut avoir
été tenaillé par cette angoisse dont rien ne peut donner une idée, pour
se douter de ce que souffrent dans l’Enfer les damnés.

Or, Lydwine avait vu de trop près le Seigneur pour appréhender une telle
infortune; elle se savait assez aimée pour être certaine que son
repentir désarmerait le mécontentement de l’Époux; d’autre part, elle
n’était pas non plus, comme à ses débuts, dans l’impossibilité de se
recueillir et de prier; elle se recolligeait sans goût, elle priait sans
ressentir de douceurs sensibles, mais elle pouvait quand même, et sans
s’éparpiller, prier; c’était une faible lueur, un rayon bien lointain
qui pénétrait dans l’ombre de sa geôle, mais enfin, si pâle qu’elle fût,
cette clarté attestait une attention, avérait une pitié, prouvait
qu’elle n’était pas complètement répudiée, définitivement omise. Elle
était, en somme, dans la situation d’une âme au Purgatoire qui souffre
mais attend avec résignation sa délivrance.

Et néanmoins, quelle misérable existence était la sienne! ses tortures
corporelles étaient devenues sans contre-poids! aucun relais pour les
modérer, aucune halte pour les amortir; littéralement, elles la
saccagèrent; la nature, privée de son soutien supernel, livrée à
elle-même, éclata en cris déchirants et Lydwine vomit le sang à pleine
bouche.

En vain, Jan Walter qui lui était si dévoué tentait de la consoler; elle
éprouvait une lassitude des conseils, un dégoût de tout. Effrayée de la
voir ainsi déprimée, sa fidèle Catherine, installée à son chevet,
s’écria, désespérée, un jour: mais enfin, mon Dieu, que se passe-t-il
donc ici?

A ce moment, plus calme, Lydwine répondit:

--C’est à cause de mes péchés que vous me voyez si malheureuse; j’ai
perdu par ma faute tout attrait spirituel, même lorsque je communie. Je
n’ai plus, ni ravissements, ni lumière prophétique, ni réconfort, rien.
Ce Seigneur ne m’a laissé, pour me soulager, que la faculté de pouvoir
méditer, ainsi qu’autrefois, sa vie sans m’évaguer; mais je n’y découvre
plus aucune aise, il me semble que je suis déportée sur une terre de
glace, dans une région inconnue que rien n’éclaire et où je ne suis
nourrie qu’avec de la myrrhe et du fiel.

Cette épreuve dura cinq mois; puis, un 2 juillet, fête de la Visitation
de la Très-Sainte Vierge, les pans de nuit qui muraient l’âme de la
sainte tombèrent; le jour jaillit à flots et Jésus parut.

Ce ne fut qu’un élan et qu’un cri; l’âme se jeta, éperdue, à ses pieds
et il la releva et la serra tendrement contre Lui. Elle défaillit de
bonheur et, pendant près de dix jours, vécut hors d’elle-même, au-dessus
du temps, au-delà des images et loin des formes, immergée, comme
absorbée dans l’océan de la divine Essence. Si elle n’eût respiré, ses
amis l’auraient cru morte.

Mais ce qui les émerveilla plus que tout, ce fut une odeur nouvelle qui
s’échappa de ses stigmates et de ses plaies. Cette senteur si
particulière, unique dans les monographies des saintes, cette senteur
qu’elle seule exhalait depuis des années et qui était telle qu’une
quintessence des aromates de l’Inde et des épices du Levant s’évanouit
et fut remplacée par une autre et celle-là rappelait, mais épurée, mais
sublimée, le parfum de certaines fleurs coupées fraîches. Brugman
raconte, en effet, qu’elle expirait, au plus fort de l’hiver, des
effluves tantôt de rose, tantôt de violette et tantôt de lys.

Ces émanations moins rares, nous les retrouvons, avant et après Lydwine,
chez d’autres saints. Rose de Viterbe qui vécut au XIIIe siècle
dégageait en effet l’odeur de la rose et sainte Catherine de Ricci et
sainte Térèse qui vécurent au XVIe fleuraient, l’une la violette et
l’autre la violette et le lys, symboles de l’humilité et de la chasteté.

Ce changement eut lieu, alors qu’elle s’était entièrement dépossédée et
alors que le terme de ses jours était proche; il semblait que le souffle
printanier des floraisons succédant au fumet hivernal des épices
conservées et des coques sèches annonçât la fin de son hiver terrestre
et l’arrivée de cet éternel printemps dans lequel elle allait, après sa
mort, entrer.

Sa chambre embaumait à un tel point que toute la ville défila chez elle
pour respirer ce bouquet.

Qu’est cela? nous n’avons jamais rien humé de pareil, s’écriaient les
badauds, et Lydwine répondait:

--Dieu seul le sait; quant à moi, je ne suis qu’un pauvre être et il m’a
fallu bien des châtiments pour me faire comprendre combien j’étais
encore sujette aux infirmités de la nature humaine; louez le Seigneur et
priez-le pour moi!

N’est-il pas utile de remarquer, à ce propos, que les hagiologes ne
contiennent guère de biographies qui soient plus odorantes que celle de
Lydwine? Je n’en connais, pour ma part aucune où la bénévolence divine
s’affirme ainsi, à chaque page. Outre que la bienheureuse était une
cassolette vivante, toutes les fois que Notre-Seigneur, que sa Mère, que
ses anges venaient la visiter, ils laissaient, en partant, des traces
fragrantes de leur passage et les personnes même que Lydwine conduisait
avec elle dans le Paradis, y étaient saturées de célestes effluences qui
leur enivraient l’âme et en guérissaient les maux.




XIV.


De toute la famille de Lydwine qui fut nombreuse, il ne restait plus
pour habiter avec elle et la veiller qu’un neveu, âgé de douze ans. Des
huit frères qu’elle avait, deux étaient morts, Wilhelm, le père de
Pétronille et de Baudouin, et cet autre Baudouin dont le nom nous a été
révélé par une vision de la sainte. Les six autres étaient-ils aussi
décédés ou résidaient-ils au loin? on l’ignore; en tout cas, aucun ne
nous est signalé comme s’étant jamais occupé de sa sœur.

Baudouin, son neveu, était un petit garçon, sage et pieux, que l’on se
figure aisément tel que tant d’enfants du peuple en Hollande, un
blondin, un peu massif, avec une face ronde, rendue avenante par de bons
yeux; il menait, en somme, une assez triste existence car, au lieu de
jouer avec les gamins de son âge sur la place, il devait demeurer
silencieux, dans une chambre, attentif à contenter les désirs d’une
malade. Sa tante voulut lui manifester sa gratitude pour son dévouement
et ses soins et elle le fit d’une façon singulière; craignant peut-être
qu’il ne fût, quand elle ne serait plus là, tenté par des doutes contre
la foi, elle souhaita qu’il ne pût oublier les surprenantes merveilles
dont il était le témoin, dans cette maison hantée par Notre-Seigneur,
par sa Mère et par les anges, et la grande Douloureuse qu’elle était,
pensa que, seule, la souffrance serait assez forte pour frapper
l’imagination de l’enfant et y sceller à jamais le souvenir de tant de
grâces.

Elle pria, en conséquence, le Sauveur de lui envoyer un accès de fièvre
qui ne mît point ses jours en danger, mais qui lui rappelât, par la
suite, le temps où il vivait auprès d’elle.

Sa requête fut exaucée.

Un soir, vers la fête de la Nativité de sainte Marie, Lydwine demanda à
son neveu qui tenait à la main une cruche de petite bière, de la déposer
sur une table, au chevet de son lit. Baudouin obéit et la cruche passa
là la nuit. Le lendemain, cette bière s’était changée en un élixir
aromatisé avec les fougueuses écorces d’idéales cannelles et les zestes
éveillés de fabuleux cédrats. Plusieurs personnes en goûtèrent et cette
liqueur les stimula de même qu’un cordial, mais l’enfant, en ayant bu
quelques gouttes, fut aussitôt appréhendé par une fièvre qui ne le
quitta pas avant la saint-Martin.

Après qu’il eut été rétabli, ce fut le tour de Jan Walter d’être malade;
lui, fut féru d’une fièvre intermittente dont les accès correspondaient
à ceux de Lydwine, ce que voyant, l’une de ses sœurs, nommée Cécile,
s’enquit auprès de la sainte pour savoir combien de jours cette maladie
durerait.--Jusqu’au dimanche de Carême, répondit-elle.--Et Walter
recouvra, en effet, la santé, à cette époque. Plus tard, il fut encore
atteint d’une affection, mais si grave celle-là, que tous ses amis le
crurent perdu, tous, sauf Lydwine qui, après avoir harcelé le ciel de
suppliques, obtint sa guérison.

Elle éliminait par ses prières les tortures des autres, mais les siennes
augmentaient d’autant. Elle approchait de sa fin. En nous racontant
l’histoire de son neveu, Gerlac nous laisse entendre qu’elle eut lieu
l’année même de sa mort; mais Thomas A Kempis antécède d’une année et la
reporte par conséquent à l’an 1432.

Ce qui est certain, c’est que ses moments étaient maintenant comptés et
Dieu la paracheva dans sa mission de victime réparatrice, en l’écrasant
sous une dernière avalanche de maux. Elle n’avait plus une partie du
corps qui fût indolore et cependant il découvrit des places de douleurs
presque vides et il les emplit. Il la frappa d’attaques d’épilepsie et
elle en eut jusqu’à trois par nuit. Avant la première, elle prévint ses
intimes pour qu’ils eussent à la maintenir et à l’empêcher de se briser
le crâne contre les murs.

C’est très bien, répliquèrent-ils, mais il serait mieux de détourner ces
assauts que vous nous annoncez, en suppliant le Seigneur de vous en
préserver; vous avez assez de maladies sans encore y adjoindre celle-là;
mais elle les blâma de juger des volontés de Dieu. Bientôt, aux furies
du haut-mal vinrent s’ajouter des crises de démence; seulement elles
furent très courtes; elles sévirent juste assez pour qu’il fût dit
qu’excepté la lèpre, aucune maladie ne lui avait été épargnée; elle fut
encore terrassée par un coup d’apoplexie dont elle se releva, mais les
névralgies et les rages de dents ne cessèrent plus; un nouvel ulcère lui
rongea le sein; enfin, depuis la fête de la Purification jusqu’à Pâques,
la gravelle lui suscita des tourments terribles et elle eut de telles
contractions de nerfs que ses membres déplacés se mêlèrent; elle devint
quelque chose de bizarre, d’informe d’où dégouttaient du sang et des
larmes et d’où sortaient des cris.

Elle souffrait le plus impitoyable des martyres, mais elle embrassait
maintenant, dans son ensemble, la tâche qu’elle était chargée
d’accomplir.

Jésus lui exhibait, en une épouvantable vision, le panorama de son
temps.

L’Europe lui apparaissait, convulsée--comme elle-même l’était--sur le
lit de son sol et elle cherchait à ramener, d’une main tremblante, sur
elle la couverture de ses mers pour cacher son corps qui se décomposait,
qui n’était plus qu’un magma de chairs, qu’un limon d’humeurs, qu’une
boue de sang; car c’était une pourriture infernale qui lui crevait, à
elle, les flancs; c’était une frénésie de sacrilèges et de crimes qui la
faisait hurler, ainsi qu’une bête qu’on assassine; c’était la vermine de
ses vices qui la dépeçait; c’étaient des chancres de simonie, des
cancers de luxure qui la dévoraient vive; et terrifiée, Lydwine
regardait sa tête tiarée qui ballottait, rejetée tantôt du côté
d’Avignon, tantôt du côté de Rome.

Vois, fit le Christ, et, sur un fond d’incendies, elle aperçut, sous la
conduite de fous couronnés, la meute lâchée des peuples. Ils
s’égorgeaient et se pillaient sans pitié; plus loin, en des régions qui
semblaient paisibles, elle considéra les cloîtres bouleversés par les
brigues des mauvais moines, le clergé qui trafiquait de la chair du
Christ, qui vendait à l’encan les grâces du Saint-Esprit; elle surprit
les hérésies, les sabbats dans les bois, les messes noires.

Elle serait morte de désespoir si, pour la consoler, Dieu ne lui avait
aussi montré la contre-partie de ce siècle, l’armée des saints en
marche; ils parcouraient sans s’arrêter le monde, réformaient les
abbayes, détruisaient le culte de Satan, mataient les peuples et
refrénaient les rois, passaient, en dépit de tous les obstacles, dans
des tourbillons de crachats et de huées; et tous, qu’ils fussent actifs
ou contemplatifs, souffraient, eux aussi, aidaient à acquitter par leurs
oraisons et leurs tortures la rançon de tant de maux!

Devant l’immensité de la dette, elle s’estimait si pauvre! qu’étaient
ses infirmités et ses afflictions en face de cette marée d’ordures? une
goutte d’eau, à peine; et elle suppliait le Seigneur de ne plus la
ménager, de se venger sur elle de ce monceau d’offenses!

Elle savait que le terme de son existence était proche et elle craignait
maintenant de n’avoir pas rempli sa mission, d’avoir été trop heureuse;
elle se jugeait une ouvrière improductive qui n’apportait à la ruche des
douleurs qu’un infime butin, qu’une faible part; et cependant,
l’infortunée, ce qu’à certains moments, elle était lasse, lorsque,
descellée de ses extases, elle retombait dans sa pauvre chambre! mais
des apparitions la réconfortèrent. Un jour qu’elle était dans le
ravissement, elle rencontra son grand-père, à la porte du Paradis.

--Ma très douce fille, lui dit-il, je ne puis vous permettre d’entrer
dans ce lieu du perdurable repos, car ce serait une calamité pour ceux
qui ont besoin de vos services; vous avez encore des péchés d’autrui à
compenser, des âmes du Purgatoire à affranchir; mais consolez-vous, ma
chère enfant, ce ne sera plus long.

Une autre fois, son ange lui désigna un rosier qui avait la stature d’un
arbre et qui était couvert de boutons et de fleurs et il lui expliqua
qu’elle ne serait libérée de la peine de la vie que lorsque toutes les
roses seraient épanouies.

Mais enfin, lui demandèrent Jan Walter et la veuve Catherine Simon:
reste-t-il encore beaucoup de boutons à éclore?

--Toutes les roses sont actuellement ouvertes, sauf une ou deux,
fit-elle; aussi ne tarderai-je pas à vous quitter.

Elle dit également à un prieur des chanoines réguliers qu’elle semble
avoir tenu en une particulière estime:

--Je vous serai reconnaissante, mon cher père, de revenir encore me voir
après Pâques; cependant, si Dieu me retirait de ce monde avant votre
visite, je recommande mon âme à votre charité, n’est-ce pas?

Le prieur conclut de cette restriction qu’elle ne chanterait pas
l’alleluia sur la terre, à cette époque; et, elle-même, finit par avouer
à ses intimes qu’elle trépasserait pendant le temps Paschal, mais elle
ne leur précisa ni le jour, ni l’heure, parce qu’elle voulait s’en
aller, seule, sans autre assistance que celle de Jésus.

--Et votre maison, que deviendra-t-elle, après votre décès?

--Rappelez-vous, fit-elle à ses amis qui lui posaient cette question,
rappelez-vous ce que je répliquai à un bon Flamand lorsque, touché de ma
détresse, il m’offrit de me bâtir un refuge plus commode; tant que je
vivrai, je n’aurai pas d’autre logement que celui-ci; mais si, après ma
mort, quelqu’un veut convertir cette triste demeure en un hôpital pour
les indigents, je prie d’avance le Seigneur de le récompenser.

Ce fut là, elle le savait, une parole prophétique qu’un pieux médecin
Wilhelm, le fils de ce brave Godfried de Haga, dit Sonder-Danck, qui
l’avait soignée dans sa jeunesse, accomplit, après son trépas. Et à
quelqu’un qui, comprenant qu’elle s’attendait à prochainement mourir,
l’interrogeait pour connaître si Dieu opérerait des miracles sur sa
tombe, elle répartit:

--Je n’ignore pas que des âmes simples s’imaginent que ma disparition
s’accompagnera de phénomènes extraordinaires; elles se trompent
absolument; quant à ce qui doit survenir après mon enterrement, Dieu
seul le sait et je n’ai nulle envie d’être renseignée sur ce point. Je
désire seulement que mes amis n’exhument pas mes restes avant que trente
années ne se soient écoulées depuis le jour de ma sépulture et que mon
corps qui n’a pas touché la terre pendant trente-trois ans, ne
l’effleure même pas dans sa bière; je voudrais enfin que mes obsèques se
fissent sans aucun retard.

Telles furent ses dernières volontés; elle les communiqua aux intimes
qui l’entouraient; ils ne doutèrent plus, en l’entendant s’exprimer de
la sorte, que sa fin ne fût imminente; ils en furent plus certains
encore, lorsque, les ayant tous réunis autour de son grabat, elle leur
dit:

--Je vous conjure de me pardonner les peines que j’ai pu vous causer; ne
me refusez pas ce merci que je sollicite pour l’amour de Dieu; de mon
côté, je le prie et le prierai bien pour vous.

Tous fondirent en larmes, protestant que loin de les avoir jamais
offensés, elle les avait, au contraire, grandement édifiés par sa bonté
et sa patience.

Enfin, le jour de Pâques fleuries vint. Lydwine sortit de sa réserve
avec l’Époux. Il l’inondait de telles délices qu’elle se pencha sur son
cœur et murmura: oh! je suis lasse de vivre, enlevez-moi d’ici-bas, mon
Seigneur, enlevez-moi!

Jésus sourit et la Vierge et les douze Apôtres et une multitude d’anges
et de saints parurent derrière Lui. Jésus se mit à la droite de Lydwine
et Marie à sa gauche; tout près du Christ, une table jaillit sur
laquelle étaient une croix, un cierge allumé et un petit vase; les anges
s’approchèrent du lit et découvrirent la patiente. Alors, le Sauveur
prit le petit vase qui contenait l’huile des infirmes et il fit les
onctions accoutumées, sans proférer un mot; les anges la recouvrirent;
Jésus lui plaça le cierge dans la main et posa le crucifix sous ses yeux
et il y demeura, visible pour elle seule, jusqu’à sa mort.

Lydwine lui dit alors humblement:

--Mon doux Maître, puisque vous avez daigné vous abaisser jusqu’à la
plus misérable de vos servantes; puisque vous n’avez pas eu le dégoût
d’oindre mon malheureux corps avec vos très saintes mains, soyez
indulgent jusqu’au bout. Accordez-moi cette dernière grâce de souffrir
autant que je le mérite personnellement, afin qu’aussitôt exonérée de la
vie, je sois admise, sans avoir à passer par le Purgatoire, à contempler
votre suradorable Face.

Et Jésus répondit:

--Tes vœux sont exaucés, ma fille; dans deux jours, tu chanteras
l’alleluia avec tes sœurs les Vierges, dans le Paradis.

Lorsque le soleil fut levé, vers quatre heures du matin, son confesseur
Walter la visita. Il avait été ravi en contemplation pendant la nuit et
il avait vu Lydwine, rayonnante de joie, parmi les anges; la chambre
embaumait quand il y pénétra.

--Oh! s’écria-t-il, je sais que votre époux part d’ici, mais ne
l’aurais-je pas su, que je le devinerais rien qu’en aspirant ce fleur de
l’Éden! vous a-t-il annoncé votre délivrance? ne me cachez rien, s’il se
peut, chère sœur.

Transportée d’allégresse, elle s’exclama: mes souffrances vont
redoubler, mais ce sera bientôt terminé!

Et, en effet, la gravelle et le charbon la supplicièrent, sans aucune
trêve; elle vécut, le lundi de Pâques, dans d’épouvantables affres; le
mardi, elle s’apprêta à mourir et comme sa chambre était pleine de
monde, elle dit doucement:

--Laissez-moi seule aujourd’hui avec le petit,--elle désignait son neveu
Baudouin, assis près du lit,--si vous êtes mes amis, faites cela pour
moi; soyez sans inquiétude d’ailleurs; au cas où j’aurais besoin de
vous, j’enverrais l’enfant vous prévenir.

Tous crurent qu’elle souhaitait de se recueillir et de prier, en paix
et, ne pensant pas que la mort la talonnait, se retirèrent; Jan Walter
s’éloigna, à son tour, et s’en fut à l’église réciter les vigiles des
trépassés pour la supérieure du couvent des sœurs Tertiaires qui venait
de décéder; à peine l’eut-il quittée, que l’agonie commença; elle dura
de sept heures du matin à quatre heures du soir; les vomissements la
déracinaient et la jetaient, brisée, sur le carreau; elle rendait, avec
des matières verdâtres, le fiel à pleine bouche; Baudouin n’avait que le
temps de vider la cuvette au dehors et de la rapporter.

--O mon enfant, dit-elle au petit qui pleurait, si le bon Walter voyait
ce que je souffre!

Baudouin s’exclama: tante, voulez-vous que j’aille le chercher?

Elle ne répondit pas; elle avait perdu connaissance.

Alors, l’enfant terrifié courut à toutes jambes à l’église qui était
très peu distante de la chaumière, car l’on pouvait à peine réciter, en
allant de l’une à l’autre, trois fois le psaume «Miserere». Walter se
hâta d’arriver et il trouva la sainte inanimée. Il espéra qu’elle
n’était qu’insensibilisée par l’extase; néanmoins il fit quérir toutes
les amies de Lydwine qui, ne voulant pas, elles non plus, croire au
décès et, ignorant que le Seigneur lui avait, comme à saint Antoine de
Padoue, donné, de ses propres mains, l’Extrême-Onction, lui demandèrent
de leur faire connaître par un signe si elle ne désirait pas recevoir
les derniers sacrements; mais Lydwine ne bougeait plus; alors, Walter
alluma une chandelle qu’il plaça derrière la tête de la sainte, de peur
que la lumière ne lui blessât les yeux, si elle respirait encore et il
l’examina de près; le doute n’était plus possible, elle avait cessé de
vivre.

Les femmes éclatèrent en sanglots, mais Catherine Simon qui refoulait
ses larmes leur enjoignit de se taire.

--Voyons, fit-elle, si ce que Lydwine m’a souvent prédit, que ses mains
se rejoindraient, après sa mort, s’est réalisé.

Son bras droit avait été, en effet, consumé par le feu des ardents et il
ne tenait, depuis bien des années, que par un fil. Un chirurgien avait
réussi avec un pharmaque de sa composition à le consolider, mais non à
le guérir et à le mettre en état de remuer; il était donc humainement
impossible que les deux mains pussent se rapprocher l’une de l’autre et
se toucher.

Catherine souleva la couverture et constata que les doigts des deux
mains étaient enlacés sur la poitrine; elle découvrit, stupéfiée aussi,
que sa rude ceinture en crins de cheval ne lui ceignait plus les reins,
mais qu’elle avait été pliée, sans que les cordons qui l’attachaient
eussent été dénoués, et déposée près de ses épaules, par son ange sans
doute, sur le chevet du lit.

J’ai palpé cette ceinture, raconte Brugman, j’ai humé le parfum qu’elle
exhale et j’affirme que, m’en étant servi dans des séances d’exorcisme,
elle s’est révélée d’une puissance irrésistible contre les démons. Quant
à moi, atteste, de son côté, Michel d’Esne, «je l’ai maniée de mes
propres mains et ai vu par expérience que les diables l’ont en grande
horreur et crainte».

La nuit après la mort, Walter qui, harassé de chagrin, ne parvenait pas
à s’endormir, aperçut l’âme de sa pénitente, sous la forme d’une blanche
colombe dont le bec et la gorge étaient couleur d’or, les ailes du ton
de l’argent, les pattes d’un rouge vif; et Brugman explique de la sorte
le symbolisme de ces nuances: l’or du poitrail et du bec signifiait
l’excellence de ses enseignements et de ses conseils; l’argent des
ailes, l’essor de ses contemplations; l’écarlate des pieds indiquait la
marche de ses pas dans les traces sanglantes du Christ; la candeur du
corps allégorisait enfin l’éclatante pureté de la bienheureuse.

L’une des trois sœurs de Jan Walter, qui avaient veillé le cadavre,
distingua à son tour l’âme de Lydwine emportée au ciel par des anges et
Catherine Simon la vit entrer dans sa chambre, accompagnée d’un grand
nombre de déicoles et elle participa au céleste festin des noces.

Toujours, en cette même nuit, elle se montra à de saintes filles qui
l’aimaient sans la connaître, habillée de blanc, couronnée de roses par
le Seigneur et menée au chant de la séquence «Jesu corona Virginum»
qu’entonnèrent les Anges, au-devant de la sainte Vierge qui lui passa
autour du cou un collier de gemmes en feu et la serra tendrement dans
ses bras.

Le lendemain matin, dès l’aube, Walter se rendit à la maison mortuaire;
il s’agenouilla devant le lit et, le cœur défaillant de tristesse,
pleura; puis il se releva et dit à ses sœurs et à Catherine Simon: ôtez
le voile qui couvre le visage de notre amie; elles obéirent et ce ne fut
qu’un cri.

Lydwine était redevenue ce qu’elle était avant ses maladies, fraîche et
blonde, jeune et potelée; on eût dit d’une fillette de dix-sept ans qui
souriait, endormie. De la fente du front qui l’avait tant défigurée, il
ne subsistait nulle couture; les ulcères, les plaies avaient disparu,
sauf cependant les trois cicatrices des blessures faites par les
Picards; elles couraient comme trois fils de pourpre, sur la neige des
chairs.

Tous étaient devant ce spectacle béants et ils odoraient, sans pouvoir
se lasser, une senteur inanalysable, si roborative, si fortifiante,
qu’ils n’éprouvèrent, pendant deux jours et trois nuits, aucun besoin de
sommeil et de nutriment.

Mais bientôt ce fut une foison de visites; dès que le bruit se fut
confirmé que la sainte était morte, non seulement les habitants de
Schiedam, mais encore ceux de Rotterdam, de Delft, de Leyde, de Brielle,
défilèrent dans la pauvre chambre.

A Kempis évalue à plusieurs milliers le nombre des pèlerins et, avec
Gerlac et Brugman, il narre qu’une femme de mauvaise vie ayant effleuré
avec son chapelet le cou de la morte, l’on constata après son départ,
que les grains du chapelet s’étaient marqués, ainsi que des gouttes de
poix, sur la peau, en noir; pareil fait s’était produit, de son vivant,
ajoutent les biographes, car lorsque ses doigts touchaient une main
impure, ils se couvraient aussitôt de macules. Walter défendit alors aux
visiteurs de frôler avec des objets de piété ou des linges la dépouille
de la bienheureuse. Il avait hâte d’ailleurs, pour satisfaire aux vœux
de Lydwine, d’inhumer son corps, mais les magistrats de Schiedam s’y
opposèrent. «L’on n’osait enterrer le cadavre, dit Michel d’Esne,
d’autant que le comte de Hollande avait dit de le venir voir.»

N’est-il pas à observer, à ce propos, que tous les petits potentats de
la Hollande fréquentèrent la sainte? nous avons noté ses relations avec
Wilhelm VI, la comtesse Marguerite et avec le duc Jean de Bavière.
Philippe, duc de Bourgogne et comte de Hollande, la connut évidemment,
lui aussi, puisqu’il se proposait d’assister à ses funérailles. Seule,
la légitime souveraine Jacqueline est absente de ce récit. Il est vrai
qu’elle vécut constamment évincée de ses domaines par la perfidie de ses
oncles, qu’elle erra, chassée d’une province à l’autre, tantôt en prison
et tantôt assiégée dans des places fortes; elle n’ignora
vraisemblablement pas l’existence de Lydwine, mais en admettant qu’elle
eût pu joindre la sainte, alors qu’elle était encore libre et que ses
ennemis n’occupaient pas le territoire de Schiedam, peut-être ne se
souciait-elle point de réclamer des conseils ou de recevoir, à
l’occasion de ses fallacieux mariages, des avis qui ne pouvaient que
très certainement lui déplaire. Toujours est-il que son nom n’est même
pas prononcé une fois par les trois historiens.

Pour en revenir à Lydwine, quand Walter apprit le refus des échevins
d’autoriser l’enterrement, il s’indigna et voulut passer outre, mais il
lui fut enjoint, sous peine de la prison et de la confiscation de ses
biens, de ne pas changer le cadavre de place. Force lui fut donc de se
soumettre. En attendant l’heure des obsèques, et bien que, malgré sa
liaison avec les sœurs tertiaires, Lydwine ne fît pas partie du
tiers-ordre de saint François,--car Brugman qui était franciscain n’eût
pas manqué de nous en avertir,--on la revêtit d’une robe de laine et
d’une ceinture pareilles à celles de ces religieuses; on la coiffa en
outre d’un bonnet de vélin sur lequel étaient écrits à l’encre les noms
de Jésus et de Marie; puis Walter glissa un oreiller de paille sous sa
tête et, ainsi qu’elle en avait manifesté le désir, un petit sachet
contenant ce qu’elle appelait ses «roses» qui n’étaient autres que les
larmes coagulées de sang qu’elle avait tant de fois versées. Walter les
détachait, en effet, du visage, lorsqu’il allait, le matin, chez elle et
il les serrait avec soin chez lui, dans une cassette.

Elle demeura ainsi exposée, pendant trois jours; enfin, le duc de
Bourgogne ayant avisé les magistrats qu’il ne fallait pas compter sur sa
présence, l’ordre d’inhumer fut obtenu.

Le vendredi matin, après un service solennel, célébré sous la présidence
du P. Josse, prieur des chanoines réguliers de Brielle, celui-là
peut-être qu’elle avait prié de la visiter après Pâques, elle fut
enterrée, à midi précis, dans la partie méridionale du cimetière contigu
à l’église.

Suivant ses volontés, pour que sa dépouille ne touchât pas la terre,
l’on plaqua sur le fond et les parois de la fosse des cloisons de bois,
puis on couvrit la tombe d’une maçonnerie en forme de voûte et l’on
scella sur le tout, à une hauteur d’environ deux coudées, une grande
pierre rougeâtre à l’envers de laquelle furent tracées, avec du cinabre,
des croix. L’an d’après, le clergé fit construire sur sa sépulture une
chapelle de pierre qui communiqua par une ouverture avec l’église.

Lydwine avait alors cinquante-trois ans et quelques jours; elle mourut,
le 18 des kalendes de mai, autrement dit le 14 avril, jour de la fête
des saints martyrs Tiburce et Valérien, l’an du Seigneur 1433, le mardi
dans l’octave de Pâques, après vêpres, vers quatre heures.

Les miracles ne tardèrent pas à éclore; parmi ceux qui sont avérés, nous
en citerons trois:

Le premier se produisit à Delft; une jeune fille qui gardait depuis huit
années le lit, avait été abandonnée par les médecins, lorsqu’un jour
Wilhelm, le fils de Sonder-Danck qui exerçait ainsi que son père la
profession de médecin, lui dit, après lui avoir confessé que son mal
était incurable:

--Que sont vos souffrances, en comparaison de celles qu’endura cette
bienheureuse Lydwine que traita mon père? Dieu effectue maintenant par
ses mérites de nombreux miracles dans nos contrées. Invoquez-la donc!

La malade se sentit aussitôt incitée à implorer la sainte qui lui
apparut et la guérit.

Le second se passa à Gouda. Il existait dans un couvent de religieuses
une nonne qui avait une jambe plus courte que l’autre et si contractée
qu’elle ne pouvait marcher. Elle avait demandé qu’on la transportât à
Delft pour être examinée par ce Wilhelm Sonder-Danck qui avait soigné
une autre sœur de ses amies; mais ses supérieures lui refusèrent la
permission de partir. Elle se désespérait, quand Lydwine surgit, pendant
la nuit, dans sa cellule et l’invita à engager les moniales de la
communauté à réciter, chacune, cinq pater et cinq ave, en l’honneur de
Dieu et aussi pour elle; ce après quoi, on la descendrait, le dimanche
suivant, dans la chapelle du cloître où elle recouvrerait la santé; et
il advint, comme elle l’avait prédit; l’estropiée sortit, joyeuse, et
radicalement guérie, de l’église.

Le troisième fut accompli, à Leyde, au profit d’une autre nonne qui
avait depuis huit années, au cou, une tumeur cancéreuse de la grosseur
d’une pomme. Elle fut autorisée à pèleriner, par mortification, nu-pieds
et simplement vêtue d’une robe de laine, sans linge dessous, au tombeau
de Lydwine; elle y alla mais en revint, navrée; la tumeur n’avait pas
disparu. Elle se coucha, suppliant la sainte de ne pas ainsi la
dédaigner et elle s’endormit. Au réveil, l’excroissance s’était fondue,
le cou était redevenu sain.

Ces miracles, qui ont été dûment constatés et ont fait l’objet
d’enquêtes approfondies, ont eu lieu en 1448, sous le pontificat de sa
sainteté le pape Nicolas V.




XV.


Telle fut la vie de sainte Lydwine de Schiedam; elle réjouira sans doute
les achristes et affligera les nombreux catholiques qui, par tiédeur de
foi, par respect humain, par ignorance, relèguent de leur mieux la
mystique dans les asiles d’aliénés et les miracles dans le rancart des
superstitions et des légendes. A ceux-là, les biographies expurgées des
Jansénistes pourraient suffire, s’ils n’avaient, à l’heure actuelle,
toute une école d’hagiographes prêts à satisfaire leur haine du
surnaturel, en fabriquant des histoires de saints confinés, avec défense
de s’en échapper, sur la terre, de saints qui n’en sont plus. N’est-ce
pas l’un de ces rationalistes, et non l’un des moindres, Mgr. Duchesne
qui, consulté, il y a quelques années, à propos d’une révélation de
l’incomparable sœur Emmerich que venait de confirmer une découverte près
d’Éphèse, répondit: «je vous ai déjà dit qu’il est impossible
d’introduire dans un débat sérieux un livre comme celui des visions de
Catherine Emmerich; l’archéologue se fonde sur des témoignages et non
sur des hallucinations.»

Voilà qui proféré par un prêtre est bien; ce qu’il doit la contemner la
Mystique, celui-là!

N’en déplaise aux oracles de ce gabarit, il convient d’affirmer pourtant
que, si étrange qu’elle paraisse, l’existence de Lydwine ne se
singularise par rien d’anormal et par rien de neuf.

Sans parler des grâces spirituelles et des apparitions de Notre Seigneur
et de la Vierge et des entretiens avec les Anges qui abondent dans
toutes les vies des Saints et pour s’en tenir simplement aux phénomènes
physiques, la plupart de ceux que nous avons divulgués, au cours de ce
livre, se retrouvent consignés dans les biographies des innombrables
élus qui vécurent avant ou après Lydwine.

Nous avons déjà remarqué, à l’occasion de ce don de l’ubiquité qu’elle
posséda, que plusieurs autres célicoles se géminaient et se
transféraient, dans des endroits différents, au même instant. Si nous
recherchons maintenant quels autres saints et quels autres serviteurs ou
servantes de Dieu vécurent ainsi que Lydwine sans autre aliment que
l’Eucharistie, nous découvrons, entre beaucoup de ces privilégiés, la
vénérable Marie d’Oignies, sainte Angèle de Foligno, sainte Catherine de
Sienne, la bienheureuse Élisabeth la bonne de Waldsée, sainte Colombe de
Riéti, Dominique du Paradis, la bienheureuse Marie Bagnesi, Françoise de
Serrone, Louise de la Résurrection, la Mère Agnès de Langeac, Catherine
Emmerich, Louise Lateau et pour signaler, au hasard, deux hommes: le
bienheureux Nicolas de Flue et saint Pierre d’Alcantara.

Parmi la foule de ceux qui vécurent aussi sans réfection de sommeil,
nous discernons sainte Christine l’admirable, sainte Colette, sainte
Catherine de Ricci, la bienheureuse Agathe de la Croix, saint Elpide,
sainte Flore ou Fleur, hospitalière de l’ordre de saint Jean; et j’en
passe.

Les plaies devenues des cassolettes de parfums agissant non seulement
sur l’odorat, mais encore sur les âmes qu’elles sanctifient, nous les
reconnaissons également chez sainte Humiliane, sainte Ida de Louvain,
Dominique du Paradis, Salomoni de Venise, la Clarisse Jeanne-Marie de la
Croix, Venturini de Bergame, le bienheureux Didée, chez le lépreux
Barthole.

La bonne odeur de sainteté après la mort, elle exista chez le pape
Marcel, sainte Aldegonde, saint Menard, saint Dominique, sainte
Catherine de Bologne, la bienheureuse Lucie de Narni, la bienheureuse
Catherine de Racconigi, sainte Claire de Rimini, sainte Fine de Toscane,
sainte Élisabeth de Portugal, sainte Térèse, sainte Rose de Lima, saint
Louis Bertrand, saint Joseph de Cupertino, saint Thomas de Villeneuve,
saint Raymond de Pennafort, chez combien d’autres!

Au nombre des saints dont les corps furent, ainsi que celui de Lydwine,
rétablis, après leur décès, dans leur jeunesse et leur beauté, figurent
saint François d’Assise, saint Antoine de Padoue, saint Laurent
Justinien, sainte Lutgarde, une victime réparatrice, elle aussi, sainte
Catherine de Sienne, saint Didace, sainte Colombe de Riéti, sainte
Catherine de Ricci, sainte Madeleine de Pazzi, la vénérable Françoise
Dorothée, Marie Villani de Naples, sainte Rose de Lima et je pourrais
prolonger la liste.

Par contre, Lydwine ne fit point partie du groupe des Myroblites,
c’est-à-dire des déicoles dont les cadavres distillèrent des essences et
des baumes. Tels ceux de saint Nicolas de Myre, de saint Willibrord,
l’apôtre de la Hollande, de saint Vitalien, de sainte Lutgarde, de
sainte Walburge, de sainte Rose de Viterbe, de la bienheureuse Mathie de
Nazzarei, de sainte Hedwige, de sainte Eustochie, de sainte Agnès de
Montepulciano, de sainte Térèse, de sainte Madeleine de Pazzi, de la
carmélite Marguerite Van Valkenissen, et je ne les inscris pas tous.

Pour résumer maintenant, en quelques mots, l’existence de cette sainte
que l’on ne voit jamais debout et jamais seule, l’on peut dire qu’elle
fut peut-être celle qui souffrit le plus, et le moins en paix. Cette
infirme du corps devait, en effet, donner des consultations aux infirmes
de l’âme; sa chambre était une clinique des maladies de conscience; elle
y recevait indistinctement prêtres et moines, échevins et bourgeois,
patriciennes et bonnes femmes, gens de la plus basse extraction et
princes, et elle les opérait et les pansait.

C’était un hospice spirituel ouvert à tout venant; et Dieu le voulait
ainsi pour que les grâces qu’il lui dispensait fussent connues du
public, pour que les miracles qu’elle œuvrait, en son nom, fussent
visibles.

Sa vocation de guérisseuse des maux corporels fut, si l’on y songe,
moindre. Elle fut moins prononcée, en tout cas, que celle de beaucoup
d’autres saints; mais elle présente cette particularité que les maladies
ôtées par Lydwine n’étaient pas, la plupart du temps, détruites mais
simplement transplantées sur elle.

Au point de vue de l’ascèse même, il faut encore noter que le Seigneur
exigea d’elle plus qu’il n’exigea d’autres élus; elle était déjà
parvenue au sommet de la vie unitive et il la replongeait dans la nuit
ou plutôt dans le crépuscule de la vie purgative.

Cette division des trois étapes de l’ascension mystique, si distincte
chez les théologiens, s’embrouille chez elle. Il n’est plus question de
la halte du milieu, du relais illuminatif, mais des deux extrêmes, de la
première et de la dernière étape, dans lesquelles elle semble, à une
certaine époque, s’être en même temps tenue. Cependant si Dieu l’humilia
et la punit, il ne la fit pas descendre des cimes qu’elle avait
atteintes. Il enténébra des cimes, et il l’y esseula; mais quand l’orage
fut terminé, elle s’y retrouva, sans avoir perdu un pouce de terrain,
indemne.

Elle fut, en somme, un fruit de souffrance que Dieu écrasa et pressura
jusqu’à ce qu’il en eût exprimé le dernier suc; l’écale était vide
lorsqu’elle mourut; Dieu allait confier à d’autres de ses filles le
terrible fardeau qu’elle avait laissé; elle avait pris, elle-même, la
succession d’autres saintes et d’autres saintes allaient, à leur tour,
hériter d’elle; ses deux coadjutrices, sainte Colette et sainte
Françoise Romaine avaient encore quelques années à souffrir; deux des
autres stigmatifères de son siècle, sainte Rite de Cassie et Pétronille
Hergods touchaient à leur fin; mais de nouvelles semailles de douleurs
levaient, prêtes à les suppléer.

En thèse générale, tous les saints, tous les serviteurs du Christ sont
des victimes d’expiation; en dehors même de leur mission spéciale qui
n’est pas toujours celle-là, car les uns sont plus personnellement
désignés, soit pour effectuer des conversions, soit pour régénérer des
monastères, soit pour prêcher aux masses, tous néanmoins apportent au
trésor commun de l’Église un appoint de maux; tous ont été des amoureux
de la Croix et ont obtenu de Jésus d’être mis en mesure de lui
administrer la preuve authentique de l’amour, la souffrance; l’on
pourrait donc justement avancer que tous ont contribué à parachever
l’œuvre de Lydwine; mais elle eut des héritières plus proches encore,
des légataires plus directes, des âmes plus particulièrement indiquées,
comme elle-même le fut, pour servir de victimes propitiatoires,
d’holocaustes; et c’est parmi ses consœurs que le Fils blasonna de ses
armes, marqua de l’étampe de ses plaies, c’est surtout parmi les
stigmatisées qu’il les faut chercher.

Ne sied-il pas d’observer, à ce propos, que toutes ces victimes
appartiennent au sexe féminin?

Dieu paraît, en effet, leur avoir plus spécialement réservé ce rôle de
débitrices; les saints, eux, ont un rôle plus expansif, plus bruyant;
ils parcourent le monde, créent ou réforment des ordres, convertissent
les idolâtres, agissent surtout par l’éloquence de la chaire, tandis
que, plus passive, la femme, qui n’est pas revêtue d’ailleurs du
caractère sacerdotal, se tord, en silence, sur un lit. La vérité est que
son âme et que son tempérament sont plus amoureux, plus dévoués, moins
égoïstes que ceux de l’homme; elle est également plus impressionnable,
plus facile à émouvoir; aussi Jésus rencontre-t-il un accueil plus
empressé chez elle; elle a des attentions, des délicatesses, des petits
soins qu’un homme, lorsqu’il n’est pas saint François d’Assise, ignore.
Ajoutez que chez les vierges, l’amour maternel rentré se fond dans la
dilection de l’Époux qui se dédouble pour elles et devient, quand elles
le désirent, l’Enfant; les allégresses de Bethléem leur sont plus
accessibles qu’à l’homme et l’on conçoit aisément alors qu’elles
réagissent moins que lui contre l’emprise divine. En dépit de leur côté
versatile et sujet aux illusions, c’est donc chez les femmes que l’Époux
recrute ses victimes de choix et c’est sans doute cela qui explique
comment sur les 321 stigmatisés que l’histoire connaît, il y a 274
femmes et 47 hommes.

La liste de ces réparatrices, héritières de Lydwine, elle existe tout au
long dans un ouvrage merveilleusement documenté et absolument
remarquable, dans «la Stigmatisation» du docteur Imbert-Gourbeyre.

Nous n’en extrairons cependant que celles des patientes dont la vocation
de malades expiatrices ne peut être douteuse, celles dont la mission est
écrite en toutes lettres, et nous y adjoindrons quelques victimes qui,
si elles ne portèrent pas sur leur corps les cachets sanglants du
Christ, furent de grandes extatiques et de grandes infirmes dont la vie
présente les plus complètes analogies avec celle de Lydwine.

Parmi ces femmes qui, après la mort de la sainte de la Hollande,
acquittèrent par des souffrances la rançon des péchés de leur temps et
se substituèrent, en étant innocentes, aux coupables, nous trouvons:


AU XVe SIÈCLE.

Sainte Colombe de Riéti, une Italienne, du tiers-ordre dominicain;
celle-là ne fut pas stigmatisée; chargée par le Seigneur de sommer le
Pape, de corriger ses mœurs et d’épurer sa Cour, elle fut soumise aux
plus impitoyables investigations et aux pires sévices à Rome; elle
compensa aussi par des maladies inconnues des médecins les forfaits de
son époque et mourut à la peine, en 1501.

La Bienheureuse Osanne, la patronne de la ville de Mantoue, une
Italienne, tertiaire de l’ordre de saint Dominique; elle naquit six
années après le trépas de Lydwine et à sept ans Jésus lui posa sur
l’épaule sa croix et lui prédit une vie de tortures; sa chambre fut,
ainsi que celle de la sainte de Schiedam, un cabinet de consultation
pour les affections spirituelles. Les princes, les religieux, les
laïques y défilèrent et elle débridait, elle aussi, les plaies des
vices, perçait les apostumes des fautes et les pansait; elle décéda,
après une existence de douleurs atroces, en 1505.

Sainte Catherine de Gênes, une Italienne. Elle fut mariée et vécut
d’abord de la vie mondaine, puis Jésus jeta sur elle son épreinte et sa
conversion eut lieu en coup de foudre comme celle de saint Paul; modèle
des maladies extraterrestres, elle fut, suivant son expression:
«déchirée de la tête aux pieds»; elle endura, de son vivant, les feux du
Purgatoire pour sauver des âmes et elle a laissé sur ce séjour des
supplices un traité persuasif et surélevé; elle connut également les
affres de la Passion et trépassa en 1510, après une série de macérations
et de souffrances dont le détail effraie. Son cadavre subsiste à l’état
d’incorruption visible pour tous, à Gênes.


AU XVIe SIÈCLE.

La Bienheureuse Marie Bagnési, une Italienne, du tiers-ordre de saint
Dominique, non stigmatisée mais dont la vie semble une copie de celle de
Lydwine; elle souffrit pour réparer les scélératesses des hommes tout ce
qu’il est possible de souffrir; pendant quarante-cinq ans, elle fut
tenaillée par des maux de tête, brisée par des fièvres, frappée de
mutisme et de surdité; elle n’eut pas un seul de ses membres qui fut
intact, attestent les Bollandistes; elle mourut de la pierre ainsi que
Lydwine, en 1577.

Sainte Térèse, une Espagnole, la réformatrice des carmels, l’inégalable
historienne des luttes de l’âme et des combats divins. Son histoire est
trop connue pour qu’il soit besoin d’en parler ici; notons seulement
qu’elle fut constamment malade et expia, de même que la sainte des
Pays-Bas, pour les âmes du Purgatoire, pour les pécheurs, pour les
mauvais prêtres; elle naquit au ciel en 1582.

Sainte Catherine de Ricci, une Italienne, issue d’une illustre famille
de Florence et appartenant à un monastère du tiers-ordre dominicain dont
elle fut élue abbesse; la demande qu’elle adressa à Jésus de subir dans
son corps et son âme les châtiments mérités par l’expansion des hérésies
et le dérèglement des mœurs fut accueillie; son existence fut un enfer
de maux; le Seigneur avait sculpté les instruments de la Passion dans
ses chairs, affirme la bulle qui la canonise; elle trépassa en 1590.

Archangèle Tardera, une Italienne, tertiaire de l’ordre de saint
François; elle fut malade pendant trente-six ans et passa les vingt-deux
dernières années de sa vie au lit; sa mission consistait à redimer les
offenses des impies; elle mourut en 1599.


AU XVIIe SIÈCLE.

Sainte Madeleine de Pazzi, une Italienne, carmélite; elle avait proposé
au Sauveur d’endosser les péchés du monde et elle fut prise au mot. Elle
vécut toujours malade et dans un état presque permanent d’extase: elle
fut douée de l’esprit prophétique et elle a dicté des œuvres
spirituelles qui sont des dialogues entre l’âme et Dieu et surtout des
apostrophes volubiles, des hourras d’allégresse, des cris enflammés de
joie; elle décéda en 1607.

Pudentienne Zagnoni, une Italienne, fille d’un tailleur de Bologne,
tertiaire de saint François. Elle fut, ici-bas, écrasée par des
infirmités dont l’origine surnaturelle fut reconnue par les médecins;
elle était, en outre, traînée par les cheveux et rouée de coups par les
démons; elle satisfaisait de la sorte aux iniquités qu’elle n’avait pas
commises; neuf semaines avant qu’elle mourût, les neuf chœurs des anges
la communièrent, à tour de rôle; elle succomba, en 1608.

La Bienheureuse Passidée de Sienne, une Italienne, de l’ordre des
capucines; elle se sacrifia pour désarmer le Seigneur irrité par les
impuretés de son temps. En sus de ses maladies qu’aucun remède
n’apaisait, elle s’infligea, les jugeant inefficaces, d’épouvantables
pénitences; elle se fouettait jusqu’au sang avec des branches de
génévriers et des tiges d’épines et elle étuvait ses déchirures avec du
vinaigre salé chaud; elle marchait dans la neige, pieds nus, ou se
mettait des dragées de plomb dans ses chaussures; elle s’enfonçait dans
des tonnes d’eau glacée l’hiver, et, l’été, se pendait, la tête en bas,
au-dessus du feu; elle fut communiée par Jésus, par sa Mère, par les
anges et ses extases étaient si fréquentes que le P. Venturi, son
historien, écrivait «qu’elles la faisaient bien plus vivre dans le
Paradis que sur la terre». Elle expira, en 1615.

La Vénérable Stéphanie des Apôtres, une Espagnole, carmélite, non
stigmatisée; elle sollicita et obtint du Seigneur l’autorisation de se
subroger aux pécheurs; elle accéléra les détresses d’une santé déjà
débile par des jeûnes prolongés, des cilices, des cercles de fer et des
chaînes. Elle acheva sa mission purificatrice en 1617.

Ursule Bénincasa, une Italienne, la fondatrice de la congrégation des
théatines; elle para par ses tortures aux dangers qui menaçaient
l’église; son existence fut effroyable; elle brûlait des flammes du
Purgatoire pour exonérer des âmes et l’amour divin l’incendiait de telle
sorte qu’il lui sortait une colonne de fumée de la bouche; en sus de ses
maladies propitiatoires, elle fut soumise à Rome aux plus durs
traitements et mourut en 1618.

Agathe de la Croix, une Espagnole, tertiaire de l’ordre de saint
Dominique; elle devint par désir d’immolation estropiée et aveugle. Ses
chairs, comme celles de Lydwine, tombaient en pourriture sur la paille
et elle était aussi consumée par les feux du Purgatoire; elle décéda en
1621.

Marine Escobar, une Espagnole, la réformatrice de la règle de
sainte-Brigitte; elle fut cinquante ans malade et en passa trente,
étendue sur sa couche; elle exhalait, ainsi que la sainte de la
Hollande, les plus délicats parfums. Quand on la changeait de linge,
rapporte son biographe, il semblait que celui qu’on enlevait de son
corps était un parterre odorant de fleurs; elle trépassa en 1633.

Agnès de Langeac, une Française, tertiaire de l’ordre de saint
Dominique; elle supporta tous les tourments du Purgatoire pour
affranchir des âmes; elle vécut, infirme, se traînant sur des potences,
atténuant par ses maux les méfaits du prochain; elle mourut en 1634.

Jacqueline du Saint-Esprit, une Française, dominicaine, alitée, toujours
obligée de garder la chambre; elle expira, après d’horribles souffrances
réparatives, en 1638.

Marguerite du Saint-Sacrement, une Française, carmélite; celle-là endura
des tortures extraordinaires; elle souffrit de telles douleurs dans le
crâne, qu’après l’avoir vainement piquée avec des clous de fer rouge,
les chirurgiens la trépanèrent; elle n’éprouva aucun allègement de ces
sévices; seule, l’apposition des reliques chassait son mal. Elle expia
plus spécialement les offenses faites au Seigneur par le manque de
charité des riches; elle participa au supplice de différents martyrs
pendant quinze mois, s’offrit au Sauveur comme victime pour délivrer la
France de l’invasion des armées allemandes; elle termina son sacrifice,
en 1648.

Lucie Gonzalès, une Italienne, rongée par les fièvres, n’ayant pas une
place sur son corps qui fût saine; elle racheta plus particulièrement
les abominations que commirent en 1647 les révolutionnaires de Naples;
sa vie fut un livre de douleur; il se ferma en 1648.

Paule de sainte Térèse, une Italienne, du tiers-ordre de saint
Dominique, prenait à son compte les péchés des séculiers et des prêtres;
elle vécut couchée et fut, ainsi que Lydwine, communiée de la main du
Christ; elle libéra aussi par ses souffrances les âmes du Purgatoire qui
la cernaient de toutes parts; son décès eut lieu en 1657.

Marie de la Très Sainte Trinité, une Espagnole, tertiaire de saint
Dominique; elle était accablée d’infirmités et réduite, lorsqu’elle
n’était pas allongée sur des alèzes, à se traîner sur les genoux; sa
mission piaculaire prit fin en 1660.

Pudentienne Zagnoni, Italienne, Clarisse, qu’il ne faut pas confondre
avec sa sœur, la stigmatisée du même nom et du même prénom, citée plus
haut. Elle fut, pendant trente-deux ans, malade. Ainsi que Lydwine, elle
voyageait avec son ange dans le Paradis et amendait sur son grabat les
forfaits du monde; elle mourut en 1662.

Marie Ock, une Belge, tertiaire carmélite; elle souffrait des peines
appropriées aux excès des personnes qu’elle suppléait dans leur
pénitence; elle purgeait les peines des âmes du Purgatoire et était
tannée par les coups, roulée dans les escaliers, plongée dans des puits
par les démons. Quand elle n’était pas alitée, elle courait dans les
mauvais gîtes pour en retirer leurs hôtesses; elle fut une des
compensatrices les plus fertiles et les plus résolues dont la
biographie, vraiment curieuse, est à lire. Elle succomba à la peine, en
1684.

Jeanne Marie de la Croix, une Italienne, tertiaire franciscaine.
Constamment malade, torturée par des douleurs atroces dans les reins,
elle dut subir les traitements les plus barbares des médecins qui
finirent cependant par reconnaître l’origine préternaturelle de ses maux
et lui permirent de gémir en paix. Elle reçut l’anneau mystique, épandit
de sa personne d’inexplicables parfums, guérit par sa bénédiction les
infirmes et multiplia les pains. Elle s’immola plus spécialement pour
combattre l’hérésie des protestants et naquit au ciel en 1673.

Marie Angélique de la Providence, une Française, tertiaire carmélite;
elle intercéda plus particulièrement pour les communautés dévergondées
et pour les prêtres. Le Seigneur lui indiquait, lui-même, les pécheurs
dont il voulait qu’elle neutralisât par ses maladies les offenses; elle
fut une grande adoratrice du saint Sacrement et l’une des victimes sur
laquelle s’acharnèrent le plus les démons. Ils la battaient comme tapis,
la cognaient contre les murailles, la piétinaient sur le sol; elle
mourut en 1685.


AU XVIIIe SIÈCLE.

Marcelline Pauper, une Française, sœur de la Charité, à Nevers; celle-là
fut une réparatrice des profanations du saint Sacrement et des vols
d’hosties; c’est elle qui disait: «ma vie est un purgatoire délicieux où
le corps souffre et où l’âme jouit»; elle décéda en 1708.

Fialetta-Rosa Fialetti, Italienne, tertiaire de saint Dominique. Son
existence ne fut qu’une série de maladies rédemptrices; elle se termina
en 1717.

Sainte Véronique Giulani, Italienne, clarisse; elle fut une vivante
image du Christ en croix. Tandis que les maladies la dévoraient, elle
criait: vive la croix toute seule et toute nue, vive la souffrance!
Comme Lydwine elle s’offrait au Seigneur pour acquitter le supplément de
péchés que suscitent les godailles des jours gras. Elle eut la
transverbération du cœur ainsi que sainte Térèse et l’impression des
instruments du Calvaire ainsi que sainte Claire de Montefalco. Elle
mourut en 1727.

Sainte Marie Françoise des cinq plaies de Jésus, une Italienne, du tiers
ordre de saint François; sa vie fut un tissu d’infirmités; elle souffrit
de douleurs d’entrailles atroces, de fièvres, de gangrène. De même que
Lydwine elle transbordait sur elle-même les maladies du prochain; elle
fut persécutée par sa famille et par son confesseur et communiée par les
anges. Douée de l’esprit prophétique, elle annonça longtemps à l’avance
la Révolution française et la mort de Louis XVI, mais à la vue des
souffrances de l’Église qui lui furent montrées, son cœur éclata et elle
supplia le Seigneur de la délivrer de la vie; sa requête fut accueillie
en 1791.


AU XIXe SIÈCLE.

Marie-Josépha Kümi, une Suissesse, dominicaine; elle fut une victime
expiatrice de l’Église, des pécheurs, des âmes du Purgatoire dont elle
partagea les tourments; son corps n’était qu’une plaie; elle décéda en
1817.

Anne-Catherine Emmerich, une Allemande, augustine, la plus grande
voyante des temps modernes et, qui plus est, bien qu’illettrée, une
magnifique artiste; son histoire est trop connue pour qu’il soit besoin
de la rappeler; ses livres sont entre toutes les mains. Constatons
seulement que cette stigmatifère fut toujours couchée et qu’elle est
parmi les réparatrices celle qui avec Marie Bagnési se rapproche le plus
de Lydwine; elle est son héritière directe à travers les âges; elle est
morte après une vie de douleurs sans nom, en 1824.

Élisabeth Canori Mora, une Italienne, du tiers-ordre des trinitaires
déchaussées; elle amortit surtout la dette des iniquités des
persécuteurs de l’Église et trépassa en 1825.

Anna-Maria Taïgi, une Italienne, du tiers-ordre des trinitaires
déchaussées; elle fut saccagée par une série de tortures; les
céphalalgies, les fièvres, la goutte, l’asthme ne lui laissèrent pas un
instant de repos; ses yeux, comme ceux de Lydwine, versaient du sang
lorsqu’ils étaient atteints par les moindres lueurs; elle se sacrifia
plus spécialement pour les bourreaux de l’Église; son holocauste prit
fin en 1837.

Sœur Bernard de la Croix, une Française, de la congrégation de
Marie-Thérèse, à Lyon; elle acceptait les tentations des personnes trop
faibles pour les supporter et souffrait mort et passion pour elles; elle
mourut en 1847.

Marie-Rosa Andriani, Italienne, du tiers-ordre franciscain; elle fut,
depuis l’âge de cinq ans, une martyre par délégation et le Seigneur
aggravait ses tourments, en ne la consolant pas; elle s’arrachait de la
poitrine des os tout chauds et ne fut sustentée, pendant vingt-cinq ans,
que par l’Eucharistie; elle décéda en 1848.

Marie Domenica Lazzari, l’une des stigmatisées du Tyrol; médiatrice des
mécréants, son existence fut une continuelle agonie; brisée par des
convulsions, par une toux opiniâtre, par des douleurs dans le
bas-ventre, elle ne fut nourrie, durant quatorze années, que par les
saintes Espèces; sa mort eut lieu en 1848.

Marie de saint-Pierre de la sainte-Famille, une Française, carmélite,
non stigmatisée. Elle s’interposa entre Dieu et la France qui était sur
le point d’être châtiée; elle eut gain de cause mais endura le martyre.
Elle résumait, elle-même, sa vie en cette phrase: «c’est pour la
réparation que j’ai été mise au monde et c’est d’elle que je meurs».
Elle succomba à la peine en 1848.

Marie-Agnès Steiner, une Allemande, Clarisse dans un monastère de
l’Ombrie; elle éprouva, pour le bien de l’Église, les plus cruelles
maladies; elle effluait, comme Lydwine, de célestes aromes; elle
trépassa en 1862.

Marie du Bourg, en religion Mère Marie de Jésus, une Française,
fondatrice de la congrégation des sœurs du Saint-Sauveur et de la
Sainte-Vierge; elle fut de même que la sainte de Hollande, une gloutonne
de maux; elle a terriblement pâti pour les impies, pour les possédés et
pour les âmes en attente. «Elle est tout occupée à peupler le Ciel et à
vider le Purgatoire», disait l’une de ses filles; elle subit des
attaques furieuses de la part des démons et mourut en 1862.

Marie de Moerl, la plus connue des stigmatisées du Tyrol, tertiaire de
l’ordre de saint François; elle expia surtout pour l’Église; elle était
douée de l’esprit prophétique et lisait dans les âmes; l’abbé Curicque,
l’un de ses historiens, narre ce fait qui pourrait figurer dans la vie
de Lydwine: un religieux dont elle ignorait jusqu’au nom vint,
accompagné de plusieurs personnes, pour se recommander à ses prières;
elle accepta d’invoquer le Seigneur à son intention, mais elle jugea
nécessaire de lui signaler un défaut que, lui seul, pouvait connaître et
dont il lui fallait à tout prix se débarrasser. Ne voulant point
l’humilier devant des tiers, elle prit, sous son traversin, le psautier,
l’ouvrit et lui montra du doigt un passage qui visait expressément ce
défaut; puis elle lui sourit doucement et retomba dans l’extase que
cette visite avait interrompue; elle décéda en 1868.

Barbe de saint Dominique, une Espagnole, dominicaine; elle assuma les
péchés du prochain, fut en butte aux assauts du Maudit et mourut,
victime de la substitution mystique; elle offrit, en effet, sa vie au
Christ pour la guérison d’une autre religieuse dont l’état était
désespéré; celle-ci recouvra aussitôt la santé et, elle, s’alita pour ne
plus se relever; elle avait à peine trente ans, alors qu’on l’inhuma en
1872.

Louise Lateau, Belge; son cas est célèbre; elle vécut toujours couchée,
rachetant par ses douleurs les forfaits d’autrui; pendant douze années,
la communion fut son seul aliment. Trop de livres ont été écrits sur
cette sainte fille pour qu’il soit utile d’en parler ici; elle mourut en
1883.

Marie-Catherine Putigny, une Française, visitandine; elle s’était
proposée comme victime réparatrice au Seigneur; elle souffrit les plus
lancinantes tortures pour les âmes du Purgatoire; elle voyait, de même
que Lydwine et que la sœur Emmerich, les tableaux de la Passion; elle
est décédée à son monastère de Metz, en 1885.

La cause de béatification de la plupart de ces femmes a été introduite à
Rome; sans préjuger en rien le jugement qui interviendra pour chacune
d’elles, il sied d’espérer que l’origine céleste de leurs vocations et
de leurs maux sera reconnue.

L’on remarquera que, parmi ces héritières de Lydwine, il n’en est pas
une qui soit issue, ainsi qu’elle, du territoire des Pays-Bas. Il y a
des Italiennes, des Espagnoles, des Françaises, des Belges, des
Tyroliennes, des Allemandes, une Suissesse et pas une Hollandaise; et
cependant le Dr Imbert-Gourbeyre en cite une, mais sans renseignements
assez précis pour nous permettre d’affirmer qu’elle fut une victime
expiatrice; c’est une nommée Dorothée Visser, née en 1820, à Gendringen
et qui aurait été étampée des stigmates de la Passion, vers 1843; il
serait bien désirable qu’un moine ou qu’un prêtre hollandais suivît
cette piste et nous montrât, s’il y a lieu, que la succession de Lydwine
a été recueillie dans son pays même.

L’on remarquera également la large part qui est faite au XIXe siècle
dans cette répartition des donatrices.

Ces listes sont, est-il utile de le dire, très incomplètes; elles
suffisent néanmoins à prouver que l’héritage de Lydwine n’est pas tombé
en déshérence et que les desseins de Dieu n’ont pas varié; son procédé
de faire appel à la charité de certaines âmes pour satisfaire aux
nécessités de sa Justice demeure immuable; la loi de la substitution est
toujours en vigueur; depuis l’époque de sainte Lydwine rien n’est
changé.

Il faut ajouter qu’à l’heure actuelle, les besoins de l’Église sont
immenses; un vent de malheur souffle sur les régions inabritées des
croyants. Il y a une sorte d’affaissement des devoirs, de déchéance
d’énergie dans les pays qui sont plus particulièrement les fiefs
spirituels du Saint-Siège.

L’Autriche est rongée jusqu’aux moelles par la vermine juive; l’Italie
est devenue un repaire maçonnique, une sentine démoniaque, au sens
strict du mot; l’Espagne et le Portugal sont, eux aussi, dépecés par les
crocs des Loges; seule, la petite Belgique paraît moins cariée, de foi
moins rance, d’âme plus saine; quant à la nation privilégiée du Christ,
la France, elle a été attaquée, à moitié étranglée, saboulée à coups de
bottes, roulée dans le purin des fosses par une racaille payée de
mécréants. La franc-maçonnerie a démuselé, pour cette infâme besogne la
meute avide des Israélites et des protestants.

Dans un tel désarroi, il eût peut-être fallu recourir aux mesures
abolies d’antan, user de quelques chemises dûment soufrées et de
quelques bons bûchers de bois bien sec, mais l’âme poussive des
catholiques eût été incapable de souffler sur le feu pour le faire
prendre! puis, ce sont là des expédients sanitaires désuets, des
pratiques que d’aucuns qualifieraient d’indiscrètes et qui ne sont plus,
en tout cas, d’accord avec les mœurs desserrées de notre temps.

Étant donné alors que l’Église gît sans défense, l’on pourrait
s’inquiéter de l’avenir, si l’on ne savait qu’elle rajeunit chaque fois
qu’on la persécute;--les larmes de ses martyrs, c’est son eau de
Jouvence, à elle!--Quand on refoule le catholicisme d’un pays, il
s’infiltre dans un autre et revient à son point de départ, après; c’est
l’histoire des congrégations qui, lorsqu’on les chasse de la France, y
rentrent quand même, après avoir fondé à l’étranger de nouveaux
cloîtres. En dépit de tous les obstacles, le catholicisme, qui semble
parfois stagnant, coule; il s’insinue en Angleterre, en Amérique, dans
les Pays-Bas, gagne peu à peu du terrain dans les régions hérétiques et
il s’impose.

Fût-il d’ailleurs ligoté et saigné aux quatre veines qu’il revivrait
encore, car l’Église détient des promesses formelles et ne peut périr.
Elle en a vu d’autres, du reste, et elle doit, tout en peinant,
patiemment attendre!

Il n’en est pas moins vrai, qu’au point de vue des offenses divines, des
sacrilèges et des blasphèmes, la situation de la France est lamentable.
Ce commencement de siècle présente, dans ce pays surtout, cette
singularité qu’il est imbibé, saturé comme une éponge de Satanisme et il
ne paraît même pas s’en douter!

Dupés par les palinodies d’un fétide renégat, les catholiques ne
soupçonnent même point que ce malheureux a plus menti le jour où il
déclara s’être moqué d’eux que lorsque, pendant des années, il leur
enrobait des documents dont la plupart étaient exacts, dans un excipient
d’invraisemblables bourdes!

Il y a dans tous les cas, un fait, indéniable, absolu, sûr, c’est, qu’en
dépit des dénégations intéressées, le culte Luciférien existe; il
gouverne la franc-maçonnerie et tire, silencieux, les ficelles des
sinistres baladins qui nous régissent; et ce qui leur sert d’âme à
ceux-là est si pourri qu’ils ne s’imaginent même pas qu’ils ne sont,
quand ils dirigent l’assaut contre le Christ et son Église, que les bas
domestiques d’un maître à l’existence duquel ils ne croient pas! Si
habile à se faire nier, le Démon les mène.

Le XXe siècle débute donc, ainsi que le précédent a fini en France, par
une éruption infernale; la lutte est ouverte entre Lucifer et Dieu.

En vérité, il faut espérer que, pour contrebalancer le poids de tels
défis, les victimes d’expiation abondent, et que, dans les cloîtres et
que dans le monde, beaucoup de moines, de prêtres et de laïques
acceptent de continuer l’œuvre réparative des holocaustes. Certainement,
dans les ordres dont le but est la mortification et la pénitence, tels
que les calvairiennes bénédictines, les trappistines, les clarisses, les
carmélites, pour n’en nommer que quatre, des femmes prostrées sur des
lits et dont les maladies déroutent les diagnostics des médecins
souffrent pour neutraliser les abominations démoniaques de notre époque;
mais l’on peut se demander si ces couvents d’immolées sont assez
nombreux, car lorsque l’on connaît certains détails de bruyantes
catastrophes, de celle du bazar de la Charité, par exemple, il est bien
difficile de ne croire qu’à des causes matérielles énumérées dans des
rapports de magistrats et de pompiers.

Ce jour-là, ce sont, en effet, les femmes vraiment pieuses, les femmes
venues non pour arborer des toilettes et s’exhiber, mais pour aider à
soulager des infortunes et à faire le bien, des femmes qui avaient
toutes ou presque toutes entendu la messe, ce matin-là et communié, qui
ont été brûlées vives. Les autres s’en sont tirées. Il semble donc qu’il
y ait eu une volonté du Ciel de choisir, dans cette mêlée, les
meilleures, les plus saintes des visiteuses, pour les obliger à expier
dans les flammes la plénitude sans regrets de nos péchés.

Et finalement l’on arrive à se poser cette question: un pareil désastre
aurait-il été évité s’il y avait eu plus de monastères de la dure
observance, plus d’âmes déterminées à s’infliger des sacrifices
volontaires et à se céder pour subir l’indispensable châtiment des
impies?

L’on ne peut évidemment répondre, d’une façon nette, à une semblable
question; mais ce qu’il est possible d’affirmer, c’est qu’il n’y a
jamais eu tant besoin de Lydwine qu’à présent; car, elles seules
seraient à même d’apaiser la colère certaine du Juge et de nous servir
de paratonnerre et d’abri contre les cataclysmes qui se préparent!

Je ne me dissimule pas qu’en parlant de la sorte dans un siècle où
chacun ne poursuit qu’un but: voler son prochain et jouir en paix dans
l’adultère ou le divorce de ses dols, j’ai peu de chances d’être
compris. Je sais très bien aussi que, devant ce catholicisme dont la
base est la désaccoutumance de soi-même et la souffrance, les fidèles
épris de dévotionnettes et abêtis par la lecture de pieuses fariboles,
s’exclameront; ce sera pour eux l’occasion de ressasser, une fois de
plus, la complaisante théorie «que Dieu n’en demande pas tant, qu’il est
si bon».

Oui, je sais bien, mais le malheur, c’est qu’il en demande autant et
qu’il est néanmoins infiniment bon. Mais il faut le répéter, une fois de
plus aussi, il dédommage, ici-bas même, par des joies intérieures, ceux
qui le prient, de leurs afflictions et de leurs maux; et chez les êtres
privilégiés qu’il torture, l’outrance des liesses dépasse l’excès des
peines; tous ont dans des corps broyés des âmes qui rayonnent, tous
s’écrient comme Lydwine qu’ils ne souhaitent pas d’être guéris, qu’ils
n’échangeraient pas les consolations qu’ils reçoivent pour tous les
bonheurs du monde. D’ailleurs, les ouailles que l’existence
exceptionnelle de ces protectrices effare, auraient tort de s’alarmer;
prenant en pitié leur ignorance et leur faiblesse, Dieu les épargnera
plus sans doute qu’il n’a épargné son propre Fils; il ne cherche pas
parmi ceux qu’il n’a point nanti d’âmes bien robustes les poids destinés
à rétablir l’équilibre de la balance dont le plateau des fautes descend
si bas... De même que personne n’est tenté au-dessus de ses forces, de
même personne n’est chargé de douleurs qu’il ne puisse, d’une façon ou
d’une autre, tolérer. Il les dose aux moyens de résistance de chacun;
seulement, ceux qui ne souffrent que modérément auraient tort de se trop
réjouir, car cette abstinence de tourments n’est ni un signe de validité
spirituelle, ni d’amoureuse préférence.

Mais ce livre n’est pas écrit, en somme, pour ceux-là. Il est, en effet,
difficile, pour des gens qui vivent en bonne santé, de le bien
comprendre; ils le saisiront mieux, plus tard, lorsque séviront les
mauvais jours; par contre, il s’adresse plus spécialement aux pauvres
êtres atteints de maladies incurables et étendus à jamais sur une
couche. Ceux-là sont, pour la plupart, des victimes de choix; mais
combien parmi eux savent qu’ils réalisent l’œuvre admirable de la
réparation et pour eux-mêmes et pour les autres? cependant, pour que
cette œuvre soit véritablement satisfactoire, il sied de l’accepter avec
résignation et de la présenter humblement au Seigneur. Il ne s’agit pas
de se dire: je ne saurais m’exécuter de bon cœur, je ne suis pas un
saint, moi, tel que Lydwine, car, elle non plus, ne pénétra pas les
desseins de la Providence lorsqu’elle débuta dans les voies douloureuses
de la Mystique; elle aussi, se lamentait comme son père Job et
maudissait sa destinée; elle aussi, se demandait quels péchés elle avait
bien pu commettre pour être traitée de la sorte et elle ne se sentait
pas du tout incitée à offrir de son plein gré ses tourments à Dieu; elle
faillit sombrer dans le désespoir; elle ne fut pas une sainte du premier
coup; et néanmoins après tant d’efforts tentés pour méditer la Passion
du Sauveur dont les tortures l’intéressaient beaucoup moins que les
siennes, elle est parvenue à les aimer et elles l’ont enlevée dans un
ouragan de délices jusqu’aux cimes de la vie parfaite! La vérité est que
Jésus commence par faire souffrir et qu’il s’explique après. L’important
est donc de se soumettre d’abord, quitte à réclamer ensuite. Il est le
plus grand Mendiant que le ciel et la terre aient jamais porté, le
Mendiant terrible de l’Amour! les plaies de ses mains sont des bourses
toujours vides et il les tend pour que chacun les emplisse avec la menue
monnaie de ses souffrances et de ses pleurs.

Il n’y a donc qu’à Lui donner. La consolation, la paix de l’âme, le
moyen de s’utiliser et de transmuter à la longue ses tourments en joie
ne peuvent s’obtenir qu’à ce prix. Le récepte de cette divine alchimie
qu’est la Douleur, c’est l’abnégation et le sacrifice. Après la période
d’incubation nécessaire, le grand œuvre s’accomplit; il sort du brasier,
de l’athanor de l’âme, l’or, c’est-à-dire l’Amour qui consume les
abattements et les larmes; la vraie pierre philosophale est celle-là.

Pour en revenir maintenant à Lydwine, il nous faut narrer en quelques
lignes le sort qui fut réservé à ses reliques.

Ainsi qu’il fut dit plus haut, les recteurs de l’église de saint
Jean-Baptiste de Schiedam édifièrent, en 1434, une petite chapelle sur
sa tombe et Molanus ajoute ce détail que cette chapelle fut parée de
tableaux dépeignant divers épisodes de sa vie.

Les reliques y furent vénérées, jusqu’au moment où les Protestants
devinrent les maîtres de cette Hollande qu’ils n’ont plus quittée. Ils
s’emparèrent à Schiedam de la dépouille de Lydwine et les catholiques
durent la racheter.

En 1615, le corps fut exhumé sur les ordres du Prince Albert,
archiduc d’Autriche et souverain des Pays-Bas et de sa femme
Isabelle-Claire-Eugénie, fille de Philippe II, roi d’Espagne et
petite-fille de Henri II, roi de France.

Cette princesse, que passionnait la mémoire de Lydwine, fit transférer
ses ossements, enfermés en une châsse d’argent, dans l’oratoire de son
palais, à Bruxelles.

Un an après, en 1616, une partie de ces restes fut remise, dans un
coffret d’ébène et d’argent, aux dames chanoinesses de Mons et confiée à
leur garde, dans le sanctuaire de Sainte-Waudru.

Cette illation eut lieu en grande pompe; une procession solennelle de
plus de six cents cierges, à laquelle s’associèrent les magistrats de la
cité, les ordres religieux, les prêtres, le peuple, se réunit à l’église
Sainte-Élisabeth et accompagna les reliques portées par l’abbé de
Saint-Denis jusqu’à la cathédrale de Sainte-Waudru.

Une seconde partie des ossements fut encore concédée par la princesse en
1626, au couvent des carmélites qu’elle avait fondé, en 1607, à
Bruxelles; enfin une troisième partie échut, en 1650, après la mort
d’Isabelle, à l’église Sainte-Gudule, dans la même ville. Une note des
Bollandistes constate, de son côté, qu’un fragment du corps et que l’un
des tableaux de l’église de Schiedam furent impartis, au moment où les
hérétiques allaient faire main basse sur ces biens, au supérieur des
prémontrés d’Anvers. Ils furent déposés dans la chapelle des
saints-Apôtres où ils demeurèrent pendant de longues années; puis le
tableau se détériora et fut jeté au rebut et, quant aux reliques, elles
disparurent sans qu’on ait jamais su comment.

A l’heure actuelle, d’après les renseignements que nous avons pu
recueillir, aucune trace ne subsiste à Sainte-Waudru et à Sainte-Gudule
des dépouilles de Lydwine; elles auraient été dispersées pendant la
Révolution; seul, le carmel de Bruxelles garde encore son précieux
dépôt, mais il en a abandonné une partie, en 1871, pour permettre au
moins à la ville de Schiedam de posséder quelques vestiges de sa sainte.
La portion la plus considérable de ce présent, les os entiers des deux
bras, se trouvent maintenant dans l’église paroissiale de la Visitation,
à Schiedam.

Enfin, les jansénistes de cette ville détiendraient, eux aussi quelques
détriments, mais ils les cachent et subitement ils n’entendent plus le
français, quand on leur en parle.

Peut-être bien que leurs ancêtres ont dérobé un reliquaire dont on
pourrait, en déchiffrant le nom ou les armes gravées dans le métal,
reconnaître l’origine; et ils ne se soucient pas d’avoir à s’expliquer
sur sa provenance.

Ajoutons, pour parler des honneurs rendus par l’Église à Lydwine, que
l’archevêque de Malines, métropolitain de la Belgique, Mgr. Mathias
Hovius a, par une lettre pastorale du 14 janvier 1616, autorisé le culte
de la bienheureuse dans les Flandres.

Des années s’écoulèrent. Lydwine, dont le culte était antérieur aux
décrets du pape Urbain VIII, était comprise au nombre des Béatifiées,
mais il lui restait à acquérir le titre définitif de Sainte.

Ce fut, vers la fin du siècle dernier, qu’un prêtre de la Hollande se
dévoua à cette cause; la paroisse de la Visitation de Notre-Dame venait
d’être instituée à Schiedam; son premier curé fut M. l’abbé Van Leeuwen;
il admirait et vénérait Lydwine. Il se mit en campagne et décida
l’archevêque de Malines, l’évêque d’Harlem ainsi que les autres prélats
des Pays-Bas et la prieure du carmel de Bruxelles, à introduire des
instances auprès de Rome pour obtenir la canonisation de la
bienheureuse.

Ces instances ont été accueillies et un décret du 14 mars 1890 a élevé
Lydwine au rang des saintes; mais le promoteur véritable de cette cause,
l’abbé Van Leeuwen, n’eut pas la joie d’assister à la réussite de ses
efforts, car il mourut avant la promulgation de ce décret.




XVI.


Je songeais dans le train qui nous emportait, mes amis et moi, à
Schiedam, à un incunable que j’avais consulté à la bibliothèque de La
Haye, la vie de Lydwine, par Joannes Brugman, éditée à Schiedam, aux
dépens des maîtres de la fabrique de l’église de saint Jean-Baptiste, en
1493, c’est-à-dire soixante-cinq ans après la mort de la sainte.

Ce volume, mince comme une plaquette, renferme de curieuses gravures sur
bois, deux entre autres--l’une représentant Lydwine, debout, vêtue en
grande dame du XVe siècle, un long crucifix dans la main droite et dans
la gauche la branche de ce rosier dont les boutons prêts à éclore
signifiaient les jours qu’elle devait encore, ici-bas, vivre; et elle
considère, en face d’elle, assis sur une chaise de bois, le bon frère
mineur Brugman en train d’écrire son livre; mais il est si attentif et
si pressé qu’il ne regarde que son manuscrit et ne voit même pas la
sainte--l’autre, montrant Lydwine, plus âgée qu’elle ne pouvait être à
ce moment, étendue sur le flanc et ramassée par deux femmes, tandis
qu’une troisième demeure immobile, figée par la stupeur, et qu’un homme
dessine derrière elle des ronds de jambes, sur la glace; pour compléter
le petit tableau, d’autres patineurs se tiennent par la main, d’un côté,
et de l’autre, apparaît un enfantin donjon dessiné en quelques traits.

Ces xylographies qui ont été, au point de vue de l’histoire de la
gravure dans les Pays-Bas, longuement étudiées par M. Jules Renouvier,
valaient pour moi surtout par leur naïveté, mais elles étaient trop
brèves pour suggérer l’aspect des lieux dans lesquels vécut la sainte.

Son souvenir si parfaitement oublié dans toutes les parties du monde et
presque ignoré de toutes les villes calvinistes de la Hollande,
existait-il au moins à Schiedam? découvrirai-je dans ce bourg où elle
naquit et mourut des traces d’elle, des débris de quartiers de son
siècle, la place de sa maison, enfin des documents différents de ceux
qu’avaient entassés, pêle-mêle, ses premiers biographes?

Je ruminais ces réflexions, tout en feuilletant un guide Baedeker qui se
débarrassait en quelques lignes dénuées d’enthousiasme de Schiedam et ne
citait même pas, bien entendu, le nom de la sainte.

A dire vrai, j’avais retrouvé une Hollande si dissemblable de celle que
j’avais parcourue dans mon enfance et depuis, une Hollande reconstruite,
aux cités élargies pleines d’avenues et de bâtisses neuves, que je
n’augurais rien de ce voyage. N’en serait-il pas de même de Schiedam que
je n’avais encore jamais visité? c’était probable.

D’autre part, ce qu’il nous avait fallu effectuer de marches et de
contre-marches pour parvenir à assister dans ces agglomérations
protestantes à une messe! allions-nous encore, dans la patrie de
Lydwine, recommencer nos recherches en quête d’un sanctuaire de notre
culte? cela pouvait paraître plausible; et cependant, mes amis et moi,
nous reprenions un peu confiance; nous savions qu’un pèlerinage très
fréquenté existait dans les environs, le pèlerinage des martyrs de
Gorcum, c’est-à-dire de dix-neuf fidèles dont onze capucins, deux
prémontrés, un dominicain, un augustin et quatre prêtres séculiers qui
avaient été pendus, après d’affreux tourments, en 1572, par les Réformés
à Gorcum et béatifiés en 1675 et canonisés, en 1867.

Leur souvenir était si vivace dans la contrée, que les pèlerins
affluaient toujours pour vénérer leurs reliques. Un courant catholique
subsistait donc dans ce pays; or, Gorcum était situé à peu de distance
de Schiedam; il y avait par conséquent une chance pour qu’à l’aller ou
au retour, l’on vînt aussi révérer les restes de la sainte et alors il y
avait certainement au moins une chapelle.

La réponse à ces questions ne se fit pas attendre; à peine débarqués à
Schiedam, le soir, nous aperçûmes une vaste église. A tout hasard, nous
y entrâmes; elle était si noire que l’on ne distinguait rien, à deux
pas, devant soi; mais subitement, tandis que nous avancions à tâtons,
nous demandant si nous n’étions pas chez des hérétiques, une lueur
d’étoile scintilla au bout de la nef; l’étoile voltigea, puis se fixa à
six places différentes, en l’air; et, dans la lueur qu’épandaient,
au-dessus de l’autel, les six cierges, une statue coloriée sortit des
ténèbres, une statue de femme, couronnée de roses et près de laquelle se
tenait un ange; le doute n’était pas possible; comme pour nous rassurer,
Lydwine se montrait aussitôt notre arrivée et tandis que nous
l’examinions, l’église entière s’alluma et une foule silencieuse
l’emplit; des hommes, des femmes, des enfants, pénétraient par toutes
les portes et se serraient dans des rangées de bancs; l’autel se couvrit
de lumières et, pendant que les prêtres arboraient le Saint-Sacrement,
de majestueuses tempêtes de louanges jaillirent des grandes orgues et le
«Tantum ergo» entonné en plain-chant par des centaines de voix monta
dans des nuées d’encens, le long des colonnes, sous les voûtes; puis
après la bénédiction, ce fut le «Laudate» chanté également par
l’assistance et, dans l’église qui s’éteignait, de ferventes silhouettes
agenouillées, les mains jointes, dans l’ombre.

La bénédiction du Saint-Sacrement! nous y sommes si habitués en France
qu’elle ne nous éveille plus de sensations particulières; nous nous y
présentons, heureux d’offrir une preuve d’affectueuse déférence à Celui
dont l’humilité fut telle qu’il voulut naître dans la race la plus vile
du monde, la race Juive et qu’il consentit, pour guérir les maladies
d’âme des siens, à se rabaisser au rôle de remède spirituel et à se
donner sous l’aspect sans gloire d’un cachet de pain! mais, à
l’étranger, alors que, depuis des semaines, l’on vit sans églises où
l’on puisse à toute heure entrer, au milieu de personnes dont on ne
comprend pas le langage, l’impression d’allégresse, de paix, que l’on
ressent à entendre la langue latine de l’Église, à se retrouver
subitement dans son milieu de prières, est vraiment exquise.

Il semble que l’on soit un enfant perdu qui reconnaît les siens, un
sourd qui recouvre le sens de l’ouïe; on a envie de presser la main à
tous ces braves fidèles qui vous entourent et qui, dans un idiome
différent, aiment et croient comme vous; on se rend compte plus aisément
de cette vraie fraternité qui dut unir les premiers chrétiens semés dans
la foule des idolâtres.

Ce qui était étonnant, il sied de le dire aussi, c’était, dans ce
sanctuaire inconnu, le nombre des hommes qui priaient; c’était l’ardente
ferveur de ces catholiques que l’on voyait si foncièrement, si
simplement pieux.

Et une fois retournés à l’hôtel où les excellentes gens qui nous
reçoivent sont, eux aussi, des orthodoxes, nous apprenons que Schiedam
possède trois églises et que sainte Lydwine est la patronne et la
maîtresse absolue de la ville.

Dans cette salle à manger du Hoogstraat où nous sommes si bien à l’aise,
chez nous, dans un coin tiède et douillet, des bouffées de souvenirs de
famille et d’enfance me remontent, suscitées par le parfum de la pièce,
par ce parfum si spécial aux intérieurs du pays et qui est fait de pain
d’épice et de thé, de gingembre et de cannelle, de salaisons et de
fumures, une exhalaison blonde et tirant sur le roux, une émanation à la
fois douce et acérée, très fine, qui me remémore tant d’amicales salles
à manger, au moment des légers repas et qui subsiste, sans s’effacer
complètement, alors même que la dînette est finie.

Toute la petite et la délicieuse Hollande se lève, ici, pour nous
accueillir et nous souhaite, après Lydwine dont elle nous rappelle les
célestes effluves, la plus aimable des bienvenues, en ce dialecte
odorant, en ce salut d’aromes.

Le lendemain, nous allons visiter les églises et notre surprise de la
veille s’accroît; ce n’est pas un dimanche et beaucoup d’assistants
suivent les messes, communient avant ou après le sacrifice, ainsi qu’il
est d’usage, ici.

De ces trois églises toujours pleines, deux appartiennent aux
dominicains qui, dans un pays protestant, ne peuvent revêtir le costume
de leur ordre; l’une de ces églises, placée sous le vocable de saint
Jean-Baptiste, est celle où nous nous sommes introduits, par hasard,
hier. Avec le jour, le charme tomberait si la vie de prières qui l’anime
ne compensait le peu d’attrait que provoque la banale laideur de sa nef.
Soutenue par des piliers à chapiteaux toscans, elle est d’un style
chagrin, inclassable, et cette image de la sainte, entrevue dans une
échappée d’ombre, est un vulgaire plâtre peint.

L’autre église, dite du Rosaire, est bâtie, mi-partie brique et
mi-partie pierre, et éclairée par des vitres vertes; elle simule assez
gauchement le style gothique, mais elle est néanmoins plus allègre que
l’autre et plus prévenante; la chapelle, dédiée à sainte Lydwine, est
agrémentée de vitraux sur lesquels figurent différents épisodes de sa
vie, et d’une statue achetée dans le commerce et qui n’a rien à voir, de
près ou de loin, avec une œuvre d’art.

L’église de beaucoup la mieux est la troisième, l’église paroissiale,
desservie, celle-là, par un curé et des vicaires et baptisée du nom de
la Visitation de Notre-Dame; moderne, ainsi que les deux autres, elle
imite également le style ogival; elle est sans élégance et elle est nue,
mais elle détient une incomparable chapelle, tout imprégnée de sainte
Lydwine dont elle conserve les reliques cédées par les carmélites de
Bruxelles.

Cette chapelle qui est presque un minuscule oratoire, à la décrire,
serait nulle; son charme réside en son atmosphère saturée de souvenirs
et de grâces et non dans sa coque qui avec ses poutres et ses panneaux
de bois blanc paraît temporaire et est, en tout cas, inachevée; il
semble que le terrain ait manqué et qu’on ait emprunté pour la
construire la place d’une petite cour; seulement l’intimité de ce
sanctuaire que n’offensent point ces bondieuseries qui gâtent les autres
églises, est délicieuse.

Au fond, se dresse un autel très simple, de forme gothique, ornementé de
croix et de passiflores et surmonté d’une statue de la sainte debout et
à laquelle l’ange remet des roses, une statue inspirée de la statuaire
des Primitifs, la seule vraiment convenable que nous ayons encore
rencontrée dans ce pays; et, sur le devant de l’autel, encastré dans la
boiserie, un bas-relief de marbre représente encore la sainte, mais
couchée, cette fois, et l’ange lui apporte également la symbolique
branche.

Malgré son concept classique et son ordonnance un peu prévue, ce
bas-relief qui est l’ouvrage de M. Stracké, un sculpteur de Harlem,
intéresse; et tandis que je l’examine de près, je me dis: où ai-je déjà
contemplé cette figure couverte d’un bonnet, enveloppée de bandelettes,
regardant un crucifix, fixé entre ses deux mains? et l’héritière de
Lydwine, la sœur Emmerich, surgit soudain devant moi, sur son lit, telle
que la dessina Clément Brentano et qu’Édouard Steinle la grava; et
j’avoue que je trouve vraiment ingénieuse l’idée de l’artiste qui, ne
pouvant consulter aucun portrait authentique de la sainte, s’inspira de
l’attitude, des traits pris sur le vif de sa plus parfaite image, de sa
sœur en Dieu, pour nous la montrer.

Des tableaux du peintre Jan Dunselman doivent compléter la parure de
cette chapelle; cinq sont déjà en place et trois restent à livrer. Parmi
ces toiles qui racontent les principaux évènements de la biographie de
Lydwine, l’une nous relate la chute sur la glace, en une langue qui se
souvient un peu de celle de Leys; et ce panneau, avec la petite maison
de la sainte, en bois et en briques, la porte à pentures, les fenêtres
résiliées de plomb, les groupes des filles qui entourent l’enfant tombée
dans la neige, les hommes qui ont froid et flânent, distraits, sans
croire à la gravité de l’accident, tandis que, sur la droite, un vieux
balayeur sort du cadre, aux cris d’une fillette affolée par la peur, est
expertement agencé et alertement peint; c’est une œuvre moyenne, et
observée. Je ne puis cependant me convaincre que la petite Lydwine avait
ce nez allongé sous des yeux à fleur de tête et cette bouche commune.
Logiquement elle eût dû apparaître, dans ces ouvrages, horrible, car
elle était déjà maigre et laide lorsqu’elle se brisa une côte; mais
étant donné que l’artiste n’a pas avec raison, je pense, tenu compte de
la vérité historique en cette œuvre--car il aurait fallu du génie pour
dégager la splendeur de l’âme de son cercueil de chairs!--j’aurais voulu
alors qu’il imaginât une Lydwine et plus éclairée et plus fine.

Elle fut jolie, belle de corps, d’une taille élégante et sa voix était
douce et sonore; c’est à peu près tout ce que nous apprennent ses
monographes; c’est court, mais enfin ils s’entendent pourtant à la faire
plus accorte, plus distinguée surtout que ne la conçut le peintre.

Vraiment, je crois bien que, personnellement, je la vis, un dimanche,
parmi les orphelines que les sœurs dominicaines conduisaient, dans cette
église même, à la messe; elle était agenouillée, tendue vers l’autel,
égrenant son chapelet; elle avait de grands yeux d’un bleu avoisinant le
vert et, sous le bonnet noir, s’échappaient d’admirables cheveux, de ces
cheveux qui, cendrés près des racines, se dorent à mesure qu’ils s’en
éloignent; l’on eût dit d’un écheveau de soie éclairé par un rayon de
soleil hivernal; et la tenue de cette enfant, au teint blanc, à peine
teinté de rose sur les joues, aux lèvres de fleur qui s’épanouit alors
que commence à la friper le gel, était si modeste, si pieuse, si
vraiment confinée en Dieu, que je ne pouvais me persuader que Lydwine
eût été différente.

Ainsi que je l’ai dit, aucune image véridique de sa physionomie
n’existe; sur les vingt tableaux marqués par Molanus comme ayant
autrefois orné les murs de la chapelle édifiée en son honneur par les
recteurs de Schiedam, douze ont été reproduits en un insignifiant
format, au XVIe siècle, par le graveur Jérôme Wierix; ils cernent de
médaillons un portrait plus grand de la sainte recevant des mains de son
ange la fameuse branche. Il est difficile de créer un type
conventionnel, plus redondant à la fois et plus piètre, que celui de
cette estampe; on ne sait si Lydwine est un garçon ou une fille, car
elle y grimace ainsi qu’un être hybride dont le nez busque et fend en
deux une face privée de menton.

D’autre part, j’ai considéré chez un habitant de Schiedam une très belle
gravure de Valdor, du commencement du XVIIe siècle, qui la portraiture;
elle y est plus sensément traitée, mais ce n’est sûrement pas encore
elle; d’autres, médiocres de Pietro de Jode, de Sébastien Leclerc,
l’exhibent brandissant une croix, une couronne, ou une tige de rose ou
une palme, seule ou accompagnée d’un ange; une dernière enfin, toute
moderne, celle-là, mais assez curieuse, en tant qu’imitation des
tableaux des Primitifs, est l’œuvre d’un peintre allemand Ludwig Seitz;
c’est une des mieux; mais dans celle-là, de même que dans toutes les
autres, le visage, plus ou moins persuasif, est inventé.

Il est donc, en somme, permis, puisque rien de certain ne subsiste, de
nous la figurer selon nos conceptions d’art et nos appétences de piété.

Et ce dimanche où j’entrevis cette extraordinaire fillette, nous
pouvions véritablement nous certifier les premières impressions
éprouvées dans cette ville; les églises débordaient, étaient
insuffisantes à contenir la foule des orants; à la Visitation de
Notre-Dame, des gens lisaient leur missel devant les portes laissées
ouvertes, au seuil de la rue; les communions ne décessaient pas; après
les hommes et les femmes, les pensionnats s’ébranlaient; nulle part,
nous n’avions encore constaté une si placide ardeur et j’ajouterai un
respect plus absolu de la liturgie, du plain-chant exécuté non par des
chantres gagés mais par des personnes de bonne volonté ayant de la voix
et s’acquittant consciencieusement de leur tâche, décidées, pour honorer
le Seigneur, à très bien chanter.

Cette petite chapelle de sainte Lydwine, dans les heures qui
s’attristent, elle émerge de mes souvenirs, si lénitive, si
familièrement attendrie! et comment ne pas me rappeler aussi le cordial
et le délicat accueil de son pieux et savant curé, M. l’abbé Poelhekke,
qui célébra, un matin, pour nous, la messe à son autel sur lequel il
avait voulu exposer, comme en un jour de fête, la châsse des reliques.

Sauf ces ossements et sa mémoire qui resplendit dans cette ville, rien
hélas! ne reste ici de Lydwine, sinon sa plaque tombale; elle a été ôtée
de l’ancienne église désaffectée et muée en un temple protestant et
transférée dans la petite chapelle des sœurs dominicaines qui tiennent
un orphelinat et font la classe aux enfants du peuple. Cette pierre est
sculptée d’une figure âgée et un peu renfrognée de femme, endormie, les
mains jointes sur le ventre, et enveloppée, de la tête aux pieds, d’un
linceul; en haut, deux angelots descendent pour lui ceindre d’une
couronne le chef et, aux quatre coins, les quatre animaux évangéliques
sont gravés dans un cercle.

Cette pierre est très bien conservée; d’après une note des Bollandistes,
les calvinistes l’auraient retournée, non pour la préserver mais pour
empêcher les catholiques de s’agenouiller devant; d’après une autre
tradition, au contraire, les protestants, par déférence pour la sainte,
faisaient un détour dans l’église afin de ne pas marcher dessus et de ne
point l’abîmer. Je ne sais laquelle de ces deux versions est la vraie;
je les donne telles quelles.

Quant à la bâtisse qu’elle occupa, elle est le sujet de nombreuses
controverses que nous allons résumer en quelques lignes:

Selon les uns, sa maison aurait été située dans une sente appelée
Bogaarstraat; selon les autres, dans une ruelle dite Kortekertstraat. Il
y aurait eu jadis, en cette ruelle, un puits qui guérissait les fiévreux
et le bétail malade; d’après d’anciens documents, à ce signe, l’on
reconnaîtrait le gîte de la sainte; des recherches ont été effectuées
dans ce sens, mais le puits n’a pas encore été découvert; enfin une
troisième opinion qui semble la plus accréditée attribuerait sa
résidence au Leliendaal, là où s’élève encore un orphelinat protestant,
une bâtisse du XVIIIe siècle, flanquée d’un bonhomme et d’une bonne
femme sculptés et peints, de chaque côté, en haut de la porte.

Voici, dans tous les cas, l’histoire de la demeure de Lydwine.

Après sa mort, le fils du docteur Godfried de Haga acheta sa maison qui
devint ce qu’on appelait «une maison du Saint-Esprit», c’est-à-dire un
refuge de femmes pauvres; puis en 1461, le jour de la fête de sainte
Gertrude, cette maison qui renfermait une chapelle fut cédée, avec
l’assentiment des bourgmestres et des conseillers de Schiedam, par le
collège du Saint-Esprit à une communauté de clarisses ou de sœurs grises
de saint François, venues de Harlem. Il y avait dans ce couvent, dit
Molanus, un autel dédié à sainte Lydwine et érigé juste à l’endroit où
reposait son lit; et l’on distribuait, tous les ans, le jour de sa fête,
aux personnes riches ou pauvres qui se présentaient, un pain blanc.

En 1572, les gueux, après avoir dévasté l’église de saint Jean-Baptiste,
démolirent la chapelle du Leliendaal et le cloître fut pillé. Il devint,
en 1605, un orphelinat qui fut rasé en 1779, car il tombait alors en
ruine, et reconstruit à la même place, c’est-à-dire à la place de la
demeure de Lydwine.

Mais ce dernier point est justement celui qui n’est pas admis sans
conteste par tous. Je n’ai pas à prendre part à ce débat qui n’intéresse
d’ailleurs que les habitants de Schiedam; je dois ajouter cependant
qu’une quatrième opinion me fut exprimée à Amsterdam; celle-là aurait
l’avantage de mettre tout le monde d’accord, la voici: Lydwine aurait
habité plusieurs logements et aurait été transportée, après la mort de
ses père et mère, au domicile de son frère.

Je ne sais ce que vaut cette allégation dont je ne discerne dans les
historiens aucune trace; elle me suggère cependant une remarque.

Brugman nous raconte que la maison du père de Lydwine était basse et
humide, plus semblable à une tombe qu’à une chaumine; or, je me demande
comment dans une bicoque si exiguë, tant de personnes purent camper.
Après la mort de son père, son fils, sa femme, ses deux enfants, un
cousin nommé Nicolas, l’augustin Gerlac et finalement la veuve Catherine
Simon y auraient résidé. Il est fort possible qu’ils n’y aient pas
séjourné tous ensemble, au même moment, mais il n’en reste pas moins
douteux que ce réduit ait pu être assez grand pour héberger autant
d’hôtes. Il y aurait peut-être lieu de croire alors que la maison dans
laquelle mourut Lydwine n’était pas la même que celle dans laquelle elle
était née et avait vécu les premières années de ses souffrances.

L’emplacement du canal sur la glace duquel elle s’est brisé une côte,
est le sujet de moins de débats; les archéologues semblent d’accord pour
désigner une rue qui s’affuble encore du nom de «chemin des boiteux»
«Kreupelstraat»; cette rue était un canal, il n’y a pas bien longtemps
encore, car j’ai acquis, à Schiedam même, une photographie prise sur
nature et qui le représente; elle est sans caractère et il est difficile
de s’imaginer le lieu exact où se passa la scène relatée par les
biographes et peinte sur l’un des tableaux de l’église.

Du temps de Lydwine, il n’existe, en somme, que l’antique église de
saint Jean-Baptiste, devenue un temple réformé; mais la sainte n’y a
pas, corporellement du moins, prié, puisque ce sanctuaire, brûlé dans
l’incendie de 1428, fut rebâti, en partie, pendant sa vie, et alors
qu’elle était alitée et ne pouvait sortir. Cette église, la seule
ancienne de Schiedam, est un édifice de brique, surmonté d’une haute
tour coiffée d’un petit chapeau rajouté et attifée d’un très puéril
carillon; son intérieur, à ogives, est soutenu par sept piliers à
chapiteaux sculptés de feuillages et plafonné de poutres; sa nef est
coupée en deux par un tablier de bois. Au-dedans, ce sont des estrades
de distribution de prix ou de foire foraine, des bancs d’œuvre, des amas
de bibles. La tristesse de ce sanctuaire souillé, sans autel et sans
messes!

Plus que dans cette basilique, plus que dans ces rues que je viens de
citer, le souvenir de Lydwine vous hante, alors qu’on erre dans les
vieux quartiers de Schiedam, moins réparés et moins remis à neuf; que de
fois, le long de ces canaux ombragés d’arbres et dont les ponts tournent
pour laisser filer les bateaux, nous l’avons évoquée, tandis que les
grands moulins à vent bénissaient, avec la croix de leurs ailes, la
ville; elles dessinaient le rond d’une croix grecque et me rappelaient
le mémorial de cette Passion que finit par méditer si ardemment la
sainte! et, pendant que ces croix silencieuses signaient l’horizon, au
loin, un sergent de ville, débonnaire, malgré son casque à pointe et sa
petite épée de chasse, surveillait les déchargeurs en vêtements de laine
rouge et en culotte courte, qui débarquaient des tonnes sur le quai, les
manœuvres qui, devant les distilleries, pompaient la drèche chaude
coulant en rigoles de café au lait dans les barques; et moi, je songeais
au père de Lydwine, au bon Pierre, qui avait été l’homme du guet, le
sergent de ville de son époque, à Schiedam.

Devant nos pas, les rues d’eaux s’allongeaient, en tournoyant, plantées
de moulins du XVIIIe siècle, superbes avec leurs briques culottées,
leurs grandes collerettes de bois, leurs petites croisées peintes en
vert Véronèse; leurs ailes parfois sans voiles simulaient alors des
lames de rasoirs prêtes à fendre l’air; et ces moulins apparaissaient
géants à côté des tout petits que l’on construit maintenant et qui sont
revêtus comme d’une houppelande de peluche grise, habillés comme avec
des peaux veloutées de souris.

Et cette minuscule cité s’adorne de coins charmants; dans les vieux
quartiers que traverse la rivière à laquelle elle doit son nom, la
Schie, ce sont des lacis de ruelles, bordées par des bâtisses enfumées
de briques, dessinant avec l’onde qui les mire d’amusantes courbes,
d’antiques masures ajourées ainsi que des séchoirs de mégissiers ou
précédées de hautes façades couvertes de grands toits qu’effleurent les
mouettes; et des files de sansonnets perchés sur leurs arêtes, de même
que sur des bâtons, chantent.

Subitement, au détour d’une de ces sentes, d’immenses échappées de
campagne fuient, des plaines encore coupées par des canaux qui font
l’effet de marcher avec les nuages qu’ils réverbèrent. Très au loin, des
mâts de navires qu’on ne voit point semblent piqués en terre; une voile
se déplace et, derrière elle, le bras d’un moulin, qu’elle cachait,
surgit; des vaches blanches et tachées d’encre, des moutons, des
pourceaux noirs et roses s’aperçoivent, à perte de vue, sous l’infini
d’un ciel que rien n’arrête; et, à regarder ces végétations si fraîches
et si vertes, qu’en comparaison de celles-là, les prairies les mieux
arrosées de la France, sont jaunes et sèches; à contempler ce firmament
d’un bleu pâle, presque polaire, que bouillonnent des nuées d’argent qui
se dore, une très douce mélancolie vous vient.

Ces sites placides, ces étendues taciturnes, ces paysages graves, ont
quelque chose de personnel, un je ne sais quoi d’affectueux et de quiet;
le charme de cette nature si spéciale tient, je crois, à cette bonhomie
qu’elle dégage, une bonhomie qui sourit, un peu triste, et se recueille.

Comme contraste à ces plaines et à ces petites rues qui s’embrouillent
dans d’étroits canaux, à l’autre extrémité de la ville s’épand un fleuve
immense, la Meuse; elle se jette, à cet endroit, dans la mer. Au fond,
Rotterdam émerge de l’eau avec ses monuments dressés sur le ciel qui
s’illimite; les petits vapeurs qui assurent le service des côtes fument
à l’horizon, tandis que le souffle d’une formidable fabrique de bougies
domine tous ces bruits; le quai est hérissé de grues à vapeur et comblé
de tonnes. Ce rappel de la vie moderne, dans le pays de Lydwine,
déconcerte et l’on se prend à regretter le temps où de maladroits
pêcheurs incendièrent Schiedam, la veille du jour où ils s’embarquèrent
sur ces plages alors vides, pour aller pêcher le hareng.

Et, à ce propos d’incendie, ne faut-il pas noter que la sainte qui en
subit trois, de son vivant, est ici considérée, même par les
protestants, comme une sauvegarde contre les ravages du feu; il n’existe
pas, en effet, d’exemple que lorsqu’une usine d’alcool flambe, celles
qui l’avoisinent s’enflamment; Lydwine est aussi, cela va de soi,
invoquée pour la guérison des malades; l’on prête à la cure un petit
philatère d’argent contenant quelques-unes de ses parcelles, pour les
faire toucher à ceux qui souffrent et, tous les lundis, à sept heures du
soir, on la prie, avant le Salut du Saint-Sacrement, afin qu’elle
détourne les fléaux de la ville.

Elle vit, on le voit, à Schiedam où les catholiques la vénèrent et où il
sied de dire, pour être juste, que les réformés ne lui sont nullement
hostiles; elle compte des amis à Harlem, mais plus loin, son souvenir
s’efface.

Voilà déjà près de douze jours que nous habitons la minime cité et, en
sus de son aspect extérieur, nous commençons à connaître ses antécédents
et à pénétrer dans sa vie intime.

Schiedam ne fut jamais une grande ville, mais elle fut jadis un bourg
prospère. Maintenant elle décline; les anciennes familles riches sont
parties; son industrie particulière, celle du genièvre du Schiedam qui
lui emprunte son titre, est bien déchue, depuis que des villes telles
qu’Anvers se sont décidées, elles aussi, à fabriquer les eaux-de-vie de
grains. Elle possédait autrefois trois cents distilleries et l’on en
compte à peine, à l’heure actuelle, cent vingt. Où sont les bateaux qui
arrivaient naguères de Norwège avec leurs cargaisons de grains bleus? Je
n’en ai découvert aucun et je doute un peu que le fruit du genévrier
entre désormais dans la confection de cette magnanime liqueur. Elle
semble préparée, ainsi que le whiskey d’Irlande et le gin d’Écosse, avec
le blé, le maïs et l’orge; et c’est, par toutes les rues, près des
canaux, non l’odeur un peu d’allumette des vrais genièvres, mais la
senteur de la farine de lin chaude, de la drèche, des résidus en
bouillie de l’orge. On les évacue à la sortie des usines, dans des
citernes, le long des quais et, là, des hommes les pompent et les
déversent dans des barques, pour servir à la nourriture des bestiaux.

La population de la ville peut se composer de 13.000 réformés, de 10.000
catholiques, de 60 ou de 70 jansénistes et de 200 juifs. Les catholiques
y sont donc en minorité, de même que dans la plupart des villes des
Pays-Bas; et c’est sans doute pourquoi ils se serrent si délibérément
les coudes et forment une colonie modèle de gens pieux. Un catholique
qui ne l’est que de nom et qui ne pratique pas, est rare, ici; il n’y a
décidément rien de tel que d’avoir été persécuté à cause de sa religion,
pour vous la rendre chère; si le calvinisme a décimé les ouailles du
Seigneur, il faut avouer qu’il a singulièrement virilisé celles qui lui
résistèrent; le catholicisme néerlandais, tel que je l’observe ici, n’a
rien de ce côté efféminé qui s’affirme de plus en plus dans les races
latines. Il adore un Christ au corps impartible, en croix, qu’il ne
relègue pas, ainsi que trop souvent chez nous, après ses saints.

En un mot, il est un catholicisme simple, un catholicisme mâle; il
convient de déclarer aussi qu’en Hollande, le clergé est excellent;
dispensé de l’éducation subalterne de nos séminaires, alimenté par de
fortes études, il n’est pas soumis à ces préjugés qui font de nos
ecclésiastiques une classe du monde, à part; le prêtre hollandais est un
homme comme un autre, mêlé, de même que n’importe qui, à la vie commune;
il est plus indépendant que chez nous, mais son existence s’écoule au
grand jour et c’est justement parce qu’il n’a rien d’obscur, rien de
caché, qu’il impose le respect, même aux cultes dissidents, par la
dignité de sa vie, par la ferveur indiscutée de sa foi, par l’honnêteté
reconnue de son sacerdoce.

Sa tâche n’est pas des plus faciles. Il faut veiller à la sécurité d’un
troupeau parqué au milieu du camp des infidèles et l’accroître, s’il se
peut; mais là, il se heurte à de terribles bornes, car ce n’est que
lentement que le Pays plat revient à ses premières croyances; et il y a
un motif pour cela: la défense acharnée du temple, la mise en
quarantaine par les protestants des convertis; il faut donc des cas bien
exceptionnels pour qu’un égaré rentre au bercail; il faut qu’il puisse
se passer de l’aide de ses anciens coreligionnaires qui, avec les
jansénistes, détiennent l’argent.

Car la richesse est chez ces sectes, chez les jansénistes surtout; la
boîte à Perrette a fait des petits; ceux-là distribuent, pour les
convaincre, d’efficaces prébendes à ceux qui se marient en leurs
églises. Il ne siérait pas, sur ce mot de janséniste, de se figurer une
religion prolongée de Port-Royal, de chrétiens ascétiques péchant par
excès de scrupules. Les disciples de Port-Royal qui furent très
intéressants, en somme, ne sont plus; leurs successeurs sont de honteux
hétérodoxes, de troubles protestants; s’ils pèchent, ce n’est plus par
outrance de rigorisme, ce serait plutôt le contraire; Jansénius s’est
marié et Quesnel a, lui aussi, pris femme; ils sont devenus des
Hyacinthe Loyson; leur hérésie est une hérésie de coffre-fort et de
pot-au-feu!

Cette Hollande qui, avec son archevêché janséniste d’Utrecht, est le
dernier refuge de ce schisme, cette Hollande qui est surtout un
incontestable repaire d’hérétiques,--car, si j’en crois l’annuaire du
clergé, elle compterait sur une population approximative de 4.800.000
habitants, 1.700.000 catholiques, soit un peu moins de 35%,--elle a été
pourtant une terre sanctifiée, une pépinière dans laquelle la culture
monastique fut intense! les bénédictins, les cisterciens, les
prémontrés, les dominicains, les augustins, les franciscains, les
croisiers, les alexiens, les chartreux, les antonites, y ont bâti les
plus florissants des cloîtres. La Frise avait, à elle seule, 90
monastères et abbayes et, dans la seule province d’Utrecht, dit Dom
Pitra, l’on a retrouvé 198 fondations d’ordres. Tout a disparu dans la
tourmente.

Dans ce pays de saint Éloi, de saint Willibrord, de saint Wérenfride, de
saint Willehad, de saint Boniface, de saint Odulfe, de sainte Lydwine,
malgré les persécutions qui s’y révélèrent terribles, le culte
catholique s’est quand même maintenu; il a beau être noyé dans la masse
de cette religion réformée suivant la confession de Calvin, il s’étend.

En 1897 un journal hollandais le «Katholicke Werkman» dénombrait ainsi
les institutions catholiques des Pays-Bas: 96 maisons de religieux
desservant 66 paroisses et instruisant dans les lycées 725 élèves; 44
maisons de frères, soignant des malades, des aliénés, des orphelins, des
sourds-muets, des vieillards, et faisant la classe à 1035 pensionnaires
et à 12.120 élèves; 22 maisons de moniales vouées à la vie
contemplative; 430 maisons de sœurs hospitalières prenant soin de 12.000
orphelins et d’incurables et d’aveugles. On enregistrait, en somme, à
cette époque, 592 couvents en Hollande.

D’après une autre statistique parue en 1900 dans le «Residentie-bode»,
de la Haye, la Néerlande énumérait:

En 1784: 350 paroisses et 400 prêtres; en 1815: 673 paroisses et 975
prêtres; en 1860: 918 paroisses et 1800 prêtres; en 1877: 985 paroisses
et 2093 prêtres; et, en 1900: 1014 paroisses et 2310 prêtres.

La progression est lente mais sensible; l’Église réoccupe, peu à peu, ce
sol qui fut sien; les anciennes semailles engourdies dans cette terre
que la Réforme dessécha, lèvent; l’on entend, dans la région des
Tropiques, pousser certains roseaux; il semble que si l’on écoutait bien
dans les Pays-Bas, l’on entendrait les vieux ossements et la poudre de
ses très antiques saints bruire.


Ligugé. Fête de sainte Scholastique, 11 février 1901.




APPENDICE


Il m’a paru intéressant de rechercher quelle avait été autrefois et
quelle est maintenant la situation de sainte Lydwine, au point de vue
liturgique.

Voici les quelques renseignements que j’ai pu me procurer:

Dans ses «Natales sanctorum Belgii» Joannes Molanus nous apprend, à la
date du 14 avril, que l’on ornait la chapelle et la tombe de Lydwine,
non ce jour-là, mais le quatrième jour après Pâques et qu’on célébrait,
sur le rit solennel, en son honneur l’office de la Trinité.

De leur côté, les Bollandistes nous ont conservé la séquence «De alma
virgine Lydwina» qui se chantait jadis, au temps Paschal, dans la
Hollande et les Flandres. Nous en donnons ci-après le texte, avec une
traduction, incomplète de quelques strophes, du Cardinal Dom Pitra.

En somme, de l’année 1616, à partir de laquelle fut autorisé le culte de
Lydwine, jusqu’à l’année 1892, il n’y eut pas d’office particulier pour
la Bienheureuse dans le missel et dans le bréviaire des catholiques des
Pays-Bas; mais, ce qui est plus singulier, c’est qu’un office propre a
existé dans l’ancien bréviaire janséniste d’Utrecht et de Harlem.

Je suis parvenu à mettre la main sur ce livre; j’en extrais, à titre de
curiosité, le texte relatif à la sainte et j’y joins une traduction.

Enfin, après la canonisation de Lydwine, un office spécial fut concédé
par la sacrée Congrégation des Rites; il a commencé d’être célébré, à
partir de l’année 1892.

Cet appendice en détient le texte en latin et en français.

La messe est la messe «Dilexisti» du Commun des Vierges non martyres,
avec l’oraison propre de l’office et l’Évangile selon saint Mathieu
«Videns Jesus turbas» qui est l’Évangile de la Toussaint.




SÉQUENCE DE LA BIENHEUREUSE

VIERGE LYDIE OU LYDEWIDE

XVIIe SIÈCLE


SEQUENTIA DE ALMA VIRGINE LYDWINA

    Alleluia festivale
    Tempus exigit Paschale
    Voce, votis, jubilo;
    Benedictione plenus
    Jam refulsit sol serenus,
    Pulso noctis nubilo.
    Coronatur gloria
    Christus pro victoria,
    Victor victis inferis:
    Deus surgens creditur,
    Honor regni redditur
    Fitque pax cum Superis.
    Expectatio Mariæ
    Consolatur ipsam pie
    Tristem hanc inveniens
    Fit solatium beatis.
    In extremo mundi natis
    Omnes nos deliniens.
    Gaudent Archangeli,
    Fantur et Angeli
    Virgini Lydiæ:
    Hæccine Lydia
    Vernat ut lilia
    Sanctæ Cæciliæ?
    Intra cujus cameram
    Senserat Tiburtius
    Rosam odoriferam.
    Stupens vehementius.
    Catharinæ virginis
    Juxta natalitia
    Fructum divi seminis
    Metit hæc Cæcilia.
    Lydewidis humilis
    Nata Christo Domino,
    Sanctis extat similis
    Regnans sine termine:
    Miræ patientiæ
    Vixit in hoc tempore,
    Nimiæ miseriæ
    Particeps in corpore.
    Non murmur resonat,
    Non querimonia,
    Sed laudem personat
    Devota Lydia
    De data gratia.
    O vere humilem,
    Quæ nunquam deficit
    Quam Christus debilem
    Seipso reficit;
    Hinc virgo proficit
    Per se Jesus hanc invisit,
    Consolationem misit;
    Circa lectum hujus sedens,
    Et ab ea non recedens,
    Donec ipsam pasceret:
    Quæstione quadam facta
    De nativitate nacta
    Opus Verbi Incarnati,
    Hæc adscripsit Trinitati.
    Sic ut quærens quæreret
    Radiosi luminis
    Talis doctrix Numinis
    Impetret quod poscimus:
    Solem sic inspicere
    Ne contingat perdere
    Lumen quod nos cupimus,
    Trinitatem speculari,
    Unitatemque mirari,
    Qua consistit in Divinis,
    Quo dictaminis est finis.
    Vale felix Lydewidis,
    Quam non ligat nexus Stygis;
    Poscas nobis cum Maria,
    Ut cantemus Alleluia.
            Amen.


SÉQUENCE DE LA BIENHEUREUSE VIERGE LYDWINE

    C’est le joyeux alléluia
    Qu’appelle le temps Pascal,
    De voix et de cœur réjouissons-nous.
    Plein de bénédictions
    A brillé un soleil pur,
    Chassant l’ombre nocturne,
    Et couronné de gloire
    Ce Christ a triomphé.
    Vainqueur de l’Enfer vaincu,
    Il se lève, il est Dieu, croyons!
    Il a repris l’honneur de son trône,
    Il fait régner la paix dans le cœur,
    Et cesser l’attente de sa Mère
    Qu’il console avec amour.
    Et les archanges se réjouissent
    Et les anges en chœur
    Disent à la vierge Lydie:
    Est-ce donc là Lydie?
    Elle est blanche comme les lys
    De Sainte Cécile!
    Cécile en sa demeure
    Fit sentir à Tiburce
    Le parfum de la rose
    Et le remplit de stupeur.
    Cécile, au jour où naquit au Ciel
    La Vierge Catherine
    Recueillit le fruit
    Que sema la grâce de Dieu;
    L’humble Lydwine
    Que le Christ fit naître pour Lui
    Est semblable à ses Saints
    Et règne à jamais.
    Exemple étonnant de patience,
    Elle a vécu en nos jours,
    Portant dans son corps
    D’intolérables souffrances.
    On n’entendit ni murmure
    Ni plainte aucune;
    On n’entendit que les chants
    De la pieuse Lydwine
    . . . . . . . . . . . . . .
    Adieu, Bienheureuse Lydwine,
    Toi que la mort n’a pas retenue captive;
    Veuille nous obtenir qu’avec Marie
    Nous chantions: Dieu soit loué
        Alleluia.--Amen.

(Dom Pitra, Hollande Catholique, p. 136.)




BRÉVIAIRE JANSÉNISTE

XVIIIe SIÈCLE


OFFICE PROPRE DE LA BIENHEUREUSE LIDUINE

  Breviarium ecclesiasticum ad usum    Bréviaire ecclésiastique, à
  Metropolitanæ ecclesiæ               l’usage de l’église
  Ultrajectensis et cathedralis        métropolitaine d’Utrecht et de
  ecclesiæ Harlemensis                 l’église cathédrale de
  accommodatum--pars verna--jussu      Harlem--Partie du Printemps,
  superiorum, MDCCXLIV.                imprimée par ordre des
                                       supérieurs, 1744.

  Festum subsequens in dioccesi        La fête suivante pourra être
  Ultrajectensi recitari poterit ad    récitée ad libitum dans le
  libitum.                             diocèse d’Utrecht.

  DIE XIV MAII                         14 MAI
  In festo beatæ Liduinæ virginis      En la fête de la Bienheureuse
  Semiduplex ad libitum                Liduine, vierge, demi-double ad
                                       libitum

  Omnia de communi Virginum non        Tout du commun des Vierges non
  mart. præter sequentia:              martyres, sauf ce qui suit aux
  In I Vesperis et Laudibus.           premières Vêpres et aux Laudes.

  HYMNUS                               HYMNE

  Ut semper in suis Deus               Comme toujours Dieu opère des
  Miranda præstat! infima              merveilles dans les siens! c’est
  E fæce mundi seligens                au plus profond de la boue du
  Ut altiora deprimat!                 monde qu’il va chercher ce qui
                                       doit abaisser la superbe!

  Longis malis exercita                Longuement exercée par les
  Liduina, tandem numinis              maladies, Liduine reconnaît enfin
  Agnoscit occultam manum;             la main qui se dissimulait de
  Tollit crucem, sese abnegat.         Dieu; elle prend sa croix et se
                                       renonce.

  Dextræ o Dei mutatio!                O divin changement! ce calice qui
  Qui nauseam dabat calix,             lui donnait des nausées, elle le
  Jam corde toto sumitur               vide de tout cœur, maintenant que
  Jesuque amore inebriat.              c’est cette main qui le lui
                                       présente et elle s’enivre de
                                       l’amour de Jésus.

  Qui virginis pœnas Deus              Seigneur qui as uni à tes peines
  Pænis tuis inunxeras,                celles de cette vierge, fais que
  Fac nos dolores quoslibet            nous supportions pour ton amour
  Amore pro tuo pati.                  nos douleurs.

  Qui traditum Cruci Pater             Père qui as livré pour nous ton
  Nobis redonas Filium,                Fils au supplice de la Croix,
  Da carnis angores sacro              permets à l’Esprit-Saint de
  Commitigari Spiritu.                 pacifier les souffrances de notre
                                       chair.

  Amen.                                Amen.

  Oratio ut infra ad Laudes            L’oraison comme plus bas à Laudes

  AD NOCTURNUM                         AU NOCTURNE

  Invit. Agnum quem sequuntur          Invitatoire. «Il est l’agneau que
  Virgines, * Venite adoremus,         suivent les Vierges»--* Venez,
  Alleluia.--Apoc., XIV.               adorons-le. Alleluia--Apocalypse,
                                       XIV.

  Ps. 94.--VENITE Hymnus ex            Psaume 94.--Venez,
  laudibus de Communi. Ant. V. RRR.    réjouissons-nous devant le
  Lectio de Scriptura occurrente,      Seigneur, etc. Hymne des Laudes,
  tribus in unam redactis.             au Commun Antiennes, versets,
                                       répons également 1ère leçon de
                                       l’Écriture occurrente dont les
                                       trois leçons sont réunies en une.

  LECTIO II.                           2e LEÇON

  Liduina, virgo Schiedamensis,        Liduine, vierge de Schiedam, qui
  insignis futura Dominicæ             devait être une insigne
  Passionis imitatrix, sæculo          imitatrice de la Passion du
  decimo quarto in lucem edita         Christ naquit, au XIVe siècle, le
  fuit, die Dominica Palmarum, ipso    dimanche des Rameaux, à l’heure
  sacrificii Missæ tempore, dum        même où, pendant la messe, l’on
  Passio Dominici nostri Jesu          récitait à l’église la Passion de
  Christi in ecclesia recitabatur,     Notre-Seigneur. Ses parents
  parentibus pietate magis quam        valaient plus par leur piété que
  seculari nobilitate conspicuis.      par leur naissance. Dès son
  Ab infantia, singulari devotione     enfance, elle professa une
  erga Deiparem Virginem ferebatur;    dévotion singulière pour la
  eamque perpetuæ virginitatis         Vierge, Mère de Dieu, et elle
  proposito imitari studebat.          s’étudia à l’imiter, en se
  Cumque pater tenellam filiam ad      consacrant à son Fils par un vœu
  conjugium adhortaretur, ipsa         de virginité perpétuelle. Et
  ferventi prece a Deo obtinuit ut     comme son père l’exhortait au
  in sancto proposito firmaretur,      mariage, elle obtint d’être
  carnis mortificatione id agens,      affermie dans sa pieuse
  ut species sua, qua placere          résolution, par la ferveur de ses
  hominibus posset, periret. Piis      prières et en pratiquant la
  conatibus atque gemitibus,           mortification de sa chair, d’être
  opitulatus est Dominus, qui          délivrée de cette beauté qui
  castitatem virginis variis           pouvait plaire aux hommes. Le
  ægritudinibus, tanquam lilium        Seigneur fut vaincu par la
  inter spinas, custodivit. Anno       générosité de ses efforts et par
  siquidem ætatis decimo quinto,       ses gémissements. De même qu’il
  cum forte per hiemalem glaciem       protège un lys, en le plaçant au
  puella incederet, costulam dextri    milieu d’un taillis d’épines, de
  lateris cadendo fregit, quam         même il préserva sa virginité, en
  læsionem continua series morborum    l’entourant d’un buisson de maux.
  et cruciatum per annos triginta      Elle avait atteint sa quinzième
  octo secuta est. Febris æstuens,     année, lorsque, marchant, par
  intensus capitis dolor, hydrops,     hasard, sur la glace, elle tomba
  calculus, vermium scaturigo,         et se brisa une côte du flanc
  pulmonum et hepatis per              droit. Cette lésion engendra une
  particulas ejectio et quod tandem    série de maladies et de tortures
  morbi genus eam non afflixit,        qui dura trente-huit ans. Fièvres
  omni interim remedio ac requie,      dévorantes, douleurs de tête
  sed et ad fundandam humilitatem,     aiguës, hydropisie, coliques
  animi etiam consolatione             néphrétiques, parturition de
  destitutam?                          vers, éjection de fragments des
                                       poumons et du foie, de quel genre
                                       d’affections ne fut-elle pas
                                       atteinte?--et, pendant ce temps,
                                       elle demeurait privée de tout
                                       remède, sans repos et même, pour
                                       bien établir son humilité, sans
                                       consolations!

  LECTIO III                           3e LEÇON

  Post annos probationis quatuor,      Après quatre ans de ce noviciat
  famulæ suæ misertus Dominus          de douleurs, le Seigneur eut
  animum ejus sic erexit ministerio    pitié de sa servante et, pour
  Joannis Pot, magnæ pietatis viri,    relever son âme abattue, il se
  ut omni deinceps in Deo solo         servit d’un prêtre d’une grande
  fiducia collocata, ex                piété, Jan Pot. Depuis lors,
  contemplatione Christi patientis     mettant en Dieu seul sa
  tota in amorem Sponsi crucifixi      confiance, absorbée dans la
  inardesceret, parata jam, si         contemplation des tortures du
  Sponso liberet, immissos             Christ et incendiée d’amour pour
  cruciatus ad indefinitam annorum     l’Époux crucifié, elle fut prête
  longitudinem ferre. Triginta ergo    à supporter, aussi longtemps
  annis continuis lecto tanquam        qu’il lui plairait, les plus
  Cruci eam affixit infirmitas,        cruels des supplices. Trente
  quorum ferme viginti solius          années durant, elle fut clouée
  capitis ac brachii sinistri          sur son lit comme sur une croix
  imobilitate peregit; cor ejus        par les infirmités; pendant vingt
  interim sacrosancta Eucharistia      de ces années, elle ne put remuer
  ad patientiam stabiliente, debili    que son bras gauche et sa tête;
  vero stomacho, ut fertur, omnem      elle puisait dans la Très Sainte
  alium cibum recusante. Donec,        Eucharistie la force nécessaire
  cursu peracto, feria tertia, post    pour se soutenir, car son estomac
  Pascha absque arbitrio, quod         débile refusait, dit-on, toute
  quadrienni prece a Deo               autre nourriture. Enfin, la 3e
  postularat, et appropinquante        férie après Pâques, sans
  morte, ut ita contingeret, ipsa      témoins--par quatre ans de
  procurarat, obdormivit in Domino,    prières elle l’avait demandé à
  decima quarta aprilis, anno          Dieu et, aux approches de la
  millesimo quadringentesimo           mort, elle-même s’était arrangée
  trigesimo tertio, annos nata         de telle sorte qu’elle pût rester
  quinquaginta tres. Variis post       seule--elle s’endormit dans le
  mortem miraculis clara, quorum       Seigneur, le quatorze avril de
  aliqua refert oculatus testis        l’an mil quatre cent
  Thomas A Kempis, illico cives        trente-trois. Elle était âgée de
  suos habuit cultores, erecto in      cinquante trois ans. Après son
  ecclesia sancti Joannis Baptistæ     décès, de nombreux miracles
  speciali sacello ad annuam ejus      accrurent sa renommée;
  memoriam celebrandam, quam nec       quelques-uns d’entre eux nous ont
  jussit, nec impedivit Sancta         été rapportés par Thomas A Kempis
  Sedes. Beatæ Liduinæ ædes quam       qui en fut le témoin oculaire;
  desideravit pauperibus ad            aussitôt ses concitoyens la
  refugium deservire, conserva fuit    révérèrent, en élevant dans
  in xenodochium. Ejus reliquiæ,       l’église de saint Jean-Baptiste
  anno millesimo sexcentesimo          une chapelle spéciale pour y
  decimo quinto subductæ fuere         célébrer, chaque année, sa
  Bruxellas sub Mathia Hovio,          mémoire--et ce, sans qu’il y eût
  archiepiscopo Mechliniensi qui ad    approbation ou défense du
  vota Archiducum Alberti et           Saint-Siège. La demeure de la
  Isabellæ, edito Pastorali            Bienheureuse Liduine, dont elle
  decreto, publicum eis cultum         avait désiré faire un refuge pour
  impendi permisit.                    les pauvres, fut convertie en
                                       hôpital. Les reliques furent
                                       transférées à Bruxelles, en 1615,
                                       Mathias Hovius étant alors
                                       archevêque de Malines. Celui-ci,
                                       sur la prière de l’archiduc
                                       Albert et de sa femme Isabelle,
                                       publia un décret pastoral pour
                                       permettre qu’un culte public leur
                                       fût rendu.

  AD LAUDES                            A LAUDES

  Hymnus «Ut semper in suis» supra     Hymne «Comme toujours Dieu
  ad I Vesperas                        opère»--voir plus haut aux
                                       premières Vêpres.

  ORATIO                               ORAISON

  Domine Deus noster, qui beatam       Seigneur, notre Dieu, qui
  Liduinam virginem ab illecebris      préservas des vanités du siècle
  sæculi præservatam, ad tuæ Crucis    la Bienheureuse Liduine et lui
  amplexum toto corde transire         appris à leur préférer
  docuisti: concede ut ejus meritis    l’amoureuse étreinte de ta croix,
  atque exemplo discamus et            accorde-nous, par son exemple et
  perituras mundi calcare delicias     ses mérites, d’apprendre, nous
  et Crucis tuæ amore omnia nobis      aussi, à fouler aux pieds les
  adversantia superare, qui vivis      délices périssables de ce monde
  et regnas, etc.                      et à surmonter, par l’amour de ta
                                       croix, toutes nos adversités. Toi
                                       qui vis et règnes, etc.

  Relique omnia de Communi.            Tout le reste du Commun.




BRÉVIAIRE CATHOLIQUE

XIXe SIÈCLE


OFFICE DE SAINTE LIDUINE

CONCÉDÉ AUX ÉGLISES DE LA HOLLANDE, PAR DÉCRET DE LA SACRÉE CONGRÉGATION
DES RITES

en date du 24 mai 1892


  Die XIV aprilis                      XIV avril

  In festo                             En la fête
  B. Liduinæ virginis                  de la B. Liduine, vierge
  Schiedamensis                        de Schiedam

  Pro civitate Schiedamensi            Pour la ville de Schiedam
  Duplex ij classis                    Double de 2e classe
  Pro diocœsi Harlemensi et pro        Pour le diocèse d’Harlem et pour
  monasterio Carmelitarum              le monastère des Carmélites
  Bruxellensium                        déchaussées de Bruxelles
  Duplex majus                         Double majeur

  Omnia de communi Virginum non        Tout du commun des Vierges non
  Martyrum, præter sequentia:          martyres, excepté ce qui suit:

  ORATIO                               ORAISON

  Deus qui B. Liduinam virginem        Seigneur qui fis de la B. vierge
  admirabilis patientia et             Lydwine une victime admirable de
  charitatis victimam effecisti,       patience et de charité, permets,
  tribue, quæsumus, ut ejus exemplo    nous t’en supplions, que, par son
  et intercessione, hujus vitæ         exemple et son intercession,
  ærumnas pro tua voluntate            après avoir supporté pour ta
  perferentes et proximis nostris      volonté les misères de cette vie
  propter Te succurrentes, æterna      et secouru en ton Nom notre
  gaudia consequi mereamur. Per        prochain, nous soyons trouvés
  Dominum etc.                         dignes de parvenir aux joies
                                       éternelles. Par Notre Seigneur,
                                       etc.

  In I Nocturno                        Au I nocturne
  Lectiones de Virginibus ut           Leçons des Vierges
  in Communi                           comme au commun

  In II Nocturno                       Au II nocturne

  LECTIO IV                            LEÇON IV

  Liduina virgo Schiedami, in          La vierge Liduine naquit à
  Hollandia, nata est, die             Schiedam, en Hollande, le jour
  Palmarum, ipso tempore quo in        des Rameaux, à l’heure même où
  oppidi ecclesia inter Missæ          dans l’église de la ville,
  sacrificium Passio Domini            pendant le sacrifice de la messe,
  decantabatur, re quasi jam           l’on chantait la Passion du
  præsagiente, quam insignis illa      Seigneur; elle sembla présager
  Christi pro humano genere            ainsi quelle insigne imitatrice
  patientis futura esset imitatrix.    elle devait être du Christ
  A prima ætate variis virtutibus      souffrant pour le genre humain.
  conspicua, virginitatem perpetuo     Dès son premier âge, elle résolut
  custodiendam sibi etiam statuit.     de garder la virginité
  Quum itaque duodennis, utpote        perpétuelle et comme, au point de
  egregiis animi corporisque           vue spirituel et corporel, elle
  dotibus instructa, a pluribus        était douée des plus enviables
  honestate ac divitiis                dons, plusieurs personnes riches
  præstantibus, in conjugem            et bien famées de la ville, la
  peteretur, cœlesti tamen quem        demandèrent en mariage; mais elle
  elegerat Sponso fidelis              resta fidèle au divin Époux
  permansit, Deumque exoravit ut,      qu’elle s’était choisi, et pria
  ne quispiam deinceps conjugium       Dieu, pour éviter les démarches
  sibi offerret, deformitate potius    de nouveaux prétendants, de
  morbisque afficeretur. Voti          l’affliger de difformités et de
  compos facta est, eique              l’enlaidir par des maladies. Sa
  quintodecimo ætatis anno,            prière fut exaucée; elle avait
  infausto casu, dexteri lateris       quinze ans lorsqu’une chute
  costa contracta est. Mox, per        malheureuse lui brisa une côte du
  reliquum vitæ tempus, octo nempe     flanc droit. Durant le reste de
  et triginta annos tam incredibili    sa vie, c’est-à-dire pendant
  morborum et dolorum multitudine      trente-huit ans, elle endura un
  atque vi exagitata fuit eosque       nombre si incroyable de douleurs
  tam invicto imo lubenti animo        et de maux, avec tant de courage
  toleravit, ut humanæ miseriæ         et de joie, qu’elle fut
  simul et heroicæ patientiæ           considérée telle qu’un prodige de
  prodigium æstimaretur. Tota enim     misère humaine et d’héroïque
  mente cœlestia mysteria,             patience. Son esprit tout entier
  Dominicam præsertim Passionem        s’absorbait dans la contemplation
  assidue contemplans, quum vel        assidue des célestes mystères et
  acerbissime cruciaretur,             surtout de la Passion du Sauveur.
  quandoque etiam interna              Lorsque ses souffrances
  consolatione careret, Deo placide    devenaient plus acerbes, ou bien
  gratias agens, tribulationes         encore lorsque les consolations
  augeri sibi magis quam minui         intérieures la délaissaient, elle
  optabat.                             rendait, sans s’émouvoir, grâces
                                       à Dieu et souhaitait
                                       l’augmentation de ses tourments
                                       plutôt que leur diminution.

  LECTIO V                             LEÇON V

  Animi demissione, obedientia ac      Modèle d’humilité, d’obéissance,
  mansuetudine in exemplum prædita     de mansuétude d’âme embrasée par
  atque Dei amore flagrans, eximia     l’amour divin, elle témoignait à
  etiam proximorum inimicorum,         ceux qui l’approchaient et qui
  licet et persequentium,              étaient devenus ses ennemis et
  dilectione refulsit. Pauperes,       même ses persécuteurs, une
  ipsa pauper, de sibi erogatis        affection extraordinaire. Pauvre,
  eleemosynis sustentabat;             elle-même, elle soulageait les
  spirituali qualicumque ope           pauvres avec les aumônes qu’elle
  indigentes, omni quo poterat modo    recevait. Quiconque avait besoin
  abjuvabat, maxime si de homine a     d’un secours spirituel était
  vita pravitate convertendo, vel      assuré de le trouver près d’elle,
  anima e Purgatorio exsolvenda        surtout s’il s’agissait de la
  ageretur. Variis insuper             conversion d’un homme de mauvaise
  prodigiis insolitisque gratiis,      vie ou de la délivrance d’une âme
  diu jam ante obitum late             du Purgatoire. Longtemps déjà
  innotuit. Altissimæ, inter alia,     avant sa mort, divers prodiges et
  contemplationis dono gaudens,        d’exceptionnelles grâces
  multoties in extasin rapta,          l’avaient fait connaître au loin;
  cœlestibus sæpe apparitionibus       douée du don de la plus haute
  familiari imprimis Angeli sui        contemplation et fréquemment
  societate honorata, cordium          ravie en extase, souvent
  abscondita perspiciens,              favorisée d’apparitions divines,
  prophetico spiritu absentia et       et vivant surtout dans la société
  futura revelavit. Plures mirabili    familière de son ange, elle
  ejus interventu, corporis animæve    pénétrait les secrets des cœurs
  sanitatem obtinuerunt. Tandem Dei    et révélait prophétiquement le
  famula, passionibus et meritis       passé et l’avenir. Un grand
  cumulata, piissime in cœlum          nombre de personnes obtinrent par
  migravit, decimo octavo calendas     sa merveilleuse intercession la
  Majas, anno Domini millesimo         santé de l’âme et du corps,
  quadringentesimo tricesimo           Enfin, la servante de Dieu, après
  tertio. Corpus integrum et           avoir accumulé les souffrances et
  decorum repertum ingenti hominum     les mérites, s’en alla pieusement
  concursu tumulatum; sepulchrum,      au ciel, le dix-huit des calendes
  sacello desuper erecto atque         de mai, l’an du Seigneur, mil
  majori loco ecclesiæ conjuncto,      quatre cent trente-trois. Lorsque
  multis miraculis claruit.            son corps, rétabli dans son
                                       initiale beauté, fut enseveli, il
                                       y eut pour assister aux
                                       funérailles un grand concours de
                                       peuple. Son tombeau sur lequel
                                       s’éleva une chapelle que l’on
                                       rejoignit à l’église plus
                                       spacieuse, fut glorifié par de
                                       nombreux miracles.

  LECTIO VI                            LEÇON VI

  Post duo fere sæcula, sacello ab     Après environ deux siècles, la
  acatholicis occupato, ob             chapelle devint la propriété des
  sanctitatis vero et miraculorum      hérétiques; cependant l’éclat de
  famam virginis memoria cultuque      la sainteté et les miracles de la
  perdurante, sacræ ejus reliquiæ      vierge avaient conservé sa
  Bruxellas translatæ et ab            mémoire et son culte; ses saintes
  Archiepiscopo Mechliniensi           reliques furent transférées à
  recognitæ sunt. Majorem partem       Bruxelles et reconnues par
  Belgii gubernatrix, Archiducissa     l’archevêque de Malines.
  Isabella, Carmilitidum               L’archiduchesse Isabelle,
  discalceatarum conventui             gouvernante de Belgique, en donna
  Bruxellensi tradidit; cujus          la plus grande partie aux
  ordinis et conventus moniales,       Carmélites déchaussées de
  quum deinde per duo iterum cum       Bruxelles. Les moniales de cet
  dimidio sæcula, pretiosum illud      ordre et de ce couvent
  depositum fidelissime                conservèrent pendant deux siècles
  asservassent et coluissent,          et demi et honorèrent avec
  Summus Pontifex Pius Nonus,          fidélité ce précieux dépôt. Puis
  Episcopali Harlemensis rogatu,       le pape Pie IX, sur les instances
  insignes aliquot B. Liduinæ          de l’évêque de Harlem, permit de
  reliquias, e prædicto monasterio     transporter, de ce monastère dans
  in Virginis natalem urbem, ad        la ville natale de la vierge, à
  parochialem S. Mariæ de              l’église paroissiale de sainte
  Visitatione ecclesiam deferri        Marie de la Visitation, quelques
  concessit. Quo facto, crescente      importantes reliques de la B.
  in dies erga eam devotione,          Liduine. Comme à la suite de
  Episcopi Harlemensis, cujus          cette illation, la dévotion
  precibus ceteri Nederlandiæ          qu’elle inspirait augmentait
  Episcopi una cum Archiepiscopo       chaque jour, l’Évêque de Harlem
  Mechliniensi suas libentissime       assisté des autres évêques de la
  preces conjunxerunt, vota            Néerlande et de l’archevêque de
  suscipiens summus Pontifex Leo       Malines qui avaient joint très
  decimus tertius Liduina cultum       volontiers leurs prières aux
  confirmavit et in ejus honorem       siennes, obtint du Souverain
  Missam celebrari et proprium         Pontife Léon XIII la confirmation
  officium recitari pro Nederlandiæ    du culte de Liduine. La
  regno induisit.                      célébration d’une messe en son
                                       honneur et la récitation d’un
                                       office propre furent également
                                       accordées par le Saint-Père au
                                       royaume de la Hollande.

  In III Nocturno                      Au IIIe nocturne
  Lectio sancti Evangelii secundum     Lecture du Saint-Évangile
  Matthæum                             selon Saint-Mathieu
  Lectio VII.--Cap. V.                 Lecture VII.--Chapitre V.
  De homilia S. Augustini Episcopi     De l’Homélie de Saint-Augustin,
  Lib I de sermone Domini              évêque.--Du sermon du Seigneur
  in monte c. IV.                      sur la montagne c. IV.




Imprimée par:

Verlagsanstalt u. Druckerei A.-G. (vorm. J. F. Richter), Hambourg






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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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