Les diaboliques

By J. Barbey d'Aurevilly

Project Gutenberg's Les diaboliques, by Jules Amédée Barbey d'Aurevilly

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Title: Les diaboliques

Author: Jules Amédée Barbey d'Aurevilly

Release Date: October 25, 2004 [EBook #13848]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIABOLIQUES ***




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Jules Amédée Barbey d'Aurevilly
LES DIABOLIQUES
(1850 -- 1874)


Table des matières

Première préface aux Diaboliques
Préface de la première édition
Le rideau cramoisi
Le plus bel amour de Don Juan
I
II
III
IV
V
Le bonheur dans le crime
Le dessous de cartes d'une partie de whist
I
II
III
À un dîner d'athées
La vengeance d'une femme



Première préface aux Diaboliques

À qui dédier cela?...
J. B. d'A.
Voici (sauf modifications ultérieures) la Préface de mes
Diaboliques.
Pourquoi les Diaboliques?
Est-ce pour les histoires qui sont ici?
Ou pour les femmes de ces histoires?
Qui sait?

Les Histoires sont vraies. Rien d'inventé. Tout vu. Tout touché du
coude ou du doigt. Il y aura certainement des têtes vives, montées
par ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi
diaboliques qu'elles ont l'air de s'en vanter. Elles s'attendaient
à des inventions, à des complications, à des recherches, à des
raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se
fourre partout, même dans le roman: quelque chose comme les
Mémoires du Diable qui n'ont donné à leur auteur qu'une peine du
Diable. Mais les Diaboliques ne sont point des diableries, ce sont
des diaboliques: des histoires réelles de ce temps civilisé et si
divin que, quand on s'avise de les écrire, il semble que ce soit
le Diable qui ait dicté... Le Diable est comme Dieu. Le
manichéisme qui est la souche de toutes les grandes hérésies du
Moyen-âge, le manichéisme n'est pas si bête! Malebranche disait
que Dieu se reconnaissait à l'emploi DES MOYENS LES PLUS. Le
Diable aussi.

Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas
les diaboliques? N'ont-elles pas assez de diabolisme en leur
personne pour mériter ce doux nom-là?... Diabolique, il n'y en a
pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n'y en a pas
une seule à qui on puisse dire le mot de «mon ange» sans exagérer.
Comme le Diable qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, si
elles sont des anges encore, c'est la tête en bas, le reste... en
haut! Pas une ici qui soit pure, vertueuse, innocente. Monstres
même à part, elles présentent un effectif de bons sentiments et de
moralité bien peu considérable. Elles pourraient donc s'appeler
Diaboliques sans l'avoir volé. On a voulu faire un petit Musée de
ces Dames, en attendant qu'on fasse le Musée, encore plus petit,
des Dames qui leur font pendant et contraste dans la société, car
toutes choses sont doubles. L'Art a deux lobes, comme le cerveau.
La Nature ressemble à ces femmes qui ont un oeil bleu et un oeil
noir. Voici l'oeil noir, dessiné à l'encre... de la PETITE VERTU.
Oh! de la plus petite qu'on ait pu trouver!

On donnera peut-être l'oeil bleu, plus tard, si on trouve du bleu
assez, pur. Mais y en a-t-il?

En ce cas-là, après les DIABOLIQUES viendraient les CELESTES.

Fin de 1870. Décembre.
J. B. d'A.


Préface de la première édition

Voici les six premières!

Si le public y mord, et les trouve à son goût, on publiera
prochainement les six autres; car elles sont douze, comme une
douzaine de pêches, -- ces pécheresses!

Bien entendu qu'avec leur titre de Diaboliques, elles n'ont pas la
prétention d'être un livre de prières ou d'Imitation chrétienne...
Elles ont pourtant été écrites par un moraliste chrétien, mais qui
se pique d'observation vraie, quoique très hardie, et qui croit --
c'est sa poétique, à lui -- que les peintres puissants peuvent
tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand
elle est tragique et qu'elle donne l'horreur des choses qu'elle
retrace. Il n'y a d'immoral que les Impassibles et les Ricaneurs.
Or, l'auteur de ceci, qui croit au Diable et à ses influences dans
le monde, n'en rit pas, et il ne les raconte aux âmes pures que
pour les en épouvanter.

Quand on aura lu ces Diaboliques, je ne crois pas qu'il y ait
personne en disposition de les recommencer en fait, et toute la
moralité d'un livre est là...

Cela dit pour l'honneur de la chose, une autre question. Pourquoi
l'auteur a-t-il donné à ces petites tragédies de plain-pied ce nom
bien sonore -- peut-être trop -- de Diaboliques?... Est-ce pour
les histoires elles-mêmes qui sont ici? ou pour les femmes de ces
histoires?...

Ces histoires sont malheureusement vraies. Rien n'en a été
inventé. On n'en a pas nommé les personnages: voilà tout! On les a
masqués, et on a démarqué leur linge. «L'alphabet m'appartient»,
disait Casanova, quand on lui reprochait de ne pas porter son nom.
L'alphabet des romanciers, c'est la vie de tous ceux qui eurent
des passions et des aventures, et il ne s'agit que de combiner,
avec la discrétion d'un art profond, les lettres de cet alphabet-
là. D'ailleurs, malgré le vif de ces histoires à précautions
nécessaires, il y aura certainement des têtes vives, montées par
ce titre de Diaboliques, qui ne les trouveront pas aussi
diaboliques qu'elles ont l'air de s'en vanter. Elles s'attendront
à des inventions, à des complications, à des recherches, à des
raffinements, à tout le tremblement du mélodrame moderne, qui se
fourre partout, même dans le roman. Elles se tromperont, ces âmes
charmantes!... Les Diaboliques ne sont pas des diableries: ce sont
des Diaboliques, -- des histoires réelles de ce temps de progrès
et d'une civilisation si délicieuse et si divine, que, quand on
s'avise de les écrire, il semble toujours que ce soit le Diable
qui ait dicté!... Le Diable est comme Dieu. Le Manichéisme, qui
fut la source des grandes hérésies du Moyen Age, le Manichéisme
n'est pas si bête. Malebranche disait que Dieu se reconnaissait, à
l'emploi des moyens les plus simples. Le Diable aussi.

Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas
les DIABOLIQUES? N'ont-elles pas assez de diabolisme en leur
personne pour mériter ce doux nom? Diaboliques! il n'y en a pas
une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n'y en a pas une
seule à qui on puisse dire sérieusement le mot de «Mon ange!» sans
exagérer. Comme le Diable, qui était un ange aussi, mais qui a
culbuté, -- si elles sont des anges, c'est comme lui, -- la tête
en bas, le... reste en haut! Pas une ici qui soit pure, vertueuse,
innocente. Monstres même à part, elles présentent un effectif de
bons sentiments et de moralité bien peu considérable. Elles
pourraient donc s'appeler aussi «les Diaboliques», sans l'avoir
volé... On a voulu faire un petit musée de ces dames, -- en
attendant qu'on fasse le musée, encore plus petit, des dames qui
leur font pendant et contraste dans la société, car toutes choses
sont doubles! L'art a deux lobes, comme le cerveau. La nature
ressemble à ces femmes qui ont un oeil bleu et un oeil noir. Voici
l'oeil noir dessiné à l'encre -- à l'encre de la petite vertu.

On donnera peut-être l'oeil bleu plus tard.
Après les DIABOLIQUES, les CELESTES... si on trouve du bleu assez
pur...
Mais y en a-t-il?

Jules BARBEY D'AUREVILLY.
Paris, 1er mai 1874.


Le rideau cramoisi

Really.

Il y a terriblement d'années, je m'en allais chasser le gibier
d'eau dans les marais de l'Ouest, -- et comme il n'y avait pas
alors de chemins de fer dans le pays où il me fallait voyager, je
prenais la diligence de *** qui passait à la patte d'oie du
château de Rueil et qui, pour le moment, n'avait dans son coupé
qu'une seule personne. Cette personne, très remarquable à tous
égards, et que je connaissais pour l'avoir beaucoup rencontrée
dans le monde, était un homme que je vous demanderai la permission
d'appeler le vicomte de Brassard. Précaution probablement inutile!
Les quelques centaines de personnes qui se nomment le monde à
Paris sont bien capables de mettre ici son nom véritable... Il
était environ cinq heures du soir. Le soleil éclairait de ses feux
alentis une route poudreuse, bordée de peupliers et de prairies,
sur laquelle nous nous élançâmes au galop de quatre vigoureux
chevaux dont nous voyions les croupes musclées se soulever
lourdement à chaque coup de fouet du postillon, -- du postillon,
image de la vie, qui fait toujours trop claquer son fouet au
départ!

Le vicomte de Brassard était à cet instant de l'existence où l'on
ne fait plus guère claquer le sien... Mais c'est un de ces
tempéraments dignes d'être Anglais (il a été élevé en Angleterre),
qui blessés à mort, n'en conviendraient jamais et mourraient en
soutenant qu'ils vivent. On a dans le monde, et même dans les
livres, l'habitude de se moquer des prétentions à la jeunesse de
ceux qui ont dépassé cet âge heureux de l'inexpérience et de la
sottise, et on a raison, quand la forme de ces prétentions est
ridicule; mais quand elle ne l'est pas, -- quand, au contraire,
elle est imposante comme la fierté qui ne veut pas déchoir et qui
l'inspire, je ne dis pas que cela n'est point insensé, puisque
cela est inutile, mais c'est beau comme tant de choses
insensées!... Si le sentiment de la Garde qui meurt et ne se rend
pas est héroïque à Waterloo, il ne l'est pas moins en face de la
vieillesse, qui n'a pas, elle, la poésie des baïonnettes pour nous
frapper. Or, pour des têtes construites d'une certaine façon
militaire, ne jamais se rendre est, à propos de tout, toujours
toute la question, comme à Waterloo!

Le vicomte de Brassard, qui ne s'est pas rendu (il vit encore, et
je dirai comment, plus tard, car il vaut la peine de le savoir),
le vicomte de Brassard était donc, à la minute où je montais dans
la diligence de ***, ce que le monde, féroce comme une jeune
femme, appelle malhonnêtement «un vieux beau». Il est vrai que
pour qui ne se paie pas de mots ou de chiffres dans cette question
d'âge, où l'on n'a jamais que celui qu'on paraît avoir, le vicomte
de Brassard pouvait passer pour «un beau» tout court. Du moins, à
cette époque, la marquise de V..., qui se connaissait en jeunes
gens et qui en aurait tondu une douzaine, comme Dalila tondit
Samson, portait avec assez de faste, sur un fond bleu, dans un
bracelet très large, en damier, or et noir, un bout de moustache
du vicomte que le diable avait encore plus roussie que le temps...
Seulement, vieux ou non, ne mettez sous cette expression de
«beau», que le monde a faite, rien du frivole; du mince et de
l'exigu qu'il y met, car vous n'auriez pas la notion juste de mon
vicomte de Brassard, chez qui, esprit, manières, physionomie, tout
était large, étoffé, opulent, plein de lenteur patricienne, comme
il convenait au plus magnifique dandy que j'aie connu, moi qui, ai
vu Brummel devenir fou, et d'Orsay mourir!

C'était, en effet, un dandy que le vicomte de Brassard. S'il l'eût
été moins, il serait devenu certainement maréchal de France. Il
avait été dès sa jeunesse un des plus brillants officiers de la
fin du premier Empire. J'ai ouï dire, bien des fois, à ses
camarades de régiment, qu'il se distinguait par une bravoure à la
Murat, compliquée de Marmont. Avec cela, -- et avec une tête très
carrée et très froide, quand le tambour ne battait pas, -- il
aurait pu, en très peu de temps, s'élancer aux premiers rangs de
la hiérarchie militaire, mais le dandysme!... Si vous combinez le
dandysme avec les qualités qui font l'officier: le sentiment de la
discipline, la régularité dans le service, etc., etc., vous verrez
ce qui restera de l'officier dans la combinaison et s'il ne saute
pas comme une poudrière! Pour qu'à vingt instants de sa vie
l'officier de Brassard n'eût pas sauté, c'est que, comme tous les
dandys, il était heureux. Mazarin l'aurait employé, -- ses nièces
aussi, mais pour une autre raison: il était superbe.

Il avait eu cette beauté nécessaire au soldat plus qu'à personne,
car il n'y a pas de jeunesse sans la beauté, et l'armée, c'est la
jeunesse de la France! Cette beauté, du reste, qui ne séduit pas
que les femmes, mais les circonstances elles-mêmes, -- ces
coquines, -- n'avait pas été la seule protection qui se fût
étendue sur la tête du capitaine de Brassard. Il était, je crois,
de race normande, de la race de Guillaume le Conquérant, et il
avait, dit-on, beaucoup conquis... Après l'abdication de
l'Empereur, il était naturellement passé aux Bourbons, et, pendant
les Cent-Jours, surnaturellement leur était demeuré fidèle. Aussi,
quand les Bourbons furent revenus, la seconde fois, le vicomte
fut-il armé chevalier de Saint-Louis de la propre main de Charles
X (alors MONSIEUR). Pendant tout le temps de la Restauration, le
beau de Brassard ne montait pas une seule fois la garde aux
Tuileries, que la duchesse d'Angoulême ne lui adressât, en
passant, quelques mots gracieux. Elle, chez qui le malheur avait
tué la grâce, savait en retrouver pour lui. Le ministre, voyant
cette faveur, aurait tout fait pour l'avancement de l'homme que
Madame distinguait ainsi; mais, avec la meilleure volonté du
monde, que faire pour cet enragé dandy qui -- un jour de revue --
avait mis l'épée à la main, sur le front de bandière de son
régiment, contre son inspecteur général, pour une observation de
service?... C'était assez que de lui sauver le conseil de guerre.
Ce mépris insouciant de la discipline, le vicomte de Brassard
l'avait porté partout. Excepté en campagne, où l'officier se
retrouvait tout entier, il ne s'était jamais astreint aux
obligations militaires. Maintes fois, on l'avait vu, par exemple,
au risque de se faire mettre à des arrêts infiniment prolongés,
quitter furtivement sa garnison pour aller s'amuser dans une ville
voisine et n'y revenir que les jours de parade ou de revue, averti
par quelque soldat qui l'aimait, car si ses chefs ne se souciaient
pas d'avoir sous leurs ordres un homme dont la nature répugnait à
toute espèce de discipline et de routine, ses soldats, en
revanche, l'adoraient. Il était excellent pour eux. Il n'en
exigeait rien que d'être très braves, très pointilleux et très
coquets, réalisant enfin le type de l'ancien soldat français, dont
la Permission de dix heures et trois à quatre vieilles chansons,
qui sont des chefs-d'oeuvre, nous ont conservé une si exacte et si
charmante image. Il les poussait peut-être un peu trop au duel,
mais il prétendait que c'était là le meilleur moyen qu'il connût
de développer en eux l'esprit militaire. «Je ne suis pas un
gouvernement, disait-il, et je n'ai point de décorations à leur
donner quand ils se battent bravement entre eux; mais les
décorations dont je suis le grand-maître (il était fort riche de
sa fortune personnelle), ce sont des gants, des buffleteries de
rechange, et tout ce qui peut les pomponner, sans que l'ordonnance
s'y oppose.» Aussi, la compagnie qu'il commandait effaçait-elle,
par la beauté de la tenue, toutes les autres compagnies de
grenadiers des régiments de la Garde, si brillante déjà. C'est
ainsi qu'il exaltait à outrance la personnalité du soldat,
toujours prête, en France, à la fatuité et à la coquetterie, ces
deux provocations permanentes, l'une par le ton qu'elle prend,
l'autre par l'envie qu'elle excite. On comprendra, après cela, que
les autres compagnies de son régiment fussent jalouses de la
sienne. On se serait battu pour entrer dans celle-là, et battu
encore pour n'en pas sortir.

Telle avait été, sous la Restauration, la position tout
exceptionnelle du, capitaine vicomte de Brassard. Et comme il n'y
avait pas alors, tous les matins, comme sous l'Empire, la
ressource de l'héroïsme en action qui fait tout pardonner,
personne n'aurait certainement pu prévoir ou deviner combien de
temps aurait duré cette martingale d'insubordination qui étonnait
ses camarades, et qu'il jouait contre ses chefs avec la même
audace qu'il aurait joué sa vie s'il fût allé au feu, lorsque la
révolution de 1830 leur ôta, s'ils l'avaient, le souci, et à lui,
l'imprudent capitaine, l'humiliation d'une destitution qui le
menaçait chaque jour davantage. Blessé grièvement aux Trois jours,
il avait dédaigné de prendre du service sous la nouvelle dynastie
des d'Orléans qu'il méprisait. Quand la révolution de Juillet les
fit maîtres d'un pays qu'ils n'ont pas su garder, elle avait
trouvé le capitaine dans son lit, malade d'une blessure qu'il
s'était faite au pied en dansant -- comme il aurait chargé -- au
dernier bal de la duchesse de Berry. -- Mais au premier roulement
de tambour, il ne s'en était pas moins levé pour rejoindre sa
compagnie, et comme il ne lui avait pas été possible de mettre des
bottes, à cause de sa blessure, il s'en était allé à l'émeute
comme il s'en serait allé au bal, en chaussons vernis et en bas de
soie, et c'est ainsi qu'il avait pris la tête de ses grenadiers
sur la place de la Bastille, chargé qu'il était de balayer dans
toute sa longueur le boulevard. Paris, où les barricades n'étaient
pas dressées encore, avait un aspect sinistre et redoutable. Il
était désert. Le soleil y tombait d'aplomb, comme une première
pluie de feu qu'une autre devait suivre, puisque toutes ces
fenêtres, masquées de leurs persiennes, allaient, tout à l'heure,
cracher la mort... Le capitaine de Brassard rangea ses soldats sur
deux lignes, le long et le plus près possible des maisons, de
manière que chaque file de soldats ne fût exposée qu'aux coups de
fusil qui lui venaient d'en face, -- et lui, plus dandy que
jamais, prit le milieu de chaussée. Ajusté des deux côtés par des
milliers de fusils, de pistolets et de carabines, depuis la
Bastille jusqu'à la rue de Richelieu, il n'avait pas été atteint,
malgré la largeur d'une poitrine dont il était peut-être un peu
trop fier, car le capitaine de Brassard poitrinait au feu, comme
une belle femme, au bal, qui veut mettre sa gorge en valeur,
quand, arrivé devant Frascati, à l'angle de la rue de Richelieu,
et au moment où il commandait à sa troupe de se masser derrière
lui pour emporter la première barricade qu'il trouva dressée sur
son chemin, il reçut une balle dans sa magnifique poitrine, deux
fois provocatrice, et par sa largeur, et par les longs
brandebourgs d'argent qui y étincelaient d'une épaule à l'autre,
et il eut le bras cassé d'une pierre, -- ce qui ne l'empêcha pas
d'enlever la barricade et d'aller jusqu'à la Madeleine, à la tête
de ses hommes enthousiasmés. Là, deux femmes en calèche, qui
fuyaient Paris insurgé, voyant un officier de la Garde blessé,
couvert de sang et couché sur les blocs de pierre qui entouraient,
à cette époque-là, l'église de la Madeleine à laquelle on
travaillait encore, mirent leur voiture à sa disposition, et il se
fit mener par elles au Gros-Caillou, où se trouvait alors le
maréchal de Raguse, à qui il dit militairement: «Maréchal, j'en ai
peut-être pour deux heures; mais pendant ces deux heures-là,
mettez-moi partout où vous voudrez!» Seulement il se trompait...
Il en avait pour plus de deux heures. La balle qui l'avait
traversé ne le tua pas. C'est plus de quinze ans après que je
l'avais connu, et il prétendait alors, au mépris de la médecine et
de son médecin, qui lui avait expressément défendu de boire tout
le temps qu'avait duré la fièvre de sa blessure, qu'il ne s'était
sauvé d'une mort certaine qu'en buvant du vin de Bordeaux.

Et en en buvant, comme il en buvait! car, dandy en tout, il
l'était dans sa manière de boire comme dans tout le reste... il
buvait comme un Polonais. Il s'était fait faire un splendide verre
en cristal de Bohême, qui jaugeait, Dieu me damne! une bouteille
de bordeaux tout entière, et il le buvait d'une haleine! Il
ajoutait même, après avoir bu, qu'il faisait tout dans ces
proportions-là, et c'était vrai! Mais dans un temps où la force,
sous toutes les formes, s'en va diminuant, on trouvera peut-être
qu'il n'y a pas de quoi être fat. Il l'était à la façon de
Bassompierre, et il portait le vin comme lui. Je l'ai vu sabler
douze coups de son verre de Bohême, et il n'y paraissait même pas!
Je l'ai vu souvent encore, dans ces repas que les gens décents
traitent «d'orgies», et jamais il ne dépassait, après les plus
brûlantes lampées, cette nuance de griserie qu'il appelait, avec
une grâce légèrement soldatesque, «être un peu pompette», en
faisant le geste militaire de mettre un pompon à son bonnet. Moi,
qui voudrais vous faire bien comprendre le genre d'homme qu'il
était, dans l'intérêt de l'histoire qui va suivre, pourquoi ne
vous dirai-je pas que je lui ai connu sept maîtresses, en pied, à
la fois, à ce bon braguard du XIXe siècle; comme l'aurait appelé
le XVIe en sa langue pittoresque. Il les intitulait poétiquement
«les sept cordes de sa lyre», et, certes, je n'approuve pas cette
manière musicale et légère de parler de sa propre immoralité!
Mais, que voulez-vous? Si le capitaine vicomte de Brassard n'avait
pas été tout ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire, mon
histoire serait moins piquante, et probablement n'eussé-je pas
pensé à vous la conter.

Il est certain que je ne m'attendais guère à le trouver là, quand
je montai dans la diligence de *** à la patte d'oie du château de
Rueil. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, et j'eus
du plaisir à rencontrer; avec la perspective de passer quelques
heures ensemble, un homme qui était encore de nos jours, et qui
différait déjà tant des hommes de nos jours. Le vicomte de
Brassard, qui aurait pu entrer dans l'armure, de François Ier et
s'y mouvoir avec autant d'aisance que dans son svelte frac bleu
d'officier de la Garde royale, ne ressemblait, ni par la tournure,
ni par les proportions, aux plus vantés dés jeunes gens d'à
présent. Ce soleil couchant d'une élégance grandiose et si
longtemps radieuse, aurait fait paraître bien maigrelets et bien
pâlots tous ces petits croissants de la mode, qui se lèvent
maintenant à l'horizon! Beau de la beauté de l'empereur Nicolas,
qu'il rappelait par le torse, mais moins idéal de visage et moins
grec de profil, il portait une courte barbe, restée noire, ainsi
que ses cheveux, par un mystère d'organisation ou de toilette...
impénétrable, et cette barbe envahissait très haut ses joues, d'un
coloris animé et mâle. Sous un front de la plus haute noblesse, --
un front bombé, sans aucune ride, blanc comme le bras d'une femme,
-- et que le bonnet à poil du grenadier, qui fait tomber les
cheveux, comme le casque, en le dégarnissant un peu au sommet,
avait rendu plus vaste et plus fier, le vicomte de Brassard
cachait presque, tant ils étaient enfoncés sous l'arcade
sourcilière, deux yeux étincelants, d'un bleu très sombre, mais
très brillants dans leur enfoncement et y piquant comme deux
saphirs taillés en pointe! Ces yeux-là ne se donnaient pas la
peine de scruter, et ils pénétraient. Nous nous prîmes la main, et
nous causâmes. Le capitaine de Brassard parlait lentement, d'une
voix vibrante qu'on sentait capable de remplir un Champ-de-Mars de
son commandement. Elevé dès son enfance, comme je vous l'ai dit,
en Angleterre, il pensait peut-être en anglais; mais cette
lenteur, sans embarras du reste, donnait un tour très particulier
à ce qu'il disait, et même à sa plaisanterie, car le capitaine
aimait la plaisanterie, et il l'aimait même un peu risquée. Il
avait ce qu'on appelle le propos vif. Le capitaine de Brassard
allait toujours trop loin, disait la comtesse de F..., cette jolie
veuve, qui ne porte plus que trois couleurs depuis son veuvage: du
noir, du violet et du blanc. Il fallait qu'il fût trouvé de très
bonne compagnie pour ne pas être souvent trouvé de la mauvaise.
Mais quand on en est réellement, vous savez bien qu'on se passe
tout, au faubourg Saint-Germain!

Un des avantages de la causerie en voiture, c'est qu'elle peut
cesser quand on n'a plus rien à se dire, et cela sans embarras
pour personne. Dans un salon, on n'a point cette liberté. La
politesse vous fait un devoir de parler quand même, et on est
souvent puni de cette hypocrisie innocente par le vide et l'ennui
de ces conversations où les sots, même nés silencieux (il y en a),
se travaillent et se détirent pour dire quelque chose et être
aimables. En voiture publique, tout le monde est chez soi autant
que chez les autres, -- et on peut sans inconvenance rentrer dans
le silence qui plaît et faire succéder à la conversation la
rêverie... Malheureusement, les hasards de la vie sont
affreusement plats, et jadis (car c'est jadis déjà) on montait
vingt fois en voiture publique, -- comme aujourd'hui vingt fois en
wagon, -- sans rencontrer un causeur animé et intéressant... Le
vicomte de Brassard échangea d'abord avec moi quelques idées que
les accidents de la route, les détails du paysage et quelques
souvenirs du monde où nous nous étions rencontrés autrefois
avaient fait naître, -- puis, le jour déclinant nous versa son
silence dans son crépuscule. La nuit, qui, en automne, semble
tomber à pic du ciel, tant elle vient vite! nous saisit de sa
fraîcheur, et nous nous roulâmes dans nos manteaux, cherchant de
la tempe le dur coin qui est l'oreiller de ceux qui voyagent. Je
ne sais si mon compagnon s'endormit dans son angle de coupé; mais
moi, je restai éveillé dans le mien. J'étais si blasé sur la route
que nous faisions là et que j'avais tant de fois faite, que je
prenais à peine garde aux objets extérieurs, qui disparaissaient
dans le mouvement de la voiture, et qui semblaient courir dans la
nuit, en sens opposé à celui dans lequel nous courions. Nous
traversâmes plusieurs petites villes, semées, çà et là, sur cette
longue route que les postillons appelaient encore: un fier «ruban
de queue», en souvenir de la leur, pourtant coupée depuis
longtemps. La nuit devint noire comme un four éteint, -- et, dans
cette obscurité, ces villes inconnues par lesquelles nous passions
avaient d'étranges physionomies et donnaient l'illusion que nous
étions au bout du monde... Ces sortes de sensations que je note
ici, comme le souvenir des impressions dernières d'un état de
choses disparu, n'existent plus et ne reviendront jamais pour
personne. À présent, les chemins de fer, avec leurs gares à
l'entrée des villes, ne permettent plus au voyageur d'embrasser,
en un rapide coup d'oeil, le panorama fuyant de leurs rues, au
galop des chevaux d'une diligence qui va, tout à l'heure, relayer
pour repartir. Dans la plupart de ces petites villes que nous
traversâmes, les réverbères, ce luxe tardif, étaient rares, et on
y voyait certainement bien moins que sur les routes que nous
venions de quitter. Là, du moins, le ciel avait sa largeur, et la
grandeur de l'espace faisait une vague lumière, tandis qu'ici le
rapprochement des maisons qui semblaient se baiser, leurs ombres
portées dans ces rues étroites, le peu de ciel et d'étoiles qu'on
apercevait entre les deux rangées des toits, tout ajoutait au
mystère de ces villes endormies, où le seul homme qu'on rencontrât
était -- à la porte de quelque auberge -- un garçon d'écurie avec
sa lanterne, qui amenait les chevaux de relais, et qui bouclait
les ardillons de leur attelage, en sifflant ou en jurant contre
ses chevaux récalcitrants ou trop vifs... Hors cela et l'éternelle
interpellation, toujours la même, de quelque voyageur, ahuri de
sommeil, qui baissait une glace et criait dans la nuit, rendue
plus sonore à force de silence: «Où sommes-nous donc,
postillon?...» rien de vivant ne s'entendait et ne se voyait
autour et dans cette voiture pleine de gens qui dormaient, en
cette ville endormie, où peut-être quelque rêveur, comme moi,
cherchait, à travers la vitre de son compartiment, à discerner la
façade des maisons estompée par la nuit, ou suspendait son regard
et sa pensée à quelque fenêtre éclairée encore à cette heure
avancée, en ces petites villes aux moeurs réglées et simples, pour
qui la nuit était faite surtout pour dormir. La veille d'un être
humain, -- ne fût-ce qu'une sentinelle, -- quand tous les autres
êtres sont plongés dans cet assoupissement qui est
l'assoupissement de l'animalité fatiguée, a toujours quelque chose
d'imposant. Mais l'ignorance de ce qui fait veiller derrière une
fenêtre aux rideaux baissés, où la lumière indique la vie et la
pensée, ajoute la poésie du rêve à la poésie de la réalité. Du
moins, pour moi, je n'ai jamais pu voir une fenêtre, -- éclairée
la nuit, -- dans une ville couchée, par laquelle je passais, --
sans accrocher à ce cadre de lumière un monde de pensées, -- sans
imaginer derrière ces rideaux des intimités et des drames... Et
maintenant, oui, au bout de tant d'années, j'ai encore dans la
tête de ces fenêtres qui y sont restées éternellement et
mélancoliquement lumineuses, et qui me font dire souvent,
lorsqu'en y pensant, je les revois dans mes songeries:

«Qu'y avait-il donc derrière ces rideaux?»

Eh bien! une de celles qui me sont restées le plus dans la mémoire
(mais tout à l'heure vous en comprendrez la raison) est une
fenêtre d'une des rues de la ville de ***, par laquelle nous
passions cette nuit-là. C'était à trois maisons -- vous voyez si
mon souvenir est précis -- au-dessus de l'hôtel devant lequel nous
relayions; mais cette fenêtre, j'eus le loisir de la considérer
plus de temps que le temps d'un simple relais. Un accident venait
d'arriver à une des roues de notre voiture, et on avait envoyé
chercher le charron qu'il fallut réveiller. Or, réveiller un
charron, dans une ville de province endormie, et le faire lever
pour resserrer un écrou à une diligence qui n'avait pas de
concurrence sur cette ligne-là, n'était pas une petite affaire de
quelques minutes... Que si le charron était aussi endormi dans son
lit qu'on l'était dans notre voiture, il ne devait pas être facile
de le réveiller... De mon coupé, j'entendais à travers la cloison
les ronflements des voyageurs de l'intérieur, et pas un des
voyageurs de l'impériale, qui, comme on le sait, ont la manie de
toujours descendre dès que la diligence arrête, probablement (car
la vanité se fourre partout en France, même sur l'impériale des
voitures) pour montrer leur adresse à remonter, n'était
descendu... Il est vrai que l'hôtel devant lequel nous nous étions
arrêtés était fermé. On n'y soupait point. On avait soupé au
relais précédent. L'hôtel sommeillait, comme nous. Rien n'y
trahissait la vie. Nul bruit n'en troublait le profond silence...
si ce n'est le coup de balai, monotone et lassé, de quelqu'un
(homme ou femme... on ne savait; il faisait trop nuit pour bien
s'en rendre compte) qui balayait alors la grande cour de cet hôtel
muet, dont la porte cochère restait habituellement ouverte. Ce
coup de balai traînard, sur le pavé, avait aussi l'air de dormir,
ou du moins d'en avoir diablement envie! La façade de l'hôtel
était noire comme les autres maisons de la rue où il n'y avait de
lumière qu'à une seule fenêtre... cette fenêtre que précisément
j'ai emportée dans ma mémoire et que j'ai là, toujours, sous le
front!... La maison, dans laquelle on ne pouvait pas dire que
cette lumière brillait, car elle était tamisée par un double
rideau cramoisi dont elle traversait mystérieusement l'épaisseur,
était une grande maison qui n'avait qu'un étage, -- mais placé
très haut...

-- C'est singulier! -- fit le comte de Brassard, comme s'il se
parlait à lui-même, on dirait que c'est toujours le même rideau!

Je me retournai vers lui, comme si j'avais pu le voir dans notre
obscur compartiment de voiture; mais la lampe, placée sous le
siège du cocher, et qui est destinée à éclairer les chevaux et la
route, venait justement de s'éteindre... Je croyais qu'il dormait,
et il ne dormait pas, et il était frappé comme moi de l'air
qu'avait cette fenêtre; mais, plus avancé que moi, il savait, lui,
pourquoi il l'était!

Or, le ton qu'il mit à dire cela -- une chose d'une telle
simplicité! -- était si peu dans la voix de mon dit vicomte de
Brassard et m'étonna si fort, que je voulus avoir le coeur net de
la curiosité qui me prit tout à coup de voir son visage, et que je
fis partir une allumette comme si j'avais voulu allumer mon
cigare. L'éclair bleuâtre de l'allumette coupa l'obscurité.

Il était pâle, non pas comme un mort... mais comme la Mort elle-
même.

Pourquoi pâlissait-il?... Cette fenêtre, d'un aspect si
particulier, cette réflexion et cette pâleur d'un homme qui
pâlissait très peu d'ordinaire, car il était sanguin, et
l'émotion, lorsqu'il était ému, devait l'empourprer jusqu'au
crâne, le frémissement que je sentis courir dans les muscles de
son puissant biceps, touchant alors contre mon bras dans le
rapprochement de la voiture, tout cela me produisit l'effet de
cacher quelque chose... que moi, le chasseur aux histoires, je
pourrais peut-être savoir en m'y prenant bien.

-- Vous regardiez donc aussi cette fenêtre, capitaine, et même
vous la reconnaissiez? -- lui dis-je de ce ton détaché qui semble
ne pas tenir du tout à la réponse et qui est l'hypocrisie de la
curiosité.

-- Parbleu! si je la reconnais! fit-il de sa voix ordinaire,
richement timbrée et qui appuyait sur les mots.

Le calme était déjà revenu dans ce dandy, le plus carré et le plus
majestueux des dandys, lesquels -- vous le savez! -- méprisent
toute émotion, comme inférieure, et ne croient pas, comme ce niais
de Goethe, que l'étonnement puisse jamais être une position
honorable pour l'esprit humain.

-- Je ne passe pas par ici souvent, -- continua donc, très
tranquillement, le vicomte de Brassard, -- et même j'évite d'y
passer. Mais il est des choses qu'on n'oublie point. Il n'y en a
pas beaucoup, mais il y en a. J'en connais trois: le premier
uniforme qu'on a mis, la première bataille où l'on a donné, et la
première femme qu'on a eue. Eh bien! pour moi, cette fenêtre est
la quatrième chose que je ne puisse pas oublier.

Il s'arrêta, baissa la glace qu'il avait devant lui... Etait-ce
pour mieux voir cette fenêtre dont il me parlait?... Le conducteur
était allé chercher le charron et ne revenait pas. Les chevaux de
relais, en retard, n'étaient pas encore arrivés de la poste. Ceux
qui nous avaient traînés, immobiles de fatigue, harassés, non
dételés, la tête pendant dans leurs jambes, ne donnaient pas même
sur le pavé silencieux le coup de pied de l'impatience, en rêvant
de leur écurie. Notre diligence endormie ressemblait à une voiture
enchantée, figée par la baguette des fées, à quelque carrefour de
clairière, dans la forêt de la Belle-au-Bois dormant.

-- Le fait est, -- dis-je, -- que pour un homme d'imagination,
cette fenêtre a de la physionomie.

-- Je ne sais pas ce qu'elle a pour vous, -- reprit le vicomte de
Brassard, -- mais je sais ce qu'elle a pour moi. C'est la fenêtre
de la chambre qui a été ma première chambre de garnison. J'ai
habité là... Diable! il y a tout à l'heure trente-cinq ans!
derrière ce rideau... qui semble n'avoir pas été changé depuis
tant d'années, et que je trouve éclairé, absolument éclairé, comme
il l'était quand...

Il s'arrêta encore, réprimant sa pensée; mais je tenais à la faire
sortir.

-- Quand vous étudiiez votre tactique, capitaine, dans vos
premières veilles de sous-lieutenant?

-- Vous me faites beaucoup trop d'honneur, répondit-il. J'étais,
il est vrai, sous-lieutenant dans ce moment-là, mais les nuits que
je passais alors, je ne les passais pas sur ma tactique, et si
j'avais ma lampe allumée, à ces heures indues, comme disent les
gens rangés, ce n'était pas pour lire le maréchal de Saxe.

-- Mais, -- fis-je, preste comme un coup de raquette, -- c'était,
peut-être, tout de même, pour l'imiter?

Il me renvoya mon volant.

-- Oh! -- dit-il, -- ce n'était pas alors que j'imitais le
maréchal de Saxe, comme vous l'entendez... Ça n'a été que bien
plus tard. Alors, je n'étais qu'un bambin de sous-lieutenant, fort
épinglé dans ses uniformes, mais très gauche et très timide avec
les femmes, quoiqu'elles n'aient jamais voulu le croire,
probablement à cause de ma diable de figure... je n'ai jamais eu
avec elles les profits de ma timidité. D'ailleurs, je n'avais que
dix-sept ans dans ce beau temps-là. Je sortais de l'Ecole
militaire. On en sortait à l'heure où vous y entrez à présent, car
si l'Empereur, ce terrible consommateur d'hommes, avait duré, il
aurait fini par avoir des soldats de douze ans, comme les sultans
d'Asie ont des odalisques de neuf.

«S'il se met à parler de l'Empereur et des odalisques, -- pensé-je,
-- je ne saurai rien.

-- Et pourtant, vicomte, -- repartis-je, -- je parierais bien que
vous n'avez gardé si présent le souvenir de cette fenêtre, qui
luit là-haut, que parce qu'il y a eu pour vous une femme derrière
son rideau!

-- Et vous gagneriez votre pari, Monsieur, -- fit-il gravement.

-- Ah! parbleu! -- repris-je, -- j'en étais bien sûr! Pour un
homme comme vous, dans une petite ville de province où vous n'avez
peut-être pas passé dix fois depuis votre première garnison, il
n'y a qu'un siège que vous y auriez soutenu ou quelque femme que
vous y auriez prise, par escalade, qui puisse vous consacrer si
vivement la fenêtre d'une maison que vous retrouvez aujourd'hui
éclairée d'une certaine manière, dans l'obscurité!

-- Je n'y ai cependant pas soutenu de siège... du moins
militairement, -- répondit-il, toujours grave; mais être grave,
c'était souvent sa manière de plaisanter, -- et, d'un autre côté,
quand on se rend si vite la chose peut-elle s'appeler un siège?...
Mais quant à prendre une femme avec ou sans escalade, je vous l'ai
dit, en ce temps-là, j'en étais parfaitement incapable... Aussi ne
fut-ce pas une femme qui fut prise ici: ce fut moi!

Je le saluai; -- le vit-il dans ce coupé sombre?

-- On a pris Berg-op-Zoom, -- lui dis-je.

-- Et les sous-lieutenants de dix-sept ans, -- ajouta-t-il, -- ne
sont ordinairement pas des Berg-op-Zoom de sagesse et de
continence imprenables!

--Ainsi, -- fis-je gaîment, -- encore une madame ou une
mademoiselle Putiphar...

-- C'était une demoiselle, -- interrompit-il avec une bonhomie
assez comique.

-- À mettre à la pile de toutes les autres, capitaine! Seulement,
ici, le Joseph était militaire... un Joseph qui n'aura pas fui...

-- Qui a parfaitement fui, au contraire, -- repartit-il, du plus
grand sang-froid, -- quoique trop tard et avec une peur!!! Avec
une peur à me faire comprendre la phrase du maréchal Ney que j'ai
entendue de mes deux oreilles et qui, venant d'un pareil homme,
m'a, je l'avoue, un peu soulagé: «Je voudrais bien savoir quel est
le Jean-f... (il lâcha le mot tout au long) qui dit n'avoir jamais
eu peur!...»

-- Une histoire dans laquelle vous avez eu cette sensation-là doit
être fameusement intéressante, capitaine!

-- Pardieu! -- fit-il brusquement, -- je puis bien, si vous en
êtes curieux, vous la raconter, cette histoire, qui a été un
événement, mordant sur ma vie comme un acide sur de l'acier, et
qui a marqué à jamais d'une tache noire tous mes plaisirs de
mauvais sujet... Ah! ce n'est pas toujours profit que d'être un
mauvais sujet! -- ajouta-t-il, avec une mélancolie qui me frappa
dans ce luron formidable que je croyais doublé de cuivre comme un
brick grec.

Et il releva la glace qu'il avait baissée, soit qu'il craignît que
les sons de sa voix ne s'en allassent par là, et qu'on n'entendît,
du dehors, ce qu'il allait raconter, quoiqu'il n'y eût personne
autour de cette voiture, immobile et comme abandonnée; soit que ce
régulier coup de balai, qui allait et revenait, et qui râclait
avec tant d'appesantissement le pavé de la grande cour de l'hôtel,
lui semblât un accompagnement importun de son histoire; -- et je
l'écoutai, -- attentif à sa voix seule, -- aux moindres nuances de
sa voix, -- puisque je ne pouvais voir son visage, dans ce noir
compartiment fermé, -- et les yeux fixés plus que jamais sur cette
fenêtre, au rideau cramoisi, qui brillait toujours de la même
fascinante lumière, et dont il allait me parler:

«J'avais donc dix-sept ans; et je sortais de l'Ecole militaire, --
reprit-il. -- Nommé sous-lieutenant dans un simple régiment
d'infanterie de ligne, qui attendait, avec l'impatience qu'on
avait dans ce temps-là, l'ordre de partir pour l'Allemagne, où
l'Empereur faisait cette campagne que l'histoire a nommée la
campagne de 1813, je n'avais pris que le temps d'embrasser mon
vieux père au fond de sa province, avant de rejoindre dans la
ville où nous voici, ce soir, le bataillon dont je faisais partie;
car cette mince ville, de quelques milliers d'habitants tout au
plus, n'avait en garnison que nos deux premiers bataillons... Les
deux autres avaient été répartis dans les bourgades voisines. Vous
qui probablement n'avez fait que passer dans cette ville-ci, quand
vous retournez dans votre Ouest, vous ne pouvez pas vous douter de
ce qu'elle est -- ou du moins de ce qu'elle était il y a trente
ans -- pour qui est obligé comme je l'étais alors, d'y demeurer.
C'était certainement la pire garnison où le hasard -- que je crois
le diable toujours, à ce moment-là ministre de la guerre -- pût
m'envoyer pour mon début. Tonnerre de Dieu! quelle platitude! Je
ne me souviens pas d'avoir fait nulle part, depuis, de plus
maussade et de plus ennuyeux séjour. Seulement, avec l'âge que
j'avais, et avec la première ivresse de l'uniforme, -- une
sensation que vous ne connaissez pas, mais que connaissent tous
ceux qui l'ont porté, -- je ne souffrais guère de ce qui, plus
tard, m'aurait paru insupportable. Au fond, que me faisait cette
morne ville de province?... Je l'habitais, après tout, beaucoup
moins que mon uniforme, -- un chef-d'oeuvre de Thomassin et Pied,
qui me ravissait! Cet uniforme, dont j'étais fou, me voilait et
m'embellissait toutes choses; et c'était -- cela va vous sembler
fort, mais c'est la vérité! -- cet uniforme qui était, à la
lettre, ma véritable garnison! Quand je m'ennuyais par trop dans
cette ville sans mouvement, sans intérêt et sans vie, je me
mettais en grande tenue, -- toutes aiguillettes dehors, -- et
l'ennui fuyait devant mon hausse-col! J'étais comme ces femmes qui
n'en font pas moins leur toilette quand elles sont seules et
qu'elles n'attendent personne. Je m'habillais... pour moi. Je
jouissais solitairement de mes épaulettes et de la dragonne de mon
sabre, brillant au soleil, dans quelque coin de Cours désert où,
vers quatre heures, j'avais l'habitude de me promener, sans
chercher personne pour être heureux, et j'avais là des gonflements
dans la poitrine, tout autant que, plus tard, au boulevard de
Gand, lorsque j'entendais dire derrière moi, en donnant le bras à
quelque femme: "Il faut convenir que voilà une fière tournure
d'officier!" Il n'existait, d'ailleurs, dans cette petite ville
très peu riche, et qui n'avait de commerce et d'activité d'aucune
sorte, que d'anciennes familles à peu près ruinées, qui boudaient
l'Empereur, parce qu'il n'avait pas, comme elles disaient, fait
rendre gorge aux voleurs de la Révolution, et qui pour cette
raison ne fêtaient guère ses officiers. Donc, ni réunions, ni
bals, ni soirées, ni redoutes. Tout au plus, le dimanche, un
pauvre bout de Cours où, après la messe de midi, quand il faisait
beau temps, les mères allaient promener et exhiber leurs filles
jusqu'à deux heures, -- l'heure des Vêpres, qui, dès qu'elle
sonnait son premier coup, raflait toutes les jupes et vidait ce
malheureux Cours. Cette messe de midi où nous n'allions jamais, du
reste, je l'ai vue devenir, sous la Restauration, une messe
militaire à laquelle l'état-major des régiments était obligé
d'assister, et c'était au moins un événement vivant dans ce néant
de garnisons mortes! Pour des gaillards qui étaient, comme nous, à
l'âge de la vie où l'amour, la passion des femmes, tient une si
grande place, cette messe militaire était une ressource. Excepté
ceux d'entre nous qui faisaient partie du détachement de service
sous les armes, tout le corps d'officiers s'éparpillait et se
plaçait à l'église, comme il lui plaisait, dans la nef. Presque
toujours nous nous campions derrière les plus jolies femmes qui
venaient à cette messe, où elles étaient sûres d'être regardées,
et nous leur donnions le plus de distractions possible en parlant,
entre nous, à mi-voix, de manière à pouvoir être entendus d'elles,
de ce qu'elles avaient de plus charmant dans le visage ou dans la
tournure. Ah! la messe militaire! J'y ai vu commencer bien des
romans. J'y ai vu fourrer dans les manchons que les jeunes filles
laissaient sur leurs chaises, quand elles s'agenouillaient près de
leurs mères, bien des billets doux, dont elles nous rapportaient
la réponse, dans les mêmes manchons, le dimanche suivant! Mais,
sous l'Empereur, il n'y avait point de messe militaire. Aucun
moyen par conséquent d'approcher des filles comme il faut de cette
petite ville où elles n'étaient pour nous que des rêves cachés,
plus ou moins, sous des voiles, de loin aperçus! Des
dédommagements à cette perte sèche de la population la plus
intéressante de la ville de ***, il n'y en avait pas... Les
caravansérails que vous savez, et dont on ne parle point en bonne
compagnie, étaient des horreurs. Les cafés où l'on noie tant de
nostalgies, en ces oisivetés terribles des garnisons, étaient
tels, qu'il était impossible d'y mettre le pied, pour peu qu'on
respectât ses épaulettes... Il n'y avait pas non plus, dans cette
petite ville où le luxe s'est accru maintenant comme partout, un
seul hôtel où nous puissions avoir une table passable d'officiers,
sans être volés comme dans un bois, si bien que beaucoup d'entre
nous avaient renoncé à la vie collective et s'étaient dispersés
dans des pensions particulières, chez des bourgeois peu riches,
qui leur louaient des appartements le plus cher possible, et
ajoutaient ainsi quelque chose à la maigreur ordinaire de leurs
tables et à la médiocrité de leurs revenus.

«J'étais de ceux-là. Un de mes camarades qui demeurait ici, à la
Poste aux chevaux, où il avait une chambre, car la Poste aux
chevaux était dans cette rue en ce temps-là -- tenez! à quelques
portes derrière nous, et peut-être, s'il faisait jour, verriez-
vous encore sur la façade de cette Poste aux chevaux le vieux
soleil d'or à moitié sorti de son fond de céruse, et qui faisait
cadran avec son inscription: "AU SOLEIL LEVANT!" -- Un de mes
camarades m'avait découvert un appartement dans son voisinage; --
à cette fenêtre qui est perchée si haut, et qui me fait l'effet,
ce soir, d'être la mienne toujours, comme si c'était hier! Je
m'étais laissé loger par lui. Il était plus âgé que moi, depuis
plus longtemps au régiment, et il aimait à piloter dans ces
premiers moments et ces premiers détails de ma vie d'officier, mon
inexpérience, qui était aussi de l'insouciance! Je vous l'ai dit,
excepté la sensation de l'uniforme sur laquelle j'appuie, parce
que c'est encore là une sensation dont votre génération à congrès
de la paix et à pantalonnades philosophiques et humanitaires
n'aura bientôt plus la moindre idée, et l'espoir d'entendre
ronfler le canon dans la première bataille où je devais perdre
(passez-moi cette expression soldatesque!) mon pucelage militaire,
tout m'était égal! Je ne vivais que dans ces deux idées, -- dans
la seconde surtout, parce qu'elle était une espérance, et qu'on
vit plus dans la vie qu'on n'a pas que dans la vie qu'on a. Je
m'aimais pour demain, comme l'avare, et je comprenais très bien
les dévots qui s'arrangent sur cette terre comme on s'arrange dans
un coupe-gorge où l'on n'a qu'à passer une nuit. Rien ne ressemble
plus à un moine qu'un soldat, et j'étais soldat! C'est ainsi que
je m'arrangeais de ma garnison. Hors les heures des repas que je
prenais avec les personnes qui me louaient mon appartement et dont
je vous parlerai tout à l'heure, et celles du service et des
manoeuvres de chaque jour, je vivais la plus grande partie de mon
temps chez moi, couché sur un grand diable de canapé de maroquin
bleu sombre, dont la fraîcheur me faisait l'effet d'un bain froid
après l'exercice, et je ne m'en relevais que pour aller faire des
armes et quelques parties d'impériale chez mon ami d'en face:
Louis de Meung, lequel était moins oisif que moi, car il avait
ramassé parmi les grisettes de la ville une assez jolie petite
fille, qu'il avait prise pour maîtresse, et qui lui servait,
disait-il, à tuer le temps... Mais ce que je connaissais de la
femme ne me poussait pas beaucoup à imiter mon ami Louis. Ce que
j'en savais, je l'avais vulgairement appris, là où les élèves de
Saint-Cyr l'apprennent les jours de sortie... Et puis, il y a des
tempéraments qui s'éveillent tard... Est-ce que vous n'avez pas
connu Saint-Rémy, le plus mauvais sujet de toute une ville,
célèbre par ses mauvais sujets, que nous appelions "le Minotaure",
non pas au point de vue des cornes, quoiqu'il en portât, puisqu'il
avait tué l'amant de sa femme, mais au point de vue de la
consommation?...»

-- Oui, je l'ai connu, -- répondis-je, -- mais vieux,
incorrigible, se débauchant de plus en plus à chaque année qui lui
tombait sur la tête. Pardieu! si je l'ai connu, ce grand rompu de
Saint-Rémy, comme on dit dans Brantôme!

-- C'était en effet un homme de Brantôme, -- reprit le vicomte.

-- Eh bien! Saint-Rémy, à vingt-sept ans sonnés, n'avait encore
touché ni à un verre ni à une jupe. Il vous le dira, si vous
voulez! À vingt-sept ans, il était, en fait de femmes, aussi
innocent que l'enfant qui vient de naître, et quoiqu'il ne tétât
plus sa nourrice, il n'avait pourtant jamais bu que du lait et de
l'eau.

-- Il a joliment rattrapé le temps perdu! -- fis-je.

-- Oui, -- dit le vicomte, -- et moi aussi! Mais j'ai eu moins de
peine à le rattraper! Ma première période de sagesse, à moi, ne
dépassa guère le temps que je passai dans cette ville de ***; et
quoique je n'y eusse pas la virginité absolue dont parle Saint-
Rémy, j'y vivais cependant, ma foi! comme un vrai chevalier de
Malte, que j'étais, attendu que je le suis de berceau... Saviez-
vous cela? J'aurais même succédé à un de mes oncles dans sa
commanderie, sans la Révolution qui abolit l'Ordre, dont, tout
aboli qu'il fût, je me suis quelquefois permis de porter le ruban.
Une fatuité!

«Quant aux hôtes que je m'étais donnés, en louant leur
appartement, -- continua le vicomte de Brassard, -- c'était bien
tout ce que vous pouvez imaginer de plus bourgeois. Ils n'étaient
que deux, le mari et la femme, tous deux âgés, n'ayant pas mauvais
ton, au contraire. Dans leurs relations avec moi, ils avaient même
cette politesse qu'on ne trouve plus, surtout dans leur classe, et
qui est comme le parfum d'un temps évanoui. Je n'étais pas dans
l'âge où l'on observe pour observer, et ils m'intéressaient trop
peu pour que je pensasse à pénétrer dans le passé de ces deux
vieilles gens à la vie desquels je me mêlais de la façon la plus
superficielle deux heures par jour, -- le midi et le soir, -- pour
dîner et souper avec eux. Rien ne transpirait de ce passé dans
leurs conversations devant moi, lesquelles conversations
trottaient d'ordinaire sur les choses et les personnes de la
ville, qu'elles m'apprenaient à connaître et dont ils parlaient,
le mari avec une pointe de médisance gaie, et la femme, très
pieuse, avec plus de réserve, mais certainement non moins de
plaisir. Je crois cependant avoir entendu dire au mari qu'il avait
voyagé dans sa jeunesse pour le compte de je ne sais qui et de je
ne sais quoi, et qu'il était revenu tard épouser sa femme... qui
l'avait attendu. C'étaient, au demeurant, de très braves gens, aux
moeurs très douces, et, de très calmes destinées. La femme passait
sa vie à tricoter des bas à côtes pour son mari, et le mari,
timbré de musique, à racler sur son violon de l'ancienne musique
de Viotti, dans une chambre à galetas au-dessus de la mienne...
Plus riches, peut-être l'avaient-ils été. Peut-être quelque perte
de fortune qu'ils voulaient cacher les avait-elle forcés à prendre
chez eux un pensionnaire; mais autrement que par le pensionnaire,
on ne s'en apercevait pas. Tout dans leur logis respirait
l'aisance de ces maisons de l'ancien temps, abondantes en linge
qui sent bon, en argenterie bien pesante, et dont les meubles
semblent des immeubles, tant on se met peu en peine de les
renouveler! Je m'y trouvais bien. La table était bonne, et je
jouissais largement de la permission de la quitter dès que
j'avais, comme disait la vieille Olive qui nous servait, "les
barbes torchées", ce qui faisait bien de l'honneur de les appeler
"des barbes" aux trois poils de chat de la moustache d'un gamin de
sous-lieutenant, qui n'avait pas encore fini de grandir!

J'étais donc là environ depuis un semestre, tout aussi tranquille
que mes hôtes, auxquels je n'avais jamais entendu dire un seul mot
ayant trait à l'existence de la personne que j'allais rencontrer
chez eux, quand un jour, en descendant pour dîner à l'heure
accoutumée, j'aperçus dans un coin de la salle à manger une grande
personne qui, debout et sur la pointe des pieds, suspendait par
les rubans son chapeau à une patère, comme une femme parfaitement
chez elle et qui vient de rentrer. Cambrée à outrance, comme elle
l'était pour accrocher son chapeau à cette patère placée très
haut, elle déployait la taille superbe d'une danseuse qui se
renverse, et cette taille était prise (c'est le mot, tant elle
était lacée!) dans le corselet luisant d'un spencer de soie verte
à franges qui retombaient sur sa robe blanche, une de ces robes du
temps d'alors, qui serraient aux hanches et qui n'avaient pas peur
de les montrer, quand on en avait... Les bras encore en l'air,
elle se retourna en m'entendant entrer, et elle imprima à sa nuque
une torsion qui me fit voir son visage; mais elle acheva son
mouvement comme si je n'eusse pas été là, regarda si les rubans du
chapeau n'avaient pas été froissés par elle en le suspendant, et
cela accompli lentement, attentivement et presque impertinemment,
car, après tout, j'étais là, debout, attendant, pour la saluer,
qu'elle prît garde à moi, elle me fit enfin l'honneur de me
regarder avec deux yeux noirs, très froids, auxquels ses cheveux,
coupés à la Titus et ramassés en boucles sur le front, donnaient
l'espèce de profondeur que cette coiffure donne au regard... Je ne
savais qui ce pouvait être, à cette heure et à cette place. Il n'y
avait jamais personne à dîner chez mes hôtes... Cependant elle
venait probablement pour dîner. La table était mise, et il y avait
quatre couverts... Mais mon étonnement de la voir là fut de
beaucoup dépassé par l'étonnement de savoir qui elle était, quand
je le sus... quand mes deux hôtes, entrant dans la salle, me la
présentèrent comme leur fille qui sortait de pension et qui allait
désormais vivre avec eux.

Leur fille! Il était impossible d'être moins la fille de gens
comme eux que cette fille-là! Non pas que les plus belles filles
du monde ne puissent naître de toute espèce de gens. J'en ai
connu... et vous aussi, n'est-ce pas? Physiologiquement, l'être le
plus laid peut produire l'être le plus beau. Mais elle! entre elle
et eux, il y avait l'abîme d'une race... D'ailleurs,
physiologiquement, puisque je me permets ce grand mot pédant, qui
est de votre temps, non du mien, on ne pouvait la remarquer que
pour l'air qu'elle avait, et qui était singulier dans une jeune
fille aussi jeune qu'elle, car c'était une espèce d'air
impassible, très difficile à caractériser. Elle ne l'aurait pas eu
qu'on aurait dit: «Voilà une belle fille!» et on n'y aurait pas
plus pensé qu'à toutes les belles filles qu'on rencontre par
hasard; et dont on dit cela, pour n'y plus penser jamais après.
Mais cet air... qui la séparait, non pas seulement de ses parents,
mais de tous les autres, dont elle semblait n'avoir ni les
passions, ni les sentiments, vous clouait... de surprise, sur
place... L'Infante à l'épagneul, de Velasquez, pourrait, si vous
la connaissez, vous donner une idée de cet air-là, qui n'était ni
fier, ni méprisant, ni dédaigneux, non! mais tout simplement
impassible, car l'air fier, méprisant, dédaigneux, dit aux gens
qu'ils existent, puisqu'on prend la peine de les dédaigner ou de
les mépriser, tandis que cet air-ci dit tranquillement: «Pour moi,
vous n'existez même pas.» J'avoue que cette physionomie me fit
faire, ce premier jour et bien d'autres, la question qui pour moi
est encore aujourd'hui insoluble: comment cette grande fille-là
était-elle sortie de ce gros bonhomme en redingote jaune vert et à
gilet blanc, qui avait une figure couleur des confitures de sa
femme, une loupe sur la nuque, laquelle débordait sa cravate de
mousseline brodée, et qui bredouillait?... Et si le mari
n'embarrassait pas, car le mari n'embarrasse jamais dans ces
sortes de questions, la mère me paraissait tout aussi impossible à
expliquer. Mlle Albertine (c'était le nom de cette archiduchesse
d'altitude, tombée du ciel chez ces bourgeois comme si le ciel
avait voulu se moquer d'eux), Mlle Albertine, que ses parents
appelaient Alberte pour s'épargner la longueur du nom, mais ce qui
allait parfaitement mieux à sa figure et à toute sa personne, ne
semblait pas plus la fille de l'un que de l'autre... À ce premier
dîner, comme à ceux qui suivirent, elle me parut une jeune fille
bien élevée, sans affectation, habituellement silencieuse, qui,
quand elle parlait, disait en bons termes ce qu'elle avait à dire,
mais qui n'outrepassait jamais cette ligne-là... Au reste, elle
aurait eu tout l'esprit que j'ignorais qu'elle eût, qu'elle
n'aurait guère trouvé l'occasion de le montrer dans les dîners que
nous faisions. La présence de leur fille avait nécessairement
modifié les commérages des deux vieilles gens. Ils avaient
supprimé les petits scandales de la ville. Littéralement, on ne
parlait plus à cette table que de choses aussi intéressantes que
la pluie et le beau temps. Aussi Mlle Albertine ou Alberte, qui
m'avait tant frappé d'abord par son air impassible, n'ayant
absolument que cela à m'offrir, me blasa bientôt sur cet air-là...
Si je l'avais rencontrée dans le monde pour lequel j'étais fait,
et que j'aurais dû voir, cette impassibilité m'aurait très
certainement piqué au vif... Mais, pour moi, elle n'était pas une
fille à qui je puisse faire la cour... même des yeux. Ma position
vis-à-vis d'elle, à moi en pension chez ses parents, était
délicate, et un rien pouvait la fausser... Elle n'était pas assez
près ou assez loin de moi dans la vie pour qu'elle pût m'être
quelque chose... et j'eus bientôt répondu naturellement, et sans
intention d'aucune sorte, par la plus complète indifférence, à son
impassibilité.

Et cela ne se démentit jamais, ni de son côté ni du mien. Il n'y
eut entre nous que la politesse la plus froide, la plus sobre de
paroles. Elle n'était pour moi qu'une image qu'à peine je voyais;
et moi, pour elle, qu'est-ce que j'étais?... À table, -- nous ne
nous rencontrions jamais que là, -- elle regardait plus le bouchon
de la carafe ou le sucrier que ma personne... Ce qu'elle y disait,
très correct, toujours fort bien dit, mais insignifiant, ne me
donnait aucune clé du caractère qu'elle pouvait avoir. Et puis,
d'ailleurs, que m'importait?... J'aurais passé toute ma vie sans
songer seulement à regarder dans cette calme et insolente fille, à
l'air si déplacé d'Infante... Pour cela, il fallait la
circonstance que je m'en vais vous dire, et qui m'atteignit comme
la foudre, comme la foudre qui tombe, sans qu'il ait tonné!

Un soir, il y avait à peu près un mois que Mlle Alberte était
revenue à la maison, et nous nous mettions à table pour souper. Je
l'avais à côté de moi, et je faisais si peu d'attention à elle que
je n'avais pas encore pris garde à ce détail de tous les jours qui
aurait dû me frapper: qu'elle fût à table auprès de moi au lieu
d'être entre sa mère et son père, quand, au moment où je dépliais
ma serviette sur mes genoux... non, jamais je ne pourrai vous
donner l'idée de cette sensation et de cet étonnement! je sentis
une main qui prenait hardiment la mienne par-dessous la table. Je
crus rêver... ou plutôt je ne crus rien du tout... Je n'eus que
l'incroyable sensation de cette main audacieuse, qui venait
chercher la mienne jusque sous ma serviette! Et ce fut inouï
autant qu'inattendu! Tout mon sang, allumé sous cette prise, se
précipita de mon coeur dans cette main, comme soutiré par elle,
puis remonta furieusement, comme chassé par une pompe, dans mon
coeur! Je vis bleu... mes oreilles tintèrent. Je dus devenir d'une
pâleur affreuse. Je crus que j'allais m'évanouir... que j'allais
me dissoudre dans l'indicible volupté causée par la chair tassée
de cette main, un peu grande, et forte comme celle d'un jeune
garçon, qui s'était fermée sur la mienne. -- Et, comme, vous le
savez, dans ce premier âge de la vie, la volupté a son épouvante,
je fis un mouvement pour retirer ma main de cette folle main qui
l'avait saisie, mais qui, me la serrant alors avec l'ascendant du
plaisir qu'elle avait conscience de me verser, la garda
d'autorité, vaincue comme ma volonté, et dans l'enveloppement le
plus chaud, délicieusement étouffée... Il y a trente-cinq ans de
cela, et vous me ferez bien l'honneur de croire que ma main s'est
un peu blasée sur l'étreinte de la main des femmes; mais j'ai
encore là, quand j'y pense, l'impression de celle-ci étreignant la
mienne avec un despotisme si insensément passionné! En proie aux
mille frissonnements que cette enveloppante main dardait à mon
corps tout entier, je craignais de trahir ce que j'éprouvais
devant ce père et cette mère, dont la fille, sous leurs yeux,
osait... Honteux pourtant d'être moins homme que cette fille
hardie qui s'exposait à se perdre, et dont un incroyable sang-
froid couvrait l'égarement, je mordis ma lèvre au sang dans un
effort surhumain, pour arrêter le tremblement du désir, qui
pouvait tout révéler à ces pauvres gens sans défiance, et c'est
alors que mes yeux cherchèrent l'autre de ces deux mains que je
n'avais jamais remarquées, et qui, dans ce périlleux moment,
tournait froidement le bouton d'une lampe qu'on venait de mettre
sur la table, car le jour commençait de tomber... Je la
regardai... C'était donc là la soeur de cette main que je sentais
pénétrant la mienne, comme un foyer d'où rayonnaient et
s'étendaient le long de mes veines d'immenses lames de feu! Cette
main, un peu épaisse, mais aux doigts longs et bien tournés, au
bout desquels la lumière de la lampe, qui tombait d'aplomb sur
elle, allumait des transparences roses, ne tremblait pas et
faisait son petit travail d'arrangement de la lampe, pour la faire
aller, avec une fermeté, une aisance et une gracieuse langueur de
mouvement incomparables! Cependant nous ne pouvions pas rester
ainsi... Nous avions besoin de nos mains pour dîner... Celle de
Mlle Alberte quitta donc la mienne; mais au moment où elle la
quitta, son pied, aussi expressif que sa main, s'appuya avec le
même aplomb, la même passion, la même souveraineté, sur mon pied,
et y resta tout le temps que dura ce dîner trop court, lequel me
donna la sensation d'un de ces bains insupportablement brûlants
d'abord, mais auxquels on s'accoutume, et dans lesquels on finit
par se trouver si bien, qu'on croirait volontiers qu'un jour les
damnés pourraient se trouver fraîchement et suavement dans les
brasiers de leur enfer, comme les poissons dans leur eau!... Je
vous laisse à penser si je dînai ce jour-là, et si je me mêlai
beaucoup aux menus propos de mes honnêtes hôtes, qui ne se
doutaient pas, dans leur placidité, du drame mystérieux et
terrible qui se jouait alors sous la table. Ils ne s'aperçurent de
rien; mais ils pouvaient s'apercevoir de quelque chose, et
positivement je m'inquiétais pour eux... pour eux, bien plus que
pour moi et pour elle. J'avais l'honnêteté et la commisération de
mes dix-sept ans... Je me disais:» Est-elle effrontée? Est-elle
folle?» Et je la regardais du coin de l'oeil, cette folle qui ne
perdait pas une seule fois, durant le dîner, son air de Princesse
en cérémonie, et dont le visage resta aussi calme que si son pied
n'avait pas dit et fait toutes les folies que peut dire et faire
un pied, -- sur le mien! J'avoue que j'étais encore plus surpris
de son aplomb que de sa folie. J'avais beaucoup lu de ces livres
légers où la femme n'est pas ménagée. J'avais reçu une éducation
d'école militaire. Utopiquement du moins, j'étais le Lovelace de
fatuité que sont plus ou moins tous les très jeunes gens qui se
croient de jolis garçons, et qui ont pâturé des bottes de baisers
derrière les portes et dans les escaliers, sur les lèvres des
femmes de chambre de leurs mères. Mais ceci déconcertait mon petit
aplomb de Lovelace de dix-sept ans. Ceci me paraissait plus fort
que ce que j'avais lu, que tout ce que j'avais entendu dire sur le
naturel dans le mensonge attribué aux femmes, -- sur la force de
masque qu'elles peuvent mettre à leurs plus violentes ou leurs
plus profondes émotions. Songez donc! elle avait dix-huit ans! Les
avait-elle même?... Elle sortait d'une pension que je n'avais
aucune raison pour suspecter, avec la moralité et la piété de la
mère qui l'avait choisie pour son enfant. Cette absence de tout
embarras, disons le mot, ce manque absolu de pudeur, cette
domination aisée sur soi-même en faisant les choses les plus
imprudentes, les plus dangereuses pour une jeune fille, chez
laquelle pas un geste, pas un regard n'avait prévenu l'homme
auquel elle se livrait par une si monstrueuse avance, tout cela me
montait au cerveau et apparaissait nettement à mon esprit, malgré
le bouleversement de mes sensations... Mais ni dans ce moment, ni
plus tard, je ne m'arrêtai à philosopher là-dessus. Je ne me
donnai pas d'horreur factice pour la conduite de cette fille d'une
si effrayante précocité dans le mal. D'ailleurs, ce n'est pas à
l'âge que j'avais, ni même beaucoup plus tard, qu'on croit
dépravée la femme qui -- au premier coup d'oeil -- se jette à
vous! On est presque disposé à trouver cela tout simple, au
contraire, et si on dit: «La pauvre femme!» c'est déjà beaucoup de
modestie que cette pitié! Enfin, si j'étais timide, je ne voulais
pas être un niais! La grande raison française pour faire sans
remords tout ce qu'il y a de pis. Je savais, certes, à n'en pas
douter, que ce que cette fille éprouvait pour moi n'était pas de
l'amour. L'amour ne procède pas avec cette impudeur et cette
impudence, et je savais parfaitement aussi que ce qu'elle me
faisait éprouver n'en était pas non plus. Mais, amour ou non... ce
que c'était, je le voulais!... Quand je me levai de table, j'étais
résolu... La main de cette Alberte, à laquelle je ne pensais pas
une minute avant qu'elle eût saisi la mienne, m'avait laissé,
jusqu'au fond de mon être, le désir de m'enlacer tout entier à
elle tout entière, comme sa main s'était enlacée à ma main!

«Je montai chez moi comme un fou, et quand je me fus un peu froidi
par la réflexion, je me demandai ce que j'allais faire pour nouer
bel et bien une intrigue, comme on dit en province, avec une fille
si diaboliquement provocante. Je savais à peu près -- comme un
homme qui n'a pas cherché à le savoir mieux -- qu'elle ne quittait
jamais sa mère; -- qu'elle travaillait habituellement près d'elle,
à la même chiffonnière, dans l'embrasure de cette salle à manger,
qui leur servait de salon; -- qu'elle n'avait pas d'amie en ville
qui vînt la voir, et qu'elle ne sortait guère que pour aller le
dimanche à la messe et aux vêpres avec ses parents. Hein? ce
n'était pas encourageant, tout cela!... Je commençais à me
repentir de n'avoir pas un peu plus vécu avec ces deux bonnes gens
que j'avais traités sans hauteur, mais avec la politesse détachée
et parfois distraite qu'on a pour ceux qui ne sont que d'un
intérêt très secondaire dans la vie; mais je me dis que je ne
pouvais modifier mes relations avec eux, sans m'exposer à leur
révéler ou à leur faire soupçonner ce que je voulais leur
cacher... Je n'avais, pour parler secrètement à Mlle Alberte, que
les rencontres sur l'escalier quand je montais à ma chambre ou que
j'en descendais; mais, sur l'escalier, on pouvait nous voir et
nous entendre... La seule ressource à ma portée, dans cette maison
si bien réglée et si étroite, où tout le monde se touchait du
coude, était d'écrire; et puisque la main de cette fille hardie
savait si bien chercher la mienne par-dessous la table, cette main
ne ferait sans doute pas beaucoup de cérémonies pour prendre le
billet que je lui donnerais, et je l'écrivis. Ce fut le billet de
la circonstance, le billet suppliant, impérieux et enivré, d'un
homme qui a déjà bu une première gorgée de bonheur et qui en
demande une seconde... Seulement, pour le remettre, il fallait
attendre le dîner du lendemain, et cela me parut long; mais enfin
il arriva, ce dîner! L'attisante main, dont je sentais le contact
sur ma main depuis vingt-quatre heures, ne manqua pas de revenir
chercher la mienne, comme la veille, par-dessous la table. Mlle
Alberte sentit mon billet et le prit très bien, comme je l'avais
prévu. Mais ce que je n'avais pas prévu, c'est qu'avec cet air
d'Infante qui défiait tout par sa hauteur d'indifférence, elle le
plongea dans le coeur de son corsage, où elle releva une dentelle
repliée, d'un petit mouvement sec, et tout cela avec un naturel et
une telle prestesse, que sa mère qui, les yeux baissés sur ce
qu'elle faisait, servait le potage, ne s'aperçut de rien, et que
son imbécile de père, qui lurait toujours quelque chose en pensant
à son violon, quand il n'en jouait pas, n'y vit que du feu.»

-- Nous n'y voyons jamais que cela, capitaine! -- interrompis-je
gaîment, car son histoire me faisait l'effet de tourner un peu
vite à une leste aventure de garnison; mais je ne me doutais pas
de ce qui allait suivre! -- Tenez! pas plus tard que quelques
jours, il y avait à l'Opéra, dans une loge à côté de la mienne,
une femme probablement dans le genre de votre demoiselle Alberte.
Elle avait plus de dix-huit ans, par exemple; mais je vous donne
ma parole d'honneur que j'ai vu rarement de femme plus majestueuse
de décence. Pendant qu'a duré toute la pièce, elle est restée
assise et immobile comme sur une base de granit. Elle ne s'est
retournée ni à droite, ni à gauche, une seule fois; mais sans
doute elle y voyait par les épaules, qu'elle avait très nues et
très belles, car il y avait aussi, et dans ma loge à moi, par
conséquent derrière nous deux, un jeune homme qui paraissait aussi
indifférent qu'elle à tout ce qui n'était pas l'opéra qu'on jouait
en ce moment. Je puis certifier que ce jeune homme n'a pas fait
une seule des simagrées ordinaires que les hommes font aux femmes
dans les endroits publics, et qu'on peut appeler des déclarations
à distance. Seulement quand la pièce a été finie et que, dans
l'espèce de tumulte général des loges qui se vident, la dame s'est
levée, droite, dans sa loge, pour agrafer son burnous, je l'ai
entendue dire à son mari, de la voix la plus conjugalement
impérieuse et la plus claire: «Henri!, ramassez mon capuchon!» et
alors, par-dessus le dos de Henri, qui s'est précipité la tête en
bas, elle a étendu le bras et la main et pris un billet du jeune
homme, aussi simplement qu'elle eût pris des mains de son mari son
éventail ou son bouquet. Lui s'était relevé, le pauvre homme!
tenant le capuchon -- un capuchon de satin ponceau, mais moins
ponceau que son visage, et qu'il avait, au risque d'une apoplexie,
repêché sous les petits bancs, comme il avait pu... Ma foi! après
avoir vu cela, je m'en suis allé, pensant qu'au lieu de le rendre
à sa femme, il aurait pu tout aussi bien le garder pour lui, ce
capuchon, afin de cacher sur sa tête ce qui, tout à coup, venait
d'y pousser!

-- Votre histoire est bonne, -- dit le vicomte de Brassard assez
froidement; -- dans un autre moment; peut-être en aurait-il joui
davantage; mais laissez-moi vous achever la mienne. J'avoue
qu'avec une pareille fille, je ne fus pas inquiet deux minutes de
la destinée de mon billet. Elle avait beau être pendue à la
ceinture de sa mère, elle trouverait bien le moyen de me lire et
de me répondre. Je comptais même, pour tout un avenir de
conversation par écrit, sur cette petite poste de par-dessous la
table que nous venions d'inaugurer, lorsque le lendemain, quand
j'entrai dans la salle à manger avec la certitude, très caressée
au fond de ma personne, d'avoir séance tenante une réponse très
catégorique à mon billet de la veille, je crus avoir la berlue en
voyant que le couvert avait été changé, et que Mlle Alberte était
placée là où elle aurait dû toujours être, entre son père et sa
mère... Et pourquoi ce changement?... Que s'était-il donc passé
que je ne savais pas?... Le père ou la mère s'étaient-ils doutés
de quelque chose? J'avais Mlle Alberte en face de moi, et je la
regardais avec cette intention fixe qui veut être comprise. Il y
avait vingt-cinq points d'interrogation dans mes yeux; mais les
siens étaient aussi calmes, aussi muets, aussi indifférents qu'à
l'ordinaire. Ils me regardaient comme s'ils ne me voyaient pas. Je
n'ai jamais vu regards plus impatientants que ces longs regards
tranquilles qui tombaient sur vous comme sur une chose. Je
bouillais de curiosité, de contrariété, d'inquiétude, d'un tas de
sentiments agités et déçus... et je ne comprenais pas comment
cette femme, si sûre d'elle-même qu'on pouvait croire qu'au lieu
de nerfs elle eût sous sa peau fine presque autant de muscles que
moi, semblât ne pas oser me faire un signe d'intelligence qui
m'avertît, -- qui me fît penser, -- qui me dît, si vite que ce pût
être, que nous nous entendions, -- que nous étions connivents et
complices dans le même mystère, que ce fût de l'amour, que ce ne
fût pas même de l'amour!... C'était à se demander si vraiment
c'était bien la femme de la main et du pied sous la table, du
billet pris et glissé la veille, si naturellement, dans son
corsage, devant ses parents, comme si elle y eût glissé une fleur!
Elle en avait tant fait qu'elle ne devait pas être embarrassée de
m'envoyer un regard. Mais non! Je n'eus rien. Le dîner passa tout
entier sans ce regard que je guettais, que j'attendais, que je
voulais allumer au mien, et qui ne s'alluma pas! «Elle aura trouvé
quelque moyen de me répondre», me disais-je en sortant de table et
en remontant dans ma chambre, ne pensant pas qu'une telle personne
pût reculer, après s'être si incroyablement avancée; --
n'admettant pas qu'elle pût rien craindre et rien ménager, quand
il s'agissait de ses fantaisies, et parbleu! franchement, ne
pouvant pas croire qu'elle n'en eût au moins une pour moi!

«Si ses parents n'ont pas de soupçon, -- me disais-je encore, --
si c'est le hasard qui a fait ce changement de couvert à table,
demain je me retrouverai auprès d'elle...» Mais le lendemain, ni
les autres jours, je ne fus placé auprès de Mlle Alberte, qui
continua d'avoir la même incompréhensible physionomie et le même
incroyable ton dégagé pour dire les riens et les choses communes
qu'on avait l'habitude de dire à cette table de petits bourgeois.
Vous devinez bien que je l'observais comme un homme intéressé à la
chose. Elle avait l'air aussi peu contrarié que possible, quand je
l'étais horriblement, moi! quand je l'étais jusqu'à la colère, --
une colère à me fendre en deux et qu'il fallait cacher! Et cet
air, qu'elle ne perdait jamais, me mettait encore plus loin d'elle
que ce tour de table interposé entre nous! J'étais si violemment
exaspéré, que je finissais par ne plus craindre de la compromettre
en la regardant, en lui appuyant sur ses grands yeux
impénétrables, et qui restaient glacés, la pesanteur menaçante et
enflammée des miens! Etait-ce un manège que sa conduite? Etait-ce
coquetterie? N'était-ce qu'un caprice après un autre caprice,...
ou simplement stupidité? J'ai connu, depuis, de ces femmes tout
d'abord soulèvement de sens, puis après, tout stupidité! «Si on
savait le moment!» disait Ninon. Le moment de Ninon était-il déjà
passé? Cependant, j'attendais toujours... quoi? un mot, un signe,
un rien risqué, à voix basse, en se levant de table dans le bruit
des chaises qu'on dérange, et comme cela ne venait pas, je me
jetais aux idées folles, à tout ce qu'il y avait au monde de plus
absurde. Je me fourrai dans la tête qu'avec toutes les
impossibilités dont nous étions entourés au logis, elle m'écrirait
par la poste; -- qu'elle serait assez fine, quand elle sortirait
avec sa mère, pour glisser un billet dans la boîte aux lettres,
et, sous l'empire de cette idée, je me mangeais le sang
régulièrement deux fois par jour, une heure avant que le facteur
passât par la maison... Dans cette heure-là je disais dix fois à
la vieille Olive, d'une voix étranglée: «Y a-t-il des lettres pour
moi, Olive?» laquelle me répondait imperturbablement toujours:
«Non, Monsieur, il n'y en a pas.» Ah! l'agacement finit par être
trop aigu! Le désir trompé devint de la haine. Je me mis à haïr
cette Alberte, et, par haine de désir trompé, à expliquer sa
conduite avec moi par les motifs qui pouvaient le plus me la faire
mépriser, car la haine a soif de mépris. Le mépris, c'est son
nectar, à la haine! «Coquine lâche, qui a peur d'une lettre!» me
disais-je. Vous le voyez, j'en venais aux gros mots. Je
l'insultais dans ma pensée, ne croyant pas en l'insultant la
calomnier. Je m'efforçai même de ne plus penser à elle que je
criblais des épithètes les plus militaires, quand j'en parlais à
Louis de Meung, car je lui en parlais! car l'outrance où elle
m'avait jeté avait éteint en moi toute espèce de chevalerie, -- et
j'avais raconté toute mon aventure à mon brave Louis, qui s'était
tirebouchonné sa longue moustache blonde en m'écoutant, et qui
m'avait dit, sans se gêner, car nous n'étions pas des moralistes
dans le 27e:

-- Fais comme moi! Un clou chasse l'autre. Prends pour maîtresse
une petite cousette de la ville, et ne pense plus à cette sacrée
fille-là!

«Mais je ne suivis point le conseil de Louis. Pour cela, j'étais
trop piqué au jeu. Si elle avait su que je prenais une maîtresse,
j'en aurais peut-être pris une pour lui fouetter le coeur ou la
vanité par la jalousie. Mais elle ne le saurait pas. Comment
pourrait-elle le savoir?... En amenant, si je l'avais fait, une
maîtresse chez moi, comme Louis, à son hôtel de la Poste, c'était
rompre avec les bonnes gens chez qui j'habitais, et qui m'auraient
immédiatement prié d'aller chercher un autre logement que le leur;
et je ne voulais pas renoncer, si je ne pouvais avoir que cela, à
la possibilité de retrouver la main ou le pied de cette damnante
Alberte qui après ce qu'elle avait osé, restait toujours la grande
Mademoiselle Impassible.

-- Dis plutôt impossible!» -- disait Louis, qui se moquait de moi.

«Un mois tout entier se passa, et malgré mes résolutions de me
montrer aussi oublieux qu'Alberte et aussi indifférent qu'elle,
d'opposer marbre à marbre et froideur à froideur, je ne vécus plus
que de la vie tendue de l'affût, -- de l'affût que je déteste,
même à la chasse! Oui, Monsieur, ce ne fut plus qu'affût perpétuel
dans mes journées! Affût quand je descendais à dîner, et que
j'espérais la trouver seule dans la salle à manger comme la
première fois! Affût au dîner, où mon regard ajustait de face ou
de côté le sien qu'il rencontrait net et infernalement calme et
qui n'évitait pas plus le mien qu'il n'y répondait! Affût après le
dîner, car je restais maintenant un peu après dîner voir ces dames
reprendre leur ouvrage, dans leur embrasure de croisée, guettant
si elle ne laisserait pas tomber quelque chose, son dé, ses
ciseaux, un chiffon, que je pourrais ramasser, et en les lui
rendant toucher sa main, -- cette main que j'avais maintenant à
travers la cervelle! Affût chez moi, quand j'étais remonté dans ma
chambre, y croyant toujours entendre le long du corridor ce pied
qui avait piétiné sur le mien, avec une volonté si absolue. Affût
jusque dans l'escalier, où je croyais pouvoir la rencontrer, et où
la vieille Olive me surprit un jour, à ma grande confusion, en
sentinelle! Affût à ma fenêtre -- cette fenêtre que vous voyez --
où je me plantais quand elle devait sortir avec sa mère, et d'où
je ne bougeais pas avant qu'elle fût rentrée, mais tout cela aussi
vainement que le reste! Lorsqu'elle sortait, tortillée dans son
châle de jeune fille, -- un châle à raies rouges et blanches: je
n'ai rien oublié! semé de fleurs noires et jaunes sur les deux
raies, elle ne retournait pas son torse insolent une seule fois,
et lorsqu'elle rentrait, toujours aux côtés de sa mère, elle ne
levait ni la tête ni les yeux vers la fenêtre où je l'attendais!
Tels étaient les misérables exercices auxquels elle m'avait
condamné! Certes, je sais bien que les femmes nous font tous plus
ou moins valeter, mais dans ces proportions-là!! Le vieux fat qui
devrait être mort en moi s'en révolte encore! Ah! je ne pensais
plus au bonheur de mon uniforme! Quand j'avais fait le service de
la journée, -- après l'exercice ou la revue, -- je rentrais vite,
mais non plus pour lire des piles de mémoires ou de romans, mes
seules lectures dans ce temps-là. Je n'allais plus chez Louis de
Meung. Je ne touchais plus à mes fleurets. Je n'avais pas la
ressource du tabac qui engourdit l'activité quand elle vous
dévore, et que vous avez, vous autres jeunes gens qui m'avez suivi
dans la vie! On ne fumait pas alors au 27e, si ce n'est entre
soldats, au corps de garde, quand on jouait la partie de brisque
sur le tambour... Je restais donc oisif de corps, à me ronger...
je ne sais pas si c'était le coeur, sur ce canapé qui ne me
faisait plus le bon froid que j'aimais dans ces six pieds carrés
de chambre, où je m'agitais comme un lionceau dans sa cage, quand
il sent la chair fraîche à côté.

«Et si c'était ainsi le jour, c'était aussi de même une grande
partie de la nuit. Je me couchais tard. Je ne dormais plus. Elle
me tenait éveillé, cette Alberte d'enfer, qui me l'avait allumé
dans les veines, puis qui s'était éloignée comme l'incendiaire qui
ne retourne pas même la tête pour voir son feu flamber derrière
lui! Je baissais, comme le voilà, ce soir», -- ici le vicomte
passa son gant sur la glace de la voiture placée devant lui, pour
essuyer la vapeur qui commençait d'y perler, «-- ce même rideau
cramoisi, à cette même fenêtre, qui n'avait pas plus de persiennes
qu'elle n'en a maintenant, afin que les voisins, plus curieux en
province qu'ailleurs, ne dévisageassent pas le fond de ma chambre.
C'était une chambre de ce temps-là, -- une chambre de l'Empire,
parquetée en point de Hongrie, sans tapis, où le bronze plaquait
partout le merisier, d'abord en tête de sphinx aux quatre coins du
lit, et en pattes de lion sous ses quatre pieds, puis, sur tous
les tiroirs de la commode et du secrétaire, en camées de faces de
lion, avec des anneaux de cuivre pendant de leurs gueules
verdâtres, et par lesquels on les tirait quand on voulait les
ouvrir. Une table carrée, d'un merisier plus rosâtre que le reste
de l'ameublement, à dessus de marbre gris, grillagée de cuivre,
était en face du lit, contre le mur, entre la fenêtre et la porte
d'un grand cabinet de toilette; et, vis-à-vis de la cheminée, le
grand canapé de maroquin bleu dont je vous ai déjà tant parlé... À
tous les angles de cette chambre d'une grande élévation et d'un
large espace, il y avait des encoignures en faux laque de Chine,
et sur l'une d'elles on voyait, mystérieux et blanc, dans le noir
du coin, un vieux buste de Niobé d'après l'antique, qui étonnait
là, chez ces bourgeois vulgaires. Mais est-ce que cette
incompréhensible Alberte n'étonnait pas bien plus? Les murs
lambrissés, et peints à l'huile, d'un blanc jaune, n'avaient ni
tableaux, ni gravures. J'y avais seulement mis mes armes, couchées
sur de longues pattes-fiches en cuivre doré. Quand j'avais loué
cette grande calebasse d'appartement, -- comme disait élégamment
le lieutenant Louis de Meung, qui ne poétisait pas les choses, --
j'avais fait placer au milieu une grande table ronde que je
couvrais de cartes militaires, de livres et de papiers: c'était
mon bureau. J'y écrivais quand j'avais à écrire... Eh bien! un
soir, ou plutôt une nuit, j'avais roulé le canapé auprès de cette
grande table, et j'y dessinais à la lampe, non pas pour me
distraire de l'unique pensée qui me submergeait depuis un mois,
mais pour m'y plonger davantage, car c'était la tête de cette
énigmatique Alberte que je dessinais, c'était le visage de cette
diablesse de femme dont j'étais possédé, comme les dévots disent
qu'on l'est du diable. Il était tard. La rue, -- où passaient
chaque nuit deux diligences en sens inverse, -- comme aujourd'hui,
-- l'une à minuit trois quarts et l'autre à deux heures et demie
du matin, et qui toutes deux s'arrêtaient à l'hôtel de la Poste
pour relayer, -- la rue était silencieuse comme le fond d'un
puits. J'aurais entendu voler une mouche; mais si, par hasard, il
y en avait une dans ma chambre, elle devait dormir dans quelque
coin de vitre ou dans un des plis cannelés de ce rideau, d'une
forte étoffe de soie croisée, que j'avais ôté de sa patère et qui
tombait devant la fenêtre, perpendiculaire et immobile. Le seul
bruit qu'il y eût alors autour de moi, dans ce profond et complet
silence, c'était moi qui le faisais avec mon crayon et mon
estompe. Oui, c'était elle que je dessinais, et Dieu sait avec
quelle caresse de main et quelle préoccupation enflammée! Tout à
coup, sans aucun bruit de serrure qui m'aurait averti, ma porte
s'entr'ouvrit en flûtant ce son des portes dont les gonds sont
secs, et resta à moitié entrebâillée, comme si elle avait eu peur
du son qu'elle avait jeté! Je relevai les yeux, croyant avoir mal
fermé cette porte qui, d'elle-même, inopinément, s'ouvrait en
filant ce son plaintif, capable de faire tressaillir dans la nuit
ceux qui veillent et de réveiller ceux qui dorment. Je me levai de
ma table pour aller la fermer; mais la porte entr'ouverte s'ouvrit
plus grande et très doucement toujours, mais en recommençant le
son aigu qui traîna comme un gémissement dans la maison
silencieuse, et je vis, quand elle se fut ouverte de toute sa
grandeur, Alberte! -- Alberte qui, malgré les précautions d'une
peur qui devait être immense, n'avait pu empêcher cette porte
maudite de crier!

«Ah! tonnerre de Dieu! ils parlent de visions, ceux qui y croient;
mais la vision la plus surnaturelle ne m'aurait pas donné la
surprise, l'espèce de coup au coeur que je ressentis et qui se
répéta en palpitations insensées, quand je vis venir à moi, -- de
cette porte ouverte, -- Alberte, effrayée au bruit que cette porte
venait de faire en s'ouvrant, et qui allait recommencer encore, si
elle la fermait! Rappelez-vous toujours que je n'avais pas dix-
huit ans! Elle vit peut-être ma terreur à la sienne: elle réprima,
par un geste énergique, le cri de surprise qui pouvait m'échapper,
-- qui me serait certainement échappé sans ce geste, -- et elle
referma la porte, non plus lentement, puisque cette lenteur
l'avait fait crier, mais rapidement, pour éviter ce cri des gonds,
-- qu'elle n'évita pas, et qui recommença plus net, plus franc,
d'une seule venue et suraigu; -- et, la porte fermée et l'oreille
contre, elle écouta si un autre bruit, qui aurait été plus
inquiétant et plus terrible, ne répondait pas à celui-là... Je
crus la voir chanceler... Je m'élançai, et je l'eus bientôt dans
les bras.

-- Mais elle va bien, votre Alberte, -- dis-je au capitaine.

-- Vous croyez peut-être, -- reprit-il, comme s'il n'avait pas
entendu ma moqueuse observation, -- qu'elle y tomba, dans mes
bras, d'effroi, de passion, de tête perdue, comme une fille
poursuivie ou qu'on peut poursuivre, -- qui ne sait plus ce
qu'elle fait quand elle fait la dernière des folies, quand elle
s'abandonne à ce démon que les femmes ont toutes -- dit-on --
quelque part, et qui serait le maître toujours, s'il n'y en avait
pas deux autres aussi en elles, -- la Lâcheté et la Honte, -- pour
contrarier celui-là! Eh bien, non, ce n'était pas cela! Si vous le
croyiez, vous vous tromperiez... Elle n'avait rien de ces peurs
vulgaires et osées... Ce fut bien plus elle qui me prit dans ses
bras que je ne la pris dans les miens... Son premier mouvement
avait été de se jeter le front contre ma poitrine, mais elle le
releva et me regarda, les yeux tout grands, -- des yeux immenses!
-- comme pour voir si c'était bien moi qu'elle tenait ainsi dans
ses bras! Elle était horriblement pâle, et comme je ne l'avais
jamais vue pâle; mais ses traits de Princesse n'avaient pas bougé.
Ils avaient toujours l'immobilité et la fermeté d'une médaille.
Seulement, sur sa bouche aux lèvres légèrement bombées errait je
ne sais quel égarement, qui n'était pas celui de la passion
heureuse ou qui va l'être tout à l'heure! Et cet égarement avait
quelque chose de si sombre dans un pareil moment, que, pour ne pas
le voir, je plantai sur ces belles lèvres rouges et érectiles le
robuste et foudroyant baiser du désir triomphant et roi! La bouche
s'entr'ouvrit... mais les yeux noirs, à la noirceur profonde, et
dont les longues paupières touchaient presque alors mes paupières,
ne se fermèrent point, -- ne palpitèrent même pas; -- mais tout au
fond, comme sur sa bouche, je vis passer de la démence! Agrafée
dans ce baiser de feu et comme enlevée par les lèvres qui
pénétraient les siennes, aspirée par l'haleine qui la respirait,
je la portai, toujours collée à moi, sur ce canapé de maroquin
bleu, -- mon gril de saint Laurent, depuis un mois que je m'y
roulais en pensant à elle, -- et dont le maroquin se mit
voluptueusement à craquer sous son dos nu, car elle était à moitié
nue. Elle sortait de son lit, et, pour venir, elle avait... le
croirez-vous? été obligée de traverser la chambre où son père et
sa mère dormaient! Elle l'avait traversée à tâtons, les mains en
avant, pour ne pas se choquer à quelque meuble qui aurait retenti
de son choc et qui eût pu les réveiller.

-- Ah! -- fis-je, -- on n'est pas plus brave à la tranchée. Elle
était digne d'être la maîtresse d'un soldat!

-- Et elle le fut dès cette première nuit-là, reprit le vicomte. -
- Elle le fut aussi violente que moi, et je vous jure que je
l'étais! Mais c'est égal... voici la revanche! Elle ni moi ne
pûmes oublier, dans les plus vifs de nos transports,
l'épouvantable situation qu'elle nous faisait à tous les deux. Au
sein de ce bonheur qu'elle venait chercher et m'offrir, elle était
alors comme stupéfiée de l'acte qu'elle accomplissait d'une
volonté pourtant si ferme, avec un acharnement si obstiné. Je ne
m'en étonnai pas. Je l'étais bien, moi, stupéfié! J'avais bien,
sans le lui dire et sans le lui montrer, la plus effroyable
anxiété dans le coeur, pendant qu'elle me pressait à m'étouffer
sur le sien. J'écoutais, à travers ses soupirs, à travers ses
baisers, à travers le terrifiant silence qui pesait sur cette
maison endormie et confiante, une chose horrible: c'est si sa mère
ne s'éveillait pas, si son père ne se levait pas! Et jusque par-
dessus son épaule, je regardais derrière elle si cette porte, dont
elle n'avait pas ôté la clé, par peur du bruit qu'elle pouvait
faire, n'allait pas s'ouvrir de nouveau et me montrer, pâles et
indignées, ces deux têtes de Méduse, ces deux vieillards, que nous
trompions avec une lâcheté si hardie, surgir tout à coup dans la
nuit, images de l'hospitalité violée et de la Justice! Jusqu'à ces
voluptueux craquements du maroquin bleu, qui m'avaient sonné la
diane de l'Amour, me faisaient tressaillir d'épouvante... Mon
coeur battait contre le sien, qui semblait me répercuter ses
battements... C'était enivrant et dégrisant tout à la fois, mais
c'était terrible! Je me fis à tout cela plus tard. À force de
renouveler impunément cette imprudence sans nom, je devins
tranquille dans cette imprudence. À force de vivre dans ce danger
d'être surpris, je me blasai. Je n'y pensai plus. Je ne pensai
plus qu'à être heureux. Dès cette première nuit formidable, qui
aurait dû l'épouvanter des autres, elle avait décidé qu'elle
viendrait chez moi de deux nuits en deux nuits, puisque je ne
pouvais aller chez elle, -- sa chambre de jeune fille n'ayant
d'autre issue que dans l'appartement de ses parents, -- et elle y
vint régulièrement toutes les deux nuits; mais jamais elle ne
perdit la sensation, -- la stupeur de la première fois! Le temps
ne produisit pas sur elle l'effet qu'il produisit sur moi. Elle ne
se bronza pas au danger, affronté chaque nuit. Toujours elle
restait, et jusque sur mon coeur, silencieuse, me parlant à peine
avec la voix, car, d'ailleurs, vous vous doutez bien qu'elle était
éloquente; et lorsque plus tard le calme me prit, moi, à force de
danger affronté et de réussite, et que je lui parlai, comme on
parle à sa maîtresse, de ce qu'il y avait déjà de passé entre
nous, -- de cette froideur inexplicable et démentie, puisque je la
tenais dans mes bras, et qui avait succédé à ses premières
audaces; quand je lui adressai enfin tous ces pourquoi insatiables
de l'amour, qui n'est peut-être au fond qu'une curiosité, elle ne
me répondit jamais que par de longues étreintes. Sa bouche triste
demeurait muette de tout... excepté de baisers! Il y a des femmes
qui vous disent: «Je me perds pour vous»; il y en a d'autres qui
vous disent: «Tu vas bien me mépriser»; et ce sont là des manières
différentes d'exprimer la fatalité de l'amour. Mais elle, non!
Elle ne disait mot... Chose étrange! Plus étrange personne! Elle
me produisait l'effet d'un épais et dur couvercle de marbre qui
brûlait, chauffé par en dessous... Je croyais qu'il arriverait un
moment où le marbre se fendrait enfin sous la chaleur brûlante,
mais le marbre ne perdit jamais sa rigide densité. Les nuits
qu'elle venait, elle n'avait ni plus d'abandon, ni plus de
paroles, et, je me permettrai ce mot ecclésiastique, elle fut
toujours aussi difficile à confesser que la première nuit qu'elle
était venue. Je n'en tirai pas davantage... Tout au plus un
monosyllabe arraché, d'obsession, à ces belles lèvres dont je
raffolais d'autant plus que je les avais vues plus froides et plus
indifférentes pendant la journée, et, encore, un monosyllabe qui
ne faisait pas grande lumière sur la nature de cette fille, qui me
paraissait plus sphinx, à elle seule, que tous les Sphinx dont
l'image se multipliait autour de moi, dans cet appartement Empire.

-- Mais, capitaine, interrompis-je encore, -- il y eut pourtant
une fin à tout cela? Vous êtes un homme fort, et tous les Sphinx
sont des animaux fabuleux. Il n'y en a point dans la vie, et vous
finîtes bien par trouver, que diable! ce qu'elle avait dans son
giron, cette commère-là!

-- Une fin! Oui, il y eut une fin, -- fit le vicomte de Brassard
en baissant brusquement la vitre du coupé, comme si la respiration
avait manqué à sa monumentale poitrine et qu'il eût besoin d'air
pour achever ce qu'il avait à raconter. -- Mais le giron, comme
vous dites, de cette singulière fille n'en fut pas plus ouvert
pour cela. Notre amour, notre relation, notre intrigue, -- appelez
cela comme vous voudrez, -- nous donna, ou plutôt me donna, à moi,
des sensations que je ne crois pas avoir éprouvées jamais depuis
avec des femmes plus aimées que cette Alberte, qui ne m'aimait
peut-être pas, que je n'aimais peut-être pas!! Je n'ai jamais bien
compris ce que j'avais pour elle et ce qu'elle avait pour moi, et
cela dura plus de six mois! Pendant ces six mois, tout ce que je
compris, ce fut un genre de bonheur dont on n'a pas l'idée dans la
jeunesse. Je compris le bonheur de ceux qui se cachent. Je compris
la jouissance du mystère dans la complicité, qui, même sans
l'espérance de réussir, ferait encore des conspirateurs
incorrigibles. Alberte, à la table de ses parents comme partout,
était toujours la Madame Infante qui m'avait tant frappé le
premier jour que je l'avais vue. Son front néronien, sous ses
cheveux bleus à force d'être noirs, qui bouclaient durement et
touchaient ses sourcils, ne laissaient rien passer de la nuit
coupable, qui n'y étendait aucune rougeur. Et moi qui essayais
d'être aussi impénétrable qu'elle, mais qui, j'en suis sûr, aurais
dû me trahir dix fois si j'avais eu affaire à des observateurs, je
me rassasiais orgueilleusement et presque sensuellement, dans le
plus profond de mon être, de l'idée que toute cette superbe
indifférence était bien à moi et qu'elle avait pour moi toutes les
bassesses de la passion, si la passion pouvait jamais être basse!
Nul que nous sur la terre ne savait cela... et c'était délicieux,
cette pensée! Personne, pas même mon ami, Louis de Meung, avec
lequel j'étais discret depuis que j'étais heureux! Il avait tout
deviné, sans doute, puisqu'il était aussi discret que moi. Il ne
m'interrogeait pas. J'avais repris avec lui, sans effort, mes
habitudes d'intimité, les promenades sur le Cours, en grande ou en
petite tenue, l'impériale, l'escrime et le punch! Pardieu! quand
on sait que le bonheur viendra, sous la forme d'une belle jeune
fille qui a comme une rage de dents dans le coeur, vous visiter
régulièrement d'une nuit l'autre, à la même heure, cela simplifie
joliment les jours!

«-- Mais ils dormaient donc comme les Sept Dormants, les parents
de cette Alberte? -- fis-je railleusement, en coupant net les
réflexions de l'ancien dandy par une plaisanterie, et pour ne pas
paraître trop pris par son histoire, qui me prenait, car, avec les
dandys, on n'a guère que la plaisanterie pour se faire un peu
respecter.

-- Vous croyez donc que je cherche des effets de conteur hors de
la réalité? -- dit le vicomte. -- Mais je ne suis pas romancier,
moi! Quelquefois Alberte ne venait pas. La porte, dont les gonds
huilés étaient moelleux comme de la ouate maintenant, ne s'ouvrait
pas de toute une nuit, et c'est qu'alors sa mère l'avait entendue
et s'était écriée, ou c'est que son père l'avait aperçue, filant
ou tâtonnant à travers la chambre. Seulement Alberte, avec sa tête
d'acier, trouvait à chaque fois un prétexte. Elle était
souffrante... Elle cherchait le sucrier sans flambeau, de peur de
réveiller personne...»

-- Ces têtes d'acier-là ne sont pas si rares que vous avez l'air
de le croire, capitaine! -- interrompis-je encore. J'étais
contrariant. -- Votre Alberte, après tout, n'était pas plus forte
que la jeune fille qui recevait toutes les nuits, dans la chambre
de sa grand-mère, endormie derrière ses rideaux, un amant entré
par la fenêtre, et qui, n'ayant pas de canapé de maroquin bleu,
s'établissait, à la bonne franquette, sur le tapis... Vous savez
comme moi l'histoire. Un soir, apparemment poussé par la jeune
fille trop heureuse, un soupir plus fort que les autres réveilla
la grand-mère, qui cria de dessous ses rideaux un: «Qu'as-tu donc,
petite?» à la faire évanouir contre le coeur de son amant; mais
elle n'en répondit pas moins de sa place: «C'est mon buse qui me
gêne, grand-maman, pour chercher mon aiguille tombée sur le tapis,
et que je ne puis pas retrouver!»

-- Oui, je connais l'histoire, reprit le vicomte de Brassard, que
j'avais cru humilier, par une comparaison, dans la personne de son
Alberte. -- C'était, si je m'en souviens bien, une de Guise que la
jeune fille dont vous me parlez. Elle s'en tira comme une fille de
son nom; mais vous ne dites pas qu'à partir de cette nuit-là elle
ne rouvrit plus la fenêtre à son amant, qui était, je crois,
monsieur de Noirmoutier, tandis qu'Alberte revenait le lendemain
de ces accrocs terribles, et s'exposait de plus belle au danger
bravé, comme si de rien n'était. Alors, je n'étais, moi, qu'un
sous-lieutenant assez médiocre en mathématiques, et qui m'en
occupais fort peu; mais il était évident, pour qui sait faire le
moindre calcul des probabilités, qu'un jour... une nuit... il y
aurait un dénoûment...

-- Ah, oui! -- fis-je, me rappelant ses paroles d'avant son
histoire, -- le dénoûment qui devait vous faire connaître la
sensation de la peur, capitaine.

-- Précisément, -- répondit-il d'un ton plus grave et qui
tranchait sur le ton léger que j'affectais. -- Vous l'avez vu,
n'est-ce pas? depuis ma main prise sous la table jusqu'au moment
où elle surgit la nuit, comme une apparition dans le cadre de ma
porte ouverte, Alberte ne m'avait pas marchandé l'émotion. Elle
m'avait fait passer dans l'âme plus d'un genre de frisson, plus
d'un genre de terreur; mais ce n'avait été encore que l'impression
des balles qui sifflent autour de vous et des boulets dont on sent
le vent; on frissonne, mais on va toujours. Eh bien! ce ne fut
plus cela. Ce fut de la peur, de la peur complète, de la vraie
peur, et non plus pour Alberte, mais pour moi, et pour moi tout
seul! Ce que j'éprouvai, ce fut positivement cette sensation qui
doit rendre le coeur aussi pâle que la face; ce fut cette panique
qui fait prendre la fuite à des régiments tout entiers. Moi qui
vous parle, j'ai vu fuir tout Chamboran, bride abattue et ventre à
terre, l'héroïque Chamboran, emportant, dans son flot épouvanté,
son colonel et ses officiers! Mais à cette époque je n'avais
encore rien vu, et j'appris... ce que je croyais impossible.

«Ecoutez donc... C'était une nuit. Avec la vie que nous menions,
ce ne pouvait être qu'une nuit... une longue nuit d'hiver. Je ne
dirai pas une de nos plus tranquilles. Elles étaient toutes
tranquilles, nos nuits. Elles l'étaient devenues à force d'être
heureuses. Nous dormions sur ce canon chargé. Nous n'avions pas la
moindre inquiétude en faisant l'amour sur cette lame de sabre
posée en travers d'un abîme, comme le pont de l'enfer des Turcs!
Alberte était venue plus tôt qu'à l'ordinaire, pour être plus
longtemps. Quand elle venait ainsi, ma première caresse, mon
premier mouvement d'amour était pour ses pieds, ses pieds qui
n'avaient plus alors ses brodequins verts ou hortensia, ces deux
coquetteries et mes deux délices, et qui, nus pour ne pas faire de
bruit, m'arrivaient transis de froid des briques sur lesquelles
elle avait marché, le long du corridor qui menait de la chambre de
ses parents à ma chambre, placée à l'autre bout de la maison. Je
les réchauffais, ces pieds glacés pour moi, qui peut-être
ramassaient, pour moi, en sortant d'un lit chaud, quelque horrible
maladie de poitrine... Je savais le moyen de les tiédir et d'y
mettre du rose ou du vermillon, à ces pieds pâles et froids; mais
cette nuit-là mon moyen manqua... Ma bouche fut impuissante à
attirer sur ce cou-de-pied cambré et charmant la plaque de sang
que j'aimais souvent à y mettre, comme une rosette ponceau...
Alberte, cette nuit-là, était plus silencieusement amoureuse que
jamais. Ses étreintes avaient cette langueur et cette force qui
étaient pour moi un langage, et un langage si expressif que, si je
lui parlais toujours, moi, si je lui disais toutes mes démences et
toutes mes ivresses, je ne lui demandais plus de me répondre et de
me parler. À ses étreintes, je l'entendais. Tout à coup, je ne
l'entendis plus. Ses bras cessèrent de me presser sur son coeur,
et je crus à une de ces pâmoisons comme elle en avait souvent,
quoique ordinairement elle gardât, en ses pâmoisons, la force
crispée de l'étreinte... Nous ne sommes pas des bégueules entre
nous. Nous sommes deux hommes, et nous pouvons nous parler comme
deux hommes... J'avais l'expérience des spasmes voluptueux
d'Alberte, et quand ils la prenaient, ils n'interrompaient pas mes
caresses. Je restais comme j'étais, sur son coeur, attendant
qu'elle revînt à la vie consciente, dans l'orgueilleuse certitude
qu'elle reprendrait ses sens sous les miens, et que la foudre qui
l'avait frappée la ressusciterait en la refrappant... Mais mon
expérience fut trompée. Je la regardai comme elle était, liée à
moi, sur le canapé bleu, épiant le moment où ses yeux, disparus
sous ses larges paupières, me remontreraient leurs beaux orbes de
velours noir et de feu; où ses dents, qui se serraient et
grinçaient à briser leur émail au moindre baiser appliqué
brusquement sur son cou et traîné longuement sur ses épaules,
laisseraient, en s'entr'ouvrant, passer son souffle. Mais ni les
yeux ne revinrent, ni les dents ne se desserrèrent... Le froid des
pieds d'Alberte était monté jusque dans ses lèvres et sous les
miennes... Quand je sentis cet horrible froid, je me dressai à mi-
corps pour mieux la regarder; je m'arrachai en sursaut de ses
bras, dont l'un tomba sur elle et l'autre pendit à terre, du
canapé sur lequel elle était couchée. Effaré, mais lucide encore,
je lui mis la main sur le coeur... Il n'y avait rien! rien au
pouls, rien aux tempes, rien aux artères carotides, rien nulle
part... que la mort qui était partout, et déjà avec son
épouvantable rigidité!

J'étais sûr de la mort... et je ne voulais pas y croire! La tête
humaine a de ces volontés stupides contre la clarté même de
l'évidence et du destin. Alberte était morte. De quoi?... Je ne
savais. Je n'étais pas médecin. Mais elle était morte; et quoique
je visse avec la clarté du jour de midi que ce que je pourrais
faire était inutile, je fis pourtant tout ce qui me semblait si
désespérément inutile. Dans mon néant absolu de tout, de
connaissances, d'instruments, de ressources, je lui vidais sur le
front tous les flacons de ma toilette. Je lui frappais résolument
dans les mains, au risque d'éveiller le bruit, dans cette maison
où le moindre bruit nous faisait trembler. J'avais ouï dire à un
de mes oncles, chef d'escadron au 4e dragons, qu'il avait un jour
sauvé un de ses amis d'une apoplexie en le saignant vite avec une
de ces flammes dont on se sert pour saigner les chevaux. J'avais
des armes plein ma chambre. Je pris un poignard, et j'en labourai
le bras d'Alberte à la saignée. Je massacrai ce bras splendide
d'où le sang ne coula même pas. Quelques gouttes s'y coagulèrent.
Il était figé. Ni baisers, ni succions, ni morsures ne purent
galvaniser ce cadavre raidi, devenu cadavre sous mes lèvres. Ne
sachant plus ce que je faisais, je finis par m'étendre dessus, le
moyen qu'emploient (disent les vieilles histoires) les
Thaumaturges ressusciteurs, n'espérant pas y réchauffer la vie,
mais agissant comme si je l'espérais! Et ce fut sur ce corps glacé
qu'une idée, qui ne s'était pas dégagée du chaos dans lequel la
bouleversante mort subite d'Alberte m'avait jeté, m'apparut
nettement... et que j'eus peur!

Oh!... mais une peur... une peur immense! Alberte était morte chez
moi, et sa mort disait tout. Qu'allais-je devenir? Que fallait-il
faire?... À cette pensée, je sentis la main, la main physique de
cette peur hideuse, dans mes cheveux qui devinrent des aiguilles!
Ma colonne vertébrale se fondit en une fange glacée, et je voulus
lutter -- mais en vain -- contre cette déshonorante sensation...
Je me dis qu'il fallait avoir du sang-froid... que j'étais un
homme après tout... que j'étais militaire. Je me mis la tête dans
mes mains, et quand le cerveau me tournait dans le crâne, je
m'efforçai de raisonner la situation horrible dans laquelle
j'étais pris... et d'arrêter, pour les fixer et les examiner,
toutes les idées qui me fouettaient le cerveau comme une toupie
cruelle, et qui toutes allaient, à chaque tour, se heurter à ce
cadavre qui était chez moi, à ce corps inanimé d'Alberte qui ne
pouvait plus regagner sa chambre, et que sa mère devait retrouver
le lendemain dans la chambre de l'officier, morte et déshonorée!
L'idée de cette mère, à laquelle j'avais peut-être tué sa fille en
la déshonorant, me pesait plus sur le coeur que le cadavre même
d'Alberte... On ne pouvait pas cacher la mort; mais le déshonneur,
prouvé par le cadavre chez moi, n'y avait-il pas moyen de le
cacher?... C'était la question que je me faisais, le point fixe
que je regardais dans ma tête. Difficulté grandissant à mesure que
je la regardais, et qui prenait les proportions d'une
impossibilité absolue. Hallucination effroyable! par moments le
cadavre d'Alberte me semblait emplir toute ma chambre et ne
pouvoir plus en sortir. Ah! si la sienne n'avait pas été placée
derrière l'appartement de ses parents, je l'aurais, à tout risque,
reportée dans son lit! Mais pouvais-je faire, moi, avec son corps
mort dans mes bras, ce qu'elle faisait, elle, déjà si
imprudemment, vivante, et m'aventurer ainsi à traverser une
chambre que je ne connaissais pas, où je n'étais jamais entré, et
où reposaient endormis du sommeil léger des vieillards le père et
la mère de la malheureuse?... Et cependant, l'état de ma tête
était tel, la peur du lendemain et de ce cadavre chez moi me
galopaient avec tant de furie, que ce fut cette idée, cette
témérité, cette folie de reporter Alberte chez elle qui s'empara
de moi comme l'unique moyen de sauver l'honneur de la pauvre fille
et de m'épargner la honte des reproches du père et de la mère, de
me tirer enfin de cette ignominie. Le croirez-vous? J'ai peine à
le croire moi-même, quand j'y pense! J'eus la force de prendre le
cadavre d'Alberte et, le soulevant par les bras, de le charger sur
mes épaules. Horrible chape, plus lourde, allez! que celle des
damnés dans l'enfer du Dante! Il faut l'avoir portée, comme moi,
cette chape d'une chair qui me faisait bouillonner le sang de
désir il n'y avait qu'une heure, et qui maintenant me
transissait!... Il faut l'avoir portée pour bien savoir ce que
c'était! J'ouvris ma porte ainsi chargé et, pieds nus comme elle,
pour faire moins de bruit, je m'enfonçai dans le corridor qui
conduisait à la chambre de ses parents, et dont la porte était au
fond, m'arrêtant à chaque pas sur mes jambes défaillantes pour
écouter le silence de la maison dans la nuit, que je n'entendais
plus, à cause des battements de mon coeur! Ce fut long. Rien ne
bougeait... Un pas suivait un pas... Seulement, quand j'arrivai
tout contre la terrible porte de la chambre de ses parents, --
qu'il me fallait franchir et qu'elle n'avait pas, en venant,
entièrement fermée pour la retrouver entr'ouverte au retour, et
que j'entendis les deux respirations longues et tranquilles de ces
deux pauvres vieux qui dormaient dans toute la confiance de la
vie, je n'osai plus!... Je n'osai plus passer ce seuil noir et
béant dans les ténèbres... Je reculai; je m'enfuis presque avec
mon fardeau! Je rentrai chez moi de plus en plus épouvanté. Je
replaçai le corps d'Alberte sur le canapé, et je recommençai,
accroupi sur les genoux auprès d'elle, les suppliciantes
questions: "Que faire? que devenir?..." Dans l'écroulement qui se
faisait en moi, l'idée insensée et atroce de jeter le corps de
cette belle fille, ma maîtresse de six mois! par la fenêtre, me
sillonna l'esprit. Méprisez-moi! J'ouvris la fenêtre... j'écartai
le rideau que vous voyez là... et je regardai dans le trou d'ombre
au fond duquel était la rue, car il faisait très sombre cette
nuit-là. On ne voyait point le pavé. "On croira à un suicide",
pensai-je, et je repris Alberte, et je la soulevai... Mais voilà
qu'un éclair de bon sens croisa la folie! "D'où se sera-t-elle
tuée? D'où sera-t-elle tombée si on la trouve sous ma fenêtre
demain?..." me demandai-je. L'impossibilité de ce que je voulais
faire me souffleta! J'allai refermer la fenêtre, qui grinça dans
son espagnolette. Je retirai le rideau de la fenêtre, plus mort
que vif de tous les bruits que je faisais. D'ailleurs, par la
fenêtre, -- sur l'escalier, -- dans le corridor, -- partout où je
pouvais laisser ou jeter le cadavre, éternellement accusateur, la
profanation était inutile. L'examen du cadavre révélerait tout, et
l'oeil d'une mère, si cruellement avertie, verrait tout ce que le
médecin ou le juge voudrait lui cacher... Ce que j'éprouvais était
insupportable, et l'idée d'en finir d'un coup de pistolet, en
l'état lâche de mon âme démoralisée (un mot de l'Empereur que plus
tard j'ai compris!), me traversa en regardant luire mes armes
contre le mur de ma chambre. Mais que voulez-vous?... Je serai
franc: j'avais dix-sept ans, et j'aimais... mon épée. C'est par
goût et sentiment de race que j'étais soldat. Je n'avais jamais vu
le feu, et je voulais le voir. J'avais l'ambition militaire. Au
régiment nous plaisantions de Werther, un héros du temps, qui nous
faisait pitié, à nous autres officiers! La pensée qui m'empêcha de
me soustraire, en me tuant, à l'ignoble peur qui me tenait
toujours, me conduisit à une autre qui me parut le salut même dans
l'impasse où je me tordais! "Si j'allais trouver le colonel?" me
dis-je. -- Le colonel c'est la paternité militaire, -- et je
m'habillai comme on s'habille quand bat la générale, dans une
surprise... Je pris mes pistolets par une précaution de soldat.
Qui savait ce qui pourrait arriver?... J'embrassai une dernière
fois, avec le sentiment qu'on a à dix-sept ans, -- et on est
toujours sentimental à dix-sept ans, -- la bouche muette, et qui
l'avait été toujours, de cette belle Alberte trépassée, et qui me
comblait depuis six mois de ses plus enivrantes faveurs... Je
descendis sur la pointe des pieds l'escalier de cette maison où je
laissais la mort... Haletant comme un homme qui se sauve, je mis
une heure (il me sembla que j'y mettais une heure!) à
déverrouiller la porte de la rue et à tourner la grosse clé dans
son énorme serrure, et après l'avoir refermée avec les précautions
d'un voleur, je m'encourus, comme un fuyard, chez mon colonel.

J'y sonnai comme au feu. J'y retentis comme une trompette, comme
si l'ennemi avait été en train d'enlever le drapeau du régiment!
Je renversai tout, jusqu'à l'ordonnance qui voulut s'opposer à ce
que j'entrasse à pareille heure dans la chambre de son maître, et
une fois le colonel réveillé par la tempête du bruit que je
faisais, je lui dis tout. Je me confessai d'un trait et à fond,
rapidement et crânement, car les moments pressaient, le suppliant
de me sauver...

C'était un homme que le colonel! Il vit d'un coup d'oeil
l'horrible gouffre dans lequel je me débattais... Il eut pitié du
plus jeune de ses enfants, comme il m'appela, et je crois que
j'étais alors assez dans un état à faire pitié! Il me dit, avec le
juron le plus français, qu'il fallait commencer par décamper
immédiatement de la ville, et qu'il se chargerait de tout... qu'il
verrait les parents dès que je serais parti, mais qu'il fallait
partir, prendre la diligence qui allait relayer dans dix minutes à
l'hôtel de la Poste, gagner une ville qu'il me désigna et où il
m'écrirait... Il me donna de l'argent, car j'avais oublié d'en
prendre, m'appliqua cordialement sur les joues ses vieilles
moustaches grises, et dix minutes après cette entrevue, je
grimpais (il n'y avait plus que cette place) sur l'impériale de la
diligence, qui faisait le même service que celle où nous sommes
actuellement, et je passais au galop sous la fenêtre (je vous
demande quels regards j'y jetai) de la funèbre chambre où j'avais
laissé Alberte morte, et qui était éclairée comme elle l'est ce
soir.»

Le vicomte de Brassard s'arrêta, sa forte voix un peu brisée. Je
ne songeais plus à plaisanter. Le silence ne fut pas long entre
nous.

-- Et après? -- lui dis-je.

-- Eh bien! voilà -- répondit-il, il n'y a pas d'après! C'est cela
qui a bien longtemps tourmenté ma curiosité exaspérée. Je suivis
aveuglément les instructions du colonel. J'attendis avec
impatience une lettre qui m'apprendrait ce qu'il avait fait et ce
qui était arrivé après mon départ. J'attendis environ un mois;
mais, au bout de ce mois, ce ne fut pas une lettre que je reçus du
colonel, qui n'écrivait guère qu'avec son sabre sur la figure de
l'ennemi; ce fut l'ordre d'un changement de corps. Il m'était
ordonné de rejoindre le 35e, qui allait entrer en campagne, et il
fallait que sous vingt-quatre heures je fusse arrivé au nouveau
corps auquel j'appartenais. Les immenses distractions d'une
campagne, et de la première! les batailles auxquelles j'assistai,
les fatigues et aussi les aventures de femmes que je mis par-
dessus celle-ci, me firent négliger d'écrire au colonel, et me
détournèrent du souvenir cruel de l'histoire d'Alberte, sans
pouvoir pourtant l'effacer. Je l'ai gardé comme une balle qu'on ne
peut extraire... Je me disais qu'un jour ou l'autre je
rencontrerais le colonel, qui me mettrait enfin au courant de ce
que je désirais savoir, mais le colonel se fit tuer à la tête de
son régiment à Leipsick... Louis de Meung s'était aussi fait tuer
un mois auparavant... C'est assez méprisable, cela, -- ajouta le
capitaine, -- mais tout s'assoupit dans l'âme la plus robuste, et
peut-être parce qu'elle est la plus robuste... La curiosité
dévorante de savoir ce qui s'était passé après mon départ finit
par me laisser tranquille. J'aurais pu depuis bien des années, et
changé comme j'étais, revenir sans être reconnu dans cette petite
ville-ci et m'informer du moins de ce qu'on savait, de ce qui y
avait filtré de ma tragique aventure. Mais quelque chose qui n'est
pas, certes, le respect de l'opinion, dont je me suis moqué toute
ma vie, quelque chose qui ressemblait à cette peur que je ne
voulais pas sentir une seconde fois, m'en a toujours empêché.

Il se tut encore, ce dandy qui m'avait raconté, sans le moindre
dandysme, une histoire d'une si triste réalité. Je rêvais sous
l'impression de cette histoire, et je comprenais que ce brillant
vicomte de Brassard, la fleur non des pois, mais des plus fiers
pavots rouges du dandysme, le buveur grandiose de claret, à la
manière anglaise, fût comme un autre, un homme plus profond qu'il
ne paraissait. Le mot me revenait qu'il m'avait dit, en
commençant, sur la tache noire qui, pendant toute sa vie, avait
meurtri ses plaisirs de mauvais sujets... quand tout à coup, pour
m'étonner davantage encore, il me saisit le bras brusquement:

-- Tenez! -- me dit-il, -- voyez au rideau!

L'ombre svelte d'une taille de femme venait d'y passer en s'y
dessinant!

-- L'ombre d'Alberte! -- fit le capitaine. -- Le hasard est par
trop moqueur ce soir, ajouta-t-il avec amertume.

Le rideau avait déjà repris son carré vide, rouge et lumineux.
Mais le charron, qui, pendant que le vicomte parlait, avait
travaillé à son écrou, venait de terminer sa besogne. Les chevaux
de relais étaient prêts et piaffaient, se sabotant de feu. Le
conducteur de la voiture, bonnet d'astracan aux oreilles, registre
aux dents, prit les longes et s'enleva, et une fois hissé sur sa
banquette d'impériale, cria, de sa voix claire, le mot du
commandement, dans la nuit:

«Roulez!»

Et nous roulâmes, et nous eûmes bientôt dépassé la mystérieuse
fenêtre, que je vois toujours dans mes rêves, avec son rideau
cramoisi.


Le plus bel amour de Don Juan

I

Le meilleur régal du diable, c'est une innocence.
(A.)

Il vit donc toujours, ce vieux mauvais sujet?

-- Par Dieu! s'il vit! -- et par l'ordre de Dieu, Madame, fis-je
en me reprenant, car je me souvins qu'elle était dévote, -- et de
la paroisse de Sainte-Clotilde encore, la paroisse des ducs! -- Le
roi est mort! Vive le roi! Disait-on sous l'ancienne monarchie
avant qu'elle fût cassée, cette vieille porcelaine de Sèvres. Don
Juan, lui, malgré toutes les démocraties, est un monarque qu'on ne
cassera pas.

-- Au fait, le diable est immortel! dit-elle comme une raison
qu'elle se serait donnée.

-- Il a même...

-- Qui?... le diable?...

-- Non, Don Juan... soupé, il y a trois jours, en goguette.
Devinez où?...

-- À votre affreuse Maison-d'Or, sans doute...

-- Fi donc, Madame! Don Juan n'y va plus... il n'y a rien là à
fricasser pour sa grandesse. Le seigneur Don Juan a toujours été
un peu comme ce fameux moine d'Arnaud de Brescia qui, racontent
les Chroniques, ne vivait que du sang des âmes. C'est avec cela
qu'il aime à roser son vin de Champagne, et cela ne se trouve plus
depuis longtemps dans le cabaret des cocottes!

-- Vous verrez, -- reprit-elle avec ironie, -- qu'il aura soupé au
couvent des Bénédictines, avec ces dames...

-- De l'Adoration perpétuelle, oui, Madame! Car l'adoration qu'il
a inspirée une fois, ce diable d'homme! me fait l'effet de durer
toujours.

-- Pour un catholique, je vous trouve profanant, -- dit-elle
lentement, mais un peu crispée, -- et je vous prie de m'épargner
le détail des soupers de vos coquines, si c'est une manière
inventée par vous de m'en donner des nouvelles que de me parler,
ce soir de Don Juan.

-- Je n'invente rien, Madame. Les coquines du souper en question,
si ce sont des coquines, ne sont pas les miennes...
malheureusement...

-- Assez, Monsieur!

-- Permettez-moi d'être modeste. C'étaient...

-- Les mille è trè?... -- fit-elle, curieuse, se ravisant, presque
revenue à l'amabilité.

-- Oh! pas toutes, Madame... Une douzaine seulement. C'est déjà,
comme cela, bien assez honnête...

-- Et déshonnête aussi, -- ajouta-t-elle.

-- D'ailleurs, vous savez aussi bien que moi qu'il ne peut pas
tenir beaucoup de monde dans le boudoir de la comtesse de
Chiffrevas. On a pu y faire des choses grandes; mais il est fort
petit, ce boudoir...

-- Comment? -- se récria-t-elle, étonnée. -- C'est donc dans le
boudoir qu'on aura soupé?...

-- Oui, Madame, c'est dans le boudoir. Et pourquoi pas? On dîne
bien sur un champ de bataille. On voulait donner un souper
extraordinaire au seigneur Don Juan, et c'était plus digne de lui
de le lui donner sur le théâtre de sa gloire, là où les souvenirs
fleurissent à la place des orangers. Jolie idée, tendre et
mélancolique! Ce n'était pas le bal des victimes; c'en était le
souper.

-- Et Don Juan? -- dit-elle, comme Orgon dit «Et Tartufe?» dans la
pièce.

-- Don Juan a fort bien pris la chose et très bien soupé,

Lui, tout seul, devant elles!

dans la personne de quelqu'un que vous connaissez... et qui n'est
pas moins que le comte Jules-Amédée-Hector de Ravila de Ravilès.

-- Lui! C'est bien, en effet, Don Juan, -- dit-elle.

Et, quoiqu'elle eût passé l'âge de la rêverie, cette dévote à bec
et à ongles, elle se mit à rêver au comte Jules-Amédée-Hector, --
à cet homme de race Juan, -- de cette antique race Juan éternelle,
à qui Dieu n'a pas donné le monde, mais a permis au diable de le
lui donner.


II

Ce que je venais de dire à la vieille, le marquis Guy de Ruy était
l'exacte vérité. Il y avait trois jours à peine qu'une douzaine de
femmes du vertueux faubourg Saint-Germain (qu'elles soient bien
tranquilles, je ne les nommerai pas!) lesquelles, toutes les
douze, selon les douairières du commérage, avaient été du dernier
bien (vieille expression charmante) avec le comte Ravila de
Ravilès, s'étaient prises de l'idée singulière de lui offrir à
souper, -- à lui seul d'homme -- pour fêter... quoi? elles ne le
disaient pas. C'était hardi, qu'un tel souper; mais les femmes,
lâches individuellement, en troupe sont audacieuses. Pas une peut-
être de ce souper féminin n'aurait osé l'offrir chez elle, en tête
à tête, au comte Jules-Amédée-Hector; mais ensemble, et s'épaulant
toutes, les unes par les autres, elles n'avaient pas craint de
faire la chaîne du baquet de Mesmer autour de cet homme magnétique
et compromettant, le comte de Ravila de Ravilès...

-- Quel nom!

-- Un nom providentiel, Madame... Le comte de Ravila de Ravilès,
qui, par parenthèse, avait toujours obéi à la consigne de ce nom
impérieux, était bien l'incarnation de tous les séducteurs dont il
est parlé dans les romans et dans l'histoire, et la marquise Guy
de Ruy -- une vieille mécontente, aux yeux bleus, froids et
affilés, mais moins froids que son coeur et moins affilés que son
esprit, -- convenait elle-même que, dans ce temps, où la question
des femmes perd chaque jour de son importance, s'il y avait
quelqu'un qui pût rappeler Don Juan, à coup sûr ce devait être
lui! Malheureusement, c'était Don Juan au cinquième acte. Le
prince de Ligne ne pouvait faire entrer dans sa spirituelle tête
qu'Alcibiade eût jamais eu cinquante ans. Or, par ce côté-là
encore, le comte de Ravila allait continuer toujours Alcibiade.
Comme d'Orsay, ce dandy taillé dans le bronze de Michel-Ange, qui
fut beau jusqu'à sa dernière heure, Ravila avait eu cette beauté
particulière à la race Juan, -- à cette mystérieuse race qui ne
procède pas de père en fils, comme les autres, mais qui apparaît
çà et là, à de certaines distances, dans les familles de
l'humanité.

C'était la vraie beauté, -- la beauté insolente, joyeuse,
impériale, juanesque enfin; le mot dit tout et dispense de la
description; et -- avait-il fait un pacte avec le diable? -- il
l'avait toujours... Seulement, Dieu retrouvait son compte; les
griffes de tigre de la vie commençaient à lui rayer ce front
divin, couronné des roses de tant de lèvres, et sur ses larges
tempes impies apparaissaient les premiers cheveux blancs qui
annoncent l'invasion prochaine des Barbares et la fin de
l'Empire... Il les portait, du reste, avec l'impassibilité de
l'orgueil surexcité par la puissance; mais les femmes qui
l'avaient aimé les regardaient parfois avec mélancolie. Qui sait?
elles regardaient peut-être l'heure qu'il était pour elles à ce
front? Hélas, pour elles comme pour lui, c'était l'heure du
terrible souper avec le froid Commandeur de marbre blanc, après
lequel il n'y a plus que l'enfer, -- l'enfer de la vieillesse, en
attendant l'autre! Et voilà pourquoi peut-être, avant de partager
avec lui ce souper amer et suprême, elles pensèrent à lui offrir
le leur et qu'elles en firent un chef-d'oeuvre.

Oui, un chef-d'oeuvre de goût, de délicatesse, de luxe patricien,
de recherche, de jolies idées; le plus charmant, le plus
délicieux, le plus friand, le plus capiteux, et surtout le plus
original des soupers. Original! pensez donc! C'est ordinairement
la joie, la soif de s'amuser qui donne à souper; mais ici, c'était
le souvenir, c'était le regret, c'était presque le désespoir, mais
le désespoir en toilette, caché sous des sourires ou sous des
rires, et qui voulait encore cette fête ou cette folie dernière,
encore cette escapade vers la jeunesse revenue pour une heure,
encore cette griserie pour qu'il en fût fait à jamais!...

Les Amphitryonnes de cet incroyable souper, si peu dans les moeurs
trembleuses de la société à laquelle elles appartenaient, durent y
éprouver quelque chose de ce que Sardanapale ressentit sur son
bûcher, quand il y entassa, pour périr avec lui, ses femmes, ses
esclaves, ses chevaux, ses bijoux, toutes les opulences de sa vie.
Elles, aussi, entassèrent à ce souper brûlant toutes les opulences
de la leur. Elles y apportèrent tout ce qu'elles avaient de
beauté, d'esprit, de ressources, de parure, de puissance, pour les
verser, en une seule fois, en ce suprême flamboiement.

L'homme devant lequel elles s'enveloppèrent et se drapèrent dans
cette dernière flamme, était plus à leurs yeux qu'aux yeux de
Sardanapale toute l'Asie. Elles furent coquettes pour lui comme
jamais femmes ne le furent pour aucun homme, comme jamais femmes
ne le furent pour un salon plein; et cette coquetterie, elles
l'embrasèrent de cette jalousie qu'on cache dans le monde et
qu'elles n'avaient point besoin de cacher, car elles savaient
toutes que cet homme avait été à chacune d'elles, et la honte
partagée n'en est plus... C'était, parmi elles toutes, à qui
graverait le plus avant son épitaphe dans son coeur.

Lui, il eut, ce soir-là, la volupté repue, souveraine,
nonchalante, dégustatrice du confesseur de nonnes et du sultan.
Assis comme un roi -- comme le maître -- au milieu de la table, en
face de la comtesse de Chiffrevas, dans ce boudoir fleur de pêcher
ou de... péché (on n'a jamais bien su l'orthographe de la couleur
de ce boudoir), le comte de Ravila embrassait de ses yeux, bleu
d'enfer, que tant de pauvres créatures avaient pris pour le bleu
du ciel, ce cercle rayonnant de douze femmes, mises avec génie, et
qui, à cette table, chargée de cristaux, de bougies allumées et de
fleurs, étalaient, depuis le vermillon de la rose ouverte jusqu'à
l'or adouci de la grappe ambrée, toutes les nuances de la
maturité.

Il n'y avait pas là de ces jeunesses vert tendre, de ces petites
demoiselles qu'exécrait Byron, qui sentent la tartelette et qui,
par la tournure, ne sont encore que des épluchettes, mais tous
étés splendides et savoureux, plantureux automnes, épanouissements
et plénitudes, seins éblouissants battant leur plein majestueux au
bord découvert des corsages, et, sous les camées de l'épaule nue,
des bras de tout galbe, mais surtout des bras puissants, de ces
biceps de Sabines qui ont lutté avec les Romains, et qui seraient
capables de s'entrelacer, pour l'arrêter, dans les rayons de la
roue du char de la vie.

J'ai parlé d'idées. Une des plus charmantes de ce souper avait été
de le faire servir par des femmes de chambre, pour qu'il ne fût
pas dit que rien eût dérangé l'harmonie d'une fête dont les femmes
étaient les seules reines, puisqu'elles en faisaient les
honneurs... Le seigneur Don Juan -- branche de Ravila -- put donc
baigner ses fauves regards dans une mer de chairs lumineuses et
vivantes comme Rubens en met dans ses grasses et robustes
peintures, mais il put plonger aussi son orgueil dans l'éther plus
ou moins limpide, plus ou moins troublé de tous ces coeurs. C'est
qu'au fond, et malgré tout ce qui pourrait empêcher de le croire,
c'est un rude spiritualiste que Don juan! Il l'est comme le démon
lui-même, qui aime les âmes encore plus que les corps, et qui fait
même cette traite-là de préférence à l'autre, le négrier infernal!

Spirituelles, nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain, mais
ce soir-là hardies comme des pages de la maison du Roi quand il y
avait une maison du Roi et des pages, elles furent d'un
étincellement d'esprit, d'un mouvement, d'une verve et d'un brio
incomparables. Elles s'y sentirent supérieures à tout ce qu'elles
avaient été dans leurs plus beaux soirs. Elles y jouirent d'une
puissance inconnue qui se dégageait du fond d'elles-mêmes, et dont
jusque-là elles ne s'étaient jamais doutées.

Le bonheur de cette découverte, la sensation des forces triplées
de la vie; de plus, les influences physiques, si décisives sur les
êtres nerveux, l'éclat des lumières, l'odeur pénétrante de toutes
ces fleurs qui se pâmaient dans l'atmosphère chauffée par ces
beaux corps aux effluves trop forts pour elles, l'aiguillon des
vins provocants, l'idée de ce souper qui avait justement le mérite
piquant du péché que la Napolitaine demandait à son sorbet pour le
trouver exquis, la pensée enivrante de la complicité dans ce petit
crime d'un souper risqué, oui! mais qui ne versa pas vulgairement
dans le souper régence; qui resta un souper faubourg Saint-Germain
et XIXe siècle, et où de tous ces adorables corsages, doublés de
coeurs qui avaient vu le feu et qui aimaient à l'agacer encore,
pas une épingle ne tomba; -- toutes ces choses enfin, agissant à
la fois, tendirent la harpe mystérieuse que toutes ces
merveilleuses organisations portaient en elles, aussi fort qu'elle
pouvait être tendue sans se briser, et elles arrivèrent à des
octaves sublimes, à d'inexprimables diapasons... Ce dut être
curieux, n'est-ce pas? Cette page inouïe de ses Mémoires, Ravila
l'écrira-t-il un jour?... C'est une question mais lui seul peut
l'écrire... Comme je le dis à la marquise Guy de Ruy, je n'étais
pas à ce souper, et si j'en vais rapporter quelques détails et
l'histoire par laquelle il finit, c'est que je les tiens de Ravila
lui-même, qui, fidèle à l'indiscrétion traditionnelle et
caractéristique de la race Juan, prit la peine, un soir de me les
raconter.


III

Il était donc tard, -- c'est-à-dire tôt! Le matin venait. Contre
le plafond et à une certaine place des rideaux de soie rose du
boudoir, hermétiquement fermés, on voyait poindre et rondir une
goutte d'opale, comme un oeil grandissant, l'oeil du jour curieux
qui aurait regardé par là ce qu'on faisait dans ce boudoir
enflammé. L'alanguissement commençait à prendre les chevalières de
cette Table-Ronde, ces soupeuses, si animées il n'y avait qu'un
moment. On connaît ce moment-là de tous les soupers où la fatigue
de l'émotion et de la nuit passée semble se projeter sur tout, sur
les coiffures qui s'affaissent, les joues vermillonnées ou pâlies
qui brûlent, les regards lassés dans les yeux cernés qui
s'alourdissent, et même jusque sur les lumières élargies et
rampantes des mille bougies des candélabres, ces bouquets de feu
aux tiges sculptées de bronze et d'or.

La conversation générale, longtemps faite d'entrain, partie de
volant où chacun avait allongé son coup de raquette, s'était
fragmentée, émiettée, et rien de distinct ne s'entendait plus dans
le bruit harmonieux de toutes ces voix, aux timbres
aristocratiques, qui se mêlaient et babillaient comme les oiseaux,
à l'aube, sur la lisière d'un bois... quand l'une d'elles, -- une
voix de tête, celle-là! -- impérieuse et presque impertinente,
comme doit l'être une voix de duchesse, dit tout à coup, par-
dessus toutes les autres, au comte de Ravila, ces paroles qui
étaient sans doute la suite et la conclusion d'une conversation, à
voix basse, entre eux deux, que personne de ces femmes, qui
causaient, chacune avec sa voisine, n'avait entendue:

-- Vous qui passez pour le Don Juan de ce temps-ci, vous devriez
nous raconter l'histoire de la conquête qui a le plus flatté votre
orgueil d'homme aimé et que vous jugez, à cette lueur du moment
présent, le plus bel amour de votre vie?...

Et la question, autant que la voix qui parlait, coupa nettement
dans le bruit toutes ces conversations éparpillées et fit
subitement le silence.

C'était la voix de la duchesse de ***. -- Je ne lèverai pas son
masque d'astérisques; mais peut-être la reconnaîtrez-vous, quand
je vous aurai dit que c'est la blonde la plus pâle de teint et de
cheveux, et les yeux les plus noirs sous ses longs sourcils
d'ambre, de tout le faubourg Saint-Germain. -- Elle était assise,
comme un juste à la droite de Dieu, à la droite du comte de
Ravila, le dieu de cette fête, qui ne réduisait pas alors ses
ennemis à lui servir de marche-pied; mince et idéale comme une
arabesque et comme une fée, dans sa robe de velours vert aux
reflets d'argent, dont la longue traîne se tordait autour de sa
chaise, et figurait assez bien la queue de serpent par laquelle se
terminait la croupe charmante de Mélusine.

-- C'est là une idée! -- fit la comtesse de Chiffrevas, comme pour
appuyer, en sa qualité de maîtresse de maison, le désir et la
motion de la duchesse, -- oui, l'amour de tous les amours,
inspirés ou sentis, que vous voudriez le plus recommencer, si
c'était possible.

-- Oh! je voudrais les recommencer tous! -- fit Ravila avec cet
inassouvissement d'Empereur romain qu'ont parfois ces blasés
immenses. Et il leva son verre de champagne, qui n'était pas la
coupe bête et païenne par laquelle on l'a remplacé, mais le verre
élancé et svelte de nos ancêtres, qui est le vrai verre de
champagne, -- celui-là qu'on appelle une flûte, peut-être à cause
des célestes, mélodies qu'il nous verse souvent au coeur. -- Puis
il étreignit d'un regard circulaire toutes ces femmes qui
formaient autour de la table une si magnifique ceinture. -- Et
cependant, -- ajouta-t-il en replaçant son verre devant lui avec
une mélancolie étonnante pour un tel Nabuchodonosor qui n'avait
encore mangé d'herbe que les salades à l'estragon du café Anglais,
-- et cependant c'est la vérité, qu'il y en a un entre tous les
sentiments de la vie, qui rayonne toujours dans le souvenir plus
fort que les autres, à mesure que la vie s'avance, et pour lequel
on les donnerait tous!

-- Le diamant de l'écrin, -- dit la comtesse de Chiffrevas
songeuse, qui regardait peut-être dans les facettes du sien.

-- ... Et de la légende de mon pays, -- reprit à son tour la
princesse Jable... qui est du pied des monts Ourals, -- ce fameux
et fabuleux diamant, rose d'abord, qui devient noir ensuite, mais
qui reste diamant, plus brillant encore noir que rose... -- Elle
dit cela avec le charme étrange qui est en elle, cette Bohémienne!
car c'est une Bohémienne, épousée par amour par le plus beau
prince de l'émigration polonaise, et qui a l'air aussi princesse
que si elle était née sous les courtines des Jagellons.

Alors, ce fut une explosion! «Oui, -- firent-elles toutes. --
Dites-nous cela, comte!» ajoutèrent-elles passionnément,
suppliantes déjà, avec les frémissements de la curiosité jusque
dans les frisons de leurs cous, par derrière; se tassant, épaule
contre épaule; les unes la joue dans la main, le coude sur la
table; les autres, renversées au dossier des chaises, l'éventail
déplié sur la bouche; le fusillant toutes de leurs yeux
émerillonnés et inquisiteurs.

-- Si vous le voulez absolument..., -- dit le comte, avec la
nonchalance d'un homme qui sait que l'attente exaspère le désir.

-- Absolument! dit la duchesse en regardant comme un despote turc
aurait regardé le fil de son sabre -- le fil d'or de son couteau
de dessert.

-- Ecoutez donc, -- acheva-t-il, toujours nonchalant.

Elles se fondaient d'attention, en le regardant. Elles le buvaient
et le mangeaient des yeux. Toute histoire d'amour intéresse les
femmes; mais qui sait? peut-être le charme de celle-ci était-il,
pour chacune d'elles, la pensée que l'histoire qu'il allait
raconter pouvait être la sienne... Elles le savaient trop
gentilhomme et de trop grand monde pour n'être pas sûres qu'il
sauverait les noms et qu'il épaissirait, quand il le faudrait, les
détails par trop transparents; et cette idée, cette certitude leur
faisait d'autant plus désirer l'histoire. Elles en avaient mieux
que le désir; elles en avaient l'espérance.

Leur vanité se trouvait des rivales dans ce souvenir évoqué comme
le plus beau souvenir de la vie d'un homme, qui devait en avoir de
si beaux et de si nombreux! Le vieux sultan allait jeter une fois
de plus le mouchoir... que nulle main ne ramasserait, mais que
celle à qui il serait jeté sentirait tomber silencieusement dans
son coeur...

Or voici, avec ce qu'elles croyaient, le petit tonnerre inattendu
qu'il fit passer sur tous ces fronts écoutants:


IV

«J'ai ouï dire souvent à des moralistes, grands expérimentateurs
de la vie, -- dit le comte de Ravila, -- que le plus fort de tous
nos amours n'est ni le premier, ni le dernier, comme beaucoup le
croient; c'est le second. Mais en fait d'amour, tout est vrai et
tout est faux, et, du reste, cela n'aura pas été pour moi... Ce
que vous me demandez, Mesdames, et ce que j'ai, ce soir, à vous
raconter, remonte au plus bel instant de ma jeunesse. Je n'étais
plus précisément ce qu'on appelle un jeune homme, mais j'étais un
homme jeune, et, comme disait un vieil oncle à moi, chevalier de
Malte, pour désigner cette époque de la vie, "j'avais fini mes
caravanes". En pleine force donc, je me trouvais en pleine
relation aussi, comme on dit si joliment en Italie, avec une femme
que vous connaissez toutes et que vous avez toutes admirée...»

Ici le regard que se jetèrent en même temps, chacune à toutes les
autres, ce groupe de femmes qui aspiraient les paroles de ce vieux
serpent, fut quelque chose qu'il faut avoir vu, car c'est
inexprimable.

«Cette femme était bien, -- continua Ravila, -- tout ce que vous
pouvez imaginer de plus distingué, dans tous les sens que l'on
peut donner à ce mot. Elle était jeune, riche, d'un nom superbe,
belle, spirituelle, d'une large intelligence d'artiste, et
naturelle avec cela, comme on l'est dans votre monde, quand on
l'est... D'ailleurs, n'ayant, dans ce monde-là, d'autre prétention
que celle de me plaire et de se dévouer; que de me paraître la
plus tendre des maîtresses et la meilleure des amies.

Je n'étais pas, je crois, le premier homme qu'elle eût aimé...
Elle avait déjà aimé une fois, et ce n'était pas son mari; mais
ç'avait été vertueusement, platoniquement, utopiquement, de cet
amour qui exerce le coeur plus qu'il ne le remplit; qui en prépare
les forces pour un autre amour qui doit toujours bientôt le
suivre; de cet amour d'essai, enfin, qui ressemble à la messe
blanche que disent les jeunes prêtres pour s'exercer à dire, sans
se tromper, la vraie messe, la messe consacrée... Lorsque
j'arrivai dans sa vie, elle n'en était encore qu'à la messe
blanche. C'est moi qui fus la véritable messe, et elle la dit
alors avec toutes les cérémonies de la chose et somptueusement,
comme un cardinal.»

À ce mot-là, le plus joli rond de sourires tourna sur ces douze
délicieuses bouches attentives, comme une ondulation circulaire
sur la surface limpide d'un lac... Ce fut rapide, mais ravissant!

«C'était vraiment un être à part! -- reprit le comte. -- J'ai vu
rarement plus de bonté vraie, plus de pitié, plus de sentiments
excellents, jusque dans la passion qui, comme vous le savez, n'est
pas toujours bonne. Je n'ai jamais vu moins de manège, moins de
pruderie et de coquetterie, ces deux choses si souvent emmêlées
dans les femmes, comme un écheveau dans lequel la griffe du chat
aurait passé... Il n'y avait point de chat en celle-ci... Elle
était ce que ces diables de faiseurs de livres, qui nous
empoisonnent de leurs manières de parler, appelleraient une nature
primitive, parée par la civilisation; mais elle n'en avait que les
luxes charmants, et pas une seule de ces petites corruptions qui
nous paraissent encore plus charmantes que ces luxes...»

-- Était-elle brune? -- interrompit tout à coup et à brûle-
pourpoint la duchesse, impatientée de toute cette métaphysique.

-- Ah! vous n'y voyez pas assez clair! -- dit Ravila finement. --
Oui, elle était brune, brune de cheveux jusqu'au noir le plus
jais, le plus miroir d'ébène que j'aie jamais vu reluire sur la
voluptueuse convexité lustrée d'une tête de femme, mais elle était
blonde de teint, -- et c'est au teint et non aux cheveux qu'il
faut juger si on est brune ou blonde, -- ajouta le grand
observateur, qui n'avait pas étudié les femmes seulement pour en
faire des portraits. -- C'était une blonde aux cheveux noirs...

Toutes les têtes blondes de cette table, qui ne l'étaient, elles,
que de cheveux, firent un mouvement imperceptible. Il était
évident que pour elles l'intérêt de l'histoire diminuait déjà.

«Elle avait les cheveux de la Nuit, -- reprit Ravila, -- mais sur
le visage de l'Aurore, car son visage resplendissait de cette
fraîcheur incarnadine, éblouissante et rare, qui avait résisté à
tout dans cette vie nocturne de Paris dont elle vivait depuis des
années, et qui brûle tant de roses à la flamme de ses candélabres.
Il semblait que les siennes s'y fussent seulement embrasées, tant
sur ses joues et sur ses lèvres le carmin en était presque
lumineux! Leur double éclat s'accordait bien, du reste, avec le
rubis qu'elle portait habituellement sur le front, car, dans ce
temps-là, on se coiffait en ferronnière, ce qui faisait dans son
visage, avec ses deux yeux incendiaires dont la flamme empêchait
de voir la couleur, comme un triangle de trois rubis! Elancée,
mais robuste, majestueuse même, taillée pour être la femme d'un
colonel de cuirassiers, -- son mari n'était alors chef d'escadron
que dans la cavalerie légère, -- elle avait, toute grande dame
qu'elle fût, la santé d'une paysanne qui boit du soleil par la
peau, et elle avait aussi l'ardeur de ce soleil bu, autant dans
l'âme que dans les veines, -- oui, présente et toujours prête...
Mais voici où l'étrange commençait! Cet être puissant et ingénu,
cette nature purpurine et pure comme le sang qui arrosait ses
belles joues et rosait ses bras, était... le croirez-vous?
maladroite aux caresses...»

Ici quelques yeux se baissèrent, mais se relevèrent, malicieux...

«Maladroite aux caresses comme elle était imprudente dans la vie,
-- continua Ravila, qui ne pesa pas plus que cela sur le
renseignement. -- Il fallait que l'homme qu'elle aimait lui
enseignât incessamment deux choses qu'elle n'a jamais apprises, du
reste... à ne pas se perdre vis-à-vis d'un monde toujours armé et
toujours implacable, et à pratiquer dans l'intimité le grand art
de l'amour, qui empêche l'amour de mourir. Elle avait cependant
l'amour; mais l'art de l'amour lui manquait... C'était le
contraire de tant de femmes qui n'en ont que l'art! Or, pour
comprendre et appliquer la politique du Prince, il faut être déjà
Borgia. Borgia précède Machiavel. L'un est poète; l'autre, le
critique. Elle n'était nullement Borgia. C'était une honnête femme
amoureuse, naïve, malgré sa colossale beauté, comme la petite
fille du dessus de porte, qui, ayant soif, veut prendre dans sa
main de l'eau de la fontaine, et qui, haletante, laisse tout
tomber à travers ses doigts, et reste confuse...

C'était presque joli, du reste, que le contraste de cette
confusion et de cette gaucherie avec cette grande femme
passionnée, qui, à la voir dans le monde, eût trompé tant
d'observateurs, -- qui avait tout de l'amour, même le bonheur,
mais qui n'avait pas la puissance de le rendre comme on le lui
donnait. Seulement je n'étais pas alors assez contemplateur pour
me contenter de ce joli d'artiste, et c'est même la raison qui, à
certains jours, la rendait inquiète, jalouse et violente, -- tout
ce qu'on est quand on aime, et elle aimait! -- Mais, jalousie,
inquiétude, violence, tout cela mourait dans l'inépuisable bonté
de son coeur, au premier mal qu'elle voulait ou qu'elle croyait
faire, maladroite à la blessure comme à la caresse! Lionne, d'une
espèce inconnue, qui s'imaginait avoir des griffes, et qui, quand
elle voulait les allonger, n'en trouvait jamais dans ses
magnifiques pattes de velours. C'est avec du velours qu'elle
égratignait!

-- Où va-t-il en venir? -- dit la comtesse de Chiffrevas à sa
voisine, -- car, vraiment, ce ne peut pas être là le plus bel
amour de Don Juan!

Toutes ces compliquées ne pouvaient croire à cette simplicité!

«Nous vivions donc, -- dit Ravila, -- dans une intimité qui avait
parfois des orages, mais qui n'avait pas de déchirements, et cette
intimité n'était, dans cette ville de province qu'on appelle
Paris, un mystère pour personne... La marquise... elle était
marquise...»

Il y en avait trois à cette table, et brunes de cheveux aussi.
Mais elles ne cillèrent pas. Elles savaient trop que ce n'était
pas d'elles qu'il parlait... Le seul velours qu'elles eussent, à
toutes les trois, était sur la lèvre supérieure de l'une d'elles,
-- lèvre voluptueusement estompée, qui, pour le moment, je vous
jure, exprimait pas mal de dédain.

«... Et marquise trois fois, comme les pachas peuvent être pachas
à trois queues! continua Ravila, à qui la verve venait. La
marquise était de ces femmes qui ne savent rien cacher et qui,
quand elles le voudraient, ne le pourraient pas. Sa fille même,
une enfant de treize ans, malgré son innocence, ne s'apercevait
que trop du sentiment que sa mère avait pour moi. Je ne sais quel
poète a demandé ce que pensent de nous les filles dont nous avons
aimé les mères. Question profonde! que je me suis souvent faite
quand je surprenais le regard d'espion, noir et menaçant, embusqué
sur moi, du fond des grands yeux sombres de cette fillette. Cette
enfant, d'une réserve farouche, qui le plus souvent quittait le
salon quand je venais et qui se mettait le plus loin possible de
moi quand elle était obligée d'y rester, avait pour ma personne
une horreur presque convulsive... qu'elle cherchait à cacher en
elle, mais qui, plus forte qu'elle, la trahissait... Cela se
révélait dans d'imperceptibles détails, mais dont pas un ne
m'échappait. La marquise, qui n'était pourtant pas une
observatrice, me disait sans cesse: "Il faut prendre garde, mon
ami. Je crois ma fille jalouse de vous..."

«J'y prenais garde beaucoup plus qu'elle.

Cette petite aurait été le diable en personne, je l'aurais bien
défiée de lire dans mon jeu... Mais le jeu de sa mère était
transparent. Tout se voyait dans le miroir pourpre de ce visage,
si souvent troublé! À l'espèce de haine de la fille, je ne pouvais
m'empêcher de penser qu'elle avait surpris le secret de sa mère à
quelque émotion exprimée, dans quelque regard trop noyé,
involontairement, de tendresse. C'était, si vous voulez le savoir,
une enfant chétive, parfaitement indigne du moule splendide d'où
elle était sortie, laide, même de l'aveu de sa mère, qui ne l'en
aimait que davantage; une petite topaze brûlée... que vous dirai-
je? une espèce de maquette en bronze, mais avec des yeux noirs...
Une magie! Et qui, depuis...»

Il s'arrêta après cet éclair... comme s'il avait voulu l'éteindre
et qu'il en eût trop dit... L'intérêt était revenu général,
perceptible, tendu, à toutes les physionomies, et la comtesse
avait dit même entre ses belles dents le mot de l'impatience
éclairée: «Enfin!»


V

«Dans les commencements de ma liaison avec sa mère, -- reprit le
comte de Ravila, -- j'avais eu avec cette petite fille toutes les
familiarités caressantes qu'on a avec tous les enfants... Je lui
apportais des sacs de dragées. Je l'appelais "petite masque", et
très souvent, en causant avec sa mère, je m'amusais à lui lisser
son bandeau sur la tempe, -- un bandeau de cheveux malades, noirs,
avec des reflets d'amadou, -- mais "la petite masque", dont la
grande bouche avait un joli sourire pour tout le monde,
recueillait, repliait son sourire pour moi, fronçait âprement ses
sourcils, et, à force de se crisper, devenait d'une "petite
masque" un vrai masque ridé de cariatide humiliée, qui semblait,
quand ma main passait sur son front, porter le poids d'un
entablement sous ma main.

Aussi bien, en voyant cette maussaderie toujours retrouvée à la
même place et qui semblait une hostilité, j'avais fini par laisser
là cette sensitive, couleur de souci, qui se rétractait si
violemment au contact de la moindre caresse... et je ne lui
parlais même plus! «Elle sent bien que vous la volez, -- me disait
la marquise. -- Son instinct lui dit que vous lui prenez une
portion de l'amour de sa mère.» Et quelquefois, elle ajoutait dans
sa droiture: «C'est ma conscience que cette enfant, et mon
remords, sa jalousie.»

Un jour, ayant voulu l'interroger sur cet éloignement profond
qu'elle avait pour moi, la marquise n'en avait obtenu que ces
réponses brisées, têtues, stupides, qu'il faut tirer, avec un
tire-bouchon d'interrogations répétées, de tous les enfants qui ne
veulent rien dire... «Je n'ai rien... je ne sais pas», et voyant
la dureté de ce petit bronze, elle avait cessé de lui faire des
questions, et, de lassitude, elle s'était détournée...

J'ai oublié de vous dire que cette enfant bizarre était très
dévote, d'une dévotion sombre, espagnole, moyen âge,
superstitieuse. Elle tordait autour de son maigre corps toutes
sortes de scapulaires et se plaquait sur sa poitrine, unie comme
le dos de la main, et autour de son cou bistré, des tas de croix,
de bonnes Vierges et de Saint-Esprits! «Vous êtes malheureusement
un impie, -- me disait la marquise. -- Un jour, en causant, vous
l'aurez peut-être scandalisée. Faites attention à tout ce que vous
dites devant elle, je vous en supplie. N'aggravez pas mes torts
aux yeux de cet enfant envers qui je me sens déjà si coupable!»
Puis, comme la conduite de cette petite ne changeait point, ne se
modifiait point: «Vous finirez par la haïr, -- ajoutait la
marquise inquiète, -- et je ne pourrai pas vous en vouloir.» Mais
elle se trompait: je n'étais qu'indifférent pour cette maussade
fillette, quand elle ne m'impatientait pas.

J'avais mis entre nous la politesse qu'on a entre grandes
personnes, et entre grandes personnes qui ne s'aiment point. Je la
traitais avec cérémonie, l'appelant gros comme le bras:
«Mademoiselle», et elle me renvoyait un «Monsieur» glacial. Elle
ne voulait rien faire devant moi qui pût la mettre, je ne dis pas
en valeur, mais seulement en dehors d'elle-même... Jamais sa mère
ne put la décider à me montrer un de ses dessins, ni à jouer
devant moi un air de piano. Quand je l'y surprenais, étudiant avec
beaucoup d'ardeur et d'attention, elle s'arrêtait court, se levait
du tabouret et ne jouait plus...

Une seule fois, sa mère l'exigeant (il y avait du monde), elle se
plaça devant l'instrument ouvert avec un de ces airs victime qui,
je vous assure, n'avait rien de doux, et elle commença je ne sais
quelle partition avec des doigts abominablement contrariés.
J'étais debout à la cheminée, et je la regardais obliquement. Elle
avait le dos tourné de mon côté, et il n'y avait pas de glace
devant elle dans laquelle elle pût voir que je la regardais...
Tout à coup son dos (elle se tenait habituellement mal, et sa mère
lui disait souvent: «Si tu te tiens toujours ainsi, tu finiras par
te donner une maladie de poitrine»), tout à coup son dos se
redressa, comme si je lui avais cassé l'épine dorsale avec mon
regard comme avec une balle; et abattant violemment le couvercle
du piano, qui fit un bruit effroyable, en tombant, elle se sauva
du salon... On alla la chercher; mais ce soir-là, on ne put jamais
l'y faire revenir.

-- Eh bien, il paraît que les hommes les plus fats ne le sont
jamais assez, car la conduite de cette ténébreuse enfant, qui
m'intéressait si peu, ne me donna rien à penser sur le sentiment
qu'elle avait pour moi. Sa mère, non plus. Sa mère, qui était
jalouse de toutes les femmes de son salon, ne fut pas plus jalouse
que je n'étais fat avec cette petite fille, qui finit par se
révéler dans un de ces faits que la marquise, l'expansion même
dans l'intimité, pâle encore de la terreur qu'elle avait
ressentie, et riant aux éclats de l'avoir éprouvée, eut
l'imprudence de me raconter.

Il avait souligné, par inflexion, le mot d'imprudence comme eût
fait le plus habile acteur et en homme qui savait que tout
l'intérêt de son histoire ne tenait plus qu'au fil de ce mot-là!

Mais cela suffisait apparemment, car ces douze beaux visages de
femmes s'étaient renflammés d'un sentiment aussi intense que les
visages des Chérubins devant le trône de Dieu. Est-ce que le
sentiment de la curiosité chez les femmes n'est pas aussi intense
que le sentiment de l'adoration chez les Anges?... Lui, les
regarda tous, ces visages de Chérubins qui ne finissaient pas aux
épaules, et les trouvant à point, sans doute, pour ce qu'il avait
à leur dire, il reprit vite et ne s'arrêta plus:

«Oui, elle riait aux éclats, la marquise, rien que d'y penser! --
me dit-elle à quelque temps de là, lorsqu'elle me rapporta la
chose; mais elle n'avait pas toujours ri! -- "Figurez-vous, -- me
conta-t-elle (je tâcherai de me rappeler ses propres paroles), --
que j'étais assise là où nous sommes maintenant." -- (C'était sur
une de ces causeuses qu'on appelait des dos-à-dos, le meuble le
mieux inventé pour se bouder et se raccommoder sans changer de
place.) -- Mais vous n'étiez pas où vous voilà, heureusement!
quand on m'annonça... devinez qui?... vous ne le devineriez
jamais... M. le curé de Saint-Germain-des-Prés. Le connaissez-
vous?... Non! Vous n'allez jamais à la messe, ce qui est très
mal... Comment pourriez-vous donc connaître ce pauvre vieux curé
qui est un saint, et qui ne met le pied chez aucune femme de sa
paroisse, sinon quand il s'agit d'une quête pour ses pauvres ou
pour son église? Je crus tout d'abord que c'était pour cela qu'il
venait.

Il avait dans le temps fait faire sa première communion à ma
fille, et elle, qui communiait souvent, l'avait gardé pour
confesseur. Pour cette raison, bien des fois, depuis ce temps-là,
je l'avais invité à dîner, mais en vain. Quand il entra, il était
extrêmement troublé, et je vis sur ses traits, d'ordinaire si
placides, un embarras si peu dissimulé et si grand, qu'il me fut
impossible de le mettre sur le compte de la timidité toute seule,
et que je ne pus m'empêcher de lui dire pour première parole: Eh!
mon Dieu! qu'y a-t-il; monsieur le curé?

-- Il y a, -- me dit-il, -- Madame, que vous voyez l'homme le plus
embarrassé qu'il y ait au monde. Voilà plus de cinquante ans que
je suis dans le saint ministère, et je n'ai jamais été chargé
d'une commission plus délicate et que je comprisse moins que celle
que j'ai à vous faire...»

-- «Et il s'assit, me demanda de faire fermer ma porte tout le
temps de notre entretien. Vous sentez bien que toutes ces
solennités m'effrayaient un peu... Il s'en aperçut.

-- Ne vous effrayez pas à ce point, Madame, -- reprit-il; -- vous
avez besoin de tout votre sang-froid pour m'écouter et pour me
faire comprendre, à moi, la chose inouïe dont il s'agit, et qu'en
vérité je ne puis admettre... Mademoiselle votre fille, de la part
de qui je viens, est, vous le savez comme moi, un ange de pureté
et de piété. Je connais son âme. Je la tiens dans mes mains depuis
son âge de sept ans, et je suis persuadé qu'elle se trompe... à
force d'innocence peut-être... Mais, ce matin, elle est venue me
déclarer en confession qu'elle était, vous ne le croirez pas,
Madame, ni moi non plus, mais il faut bien dire le mot...
enceinte!»

«-- Je poussai un cri...

-- J'en ai poussé un comme vous dans mon confessionnal, ce matin,
reprit le curé, à cette déclaration faite par elle avec toutes les
marques du désespoir le plus sincère et le plus affreux! Je sais à
fond cette enfant. Elle ignore tout de la vie et du péché... C'est
certainement de toutes les jeunes filles que je confesse celle
dont je répondrais le plus devant Dieu. Voilà tout ce que je puis
vous dire! Nous sommes, nous autres prêtres, les chirurgiens des
âmes, et il nous faut les accoucher des hontes qu'elles
dissimulent, avec des mains qui ne les blessent ni ne les tachent.
Je l'ai donc, avec toutes les précautions possibles, interrogée,
questionnée, pressée de questions, cette enfant au désespoir, mais
qui, une fois la chose dite, la faute avouée, qu'elle appelle un
crime et sa damnation éternelle, car elle se croit damnée, la
pauvre fille! ne m'a plus répondu et s'est obstinément renfermée
dans un silence qu'elle n'a rompu que pour me supplier de venir
vous trouver, Madame, et de vous apprendre son crime, -- car il
faut bien que maman le sache, -- a-t-elle dit, -- et jamais je
n'aurai la force de le lui avouer!» --

«J'écoutais le curé de Saint-Germain-des-Prés. Vous vous doutez
bien avec quel mélange de stupéfaction et d'anxiété! Comme lui et
encore plus que lui, je croyais être sûre de l'innocence de ma
fille; mais les innocents tombent souvent, même par innocence...
Et ce qu'elle avait dit à son confesseur n'était pas impossible...
Je n'y croyais pas... Je ne voulais pas y croire; mais cependant
ce n'était pas impossible!... Elle n'avait que treize ans, mais
elle était une femme, et cette précocité même m'avait effrayée...
Une fièvre, un transport de curiosité me saisit.

Je veux et je vais tout savoir! -- dis-je à ce bonhomme de prêtre,
ahuri devant moi et qui, en m'écoutant, débordait d'embarras son
chapeau. -- Laissez-moi, monsieur le curé. Elle ne parlerait pas
devant vous. Mais je suis sûre qu'elle me dira tout... que je lui
arracherai tout, et que nous comprendrons alors ce qui est
maintenant incompréhensible!»

-- «Et le prêtre s'en alla là-dessus, -- et dès qu'il fut parti,
je montai chez ma fille, n'ayant pas la patience de la faire
demander et de l'attendre.

Je la trouvai devant le crucifix de son lit, pas agenouillée, mais
prosternée, pâle comme une morte, les yeux secs, mais très rouges,
comme des yeux qui ont beaucoup pleuré. Je la pris dans mes bras,
l'assis près de moi, puis sur mes genoux, et je lui dis que je ne
pouvais pas croire ce que venait de m'apprendre son confesseur.

Mais elle m'interrompit pour m'assurer avec des navrements de voix
et de physionomie que c'était vrai, ce qu'il avait dit, et c'est
alors que, de plus en plus inquiète et étonnée, je lui demandai le
nom de celui qui...

Je n'achevai pas... Ah! ce fut le moment terrible! Elle se cacha
la tête et le visage sur mon épaule... mais je voyais le ton de
feu de son cou, par derrière, et je la sentais frissonner. Le
silence qu'elle avait opposé à son confesseur, elle me l'opposa.
C'était un mur.

-- Il faut que ce soit quelqu'un bien au-dessous de toi, puisque
tu as tant de honte?...» -- lui dis-je, pour la faire parler en la
révoltant, car je la savais orgueilleuse.

Mais c'était toujours le même silence, le même engloutissement de
sa tête sur mon épaule. Cela dura un temps qui me parut infini,
quand tout à coup elle me dit sans se soulever: «Jure-moi que tu
me pardonneras, maman.»

Je lui jurai tout ce qu'elle voulut, au risque d'être cent fois
parjure, je m'en souciais bien! Je m'impatientais. Je bouillais...
Il me semblait que mon front allait éclater et laisser échapper ma
cervelle...

«- Eh bien! c'est M. de Ravila», fit-elle d'une voix basse; et
elle resta comme elle était dans mes bras.

«Ah! l'effet de ce nom, Amédée! Je recevais d'un seul coup, en
plein coeur, la punition de la grande faute de ma vie! Vous êtes,
en fait de femmes, un homme si terrible, vous m'avez fait craindre
de telles rivalités, que l'horrible "pourquoi pas?" dit à propos
de l'homme qu'on aime et dont on doute, se leva en moi... Ce que
j'éprouvais, j'eus la force de le cacher à cette cruelle enfant,
qui avait peut-être deviné l'amour de sa mère.

-- M. de Ravila! -- fis-je, avec une voix qui me semblait dire
tout, -- mais tu ne lui parles jamais?» -- Tu le fuis, -- j'allais
ajouter, car la colère commençait; je la sentais venir... Vous
êtes donc bien faux tous les deux? -- Mais je réprimai cela... Ne
fallait-il pas que je susse les détails, un par un, de cette
horrible séduction?... Et je les lui demandai avec une douceur
dont je crus mourir, quand elle m'ôta de cet étau, de ce supplice,
en me disant naïvement:

«-- Mère, c'était un soir. Il était dans le grand fauteuil qui est
au coin de la cheminée, en face de la causeuse. Il y resta
longtemps, puis il se leva, et moi j'eus le malheur d'aller
m'asseoir après lui dans ce fauteuil qu'il avait quitté. Oh!
maman!... c'est comme si j'étais tombée dans du feu. je voulais me
lever, je ne pus pas... le coeur me manqua! et je sentis... tiens!
là, maman... que ce que j'avais... c'était un enfant!...»

La marquise avait ri, dit Ravila, quand elle lui avait raconté
cette histoire; mais aucune des douze femmes qui étaient autour de
cette table ne songea à rire, -- ni Ravila non plus.

-- Et voilà, Mesdames, croyez-le, si vous voulez, -- ajouta-t-il
en forme de conclusion, -- le plus bel amour que j'aie inspiré de
ma vie!

Et il se tut, elles aussi. Elles étaient pensives... L'avaient-
elles compris?

Lorsque joseph était esclave chez Mme Putiphar, il était si beau,
dit le Koran, que, de rêverie, les femmes qu'il servait à table se
coupaient les doigts avec leurs couteaux, en le regardant. Mais
nous ne sommes plus au temps de Joseph, et les préoccupations
qu'on a au dessert sont moins fortes.

-- Quelle grande bête, avec tout son esprit, que votre marquise,
pour vous avoir dit pareille chose! -- fit la duchesse, qui se
permit d'être cynique, mais qui ne se coupa rien du tout avec le
couteau d'or qu'elle tenait toujours à la main.

La comtesse de Chiffrevas regardait attentivement dans le fond
d'un verre de vin du Rhin, en cristal émeraude, mystérieux comme
sa pensée.

-- Et la petite masque? -- demanda-t-elle.

-- Oh, elle était morte, bien jeune et mariée en province, quand
sa mère me raconta cette histoire, répondit Ravila.

-- Sans cela!... fit la duchesse songeuse.


Le bonheur dans le crime

Dans ce temps délicieux, quand on raconte une histoire vraie,
c'est à croire que le Diable a dicté.

J'étais un des matins de l'automne dernier à me promener au jardin
des Plantes, en compagnie du docteur Torty, certainement une de
mes plus vieilles connaissances. Lorsque je n'étais qu'un enfant,
le docteur Torty exerçait la médecine dans la ville de V...; mais
après environ trente ans de cet agréable exercice, et ses malades
étant morts, -- ses fermiers comme il les appelait, lesquels lui
avaient rapporté plus que bien des fermiers ne rapportent à leurs
maîtres, sur les meilleures terres de Normandie, -- il n'en avait
pas repris d'autres; et déjà sur l'âge et fou d'indépendance,
comme un animal qui a toujours marché sur son bridon et qui finit
par le casser, il était venu s'engloutir dans Paris, -- là même,
dans le voisinage du Jardin des Plantes, rue Cuvier, je crois, --
ne faisant plus la médecine que pour son plaisir personnel, qui,
d'ailleurs, était grand à en faire, car il était médecin dans le
sang et jusqu'aux ongles, et fort médecin, et grand observateur,
en plus, de bien d'autres cas que de cas simplement physiologiques
et pathologiques...

L'avez-vous quelquefois rencontré, le docteur Torty? C'était un de
ces esprits hardis et vigoureux qui ne chaussent point de
mitaines, par la très bonne et proverbiale raison que: «chat ganté
ne prend pas de souris», et qu'il en avait immensément pris, et
qu'il en voulait toujours prendre, ce matois de fine et forte
race; espèce d'homme qui me plaisait beaucoup à moi, et je crois
bien (je me connais!) par les côtés surtout qui déplaisaient le
plus aux autres. En effet, il déplaisait assez généralement quand
on se portait bien, ce brusque original de docteur Torty; mais
ceux à qui il déplaisait le plus, une fois malades, lui faisaient
des salamalecs, comme les sauvages en faisaient au fusil de
Robinson qui pouvait les tuer, non pour les mêmes raisons que les
sauvages, mais spécialement pour les raisons contraires: il
pouvait les sauver! Sans cette considération prépondérante, le
docteur n'aurait jamais gagné vingt mille livres de rente dans une
petite ville aristocratique, dévote et bégueule, qui l'aurait
parfaitement mis à la porte cochère de ses hôtels, si elle n'avait
écouté que ses opinions et ses antipathies. Il s'en rendait
compte, du reste, avec beaucoup de sang-froid, et il en
plaisantait. «Il fallait, -- disait-il railleusement pendant le
bail de trente ans qu'il avait fait à V..., -- qu'ils choisissent
entre moi et l'Extrême-Onction, et, tout dévots qu'ils étaient,
ils me prenaient encore de préférence aux Saintes Huiles.» Comme
vous voyez, il ne se gênait pas, le docteur. Il avait la
plaisanterie légèrement sacrilège. Franc disciple de Cabanis en
philosophie médicale, il était, comme son vieux camarade
Chaussier, de l'école de ces médecins terribles par un
matérialisme absolu, et comme Dubois -- le premier des Dubois --
par un cynisme qui descend toutes choses et tutoierait des
duchesses et des dames d'honneur d'impératrice et les appellerait
«mes petites mères», ni plus ni moins que des marchandes de
poisson. Pour vous donner une simple idée du cynisme du docteur
Torty, c'est lui qui me disait un soir, au cercle des Ganaches, en
embrassant somptueusement d'un regard de propriétaire le
quadrilatère éblouissant de la table ornée de cent vingt convives:
«C'est moi qui les fais tous!...» Moïse n'eût pas été plus fier,
en montrant la baguette avec laquelle il changeait des rochers en
fontaines. Que voulez-vous, Madame? Il n'avait pas la bosse du
respect, et même il prétendait que là où elle est sur le crâne des
autres hommes, il y avait un trou sur le sien. Vieux, ayant passé
la soixante-dizaine, mais carré, robuste et noueux comme son nom,
d'un visage sardonique et, sous sa perruque châtain clair, très
lisse, très lustrée et à cheveux très courts, d'un oeil pénétrant,
vierge de lunettes, vêtu presque toujours en habit gris ou de ce
brun qu'on appela longtemps fumée de Moscou, il ne ressemblait ni
de tenue ni d'allure à messieurs les médecins de Paris, corrects,
cravatés de blanc, comme du suaire de leurs morts! C'était un
autre homme. Il avait, avec ses gants de daim, ses bottes à forte
semelle et à gros talons qu'il faisait retentir sous son pas très
ferme, quelque chose d'alerte et de cavalier, et cavalier est bien
le mot, car il était resté (combien d'années sur trente!), le
charivari boutonné sur la cuisse, et à cheval, dans des chemins à
casser en deux des Centaures, -- et on devinait bien tout cela à
la manière dont il cambrait encore son large buste, vissé sur des
reins qui n'avaient pas bougé, et qui se balançait sur de fortes
jambes sans rhumatismes, arquées comme celles d'un ancien
postillon. Le docteur Torty avait été une espèce de Bas-de-Cuir
équestre, qui avait vécu dans les fondrières du Cotentin, comme le
Bas-de-Cuir de Cooper dans les forêts de l'Amérique. Naturaliste
qui se moquait, comme le héros de Cooper, des lois sociales, mais
qui, comme l'homme de Fenimore, ne les avait pas remplacées par
l'idée de Dieu, il était devenu un de ces impitoyables
observateurs qui ne peuvent pas ne point être des misanthropes.
C'est fatal. Aussi l'était-il. Seulement il avait eu le temps,
pendant qu'il faisait boire la boue des mauvais chemins au ventre
sanglé de son cheval, de se blaser sur les autres fanges de la
vie. Ce n'était nullement un misanthrope à l'Alceste. Il ne
s'indignait pas vertueusement. Il ne s'encolérait pas. Non! il
méprisait l'homme aussi tranquillement qu'il prenait sa prise de
tabac, et même il avait autant de plaisir à le mépriser qu'à la
prendre.

Tel exactement il était, ce docteur Torty, avec lequel je me
promenais.

Il faisait, ce jour-là, un de ces temps d'automne, gais et clairs,
à arrêter les hirondelles qui vont partir. Midi sonnait à Notre-
Dame, et son grave bourdon semblait verser, par-dessus la rivière
verte et moirée aux piles des ponts, et jusque par-dessus nos
têtes, tant l'air ébranlé était pur! de longs frémissements
lumineux. Le feuillage roux des arbres du jardin s'était, par
degrés, essuyé du brouillard bleu qui les noie en ces vaporeuses
matinées d'octobre, et un joli soleil d'arrière-saison nous
chauffait agréablement le dos, dans sa ouate d'or, au docteur et à
moi, pendant que nous étions arrêtés, à regarder la fameuse
panthère noire, qui est morte, l'hiver d'après, comme une jeune
fille, de la poitrine. Il y avait çà et là, autour de nous, le
public ordinaire du jardin des Plantes, ce public spécial de gens
du peuple, de soldats et de bonnes d'enfants, qui aiment à
badauder devant la grille des cages et qui s'amusent beaucoup à
jeter des coquilles de noix et des pelures de marrons aux bêtes
engourdies ou dormant derrière leurs barreaux. La panthère devant
laquelle nous étions, en rôdant, arrivés, était, si vous vous en
souvenez, de cette espèce particulière à l'île de Java, le pays du
monde où la nature est le plus intense et semble elle-même quelque
grande tigresse, inapprivoisable à l'homme, qui le fascine et qui
le mord dans toutes les productions de son sol terrible et
splendide. À Java, les fleurs ont plus d'éclat et plus de parfum,
les fruits plus de goût, les animaux plus de beauté et plus de
force que dans aucun autre pays de la terre, et rien ne peut
donner une idée de cette violence de vie à qui n'a pas reçu les
poignantes et mortelles sensations d'une contrée tout à la fois
enchantante et empoisonnante, tout ensemble Armide et Locuste!
Etalée nonchalamment sur ses élégantes pattes allongées devant
elle, la tête droite, ses yeux d'émeraude immobiles, la panthère
était un magnifique échantillon des redoutables productions de son
pays. Nulle tache fauve n'étoilait sa fourrure de velours noir,
d'un noir si profond et si mat que la lumière, en y glissant, ne
la lustrait même pas, mais s'y absorbait, comme l'eau s'absorbe
dans l'éponge qui la boit... Quand on se retournait de cette forme
idéale de beauté souple, de force terrible au repos, de dédain
impassible et royal, vers les créatures humaines qui la
regardaient timidement, qui la contemplaient, yeux ronds et bouche
béante, ce n'était pas l'humanité qui avait le beau rôle, c'était
la bête. Et elle était si supérieure, que c'en était presque
humiliant! J'en faisais la réflexion tout bas au docteur, quand
deux personnes scindèrent tout à coup le groupe amoncelé devant la
panthère et se plantèrent justement en face d'elle; «Oui, -- me
répondit le docteur, -- mais voyez maintenant! Voici l'équilibre
rétabli entre les espèces!»

C'étaient un homme et une femme, tous deux de haute taille, et
qui, dès le premier regard que je leur jetai, me firent l'effet
d'appartenir aux rangs élevés du monde parisien. Ils n'étaient
jeunes ni l'un ni l'autre, mais néanmoins parfaitement beaux.
L'homme devait s'en aller vers quarante-sept ans et davantage, et
la femme vers quarante et plus... Ils avaient donc, comme disent
les marins revenus de la Terre de Feu, passé la ligne, la ligne
fatale, plus formidable que celle de l'équateur, qu'une fois
passée on ne repasse plus sur les mers de la vie! Mais ils
paraissaient peu se soucier de cette circonstance. Ils n'avaient
au front, ni nulle part, de mélancolie... L'homme, élancé et aussi
patricien dans sa redingote noire strictement boutonnée, comme
celle d'un officier de cavalerie, que s'il avait porté un de ces
costumes que le Titien donne à ses portraits, ressemblait par sa
tournure busquée, son air efféminé et hautain, ses moustaches
aiguës comme celles d'un chat et qui à la pointe commençaient à
blanchir, à un mignon du temps de Henri III; et pour que la
ressemblance fût plus complète, il portait des cheveux courts, qui
n'empêchaient nullement de voir briller à ses oreilles deux
saphirs d'un bleu sombre, qui me rappelèrent les deux émeraudes
que Sbogar portait à la même place... Excepté ce détail ridicule
(comme aurait dit le monde) et qui montrait assez de dédain pour
les goûts et les idées du jour, tout était simple et dandy comme
l'entendait Brummell, c'est-à-dire irrémarquable, dans la tenue de
cet homme qui n'attirait l'attention que par lui-même, et qui
l'aurait confisquée tout entière, s'il n'avait pas eu au bras la
femme, qu'en ce moment, il y avait... Cette femme, en effet,
prenait encore plus le regard que l'homme qui l'accompagnait, et
elle le captivait plus longtemps. Elle était grande comme lui. Sa
tête atteignait presque à la sienne. Et, comme elle était aussi
tout en noir, elle faisait penser à la grande Isis noire du Musée
Egyptien, par l'ampleur de ses formes, la fierté mystérieuse et la
force. Chose étrange! dans le rapprochement de ce beau couple,
c'était la femme qui avait les muscles, et l'homme qui avait les
nerfs... Je ne la voyais alors que de profil; mais; le profil,
c'est l'écueil de la beauté ou son attestation la plus éclatante.
Jamais, je crois, je n'en avais vu de plus pur et de plus altier.
Quant à ses yeux, je n'en pouvais juger, fixés qu'ils étaient sur
la panthère, laquelle, sans doute, en recevait une impression
magnétique et désagréable, car, immobile déjà, elle sembla
s'enfoncer de plus en plus dans cette immobilité rigide, à mesure
que la femme, venue pour la voir, la regardait; et -- comme les
chats à la lumière qui les éblouit -- sans que sa tête bougeât
d'une ligne, sans que la fine extrémité de sa moustache,
seulement, frémît, la panthère, après avoir clignoté quelque
temps, et comme n'en pouvant pas supporter davantage, rentra
lentement, sous les coulisses tirées de ses paupières, les deux
étoiles vertes de ses regards. Elle se claquemurait.

-- Eh! eh! panthère contre panthère! -- fit le docteur à mon
oreille; -- mais le satin est plus fort que le velours.

Le satin, c'était la femme, qui avait une robe de cette étoffe
miroitante -- une robe à longue traîne. Et il avait vu juste, le
docteur! Noire, souple, d'articulation aussi puissante, aussi
royale d'attitude, -- dans son espèce, d'une beauté égale, et d'un
charme encore plus inquiétant, -- la femme, l'inconnue, était
comme une panthère humaine, dressée devant la panthère animale
qu'elle éclipsait; et la bête venait de le sentir, sans doute,
quand elle avait fermé les yeux. Mais la femme -- si c'en était un
-- ne se contenta pas de ce triomphe. Elle manqua de générosité.
Elle voulut que sa rivale la vît qui l'humiliait, et rouvrît les
yeux pour la voir. Aussi, défaisant sans mot dire les douze
boutons du gant violet qui moulait son magnifique avant-bras, elle
ôta ce gant, et, passant audacieusement sa main entre les barreaux
de la cage, elle en fouetta le museau court de la panthère, qui ne
fit qu'un mouvement... mais quel mouvement!... et d'un coup de
dents, rapide comme l'éclair!... Un cri partit du groupe où nous
étions. Nous avions cru le poignet emporté: Ce n'était que le
gant. La panthère l'avait englouti. La formidable bête outragée
avait rouvert des yeux affreusement dilatés, et ses naseaux
froncés vibraient encore...

-- Folle! dit l'homme, en saisissant ce beau poignet, qui venait
d'échapper à la plus coupante des morsures.

Vous savez comme parfois on dit: «Folle!...» Il le dit ainsi; et
il le baisa, ce poignet, avec emportement.

Et, comme il était de notre côté, elle se retourna de trois quarts
pour le regarder baisant son poignet nu, et je vis ses yeux, à
elle... ces yeux qui fascinaient des tigres, et qui étaient à
présent fascinés par un homme; ses yeux, deux larges diamants
noirs, taillés pour toutes les fiertés de la vie, et qui
n'exprimaient plus en le regardant que toutes les adorations. De
l'amour!

Ces yeux-là étaient et disaient tout un poème. L'homme n'avait pas
lâché le bras, qui avait dû sentir l'haleine fiévreuse de la
panthère, et, le tenant replié sur son coeur, il entraîna la femme
dans la grande allée du jardin, indifférent aux murmures et aux
exclamations du groupe populaire, -- encore ému du danger que
l'imprudente venait de courir, -- et qu'il retraversa
tranquillement. Ils passèrent auprès de nous, le docteur et moi,
mais leurs visages tournés l'un vers l'autre, se serrant flanc
contre flanc, comme s'ils avaient voulu se pénétrer, entrer, lui
dans elle, elle dans lui, et ne faire qu'un seul corps à eux deux,
en ne regardant rien qu'eux-mêmes. C'étaient, aurait-on cru à les
voir ainsi passer, des créatures supérieures, qui n'apercevaient
pas même à leurs orteils la terre sur laquelle ils marchaient, et
qui traversaient le monde dans leur nuage, comme, dans Homère, les
Immortels!

De telles choses sont rares à Paris, et, pour cette raison, nous
restâmes à le voir filer, ce maître-couple, -- la femme étalant sa
traîne noire dans la poussière du jardin, comme un paon,
dédaigneux jusque de son plumage.

Ils étaient superbes, en s'éloignant ainsi, sous les rayons du
soleil de midi, dans la majesté de leur entrelacement, ces deux
êtres... Et voilà comme ils regagnèrent l'entrée de la grille du
jardin et remontèrent dans un coupé, étincelant de cuivres et
d'attelage, qui les attendait.

-- Ils oublient l'univers! -- fis-je au docteur, qui comprit ma
pensée.

-- Ah! ils s'en soucient bien de l'univers! -- répondit-il, de sa
voix mordante. Ils ne voient rien du tout dans la création, et, ce
qui est bien plus fort, ils passent même auprès de leur médecin
sans le voir.

-- Quoi, c'est vous, docteur! -- m'écriai-je, -- mais alors vous
allez me dire ce qu'ils sont, mon cher docteur.

Le docteur fit ce qu'on appelle un temps, voulant faire un effet,
car en tout il était rusé, le compère!

-- Eh bien, c'est Philémon et Baucis, -- me dit-il simplement. --
Voilà!

-- Peste! fis-je, -- un Philémon et une Baucis d'une fière
tournure et ressemblant peu à l'antique. Mais, docteur, ce n'est
pas leur nom... Comment les appelez-vous?

-- Comment! -- répondit le docteur, -- dans votre monde, où je ne
vais point, vous n'avez jamais entendu parler du comte et de la
comtesse Serlon de Savigny comme d'un modèle fabuleux d'amour
conjugal?

-- Ma foi, non, -- dis-je; -- on parle peu d'amour conjugal dans
le monde où je vais, docteur.

-- Hum! hum! c'est bien possible, -- fit le docteur, répondant
bien plus à sa pensée qu'à la mienne.

-- Dans ce monde-là, qui est aussi le leur, on se passe beaucoup
de choses plus ou moins correctes. Mais, outre qu'ils ont une
raison pour ne pas y aller, et qu'ils habitent presque toute
l'année leur vieux château de Savigny, dans le Cotentin, il a
couru autrefois de tels bruits sur eux, qu'au faubourg Saint-
Germain, où l'on a encore un reste de solidarité nobiliaire, on
aime mieux se taire que d'en parler.

-- Et quels étaient ces bruits?... Ah! voilà que vous
m'intéressez, docteur! Vous devez en savoir quelque chose. Le
château de Savigny n'est pas très loin de la ville de V..., où
vous avez été médecin.

-- Eh! ces bruits... -- dit le docteur (il prit pensivement une
prise de tabac). -- Enfin, on les a crus faux! Tout ça est
passé... Mais, malgré tout, quoique les mariages d'inclination et
les bonheurs qu'ils donnent soient en province l'idéal de toutes
les mères de famille, romanesques et vertueuses, elles n'ont pas
pu beaucoup, -- celles que j'ai connues, -- parler à
mesdemoiselles leurs filles de celui-là!

-- Et, cependant, Philémon et Baucis, disiez-vous, docteur?...

-- Baucis! Baucis! Hum! Monsieur... -- interrompit le docteur
Torty, en passant brusquement son index en crochet sur toute la
longueur de son nez de perroquet (un de ses gestes), -- ne
trouvez-vous pas, voyons, qu'elle a moins l'air d'une Baucis que
d'une lady Macbeth, cette gaillarde-là?...

-- Docteur, mon cher et adorable docteur, -- repris-je, avec
toutes sortes de câlineries dans la voix, -- vous allez me dire
tout ce que vous savez du comte et de la comtesse de Savigny?...

-- Le médecin est le confesseur des temps modernes, -- fit le
docteur, avec un ton solennellement goguenard. -- Il a remplacé le
prêtre, Monsieur, et il est obligé au secret de la confession
comme le prêtre...

Il me regarda malicieusement, car il connaissait mon respect et
mon amour pour les choses du catholicisme, dont il était l'ennemi.
Il cligna l'oeil. Il me crut attrapé.

-- Et il va le tenir... comme le prêtre! -- ajouta-t-il, avec
éclat, et en riant de son rire le plus cynique. -- Venez par ici.
Nous allons causer.

Et il m'emmena dans la grande allée d'arbres qui borde, par ce
côté, le Jardin des Plantes et le boulevard de l'Hôpital... Là,
nous nous assîmes sur. un banc à dossier vert, et il commença:

«Mon cher, c'est là une histoire qu'il faut aller chercher déjà
loin, comme une balle perdue sous des chairs revenues; car
l'oubli, c'est comme une chair de choses vivantes qui se reforme
par-dessus les événements et qui empêche d'en voir rien, d'en
soupçonner rien au bout d'un certain temps, même la place. C'était
dans les premières années qui suivirent la Restauration. Un
régiment de la Garde passa par la ville de V...; et, ayant été
obligés d'y rester deux jours pour je ne sais quelle raison
militaire, les officiers de ce régiment s'avisèrent de donner un
assaut d'armes, en l'honneur de la ville. La ville, en effet,
avait bien tout ce qu'il fallait pour que ces officiers de la
Garde lui fissent honneur et fête. Elle était, comme on disait
alors, -- plus royaliste que le Roi. -- Proportion gardée avec sa
dimension (ce n'est guère qu'une ville de cinq à six mille âmes),
elle foisonnait de noblesse. Plus de trente jeunes gens de ses
meilleures familles servaient alors, soit aux Gardes-du-Corps,
soit à ceux de Monsieur, et les officiers du régiment en passage à
V... les connaissaient presque tous. Mais, la principale raison
qui décida de cette martiale fête d'un assaut, fut la réputation
d'une ville qui s'était appelée "la bretteuse" et qui était
encore, dans ce moment-là, la ville la plus bretteuse de France.
La Révolution de 1789 avait eu beau enlever aux nobles le droit de
porter l'épée, à V... ils prouvaient que s'ils ne la portaient
plus, ils pouvaient toujours s'en servir. L'assaut donné par les
officiers fut très brillant. On y vit accourir toutes les fortes
lames du pays, et même tous les amateurs, plus jeunes d'une
génération, qui n'avaient pas cultivé, comme on le cultivait
autrefois, un art aussi compliqué et aussi difficile que
l'escrime; et tous montrèrent un tel enthousiasme pour ce
maniement de l'épée, la gloire de nos pères, qu'un ancien prévôt
du régiment, qui avait fait trois ou quatre fois son temps et dont
le bras était couvert de chevrons, s'imagina que ce serait une
bonne place pour y finir ses jours qu'une salle d'armes qu'on
ouvrirait à V...; et le colonel, à qui il communiqua et qui
approuva son dessein, lui délivra son congé et l'y laissa. Ce
prévôt, qui s'appelait Stassin en son nom de famille, et La
Pointe-au-corps en son surnom de guerre, avait eu là tout
simplement une idée de génie. Depuis longtemps, il n'y avait plus
à V... de salle d'armes correctement tenue; et c'était même une de
ces choses dont on ne parlait qu'avec mélancolie entre ces nobles,
obligés de donner eux-mêmes des leçons à leurs fils ou de les leur
faire donner par quelque compagnon revenu du service, qui savait à
peine ou qui savait mal ce qu'il enseignait. Les habitants de V...
se piquaient d'être difficiles. Ils avaient, réellement le feu
sacré. Il ne leur suffisait pas de tuer leur homme; ils voulaient
le tuer savamment et artistement, par principes. Il fallait, avant
tout, pour eux, qu'un homme, comme ils disaient, fût beau sous les
armes, et ils n'avaient qu'un profond mépris pour ces robustes
maladroits, qui peuvent être très dangereux sur le terrain, mais
qui ne sont pas au strict et vrai mot, ce qu'on appelle "des
tireurs". La Pointe-au-corps, qui avait été un très bel homme dans
sa jeunesse; et qui l'était encore, -- qui, au camp de Hollande,
et bien jeune alors, avait battu à plate couture tous les autres
prévôts et remporté un prix de deux fleurets et de deux masques
montés en argent, -- était, lui, justement un de ces tireurs comme
les écoles n'en peuvent produire, si la nature ne leur a préparé
d'exceptionnelles organisations. Naturellement, il fut
l'admiration de V..., et bientôt mieux. Rien n'égalise comme
l'épée. Sous l'ancienne monarchie, les rois anoblissaient les
hommes qui leur apprenaient à la tenir. Louis XV, si je m'en
souviens bien, n'avait-il pas donné à Danet, son maître, qui nous
a laissé un livre sur l'escrime, quatre de ses fleurs de lys,
entre deux épées croisées, pour mettre dans son écusson?... Ces
gentilshommes de province, qui sentaient encore à plein nez leur
monarchie, furent en peu de temps de pair à compagnon avec le
vieux prévôt, comme s'il eût été l'un des leurs.

«Jusque-là, c'était bien, et il n'y avait qu'à féliciter Stassin,
dit La Pointe-au-corps, de sa bonne fortune; mais,
malheureusement, ce vieux prévôt n'avait pas qu'un coeur de
maroquin rouge sur le plastron capitonné de peau blanche dont il
couvrait sa poitrine, quand il donnait magistralement sa leçon...
Il se trouva qu'il en avait un autre par dessous, lequel se mit à
faire des siennes dans cette ville de V..., où il était venu
chercher le havre de grâce de sa vie. Il parait que le coeur d'un
soldat est toujours fait avec de la poudre. Or, quand le temps a
séché la poudre, elle n'en prend que mieux. À V..., les femmes
sont si généralement jolies, que l'étincelle était partout pour la
poudre séchée de mon vieux prévôt. Aussi, son histoire se termina-
t-elle comme celle d'un grand nombre de vieux soldats. Après avoir
roulé dans toutes les contrées de l'Europe, et pris le menton et
la taille de toutes les filles que le diable avait mises sur son
chemin, l'ancien soldat du premier Empire consomma sa dernière
fredaine en épousant, à cinquante ans passés, avec toutes les
formalités et les sacrements de la chose, -- à la municipalité et
à l'église, -- une grisette de V...; laquelle, bien entendu -- je
connais les grisettes de ce pays-là; j'en ai assez accouché pour
les connaître! -- lui campa un enfant, bel et bien au bout de ses
neuf mois, jour pour jour; et cet enfant, qui était une fille,
n'est rien moins, mon cher, que la femme à l'air de déesse qui
vient de passer, en nous frisant insolemment du vent de sa robe,
et sans prendre plus garde à nous que si nous n'avions pas été
là!»

-- La comtesse de Savigny! -- m'écriai-je.

«Oui, la comtesse de Savigny, tout au long, elle-même! Ah! il ne
faut pas regarder aux origines, pas plus pour les femmes que pour
les nations; il ne faut regarder au berceau de personne. Je me
rappelle avoir vu à Stockholm celui de Charles XII, qui
ressemblait à une mangeoire de cheval grossièrement coloriée en
rouge, et qui n'était pas même d'aplomb sur ses quatre piquets.
C'est de là qu'il était sorti, cette tempête! Au fond, tous les
berceaux sont des cloaques dont on est obligé de changer le linge
plusieurs fois par jour; et cela n'est jamais poétique, pour ceux
qui croient à la poésie, que lorsque l'enfant n'y est plus.»

Et, pour appuyer son axiome, le docteur, à cette place de son
récit, frappa sa cuisse d'un de ses gants de daim, qu'il tenait
par le doigt du milieu; et le daim claqua sur la cuisse, de
manière à prouver à ceux qui comprennent la musique que le
bonhomme était encore rudement musclé.

Il attendit. Je n'avais pas à le contrarier dans sa philosophie.
Voyant que je ne disais rien, il continua:

«Comme tous les vieux soldats, du reste, qui aiment jusqu'aux
enfants des autres, La Pointe-au-corps dut raffoler du sien. Rien
d'étonnant à cela. Quand un homme déjà sur l'âge a un enfant, il
l'aime mieux que s'il était jeune, car la vanité, qui double tout,
double aussi le sentiment paternel. Tous les vieux roquentins que
j'ai vus, dans ma vie, avoir tardivement un enfant, adoraient leur
progéniture, et ils en étaient comiquement fiers comme d'une
action d'éclat. Persuasion de jeunesse, que la nature, qui se
moquait d'eux, leur coulait au coeur! Je ne connais qu'un bonheur
plus grisant et une fierté plus drôle: c'est quand, au lieu d'un
enfant, un vieillard, d'un coup, en fait deux! La Pointe-au-corps
n'eut pas cet orgueil paternel de deux jumeaux; mais il est vrai
de dire qu'il y avait de quoi tailler deux enfants dans le sien.
Sa fille -- vous venez de la voir; vous savez donc si elle a tenu
ses promesses! -- était un merveilleux enfant pour la force et la
beauté. Le premier soin du vieux prévôt fut de lui chercher un
parrain parmi tous ces nobles, qui hantaient perpétuellement sa
salle d'armes; et il choisit, entre tous, le comte d'Avice, le
doyen de tous ces batteurs de fer et de pavé, qui, pendant
l'émigration, avait été lui-même prévôt à Londres, à plusieurs
guinées la leçon. Le comte d'Avice de Sortôville-en-Beaumont, déjà
chevalier de Saint-Louis et capitaine de dragons avant la
Révolution, -- pour le moins, alors, septuagénaire, -- boutonnait
encore les jeunes gens et leur donnait ce qu'on appelle, en termes
de salle, "de superbes capotes". C'était un vieux narquois, qui
avait des railleries en action féroces. Ainsi, par exemple, il
aimait à passer son carrelet à la flamme d'une bougie, et quand
il, en avait, de cette façon, durci la lame, il appelait ce dur
fleuret, -- qui ne pliait plus et vous cassait le sternum ou les
côtes, lorsqu'il'vous touchait, -- du nom insolent de "chasse-
coquin". Il prisait beaucoup La Pointe-au-corps, qu'il tutoyait.
"La fille d'un homme comme toi -- lui disait-il -- ne doit se
nommer que comme l'épée d'un preux. Appelons-la Haute-Claire!" Et
ce fut le nom qu'il lui donna. Le curé de V... fit bien un peu la
grimace à ce nom inaccoutumé, que n'avaient jamais entendu les
fonts de son église; mais, comme le parrain était monsieur le
comte d'Avice et qu'il y aura toujours, malgré les libéraux et
leurs piailleries, des accointances indestructibles entre la
noblesse et le clergé; comme d'un autre côté, on voit dans le
calendrier romain une sainte nommée Claire, le nom de l'épée
d'Olivier passa à l'enfant, sans que la ville de V... s'en émût
beaucoup. Un tel nom semblait annoncer une destinée L'ancien
prévôt, qui aimait son métier presque autant que sa fille, résolut
de lui apprendre et de lui laisser son talent pour dot. Triste
dot! maigre pitance! avec les moeurs modernes, que le pauvre
diable de maître d'armes ne prévoyait pas! Dès que l'enfant put
donc se tenir debout, il commença de la plier aux exercices de
l'escrime; et comme c'était un marmot solide que cette fillette,
avec des attaches et des articulations d'acier fin, il la
développa d'une si étrange manière, qu'à dix ans, elle semblait en
avoir déjà quinze, et qu'elle faisait admirablement sa partie avec
son père et les plus forts tireurs de la ville de V... On ne
parlait partout que de la petite Hauteclaire Stassin, qui, plus
tard, devait devenir Mademoiselle Hauteclaire Stassin. C'était
surtout, comme vous vous en doutez, de la part des jeunes
demoiselles de la ville, dans la société de laquelle, tout bien
qu'il fût avec les pères, la fille de Stassin, dit La Pointe-au-
corps, ne pouvait décemment aller, une incroyable, ou plutôt une
très croyable curiosité, mêlée de dépit et d'envie. Leurs pères et
leurs frères en parlaient avec étonnement et admiration devant
elles, et elles auraient voulu voir de près cette Saint-Georges
femelle, dont la beauté, disaient-ils, égalait le talent
d'escrime. Elles ne la voyaient que de loin et à distance.
J'arrivais alors à V..., et j'ai été souvent le témoin de ces
curiosités ardentes. La Pointe-au-corps, qui avait, sous l'Empire,
servi dans les hussards, et qui, avec sa salle d'armes, gagnait
gros d'argent, s'était permis d'acheter un cheval pour donner des
leçons d'équitation à sa fille; et comme il dressait aussi à
l'année de jeunes chevaux pour les habitués de sa salle, il se
promenait souvent à cheval, avec Hauteclaire, dans les routes qui
rayonnent de la ville et qui l'environnent. Je les y ai rencontrés
maintes fois, en revenant de mes visites de médecin, et c'est dans
ces rencontres que je pus surtout juger de l'intérêt,
prodigieusement enflammé, que cette grande jeune fille, si
hâtivement développée, excitait dans les autres jeunes filles du
pays. J'étais toujours, par voies et chemins en ce temps-là, et je
m'y croisais fréquemment avec les voitures de leurs parents,
allant en visite, avec elles, à tous les châteaux d'alentour. Eh
bien, vous ne pourrez jamais vous figurer avec quelle avidité, et
même avec quelle imprudence, je les voyais se pencher et se
précipiter aux portières dès que Mlle Hauteclaire Stassin
apparaissait, trottant ou galopant dans la perspective d'une
route, brodequin à botte avec son père. Seulement, c'était à peu
près inutile; le lendemain, c'étaient presque toujours des
déceptions et des regrets qu'elles m'exprimaient dans mes visites
du matin à leurs mères, car elles n'avaient jamais bien vu que la
tournure de cette fille, faite pour l'amazone, et qui la portait
comme vous -- qui venez de la voir -- pouvez le supposer, mais
dont le visage était toujours plus ou moins caché dans un voile
gros bleu trop épais. Mlle Hauteclaire Stassin n'était guère
connue que des hommes de la ville de V... Toute la journée le
fleuret à la main, et la figure sous les mailles de son masque
d'armes qu'elle n'ôtait pas beaucoup pour eux, elle ne sortait
guère de la salle de son père, qui commençait à s'enrudir et
qu'elle remplaçait souvent pour la leçon. Elle se montrait très
rarement dans la rue, -- et les femmes comme il faut ne pouvaient
la voir que là, ou encore le dimanche à la messe; mais, le
dimanche à la messe, comme dans la rue, elle était presque aussi
masquée que dans la salle de son père, la dentelle de son voile
noir étant encore plus sombre et plus serrée que les mailles de
son masque de fer. Y avait-il de l'affectation dans cette manière
de se montrer ou de se cacher, qui excitait les imaginations
curieuses?... Cela était bien possible; mais qui le savait? qui
pouvait le dire? Et cette jeune fille, qui continuait le masque
par le voile, n'était-elle pas encore plus impénétrable de
caractère que de visage, comme la suite ne l'a que trop prouvé?

Il est bien entendu, mon très cher, que je suis obligé de passer
rapidement sur tous les détails de cette époque, pour arriver plus
vite au moment où réellement cette histoire commence. Mlle
Hauteclaire avait environ dix-sept ans. L'ancien beau, La Pointe-
au-corps, devenu tout à fait un bonhomme, veuf de sa femme, et tué
moralement par la Révolution de Juillet, laquelle fit partir les
nobles en deuil pour leurs châteaux et vida sa salle, tracassait
vainement ses gouttes qui n'avaient pas peur de ses appels du
pied, et s'en allait au grand trot vers le cimetière. Pour un
médecin qui avait le diagnostic, c'était sûr... Cela se voyait. Je
ne lui en promettais pas pour longtemps, quand, un matin, fut
amené à sa salle d'armes, -- par le vicomte de Taillebois et le
chevalier de Mesnilgrand, -- un jeune homme du pays élevé au loin,
et qui revenait habiter le château de son père, mort récemment.
C'était le comte Serlon de Savigny, le prétendu (disait la ville
de V... dans son langage de petite ville) de Mlle Delphine de
Cantor. Le comte de Savigny était certainement un des plus
brillants et des plus piaffants jeunes gens de cette époque de
jeunes gens qui piaffaient tous, car il y avait (à V... comme
ailleurs) de la vraie jeunesse, dans ce vieux monde. À présent, il
n'y en a plus. On lui avait beaucoup parlé de la fameuse
Hauteclaire Stassin, et il avait voulu voir ce miracle. Il la
trouva ce qu'elle était, -- une admirable jeune fille, piquante et
provocante en diable dans ses chausses de soie tricotées, qui
mettaient en relief ses formes de Pallas de Velletri, et dans son
corsage de maroquin noir, qui pinçait, en craquant, sa taille
robuste et découplée, -- une de ces tailles que les Circassiennes
n'obtiennent qu'en emprisonnant leurs jeunes filles dans une
ceinture de cuir, que le développement seul de leur corps doit
briser. Hauteclaire Stassin était sérieuse comme une Clorinde. Il
la regarda donner sa leçon, et il lui demanda de croiser le fer
avec elle. Mais il ne fut point le Tancrède de la situation, le
comte de Savigny! Mlle Hauteclaire Stassin plia à plusieurs
reprises son épée en faucille sur le coeur du beau Serlon, et elle
ne fut pas touchée une seule fois.

-- On ne peut pas vous toucher, Mademoiselle, -- lui dit-il, avec
beaucoup de grâce. -- Serait-ce un augure?...

L'amour-propre, dans ce jeune homme, était-il, dès ce soir-là,
vaincu par l'amour?

C'est à partir de ce soir-là, du reste, que le comte de Savigny
vint, tous les jours, prendre une leçon d'armes à la salle de La
Pointe-au-corps. Le château du comte n'était qu'à la distance de
quelques lieues. Il les avait bientôt avalées, soit à cheval, soit
en voiture, et personne ne le remarqua dans ce nid bavard d'une
petite ville où l'on épinglait les plus petites choses du bout de
la langue, mais où l'amour de l'escrime expliquait tout. Savigny
ne fit de confidences à personne. Il évita même de venir prendre
sa leçon aux mêmes heures que les autres jeunes gens de la ville.
C'était un garçon qui ne manquait pas de profondeur, ce Savigny...
Ce qui se passa entre lui et Hauteclaire, s'il se passa quelque
chose, aucun, à cette époque, ne l'a su ou ne s'en douta. Son
mariage avec Mlle Delphine de Cantor, arrêté par les parents des
deux familles, il y avait des années, et trop avancé pour ne pas
se conclure, s'accomplit trois mois après le retour du comte de
Savigny; et même ce fut là pour lui une occasion de vivre tout un
mois à V..., près de sa fiancée, chez laquelle il passait, en
coupe réglée, toutes les journées, mais d'où, le soir, il s'en
allait très régulièrement prendre sa leçon...

Comme tout le monde, Mlle Hauteclaire entendit, à l'église
paroissiale de V..., proclamer les bans du comte de Savigny et de
Mlle de Cantor; mais, ni son attitude, ni sa physionomie, ne
révélèrent qu'elle prît à ces déclarations publiques un intérêt
quelconque. Il est vrai que nul des assistants ne se mit à l'affût
pour l'observer. Les observateurs n'étaient pas nés encore sur
cette question, qui sommeillait, d'une liaison possible entre
Savigny et la belle Hauteclaire. Le mariage célébré, la comtesse
alla s'établir à son château, fort tranquillement, avec son mari,
lequel ne renonça pas pour cela à ses habitudes citadines et vint
à la ville tous les jours. Beaucoup de châtelains des environs
faisaient comme lui, d'ailleurs. Le temps s'écoula. Le vieux La
Pointe-au-corps mourut. Fermée quelques instants, sa salle se
rouvrit. Mlle Hauteclaire Stassin annonça qu'elle continuerait les
leçons de son père; et, loin d'avoir moins d'élèves par le fait de
cette mort, elle en eut davantage. Les hommes sont tous les mêmes.
L'étrangeté leur déplaît, d'homme à homme, et les blesse; mais si
l'étrangeté porte des jupes, ils en raffolent. Une femme qui fait
ce que fait un homme, le ferait-elle beaucoup moins bien, aura
toujours sur l'homme, en France, un avantage marqué. Or, Mlle
Hauteclaire Stassin, pour ce qu'elle faisait, le faisait beaucoup
mieux. Elle était devenue beaucoup plus forte que son père. Comme
démonstratrice, à la leçon, elle était incomparable, et comme
beauté de jeu, splendide. Elle avait des coups irrésistibles, --
de ces coups qui ne s'apprennent pas plus que le coup d'archet ou
le démanché du violon et qu'on ne peut mettre, par enseignement,
dans la main de personne. Je ferraillais un peu dans ce temps,
comme tout ce monde dont j'étais entouré, et j'avoue qu'en ma
qualité d'amateur, elle me charmait avec de certaines passes. Elle
avait, entre autres, un dégagé de quarte en tierce qui ressemblait
à de la magie. Ce n'était plus là une épée qui vous frappait,
c'était une balle! L'homme le plus rapide à la parade ne fouettait
que le vent, même quand elle l'avait prévenu qu'elle allait
dégager, et la botte lui arrivait, inévitable, au défaut de
l'épaule et de la poitrine. On n'avait pas rencontré de fer! J'ai
vu des tireurs devenir fous de ce coup, qu'ils appelaient de
l'escamotage, et ils en auraient avalé leur fleuret de fureur! Si
elle n'avait pas été femme, on lui aurait diablement cherché
querelle pour ce coup-là. À un homme, il aurait rapporté vingt
duels.

Du reste, même à part ce talent phénoménal si peu fait pour une
femme, et dont elle vivait noblement, c'était vraiment un être
très intéressant que cette jeune fille pauvre, sans autre
ressource que son fleuret, et qui, par le fait de son état, se
trouvait mêlée aux jeunes gens les plus riches de la ville, parmi
lesquels il y en avait de très mauvais sujets et de très fats,
sans que sa fleur de bonne renommée en souffrît. Pas plus à propos
de Savigny qu'à propos de personne, la réputation de Mlle
Hauteclaire Stassin ne fut effleurée... "Il parait pourtant que
c'est une honnête fille", disaient les femmes comme il faut, --
comme elles l'auraient dit d'une actrice. Et moi-même, puisque
j'ai commencé à vous parler de moi, moi-même, qui me piquais
d'observation, j'étais, sur le chapitre de la vertu de
Hauteclaire, de la même opinion que toute la ville. J'allais
quelquefois à la salle d'armes, et avant et après le mariage de M.
de Savigny, je n'y avais jamais vu qu'une jeune fille grave, qui
faisait sa fonction avec simplicité. Elle était, je dois le dire,
très imposante, et elle avait mis tout le monde sur le pied du
respect avec elle, n'étant, elle, ni familière, ni abandonnée avec
qui que ce fût. Sa physionomie, extrêmement fière, et qui n'avait
pas alors cette expression passionnée dont vous venez d'être si
frappé, ne trahissait ni chagrin, ni préoccupation, ni rien enfin
de nature à faire prévoir, même de la manière la plus lointaine,
la chose étonnante qui, dans l'atmosphère d'une petite ville,
tranquille et routinière, fit l'effet d'un coup de canon et cassa
les vitres...

-- Mademoiselle Hauteclaire Stassin a disparu!

Elle avait disparu: pourquoi?... comment?... où était-elle allée?
On ne savait. Mais, ce qu'il y avait de certain, c'est qu'elle
avait disparu. Ce ne fut d'abord qu'un cri, suivi d'un silence,
mais le silence ne dura pas longtemps. Les langues partirent. Les
langues, longtemps retenues, -- comme l'eau dans une vanne et qui,
l'écluse levée, se précipite et va faire tourner la roue du moulin
avec furie, -- se mirent à écumer et à bavarder sur cette
disparition inattendue, subite, incroyable, que rien n'expliquait,
car Mlle Hauteclaire avait disparu sans dire un mot ou laisser un
mot à personne. Elle avait disparu, comme on disparaît quand on
veut réellement disparaître, -- ce n'étant pas disparaître que de
laisser derrière soi une chose quelconque, grosse comme rien, dont
les autres peuvent s'emparer pour expliquer qu'on a disparu. --
Elle avait disparu de la plus radicale manière. Elle avait fait,
non pas ce qu'on appelle un trou à la lune, car elle n'avait pas
laissé plus une dette qu'autre chose derrière elle; mais elle
avait fait ce qu'on peut très bien appeler un trou dans le vent.
Le vent souffla, et ne la rendit pas. Le moulin des langues, pour
tourner à vide, n'en tourna pas moins, et se mit à moudre
cruellement cette réputation qui n'avait jamais donné barre sur
elle. On la reprit alors, on l'éplucha, on la passa au crible, on
la carda... Comment, et avec qui, cette fille si correcte et si
fière s'en était-elle allée?... Qui l'avait enlevée? Car, bien
sûr, elle avait été enlevée... Nulle réponse à cela. C'était à
rendre folle une petite ville de fureur, et, positivement, V... le
devint. Que de motifs pour être en colère! D'abord, ce qu'on ne
savait pas, on le perdait. Puis, on perdait l'esprit sur le compte
d'une jeune fille qu'on croyait connaître et qu'on ne connaissait
pas, puisqu'on l'avait jugée incapable de disparaître comme ça...
Puis, encore, on perdait une jeune fille qu'on avait cru voir
vieillir ou se marier, comme les autres jeunes filles de la ville
-- internées dans cette case d'échiquier d'une ville de province,
comme des chevaux dans l'entrepont d'un bâtiment. Enfin, on
perdait, en perdant Mlle Stassin, qui n'était plus alors que cette
Stassin, une salle d'armes célèbre à la ronde, qui était la
distinction, l'ornement et l'honneur de la ville, sa cocarde sur
l'oreille, son drapeau au clocher. Ah! c'était dur, que toutes ces
pertes! Et que de raisons, en une seule, pour faire passer sur la
mémoire de cette irréprochable Hauteclaire, le torrent plus ou
moins fangeux de toutes les suppositions! Aussi y passèrent-
elles... Excepté quelques vieux hobereaux à l'esprit grand
seigneur, qui, comme son parrain, le comte d'Avice, l'avaient vue
enfant, et qui, d'ailleurs, ne s'émeuvant pas de grand'chose,
regardaient comme tout simple qu'elle eût trouvé une chaussure
meilleure à son pied que cette sandale de maître d'armes qu'elle y
avait mise, Hauteclaire Stassin, en disparaissant, n'eut personne
pour elle. Elle avait, en s'en allant, offensé l'amour-propre de
tous; et même ce furent les jeunes gens qui lui gardèrent le plus
rancune et s'acharnèrent le plus contre elle, parce qu'elle
n'avait disparu avec aucun d'eux.

Et ce fut longtemps leur grand grief et leur grande anxiété. Avec
qui était-elle partie?... Plusieurs de ces jeunes gens allaient
tous les ans vivre un mois ou deux d'hiver à Paris, et deux ou
trois d'entre eux prétendirent l'y avoir vue et reconnue, -- au
spectacle, -- ou, aux Champs-Elysées, à cheval, -- accompagnée ou
seule, -- mais ils n'en étaient pas bien sûrs. Ils ne pouvaient
l'affirmer. C'était elle, et ce pouvait bien n'être pas elle; mais
la préoccupation y était... Tous, ils ne pouvaient s'empêcher de
penser à cette fille, qu'ils avaient admirée et qui, en
disparaissant, avait mis en deuil cette ville d'épée dont elle
était la grande artiste, la diva spéciale, le rayon. Après que le
rayon se fut éteint, c'est-à-dire, en d'autres termes, après la
disparition de cette fameuse Hauteclaire, la ville de V... tomba
dans la langueur de vie et la pâleur de toutes les petites villes
qui n'ont pas un centre d'activité dans lequel les passions et les
goûts convergent... L'amour des armes s'y affaiblit. Animée
naguère par toute cette martiale jeunesse, la ville de V... devint
triste. Les jeunes gens qui, quand ils habitaient leurs châteaux,
venaient tous les jours ferrailler, échangèrent le fleuret pour le
fusil. Ils se firent chasseurs et restèrent sur leurs terres ou
dans leurs bois, le comte de Savigny comme tous les autres. Il
vint de moins en moins à V..., et si je l'y rencontrai
quelquefois, ce fut dans la famille de sa femme, dont j'étais le
médecin. Seulement, ne soupçonnant d'aucune façon, à cette époque,
qu'il pût y avoir quelque chose entre lui et cette Hauteclaire qui
avait si brusquement disparu, je n'avais nulle raison pour lui
parler de cette disparition subite, sur laquelle le silence, fils
des langues fatiguées, commençait de s'étendre; -- et lui non plus
ne me parlait jamais de Hauteclaire et des temps où nous nous
étions rencontrés chez elle, et ne se permettait de faire à ces
temps-là, même de loin, la moindre allusion.»

-- Je vous entends venir, avec vos petits sabots de bois, -- fis-
je au docteur, en me servant d'une expression du pays dont il me
parlait, et qui est le mien. -- C'était lui qui l'avait enlevée!

«Eh bien! pas du tout, -- dit le docteur; -- c'était mieux que
cela! Vous ne vous douteriez jamais de ce que c'était...

Outre qu'en province, surtout, un enlèvement n'est pas chose
facile au point de vue du secret, le comte de Savigny, depuis son
mariage, n'avait pas bougé de son château de Savigny.

Il y vivait, au su de tout le monde, dans l'intimité d'un mariage
qui ressemblait à une lune de miel indéfiniment prolongée, -- et
comme tout se cite et se cote en province, on le citait et on le
cotait, Savigny, comme un de ces maris qu'il faut brûler, tant ils
sont rares (plaisanterie de province), pour en jeter la cendre sur
les autres. Dieu sait combien de temps j'aurais été dupe, moi-
même, de cette réputation, si, un jour, -- plus d'un an après la
disparition de Hauteclaire Stassin, -- je n'avais été appelé, en
termes pressants, au château de Savigny, dont la châtelaine était
malade. Je partis immédiatement, et, dès mon arrivée, je fus
introduit auprès de la comtesse, qui était effectivement très
souffrante d'un mal vague et compliqué, plus dangereux qu'une
maladie sévèrement caractérisée. C'était une de ces femmes de
vieille race, épuisée, élégante, distinguée, hautaine, et qui, du
fond de leur pâleur et de leur maigreur, semblent dire: "Je suis
vaincue du temps, comme ma race; je me meurs, mais je vous
méprise!" et, le diable m'emporte, tout plébéien que je suis, et
quoique ce soit peu philosophique, je ne puis m'empêcher de
trouver cela beau. La comtesse était couchée sur un lit de repos,
dans une espèce de parloir à poutrelles noires et à murs blancs,
très vaste, très élevé, et orné de choses d'art ancien qui
faisaient le plus grand honneur au goût des comtes de Savigny. Une
seule lampe éclairait cette grande pièce, et sa lumière, rendue
plus mystérieuse par l'abat-jour vert qui la voilait, tombait sur
le visage de la comtesse, aux pommettes incendiées par la fièvre.
Il y avait quelques jours déjà qu'elle était malade, et Savigny --
pour la veiller mieux -- avait fait dresser un petit lit dans le
parloir, auprès du lit de sa bien-aimée moitié. C'est quand la
fièvre, plus tenace que tous ses soins, avait montré un
acharnement sur lequel il ne comptait pas, qu'il avait pris le
parti de m'envoyer chercher. Il était là, le dos au feu, debout,
l'air sombre et inquiet, à me faire croire qu'il aimait
passionnément sa femme et qu'il la croyait en danger. Mais
l'inquiétude dont son front était chargé n'était pas pour elle,
mais pour une autre, que je ne soupçonnais pas au château de
Savigny, et dont la vue m'étonna jusqu'à l'éblouissement. C'était
Hauteclaire!»

-- Diable! voilà qui est osé! -- dis-je au docteur.

«Si osé, -- reprit-il, -- que je crus rêver en la voyant! La
comtesse avait prié son mari de sonner sa femme de chambre, à qui
elle avait demandé avant mon arrivée une potion que je venais
précisément de lui conseiller; et, quelques secondes après, la
porte s'était ouverte:

-- Eulalie, et ma potion? -- dit, d'un ton bref, la comtesse
impatiente.

-- La voici, Madame! -- fit une voix que je crus reconnaître, et
qui n'eut pas plutôt frappé mon oreille que je vis émerger de
l'ombre qui noyait le pourtour profond du parloir, et s'avancer au
bord du cercle lumineux tracé par la lampe autour du lit,
Hauteclaire Stassin; -- oui, Hauteclaire elle-même! -- tenant,
dans ses belles mains, un plateau d'argent sur lequel fumait le
bol demandé par la comtesse. C'était à couper la respiration
qu'une telle vue! Eulalie!... Heureusement, ce nom d'Eulalie
prononcé si naturellement me dit tout, et fut comme le coup d'un
marteau de glace qui me fit rentrer dans un sang-froid que
j'allais perdre, et dans mon attitude passive de médecin et
d'observateur. Hauteclaire, devenue Eulalie, et la femme de
chambre de la comtesse de Savigny!... Son déguisement -- si tant
est qu'une femme pareille pût se déguiser -- était complet. Elle
portait le costume des grisettes de la ville de V..., et leur
coiffe qui ressemble à un casque, et leurs longs tirebouchons de
cheveux tombant le long des joues, -- ces espèces de tirebouchons
que les prédicateurs appelaient, dans ce temps-là, des serpents,
pour en dégoûter les jolies filles, sans avoir jamais pu y
parvenir. -- Et elle était là-dessous d'une beauté pleine de
réserve, et d'une noblesse d'yeux baissés, qui prouvait qu'elles
font bien tout ce qu'elles veulent de leurs satanés corps, ces
couleuvres de femelles, quand elles ont le plus petit intérêt à
cela... M'étant rattrapé du reste, et sûr de moi-même comme un
homme qui venait de se mordre la langue pour ne pas laisser
échapper un cri de surprise, j'eus cependant la petite faiblesse
de vouloir lui montrer, à cette fille audacieuse, que je la
reconnaissais; et, pendant que la comtesse buvait sa potion, le
front dans son bol, je lui plantai, à elle, mes deux yeux dans ses
yeux, comme si j'y avais enfoncé deux pattefiches; mais ses yeux -
- de biche, pour la douceur, ce soir-là -- furent plus fermes que
ceux de la panthère, qu'elle vient, il n'y a qu'un moment, de
faire baisser. Elle ne sourcilla pas. Un petit tremblement,
presque imperceptible, avait seulement passé dans les mains qui
tenaient le plateau. La comtesse buvait très lentement, et quand
elle eut fini:

-- C'est bien, -- dit-elle. -- Remportez cela.

Et Hauteclaire-Eulalie se retourna, avec cette tournure que
j'aurais reconnue entre les vingt mille tournures des filles
d'Assuérus, et elle remporta le plateau. J'avoue que je demeurai
un instant sans regarder le comte de Savigny, car je sentais ce
que mon regard pouvait être pour lui dans un pareil moment; mais
quand je m'y risquai, je trouvai le sien fortement attaché sur
moi, et qui passait alors de la plus horrible anxiété à
l'expression de la délivrance. Il venait de voir que j'avais vu,
mais il voyait aussi que je ne voulais rien voir de ce que j'avais
vu, et il respirait. Il était sûr d'une impénétrable discrétion,
qu'il expliquait probablement (mais cela m'était bien égal!) par
l'intérêt du médecin qui ne se souciait pas de perdre un client
comme lui, tandis qu'il n'y avait là que l'intérêt de
l'observateur, qui ne voulait pas qu'on lui fermât la porte d'une
maison où il y avait, à l'insu de toute la terre, de pareilles
choses à observer.

Et je m'en revins, le doigt sur ma bouche, bien résolu de ne
souffler mot à personne de ce dont personne dans le pays ne se
doutait. Ah! les plaisirs de l'observateur! ces plaisirs
impersonnels et solitaires de l'observateur, que j'ai toujours mis
au-dessus de tous les autres, j'allais pouvoir me les donner en
plein, dans ce coin de campagne, en ce vieux château isolé, où,
comme médecin, je pouvais venir quand il me plairait... -- Heureux
d'être délivré d'une inquiétude, Savigny m'avait dit: "Jusqu'à
nouvel ordre, docteur, venez tous les jours." Je pourrais donc
étudier, avec autant d'intérêt et de suite qu'une maladie, le
mystère d'une situation qui, racontée à n'importe qui, aurait
semblé impossible... Et comme déjà, dès le premier jour que je
l'entrevis, ce mystère excita en moi la faculté ratiocinante, qui
est le bâton d'aveugle du savant et surtout du médecin, dans la
curiosité acharnée de leurs recherches, je commençai immédiatement
de raisonner cette situation pour l'éclairer... Depuis combien de
temps existait-elle?... Datait-elle de la disparition de
Hauteclaire?... Y avait-il déjà plus d'un an que la chose durait
et que Hauteclaire Stassin était femme de chambre chez la comtesse
de Savigny? Comment, excepté moi, qu'il avait bien fallu faire
venir, personne n'avait-il vu ce que j'avais vu, moi, si aisément
et si vite?... Toutes questions qui montèrent à cheval et s'en
vinrent en croupe à V... avec moi, accompagnées de bien d'autres
qui se levèrent et que je ramassai sur ma route. Le comte et la
comtesse de Savigny, qui passaient pour s'adorer, vivaient, il est
vrai, assez retirés de toute espèce de monde. Mais, enfin, une
visite pouvait, de temps en temps, tomber au château. Il est vrai
encore que si c'était une visite d'hommes, Hauteclaire pouvait ne
pas paraître. Et si c'était une visite de femmes, ces femmes de
V..., pour la plupart, ne l'avaient jamais assez bien vue pour la
reconnaître, cette fille bloquée, pendant des années, par ses
leçons, au fond d'une salle d'armes, et qui, aperçue de loin, à
cheval ou à l'église, portait des voiles qu'elle épaississait à
dessein, -- car Hauteclaire (je vous l'ai dit) avait toujours eu
cette fierté des êtres très fiers, que trop de curiosité offense,
et qui se cachent d'autant plus qu'ils se sentent la cible de plus
de regards. Quant aux gens de M. de Savigny, avec lesquels elle
était bien obligée de vivre, s'ils étaient de V... ils ne la
connaissaient pas, et peut-être n'en étaient-ils point... Et c'est
ainsi que je répondais, tout en trottant, à ces premières
questions, qui, au bout d'un certain temps et d'un certain chemin,
rencontraient leurs réponses, et qu'avant d'être descendu de la
selle, j'avais déjà construit tout un édifice de suppositions,
plus ou moins plausibles, pour expliquer ce qui, à un autre qu'un
raisonneur comme moi, aurait été inexplicable. La seule chose
peut-être que je n'expliquais pas si bien, c'est que l'éclatante
beauté de Hauteclaire n'eût pas été un obstacle à son entrée dans
le service de la comtesse de Savigny, qui aimait son mari et qui
devait en être jalouse. Mais, outre que les patriciennes de V...,
aussi fières pour le moins que les femmes des paladins de
Charlemagne, ne supposaient pas (grave erreur; mais elles
n'avaient pas lu le Mariage de Figaro!) que la plus belle fille de
chambre fût plus pour leurs maris que le plus beau laquais n'était
pour elles, je finis par me dire, en quittant l'étrier, que la
comtesse de Savigny avait ses raisons pour se croire aimée, et
qu'après tout ce sacripant de Savigny était bien de taille, si le
doute la prenait, à ajouter à ces raisons-là.»

-- Hum! -- fis-je sceptiquement au docteur, que je ne pus
m'empêcher d'interrompre, -- tout cela est bel et bon, mon cher
docteur, mais n'ôtait pas à la situation son imprudence.

«Certes, non! -- répondit-il; -- mais, si c'était l'imprudence
même qui fît la situation? -- ajouta ce grand connaisseur en
nature humaine. -- Il est des passions que l'imprudence allume, et
qui, sans le danger qu'elles provoquent, n'existeraient pas. Au
XVIe siècle, qui fut un siècle aussi passionné que peut l'être une
époque, la plus magnifique cause d'amour fut le danger même de
l'amour. En sortant des bras d'une maîtresse, on risquait d'être
poignardé; ou le mari vous empoisonnait dans le manchon de sa
femme, baisé par vous et sur lequel vous aviez fait toutes les
bêtises d'usage; et, bien loin d'épouvanter l'amour, ce danger
incessant l'agaçait, l'allumait et le rendait irrésistible! Dans
nos plates moeurs modernes, où la loi a remplacé la passion, il
est évident que l'article du Code qui s'applique au mari coupable
d'avoir, -- comme elle dit grossièrement, la loi, -- introduit "la
concubine dans le domicile conjugal", est un danger assez ignoble;
mais pour les âmes nobles, ce danger, de cela seul qu'il est
ignoble,. est d'autant plus grand; et Savigny, en s'y exposant, y
trouvait peut-être la seule anxieuse volupté qui enivre vraiment
les âmes fortes.

Le lendemain, vous pouvez le croire, -- continua le docteur Torty,
-- j'étais au château de bonne heure; mais ni ce jour, ni les
suivants, je n'y vis rien qui ne fût le train de toutes les
maisons où tout est normal et régulier. Ni du côté de la malade,
ni du côté du comte, ni même du côté de la fausse Eulalie, qui
faisait naturellement son service comme si elle avait été
exclusivement élevée pour cela, je ne remarquai quoi que ce soit
qui pût me renseigner sur le secret que j'avais surpris. Ce qu'il
y avait de certain, c'est que le comte de Savigny et Hauteclaire
Stassin jouaient la plus effroyablement impudente des comédies
avec la simplicité d'acteurs consommés, et qu'ils s'entendaient
pour la jouer. Mais ce qui n'était pas si certain, et ce que je
voulais savoir d'abord, c'est si la comtesse était réellement leur
dupe, et si, au cas où elle l'était, il serait possible qu'elle le
fût longtemps. C'est donc sur la comtesse que je concentrai mon
attention. J'eus d'autant moins de peine à la pénétrer qu'elle
était ma malade, et, par le fait de sa maladie, le point de mire
de mes observations. C'était, comme je vous l'ai dit, une vraie
femme de V..., qui ne savait rien de rien que ceci: c'est qu'elle
était noble, et qu'en dehors de la noblesse, le monde n'était pas
digne d'un regard... Le sentiment de leur noblesse est la seule
passion des femmes de V... dans la haute classe, -- dans toutes
les classes, fort passionnées. Mlle Delphine de Cantor, élevée aux
Bénédictines où, sans nulle vocation religieuse, elle s'était
horriblement ennuyée, en était sortie pour s'ennuyer dans sa
famille, jusqu'au moment où elle épousa le comte de Savigny,
qu'elle aima, ou crut aimer, avec la facilité des jeunes filles
ennuyées à aimer le premier venu qu'on leur présente. C'était une
femme blanche, molle de tissus, mais dure d'os, au teint de lait
dans lequel eût surnagé du son, car les petites taches de rousseur
dont il était semé étaient certainement plus foncées que ses
cheveux, d'un roux très doux. Quand elle me tendit son bras pâle,
veiné comme une nacre bleuâtre, un poignet fin et de race, où le
pouls à l'état normal battait languissamment, elle me fit l'effet
d'être mise au monde et créée pour être victime... pour être
broyée sous les pieds de cette fière Hauteclaire, qui s'était
courbée devant elle jusqu'au rôle de servante. Seulement, cette
idée, qui naissait d'abord en la regardant, était contrariée par
un menton qui se relevait, à l'extrémité de ce mince visage, un
menton de Fulvie sur les médailles romaines, égaré au bas de ce
minois chiffonné, et aussi par un front obstinément bombé, sous
ces cheveux sans rutilance. Tout cela finissait par embarrasser le
jugement. Pour les pieds de Hauteclaire, c'était peut-être de là
que viendrait l'obstacle; -- étant impossible qu'une situation
comme celle que j'entrevoyais dans cette maison, -- de présent,
tranquille, -- n'aboutît pas à quelque éclat affreux... En vue de
cet éclat futur, je me mis donc à ausculter doublement cette
petite femme, qui ne pouvait pas rester lettre close pour son
médecin bien longtemps. Qui confesse le corps tient vite le coeur.
S'il y avait des causes morales ou immorales à la souffrance
actuelle de la comtesse, elle aurait beau se rouler en boule avec
moi, et rentrer en elle ses impressions et ses pensées, il
faudrait bien qu'elle les allongeât. Voilà ce que je me disais;
mais, vous pouvez vous fier à moi, je la tournai et la retournai
vainement avec ma serre de médecin. Il me fut évident, au bout de
quelques jours, qu'elle n'avait pas le moindre soupçon de la
complicité de son mari et de Hauteclaire dans le crime domestique
dont sa maison était le silencieux et discret théâtre... Etait-ce,
de sa part, défaut de sagacité? mutisme de sentiments jaloux?
Qu'était-ce?... Elle avait une réserve un peu hautaine avec tout
le monde, excepté avec son mari. Avec cette fausse Eulalie qui la
servait, elle était impérieuse, mais douce. Cela peut sembler
contradictoire. Cela ne l'est point. Cela n'est que vrai. Elle
avait le commandement bref, mais qui n'élève jamais la voix, d'une
femme faite pour être obéie et qui est sûre de l'être... Elle
l'était admirablement. Eulalie, cette effrayante Eulalie,
insinuée, glissée chez elle, je ne savais comment, l'enveloppait
de ces soins qui s'arrêtent juste à temps avant d'être une fatigue
pour qui les reçoit, et montrait dans les détails de son service
une souplesse et une entente du caractère de sa maîtresse qui
tenait autant du génie de la volonté que du génie de
l'intelligence... Je finis même par parler à la comtesse de cette
Eulalie, que je voyais si naturellement circuler autour d'elle
pendant mes visites, et qui me donnait le froid dans le dos que
donnerait un serpent qu'on verrait se dérouler et s'étendre, sans
faire le moindre bruit, en s'approchant du lit d'une femme
endormie... Un soir que la comtesse lui demanda d'aller chercher
je ne sais plus quoi, je pris occasion de sa sortie et de la
rapidité, à pas légers, avec laquelle elle l'exécuta, pour risquer
un mot qui fit peut-être jour:

-- Quels pas de velours! dis-je, en la regardant sortir. Vous avez
là, madame la comtesse, une femme de chambre d'un bien agréable
service, à ce que je crois. Me permettez-vous de vous demander où
vous l'avez prise? Est-ce qu'elle est de V..., par hasard, cette
fille-là?

-- Oui, elle me sert fort bien, répondit indifféremment la
comtesse, qui se regardait alors dans un petit miroir à main,
encadré dans du velours vert et entouré de plumes de paon, avec
cet air impertinent qu'on a toujours quand on s'occupe de tout
autre chose que de ce qu'on vous dit. J'en suis on ne peut plus
contente. Elle n'est pas de V...; mais vous dire d'où elle est, je
n'en sais plus rien. Demandez à M. de Savigny, si vous tenez à le
savoir, docteur, car c'est lui qui me l'a amenée quelque temps.
après notre mariage. Elle avait servi, me dit-il en me la
présentant, chez une vieille cousine à lui, qui venait de mourir,
et elle était restée sans place. Je l'ai prise de confiance, et
j'ai bien fait. C'est une perfection de femme de chambre. Je ne
crois pas qu'elle ait un défaut.

-- Moi, je lui en connais un, madame la comtesse, -- dis-je en
affectant la gravité.

-- Ah! et lequel? -- fit-elle languissamment, avec le désintérêt
de ce qu'elle disait, et en regardant toujours dans sa petite
glace, où elle étudiait attentivement ses lèvres pâles.

-- Elle est trop belle, -- dis-je; -- elle est réellement trop
belle pour une femme de chambre. Un de ces jours, on vous
l'enlèvera.

-- Vous croyez? -- fit-elle, toujours se regardant, et toujours
distraite de ce que je disais.

-- Et ce sera, peut-être, un homme comme il faut et de votre monde
qui s'en amourachera, madame la comtesse! Elle est assez belle
pour tourner la tête à un duc.

Je prenais la mesure de mes paroles tout en les prononçant.
C'était là un coup de sonde; mais si je ne rencontrais rien, je ne
pouvais pas en donner un de plus.

-- Il n'y a pas de duc à V..., -- répondit la comtesse, dont le
front resta aussi poli que la glace qu'elle tenait à la main. Et,
d'ailleurs, toutes ces filles-là, docteur, ajouta-t-elle en
lissant un de ses sourcils, quand elles veulent partir, ce n'est
pas l'affection que vous avez pour elles qui les en empêche.
Eulalie a le service charmant, mais elle abuserait comme les
autres de l'affection que l'on aurait pour elle, et je me garde
bien de m'y attacher.

Et il ne fut plus question d'Eulalie ce jour-là. La comtesse était
absolument abusée. Qui ne l'aurait été, du reste? Moi-même, -- qui
de prime-abord l'avais reconnue, cette Hauteclaire vue tant de
fois, à une simple longueur d'épée, dans la salle d'armes de son
père, -- il y avait des moments où j'étais tenté de croire à
Eulalie. Savigny avait beaucoup moins qu'elle, lui qui aurait dû
l'avoir davantage, la liberté, l'aisance, le naturel dans le
mensonge; mais elle! ah! elle s'y mouvait et elle y vivait comme
le plus flexible des poissons vit et se meut dans l'eau. Il
fallait, certes, qu'elle l'aimât, et l'aimât étrangement, pour
faire ce qu'elle faisait, pour avoir tout planté là d'une
existence exceptionnelle, qui pouvait flatter sa vanité en fixant
sur elle les regards d'une petite ville, -- pour elle l'univers, -
- où plus tard elle pouvait trouver, parmi les jeunes gens, ses
admirateurs et ses adorateurs, quelqu'un qui l'épouserait par
amour et la ferait entrer dans cette société plus élevée, dont
elle ne connaissait que les hommes, Lui, l'aimant, jouait
certainement moins gros jeu qu'elle. Il avait, en dévoûment, la
position inférieure. Sa fierté d'homme devait souffrir de ne
pouvoir épargner à sa maîtresse l'indignité d'une situation
humiliante. Il y avait même, dans tout cela, une inconséquence
avec le caractère impétueux qu'on attribuait à Savigny. S'il
aimait Hauteclaire au point de lui sacrifier sa jeune femme, il
aurait pu l'enlever et aller vivre avec elle en Italie, -- cela se
faisait déjà très bien en ce temps-là! -- sans passer par les
abominations d'un concubinage honteux et caché. Etait-ce donc lui
qui aimait le moins?... Se laissait-il plutôt aimer par
Hauteclaire, plus aimer par elle qu'il ne l'aimait?... Etait-ce
elle qui, d'elle-même, était venue le forcer jusque dans les
gardes du domicile conjugal? Et lui, trouvant la chose audacieuse
et piquante, laissait-il faire cette Putiphar d'une espèce
nouvelle, qui, à toute heure, lui avivait la tentation?... Ce que
je voyais ne me renseignait pas beaucoup sur Savigny et
Hauteclaire... Complices -- ils l'étaient bien, parbleu! -- dans
un adultère quelconque; mais les sentiments qu'il y avait au fond
de cet adultère, quels étaient-ils?... Quelle était la situation
respective de ces deux êtres l'un vis-à-vis de l'autre?... Cette
inconnue de mon algèbre, je tenais à la dégager. Savigny était
irréprochable pour sa femme; mais lorsque Hauteclaire-Eulalie
était là, il avait, pour moi qui l'ajustais du coin de l'oeil, des
précautions qui attestaient un esprit bien peu tranquille. Quand,
dans le tous-les-jours de la vie, il demandait un livre, un
journal, un objet quelconque à la femme de chambre de sa femme, il
avait des manières de prendre cet objet qui eussent tout révélé à
une autre femme que cette petite pensionnaire, élevée aux
Bénédictines, et qu'il avait épousée... On voyait que sa main
avait peur de rencontrer celle de Hauteclaire, comme si, la
touchant par hasard, il lui eût été impossible de ne pas la
prendre. Hauteclaire n'avait point de ces embarras; de ces
précautions épouvantées... Tentatrice comme elles le sont toutes,
qui tenteraient Dieu dans son ciel, s'il y en avait un, et le
Diable dans son enfer, elle semblait vouloir agacer, tout
ensemble, et le désir et le danger. Je la vis une ou deux fois, --
le jour où ma visite tombait pendant le dîner, que Savigny faisait
pieusement auprès du lit de sa femme. C'était elle qui servait,
les autres domestiques n'entrant point dans l'appartement de la
comtesse. Pour mettre les plats sur la table, il fallait se
pencher un peu par-dessus l'épaule de Savigny, et je la surpris
qui, en les y mettant, frottait des pointes de son corsage la
nuque et les oreilles du comte, qui devenait tout pâle... et qui
regardait si sa femme ne le regardait pas. Ma foi! j'étais jeune
encore dans ce temps, et le tapage des molécules dans
l'organisation, qu'on appelle la violence des sensations, me
semblait la seule chose qui valût la peine de vivre. Aussi
m'imaginais-je qu'il devait y avoir de fameuses jouissances dans
ce concubinage caché avec une fausse servante, sous les yeux
affrontés d'une femme qui pouvait tout deviner. Oui, le
concubinage dans la maison conjugale, comme dit ce vieux Prudhomme
de Code, c'est à ce moment-là que je le compris!

Mais excepté les pâleurs et les transes réprimées de Savigny, je
ne voyais rien du roman qu'ils faisaient entre eux, en attendant
le drame et la catastrophe... selon moi inévitables. Où en
étaient-ils tous les deux? C'était là le secret de leur roman, que
je voulais arracher. Cela me prenait la pensée comme la griffe de
sphinx d'un problème, et cela devint si fort que, de
l'observation, je tombai dans l'espionnage, qui n'est que de
l'observation à tout prix. Hé! hé! un goût vif, bientôt nous
déprave... Pour savoir ce que j'ignorais, je me permis bien de
petites bassesses, très indignes de moi, et que je jugeais telles,
et que je me permis néanmoins. Ah! l'habitude de la sonde, mon
cher! Je la jetais partout. Lorsque, dans mes visites au château,
je mettais mon cheval à l'écurie, je faisais jaser les domestiques
sur les maîtres, sans avoir l'air d'y toucher. Je mouchardais (oh!
je ne m'épargne pas le mot) pour le compte de ma propre curiosité.
Mais les domestiques étaient tout aussi trompés que la comtesse.
Ils prenaient Hauteclaire de très bonne foi pour une des leurs, et
j'en aurais été pour mes frais de curiosité sans un hasard qui,
comme toujours, en fit plus, en une fois, que toutes mes
combinaisons, et m'en apprit plus que tous mes espionnages.

Il y avait plus de deux mois que j'allais voir la comtesse, dont
la santé ne s'améliorait pas et présentait de plus en plus les
symptômes de cette débilitation si commune maintenant, et que les
médecins de ce temps énervé ont appelée du nom d'anémie. Savigny
et Hauteclaire continuaient de jouer, avec la même perfection, la
très difficile comédie que mon arrivée et ma présence en ce
château n'avaient pas déconcertée. Néanmoins, on eût dit qu'il y
avait un peu de fatigue dans les acteurs. Serlon avait maigri, et
j'avais entendu dire à V...: "Quel bon mari que ce M. de Savigny!
Il est déjà tout changé de la maladie de sa femme. Quelle belle
chose donc que de s'aimer!" Hauteclaire, à la beauté immobile,
avait les yeux battus, pas battus comme on les a quand ils ont
pleuré, car ces yeux-là n'ont peut-être jamais pleuré de leur vie;
mais ils l'étaient comme quand on a beaucoup veillé, et n'en
brillaient que plus ardents, du fond de leur cercle violâtre.
Cette maigreur de Savigny, du reste, et ces yeux cernés de
Hauteclaire, pouvaient venir d'autre chose que de la vie
compressive qu'ils s'étaient imposée. Ils pouvaient venir de tant
de choses, dans ce milieu souterrainement volcanisé! J'en étais à
regarder ces marques trahissantes à leurs visages, m'interrogeant
tout bas et ne sachant trop que me répondre, quand un jour, étant
allé faire ma tournée de médecin dans les alentours, je revins le
soir par Savigny. Mon intention était d'entrer au château, comme à
l'ordinaire; mais un accouchement très laborieux d'une femme de la
campagne m'avait retenu fort tard, et, quand je passai par le
château, l'heure était beaucoup trop avancée pour que j'y pusse
entrer. Je ne savais pas même l'heure qu'il était. Ma montre de
chasse s'était arrêtée. Mais la lune, qui avait commencé de
descendre de l'autre côté de sa courbe dans le ciel, marquait, à
ce vaste cadran bleu, un peu plus de minuit, et touchait presque,
de la pointe inférieure de son croissant, de la pointe inférieure
de son croissant, la pointe des hauts sapins de Savigny, derrière
lesquels elle allait disparaître...

-- ... Êtes-vous allé parfois à Savigny? -- fit le docteur, en
s'interrompant tout à coup et en se tournant vers moi. -- Oui, --
reprit-il, à mon signe de tête. -- Eh bien! vous savez qu'on est
obligé d'entrer dans ce bois de sapins et de passer le long des
murs du château, qu'il faut doubler comme un cap, pour prendre la
route qui mène directement à V... Tout à coup, dans l'épaisseur de
ce bois noir où je ne voyais goutte de lumière ni n'entendais
goutte de bruit, voilà qu'il m'en arriva un à l'oreille que je
pris pour celui d'un battoir, -- le battoir de quelque pauvre
femme, occupée le jour aux champs, et qui profitait du clair de
lune pour laver son linge à quelque lavoir ou à quelque fossé...
Ce ne fut qu'en avançant vers le château, qu'à ce claquement
régulier se mêla un autre bruit qui m'éclaira sur la nature du
premier. C'était un cliquetis d'épées qui se croisent, et se
frottent, et s'agacent. Vous savez comme on entend tout dans le
silence et l'air fin des nuits, comme les moindres bruits y
prennent des précisions de distinctibilité singulière!
J'entendais, à ne pouvoir m'y méprendre, le froissement animé du
fer. Une idée me passa dans l'esprit; mais, quand je débouchai du
bois de sapins du château, blêmi par la lune, et dont une fenêtre
était ouverte:

-- Tiens! -- fis-je, admirant la force des goûts et des habitudes,
-- voilà donc toujours leur manière de faire l'amour!

Il était évident que c'était Serlon et Hauteclaire qui faisaient
des armes à cette heure. On entendait les épées comme si on les
avait vues. Ce que j'avais pris pour le bruit des battoirs
c'étaient les appels du pied des tireurs. La fenêtre ouverte
l'était dans le pavillon le plus éloigné, des quatre pavillons, de
celui où se trouvait la chambre de la comtesse. Le château
endormi, morne et blanc sous la lune, était comme une chose
morte... Partout ailleurs que dans ce pavillon, choisi à dessein,
et dont la porte-fenêtre, ornée d'un balcon, donnait sous des
persiennes à moitié fermées, tout était silence et obscurité; mais
c'était de ces persiennes, à moitié fermées et zébrées de lumière
sur le balcon, que venait ce double bruit des appels du pied et du
grincement des fleurets. Il était si clair, il arrivait si net à
l'oreille, que je préjugeai avec raison, comme vous allez voir,
qu'ayant très chaud (on était en juillet), ils avaient ouvert la
porte du balcon sous les persiennes. J'avais arrêté mon cheval sur
le bord du bois, écoutant leur engagement qui paraissait très vif,
intéressé par cet assaut d'armes entre amants qui s'étaient aimés
les armes à la main et qui continuaient de s'aimer ainsi, quand,
au bout d'un certain temps, le cliquetis des fleurets et le
claquement des appels du pied cessèrent. Les persiennes de la
porte vitrée du balcon furent poussées et s'ouvrirent, et je n'eus
que le temps, pour ne pas être aperçu dans cette nuit claire, de
faire reculer mon cheval dans l'ombre du bois de sapins. Serlon et
Hauteclaire vinrent s'accouder sur la rampe en fer du balcon. Je
les discernais à merveille. La lune tomba derrière le petit bois,
mais la lumière d'un candélabre, que je voyais derrière eux dans
l'appartement, mettait en relief leur double silhouette.
Hauteclaire était vêtue, si cela s'appelle vêtue, comme je l'avais
vue tant de fois, donnant ses leçons à V..., lacée dans ce gilet
d'armes de peau de chamois qui lui faisait comme une cuirasse, et
les jambes moulées par ces chausses en soie qui en prenaient si
juste le contour musclé. Savigny portait à peu près le même
costume. Sveltes et robustes tous deux, ils apparaissaient sur le
fond lumineux, qui les encadrait, comme deux belles statues de la
Jeunesse et de la Force. Vous venez tout à l'heure d'admirer dans
ce jardin l'orgueilleuse beauté de l'un et de l'autre, que les
années n'ont pas détruite encore. Eh bien! aidez-vous de cela pour
vous faire une idée de la magnificence du couple que j'apercevais
alors, à ce balcon, dans ces vêtements serrés qui ressemblaient à
une nudité. Ils parlaient, appuyés à la rampe, mais trop bas pour
que j'entendisse leurs paroles; mais les attitudes de leurs corps
les disaient pour eux. Il y eut un moment où Savigny laissa tomber
passionnément son bras autour de cette taille d'amazone qui
semblait faite pour toutes les résistances et qui n'en fit pas...
Et, la fière Hauteclaire se suspendant presque en même temps au
cou de Serlon, ils formèrent, à eux deux, ce fameux et voluptueux
groupe de Canova qui est dans toutes les mémoires, et ils
restèrent ainsi sculptés bouche à bouche le temps, ma foi, de
boire, sans s'interrompre et sans reprendre, au moins une
bouteille de baisers! Cela dura bien soixante pulsations comptées
à ce pouls qui allait plus vite qu'à présent, et que ce spectacle
fit aller plus vite encore...

Oh! oh! -- fis-je, quand je débusquai de mon bois et qu'ils furent
rentrés, toujours enlacés l'un à l'autre, dans l'appartement dont
ils abaissèrent les rideaux, de grands rideaux sombres. -- Il
faudra bien qu'un de ces matins ils se confient à moi. Ce n'est
pas seulement eux qu'ils auront à cacher. -- En voyant ces
caresses et cette intimité qui me révélaient tout, j'en tirais, en
médecin, les conséquences. Mais leur ardeur devait tromper mes
prévisions. Vous savez comme moi que les êtres qui s'aiment trop
(le cynique docteur dit un autre mot) ne font pas d'enfants. Le
lendemain matin, j'allai à Savigny. Je trouvai Hauteclaire
redevenue Eulalie, assise dans l'embrasure d'une des fenêtres du
long corridor qui aboutissait à la chambre de sa maîtresse, une
masse de linge et de chiffons sur une chaise devant elle, occupée
à coudre et à tailler là-dedans, elle, la tireuse d'épée de la
nuit! S'en douterait-on? pensai-je, en l'apercevant avec son
tablier blanc et ces formes que j'avais vues, comme si elles
avaient été nues, dans le cadre éclairé du balcon, noyées alors
dans les plis d'une jupe qui ne pouvait pas les engloutir... Je
passai, mais sans lui parler, car je ne lui parlais que le moins
possible, ne voulant pas avoir avec elle l'air de savoir ce que je
savais et ce qui aurait peut-être filtré à travers ma voix ou mon
regard. Je me sentais bien moins comédien qu'elle, et je me
craignais... D'ordinaire, lorsque je passais le long de ce
corridor où elle travaillait toujours, quand elle n'était pas de
service auprès de la comtesse, elle m'entendait si bien venir,
elle était si sûre que c'était moi, qu'elle ne relevait jamais la
tête. Elle restait inclinée sous son casque de batiste empesée, ou
sous cette autre coiffe normande qu'elle portait aussi à certains
jours, et qui ressemble au hennin d'Isabeau de Bavière, les yeux
sur son travail et les joues voilées par ces longs tire-bouchons
d'un noir bleu qui pendaient sur leur ovale pâle, n'offrant à ma
vue que la courbe d'une nuque estompée par d'épais frisons, qui
s'y tordaient comme les désirs qu'ils faisaient naître. Chez
Hauteclaire, c'est surtout l'animal qui est superbe. Nulle femme
plus qu'elle n'eut peut-être ce genre de beauté-là... Les hommes,
qui, entre eux, se disent tout, l'avaient bien souvent remarquée.
A V..., quand elle y donnait des leçons d'armes, les hommes
l'appelaient entre eux: Mademoiselle Esaü... Le Diable apprend aux
femmes ce qu'elles sont, ou plutôt elles l'apprendraient au
Diable, s'il pouvait l'ignorer... Hauteclaire, si peu coquette
pourtant, avait en écoutant, quand on lui parlait, des façons de
prendre et d'enrouler autour de ses doigts les longs cheveux
frisés et tassés à cette place du cou, ces rebelles au peigne qui
avait lissé le chignon, et dont un seul suffit pour troubler
l'âme, nous dit la Bible. Elle savait bien les idées que ce jeu
faisait naître! Mais à présent, depuis qu'elle était femme de
chambre, je ne l'avais pas vue, une seule fois, se permettre ce
geste de la puissance jouant avec la flamme, même en regardant
Savigny.

Mon cher, ma parenthèse est longue; mais tout ce qui vous fera
bien connaître ce qu'était Hauteclaire Stassin importe à mon
histoire... Ce jour-là, elle fut bien obligée de se déranger et de
venir me montrer son visage, car la comtesse la sonna et lui
commanda de me donner de l'encre et du papier dont j'avais besoin
pour une ordonnance, et elle vint. Elle vint, le dé d'acier au
doigt, qu'elle ne prit pas le temps d'ôter, ayant piqué l'aiguille
enfilée sur sa provocante poitrine, où elle en avait piqué une
masse d'autres pressées les unes contre les autres et
l'embellissant de leur acier. Même l'acier des aiguilles allait
bien à cette diablesse de fille, faite pour l'acier, et qui, au
Moyen Age, aurait porté la cuirasse. Elle se tint debout devant
moi pendant que j'écrivais, m'offrant l'écritoire avec ce noble et
moelleux mouvement dans les avant-bras que l'habitude de faire des
armes lui avait donné plus qu'à personne. Quand j'eus fini, je
levai les yeux et je la regardai, pour ne rien affecter, et je lui
trouvai le visage fatigué de sa nuit. Savigny, qui n'était pas là
quand j'étais arrivé, entra tout à coup. Il était bien plus
fatigué qu'elle... Il me parla de l'état de la comtesse, qui ne
guérissait pas. Il m'en parla comme un homme impatienté qu'elle ne
guérit pas. Il avait le ton amer, violent, contracté de l'homme
impatienté. Il allait et venait en parlant. Je le regardais
froidement, trouvant la chose trop forte pour le coup, et ce ton
napoléonien avec moi un peu inconvenant. "Mais si je guérissais ta
femme, -- pensai-je insolemment, -- tu ne ferais pas des armes et
l'amour toute la nuit avec ta maîtresse." J'aurais pu le rappeler
au sentiment de la réalité et de la politesse qu'il oubliait, lui
planter sous le nez, si cela m'avait plu, les sels anglais d'une
bonne réponse. Je me contentai de le regarder. Il devenait plus
intéressant pour moi que jamais, car il m'était évident qu'il
jouait plus que jamais la comédie.»

Et le docteur s'arrêta de nouveau. Il plongea son large pouce et
son index dans sa boîte d'argent guilloché et aspira une prise de
macoubac, comme il avait l'habitude d'appeler pompeusement son
tabac. Il me parut si intéressant à son tour, que je ne lui fis
aucune observation et qu'il reprit, après avoir absorbé sa prise
et passé son doigt crochu sur la courbure de son avide nez en bec
de corbin:

«Oh! pour impatienté, il l'était réellement; mais ce n'était point
parce que sa femme ne guérissait pas, cette femme à laquelle il
était si déterminément infidèle! Que diable! lui qui concubinait
avec une servante dans sa propre maison, ne pouvait guère
s'encolérer parce que sa femme ne guérissait pas! Est-ce que, elle
guérie, l'adultère n'eût pas été plus difficile? Mais c'était
vrai, pourtant, que la traînerie de ce mal sans bout le lassait,
lui portait sur les nerfs. Avait-il pensé que ce serait moins
long? Et, depuis, lorsque j'y ai songé, si l'idée d'en finir vint
à lui ou à elle, ou à tous les deux, puisque la maladie ou le
médecin n'en finissait pas, c'est peut-être de ce moment-là...»

-- Quoi! docteur, ils auraient donc?...

Je n'achevai pas, tant cela me coupait la parole, l'idée qu'il me
donnait!

Il baissa la tête en me regardant, aussi tragique que la statue du
Commandeur, quand elle accepte de souper.

«Oui! -- souffla-t-il lentement, d'une voix basse, répondant à ma
pensée: -- Au moins, à quelques jours de là, tout le pays apprit
avec terreur que la comtesse était morte empoisonnée...»

-- Empoisonnée! m'écriai-je.

«... Par sa femme de chambre, Eulalie, qui avait pris une fiole
l'une pour l'autre et qui, disait-on, avait fait avaler à sa
maîtresse une bouteille d'encre double, au lieu d'une médecine que
j'avais prescrite. C'était possible, après tout, qu'une pareille
méprise. Mais je savais, moi, qu'Eulalie, c'était Hauteclaire!
Mais je les avais vus, tous deux, faire le groupe de Canova, au
balcon! Le monde n'avait pas vu ce que j'avais vu. Le monde n'eut
d'abord que l'impression d'un accident terrible. Mais quand, deux
ans après cette catastrophe, on apprit que le comte Serlon de
Savigny épousait publiquement la fille à Stassin, -- car il fallut
bien déclencher qui elle était, la fausse Eulalie, -- et qu'il
allait la coucher dans les draps chauds encore de sa première
femme, Mlle Delphine de Cantor, oh! alors, ce fut un grondement de
tonnerre de soupçons à voix basse, comme si on avait eu peur de ce
qu'on disait et de ce qu'on pensait. Seulement, au fond, personne
ne savait. On ne savait que la monstrueuse mésalliance, qui fit
montrer au doigt le comte de Savigny et l'isola comme un
pestiféré. Cela suffisait bien, du reste. Vous savez quel
déshonneur c'est, ou plutôt c'était, car les choses ont bien
changé aussi dans ce pays-là, que de dire d'un homme: Il a épousé
sa servante! Ce déshonneur s'étendit et resta sur Serlon comme une
souillure. Quant à l'horrible bourdonnement du crime soupçonné qui
avait couru, il s'engourdit bientôt comme celui d'un taon qui
tombe lassé dans une ornière. Mais il y avait cependant quelqu'un
qui savait et qui était sûr...»

-- Et ce ne pouvait être que vous, docteur? -- interrompis-je.

-- C'était moi, en effet, -- reprit-il, -- mais pas moi tout seul.
Si j'avais été seul pour savoir, je n'aurais jamais eu que de
vagues lueurs, pires que l'ignorance... Je n'aurais jamais été
sûr, et, fit-il, en s'appuyant sur les mots avec l'aplomb de la
sécurité complète: -- je le suis!

«Et, écoutez bien comme je le suis!» -- ajouta-t-il, en me prenant
le genou avec ses doigts noueux, comme avec une pince. Or, son
histoire me pinçait encore plus que ce système d'articulations de
crabe qui formait sa redoutable main.

«Vous vous doutez bien, -- continua-t-il, -- que je fus le premier
à savoir l'empoisonnement de la comtesse. Coupables ou non, il
fallait bien qu'ils m'envoyassent chercher, moi qui étais le
médecin. On ne prit pas la peine de seller un cheval. Un garçon
d'écurie vint à poil et au grand galop me trouver à V..., d'où je
le suivis, du même galop, à Savigny. Quand j'arrivai, -- cela
avait-il été calculé? -- il n'était plus possible d'arrêter les
ravages de l'empoisonnement. Serlon, dévasté de physionomie, vint
au devant de moi dans la cour et me dit, au dégagé de l'étrier,
comme s'il eût eu peur des mots dont il se servait:

-- Une domestique s'est trompée. (Il évitait de dire: Eulalie, que
tout le monde nommait le lendemain.) Mais, docteur, ce n'est pas
possible! Est-ce que l'encre double serait un poison?...

-- Cela dépend des substances avec quoi elle est faite, --
repartis-je. -- Il m'introduisit chez la comtesse, épuisée de
douleur, et dont le visage rétracté ressemblait à un peloton de
fil blanc tombé dans de la teinture verte... Elle était effrayante
ainsi. Elle me sourit affreusement de ses lèvres noires et de ce
sourire qui dit à un homme qui se tait: "Je sais bien ce que vous
pensez..." D'un tour d'oeil je cherchai dans la chambre si Eulalie
ne s'y trouvait pas. J'aurais voulu voir sa contenance à pareil
moment. Elle n'y était point. Toute brave qu'elle fût, avait-elle
eu peur de moi?... Ah! je n'avais encore que d'incertaines
données...

La comtesse fit un effort en m'apercevant et s'était soulevée sur
son coude.

-- Ah! vous voilà, docteur, -- dit-elle; -- mais vous venez trop
tard. Je suis morte. Ce n'est pas le médecin qu'il fallait envoyer
chercher, Serlon, c'était le prêtre. Allez! donnez des ordres pour
qu'il vienne, et que tout le monde me laisse seule deux minutes
avec le docteur. Je le veux!

Elle dit ce: Je le veux, comme je ne le lui avais jamais entendu
dire, -- comme une femme qui avait ce front et ce menton dont je
vous ai parlé.

-- Même moi? -- dit Savigny, faiblement.

-- Même vous, -- fit-elle. Et elle ajouta, presque caressante: --
Vous savez, mon ami, que les femmes ont surtout des pudeurs pour
ceux qu'elles aiment.

À peine fut-il sorti, qu'un atroce changement se produisit en
elle. De douce, elle devint fauve.

-- Docteur, -- dit-elle d'une voix haineuse, -- ce n'est pas un
accident que ma mort, c'est un crime. Serlon aime Eulalie, et elle
m'a empoisonnée! Je ne vous ai pas cru quand vous m'avez dit que
cette fille était trop belle pour une femme de chambre. J'ai eu
tort. Il aime cette scélérate, cette exécrable fille qui m'a tuée.
Il est plus coupable qu'elle, puisqu'il l'aime et qu'il m'a trahie
pour elle. Depuis quelques jours, les regards qu'ils se jetaient
des deux côtés de mon lit m'ont bien avertie. Et encore plus le
goût horrible de cette encre avec laquelle ils m'ont
empoisonnée!!... Mais j'ai tout bu, j'ai tout pris, malgré cet
affreux goût, parce que j'étais bien aise de mourir! Ne me parlez
pas de contre-poison. Je ne veux d'aucun de vos remèdes. Je veux
mourir.

-- Alors, pourquoi m'avez-vous fait venir, madame la comtesse?...

-- Eh bien! voici pourquoi, reprit-elle haletante... -- C'est pour
vous dire qu'ils m'ont empoisonnée, et pour que vous me donniez
votre parole d'honneur de le cacher. Tout ceci va faire un éclat
terrible. Il ne le faut pas. Vous êtes mon médecin, et on vous
croira, vous, quand vous parlerez de cette méprise qu'ils ont
inventée, quand vous direz que même je ne serais pas morte, que
j'aurais pu être sauvée, si depuis longtemps ma santé n'avait été
perdue. Voilà ce qu'il faut me jurer, docteur...

Et comme je ne répondais pas, elle vit ce qui s'élevait en moi. Je
pensais qu'elle aimait son mari au point de vouloir le sauver.
C'était l'idée qui m'était venue, l'idée naturelle et vulgaire,
car il est des femmes tellement pétries pour l'amour et ses
abnégations, qu'elles ne rendent pas le coup dont elles meurent.
Mais la comtesse de Savigny ne m'avait jamais produit l'effet
d'être une de ces femmes-là!

-- Ah! ce n'est pas ce que vous croyez qui me fait vous demander
de me jurer cela, docteur! Oh! non! je hais trop Serlon en ce
moment pour ne pas, malgré sa trahison, l'aimer encore... Mais je
ne suis pas si lâche que de lui pardonner! Je m'en irai de cette
vie, jalouse de lui, et implacable. Mais il ne s'agit pas de
Serlon, docteur, reprit-elle avec énergie, en me découvrant tout
un côté de son caractère que j'avais entrevu, mais que je n'avais
pas pénétré dans ce qu'il avait de plus profond. Il s'agit du
comte de Savigny. Je ne veux pas, quand je serai morte, que le
comte de Savigny passe pour l'assassin de sa femme. Je ne veux pas
qu'on le traîne en cour d'assises, qu'on l'accuse de complicité
avec une servante adultère et empoisonneuse! Je ne veux pas que
cette tache reste sur ce nom de Savigny, que j'ai porté. Oh! s'il
ne s'agissait que de lui, il est digne de tous les échafauds!
Mais, lui, je lui mangerais le coeur! Mais il s'agit de nous tous,
les gens comme il faut du pays! Si nous étions encore ce que nous
devrions être, j'aurais fait jeter cette Eulalie dans une des
oubliettes du château de Savigny, et il n'en aurait plus été
question jamais! Mais, à présent, nous ne sommes plus les maîtres
chez nous. Nous n'avons plus notre justice expéditive et muette,
et je ne veux pour rien des scandales et des publicités de la
vôtre, docteur; et j'aime mieux les laisser dans les bras l'un de
l'autre, heureux et délivrés de moi, et mourir enragée comme je
meurs, que de penser, en mourant, que la noblesse de V... aurait
l'ignominie de compter un empoisonneur dans ses rangs.»

«Elle parlait avec une vibration inouïe, malgré les tremblements
saccadés de sa mâchoire qui claquait à briser ses dents. Je la
reconnaissais, mais je l'apprenais encore! C'était bien la fille
noble qui n'était que cela, la fille noble plus forte, en mourant,
que la femme jalouse. Elle mourait bien comme une fille de V...,
la dernière ville noble de France! Et touché de cela plus peut-
être que je n'aurais dû l'être, je lui promis et je lui jurai, si
je ne la sauvais pas, de faire ce qu'elle me demandait.

Et je l'ai fait, mon cher. Je ne la sauvai pas. Je ne pus pas la
sauver: elle refusa obstinément tout remède. Je dis ce qu'elle
avait voulu, quand elle fut morte, et je persuadai... Il y a bien
vingt-cinq ans de cela... À présent, tout est calmé, silencé,
oublié, de cette épouvantable aventure. Beaucoup de contemporains
sont morts. D'autres générations ignorantes, indifférentes, ont
poussé sur leurs tombes, et la première parole que je dis de cette
sinistre histoire, c'est à vous!

Et encore, il a fallu ce que nous venons de voir pour vous la
raconter. Il a fallu ces deux êtres, immuablement beaux malgré le
temps, immuablement heureux malgré leur crime, puissants,
passionnés, absorbés en eux, passant aussi superbement dans la vie
que dans ce jardin, semblables à deux de ces Anges d'autel qui
s'enlèvent, unis dans l'ombre d'or de leurs quatre ailes!»

J'étais épouvanté... -- Mais, -- fis-je, -- si c'est vrai ce que
vous me contez là, docteur, c'est un effroyable désordre dans la
création que le bonheur de ces gens-là.

-- C'est un désordre ou c'est un ordre, comme il vous plaira, --
répondit le docteur Torty, cet athée absolu et tranquille aussi,
comme ceux dont il parlait, mais c'est un fait. Ils sont heureux
exceptionnellement, et insolemment heureux. Je suis bien vieux, et
j'ai vu dans ma vie bien des bonheurs qui n'ont pas duré; mais je
n'ai vu que celui-là qui fût aussi profond, et qui dure toujours!

«Et croyez que je l'ai bien étudié, bien scruté, bien perscruté!
Croyez que j'ai bien cherché la petite bête dans ce bonheur-là! Je
vous demande pardon de l'expression, mais je puis dire que je l'ai
pouillé... J'ai mis les deux pieds et les deux yeux aussi avant
que j'ai pu dans la vie de ces deux êtres, pour voir s'il n'y
avait pas à leur étonnant et révoltant bonheur un défaut, une
cassure, si petite qu'elle fût, à quelque endroit caché; mais je
n'ai jamais rien trouvé qu'une félicité à faire envie, et qui
serait une excellente et triomphante plaisanterie du Diable contre
Dieu, s'il y avait un Dieu et un Diable! Après la mort de la
comtesse, je demeurai, comme vous le pensez bien, en bons termes
avec Savigny. Puisque j'avais fait tant que de prêter l'appui de
mon affirmation à la fable imaginée par eux pour expliquer
l'empoisonnement, ils n'avaient pas d'intérêt à m'écarter, et moi
j'en avais un très grand à connaître ce qui allait suivre, ce
qu'ils allaient faire, ce qu'ils allaient devenir. J'étais
horripilé, mais je bravais mes horripilations... Ce qui suivit, ce
fut d'abord le deuil de Savigny, lequel dura les deux ans d'usage,
et que Savigny porta de manière à confirmer l'idée publique qu'il
était le plus excellent des maris, passés, présents et futurs...
Pendant ces deux ans, il ne vit absolument personne. Il s'enterra
dans son château avec une telle rigueur de solitude, que personne
ne sut qu'il avait gardé à Savigny Eulalie, la cause involontaire
de la mort de la comtesse et qu'il aurait dû, par convenance
seule, mettre à la porte, même dans la certitude de son innocence.
Cette imprudence de garder chez soi une telle fille, après une
telle catastrophe, me prouvait la passion insensée que j'avais
toujours soupçonnée dans Serlon. Aussi ne fus-je nullement surpris
quand un jour, en revenant d'une de mes tournées de médecin, je
rencontrai un domestique sur la route de Savigny, à qui je
demandai des nouvelles de ce qui se passait au château, et qui
m'apprit qu'Eulalie y était toujours... À l'indifférence avec
laquelle il me dit cela, je vis que personne, parmi les gens du
comte, ne se doutait qu'Eulalie fût sa maîtresse. "Ils jouent
toujours serré, -- me dis-je. Mais pourquoi ne s'en vont-ils pas
du pays? Le comte est riche. Il peut vivre grandement partout.
Pourquoi ne pas filer avec cette belle diablesse (en fait de
diablesse, je croyais à celle-là) qui, pour le mieux crocheter, a
préféré vivre dans la maison de son amant, au péril de tout, que
d'être sa maîtresse à V..., dans quelque logement retiré où il
serait allé bien tranquillement la voir en cachette?" Il y avait
là un dessous que je ne comprenais pas. Leur délire, leur
dévorement d'eux-mêmes étaient-ils donc si grands qu'ils ne
voyaient plus rien des prudences et des précautions de la vie?...
Hauteclaire, que je supposais plus forte de caractère que Serlon,
Hauteclaire, que je croyais l'homme des deux dans leurs rapports
d'amants, voulait-elle rester dans ce château où on l'avait vue
servante et où l'on devait la voir maîtresse, et en restant, si on
l'apprenait et si cela faisait un scandale, préparer l'opinion à
un autre scandale bien plus épouvantable, son mariage avec le
comte de Savigny? Cette idée ne m'était pas venue à moi, si elle
lui était venue à elle, en cet instant de mon histoire.
Hauteclaire Stassin, fille de ce vieux pilier de salle d'armes, La
Pointe-au-corps, -- que nous avions tous vue, à V..., donner des
leçons et se fendre à fond en pantalon collant, -- comtesse de
Savigny! Allons donc! Qui aurait cru à ce renversement, à cette
fin du monde? Oh! pardieu, je croyais très bien, pour ma part, in
petto, que le concubinage continuerait d'aller son train entre ces
deux fiers animaux, qui avaient, au premier coup d'oeil, reconnu
qu'ils étaient de la même espèce et qui avaient osé l'adultère
sous les yeux mêmes de la comtesse. Mais le mariage, le mariage
effrontément accompli au nez de Dieu et des hommes, mais ce défi
jeté à l'opinion de toute une contrée outragée dans ses sentiments
et dans ses moeurs, j'en étais, d'honneur! à mille lieues, et si
loin que quand, au bout des deux ans du deuil de Serlon, la chose
se fit brusquement, le coup de foudre de la surprise me tomba sur
la tête comme si j'avais été un de ces imbéciles qui ne
s'attendent jamais à rien de ce qui arrive, et qui, dans le pays,
se mirent alors à piauler comme les chiens, fouettés dans la nuit,
piaulent aux carrefours.

Du reste, en ces deux ans du deuil de Serlon, si strictement
observé et qui fut, quand on en vit la fin, si furieusement taxé
d'hypocrisie et de bassesse, je n'allai pas beaucoup au château de
Savigny... Qu'y serais-je allé faire?... On s'y portait très bien,
et jusqu'au moment peu éloigné peut-être où l'on m'enverrait
chercher nuitamment, pour quelque accouchement qu'il faudrait bien
cacher encore, on n'y avait pas besoin de mes services. Néanmoins,
entre temps, je risquais une visite au comte. Politesse doublée de
curiosité éternelle. Serlon me recevait ici ou là, selon
l'occurrence et où il était, quand j'arrivais. Il n'avait pas le
moindre embarras avec moi. Il avait repris sa bienveillance. Il
était grave. J'avais déjà remarqué que les êtres heureux sont
graves. Ils portent en eux attentivement leur coeur, comme un
verre plein, que le moindre mouvement peut faire déborder ou
briser... Malgré sa gravité et ses vêtements noirs, Serlon avait
dans les yeux l'incoercible expression d'une immense félicité. Ce
n'était plus l'expression du soulagement et de la délivrance qui y
brillait, comme le jour où, chez sa femme, il s'était aperçu que
je reconnaissais Hauteclaire, mais que j'avais pris le parti de ne
pas la reconnaître. Non, parbleu! c'était bel et bien du bonheur!
Quoique, en ces visites cérémonieuses et rapides, nous ne nous
entretinssions que de choses superficielles et extérieures, la
voix du comte de Savigny, pour les dire, n'était pas la même voix
qu'au temps de sa femme. Elle révélait à présent, par la plénitude
presque chaude de ses intonations, qu'il avait peine à contenir
des sentiments qui ne demandaient qu'à lui sortir de la poitrine.
Quant à Hauteclaire (toujours Eulalie, et au château, ainsi que me
l'avait dit le domestique), je fus assez longtemps sans la
rencontrer. Elle n'était plus, quand je passais, dans le corridor
où elle se tenait du temps de la comtesse, travaillant dans son
embrasure. Et, pourtant, la pile de linge à la même place, et les
ciseaux, et l'étui, et le dé sur le bord de la fenêtre, disaient
qu'elle devait toujours travailler là, sur cette chaise vide et
tiède peut-être, qu'elle avait quittée, m'entendant venir. Vous
vous rappelez que j'avais la fatuité de croire qu'elle redoutait
la pénétration de mon regard; mais, à présent, elle n'avait plus à
la craindre. Elle ignorait que j'eusse reçu la terrible confidence
de la comtesse. Avec la nature audacieuse et altière que je lui
connaissais, elle devait même être contente de pouvoir braver la
sagacité qui l'avait devinée. Et, de fait, ce que je présumais
était la vérité, car le jour où je la rencontrai enfin, elle avait
son bonheur écrit sur son front d'une si radieuse manière, qu'en y
répandant toute la bouteille d'encre double avec laquelle elle
avait empoisonné la comtesse, on n'aurait pas pu l'effacer!

C'est dans le grand escalier du château que je la rencontrai cette
première fois. Elle le descendait et je le montais. Elle le
descendait un peu vite; mais quand elle me vit, elle ralentit son
mouvement, tenant sans doute à me montrer fastueusement son
visage, et à me mettre bien au fond des yeux ses yeux qui peuvent
faire fermer ceux des panthères, mais qui ne firent pas fermer les
miens. En descendant les marches de son escalier, ses jupes
flottant en arrière sous les souffles d'un mouvement rapide, elle
semblait descendre du ciel. Elle était sublime d'air heureux. Ah!
son air était à quinze mille lieues au-dessus de l'air de Serlon!
Je n'en passai pas moins sans lui donner signe de politesse, car
si Louis XIV saluait les femmes de chambre dans les escaliers, ce
n'étaient pas des empoisonneuses! Femme de chambre, elle l'était
encore ce jour-là, de tenue, de mise, de tablier blanc; mais l'air
heureux de la plus triomphante et despotique maîtresse avait
remplacé l'impassibilité de l'esclave. Cet air-là ne l'a point
quittée. Je viens de le revoir, et vous avez pu en juger. Il est
plus frappant que la beauté même du visage sur lequel il
resplendit. Cet air surhumain de la fierté dans l'amour heureux,
qu'elle a dû donner à Serlon, qui d'abord, lui, ne l'avait pas,
elle continue, après vingt ans, de l'avoir encore, et je ne l'ai
vu ni diminuer, ni se voiler un instant sur la face de ces deux
étranges Privilégiés de la vie. C'est par cet air-là qu'ils ont
toujours répondu victorieusement à tout, à l'abandon, aux mauvais
propos, aux mépris de l'opinion indignée, et qu'ils ont fait
croire à qui les rencontre que le crime dont ils ont été accusés
quelques jours n'était qu'une atroce calomnie.»

-- Mais vous, docteur, -- interrompis-je, -- après tout ce que
vous savez, vous ne pouvez pas vous laisser imposer par cet air-
là? Vous ne les avez pas suivis partout? Vous ne les voyez pas à
toute heure?

«Excepté dans leur chambre à coucher, le soir, et ce n'est pas là
qu'ils le perdent, -- fit le docteur Torty, gaillard, mais
profond, -- je les ai vus, je crois bien, à tous les moments de
leur vie depuis leur mariage, qu'ils allèrent faire je ne sais où,
pour éviter le charivari que la populace de V..., aussi furieuse à
sa façon que la Noblesse à la sienne, se promettait de leur
donner. Quand ils revinrent mariés, elle, authentiquement comtesse
de Savigny, et lui, absolument déshonoré par un mariage avec une
servante, on les planta là, dans leur château de Savigny. On leur
tourna le dos. On les laissa se repaître d'eux tant qu'ils
voulurent... Seulement, ils ne s'en sont jamais repus, à ce qu'il
paraît; encore tout à l'heure, leur faim d'eux-mêmes n'est pas
assouvie. Pour moi, qui ne veux pas mourir, en ma qualité de
médecin, sans avoir écrit un traité de tératologie, et qu'ils
intéressaient... comme des monstres, je ne me mis point à la queue
de ceux qui les fuirent. Lorsque je vis la fausse Eulalie
parfaitement comtesse, elle me reçut comme si elle l'avait été
toute sa vie. Elle se souciait bien que j'eusse dans la mémoire le
souvenir de son tablier blanc et de son plateau! "Je ne suis plus
Eulalie, -- me dit-elle; -- je suis Hauteclaire, Hauteclaire
heureuse d'avoir été servante pour lui..." Je pensais qu'elle
avait été bien autre chose; mais comme j'étais le seul du pays qui
fût allé à Savigny, quand ils y revinrent, j'avais toute honte
bue, et je finis par y aller beaucoup. Je puis dire que je
continuai de m'acharner à regarder et à percer dans l'intimité de
ces deux êtres, si complètement heureux par l'amour. Eh bien! vous
me croirez si vous voulez, mon cher, la pureté de ce bonheur,
souillé par un crime dont j'étais sûr, je ne l'ai pas vue, je ne
dirai pas ternie, mais assombrie une seule minute dans un seul
jour. Cette boue d'un crime lâche qui n'avait pas eu le courage
d'être sanglant, je n'en ai pas une seule fois aperçu la tache sur
l'azur de leur bonheur! C'est à terrasser, n'est-il pas vrai? tous
les moralistes de la terre, qui ont inventé le bel axiome du vice
puni et de la vertu récompensée! Abandonnés et solitaires comme
ils l'étaient, ne voyant que moi, avec lequel ils ne se gênaient
pas plus qu'avec un médecin devenu presque un ami, à force de
hantises, ils ne se surveillaient point. Ils m'oubliaient et
vivaient très bien, moi présent, dans l'enivrement d'une passion à
laquelle je n'ai rien à comparer, voyez-vous, dans tous les
souvenirs de ma vie... Vous venez d'en être le témoin il n'y a
qu'un moment: ils sont passés là, et ils ne m'ont pas même aperçu,
et j'étais à leur coude! Une partie de ma vie avec eux, ils ne
m'ont pas vu davantage... Polis, aimables, mais le plus souvent
distraits, leur manière d'être avec moi était telle, que je ne
serais pas revenu à Savigny si je n'avais tenu à étudier
microscopiquement leur incroyable bonheur, et à y surprendre, pour
mon édification personnelle, le grain de sable d'une lassitude,
d'une souffrance, et, disons le grand mot: d'un remords. Mais
rien! rien! L'amour prenait tout, emplissait tout, bouchait tout
en eux, le sens moral et la conscience, -- comme vous dites, vous
autres; et c'est en les regardant, ces heureux, que j'ai compris
le sérieux de la plaisanterie de mon vieux camarade Broussais,
quand il disait de la conscience: "Voilà trente ans que je
dissèque, et je n'ai pas seulement découvert une oreille de ce
petit animal-là!"«

Et ne vous imaginez point, -- continua ce vieux diable de docteur
Torty, comme s'il eût lu dans ma pensée, -- que ce que je vous dis
là, c'est une thèse... la preuve d'une doctrine que je crois
vraie, et qui nie carrément la conscience comme la niait
Broussais. Il n'y a pas de thèse ici. Je ne prétends point entamer
vos opinions... Il n'y a que des faits, qui m'ont étonné autant
que vous. Il y a le phénomène d'un bonheur continu, d'une bulle de
savon qui grandit toujours et qui ne crève jamais! Quand le
bonheur est continu, c'est déjà une surprise; mais ce bonheur dans
le crime, c'est une stupéfaction, et voilà vingt ans que je ne
reviens pas de cette stupéfaction-là. Le vieux médecin, le vieux
observateur, le vieux moraliste... ou immoraliste -- (reprit-il,
voyant mon sourire), -- est déconcerté par le spectacle auquel il
assiste depuis tant d'années, et qu'il ne peut pas vous faire voir
en détail, car s'il y a un mot traînaillé partout, tant il est
vrai! c'est que le bonheur n'a pas d'histoire. Il n'a pas plus de
description. On ne peint pas plus le bonheur, cette infusion d'une
vie supérieure dans la vie, qu'on ne saurait peindre la
circulation du sang dans les veines. On s'atteste, aux battements
des artères, qu'il y circule, et c'est ainsi que je m'atteste le
bonheur de ces deux êtres que vous venez de voir, ce bonheur
incompréhensible auquel je tâte le pouls depuis si longtemps. Le
comte et la comtesse de Savigny refont tous les jours, sans y
penser, le magnifique chapitre de l'amour dans le mariage de Mme
de Staël, ou les vers plus magnifiques encore du Paradis perdu
dans Milton. Pour mon compte, à moi, je n'ai jamais été bien
sentimental ni bien poétique; mais ils m'ont, avec cet idéal
réalisé par eux, et que je croyais impossible, dégoûté des
meilleurs mariages que j'aie connus, et que le monde appelle
charmants. Je les ai toujours trouvés si inférieurs au leur, si
décolorés et si froids! La destinée, leur étoile, le hasard,
qu'est-ce que je sais? a fait qu'ils ont pu vivre pour eux-mêmes.
Riches, ils ont eu ce don de l'oisiveté sans laquelle il n'y a pas
d'amour, mais qui tue aussi souvent l'amour qu'elle est nécessaire
pour qu'il naisse... Par exception, l'oisiveté n'a pas tué le
leur. L'amour, qui simplifie tout, a fait de leur vie une
simplification sublime. Il n'y a point de ces grosses choses qu'on
appelle des événements dans l'existence de ces deux mariés, qui
ont vécu, en apparence, comme tous les châtelains de la terre,
loin du monde auquel ils n'ont rien à demander, se souciant aussi
peu de son estime que de son mépris. Ils ne se sont jamais
quittés. Où l'un va, l'autre l'accompagne. Les routes des environs
de V... revoient Hauteclaire à cheval, comme du temps du vieux La
Pointe-au-corps; mais c'est le comte de Savigny qui est avec elle,
et les femmes du pays, qui, comme autrefois, passent en voiture,
la dévisagent lus encore peut-être que quand elle était la grade
et mystérieuse jeune fille au voile bleu sombre, et qu'on ne
voyait pas. Maintenant, elle lève son voile, et leur montre
hardiment le visage de servante qui a su se faire épouser, et
elles rentrent indignées, mais rêveuses... Le comte et la comtesse
de Savigny ne voyagent point; ils viennent quelquefois à Paris,
mais ils n'y restent que quelques jours. Leur vie se concentre
donc tout entière dans ce château de Savigny, qui fut le théâtre
d'un crime dont ils ont peut-être perdu le souvenir, dans l'abîme
sans fond de leurs coeurs...

-- Et ils n'ont jamais eu d'enfants, docteur? -- lui dis-je.

-- Ah! -- fit le docteur Torty, -- vous croyez que c'est là qu'est
la fêlure, la revanche du Sort, et ce que vous appelez la
vengeance ou la justice de Dieu? Non, ils n'ont jamais eu
d'enfants. Souvenez-vous! Une fois, j'avais eu l'idée qu'ils n'en
auraient pas. Ils s'aiment trop... Le feu, -- qui dévore, --
consume et ne produit pas. Un jour, je le dis à Hauteclaire:

«-- Vous n'êtes donc pas triste de n'avoir pas d'enfant, madame la
comtesse?

-- Je n'en veux pas! -- fit-elle impérieusement. J'aimerais moins
Serlon. Les enfants, -- ajouta-t-elle avec une espèce de mépris, -
- sont bons pour les femmes malheureuses!»

Et le docteur Torty finit brusquement son histoire sur ce mot,
qu'il croyait profond.

Il m'avait intéressé, et je le lui dis: «-- Toute criminelle
qu'elle soit, -- fis-je, -- on s'intéresse à cette Hauteclaire.
Sans son crime, je comprendrais l'amour de Serlon.

-- Et peut-être même avec son crime!» -- dit le docteur. -- «Et
moi aussi!» -- ajouta-t-il, le hardi bonhomme.


Le dessous de cartes d'une partie de whist

I

-- Vous moquez-vous de nous, monsieur, avec une pareille histoire?

-- Est-ce qu'il n'y a pas, madame, une espèce de tulle qu'on
appelle du tulle illusion?...

(À une soirée chez le prince T...)

J'étais, un soir de l'été dernier, chez la baronne de Mascranny,
une des femmes de Paris qui aiment le plus l'esprit comme on en
avait autrefois, et qui ouvre les deux battants de son salon -- un
seul suffirait -- au peu qui en reste parmi nous. Est-ce que
dernièrement l'Esprit ne s'est pas changé en une bête à prétention
qu'on appelle l'Intelligence?... La baronne de Mascranny est, par
son mari, d'une ancienne et très illustre famille, originaire des
Grisons. Elle porte, comme tout le monde le sait, de gueules à
trois fasces, vivrées de gueules à l'aigle éployée d'argent,
addextrée d'une clef d'argent, senestrée d'un casque de même,
l'écu chargé, en coeur, d'un écusson d'azur à une fleur de lys
d'or; et ce chef, ainsi que les pièces qui le couvrent, ont été
octroyées par plusieurs souverains de l'Europe à la famille de
Mascranny, en récompense des services qu'elle leur a rendus à
différentes époques de l'histoire. Si les souverains de l'Europe
n'avaient pas aujourd'hui de bien autres affaires à démêler, ils
pourraient charger de quelque pièce nouvelle un écu déjà si
noblement compliqué, pour le soin véritablement héroïque que la
baronne prend de la conversation cette fille expirante des
aristocraties oisives et des monarchies absolues. Avec l'esprit et
les manières de son nom, la baronne de Mascranny a fait de son
salon une espèce de Coblentz délicieux où s'est réfugiée la
conversation d'autrefois, la dernière gloire de l'esprit français,
forcé d'émigrer devant les moeurs utilitaires et occupées de notre
temps. C'est là que chaque soir, jusqu'à ce qu'il se taise tout à
fait, il chante divinement son chant du cygne. Là, comme dans les
rares maisons de Paris où l'on a conservé les grandes traditions
de la causerie, on ne carre guère de phrases, et le monologue est
à peu près inconnu. Rien n'y rappelle l'article du journal et le
discours politique, ces deux moules si vulgaires de la pensée, au
dix-neuvième siècle. L'esprit se contente d'y briller en mots
charmants ou profonds, mais bientôt dits; quelquefois même en de
simples intonations, et moins que cela encore, en quelque petit
geste de génie. Grâce à ce bienheureux salon, j'ai mieux reconnu
une puissance dont je n'avais jamais douté, la puissance du
monosyllabe. Que de fois j'en ai entendu lancer ou laisser tomber
avec un talent bien supérieur à celui de Mlle Mars, la reine du
monosyllabe à la scène, mais qu'on eût lestement détrônée au
faubourg Saint-Germain, si elle avait pu y paraître; car les
femmes y sont trop grandes dames pour, quand elles sont fines, y
raffiner la finesse comme une actrice qui joue Marivaux.

Or, ce soir-là, par exception, le vent n'était pas au monosyllabe.
Quand j'entrai chez la baronne de Mascranny, il s'y trouvait assez
du monde qu'elle appelle ses intimes, et la conversation y était
animée de cet entrain qu'elle y a toujours. Comme les fleurs
exotiques qui ornent les vases de jaspe de ses consoles, les
intimes de la baronne sont un peu de tous les pays. Il y a parmi
eux des Anglais, des Polonais, des Russes; mais ce sont tous des
Français pour le langage et par ce tour d'esprit et de manières
qui est le même partout, à une certaine hauteur de société. Je ne
sais pas de quel point on était parti pour arriver là; mais, quand
j'entrai, on parlait romans. Parier romans, c'est comme si chacun
avait parlé de sa vie. Est-il nécessaire d'observer que, dans
cette réunion d'hommes et de femmes du monde, on n'avait pas le
pédantisme d'agiter la question littéraire? Le fond des choses, et
non la forme, préoccupait. Chacun de ces moralistes supérieurs, de
ces praticiens, à divers degrés, de la passion et de la vie, qui
cachaient de sérieuses expériences sous des propos légers et des
airs détachés, ne voyait alors dans le roman qu'une question de
nature humaine, de moeurs et d'histoire. Rien de plus. Mais n'est-
ce donc pas tout?... Du reste, il fallait qu'on eût déjà beaucoup
causé sur ce sujet, car les visages avaient cette intensité de
physionomie qui dénote un intérêt pendant longtemps excité.
Délicatement fouettés les uns par les autres, tous ces esprits
avaient leur mousse. Seulement, quelques âmes vives -- j'en
pouvais compter trois ou quatre dans ce salon -- se tenaient en
silence, les unes le front baissé, les autres l'oeil fixé
rêveusement aux bagues d'une main étendue sur leurs genoux. Elles
cherchaient peut-être à corporiser leurs rêveries, ce qui est
aussi difficile que de spiritualiser ses sensations. Protégé par
la discussion, je me glissai sans être vu derrière le dos éclatant
et velouté de la belle comtesse de Damnaglia, qui mordait du bout
de sa lèvre l'extrémité de son éventail replié, tout en écoutant,
comme ils écoutaient tous, dans ce monde où savoir écouter est un
charme. Le jour baissait, un jour rose qui se teignait enfin de
noir, comme les vies heureuses. On était rangé en cercle et on
dessinait, dans la pénombre crépusculaire du salon, comme une
guirlande d'hommes et de femmes, dans des poses diverses,
négligemment attentives. C'était une espèce de bracelet vivant
dont la maîtresse de la maison, avec son profil égyptien, et le
lit de repos sur lequel elle est éternellement couchée, comme
Cléopâtre, formait l'agrafe. Une croisée ouverte laissait voir un
pan du ciel et le balcon où se tenaient quelques personnes. Et
l'air était si pur et le quai d'Orsay si profondément silencieux,
à ce moment-là, qu'elles ne perdaient pas une syllabe de la voix
qu'on entendait dans le salon, malgré les draperies en vénitienne
de la fenêtre, qui devaient amortir cette voix sonore et en
retenir les ondulations dans leurs plis. Quand j'eus reconnu celui
qui parlait, je ne m'étonnai ni de cette attention, -- qui n'était
plus seulement une grâce octroyée par la grâce,... -- ni de
l'audace de qui gardait ainsi la parole plus longtemps qu'on
n'avait coutume de le faire, dans ce salon d'un ton si exquis.

En effet, c'était le plus étincelant causeur de ce royaume de la
causerie. Si ce n'est pas son nom, voilà son titre! Pardon. Il en
avait encore un autre... La médisance ou la calomnie, ces
Ménechmes qui se ressemblent tant qu'on ne peut les reconnaître,
et qui écrivent leur gazette à rebours, comme si c'était de
l'hébreu (n'en est-ce pas souvent?), écrivaient en égratignures
qu'il avait été le héros de plus d'une aventure qu'il n'eût pas
certainement, ce soir-là, voulu raconter.

«... Les plus beaux romans de la vie -- disait-il, quand je
m'établis sur mes coussins de canapé, à l'abri des épaules de la
comtesse de Damnaglia, -- sont des réalités qu'on a touchées du
coude, ou même du pied, en passant. Nous en avons tous vu. Le
roman est plus commun que l'histoire. je ne parle pas de ceux-là
qui furent des catastrophes éclatantes, des drames joués par
l'audace des sentiments les plus exaltés à la majestueuse barbe de
l'Opinion; mais à part ces clameurs très rares, faisant scandale
dans une société comme la nôtre, qui était hypocrite hier, et qui
n'est plus que lâche aujourd'hui, il n'est personne de nous qui
n'ait été témoin de ces faits mystérieux de sentiment ou de
passion qui perdent toute une destinée, de ces brisements de coeur
qui ne rendent qu'un bruit sourd, comme celui d'un corps tombant
dans l'abîme caché d'une oubliette, et par-dessus lequel le monde
met ses mille voix ou son silence. On peut dire souvent du roman
ce que Molière disait de la vertu: "Où diable va-t-il se
nicher?..." Là où on le croit le moins, on le trouve! Moi qui vous
parle, j'ai vu dans mon enfance... non, vu n'est pas le mot! j'ai
deviné, pressenti, un de ces drames cruels, terribles, qui ne se
jouent pas en public, quoique le public en voie les acteurs tous
les jours; une de ces sanglantes comédies, comme disait Pascal,
mais représentées à huis clos, derrière une toile de manoeuvre, le
rideau de la vie privée et de l'intimité. Ce qui sort de ces
drames cachés, étouffés, que j'appellerai presque à transpiration
rentrée, est plus sinistre, et d'un effet plus poignant sur
l'imagination et sur le souvenir, que si le drame tout entier
s'était déroulé sous vos yeux. Ce qu'on ne sait pas centuple
l'impression de ce qu'on sait. Me trompé-je? Mais je me figure que
l'enfer, vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si,
d'un seul et planant regard, on pouvait l'embrasser tout entier.»

Ici, il fit une légère pause. Il exprimait un fait tellement
humain, d'une telle expérience d'imagination pour ceux qui en ont
un peu, que pas un contradicteur ne s'éleva. Tous les visages
peignaient la curiosité la plus vive. La jeune Sibylle, qui était
pliée en deux aux pieds du lit de repos où s'étendait sa mère, se
rapprocha d'elle avec une crispation de terreur, comme si l'on eût
glissé un aspic entre sa plate poitrine d'enfant et son corset.

-- Empêche-le, maman, -- dit-elle, avec la familiarité d'une
enfant gâtée, élevée pour être une despote, -- de nous dire ces
atroces histoires qui font frémir.

-- je me tairai, si vous le voulez, mademoiselle Sibylle, --
répondit celui qu'elle n'avait pas nommé, dans sa familiarité
naïve et presque tendre.

Lui, qui vivait si près de cette jeune âme, en connaissait les
curiosités et les peurs; car, pour toutes choses, elle avait
l'espèce d'émotion que l'on a quand on plonge les pieds dans un
bain plus froid que la température, et qui coupe l'haleine à
mesure qu'on entre dans la saisissante fraîcheur de son eau.

-- Sibylle n'a pas la prétention, que je sache, d'imposer silence
à mes amis, fit la baronne en caressant la tête de sa fille, si
prématurément pensive. Si elle a peur, elle a la ressource de ceux
qui ont peur; elle a la fuite; elle peut s'en aller.

Mais la capricieuse fillette, qui avait peut-être autant d'envie
de l'histoire que madame sa mère, ne fuit pas, mais redressa son
maigre corps, palpitant d'intérêt effrayé, et jeta ses yeux noirs
et profonds du côté du narrateur, comme si elle se fût penchée sur
un abîme.

-- Eh bien! contez, dit Mlle Sophie de Revistal, en tournant vers
lui son grand oeil brun baigné de lumière, et qui est si humide
encore, quoiqu'il ait pourtant diablement brillé. Tenez, voyez!
ajouta-t-elle avec un geste imperceptible, nous écoutons tous.

Et il raconta ce qui va suivre. Mais pourrai-je rappeler, sans
l'affaiblir, ce récit, nuancé par la voix et le geste, et surtout
faire ressortir le contre-coup de l'impression qu'il produisit sur
toutes les personnes rassemblées dans l'atmosphère sympathique de
ce salon?

«J'ai été élevé en province, dit le narrateur, mis en demeure de
raconter, et dans la maison paternelle. Mon père habitait une
bourgade jetée nonchalamment les pieds dans l'eau, au bas d'une
montagne, dans un pays que je ne nommerai pas, et près d'une
petite ville qu'on reconnaîtra quand j'aurai dit qu'elle est, ou
du moins qu'elle était, dans ce temps, la plus profondément et la
plus férocement aristocratique de France. je n'ai depuis, rien vu
de pareil. Ni notre faubourg Saint-Germain, ni la place Bellecour,
à Lyon, ni les trois ou quatre grandes villes qu'on cite pour leur
esprit d'aristocratie exclusif et hautain, ne pourraient donner
une idée de cette petite ville de six mille âmes qui, avant 1789,
avait cinquante voitures armoriées, roulant fièrement sur son
pavé.

Il semblait qu'en se retirant de toute la surface du pays, envahi
chaque jour par une bourgeoisie insolente, l'aristocratie se fût
concentrée là, comme dans le fond d'un creuset, et y jetât, comme
un rubis brûlé, le tenace éclat qui tient à la substance même de
la pierre, et qui ne disparaîtra qu'avec elle.

La noblesse de ce nid de nobles, qui mourront ou qui sont morts
peut-être dans ces préjugés que j'appelle, moi, de sublimes
vérités sociales, était incompatible comme Dieu. Elle ne
connaissait pas l'ignominie de toutes les noblesses, la
monstruosité des mésalliances.

Les filles, ruinées par la Révolution, mouraient stoïquement
vieilles et vierges, appuyées sur leurs écussons qui leur
suffisaient contre tout. Ma puberté s'est embrasée à la
réverbération ardente de ces belles et charmantes jeunesses qui
savaient leur beauté inutile, qui sentaient que le flot de sang
qui battait dans leurs coeurs et teignait d'incarnat leurs joues
sérieuses, bouillonnait vainement.

Mes treize ans ont rêvé les dévoûments les plus romanesques devant
ces filles pauvres qui n'avaient plus que la couronne fermée de
leurs blasons pour toute fortune, majestueusement tristes, dès
leurs premiers pas dans la vie, comme il convient à des condamnées
du Destin. Hors de son sein, cette noblesse, pure comme l'eau des
roches, ne voyait personne.

Comment voulez-vous, -- disaient-ils, -- que nous voyions tous ces
bourgeois dont les pères ont donné des assiettes aux nôtres?

Ils avaient raison; c'était impossible, car, pour cette petite
ville, c'était vrai. On comprend l'affranchissement, à de grandes
distances; mais, sur un terrain grand comme un mouchoir, les races
se séparent par leur rapprochement même. Ils se voyaient donc
entre eux, et ne voyaient qu'eux et quelques Anglais.

Car les Anglais étaient attirés par cette petite ville qui leur
rappelait certains endroits de leurs comtés. Ils l'aimaient pour
son silence, pour sa tenue rigide, pour l'élévation froide de ses
habitudes, pour les quatre pas qui la séparaient de la mer qui les
avait apportés, et aussi pour la possibilité d'y doubler, par le
bas prix des choses, le revenu insuffisant des fortunes médiocres
dans leur pays.

Fils de la même barque de pirates que les Normands, à leurs yeux
c'était une espèce de Continental England que cette ville
normande, et ils y faisaient de longs séjours.

Les petites miss y apprenaient le français en poussant leur
cerceau sous les grêles tilleuls de la place d'armes; mais, vers
dix-huit ans, elles s'envolaient en Angleterre, car cette noblesse
ruinée ne pouvait guère se permettre le luxe dangereux d'épouser
des filles qui n'ont qu'une simple dot, comme les Anglaises. Elles
partaient donc, mais d'autres migrations venaient bientôt
s'établir dans leurs demeures abandonnées, et les rues
silencieuses, où l'herbe poussait comme à Versailles, avaient
toujours à peu près le même nombre de promeneuses à voile vert, à
robe à carreaux, et à plaid écossais. Excepté ces séjours, en
moyenne de sept à dix ans, que faisaient ces familles anglaises,
presque toutes renouvelées à de si longs intervalles, rien ne
rompait la monotonie d'existence de la petite ville dont il est
question. Cette monotonie était effroyable.

On a souvent parlé -- et que n'a-t-on point dit! -- du cercle
étroit dans lequel tourne la vie de province; mais ici cette vie,
pauvre partout en événements, l'était d'autant plus que les
passions de classe à classe, les antagonismes de vanité,
n'existaient pas comme dans une foule de petits endroits, où les
jalousies, les haines, les blessures d'amour-propre, entretiennent
une fermentation sourde qui éclate parfois dans quelque scandale,
dans quelque noirceur, dans une de ces bonnes petites
scélératesses sociales pour lesquelles il n'y a pas de tribunaux.

Ici, la démarcation était si profonde, si épaisse, si
infranchissable, entre ce qui était noble et ce qui ne l'était
pas, que toute lutte entre la noblesse et la roture était
impossible.

En effet, pour que la lutte existe, il faut un terrain commun et
un engagement, et il n'y en avait pas. Le diable, comme on dit,
n'y perdait rien, sans doute.

Dans le fond du coeur de ces bourgeois dont les pères avaient
donné des assiettes, dans ces têtes de fils de domestiques,
affranchis et enrichis, il y avait des cloaques de haine et
d'envie, et ces cloaques élevaient souvent leur vapeur et leur
bruit d'égout contre ces nobles, qui les avaient entièrement
sortis de l'orbe de leur attention et de leur rayon visuel, depuis
qu'ils avaient quitté leurs livrées.

Mais tout cela n'atteignait pas ces patriciens distraits dans la
forteresse de leurs hôtels, qui ne s'ouvraient qu'à leurs égaux,
et pour qui la vie finissait à la limite de leur caste.
Qu'importait ce qu'on disait d'eux, plus bas qu'eux?... Ils ne
l'entendaient pas. Les jeunes gens qui auraient pu s'insulter, se
prendre de querelle, ne se rencontraient point dans les lieux
publics, qui sont des arènes chauffées à rouge par la présence et
les yeux des femmes.

Il n'y avait pas de spectacle. La salle manquant, jamais il ne
passait de comédiens. Les cafés, ignobles comme des cafés de
province, ne voyaient guère autour de leurs billards que ce qu'il
y avait de plus abaissé parmi la bourgeoisie, quelques mauvais
sujets tapageurs et quelques officiers en retraite, débris
fatigués des guerres de l'Empire. D'ailleurs, quoique enragés
d'égalité blessée (ce sentiment qui, à lui seul, explique les
horreurs de la Révolution), ces bourgeois avaient gardé, malgré
eux, la superstition des respects qu'ils n'avaient plus.

Le respect des peuples ressemble un peu à cette sainte Ampoule,
dont on s'est moqué avec une bêtise de tant d'esprit. Lorsqu'il
n'y en a plus, il y en a encore. Le fils du bimbelotier déclame
contre l'inégalité des rangs; mais, seul, il n'ira point traverser
la place publique de sa ville natale, où tout le monde se connaît
et où l'on vit depuis l'enfance, pour insulter de gaieté de coeur
le fils d'un Clamorgan-Taillefer, par exemple, qui passe donnant
le bras à sa soeur. Il aurait la ville contre lui. Comme toutes
les choses haïes et enviées, la naissance exerce physiquement sur
ceux qui la détestent une action qui est peut-être la meilleure
preuve de son droit. Dans les temps de révolution, on réagit
contre elle, ce qui est la subir encore; mais dans les temps
calmes, on la subit tout au long.

Or, on était dans une de ces périodes tranquilles, en 182... Le
libéralisme, qui croissait à l'ombre de la Charte
constitutionnelle comme les chiens de la lice grandissaient dans
leur chenil d'emprunt, n'avait pas encore étouffé un royalisme que
le passage des Princes, revenant de l'exil, avait remué dans tous
les coeurs jusqu'à l'enthousiasme. Cette époque, quoi qu'on ait
dit, fut un moment superbe pour la France, convalescente
monarchique, à qui le couperet des révolutions avait tranché les
mamelles, mais qui, pleine d'espérance, croyait pouvoir vivre
ainsi, et ne sentait pas dans ses veines les germes mystérieux du
cancer qui l'avait déjà déchirée, et qui, plus tard, devra la
tuer.

Pour la petite ville que j'essaie de vous faire connaître, ce fut
un moment de paix profonde et concentrée. Une mission qui venait
de se clore avait, dans la société noble, engourdi le dernier
symptôme de la vie, l'agitation et les plaisirs de la jeunesse. On
ne dansait plus. Les bals étaient proscrits comme une perdition.
Les jeunes filles portaient des croix de mission sur leurs
gorgerettes, et formaient des associations religieuses sous la
direction d'une présidente. On tendait au grave, à faire mourir de
rire, si l'on avait osé. Quand les quatre tables de whist étaient
établies pour les douairières et les vieux gentils-hommes, et les
deux tables d'écarté pour les jeunes gens, ces demoiselles se
plaçaient, comme à l'église, dans leurs chapelles où elles étaient
séparées des hommes, et elles formaient, dans un angle du salon,
un groupe silencieux... pour leur sexe (car tout est relatif),
chuchotant au plus quand elles parlaient, mais bâillant en dedans
à se rougir les yeux, et contrastant par leur tenue un peu droite
avec la souplesse pliante de leurs tailles, le rose et le lilas de
leurs robes, et la folâtre légèreté de leurs pèlerines de blonde
et de leurs rubans.»


II

«La seule chose, -- continua le conteur de cette histoire où tout
est vrai et réel comme la petite ville où elle s'est passée, et
qu'il avait peinte si ressemblante que quelqu'un, moins discret
que lui, venait d'en prononcer le nom; -- la seule chose qui eût,
je ne dirai pas la physionomie d'une passion, mais enfin qui
ressemblât à du mouvement, à du désir, à de l'intensité de
sensation, dans cette société singulière où les jeunes filles
avaient quatre-vingts ans d'ennui dans leurs âmes limpides et
introublées, c'était le jeu, la dernière passion des âmes usées.

Le jeu, c'était la grande affaire de ces anciens nobles, taillés
dans le patron des grands seigneurs, et désoeuvrés comme de
vieilles femmes aveugles. Ils jouaient comme des Normands, des
aïeux d'Anglais, la nation la plus joueuse du monde. Leur parenté
de race avec les Anglais, l'émigration en Angleterre, la dignité
de ce jeu, silencieux et contenu comme la grande diplomatie, leur
avaient fait adopter le whist. C'était le whist qu'ils avaient
jeté, pour le combler, dans l'abîme sans fond de leurs jours
vides. Ils le jouaient après leur dîner, tous les soirs, jusqu'à
minuit ou une heure du matin, ce qui est une vraie saturnale pour
la province. Il y avait la partie du marquis de Saint-Albans, qui
était l'événement de chaque journée. Le marquis semblait être le
seigneur féodal de tous ces nobles, et ils l'entouraient de cette
considération respectueuse qui vaut une auréole, quand ceux qui la
témoignent la méritent.

Le marquis était très fort au whist. Il avait soixante-dix-neuf
ans. Avec qui n'avait-il pas joué?... Il avait joué avec Maurepas,
avec le comte d'Artois lui-même, habile au whist comme à la paume,
avec le prince de Polignac, avec l'évêque Louis de Rohan, avec
Cagliostro, avec le prince de la Lippe, avec Fox, avec Dundas,
avec Sheridan, avec le prince de Galles, avec Talleyrand, avec le
Diable, quand il se donnait à tous les diables, aux plus mauvais
jours de l'émigration: Il lui fallait donc des adversaires dignes
de lui. D'ordinaire, les Anglais reçus par la noblesse
fournissaient leur contingent de forces à cette partie, dont on
parlait comme d'une institution et qu'on appelait le whist de M.
de Saint-Albans, comme on aurait dit, à la cour, le whist du Roi.

Un soir, chez Mme de Beaumont, les tables vertes étaient dressées;
on attendait un Anglais, un M. Hartford, pour la partie du grand
marquis. Cet Anglais était une espèce d'industriel qui faisait
aller une manufacture de coton au Pont-aux-Arches, -- par
parenthèse, une des premières manufactures qu'on eût vues dans ce
pays dur à l'innovation, non par ignorance ou par difficulté de
comprendre, mais par cette prudence qui est le caractère
distinctif de la race normande. -- Permettez-moi encore une
parenthèse: Les Normands me font toujours l'effet de ce renard si
fort en sorite dans Montaigne. Où ils mettent la patte, on est sûr
que la rivière est bien prise, et qu'ils peuvent, de cette
puissante patte, appuyer.

Mais, pour en revenir à notre Anglais, à ce M. Hartford, -- que
les jeunes gens appelaient Hartford tout court, quoique cinquante
ans fussent bien sonnés sur le timbre d'argent de sa tête, que je
vois encore avec ses cheveux ras et luisants comme une calotte de
soie blanche, -- il était un des favoris du marquis. Quoi
d'étonnant? C'était un joueur de la grande espèce, un homme dont
la vie (véritable fantasmagorie d'ailleurs) n'avait de
signification et de réalité que quand il tenait des cartes, un
homme, enfin, qui répétait sans cesse que le premier bonheur était
de gagner au jeu, et que le second était d'y perdre: magnifique
axiome qu'il avait pris à Sheridan, mais qu'il appliquait de
manière à se faire absoudre de l'avoir pris. Du reste, à ce vice
du jeu près (en considération duquel le marquis de Saint-Albans
lui eût pardonné les plus éminentes vertus), M. Hartford passait
pour avoir toutes les qualités pharisaïques et protestantes que
les Anglais sous-entendent dans le confortable mot d'honorability.
On le considérait comme un parfait gentleman. Le marquis l'amenait
passer des huitaines à son château de la Vanillière, mais à la
ville il le voyait tous les soirs. Ce soir-là donc, on s'étonnait,
et le marquis lui-même, que l'exact et scrupuleux étranger fût en
retard...

On était en août. Les fenêtres étaient ouvertes sur un de ces
beaux jardins comme il n'y en a qu'en province, et les jeunes
filles, massées dans les embrasures, causaient entre elles, le
front penché sur leurs festons. Le marquis, assis devant la table
de jeu, fronçait ses longs sourcils blancs. Il avait les coudes
appuyés sur la table. Ses mains, d'une beauté sénile, jointes sous
son menton, soutenaient son imposante figure étonnée d'attendre,
comme celle de Louis XIV, dont il avait la majesté. Un domestique
annonça enfin M. Hartford. Il parut, dans sa tenue irréprochable
accoutumée, linge éblouissant de blancheur, bagues à tous les
doigts, comme nous en avons vu depuis à M. Bulwer, un foulard des
Indes à la main, et sur les lèvres (car il venait de dîner) la
pastille parfumée qui voilait les vapeurs des essences d'anchois,
de l'harvey-sauce et du porto.

Mais il n'était pas seul. Il alla saluer le marquis et lui
présenta, comme un bouclier contre tout reproche, un Ecossais de
ses amis, M. Marmor de Karkoël, qui lui était tombé à la manière
d'une bombe, pendant son dîner, et qui était le meilleur joueur de
whist des Trois Royaumes.

Cette circonstance, d'être le meilleur whisteur de la triple
Angleterre, étendit un sourire charmant sur les lèvres pâles du
marquis. La partie fut aussitôt constituée. Dans son empressement
à se mettre au jeu, M. de Karkoël n'ôta pas ses gants, qui
rappelaient par leur perfection ces célèbres gants de Bryan
Brummell, coupés par trois ouvriers spéciaux, deux pour la main et
un pour le pouce. Il fut le partner de M. de Saint-Albans. La
douairière de Hautcardon, qui avait cette place, la lui céda.

Or, ce Marmor de Karkoël, Mesdames, était, pour la tournure, un
homme de vingt-huit ans à peu près; mais un soleil brûlant, des
fatigues ignorées, ou des passions peut-être, avaient attaché sur
sa face le masque d'un homme de trente-cinq. il n'était pas beau,
mais il était expressif. Ses cheveux étaient noirs, très durs,
droits, un peu courts, et sa main les écartait souvent de ses
tempes et les rejetait en arrière. Il y avait dans ce mouvement
une véritable, mais sinistre éloquence de geste. Il semblait
écarter un remords. Cela frappait d'abord, et, comme les choses
profondes, cela frappait toujours.

J'ai connu pendant plusieurs années ce Karkoël, et je puis assurer
que ce sombre geste, répété dix fois dans une heure, produisait
toujours son effet et faisait venir dans l'esprit de cent
personnes la même pensée. Son front régulier, mais bas, avait de
l'audace. Sa lèvre rasée (on ne portait pas alors de moustaches
comme aujourd'hui) était d'une immobilité à désespérer Lavater, et
tous ceux qui croient que le secret de la nature d'un homme est
mieux écrit dans les lignes mobiles de sa bouche que dans
l'expression de ses yeux. Quand il souriait, son regard ne
souriait pas, et il montrait des dents d'un émail de perles, comme
ces Anglais, fils de la mer, en ont parfois pour les perdre ou les
noircir, à la manière chinoise, dans les flots de leur affreux
thé. Son visage était long, creusé aux joues, d'une certaine
couleur olive qui lui était naturelle, mais chaudement hâlé, par-
dessus, des rayons d'un soleil qui, pour l'avoir si bien mordu,
n'avait pas dû être le soleil émoussé de la vaporeuse Angleterre.
Un nez long et droit, mais qui dépassait la courbe du front,
partageait ses deux yeux noirs à la Macbeth, encore plus sombres
que noirs et très rapprochés, ce qui est, dit-on, la marque d'un
caractère extravagant ou de quelque insanité intellectuelle. Sa
mise avait de la recherche. Assis nonchalamment comme il était là,
à cette table de whist, il paraissait plus grand qu'il n'était
réellement, par un léger manque de proportion dans son buste, car
il était petit; mais, au défaut près que je viens de signaler,
très bien fait et d'une vigueur de souplesse endormie, comme celle
du tigre dans sa peau de velours. Parlait-il bien le français? La
voix, ce ciseau d'or avec lequel nous sculptons nos pensées dans
l'âme de ceux qui nous écoutent et y gravons la séduction,
l'avait-il harmonique à ce geste que je ne puis me rappeler
aujourd'hui sans en rêver? Ce qu'il y a de certain, c'est que, ce
soir-là, elle ne fit tressaillir personne. Elle ne prononça, dans
un diapason fort ordinaire, que les mots sacramentels de tricks et
d'honneurs, les seules expressions qui, au whist, coupent à
d'égaux intervalles l'auguste silence au fond duquel on joue
enveloppé.

Ainsi, dans ce vaste salon plein de gens pour qui l'arrivée d'un
Anglais était une circonstance peu exceptionnelle, personne,
excepté la table du marquis, ne prit garde à ce whisteur inconnu,
remorqué par Hartford. Les jeunes filles ne retournèrent pas
seulement la tête par-dessus l'épaule pour le voir. Elles étaient
à discuter (on commençait à discuter dès ce temps-là) la
composition du bureau de leur congrégation et la démission d'une
des vice-présidentes qui n'était pas ce jour-là chez Mme de
Beaumont. C'était un peu plus important que de regarder un Anglais
ou un Ecossais. Elles étaient un peu blasées sur ces éternelles
importations d'Anglais et d'Ecossais. Un homme qui, comme les
autres, ne s'occuperait que des dames de carreau et de trèfle! Un
protestant, d'ailleurs! un hérétique! Encore, si ç'eût été un lord
catholique d'Irlande! Quant aux personnes âgées, qui jouaient déjà
aux autres tables lorsqu'on annonça M. Hartford, elles jetèrent un
regard distrait sur l'étranger qui le suivait et se replongèrent,
de toute leur attention, dans leurs cartes, comme des cygnes
plongent dans l'eau de toute la longueur de leurs cous.

M. de Karkoël ayant été choisi pour le partner du marquis de
Saint-Albans la personne qui jouait en face de M. Hartford était
la comtesse du Tremblay de Stasseville, dont la fille Herminie, la
plus suave fleur de cette jeunesse qui s'épanouissait dans les
embrasures du salon, parlait alors à Mlle Ernestine de Beaumont.
Par hasard, les yeux de Mlle Herminie se trouvaient dans la
direction de la table où jouait sa mère.

-- Regardez, Ernestine, fit-elle à demi-voix, comme cet Ecossais
donne!

M. de Karkoël venait de se déganter... Il avait tiré de leur étui
de chamois parfumé, des mains blanches et bien sculptées, à faire
la religion d'une petite maîtresse qui les aurait eues, et il
donnait les cartes comme on les donne au whist, une à une, mais
avec un mouvement circulaire d'une rapidité si prodigieuse, que
cela étonnait comme le doigté de Liszt. L'homme qui maniait les
cartes ainsi devait être leur maître... Il y avait dix ans de
tripot dans cette foudroyante et augurale manière de donner.

-- C'est la difficulté vaincue dans le mauvais ton, dit la
hautaine Ernestine, de sa lèvre la plus dédaigneuse, -- mais le
mauvais ton est vainqueur!

Dur jugement pour une si jeune demoiselle; mais, avoir bon ton
était plus pour cette jolie tête-là que d'avoir l'esprit de
Voltaire. Elle a manqué sa destinée, Mlle Ernestine de Beaumont,
et elle a dû mourir de chagrin de n'être pas la camerera major
d'une reine d'Espagne.

La manière de jouer de Marmor de Karkoël fit équation avec cette
donne merveilleuse. Il montra une supériorité qui enivra de
plaisir le vieux marquis, car il éleva la manière de jouer de
l'ancien partner de Fox, et l'enleva jusqu'à la sienne. Toute
supériorité quelconque est une séduction irrésistible, qui procède
par rapt et vous emporte dans son orbite. Mais ce n'est pas tout.
Elle vous féconde en vous emportant. Voyez les grands causeurs!
ils donnent la réplique, et ils l'inspirent. Quand ils ne causent
plus, les sots, privés du rayon qui les dora, reviennent, ternes,
à fleur d'eau de conversation, comme des poissons morts retournés
qui montrent un ventre sans écailles. M. de Karkoël fit bien plus
que d'apporter une sensation nouvelle à un homme qui les avait
épuisées: il augmenta l'idée que le marquis avait de lui-même, il
couronna d'une pierre de plus l'obélisque, depuis longtemps
mesuré, que ce roi du whist s'était élevé dans les discrètes
solitudes de son orgueil.

Malgré l'émotion qui le rajeunissait, le marquis observa
l'étranger pendant la partie du fond de cette patte d'oie (comme
nous disons de la griffe du Temps, pour lui payer son insolence de
nous la mettre sur la figure) qui bridait ses yeux spirituels.
L'Ecossais ne pouvait être goûté, apprécié, dégusté, que par un
joueur d'une très grande force. Il avait cette attention profonde,
réfléchie, qui se creuse en combinaisons sous les rencontres du
jeu, et il la voilait d'une impassibilité superbe. À côté de lui,
les sphinx accroupis dans la lave de leur basalte auraient semblé
les statues des Génies de la confiance et de l'expansion. Il
jouait comme s'il eût joué avec trois paires de mains qui eussent
tenu les cartes, sans s'inquiéter de savoir à qui ces mains
appartenaient. Les dernières brises de cette soirée d'août
déferlaient en vagues de soufflés et de parfums sur ces trente
chevelures de jeunes filles, nu-tête, pour arriver chargées de
nouveaux parfums et d'effluves virginales, prises à ce champ de
têtes radieuses, et se briser contre ce front cuivré large et bas,
écueil de marbre humain qui ne faisait pas un seul pli. Il ne s'en
apercevait même pas. Ses nerfs étaient muets. En cet instant, il
faut l'avouer, il portait bien son nom de Marmor! Inutile de dire
qu'il gagna.

Le marquis se retirait toujours vers minuit. Il fut reconduit par
l'obséquieux Hartford, qui lui donna le bras jusqu'à sa voiture.

-- C'est le dieu du chelem (slam) que ce Karkoël! lui dit-il, avec
la surprise de l'enchantement; arrangez-vous pour qu'il ne nous
quitte pas de si tôt.

Hartford le promit et le vieux marquis, malgré son âge et son
sexe, se prépara à jouer le rôle d'une sirène d'hospitalité.

Je me suis arrêté sur cette première soirée d'un séjour qui dura
plusieurs années. je n'y étais pas; mais elle m'a été racontée par
un de mes parents plus âgé que moi, et qui, joueur comme tous les
jeunes gens de cette petite ville où le jeu était l'unique
ressource qu'on eût, dans cette famine de toutes les passions, se
prit de goût pour le dieu du chelem. Revue en se retournant et
avec des impressions rétrospectives qui ont leur magie, cette
soirée, d'une prose commune et si connue, une partie de whist
gagnée, prendra des proportions qui pourront peut-être vous
étonner. -- La quatrième personne de cette partie, la comtesse de
Stasseville, ajoutait mon parent, perdit son argent avec
l'indifférence artistocratique qu'elle mettait à tout. Peut-être
fut-ce de cette partie de whist que son sort fut décidé, là où se
font les destinées. Qui comprend un seul mot à ce mystère de la
vie?... Personne n'avait alors d'intérêt à observer la comtesse.
Le salon ne fermentait que du bruit des jetons et des fiches... Il
aurait été curieux de surprendre dans cette femme, jugée alors et
rejugée un glaçon poli et coupant, si ce qu'on a cru depuis et
répété tout bas avec épouvante, a daté de ce moment-là.

La comtesse du Tremblay de Stasseville était une femme de quarante
ans, d'une très faible santé, pâle et mince, mais d'un mince et
d'un pâle que je n'ai vus qu'à elle. Son nez bourbonien, un peu
pincé, ses cheveux châtain clair, ses lèvres très fines,
annonçaient une femme de race, mais chez qui la fierté peut
devenir aisément cruelle. Sa pâleur teintée de soufre était
maladive.

Elle se fût nommée Constance, -- disait Mlle Ernestine de
Beaumont, qui ramassait des épigrammes jusque dans Gibbon, --
qu'on eût pu l'appeler Constance Chlore.

Pour qui connaissait le genre d'esprit de Mlle de Beaumont, on
était libre de mettre une atroce intention dans ce mot. Malgré sa
pâleur, cependant, malgré la couleur hortensia passé des lèvres de
la comtesse du Tremblay de Stasseville, il y avait pour
l'observateur avisé, précisément dans ces lèvres à peine marquées,
ténues et vibrantes comme la cordelette d'un arc, une effrayante
physionomie de fougue réprimée et de volonté. La société de
province ne le voyait pas. Elle ne voyait, elle, dans la rigidité
de cette lèvre étroite et meurtrière, que le fil d'acier sur
lequel dansait incessamment la flèche barbelée de l'épigramme. Des
yeux pers (car la comtesse portait de sinople, étincelé d'or, dans
son regard comme dans ses armes) couronnaient, comme deux étoiles
fixes, ce visage sans le réchauffer. Ces deux émeraudes, striées
de jaune, enchâssées sous les sourcils blonds et fades de ce front
busqué, étaient aussi froides que si on les avait retirées du
ventre et du frai du poisson de Polycrate. L'esprit seul, un
esprit brillant, damasquiné et affilé comme une épée, allumait
parfois dans ce regard vitrifié les éclairs de ce glaive qui
tourne dont parle la Bible. Les femmes haïssaient cet esprit dans
la comtesse du Tremblay, comme s'il avait été de la beauté. Et, en
effet, c'était la sienne! Comme Mlle de Retz, dont le cardinal a
laissé un portrait d'amant qui s'est débarbouillé les yeux des
dernières badauderies de sa jeunesse, elle avait un défaut à la
taille, qui pouvait à la rigueur passer pour un vice. Sa fortune
était considérable. Son mari, mourant, l'avait laissée très peu
chargée de deux enfants: un petit garçon, bête à ravir, confié aux
soins très paternels et très inutiles d'un vieil abbé qui ne lui
apprenait rien, et sa fille Herminie, dont la beauté aurait été
admirée dans les cercles les plus difficiles et les plus artistes
de Paris. Quant à sa fille, elle l'avait élevée irréprochablement,
au point de vue de l'éducation officielle. L'irréprochable de Mme
de Stasseville ressemblait toujours un peu à de l'impertinence.
Elle en faisait une jusque de sa vertu, et qui sait si ce n'était
pas son unique raison pour y tenir? Toujours est-il qu'elle était
vertueuse; sa réputation défiait la calomnie. Aucune dent de
serpent ne s'était usée sur cette lime. Aussi, de regret forcené
de n'avoir pu l'entamer, on s'épuisait à l'accuser de froideur.
Cela tenait, sans nul doute, disait-on (on raisonnait, on faisait
de la science!), à la décoloration de son sang. Pour peu qu'on eût
poussé ses meilleures amies, elles lui auraient découvert dans le
coeur la certaine barre historique qu'on avait inventée contre une
femme bien charmante et bien célèbre du siècle dernier, afin
d'expliquer qu'elle eût laissé toute l'Europe élégante à ses
pieds, pendant dix ans, sans la faire monter d'un cran plus haut.»

Le conteur sauva par la gaieté de son accent le vif de ces
dernières paroles, qui causèrent comme un joli petit mouvement de
pruderie offensée. Et, je dis, pruderie sans humeur, car la
pruderie des femmes bien nées, qui n'affectent rien, est quelque
chose de très gracieux. Le jour était si tombé, d'ailleurs, qu'on
sentit plutôt ce mouvement qu'on ne le vit.

-- Sur ma parole, c'était bien ce que vous dites, cette comtesse
de Stasseville, -- fit, en bégayant, selon son usage, le vieux
vicomte de Rassy, bossu et bègue, et spirituel comme s'il avait
été boiteux par-dessus le marché. Qui ne connaît pas à Paris le
vicomte de Rassy, ce memorandum encore vivant des petites
corruptions du xviiie siècle? Beau de visage dans sa jeunesse
comme le maréchal de Luxembourg, il avait, comme lui, son revers
de médaille, mais le revers seul de la médaille lui était resté.
Quant à l'effigie, où l'avait-il laissée?... Lorsque les jeunes
gens de ce temps le surprenaient dans quelque anachronisme de
conduite, il disait que, du moins, il ne souillait pas ses cheveux
blancs, car il portait une perruque châtain à la Ninon, avec une
raie de chair factice, et les plus incroyables et indescriptibles
tire-bouchons!

-- Ah! vous l'avez connue? -- dit le narrateur interrompu. -- Eh
bien! vous savez, vicomte, si je surfais d'un mot la vérité.

-- C'est calqué à la vitre, votre po... ortrait, -- répondit le
vicomte en se donnant un léger soufflet sur la joue, par
impatience de bégayer, et au risque de faire tomber les grains du
rouge qu'on dit qu'il met, comme il fait tout, sans nulle pudeur.
-- je l'ai connue à... à... peu près au temps de votre histoire.
Elle venait à Paris tous les hivers pour quelques jours. je la
rencontrais chez la princesse de Cou... ourt... tenay, dont elle
était un peu parente. C'était de l'esprit servi dans sa glace, une
femme froide à vous faire tousser.

«Excepté ces quelques jours passés par hiver à Paris, -- reprit
l'audacieux conteur, qui ne mettait même pas à ses personnages le
demi-masque d'Arlequin, -- la vie de la comtesse du Tremblay de
Stasseville était réglée comme le papier de cette ennuyeuse
musique qu'on appelle l'existence d'une femme comme il faut, en
province. Elle était, six mois de l'année, au fond de son hôtel,
dans la ville que je vous ai décrite au moral, et elle troquait,
pendant les autres six mois, ce fond d'hôtel pour un fond de
château, dans une belle terre qu'elle avait à quatre lieues de là.
Tous les deux ans, elle conduisait à Paris sa fille, -- qu'elle
laissait à une vieille tante, Mlle de Triflevas, quand elle y
allait seule, -- au commencement de l'hiver; mais jamais de Spa,
de Plombières, de Pyrénées! On ne la voyait point aux eaux. Etait-
ce de peur des médisants? En province, quand une femme seule, dans
la position de Mme de Stasseville, va prendre les eaux si loin,
que ne croit-on pas?... que ne soupçonne-t-on pas? L'envie de ceux
qui restent se venge, à sa façon, du plaisir de ceux qui voyagent.
De singuliers airs viennent, comme des drôles de souffles, rider
la pureté de ces eaux. Est-ce le fleuve Jaune, ou le fleuve Bleu
sur lequel on expose les enfants, en Chine?... Les eaux, en
France, ressemblent un peu à ce fleuve-là. Si ce n'est pas un
enfant, on y expose toujours quelque chose aux yeux de ceux qui
n'y vont pas. La moqueuse comtesse du Tremblay était bien fière
pour sacrifier un seul de ses caprices à l'opinion; mais elle
n'avait point celui des eaux; et son médecin l'aimait mieux auprès
de lui qu'à deux cents lieues, car, à deux cents lieues, les
chattemites visites à dix francs ne peuvent pas beaucoup se
multiplier. C'était une question, d'ailleurs, que de savoir si la
comtesse avait des caprices quelconques. L'esprit n'est pas
l'imagination. Le sien était si net, si tranchant, si positif,
même dans la plaisanterie, qu'il excluait tout naturellement
l'idée de caprice. Quand il était gai (ce qui était rare), il
sonnait si bien ce son vibrant de castagnettes d'ébène ou de
tambour de basque, toute peau tendue et grelots de métal, qu'on ne
pouvait pas s'imaginer qu'il y eût jamais dans cette tête sèche,
en dos, non! mais en fil de couteau, rien qui rappelât la
fantaisie, rien qui pût être pris pour une de ces curiosités
rêveuses, lesquelles engendrent le besoin de quitter sa place et
de s'en aller où l'on n'était pas. Depuis dix ans qu'elle était
riche et veuve, maîtresse d'elle-même par conséquent, et de bien
des choses, elle aurait pu transporter sa vie immobile fort loin
de ce trou à nobles, où ses soirées se passaient à jouer le boston
et le whist avec de vieilles filles qui avaient vu la Chouannerie,
et de vieux chevaliers, héros inconnus, qui avaient délivré
Destouches.

Elle aurait pu, comme lord Byron, parcourir le monde avec une
bibliothèque, une cuisine et une volière dans sa voiture, mais
elle n'en avait pas eu la moindre envie. Elle était mieux
qu'indolente; elle était indifférente; aussi indifférente que
Marmor de Karkoël quand il jouait au whist. Seulement, Marmor
n'était pas indifférent au whist même, et dans sa vie, à elle, il
n'y avait point de whist: tout était égal! C'était une nature
stagnante, une espèce de femme-dandy, auraient dit les Anglais.
Hors l'épigramme, elle n'existait qu'à l'état de larve élégante.
"Elle est de la race des animaux à sang blanc", répétait son
médecin dans le tuyau de l'oreille, croyant l'expliquer par une
image, comme on expliquerait une maladie par un symptôme.
Quoiqu'elle eût l'air malade, le médecin dépaysé niait la maladie.
Etait-ce haute discrétion? ou bien réellement ne la voyait-il pas?
jamais elle ne se plaignait ni de son corps ni de son âme. Elle
n'avait pas même cette ombre presque physique de mélancolie,
étendue d'ordinaire sur le front meurtri des femmes qui ont
quarante ans. Ses jours se détachaient d'elle et ne s'en
arrachaient pas. Elle les voyait tomber de ce regard d'Ondine,
glauque et moqueur, dont elle regardait toutes choses. Elle
semblait mentir à sa réputation de femme spirituelle, en ne
nuançant sa conduite d'aucune de ces manières d'être personnelles,
appelées des excentricités. Elle faisait naturellement,
simplement, tout ce que faisaient les autres femmes dans sa
société, et ni plus ni moins. Elle voulait prouver que l'égalité,
cette chimère des vilains, n'existe vraiment qu'entre nobles. Là
seulement sont les pairs, car la distinction de la naissance, les
quatre générations de noblesse nécessaires pour être gentilhomme,
sont un niveau. "Je ne suis que le premier gentilhomme de France",
disait Henri IV, et par ce mot, il mettait les prétentions de
chacun aux pieds de la distinction de tous. Comme les autres
femmes de sa caste, qu'elle était trop aristocratique pour vouloir
primer, la comtesse remplissait ses devoirs extérieurs de religion
et de monde avec une exacte sobriété, qui est la convenance
suprême dans ce monde où tous les enthousiasmes sont sévèrement
défendus. Elle ne restait pas en deçà ni n'allait au delà de sa
société. Avait-elle accepté en se domptant la vie monotone de
cette ville de province où s'était tari ce qui lui restait de
jeunesse, comme une eau dormante sous des nénuphars? Ses motifs
pour agir, motifs de raison, de conscience, d'instinct, de
réflexion, de tempérament, de goût, tous ces flambeaux intérieurs
qui jettent leur lumière sur nos actes, ne projetaient pas de
lueurs sur les siens. Rien du dedans n'éclairait les dehors de
cette femme. Rien du dehors ne se répercutait au dedans! Fatigués
d'avoir guetté si longtemps sans rien voir dans Mme de
Stasseville, les gens de province, qui ont pourtant une patience
de prisonnier ou de pêcheur à la ligne, quand ils veulent
découvrir quelque chose, avaient fini par abandonner ce casse-
tête, comme on jette derrière un coffre un manuscrit qu'il aurait
été impossible de déchiffrer.

-- Nous sommes bien bêtes, -- avait dit un soir, dogmatiquement,
la comtesse de Hautcardon, -- et cela remontait à plusieurs années
-- de nous donner un tel tintouin pour savoir ce qu'il y a dans le
fond de l'âme de cette femme: probablement il n'y a rien!»


III

«Et cette opinion de la douairière de Hautcardon avait été
acceptée. Elle avait eu force de loi sur tous ces esprits dépités
et désappointés de l'inutilité de leurs observations, et qui ne
cherchaient qu'une raison pour se rendormir. Cette opinion régnait
encore, mais à la manière des rois fainéants, quand Marmor de
Karkoël, l'homme peut-être qui devait le moins se rencontrer dans
la vie de la comtesse du Tremblay de Stasseville, vint du bout du
monde s'asseoir à cette table verte où il manquait un partner. Il
était né, racontait son cornac Hartford, dans les montagnes de
brume des îles Shetland. Il était du pays où se passe la sublime
histoire de Walter Scott, cette réalité du Pirate que Marmor
allait reprendre en sous-oeuvre, avec des variantes, dans une
petite ville ignorée des côtes de la Manche. Il avait été élevé
aux bords de cette mer sillonnée par le vaisseau de Cleveland.
Tout jeune, il avait dansé les danses du jeune Mordaunt avec les
filles du vieux Troil. Il les avait retenues, et plus d'une fois
il les a dansées devant moi sur la feuille en chêne des parquets
de cette petite ville prosaïque, mais digne, qui juraient avec la
poésie sauvage et bizarre de ces danses hyperboréennes. À quinze
ans, on lui avait acheté une lieutenance dans un régiment anglais
qui allait aux Indes, et pendant douze ans il s'y était battu
contre les Marattes. Voilà ce qu'on apprit bientôt de lui et de
Hartford, et aussi qu'il était gentilhomme, parent des fameux
Douglas d'Ecosse au coeur sanglant. Mais ce fut tout. Pour le
reste, on l'ignorait, et on devait l'ignorer toujours. Ses
aventures aux Indes, dans ce pays grandiose et terrible où les
hommes dilatés apprennent des manières de respirer auxquelles
l'air de l'Occident ne suffit plus, il ne les raconta jamais.
Elles étaient tracées en caractères mystérieux sur le couvercle de
ce front d'or bruni, qui ne s'ouvrait pas plus que ces boîtes à
poison asiatique, gardées, pour le jour de la défaite et des
désastres, dans l'écrin des sultans indiens. Elles se révélaient
par un éclair aigu de ces yeux noirs, qu'il savait éteindre quand
on le regardait, comme on souffle un flambeau quand on ne veut pas
être vu, et par l'autre éclair de ce geste avec lequel il
fouettait ses cheveux sur sa tempe, dix fois de suite, pendant un
robber de whist ou une partie d'écarté. Mais hors ces hiéroglyphes
de geste et de physionomie que savent lire les observateurs, et
qui n'ont, comme la langue des hiéroglyphes, qu'un fort petit
nombre de mots, Marmor de Karkoël était indéchiffrable, autant, à
sa manière, que la comtesse du Tremblay l'était à la sienne.
C'était un Cleveland silencieux. Tous les jeunes nobles de la
ville qu'il habitait, et il y en avait plusieurs de fort
spirituels, curieux comme des femmes et entortillants comme des
couleuvres, étaient démangés du désir de lui faire raconter les
mémoires inédits de sa jeunesse, entre deux cigarettes de
maryland. Mais ils avaient toujours échoué. Ce lion marin des îles
Hébrides, roussi par le soleil de Lahore, ne se prenait pas à ces
souricières de salon offertes aux appétits de la vanité, à ces
pièges à paon où la fatuité française laisse toutes ses plumes,
pour le plaisir de les étaler. La difficulté ne put jamais être
tournée. Il était sobre comme un Turc qui croirait au Coran.
Espèce de muet qui gardait bien le sérail de ses pensées! Je ne
l'ai jamais vu boire que de l'eau et du café. Les cartes, qui
semblaient sa passion, étaient-elles sa passion réelle ou une
passion qu'il s'était donnée? car on se donne des passions comme
des maladies. Etaient-elles une espèce d'écran qu'il semblait
déplier pour cacher son âme? Je l'ai toujours cru, quand je l'ai
vu jouer comme il jouait. Il enveloppa, creusa, invétéra cette
passion du jeu dans l'âme joueuse de cette petite ville, au point
que, quand il fut parti, un spleen affreux, le spleen des passions
trompées, tomba sur elle comme un sirocco maudit et la fit
ressembler davantage à une ville anglaise. Chez lui, la table de
whist était ouverte dès le matin. La journée, quand il n'était pas
à la Vanillière ou dans quelque château des environs, avait la
simplicité de celle des hommes qui sont brûlés par l'idée fixe. Il
se levait à neuf heures, prenait son thé avec quelque ami venu
pour le whist, qui commençait alors et ne finissait qu'à cinq
heures de l'après-midi. Comme il y avait beaucoup de monde à ces
réunions, on se relayait à chaque robber, et ceux qui ne jouaient
point pariaient. Du reste, il n'y avait pas que des jeunes gens à
ces espèces de matinées, mais les hommes les plus graves de la
ville. Des pères de famille, comme disaient les femmes de trente
ans, osaient passer leurs journées dans ce tripot, et elles
beurraient, en toute occasion, d'intentions perfides, mille
tartelettes au verjus sur le compte de cet Ecossais, comme s'il
avait inoculé la peste à toute la contrée dans la personne de
leurs maris. Elles étaient pourtant bien accoutumées à les voir
jouer, mais non dans ces proportions d'obstination et de furie.
Vers cinq heures, on se séparait, pour se retrouver le soir dans
le monde et s'y conformer, en apparence, au jeu officiel et
commandé par l'usage des maîtresses de maison chez lesquelles on
allait, mais, sous main et en réalité, pour jouer le jeu convenu
le matin même, au whist de Karkoël. Je vous laisse à penser à quel
degré de force ces hommes, qui ne faisaient plus qu'une chose,
atteignirent. Ils élevèrent ce whist jusqu'à la hauteur de la plus
difficile et de la plus magnifique escrime. Il y eut sans doute
des pertes fort considérables; mais ce qui empêcha les
catastrophes et les ruines que le jeu traîne toujours après soi,
ce furent précisément sa fureur et la supériorité de ceux qui
jouaient. Toutes ces forces finissaient par s'équilibrer entre
elles; et puis, dans un rayon si étroit, on était trop souvent
partner les uns des autres pour ne pas, au bout d'un certain
temps, comme on dit en termes de jeu, se rattraper.

L'influence de Marmor de Karkoël, contre laquelle regimbèrent en
dessous les femmes raisonnables, ne diminua point, mais augmenta
au contraire. On le conçoit. Elle venait moins de Marmor et d'une
manière d'être entièrement personnelle, que d'une passion qu'il
avait trouvée là, vivante, et que sa présence, à lui qui la
partageait, avait exaltée. Le meilleur moyen, le seul peut-être de
gouverner les hommes, c'est de les tenir par leurs passions.
Comment ce Karkoël n'eût-il pas été puissant? Il avait ce qui fait
la force des gouvernements, et, de plus, il ne songeait pas à
gouverner. Aussi arriva-t-il à cette domination qui ressemble à un
ensorcellement. On se l'arrachait. Tout le temps qu'il resta dans
cette ville, il fut toujours reçu avec le même accueil, et cet
accueil était une fiévreuse recherche. Les femmes, qui le
redoutaient, aimaient mieux le voir chez elles que de savoir leurs
fils ou leurs maris chez lui, et elles le recevaient comme les
femmes reçoivent, même sans l'aimer, un homme qui est le centre
d'une attention, d'une préoccupation, d'un mouvement quelconque.
L'été, il allait passer quinze jours, un mois, à la campagne. Le
marquis de Saint-Albans l'avait pris sous son admiration spéciale,
-- protection ne dirait pas assez. À la campagne, comme à la
ville, c'étaient des whists éternels. Je me rappelle avoir assisté
(j'étais un écolier en vacances alors) à une superbe partie de
pêche au saumon, dans les eaux brillantes de la Douve, pendant
tout le temps de laquelle Marmor de Karkoël joua, en canot, au
whist à deux morts (double dummy), avec un gentilhomme du pays. Il
fût tombé dans la rivière qu'il eût joué encore!... Seule, une
femme de cette société ne recevait pas l'Ecossais à la campagne,
et à peine à la ville. C'était la comtesse du Tremblay.

Qui pouvait s'en étonner? Personne. Elle était veuve, et elle
avait une fille charmante. En province, dans cette société
envieuse et alignée où chacun plonge dans la vie de tous, on ne
saurait prendre trop de précautions contre des inductions faciles
à faire de ce qu'on voit à ce qu'on ne voit pas. La comtesse du
Tremblay les prenait en n'invitant jamais Marmor à son château de
Stasseville, et en ne le recevant à la ville que fort publiquement
et les jours qu'elle recevait toutes ses connaissances. Sa
politesse était pour lui froide, impersonnelle. C'était une
conséquence de ces bonnes manières qu'on doit avoir avec tous, non
pour eux, mais pour soi. Lui, de son côté, répondait par une
politesse du même genre; et cela était si peu affecté, si naturel
dans tous les deux, qu'on a pu y être pris pendant quatre ans. Je
l'ai déjà dit: hors le jeu, Karkoël ne semblait pas exister. Il
parlait peu. S'il avait quelque chose à cacher, il le couvrait
très bien de ses habitudes de silence. Mais la comtesse avait,
elle, si vous vous le rappelez, l'esprit très extérieur et très
mordant. Pour ces sortes d'esprits, toujours en dehors, brillants,
agressifs, se retenir, se voiler, est chose difficile. Se voiler,
n'est-ce pas même une manière de se trahir? Seulement, si elle
avait les écailles fascinantes et la triple langue du serpent,
elle en avait aussi la prudence. Rien donc n'altéra l'éclat et
l'emploi féroces de sa plaisanterie habituelle. Souvent, quand on
parlait de Karkoël devant elle, elle lui décochait de ces mots qui
sifflent et qui percent, et que Mlle de Beaumont, sa rivale
d'épigrammes, lui enviait. Si ce fut là un mensonge de plus,
jamais mensonge ne fut mieux osé. Tenait-elle cette effrayante
faculté de dissimuler de son organisation sèche et contractile?
Mais pourquoi s'en servait-elle, elle, l'indépendance en personne
par sa position et la fierté moqueuse du caractère? Pourquoi, si
elle aimait Karkoël et si elle en était aimée, le cachait-elle
sous les ridicules qu'elle lui jetait de temps à autre, sous ces
plaisanteries apostates, renégates, impies, qui dégradent l'idole
adorée... les plus grands sacrilèges en amour?

Mon Dieu! qui sait? il y avait peut-être en tout cela du bonheur
pour elle... -- Si l'on jetait, docteur, -- fit le narrateur, en
se tournant vers le docteur Beylasset, qui était accoudé sur un
meuble de Boule, et dont le beau crâne chauve renvoyait la lumière
d'un candélabre que les domestiques venaient, en cet instant,
d'allumer au-dessus de sa tête, si l'on jetait sur la comtesse de
Stasseville un de ces bons regards physiologistes, -- comme vous
en avez, vous autres médecins, et que les moralistes devraient
vous emprunter, -- il était évident que tout, dans les impressions
de cette femme, devait rentrer, porter en dedans, comme cette
ligne hortensia passé qui formait ses lèvres, tant elle les
rétractait; comme ces ailes du nez, qui se creusaient au lieu de
s'épanouir, immobiles et non pas frémissantes; comme ces yeux qui,
à certains moments, se renfonçaient sous leurs arcades
sourcilières et semblaient remonter vers le cerveau. Malgré son
apparente délicatesse et une souffrance physique dont on suivait
l'influence visible dans tout son être, comme on suit les
rayonnements d'une fêlure dans une substance trop sèche, elle
était le plus frappant diagnostic de la volonté, de cette pile de
Volta intérieure à laquelle aboutissent nos nerfs. Tout
l'attestait, en elle, plus qu'en aucun être vivant que j'aie
jamais contemplé. Cet influx de la volonté sommeillante circulait
-- qu'on me passe le mot, car il est bien pédant! --
puissanciellement jusque dans ses mains, aristocratiques et
princières pour la blancheur mate, l'opale irisée des ongles et
l'élégance, mais qui, pour la maigreur, le gonflement et
l'implication des mille torsades bleuâtres des veines, et surtout
pour le mouvement d'appréhension avec lequel elles saisissaient
les objets, ressemblaient à des griffes fabuleuses, comme
l'étonnante poésie des Anciens en attribuait à certains monstres
au visage et au sein de femme. Quand, après avoir lancé une de ces
plaisanteries, un de ces traits étincelants et fins comme les
arêtes empoisonnées dont se servent les sauvages, elle passait le
bout de sa langue vipérine sur ses lèvres sibilantes, on sentait
que dans une grande occasion, dans le dernier moment de la
destinée, par exemple, cette femme frêle et forte tout ensemble
était capable de deviner le procédé des nègres, et de pousser la
résolution jusqu'à avaler cette langue si souple, pour mourir. À
la voir, on ne pouvait douter qu'elle ne fût, en femme, une de ces
organisations comme il y en a dans tous les règnes de la nature,
qui, de préférence ou d'instinct, recherchent le fond au lieu de
la surface des choses; un de ces êtres destinés à des
cohabitations occultes, qui plongent dans la vie comme les grands
nageurs plongent et nagent sous l'eau, comme les mineurs respirent
sous la terre, passionnés pour le mystère, en raison même de leur
profondeur, le créant autour d'elles et l'aimant jusqu'au
mensonge, car le mensonge, c'est du mystère redoublé, des voiles
épaissis, des ténèbres faites à tout prix! Peut-être ces sortes
d'organisations aiment-elles le mensonge pour le mensonge, comme
on aime l'art pour l'art, comme les Polonais aiment les batailles.
-- (Le docteur inclina gravement la tête en signe d'adhésion.) --
Vous le pensez, n'est-ce pas? et moi aussi! je suis convaincu que,
pour certaines âmes il y a le bonheur de l'imposture. Il y a une
effroyable, mais enivrante félicité dans l'idée qu'on ment et
qu'on trompe; dans la pensée qu'on se sait seul soi-même, et qu'on
joue à la société une comédie dont elle est la dupe, et dont on se
rembourse les frais de mise en scène par toutes les voluptés du
mépris.

-- Mais c'est affreux, ce que vous dites-là! -- interrompit tout à
coup la baronne de Mascranny, avec le cri de la loyauté révoltée.

Toutes les femmes qui écoutaient (et il y en avait peut-être
quelques-unes connaisseuses en plaisirs cachés) avaient éprouvé
comme un frémissement aux dernières paroles du conteur. J'en
jugeai au dos nu de la comtesse de Damnaglia, alors si près de
moi. Cette espèce de frémissement nerveux, tout le monde le
connaît et l'a ressenti. On l'appelle quelquefois avec poésie la
mort qui passe. Etait-ce alors la vérité qui passait?...

"Oui, -- répondit le narrateur, c'est affreux; mais est-ce vrai?
Les natures au coeur sur la main ne se font pas l'idée des
jouissances solitaires de l'hypocrisie, de ceux qui vivent et
peuvent respirer la tête lacée dans un masque. Mais, quand on y
pense, ne comprend-on pas que leurs sensations aient réellement la
profondeur enflammée de l'enfer? Or, l'enfer, c'est le ciel en
creux. Le mot diabolique ou divin, appliqué à l'intensité des
jouissances, exprime la même chose, c'est-à-dire des sensations
qui vont jusqu'au surnaturel. Mille de Stasseville était-elle de
cette race d'âmes?... Je ne l'accuse ni ne la justifie. Je raconte
comme je peux son histoire, que personne n'a bien sue, et je
cherche à l'éclairer par une étude à la Cuvier sur sa personne.
Voilà tout.

Du reste, cette analyse que je fais maintenant de la comtesse du
Tremblay, sur le souvenir de son image, empreinte dans ma mémoire
comme un cachet d'onyx fouillé par un burin profond sur de la
cire, je ne la faisais point alors. Si j'ai compris cette femme,
ce n'a été que bien plus tard... La toute-puissante volonté, qu'à
la réflexion j'ai reconnue en elle, depuis que l'expérience m'a
appris à quel point le corps est la moulure de l'âme, n'avait pas
plus soulevé et tendu cette existence, encaissée dans de
tranquilles habitudes, que la vague ne gonfle et ne trouble un lac
de mer, fortement encaissé dans ses bords. Sans l'arrivée de
Karkoël, de cet officier d'infanterie anglaise que des
compatriotes avaient engagé à aller manger sa demi-solde dans une
ville normande, digne d'être anglaise, la débile et pâle moqueuse
qu'on appelait en riant madame de Givre, n'aurait jamais su elle-
même quel impérieux vouloir elle portait dans son sein de neige
fondue, comme disait Mlle Ernestine de Beaumont, mais sur lequel,
au moral, tout avait glissé comme sur le plus dur mamelon des
glaces polaires. Quand il arriva, qu'éprouva-t-elle? Apprit-elle
tout à coup que, pour une nature comme la sienne, sentir
fortement, c'est vouloir? Entraîna-t-elle par la volonté un homme
qui ne semblait plus devoir aimer que le jeu?... Comment s'y prit-
elle pour réaliser une intimité dont il est difficile, en
province, d'esquiver les dangers?... Tous mystères, restés tels à
jamais, mais qui, soupçonnés plus tard, n'avaient encore été
pressentis par personne à la fin de l'année 182... Et cependant, à
cette époque, dans un des hôtels les plus paisibles de cette
ville, où le jeu était la plus grande affaire de chaque journée et
presque de chaque nuit; sous les persiennes silencieuses et les
rideaux de mousseline brodée, voiles purs, élégants, et à moitié
relevés d'une vie calme, il devait y avoir depuis longtemps un
roman qu'on aurait juré impossible. Oui, le roman était à cette
vie correcte, irréprochable, réglée, moqueuse, froide jusqu'à la
maladie, où l'esprit semblait tout et l'âme rien. Il y était, et
la rongeait sous les apparences et la renommée, comme les vers qui
seraient au cadavre d'un homme avant qu'il ne fût expiré."

-- Quelle abominable comparaison! fit encore observer la baronne
de Mascranny. -- Ma pauvre Sibylle avait presque raison de ne pas
vouloir de votre histoire. Décidément, vous avez un vilain genre
d'imagination, ce soir.

-- Voulez-vous que je m'arrête? -- répondit le conteur, avec une
sournoise courtoisie et la petite rouerie d'un homme sûr de
l'intérêt qu'il a fait naître.

-- Par exemple! -- reprit la baronne; -- est-ce que nous pouvons
rester, maintenant, l'attention en l'air, avec une moitié
d'histoire?

-- Ce serait aussi par trop fatigant! -- dit, en défrisant une de
ses longues anglaises d'un beau noir bleu, Mlle Laure d'Alzanne,
la plus languissante image de la paresse heureuse, avec le
gracieux effroi de sa nonchalance menacée.

-- Et désappointant, en plus! -- ajouta gaîment le docteur. -- Ne
serait-ce pas comme si un coiffeur, après vous avoir rasé un côté
du visage, fermait tranquillement son rasoir et vous signifiait
qu'il lui est impossible d'aller plus loin?...

-- Je reprends donc, -- reprit le conteur, avec la simplicité de
l'art suprême qui consiste surtout à se bien cacher... -- En
182..., j'étais dans le salon d'un de mes oncles, maire de cette
petite ville que je vous ai décrite comme la plus antipathique aux
passions et à l'aventure; et, quoique ce fût un jour solennel, la
fête du roi, une Saint-Louis, toujours grandement fêtée par ces
ultras de l'émigration, par ces quiétistes politiques qui avaient
inventé le mot mystique de l'amour pur: Vive le roi quand même! on
ne faisait, dans ce salon, rien de plus que ce qu'on y faisait
tous les jours. On y jouait. Je vous demande bien pardon de vous
parler de moi, c'est d'assez mauvais goût, mais il le faut.
J'étais un adolescent encore. Cependant, grâce à une éducation
exceptionnelle, je soupçonnais plus des passions et du monde qu'on
n'en soupçonne d'ordinaire à l'âge que j'avais. je ressemblais
moins à un de ces collégiens pleins de gaucherie, qui n'ont rien
vu que dans leurs livres de classe, qu'à une de ces jeunes filles
curieuses, qui s'instruisent en écoutant aux portes et en rêvant
beaucoup sur ce qu'elles y ont entendu. Toute la ville se
pressait, ce soir-là, dans le salon de mon oncle, et, comme
toujours, -- car il n'y avait que des choses éternelles dans ce
monde de momies qui ne secouaient leurs bandelettes que pour
agiter des cartes, -- cette société se divisait en deux parties,
la partie qui jouait, et les jeunes filles qui ne jouaient pas.
Momies aussi que ces jeunes filles, qui devaient se ranger, les
unes auprès des autres, dans les catacombes du célibat, mais dont
les visages, éclatants d'une vie inutile et d'une fraîcheur qui ne
serait pas respirée, enchantaient mes avides regards. Parmi elles,
il n'y avait peut-être que Mlle Herminie de Stasseville à qui la
fortune eût permis de croire à ce miracle d'un mariage d'amour,
sans déroger. Je n'étais pas assez âgé, ou je l'étais trop, pour
me mêler à cet essaim de jeunes personnes, dont les chuchotements
s'entrecoupaient de temps à autre d'un rire bien franc ou
doucement contenu. En proie à ces brûlantes timidités qui sont en
même temps des voluptés et des supplices, je m'étais réfugié et
assis auprès du dieu du chelem, ce Marmor de Karkoël, pour lequel
je m'étais pris de belle passion. Il ne pouvait y avoir entre lui
et moi d'amitié. Mais les sentiments ont leur hiérarchie secrète.
Il n'est pas rare de voir, dans les êtres qui ne sont pas
développés, de ces sympathies que rien de positif, de démontré,
n'explique, et qui font comprendre que les jeunes gens ont besoin
de chefs comme les peuples qui, malgré leur âge, sont toujours un
peu des enfants. Mon chef, à moi, eût été Karkoël. Il venait
souvent chez mon père, grand joueur comme tous les hommes de cette
société. Il s'était souvent mêlé à nos récréations gymnastiques, à
mes frères et à moi, et il avait déployé devant nous une vigueur
et une souplesse qui tenaient du prodige. Comme le duc d'Enghien,
il sautait en se jouant une rivière de dix-sept pieds. Cela seul,
sans doute, devait exercer sur la tête de jeunes gens comme nous,
élevés pour devenir des hommes de guerre, un grand attrait de
séduction; mais là n'était pas le secret pour moi de l'aimant de
Karkoël. Il fallait qu'il agît sur mon imagination avec la
puissance des êtres exceptionnels sur les êtres exceptionnels, car
la vulgarité préserve des influences supérieures, comme un sac de
laine préserve des coups de canon. Je ne saurais dire quel rêve
j'attachais à ce front, qu'on eût cru sculpté dans cette substance
que les peintres d'aquarelle appellent terre de Sienne; à ces yeux
sinistres, aux paupières courtes; à toutes ces marques que des
passions inconnues avaient laissées sur la personne de l'Écossais,
comme les quatre coups de barre du bourreau aux articulations d'un
roué; et surtout à ces mains d'un homme, du plus amolli des
civilisés, chez qui le sauvage finissait au poignet, et qui
savaient imprimer aux cartes cette vélocité de rotation qui
ressemblait au tournoiement de la flamme, et qui avait tant frappé
Herminie de Stasseville, la première fois qu'elle l'avait vu. Or,
ce soir-là, dans l'angle où se dressait la table de jeu, la
persienne était à moitié fermée. La partie était sombre comme
l'espèce de demi-jour qui l'éclairait. C'était le whist des forts.
Le Mathusalem des marquis, M. de Saint-Albans, était le partner de
Marmor. La comtesse du Tremblay avait pris pour le sien le
chevalier de Tharsis, officier au régiment de Provence avant la
Révolution et chevalier de Saint-Louis, un de ces vieillards comme
il n'y en a plus debout maintenant, un de ces hommes qui furent à
cheval sur deux siècles, sans être pour cela des colosses. À un
certain moment de la partie, et par le fait d'un mouvement de Mme
du Tremblay de Stasseville pour relever ses cartes, une des
pointes du diamant qui brillait à son doigt rencontra, dans cette
ombre projetée par la persienne sur la table verte, qu'elle
rendait plus verte encore, un de ces chocs de rayon, intersectés
par la pierre, comme il est impossible à l'art humain d'en
combiner, et il en jaillit un dard de feu blanc tellement
électrique, qu'il fit presque mal aux yeux comme un éclair.

-- Eh! eh! qu'est-ce qui brille? -- dit, d'une voix flûtée, le
chevalier de Tharsis, qui avait la voix de ses jambes.

-- Et, qui est-ce qui tousse? -- dit simultanément le marquis de
Saint-Albans, tiré par une toux horriblement mate de sa
préoccupation de joueur, en se retournant vers Herminie, qui
brodait une collerette à sa mère.

-- C'est mon diamant et c'est ma fille, -- fit la comtesse du
Tremblay avec un sourire de ses lèvres minces, en répondant à tous
les deux.

-- Mon Dieu! comme il est beau, votre diamant, Madame! -- reprit
le chevalier. -- Jamais je ne l'avais vu étinceler comme ce soir;
il forcerait les plus myopes à le remarquer.

On était arrivé, en disant cela, à la fin de la partie, et le
chevalier de Tharsis prit la main de la comtesse: -- Voulez-vous
permettre?... -- ajouta-t-il.

La comtesse ôta languissamment sa bague, et la jeta au chevalier sur
la table de jeu.

Le vieil émigré l'examina en la tournant devant son oeil comme un
kaléidoscope. Mais la lumière a ses hasards et ses caprices. En
roulant sur les facettes de la pierre, elle n'en détacha pas un
second jet de lumière nuancée, semblable à celui qui venait si
rapidement d'en jaillir.

Herminie se leva et poussa la persienne, afin que le jour tombât
mieux sur la bague de sa mère et qu'on en pût mieux apprécier la
beauté.

Et elle se rassit, le coude à la table, regardant aussi la pierre
prismatique; mais la toux revint, une toux sifflante, qui lui
rougit et lui injecta la nacre de ses beaux yeux bleus, d'un
humide radical si pur.

-- Et où avez-vous pris cette affreuse toux, ma chère enfant? --
dit le marquis de Saint-Albans, plus occupé de la jeune fille que
de la bague, du diamant humain que du diamant minéral.

-- Je ne sais, monsieur le marquis, -- fit-elle, avec la légèreté
d'une jeunesse qui croyait à l'éternité de la vie. -- Peut-être à
me promener le soir, au bord de l'étang de Stasseville.

Je fus frappé alors du groupe qu'ils formaient à eux quatre.

La lumière rouge du couchant immergeait par la fenêtre ouverte. Le
chevalier de Tharsis regardait le diamant; M. de Saint-Albans,
Herminie; Mme du Tremblay, Karkoël, qui regardait d'un oeil
distrait sa dame de carreau. Mais ce qui me frappa surtout, ce fut
Herminie. La Rose de Stasseville était pâle, plus pâle que sa
mère. La pourpre du jour mourant, qui versait son transparent
reflet sur ses joues pâles, lui donnait l'air d'une tête de
victime, réfléchie dans un miroir qu'on aurait dit étamé avec du
sang.

Tout à coup, j'eus froid dans les nerfs, et par je ne sais quelle
évocation foudroyante et involontaire, un souvenir me saisit avec
l'invincible brutalité de ces idées qui fécondent monstrueusement
la pensée révoltée, en la violant.

Il y avait quinze jours, à peu près, qu'un matin j'étais allé chez
Marmor de Karkoël. Je l'avais trouvé seul. Il était de bonne
heure. Nul des joueurs qui, d'ordinaire, jouaient le matin chez
lui, n'était arrivé. Il était, quand j'entrai, debout devant son
secrétaire, et il semblait occupé d'une opération fort délicate
qui exigeait une extrême attention et une grande sûreté de main.
Je ne le voyais pas; sa tête était penchée. Il tenait entre les
doigts de sa main droite un petit flacon d'une substance noire et
brillante, qui ressemblait à l'extrémité d'un poignard cassé, et,
de ce flacon microscopique, il épanchait je ne sais quel liquide
dans une bague ouverte.

-- Que diable faites-vous là? -- lui dis-je en m'avançant. Mais il
me cria avec une voix impérieuse: «N'approchez pas! restez où vous
êtes; vous me feriez trembler la main, et ce que je fais est plus
difficile et plus dangereux que de casser à quarante pas un tire-
bouchon avec un pistolet qui pourrait crever.»

C'était une allusion à ce qui nous était arrivé, il y avait
quelque temps. Nous nous amusions à tirer avec les plus mauvais
pistolets qu'il nous fût possible de trouver, afin que l'habileté
de l'homme se montrât mieux dans la faiblesse de l'instrument, et
nous avions failli nous ouvrir le crâne avec le canon d'un
pistolet qui creva.

Il put insinuer les gouttes du liquide inconnu qu'il laissait
tomber du bec effilé de son flacon. Quand ce fut fait, il ferma la
bague et la jeta dans un des tiroirs de son secrétaire, comme s'il
avait voulu la cacher.

Je m'aperçus qu'il avait un masque de verre.

-- Depuis quand, -- lui dis-je, en plaisantant, -- vous occupez-
vous de chimie? et sont-ce des ressources contre les pertes au
whist que vous composez?

-- Je ne compose rien, -- me répondit-il, -- mais ce qui est là-
dedans (et il montrait le flacon noir) est une ressource contre
tout. C'est, -- ajouta-t-il avec la sombre gaîté du pays des
suicides d'où il était, -- le jeu de cartes biseautées avec lequel
on est sûr de gagner la dernière partie contre le Destin.

-- Quelle espèce de poison? -- lui demandai-je, en prenant le
flacon dont la forme bizarre m'attirait.

-- C'est le plus admirable des poisons indiens, me répondit-il en
ôtant son masque. -- Le respirer peut être mortel, et, de quelque
manière qu'on l'absorbe, s'il ne tue pas immédiatement, vous ne
perdez rien pour attendre; son effet est aussi sûr qu'il est
caché. Il attaque lentement, presque languissamment, mais
infailliblement, la vie dans ses sources, en les pénétrant et en
développant, au fond des organes sur lesquels il se jette, de ces
maladies connues de tous et dont les symptômes, familiers à la
science, dépayseraient le soupçon et répondraient à l'accusation
d'empoisonnement, si une telle accusation pouvait exister. On dit,
aux Indes, que des fakirs mendiants le composent avec des
substances extrêmement rares, qu'eux seuls connaissent et qu'on ne
trouve que sur les plateaux du Thibet. Il dissout les liens de la
vie plus qu'il ne les rompt. En cela, il convient davantage à ces
natures d'Indiens, apathiques et molles, qui aiment la mort comme
un sommeil et s'y laissent tomber comme sur un lit de lotos. Il
est fort difficile, du reste, presque impossible de s'en procurer.
Si vous saviez ce que j'ai risqué, pour obtenir ce flacon d'une
femme qui disait m'aimer!... J'ai un ami, comme moi officier dans
l'armée anglaise, et revenu comme moi des Indes où il a passé sept
ans. Il a cherché ce poison avec le désir furieux d'une fantaisie
anglaise, -- et plus tard, quand vous aurez vécu davantage, vous
comprendrez ce que c'est. Eh bien! il n'a jamais pu en trouver. Il
a acheté, au prix de l'or, d'indignes contrefaçons. De désespoir,
il m'a écrit d'Angleterre, et il m'a envoyé une de ses bagues, en
me suppliant d'y verser quelques gouttes de ce nectar de la mort.
Voilà ce que je faisais quand vous êtes entré.

Ce qu'il me disait ne m'étonnait pas. Les hommes sont ainsi faits,
que, sans aucun mauvais dessein, sans pensée sinistre, ils aiment
à avoir du poison chez eux, comme ils aiment à avoir des armes.
Ils thésaurisent les moyens d'extermination autour d'eux, comme
les avares thésaurisent les richesses. Les uns disent: Si je
voulais détruire! comme les autres: Si je voulais jouir! C'est le
même idéalisme enfantin. Enfant, moi-même, à cette époque, je
trouvai tout simple que Marmor de Karkoël, revenu des Indes,
possédât cette curiosité d'un poison comme il n'en existe pas
ailleurs, et, parmi ses kandjars et ses flèches, apportés au fond
de sa malle d'officier, ce flacon de pierre noire, cette jolie
babiole de destruction qu'il me montrait. Quand j'eus bien tourné
et retourné ce bijou, poli comme une agate, qu'une Almée peut-être
avait porté entre les deux globes de topaze de sa poitrine, et
dans la substance poreuse duquel elle avait imprégné sa sueur
d'or, je le jetai dans une coupe posée sur la cheminée, et je n'y
pensai plus.

Eh bien! le croiriez-vous? c'était le souvenir de ce flacon qui me
revenait!... La figure souffrante d'Herminie, sa pâleur, cette
toux qui semblait sortir d'un poumon spongieux, ramolli, où déjà
peut-être s'envenimaient ces lésions profondes que la médecine
appelle, -- n'est-ce pas, docteur? -- dans un langage plein
d'épouvantements pittoresques, des cavernes; cette bague qui, par
une coïncidence inexplicable, brillait tout à coup d'un éclat si
étrange au moment où la jeune fille toussait, comme si le
scintillement de la pierre homicide eût été la palpitation de joie
du meurtrier; les circonstances d'une matinée qui était effacée de
ma mémoire, mais qui y reparaissaient tout à coup: voilà ce qui
m'afflua, comme un flot de pensées, au cerveau! De lien pour
rattacher les circonstances passées à l'heure présente, je n'en
avais pas. Le rapprochement involontaire qui se faisait dans ma
tête était insensé. J'avais horreur de ma propre pensée. Aussi
m'efforçai-je d'étouffer, d'éteindre en moi cette fausse lueur, ce
flamboiement qui s'était allumé, et qui avait passé dans mon âme
comme l'éclair de ce diamant qui était passé sur cette table
verte!... Pour appuyer ma volonté et broyer sous elle la folle et
criminelle croyance d'un instant, je regardais attentivement
Marmor de Karkoël et la comtesse du Tremblay.

Ils répondaient très bien l'un et l'autre par leur attitude et
leur visage, que ce que j'avais osé penser était impossible!
Marmor était toujours Marmor. Il continuait de regarder sa dame de
carreau comme si elle eût représenté l'amour dernier, définitif,
de toute sa vie. Mme du Tremblay, de son côté, avait sur le front,
dans les lèvres et dans le regard, le calme qui ne la quittait
jamais, même quand elle ajustait l'épigramme, car sa plaisanterie
ressemblait à une balle, la seule arme qui tue sans se passionner,
tandis que l'épée, au contraire, partage la passion de la main.
Elle et lui, lui et elle, étaient deux abîmes placés en face l'un
de l'autre; seulement, l'un, Karkoël, était noir et ténébreux
comme la nuit; et l'autre, cette femme pâle, était claire et
inscrutable comme l'espace. Elle tenait toujours sur son partner
des yeux indifférents et qui brillaient d'une impassible lumière.
Seulement, comme le chevalier de Tharsis n'en finissait pas
d'examiner la bague qui renfermait le mystère que j'aurais voulu
pénétrer, elle avait pris à sa ceinture un gros bouquet de
résédas, et elle se mit à le respirer avec une sensualité qu'on
n'eût, certes, pas attendue d'une femme comme elle, si peu faite
pour les rêveuses voluptés. Ses yeux se fermèrent après avoir
tourné dans je ne sais quelle pâmoison indicible, et, d'une
passion avide, elle saisit avec ses lèvres effilées et incolores
plusieurs tiges de fleurs odorantes, et elle les broya sous ses
dents, avec une expression idolâtre et sauvage, les yeux rouverts
sur Karkoël. Etait-ce un signe, une entente quelconque, une
complicité, comme en ont les amants entre eux, que ces fleurs
mâchées et dévorées en silence?... Franchement, je le crus. Elle
remit tranquillement la bague à son doigt, quand le chevalier
l'eut assez admirée, et le whist continua, renfermé, muet et
sombre, comme si rien ne l'avait interrompu.»

Ici, encore, le conteur s'arrêta. Il n'avait plus besoin de se
presser. Il nous tenait tous sous la griffe de son récit. Peut-
être tout le mérite de son histoire était-il dans sa manière de la
raconter... Quand il se tut, on entendit, dans le silence du
salon, aller et venir les respirations. Moi, qui allongeais mes
regards par-dessus mon rempart d'albâtre, l'épaule de la comtesse
de Damnaglia, je vis l'émotion marbrer de ses nuances diverses
tous ces visages. Involontairement, je cherchais celui de la jeune
Sibylle, de la sauvage enfant qui s'était cabrée aux premiers mots
de cette histoire. J'eusse aimé à voir passer les éclairs de la
transe dans ces yeux noirs qui font penser au ténébreux et
sinistre canal Orfano, à Venise, car il s'y noiera plus d'un
coeur. Mais elle n'était plus sur le canapé de sa mère. Inquiète
de ce qui allait suivre, la sollicitude de la baronne avait sans
doute fait à sa fille quelque signe de furtive départie, et elle
avait disparu.

«En fin de compte, -- reprit le narrateur, -- qu'y avait-il dans
tout cela qui fût de nature à m'émouvoir si fort et à se graver
dans ma mémoire comme une eau-forte, car le temps n'a pas effacé
un seul des linéaments de cette scène? Je vois encore la figure de
Marmor, l'expression du calme cristallisé de la comtesse, se
fondant pour une minute dans la sensation de ces résédas respirés
et triturés avec un frissonnement presque voluptueux. Tout cela
m'est resté, et vous allez comprendre pourquoi. Ces faits dont je
ne voyais pas très bien la relation entre eux, ces faits mal
éclairés d'une intuition que je me reprochais, dans l'écheveau
entortillé desquels le possible et l'incompréhensible
apparaissaient, reçurent plus tard une goutte de lumière qui en
débrouilla pour jamais en moi le chaos.

Je vous ai dit, je crois, que j'avais été mis fort tard au
collège. Les deux dernières années de mon éducation s'y écoulèrent
sans que je revinsse dans mon pays. Ce fut donc au collège que
j'appris, par les lettres de ma famille, la mort de Mlle Herminie
de Stasseville, victime d'une maladie de langueur dont personne ne
s'était douté qu'à la dernière extrémité, et quand la maladie
avait été incurable. Cette nouvelle, qu'on me transmettait sans
aucun commentaire, me glaça le sang du même froid que j'avais
senti lorsque, dans le salon de mon oncle, j'avais entendu pour la
première fois cette toux qui sonnait la mort, et qui avait dressé
en moi tout à coup de si épouvantables inductions. Ceux qui ont
l'expérience des choses de l'âme me comprendront, quand je dirai
que je n'osai pas faire une seule question sur cette perte
soudaine d'une jeune fille, enlevée à l'affection de sa mère et
aux plus belles espérances de la vie. J'y pensai d'une manière
trop tragique pour en parler à qui que ce fût. Revenu chez mes
parents, je trouvai la ville de *** bien changée; car, en
plusieurs années, les villes changent comme les femmes: on ne les
reconnaîtrait plus. C'était après 1830. Depuis le passage de
Charles X, qui l'avait traversée pour aller s'embarquer à
Cherbourg, la plupart des familles nobles que j'avais connues
pendant mon enfance vivaient retirées dans les châteaux
circonvoisins. Les événements politiques avaient frappé d'autant
plus ces familles, qu'elles avaient cru à la victoire de leur
parti et qu'elles étaient retombées d'une espérance. En effet,
elles avaient vu le moment où le droit d'aînesse, relevé par le
seul homme d'Etat qu'ait eu la Restauration, allait rétablir la
société française sur la seule base de sa grandeur et de sa force;
puis, tout à coup, cette idée, doublement juste de justesse et de
justice, qui avait brillé aux regards de ces hommes, dupes
sublimes de leur dévouement monarchique, comme un dédommagement à
leurs souffrances et à leur ruine, comme un dernier lambeau de
vair et d'hermine qui doublât leur cercueil et rendît moins dur
leur dernier sommeil, périr sous le coup d'une opinion publique
qu'on n'avait su ni éclairer ni discipliner. La petite ville dont
il a été si souvent question dans ce récit, n'était plus qu'un
désert de persiennes fermées et de portes cochères qui ne
s'ouvraient plus. La révolution de Juillet avait effrayé les
Anglais, et ils étaient partis d'une ville dont les moeurs et les
habitudes avaient reçu des événements une si forte rupture. Mon
premier soin avait été de demander ce qu'était devenu M. Marmor de
Karkoël. On me répondit qu'il était retourné aux Indes sur un
ordre de son gouvernement. La personne qui me dit cela était
précisément cet éternel chevalier de Tharsis, l'un des quatre de
la fameuse partie du diamant (fameuse, du moins elle l'était pour
moi), et son oeil, en me renseignant, se fixa sur les miens avec
l'expression d'un homme qui veut être interrogé. Aussi, presque
involontairement, car les âmes se devinent bien avant que la
volonté n'ait agi:

-- Et Mlle du Tremblay de Stasseville?... -- lui dis-je.

-- Vous saviez donc quelque chose?... -- me répondit-il assez
mystérieusement, comme si nous avions eu cent paires d'oreilles à
nous écouter, et nous étions seuls.

-- Mais non, -- lui dis-je, -- je ne sais rien.

-- Elle est morte, -- reprit-il, -- de la poitrine, comme sa
fille, un mois après le départ de ce diable de Marmor de Karkoël.

-- Pourquoi cette date? -- fis-je alors, -- et pourquoi me parlez-
vous de Marmor de Karkoël?...

-- C'est donc la vérité, répondit-il, -- que vous ne savez rien!
Eh bien! mon cher, il paraît qu'elle était sa maîtresse. Du moins
l'a-t-on fait entendre ici, quand on en parlait à voix basse. À
présent, on n'ose plus en parler. C'était une hypocrite du premier
ordre que cette comtesse. Elle l'était comme on est blonde ou
brune, elle était née cela. Aussi pratiquait-elle le mensonge au
point d'en faire une vérité, tant elle était simple et naturelle,
sans effort et sans affectation en tout. À travers une habileté si
profonde qu'on n'a su que depuis bien peu de temps que c'en était
une, il a transpiré des bruits bientôt étouffés par la terreur qui
les transmettait... À les entendre, cet Ecossais qui n'aimait que
les cartes, n'a pas été seulement l'amant de la comtesse, laquelle
ne le recevait jamais chez elle comme tout le monde, et, mauvaise
comme le démon, lui campait son épigramme comme à pas un de nous,
quand l'occasion s'en présentait!... Mon Dieu, ceci ne serait
rien, s'il n'y avait que cela! Mais le pis est, dit-on, que le
dieu du chelem avait fait chelem toute la famille. Cette pauvre
petite Herminie l'adorait en silence. Mlle Ernestine de Beaumont
vous le dira si vous le voulez. C'était comme une fatalité. Lui,
l'aimait-il? Aimait-il la mère? Les aimait-il toutes les deux? Ne
les aimait-il ni l'une ni l'autre? Trouvait-il seulement la mère
bonne pour entretenir sa mise au jeu?... Qui sait? Ici l'histoire
est fort obscure. Tout ce qu'on certifie, c'est que la mère, dont
l'âme était aussi sèche que le corps, s'était prise d'une haine
pour sa fille, qui n'a pas peu contribué à la faire mourir.

-- On dit cela! -- repris-je, plus épouvanté d'avoir pensé juste
que je ne l'avais été d'avoir pensé faux, -- mais qui peut savoir
cela?... Karkoël n'était pas un fat. Ce n'est pas lui qui se
serait permis des confidences. On n'a pu jamais rien savoir de sa
vie. Il n'aura pas commencé d'être confiant, ou indiscret, à
propos de la comtesse de Stasseville.

-- Non, -- répondit le chevalier de Tharsis. -- Les deux
hypocrites faisaient la paire. Il est parti comme il est venu,
sans qu'aucun de nous ait pu dire: "Il était autre chose qu'un
joueur." Mais, si parfaite de ton et de tenue que fût dans le
monde l'irréprochable comtesse, les femmes de chambre, pour
lesquelles il n'est point d'héroïnes, ont raconté qu'elle
s'enfermait avec sa fille, et qu'après de longues heures de tête-
à-tête, elles sortaient plus pâles l'une que l'autre, mais la
fille toujours davantage et les yeux abîmés de pleurs.

-- Vous n'avez pas d'autres détails et d'autres certitudes,
chevalier? -- lui dis-je, pour le pousser et voir plus clair. --
Mais vous n'ignorez pas ce que sont des propos de femmes de
chambre... On en saurait probablement davantage par Mlle de
Beaumont.

-- Mlle de Beaumont! -- fit le Tharsis. -- Ah! elles ne s'aimaient
pas, la comtesse et elle, car c'était le même genre d'esprit
toutes les deux! Aussi la survivante ne parle-t-elle de la morte
qu'avec des yeux imprécatoires et des réticences perfides. Il est
sûr qu'elle veut faire croire les choses les plus atroces... et
qu'elle n'en sait qu'une, qui ne l'est pas... l'amour d'Herminie
pour Karkoël.

-- Et ce n'est pas savoir grand-chose, chevalier, -- repris-je. --
Si l'on savait toutes les confidences que se font les jeunes
filles entre elles, on mettrait; sur le compte de l'amour la
première rêverie venue. Or, vous avouerez qu'un homme comme ce
Karkoël avait bien tout ce qui fait rêver.

-- C'est vrai, -- dit le vieux Tharsis, -- mais on a plus que des
confidences de jeunes filles. Vous rappelez-vous... non! vous
étiez trop enfant, mais on l'a assez remarqué dans notre
société... que Mme Stasseville, qui n'avait jamais rien aimé, pas
plus les fleurs que tout le reste, car je défie de pouvoir dire
quels étaient les goûts de cette femme-là, portait toujours vers
la fin de sa vie un bouquet de résédas à sa ceinture, et qu'en
jouant au whist, et partout, elle en rompait les tiges pour les
mâchonner, si bien qu'un beau jour Mlle de Beaumont demanda à
Herminie, avec une petite roulade de raillerie dans la voix,
depuis quand sa mère était herbivore?...

-- Oui, je m'en souviens, -- lui répondis-je. Et de fait, je
n'avais jamais oublié la manière fauve, et presque amoureusement
cruelle, dont la comtesse avait respiré et mangé les fleurs de son
bouquet, à cette partie de whist qui avait été pour moi un
événement.

-- Eh bien! -- fit le bonhomme, -- ces résédas venaient d'une
magnifique jardinière que Mme de Stasseville avait dans son salon.
Oh! le temps n'était plus où les odeurs lui faisaient mal. Nous
l'avions vue ne pouvoir les souffrir, depuis ses dernières
couches, pendant lesquelles on avait failli la tuer, nous contait-
elle langoureusement, avec un bouquet de tubéreuses. À présent,
elle les aimait et les recherchait avec fureur. Son salon
asphyxiait comme une serre dont on n'a pas encore soulevé les
vitrages à midi. À cause de cela, deux ou trois femmes délicates
n'allaient plus chez elle. C'étaient là des changements! Mais on
les expliquait par la maladie et par les nerfs. Une fois morte, et
quand il a fallu fermer son salon, -- car le tuteur de son fils a
fourré au collège ce petit imbécile, que voilà riche comme doit
être un sot, -- on a voulu mettre ces beaux résédas en pleine
terre et l'on a trouvé dans la caisse, devinez quoi!... le cadavre
d'un enfant qui avait vécu...»

Le narrateur fut interrompu par le cri très vrai de deux ou trois
femmes, pourtant bien brouillées avec le naturel. Depuis
longtemps, il les avait quittées; mais, ma foi, pour cette
occasion il leur revint. Les autres, qui se dominaient davantage,
ne se permirent qu'un haut-le-corps, mais il fut presque
convulsif.

«-- Quel oubli et quelle oubliette! -- fit alors, avec sa légèreté
qui rit de tout, cette aimable petite pourriture ambrée, le
marquis de Gourdes, que nous appelons le dernier des marquis, un
de ces êtres qui plaisanteraient derrière un cercueil et même
dedans.

-- D'où venait cet enfant? -- ajouta le chevalier de Tharsis, en
pétrissant son tabac dans sa boîte d'écaille. -- De qui était-il?
Etait-il mort de mort naturelle? L'avait-on tué?... Qui l'avait
tué?... Voilà ce qu'il est impossible de savoir et ce qui fait
faire, mais bien bas, des suppositions épouvantables.

-- Vous avez raison, chevalier, -- lui répondis-je, renfonçant en
moi plus avant ce que je croyais savoir de plus que lui. -- Ce
sera toujours un mystère, et même qu'il sera bon d'épaissir
jusqu'au jour où l'on n'en soufflera plus un seul mot.

-- En effet, -- dit-il, -- il n'y a que deux êtres au monde qui
savent réellement ce qu'il en est, et il n'est pas probable qu'ils
le publient, ajouta-t-il, avec un sourire de côté. -- L'un est ce
Marmor de Karkoël, parti pour les Grandes-Indes, la malle pleine
de l'or qu'il nous a gagné. On ne le reverra jamais. L'autre...

-- L'autre? -- fis-je étonné.

-- Ah! l'autre, -- reprit-il, avec un clignement d'oeil qu'il
croyait bien fin, -- il y a encore moins de danger pour l'autre.
C'est le confesseur de la comtesse. Vous savez, ce gros abbé de
Trudaine, qu'ils ont, par parenthèse, nommé dernièrement au siège
de Bayeux.

-- Chevalier, . -- lui dis-je alors, frappé d'une idée qui
m'illumina, mieux que tout le reste, cette femme naturellement
cachée, qu'un observateur à lunettes comme le chevalier de Tharsis
appelait hypocrite, parce qu'elle avait mis une énergique volonté
par-dessus ses passions, peut-être pour en redoubler l'orageux
bonheur, -- chevalier, vous vous êtes trompé. Le voisinage de la
mort n'a pas entrouvert l'âme scellée et murée de cette femme,
digne de l'Italie du seizième siècle plus que de ce temps. La
comtesse du Tremblay de Stasseville est morte... comme elle a
vécu. La voix du prêtre s'est brisée contre cette nature
impénétrable qui a emporté son secret. Si le repentir le lui eût
fait verser dans le coeur du ministre de la miséricorde éternelle,
on n'aurait rien trouvé dans la jardinière du salon.»

Le conteur avait fini son histoire, ce roman qu'il avait promis et
dont il n'avait montré que ce qu'il en savait, c'est-à-dire les
extrémités. L'émotion prolongeait le silence. Chacun restait dans
sa pensée et complétait, avec le genre d'imagination qu'il avait,
ce roman authentique dont on n'avait à juger que quelques détails
dépareillés. À Paris, où l'esprit jette si vite l'émotion par la
fenêtre, le silence, dans un salon spirituel, après une histoire,
est le plus flatteur des succès:

-- Quel aimable dessous de cartes ont vos parties de whist! -- dit
la baronne de Saint-Albiti, joueuse comme une vieille
ambassadrice. -- C'est très vrai ce que vous disiez. À moitié
montré il fait plus d'impression que si l'on avait retourné toutes
les cartes et qu'on eût vu tout ce qu'il y avait dans le jeu.

-- C'est le fantastique de la réalité, -- fit gravement le
docteur.

-- Ah! -- dit passionnément Mlle Sophie de Revistal, -- il en est
également de la musique et de la vie. Ce qui fait l'expression de
l'une et de l'autre, ce sont les silences bien plus que les
accords.

Elle regarda son amie intime, l'altière comtesse de Damnaglia, au
buste inflexible, qui rongeait toujours le bout d'ivoire, incrusté
d'or, de son éventail. Que disait l'oeil d'acier bleuâtre de la
comtesse?... Je ne la voyais pas, mais son dos, où perlait une
sueur légère, avait une physionomie. On prétend que, comme Mme de
Stasseville, la comtesse de Damnaglia a la force de cacher bien
des passions et bien du bonheur.

-- Vous m'avez gâté des fleurs que j'aimais, -- dit la baronne de
Mascranny, en se retournant de trois quarts vers le romancier. Et,
cassant le cou à une rose bien innocente qu'elle prit à son
corsage et dont elle éparpilla les débris dans une espèce
d'horreur rêveuse:

-- Voilà qui est fini! -- ajouta-t-elle; -- je ne porterai plus de
résédas.


À un dîner d'athées

Ceci est digne de gens sans Dieu. (ALLEN)

Le jour tombait depuis quelques instants dans les rues de la ville
de ***. Mais, dans l'église de cette petite et expressive ville de
l'Ouest, la nuit était tout à fait venue. La nuit avance presque
toujours dans les églises. Elle y descend plus vite que partout
ailleurs, soit à cause des reflets sombres des vitraux, quand il y
a des vitraux, soit à cause de l'entrecroisement des piliers, si
souvent comparés aux arbres des forêts, et aux ombres portées par
les voûtes. Cette nuit des églises, qui devance un peu la mort
définitive du jour au dehors, n'en fait guère nulle part fermer
les portes. Généralement, elles restent ouvertes, l'Angelus sonné,
-- et même quelquefois très tard, la veille des grandes fêtes par
exemple, dans les villes dévotes, où l'on se confesse en grand
nombre pour les communions du lendemain. Jamais, à aucune heure de
la journée, les églises de province ne sont plus hantées par ceux
qui les fréquentent qu'à cette heure vespérale où les travaux
cessent, où la lumière agonise, et où l'âme chrétienne se prépare
à la nuit, -- à la nuit qui ressemble à la mort et laquelle la
mort peut venir. À cette heure-là, on sent vraiment très bien que
la religion chrétienne est la fille des catacombes et qu'elle a
toujours quelque chose en elle des mélancolies de son berceau.
C'est à ce moment, en effet, que ceux qui croient encore à la
prière aiment à venir s'agenouiller et s'accouder, le front dans
leurs mains, en ces nuits mystérieuses des nefs vides, qui
répondent certainement au plus profond besoin de l'âme humaine,
car si pour nous autres mondains et passionnés, le tête-à-tête en
cachette avec la femme aimée nous paraît plus intime et plus
troublant dans les ténèbres, pourquoi n'en serait-il pas de même
pour les âmes religieuses avec Dieu, quand il fait noir devant ses
tabernacles, et qu'elles lui parlent, de bouche à oreille, dans
l'obscurité?

Or, c'est ainsi qu'elles semblaient lui parler dans l'église de
*** ce jour-là, les âmes pieuses qui y étaient venues faire leurs
prières du soir, selon leur coutume. Quoique dans la ville, grise
d'un crépuscule brumeux d'automne, les réverbères ne fussent pas
encore allumés, -- ni la petite lampe grillagée de la statue de la
Vierge, qu'on voyait à la façade de l'hôtel des dames de la
Varengerie, et qui n'y est plus à présent, -- il y avait plus de
deux heures que les Vêpres étaient finies, -- car c'était
dimanche, ce jour-là, -- et le nuage d'encens qui forme longtemps
un dais bleuâtre dans l'en-haut des voûtes du choeur, après les
Offices, s'y était évaporé. La nuit, épaisse déjà dans l'église, y
étalait sa grande draperie d'ombre qui semblait, comme une voile
tombant d'un mât, déferler des cintres. Deux maigres cierges,
perchés au tournant de deux piliers de la nef, assez éloignés l'un
de l'autre, et la lampe du sanctuaire, piquant sa petite étoile
immobile dans le noir du choeur, plus profond que tout ce qui
était noir à l'entour, faisaient ramper sur les ténèbres qui
noyaient la nef et les bas-côtés, une lueur fantômale plutôt
qu'une lumière. À cette filtration de clarté incertaine, il était
possible de se voir douteusement et confusément, mais il était
impossible de se reconnaître... On apercevait bien, ici et là,
dans les pénombres, des groupes plus opaques que les fonds sut
lesquels ils se détachaient vaguement, -- des dos courbés, --
quelques coiffes blanches de femmes du peuple agenouillées par
terre, -- deux ou trois mantelets qui avaient baissé leurs
capuchons; mais c'était tout. On s'entendait mieux qu'on ne se
voyait. Toutes ces bouches qui priaient à voix basse, dans ce
grand vaisseau silencieux et sonore, et par le silence rendu plus
sonore, faisaient ce susurrement singulier qui est comme le bruit
d'une fourmilière d'âmes, visibles seulement à l'oeil de Dieu. Ce
susurrement continu et menu, coupé, par intervalles, de soupirs,
ce murmure labial, -- si impressionnant dans les ténèbres d'une
église muette, -- n'était troublé par rien, si ce n'est, parfois,
par une des portes des bas-côtés, qui roulait sur ses gonds et
claquait en se refermant derrière la personne qui venait d'entrer;
-- le bruit alerte et clair d'un sabot qui longeait l'orée des
chapelles; -- une chaise qui, heurtée dans l'obscurité, tombait; -
- et, de temps en temps, une ou deux toux, de ces toux retenues de
dévotes qui les musiquent et qui les flûtent, par respect pour les
saints échos de la maison du Seigneur. Mais ces bruits qui
n'étaient que le passage rapide d'un son, n'interrompaient pas ces
âmes attentives et ferventes dans le train-train de leurs prières
et l'éternité de leur susurrement.

Et voilà pourquoi, de ce groupe de fidèles, recueillis et
rassemblés chaque soir dans l'église de ***, aucun ne prit garde à
un homme qui en eût assurément étonné plus d'un, s'il avait fait
assez de jour ou de clarté pour qu'il fût possible de le
reconnaître. Ce n'était pas, lui, un hanteur d'église. On ne l'y
voyait jamais. Il n'y avait pas mis le pied depuis qu'il était
revenu, après des années d'absence, habiter momentanément sa ville
natale. Pourquoi donc y entrait-il ce soir-là?... Quel sentiment,
quelle idée, quel projet l'avait décidé à franchir le seuil de
cette porte, devant laquelle il passait plusieurs fois par jour
comme si elle n'eût pas existé?... C'était un homme haut en tout,
qui avait dû courber sa fierté autant que sa grande taille pour
passer sous la petite porte basse cintrée, et verdie par les
humidités de ce pluvieux climat de l'Ouest; et qu'il avait prise
pour entrer. Il ne manquait pas, après tout, de poésie dans sa
tête de feu. Quand il entra dans ce lieu, qu'il avait probablement
désappris, fut-il frappé de l'aspect presque tombal de cette
église, qui, de construction, ressemble à une crypte, car elle est
plus basse que le pavé de la place sur laquelle elle est bâtie, et
son portail, à escalier intérieur de quelques marches, plus élevé
que le maître autel?... Il n'avait pas lu sainte Brigitte. S'il
l'avait lue, il aurait, en entrant dans cette atmosphère nocturne,
pleine de mystérieux chuchotements, pensé à la vision de son
Purgatoire, à ce dortoir, morne et terrible, où l'on ne voit
personne et où l'on entend des voix basses et des soupirs qui
sortent des murs... Quelle que fût, du reste, son impression,
toujours est-il qu'il s'arrêta, peu sûr de lui-même et de ses
souvenirs, s'il en avait, au milieu de la contre-allée dans
laquelle il s'était engagé. Pour qui l'eût observé, il cherchait
évidemment quelqu'un ou quelque chose, qu'il ne trouvait pas dans
ces ombres... Cependant, quand ses yeux s'y furent un peu faits et
qu'il put retrouver autour de lui les contours des choses, il
finit par apercevoir une vieille mendiante, croulée, plutôt
qu'agenouillée, pour dire son chapelet, à l'extrémité du banc des
pauvres, et il lui demanda, en la touchant à l'épaule, la chapelle
de la Vierge et le confessionnal d'un prêtre de la paroisse qu'il
lui nomma. Renseigné par cette vieille habituée du banc des
pauvres qui, depuis cinquante ans peut-être, semblait faire partie
du mobilier de l'église de *** et lui appartenir autant que les
marmousets de ses gargouilles, l'homme en question arriva, sans
trop d'encombre, à travers les chaises dérangées et dispersées par
les Offices de la journée, et se planta juste debout devant le
confessionnal qui est au fond de la chapelle. Il y resta les bras
croisés, comme les ont presque toujours, dans les églises, les
hommes qui n'y viennent pas pour prier et qui veulent pourtant y
avoir une attitude convenable et grave. Plusieurs dames de la
congrégation du Saint-Rosaire, alors en oraison autour de cette
chapelle, si elles avaient remarqué cet homme, n'auraient pu le
distinguer autrement que par je ne dirai pas l'impiété, mais la
non piété de son attitude. D'ordinaire, il est vrai, les soirs de
confession, il y avait auprès de la quenouille de la Vierge, ornée
de ses rubans, un cierge tors de cire jaune allumé et qui
éclairait la chapelle; mais, comme on avait communié en foule le
matin et qu'il n'y avait plus personne au confessionnal, le prêtre
de ce confessionnal, qui y faisait solitairement sa méditation, en
était sorti, avait éteint le cierge de cire jaune, et était rentré
dans son espèce de cellule en bois pour y reprendre sa méditation,
sous l'influence de cette obscurité qui empêche toute distraction
extérieure et qui féconde le recueillement. Etait-ce ce motif,
était-ce hasard, caprice, économie ou quelque autre raison de ce
genre, qui avait déterminé l'action très simple de ce prêtre?
Mais, à coup sûr, cette circonstance sauva l'incognito, s'il
tenait à le garder, de l'homme entré dans la chapelle, et qui,
d'ailleurs, n'y demeura que peu d'instants... Le prêtre, qui avait
éteint son cierge avant son arrivée, l'ayant aperçu à travers les
barreaux de sa porte à claire-voie; rouvrit toute grande cette
porte, sans quitter le fond du confessionnal dans lequel il était
assis; et l'homme, décroisant ses bras, tendit au prêtre un objet
indiscernable qu'il avait tiré de sa poitrine:

-- Tenez, mon père! -- dit-il d'une voix basse, mais distincte. --
Voilà assez longtemps que je le traîne avec moi!

Et il n'en fut pas dit davantage. Le prêtre, comme s'il eût su de
quoi il s'agissait, prit l'objet et referma tranquillement la
porte de son confessionnal. Les dames de la congrégation du Saint-
Rosaire crurent que l'homme qui avait parlé au prêtre allait
s'agenouiller et se confesser, et furent extrêmement étonnées de
le voir descendre le degré de la chapelle d'un pied leste, et
regagner la contre-allée par où il était venu.

Mais, si elles furent surprises, il fut encore plus surpris
qu'elles, car, au beau milieu de cette contre-allée qu'il
remontait pour sortir de l'église, il fut saisi brusquement par
deux bras vigoureux, et un rire, abominablement scandaleux dans un
lieu si saint, partit presque à deux pouces de sa figure.
Heureusement pour les dents qui riaient qu'il les reconnut, si
près de ses yeux!

-- Sacré nom de Dieu! -- fit en même temps le rieur à mi-voix,
mais pas de manière cependant qu'on n'entendît pas, près de là, le
blasphème et l'autre irrévérente parole, -- qu'est-ce que tu fous
donc, Mesnil, dans une église, à pareille heure? Nous ne sommes
plus en Espagne, comme au temps où nous chiffonnions si joliment
les guimpes des religieuses d'Avila.

Celui qu'il avait appelé «Mesnil» eut un geste de colère.

-- Tais-toi! -- dit-il, en réprimant l'éclat d'une voix qui ne
demandait qu'à retentir. -- Es-tu ivre?... Tu jures dans une
église comme dans un corps de garde. Allons! pas de sottises! et
sortons d'ici décemment tous deux.

Et il doubla le pas, enfila, suivi de l'autre, la petite porte
basse, et quand, dehors et à l'air libre de la rue, ils eurent pu
reprendre la plénitude de leur voix:

-- Que tous les tonnerres de l'enfer te brûlent, Mesnil! --
continua l'autre, qui paraissait comme enragé. -- Vas-tu donc te
faire capucin?... Vas-tu donc manger de la messe?... Toi,
Mesnilgrand, toi, le capitaine de Chamboran, comme un calotin,
dans une église!

-- Tu y étais bien, toi! -- dit Mesnil, avec tranquillité.

-- J'y étais pour t'y suivre. Je t'ai vu y entrer, plus étonné de
ça, ma parole d'honneur, que si j'avais vu violer ma mère. Je me
suis dit: Qu'est-ce donc qu'il va faire dans cette grange à
prêtraille?... Puis j'ai pensé qu'il y avait là quelque damnée
anguille de jupe sous roche, et j'ai voulu voir pour quelle
grisette ou pour quelle grande dame de la ville tu y allais.

-- Je n'y suis allé que pour moi seul, mon cher, -- dit Mesnil,
avec l'insolence froide du plus complet mépris, de ce mépris qui
se soucie bien de ce qu'on pense.

-- Alors, tu m'étonnes plus diablement que jamais!

-- Mon cher, -- reprit Mesnil, en s'arrêtant, -- les hommes...
comme moi, n'ont été faits, de toute éternité, que pour étonner
les hommes... comme toi.

Et, tournant le dos et hâtant le pas, comme quelqu'un qui n'entend
pas être suivi, il monta la rue de Gisors et regagna la place
Thurin, dans un des angles de laquelle il demeurait.

Il demeurait chez son père, le vieux M. de Mesnilgrand comme on
l'appelait par la ville, quand on en parlait. C'était un vieillard
riche et avare (prétendait-on), dur à la détente, -- c'était le
mot dont on se servait, -- qui depuis longues années vivait retiré
de toutes compagnies, excepté pendant les trois mois que son fils,
qui habitait Paris, venait passer dans la ville de ***. Alors, ce
vieux M. de Mesnilgrand, qui ne voyait pas un chat d'ordinaire, se
mettait à inviter et à recevoir les anciens amis et camarades de
régiment de son fils et à se gaver de ces somptueux dîners
d'avare, à faire partout, disaient les rabelaisiens de l'endroit,
fort malproprement et fort ingratement aussi, car la chère (cette
chère de vilain vantée par les proverbes) y était excellente.

Pour vous en donner une idée, il y avait, à cette époque-là, dans
la ville de ***, un fameux receveur particulier des finances, qui
avait, quand il y arriva, produit l'effet d'un carrosse à six
chevaux entrant dans une église. C'était un assez mince financier
que ce gros homme, mais la nature s'était amusée à en faire, de
vocation, un grand cuisinier. On racontait qu'en 1814, il avait
apporté à Louis XVIII, détalant vers Gand, d'une main la caisse de
son arrondissement, et de l'autre un coulis de truffes qui
semblait avoir été cuisiné par les sept diables des péchés
capitaux, tant il était délicieux; Louis XVIII avait, comme de
juste, pris la caisse sans dire seulement merci; mais, de
reconnaissance pour le coulis, il avait orné l'estomac prépotent
de ce maître queux de génie, poussé en pleines finances, de son
grand cordon noir de Saint-Michel, qu'on n'accordait guère qu'à
des savants ou à des artistes. Avec ce large cordon moiré,
toujours plaqué sur son gilet blanc, et son crachat d'or allumant
sa bedaine, ce Turcaret de M. Deltocq (il s'appelait Deltocq),
qui, les jours de Saint-Louis, portait l'épée et l'habit de
velours à la française, orgueilleux et insolent comme trente-six
cochers anglais poudrés d'argent, et qui croyait que tout devait
céder à l'empire de ses sauces, était pour la ville de ***, un
personnage de vanité et de faste presque solaire... Eh bien! c'est
avec ce haut personnage dînatoire, qui se vantait de pouvoir faire
quarante-neuf potages maigres d'espèces différentes, mais qui ne
savait pas combien il en pouvait faire de gras, -- c'était
l'infini! -- que la cuisinière du vieux M. de Mesnilgrand luttait,
et à qui elle donnait des inquiétudes, pendant le séjour à *** de
son fils, au vieux M. de Mesnilgrand!

Il en était fier, de son fils; -- mais aussi, il en était triste,
ce grand vieillard de père, et il y avait de quoi! Son jeune
homme, comme il l'appelait, quoiqu'il eût quarante ans passés,
avait eu la vie brisée du même coup qui avait mis l'Empire en
miettes et renversé la fortune de Celui qui alors n'était plus que
l'EMPEREUR, comme s'il avait perdu son nom dans sa fonction et
dans sa gloire! Parti comme vélite à dix-huit ans, de l'étoffe
dans laquelle se taillaient les maréchaux à cette époque, le fils
Mesnilgrand avait fait les guerres de l'Empire, ayant sur son
kolback tous les panaches de l'espérance; mais le tonnerre final
de Waterloo avait brûlé jusqu'à ras de terre ses dernières
ambitions. Il était de ceux que la Restauration ne reprit pas à
son service, parce qu'ils n'avaient pu résister à la fascination
du retour de l'île d'Elbe, qui fit oublier leurs serments aux
hommes les plus forts, comme s'ils avaient perdu leur libre
arbitre. Le chef d'escadron Mesnilgrand, celui dont les officiers
de Chamboran, ce régiment romanesquement brave, disaient: «On peut
être aussi brave que Mesnilgrand; mais davantage, c'est
impossible!» vit de ses camarades de régiment, qui n'avaient pas
des états de service comparables aux siens, devenir, à sa
moustache, colonels des plus beaux régiments de la Garde Royale;
et, quoiqu'il ne fût pas jaloux, ce lui fut une cruelle
angoisse... C'était une nature de l'intensité la plus redoutable.
La discipline militaire d'un temps où elle fut presque romaine,
fut seule capable d'endiguer les passions de ce violent qui -- de
ses passions inexprimablement terribles -- avait révolté sa ville
natale avant dix-huit ans, et failli mourir. Avant dix-huit ans,
en effet, des excès de femmes, des excès insensés, lui avaient
donné une maladie nerveuse, une espèce de tabes dorsal pour lequel
il avait fallu lui brûler la colonne vertébrale avec des moxas.
Cette médication effrayante qui épouvanta la ville de *** comme
ses excès l'avaient épouvantée, fut un genre de supplice
exemplaire dont les pères de famille de la ville infligèrent la
vue à leurs fils, pour les moraliser, comme on moralise les
peuples par la terreur. Ils les menèrent voir brûler le jeune
Mesnilgrand, qui n'échappa aux morsures du feu, dirent les
médecins, que grâce à une organisation d'enfer; c'était le mot,
puisqu'elle avait si bien résisté à la flamme. Aussi quand, avec
cette organisation si prodigieusement exceptionnelle, qui, après
les moxas, résista plus tard aux fatigues, aux blessures et à tous
les fléaux qui puissent fondre sur un homme de guerre,
Mesnilgrand, robuste encore, se vit, en pleine maturité, sans le
grand avenir militaire qu'il avait rêvé, sans but désormais, les
bras cassés et l'épée clouée au fourreau, ses sentiments
s'exaspérèrent jusqu'à la fureur la plus aiguë. S'il fallait, pour
le faire comprendre, chercher dans l'histoire un homme à qui
comparer Mesnilgrand, on serait obligé de remonter jusqu'au fameux
Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Un moraliste ingénieux,
préoccupé du non-sens de nos destinées, a, pour l'expliquer,
prétendu que les hommes ressemblent à des portraits dont les uns
ont la tête ou la poitrine coupée par leurs cadres, sans
proportion avec leur grandeur naturelle, et dont les autres
disparaissent, rapetissés et réduits à l'état de nains par
l'absurde immensité du leur. Mesnilgrand, fils d'un simple
hobereau bas-normand, qui devait mourir dans l'obscurité de la vie
privée, après avoir manqué la grande gloire historique pour
laquelle il était né, se rencontra avoir, -- et pour quoi en
faire? -- l'épouvante puissance de furie continue, d'envenimement
et d'ulcération enragée, qu'avait ce Téméraire, que l'histoire
appelle aussi le Terrible Waterloo, qui l'avait jeté sur le pavé,
fut pour lui, en une fois, ce que Granson et Morat avaient été, en
deux, pour cette foudre humaine qui s'éteignit dans les neiges de
Nancy. Seulement, il n'y eut pas de neige et de Nancy pour
Mesnilgrand, le chef d'escadron dégommé, comme disent les gens qui
déshonorent tout, avec leur bas vocabulaire. À cette époque, on
crut qu'il se tuerait, ou qu'il deviendrait fou. Il ne se tua
point, et sa tête résista. Il ne devint pas fou. Il l'était déjà,
dirent les rieurs, car il y a toujours des rieurs. S'il ne se tua
pas, -- et, sa nature étant donnée, ses amis auraient pu lui
demander, mais ne lui demandèrent pas pourquoi, -- il n'était pas
homme à se laisser manger le coeur par le vautour, sans essayer
d'écraser le bec du vautour. Comme Alfiéri, cet incroyable
volontaire d'Alfiéri, qui, ne sachant rien que dompter des
chevaux, apprit le grec à quarante ans et fit même des vers grecs,
Mesnilgrand se jeta, ou plutôt se précipita dans la peinture,
c'est-à-dire dans ce qu'il y avait de plus éloigné de lui,
exactement comme on monte au septième étage pour se tuer mieux, en
tombant de plus haut, quand on veut se jeter par la fenêtre. Il ne
savait pas un mot de dessin, et il devint peintre comme Géricault,
qu'il avait, je crois, connu aux Mousquetaires. Il travailla...
avec la furie de la fuite devant l'ennemi, disait-il, avec un rire
amer, exposa, fit éclat, n'exposa plus, crevant ses toiles après
les avoir peintes, et recommençant de travailler avec un
infatigable acharnement. Cet officier, qui avait toujours vécu le
bancal à la main, emporté par son cheval à travers l'Europe, passa
sa vie piqué devant un chevalet, sabrant la toile de son pinceau,
et tellement dégoûté de la guerre, -- le dégoût de ceux qui
adorent! -- que ce qu'il peignait le plus, c'étaient des paysages,
des paysages comme ceux qu'il avait ravagés. Tout en les peignant,
il mâchait je ne sais quel mastic d'opium, mêlé au tabac qu'il
fumait jour et nuit, car il s'était fait construire une espèce de
houka de son invention, dans lequel il pouvait fumer, même en
dormant. Mais ni les narcotiques, ni les stupéfiants, ni aucun des
poisons avec lesquels l'homme se paralyse et se tue en détail, ne
purent endormir ce monstre de fureur, qui ne s'assoupissait jamais
en lui et qu'il appelait le crocodile de sa fontaine, un crocodile
phosphorescent dans une fontaine de feu! D'aucuns, qui le
connaissaient mal, le crurent longtemps carbonaro. Mais, pour ceux
qui le connaissaient mieux, il y avait trop de déclamation et de
libéralisme bête dans le carbonarisme, pour qu'un homme aussi
absolu tombât dans des niaiseries qu'il jugeait, avec la ferme
judiciaire de son pays. Et de fait, en dehors de ses passions,
dont l'extravagance avait été quelquefois sans limites, il avait
le sentiment net de la réalité qui distingue les hommes de race
normande. Il ne donna jamais dans l'illusion des conspirations. Il
avait prédit au général Berton sa destinée. D'un autre côté, les
idées démocratiques sur lesquelles les Impérialistes s'appuyèrent
sous la Restauration, pour mieux conspirer, lui répugnaient
d'instinct. Il était profondément aristocrate. Il ne l'était pas
seulement de naissance, de caste, de rang social; il l'était de
nature, comme il était lui, et pas un autre, et comme il l'eût été
encore, aurait-il été le dernier cordonnier de sa ville, Il
l'était enfin, comme dit Henri Heine, «par sa grande manière de
sentir», et non point bourgeoisement, à la façon des parvenus qui
aiment les distinctions extérieures. Il ne portait pas ses
décorations. Son père, le voyant à la veille de devenir colonel,
quand s'écroula l'Empire, lui avait constitué un majorat de baron;
mais il n'en prit jamais le titre, et, sur ses cartes et pour tout
le monde, il ne fut que «le chevalier de Mesnilgrand». Les titres,
vidés des privilèges politiques dont ils étaient bourrés
autrefois, et qui en faisaient de vraies armes de guerre, ne
valaient pas plus à ses yeux que des écorces d'orange quand
l'orange n'y est plus, et il s'en moquait bien, même devant ceux
qui les respectaient. Il en donna la preuve, un jour, dans cette
petite ville de ***, entichée de noblesse, où les anciens
seigneurs terriens du pays, ruinés et volés par la Révolution,
avaient, peut-être pour se consoler, l'inoffensive manie de
s'attribuer entre eux des titres de comte et de marquis, que leurs
familles très anciennes, et n'ayant nul besoin de cela pour être
très nobles, n'avaient jamais portés. Mesnilgrand, qui trouvait
cette usurpation ridicule, prit un moyen hardi pour la faire
cesser. Un soir de réunion dans une des maisons les plus
aristocratiques de la ville, il dit au domestique: «Annoncez le
duc de Mesnilgrand.» Et le domestique, étonné, annonça d'une voix
de Stentor: «Monsieur le duc de Mesnilgrand!» Ce fut un haut-le-
corps général. «Ma foi, dit-il, voyant l'effet qu'il avait
produit, en tant que tout le monde se donne un titre, j'ai mieux
aimé prendre celui-là!» On ne souffla mot. Et même quelques-uns de
bonne humeur se mirent à rire dans les petits coins; mais on ne
recommença plus. Il y a toujours des Chevaliers errants dans le
monde. Ils ne redressent plus les torts avec la lance, mais les
ridicules avec la raillerie, et Mesnilgrand était de ces
Chevaliers-là.

Il avait le don du sarcasme. Mais ce n'était pas le seul don que
le Dieu de la force lui eût fait. Quoique, dans son économie
animale, le caractère fût sur le premier plan, comme chez presque
tous les hommes d'action, l'esprit, resté en seconde ligne, n'en
était pas moins, pour lui et contre les autres, une puissance. Nul
doute que si le chevalier de Mesnilgrand avait été un homme
heureux, il n'eût été très spirituel; mais, malheureux, il avait
des opinions de désespéré et, quand il était gai, chose rare, une
gaîté de désespéré; et rien ne casse mieux que la pensée fixe du
malheur le kaléidoscope de l'esprit et ne l'empêche mieux de
tourner, en éblouissant. Seulement, ce qu'il avait par-dessus
tout, c'était, avec les passions qui fermentaient dans son sein,
une extraordinaire éloquence. Le mot qu'on a dit de Mirabeau et
qu'on peut dire de tous les orateurs: «Si vous l'eussiez
entendu!...» semblait fait spécialement pour lui. Il fallait le
voir, à la moindre discussion, sa poitrine de volcan soulevée,
passant du pâle à un pâle plus profond, le front labouré de houles
de rides -- comme la mer dans l'ouragan de sa colère, -- les
pupilles jaillissant de leur cornée, comme pour frapper ceux à qui
il parlait, -- deux balles flamboyantes! fallait le voir haletant,
palpitant, l'haleine courte, la voix plus pathétique à mesure
qu'elle se brisait davantage, l'ironie faisant trembler l'écume
sur ses lèvres, longtemps vibrantes après qu'il avait parlé, plus
sublime d'épuisement, après ces accès, que Talma dans Oreste, plus
magnifiquement tué et cependant ne mourant pas, n'étant pas achevé
par sa colère, mais la reprenant le lendemain, une heure après,
une minute après, phénix de fureur, renaissant toujours de ses
cendres!... Et en effet, n'importe à quel moment on touchât à de
certaines cordes, immortellement tendues en lui, il s'en échappait
des résonances à renverser celui qui aurait eu l'imprudence de les
effleurer. «Il est venu passer hier la soirée à la maison, disait
une jeune fille à une de ses amies. Ma chère, il y a rugi tout le
temps. C'est un démoniaque. On finira par ne plus le recevoir du
tout, M. de Mesnilgrand.» Sans ces rugissements de mauvais ton,
pour lesquels ne sont faits ni les salons, ni les âmes qui les
habitent, peut-être aurait-il intéressé les jeunes filles qui en
parlaient avec cette moqueuse sévérité. Lord Byron commençait à
devenir fort à la mode dans ce temps-là, et quand Mesnilgrand
était silencieux et contenu, il y avait en lui quelque chose des
héros de Byron. Ce n'était pas la beauté régulière que les jeunes
personnes à âme froide recherchent. Il était rudement laid; mais
son visage pâle et ravagé, sous ses cheveux châtains restés très
jeunes, son front ridé prématurément, comme celui de Lara ou du
Corsaire, son nez épaté de léopard, ses yeux glauques, légèrement
bordés d'un filet de sang comme ceux des chevaux de race très
ardents, avaient une expression devant laquelle les plus moqueuses
de la ville de *** se sentaient troublées. Quand il était là, les
plus ricaneuses ne ricanaient plus. Grand, fort, bien tourné,
quoiqu'il se voûtât un peu du haut du corps, comme si la vie qu'il
portait eût été une armure trop lourde, le chevalier de
Mesnilgrand avait, sous son costume moderne l'air perdu qu'on
retrouve dans certains majestueux portraits de famille. «C'est un
portrait qui marche», disait encore une jeune fille qui le voyait
entrer dans un salon pour la première fois. D'ailleurs,
Mesnilgrand couronnait tous ces avantages par un avantage
supérieur à tous les autres, aux yeux de ces fillettes: il était
toujours divinement mis. Etait-ce là une dernière coquetterie de
sa vie d'homme à femmes, à ce désespéré, et qui survivait à cette
vie finie, enterrée, comme le soleil couché envoie un dernier
rayon rose au flanc des nuages derrière lesquels il a sombré?...
Etait-ce un reste du luxe satrapesque, étalé autrefois par cet
officier de Chamboran qui avait fait payer au vieil avare son
père, quand son régiment fut licencié, vingt mille francs
seulement de peaux de tigre pour ses chabraques et ses bottes
rouges? Mais, le fait est qu'aucun jeune homme de Paris ou de
Londres ne l'eût emporté par l'élégance sur ce misanthrope, qui
n'était plus du monde, et qui, pendant les trois mois de son
séjour à ***, ne faisait que quelques visites, et puis après n'en
faisait plus.

Il y vivait, comme à Paris, livré à sa peinture jusqu'à la nuit.
Il se promenait peu dans cette ville propre et charmante, à
l'aspect rêveur, bâtie pour des rêveurs, cette ville de poètes, où
il n'y en avait peut-être pas un. Quelquefois, il y passait dans
quelques rues, et le boutiquier disait à l'étranger qui remarquait
sa hautaine tournure: «C'est le commandant Mesnilgrand», comme si
le commandant Mesnilgrand devait être connu de toute la terre! Qui
l'avait vu une fois ne l'oubliait plus. Il imposait, comme tous
les hommes qui ne demandent plus rien à la vie; car qui ne demande
rien à la vie est plus haut qu'elle, et c'est elle alors qui fait
des bassesses avec nous. Il n'allait point au café avec les autres
officiers que la Restauration avait rayés de ses cadres de
service, et auxquels il ne manquait jamais de donner une poignée
de main, quand il les rencontrait. Les cafés de province
répugnaient à son aristocratie. C'était pour lui affaire de goût
que de ne pas entrer là. Cela ne scandalisait personne. Les
camarades étaient toujours sûrs de le rencontrer chez son père,
devenu, pendant son séjour, magnifique, d'avare qu'il était
pendant son absence, et qui leur donnait des festins appelés par
eux des Balthazars, quoiqu'ils n'eussent jamais lu la Bible.

Il y assistait en face de son fils, et quoiqu'il fût vieux et
semblât-il, par la tenue, un personnage de comédie, on voyait que
le père avait dû être, dans le temps, digne de procréer cette
géniture dont il avait l'orgueil... C'était un grand vieillard
très sec, droit comme un mât de vaisseau, qui tenait altièrement
tête à la vieillesse. Toujours vêtu d'une longue redingote de
couleur sombre, qui le faisait paraître encore plus grand qu'il
n'était, il avait extérieurement l'austérité du penseur ou d'un
homme pour lequel le monde n'avait ni pompes, ni oeuvres. Il
portait, sans le quitter jamais, depuis des années, un bonnet de
coton avec un large serre-tête lilas; mais nul plaisant n'aurait
songé à rire de ce bonnet de coton, la coiffure traditionnelle du
Malade imaginaire. Le vieux M. de Mesnilgrand ne prêtait pas plus
à la comédie qu'à personne. Il aurait coupé le rire sur les lèvres
joyeuses de Regnard, et rendu plus pensif le regard pensif de
Molière. Quelle qu'eût été la jeunesse de ce Géronte ou de cet
Harpagon presque majestueux; cela remontait trop loin pour qu'on
s'en souvînt. Il avait donné (disait-on) du côté de la Révolution,
quoiqu'il fût le parent de Vicq d'Azir, le médecin de Marie-
Antoinette, mais ce n'avait pas été long. L'homme du fait (les
Normands appellent leur bien leur fait; expression profonde!), le
possesseur, le terrien, avaient en lui promptement redressé
l'homme d'idée. Seulement, de la Révolution, il était sorti athée
politique, comme il y était entré athée religieux, et ces deux
athéismes combinés en avaient fait un négateur carabiné, qui
aurait effrayé Voltaire. Il parlait peu, du reste, de ses
opinions, excepté dans ces dîners d'hommes qu'il donnait pour
fêter son fils, où, se trouvant en famille d'idées, il laissait
échapper des lueurs d'opinion qui auraient justifié ce qu'on
disait de lui par la ville. Pour les gens religieux et les nobles
dont elle était pleine, c'était, en effet, un vieux réprouvé qu'il
était impossible de voir et qui s'était fait justice, en n'allant
chez personne... Sa vie était très simple. Il ne sortait jamais.
Les limites de son jardin et de sa cour étaient pour lui le bout
du monde. Assis, l'hiver, sous le grand manteau de la cheminée de
sa cuisine, où il avait fait rouler un vaste fauteuil rouge brun
de velours d'Utrecht, à larges oreilles, silencieux devant les
domestiques qu'il gênait de sa présence, car devant lui ils
n'osaient pas parler haut, et ils s'entretenaient à voix basse,
comme dans une église; l'été, il les délivrait de sa présence, et
il se tenait dans sa salle à manger, qui était fraîche, lisant les
journaux ou quelques bouquins d'une ancienne bibliothèque de
moines, achetés par lui à la criée, ou classant des quittances
devant un petit secrétaire d'érable, à coins cuivrés, qu'il avait
fait descendre là, pour ne pas être obligé de monter un étage,
quand ses fermiers venaient, et quoique ce ne fût pas là un meuble
de salle à manger. S'il se passait autre chose que des calculs
d'intérêts dans sa cervelle, c'est ce que personne ne savait. Sa
face, à nez court, un peu écrasée, blanche comme la céruse et
trouée de petite vérole, ne laissait rien filtrer de ses pensées,
aussi énigmatiques que celles d'un chat, qui fait ronron au coin
du feu. La petite vérole, qui l'avait criblé, lui avait rougi les
yeux et retourné les cils en dedans, qu'il était obligé de couper;
et cette horrible opération, qu'il fallait répéter souvent, lui
avait rendu la vue clignotante, si bien que, quand il vous
parlait, il était obligé de mettre la main sur ses sourcils comme
un garde-vue, pour s'assurer le regard, en se renversant un peu en
arrière, ce qui lui donnait tout à la fois un grand air
d'impertinence et de fierté. On n'eût certainement, avec aucun
lorgnon, obtenu un effet d'impertinence supérieur à celui
qu'obtenait le vieux M. de Mesnilgrand avec sa main tremblante,
posée de champ sur ses sourcils pour vous ajuster et vous voir
mieux, quand il vous interpellait... Sa voix était celle d'un
homme qui avait toujours eu le droit du commandement sur les
autres, une voix de tête plus que de poitrine, comme celle d'un
homme qui a lui-même plus de tête que de coeur; mais il ne s'en
servait pas beaucoup. On aurait dit qu'il en était aussi avare que
de ses écus. Il l'économisait, non pas comme le centenaire
Fontenelle économisait la sienne, quand il interrompait sa phrase,
lorsqu'il passait une voiture, pour la reprendre après que le
roulement de la voiture avait cessé. Le vieux M. de Mesnilgrand
n'était pas, comme le vieux Fontenelle, un bonhomme de porcelaine
fêlée, perpétuellement occupé à surveiller ses fêlures. C'était,
lui, un antique dolmen, de granit pour la solidité, et s'il
parlait peu, c'est que les dolmens parlent peu, comme les jardins
de La Fontaine. Quand cela lui arrivait, du reste, c'était d'une
briève façon, à la Tacite. En conversation, il gravait le mot. Il
avait le style lapidaire, -- et même lapidant, car il était né
caustique, et les pierres qu'il jetait dans le jardin des autres
atteignaient toujours quelqu'un. Autrefois, comme beaucoup de
pères, il avait poussé des cris de cormoran contre les dépenses et
les folies de son fils; mais depuis que Mesnil -- ainsi qu'il
disait par abréviation familière -- était resté pris comme un
Titan sous la montagne renversée de l'Empire, il avait pour lui le
respect d'un homme qui a pesé la vie dans tous les trébuchets du
mépris et qui trouvait que rien n'est plus beau, après tout, que
la force humaine écrasée par la stupidité du destin!

Et il le lui témoignait à sa manière, et cette manière était
expressive. Quand son fils parlait devant lui, il y avait de
l'attention passionnée sur cette froide face blafarde, qui
semblait une lune dessinée au crayon blanc sur papier gris, et
dont les yeux, rougis par la petite vérole, eussent été passés à
la sanguine. D'ailleurs, la meilleure preuve qu'il pût donner du
cas qu'il faisait de son fils Mesnil, c'était, pendant le séjour
chez lui de ce fils, le complet oubli de son avarice, de cette
passion qui lâche le moins, de sa poigne froide, l'homme qu'elle a
pris. C'étaient ces fameux dîners qui empêchaient M. Deltocq de
dormir et qui agitaient les lauriers... de ses jambons, au-dessus
de sa tête. C'étaient ces dîners comme le Diable peut seul en
tripoter pour ses favoris... Et de fait, les convives de ces
dîners-là n'étaient-ils pas les très grands favoris du Diable?...
«Tout ce que la ville et l'arrondissement ont de gueux et de
scélérats se trouve là, marmottaient les royalistes et les dévots,
qui avaient encore les passions de 1815. Il doit s'y dire
furieusement d'infamies -- et peut-être s'y en faire», ajoutaient-
ils. Les domestiques, qu'on ne renvoyait pas au dessert, comme aux
soupers du baron d'Holbach, colportaient en effet des bruits
abominables par la ville sur ce qu'on disait en ces ripailles; et
la chose même devint si forte dans l'opinion, que la cuisinière du
vieux M. de Mesnilgrand fut circonvenue par ses amies et menacée
de ceci: que, pendant la visite du fils Mesnilgrand à son père, M.
le curé ne la laisserait plus approcher des Sacrements. On
éprouvait alors, dans la ville de ***, pour ces agapes si
tympanisées de la place Thurin, une horreur presque égale à
l'horreur que les chrétiens, au Moyen Age, ressentaient pour ces
repas des juifs, dans lesquels ils profanaient des hosties et
égorgeaient des enfants. il est vrai que cette horreur était un
peu tempérée par les convoitises d'une sensualité très éveillée,
et par tous les récits qui faisaient venir l'eau à la bouche des
gourmands de la ville; quand on parlait devant eux des dîners du
vieux M. de Mesnilgrand. En province et dans une petite ville,
tout se sait. La halle y est mieux que la maison de verre du
Romain: elle y est une maison sans murs. On savait, à un perdreau
ou à une bécassine près, ce qu'il aurait ou ce qu'il y avait eu à
chaque dîner hebdomadaire de la place Thurin. Ces repas, qui
avaient ordinairement lieu tous les vendredis, raflaient le
meilleur poisson et le meilleur coquillage à la halle, car on y
faisait impudemment chère de commissaire, en ces festins affreux
et malheureusement exquis. On y mariait fastueusement le poisson à
la viande, pour que la loi de l'abstinence et de la mortification,
prescrite par l'Eglise, fût mieux transgressée... Et cette idée-là
était bien l'idée du vieux M. de Mesnilgrand et de ses satanés
convives! Cela leur assaisonnait leur dîner de faire gras les
jours maigres, et, par-dessus leur gras, de faire un maigre
délicieux. Un vrai maigre de cardinal! Ils ressemblaient à cette
Napolitaine qui disait que son sorbet était bon, mais qui l'aurait
trouvé meilleur s'il avait été un péché. Et que dis-je? un péché!
Il aurait fallu qu'il en fût plusieurs pour ces impies, car tous,
tant qu'ils étaient, qui venaient s'asseoir à cette table maudite,
c'étaient des impies, -- des impies de haute graisse et de crête
écarlate, de mortels ennemis du prêtre, dans lequel ils voyaient
toute l'Eglise, des athées, -- absolus et furieux, -- comme on
l'était à cette époque; l'athéisme d'alors étant un athéisme très
particulier. C'était, en effet, celui d'une période d'hommes
d'action de la plus immense énergie, qui avaient passé par la
Révolution et les guerres de l'Empire, et qui s'étaient vautrés
dans tous les excès de ces temps terribles. Ce n'était pas du tout
l'athéisme du XVIIIe siècle, dont il était pourtant sorti.
L'athéisme du XVIIIe siècle avait des prétentions à la vérité et à
la pensée. Il était raisonneur, sophiste, déclamatoire, surtout
impertinent. Mais il n'avait pas les insolences des soudards de
l'Empire et des régicides apostats de 93. Nous qui sommes venus
après ces gens-là, nous avons aussi notre athéisme, absolu,
concentré, savant, glacé, haïsseur, haïsseur implacable! ayant
pour tout ce qui est religieux la haine de l'insecte pour la
poutre qu'il perce. Mais, lui, non plus que l'autre, cet athéisme-
là, ne peut donner l'idée de l'athéisme forcené des hommes du
commencement du siècle, qui, élevés comme des chiens par les
voltairiens, leurs pères, avaient, depuis qu'ils étaient hommes,
mis leurs mains jusqu'à l'épaule dans toutes les horreurs de la
politique et de la guerre et de leurs doubles corruptions. Après
trois ou quatre heures de buveries et de mangeries
blasphématoires, la salle à manger hurlante du vieux M. de
Mesnilgrand avait de bien autres vibrations et une bien autre
physionomie que ce piètre cabinet de restaurant, où quelques
mandarins chinois de la littérature ont fait dernièrement leur
petite orgie à cinq francs par tête, contre Dieu. C'étaient ici de
tout autres bombances! Et comme elles ne recommenceront
probablement jamais, du moins dans les mêmes termes, il est
intéressant et nécessaire, pour l'histoire des moeurs, de les
rappeler.

Ceux qui les faisaient, ces bombances sacrilèges, sont morts et
bien morts; mais à cette époque ils vivaient, et même c'est
l'époque où ils vivaient le plus, car la vie est plus forte, quand
ce ne sont pas les facultés qui baissent, mais les malheurs qui
ont grandi. Tous ces amis de Mesnilgrand, tous ces commensaux de
la maison de son père, avaient la même plénitude de forces actives
qu'ils eussent jamais eues, et ils en avaient davantage,
puisqu'ils les avaient exercées, puisqu'ils avaient bu à la bonde
du tonneau de tous les excès du désir et de la jouissance, sans
avoir été foudroyés par ces spiritueux renversants; mais ils ne
tenaient plus entre leurs dents et leurs mains crispées la bonde
du tonneau qu'ils avaient mordue, -- comme Cynégire son vaisseau,
pour le retenir. Les circonstances leur avaient arraché des dents
cette mamelle qu'ils avaient tétée, sans l'épuiser, et ils n'en
avaient que plus soif, de l'avoir tétée! C'était pour eux aussi,
comme pour Mesnilgrand, l'heure de l'enragement. Ils n'avaient pas
la hauteur de l'âme de Mesnil, de ce Roland le Furieux dont
l'Arioste, s'il avait eu un Arioste, aurait dû ressembler de génie
tragique à Shakespeare. Mais à leur niveau d'âme, à leur étage de
passion et d'intelligence, ils avaient, comme lui, leur vie finie
avant la mort, -- qui n'est pas la fin de la vie et qui souvent
vient bien longtemps avant sa fin. C'étaient des désarmés avec la
force de porter des armes. Ils n'étaient pas, tous ces officiers,
que des licenciés de l'armée de la Loire; c'étaient les licenciés
de la vie et de l'Espérance. L'Empire perdu, la Révolution écrasée
par cette réaction qui n'a pas su la tenir sous son pied, comme
saint Michel y tient le dragon, tous ces hommes, rejetés de leurs
positions, de leurs emplois, de leurs ambitions, de tous les
bénéfices de leur passé, étaient retombés impuissants, défaits,
humiliés, dans leur ville natale, où ils étaient revenus «crever
misérablement comme des chiens», disaient-ils avec rage. Au Moyen
Age, ils auraient fait des pastoureaux, des routiers, des
capitaines d'aventure; mais on ne choisit pas son temps; mais, les
pieds pris dans les rainures d'une civilisation qui a ses
proportions géométriques et ses précisions impérieuses, force leur
était de rester tranquilles, de ronger leur frein, d'écumer sur
place, de manger et de boire leur sang, et d'en ravaler le dégoût!
Ils avaient bien la ressource des duels; mais que sont quelques
coups de sabre ou de pistolet, quand il leur eût fallu des
hémorragies de sang versé, à noyer la terre, pour calmer
l'apoplexie de leurs fureurs et de leurs ressentiments? Vous vous
doutez bien, après cela, des oremus qu'ils adressaient à Dieu,
quand ils en parlaient, car s'ils n'y croyaient pas, d'autres y
croyaient: leurs ennemis! et c'était assez pour maugréer,
blasphémer et canonner dans leurs discours tout ce qu'il y a de
saint et de sacré parmi les hommes. Mesnilgrand disait d'eux un
soir, en les regardant autour de la table de son père, et aux
lueurs d'un punch gigantesque: «qu'on en monterait un beau
corsaire!» -- «Rien n'y manquerait, -- ajoutait-il, en guignant
deux ou trois défroqués, mêlés à ces soldats sans uniforme, -- pas
même des aumôniers, si c'était là une fantaisie de corsaires que
des aumôniers!» Mais, après la levée du blocus continental et
l'époque folle de paix qui suivit, si ce ne fut pas le corsaire
qui manqua, ce fut l'armateur.

Eh bien! ces convives du vendredi, qui scandalisaient
hebdomadairement la ville de ***, vinrent, suivant leur usage,
dîner à l'hôtel Mesnilgrand le vendredi en suivant le dimanche où
Mesnil avait été si brusquement appréhendé dans l'église par un de
ses anciens camarades, étonné et furieux de l'y voir. Cet ancien
camarade était le capitaine Rançonnet, du 8e dragons, lequel, par
parenthèse, arriva un des premiers au dîner de ce jour-là, n'ayant
pas revu Mesnilgrand de toute la semaine et n'ayant pu encore
digérer sa visite à l'église et la manière dont Mesnil l'avait
reçu et planté là, quand il lui avait demandé des explications. Il
comptait bien revenir sur cette chose stupéfiante dont il avait
été témoin, et qu'il tenait à éclaircir, en présence de tous les
conviés du vendredi qu'il régalerait de cette histoire. Le
capitaine Rançonnet n'était pas le plus mauvais garçon des mauvais
garçons de la bande des vendredis. Mais il était l'un des plus
fanfarons, et tout à la fois des plus naïfs d'impiété. Quoiqu'il
ne fût pas sot, il en était devenu bête. Il avait toujours l'idée
de Dieu dans l'esprit, comme une mouche dans le nez. Il était, de
la tête aux pieds, un officier du temps, avec tous les défauts et,
les qualités de ce temps, pétri par la guerre et pour la guerre,
et ne croyant qu'à elle, et n'aimant qu'elle; un de ces dragons
qui font sonner leurs gros talons, -- comme dit la vieille chanson
dragonne. Des vingt-cinq qui dînaient ce jour-là à l'hôtel
Mesnilgrand, il était peut-être celui qui aimait le plus Mesnil,
quoiqu'il eût perdu le fil de son Mesnil, depuis qu'il l'avait vu
entrer dans une église. Est-il besoin d'en avertir?... la majorité
de ces vingt-cinq convives se composait d'officiers, mais il n'y
avait pas à ce dîner que des militaires. Il y avait des médecins,
-- les plus matérialistes des médecins de la ville, -- quelques
anciens moines, fuyards de leur abbaye et en rupture de voeux,
contemporains du père Mesnilgrand -- deux ou trois prêtres soi-
disant mariés, mais en réalité concubinaires, et, brochant sur le
tout, un ancien représentant du peuple, qui avait voté la mort du
Roi... Bonnets rouges ou schakos, les uns révolutionnaires à tous
crins, les autres bonapartistes effrénés, prêts à se chamailler et
à s'arracher les entrailles, mais tous athées, et, sur ce point
seul de la négation de Dieu et du mépris de toutes les Eglises, de
la plus touchante unanimité. Ce sanhédrin de diables à plusieurs
espèces de cornes était présidé par ce grand diable en bonnet de
coton, le père Mesnilgrand, à la face blême et terrible sous cette
coiffure, qui n'avait plus rien de bouffon avec pareille tête par-
dessous, et qui se tenait droit au milieu de sa table, comme
l'Evêque mitré de la messe du Sabbat, vis-à-vis de son fils
Mesnil, au visage fatigué de lion au repos, mais dont les muscles
étaient toujours près de jouer dans son mufle ridé et de lancer
des éclairs!...

Quant à lui, disons-le, il se distinguait -- impérialement -- de
tous les autres. Ces officiers, anciens beaux de l'Empire, où il y
eut tant de beaux, avaient, certes! de la beauté et même de
l'élégance; mais leur beauté était régulière, tempéramenteuse,
purement ou impurement physique, et leur élégance soldatesque.
Quoique en habits bourgeois, ils avaient conservé le raide de
l'uniforme, qu'ils avaient porté toute leur vie. Selon une
expression de leur vocabulaire, ils étaient un peu trop ficelés.
Les autres convives, gens de science, comme les médecins, ou
revenus de tout, comme ces vieux moines, qui se souciaient bien
d'un habit, après avoir porté et foulé aux pieds les ornements
sacrés de la splendeur sacerdotale, ressemblaient par le vêtement
à d'indignes pleutres... Mais lui, Mesnilgrand, était -- eussent
dit les femmes -- adorablement mis. Comme on était au matin
encore, il portait un amour de redingote noire, et il était
cravaté (comme on se cravatait alors) d'un foulard blanc, de
nuance écrue semé d'imperceptibles étoiles d'or brodées à la main.
Etant chez lui, il ne s'était pas botté. Son pied nerveux et fin,
qui faisait dire: «Mon prince!» aux pauvres assis aux bornes des
rues quand il passait près d'eux, était chaussé de bas de soie à
jour et de ces escarpins, très découverts et à talon élevé,
qu'affectionnait Chateaubriand, l'homme le plus préoccupé de son
pied qu'il y eût alors en Europe, après le grand-duc Constantin.
Sa redingote ouverte, coupée par Staub, laissait voir un pantalon
de prunelle à reflets scabieuse et un simple gilet de casimir noir
à châle, sans chaîne d'or; car, ce jour-là, Mesnilgrand n'avait de
bijoux d'aucune sorte, si ce n'est un camée antique d'un grand
prix, représentant la tête d'Alexandre, qui fixait sur sa poitrine
les plis étendus de sa cravate sans noeud, -- presque militaire, -
- un hausse-col. Rien qu'en le voyant en cette tenue, d'un goût si
sûr, on sentait que l'artiste avait passé par le soldat et l'avait
transfiguré, et que l'homme de cette mise n'était pas de la même
espèce que les autres qui étaient là, quoiqu'il fût à tu et à toi
avec beaucoup d'entre eux. Le patricien de nature, l'officier né
graine d'épinards, comme ils disaient de lui dans leur langue
militaire, se révélait et tranchait bien sur ce vigoureux
repoussoir de soldats énergiques, excessivement vaillants, mais
vulgaires et inaptes aux commandements supérieurs. Maître de
maison, -- en seconde ligne, puisque son père faisait les honneurs
de sa table, -- Mesnilgrand, s'il ne s'élevait pas quelqu'une de
ces discussions qui l'enlevaient par les cheveux, comme Persée
enleva la tête de la Gorgone, et lui faisaient vomir les flots de
sa fougueuse éloquence, Mesnilgrand parlait peu en ces réunions
bruyantes, dont le ton n'était pas complètement le sien et qui,
dès les huîtres, montaient à des diapasons de voix, d'aperçus et
d'idées si aigus, qu'une note de plus n'était pas possible et que
le plafond -- ce bouchon de la salle -- risqua bien souvent d'en
sauter, après tous les autres bouchons.

Ce fut à midi précis qu'on se mit à table, selon la coutume
ironique de ces irrévérents moqueurs, qui profitaient des moindres
choses pour montrer leur mépris de l'Eglise. Une idée de ce pieux
pays de l'Ouest est de croire que le Pape se met à table à midi,
et qu'avant de s'y mettre, il envoie sa bénédiction à tout
l'univers chrétien. Eh bien! cet auguste Benedicite paraissait
comique à ces libres penseurs. Aussi, pour s'en gausser, le vieux
M. de Mesnilgrand ne manquait jamais, quand le premier coup de
midi sonnait au double clocher de la ville, de dire du plus haut
de sa voix de tête, avec ce sourire voltairien qui fendait parfois
en deux son immobile face lunaire: «À table, Messieurs! Des
chrétiens comme nous ne doivent pas se priver de la bénédiction du
Pape!» Et ce mot, ou l'équivalent, était comme un tremplin tendu
aux impiétés qui allaient y bondir, à travers toutes les
conversations échevelées d'un dîner d'hommes, et d'hommes comme
eux. En thèse générale, on peut dire que tous les dîners d'hommes
où ne préside pas l'harmonieux génie d'une maîtresse de maison, où
ne plane pas l'influence apaisante d'une femme qui jette sa grâce,
comme un caducée, entre les grosses vanités, les prétentions
criantes, les colères sanguines et bêtes, même chez les gens
d'esprit, des hommes attablés entre eux, sont presque toujours
d'effroyables mêlées de personnalités, prêtes à finir toutes comme
le festin des Lapithes et des Centaures, où il n'y avait peut-être
pas de femmes non plus. En ces sortes de repas découronnés de
femmes, les hommes les plus polis et les mieux élevés perdent de
leur charme de politesse et de leur distinction naturelle; et quoi
d'étonnant?... Ils n'ont plus la galerie à laquelle ils veulent
plaire, et ils contractent immédiatement quelque chose de sans-
gêne, qui devient grossier au moindre attouchement, au moindre
choc des esprits les uns par les autres. L'égoïsme, l'inexilable
égoïsme, que l'art du monde est de voiler sous des formes
aimables, met bientôt les coudes sur la table, en attendant qu'il
vous les mette dans les côtés. Or, s'il en est ainsi pour les plus
athéniens des hommes, que devait-il en être pour les convives de
l'hôtel Mesnilgrand, pour ces espèces de belluaires et de
gladiateurs, ces gens de clubs jacobins et de bivouacs militaires,
qui se croyaient toujours un peu au bivouac ou au club, et parfois
encore en pire lieu?... Difficilement peut-on s'imaginer, quand on
ne les a pas entendues, les conversations à bâtons rompus et à
vitres et à verres cassés de ces hommes, grands mangeurs, grands
buveurs, bourrés de victuailles échauffantes, incendiés de vins
capiteux, et qui, avant le troisième service, avaient lâché la
bride à tous les propos et fait feu des quatre pieds dans leurs
assiettes. Ce n'étaient pas toujours des impiétés, du reste, qui
étaient le fond de ces conversations, mais c'en étaient les
fleurs; et on peut dire qu'il y en avait dans tous les vases!...
Songez donc! c'était le temps où Paul-Louis Courier, qui aurait
très bien figuré à ces dîners-là, écrivait cette phrase pour
fouetter le sang à la France: «La question est maintenant de
savoir si nous serons capucins ou laquais.» Mais ce n'était pas
tout. Après la politique, la haine des Bourbons, le spectre noir
de la Congrégation, les regrets du passé pour ces vaincus, toutes
ces avalanches qui roulaient en bouillonnant d'un bout à l'autre
de cette table fumante, il y avait d'autres sujets de
conversation, à tempêtes et à tintamarres. Par exemple, il y avait
les femmes. La femme est l'éternel sujet de conversation des
hommes entre eux, surtout en France, le pays le plus fat de la
terre. Il y avait les femmes en général et les femmes en
particulier, -- les femmes de l'univers et celle de la porte à
côté, -- les femmes des pays que beaucoup de ces soldats avaient
parcourus, en faisant les beaux dans leurs grands uniformes
victorieux, et celles de la ville, chez lesquelles ils n'allaient
peut-être pas, et qu'ils nommaient insolemment par nom et prénom,
comme s'ils les avaient intimement connues, sur le compte de qui,
parbleu! ils ne se gênaient pas, et dont, au dessert, ils pelaient
en riant la réputation, comme ils pelaient une pêche, pour, après,
en casser le noyau. Tous prenaient part à ces bombardements de
femmes, même les plus vieux, les plus coriaces, les plus dégoûtés
de la femelle, ainsi qu'ils disaient cyniquement, car les hommes
peuvent renoncer à l'amour malpropre, mais jamais à l'amour-propre
de la femme, et, fût-ce sur le bord de leur fosse ouverte, ils
sont toujours prêts à tremper leurs museaux dans ces galimafrées
de fatuité!

Et ils les y trempèrent, ce jour-là, jusqu'aux oreilles, à ce
dîner qui fut, comme déchaînement de langues, le plus corsé de
tous ceux que le vieux M. de Mesnilgrand eût donnés. Dans cette
salle à manger, présentement muette, mais dont les murs nous en
diraient de si belles s'ils pouvaient parler, puisqu'ils auraient
ce que je n'ai pas, moi, l'impassibilité des murs, l'heure des
vanteries qui arrive si vite dans les dîners d'hommes, d'abord
décente, -- puis indécente bientôt, -- puis déboutonnée, -- enfin
chemise levée et sans vergogne, amena les anecdotes, et chacun
raconta la sienne... Ce fut comme une confession de démons! Tous
ces insolents railleurs, qui n'auraient pas eu assez de brocards
pour la confession d'un pauvre moine, dite à haute voix, aux pieds
de son supérieur, en présence des frères de son Ordre, firent
absolument la même chose, non pour s'humilier, comme le moine,
mais pour s'enorgueillir et se vanter de l'abomination de leur
vie, -- et tous, plus ou moins, crachèrent en haut leur âme contre
Dieu, leur âme qui, à mesure qu'ils la crachèrent, leur retomba
sur la figure.

Or, au milieu de ce débordement de forfanteries de toute espèce,
il y en eut une qui parut... est-ce plus piquante qu'il faut dire?
Non, plus piquante ne serait pas un mot assez fort, mais plus
poivrée, plus épicée, plus digne du palais de feu de ces
frénétiques qui, en fait d'histoires, eussent avalé du vitriol.
Celui qui la raconta, de tous ces diables, était le plus froid
cependant... Il l'était comme le derrière de Satan, car le
derrière de Satan, malgré l'enfer qui le chauffe, est très froid,
-- disent les sorcières qui le baisent à la messe noire du Sabbat.
C'était un certain et ci-devant abbé Reniant, -- un nom fatidique!
-- lequel, dans cette société à l'envers de la Révolution, qui
défaisait tout, s'était fait, de son chef, de prêtre sans foi,
médecin sans science, et qui pratiquait clandestinement un
empirisme suspect et, qui sait? Peut-être meurtrier. Avec les
hommes instruits, il ne convenait pas de son industrie. Mais, il
avait persuadé aux gens des basses classes de la ville et des
environs qu'il en savait plus long que tous les médecins à brevets
et à diplômes... On disait mystérieusement qu'il avait des secrets
pour guérir. Des secrets! ce grand mot qui répond à tout parce
qu'il ne répond à rien, le cheval de bataille de tous les
empiriques, qui sont maintenant tout ce qui reste des sorciers, si
puissants jadis sur l'imagination populaire. Ce ci-devant abbé
Reniant -- «car, disait-il avec colère, ce diable de titre d'abbé
était comme une teigne sur son nom que toutes les calottes de brai
n'auraient pu jamais en arracher!» -- ne se livrait point par
amour du gain à ces fabrications cachées de remèdes, qui pouvaient
être des empoisonnements: il avait de quoi vivre. Mais il
obéissait au démon dangereux des expériences, qui commence par
traiter la vie humaine comme une matière à expérimentations, et
qui finit par faire des Sainte-Croix, et des Brinvilliers! Ne
voulant pas avoir affaire avec les médecins patentés, comme il les
appelait d'un ton de mépris, il était le propre apothicaire de ses
drogues, et il vendait ou donnait ses breuvages, -- car bien
souvent il les donnait, -- à condition pourtant qu'on lui en
rapportât les bouteilles. Ce coquin, qui n'était pas un sot,
savait intéresser les passions de ses malades à sa médecine. Il
donnait du vin blanc, mêlé à je ne sais quelles herbailles, aux
hydropiques par ivrognerie, et aux filles embarrassées, disaient
les paysans en clignant de l'oeil, des tisanes qui tout de même
faisaient fondre leurs embarras. C'était un homme de taille
moyenne, de mine frigide et discrète, vêtu dans le genre du vieux
M. de Mesnilgrand (mais en bleu), portant, autour d'une figure de
la couleur du lin qui n'a pas été blanchi, des cheveux en rond (la
seule chose qu'il eût gardée du prêtre) d'une odieuse nuance
filasse, et droits comme des chandelles; peu parleur, et
compendieux quand il se mettait à parler. Froid et propret comme
la crémaillère d'une cheminée hollandaise, en ces dîners où l'on
disait tout et où il sirotait mièvrement son vin dans son angle de
table quand les autres lampaient le leur, il plaisait peu à ces
bouillants, qui le comparaient à du vin tourné de Sainte-Nitouche,
un vignoble de leur invention. Mais cet air-là ne donna que plus
de ragoût à son histoire, quand il dit modestement que, pour lui,
ce qu'il avait fait de mieux contre l'infâme de M. de Voltaire,
ç'avait été un jour -- dame! on fait ce qu'on peut! -- de donner
un paquet d'hosties à des cochons!

À ce mot-là, il y eut un tonnerre d'interjections triomphantes.
Mais le vieux M. de Mesnilgrand le coupa de sa voix incisive et
grêle:

-- C'est, sans doute, -- dit-il, -- la dernière fois, l'abbé, que
vous avez donné la communion?

Et le pince-sans-rire mit sa main blanche et sèche au-dessus de
ses yeux, pour voir le Reniant, posé maigrement derrière son verre
entre les deux larges poitrines de ses deux voisins, le capitaine
Rançonnet, empourpré et flambant comme une torche, et le capitaine
au 6e cuirassiers, Travers de Mautravers, qui ressemblait à un
caisson.

-- Il y avait déjà longtemps que je ne la donnais plus, -- reprit
le ci-devant prêtre, -- et que j'avais jeté ma souquenille aux
orties du chemin. C'était en pleine révolution, le temps où vous
étiez ici, citoyen Le Carpentier, en tournée de représentant du
peuple. Vous vous rappelez bien une jeune fille d'Hémevès que vous
fîtes mettre à la maison d'arrêt? une enragée! une épileptique!

-- Tiens! -- dit Mautravers, -- il y a une femme mêlée aux
hosties! L'avez-vous aussi donnée aux cochons!

-- Tu te crois spirituel, Mautravers? -- fit Rançonnet. -- Mais
n'interromps donc pas l'abbé. L'abbé, finissez-nous l'histoire.

-- Ah! l'histoire, -- reprit Reniant, -- sera bientôt contée. Je
disais donc, monsieur Le Carpentier, cette fille d'Hémevès, vous
en souvenez-vous? On l'appelait la Tesson... Joséphine Tesson, si
j'ai bonne mémoire, une grosse maflée, -- une espèce de Marie
Alacoque pour le tempérament sanguin, -- l'âme damnée des chouans
et des prêtres, qui lui avaient allumé le sang, qui l'avaient
fanatisée et rendue folle... Elle passait sa vie à les cacher, les
prêtres... Quand il s'agissait d'en sauver un, elle eût bravé
trente guillotines. Ah! les ministres du Seigneur! comme elle les
nommait, elle les cachait chez elle, et partout. Elle les eût
cachés sous son lit, dans son lit, sous ses jupes, et, s'ils
avaient pu y tenir, elle les aurait tous fourrés et tassés, le
Diable m'emporte! là où elle avait mis leur boîte à hosties --
entre ses tétons!

-- Mille bombes! -- fit Rançonnet, exalté.

-- Non, pas mille, mais deux seulement, monsieur Rançonnet, --
dit, en riant de son calembour, le vieux apostat libertin; -- mais
elles étaient de fier calibre!

Le calembour trouva de l'écho. Ce fut une risée.

-- Singulier ciboire qu'une gorge de femme! -- fit le docteur
Bleny, rêveur.

-- Ah! le ciboire de la nécessité! -- reprit Reniant, à qui le
flegme était déjà revenu. Tous ces prêtres qu'elle cachait,
persécutés, poursuivis, traqués, sans église, sans sanctuaire,
sans asile quelconque, lui avaient donné à garder leur Saint-
Sacrement, et ils l'avaient campé dans sa poitrine, croyant qu'on
ne viendrait jamais le chercher là!... Oh! ils avaient une fameuse
foi en elle. Ils la disaient une sainte. Ils lui faisaient croire
qu'elle en était une. Ils lui montaient la tête et lui donnaient
soif du martyre. Elle, intrépide, ardente, allait et venait, et
vivait hardiment avec sa boîte à hosties sous sa bavette. Elle la
portait de nuit, par tous les temps, la pluie, le vent, la neige,
le brouillard, à travers des chemins de perdition, aux prêtres
cachés qui faisaient communier les mourants, en catimini... Un
soir, nous l'y surprîmes, dans une ferme où mourait un chouan, moi
et quelques bons garçons des Colonnes Infernales de Rossignol. Il
y en eut un qui, tenté par ses maîtres avant-postes de chair vive,
voulut prendre des libertés avec elle; mais il n'en fut pas le bon
marchand, car elle lui imprima ses dix griffes sur la figure, à
une telle profondeur qu'il a dû en rester marqué pour toute sa
vie! Seulement, tout en sang qu'elle le mît, le mâtin ne lâcha pas
ce qu'il tenait, et il arracha la boîte à bons dieux qu'il avait
trouvée dans sa gorge; et j'y comptai bien une douzaine d'hosties
que, malgré ses cris et ses ruées, car elle se rua sur nous comme
une furie, je fis jeter immédiatement dans l'auge aux cochons.

Et il s'arrêta faisant jabot, pour une si belle chose, comme un
pou sur une tumeur qui se donnerait des airs.

-- Vous avez donc vengé messieurs les porcs de l'Evangile, dans le
corps desquels Jésus-Christ fit entrer des démons, -- dit le vieux
M. de Mesnilgrand de sa sarcastique voix de tête. -- Vous avez mis
le bon Dieu dans ceux-ci à la place du Diable: c'est un prêté pour
un rendu.

-- Et en eurent-ils une indigestion, monsieur Reniant, ou bien les
amateurs qui en mangèrent, demanda profondément un hideux petit
bourgeois nommé Le Hay, usurier à cinquante pour cent de son état,
et qui avait l'habitude de dire qu'en tout il faut considérer la
fin.

Il y eut comme un temps d'arrêt dans ce flot d'impiétés
grossières.

-- Mais toi, tu ne dis rien, Mesnil, de l'histoire de l'abbé
Reniant? -- fit le capitaine Rançonner, qui guettait l'occasion
d'accrocher n'importe à quoi son histoire de la visite de
Mesnilgrand à l'église.

Mesnil ne disait rien, en effet. Il était accoudé, la joue dans sa
main, sur le bord de la table, écoutant sans horripilation, mais
sans goût, toutes ces horreurs, débitées par des endurcis, et sur
lesquelles il était blasé et bronzé... Il en avait tant entendu
toute sa vie dans les milieux qu'il avait traversés! Les milieux,
pour l'homme, c'est presque une destinée. Au Moyen Age, le
chevalier de Mesnilgrand aurait été un croisé brûlant de foi. Au
XIXe siècle, c'était un soldat de Bonaparte, à qui son incrédule
de père n'avait jamais parlé de Dieu, et qui, particulièrement en
Espagne, avait vécu dans les rangs d'une armée qui se permettait
tout, et qui commettait autant de sacrilèges qu'à la prise de Rome
les soldats du connétable de Bourbon. Heureusement, les milieux ne
sont absolument une fatalité que pour les âmes et les génies
vulgaires. Pour les personnalités vraiment fortes, il y a quelque
chose, ne fût-ce qu'un atome, qui échappe au milieu et résiste à
son action toute-puissante. Cet atome dormait invincible dans
Mesnilgrand. Ce jour-là, il n'aurait rien dit; il aurait laissé
passer avec l'indifférence du bronze ce torrent de fange impie qui
roulait devant lui en bouillonnant, comme un bitume de l'enfer;
mais, interpellé par Rançonnet:

-- Que veux-tu que je te dise? -- fit-il, avec une lassitude qui
touchait à la mélancolie. -- M. Reniant n'a pas fait là une chose
si crâne pour que, toi, tu puisses tant l'admirer! S'il avait cru
que c'était Dieu, le Dieu vivant, le Dieu vengeur qu'il jetait aux
porcs, au risque de la foudre sur le coup ou de l'enfer, sûrement,
pour plus tard, il y aurait eu là du moins de la bravoure, du
mépris de plus que la mort, puisque Dieu, s'il est, peut éterniser
ta torture. Il y aurait eu là une crânerie, folle, sans doute,
mais enfin une crânerie à tenter un crâne aussi crâne que toi!
Mais la chose n'a pas cette beauté-là, mon cher. M. Reniant ne
croyait pas que ces hosties fussent Dieu. Il n'avait pas là-dessus
le moindre doute. Pour lui, ce n'étaient que des morceaux de pain
à chanter, consacrés par une superstition imbécile, et pour lui,
comme pour toi-même, mon pauvre Rançonnet, vider la boîte aux
hosties dans l'auge aux cochons, n'était pas plus héroïque que d'y
vider une tabatière ou un cornet de pains à cacheter.

-- Eh! eh! -- fit le vieux M. de Mesnilgrand, se renversant sur le
dossier de sa chaise, ajustant son fils sous sa main en visière,
comme il l'eût regardé tirer un coup de pistolet bien en ligne,
toujours intéressé par ce que disait son fils, même quand il n'en
partageait pas l'idée et ici il la partageait. Aussi doubla-t-il
son: Eh! eh!

-- Il n'y a donc ici, mon pauvre Rançonnet, reprit Mesnil, --
disons le mot... qu'une cochonnerie. Mais ce que je trouve beau,
moi, et très beau, ce que je me permets d'admirer, Messieurs,
quoique je ne croie pas non plus à grand-chose, c'est cette fille
Tesson, comme vous l'appelez, monsieur Reniant, qui porte ce
qu'elle croit son Dieu sur son coeur; qui, de ses deux seins de
vierge fait un tabernacle à ce Dieu de toute pureté; et qui
respire, et qui vit, et qui traverse tranquillement toutes les
vulgarités, et tous les dangers de la vie avec cette poitrine
intrépide et brûlante, surchargée d'un Dieu, tabernacle et autel à
la fois, et autel qui, à chaque minute, pouvait être arrosé de son
propre sang!... Toi, Rançonnet, toi, Mautravers, toi, Sélune, et
moi aussi, nous avons tous eu l'Empereur sur la poitrine, puisque
nous avions sa Légion d'Honneur, et cela nous a parfois donné plus
de courage au feu de l'y avoir. Mais elle, ce n'est pas l'image de
son Dieu qu'elle a sur la sienne; c'en est, pour elle, la réalité.
C'est le Dieu substantiel, qui se touche, qui se donne, qui se
marge, et qu'elle porte, au prix de sa vie, à ceux qui ont faim de
ce Dieu-là! Eh bien, ma parole d'honneur! je trouve cela tout
simplement sublime... Je pense de cette fille comme en pensaient
les prêtres, qui lui donnaient leur Dieu à porter. Je voudrais
savoir ce qu'elle est devenue. Elle est peut-être morte; peut-être
vit-elle, misérable, dans quelque coin de campagne; mais je sais
bien que, fussé-je maréchal de France, si je la rencontrais,
cherchât-elle son pain, les pieds nus dans la fange, je
descendrais de cheval et lui ôterais respectueusement mon chapeau,
à cette noble fille, comme si c'était vraiment Dieu qu'elle eût
encore sur le coeur! Henri IV, un jour, ne s'est pas agenouillé
dans la boue, devant le Saint-Sacrement qu'on portait à un pauvre,
avec plus d'émotion que moi je ne m'agenouillerais devant cette
fille-là.

Il n'avait plus la joue sur sa main. Il avait rejeté sa tête en
arrière. Et, pendant qu'il parlait de s'agenouiller, il
grandissait, et, comme la fiancée de Corinthe dans la poésie de
Goethe, il semblait, sans s'être levé de sa chaise, grandi du
buste jusqu'au plafond.

-- C'est donc la fin du monde! -- dit Mautravers, en cassant un
noyau de pêche avec son poing fermé, comme avec un marteau. -- Des
chefs d'escadron de hussards à genoux, maintenant, devant des
dévotes!

-- Et encore, -- dit Rançonnet, -- encore, si c'était comme
l'infanterie devant la cavalerie, pour se relever et passer sur le
ventre à l'ennemi! Après tout, ce ne sont pas là de désagréables
maîtresses que ces diseuses d'oremus, que toutes ces mangeuses de
bon Dieu, qui se croient damnées à chaque bonheur qu'elles nous
donnent et que nous leur faisons partager. Mais, capitaine
Mautravers, il y a pis pour un soldat que de mettre à mal quelques
bigotes: c'est de devenir dévot soi-même, comme une poule mouillée
de pékin, quand on a traîné le bancal!... Pas plus tard que
dimanche dernier, où pensez-vous, Messieurs, qu'à la tombée du
jour j'ai surpris le commandant Mesnilgrand, ici présent?...

Personne ne répondit. On cherchait; mais, de tous les points de la
table, les yeux convergeaient vers le capitaine Rançonnet.

-- Par mon sabre! -- dit Rançonnet, -- je l'ai rencontré... non
pas rencontré, car je respecte trop mes bottes pour les traîner
dans le crottin de leurs chapelles; mais je l'ai aperçu, de dos,
qui se glissait dans l'église, en se courbant sous la petite porte
basse du coin de la place. Etonné, ébahi. Eh! sacre-bleu! me suis-
je dit, ai-je la berlue?... Mais c'est la tournure de Mesnilgrand,
ça!... Mais que va-t-il donc faire dans une église,
Mesnilgrand?... L'idée me regalopa au cerveau de nos anciennes
farces amoureuses avec les satanées béguines des églises
d'Espagne. Tiens! fis-je, ce n'est donc pas fini? Ce sera encore
de la vieille influence de jupon. Seulement, que le Diable
m'arrache les yeux avec ses griffes si je ne vois pas la couleur
de celui-ci! Et j'entrai dans leur boutique à messes...
Malheureusement, il y faisait noir comme dans la gueule de
l'enfer. On y marchait et on y trébuchait sur de vieilles femmes à
genoux, qui y marmottaient leurs patenôtres. Impossible de rien
distinguer devant soi, lorsque à force de tâtonner pourtant dans
cet infernal mélange d'obscurité et de carcasses de vieilles
dévotes en prières, ma main rattrapa mon Mesnil, qui filait déjà
le long de la contre-allée. Mais, croirez-vous bien qu'il ne
voulut jamais me dire ce qu'il était venu faire dans cette galère
d'église?... Voilà pourquoi je vous le dénonce aujourd'hui,
Messieurs, pour que vous le forciez à s'expliquer.

-- Allons, parle, Mesnil. Justifie-toi. Réponds à Rançonnet, --
cria-t-on de tous les coins de la salle.

-- Me justifier! -- dit Mesnil, gaîment. -- Je n'ai pas à me
justifier de faire ce qui me plaît. Vous qui clabaudez à coeur de
journée contre l'Inquisition, est-ce que vous êtes des
inquisiteurs en sens inverse, à présent? Je suis entré dans
l'église, dimanche soir, parce que cela m'a plu.

-- Et pourquoi cela t'a-t-il plu?... -- fit Mautravers, car si le
Diable est logicien, un capitaine de cuirassiers peut bien l'être
aussi.

-- Ah! voilà! -- dit Mesnilgrand, en riant. -- J'y allais... qui
sait? peut-être à confesse. J'ai du moins fait ouvrir la porte
d'un confessionnal. Mais tu ne peux pas dire, Rançonnet, que ma
confession ait trop duré?...

Ils voyaient bien qu'il se jouait d'eux... Mais il y avait dans
cette jouerie quelque chose de mystérieux qui les agaçait.

-- Ta confession! mille millions de flammes! Ton plongeon serait
donc fait? -- dit tristement Rançonnet, terrassé, qui prenait la
chose au tragique. Puis, se rejetant devant sa pensée et se
renversant comme un cheval cabré: -- Mais non, -- cria-t-il, --
tonnerre de tonnerres! c'est impossible! Voyez-vous, vous autres,
le chef d'escadron Mesnilgrand à confesse, comme une vieille bonne
femme, à deux genoux sur le strapontin, le nez au guichet, dans la
guérite d'un prêtre? Voilà un spectacle qui ne m'entrera jamais
dans le crâne! Trente mille balles plutôt.

-- Tu es bien bon; je te remercie, -- fit Mesnilgrand avec une
douceur comique, la douceur d'un agneau.

-- Parlons sérieusement, -- dit Mautravers, -- je suis comme
Rançonnet. Je ne croirai jamais à une capucinade d'un homme de ton
calibre, mon brave Mesnil. Même à l'heure de la mort, les gens
comme toi ne font pas un saut de grenouille effrayée dans un
baquet d'eau bénite.

-- À l'heure de la mort, je ne sais pas ce que vous ferez,
Messieurs, -- répondit lentement Mesnilgrand; -- mais quant à moi,
avant de partir pour l'autre monde, je veux faire à tout risque
mon portemanteau.

Et, ce mot d'officier de cavalerie fut si gravement dit qu'il y
eut un silence, comme celui du pistolet qui tirait, il n'y a
qu'une minute, et tapageait, et dont la détente a cassé.

-- Laissons cela, du reste, -- continua Mesnilgrand. -- Vous êtes,
à ce qu'il paraît, encore plus abrutis que moi par la guerre et
par la vie que nous avons menée tous... Je n'ai rien à dire à
l'incrédulité de vos âmes; mais puisque toi, Rançonnet, tu tiens à
toute force à savoir pourquoi ton camarade Mesnilgrand, que tu
crois aussi athée que toi, est entré l'autre soir à l'église, je
veux bien et je vais te le dire. Il y a une histoire là-dessous...
Quand elle sera dite, tu comprendras peut-être, même sans croire à
Dieu, qu'il y soit entré.

Il fit une pause, comme pour donner plus de solennité à ce qu'il
allait raconter, puis il reprit:

-- Tu parlais de l'Espagne, Rançonnet. C'est justement en Espagne
que mon histoire s'est passée. Plusieurs d'entre vous y ont fait
la guerre fatale qui, dès 1808, commença le désastre de l'Empire
et tous nos malheurs. Ceux qui l'ont faite, cette guerre-là, ne
l'ont pas oubliée, et toi, par parenthèse, moins que personne,
commandant Sélune! Tu en as le souvenir gravé assez avant sur la
figure pour que tu ne puisses pas l'effacer.

Le commandant Sélune, assis auprès du vieux M. de Mesnilgrand,
faisait face à Mesnil. C'était un homme d'une forte stature
militaire et qui méritait de s'appeler le Balafré encore plus que
le duc de Guise, car il avait reçu en Espagne, dans une affaire
d'avant-poste, un immense coup de sabre courbe, si bien appliqué
sur sa figure qu'elle en avait été fendue, nez et tout, en
écharpe, de la tempe gauche jusqu'au-dessous de l'oreille droite.
À l'état normal, ce n'aurait été qu'une terrible blessure d'un
assez noble effet sur le visage d'un soldat; mais le chirurgien
qui avait rapproché les lèvres de cette plaie béante, pressé ou
maladroit, les avait mal rejointes, et à la guerre comme à la
guerre! On était en marche, et, pour en finir plus vite, il avait
coupé avec des ciseaux le bourrelet de chair qui débordait de deux
doigts l'un des côtés de la plaie fermée; ce qui fit, non pas un
sillon dans le visage de Sélune, mais un épouvantable ravin.
C'était horrible, mais, après tout, grandiose. Quand le sang
montait au visage de Sélune, qui était violent, la blessure
rougissait, et c'était comme un large ruban rouge qui lui
traversait sa face bronzée. «Tu portes, -- lui disait Mesnil au
jour de leurs communes ambitions, -- ta croix de grand-officier de
la Légion d'honneur sur la figure, avant de l'avoir sur la
poitrine; mais sois tranquille, elle y descendra.»

Elle n'y était pas descendue; l'Empire avait fini avant. Sélune
n'était que chevalier.

-- Eh bien, Messieurs, -- continua Mesnilgrand, -- nous avons vu
des choses bien atroces en Espagne, n'est-ce pas? et même nous en
avons fait; mais je ne crois pas avoir vu rien de plus abominable
que ce que je vais avoir l'honneur de vous raconter.

-- Pour mon compte, -- dit nonchalamment Sélune, avec la fatuité
d'un vieil endurci qui n'entend pas qu'on l'émeuve de rien, --
pour mon compte, j'ai vu un jour quatre-vingts religieuses jetées
l'une sur l'autre, à moitié mortes, dans un puits, après avoir été
préalablement très bien violées chacune par deux escadrons.

-- Brutalité de soldats! -- fit Mesnilgrand froidement; -- mais
voici du raffinement d'officier.

Il trempa sa lèvre dans son verre, et son regard cerclant la table
et l'étreignant:

-- Y a-t-il quelqu'un d'entre vous, Messieurs, -- demanda-t-il, --
qui ait connu le major Ydow?

Personne ne répondit, excepté Rançonnet.

-- Il y a moi, -- dit-il. -- Le major Ydow! si je l'ai connu! Eh!
parbleu! il était avec moi au 8e dragons.

-- Puisque tu l'as connu, -- reprit Mesnilgrand, -- tu ne l'as pas
connu seul. Il était arrivé au 8e dragons, arboré d'une femme...

-- La Rosalba, dite «la Pudica», -- fit Rançonnet, sa fameuse... -
- Et il dit le mot crûment.

-- Oui, -- repartit Mesnilgrand, pensivement, -- car une pareille
femme ne méritait pas le nom de maîtresse, même de celle d'Ydow...
Le major l'avait amenée d'Italie, où, avant de venir en Espagne,
il servait dans un corps de réserve avec le grade de capitaine.
Comme il n'y a ici que toi, Rançonnet, qui l'ai connu, ce major
Ydow, tu me permettras bien de le présenter à ces messieurs et de
leur donner une idée de ce diable d'homme, dont. l'arrivée au 8e
dragons tapagea beaucoup quand il y entra, avec cette femme en
sautoir... Il n'était pas Français, à ce qu'il paraît. Ce n'est
pas tant pis pour la France. Il était né je ne sais où et de je ne
sais qui, en Illyrie ou en Bohême, je ne suis pas bien sûr...
Mais, où qu'il fût né, il était étrange, ce qui est une manière
d'être étranger partout. On l'aurait cru le produit d'un mélange
de plusieurs races. Il disait, lui, qu'il fallait prononcer son
nom à la grecque: [image du mot grec], pour Ydow, parce qu'il
était d'origine grecque; et sa beauté l'aurait fait croire, car il
était beau, et, le Diable m'emporte! peut-être trop pour un
soldat. Qui sait si on ne tient pas moins à se faire casser la
figure, quand on l'a aussi belle? On a pour soi le respect qu'on a
pour les chefs-d'oeuvre. Tout chef-d'oeuvre qu'il fût, cependant,
il allait au feu avec les autres; mais quand on avait dit cela du
major Ydow, on avait tout dit. Il faisait son devoir, mais il ne
faisait jamais plus que son devoir. Il n'avait pas ce que
l'Empereur appelait le feu sacré. Malgré sa beauté, dont je
convenais très bien, d'ailleurs, je lui trouvais au fond une
mauvaise figure, sous ses traits superbes. Depuis que j'ai traîné
dans les musées, où vous n'allez jamais, vous autres, j'ai
rencontré la ressemblance du major Ydow. Je l'ai rencontrée très
frappante dans un des bustes d'Antinoüs... tenez! de celui-là
auquel le caprice ou le mauvais goût du sculpteur a incrusté deux
émeraudes dans le marbre des prunelles. Au lieu de marbre blanc
les yeux vert de mer du major éclairaient un teint chaudement
olivâtre et un angle facial irréprochable; mais, dans la lueur de
ces mélancoliques étoiles du soir, qui étaient ses yeux, ce qui
dormait si voluptueusement ce n'était pas Endymion: c'était un
tigre... et, un jour, je l'ai vu s'éveiller!... Le major Ydow
était, en même temps, brun et blond. Ses cheveux bouclaient très
noirs et très serrés autour d'un front petit, aux tempes renflées,
tandis que sa longue et soyeuse moustache avait le blond fauve et
presque jaune de la martre zibeline... Signe (dit-on) de trahison
ou de perfidie, qu'une chevelure et une barbe de couleur
différente. Traître? le major l'aurait peut-être été plus tard. Il
eut peut-être, comme tant d'autres, trahi l'Empereur; mais il ne
devait pas en avoir le temps. Quand il vint au 8e dragons, il
n'était probablement que faux, et encore pas assez pour ne pas en
avoir l'air, comme le voulait le vieux malin de Souwarow, qui s'y
connaissait... Fut-ce cet air-là qui commença son impopularité
parmi ses camarades? Toujours est-il qu'il devint, en très peu de
temps, la bête noire du régiment. Très fat d'une beauté à laquelle
j'aurais préféré, moi, bien des laideurs de ma connaissance, il ne
semblait n'être, en somme, comme disent soldatesquement les
soldats, qu'un miroir à... à ce que tu viens de nommer, Rançonnet,
à propos de la Rosalba. Le major Ydow avait trente-cinq ans. Vous
comprenez bien qu'avec cette beauté qui plaît à toutes les femmes,
même aux plus fières, -- c'est leur infirmité, -- le major Ydow
avait dû être horriblement gâté par elles et chamarré de tous les
vices qu'elles donnent; mais il avait aussi, disait-on, ceux
qu'elles ne donnent pas et dont on ne se chamarre point... Certes,
nous n'étions pas, comme tu le dirais, Rançonnet, des capucins
dans ce temps-là. Nous étions même d'assez mauvais sujets,
joueurs, libertins, coureurs de filles, duellistes, ivrognes au
besoin, et mangeurs d'argent sous toutes les espèces. Nous
n'avions guère le droit d'être difficiles. Eh bien! tels que nous
étions alors, il passait pour bien pire que nous. Nous, il y avait
des choses, -- pas beaucoup! mais enfin il y en avait bien une ou
deux, dont, si démons que nous fussions, nous n'aurions pas été
capables. Mais, lui (prétendait-on), il était capable de tout. Je
n'étais pas dans le 8e dragons. Seulement, j'en connaissais tous
les officiers. Ils parlaient de lui cruellement. Ils l'accusaient
de servilité avec les chefs et de basse ambition. Ils suspectaient
son caractère. Ils allèrent même jusqu'à le soupçonner
d'espionnage, et même il se battit courageusement deux fois pour
ce soupçon entre-exprimé; mais l'opinion n'en fut pas changée. Il
est toujours resté sur cet homme une brume qu'il n'a pu dissiper.
De même qu'il était brun et blond à la fois, ce qui est assez
rare, il était aussi à la fois heureux au jeu et heureux en
femmes; ce qui n'est pas l'usage non plus. On lui faisait payer
bien cher ces bonheurs-là, du reste. Ces doubles succès, ses airs
à la Lauzun, la jalousie qu'inspirait sa beauté, car les hommes
ont beau faire les forts et les indifférents quand il s'agit de
laideur, et répéter le mot consolant qu'ils ont inventé: qu'un
homme est toujours assez beau quand il ne fait pas peur à son
cheval, ils sont, entre eux, aussi petitement et lâchement jaloux
que les femmes entre elles, -- tout cet ensemble d'avantages était
l'explication, sans doute, de l'antipathie dont il était l'objet;
antipathie qui, par haine, affectait les formes du mépris, car le
mépris outrage plus que la haine, et la haine le sait bien!... Que
de fois ne l'ai-je pas entendu traiter, entre le haut et le bas de
la voix, de «dangereuse canaille», quoique, s'il eût fallu prouver
clairement qu'il en était une, on ne l'eût certainement pas pu...
Et de fait, Messieurs, encore au moment où je vous parle, il est
incertain pour moi que le major Ydow fût ce qu'on disait qu'il
était... Mais, tonnerre! -- ajouta Mesnilgrand avec une énergie
mêlée à une horreur étrange, -- ce qu'on ne disait pas et ce qu'il
a été un jour, je le sais, et cela me suffit!

Cela nous suffira aussi, probablement, -- dit gaîment Rançonnet; -
- mais, sacrebleu! quel diable de rapport peut-il y avoir entre
l'église où je t'ai vu entrer dimanche soir et ce damné major du
8e dragons, qui aurait pillé toutes les églises et toutes les
cathédrales d'Espagne et de la chrétienté, pour faire des bijoux à
sa coquine de femme avec l'or et les pierres précieuses des saints
sacrements?

-- Reste donc dans le rang, Rançonnet! -- fit Mesnil, comme s'il
eût commandé un mouvement à son escadron, -- et tiens-toi
tranquille! Tu seras donc toujours la même tête chaude, et partout
impatient comme devant l'ennemi? Laisse-moi manoeuvrer, comme je
l'entends, mon histoire.

-- Eh bien, marche! -- fit le bouillant capitaine, qui pour se
calmer, lampa un verre de Picardan. Et Mesnilgrand reprit:

-- Il est bien probable que sans cette femme qui le suivait, et
qu'on appelait sa femme, quoiqu'elle ne fût que sa maîtresse et
qu'elle ne portât pas son nom, le major Ydow eût peu frayé avec
les officiers du 8e dragons. Mais cette femme, qu'on supposait
tout ce qu'elle était pour s'être agrafée à un pareil homme,
empêcha qu'on ne fît autour du major le désert qu'on aurait fait
sans elle. J'ai vu cela dans les régiments. Un homme y tombe en
suspicion ou en discrédit, on n'a plus avec lui que de stricts
rapports de service; on ne camarade plus; on n'a plus pour lui de
poignées de main; au café même, ce caravansérail d'officiers dans
l'atmosphère chaude et familière du café, où toutes les froideurs
se fondent, on reste à distance, contraint et poli jusqu'à ce
qu'on ne le soit plus et qu'on éclate, s'il vient le moment
d'éclater. Vraisemblablement, c'est ce qui serait arrivé au major;
mais une femme, c'est l'aimant du diable! Ceux qui ne l'auraient
pas vu pour lui, le virent pour elle. Qui n'aurait pas, au café,
offert un verre de schnick au major, dédoublé de sa femme, le lui
offrait en pensant à sa moitié, en calculant que c'était là un
moyen d'être invité chez lui, où il serait possible de la
rencontrer... Il y a une proportion d'arithmétique morale, écrite,
avant qu'elle le fût par un philosophe sur du papier, dans la
poitrine de tous les hommes, comme un encouragement du Démon:
«c'est qu'il y a plus loin d'une femme à son premier amant, que de
son premier au dixième», et c'était, à ce qu'il semblait, plus
vrai avec la femme du major qu'avec personne. Puisqu'elle s'était
donnée à lui, elle pouvait bien se donner à un autre, et, ma foi!
tout le monde pouvait être cet autre-là! En un temps fort court,
au 8e dragons, on sut combien il y avait peu d'audace dans cette
espérance. Pour tous ceux qui ont le flair de la femme, et qui en
respirent la vraie odeur à travers tous les voiles blancs et
parfumés de vertu dans lesquels elle s'entortille, la Rosalba fut
reconnue tout de suite pour la plus corrompue des femmes
corrompues, -- dans le mal, une perfection!

«Et je ne la calomnie point, n'est-ce pas, Rançonnet?... Tu l'as
eue peut-être, et si tu l'as eue, tu sais maintenant s'il fut
jamais une plus brillante, une plus fascinante cristallisation de
tous les vices! Où le major l'avait-il prise?... D'où sortait-
elle? Elle était si jeune! On n'osa pas, tout d'abord, se le
demander; mais ce ne fut pas long, l'hésitation! L'incendie -- car
elle n'incendia pas que le 8e dragons, mais mon régiment de
hussards à moi, mais aussi, tu t'en souviens, Rançonnet, tous les
états-majors du corps d'expédition dont nous faisions partie, --
l'incendie qu'elle alluma prit très vite d'étranges proportions...
Nous avions vu bien des femmes, maîtresses d'officiers, et suivant
les régiments, quand les officiers pouvaient se payer le luxe
d'une femme dans leurs bagages: les colonels fermaient les yeux
sur cet abus, et quelquefois se le permettaient. Mais de femmes à
la façon de cette Rosalba, nous n'en avions pas même l'idée. Nous
étions accoutumés à de belles filles, si vous voulez, mais presque
toujours du même type, décidé, hardi, presque masculin, presque
effronté; le plus souvent de belles brunes plus ou moins
passionnées, qui ressemblaient à de jeunes garçons, très piquantes
et très voluptueuses sous l'uniforme que la fantaisie de leurs
amants leur faisait porter quelquefois... Si les femmes
d'officiers, légitimes et honnêtes, se reconnaissent des autres
femmes par quelque chose de particulier, commun à elles toutes, et
qui tient au milieu militaire dans lequel elles vivent, ce
quelque-chose-là est bien autrement marqué dans les maîtresses.
Mais, la Rosalba du major Ydow n'avait rien de semblable aux
aventurières de troupes et aux suiveuses de régiment dont nous
avions l'habitude. Au premier abord, c'était une grande jeune
fille pâle, mais qui ne restait pas longtemps pâle, comme vous
allez voir, -- avec une forêt de cheveux blonds. Voilà tout. Il
n'y avait pas de quoi s'écrier. Sa blancheur de teint n'était pas
plus blanche que celle de toutes les femmes à qui un sang frais et
sain passe sous la peau. Ses cheveux blonds n'étaient pas de ce
blond étincelant, qui, a les fulgurances métalliques de l'or ou
les teintes molles et endormies de l'ambre gris, que j'ai vu à
quelques Suédoises. Elle avait le visage classique qu'on appelle
un visage de camée, mais qui ne différait par aucun signe
particulier de cette sorte de visage, si impatientant pour les
âmes passionnées, avec son invariable correction et son unité. Au
prendre ou au laisser, c'était certainement ce qu'on peut appeler
une belle fille, dans l'ensemble de sa personne... Mais les
philtres qu'elle faisait boire n'étaient point dans sa beauté...
Ils étaient ailleurs... Ils étaient où vous ne devineriez jamais
qu'ils fussent... dans ce monstre d'impudicité qui osait s'appeler
Rosalba, qui osait porter ce nom immaculé de Rosalba, qu'il ne
faudrait donner qu'à l'innocence, et qui, non contente d'être la
Rosalba, la Rose et Blanche, s'appelait encore la Pudique, la
Pudica, par-dessus le marché!

-- Virgile aussi s'appelait "le pudique", et il a écrit le Corydon
ardebat Alexim, -- insinua Reniant, qui n'avait pas oublié son
latin.

-- Et ce n'était pas une ironie, -- continua Mesnilgrand, -- que
ce surnom de Rosalba, qui ne fut point inventé par nous, mais que
nous lûmes dès le premier jour sur son front, où la nature l'avait
écrit avec toutes les roses de sa création. La Rosalba n'était pas
seulement une fille de l'air le plus étonnamment pudique pour ce
qu'elle était; c'était positivement la pudeur elle-même. Elle eût
été pure comme les Vierges du ciel, qui rougissent peut-être sous
le regard des Anges, qu'elle n'eût pas été plus la Pudeur. Qui
donc a dit -- ce doit être un Anglais -- que le monde est l'oeuvre
du Diable, devenu fou? C'était sûrement ce Diable-là qui, dans un
accès de folie, avait créé la Rosalba, pour se faire le plaisir...
du Diable, de fricasser, l'une après l'autre, la volupté dans la
pudeur et la pudeur dans la volupté, et de pimenter, avec un
condiment céleste, le ragoût infernal des jouissances qu'une femme
puisse donner à des hommes mortels. La pudeur de la Rosalba
n'était pas une simple physionomie, laquelle, par exemple, aurait,
celle-là, renversé de fond en comble le système de Lavater. Non,
chez elle, la pudeur n'était pas le dessus du panier; elle était
aussi bien le dessous que le dessus de la femme, et elle
frissonnait et palpitait en elle autant dans le sang qu'à la peau.
Ce n'était pas non plus une hypocrisie. Jamais le vice de Rosalba
ne rendit cet hommage, pas plus qu'un autre, à la vertu. C'était
réellement une vérité. La Rosalba était pudique comme elle était
voluptueuse, et le plus extraordinaire, c'est qu'elle l'était en
même temps. Quand elle disait ou faisait les choses les plus...
osées, elle avait d'adorables manières de dire: "J'ai honte!" que
j'entends encore. Phénomène inouï! on était toujours au début avec
elle, même après le dénoûment. Elle fût sortie d'une orgie de
bacchantes, comme l'innocence de son premier péché. Jusque dans la
femme vaincue, pâmée, à demi morte, on retrouvait la vierge
confuse, avec la grâce toujours fraîche de ses troubles et le
charme auroral de ses rougeurs... Jamais je ne pourrai vous faire
comprendre les raffolements que ces contrastes vous mettaient au
coeur, le langage périrait à exprimer cela!»

Il s'arrêta. Il y pensait, et ils y pensaient. Avec ce qu'il
venait de dire, il avait, le croira-t-on? transformé en rêveurs
ces soldats qui avaient vu tous les genres de feux, ces moines
débauchés, ces vieux médecins, tous ces écumeurs de la vie et qui
en étaient revenus. L'impétueux Rançonnet, lui-même, ne souffla
mot, Il se souvenait.

«Vous sentez bien, -- reprit Mesnilgrand, -- que le phénomène ne
fut connu que plus tard. Tout d'abord, quand elle arriva au 8e
dragons, on ne vit qu'une fille extrêmement jolie quoique belle,
dans le genre, par exemple, de la princesse Paufine Borghèse, la
soeur de l'Empereur, à qui, du reste, elle ressemblait. La
princesse Pauline avait aussi l'air idéalement chaste, et vous
savez tous de quoi elle est morte... Mais, Pauline n'avait pas en
toute sa personne une goutte de pudeur pour teinter de rose la
plus petite place de son corps charmant, tandis que la Rosalba en
avait assez dans les veines pour rendre écarlates toutes les
places du sien. Le mot naïf et étonné de la Borghèse, quand on lui
demanda comment elle avait bien pu poser nue devant Canova: "Mais
l'atelier était chaud! il y avait un poêle!" la Rosalba ne l'eût
jamais dit. Si on lui eût adressé la même question, elle se serait
enfuie en cachant son visage divinement pourpre dans ses mains
divinement rosées. Seulement, soyez bien sûrs qu'en s'en allant,
il y aurait eu par derrière à sa robe un pli dans lequel auraient
niché toutes les tentations de l'enfer!

«Telle donc elle était, cette Rosalba, dont le visage de vierge
nous pipa tous, quand elle arriva au régiment. Le major Ydow
aurait pu nous la présenter comme sa femme légitime, et même comme
sa fille, que nous l'aurions cru. Quoique ses yeux d'un bleu
limpide fussent magnifiques, ils n'étaient jamais plus beaux que
quand ils étaient baissés. L'expression des paupières l'emportait
sur l'expression du regard. Pour des gens qui avaient roulé la
guerre et les femmes; et quelles femmes! ce fut une sensation
nouvelle que cette créature à qui, comme on dit avec une
expression vulgaire, mais énergique, "on aurait donné le bon Dieu
sans confession". Quelle sacrée jolie fille! se soufflaient à
l'oreille les anciens, les vieux routiers; mais quelle mijaurée!
Comment s'y prend-elle pour rendre le major heureux?... Il le
savait, lui, et il ne le disait pas... Il buvait son bonheur en
silence, comme les vrais ivrognes, qui boivent seuls. Il ne
renseignait personne sur la félicité cachée qui le rendait discret
et fidèle pour la première fois de sa vie, lui, le Lauzun de
garnison, le fat le plus carabiné et le plus fastueux, et qu'à
Naples, rapportaient des officiers qui l'y avaient connu, on
appelait le tambour-major de la séduction! Sa beauté, dont il
était si vain, aurait fait tomber toutes les filles d'Espagne à
ses pieds, qu'il n'en eût pas ramassé une. À cette époque, nous
étions sur les frontières de l'Espagne et du Portugal, les Anglais
devant nous, et nous occupions dans nos marches les villes les
moins hostiles au roi Joseph. Le major Ydow et la Rosalba y
vivaient ensemble, comme ils eussent fait dans une ville de
garnison en temps de paix. Vous vous souvenez des acharnements de
cette guerre d'Espagne, de cette guerre furieuse et lente, qui ne
ressemblait à aucune autre, car nous ne nous battions pas ici
simplement pour la conquête, mais pour implanter une dynastie et
une organisation nouvelle dans un pays qu'il fallait d'abord
conquérir. Aucun de vous n'a oublié qu'au milieu de ces
acharnements il y avait des pauses, et que, dans l'entre-deux des
batailles les plus terribles, au sein de cette contrée envahie
dont une partie était à nous, nous nous amusions à donner des
fêtes aux Espagnoles le plus afrancesadas des villes que nous
occupions. C'est dans ses fêtes que la femme du major Ydow, comme
on disait, déjà fort remarquée, passa à l'état de célébrité. Et de
fait, elle se mit à briller au milieu de ces filles brunes
d'Espagne, comme un diamant dans une torsade de jais. Ce fut là
qu'elle commença de produire sur les hommes ces effets
d'encharmement qui tenaient, sans doute, à la composition
diabolique de son être, et qui faisaient d'elle la plus enragée
des courtisanes, avec la figure d'une des plus célestes madones de
Raphael.

Alors les passions s'allumèrent et allèrent leur train, faisant
leur feu dans l'ombre. Au bout d'un certain temps, tous
flambèrent, même des vieux, même des officiers généraux qui
avaient l'âge d'être sages, tous flambèrent pour "la Pudica",
comme on trouva piquant de l'appeler. Partout et autour d'elle les
prétentions s'affichèrent; puis les coquetteries, puis l'éclat des
duels, enfin tout le tremblement d'une vie de femme devenue le
centre de la galanterie la plus passionnée, au milieu d'hommes
indomptables qui avaient toujours le sabre à la main. Elle fut le
sultan de ces redoutables odalisques, et elle jeta le mouchoir à
qui lui plut, et beaucoup lui plurent. Quant au major Ydow, il
laissa faire et laissa dire... Etait-il assez fat pour n'être pas
jaloux, ou, se sentant haï et méprisé, pour jouir, dans son
orgueil de possesseur, des passions qu'inspiraient à ses ennemis
la femme dont il était le maître?... Il n'était guère possible
qu'il ne s'aperçût de quelque chose. J'ai vu parfois son oeil
d'émeraude passer au noir de l'escarboucle, en regardant tel de
nous que l'opinion du moment soupçonnait d'être l'amant de sa
moitié; mais il se contenait... Et, comme on pensait toujours de
lui ce qu'il y avait de plus insultant, on imputait son calme
indifférent ou son aveuglément volontaire à des motifs de la plus
abjecte espèce. On pensait que sa femme était encore moins un
piédestal à sa vanité qu'une échelle à son ambition. Cela se
disait comme ces choses-là se disent, et il ne les entendait pas.
Moi qui avais des raisons pour l'observer, et qui trouvais sans
justice la haine et le mépris qu'on lui portait, je me demandais
s'il y avait plus de faiblesse que de force, ou de force que de
faiblesse, dans l'attitude sombrement impassible de cet homme,
trahi journellement par sa maîtresse, et qui ne laissait rien
paraître des morsures de sa jalousie. Par Dieu! nous avons tous,
Messieurs, connu de ces hommes assez fanatisés d'une femme pour
croire en elle, quand tout l'accuse, et qui, au lieu de se venger
quand la certitude absolue d'une trahison pénètre dans leur âme,
préfèrent s'enfoncer dans leur bonheur lâche, et en tirer, comme
une couverture par-dessus leur tête, l'ignominie!

Le major Ydow était-il de ceux-là? Peut-être. Mais, certes! la
Pudica était bien capable d'avoir soufflé en lui ce fanatisme
dégradant. La Circé antique, qui changeait les hommes en bêtes,
n'était rien en comparaison de cette Pudica, de cette Messaline-
Vierge, avant, pendant et après. Avec les passions qui brûlaient
au fond de son être et celles dont elle embrasait tous ces
officiers, peu délicats en matière de femmes, elle fut bien vite
compromise, mais elle ne se compromit pas. Il faut bien entendre
cette nuance. Elle ne donnait pas prise sur elle ouvertement par
sa conduite. Si elle avait un amant, c'était un secret entre elle
et son alcôve. Extérieurement, le major Ydow n'avait pas l'étoffe
du plus petit bout de scène à lui faire. L'aurait-elle aimé, par
hasard?... Elle demeurait avec lui, et elle aurait pu sûrement, si
elle avait voulu, s'attacher à la fortune d'un autre. J'ai connu
un maréchal de l'Empire assez fou d'elle pour lui tailler un
manche d'ombrelle dans son bâton de maréchal. Mais c'est encore
ici comme ces hommes dont je vous parlais. Il y a des femmes qui
aiment... ce n'est pas leur amant que je veux dire, quoique ce
soit leur amant aussi. Les carpes regrettent leur bourbe, disait
Mme de Maintenon. La Rosalba ne voulut pas regretter la sienne.
Elle n'en sortit pas, et moi j'y entrai.»

-- Tu coupes les transitions avec ton sabre! -- fit le capitaine
Mautravers.

-- Parbleu! -- repartit Mesnilgrand, -- qu'ai-je à respecter? Vous
savez tous la chanson qu'on chantait au XVIIIe siècle:

Quand Boufflers parut à la cour,

On crut voir la reine d'amour.

Chacun s'empressait à lui plaire,

Et chacun l'avait... à son tour!

«J'eus donc mon tour. J'en avais eu, des femmes, et par paquets!
Mais qu'il y en eût une seule comme cette Rosalba, je ne m'en
doutais pas. La bourbe fut un paradis. Je ne m'en vais pas vous
faire des analyses à la façon des romanciers. J'étais un homme
d'action, brutal sur l'article, comme le comte Almaviva, et je
n'avais pas d'amour pour elle dans le sens élevé et romanesque
qu'on donne à ce mot, moi tout le premier... Ni l'âme, ni
l'esprit, ni la vanité, ne furent pour quelque chose dans l'espèce
de bonheur qu'elle me prodigua; mais ce bonheur n'eut pas du tout
la légèreté d'une fantaisie. Je ne croyais pas que là sensualité
pût être profonde. Ce fut la plus profonde des sensualités.
Figurez-vous une de ces belles pêches, à chair rouge, dans
lesquelles on mord à belles dents, ou plutôt ne vous figurez
rien... Il n'y a pas de figures pour exprimer le plaisir qui
jaillissait de cette pêche humaine, rougissant sous le regard le
moins appuyé comme si vous l'aviez mordue. Imaginez ce que c'était
quand, au lieu du regard, on mettait la lèvre ou la dent de la
passion dans cette chair émue et sanguine. Ah! le corps de cette
femme était sa seule âme! Et c'est avec ce corps-là qu'elle me
donna, un soir, une fête qui vous fera juger d'elle mieux que tout
ce que je pourrais ajouter. Oui, un soir, n'eut-elle pas l'audace
et l'indécence de me recevoir, n'ayant pour tout vêtement qu'une
mousseline des Indes transparente, une nuée, une vapeur, à travers
laquelle on voyait ce corps, dont la forme était la seule pureté
et qui se teignait du double vermillon mobile de la volupté et de
la pudeur!... Que le Diable m'emporte si elle ne ressemblait pas,
sous sa nuée blanche, à une statue de corail vivant! Aussi, depuis
ce temps, je me suis soucié de la blancheur des autres femmes
comme de ça!»

Et Mesnilgrand envoya d'une chiquenaude une peau d'orange à la
corniche, par-dessus la tête du représentant Le Carpentier, qui
avait fait tomber celle du roi.

«Notre liaison dura quelque temps, -- continua-t-il, -- mais ne
croyez pas que je me blasai d'elle. On ne s'en blasait pas. Dans
la sensation, qui est finie, comme disent les philosophes en leur
infâme baragouin, elle transportait l'infini! Non, si je la
quittai, ce fut pour une raison de dégoût moral, de fierté pour
moi, de mépris pour elle, pour elle qui, au plus fort des caresses
les plus insensées, ne me faisait pas croire qu'elle m'aimât...
Quand je lui demandais: M'aimes-tu? ce mot qu'il est impossible de
ne pas dire, même à travers toutes les preuves qu'on vous donne
que vous êtes aimé, elle répondait: "Non!" ou secouait
énigmatiquement la tête. Elle se roulait dans ses pudeurs et dans
ses hontes, et elle restait là-dessous, au milieu de tous les
désordres de sens soulevés, impénétrable comme le sphinx.
Seulement, le sphinx était froid, et elle ne l'était pas... Eh
bien, cette impénétrabilité qui m'impatientait et m'irritait, puis
encore la certitude que j'eus bientôt des fantaisies à la
Catherine II qu'elle se permettait, furent la double cause du
vigoureux coup de caveçon que j'eus la force de donner pour sortir
des bras tout-puissants de cette femme, l'abreuvoir de tous les
désirs! Je la quittai, ou plutôt je ne revins plus à elle. Mais je
gardai l'idée qu'une seconde femme comme celle-là n'était pas
possible; et de penser cela me rendit désormais fort tranquille et
fort indifférent avec toutes les femmes. Ah! elle m'a parachevé
comme officier. Après elle, je n'ai plus pensé qu'à mon service.
Elle m'avait trempé dans le Styx.

-- Et tu es devenu tout à fait Achille! -- dit le vieux M. de
Mesnilgrand, avec orgueil.

-- Je ne sais pas ce que je suis devenu, -- reprit Mesnilgrand; --
mais je sais bien qu'après notre rupture, le major Ydow, qui était
avec moi dans les mêmes termes qu'avec tous les officiers de la
division, nous apprit un jour, au café, que sa femme était
enceinte, et qu'il aurait bientôt la joie d'être père. À cette
nouvelle inattendue, les uns se regardèrent, les autres sourirent;
mais il ne le vit pas, ou, l'ayant vu, il n'y prit garde, résolu
qu'il était, probablement, à ne faire jamais attention qu'à ce qui
était une injure directe. Quand il fut sorti: "L'enfant est-il de
toi, Mesnil?" me demanda à l'oreille un de mes camarades; et, dans
ma conscience une voix secrète, une voix plus précise que la
sienne, me répéta la même question. Je n'osais me répondre. Elle,
la Rosalba, dans nos tête-à-tête les plus abandonnés, ne m'avait
jamais dit un mot de cet enfant, qui pouvait être de moi, ou du
major, ou même d'un autre...

-- L'enfant du drapeau! -- interrompit Mautravers, comme s'il eût
donné un coup de pointe avec sa latte de cuirassier.

-- Jamais, -- reprit Mesnilgrand, -- elle n'avait fait la moindre
allusion à sa grossesse; mais quoi d'étonnant? C'était, je vous
l'ai dit, un sphinx que la Pudica, un sphinx qui dévorait le
plaisir silencieusement et gardait son secret. Rien du coeur ne
traversait les cloisons physiques de cette femme, ouverte au
plaisir seul... et chez qui la pudeur était sans doute la première
peur, le premier frisson, le premier embrasement du plaisir! Cela
me fit un effet singulier de la savoir enceinte. Convenons-en,
Messieurs, à présent que nous sommes sortis de la vie bestiale des
passions: ce qu'il y a de plus affreux dans les amours partagées,
-- cette gamelle! -- ce n'est pas seulement la malpropreté du
partage, mais c'est de plus l'égarement du sentiment paternel;
c'est cette anxiété terrible qui vous empêche d'écouter la voix de
la nature, et qui l'étouffe dans un doute dont il est impossible
de sortir. On se dit: Est-ce à moi, cet enfant?... Incertitude qui
vous poursuit comme la punition du partage, de l'indigne partage
auquel on s'est honteusement soumis! Si on pensait longtemps à
cela, quand on a du coeur, on deviendrait fou; mais la vie, la vie
puissante et légère, vous reprend de son flot et vous emporte,
comme le bouchon en liège d'une ligne rompue. -- Après cette
déclaration faite à nous tous par le major Ydow; le petit
tressaillement paternel que j'avais cru sentir dans mes entrailles
s'apaisa. Rien ne bougea plus. Il est vrai qu'à quelques jours
plus tard j'avais bien autre chose à penser qu'au bambin de la
Pudica. Nous nous battions à Talavera, où le commandant Titan, du
9e hussards, fut tué à la première charge, et où je fus obligé de
prendre le commandement de l'escadron.

«Cette rude peignée de Talavera exaspéra la guerre que nous
faisions. Nous nous trouvâmes plus souvent en marche, plus serrés,
plus inquiétés par l'ennemi, et forcément il fut moins question de
la Pudica entre nous. Elle suivait le régiment en char-à-bancs, et
ce fut là, dit-on, qu'elle accoucha d'un enfant que le major Ydow,
qui croyait en sa paternité, se mit à aimer comme si réellement
cet enfant avait été le sien. Du moins, quand cet enfant mourut,
car il mourut quelques mois après sa naissance, le major eut un
chagrin très exalté, un chagrin à folies, et on n'en rit pas dans
le régiment. Pour la première fois, l'antipathie dont il était
l'objet se tut. On le plaignit beaucoup plus que la mère qui, si
elle pleura sa géniture, n'en continua pas moins d'être la Rosalba
que nous connaissions tous, cette singulière catin arrosée de
pudeur par le Diable, qui avait, malgré ses moeurs, conservé la
faculté, qui tenait du prodige, de rougir jusqu'à l'épine dorsale
deux cents fois par jour! Sa beauté ne diminua pas. Elle résistait
à toutes les avaries. Et, cependant, la vie qu'elle menait devait
faire très vite d'elle ce qu'on appelle entre cavaliers une
vieille chabraque, si cette vie de perdition avait duré.»

-- Elle n'a donc pas duré? Tu sais donc, toi, ce que cette chienne
de femme-là est devenue? -- fit Rançonnet, haletant d'intérêt,
excité, et oubliant pour une minute cette visite à l'église qui le
tenait si dru.

-- Oui, -- dit Mesnilgrand, -- concentrant sa voix comme s'il
avait touché au point le plus profond de son histoire. Tu as cru,
comme tout le monde, qu'elle avait sombré avec Ydow dans le
tourbillon de guerre et d'événements qui nous a enveloppés et,
pour la plupart de nous, dispersés et fait disparaître. Mais je
vais aujourd'hui te révéler le destin de cette Rosalba.

Le capitaine Rançonnet s'accouda sur la table en prenant dans sa
large main son verre, qu'il y laissa, et qu'il serra comme la
poignée d'un sabre, tout en écoutant.

-- La guerre ne cessait pas, -- reprit Mesnilgrand. -- Ces
patients dans la fureur, qui ont mis cinq cents ans à chasser les
Maures, auraient mis, s'il l'avait fallu, autant de temps à nous
chasser. Nous n'avancions dans le pays qu'à la condition de
surveiller chaque pas que nous y faisions. Les villages envahis
étaient immédiatement fortifiés par nous, et nous les retournions
contre l'ennemi. Le petit bourg d'Alcudia, dont nous nous
emparâmes, fut notre garnison assez de temps. Un vaste couvent y
fut transformé en caserne; mais l'état-major se répartit dans les
maisons du bourg, et le major Ydow eut celle de l'alcade. Or,
comme cette maison était la plus spacieuse, le major Ydow y
recevait quelquefois le soir le corps des officiers, car nous ne
voyions plus que nous. Nous avions rompu avec les afrancesados,
nous défiant d'eux, tant la haine pour les Français gagnait du
terrain! Dans ces réunions entre nous, quelquefois interrompues
par les coups de feu de l'ennemi à nos avant-postes, la Rosalba
nous faisait les honneurs de quelque punch, avec cet air
incomparablement chaste que j'ai toujours pris pour une
plaisanterie du Démon. Elle y choisissait ses victimes; mais je ne
regardais pas à mes successeurs. J'avais ôté mon âme de cette
liaison, et, d'ailleurs, je ne traînais après moi comme l'a dit je
ne sais plus qui, la chaîne rompue d'aucune espérance trompée. Je
n'avais ni dépit, ni jalousie, ni ressentiment. Je regardais vivre
et agir cette femme, qui m'intéressait comme spectateur, et qui
cachait les déportements du vice le plus impudent sous les
déconcertements les plus charmants de l'innocence. J'allais donc,
chez elle, et devant le monde elle m'y parlait avec la simplicité
presque timide d'une jeune fille, rencontrée par hasard à la
fontaine ou dans le fond du bois. L'ivresse, le tournoiement de
tête, la rage des sens qu'elle avait allumée en moi, toutes ces
choses terribles n'étaient plus. Je les tenais pour dissipées,
évanouies, impossibles! Seulement, lorsque je retrouvais
inépuisable cette nuance d'incarnat qui lui teignait le front pour
un mot ou pour un regard, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver la
sensation de l'homme qui regarde dans son verre vidé la dernière
goutte du champagne rosé qu'il vient de boire, et qui est tenté de
faire rubis sur l'ongle, avec cette dernière goutte oubliée.

«Je le lui dis, un soir. Ce soir-là, j'étais seul chez elle.

J'avais quitté le café de bonne heure, et j'y avais laissé le
corps d'officiers engagé dans des parties de cartes et de billard,
et jouant un jeu très vif. C'était le soir, mais un soir d'Espagne
où le soleil torride avait peine à s'arracher du ciel. Je la
trouvai à peine vêtue, les épaules au vent, embrasées par une
chaleur africaine, les bras nus, ces beaux bras dans lesquels
j'avais tant mordu et qui, dans de certains moments d'émotion que
j'avais si souvent fait naître, devenaient, comme disent les
peintres, du ton de l'intérieur des fraises. Ses cheveux,
appesantis par la chaleur, croulaient lourdement sur sa nuque
dorée, et elle était belle ainsi, déchevelée, négligée,
languissante à tenter Satan et à venger Eve! À moitié couchée sur
un guéridon, elle écrivait... Or, si elle écrivait, la Pudica,
c'était, pas de doute! à quelque amant, pour quelque rendez-vous,
pour quelque infidélité nouvelle au major Ydow, qui les dévorait
toutes, comme elle dévorait le plaisir, en silence. Lorsque
j'entrai, sa lettre était écrite, et elle faisait fondre pour la
cacheter, à la flamme d'une bougie, de la cire bleue pailletée
d'argent, que je vois encore, et vous allez savoir, tout à
l'heure, pourquoi le souvenir de cette cire bleue pailletée
d'argent m'est resté si clair.

-- Où est le major? -- me dit-elle, me voyant entrer, troublée
déjà, -- mais elle était toujours troublée, cette femme qui
faisait croire à l'orgueil et aux sens des hommes qu'elle était
émue devant eux!

-- Il joue frénétiquement ce soir, -- lui répondis-je, en riant et
en regardant avec convoitise cette friandise de flocon rose qui
venait de lui monter au front; -- et moi, j'ai ce soir une autre
frénésie.

Elle me comprit. Rien ne l'étonnait. Elle était faite aux désirs
qu'elle allumait chez les hommes, qu'elle aurait ramenés en face
d'elle de tous les horizons.

-- Bah! -- fit-elle lentement, quoique la teinte d'incarnat que je
voulais boire sur son adorable et exécrable visage se fût foncée à
la pensée que je lui donnais. -- Bah! vos frénésies à vous sont
finies. -- Et elle mit le cachet sur la cire bouillante de la
lettre, qui s'éteignit et se figea.

-- Tenez! -- dit-elle, insolemment provocante, -- voilà votre
image! C'était brûlant il n'y a qu'une seconde, et c'est froid.

Et, tout en disant cela, elle retourna la lettre et se pencha pour
en écrire l'adresse.

Faut-il que je le répète jusqu'à satiété? Certes! je n'étais pas
jaloux de cette femme: mais nous sommes tous les mêmes. Malgré
moi, je voulus voir à qui elle écrivait, et, pour cela, ne m'étant
pas assis encore, je m'inclinai par-dessus sa tête; mais mon
regard fut intercepté par l'entre-deux de ses épaules, par cette
fente enivrante et duvetée où j'avais fait ruisseler tant de
baisers, et, ma foi! magnétisé par cette vue, j'en fis tomber un
de plus dans ce ruisseau d'amour, et cette sensation l'empêcha
d'écrire... Elle releva sa tête de la table où elle était penchée,
comme si on lui eût piqué les reins d'une pointe de feu, se
cambrant sur le dossier de son fauteuil, la tête renversée; elle
me regardait, dans ce mélange de désir et de confusion qui était
son charme, les yeux en l'air et tournés vers moi, qui étais
derrière elle, et qui fis descendre dans la rose mouillée de sa
bouche entr'ouverte ce que je venais de faire tomber dans l'entre-
deux de ses épaules.

Cette sensitive avait des nerfs de tigre. Tout à coup, elle
bondit: -- Voilà le major qui monte, -- me dit-elle. -- Il aura
perdu, il est jaloux quand il a perdu. Il va me faire une scène
affreuse. Voyons! Mettez-vous là... je vais le faire partir. --
Et, se levant, elle ouvrit un grand placard dans lequel elle
pendait ses robes, et elle m'y poussa. Je crois qu'il y a bien peu
d'hommes qui n'aient été mis dans quelque placard, à l'arrivée du
mari ou du possesseur en titre...

-- Je te trouve heureux avec ton placard! -- dit Sélune; -- je
suis entré un jour dans un sac à charbon, moi! C'était, bien
entendu, avant ma sacrée blessure. J'étais dans les hussards
blancs, alors. Je vous demande dans quel état je suis sorti de mon
sac à charbon!

-- Oui, -- reprit amèrement Mesnilgrand, -- c'est encore là un des
revenants-bons de l'adultère et du partage! En ces moments-là, les
plus fendants ne sont pas fiers, et, par générosité pour une femme
épouvantée, ils deviennent aussi lâches qu'elle, et font cette
lâcheté de se cacher. J'en ai, je crois, mal au coeur encore
d'être entré dans ce placard, en uniforme et le sabre au côté, et,
comble de ridicule! pour une femme qui n'avait pas d'honneur à
perdre et que je n'aimais pas!

Mais je n'eus pas le temps de m'appesantir sur cette bassesse
d'être là, comme un écolier dans les ténèbres de mon placard et
les frôlements sur mon visage de ses robes, qui sentaient son
corps à me griser. Seulement, ce que j'entendis me tira bientôt de
ma sensation voluptueuse. Le major était entré. Elle l'avait
deviné, il était d'une humeur massacrante, et, comme elle l'avait
dit, dans un accès de jalousie, et d'une jalousie d'autant plus
explosive qu'avec nous tous il la cachait. Disposé au soupçon et à
la colère comme il l'était, son regard alla probablement à cette
lettre restée sur la table, et à laquelle mes deux baisers avaient
empêché la Pudica de mettre l'adresse.

-- Qu'est-ce que c'est que cette lettre?... fit-il, -- d'une voix
rude.

-- C'est une lettre pour l'Italie, -- dit tranquillement la
Pudica.

Il ne fut pas dupe de cette placide réponse.

-- Cela n'est pas vrai! -- dit-il grossièrement, car vous n'aviez
pas besoin de gratter beaucoup le Lauzun dans cet homme pour y
retrouver le soudard; et je compris, à ce seul mot, la vie intime
de ces deux êtres, qui engloutissaient entre eux deux des scènes
de toute espèce, et dont, ce jour-là, j'allais avoir un spécimen.
Je l'eus, en effet, du fond de mon placard. Je ne les voyais pas,
mais je les entendais; et les entendre, pour moi, c'était les
voir. Il y avait leurs gestes dans leurs paroles et dans les
intonations de leurs voix, qui montèrent en quelques instants au
diapason de toutes les fureurs. Le major insista pour qu'on lui
montrât cette lettre sans adresse, et la Pudica, qui l'avait
saisie, refusa opiniâtrement de la donner. C'est alors qu'il
voulut la prendre de force. J'entendis les froissements et les
piétinements d'une lutte entre eux, mais vous devinez bien que le
major fut plus fort que sa femme. Il prit donc la lettre et la
lut. C'était un rendez-vous d'amour à un homme, et la lettre
disait que cet homme avait été heureux et qu'on lui offrait le
bonheur encore... Mais cet homme-là n'était pas nommé. Absurdement
curieux comme tous les jaloux, le major chercha en vain le nom de
l'homme pour qui on le trompait... Et la Pudica fut vengée de
cette prise de lettre, arrachée à sa main meurtrie, et peut-être
ensanglantée, car elle avait crié pendant la lutte: "Vous me
déchirez la main, misérable!" Ivre de ne rien savoir, défié et
moqué par cette lettre qui ne le renseignait que sur une chose,
c'est qu'elle avait un amant, -- un amant de plus, -- le major
Ydow tomba dans une de ces rages qui déshonorent le caractère d'un
homme, et cribla la Pudica d'injures ignobles, d'injures de
cocher. Je crus qu'il la rouerait de coups. Les coups allaient
venir, mais un peu plus tard. Il lui reprocha, -- en quels termes!
d'être... tout ce qu'elle était. Il fut brutal, abject, révoltant;
et elle, à toute cette fureur, répondit en vraie femme qui n'a
plus rien à ménager, qui connaît jusqu'à l'axe l'homme à qui elle
s'est accouplée, et qui sait que la bataille éternelle est au fond
de cette bauge de la vie à deux. Elle fut moins ignoble, mais plus
atroce, plus insultante et plus cruelle dans sa froideur, que lui
dans sa colère. Elle fut insolente, ironique, riant du rire
hystérique de la haine dans son paroxysme le plus aigu, et
répondant au torrent d'injures que le major lui vomissait à la
face par de ces mots comme les femmes en trouvent, quand elles
veulent nous rendre fous, et qui tombent sur nos violences et dans
nos soulèvements comme des grenades à feu dans de la poudre. De
tous ces mots outrageants à froid qu'elle aiguisait, celui avec
lequel elle le dardait le plus, c'est qu'elle ne l'aimait pas --
qu'elle ne l'avait jamais aimé: "jamais! jamais! jamais!"
répétait-elle, avec une furie joyeuse, comme si elle lui eût dansé
des entrechats sur le coeur! -- Or, cette idée -- qu'elle ne
l'avait jamais aimé -- était ce qu'il y avait de plus féroce, de
plus affolant pour ce fat heureux, pour cet homme dont la beauté
avait fait ravage, et qui, derrière son amour pour elle, avait
encore sa vanité! Aussi arriva-t-il une minute où, n'y tenant
plus, sous le dard de ce mot, impitoyablement répété, qu'elle ne
l'avait jamais aimé, et qu'il ne voulait pas croire, et qu'il
repoussait toujours:

-- Et notre enfant? -- objecta-t-il, l'insensé! comme si c'était
une preuve, et comme s'il eût invoqué un souvenir!

-- Ah! notre enfant! -- fit-elle, en éclatant de rire. -- Il
n'était pas de toi!

J'imaginai ce qui dut se passer dans les yeux verts du major, en
entendant son miaulement étranglé de chat sauvage. Il poussa un
juron à fendre le ciel. -- Et de qui est-il? garce maudite! --
demanda-t-il, avec quelque chose qui n'était plus une voix.

Mais elle continua de rire comme une hyène.

-- Tu ne le sauras pas! -- dit-elle, en le narguant. Et elle le
cingla de ce tu ne le sauras pas! mille fois répété, mille fois
infligé à ses oreilles; et quand elle fut lasse de le dire, -- le
croiriez-vous? -- elle le lui chanta comme une fanfare! Puis,
quand elle l'eut assez fouetté avec ce mot, assez fait tourner
comme une toupie sous le fouet de ce mot, assez roulé avec ce mot
dans les spirales de l'anxiété et de l'incertitude, cet homme,
hors de lui, et qui n'était plus entre ses mains qu'une
marionnette qu'elle allait casser; quand, cynique à force de
haine, elle lui eut dit, en les nommant par tous leurs noms, les
amants qu'elle avait eus, et qu'elle eut fait le tour du corps
d'officiers tout entier: "Je les ai eus tous, -- cria-t-elle, --
mais ils ne m'ont pas eue, eux! Et cet enfant que tu es assez bête
pour croire le tien, a été fait par le seul homme que j'aie jamais
aimé! que j'aie jamais idolâtré! Et tu ne l'as pas deviné! Et tu
ne le devines pas encore?"

«Elle mentait. Elle n'avait jamais aimé un homme. Mais elle
sentait bien que le coup de poignard pour le major était dans ce
mensonge, et elle l'en dagua, elle l'en larda, elle l'en hacha, et
quand elle en eut assez d'être le bourreau de ce supplice, elle
lui enfonça pour en finir, comme on enfonce un couteau jusqu'au
manche, son dernier aveu dans le coeur:

-- Eh bien! -- fit-elle, -- puisque tu ne devines pas, jette ta
langue aux chiens, imbécile! C'est le capitaine Mesnilgrand.

Elle mentait probablement encore, mais je n'en étais pas si sûr,
et mon nom, ainsi prononcé par elle, m'atteignit comme une balle à
travers mon placard. Après ce nom, il y eut un silence comme après
un égorgement. -- L'a-t-il tuée au lieu de lui répondre? pensé-je,
lorsque j'entendis le bruit d'un cristal, jeté violemment sur le
sol, et qui y volait en mille pièces.

Je vous ai dit que le major Ydow avait eu, pour l'enfant qu'il
croyait le sien, un amour paternel immense et, quand il l'avait
perdu, un de ces chagrins à folies, dont notre néant voudrait
éterniser et matérialiser la durée. Dans l'impossibilité où il
était, avec sa vie militaire en campagne, d'élever à son fils un
tombeau qu'il aurait visité chaque jour, -- cette idolâtrie de la
tombe! -- la major Ydow avait fait embaumer le coeur de son fils
pour mieux l'emporter avec lui partout, et il l'avait déposé
pieusement dans une urne de cristal, habituellement placée sur une
encoignure, dans sa chambre à coucher. C'était cette urne qui
volait en morceaux.

-- Ah! il n'était pas à moi, abominable gouge! -- s'écria-t-il. Et
j'entendis, sous sa botte de dragon, grincer et s'écraser le
cristal de l'urne, et piétiner le coeur de l'enfant qu'il avait
cru son fils!

Sans doute, elle voulut le ramasser, elle! l'enlever, le lui
prendre, car je l'entendis qui se précipita; et les bruits de la
lutte recommencèrent, mais avec un autre, -- le bruit des coups.

-- Eh bien! puisque tu le veux, le voilà, le coeur de ton marmot,
catin déhontée! -- dit le major. Et il lui battit la figure de ce
coeur qu'il avait adoré, et le lui lança à la tête comme un
projectile. L'abîme appelle l'abîme, dit-on. Le sacrilège créa le
sacrilège. La Pudica, hors d'elle, fit ce qu'avait fait le major.
Elle rejeta à sa tête le coeur de cet enfant, qu'elle aurait peut-
être gardé s'il n'avait pas été de lui, l'homme exécré, à qui elle
eût voulu rendre torture pour torture, ignominie pour ignominie!
C'est la première fois, certainement, que si hideuse chose se soit
vue! un père et une mère se souffletant tour à tour le visage,
avec le coeur mort de leur enfant!

Cela dura quelques minutes, ce combat impie... Et c'était si
étonnamment tragique, que je ne pensai pas tout de suite à peser
de l'épaule sur la porte du placard, pour la briser et
intervenir... quand un cri comme je n'en ai jamais entendu, ni
vous non plus, Messieurs, -- et nous en avons pourtant entendu
d'assez affreux sur les champs de bataille! -- me donna la force
d'enfoncer la porte du placard, et je vis... ce que je ne reverrai
jamais! La Pudica, terrassée, était tombée sur la table où elle
avait écrit, et le major l'y retenait d'un poignet de fer, tous
voiles relevés, son beau corps à nu, tordu, comme un serpent
coupé, sous son étreinte. Mais que croyez-vous qu'il faisait de
son autre main, Messieurs?... Cette table à écrire, la bougie
allumée, la cire à côté, toutes ces circonstances avaient donné au
major une idée infernale, -- l'idée de cacheter cette femme, comme
elle avait cacheté sa lettre -- et il était dans l'acharnement de
ce monstrueux cachetage, de cette effroyable vengeance d'amant
perversement jaloux!

-- Sois punie par où tu as péché, fille infâme! -- cria-t-il.

Il ne me vit pas. Il était penché sur sa victime, qui ne criait
plus, et c'était le pommeau de son sabre qu'il enfonçait dans la
cire bouillante et qui lui servait de cachet!

Je bondis sur lui; je ne lui dis même pas de se défendre, et je
lui plongeai mon sabre jusqu'à la garde dans le dos, entre les
épaules, et j'aurais voulu, du même coup, lui plonger ma main et
mon bras avec mon sabre à travers le corps, pour le tuer mieux!»

-- Tu as bien fait, Mesnil! dit le commandant Sélune; -- il ne
méritait pas d'être tué par devant, comme un de nous, ce brigand-
là!

-- Eh! mais c'est l'aventure d'Abailard, transposée à Héloïse! --
fit l'abbé Reniant.

-- Un beau cas de chirurgie, -- dit le docteur Bleny, -- et rare!

Mais Mesnilgrand, lancé, passa outre:

«Il était, -- reprit-il, -- tombé mort sur le corps de sa femme
évanouie. Je l'en arrachai, le jetai là, et poussai du pied son
cadavre. Au cri que la Pudica avait jeté, à ce cri sorti comme
d'une vulve de louve, tant il était sauvage! et qui me vibrait
encore dans les entrailles, une femme de chambre était montée.
"Allez chercher le chirurgien du 8e dragons; il y a ici de la
besogne pour lui, ce soir!" Mais je n'eus pas le temps d'attendre
le chirurgien. Tout à coup, un boute-selle furieux sonna, appelant
aux armes. C'était l'ennemi qui nous surprenait et qui avait
égorgé au couteau, silencieusement, nos sentinelles. Il fallait
sauter à cheval. Je jetai un dernier regard sur ce corps superbe
et mutilé, immobilement pâle pour la première fois sous les yeux
d'un homme. Mais, avant de partir, je ramassai ce pauvre coeur,
qui gisait à terre dans la poussière, et avec lequel ils auraient
voulu se poignarder et se déchiqueter, et je l'emportai, ce coeur
d'un enfant qu'elle avait dit le mien, dans ma ceinture de
hussard.»

Ici, le chevalier de Mesnilgrand s'arrêta, dans une émotion qu'ils
respectèrent, ces matérialistes et ces ribauds.

-- Et la Pudica?... -- dit presque timidement Rançonnet, qui ne
caressait plus son verre.

«Je n'ai plus eu jamais des nouvelles de la Rosalba, dite la
Pudica, -- répondit Mesnilgrand. -- Est-elle morte? A-t-elle pu
vivre encore? Le chirurgien a-t-il pu aller jusqu'à elle? Après la
surprise d'Alcudia, qui nous fut si fatale, je le cherchai. Je ne
le trouvai pas. Il avait disparu, comme tant d'autres, et n'avait
pas rejoint les débris de notre régiment décimé.

-- Est-ce là tout? -- dit Mautravers. -- Et si c'est là tout,
voilà une fière histoire! Tu avais raison, Mesnil, quand tu disais
à Sélune que tu lui rendrais, en une fois, la petite monnaie de
ses quatre-vingts religieuses violées et jetées dans le puits.
Seulement, puisque Rançonnet rêve maintenant derrière son
assiette, je reprendrai la question où il l'a laissée: Quelle
relation a ton histoire avec tes dévotions à l'église, de l'autre
jour?...

-- C'est juste, -- dit Mesnilgrand. -- Tu m'y fais penser. Voici
donc ce qui me reste à dire, à Rançonnet et à toi: j'ai porté
plusieurs années, et partout, comme une relique, ce coeur d'enfant
dont je doutais; mais quand, après la catastrophe de Waterloo, il
m'a fallu ôter cette ceinture d'officier dans laquelle j'avais
espéré de mourir, et que je l'eus porté encore quelques années, ce
coeur, -- et je t'assure, Mautravers, que c'est lourd, quoique
cela paraisse bien léger, -- la réflexion venant avec l'âge, j'ai
craint de profaner un peu plus ce coeur si profané déjà, et je me
suis décidé à le déposer en terre chrétienne. Sans entrer dans les
détails que je vous donne aujourd'hui, j'en ai parlé à un des
prêtres de cette ville, de ce coeur qui pesait depuis si longtemps
sur le mien, et je venais de le remettre à lui-même, dans le
confessionnal de la chapelle, quand j'ai été pris dans la contre-
allée à bras-le-corps par Rançonnet.»

Le capitaine Rançonnet avait probablement son compte. Il ne
prononça pas une syllabe, les autres non plus. Nulle réflexion ne
fut risquée. Un silence plus expressif que toutes les réflexions
leur pesait sur la bouche à tous.

Comprenaient-ils enfin, ces athées, que, quand l'Eglise n'aurait
été instituée que pour recueillir les coeurs -- morts ou vivants -
- dont on ne sait plus que faire, c'eût été assez beau comme cela!

-- Servez donc le café! -- dit, de sa voix de tête, le vieux M. de
Mesnilgrand. -- S'il est, Mesnil, aussi fort que ton histoire, il
sera bon.


La vengeance d'une femme

Fortiter.

J'ai souvent entendu parler de la hardiesse de la littérature
moderne; mais je n'ai, pour mon compte, jamais cru à cette
hardiesse-là. Ce reproche n'est qu'une forfanterie... de moralité.
La littérature, qu'on a dit si longtemps l'expression de la
société, ne l'exprime pas du tout, -- au contraire; et, quand
quelqu'un de plus crâne que les autres a tenté d'être plus hardi,
Dieu sait quels cris il a fait pousser! Certainement, si on veut
bien y regarder, la littérature n'exprime pas la moitié des crimes
que la société commet mystérieusement et impunément tous les
jours, avec une fréquence et une facilité charmantes. Demandez à
tous les confesseurs, -- qui seraient les plus grands romanciers
que le monde aurait eus, s'ils pouvaient raconter les histoires
qu'on leur coule dans l'oreille au confessionnal. Demandez-leur le
nombre d'incestes (par exemple) enterrés dans les familles les
plus fières et les plus élevées, et voyez si la littérature, qu'on
accuse tant d'immorale hardiesse, a osé jamais les raconter, même
pour en effrayer! À cela près du petit souffle, -- qui n'est qu'un
souffle, -- et qui passe -- comme un souffle -- dans le René de
Chateaubriand, -- du religieux Chateaubriand, -- je ne sache pas
de livre où l'inceste, si commun dans nos moeurs, -- en haut comme
en bas, et peut-être plus en bas qu'en haut, -- ait jamais fait le
sujet, franchement abordé, d'un récit qui pourrait tirer de ce
sujet des effets d'une moralité vraiment tragique. La littérature
moderne, à laquelle le bégueulisme jette sa petite pierre, a-t-
elle jamais osé les histoires de Myrrha, d'Agrippine et d'Œdipe,
qui sont des histoires, croyez-moi, toujours et parfaitement
vivantes, car je n'ai pas vécu -- du moins jusqu'ici -- dans un
autre enfer que l'enfer social, et j'ai, pour ma part, connu et
coudoyé pas mal de Myrrhas, d'Œdipes et d'Agrippines, dans la vie
privée et dans le plus beau monde, comme on dit. Parbleu! cela
n'avait jamais lieu comme au théâtre ou dans l'histoire. Mais, à
travers les surfaces sociales, les précautions, les peurs et les
hypocrisies; cela s'entrevoyait... Je connais -- et tout Paris
connaît -- une Mme Henri III, qui porte en ceinture des chapelets
de petites têtes de mort, ciselées dans de l'or, sur des robes de
velours bleu, et qui se donne la discipline, mêlant ainsi au
ragoût de ses pénitences le ragoût des autres plaisirs de Henri
III. Or, qui écrirait l'histoire de cette femme, qui fait des
livres de piété, et que les jésuites croient un homme (joli détail
plaisant!) et même un saint?... Il n'y a déjà pas tant d'années
que tout Paris a vu une femme, du faubourg Saint-Germain, prendre
à sa mère son amant, et, furieuse de voir cet amant retourner à sa
mère qui, vieille, savait mieux pourtant se faire aimer qu'elle,
voler les lettres très passionnées de cette dernière à cet homme
trop aimé, les faire lithographier et les jeter, par milliers, du
Paradis (bien nommé pour une action pareille) dans la salle de
l'Opéra, un jour de première représentation. Qui a fait l'histoire
de cette autre femme-là?... La pauvre littérature ne saurait même
par quel bout prendre de pareilles histoires, pour les raconter.

Et c'est là ce qu'il faudrait faire si on était hardi. L'Histoire
a des Tacite et des Suétone; le Roman n'en a pas, -- du moins en
restant dans l'ordre élevé et moral du talent et de la
littérature. Il est vrai que la langue latine brave l'honnêteté,
en païenne qu'elle est, tandis que notre langue, à nous, a été
baptisée avec Clovis sur les fonts de Saint-Remy, et y a puisé une
impérissable pudeur, car cette vieille rougit encore. Nonobstant,
si on osait -- oser, un Suétone ou un Tacite, romanciers,
pourraient exister, car le Roman est spécialement l'histoire des
moeurs, mise en récit et en drame, comme l'est souvent l'Histoire
elle-même. Et nulle autre différence que celles-ci: c'est que l'un
(le Roman) met ses moeurs sous le couvert de personnages
d'invention, et que l'autre (l'Histoire) donne les noms et les
adresses. Seulement, le Roman creuse bien plus avant que
l'Histoire. Il a un idéal, et l'Histoire n'en a pas: elle est
bridée par la réalité. Le Roman tient, aussi, bien plus longtemps
la scène. Lovelace dure plus, dans Richardson, que Tibère dans
Tacite. Mais, si Tibère, dans Tacite, était détaillé comme
Lovelace dans Richardson, croyez-vous que l'Histoire y perdrait et
que Tacite ne serait pas plus terrible?... Certes, je n'ai pas
peur d'écrire que Tacite, comme peintre, n'est pas au niveau de
Tibère comme modèle, et que, malgré tout son génie, il en est
resté écrasé.

Et ce n'est pas tout. À cette défaillance inexplicable, mais
frappante, dans la littérature, quand on la compare, dans sa
réalité, avec la réputation qu'elle a, ajoutez la physionomie que
le crime a pris par ce temps d'ineffables et de délicieux progrès!
L'extrême civilisation enlève au crime son effroyable poésie et ne
permet pas à l'écrivain de la lui restituer. Ce serait par trop
horrible, disent les âmes qui veulent qu'on enjolive tout, même
l'affreux. Bénéfice de la philanthropie! d'imbéciles criminalistes
diminuent la pénalité, et d'ineptes moralistes le crime, et encore
ils ne le diminuent que pour diminuer la pénalité. Cependant, les
crimes de l'extrême civilisation sont, certainement, plus atroces
que ceux de l'extrême barbarie par le fait de leur raffinement, de
la corruption qu'ils supposent, et de leur degré supérieur
d'intellectualité. L'Inquisition le savait bien. À une époque où
la foi religieuse et les moeurs publiques étaient fortes,
l'Inquisition, ce tribunal qui jugeait la pensée, cette grande
institution dont l'idée seule tortille nos petits nerfs et
escarbouille nos têtes de linottes, l'Inquisition savait bien que
les crimes spirituels étaient les plus grands, et elle les
châtiait comme tels... Et, de fait, si ces crimes parlent moins
aux sens, ils parlent plus à la pensée; et la pensée, en fin de
compte, est ce qu'il y a de plus profond en nous. Il y a donc,
pour le romancier, tout un genre de tragique inconnu à tirer de
ces crimes, plus intellectuels que physiques, qui semblent moins
des crimes à la superficialité des vieilles sociétés
matérialistes, parce que le sang n'y coule pas et que le massacre
ne s'y fait que dans l'ordre des sentiments et des moeurs... C'est
ce genre de tragique dont on a voulu donner ici un échantillon, en
racontant l'histoire d'une vengeance de la plus épouvantable
originalité, dans laquelle le sang n'a pas coulé, et où il n'y a
eu ni fer ni poison; un crime civilisé enfin, dont rien
n'appartient à l'invention de celui qui le raconte, si ce n'est la
manière de le raconter.

Vers la fin du règne de Louis-Philippe, un jeune homme enfilait,
un soir, la rue Basse-du-Rempart qui, dans ce temps-là, méritait
bien son nom de la Rue Basse, car elle était moins élevée que le
sol du boulevard, et formait une excavation toujours mal éclairée
et noire, dans laquelle on descendait du boulevard par deux
escaliers qui se tournaient le dos, si on peut dire cela de deux
escaliers. Cette excavation, qui n'existe plus et qui se
prolongeait de la rue de la Chaussée-d'Antin à la rue Caumartin,
devant laquelle le terrain reprenait son niveau; cette espèce de
ravin sombre, où l'on se risquait à peine le jour, était fort mal
hantée quand venait la nuit. Le Diable est le Prince des ténèbres.
Il avait là une de ses principautés. Au centre, à peu près, de
cette excavation, bordée d'un côté par le boulevard formant
terrasse, et, de l'autre, par de grandes maisons silencieuses à
portes cochères et quelques magasins de bric-à-brac, il y avait un
passage étroit et non couvert où le vent, pour peu qu'il fît du
vent, jouait comme dans une flûte, et qui conduisait, le long d'un
mur et des maisons en construction, jusqu'à la rue Neuve-des-
Mathurins. Le jeune homme en question, et très bien mis du reste,
qui venait de prendre ce chemin, lequel ne devait pas être pour
lui le droit chemin de la vertu, ne l'avait pris que parce qu'il
suivait une femme qui s'était enfoncée, sans hésitation et sans
embarras, dans la suspecte noirceur de ce passage. C'était un
élégant que ce jeune homme, -- un gant jaune, comme on disait des
élégants de ce temps-là. -- Il avait dîné longuement au Café de
Paris, et il était venu, tout en mâchonnant son cure-dents, se
placer contre la balustrade à mi-corps de Tortoni (à présent
supprimée), et guigner de là les femmes qui passaient le long du
boulevard. Celle-là était justement passée plusieurs fois devant
lui; et, quoique cette circonstance, ainsi que la mise trop
voyante de cette femme et le tortillement de sa démarche fussent
de suffisantes étiquettes; quoique ce jeune homme, qui s'appelait
Robert de Tressignies, fût horriblement blasé et qu'il revînt
d'Orient, -- où il avait vu l'animal femme dans toutes les
variétés de son espèce et de ses races, -- à la cinquième passe de
cette déambulante du soir, il l'avait suivie... chiennement, comme
il disait, en se moquant de lui-même, -- car il avait la faculté
de se regarder faire et de se juger à mesure qu'il agissait, sans
que son jugement, très souvent contraire à son acte, empêchât son
acte, ou que son acte nuisit à son jugement: asymptote terrible! -
- Tressignies avait plus de trente ans. Il avait vécu cette niaise
première jeunesse qui fait de l'homme le Jocrisse de ses
sensations, et pour qui la première venue qui passe est un
magnétisme. Il n'en était plus là. C'était un libertin déjà froidi
et très compliqué de cette époque positive, un libertin fortement
intellectualisé, qui avait assez réfléchi sur ses sensations pour
ne plus pouvoir en être dupe, et qui n'avait peur ni horreur
d'aucune. Ce qu'il venait de voir, ou ce qu'il avait cru voir, lui
avait inspiré la curiosité qui veut aller au fond d'une sensation
nouvelle. Il avait donc quitté sa balustrade et suivi... très
résolu à pousser à fin la très vulgaire aventure qu'il
entrevoyait. Pour lui, en effet, cette femme qui s'en allait
devant lui, déferlant onduleusement comme une vague, n'était
qu'une fille du plus bas étage; mais elle était d'une telle beauté
qu'on pouvait s'étonner que cette beauté ne l'eût pas classée plus
haut, et qu'elle n'eût pas trouvé un amateur qui l'eût sauvée de
l'abjection de la rue, car, à Paris, lorsque Dieu y plante une
jolie femme, le Diable, en réplique, y plante immédiatement un sot
pour l'entretenir.

Et puis, encore, il avait, ce Robert de Tressignies, une autre
raison pour la suivre que la souveraine beauté que ne voyaient
peut-être pas ces Parisiens, si peu connaisseurs en beauté vraie
et dont l'esthétique, démocratisée comme le reste, manque
particulièrement de hauteur. Cette femme était pour lui une
ressemblance. Elle était cet oiseau moqueur qui joue le rossignol,
dont parle Byron, dans ses Mémoires, avec tant de mélancolie. Elle
lui rappelait une autre femme, vue ailleurs... Il était sûr,
absolument sûr, que ce n'était pas elle, mais elle lui ressemblait
à s'y méprendre, si se méprendre n'avait pas été impossible... Et
il en était, du reste, plus attiré que surpris, car il avait assez
d'expérience, comme observateur, pour savoir qu'en fin de compte
il y a beaucoup moins de variété qu'on ne croit dans les figures
humaines, dont les traits sont soumis à une géométrie étroite et
inflexible, et peuvent se ramener à quelques types généraux. La
beauté est une. Seule, la laideur est multiple, et encore sa
multiplicité est bien vite épuisée. Dieu a voulu qu'il n'y eût
d'infini que la physionomie, parce que la physionomie est une
immersion de l'âme à travers les lignes correctes ou incorrectes,
pures ou tourmentées, du visage. Tressignies se disait confusément
tout cela, en mettant son pas dans le pas de cette femme, qui
marchait le long du boulevard, sinueusement, et le coupait comme
une faux, plus fière que la reine de Saba du Tintoret lui-même,
dans sa robe de satin safran, aux tons d'or, cette couleur aimée
des jeunes Romaines, et dont elle faisait, en marchant, miroiter
et crier les plis glacés et luisants, comme un appel aux armes!
Exagérément cambrée, comme il est rare de l'être en France, elle
s'étreignait dans un magnifique châle turc à larges raies
blanches, écarlate et or; et la plume rouge de son chapeau blanc -
- splendide de mauvais goût -- lui vibrait jusque sur l'épaule. On
se souvient qu'à cette époque les femmes portaient des plumes
penchées sur leurs chapeaux, qu'elles appelaient des plumes en
saule pleureur. Mais rien ne pleurait en cette femme; et la sienne
exprimait bien autre chose que la mélancolie. Tressignies, qui
croyait qu'elle allait prendre la rue de la Chaussée-d'Antin,
étincelante de ses mille becs de lumière, vit avec surprise tout
ce luxe piaffant de courtisane, toute cette fierté impudente de
fille enivrée d'elle-même et des soies qu'elle traînait,
s'enfoncer dans la rue Basse-du-Rempart, la honte du boulevard de
ce temps! Et l'élégant, aux bottes vernies, moins brave que la
femme, hésita avant d'entrer là-dedans... Mais ce ne fut guère
qu'une seconde... La robe d'or, perdue un instant dans les
ténèbres de ce trou noir, après avoir dépassé l'unique réverbère
qui les tatouait d'un point lumineux, reluisit au loin, et il
s'élança pour la rejoindre. Il n'eut pas grand-peine: elle
l'attendait, sûre qu'il viendrait; et ce fut, alors, qu'au moment
où il la rejoignit elle lui projeta bien en face, pour qu'il pût
en juger, son visage, et lui campa ses yeux dans les yeux, avec
toute l'effronterie de son métier. Il fut littéralement aveuglé de
la magnificence de ce visage empâté de vermillon, mais d'un brun
doré comme les ailes de certains insectes, et que la clarté blême,
tombant en maigre filet du réverbère, ne pouvait pas pâlir.

-- Vous êtes Espagnole? -- fit Tressignies, qui venait de
reconnaître un des plus beaux types de cette race.

-- Si, -- répondit-elle.

Etre Espagnole, à cette époque-là, c'était quelque chose! C'était
une valeur sur la place. Les romans d'alors, le théâtre de Clara
Gazul, les poésies d'Alfred de Musset, les danses de Mariano
Camprubi et de Dolorès Serral, faisaient excessivement priser les
femmes orange aux joues de grenade, -- et, qui se vantait d'être
Espagnole ne l'était pas toujours, mais on s'en vantait.
Seulement, elle ne semblait pas plus tenir à sa qualité
d'Espagnole qu'à toute autre chose qu'elle aurait fait chatoyer;
et, en français:

-- Viens-tu? -- lui dit-elle, à brûle-pourpoint, et avec le
tutoiement qu'aurait eu la dernière fille de la rue des Poulies;
existant aussi alors. Vous la rappelez-vous? Une immondice!

Le ton, la voix déjà rauque, cette familiarité prématurée, ce
tutoiement si divin -- le ciel! -- sur les lèvres d'une femme qui
vous aime, et qui devient la plus sanglante des insolences dans la
bouche d'une créature pour qui vous n'êtes qu'un passant, auraient
suffi pour dégriser Tressignies par le dégoût, mais le Démon le
tenait. La curiosité, pimentée de convoitise, dont il avait été
mordu, en voyant cette fille qui était plus pour lui que de la
chair superbe, tassée dans du satin, lui aurait fait avaler non
pas la pomme d'Eve, mais tous les crapauds d'une crapaudière!

-- Par Dieu! -- dit-il, -- si je viens! -- Comme si elle pouvait
en douter! Je me mettrai à la lessive demain, -- pensa-t-il.

Ils étaient au bout du passage par lequel on gagnait la rue des
Mathurins; ils s'y engagèrent. Au milieu des énormes moellons qui
gisaient là et des constructions qui s'y élevaient, une seule
maison restée debout sur sa base, sans voisines, étroite, laide,
rechignée, tremblante, qui semblait avoir vu bien du vice et bien
du crime à tous les étages de ses vieux murs ébranlés, et qui
avait peut-être été laissée là pour en voir encore, se dressait,
d'un noir plus sombre, dans un ciel déjà noir. Longue perche de
maison aveugle, car aucune de ses fenêtres (et les fenêtres sont
les yeux des maisons) n'était éclairée, et qui avait l'air de vous
raccrocher en tâtonnant dans la nuit! Cette horrible maison avait
la classique porte entrebâillée des mauvais lieux, et, au fond
d'une ignoble allée, l'escalier dont on voit quelques marches
éclairées d'en haut, par une lumière honteuse et sale... La femme
entra dans cette allée étroite, qu'elle emplit de la largeur de
ses épaules et de l'ampleur foisonnante et frissonnante de sa
robe; et, d'un pied accoutumé à de pareilles ascensions, elle
monta lestement l'escalier en colimaçon, -- image juste, car cet
escalier en avait la viscosité... Chose inaccoutumée à ces bouges,
en montant, cet abominable escalier s'éclairait: ce n'était plus
la lueur épaisse du quinquet puant l'huile qui rampait sur les
murs du premier étage, mais une lumière qui, au second,
s'élargissait et s'épanouissait jusqu'à la splendeur. Deux griffes
de bronze, chargées de bougies, incrustées dans le mur,
illuminaient avec un faste étrange une porte, commune d'aspect,
sur laquelle était collée, pour qu'on sût chez qui on entrait, la
carte où ces filles mettent leur nom, pour que, si elles ont
quelque réputation et quelque beauté, le pavillon couvre la
marchandise. Surpris de ce luxe si déplacé en pareil lieu,
Tressignies fit plus attention à ces torchères, d'un style presque
grandiose, qu'une puissante main d'artiste avait tordues, qu'à la
carte et au nom de la femme, qu'il n'avait pas besoin de savoir,
puisqu'il l'accompagnait. En les regardant, -- pendant qu'elle
faisait tourner une clef dans la serrure de cette porte si
bizarrement ornée et inondée de lumière, le souvenir lui revint
des surprises des petites maisons du temps de Louis XV. «Cette
fille-là aura lu, -- pensa-t-il, -- quelques romans ou quelques
mémoires de ce temps, et elle aura eu la fantaisie de mettre un
joli appartement, plein de voluptueuses coquetteries, là où on ne
l'aurait jamais soupçonné...» Mais ce qu'il trouva, la porte une
fois ouverte, dut redoubler son étonnement, -- seulement dans un
sens opposé.

Ce n'était, en effet, que l'appartement trivial et désordonné de
ces filles-là... Des robes, jetées çà et là confusément sur tous
les meubles, et un lit vaste, -- le champ de manoeuvres, -- avec
les immorales glaces au fond et au plafond de l'alcôve, disaient
bien chez qui on était... Sur la cheminée, des flacons qu'on
n'avait pas pensé à reboucher, avant de repartir pour la campagne
du soir, croisaient leurs parfums dans l'atmosphère tiède de cette
chambre où l'énergie des hommes devait se dissoudre à la troisième
respiration... Deux candélabres allumés, du même style que ceux de
la porte, brûlaient des deux côtés de la cheminée. Partout, des
peaux de bêtes faisaient tapis par-dessus le tapis. On avait tout
prévu. Enfin, une porte ouverte laissait voir, par-dessous ses
portières, un mystérieux cabinet de toilette, la sacristie de ces
prêtresses.

Mais, tous ces détails, Tressignies ne les vit que plus tard. Tout
d'abord, il ne vit que la fille chez laquelle il venait de monter.
Sachant où il était, il ne se gêna pas. Il se mit sans façon sur
le canapé attirant entre ses genoux cette femme qui avait ôté son
chapeau et son châle, et qui les avait jetés sur le fauteuil. Il
la prit à la taille, comme s'il l'eût bouclée entre ses deux mains
jointes, et il la regarda ainsi de bas en haut, comme un buveur
qui lève au jour, avant de le boire, le verre de vin qu'il va
sabler! Ses impressions du boulevard n'avaient pas menti. Pour un
dégustateur de femmes, pour un homme blasé, mais puissant, elle
était véritablement splendide. La ressemblance qui l'avait tant
frappé dans les lueurs mobiles et coupées d'ombre du boulevard,
cette femme l'avait toujours, en pleine lumière fixe. Seulement,
celle à qui elle le faisait penser n'avait pas sur son visage, aux
traits si semblables qu'ils en paraissaient identiques, cette
expression de fierté résolue et presque terrible que le Diable, ce
père joyeux de toutes les anarchies, avait refusée à une duchesse
et avait donnée -- pour quoi en faire? -- à une demoiselle du
boulevard. Quand elle eut la tête nue, avec ses cheveux noirs, sa
robe jaune, ses larges épaules dont ses hanches dépassaient encore
la largeur, elle rappelait la Judith de Vernet (un tableau de ce
temps), mais par le corps plus fait pour l'amour et par le visage
plus féroce encore. Cette férocité sombre venait peut-être d'un
pli qui se creusait entre ses deux beaux sourcils, qui se
prolongeaient jusque dans les tempes, comme Tressignies en avait
vu à quelques Asiatiques, en Turquie, et elle les rapprochait,
dans une préoccupation si continue qu'on aurait dit qu'ils étaient
barrés. Souffletant contraste! cette fille avait la taille de son
métier; elle n'en avait pas la figure. Ce corps de courtisane, qui
disait si éloquemment: Prends! -- cette coupe d'amour aux flancs
arrondis qui invitait la main et les lèvres, étaient surmontés
d'un visage qui aurait arrêté le désir par la hauteur de sa
physionomie, et pétrifié dans le respect la volupté la plus
brûlante... Heureusement, le sourire volontairement assoupli de la
courtisane, et dont elle savait profaner la courbure idéalement
dédaigneuse de ses lèvres, ralliait bientôt à elle ceux que la
fierté cruelle de son visage aurait épouvantés. Au boulevard, elle
promenait ce raccrochant sourire, étalé impudiquement sur ses
lèvres rouges; mais, au moment où Tressignies la tenait debout
entre ses genoux, elle était sérieuse, et sa tête respirait
quelque chose de si étrangement implacable, qu'il ne lui manquait
que le sabre recourbé aux mains pour que ce dandy de Tressignies
pût, sans fatuité se croire Holopherne.

Il lui prit ses mains désarmées, et il s'en attesta la beauté
suzeraine. Elle lui laissait faire silencieusement tout cet examen
de sa personne, et elle le regardait aussi, non pas avec la
curiosité futile ou sordidement intéressée de ses pareilles, qui,
en vous regardant, vous soupèsent comme de l'or suspect...
Evidemment, elle avait une autre pensée que celle du gain qu'elle
allait faire ou du plaisir qu'elle allait donner. Il y avait dans
les ailes ouvertes de ce nez, aussi expressives que des yeux et
par où la passion, comme par les yeux, devait jeter des flammes,
une décision suprême comme celle d'un crime qu'on va accomplir. --
«Si l'implacabilité de ce visage était, par hasard;
l'implacabilité de l'amour et des sens, quelle bonne fortune pour
elle et pour moi, dans ce temps d'épuisement!» -- pensa
Tressignies, qui, avant de s'en passer la fantaisie, la détaillait
comme un cheval anglais...Lui, l'expérimenté, le fort critique en
fait de femmes, qui avait marchandé les plus belles filles sur le
marché d'Andrinople et qui savait le prix de la chair humaine,
quand elle avait cette couleur et cette densité, jeta, pour deux
heures de celle-ci, une poignée de louis dans une coupe de cristal
bleu, posée à niveau de main sur une console, et qui;
probablement, n'avait jamais reçu tant d'or.

-- Ah! je te plais donc?... -- s'écria-t-elle audacieusement et
prête à tout, sous l'action du geste qu'il venait de faire; peut-
être impatientée de cet examen dans lequel la curiosité semblait
plus forte que le désir, ce qui, pour elle, était une perte de
temps ou une insolence. -- Laisse-moi ôter tout cela, -- ajouta-t-
elle, comme si sa robe lui eût pesé, et en faisant sauter les deux
premiers boutons de son corsage...

Et elle s'arracha de ses genoux pour aller dans le cabinet de
toilette d'à côté... Prosaïque détail! voulait-elle ménager sa
robe? La robe, c'est l'outil de ces travailleuses... Tressignies,
qui rêvait devant ce visage l'inassouvissement de Messaline,
retomba dans la plate banalité. Il se sentit de nouveau chez la
fille -- la fille de Paris, malgré la sublimité d'une physionomie
qui jurait cruellement avec le destin de celle qui l'avait. «Bah!
-- pensa-t-il encore, -- la poésie n'est jamais qu'à la peau avec
ces drôlesses, et il ne faut la prendre que là où elle est.»

Et il se promit de l'y prendre, mais il la trouva aussi ailleurs,
-- et là où, certes, il ne se doutait pas qu'elle fût, la poésie!
Jusque-là, en suivant cette femme, il n'avait obéi qu'à une
irrésistible curiosité et à une fantaisie sans noblesse; mais,
quand celle qui les lui avait si vite inspirées sortit du cabinet
de toilette, où elle était allée se défaire de tous ses caparaçons
du soir, et qu'elle revint vers lui, dans le costume, qui n'en
était pas un, de gladiatrice qui va combattre, il fut
littéralement foudroyé d'une beauté que son oeil exercé, cet oeil
de sculpteur qu'ont les hommes à femmes, n'avait pas, au
boulevard, devinée tout entière, à travers les souffles
révélateurs de la robe et de la démarche. Le tonnerre entrant tout
à coup, au lieu d'elle, par cette porte, ne l'aurait pas mieux
foudroyé... Elle n'était pas entièrement nue; mais c'était pis!
Elle était bien plus indécente, -- bien plus révoltamment
indécente que si elle eût été franchement nue. Les marbres sont
nus, et la nudité est chaste. C'est même la bravoure de la
chasteté. Mais cette fille, scélératement impudique, qui se serait
allumée elle-même, comme une des torches vivantes des jardins de
Néron, pour mieux incendier les sens des hommes, et à qui son
métier avait sans doute appris les plus basses rubriques de la
corruption, avait combiné la transparence insidieuse des voiles et
l'osé de la chair, avec le génie et le mauvais goût d'un
libertinage atroce, car, qui ne le sait? en libertinage, le
mauvais goût est une puissance... Par le détail de cette toilette,
monstrueusement provocante, elle rappelait à Tressignies cette
statuette indescriptible devant laquelle il s'était parfois
arrêté, exposée qu'elle était chez tous les marchands de bronze du
Paris d'alors, et sur le socle de laquelle on ne lisait que ce mot
mystérieux: «Madame Husson.» Dangereux rêve obscène! Le rêve était
ici une réalité. Devant cette irritante réalité, devant cette
beauté absolue, mais qui n'avait pas la froideur qu'a trop souvent
la beauté absolue, Tressignies, retour de Turquie, aurait été le
plus blasé des pachas à trois queues qu'il eût retrouvé les sens
d'un chrétien, et même d'un anachorète. Aussi, quand, très sûre
des bouleversements qu'elle était accoutumée à produire, elle vint
impétueusement à lui, et qu'elle lui poussa, à hauteur de la
bouche, l'éventaire des magnificences savoureuses de son corsage,
avec le mouvement retrouvé de la courtisane qui tente le Saint
dans le tableau de Paul Véronèse, Robert de Tressignies, qui
n'était pas un saint, eut la fringale... de ce qu'elle lui
offrait, et il la prit dans ses bras, cette brutale tentatrice,
avec une fougue qu'elle partagea, car elle s'y était jetée. Se
jetait-elle ainsi dans tous les bras qui se fermaient sur elle? Si
supérieure qu'elle fût dans son métier ou dans son art de
courtisane, elle fut, ce soir-là, d'une si furieuse et si
hennissante ardeur, que même l'emportement de sens exceptionnels
ou malades n'aurait pas suffi pour l'expliquer. Etait-elle au
début de cette horrible vie de fille, pour la faire avec une
semblable furie? Mais, vraiment, c'était quelque chose de si fauve
et de si acharné, qu'on aurait dit qu'elle voulait laisser sa vie
ou prendre celle d'un autre dans chacune de ses caresses. En ce
temps-là, ses pareilles à Paris, qui ne trouvaient pas assez
sérieux le joli nom de «lorettes» que la littérature leur avait
donné et qu'a immortalisé Gavarni, se faisaient appeler
orientalement: des «panthères». Eh bien! aucune d'elles n'aurait
mieux justifié ce nom de panthère... Elle en eut, ce soir-là, la
souplesse, les enroulements, les bonds, les égratignements et les
morsures. Tressignies put s'attester qu'aucune des femmes qui lui
étaient jusque-là passées par les bras ne lui avait donné les
sensations inouïes que lui donna cette créature, folle de son
corps à rendre la folie contagieuse, et pourtant il avait aimé,
Tressignies. Mais, faut-il le dire à la gloire ou à la honte de la
nature humaine? Il y a dans ce qu'on appelle le plaisir, avec trop
de mépris peut-être, des abîmes tout aussi profonds que dans
l'amour. Etait-ce dans ces abîmes qu'elle le roula, comme la mer
roule un fort nageur dans les siens? Elle dépassa, et bien au
delà, ses plus coupables souvenirs de mauvais sujet, et même
jusqu'aux rêves d'une imagination comme la sienne, tout à la fois
violente et corrompue. Il oublia tout, -- et ce qu'elle était, et
ce pour quoi il était venu, et cette maison, et cet appartement
dont il avait eu presque, en y entrant, la nausée. Positivement,
elle lui soutira son âme, à lui, dans son corps, à elle... Elle
lui enivra jusqu'au délire, des sens difficiles à griser. Elle le
combla enfin de telles voluptés, qu'il arriva un moment où l'athée
à l'amour, le sceptique à tout, eut la pensée folle d'une
fantaisie éclose tout à coup dans cette femme, qui faisait
marchandise de son corps. Oui, Robert de Tressignies, qui avait
presque dans la trempe la froideur d'acier de son patron Robert
Lovelace, crut avoir inspiré au moins un caprice à cette
prostituée, qui ne pouvait être ainsi avec tous les autres, sous
peine de bientôt périr consumée. Il le crut deux minutes, comme un
imbécile, cet homme si fort! Mais la vanité qu'elle avait allumée,
au feu d'un plaisir cuisant comme l'amour, eut soudainement, entre
deux caresses, le petit frisson d'un doute subit... Une voix lui
cria du fond de son être: «Ce n'est pas toi qu'elle aime en toi!»
car il venait de la surprendre, dans le temps où elle était le
plus panthère et le plus souplement nouée à lui, distraite de lui
et toute perdue dans l'absorbante contemplation d'un bracelet
qu'elle avait au bras, et sur lequel Tressignies avisa le portrait
d'un homme. Quelques mots en langue espagnole, que Tressignies,
qui ne savait pas cette langue, ne comprit pas, mêlés à ses cris
de bacchante, lui semblèrent à l'adresse de ce portrait. Alors,
l'idée qu'il posait pour un autre, -- qu'il était là pour le
compte d'un autre, -- ce fait, malheureusement si commun dans nos
misérables moeurs, avec l'état surchauffé et dépravé de nos
imaginations, ce dédommagement de l'impossible dans les âmes
enragées qui ne peuvent avoir l'objet de leur désir, et qui se
jettent sur l'apparence, se saisit violemment de son esprit et le
glaça de férocité. Dans un de ces accès de jalousie absurde et de
vanité tigre dont l'homme n'est pas maître, il lui saisit le bras
durement, et voulut voir ce bracelet qu'elle regardait avec une
flamme qui, certainement, n'était pas pour lui, quand tout, de
cette femme, devait être à lui dans un pareil moment.

-- Montre-moi ce portrait! lui dit-il, avec une voix encore plus
dure que sa main.

Elle avait compris; mais, sans orgueil:

-- Tu ne peux pas être jaloux d'une fille comme moi, -- lui dit-
elle. Seulement, ce ne fut pas le mot de fille qu'elle employa.
Non, à la stupéfaction de Tressignies, elle se rima elle-même en
tain, comme un crocheteur qui l'aurait insultée. -- Tu veux le
voir! -- ajouta-t-elle. -- Eh bien! regarde.

Et elle lui coula près des yeux son beau bras, fumant encore de la
sueur enivrante du plaisir auquel ils venaient de se livrer.

C'était le portrait d'un homme laid, chétif, au teint olive, aux
yeux noirs jeunes, très sombre, mais non pas sans noblesse; l'air
d'un bandit ou d'un grand d'Espagne. Et il fallait bien que ce fût
un grand d'Espagne, car il avait au cou le collier de la Toison-
d'Or.

-- Où as-tu pris cela? -- fit Tressignies, qui pensa: Elle va me
faire un conte. Elle va me débiter la séduction d'usage, le roman
du premier, l'histoire connue qu'elles débitent toutes...

-- Pris! -- repartit-elle, révoltée. -- C'est bien lui, POR DIOS,
qui me l'a donné!

Qui lui? ton amant, sans doute? -- dit Tressignies. -- Tu l'auras
trahi. Il t'aura chassée, et, tu auras roulé jusqu'ici.

Ce n'est pas mon amant, -- fit-elle froidement, avec
l'insensibilité du bronze, à l'outrage de cette supposition.

-- Peut-être ne l'est-il plus, -- dit Tressignies.

-- Mais tu l'aimes encore: je l'ai vu tout à l'heure dans tes
yeux.

Elle se mit à rire amèrement.

-- Ah! tu ne connais donc rien ni à l'amour, ni à la, haine? --
s'écria-t-elle. -- Aimer cet homme! mais je l'exècre! C'est mon
mari.

-- Ton mari!

-- Oui, mon mari, -- fit-elle, le plus grand seigneur des
Espagnes, trois fois duc, quatre fois marquis, cinq fois comte,
grand d'Espagne à plusieurs grandesses, Toison-d'Or. Je suis la
duchesse d'Arcos de Sierra-Leone.

Tressignies, presque terrassé par ces incroyables paroles, n'eut
pas le moindre doute sur la vérité de cette renversante
affirmation. Il était sûr que cette fille n'avait pas menti. Il
venait de la reconnaître. La ressemblance qui l'avait tant frappé
au boulevard était justifiée.

Il l'avait rencontrée déjà, et il n'y avait pas si longtemps!
C'était à Saint-Jean-de-Luz, où il était allé passer la saison des
bains une année. Précisément, cette année-là, la plus haute
société espagnole s'était donné rendez-vous sur la côte de France,
dans cette petite ville, qui est si près de l'Espagne qu'on s'y
rêverait en Espagne encore, et que les Espagnols les plus épris de
leur péninsule peuvent y venir en villégiature, sans croire faire
une infidélité à leur pays. La duchesse de Sierra-Leone avait
habité tout un été cette bourgade, si profondément espagnole par
les moeurs, le caractère, la physionomie, les souvenirs
historiques; car on se rappelle que c'était là que furent
célébrées les fêtes du mariage de Louis XIV, le seul roi de France
qui, par parenthèse, ait ressemblé à un roi d'Espagne, et que
c'est là aussi que vint échouer, après son naufrage, la grande
fortune démâtée de la princesse des Ursins. La duchesse de Sierra-
Leone était alors, disait-on, dans la lune de miel de son mariage
avec le plus grand et le plus opulent seigneur de l'Espagne.
Quand, de son côté, Tressignies arriva dans ce nid de pêcheurs qui
a donné les plus terribles flibustiers au monde, elle y étalait un
faste qu'on n'y connaissait plus, depuis Louis XIV, et, parmi ces
Basquaises qui, en fait de beauté, ne craignent la rivalité de
personne, avec leurs tailles de canéphores antiques et leurs yeux
d'aigue-marine, si pâlement pers, une beauté qui pourtant
terrassait la leur. Attiré par cette beauté, et d'ailleurs d'une
naissance et d'une fortune à pouvoir pénétrer dans tous les
mondes, Robert de Tressignies s'efforça d'aller jusqu'à elle, mais
le groupe de société espagnole dont la duchesse était la
souveraine, strictement fermé, cette année-là, ne s'ouvrit à aucun
des Français qui passèrent la saison à Saint-Jean-de-Luz. La
duchesse, entrevue de loin, ou sur les dunes du rivage, ou à
l'église, repartit sans qu'il pût la connaître, et, pour cette
raison, elle lui était restée dans le souvenir comme un de ces
météores, d'autant plus brillants dans notre mémoire qu'ils ont
passé et que nous ne les reverrons jamais! Il parcourut la Grèce
et une partie de l'Asie; mais aucune des créatures les plus
admirables de ces pays, où la beauté tient tant de place qu'on ne
conçoit pas le paradis sans elle, ne put lui effacer la tenace et
flamboyante image de la duchesse.

Eh bien, aujourd'hui, par le fait d'un hasard étrange et
incompréhensible, cette duchesse, admirée un instant et disparue,
revenait dans sa vie par le plus incroyable des chemins! Elle
faisait un métier infâme; il l'avait achetée. Elle venait de lui
appartenir. Elle n'était plus qu'une prostituée, et encore de la
prostitution la plus basse, car il y a une hiérarchie jusque dans
l'infamie... La superbe duchesse de Sierra-Leone, qu'il avait
rêvée et peut-être aimée, -- le rêve étant si près de l'amour dans
nos âmes! -- n'était plus... était-ce bien possible? qu'une fille
du pavé de Paris!!! C'était elle qui venait de se rouler dans ses
bras tout à l'heure, comme elle s'était roulée probablement, la
veille, dans les bras d'un autre, -- le premier venu comme lui, --
et comme elle se roulerait encore dans les bras d'un troisième
demain, et, qui sait? peut-être dans une heure! Ah! cette
découverte abominable le frappait à la poitrine et au front d'un
coup de massue de glace. L'homme, en lui, qui flambait il n'y
avait qu'une minute, -- qui, dans son délire, croyait voir courir
du feu jusque sur les corniches de cet appartement, embrasé par
ses sensations, restait désenivré, transi, écrasé. L'idée, la
certitude que c'était là réellement la duchesse de Sierra-Leone,
n'avait pas ranimé ses désirs, éteints aussi vite qu'une chandelle
qu'on souffle, et ne lui avait pas fait remettre sa bouche, avec
plus d'avidité que la première fois, au feu brûlant où il avait bu
à pleines gorgées. En se révélant, la duchesse avait emporté
jusqu'à la courtisane! Il n'y avait plus ici, pour lui, que la
duchesse; mais dans quel état! souillée, abîmée, perdue, une femme
à la mer, tombée de plus haut que du rocher de Leucade dans une
mer de boue, immonde et dégoûtante à ne pouvoir l'y repêcher. Il
la fixait d'un oeil hébété, assise droite et sombre,
métamorphosée, et tragique; de Messaline, changée tout à coup il
ne savait en quelle mystérieuse Agrippine, sur l'extrémité du
canapé où ils s'étaient vautrés tous deux; et l'envie ne le
prenait pas de la toucher du bout du doigt, cette créature dont il
venait de pétrir, avec des mains idolâtres, les formes puissantes,
pour s'attester que c'était bien là ce corps de femme qui l'avait
fait bouillonner, -- que ce n'était pas une illusion, -- qu'il ne
rêvait pas, -- qu'il n'était pas fou! La duchesse; en émergeant à
travers la fille, l'avait anéanti.

«-- Oui, -- lui dit-il, d'une voix qu'il s'arracha de la gorge où
elle était collée, tant ce qu'il avait entendu l'avait strangulé!
-- je vous crois (il ne la tutoyait déjà plus), car je vous
reconnais. Je vous ai vue à Saint-Jean-de-Luz, il y a trois ans.»

À ce nom rappelé de Saint-Jean-de-Luz, une clarté passa sur le
front qui venait pour lui de s'envelopper, avec son incroyable
aveu, dans de si prodigieuses ténèbres. -- «Ah! -- dit-elle; sous
la lueur de ce souvenir, -- j'étais alors dans toutes les ivresses
de la vie, et à présent...»

L'éclair était déjà éteint, mais elle n'avait pas baissé sa tête
volontaire.

«-- Et à présent?... dit Tressignies, qui lui fit écho.

-- À présent, -- reprit-elle, -- je ne suis plus que dans
l'ivresse de la vengeance... Mais je la ferai assez profonde, --
ajouta-t-elle avec une violence concentrée, -- pour y mourir, dans
cette vengeance, comme les mosquitos de mon pays, qui meurent,
gorgés de sang, dans la blessure qu'ils ont faite.

Et, lisant sur le visage de Tressignies: -- Vous ne comprenez pas,
dit-elle, -- mais je m'en vais vous faire comprendre. Vous savez
qui je suis, mais vous ne savez pas tout ce que je suis. Voulez-
vous le savoir? Voulez-vous savoir mon histoire? Le voulez-vous? -
- reprit-elle avec une insistance exaltée. -- Moi, je voudrais la
dire à tous ceux qui viennent ici! Je voudrais la raconter à toute
la terre! J'en serais plus infâme, mais j'en serais mieux vengée.

-- Dites-la!» -- fit Tressignies, crocheté par une curiosité et un
intérêt qu'il n'avait jamais ressentis à ce degré, ni dans la vie,
ni dans les romans, ni au théâtre. Il lui semblait bien que cette
femme allait lui raconter de ces choses comme il n'en avait pas
entendu encore. Il ne pensait plus à sa beauté. Il la regardait
comme s'il avait désiré assister à l'autopsie de son cadavre.
Allait-elle le faire revivre pour lui?...

«-- Oui, -- reprit-elle, -- j'ai voulu bien des fois déjà la
raconter à ceux qui montent ici; mais ils n'y montent pas, disent-
ils, pour écouter des histoires. Lorsque je la leur commençais,
ils m'interrompaient ou ils s'en allaient, brutes repues de ce
qu'elles étaient venues chercher! Indifférents, moqueurs,
insultants, ils m'appelaient menteuse ou bien folle. Ils ne me
croyaient pas, tandis que vous, vous me croirez. Vous, vous m'avez
vue à Saint-Jean-de-Luz, dans toutes les gloires d'une femme
heureuse, au plus haut sommet de la vie, portant comme un diadème
ce nom de Sierra-Leone que je traîne maintenant à la queue de ma
robe dans toutes les fanges, comme on traînait à la queue d'un
cheval, autrefois, le blason d'un chevalier déshonoré. Ce nom, que
je hais et dont je ne me pare que pour l'avilir, est encore porté
par le plus grand seigneur des Espagnes et le plus orgueilleux de
tous ceux qui ont le privilège de rester couverts devant Sa
Majesté le Roi, car il se croit dix fois plus noble que le roi.
Pour le duc d'Arcos de Sierra-Leone, que sont toutes les plus
illustres maisons qui ont régné sur les Espagnes: Castille,
Aragon, Transtamare, Autriche et Bourbon?... Il est, dit-il, plus
ancien qu'elles. Il descend, lui, des anciens rois Goths, et par
Brunehild il est allié aux Mérovingiens de France. Il se pique de
n'avoir dans les veines que de ce sang azul dont les plus vieilles
races, dégradées par des mésalliances, n'ont plus maintenant que
quelques gouttes... Don Christoval d'Arcos, duc de Sierra-Leone et
otros ducados, ne s'était pas, lui, mésallié en m'épousant. Je
suis une Turre-Cremata, de l'ancienne maison des Turre-Cremata
d'Italie, la dernière des Turre-Cremata, race qui finit en moi,
bien digne du reste de porter ce nom de Turre-Cremata (tour
brûlée), car je suis brûlée à tous les feux de l'enfer. Le grand
inquisiteur Torquemada, qui était un Turre-Cremata d'origine, a
infligé moins de supplices, pendant toute sa vie, qu'il n'y en a
dans ce. sein maudit... Il faut vous dire que les Turre-Cremata
n'étaient pas moins fiers que les Sierra-Leone. Divisés en deux
branches, également illustres, ils avaient été, durant des
siècles, tout-puissants en Italie et en Espagne. Au quinzième,
sous le pontificat d'Alexandre VI, les Borgia, qui voulurent, dans
leur enivrement de la grande fortune de la papauté d'Alexandre,
s'apparenter à toutes les maisons royales de l'Europe, se dirent
nos parents; mais les Turre-Cremata repoussèrent cette prétention
avec mépris, et deux d'entre eux payèrent de leur vie cette
audacieuse hauteur. Ils furent, dit-on, empoisonnés par César. Mon
mariage avec le duc de Sierra-Leone fut une affaire de race à
race. Ni de son côté, ni du mien, il n'entra de sentiment dans
notre union. C'était tout simple qu'une Turre-Cremata épousât un
Sierra-Leone. C'était tout simple, même pour moi, élevée dans la
terrible étiquette des vieilles maisons d'Espagne qui représentait
celle de l'Escurial, dans cette dure et compressive étiquette qui
empêcherait les coeurs de battre, si les coeurs n'étaient pas plus
forts que ce corset de fer. Je fus un de ces coeurs-là... J'aimai
Don Esteban. Avant de le rencontrer, mon mariage sans bonheur de
coeur (j'ignorais même que j'en eusse un) fut la chose grave qu'il
était autrefois dans la cérémonieuse et catholique Espagne, et qui
ne l'est plus, à présent, que par exception, dans quelques
familles de haute classe qui ont gardé les moeurs antiques. Le duc
de Sierra-Leone était trop profondément Espagnol pour ne pas avoir
les moeurs du passé. Tout ce que vous avez entendu dire en France
de la gravité de l'Espagne, de ce pays altier, silencieux et
sombre, le duc l'avait et l'outrepassait... Trop fier pour vivre
ailleurs que dans ses terres, il habitait un château féodal, sur
la frontière portugaise, et il s'y montrait, dans toutes ses
habitudes, plus féodal que son château. Je vivais là, près de lui,
entre mon confesseur et mes caméristes, de cette vie somptueuse,
monotone et triste, qui aurait écrasé d'ennui toute âme plus
faible que la mienne. Mais j'avais été élevée pour être ce que
j'étais: l'épouse d'un grand seigneur espagnol. Puis, j'avais la
religion d'une femme de mon rang, et j'étais presque aussi
impassible que les portraits de mes aïeules qui ornaient les
vestibules et les salles du château de Sierra-Leone, et qu'on y
voyait représentées, avec leurs grandes mines sévères, dans leurs
garde-infants et sous leurs buscs d'acier. Je devais ajouter une
génération de plus à ces générations de femmes irréprochables et
majestueuses, dont la vertu avait été gardée par la fierté comme
une fontaine par un lion. La solitude dans laquelle je vivais ne
pesait point sur mon âme, tranquille comme les montagnes de marbre
rouge qui entourent Sierra-Leone. Je ne soupçonnais pas que sous
ces marbres dormait un volcan. J'étais dans les limbes d'avant la
naissance, mais j'allais naître et recevoir d'un seul regard
d'homme le baptême de feu. Don Esteban, marquis de Vasconcellos,
de race portugaise, et cousin du duc, vint à Sierra-Leone; et
l'amour, dont je n'avais eu l'idée que par quelques livres
mystiques, me tomba sur le coeur comme un aigle tombe à pic sur un
enfant qu'il enlève et qui crie... Je criai aussi. Je n'étais pas
pour rien une Espagnole de vieille race. Mon orgueil s'insurgea
contre ce que je sentais en présence de ce dangereux Esteban, qui
s'emparait de moi avec cette révoltante puissance. Je dis au duc
de le congédier sous un prétexte ou sous un autre, de lui faire au
plus vite quitter le château..., que je m'apercevais qu'il avait
pour moi un amour qui m'offensait comme une insolence. Mais don
Christoval me répondit, comme le duc de Guise à l'avertissement
que Henri III l'assassinerait: "Il n'oserait!" C'était le mépris
du Destin, qui se vengea en s'accomplissant. Ce mot me jeta à
Esteban...»

Elle s'arrêta un instant; -- et il l'écoutait, parlant cette
langue élevée qui, à elle seule, lui aurait affirmé, s'il avait pu
en douter, qu'elle était bien ce qu'elle disait: la duchesse de
Sierra-Leone. Ah! la fille du boulevard était alors entièrement
effacée. On eût juré d'un masque tombé, et que la vraie figure, la
vraie personne, reparaissait. L'attitude de ce corps effréné était
devenue chaste. Tout en parlant, elle avait pris derrière elle un
châle, oublié au dos du canapé, et elle s'en était enveloppée...
Elle en avait ramené les plis sur ce sein maudit, -- comme elle
l'avait nommé, -- mais auquel la prostitution n'avait pu enlever
la perfection de sa rondeur et sa fermeté virginale. Sa voix même
avait perdu la raucité qu'elle avait dans la rue... Etait-ce une
illusion produite par ce qu'elle disait? mais il semblait à
Tressignies que cette voix était d'un timbre plus pur, -- qu'elle
avait repris sa noblesse.

«Je ne sais pas, -- continua-t-elle, -- si les autres femmes sont
comme moi. Mais cet orgueil incrédule de don Christoval, ce
dédaigneux et tranquille: "Il n'oserait!" en parlant de l'homme
que j'aimais, m'insulta pour lui, qui, déjà, dans le fond de mon
être, avait pris possession de moi comme un Dieu. -- "Prouve-lui
que tu oseras!" -- lui dis-je, le soir même, en lui déclarant mon
amour. Je n'avais pas besoin de le lui dire. Esteban m'adorait
depuis le premier jour qu'il m'avait vue. Notre amour avait eu la
simultanéité de deux coups de pistolet tirés en même temps, et qui
tuent... J'avais fait mon devoir, de femme espagnole en
avertissant don Christoval. Je ne lui devais que ma vie, puisque
j'étais sa femme, car le coeur n'est pas libre d'aimer; et, ma
vie, il l'aurait prise très certainement, en mettant à la porte de
son château don Esteban; comme je le voulais. Avec la folie de mon
coeur déchaîné, je serais morte de ne plus le voir, et je m'étais
exposée à cette terrible chance. Mais puisque lui, le duc, mon
mari, ne m'avait pas comprise, puisqu'il se croyait au-dessus de
Vasconcellos, qu'il lui paraissait impossible que celui-ci élevât
les yeux et son hommage jusqu'à moi, je ne poussai pas plus loin
l'héroïsme conjugal contre un amour qui était mon maître... Je
n'essaierai pas de vous donner l'idée exacte de cet amour. Vous ne
me croiriez peut-être pas, vous non plus... Mais qu'importe, après
tout, ce que vous penserez! Croyez-moi, ou ne me croyez pas! ce
fut un amour tout à la fois brûlant et chaste, un amour
chevaleresque, romanesque, presque idéal, presque mystique. Il est
vrai que nous avions vingt ans à peine, et que nous étions du pays
des Bivar, d'Ignace de Loyola et de sainte Thérèse. Ignace, ce
chevalier de la Vierge, n'aimait pas plus purement la Reine des
cieux que ne m'aimait Vasconcellos; et moi, de mon côté, j'avais
pour lui quelque chose de cet amour extatique que sainte Thérèse
avait pour son Epoux divin. L'adultère, fi donc! Est-ce que nous
pensions que nous pouvions être adultères? Le coeur battait si
haut dans nos poitrines, nous vivions dans une atmosphère de
sentiments si transcendants et si élevés, que nous ne sentions en
nous rien des mauvais désirs et des sensualités des amours
vulgaires. Nous vivions en plein azur du ciel; seulement ce ciel
était africain, et cet azur était du feu. Un tel état d'âmes
aurait-il duré? Etait-ce bien possible qu'il durât? Ne jouions-
nous pas là, sans le savoir, sans nous en douter, le jeu le plus
dangereux pour de faibles créatures, et ne devions-nous pas être
précipités, dans un temps donné, de cette hauteur immaculée?...
Esteban était pieux comme un prêtre, comme un chevalier portugais
du temps d'Albuquerque; moi, je valais assurément moins que lui,
mais j'avais en lui et dans la pureté de son amour une foi qui
enflammait la pureté du mien. Il m'avait dans son coeur, comme une
madone dans sa niche d'or, -- avec une lampe à ses pieds, -- une
lampe inextinguible. Il aimait mon âme pour mon âme. Il était de
ces rares amants qui veulent grande la femme qu'ils adorent. Il me
voulait noble, dévouée, héroïque, une grande femme de ces temps où
l'Espagne était grande. Il aurait mieux aimé me voir faire une
belle action que de valser avec moi souffle à souffle! Si les
anges pouvaient s'aimer entre eux devant le trône de Dieu, ils
devraient s'aimer comme nous nous aimions... Nous étions tellement
fondus l'un dans l'autre, que nous passions de longues heures
ensemble et seuls, la main dans la main, les yeux dans les yeux,
pouvant tout, puisque nous étions seuls, mais tellement heureux
que nous ne désirions pas davantage. Quelquefois, ce bonheur
immense qui nous inondait nous faisait mal à force d'être intense,
et nous désirions mourir, mais l'un avec l'autre ou l'un pour
l'autre, et nous comprenions alors le mot de sainte Thérèse: Je
meurs de ne pouvoir mourir! ce désir de la créature finie
succombant sous un amour infini, et croyant faire plus de place à
ce torrent d'amour infini par le brisement des organes et la mort.
Je suis maintenant la dernière des créatures souillées; mais, dans
ce temps-là, croirez-vous que jamais, les lèvres d'Esteban n'ont
touché les miennes, et qu'un baiser déposé par lui sur une rose,
et repris par moi, me faisait évanouir? Du fond de l'abîme
d'horreur où je me suis volontairement plongée, je me rappelle à
chaque instant, pour mon supplice, ces délices divines de l'amour
pur dans lesquelles nous vivions, perdus, éperdus, et si
transparents, sans doute, dans l'innocence de cet amour sublime,
que don Christoval n'eut pas grand'peine à voir que nous nous
adorions. Nous vivions la tête dans le ciel. Comment nous
apercevoir qu'il était jaloux, et de quelle jalousie! De la seule
dont il fût capable: de la jalousie de l'orgueil. Il ne nous
surprit pas. On ne surprend que ceux qui se cachent, Nous ne nous
cachions pas. Pourquoi nous serions-nous cachés? Nous avions la
candeur de la flamme en plein jour qu'on aperçoit dans le jour
même, et, d'ailleurs, le bonheur débordait trop de nous pour qu'on
ne le vît pas, et lé duc le vit! Cela creva enfin les yeux à son
orgueil, cette splendeur d'amour! Ah! Esteban avait osé! Moi
aussi! Un soir nous étions comme nous étions toujours, comme nous
passions notre vie depuis que nous nous aimions, tête à tête, unis
par le regard seul; lui, à mes pieds, devant moi, comme devant la
Vierge Marie, dans une contemplation si profonde que nous n'avions
besoin d'aucune caresse. Tout à coup, le duc entra avec deux noirs
qu'il avait ramenés des colonies espagnoles, dont il avait été
longtemps gouverneur. Nous ne les aperçûmes pas, dans la
contemplation céleste qui enlevait nos âmes en les unissant, quand
la tête d'Esteban tomba lourdement sur mes genoux. Il était
étranglé! Les noirs lui avaient jeté autour du cou ce terrible
lazo avec lequel on étrangle au Mexique les taureaux sauvages. Ce
fut la foudre pour la rapidité! Mais la foudre qui ne me tua pas.
Je ne m'évanouis point, je ne criai pas. Nulle larme ne jaillit de
mes yeux. Je restai muette et rigide, dans un état sans nom
d'horreur, d'où je ne sortis que par un déchirement de tout mon
être. Je sentis qu'on m'ouvrait la poitrine et qu'on m'en
arrachait le coeur. Hélas! ce n'était pas à moi qu'on l'arrachait:
c'était à Esteban, à ce cadavre d'Esteban qui gisait à mes pieds,
étranglé, la poitrine fendue, fouillée, comme un sac, par les
mains de ces monstres! J'avais ressenti, tant j'étais par l'amour
devenue lui, ce qu'aurait senti Esteban s'il avait été vivant.
J'avais ressenti la douleur que ne sentait pas son cadavre, et
c'était cela qui m'avait tirée de l'horreur dans laquelle je
m'étais figée quand ils me l'avaient étranglé. Je me jetai à eux:
"À mon tour!" leur criai-je. Je voulais mourir de la même mort, et
je tendis ma tête à l'infâme lacet. Ils allaient la prendre. --
"On ne touche pas à la reine", fit le duc, cet orgueilleux duc qui
se croyait plus que le Roi, et il les fit reculer en les fouettant
de son fouet de chasse. "Non! vous vivrez, Madame, me dit-il, mais
pour penser toujours à ce que vous allez voir..." Et il siffla.
Deux énormes chiens sauvages accoururent.

Qu'on fasse manger, -- dit-il, -- le coeur de ce traître à ces
chiens!» -- Oh! à cela, je ne sais quoi se redressa en moi:

«-- Allons donc, venge-toi mieux! -- lui dis-je. -- C'est à moi
qu'il faut le faire manger!

Il resta comme épouvanté de mon idée... "Tu l'aimes donc
furieusement?" -- reprit-il. -- Ah! je l'aimais d'un amour qu'il
venait d'exaspérer. Je l'aimais à n'avoir ni peur ni dégoût de ce
coeur saignant, plein de moi, chaud de moi encore, et j'aurais
voulu le mettre dans le mien, ce coeur... Je le demandai à genoux,
les mains jointes! Je voulais épargner, à ce noble coeur adoré,
cette profanation impie, sacrilège... J'aurais communié avec ce
coeur, comme avec une hostie. N'était-il pas mon Dieu?... La
pensée de Gabrielle de Vergy, dont nous avions lu, Esteban et moi,
tant de fois l'histoire ensemble, avait surgi en moi. Je
l'enviais!... Je la trouvais heureuse d'avoir fait de sa poitrine
un tombeau vivant à l'homme qu'elle avait aimé. Mais la vue d'un
amour pareil rendit le duc atrocement implacable. Ses chiens
dévorèrent le coeur d'Esteba devant moi. Je le leur disputai; je
me battis avec ces chiens. Je ne pus le leur arracher. Ils me
couvrirent d'affreuses morsures, et traînèrent et essuyèrent à mes
vêtements leurs gueules sanglantes.»

Elle s'interrompit. Elle était devenue livide à ces souvenirs...
et, haletante, elle se leva d'un mouvement forcené, et, tirant à
elle un tiroir de commode par sa poignée de bronze, elle montra à
Tressignies une robe en lambeaux, teinte de sang à plusieurs
places:

«Tenez! -- dit-elle, -- c'est là le sang du coeur de l'homme que
j'aimais et que je n'ai pu arracher aux chiens! Quand je me
retrouve seule dans l'exécrable vie que je mène, quand le dégoût
m'y prend, quand la boue m'en monte à la bouche et m'étouffe,
quand le génie de la vengeance faiblit en moi, que l'ancienne
duchesse revient et que la fille m'épouvante, je m'entortille dans
cette robe, je vautre mon corps souillé dans ses plis rouges,
toujours brûlants pour moi, et j'y réchauffe ma vengeance. C'est
un talisman que ces haillons sanglants! Quand je les ai autour du
corps, la rage de le venger me reprend aux entrailles, et je me
retrouve de la force, à ce qu'il me semble, pour une éternité!»

Tressignies frémissait, en écoutant cette femme effrayante. Il
frémissait de ses gestes, de ses paroles, de sa tête, devenue une
tête de Gorgone: il lui semblait voir autour de cette tête les
serpents que cette femme avait dans le coeur. Il commençait alors
de comprendre -- le rideau se tirait! -- ce mot vengeance, qu'elle
disait tant, -- qui lui flambait toujours aux lèvres!

«La vengeance! oui, -- reprit-elle, -- vous comprenez, maintenant,
ce qu'elle est, ma vengeance! Ah! je l'ai choisie entre toutes
comme on choisit de tous les genres de poignards celui qui doit
faire le plus souffrir, le cric dentelé qui doit le mieux déchirer
l'être abhorré qu'on tue. Le tuer simplement cet homme, et d'un
coup! je ne le voulais pas. Avait-il tué, lui, Vasconcellos avec
son épée, comme un gentilhomme? Non! il l'avait fait tuer par des
valets. II avait fait jeter son coeur aux chiens; et son corps au
charnier peut-être! Je ne le savais pas. Je ne l'ai jamais su. Le
tuer, pour tout cela? Non! c'était trop doux et trop rapide! Il
fallait quelque chose de plus lent et de plus cruel... D'ailleurs,
le duc était brave. II ne craignait pas la mort. Les Sierra-Leone
l'ont affrontée à toutes les générations. Mais son orgueil, son
immense orgueil était lâche, quand il s'agissait de déshonneur. Il
fallait donc l'atteindre et le crucifier dans son orgueil. Il
fallait donc déshonorer son nom dont il était si fier. Eh bien! je
me jurai que, ce nom, je le tremperais dans la plus infecte des
boues, que je le changerais en honte, en immondice, en excrément!
et pour cela je me suis faite ce que je suis, -- une fille
publique, -- la fille Sierra-Leone, qui vous a raccroché ce
soir!...»

Elle dit ces dernières paroles avec des yeux qui se mirent à
étinceler de la joie d'un coup bien frappé.

«-- Mais, -- dit Tressignies, -- le sait-il, lui, le duc, ce que
vous êtes devenue?...

-- S'il ne le sait pas, il le saura un jour -- répondit-elle, avec
la sécurité absolue d'une femme qui a pensé à tout, qui a tout
calculé, qui est sûre de l'avenir. -- Le bruit de ce que je fais
peut l'atteindre d'un jour à l'autre, d'une éclaboussure de ma
honte! Quelqu'un des hommes qui montent ici peut lui cracher au
visage le déshonneur de sa femme, ce crachat qu'on n'essuie
jamais; mais ce ne serait là qu'un hasard, et ce n'est pas à un
hasard que je livrerais ma vengeance! J'ai résolu d'en mourir pour
qu'elle soit plus sûre; ma mort l'assurera, en l'achevant.»

Tressignies était dépaysé par l'obscurité de ces dernières
paroles; mais elle en fit jaillir une hideuse clarté:

«Je veux mourir où meurent les filles comme moi, -- reprit-elle. -
- Rappelez-vous!... Il fut un homme, sous François Ier, qui alla
chercher chez une de mes pareilles une effroyable et immonde
maladie, qu'il donna à sa femme pour en empoisonner le roi, dont
elle était la maîtresse, et c'est ainsi qu'il se vengea de tous
les deux... Je ne ferai pas moins que cet homme. Avec ma vie
ignominieuse de tous les soirs, il arrivera bien qu'un jour la
putréfaction de la débauche saisira et rongera enfin la
prostituée, et qu'elle ira tomber par morceaux et s'éteindre dans
quelque honteux hôpital! Oh! alors, ma vie sera payée! -- ajouta-
t-elle, avec l'enthousiasme de la plus affreuse espérance; --
alors, il sera temps que le duc de Sierra-Leone apprenne comment
sa femme, la duchesse de Sierra-Leone aura vécu et comment elle
meurt!»

Tressignies n'avait pas pensé à cette profondeur dans la
vengeance, qui dépassait tout ce que l'histoire lui avait appris.
Ni l'Italie du XVIe siècle, ni la Corse de tous les âges, ces pays
renommés pour l'implacabilité de leurs ressentiments n'offraient à
sa mémoire un exemple de combinaison plus réfléchie et plus
terrible que celle de cette femme, qui se vengeait à même elle, à
même son corps comme à même son âme! Il était effrayé de ce
sublime horrible, car l'intensité dans les sentiments, poussée à
ce point, est sublime. Seulement, c'est le sublime de l'enfer.

«Et quand il ne le saurait pas, -- reprit-elle encore, redoublant
d'éclairs sur son âme, -- moi, après tout, je le saurais! Je
saurais ce que je fais chaque soir, -- que je bois cette fange, et
que c'est du nectar, puisque c'est ma vengeance!... Est-ce que je
ne jouis pas, à chaque minute, de la pensée de ce que je suis?...
Est-ce qu'au moment où je le déshonore, ce duc altier, je n'ai
pas, au fond de ma pensée, l'idée enivrante que je le déshonore?
Est-ce que je ne vois pas clairement dans ma pensée tout ce qu'il
souffrirait s'il le savait?... Ah! les sentiments comme les miens
ont leur folie, mais c'est leur folie qui fait le bonheur! Quand
je me suis enfuie de Sierra-Leone, j'ai emporté avec moi le
portrait du duc, pour lui faire voir, à ce portrait, comme si
ç'avait été à lui-même, les hontes de ma vie! Que de fois je lui
ai dit, comme s'il avait pu me voir et m'entendre: "Regarde donc!
regarde!" Et quand l'horreur me prend dans vos bras, à tous vous
autres, -- car elle m'y prend toujours: je ne puis pas
m'accoutumer au goût de cette fange! -- j'ai pour ressource ce
bracelet, -- et elle leva son bras superbe d'un mouvement
tragique; -- j'ai ce cercle de feu, qui me brûle jusqu'à la moelle
et que je garde à mon bras, malgré le supplice de l'y porter, pour
que je ne puisse jamais oublier le bourreau d'Esteban, pour que
son image excite mes transports, -- ces transports d'une haine
vengeresse, que les hommes sont assez bêtes et assez fats pour
croire du plaisir qu'ils savent donner! Je ne sais pas ce que vous
êtes, vous, mais vous n'êtes certainement pas le premier venu
parmi tous ces hommes; et cependant vous avez cru, il n'y a qu'un
instant, que j'étais encore une créature humaine, qu'il y avait
encore une fibre qui vibrait en moi; et il n'y avait en moi que
l'idée de venger Esteban du monstre dont voici l'image! Ah! son
image, c'était pour moi comme le coup de l'éperon, large comme un
sabre, que le cavalier arabe enfonce dans le flanc de son cheval
pour lui faire traverser le désert. J'avais, moi, des espaces de
honte encore plus grands à dévorer, et je m'enfonçais cette
exécrable image dans les yeux et dans le coeur, pour mieux bondir
sous vous quand vous me teniez... Ce portrait, c'était comme si
c'était lui! c'était comme s'il nous voyait par ses yeux
peints!... Comme je comprenais l'envoûtement des siècles où l'on
envoûtait! Comme je comprenais le bonheur insensé de planter le
couteau dans le coeur de l'image de celui qu'on eût voulu tuer!
Dans le temps que j'étais religieuse, avant d'aimer cet Esteban
qui a pour moi remplacé Dieu, j'avais besoin d'un crucifix pour
mieux penser au Crucifié; et, au lieu de l'aimer, je l'aurais haï,
j'eusse été une impie, que j'aurais eu besoin du crucifix pour
mieux le blasphémer et l'insulter! Hélas! -- ajouta-t-elle,
changeant de ton et passant de l'âpreté des sentiments les plus
cruels aux douceurs poignantes d'une incroyable mélancolie, -- je
n'ai pas le portrait d'Esteban. Je ne le vois que dans mon âme...
et c'est peut-être heureux, -- ajouta-t-elle. -- Je l'aurais sous
les yeux qu'il relèverait mon pauvre coeur, qu'il me ferait rougir
des indignes abaissements de ma vie. Je me repentirais, et je ne
pourrais plus le venger!...»

La Gorgone était devenue touchante, mais ses yeux étaient restés
secs. Tressignies, ému d'une tout autre émotion que celles-là par
lesquelles jusqu'ici elle l'avait fait passer, lui prit la main, à
cette femme qu'il avait le droit de mépriser, et il la lui baisa
avec un respect mêlé de pitié. Tant de malheur et d'énergie la lui
grandissaient: «Quelle femme! -- pensait-il. Si, au lieu d'être la
duchesse de Sierra-Leone elle avait été la marquise de
Vasconcellos, elle eût, avec la pureté et l'ardeur de son amour
pour Esteban, offert à l'admiration humaine quelque chose de
comparable et d'égal à la grande marquise de Pescaire. Seulement,
-- ajouta-t-il en lui-même, -- elle n'aurait pas montré, et
personne n'aurait jamais su, quels gouffres de profondeur et de
volonté étaient en elle.» Malgré le scepticisme de son époque et
l'habitude de se regarder faire et de se moquer de ce qu'il
faisait, Robert de Tressignies ne se sentit point ridicule
d'embrasser la main de cette femme perdue; mais il ne savait plus
que lui dire. Sa situation vis-à-vis d'elle était embarrassée. En
jetant son histoire entre elle et lui, elle avait coupé, comme
avec une hache, ces liens d'une minute qu'ils venaient de nouer.
Il y avait en lui un inexprimable mélange d'admiration, d'horreur,
et de mépris; mais il se serait trouvé de très mauvais goût de
faire du sentiment ou de la morale avec cette femme. Il s'était
souvent moqué des moralistes, sans mandat et sans autorité, qui
pullulaient dans ce temps-là où, sous l'influence de certains
drames et de certains romans, on voulait se donner les airs de
relever, comme des pots de fleurs renversés, les femmes qui
tombaient, Il était, tout sceptique qu'il fût, doué d'assez de bon
sens pour savoir qu'il n'y avait que le prêtre seul -- le prêtre
du Dieu rédempteur -- qui pût relever de pareilles chutes... et,
encore croyait-il que, contre l'âme de cette femme, le prêtre lui-
même se serait brisé. Il avait en lui une implication de choses
douloureuses, et il gardait un silence plus pesant pour lui que
pour elle. Elle, toute à la violence de ses idées et de ses
souvenirs, continua:

«Cette idée de le déshonorer, au lieu de le tuer, cet homme pour
qui l'honneur, comme le monde l'entend, était plus que la vie, ne
me vint pas tout de suite... Je fus longtemps à trouver cela.
Après la mort de Vasconcellos, qu'on ne sut peut-être pas dans le
château, dont le corps fut probablement jeté dans quelque
oubliette avec les noirs qui l'avaient assassiné, le duc ne
m'adressa plus la parole, si ce n'est brièvement et
cérémonieusement devant ses gens, car la femme de César ne doit
pas être soupçonnée, et je devais rester aux yeux de tous
l'impeccable duchesse d'Arcos de Sierra-Leone. Mais, tête à tête
et entre nous, jamais un seul mot, jamais une allusion; le
silence, ce silence de la haine, qui se nourrit d'elle-même et n'a
pas besoin de parler. Don Christoval et moi, nous luttions de
force et de fierté. Je dévorais mes larmes. Je suis une Turre-
Cremata. J'ai en moi la puissante dissimulation de ma race qui est
italienne, et je me bronzais, jusque dans les yeux, pour qu'il ne
pût pas soupçonner ce qui fermentait sous ce front de bronze où
couvait l'idée de ma vengeance. Je fus absolument impénétrable.
Grâce à cette dissimulation, qui boucha tous les jours de mon être
par lesquels mon secret aurait pu filtrer, je préparai ma fuite de
ce château dont les murs m'écrasaient, et où ma vengeance n'aurait
pu s'accomplir que sous la main du duc, qui se serait vite levée.
Je ne me confiai à personne. Est-ce que jamais mes duègnes ou mes
caméristes avaient osé lever leurs yeux sur mes yeux pour savoir
ce que je pensais? J'eus d'abord le projet d'aller à Madrid; mais,
à Madrid, le duc était tout-puissant, et le filet de toutes les
polices se serait refermé sur moi à son premier signal. Il m'y
aurait facilement reprise, et, reprise une fois, il m'aurait jetée
dans l'in-pace de quelque couvent, étouffée là, tuée entre deux
portes, supprimée du monde, de ce monde dont j'avais besoin pour
me venger!... Paris était plus sûr. Je préférai Paris. C'était une
meilleure scène pour l'étalage de mon infamie et de ma vengeance;
et, puisque je voulais qu'un jour tout cela éclatât comme la
foudre, quelle bonne place que cette ville, le centre de tous les
échos, à travers laquelle passent toutes les nations du monde! Je
résolus d'y vivre de cette vie de prostituée qui ne me faisait pas
trembler, et d'y descendre impudemment jusqu'au dernier rang de
ces filles perdues qui se vendent pour une pièce de monnaie, fût-
ce à des goujats! Pieuse comme je l'étais avant de connaître
Esteban, qui m'avait arraché Dieu de la poitrine pour s'y mettre à
la place, je me levais souvent la nuit sans mes femmes, pour faire
mes oraisons à la Vierge noire de la chapelle. C'est de là qu'une
nuit je me sauvai et gagnai audacieusement les gorges des Sierras.
J'emportai tout ce que je pus de mes bijoux et de l'argent de ma
cassette. Je me cachai quelque temps chez des paysans qui me
conduisirent à la frontière. Je vins à Paris. Je m'y attelai, sans
peur, à cette vengeance qui est ma vie. J'en suis tellement
assoiffée, de cette fureur de me venger, que parfois j'ai pensé à
affoler de moi quelque jeune homme énergique et à le pousser vers
le duc pour lui apprendre mon ignominie; mais j'ai fini toujours
par étouffer cette pensée, car ce n'est pas quelques pieds
d'ordure que je veux élever sur son nom et sur ma mémoire: c'est
toute une pyramide de fumier! Plus je serai tard vengée, mieux je
serai vengée...»

Elle s'arrêta. De livide, elle était devenue pourpre. La sueur lui
découlait des tempes. Elle s'enrouait. Etait-ce le croup de la
honte?... Elle saisit fébrilement une carafe sur la commode, et se
versa un énorme verre d'eau qu'elle lampa.

«Cela est dur à passer, la honte! -- dit-elle; mais il faut
qu'elle passe! J'en ai assez avalé depuis trois mois, pour qu'elle
puisse passer!

-- Il y a donc trois mois que ceci dure? -- (il n'osait plus dire
quoi) fit Tressignies, avec un vague plus sinistre que la
précision.

-- Oui, -- dit-elle, -- trois mois. Mais qu'est-ce que trois mois?
-- ajouta-t-elle. -- Il faudra du temps pour cuire et recuire ce
plat de vengeance que je lui cuisine, et qui lui paiera son refus
du coeur d'Esteban qu'il n'a pas voulu me faire manger...»

Elle dit cela avec une passion atroce et une mélancolie sauvage.
Tressignies ne se doutait pas qu'il pût y avoir dans une femme un
pareil mélange d'amour idolâtre et de cruauté. Jamais on n'avait
regardé avec une attention plus concentrée une oeuvre d'art qu'il
ne regardait cette singulière et toute-puissante artiste en
vengeance, qui se dressait alors devant lui... Mais quelque chose,
qu'il était étonné d'éprouver, se mêlait à sa contemplation
d'observateur. Lui qui croyait en avoir fini avec les sentiments
involontaires et dont la réflexion, au rire terrible, mordait
toujours les sensations, comme j'ai vu des charretiers mordre
leurs chevaux pour les faire obéir, sentait que dans l'atmosphère
de cette femme il respirait un air dangereux. Cette chambre,
pleine de tant de passion physique et barbare, asphyxiait ce
civilisé. Il avait besoin d'une gorgée d'air et il pensait à s'en
aller, dût-il revenir.

Elle crut qu'il partait. Mais elle avait encore des côtés à lui
faire voir dans son chef-d'oeuvre.

«-- Et cela? -- fit-elle, avec un dédain et un geste retrouvé de
duchesse, en lui montrant du doigt la coupe de verre bleu qu'il
avait remplie d'or.

-- Reprenez cet argent, -- dit-elle. -- Qui sait? Je suis peut-
être plus riche que vous. L'or n'entre pas ici. Je n'en accepte de
personne. Et, avec la fierté d'une bassesse qui était sa
vengeance, elle ajouta: "je ne suis qu'une fille à cent sous." «

Le mot fut dit comme il était pensé. Ce fut le dernier trait de ce
sublime à la renverse, de ce sublime infernal dont elle venait de
lui étaler le spectacle, et dont certainement le grand Corneille,
au fond de son âme tragique, ne se doutait pas! Le dégoût de ce
dernier mot donna à Tressignies la force de s'en aller. Il rafla
les pièces d'or de la coupe et n'y laissa que ce qu'elle
demandait. "Puisqu'elle le veut! dit-il, je pèserai sur le
poignard qu'elle s'enfonce, et j'y mettrai aussi ma tache de boue,
puisque c'est de boue qu'elle a soif." Et il sortit dans une
agitation extrême. Les candélabres inondaient toujours de leur
lumière cette porte, si commune d'aspect, par laquelle il était
déjà passé. Il comprit pourquoi étaient plantées là ces torchères,
quand il regarda la carte collée sur la porte, comme l'enseigne de
cette boutique de chair. Il y avait sur cette carte en grandes
lettres:

LA DUCHESSE D'ARCOS
DE SIERRA-LEONE

Et, au-dessous, un mot ignoble pour dire le métier qu'elle
faisait.

Tressignies rentra chez lui, ce soir-là, après cette incroyable
aventure, dans une situation si troublée qu'il en était presque
honteux. Les imbéciles -- c'est-à-dire à peu près tout le monde --
croient que rajeunir serait une invention charmante de la nature
humaine; mais ceux qui connaissent la vie savent mieux le profit
que ce serait. Tressignies se dit avec effroi qu'il allait peut-
être se retrouver trop jeune... et voilà pourquoi il se promit de
ne plus mettre le pied chez la duchesse, malgré l'intérêt, ou
plutôt à cause de l'intérêt que cette femme inouïe lui infligeait.
«Pourquoi, se dit-il, retourner dans ce lieu malsain d'infection,
au fond duquel une créature de haute origine s'est volontairement
précipitée? Elle m'a conté toute sa vie, et je peux imaginer sans
effort les détails, qui ne peuvent changer, de cette horrible vie
de chaque jour.» Telle fut la résolution de Tressignies, prise
énergiquement au coin du feu, dans la solitude de sa chambre. Il
s'y calfeutra quelque temps contre les choses et les distractions
du dehors, tête à tête avec les impressions et les souvenirs d'une
soirée que son esprit ne pouvait s'empêcher de savourer, comme un
poème étrange et tout-puissant auquel il n'avait rien lu de
comparable, ni dans Byron, ni dans Shakespeare, ses deux poètes
favoris. Aussi passa-t-il bien des heures, accoudé aux bras de son
fauteuil, à feuilleter rêveusement en lui les pages toujours
ouvertes de ce poème d'une hideuse énergie. Ce fut là un lotus qui
lui fit oublier les salons de Paris, -- sa patrie. Il lui fallut
même le coup de collier de sa volonté pour y retourner. Les
irréprochables duchesses qu'il y retrouva lui semblèrent manquer
un peu d'accent... Quoiqu'il ne fût pas une bégueule, ce
Tressignies, ni ses amis non plus, il ne leur dit pas un seul mot
de son aventure, par un sentiment de délicatesse qu'il traitait
d'absurde, car la duchesse ne lui avait-elle pas demandé de
raconter à tout venant son histoire, et de la faire rayonner aussi
loin qu'il pourrait la faire rayonner?... Il la garda pour lui, au
contraire. Il la mit et la scella dans le coin le plus mystérieux
de son être, comme on bouche un flacon de parfum très rare, dont
on perdrait quelque chose en le faisant respirer. Chose étonnante,
avec la nature d'un homme comme lui! ni au Café de Paris, ni au
cercle, ni à l'orchestre des théâtres, ni nulle part où les hommes
se rencontrent seuls et se disent tout, il n'aborda jamais un de
ses amis sans avoir peur de lui entendre raconter, comme lui étant
arrivée, l'aventure qui était la sienne; et, cette chose qui
pouvait arriver faisait surgir en lui une perspective qui, dans
les dix premières minutes d'une conversation, lui causait un léger
tremblement. Nonobstant, il se tint parole, et non seulement il ne
retourna pas rue Basse-du-Rempart, mais au boulevard. Il ne
s'appuya plus, comme le faisaient les autres gants jaunes, les
lions du temps, contre la balustrade de Tortoni. «Si je revoyais
flotter sa diable de robe jaune, se disait-il, je serais peut-être
encore assez bête pour la suivre.» Toutes les robes jaunes qu'il
rencontrait le faisaient rêver... Il aimait à présent les robes
jaunes, qu'il avait toujours détestées. «Elle m'a dépravé le
goût», se disait-il, et c'est ainsi que le dandy se moquait de
l'homme. Mais ce que Mme de Staël, qui les connaissait, appelle
quelque part les pensées du Démon, était plus fort que l'homme et
que le dandy. Tressignies devint sombre. C'était dans le monde un
homme d'un esprit animé, dont la gaîté était aimable et redoutable
-- ce qu'il faut que toute gaîté soit dans ce monde, qui vous
mépriserait si, tout en l'amusant, vous ne le faisiez pas trembler
un peu. Il ne causa plus avec le même entrain... «Est-il
amoureux?» disaient les commères. La vieille marquise de
Clérembault, qui croyait qu'il en voulait à sa petite-fille,
sortie tout chaud du Sacré-Coeur et romanesque comme on l'était
alors, lui disait avec humeur: «Je ne puis plus vous sentir quand
vous prenez vos airs d'Hamlet.» De sombre, il passa souffrant. Son
teint se plomba. «Qu'a donc M. de Tressignies?» disait-on, et on
allait peut-être lui découvrir le cancer à l'estomac de Bonaparte
dans la poitrine, quand, un beau jour, il supprima toutes les
questions et inquisitions sur sa personne en bouclant sa malle en
deux temps, comme un officier, et en disparaissant comme par un
trou.

Où allait-il? Qui s'en occupa? Il resta plus d'un an parti, puis
il revint à Paris, reprendre le brancard de sa vie de mondain. Il
était un soir chez l'ambassadeur d'Espagne, où, ce soir-là, par
parenthèse, le monde le plus étincelant de Paris fourmillait... Il
était tard. On allait souper. La cohue du buffet vidait les
salons. Quelques hommes, dans le salon de jeu, s'attardaient à un
whist obstiné. Tout à coup, le partner de Tressignies, qui
tournait les pages d'un petit portefeuille d'écaille sur lequel il
écrivait les paris qu'on faisait à chaque rob, y vit quelque chose
qui lui fit faire le «Ah!» qu'on fait quand on retrouve ce qu'on
oubliait.

«-- Monsieur l'ambassadeur d'Espagne, -- dit-il au maître de la
maison, qui, les mains derrière son dos, regardait jouer, -- y a-
t-il encore des Sierra-Leone à Madrid?

-- Certes, s'il y en a! fit l'ambassadeur. -- D'abord, il y a le
duc, qui est de pair avec tout ce qu'il y a de plus élevé parmi
les Grandesses.

-- Qu'est donc cette duchesse de Sierra-Leone qui vient de mourir
à Paris, et qu'est-elle au duc? -- reprit alors l'interlocuteur.

-- Elle ne pourrait être que sa femme, répondit tranquillement
l'ambassadeur. Mais, il y a presque deux ans que la duchesse est
comme si elle était morte. Elle a disparu, sans qu'on sache
pourquoi ni comment elle a disparu: -- la vérité est un profond
mystère! Figurez-vous bien que l'imposante duchesse d'Arcos de
Sierra-Leone n'était pas une femme de ce temps-ci, une de ces
femmes à folies, qu'un amant enlève. C'était une femme aussi
hautaine pour le moins que le duc son mari, qui est bien le plus
orgueilleux des Ricos hombres de toute l'Espagne. De plus, elle
était pieuse, pieuse d'une piété quasi monastique. Elle n'a jamais
vécu qu'à Sierra-Leone, un désert de marbre rouge, où les aigles,
s'il y en a, doivent tomber asphyxiés d'ennui de leurs pics! Un
jour, elle en a disparu, et jamais on n'a pu retrouver sa trace.
Depuis ce temps-là, le duc, un homme du temps de Charles-Quint, à
qui personne n'a jamais osé poser la moindre question, est venu
habiter Madrid, et n'y a pas plus parlé de sa femme et de sa
disparition que si elle n'avait jamais existé. C'était, en son
nom, une Turre-Cremata, la dernière des Turre-Cremata, de la
branche d'Italie.

-- C'est bien cela, -- interrompit le joueur, Et il regarda ce
qu'il avait écrit sur un des feuillets de son calepin d'écaille. -
- Eh bien! -- ajouta-t-il solennellement, -- monsieur
l'ambassadeur d'Espagne, j'ai l'honneur d'annoncer à Votre
Excellence que la duchesse de Sierra-Leone a été enterrée ce
matin, et, ce dont assurément vous ne vous douteriez jamais,
qu'elle a été enterrée à l'église de la Salpêtrière, comme une
pensionnaire de l'établissement!»

À ces paroles, les joueurs tournèrent le nez à leurs cartes et les
plaquèrent devant eux sur la table, regardant tour à tour,
effarés, celui-là qui parlait et l'ambassadeur.

-- Mais oui! -- dit le joueur, qui faisait son effet, cette chose
délicieuse en France! -- Je passais par là, ce matin, et j'ai
entendu le long des murs de l'église un si majestueux tonnerre de
musique religieuse, que je suis entré dans cette église, peu
accoutumée à de pareilles fêtes... et que je suis tombé de mon
haut, en passant par le portail, drapé de noir et semé d'armoiries
à double écusson, de voir dans le choeur le plus resplendissant
catafalque. L'église était à peu près vide. Il y avait au banc des
pauvres quelques mendiants, et çà et là quelques femmes, de ces
horribles lépreuses de l'hôpital qui est à côté, du moins de
celles-là qui ne sont pas tout à fait folles et qui peuvent encore
se tenir debout. Surpris d'un pareil personnel auprès d'un pareil
catafalque, je m'en suis approché, et j'ai lu, en grosses lettres
d'argent sur fond noir, cette inscription que j'ai, ma foi!
copiée, de surprise et pour ne pas l'oublier:

CI-GIT
SANZIA-FLORINDA-CONCEPTION
DE TURRE-CREMATA,
DUCHESSE D'ARCOS DE SIERRA-LEONE
FILLE REPENTIE,
MORTE À LA SALPETRIERE, LE...
REQUIESCAT IN PACE!

Les joueurs ne songeaient plus à la partie. Quant à l'ambassadeur,
quoiqu'un diplomate ne doive pas plus être étonné qu'un officier
ne doive avoir peur, il sentit que son étonnement pouvait le
compromettre:

-- Et vous n'avez pas pris de renseignements?... -- fit-il, comme
s'il eût parlé à un de ses inférieurs.

-- À personne, Excellence, -- répondit le joueur. -- Il n'y avait
que des pauvres; et les prêtres, qui peut-être auraient pu me
renseigner, chantaient l'office. D'ailleurs, je me suis souvenu
que j'aurais l'honneur de vous voir ce soir.

-- Je les aurai demain, fit l'ambassadeur. Et la partie s'acheva,
mais coupée d'interjections, et chacun si préoccupé de sa pensée,
que tout le monde fit des fautes parmi ces forts whisteurs, et que
personne ne s'aperçut de la pâleur de Tressignies, qui saisit son
chapeau et sortit, sans prendre congé de personne.

Le lendemain, il était de bonne heure à la Salpêtrière. Il demanda
le chapelain, -- un vieux bonhomme de prêtre, -- lequel lui donna
tous les renseignements qu'il lui demanda sur le n° 119 qu'était
devenue la duchesse d'Arcos de Sierra-Leone. La malheureuse était
venue s'abattre où elle avait prévu qu'elle s'abattrait... À ce
jeu terrible qu'elle avait joué, elle avait gagné la plus
effroyable des maladies. En peu de mois, dit le vieux prêtre, elle
s'était cariée jusqu'aux os... Un de ses yeux avait sauté un jour
brusquement de son orbite et était tombé à ses pieds comme un gros
sou... L'autre s'était liquéfié et fondu... Elle était morte --
mais stoïquement -- dans d'intolérables tortures... Riche d'argent
encore et de ses bijoux, elle avait tout légué aux malades, comme
elle, de la maison qui l'avait accueillie, et prescrit de
solennelles funérailles. «Seulement, pour se punir de ses
désordres, -- dit le vieux prêtre, qui n'avait rien compris du
tout à cette femme-là, -- elle avait exigé, par pénitence et par
humilité, qu'on mît après ses titres, sur son cercueil et sur son
tombeau, qu'elle était une FILLE... REPENTIE.»

-- Et encore, ajouta le vieux chapelain, dupe de la confession
d'une pareille femme, par humilité, elle ne voulait pas qu'on mît
«repentie».

Tressignies se prit à sourire amèrement du brave prêtre, mais il
respecta l'illusion de cette âme naïve.

Car il savait, lui, qu'elle ne se repentait pas, et que cette
touchante humilité était encore, après la mort, de la vengeance!





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https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***