Project Gutenberg's Lettres écrites de Lausanne, by Madame de Charrière This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Lettres écrites de Lausanne Author: Madame de Charrière Release Date: October 7, 2008 [EBook #26818] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE *** Produced by Daniel Fromont [Transcriber's note: Madame de Charrière (Isabelle-Agnès-Elisabeth Van Tuyll van Serooskerken dite Belle van Zuylen) (1740-1805), _Lettres écrites de Lausanne_ (1785) et _Caliste ou suite des lettres écrites de Lausanne_ (1787), édition en un volume de 1907. L'orthographe de l'édition suisse de 1907 est conservée.] LETTRES écrites de Lausanne HISTOIRE DE CECILE CALISTE PAR MME DE CHARRIERE AVEC UNE PREFACE DE PHILIPPE GODET GENEVE CHEZ A. JULLIEN, EDITEUR Au Bourg-de-Four, 32 1907 IMPRIMERIE DU JOURNAL DE GENEVE (...) _A Madame la Marquise de S....._ MADAME, _Si au lieu d'un mélange de passion et de raison, de faiblesse et de vertu, tel qu'on le trouve ordinairement dans la société, ces lettres ne peignaient que des vertus pures telles qu'on les voit en vous, l'Editeur eût osé les parer de votre nom, et vous en faire hautement l'hommage._ LETTRES ECRITES DE LAUSANNE PREMIERE PARTIE PREMIERE LETTRE Le 30 Novembre 1784. Combien vous avez tort de vous plaindre! Un gendre d'un mérite médiocre, mais que votre fille a épousé sans répugnance; un établissement que vous-même regardez comme avantageux, mais sur lequel vous avez été à peine consultée! Qu'est-ce que cela fait? que vous importe? Votre mari, ses parents et des convenances de fortune ont tout fait. Tant mieux. Si votre fille est heureuse, en serez-vous moins sensible à son bonheur? Si elle est malheureuse, ne sera-ce pas un chagrin de moins que de n'avoir pas fait son sort? Que vous êtes romanesque! Votre gendre est médiocre; mais votre fille est-elle d'un caractère ou d'un esprit si distingué? On la sépare de vous; aviez-vous tant de plaisir à l'avoir auprès de vous? Elle vivra à Paris; est-elle fâchée d'y vivre? Malgré vos déclamations sur les dangers, sur les séductions, les illusions, le prestige, le délire, etc., seriez-vous fâchée d'y vivre vous-même? Vous êtes encore belle, vous serez toujours aimable; je suis bien trompée, ou vous iriez de grand coeur vous charger des _chaînes de la Cour_, si elles vous étaient offertes. Je crois qu'elle vous seront offertes. A l'occasion de ce mariage on parlera de vous, et l'on sentira ce qu'il y aurait à gagner pour la princesse qui attacherait à son service une femme de votre mérite, sage sans pruderie, également sincère et polie, modeste quoique remplie de talents. Mais voyons si cela est bien vrai. J'ai toujours trouvé que cette sorte de mérite n'existe que sur le papier, où les mots ne se battent jamais, quelque contradiction qu'il y ait entr'eux. Sage et point prude! Il est sûr que vous n'êtes point prude: je vous ai toujours vue fort sage; mais vous ai-je toujours vue? M'avez-vous fait l'histoire de tous les instants de votre vie? Une femme parfaitement sage serait prude; je le crois du moins. Mais passons là-dessus. Sincère et polie! Vous n'êtes pas aussi sincère qu'il serait possible de l'être, parce que vous êtes polie; ni parfaitement polie, parce que vous êtes sincère; et vous n'êtes l'un et l'autre à la fois, que parce que vous êtes médiocrement l'un et l'autre. En voilà assez; ce n'est pas vous que j'épilogue; j'avais besoin de me dégonfler sur ce chapitre. Les tuteurs de ma fille me tourmentent quelquefois sur son éducation; ils me disent et m'écrivent qu'une jeune fille doit acquérir les connaissances qui plaisent dans le monde, sans se soucier d'y plaire. Et où diantre prendra-t-elle de la patience et de l'application pour ses leçons de clavecin si le succès lui en est indifférent? On veut qu'elle soit à la fois franche et réservée. Qu'est-ce que cela veut dire? On veut qu'elle craigne le blâme sans désirer la louange? On applaudit à toute ma tendresse pour elle; mais on voudrait que je fusse moins continuellement occupée à lui éviter des peines et à lui procurer du plaisir. Voilà comme, avec des mots qui se laissent mettre à côté les uns des autres, on fabrique des caractères, des législations, des éducations et des bonheurs domestiques impossibles. Avec cela on tourmente les femmes, les mères, les jeunes filles, tous les imbéciles qui se laissent moraliser. Revenons à vous, qui êtes aussi sincère et aussi polie qu'il est besoin de l'être; à vous, qui êtes charmante; à vous, que j'aime tendrement. Le marquis de *** m'a dit l'autre jour qu'il était presque sûr qu'on vous tirerait de votre province. Eh bien! laissez-vous placer à la Cour, sans vous plaindre de ce qu'exige de vous votre famille. Laissez-vous gouverner par les circonstances, et trouvez-vous heureuse qu'il y ait pour vous des circonstances qui gouvernent, des parents qui exigent, un père qui marie sa fille, une fille peu sensible et peu réfléchissante qui se laisse marier. Que ne suis-je à votre place! Combien, en voyant votre sort, ne suis-je pas tentée de blâmer le zèle religieux de mon grand-père! Si, comme son frère, il avait consenti à aller à la messe, je ne sais s'il s'en trouverait aussi bien dans l'autre monde; mais moi, il me semble que je m'en trouverais mieux dans celui-ci. Ma romanesque cousine se plaint; il me semble qu'à sa place je ne me plaindrais pas. Aujourd'hui je me plains; je me trouve quelquefois très à plaindre. Ma pauvre Cécile, que deviendra-t-elle? Elle a dix-sept ans depuis le printemps dernier. Il a bien fallu la mener dans le monde pour lui montrer le monde, la faire voir aux jeunes hommes qui pourraient penser à elle... Penser à elle! Quelle ridicule expression dans cette occasion-ci! Qui penserait à une fille dont la mère est encore jeune, et qui pourra avoir après la mort de cette mère vingt-six mille francs de ce pays! cela fait environ trente-huit mille livres de France. Nous avons de rente, ma fille et moi, quinze cents francs de France. Vous voyez bien que, si on l'épouse, ce ne sera pas pour avoir pensé, mais pour l'avoir vue. Il faut donc la montrer; il faut aussi la divertir, la laisser danser. Il ne faut pourtant pas la trop montrer, de peur que les yeux ne se lassent; ni la trop divertir, de peur qu'elle ne puisse plus s'en passer, de peur aussi que ses tuteurs ne me grondent, de peur que les mères des autres ne disent: C'est bien mal entendu! Elle est si peu riche! Que de temps perdu à s'habiller, sans compter le temps où l'on est dans le monde! Et puis cette parure, toute modeste qu'elle est, ne laisse pas de coûter: les gazes, les rubans, etc.; car rien n'est si exact, si long, si détaillé que la critique des femmes. Il ne faut pas non plus la laisser trop danser; la danse l'échauffe et ne lui sied pas bien: ses cheveux, médiocrement bien arrangés par elle et par moi, lui donnent en se dérangeant un air de rudesse; elle est trop rouge, et le lendemain elle a mal à la tête ou un saignement de nez; mais elle aime la danse avec passion: elle est assez grande, bien faite, agile, elle a l'oreille parfaite; l'empêcher de danser serait empêcher un daim de courir. Je viens de vous dire comment est ma fille pour la taille; je vais vous dire ce qu'elle est pour le reste. Figurez-vous un joli front, un joli nez, des yeux noirs un peu enfoncés ou plutôt couverts, pas bien grands, mais brillants et doux; les lèvres un peu grosses et très vermeilles, les dents saines, une belle peau de brune, le teint très animé, un cou qui grossit malgré tous les soins que je me donne, une gorge qui serait belle si elle était plus blanche, le pied et la main passables; voilà Cécile. Si vous connaissiez madame R***, ou les belles paysannes du Pays-de-Vaud, je pourrais vous en donner une idée plus juste. Voulez vous savoir ce qu'annonce l'ensemble de cette figure? Je vous dirai que c'est la santé, la bonté, la gaieté, la susceptibilité d'amour et d'amitié, la simplicité de coeur et la droiture d'esprit, et non l'extrême élégance, délicatesse, finesse, noblesse. C'est une belle et bonne fille que ma fille. Adieu, vous m'allez demander mille choses sur son compte, et pourquoi j'ai dit: _Pauvre Cécile! que deviendra-t-elle?_ Eh bien! demandez; j'ai besoin d'en parler, et je n'ai personne ici à qui je puisse en parler. LETTRE II Eh bien, oui. Un joli jeune homme savoyard habillé en fille. C'est assez cela. Mais n'oubliez pas, pour vous la figurer aussi jolie qu'elle est, une certaine transparence dans le teint, je ne sais quoi de satiné, de brillant que lui donne souvent une légère transpiration: c'est le contraire du mat, du terne, c'est le satiné de la fleur rouge des pois odoriférants. Voilà bien à présent ma Cécile. Si vous ne la reconnaissiez pas en la rencontrant dans la rue, ce serait votre faute. Pourquoi, dites-vous, un gros cou? C'est une maladie de ce pays, un épaississement de la lymphe, un engorgement dans les glandes, dont on n'a pu rendre raison jusqu'ici. On l'a attribué longtemps aux eaux trop froides, ou charriant du tuf; mais Cécile n'a jamais bu que de l'eau panée, ou des eaux minérales. Il faut que cela vienne de l'air: peut-être du souffle froid de certains vents, qui font cesser quelquefois tout-à-coup la grande chaleur. On n'a point de goîtres sur les montagnes; mais, à mesure que les vallées sont plus étroites et plus profondes, on en voit davantage et de plus gros. Ils abondent surtout dans les endroits où l'on voit le plus d'imbéciles et d'écrouelleux. On y a trouvé des remèdes, mais point encore de préservatifs, et il ne me paraît pas décidé que les remèdes emportent entièrement le mal et soient sans inconvénient pour la santé. Je redoublerai de soin pour que Cécile soit toujours garantie du froid de l'air du soir, et je ne ferai pas autre chose; mais je voudrais que le Souverain promît des prix à ceux qui découvriraient la nature de cette difformité, et qui indiqueraient les meilleurs moyens de s'en préserver. Vous me demandez comment il arrive qu'on se marie quand on n'a à mettre ensemble que trente-huit mille francs, et vous êtes étonnée qu'étant fille unique je ne sois pas plus riche. La question est étrange. On se marie, parce qu'on est un homme et une femme, et qu'on se plaît; mais laissons cela, je vous ferai l'histoire de ma fortune. Mon grand-père, comme vous le savez, vint du Languedoc avec rien; il vécut d'une pension que lui faisait le vôtre, et d'une autre qu'il recevait de la Cour d'Angleterre. Toutes deux cessèrent à sa mort. Mon père fut capitaine au service de Hollande. Il vivait de sa paye et de la dot de ma mère, qui fut de six mille francs. Ma mère, pour le dire en passant, était d'une famille bourgeoise de cette ville, mais si jolie et si aimable, que mon père ne se trouva jamais pauvre ni mal assorti avec elle; et elle en fut si tendrement aimée, qu'elle mourut de chagrin de sa mort. C'est à elle, non à moi ni à son père, que Cécile ressemble. Puisse-t-elle avoir une vie aussi heureuse, mais plus longue! Puisse même son sort être aussi heureux, dût sa carrière n'être pas plus longue! Les six mille francs de ma mère ont été tout mon bien. Mon mari avait quatre frères. Son père donna à chacun d'eux dix mille francs quand ils eurent vingt-cinq ans: il en a laissé encore dix mille aux quatre cadets; le reste à l'aîné avec une terre estimée quatre-vingt mille francs. C'était un homme riche pour ce pays-ci, et qui l'aurait été dans votre province; mais quand on a cinq fils, et qu'ils ne peuvent devenir ni prêtres ni commerçants, c'est beaucoup de laisser à tous de quoi vivre. La rente de nos vingt-six ou trente-huit mille francs suffit pour nous donner toutes les jouissances que nous désirons; mais vous voyez qu'on n'épousera pas Cécile pour sa fortune. Il n'a pourtant tenu qu'à moi de la marier... Non, il n'a pas tenu à moi; je n'aurais pu m'y résoudre, et elle-même n'aurait pas voulu. Il s'agissait d'un jeune ministre son parent du côté de ma mère, d'un petit homme pâle et maigre, choyé, chauffé, caressé par toute sa famille. On le croit, pour quelques mauvais vers, pour quelques froides déclamations, le premier littérateur, le premier génie, le premier orateur de l'Europe. Nous fûmes chez ses parents, ma fille et moi, il y a environ six semaines. Un jeune lord et son gouverneur, qui sont en pension dans cette maison, passèrent la soirée avec nous. Après le goûté, on fit des jeux d'esprit; ensuite on joua à colin-maillard, ensuite au loto. Le jeune Anglais est en homme ce que ma fille est en femme, c'est un aussi joli villageois anglais que Cécile est une belle villageoise du Pays-de-Vaud. Il ne brilla pas aux jeux d'esprit, mais Cécile eut bien plus d'indulgence pour son mauvais français que pour le fade bel esprit de son cousin, ou, pour mieux dire, elle ne prit point garde à celui-ci; elle s'était faite la gouvernante et l'interprète de l'autre. A colin-maillard vous jugez bien qu'il n'y eut point de comparaison entre leur adresse; au loto, l'un était économe et attentif, l'autre distrait et magnifique. Quand il fut question de s'en aller: _Jeannot_, dit la mère, _tu ramèneras la Cécile; mais il fait froid, mets ta redingote, boutonne-la bien_. La tante lui apporta des galoches. Pendant qu'il se boutonnait comme un porte-manteau, et semblait se préparer à un voyage de long cours, le jeune Anglais monte l'escalier quatre à quatre, revient comme un trait avec son chapeau, et offre la main à Cécile. Je ne pus pas m'empêcher de rire, et je dis au cousin qu'il pouvait se désemmaillotter. Si auparavant son sort auprès de Cécile eût été douteux, ce moment le décidait. Quoiqu'il soit fils unique de riches parents, et qu'il doive hériter de cinq ou six tantes, Cécile n'épousera pas son cousin le ministre; ce serait Agnès et le corps mort: mais, au lieu de ressusciter, il pourrait devenir plus mort. Ce corps mort a un ami très vivant, ministre aussi, qui est devenu amoureux de Cécile pour l'avoir vue deux ou trois fois chez la mère de son ami. C'est un jeune homme de la vallée du lac de Joux, beau, blond, robuste, qui fait fort bien dix lieues par jour, qui chasse plus qu'il n'étudie, et qui va tous les dimanches prêcher à son annexe, à une lieue de chez lui; en été sans parasol, et en hiver sans redingote ni galoches: il porterait au besoin son pédant petit ami sur le bras. Si ce mari convenait à ma fille, j'irais de grand coeur vivre avec eux dans une cure de montagne; mais il n'a que sa paye de ministre pour toute fortune, et ce n'est pas même la plus grande difficulté: je crains la finesse montagnarde, et Cécile s'en accommoderait moins que toute autre femme; d'ailleurs mes beaux-frères, ses tuteurs, ne consentiraient jamais à une pareille alliance; et moi-même je n'y consentirais qu'avec peine. La noblesse, dans ce pays-ci, n'est bonne à rien du tout, ne donne aucun privilège, aucun droit, aucune exemption; mais si cela la rend plus ridicule chez ceux qui ont de la disposition à l'être, cela la rend plus aimable et plus précieuse chez un petit nombre d'autres. J'avoue que j'ai ces autres dans la tête plutôt que je ne les connais. J'imagine des gens qui ne pensent devenir ni chanoines, ni chevaliers de Malte, et qui paient tous les impôts, mais qui se sentent plus obligés que d'autres à être braves, désintéressés, fidèles à leur parole; qui ne voient point de possibilité pour eux à commettre une action lâche; qui croient avoir reçu de leurs ancêtres, et devoir remettre à leurs enfants, une certaine fleur d'honneur qui est à la vertu ce qu'est l'élégance des mouvements, ce qu'est la grâce, à la force et à la beauté; qui conservent ce vernis avec d'autant plus de soin qu'il est moins définissable, et qu'eux-mêmes ne savent pas bien ce qu'il pourrait supporter sans être détruit ou flétri. C'est ainsi que l'on conserve une fleur délicate, un vase précieux. C'est ainsi qu'un ami bien ami ne donne rien au hasard quand il s'agit de son ami, qu'une femme ou une maîtresse bien fidèle veille même sur ses pensées. Adieu, je vais m'amuser à rêver aux belles délicates choses que je viens de vous dire. Je souhaite qu'elles vous fassent aussi rêver agréablement. P.-S. Peut-être ce que j'ai dit est-il vieux comme le monde, et je le trouve même de nature à n'être pas neuf: mais n'importe; j'y ai pris tant de plaisir, que j'ai peine à ne pas revenir sur la même idée, et à ne pas vous la détailler davantage. Ce privilège de la noblesse, qui ne consisterait précisément que dans une obligation de plus, et plus stricte et plus intimement sentie; qui parlerait au jeune homme plus haut que sa conscience, et le rendrait scrupuleux malgré sa fougue; au vieillard, et lui donnerait du courage malgré sa faiblesse: ce privilège, dis-je, m'enchante, m'attache et me séduit. Je ne puis souffrir que cette classe, idéale peut-être, de la société, soit négligée par le Souverain, qu'on la laisse oubliée dans l'oisiveté et dans la misère; car si elle s'enrichit par un mariage d'argent, par le commerce, par des spéculations de finance, ce n'est plus cela: la noblesse devient roturière, ou, pour parler plus juste, ma chimère s'évanouit. LETTRE III Si j'étais roi, je ne sais pas si je serais juste, quoique je voulusse l'être; mais voici assurément ce que je ferais. Je ferais un dénombrement bien exact de toute la noblesse chapitrale de mon pays. Je donnerais à ces nobles quelque distinction peu brillante, mais bien marquée, et je n'introduirais personne dans cette classe d'élite. Je me chargerais de leurs enfants quand ils en auraient plus de trois. J'assignerais une pension à tous les chefs de famille quand ils seraient tombés dans la misère, comme le roi d'Angleterre en donne une aux pairs _en décadence_. Je formerais une seconde classe des officiers qui seraient parvenus à certains grades, de leurs enfants, de ceux qui auraient occupé certains emplois, etc. Dans chaque province cette classe serait libre de s'agréger tel ou tel homme qui se serait distingué par quelque bonne action, un gentilhomme étranger, un riche négociant, l'auteur de quelque invention utile. Le peuple se nommerait des représentants, et ce serait un troisième ordre dans la nation; celui-ci ne serait pas héréditaire. Chacun des trois aurait certaines distinctions et le soin de certaines choses, outre les charges qu'on donnerait aux individus indistinctement avec le reste de mes sujets. On choisirait dans les trois classes des députés qui, réunis, seraient le conseil de la nation; ils habiteraient la capitale. Je les consulterais sur tout. Ces conseillers seraient à vie: ils auraient tous le pas devant le corps de la noblesse. Chacun d'eux se nommerait un successeur, qui ne pourrait être un fils, un gendre, ni un neveu; mais cette nomination aurait besoin d'être examinée et confirmée par le Souverain et par le conseil. Leurs enfants entreraient de droit dans la classe noble. Les familles qui viendraient à s'éteindre se trouveraient ainsi remplacées. Tout homme, en se mariant, entrerait dans la classe de sa femme, et ses enfants en seraient comme lui. Cette disposition aurait trois motifs. D'abord les enfants sont encore plus certainement de la femme que du mari. En second lieu, la première éducation, les préjugés, on les tient plus de sa mère que de son père. En troisième lieu, je croirais, par cet arrangement, augmenter l'émulation chez les hommes, et faciliter le mariage pour les filles qu'on peut supposer les mieux élevées et les moins riches des filles épousables d'un pays. Vous voyez bien que, dans ce superbe arrangement politique, ma Cécile n'est pas oubliée. Je suis partie d'elle; je reviens à elle. Je la suppose appartenant à la première classe: belle, bien élevée et bonne comme elle est, je vois à ses pieds tous les jeunes hommes de sa propre classe, qui ne voudraient pas déchoir, et ceux d'une classe inférieure, qui auraient l'ambition de s'élever. Réellement, il n'y aurait que cet ennoblissement qui pût me plaire. Je hais tous les autres, parce qu'un souverain ne peut donner avec des titres ce préjugé de noblesse, ce sentiment de noblesse qui me paraît être l'unique avantage de la noblesse. Supposé qu'ici l'homme ne l'acquît pas en se mariant, les enfants le prendraient de leur mère. Voilà bien assez de politique ou de rêverie. Outre les deux hommes dont je vous ai parlé, Cécile a encore un amant dans la classe bourgeoise; mais il la ferait plutôt tomber avec lui qu'il ne s'élèverait avec elle. Il se bat, s'enivre et voit des filles comme les nobles allemands et quelques jeunes seigneurs anglais qu'il fréquente: il est d'ailleurs bien fait et assez aimable; mais ses moeurs m'effraieraient. Son oisiveté ennuie Cécile; et quoiqu'il ait du bien, à force d'imiter ceux qui en ont plus que lui, il pourra dans peu se trouver ruiné. Il y en a bien encore un autre. C'est un jeune homme sage, doux, aimable, qui a des talents et qui s'est voué au commerce. Ailleurs il pourrait y faire quelque chose, mais ici cela ne se peut pas. Si ma fille avait de la prédilection pour lui, et que ses oncles n'y missent pas obstacle, je consentirais à aller vivre avec eux à Genève, à Lyon, à Paris, partout où ils voudraient; mais le jeune homme n'aime peut-être pas assez Cécile pour quitter son sol natal, le plus agréable en effet qui existe, la vue de notre beau lac et sa riante rive. Vous voyez, ma chère amie, que, dans ces quatre amants, il n'y a pas un mari. Ce n'en est pas un non plus que je pusse proposer à Cécile, qu'un certain cousin fort noble, fort borné, qui habite un triste château où l'on ne lit, de père en fils, que la Bible et la gazette. Et le jeune lord? direz-vous. Que j'aurais de choses à vous répondre! Je les garde pour une autre lettre. Ma fille me presse d'aller faire un tour de promenade avec elle. Adieu. LETTRE IV Il y a huit jours que ma cousine (la mère du petit théologien) étant malade, nous allâmes lui tenir compagnie ma fille et moi. Le jeune lord, l'ayant appris, renonça à un pique-nique que faisaient ce jour-là tous les Anglais qui sont à Lausanne, et vint demander à être reçu chez ma cousine. Hors les heures des repas, on ne l'y avait pas vu depuis le soir des galoches. Il fut reçu d'abord un peu froidement; mais il marcha si discrètement sur la pointe des pieds, parla si bas, fut officieux de si bonne grâce, il apporta si joliment sa grammaire française à Cécile pour qu'elle lui apprît à prononcer, à dire les mots précisément comme elle, que ma cousine et ses soeurs se radoucirent bientôt; mais tout cela déplut au fils de la maison à proportion de ce que cela plaisait au reste de la compagnie, et il en a conservé une telle rancune, qu'à force de se plaindre du bruit que l'on faisait sur sa tête et qui interrompait tantôt ses études, tantôt son sommeil, il a engagé sa bonne et sotte mère à prier milord et son gouverneur de chercher un autre logement. Ils vinrent hier me le dire, et me demander si je voulais les prendre en pension. Je refusai bien nettement, sans attendre que Cécile eût pu avoir une idée ou former un souhait. Ensuite ils se retranchèrent à me demander un étage de ma maison qu'ils savaient être vide; je refusai encore. Mais seulement pour deux mois, dit le jeune homme, pour un mois, pour quinze jours, en attendant que nous ayons trouvé à nous loger ailleurs. Peut-être nous trouverez-vous si discrets qu'alors vous nous garderez. Je ne suis pas aussi bruyant que M. S. le dit; mais quand je le serais naturellement, je suis sûr, Madame, que vous et Mademoiselle votre fille ne m'entendrez pas marcher, et hors la faveur de venir quelquefois ici apprendre un peu de français, je ne demanderai rien avec importunité. -- Je regardai Cécile; elle avait les yeux fixés sur moi. Je vis bien qu'il fallait refuser; mais en vérité je souffris presque autant que je faisais souffrir. Le gouverneur démêla mes motifs, et arrêta les instances du jeune homme, qui est venu ce matin me dire que n'ayant pu m'engager à le recevoir chez moi, il s'était logé le plus près de nous qu'il avait pu, et qu'il me demandait la permission de nous venir voir quelquefois. Je l'ai accordée. Il s'en allait. Après l'avoir conduit jusqu'à la porte, Cécile est venue m'embrasser. Vous me remerciez, lui ai-je dit. Elle a rougi: je l'ai tendrement embrassée. Des larmes ont coulé de mes yeux. Elle les a vues, et je suis sûre qu'elle y a lu une exhortation à être sage et prudente, plus persuasive que n'aurait été le plus éloquent discours. Voilà mon beau-frère et sa femme; je suis forcée de m'interrompre. Tout se dit, tout se fait ici en un instant. Mon beau-frère a appris que j'avais refusé de louer à un prix fort haut un appartement qui ne me sert à rien. C'est le tuteur de ma fille. Il loue à des étrangers des appartements chez lui, quelquefois même toute sa maison. Alors il va à la campagne, ou il y reste. Il m'a donc trouvée très extraordinaire, et m'a beaucoup blâmée. J'ai dit pour toute raison que je n'avais pas jugé à propos de louer. Cette manière de répondre lui a paru d'une hauteur insupportable. Il commençait tout de bon à se fâcher, quand Cécile a dit que j'avais sans doute des raisons que je ne voulais pas dire; qu'il fallait les croire bonnes, et ne me pas presser davantage. Je l'ai embrassée pour la remercier: les larmes lui sont venues aux yeux à son tour. Mon beau-frère et ma belle-soeur se sont retirés sans savoir qu'imaginer de la mère ni de la fille. Je serai blâmée de toute la ville. Je n'aurai pour moi que Cécile, et peut-être le gouverneur du jeune lord. Vous ne comprenez rien sans doute à ce louage, à ces étrangers, au chagrin que mon beau-frère m'a témoigné. Connaissez-vous Plombières, ou Bourbonne, ou Barège? D'après ce que j'en ai entendu dire, Lausanne ressemble assez à tous ces endroits-là. La beauté de notre pays, notre Académie et M. Tissot nous amènent des étrangers de tous les pays, de tous les âges, de tous les caractères, mais non de toutes les fortunes. Il n'y a guère que les gens riches qui puissent vivre hors de chez eux. Nous avons donc, surtout, des seigneurs anglais, des financières françaises, et des princes allemands qui apportent de l'argent à nos aubergistes, aux paysans de nos environs, à nos petits marchands et artisans, et à ceux de nous qui ont des maisons à louer en ville ou à la campagne, et qui appauvrissent tout le reste en renchérissant les denrées et la main-d'oeuvre, et en nous donnant le goût avec l'exemple d'un luxe peu fait pour nos fortunes et nos ressources. Les gens de Plombières, de Spa, de Barège ne vivent pas avec leurs hôtes, ne prennent pas leurs habitudes ni leurs moeurs. Mais nous, dont la société est plus aimable, dont la naissance ne le cède souvent pas à la leur, nous vivons avec eux, nous leur plaisons, quelquefois nous les formons, et ils nous gâtent. Ils font tourner la tête à nos jeunes filles, ils donnent à ceux de nos jeunes hommes qui conservent des moeurs simples un air gauche et plat; aux autres le ridicule d'être des singes et de ruiner souvent leur bourse et plus souvent leur santé. Les ménages, les mariages n'en vont pas mieux non plus, pour avoir dans nos coteries d'élégantes Françaises, de belles Anglaises, de jolis Anglais, d'aimables roués Français; et supposé que cela ne gâte pourtant pas beaucoup de mariages, cela en empêche beaucoup. Les jeunes filles trouvent leurs compatriotes peu élégants. Les jeunes hommes trouvent les filles trop coquettes. Tous craignent l'économie à laquelle le mariage les obligerait; et s'ils ont quelque disposition, les uns à avoir des maîtresses, les autres à avoir des amants, rien n'est si naturel ni si raisonnable que cette appréhension d'une situation étroite et gênée. J'ai trouvé longtemps fort injuste qu'on jugeât plus sévèrement les moeurs d'une femme de marchand ou d'avocat que celles de la femme d'un fermier-général ou d'un duc. J'avais tort. Celle-là se corrompt davantage, et fait bien plus de mal que celle-ci à son mari: elle le rend plus ridicule, parce qu'elle lui rend sa maison désagréable, et qu'à moins de le tromper bien complètement, elle l'en bannit. Or, s'il s'en laisse bannir, il passe pour un benêt; s'il se laisse tromper, pour un sot: de manière ou d'autre il perd toute considération, et ne fait rien avec succès de ce qui en demande. Le public le plaint, et trouve sa femme odieuse parce qu'elle le rend à plaindre. Chez des gens riches, chez des grands, dans une maison vaste, personne n'est à plaindre. Le mari a des maîtresses s'il en veut avoir, et c'est presque toujours par lui que le désordre commence. On lui rend trop de respect pour qu'il paraisse ridicule. La femme ne parait point odieuse et ne l'est point. Joignez à cela qu'elle traite bien ses domestiques, qu'elle peut faire élever ses enfants, qu'elle est charitable, qu'on danse et mange chez elle. Qui est-ce qui se plaint, et combien de gens n'ont pas à se louer? En vérité, pour ce monde, l'argent est bon à tout. Il achète jusqu'à la facilité de conserver des vertus dans le désordre, d'être vicieux avec le moins d'inconvénients possibles. Un temps vient, je l'avoue, où il n'achète plus rien de ce que l'on désire, et où des hommes et des femmes, gâtés longtemps par son enivrante possession, trouvent affreux qu'il ne puisse leur procurer un instant de santé ou de vie, ni la beauté, ni la jeunesse, ni le plaisir, ni la vigueur: mais combien de gens cessent de vivre avant que son insuffisance se fasse si cruellement sentir? Voici une bien longue lettre. Je suis fatiguée d'écrire. Adieu, ma chère amie. Je m'aperçois que je n'ai parlé que des femmes infidèles riches ou pauvres; j'aurais la même chose à dire des maris. S'ils ne sont pas riches, ils donnent à une maîtresse le nécessaire de leurs femmes; s'ils sont riches, ce n'est que du superflu, et ils leur laissent mille amusements, mille ressources, mille consolations. Pour laisser épouser à ma fille un homme sans fortune, je veux qu'ils s'aiment passionnément: s'il est question d'un grand seigneur fort riche, j'y regarderai peut-être d'un peu moins près. LETTRE V Votre mari trouve donc ma législation bien absurde, et il s'est donné la peine de faire une liste des inconvénients de mon projet. Que ne me remercie-t-il, l'ingrat, d'avoir arrêté sa pensée sur mille objets intéressants, de l'avoir fait réfléchir en huit jours plus qu'il n'avait peut-être réfléchi en toute sa vie. Je vais répondre à quelques-unes de ses objections. "Les jeunes hommes mettraient trop d'application à plaire aux femmes qui pourraient les élever à une classe supérieure." Pas plus qu'ils n'en mettent aujourd'hui à séduire et à tromper les femmes de toutes les classes. "Les maris, élevés par leurs femmes à une classe supérieure, leur auraient trop d'obligation." Outre que je ne verrais pas un grand inconvénient à cette reconnaissance, le nombre des obligés serait très petit, et il n'y aurait pas plus de mal à devoir à sa femme sa noblesse que sa fortune; obligation que nous voyons contracter tous les jours. "Les filles feraient entrer dans la classe noble, non les gens de plus de mérite, mais les plus beaux." Les filles dépendraient de leurs parents comme aujourd'hui; et quand il arriverait qu'elles ennobliraient de temps en temps un homme qui n'aurait de mérite que sa figure, quel grand mal y aurait-il? Leurs enfants en seraient plus beaux, la noblesse se verrait rembellie. Un seigneur espagnol dit un jour à mon père: Si vous rencontrez à Madrid un homme bien laid, petit, faible, malsain, soyez sûr que c'est un grand d'Espagne. Une plaisanterie et une exagération ne sont pas un argument, mais votre mari conviendra bien qu'il y a par tout pays quelque fondement au discours de l'Espagnol. Revenons à sa liste d'inconvénients. "Un gentilhomme aimerait une fille de la seconde classe, belle, vertueuse, et il ne pourrait l'épouser." Pardonnez-moi, il l'épouserait. "Mais il s'avilirait." Non, tout le monde applaudirait au sacrifice. Et ne pourrait-il pas remonter au-dessus même de sa propre classe, en se faisant nommer, à force de mérite, membre du conseil de la nation et du roi? Ne ferait-il pas rentrer par là ses enfants dans leur classe originaire? Et ses fils d'ailleurs n'y pourraient-ils pas rentrer par des mariages? "Et quelles seraient les fonctions de ce conseil de la nation? De quoi s'occuperait-il? Dans quelles affaires jugerait-il?" Ecoutez, mon cousin: la première fois qu'un souverain me demandera l'explication de mon projet, dans l'intention d'en faire quelque chose, je l'expliquerai, et le détaillerai de mon mieux; et s'il se trouve à l'examen aussi mal imaginé et aussi impraticable que vous le croyez, je l'abandonnerai courageusement. "Il est bien d'une femme", dites-vous: à la bonne heure, je suis une femme, et j'ai une fille. J'ai un préjugé pour l'ancienne noblesse; j'ai du faible pour mon sexe: il se peut que je ne sois que l'avocat de ma cause, au lieu d'être un juge équitable dans la cause générale de la société. Si cela est, ne me trouvez-vous pas bien excusable? Ne permettrez-vous pas aux Hollandais de sentir plus vivement les inconvénients qu'aurait pour eux la navigation libre de l'Escaut, que les arguments de leur adversaire en faveur du droit de toutes les nations sur toutes les rivières? Vous me faites souvenir que cette Cécile, pour qui je voudrais créer une monarchie d'une espèce toute nouvelle, ne serait que de la seconde classe, si cette monarchie avait été créée avant nous, puisque mon père serait devenu de la classe de sa femme, et mon mari de la mienne. Je vous remercie de m'avoir répondu si gravement. C'est plus d'honneur, je ne dirai pas que je ne mérite, mais que je n'espérais. Adieu mon cousin. Je retourne à votre femme. Vous êtes enchantée de Cécile, et vous avez bien raison. Vous me demandez comment j'ai fait pour la rendre si robuste, pour la conserver si fraîche et si saine. Je l'ai toujours eue auprès de moi, elle a toujours couché dans ma chambre, et, quand il faisait froid, dans mon lit. Je l'aime uniquement: cela rend bien clairvoyante et bien attentive. Vous me demandez si elle n'a jamais été malade. Vous savez qu'elle a eu la petite vérole. Je voulais la faire inoculer, mais je fus prévenue par la maladie; elle fut longue et violente. Cécile est sujette à de grands maux de tête: elle a eu tous les hivers des engelures aux pieds qui la forcent quelquefois à garder le lit. J'ai encore mieux aimé cela que de l'empêcher de courir dans la neige, et de se chauffer ensuite quand elle avait bien froid. Pour ses mains, j'avais si peur de les voir devenir laides, que je suis venue à bout de les garantir. Vous demandez comment je l'ai élevée. Je n'ai jamais eu d'autre domestique qu'une fille élevée chez ma grand-mère, et qui a servi ma mère. C'est auprès d'elle, dans son village, chez sa nièce, que je la laissai quand je passai quinze jours avec vous à Lyon, et lorsque j'allai vous voir chez notre vieille tante. J'ai enseigné à lire et à écrire à ma fille dès qu'elle a pu prononcer et remuer les doigts; pensant, comme l'auteur de Séthos, que nous ne savons bien que ce que nous avons appris machinalement. Depuis l'âge de huit ans jusqu'à seize elle a pris tous les jours une leçon de latin et de religion de son cousin, le père du pédant et jaloux petit amant, et une de musique d'un vieux organiste fort habile. Je lui ai appris autant d'arithmétique qu'une femme a besoin d'en savoir. Je lui ai montré à coudre, à tricoter et à faire de la dentelle. J'ai laissé tout le reste au hasard. Elle a appris un peu de géographie en regardant des cartes qui pendent dans mon antichambre, elle a lu ce qu'elle a trouvé en son chemin quand cela l'amusait, elle a écouté ce qu'on disait quand elle en a été curieuse, et que son attention n'importunait pas. Je ne suis pas bien savante; ma fille l'est encore moins. Je ne me suis pas attachée à l'occuper toujours: je l'ai laissée s'ennuyer quand je n'ai pas su l'amuser. Je ne lui ai point donné de maîtres chers. Elle ne joue point de la harpe. Elle ne sait ni l'italien, ni l'anglais. Elle n'a eu que trois mois de leçons de danse. Vous voyez bien qu'elle n'est pas très merveilleuse; mais, en vérité, elle est si jolie, si bonne, si naturelle, que je ne pense pas que personne voulût y rien changer. Pourquoi, direz-vous, lui avez-vous fait apprendre le latin? Pour qu'elle sût le français sans que j'eusse la peine de la reprendre sans cesse, pour l'occuper, pour être débarrassée d'elle et me reposer une heure tous les jours; et cela ne nous coûtait rien. Mon cousin le professeur avait plus d'esprit que son fils et toute la simplicité qui lui manque. C'était un excellent homme. Il aimait Cécile, et, jusqu'à sa mort, les leçons qu'il lui donnait ont été aussi agréables pour lui que profitables pour elle. Elle l'a servi pendant sa dernière maladie, comme elle eût pu servir son père, et l'exemple de patience et de résignation qu'il lui a donné a été une dernière leçon plus importante que toutes les autres, et qui a rendu toutes les autres plus utiles. Quand elle a mal à la tête, quand ses engelures l'empêchent de faire ce qu'elle voudrait, quand on lui parle d'une maladie épidémique qui menace Lausanne (nous y sommes sujets aux épidémies), elle songe à son cousin le professeur, et elle ne se permet ni plainte, ni impatience, ni terreur excessive. Vous êtes bien bonne de me remercier de mes lettres. C'est à moi à vous remercier de vouloir bien me donner le plaisir de les écrire. LETTRE VI N'y avait-il pas d'inconvénient, me dites-vous, à laisser lire, à laisser écouter? N'aurait-il pas mieux valu, etc.? J'abrège, je ne transcris pas toutes vos phrases, parce qu'elles m'ont fait de la peine. Peut-être aurait-il mieux valu faire apprendre plus ou moins, ou autre chose; peut-être y avait-il de l'inconvénient, etc. Mais songez que ma fille et moi ne sommes pas un roman comme Adèle et sa mère, ni une leçon, ni un exemple à citer. J'aimais ma fille uniquement; rien, à ce qu'il me semble, n'a partagé mon attention, ni balancé dans mon coeur son intérêt. Supposé qu'avec cela j'aie mal fait ou n'aie pas fait assez, prenez-vous en, si vous avez foi à l'éducation, prenez-vous en, en remontant d'enfants à pères et mères, à Noé ou Adam, qui, élevant mal leurs enfants, ont transmis de père en enfant une mauvaise éducation à Cécile. Si vous avez plus de foi à la nature, remontez plus haut encore, et pensez, quelque système qu'il vous plaise d'adopter, que je n'ai pu faire mieux que je n'ai fait. Après la réception de votre lettre, je me suis assise vis-à-vis de Cécile; je l'ai vue travailler avec adresse, activité et gaieté. L'esprit rempli de ce que vous m'avez écrit, les larmes me sont venues aux yeux; elle s'est mise à jouer du clavecin pour m'égayer. Je l'ai envoyée à l'autre extrémité de la ville; elle est allée et revenue sans souffrir, quoiqu'il fasse très froid. Des visites ennuyeuses sont venues; elle a été douce, obligeante et gaie. Le petit lord l'a priée d'accepter un billet de concert; son offre lui a fait plaisir, et, sur un regard de moi, elle a refusé de bonne grâce. Je vais me coucher tranquille. Je ne croirai point l'avoir mal élevée. Je ne me ferai point de reproches. L'impression de votre lettre est presque effacée. Si ma fille est malheureuse, je serai malheureuse; mais je n'accuserai point le coeur tendre d'une mère dévouée à son enfant. Je n'accuserai point non plus ma fille; j'accuserai la société, le sort; ou bien je n'accuserai point, je ne me plaindrai point, je me soumettrai en silence avec patience et courage. Ne me faites point d'excuses de votre lettre, oublions-la. Je sais bien que vous n'avez pas voulu me faire de la peine: vous avez cru consulter un livre ou interroger un auteur. Demain je reprendrai celle-ci avec un esprit plus tranquille. Votre mari ne veut pas que je me plaigne des étrangers qu'il y a à Lausanne, disant que le nombre des gens à qui ils font du bien est plus grand que celui des gens à qui ils nuisent. Cela se peut, et je ne me plains pas. Outre cette raison généreuse et réfléchie, l'habitude nous rend ce concours d'étrangers assez agréable. Cela est plus riant et plus gai. Il semble aussi que ce soit un hommage que l'univers rende à notre charmant pays; et, au lieu de lui, qui n'a point d'amour-propre, nous recevons cet hommage avec orgueil. D'ailleurs, qui sait si en secret toutes les filles ne voient pas un mari, toutes les mères un gendre dans chaque carrosse qui arrive? Cécile a un nouvel adorateur qui n'est point venu de Paris ni de Londres. C'est le fils de notre baillif, un beau jeune Bernois, couleur de rose et blanc, et le meilleur enfant du monde. Après nous avoir rencontrées deux ou trois fois, je ne sais où, il nous est venu voir avec assez d'assiduité, et ne m'a pas laissé ignorer que c'était en cachette, tant il trouve évident que des parents bernois devraient être fâchés de voir leur fils s'attacher à une sujette du Pays de Vaud. Qu'il vienne seulement, le pauvre garçon, en cachette ou autrement; il ne fera point de mal à Cécile, ni de tort à sa réputation; et M. le baillif, ni Madame la baillive n'auront point de séduction à nous reprocher. Le voilà qui vient avec le jeune lord. Je vous quitte pour les recevoir. Voilà aussi le petit ministre mort et le ministre en vie. J'attends le jeune faraud et le jeune négociant, et bien d'autres. Cécile a aujourd'hui une journée. Il nous viendra de jeunes filles, mais elles sont moins empressées aujourd'hui que les jeunes hommes. Cécile m'a priée de rester au logis, et de faire les honneurs de sa journée, tant parce qu'elle est plus à son aise quand je suis auprès d'elle, que parce qu'elle a trouvé l'air trop froid pour me laisser sortir. LETTRE VII Vous voudriez, dans votre enchantement de Cécile et dans votre fierté pour vos parentes, que je bannisse de chez moi le fils du baillif. Vous avez tort, vous êtes injuste. La fille la plus riche et la mieux née du Pays-de-Vaud est un mauvais parti pour un Bernois, qui en se mariant bien chez lui se donne plus que de la fortune; car il se donne de l'appui, de la facilité à entrer dans le gouvernement. Il se met dans la voie de se distinguer, de rendre ses talents utiles à lui-même, à ses parents et à sa patrie. Je loue les pères et mères de sentir tout cela et de garder leurs fils des filets qu'on pourrait leur tendre ici. D'ailleurs, une fille de Lausanne aurait beau devenir baillive, et même conseillère, elle regretterait à Berne le lac de Genève et ses rives charmantes. C'est comme si on menait une fille de Paris être princesse en Allemagne. Mais je voudrais que les Bernoises épousassent plus souvent des hommes du Pays-de-Vaud; qu'il s'établît entre Berne et nous plus d'égalité, plus d'honnêteté; que nous cessassions de nous plaindre, quelquefois injustement, de la morgue bernoise, et que les Bernois cessassent de donner une ombre de raison à nos plaintes. On dit que les rois de France ont été obligés, en bonne politique, de rendre les grands vassaux peu puissants, peu propres à donner de l'ombrage. Ils ont bien fait sans doute; il faut avant toute chose assurer la tranquillité d'un état: mais je sens que j'aurais été incapable de cette politique que j'approuve. J'aime si fort tout ce qui est beau, tout ce qui prospère, que je ne pourrais ébrancher un bel arbre, quand il n'appartiendrait à personne, pour donner plus de nourriture ou de soleil aux arbres que j'aurais plantés. Tout va chez moi comme il allait en apparence; mais je crains que le coeur de ma fille ne se blesse chaque jour plus profondément. Le jeune Anglais ne lui parle pas d'amour: je ne sais s'il en a, mais toutes ses attentions sont pour elle. Elle reçoit un beau bouquet les jours de bal. Il l'a menée en traîneau. C'est avec elle qu'il voudrait toujours danser: c'est à elle ou à moi qu'il offre le bras quand nous sortons d'une assemblée. Elle ne me dit rien; mais je la vois contente ou rêveuse, selon qu'elle le voit ou ne le voit pas, selon que ses préférences sont plus ou moins marquées. Notre vieux organiste est mort. Elle m'a priée d'employer l'heure de cette leçon à lui enseigner l'anglais. J'y ai consenti. Elle le saura bien vite. Le jeune homme s'étonne de ses progrès, et ne pense pas que c'est à lui qu'ils sont dûs. On commençait à les faire jouer ensemble partout où ils se rencontraient: je n'ai pas voulu qu'elle jouât. J'ai dit qu'une fille qui joue aussi mal que la mienne a tort de jouer, et que je serais bien fâchée que de sitôt elle apprît à jouer. Là-dessus le jeune Anglais a fait faire le plus petit damier et les plus petites dames possibles, et les porte toujours dans sa poche. Le moyen d'empêcher ces enfants de jouer! Quand les dames ennuieront Cécile, il aura, dit-il, de petits échecs. Il ne voit pas combien il est peu à craindre qu'elle s'ennuie. On parle tant des illusions de l'amour-propre; cependant il est bien rare, quand on est véritablement aimé, qu'on croie l'être autant qu'on l'est. Un enfant ne voit pas combien il occupe continuellement sa mère. Un amant ne voit pas que sa maîtresse ne voit et n'entend partout que lui. Une maîtresse ne voit pas qu'elle ne dit pas un mot, qu'elle ne fait pas un geste qui ne fasse plaisir ou peine à son amant. Si on le savait, combien on s'observerait, par pitié, par générosité, par intérêt, pour ne pas perdre le bien inestimable et incompensable d'être tendrement aimé. Le gouverneur du jeune lord, ou celui que j'ai appelé son gouverneur, est son parent d'une branche aînée, mais non titrée. Voilà ce que m'a dit le jeune homme. L'autre n'a pas beaucoup d'années de plus, et il y a dans sa physionomie, dans tout son extérieur, je ne sais quel charme que je n'ai vu qu'à lui. Il ne se moquerait pas, comme votre ami, de mes idées sur la noblesse. Peut-être les trouverait-il triviales, mais il ne les trouverait pas obscures. L'autre jour il disait: _Un roi n'est pas toujours un gentilhomme;_ enfin, chimériques ou non, mes idées existent dans d'autres imaginations que la mienne. Mon Dieu, que je suis occupée de ce qui se passe ici, et embarrassée de la conduite que je dois tenir! Le parent de Milord (je l'appelle _Milord_ par excellence, quoiqu'il y en ait bien d'autres, parce que je ne veux pas le nommer, et je ne veux pas le nommer par la même raison qui fait que je ne me signe pas et que je ne nomme personne; les accidents qui peuvent arriver aux lettres me font toujours peur): le parent de Milord est triste. Je ne sais si c'est pour avoir éprouvé des malheurs, ou par une disposition naturelle. Il demeure à deux pas de chez moi: il se met à y venir tous les jours; et, assis au coin du feu, caressant mon chien, lisant la gazette ou quelque journal, il me laisse régler mon ménage, écrire mes lettres, diriger l'ouvrage de Cécile. Il corrigera, dit-il, ses thèmes quand elle en pourra faire, et lui fera lire la gazette anglaise pour l'accoutumer au langage vulgaire et familier. Faut-il le renvoyer? Ne m'est-il pas permis, en lui laissant voir ce que sont du matin au soir la fille et la mère, de l'engager à favoriser un établissement brillant et agréable pour ma fille, de l'obliger à dire du bien de nous au père et à la mère du jeune homme? Faut-il que j'écarte ce qui pourrait donner à Cécile l'homme qui lui plaît? je ne veux pas dire encore l'homme qu'elle aime. Elle aura bientôt dix-huit ans. La nature peut-être plus que le coeur.... Dira-t-on de la première femme, vers laquelle un jeune homme se sentira entraîné, qu'elle en soit aimée? Vous voudriez que je fisse apprendre la chimie à Cécile, parce qu'en France toutes les jeunes filles l'apprennent. Cette raison ne me paraît pas concluante; mais Cécile, qui en entend parler autour d'elle assez souvent, lira là-dessus ce qu'elle voudra. Quant à moi, je n'aime pas la chimie. Je sais que nous devons aux chimistes beaucoup de découvertes et d'inventions utiles, et beaucoup de choses agréables; mais leurs opérations ne me font aucun plaisir. Je considère la nature en amant; ils l'étudient en anatomistes. LETTRE VIII Il arriva l'autre jour une chose qui me donna beaucoup d'émotion et d'alarme. Je travaillais, et mon Anglais regardait le feu sans rien dire, quand Cécile est revenue d'une visite qu'elle avait faite, pâle comme la mort. J'ai été très effrayée. Je lui ai demandé ce qu'elle avait, ce qui lui était arrivé. L'Anglais, presque aussi effrayé que moi, presqu'aussi pâle qu'elle, l'a suppliée de parler. Elle ne nous répondait pas un mot. Il a voulu sortir, disant que c'était lui sans doute qui l'empêchait de parler: elle l'a retenu par son habit, et s'est mise à pleurer, à sangloter, pour mieux dire. Je l'ai embrassée, je l'ai caressée, nous lui avons donné à boire: ses larmes coulaient toujours. Notre silence à tous a duré plus d'une demi-heure. Pour la laisser plus en repos, j'avais repris mon ouvrage, et il s'était remis à caresser le chien. Elle nous a dit enfin: Il me serait bien difficile de vous expliquer ce qui m'a tant affectée, et mon chagrin me fait plus de peine que la chose même qui le cause. Je ne sais pourquoi je m'afflige, et je suis fâchée surtout de m'affliger. Qu'est-ce que cela veut dire, maman? M'entendriez-vous quand je ne m'entends pas moi-même? Je suis pourtant assez tranquille dans ce moment pour vous dire ce que c'est. Je le dirai devant Monsieur. Il s'est donné trop de peine pour moi, il m'a montré trop de pitié, pour que je puisse lui montrer de la défiance. Moquez-vous tous deux de moi si vous le voulez: je me moquerai peut-être de moi avec vous; mais promettez-moi, Monsieur, de ne dire ce que je dirai à personne. -- Je vous le promets, Mademoiselle, a-t-il dit. -- Répétez _à personne_. -- A personne. -- Et vous, vous, maman, je vous prie de ne m'en parler à moi-même que quand j'en parlerai la première. J'ai vu Milord dans la boutique vis-à-vis d'ici. Il parlait à la femme de chambre de Madame de ***. Elle n'en a pas dit davantage. Nous ne lui avons rien répondu. Un instant après Milord est entré. Il lui a demandé si elle voulait faire un tour en traîneau. Elle lui a dit: Non, pas aujourd'hui, mais demain, s'il y a encore de la neige. Alors, s'étant approché d'elle, il a remarqué qu'elle était pâle et qu'elle avait les yeux gros. Il a demandé timidement ce qu'elle avait. Son parent lui a répondu d'un ton ferme qu'on ne pouvait pas le lui dire. Il n'a pas insisté. Il est resté rêveur; et, un quart d'heure après, quelques femmes étant entrées, ils s'en sont allés tous deux. Cécile s'est assez bien remise. Nous n'avons reparlé de rien. Seulement en se couchant elle m'a dit: Maman, en vérité, je ne sais pas si je souhaite que la neige se fonde, ou qu'elle reste. Je ne lui répondis pas. La neige se fondit; mais on s'est revu depuis comme auparavant. Cécile m'a paru cependant un peu plus sérieuse et réservée. La femme de chambre est jolie, et sa maîtresse aussi. Je ne sais laquelle des deux l'a inquiétée; mais, depuis ce moment-là, je crains que tout ceci ne devienne bien sérieux. Je n'ai pas le temps d'en dire davantage aujourd'hui; mais je vous écrirai bientôt. Votre homme m'a donc enfin entendue, puisqu'il a dit: _Si un roi peut n'être pas un gentilhomme, un manant pourra donc en être un_. Soit; mais je suppose, en faveur des nobles de naissance, que la noblesse de sentiment se trouvera plus souvent parmi eux qu'ailleurs. Il veut que, dans mon royaume, le roi anoblisse les héros; un de Ruiter, un Tromp, un Fabert: à la bonne heure. LETTRE IX Ce latin vous tient bien au coeur, et vous vous en souvenez longtemps. Savez-vous le latin? dites-vous. Non; mais mon père m'a dit cent fois qu'il était fâché de ne me l'avoir pas fait apprendre. Il parlait très bien français. Lui et mon grand-père ne m'ont pas laissé parler très-mal, et voilà ce qui me rend plus difficile qu'une autre. Pour ma fille, on voit, quand elle écrit, qu'elle sait sa langue; mais elle parle fort incorrectement. Je la laisse dire. J'aime ses négligences, ou parce qu'elles sont d'elle, ou parce qu'en effet elles sont agréables. Elle est plus sévère: si elle me voit faire une faute d'orthographe, elle me reprend. Son style est beaucoup plus correct que le mien; aussi n'écrit-elle que le moins qu'elle peut: c'est trop de peine. Tant mieux. On ne fera pas aisément sortir un billet de ses mains. Vous demandez si ce latin ne la rend pas orgueilleuse. Mon Dieu, non. Ce que l'on apprend jeune ne nous paraît pas plus étrange, pas plus beau à savoir, que respirer et marcher. Vous demandez comment il se fait que je sache l'anglais. Ne vous souvient-il pas que nous avions, vous et moi, une tante qui s'était retirée en Angleterre pour cause de religion? Sa fille, ma tante à la mode de Bretagne, a passé trois ans chez mon père dans ma jeunesse, peu après mon voyage en Languedoc. C'était une personne d'esprit et de mérite. Je lui dois presque tout ce que je sais, et l'habitude de penser et de lire. Revenons à mon chapitre favori et à mes détails ordinaires. La semaine dernière nous étions dans une assemblée où M. Tissot amena une Française d'une figure charmante, les plus beaux yeux qu'on puisse voir, toute la grâce que peut donner la hardiesse jointe à l'usage du monde. Elle était vêtue dans l'excès de la mode, sans être pour cela ridicule. Un immense cadogan descendait plus bas que ses épaules, et de grosses boucles flottaient sur sa gorge. Le petit Anglais et le Bernois étaient sans cesse autour d'elle, plutôt encore dans l'étonnement que dans l'admiration; du moins l'Anglais, que j'observais beaucoup. Tant de gens s'empressèrent autour de Cécile, que, si elle fut affectée de cette désertion, elle n'eut pas le temps de le laisser voir. Seulement, quand Milord voulut faire sa partie de dames, elle lui dit qu'ayant un peu mal à la tête, elle aimait mieux ne pas jouer. Tout le soir elle resta assise auprès de moi, et fit des découpures pour l'enfant de la maison. Je ne sais si le petit lord sentit ce qui se passait en elle; mais, ne sachant que dire à sa Parisienne, il s'en alla. Comme nous sortions de la salle, il se trouva à la porte parmi les domestiques. Je ne sais si Cécile aura un moment aussi agréable dans tout le reste de sa vie. Deux jours après il passait la soirée chez moi avec son parent, le Bernois et deux ou trois jeunes parentes de Cécile; on se mit à parler de la dame française. Les deux jeunes gens louèrent sans miséricorde ses yeux, sa taille, sa démarche, son habillement. Cécile ne disait rien; je disais peu de chose. Enfin, ils louèrent sa forêt de cheveux. -- Ils sont faux, dit Cécile. -- Ha, ha! Mademoiselle Cécile, dit le Bernois, les jeunes dames sont toujours jalouses les unes des autres! Avouez la dette! N'est-il pas vrai que c'est par envie? -- Il me semblait que Milord souriait. Je me fâchai tout de bon: Ma fille ne sait ce que c'est que l'envie, leur dis-je. Elle loua hier, comme vous, les cheveux de l'étrangère chez une femme de ma connaissance que l'on était occupé à coiffer. Son coiffeur, qui sortait de chez la dame parisienne, nous dit que ce gros cadogan et ces grosses boucles étaient fausses. Si ma fille avait quelques années de plus, elle se serait tue; à son âge, et quand on a sur sa tête une véritable forêt, il est assez naturel de parler. Ne nous soutîntes-vous pas hier avec vivacité, continuai-je en m'adressant au Bernois, que vous aviez le plus grand chien du pays? Et vous, Milord, nous avez-vous permis de douter que votre cheval ne fût plus beau que celui de monsieur un tel et de milord un tel? Cécile, embarrassée, souriait et pleurait en même temps. Vous êtes bien bonne, maman, a-t-elle dit, de prendre si vivement mon parti. Mais dans le fond j'ai eu tort; il eût mieux valu me taire. J'étais encore de mauvaise humeur. Monsieur, ai-je dit au Bernois, toutes les fois qu'une femme paraîtra jalouse des louanges que vous donnerez à une autre, loin de le lui reprocher, remerciez-la dans votre coeur, et soyez bien flatté. -- Je ne sais, a dit le parent de Milord, s'il y aurait lieu de l'être. Les femmes veulent plaire aux hommes, les hommes aux femmes, la nature l'a ainsi ordonné. Qu'on veuille profiter des dons qu'on en a reçus, et n'en pas laisser jouir à ses dépens un usurpateur, me paraît encore si naturel, que je ne vois pas comment on peut le trouver mauvais. Si on louait un autre auprès de ces dames d'une chose que j'aurais faite, assurément je dirais: C'est moi. Et puis, il y a un certain esprit de vérité qui, dans le premier instant, ne consulte ni les inconvénients, ni les avantages. Supposé que Mademoiselle eût de faux cheveux, et qu'on les eût admirés, je suis sûr qu'elle aurait aussi dit: Ils sont faux. -- Sans doute, Monsieur, a dit Cécile, mais je vois bien pourtant qu'il ne sied pas de le dire de ceux d'une autre. Dans le moment, le hasard nous a amené une jeune femme, son mari et son frère. Cécile s'est mise à son clavecin; elle leur a joué des allemandes et des contredanses, et on a dansé. -- Bonsoir, ma mère et ma protectrice, m'a dit Cécile en se couchant; bonsoir, mon Don Quichotte. J'ai ri. Cécile se forme, et devient tous les jours plus aimable. Puisse-t-elle n'acheter pas ses agréments trop cher! LETTRE X Je crains bien que Cécile n'ait fait une nouvelle conquête; et si cela est, je me consolerai, je pense, de sa prédilection pour son lord. Si ce n'est même qu'une prédilection, elle pourrait bien n'être pas une sauvegarde suffisante. L'homme en question est très aimable. C'est un gentilhomme de ce pays, capitaine au service de France, qui vient de se marier, ou plutôt de se laisser marier le plus mal du monde. Il n'avait point de fortune. Une parente éloignée du même nom, héritière d'une belle terre qui est depuis longtemps dans cette famille, a dit qu'elle l'épouserait plus volontiers qu'un autre. Ses parents ont trouvé cela admirable, et cru la fille charmante, parce qu'elle est vive, hardie, qu'elle parle beaucoup et vite, et qu'elle passait pour une petite espiègle. Il était à sa garnison. On lui a écrit. Il a répondu qu'il avait compté ne se pas marier, mais qu'il ferait ce qu'on voudrait; et on a si bien arrangé les choses, qu'arrivé ici le premier octobre, il s'est trouvé marié le 20. Je crois que le 30 il aurait déjà voulu ne le plus être. La femme est coquette, jalouse, altière. Ce qu'elle a d'esprit n'est qu'une sottise vive et à prétention. J'étais allée sans ma fille les féliciter il y a deux mois. Ils sont en ville depuis quinze jours. Madame voudrait être de tout, briller, plaire, jouer un rôle. Elle se trouve assez riche, assez aimable et assez jolie pour cela. Le mari, honteux et ennuyé, fuit sa maison; et, comme nous sommes un peu parents, c'est dans la mienne qu'il a cherché un refuge. La première fois qu'il y vint, il fut frappé de Cécile, qu'il n'avait vue qu'enfant, et me trouvant presque toujours seule avec elle, ou n'ayant que l'Anglais avec nous, il s'est accoutumé à venir tous les jours. Ces deux hommes se conviennent et se plaisent. Tous deux sont instruits, tous deux ont de la délicatesse dans l'esprit, du discernement et du goût, de la politesse et de la douceur. Mon parent est indolent, paresseux: il n'est plus si triste d'être marié, parce qu'il oublie qu'il le soit. L'autre est doucement triste et rêveur. Dès le premier jour ils ont été ensemble comme s'ils s'étaient toujours vus; mais mon parent me semble chaque jour plus occupé de Cécile. Hier, pendant qu'ils parlaient de l'Amérique, de la guerre, Cécile me dit tout bas: Maman, l'un de ces hommes est amoureux de vous. -- Et l'autre de vous, lui ai-je répondu. Là-dessus elle s'est mise à le considérer en souriant. Il est d'une figure si noble et si élégante, que sans le petit lord je serais bien fâchée d'avoir dit vrai. Je devrais ne pas laisser d'en être fâchée à présent; mais on ne saurait prendre vivement à coeur tant de choses. Mon parent et sa femme s'en tireront comme ils pourront. Il n'a pas remarqué le jeune lord, qui n'est pas établi ici comme son parent, tant s'en faut, mais qui, au retour de son collège et de ses leçons, quand il ne le trouve pas chez lui, vient le chercher chez moi. C'est ce qu'il fit avant-hier; et sachant que nous devions aller le soir chez cette parente chez qui il était en pension, il me supplia de l'y mener, disant qu'il ne pouvait souffrir, après les bontés qu'on avait eues pour lui dans cette maison, l'air à demi-brouillé qu'il y avait entr'eux. Je dis que je le voulais bien. Les deux piliers de ma cheminée vinrent aussi avec nous. Ma cousine la professeuse, persuadée que dans les jeux d'esprit son fils brillait toujours par-dessus tout le monde, a voulu qu'on remplît des bouts rimés, qu'on fît des discours sur huit mots, que chacun écrivît une question sur une carte. On mêle les cartes, chacun en tire une au hasard, et écrit une réponse sous la question. On remêle, on écrit jusqu'à ce que les cartes soient remplies. Ce fut moi qu'on chargea de lire. Il y avait des choses fort plates, et d'autres fort jolies. Il faut vous dire qu'on barbouille et griffonne de manière à rendre l'écriture méconnaissable. Sur une des cartes on avait écrit: _A qui doit-on sa première éducation? A sa nourrice_, était la réponse. Sous la réponse on avait écrit: _Et la seconde?_ Réponse: _Au hasard. Et la troisième? A l'amour_. -- C'est vous qui avez écrit cela, me dit quelqu'un de la compagnie. -- Je consens, dis-je, qu'on le croie, car cela est joli. M. de *** regarda Cécile. -- Celle qui l'a écrit, dit-il, doit déjà beaucoup à sa troisième éducation. Cécile rougit comme jamais elle n'avait rougi. -- Je voudrais savoir qui c'est, dit le petit lord. -- Ne serait-ce point vous-même? lui dis-je. Pourquoi veut-on que ce soit une femme? Les hommes n'ont-ils pas besoin de cette éducation tout comme nous? C'est peut-être mon cousin le ministre. -- Dis donc, Jeannot, dit sa mère; je le croirais assez, puisque cela est si joli. -- Oh non, dit Jeannot, j'ai fini mon éducation à Bâle. Cela fit rire, et le jeu en resta là. En rentrant chez moi, Cécile me dit: Ce n'est pas moi, maman, qui ai écrit la réponse. -- Et pourquoi donc tant rougir? lui dis-je. -- Parce que je pensais.. parce que, maman, parce que... Je n'en appris, ou du moins elle ne m'en dit pas davantage. LETTRE XI Vous voulez savoir si Cécile a deviné juste sur le compte de mon ami l'Anglais. Je ne le sais pas, je n'y pense pas, je n'ai pas le temps d'y prendre garde. Nous fûmes hier dans une grande assemblée au château. Un neveu du baillif, arrivé la veille, fut présenté par lui aux femmes qu'on voulait distinguer. Je n'ai jamais vu un homme de meilleure mine. Il sert dans le même régiment que mon parent. Ils sont amis; et, le voyant causer avec Cécile et moi, il se joignit à la conversation. En vérité, j'en fus extrêmement contente. On ne saurait être plus poli, parler mieux, avoir un meilleur accent ni un meilleur air, ni des manières plus nobles. Cette fois le petit lord pouvait être en peine à son tour. Il ne paraissait plus qu'un joli enfant sans conséquence. Je ne sais s'il fut en peine, mais il se tenait bien près de nous. Dès qu'il fut question de se mettre au jeu, il me demanda s'il serait convenable de jouer aux dames chez M. le baillif comme ailleurs, et me supplia, supposé que je ne le trouvasse pas bon, de faire en sorte qu'il pût jouer au reversis avec Cécile. Il prétendit ne connaître qu'elle parmi tout ce monde, et jouer si mal qu'il ne ferait qu'ennuyer mortellement les femmes avec qui on le mettrait. A mesure que les deux hommes les plus remarquables de l'assemblée paraissaient plus occupés de ma fille, il paraissait plus ravi de sa liaison avec elle. Il faisait réellement plus de cas d'elle. Il me sembla qu'elle s'en apercevait; mais au lieu de se moquer de lui, comme il l'aurait mérité, elle m'en parut bien aise. Heureuse de faire une impression favorable sur son amant, elle en aimait la cause quelle qu'elle fût. Vous êtes étonnée que Cécile sorte seule, et puisse recevoir sans moi de jeunes hommes et de jeunes femmes; je vois même que vous me blâmez à cet égard, mais vous avez tort. Pourquoi ne la pas laisser jouir d'une liberté que nos usages autorisent, et dont elle est si peu tentée d'abuser? car les circonstances l'ayant séparée des compagnes qu'elle eut dans son enfance, Cécile n'a d'amie intime que sa mère, et la quitte le moins qu'elle peut. Nous avons des mères qui, par prudence ou par vanité, élèvent leurs filles comme on élève les filles de qualité à Paris; mais je ne vois pas ce qu'elles y gagnent, et haïssant les entraves inutiles, haïssant l'orgueil, je n'ai garde de les imiter. Cécile est parente des parents de ma mère, aussi bien que des parents de mon mari, elle a des cousins et des cousines dans tous les quartiers de notre ville, et je trouve bon qu'elle vive avec tous, à la manière de tous, et qu'elle soit chère à tous (1) [(1) A Lausanne, il y a des quartiers où le beau monde ne se loge pas.]. En France, je ferais comme on fait en France: ici, vous feriez comme moi. Ah! mon Dieu, qu'une petite personne fière, dédaigneuse, qui mesure son abord, son ton, sa révérence sur le relief qui accompagne les gens qu'elle rencontre, me paraît odieuse et ridicule! Cette humble vanité, qui consiste à avoir si grande peur de se compromettre, qu'il semble qu'on avoue qu'un rien suffirait pour nous faire déchoir de notre rang, n'est pas rare dans nos petites villes; et j'en ai assez vu pour m'en bien dégoûter (2) [(2) Quelques personnes ont trouvé mauvais que ces Lettres ne donnassent pas une idée exacte des moeurs des gens les plus distingués de Lausanne; mais, outre que Madame de *** n'était pas une étrangère qui dût regarder ces moeurs comme un objet d'observation, en quoi pouvaient-elles intéresser sa cousine? Les gens de la première classe se ressemblent partout; et, si elle eût dit quelque chose qui fût particulier à ceux de Lausanne, nous pardonnerait-on de le publier? Quand on ne loue qu'autant qu'on le doit, on flatte peu, et même souvent on offense.]. LETTRE XII Si vous ne me pressiez pas avec tant de bonté et d'instance de continuer mes lettres, j'hésiterais beaucoup aujourd'hui. Jusqu'ici j'avais du plaisir, et je me reposais en les écrivant. Aujourd'hui je crains que ce ne soit le contraire. D'ailleurs, pour faire une narration bien exacte, il faudrait une lettre que je ne pourrais écrire de tête... Ah! la voilà dans un coin de mon secrétaire. Cécile, qui est sortie, aura eu peur sans doute qu'elle ne tombât de ses poches. Je pourrai la copier, car je n'oserais vous l'envoyer. Peut-être voudra-t-elle un jour la relire. Cette fois-ci vous pourrez me remercier. Je m'impose une assez pénible tâche. Depuis le moment de jalousie que je vous ai raconté, soit qu'elle eût de l'humeur quelquefois, et qu'elle eût conservé des soupçons, soit qu'ayant vu plus clair dans son coeur elle se fût condamnée à plus de réserve, Cécile ne voulait plus jouer aux dames en compagnie. Elle travaillait en me regardant jouer. Mais chez moi, une fois ou deux, on y avait joué, et le jeune homme s'était mis à lui apprendre la marche des échecs, l'autre soir, après souper, pendant que son parent et le mien, j'entends l'officier de ***, jouaient ensemble au piquet. Assise entre les deux tables, je travaillais et regardais jouer, tantôt les deux hommes, tantôt ces deux enfants, qui ce soir-là avaient l'air d'enfants beaucoup plus qu'à l'ordinaire; car ma fille se méprenant sans cesse sur le nom et la marche des échecs, cela donnait lieu à des plaisanteries aussi gaies que peu spirituelles. Une fois le petit lord s'impatienta de son inattention, et Cécile se fâcha de son impatience. Je tournai la tête. Je vis qu'ils boudaient l'un et l'autre. Je haussai les épaules. Un instant après, ne les entendant pas parler, je les regarde. La main de Cécile était immobile sur l'échiquier. Sa tête était penchée en avant et baissée. Le jeune homme, aussi baissé vers elle, semblait la dévorer des yeux. C'était l'oubli de tout, l'extase, l'abandon. -- Cécile, lui dis-je doucement, car je ne voulais pourtant pas l'effrayer, Cécile, à quoi pensez-vous? -- A rien, dit-elle en cachant son visage avec ses mains, et reculant brusquement sa chaise. Je crois que ces misérables échecs me fatiguent. Depuis quelques moments, Milord, je les distingue encore moins qu'auparavant, et vous auriez toujours plus de sujet de vous plaindre de votre écolière; ainsi quittons-les. Elle se leva en effet, sortit, et ne rentra que quand je fus seule. Elle se mit à genoux, appuya sa tête sur moi, et, prenant mes deux mains, elle les mouilla de larmes. -- Qu'est-ce, ma Cécile, lui dis-je, qu'est-ce? -- C'est moi qui vous le demande, maman, me dit-elle. Qu'est-ce qui se passe en moi? Qu'est-ce que j'ai éprouvé? De quoi suis-je honteuse? De quoi est-ce que je pleure? -- S'est-il aperçu de votre trouble? lui dis-je. -- Je ne le crois pas, maman, me répondit-elle. Fâché peut-être de son impatience, il a serré et baisé la main avec laquelle je voulais relever un pion tombé. J'ai retiré ma main; mais je me suis sentie si contente de ce que notre bouderie ne durait plus! ses yeux m'ont paru si tendres! j'ai été si émue! Dans ce même moment vous avez dit doucement: Cécile, Cécile! Il aura peut-être cru que je boudais encore, car je ne le regardais pas. -- Je le souhaite, lui dis-je. -- Je le souhaite aussi, dit-elle. Mais, maman, pourquoi le souhaitez-vous? -- Ignorez-vous, ma chère Cécile, lui dis-je, combien les hommes sont enclins à mal penser et à mal parler des femmes! -- Mais, dit Cécile, s'il y a ici de quoi penser et dire du mal, il ne pourrait m'accuser sans s'accuser encore plus lui-même. N'a-t-il pas baisé ma main, et n'a-t-il pas été aussi troublé que moi? -- Peut-être, Cécile; mais il ne se souviendra pas de son impression comme de la vôtre. Il verra dans la vôtre une espèce de sensibilité ou de faiblesse qui peut vous entraîner fort loin, et faire votre sort. La sienne ne lui est pas nouvelle sans doute, et n'est pas d'une si grande conséquence pour lui. Rempli encore de votre image, s'il a rencontré dans la rue une fille facile... -- Ah maman! -- Oui, Cécile, il ne faut pas vous faire illusion: un homme cherche à inspirer, pour lui seul, à chaque femme un sentiment qu'il n'a le plus souvent que pour l'espèce. Trouvant partout à satisfaire son penchant, ce qui est trop souvent la grande affaire de notre vie n'est presque rien pour lui. -- La grande affaire de notre vie! Quoi! il arrive à des femmes de s'occuper beaucoup d'un homme qui s'occupe peu d'elles! -- Oui, cela arrive. Il arrive aussi à quelques femmes de s'occuper malgré elles des hommes en général. Soit qu'elles s'abandonnent, soit qu'elles résistent à leur penchant, c'est aussi la grande, la seule affaire de ces malheureuses femmes-là. Cécile, dans vos leçons de religion on vous a dit qu'il fallait être chaste et pure: aviez-vous attaché quelque sens à ces mots? -- Non, maman. -- Eh bien! le moment est venu de pratiquer une vertu, de vous abstenir d'un vice dont vous ne pouviez avoir aucune idée. Si cette vertu vient à vous paraître difficile, pensez aussi que c'est la seule que vous ayez à vous prescrire rigoureusement, à pratiquer avec vigilance, avec une attention scrupuleuse sur vous-même. -- La seule! -- Examinez-vous, et lisez le Décalogue. Aurez-vous besoin de veiller sur vous pour ne pas tuer, pour ne pas dérober, pour ne pas calomnier? Vous ne vous êtes sûrement jamais souvenue que tout cela vous fût défendu. Vous n'aurez pas besoin de vous en souvenir; et si vous avez jamais du penchant à convoiter quelque chose, ce sera aussi l'amant ou le mari d'une autre femme, ou bien les avantages qui peuvent donner à une autre le mari ou l'amant que vous désireriez pour vous. Ce qu'on appelle _vertu_ chez les femmes sera presque la seule que vous puissiez ne pas avoir, la seule que vous pratiquiez en tant que vertu, et la seule dont vous puissiez dire en la pratiquant: J'obéis aux préceptes qu'on m'a dit être les lois de Dieu, et que j'ai reçues comme telles. -- Mais, maman, les hommes n'ont-ils pas reçu les mêmes lois? pourquoi se permettent-ils d'y manquer, et de nous en rendre l'observation difficile? -- Je ne saurais trop, Cécile, que vous répondre; mais cela ne nous regarde pas. Je n'ai point de fils. Je ne sais ce que je dirais à mon fils. Je n'ai pensé qu'à la fille que j'ai, et que j'aime par dessus toute chose. Ce que je puis vous dire, c'est que la société, qui dispense les hommes et ne dispense pas les femmes d'une loi que la religion paraît avoir donnée également à tous, impose aux hommes d'autres lois qui ne sont peut-être pas d'une observation plus facile. Elle exige d'eux, dans le désordre même, de la retenue, de la délicatesse, de la discrétion, du courage; et s'ils oublient ces lois, ils sont déshonorés, on les fuit, on craint leur approche, ils trouvent partout un accueil qui leur dit: _On vous avait donné assez de privilèges, vous ne vous en êtes pas contentés; la société effraiera, par votre exemple, ceux qui seraient tentés de vous imiter, et qui, en vous imitant, troubleraient tout, renverseraient tout, ôteraient du monde toute sécurité, toute confiance_. Et ces hommes, punis plus rigoureusement que ne le sont jamais les femmes, n'ont été coupables bien souvent que d'imprudence, de faiblesse ou d'un moment de frénésie; car les vicieux déterminés, les véritables méchants sont aussi rares que les hommes parfaits et les femmes parfaites. On ne voit guère tout cela que dans des fictions mal imaginées. Je ne trouve pas, je le répète, que la condition des hommes soit, même à cet égard, si extrêmement différente de celle des femmes. Et puis, combien d'autres obligations pénibles la société ne leur impose-t-elle pas! Croyez-vous, par exemple, que, si la guerre se déclare, il soit bien agréable à votre cousin de nous quitter au mois de mars pour aller s'exposer à être tué ou estropié, à prendre, couché sur la terre humide et vivant parmi des prisonniers malades, les germes d'une maladie dont il ne guérira peut-être jamais? -- Mais, maman, c'est son devoir, c'est sa profession; il se l'est choisie. Il est payé pour tout ce que vous venez de dire; et, s'il se distingue, il acquiert de l'honneur, de la gloire même. Il sera avancé, on l'honorera partout où il ira, en Hollande, en France, en Suisse et chez les ennemis mêmes qu'il aura combattus. -- Eh bien, Cécile, c'est le devoir, c'est la profession de toute femme que d'être sage. Elle ne se l'est pas choisie, mais la plupart des hommes n'ont pas choisi la leur. Leurs parents, les circonstances ont fait ce choix pour eux avant qu'ils fussent en âge de connaître et de choisir. Une femme aussi est payée de cela seul qu'elle est femme. Ne nous dispense-t-on pas presque partout des travaux pénibles? N'est-ce pas nous que les hommes garantissent du chaud, du froid, de la fatigue? En est-il d'assez peu honnêtes pour ne vous pas céder le meilleur pavé, le sentier le moins raboteux, la place la plus commode? Si une femme ne laisse porter aucune atteinte à ses moeurs ni à sa réputation, il faudrait qu'elle fût à d'autres égards bien odieuse, bien désagréable, pour ne pas trouver partout des égards; et puis, n'est-ce rien, après s'être attaché un honnête homme, de le fixer, de pouvoir être choisie par lui et par ses parents pour être sa compagne? Les filles peu sages plaisent encore plus que les autres; mais il est rare que le délire aille jusqu'à les épouser: encore plus rare qu'après les avoir épousées, un repentir humiliant ne les punisse pas d'avoir été trop séduisantes. Ma chère Cécile, un moment de cette sensibilité, à laquelle je voudrais que vous ne cédassiez plus, a souvent fait manquer à des filles aimables, et qui n'étaient pas vicieuses, un établissement avantageux, la main de l'homme qu'elles aimaient et qui les aimait. -- Quoi! cette sensibilité qu'ils inspirent, qu'ils cherchent à inspirer, les éloigne? -- Elle les effraie. Cécile; jusqu'au moment où il sera question du mariage, on voudra que sa maîtresse soit sensible, on se plaindra si elle ne l'est pas assez. Mais quand il est question de l'épouser, supposé que la tête n'ait pas tourné entièrement, on juge déjà comme si on était mari, et un mari est une chose si différente d'un amant, que l'un ne juge de rien comme en avait jugé l'autre. On se rappelle les refus avec plaisir; on se rappelle les faveurs avec inquiétude. La confiance qu'a témoignée une fille trop tendre ne paraît plus qu'une imprudence qu'elle peut avoir vis-à-vis de tous ceux qui l'y inviteront. L'impression trop vive qu'elle aura reçue des marques d'amour de son amant ne paraît plus qu'une disposition à aimer tous les hommes. Jugez du déplaisir, de la jalousie, du chagrin de son mari; car le désir d'une propriété exclusive est le sentiment le plus vif qui lui reste. Il se consolera d'être peu aimé, pourvu que personne ne puisse l'être. Il est jaloux encore lorsqu'il n'aime plus, et son inquiétude n'est pas aussi absurde, aussi injuste que vous pourriez à présent vous l'imaginer. Je trouve souvent les hommes odieux dans ce qu'ils exigent, et dans leur manière d'exiger des femmes; mais je ne trouve pas qu'ils se trompent si fort de craindre ce qu'ils craignent. Une fille imprudente est rarement une femme prudente et sage. Celle qui n'a pas résisté à son amant avant le mariage lui est rarement fidèle après. Souvent elle ne voit plus son amant dans son mari. L'un est aussi négligent que l'autre était empressé. L'un trouvait tout bien, l'autre trouve presque tout mal. A peine se croit-elle obligée de tenir au second ce qu'elle avait juré au premier. Son imagination aussi lui promettait des plaisirs qu'elle n'a pas trouvés, ou qu'elle ne trouve plus. Elle espère les trouver ailleurs que dans le mariage; et si elle n'a pas résisté à ses penchants étant fille, elle ne leur résistera pas étant femme. L'habitude de la faiblesse sera prise, le devoir et la pudeur sont déjà accoutumés à céder. Ce que je dis est si vrai, qu'on admire autant dans le monde la sagesse d'une belle femme courtisée par beaucoup d'hommes, que la retenue d'une fille qui est dans le même cas. On reconnaît que la tentation est à peu près la même et la résistance aussi difficile. J'ai vu des femmes se marier avec la plus violente passion, et avoir un amant deux ans après leur mariage, ensuite un autre, et puis encore un autre, jusqu'à ce que méprisées, avilies... -- Ah! maman, s'écria Cécile en se levant, ai-je mérité tout cela? -- Vous voulez dire: Ai-je besoin de tout cela? lui dis-je en l'asseyant sur mes genoux et en essuyant avec mon visage les larmes qui coulaient sur le sien. Non, Cécile, je ne crois pas que vous eussiez besoin d'un aussi effrayant tableau, et quand vous en auriez besoin, en seriez-vous plus coupable, en seriez-vous moins estimable, moins aimable? m'en seriez-vous moins chère ou moins précieuse? Mais allez vous coucher, ma fille; allez, songez que je ne vous ai blâmée de rien, et qu'il fallait bien vous avertir. Cette seule fois je vous aurai avertie. Allez -- et elle s'en alla. Je m'approchai de mon bureau, et j'écrivis. "Ma Cécile, ma chère fille, je vous l'ai promis, cette seule fois vous aurez été tourmentée par la sollicitude d'une mère qui vous aime plus que sa vie: ensuite, sachant sur ce sujet tout ce que je sais, tout ce que j'ai jamais pensé, ma fille jugera pour elle-même. Je pourrai lui rappeler quelquefois ce que je lui aurai dit aujourd'hui; mais je ne le lui répéterai jamais. Permettez donc que j'achève, Cécile, et soyez attentive jusqu'au bout. Je ne vous dirai pas ce que je dirais à tant d'autres: que, si vous manquez de sagesse, vous renoncerez à toutes les vertus; que, jalouse, dissimulée, coquette, inconstante, n'aimant bientôt que vous, vous ne serez plus ni fille, ni amie, ni amante. Je vous dirai au contraire que les qualités précieuses qui sont en vous, et que vous ne sauriez perdre, rendront la perte de celle-ci plus fâcheuse, en augmenteront le malheur et les inconvénients. Il est des femmes dont les défauts réparent en quelque sorte et couvrent les vices. Elles conservent dans le désordre un extérieur décent et imposant. Leur hypocrisie les sauve d'un mépris qui aurait rejailli sur leurs alentours. Impérieuses et fières, elles font peser sur les autres un joug qu'elles ont secoué. Elles établissent et maintiennent la règle; elles font trembler celles qui les imitent. A les entendre juger et médire, on ne peut se persuader qu'elles ne soient pas des Lucrèces. Leurs maris, pour peu que le hasard les ait servies, les croient des Lucrèces; et leurs enfants, loin de rougir d'elles, les citent comme des exemples d'austérité. Mais vous, qu'oseriez-vous dire à vos enfants? Comment oseriez-vous réprimer vos domestiques? Qui oseriez-vous blâmer? Hésitant, vous interrompant, rougissant à chaque mot, votre indulgence pour les fautes d'autrui décèlerait les vôtres. Sincère, humble, équitable, vous n'en déshonoreriez que plus sûrement ceux dont l'honneur dépendrait de votre vertu. Le désordre s'établirait autour de vous. Si votre mari avait une maîtresse, vous vous trouveriez heureuse de partager avec elle une maison sur laquelle vous ne vous croiriez plus de droits, et peut-être laisseriez-vous partager à ses enfants le patrimoine des vôtres. Soyez sage, ma Cécile, pour que vous puissiez jouir de vos aimables qualités. Soyez sage; vous vous exposeriez, en ne l'étant pas, à devenir trop malheureuse. Je ne vous dis pas tout ce que je pourrais dire. Je ne vous peins pas le regret d'avoir trop aimé ce qui méritait peu de l'être, le désespoir de rougir de son amant encore plus que de ses faiblesses, de s'étonner, en le voyant de sang-froid, qu'on ait pu devenir coupable pour lui. Mais j'en ai dit assez. J'ai fini, Cécile. Profitez, s'il est possible, de mes conseils; mais, si vous ne les suivez pas, ne vous cachez jamais d'une mère qui vous adore. Que craindriez-vous? Des reproches? -- Je ne vous en ferai point; ils m'affligeraient plus que vous. -- La perte de mon attachement? -- Je ne vous en aimerais peut-être que plus, quand vous seriez à plaindre, et que vous courriez risque d'être abandonnée de tout le monde. -- De me faire mourir de chagrin? -- Non, je vivrais, je tâcherais de vivre, de prolonger ma vie pour adoucir les malheurs de la vôtre, et pour vous obliger à vous estimer vous-même malgré des faiblesses qui vous laisseraient mille vertus et à mes yeux mille charmes." Cécile, en s'éveillant, lut ce que j'avais écrit. Je fis venir des ouvrières dont nous avions besoin. Je tâchai d'occuper et de distraire Cécile et moi, et j'y réussis. Mais après le dîner, comme nous travaillions ensemble et avec les ouvrières, elle interrompit le silence général. -- Un mot, maman. Si les maris sont comme vous les avez peints, si le mariage sert à si peu de chose, serait-ce une grande perte?... -- Oui, Cécile: vous voyez combien il est doux d'être mère. D'ailleurs il y a des exceptions, et chaque fille croyant que son amant et elle auraient été une exception, regrettera de n'avoir pu l'épouser, comme si c'était un grand malheur, quand même ce n'en serait pas un. Un mot, ma fille, à mon tour. Il y a une heure que je pense à ce que je vais vous dire. Vous avez entendu louer, et peut-être avait-on tort de les louer en votre présence, des femmes connues par leurs mauvaises moeurs; mais c'étaient des femmes qui n'auraient pu faire ce qu'on admire en elles si elles avaient été sages. La Le Couvreur n'aurait pu envoyer au maréchal de Saxe le prix de ses diamants si on ne les lui avait donnés, et elle n'aurait eu aucune relation avec lui si elle n'avait été sa maîtresse. Agnès Sorel n'aurait pas sauvé la France, si elle n'avait été celle de Charles VII. Mais ne serions-nous pas fâchées d'apprendre que la mère des Gracques, Octavie, femme d'Antoine, ou Porcie, fille de Caton, ait eu des amants? Mon érudition fit rire Cécile. -- On voit bien, maman, dit-elle, que vous avez pensé d'avance à ce que vous venez de dire, et il vous a fallu remonter bien haut... -- Il est vrai, interrompis-je, que je n'ai rien trouvé dans l'histoire moderne; mais nous mettrons, si vous voulez, à la place de ces Romaines madame Tr., Mlle des M. et Mlles de S. Le jeune lord nous vint voir de meilleure heure que de coutume. Cécile leva à peine les yeux de dessus son ouvrage. Elle lui fit des excuses de son inattention de la veille, trouva fort naturel qu'il s'en fût impatienté, et se blâma d'avoir montré de l'humeur. Elle le pria, après m'en avoir demandé la permission, de revenir le lendemain lui donner une leçon dont elle profiterait sûrement beaucoup mieux. -- Quoi! c'est de cela que vous vous souvenez! lui dit-il en s'approchant d'elle et faisant semblant de regarder son ouvrage. -- Oui, dit-elle, c'est de cela. -- Je me flatte, dit-il, que vous n'avez pas été en colère contre moi. -- Point en colère du tout, lui répondit-elle. Il sortit désabusé, c'est-à-dire, abusé. Cécile écrivit sur une carte: "Je l'ai trompé, cela n'est pourtant pas bien agréable à faire." J'écrivis: "Non, mais cela était nécessaire, et vous avez bien fait. Je suis intéressée, Cécile. Je voudrais qu'il ne tînt qu'à vous d'épouser ce petit lord. Ses parents ne le trouveraient pas trop bon, mais comme ils auraient tort, peu m'importe. Pour cela, il faut tâcher de le tromper. Si vous réussissez à le tromper, il pourra dire: C'est une fille aimable, bonne, peu sensible de cette sensibilité à craindre pour un mari; elle sera sage, je l'aime, je l'épouserai. Si vous ne réussissez pas, s'il voit à travers de votre réserve, il peut dire: Elle sait se vaincre, elle est sage, je l'aime, je l'estime, je l'épouserai". Cécile me rendit les deux cartes en souriant. J'écrivis sur une troisième: "Au reste, je ne dis _tromper_ que pour avoir plus tôt fait. Si je suis curieuse de lire une lettre qui m'est confiée, au point d'être tentée quelquefois de l'ouvrir, est-ce tromper que de ne l'ouvrir pas et de ne pas dire sans nécessité que j'en aie eu la tentation? Pourvu que je sois toujours discrète, la confiance des autres sera aussi méritée qu'avantageuse". -- Maman, me dit Cécile, dites-moi tout ce que vous voudrez; mais, quant à me rappeler ce que vous m'avez dit ou écrit, il n'en est pas besoin: je ne puis l'oublier. Je n'ai pas tout compris, mais les paroles sont gravées dans ma tête. J'expliquerai ce que vous m'avez dit par les choses que je verrai, que je lirai, par celles que j'ai déjà vues et lues, et ces choses-là je les expliquerai par celles que vous m'avez dites. Tout cela s'éclaircira mutuellement. Aidez-moi quelquefois, maman, à faire des applications comme autrefois quand vous me disiez: "Voyez cette petite fille, c'est cela qu'on appelle être propre et soigneuse; voyez celle-là, c'est cela qu'on appelle être négligente. Celle-ci est agréable à voir, l'autre déplaît et dégoûte." Faites-en autant sur ce nouveau chapitre. C'est tout ce dont je crois avoir besoin, et à présent je ne veux m'occuper que de mon ouvrage. Le jeune lord est venu comme on l'en avait prié. La partie d'échecs est fort bien allée. Milord me dit une fois pendant la soirée: Vous me trouverez bien bizarre, Madame: je me plaignais avant-hier de ce que Mademoiselle était trop peu attentive, ce soir je trouve qu'elle l'est trop. A son tour, il était distrait et rêveur. Cécile a paru ne rien voir et ne rien entendre. Elle m'a priée de lui procurer Philidor. Si cela continue, je l'admirerai. Adieu; je répète ce que j'ai dit au commencement de ma lettre: cette fois-ci vous me devez des remerciements. J'ai rempli ma tâche encore plus exactement que je ne pensais; j'ai copié la lettre et les cartes. Je me suis rappelé ce qui s'est dit presque mot à mot. LETTRE XIII Tout va assez bien. Cécile s'observe avec un soin extrême. Le jeune homme la regarde quelquefois d'un air qui dit: Me serais-je trompé, et vous serais-je tout à fait indifférent? Il devient chaque jour plus attentif à lui plaire. Nous ne voyons plus le jeune ministre mon parent, ni son ami des montagnes. Le jeune Bernois, se sentant peut-être trop éclipsé par son cousin, ne nous honore plus de ses visites. Mais ce cousin vient nous voir très souvent, et me paraît toujours très aimable. Quant aux deux autres hommes, je les appelle _mes pénates_. Vos hommes m'ont bien fait rire. Celui qui est étonné qu'une hérétique sache ce que c'est que le Décalogue, me rappelle un Français qui disait à mon père: Monsieur, qu'on soit huguenot pendant le jour, je le comprends; on s'étourdit, on fait ses affaires, on ne pense à rien; mais le soir, en se couchant, dans son lit, dans l'obscurité, on doit être bien inquiet; car, au bout du compte, on pourrait mourir pendant la nuit; -- et un autre qui lui disait: Je sais bien, Monsieur, que vous autres huguenots, vous croyez en Dieu; je l'ai toujours soutenu, je n'en doute pas; mais en Jésus-Christ?... Quant au président, qui ne comprend pas comment une femme qui a quelque instruction et quelque usage du monde ose encore parler des dix Commandements, et en général de la religion, il est encore plus plaisant ou plus pitoyable: il a voulu raisonner; il dit, comme tant d'autres, que sans la religion nous n'aurions pas moins de morale, et cite quelques athées honnêtes gens. Répondez-lui que, pour en juger, il faudrait trois ou quatre générations et un peuple entier d'athées; car, si j'ai eu un père, une mère, des maîtres chrétiens ou déistes, j'aurai contracté des habitudes de penser et d'agir qui ne se perdront pas le reste de ma vie, quelque système que j'adopte, et qui influeront sur mes enfants sans que je le veuille ou le sache. De sorte que Diderot, s'il était honnête homme, pouvait le devoir à une religion que, de bonne foi, il soutenait être fausse. Vous n'aviez pas besoin de m'assurer que vous ne disiez jamais rien de mes lettres qui pût avoir le plus petit inconvénient. Les écrirais-je si je n'en étais assurée? Je suis bien aise que vous soyez si contente de Cécile. Vous me trouvez extrêmement indulgente, et vous ne savez pas pourquoi; en vérité, ni moi non plus. Il n'y aurait eu, ce me semble, ni justice ni prudence dans une conduite plus rigoureuse. Comment se garantir d'une chose qu'on ne connaît et n'imagine point, qu'on ne peut ni prévoir ni craindre? Y a-t-il quelque loi naturelle ou révélée, humaine ou divine, qui dise: La première fois que ton amant te baisera la main, tu n'en seras point émue? Fallait-il la menacer des chaudières bouillantes Où l'on plonge à jamais les femmes mal-vivantes? Fallait-il, en la boudant, en lui montrant de l'éloignement, l'inviter à dire, comme Télémaque: _O Milord! si maman m'abandonne, il ne me reste plus que vous_. Supposé que quelqu'un fût assez fou pour me dire: Oui, il le fallait; je dirais que, n'ayant ni indignation, ni éloignement dans le coeur, cette conduite, qui ne m'aurait paru ni juste ni prudente, n'aurait pas non plus été possible LETTRE XIV Que direz-vous d'une scène qui nous bouleversa hier, ma fille et moi, au point que nous n'avons presque pas ouvert la bouche aujourd'hui, ne voulant pas en parler et ne pouvant parler d'autre chose? Voilà du moins ce qui me ferme la bouche, et je crois que c'est aussi ce qui la ferme à Cécile. Elle a l'air encore tout effrayée. Pour la première fois de sa vie elle a mal passé la nuit, et je la trouve très-pâle. Hier, Milord et son parent dînant au château, je n'eus l'après-dîné que mon cousin du régiment de ***. Ma fille le pria de faire une pointe à son crayon. Il prit pour cela un canif; le bois du crayon se trouva dur, son canif fort tranchant. Il se coupa la main fort avant, et le sang coula avec une telle abondance que j'en fus effrayée. Je courus chercher du taffetas d'Angleterre, un bandage, de l'eau. C'est singulier, dit-il en riant, et ridicule; j'ai mal au coeur. Il était assis. Cécile dit qu'il pâlit extrêmement. Je criai de la porte: Ma fille, vous avez de l'eau de Cologne. Elle en mouilla vite son mouchoir; d'une main elle tenait ce mouchoir, qui lui cachait le visage de M. de ***; de l'autre, elle tâchait d'arrêter le sang avec son tablier. Elle le croyait presque évanoui, dit-elle, quand elle sentit qu'il la tirait à lui. Penchée, comme elle l'était, elle n'aurait pu résister; mais l'effroi, la surprise lui en ôtèrent la pensée. Elle le crut fou; elle crut qu'une convulsion lui faisait faire un mouvement involontaire, ou plutôt elle ne crut rien, tant ses idées furent rapides et confuses. Il lui disait: Chère Cécile! charmante Cécile! Au moment où il lui donnait avec transport un baiser sur le front, ou plutôt dans ses cheveux par la manière dont elle était tombée sur lui, je rentre. Il se lève, et l'assied à sa place. Son sang coulait toujours. J'appelle Fanchon, je lui montre mon parent, je lui donne ce que je tenais, et sans dire un seul mot j'emmène ma fille. Plus morte que vive, elle me raconta ce que je viens de vous dire. -- Mais, maman, disait-elle, comment n'ai-je pas eu la pensée de me jeter de côté, de détourner sa tête? J'avais deux mains; il n'en avait qu'une. Je n'ai pas fait le moindre effort pour me dégager du bras qui était autour de ma taille et qui me tirait. J'ai toujours continué à tenir mon tablier autour de la main blessée. Qu'importait qu'elle saignât un peu plus! C'est lui qui doit se faire de moi une idée bien étrange! N'est-il pas affreux de pouvoir perdre le jugement au moment où l'on en aurait le plus de besoin? Je ne répondais rien. Craignant également de graver dans son imagination d'une manière trop fâcheuse une chose qui lui faisait tant de peine, et de la lui faire envisager comme un évènement commun, ordinaire et auquel il ne fallait point mettre d'importance, je n'osais parler. Je n'osai même exprimer mon indignation contre M. de ***. Je ne disais rien du tout. Je fis dire à ma porte que Cécile était incommodée. Nous passâmes la soirée à lire de l'anglais. Elle entend passablement Robertson. L'histoire de la malheureuse reine Marie l'attacha un peu; mais de temps en temps elle disait: Mais, maman, cela n'est-il pas bien étrange? Etait-il donc fou? -- Quelque chose d'approchant, lui répondais-je; mais lisez, ma fille, cela vous distrait et moi aussi. -- Le voilà. Il ne s'est pas fait annoncer, de peur sans doute qu'on ne le renvoyât. Je ne sais comment lui parler, comment le regarder. Je continue d'écrire pour me dispenser de l'un et de l'autre. Je vois Cécile lui faire une grande révérence. Il est aussi pâle qu'elle, et ne parait pas avoir mieux dormi. Je ne puis pas écrire plus longtemps. Il ne faut pas laisser ma fille dans l'embarras. Monsieur de *** s'est approché de moi quand il m'a vue poser la plume. -- Me bannirez-vous de chez vous, Madame? m'a-t-il dit. Je ne sais moi-même si j'ai mérité une aussi cruelle punition. Je suis coupable, il est vrai, de l'oubli de moi-même le plus impardonnable, le plus inconcevable, mais non d'aucun mauvais dessein, d'aucun dessein. Ne savais-je pas que vous alliez rentrer? J'aime Cécile; je le dis aujourd'hui comme une excuse, et hier, en entrant chez vous, j'aurais cru ne pouvoir jamais le dire sans crime. J'aime Cécile, et je n'ai pu sentir sa main contre mon visage, ma main dans la sienne, sans perdre pour un instant la raison. Dites à présent, Madame, me bannissez-vous de chez vous? Mademoiselle, me bannissez-vous, ou me pardonnez-vous généreusement l'une et l'autre? Si vous ne me pardonnez pas, je quitte Lausanne dès ce soir. Je dirai qu'un de mes amis me prie de venir tenir sa place au régiment. Il me serait impossible de vivre ici si je ne pouvais venir chez vous, ou d'y venir si j'y étais reçu comme vous devez trouver que je le mérite. Je ne répondais pas. Cécile m'a demandé la permission de répondre. J'ai dit que je souscrivais d'avance à tout ce qu'elle dirait. -- Je vous pardonne, Monsieur, a-t-elle dit, et je prie ma mère de vous pardonner. Au fond, c'est ma faute. J'aurais dû être plus circonspecte, vous donner mon mouchoir et ne le pas tenir, détacher mon tablier après en avoir enveloppé votre main. Je ne savais pas la conséquence de tout cela; me voici éclairée pour le reste de ma vie. Mais, puisque vous m'avez fait un aveu, je vous en ferai un aussi qui vous sera utile peut-être, et qui vous fera comprendre pourquoi je ne crains pas de continuer à vous voir. J'ai aussi de la préférence pour quelqu'un. -- Quoi! s'écria-t-il, vous aimez! Cécile ne répondit pas. De ma vie je n'ai été aussi émue. Je le croyais; mais le savoir! savoir qu'elle aime assez pour le dire et de cette manière! pour sentir que c'est un préservatif, que les autres hommes ne sont point à craindre pour elle! M. de ***, sur qui je jetai les yeux, me fit pitié dans ce moment, et je lui pardonnai tout. -- L'homme que vous aimez, Mademoiselle, lui dit-il d'une voix altérée, sait-il son bonheur? -- Je me flatte qu'il n'a pas deviné mes sentiments, répondit Cécile avec le son de voix le plus doux et une expression dans l'accent la plus modeste qu'elle ait jamais eue. -- Mais comment cela est-il possible? dit-il; car, vous aimant, il doit étudier vos moindres paroles, vos moindres actions, et alors ne doit-il pas démêler?... -- Je ne sais pas s'il m'aime, interrompit Cécile, il ne me l'a pas dit, et il me semble que je le verrais par la raison que vous me dites. -- Je voudrais savoir, reprit-il, quel est cet homme assez heureux pour vous plaire, assez aveugle pour l'ignorer. -- Et pourquoi voudriez-vous le savoir? dit Cécile. -- Il semble, dit-il, que je ne lui voudrais point de mal, et cela, parce que je ne le crois pas aussi amoureux que moi. Je lui parlerais tant de vous, avec tant de passion, qu'il ferait une plus grande attention à vous, qu'il vous en apprécierait mieux, et qu'il mettrait son sort entre vos mains; car je ne puis croire qu'il soit malheureusement lié comme moi. J'aurais eu au moins le bonheur de vous servir, et je trouverais quelque consolation à penser qu'un autre ne saura pas être heureux autant que je le serais à sa place. -- Vous êtes généreux et aimable, lui dis-je; je vous pardonne aussi de tout mon coeur. Il pleura et moi aussi. Cécile baissait la tête, et reprit son ouvrage. -- L'aviez-vous dit à votre mère? lui dit-il. -- Non, lui dis-je, elle ne me l'avait pas dit. -- Mais vous savez qui c'est. -- Oui, je le devine. -- Et si vous cessiez de l'aimer, Mademoiselle? -- Ne le souhaitez pas, lui dis-je, vous êtes trop aimable pour qu'en ce cas-là je pusse ne vous pas bannir. Il me vint du monde, il se sauva. Je dis à Cécile de rester le dos tourné à la fenêtre, et je fis apporter du café que je la priai de me servir, quoiqu'il ne fût guère l'heure d'en prendre. Tout cela l'occupant et la cachant, elle essuya peu de questions sur sa pâleur et sur son indisposition de la veille. Il n'y eut que notre ami l'Anglais à qui rien n'échappa. -- J'ai rencontré votre parent, me dit-il tout bas. Il m'aurait évité s'il l'avait pu. Quel air je lui ai trouvé! Dix jours de maladie ne l'auraient pas plus changé qu'il n'a changé depuis avant-hier. Vous me trouvez bien pâle, m'a-t-il dit. Figurez-vous, en me montrant sa main, qu'une piqûre, profonde à la vérité, m'a changé de la sorte. Je lui ai demandé où il s'était fait cette piqûre. Il m'a dit que c'était chez vous avec un canif, en taillant un crayon; qu'il avait perdu beaucoup de sang et s'était trouvé mal. Cela est si ridicule, a-t-il dit, que j'en rougis. En effet, il a rougi, et n'en a été le moment d'après que plus pâle. J'ai vu qu'il disait vrai, mais qu'il ne disait pas tout. En entrant ici je vous trouve un air d'émotion et d'attendrissement. Mademoiselle Cécile est pâle et abattue. Permettez-moi de vous demander ce qui s'est passé. -- Parce que vous avez été confident une fois, lui ai-je répondu en souriant, vous voulez toujours l'être; mais il y a des choses que l'on ne peut dire, -- et nous avons parlé d'autre chose. On a travaillé, goûté, joué au piquet, au whist, aux échecs comme à l'ordinaire. La partie d'échecs a été fort grave. Le Bernois faisait jouer Cécile d'après Philidor que j'avais fait chercher. Milord, que cela n'amusait guère, lui a cédé sa place et demandé à faire un robber au whist. A la fin de la soirée, la voyant travailler, il a dit à Cécile: -- Vous m'avez refusé tout l'hiver; Mademoiselle, une bourse ou un portefeuille. Il faudra bien pourtant, quand je partirai, que j'emporte un souvenir de vous, et que vous me permettiez de vous en laisser un de moi. -- Point du tout, Milord, répondit-elle; si nous devons ne nous jamais revoir, nous ferons fort bien de nous oublier. -- Vous avez bien de la fermeté, Mademoiselle, dit-il, et vous prononcez _ne nous jamais revoir_ comme si vous ne disiez rien. Je me suis approchée, et j'ai dit: Il y a de la fermeté dans son expression; mais vous, Milord, il y en a eu dans votre pensée, ce qui est bien plus beau. -- Moi, Madame! -- Oui, quand vous avez parlé de départ et de souvenir, vous pensiez bien à une éternelle séparation. -- Cela est clair, a dit Cécile en s'efforçant pour la première fois de sa vie à prendre un air de fierté et de détachement. Au reste, je crois que si le détachement n'était que dans l'air, la fierté était dans le coeur. Le ton dont il avait dit _quand je partirai_ l'avait blessée. Il fut blessé à son tour. N'est-il pas étrange qu'on ne se soucie d'être aimé que quand on croit ne le pas être; qu'on sente tant la privation, et si peu la jouissance; qu'on se joue du bien qu'on a, et qu'on l'estime dès qu'on ne l'a plus; qu'on blesse sans réflexion, et qu'on s'offense et s'afflige de l'effet de la blessure; qu'on repousse ce qu'on voudrait ensuite retirer à soi? -- Quelle journée! me dit Cécile dès que nous fûmes seules. M'est-il permis, maman, de vous demander ce qui vous a le plus frappée? -- Ce sont ces mots: _J'ai aussi de la préférence pour quelqu'un_. -- Je ne me suis donc pas trompée, reprit-elle en m'embrassant; mais ne craignez rien, maman. Il me semble qu'il n'y a rien à craindre. Je me trouve, comme il dit, de la fermeté, et j'ai une envie si grande de ne pas vous donner de chagrins! Ce matin vous savez que nous n'avons presque point parlé. Eh bien! je me suis occupée pendant notre silence de la manière dont il me conviendrait que vous voulussiez vivre pendant quelque temps. Cela sera un peu gênant pour vous, et bien triste pour moi; mais je sais que vous feriez des choses beaucoup plus difficiles. -- Comment faudrait-il vivre, Cécile? -- Il me semble qu'il faudrait moins rester chez nous, et que ces trois ou quatre hommes nous trouvassent moins souvent seules. La vie que nous menons est si douce pour moi et si agréable pour eux; vous êtes si aimable, maman; on est trop bien, rien ne gêne, on pense et on dit ce qu'on veut. Il vaudra mieux, au risque de s'ennuyer, aller chercher le monde. Vous m'ordonnerez d'apprendre à jouer, il ne sera plus question d'échecs ni de dames. On se désaccoutumera un peu les uns des autres. Si on aime, on pourra bien le montrer, et enfin le dire. Si on n'aime pas, cela se verra plus distinctement, et je ne pourrai plus m'y tromper. -- Je la serrai dans mes bras. -- Que vous êtes aimable! que vous êtes raisonnable! m'écriai-je. Que je suis contente et glorieuse de vous! Oui, ma fille, nous ferons tout ce que vous voudrez. Qu'on ne me reproche jamais ma faiblesse ni mon aveuglement. Seriez-vous ce que vous êtes, si j'avais voulu que ma raison fût votre raison, et qu'au lieu d'avoir une âme à vous, vous n'eussiez que la mienne? Vous valez mieux que moi. Je vois en vous ce que je croyais presqu'impossible de réunir, autant de fermeté que de douceur, de discernement que de simplicité, de prudence que de droiture. Puisse cette passion, qui a développé des qualités si rares, ne vous pas faire payer trop cher le bien qu'elle vous a fait! Puisse-t-elle s'éteindre ou vous rendre heureuse! Cécile, qui était très fatiguée, me pria de la déshabiller, de l'aider à se coucher et de souper auprès de son lit. Au milieu de notre souper elle s'endormit. Il est onze heures, elle n'est pas encore levée. Dès ce soir je commencerai à exécuter le plan de Cécile, et je vous dirai dans peu de jours comment il nous réussit. LETTRE XV Nous vivons comme Cécile l'a demandé; et j'admire qu'on nous fasse accueil dans un monde que nous négligions beaucoup. Nous y sommes une sorte de nouveauté. Cécile, qui a pris de la contenance, assez d'aisance dans les manières, de la prévenance, de l'honnêteté, est assurément une nouveauté très agréable; et ce qui fait plus que tout cela, c'est que nous rendons à la société quatre hommes qu'on n'est pas fâché d'avoir. Les premières fois que Cécile a joué au whist, le Bernois voulut être son maître comme aux échecs, et l'assiduité qu'il a montrée auprès d'elle a un peu écarté le jeune lord. Les gens ont aussi perdu la pensée qu'il fallût le faire jouer constamment avec Cécile, comme ils l'avaient eue au commencement de l'hiver. Nous avons eu dans un même jour différentes scènes assez singulières, et des moments assez plaisants. Cécile avait dîné chez une parente malade, et j'étais seule à trois heures quand Milord et son parent entrèrent chez moi. -- Il faut à présent venir de bien bonne heure pour avoir l'espérance de vous trouver, dit Milord. Il y a eu, avant ce changement, six semaines bien plus agréables que n'ont été ces derniers huit ou dix jours. Me serait-il permis de vous demander, Madame, qui, de vous ou de Mademoiselle Cécile, a souhaité qu'on se mît à sortir tous les jours? -- C'est ma fille, ai-je répondu. -- S'ennuyait-elle? dit Milord. -- Je ne le crois pas, ai-je dit. -- Mais pourquoi donc, a-t-il repris, quitter une façon de vivre si commode et si agréable, pour en prendre une pénible et insipide? Il me semble... -- Il me semble à moi, a interrompu son parent, que Mademoiselle Cécile peut en avoir eu trois raisons, c'est-à-dire, une raison entre trois, qui chacune lui ferait honneur. -- Et quelles trois raisons? a dit le jeune homme. -- D'abord elle peut avoir craint qu'on ne trouvât à redire à la façon de vivre que nous regrettons, et que des femmes, fâchées de ne plus voir ces deux dames parmi elles, et leur enviant les empressements de tous les hommes qu'elles veulent bien souffrir, ne fissent quelque remarque injuste et maligne; or, une femme, et encore plus une jeune fille, ne peut prévenir avec trop de soin les mauvais propos et la disposition qui les fait tenir. -- Et votre seconde raison? voyons, dit Milord, si je la trouverai meilleure que la première. -- Mademoiselle Cécile peut avoir inspiré à quelqu'un de ceux qui venaient ici un sentiment auquel elle n'a pas cru qu'il lui convînt de répondre, et que, par conséquent, elle n'a pas voulu encourager. -- Et la troisième? -- Il n'est pas impossible qu'elle ne se soit senti elle-même un commencement de préférence auquel elle n'a pas voulu se livrer. -- Les hommes vous remercieront de la première et de la dernière conjecture, a dit Milord. C'est dommage qu'elles soient si gratuites, et que nous ayons si peu de raisons de croire que nous attirions de l'envie sur ces dames, ou que nous donnions de l'amour. -- Mais, Milord, a dit en souriant son parent, puisque vous voulez qu'on soit si modeste pour vous aussi bien que pour soi, permettez-moi de vous dire qu'il vient deux hommes ici qui sont plus aimables que nous. -- Voici Mademoiselle Cécile, a dit Milord: je pense que vous ne seriez pas bien aise que je lui rendisse compte de vos conjectures, quelqu'honorables que vous les trouviez? -- Comme vous voudrez, lui a-t-on répondu. Cécile était entrée. Le plaisir a brillé dans ses yeux. -- Voulons-nous faire encore une pauvre partie d'échecs sans que personne s'en mêle? a dit Milord. -- Je le voudrais, a répondu Cécile, mais cela n'est pas possible. Dans un quart-d'heure il faut que j'aille me coiffer et m'habiller pour l'assemblée de Madame de *** (c'était la femme de notre parent, chez qui nous avions été invitées), et j'aime mieux causer un moment que de jouer une demi-partie d'échecs. En effet, elle s'est mise à causer avec nous d'un air si tranquille, si réfléchi, si serein, que je ne l'avais jamais trouvée aussi aimable. Les deux Anglais sont restés pendant qu'elle faisait sa toilette. Elle est revenue simplement et agréablement vêtue; nous l'avons tous un peu admirée, et nous sommes sortis. A la porte de la maison où nous allions, le parent de Milord a dit qu'il ne fallait pas entrer avec nous, et a voulu faire encore une visite. -- Enviera-t-on aussi à ces dames, a dit Milord, le bonheur d'avoir été accompagnées par nous? -- Non, a dit son parent, mais on pourrait envier le nôtre, et je ne voudrais faire de la peine à personne. Nous sommes entrées, ma fille et moi. L'assemblée était nombreuse; Madame de *** avait mis beaucoup de soin à une parure qui devait avoir l'air négligé. Son mari n'est pas resté longtemps dans le salon, de sorte qu'il n'y était plus quand on a présenté deux jeunes Français, dont l'un avait l'air fort éveillé, l'autre fort taciturne. Je n'ai fait qu'entrevoir le premier; il était partout. L'autre est resté immobile à la place que le hasard lui avait d'abord donnée. Nos Anglais sont venus. Ils ont demandé à Madame de *** où était son mari. -- Demandez à Mademoiselle, a-t-elle répondu d'un ton de plaisanterie en montrant ma fille: il n'a parlé qu'à elle, et content d'avoir eu ce bonheur, il s'en est allé aussitôt. Les Anglais se sont donc approchés de Cécile; elle a dit, sans se déconcerter, que son cousin s'étant plaint d'un grand mal de tête, il avait proposé au général d'A. de faire une partie de piquet dans un cabinet éloigné du bruit. Là-dessus, j'ai laissé Cécile sur sa bonne foi, et suis allée trouver mon cousin, à qui j'ai demandé s'il avait aussi mal à la tête que le prétendait Cécile, ou s'il avait trouvé sa situation dans le salon trop embarrassante. -- Seriez-vous assez barbare pour me plaisanter? a-t-il dit (il faut vous dire en passant que le digne général d'A. est un peu sourd); mais n'importe, je vous ferai ma confession. J'avais mal à la tête, ma santé ne s'est pas remise de cette piqûre (il montrait sa main); cela ne m'aurait pourtant pas obligé à me retirer, mais j'ai senti que je serais très embarrassé; et puis, j'ai toujours trouvé qu'un homme avait mauvaise grâce chez lui dans une assemblée nombreuse, et j'ai eu la coquetterie de ne pas vouloir que vous me vissiez promener sottement ma figure de femme en femme, de table en table. Ces sortes d'assemblées étant au contraire le triomphe des maîtresses de maison, j'ai voulu laisser jouir Madame de *** de ses avantages, et ne pas courir le risque de gâter son plaisir en lui donnant de l'humeur. Je plaisantais de tout ce raffinement, quand l'un des Français est venu mettre sa tête dans le cabinet. Ouvrant tout-à-fait la porte dès qu'il m'a aperçue: Je parierais, Madame, a-t-il dit en me saluant, que vous êtes la soeur, la tante, ou la mère d'une jolie personne que je viens de voir là-dedans. -- Laquelle? ai-je dit. -- Ah! vous le savez bien, Madame, m'a-t-il répondu. J'ai dit: Eh bien! je suis sa mère; mais à quoi l'avez-vous deviné? -- Ce n'est pas à ses traits, m'a-t-il dit, c'est à sa contenance et à sa physionomie; mais comment pouvez-vous la laisser en butte aux fureurs vengeresses de la maîtresse du logis? Je l'ai suppliée de ne pas boire une tasse de thé qu'elle lui donnait, et de dire qu'elle y avait vu tomber une araignée; mais Mademoiselle votre fille a haussé les épaules et a bu. Elle est courageuse, ou bien elle croit à la vertu comme Alexandre; mais moi je crois à la jalousie de Madame de ***. Certainement elle lui a enlevé son mari ou son amant; mais je pense que c'est son mari, car la dame a l'air plus vaine que tendre. Je voudrais bien le voir. Je suis sûr qu'il est très aimable et très amoureux. D'ailleurs, j'ai ouï dire ici, et dans la ville où son régiment est en garnison, qu'il était le plus aimable comme le plus brave cavalier du monde. Mais, Madame, ce n'est pas la seule situation intéressante que Mademoiselle votre fille donne lieu aux spectateurs de considérer. Elle a auprès d'elle deux Bernois, un Allemand et un lord anglais, qui est le seul à qui elle ne dise pas grand chose. Il a l'air d'en être consterné. Il n'est guère fin, à mon avis. Il me semble qu'à sa place j'en serais flatté. Cette distinction en vaut bien une autre. -- Vos tableaux me paraissent être d'imagination, lui ai-je dit en souriant; mais j'étais au fond très peinée. Allons voir tout cela. J'ai fermé la porte du cabinet après en être sortie. -- Savez-vous bien, Monsieur, ai-je dit, que vous avez parlé devant le maître de la maison, celui qui joue? -- Quoi, lui! Je suis au désespoir. Je ne le croyais pas si jeune. Et r'ouvrant aussitôt la porte et me ramenant à la partie de piquet: Que faut-il, Monsieur, a-t-il dit à mon parent, que fasse un jeune écervelé vis-à-vis d'un galant homme qui a bien voulu faire semblant de ne pas entendre les sottises qui lui sont échappées? Ce que vous faites, Monsieur, a dit M. de *** en se levant. Et serrant de bonne grâce la main que lui présentait le jeune étranger, il a avancé une chaise, et nous a priés de nous asseoir. Ensuite il a demandé des nouvelles de plusieurs officiers de son régiment et d'autres personnes que le jeune homme avait vues après lui. A mon tour, je l'ai questionné. Il est parent de votre mari; il vous a vue et votre fille, mais seulement en passant, de sorte que je n'ai pu en tirer grand chose sur cet intéressant sujet. Il est plus proche parent de l'évêque de B., que nous avons vu ici encore abbé de Th., et il a un peu de sa fine et vive physionomie. Je lui ai demandé ce qu'était son frère. -- Officier d'artillerie, m'a-t-il dit, rempli de talents et d'application; mais aussi il n'est que cela. -- Et vous? lui ai-je dit. -- Un étourdi, un espiègle, et je ne suis aussi que cela. J'avais cru que cette profession me suffirait jusqu'à vingt ans; mais, quoique je n'en aie que dix-sept, j'ai envie d'abdiquer tout de suite. Encore serait-ce trop tard d'un jour. -- Et laquelle prendrez-vous à la place? -- Je m'étais toujours promis, m'a-t-il répondu, d'être un héros en cessant d'être un fou. A vingt ans je veux être un héros. J'ai envie d'employer ces trois ans d'intervalle à me préparer à ce métier, mieux que je n'aurais pu faire si je n'avais quitté l'autre dès à présent. -- Je vous remercie, lui ai-je dit, et suis très contente de vous et de vos réponses. Allons voir ce que fait ma fille. Je prie l'apprenti héros de penser que la loyauté, la prudence, la discrétion envers les dames faisaient partie de la profession de ses devanciers les plus célèbres, ceux dont les troubadours de son pays chantaient les amours et les exploits. Je le prie de ne pas dire un mot de ma fille qui ne soit digne du preux chevalier le plus discret. -- Je vous le promets, non pas en plaisantant, mais tout de bon, m'a-t-il dit. Je ne saurais me taire trop scrupuleusement après l'extravagance avec laquelle j'ai parlé. Nous étions alors dans le salon. Ma fille jouait au whist avec des enfants, princes à la vérité, mais qui n'en étaient pas moins les petits ours les plus mal léchés du monde. -- Voyez, m'a dit le Français; le lord anglais et le beau Bernois ont été placés à l'autre extrémité de la chambre. -- Point de remarques, lui ai-je dit. -- M'est-il donc permis de vous montrer mon frère qui, assis à la même place où nous l'avons laissé, bombarde et canonne encore la même ville; Gibraltar, par exemple? Cette table est la forteresse, ou bien c'est Maëstricht qu'il s'agit de défendre. Ce babil n'aurait jamais fini, ni je n'eusse prié qu'on me fît jouer. Je finissais ma partie quand mon cousin est rentré dans le salon. Il s'est approché de moi. -- Faut-il, m'a-t-il dit, que ce petit étourdi ait vu en un instant ce que je n'ai su voir malgré toute mon application! Faut-il qu'il soit venu me tirer d'une incertitude dont à présent je connais tout le prix! Il s'assit tristement à mes côtés, n'osant s'approcher de ma fille, ne pouvant se résoudre à s'approcher de sa femme ni de Milord. -- Je vous laisse croire, lui dis-je; vous porteriez vos soupçons sur quelqu'autre, et ils seraient peut-être encore plus fâcheux; car cet enfant ne me paraît pas d'une figure ni d'un esprit bien distingués. Demandez-vous pourtant s'il est bien raisonnable d'ajouter tant de foi aux observations qu'a pu faire en un demi-quart d'heure un jeune étourdi. -- Cet étourdi, m'a-t-il répondu, n'a-t-il pas deviné ma femme? Nous nous retirâmes: je laissai mon cousin plongé dans la tristesse. Les Anglais nous ramenèrent, et Milord me pria si instamment de permettre qu'on portât leur souper chez moi, que je ne pus le refuser. Ils me racontèrent tous les mots piquants, les regards malveillants de notre parente. C'était l'explication de cette tasse de thé que le Français ne voulait pas que ma fille bût. On parla de la partie qu'on lui avait fait faire. A tout cela Cécile ne disait pas un mot; et me tirant à part: Ne nous plaignons pas, maman, me dit-elle, et ne nous moquons pas: à sa place, j'en ferais peut-être tout autant. -- Non pas, lui dis-je, comme elle par amour-propre. Le souper fut gai. Le petit lord me parut fort aise de n'avoir point de Bernois, point de Français, point de concurrents autour de lui. En s'en allant, il me dit que cette fois-ci il adopterait les ménagements de son cousin, et ne dirait mot du souper, de peur de se faire porter envie. Je ne lui aurais pas demandé le secret, mais je ne suis pas fâchée que de lui-même il le garde. Mon cousin me fait tout de bon pitié. Les Français repartent demain. Ils ont fait grande sensation ici; mais, en admirant l'application et les talents de l'aîné, on regrettait qu'il ne parlât pas un peu plus, qu'il ne fût pas comme un autre; et, en admirant la vivacité d'esprit et la gentillesse du cadet, on aurait voulu qu'il parlât moins, qu'il fût circonspect et modeste, sans penser qu'il n'y aurait alors plus rien à admirer non plus qu'à critiquer chez aucun des deux. On ne voit point assez que, chez nous autres humains, le revers de la médaille est de son essence aussi bien que le beau côté. Changez quelque chose, vous changez tout. Dans l'équilibre des facultés vous trouverez la médiocrité comme la sagesse. Adieu. Je vous enverrai, par les parents de votre mari, la silhouette de ma fille. LETTRE XVI Je vais vite copier une lettre du Bernois que mon cousin vient de m'envoyer. "Ta parente, Cécile de ***, est la première femme que j'aie jamais désiré d'appeler mienne. Elle et sa mère sont les premières femmes avec qui j'aie pu croire que je serais heureux de passer ma vie. Dis-moi, mon cher ami, toi qui les connais, si je me suis trompé dans le jugement parfaitement avantageux que j'ai porté d'elles? Dis-moi encore (car c'est une seconde question), dis, sans te croire obligé de détailler tes motifs, si tu me conseilles de m'attacher à Cécile et de la demander à sa mère?" Plus bas, mon cousin a écrit: "A ta première question je réponds sans hésiter: oui, et cependant je réponds non à la seconde. Si ce qui me fait dire _non_ vient à changer, ou si mon opinion à cet égard change, je t'en avertirai tout de suite." Il a écrit dans l'enveloppe: "Faites-moi la grâce, Madame, de me faire savoir si vous et Mlle Cécile approuvez ma réponse. Supposé que vous ne l'approuviez pas, je garderai ceci, et ferai la réponse que vous me dicterez." Cécile est sortie, je l'attends pour répondre. Elle approuve la réponse. Je lui ai dit: Pensez-y bien, ma chère enfant! -- J'y pense bien, m'a-t-elle répondu. -- Ne te fâche pas de ma question, lui ai-je dit. Trouves-tu ton Anglais plus aimable? Elle m'a dit que non. -- Le crois-tu plus honnête, plus tendre, plus doux? -- Non. -- Le trouves-tu d'une plus belle figure? -- Non. -- Tu vivrais, du moins en été, dans le Pays-de-Vaud. Aimerais-tu mieux vivre dans un pays inconnu? -- J'aimerais cent fois mieux vivre ici, et j'aimerais mieux vivre à Berne qu'à Londres. -- Te serait-il indifférent d'entrer dans une famille où l'on ne te verrait pas avec plaisir? -- Non, cela me paraîtrait très fâcheux. _S'il est des noeuds secrets, s'il est des sympathies_, en est-il ici, ma chère enfant? -- Non, maman. Je ne l'occupe tout au plus que quand il me voit, et je ne pense pas qu'il me préfère à son cheval, à ses bottes neuves, ni à son fouet anglais. Elle souriait tristement, et deux larmes brillaient dans ses yeux. -- Ne vous paraît-il pas possible, ma fille, d'oublier un pareil amant? lui ai-je dit. -- Cela me paraît possible; mais je ne sais si cela arrivera. -- Est-il bien sûr que tu te consolasses de rester fille? -- Cela n'est pas bien sûr, c'est encore une de ces choses dont il me semble qu'on ne peut juger d'avance. -- Et cependant la réponse? -- La réponse est bonne, maman, et je vous prie d'écrire à mon cousin de l'envoyer. -- Ecris toi-même, ai-je dit. Elle a fait une enveloppe à la lettre et a écrit en dedans: "La réponse est bonne, Monsieur, et je vous en remercie. Cécile de *** ". La lettre envoyée, ma fille m'a donné mon ouvrage et a pris le sien. -- Vous m'avez demandé, maman, m'a-t-elle dit, si je me consolerais de ne pas me marier. Il me semble que ce serait selon le genre de vie que je pourrais mener. J'ai pensé déjà plusieurs fois que si je n'avais rien à faire que d'être une demoiselle, au milieu de gens qui auraient des maris, des amants, des femmes, des maîtresses, des enfants, je pourrais trouver cela bien triste, et convoiter quelquefois, comme vous disiez l'autre jour, le mari ou l'amant de mon prochain; mais si vous trouviez bon que nous allassions en Hollande ou en Angleterre tenir une boutique ou établir une pension, je crois qu'étant toujours avec vous et occupée, et n'ayant pas le temps d'aller dans le monde ni de lire des romans, je ne convoiterais et ne regretterais rien, et que ma vie pourrait être très douce. Ce qui manquerait à la réalité, je l'aurais en espérance. Je me flatterais de devenir assez riche pour acheter une maison entourée d'un champ, d'un verger, d'un jardin, entre Lausanne et Rolle, ou bien entre Vevey et Villeneuve, et d'y passer avec vous le reste de ma vie. -- Cela serait bon, lui ai-je dit, si nous étions soeurs jumelles; mais, Cécile, je vous remercie: votre projet me plaît et me touche. S'il était encore plus raisonnable il me toucherait moins. -- On meurt à tout âge, a-t-elle dit, et peut-être aurez-vous l'ennui de me survivre. -- Oui, lui ai-je répondu; mais il est un âge où l'on ne peut plus vivre, et cet âge viendra dix-neuf ans plus tôt pour moi que pour vous... Nos paroles ont fini là, mais non pas nos pensées. Six heures ont sonné, et nous sommes sorties, car nous ne passons plus de soirées à la maison, à moins que nous n'ayons véritablement du monde, c'est-à-dire des femmes aussi bien que des hommes. Jamais je n'étais moins sortie de chez moi que pendant le mois passé, et jamais je ne suis tant sortie que ce mois-ci. La retraite était une affaire de hasard et de penchant; la dissipation est une tâche assez pénible. Si je n'étais pas la moitié du temps très inquiète dans le monde, je m'y ennuyerais mortellement. Les intervalles d'inquiétude sont remplis par l'ennui. Quelquefois je me repose et me remonte en faisant un tour de promenade avec ma fille, ou bien, comme aujourd'hui, en m'asseyant seule vis-à-vis d'une fenêtre ouverte qui donne sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, Auteur de tout ce que je vois, d'avoir voulu que ces choses fussent si agréables à voir. Elles ont un autre but que de me plaire. Des lois auxquelles tient la conservation de l'univers font tomber cette neige, et luire ce soleil. En la fondant, il produira des torrents, des cascades, et il colorera ces cascades comme un arc-en-ciel. Ces choses sont les mêmes là où il n'y a point d'yeux pour les voir; mais, en même temps qu'elles sont nécessaires, elles sont belles. Leur variété aussi est nécessaire; mais elle n'en est pas moins agréable, et n'en prolonge pas moins mon plaisir. Beautés frappantes et aimables de la nature, tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon coeur! LETTRE XVII Ma chère amie, vous m'avez fait encore plus de plaisir que vous ne croyez, en me disant que la silhouette de Cécile vous plaisait si fort, et que les récits du chevalier de *** vous avaient donné tant d'envie de voir la fille et de revoir la mère. Eh bien, il ne tient qu'à vous de les voir. Ma fille perd sa gaieté dans la contrainte qu'elle s'impose. Si cela durait plus longtemps, je craindrais qu'elle ne perdît sa fraîcheur, peut-être sa santé. Depuis quelques jours je méditais sur les moyens de prévenir un malheur qu'il m'est affreux de craindre, et qu'il me serait impossible de supporter. On ne me félicitait plus sur sa bonne grâce, on ne me louait plus sur son éducation, sans me donner une envie de pleurer que je ne surmontais pas toujours, et tout le temps que j'étais seule, je le passais à imaginer un moyen de distraire ma fille, de lui rendre le bonheur, de lui conserver la santé et la vie; car mes craintes n'avaient point de bornes. Je ne trouvais rien qui me satisfît. Il est de trop bonne heure pour aller à la campagne. Si j'en avais loué une dans cette saison, et que j'y fusse allée, quel propos n'aurais-je pas fait tenir? Et même plus tard, si je l'avais prise près de Lausanne, outre que c'aurait été bien cher, cela n'aurait pas assez changé la scène; et plus loin, dans nos montagnes ou dans la vallée du lac de Joux, ma fille, n'étant plus sous les yeux du public, aurait été exposée aux conjectures les plus injustes et les plus affligeantes. Votre lettre est venue: toute incertitude a cessé. J'ai dit mon dessein à ma fille. Elle accepte courageusement. Nous irons donc vous voir, à moins que vous ne nous le défendiez; mais je suis si persuadée que vous ne nous le défendrez pas, que je vais annoncer notre départ, et louer ma maison à des étrangers qui en cherchent une. Le régiment de *** est dans votre voisinage. Je ne saurais en être fâchée pour mon cousin, parce que lui-même en sera très aise, et j'en suis bien aise à cause du Bernois. Si le jeune lord nous laisse partir sans rien dire; si du moins, après notre départ, sentant ce qu'il a perdu, il ne court pas sur nos pas, ne m'écrit point, ne demande point à ses parents la permission de leur donner Cécile pour belle fille, je me flatte que Cécile oubliera un enfant si peu digne de sa tendresse, et qu'elle rendra justice à un homme qui lui est supérieur à tous égards. _Fin de la première partie_. LETTRES ECRITES DE LAUSANNE SECONDE PARTIE. LETTRE XVIII Nous attendons votre réponse dans une jolie maison, à trois quarts de lieue de Lausanne, que l'on m'a prêtée. Les étrangers qui demandaient à louer la mienne, et qui l'ont louée, étaient pressés d'y entrer. J'y ai laissé tous mes meubles, de sorte que nous n'avons eu ni fatigue ni embarras. Il serait possible que la neige ne se fondant pas, ou se fondant tout-à-coup, nous ne puissions partir aussitôt que nous le voudrions. A présent cela m'est assez égal; mais au moment où nous quittâmes Lausanne, j'aurais voulu avoir plus loin à aller, et des objets plus nouveaux à présenter aux yeux et à l'imagination de ma fille; quelque tendresse qu'on ait pour une mère, il me semblait que se trouver toute seule avec elle, au mois de mars, pouvait paraître un peu triste. C'eût été la première fois que j'aurais vu Cécile s'ennuyer avec moi, et désirer que notre tête-à-tête fût interrompu. Je vous avoue que, redoutant cette mortification, j'avais fait tout ce que j'avais pu pour me l'épargner. Un portefeuille d'estampes que m'avait prêté M. d'Ey**, les _Mille et une Nuits_, _Gil Blas;_ les _Contes_ d'Hamilton et _Zadig_ avaient pris les devants avec un piano-forté et une provision d'ouvrage. D'autres choses qui n'étaient pas dues à mes soins ont plus fait que mes soins. Milord, son parent, un malheureux chien, un pauvre nègre... Mais je veux reprendre toute notre histoire de plus haut. Après vous avoir écrit, je me disposai à aller dans une maison où je devais trouver tout le beau monde de Lausanne. Je conseillai à Cécile de n'y venir qu'une demi-heure après moi, quand j'aurais offert ma maison et annoncé notre départ; mais elle me dit qu'elle était intéressée à voir l'impression que je ferais. -- Vous la verrez, lui dis-je; il n'y aura que la première surprise et les premières questions que mon arrangement vous épargnera. -- Non, maman, dit-elle, laissez-moi voir l'impression tout entière; que j'en aie tout le plaisir ou tout le chagrin. A vos côtés, appuyée contre votre chaise, touchant votre bras, ou seulement votre robe, je me sentirai forte de la plus puissante comme de la plus aimable protection. Vous savez bien, maman, combien vous m'aimez, mais non pas combien je vous aime, et que vous ayant, vous, je pourrais supporter de tout perdre et renoncer à tout. Allons, maman, vous êtes trop poltronne, et vous me croyez bien plus faible que je ne suis. Est-il besoin, mon amie, de vous dire que j'embrassai Cécile, que je pleurai, que je la serrai contre mon sein; qu'en marchant dans la rue je m'appuyai sur son bras avec encore plus de plaisir et de tendresse qu'à l'ordinaire; qu'en entrant dans la salle, j'eus soin avant tout qu'une chaise fût placée pour elle un peu derrière la mienne? Ah! sans doute, vous imaginez, vous voyez tout cela; mais voyez-vous aussi mon pauvre cousin et son ami l'Anglais venir à nous d'un air inquiet, cherchant dans nos yeux l'explication de je ne sais quoi qu'ils y voient de nouveau et d'étrange? Mon cousin, surtout, me regardait, regardait Cécile, semblait désirer et craindre à la fois que je ne parlasse; et l'autre, qui voyait cette agitation, partageait son intérêt entre lui et nous, et tantôt passait machinalement le bras autour de M***, tantôt mettait la main sur son épaule, comme pour lui dire: Je deviens véritablement votre ami; si on vous apprend quelque chose de fâcheux, vous trouverez un ami dans un étranger chez qui vous n'avez vu jusqu'ici que de la sympathie, un certain rapport de caractère ou de circonstances. Moi, qui n'avais songé tout le jour à votre lettre et à ma réponse que relativement à ma fille, qui n'avais songé qu'à elle et à ses impressions, je fus si touchée de ce que je voyais de la passion de l'un de ces hommes, de la tendre compassion de l'autre, du sentiment et de l'habitude qui s'étaient établis entre eux et nous, et de l'espèce d'adieu qu'il fallait leur dire, que je me mis à pleurer. Jugez si cela les rassura, et si ma fille fut surprise! Notre silence n'était plus supportable: l'inquiétude augmentait, mon parent pâlissait, Cécile pressait mon bras et me disait tout bas: Mais maman, qu'est-ce donc? qu'avez-vous? -- Je suis folle, leur dis-je enfin. De quoi s'agit-il? d'un voyage qui ne nous mène pas hors du monde, pas même au bout du monde. Le Languedoc n'est pas bien loin. Vous, Monsieur, vous voyagez, je puis espérer de vous revoir; et vous, mon cousin, vous allez du même côté que moi. Nous avons envie d'aller voir une parente fort aimable et qui m'est fort chère. Cette parente a aussi envie de nous voir: rien ne s'y oppose, et je suis résolue à partir bientôt. Allez, mon cousin, dire à monsieur et madame *** que ma maison est à louer pour six mois. Il le leur dit. L'Anglais s'assit. Les tuteurs de ma fille et leurs femmes accoururent: Milord, nous voyant occupées à leur répondre, s'appuya contre la cheminée, regardant de loin. Le Bernois vint nous témoigner sa joie de ce qu'il passerait l'été plus à portée de nous qu'il ne l'aurait cru. Ensuite vinrent les étrangers, qui louèrent sur le champ ma maison. Il ne restait que l'embarras de nous loger en attendant votre réponse. On nous offrit un logement dans une maison de campagne que des Anglais ont quittée en automne. J'acceptai avec empressement, de sorte que tout fut arrangé, et devint public en un quart d'heure; mais la surprise, les questions, les exclamations durèrent toute la soirée. Les plus intéressés à notre départ en parlèrent le moins. Milord se contenta de s'informer de la distance de l'habitation qu'on nous donnait, et nous assura que de longtemps la route de Lyon ne serait praticable pour des femmes: il demanda ensuite à son parent si, au lieu de commencer par Berne, Bâle, Strasbourg, Nanci, Metz, Paris, ils ne pourraient pas commencer leur tour de France par Lyon, Marseille et Toulouse. -- Vous serait-il plus aisé alors, lui dit-on, de quitter Toulouse qu'à présent de n'y pas aller? -- Je ne sais, dit Milord plus faiblement et d'un air moins signifiant que je n'aurais voulu. -- Après avoir été six semaines à Paris, lui dit son parent, vous irez où vous voudrez. Cécile me pria de l'associer à mon jeu, disant qu'elle avait son voyage dans la tête, de manière qu'elle ne jouerait rien qui vaille. Après le jeu, je demandai à M. d'Ey*** qu'il nous prêtât des estampes et des livres; mon parent m'offrit son piano-forté: je l'acceptai; sa femme n'est pas musicienne. Le Bernois, qui a ici son carrosse et ses chevaux, me pria de les prendre pour me conduire à la campagne, et de permettre que son cocher pût savoir tous les matins d'une laitière qui vient en ville si je voulais me servir de lui pendant la journée. -- Ce sera moi, dit Milord, qui, toutes les fois qu'il fera un temps passable, irai demander les ordres de ces dames et qui vous les porterai. -- Cela est juste, dit son parent: de pauvres étrangers n'ont à offrir que leur zèle. Le Bernois nous dit ensuite qu'il n'aurait pas longtemps le plaisir de nous être bon à quelque chose, puisqu'il allait à Berne pour tâcher de se faire élire du Deux-Cents, ayant obtenu pour cela une prolongation de semestre. Comme son père est mort et qu'il n'a point d'oncle qui soit conseiller, on lui demanda s'il épouserait une fille à baretly. Le Deux-Cents est le Conseil souverain de Berne; le baretly est le chapeau avec lequel on va en Deux-Cents, et on appelle fille à baretly celle dont le père peut donner une place dans le Deux-Cents à l'homme qu'elle épouse. -- Non assurément, dit-il; je n'ai pas un coeur à donner en échange d'un baretly, et je ne voudrais pas recevoir sans donner. On parla des élections. On s'étonna que M. de *** eût déjà vingt-neuf ans. Il en a trente. Le baillif parla du sénat et des sénateurs de Berne. -- Sénat, sénateurs, mon oncle! s'écria le neveu. Mais pourquoi non? On m'a dit que les bourgmestres d'Amsterdam étaient quelquefois appelés consuls par leurs clients et par eux-mêmes. Et vous, mon cher oncle, ne seriez-vous point le pro-consul d'Asie, résidant à Athènes? -- Mon neveu, mon neveu, dit la baillive, qui a de l'esprit, avec ces plaisanteries-là, il vous faudrait épouser deux ou trois baretly pour être sûr de votre élection. Madame de ***, la femme de mon parent, voyant tout le monde autour de nous, s'approcha à la fin, et s'adressant à son mari: Et vous, Monsieur, puisque ces dames partent, vous pourrez enfin vous résoudre à partir; vous cesserez d'avoir tous les jours des lettres à écrire, des prétextes à imaginer. Il y a huit jours, a-t-elle ajouté en affectant de rire, que ses malles sont attachées sur sa voiture. Tout le monde se taisait. -- Mais tout de bon, Monsieur, reprit-elle, quand partirez-vous? -- Demain, Madame, ou ce soir, dit-il en pâlissant. Et, courant vers la porte, après avoir serré la main à son ami, il sortit de la salle et de la maison. En effet, il partit cette nuit même, éclairé par la lune et la neige. Le lendemain, qui était lundi, et le surlendemain, je fus en affaire, et ne voulus voir personne; et mercredi dernier, à midi, nous étions en carrosse, Cécile, Fanchon, Philax et moi, sur le chemin de Renens. On avait bien donné l'ordre d'ouvrir notre appartement, de faire du feu dans la salle à manger, et nous comptions faire notre dîner d'une soupe au lait et de quelques oeufs. Mais, en approchant de la maison, nous fûmes surprises de voir du mouvement, un air de vie, toutes les fenêtres ouvertes, de grands feux dans toutes les chambres qui le disputaient au soleil pour sécher et réchauffer l'air et les meubles. Arrivées à la porte, Milord et son parent nous aidèrent à descendre de carrosse, et portèrent dans la maison les boîtes et les paquets. La table était mise, le piano-forté accordé, un air favori ouvert sur le pupitre; un coussin pour le chien auprès du feu, des fleurs dans des vases sur la cheminée: rien ne pouvait être plus galant ni mieux entendu. On nous servit le meilleur dîner; nous bûmes du punch; on nous laissa des provisions, un pâté, des citrons, du rhum, et on nous supplia de permettre qu'on vînt une fois ou deux chaque semaine dîner avec nous. -- Quant à prendre le thé, Madame, dit Milord, je n'en demande pas la permission, vous ne refuseriez cela à personne. A cinq heures, on leur amena des chevaux; ils les laissèrent à leurs domestiques, et comme le temps était beau, quoique très froid, nous les reconduisîmes jusqu'au grand chemin. Au moment où ils allaient nous quitter, voilà un beau chien danois qui vient à nous rasant de son museau la terre couverte de neige; c'était un dernier effort, un monceau de neige l'arrête; il cherche d'un air inquiet, chancelle, et vient tomber aux pieds de Cécile. Elle se baisse. Milord s'écrie et veut la retenir; mais Cécile, lui soutenant que ce n'est pas un chien enragé, mais un chien qui a perdu son maître, un pauvre chien à moitié mort de fatigue, de faim et de froid, s'obstine à le caresser. Les laquais sont envoyés à la maison pour chercher du lait, du pain, tout ce qu'on pourra trouver. On apporte; le chien boit et mange, et lèche les mains de sa bienfaitrice. Cécile pleurait de plaisir et de pitié. Attentive, en le ramenant avec elle, à mesurer ses pas sur ceux de l'animal fatigué, à peine regarde-t-elle son amant qui s'éloigne; toute la soirée fut employée à réchauffer, à consoler cet hôte nouveau, à lui chercher un nom, à faire des conjectures sur ses malheurs, à prévenir le chagrin et la jalousie de Philax. En se couchant, ma fille lui fit un lit de tous les habits qu'elle ôtait, et cet infortuné est devenu le plus heureux chien de la terre. Au lieu de raisonner, au lieu de moraliser, donnez à aimer à quelqu'un qui aime; si aimer fait son danger, aimer sera sa sauvegarde; si aimer fait son malheur, aimer sera sa consolation; pour qui sait aimer, c'est la seule occupation, la seule distraction, le seul plaisir de la vie. Voilà le mercredi passé; nous voilà établies dans notre retraite, et Cécile n'a pas l'air de pouvoir s'y ennuyer; elle n'a pas eu recours encore à la moitié de ses ressources: les livres, l'ouvrage, les estampes sont restés dans un tiroir. Le jeudi vient; les fleurs, le chien, le piano, suffisent à sa matinée. L'après-dîner, elle va voir le fermier qui occupe une partie de la maison; elle caresse ses enfants, cause avec sa femme; elle voit porter du lait hors de la cuisine, et elle apprend que c'est à un malade qu'on le porte, à un nègre mourant de consomption, que des Anglais dont il était le domestique ont laissé dans cette maison. Ils l'ont beaucoup recommandé au fermier et à la fermière, et ont laissé à un banquier de Lausanne l'ordre de leur payer toutes les semaines, tant qu'il sera en vie, une pension plus que suffisante pour les mettre en état de le bien soigner. Cécile vint me trouver avec cette information, et me supplia d'aller avec elle auprès du nègre, de lui parler anglais, de savoir de lui si nous ne pouvions rien lui donner qui lui fût agréable. -- On m'a dit, maman, qu'il ne savait pas le français; qui sait, dit-elle, si ces gens, malgré toute leur bonne volonté, devinent ses besoins? Nous y allâmes. Cécile lui dit les premiers mots d'anglais qu'elle eût jamais prononcés: ce que l'amour avait fait acquérir, l'humanité en fit usage. Il parut les entendre avec quelque plaisir. Il ne souffrait pas, mais il avait à peine quelque reste de vie. Doux, patient, tranquille, il ne paraissait pas qu'il souhaitât ou regrettât rien: il était jeune cependant. Cécile et Fanchon ne l'ont presque pas quitté. Nous lui donnions tantôt un peu de vin, tantôt un peu de soupe. J'étais assise auprès de lui avec ma fille, dimanche matin, quand il expira. Nous restâmes longtemps sans changer de place. -- C'est donc ainsi qu'on finit, maman, dit Cécile, et que ce qui sent et parle et se remue, cesse de sentir, d'entendre, de pouvoir se remuer? Quel étrange sort! naître en Guinée, être vendu par ses parents, cultiver du sucre à la Jamaïque, servir des Anglais à Londres, mourir près de Lausanne! Nous avons répandu quelque douceur sur ses deniers jours. Je ne suis, maman, ni riche ni habile, je ne ferai jamais beaucoup de bien; mais puissé-je faire un peu de bien partout où le sort me conduira, assez seulement pour que moi et les autres puissions croire que c'est un bien plutôt qu'un mal que j'y sois venue! Ce pauvre nègre! mais pourquoi dire: ce pauvre nègre! Mourir dans son pays ou ailleurs, avoir vécu longtemps ou peu de temps, avoir eu un peu plus ou un peu moins de peine ou de plaisir, il vient un moment où cela est bien égal: le roi de France sera un jour comme ce nègre. -- Et moi aussi, interrompis-je, et toi.... et Milord. -- Oui, dit-elle, c'est vrai; mais sortons à présent d'ici. Je vois Fanchon qui revient de l'église, je le lui dirai. Elle alla à la rencontre de Fanchon, et l'embrassa, et pleura, et revint caresser ses chiens en pleurant. On enterre aujourd'hui le nègre. Nous avons vu dans cette occasion la mort toute seule, sans rien de plus: rien d'effrayant, rien de solennel, rien de pathétique. Point de parents, point de deuil, point de regrets feints ou sincères: aussi ma fille n'a-t-elle reçu aucune impression lugubre. Elle est retournée auprès du corps deux ou trois fois tous les jours; elle a obtenu qu'on le laissât couvert et dans son lit sans le toucher, et que l'on continuât à chauffer la chambre. Elle y a lu et travaillé, et il m'a fallu être aussi raisonnable qu'elle. Ah! que je suis contente de voir qu'elle n'a pas cette sensibilité qui fait qu'on fuit les morts, les mourants, les malheureux! Au reste, je ne lui vois pas non plus l'activité qui les cherche, et j'avoue que j'en suis bien aise aussi. Je ne l'aimerais que chez une Madeleine pénitente: les Madeleines pécheresses elles-mêmes ne devraient faire du bien qu'à petit bruit; autrement elles ont l'air d'acheter du monde comme de Dieu, non des pardons, mais des indulgences.... Je me tais! je me tais! et j'en ai déjà trop dit. Qu'importe aux pauvres qu'on soulage l'air qu'on a en les soulageant? Si quelqu'une des femmes dont je parle devait lire ceci, je dirais: Ne faites aucune attention à mes imprudentes paroles, ou donnez leur une attention entière; continuez à faire du bien, ne vous privez pas des bénédictions des malheureux, et n'attirez pas sur moi leurs malédictions, ni la condamnation de celui qui vous a dit que la charité couvre une multitude de péchés. Je vous ai exhortées à faire l'aumône en secret: c'est l'aumône secrète qui est la plus agréable à Dieu, et la plus satisfaisante pour notre coeur, parce que le motif en est plus simple, plus pur, plus doux, moins mêlé de cet amour-propre qui tourmente la vie; mais ici l'action est plus importante que le motif, et peut-être que la bonne action rendra les motifs meilleurs, parce que la vue du pauvre souffrant et affligé, la vue du pauvre soulagé et reconnaissant pourra attendrir votre coeur et le changer. LETTRE XIX Monsieur, Vous paraissiez si triste hier, que je ne puis m'empêcher de vous demander quel sujet de chagrin vous avez. Vous refuserez peut-être de le dire, mais vous ne pourrez pas me savoir mauvais gré de l'avoir demandé: je n'ai depuis hier que votre image dans l'esprit. Milord vient nous voir presque tous les jours. Il est vrai qu'il ne reste d'ordinaire qu'un moment. Vous paraît-il qu'on y fasse attention à Lausanne, et qu'on puisse me blâmer de le recevoir? Vous le connaissez autant qu'un jeune homme est connaissable; vous connaissez ses parents, et leur façon de penser. Je ne doute pas que vous n'ayez lu dans le coeur de Cécile: dites-moi comment je dois me conduire. Je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante. LETTRE XX Madame, Il est vrai que je suis fort triste. Je suis si éloigné de vous savoir mauvais gré de votre question, que j'avais déjà résolu de vous faire mon histoire; mais je l'écrirai: ce sera une sorte d'occupation et de distraction, et la seule dont je sois susceptible. Tout ce que je puis vous dire, Madame, touchant Milord, c'est que je ne lui connais aucun vice. Je ne sais s'il aime mademoiselle Cécile autant qu'elle le mérite; mais je suis presque sûr qu'il ne regarde aucune autre femme avec intérêt, et qu'il n'a aucune liaison d'une autre espèce. Il y a deux mois que j'écrivis à son père qu'il paraissait s'attacher à une fille sans fortune, mais dont la naissance, l'éducation, le caractère et la figure ne laissaient rien à désirer, et je lui demandais s'il voulait que, sous quelque prétexte, je fisse quitter Lausanne à son fils; car chercher à l'éloigner de vous, Madame, et de votre fille, c'eût été lui dire: Il y a quelque chose de mieux que la beauté, la bonté, les grâces et l'esprit. J'avais plus de raisons qu'un autre de ne me pas charger de cet odieux et absurde soin. Le père et la mère m'ont écrit tous deux que, pourvu que leur fils aimât et fût aimé, qu'il épousât par amour, non par honneur, après que l'amour serait passé, ils seraient très contents, et que de la façon dont je parlais de celle à laquelle il s'attachait, et de sa mère, il n'y avait rien de pareil à craindre. Ils avaient bien raison, sans doute; cependant j'ai peint au jeune homme la honte, le désespoir qu'on sentirait en se voyant obligé à acquitter de sang-froid un engagement qu'on aurait pris dans un moment d'ivresse totale; car, de manquer à un pareil engagement, je n'ai pas voulu supposer que cela fût possible. Je ne crois pas, Madame, qu'on trouve rien d'étrange à ses visites; il les avait annoncées avant votre départ devant tout le monde. On le voit assidu à ses leçons, et presque tous les soirs en compagnie de femmes. J'ai reçu de Lyon des nouvelles de votre parent: il ne lui était rien arrivé de fâcheux, quoiqu'il fût allé nuit et jour, et que les chemins soient couverts de neige comme ils ne l'ont jamais été dans cette saison. Il n'est pas heureux. Je me mettrai à écrire dès ce soir peut-être. J'ai l'honneur d'être, Madame, etc., etc., William ***. LETTRE XXI Mon histoire est romanesque, Madame, autant que triste, et vous allez être désagréablement surprise en voyant des circonstances à peine vraisemblables ne produire qu'un homme ordinaire. Un frère que j'avais et moi naquîmes presqu'en même temps, et notre naissance donna la mort à ma mère. L'extrême affliction de mon père, et le trouble qui régna pendant quelques instants dans toute notre maison, fit confondre les deux enfants qui venaient de naître. On n'a jamais su lequel de nous deux était l'aîné. Une de nos parentes a toujours cru que c'était mon frère, mais sans en être sûre, et son témoignage, n'étant appuyé ni contredit par personne, a produit une sorte de présomption, et rien de plus; car l'opinion qu'on avait conçue s'évanouissait toutes les fois qu'on en voulait examiner le fondement. Elle fit une légère impression sur moi, mais n'en fit jamais aucune sur mon frère. Il se promit de n'avoir rien qu'en commun avec moi; de ne se point marier si je me mariais. Je me fis et à lui la même promesse; de sorte que n'ayant qu'une famille entre nous deux, ne pouvant avoir que les mêmes héritiers, jamais la loi n'aurait eu à décider sur nos droits ou nos prétentions. Si le sort avait mis entre nous toute l'égalité possible, il n'avait fait en cela qu'imiter la nature; l'éducation vint encore augmenter et affermir ces rapports. Nous nous ressemblions pour la figure et pour l'humeur, nos goûts étaient les mêmes, nos occupations nous étaient communes ainsi que nos jeux; l'un ne faisait rien sans l'autre, et l'amitié entre nous était plutôt de notre nature que de notre choix, de sorte qu'à peine nous nous en apercevions; c'étaient les autres qui en parlaient, et nous ne la reconnûmes bien que quand il fut question de nous séparer. Mon frère fut destiné à avoir une place dans le parlement, et moi à servir dans l'armée: on voulut l'envoyer à Oxford, et me mettre en pension chez un ingénieur; mais, le moment de la séparation venu, notre tristesse et nos prières obtinrent que je le suivrais à l'université, et j'y partageai toutes ses études comme lui toutes les miennes. J'appris avec lui le droit et l'histoire, et il apprit avec moi les mathématiques et le génie; nous aimions tous deux la littérature et les beaux-arts. Ce fut alors que nous appréciâmes avec enthousiasme le sentiment qui nous liait; et si cet enthousiasme ne rendit pas notre amitié plus forte ni plus tendre, il la rendit plus productive d'actions, de sentiments, de pensées; de sorte qu'en étant plus occupés, nous en jouissions davantage. Castor et Pollux, Oreste et Pilade, Achille et Patrocle, Nisus et Euryale, David et Jonathan furent nos héros. Nous nous persuadâmes qu'on ne pouvait être lâche ni vicieux ayant un ami, car la faute d'un ami rejaillirait sur l'autre; il aurait à rougir, il souffrirait; et puis quel motif pourrait nous entraîner à une mauvaise action? Sûrs l'un de l'autre, quelles richesses, quelle ambition, quelle maîtresse pourraient nous tenter assez pour nous faire devenir coupables? Dans l'histoire, dans la fable, partout nous cherchions l'amitié, et elle nous paraissait la vertu et le bonheur. Trois ans s'étaient écoulés; la guerre avait commencé en Amérique: on y envoya le régiment dont je portais depuis longtemps l'uniforme. Mon frère vint me l'apprendre, et, parlant du départ et du voyage, je fus surpris de lui entendre dire _nous_ au lieu de _toi;_ je le regardai. -- Avais-tu cru que je te laisserais partir seul? me dit-il. Et voyant que je voulais parler: Ne m'objecte rien, s'écria-t-il, ce serait le premier chagrin que tu m'aurais fait, épargne-le-moi. Nous allâmes passer quelques jours chez mon père, qui, de concert avec tous nos parents, pressa mon frère de quitter son bizarre projet. Il fut inébranlable, et nous partîmes. La première campagne n'eut rien que d'agréable et d'honorable pour nous. Un sous-lieutenant de la compagnie où je servais ayant été tué, mon frère demanda et obtint sa place. Habillés de même, de même taille, ayant presque les mêmes cheveux et les mêmes traits, on nous confondait sans cesse, quoiqu'on nous vît toujours à côté l'un de l'autre. Pendant l'hiver, nous trouvâmes le moyen de continuer nos études, de lever des plans, de dessiner des cartes, de jouer de la harpe, du luth et du violon, tandis que nos camarades perdaient leur temps au jeu et avec des filles. Je ne les condamne pas: qui est-ce qui peut ne rien faire et n'être avec personne? Au commencement de la seconde campagne.... Mais à quoi bon vous détailler ce qui amena pour moi le plus affreux des malheurs? Il fut blessé à mes côtés: Pauvre William, dit-il, pendant que nous l'emportions, que deviendrez-vous? Trois jours je vécus entre la crainte et l'espérance; trois jours je fus témoin des douleurs les plus vives et les plus patiemment souffertes. Enfin, le soir du troisième jour, voyant son état empirer de moment en moment: Fais un miracle, ô Dieu, rends-le moi! m'écriai-je. -- Daigne toi-même le consoler, dit mon frère d'une voix presque éteinte. Il me serre faiblement la main et expire. Je ne me souviens pas distinctement de ce qui se passa dans le temps qui suivit sa mort. Je me retrouvai en Angleterre; on me mena à Bristol et à Bath. J'étais une ombre errante, et j'attirais des regards de surprise et de compassion sur cette pauvre, inutile moitié d'existence qui me restait. Un jour, j'étais assis sur l'un des bancs de la promenade, tantôt ouvrant un livre que j'avais apporté, tantôt le reposant à côté de moi. Une femme, que je me souvins d'avoir déjà vue, vint s'asseoir à l'autre extrémité du même banc; nous restâmes longtemps sans rien dire, je la remarquais à peine; je tournai enfin les yeux de son côté, et je répondis à quelques questions qu'elle m'adressa d'une voix douce et discrète. Je crus ne la ramener chez elle, quelques moments après, que par reconnaissance et politesse; mais le lendemain et les jours suivants je cherchai à la revoir, et sa douce conversation, ses attentions caressantes me la firent bientôt préférer à mes tristes rêveries, qui étaient pourtant mon seul plaisir. Caliste (c'est le nom qui lui était resté du rôle qu'elle avait joué avec le plus grand applaudissement la première et unique fois qu'elle avait paru sur le théâtre), Caliste était d'une extraction honnête, et tenait à des gens riches; mais une mère dépravée et tombée dans la misère, voulant tirer parti de sa figure, de ses talents et du plus beau son de voix qui ait jamais frappé une oreille sensible, l'avait vouée de bonne heure au métier de comédienne, et on la fit débuter par le rôle de Caliste, dans _The fair penitent_. Au sortir de la comédie, un homme considérable l'alla demander à sa mère, l'acheta pour ainsi dire, et dès le lendemain partit avec elle pour le continent. Elle fut mise à Paris, malgré sa religion, dans une abbaye distinguée, sous le seul nom de Caliste, fille de condition, mais dont on cachait le nom de famille par des raisons importantes. Elle fut adorée des religieuses et de ses compagnes, et le ton qu'elle aurait pu contracter avec sa mère la décelait si peu, qu'on la crut fille du feu duc de Cumberland, et cousine par conséquent de notre roi; et, quand on lui en parlait, la rougeur que lui donnait le sentiment de son véritable état fortifiait le soupçon au lieu de le détruire. Elle fit bientôt tous les ouvrages de femme avec une adresse étonnante. Elle commença à dessiner et à peindre; elle dansait déjà assez bien pour que sa mère eût pensé à en faire une danseuse; elle se perfectionna dans cet art si séduisant; elle prit aussi des leçons de chant et de clavecin. J'ai toujours trouvé qu'elle jouait et chantait comme on parle où comme on devrait parler, et comme elle parlait elle-même: je veux dire qu'elle jouait et chantait, tantôt de génie, tantôt de souvenir, tout ce qu'on lui demandait, tout ce qu'on lui présentait, se laissant interrompre et recommençant mille fois, se livrant rarement à ses propres impressions, et prenant surtout plaisir à faire briller le talent des autres. Jamais il ne fut une plus aimable musicienne, jamais talent ne para tant la personne. Mais ce degré de perfection et de facilité, ce ne fut pas à Paris qu'elle l'acquit, ce fut en Italie, où son amant passa deux mois avec elle, uniquement occupé d'elle, de son instruction et de son plaisir. Après quatre ans de voyages, il la ramena en Angleterre, et demeurant avec elle, tantôt chez lui à la campagne, tantôt à Londres chez le général D**, son oncle, il eut encore quatre ans de vie et de bonheur; mais le bonheur et l'amour ne fléchissent pas la mort: une inflammation de poitrine l'emporta. -- Je ne lui laisse rien, dit-il à son oncle un moment avant de mourir, parce que je n'ai plus rien; mais vous vivez, vous êtes riche, et ce qu'elle tiendra de vous lui sera plus honorable que ce qu'elle tiendrait de moi: à cet égard je ne regrette rien, et je meurs tranquille. L'oncle, au bout de quelques mois, lui donna, avec une rente de quatre cent pièces, cette maison à Bath, où je la voyais. Il y venait passer quelques semaines toutes les années, et, quand il avait la goutte, il la faisait venir chez lui. Elle vous ressemble, Madame, ou elle vous ressemblait, je ne sais lequel des deux il faut dire. Dans ses pensées, dans ses jugements, dans ses manières, elle avait comme vous je ne sais quoi qui négligeait les petites considérations pour aller droit aux grands intérêts, à ce qui caractérise les gens et les choses. Son âme et ses discours, son ton et sa pensée étaient toujours d'accord; ce qui n'était qu'ingénieux ne l'intéressait point, la prudence seule ne la détermina jamais, et elle disait ne savoir pas bien ce que c'était que la raison; mais elle devenait ingénieuse pour obliger, prudente pour épargner du chagrin aux autres, et elle paraissait la raison même quand il fallait amortir des impressions fâcheuses et ramener le calme dans un coeur tourmenté ou dans un esprit qui s'égarait. Vous êtes souvent gaie et quelquefois impétueuse; elle n'était jamais ni l'un ni l'autre. Dépendante, quoique adorée, dédaignée par les uns tandis qu'elle était servie à genoux par d'autres, elle avait contracté je ne sais quelle réserve triste qui tenait tout ensemble de la fierté et de l'effroi; et, si elle eût été moins aimante, elle eût pu paraître sauvage et farouche. Un jour, la voyant s'éloigner de gens qui l'avaient abordée avec empressement, et la considéraient avec admiration, je lui en demandai la raison. -- Rapprochons-nous d'eux, me dit-elle; ils ont demandé qui je suis, vous verrez de quel air ils me regarderont! Nous fîmes l'essai: elle n'avait deviné que trop juste, une larme accompagna le sourire et le regard par lequel elle me le fit remarquer. -- Que vous importe? lui dis-je. -- Un jour peut-être cela m'importera, me dit-elle en rougissant. Je ne l'entendis que longtemps après. Je me souviens qu'une autre fois, invitée chez une femme chez qui je devais aller, elle refusa. -- Mais pourquoi? lui dis-je. Cette femme, et tous ceux que vous verrez chez elle, ont de l'esprit et vous admirent. -- Ah! dit-elle, ce ne sont pas les dédains marqués que je crains le plus, j'ai trop dans mon coeur et dans ceux qui me dédaignent de quoi me mettre à leur niveau; c'est la complaisance, le soin de ne pas parler d'une comédienne, d'une fille entretenue, de Milord, de son oncle. Quand je vois la bonté et le mérite souffrir pour moi, et obligés de se contraindre ou de s'étourdir, je souffre moi-même. Du vivant de Milord, la reconnaissance me rendait plus sociable; je tâchais de gagner les coeurs pour qu'on n'affligeât pas le sien. Si ses domestiques ne m'eussent pas respectée, si ses parents ou ses amis m'avaient repoussée, ou que je les eusse fuis, il se serait brouillé avec tout le monde. Les gens qui venaient chez lui s'étaient si bien accoutumés à moi, que souvent, sans y penser, ils disaient devant moi les choses les plus offensantes. Mille fois j'ai fait signe à Milord en souriant de les laisser dire; tantôt j'étais bien aise qu'on oubliât ce que j'étais, tantôt flattée qu'on me regardât comme une exception parmi celles de ma sorte, et en effet ce qu'on disait de leur effronterie, de leur manège, de leur avidité, ne me regardait assurément pas. -- Pourquoi ne vous a-t-il pas épousée? lui demandai-je. -- Il ne m'en a parlé qu'une seule fois, me répondit-elle; alors il me dit: Le mariage entre nous ne serait qu'une vaine cérémonie qui n'ajouterait rien à mon respect pour vous, ni à l'inviolable attachement que je vous ai voué; cependant, si j'avais un trône à vous donner ou seulement une fortune passable, je n'hésiterais pas; mais je suis presque ruiné, vous êtes beaucoup plus jeune que moi; que servirait de vous laisser une veuve titrée sans bien? Ou je connais mal le public, ou celle qui n'a rien gagné à être ma compagne que le plaisir de rendre l'homme qui l'adorait le plus heureux de mortels, en sera plus respectée que celle à qui on laisserait un nom et un titre (1) [(1) Il connaissait mal le public et raisonnait mal.]. Vous êtes étonnée peut-être, Madame, de l'exactitude de ma mémoire, ou peut-être me soupçonnerez-vous de suppléer et d'embellir. Ah! quand j'aurai achevé de vous faire connaître celle de qui je rapporte les paroles, vous ne le croirez pas, et vous ne serez pas surprise non plus que je me souvienne si bien des premières conversations que nous avons eues ensemble. Depuis quelque temps surtout elles me reviennent avec un détail étonnant; je vois l'endroit où elle parlait, et je crois l'entendre encore. Je reviens, pour vous la peindre mieux, aux comparaisons que je n'ai cessé de faire depuis le premier moment où j'ai eu le bonheur de vous voir. Plus silencieuse que vous avec les indifférents, aussi aimante que vous, et n'ayant pas une Cécile, elle était plus caressante, plus attentive, plus insinuante encore avec les gens qu'elle aimait; son esprit n'était pas aussi hardi que le vôtre, mais il était plus adroit; son expression était moins vive, mais plus douce. Dans un pays où les arts tiennent lieu d'une nature pittoresque, qui frappe les sens et parle au coeur, elle avait la même sensibilité pour les uns que vous pour l'autre. Votre maison est simple et noble, on est chez une femme de condition peu riche; la sienne était ornée avec goût et avec économie; elle épargnait tout ce quelle pouvait de son revenu pour de pauvres filles qu'elle faisait élever; mais elle travaillait comme les fées, et chaque jour ses amis trouvaient chez elle quelque chose de nouveau à admirer, ou dont on jouissait. Tantôt c'était un meuble commode qu'elle avait fait elle-même; tantôt un vase dont elle avait donné le dessin, et qui faisait la fortune de l'ouvrier. Elle copiait des portraits pour ses amis, pour elle même des tableaux des meilleurs maîtres. Quel talent, quel moyen de plaire cette aimable fille n'avait-elle pas! Soigné, amusé par elle, ma santé revint; la vie ne me parut plus un fardeau si pesant, si insipide à porter; je pleurai enfin mon frère, je pus enfin parler de lui; j'en parlais sans cesse. Je pleurais et je la faisais pleurer. -- Je vois, dit-elle un jour, pourquoi vous êtes tendre, doux, et pourtant un homme. La plupart des hommes qui n'ont eu que des camarades ordinaires et de leur sexe, ont peu de délicatesse et d'aménité, et ceux qui ont beaucoup vécu avec des femmes, plus aimables d'abord que les autres, mais moins adroits, moins hardis aux exercices des hommes, deviennent sédentaires, et avec le temps pusillanimes, exigeants, égoïstes et vaporeux comme nous. Vos courses, vos jeux, vos exercices avec votre frère vous ont rendu robuste et adroit, et avec lui votre coeur naturellement sensible est devenu délicat et tendre. Qu'il était heureux, s'écria-t-elle un jour que, le coeur plein de mon frère, j'en avais longtemps parlé; heureuse la femme qui remplacera ce frère chéri! -- Et qui m'aimerait comme il m'aimait? lui dis-je. -- Ce n'est pas cela qu'il serait difficile de trouver, me répondit-elle en rougissant. Vous n'aimerez pas une femme autant que vous l'aimiez; mais si vous aviez seulement cette tendresse que vous pouvez encore avoir, si on se croyait ce que vous aimez le mieux à présent que vous n'avez plus votre frère... Je la regarde, des larmes coulaient de ses yeux. Je me mets à ses pieds, je baise ses mains. -- N'aviez-vous point vu, dit-elle, que je vous aimais? -- Non, lui dis-je, et vous êtes la première femme qui me fasse entendre ces mots si doux. -- Je me suis dédommagée, dit-elle en m'obligeant à m'asseoir, d'une longue contrainte et du chagrin de n'être pas devinée; je vous ai aimé dès le premier moment que je vous ai vu; avant vous, j'avais connu la reconnaissance et non point l'amour; je le connais à présent qu'il est trop tard. Quelle situation que la mienne! moins je mérite d'être respectée, plus j'ai besoin de l'être. Je verrais une insulte dans ce qui aurait été des marques d'amour; au moindre oubli de la plus sévère décence, effrayée, humiliée, je me rappellerais avec horreur ce que j'ai été, ce qui me rend indigne de vous à mes yeux et sans doute aux vôtres, ce que je ne veux, ce que je ne dois jamais redevenir. Ah! je n'ai connu le prix d'une vie et d'une réputation sans tache que depuis que je vous connais. Combien de fois j'ai pleuré en voyant une fille, la fille la plus pauvre, mais chaste, ou seulement encore innocente! A sa place, je me serais allée donner à vous, je vous aurais consacré ma vie, je vous aurais servi à tel titre, à telle condition que vous auriez voulu; je n'aurais été connue que de vous, vous auriez pu vous marier, j'aurais servi votre femme et vos enfants, et je me serais enorgueillie d'être si complètement votre esclave, de tout faire et de tout souffrir pour vous. Mais moi, que puis-je faire? que puis-je offrir? Connue et avilie, je ne puis devenir ni votre égale, ni votre servante. Vous voyez que j'ai pensé à tout; depuis si longtemps je ne pense qu'à vous aimer, au malheur et au plaisir de vous aimer. Mille fois j'ai voulu me soustraire à tous les maux que je prévois; mais qui peut échapper à sa destinée? Du moins, en vous disant combien je vous aime, me suis-je donné un moment de bonheur. -- Ne prévoyons point de maux, lui dis-je, pour moi je ne prévois rien; je vous vois, vous m'aimez. Le présent est trop délicieux pour que je puisse me tourmenter de l'avenir. Et, en lui parlant, je la serrais dans mes bras. Elle s'en arracha. -- Je ne parlerai donc plus de l'avenir, dit-elle: je ne saurais me résoudre à tourmenter ce que j'aime. Allez à présent, laissez-moi reprendre mes esprits; et vous, réfléchissez à vous et à moi: peut-être serez-vous plus sage que moi, et ne voudrez-vous pas vous engager dans une liaison qui promet si peu de bonheur. Croire que vous pourrez toujours me quitter et ne pas être malheureux, ce serait vous tromper vous-même; mais aujourd'hui vous pouvez me quitter sans être cruel. Je ne m'en consolerai point, mais vous n'aurez aucun reproche à vous faire. Votre santé est rétablie, vous pouvez quitter cet endroit. Si vous revenez demain, ce sera me dire que vous avez accepté mon coeur, et vous ne pourrez plus, sans éprouver des remords, me rendre tout-à-fait malheureuse. Pensez-y, dit-elle en me serrant la main, encore une fois vous pouvez partir, votre santé est rétablie. -- Oui, dis-je, mais c'est à vous que je la dois. Et je m'en allai. Je ne délibérai, ni ne balançai, ni ne combattis, et cependant, comme si quelque chose m'avait retenu, je ne sortis de chez moi que fort tard le lendemain. Le soir fort tard je me retrouvai à la porte de Caliste, sans que je puisse dire que j'eusse pris le parti d'y retourner. Ciel! quelle joie je vis briller dans ses yeux! -- Vous revenez, vous revenez! s'écria-t-elle. -- Qui pourrait, lui dis-je, se dérober à tant de félicité! Après une longue nuit, l'aurore du bonheur se remontre à peine; pourrai-je m'y dérober et me replonger dans cette nuit lugubre! Elle me regardait, et assise vis-à-vis de moi, levant les yeux au ciel, joignant les mains, pleurant et souriant à la fois avec une expression céleste, elle répétait: Il est revenu! Ah! il est revenu! la fin, dit-elle, ne sera pas heureuse. Je n'ose au moins l'espérer, mais elle est éloignée peut-être. Peut-être mourrai-je avant de devenir misérable. Ne me promettez rien, mais recevez le serment que je fais de vous aimer toujours. Je suis sûre de vous aimer toujours; quand même vous ne m'aimeriez plus, je ne cesserais pas de vous aimer. Que le moment où vous aurez à vous plaindre de mon coeur soit le dernier de ma vie! Venez avec moi, venez vous asseoir sur ce même banc où je vous parlai pour la première fois. Vingt fois déjà je m'étais approchée de vous; je n'avais osé vous parler. Ce jour-là je fus plus hardie. Béni soit ce jour! bénie soit ma hardiesse! béni soit le banc et l'endroit où il fut posé! J'y planterai un rosier, du chèvrefeuille et du jasmin. En effet, elle les y planta. Ils croissent, ils prospèrent, c'est tout ce qui reste d'heureux de cette liaison si douce. Que ne puis-je, Madame, vous peindre toute sa douceur, et le charme inexprimable de cette aimable fille! Que ne puis-je vous peindre avec quelle tendresse, quelle délicatesse, quelle adresse elle opposa si longtemps l'amour à l'amour; maîtrisant les sens par le coeur, mettant des plaisirs plus doux à la place de plaisirs plus vifs, me faisant oublier sa personne à force de me faire admirer ses grâces, son esprit et ses talents! Quelquefois je me plaignais de sa retenue, que j'appelais dureté et indifférence: alors elle me disait que mon père me permettrait peut-être de l'épouser; et quand je voulais partir pour demander le consentement de mon père: Tant que vous ne l'avez pas demandé, disait-elle, nous avons le plaisir de croire qu'on vous l'accorderait. Bercé par l'amour et l'espérance, je vivais aussi heureux qu'on peut l'être hors du calme, et quand tout notre coeur est rempli d'une passion qu'on avait longtemps regardée comme indigne d'occuper le coeur d'un homme. -- O mon frère! mon frère! que diriez-vous? m'écriais-je quelquefois; mais je ne vous ai plus, et qui était plus digne qu'elle de vous remplacer? Mes jours ne s'écoulaient pourtant pas dans une oisiveté entière. Le régiment où je servais ayant été enveloppé dans la disgrâce de Saratoga, il eût fallu, si on eût voulu me renvoyer en Amérique, me faire entrer dans un autre corps; mais mon père, d'autant plus désolé d'y avoir perdu un fils qu'il n'approuvait pas cette guerre, jura que l'autre n'y retournerait jamais, et, profitant de cette circonstance de la capitulation de Saratoga, il prétendit que, ma mauvaise santé seule m'ayant séparé de mon régiment, je devais être regardé comme appartenant encore à une armée qui ne pouvait plus servir contre les Américains; de sorte qu'ayant en quelque façon quitté le service, quoique je n'eusse pas encore quitté l'uniforme ni rendu mon brevet, je me préparais à la carrière du parlement et des emplois, et, pour y jouer un rôle honorable, je résolus, en même temps que j'étudierais les lois et l'histoire de mon pays, d'apprendre à me bien exprimer dans ma langue. Je définissais l'éloquence le pouvoir d'entraîner quand on ne peut pas convaincre, et ce pouvoir me paraissait nécessaire avec tant de gens, et dans tant d'occasions, que je crus ne pouvoir pas me donner trop de peine pour l'acquérir. A l'exemple du fameux lord Chatham, je me mis à traduire Cicéron et surtout Démosthène, brûlant ma traduction et la recommençant mille fois. Caliste m'aidait à trouver les mots et les tournures, quoiqu'elle n'entendît ni le grec ni le latin; mais, après lui avoir traduit littéralement mon auteur, je lui voyais saisir sa pensée souvent beaucoup mieux que moi, et quand je traduisais Pascal ou Bossuet, elle m'était encore d'un plus grand secours. De peur de négliger les occupations que je m'étais prescrites, nous avions réglé l'emploi de ma journée, et quand, m'oubliant auprès d'elle, j'en avais passé une dont je ne devais pas être content, elle me faisait payer une amende au profit de ses pauvres protégées. J'étais matineux: deux heures de ma matinée étaient consacrées à me promener avec Caliste. Heures trop courtes, promenades délicieuses où tout s'embellissait et s'animait pour deux coeurs à l'unisson, pour deux coeurs à la fois tranquilles et charmés; car la nature est un tiers que des amants peuvent aimer, et qui partage leur admiration sans les refroidir l'un pour l'autre! Le reste de mon temps jusqu'au dîner était employé à l'étude. Je dînais chez moi, mais j'allais prendre le café chez elle. Je la trouvais habillée; je lui montrais ce que j'avais fait, et quand j'en étais un peu content, après l'avoir corrigé avec elle, je le copiais sous sa dictée. Ensuite, je lui lisais les nouveautés qui avaient quelque réputation, ou, quand rien de nouveau n'excitait notre curiosité, je lui lisais Rousseau, Voltaire, Fénelon, Buffon, tout ce que votre langue a de meilleur et de plus agréable. J'allais ensuite à la salle publique, de peur, disait-elle, qu'on ne crût que, pour me garder mieux, elle ne m'eût enterré. Après y avoir passé une heure ou deux, il m'était permis de revenir et de ne la plus quitter. Alors, selon la saison, nous nous promenions ou nous causions, et nous faisions nonchalamment de la musique jusqu'au souper, excepté deux jours dans la semaine, où nous avions un véritable concert. J'y ai entendu les plus habiles musiciens anglais et étrangers déployer tout leur art et se livrer à tout leur génie. L'attention et la sensibilité de Caliste excitaient leur émulation plus que l'or des grands. Elle n'y invitait jamais personne, mais quelquefois des hommes de nos premières familles obtenaient la permission d'y venir. Une fois, des femmes firent demander la même permission; elle les refusa. Une autre fois, de jeunes gens, entendant de la musique, s'avisèrent d'entrer. Caliste leur dit qu'ils s'étaient mépris sans doute, qu'ils pouvaient rester, pourvu qu'ils observassent le plus grand silence, mais qu'elle les priait de ne pas revenir sans l'en avoir prévenue. Vous voyez, Madame, qu'elle savait se faire respecter, et son amant même n'était que le plus soumis comme le plus enchanté de ses admirateurs. O femmes! femmes! que vous êtes malheureuses, quand celui que vous aimez se fait de votre amour un droit de vous tyranniser, quand, au lieu de vous placer assez haut pour s'honorer de votre préférence, il met son honneur à se faire craindre et à vous voir ramper à ses pieds! Après le concert, nous donnions un souper à nos musiciens et à nos amateurs. Il m'était permis de faire les frais de ces soupers, et c'était la seule permission de ce genre que j'eusse. Jamais il n'y en eut de plus gais. Anglais, Allemands, Italiens, tous nos virtuoses y mêlaient bizarrement leur langage, leurs prétentions, leurs préjugés, leurs habitudes, leurs saillies. Avec une autre que Caliste, ces soupers eussent été froids, ou auraient dégénéré en orgies; avec elle, ils étaient décents, gais, charmants. Caliste, ayant trouvé que l'heure qui suivait le souper était, quand nous étions seuls, la plus difficile à passer, à moins que le clair de lune ne nous invitât à nous promener, ou quelque livre bien piquant à en achever la lecture, imagina de faire venir dans ces occasions-là un petit violoncelle, ivrogne, crasseux, mais très habile. Un signe imperceptible fait à son laquais évoquait ce petit gnome. Au moment où je le voyais sortir comme de dessous terre, je commençais par le maudire et je faisais mine de m'en aller; mais un regard ou un sourire m'arrêtait, et souvent le chapeau sur la tête, et appuyé contre la porte, je restais immobile à écouter les choses charmantes que produisaient la voix et le clavecin de Caliste avec l'instrument de mon mauvais génie. D'autres fois je prenais en grondant ma harpe ou mon violon, et je jouais jusqu'à ce que Caliste nous renvoyât l'un et l'autre. Ainsi se passèrent des semaines, des mois, plus d'une année; et vous voyez que le seul souvenir de ce temps délicieux a fait briller encore une étincelle de gaieté dans un coeur navré de tristesse. A la fin, je reçus une lettre de mon père: on lui avait dit que ma santé, parfaitement remise, ne demandait plus le séjour de Bath; il me parlait de revenir chez lui et d'épouser une jeune personne, dont la fortune, la naissance et l'éducation étaient telles qu'on ne pouvait rien demander de mieux. Je répondis qu'effectivement ma santé était remise, et après avoir parlé de celle à qui j'en avais l'obligation, et que j'appelai sans détour la maîtresse de feu lord L**, je lui dis que je ne me marierais point à moins qu'il ne me permît de l'épouser; et le suppliant de n'écouter pas un préjugé confus qui pourrait faire rejeter ma demande, je le conjurai aussi de s'informer à Londres, à Bath, partout, du caractère et des moeurs de celle que je voulais lui donner pour fille. _Oui, de ses moeurs_, répétais-je, et si vous apprenez qu'avant la mort de son amant elle ait jamais manqué à la décence, ou qu'après sa mort elle ait jamais donné lieu à la moindre témérité, si vous entendez sortir d'aucune bouche autre chose qu'un éloge ou une bénédiction, je renonce à mon espérance la plus chère, au seul bien qui me fasse regarder comme un bonheur de vivre, et d'avoir conservé ou recouvré la raison. Voici la réponse que je reçus de mon père. "Vous êtes majeur, mon fils, et vous pouvez vous marier sans mon consentement: quant à mon approbation, vous ne l'aurez jamais pour le mariage dont vous me parlez, et, si vous le contractez, je ne vous reverrai jamais. Je n'ai point désiré d'illustration, et vous savez que j'ai laissé la branche cadette de notre famille solliciter et obtenir un titre, sans faire la moindre tentative pour en procurer un à la mienne; mais l'honneur m'est plus cher qu'à personne, et jamais de mon consentement on ne portera atteinte à mon honneur ni à celui de ma famille. Je frémis à l'idée d'une belle-fille devant qui on n'oserait parler de chasteté, aux enfants de laquelle je ne pourrais recommander la chasteté sans faire rougir leur mère. Et ne rougiriez-vous pas aussi quand je les exhorterais à préférer l'honneur à leurs passions, à ne pas se laisser vaincre et subjuguer par leurs passions? Non, mon fils, je ne donnerai pas la place d'une femme que j'adorais à cette belle-fille. Vous pourrez lui donner son nom, et peut-être me ferez-vous mourir de chagrin en le lui donnant, car mon sang frémit à la seule idée; mais, tant que je vivrai, elle ne s'asseyera pas à la place de votre mère. Vous savez que la naissance de mes enfants m'a coûté leur mère; vous savez que l'amitié de mes fils l'un pour l'autre m'a coûté l'un des deux; c'est à vous à voir si vous voulez que le seul qui me reste me soit ôté par une folle passion, car je n'aurai plus de fils, si ce fils peut se donner une pareille femme." Caliste, me voyant revenir chez elle plus tard qu'à l'ordinaire, et avec un air triste et défait, devina tout de suite la lettre; m'ayant forcé à la lui donner, elle la lut, et je vis chaque mot entrer dans son coeur comme un poignard. -- Ne désespérons pas encore tout-à-fait, me dit-elle, permettez-moi de lui écrire demain; à présent je ne pourrais. Et s'étant assise sur le canapé, à côté de moi, elle se pencha sur moi, et elle me caressait en pleurant avec un abandon qu'elle n'avait jamais eu. Elle savait bien que j'étais trop affligé pour en abuser. J'ai traduit de mon mieux la lettre de Caliste; et je vais la transcrire. "Souffrez, Monsieur, qu'une malheureuse femme en appelle de votre jugement à vous-même, et ose plaider sa cause devant vous. Je ne sens que trop la force de vos raisons; mais daignez considérer, Monsieur, s'il n'y en point aussi qui soient en ma faveur, et qu'on puisse opposer aux considérations qui me réprouvent. Voyez d'abord si le dévouement le plus entier, la tendresse la plus vive, la reconnaissance la mieux sentie, ne pèsent rien dans la balance que je voudrais que vous daignassiez encore tenir et consulter dans cette occasion. Daignez vous demander si votre fils pourrait attendre d'aucune femme ces sentiments au degré où je les ai et les aurai toujours, et que votre imagination vous peigne, s'il se peut, tout ce qu'ils me feraient faire et supporter: considérez ensuite d'autres mariages, les mariages qui paraissaient les mieux assortis et les plus avantageux, et, supposé que vous voyiez dans presque tous des inconvénients et des chagrins encore plus grands et plus sensibles que ceux que vous redoutez dans celui que votre fils désire, n'en supporterez-vous pas avec plus d'indulgence la pensée de celui-ci, et n'en désirerez-vous pas moins vivement un autre? Ah! s'il ne fallait qu'une naissance honorable, une vie pure, une réputation intacte pour rendre votre fils heureux; si avoir été sage était tout; si l'aimer passionnément, uniquement, n'était rien, croyez que je serais assez généreuse, ou plutôt que je l'aimerais assez pour faire taire à jamais le seul désir, la seule ambition de mon coeur. Vous me trouvez surtout indigne d'être la mère de vos petits-enfants. Je me soumets en gémissant à votre opinion, fondée sans doute sur celle du public. Si vous ne consultiez que votre propre jugement, si vous daigniez me voir, me connaître, votre arrêt serait peut-être moins sévère; vous verriez avec quelle docilité je serais capable de leur répéter vos leçons, des leçons que je n'ai pas suivies, mais qu'on ne m'avait pas données; et, supposé qu'en passant par ma bouche elles perdissent de leur force, vous verriez du moins que ma conduite constante offrirait l'exemple de l'honnêteté. Tout avilie que je vous parais, croyez, Monsieur, qu'aucune femme de quelque rang, de quelqu'état qu'elle puisse être, n'a été plus à l'abri que moi de rien voir ou entendre de licencieux. Ah! Monsieur, vous serait-il difficile de vous former une idée un peu avantageuse de celle qui a su s'attacher à votre fils d'un amour si tendre? Je finis en vous jurant de ne consentir jamais à rien que vous condamniez, quand même votre fils pourrait en avoir la pensée; mais il ne peut l'avoir, il n'oubliera pas un instant le respect qu'il vous doit. Daignez permettre, Monsieur, que je partage au moins ce sentiment avec lui, et n'en rejetez pas de ma part l'humble et sincère assurance." En attendant la réponse de mon père, toutes nos conversations roulèrent sur les parents de Caliste, son éducation, ses voyages, son histoire en un mot. Je lui fis des questions que je ne lui avais jamais faites. J'avais écarté des souvenirs qui pouvaient lui être fâcheux; elle m'ôta mes craintes et mes ménagements. Je voulus tout approfondir, et, comme si cela eût dû favoriser notre dessein, je me plaisais à voir combien elle gagnait à être plus parfaitement connue. Hélas! ce n'était pas moi qu'il fallait persuader. Elle me dit que, par un effet de l'extrême délicatesse de son amant, personne, ni homme ni femme, dans aucun pays, ne pouvait affirmer qu'elle eût été sa maîtresse. Elle me dit n'avoir pas essuyé de sa part un seul refus, un seul instant d'humeur ou de mécontentement, ou même de négligence. Quelle femme que celle qu'un homme, son amant, son bienfaiteur, son maître pour ainsi dire, peut traiter pendant huit ans comme une divinité! Je lui demandai un jour si jamais elle n'avait eu la pensée de le quitter. -- Oui, dit-elle, je l'ai eue une fois, mais je fus si frappée de l'ingratitude d'un pareil dessein, que je ne voulus pas y voir de la sagesse: je me crus la dupe d'un fantôme qui s'appelait la vertu, et qui était le vice, et je le repoussai avec horreur. Pendant trois jours que tarda la lettre de mon père, j'eus la permission de laisser là mes livres et le public. Je venais chez elle le matin; le chagrin nous avait rendus plus familiers sans nous rendre moins sages. Le quatrième jour, Caliste reçut cette réponse. Au lieu de la transcrire ou de la traduire, Madame, je vous l'envoie, vous la traduirez, si vous voulez que votre parent la lise un jour: je n'aurais pas la force de la traduire. Madame, "Je suis fâché d'être forcé de dire des choses désagréables à une personne de votre sexe, et j'ajouterai de votre mérite; car, sans prendre des informations sur votre compte, ce qui serait inutile, ne pouvant être déterminé par les choses que j'apprendrais, j'ai entendu dire beaucoup de bien de vous. Encore une fois, je suis fâché d'être obligé de vous dire des choses désagréables; mais laisser votre lettre sans réponse serait encore plus désobligeant que la réfuter. C'est donc ce dernier parti que je me vois forcé de prendre. D'abord, Madame, je pourrais vous dire que je n'ai d'autre preuve de votre attachement pour mon fils que ce que vous en dites vous-même, et une liaison qui ne prouve pas toujours un bien grand attachement; mais, en le supposant aussi grand que vous le dites, et j'avoue que je suis porté à vous en croire, pourquoi ne penserais-je pas qu'une autre femme pourrait aimer mon fils autant que vous l'aimez, et, supposé même qu'une autre femme qu'il épouserait ne l'aimât pas avec la même tendresse ni avec un si grand dévouement, est-il bien sûr que ce degré d'attachement fût un grand bien pour lui, et trouvez-vous apparent qu'il ait jamais besoin de fort grands sacrifices de la part d'une femme? Mais je suppose que ce soit un grand bien: est-ce tout que cet attachement? Vous me parlez des chagrins qu'on voit dans la plupart des ménages; mais serait-ce une bien bonne manière de raisonner que de se résoudre à souffrir des inconvénients certains, parce qu'ailleurs il y en a de vraisemblables? de passer par-dessus des inconvénients qu'on voit distinctement, pour en éviter d'autres qu'on ne peut encore prévoir, et de prendre un parti décidément mauvais, parce qu'il y en aurait peut-être de pires? Vous me demandez s'il me serait difficile de prendre bonne opinion de celle qui aime mon fils; vous pouviez ajouter: et qui en est aimée. Non, sans doute, et j'ai si bonne opinion de vous, que je crois qu'en effet vous donneriez un bon exemple à vos enfants, et que, loin de contredire les leçons qu'on pourrait leur donner, vous leur donneriez les mêmes leçons, et peut-être avec plus de zèle et de soins qu'une autre. Mais pensez-vous que dans mille occasions je ne croirais pas que vous souffrez de ce qu'on dirait ou ne dirait pas à vos enfants et touchant vos enfants, et sur mille autres sujets? Et ne pensez-vous pas aussi que plus vous m'intéresseriez par votre bonté, votre honnêteté et vos qualités aimables, plus je souffrirais de voir, d'imaginer que vous souffrez, et que vous n'êtes pas aussi heureuse, aussi considérée que vous mériteriez à beaucoup d'égards de l'être? En vérité, Madame, je me saurais mauvais gré à moi-même de n'avoir pas pour vous toute la considération et la tendresse imaginables, et pourtant il me serait impossible de les avoir, si ce n'est peut-être pour quelques moments, quand je ne me souviendrais pas que cette femme belle, aimable et bonne est ma belle-fille; mais, aussitôt que je vous entendrais nommer comme j'entendais nommer ma femme et ma mère, pardonnez ma sincérité, Madame, mon coeur se tournerait contre vous, et je vous haïrais peut-être d'avoir été si aimable que mon fils n'eût voulu aimer et épouser que vous; et, si dans ce moment je croyais voir quelqu'un parler de mon fils ou de ses enfants, je supposerais qu'on dit: C'est le mari d'une telle, ce sont les enfants d'une telle. En vérité, Madame, cela serait insupportable, car, à présent que cela n'a rien de réel, l'idée m'en est insupportable. Ne croyez pourtant pas que j'aie aucun mépris pour votre personne; il serait très injuste d'en avoir, et je suis disposé à un sentiment tout contraire. Je vous ai obligation, et c'est sans rougir de vous avoir obligation, de la promesse que vous me faites à la fin de votre lettre. Sans bien savoir pourquoi, j'y ai une foi entière. Pour vous payer de votre honnêteté et du respect que vous avez pour le sentiment qui lie un fils à son père, je vous promets, ainsi qu'à mon fils, de ne rien tenter pour vous séparer, et de ne lui jamais reparler le premier d'aucun mariage, quand on me proposerait une princesse pour belle-fille, mais à condition qu'il ne me reparle jamais non plus que vous du mariage en question. Si je me laissais fléchir, je sens que j'en aurais le regret le plus amer, et si je résistais à de vives sollicitations, comme je ferais sûrement, outre le déplaisir d'affliger un fils que j'aime tendrement et qui le mérite, je me préparerais peut-être des regrets pour l'avenir; car un père tendre se reproche quelquefois contre toute raison de n'avoir pas cédé aux instances les plus déraisonnables de son enfant. Croyez, Madame, que ce n'est déjà pas sans douleur que je vous afflige aujourd'hui l'un et l'autre." Je trouvai Caliste assise à terre, la tête appuyée contre le marbre de sa cheminée. -- C'est la vingtième place que j'ai depuis une heure, me dit-elle; je m'en tiens à celle-ci parce que ma tête brûle. Elle me montra du doigt la lettre de mon père qui était ouverte sur le canapé. Je m'assis, et pendant que je lisais, s'étant un peu tournée, elle appuya sa tête contre mes genoux. Absorbé dans mes pensées, regrettant le passé, déplorant l'avenir, et ne sachant comment disposer du présent, je ne la voyais et ne la sentais presque pas. A la fin je la soulevai et je la fis asseoir. Nos larmes se confondirent. -- Soyons au moins l'un à l'autre autant que nous y pouvons être, lui dis-je fort bas, et comme si j'avais craint qu'elle ne m'entendît. Je pus douter qu'elle m'eût entendu; je pus croire qu'elle consentait, elle ne me répondit point, et ses yeux étaient fermés. -- Changeons, ma Caliste, lui dis-je, ce moment si triste en un moment de bonheur. -- Ah! dit-elle en rouvrant les yeux et jetant sur moi des regards de douleur et d'effroi, il faut donc redevenir ce que j'étais. -- Non, lui dis-je après quelques moments de silence, il ne faut rien, j'avais cru que vous m'aimiez. -- Et je ne vous aime donc pas, dit-elle en passant à son tour ses bras autour de moi, je ne vous aime donc pas! Peignez-vous, s'il se peut, Madame, ce qui se passait dans mon coeur. A la fin je me mis à ses pieds, j'embrassai ses genoux; je lui demandai pardon de mon impétuosité. -- Je sais que vous m'aimez, lui dis-je, je vous respecte, je vous adore, vous ne serez pour moi que ce que vous voudrez. -- Ah! dit-elle, il faut, je le vois bien, redevenir ce qu'il me serait affreux d'être, ou vous perdre, ce qui serait mille fois plus affreux. -- Non, dis-je, vous vous trompez, vous m'offensez: vous ne me perdrez point, je vous aimerai toujours. -- Vous m'aimerez peut-être, reprit-elle, mais je ne vous en perdrai pas moins. Et quel droit aurais-je de vous conserver! Je vous perdrai, j'en suis sûre. Et ses larmes étaient prêtes à la suffoquer; mais, de peur que je n'appelasse du secours, de peur de n'être plus seule avec moi, elle me promit de faire tous ses efforts pour se calmer, et à la fin elle réussit. Depuis ce moment, Caliste ne fut plus la même; inquiète quand elle ne me voyait pas, frémissant quand je la quittais, comme si elle eût craint de ne me jamais revoir; transportée de joie en me revoyant; craignant toujours de me déplaire, et pleurant de plaisir quand quelque chose de sa part m'avait plu, elle fut quelquefois bien plus aimable, plus attendrissante, plus ravissante qu'elle n'avait encore été; mais elle perdit cette sérénité, cette égalité, cet à-propos dans toutes ses actions qui auparavant ne la quittait pas, et qui l'avait si fort distinguée. Elle cherchait bien à faire les mêmes choses, et c'étaient bien en effet les mêmes choses qu'elle faisait; mais, faites tantôt avec distraction, tantôt avec passion, tantôt avec ennui, toujours beaucoup mieux ou moins bien qu'auparavant, elles ne produisaient plus le même effet sur elle ni sur les autres. Ah ciel! combien je la voyais tourmentée et combattue! Emue de mes moindres caresses qu'elle cherchait plutôt qu'elle ne les évitait, et toujours en garde contre son émotion, m'attirant par une sorte de politique, et, de peur que je ne lui échappasse tout à fait, se reprochant de m'avoir attiré, et me repoussant doucement, fâchée le moment d'après de m'avoir repoussé; l'effroi et la tendresse, la passion et la retenue se succédaient dans ses mouvements et dans ses regards avec tant de rapidité, qu'on croyait les y voir ensemble. Et moi, tour à tour embrasé et glacé, irrité, charmé, attendri, le dépit, l'admiration, la pitié m'émouvant tour à tour, me laissaient dans un trouble inconcevable. -- Finissons, lui dis-je un jour, transporté à la fois d'amour et de colère, en fermant sa porte à la clef, et l'emportant de devant son clavecin. -- Vous ne me ferez pas violence, me dit-elle doucement, car vous êtes le maître. Cette voix, ce discours m'ôtèrent tout mon emportement, et je ne pus plus que l'asseoir doucement sur mes genoux, appuyer sa tête contre mon épaule, et mouiller de larmes ses belles mains en lui demandant mille fois pardon; et elle me remercia autant de fois d'une manière qui me prouva combien elle avait réellement eu peur; et pourtant elle m'aimait passionnément et souffrait autant que moi, et pourtant elle aurait voulu être ma maîtresse. Un jour je lui dis: Vous ne pouvez vous résoudre à vous donner, et vous voudriez vous être donnée. -- Cela est vrai, dit-elle. Et cet aveu ne me fit rien obtenir ni même rien entreprendre. Ne croyez pourtant pas, Madame, que tous nos moments fussent cruels, et que notre situation n'eût encore des charmes; elle en avait qu'elle tirait de sa bizarrerie même et de nos privations. Les plus petites marques d'amour conservèrent leur prix. Jamais nous ne nous rendîmes qu'avec transport le plus léger service. En demander un était le moyen d'expier une offense, de faire oublier une querelle; nous y avions toujours recours, et ce ne fut jamais inutilement. Ses caresses, à la vérité, me faisaient plus de peur que de plaisir, mais la familiarité qu'il y avait entre nous était délicieuse pour l'un et pour l'autre. Traité quelquefois comme un frère, ou plutôt comme une soeur, cette faveur m'était précieuse et chère. Caliste devint sujette, et cela ne vous surprendra pas, à des insomnies cruelles. Je m'opposai à ce qu'elle prît des remèdes qui eussent pu déranger entièrement sa santé, et je voulus que tour à tour sa femme de chambre et moi nous lui procurassions le sommeil en lui faisant quelque lecture. Quand nous la voyions endormie, moi, tout aussi scrupuleusement que Fanny, je me retirais le plus doucement possible, et le lendemain, pour récompense, j'avais la permission de me coucher à ses pieds, ayant pour chevet ses genoux, et de m'y endormir quand je le pouvais. Une nuit je m'endormis en lisant à côté de son lit, et Fanny, apportant comme à l'ordinaire le déjeûner de sa maîtresse à la pointe du jour, -- on abrégeait les nuits le plus qu'on le pouvait, -- s'avança doucement et ne me réveilla pas tout de suite. Le jour devenu plus grand, j'ouvre enfin les yeux, et je les vois me sourire. -- Vous voyez, dis-je à Fanny, tout est bien resté comme vous l'avez laissé, la table, la lampe, le livre tombé de ma main sur mes genoux. -- Oui, c'est bien, me dit-elle, et, me voyant embarrassé de sortir de la maison: Allez seulement, Monsieur, et, quand même les voisins vous verraient, ne vous mettez pas en peine. Ils savent que madame est malade, nous leur avons tant dit que vous viviez comme frère et soeur, qu'à présent nous aurions beau leur dire le contraire, ils ne nous croiraient pas. -- Et ne se moquent-ils pas de moi? lui dis-je. -- Oh! non, Monsieur, ils s'étonnent, et voilà tout. Vous êtes aimés et respectés l'un et l'autre. -- Ils s'étonnent, Fanny, repris-je; ils ont vraiment raison! Et quand nous les étonnerions moins, cesseraient-ils pour cela de nous aimer? -- Ah! Monsieur, cela deviendrait tout différent. -- Je ne puis le croire, Fanny, lui dis-je, mais en tout cas, s'ils l'ignoraient... -- Ces choses-là, Monsieur, me dit-elle naïvement, pour être bien cachées... ne doivent pas être. -- Mais. -- Il n'y a point de _mais_, Monsieur; vous ne pourriez vous cacher si bien de James et de moi que nous ne vous devinassions. James ne dirait rien, mais il ne servirait plus madame comme il la sert, comme la première duchesse du royaume, ce prouve toujours qu'on respecte sa maîtresse, et moi, je ne dirais rien, mais je ne pourrais rester avec madame, car je penserais: si on le sait un jour, cela me sera reproché tout le reste de ma vie; alors les autres domestiques, qui m'ont toujours entendue louer madame, soupçonneraient quelque chose, et les voisins, qui savent combien madame est bonne et aimable, soupçonneraient aussi, et puis il viendrait une autre femme de chambre qui n'aimerait pas madame autant que je l'aime, et bientôt on parlerait. Il y a tant de langues qui ne demandent qu'à parler! Qu'elles louent ou blâment, c'est tout un, pourvu qu'elles parlent. Il me semble que je les entends. _Vous voyez_, diraient-ils. _Et puis fiez-vous aux apparences. C'était une si belle réforme! Elle donnait aux pauvres, elle allait à l'église_. Ce qu'on admire à présent serait peut-être alors traité d'hypocrisie; mais, Monsieur, on vous pardonnerait encore moins qu'à madame; car, voyant combien elle vous aime, on trouve que vous devriez l'épouser, et l'on dirait toujours: Que ne l'épousait-il! -- Ah! Fanny, Fanny, s'écria douloureusement Caliste, vous ne dites que trop bien. Qu'ai-je fait? dit-elle en français. Pourquoi lui ai-je laissé vous prouver que je ne puis plus changer de conduite, quand même je le voudrais! Je voulus répondre, mais elle me conjura de sortir. Un marchand du voisinage, plus matineux que les autres, ouvrait déjà sa boutique. Je passai devant lui tout exprès pour n'avoir pas l'air de me sauver. -- Comment se porte madame? me dit-il. -- Elle ne dort toujours presque point, lui répondis-je. Nous lisons tous les soirs, Fanny et moi, pendant une heure ou deux avant de pouvoir l'endormir, et elle se réveille avec l'aurore. Cette nuit j'ai lu si longtemps que je me suis endormi moi-même. -- Et avez-vous déjeûné, Monsieur? me dit-il. -- Non, lui répondis-je. Je comptais me jeter sur mon lit pour essayer d'y dormir une heure ou deux. -- Ce serait presque dommage, Monsieur, me dit-il. Il fait si beau temps, et vous n'avez point l'air fatigué ni assoupi. Venez plutôt déjeûner avec moi dans mon jardin. J'acceptai la proposition, me flattant que cet homme-là serait le dernier de tous les voisins à médire de Caliste, et il me parla d'elle, de tout le bien qu'elle faisait et qu'elle me laissait ignorer, avec tant de plaisir et d'admiration, que je fus bien payé de ma complaisance. Ce jour-là même, Caliste reçut une lettre de l'oncle de son amant, qui la priait de venir incessamment à Londres. Je résolus de passer chez mon père le temps de son absence, et nous partîmes en même temps. -- Vous reverrai-je? me dit-elle. Est-il sûr que je vous revoie? -- Oui, lui dis-je, et tout aussitôt que vous le souhaiterez, à moins que je ne sois mort. Nous nous promîmes de nous écrire au moins deux fois par semaine, et jamais promesse ne fut mieux tenue. L'un ne pensant et ne voyant rien qu'il n'eût voulu le dire ou le montrer à l'autre, nous avions de la peine à ne pas nous écrire encore plus souvent. Mon père m'aurait peut-être mal reçu, s'il n'eût été très satisfait de la manière dont j'avais employé mon temps. Il en était instruit par d'autres que par moi, et heureusement il se trouva chez lui des gens capables, selon lui, de me juger, et dont je gagnai le suffrage. On trouva que j'avais acquis des connaissances et de la facilité à m'exprimer, et on me prédit des succès qui flattèrent d'avance ce père tendre et disposé pour moi à une partialité favorable. Je fis connaissance avec la maison paternelle, que je n'avais revue qu'un moment depuis mon départ pour l'Amérique, et dans un temps où je ne faisais attention à rien. Je fis connaissance avec les amis et les voisins de mon père. Je chassai et je courus avec eux, et j'eus le bonheur de ne leur être pas désagréable. -- Je vous ai vu à votre retour d'Amérique, me dit un des plus anciens amis de notre famille; si votre père doit à une femme le plaisir de vous revoir tel que vous êtes à présent, il devrait bien par reconnaissance vous la laisser épouser. Les femmes que j'eus occasion de voir me firent un accueil flatteur. Combien il était plus aisé de réussir auprès de quelques unes de celles que mon père honorait le plus, qu'auprès de cette fille si dédaignée! Je l'avouerai, mon âme avait un si grand besoin de repos que, dans certains moments, toute manière de m'en procurer m'eût paru bonne, et Caliste s'était montrée si peu disposée à la jalousie, que l'idée que je pourrais la chagriner ne me serait peut-être pas venue. Je ne sentais pas que toute distraction est une infidélité; et, ne voyant rien qui lui fût comparable, il ne me vint jamais dans l'esprit que je pusse lui devenir véritablement infidèle; mais je dirai aussi que toutes les autres manières de me distraire me paraissaient préférables à celles que m'offraient les femmes. Il me tardait quelquefois de faire de mes facultés un plus noble et plus utile usage que je n'avais fait jusqu'alors. Je ne sentais pas encore que le projet du bien public n'est qu'une noble chimère; que la fortune, les circonstances, des événements que personne ne prévoit et n'amène, changent les nations sans les améliorer ni les empirer, et que les intentions du citoyen le plus vertueux n'ont presque jamais influé sur le bien-être de sa patrie; je ne voyais pas que l'esclave de l'ambition est encore plus puéril et plus malheureux que l'esclave d'une femme. Mon père exigea que je me présentasse pour une place dans le parlement à la première élection, et, charmé de pouvoir une fois lui complaire, j'y consentis avec joie. Caliste m'écrivait: "Si je suis pour quelque chose dans vos projets, comme j'ose encore m'en flatter, vous n'en pouvez pas moins entrer dans un arrangement qui vous obligerait à vivre à Londres. Un oncle de mon père, qui a voulu me voir, vient de me dire que je lui avais donné plus de plaisir en huit jours que tous ses collatéraux et leurs enfants en vingt ans, et qu'il me laisserait sa maison et son bien; que je saurais réparer et embellir l'une et faire un bon usage de l'autre, au lieu que le reste de sa parenté ne ferait que démolir et dissiper platement, ou épargner vilainement. Je vous rapporte tout cela pour que vous ne me blâmiez pas de ne m'être point opposée à sa bonne volonté; j'ai d'ailleurs autant de droit que personne à cet héritage, et ceux qu'il pourrait regarder ne sont pas dans le besoin. Mon parent est riche et fort vieux; sa maison est très bien située près de Whitehall. Je vous avoue que l'idée de vous y recevoir ou de vous la prêter m'a fait grand plaisir. S'il vous venait quelque fantaisie dispendieuse, si vous aviez envie d'un très beau cheval ou de quelque tableau, je vous prie de la satisfaire, car le testament est fait, et le testateur si opiniâtre qu'il n'en reviendra sûrement pas: de sorte que je me compte pour riche dès à présent, et je voudrais bien devenir votre créancière." Dans une autre lettre elle me disait: "Tandis que je m'ennuie loin de vous, que tout ce que je fais me paraît inutile et insipide, à moins que je ne puisse le rapporter à vous d'une manière ou d'une autre, je vois que vous vous reposez loin de moi. D'un côté, impatience et ennui; de l'autre, satisfaction et repos, quelle différence! Je ne me plains pas, cependant. Si je m'affligeais, je n'oserais le dire. Supposé que je visse une femme entre vous et moi, je m'affligerais bien plus, et cependant je ne devrais et n'oserais jamais le dire." Dans une autre lettre encore elle disait: "Je crois avoir vu votre père. Frappée de ses traits, qui me rappelaient les vôtres, je suis restée immobile à le considérer. C'est sûrement lui, et il m'a aussi regardée." En effet, mon père, comme il me l'a dit depuis, l'avait vue par hasard dans une course qu'il avait faite à Londres. Je ne sais où il la rencontra, mais il demanda qui était cette belle femme. -- Quoi! lui dit quelqu'un, vous ne connaissez pas la Caliste de lord L. et de votre fils! -- Sans ce premier nom, me dit-il,... et il s'arrêta. Malheureux, pourquoi le prononçâtes-vous? Je commençais à être en peine de la manière dont je pourrais retourner à Bath. Ma santé n'était plus une raison ni un prétexte, et, quoique je n'eusse rien à faire ailleurs, il devenait bizarre d'y commencer un nouveau séjour. Caliste le sentit elle-même, et, dans la lettre par laquelle elle m'annonça son départ de Londres, elle me témoigna son inquiétude là-dessus. Dans cette même lettre, elle me parlait de quelques nouvelles connaissances qu'elle avait faites chez l'oncle de milord L. et qui toutes parlaient d'aller à Bath. -- Il serait affreux, ajouta-t-elle, d'y voir tout le monde, excepté la seule personne du monde que je souhaite de voir. Heureusement (alors du moins je croyais pouvoir dire que c'était heureusement), mon père, curieux peut-être dans le fond de l'âme de connaître celle qu'il rejetait, d'entendre parler d'elle avec certitude et avec quelque détail, peut-être aussi pour continuer à vivre avec moi sans qu'il m'en coûtât aucun sacrifice, peut-être aussi pour rendre mon séjour à Bath moins étrange, car tant de motifs peuvent se réunir dans une seule intention, mon père, dis-je, annonça qu'il passerait quelques mois à Bath. J'eus peine à lui cacher mon extrême joie. Ah ciel! disais-je en moi-même, si je pouvais tout réunir, mon père, mes devoirs, Caliste, son bonheur et le mien! Mais à peine le projet de mon père fut-il connu, qu'une femme, veuve depuis dix-huit mois d'un de nos parents, lui écrivit que, désirant d'aller à Bath avec son fils, enfant de neuf à dix ans, elle le priait de prendre une maison où ils pussent demeurer ensemble. Les idées de mon père me parurent dérangées par cette proposition, sans que je pusse démêler si elle lui était agréable ou désagréable. Quoi qu'il en soit, il ne pouvait que l'accepter, et je fus envoyé à Bath pour arranger un logement pour mon père, pour cette cousine que je ne connaissais pas, pour son fils et pour moi. Caliste y était déjà revenue. Charmée de faire quelque chose avec moi, elle dirigea et partagea mes soins avec un zèle digne d'un autre objet, et, quand mon père et lady Betty B. arrivèrent, ils admirèrent dans tout ce qu'ils voyaient autour d'eux une élégance, un goût qu'ils n'avaient vu, disaient-ils, nulle part, et me témoignèrent une reconnaissance qui ne m'était pas due. Caliste, dans cette occasion, avait travaillé contre elle; car certainement lady Betty, dès ce premier moment, me supposa des vues que sa fortune, sa figure et son âge auraient rendues fort naturelles. Elle s'était mariée très jeune, et n'avait pas dix-sept ans lors de la naissance de sir Harry B. son fils. Je ne lui reproche donc point les idées qu'elle se forma, ni la conduite qui en fut la conséquence. Ce qui m'étonne, c'est l'impression que me fit sa bonne volonté. Je n'en fus pas bien flatté, mais j'en fus moins sensible à l'attachement de Caliste. Elle m'en devint moins précieuse. Je crus que toutes les femmes aimaient, et que le hasard, plus qu'aucune autre chose, déterminait l'objet d'une passion à laquelle toutes étaient disposées d'avance. Caliste ne tarda pas à voir que j'étais changé... Changé! non, je ne l'étais pas. Ce mot dit trop, et rien de ce que je viens d'exprimer n'était distinctement dans ma pensée ni dans mon coeur. Pourquoi, êtres mobiles et inconséquents que nous sommes, essayons-nous de rendre compte de nous-mêmes? Je ne m'aperçus point alors que j'eusse changé, et aujourd'hui, pour expliquer mes distractions, ma sécurité, ma molle et faible conduite, j'assigne une cause à un changement que je ne sentais pas. Le fils de lady Betty, ce petit garçon d'environ dix ans, était un enfant charmant, et il ressemblait à mon frère. Il me le rappelait si vivement quelquefois, et les jeux de notre enfance, que mes yeux se remplissaient de larmes en le regardant. Il devint mon élève, mon camarade; je ne me promenais plus sans lui, et je le menais presque tous les jours chez Caliste. Un jour que j'y étais allé seul, je trouvai chez elle un gentilhomme campagnard de très bonne mine qui la regardait dessiner. Je cachai ma surprise et mon déplaisir. Je voulus rester après lui, mais cela fut impossible: il lui demanda à souper. A onze heures, je prétendis que rien ne l'incommodait tant que de se coucher tard, et j'obligeai mon rival, oui, c'était mon rival, à se retirer aussi bien que moi. Pour la première fois les heures m'avaient paru bien longues chez Caliste. Le nom de cet homme ne m'était pas inconnu: c'était un nom que personne de ceux qui l'avaient porté n'avait rendu brillant; mais sa famille était ancienne et considérée depuis longtemps dans une province du nord de l'Angleterre. Connaissant l'oncle de lord L**, et ayant vu Caliste avec lui à l'opéra, il avait souhaité de lui être présenté, et avait demandé la permission de lui rendre visite. Il fut chez elle deux ou trois fois, et crut voir en réalité les muses et les grâces qu'il n'avait vues que dans ses livres classiques. Après sa troisième visite, il vint demander au général des informations sur Caliste, sa fortune et sa famille. On lui répondit avec toute la vérité possible. -- Vous êtes un honnête homme, Monsieur, dit alors l'admirateur de Caliste: me conseillez-vous de l'épouser? -- Sans doute, lui fut-il répondu, si vous pouvez l'obtenir. Je donnerais le même conseil à mon fils, au fils de mon meilleur ami. Il y a un imbécile qui l'aime depuis longtemps, et qui n'ose l'épouser, parce que son père, qui n'ose la voir de peur de se laisser gagner, ne veut pas y consentir. Ils s'en repentiront toute leur vie; mais dépêchez-vous, car ils pourraient changer. Voilà l'homme que j'avais trouvé chez Caliste. Le lendemain je fus chez elle de très bonne heure; je lui exprimai mon déplaisir et mon impatience de la veille. -- Quoi! dit-elle, cela vous fait quelque peine? Autrefois je voyais bien que vous ne pouviez souffrir de trouver qui que ce soit avec moi, pas même un artisan ni une femme; mais depuis quelque temps vous ne cessez de mener avec vous le petit chevalier, j'ai cru que c'était exprès pour que nous ne fussions pas seuls ensemble. -- Mais, dis-je, c'est un enfant. -- Il voit et entend comme un autre, dit-elle. -- Et si je ne l'amène plus, repris-je, cesserez-vous de recevoir l'homme qui m'importuna hier? -- Vous pouvez l'amener toujours, dit-elle, mais moi je ne puis renvoyer l'autre, tant que personne n'aura sur moi des droits plus grands que n'en a mon bienfaiteur, qui m'a fait faire connaissance avec lui, et m'a priée de le bien recevoir. -- Il est amoureux de vous, lui dis-je après m'être promené quelque temps à grands pas dans la chambre, il n'a point de père, il pourra.... Je ne pus achever. Caliste ne me répondit rien; on annonça l'homme qui me tourmentait, et je sortis. Peu après je revins. Je résolus de m'accoutumer à lui plutôt que de me laisser bannir de chez moi, car c'était chez moi. J'y venais encore plus souvent qu'à l'ordinaire, et j'y restais moins longtemps. Quelquefois elle était seule, et c'était une bonne fortune dont tout mon être était réjoui. Je n'amenais plus le petit garçon, qui au bout de quelques jours s'en plaignit amèrement. Un jour, en présence de lady Betty, il adressa ses plaintes à mon père, et le supplia de le mener chez mistriss Calista, puisque je ne l'y menais plus. Ce nom, la manière de le dire, firent sourire mon père avec un mélange de bienveillance et d'embarras. -- Je n'y vais pas moi-même, dit-il à sir Harry. -- Est-ce que votre fils ne veut pas vous y mener? reprit l'enfant. Ah! si vous y aviez été quelquefois, vous y retourneriez tous les jours comme lui. Voyant mon père ému et attendri, je fus sur le point de me jeter à ses pieds; mais la présence de lady Betty ou ma mauvaise étoile, ou plutôt ma maudite faiblesse, me retint. Oh! Caliste, combien vous auriez été plus courageuse que moi! Vous auriez profité de cette occasion précieuse; vous auriez tenté et réussi, et nous aurions passé ensemble une vie que nous n'avons pu apprendre à passer l'un sans l'autre. Pendant qu'incertain, irrésolu, je laissais échapper ce moment unique, on vint de la part de Caliste, à qui j'avais dit les plaintes de sir Harry, demander à milady que son fils pût dîner chez elle. Le petit garçon n'attendit pas la réponse, il courut se jeter au cou de James et le pria de l'emmener. Le soir, le lendemain, les jours suivants, il parla tant de ma maîtresse, qu'il impatienta lady Betty et commença tout de bon à intéresser mon père. Qui sait ce que n'aurait pas pu produire cette espèce d'intercession? Mais mon père fut obligé d'aller passer quelques jours chez lui pour des affaires pressantes, et ce mouvement de bonne volonté une fois interrompu ne put plus être redonné. Sir Harry s'établit si bien chez Caliste, que je ne la trouvais plus seule avec son nouvel amant. Il fut, je pense, aussi importuné de l'enfant que je pouvais l'être de lui. Caliste, dans cette occasion, déploya un art et des ressources de génie, d'esprit et de bonté que j'étais bien éloigné de lui connaître. L'habitant de Norfolk, ne pouvant l'entretenir, voulait au moins qu'elle le charmât, comme à Londres, par sa voix et son clavecin, et demandait des ariettes françaises, italiennes, des morceaux d'opéra; mais Caliste, trouvant que tout cela serait vieux pour moi et ennuyeux pour le petit garçon, et que je me soucierais peu d'ailleurs d'aider à l'effet en l'accompagnant comme à mon ordinaire, se mit à imaginer des romances dont elle faisait la musique, dont elle m'aidait à faire les paroles, qu'elle faisait chanter par l'enfant et juger par mon rival. Elle chanta et joua et parodia la charmante romance _Have you seen my Hanna_, de manière à m'arracher vingt fois des larmes. Elle voulut aussi que nous apprissions à dessiner à sir Harry, et, pour pouvoir se refuser sans rudesse à cette musique perpétuelle, elle se procura quelques-uns de ces tableaux de Rubens et de Snyders, où des enfants se jouent avec des guirlandes de fleurs, et les copiant à l'aide d'un pauvre peintre fort habile que le hasard lui avait amené, et dont elle avait démêlé le talent, elle en entoura sa chambre, laissant entre eux de l'espace pour des consoles, sur lesquelles devaient être placées des lampes d'une forme antique et des vases de porcelaine. Ce travail nous occupait tous, et, si l'enfant seul était content, tout le monde était amusé. Surpris moi-même de l'effet quand l'appartement fut arrangé, et trouvant qu'elle n'avait jamais eu autant d'activité ni d'invention, j'eus la cruauté de lui demander si c'était pour rendre à M. M** sa maison plus agréable. -- Ingrat! dit-elle. -- Oui, m'écriai-je, vous avez raison, je suis un ingrat; mais aussi qui pourrait voir sans humeur des talents, dont on ne jouit plus seul, se déployer tous les jours d'une façon plus brillante? -- C'est bien, dit-elle, de leur part le chant du cygne. On entendit heurter à la porte. -- Préparez-vous à voir, dit le petit Harry, comme s'il y avait entendu finesse, notre éternel monsieur de Norfolk. C'était lui en effet. Nous menâmes encore quelques jours la même vie, mais ce n'était pas l'intention de mon rival de partager toujours Caliste avec un enfant et moi. Il vint lui dire un matin que, d'après ce qu'il avait appris d'elle par le général D. et le public, mais surtout d'après ce qu'il en voyait lui-même, il était résolu à suivre le penchant de son coeur et à lui offrir sa main et sa fortune. -- Je vais, dit-il, prendre une connaissance exacte de mes affaires, afin de pouvoir vous en rendre compte. Je veux que votre ami, votre protecteur, à qui je dois le bonheur de vous connaître, examine et juge avec vous si mes offres sont dignes d'être acceptées; mais, quand vous aurez tout examiné, vous êtes trop généreuse pour me faire attendre une réponse décisive, et si je vous trouvais ensemble, il ne faudrait que quelques moments pour décider de mon sort. -- Je voudrais être moi-même plus digne de vos offres, lui dit Caliste, aussi troublée que si elle ne s'était pas attendue à sa déclaration; allez, Monsieur, je sens tout l'honneur que vous me faites. J'examinerai avec moi-même si je dois l'accepter, et, après votre retour, je serai bientôt décidée. Sir Harry et moi la trouvâmes une heure après si pâle, si changée, qu'elle nous effraya. Est-il croyable que je ne me sois pas décidé alors? Je n'avais certainement qu'un mot à dire. Je passai trois jours presque du matin au soir chez Caliste à la regarder, à rêver, à hésiter, et je ne lui dis rien. La veille du jour où son amant devait revenir, j'allais chez elle l'après-dîner, je venais seul. Je savais que sa femme de chambre était allée chez des parents à quelques milles de Bath, et ne devait revenir que le lendemain matin. Caliste tenait une cassette remplie de petits bijoux, de pierres gravées, de miniatures qu'elle avait apportées d'Italie, ou que milord lui avait données. Elle me les fit regarder et observa lesquelles me plaisaient le plus. Elle me mit au doigt une bague que milord avait toujours portée, et me pria de la garder. Elle ne me disait presque rien. Elle m'étonna et me parut différente d'elle-même. Elle était caressante, et paraissait triste et résignée. -- Vous n'avez rien promis à cet homme? lui dis-je. -- Rien, dit-elle et voilà les seuls mots que j'aie pu me rappeler d'une soirée que je me suis rappelée mille et mille fois. Mais je n'oublierai de ma vie la manière dont nous nous séparâmes. Je regardai ma montre. -- Quoi! dis-je, il est déjà neuf heures! et je voulus m'en aller. -- Restez, me dit-elle. -- Il ne m'est pas possible, lui dis-je; mon père et lady Betty m'attendent. -- Vous souperez tant de fois encore avec eux! dit-elle. -- Mais, dis-je, vous ne soupez plus? -- Je souperai. -- On m'a promis des glaces. -- Je vous en donnerai (il faisait excessivement chaud). Elle n'était presque pas habillée. Elle se mit devant la porte vers laquelle je m'avançais; je l'embrassai en l'ôtant un peu de devant la porte. -- Et vous ne laisserez donc pas de passer, dit-elle. -- Vous êtes cruelle, lui dis-je, de m'émouvoir de la sorte! -- Moi, je suis cruelle! J'ouvris la porte, je sortis, elle me regarda sortir, et je lui entendis dire en la refermant: _C'est fait_. Ces mots me poursuivirent. Après les avoir mille fois entendus, je revins au bout d'une demi-heure en demander l'explication. Je trouvai sa porte fermée à la clef. Elle me cria d'un cabinet, qui était par delà sa chambre, qu'elle s'était mise dans le bain, et qu'elle ne pouvait m'ouvrir n'ayant personne avec elle. -- Mais, dis-je, s'il vous arrivait quelque chose! -- Il ne m'arrivera rien, me dit-elle. -- Est-il bien sûr, lui dis-je, que vous n'ayez aucun dessein sinistre? -- Très sûr, me répondit-elle; y a-t-il quelqu'autre monde où je vous retrouvasse? Mais je m'enroue, et je ne puis plus parler. Je m'en retournai chez moi un peu plus tranquille, mais _c'est fait_ ne put me sortir de l'esprit et n'en sortira jamais, quoique j'aie revu Caliste. Le lendemain matin, je retournai chez elle. Fanny me dit qu'elle ne pouvait me voir; et, me suivant dans la rue: Qu'est-il donc arrivé à ma maîtresse? me dit-elle. Quel chagrin lui avez-vous fait? -- Aucun, lui dis-je, qui me soit connu. -- Je l'ai trouvée, reprit-elle, dans un état incroyable. Elle ne s'est pas couchée cette nuit... Mais je n'ose m'arrêter plus longtemps. Si c'est votre faute, vous n'aurez point de repos le reste de votre vie. Elle rentra, je me retirai très inquiet; une heure après, je revins: Caliste était partie. On me donna la cassette de la veille et une lettre, que voici: "Quand j'ai voulu vous retenir hier, je n'ai pu y réussir. Aujourd'hui je vous renvoie, et vous obéissez au premier mot. Je pars pour vous épargner des cruautés qui empoisonneraient le reste de votre vie si vous veniez un jour à les sentir. Je m'épargne à moi le tourment de contempler en détail un malheur et des pertes d'autant plus vivement senties, que je ne suis en droit de les reprocher à personne. Gardez pour l'amour de moi ces bagatelles que vous admirâtes hier; vous le pouvez avec d'autant moins de scrupule que je suis résolue à me réserver la propriété la plus entière de tout ce que je tiens de milord ou de son oncle." Comment vous rendre compte, Madame, du stupide abattement où je restai plongé, et de toutes les puériles, ridicules, mais peu distinctes considérations auxquelles se borna ma pensée, comme si je fusse devenu incapable d'aucune vue saine, d'aucun raisonnement? Ma léthargie fut-elle un retour du dérangement qu'avait causé dans mon cerveau la mort de mon frère? Je voudrais que vous le crussiez; autrement comment aurez-vous la patience de continuer cette lecture? Je voudrais parvenir surtout à le croire moi-même, ou que le souvenir de cette journée pût s'anéantir. Il n'y avait pas une demi-heure qu'elle était partie; pourquoi ne la pas suivre? qu'est-ce qui me retint? S'il est des intelligences témoins de nos pensées, qu'elles me disent ce qui me retint. Je m'assis à l'endroit où Caliste avait écrit, je pris sa plume, je la baisai, je pleurai; je crois que je voulais écrire; mais, bientôt importuné du mouvement qu'on se donnait autour de moi pour mettre en ordre les meubles et les hardes de ma maîtresse, je sors de sa maison, je vais errer dans la campagne, je reviens ensuite me renfermer chez moi. A une heure après minuit, je me couche tout habillé; je m'endors; mon frère, Caliste, mille fantômes lugubres viennent m'assaillir; je me réveille en sursaut tout couvert de sueur; un peu remis, je pense que j'irai dire à Caliste ce que j'ai souffert la veille, et la frayeur que m'ont causée mes rêves. A Caliste? Elle est partie; c'est son départ qui me met dans cet état affreux: Caliste n'est plus à ma portée, elle n'est plus à moi, elle est à un autre. Non, elle n'est pas encore à un autre, et en même temps j'appelle, je cours, je demande des chevaux; pendant qu'on les mettait à ma voiture, j'allai éveiller ses gens et leur demander s'ils n'avaient rien appris de M. M**. Ils me dirent qu'il était arrivé à huit heures du soir, et qu'il avait pris à dix le chemin de Londres. A l'instant, ma tête s'embarrassa, je voulus m'ôter la vie, je méconnus les gens et les objets, je me persuadai que Caliste était morte; une forte saignée suffit à peine pour me faire revenir à moi, et je me retrouvai dans les bras de mon père, qui joignit aux plus tendres soins pour ma santé celui de cacher le plus qu'il fut possible l'état où j'avais été. Funeste précaution! Si on l'avait su, il aurait effrayé peut-être, et personne n'eût voulu s'associer à mon sort. Le lendemain on m'apporta une lettre. Mon père, qui ne me quittait pas, me pria de la lui laisser ouvrir. -- Que je voie une fois, me dit-il, quoiqu'il soit trop tard, ce qu'était cette femme. -- Lisez, lui dis-je, vous ne verrez certainement rien qui ne lui fasse honneur. "Il est bien sûr à présent que vous ne m'avez pas suivie. Il n'y a que trois heures que j'espérais encore. A présent je me trouve heureuse de penser qu'il n'est plus possible que vous arriviez, car il ne pourrait en résulter que les choses les plus funestes; mais je pourrais recevoir une lettre. Il y a des instants où je m'en flatte encore. L'habitude était si grande, et il est pourtant impossible que vous me haïssiez, ou que je sois pour vous comme une autre. J'ai encore une heure de liberté. Quoique tout soit prêt, je puis encore me dédire; mais si je n'apprends rien de vous, je ne me dédirai pas. Vous ne vouliez plus de moi, votre situation auprès de moi était trop uniforme; il y a longtemps que vous en êtes fatigué. J'ai fait une dernière tentative. J'avais presque cru que vous me retiendriez ou que vous me suivriez. Je ne me ferai pas honneur des autres motifs qui ont pu entrer dans ma résolution, ils sont trop confus. C'est pourtant mon intention de chercher mon repos et le bonheur d'autrui dans mon nouvel état, et de me conduire de façon que vous ne rougissiez pas de moi. Adieu, l'heure s'écoule, et dans un instant on viendra me dire qu'elle est passée; adieu, vous pour qui je n'ai point de nom, adieu pour la dernière fois." La lettre était tachée de larmes, celles de mon père tombèrent sur les traces de celles de Caliste, les miennes.... Je sais la lettre par coeur, mais je ne puis plus la lire. Deux jours après, lady Betty, tenant la gazette, lut à l'article des mariages: _Charles M*** of Norfolk, with Maria Sophia ***_. Oui, elle lut ces mots, il fallut les entendre. Ciel! avec _Maria Sophia!..._ Je ne puis pas accuser lady Betty d'insensibilité dans cette occasion. J'ai lieu de croire qu'elle regardait Caliste comme une fille honnête pour son état, avec qui j'avais vécu, qui m'aimait encore, quoique je ne l'aimasse plus, qui, voyant que je m'étais détaché d'elle, et que je ne l'épouserais jamais, prenait avec chagrin le parti de se marier, pour faire une fin honorable. Certainement lady Betty n'attribuait ma tristesse qu'à la pitié; car, loin de m'en savoir mauvais gré, elle en eut meilleure opinion de mon coeur. Toute cette manière de juger était fort naturelle et ne différait de la vérité que par des nuances qu'elle ne pouvait deviner. Huit jours se passèrent, pendant lesquels il me semblait que je ne vivais pas. Inquiet, égaré, courant toujours comme si j'avais cherché quelque chose, ne trouvant rien, ne cherchant même rien, ne voulant que me fuir moi-même, et fuir successivement tous les objets qui frappaient mes regards! Ah! Madame, quel état! et faut-il que j'éprouve qu'il en est un plus cruel encore! Un matin, pendant le déjeûner, sir Harry, s'approchant de moi, me dit: Je vous vois si triste, j'ai toujours peur que vous ne vous en alliez aussi. Il m'est venu une idée. On parle quelquefois à maman de se remarier, j'aimerais mieux que ce fût vous que tout autre qui devinssiez mon père; alors vous resteriez auprès de moi; ou bien vous me prendriez avec vous, si vous vous en alliez. Lady Betty sourit. Elle eut l'air de penser que son fils ne faisait que me mettre sur les voies de faire une proposition à laquelle j'avais pensé depuis longtemps. Je ne répondis rien. Elle crut que c'était par embarras, par timidité. Mais mon silence devenait trop long. Mon père prit la parole: Vous avez là une très bonne idée, mon ami Harry, dit-il, et je me flatte qu'une fois ou l'autre tout le monde en jugera ainsi. -- Une fois ou l'autre! dit lady Betty. Vous me croyez plus prude que je ne suis. Il ne me faudrait pas tant de temps pour adopter une idée qui vous serait agréable, ainsi qu'à votre fils et au mien. Mon père me prit par la main, et me fit sortir. -- Ne me punissez pas, me dit-il, de n'avoir pas su faire céder des considérations qui me paraissaient victorieuses à celles que je trouvais faibles. Je puis avoir été aveugle, mais je n'ai pas cru être dur. Je n'ai rien dans le monde de si cher que vous. Méritez jusqu'au bout ma tendresse: je voudrais n'avoir point exigé ce sacrifice; mais, puisqu'il est fait, rendez-le méritoire pour vous et utile à votre père; montrez-vous un fils tendre et généreux en acceptant un mariage qui paraîtrait avantageux à tout autre que vous, et donnez-moi des petits-fils qui intéressent et amusent ma vieillesse, et me dédommagent de votre mère, de votre frère et de vous, car vous n'avez jamais été et ne serez peut-être jamais à vous, à moi, ni à la raison. Je rentrai dans la chambre. -- Pardonnez mon peu d'éloquence, dis-je à milady, et croyez que je sens mieux que je ne m'exprime. Si vous voulez me promettre le plus grand secret sur cette affaire, et permettre que j'aille faire un tour à Paris et en Hollande, je partirai dès demain, et reviendrai dans quatre mois vous prier de réaliser des intentions qui me sont si honorables et si avantageuses. -- Dans quatre mois! dit milady; et il faudrait m'engager au plus profond secret? Pourquoi ce secret, je vous prie? Serait-ce pour ménager la sensibilité de cette femme? -- N'importe mes motifs, lui dis-je, mais je ne m'engage qu'à cette condition. -- Ne soyez pas fâché, dit sir Harry, maman ne connaît pas mistriss Calista. -- Je t'épouserai, toi, mon cher Harry, si j'épouse ta mère, lui dis-je en l'embrassant. C'est bien aussi toi que j'épouse, et je te jure tendresse et fidélité. -- Madame est trop raisonnable, dit avec gravité mon père, pour ne pas consentir au secret que vous voulez qu'on garde; mais pourquoi ne pas vous marier secrètement avant que de partir? J'aurai du plaisir à vous savoir marié; vous partirez aussitôt qu'il vous plaira après la célébration. De cette manière on ne soupçonnera rien, et, si l'on parlait de quelque chose, votre départ détruirait ce bruit. Je comprends bien comment vous avez envie de faire un voyage de garçon, c'est-à-dire sans femme. Il fut question de vous envoyer voyager avec votre frère au sortir de l'université, mais la guerre y mit obstacle. Lady Betty fut si bien apaisée par le discours de mon père, qu'elle consentit à tout ce qu'il voulait, et trouva plaisant que nous fussions mariés avant un certain bal qui devait se donner peu de jours après. L'erreur où nous verrions tout le monde, disait-elle, nous amuserait, elle et moi. Avec quelle rapidité je me vis entraîné! Je connaissais lady Betty depuis environ cinq mois. Notre mariage fut proposé, traité et conclu en une heure. Sir Harry était si aise, que j'eus peine à me persuader qu'il pût être discret. Il me dit que quatre mois étaient trop longs pour pouvoir se taire, mais qu'il se tairait jusqu'à mon départ si je promettais de le prendre avec moi. Je fus donc marié, et il n'en transpira rien, quoique des vents contraires et un temps très orageux retardassent mon départ de quelques jours qu'il était plus naturel de passer à Bath qu'à Harwich. Le vent ayant changé, je partis, laissant lady Betty grosse. Je parcourus en quatre mois les principales villes de la Hollande, de la Flandre et du Brabant; et en France, outre Paris, je vis la Normandie et la Bretagne. Je ne voyageai pas vite, à cause de mon petit compagnon de voyage; mais je restai peu partout où je fus, et je ne regrettai nulle part de ne pouvoir y rester plus longtemps. J'étais si mal disposé pour la société, tout ce que j'apercevais de femmes me faisait si peu espérer que je pourrais être distrait de mes pertes, que partout je ne cherchai que les édifices, les spectacles, les tableaux, les artistes. Quand je voyais ou entendais quelque chose d'agréable, je cherchais autour de moi celle avec qui j'avais si longtemps vu et entendu, celle avec qui j'aurais voulu tout voir et tout entendre, qui m'aurait aidé à juger, et m'aurait fait doublement sentir. Mille fois je pris la plume pour lui écrire, mais je n'osai écrire; et comment lui aurais-je fait parvenir une lettre telle que j'eusse eu quelque plaisir à l'écrire, et elle à la recevoir! Sans le petit Harry, je me serais trouvé seul dans les villes les plus peuplées; avec lui je n'étais pas tout à fait isolé dans les endroits les plus écartés. Il m'aimait, il ne me fut jamais incommode, et j'avais mille moyens de le faire parler de mistriss Calista, sans en parler moi-même. Nous retournâmes en Angleterre, d'abord à Bath, de là chez mon père, et enfin à Londres, où mon mariage devint public, lorsque lady Betty jugea qu'il était temps de se faire présenter à la cour. On avait parlé de moi et de mon frère comme d'un phénomène d'amitié; on avait parlé de moi comme d'un jeune homme rendu intéressant par la passion d'une femme aimable; les amis de mon père avaient prétendu que je me distinguerais par mes connaissances et mes talents. Les gens à talents avaient vanté mon goût et ma sensibilité pour les arts qu'ils professaient. A Londres, dans le monde, on ne vit plus rien qu'un homme triste, silencieux. On s'étonna de la passion de Caliste et du choix de lady Betty; et, supposé que les premiers jugements portés sur moi n'eussent pas été tout-à-fait faux, je conviens que les derniers étaient du moins parfaitement naturels, et j'y étais peu sensible; mais lady Betty, s'apercevant du jugement du public, l'adopta insensiblement, et, ne se trouvant pas autant aimée qu'elle croyait le mériter, après s'être plainte quelque temps avec beaucoup de vivacité, chercha sa consolation dans une espèce de dédain qu'elle nourrissait, et dont elle s'applaudissait. Je ne trouvais aucune de ses impressions assez injuste pour pouvoir m'en offenser ou la combattre. Je n'aurais su d'ailleurs comment m'y prendre, et j'avoue que je n'y prenais pas un intérêt assez vif pour devenir là-dessus bien clairvoyant ni bien ingénieux, encore moins pour en avoir de l'humeur; de sorte qu'elle fit tout ce qu'elle voulut, et elle voulut plaire et briller dans le monde, ce que sa jolie figure, sa gentillesse et cet esprit de repartie qui réussit toujours aux femmes, lui rendaient fort aisé. D'une coquetterie générale, elle en vint à une plus particulière, car je ne puis pas appeler autrement ce qui la détermina pour l'homme du royaume avec lequel une femme pouvait être le plus flattée d'être vue, mais le moins fait, du moins à ce qu'il me sembla, pour prendre ou inspirer une passion. Je parus ne rien voir et ne m'opposai à rien, et, après la naissance de sa fille, lady Betty se livra sans réserve à tous les amusements que la mode ou son goût lui rendirent agréables. Pour le petit chevalier, il fut content de moi, car je m'occupais de lui presque uniquement: aussi me resta-t-il fidèle, et le seul véritable chagrin que m'ait fait sa mère, c'est d'avoir voulu obstinément qu'il fût mis en pension à Westminster, lorsqu'après ses couches nous allâmes à la campagne. Ce fut vers ce temps-là que mon père, m'ayant mené promener un jour à quelque distance du château, me parla à coeur ouvert du train de vie que prenait milady, et me demanda si je ne pensais pas à m'y opposer avant qu'il devînt tout-à-fait scandaleux. Je lui répondis qu'il ne m'était pas possible d'ajouter à mes autres chagrins celui de tourmenter une personne qui s'était donnée à moi avec plus d'avantages apparents pour moi que pour elle, et qui, dans le fond, avait à se plaindre. -- Il n'y a personne, lui dis-je, au coeur, à l'amour-propre et à l'activité de qui il ne faille quelque aliment. Les femmes du peuple ont leurs soins domestiques, et leurs enfants, dont elles sont obligées de s'occuper beaucoup; les femmes du monde, quand elles n'ont pas un mari dont elles soient le tout, et qui soit tout pour elle, ont recours au jeu, à la galanterie ou à la haute dévotion. Milady n'aime pas le jeu, elle est d'ailleurs trop jeune encore pour jouer, elle est jolie et agréable; ce qui arrive est trop naturel pour devoir s'en plaindre, et ne me touche pas assez pour que je veuille m'en plaindre. Je ne veux me donner ni l'humeur ni le ridicule d'un mari jaloux; si elle était sensible, sérieuse, capable, en un mot, de m'écouter et de me croire, s'il y avait entre nous de véritables rapports de caractère, je me ferais peut-être son ami, et je l'exhorterais à éviter l'éclat et l'indécence pour s'épargner des chagrins et ne pas aliéner le public; mais, comme elle ne m'écouterait pas, il vaut mieux que je conserve plus de dignité, et que je laisse ignorer que mon indulgence est réfléchie. Elle en fera quelques écarts de moins si elle se flatte de me tromper. Je sais tout ce qu'on pourrait me dire sur le tort qu'on a de tolérer le désordre; mais je ne l'empêcherais pas, à moins de ne pas perdre ma femme de vue. Or, quel casuiste assez sévère pour oser me prescrire une pareille tâche? Si elle m'était prescrite, je refuserais de m'y soumettre, je me laisserais condamner par toutes les autorités, et j'inviterais l'homme qui pourrait dire qu'il ne tolère aucun abus, soit dans la chose publique, s'il y a quelque direction, soit dans sa maison, s'il en a une, ou dans la conduite de ses enfants, s'il en a, soit enfin dans la sienne propre, j'inviterais, dis-je, cet homme-là à me jeter la première pierre. Mon père, me voyant si déterminé, ne me répliqua rien. Il entra dans mes intentions et vécut toujours bien avec lady Betty; et, dans le peu de temps que nous fûmes encore ensemble, il n'y eut point de jour qu'il ne me donnât quelque preuve de son extrême tendresse pour moi. Je me souviens que dans ce temps-là un évêque, parent de lady Betty, dînant chez mon père avec beaucoup de monde, se mit à dire de ces lieux communs, moitié plaisants, moitié moraux, sur le mariage, l'autorité maritale, etc., etc., qu'on pourrait appeler plaisanteries ecclésiastiques, qui sont de tous les temps, et qui, dans cette occasion, pouvaient avoir un but particulier. Après avoir laissé épuiser à neuf ce vieux sujet, je dis que c'était à la loi et à la religion, ou à leurs ministres, à contenir les femmes, et que, si on en chargeait les maris, il faudrait au moins une dispense pour les gens occupés, qui alors auraient trop à faire, et pour les gens doux et indolents, qui seraient trop malheureux. -- Si on n'avait cette bonté pour nous, dis-je avec une sorte d'emphase, le mariage ne conviendrait plus qu'aux tracassiers et aux imbéciles, à Argus et à ceux qui n'auraient point d'yeux. Lady Betty rougit. Je crus voir dans sa surprise que depuis longtemps elle ne me croyait pas assez d'esprit pour parler de la sorte. Il ne m'aurait peut-être fallu, pour rentrer en faveur auprès d'elle dans ce moment, que les préférences de quelque jolie femme. Un malentendu, qu'il ne vaut pas la peine de rappeler, me le fit présumer. Il faut que dans le fond, quoiqu'il n'y paraisse pas toujours, les femmes aient une grande confiance au jugement et au goût les unes des autres. Un homme est une marchandise qui, en circulant entre leurs mains, hausse quelque temps de prix, jusqu'à ce qu'elle tombe tout à coup dans un décri total, qui n'est d'ordinaire que trop juste. Vers la fin de septembre, je retournai à Londres pour voir sir Harry. J'espérais aussi qu'y étant seul de notre famille dans une saison où la ville est déserte, je pourrais aller partout sans qu'on y prît garde, et trouver enfin dans quelque café, dans quelque taverne, quelqu'un qui me donnerait des nouvelles de Caliste. Il y avait un an et quelques jours que nous nous étions séparés. Si aucune de ces tentatives ne m'avait réussi, je serais allé chez le général D***, ou chez le vieux oncle qui voulait lui laisser son bien. Je ne pouvais plus vivre sans savoir ce qu'elle faisait, et le vide qu'elle m'avait laissé se faisait sentir tous les jours d'une manière plus cruelle. On a tort de penser que c'est dans les premiers temps qu'une véritable perte est la plus douloureuse. Il semble alors qu'on ne soit pas encore tout-à-fait sûr de son malheur. On ne sait pas tout-à-fait qu'il est sans remède, et le commencement de la plus cruelle séparation n'est que comme une absence. Mais quand les jours, en se succédant, ne ramènent jamais la personne dont on a besoin, il semble que notre malheur nous soit confirmé sans cesse, et à tout moment l'on se dit: C'est donc pour jamais! Le lendemain de mon arrivée à Londres, après avoir passé le jour avec mon petit ami, j'allai le soir seul à la comédie, croyant y rêver plus à mon aise qu'ailleurs. Il y avait peu de monde, même pour le temps de l'année, parce qu'il faisait très chaud, et le ciel menaçait d'orage. J'entre dans une loge. J'étais distrait, longtemps je m'y crois seul. Je vois enfin une femme cachée par un grand chapeau, qui ne s'était pas retournée lorsque j'étais entré, et qui paraissait ensevelie dans la rêverie la plus profonde. Je ne sais quoi dans sa figure me rappela Caliste; mais Caliste menée en Norfolkshire par son mari, et dont personne à Londres n'avait parlé jusqu'au milieu de l'été, devait être si loin de là, que je ne m'occupai pas un instant de cette pensée. On commence la pièce, il se trouve que c'est _The fair penitent_. Je fais une espèce de cri de surprise. La femme se retourne: c'était Caliste. Qu'on juge de notre étonnement, de notre émotion, de notre joie! car tout autre sentiment céda dans l'instant même à la joie de nous revoir. Je n'eus plus de torts, je n'eus plus de regrets, je n'eus plus de femme, elle n'eut plus de mari; nous nous retrouvions, et, quand ce n'eût été que pour un quart-d'heure, nous ne pouvions sentir que cela. Elle me parut un peu pâle et plus négligée, mais cependant plus belle que je ne l'avais jamais vue. -- Quel sort, dit-elle, quel bonheur! J'étais venue entendre cette même pièce, qui sur ce même théâtre décida de ma vie. C'est la première fois que je viens ici depuis ce jour-là. Je n'avais jamais en le courage d'y revenir; à présent d'autres regrets m'ont rendue insensible à cette espèce de honte. Je venais revoir mes commencements, et méditer sur ma vie; et c'est vous que je trouve ici, vous, le véritable, le seul intérêt de ma vie, l'objet constant de ma pensée, de mes souvenirs, de mes regrets, vous que je ne me flattais pas de jamais revoir. Je fus longtemps sans lui répondre. Nous fûmes longtemps à nous regarder, comme si chacun des deux eût voulu s'assurer que c'était bien l'autre. -- Est-ce bien vous? lui dis-je enfin. Quoi! c'est bien vous! Je venais ici sans intention, par désoeuvrement; je me serais cru heureux d'apprendre seulement de vos nouvelles après mille recherches que je me proposais de faire, et je vous trouve vous-même, et seule, et nous aurons encore au moins pendant quelques heures le plaisir que nous avions autrefois à toute heure et tous les jours! Alors je la priai de trouver bon que nous fissions tous deux l'histoire du temps qui s'était passé depuis notre séparation, pour que nous pussions ensuite nous mieux entendre et parler plus à notre aise. Elle y consentit, me dit de commencer, et m'écouta sans presque m'interrompre: seulement, quand je m'accusais, elle m'excusait; quand je parlais d'elle, elle me souriait avec attendrissement; quand elle me voyait malheureux, elle me regardait avec pitié. Le peu de liaison qu'elle vit entre lady Betty et moi ne parut point lui faire de plaisir, cependant elle n'en affecta point de chagrin. -- Je vois, dit-elle, que je n'ai jamais été entièrement dédaignée ni oubliée; c'est tout ce que je pouvais demander. Je vous en remercie, et je rends grâces au ciel de ce que j'ai pu le savoir. Je vais vous faire aussi l'histoire de cette triste année. Je ne vous dirai pas tout ce que j'éprouvai sur la route de Bath à Londres, tressaillant au moindre bruit que j'entendais derrière moi, n'osant regarder, de peur de m'assurer que ce n'était pas vous; éclaircie ensuite malgré moi, me flattant de nouveau, de nouveau désabusée..... C'est assez: si vous ne sentez pas tout ce que je pourrais vous dire, vous ne le comprendriez jamais. En arrivant à Londres, j'appris que l'oncle de mon père était mort il y avait quelques jours, et qu'il m'avait laissé son bien, qui, tous les legs payés, montait, outre sa maison, à près de trente mille pièces. Cet événement me frappa, quoique la mort d'un homme de quatre-vingt-quatre ans soit dans tous les instants moins étonnante que sa vie, et je sentis une espèce de chagrin dont je fus quelque temps à démêler la cause. Je la démêlai pourtant. J'avais une obligation de plus à ne pas rompre mon mariage. Avoir écouté auparavant M. M**, et le rejeter au moment où j'avais quelque chose à donner en échange d'un nom, d'un état honnête, me parut presque impossible. Il en serait résulté pour moi un genre de déshonneur auquel je n'étais pas encore accoutumée. Il arriva le lendemain, me montra un état de son bien, aussi clair que le bien même, et un contrat de mariage tout dressé, par lequel il me donnait trois cents pièces par an pour ma vie, et outre cela un douaire de cinq mille pièces. Il ne savait rien de mon héritage; je le lui appris. Je refusai la rente, mais je demandai que, supposé que le mariage se fît, phrase que je répétais sans cesse, je conservasse la jouissance et la propriété de tout ce que je tenais et pourrais tenir encore des bienfaits de l'oncle de lord L., et je priai qu'on me regardât comme absolument libre jusqu'au moment où j'aurais prononcé oui à l'église. Vous voyez, Monsieur, lui dis-je, combien je suis troublée; je veux que jusque-là mes paroles soient pour ainsi dire comptées pour rien, et que vous me donniez votre parole d'honneur de ne me faire aucun reproche si je me dédis un moment avant que la cérémonie s'achève. -- Je le jure, me répondit-il, au cas que vous changiez de vous-même; mais, si un autre venait vous faire changer, il aurait ma vie ou moi la sienne. Un homme qui vous connaît depuis si longtemps, et n'a pas su faire ce que je fais, ne mérite pas de m'être préféré. Après ce mot, ce que j'avais tant souhaité jusqu'alors ne me parut plus que la chose du monde la plus craindre. Il revint bientôt avec le contrat changé comme je l'avais demandé; mais il m'y donnait cinq mille guinées pour des bijoux, des meubles ou des tableaux qui m'appartiendraient en toute propriété. Le ministre était averti, la licence obtenue, les témoins trouvés. Je demandai encore une heure de solitude et de liberté. Je vous écrivis, je donnai ma lettre au fidèle James. Il n'en vint point de vous. L'heure écoulée, nous allâmes à l'église et on nous maria... Laissez-moi respirer un moment, dit-elle, et elle parut écouter les acteurs et la Caliste du théâtre, qui rendirent assez naturels les pleurs que nos voisins lui voyaient verser. Ensuite elle reprit: Quelques jours après, les affaires qui regardaient l'héritage étant arrangées, et mon mari ayant été mis en possession du bien, il me mena à sa terre; l'oncle de lord L. m'avait fait promettre, quand je lui dis adieu, de venir le voir toutes les fois qu'il le demanderait. Je fus parfaitement bien reçue dans le pays que j'allais habiter. Domestiques, vassaux, amis, voisins, même les plus fiers, ou ceux qui auraient eu le plus de droit de l'être, s'empressèrent à me faire le meilleur accueil, et il ne tint qu'à moi de croire qu'on ne me connaissait que par des bruits avantageux. Pour la première fois je mis en doute si votre père ne s'était pas trompé, et s'il était bien sûr que je portasse avec moi le déshonneur. Moi, de mon côté, je ne négligeai rien de ce qui pouvait donner du plaisir ou compenser de la peine. Mon ancienne habitude d'arranger pour les autres mes actions, mes paroles, ma voix, mes gestes, jusqu'à ma physionomie, me revint, et me servit si bien que j'ose assurer qu'en quatre mois M. M** n'eut pas un moment qui fût désagréable. Je ne prononçais pas votre nom; les habits que je portais, la musique que je jouais, ne furent plus les mêmes qu'à Bath. J'étais deux personnes, dont l'une n'était occupée qu'à faire taire l'autre et à la cacher. L'amour, car mon mari avait pour moi une véritable passion, secondant mes efforts par ses illusions, il parut croire que personne ne m'avait été aussi cher que lui. Il méritait sans doute tout ce que je faisais et tout ce que j'aurais pu faire pour son bonheur pendant une longue vie, et son bonheur n'a duré que quatre mois. Nous étions à table chez un de nos voisins. Un homme arrivé de Londres parla d'un mariage célébré déjà depuis longtemps, mais devenu public depuis quelques jours. Il ne se rappela pas d'abord votre nom; il vous nomma enfin. Je ne dis rien, mais je tombai évanouie, et je fus deux heures sans aucune connaissance. Tous les accidents les plus effrayants se succédèrent pendant quelques jours, et finirent par une fausse-couche dont les suites me mirent vingt fois au bord du tombeau. Je ne vis presque point M. M**. Une femme qui écouta mon histoire, et plaignit ma situation, le tint éloigné de moi pour que je ne visse pas son chagrin et n'entendisse pas ses reproches; et dans le même temps elle ne négligea rien pour le consoler ni pour l'apaiser: elle fit plus. Je m'étais mis dans l'esprit que vous vous étiez marié secrètement avant que j'eusse quitté Bath; que vous étiez déjà engagé avant d'y revenir; que vous m'aviez trompée en me disant que vous ne connaissiez pas lady Betty; que vous m'aviez laissé arranger l'appartement de ma rivale, et que vous vous étiez servi de moi, de mon zèle, de mon industrie, de mes soins pour lui faire votre cour; que, lorsque vous m'aviez témoigné de l'humeur de trouver chez moi M. M**, vous étiez déjà promis, peut-être déjà marié. Cette femme, me voyant m'occuper sans cesse de toutes ces douloureuses suppositions, et revenir mille fois sur les plus déchirantes images, s'informa sans m'en avertir de l'impression qu'avait faite sur vous mon départ, de la conduite de votre père, du moment de votre mariage, de celui de votre départ retardé par le mauvais temps, de votre conduite pendant le voyage et à votre retour. Elle sut tout approfondir, faire parler vos gens et sir Harry, et ses informations ont été bien justes, car ce que vous venez de me dire y répond parfaitement. Je fus soulagée, je la remerciai mille fois en pleurant, en baisant ses mains que je mouillais de larmes. Seule, la nuit, je me disais: Je n'ai pas du moins à le mépriser, à le haïr; je n'ai pas été le jouet d'un complot, d'une trahison préméditée. Il ne s'est pas fait un jeu de mon amour et de mon aveuglement. Je fus soulagée. Je me rétablis assez pour reprendre ma vie ordinaire, et j'espérais de faire oublier à mon mari, à force de soins et de prévenances, l'affreuse impression qu'il avait reçue. Je n'ai pu en venir à bout. L'éloignement, si ce n'est la haine, avait succédé à l'amour. Je l'intéressais pourtant encore, quand des retours de mon indisposition semblaient menacer ma vie; mais, dès que je me portais mieux, il fuyait sa maison, et quand, en y rentrant, il retrouvait celle qui peu auparavant la lui rendait délicieuse, je le voyais tressaillir. J'ai combattu pendant trois mois cette malheureuse disposition, et cela bien plus pour l'amour de lui que pour moi-même. Toujours seule, ou avec cette femme qui m'avait secourue, travaillant sans cesse pour lui ou pour sa maison, n'écrivant et ne recevant aucune lettre, mon chagrin, mon humiliation, car ses amis m'avaient tous abandonnée, me semblaient devoir le toucher; mais il était aigri sans retour. Il ne lui échappa jamais un mot de reproche; de sorte que je n'eus jamais l'occasion d'en dire un seul d'excuse ni de justification. Une fois ou deux je voulus parler, mais il me fut impossible de proférer une seule parole. A la fin, ayant reçu une lettre du général, qui me disait qu'il était malade, et qu'il me priait de le venir voir seule, ou avec M. M**, je la mis devant lui. -- Vous pouvez aller, Madame, me dit-il. Je partis dès le lendemain, et laissant Fanny, pour n'avoir pas l'air de déserter la maison ni d'en être bannie, je lui dis de laisser mes armoires et mes cassettes ouvertes et à portée de l'examen de tout le monde; mais je ne crois pas qu'on ait daigné regarder rien, ni faire la moindre question sur mon compte. Voilà comme est revenue à Londres celle que Mylord a tant aimée, et qu'une fois vous aimiez; et aujourd'hui je me revois ici plus malheureuse et plus délaissée que quand je vins jouer sur ce même théâtre, et que je n'appartenais à personne qu'à une mère qui me donna pour de l'argent. Caliste ne pleura pas après avoir fini son récit; elle semblait considérer sa destinée avec une sorte d'étonnement mêlé d'horreur plutôt qu'avec tristesse. Moi, je restai abîmé dans les plus noires réflexions. -- Ne vous affligez pas, me dit-elle en souriant; je n'en vaux pas la peine. Je le savais bien, que la fin ne serait pas heureuse, et j'ai eu des moments si doux! Le plaisir de vous retrouver ici rachèterait seul un siècle de peines. Que suis-je, au fond, qu'une fille entretenue que vous avez trop honorée! Et d'une voix et d'un air tranquilles, elle me demanda des nouvelles de sir Harry, et s'il caressait sa petite soeur. Je lui parlai de sa propre santé. -- Je ne suis point bien, me dit-elle, et je ne pense pas que je me remette jamais; mais je sens que le chagrin aura longtemps à faire pour tuer tout-à-fait une bonne constitution. Nous parlâmes un peu de l'avenir. Ferait-elle bien de chercher à retourner à Norfolk, où son devoir seul, sans nul penchant, nul attrait, nulle espérance de bonheur, la ferait aller? Devait-elle engager l'oncle de lord L. à la mener passer l'hiver en France? Si elle et moi passions l'hiver à Londres, pourrions-nous nous voir, pourrions-nous consentir à ne nous point voir? La pièce finie, nous sortîmes sans être convenus de rien, sans savoir où nous allions, sans avoir pensé à nous séparer, à nous rejoindre, à rester ensemble. La vue de James me tira de cet oubli de tout. -- Ah! James, m'écriai-je. -- Ah! Monsieur, c'est vous! Par quel hasard, par quel bonheur?... Attendez. J'appellerai un fiacre au lieu de cette chaise. Ce fut James qui décida que je serais encore quelques moments avec Caliste. -- Où voulez-vous qu'il aille? lui dit-il. -- Au parc Saint James, dit-elle après m'avoir regardé. Soyons encore un moment ensemble, personne ne le saura. C'est le premier secret que James ait jamais eu à me garder; je suis bien sûre qu'il ne le trahira pas, et, si vous voulez qu'on n'en croie pas les rapports de ceux qui pourraient nous avoir vus à la comédie, ou qu'on ne fasse aucune attention à cette rencontre, retournez à la campagne cette nuit ou demain; on croira qu'il vous a été bien égal de me retrouver, puisque vous vous éloignez de moi tout de suite. C'est ainsi qu'un peu de bonheur ramène l'amour de la décence, le soin du repos d'autrui, dans une âme généreuse et noble. Mais écrivez-moi, ajouta-t-elle, conseillez-moi, dites-moi vos projets. Il n'y a point d'inconvénient à présent que je reçoive de temps en temps de vos lettres. J'approuvai tout. Je promis de partir et d'écrire. Nous arrivâmes à la porte du parc. Il faisait fort obscur, et le tonnerre commençait à gronder. -- N'avez-vous pas peur? lui dis-je. -- Qu'il ne tue que moi, dit-elle, et tout sera bien. Mais s'il vaut mieux ne pas nous éloigner de la porte et du fiacre, asseyons-nous ici sur un banc; et, après avoir quelque temps considéré le ciel: Assurément personne ne se promène, dit-elle, personne ne me verra ni ne m'écoutera. Elle coupa presqu'à tâtons une touffe de mes cheveux qu'elle mit dans son sein, et, passant ses deux bras autour de moi, elle me dit: Que ferons-nous l'un sans l'autre? Dans une demi-heure je serai comme il y a un an, comme il y a six mois, comme ce matin: que ferai-je si j'ai encore quelque temps à vivre? Voulez-vous que nous nous en allions ensemble? N'avez-vous pas assez obéi à votre père? N'avez-vous pas une femme de son choix et un enfant? Reprenons nos véritables liens. A qui ferons-nous du mal? mon mari me hait et ne veut plus vivre avec moi; votre femme ne vous aime plus!... Ah! ne répondez pas, s'écria-t-elle en mettant sa main sur ma bouche. Ne me refusez pas, et ne consentez pas non plus. Jusqu'ici je n'ai été que malheureuse, que je ne devienne pas coupable; je pourrais supporter mes propres fautes, mais non les vôtres; je ne me pardonnerais jamais de vous avoir dégradé! Ah! combien je suis malheureuse, et combien je vous aime! Jamais homme ne fut aimé comme vous! Et, me tenant étroitement embrassé, elle versait un torrent de larmes. Je suis une ingrate, dit-elle un instant après, je suis une ingrate de dire que je suis malheureuse; je ne donnerais pour rien dans le monde le plaisir que j'ai eu aujourd'hui, le plaisir que j'ai encore dans ce moment. Le tonnerre était devenu effrayant, et le ciel était comme embrasé: Caliste semblait ne rien voir et ne rien entendre; mais James, accourant, lui cria: Au nom du ciel, Madame, venez! voici la grêle. Vous avez été si malade! Et, la prenant sous le bras dès qu'il put l'apercevoir, il l'entraîna vers le fiacre, l'y fit entrer et ferma la portière. Je restai seul dans l'obscurité; je ne l'ai jamais revue. Le lendemain, de grand matin, je repartis pour la campagne. Mon père, étonné de mon retour et du trouble où il me voyait, me fit des questions avec amitié. Il s'était acquis des droits à ma confiance, je lui contai tout. -- A votre place, dit-il, mais ceci n'est pas parler en père, à votre place je ne sais ce que je ferais. Reprenons, a-t-elle dit, nos véritables liens. Aurait-elle raison? mais elle ne voudrait pas elle-même... Ce n'a été qu'un moment d'égarement dont elle est bientôt revenue... Je me promenais à grands pas dans la galerie où nous étions. Mon père, penché sur une table, avait sa tête appuyée sur ses deux mains; du monde que nous entendîmes mit fin à cette étrange situation. Milady revenait d'une partie de chasse; elle craignit apparemment quelque chose de fâcheux de mon prompt retour, car elle changea de couleur en me voyant; mais je passai à côté d'elle et de ses amis sans leur rien dire. Je n'eus que le temps de m'habiller avant le dîner, et je reparus à table avec mon air accoutumé. Tout ce que je vis m'annonça que milady se trouvait heureuse en mon absence, et que les retours inattendus de son mari pouvaient ne lui point convenir du tout. Mon père en fut si frappé, qu'au sortir de table, il me dit, en me serrant la main avec autant d'amertume que de compassion: Pourquoi faut-il que je vous aie ôté à Caliste! Mais, vous, pourquoi ne me l'avez-vous pas fait connaître? qui pouvait savoir, qui pouvait croire qu'il y eût tant de différence entre une femme et une autre femme, et que celle-là vous aimerait avec une si véritable et si constante passion? Me voyant entrer dans ma chambre, il m'y suivit, et nous restâmes longtemps assis l'un vis-à-vis de l'autre sans nous rien dire. Un bruit de carrosse nous fit jeter les yeux sur l'avenue. C'était milord ***, le père du jeune homme avec qui vous me voyez. Il monta tout de suite chez moi, et me dit aussitôt: Voyons si vous pourrez, si vous voudrez me rendre un grand service. J'ai un fils unique que je voudrais faire voyager. Il est très-jeune; je ne puis l'accompagner, parce que ma femme ne peut quitter son père, et qu'elle mourrait d'inquiétude et d'ennui s'il lui fallait être à la fois privée de son fils et de son mari. Encore une fois, mon fils est très jeune; cependant j'aime encore mieux l'envoyer voyager tout seul que de le confier à qui que ce soit d'autre que vous. Vous n'êtes pas trop bien avec votre femme, vous n'avez été que quatre mois hors d'Angleterre; mon fils est un bon enfant, les frais du voyage se paieront par moitié. Voyez. Puisque je vous trouve avec votre père, je ne vous laisse à tous deux qu'un quart-d'heure de réflexion. Je jette les yeux sur mon père: il me tire à l'écart. -- Regardez ceci, mon fils, dit-il, comme un secours de la Providence contre votre faiblesse et contre la mienne. Celle qui est pour ainsi dire chassée de chez son mari et qui fait à Londres les délices d'un vieillard, son bienfaiteur, pourra rester à Londres. Je vous perdrai, mais je l'ai mérité. Vous rendrez service à un autre père et à un jeune homme dont on espère bien; ce sera une consolation que je tâcherai de sentir. -- J'irai, dis-je en me rapprochant de Milord, mais à deux conditions, que je vous dirai quand j'aurai pris l'air un moment. -- J'y souscris d'avance, dit-il en me serrant la main, et je vous remercie. C'est une chose faite. Mes deux conditions étaient, l'une, que nous commençassions par l'Italie, pour que je n'eusse encore rien perdu de mon ascendant sur le jeune homme pendant le séjour que nous y ferions; l'autre, qu'après une année, content ou mécontent de lui, je pusse le quitter au moment où je le voudrais sans désobliger ses parents. Cette nuit même j'écrivis à Caliste tout ce qui s'était passé. J'exigeai qu'elle me répondît, et je promis de continuer à lui écrire. -- Ne nous refusons pas, lui disais-je, un plaisir innocent, et le seul qui nous reste. Je fus d'avis que nous fissions le voyage par mer, pour avoir cette expérience de plus. Nous nous embarquâmes à Plymouth; nous débarquâmes à Lisbonne. De là nous allâmes par terre à Cadix, puis par mer à Messine, où nous vîmes les affreux vestiges du tremblement de terre. Je me souviens, Madame, de vous avoir raconté cela avec détail, et vous savez comment, après une année de séjour en Italie, passant le mont Saint-Gothard, voyant dans le Valais les glaciers et les bains, au sortir du Valais les salines, nous nous sommes trouvés au commencement de l'hiver à Lausanne, où quelques traits de ressemblance m'attachèrent à vous, où votre maison me fut un asile, et vos bontés une consolation. Il me reste à vous parler de la malheureuse Caliste. Je reçus sa réponse à ma lettre un moment ayant de m'embarquer. Elle plaignait son sort, mais elle approuvait ma conduite, mon voyage, et faisait mille voeux pour qu'il fût heureux. Elle écrivit aussi à mon père pour le remercier de sa pitié, et lui demander pardon des peines dont elle était la cause. L'hiver vint. L'oncle de lord L. ne se rétablissant pas bien de sa goutte, elle se décida à rester à Londres. Il fut même malade pendant quelque temps d'une manière assez sérieuse, et elle passa souvent les jours et la moitié des nuits à le soigner. Quand il se portait mieux, il voulait l'amuser et s'égayer lui-même, en invitant chez lui la meilleure compagnie de Londres en hommes. C'étaient de grands dîners ou des soupers assez bruyants, après lesquels le jeu durait souvent fort avant dans la nuit, et il aimait que Caliste ornât la compagnie jusqu'à ce qu'elle se séparât. D'autres fois il l'engageait à aller dans le monde, lui disant qu'une retraite absolue lui donnerait l'air de s'être attiré la disgrâce de son mari, et que lui-même jugerait d'elle plus favorablement s'il apprenait qu'elle osait se montrer et qu'elle était partout bien reçue. C'en était trop que toutes ces différentes fatigues pour une personne dont la santé, après avoir reçu une secousse violente, était sans cesse minée par le chagrin (qu'on me pardonne de le dire avec une espèce d'orgueil que je paye assez cher), par le chagrin, par le regret continuel de vivre sans moi. Ses lettres, toujours remplies du sentiment le plus tendre, ne me laissaient aucun doute sur l'invariable constance de son attachement. Vers le printemps elle m'en écrivit une qui me fit en même temps un grand plaisir et la peine la plus sensible. "Je fus hier à la comédie, me disait-elle; je m'étais assuré une place dans la même loge du mois de septembre. Je crois que mon bon ange habite cet endroit-là. A peine étais-je assise que j'entends une jeune voix s'écrier: Ah! voici ma chère mistriss Calista! Mais combien elle a maigri. Voyez-la à présent, Monsieur. Votre fils ne vous a jamais mené chez elle, mais vous pouvez la voir à présent. Celui à qui il parlait était votre père. Il me salua avec un air qu'il ne faut pas que je cherche à vous peindre, si je veux que mes yeux me servent à écrire; aussi bien serait-il difficile de vous rendre tout ce que sa physionomie me dit d'honnête, de tendre et de triste. -- Mais qu'avez-vous fait pour être si maigre? me dit sir Harry. -- Tant de choses, mon ami! lui dis-je. Mais vous, vous avez grandi, vous avez l'air d'avoir été toujours bien sage et bien heureux. -- Je suis pourtant extrêmement fâché, m'a-t-il répondu, de n'être pas avec notre ami en Italie, et il me semble que j'avais plus de droit d'être avec lui que son cousin; mais j'ai toujours soupçonné maman de ne l'avoir pas voulu, car ce fut aussi elle qui voulut absolument que l'on me mît à Westminster; pour lui, il m'aurait gardé volontiers, et s'offrait à me faire faire toutes mes leçons, ce qui aurait été plus agréable pour moi que l'école de Westminster, et nous aurions souvent parlé de vous. Il y a si longtemps que je ne vous ai vue, il faut que je vous parle à coeur ouvert! Tenez, j'ai souvent cru que de vous avoir tant aimée, et d'avoir été si triste de votre départ, ne m'avait pas fait grand bien dans l'esprit de maman; mais je n'en dirai pas davantage, car elle me regarde de la loge vis-à-vis, et elle pourrait deviner ce que je dis à mon air. Vous jugez de l'effet de chacune de ces paroles. Je n'osais, à cause des regards de lady Betty, avoir recours à mon flacon, et je respirais avec peine. -- Mais vous n'êtes pas pâle au moins, dit sir Harry, et je me flatte, à cause de cela, que vous n'êtes pas malade. -- C'est que j'ai du rouge, lui dis-je. -- Mais vous n'en mettiez point il y a dix-huit mois. Enfin, votre père lui dit de me laisser un peu tranquille, et, quelques moments après, me demanda si j'avais de vos nouvelles, et me dit le contenu de vos dernières lettres. Je pus rester à ma place jusqu'au premier entr'acte; mais les regards de votre femme et de ceux qui l'accompagnaient, toujours attachés sur moi, m'obligèrent enfin à sortir. Sir Harry courut chercher ma chaise, et votre père eut la bonté de m'y conduire." Vers le mois de juin, on lui conseilla le lait d'ânesse. Le général voulut que ce fût chez elle qu'elle le prît, s'assurant qu'elle n'aurait qu'à se montrer à cet homme qu'il avait vu si passionné pour elle, et qu'il reprendrait les sentiments qu'elle méritait d'inspirer. -- C'est moi, dit-il, en quelque sorte qui vous ai mariée, je vous ramènerai chez vous, et nous verrons si on ose vous y mal recevoir. Caliste obtint la permission d'en prévenir son mari, mais non celle d'attendre sa réponse. En arrivant, elle trouva cette lettre: "M. le général a parfaitement raison, Madame, et vous faites très bien de venir chez vous. Tâchez d'y rétablir votre santé, et soyez-y maîtresse absolue. J'ai donné à cet égard les ordres les plus positifs, quoiqu'il n'en fût pas besoin, car mes domestiques sont les vôtres. Je vous ai trop aimée, et je vous estime trop pour ne pas me flatter de pouvoir vivre encore heureux avec vous; mais dans ce moment l'impression du chagrin que j'ai eu est trop vive encore, et malgré moi je vous la laisserais trop voir. Je vais faire, pour tâcher de la perdre entièrement, un voyage de quelques mois, dont j'espère d'autant plus de succès que je ne suis jamais sorti de mon pays. Vous ne pouvez m'écrire, ne sachant où m'adresser vos lettres, mais je vous écrirai, et l'on verra que nous ne sommes pas brouillés. Adieu, Madame; c'est bien sincèrement que je vous souhaite une meilleure santé, et que je suis fâché d'avoir témoigné tant de chagrin d'une chose involontaire, et que vous avez fait tant d'efforts pour réparer; mais mon chagrin alors était trop vif. Témoignez bien de l'amitié à mistriss M***. Elle l'a bien mérité, et je lui rends à présent justice. Je ne pouvais croire qu'il n'y eût point eu de correspondance secrète, aucune relation entre vous et l'heureux homme auquel votre coeur s'était donné; elle avait beau dire que votre surprise en était la preuve, je n'écoutais rien". Le départ de M. M** ayant fait plus d'impression que ses ordres, Caliste fut d'abord assez mal reçue; mais son protecteur le prit sur un ton si haut, et elle montra tant de douceur, elle fut si bonne, si charitable, si juste, si noble, que bientôt tout fut à ses pieds, les voisins comme les gens de la maison, et, ce qui n'est pas ordinaire chez des amis de campagne, ils furent aussi discrets qu'empressés, de sorte qu'elle prenait son lait avec tous les ménagements et la tranquillité qui pouvaient dépendre des autres. Elle m'écrivit qu'il lui faisait un peu de bien, et que l'on commençait à lui trouver meilleur visage. Mais, au milieu de sa cure, le général tomba malade de la longue maladie dont il est mort. Il fallut retourner à Londres; et les peines, les veilles, le chagrin portèrent à Caliste une trop forte et dernière atteinte. Son constant ami, son constant protecteur et bienfaiteur, lui donna en mourant le capital de six cents pièces de rentes au trois pour cent, à prendre sur la partie de son bien la moins casuelle, et d'après l'estimation qui en serait faite par des gens de loi. D'abord après sa mort elle alla habiter sa maison de Whitehall, qu'elle s'était déjà amusée à réparer l'hiver précédent. Elle continua à y recevoir les amis de lord L. et de son oncle, et recommença à se donner chaque semaine le plaisir d'entendre les meilleurs musiciens de Londres, et c'est presque dire de l'Europe. Je sus tout cela par elle-même. Elle m'écrivit aussi qu'elle avait retiré chez elle une chanteuse de la comédie qui s'était dégoûtée du théâtre, et lui avait donné de quoi épouser un musicien très honnête homme. "Je tire parti de l'un et de l'autre, disait-elle, pour faire apprendre un peu de musique à de petites orphelines à qui j'enseigne moi-même à travailler, et qui apprennent chez moi une profession. Quand on m'a dit que je les préparais au métier de courtisane, j'ai fait remarquer que je les prenais très pauvres et très jolies, ce qui, joint ensemble et dans une ville comme Londres, mène à une perte presque sûre et entière, sans que de savoir un peu chanter ajoute rien au péril, et j'ai même osé dire qu'après tout il valait encore mieux commencer et finir comme moi, qu'arpenter les rues et périr dans un hôpital. Elles chantent les choeurs d'Esther et d'Athalie que j'ai fait traduire, et pour lesquels on a fait la plus belle musique; on travaille à me rendre le même service pour les Psaumes cent trois et cent quatre. Cela m'amuse, et elles n'ont point d'autre récréation." Tous ces détails ne devaient pas, vous l'avouerez, Madame, me préparer à l'affreuse lettre que je reçus il y a huit jours. Renvoyez-la-moi, et qu'elle ne me quitte plus jusqu'à ma propre mort. "C'est bien à présent, mon ami, que je puis vous dire _c'est fait_. Oui, c'est fait pour toujours. Il faut vous dire un éternel adieu. Je ne vous dirai pas par quels symptômes je suis avertie d'une fin prochaine; ce serait me fatiguer à pure perte, mais il est bien sûr que je ne vous trompe pas, et que je ne me trompe pas moi-même. Votre père m'est venu voir hier: je fus extrêmement touchée de cette bonté. Il me dit: Si au printemps, Madame, si au printemps.... (il ne pouvait se résoudre à ajouter) vous vivez encore, je vous mènerai moi même en Provence, à Nice ou en Italie. Mon fils est à présent en Suisse, je lui écrirai de venir au-devant de nous. -- Il est trop tard, Monsieur, lui dis-je, mais je n'en suis pas moins touchée de votre bonté. -- Il n'a rien ajouté, mais c'était par ménagement, car il sentait bien des choses qu'il aurait eu du penchant à dire. Je lui ai demandé des nouvelles de votre fille, il m'a dit qu'elle se portait bien, et qu'il me l'aurait déjà envoyée si elle vous ressemblait un peu; mais, quoiqu'elle n'ait que dix-huit mois, on voit déjà qu'elle ressemblera à sa mère. Je l'ai prié de m'envoyer sir Harry, et lui ai dit que par ses mains je lui ferais un présent que je n'osais lui faire moi-même. Il m'a dit qu'il recevrait avec plaisir de ma main tout ce que je voudrais lui donner; là-dessus je lui ai donné votre portrait, que vous m'avez envoyé d'Italie; je donnerai à sir Harry la copie que j'en ai faite, mais je garderai celui que vous m'avez donné le premier, et je dirai qu'on vous le remette après ma mort. "Je ne vous ai pas rendu heureux, et je vous laisse malheureux, et moi je meurs; cependant je ne puis me résoudre à souhaiter de ne vous avoir pas connu: supposé que je dusse me faite des reproches, je ne le puis pas; mais le dernier moment où je vous ai vu m'est quelquefois revenu dans l'esprit, et j'ai craint qu'il n'y ait eu une certaine audace impie dans cet oubli total du danger qui pouvait menacer vous ou moi. C'est cela peut-être qu'on appelle braver le ciel; mais un atome, un peu de poussière peut-il braver l'Etre tout-puissant? peut-il en avoir la pensée? et, supposé que dans un moment de délire on pût ne compter pour rien Dieu et ses jugements, Dieu pourrait-il s'en irriter? Si pourtant je t'ai offensé, père et maître du monde, je te demande pardon pour moi et pour celui à qui j'inspirais le même oubli, la même folle et téméraire sécurité. Adieu, mon ami; écrivez-moi que vous avez reçu ma lettre. Rien que ce peu de mots; il y a peu d'apparence qu'ils me trouvent encore en vie; mais, si je vis assez pour les recevoir, j'aurai encore une fois le plaisir de voir de votre écriture." Depuis cette lettre, Madame, je n'ai rien reçu. C'est trop tard, elle a dit: C'est trop tard. Ah! malheureux, j'ai toujours attendu qu'il fût trop tard, et mon père a fait comme moi. Que n'a-t-elle aimé un autre homme, et qui eût eu un autre père? elle aurait vécu, elle ne mourrait pas de chagrin. LETTRE XXII Madame, Je n'ai point encore reçu de lettres. Il y a des instants où je crois pouvoir encore espérer. Mais non, cela n'est pas vrai. Je n'espère plus. Je la regarde déjà comme morte, et je me désole. Je m'étais accoutumé à sa maladie comme à sa sagesse, comme à être son amant. Je ne croyais point qu'elle se marierait; je n'ai point cru qu'elle pût mourir, et il faut que je supporte ce que je n'avais pas eu le courage de prévoir. Avant que le dernier coup soit porté, ou du moins tandis que je l'ignore, je vais profiter d'un reste de sang-froid pour vous dire une chose qui peut-être ne signifie rien, mais qu'il me parait que je suis obligé de vous dire. Depuis quelques jours, tout entier à mes souvenirs, que l'histoire que je vous ai faite a rendus comme autant de choses présentes, je ne parlais plus à personne, pas même à Milord. Ce matin je lui ai serré la main quand il est venu demander si j'avais dormi, et au lieu de répondre: Jeune homme, lui ai-je dit, si jamais vous intéressez le coeur d'une femme vraiment tendre et sensible, et que vous ne sentiez pas dans le vôtre que vous pourrez payer toute sa tendresse, tous ses sacrifices, éloignez-vous d'elle, faites-vous en oublier, ou croyez que vous l'exposez à des malheurs sans nombre, et vous-même à des regrets affreux et éternels. Il est resté pensif auprès de moi, et une heure après, me rappelant ce que j'avais dit un jour des différentes raisons que votre fille pouvait avoir de ne plus vivre avec nous dans une espèce de retraite, il m'a demandé si je croyais qu'elle eût du penchant pour quelqu'un. Je lui ai répondu que je l'avais soupçonné. Il m'a demandé si c'était pour lui. Je lui ai répondu que quelquefois je l'avais cru. -- Si cela est, m'a-t-il dit, c'est bien dommage que Mademoiselle Cécile soit une fille si bien née, car de me marier à mon âge on n'y peut penser. Encore une fois cela ne signifie rien. Je n'ai jamais rien dit ni rien pensé de pareil; j'aurais en tout temps préféré Caliste à ma liberté comme à une couronne; et cependant qu'ai-je fait pour elle! Souvent on a tout fait pour celle pour laquelle on croyait qu'on ne ferait rien. LETTRE XXIII Quel intérêt pouvez-vous prendre, Madame, au sort de l'homme du monde le plus malheureux en effet, mais le plus digne de son malheur! Je me revois sans cesse dans le passé, sans pouvoir me comprendre. Je ne sais si tous les malheureux déchus par degrés de la place où le sort les avait mis, sont comme moi; en ce cas-là, je les plains bien. Jamais l'échafaud sur lequel périt Charles Ier ne m'a donné autant de pitié pour lui que la comparaison que j'ai faite aujourd'hui entre lui et moi. Il me semble que je n'ai rien fait de ce qu'il aurait été naturel de faire. J'aurais dû l'épouser sans demander un consentement dont je n'avais pas besoin. J'aurais dû l'empêcher de promettre qu'elle ne m'épouserait pas sans ce consentement. Si mille efforts n'avaient pu fléchir mon père, j'aurais dû en faire ma maîtresse, et pour elle et moi ma femme, quand tout son coeur le demandait malgré elle, et que je le voyais malgré ses paroles. J'aurais dû l'entendre, lorsqu'ayant écarté tout le monde, elle voulut m'empêcher de la quitter. Revenu chez elle, j'aurais dû briser sa porte; le lendemain, la forcer à me revoir, ou du moins courir après elle quand elle m'eut échappé. Je devais rester libre et ne pas lui donner le chagrin de croire que j'avais donné sa place d'avance, qu'elle avait été trahie, ou qu'elle était oubliée. L'ayant retrouvée, j'aurais dû ne la plus quitter, être au moins aussi prompt, aussi zélé que son fidèle James: peut-être ne l'aurais-je pas laissée sortir seule de ce carrosse; peut-être James m'aurait-il caché auprès d'elle; peut-être l'aurais-je pu servir avec lui: j'étais inconnu à tout le monde dans la maison de son bienfaiteur. Et cet automne encore, et cet hiver... Je savais que son mari l'avait fuie; que n'allais-je, au lieu de rêver à elle au coin de votre feu, soigner avec elle son protecteur, soulager ses peines, partager ses veilles; la faire vivre à force de caresses et de soins, ou au moins, pour prix d'une passion si longue et si tendre, lui donner le plaisir de me voir en mourant, de voir qu'elle n'avait pas aimé un automate insensible, et que, si je n'avais pas su l'aimer comme elle le méritait, je saurais la pleurer? Mais c'est trop tard, mes regrets sont aussi venus trop tard, et elle les ignore. Elles les a ignorés, faut-il dire: il faut bien avoir enfin le courage de la croire morte; s'il y avait eu quelque retour d'espérance, elle aurait voulu adoucir l'impression de sa lettre; car elle, elle savait aimer. Me voici donc seul sur la terre. Ce qui m'aimait n'est plus. J'ai été sans courage pour prévenir cette perte; je suis sans force pour la supporter. LETTRE XXIV Madame, Ayant appris que vous comptez partir demain, je voulais avoir l'honneur de vous aller voir aujourd'hui pour vous souhaiter, ainsi qu'à Mademoiselle Cécile, un heureux voyage, et vous dire que le chagrin de vous voir partir n'est adouci que par la ferme espérance que j'ai de vous revoir l'une et l'autre; mais je ne puis quitter mon parent: l'impression que lui a faite une lettre arrivée ce matin a été si vive, que M. Tissot m'a absolument défendu de le quitter, ainsi que son domestique. Celui qui a apporté la lettre ne le quitte pas non plus, mais il est presque aussi affligé que lui, et je crois qu'il se tuerait lui-même plutôt qu'il ne l'empêcherait de se tuer. Je vous supplie, Madame, de me conserver des bontés dont j'ai senti le prix plus encore peut-être que vous ne l'avez cru, et dont ma reconnaissance ne finira qu'avec ma vie. J'ai l'honneur d'être, etc. Edouard *** LETTRE XXV Celle qui vous aimait tant est morte avant-hier au soir. Cette manière de la désigner n'est pas un reproche que je lui fais: il y avait longtemps que je lui avais pardonné, et dans le fond elle ne m'avait pas offensé. Il est vrai qu'elle ne m'avait pas ouvert son coeur: je ne sais si elle l'aurait dû, et, quand elle me l'aurait ouvert, il n'est pas bien sûr que je ne l'eusse pas épousée, car je l'aimais passionnément. C'est la plus aimable, et je puis ajouter qu'à mes yeux, et pour mon coeur, c'est la seule aimable femme que j'aie connue. Si elle ne m'a pas averti, elle ne m'a pas non plus trompé, mais je me suis trompé moi-même. Vous ne l'aviez pas épousée; était-il croyable que, vous aimant, elle n'eût pas su ou voulu vous déterminer à l'épouser? Vous savez sans doute combien je fus cruellement désabusé; et quoiqu'à présent je me repente d'avoir témoigné tant de ressentiment et de chagrin, je ne puis même encore aujourd'hui m'étonner de ce que, perdant à la fois la persuasion d'en être aimé et l'espérance d'avoir un enfant dont elle aurait été la mère, j'aie manqué de modération. Heureusement, il est bien sûr que ce n'est pas cela qui l'a tuée. Ce n'est certainement pas moi qui suis cause de sa mort, et, quoique j'aie été jaloux de vous, j'aime encore mieux à présent être à ma place qu'à la vôtre. Rien ne prouve cependant que vous ayez des reproches à vous faire, et je vous prie de ne pas prendre mes paroles dans ce sens-là. Vous me trouveriez, et avec raison, injuste et téméraire aussi bien que cruel, car je vous suppose très-affligé. Le même jour que Mistriss M*** vous écrivit sa dernière lettre, elle m'écrivit pour me prier de la venir voir. Je vins sans perdre un instant; je trouvai sa maison comme d'une personne qui se porte bien, et elle-même assez bien en apparence, excepté sa maigreur. Je fus bien aise de pouvoir lui dire qu'elle ne paraissait pas aussi mal qu'elle le croyait; mais elle dit en souriant que j'étais trompé par un peu de rouge qu'elle mettait dès le matin, et qui avait déjà épargné quelques larmes à Fanny et quelques soupirs à James. Je vis le soir les petites filles qu'elle fait élever; elles chantèrent, et elle les accompagna de l'orgue: c'était une musique touchante, et telle à peu près que j'en ai entendu en Italie dans quelques églises. Le lendemain matin elles chantèrent d'autres hymnes du même genre; cette musique finissait et commençait la journée. Ensuite Mistriss M*** me lut son testament, me priant, si je voulais qu'elle y changeât quelque chose, de le lui dire librement; mais je n'y trouvai rien à changer. Elle donne son bien aux pauvres, de cette manière. La moitié, qui est le capital de trois cents pièces de rente, sera à perpétuité entre les mains des lords-maires de Londres, pour faire apprendre à trois petits garçons, tirés chaque année de l'hôpital des enfants trouvés, le métier de pilote, de charpentier ou d'ébéniste. La première de ces professions, dit-elle, sera choisie par les plus hardis, la seconde par les plus robustes, la troisième par les plus adroits. L'autre moitié de son bien sera entre les mains des évêques de Londres, qui devront tirer chaque année deux filles de l'hôpital de la Madeleine, et les associer à des marchandes bien établies, en donnant à chacune cent cinquante pièces à mettre dans le commerce auquel on les associera; elle recommande cette fondation à la piété et à la bonté de l'évêque, de sa femme et de ses parentes. Sur les cinq mille pièces dont je lui avais fait présent, elle n'a voulu disposer que de mille en faveur de Fanny, et de cinq cents en faveur de James; cependant le bien de son oncle qu'elle m'a apporté en mariage vaut au moins trente-cinq mille pièces. Elle m'a prié de garder Fanny, disant que je lui ferais honneur par là aussi bien qu'à une fille qui méritait cet honneur, et qui, n'ayant jamais servi à rien que d'honnête, ne devait pas être soupçonnée du contraire. Elle donne ses habits et ses bijoux à mistriss ***, de Norfolk, sa maison de Bath, et tout ce qu'il y a dedans, à sir Harry B. Elle veut que, ses funérailles payées, son argent comptant et le reste de son revenu de cette année soient distribués par égales portions aux petites filles et aux domestiques qu'elle avait outre James et Fanny. S'étant assurée qu'il n'y avait rien dans ce testament qui me fît de la peine, ni qui fût contraire aux lois, elle m'a fait promettre, ainsi qu'à deux ou trois amis de lord L. et de son oncle, de faire en sorte qu'il fût ponctuellement exécuté. Après cela elle a continué à mener sa vie ordinaire, autant que ses forces, qui diminuaient tous les jours, pouvaient le lui permettre, et nous avons plus causé ensemble que nous n'avions jamais fait auparavant. En vérité, Monsieur, j'aurais donné tout au monde pour la conserver, la tenir en vie, fût-ce dans l'état où je la voyais, et passer le reste de mes jours avec elle. Beaucoup de gens ne voulaient pas la croire aussi malade qu'elle l'était, et on continuait à lui envoyer, comme on avait fait tout l'hiver, beaucoup de pièces en vers qui lui étaient adressées, tantôt sous le nom de Caliste, tantôt sous celui d'Aspasie; mais elle ne les lisait plus. Un jour je lui parlais du plaisir qu'elle devait avoir en se voyant estimée de tout le monde: elle m'assura qu'ayant été autrefois fort sensible au mépris, elle ne l'était jamais devenue à l'estime. -- Mes juges ne sont, dit-elle, que des hommes et des femmes, c'est-à-dire ce que je suis moi-même, et je me connais bien mieux qu'ils ne me connaissent. Les seuls éloges qui m'aient fait plaisir sont ceux de l'oncle de lord L.. Il m'aimait sur le pied d'une personne telle que, selon lui, on devait être, et s'il avait eu à changer d'opinion, cela l'aurait fort dérangé. J'en aurais été fâchée comme de mourir avant lui. Il avait besoin en quelque sorte que je vécusse, et besoin de m'estimer. On ne l'a jamais veillée. J'aurais voulu coucher dans sa chambre, mais elle me dit que cela la gênerait. Le lit de Fanny n'était séparé du sien que par une cloison qui s'ouvrait sans effort et sans bruit: au moindre mouvement, Fanny se réveillait et donnait à boire à sa maîtresse. Les dernières nuits, je pris sa place, non qu'elle se plaignît d'être trop souvent réveillée, mais parce que la pauvre fille ne pouvait plus entendre cette voix si affaiblie, cette haleine si courte, sans fondre en larmes. Cela ne me faisait certainement pas moins de peine qu'à elle; mais je me contraignais mieux. Avant-hier, quoique Mistriss fût plus oppressée et plus agitée qu'auparavant, elle voulut avoir son concert du mercredi comme à l'ordinaire; mais elle ne put se mettre au clavecin. Elle fit exécuter des morceaux du _Messiah_ de Hændel, d'un _Miserere_ qu'on lui avait envoyé d'Italie, et du _Stabat Mater_ de Pergolèse. Dans un intervalle, elle ôta une bague de son doigt, et elle me la donna. Ensuite elle fit appeler James, lui donna une boîte qu'elle avait tirée de sa poche, et lui dit: Portez-la lui vous-même, et, s'il se peut, restez à son service: c'est la place, et dites-le lui, James, que j'ai longtemps ambitionnée pour moi. Je m'en serais contentée. Après avoir eu quelques moments les mains jointes et les yeux levés au ciel, elle s'est enfoncée dans son fauteuil, et a fermé les yeux. Je lui ai demandé, la voyant très faible, si elle voulait que je fisse cesser la musique; elle m'a fait signe que non, et a retrouvé encore des forces pour me remercier de ce qu'elle appelait mes bontés. La pièce finie, les musiciens sont sortis sur la pointe des pieds, croyant qu'elle dormait; mais ses yeux étaient fermés pour toujours. Ainsi a fini votre Caliste, les uns diront comme une païenne, les autres comme une sainte; mais les cris de ses domestiques, les pleurs des pauvres, la consternation de tout le voisinage, et la douleur d'un mari qui croyait avoir à se plaindre, disent mieux que des paroles ce qu'elle était. En me forçant, monsieur, à vous faire ce récit si triste, j'ai cru en quelque sorte lui complaire et lui obéir; par le même motif, par le même tendre respect pour sa mémoire, si je ne puis vous promettre de l'amitié, j'abjure au moins tout sentiment de haine. _FIN_ Erreurs typographiques corrigées silencieusement: 1ère partie lettre 1: =étoit presque sûr= remplacé par =était presque sûr= lettre 6: =oublions-là= remplacé par =oublions-la= lettre 7: =apprit à jouer= remplacé par =apprît à jouer= lettre 10: =ne plus l'être= remplacé par =ne le plus être= lettre 12: =comme des exemple d'austérité= remplacé =par comme des exemples d'austérité= lettre 14: =rien à craindre,= remplacé par =rien à craindre.= lettre 15: =Demandez à Mademoiselle.= remplacé par =Demandez à Mademoiselle,= 2ème partie: lettre 21: =Mais. Il n'y a point= remplacé par =Mais. -- Il n'y a point= lettre 21: =comment se porte Madame= remplacé par =comment se porte madame= lettre 21: =Harry B. son fils..= remplacé par =Harry B. son fils.= lettre 21: =The fair pénitent= remplacé par =The fair penitent= lettre 21: =moments avec Caliste. Où voulez-vous= remplacé par =moments avec Caliste. -- Où voulez-vous= lettre 21: =Ah! ne répondez-pas= remplacé par =Ah! ne répondez pas= End of Project Gutenberg's Lettres écrites de Lausanne, by Madame de Charrière *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE *** ***** This file should be named 26818-8.txt or 26818-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/2/6/8/1/26818/ Produced by Daniel Fromont Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.