The Project Gutenberg eBook of Voyage d'une femme autour du monde
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Title: Voyage d'une femme autour du monde
Author: Ida Pfeiffer
Release date: November 15, 2025 [eBook #77239]
Language: French
Original publication: Paris: Lirairie de L. Hachette et cie, 1858
Credits: Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE D'UNE FEMME AUTOUR DU MONDE ***
VOYAGE
D’UNE FEMME
AUTOUR DU MONDE
TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9
VOYAGE
D’UNE FEMME
AUTOUR DU MONDE
PAR
M^{ME} IDA PFEIFFER
Membre honoraire
des Sociétés de géographie de Paris et de Berlin
et des Sociétés de zoologie de Berlin et d’Amsterdam
TRADUIT DE L’ALLEMAND
AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR
PAR W. DE SUCKAU
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C^{ie}
RUE PIERRE-SARRAZIN, Nº 14
1858
NOTICE
SUR MADAME IDA PFEIFFER
NÉE REYER[1].
Mme Ida Pfeiffer est, à coup sûr, la plus étonnante et la plus intrépide
voyageuse qui ait jamais existé. Née en 1795 à Vienne (Autriche), elle
se maria vers 1820 et passa dans cette ville la plus grande partie de sa
vie, livrée aux soins domestiques et à l’éducation de ses deux fils;
mais elle était possédée d’une violente passion de voyager qui, dans son
esprit, se confondait avec la noble ambition d’ajouter quelque chose par
ses efforts personnels à la somme des connaissances humaines.
Dans un âge où le repos devient une nécessité, Mme Ida Pfeiffer a quitté
ses foyers pour parcourir le monde. Si l’on trouve chez elle tous les
traits caractéristiques de la ménagère allemande, ces qualités pâlissent
devant l’éclat de hautes qualités beaucoup plus rares chez ses
compatriotes, une curiosité ardente, un courage inébranlable, un
sang-froid intrépide et une volonté de fer. Quand Mme Pfeiffer a dit:
«J’irai là, je verrai telle chose,» les rochers ont beau dresser leurs
pics, les précipices ouvrir leurs gouffres béants, rien, pas même la
menace d’une mort presque certaine, ne la fait reculer, et, grâce à sa
persévérance inouïe et à son étoile, elle sait toujours se frayer un
chemin pour parvenir à son but!
Dès l’âge le plus tendre, nous dit M. Depping, Mme Pfeiffer a été piquée
de la tarentule. Enfant, elle s’échappait, pour voir les chaises de
poste; elle enviait le sort du postillon et le suivait des yeux jusqu’à
ce qu’il eût disparu dans un nuage de poussière. L’horizon de la jeune
fille s’agrandit bientôt, car les relations de voyages qu’elle lisait,
ou plutôt qu’elle dévorait, lui avaient montré l’Océan, des vaisseaux
flottants, et le monde dont ils faisaient le tour. La vue des montagnes
qui se perdaient dans le lointain lui arrachait des larmes; c’est elle
qui le dit dans la préface d’un de ses ouvrages. Femme, son plus grand
bonheur était d’accompagner son mari dans de longues excursions. Restée
seule après la mort de M. Pfeiffer et l’établissement de ses enfants,
elle n’eut plus d’autre pensée que de transformer en réalité les rêves
de toute sa vie. Elle pouvait disposer d’une petite somme, fruit de
vingt années d’économie, et nous la voyons, en 1842, à l’âge de
quarante-sept ans, commencer le cours de ses longs voyages.
«Née à la fin du dernier siècle, dit-elle, je pouvais voyager _seule_.»
Elle partit pour la Terre-Sainte dans un véritable ravissement. Sans
guide, elle traversa les deux Turquies, la Palestine et l’Égypte[2]. «Et
voyez, ajoute-t-elle: j’en suis revenue.»
Mais ce ne fut pas pour longtemps. Des plages brûlantes de la Syrie,
elle passa par une transition assez brusque dans les régions glacées du
Nord, visita la Suède, la Norvége, la Laponie et même l’Islande, pays
sur lesquels elle a publié de curieux détails[3].
«Les voyages en Islande, dit Mme Pfeiffer, sont beaucoup plus pénibles
qu’en Orient. Je supportais plus aisément la chaleur excessive de la
Syrie que ces affreux ouragans accompagnés de vent et de pluie, que
l’âpreté de l’air et la rigueur du froid qui glaçait cette île.»
Mais ces deux excursions au nord et au midi n’étaient que des parties de
plaisir, comparées au long voyage que Mme Pfeiffer allait entreprendre.
Petite de taille, mais douée d’une complexion robuste, d’une force
morale à toute épreuve, elle quitta Vienne le 1^{er} mai 1846 pour faire
son premier voyage autour du monde.
Partie de Hambourg sur un navire danois qui se rendait directement au
Brésil, elle aborde à Rio-de-Janeiro, dont elle décrit la rade sans
pareille; puis elle franchit le cap Horn, touche à Valparaiso, et fait
voile vers Canton en relâchant à Taïti. La Chine n’est pour elle qu’une
étape sur la route de Ceylan, de Madras, de Calcutta; mais le luxe et
les mœurs de l’Angleterre, qu’elle retrouve dans ces cités opulentes,
ont peu de séductions pour Mme Pfeiffer. Elle s’embarque sur un bateau à
vapeur qui la conduit par le Gange à Bénarès, l’Athènes de l’Inde, d’où
elle gagne Delhi, l’ancienne capitale de l’empire mongol. De là, une
charrette à bœufs la conduit à Bombay, sur les côtes de la mer d’Arabie,
qui forme le golfe Persique. Mme Pfeiffer, bien entendu, pénétrera dans
le golfe, remontera le Tigre, et visitera Bagdad, la ville des califes;
une mule se chargera de la transporter de Bagdad à Mossoul, au milieu
des ruines de l’ancienne Ninive.
De Mossoul à Tauris, la seconde ville de Perse, il n’y a qu’un pas,
trois ou quatre cents lieues. Mme Pfeiffer fut reçue très-gracieusement
à Tauris, par le vice-roi, héritier du trône de Perse; mais il n’en fut
pas de même aux frontières de l’empire russe, où elle se réjouissait de
retrouver une terre civilisée. Elle avait compté sans les bureaux de
douanes, sans les stations de poste, sans les formalités infinies du
passe-port. Aussi s’écrie-t-elle dans son désespoir:
«Oh! mes bons Arabes! Oh! Turcs, Persans, Hindous, j’ai traversé
paisiblement vos contrées. Qui m’aurait dit que je rencontrerais tant
d’obstacles sur cette terre chrétienne?»
Quoi qu’il en soit, Mme Pfeiffer entrait saine et sauve à Vienne, dans
le cours de 1848. L’intéressant récit de ses aventures parut deux ans
plus tard[4].
Mais il restait encore à Mme Pfeiffer bien des contrées à voir, sans
parler de l’Afrique intérieure, où, faute d’argent, elle dut renoncer à
pénétrer.
Elle se remit en route avec une somme de deux mille cinq cents francs
que lui avait accordée le gouvernement autrichien à titre de récompense.
Partie de Londres en 1851 (au mois de mai), elle s’aventura seule à pied
au centre de Bornéo, visita Java et Sumatra, passa quelque temps au
milieu de la tribu cannibale des Battaks, et trouva, aux îles Moluques,
un passage gratuit pour la Californie. Elle ne tarda pas à fuir cet
abominable pays de l’or, comme elle dit, et alla débarquer au Pérou. Là,
naturellement attirée par la chaîne des Andes, elle fit l’ascension des
pics toujours neigeux du Chimborazo et du Cotopaxi. Quelques mois après,
elle parcourait à loisir les principaux États de l’Union américaine, et
débarquait à Londres vers la fin de 1854. C’est de la relation de ce
second voyage, publiée à Vienne en 1856, que nous avons donné la
traduction sous le titre: Mon second voyage autour du monde (_Meine
zweite Weltreise_).
En 1856, au mois de juillet, Mme Ida Pfeiffer a visité Paris, où la
Société de géographie l’a reçue parmi ses membres et lui a décerné une
médaille d’honneur. C’était un nouveau stimulant pour l’infatigable
voyageuse, qui devait entreprendre la plus dangereuse de ses
expéditions, doubler encore une fois le Cap et visiter l’île de
Madagascar, où on lui avait cependant dit qu’il régnait des fièvres
mortelles.
Il n’a fallu rien moins que le bruit d’une expédition du gouvernement
français contre l’île de Madagascar et les plus pressantes supplications
des membres de la Société de géographie de Paris (MM. Alfred Maury et V.
A. Malte-Brun), qu’elle fréquentait pendant son séjour dans cette ville,
pour la faire renoncer à son voyage à Madagascar.
Mme Ida Pfeiffer, après avoir quitté Paris dans les premiers jours du
mois d’août, se rendit d’abord à Londres, où elle fut présentée à la
Société royale de géographie. De Londres elle s’embarqua pour la
Hollande, où elle ne resta que peu de jours. Le 31 août, elle quittait
Rotterdam sur le bateau _Zalt_ _Bommel_, qui faisait route pour Java.
C’est ici que s’arrêtent nos dernières nouvelles sur cette célèbre
voyageuse.
Le récit des voyages de Mme Pfeiffer est empreint des nobles sentiments
qui distinguent cette femme honorable à tous égards. Son style est
simple et naturel. Elle raconte sans emphase ce qu’elle a vu, et, loin
d’imiter beaucoup de voyageurs qui laissent le champ libre à leur
imagination trop brillante, elle ne prend pour guide que la vérité, et
retrace fidèlement ses impressions sans jamais charger les couleurs de
ses tableaux. Aussi les suffrages du monde savant et lettré ne lui
ont-ils pas manqué, et nous citerons comme l’un des plus précieux la
lettre suivante de M. Alexandre de Humboldt:
Je prie ardemment tous ceux qui, en différentes régions de la
terre, ont conservé quelque souvenir de mon nom et de la
bienveillance pour mes travaux, d’accueillir avec un vif intérêt et
d’aider de leurs conseils le porteur de ces lignes,
MADAME IDA PFEIFFER,
célèbre non-seulement par la noble et courageuse confiance qui l’a
conduite, au milieu de tant de dangers et de privations, deux fois
autour du globe, mais surtout par l’aimable simplicité et la
modestie qui règne dans ses ouvrages, par la rectitude et la
philanthropie de ses jugements, par l’indépendance et la
délicatesse de ses sentiments. Jouissant de la confiance et de
l’amitié de cette dame respectable, j’admire et je blâme à la fois
cette force de caractère qu’elle a déployée partout où l’appelle,
je devrais dire où l’entraîne son invincible goût d’exploration de
la nature et des mœurs dans les différentes races humaines.
Voyageur le plus chargé d’années, j’ai désiré donner à Mme Ida
Pfeiffer ce faible témoignage de ma haute et respectueuse estime.
Potsdam, au château de la ville, le 8 juin 1856.
_Signé_: ALEXANDRE DE HUMBOLDT.
A ces paroles si bien senties du doyen des savants de l’Europe, nous
ajouterons seulement quelques lignes d’une lettre adressée par Mme
Pfeiffer à un de ses amis. Elles serviront à rectifier l’idée qu’on
s’est faite à tort de son caractère viril:
«Je souris, dit-elle, en songeant à tous ceux qui, ne me connaissant que
par mes voyages, s’imaginent que je dois ressembler plus à un homme qu’à
une femme. Combien ils me jugent mal! Vous qui me connaissez, vous savez
bien que ceux qui s’attendent à me voir avec six pieds de haut, des
manières hardies, et le pistolet à la ceinture, trouveront en moi une
femme aussi paisible et aussi réservée que la plupart de celles qui
n’ont jamais mis le pied hors de leur village!»
Tous ceux qui ont eu l’avantage de voir Mme Pfeiffer confirmeront le
témoignage qu’elle se rend à elle-même; ceux qui ne la connaissent point
se convaincront qu’elle a dit vrai, en lisant ses voyages. Malgré ses
fortes études et son caractère héroïque, Mme Pfeiffer a conservé toutes
les qualités aimables et gracieuses de son sexe, et ses récits et les
réflexions qui les accompagnent sont empreints de toutes les
délicatesses d’une âme douce et bonne.
C’est le perpétuel contraste d’une femme bien élevée avec les situations
les plus difficiles et les scènes les plus étranges de la vie sauvage,
qui a si vivement intéressé le monde entier à la vie aventureuse de Mme
Pfeiffer. La publication de ses premiers voyages lui a fait obtenir plus
tard le libre passage sur les navires de plusieurs compagnies, et
partout elle a trouvé le plus généreux accueil et excité la plus vive
sympathie.
Les ouvrages de Mme Pfeiffer sont déjà traduits en anglais depuis
plusieurs années, et la traduction que nous donnons aujourd’hui de ses
voyages autour du monde ne sera pas, nous l’espérons, moins bien
accueillie en France, que la traduction anglaise ne l’a été chez nos
voisins.
[Illustration]
DISTANCES DES VOYAGES PAR EAU.
Milles marins.
De Hambourg à Rio-de-Janeiro 8500
De Rio-de-Janeiro à Santos 400
De Santos à Valparaiso 6500
De Valparaiso à Taïti 5000
De Taïti à Macao 5060
De Macao à Hong-Kong 60
De Hong-Kong à Canton 90
De Hong-Kong à Singapore 1100
De Singapore à Ceylan 1500
De Ceylan à Calcutta 1200
De Calcutta à Bénarès (sur le Gange) 1085
De Bombay à Mascate 848
De Mascate à Bouchire 567
De Bouchire jusqu’à l’embouchure du Tigre 130
De l’embouchure du Tigre jusqu’à Bagdad (sur le Tigre) 590
De Redutkalé, le long de la côte, jusqu’à Odessa 860
D’Odessa à Constantinople 370
De Constantinople à Trieste 1150
DISTANCES DES VOYAGES PAR TERRE.
Milles anglais[5].
De Pointe-de-Galle à Colombo 72
De Colombo à Kandy 72
De Bénarès à Allahabad 76
De Allahabad à Agra 300
De Agra à Delhi 122
De Delhi à Kottah 330
De Kottah à Indor 180
De Kottah à Aurang-Abad 240
De Aurang-Abad à Panwell 248
De Bagdad à Babylone 60
De Bagdad à Mossoul 300
De Mossoul à Sauh-Bedak 120
De Sauh-Bedak à Tauris 140
De Tauris à Tiflis 376
De Tiflis à Marand 156
[Illustration]
A
MA CHÈRE COUSINE
ANTONIE DE REYER
NÉE EDELMANN
ET A
M. J. G. SCHWARZ
CONSUL DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE, ETC., ETC.
TÉMOIGNAGE
DE MON AMITIÉ ET DE MA HAUTE ESTIME
IDA PFEIFFER
AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR.
C’est bien à tort que dans plusieurs journaux et plusieurs écrits on m’a
donné le nom de _touriste_; car, si on prend ce nom dans son acception
ordinaire, je suis loin de le mériter. D’une part, il me manque l’esprit
et le talent nécessaires pour écrire d’une manière amusante, et d’autre
part mes connaissances ne sont pas assez étendues pour que je puisse
exprimer mes opinions d’une manière compétente sur tous les pays que
j’ai visités.
Je ne sais que raconter sans art et sans ornement ce qui m’est arrivé,
ce que j’ai vu; et, quand je veux porter un jugement, je ne puis le
faire que du simple point de vue de mes appréciations personnelles.
Il est peut-être des personnes qui croient que la vanité seule m’a
poussée à entreprendre un aussi long voyage. Je n’ai rien à leur
répondre: je les engagerai seulement à faire ce que j’ai fait; elles se
convaincront alors que, pour s’exposer de gaieté de cœur à de telles
privations et à de tels dangers, il faut être animé d’une véritable
passion pour les voyages et avoir un désir invincible de s’instruire et
d’explorer des pays jusqu’ici peu connus.
De même que le peintre tient à reproduire une image, et le poëte à
rendre ses pensées, de même je tiens à voir le monde. Si les voyages ont
été le rêve de ma jeunesse, le souvenir de ce que j’ai vu fera le charme
de ma vieillesse.
Le public ayant accueilli avec bonté et bienveillance mon _Voyage
dans la Terre-Sainte_, ainsi que mon _Voyage en Islande et dans la
Scandinavie_, cette faveur m’a inspiré le courage de lui présenter
aujourd’hui la relation d’un voyage de plus long cours.
Je serai heureuse si le récit de mes aventures peut causer à mes
honorables lecteurs seulement une faible partie du plaisir infini
qu’elles m’ont fait éprouver.
Vienne, le 16 mars 1856.
[Illustration]
VOYAGE
D’UNE FEMME
AUTOUR DU MONDE.
CHAPITRE PREMIER.
Je quitte Vienne.--Séjour à Hambourg.--Bateaux à vapeur et
vaisseaux à voiles.--Départ.--Cuxhaven.--La Manche.--Les poissons
volants.--La physolide.--Constellations.--Passage de la ligne.--Les
Vamperos.--Forte brise et tempête.--Le cap Frio.--Entrée dans le
port de Rio-de-Janeiro.
Le 1^{er} mai 1846 je quittai Vienne, et, après quelques excursions à
Prague, à Dresde et à Leipzig, j’allai à _Hambourg_ avec l’intention de
m’y embarquer pour le Brésil. A Prague j’eus le bonheur de rencontrer le
comte Berchthold, qui m’avait accompagnée dans une partie de mes voyages
en Orient. Il me témoigna le désir de faire avec moi le voyage du
Brésil. Je lui promis de l’attendre à Hambourg.
Je fis une seconde rencontre intéressante sur le bateau à vapeur, entre
Prague et Dresde, celle de la veuve du professeur Mikan, qui en 1817, à
l’occasion du mariage de la princesse d’Autriche Léopoldine avec dom
Pedro I^{er}, avait suivi son mari au Brésil, et avait fait plus tard un
voyage scientifique avec lui dans l’intérieur du pays.
J’avais déjà souvent entendu parler de cette dame, qui était alors
assez âgée, et grande fut ma joie de faire sa connaissance. Avec une
amabilité pleine de grâce, elle me communiqua les observations qu’elle
avait faites, et me donna pour mon voyage des conseils dont j’appréciai
plus tard l’utilité.
Le 12 mai j’arrivai à Hambourg, et le 13 j’aurais eu l’occasion de
m’embarquer sur un brick magnifique et très-fin voilier, qui de plus
s’appelait _Ida_ comme moi. Mon cœur se serra quand je vis partir ce
beau bâtiment; j’étais obligée de rester, puisque j’avais promis à mon
compagnon de voyage de l’attendre. Semaines sur semaines se passèrent,
et la présence seule de mes parents put abréger pour moi le temps de
l’attente. Enfin au milieu de juin le comte de Berchthold arriva, et
bientôt après nous trouvâmes un vaisseau, un brick danois appelé
_Caroline_, et commandé par le capitaine Bock, qui mettait à la voile
pour Rio-de-Janeiro.
J’avais devant moi une longue traversée, qui ne pouvait durer moins de
deux mois et qui peut-être en prendrait trois ou quatre. Heureusement
j’avais déjà fait dans mes précédents voyages des traversées assez
longues sur des bâtiments à voiles, et j’étais familiarisée avec leur
organisation, qui diffère entièrement de celle des bateaux à vapeur.
Sur un bateau à vapeur, on rencontre à la fois le luxe et la commodité;
le trajet se fait rapidement par tous les temps, et le voyageur trouve
une nourriture fraîche et excellente, une large cajute et une société
agréable.
Il en est tout autrement sur les vaisseaux à voiles, qui, à l’exception
des grands bâtiments de transport des Indes orientales, sont rarement
disposés pour recevoir des voyageurs. On regarde les marchandises comme
la chose principale, et les passagers ne sont qu’un accessoire
embarrassant qui augmente le personnel du navire; aussi a-t-on pour eux
généralement peu d’égards. Le capitaine est le seul qui s’intéresse à
eux, parce qu’il reçoit le tiers, et souvent même la moitié du prix du
passage.
L’espace est d’ordinaire si restreint qu’on peut à peine se retourner
dans les cabines, et que dans la _coje_, où l’on passe la nuit, on ne
peut pas se tenir debout. En outre, le roulis du vaisseau à voiles est
beaucoup plus fort que celui du bateau à vapeur. Quelques personnes
trouvent que le tangage toujours régulier de ce dernier, et la mauvaise
odeur de l’huile et du charbon, sont insupportables. Je ne suis pas de
cet avis: sans doute c’est une chose désagréable; mais on peut s’y faire
bien plus facilement qu’à tous les inconvénients d’un bateau à voiles.
Ici, tout est abandonné au bon plaisir du capitaine. Il est maître
absolu et décide de tout. La nourriture dépend aussi de sa libéralité:
elle n’est pas ordinairement tout à fait mauvaise; mais, lors même
qu’elle est bonne, elle ne vaut jamais celle des bateaux à vapeur.
L’ordinaire se compose de thé, de café sans lait, de lard, de
petit-salé, de soupes aux pois et aux choux, d’herbes, de pommes de
terre, de boulettes de pâte durcies, de morue et de biscuit; c’est par
exception qu’on a quelquefois du jambon, des œufs, du poisson, des
crêpes ou des poulets maigres. Sur les petits navires, on ne fait cuire
de pain que très-rarement.
Pour avoir une nourriture plus agréable, on fait bien, surtout dans un
voyage de long cours, de se munir de quelques provisions particulières.
Les plus convenables sont des tablettes de bouillon et du biscuit plus
délicat, que l’on conserve dans des boîtes d’étain, pour les préserver
de l’humidité et des fourmis. De plus, il sera bon d’emporter une
certaine quantité d’œufs: seulement on est obligé, si l’on va dans le
Sud, de les plonger dans de l’eau de chaux, ou de les emballer dans de
la poudre de charbon; enfin, du riz, des pommes de terre, du sucre, du
beurre, et tous les ingrédients nécessaires pour une soupe au vin et une
salade de pommes de terre. La soupe au vin est très-fortifiante, et la
salade aux pommes de terre très-rafraîchissante. J’engage fortement les
personnes qui voyagent avec des enfants à prendre une chèvre avec elles.
Quant au vin, il ne faut pas oublier de demander au capitaine s’il est
compris dans le prix du passage; sans cela, on serait obligé de le lui
acheter très-cher.
Il faut se pourvoir aussi d’autres choses que de comestibles, et, avant
tout, d’un matelas, d’un oreiller et de couvertures, car on ne trouve
ordinairement qu’une coje vide. On peut acheter ces objets bon marché
dans tous les ports de mer. On fait bien aussi d’avoir du linge de
couleur; comme c’est un matelot qui est chargé du blanchissage, on
conçoit sans peine que le linge ne soit pas toujours rendu en très-bon
état.
Quand les matelots sont occupés à hisser les voiles, il faut prendre
bien garde à soi pour ne pas être blessé par la chute d’un cordage.
Cependant tous ces désagréments ne sont encore rien: le moment le plus
ennuyeux est celui où l’on touche au terme du voyage. Le vaisseau est
comme une maîtresse pour le capitaine. En mer, il lui permet un négligé
commode: mais il faut qu’il soit nettoyé et paré pour faire son entrée
dans le port. Il ne doit paraître sur lui aucune trace du long trajet,
de la tempête, de la chaleur brûlante du soleil. Alors commence un bruit
de marteaux, de rabots et de scies, à ne plus s’entendre; on répare
toutes les fentes, tous les éclats enlevés et toutes les avaries, et
enfin on repeint tout le bâtiment à l’huile. Ce qu’il y a de plus
affreux, ce sont les coups de marteau qui résonnent continuellement
quand on bouche les jours du pont et qu’on les remplit de goudron. C’est
presque à ne pas y tenir.
Mais je n’insisterai pas là-dessus davantage. Ce que je viens de dire ne
peut servir qu’à préparer ceux qui n’ont pas encore voyagé sur mer aux
désagréments qu’ils auront à subir. Les personnes qui habitent les ports
de mer, n’ont pas besoin de ces avertissements, car ce sont choses dont
elles entendent parler tous les jours.
Il n’en est pas de même de nous autres, pauvres habitants de l’intérieur
des terres; nous savons souvent à peine quel aspect a un voilier ou un
vapeur, et bien moins encore comment on y vit. Je parle par expérience,
et je ne sais que trop ce que j’ai souffert dans mon premier voyage, où
n’étant prévenue de rien, je n’avais emporté qu’un peu de linge et
quelques vêtements.
Le 28 juin donc, au soir, nous nous embarquâmes, et le 29 avant l’aurore
on leva les ancres. Le voyage ne commença pas d’une manière bien
encourageante: nous n’avions qu’un vent très-faible, ou pour mieux dire
presque pas de vent; le moindre piéton eût été un rapide coureur à côté
de nous. Nous mîmes sept heures à faire les 8 milles[6] qui séparent
Hambourg de _Blankenese_.
Mais heureusement nous n’eûmes pas trop à souffrir de cette lenteur; car
nous aperçûmes encore longtemps le magnifique port de Hambourg, et quand
enfin nous le perdîmes de vue, nous jouîmes constamment du spectacle
aussi varié qu’intéressant qu’offrent les côtes du Holstein et les
belles maisons de campagne des riches négociants de Hambourg, situées
sur des collines ravissantes, et entourées des plus jolis jardins.
Autant la rive du Holstein est belle, autant la rive gauche du Hanovre
est unie et monotone. L’Elbe a déjà dans plusieurs endroits une largeur
de 3 et 4 milles.
Au-dessous de Blankenese, les matelots font provision d’eau de l’Elbe;
cette eau, sale et trouble en apparence, a, dit-on, la propriété de se
garder pendant des années sans se corrompre.
Nous n’arrivâmes à Glückstadt, qui est à 32 milles de Hambourg, que le
30 au matin. Le vent tomba tout à fait, le flux devint le plus fort, et
nous reculâmes. Le capitaine fit jeter les ancres, et profita de ce
calme inattendu pour faire attacher les coffres et les bagages dessus et
dessous le pont. A nous autres oisifs, il fut permis d’aller à terre et
de visiter la petite ville, où nous ne trouvâmes du reste rien de
remarquable.
Les passagers étaient au nombre de huit; les quatre places de la cajute
étaient, outre le comte B.... et moi, occupées encore par deux jeunes
gens, qui espéraient faire plus rapidement fortune au Brésil qu’en
Europe. Le prix d’une place de cajute était de 100 dollars[7], et celui
d’une place de l’entre-pont, de 50 dollars.
A l’entre-pont se trouvaient, outre deux bourgeois estimables, une
matrone âgée qui se rendait à l’appel de son fils unique établi au
Brésil, et une autre dame dont le mari exerçait depuis six ans le métier
de tailleur à Rio-de-Janeiro. On fait vite connaissance à bord, et l’on
se réunit le plus que l’on peut pour rendre supportable la monotonie
d’une longue traversée.
Le 1^{er} juillet, par un vent assez violent, nous mîmes de nouveau à la
voile. Nous fîmes quelques milles, mais nous fûmes bientôt obligés de
jeter l’ancre encore une fois. L’Elbe était devenu déjà si large qu’on
pouvait à peine en apercevoir les rives. La force des vagues donna le
mal de mer à quelques passagers. Le 2 juillet, nous essayâmes encore de
lever l’ancre, mais avec aussi peu de succès que la veille. Dans la
soirée, nous aperçûmes quelques dauphins ou marsouins, et plusieurs
mouettes. C’était un signe du voisinage de la mer.
Beaucoup de vaisseaux passèrent rapidement à côté de nous. Ah! ils
pouvaient profiter de la tempête et du vent qui enflait leurs voiles et
les poussait vers la ville voisine. Nous ne fûmes pas jaloux de leur
bonheur, et peut-être est-ce à ce sentiment chrétien que nous devons de
n’être arrivés le 3 juillet qu’à Kuxhaven, à 64 milles de Hambourg.
Le 4 juillet il fit une belle et magnifique journée pour les gens qui
pouvaient rester tranquillement à terre: mais elle fut très-mauvaise
pour les marins, car il ne faisait pas le plus petit vent. Pour faire
cesser nos plaintes, le capitaine nous vanta la beauté de la ville et
nous fit descendre à terre. Nous visitâmes l’établissement de bains et
le phare, nous allâmes même jusqu’à un endroit nommé le _bosquet_, où
nous devions trouver, nous avait-on dit, beaucoup de fraises. Après
avoir couru une bonne heure à travers champs par une chaleur ardente,
nous trouvâmes bien le bosquet; mais au lieu de fraises, nous ne
rencontrâmes que des grenouilles et des vipères.
Nous entrâmes alors dans le bosquet, où nous vîmes une vingtaine de
tentes dressées: un aubergiste affairé vint au-devant de nous, et, en
nous servant quelques bols de mauvais lait, il nous raconta qu’il se
tenait tous les ans dans ce bosquet un marché qui durait trois semaines,
ou pour mieux dire trois dimanches, car les autres jours les tentes
étaient fermées. L’hôtesse vint à son tour en sautillant et nous engagea
d’une façon aimable à revenir le dimanche suivant. Elle nous promettait
beaucoup de plaisir: nous qui étions les plus âgés, nous nous amuserions
aux tours étonnants des danseurs de corde et des escamoteurs, et les
jeunes gens trouveraient de jolies demoiselles pour danser.
Nous parûmes enchantés de cette invitation, à laquelle nous promîmes
bien de ne pas manquer, et nous allâmes encore voir Ritzebüttel, où nous
admirâmes un petit château et un parc en miniature.
_5 juillet._ Rien de si changeant que le temps: hier nous jouissions
d’un beau soleil; aujourd’hui nous sommes enveloppés d’un brouillard
épais et sombre. Cependant le mauvais temps d’aujourd’hui nous fut plus
agréable que le beau temps de la veille: il s’éleva un peu de vent, et à
neuf heures du matin nous entendîmes hisser les ancres.
Nos jeunes gens furent obligés de renoncer à la partie du _bosquet_, et
de ne plus songer à danser avec de jolies filles qu’à leur arrivée dans
le Nouveau-Monde: car nous ne devions plus débarquer sur aucun rivage
d’Europe.
Le passage de l’Elbe dans la mer du Nord est presque insensible. L’Elbe,
en effet, n’a qu’un seul bras, et à son embouchure sa largeur est de 8 à
10 milles. Il forme comme une petite mer, et ses eaux ont déjà une
couleur verte. Aussi fûmes-nous très-surpris quand le capitaine nous
cria joyeusement: «Nous voilà enfin sortis du fleuve.» Nous croyions
déjà être en mer depuis longtemps.
A midi nous aperçûmes l’île d’_Helgoland_ (île anglaise), qui s’élève
au-dessus des flots d’une façon véritablement magique. C’est un rocher
nu et colossal, et, si je n’avais pas lu dans les géographies les plus
nouvelles qu’elle a une population de 2500 âmes, je l’aurais cru
entièrement inhabitée. De trois côtés les flancs du rocher s’élèvent
tellement à pic au-dessus de la mer, qu’on ne peut pas y aborder.
Nous passâmes à une assez grande distance et nous ne pûmes distinguer
que l’église, le phare et ce qu’on appelle le _Moine_: c’est un rocher
isolé et perpendiculaire, qui est séparé de la masse principale et
laisse entre elle et lui une bande brillante qui ressemble à un étroit
canal.
Les habitants sont très-pauvres. Leurs seules ressources sont la pêche
et les baigneurs, dont il vient chaque année un grand nombre, parce que
les bains d’Helgoland produisent, dit-on, beaucoup d’effet, à cause de
la force des lames. Malheureusement on craint que l’établissement n’ait
plus une longue existence; chaque année la mer empiète sur l’île; des
masses considérables de rochers se détachent sans cesse, et Helgoland
pourra bien un jour ou l’autre être englouti tout entier.
Du 5 au 10 juillet, nous eûmes constamment un vent froid et violent; la
mer était forte et le roulis insupportable. Nous autres _crabes de
terre_, comme les marins appellent dédaigneusement les habitants du
continent, nous avions tous le mal de mer. Nous n’arrivâmes au canal
d’Angleterre, appelé aussi canal de la Manche (à 360 milles de
Cuxhaven), que dans la nuit du 10 au 11.
Nous attendions avec impatience le lever du soleil: il devait nous
montrer deux des plus puissants royaumes de l’Europe. Par bonheur, nous
eûmes une belle et pure journée; les deux pays se montraient si voisins
et si magnifiques, qu’on se sentait porté à les croire habités par un
même peuple. Sur la côte d’Angleterre, nous vîmes le North-Foreland, le
grand château de Sandowe et la ville de Deal. Deal est située au-dessous
de falaises de craie de plusieurs milles de long et de près de 50 mètres
de haut. Plus loin nous aperçûmes le South-Foreland, et enfin l’antique
fort de Douvres, fièrement assis sur une hauteur et dominant au loin la
campagne. La ville du même nom est située sur le bord de la mer.
En face de Douvres, car c’est là que le canal a le moins de largeur,
nous vîmes sur la côte de France le cap Grisnez, où Napoléon fit
construire un petit belvédère pour pouvoir, du moins à ce qu’on dit,
apercevoir l’Angleterre; plus loin nous vîmes l’obélisque[8] que
Napoléon fit construire en souvenir du camp de Boulogne, mais qui ne
fut terminé que sous Louis-Philippe.
Pendant la nuit, le vent, qui nous avait été toujours contraire, nous
força de croiser dans les environs de Douvres. Au milieu des profondes
ténèbres qui couvraient la terre et la mer, ces parages étaient rendus
dangereux par le voisinage de la côte et par la grande quantité de
vaisseaux qui sillonnaient le canal en tous sens. Pour éviter tout
accident, on plaça une lanterne sur le mât de misaine; de temps en temps
on alluma une torche qu’on tenait élevée au-dessus du pont; plusieurs
fois aussi on sonna la cloche du navire: toutes précautions
très-effrayantes pour quelqu’un qui n’est pas encore habitué aux voyages
sur mer.
Nous demeurâmes quinze jours dans ce canal, qui n’a que 360 milles:
souvent nous restions deux ou trois jours comme cloués à la même place;
souvent nous étions obligés de louvoyer des journées entières pour
avancer de quelques milles. Dans le voisinage de _Start_, nous essuyâmes
une violente tempête. Pendant la nuit je fus appelée subitement sur le
pont. Je craignais déjà qu’il ne fût arrivé quelque malheur. Je passai
une robe à la hâte et je montai rapidement. J’eus alors le surprenant
spectacle d’une mer en flammes: le remous formait un si vaste rayon de
feu qu’on aurait pu lire à sa clarté; les lames ressemblaient à des
torrents de lave brûlante, et chaque vague en s’élevant lançait des
étincelles. Des bandes de poissons nageaient au milieu de cette
admirable clarté, et tout, alentour, brillait du plus vif éclat.
Cet embrasement de la mer est un phénomène rare, qui ne se produit guère
qu’après des tempêtes continues et violentes. Le capitaine me dit qu’il
n’avait pas encore vu les lames projeter autant de lumière. Je
n’oublierai jamais cet aspect. Nous eûmes un jour, après un orage, un
spectacle presque aussi beau: c’était le reflet que les nuages éclairés
par le soleil envoyaient sur la surface de la mer. Ils présentaient une
variété de couleurs resplendissantes qui surpassait encore celles de
l’arc-en-ciel.
Nous pûmes contempler à loisir _Eddystower_, le plus beau phare de
l’Europe, en vue duquel nous croisâmes pendant deux jours. La hauteur,
la hardiesse et la solidité de sa construction sont vraiment étonnantes,
mais plus étonnante encore est sa position sur un récif; éloigné de 4
milles de la côte, il paraît sortir de la mer.
Nous passâmes souvent si près de la côte de _Cornouailles_, que nous
pouvions examiner de près chaque village, et distinguer même les hommes
dans les rues et dans les champs: le pays est accidenté, fertile, et
paraît bien cultivé.
Tout le temps que nous restâmes dans la Manche, la température fut
froide et rude; le thermomètre monta rarement à plus de 15 degrés[9].
Enfin, le _24 juillet_, nous arrivâmes à l’extrémité du détroit, et nous
entrâmes en pleine mer. Le vent était assez bon; mais le 2 août, à la
hauteur de Gibraltar, nous eûmes un calme plat qui dura vingt-quatre
heures. Le capitaine jeta dans l’eau des morceaux de faïence blanche et
de grands os, pour nous faire remarquer la belle couleur verte que
prennent ces objets quand ils descendent lentement au fond de la mer;
naturellement on ne peut constater ce phénomène que par un calme
complet.
Le soir nous vîmes dans la mer beaucoup de mollusques phosphorescents,
qui avaient l’air d’étoiles flottantes grosses comme le poing; le jour
nous en voyions aussi beaucoup sous l’eau. D’un rouge foncé, ils
ressemblaient pour la forme à un champignon: quelques-uns avaient la
tige très-épaisse et un peu échancrée dans le bas; d’autres, au
contraire, avaient au lieu de tige de nombreux filaments.
_4 août._ Cette journée fut la première qui s’annonçât avec la chaleur
du Midi, mais il ne lui manqua pas moins, comme aux jours qui lui
succédèrent, ce ciel pur et bleu foncé, qui forme au-dessus de la
Méditerranée une voûte si belle. Cependant nous fûmes un peu dédommagés
par les levers et les couchers du soleil, qui étaient souvent
accompagnés des réunions de nuages les plus extraordinaires et des
teintes les plus variées.
Arrivés à la hauteur du Maroc, nous eûmes le bonheur de voir une grande
quantité de bonitons. Tout l’équipage se mit aussitôt en mouvement, et
de tous côtés on jeta des hameçons à la mer: malheureusement un seul se
laissa prendre à nos amorces; il mordit, et sa confiance nous procura un
plat frais, avantage dont nous étions privés depuis si longtemps.
Le _5 août_ nous revîmes la terre, que nous avions perdue de vue depuis
douze jours: nous aperçûmes au lever du soleil la petite île de
Porto-Santo, assemblage de montagnes pointues, dont la forme atteste
l’origine volcanique. A quelques milles de cette petite île s’élève,
comme un avant-poste, le beau rocher _Falcon_.
Le même jour nous passâmes devant _Madère_ (à 20 milles de Porto-Santo),
mais malheureusement à une telle distance, que nous découvrîmes à peine
la grande chaîne de montagnes dont l’île est traversée. Non loin de
Madère se trouvent les îles montueuses de Deserta, qui font déjà partie
de l’Afrique.
Nous rencontrâmes près de ces îles un vaisseau qui allait sous le vent,
à courtes voiles, d’où notre capitaine conclut que c’était un croiseur à
la piste des pirates.
Le _6 août_ nous vîmes pour la première fois des poissons volants; mais
ils étaient si loin de nous qu’on pouvait à peine les distinguer.
Le _7 août_ nous amena dans le voisinage des îles _Canaries_; mais par
malheur elles étaient enveloppées d’un brouillard si épais qu’elles
restèrent invisibles pour nous.
Nous commencions à être poussés par les vents alizés qui soufflent de
l’est et que tous les marins désirent. Dans la nuit du _9_ au _10 août_,
nous entrâmes dans les tropiques[10]. Nous nous attendions de jour en
jour à avoir une chaleur plus forte et un ciel plus pur: nous n’eûmes ni
l’un ni l’autre. L’atmosphère était sombre et brumeuse, et le ciel au
moins aussi nuageux qu’il l’est dans notre froid pays un jour de
novembre. Tous les soirs, les nuages s’amoncelaient au-dessus de nos
têtes en couches si épaisses que nous nous attendions toujours à les
voir éclater; ce n’était ordinairement qu’à minuit que le ciel
s’éclaircissait et nous laissait admirer les belles et brillantes
constellations du Sud.
Le capitaine nous dit qu’il faisait le voyage du Brésil pour la
quatorzième fois, qu’il avait toujours trouvé la chaleur
très-supportable, et qu’il n’avait jamais vu le ciel autrement que
couvert du manteau le plus sombre. Cela tient aux exhalaisons humides et
malsaines de la côte de Guinée, dont la mauvaise influence se fait
sentir à d’énormes distances, car nous en étions au moins à 300 milles.
Dans les tropiques, le passage du jour à la nuit est déjà très-rapide;
trente-cinq ou quarante minutes après le coucher du soleil, il règne une
profonde obscurité. La différence entre la longueur du jour et de la
nuit diminue de plus en plus à mesure qu’on approche de la ligne. Sous
la ligne même, le jour et la nuit sont d’égale durée.
Le _14_ et le _15 août_, nous naviguâmes parallèlement aux îles du cap
Vert. Nous en étions à peine éloignés de 20 milles, mais l’atmosphère
était trop sombre pour nous permettre de les apercevoir.
Nous fûmes, dès ce moment, souvent distraits par la vue de petites
bandes de poissons volants; ils s’élevaient quelquefois si près du pont
que nous pouvions les considérer tout à notre aise. Ils ont à peu près
la grosseur et la couleur des harengs; mais leurs nageoires latérales
sont plus longues et plus larges, et ils peuvent les ouvrir et les
fermer comme de petites ailes. Ils s’élèvent de trois à quatre mètres
au-dessus de l’eau, et font souvent en volant un trajet de trente mètres
environ, puis ils plongent sous l’eau pour reparaître quelque temps
après; c’est surtout lorsqu’ils sont poursuivis par des bonitons ou
d’autres ennemis, qu’on leur voit prendre leur vol. A une certaine
distance du vaisseau, on serait tenté de les prendre pour de gracieux
habitants de l’air. Nous vîmes très-souvent des bonitons s’élancer
contre les poissons ailés au moment où ils allaient s’élever au-dessus
de l’eau; mais alors on apercevait rarement autre chose que leur tête.
Il est très-difficile d’attraper un de ces poissons volants, car ils ne
se laissent prendre ni dans les filets ni à la ligne; quelquefois
seulement, pendant la nuit, le vent en pousse quelques-uns sur le pont
ou dans les porte-haubans[11], où on les trouve morts le lendemain
matin, parce que dans les endroits secs ils n’ont pas la force de
s’enlever. C’est ainsi que je pus avoir quelques individus.
Aujourd’hui _15 août_, nous eûmes un spectacle très-intéressant: nous
nous trouvâmes juste à midi au zénith du soleil, dont les rayons
tombaient si perpendiculairement qu’aucun objet ne donnait la moindre
ombre. Nous mîmes au soleil des livres, des chaises, nous nous y
plaçâmes nous-mêmes, et nous prîmes infiniment de plaisir à considérer
cet effet extraordinaire. Grâces soit rendues à l’heureux hasard qui
nous conduisit au bon moment au bon endroit! si nous nous étions trouvés
à la même heure un degré plus près ou un degré plus loin, nous
n’aurions rien vu de pareil. Notre position était 14 degrés, 6 minutes
de latitude (un degré a soixante minutes, et la minute égale juste un
mille marin). Il nous fallut renoncer à faire usage du sextant[12],
jusqu’à ce que nous nous fussions éloignés de quelques degrés du zénith.
_17 août._ Des bandes entières de _sauteurs_ (poissons de 1 mètre à
4^{m},50 de long, de l’espèce du dauphin) tournaient autour du vaisseau.
On se hâta de préparer un harpon, et on envoya un matelot sur le beaupré
pour en harponner un, mais, soit qu’il n’eût pas de bonheur, soit qu’il
ne fût pas habitué à se servir du harpon, il manqua son coup. Ce qu’il y
eut d’extraordinaire, ce fut que les sauteurs disparurent comme par un
coup de baguette et ne se rencontrèrent plus de plusieurs jours: on eût
dit qu’ils s’étaient donné le mot les uns aux autres, et qu’ils
s’étaient prévenus du danger qui les menaçait.
Nous vîmes plus souvent un autre habitant de la mer, le beau mollusque
_physolide_, appelé en termes de marine _voilier portugais_. Il vient
nager à la surface de la mer avec sa longue crête, qu’il peut lever ou
baisser à volonté, comme une véritable voile. J’aurais bien voulu avoir
un de ces mollusques; mais on ne pouvait les prendre qu’avec un filet,
et non-seulement je n’en avais pas, mais je n’avais ni fil ni navette
pour m’en faire un sur-le-champ. Heureusement la nécessité rend
ingénieux: je me fis une navette avec un morceau de bois, je tournai
autour un fil grossier, et au bout de quelques heures j’avais un filet.
Bientôt aussi un physolide était pris et placé dans un vase plein d’eau
de mer: le corps de ce petit animal a environ dix-huit centimètres de
longueur et cinq de hauteur; la crête s’étend sur toute la longueur du
dos. Au milieu, à l’endroit où elle est le plus haute, elle a près de
quatre centimètres. La crête et le corps sont transparents et ont une
légère teinte rose. Au-dessous du corps, qui est violet, se trouvent
attachés beaucoup de filaments ou de bras de la même couleur.
Je pendis mon physolide en dehors du vaisseau, à l’arrière, pour le
faire sécher. Quelques-uns des filaments descendaient jusqu’à la mer,
c’est-à-dire qu’ils avaient une longueur de plus de trois mètres et
demi; mais la plupart se détachèrent. La crête resta dressée jusqu’à la
mort et le corps parfaitement étendu; mais la belle teinte rose se
changea en blanc.
_18 août._ Aujourd’hui nous eûmes un violent orage qui rafraîchit l’air
et nous fit beaucoup de plaisir. Au onzième degré de latitude
septentrionale, comme entre le deuxième et le cinquième, il y a de
fréquents changements dans l’air et dans la température. Ainsi, le matin
du 20, il s’éleva un vent violent qui souleva des vagues hautes comme
des maisons, et dura jusqu’au soir, où il fut suivi d’une pluie
tropicale, que l’on appellerait chez nous une pluie torrentielle. Le
pont fut en un instant changé en un lac; à cette pluie succéda un calme
si absolu que le gouvernail même n’avait plus d’action.
Cette pluie me coûta une nuit; car, lorsque je voulus prendre possession
de ma coje, je trouvai toute la literie traversée, et il me fallut
chercher un refuge sur un banc de bois.
Le _27 août_ nous sortîmes de ces latitudes si funestes pour nous, et
nous fûmes poussés dès lors par le vent alizé du sud-ouest, qui nous fit
avancer avec rapidité.
Nous étions très-près de la ligne, et nous aurions désiré, comme
d’autres passagers, voir les constellations si vantées du Sud.
J’avais surtout beaucoup entendu parler de la _Croix du Sud_. Comme je
ne pouvais la distinguer moi-même au milieu des étoiles, je priai notre
capitaine de me la montrer. Il prétendait n’en avoir jamais entendu
parler, et le premier pilote nous en dit autant; le second pilote
seulement crut qu’elle ne lui était pas tout à fait inconnue. Avec son
aide nous trouvâmes, à la vérité, dans le firmament, quatre étoiles qui
formaient à peu près une croix légèrement penchée; mais elles n’avaient
rien de particulier et nous laissèrent assez froids. En revanche, nous
en vîmes de magnifiques: Orion, Jupiter et Vénus; cette dernière
brillait d’un si vif éclat que sa lumière traçait sur les flots un beau
sillon argenté.
Je ne remarquai pas non plus les nombreuses et grandes étoiles filantes
que l’on m’avait annoncées. Il en tombait plus, il est vrai, que dans
les pays froids, mais cela n’arrivait pas encore bien souvent; et, pour
ce qui est de leur grosseur, je n’en vis qu’une plus remarquable que les
nôtres: elle paraissait avoir trois fois la grosseur d’une étoile
ordinaire.
Depuis quelques jours nous remarquions aussi les _petits nuages de
Magellan et du Cap_, et ce qu’on appelle le _nuage noir_. Les premiers
sont brillants, et, comme la voie lactée, ils sont formés par un nombre
infini de petites étoiles qu’on ne peut pas distinguer à l’œil nu; le
dernier paraît noir, parce que, à cet endroit du firmament, il n’y a,
dit-on, aucune étoile.
Tous ces signes attirèrent notre attention sur le moment le plus
intéressant du voyage, le passage de la ligne.
Le _29 août_, à 10 heures du soir, nous saluâmes l’hémisphère du Sud! Un
sentiment d’orgueil s’empara presque de tout le monde, surtout des
personnes qui passaient la ligne pour la première fois. Nous nous
secouâmes chaleureusement les mains et nous nous félicitâmes comme si
nous avions fait un acte héroïque. Un des passagers avait apporté pour
cette cérémonie quelques bouteilles de champagne. Les bouchons sautèrent
gaiement en l’air, et un toast joyeux fut porté au nouvel hémisphère.
Parmi les gens de l’équipage il n’y eut aucune cérémonie; l’usage n’en
est resté que sur un petit nombre de vaisseaux, à cause du désordre et
de l’ivresse qu’amenaient presque toujours ces sortes de fêtes. Nos
matelots ne voulurent pas cependant faire entièrement grâce à notre
mousse, qui passait la ligne pour la première fois, et il fut baptisé
rudement avec quelques seaux d’eau.
Longtemps déjà avant d’arriver à la ligne, nous parlions, entre
passagers, de tous les maux et de toutes les souffrances que nous
aurions à supporter sous l’équateur. Chacun avait lu ou entendu raconter
quelque chose d’effrayant, et le communiquait aux autres. L’un
s’attendait à des douleurs de tête ou à des crampes d’estomac; un second
voyait les matelots tomber de lassitude; un troisième craignait une
chaleur accablante, qui non-seulement ferait fondre le goudron[13], mais
dessécherait entièrement le vaisseau, au point qu’on ne pourrait
empêcher l’embrasement qu’en arrosant continuellement; un quatrième
voyait, de son côté, toutes les provisions se gâter, et nous tous près
de mourir de faim.
Pour ce qui me concernait, je m’étais réjouie longtemps d’avance des
récits tragiques que je pourrais faire à mes chers lecteurs: je les
voyais verser des larmes sur nos souffrances; il me semblait déjà que
j’étais une demi-martyre. Hélas! je m’étais amèrement trompée. Nous
restâmes tous bien portants; aucun des matelots ne tomba d’épuisement;
le vaisseau ne brûla pas et les vivres ne se gâtèrent point: ils
restèrent aussi mauvais qu’auparavant.
_3 septembre._ Du deuxième au huitième degré de latitude au sud de la
ligne, les vents sont irréguliers et souvent très-violents. Nous venions
précisément de passer le huitième degré, et cela sans apercevoir la
terre, ce qui mit notre capitaine de la meilleure humeur du monde. Il
nous déclara que, si la terre avait été visible, il nous aurait fallu
reculer jusqu’à la ligne, à cause du courant qui est très-violent près
du rivage; pour ne s’exposer à aucun danger, il faut s’en maintenir
toujours à une certaine distance.
_7 septembre._ Entre le dixième et le vingtième degré, il règne encore
des vents tout particuliers. On les appelle _vamperos_, et ils forcent
le marin d’être toujours sur ses gardes, car ils fondent subitement sur
vous et souvent avec une incroyable furie. Cette nuit, nous fûmes
assaillis d’un de ces vents, mais heureusement ce ne fut pas un des plus
violents. Au bout de quelques heures tout était fini; seulement la mer
resta longtemps avant de s’apaiser.
Le _9_ et le _11 septembre_, nous eûmes encore à essuyer des bourrasques
de peu de durée; mais les plus fortes arrivèrent le 12 et le 13
septembre. Le capitaine appela le premier coup de vent _une forte
brise_; le second, il le porta déjà sur son _livre de loch_[14] comme un
ouragan. La forte brise nous coûta une voile, l’ouragan nous en enleva
deux. La mer fut constamment si houleuse que nous avions la plus grande
peine à manger: d’une main on était obligé de tenir son assiette et de
se cramponner à la table, tandis que de l’autre on portait à
grand’peine les morceaux à sa bouche. Pendant la nuit, je fus obligée de
m’envelopper, de m’empaqueter dans mon manteau et dans mes autres
vêtements pour préserver mon corps des meurtrissures.
Le matin du 13, j’étais montée sur le pont avec le jour; le pilote me
conduisit près du parapet, et m’invita à pencher la tête en dehors et à
aspirer l’air: j’aspirai la plus délicieuse odeur de fleurs. Surprise,
je regardai tout autour de moi, m’attendant à apercevoir la terre; mais
elle était encore bien loin, et ce n’était que la tempête qui nous avait
apporté ce délicieux parfum. Ce qu’il y avait d’extraordinaire, c’est
qu’il n’y avait pas la moindre trace de cette odeur dans l’intérieur du
vaisseau.
La mer elle-même était couverte de nombreux cadavres de pauvres
papillons et de phalènes que l’ouragan avait entraînés dans la mer. Sur
un des câbles du vaisseau reposaient deux charmants petits oiseaux
encore épuisés de leur longue course.
Pour nous, qui, pendant deux mois et demi, n’avions vu que le ciel et
l’eau, tous ces phénomènes étaient très-intéressants, et nous soupirions
ardemment après le cap Frio, dont nous n’étions plus bien loin. Mais
l’horizon s’était couvert de brume, et le soleil n’avait pas la force de
percer le voile de nuages qui le cachait à nos yeux. Nous comptions sur
le lendemain; mais il éclata pendant la nuit une nouvelle tempête qui
dura jusqu’à deux heures du matin. Le vaisseau dut se réfugier au loin
en pleine mer, et nous nous trouvâmes encore heureux de regagner ce
jour-là la longitude et la latitude que nous occupions la veille au
soir.
Aujourd’hui encore, _14 septembre_, le soleil ne réussit que rarement à
percer les sombres nuages; il fit si froid que le thermomètre ne montait
qu’à 14 degrés. Dans l’après-midi nous eûmes le bonheur d’apercevoir les
contours du cap Frio (éloigné de 60 milles de Rio-de-Janeiro), mais
seulement pendant quelques heures, car une nouvelle tempête nous força à
reprendre encore la haute mer.
Le _15 septembre_ la terre fut et resta continuellement cachée à nos
regards; seulement quelques mouettes et quelques goëlands du cap Frio en
trahissaient le voisinage, et nous procuraient quelques distractions.
Ils nageaient tout contre les flancs du vaisseau, et dévoraient
avidement tous les morceaux de viande et de pain que nous leur jetions.
Les matelots se mirent à pêcher avec des hameçons et ils eurent le
bonheur d’en prendre quelques-uns. Ils les placèrent sur le pont et je
vis, à mon grand étonnement, qu’ils pouvaient à peine s’élever au-dessus
du sol. Quand nous les touchions, ils se traînaient à grand’peine
quelques pas plus loin, tandis que de la surface de l’eau ils
s’élevaient avec une très-grande rapidité et pouvaient voler très-haut.
Un des passagers voulait en tuer un pour l’empailler; mais les matelots
s’y opposèrent: dans leurs idées superstitieuses, la mort d’un oiseau
tué à bord est suivie d’un calme plat de longue durée. Nous cédâmes à
leur désir et nous rendîmes les oiseaux à leur double élément.
Ce fut pour nous une nouvelle preuve que la superstition est encore bien
enracinée chez les marins. Dans la suite j’en eus beaucoup d’autres
exemples. Ainsi un capitaine voyait avec peine qu’à bord les passagers
jouassent aux cartes ou à d’autres jeux; un autre ne voulait pas qu’on
écrivît le dimanche, etc. Pendant les calmes plats on jetait souvent à
la mer des tonnes vides ou des morceaux de bois, sans doute en manière
de sacrifice aux dieux des vents.
Le _16 septembre_, dès le matin, nous eûmes enfin le bonheur
d’apercevoir les montagnes situées devant Rio-de-Janeiro; parmi elles
nous découvrîmes aussitôt le _Pain de sucre_. A 2 heures de
l’après-midi, nous entrâmes dans la baie et dans le port de Rio.
Tout à l’entrée de cette baie, on remarque plusieurs collines coniques,
qui, enchaînées les unes aux autres à leur base, se détachent ensuite et
s’élèvent isolément au-dessus de la mer, comme le _Pain de sucre_. Elles
sont presque inaccessibles[15].
Ces _montagnes de mer_, comme je serais tentée de les appeler,
présentent les points de vue les plus variés: à travers leurs déchirures
on aperçoit tantôt des gorges magnifiques, tantôt une partie ravissante
de la ville, tantôt encore la haute mer, et tantôt la baie. Dans la baie
elle-même, à l’extrémité de laquelle se trouve la ville, s’élèvent des
masses de rochers qui servent de base aux fortifications. Sur le sommet
de quelques-unes des montagnes ou des collines sont situés des chapelles
et des forts. Il faut passer tout près d’un des plus grands forts, celui
de _Santa-Cruz_, pour se mettre en règle vis-à-vis des autorités.
A droite de ce fort s’étend la belle chaîne de montagnes du
_Serados-Orgôas_, qui, avec d’autres collines ou montagnes, forme la
ceinture d’une baie magnifique sur les bords de laquelle est assise la
petite ville de _Praya-Grande_, ainsi que des villages et des hameaux
isolés.
A l’extrémité de la baie principale s’étend Rio-de-Janeiro, entouré par
une chaîne de montagnes de moyenne hauteur dans laquelle on remarque le
_Corcovado_, qui a 650 mètres; derrière cette chaîne se dresse, du côté
de la terre, la _montagne des Orgues_, ainsi nommée à cause de
nombreuses pointes gigantesques rangées en ligne comme des tuyaux
d’orgue; la plus haute de ces pointes a 1500 mètres.
Une partie de la ville est, comme nous l’avons remarqué plus haut,
cachée par la _montagne du Télégraphe_ et par plusieurs collines sur
lesquelles sont perchés, outre le télégraphe, un couvent de capucins et
quelques autres habitations. On n’aperçoit de la ville que quelques
pâtés de maisons, des places, le grand hôpital, les cloîtres
_Sainte-Lucie_ et _Moro do Castella_, le couvent _Santo Bento_, la belle
église _Santa Candelaria_ et quelques portions d’un aqueduc
véritablement grandiose. Tout contre la mer s’étend le jardin public
(_passeo publico_), qui se fait remarquer par ses beaux palmiers, ainsi
que par une jolie galerie en pierre terminée par deux pavillons. A
gauche, sur des hauteurs, s’élèvent des chapelles et des cloîtres
isolés, tels que _Santa Gloria_, _Santa Theresia_, et autres, autour
desquels viennent se grouper _Praya Flaminge_ et _Botafogo_, grands
villages ornés de belles villas, de maisons élégantes et de riants
jardins, qui vont se perdre dans le voisinage du Pain de sucre et
terminent ce magnifique panorama. Si vous examinez encore les nombreux
vaisseaux mouillés en partie dans les bassins de la ville, en partie
dans les diverses baies; la richesse d’une végétation luxuriante; le
caractère vraiment original de tout l’ensemble, vous aurez un tableau
dont ma plume ne saurait décrire le charme.
Rarement on a le bonheur de jouir dès son arrivée d’un coup d’œil aussi
beau et aussi vaste que celui qu’il me fut donné d’admirer: les
brouillards, les nuages ou une atmosphère humide, cachent souvent
diverses parties et détruisent par là le merveilleux effet de
l’ensemble.
Dans ce cas, je conseillerais à toute personne qui veut rester quelque
temps à Rio-de-Janeiro, d’aller en bateau jusqu’à Santa Cruz, par un
jour clair, pour se procurer ce magnifique spectacle.
Il commençait presque à faire nuit quand nous arrivâmes à l’ancrage. Il
nous avait fallu d’abord nous arrêter à Santa Cruz et répondre aux
questions des autorités, puis attendre la visite de l’officier chargé de
recevoir les passe-ports et les lettres cachetées, puis celle du
médecin qui vint s’assurer que nous n’apportions pas la peste ou la
fièvre jaune; enfin arriva un second officier auquel on remit les
caisses et les paquets, et qui nous assigna la place où nous devions
jeter l’ancre.
Comme il était trop tard pour nous débarquer, le capitaine alla seul à
terre. Nous autres nous restâmes sur le pont et nous contemplâmes
longtemps encore le superbe panorama jusqu’à ce que la nuit couvrît de
ses ombres épaisses et la mer et la terre.
Nous allâmes tous gaiement nous coucher: nous avions atteint, sans trop
de traverses, le but si ardemment désiré de notre long voyage. Seulement
une cruelle nouvelle attendait la femme du tailleur. Le bon capitaine la
lui laissait encore ignorer, pour qu’elle pût goûter tranquillement le
repos de la nuit. Quand le tailleur avait été positivement informé que
sa femme était en route pour le rejoindre, il était parti avec une
négresse, sans rien laisser que des dettes.
La pauvre femme avait abandonné une position assurée (elle était
blanchisseuse de dentelles et de robes); elle avait sacrifié ses
économies pour payer le voyage, et maintenant elle se trouvait sans
secours dans un pays étranger[16].
* * * * *
De Hambourg à Rio-de-Janeiro il y a environ 7500 milles marins.
[Illustration]
CHAPITRE II.
Arrivée à Rio-de-Janeiro.--Description de la ville.--Les noirs et
leurs rapports avec les blancs.--Arts et sciences.--Fêtes
religieuses.--Baptême de la princesse impériale.--Fêtes dans les
casernes.--Climat et végétation.--Mœurs et coutumes.--Quelques mots
aux émigrants.--Renseignements statistiques sur le Brésil.
Je restai plus de deux mois à Rio-de-Janeiro; mais dans ces deux mois je
ne comprends pas le temps consacré par moi à des excursions plus ou
moins longues dans l’intérieur du pays. Comme je ne veux pas fatiguer
mes lecteurs par des récits détaillés de tous les accidents
insignifiants de chaque jour, je me bornerai à leur donner un aperçu
général des principales curiosités de la ville, des mœurs et coutumes de
ses habitants, en un mot de tout ce que j’ai eu l’occasion de voir
pendant mon séjour. Ce n’est qu’après avoir raconté mes excursions sous
forme d’appendice que je reprendrai la suite de mon journal.
Ce fut le 17 septembre au matin, qu’après deux mois et demi environ de
traversée, je remis le pied sur la terre ferme. Le capitaine nous
accompagna lui-même, après avoir bien recommandé à chacun en particulier
de ne pas chercher à faire rien entrer par contrebande, et surtout pas
de lettres cachetées. Nulle part, nous disait-il, les douaniers
n’étaient aussi rigoureux ni les amendes aussi fortes.
Quand nous aperçûmes le vaisseau de garde, nous eûmes presque peur, et
nous pensions qu’on allait nous fouiller de la tête aux pieds. Le
capitaine ayant demandé la permission d’aller avec nous à terre, on la
lui accorda aussitôt, et tout fut fini par là. Tant que nous restâmes
sur le vaisseau, et que nous ne fîmes qu’aller à la ville et revenir,
nous ne fûmes jamais soumis à aucune visite: seulement, lorsque nous
prenions avec nous des caisses et des coffres, il nous fallait aller à
la douane, où la visite est très-rigoureuse et où les droits sur les
marchandises, livres ou autres objets, sont très-élevés.
Nous descendîmes sur la _praya dos Mineiros_, place sale, dégoûtante,
peuplée de quelques noirs aussi sales et aussi dégoûtants, qui s’étaient
accroupis sur le sol, et vendaient des fruits et des friandises dont ils
faisaient l’éloge à grands cris. De là nous allâmes directement dans la
Grand’rue (_rua Dircita_), qui n’a d’autre beauté que sa largeur. Elle
contient plusieurs monuments publics, entre autres, la douane, la poste,
la Bourse, le corps de garde, qui n’offrent rien de particulier, et on
ne les remarquerait même pas sans la foule qui stationne toujours à la
porte.
Au bout de cette rue se trouve le palais de l’empereur, grande
construction fort ordinaire, sans aucune prétention de goût ni
d’architecture. La place, qui s’étend devant le palais (_largo do
Paco_), décorée d’une fontaine fort simple, est très-sale et sert la
nuit de dortoir à beaucoup de pauvres et à des nègres libres, qui le
matin font sans gêne leur toilette devant tout le monde. Une partie du
terrain est entourée de murs et sert de marché au poisson, aux fruits,
aux légumes et à la volaille.
Parmi les autres rues, les plus remarquables sont la _rua Misericorda_
et la _rua Ouvidor_. C’est dans cette dernière que sont les plus riches
et les plus grands magasins: il ne faut néanmoins pas s’attendre à y
trouver les étalages de nos villes d’Europe. On n’y voit non plus rien
de remarquablement beau ni de bien précieux. La seule chose qui me fit
vraiment plaisir, ce furent les magasins où étaient étalées des fleurs
artificielles de toute beauté, habilement faites avec des plumes
d’oiseau, des écailles de poisson et des ailes d’insecte.
Parmi les places, la plus belle est le _largo do Rocio_, la plus grande
le _largo Santa-Anna_. La première est en général assez proprement
tenue; on y voit l’Opéra, le palais du gouvernement, la police et
d’autres constructions. C’est de là que partent la plupart des omnibus
qui parcourent la ville dans toutes les directions.
La seconde se distingue entre toutes par sa saleté; lorsque j’y allai
pour la première fois, j’y vis des cadavres de chiens et de chats, et
même un mulet déjà en putréfaction. Une fontaine est le seul ornement de
cette place, et peut-être aimerais-je encore mieux ne pas l’y voir: car,
comme l’eau douce est très-rare à Rio-de-Janeiro, la noble corporation
des blanchisseuses établit son quartier général auprès des fontaines,
surtout quand il y a de la place à côté pour sécher le linge. On y
blanchit donc, on y étend du linge, on y crie, on y fait du bruit; aussi
le voyageur n’a-t-il rien de plus pressé que de s’éloigner.
Les églises n’offrent rien de curieux au dedans ni à l’extérieur. Celles
qui font le plus d’effet sont l’église et le cloître _Santo Bento_ et
l’église _Candelaria_, qui de loin ont assez bonne mine.
La seule construction véritablement belle et imposante est l’aqueduc,
qui, dans certains endroits, ressemble tout à fait à un ouvrage romain.
Les maisons sont construites à l’européenne, mais petites et mesquines;
la plupart n’ont qu’un rez-de-chaussée et un étage: un second étage est
une chose rare. On ne trouve pas non plus ici, comme dans les autres
pays chauds, des terrasses et des verandas ornées d’élégantes
balustrades et de belles fleurs. On voit suspendus aux murs de petits
balcons sans goût, et des volets de bois massifs ferment les fenêtres
pour empêcher le moindre rayon du soleil de pénétrer dans les
appartements. On est dans une obscurité presque complète, ce qui
d’ailleurs est assez indifférent aux dames brésiliennes, car elles ne se
fatiguent pas les yeux à lire ou à travailler.
La ville n’a donc, ni dans ses places, ni dans ses rues, ni dans ses
monuments, rien de remarquable à offrir aux étrangers. On ne rencontre
que des créatures repoussantes, des nègres et des négresses avec de
vilains nez aplatis, de grosses lèvres et des cheveux courts et crépus.
En outre ils sont presque toujours à moitié nus, et n’ont que de
misérables haillons; quelques-uns sont habillés à l’européenne avec les
vieux habits râpés de leurs maîtres. Pour quatre ou cinq noirs on
rencontre un mulâtre, et par-ci par-là seulement on voit apparaître un
blanc.
Cet aspect est rendu plus horrible encore par les nombreuses infirmités
qui attristent le regard à chaque pas: la plus commune est
l’éléphantiasis, qui dégénère souvent en affreux pied-bot; il y a aussi
beaucoup d’aveugles. La laideur générale s’étend jusqu’aux chiens et aux
chats, qui parcourent les rues en grand nombre; ils sont pour la plupart
pelés ou couverts de plaies et de gale.
Je voudrais pouvoir transporter ici les voyageurs qui se plaignent des
rues de Constantinople, et qui disent que l’intérieur de cette ville
détruit l’effet de l’extérieur. Il est vrai que l’intérieur de
Constantinople est aussi très-sale, que ses petites maisons, ses rues
étroites, ses chemins tortueux, ses chiens dégoûtants, ne présentent pas
au voyageur un spectacle très-pittoresque; mais bientôt il voit de
magnifiques constructions du temps des Maures et des Romains, de
superbes mosquées, de majestueux palais; il traverse des cimetières
immenses et des bois de cyprès qui le font rêver. Il se range pour
laisser passer un pacha ou un grand-prêtre monté sur un magnifique
coursier, et entouré d’une brillante escorte; il rencontre des Turcs
drapés dans leurs beaux costumes, des femmes turques dont les yeux de
feu brillent à travers leur voile; il voit des Persans avec leurs hauts
bonnets; des Arabes à la noble physionomie; des derviches coiffés de
calottes de fou et vêtus de robes de femme plissées; et de temps en
temps des voitures couvertes de peintures et de dorures, et traînées par
des bœufs magnifiquement harnachés. Ce sont là des spectacles qui
dédommagent amplement des choses désagréables qu’on aperçoit çà et là.
Dans l’intérieur de Rio-de-Janeiro, au contraire, il n’y a rien qui
puisse vous charmer et vous dédommager: on n’a devant les yeux que des
objets repoussants.
Ce ne fut qu’après avoir passé quelques semaines ici que je pus
m’habituer un peu à la vue des noirs et des mulâtres; je trouvai même
parmi les jeunes négresses quelques jolis visages, et, parmi les
Brésiliennes et les Portugaises de couleur un peu foncée, des figures
pleines d’expression; le don de la beauté semble plus rare chez les
hommes.
L’animation des rues est loin d’être aussi grande qu’on pourrait le
supposer d’après les descriptions qu’on en a faites; elle ne peut pas se
comparer à celle des rues de Naples et de Messine. Ceux qui font le plus
de bruit, ce sont les portefaix nègres, et surtout ceux d’entre eux qui
chargent les sacs de café sur les vaisseaux: un chant monotone leur sert
à marcher en mesure et à régler leur pas. Ce chant est fort laid, mais
il a l’avantage d’avertir le piéton et de lui laisser le temps de se
garer.
Au Brésil, tous les travaux sales et pénibles de la maison ou du dehors
sont faits par les noirs, qui représentent en général ici le bas peuple.
Beaucoup, cependant, apprennent des métiers, et plusieurs excellent dans
leur art au point de pouvoir être comparés aux plus habiles Européens.
Je vis dans les ateliers les plus distingués des noirs occupés à
confectionner des habits, des souliers, des ouvrages de tapisserie, des
broderies d’or et d’argent; et plus d’une négresse assez bien habillée
travailler aux toilettes de femme les plus élégantes et aux broderies
les plus délicates. Je croyais souvent rêver en voyant ces pauvres
créatures, que je m’étais figurées comme des sauvages libres et vivant
dans leurs forêts natales, occupées dans des boutiques et dans des
chambres à des travaux qui demandent tant de soins. Et cependant cela ne
semble pas leur être aussi pénible qu’on pourrait le croire; elles se
mettaient toujours gaiement et avec plaisir à leur travail.
Dans les classes qu’on appelle d’ordinaire éclairées, il y a des gens
qui, après tant de preuves d’adresse et d’intelligence données par les
noirs, les mettent encore si au-dessous des blancs qu’ils les
considèrent à peine comme une transition entre le singe et l’homme.
J’admets volontiers que, sous le rapport de l’instruction, ils
n’approchent pas des blancs; seulement il ne faut pas, je crois, en
chercher la cause dans leur manque d’intelligence, mais dans le manque
complet d’éducation. Il n’y a pas d’école établie pour eux; ils ne
reçoivent aucune instruction; en un mot, on ne fait rien pour développer
leurs facultés intellectuelles. On les maintient à dessein dans une
sorte d’enfance, suivant le vieil usage des États despotiques, car le
réveil de ce peuple opprimé pourrait être terrible.
Les noirs sont quatre fois plus nombreux que les blancs, et, le jour où
ils viendraient à comprendre quelle force met en leurs mains cette
supériorité numérique, la population blanche pourrait bien prendre la
place qui est occupée aujourd’hui par les malheureux noirs.
Mais je m’égare dans des hypothèses et des considérations qui sont
exclusivement du domaine des hommes compétents; une femme est peu
capable de juger ces hautes questions: elles ne sont pas à sa portée.
Après tout, je n’ai voulu qu’énoncer simplement mes idées sur ce sujet.
Quoique, au Brésil, le nombre des esclaves soit très-considérable, on
n’y trouve cependant nulle part un marché d’esclaves. La loi défend
d’en introduire, mais chaque année on en introduit et on en vend
plusieurs milliers par des voies soi-disant secrètes, que tout le monde
connaît et dont tout le monde profite. Des vaisseaux anglais croisent
continuellement, il est vrai, sur les côtes de l’Afrique et du Brésil;
mais quand un vaisseau d’esclaves leur tombe entre les mains, les
pauvres noirs sont aussi peu libres que s’ils étaient arrivés au Brésil.
On les transporte dans les colonies anglaises, où ils devraient être
libres au bout de dix ans; mais avant ce terme les possesseurs les font
presque tous mourir sur le papier, et les pauvres esclaves... restent
esclaves. Cependant, je le répète, je ne sais rien là-dessus que par
ouï-dire.
Du reste, le sort des esclaves n’est pas si mauvais que se l’imaginent
beaucoup d’Européens. Au Brésil, ils sont en général assez bien traités;
on ne les écrase pas de travail: ils ont une nourriture bonne et saine,
et les punitions ne sont ni trop fréquentes ni trop rigoureuses. La
désertion seule est sévèrement punie: on commence par rouer de coups les
nègres marrons qu’on reprend, puis on leur met aux pieds et au cou des
fers qu’ils sont obligés de porter assez longtemps. Un autre genre de
punition consiste à appliquer sur le visage du condamné un masque de
fer-blanc, attaché derrière la tête au moyen d’un cadenas. On inflige
ordinairement cette punition aux ivrognes et à ceux qui mangent de la
terre et de la chaux. Pendant mon long séjour au Brésil, je ne vis qu’un
seul nègre se promener avec un masque de ce genre. J’oserais presque
prétendre que le sort de ces esclaves est, en somme, moins cruel que
celui des paysans russes, polonais ou égyptiens, qui n’ont pas le nom
d’esclaves.
A ma grande satisfaction, je fus un jour priée par un nègre de lui
servir de marraine; mais dans cette cérémonie il ne s’agissait ni de
baptême, ni de confirmation. Lors-qu’un esclave s’est rendu coupable
d’un délit qui l’expose à un châtiment, il cherche ordinairement à se
réfugier auprès d’un ami de son maître, et le prie d’écrire un mot pour
obtenir la remise de sa peine. Celui qui donne une lettre semblable
reçoit le titre de parrain, et ce serait lui faire une grave injure que
de repousser sa requête. Je fus assez heureuse pour soustraire de cette
manière un esclave à la punition qui l’attendait.
* * * * *
Rio-de-Janeiro est assez bien éclairée, ainsi que ses faubourgs dans un
rayon assez considérable; c’est une mesure qui a été prise à cause du
grand nombre des noirs. Passé neuf heures du soir, les noirs ne doivent
plus se montrer dans les rues sans avoir un billet de leur maître,
constatant qu’ils sortent par son ordre; quand on en trouve un qui n’est
pas muni de ce billet, on le mène aussitôt à la maison de correction, où
on lui rase la tête et où on le garde jusqu’à ce que son maître vienne
le racheter moyennant quatre ou cinq milreis[17]. Grâce à cette
disposition, on peut circuler avec assez de sécurité dans les rues à
toute heure de la nuit.
Un des plus grands inconvénients de Rio-de-Janeiro est le manque complet
d’égouts. Par les fortes pluies, les rues deviennent de véritables
torrents que l’on ne peut passer à pied: on est obligé pour les
traverser de se faire porter par des nègres. Ordinairement alors toutes
relations cessent, les rues sont désertes: on ne se rend à aucune
invitation; on n’acquitte même pas les lettres de change. On hésite à
prendre une voiture, car les tarifs sont si ridicules que l’on paye pour
la moindre course comme pour une journée entière. Dans un cas comme dans
l’autre, on donne toujours six _milreis_. Les voitures sont à moitié
couvertes, à deux places, et attelées de deux mulets, sur l’un desquels
est monté le conducteur. Les voitures à l’anglaise avec des chevaux sont
très-rares.
Pour ce qui est des arts et des sciences, je ne dirai que quelques mots
de l’_Académie des arts plastiques_, du _Musée_, du _théâtre_, etc. A
l’Académie des arts plastiques, on voit un peu de tout, ou, à proprement
parler, on ne voit rien. Il y a quelques statues, quelques bustes,
presque tous en plâtre, quelques plans d’architecture, des dessins, et
une collection d’anciens tableaux à l’huile. Je croyais véritablement
qu’on avait fait le triage d’une galerie particulière et qu’on en avait
mis le rebut à l’Académie. La plupart des tableaux à l’huile sont si
endommagés qu’on reconnaît à peine le sujet qu’ils peuvent représenter,
ce qui, du reste, n’est pas un grand malheur. Leur âge vénérable est
leur seul mérite. Les copies des élèves font avec eux le contraste le
plus frappant. Si dans les anciens tableaux les couleurs sont effacées,
elles ont dans les copies un éclat exagéré: toutes les nuances, rouge,
jaune, vert, etc., s’y montrent dans toute leur crudité; elles n’y sont
jamais mélangées, ni adoucies, ni fondues les unes avec les autres. Je
me demande encore aujourd’hui si les bons élèves avaient l’intention de
fonder une nouvelle école pour le coloris, ou s’ils voulaient réparer
dans leurs copies ce que le temps avait gâté dans les originaux!
Parmi les élèves, il y avait autant de noirs et de mulâtres que de
blancs; en somme, ils étaient peu nombreux.
La musique est peut-être moins bien partagée encore, surtout pour le
piano et le chant. Dans toutes les familles on entend les filles jouer
et chanter, mais les bonnes gens n’ont aucune idée de la cadence, de la
justesse, de l’ensemble et de la mesure; aussi a-t-on souvent de la
peine à reconnaître les morceaux les plus faciles et les plus mélodieux.
La musique d’église s’exécute un peu mieux; néanmoins, celle de la
chapelle de la cour laisse encore beaucoup à désirer. Ce qui mérite la
préférence, c’est encore la musique militaire, exécutée surtout par les
nègres et les mulâtres.
Le théâtre de l’Opéra n’offre à l’extérieur rien de beau ni de
remarquable, et l’on est tout étonné à l’intérieur de voir une salle
grande et magnifique, et une scène large et profonde. La salle peut
contenir environ deux mille personnes. Il y a quatre étages de loges
spacieuses, avec des balustrades formées de barreaux de fer travaillés
avec art; l’ensemble est d’un goût parfait. Les hommes seuls sont admis
au parterre. Je vis représenter _Lucrèce Borgia_ par une troupe
italienne assez bonne; les décorations et les costumes n’étaient pas
trop mal non plus.
Si dans ma visite au théâtre je fus agréablement surprise, le contraire
arriva dans celle que je rendis au Musée. Je m’attendais, dans un pays
aussi richement doué par la nature, à trouver de grandes et riches
collections; je parcourus de nombreuses et vastes salles qui pourront
être remplies un jour, mais qui étaient encore assez vides. Ce que je
vis de plus intéressant et de véritablement beau, ce fut la collection
des oiseaux; celle des minéraux est incomplète, et celle des quadrupèdes
et des insectes est au-dessous de toute critique. Ce qui excita le plus
ma curiosité, ce furent quatre têtes de sauvages parfaitement
conservées: deux appartenaient à la race malaise et deux à celle de la
Nouvelle-Zélande; je ne pouvais surtout me lasser de considérer ces
dernières, qui étaient entièrement tatouées, couvertes des dessins les
plus beaux et les plus artistement faits, et aussi bien conservées que
si la vie venait seulement de les quitter.
Pendant le temps de mon séjour à Rio-de-Janeiro, les salons du Musée
étaient en réparation, et l’on parlait aussi d’une organisation
nouvelle. Les collections n’étaient donc pas visibles, et ce ne fut que
grâce à la bonté de M. le directeur Riedl que je pus les visiter. Il me
servit lui-même de cicerone, et regretta avec moi que, dans un pays où
il serait si facile de former un riche musée, on s’en occupât si peu.
Je visitai aussi l’atelier du sculpteur Petrich, originaire de Dresde,
qui avait été appelé de Rome à la cour de Rio-de-Janeiro, pour faire une
statue de l’empereur en marbre de Carrare. L’empereur est représenté
debout, en grandeur naturelle, avec tous les insignes de sa dignité, le
manteau d’hermine rejeté sur les épaules. La tête est d’une ressemblance
frappante, et la statue entière a été tirée de la pierre avec une grande
habileté. Je crois que ce monument était destiné à un édifice public.
* * * * *
J’eus le bonheur, pendant mon séjour à Rio-de-Janeiro, de voir célébrer
plusieurs fêtes.
La première eut lieu le 21 septembre, dans l’église de _Santa-Cruz_, où
l’on fête le patron du pays. Dès le matin, plusieurs centaines de
soldats s’étaient rangés devant l’église, et une musique habilement
dirigée exécutait des morceaux pleins de gaieté. Entre dix et onze
heures commencèrent à entrer les officiers et les employés, par ordre
hiérarchique, à ce que l’on me dit, en commençant par les officiers
inférieurs. Au fur et à mesure qu’ils entraient dans l’église, on leur
mettait un mantelet de soie rouge foncé, qui couvrait tout leur
uniforme. Chaque fois qu’il se présentait un officier supérieur, tous
les militaires déjà placés se levaient et allaient au-devant du nouvel
arrivant, jusqu’à la porte de l’église, puis le conduisaient
respectueusement à son siége. Enfin, l’empereur arriva avec
l’impératrice. L’empereur est très-jeune (il n’avait pas encore vingt et
un ans accomplis), mais c’est un homme de six pieds[18], excessivement
fort. Il descend de la dynastie lorraine des Habsbourg. L’impératrice,
princesse napolitaine, est petite et mince, et fait un singulier
contraste avec les formes athlétiques de son mari.
Aussitôt après l’entrée de la cour commença la grand’messe, que tout le
monde entendit avec un grand recueillement. Quand elle fut finie, le
couple impérial, en traversant l’église pour se rendre à sa voiture,
tendit ses mains à baiser à la foule empressée. On n’admit pas seulement
à cette faveur les officiers supérieurs et les hauts fonctionnaires,
mais indistinctement tous ceux qui se présentaient.
La seconde fête, bien plus brillante que la première, eut lieu le 19
octobre. C’était la fête de l’empereur: elle fut célébrée à la chapelle
de la cour par une grand’messe. Cette chapelle se trouve près du palais
impérial, avec lequel elle communique par une galerie couverte. A la
grand’messe assistèrent, outre les membres de la famille impériale,
l’état-major et les hauts fonctionnaires, mais en grand uniforme, sans
ces manteaux de soie si disgracieux. Les lanciers de la garde formaient
la haie. On ne saurait se faire une idée de la quantité et de la
richesse des broderies d’or, des épaulettes, des ordres entourés de
pierreries, etc., et j’ai peine à croire qu’on voie rien de semblable
dans aucune cour d’Europe.
Pendant la grand’messe, les ambassadeurs des puissances étrangères,
ainsi que les seigneurs et les dames de la cour, se réunirent au palais,
où il y eut, après le retour de l’empereur, un baisement de mains
général. Les ambassadeurs, cependant, n’y prirent point part, et se
contentèrent de faire de simples salutations.
On pouvait très-facilement voir de la place cette _édifiante_ cérémonie,
car les fenêtres sont très-basses, et elles étaient grandes ouvertes.
Sur les vaisseaux impériaux et sur quelques autres, on tire
continuellement le canon pendant ces fêtes.
Le 2 novembre, jour des Morts, je vis encore des fêtes d’un autre genre,
fêtes toutes religieuses. Ce jour-là, jeunes et vieux vont d’une église
à l’autre prier pour les morts.
Une singulière coutume établie au Brésil, c’est que tous les morts ne
sont pas enterrés dans les cimetières; mais quelques-uns, moyennant une
rétribution particulière, sont enterrés dans l’église même. A cet effet,
on a construit dans chaque église des caveaux dont les côtés contiennent
des catacombes en pierre. On jette de la chaux sur le mort déposé dans
ces catacombes, et, au bout de huit ou dix mois, la chair est consumée.
On retire alors les os, on les nettoie en les faisant bouillir, et on
les place dans une urne, sur laquelle on met le nom du défunt, le jour
de sa naissance, etc. Ces urnes sont placées dans les corridors, ou
emportées par les parents dans leurs maisons.
Le jour des Morts, les murs des caveaux sont tendus d’étoffes noires,
avec des franges d’or et d’autres ornements. Les urnes sont placées sur
des tables élevées, richement ornées de fleurs et de rubans, et
éclairées par des candélabres et des lustres chargés de centaines de
bougies. Depuis les premières heures du matin jusqu’à midi, la foule
afflue; les femmes et les jeunes filles viennent prier pour leurs
parents morts, et les jeunes gens sont aussi curieux que chez nous, en
Europe, de voir les jeunes filles prier.
Femmes et jeunes filles vont ce jour-là vêtues de noir, et portent
souvent, au grand déplaisir des jeunes gens, un voile noir qui leur
couvre la tête et la figure. D’ailleurs, on ne peut aller à aucune fête
d’église avec un chapeau.
La plus brillante de toutes les fêtes que je vis ici fut le _baptême de
la princesse impériale_. Cette cérémonie eut lieu le 15 novembre, dans
la chapelle de la cour, qui, pour cette circonstance, avait été réunie
au palais par une galerie découverte.
Vers trois heures de l’après-midi, une grande quantité de soldats vint
se ranger sur la place du château. Les gardes se partagèrent dans les
galeries et dans l’église. La musique joua de belles mélodies, parmi
lesquelles revenait souvent l’hymne national, composé, dit-on, par le
dernier empereur, Pierre I^{er}. Les équipages vinrent l’un après
l’autre déposer devant le palais des messieurs et des dames richement
parés.
A quatre heures, le cortége commença à sortir du palais. En tête
marchait la musique de la cour, habillée de velours rouge. Suivaient
trois hérauts, dans l’ancien costume espagnol, avec des chapeaux à
plumes magnifiquement ornés, et des vêtements de velours noir. Plus loin
venaient les juges, les magistrats de tous les tribunaux, les
chambellans, les médecins de la cour, les sénateurs, les députés, les
généraux, les ecclésiastiques, les conseillers d’État et les
secrétaires. A la fin de ce long cortége paraissait le majordome de la
petite princesse, qui la portait dans ses bras sur un coussin magnifique
de velours blanc, avec de larges bordures d’or. Immédiatement après lui
venaient l’empereur et la nourrice, entourés des principaux seigneurs et
des premières dames de la cour. Lorsque l’empereur entra sous l’arc de
triomphe de la galerie, devant le portique de l’église, il prit lui-même
sa petite fille sur ses bras, et la présenta au peuple: coutume qui me
plut infiniment, et que je trouvai très-convenable.
L’impératrice[19], avec ses dames, était déjà arrivée dans l’église par
les galeries intérieures, et la cérémonie commença sans retard. Le
baptême fut annoncé à toute la ville par des coups de canon, par des
feux de peloton et des pétards[20]. A la fin de la cérémonie, qui dura
plus d’une heure, le cortége repartit dans le même ordre, et le peuple
fut admis à visiter la chapelle. La curiosité m’y entraîna aussi, et je
dois dire que je fus ravie de la magnificence et du goût avec lesquels
elle était décorée. De magnifiques étoffes de soie et de velours, ornées
de franges d’or, étaient tendues sur les murs, et de riches tapis
couvraient le sol. Au milieu de la nef, sur de grandes tables, étaient
exposées les pièces principales du trésor de l’église: il y avait des
burettes d’or et d’argent, des plats immenses, des patènes, des ciboires
ornés de riches ciselures en relief et en creux. De superbes vases de
cristal renfermaient les plus belles fleurs, et des candélabres massifs
portaient une quantité innombrable de bougies. Sur une table séparée,
près du maître autel, on voyait les vases magnifiques et les objets qui
avaient servi au baptême; et dans une chapelle de côté était le berceau
de la princesse, couvert de satin blanc et garni de franges d’or.
Le soir on illumina la ville, ou, pour mieux dire, les monuments
publics. En effet, on n’invite pas les particuliers à illuminer leurs
maisons, et ceux qui veulent illuminer se contentent de placer quelques
lanternes aux fenêtres qui donnent sur la rue. Cela s’explique
facilement, quand on songe que ces illuminations durent de six à huit
jours. En revanche, les édifices publics sont garnis, de haut en bas, de
lampes qui forment une véritable mer de feu.
Je trouvai uniques dans leur genre et véritablement ravissantes les
fêtes qui furent données plusieurs soirs de suite à l’occasion du
baptême dans les différentes casernes; l’empereur même y parut quelques
instants. De toutes les fêtes que je vis à Rio, celles-là seules ne
furent pas accompagnées de cérémonies religieuses. Elles avaient pour
acteurs les soldats eux-mêmes, parmi lesquels on avait choisi les plus
beaux, les plus adroits et les plus exercés à la danse et aux
évolutions. La plus splendide de ces fêtes eut lieu dans la caserne _Rua
Barbone_. Dans la grande cour on avait établi une galerie
demi-circulaire disposée avec beaucoup de goût, au milieu de laquelle
s’élevait un petit temple avec les bustes de l’empereur et de
l’impératrice. La galerie était destinée aux dames élégantes de la haute
société, qui arrivèrent parées comme pour le bal le plus brillant: à
l’entrée de la cour elles furent reçues par les officiers et conduites à
leurs places. Devant la galerie s’étendait la scène, des deux côtés de
laquelle on avait placé plusieurs rangées de bancs pour les dames d’un
rang moins élevé: derrière les bancs se tenaient les messieurs.
A huit heures, l’orchestre commença à se faire entendre, et, peu après,
on donna le signal de la représentation. Les soldats parurent sous
divers costumes, en Écossais, en Polonais, en Espagnols, etc.; il ne
manquait pas non plus de danseuses figurées naturellement aussi par de
simples soldats. Ce qui m’étonna le plus, ce fut que le costume et les
manières de ces prétendues danseuses étaient d’une extrême décence. Je
m’étais préparée au moins à quelques excentricités, et je ne m’attendais
pas en tout cas à un spectacle fort agréable. Je fus véritablement
surprise de la correction de la danse et des évolutions, comme de
l’ensemble parfait avec lequel toute la représentation fut conduite.
La dernière fête à laquelle j’assistai eut lieu le 2 décembre, jour
anniversaire de la naissance de l’empereur. Après la grand’messe, les
dignitaires vinrent de nouveau faire leur cour, et il y eut un baisement
de mains général. Ensuite l’empereur et l’impératrice se mirent à une
fenêtre du palais, et la troupe défila devant eux, musique en tête. Il
serait difficile de trouver ailleurs des troupes plus richement vêtues
qu’ici: le simple soldat pourrait facilement passer pour un lieutenant,
ou tout au moins pour un sous-officier. Il est seulement fâcheux que la
tenue, la taille et la couleur ne soient pas très-bien en rapport avec
la magnificence de l’habillement: l’on voit un petit gamin de quatorze
ans à côté d’un homme grand et fort, un noir à côté d’un blanc.
Les cadres de l’armée sont remplis par l’enrôlement forcé, et la durée
du service est de quatre à six ans.
J’avais beaucoup entendu parler en Europe, j’avais lu beaucoup de
descriptions de la beauté et de la richesse de la nature au Brésil, de
son ciel toujours pur et riant, des charmes merveilleux de son printemps
continuel.
Il est vrai que la végétation est peut-être plus riche et plus abondante
ici qu’en aucun pays du monde, et que, quand on veut voir la nature dans
toute sa fécondité et dans une activité constante, c’est au Brésil qu’il
faut aller. Cependant que l’on se garde de croire que tout soit beau, et
qu’il n’y ait rien qui puisse affaiblir les premières impressions.
On regarde d’abord avec joie cette verdure continuelle, cette parure
constante du printemps, mais on finit par convenir qu’avec le temps tout
cela perd de son charme. On désirerait un peu d’hiver: le réveil de la
nature, la floraison nouvelle des plantes, le retour des parfums
embaumés du printemps font d’autant plus de plaisir qu’on en a été privé
quelques mois.
Je trouvai l’air et le climat extrêmement lourds et désagréables, et la
chaleur accablante, quoiqu’à cette époque de l’année elle ne dépassât
guère 24 degrés à l’ombre. Dans les grandes chaleurs, de la fin de
décembre au mois de mai, le thermomètre à l’ombre marque plus de 30
degrés et au soleil plus de 40. Je supportais bien plus facilement en
Égypte une chaleur plus forte: ce qu’il faut peut-être attribuer à ce
que le climat de l’Égypte est sec, tandis qu’il règne au Brésil une
extrême humidité. Les nuages et les brouillards sont à l’ordre du jour;
les montagnes, les hauteurs, quelquefois des districts entiers, sont
plongés dans une obscurité profonde, et l’atmosphère est toute chargée
de brouillards humides.
Au mois de novembre, je tombai dans un malaise continu: je me sentais,
surtout dans la ville, oppressée, fatiguée, épuisée, et je ne dus ma
guérison qu’à la bonté et à l’amitié de M. Geiger, secrétaire du
consulat d’Autriche, et de sa femme, qui m’emmenèrent avec eux à la
campagne et m’entourèrent de soins. Je n’attribuais ma maladie qu’à
cette humidité de l’air à laquelle je n’étais pas habituée.
La saison la plus agréable de l’année est l’hiver; il dure du mois de
juin au mois d’octobre, et, avec une température de 14 à 18 degrés, il
est presque toujours sec et serein. C’est aussi l’époque qu’on choisit
pour voyager. L’été, il y a aussi souvent, dit-on, de violents orages;
pendant mon séjour au Brésil, je n’en comptai que trois vraiment
considérables, dont chacun dura une heure et demie. Les éclairs se
succédaient sans interruption et formaient sur presque toute la ligne de
l’horizon une mer de feu: en revanche le tonnerre n’était pas très-fort.
Les jours purs, sans nuages, du 16 septembre au 9 décembre, furent si
rares que j’aurais pu les compter, et je ne comprends pas comment tant
de voyageurs peuvent représenter le ciel du Brésil comme un ciel
toujours beau, serein et bleu: ils ont sans doute visité ce pays à une
autre époque de l’année que moi.
On n’a pas non plus ici de longues soirées et de beaux crépuscules:
aussitôt le coucher du soleil, tout le monde se hâte de rentrer, car les
ténèbres et l’humidité surviennent immédiatement.
Le soleil, dans le fort de l’été, se couche à six heures trois quarts,
le reste de l’année à six heures; la nuit arrive vingt ou trente minutes
après.
Un autre désagrément, ce sont les moustiques, les fourmis, les barates,
les tiques, etc. Je passai plusieurs nuits sur mon séant, tourmentée et
torturée par les piqûres d’insectes. C’est à peine si on peut mettre les
provisions à l’abri des barates et des fourmis. Ces dernières se
montrent souvent en troupes innombrables et passent sur tout ce qu’elles
rencontrent. Pendant mon séjour à la campagne chez M. Geiger, il vint un
jour une bande de fourmis de ce genre, qui traversa une partie de la
maison. Il était véritablement intéressant de voir comme elles suivaient
une ligne régulière sans se laisser détourner par aucun objet. Mme
Geiger me raconta qu’une nuit elle avait été réveillée par une
démangeaison terrible. Elle s’était jetée précipitamment à bas de son
lit, qu’une bande de fourmis était en train de traverser. A cela, il n’y
a rien à faire, et il faut attendre patiemment que le cortége ait fini
de défiler, ce qui dure souvent de quatre à six heures. On garantit les
provisions de diverses manières: on met sous les pieds des tables et des
armoires de petites écuelles remplies d’eau. On serre les habits et le
linge dans des boîtes de fer-blanc hermétiquement fermées, pour les
soustraire non-seulement aux fourmis, mais aussi aux barates et à
l’humidité.
On est surtout tourmenté par les tiques, qui s’attachent aux doigts de
pieds. Dès qu’on y sent une démangeaison, il faut regarder aussitôt, et
si l’on aperçoit un petit point noir entouré d’un cercle blanc, le
premier est l’insecte et le second son sac à œufs qu’il a introduit dans
la chair. On soulève alors la peau avec une aiguille, jusqu’à ce que le
cercle blanc soit visible, puis on enlève le tout et l’on met dans la
plaie un peu de tabac à priser. Mais le plus sûr est d’avoir recours à
un noir, car ils s’acquittent de cette opération avec une extrême
habileté.
Enfin, si l’on considère les productions du Brésil, il lui manque
plusieurs articles importants. Il a bien le sucre et le café, mais il
n’a ni blé, ni pommes de terre, ni aucun de nos excellents fruits. Le
manioc, que l’on broie dans des mortiers, tient la place du pain, mais
il n’est ni aussi substantiel ni aussi nourrissant. Diverses plantes à
tubercules assez doux au goût ne sont pas comparables à nos pommes de
terre, et parmi les fruits il n’y a de bons que les oranges, les bananes
et les mangoustes. L’ananas si vanté n’a ni grand arome ni grand goût:
j’en ai mangé d’infiniment plus savoureux qui étaient venus dans des
serres d’Europe. Les autres fruits ne sont pas dignes d’être nommés.
Enfin deux aliments essentiels, le lait et la viande, laissent beaucoup
à désirer: le premier est très-aqueux, le second très-sec.
En somme, soit que l’on s’en tienne à l’ensemble, soit que l’on entre
dans le détail et que l’on compare les avantages et les inconvénients,
la balance penchera d’abord vers le Brésil, mais ensuite elle inclinera
infailliblement vers l’Europe. Pour le voyageur, le Brésil est peut-être
le pays le plus intéressant du monde. Mais comme séjour ordinaire je
n’hésite pas à dire que je choisirais assurément l’Europe.
Les mœurs et les coutumes du Brésil ne me sont pas assez familières pour
me permettre de porter un jugement précis, et je suis obligée de me
borner à quelques renseignements. En somme, elles semblent se distinguer
peu de celles des Européens; car les possesseurs actuels du pays
viennent du Portugal, et l’on pourrait nommer avec raison les Brésiliens
des Européens transportés en Amérique. Que dans ce transport quelques
habitudes se soient perdues et qu’il en soit né de nouvelles, cela est
bien naturel. La qualité distinctive des Européens devenus Américains
est une soif de l’or qui tourne à la frénésie, et qui de l’Européen
pusillanime fait souvent un héros: car il faut véritablement de
l’héroïsme pour demeurer seul dans une plantation au milieu de plusieurs
centaines d’esclaves, loin de tout secours et avec la perspective d’être
perdu sans ressource à la première révolte.
Cet amour extraordinaire du gain n’est pas propre exclusivement aux
hommes; il se trouve aussi chez les femmes, et il y a ici une coutume
très-répandue qui le favorise beaucoup: c’est que le mari, au lieu de
donner à sa femme ce qu’on appelle des épingles, lui achète, suivant ses
moyens, un ou plusieurs esclaves mâles ou femelles, dont elle peut
disposer à son gré. La femme fait ordinairement apprendre à ses esclaves
à faire la cuisine, à coudre et à broder, ou même à exercer des métiers,
et elle les loue ensuite au jour, à la semaine ou au mois[21], à des
gens qui n’ont pas d’esclaves; ou bien elle les autorise à blanchir dans
sa propre maison le linge de personnes étrangères, ou encore elle leur
fait exécuter d’élégants travaux et de fines broderies qu’elle les
envoie ensuite vendre dehors. L’argent qu’elle en retire ainsi est
ordinairement consacré à sa toilette et à ses menus plaisirs.
Chez les gens d’affaires et les artisans, si la femme aide son mari dans
ses travaux, ce n’est que moyennant un salaire.
En général, au Brésil, les mœurs sont peu satisfaisantes. La corruption
qui y règne peut en grande partie être imputée à la première éducation
des enfants, qui est entièrement abandonnée aux soins des nègres. Ce
sont des négresses qui leur servent de nourrices, de gouvernantes et de
surveillantes, et j’ai vu souvent de petites filles de huit à dix ans
que de jeunes nègres accompagnaient à l’école ou partout ailleurs. La
sensualité des noirs est trop connue pour que ce seul fait ne suffise
pas à expliquer une corruption générale et très-précoce. Nulle part je
n’ai vu autant d’enfants au visage pâle et usé que dans les rues de
Rio-de-Janeiro. Une seconde cause d’immoralité est assurément le manque
de religion. Le Brésil est profondément catholique; sous ce rapport,
l’Espagne et l’Italie peuvent peut-être seules lui être comparées.
Presque tous les jours il y a des processions, des prières, des fêtes
religieuses; mais tout cela n’est qu’un divertissement, et les principes
religieux manquent entièrement.
C’est à ces deux causes qu’il faut aussi attribuer la fréquence des
meurtres; au Brésil, on tue moins pour voler que par haine et par
vengeance. Le meurtrier commet le crime lui-même ou le fait commettre à
vil prix par un de ses esclaves. Si le coupable est riche, il ne doit
pas s’inquiéter beaucoup d’être découvert; car l’or ici, m’a-t-on dit,
peut tout arranger. Je vis à Rio-de-Janeiro quelques hommes qu’on
assurait avoir commis ou fait commettre, non pas un meurtre, mais
plusieurs; et non-seulement ils étaient en liberté, mais ils étaient
reçus dans toutes les sociétés.
* * * * *
En finissant, qu’il me soit permis d’adresser quelques mots à ceux de
mes compatriotes qui veulent quitter leur pays pour aller chercher
fortune sur les côtes lointaines du Brésil; quelques mots seulement que
je voudrais voir répandre le plus possible.
Il y a en Europe des gens qui ne sont guère meilleurs que les négriers
africains; ils parlent sans cesse à tous les malheureux de la richesse
de l’Amérique, de la beauté des pays lointains, de la fertilité du sol
et du manque de travailleurs. Mais ont-ils le moindre souci de voir
s’améliorer le sort des malheureux? Non; ils ont des vaisseaux, ils
veulent les fréter, et ils prennent à leurs pauvres victimes les
derniers restes de leur petit avoir.
Pendant mon séjour ici, il arriva quelques vaisseaux chargés de ces
malheureux émigrants, que le gouvernement n’avait pas appelés et
auxquels il ne donna aucun secours. Ils n’avaient pas d’argent; ils ne
pouvaient pas acheter de terres, ni se présenter comme travailleurs dans
des plantations: car personne ici ne prend à son service des Européens,
que le travail tuerait bientôt sous un climat auquel ils ne sont pas
habitués. Les infortunés ne savaient donc que résoudre et qu’espérer;
ils commencèrent par aller mendier de tous côtés dans la ville, et à la
fin se résignèrent aux positions les plus misérables. Il en est
autrement de ceux qui sont appelés par le gouvernement du Brésil pour
cultiver le sol dans les colonies: ils reçoivent un lot de terrain
boisé, des vivres et aussi d’autres secours; mais, s’ils viennent sans
argent, leur sort n’est guère plus digne d’envie: le besoin, la faim et
la maladie emportent la plupart d’entre eux, et un petit nombre
seulement arrivent, après des fatigues sans relâche, et grâce à une
santé de fer, à se faire une existence meilleure que celle qu’ils
avaient dans leur patrie. Les artisans seuls trouvent vite à s’établir
et parviennent à une position aisée: mais cela aussi pourrait changer
bientôt, car il arrive chaque année à Rio beaucoup d’artisans, et chaque
jour les nègres deviennent plus habiles dans les métiers de toute sorte.
Avant de quitter sa patrie, on devrait chercher à s’éclairer, réfléchir
longtemps et mûrement, et ne pas se laisser entraîner par des espérances
trompeuses. La déception est d’autant plus terrible qu’elle arrive quand
on ne peut plus remédier au mal, et que le malheureux succombe au besoin
et à la misère.
RENSEIGNEMENTS STATISTIQUES SUR LE BRÉSIL.
La superficie du Brésil est de 130 000 milles carrés. Sa population est
de 6 millions d’habitants, sur lesquels on compte à peu près 900 000
blancs; le reste est un mélange de nègres, de mulâtres, de métis et
d’habitants primitifs ou Indiens. On compte environ 3 millions
d’esclaves nègres et 500 000 Indiens, parmi lesquels figurent les
sauvages les plus barbares, tels que les Botocudes.
La ville principale et la capitale est Rio-de-Janeiro, qui a 215 000
habitants, 50 églises et chapelles, 5 couvents, une université, un port
excellent et un marché très-vaste.
Le Brésil est un empire constitutionnel, avec deux chambres, le sénat et
la chambre des représentants. Jusqu’en 1822, le pays a été gouverné par
un vice-roi envoyé du Portugal. C’est en cette qualité que le prince
royal du Portugal, dom Pedro, après une révolte, déclara le Brésil
empire indépendant avec un gouvernement représentatif: il se fit
proclamer lui-même empereur, sous le nom de dom Pedro I^{er}. En 1831,
il abdiqua en faveur de son fils, l’empereur actuel, dom Pedro II.
La religion dominante est la religion catholique; la langue la plus
répandue est le portugais.
Au Brésil, le pays de l’or et des pierres précieuses, on n’emploie pour
les échanges ordinaires que le papier et le cuivre. L’or et l’argent
sont conservés en lingots ou expédiés à l’étranger.
L’unité monétaire est le reis, dont 1 mille (1 milreis) vaut environ 1
florin 7 kreutzers[22]. Cependant, en fait de monnaies de cuivre, il y
a:
Le demi-vingt et un, valant 10 reis,
Le vingt et un, valant 20 reis,
Le double vingt et un, valant 40 reis.
Le patah vaut 320 reis, le crusado 400 reis.
Le plus petit billet de banque est d’un milreis.
Le mille brésilien, appelé _legua_, est un peu plus court que le mille
géographique: 18 leguas font 15 milles géographiques.
* * * * *
Le prix d’un passe-port est considérable: il s’élève à 16 milreis.
* * * * *
La distance de Hambourg à Rio-de-Janeiro peut s’évaluer à 8 ou 9000
milles marins.
[Illustration]
CHAPITRE III.
ENVIRONS DE RIO-DE-JANEIRO.
I. Cascade de Teschuka.--Boa Vista.--Le jardin botanique et ses
environs.
Cette promenade est une des plus intéressantes; mais on est obligé d’y
consacrer deux jours, car le jardin botanique à lui seul demande déjà
plusieurs heures.
Le comte Berchthold et moi nous allâmes en omnibus jusqu’à Andaracky, à
une legua, et nous continuâmes la route à pied, à travers des parties
boisées et de petites collines. D’élégantes maisons de campagne sont
situées à peu de distance sur les collines et sur la route.
Après avoir fait encore une legua, nous arrivâmes par un sentier à une
petite cascade qui n’est ni haute ni abondante; c’est pourtant la plus
importante des environs de Rio-de-Janeiro. Nous retournâmes sur la
grand’route, et, au bout d’une demi-heure, nous atteignîmes une petite
éminence d’où l’on apercevait une vallée d’un aspect original. Une
partie ressemblait à un véritable chaos, l’autre à un jardin fleuri. La
première était remplie de blocs de granit, parmi lesquels se dressaient
d’énormes colosses, tandis qu’à d’autres places de grands quartiers de
rocher s’étageaient les uns au-dessus des autres; de l’autre côté, on
voyait les plus magnifiques arbres fruitiers au milieu d’une luxuriante
verdure. Cette vallée pittoresque est entourée de trois côtés par de
belles montagnes; le quatrième côté est ouvert et donne une libre vue
sur la mer.
Nous trouvâmes dans cette vallée une petite _venda_, où nous réparâmes
nos forces avec un peu de pain et de vin; puis nous nous remîmes en
route vers la grande cascade. Nous trouvâmes la grande moins remarquable
que la petite. Un tout petit ruisseau descendait sur une paroi de rocher
large, mais peu inclinée, et tombait en plusieurs filets dans la vallée.
Après avoir traversé la vallée, nous arrivâmes au _Porto Massalu_. Des
troncs d’arbres creusés, placés dans la baie devant quelques huttes,
nous annonçaient que les habitants étaient des pêcheurs. Nous louâmes un
de ces jolis bateaux pour traverser l’étroite baie. Ce fut tout au plus
l’affaire d’un quart d’heure; mais, en notre qualité d’étrangers, on
nous fit payer deux milreis.
Il nous fallut ensuite tantôt traverser des plaines de sable, tantôt
gravir et descendre de mauvais chemins de montagnes. Nous fîmes bien
encore de cette manière fatigante trois leguas, et nous arrivâmes à la
pointe d’une montagne qui s’élève comme un mur de séparation entre deux
grandes vallées. Cette pointe s’appelle la _Boa Vista_ (la belle vue) et
à bon droit; car on aperçoit de son sommet les deux vallées avec les
montagnes et les chaînes de collines qui les traversent. On voit encore
d’autres montagnes élevées, notamment le _Corcovado_ et les _Deux
Frères_; plus loin, la capitale, les maisons de campagne et les villages
environnants, les baies et la pleine mer.
Nous quittâmes à regret ce beau point de vue; mais, ne sachant pas
quelle distance nous avions à parcourir pour trouver un gîte, nous
étions forcés de nous hâter. On ne voit sur ces routes solitaires que
des nègres avec qui une rencontre de nuit ne serait pas précisément
très-désirable. Nous descendîmes dans la vallée, résolus de passer la
nuit dans la première hôtellerie venue.
Nous fûmes plus heureux qu’on ne l’est d’ordinaire dans ces occasions:
nous trouvâmes non-seulement un excellent hôtel avec des chambres
propres et de beaux meubles, mais une compagnie qui nous amusa beaucoup.
Une famille de mulâtres attira surtout mon attention. La femme, beauté
assez massive, d’une trentaine d’années, était parée comme ne le serait
pas chez nous une femme du plus mauvais goût: elle portait tous ses
bijoux sur elle. Partout où elle avait pu mettre des diamants et de
l’or, elle n’y avait pas manqué. Une robe de soie épaisse et un châle
magnifique couvraient son corps brun foncé, et un petit chapeau de soie
blanche, mignon et coquet, était comiquement placé sur son énorme tête.
Le mari et les cinq enfants faisaient un digne pendant à leur épouse et
mère. Il n’y avait pas jusqu’à la bonne d’enfant, une négresse pur sang,
qui ne fût surchargée d’ornements. Elle avait à un bras cinq bracelets
et six à l’autre: c’étaient des bracelets en pierre, en perles et en
coraux; mais, autant qu’il me sembla, ils n’étaient pas de la plus belle
qualité.
Quand la famille partit, il arriva deux landaus attelés de quatre
chevaux, dans lesquels monsieur, madame, les enfants et la bonne,
montèrent avec une dignité également majestueuse.
Je regardais encore les voitures, qui se dirigeaient avec une grande
rapidité vers la ville, quand un cavalier nous aborda en nous saluant
gracieusement: c’était notre ami M. Geiger. Quand il apprit que nous
voulions passer la nuit dans cet endroit, il nous engagea à
l’accompagner à la propriété de son beau-père, située dans le voisinage.
Nous y fîmes connaissance d’un digne vieillard de soixante-dix ans, qui
était encore directeur de la Société d’architecture et des arts
plastiques. Nous admirâmes son beau jardin et sa coquette habitation,
construite dans le style italien et avec beaucoup de goût.
Le lendemain, de grand matin, j’allai avec le comte Berchthold au jardin
botanique, que nous avions un très-grand désir de visiter: nous
espérions y voir des arbres et des fleurs de tous les pays dans leur
plus grande beauté; mais nous fûmes bien désenchantés. Le jardin est
encore trop nouvellement planté: aucun arbre n’a atteint son
développement; il n’y a pas un grand choix de fleurs et de plantes, et
le peu qui s’y trouve ne porte pas d’étiquettes qui apprennent les noms
aux curieux. Pour nous, ce qui nous intéressa le plus ce furent les
calebassiers, dont les fruits pèsent de dix à vingt-cinq livres et
contiennent une grande quantité de graines que mangent non-seulement les
singes, mais encore les hommes. Il y avait, en outre, des girofliers,
des camphriers, des cacaoyers, des cannelliers, des arbres à thé, etc.
Nous vîmes aussi des palmiers d’une espèce toute particulière. La partie
inférieure du tronc, jusqu’à une hauteur de deux ou trois pieds environ,
était brune, lisse, et avait la forme de cuves; la tige qui en partait
était vert clair, également lisse et brillante comme si on l’avait
vernie. Ils n’étaient pas très-élevés, et la couronne de feuilles se
trouvait, comme dans les autres palmiers, à l’extrémité de l’arbre.
Malheureusement, nous ne pûmes pas en savoir le nom, et dans le cours de
mon voyage je n’en vis pas un seul de la même espèce.
Nous ne quittâmes le jardin que dans l’après-midi; nous fîmes une legua
jusqu’à Botafogo, et là nous prîmes l’omnibus pour retourner à la ville.
II. Excursion au mont Corcovado, 675 mètres au-dessus du niveau de la
mer.
M. Geiger nous avait invités, le comte Berchthold, M. Rister (un
Viennois) et moi, à faire une excursion au mont Corcovado.
Le 1^{er} novembre, époque où souvent chez nous il vente et il pleut,
tandis qu’ici le soleil est brillant et chaud et le ciel sans nuages,
nous partîmes de bonne heure.
Le bel aqueduc nous guida vers la source, où nous arrivâmes au bout
d’une heure et demie de marche. De hautes forêts nous abritèrent sous
leur feuillage épais, si bien que la grande chaleur qui, dans le courant
du jour, s’éleva à 38 degrés (au soleil), ne nous gêna pas trop.
Nous nous arrêtâmes à la source, et, sur un signe de M. Geiger, parut un
nègre athlétique, chargé d’une grande corbeille pleine de provisions. La
collation fut vite apprêtée: on étendit par terre une nappe blanche, et
l’on plaça dessus les plats et les bouteilles. La gaieté et le rire
assaisonnèrent le repas, et, fortifiés de corps et d’esprit, nous
continuâmes notre course.
Le dernier cône de la montagne nous offrit quelques difficultés: il nous
fallut monter à pic sur les rochers nus et brûlés par le soleil. En
revanche, nous vîmes se dérouler devant nos yeux un panorama comme,
assurément, le monde en offre peu. Tout ce que j’avais vu à mon entrée
dans la baie se développait devant nous, plus découvert, plus étendu, et
on en saisissait mieux le détail; on dominait d’un côté toute la ville,
toutes les collines qui la couvrent à moitié, la grande baie qui s’étend
jusqu’à la montagne des Orgues, et de l’autre côté la romantique vallée
où se trouvent le jardin botanique et beaucoup de belles propriétés. Si
vous allez à Rio-de-Janeiro, je vous recommande, n’eussiez-vous que
quelques jours à y rester, de faire cette excursion, car on peut
embrasser d’un seul coup d’œil toutes les richesses dont la nature a
doté les environs de cette ville avec tant de prodigalité. On voit ici
des forêts vierges qui, si elles ne sont pas aussi épaisses et aussi
belles que celles qu’on trouve dans l’intérieur du pays, offrent
néanmoins une force de végétation remarquable. On y voit des mimoses et
des fougères d’une grandeur gigantesque, des palmiers, des caféiers
venus sans culture, des orchidées, des plantes parasites et grimpantes,
des fleurs et des arbrisseaux sans nombre; on y voit aussi les oiseaux
aux couleurs les plus variées, les plus grands papillons, les plus
brillants insectes, voltiger et sauter de fleur en fleur, de branche en
branche. Un effet véritablement admirable est produit, dans l’obscurité
de la nuit, par des milliers de vers luisants qui montent jusqu’à la
cime des plus hauts arbres, et qui brillent, au milieu du feuillage et
de la verdure, comme autant d’étoiles.
On m’avait dit que l’ascension de cette montagne était très-difficile,
mais je ne trouvai pas qu’il en fût ainsi; en effet, on arrive
très-facilement au sommet en trois heures et demie, et encore les trois
quarts de la route peuvent se faire à cheval.
III. Châteaux de la famille impériale.
La véritable résidence de la famille impériale est le château
_Christovao_, qui est situé à une demi-heure de la ville. L’empereur y
passe presque toute l’année, et c’est même là que se traitent toutes les
affaires politiques.
Ce château est petit, et ne se distingue ni par l’élégance ni par
l’architecture; son seul mérite est sa position. Il s’élève sur une
colline, et domine la montagne de l’Orgue et une des baies. Le parc est
insignifiant et descend, de terrasses en terrasses, jusque dans la
vallée. Un plus grand jardin, servant à la fois de pépinière et de
jardin des plantes, y est joint: tous deux sont intéressants au plus
haut degré pour des Européens. On y trouve une grande quantité de
plantes que l’on ne voit pas chez nous, ou que l’on ne voit dans nos
serres qu’avec des proportions naines. M. Riedl, directeur des deux
jardins, eut la complaisance de me conduire lui-même partout, en
attirant principalement mon attention sur les plantations de thé et de
bambous.
Un autre jardin impérial se trouve à _Ponte de Caschu_, à une legua de
la ville. Dans ce jardin il y a trois manguiers remarquables par leur
âge et leur grosseur. Leurs branches couvrent une circonférence de plus
de 25 mètres. Ils ne portent plus de fruits.
Parmi les promenades des environs, il faut encore signaler la montagne
du Télégraphe, le jardin public (_Jardin publico_), la _praya do
Flamingo_, les cloîtres Santa Gloria et Santa Theresa, etc.
IV. Excursion à la colonie allemande nouvellement établie à
Pétropolis.--Tentative de meurtre d’un nègre marron.
On me parla tant à Rio-de-Janeiro du rapide accroissement de Pétropolis,
colonie nouvellement fondée par des Allemands dans les environs, de la
beauté du pays où elle est située, des forêts vierges que traverse une
partie de la route, que je ne pus résister au désir d’y faire une
excursion. Mon compagnon de voyage, le comte Berchtold, était de la
partie. Nous prîmes, le 26 septembre, deux places dans une des barques
qui vont journellement au _Porto d’Estrella_, éloigné de 20 à 22 milles
marins, et d’où on continue la route par terre. Nous traversâmes une
baie qui se fait remarquer par ses vues vraiment pittoresques, et qui me
rappela plusieurs fois bien vivement les lacs de la Suède, à l’aspect si
particulier. Elle est bornée de collines ravissantes et couverte de
petites îles et de groupes d’îles qui tantôt sont couvertes de palmiers,
d’autres arbres et de buissons si serrés qu’elles semblent presque
impénétrables, tantôt sortent isolément de la mer comme des roches
colossales, et s’élèvent comme des tours les unes au-dessus des autres.
Ce qu’il y a de remarquable dans ces dernières, ce sont leurs formes
arrondies, qui semblent avoir été travaillées au ciseau.
Notre barque était conduite par quatre nègres, et commandée par un
blanc. Au commencement nous allâmes à la voile, et les marins
profitèrent de cet instant favorable pour prendre leur repas, qui se
composait d’une portion de farine de manioc, de poissons séchés, de
millet (_blé turc_) rôti, d’oranges, de cocos, et d’autres noix plus
petites; il y avait même du pain blanc, ce qui est un objet de luxe pour
les noirs. J’eus un plaisir infini à voir ces hommes aussi bien traités.
Au bout de deux heures, le vent cessa, et les matelots furent obligés de
recourir aux rames. Je trouvai la manœuvre de la rame très-incommode. Le
matelot était obligé chaque fois de monter sur un banc placé devant lui,
et de se jeter en arrière avec beaucoup de force pour relever la rame.
Au bout de deux autres heures, nous quittâmes la mer et nous entrâmes à
gauche dans le fleuve _Geromerim_, à l’embouchure duquel se trouve un
hôtel où l’on s’arrêta une demi-heure. Je vis ici un phare assez
singulier: c’était simplement une lanterne suspendue aux rochers. Au
moment où la contrée perdait sa beauté pour le touriste, elle commençait
seulement à devenir, pour le botaniste, magnifique et admirable: car les
plus belles plantes aquatiques, entre autres la _nymphæa_, la _ponteder_
et le _cypripède_, s’étalaient dans l’eau et sur les bords du fleuve.
Les deux premières s’élançaient autour des arbres voisins et grimpaient
jusqu’à leur cime, et le _cypripède_ montait à une hauteur de 2 mètres à
2 mètres et demi. Les bords du fleuve sont plats, bordés de buissons peu
élevés et de petits bois; le fond est formé par des chaînes de collines;
les petites maisons que l’on aperçoit çà et là sont bâties en pierre et
couvertes de tuiles, mais elles n’en paraissent pas moins assez
misérables.
Nous restâmes sept heures sur le fleuve, et nous atteignîmes sans
encombre _Porto d’Estrella_, qui ne manque pas d’importance, puisqu’il
sert d’entrepôt aux marchandises qui viennent de l’intérieur du pays, et
qui de là sont expédiées, par eau, à la capitale du Brésil. Il s’y
trouve deux jolis hôtels et un bâtiment semblable à un caravanséraï
turc, avec un immense toit en verre appuyé sur de forts piliers en
maçonnerie. Le premier était destiné aux marchandises, et le second aux
âniers, que nous vîmes agréablement campés et préparant leur repas du
soir autour d’un feu qui pétillait gaiement. Quelque agrément que nous
offrît cette sorte de gîte de nuit, nous préférâmes aller à l’hôtel de
l’_Étoile_, où les chambres et les lits bien propres, et les mets
parfaitement assaisonnés, nous plurent encore davantage.
_27 septembre._ De Porto d’Estrella à Pétropolis il y a encore sept
leguas. Ordinairement on fait ce trajet sur des mulets, que l’on paye 4
milreis par tête. Mais à Rio-de-Janeiro on nous avait dépeint ce chemin
comme une belle promenade à travers de magnifiques forêts,
très-fréquentée, très-sûre, formant la principale route de jonction avec
Minas Gueras; nous nous décidâmes donc à faire la route à pied, d’autant
plus que le comte désirait herboriser, et moi ramasser des insectes. Les
deux premières leguas traversaient une large vallée, couverte en grande
partie de buissons épais et de jeunes bois, et entourée de hautes
montagnes. Les ananas sauvages se présentaient assez bien sur le bord du
sentier; ils n’étaient pas encore tout à fait mûrs et brillaient d’une
couleur rosée; malheureusement ils sont loin d’être aussi savoureux au
goût qu’ils sont beaux à la vue, et on ne les cueille que rarement. Ce
qui me fit beaucoup de plaisir, ce furent les colibris; j’en vis
plusieurs de la plus petite espèce. On ne peut véritablement rien
imaginer de plus délicat et de plus gracieux que ce petit oiseau. Il va
chercher sa nourriture dans le calice des fleurs, et tourne autour
d’elles en voltigeant comme le papillon, avec lequel on peut facilement
le confondre dans son vol rapide. Rarement on le voit se poser sur les
branches.
Après avoir traversé la vallée, nous arrivâmes à la _serra_ (c’est le
nom que les Brésiliens donnent au sommet de toutes les montagnes qu’il
faut franchir; celle que nous avions devant nous a 900 mètres de haut).
Une large route pavée mène, à travers des forêts vierges, à la cime de
la montagne. Je m’étais toujours figuré que dans une forêt vierge les
arbres devaient avoir des troncs d’une grosseur et d’une hauteur
extraordinaires: ce ne fut pas ce que je trouvai ici; probablement la
végétation est trop forte, et les troncs principaux sont étouffés par la
masse des petits arbres, des lianes et des plantes grimpantes. Ces deux
dernières espèces sont si nombreuses et couvrent tellement les arbres,
que souvent on en aperçoit à peine les feuilles: ce n’est pas pour en
voir les troncs. Un botaniste, M. Schleierer, nous assura avoir trouvé
une fois sur un arbre des lianes et des plantes grimpantes de six
espèces différentes.
Nous fîmes une riche récolte de fleurs, de plantes et d’insectes, et
nous parcourûmes gaiement notre chemin, charmés par les forêts
magnifiques et par les vues non moins ravissantes qui s’ouvraient devant
nous, au delà de la montagne et de la vallée, jusqu’à la mer avec ses
baies, et jusqu’à la capitale du Brésil.
De nombreuses _truppas_[23] conduites par des nègres, ainsi que des
piétons isolés que nous rencontrions à chaque instant, nous ôtèrent
toute crainte, si bien que nous ne fûmes nullement effrayés de voir un
nègre nous suivre constamment. Mais, quand nous nous trouvâmes seuls
dans un endroit un peu écarté, il s’élança subitement, en tenant d’une
main un long couteau, et de l’autre un _laso_[24]; il se jeta sur nous
et nous donna à entendre, plus par gestes que par paroles, qu’il voulait
nous entraîner et nous tuer dans la forêt.
Nous ne portions pas d’armes avec nous, puisqu’on nous avait représenté
ce pays comme tout à fait sans danger, et nous n’avions pour nous
défendre que nos parasols. Je possédais un couteau de poche, que je
tirai à l’instant, et je l’ouvris, fermement décidée à vendre chèrement
ma vie. Nous évitâmes les coups autant que nous le pouvions avec nos
ombrelles: mais les ombrelles ne tinrent pas longtemps; de plus, le
nègre parvint à saisir la mienne; en essayant de me l’arracher, il la
cassa et il ne me resta dans la main qu’un bout du manche; pendant ce
combat, le couteau avait échappé des mains du nègre et roulé à quelque
pas: je me précipitai promptement dessus, et je croyais déjà le saisir,
quand lui, plus rapide que moi, me repoussa de la main et du pied et
s’empara de nouveau de son arme: il la brandit furieux au-dessus de ma
tête et me fit deux blessures, dont l’une assez profonde, au haut du
bras gauche[25]: je me regardais comme perdue, et le désespoir seul me
donna le courage de faire aussi usage de mon couteau. Je portai un coup
dans la poitrine du nègre; il l’évita et je le blessai profondément à la
main. Le comte sauta sur lui et le saisit par derrière, tandis que je me
hâtais de me relever. Tout cela s’était passé dans l’espace de quelques
instants; la blessure qu’il avait reçue avait rendu le nègre furieux, il
grinçait des dents comme un animal féroce et brandissait son couteau
avec une rapidité terrible. Bientôt le comte reçut aussi une blessure
qui lui déchira toute la main, et nous étions perdus si Dieu ne nous
avait envoyé du secours. Nous entendîmes des pas de chevaux sur le pavé,
et immédiatement le nègre nous laissa et se sauva dans la forêt.
L’instant d’après, deux cavaliers parurent au coin de la route; nous
nous empressâmes d’aller au-devant deux: nos blessures saignantes et nos
parasols déchirés eurent bientôt expliqué notre situation. Ils nous
demandèrent quelle direction le fugitif avait prise, s’élancèrent à bas
de leurs chevaux et cherchèrent à le rattraper; mais leur peine aurait
été inutile, s’il n’était venu deux nègres qui leur prêtèrent secours et
saisirent bien vite le fugitif. On le lia et, comme il ne voulait pas
marcher, on l’accabla de tant de coups, surtout à la tête, que je
craignais qu’on ne brisât le crâne du pauvre diable. Mais il ne changea
pas de contenance et demeura comme attaché au sol. Il fallut que les
deux nègres l’enlevassent; alors il se mit à mordre autour de lui avec
une rage de bête féroce. On le porta ainsi jusqu’à la maison la plus
proche. Nous suivîmes nos sauveurs, le comte et moi, et, après avoir
fait panser nos blessures, nous continuâmes notre voyage non sans
quelque crainte, surtout quand nous rencontrions un ou plusieurs nègres,
mais sans nouvel accident, et toujours avec la même admiration pour les
beautés du paysage.
La colonie de Pétropolis est située au milieu d’une forêt vierge, à 833
mètres au-dessus de la mer. Il n’y a guère plus de quatorze mois qu’elle
a été fondée, et son but principal est de cultiver pour les besoins de
la capitale différentes espèces de fruits et de légumes d’Europe, qui
dans les pays tropicaux ne viennent qu’à une hauteur considérable. Une
petite rangée de maisons formait déjà une rue, et sur une place
défrichée se dressait la charpente d’une plus grande construction:
c’était une maison de plaisance de l’empereur; mais cette résidence ne
pouvait avoir que difficilement un aspect impérial, car les portes
d’entrée, basses et étroites, faisaient un étrange contraste avec les
larges et grandes fenêtres. C’est autour du château que se formera la
ville. Cependant il y a beaucoup de huttes isolées, plus loin, dans
l’intérieur de la forêt. Une partie des colons, comme les ouvriers, les
petits marchands, occupaient de petites constructions dans le voisinage
du château; les agriculteurs étaient établis sur des emplacements plus
considérables, mais qui n’avaient pas cependant plus de deux ou trois
arpents. Quelle misère ne faut-il pas que ces braves gens aient
soufferte dans leur patrie pour aller chercher quelques arpents de terre
dans un autre hémisphère!
Nous retrouvâmes ici avec son fils notre bonne petite vieille, qui avait
fait avec nous le voyage d’Allemagne à Rio-de-Janeiro. La joie de
pouvoir travailler à côté de son cher enfant l’avait rajeunie. Son fils
fut notre guide; il nous conduisit partout dans la nouvelle colonie.
Elle est établie dans des gorges larges; les montagnes qui l’entourent
sont tellement à pic, que lorsqu’elles auront été déboisées et
transformées en jardins, la terre végétale sera facilement entraînée par
les fortes pluies.
A une legua de la colonie, il y a une cascade qui se précipite dans un
gouffre naturel. Elle est plus remarquable par les belles montagnes où
elle est enfermée, par la sainte obscurité des forêts vierges qui
l’entourent, que par la hauteur ou l’abondance de la chute.
_29 septembre._ Malgré notre accident, nous revînmes à Porto d’Estrella
à pied; nous montâmes dans une barque, et nous naviguâmes par une belle
nuit vers Rio-de-Janeiro, où nous arrivâmes heureusement le matin.
Partout, à Pétropolis comme dans la capitale, on s’étonna beaucoup de
l’attaque à laquelle nous avions été exposés, et sans nos blessures on
n’aurait pas voulu y croire. On prétendait que le drôle était ivre ou
fou. Ce n’est que plus tard que nous sûmes le véritable motif qui
l’avait poussé. Son maître l’avait châtié peu auparavant pour quelque
délit quand il nous rencontra dans la forêt, et il crut sans doute qu’il
s’offrait à lui une occasion de satisfaire impunément sa fureur contre
les blancs.
[Illustration]
CHAPITRE IV.
Voyage dans l’intérieur du Brésil.--Les petites villes de
Morroqueimado (Novo Friburgo) et d’Aldea da Pedro.--Plantations des
Européens.--Bois incendiés.--Forêts vierges.--Dernier établissement
des blancs.--Visite aux Indiens, appelés aussi Puris ou
Rabocles.--Retour à Rio-de-Janeiro.
J’entrepris encore ce voyage en compagnie du comte Berchtold, après être
convenue avec lui que nous pénétrerions dans l’intérieur du pays et que
nous ferions une visite aux aborigènes du Brésil.
_2 octobre._ Le matin nous quittâmes Rio-de-Janeiro pour nous rendre sur
un vapeur au port de _Sampajo_, éloigné de 24 milles marins. Ce port,
situé à l’embouchure du fleuve _Maccacou_, n’a qu’un seul hôtel et deux
ou trois petites maisons. Nous y louâmes des mulets pour aller à la
ville de _Morroqueimado_, éloignée de 20 leguas.
A cette occasion, je dois faire remarquer qu’au Brésil on a l’habitude
de louer des mulets sans guide, ce qui est une marque de grande
confiance donnée aux voyageurs. Quand on est arrivé au lieu de sa
destination, on remet les bêtes à un endroit désigné par le loueur.
Cependant, comme nous ne connaissions pas le chemin, nous préférâmes
emmener un guide. Nous eûmes d’autant moins à nous repentir de cette
précaution, que nous trouvâmes en beaucoup d’endroits le chemin
intercepté par des barrières de bois qu’il fallait toujours ouvrir et
fermer après soi.
Arrivés à deux heures à _Porto Sampajo_, nous résolûmes de pousser 4
leguas plus loin, et d’aller jusqu’à _Ponte de Pinheiro_. Le chemin,
dans presque toute sa longueur, passait par des vallées couvertes de
buissons ou de broussailles et entourées de basses montagnes. En somme,
tout ce pays offrait un aspect très-sauvage, et on ne voyait que par-ci
par-là quelques maigres pâturages et quelques misérables cabanes.
La petite ville de _Ponte de Cairas_, où nous passâmes, ne renferme que
quelques magasins, quelques vendas, plusieurs maisonnettes, une petite
église et une pharmacie. La principale place avait l’air d’un pacage.
Ponte de Pinheiro est un peu plus grand. Nous y trouvâmes un très-bon
gîte et un excellent souper composé d’un poulet au riz, de pain blanc,
de farine de manioc et de vin du Portugal; on nous donna de bons lits,
mais aussi notre dépense s’éleva, avec le déjeuner, à 4 milreis.
_3 octobre._ Nous ne pûmes partir qu’à sept heures du matin. Ici, comme
partout ailleurs dans ce pays, on a beaucoup de peine à se mettre en
route de bonne heure.
Pendant toute la journée le paysage demeura ce que nous l’avions vu la
veille; mais nous commencions à nous approcher des montagnes plus
élevées. Le chemin était généralement assez bon, mais les ponts jetés
sur les ruisseaux et sur les flaques d’eau étaient détestables; aussi
nous estimions-nous toujours très-heureux de les franchir sans accident.
Après avoir mis à peu près trois heures pour faire deux leguas, nous
arrivâmes à la grande _fazinda_ (plantation) de sucre de Collegio, qui
ressemble parfaitement à une terre seigneuriale. A une habitation
spacieuse est jointe une chapelle; les fermes et métairies sont placées
autour, et toute la propriété est enceinte d’un mur élevé.
A une grande distance, les plaines et les coteaux étaient plantés de
cannes à sucre; mais malheureusement nous ne pûmes pas voir faire le
sucre, car les cannes n’étaient pas encore mûres.
Au Brésil, la richesse d’un possesseur de plantations est évaluée
d’après le nombre des esclaves. Il y avait dans cette plantation huit
cents esclaves, ce qui constituait une fortune considérable, puisque
chaque esclave mâle coûte de 6 à 700 milreis.
_Santa-Anna_ est un endroit peu considérable, qui ne consiste qu’en
quelques maisons, une petite église et une pharmacie. On trouve toujours
une pharmacie, là même où il n’y a qu’un groupe de douze à quinze
maisonnettes. Un hôtelier nommé Gebhart nous écorcha sans pitié en nous
faisant payer 3 milreis pour une omelette, une bouteille de vin et un
peu de mil donné à nos mulets.
Nous allâmes ce jour-là seulement jusqu’à _Mendoza_ (3 leguas), qui est
encore plus insignifiant que _Santa Anna_. Une mercerie et une venda
furent les seules habitations que nous rencontrâmes le long de la route;
mais nous finîmes par découvrir dans le fond du paysage une fazinda de
manioc. Nous la visitâmes, et le maître de la plantation eut la
complaisance de nous offrir du café noir, comme c’est l’usage au Brésil,
et de nous faire voir tout son établissement.
Le manioc est un arbuste à tige tortue, haut de 2 à 3 mètres, noueux,
tendre, cassant, à feuilles palmées, à fleurs rougeâtres qui
s’épanouissent en bouquets aux mois de juillet et d’août; son fruit
capsulaire a trois coques, et les graines sont luisantes, d’un gris
blanchâtre. La partie la plus importante de cet arbuste est sa racine
tuberculeuse, qui pèse de deux à trois livres et remplace le blé dans
tout le Brésil.
La racine, ratissée et lavée, est râpée à l’aide d’une meule couverte
d’aspérités, qu’on fait tourner par des nègres jusqu’à ce qu’elle soit
entièrement en poudre. La masse est alors placée dans une corbeille,
fortement lavée et ensuite complétement écrasée avec le pressoir; enfin,
on étend la farine sur de grandes plaques de fer où on la fait sécher
doucement à une chaleur modérée. Elle ressemble alors tout à fait à de
la farine grossière et se consomme en guise de pain, ou mouillée ou
sèche.
Dans le premier cas, on apprête la fécule avec de l’eau chaude et on en
fait une sorte de bouillie; dans le second, on la sert dans de petits
paniers, et chaque convive en prend autant qu’il en veut pour en
répandre sur les mets.
_4 octobre._ Les montagnes se resserrent de plus en plus et les bois
deviennent plus épais et plus touffus. Ce qui est d’une beauté au-dessus
de toute description, ce sont les plantes grimpantes qui ne couvrent pas
seulement tout le sol, mais qui s’enlacent si bien aux arbres que leurs
belles fleurs pendent aux branches les plus élevées et semblent une
floraison merveilleuse des arbres eux-mêmes; il y a aussi des plantes
dont les touffes de feuilles jaunes et rouges ressemblent aux plus
belles fleurs; on en voit d’autres dont les grandes feuilles blanches
brillent comme de l’argent au milieu d’une mer de verdure. On pourrait
vraiment appeler ces bois les jardins gigantesques du monde. Les
palmiers ont presque entièrement disparu.
Nous fûmes bientôt arrivés au pied de la montagne que nous avions à
franchir. Nous atteignîmes quelquefois des points si élevés et si
découverts, qu’en jetant nos regards en arrière nous apercevions jusqu’à
la capitale. Nous trouvâmes une venda sur le sommet de la montagne
(_Alta da Serra_, à 4 leguas de Mendoza). De ce point il y a encore 4
leguas jusqu’à _Morroqueimada_. Nous fîmes ce chemin très-lentement, car
il fallait toujours monter et descendre. Nous étions presque toujours
entourés de tous côtés de superbes forêts, et quelques petites
plantations de _cabi_[26] ou de millet nous rappelaient rarement le
voisinage des hommes. Nous n’aperçûmes la petite ville qu’après avoir
passé la dernière colline et qu’en nous trouvant pour ainsi dire en
face d’elle. La ville est encaissée dans un grand bassin de montagnes
très-pittoresques, à environ 1000 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Comme le jour baissait, nous fûmes bien aises d’arriver à notre gîte
avant la nuit. Nous trouvâmes un asile à côté de la ville, chez un
Allemand du nom de Lindenroth, qui nous traita bien et ne nous fit pas
payer cher, car il ne nous prit qu’un milreis par personne pour le
logement et pour trois bons repas.
_5 octobre._ La petite ville de _Novo Friburgo_ ou de _Morroqueimada_,
fondée il y a environ une vingtaine d’années par des Allemands et des
colons de la Suisse française, ne compte pas encore cent maisons en
briques. Une grande partie de ces maisons forme une rue excessivement
large, et les autres sont disséminées tout autour.
Déjà, à Rio-de-Janeiro, nous avions beaucoup parlé de MM. Beske et
Freese. Nous nous étions bien promis de ne pas manquer de leur faire une
visite.
M. Beske est naturaliste, et vit à Novo Friburgo avec sa femme, qui est
presque aussi instruite que lui. Nous eûmes avec eux plusieurs
conversations intéressantes; ils nous montrèrent des collections
curieuses de quadrupèdes, d’oiseaux, de serpents, d’insectes; et parmi
ces derniers, nous trouvâmes des échantillons plus remarquables qu’au
musée de Rio-de-Janeiro.
M. Beske, sans cesse chargé de nombreuses commandes d’objets d’histoire
naturelle, fait des envois fréquents en Europe.
M. Freese, chef et propriétaire d’une institution de garçons, n’a pas
voulu établir sa maison dans la ville même; il a cherché un emplacement
moins exposé aux rayons ardents du soleil.
Il fut assez aimable pour nous faire visiter son établissement dans les
moindres détails. Comme nous étions allés le voir dans la soirée, les
leçons étaient toutes finies; mais il nous présenta ses élèves, leur
fit faire quelques exercices de gymnastique et leur proposa plusieurs
questions d’histoire, de géographie, d’arithmétique, auxquelles ils
répondirent avec beaucoup de sagacité et de justesse. Son institution
compte soixante places, qui étaient toutes occupées, quoique le prix de
la pension soit de mille milreis par an.
_6 octobre._ Nous avions eu l’intention de ne nous arrêter qu’un seul
jour à Novo Friburgo, et de continuer aussitôt après notre voyage. Mais,
malheureusement, la blessure que le comte avait reçue à la main, dans
notre excursion à Petropolis, avait empiré, par suite des grandes
chaleurs; l’inflammation s’y était mise, et il ne pouvait plus penser à
continuer le voyage. Pour moi, je fus plus heureuse: comme mes blessures
se trouvaient au bras, je pouvais les préserver et les soigner;
d’ailleurs elles étaient en voie de guérison, ne me causaient aucune
gêne, et n’offraient aucun danger.
Il ne me restait d’autre alternative que de voyager seule ou de renoncer
à la partie la plus intéressante du voyage, la visite chez les Indiens!
Il me fut impossible de me résoudre à ce dernier sacrifice. Aussi je
m’informai si l’on pouvait entreprendre ce voyage avec quelque sécurité.
Comme on m’assura que j’en pouvais courir la chance sans risquer
beaucoup, et que M. Lindenroth me procura en outre un guide sûr, je me
mis en route sans crainte, armée d’un pistolet à deux coups.
Nous marchâmes d’abord entre les montagnes, et nous descendîmes ensuite
dans une région plus chaude.
Les vallées étaient pour la plupart étroites, et l’uniformité des
contrées boisées se trouvait souvent coupée par des plantations; mais
toutes ces plantations n’étaient pas belles à voir. Le plus grand nombre
étaient tellement remplies de mauvaises herbes, que souvent l’on ne
distinguait pas les plantes, surtout quand elles étaient encore jeunes
et petites. Il n’y a que les plantations de sucre et de café qui soient
entretenues avec beaucoup de soin.
Les caféiers s’élèvent par rangées sur des collines assez peu inclinées:
ils atteignent une hauteur de 1^{m},80 à 3^{m},60; ils commencent à
porter des graines dès la seconde année, au plus tard dès la troisième,
et ils en portent pendant dix ans. Les feuilles du caféier sont
oblongues, pointues, et ondulées aux bords; ses fleurs sont blanches; sa
baie a la forme d’une cornouille, qui est d’un vert brillant, puis d’un
rouge vermeil, et qui prend enfin une teinte brune tirant sur le noir.
Tant que le grain est rouge, sa cosse extérieure est encore tendre, mais
elle finit par durcir complétement et par offrir l’aspect d’une capsule
ligneuse. Comme on trouve en même temps sur les arbrisseaux des fleurs
et des graines tout à fait mûres, on recueille des fruits presque toute
l’année. Quant à la récolte, elle se fait de deux manières: ou l’on
cueille les graines, ou bien on étale de grandes nattes sous les
arbrisseaux, et on les secoue en suite. Le premier mode est de beaucoup
le plus pénible, mais il est infiniment supérieur à l’autre.
Un nouveau spectacle, qui se présenta pour la première fois à ma vue,
fut l’embrasement d’un bois; on a souvent recours à ce procédé exécutif
pour défricher la terre. Jusqu’ici je n’avais vu que de loin des nuages
de fumée s’élever en l’air, et je désirais vivement m’approcher le plus
possible d’un pareil incendie. Mon désir devait se réaliser le même
jour; car mon chemin me conduisit entre ce bois en flammes et un terrain
couvert de buissons auxquels on avait mis le feu.
L’espace qui séparait le bois de ce terrain n’était guère que de
cinquante pas, et était tout à fait enveloppé de fumée. On entendait le
pétillement du feu, et on voyait monter, au milieu des nuages de fumée,
de fortes colonnes de flammes. De temps en temps éclataient des bruits
semblables à des coups de canon, qui annonçaient la chute des grands
arbres.
Quand mon guide approcha à cheval de ce foyer enflammé, j’eus un moment
de peur; mais ma crainte ne fut pas de longue durée, car je réfléchis
qu’il n’exposerait pas sa vie à la légère, et qu’il devait savoir par
expérience comment on traversait ces endroits.
Il y avait à l’entrée de ce passage deux nègres chargés d’enseigner au
voyageur la route qu’il avait à suivre, et de lui recommander la plus
grande hâte. Mon guide me traduisit ces indications, et éperonna son
cheval; je suivis son exemple, et nous nous jetâmes bride abattue dans
la gorge fumante. Des cendres brûlantes volaient autour de nous, et la
vapeur étouffante de la fumée nous oppressait encore plus que la chaleur
produite par la flamme. Le souffle parut manquer à nos bêtes, et nous
eûmes beaucoup de peine à les maintenir au galop. Heureusement l’espace
à parcourir n’était que de cinq à six cents pas, et nous le traversâmes
sans accident.
Un tel embrasement ne prend jamais une trop grande extension au Brésil,
parce que la végétation est trop fraîche et résiste à l’action de la
flamme. Il faut mettre le feu à plusieurs endroits, encore s’éteint-il
souvent; aussi trouve-t-on des places entièrement intactes au milieu de
la forêt incendiée. Bientôt après avoir passé cet endroit dangereux,
nous arrivâmes à de superbes rochers, dont les flancs, presque
perpendiculaires, pouvaient avoir de 200 à 250 mètres de hauteur.
Beaucoup de pans de rocher détachés gisaient le long du chemin et
formaient de jolis groupes.
Je fus bien étonnée d’apprendre de mon guide que nous approchions du
gîte où nous devions passer la nuit. Nous avions fait à peine 5 leguas;
mais, à l’entendre, l’autre venda où nous aurions pu passer la nuit
était trop éloignée. Dans la suite, je reconnus bien qu’il songeait
simplement à prolonger un voyage qui ne lui rapportait pas mal
d’argent, puisqu’il recevait chaque jour 4 milreis, sans compter sa
nourriture et celle des deux mulets.
Nous passâmes donc la nuit chez M. Molass, dans une venda isolée, au
milieu d’une forêt épaisse.
Pendant tout le jour, nous avions beaucoup souffert de la chaleur. Le
thermomètre marquait au soleil 39 degrés.
Ce qui doit surprendre le plus un étranger dans la vie des colons et des
habitants du Brésil, c’est le contraste assez étrange qu’offrent, d’une
part la crainte, et de l’autre le courage. Ainsi, chaque personne qu’on
rencontre dans la rue est armée de pistolets et de longs couteaux, comme
si le pays était infesté de brigands et d’assassins. Mais les
possesseurs de plantations demeurent, sans rien appréhender, au milieu
d’une masse d’esclaves, et le voyageur passe la nuit sans crainte, au
milieu de bois impénétrables, dans des vendas isolées qui n’ont ni
barreaux aux fenêtres, ni portes solides et munies de serrures. Le
logement des propriétaires se trouve, en outre, à une grande distance
des pièces destinées aux étrangers; quant aux gens de la maison, tous
esclaves, on ne pourrait guère attendre d’eux quelque secours, car ils
demeurent dans quelque coin de l’écurie ou de la grange.
Dans les premiers temps, j’avais peur de passer la nuit seule dans une
chambre mal fermée, entourée d’une forêt sombre et sauvage, éloignée de
tout secours; mais, comme on m’assura partout que l’attaque d’une maison
était une chose inouïe, je congédiai la crainte comme une compagne
inutile, et je dormis depuis parfaitement tranquille, sans que rien vînt
troubler mon repos.
En Europe, je ne connais que peu de pays où je voudrais traverser des
forêts épaisses en compagnie d’un seul guide, et rester la nuit dans des
maisonnettes aussi sombres et aussi isolées.
Le _7 octobre_, nous ne fîmes également qu’une petite journée de 5
leguas, jusqu’à la petite ville de _Canto-Gallo_. Le pays ne changea pas
d’aspect: ce furent toujours des vallées étroites sans aucune vue, et
des montagnes couvertes de bois dont on n’apercevait pas la fin. Si
quelques faziendas éparses ou quelques incendies dans les bois ne vous
rappelaient la présence de l’homme, on pourrait s’imaginer qu’on foule
une partie encore inexplorée du Brésil.
La monotonie de ce voyage ne fut interrompue que par un simple hasard
qui nous détourna un peu de notre route. Pour retrouver notre chemin, il
nous fallut traverser des voies non frayées dans le bois, tâche dont
aucun Européen ne saurait se faire une idée. Nous descendîmes de nos
montures; notre guide coupa à droite et à gauche les branches d’arbres
qui pendaient jusqu’à terre, et fendit le réseau serré des plantes
grimpantes. Tantôt nous étions obligés de grimper par-dessus des troncs
brisés, ou de nous frayer un passage au milieu des souches; tantôt nous
enfoncions jusqu’aux genoux dans d’innombrables plantes grimpantes. Je
doutai plus d’une fois de la possibilité de sortir de ce labyrinthe, et
aujourd’hui encore j’ai de la peine à comprendre comment nous pûmes nous
tirer de ce dédale de plantes.
La petite ville de _Canto-Gallo_, située dans une vallée étroite, compte
à peine quatre-vingts maisons. La venda est dans un endroit isolé d’où
l’on n’aperçoit pas la ville. Ici, la température est aussi chaude que
celle de Rio-de-Janeiro.
A mon retour d’une petite promenade à la ville, je m’assis dans la
venda, à côté de mon hôtesse, pour voir de plus près l’organisation d’un
intérieur brésilien. Mais la bonne hôtesse ne s’occupait guère du ménage
et de la cuisine. C’était l’affaire du mari, comme en Italie. Une
négresse et deux négrillons s’occupaient de la broche et des fourneaux.
A la cuisine, tout se faisait d’une manière excessivement simple. On
écrasait le sel au moyen d’une bouteille; on en faisait autant pour les
pommes de terre, qu’on pressait ensuite dans la poêle avec une assiette
pour leur donner la forme d’un gâteau. Un morceau de bois pointu servait
de fourchette, etc. Pour chaque mets, il y avait un grand feu allumé.
Tous les blancs prenaient place à la table, sur laquelle on servait en
même temps tous les mets: c’étaient du bœuf rôti froid, des fèves avec
de la _carna secca_ cuite[27], des pommes de terre, du riz, de la farine
de manioc et des racines de manioc cuites. Tout le monde se servait à sa
guise et prenait ce qu’il voulait. Le repas se terminait par du café
noir. Quant aux esclaves, on leur donnait des fèves, de la _carna secca_
et de la farine de manioc.
_8 octobre._ Le but de notre voyage d’aujourd’hui fut la fazienda de
_Boa-Esperanza_, éloignée de 6 leguas. A une legua de Canto-Gallo, nous
rencontrâmes une petite cascade, après laquelle nous traversâmes les
plus superbes forêts vierges que j’aie jamais vues. On y passait par un
sentier étroit tracé le long d’un petit ruisseau. Des palmiers, avec
leurs couronnes majestueuses, s’élevaient fièrement au-dessus des autres
arbres, dont l’épais feuillage formait au-dessous d’elles de magnifiques
bosquets. Des orchidées poussaient en abondance sur les branches et les
rameaux autour desquels elles s’enlaçaient, et formaient des murs de
fleurs qui brillaient des couleurs les plus resplendissantes et
embaumaient l’air de leurs parfums. De légers colibris gazouillaient çà
et là. Le cotinga aux belles couleurs variées s’élevait timidement; des
perroquets se berçaient sur les branches, et beaucoup d’autres beaux
oiseaux, que je ne connaissais que pour les avoir vus dans des musées,
animaient ce bois enchanté. Il me semblait que j’étais dans le parc
d’une fée, et à tout instant je croyais voir paraître des sylphes et des
nymphes.
J’étais au comble du bonheur, et je me trouvais amplement dédommagée des
fatigues de mon voyage. Une seule pensée vint jeter une ombre sur ce
tableau plein de vie et de lumière: le faible mortel ose entrer en lutte
avec cette nature gigantesque pour l’assouplir à sa volonté. Bientôt
peut-être ce calme profond et sacré sera troublé par la hache
retentissante de hardis et avides colons, épuisant toute leur industrie
pour satisfaire aux besoins croissants de la vie.
En fait d’animaux dangereux, je ne vis que quelques serpents d’un vert
foncé et longs d’un mètre et demi à deux mètres; une once tuée, qu’on
avait dépouillée de sa peau; un lézard d’un mètre de long, qui traversa
la route avec inquiétude. Quant aux singes, je n’en aperçus nulle part.
Ils semblent se cacher avec plus de soin encore, dans ces bois où le pas
de l’homme ne vient pas troubler leurs sauts et leurs ébats.
Sur toute la route de Canto-Gallo, jusqu’au petit village de
_Santa-Ritta_ (4 leguas), nous ne rencontrâmes que quelques plantations
de café qui nous prouvèrent que le pays n’est pas entièrement désert.
Près de Santa-Ritta, dans la rivière du même nom, il y a quelques
lavages d’or, et, non loin de là, on trouve aussi des diamants. Depuis
que le gouvernement impérial a renoncé au monopole des fouilles, chacun
est libre de chercher des diamants; cependant on y met d’ordinaire le
plus grand mystère possible.
Personne ne veut avouer quel est l’objet de ses recherches, parce qu’on
désire frustrer l’État de la part qui lui revient légalement. Les
pierres précieuses, amenées en certains endroits, après de fortes
ondées, parmi les terres, les sables et les pierres, sont déterrées et
recueillies avec le plus grand soin.
A Canto-Gallo, j’avais trouvé pour la dernière fois un asile dans une
venda. A partir de ce moment je me trouvai réduite à l’hospitalité des
maîtres de faziendas. Quand on arrive à une fazienda où l’on veut rester
à dîner ou bien passer la nuit, il est d’usage de s’arrêter devant la
cour et de faire demander par un domestique la permission d’entrer. Ce
n’est qu’après avoir obtenu cette autorisation, presque toujours
accordée, qu’on descend de son mulet et qu’on pénètre dans la cour.
Je fus reçue de la manière la plus cordiale dans la fazienda de
_Boa-Esperanza_, et, comme j’arrivais justement à l’heure du dîner
(entre trois et quatre heures de l’après-midi), on mit aussitôt deux
couverts pour moi et mon domestique. Les mets étaient nombreux et assez
bien préparés à l’européenne.
Dans chaque venda, ainsi que dans chaque fazienda, on s’étonnait
toujours excessivement de voir arriver une femme seule avec un
domestique.
La première question qu’on m’adressait était si je n’avais pas peur de
traverser seule les forêts. On prenait partout mon guide à part pour
s’informer du but de mon voyage. Comme je recueillais beaucoup de fleurs
et que je faisais souvent la chasse aux insectes, on me croyait
naturaliste, et on présumait que je voyageais dans l’intérêt de la
science.
Après le dîner, la bonne et aimable ménagère me proposa de visiter les
plantations de café, les magasins et autres parties curieuses de la
fazienda. J’acceptai avec empressement cette proposition, qui me
fournissait le moyen de voir le café passer par les diverses phases de
sa préparation.
J’ai déjà raconté la manière de recueillir le café. Après cette
opération, on l’étale sur de grandes aires en terre battue, entourées
de petits murs en maçonnerie d’un pied à peine. Ces murs ont de petites
chantepleures, pour qu’en cas de pluie l’eau puisse s’écouler. C’est sur
ces aires que le café est séché à un soleil brûlant. On le verse ensuite
dans de grands mortiers de pierre; dix ou vingt de ces mortiers sont
établis sous des chevrons, d’où des marteaux de bois viennent frapper
les grains, détachent facilement la cosse. Ces marteaux sont mus par la
force de l’eau. La masse écossée passe ensuite dans des boîtes de bois
fixées au milieu d’une longue table; aux deux extrémités de ces boîtes
sont pratiquées de petites ouvertures par lesquelles le grain tombe
lentement avec la balle.
A la table sont assis des nègres qui détachent le grain de la balle et
le mettent ensuite dans des chaudrons de cuivre plats chauffés
légèrement. On le tourne souvent et on l’y laisse jusqu’à ce qu’il soit
parfaitement séché. Ce dernier travail exige quelques soins, puisque la
couleur du café dépend du degré de la chaleur; si on le sèche trop vite,
il prend bientôt, au lieu de la teinte verte qu’il doit avoir, une
couleur jaunâtre.
En général la culture du café n’est pas pénible, et sa récolte ne donne
pas autant de mal que chez nous la récolte du blé. Le nègre reste debout
pour cueillir les grains de café, et il est garanti de la grande chaleur
du soleil par l’arbrisseau lui-même. Le seul danger qu’il puisse courir,
c’est d’être mordu par des serpents venimeux, accident qui est
heureusement très-rare.
Mais en revanche les travaux dans une plantation de sucre passent pour
être excessivement pénibles, surtout l’arrachement des mauvaises herbes
et la taille des cannes à sucre. Je n’ai pas encore assisté à une
récolte de sucre; peut-être cela m’arrivera-t-il dans le cours de mes
voyages.
Le travail finit au coucher du soleil. On compte ensuite les nègres
rangés devant la maison du maître. Après une courte prière on leur
donne le souper, qui se compose de fèves cuites au lard, de _carna
secca_ et de farine de manioc. Au lever du soleil ils se réunissent, on
les compte de nouveau, et après la prière et le déjeuner ils se mettent
à l’ouvrage.
Je remarquai dans cette plantation, comme dans d’autres faziendas,
vendas et maisons particulières, qu’on ne traite pas les esclaves aussi
durement que nous le croyons d’ordinaire en Europe. Bien loin d’être
écrasés de travail, ils n’en prennent qu’à leur aise et sont bien
nourris. Leurs enfants servent de compagnons aux enfants de leurs
maîtres et se chamaillent avec eux comme avec leurs égaux. Il arrive
sans doute que des esclaves sont parfois maltraités et châtiés sans
l’avoir mérité; mais ces injustices n’ont-elles pas lieu aussi en
Europe?
Je suis certainement une grande ennemie de l’esclavage, et je saluerais
son abolition avec une joie inexprimable. Mais je n’en répète pas moins
que l’esclave nègre placé sous l’égide de la loi jouit d’un meilleur
sort que le fellah libre d’Égypte et que beaucoup de paysans d’Europe,
qui gémissent encore sous le poids de corvées. Ce qui semble surtout
contribuer à rendre le sort d’un esclave préférable à celui d’un paysan
corvéable, c’est que l’achat et l’entretien du premier sont dispendieux,
tandis qu’on ne débourse rien pour le dernier.
La disposition des maisons des maîtres dans les faziendas est
extrêmement simple. Les fenêtres n’ont pas de vitres, et sont fermées la
nuit par des volets de bois. Souvent le toit sert de couverture commune
à toutes les chambres, qui ne sont séparées l’une de l’autre que par des
cloisons, de sorte qu’on entend distinctement la moindre parole de son
voisin et le bruit de la respiration des dormeurs. Les meubles sont
très-simples aussi; ils se composent d’une grande table à manger, de
divans de paille tressée et de quelques chaises. Les habits pendent
ordinairement aux murs; le linge seul se met dans des coffres de laiton
pour le garantir contre les piqûres des fourmis et des barates.
Les enfants, même ceux des gens riches, courent souvent dans la campagne
sans souliers et sans bas. Avant de les coucher, on examine s’il ne
s’est pas logé de tiques dans leurs petits pieds, et, s’il s’en trouve,
les plus âgés des enfants noirs les leur retirent au moyen d’une
épingle.
_9 octobre._ De grand matin, je pris congé de mes aimables hôtes;
l’excellente hôtesse me donna à emporter un poulet rôti, de la farine de
manioc et du fromage, et ainsi bien munie de provisions, je continuai
mon voyage.
La station voisine, _Aldea do Pedro_, située sur les bords du
_Parahyby_, était éloignée de 4 leguas. On passe par de superbes forêts,
et à moitié route on arrive au fleuve Parahyby, un des plus grands du
Brésil, qui se distingue en outre par l’aspect tout à fait original de
son lit. Il est parsemé d’écueils et de rochers innombrables, qui
ressortaient alors d’autant mieux que l’eau était très-basse; partout on
voyait s’élever de petites îles couvertes d’arbrisseaux ou de buissons,
qui lui donnaient un charme magique. Par les temps de pluie, la plupart
des rochers et des écueils sont couverts d’eau, et le fleuve lui-même
paraît alors plus grand et plus majestueux; mais il n’est navigable que
pour les bateaux et pour les petits radeaux.
Quand on suit les bords du fleuve, le paysage change; sur le devant, les
hauteurs se transforment en monticules, en coteaux, les montagnes
reculent, et, plus on approche d’Aldea do Pedro, plus la vallée
s’élargit et s’étend. Ce n’est que dans le fond que s’élèvent de nouveau
de belles montagnes, parmi lesquelles on en voit une isolée, assez haute
et un peu nue. Ce fut celle-là que m’indiqua mon guide; il fallait la
franchir, disait-il, pour pénétrer chez les _pouris_, qui habitaient de
l’autre côté.
J’arrivai vers midi à Aldea do Pedro, petit village avec une église en
briques, qui pouvait contenir deux cents habitants. J’avais eu
l’intention de continuer le même jour mon voyage jusque chez les pouris;
mais mon guide avait une douleur au genou, qui ne lui permit pas d’aller
plus loin. Il ne me resta d’autre ressource que de descendre chez le
curé, qui s’empressa de me donner l’hospitalité. Son habitation, assez
commode, était contre l’église.
_10 octobre._ Le mal de mon guide ayant empiré, l’ecclésiastique
m’offrit son nègre pour le remplacer. J’acceptai cette proposition avec
reconnaissance, mais malgré cela je ne partis qu’à une heure de
l’après-midi. Je n’en fus pas précisément fâchée; car, comme c’était
dimanche, j’espérais voir beaucoup de gens de la campagne affluer à la
messe. Mais il n’en fut rien. Bien qu’il fît un temps magnifique, il ne
vint guère plus de trente personnes. Les hommes étaient tout à fait
habillés à l’européenne; les femmes portaient de longs manteaux à
collets et avaient autour de la tête des mouchoirs blancs, dont une
partie leur couvrait aussi la figure, mais qu’elles relevèrent à
l’église. Les hommes comme les femmes allaient pieds nus.
Le hasard me fournit l’occasion d’assister à un enterrement et à un
baptême.
Avant que la messe commençât, je vis un bateau traverser le Parahyby; à
son arrivée au rivage, on en sortit un hamac dans lequel se trouvait le
mort. On le plaça dans un cercueil ouvert, et on l’exposa dans une
maison proche du cimetière. Le corps était recouvert d’un voile blanc,
qui laissait passer les pieds et la moitié de la tête. Celle-ci était
ornée d’une coiffe pointue faite d’étoffe noire brillante.
Avant la messe mortuaire, on célébra le baptême. Le néophyte, jeune
nègre de quinze ans, se tenait avec sa mère à la porte de l’église.
Quand le prêtre entra pour dire la messe, il lui imprima le sceau du
chrétien en passant, sans la moindre cérémonie, d’une manière peu
édifiante, et même sans témoins. Aussi cette scène rapide ne parut pas
faire plus d’effet sur le pauvre jeune homme qu’elle n’en aurait fait à
un nouveau-né. Je crois que ni lui ni sa mère n’avaient idée de
l’importance de cet acte.
Le prêtre dit ensuite rapidement la messe et bénit le mort, qui, soit
dit en passant, appartenait à une famille assez aisée, et à qui, par
cette raison, on fit des obsèques convenables. Mais quand on voulut le
déposer dans la tombe, elle se trouva trop courte et trop étroite. On
poussa, on pressa le cercueil dans tous les sens, de sorte que je
m’attendais à le voir s’ouvrir, et le mort rouler sur le sol. Mais tous
les efforts furent inutiles. Après plusieurs tentatives infructueuses,
il fallut mettre le cercueil de côté et agrandir la fosse, ce qui ne se
fit pas sans grommeler et sans proférer plus d’un juron.
Enfin, toutes ces tristes cérémonies étant finies, je retournai chez
moi, et, après avoir fait un bon déjeuner à la fourchette en compagnie
du prêtre, je me mis en route avec mon guide noir. Nous traversâmes à
cheval une longue vallée bordée de deux superbes forêts, et nous
passâmes deux fleuves, le Parahyby et le Pimba, dans des troncs d’arbres
creusés. Il fallut payer un milreis pour chacun de ces misérables
passages, qui offraient en outre de grands dangers, moins à cause du
courant et de la petitesse de la barque qu’à cause de nos montures, qui,
tenues par le licou, nageaient à côté du bateau et souvent en
approchaient si près, que je craignais de le voir chavirer.
Après avoir fait 3 leguas, nous arrivâmes au dernier établissement des
blancs[28]. Sur une place découverte, conquise avec peine sur la forêt
primitive, s’élevait une assez grande maison en bois, entourée de
quelques misérables chaumières. La maison servait de demeure aux
blancs, tandis que les huttes abritaient leurs esclaves. Grâce à une
lettre d’introduction que m’avait donnée le curé, je fus parfaitement
bien reçue. Tout dans cet établissement était organisé de manière à me
faire croire que je me trouvais déjà au milieu des sauvages.
La maison était précédée d’un grand vestibule qui conduisait dans quatre
pièces, dont chacune était habitée par une famille blanche. Toutes ces
pièces n’avaient pour mobilier que quelques hamacs et quelques nattes de
paille. Les blancs étaient accroupis à terre et jouaient avec les
enfants ou s’aidaient mutuellement à se débarrasser de la vermine dont
ils étaient couverts. La cuisine touchait à la maison et ressemblait à
une vaste grange ouverte de tous côtés. Dans l’âtre, qui en occupait
presque toute la longueur, il y avait beaucoup de feux allumés.
Au-dessus de ces feux étaient suspendus de petits chaudrons, et sur les
côtés on avait fixé des tourne-broches pour faire rôtir des viandes qui
cuisaient moins par le feu que par la fumée. La cuisine était remplie de
monde; on y voyait des blancs, des pouris et des nègres, des métis de
blancs et de pouris ou de pouris et de nègres; véritables échantillons
des mélanges les plus divers de ces trois principales races.
La cour fourmillait de poules, de canards et d’oies aux belles couleurs;
j’y aperçus aussi trois gros porcs et des chiens affreux. Sous des
cocotiers et des tamarins chargés de superbes fruits, des blancs et des
hommes de couleur étaient assis isolément ou par groupes, occupés la
plupart à assouvir leur faim. Les uns avaient devant eux des pots cassés
ou des citrouilles dans lesquelles ils pétrissaient à pleines mains des
fèves cuites et de la farine de manioc; et, quoique cela fît une pâtée
peu appétissante, ils la mangeaient avec beaucoup d’avidité. D’autres se
nourrissaient de viande qu’ils dépeçaient à l’aide de leurs doigts et
qu’ils se fourraient dans la bouche avec des poignées de farine de
manioc. Les enfants avaient aussi devant eux leurs citrouilles, mais ils
étaient forcés de défendre bravement leurs provisions, car tantôt une
poule, tantôt un chien leur enlevait quelque morceau, ou bien c’était un
petit cochon de lait qui arrivait en chancelant et qui grognait de
plaisir quand il n’avait pas fait une course inutile.
Pendant que je poursuivais le cours de mes observations, des cris joyeux
partirent tout à coup en dehors de la cour. Je me dirigeai aussitôt du
côté d’où ils venaient, et je vis deux garçons traînant par une corde
d’écorce un grand serpent d’un noir foncé, qui avait certainement plus
de 2 mètres de long. Ce serpent était déjà mort. Autant que je pus
comprendre ce que l’on me disait, sa morsure est si dangereuse,
qu’aussitôt après avoir été mordu on enfle et on meurt.
Ces renseignements ne laissèrent pas de m’inspirer quelque inquiétude.
Du moins je ne voulus pas me hasarder le soir dans les bois, où il
m’aurait peut-être fallu passer la nuit sous quelque arbre, et je remis
au lendemain la visite que je comptais faire aux Indiens. Les bonnes
gens s’imaginèrent que j’avais peur des sauvages et ne cessèrent de
m’assurer que c’étaient des hommes inoffensifs, dont je n’avais
absolument rien à craindre. Comme toute ma connaissance du portugais se
réduisait à peu de mots, j’eus quelque peine à me faire comprendre, et
ce ne fut qu’à l’aide de gestes et quelquefois de dessins que je parvins
à leur expliquer la véritable cause de ma peur.
Je passai donc la nuit chez ces blancs à moitié sauvages, qui me
témoignèrent constamment le plus grand respect et me comblèrent de
prévenances. Sur ma demande, on m’étendit dans la cour une natte de
paille en guise de lit. Pour souper on me servit un poulet rôti, du riz,
des œufs durs, et pour dessert on me donna des oranges et des gousses de
tamarin; ces dernières renferment une pulpe brune, dont la saveur acide
est assez agréable. Les femmes se groupèrent autour de moi, et peu à peu
je finis par m’entendre avec elles le mieux du monde.
Je leur montrai les fleurs et les insectes de tout genre que j’avais
recueillis pendant la journée. Cela me fit regarder sans doute par elles
comme une personne très-savante, à laquelle elles attribuèrent aussi des
connaissances en médecine. Elles me demandèrent des conseils pour
différentes maladies, douleurs d’oreilles, éruptions de peau, accidents
scrofuleux chez les enfants, etc. J’ordonnai des bains tièdes, des
ablutions, des frictions d’huile et de savon. Veuille le ciel que mes
ordonnances aient réellement soulagé leurs maux!
Le 11 octobre je partis, accompagnée d’une négresse et d’un pouri, pour
aller dans les forêts faire une visite aux Indiens. Nous eûmes souvent
beaucoup de peine à nous frayer un chemin à travers les taillis; mais
quelquefois aussi nous tombions sur de petits sentiers étroits par
lesquels nous avancions un peu plus facilement. Au bout d’environ huit
heures de marche, nous rencontrâmes quelques pouris qui nous
conduisirent à peu de distance dans leurs cabanes. J’y trouvai la plus
grande indigence et la plus complète misère.
Dans mes différents voyages, j’avais déjà eu le spectacle d’une pauvreté
extrême, mais nulle part je ne l’avais vue aussi affreuse.
Sur un petit espace, au-dessous d’arbres élevés, se trouvaient cinq
huttes, ou plutôt des toits de feuillage d’environ 5 mètres et demi de
long et 3 mètres et demi de large. Quatre perches enfoncées dans la
terre et une autre perche en travers formaient la charpente; quant au
toit, c’étaient de grandes feuilles de palmier à travers lesquelles la
pluie pouvait passer aisément. De trois côtés, ce berceau était tout à
fait ouvert. Dans l’intérieur, il y avait deux ou trois hamacs, et par
terre on voyait briller dans les cendres un peu de feu où l’on faisait
rôtir quelques racines, des épis de maïs et des bananes. Dans un petit
coin, sous le toit, se trouvait entassée une petite provision de ces
vivres; quelques citrouilles étaient répandues çà et là: elles servent,
comme on sait, aux sauvages, de plats, de pots et de cruches. Des arcs
et des flèches, leurs seules armes, étaient appuyées contre le mur au
fond de la hutte.
Je trouvai les Indiens encore plus laids que les nègres. Ils ont le
teint couleur bronze clair; ils sont bouffis, trapus et de grandeur
moyenne. Ils ont des figures larges un peu épatées, des cheveux noirs
comme du charbon et qui leur tombent épais et roides sur le visage. Les
femmes tressent une partie de leur chevelure en nattes et la rattachent
par derrière; elles laissent négligemment retomber le reste. Leur front
est large et bas; ils ont le nez un peu écrasé, les yeux petits et peu
fendus, presque semblables à ceux des Chinois, la bouche très-grande et
les lèvres assez grosses. Pour faire mieux ressortir ces diverses
beautés, il y a sur leur figure une forte empreinte de bêtise, exprimée
surtout par leur bouche toujours ouverte.
La plupart, tant hommes que femmes, étaient tatoués en rouge ou en bleu,
mais seulement autour de la bouche en forme de moustaches. Hommes et
femmes fument avec passion; ils aiment l’eau-de-vie par-dessus toute
chose. Leur habillement se compose de quelques haillons attachés autour
des hanches.
J’avais déjà recueilli, à Novo-Friburgo, sur ces pouris, quelques
détails assez intéressants que je reproduis ici sommairement.
Le nombre des Indiens encore existants au Brésil ne s’élève guère à plus
de 500 000, qui, disséminés dans le cœur du pays, vivent au fond des
bois.
Il ne s’établit jamais plus de six à sept familles dans le même endroit,
et elles le quittent dès qu’elles ont mangé les fruits et les racines
qui s’y trouvent, et tué le gibier d’alentour. Beaucoup de ces Indiens
ont été baptisés. Pour un peu d’eau-de-vie et de tabac ils sont tout
disposés à se soumettre à cette cérémonie, et ils regrettent seulement
qu’elle ne puisse pas se répéter plus souvent, d’autant plus qu’elle se
fait d’une manière très-rapide. Le prêtre croit que c’est assez pour
gagner une âme au ciel, et il ne s’occupe plus de l’instruction ni des
mœurs des néophytes. Dès lors, ils portent bien le nom de chrétiens ou
de _sauvages apprivoisés_, mais ils n’en vivent pas moins en païens et
selon leurs anciennes mœurs.
C’est ainsi qu’ils contractent des mariages pour un temps indéterminé,
qu’ils choisissent des caciques ou des chefs parmi les hommes les plus
grands et les plus forts, et qu’ils observent _avant_ comme _après_ le
baptême leurs anciennes coutumes pour les mariages et les décès, etc.
Leur langue est excessivement pauvre. Ils ne savent, dit-on, compter que
jusqu’à deux, et ils se trouvent réduits à répéter toujours les chiffres
_un_ et _deux_ quand ils veulent exprimer un plus grand nombre. Le même
mot _jour_ leur sert à désigner _aujourd’hui_, _demain_ et _hier_.
Aussi, pour en déterminer chaque fois le sens exact, ils le complètent
par des signes. Ainsi ils désignent _aujourd’hui_ en se tâtant la tête
ou bien en levant la main en l’air; _demain_ en étendant le doigt devant
eux, et _hier_ en montrant derrière eux.
Les pouris ont l’odorat excessivement développé et possèdent, dit-on, un
talent tout particulier pour découvrir les nègres échappés. Ils sentent
la trace du fugitif aux feuilles des arbres, et, si le nègre ne
rencontre pas de fleuve où il puisse marcher ou nager pendant quelque
temps, il est très-rare qu’il échappe à la poursuite de l’Indien envoyé
à sa recherche. On emploie aussi ces sauvages à des travaux pénibles:
pour abattre du bois, pour cultiver le maïs et le manioc, etc.; car ils
sont laborieux et on ne les paye qu’avec un peu de tabac, d’eau-de-vie,
ou quelque étoffe de couleur. Mais il ne faut pas songer à se saisir
d’eux de force. Ce sont des hommes libres, qui ne viennent chercher du
travail que quand ils sont à moitié morts de faim.
Je visitai toutes les huttes de ces sauvages, et, comme mes compagnons
me proclamaient partout une femme d’une grande instruction, je fus
encore consultée par tous les malades.
Dans une des cabanes, je trouvai une vieille femme qui gémissait courbée
dans un hamac. Quand je m’approchai d’elle, on la découvrit, et je vis
que son sein était complètement rongé par un cancer. La pauvre femme ne
semblait avoir aucune idée d’un pansement ni d’aucun remède pour adoucir
ses souffrances. Je lui conseillai de nettoyer souvent la plaie avec une
décoction de mauve[29], et d’y appliquer en outre des feuilles de mauve.
Je désire que ce remède si simple ait servi au moins à rendre ses
douleurs moins aiguës.
Ce terrible mal semble être assez fréquent chez les pouris; car je vis
plusieurs femmes qui avaient des concrétions pierreuses aux seins ou
bien qui y avaient de petits ulcères.
Après avoir tout examiné dans les huttes, j’allai avec quelques-uns des
sauvages faire la chasse aux perroquets et aux singes. Nous n’eûmes pas
beaucoup de peine à trouver ces deux espèces d’animaux, et j’eus
occasion d’admirer l’habileté avec laquelle ces gens maniaient leurs
arcs. Ils tiraient les oiseaux au vol et les manquaient rarement. Après
avoir tué trois perroquets et un singe, nous retournâmes aux huttes.
Ces bonnes gens m’offrirent la meilleure de leurs cabanes, et
m’invitèrent à passer la nuit chez eux. J’acceptai leur offre avec
plaisir, car je me sentais un peu fatiguée de ma course forcée, ainsi
que de la chaleur et de la chasse. D’ailleurs, le jour commençait à
baisser, et je n’aurais plus eu le temps d’arriver dans la soirée à
l’établissement des blancs. J’étalai donc mon manteau par terre, je pris
un morceau de bois en guise d’oreiller, et je m’assis préalablement sur
ma superbe couche. Mes hôtes préparèrent le singe et les perroquets; ils
les enfilèrent dans des broches de bois et les firent rôtir. Pour
augmenter la bonne chère, ils mirent encore dans les cendres quelques
épis de maïs et quelques tubercules. Ils apportèrent ensuite de grandes
feuilles d’arbre fraîches, dépecèrent le singe avec leurs mains, en
mirent une bonne partie sur des feuilles, avec un perroquet, du maïs et
des tubercules, et placèrent le tout devant moi. J’avais un appétit
extraordinaire, car depuis le matin je n’avais rien pris. Je commençai
donc par le rôti de singe, que je trouvai délicieux; il s’en fallait de
beaucoup que la chair du perroquet fût aussi délicate et aussi
savoureuse.
Après le repas, je priai les Indiens de vouloir bien m’exécuter une de
leurs danses, et ils s’empressèrent d’accéder à mes désirs. Comme il
faisait déjà nuit, ils apportèrent beaucoup de bois, construisirent une
espèce de bûcher et y mirent le feu. Les hommes formèrent un cercle tout
autour et se mirent à danser. Ils jetaient leurs corps en arrière, de
tous côtés, d’une manière gauche et massive, tout en remuant la tête en
avant. Après cela les femmes approchèrent, mais se tinrent toujours un
peu en arrière du cercle des hommes et exécutèrent les mêmes mouvements
grotesques. Les hommes poussaient des cris épouvantables qui devaient
représenter un chant, en faisant des grimaces et des contorsions
horribles. Un des sauvages se tenait à côté des danseurs et jouait d’une
espèce d’instrument fait d’une nervure de feuille de chou palmiste et
long d’environ 75 centimètres; on y avait pratiqué un trou qui le
traversait, et on avait relevé six fibres du tube qui étaient maintenues
en l’air des deux côtés par un petit chevalet. On jouait de cet
instrument comme d’une guitare, avec les doigts; il avait des sons
étouffés, désagréables et rauques.
Les Indiens appelèrent cette première danse une danse de paix ou de
joie. Les hommes seuls en exécutèrent une autre bien plus sauvage. Après
s’être armés d’arcs, de flèches et de gros bâtons, ils formèrent encore
un cercle; mais leurs mouvements furent bien plus vifs et plus violents
que dans la première danse; ils frappaient autour d’eux avec leurs
bâtons d’une manière effroyable. Puis ils se dispersèrent brusquement,
tendirent les arcs, y mirent les flèches et simulèrent une décharge sur
les ennemis en fuite. Ils poussèrent en même temps des cris perçants qui
retentirent dans toute la forêt; saisie d’épouvante, je me levai en
sursaut, car je me croyais réellement entourée d’ennemis et tombée en
leur pouvoir, sans espoir de salut et de délivrance. Aussi je fus
enchantée que cette affreuse danse de victoire fût bientôt finie.
Enfin, comme j’allais me livrer au repos et que peu à peu le silence
s’établissait autour de moi, une autre angoisse s’empara de mon esprit.
Je tremblais en songeant à la quantité de bêtes féroces, aux terribles
serpents qui pouvaient se trouver autour de nous, et en pensant à
l’endroit ouvert et sans défense où je devais passer la nuit. Longtemps
la crainte me tint éveillée, et souvent je crus entendre du bruit dans
les feuilles, comme si une des bêtes redoutées se fût frayé un chemin
pour arriver à moi. Mais enfin le corps épuisé de fatigue réclama ses
droits; j’appuyai ma tête sur le bloc de bois, et je me consolai en
pensant que le danger n’était pas si grand que veulent le faire croire
tant de voyageurs; car autrement les sauvages ne vivraient pas dans des
cabanes ouvertes sans prendre les moindres précautions.
Le 12 octobre au matin je pris congé des sauvages et je leur fis cadeau
de différents objets de parure en bronze; ils en furent si ravis,
qu’ils m’offrirent tout ce qu’ils possédaient. J’emportai comme souvenir
de cette visite un arc et deux flèches; et après avoir, à mon retour,
distribué des cadeaux semblables aux habitants de la maison en bois, je
montai sur mon mulet et j’arrivai le même soir assez tard à Aldea do
Pedro.
Le 13 octobre au matin je fis mes adieux à l’ecclésiastique qui s’était
montré si complaisant envers moi, et je me mis en route avec mon ancien
domestique. Je retournai à Novo-Friburgo par le même chemin que j’avais
suivi en venant, et je n’employai que trois jours au lieu de quatre. Je
trouvai le comte de Berchtold tout à fait remis. Aussi, nous résolûmes,
avant de rentrer à Rio-de-Janiero, de faire encore une excursion à une
belle cascade éloignée d’environ 3 leguas de Novo-Friburgo. Mais ayant
appris par hasard que le baptême de la princesse Isabelle devait avoir
lieu le 19 octobre, et ne voulant pas manquer cette fête intéressante,
nous préférâmes retourner immédiatement à Rio-de-Janeiro. Nous prîmes la
même route que nous avions déjà suivie pour venir, jusqu’à environ une
legua avant _Ponto de Pinheiro_. Là, nous nous détournâmes de notre
chemin pour aller à _Porto de Praja_. Cette tournée était par terre de 8
leguas plus longue, et elle se fait par mer d’autant plus vite, que de
Porto de Praja on va à Rio-de-Janeiro en une demi-heure par le bateau à
vapeur.
Le pays de Pinheiro était en grande partie triste et ennuyeux, un
véritable désert dont la monotonie n’était interrompue que rarement par
des bois chétifs ou de basses collines. Nous ne jouîmes de nouveau du
beau spectacle des hautes montagnes qu’en approchant de la capitale.
Il me faut encore rappeler une erreur plaisante de M. Beske, de
Novo-Friburgo, que nous eûmes d’abord de la peine à nous expliquer, mais
qui nous fit beaucoup rire plus tard, quand nous l’eûmes comprise. M.
Beske nous avait recommandé un guide qu’il nous avait dépeint comme un
véritable comptoir de renseignements; il devait pouvoir répondre d’une
manière parfaite à toutes nos questions sur les arbres, les plantes, les
contrées, etc. Nous nous estimions fort heureux d’avoir rencontré un tel
phénix; aussi n’eûmes-nous rien de plus pressé que de mettre à chaque
instant son savoir à l’épreuve; mais il ne sut nous renseigner sur rien.
Lui demandions-nous le nom d’une rivière, elle était à ses yeux trop
petite pour avoir un nom; les arbres étaient trop insignifiants, les
plantes trop communes. Cette ignorance nous parut par trop forte; aussi,
ayant voulu avoir le mot de l’énigme, nous apprîmes que M. Beske n’avait
pas voulu parler de l’homme qui nous servait de guide, mais du frère de
celui-ci, qui malheureusement était mort depuis six mois, circonstance
que M. Beske devait avoir oubliée.
Le 18 octobre au soir, nous arrivâmes heureusement à Rio-de-Janeiro.
Nous nous informâmes aussitôt de la fête du baptême, et nous apprîmes
qu’on ne célébrait, le lendemain 19, que la fête de l’empereur; nous
nous étions pressés inutilement de revenir, nous aurions eu tout le
loisir de contempler la belle chute d’eau des environs de Novo-Friburgo.
J’avais fait pendant cette excursion:
De Rio-de-Janeiro à Sampajo 8 leguas.
De Sampajo à Novo-Friburgo 20
De Novo-Friburgo chez les Indiens 28
-----------
En tout 56 leguas.
Pour revenir, nous ne fîmes qu’un détour de 2 leguas.
[Illustration]
CHAPITRE V.
Départ de Rio-de-Janeiro--Santos et Santo-Paulo.--Circumnavigation du
cap Horn.--Arrivée à Valparaiso.
Quand j’arrêtai ma place sur le beau bateau anglais _John Renwick_,
commandé par le capitaine Bell, au prix de 25 livres sterling, ce
dernier me promit d’être prêt à s’embarquer au plus tard le 25 novembre,
et de n’entrer dans aucun port intermédiaire, mais de faire directement
voile pour Valparaiso. Je crus à la première assertion, parce qu’il
m’avait assuré que chaque jour de retard lui coûtait sept guinées.
J’ajoutai foi à la seconde promesse, parce que j’aime à croire tous les
hommes, même les capitaines de vaisseau.
Je fus trompée sur les deux points; car ce ne fut que le 8 décembre que
je fus prévenue de me rendre le soir à bord, et le capitaine m’apprit
qu’il s’arrêterait à Santos pour se munir de vivres; car, disait-il, les
provisions y étaient bien moins chères qu’à Rio-de-Janeiro. Il devait
aussi, par la même occasion, débarquer une cargaison de charbon de terre
et prendre du sucre en échange; mais il me cacha cette dernière
circonstance jusqu’à son arrivée à Santos même. Il m’assura toutefois
que tout cela ne lui prendrait pas plus de trois à quatre jours.
Je pris congé de mes amis, et je me rendis le soir à bord, où
m’accompagnèrent le comte Berchthold et MM. Geiger et Rister.
Le 9 décembre de grand matin on leva l’ancre; mais le vent fut si peu
favorable, qu’il nous fallut louvoyer toute la journée pour entrer en
pleine mer.
Le 10 seulement nous perdîmes la terre de vue.
Indépendamment de moi, il y avait encore sur le vaisseau huit passagers:
cinq Français, un Belge et deux Milanais. Je pouvais considérer ces deux
derniers presque comme mes compatriotes; aussi nous nous liâmes bientôt.
Les deux Italiens doublaient le cap Horn pour la seconde fois de cette
année. Leur premier trajet n’avait pas été heureux; ils étaient arrivés
au cap pendant la saison d’hiver, qui dure, dans ces froides régions du
Sud, depuis le mois d’avril jusque vers le mois de novembre[30]. Ils
n’avaient pas pu doubler le cap; toujours repoussés par de violents
coups de vent et par des tempêtes, pendant quinze jours d’une longueur
mortelle, ils avaient lutté en vain sans avancer d’un pas. L’équipage
perdit alors courage et prétendit qu’il valait mieux retourner et
attendre des vents plus favorables; mais le capitaine ne partagea pas
cette opinion, et sut enflammer le courage de ses gens à tel point,
qu’ils tentèrent une nouvelle lutte contre les éléments: ce fut la
dernière. La même nuit, une lame épouvantable passa par-dessus le
vaisseau, détruisit tout ce qui se trouvait sur le pont, et entraîna le
capitaine et six matelots au fond de la mer. L’eau pénétra par flots
dans les cajutes et chassa tout le monde hors des lits. Il fallut couper
le grand mât; le parapet du vaisseau, les chaloupes, la barre du
gouvernail, tout fut entraîné par l’eau. Les pilotes virèrent de bord;
et, après un long et pénible voyage, ils parvinrent à rentrer dans le
port de Rio-de-Janeiro avec leur vaisseau à moitié désemparé.
Ce récit n’était pas pour nous de bon augure; mais la belle saison et la
bonté de notre vaisseau nous ôtèrent toute crainte. En effet, notre
navire était excellent sous tous les rapports; il avait de grandes et
belles cabines, un capitaine extrêmement complaisant, et la nourriture
aurait pu satisfaire l’homme du goût le plus délicat. Tous les jours on
nous servait des poulets rôtis ou à la daube, des canards ou des oies,
de la viande fraîche de mouton ou de porc, des mets aux œufs, des
plumpuddings et des pâtés; outre cela, des hors-d’œuvre, du jambon, du
riz, des pommes de terre, des légumes, et pour dessert des fruits secs,
des noix, des amandes, du fromage, etc. On ne manqua pas non plus un
seul jour de pain frais ni de bon vin. Nous reconnûmes tous que nous
n’avions encore été traités aussi bien sur aucun voilier; aussi
pouvions-nous, sous ce rapport, affronter gaiement le voyage.
Dès le 12 décembre, nous vîmes les montagnes de Santos, et à neuf heures
du soir nous arrivâmes à une baie que le capitaine prit pour celle de
Santos. On alluma des torches à différentes reprises, et on les tint
très-haut au-dessus du bord pour appeler un pilote côtier, mais il n’en
parut aucun; nous nous vîmes forcés de jeter l’ancre à tout hasard à
l’entrée de la baie.
Le 13 décembre, au matin, un pilote arriva à bord et nous surprit en
nous déclarant que nous étions à l’ancre dans une fausse baie. Nous en
sortîmes avec beaucoup de peine, pour entrer vers midi seulement dans la
baie de Santos. Nous y aperçûmes tout d’abord un joli petit château que
nous prîmes pour un des édifices avancés de la ville, et nous fûmes
enchantés d’avoir atteint si tôt notre première destination. Mais en
approchant, nous ne vîmes point de ville, et nous apprîmes que le
château était un petit fort et que Santos était situé sur une seconde
baie communiquant avec celle-ci par un étroit bras de mer.
Malheureusement le vent était tombé; il nous fallut rester toute la
journée à l’ancre, et le 14 décembre seulement, vers le milieu du jour,
une légère brise nous permit de pénétrer dans le port de la ville.
Santos est dans une position ravissante, à l’entrée d’une grande vallée.
De jolies collines ornées de chapelles et de maisons isolées s’élèvent
des deux côtés, et d’assez grandes montagnes formant un vaste hémicycle
autour de la vallée se rattachent à ces collines; au premier plan se
trouve une île charmante.
A peine fûmes-nous arrivés à Santos que le capitaine nous annonça que
nous y resterions au moins cinq jours. Les deux Milanais, un des
Français et moi, nous résolûmes de profiter de ce délai pour faire une
excursion à Santo Polo et pour voir cette ville continentale[31], la
plus grande du Brésil, éloignée de 10 leguas de Santos. Nous louâmes le
même soir des mulets à raison de 5 milreis chacun, et nous nous mîmes en
route.
Le 15 décembre, de grand matin, nous nous armâmes de doubles pistolets
chargés à balles, car on nous avait fait grand’peur des nègres
marrons[32], dont une centaine environ, à ce qu’on nous disait,
demeuraient dans les montagnes, et, ajoutait-on, leur audace était si
grande, qu’ils étendaient leurs courses jusque dans le voisinage de
Santos.
Les deux premières leguas conduisaient, à travers la vallée, vers la
haute montagne que nous avions à franchir. La route était très-bonne et
plus fréquentée que toutes celles que j’avais parcourues jusqu’alors
dans le Brésil. On a jeté sur les rivières de _Vicente_ et de _Cubatao_
de jolis ponts de bois dont un est même couvert; aussi est-on forcé de
payer un péage assez élevé.
Dans une des auberges ou _vendas_ placées au pied des montagnes, nous
mangeâmes une bonne omelette; nous fîmes provision de cannes à sucre,
dont le suc offre un excellent rafraîchissement dans la grande chaleur,
et ensuite nous nous mîmes à gravir la Serra, haute de 1000 mètres
environ. Le chemin était épouvantable, escarpé, rempli de fondrières, de
crevasses et de bourbiers dans lesquels nos pauvres bêtes enfonçaient
souvent jusqu’au-dessus des genoux. Il nous fallut longer des gorges et
des précipices au fond desquels on entendait retentir le fracas des
torrents, mais sans les apercevoir jamais, car ils étaient couverts
d’épais buissons. Notre chemin nous conduisit aussi à travers des forêts
primitives; mais elles étaient loin d’être aussi épaisses et aussi
belles que celles que j’avais traversées dans mon voyage chez les
pouris. Les palmiers y manquaient presque entièrement, et ceux que nous
rencontrâmes, en petit nombre, rappelèrent à notre souvenir, par leur
tige frêle et par leur maigre couronne, des régions plus froides.
Nous eûmes de la Serra une vue extraordinaire: toute la vallée avec ses
bois et ses campagnes s’étalait devant nous jusqu’aux baies; les petites
huttes disséminées çà et là disparaissaient à nos yeux; nous découvrions
seulement, tout à fait dans le lointain, une partie de la ville et les
mâts de quelques vaisseaux.
Bientôt une courbure du chemin nous déroba ce tableau charmant. Nous
quittâmes la Serra, et nous entrâmes dans un pays de collines boisées,
coupé çà et là de vastes champs de verdure couverts de basses
broussailles et de nombreuses taupinières hautes de deux pieds.
Entre Santos et Santo Paulo, à mi-route, se trouve _Rio-Grande_, dont
les maisons sont tellement éloignées l’une de l’autre, comme c’est la
mode au Brésil, qu’elles ne semblent pas faire partie du même endroit.
C’est à Rio-Grande que demeure le propriétaire des mulets dont on se
sert pour ce voyage, et c’est là qu’on le paye. Si l’on tient à
continuer le voyage immédiatement, on échange les mulets fatigués contre
d’autres tout frais. Mais si l’on préfère s’arrêter pour dîner ou pour
passer la nuit, on trouve une bonne nourriture et des chambres fort
propres pour lesquelles il n’y a rien à payer, car tout cela est compris
dans les cinq milreis.
Nous nous fîmes servir promptement quelque chose à manger, et nous nous
empressâmes de partir pour faire la seconde partie du chemin avant le
coucher du soleil. Plus on approche de la ville, plus on voit la plaine
s’élargir. La beauté du paysage diminue beaucoup, et je vis là pour la
première fois depuis mon départ d’Europe des champs et des collines de
sable. La ville elle-même, située sur une colline, se présente assez
bien; elle compte environ 22 000 habitants; c’est une place importante
pour le commerce intérieur du pays. Cependant elle n’a pas un hôtel ni
même une simple auberge où les étrangers puissent trouver à se loger.
Quand nous demandâmes une auberge, on nous désigna, après beaucoup de
questions, un Allemand et un Français, en nous faisant observer que tous
les deux recevaient des étrangers par complaisance. Nous commençâmes par
l’Allemand; mais celui-ci nous renvoya tout simplement en nous disant
qu’il n’avait plus de place. De chez l’Allemand nous nous rendîmes chez
le Français, qui nous adressa à un Portugais, et, quand nous arrivâmes
chez le Portugais, il nous fit la même réponse que l’Allemand.
Nous nous trouvâmes alors dans le plus grand embarras; notre pénible
voyage avait tellement fatigué le Français, qu’il ne pouvait presque
plus se tenir en selle.
Dans cette situation critique, je me souvins de la lettre de
recommandation que M. Geiger, de Rio-de-Janeiro, m’avait donnée pour un
Allemand établi à Santo Paulo, M. Loskiel. J’avais eu d’abord
l’intention de ne remettre la lettre que le lendemain; mais, comme
nécessité ne connaît pas de loi, j’allai le trouver dans la soirée même.
Il eut la bonté de s’intéresser vivement à nous. Il me garda chez lui
ainsi qu’un de mes compagnons d’infortune; quant aux deux autres, il les
logea chez son voisin et il nous invita tous à dîner. Nous apprîmes
alors que personne à Santo Paulo, pas même un aubergiste, ne recevrait
un étranger sans une lettre de recommandation. Il est heureux pour les
voyageurs que cette singulière coutume ne règne pas partout.
_16 décembre._ Après nous être reposés parfaitement de nos fatigues de
la veille, nous résolûmes d’examiner les curiosités de la ville. Quand
nous consultâmes à cet égard notre aimable hôte, il haussa les épaules
et nous dit qu’il n’en connaissait aucune, à moins que nous ne
voulussions considérer comme telle le jardin botanique.
Nous sortîmes donc après le déjeuner pour voir d’abord la ville, et nous
y trouvâmes plus de jolies maisons bâties que n’en possède,
comparativement à sa grandeur, Rio-de-Janeiro. Mais les constructions y
manquaient également de goût et de style. Les rues sont assez larges,
mais excessivement désertes, et le silence général qui règne dans toute
la ville n’est interrompu que par le bruit incessant des charrettes de
paysans. Ces charrettes reposent sur deux roues, ou pour mieux dire sur
deux poulies de bois qui souvent ne sont pas même retenues par un cercle
de fer. Les essieux, également en bois, ne sont jamais graissés, ce qui
produit une musique infernale.
Le climat de Santo Paulo est très-chaud, et une mode assez étrange s’est
établie dans le pays. Tous les hommes, à l’exception des esclaves,
portent de grands manteaux de drap qu’ils rejettent par-dessus l’épaule;
je vis même beaucoup de femmes enveloppées de larges collets de drap.
Santo Paulo possède une université; mais les étudiants qui viennent de
la campagne ou des villages ont le désagrément de ne trouver personne
qui veuille les recevoir. Ils sont forcés de louer des logements, de les
meubler et d’avoir un ménage à eux.
Nous visitâmes encore quelques églises qui n’ont rien de curieux, ni à
l’intérieur ni au dehors. Nous terminâmes par le jardin botanique, qui,
à l’exception d’une plantation de thé, n’offrait également rien
d’intéressant.
Tout cela ne nous demanda que peu d’heures, et nous aurions pu
facilement reprendre le lendemain le chemin de Santos. Mais le Français,
que sa trop grande fatigue avait empêché de nous accompagner dans notre
promenade, nous pria de retarder notre départ d’une demi-journée, et de
vouloir bien passer la nuit à _Rio-Grande_. Nous nous rendîmes
volontiers à son désir, et nous nous mîmes en route dans l’après-midi du
17 décembre, après avoir remercié cordialement M. Loskiel de l’aimable
hospitalité qu’il avait bien voulu nous accorder.
A Rio-Grande, nous trouvâmes un excellent souper, des chambres
très-commodes, et le lendemain matin un bon déjeuner.
Le 18 décembre, nous arrivâmes heureusement à midi à Santos, et le
Français nous avoua alors que le voyage (de 10 leguas) de Santo Paulo
l’avait tellement épuisé, qu’il craignait d’en faire une maladie.
Cependant il reprit ses forces au bout de quelques jours; mais il nous
assura qu’il ne ferait pas de sitôt une excursion dans notre société.
Notre première question au capitaine fut: «Quand mettra-t-on à la
voile?» Il nous répondit très-poliment qu’il partirait aussitôt qu’il
aurait déchargé deux cents tonnes de charbon de terre, et embarqué une
cargaison de six mille sacs de sucre. C’est ainsi que nous restâmes à
Santos trois semaines qui me parurent une éternité.
La seule distraction des hommes, pendant ce temps, fut la chasse; pour
moi, je n’en eus pas d’autre que de me promener et de prendre des
insectes.
Nous fêtâmes encore à Santos le jour de l’an de 1847. Enfin le 2 janvier
nous fûmes assez heureux pour dire adieu à la ville. Mais nous n’allâmes
pas loin, car dès la première baie le vent nous abandonna et ne se leva
plus qu’après minuit. C’était justement un dimanche, et, comme ce
jour-là un véritable Anglais ne met pas à la voile, nous restâmes toute
la journée du 3 janvier à l’ancre, et nous suivîmes avec des regards
douloureux deux vaisseaux, dont les capitaines, malgré la sainteté du
jour, profitèrent d’une légère brise et passèrent gaiement devant nous.
Le même soir, il entra dans la baie un vaisseau que notre capitaine
déclara être un négrier. Ce vaisseau se tint aussi éloigné que possible
du fort et jeta l’ancre à l’extrémité de la baie. Comme il faisait un
très-beau clair de lune, nous nous promenâmes encore fort tard sur le
pont, et nous vîmes, en effet, de petits canots chargés de nègres
approcher de la côte. Un officier du fort alla, il est vrai, visiter le
vaisseau suspect; mais les explications du capitaine lui parurent sans
doute satisfaisantes, car il quitta bientôt après le négrier, et le
débarquement des esclaves continua très-tranquillement toute la nuit
sans que rien vînt y mettre obstacle.
Quand nous passâmes, le 4 janvier au matin, près de ce vaisseau, nous
vîmes encore beaucoup de ces malheureux sur le pont. Notre capitaine
demanda au négrier combien d’esclaves il avait eus à bord, et nous
apprîmes avec surprise que le nombre s’était élevé à six cent
soixante-dix.
On a déjà assez parlé et assez écrit sur cette traite affreuse. Tout le
monde l’abhorre comme une tache honteuse pour le genre humain; cependant
elle continue toujours d’exister.
Cette journée se présenta en général à nous sous de fort tristes
auspices; car à peine avions-nous perdu de vue le négrier, que nous
faillîmes avoir à notre bord un suicide.
Le _steward_ (maître d’hôtel) du vaisseau, jeune mulâtre, avait la
mauvaise habitude de faire un trop grand usage de boissons fortes. Le
capitaine l’avait menacé plusieurs fois, mais sans résultat, des
châtiments les plus sévères. Ce matin, il était tellement ivre, que les
matelots furent forcés de le porter dans un coin de l’avant du vaisseau,
pour qu’il se dégrisât au grand air. Mais tout à coup le malheureux se
leva, grimpa sur le beaupré et se précipita dans la mer. Heureusement il
y avait presque calme plat; la mer était tout à fait paisible et on
pouvait espérer le sauver. Il reparut bientôt contre les haubans du
vaisseau, et aussitôt on lui jeta des cordages de tous côtés. L’amour de
la vie se réveilla en lui et lui fit saisir involontairement les cordes;
mais il n’eut pas assez de force pour s’y cramponner; il se laissa
retomber. Ce ne fut qu’après beaucoup d’efforts que les braves matelots
parvinrent à le soustraire à la mort. A peine revenu à lui-même, il
voulut de nouveau se jeter à la mer, en criant qu’il était las de vivre.
Comme il se démenait en véritable forcené et qu’on ne pouvait pas venir
à bout de lui, le capitaine lui fit lier les mains et les pieds et le
fit enchaîner au mât. Le lendemain il fut destitué de sa charge et
adjoint comme aide au nouveau maître d’hôtel nommé à sa place.
_5 janvier._ Calme presque constant. Notre cuisinier prit un poisson
long d’un mètre et remarquable par ses couleurs changeantes. En sortant
de l’eau il est jaune comme de l’or, couleur qui lui vaut son nom de
_dorade_. Mais au bout d’une ou deux minutes, le jaune éclatant se
change en un bleu azur, et, après qu’il est mort, son ventre reprend une
nuance jaune clair et son dos une teinte brun vert. On le range parmi
les poissons de la meilleure espèce, mais je trouvai sa chair un peu
sèche.
Le 9 janvier, nous nous trouvâmes au milieu du fleuve de _Rio-Grande_.
Le soir, nous nous attendions à une violente tempête. Le capitaine
courait à chaque instant au baromètre et faisait prendre toutes les
mesures de précaution. Bientôt des nuages noirs s’amoncelèrent au-dessus
de nous, et le vent augmenta tellement, que le capitaine fit fermer avec
soin toutes les écoutilles et ordonna à l’équipage de se tenir prêt à
carguer les voiles au premier commandement. A huit heures la tempête
éclata. Des éclairs sillonnaient sans cesse l’horizon dans tous les sens
et éclairaient la manœuvre des matelots. Les roulements du tonnerre
étouffaient la voix du capitaine, et les flots écumants se précipitaient
avec une extrême violence par-dessus le pont, comme s’ils voulaient tout
emporter et tout engloutir. Si l’on n’avait pas tendu le long du pont
supérieur des cordages auxquels les matelots pouvaient se tenir, ils
auraient été indubitablement entraînés par ces masses d’eau.
C’est vraiment une chose unique qu’une pareille tempête. On se trouve
seul sur l’immensité de l’Océan, loin de tout secours humain, et on sent
plus que jamais qu’on est tout entier dans la main de Dieu. Si, dans un
moment aussi redoutable et aussi sublime, on ne croit pas à Dieu, c’est
qu’on a l’esprit frappé à jamais d’aveuglement. Une sérénité calme
remplissait mon âme à la vue de ces grands phénomènes de la nature; je
me faisais souvent attacher près du gouvernail, je laissais passer les
terribles vagues par-dessus moi pour bien me repaître de ce spectacle,
et je n’éprouvais aucune crainte, mais j’étais pleine de confiance et de
résignation.
Au bout de quatre heures, la tempête avait cessé de sévir et elle fit
place à un calme complet.
Le 10 janvier nous aperçûmes quelques grandes tortues de mer et une
baleine. Cette dernière était encore jeune et avait environ 12 mètres de
long.
_11 janvier._ Nous étions au milieu du _Rio-Plato_[33], et nous
trouvâmes la température déjà assez rafraîchie.
Jusqu’ici nous n’avions pas encore rencontré de varech ni de mollusques.
Cette nuit seulement, nous vîmes pour la première fois, au fond de la
mer, des mollusques qui brillaient comme des étoiles.
Dans ces régions, la constellation de la Croix du Sud jette un éclat de
plus en plus brillant, mais pas aussi merveilleux que l’ont dit bien des
voyageurs dans leurs descriptions. Les étoiles, au nombre de quatre, et
qui ont à peu près cette forme _{*}^* _{*}^*, sont, il est vrai, grandes
et brillantes; mais elles ne nous inspirèrent pas plus d’enthousiasme
que les autres constellations. En général, beaucoup de voyageurs mettent
une grande exagération dans leurs récits; ils dépeignent des choses
qu’ils n’ont pas vues eux-mêmes et qu’ils ne connaissent que par
ouï-dire, ou bien, s’ils les ont vues, ils les décrivent avec trop
d’imagination.
_16 janvier._ Sous le 37^{e} degré de latitude, nous arrivâmes à un
courant rapide qui allait du sud au nord, et qu’une ligne jaune
traversait par le milieu. Le capitaine pensa que cette ligne jaune
provenait d’une bande de petits poissons. Je me fis monter de l’eau dans
une tonne, et j’y trouvai en effet une grande quantité de petites bêtes
vivantes, mais qui, à mon avis, appartenaient à l’espèce des mollusques,
et non pas à celle des poissons. Tous ces êtres avaient environ 7 ou 8
centimètres de long et étaient transparents comme les bulles d’eau les
plus fines; sur le devant, ils avaient des points blancs et jaune clair,
et en dessous quelques tentacules.
Dans la nuit du 20 au 21 janvier, nous fûmes assaillis par une
très-forte tempête; notre grand mât en fut tellement endommagé, que le
capitaine prit la résolution d’entrer le plus tôt possible dans un port
afin de le remplacer. Pour le moment, il se contenta de le maintenir
avec des cordages, des chaînes et des crampons de fer.
Sous le 43^{e} degré de latitude, nous rencontrâmes les premiers
varechs. La chaleur commençait à diminuer sensiblement; nous avions
souvent à peine de 12 à 14 degrés.
_23 janvier._ La Patagonie est si près de nous, que nous distinguons
facilement les contours du pays.
_26 janvier._ Nous longeons constamment la côte. Sous le 50^{e} degré de
latitude, nous voyons les montagnes de craie de la Patagonie. Nous
passons près des îles Falkland, qui s’étendent du 51^{e} au 52^{e}
degré, mais sans les apercevoir, car nous nous tenions le plus près
possible du continent, pour ne pas dépasser le détroit de Magellan.
Le capitaine étudiait depuis plusieurs jours un livre anglais qui, selon
lui, prouvait clairement que la traversée par le détroit de Magellan
était moins dangereuse et beaucoup plus courte que la circumnavigation
du cap Horn. Je lui demandai comment il se faisait que les autres
navigateurs n’eussent aucune connaissance de ce livre important, et
pourquoi tous les vaisseaux allant à l’ouest de l’Amérique tournaient le
cap Horn. Il ne sut rien me répondre, si ce n’est que ce livre était
trop cher, et que c’était pour cela que personne ne l’achetait[34].
J’accueillis avec plaisir cette pensée hardie du capitaine. Je voyais
déjà des Patagons de six pieds de haut naviguer vers nous dans leurs
barques, j’échangeais déjà des rubans et des mouchoirs de couleur pour
des coquillages, des plantes, des parures et des armes. Ce qui mettait
le comble à ma joie, on devait aborder à _Famine_ (port de Patagonie)
pour réparer la partie supérieure de notre grand mât. Combien je rendais
secrètement grâce à la tempête d’avoir mis notre vaisseau en ce triste
état!
Mais je ne fus que trop tôt arrachée à ces beaux rêves et à ces belles
espérances. Le 27 janvier, on prit la longitude et la latitude, et on
trouva que le détroit de Magellan était déjà à vingt-sept minutes ou
vingt-sept milles marins derrière nous. Cependant, comme il faisait un
calme plat, le capitaine promit, s’il se levait un vent favorable,
d’essayer de rentrer dans le détroit.
Je ne crus plus à la réalisation de ce projet, et j’eus raison. Une
brise à peine sensible s’éleva vers midi, et le capitaine, rayonnant de
joie, la déclara très-favorable pour tourner le cap Horn. S’il avait
sérieusement voulu traverser le détroit de Magellan, il n’aurait eu qu’à
croiser quelques heures, car bientôt après le vent changea et souffla
justement du côté du canal.
_29 janvier._ Nous restâmes toujours si près de la Terre de feu, qu’à
l’œil nu nous distinguions chaque buisson. Au bout d’une heure nous
aurions pu aborder, et cela n’aurait en rien retardé notre voyage,
puisqu’à chaque instant le vent tombait et nous forçait de nous arrêter;
mais le capitaine ne le permit pas, car d’un moment à l’autre le vent
pouvait se lever.
Les bords paraissaient assez escarpés, mais peu élevés: sur le devant,
de maigres prés alternaient avec des plaines de sable; dans le fond, on
voyait des chaînes de collines boisées, et au delà, des montagnes
couvertes de neige. En somme, le pays me parut beaucoup plus habitable
que l’Islande, que j’avais visitée dix-huit mois auparavant. La chaleur
doit aussi y être plus forte, puisque le thermomètre marquait de dix à
douze degrés en pleine mer.
Je vis trois espèces de varech ou goëmon, mais je ne pus m’en procurer
qu’un seul échantillon. Il ressemblait assez à celui que j’avais vu
sous le 44^{e} degré de latitude. La seconde espèce en différait aussi
fort peu; la troisième seule avait des feuilles en pointe qui, réunies
toujours plusieurs ensemble, formaient des éventails de quelques pieds
de hauteur et de largeur.
Le 30 janvier, nous approchâmes tout contre les îles Staatenland. Elles
sont situées entre le 56^{e} et le 57^{e} degrés de latitude, se
composent de hautes montagnes toutes nues, et sont séparées de la Terre
de feu par un détroit large de sept milles et à peu près aussi long,
nommé _le Maire_.
Le capitaine nous raconta, à la manière des marins, qu’un jour, en
passant par ce détroit, son vaisseau, entraîné par un fort courant,
s’était mis à danser et avait bien tourné mille fois, je dis _mille_
fois, sur lui-même. Les récits du capitaine avaient, il est vrai, perdu
beaucoup de leur créance à mes yeux; cependant je ne détournai pas les
yeux d’un brick de Hambourg qui passait par hasard à côté de nous: je
voulais absolument le voir danser; mais ni lui ni notre vaisseau ne me
fit ce plaisir. Aucun des deux bâtiments ne daigna tourner une seule
fois, et la seule chose curieuse, ce fut de voir le détroit agité et
écumant tandis qu’à ses deux extrémités, la mer s’étendait devant nous
dans une paisible majesté. En une heure nous eûmes franchi le détroit,
et je pris la liberté de demander au capitaine pourquoi notre vaisseau
n’avait pas dansé. Il me répondit que cela tenait à ce que le vent et le
courant nous avaient favorisés. Peut-être, s’il en avait été autrement,
aurait-il tourné quelques fois sur lui-même, mais certainement il
n’aurait pas fait mille tours.
Du reste, c’était là le nombre favori de notre bon capitaine. C’est
ainsi qu’un monsieur de notre société lui demandant quels étaient les
premiers hôtels de Londres, il répondit aussitôt qu’il était impossible
d’en savoir les noms, puisqu’il y avait plus de mille hôtels de premier
ordre.
De l’avis des navigateurs, c’est au détroit le Maire que commence le
trajet dangereux autour du cap Horn, et il ne finit que sur la côte
occidentale d’Amérique, à la hauteur du détroit de Magellan. Nous fûmes
accueillis immédiatement à l’entrée par deux coups de vent excessivement
violents, dont chacun dura environ une demi-heure, et qui venaient des
gorges de glace de la Terre de feu; ils nous déchirèrent deux voiles et
brisèrent la grande vergue de misaine, et cependant les matelots étaient
lestes et nombreux. On ne compte que soixante milles depuis la sortie du
détroit le Maire jusqu’à l’extrémité du cap, et nous mîmes trois jours à
faire ce trajet.
Ce n’est que le 3 février que nous fûmes assez heureux pour atteindre la
pointe méridionale de l’Amérique, si redoutée par tous les marins. Des
montagnes nues et pointues, dont une ressemble à un cratère éteint,
terminent cette chaîne imposante, et un superbe groupe de roches noires
et colossales (peut-être en basalte), aux formes et aux figures les plus
diverses, s’élève devant ces montagnes et n’en est séparé que par un
bras de mer très-étroit. La pointe culminante du cap Horn a 180 mètres
de haut. C’est à cet endroit que, suivant la géographie, l’océan
Atlantique change de nom et prend celui d’_océan Pacifique_. Mais les
marins ne lui donnent ce nom qu’à la hauteur du détroit de Magellan,
parce que jusqu’à cet endroit la mer est toujours houleuse. Nous en
fîmes nous aussi l’expérience. De violentes tempêtes nous poussèrent
jusqu’au 60^{e} degré de latitude et brisèrent le mât de perroquet,
qu’il avait fallu hisser malgré la mer agitée; le roulis du vaisseau fut
si fort, que souvent il nous fut impossible de dîner à table; nous
étions forcés de nous accroupir par terre et de maintenir notre assiette
avec la main. Par une de ces belles journées, le garçon tomba sur moi
avec sa cafetière et m’arrosa du contenu, qui était bouillant; par
bonheur il n’y en eut qu’une faible partie répandue sur mes mains, et
le mal ne fut pas bien grand.
Enfin, après avoir lutté pendant quinze jours contre les flots et les
tempêtes, contre la pluie et le froid[35], nous arrivâmes à la hauteur
du détroit de Magellan, sur la côte occidentale, laissant ainsi derrière
nous la partie la plus dangereuse du voyage.
Pendant ces quinze jours nous ne vîmes que très-rarement des baleines et
des _albatros_[36]; quant aux montagnes de glace flottante, nous n’en
aperçûmes pas du tout.
Sur la foi de son nom, nous comptions naviguer paisiblement sur l’océan
Pacifique. En effet, tout alla bien pendant trois jours; mais, dans la
nuit du 19 au 20 février, nous fûmes assaillis par une tempête tout à
fait digne de la mer Atlantique. Elle dura près de vingt-quatre heures
et nous enleva quatre voiles. Le plus grand mal provint de vagues
terribles, qui passèrent avec tant de violence par-dessus le vaisseau,
qu’elles arrachèrent une planche du pont supérieur, et que l’eau pénétra
dans la cargaison de sucre. Le pont fut en quelque sorte changé en lac;
il fallut ouvrir les grandes écoutilles sur les côtés, pour faire
écouler l’eau plus vite; le vaisseau lui-même faisait par heure près de
deux pouces d’eau. On ne put pas allumer de feu; aussi nous
trouvâmes-nous réduits au pain, au fromage et au jambon cru, aliments
que nous portions à notre bouche avec beaucoup de peine, en nous tenant
accroupis sur le plancher.
Le dernier petit baril d’huile à brûler devint aussi la proie de cette
tempête. Il fut arraché par le vent et mis en pièces. Le capitaine
craignant de manquer d’huile pour éclairer la boussole jusqu’à
Valparaiso, toutes les lampes du vaisseau furent remplacées par des
bougies, et le petit reste d’huile fut réservé exclusivement pour la
boussole. Malgré tous ces désagréments, nous ne perdîmes pas courage, et
même, pendant la tempête, nous ne pûmes nous empêcher de rire en voyant
les postures comiques de ceux qui essayaient de se lever. Le reste de la
traversée jusqu’à Valparaiso se passa tranquillement, mais d’une manière
peu agréable. Notre capitaine tenait à faire une entrée brillante à
Valparaiso, pour persuader aux bonnes gens de l’endroit que les flots et
la tempête étaient impuissants contre son beau navire. Aussi le fit-il
peindre à l’huile de haut en bas, sans en excepter les portes étroites
des cabines. Le charpentier ne bouleversa pas seulement tout au-dessus
de nos têtes, mais pour notre malheur il força même nos cabines et
remplit tous nos effets de copeaux et de poussière. Il n’y eut plus pour
les pauvres passagers sur tout le vaisseau une seule petite place sèche
et tranquille. Quelque poli qu’eût été le capitaine Bell pendant toute
la traversée, ses procédés des cinq ou six derniers jours ne laissèrent
pas de nous indisposer beaucoup. Mais il n’y avait rien à dire ni à
faire; car un capitaine est maître absolu sur son vaisseau; il ne
reconnaît aucune constitution et n’admet aucun tempérament à son pouvoir
despotique.
Nous entrâmes dans le port de Valparaiso le 2 mars 1847, à six heures du
matin.
CHAPITRE VI.
Aspect de Valparaiso.--Édifices publics.--Quelques mots sur les
coutumes et les usages du peuple.--La gargote de Polanka.--Le petit
ange (_angelito_).--Le chemin de fer.--Mines d’or et d’argent.
L’aspect de Valparaiso est triste et uniforme. La ville s’étend en deux
longues rues au pied de collines inhospitalières qui ressemblent à
d’énormes monceaux de sable, mais qui ne sont réellement que des masses
de rochers couvertes de minces couches de terre et de sable. Plusieurs
de ces collines sont surmontées de maisons; sur une éminence est le
cimetière, qui, joint aux clochers en bois construits dans le goût
espagnol, pare au moins un peu cette vue aussi triste que monotone. Je
ne fus pas moins désagréablement surprise de l’aspect désert du port que
du misérable quai de débarquement: une haute jetée en bois, longue
d’environ 30 mètres se prolonge jusque dans la mer. On y monte par des
escaliers roides et étroits appuyés contre le mur. C’était toujours un
triste spectacle que de voir une dame gravir ou descendre ces escaliers.
Pour les personnes tant soit peu infirmes ou maladroites, il faut les
descendre à l’aide d’une corde.
Les deux principales rues sont assez larges et animées de cavalcades
continuelles. Les habitants du Chili naissent tous cavaliers, et ils ont
de si beaux chevaux, que l’on s’arrête souvent pour les regarder et
qu’on ne peut assez admirer leur noble et fière allure et les belles
proportions de leur corps.
Les étriers ont une forme singulière: ils consistent en grands et
lourds morceaux de bois, avec une échancrure dans laquelle le cavalier
met la pointe du pied. Les molettes des éperons sont aussi d’une
dimension surprenante et ont près de 10 centimètres de diamètre.
Les maisons sont bâties dans le style de l’Europe, avec des toits
italiens tout plats. Les anciennes constructions n’ont qu’un
rez-de-chaussée et sont petites et vilaines; mais la plupart des maisons
modernes ont un premier étage et sont jolies et spacieuses. L’intérieur
est ordinairement disposé avec beaucoup de goût. En montant au premier
par de larges escaliers, on arrive à un vestibule haut et aéré, sur
lequel donnent de grandes portes vitrées qui conduisent aux salles de
réception et aux autres appartements. Ce ne sont pas seulement les
Européens établis à Valparaiso, mais aussi les indigènes, qui se font
honneur de leur salle de réception, dont la décoration coûte souvent des
sommes considérables. Tout le parquet est couvert de tapis moelleux, les
murs sont revêtus de riches tentures. On fait venir d’Europe les glaces
et les meubles les plus précieux, et sur les tables on voit étalés de
magnifiques albums renfermant des gravures d’un grand prix. Des
cheminées élégantes me firent voir que les hivers de Valparaiso ne sont
pas aussi doux que voulaient me le faire croire plusieurs de ses
habitants.
Quant aux édifices publics, le Théâtre et la Bourse sont les plus beaux.
La salle de spectacle est très-bien distribuée; elle renferme un
parterre spacieux avec deux rangs de loges. Le théâtre est
très-fréquenté des habitants de la ville, mais moins pour l’opéra
italien que comme rendez-vous de la bonne société. Les dames y vont en
grande toilette; on se fait réciproquement des visites dans les loges,
qui sont toutes très-grandes et admirablement décorées de tapis, de
glaces, de canapés et de fauteuils.
La Bourse a une assez grande salle fort gaie avec de jolies pièces à
l’entour. De la salle on jouit d’une jolie vue sur une partie de la
ville et sur la mer. La maison du _Cercle allemand_ renferme de beaux
salons avec de grandes salles de jeu et de lecture.
Dans les églises je ne trouvai de bien que les clochers, composés de
deux ou trois tours octogones superposées et supportées chacune par huit
colonnes. Ces tours sont en bois ainsi que les autels et les colonnes de
la nef. Ces édifices religieux ont généralement un air assez nu et assez
pauvre, ce qui tient surtout à l’absence de siéges. Les hommes restent
debout; les femmes apportent de petits tapis, les étalent devant elles
et s’agenouillent ou s’assoient dessus; les dames riches font porter ces
tapis par leurs servantes. La cathédrale s’appelle _la Matriza_.
Les promenades de Valparaiso ne sont pas très-agréables, car la plupart
des routes de voitures et des chemins de piétons sont couverts de près
d’un pied de sable, qui au moindre vent se soulève en tourbillons et en
grands nuages de poussière. Souvent, à dix heures du matin, moment où se
lève d’ordinaire la brise de la mer, toute la ville est enveloppée de
ces nuages. Aussi beaucoup d’habitants, m’a-t-on dit, meurent de
maladies de poitrine et de phthisie pulmonaire. Les endroits les plus
fréquentés sont _Polanka_ et le _phare_. La vue que l’on a du phare est
excessivement belle; par un temps tout à fait clair, on découvre les
cimes couvertes de neige des chaînes avancées des Andes.
Les rues sont, comme je l’ai déjà dit, assez animées, et on y voit sans
cesse se croiser dans tous les sens des omnibus (_tivola_) et des
cabriolets (_berlogen_), dans lesquels on peut aller pour un réal[37]
d’un bout de la ville à l’autre. On voit aussi beaucoup d’ânes, employés
surtout à porter de l’eau ou des provisions.
Je trouvai le bas peuple d’une extrême laideur. Les indigènes ont le
teint cuivré ou brun jaune, les cheveux noirs et épais, les traits
extrêmement disgracieux et une physionomie si désavantageuse, que tout
phrénologiste les déclarerait aussitôt brigands ou voleurs. Le capitaine
Bell avait, il est vrai, parlé souvent de l’extrême honnêteté des gens
de ce pays, et nous avait assuré, avec son exagération ordinaire, que
l’on pouvait laisser une bourse pleine d’or dans la rue et que l’on
serait sûr de la retrouver le lendemain à la même place. Malgré tout,
j’avoue que j’aurais eu peur de rencontrer ces honnêtes gens en _plein
jour_, dans des endroits isolés, avec de l’or _dans ma poche_.
Dans la suite, j’eus l’occasion de me convaincre de la fausseté de
l’opinion du capitaine, en voyant dans beaucoup d’endroits des
prisonniers enchaînés et employés aux constructions publiques, au
balayage des rues, etc. Aussi les fenêtres et les portes sont munies de
barreaux et de poutres comme on n’en rencontre dans presque aucune ville
d’Europe. La nuit, il y a dans toutes les rues, sur toutes les collines
habitées, des postes d’agents de police qui s’appellent sans cesse comme
les avant-postes en temps de guerre. En outre, la police à cheval
parcourt la ville dans tous les sens, et les personnes qui rentrent
seules du théâtre ou d’une soirée se font souvent accompagner par ces
gendarmes. Les vols avec effraction et à main armée sont punis de mort.
Toutes ces mesures ne me semblent pas trop parler en faveur de la grande
honnêteté du peuple!
A cette occasion, je ne puis m’empêcher de mentionner une petite scène
dont j’ai été témoin, puisqu’elle se passait sous mes fenêtres. Un petit
garçon portait sur une planche plusieurs assiettes et plusieurs plats;
par malheur, la planche lui échappa des mains, et la vaisselle se brisa
à ses pieds. Dans le premier moment le pauvre garçon fut si interdit,
qu’il resta comme une statue à contempler la vaisselle brisée; puis il
se mit à pleurer amèrement. Les passants s’arrêtèrent et le regardèrent;
mais personne ne prit part à son malheur: on se borna à rire, et chacun
poursuivit son chemin. Dans d’autres endroits on aurait certainement
fait aussitôt une collecte, ou du moins on aurait plaint ou consolé le
pauvre enfant, et certes personne n’aurait songé à rire de son malheur.
Ce n’est sans doute qu’un événement de peu d’importance, mais c’est
justement dans ces bagatelles que l’on apprend à connaître le caractère
des hommes.
Pendant mon séjour à Valparaiso, il se passa, du reste, une autre
histoire d’un autre genre, vraiment épouvantable.
Je l’ai déjà fait remarquer, l’usage ici, comme dans plusieurs pays
d’Europe, est d’employer les malfaiteurs à des travaux publics. Un de
ces malheureux chercha à gagner le gardien pour qu’il l’aidât à fuir; et
le gardien s’engagea, moyennant une once (17 écus d’Espagne), à lui
fournir l’occasion de se sauver. Comme les prisonniers sont visités
chaque jour, matin et soir, par leurs parents et leurs amis, et qu’ils
peuvent aussi en recevoir des provisions, sa femme lui apporta un jour
l’once qu’il s’empressa de remettre au gardien. Celui-ci prit si bien
ses mesures que, le lendemain, le malfaiteur ne fut pas, suivant
l’habitude, accouplé à la même chaîne avec un autre compagnon. Il fut
ainsi maître d’aller seul, et par conséquent il pouvait se sauver plus
facilement, d’autant plus que l’endroit où il devait travailler était
assez isolé.
Le plan avait été habilement conçu; mais, soit que le gardien se fût
ravisé, soit préméditation de sa part, il tira sur le fugitif et
l’étendit mort à ses pieds.
On ne trouve que très-rarement des descendants des indigènes[38] restés
purs de tout mélange. Ils me parurent assez semblables aux pouris du
Brésil, si ce n’est qu’ils n’avaient pas les yeux si petits ni si mal
fendus. Il n’y a pas d’esclaves au Chili.
Le costume des chrétiens est tout à fait à l’européenne, surtout celui
des femmes. Les hommes portent seulement, au lieu d’un habit, le
_poncho_, composé de deux bandes de drap ou de mérinos, dont chacune a
un mètre de large et deux mètres de long. On les coud ensemble, et on ne
laisse au milieu qu’une ouverture pour passer la tête. Tout le vêtement
descend jusqu’aux hanches, et a à peu près la forme d’un collet de
manteau carré. On porte ces _ponchos_ de toutes les couleurs: verts,
bleus, ponceau, etc. Ils font très-bien, surtout quand ils sont ornés
(comme le sont ceux des gens riches) de broderies en soie.
Les femmes portent toujours, dans la rue, une grande écharpe, et à
l’église elles la tirent sur leur tête.
J’étais venue au Chili avec l’intention d’y rester quelques semaines,
pour pouvoir faire également une excursion à _Santiago_, la capitale, et
ce n’est qu’ensuite que je voulais continuer mon voyage pour la Chine.
A Rio-de-Janeiro, on m’avait assuré qu’il partait tous les mois de
Valparaiso des vaisseaux pour la Chine; mais malheureusement il n’en
était pas ainsi. J’appris à Valparaiso que l’on y trouvait très-rarement
des occasions pour passer en Chine, mais qu’il y avait précisément un
vaisseau prêt à partir pour ce pays dans cinq ou six jours. Tout le
monde me conseilla de ne pas laisser échapper cette bonne fortune, et de
renoncer plutôt à la visite de Santiago. Après une longue réflexion, je
m’y décidai à contre-cœur; et, pour couper court à de plus longues
hésitations, j’allai sans retard chez le capitaine, qui, pour une somme
de 200 écus d’Espagne, se déclara tout disposé à m’emmener. Je conclus
le marché, et, n’ayant plus à disposer que de cinq jours, je me proposai
de les employer à visiter avec soin Valparaiso et ses environs. Ce temps
aurait bien suffi pour aller voir Santiago rapidement, car cette ville
n’est éloignée que de 32 leguas de Valparaiso; mais cette excursion
aurait entraîné de très-grandes dépenses, puisqu’il n’y a pas de voiture
publique qui aille à Santiago, et qu’on est obligé de louer une voiture
particulière. D’ailleurs, j’aurais regretté de n’avoir que des
impressions fugitives de ces deux villes.
Je me contentai de Valparaiso. Je montai souvent sur les collines
d’alentour; je visitai les huttes des basses classes, je fis exécuter
devant moi les danses nationales, etc. Je voulus du moins tout voir dans
cette ville.
Sur quelques-unes des collines, particulièrement sur la _Serra-Allegri_,
il y a des villas très-élégantes au milieu de jardins bien dessinés,
avec de belles petites fenêtres donnant sur la mer. L’aspect du pays est
moins attrayant, car il s’élève derrière ces collines des chaînes de
montagnes laides et nues, qui masquent toute autre vue.
Les huttes des pauvres gens sont horriblement mal construites; la
plupart, faites avec de la terre glaise et du bois, menacent ruine.
C’est à peine si j’osais y pénétrer; je me figurais que l’intérieur
devait répondre à l’extérieur, et je ne fus pas peu surprise de trouver
non-seulement des lits, des tables et des chaises en bon état, mais
aussi de jolis autels domestiques ornés de fleurs. Les habitants non
plus n’étaient pas trop mal habillés, et le linge suspendu devant
plusieurs de ces baraques me parut plus beau que celui que j’avais vu
devant les fenêtres de maisons élégantes, dans les rues les plus
vivantes des villes de Sicile.
On peut aussi apprendre à bien connaître la vie et les mœurs du peuple
quand on parcourt les environs de _Polanka_ les dimanches et les jours
de fête, et qu’on y visite les guinguettes.
Je veux introduire mes lecteurs dans une de ces guinguettes. Dans un
coin on voit briller un bon feu entouré de beaucoup de pots, parmi
lesquels on aperçoit un grand nombre de broches garnies de bœuf et de
porc. Tout bout, cuit et rôtit, et promet un bon repas. Des tréteaux de
bois, sur lesquels est posée une planche longue et large, se trouvent au
milieu de la pièce, et sont couverts d’un drap dont il serait, je crois,
difficile de dire la couleur primitive.
C’est autour de cette table que se rangent les convives. Pendant le
repas, on voit régner les anciennes coutumes patriarcales, à cette
distinction près que non-seulement _tous les convives_ mangent à la même
gamelle, mais que _tous les mets_ sont servis dans le même plat. Les
fèves et le riz, les pommes de terre et le rôti de bœuf, _les pommes de
paradis_[39] et les oignons, se trouvent paisiblement côte à côte, et
sont mangés de grand appétit et dans le plus profond silence.
A la fin du repas, le broc fait le tour de la table et passe de main en
main; quelquefois il est rempli de vin, et souvent d’eau.
Le soir on danse aussi beaucoup dans ces endroits au son de la guitare;
mais par malheur on était en carême, époque où tous les divertissements
publics sont interdits. Cependant ces bonnes gens ne sont pas si
scrupuleux, et pour quelques réaux ils furent bien vite prêts à me
donner, dans une pièce de derrière, une représentation de leurs danses
nationales, la _Samaquecca_ et la _Refolosa_; mais j’en eus bientôt
assez: les mouvements et les gestes des danseurs dépassaient toutes les
bornes de l’indécence, et je plaignais seulement la jeunesse, dont la
délicatesse naturelle est étouffée en naissant par la vue de ces danses.
Ce qui ne me déplut pas moins, ce fut la singulière coutume en vertu de
laquelle la mort d’un petit enfant est célébrée par les parents comme
une fête de joie. Ils appellent l’enfant décédé un _angelito_ (petit
ange), et le parent de toutes les manières.
On ne lui ferme pas les yeux, mais on les lui ouvre, au contraire, le
plus possible; on lui teint les joues en rouge, on le revêt de ses plus
beaux habits, en le couvrant de fleurs, et on le place sur un petit
siége, dans une espèce de niche également ornée de fleurs. Les autres
parents et voisins viennent ensuite féliciter le père et la mère d’avoir
un tel petit ange. La première nuit, les parents et les amis exécutent
les danses les plus désordonnées devant l’_angelito_, et on se livre aux
festins les plus joyeux.
Dans les campagnes il arrive souvent, dit-on, que le père et la mère
portent le petit cercueil au cimetière, tandis que les parents, une
bouteille d’eau-de-vie à la main, suivent en poussant des cris
d’allégresse.
Un marchand de Valparaiso me raconta que deux de ses amis, employés
depuis peu du gouvernement, avaient eu à juger une singulière plainte.
Un fossoyeur, chargé de porter un _angelito_ au cimetière, entra, chemin
faisant, dans un cabaret, pour y prendre à la hâte un petit verre; le
cabaretier lui demanda ce qu’il portait sous son poncho, et ayant appris
que c’était un angelito, il pria le fossoyeur de le lui céder pour deux
réaux; celui-ci y ayant consenti, le cabaretier dressa aussitôt, dans la
salle des buveurs, une petite niche de fleurs, y mit le petit ange
acheté, et prévint ses voisins. Tous accoururent, regardèrent le cher
angelito, et burent et festinèrent en son honneur; mais les parents en
furent bientôt informés: ils coururent aussitôt au cabaret, enlevèrent
leur enfant, et allèrent porter plainte contre le cabaretier auprès du
juge. Celui-ci, en les entendant, put à peine s’empêcher de rire, et
arrangea l’affaire à l’amiable, le code n’ayant pas prévu un délit de ce
genre.
La manière dont les malades sont portés à l’hôpital est encore des plus
étranges. On les place sur des chaises à bras en bois très-simples,
avec une corde par devant pour les empêcher de tomber, et une autre en
dessous sur laquelle ils posent les pieds. C’est affreux à voir, surtout
quand le malade est déjà trop faible pour pouvoir se tenir assis droit.
Je ne fus pas peu surprise d’entendre parler à Valparaiso (où il n’y a
ni directeur de poste, ni communications régulières) de l’établissement
d’un chemin de fer qui doit être continué jusqu’à Santiago. Une
compagnie anglaise s’est chargée de cette entreprise, et les plans ont
déjà été levés. Comme le pays est très-montueux, il faudrait faire de
longs détours pour gagner les plaines; cela entraînerait de très-grands
frais qui ne se trouvent nullement en rapport avec l’état actuel du
commerce et le nombre restreint des voyageurs. Il y a aujourd’hui à
peine quelques voitures en circulation, et quand il vient par hasard dix
ou quinze voyageurs de Santiago à Valparaiso, toute la ville en parle
comme d’une chose extraordinaire. Aussi croit-on que les entrepreneurs
du chemin de fer n’ont vu dans la construction projetée qu’un prétexte
pour pouvoir aller chercher, sans opposition, de l’or et de l’argent de
tous côtés.
Celui qui découvre une mine jouit d’une très-grande protection; on lui
accorde un droit de propriété absolue, et il n’a d’autre formalité à
remplir que de déclarer sa prise de possession au gouvernement. Cela va
si loin, que si quelqu’un prétend d’une manière plus ou moins plausible
qu’on pourrait trouver une mine ici ou là, fût-ce sous une maison ou
sous une église, on l’autorise à faire abattre l’une ou l’autre, pourvu
qu’il soit en état d’indemniser.
Il y a environ quinze ans, un ânier découvrit une mine d’argent par le
plus grand des hasards. Il conduisait plusieurs ânes au delà de la
montagne; un d’entre eux se sauva un beau matin. L’ânier ayant voulu
ramasser une pierre pour la jeter après la bête, il trébucha et tomba
par terre. La pierre lui échappa des mains et roula en bas de la
montagne. Il arracha brusquement une autre pierre de la terre, et il
allait la lancer, lorsqu’elle le frappa par son aspect extraordinaire;
il la regarda d’un peu plus près, et il y découvrit de riches veines
d’argent pur. Il garda précieusement la pierre, marqua l’endroit pour
pouvoir le retrouver, retourna chez lui avec ses ânes, et communiqua
aussitôt l’importante découverte à un mineur de ses amis. Tous deux se
rendirent sans retard à l’endroit marqué; le mineur l’examina avec soin,
et il y reconnut une mine d’argent très-productive. Pour l’exploiter, il
ne leur manquait plus qu’un capital; mais ils le trouvèrent en
s’associant le maître du mineur, et, au bout de quelques années, tous
les trois étaient devenus très-riches.
* * * * *
Les six jours étant passés, le capitaine me fit dire que le lendemain je
devais venir à bord avec mes effets, car il comptait mettre à la voile
dans la soirée. Mais le même jour, au matin, mon mauvais génie amena un
vaisseau de guerre français en destination d’_Otahiti_. Je ne songeais
aucunement que ce vaisseau pût déranger en rien mes projets, et je me
rendis tranquillement au lieu de l’embarquement. Mais le capitaine vint
au-devant de moi et me raconta une longue histoire où il était question
de sa demi-cargaison, du capitaine français, de la commission qu’il
avait de pourvoir de vivres la garnison française à Otahiti, etc. Bref,
la fin de tout cela fut un retard de cinq jours.
Dans mon dépit, j’allai voir le consul de Sardaigne, M. Bayerbach, et je
lui fis part de mes contrariétés. Ce bon monsieur me consola de son
mieux, et, apprenant que je demeurais déjà à bord, il me pressa de venir
occuper une chambre de sa villa dans la _Serra-Allegri_. En outre, il
m’introduisit dans plusieurs maisons où je passai des moments bien
agréables, et où j’eus occasion de voir quelques belles collections
d’insectes et de coquillages.
Au bout des cinq jours, le départ se trouva encore remis; et, quoique
j’aie passé ainsi réellement quinze jours au Chili, je n’ai pourtant
rien vu que Valparaiso et ses plus proches environs. Comme Valparaiso
est au sud de la ligne et que les saisons de l’hémisphère méridional,
comme on sait, sont opposées à celles de l’hémisphère septentrional,
nous étions ici en automne. Je trouvai (au 34^{e} degré de latitude)
presque les mêmes espèces de fruits et de légumes qu’en Allemagne,
particulièrement des raisins et des melons. Les pommes et les poires
étaient moins bonnes; mais c’étaient les mêmes espèces que chez nous.
Pour finir, je joindrai à ces détails le prix de quelques objets.
Une chambre tant soit peu convenable, dans une maison particulière,
coûte 4 ou 5 réaux par jour; la table d’hôte se paye une piastre (5
francs 9 centimes); une bouteille de vin d’Espagne revient également à
une piastre. Mais l’article le plus dispendieux, c’est le linge (ce qui
provient du grand manque d’eau). Pour chaque pièce grande ou petite, on
exige un réal. Pour le passe-port, on paye 8 écus d’Espagne.
NOTICE STATISTIQUE SUR LE CHILI.
La république du Chili a une superficie de 6000 lieues carrées, et une
population d’environ 1 500 000 habitants, dont 125 000 créoles, autant
de métis et de mulâtres, quelques milliers de nègres; le reste se
compose d’Indiens indigènes et des descendants des Espagnols émigrés.
Avant de proclamer son indépendance et de se constituer en république,
le Chili était une _capitainerie_ générale d’Espagne. La langue
dominante est l’espagnol; la religion de la plus grande partie des
habitants est la religion catholique. La capitale du pays, _Santiago_, a
66 000 habitants et renferme beaucoup d’édifices et d’établissements
publics. _Valparaiso_, avec ses 50 000 habitants, offre le plus grand
port et la place de commerce la plus importante du Chili; elle est aussi
l’une des plus considérables de l’océan Pacifique. Le Chili produit une
très-grande quantité de bœufs, parmi lesquels il y en a beaucoup de
sauvages; d’excellents chevaux, du vin, du tabac, des olives, du lin, du
froment et tous les fruits de la zone tempérée; de plus, du cuivre, de
l’or, de l’argent, du fer, du plomb et d’autres métaux.
_Monnaies et mesures milliaires._
Les monnaies d’or sont les onces, les demi-onces et les quarts d’once.
Les monnaies d’argent sont: les _piastres_, nommées _pesos_ ou _gros
écus_; les _réaux_, les _medios_ et les _quadrillos_.
Les monnaies de cuivre sont les _centavos_.
Une once contient 17 piastres; une piastre, 8 réaux, 1 réal, 2 medios ou
4 _quadrillos_, et 1 _quadrillo_, 4 _centavos_.
Une piastre vaut 2 florins et 5 kreutzers d’Autriche[40].
* * * * *
18 _leguas_ font 15 milles allemands ou 111 kilomètres de France[41].
CHAPITRE VII.
Départ de Valparaiso.--Taïti.--Coutumes et usages du peuple.--Fête
et bal à l’occasion de la fête de Louis-Philippe.--Excursions.--Un
repas de Taïti.--Le lac _Vaihiria_.--Le défilé de _Fautaua_ et le
diadème.--Départ.--Arrivée en Chine.
Le 17 mars, le capitaine van Wyk Jurianse me fit prévenir que son
vaisseau était prêt à mettre à la voile et qu’il devait entrer en mer le
lendemain.
Cette nouvelle m’arriva fort mal à propos, car depuis deux jours je
souffrais d’une diarrhée continuelle, mal qui peut devenir bien
dangereux sur un vaisseau où l’on n’a ni bouillon ni nourriture légère,
et où l’on est bien plus exposé aux changements de température que sur
terre. Mais je ne voulais pas manquer l’occasion, assez rare, d’aller en
Chine, ni perdre non plus 200 dollars que j’avais déjà payés pour la
traversée. J’allai donc à bord pleine de confiance en ma bonne étoile,
qui jusqu’ici ne m’avait jamais abandonnée dans mes voyages.
Les premiers jours, je cherchai à combattre mon mal par une diète
rigoureuse, et je m’abstins presque de toute nourriture. Tout fut
inutile. Enfin, j’eus l’heureuse idée de faire usage de bains de mer
froids. Je les prenais dans une tonne, et je demeurais un quart d’heure
dans l’eau: dès le second bain, je sentis une grande amélioration dans
mon état; après le sixième, je me trouvai guérie. Si je parle de ce mal,
auquel j’étais très-exposée dans les pays chauds, c’est seulement pour
indiquer à mes lecteurs que les meilleurs moyens pour en triompher sont
les bains de mer ou des boissons rafraîchissantes, comme le babeurre, le
lait caillé, les sorbets, l’orangeade, etc.
Le vaisseau sur lequel je fis cette traversée était un beau bâtiment
hollandais, du nom de _Lootpuit_. La propreté y était très-grande et la
nourriture généralement assez bonne, à l’exception de quelques mets
hollandais et des oignons, dont on abusait. Ils jouaient un grand rôle
dans tous les mets, et je ne pouvais point m’y faire; mais par bonheur
une grande partie de ce noble produit se gâta dans le cours du voyage.
Le capitaine était un homme poli et aimable, et les matelots aussi
étaient bons et complaisants. En général, je n’ai pas trouvé sur les
vaisseaux que j’ai été à même de voir, les marins aussi grossiers qu’on
les entend souvent peindre par les voyageurs. Ils n’ont sans doute pas
des manières élégantes et un parfait bon ton, et ils n’ont pas non plus
d’attentions ni de prévenances très-grandes pour le voyageur, mais on
trouve chez la plupart une bonté naturelle et de la cordialité.
Au bout de trois jours, le 21 mars, nous vîmes l’île de Saint-Félix, et
le lendemain Sancto Ambrosio. Tous les deux se composent de masses de
roches nues et inhospitalières et abritent tout au plus quelques
mouettes.
Nous entrâmes alors dans les régions tropicales; mais la chaleur,
tempérée par les vents alisés, ne nous incommoda que dans la cajute.
Pendant près d’un mois, nous naviguâmes de la manière la plus monotone,
sans tempête ni orage, avec la vue uniforme du ciel et de l’eau. Enfin,
le 19 avril, nous arrivâmes à l’archipel des _basses îles_. Cet
archipel, qui s’étend du 36^{e} au 14^{e} degré de longitude, est
très-dangereux pour les marins, parce que la plupart des îles s’élèvent
à peine de quelques pieds au-dessus de la surface de la mer. Pour
découvrir au milieu d’elles l’île de David Clark, dont nous n’étions
éloignés que de douze milles, le capitaine fut forcé de monter dans la
hune.
Dans la nuit du 21 au 22 avril, nous eûmes des coups de tonnerre
accompagnés d’une tempête subite et violente, que notre capitaine appela
une _bourrasque de tonnerre_. Pendant cette tempête, nous vîmes à
différentes reprises, au haut du mât de perroquet, le feu Saint-Elme. Ce
feu se compose de petites flammes électriques qui voltigent autour des
pointes les plus élevées et qui s’éteignent ensuite au bout de deux ou
trois minutes.
La nuit du 22 au 23 avril fut une nuit de périls, au dire même du
capitaine. Nous eûmes à doubler plusieurs des _îles basses_ par un temps
sombre et pluvieux, qui nous cachait entièrement la lumière de la lune.
Vers minuit, un vent épouvantable rendit notre position encore plus
fâcheuse. Le vent et des éclairs continus nous firent craindre une forte
bourrasque; mais nous vîmes poindre le jour sans avoir éprouvé le
moindre accident, et nous échappâmes heureusement à la tempête et aux
îles.
Dans le cours de la journée, nous passâmes près des îles des oiseaux, et
deux jours plus tard, dès le 25 avril, nous vîmes déjà une des îles de
la Société, _Maithia_.
Le lendemain, le trente-neuvième jour de notre voyage, nous nous
trouvâmes en vue de l’île Taïti et de celle qui lui fait face, l’île
_Emao_, appelée aussi _Moreo_. L’entrée du port de Taïti, _Papeïti_ est
extrêmement dangereuse; des récifs de coraux l’entourent comme un
rempart, des flots mugissants s’y brisent de toutes parts, et il ne
reste qu’un espace fort étroit. Un pilote vint au-devant de nous, et,
quoique le vent fût si contraire qu’il fallut changer les voiles à tout
instant, nous entrâmes cependant sains et saufs dans le port. Quand nous
fûmes débarqués, on nous félicita cordialement; on avait suivi nos
efforts avec beaucoup d’inquiétude, et, à la dernière manœuvre du
vaisseau, on avait eu très-grand’peur de le voir donner contre un banc
de corail. Ce malheur était arrivé à un vaisseau de guerre français qui
était ici depuis plusieurs mois à l’ancre, et qu’on était en train de
radouber.
L’ancre n’avait pas encore été jetée que nous nous trouvâmes entourés
d’une demi-douzaine de pirogues remplies d’Indiens qui grimpèrent de
toutes parts sur le pont pour nous offrir des fruits et des coquillages;
mais ils ne les cédaient pas comme autrefois (ces temps fortunés sont
passés) pour des chiffons rouges ou des perles de verre. Aujourd’hui ils
demandaient de l’argent, et ils étaient aussi cupides et aussi adroits
que les Européens les plus civilisés. J’offris à un des Indiens un petit
anneau de bronze; il le prit, le flaira, secoua la tête et me donna à
entendre qu’il n’était pas en or. Il remarqua une bague à mon doigt, me
prit la main, et flaira également cette bague, en faisant une joyeuse
grimace; il voulait me faire entendre que je devais la lui donner. J’ai
eu encore plus d’une occasion de remarquer que ces insulaires savent
distinguer à l’odeur l’or pur de l’or faux.
L’île de Taïti, placée il y a plusieurs années sous la protection de
l’Angleterre, jouit aujourd’hui de celle de la France. Elle a été
longtemps un sujet de discorde pour les deux nations, jusqu’au mois de
novembre 1846, où la paix fut enfin conclue. La reine Pomaré, qui
s’était réfugiée dans une autre île, était revenue à Papeïti depuis cinq
semaines. Elle habite ici une maisonnette de quatre pièces, et mange
tous les jours avec sa famille chez le gouverneur. Le gouvernement
français lui fait construire une jolie maison, et lui donne par an une
pension de 25 000 francs. Elle ne peut recevoir aucune visite d’étranger
sans l’autorisation du gouvernement français; mais cette autorisation
s’accorde très-facilement. Papeïti était rempli de troupes françaises,
et plusieurs vaisseaux de guerre se trouvaient dans le port. La ville
renferme trois ou quatre cents habitants, et se compose d’une rangée de
petites maisons de bois, placées le long du port et séparées l’une de
l’autre par de petits jardins. Il y a dans le fond une belle forêt où
sont encore disséminées plusieurs huttes.
Les principaux édifices sont: la maison du gouverneur, les magasins
français, la boulangerie militaire, la caserne et la maison de la reine,
qui n’était pas encore entièrement terminée. On construisait en outre
beaucoup de petites maisons composées, la plupart, d’une seule pièce,
pour remédier le plus tôt possible au manque de demeures: car, du temps
de mon séjour à Taïti, des officiers supérieurs même étaient obligés de
se contenter des plus misérables cabanes indiennes. Je cherchai en vain
une petite chambre à louer, et j’allai de cabane en cabane; mais tout
était occupé. Il fallut enfin me contenter d’un _petit coin_ dans une
hutte. Je trouvai ce réduit chez un charpentier dont la chambre
contenait déjà quatre locataires. On m’assigna, derrière la porte, une
petite place qui avait juste 2 mètres de long et 1 mètre 20 centimètres
de large. Le sol n’était pas planchéié; les murs n’étaient que des
palissades. Pour un lit et une chaise, il n’en était pas question, et
cependant il me fallut payer ce réduit un florin trente kreutzers par
semaine.
La demeure ou la hutte d’un Indien consiste en un toit de feuilles de
palmier, appuyé sur quelques pieux, ou bien elle est formée de murs en
palissades. Chaque hutte n’a qu’une pièce, longue de 17 à 16 mètres,
large de 3 à 9, et abrite souvent plusieurs familles. Il n’y a à
l’intérieur que des nattes de paille tressées, des couvertures, des
caisses en bois et quelques tabourets; mais ces derniers sont déjà des
objets de luxe. Les Indiens n’ont pas besoin de vases pour cuire leur
nourriture; ils ne connaissent ni soupes ni sauces, et ils font rôtir
leurs mets entre des pierres rougies au feu. Tous leurs besoins se
réduisent à un couteau et à une écuelle de coco pour puiser de l’eau.
Devant les huttes ou sur le rivage se trouvent leurs pirogues (troncs
d’arbres creusés) qui sont si étroites, si plates et si petites, qu’on
ne peut les empêcher de chavirer qu’en fixant à un des côtés, en haut et
en bas, des perches d’environ 2 mètres de long, qui, réunies par une
traverse, maintiennent l’équilibre. Cependant, si on ne monte pas avec
beaucoup de précaution dans un pareil canot, il se renverse
très-facilement, et, un jour que j’arrivai à notre vaisseau dans une
pirogue, notre capitaine en fut très-effrayé, me gronda même dans sa
bonhomie, et me conjura de ne plus m’exposer à un tel danger.
Depuis l’établissement des missionnaires à Taïti, il y a une
cinquantaine d’années, le costume des Indiens est assez convenable,
surtout dans le voisinage de Papeïti. Les hommes et les femmes portent
une espèce de tablier en étoffe de couleur, nommé _pareo_, qu’ils se
passent autour des hanches. Le _pareo_ des femmes descend jusqu’aux
chevilles, celui des hommes leur va jusqu’aux cuisses. Les hommes
mettent par-dessus une courte chemise de couleur, et souvent aussi un
large pantalon. Les femmes ont une espèce de longue blouse plissée. Les
deux sexes portent des fleurs dans le lobule de l’oreille, qui est percé
de trous assez larges pour y passer facilement toute espèce de tige. Les
Indiennes, jeunes et vieilles, se parent en outre de guirlandes de
feuilles et de fleurs, qu’elles font avec beaucoup d’adresse et
d’élégance. Souvent les hommes en portent aussi.
Dans les occasions solennelles, ils jettent encore par-dessus leur
costume ordinaire un vêtement nommé _tiputa_, dont ils font eux-mêmes
l’étoffe avec l’écorce du cocotier et de l’arbre à pain. Quand l’écorce
est encore tendre, on la frappe avec des pierres jusqu’à ce qu’elle
devienne mince comme du papier, et ensuite on la peint en jaune et en
brun.
Un dimanche, j’allai à la maison en bois qui sert d’oratoire, pour voir
le peuple assemblé[42]. En entrant dans le temple, tout le monde ôta ses
fleurs pour s’en parer de nouveau en sortant. Quelques Indiennes avaient
des blouses en satin noir et des chapeaux européens d’un goût antique.
On ne pouvait guère rien voir de plus laid que ces grosses têtes et ces
lourds visages sous ces chapeaux.
Tout le temps qu’on chanta les psaumes, le peuple se montra assez
attentif, et beaucoup d’Indiens joignirent assez bien leurs voix à
celles des chantres; mais, pendant le sermon du ministre, ils ne
montrèrent point le moindre recueillement: les enfants étaient à jouer,
à badiner et à manger; les grandes personnes causaient ou dormaient; et
quoiqu’on m’eût assuré que beaucoup d’indigènes savent lire et même
écrire, je ne vis que deux vieillards faire usage de leurs bibles.
Le peuple appartient à une race excessivement forte et vigoureuse. Il
n’est pas rare de voir des hommes de six pieds[43]. Les femmes sont
aussi très-grandes, mais trop fortes et massives. Les traits des hommes
sont plus jolis que ceux des femmes. Ils ont de très-belles dents et de
beaux yeux noirs; mais généralement une grande bouche, de grosses lèvres
et un vilain nez. On écrase un peu aux nouveau-nés le cartilage du nez,
ce qui l’aplatit et le rend gros et épaté. Cette mode semble surtout
être en grande faveur chez les femmes, car c’est chez elles que l’on
trouve les plus vilains nez. Leurs cheveux sont noirs comme du charbon
et abondants, mais gros et rudes; les hommes et les femmes les portent
d’ordinaire en une ou deux tresses. Ils ont le teint cuivré et sont tous
tatoués, généralement depuis les hanches jusqu’à la moitié des cuisses.
Cet ornement se trouve rarement sur les mains, sur les pieds ou sur
d’autres parties du corps. Les dessins sont en forme d’arabesques,
très-réguliers et tracés avec beaucoup de goût. On est fort étonné de
trouver ici une race d’hommes aussi forte, quand on sait la vie déréglée
et immorale qu’ils mènent. De petites filles de sept à huit ans ont
leurs amoureux de douze à treize ans, et les parents en sont enchantés.
Plus elles ont d’amants, plus les jeunes filles s’en font gloire. Tant
qu’une fille n’est pas mariée, elle vit d’une manière tout à fait
dissolue, et, même mariées, les femmes ne passent pas pour être des
épouses fidèles.
J’eus plusieurs fois occasion d’assister à leurs danses. Ce sont les
plus indécentes que j’aie jamais vues. Et cependant il n’est pas un
peintre qui ne m’eût envié une pareille scène. Qu’on se figure un bois
de palmiers et d’autres arbres gigantesques de la zone torride; et
au-dessous des huttes de palmier ouvertes, et une troupe d’Indiens
assemblés pour jouir à leur manière de la beauté de la soirée. Ils
forment devant une des huttes un cercle, au milieu duquel sont assis
deux Indiens aux formes herculéennes et à moitié nus, qui frappent avec
force et en cadence sur de petits tambourins. Cinq autres colosses
semblables sont assis devant eux et font les gestes les plus terribles
et les plus violents avec le haut de leur corps et particulièrement avec
les bras, les mains et les doigts, dont ils font mouvoir toutes les
articulations isolément avec la plus grande adresse. Ils me semblaient
chercher à exprimer qu’ils chassent l’ennemi, qu’ils se moquent de sa
lâcheté et se réjouissent de la victoire remportée sur lui. Ils poussent
en même temps des cris discordants et font les grimaces les plus
épouvantables. Les hommes commencent par se démener seuls sur la scène
comme des furieux; mais bientôt deux femmes sortent du rang des
spectateurs et se mettent à danser et à s’agiter comme des possédées.
Plus leurs mouvements sont désordonnés et indécents, plus les
applaudissements, dit-on, éclatent avec frénésie. Toute la
représentation dure environ deux minutes; après une pause qui n’est
guère plus longue, ils recommencent de plus belle. Un tel divertissement
dure souvent plusieurs heures. Les jeunes gens prennent rarement part à
ces danses. C’est une grande question de savoir si l’influence de la
civilisation française mettra un frein à l’immoralité des Indiens!
D’après ce que j’ai pu observer par moi-même et ce que j’ai appris de
gens bien informés, il paraît qu’on ne doit guère en espérer beaucoup
pour le moment! Au contraire, les indigènes apprennent à se créer une
foule de besoins qui éveillent en eux la soif de l’or. Comme ils sont
excessivement paresseux et qu’ils ont horreur du travail, les charmes
des femmes leur servent à gagner de l’argent. Les parents, les frères et
même les maris amènent aux étrangers leurs filles, leurs sœurs et leurs
femmes. Celles-ci y consentent sans peine, car elles se procurent ainsi
de la toilette pour elles-mêmes et de l’argent pour leur famille. La
maison d’un officier est le rendez-vous naturel de plusieurs belles
indigènes qui y vont à toute heure. Même en dehors de la maison, elles
n’ont pas plus de scrupules et suivent le premier venu; il n’est
personne qui puisse se soustraire à leur compagnie. Mon âge me permet de
parler d’un tel sujet, et je dois avouer franchement que, quoique j’aie
bien couru le monde et que j’aie beaucoup vu, je n’ai encore jamais
rencontré une manière d’agir aussi éhontée.
Je ne mentionnerai ici qu’une petite scène qui se passa un jour devant
ma cabane, et qui peut servir de preuve à mon assertion.
Quatre lourdes Grâces étaient accroupies par terre dans des postures
plus ou moins élégantes, et fumaient du tabac. Un officier vint à
passer, et ayant aperçu ce groupe séduisant, il se dirigea vers lui à
pas précipités et prit une des belles par l’épaule. Il lui parla d’abord
avec douceur; mais, à mesure que sa colère augmentait, ses paroles se
transformèrent en injures. Cependant ni les prières, ni les menaces ne
firent aucune impression sur cette fière beauté; elle garda
tranquillement sa posture, et continua à fumer sans accorder un mot ni
un regard à son céladon transporté de fureur. L’amant fort irrité
s’oublia au point d’arracher les boucles d’or des oreilles de la jeune
fille, et de la menacer de lui reprendre toute la parure dont il lui
avait fait cadeau. Mais rien ne réussit à faire sortir la belle
indolente de son apathie, et le brave officier se vit à la fin obligé
d’abandonner la place.
Aux discours qu’il tint, moitié en français moitié dans la langue du
pays, je reconnus que cette fille lui avait coûté, dans l’espace de
trois mois, près de quatre cents francs, dépensés pour elle en toilette
et en bijoux. Comme elle avait obtenu de lui tout ce qu’elle désirait,
elle l’abandonna sans le moindre scrupule.
J’ai entendu souvent louer la bonté et l’attachement de ces Indiens;
mais je ne puis souscrire d’une manière absolue à ces éloges. Je ne
contesterai pas tout à fait leur bonté; ils invitent facilement
l’étranger à partager leur repas, ils tuent même, en son honneur, un
cochon de lait, partagent avec lui leur couche, etc. Mais toutes ces
choses ne leur coûtent pas beaucoup, et si on leur offre de l’argent en
échange, ils le prennent avec beaucoup d’avidité, sans dire un seul mot
de remercîment. Pour un sentiment et un attachement véritables, je ne
les en crois pas trop capables. Je ne vis chez eux que de la sensualité,
et aucune passion noble et élevée. Dans le cours de mes voyages dans
cette île, j’aurai occasion de revenir souvent sur ce sujet.
Le 1^{er} mai, je fus témoin d’une scène très-intéressante. On célébra
la fête du roi des Français, Louis-Philippe, et le gouverneur, M. Bruat,
s’efforça d’amuser le peuple de Taïti. Dans la matinée, les matelots
français exécutèrent une joute sur l’eau. Plusieurs bateaux, montés par
d’excellents rameurs, entrèrent en mer. Il y avait à l’avant de chaque
bateau une espèce d’escalier ou d’échelle où se trouvait un combattant
armé d’une perche. Les bateaux s’étant rapprochés l’un de l’autre, les
jouteurs essayèrent chacun de faire tomber son adversaire dans la mer.
On avait aussi élevé un mât de cocagne, au sommet duquel se balançaient
des chemises de couleur, des rubans et d’autres bagatelles offerts à
ceux qui seraient les plus agiles à y grimper. A midi, on traita les
chefs et les principaux personnages du peuple. Sur la prairie, devant la
maison du gouverneur, on avait entassé dans beaucoup d’endroits des
vivres, de la viande salée, du lard, du pain, des porcs rôtis, des
fruits et d’autres objets. Mais au lieu d’un repas pris sur place, comme
on aurait dû s’y attendre, les chefs divisèrent tout en portions, et
chacun emporta sa part chez soi. Le soir, il y eut feu d’artifice et
bal.
Rien ne me parut plus amusant que ce bal. On y voyait les contrastes les
plus tranchés entre l’art et la nature, une Française élégante à côté
d’une Indienne cuivrée, un officier d’état-major en brillant uniforme à
côté d’un insulaire à moitié nu. Beaucoup d’indigènes portaient, il est
vrai, ce soir-là, de larges pantalons blancs avec une chemise, mais
d’autres n’avaient pour tout vêtement que le pareo et une courte
chemise. Il y avait surtout un des chefs affligé d’une
éléphantiasis[44], qui était affreux dans ce costume.
A ce bal, je vis la reine Pomaré pour la première fois. C’est une femme
de trente-six ans, grande et forte, mais encore assez bien conservée.
(Je trouvai qu’en général la beauté des femmes passe ici moins vite que
dans d’autres pays chauds.) Elle n’est pas mal de figure, et a une rare
expression de bonté peinte autour de la bouche et du menton. Elle
portait une robe, ou plutôt une espèce de blouse en satin bleu de ciel,
garnie d’un double rang de blondes noires. Elle avait aux oreilles de
grandes fleurs de jasmin, et dans les cheveux une guirlande de fleurs;
elle tenait fort élégamment à la main un beau mouchoir en batiste brodé
et garni de larges dentelles. Pour ce soir elle avait emprisonné ses
pieds dans des bas et des souliers, car ordinairement elle va pieds nus.
Tout son costume était un cadeau du roi de France.
Le mari de la reine, plus jeune qu’elle, est le plus bel homme de Taïti.
Les Français l’appellent en riant le _prince Albert de Taïti_,
non-seulement à cause de sa beauté, mais aussi parce que, comme le
prince Albert en Angleterre, il n’a pas le titre de roi, mais le nom
d’_époux de la reine_. Il avait un uniforme de général français qui lui
allait très-bien, d’autant plus qu’il savait le porter; seulement il ne
fallait pas regarder ses pieds, qui étaient très-vilains et
très-massifs.
Indépendamment de ces deux grands personnages, il y avait encore dans la
société une tête couronnée, le roi Otoume, possesseur d’une des îles
voisines. Celui-ci avait l’air très-comique; il portait par-dessus une
culotte courte blanche et très-large, un habit d’indienne jaune de
soufre, qui n’avait certainement pas été fait par un artiste parisien,
car il ressemblait à une carte de mauvais échantillon. Ce roi allait
pieds nus.
Les dames de compagnie de la reine, au nombre de quatre, femmes et
filles des chefs, avaient toutes des blouses de mousseline blanche.
Elles portaient aussi des fleurs dans les lobules de leurs oreilles et
des guirlandes dans leurs cheveux. A ma grande surprise, je trouvai
leurs manières et leur tenue généralement très-convenables. Trois des
jeunes dames dansèrent même le quadrille français avec des officiers
sans manquer les figures. Seulement j’avais toujours peur pour leurs
pieds: car, à l’exception du couple royal, personne ne portait ni bas ni
souliers. Quelques vieilles femmes se montrèrent en chapeaux à la mode
de l’Europe. De jeunes femmes avaient amené leurs enfants, jusqu’aux
plus petits, auxquels, pour les faire taire, elles donnèrent le sein
devant tout le monde. Avant que l’on se mît à table, la reine se retira
dans une pièce à côté pour fumer quelques cigares; pendant ce temps, son
mari s’amusa à jouer au billard.
A table, je me trouvai assise entre le _prince Albert de Taïti_ et le
roi _Otoume à l’habit jaune serin_. Tous deux étaient déjà assez avancés
dans la civilisation européenne pour avoir pour moi à table les petites
attentions ordinaires, comme de remplir mon verre d’eau ou de vin, ou de
me présenter les mets, etc. On voyait qu’ils cherchaient à apprendre
autant que possible les usages de l’Europe. Néanmoins, quelques-uns des
convives sortirent de temps à autre de leur rôle: c’est ainsi qu’au
dessert la reine demanda une seconde assiette qu’elle remplit de
friandises, et elle les fit mettre de côté pour les emporter chez elle.
Il fallut veiller à ce qu’on ne fêtât pas trop le vin de Champagne; mais
la conversation demeura en général jusqu’à la fin très-gaie et
très-convenable.
Dans la suite, je dînai encore plusieurs fois chez le gouverneur, en
société de la famille royale. La reine s’y montra avec son costume
national, ainsi que son époux; tous deux étaient pieds nus. L’héritier
présomptif de la couronne, garçon de neuf ans, est fiancé à la fille
d’un roi voisin. La fiancée, de quelques années plus âgée que le prince,
vit à la cour de la reine Pomaré, et est instruite dans la religion
chrétienne, dans les langues taïtienne et anglaise.
L’habitation de la reine est très-simple. Jusqu’à ce que la maison en
pierre que le gouvernement français fait élever soit terminée, la reine
Pomaré habite une maisonnette en bois composée de quatre pièces meublées
en grande partie à l’européenne.
Comme la paix était conclue à Taïti, on pouvait parcourir toute l’île
sans obstacle. Mon capitaine m’ayant laissée maîtresse de quinze jours,
je désirai disposer d’une partie de ce temps pour faire des excursions
dans l’île. Je crus pouvoir me joindre à un des officiers chargés de
temps à autre par le gouverneur de visiter l’île; mais je ne fus pas peu
surprise de voir qu’on alléguait chaque fois des raisons particulières
pour m’empêcher de faire partie du voyage. Je ne pouvais aucunement me
rendre compte de ce manque de complaisance, jusqu’à ce qu’enfin un des
officiers m’expliqua lui-même cette énigme: chacun de ces messieurs
voyageait avec sa concubine.
M. ***[45] qui me confia ce secret, m’offrit de me mener jusqu’à
_Papara_, où il demeurait; mais lui-même ne voyageait pas sans une
compagne, ce qui ne l’empêchait pas d’être accompagné par Tati, le
principal chef de l’île, avec sa famille. Ce dernier était venu à Taïti
pour assister aux fêtes du 1^{er} mai.
Le 4 mai, nous nous embarquâmes dans un bateau pour nous rendre à
_Papara_, le long de la côte (36 milles marins). Je trouvai dans le chef
un vieillard très-gai, de près de quatre-vingt-dix ans, qui se rappelait
encore très-bien la seconde descente du célèbre navigateur Cook. Son
père, disait-il, alors premier chef, avait contracté une alliance avec
Cook, et, comme c’était encore alors l’usage à Taïti, avait changé de
nom avec lui.
Le gouvernement français fait à Tati une pension annuelle de six mille
francs, reversible après sa mort sur son fils aîné.
Il avait avec lui sa jeune femme et cinq de ses filles; la première
était âgée de vingt-trois ans; les derniers avaient de douze à dix-huit
ans. Les enfants étaient issus d’autres mariages; quant à la femme,
c’était sa cinquième épouse.
Comme nous n’avions quitté Papeïti que vers midi, que le soleil se
couchait peu de temps après six heures, et que le trajet entre les
nombreux écueils est excessivement dangereux, nous abordâmes à _Paya_
(22 milles marins), où régnait un sixième fils de Tati.
L’île est coupée de tous côtés par de belles montagnes, dont la cime la
plus élevée, l’_Orœna_, a plus de 2000 mètres de haut. Au milieu de
l’île, les montagnes se séparent, et de leur sein surgit un rocher tout
à fait singulier. Il a la forme d’un diadème garni de plusieurs pointes,
ce qui lui a fait donner le nom de _Diadème_. Toutes ces montagnes sont
entourées d’une ceinture de quatre à six cents pas de large, qui est
habitée et produit dans de belles forêts les fruits les plus délicieux.
Nulle part je ne mangeai d’oranges, de goyaves ni de fruits de l’arbre à
pain aussi bons qu’ici. Quant à la noix de coco, on en use avec tant de
prodigalité, qu’on ne boit d’ordinaire que l’eau douce qu’elle renferme,
et qu’on jette le noyau avec l’écorce. Dans les montagnes et dans les
gorges, il y a aussi une grande quantité de _pisangs_ (espèce de grandes
bananes ou fehis), mais qu’on ne mange d’ordinaire que rôtis. Les huttes
des indigènes sont disséminées sur les bords de la mer; il est rare d’en
voir une douzaine réunies.
Le fruit du _jaquier_ ou arbre à pain, d’un goût exquis, a à peu près la
forme d’un melon d’eau et pèse de quatre à six livres. L’écorce est
verte, un peu rude et mince. Les Indiens la raclent et l’enlèvent avec
des coquillages aigus; ils fendent le fruit par la moitié et le font
griller entre deux pierres rougies au feu. Il est d’un goût fin et
délicat, et ressemble tellement au pain, qu’il le remplace facilement.
Les îles de la mer du Sud ou de la mer Pacifique sont la véritable
patrie de ce fruit; on le trouve aussi, il est vrai, dans d’autres
régions tropicales, mais il y diffère entièrement de celui de l’île de
_Paya_. Au Brésil, par exemple, où on le nomme calebasse, il est
jaunâtre, pèse de vingt à trente livres, et est rempli de pepins que
l’on retire et que l’on mange quand le fruit est rôti. Le goût de ces
pepins ressemble à celui des châtaignes.
La mangue, fruit semblable à une prune, est de la grosseur du poing. La
peau et la chair sont jaunes. Elle a un goût de térébenthine, mais elle
le perd à mesure qu’elle mûrit. Ce fruit est un des meilleurs; il est
charnu, juteux et très-savoureux; il a au milieu un large noyau oblong.
Les jaquiers et les manguiers poussent très-haut et ont un feuillage
très-étendu. Les feuilles des jaquiers, ou artocarpes, ont un mètre de
long, un demi-mètre de large, et sont très-déchiquetées. Les feuilles
des manguiers ne sont pas beaucoup plus grandes que celles de nos
pommiers.
Avant d’arriver à Paya, nous passâmes près de quelques endroits
intéressants, comme _Foar_, petit fort français situé sur une colline. A
_Taipari_, il faut passer entre deux brisants dangereux, que l’on
appelle _l’Entrée du diable_. Les vagues y montaient, en sifflant, aussi
haut que des remparts. Dans la plaine de _Punavia_, il y a un grand fort
flanqué de plusieurs tours construites sur des collines voisines. Le
paysage y est charmant. Les montagnes s’ouvrent, et on peut suivre au
loin les sinuosités d’une gorge pittoresque, dans le fond de laquelle
s’élève la haute et noire cime d’_Olofena_.
Ce qui ne m’occupa pas moins que la belle nature, ce fut le fond de la
mer. Notre bateau passa par-dessus d’innombrables bas-fonds, dans
lesquels l’eau était transparente comme le cristal, de manière que l’on
pouvait voir la plus petite pierre. Il s’y trouvait des groupes et des
réunions de coraux et de madrépores colorés, d’une beauté sans égale:
on aurait pu dire qu’on apercevait au fond de l’eau des vergers et des
parterres de fées. Je vis des fleurs et des feuilles gigantesques, des
champignons et des légumes de tout genre, dessiner mille arabesques au
milieu de petits groupes de rochers teints de vives couleurs.
D’admirables et étranges coquillages y étaient attachés ou se trouvaient
à côté sur le sable, et de petits poissons, aux nuances les plus
variées, glissaient au milieu comme des papillons et des colibris. Ces
poissons délicats avaient à peine 10 centimètres de long, et offraient
une variété de couleurs que je n’avais encore jamais vues. Plusieurs
brillaient du bleu de ciel le plus pur, d’autres étaient d’un jaune
clair, et d’autres d’un gris ou d’un brun presque transparent, etc.
Quand nous fûmes arrivés à Paya, à six heures du soir, le jeune Tati fit
tuer, en l’honneur de son père, un petit cochon de dix-huit à vingt
livres, et le fit préparer à la mode taïtienne. On alluma un grand feu
dans une fosse sèche où il y avait beaucoup de pierres. On apporta
ensuite une grande quantité de fruits de l’arbre à pain (_majoré_), qui
avaient été pelés, et qu’on fendit en deux à l’aide d’une hache en bois
très-tranchante. Quand le feu eut cessé de brûler, et que les pierres
furent suffisamment échauffées, on y posa le cochon et les fruits, on
remit par-dessus quelques-unes des pierres échauffées, et on couvrit le
tout de branches vertes, de feuilles sèches et de terre.
Pendant que les mets grillaient entre les pierres, on prépara la table.
On étendit par terre une natte de paille, et on la couvrit de grandes
feuilles. On plaça devant chaque hôte une écuelle de coco remplie à
moitié de _miti_, boisson assez aigre que l’on tire du cocotier.
Au bout d’une heure et demie, on déterra les mets. Si le cochon ne fut
pas découpé suivant les règles de l’art et d’une manière
très-appétissante, on y procéda, du moins, avec la rapidité de l’éclair:
un couteau et la main dépecèrent la bête en autant de parties qu’il y
avait de convives. On présenta ensuite à chacun sa part, avec la moitié
d’un fruit de l’arbre à pain, sur une grande feuille. Il n’y eut
personne à notre table que l’officier, sa bonne amie, le vieux Tati, sa
femme et moi; car il est contraire à la coutume du pays que l’amphitryon
mange avec son hôte, ou les enfants avec leurs parents. Sauf cette
cérémonie, je ne vis point la moindre preuve d’amour ou d’attachement
entre le père et le fils. C’est ainsi que le père, nonagénaire et
affligé d’une toux violente, fut forcé de passer la nuit sous une tente
légère, tandis que le fils dormait dans une hutte bien close.
Le 5 mai, nous quittâmes _Taipari_ l’estomac vide. Le vieux Tati voulait
nous régaler dans une de ses possessions, éloignée de deux lieues.
Quand nous y fûmes arrivés, et pendant que l’on chauffait les pierres
pour notre repas, plusieurs des indigènes vinrent des huttes voisines
pour profiter de la cuisson générale. Ils apportaient avec eux des
poissons, du porc, des fruits de l’arbre à pain, des pisangs, etc. Les
poissons et la viande étaient enveloppés dans de grandes feuilles.
Indépendamment des fruits de l’arbre à pain et des poissons, on nous
servit une tortue de mer qui pesait peut-être plus de vingt livres. Nous
prîmes notre repas dans une cabane, où affluèrent bientôt tous les
voisins, qui, se plaçant à quelque distance de nos hautes personnes, et
en différents groupes, se mirent à manger les mets apportés. Chacun
avait devant soi une coupe de coco pleine de _miti_, dans laquelle il
jetait chaque morceau, pour le repêcher ensuite avec la main; puis il
buvait le reste à la fin du repas. On avait placé devant nous des noix
de coco fraîchement cueillies et percées, dont chacune contenait
certainement plus d’une mesure d’eau aussi pure qu’agréable au goût.
C’est à tort qu’on donne chez nous à cette eau le nom de _lait_: elle ne
s’épaissit et ne devient blanche comme du lait que quand la noix est
déjà tout à fait vieille, et dans cet état on n’y touche plus ici.
Nous quittâmes Tati et sa famille pour continuer notre course à pied
jusqu’à _Papara_ (une lieue). La route était charmante et conduisait, en
grande partie, par des bois épais d’arbres fruitiers; seulement, il ne
fallait pas avoir peur de l’eau, car bien des fois nous dûmes passer à
gué des rivières et des ruisseaux.
M. *** possédait à Papara quelques terres avec une maisonnette en bois,
de quatre chambres. Il eut la complaisance de me donner l’hospitalité
chez lui.
Nous apprîmes ici la mort d’un des fils de Tati, qui en avait eu vingt
et un. Le fils était déjà mort depuis trois jours, et on n’attendait
plus que le père pour les funérailles. Je m’étais, il est vrai, proposé
de faire une excursion au lac _Vaihiria_, mais je remis cette partie
pour assister aux cérémonies funèbres, qui devaient avoir lieu
incessamment.
Le lendemain (6 mai) je visitai la hutte mortuaire. M. *** me donna un
mouchoir neuf pour en faire hommage au mort, usage que le peuple taïtien
a transporté de son ancienne croyance dans le christianisme. Ces cadeaux
doivent tranquilliser l’âme du défunt. Le corps était dans un cercueil
étroit, sur une bière basse, couverte ainsi que lui d’un drap blanc. On
avait étendu devant la bière deux nattes de paille; sur l’une se
trouvaient les habits du mort, sa coupe, son couteau, etc., tandis que
sur l’autre on avait étalé les cadeaux funèbres: ces derniers formaient
un tas de chemises, de pareos, de morceaux d’étoffes, etc. Tout cela
était neuf et joli, et aurait suffi pour garnir une petite mercerie.
Le vieux Tati vint bientôt après dans la hutte mortuaire, mais il n’y
demeura que quelques instants, et en sortit aussitôt pour prendre
l’air, car le corps sentait déjà très-mauvais. Il s’assit sous un arbre
et se mit à causer avec les voisins, comme s’il n’était rien arrivé.
Dans la hutte étaient assises les parentes et les voisines, qui
s’entretenaient tranquillement, tout en mangeant ou en fumant. Je fus
obligée de me faire montrer l’épouse, les enfants et les parents du
mort; car à les voir je ne m’en serais pas doutée. Au bout de quelque
temps la belle-mère et l’épouse se levèrent, se jetèrent sur le
cercueil, et hurlèrent pendant une demi-heure; mais on voyait bien que
ces cris forcés ne venaient pas du cœur. Toutes les deux retournèrent
ensuite à leur place, l’air riant et l’œil sec, et parurent reprendre la
conversation au point où elles l’avaient laissée. On brûla la pirogue du
mort sur le rivage.
J’en avais assez vu, et je rentrai afin de faire quelques préparatifs
pour la partie qui devait avoir lieu le lendemain sur le lac. La
distance est de dix-huit milles anglais; aussi on y va et on en revient
commodément dans l’espace de deux jours; un guide n’en eut pas moins le
front de nous demander la somme exorbitante de dix dollars: cependant,
grâce à l’intervention du vieux Tati, j’en trouvai un pour trois
dollars.
Les promenades à pied dans Taïti sont excessivement incommodes; car dans
cette île, qui abonde en eau, il faut souvent traverser des plaines de
sable et des rivières. Mon costume était tout à fait approprié à ces
courses; je portais de gros souliers d’homme, pas de bas, un pantalon et
une blouse que je retroussais jusqu’aux hanches. Équipée de la sorte,
j’entrepris, le 7 mai, un petit voyage, sous la conduite de mon guide.
Pendant le premier tiers de la route, nous longeâmes la côte, et je
comptai à peu près trente-deux ruisseaux qu’il fallut traverser. Ensuite
nous pénétrâmes, par des gorges, dans l’intérieur de l’île, après être
entrés d’abord dans une hutte indienne pour y demander quelques
rafraîchissements; on s’empressa de nous offrir quelques fruits à pain
et d’autres petits fruits; mais on ne se fit pas prier pour accepter un
petit cadeau.
Dans l’intérieur de l’île, les arbres fruitiers furent bientôt remplacés
par le pisang, le _tarro_ et l’_oputu_ (_maranta_), arbrisseau d’environ
3 mètres. Ce dernier poussait partout en si grande quantité, que nous
eûmes souvent beaucoup de peine à nous frayer un passage. Le _tarro_,
qu’on plante, atteint une hauteur de près d’un mètre; il a de belles et
grandes feuilles, et des fruits tuberculeux semblables aux pommes de
terre, qu’on fait rôtir, mais qui n’ont pas très-bon goût. Le pisang ou
bananier est un joli arbuste haut de 4 à 6 mètres, avec des feuilles
semblables à celles du palmier. Sa tige a souvent 20 centimètres de
diamètre; elle n’est pas ligneuse, mais creuse, et se casse
très-facilement. Le bananier appartient proprement à la famille des
herbacées, et pousse extrêmement vite. Dans la première année il a
atteint sa hauteur; dans la seconde il porte des fruits, après quoi il
meurt. Il se propage par des rejetons qui s’élèvent d’ordinaire à côté
de l’ancien tronc.
Il nous fallut traverser soixante-deux fois un torrent assez large, qui
se précipite dans le ravin sur un lit très-pierreux, rapide en beaucoup
d’endroits, et qui, par suite d’une forte pluie, avait souvent plus d’un
mètre de profondeur; aux endroits difficiles, l’Indien me tenait d’une
main, et, nageant de l’autre, il me tirait après lui. L’eau m’allait
souvent jusqu’aux hanches, et il n’y avait pas moyen de se sécher. Le
sentier devint aussi toujours plus pénible et plus dangereux. Il fallait
grimper par-dessus des rochers et des pierres que recouvraient tellement
des feuilles de l’_oputu_, qu’on ne savait jamais où placer le pied avec
sûreté. Je me déchirai bien des fois les mains et les pieds, et je
tombai souvent à terre en voulant me retenir au tronc perfide d’un
pisang qui se brisait entre mes mains; c’était une excursion vraiment
périlleuse, qui n’a encore été exécutée que par un petit nombre
d’officiers, et qui ne sera probablement jamais entreprise par d’autres
femmes.
Le ravin se resserrait tellement en deux endroits, qu’en dehors du lit
du fleuve il ne restait plus d’espace vide. Pendant la guerre avec les
Français, les Indiens avaient élevé dans ces endroits des murs de pierre
hauts de près de 2 mètres, pour se défendre contre l’ennemi s’il les
avait attaqués de ce côté.
Au bout de huit heures nous avions fait les dix-huit milles et gravi une
hauteur de 6000 mètres. Nous n’aperçûmes le lac, placé dans un petit
enfoncement, que quand nous fûmes sur ses bords. Il peut avoir tout au
plus 270 mètres de diamètre. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est le
paysage qui l’entoure. Il est tellement resserré dans une ceinture de
hautes et vertes montagnes à pic, qu’il n’y a pas place pour le plus
étroit sentier. On pourrait prendre le lit du lac pour un cratère éteint
qui s’est rempli d’eau. Cette conjecture se trouve fortifiée par les
grandes masses de basalte qui figurent sur le devant. Le lac est
poissonneux et renferme une espèce de poisson toute particulière. On dit
qu’il a un canal d’écoulement souterrain, mais jusqu’ici il n’a pas
encore été découvert.
Quand on veut traverser le lac, il faut le faire à la nage, ou bien se
servir d’un singulier esquif que les Indiens fabriquent dans l’espace de
quelques minutes. Curieuse de tenter une expédition de ce genre, je
donnai à entendre à mon guide que je voulais passer le lac. Aussitôt il
arracha quelques troncs de pisangs (_fehi_), les attacha les unes aux
autres au moyen de longues tiges d’herbes flexibles, posa des feuilles
dessus, les poussa dans l’eau et m’engagea à prendre possession de ce
fragment de canot. Je ne fus pas sans éprouver une certaine anxiété;
mais j’aurais eu honte de la faire voir. Je me mis dans cet esquif
extraordinaire, et mon guide, qui me suivit en nageant, le poussa devant
lui. J’allai et je revins sans accident; mais à dire vrai, pendant tout
le trajet, je ne me sentis pas très à mon aise. L’esquif était petit, il
était plus au-dessous qu’au-dessus de l’eau; on ne pouvait se cramponner
nulle part, et on pouvait craindre à tout instant de tomber par-dessus
le bord. Je ne conseillerais point à qui n’est pas nageur de tenter une
telle traversée.
Après avoir contemplé longuement la mer et ses environs, nous revînmes
par le même sentier, à quelques centaines de pas, jusqu’à un endroit où
nous trouvâmes un toit de feuillage. Mon guide y alluma aussitôt un feu
pétillant à la manière indienne. Il tailla en pointe très-fine un petit
morceau de bois, et pratiqua dans un autre une rainure étroite et peu
profonde, sur laquelle il frotta avec le bois pointu jusqu’à ce que les
fils fins, qui s’en détachaient, commençassent à fumer. Il avait eu soin
de préparer auparavant de l’herbe et des feuilles sèches, il y jeta les
fils fumants, puis il prit le paquet dans sa main et l’agita plusieurs
fois en l’air jusqu’à ce qu’il fût enflammé. Toute l’opération dura à
peine deux minutes.
Pour notre souper, il cueillit quelques pisangs et les mit sur le feu.
Je me servis aussi de notre feu pour sécher mes habits, en me mettant
tout contre et en me retournant souvent. A moitié trempée et fatiguée,
j’allai, bientôt après mon maigre souper, chercher une couche sur le
feuillage sec.
Il est heureux que, dans ces contrées sauvages et désertes, on n’ait à
craindre ni les hommes ni les animaux; les uns sont excessivement calmes
et paisibles, et, à part quelques sangliers, les autres ne sont
nullement dangereux. L’île est à cet égard si privilégiée, qu’elle ne
renferme ni insectes ni reptiles venimeux ou nuisibles. On y trouve tout
au plus des rats et quelques scorpions, et ces derniers sont si petits
et si inoffensifs, qu’on peut les prendre dans la main. Je ne fus
incommodée ici que des moustiques, ces hôtes si désagréables de toutes
les régions méridionales.
_8 mai._ La nuit il commença à pleuvoir beaucoup, et, vers le matin, il
n’y eut point à espérer que le temps se remît. Au contraire, les
brouillards devinrent de plus en plus noirs, et, se précipitant de
toutes parts comme de mauvais génies, ils se répandirent en torrents sur
la malheureuse contrée. Néanmoins nous n’avions d’autre parti à prendre
que d’affronter hardiment la mauvaise humeur du dieu qui fait la pluie
et de nous remettre en route; au bout d’une demi-heure, j’étais
ruisselante, et je pus alors marcher tranquillement, sûre que je ne
pouvais pas être mouillée davantage.
A mon retour à Papara, j’appris que le fils de Tati n’était pas encore
enterré. Les obsèques eurent lieu le lendemain. Le prêtre prononça un
petit discours devant la tombe, et après avoir descendu le cercueil on
jeta dans la fosse les nattes, le chapeau de paille ainsi que les habits
du mort et quelques-uns des cadeaux. Les parents présents à la cérémonie
se montrèrent aussi indifférents que moi.
Le cimetière est tout près de quelques _muraï_. On donne ce nom à de
petits carrés d’un mètre, anciennes sépultures des Indiens. On plaçait
les morts sur des tréteaux, où ils restaient jusqu’à ce que la chair fût
détachée des ossements, qu’on rassemblait alors et qu’on enterrait dans
quelque endroit solitaire.
Le même soir je vis prendre des poissons d’une manière très-curieuse.
Deux enfants entrèrent dans la mer; l’un était armé d’un bâton, l’autre
de copeaux enflammés. Celui qui tenait le bâton faisait sortir les
poissons de dessous les pierres et les frappait ensuite pendant que
l’autre l’éclairait. Cependant la chasse fut très-maigre. La pêche au
filet est plus pratiquée et plus fructueuse.
Presque chaque jour M. *** recevait des visites d’autres officiers en
tournée et de leurs amies. Je n’ai pas besoin de dire que la décence
n’était pas toujours respectée scrupuleusement. Ne voulant pas par ma
présence déranger ces messieurs dans leurs conversations intéressantes
et spirituelles, je préférais m’établir avec mon livre dans la chambre
des domestiques, qui sans doute riaient et plaisantaient aussi, mais
dont les plaisanteries au moins ne vous forçaient pas à rougir.
Il était très-comique d’entendre M. *** vanter la fidélité,
l’attachement et la reconnaissance de son Indienne. S’il avait pu voir
la conduite de sa belle pendant les heures de son absence! Je ne pus
m’empêcher d’exprimer un jour à un de ces messieurs ma surprise de voir
ces créatures cupides et rapaces traitées avec les soins les plus
empressés et les plus assidus, comblées de présents, prévenues dans
leurs moindres désirs en même temps qu’on excusait et qu’on supportait
leurs défauts les plus grossiers. Il me répondit que sans ces attentions
et ces cadeaux on serait bientôt abandonné de ces dames, et que les
soins les plus tendres ne les attachaient même que fort peu de temps.
D’après tout ce que j’ai vu, je suis obligée de maintenir l’opinion que
j’ai énoncée plus haut, c’est que le peuple de Taïti est incapable de
sentiments plus nobles et qu’il ne vit absolument que pour jouir. La
nature l’y aide merveilleusement, car il n’a pas besoin de gagner son
pain à la sueur de son front. L’île surabonde en excellents fruits, en
tubercules, en porcs, etc. Les bonnes gens n’ont absolument rien à faire
qu’à cueillir les fruits et qu’à tuer les porcs. C’est pourquoi on a
tant de peine à trouver chez eux des domestiques et des ouvriers. Le
moindre journalier ne se loue pas à moins d’un dollar par jour. Pour
douze pièces à blanchir on paye également un dollar, et il faut, en
outre, fournir le savon. Je voulais emmener un Indien dans mes
excursions: il me demanda par jour un dollar et demi.
Je revins de Papara à Papeïti dans la société d’un officier et de sa
maîtresse. Nous fîmes les 36 milles à pied en un seul jour. Sur notre
chemin, nous passâmes devant la hutte de la mère de la jeune fille qui
nous accompagnait. Nous nous y arrêtâmes et on nous régala d’un mets
délicieux, composé d’une pâte de jaquier, de mangues et de bananes qu’on
fait rôtir sur des pierres ardentes et qu’on mange toute chaude avec du
jus d’orange.
En partant, l’officier donna à la jeune fille un dollar pour le remettre
à sa mère. L’une prit l’argent avec autant d’indifférence que s’il
n’avait pas eu le moindre prix, l’autre le reçut de la même manière, et
toutes deux sans remercier ni témoigner la moindre satisfaction.
Nous trouvâmes par-ci par-là quelques parties de route bien établies,
qui avaient été faites par les condamnés. Quand un Indien a commis un
crime, il n’est point jeté dans les fers, mais condamné à construire ou
à réparer une portion de route déterminée; et cela se fait avec tant
d’exactitude qu’on n’a aucun besoin d’inspecteurs. Ce genre de punition,
introduit sous le roi Pomaré I^{er}, est une invention des Indiens, et
les Européens n’ont eu qu’à continuer ce système.
A Punavia nous descendîmes au fort, nous nous fortifiâmes à la manière
des soldats, avec du pain, du lard et du vin, et à 7 heures du soir nous
arrivâmes heureusement chez nous.
Indépendamment de Papara, je visitai encore la _pointe de Vénus_, petite
langue de terre où Cook observa le passage de Vénus par le soleil. On
voit encore la pierre sur laquelle on avait fixé les instruments pour
faire cette observation. Chemin faisant, je passai devant la tombe ou le
muraï du roi Pomaré I^{er}. Cette tombe consiste en une petite place
entourée de pierres et surmontée d’un toit de palmiers. Il s’y trouvait
encore quelques restes à moitié pourris d’étoffes et de vêtements. Mais
une de mes excursions les plus intéressantes fut celle de _Fautaua_ et
du _Diadème_. Fautaua est un point que les Indiens avaient cru
imprenable, et où cependant ils furent entièrement vaincus par les
Français. Le gouverneur, M. Bruat, eut la bonté de me prêter ses chevaux
pour faire cette partie et de me donner pour compagnon un sous-officier
qui avait assisté lui-même au combat, et qui sut m’expliquer toutes les
positions des Français et des Indiens.
Pendant plus de deux heures la route nous conduisit à travers
d’horribles gorges, des forêts épaisses et des torrents rapides. Les
gorges se transformaient souvent en vrais défilés resserrés entre des
montagnes escarpées et inaccessibles, où une poignée de braves aurait
pu, comme jadis aux Thermopyles, repousser des armées entières. L’entrée
de Fautaua est aussi considérée comme la véritable clef de l’île. Pour
s’en rendre maître il fallait gravir un des bords les plus escarpés de
la montagne, et avancer ainsi sur la côte étroite afin de prendre
l’ennemi par derrière. M. Bruat ayant fait demander des volontaires pour
l’exécution de cette entreprise périlleuse, il s’en présenta plus qu’il
n’était nécessaire. On choisit parmi eux soixante-deux hommes qui ne
gardèrent de leurs vêtements que leurs souliers et des caleçons, et
n’emportèrent que leurs armes et leurs cartouches.
Après avoir grimpé avec beaucoup de périls pendant douze heures, ils
arrivèrent, au moyen de cordes et en s’aidant de pointes de fer et de
baïonnettes, sur une des cimes, où ils apparurent d’une manière si
inattendue aux Indiens, que ceux-ci découragés jetèrent leurs armes et
se rendirent. Ils pensaient que des hommes ne pouvaient pas pénétrer
jusque-là; ce devaient donc être des esprits contre lesquels la défense
était impossible.
Aujourd’hui on a construit un petit fort à Fautaua et on a placé un
corps de garde sur une des cimes les plus élevées. On arrive à ce
dernier par un sentier, le long d’une arête de montagne étroite qui
plonge des deux côtés sur des abîmes sans fond. Des personnes sujettes
au vertige n’arrivent que difficilement à la crête, ou plutôt n’y
arrivent pas du tout, et elles y perdent beaucoup, car on a d’en haut
une vue magnifique. On domine des vallées, des gorges et des montagnes
sans nombre (parmi les dernières je mentionnerai surtout le colossal et
romantique rocher _le Diadème_), d’épaisses forêts de palmiers et
d’autres arbres gigantesques; et, au delà, le vaste Océan dont les flots
viennent se briser sans cesse contre les écueils et les récifs, et qui
se confond à l’horizon avec le ciel azuré.
Il y a, à peu de distance du fort, une chute d’eau qui tombe par-dessus
une muraille perpendiculaire dans une gorge étroite; malheureusement des
rochers et des collines qui avancent masquent l’extrémité de la chute,
et la masse d’eau est peu considérable; car autrement la hauteur de la
chute dépassant certainement 130 mètres, cette cascade mériterait d’être
rangée parmi les plus remarquables.
Le chemin du fort au _Diadème_ est excessivement pénible et nous demanda
trois heures entières. Mais la vue y est encore plus belle, car on
aperçoit la mer des deux côtés au delà de l’île.
Ce fut ma dernière excursion dans cette belle île. Le lendemain, 17 mai,
il me fallut aller à bord. La cargaison avait été déchargée et le lest
embarqué. On est obligé d’apporter d’Europe tout ce dont les troupes
françaises ont besoin, comme farine, viande salée, pommes de terre,
légumes et vin; car l’île ne fournit aucun de ces articles[46].
Je ne quittai qu’à regret cette île ravissante, et la pensée seule que
j’allais directement au plus étrange pays, la Chine, ne put adoucir pour
moi ce départ.
_Le 17 mai_ au matin nous sortîmes du port de Papeïti avec le vent le
plus favorable; nous nous éloignâmes vite et heureusement de tous les
récifs de coraux qui entourent l’île, et au bout de sept heures nous
eûmes perdu de vue la côte. Vers le soir, nous aperçûmes les montagnes
de l’île _Huaheme_, devant laquelle nous passâmes pendant la nuit.
Les premiers jours de notre voyage furent très-agréables. Avec la brise
toujours favorable, nous jouîmes de la compagnie du beau brick belge _le
Rubens_, sorti du port en même temps que nous. Nous ne nous trouvâmes
que rarement assez près de ce brick pour pouvoir tenir des conversations
suivies avec ses passagers; mais celui qui connaît tant soit peu les
longs voyages sur mer et leur extrême monotonie, peut comprendre le
plaisir et la joie qu’on éprouve à savoir une société d’hommes près de
soi.
Nous poursuivîmes la même route jusqu’aux Philippines; mais
malheureusement, dès le matin du troisième jour, notre compagnon
disparut sans qu’il nous fût possible de savoir qui de deux avait
dépassé l’autre. Nous nous trouvâmes seuls au milieu de l’immense et
monotone solitude de l’Océan.
_Le 23 mai_ nous approchâmes beaucoup de l’île _Penrhyn_. Un grand
nombre de ses habitants, des Indiens à moitié nus, voulurent nous
honorer d’une visite. Ils s’avançaient dans six canots et faisaient
force de rames vers notre vaisseau. Cependant nous voguions si vite, que
nous les eûmes bientôt laissés derrière nous. Plusieurs de nos matelots
prétendirent que ces insulaires faisaient encore partie des vrais
sauvages, et que nous pouvions réellement nous féliciter d’avoir échappé
à leur visite. Le capitaine parut partager cette opinion, et je restai
la seule à regretter de ne pas avoir vu ces Indiens de plus près.
_28 mai._ Depuis quelques jours nous avions le plaisir de recevoir
parfois d’assez fortes ondées, phénomène extraordinaire pour la saison,
puisqu’il n’y a de pluies que dans les trois premiers mois de l’année,
et que pendant tous les autres le ciel est d’ordinaire pur et sans
nuages. Cette exception nous fut d’autant plus agréable que nous nous
trouvions sous la ligne, et que sans cela nous aurions certainement
souffert davantage de la chaleur. C’est ainsi que le thermomètre
n’indiquait à l’ombre que 22 degrés, et 29 au soleil.
Nous passâmes l’équateur à midi par le 168^{e} degré de longitude, et
nous nous retrouvâmes dans l’hémisphère septentrional.
On tua et on mangea un petit cochon d’Otahiti en l’honneur de l’heureux
passage de la ligne, et nous saluâmes l’hémisphère de notre patrie avec
du véritable vin du Rhin.
Le 4 juin, et sous le 8^{e} degré de latitude, nous aperçûmes de nouveau
pour la première fois la belle étoile polaire.
Le 17 juin, nous approchions tellement de _Saypan_, une des plus grandes
îles Ladrones, que nous en pûmes distinguer parfaitement les montagnes.
Les îles Ladrones et les îles Mariannes sont situées entre le 13^{e} et
le 21^{e} degré de latitude et le 145^{e} et 146^{e} degré de longitude
de l’hémisphère oriental.
Le 1^{er} juillet, nous aperçûmes de nouveau la terre, c’est-à-dire la
côte de _Lucovia_ ou de _Luzon_, la plus grande des Philippines, située
entre le 18^{e} et le 19^{e} degré de latitude et entre le 125^{e} et le
119^{e} degré de longitude.
Le port de _Manilla_ se trouve sur la côte méridionale de l’île du même
nom.
Le même jour, nous passâmes près de l’île de _Babuan_ et près de
plusieurs autres masses de rochers isolés, qui s’élevaient comme des
tours du sein de la mer. Quatre de ces rochers étaient placés assez près
l’un de l’autre et formaient un groupe pittoresque; plus tard, nous en
aperçûmes encore deux autres.
Dans la nuit du 2 juillet, nous atteignîmes la pointe occidentale de
_Luzon_, et nous entrâmes ensuite dans la dangereuse mer de Chine.
J’étais enchantée de dire enfin adieu à l’océan Pacifique; car un voyage
sur cette mer est certainement fort ennuyeux. On ne rencontre que
très-rarement un autre navire, et l’eau est d’ordinaire si calme, qu’on
croit naviguer sur une rivière. Souvent, je me levais en sursaut de mon
bureau, et me croyais assise dans une petite chambre à la campagne,
illusion d’autant plus naturelle que nous avions à bord trois chevaux,
un chien, quelques porcs, des poules, des oies et des serins de Canarie.
Tout cela hennissait, aboyait, grognait, caquetait et chantait comme
dans une métairie.
_6 juillet._ Pendant les premiers jours, notre voyage sur la mer de
Chine ne ressembla pas mal à celui de l’océan Pacifique. Nous avancions
lentement et paisiblement. Ce n’est que ce jour-là que nous découvrîmes
la côte de Chine, et, le soir, nous n’étions plus qu’à 28 milles de
_Macao_. J’attendis le lendemain avec une assez grande impatience.
J’étais sûre maintenant de fouler bientôt le sol de Chine, si ardemment
désiré; je voyais déjà en idée les mandarins avec leurs grands bonnets,
et les Chinoises avec leurs petits pieds, lorsque le vent tourna tout à
coup au milieu de la nuit, et, le 7 juillet, nous nous trouvâmes rejetés
à 100 milles en arrière. Pour comble de malheur, le baromètre tomba si
bas que nous redoutions déjà un typhon. On appelle ainsi des ouragans
excessivement dangereux, qui sévissent fréquemment pendant les mois de
juillet, d’août et de septembre. Un nuage noir rouge foncé d’un côté et
de l’autre à moitié blanc, se montre ordinairement à l’horizon comme un
fatal précurseur: puis surviennent des ondées épouvantables, mêlées de
tonnerres et d’éclairs, et les vents les plus violents, déchaînés de
tous côtés, soulèvent des vagues hautes comme des tours. On fit à bord
tous les préparatifs nécessaires pour recevoir le dangereux ennemi. Mais
nous en fûmes quittes pour la peur; ou l’ouragan n’éclata pas, ou bien
il éclata à une très-grande distance; nous n’essuyâmes qu’une petite
tempête d’assez courte durée.
Le 8 juillet, nous arrivâmes de nouveau dans le voisinage de _Macao_,
dans le détroit de la _Lema_, et nous passâmes ensuite continuellement
par des baies semées de brisants et de groupes d’îles qui offraient les
vues les plus belles et les plus variées.
Le 9 juillet, nous jetâmes l’ancre dans la rade de Macao. La ville
appartient aux Portugais, et a 20 000 habitants. Elle est dans une
position ravissante, sur le bord de la mer, entourée de jolies chaînes
de collines et de montagnes. On remarque particulièrement le palais du
gouverneur portugais, le couvent catholique de _Guia_, les
fortifications, et quelques jolis édifices situés pêle-mêle sur de
belles collines dans un désordre pittoresque.
Indépendamment d’un petit nombre de vaisseaux européens, il y avait en
rade plusieurs jonques (grands bateaux chinois), et beaucoup de petits
canots conduits par des Chinois couraient autour de notre navire.
* * * * *
L’île de Taïti a 72 milles anglais de circonférence.
La religion du pays est la religion anglicane.
La langue est le taïtien.
La population indigène est de 8 à 9000 âmes.
On se sert pour monnaie de dollars américains et espagnols, appelés
aussi piastres, et d’argent français.
La piastre vaut 5 francs ou 8 réaux.
La distance de _Valparaiso_ à _Taïti_ est d’environ 5000 lieues marines;
de _Taïti_ à _Macao_, à peu près autant.
De _Macao_ à _Hong-Kong_ il y a 60 lieues marines; de _Hong-Kong_ à
_Canton_, 90 lieues marines.
CHAPITRE VIII.
Macao.--Hong-Kong.--Victoria.--Promenade en jonque chinoise.--Le
Si-Kiang, appelé aussi fleuve du Tigre.--Whampoa.--Canton ou
Ruangtscheu-fu.--Vie des Européens.--Les Chinois.--Coutumes et
usages.--Criminels et pirates.--Assassinat de M.
Vauchée.--Promenades et excursions.
Il y a un an, je ne me serais pas imaginé que je grossirais le nombre
des Européens qui connaissent ce curieux pays, non-seulement par les
livres, mais pour l’avoir visité. Je ne songeais pas alors qu’au lieu
des Chinois peints que j’avais vus en Europe je verrais des Chinois en
chair et en os, avec leurs têtes rasées, leurs longues queues et leurs
vilains petits yeux obliques.
A peine eûmes-nous jeté l’ancre, que plusieurs Chinois grimpèrent sur le
pont de notre vaisseau, pendant que d’autres étalaient sur leurs barques
une quantité d’objets, de fruits et de pâtisseries, les rangeant avec
beaucoup d’ordre et formant un vrai marché tout autour de nous.
Quelques-uns même vantaient leur marchandise en mauvais anglais; mais en
somme ils ne firent pas de brillantes affaires; car notre équipage se
borna à acheter quelques cigares et quelques fruits.
Le capitaine Jurianse loua un bateau, et nous mîmes aussitôt pied à
terre. Pour avoir le droit de débarquer, il fallut payer au mandarin un
demi-écu d’Espagne par personne. Cet abus, à ce que j’appris, ne tarda
pas à être aboli.
Nous traversâmes une grande partie de la ville pour gagner une des
maisons de commerce portugaises. Les Européens, hommes et femmes,
peuvent circuler ici librement, sans courir comme dans d’autres villes
chinoises, le risque d’être lapidés. Dans les rues qui n’étaient
habitées que par des Chinois, il y avait un grand mouvement. On voyait
des groupes d’hommes assis dans la rue qui jouaient aux dominos, et dans
les boutiques, des serruriers, des menuisiers, des cordonniers et autres
artisans; on travaillait, on causait, on jouait ou l’on dînait. Je ne
vis que peu de femmes; encore appartenaient-elles au bas peuple. Rien ne
m’amusa ni ne m’étonna plus que la manière dont mangent les Chinois; ils
se servent de deux petits bâtons, à l’aide desquels ils portent les mets
à la bouche d’une façon très-adroite et très-délicate. Pour le riz, qui
se détache et se brise, les bâtons ne feraient pas aisément leur office;
ils approchent donc le vase rempli de riz tout contre leur bouche grande
ouverte, et y font entrer de larges portions au moyen de leurs petits
bâtons; mais d’ordinaire une partie retombe dans le vase d’une manière
peu appétissante. Pour les mets liquides, ils se servent de cuillers
rondes en porcelaine.
La construction des maisons n’offre rien de particulier: la façade donne
d’ordinaire sur la cour ou sur le jardin. Je visitai entre autres la
grotte dans laquelle le célèbre écrivain portugais Camoëns a composé,
dit-on, ses _Lusiades_. Pour avoir fait le poëme satyrique _Disperates
no India_, il fut exilé, en 1556, à Macao, où il passa plusieurs années,
jusqu’à l’époque où on le rappela dans sa patrie. La grotte est située
non loin de la ville, sur une hauteur ravissante.
Comme il n’y avait point de commerce à faire, le capitaine résolut de se
remettre en mer le lendemain. Il m’offrit de m’emmener avec lui
gratuitement à Hong-Kong; je n’avais payé le passage que jusqu’à Macao.
Son invitation me fut d’autant plus agréable, que je n’avais aucune
lettre de recommandation pour Macao, et que d’ailleurs les occasions
d’aller à Hong-Kong étaient excessivement rares. L’eau du chenal étant
très-basse, notre vaisseau était resté à l’ancre loin de la terre, dans
les parages exposés aux courses des pirates, qui sont ici très-nombreux
et très-hardis. On prit donc pour la nuit toutes les précautions
nécessaires, et on doubla les sentinelles.
En 1842, les pirates attaquèrent un brick dans la rade de Macao, le
pillèrent et tuèrent l’équipage. Le capitaine était resté à terre;
l’équipage s’était livré sans crainte au sommeil, sous la garde d’une
seule sentinelle. Il arriva un _champan_[47]: le chef de cette
embarcation remit un billet à l’homme de garde en lui disant qu’il
venait de la part du capitaine. Pendant que le matelot s’approchait de
la lanterne pour lire le billet, le pirate lui asséna un violent coup
sur la tête et le terrassa sans lui laisser le temps de prononcer une
parole. Les hommes cachés dans le champan escaladèrent le navire de tous
côtés, et se rendirent facilement maîtres des matelots endormis.
Le 10 juillet au matin, après avoir passé la nuit sans accident, nous
nous embarquâmes pour Hong-Kong, sous la conduite d’un pilote côtier. La
traversée est de 60 milles marins, et elle offre beaucoup de variété et
d’intérêt, car on longe sans cesse des baies, des récifs et de jolis
groupes d’îles.
Après la guerre de 1842, les Chinois cédèrent l’île de Hong-Kong aux
Anglais, qui y fondèrent le port de _Victoria_, aujourd’hui orné de
nombreux édifices et de beaux palais en pierre de taille.
Mais les Européens, dont le nombre ne s’élève qu’à quelques centaines,
ne sont pas très-contents; car le commerce n’est pas de moitié aussi
productif qu’on l’avait espéré d’abord. Le gouvernement anglais donne
gratuitement des terrains aux marchands, à la seule condition d’y bâtir
des maisons. Beaucoup ont élevé de magnifiques constructions, qu’ils
céderaient aujourd’hui à moitié prix; d’autres abandonneraient
volontiers leur terrain, avec les fondations déjà établies, sans
demander le moindre dédommagement.
Je me proposais de ne rester que peu de jours à Victoria, car je
désirais arriver le plus tôt possible à Canton.
Après tant d’honnêtetés dont il m’avait déjà comblée, le capitaine
Jurianse voulut encore me donner le logement et la nourriture sur son
vaisseau pendant son séjour à Victoria, ce qui me fit faire chaque jour
une économie de quatre à six dollars[48].
Le bateau qu’il avait loué fut aussi toujours à ma disposition. A cette
occasion je dois rappeler que je n’ai nulle part bu de l’eau aussi bonne
et aussi fraîche que sur son navire; ce qui prouve que même avec la
chaleur tropicale l’eau peut se garder longtemps sans se corrompre. Il
n’est besoin que de propreté et de soin; mais ces qualités ne se
trouvent à ce degré que chez les Hollandais. Plût au ciel que tous les
capitaines voulussent, au moins à cet égard, les prendre pour modèles!
C’est vraiment une dure nécessité que d’être réduit à boire une eau
trouble et qui sent mauvais. Malheureusement tous les voiliers sur
lesquels je fis une traversée de plusieurs mois m’offrirent ce
désagrément.
La situation de Victoria n’est pas des plus agréables, car elle est
environnée de montagnes toutes nues. La ville même a un cachet européen,
et si l’on ne voyait pas, dans les rues et dans les boutiques, des
porteurs, des ouvriers et de petits marchands chinois, on croirait à
peine qu’on se trouve en Chine. Je fus surprise de ne pas rencontrer de
femmes indigènes dans les rues. On aurait pu penser qu’une Européenne
courrait quelque danger à se montrer en public; mais je dois avouer que
je n’eus jamais à essuyer la moindre offense de la part des Chinois; ils
ne m’importunèrent même pas par leur curiosité.
A Victoria, j’eus le plaisir de faire la connaissance de M. Gützloff,
qui a acquis une assez grande célébrité[49].
J’y trouvai encore quatre autres missionnaires. Ils étudiaient le
chinois, s’habillaient et se faisaient raser la tête comme les
indigènes, et portaient des queues à la chinoise. Aucune langue n’est
aussi difficile à lire et à écrire que le chinois. L’écriture se
compose, dit-on, de plus de mille lettres, et la langue ne renferme que
des monosyllabes. On écrit avec des pinceaux trempés dans de l’encre de
Chine, de droite à gauche, sur toute la longueur du papier!
Dès les premiers jours, je trouvai une occasion d’aller à Canton dans
une petite jonque chinoise. M. Pustau, marchand de Victoria, qui
s’était vivement intéressé à moi, m’engagea, il est vrai, à ne pas me
confier aveuglément aux gens du pays. Il me conseilla de louer une
barque à moi ou bien de prendre une place sur le bateau à vapeur; mais
cela dépassait mes faibles ressources; car une place sur le vapeur, ou
la location d’une barque, m’aurait coûté douze dollars, tandis que mon
passage dans la jonque ne me revenait qu’à trois dollars. J’avoue, en
outre, que la physionomie et les manières des Chinois ne m’inspiraient
pas la moindre crainte. Je pris sur moi mes pistolets, et, le soir du 12
juillet, je me rendis tranquillement à bord.
Une forte pluie et la nuit tombante m’obligèrent bientôt à me réfugier
dans l’intérieur du bateau; pour passer le temps, je me mis à observer
mes compagnons de voyage.
La compagnie, sans être choisie, se conduisit très-décemment, de sorte
que je pus rester tranquillement au milieu d’elle. Quelques-uns jouaient
aux dominos, tandis que d’autres tiraient des sons épouvantables d’une
mandoline à trois cordes. On fumait, on causait et on prenait du thé
sans sucre dans de toutes petites tasses. On ne manqua pas de m’offrir
de tous côtés de ce nectar! Les Chinois, riches ou pauvres, ne boivent
ni eau pure, ni spiritueux, mais toujours du thé faible et sans sucre.
Il était tard quand je me retirai dans ma cabine, dont le plafond
n’était pas hermétiquement fermé et laissait pénétrer la pluie. A peine
le capitaine s’en fut-il aperçu, qu’il m’assigna une autre place. Je me
trouvai en compagnie de deux Chinoises tout occupées à fumer du tabac:
leurs pipes n’étaient pas plus grandes que des dés à coudre, et après
trois ou quatre bouffées elles étaient obligées de les bourrer de
nouveau.
Mes voisines, s’étant aperçues que je n’avais pas de petit tabouret pour
reposer ma tête, m’en offrirent un, et insistèrent tellement que je dus
l’accepter. Les Chinois se servent, en guise d’oreiller, de petits
tabourets de bambou ou de cartons très-forts, qui ont de dix à trente
centimètres de long, et environ vingt de haut; ils sont bombés à la
partie supérieure, mais non rembourrés.
_13 juillet._ Quand je me rendis de grand matin sur le pont pour voir
l’entrée de la _bocca_ du _Si-Kiang_ ou du _Tigre_, nous nous trouvions
déjà si avant dans le fleuve, qu’on ne découvrait plus son embouchure.
Je la vis cependant à mon retour de Canton, à Hong-Kong.
Le Si-Kiang, un des plus grands fleuves de la Chine, qui, à peu de
distance encore de l’endroit où il se jette dans la mer, a près de huit
milles de large, se trouve à son embouchure tellement resserré par des
montagnes et des rochers, qu’il perd la moitié de sa largeur.
La contrée est belle, et quelques fortifications assises sur les cimes
des montagnes lui donnent un aspect romantique.
Près de _Hoo-mun_, appelé aussi _Whampoa_, le fleuve se divise en
plusieurs bras; celui qui conduit à Canton s’appelle le _fleuve aux
Perles_. Whampoa, endroit de peu d’importance, mérite d’être mentionné,
parce que les nombreux bas-fonds du fleuve aux Perles obligent tous les
grands vaisseaux d’y jeter l’ancre.
Le long des rives s’étendent d’immenses plantations de riz bordées de
bananiers et d’arbres fruitiers. Ces derniers forment souvent de jolies
allées; mais on les plante moins pour l’ornement que par nécessité.
Comme le riz a besoin d’un terrain très-humide, on plante les arbres
entre les rizières pour soutenir le sol, qui sans cela serait entraîné à
force d’être arrosé. De jolies maisons de campagne d’un style vraiment
chinois, avec des toits échancrés, pointus et dentelés, couvertes de
tuiles et de briques de couleur, sont placées sous des groupes d’arbres
aux ombrages épais; des pagodes de constructions diverses (appelées
_tas_), de trois à neuf étages, s’élèvent sur de petites collines près
des villages, et attirent de loin l’attention.
De nombreuses fortifications, mais qui ressemblent plutôt à de grandes
maisons sans toitures, défendent le fleuve en amont.
A plusieurs milles avant Canton, on voit une suite de bourgades
composées toutes de méchantes baraques, qui sont en grande partie
établies dans le fleuve même, sur de hauts pilotis, et entourées
d’innombrables barques également habitées.
Plus on approche de Canton, plus le mouvement de la navigation, plus le
nombre des vaisseaux et des bateaux servant d’habitation augmente. On
voit des bâtiments des formes les plus étranges, des jonques à l’arrière
desquelles s’élève comme une maison à deux étages avec de hautes
fenêtres, des galeries et un toit. Ces navires sont souvent d’une
grandeur surprenante, et chargent jusqu’à mille tonnes. Plus loin on
aperçoit des vaisseaux de guerre chinois d’une construction plate, large
et longue, armés de vingt à trente canons; des _bateaux de mandarin_
qui, avec leurs portes et leurs croisées peintes[50], avec leurs
galeries ciselées et leurs pavillons en soie, ressemblent aux plus
jolies maisons. Ceux qui méritent le plus d’attention sont les superbes
_bateaux à fleurs_, dont les galeries supérieures sont ornées de
guirlandes et d’arabesques. Des portes et des fenêtres de style gothique
conduisent dans l’intérieur, composé d’un grand salon et de quelques
cabinets. Des glaces, des tapis de soie ornent les murs; des lustres de
verre, des lanternes en papier de couleur, entre lesquels se balancent
de petites corbeilles remplies des fleurs les plus fraîches, complètent
cet aspect enchanteur.
Ces bateaux à fleurs restent toujours à l’ancre, et servent aux Chinois,
jour et nuit, de lieux de divertissement. On y exécute des comédies, des
danses et des jongleries, auxquelles n’assistent pas les femmes de
bonne compagnie. L’accès n’en est pas précisément interdit aux
Européens; mais, avec la disposition actuelle des esprits, ils courent
plus ou moins le risque d’être injuriés ou maltraités.
Qu’on se représente, à côté de ces singuliers bateaux, des milliers de
petits canots ou champans qui sont à l’ancre ou qui croisent dans tous
les sens, des pêcheurs qui jettent de tous côtés leurs filets, des
enfants et des jeunes gens qui se baignent et nagent. Souvent on
détourne les regards avec inquiétude, quand on voit sur de petits
bateaux étroits des gamins jouer et se chamailler; à tout instant on se
figure qu’un de ces petits bonshommes va tomber par-dessus le bord. Les
parents prudents attachent au dos de leurs enfants âgés de moins de six
ans des citrouilles creuses ou des vessies de bœuf remplies d’air, pour
qu’en tombant dans l’eau ils n’aillent pas si vite au fond.
Les diverses occupations des indigènes, cette vie active et agitée,
offrent les tableaux les plus variés; on ne peut s’en faire une idée
exacte si on n’en a été soi-même témoin.
Depuis peu d’années il est permis aux femmes européennes d’entrer et de
demeurer dans les factoreries de Canton. Je quittai donc le bateau sans
crainte; mais je devais d’abord aviser aux moyens de trouver la maison
de M. Agassiz, à laquelle j’étais adressée. Comme je ne savais pas
encore un mot de chinois, il me fallut m’expliquer par signes. Je donnai
à entendre à mon capitaine que je n’avais pas d’argent sur moi, et que,
s’il voulait être payé, il devait me conduire à la factorerie. Il ne
tarda pas à me comprendre, et s’empressa d’acquiescer à ma demande. Les
Européens que je rencontrai à la factorerie m’indiquèrent la maison, et
bientôt je me trouvai hors d’embarras.
Quand M. Agassiz me vit arriver et apprit que j’étais venue à pied du
vaisseau à sa maison, il fut très-surpris, et eut de la peine à croire
que j’eusse pu faire ce trajet sans encombre et sans insulte. Ce n’est
qu’alors que je me rendis compte du danger auquel je m’étais exposée
comme femme, en courant seule avec un guide dans les rues de Canton.
Pareille chose ne s’était pas encore vue dans la ville, et M. Agassiz
m’assura que je devais regarder comme un bonheur insigne de ne pas avoir
été outragée grossièrement, et même lapidée par le peuple.
Dans un cas semblable, mon guide aurait pris la fuite, et m’aurait
abandonnée à mon mauvais sort.
J’avais bien remarqué, en allant du vaisseau à la factorerie, que tout
le monde me suivait des yeux et criait après moi en me montrant au
doigt, que jeunes et vieux sortaient des boutiques, et que peu à peu il
se formait même autour de moi une espèce d’escorte. Que me restait-il
autre chose à faire que de ne pas me laisser intimider, et de payer
d’audace? J’avançai bravement, et on ne me fit rien, sans doute parce
que je ne montrai aucune crainte.
J’avais formé le projet de ne pas rester longtemps à Canton; car, depuis
la dernière guerre avec les Anglais, les Européens peuvent y paraître
moins que jamais. On porte encore aux femmes une plus grande haine,
parce qu’il a été annoncé, dans les prophéties chinoises, que le
Céleste-Empire sera conquis un jour par une femme. Aussi je n’espérais
pas voir grand’chose à Canton, et je me proposais de continuer mon
voyage vers le nord de la Chine, jusqu’au port de _Tschang-hai_, où il
devait être plus facile de trouver accès auprès du peuple et de la
noblesse.
Par bonheur je fis la connaissance d’un Allemand, M. de Carlowitz, qui
avait déjà passé quelques années à Canton. Il me témoigna de l’intérêt,
et m’offrit même de me servir de cicerone, à condition que je m’armerais
de patience jusqu’à ce que la poste d’Europe, qu’on attendait sous
peu[51], fût arrivée.
En ce moment, les esprits des marchands sont tellement agités et
préoccupés qu’ils n’ont pas le temps de songer à autre chose qu’à leur
correspondance. Il me fallut donc attendre non-seulement l’arrivée du
vapeur, mais aussi son départ, ce qui demanda huit jours. Grâce à M.
Agassiz je ne m’ennuyai point; reçue chez lui de la manière la plus
cordiale et la plus affectueuse, j’eus en outre occasion de faire
connaissance avec le genre de vie des Européens établis à Canton.
Peu d’Européens amènent leurs familles en Chine, et surtout à Canton, où
les femmes et les enfants vivent à peu près comme en prison, et ne
peuvent guère sortir que dans une litière bien fermée. D’ailleurs toute
est si cher dans ce pays, que comparativement on vit encore à bon marché
à Londres. On n’a pas un appartement quelque peu convenable, de six
chambres avec cuisine, à moins de sept ou huit cents dollars par an. On
donne à un domestique de quatre à huit dollars par mois; une servante se
paye souvent de neuf à dix dollars, car les Chinoises ne veulent servir
les Européens qu’à des prix exorbitants. Avec cela il règne dans ce pays
la singulière coutume d’affecter à chaque genre d’occupation une
personne particulière, ce qui nécessite un grand nombre de domestiques.
Une famille composée de quatre personnes exige au moins de dix à douze
domestiques, et quelquefois plus. Chaque membre de la famille a d’abord
un domestique attaché exclusivement à son service. Puis il faut un
cuisinier, quelques bonnes d’enfants et plusieurs _cooli_ employés aux
travaux plus communs, tels que le nettoyage des chambres, le transport
du bois et de l’eau. Malgré un personnel si nombreux, on est souvent
très-mal servi; car si l’un ou l’autre de ces gens sort et qu’on ait
besoin de son service, il faut attendre qu’il soit rentré: aucun
domestique ne voudrait faire l’ouvrage de son camarade.
Toute la maison est sous la direction d’une espèce d’intendant nommé
_comprador_. Il est chargé de l’argenterie, des meubles, du linge; il
reçoit et nourrit les domestiques, s’occupe de tout ce qu’il leur faut
et répond de leur fidélité; mais il retient aussi à chacun sur ses gages
deux dollars par mois. Il fait les achats, les comptes de cuisine, en un
mot toutes les dépenses, et indique à la fin de chaque mois le total,
sans trop entrer dans les détails.
Outre la direction de la maison, le comprador est chargé de tenir la
caisse de la maison de commerce. Il passe par ses mains des centaines de
mille dollars, et, s’il se glisse de fausses pièces, il en est
responsable. Pour les payements et pour les recettes, il a ses commis à
lui, qui vérifient chaque pièce avec une rapidité incroyable. Ils
prennent une poignée de monnaies, les lancent en l’air chacune
séparément avec le pouce et le doigt du milieu, écoutent le son et
regardent en même temps le revers de la pièce qui retombe dans le creux
de la main. Des milliers de pièces sont ainsi comptées dans l’espace de
quelques heures. Cet examen est indispensable à cause de la quantité de
faux dollars que fabriquent les Chinois. Pour prouver que les pièces
sont bonnes, on imprime sur chacune le cachet de la maison, ce qui finit
par les aplatir et les élargir, et par les séparer en plusieurs
morceaux. Mais les morceaux ne perdent rien de leur valeur, car la somme
se détermine au poids. Indépendamment des dollars, on se sert encore
d’argent pur non monnayé en petites barres; on en coupe des morceaux
plus ou moins gros, selon que la somme est plus ou moins forte.
La caisse se trouve au rez-de-chaussée, dans la chambre du comprador, et
l’Européen n’a point à s’occuper d’argent: aussi n’en porte-t-il jamais
sur lui.
Le comprador ne touche pas de traitement, mais il a un intérêt dans
chaque affaire; pour les comptes de la maison, il sait les faire sans y
perdre. D’ailleurs, on prend en général, des hommes de confiance; ils
versent une caution entre les mains des mandarins, qui ensuite
répondent d’eux.
Voici quelle est à peu près la vie des Européens établis à Canton. Après
s’être levé et avoir bu une tasse de thé dans sa chambre, on prend un
bain froid. A neuf heures vient le déjeuner, qui se compose de poissons
frits ou de côtelettes, de rôti froid, d’œufs, de beurre, de pain et de
thé. Chacun va alors à ses affaires jusqu’à l’heure du dîner, qui a lieu
ordinairement à quatre heures. On mange de la soupe à la tortue, du
curri[52] et du riz, du rôti, des ragoûts et des pâtes. Tous les mets, à
l’exception du _curri_ et du riz, sont préparés à l’anglaise par des
cuisiniers chinois. Le dessert se compose de fromage et de fruits, tels
que _ananas_, _long-yen_, _mangues_ et _lit-chi_. Les Chinois prétendent
que ce dernier fruit est le meilleur qui existe. Il est de la grosseur
d’une noix, a une peau brun rouge un peu chagrinée, une pulpe blanche et
délicate et un noyau noir. Le _long-yen_, un peu plus petit que le
_lit-chi_, a aussi une chair blanche et délicate, mais un peu aqueuse.
Je ne trouvai pas ces deux fruits extrêmement bons. Les ananas ne me
parurent ni aussi savoureux ni aussi parfumés que ceux qui viennent dans
les serres d’Europe; seulement ils sont beaucoup plus gros que les
nôtres.
On boit à Canton du vin de Portugal et de la bière anglaise. Avec chaque
boisson on vous offre de la glace cassée en petits morceaux et
enveloppée d’un linge.
La glace est un article assez dispendieux, car on l’apporte de
l’Amérique du Nord. Le soir, on prend du thé.
Pendant le repas, une grande _punka_ répand de l’air et de la fraîcheur
sur toute la société. La _punka_ est un cadre d’environ trois mètres de
long et d’un mètre de haut, couvert de percale blanche et suspendu par
de forts cordons au plafond de la chambre. Un autre cordon passe, comme
la corde d’une cloche, à travers le mur de la chambre, et va dans une
pièce voisine ou au rez-de-chaussée, où un domestique le tire d’une
manière régulière, et maintient ainsi le cadre dans un mouvement léger
et constant qui donne le courant d’air le plus agréable.
La vie pour les Européens est, comme on voit, très-chère en Chine.
L’entretien annuel d’une maison européenne monte, pour le moins, à 30
000 fr. (6000 dollars), somme considérable quand on songe combien on a
peu de chose pour cet argent. On n’a ni chevaux, ni voitures, ni
réunions, ni spectacles, ni rien de semblable. Le seul plaisir de
beaucoup de personnes est d’avoir un bateau dont la location coûte 7
dollars par mois, ou bien de se promener le soir dans un petit jardin
que les Européens établis à Canton ont fait planter comme lieu
d’agrément. Il se trouve en face de la factorerie, et est entouré de
murs de trois côtés; le quatrième est borné par le fleuve aux Perles.
Les Chinois, au contraire, vivent à très-bon marché. Un homme peut
parfaitement se tirer d’affaires avec 60 _cashs_ par jour (1200 cashs
font un dollar); aussi le salaire de l’ouvrier est très-minime. C’est
ainsi qu’on peut louer un bateau pour toute la journée au prix d’un
demi-dollar, et cet argent sert souvent à nourrir toute une famille de
six à neuf personnes. Il est vrai que les Chinois ne sont pas
très-difficiles sur le choix de leurs aliments. Ils mangent des chiens,
des chats, des souris, des rats, des intestins d’oiseaux, du sang de
toute espèce d’animal, et même, à ce qu’on m’a assuré, des chenilles,
des vers de terre et des bêtes mortes. Leur principale nourriture est le
riz, qui ne leur sert pas seulement comme plat, mais qui leur tient
aussi lieu de pain. Il est très-bon marché; le picoul (100 livres de
Vienne ou 125 de Hambourg, ou 56 kilogrammes) coûte de un dollar trois
quarts à deux dollars et demi.
Les vêtements des deux sexes, pour le peuple, se composent de larges
pantalons et de longues tuniques, et se distinguent par une saleté
extraordinaire. Le Chinois est l’ennemi des bains et des ablutions; il
ne porte pas de chemise, et il garde le même pantalon jusqu’à ce qu’il
lui tombe du corps. Les tuniques des hommes leur descendent
jusqu’au-dessus du genou, et celles des femmes un peu plus bas. Elles
sont faites de nankin ou de soie, de couleur bleu foncé, brune ou noire.
Pendant l’hiver ils mettent par-dessus leur vêtement un habit d’été
qu’ils serrent contre celui de dessous à l’aide de ceintures; mais dans
les grandes chaleurs ils le laissent flotter légèrement autour du corps.
Les hommes ont la tête rasée, à l’exception d’une petite partie de
l’occiput, où les cheveux sont entretenus avec beaucoup de soin et
tressés en queue. Plus la queue d’un Chinois est épaisse, plus il en
tire vanité. Aussi y mêle-t-on de faux cheveux et des rubans noirs, et
une queue descend-elle quelquefois jusqu’à la cheville. Pendant le
travail, le Chinois roule cette queue autour de son cou; mais en entrant
dans une chambre il la détache, parce que ce serait blesser les
convenances et la politesse que de se présenter avec la queue
retroussée.
Les femmes gardent leur chevelure tout entière; elles la relèvent toute
en arrière, elles la tressent et l’attachent avec beaucoup d’art sur le
sommet de la tête; ces soins leur demandent beaucoup de temps, mais une
fois qu’elles sont coiffées c’est pour toute une semaine. Les hommes et
les femmes ne mettent rien sur leur tête, ou bien ils portent des
chapeaux de bambou très-mince, qui ont souvent près d’un mètre de large;
ces chapeaux les garantissent du soleil et de la pluie; ils sont
excessivement légers et imperméables.
Leur chaussure se compose de bas cousus et de souliers d’étoffes de soie
ou de coton noir; la semelle des souliers, haute de plus de trois
centimètres, est faite de carton épais ou de bandes de feutre plusieurs
fois repliées l’une sur l’autre. Les pauvres ne portent pas de
chaussure.
Les maisons du peuple sont de misérables barraques construites en tuiles
ou en bois. L’ameublement est extrêmement pauvre: une méchante table,
quelques chaises, deux ou trois nattes de bambou, de petits escabeaux
pour la tête, de vieilles couvertures, composent tout le mobilier.
Cependant les pots de fleurs ne manquent nulle part.
La manière la plus économique de se loger, c’est d’avoir un bateau à
soi. L’homme va travailler à la campagne, et, pendant ce temps, la femme
cherche à contribuer à l’entretien de la famille en conduisant en bateau
des promeneurs ou des voyageurs. Une moitié du bateau appartient à la
famille, l’autre au locataire, et, quoique l’espace soit excessivement
restreint (car les bateaux ont à peine 8 mètres de long), il y règne
pourtant la plus grande propreté et le plus grand ordre. Chaque matin
tout est lavé et nettoyé. On sait tirer parti du plus petit coin de la
manière la plus ingénieuse; il y a même place pour un autel domestique
en miniature. Pendant le jour on cuit et on lave. Bien que les enfants
ne manquent pas, le voyageur n’en est nullement importuné; aucun
spectacle désagréable ne s’offre à sa vue, et il n’entend que
très-rarement la voie criarde d’un des marmots. Pendant que la mère
tient la rame, elle porte son plus jeune enfant sur le dos. Les plus
grands ont aussi quelquefois un de leurs frères attaché sur leurs
épaules, et ils sautent et grimpent sans s’inquiéter le moins du monde
du dépôt qui leur est confié. Souvent je voyais avec douleur la petite
tête nue d’un tout jeune enfant ballotter de tous côtés pendant que le
frère aîné sautait d’un endroit à l’autre, ou bien le front nu de la
pauvre créature recevait tellement en plein les rayons du soleil, que
c’était à peine s’il pouvait ouvrir les yeux. Certes! on ne saurait se
faire une idée de la misère d’une famille chinoise renfermée dans son
bateau.
On accuse les Chinois de tuer beaucoup d’enfants nouveau-nés ou chétifs
et malingres. Ils les étouffent, dit-on, dès leur naissance et les
jettent à l’eau, ou bien ils les exposent dans les rues, ce qui est
encore plus affreux, car il y a beaucoup de cochons et de chiens errants
qui se jettent avec voracité sur la proie qui leur est offerte. C’est
surtout le sort des filles; pour les garçons, toute famille s’estime
heureuse d’en avoir, parce que c’est un devoir pour eux de nourrir leurs
parents dans la vieillesse. Le fils aîné même, quand son père vient à
mourir, est obligé de le remplacer et de prendre soin de ses autres
frères et sœurs, qui, en échange, lui doivent le plus grand respect et
une obéissance sans bornes. On tient rigoureusement à l’exécution de ces
lois, et celui qui les transgresse est puni de mort.
Les Chinois regardent comme un honneur d’être grand-père, et, pour se
parer de cet avantage, celui qui en est favorisé porte des moustaches.
Ces moustaches, grises et peu fournies, se remarquent d’autant plus que
les jeunes gens n’en ont pas, et que le plus souvent même ils n’ont pas
de barbe.
Quant aux mœurs et aux coutumes des Chinois, je ne puis en dire que fort
peu de chose; car pour un étranger il est difficile et presque
impossible de les connaître. Je cherchai à les observer le plus
possible; je me mêlai au peuple dans toutes les occasions qui se
présentèrent, et je notai fidèlement tout ce que j’avais pu remarquer.
Un matin, en sortant, je rencontrai plus de cinquante criminels tous
emprisonnés dans leur carcan (_can-gue_), qu’on promenait par les rues.
Ce carcan se compose de deux gros morceaux de bois qui s’emboîtent l’un
dans l’autre et qui ont deux ou trois ouvertures à travers lesquelles
on fait passer au délinquant, selon la gravité du délit, la tête avec
une main, ou avec les deux mains. Le poids du carcan est de 25 à 50
kilogrammes; il pèse si lourdement sur les épaules du pauvre diable,
qu’il ne peut pas porter lui-même la nourriture à sa bouche, et qu’il
est obligé d’attendre qu’une âme compâtissante veuille bien le faire
manger. La durée de cette punition varie de quelques jours à plusieurs
mois. Dans ce dernier cas, le coupable succombe presque toujours.
Un autre châtiment consiste à infliger des coups avec un bambou; si ces
coups sont donnés sur les parties délicates du corps, la victime, dès le
quinzième, est à jamais soustraite aux souffrances de cette vie.
D’autres punitions, dont la cruauté ne le cède en rien à celles de
l’inquisition chrétienne, sont: d’écorcher tout vif, d’écraser les
membres, de couper les tendons des pieds, etc. A côté de ces supplices,
la peine de mort est réellement un châtiment fort doux. Le coupable est
étranglé ou décapité; mais on m’assura que, dans des circonstances
particulières et tout exceptionnelles, on sciait le criminel ou bien on
le laissait mourir de faim. Dans le premier cas, la victime est pressée
entre deux planches et sciée de haut en bas; dans le second, le condamné
est enterré jusqu’à la tête, et on le laisse ainsi mourir de faim, ou
bien on lui met le joug de bois autour de la tête, et on lui donne de
jour en jour moins de nourriture, jusqu’à ce qu’à la fin on ne lui donne
plus que quelques grains de riz. Malgré la cruauté de ces supplices, on
trouve, à ce qu’on dit, des gens qui, pour de l’argent, consentent à
subir pour d’autres toutes les peines, y compris même celle de la mort.
Dans le courant de l’année 1846, à Canton, on a coupé la tête à 4000
hommes. Il faut dire que ce chiffre représente les criminels de deux
provinces qui, réunies, comptent dix-neuf millions d’habitants; mais ce
n’en est pas moins un nombre d’exécutions prodigieux. Cela tient-il à
ce que les crimes sont très-fréquents, ou bien à ce que l’on prodigue
les condamnations à mort, ou à ces deux faits réunis? C’est ce que je ne
saurais dire.
J’arrivai par hasard tout près de la place des exécutions, et je vis, à
mon grand effroi, toute une rangée de têtes encore sanglantes exposées
sur de hautes perches. Les parents peuvent enlever et enterrer les corps
des suppliciés.
Il y a en Chine diverses religions: la plus répandue est le bouddhisme,
plein de superstition et d’idolâtrie; il a surtout des adhérents dans le
bas peuple. La religion la plus naturelle et la plus sensée est celle de
Confucius, ou _Kong-fou-tsee_, qui est, dit-on, celle de la cour, des
fonctionnaires, des savants et des hommes éclairés.
La population se compose de beaucoup de races très-diverses dont je ne
puis malheureusement pas retracer les types, n’ayant fait qu’un trop
court séjour en Chine. Les Chinois que j’ai vus à Canton, à Hong-Kong et
à Macao, sont de grandeur moyenne. Leur teint varie selon le genre de
leurs occupations: le paysan, le portefaix sont assez basanés; l’homme
riche et la dame de condition sont blancs. Ils ont la tête de forme
conique, et la figure triangulaire; leurs sourcils sont placés
très-hauts et presque en ligne droite; leurs yeux obliques sont étroits,
fendus un peu de travers et très-écartés l’un de l’autre; la racine du
nez est très-large; ils ont une grande bouche, et la lèvre supérieure
fait saillie sur l’inférieure. Je trouvai que beaucoup d’entre eux
avaient les doigts des mains très-longs et très-maigres; les riches
seuls (les hommes aussi bien que les femmes) laissent pousser les ongles
extraordinairement longs pour prouver qu’ils n’ont pas besoin, comme les
gens des basses classes, de gagner leur vie par le travail des mains.
D’ordinaire ces ongles aristocratiques ont un centimètre et demi de
long. Je ne vis qu’un seul homme qui eût des ongles de trois
centimètres, et encore seulement à la main gauche. De cette main il ne
pouvait ramasser un objet plat qu’en appliquant dessus sa main tout
entière et en prenant l’objet entre les doigts.
Les femmes riches ont généralement des dispositions à devenir
très-grasses, ce qui passe pour une beauté, non-seulement chez les
femmes, mais aussi chez les hommes.
Quoique j’eusse beaucoup entendu parler des petits pieds des Chinoises,
la vue ne m’en surprit pas moins au plus haut degré. Grâce aux bons
offices de la femme d’un missionnaire, Mme Balt, je parvins à voir un de
ces petits pieds à nu. Les quatre doigts étaient recourbés et pressés si
fortement sous la plante du pied, qu’ils semblaient ne faire qu’un avec
elle. Quant à l’orteil, on lui laissait prendre tout son développement.
Le devant du pied était si serré avec de forts et larges rubans, qu’au
lieu de s’étendre et de s’allonger, il remontait et se fondait avec l’os
du pied; à la place de la cheville on voyait une grosse masse de chair,
semblable à un moignon, qui se joignait à la jambe. Le dessous du pied
avait à peine douze centimètres de long et quatre de large. Le pied est
toujours enveloppé de linge blanc ou de soie, enlacé de rubans de soie,
et renfermés dans de petits souliers à très-hauts talons.
A ma grande surprise, ces créatures mutilées, pour marcher comme des
canes, n’en trottaient pas moins presque aussi vite que les femmes
d’Europe aux larges pieds; elles montaient et descendaient même les
escaliers sans le secours d’un bâton.
Nulle Chinoise n’échappe à cet embellissement, si ce n’est parmi les
filles de la classe la plus indigente, c’est-à-dire celles qui habitent
dans les bateaux. Dans les grandes familles, toutes les filles partagent
cette distinction, tandis que dans les familles d’un rang moins élevé,
on la réserve ordinairement à la fille aînée.
Le mérite d’une fiancée se règle sur la petitesse de ses pieds.
On ne pratique pas cette mutilation sur l’enfant au moment de sa
naissance, mais on attend qu’elle ait accompli sa première année,
quelquefois même qu’elle soit arrivée à l’âge de trois ans. Après
l’opération, on ne fait pas entrer le pied de force, comme on l’a
prétendu, dans un soulier de fer, mais on le serre bien solidement au
moyen de larges rubans.
La polygamie est permise aux Chinois par leur religion; mais à cet égard
ils sont bien au-dessous des mahométans. Les gens les plus riches ont
rarement plus de six à douze femmes, tandis que les pauvres se
contentent d’une seule.
Je visitai à Canton, autant que possible, les ateliers de différents
artistes; je m’attachai surtout aux premiers peintres, et j’avoue que je
fus frappée du vif éclat de leurs couleurs. On l’attribue surtout au
papier de riz, sur lequel ils peignent, et qui est d’une finesse et
d’une blancheur extraordinaires.
Les peintures sur toile ou sur ivoire diffèrent peu de celles de nos
artistes européens sous le rapport des couleurs; mais elles s’en
distinguent extrêmement par la composition et la perspective, pour
lesquelles les Chinois en sont encore aux éléments. Ce que je dis là est
surtout vrai pour la perspective. Les figures ou les objets du second
plan rivalisent pour la grandeur et le coloris avec ceux du premier, et
les fleuves et les mers occupent souvent la place des nuages. Mais, en
échange, ils savent parfaitement copier[53] et même faire des portraits.
J’en ai vu qui étaient si bien dessinés, si ressemblants et si
admirablement peints, que d’excellents artistes européens auraient pu
sans honte signer ces ouvrages.
Les Chinois sont d’une habileté extraordinaire pour les ciselures sur
ivoire, sur écaille et sur bois. On trouve surtout parmi les objets
d’art en laque noire, avec des dessins d’or à plat ou en relief, des
chefs-d’œuvre qui feraient honneur aux plus beaux cabinets de curiosités
d’Europe. J’ai vu de petites tables à ouvrage de dames qui valaient
jusqu’à 600 dollars. Rien n’égale aussi la beauté des corbeilles et des
tapis qu’ils tressent avec du bambou.
Ils réussissent beaucoup moins dans les travaux en or et en argent, qui
sont généralement massifs et sans goût. Mais dans la fabrication de la
porcelaine, ils ont acquis une grande réputation. Leurs produits se
distinguent autant par la grandeur que par la transparence. Sans doute
j’ai vu chez eux des vases et autres ustensiles de plus d’un mètre de
haut qui n’étaient ni légers, ni transparents; mais les tasses et les
autres petits objets se faisaient remarquer par une finesse et une
transparence qui ne pouvaient se comparer qu’au verre. Les couleurs des
peintures sont très-vives, mais les dessins sont mauvais et roides.
Les Chinois sont inimitables dans la confection des étoffes de soie et
des écharpes dites _crêpes de Chine_. Ces dernières sont bien
préférables à celles de France et d’Angleterre, pour le goût, la beauté
et l’épaisseur du tissu.
La musique est un art si peu avancé en Chine, que l’on pourrait presque
mettre les bons Chinois au même rang que les peuples sauvages. Ils ne
manquent pas d’instruments, mais ils ne savent pas s’en servir. Ils ont
des violons, des guitares, des luths (tous montés de cordes ou de fils
de fer), des tympanons, des instruments à vent, des timbales, des
tambours et des cymbales; mais ils n’entendent rien à la composition, ni
à la mélodie, ni à l’exécution; ils grattent, raclent et frappent sur
leurs instruments de manière à produire un véritable sabbat. Dans mes
courses sur le fleuve aux Perles, j’eus plusieurs fois occasion
d’entendre ces délicieuses cacophonies sur les bateaux de mandarins et
les bateaux de fleurs.
Pour l’art de tromper, les Chinois s’y entendent beaucoup mieux, et ils
sont surtout habiles à attraper les Européens. Ils n’y mettent aucun
point d’honneur. Quand leur fourberie se découvre, ils disent tout au
plus: «Il a été plus habile et plus adroit que moi.»
On me racontait qu’avant de mettre en vente des animaux vivants, tels
que veaux, porcs, etc., dont le prix se règle sur le poids, ils les
forcent d’avaler des pierres ou de grandes quantités d’eau. Ils savent
aussi gonfler et parer la chair des volailles tuées, pour les faire
paraître bien fraîches et bien grasses.
Mais ce n’est pas seulement le bas peuple qui se distingue par la
méchanceté et la fourberie; on trouve ces belles qualités même dans les
premiers fonctionnaires de l’État. Personne n’ignore qu’il n’y a nulle
part plus de pirates que dans les eaux de la Chine, et plus
particulièrement dans les parages de Canton; cependant on ne fait rien
pour les châtier ou pour en purger la mer, parce que les mandarins ne
regardent pas comme au-dessous de leur dignité d’entretenir avec eux des
rapports secrets.
Ainsi, le commerce d’opium est défendu, et cependant la contrebande en
fait entrer tous les ans une telle quantité, que les produits de cette
importation surpassent, dit-on, ceux de l’exportation du blé[54]. Les
marchands s’entendent avec les employés et les mandarins; on stipule une
somme pour chaque picoul, et souvent le mandarin lui-même introduit des
cargaisons entières sous le couvert de son pavillon.
On prétend qu’il y a, dans une des îles voisines de Hong-Kong, de vastes
ateliers de fausse monnaie qui fonctionnent sans entrave et au su de
tout le monde, en payant un tribut aux employés et aux mandarins. Il n’y
a pas longtemps, quelques vaisseaux de corsaires, s’étant trop approchés
de Canton, furent jetés à la côte; l’équipage périt et le chef fut fait
prisonnier. La société des pirates somma par écrit le gouvernement de
lui rendre la liberté, avec menace, en cas de refus, de mettre tout à
feu et à sang.
Tout le monde fut convaincu que la lettre était accompagnée d’une somme
d’argent; car, peu de temps après, le bruit se répandit que le coupable
s’était échappé.
Je fus témoin, pendant mon séjour à Canton, d’un fait qui me causa une
grande angoisse et qui démontre suffisamment l’impuissance ou la
faiblesse du gouvernement en Chine.
Le 8 août, M. Agassiz était parti avec un ami pour Whampoa, et il avait
témoigné l’intention de revenir dans la soirée. Je restai seule à la
maison avec les serviteurs chinois. M. Agassiz ne revint pas; enfin dans
la nuit, vers une heure, j’entendis tout à coup de grands cris et on
frappa avec violence à la porte de la maison. Je crus d’abord que
c’était M. Agassiz, et je m’étonnais déjà de cette rentrée bruyante,
quand je m’aperçus que le tapage n’avait pas lieu dans notre maison,
mais dans celle d’en face. Pareille erreur est très-facile, car les
maisons sont tout à côté l’une de l’autre, et les fenêtres restent
ouvertes nuit et jour. J’entendais crier: «Levez-vous, habillez-vous!»
et en même temps: «C’est terrible! c’est épouvantable! Dieu! où cela
est-il arrivé?» Je m’élançai hors du lit, et je passai une robe en toute
hâte, avec l’idée qu’il devait avoir éclaté quelque part ou un incendie
ou une révolte[55].
Ayant aperçu un monsieur près d’une fenêtre, je l’appelai et le priai de
me dire ce qui était arrivé de si effroyable. Il me raconta rapidement
qu’on venait de recevoir à l’instant même la nouvelle que deux de ses
amis, qui voulaient aller à Hong-Kong (Whampoa est sur la route),
avaient été attaqués par des pirates, que l’un avait été assassiné et
l’autre blessé.
Il s’éloigna immédiatement, avant que j’eusse le temps de lui demander
le nom de la victime, et je passai toute la nuit avec la crainte que cet
attentat n’eût été commis contre M. Agassiz.
Par bonheur il n’en avait rien été, car M. Agassiz fut de retour le
matin à cinq heures.
J’appris alors que ce malheur était arrivé à un Suisse nommé Vauchée,
qui avait passé avec nous bien des soirées. Je l’avais encore vu le jour
de son départ chez notre voisin, où l’on s’était beaucoup amusé et où
l’on avait chanté les plus beaux quatuors jusqu’à huit heures du soir. A
neuf heures il était monté en bateau, et il était parti à dix; un quart
d’heure après, son embarcation fut enveloppée de mille champans et
autres bateaux, et il trouva sa triste fin.
M. Vauchée avait eu l’intention de se rendre à Hong-Kong, et de s’y
embarquer sur un plus grand navire pour aller à _Tschang-Haï_[56]. Il
portait avec lui des montres suisses, pour une valeur de 40 000 francs;
il racontait même à ses amis avec quel soin il les avait emballées, sans
que ses domestiques en eussent rien vu. Mais il paraît qu’il n’en avait
pas été tout à fait ainsi; et, comme les pirates ont des espions parmi
les serviteurs de toutes les maisons, ils ne furent que trop bien
informés de tout.
Pendant mon séjour à Canton, la maison d’un Européen fut détruite par le
peuple, parce qu’elle avait été bâtie sur un terrain qui, à la vérité,
n’était pas interdit aux Européens, mais qui jusque-là était resté
inhabité.
Il se passait rarement un jour sans qu’on entendît parler de crimes ou
d’actes de violence. Aussi vivait-on dans une anxiété continuelle,
surtout depuis que courait le bruit d’une révolution imminente qui
devait coûter la vie à tous les Européens. Beaucoup de marchands se
tenaient prêts à fuir au premier moment, et dans la plupart des
comptoirs on avait rangé dans l’ordre le plus parfait des mousquets, des
pistolets et des sabres. Par bonheur, l’époque fixée pour le soulèvement
se passa sans que le peuple exécutât ses menaces.
Les Chinois sont excessivement lâches. Ils parlent très-haut quand ils
sont sûrs de ne courir aucun danger, par exemple quand il s’agit de
lapider ou de tuer quelques personnes isolées; mais s’ils peuvent
s’attendre à rencontrer une ferme résistance, vous pouvez être certain
qu’ils se garderont bien d’attaquer. J’ai la conviction qu’une douzaine
de bons soldats européens mettraient aisément en fuite cent Chinois.
Je n’ai pas encore rencontré de peuple plus lâche, plus faux et en même
temps plus cruel. Une preuve, entre autres, de ce que j’avance, c’est
que leur plus grand plaisir est de tourmenter les animaux.
Malgré les dispositions hostiles du peuple, je me hasardai à faire
plusieurs courses. M. de Carlowitz, avec une bonté et une patience
rares, voulut bien m’accompagner partout et s’exposer même plusieurs
fois. Il ne perdit pas son sang-froid quand le peuple nous suivait,
éclatant en injures contre l’audace de l’Européenne qui osait se montrer
en public. Grâce à son intervention, je vis plus que jamais femme
n’avait vu en Chine. Notre première excursion fut consacrée à la visite
du célèbre temple de _Honan_, qui passe pour un des plus beaux de la
Chine.
Le temple, avec ses vastes dépendances et ses grands jardins, est
entouré d’un mur élevé. On entre d’abord dans un vestibule spacieux, au
bout duquel se trouve un portail colossal qui conduit dans les cours
intérieures. On voit au-dessous de l’arc de ce portail deux dieux de la
guerre, chacun de 5 mètres et demi de haut, dans une attitude menaçante
et avec des figures effroyables. Ils sont là pour interdire l’entrée aux
mauvais génies. Un second portail colossal, sous lequel sont rangés les
quatre rois célestes, conduit dans la dernière cour, où se trouve le
principal temple. L’intérieur de ce temple a 30 mètres de long et autant
de large. Le plafond plat, auquel sont attachés une quantité de lustres
de verre, de lampes, de fleurs artificielles et de rubans, repose sur
plusieurs rangées de colonnes de bois. Beaucoup de statues, d’autels, de
vases à fleurs, d’encensoirs, de candélabres, de flambeaux et d’autres
ornements, rappellent involontairement la décoration d’une église
catholique.
Sur le devant il y a trois autels, derrière lesquels se trouvent trois
statues qui représentent le dieu Bouddha sous les trois figures du
passé, du présent et de l’avenir. Ces statues sont assises et de
grandeur colossale.
Quand nous visitâmes le temple, on y célébrait justement une espèce de
service en l’honneur d’une des épouses défuntes d’un mandarin. A l’autel
de droite et à l’autel de gauche étaient les prêtres, dont les robes et
même les cérémonies ressemblaient à celles des prêtres catholiques. A
l’autel du milieu, le mandarin priait dévotement pendant que deux
serviteurs lui donnaient de l’air avec de grands éventails[57]. Il
baisait très-souvent la terre; chaque fois qu’il se prosternait ainsi,
on lui présentait trois cierges; il les élevait d’abord en l’air et les
tendait ensuite à un prêtre qui les plaçait devant une des statues de
Bouddha, mais sans les allumer. La chapelle se composait de trois
musiciens, dont un grattait sur un instrument à cordes, pendant que le
second frappait sur une boule de métal et que le troisième jouait de la
flûte.
Indépendamment de ce principal temple, il y a encore différents petits
temples et des portiques ornés de statues de dieux. On rend ici un culte
particulier aux vingt-quatre dieux de la miséricorde et à _Kwanfootse_,
demi-dieu de la guerre. Plusieurs de ces dieux ont quatre, six et
jusqu’à huit bras. Toutes les divinités, sans en excepter Bouddha, sont
de bois, et la plupart peintes de couleurs éclatantes.
Dans le temple de la Miséricorde, nous faillîmes avoir une aventure
désagréable. Un prêtre ou bonze nous présenta de petits cierges pour les
allumer et les consacrer à sa divinité. M. de Carlowitz et moi, nous
tenions déjà les cierges à la main et nous étions sur le point de lui
faire ce plaisir, quand un missionnaire américain qui nous accompagnait
nous les arracha des mains avec colère et les rendit au prêtre en criant
à l’idolâtrie. Le prêtre prit l’affaire très au sérieux, barra aussitôt
la sortie et appela ses collègues qui, débouchant de différents côtés,
fondirent sur nous en poussant des cris et des imprécations. Ce ne fut
qu’avec beaucoup de peine que nous parvînmes à nous frayer un passage et
à nous soustraire au danger par la fuite.
Après cette fâcheuse aventure, notre guide nous conduisit dans la
demeure des porcs sacrés[58]. Un beau portique en pierre leur est
assigné pour habitation; cependant, malgré tous les soins qu’on leur
donne, ces singuliers saints répandent une odeur si abominable, qu’on
ne peut approcher d’eux sans se boucher le nez. Ils sont soignés et
nourris jusqu’à ce qu’une mort naturelle les appelle à une meilleure
vie.
En ce moment le portique ne renfermait qu’un seul couple de ces fortunés
animaux; il est rare que leur nombre dépasse trois couples.
Ce qui me plut bien autrement que cette demeure sacrée, ce fut le
logement d’un bonze qui y était attenant. Quoiqu’il ne se composât que
d’une chambre ou d’un cabinet à coucher, tout y était commode et
élégant. Les murs de la chambre étaient ornés de boiseries; les meubles,
antiques et d’un riche travail. Contre le mur du fond il y avait un
autel, et le sol était couvert de grandes dalles.
Nous y trouvâmes un fumeur d’opium. Étendu par terre sur une natte, il
avait à côté de lui une tasse remplie de thé, quelques fruits, une
petite lampe, et plusieurs pipes dont les fourneaux étaient plus petits
que des dés à coudre. Il aspirait dans une de ces pipes la fumée
enivrante. On prétend qu’il y a en Chine des fumeurs d’opium qui peuvent
en consommer par jour de 20 à 30 grammes. Comme à notre entrée il
n’était pas encore entièrement privé de ses sens, il se leva
paisiblement, mit la pipe de côté et se traîna jusqu’à une chaise. Ses
yeux étaient fixes et une pâleur mortelle couvrait sa figure. C’était un
spectacle fort triste et bien digne de pitié.
Pour terminer, on nous conduisit encore dans le jardin où l’on brûle les
bonzes après leur mort, ce qui est une distinction particulière, car les
autres personnes sont seulement enterrées. Un mausolée fort simple, qui
a peut-être 9 mètres de tour, et quelques petits monuments, sont tout ce
qu’on y voit. Ni l’un ni les autres ne sont jolis; ce n’est que de la
maçonnerie. Dans le premier on garde les ossements des bonzes qui ont
été brûlés; sous les derniers on a enterré de riches Chinois dont les
héritiers ont payé fort cher pour obtenir à leurs parents une aussi
honorable sépulture. Non loin de là est une petite tour de 2 mètres et
demi de large et de 6 mètres de haut. Dans l’intérieur est un petit
enfoncement où l’on allume du feu. Au-dessus de cet enfoncement est le
fauteuil sur lequel on attache le bonze mort, revêtu de son costume
sacerdotal. On met tout autour du bois et des fagots secs, qu’on allume
en ayant soin de fermer la porte. Au bout d’une heure on rouvre la
porte, on disperse les cendres autour de la tour et on garde les
ossements jusqu’au jour où l’on ouvre le mausolée, ce qui n’a lieu
qu’une fois par an.
Une curiosité de ce jardin est le beau nénufar _nympha nelumbo_, dont la
véritable patrie est la Chine. Les Chinois aiment tellement cette fleur,
que pour elle ils établissent des étangs dans tous leurs jardins. La
fleur peut avoir 15 centimètres de diamètre; elle est d’ordinaire
blanche, et très-rarement d’un rouge pâle. Ses graines ressemblent par
la grosseur et le goût à la noisette; les racines cuites ont, à ce qu’on
prétend, le goût d’artichauts.
Dans le temple de Honan vivent plus de cent bonzes qui, dans leur
costume domestique, ne se distinguent en rien des Chinois du peuple; on
ne les reconnaît qu’à leur tête toute rasée. Ni les bonzes ni les autres
prêtres ne jouissent de l’estime publique.
Notre seconde excursion fut consacrée à la pagode de _Half-Way_, ainsi
appelée par les Anglais parce qu’elle se trouve à moitié route entre
Canton et Whampoa. Nous nous y rendîmes par le fleuve aux Perles. La
pagode se trouve sur une petite eminence, près d’un village, au milieu
d’immenses rizières. On compte neuf étages superposés, et elle a environ
55 mètres de haut. Sa circonférence n’est pas très-grande, et sa
construction est assez uniforme jusqu’au faîte, ce qui lui donne
l’aspect d’une tour. Anciennement cette pagode était au nombre des plus
célèbres de la Chine; mais il y a déjà longtemps qu’on ne s’en sert
plus. L’intérieur était vide; on n’y voyait ni statues ni ornements, et
aucun plafond intermédiaire n’empêchait le regard de s’élever jusqu’au
faîte de l’édifice. Il y avait en dehors, autour de chaque étage, des
galeries étroites sans balustrade, où l’on arrivait par des escaliers
roides et difficiles. Ces galeries extérieures font un très-bel effet;
elles sont artistement faites en tuiles de couleur et ornées de dalles
marbrées. Les pointes des tuiles, tournées obliquement au dehors, sont
superposées par rangées les unes au-dessus des autres, de manière que
chaque pointe s’élève de près de 9 centimètres au-dessus de l’autre. De
loin cela ressemble à un travail à jour; la richesse des couleurs et la
finesse des tuiles ferait prendre toute la masse pour de la porcelaine.
Pendant que nous visitions la pagode, tout le village s’était assemblé
autour de nous, et, comme ces bonnes gens se montrèrent très-calmes,
cela nous engagea à visiter aussi leurs demeures. C’étaient de petites
maisons, ou plutôt des huttes faites de briques, et qui, à part les
toits plats, n’offraient rien de particulier. Au-dessus de la petite
chambre, il n’y avait pas de plafond; on voyait jusqu’au toit de la
maison; le parquet était simplement de la terre pilée, et les cloisons
se composaient en partie de nattes de bambou. On y apercevait peu de
meubles, et tout y était très-sale. Vers le milieu du village, il y
avait de fort petits temples, et devant le principal dieu brûlaient
quelques petites lampes à lumière douteuse.
Ce qui m’étonna le plus, ce fut la quantité prodigieuse de bêtes à
plumes qu’on voyait au dedans des huttes et au dehors. On était
littéralement obligé de prendre garde pour ne pas écraser une jeune
couvée. On fait éclore ici les œufs comme en Égypte, au moyen d’une
chaleur artificielle.
A notre retour du village à la pagode, nous vîmes aborder deux champans
d’où sortirent un grand nombre d’hommes bruns, à moitié nus et la
plupart armés. Ils traversèrent précipitamment les champs de riz et
marchèrent droit à nous. Nous les prîmes pour des pirates et nous fûmes
un instant tourmentés de la crainte de ce qui allait arriver. Si
c’étaient réellement des pirates, c’en était fait de nous; car à cette
distance de Canton, et entourés seulement de Chinois qui leur auraient
encore prêté main-forte, il leur aurait été doublement facile de venir à
bout de nous. Il n’y avait donc pas moyen de prendre la fuite. Cependant
ces gens approchaient toujours. Enfin, quand nous nous trouvâmes en
présence les uns des autres, le chef s’annonça à nous comme le capitaine
d’un vaisseau de guerre de Siam. Il nous raconta en mauvais anglais
qu’il n’était arrivé que depuis peu, et qu’il avait amené le gouverneur
de _Bangkok_, qui s’en allait par terre jusqu’à _Péking_. Notre angoisse
se dissipa insensiblement et nous acceptâmes même l’aimable invitation
du capitaine d’aller à notre tour visiter son vaisseau. Il vint prendre
place dans notre bateau, nous conduisit lui-même jusqu’à son vaisseau et
nous fit tout voir. Cependant l’aspect n’en était pas des plus
séduisants. L’équipage avait l’air grossier et sauvage, et tous étaient
habillés aussi salement et aussi misérablement les uns que les autres,
de sorte qu’on avait de la peine à distinguer les officiers des
matelots. Le vaisseau était armé de douze canons et monté par
soixante-huit hommes.
Le capitaine nous régala de vin de Portugal et de bière anglaise. Nous
ne rentrâmes chez nous que tard dans la soirée.
La plus longue excursion que l’on puisse faire hors de Canton s’étend
jusqu’à 20 milles en amont du fleuve aux Perles. M. Agassiz eut la bonté
de me procurer le plaisir de cette promenade. Il loua une belle barque,
nous munit de provisions de toute sorte et pria un missionnaire, qui
avait déjà fait souvent cette course, de m’accompagner, ainsi que M. de
Carlowitz. La société d’un missionnaire est, même en Chine, l’escorte la
plus sûre pour un voyageur. Ces messieurs parlent la langue du pays et
se familiarisent peu à peu avec les indigènes; ils parcourent sans
obstacle les environs de leur résidence. Une semaine environ avant notre
partie, quelques jeunes gens en avaient tenté une pareille; mais, à
moitié route, plusieurs coups de feu tirés d’une des forteresses situées
le long du fleuve les avaient forcés de rebrousser chemin. Quand nous
approchâmes de cette forteresse, nos bateliers ne voulurent pas aller
plus loin, et nous fûmes presque obligés d’employer la force. On fit
bien aussi feu sur nous; mais heureusement nous avions déjà dépassé la
forteresse. Nous échappâmes au danger et nous continuâmes notre course
sans autre accident; nous abordâmes même à plusieurs villages, nous
visitâmes la _pagode seigneuriale_, et nous examinâmes tout avec
beaucoup de soin. Ce paysage était ravissant et offrait de grandes
plaines couvertes de plantations de riz, de sucre et de thé. On y voyait
de beaux groupes d’arbres, de jolies collines, et dans le lointain on
apercevait des montagnes plus élevées. Sur la pente des collines se
trouvaient beaucoup de tombeaux que l’on reconnaissait à des pierres
isolées et placées tout debout.
La _pagode seigneuriale_ est à trois étages, recouverte d’un toit en
pointe, et se distingue par des sculptures extérieures. Elle n’a point
de galerie au dehors; mais, autour de chaque étage, une triple guirlande
de feuilles forme comme une ceinture. Au premier et au second étage,
auxquels conduisent des escaliers excessivement étroits, se trouvent de
petits autels avec des idoles ciselées. On ne nous laissa pas monter au
troisième, sous prétexte qu’il n’y avait rien à voir.
Les villages que nous visitâmes ressemblaient plus ou moins à celui que
nous avions vu près de la pagode du _Half-Way_.
Dans cette course, j’eus occasion d’observer la manière dont les
missionnaires écoulent leurs livres religieux. Le missionnaire qui avait
eu la complaisance de venir avec nous profita de cette circonstance pour
répandre dans le peuple quelques bonnes semences. Il avait emballé cinq
cents brochures, et, toutes les fois qu’un bateau approchait du nôtre,
ce qui arrivait très-souvent, il se penchait autant que possible en
avant, levait en l’air une demi-douzaine de ces livres, criait et
faisait des signes pour engager les personnes de l’autre bateau à venir
recevoir gratuitement, ces précieuses brochures. Quand elles ne venaient
pas, nous allions les trouver, et le missionnaire les comblait de ses
dons, tout en se réjouissant d’avance des merveilleux résultats qu’ils
devaient infailliblement produire.
C’était bien autre chose encore quand nous arrivions à un village. Le
domestique avait alors des charges de ces livres à traîner. En un
instant nous étions entourés de curieux, et tous les livres étaient
distribués.
Tout Chinois prenait ce qu’on lui offrait, car cela ne coûtait rien.
S’il ne savait pas lire (ces livres étaient écrits en chinois), cela lui
fournissait au moins du papier. Notre missionnaire retourna chez lui
ravi de joie; il avait placé ses cinq cents exemplaires. Quel superbe
rapport à faire pour la société des missionnaires, et quel brillant
article pour la gazette ecclésiastique!
Cette excursion le long du fleuve aux Perles fut faite trois mois après
par six jeunes Anglais. Eux aussi s’arrêtèrent à un des villages et se
mêlèrent aux gens de la campagne. Mais malheureusement ils périrent
victimes du fanatisme des Chinois et furent tous massacrés de la manière
la plus cruelle.
En fait de grandes excursions, il ne me restait plus qu’à faire le tour
des murs de la ville de Canton proprement dite[59]. Ce désir fut aussi
bientôt réalisé, car le bon missionnaire s’offrit à nous accompagner, M.
de Carlowitz et moi, et à nous protéger, mais à la condition expresse
que je me travestirais en homme. Jusqu’ici aucune femme n’avait
entrepris cette tournée; aussi je ne devais pas, disait-il, me risquer
sous les habits de mon sexe. Je pris donc des habits masculins, et nous
nous mîmes un jour en route de grand matin.
Nous traversâmes longtemps des ruelles étroites, pavées de larges
pierres. A chaque maison nous voyions dans quelques niches de petits
autels d’un demi-mètre de haut, devant lesquels, comme il ne faisait pas
encore tout à fait jour, les lampes de nuit continuaient à brûler. On
use inutilement une quantité d’huile prodigieuse pour se conformer à cet
usage religieux. Peu à peu on ouvrit les magasins, qui ressemblent à de
jolies halles dont les devantures ont été enlevées. Les marchandises
sont étalées en partie dans des montres ouvertes, en partie sur des
tables, derrière lesquelles les Chinois sont assis et travaillent. D’un
coin du magasin, un escalier étroit conduit à l’étage supérieur, où se
trouve l’appartement du marchand.
Ici comme dans les villes turques, tous ceux qui exercent la même
profession sont tenus de s’établir dans la même rue; dans telle rue on
ne voit que des cristaux, dans telle autre que des étoffes de soie, et
ainsi de suite. Dans les rues habitées par les médecins, on trouve aussi
toutes les pharmacies, parce que les médecins s’occupent, en dehors de
leurs visites, de préparer les médicaments. Il y a aussi des rues
spéciales assignées aux diverses provisions; les étalages y sont rangés
d’ordinaire avec beaucoup d’ordre et de goût. Entre les maisons, il
s’élève plusieurs petits temples, mais dont le style ne diffère pas du
tout des autres édifices. Aussi il n’y a que le rez-de-chaussée qui soit
habité par les dieux; ce sont de simples mortels qui occupent les étages
supérieurs.
Je remarquai un mouvement extraordinaire dans les rues, surtout dans
celles où se tenait le marché aux provisions. Les femmes et les filles
des basses classes allaient comme celles d’Europe faire leurs emplettes.
Elles étaient toutes sans voile, et beaucoup d’entre elles marchaient
comme des canes, à cause de l’usage si répandu de mutiler les pieds. La
foule est augmentée considérablement par une quantité inouïe de
portefaix qui courent de tous côtés, les épaules chargées de grands
paniers pleins de provisions. Tantôt ils vantent leur marchandise à
haute voix, tantôt ils demandent à grands cris qu’on leur livre passage.
Quelquefois les litières des gens riches et des personnes de distinction
encombrent toute la longueur d’une rue et arrêtent les flots du peuple
affairé. Mais ce qu’il y a de plus affreux, ce sont les porteurs
innombrables qui enlèvent dans de grands baquets certains objets d’une
odeur peu agréable, et qu’on rencontre à chaque pas et dans chaque rue.
Il faut qu’on sache qu’il n’y a peut-être pas de peuple au monde qui,
pour l’activité et l’industrie, puisse être comparé au Chinois, et qui
utilise avec autant de soin le moindre coin de terre. Comme ils n’ont
que peu de bétail, et par conséquent peu de fumier, ils cherchent à
remplacer le fumier par un autre engrais, ce qui explique la grande
attention qu’ils ont de ne perdre les excréments d’aucun être vivant.
Toutes ces petites rues sont construites tout contre les murs de la
ville, de sorte que nous avions déjà fait le tour d’une partie du mur
d’enceinte avant de l’avoir remarqué. Des portes d’entrée
insignifiantes, qu’on ferme le soir, conduisent dans l’intérieur de la
ville, interdite à tout étranger de la manière la plus sévère.
Il est souvent arrivé à des matelots ou à d’autres étrangers, d’entrer
sans s’en douter dans la ville par une de ces portes, et de ne
s’apercevoir de leur méprise que lorsqu’on commençait à leur jeter des
pierres.
Après avoir fait au moins 2 milles à travers un dédale de petites rues,
nous arrivâmes enfin dans les champs. Ici nous eûmes une vue complète
des murs de la ville, et du haut d’une petite colline, située près du
mur d’enceinte, nous découvrîmes une assez grande partie de la ville
elle-même. Le mur d’enceinte a environ 20 mètres de haut, et est presque
partout tellement couvert d’herbes, de plantes grimpantes et de
broussailles, qu’il ressemble à une superbe haie vive. La ville apparaît
comme un chaos de petites maisons, entre lesquelles s’élèvent quelques
arbres isolés. Nos regards ne furent attirés ni par de belles rues et de
belles places, ni par des édifices, des temples ou des pagodes
remarquables: une seule pagode de cinq étages nous rappela
l’architecture chinoise.
Notre chemin nous conduisit au milieu de collines fertiles, à travers
des prés et des champs bien entretenus. Beaucoup de collines servent de
cimetières et sont couvertes de petits tertres, contre lesquels sont
appuyées des dalles de pierre hautes de deux pieds ou bien des pierres
non taillées; plusieurs de ces pierres tumulaires portaient des
inscriptions. Parmi ces tombes se trouvaient aussi des caveaux de
famille creusés dans les collines et entourés d’une enceinte de murs peu
élevés, en forme de fer à cheval. Les entrées des tombes étaient
également murées.
Mais les Chinois n’enterrent pas tous leurs morts. Ils pratiquent encore
un autre genre de sépulture. Ils placent les corps dans de petites
chambres en maçonnerie, composées de deux murs surmontés d’un toit, et
dont les deux autres côtés sont ouverts. On y dépose, sur des bancs de
bois de plus de 60 centimètres de haut, des cercueils dont le nombre
n’excède pas trois ou quatre. Ces cercueils sont faits de troncs
d’arbres creusés.
Les endroits que nous traversâmes étaient tous très-vivants, mais
offraient les apparences de la saleté et de la misère. En passant dans
plusieurs ruelles et sur plusieurs places, il nous fallut nous boucher
le nez, et souvent nous aurions pu aussi fermer les yeux pour ne pas
apercevoir des malades d’un aspect dégoûtant, dont le corps était
couvert de boutons et d’ulcères.
Je vis partout beaucoup de volailles et de porcs, mais je n’aperçus que
trois chevaux et une femelle de buffle d’une race toute particulière.
Nous touchions presque au terme de notre course quand nous rencontrâmes
un cortége; une misérable musique nous annonça un spectacle
extraordinaire. Mais à peine eûmes-nous le temps de voir défiler le
cortége, qui courait comme s’il était en fuite. En tête marchaient les
musiciens; venaient ensuite quelques Chinois, puis deux litières vides,
avec leurs porteurs; enfin un tronc d’arbre creusé, qui représentait le
cercueil, était porté au haut d’une perche. Quelques prêtres et des gens
du peuple fermaient la marche.
Le principal prêtre avait une espèce de marotte blanche[60] à trois
pointes, et les gens qui suivaient (parmi lesquels il n’y avait pas de
femmes) portaient chacun un chiffon blanc autour du bras ou bien autour
de la tête.
* * * * *
Je fus assez heureuse pour voir quelques palais d’été et quelques
jardins appartenant à des personnes d’un rang élevé.
Je distinguai surtout celui du mandarin Hauquau. La maison, assez grande
quoiqu’elle n’ait qu’un étage, a de larges et superbes terrasses. Les
fenêtres donnent sur l’intérieur, et la toiture ressemble à celle des
maisons européennes, sauf qu’elle est plus plate. Quant aux toits
échancrés avec des flèches et des créneaux, avec des clochettes
incrustées de briques et de tuiles de couleur, on ne les voit que sur
les temples, les pavillons et les kiosques, mais non sur les grands
édifices. A la porte on avait peint deux divinités qui, à ce que pensent
les Chinois, interdisent l’entrée aux mauvais génies.
L’avant-corps de bâtiment se composait de plusieurs salles de réception,
ouvertes[61] au rez-de-chaussée, de plain-pied avec de jolis parterres;
au premier, de grandes terrasses ornées de fleurs offraient des vues
ravissantes sur le fleuve si animé, sur une riche campagne et sur les
masses de maisons groupées autour des murs de Canton.
De gentils petits cabinets entouraient les salons, dont ils n’étaient
séparés que par des cloisons transparentes, qui représentaient souvent
les tableaux les plus exquis. Parmi ces cloisons se distinguent surtout
celles de bambou, qui sont minces et légères comme des voiles, et
couvertes de fleurs peintes, ou de sentences écrites avec la plus grande
délicatesse.
Le long des murs il y avait une quantité prodigieuse de chaises et
beaucoup de canapés; ce qui faisait présumer que les Chinois ont aussi
l’habitude des grandes réceptions. On y voyait une foule de chaises à
bras, taillées artistement dans un seul morceau de bois; d’autres dont
les siéges étaient formés de belles plaques de marbre; enfin, d’autres
encore en terre cuite ou en porcelaine. En fait de meubles européens,
nous trouvâmes de belles glaces, des pendules, des vases, des dessus de
table en mosaïque de Florence ou en marbre de couleur. Il y avait
surtout une quantité extraordinaire de lustres et de lanternes suspendus
aux plafonds: ils étaient en verre, en corne transparente, en gaze ou en
papier de couleur, et ornés de perles de verre, de franges et de
houppes. Les murs étaient aussi garnis de lampes. Quand ces appartements
sont entièrement éclairés, ils doivent offrir un aspect vraiment
magique.
Comme nous avions été assez heureux pour atteindre cette maison sans
avoir été lapidés, cela nous encouragea à visiter aussi les grands et
beaux jardins de M. Hauquau, situés à environ trois quarts de mille de
la maison, près d’un canal alimenté par le fleuve aux Perles; mais à
peine étions-nous entrés dans ce canal, que nos bateliers voulurent
retourner. Ils venaient d’apercevoir un bateau de mandarin, avec tous
ses pavillons hissés, ce qui indiquait que le mandarin était à bord. Ils
n’osaient pas croiser un mandarin avec des Européens à leur bord, et
craignaient d’être lapidés avec nous par le peuple. Mais, sans avoir
égard à leurs remontrances, nous poussâmes tout contre l’embarcation du
mandarin, puis nous débarquâmes et nous continuâmes notre promenade à
pied. Bientôt nous eûmes à nos trousses une foule nombreuse; on commença
à lâcher contre nous des enfants pour exciter notre colère. Mais nous
nous armâmes de patience, et nous arrivâmes heureusement au jardin, dont
les portes furent aussitôt fermées derrière nous.
Le jardin était en parfait état, mais arrangé sans le moindre goût. On
voyait partout des pavillons d’été, des kiosques, des ponts, et toutes
les allées et tous les ronds étaient bordés de grands et de petits pots
dans lesquels venaient toute espèce de fleurs et d’arbres fruitiers
rabougris.
Les Chinois excellent dans l’art de rapetisser les arbres, ou plutôt
d’empêcher leur croissance. On en voit qui arrivent à peine à un mètre
de haut. On aime beaucoup ces arbres nains, et dans les jardins on les
préfère aux arbres les plus beaux, à ceux qui donnent le plus d’ombrage.
On ne saurait dire qu’il y ait du goût dans ces allées lilliputiennes,
mais il est curieux de voir ces courtes tiges chargées des plus beaux
fruits.
A côté de ces joujoux nous trouvâmes aussi des arbres taillés de manière
à représenter des figures de tout genre, des vaisseaux, des oiseaux, des
poissons, des pagodes, etc. Dans les têtes des animaux il y avait des
œufs, peints, sur le devant, d’étoiles noires destinées à représenter
des yeux.
Il y avait aussi des roches isolées ou des groupes de rochers richement
garnis de petits pots de fleurs, de petites figures et de petits
animaux. Ces derniers pouvaient se transposer à volonté, et former ainsi
les groupes les plus variés, ce qui fait, dit-on, le passe-temps favori
des dames chinoises. Un autre amusement non moins goûté des messieurs
que des dames, c’est d’élever des cerfs-volants: ils restent assis des
heures entières à suivre des yeux ces monstres en papier. Dans tous les
jardins des riches Chinois, il y a de vastes pelouses réservées pour ce
jeu.
On voyait aussi beaucoup de pièces d’eau et d’étangs, mais nulle part
des jets d’eau.
Comme tout nous avait jusqu’alors réussi, M. de Carlowitz me proposa de
visiter encore le jardin du mandarin Puntingqua. Cette visite
m’intéressa d’autant plus que le mandarin faisait construire dans son
jardin un bateau à vapeur par un Chinois qui avait séjourné treize ans
dans l’Amérique du Nord, et y avait fait ses études.
La construction était déjà assez avancée pour que le bateau pût être
lancé dans quelques semaines. Le constructeur nous montra son ouvrage
avec une grande satisfaction, et il ne put dissimuler le plaisir que
lui causèrent nos éloges.
Il était aussi très-fier de savoir l’anglais, car M. de Carlowitz lui
ayant adressé la parole en chinois, il lui répondit en anglais, et nous
pria de continuer à lui parler dans cette langue. Le bateau ne nous
parut pas avoir l’élégance qui distingue les œuvres chinoises; la
machine nous parut aussi beaucoup trop grande pour ce vapeur en
miniature. Ni mon compagnon ni moi n’aurions eu le courage de monter à
bord le jour où l’on devait essayer l’embarcation.
Le mandarin qui faisait construire ce bateau s’était rendu à Péking pour
y demander, comme récompense, un bouton[62]; car c’était sous sa
direction que le premier bateau à vapeur allait être lancé en Chine.
Quant au constructeur, il devra sans doute se contenter de la conscience
de son talent.
Du chantier nous allâmes au jardin, qui est très-grand, mais extrêmement
négligé. On n’y voyait ni allées, ni arbres fruitiers, ni rochers, ni
statues, mais une quantité innombrable de pavillons, de ponts, de
galeries, de petits temples et de pagodes.
La maison du mandarin se composait d’un grand salon et de beaucoup de
petites pièces. Les murs étaient ornés de broderies au dedans et au
dehors, et le toit entouré de flèches et de créneaux.
Dans le grand salon, on donne de temps à autre des comédies et d’autres
divertissements pour les femmes, dont les plaisirs semblent se
concentrer dans leurs maisons et leurs jardins[63]; aussi les derniers
ne peuvent être visités par les étrangers que pendant l’absence des
dames.
Dans le jardin du mandarin Puntingqua, on entretenait des paons, des
faisans argentés, des canards et des daims.
Il y avait dans un coin un petit taillis de bambous qui renfermait
quelques tombeaux de famille. Non loin de là s’élevait un petit tertre
avec une tablette en bois, sur laquelle était inscrit un long poëme en
l’honneur du serpent favori du mandarin, enterré en ce lieu.
Après avoir tout examiné à notre aise, nous retournâmes chez nous sans
être attaqués par personne.
Je ne fus pas aussi heureuse quelques jours plus tard, en visitant une
fabrique de thé. Le propriétaire de la fabrique me conduisit lui-même
dans son établissement, composé de grandes et hautes salles, où il y
avait près de six cents ouvriers, y compris les enfants et les femmes.
Mon entrée produisit un mouvement général parmi les ouvriers: jeunes et
vieux quittèrent leur travail; les grands levèrent les petits en l’air
et me montrèrent au doigt. Bientôt ils se pressèrent autour de moi et
poussèrent des cris si effroyables, que je commençai presque à avoir
peur. Le fabricant et un des surveillants employèrent tous leurs efforts
à m’ouvrir un passage au milieu de cette foule en révolte, et, me
faisant un rempart de leur corps, m’engagèrent à voir tout rapidement et
à quitter aussitôt la maison. Je ne pus donc faire qu’un examen
surperficiel.
Les feuilles de thé sont mises pendant quelque temps dans l’eau
bouillante, puis on les place dans des poêles de fer enfoncées
obliquement dans le mur; on les grille ensuite à une faible chaleur, en
les retournant sans cesse avec la main. Quand elles commencent à se
rider, on les étend sur de grandes planches, et on roule chaque feuille
séparément. Ce travail se fait si vite, qu’il faut être excessivement
attentif pour voir comment on ne prend réellement qu’une seule petite
feuille. Toute la masse retourne ensuite dans la poêle. Le thé qu’on
appelle _noir_ est grillé plus longtemps, et le _thé vert_ est teint
souvent avec du bleu de Prusse, dont on ajoute une très-faible quantité
lors du second grillage. Enfin, on jette de nouveau le thé sur les
planches pour l’examiner encore de près, et on roule une seconde fois
les feuilles qui ne sont pas encore tout à fait fermées.
Avant que je quittasse la maison du fabricant, celui-ci me conduisit
dans son appartement, où il me régala d’une tasse de thé comme les
Chinois riches ont l’habitude de le prendre. On met quelques feuilles de
thé dans une tasse de porcelaine fine, on verse dessus de l’eau
bouillante, et on couvre ensuite la tasse d’un couvercle qui la ferme
hermétiquement. Après avoir laissé infuser quelques minutes, on boit le
thé chaud sur les feuilles.
Les Chinois ne mettent dans le thé ni sucre, ni rhum, ni lait; ils
disent que l’arome du thé se perd si on y ajoute la moindre chose, ou
même si on le remue. Pour moi, j’obtins de mettre un peu de sucre dans
ma tasse.
L’arbre à thé n’avait tout au plus que deux mètres de haut dans les
plantations que je visitai aux environs de Canton. On ne le laisse pas
pousser plus haut et on le taille de temps en temps. On l’exploite de la
troisième à la huitième année; après cela on le coupe pour qu’il pousse
de nouveau, ou bien on l’arrache entièrement. On peut faire dans l’année
trois récoltes, la première au mois de mars, la deuxième au mois
d’avril; la troisième commence en mai et dure pendant deux mois. Les
feuilles de la première récolte sont si fines et si délicates, qu’elles
ont véritablement l’apparence de fleurs, et c’est de là que vient sans
doute l’erreur qui fait prendre le _thé-fleurs_ ou le _thé impérial_,
non pas pour les feuilles, mais pour les fleurs de l’arbre à thé[64].
Cette première récolte est si fatale à l’arbuste, qu’en général on ne la
fait pas.
On me disait que le thé des environs de Canton était le plus mauvais, et
que le meilleur thé venait des provinces situées un peu plus au nord.
Les fabricants de thé de Canton s’entendent aussi, dit-on, à donner
l’aspect d’un thé excellent à celui qui a déjà servi, ou bien aux
feuilles gâtées par la pluie. Ils sèchent et grillent les feuilles, les
teignent en jaune avec de la curcumine pulvérisée, ou en vert clair avec
du bleu de Prusse, et les roulent très-serrées.
Le prix du thé envoyé en Europe varie, par picoul (cent livres
d’Autriche, ou cinquante-six kilogrammes de France), de 15 à 60 dollars.
Le thé à 60 dollars trouve peu de débit, et arrive la plupart du temps
seulement en Angleterre.
Le _thé impérial_ ne figure pas du tout dans le commerce.
Il me faut encore parler d’un spectacle que je vis un soir par hasard
sur le fleuve aux Perles: c’était, comme je l’appris plus tard, une fête
d’actions de grâces offerte par les propriétaires de deux jonques qui
avaient fait un voyage assez long sur mer sans être dépouillés par des
pirates ni assaillis par le dangereux ouragan nommé _typhon_
(_taifoon_).
Deux grands bateaux de fleurs, magnifiquement éclairés, descendaient
lentement le fleuve; trois rangées de lanternes entouraient le bord des
bateaux et formaient de véritables galeries de feu; toutes les chambres
étaient ornées de lustres et de lampes; sur l’avant on voyait de grands
feux; des pétards lancés de moment en moment éclataient avec beaucoup de
bruit, mais ne montaient que de quelques mètres. On avait planté sur le
premier bateau une grande perche illuminée de lampes en papier de
couleur, et qui formaient une belle pyramide.
En tête de ces deux corps lumineux marchaient, au son d’une musique
bruyante, deux bateaux éclairés de torches nombreuses. Ces colonnes de
feu avançaient lentement à travers les ténèbres de la nuit, et avaient
vraiment quelque chose de féerique. De temps en temps elles
s’arrêtaient, et aussitôt on voyait s’élever dans les petits bateaux de
grands feux entretenus avec du papier consacré et parfumé.
Ce papier, qu’on est obligé d’acheter aux prêtres, se brûle à toute
occasion, et souvent même avant et après chaque prière; il forme la plus
grande partie des revenus des prêtres.
* * * * *
Je faisais quelquefois des promenades avec M. de Carlowitz dans les rues
situées près de la factorerie. Je trouvais beaucoup de plaisir à
contempler toutes les belles marchandises, et d’autant plus qu’on en
avait ici tout le loisir, les magasins n’étant pas aussi fréquentés que
ceux que j’avais eu occasion de voir en faisant le tour des murs de
Canton. Ces magasins ayant, comme chez nous, des portes et des fenêtres,
nous pûmes y entrer, ce qui nous préserva des importunités du peuple. Je
trouvai aussi les rues un peu plus larges, bien pavées, et couvertes de
nattes ou de planches pour adoucir l’ardeur des rayons du soleil.
Autour de la factorerie, surtout à _Fousch-an_, l’endroit où se trouvent
le plus de fabriques, on peut faire beaucoup de courses en bateau, car
les rues y sont partout coupées, comme à Venise, par des canaux. Mais ce
côté de Canton n’est pas le plus beau, parce que tous les magasins sont
établis le long des canaux, et que tous les ouvriers des fabriques y
demeurent dans de misérables baraques qui, bâties en partie sur des
pilotis vermoulus, avancent beaucoup sur les canaux.
Nous eûmes un jour un spectacle horrible en passant de l’un des canaux
dans le fleuve aux Perles. Il faut croire qu’un nègre mort sur un des
vaisseaux venait d’être jeté à l’eau, car le corps tout nu flottait à la
surface. Chaque bateau le repoussait aussi loin que possible, et, pour
notre malheur, il vint aussi tout près de nous.
* * * * *
J’avais passé en tout à Canton plus de cinq semaines, du 13 juillet au
20 août. Ce temps est le plus chaud de l’année, et la température fut
réellement insupportable. Dans les chambres, nous eûmes près de 27
degrés et demi; à l’air et à l’ombre, jusqu’à 30 degrés.
Pour se préserver de cette chaleur accablante, on a ici, indépendamment
des _punkas_ établis dans les chambres, une manière toute particulière
de garantir les portes, les fenêtres, et même les toits et les murs des
maisons. Ce sont des claies de bambou qui forment comme des auvents
devant les portes et les fenêtres; ou bien comme un second toit
au-dessus du véritable, dans les endroits où sont les ateliers; ou bien
enfin une couverture complète placée à trois mètres de distance des murs
de la maison, pourvue d’entrées, de fenêtres et de toit, et qui
enveloppe toute l’habitation.
Pour retourner à Hong-Kong, je pris encore une jonque chinoise; mais je
fus moins tranquille cette fois-ci que la première: j’avais encore
présente à la mémoire la triste fin de M. Vauchée; aussi j’eus la
précaution d’emballer mes effets et mon linge en présence de mes
domestiques, afin de leur faire comprendre que des pirates perdraient
leur peine s’ils se dérangeaient le moins du monde pour moi.
Le 20 août, à sept heures du soir, je dis adieu à Canton et à mes amis,
et à neuf heures je voguais de nouveau sur le puissant et célèbre fleuve
aux Perles, le _Sikiang_.
* * * * *
Les données sur la géographie et la statistique de la Chine varient
tellement entre elles, et les difficultés d’en vérifier l’exactitude
sont si grandes, qu’on ne peut guère s’arrêter qu’à certaines
indications fondées sur plus ou moins de vraisemblance. L’étendue de la
Chine, y compris les pays tributaires, serait d’environ 180 000 milles
carrés, et sa population, que l’on a beaucoup exagérée, d’environ 400
millions d’âmes. Le climat de la Chine est en général chaud; les hivers
y sont secs et les étés pluvieux. Le sol, qui est extrêmement fertile,
donne tous les produits des régions tropicales, principalement le thé,
le riz, la canne à sucre, le coton, le bambou, le tabac, le poivre, le
bétel, etc. On cultive dans les provinces méridionales le palmier, le
mûrier, le cocotier, le cannelier, le cèdre, l’érable. La Chine possède
de riches mines d’or, d’argent, de fer, de cuivre, de plomb, de mercure,
de houille et de sel; des carrières d’ardoise, de marbre, de cristal,
etc. Les habitants sont _Mandchous_ (conquérants de l’empire, dont la
famille régnante est issue), _Sifanes_, _Lolos_ et _Mieose_.
La religion de l’État est celle de Confucius (_Confutsé_), mais beaucoup
de Chinois professent la religion de Lao et le bouddhisme: l’empereur
est attaché à cette dernière, comme descendant des Mandchous.
La Chine est une monarchie héréditaire dans la famille des Taï-Thing,
dont le chef ou empereur exerce un pouvoir absolu, et s’appelle le
maître du Céleste-Empire.
La capitale, Péking, compte, dit-on, près de deux millions d’habitants;
en outre, il y a encore beaucoup de villes très-peuplées, parmi
lesquelles _Hong-Tscheu_, _Canton_ et _Nanking_ occupent le premier
rang.
Le commerce est très-considérable, et l’industrie très-active chez les
Chinois.
Un des événements les plus importants dans l’histoire de la Chine, et
dont l’origine est naturellement très-obscure, est la guerre avec
l’Angleterre, commencée en 1840, et qui se termina, au bout de deux ans,
à l’avantage de cette dernière puissance. Les succès des Anglais
obligèrent la Chine à renoncer en partie au système d’exclusion qu’elle
avait suivi pendant des milliers d’années, et à ouvrir aux Européens
plusieurs de ses ports. Ces concessions ont amené une plus grande
liberté du commerce, des relations plus suivies avec les Chinois, et le
temps n’est peut-être pas trop éloigné où la civilisation victorieuse de
l’Occident parviendra peu à peu à pénétrer dans les vastes districts de
cet immense empire.
Monnaies.
1200 _cashs_ font une piastre espagnole, ou 5 fr. 43 c. de France.
Un _tacl_ fait 1409 cashs.
Une _mace_ fait 141 cashs.
10 _candarini_ font une mace.
En dehors des cashs, aucune des monnaies que je viens de citer n’a
d’existence réelle; ce sont des monnaies de compte. Les cashs sont
percés d’un trou au milieu; on les enfile par cinquantaines ou par
centaines à des fils de bambou.
La Chine n’a pas de monnaies frappées d’or ou d’argent, ni de papier
ayant une valeur légale. Les payements se font en piastres espagnoles ou
en dollars américains, ou bien en or et en argent non monnayé.
[Illustration]
CHAPITRE IX.
Arrivée à Hong-Kong.--Le vapeur
anglais.--Singapore.--Plantations.--Partie de chasse dans les
jungles.--Funérailles chinoises.--Fête aux lanternes.--Température
et climat.
Notre traversée de Canton à Hong-Kong fut heureuse, mais très-lente à
cause des vents qui nous furent toujours contraires. La première nuit,
nous fûmes réveillés par quelques coups de feu, qui sans doute n’étaient
pas à notre adresse, car nous ne fûmes pas inquiétés davantage.
Les Chinois que j’avais pour compagnons de voyage se conduisirent encore
cette fois envers moi d’une manière très-convenable et très-gracieuse;
et si j’avais pu lire dans l’avenir, j’aurais volontiers renoncé au
vapeur anglais et continué mon voyage dans une jonque. Malheureusement
il n’en fut pas ainsi, et il fallut me résoudre à profiter du bateau à
vapeur anglais _Péking_, de la force de quatre cent cinquante chevaux,
commandé par le capitaine Fronson, qui va tous les mois à Calcutta.
Comme le prix des places est excessivement élevé[65], on me conseilla de
prendre la troisième classe et de louer la cabine d’un machiniste ou
d’un sous-officier. Enchantée de ce conseil, je m’empressai de le mettre
à exécution. Qu’on se figure ma surprise quand on me refusa un billet de
troisième classe. On me fit remarquer que la société y était trop mal
composée, que la lune était très-fatale aux passagers de troisième
classe, obligés de dormir sur le pont, etc. J’eus beau objecter que je
savais bien ce que je faisais et ce que je voulais, tout fut inutile.
Pour pouvoir partir, je me vis obligée de prendre la seconde classe.
Cela me donna, comme on pense, une singulière idée du libre arbitre chez
les Anglais.
Le 25 août, à une heure après midi, je me rendis à bord.
En arrivant au vaisseau, je ne trouvai pas de domestique pour les
passagers de seconde classe, et je dus m’adresser à un matelot pour
faire porter mes bagages dans la cajute. Celle-ci n’avait nullement
l’air _confortable_. Les meubles y étaient de la dernière simplicité, la
table pleine de taches et de saletés, et le désordre très-grand. Je
regardai la cabine où il me faudrait coucher, et je ne trouvai qu’une
seule pièce, commune aux hommes et aux femmes. Cependant on me dit de
m’adresser à un des préposés, qui m’assignerait, sans nul doute, une
autre place pour la nuit. Je ne manquai pas de le faire, et j’obtins, en
effet, une jolie petite cabine.
Le _steward_[66] eut la complaisance de me proposer de prendre mes repas
avec sa femme. Je n’acceptai point; je ne voulais pas, en payant si
cher, tout avoir par grâce. D’ailleurs, c’était le premier vapeur
anglais sur lequel je naviguais, et j’étais désireuse de voir comment
les passagers de seconde classe étaient traités. Notre société à table
ne se composait pas seulement des passagers, qui n’étaient que trois,
sans me compter, mais aussi des cuisiniers et des domestiques des
premières, du boucher, enfin de tous les gens du bateau qui voulaient
bien se contenter de notre ordinaire. Avec cela, on ne regardait pas du
tout à la toilette: l’un arrivait sans habit ou sans jaquette; le
boucher oubliait d’ordinaire de mettre des souliers et des bas. Il
fallait, certes, avoir un appétit robuste pour pouvoir manger en
pareille compagnie.
La nourriture était digne, sans doute, des gens de l’équipage anglais et
de leur costume, mais elle n’était nullement convenable pour les
passagers, dont chacun payait 13 dollars par jour.
La nappe était remplie de taches, et, en guise de serviettes, chaque
convive pouvait prendre son mouchoir de poche. Les manches des couteaux
et des fourchettes étaient en corne blanche ou noire; les couteaux
étaient ébréchés, les pointes des fourchettes cassées. Le premier jour,
on ne nous donna pas du tout de cuillers; le second jour, il en parut
une seule qui, pendant tout le temps que dura le voyage, ne fut
accompagnée d’aucune autre. En fait de verres, il y en avait deux de
l’espèce la plus commune qui passaient de bouche en bouche. Comme femme,
j’eus, par une distinction spéciale, au lieu de verre une vieille tasse
à thé dont l’anse était cassée.
Le cuisinier en chef, qui faisait les honneurs de la table, excusait le
désordre en disant que, cette fois-ci, le garçon manquait. Mais cette
excuse me sembla par trop naïve: car, quand je paye, je paye pour ce
qu’on me donne en réalité, et non pas pour ce que je pourrais peut-être
avoir une autre fois.
La nourriture était, comme je l’ai dit, très-mauvaise. On nous envoyait,
à nous pauvres malheureux, les reliefs de la table des premières. Deux
ou trois mets étaient souvent placés côte à côte sur le même plat, même
quand il n’y avait pas entre eux le moindre rapport. On s’en inquiétait
peu, et on ne se souciait pas davantage que les mets arrivassent chauds
ou froids sur la table.
Un jour que nous prenions le thé, le cuisinier en chef, dans un accès de
bonne humeur, nous dit: «Je me donne toutes les peines du monde pour
vous bien nourrir; j’espère que vous ne manquez de rien.» Deux des
convives, qui étaient Anglais, répondirent: _O yes, that’s true_ (Oh
oui, c’est vrai). Le troisième, un Portugais, n’avait pas compris le
discours pathétique du cuisinier: moi, Allemande, je n’avais point de
patriotisme anglais, et j’aurais répondu différemment si je n’avais pas
été femme et si cela avait pu améliorer quelque chose.
L’éclairage se composait d’une petite chandelle, qui souvent était usée
dès huit heures. On était alors forcé ou de rester dans l’obscurité ou
d’aller se coucher.
Le matin, la cajute servait encore de boutique de barbier; l’après-midi,
de chambre à coucher, où les cuisiniers et les serviteurs, épuisés de
fatigue, venaient s’étendre sur les bancs.
Pour compléter ce confort, un des officiers du vaisseau mit encore dans
notre cajute deux jeunes chiens qui hurlaient toujours; il n’avait pas
osé les mettre dans celle des matelots, sachant bien qu’on les aurait
jetés sans façon à la porte.
On croira peut-être mon récit exagéré, d’autant plus que l’on s’imagine
trouver toujours chez les Anglais un ordre et une commodité admirables;
mais j’affirme que je n’ai dit que la plus exacte vérité: j’ajouterai
même que, bien que j’aie déjà beaucoup voyagé en bateau à vapeur, et que
j’aie toujours pris des places de seconde classe, je n’ai jamais payé un
prix si exorbitant et n’ai été traitée nulle part d’une manière aussi
misérable et aussi révoltante. Jamais de la vie on ne m’a escroqué mon
argent avec tant d’impudeur. La seule chose qui me fit plaisir fut la
conduite des officiers, qui étaient tous très-polis et
très-complaisants.
Ce que je ne pouvais me lasser d’admirer, c’était la patience inouïe
avec laquelle mes compagnons de voyage supportaient tout. Je voudrais
bien savoir ce que diraient les Anglais, qui ont toujours à la bouche
les mots de _confort et de confortable_, si on les traitait ainsi sur
un bateau appartenant à une autre nation!
* * * * *
Les premiers jours de notre traversée, nous naviguâmes toujours en
pleine mer; ce ne fut que le 28 août, au soir, que nous aperçûmes la
côte montagneuse de la Cochinchine. Nous la longeâmes pendant toute la
journée du 29. Mais, à l’exception de chaînes de montagnes richement
boisées, nous ne vîmes rien, ni habitants ni habitations; le soir
seulement, quelques feux, qu’on aurait pu prendre pour des phares, nous
montrèrent que la contrée n’était pas tout à fait déserte.
Pendant tout le cours du jour suivant, nous n’aperçûmes qu’un seul grand
rocher isolé, appelé le _Soulier_. Il me fit l’effet de ressembler
parfaitement à la tête d’un chien de berger.
Le 2 septembre, nous approchâmes de Malacca. On aperçoit le long de la
côte des montagnes boisées, assez hautes, qui renferment, à ce qu’on
dit, beaucoup de tigres, et qui rendent les voyages dans cette
presqu’île très-dangereux.
Le 3 septembre, nous atteignîmes le port de Singapore, mais si tard dans
la nuit, qu’il ne nous fut pas possible de débarquer.
Le lendemain, je me rendis à la maison de commerce de Behn-Mayer, pour
laquelle j’avais des lettres. Depuis mon départ de Hambourg, Mme Behn
était la première dame allemande que je rencontrais. Je ne saurais
peindre la joie que j’éprouvai de trouver enfin, après une si longue
privation, à qui parler tout à mon aise dans ma langue natale. Mme Behn
ne me permit pas de descendre dans un hôtel; il me fallut aller demeurer
chez cette aimable famille.
Je me proposais de ne rester que peu de temps à Singapore, et de
m’embarquer ensuite pour Calcutta sur un voilier, ayant pris un trop
profond dégoût pour les vapeurs anglais. On m’avait assuré qu’il ne se
passait presque pas de semaine sans qu’il se présentât une bonne
occasion. Mais j’attendis en vain d’une semaine à l’autre; et je fus
enfin forcée de recourir encore à un de ces confortables vapeurs[67].
Les Européens mènent à Singapore à peu près la même vie qu’à Canton, à
cette différence près, que la résidence de la famille est à la campagne,
et que le mari seul va tous les jours à la ville. Il faut dans chaque
famille beaucoup de domestiques, et la maîtresse de la maison ne peut
guère avoir la haute main sur les affaires du ménage, parce qu’elles
sont d’ordinaire abandonnées entièrement au premier serviteur.
Les domestiques sont Chinois, à l’exception des _seis_ (cochers ou
palefreniers), qui sont du Bengale. Tous les printemps il arrive des
cargaisons entières d’enfants chinois, âgés de dix à quinze ans, qui
viennent chercher du service. D’ordinaire ils sont si pauvres, qu’ils ne
peuvent payer la traversée; dans ce cas le capitaine les emmène pour son
compte, et reçoit en échange le salaire de la première année de service,
qui lui est payé d’avance par le maître. Ces garçons vivent
très-économiquement, et, quand ils ont gagné quelque argent, ils
retournent dans leur patrie. Quelques-uns cependant s’établissent pour
toujours comme artisans à Singapore.
L’île de Singapore a une population de 55 000 habitants, parmi lesquels
on compte 40 000 Chinois, 10 000 Malais, c’est-à-dire indigènes, et 150
Européens. Le nombre des femmes est, dit-on, très-restreint, car il
n’arrive de la Chine et de l’Inde que des hommes et des enfants.
La ville de Singapore, en y comprenant ses environs, renferme plus de
20 000 âmes. Les rues sont larges et aérées, mais les maisons ne sont
guère belles, elles n’ont qu’un étage, et les toits posent presque sur
les fenêtres, ce qui donne à la construction un air tout écrasé. A cause
de la température toujours très-chaude, il n’y a point de vitres aux
fenêtres, mais seulement des jalousies.
Ici, comme à Canton, chaque article de commerce a sinon toute une rue,
au moins sa partie de rue à lui. La halle à la viande et aux légumes est
très-belle et haute comme un temple.
Comme il y a dans l’île de Singapore tant de nations diverses, on voit
aussi différents temples, mais il n’y a guère que celui des Chinois qui
mérite d’être visité. Il a la forme d’une maison ordinaire, mais le toit
est orné à la manière chinoise: seulement il est trop surchargé. On y
voit des flèches et des créneaux, des roues et des arcs sans nombre,
formés de tuiles, de briques ou de porcelaine de couleur, et ornés à
profusion de fleurs, d’arabesques, de dragons et d’autres monstres.
Au-dessus de l’entrée principale, on a taillé de petits bas-reliefs en
pierre, et les sculptures en bois, richement dorées, ne manquent non
plus ni dans l’intérieur ni à l’extérieur du temple.
On avait placé sur l’autel de la déesse de la Miséricorde quelques
rafraîchissements composés de fruits et de pâtisseries de toute espèce,
avec une toute petite portion de riz cuit. Ces mets sont renouvelés tous
les soirs. Ce que laisse la déesse échoit aux bonzes. Sur le même autel
il y a deux petits morceaux de bois sculpté, de forme ovale et élégante.
Les Chinois les jettent en l’air, et, quand ils tombent sur le côté
intérieur, c’est signe de malheur, tandis que dans le cas contraire
c’est un présage de bonheur. Mais les bonnes gens les jettent
d’ordinaire jusqu’à ce qu’ils tombent conformément à leurs désirs.
Une autre manière de consulter le sort est de mettre plusieurs bâtons
fort minces dans une coupe et de la secouer jusqu’à ce qu’il en tombe
un. Chacun de ces bâtons porte un chiffre qui désigne un passage d’un
des livres de morale. Le peuple visitait bien plus ce temple que celui
de Canton. Les petits morceaux de bois et les petits bâtons semblent
être l’objet même du culte; car ce n’était guère qu’autour de ces bâtons
qu’on voyait se presser la foule.
Dans l’intérieur de la ville, il n’y a rien autre chose à voir; mais
l’aspect des environs, ou pour mieux dire de toute la petite île, est
ravissant. La situation de Singapore n’offre, il est vrai, rien de
grandiose ni d’imposant, parce qu’elle est privée de belles montagnes,
qui sont le principal ornement d’un site (le point le plus élevé, sur
lequel se trouvent la maison du gouverneur et le télégraphe maritime,
n’a pas 70 mètres); mais la fraîche et luxuriante verdure, les maisons
riantes des Européens, situées dans de beaux jardins, les grandes
plantations des épices les plus précieuses, les jolis palmiers arecs
dont les tiges excessivement minces s’élèvent à une hauteur de plus de
30 mètres, et se terminent en une couronne épaisse et frangée qui se
distingue de toutes les autres espèces de palmiers par l’éclat de son
feuillage, enfin les jungles (bois vierges), forment dans le fond le
paysage le plus gracieux, et l’on en apprécie encore bien plus le charme
quand on vient comme moi de cette prison de Canton, ou bien des
alentours déserts de la ville de Victoria.
Toute l’île est coupée par de belles grandes routes, dont les plus
fréquentées serpentent le long de la côte. On y voit de jolis équipages,
des chevaux de la Nouvelle-Hollande, de Java et même d’Angleterre[68].
Indépendamment des belles voitures d’Europe, on s’y sert aussi de
palanquins fabriqués à Singapore, qui sont entièrement couverts et
fermés de tous côtés par des jalousies. Ordinairement on n’y attelle
qu’un seul cheval, et le cocher, ainsi que le serviteur, courent à côté
de la voiture. Je ne pus dissimuler le déplaisir que me causait cette
coutume barbare. On me dit qu’on avait voulu l’abolir, mais que les
serviteurs avaient demandé eux-mêmes à courir à côté de la voiture
plutôt que d’y être assis ou debout. Ils se pendent au cheval ou à la
voiture, et se laissent traîner.
Il se passait rarement un jour sans que nous fissions une promenade en
voiture. Deux fois par semaine, nous entendions sur l’esplanade, tout
près de la mer, une superbe musique militaire[69]. C’était là que venait
se réunir le beau monde, à pied, à cheval ou en voiture. On voyait des
files de carrosses, et tout autour une foule de jeunes gens à cheval et
à pied. On se serait presque cru transporté au milieu de l’Europe. Mais
je trouvais beaucoup plus de plaisir à visiter des plantations ou autres
établissements de ce genre, qu’à revoir ici la vie de l’Europe.
J’allai fréquemment respirer les parfums des plantations de noix de
muscade et de clous de girofle. Le muscadier est couvert d’un feuillage
épais du haut en bas, et a la grosseur d’un bel abricotier. Sa feuille
est luisante, on la dirait vernie. Le fruit ressemble tout à fait à un
brugnon de grosseur moyenne. Quand il est mûr, il s’ouvre de lui-même,
et l’on voit une graine ronde de la grosseur d’une noix enveloppée d’une
membrane à jour d’un beau rouge foncé; cette membrane est ce qu’on nomme
la _fleur de muscade_ ou le _macis_. On la sépare avec soin de la noix
et on la fait sécher à l’ombre, en ayant soin de l’arroser plusieurs
fois avec de l’eau de mer; autrement sa couleur rouge, au lieu de se
changer en jaune, deviendrait noire. On fait sécher également la noix,
puis on la fume et on la plonge à différentes reprises dans de l’eau de
mer mêlée à une légère dissolution de chaux, pour l’empêcher de rancir.
On trouve aussi à Singapore des muscadiers sauvages qui viennent sans
culture.
Un picoul de muscades cultivées coûte 60 dollars.
Un picoul de fleurs de muscade 200
Un picoul de muscades sauvages 6
Le giroflier est un peu plus petit que le muscadier, et il n’a pas le
feuillage aussi vert, ni les feuilles aussi grasses. Les clous de
girofle sont les boutons des fleurs non encore ouvertes. On les cueille
dans cet état, on les dessèche d’abord à la fumée, et puis on les met
quelque temps au soleil.
Une autre épice est la noix d’arec, qui vient sous la couronne du
palmier du même nom, en grappes de dix à vingt baies. Le fruit est un
peu plus gros que la noix de muscade. Son enveloppe extérieure est d’un
jaune d’or si luisant, qu’elle a l’air des noix dorées que l’on attache
aux arbres de Noël. Son amande ressemble, pour la couleur, à la muscade;
seulement elle n’est pas enveloppée d’une arille. On la sèche à l’ombre.
C’est cette noix, jointe à la feuille de bétel et à de la chaux de
coquillages brûlés, que mâchent les Chinois et les indigènes. Ils
enduisent une feuille de bétel d’un peu de chaux, y ajoutent un petit
morceau de noix d’arec, et en forment un petit paquet qu’ils se mettent
dans la bouche. En y joignant des feuilles de tabac, cela rend la salive
rouge de sang, et cela donne une telle couleur à la bouche qu’on croit
voir un petit enfer, surtout quand, suivant un usage assez ordinaire
chez les Chinois, les dents sont limées et teintes en noir. La première
fois que ce spectacle me fut offert, je fus très-effrayée, car je me
figurais que le pauvre homme s’était blessé et qu’il avait la bouche
pleine de sang.
Un autre jour, j’allai visiter une fabrique de sagou. Le sagou non
préparé vient de l’île voisine de Boromée: c’est la moelle d’une espèce
de palmier court et à gros tronc. Pour la retirer, on abat l’arbre dans
sa septième année; on fend le tronc dans toute la longueur; on recueille
la moelle qui s’y trouve en grande abondance, et, après en avoir ôté les
filaments, on la passe dans des formes et on la sèche au soleil ou au
feu. En sortant des formes, cette moelle a encore une teinte un peu
jaunâtre. Dans les fabriques, on la réduit en fécule de la manière
suivante: on laisse la moelle ou la farine tremper dans l’eau pendant
plusieurs jours, jusqu’à ce qu’elle devienne d’un beau blanc; puis on la
sèche encore une fois à l’air ou au feu, on l’écrase au moyen d’un
morceau de bois rond, et on la fait passer par un tamis. Cette farine
fine et blanchâtre est mise dans un linge qui a été humecté d’abord
d’une manière toute particulière: l’ouvrier prend de l’eau dans sa
bouche et la répand en pluie fine sur le linge. Cependant la farine
ainsi mouillée est secouée fortement par deux ouvriers, jusqu’à ce
qu’elle prenne la forme de grumeaux qu’on sèche lentement sur le feu
dans de grands chaudrons plats, en remuant sans cesse. Enfin, on la fait
encore une fois passer par un tamis un peu plus large, où s’arrêtent les
plus gros grains.
L’édifice dans lequel on faisait ce travail était un grand hangar sans
murs, dont le toit reposait sur des troncs d’arbres.
Grâce à la complaisance de M. Behn-Mayer, je trouvai l’occasion de faire
une partie très-intéressante dans les jungles. Ces messieurs, au nombre
de quatre, étaient munis de fusils à balles, car ils se proposaient de
suivre la piste d’un tigre. On devait, en outre, s’attendre à rencontrer
des ours, des sangliers ou de gros serpents. Nous allâmes en voiture
jusqu’au fleuve _Gallon_, où deux barques avaient été disposées pour
nous; avant d’y monter, nous visitâmes encore une raffinerie de sucre,
située sur le fleuve.
Les cannes étaient rangées en tas devant la raffinerie; mais on n’en
avait taillé que juste ce qu’on pouvait en raffiner dans une journée,
car la grande chaleur fait aigrir très-promptement le suc. On passe la
canne entre des cylindres en métal; la pression extrait tout le suc, qui
coule dans de grands chaudrons où on le cuit et le clarifie. Pour le
sécher entièrement, on le met dans des vases de terre. Les bâtiments de
cette raffinerie ressemblaient à ceux de la fabrique de sagou.
Après cette visite, nous prîmes place dans les bateaux et nous
naviguâmes en remontant le fleuve. Bientôt nous approchâmes des jungles,
et le trajet devint plus pénible à chaque coup de rame: il y avait dans
l’eau ou au-dessus de l’eau beaucoup de troncs d’arbres renversés. Il
nous fallut souvent quitter nos bateaux et les pousser par-dessus ces
troncs, souvent nous coucher à plat ventre dans le bateau pour passer
au-dessous des troncs qui, comme des ponts, s’inclinaient sur le fleuve.
Des buissons et des ronces avec leurs épines et leurs aiguillons se
penchaient de tous côtés au-dessus de nous; quelquefois même d’énormes
feuilles essayaient de nous barrer le passage. Ces feuilles
appartiennent à une espèce de palmier appelé _mungkuang_; elles ont
douze centimètres de large près de la tige, et plus de trois mètres et
demi de long: comme le fleuve n’avait guère que trois mètres de large,
elles allaient jusqu’à la rive opposée. Cependant au milieu de toutes
les beautés de la nature on ne sentait pas trop ces inconvénients, qui
ne faisaient que relever le charme de l’ensemble. La forêt était épaisse
et riche en bois taillis, en plantes grimpantes, en palmiers, en
fougères arborescentes, dont quelques-unes avaient près de cinq mètres
de haut et offraient contre les rayons ardents du soleil autant
d’ombrage que les palmiers et les autres arbres.
Ma joie augmenta quand je vis dans les cimes les plus élevées des arbres
sauter quelques singes de branche en branche, et que j’en entendis
plusieurs crier tout près de moi. J’aperçus pour la première fois ces
animaux dans l’état de nature, et je fus enchantée qu’aucun de nos
chasseurs ne réussît à atteindre un de ces petits fripons; mais en
échange on tua quelques écureuils et quelques superbes _loris_, espèce
de petits perroquets dont le plumage brille des plus belles couleurs.
Mais bientôt un objet plus intéressant fixa notre attention: nous
aperçûmes entre les branches d’un arbre un long corps noir, et en
regardant de plus près nous reconnûmes un grand serpent. Enroulé sur
lui-même comme une grosse pelote, il guettait sans doute sa proie. Nous
osâmes avancer assez près de lui, il demeura immobile, nous regardant
fixement avec ses yeux flamboyants, sans se douter combien sa mort était
imminente. On tira sur lui et on le blessa au côté. Furieux, et avec la
rapidité d’un trait, il s’élança du haut de l’arbre, mais en restant
pendu à la branche avec sa queue; il s’allongeait et cherchait à nous
atteindre de sa langue. Mais sa rage fut impuissante, car nous eûmes
soin de nous tenir à une distance convenable. Plusieurs coups de feu
ayant achevé de le tuer, nous nous arrêtâmes sous la branche à laquelle
il était pendu. Un de nos bateliers, Malais de nation, fit un petit
lacet d’herbe forte et tenace, l’attacha à un bâton, le jeta autour du
cou du serpent, et l’attira ainsi dans le bateau. Il nous dit encore que
nous trouverions certainement dans le voisinage un autre serpent, parce
que ces reptiles se tiennent toujours par couples non loin l’un de
l’autre. En effet, les messieurs du second bateau avaient également
trouvé et tué un autre serpent sur les branches d’un gros arbre. Ces
serpents étaient d’un vert foncé, avec de belles taches jaunes, et
avaient plus de trois mètres et demi de long; on me dit qu’ils
appartenaient à l’espèce des boas.
Après avoir mis quatre heures à faire 8 milles, nous quittâmes les
bateaux et nous prîmes un sentier étroit qui nous conduisit bientôt à
quelques endroits défrichés, couverts de jolies plantations de poivre et
de gambir.
Le poivrier est un arbrisseau dont la tige, mince et articulée, rampe à
terre, mais qui avec des appuis s’élève à cinq ou six mètres de hauteur.
Les fruits sont disposés en grappe. Ils sont d’abord rouges, puis verts,
et enfin d’un brun noir. Cet arbrisseau commence à produire dès la
seconde année.
Le poivre blanc n’est point un produit de la nature, mais une création
de l’art. On plonge le poivre noir plusieurs fois dans l’eau de mer.
Cela lui fait perdre sa couleur et le blanchit. Le picoul de poivre
blanc coûte 6 dollars, tandis que le poivre noir ne coûte que 3 dollars
le picoul.
Le gambir, arbuste grimpant, atteint tout au plus 2 mètres et demi. On
ne se sert que des feuilles, qu’on détache et qu’on fait cuire dans de
grands chaudrons. Il en sort une gomme épaisse qu’on fait couler dans de
larges vases en bois; elle est ensuite séchée au soleil, puis coupée en
morceaux de 7 ou 8 centimètres de long et emballée. Le gambir est assez
utile pour les tanneurs; aussi en importe-t-on souvent en Europe. Les
plants de gambir et de poivre sont toujours placés à côté l’un de
l’autre, car on fume les poivriers avec les feuilles cuites du gambir.
Quoique la culture des plantations, comme en général tous les travaux,
soit confiée, à Singapore, à des hommes libres, on m’assura cependant
que cela revenait moins cher qu’en employant des esclaves. La
main-d’œuvre est à très-bas prix; on donne à un ouvrier ordinaire 3
dollars par mois, sans le nourrir ni l’habiller; ce faible salaire
suffit à ces gens pour entretenir leur famille. Ils demeurent dans des
cabanes de feuillage qu’ils se construisent eux-mêmes; leur nourriture
consiste en petits poissons, en tubercules et en légumes. Leur
habillement ne leur coûte pas non plus grand’chose; car ils sont loin de
la ville, et, dans les plantations, les enfants vont tout à fait nus,
et les hommes ne portent d’autre vêtement qu’un petit tablier large
comme la main, qu’ils se passent entre les jambes. Il n’y a que les
femmes qui soient vêtues complétement.
Ces plantations, où nous arrivâmes vers dix heures, étaient cultivées
par des Chinois. A côté de leurs cabanes de feuillage ils avaient élevé
un petit temple de bois. C’est là qu’ils nous reçurent. Aussitôt l’autel
fut proprement garni de quelques provisions que nous devions à la
sollicitude prévenante de la bonne ménagère, Mme Behn; mais au lieu de
les offrir comme les Chinois à leurs dieux, nous, pauvres pécheurs, nous
nous jetâmes dessus et nous les mangeâmes avec avidité.
Après que notre appétit fut assouvi, on dépouilla le serpent et on fit
cadeau de la chair aux Chinois. Ils donnèrent à entendre qu’ils ne
toucheraient pas à ce reptile, ce dont je fus très-étonnée, car les
Chinois mangent tout. Mais je ne fus pas longtemps à me convaincre
qu’ils avaient voulu nous donner le change: au retour de notre partie de
chasse, au bout de quelques heures, je visitai les cabanes des Chinois
et je les trouvai réunis dans une d’entre elles, et assis autour d’un
grand plat de morceaux de chair rôtie qui avaient tout à fait la forme
ronde du serpent. Nos hommes voulurent le dérober aussitôt à mes
regards, mais je ne leur en laissai pas le temps; je leur donnai quelque
argent, et je les priai de me laisser goûter de ce mets. Je trouvai la
chair exquise, très-tendre et même plus délicate que du poulet.
Mais cet intermède m’a fait oublier de parler de notre partie de chasse.
J’y reviens. Nous avions demandé aux ouvriers s’ils ne pourraient pas
nous mettre sur la piste d’un tigre. Ils nous dépeignirent un endroit de
la forêt où il y avait peu de jours qu’un hôte semblable devait s’être
établi.
Nous nous mîmes aussitôt en route. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine
que nous nous frayâmes un chemin dans la forêt: il fallut grimper
constamment par-dessus des troncs d’arbres renversés, nous glisser au
milieu des buissons et des ronces, et traverser des marécages; mais au
moins nous avancions, tandis que, dans les forêts vierges du Brésil, on
n’aurait pas même pu concevoir l’idée d’une telle entreprise. Sans doute
il y avait ici également des plantes grimpantes et des orchidées, mais
elles n’y étaient pas en si grande quantité qu’au Brésil, et les arbres
n’y étaient pas non plus si serrés les uns contre les autres. Nous en
rencontrâmes de magnifiques, qui avaient plus de 30 mètres de haut. Ce
qui m’intéressa le plus, ce furent les ébéniers et les arbres de
_colim_. Le bois des premiers est d’une double espèce. On distingue la
partie extérieure (l’_aubier_), qui est d’un jaune brunâtre, et la
partie intérieure, qui est beaucoup plus dure et qui a une couleur
noire. C’est elle qui fournit le véritable bois d’ébène.
L’arbre de _colim_ répand une odeur alliacée excessivement forte, par
laquelle il se fait reconnaître à quelque distance. Le fruit a également
un goût d’ail; les indigènes le mangent, mais l’Européen ne peut en
supporter ni le goût ni l’odeur. Je ne fis que toucher à un morceau
d’écorce fraîche, et le lendemain ma main en conservait encore l’odeur.
Nous battîmes plusieurs heures la forêt sans rencontrer le tigre que
nous cherchions. On crut un moment avoir découvert son repaire, mais on
reconnut bientôt qu’on s’était trompé. Un de nos chasseurs prétendit
aussi avoir entendu le cri d’un ours; mais il faut croire que ce cri ne
fut pas bien fort, car personne autre de la société ne l’entendit,
quoique nous fussions toujours ensemble.
Nous rentrâmes sans gibier, mais enchantés de notre superbe excursion.
Quoique Singapore soit une petite île, et malgré tous les efforts faits
et tous les encouragements donnés pour la destruction des tigres, on
n’est pas encore parvenu à les exterminer. Le gouvernement donne pour
chaque tigre tué une récompense de 50 dollars, et la société des
négociants de Singapore en donne autant. La belle peau reste, en outre,
à l’heureux chasseur, et la chair même lui produit un bénéfice, puisque
les Chinois l’achètent pour la manger. Mais les tigres viennent, à la
nage, de l’île voisine de Malacca, qui n’est séparée de Singapore que
par un canal très-étroit; aussi ne pourra-t-on jamais les exterminer
entièrement.
On trouve à Singapore une grande variété de fruits. Un des meilleurs est
la _mangouste_, que l’on ne rencontre qu’ici et à Java. Elle a la
grosseur d’une pomme moyenne; sa peau a plus d’une ligne d’épaisseur,
elle est d’un brun foncé au dehors, et en dedans d’un rouge éclatant;
elle renferme un fruit blanc qui se divise en quatre ou cinq tranches;
elle fond presque dans la bouche et a un goût excessivement délicat.
L’_ananas_ est ici beaucoup plus juteux, plus doux et plus grand qu’à
Canton; j’en vis plusieurs qui pouvaient bien peser près de 2
kilogrammes. Il y a des champs entiers qui en sont plantés. Au moment de
leur maturité, on en a trois ou quatre cents pour un dollar. On les
mange souvent avec du sel.
Un autre fruit nommé _sauersop_, et qui pèse aussi plusieurs livres, est
vert en dehors et renferme une chair blanchâtre ou d’un jaune très-pâle,
qui a le goût de la fraise et qu’on mange également avec du sucre et du
vin.
Le _gumaloh_ est un fruit à côtes; il a la couleur d’une orange d’un
jaune pâle, mais le goût moins doux, et il n’est pas si juteux.
Cependant il y a beaucoup de personnes qui le préfèrent à l’orange; il
est au moins cinq fois aussi gros.
Mais le fruit qui, du moins à mon avis[70], mérite la palme, est le
_custod apple_; il est vert et couvert de petites écailles. La chair,
dans laquelle se trouvent des pepins noirs, est très-blanche, molle
comme du beurre et d’un goût incomparable. On mange ce fruit avec de
petites cuillers.
Quelques jours avant mon départ de Singapore, j’eus l’occasion
d’assister aux funérailles d’un Chinois aisé. Le cortége passa devant
notre maison, et, malgré une chaleur de 36 degrés, je m’y joignis et je
l’accompagnai jusqu’au lieu de la sépulture, qui était à une lieue de
distance. Auprès de la tombe, la cérémonie dura deux heures, mais je ne
quittai pas la place: j’étais trop vivement intéressée.
La marche était ouverte par un prêtre à côté duquel s’avançait un
Chinois avec une lanterne de 2 pieds de haut, couverte de cambrésine
blanche. Venaient ensuite deux musiciens, dont l’un exécutait de temps à
autre des roulements sur un tambour; le second frappait sur des
cymbales. Ensuite paraissait le cercueil: au-dessus de la partie
supérieure, à l’endroit où était la tête du mort, un esclave tenait un
grand parasol ouvert. A côté marchait le fils aîné ou le descendant mâle
le plus proche, les cheveux dénoués, et portant un petit drapeau blanc.
Les parents étaient en grand deuil, c’est-à-dire tout habillés de blanc;
les hommes portaient même des bonnets blancs sur la tête, et les femmes
étaient tellement couvertes de mouchoirs blancs, qu’on ne voyait pas
leur visage. Les autres personnes qui suivaient le cercueil en
différents groupes portaient toutes une bandelette blanche de cambrésine
autour de la tête, du corps ou du bras. Lorsqu’on s’aperçut que
j’accompagnais le cortége, un homme qui était muni de beaucoup de ces
bandelettes s’approcha de moi et m’en tendit une: je la mis autour de
mon bras.
Le cercueil, formé d’un tronc d’arbre massif, était couvert d’un drap
foncé; quelques guirlandes de fleurs y étaient attachées, et du riz,
placé dans un mouchoir, était posé dessus. Vingt-quatre hommes portaient
ce pesant fardeau sur des perches énormes. On changeait souvent les
porteurs avec beaucoup de bruit: tantôt ils riaient, tantôt ils se
disputaient. Dans le reste du public il ne régnait ni tristesse ni
recueillement. On causait, on fumait, on mangeait, et quelques hommes
portaient dans des seaux du thé froid pour rafraîchir ceux qui avaient
soif. Le fils seul s’abstenait de toute distraction et ne prenait part à
rien: il marchait, selon la coutume, à côté du cercueil, dans une
affliction profonde.
Lorsque le convoi arriva à la rue qui conduisait au lieu de repos, le
fils se jeta à terre, se couvrit le visage et poussa de violents
gémissements. Quelque temps après, il se releva et marcha en chancelant
derrière le cercueil: deux hommes furent obligés de le conduire; il
semblait profondément affecté et très-souffrant. Plus tard, à la vérité,
j’appris que cette tenue est la plupart du temps feinte, parce que la
coutume exige que celui qui conduit le deuil soit brisé et malade de
douleur, ou du moins paraisse l’être.
Quand on fut arrivé près de la tombe, creusée à plus de 2 mètres de
profondeur sur la pente d’une colline, les porteurs ôtèrent le drap, les
fleurs et le riz, jetèrent beaucoup de papier d’or et d’argent dans la
tombe, et y descendirent le cercueil qui, je le remarquai alors, était
bien façonné, verni et fermé hermétiquement. Tout cela demanda bien une
demi-heure. Les parents se prosternèrent d’abord à terre, puis
s’enveloppèrent la figure et poussèrent d’horribles lamentations. Mais
comme cette cérémonie leur parut par trop longue, ils s’assirent en
cercle autour de la tombe, se firent donner leurs petits paniers remplis
de bétel, de chaux et de noix d’arec, et se mirent à mâcher
tranquillement.
Quand le cercueil eut été descendu, un des Chinois se plaça au haut de
la tombe, ouvrit le petit paquet de riz et mit dessus une espèce de
boussole. On lui donna une corde qu’il fit passer par-dessus le milieu
de la boussole et qu’il tira à droite et à gauche jusqu’à ce qu’elle fût
arrivée sur la même ligne que l’aiguille. Une autre corde, à laquelle
était attaché un plomb, fut rapprochée de la première et descendue dans
la tombe. Suivant la position de cette corde, on poussa le cercueil de
côté et d’autre, jusqu’à ce que le milieu se trouvât dans la même
direction que l’aiguille. Ce travail demanda au moins un quart d’heure.
Le cercueil fut ensuite recouvert de plusieurs grandes feuilles de
papier blanc, et le Chinois qui avait pris les dimensions prononça un
petit discours, pendant lequel les enfants du mort se prosternèrent
devant la tombe. Après ce discours, l’orateur jeta quelques poignées de
grains de riz sur le cercueil, et en lança jusqu’à la place où se
tenaient les enfants. Ceux-ci relevèrent les coins de leurs robes pour
attraper autant de grains que possible; mais comme ils n’en recevaient
que très-peu, l’orateur leur en donna encore deux ou trois pincées. Ils
les nouèrent avec soin dans les coins de leurs robes, et les
emportèrent.
La tombe fut enfin recouverte de terre, pendant que les parents
poussaient d’affreux gémissements; mais, autant que je pus le remarquer,
tous les yeux restèrent secs.
Après cette cérémonie, on mit en deux rangées sur la tombe des poulets,
des canards cuits, du porc, des fruits, de la pâtisserie et une douzaine
de tasses remplies de thé, avec la théière. On alluma six cierges peints
et on les enfonça dans la terre à côté des mets; puis on fit brûler une
grande quantité de papier d’or et d’argent.
Le fils aîné s’approcha de nouveau de la tombe, se prosterna plusieurs
fois en touchant la terre de son front. On lui présenta, tout allumés,
six petits cierges de papier parfumé. Après les avoir élevés en l’air à
plusieurs reprises, il les rendit. On les planta également en terre. Les
parents firent à leur tour la même cérémonie.
Pendant tout ce temps, le prêtre s’était tenu, sans se mêler de rien,
loin de la tombe, assis à l’ombre d’un énorme parasol. Il approcha en ce
moment, fit une courte prière, sonna plusieurs fois avec une clochette,
et son service se trouva achevé. On enleva les mets, on versa le thé sur
la tombe, et le cortége rentra gaiement au son de la musique, qui avait
aussi joué plusieurs fois près de la tombe. Les mets furent, me dit-on,
distribués aux pauvres.
Le lendemain, je vis la célèbre fête chinoise des lanternes. A toutes
les maisons, aux coins des toits, à des pieux élevés, on avait attaché
des lanternes de gaze et de papier de couleur, ornées de la manière la
plus élégante, et peintes de figures de dieux, de guerriers et
d’animaux. Dans les cours et dans les jardins des maisons, ou, à leur
défaut, dans les rues devant les maisons, on avait étalé sur de grandes
tables des pyramides de mets et de fruits au milieu de fleurs, de
lumières et de lampes. Le peuple circula jusqu’à minuit dans les rues,
les cours et les jardins. Ce n’est qu’à ce moment que les pyramides de
provisions furent attaquées par les propriétaires et par leurs parents.
Cette fête me plut assez, et je n’admirai rien tant que la réserve et la
modération du peuple. Il examina toutes les provisions avec des yeux de
connaisseur, mais personne ne toucha la moindre chose.
Singapore est à cinquante-huit minutes (milles marins) au nord de la
ligne, sur le 104^{e} degré de longitude est. Comparativement à d’autres
régions situées plus au sud, le climat est très-agréable. Pendant mon
séjour, du 3 septembre au 8 octobre, la chaleur dépassa rarement dans
les appartements 23 degrés, et au soleil 38; elle fut d’autant plus
supportable, que tous les matins il y avait d’agréables brises de mer.
La température change peu dans le cours de l’année, ce qui tient au
voisinage de la ligne. Le lever et le coucher du soleil ont toujours
lieu à six heures; et immédiatement il fait grand jour ou nuit profonde.
Le crépuscule dure à peine dix minutes.
En terminant, je dois faire observer que Singapore sera bientôt le point
central de l’Inde pour les bateaux à vapeur. Les vaisseaux de Hong-Kong,
de Ceylan, de Madras, de Calcutta, y arrivent régulièrement tous les
mois; il vient également un vapeur de guerre hollandais de Batavia, et
prochainement des vapeurs allant à _Manille_ et à _Sydney_ toucheront à
Singapore.
CHAPITRE X.
Départ de Singapore.--L’île de
Pinang.--Ceylan.--Pointe-de-Galle.--Excursion dans
l’intérieur.--Colombo.--Candy.--Le temple de Dagoha.--Chasse aux
éléphants.--Retour à Colombo et à Pointe-de-Galle.--Départ.
Je voyageai de nouveau sur un vapeur anglais, le _Braganza_, de la force
de trois cent cinquante chevaux, commandé par le capitaine Boz, qui, le
7 octobre, avait quitté Singapore pour se rendre à Ceylan. La distance
entre ces deux points est de 1500 milles marins.
Je n’étais guère mieux dans ce vaisseau que dans l’autre navire anglais.
Nous étions quatre passagers[71]. Nous prenions nos repas seuls, et nous
avions pour nous servir un mulâtre, mais qui était malheureusement
affecté de l’éléphantiasis, maladie dont l’aspect ne contribuait pas
précisément à augmenter l’appétit.
Nous naviguâmes par le détroit de Malacca, qui sépare Sumatra de la
presqu’île de Malacca, et, le 7 et le 8 octobre, nous ne perdîmes pas la
terre de vue. La côte de Malacca présente des collines qui se
transforment en une belle chaîne de montagnes dans l’intérieur du pays.
Sur le côté gauche, plusieurs îles montagneuses dérobèrent entièrement
Sumatra à nos regards.
Il y avait plus à voir dans notre vaisseau qu’autour de nous. L’équipage
était composé de soixante-dix-neuf personnes, parmi lesquelles se
trouvaient des Chinois, des Malais, des Cingalais, des Bengalais, des
Hindous et des Européens.
Dans les repas, les hommes du même pays se tenaient ordinairement
ensemble. Ils avaient tous devant eux d’énormes plats de riz et de
petites écuelles avec du curri; quelques petits morceaux de poisson
séché leur tenaient lieu de pain. Ils versaient le curri sur le riz, le
pétrissaient avec leurs mains, et en formaient de petites boules qu’ils
se fourraient dans la bouche avec un petit morceau de poisson.
D’ordinaire, la moitié retombait dans le plat.
Les costumes de ces hommes étaient extrêmement simples; beaucoup
n’avaient sur le corps que de courts pantalons. Un sale turban leur
couvrait la tête, ou, à défaut de cette coiffure, un chiffon de couleur
ou une vieille casquette de matelot. Les Malais avaient de longues
écharpes roulées autour du corps et rejetées par-dessus l’épaule.
Les Chinois ne s’écartaient en rien du costume et du genre de vie de
leur pays; il n’y avait que les domestiques de couleur des officiers du
vaisseau qui fussent parfois habillés avec beaucoup de goût et
d’élégance. Ils portaient des pantalons blancs, de larges robes de
dessus blanches avec des écharpes blanches, des vestes en soie de
couleur, et de petites culottes blanches brodées ou de beaux turbans.
La manière dont on traitait tous ces hommes de couleur ne me parut
nullement conforme à la charité chrétienne. On ne leur épargnait jamais
les paroles dures, les bourrades ni les coups de pied; jusqu’au dernier
mousse européen se permettait vis-à-vis d’eux les injures les plus
grossières et les plus mauvaises plaisanteries. Pauvres créatures!
comment est-il possible que ces malheureux aient de l’amour et du
respect pour les chrétiens!
Le 9 octobre, nous abordâmes à l’île de _Pinang_. La ville du même nom
est sur un plateau étroit formé par une petite langue de terre. Non loin
de la ville, s’élèvent de jolies montagnes qui donnent un charmant
aspect à cette petite île.
On me laissa maîtresse de disposer de cinq heures: je les employai à
parcourir en palanquin la ville et les alentours. Tout ce que je vis
ressemblait un peu à ce que j’avais vu à Singapore. La ville elle-même
n’est pas jolie; mais les villas, toutes situées dans de superbes
jardins, sont charmantes. L’île est aussi traversée d’un grand nombre de
routes.
D’une des montagnes voisines on a, dit-on, une magnifique vue de Pisang,
d’une partie de Malacca et de la mer. Sur la route, on rencontre aussi
une chute d’eau; mais, malheureusement, quelques heures ne suffisaient
pas pour tout voir.
La plus grande partie de la population de cette île se compose de
Chinois. Les métiers et le commerce de détail sont presque exclusivement
entre leurs mains.
Le 11 octobre, nous vîmes la petite île de _Pulo Rondo_, appartenant à
Sumatra. Nous traversâmes ensuite le golfe du Bengale en droite ligne de
l’est à l’ouest, et nous n’aperçûmes plus la terre jusqu’à Ceylan.
Le 17 octobre, dans l’après-midi, nous approchâmes de la côte de Ceylan.
Je portais sur ce pays des regards avides; car Ceylan est dépeint comme
un Éden, comme un paradis; on prétend même qu’Adam, le père du genre
humain, après avoir été chassé du paradis, y établit son domicile, et
l’on en donne pour preuve que plusieurs endroits de l’île portent son
nom, comme _le pic d’Adam_, _le pont d’Adam_, etc.
J’aspirais l’air avec une grande avidité; j’espérais, comme d’autres
voyageurs, respirer les parfums embaumés des plus riches plantations
d’épices.
L’île sortait des flots dans sa beauté merveilleuse, et les grandes
montagnes qui traversent Ceylan en tout sens se déroulaient à mes
regards dans toute leur magnificence. Les cimes les plus élevées étaient
encore éclairées par les rayons du soleil couchant, tandis que les bois
de cocotiers, les collines et les plaines, étaient enveloppés d’une
profonde obscurité.
Mais les brises parfumées firent défaut, et l’on continua à ne sentir,
sur notre vaisseau, que le goudron, le charbon de terre, la fumée et
l’huile.
Vers les neuf heures du soir, nous nous trouvâmes en vue de
_Pointe-de-Galle_. Comme l’entrée de ce port est très-dangereuse, nous
passâmes tranquillement la nuit en rade. Le lendemain, deux pilotes
côtiers nous firent entrer heureusement par le chenal étroit et profond.
A peine débarqués, nous fûmes assaillis par des troupes de vendeurs qui
nous offrirent des pierres fines taillées, des perles et de petits
objets d’écaille et d’ivoire.
Un connaisseur pourrait peut-être faire ici de bonnes affaires; mais je
conseillerai au profane de ne pas se laisser éblouir par la grosseur et
l’éclat des pierres et des perles; car les indigènes, me disait-on,
avaient déjà appris des Européens l’art de réaliser avec des objets sans
valeur de riches bénéfices.
La position de Pointe-de-Galle est extrêmement agréable. Sur le devant
s’élèvent de beaux groupes de rochers, et, au fond, de superbes bois de
palmiers entourent la petite ville, défendue par quelques
fortifications. Les maisons sont jolies, basses, et souvent ombragées
par les arbres, qui forment des allées dans plusieurs rues.
Pointe-de-Galle est le point de réunion des vapeurs de Chine, de Bombay,
de Calcutta et de Suez. Les voyageurs venant de Calcutta, de Bombay et
de Suez, n’y restent tout au plus que de douze à vingt-quatre heures,
tandis que ceux qui vont de Chine à Calcutta sont obligés d’attendre dix
ou quinze jours le vapeur qui doit les transporter plus loin. Je fus
enchantée de ce prolongement de séjour: cela me laissa le temps de
visiter Candy.
Pour aller de Pointe-de-Galle à Colombo, on a d’abord le _mail_ (poste
anglaise royale), qui part tous les jours, et une voiture particulière
trois fois par semaine. Le trajet est de soixante-treize milles anglais,
et se fait en dix heures. Une place dans le mail coûte deux livres
sterling et demie; dans la voiture particulière, elle ne coûte que douze
schellings; mais mon temps limité me força de prendre le mail. La route
est superbe; pas le moindre monticule ni la moindre petite pierre
n’arrêtent le galop des chevaux, et on relaye tous les huit milles.
La plus grande partie du chemin longeait la mer sous des bois de
cocotiers, et il y avait sur la route plus de monde et d’habitations que
je n’en avais jamais vu même en Europe; les villages se touchaient, et
on rencontrait, dans l’intervalle, tant de chaumières isolées, qu’on ne
restait pas une minute sans en voir. Nous aperçûmes aussi de petites
villes, mais il n’y eut que _Calturi_ qui me plut, avec ses jolies
maisons habitées par des Européens. Tout à côté, sur une colline
rocailleuse, près de la mer, s’élevait une petite citadelle.
Le long de la route, il y avait, sous de petits toits de palmiers, de
grands vases de terre remplis d’eau, et à côté des coupes en coco. Une
disposition non moins utile, ce sont de petits hangars en pierre,
ouverts sur les côtés, couverts d’un toit et garnis de bancs. Beaucoup
de voyageurs y passent la nuit.
La vue des flots d’hommes qui vont et viennent, et des voitures qui
roulent sans cesse, fait paraître ce voyage très-court.
On pouvait étudier là toutes les races dont se compose la population de
Ceylan. La majeure partie est formée par les habitants proprement dits:
les Cingalais. En outre, on trouve des Indiens, des mahométans, des
Malais, des Malabares, des juifs, des Maures, et même des Hottentots.
Parmi les individus appartenant aux trois premières races, je vis
beaucoup d’hommes d’une physionomie agréable. Les enfants et les jeunes
gens cingalais surtout se distinguent par leur beauté. Ils ont les
traits si fins et si délicats, et sont si sveltes et si bien faits,
qu’on pourrait facilement se tromper et les prendre pour des filles. Ce
qui contribue beaucoup à produire cette erreur, c’est la manière dont
ils disposent leurs cheveux. Ils n’ont pas de coiffure et les réunissent
par derrière en un gros nœud qu’ils attachent avec un peigne, dont
l’écaille, plate et large, a 10 centimètres de haut. Cette manière de
relever les cheveux ne sied pas trop aux hommes. Les mahométans et les
juifs ont les traits un peu plus prononcés. Ces derniers ressemblent un
peu aux Arabes; ils ont comme eux l’air noble. On distingue facilement
les mahométans et les juifs à leur tête rasée et à leur longue barbe;
ils portent de petites calottes blanches ou des turbans. Beaucoup
d’Indiens mettent comme eux des turbans; mais la plupart se contentent
de simples mouchoirs qu’ils roulent autour de la tête. C’est aussi la
coutume des Malabares et des Malais. Les Hottentots laissent leurs
cheveux noirs flotter en désordre sur le devant de la tête et sur la
moitié de la nuque.
Les mahométans et les juifs sont les seuls qui s’inquiètent un peu de
leur costume. Les autres vont nus, sauf une petite ceinture ou un
lambeau large comme la main qu’ils se passent entre les jambes. Ceux qui
s’habillent portent de courts pantalons et une sorte de jaquette. Quant
aux femmes, je n’en vis qu’un petit nombre, et toujours près de leurs
cabanes: il semble qu’elles sortent moins de chez elles ici que partout
ailleurs. Leur costume était aussi très-simple: un tablier autour des
hanches, une petite jaquette qui laissait le buste nu plutôt qu’elle ne
le couvrait, et un lambeau sur la tête, c’était tout leur habillement.
Beaucoup d’entre elles étaient enveloppées dans de grands mouchoirs peu
serrés. Les bords des oreilles, ainsi que les lobules, étaient percés et
ornés de boucles. Elles portaient aux pieds, aux bras et au cou, des
chaînes et des bracelets d’argent ou d’autre métal, et à un des doigts
du pied elles avaient un très-grand anneau massif.
Dans un pays où les femmes ont si peu le droit de se montrer en public,
on devrait croire qu’elles sont toujours sévèrement voilées. Il s’en
faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. Plusieurs avaient oublié leurs
jaquettes et leurs mouchoirs de tête. Cet oubli semblait surtout être
habituel aux vieilles femmes, qui dans cette nudité ne laissaient pas
d’offrir une vue assez repoussante. Parmi les femmes plus jeunes, il y
avait plus d’une figure belle et expressive; mais il ne fallait pas non
plus les voir sans jaquette, car leur gorge leur descendait jusqu’aux
hanches.
Le teint des habitants varie entre le brun clair et le brun foncé, le
rouge foncé et le rouge cuivré. Les Hottentots sont noirs, mais ils
n’ont pas le teint brillant des nègres.
Ce qui est remarquable, c’est la peur qu’ont tous ces gens à moitié nus
de la pluie et des endroits mouillés. Le hasard voulut qu’il tombât un
peu d’eau; aussitôt je les vis sauter comme des acrobates par-dessus les
petites flaques d’eau et courir à toutes jambes chercher un abri dans
les huttes et les maisons. Ceux qui étaient forcés de continuer leur
route tenaient au-dessus de leurs têtes, en guise de parapluies, des
feuilles du palmier éventail (_corypha umbraculifera_) appelé aussi
_talibot_. Ces feuilles ont près d’un mètre et demi de diamètre et se
déploient facilement comme des éventails. Une de ces feuilles colossales
suffit pour garantir deux personnes contre la pluie.
Ce que les indigènes craignent bien moins que la pluie, ce sont les
rayons brûlants du soleil. On prétend qu’il n’est point dangereux pour
eux, parce qu’ils ont le crâne protégé par une peau et une graisse
épaisses.
Je trouvai dans ce pays des voitures d’une espèce toute particulière:
c’étaient des charrettes en bois à deux roues, recouvertes de toits de
palmier qui dépassaient la voiture de plus d’un mètre par devant et par
derrière. Ces espèces d’auvents préservent le cocher contre la pluie et
le soleil, de quelque côté qu’ils viennent. Les bœufs, toujours
accouplés par deux, étaient attelés à une telle distance, que le cocher
pouvait marcher très-commodément entre eux et la voiture.
Je profitai de la demi-heure consacrée au déjeuner pour aller sur le
bord de la mer, où je vis sur des écueils dangereux, contre lesquels les
flots venaient se briser avec fureur, plusieurs hommes très-occupés. Les
uns détachaient des coquillages des rochers au moyen de grandes perches;
d’autres se précipitaient au fond de la mer pour les y aller chercher.
Je pensais que les coquilles devaient renfermer des perles, et que des
hommes ne s’exposeraient pas à tant de dangers pour ne prendre que des
huîtres; cependant ils ne cherchaient pas autre chose. J’appris, à la
vérité, plus tard, que la pêche aux perles se fait de la même manière,
mais sur la côte occidentale de Ceylan, et seulement aux mois de février
et de mars.
Les bateaux dont se servaient ces gens étaient de deux espèces: les
grands, faits de planches jointes avec des fibres de coco, étaient
très-larges et contenaient près de quarante personnes; les petits
ressemblaient à ceux que j’avais vus à Taïti; seulement, ils me
paraissaient encore offrir plus de péril. Un tronc d’arbre peu profond
et excessivement étroit en formait le fond; les flancs étaient rehaussés
à l’aide de planches et d’une sorte de treillage. Le bateau s’élevait à
peine d’un mètre au-dessus de l’eau, et la largeur n’était pas de
trente centimètres. Il y avait une planchette pour s’asseoir, et on
était forcé de croiser les jambes, faute de place pour les étendre.
La plus grande partie de la route traversait, comme je l’ai dit, des
bois de cocotiers, où le sol était très-sablonneux et entièrement
débarrassé de plantes grimpantes et de buissons; mais partout où il y
avait des taillis le terrain était gras, et les troncs et le sol
couverts de lianes et de plantes grimpantes. Toutefois, on y voyait peu
d’orchidées.
Nous traversâmes quatre fleuves: le _Tindureh_, le _Bentook_, le
_Cattura_ et le _Pandura_; nous en passâmes deux en bateau, les deux
autres sur de beaux ponts en bois. A 10 milles[72] de _Colombo_
commençaient les plantations de cannelle. C’est aussi de ce côté de
Colombo que sont situées toutes les villas des Européens; très-simples
de structure, elles sont ombragées de cocotiers et entourées de murs.
A trois heures de l’après-midi, notre voiture entra dans la ville en
passant sur deux ponts-levis et par deux portes de citadelle. La
position de Colombo est bien plus agréable que celle de Pointe-de-Galle,
car on y est plus près des belles montagnes.
Je ne demeurai que la nuit à Colombo. Dès le lendemain, je continuai ma
route en poste pour la ville de Candy, éloignée de 72 milles.
On partit le 20 octobre à cinq heures. Colombo est une ville
très-étendue. Nous traversâmes de larges et longues rues, bordées de
jolies maisons et entourées de verandas et de colonnades. Ce qui
produisit sur moi un effet désagréable, ce fut de voir tous les hommes
étendus sous ces vérandas ou péristyles, et couverts de draps blancs.
D’abord je crus que c’étaient des morts; mais le nombre m’en ayant paru
énorme, je finis par reconnaître que ce n’étaient que des dormeurs.
D’ailleurs plus d’un se mit à remuer et à écarter le drap blanc que
j’avais pris pour un linceul. Sur ma demande, j’appris que les indigènes
trouvent plus de plaisir à dormir devant les maisons que dedans.
On franchit sur un long pont de bateaux le fleuve de _Calanyganga_, qui
est assez considérable. Le chemin s’éloigne toujours de plus en plus de
la mer, et le paysage change aussi bientôt d’aspect. De belles
plantations de riz s’étendent sur de grandes plaines dont la grasse
verdure me rappelait nos pièces de froment quand elles commencent à
pousser au printemps. Les forêts se composent d’arbres feuillus, et les
palmiers deviennent plus rares; il ne s’en présente qu’un petit nombre
par-ci par-là au milieu des autres arbres qu’ils dépassent comme des
géants et qu’ils couvrent de leurs larges ombrages. Rien n’était plus
beau que de voir les lianes s’attaquer aussi aux palmiers, grimper
autour de leur longue tige et monter jusqu’à leur couronne.
Après avoir fait environ 16 milles dans la plaine, nous vîmes poindre
les hauteurs, les collines, et bientôt nous nous trouvâmes enveloppés de
toutes parts de pics et de cimes. Au pied de chaque montagne il y avait
des chevaux de relais tout prêts, qui nous transportaient rapidement au
delà des hauteurs.
Ces 72 milles, malgré les 600 mètres que nous eûmes à gravir jusqu’à
Candy, se firent dans l’espace de onze heures.
Plus nous approchions du pays de Candy, plus les tableaux montueux et
pittoresques changeaient d’aspect et de nature. Tantôt les montagnes se
resserraient autour de nous, tantôt les cimes semblaient s’entasser les
unes sur les autres et rivaliser de beauté et de hauteur. Les pics
étaient couverts d’une riche végétation jusqu’à 1000 mètres d’élévation;
plus haut, il n’y avait que le rocher nu.
Ce qui ne m’intéressa pas moins que le paysage, ce furent les singuliers
attelages que nous rencontrions de temps à autre. Ceylan est, comme on
sait, riche en éléphants; on les prend en grand nombre et on les emploie
à toutes sortes de travaux. Ils étaient attelés par deux ou trois devant
de grandes voitures, et conduisaient des pavés pour la réparation des
routes.
A quatre milles de Candy, nous arrivâmes au fleuve de _Mahavilaganga_,
au-dessus duquel est jeté un superbe pont d’une seule arche. Le pont et
le faîtage sont faits du précieux bois de satin (_satin wood_). A ce
pont se rattache la légende suivante:
Les indigènes, vaincus par les Anglais, ne renoncèrent pas à l’espoir de
recouvrer leur liberté; car un de leurs oracles avait prédit qu’il
serait aussi impossible de réunir par un chemin les deux rives de
Mahavilaganga, que d’établir chez eux, d’une manière durable, une
domination étrangère. Ils commencèrent par sourire en voyant
entreprendre la construction du pont, et pensèrent qu’elle ne réussirait
jamais. Aujourd’hui ils ne songent plus à secouer le joug.
Non loin du pont se trouve un jardin botanique que j’allai visiter le
lendemain. Je fus surprise du bel ordre qui y régnait, ainsi que de
l’abondance des fleurs, des plantes et des arbustes.
En face de ce jardin est une des plus grandes plantations de sucre du
pays. Dans les environs il y a plusieurs plantations de café.
Selon moi, la position de Candy est des plus ravissantes. Cependant
beaucoup de personnes disent que les montagnes sont trop rapprochées, et
que Candy est comme encaissée dans une gorge. Mais, quoi qu’il en soit,
cette gorge est charmante, d’autant plus qu’elle offre la végétation la
plus riche.
Quant à la ville, elle est petite et vilaine; on ne voit rien qu’un
assemblage de petites boutiques où l’on vend au détail, et devant
lesquelles courent sans cesse les indigènes. Les quelques maisons des
Européens, les établissements d’affaires et les casernes, sont situés en
dehors de la ville, sur de petites collines. De grands bassins
remplissent une partie de la vallée: créés par la main de l’homme, ils
sont entourés de murs sculptés à jour, et ombragés par des allées de
superbes tulipiers.
Auprès d’un de ces étangs artificiels se trouve le célèbre temple de
Dagoha, consacré à Bouddha. Il est construit en style hindou-mauresque,
et enrichi de beaucoup d’ornements.
A la descente de voiture, un des voyageurs me recommanda un bon hôtel et
eut la complaisance d’appeler un indigène et de lui expliquer à quel
endroit il devait me conduire. Quand j’arrivai à l’hôtel, on regretta
infiniment de ne plus avoir de chambre à me donner. Je priai ces bonnes
gens d’indiquer à mon guide un autre hôtel, ce qu’ils firent avec
obligeance. Mon guide m’emmena alors hors de la ville, m’indiqua une
colline voisine et m’affirma que l’hôtel devait se trouver derrière. Je
crus à ses protestations, d’autant plus que je voyais que toutes les
maisons étaient à une grande distance l’une de l’autre. Mais quand
j’arrivai à la colline, je vis, au lieu d’une maison, une contrée assez
déserte et une forêt. Je voulus rebrousser chemin; mais mon homme, sans
faire attention à moi, marchait à grands pas vers le bois. Je lui
enlevai ma valise des épaules, et je ne bougeai pas de place. Il
essayait de me la reprendre, lorsque par bonheur j’aperçus, non loin de
là, deux soldats anglais que j’appelai à mon secours. Quand mon fripon
vit approcher ce renfort, il s’enfuit à toutes jambes. Je racontai mon
aventure aux soldats; ils me félicitèrent d’avoir pu sauver mon bagage,
et me menèrent à la caserne, d’où l’un des officiers eut la
complaisance de me faire conduire à un autre hôtel.
Ma première visite fut pour le temple _Dagoha_, qui renferme une
précieuse relique, une des dents de Bouddha. Le temple, avec ses
dépendances, est entouré de murs.
Le principal temple ne présentait qu’une étendue très-restreinte, et le
sanctuaire dans lequel se trouve la dent de Bouddha est une petite pièce
ayant à peine sept mètres de large. Il y règne une profonde obscurité,
car elle n’a pas de fenêtres, et devant la porte intérieure il y a un
rideau pour intercepter la lumière. Les parois et le plafond sont
revêtus de tapis de soie, mais qui n’ont d’autre mérite que celui de
l’antiquité. Ils étaient, il est vrai, brodés de franges d’or, mais ils
ne semblaient pas avoir jamais été bien riches, et j’avais de la peine à
me figurer qu’ils eussent produit l’effet éclatant dont parlent
plusieurs voyageurs. La moitié de la pièce est occupée par une grande
table, espèce d’autel incrusté de plaques d’argent et garni sur les
bords de pierres précieuses. Au-dessus de cette table, il y a une sorte
de tabernacle en forme de cloche, qui a un mètre de large à sa base, et
autant de hauteur. Il est en argent recouvert d’une épaisse dorure, et
est orné de beaucoup de pierres précieuses. Dans le milieu se trouve un
paon formé de semblables pierres; mais ces grosses pierres ne font pas
un très-bel effet, car elles sont enchâssées lourdement et sans grâce.
Sous le grand tabernacle, il s’en trouve six plus petits qu’on dit en or
pur, et dont le dernier renferme la dent de la toute-puissante divinité.
Le tabernacle extérieur est fermé par trois serrures; et deux clefs sont
à la garde du gouverneur anglais, la troisième entre les mains du grand
prêtre; mais le gouvernement vient de restituer aux indigènes, avec de
grandes solennités, les deux clefs dont il avait le dépôt, et qui,
aujourd’hui, se trouvent entre les mains d’un des rajahs ou princes de
l’île.
Pour voir la relique, il faut être un souverain ou un puissant de la
terre; les autres mortels doivent se contenter des paroles du prêtre
qui, pour une petite rétribution, a la complaissance d’en décrire la
grosseur et la beauté. Sa blancheur, dit-on, éclipse l’éclat de
l’ivoire. Sa forme surpasse tout objet semblable jusqu’ici connu, et sa
grosseur répond à celle d’une forte dent de bœuf.
Une foule de fidèles viennent tous les ans en pèlerinage offrir leurs
adorations à cette dent divine.
La foi sauve! N’y a-t-il pas, parmi les diverses sectes chrétiennes, des
fidèles qui croient des choses pour lesquelles il ne faut pas une foi
moins robuste? C’est ainsi que je me rappelle avoir assisté, dans ma
jeunesse, à une fête qui se célèbre encore aujourd’hui à _Calvaria_,
lieu de pèlerinage en Gallicie.
Un grand nombre de pèlerins y viennent chercher de petits éclats de bois
de la croix de notre Sauveur. Les prêtres fabriquaient des croix en
cire, sur lesquelles, comme ils le faisaient croire au bon peuple, ils
collaient de petits éclats de la vraie croix du Christ. Ces petites
croix, enveloppées dans du papier, étaient rangées dans des corbeilles
pour être distribuées, c’est-à-dire vendues. Chaque paysan en achetait
au moins trois, l’une pour sa chaumière, l’autre pour son écurie, et la
troisième pour sa grange. Ce qu’il y avait de plus étrange dans cet
usage, c’est que ce marché recommençait tous les ans; au bout de
l’année, les anciennes croix avaient perdu leur vertu.
Mais revenons à Candy. Dans un second temple qui se rattache au
sanctuaire, on voit deux statues colossales et assises du dieu Bouddha.
On les dit toutes deux de l’or le plus fin et creuses en dedans. Devant
ces deux figures est placée une quantité innombrable de petits Bouddhas
en cristal, en verre, en argent, en cuivre et en autres matières.
Dans le péristyle se trouvent encore plusieurs statues de dieux en
pierre, avec d’autres fragments, mais qui sont tous d’un travail assez
grossier. Au milieu, est un petit monument en simple maçonnerie,
ressemblant à une cloche renversée; il renferme, dit-on, le tombeau d’un
brahmane. Sur les murs extérieurs du principal temple, on voit de
misérables fresques qui représentent les châtiments de la vie future.
Elles montrent des hommes qu’on grille, qu’on déchire avec des tenailles
ardentes, qu’on fait rôtir, ou à qui on fait avaler du feu. On en voit
d’autres serrés et écrasés entre des rochers; enfin il y en a à qui l’on
arrache des lambeaux de chair; mais chez les bouddhistes, c’est toujours
le feu qui semble jouer le principal rôle dans les punitions de l’autre
vie.
Les portes du principal temple sont en métal, et les montants en ivoire.
Sur les unes, on a sculpté de magnifiques arabesques, des fleurs et des
ornements en ronde-bosse; sur les autres, on a incrusté les figures les
plus variées. La principale entrée est ornée de quatre dents d’éléphant,
les plus grosses qu’on ait jamais trouvées.
Dans la cour, sont les tentes des prêtres. Ceux-ci ont toujours la tête
nue et entièrement rasée. Leur costume se compose d’habits jaune clair
qui couvrent à peu près tout le corps. Autrefois, ce temple était
desservi par cinq cents prêtres; aujourd’hui, la divinité est obligée de
se contenter d’une cinquantaine de ministres.
Les dévotions des bouddhistes consistent particulièrement en offrandes
de fleurs et d’argent. Tous les matins et tous les soirs on exécute
devant la porte du temple une horrible musique, appelée _tam-tam_, avec
des tambours et des fifres qui retentissent au loin. Bientôt après, on
voit affluer de toutes parts des gens portant dans des paniers les plus
belles fleurs. Les prêtres en parent les autels avec une élégance
parfaite et un goût inimitable.
Indépendamment de ce temple, il y en a encore quelques autres à Candy,
dont un seul, cependant, mérite d’être mentionné. Il est situé au pied
d’une colline de rochers, dans laquelle on a taillé une statue haute de
douze mètres. Un joli petit temple en forme de dôme s’élève au-dessus.
La divinité est peinte des couleurs les plus bariolées. Les murs du
temple, revêtus d’un beau ciment rouge, sont divisés en plusieurs
champs, où le dieu Bouddha paraît partout _al fresco_. Cependant on y
trouve aussi quelques figures d’une autre divinité appelée Vichnou.
C’est surtout sur le mur méridional du temple que les couleurs ont
conservé le plus de beauté et le plus de fraîcheur.
Il s’y trouve également un tombeau semblable à celui du temple de
Dagoha; seulement, au lieu d’être enfermé dans le temple, il est en
plein air, sous l’ombrage d’arbres séculaires.
A côté des temples, il y a souvent des écoles où les prêtres remplissent
les fonctions d’instituteurs. Près de celui-ci, nous trouvâmes une
douzaine de garçons (car on ne permet pas aux filles de fréquenter les
écoles) occupés à écrire. Les modèles étaient parfaitement bien tracés
sur des feuilles de palmier au moyen d’un crayon. Les enfants écrivaient
de même sur des feuilles de palmier.
Une promenade à la grande vallée coupée par le _Mahavilagonga_ offre
beaucoup de charme. Cette vallée est parsemée de nombreuses collines
ondulées, dont plusieurs sont divisées en terrasses régulières et
plantées de riz ou de café. La nature est ici jeune et pleine de séve,
et récompense largement l’activité du planteur. Le paysage est ombragé
par des bois épais de palmiers et d’autres arbres. Au fond du tableau,
on aperçoit de hautes montagnes revêtues d’une brillante verdure
veloutée, ou des rochers gigantesques, nus et sombres, d’un aspect
sauvage et romantique.
J’eus occasion de voir plusieurs des plus hautes montagnes de Ceylan,
qui ont près de 3000 mètres de hauteur. Mais, malheureusement, je ne vis
pas la plus célèbre, le _pic d’Adam_. Ce pic, haut de 2175 mètres, est,
dit-on, si escarpé au sommet, que, pour en rendre l’ascension possible,
il a fallu tailler de petites marches dans le roc et établir une rampe
de fer. Mais celui qui est assez hardi pour gravir ce pic est amplement
dédommagé de sa peine. Sur le plateau, on trouve l’empreinte délicate
d’un _petit pied_ de près de _deux mètres_ de long. Les mahométans
attribuent ce signe surnaturel à notre robuste père Adam, tandis que les
bouddhistes en font honneur à leur Bouddha aux grosses dents. Les deux
peuples s’y rendent tous les ans en pèlerinage par milliers pour y faire
leurs dévotions.
A Candy, on voit encore le palais de l’ancien roi ou empereur de Ceylan.
Mais ce bel édifice a si peu de caractère, qu’on le prendrait pour une
construction européenne. Il se compose d’un rez-de-chaussée un peu
élevé, avec de grandes croisées et de beaux péristyles qui reposent sur
des colonnes. La seule chose remarquable qu’il y ait dans l’intérieur
est une grande salle dont les murs sont ornés de quelques bas-reliefs,
d’un travail lourd et grossier, représentant des animaux. Depuis que le
souverain indigène de Ceylan a été rendu au repos de la vie privée par
les insatiables Anglais, c’est leur résident ou gouverneur qui habite ce
palais.
Si j’étais arrivée quinze jours plus tôt, j’aurais pu assister à une
chasse aux éléphants, ou, pour mieux dire, à la capture d’un de ces
énormes quadrupèdes. On cherche à cet effet à découvrir, sur les bords
d’un fleuve, l’endroit où ces animaux ont l’habitude d’aller s’abreuver.
On a soin alors d’entourer de pieux un grand espace, auquel on arrive
par des sentiers entre-croisés et entourés de fortes palissades. Un
éléphant dressé et attaché au milieu de cet espace attire par ses cris
les malheureuses bêtes altérées, qui pénètrent sans méfiance dans ce
labyrinthe d’où elles ne peuvent plus sortir; car les traqueurs sont
derrière elles, qui par leurs cris les épouvantent et les forcent
d’entrer dans ce grand enclos. Les éléphants qui se distinguent par leur
grosseur sont pris vivants; on les laisse un peu jeûner, ce qui les rend
si dociles, qu’ils se laissent tranquillement jeter un lacet autour du
cou et suivent sans résistance l’éléphant apprivoisé. Les autres sont
tués ou rendus à la liberté, selon qu’ils ont ou non de belles défenses.
Les préparatifs d’une chasse à l’éléphant durent souvent plusieurs
semaines; car il faut non-seulement entourer la place de palissades,
mais beaucoup de traqueurs sont encore forcés d’aller chercher bien loin
les éléphants pour les amener insensiblement au bord de l’eau.
Quelquefois aussi on chasse simplement l’éléphant au fusil; mais cela
est dangereux, car l’éléphant, comme on sait, ne peut être blessé
facilement qu’à un seul endroit, au milieu du crâne. Si on l’atteint là,
on abat l’énorme masse du premier coup; mais aussi, quand le pauvre
chasseur manque son ennemi, c’en est fait de lui, il est foulé aux pieds
de la bête furieuse et broyé par elle. Hors ce cas, l’éléphant est
très-pacifique et n’attaque jamais l’homme.
Les Européens dressent les éléphants à traîner et à porter des fardeaux
(un éléphant porte jusqu’à quarante quintaux); les indigènes les
entretiennent plutôt par luxe ou pour s’en servir comme monture.
Au bout de trois jours, je quittai Candy et je retournai à Colombo: il
m’y fallut rester toute une journée, parce que c’était dimanche, et que
ce jour-là il ne part pas de mail.
Je profitai de cette journée pour visiter la ville. Elle est défendue
par un beau fort, elle occupe une vaste étendue, elle a de belles et
larges rues et de jolies maisons d’un étage, entourées de verandas et de
colonnades. La population est évaluée à 80 000 habitants, parmi
lesquels, sans y comprendre les militaires, il y a environ cent
Européens et descendants de Portugais établis là depuis des siècles.
Leur teint est aussi brun que celui des indigènes.
Le lendemain, j’assistai à l’office catholique. L’église était remplie
de soldats irlandais et de Portugais. Les Portugaises sont
très-richement vêtues; elles portent des robes plissées et de courtes
jaquettes en étoffes de soie, des pendants d’oreilles de perles et de
pierres fines, et autour du cou, des bras et même des pieds, des chaînes
d’or et d’argent.
Dans l’après-midi, j’allai visiter quelques plantations de cannelle; car
ces établissements sont en grand nombre autour de Colombo. Le cannellier
est planté par rangées; il n’atteint guère plus de trois mètres, et
porte des fleurs blanches qui sont sans odeur. En écrasant le fruit, qui
est plus petit qu’un gland, et en le faisant bouillir, on en tire de
l’huile qui surnage sur le liquide. On mêle cette huile à celle du coco
et on s’en sert pour l’éclairage.
La récolte de la cannelle a lieu deux fois par an: l’une, la plus
considérable, se fait du mois d’avril au mois de juillet; l’autre, la
moins importante, dure depuis le mois de novembre jusqu’au mois de
janvier. On détache l’écorce des branches les plus minces à l’aide d’un
couteau, puis on la sèche au soleil, ce qui lui donne une couleur
jaunâtre ou brune. La cannelle la plus fine est d’un jaune clair, et
tout au plus de l’épaisseur d’une carte à jouer.
L’huile fine de cannelle, employée comme médicament, se tire de la
cannelle même. On la verse dans un vase de bois rempli d’eau, et on l’y
laisse reposer pendant huit ou dix jours. On passe ensuite la masse dans
un alambic, et on la distille à petit feu. Sur l’eau qu’on obtient, il
s’amasse au bout de quelque temps de l’huile que l’on enlève avec le
plus grand soin.
Parmi les animaux de Ceylan, je remarquai, indépendamment des éléphants,
les corbeaux, qu’on trouve en grande quantité et apprivoisés. Dans la
moindre petite ville, et dans le plus petit village, on rencontre des
bandes innombrables de ces oiseaux qui viennent jusqu’aux portes et aux
fenêtres des maisons, et cassent tout avec leurs becs. Les corbeaux sont
à Ceylan ce que les chiens sont en Turquie; ils dévorent toutes les
immondices.
Les bêtes à cornes sont un peu petites et ont entre les omoplates des
bosses de chair qui sont regardées comme un morceau très friand.
A Colombo et à Pointe-de-Galle, on voit aussi beaucoup de grands buffles
blancs qui appartiennent au gouvernement anglais et qu’on amène du
Bengale. On les emploie comme bêtes de trait pour transporter de gros
fardeaux.
Parmi les fruits, l’ananas se fait remarquer par sa grosseur et son goût
tout particulier.
Le climat me parut assez tempéré, surtout dans le pays élevé de Candy,
où, à force de pluie, le froid se fit presque sentir. Le soir et le
matin, le thermomètre descendait à 13 degrés; à midi, au soleil, il
montait tout au plus à 21 degrés. A Colombo et à Pointe-de-Galle, il
faisait beau, et la température était plus élevée de 7 degrés.
Le 26 octobre, je revins de Pointe-de-Galle, et le lendemain je voguai
de nouveau sur un vapeur anglais vers l’Inde.
La grandeur de l’île de Ceylan est de 1800 milles carrés, le nombre des
habitants s’élève à 980 000.
La capitale, Colombo, a 80 000 habitants.
La religion des indigènes est le bouddhisme.
Les monnaies qui ont cours dans le pays sont les monnaies anglaises.
[Illustration]
CHAPITRE XI.
Départ de Ceylan.--Madras et Calcutta.--Vie des Européens.--Les
Hindous.--Curiosités de la ville.--Visite à un nabab.--Fêtes
religieuses des Hindous.--Maisons mortuaires; emplacements où l’on
brûle les cadavres.--Noces mahométanes et européennes.
Le 27 octobre, à midi, je me rendis à bord du vapeur _Bentink_, de la
force de 500 chevaux. On ne leva les ancres que vers le soir.
Il y avait parmi les passagers un prince indien, nommé Shadathan, qui
avait été fait prisonnier par les Anglais pour avoir rompu la paix
conclue avec eux. Il était traité conformément à son rang; on lui avait
laissé ses deux suivants, son secrétaire (_mundschi_), ainsi que six de
ses serviteurs. Tous étaient vêtus à l’orientale; mais, au lieu de
turbans, ils portaient des bonnets hauts et ronds en carton roide,
recouverts d’une étoffe d’or ou d’argent. Ils avaient d’abondantes
boucles de cheveux noirs et de la barbe.
Les suivants du prince mangeaient avec les domestiques. On étalait un
tapis sur le pont et on y mettait deux grands plats: sur l’un, il y
avait des poulets cuits; sur l’autre, du _pilau_. Ils mangeaient avec
les mains.
_28 octobre._ Nous eûmes toujours en vue une belle ligne foncée de la
chaîne de montagnes de Ceylan, et par moments nous aperçûmes quelques
rochers gigantesques qui sortaient du sein de la mer.
Le 29 octobre, nous ne vîmes pas la terre; quelques baleines trahirent
leur présence en faisant jaillir autour d’elles une pluie de rosée. Le
bruit de notre vapeur fit aussi lever de fortes bandes de poissons
volants.
Le 30 octobre, au matin, nous fûmes surpris par la vue du continent de
l’Inde. Bientôt nous approchâmes tellement de la côte, que nous pûmes
distinguer les bords, qui n’étaient pas des plus ravissants: ils étaient
plats et couverts en partie de sable jaune; de basses chaînes de
collines se montraient au fond.
A une heure de l’après-midi, nous jetâmes l’ancre à une distance de cinq
milles marins de la ville de Madras, dont l’ancrage est extrêmement
dangereux. La mer y est si violente, qu’à aucune époque de l’année on ne
peut en approcher avec un grand navire. Il se passe souvent des semaines
avant que les barques mêmes puissent y aborder. Aussi les navires ne
s’arrêtent que peu de temps à Madras; et on n’en voit guère plus de cinq
ou six à l’ancre. De grands bateaux, armés de dix ou douze rameurs,
viennent en toute hâte prendre les passagers, les lettres et les
marchandises.
Le bateau à vapeur s’arrête à Madras huit heures, pendant lesquelles on
peut visiter la ville. Cependant, comme les vents changent souvent à
l’improviste, on court quelquefois risque de ne pas pouvoir retourner au
bateau. Me fiant à la bonne étoile qui m’avait toujours favorisée dans
mes voyages, je me joignis aux passagers qui débarquèrent. Mais à peine
à moitié route, ma curiosité se trouva punie. Il survint une pluie
épouvantable et nous fûmes trempés jusqu’aux os avant d’avoir pu mettre
pied à terre. Nous nous réfugiâmes dans le premier café que nous
rencontrâmes sur le rivage. La pluie devint tropicale, et il nous fut
impossible de quitter notre retraite. A peine l’averse eut-elle cessé,
qu’il fallut retourner au bateau, car on ne savait pas, nous disait-on,
ce qui pouvait encore arriver.
Un confiseur de Madras, en habile spéculateur, était venu avec le
premier bateau à bord de notre vapeur, et il vendit avec de grands
bénéfices toutes les glaces et pâtisseries qu’il avait apportées.
Enfin le ciel irrité eut pitié de nous; il s’éclaircit par un beau
soleil couchant, et nous vîmes le long du rivage les habitations des
Européens qui ressemblaient à de véritables palais. D’un style moitié
grec, moitié italien, elles sont ou dans la ville ou près du golfe, au
milieu de superbes jardins.
Au moment où nous allions lever l’ancre, plusieurs indigènes, montés sur
de petits canots, vinrent nous offrir des fruits, des poissons et autres
petites choses. Leurs esquifs se composaient de quatre petits troncs
d’arbres, attachés entre eux avec de légers cordons faits de fibres de
coco. Un long morceau de bois leur servait de rame. Les vagues passaient
avec tant de force par-dessus ces frêles embarcations, qu’on croyait à
tout instant voir s’engloutir le bateau et ceux qui le montaient.
Ces bonnes gens se montraient presque dans l’état de nature; la tête
seule était l’objet de tous leurs soins: ils la couvraient de toute
espèce de chiffons, de turbans, de petits bonnets de drap ou de paille,
ou bien de chapeaux très-hauts et pointus. Les plus aisés parmi eux,
tels que les bateliers qui amenaient les passagers et apportaient les
lettres, étaient quelquefois mis avec assez de goût; ils portaient de
jolies jaquettes blanches et avaient autour du corps de grands mouchoirs
blancs, bordés, comme les jaquettes, de lisérés bleus. Ils avaient la
tête couverte de coiffes blanches bien serrées, dont un bout descendait
jusqu’à l’épaule. Cette coiffe était aussi garnie de lisérés bleus.
La couleur des indigènes est bronze foncé ou brun de café.
Assez tard dans la soirée il vint encore à bord une femme indigène avec
deux enfants. Elle avait payé une place de seconde classe, et on lui
assigna une sombre petite cabine non loin des premières; par malheur, le
plus jeune de ses enfants toussait très-fort, ce qui troubla le sommeil
d’une riche Anglaise qui avait également un petit garçon avec elle. La
tendresse exagérée que cette dame portait à son fils lui fit sans doute
croire que cette toux pouvait être contagieuse. Aussi le lendemain
n’eut-elle rien de plus pressé que de prier le commandant de reléguer
sur le pont la pauvre mère avec ses enfants. Cet homme généreux et
compatissant n’hésita pas un instant à lui donner cette satisfaction. Ni
la dame ni le capitaine ne s’inquiétèrent de savoir si cette malheureuse
avait une chaude couverture pour garantir son enfant malade contre la
pluie qui tombait souvent avec beaucoup d’intensité.
Si l’enfant de l’Anglaise était tombé malade et qu’elle eût été jetée
elle-même dehors au milieu de la nuit et des brouillards, elle eût pu se
rendre compte de la douceur de ce traitement! C’est presque à rougir de
faire partie d’une classe d’hommes qui est surpassée en humanité et en
bonté naturelle par des malheureux qu’on appelle sauvages et païens.
Jamais un sauvage n’aurait chassé une mère avec un enfant malade; il
aurait, au contraire, pris soin de tous les deux. Il n’y a que les
Européens, élevés dans la religion chrétienne, qui s’arrogent le droit
de disposer des hommes de couleur selon leur caprice et leur bon
plaisir.
Le 1^{er} et le 2 novembre, nous vîmes de temps en temps la terre ferme
ou de petits îlots plats et sablonneux, sans le moindre caractère. Dix
ou douze vaisseaux, parmi lesquels se trouvaient les plus grands
voiliers des Indes, naviguaient en droite ligne vers l’opulente
Calcutta.
Le 3 novembre au matin, la mer avait déjà perdu sa belle couleur et pris
celle des eaux jaunes et sales du Gange. Vers le soir, nous approchâmes
des embouchures de ce fleuve gigantesque. Quelques milles avant d’y
entrer, l’eau a déjà un goût douceâtre. Je remplis un verre des flots
sacrés du Gange, et je le vidai à la santé de tous ceux que j’aimais et
que j’avais laissés dans ma patrie.
A cinq heures du soir, nous jetâmes l’ancre à _Kadscheri_, à l’entrée
du Gange. Il était trop tard pour aller jusqu’à Calcutta, encore
éloignée de 60 milles marins. A l’endroit où nous nous trouvions, le
fleuve avait plusieurs milles de largeur, de sorte qu’on ne voyait que
d’un seul côté la bordure sombre du rivage.
Le 4 novembre au matin, nous entrâmes dans l’_Hugly_, une des sept
bouches du Gange. Des plaines immenses s’étendaient à perte de vue sur
les deux rives du fleuve. Des champs de riz alternaient avec des
plantations de sucre. Partout on voyait des palmiers, des bambous et des
massifs d’arbres. Jusque sur les bords du fleuve, la végétation était
d’une grande richesse; il manquait seulement des hommes et des villages.
Ce n’est qu’à une distance de 25 milles de Calcutta que nous aperçûmes
de loin en loin quelques misérables villages et que nous vîmes remuer
des hommes à moitié nus. Les cabanes étaient faites avec de la terre
glaise, des bambous ou des branches de palmier, et couvertes de tuiles,
de paille de riz ou de feuilles de palmier. Les grands bateaux des
indigènes me parurent assez curieux et tout à fait différents de ceux
que j’avais vus à Madras. La proue, presque plate au bout, ne s’élevait
guère au-dessus de l’eau que de 12 à 15 centimètres, tandis que la poupe
avait plus de 2 mètres de haut.
A 15 milles de Calcutta se présenta le premier édifice ayant l’apparence
d’un palais: c’était une filature de coton, à laquelle était attenante
une riante habitation! Dès lors nous découvrîmes des deux côtés de
l’Hugly beaucoup de palais, tous construits en style gréco-italien et
ornés de colonnes, de portiques et de terrasses. Mais malheureusement
nous voguions trop vite et nous ne pûmes que saisir rapidement
l’ensemble du tableau.
Beaucoup de grands vaisseaux passèrent devant nous ou naviguèrent à nos
côtés. Des vapeurs montaient et descendaient en remorquant des navires.
Le mouvement devenait toujours plus sensible, tout prenait de plus en
plus un cachet étranger, et l’on devinait sans peine que l’on approchait
d’une riche capitale de l’Asie.
Nous jetâmes l’ancre près de Gardenrich, à 4 milles de Calcutta.
Rien ne me fut plus difficile que de trouver à me caser dans ce port,
parce qu’il ne m’était pas toujours possible de faire comprendre par
signes aux indigènes où ils devaient me conduire. Un des mécaniciens de
notre vaisseau eut la complaisance de me transporter au rivage, d’y
louer pour moi un palanquin et de désigner aux porteurs l’endroit où ils
auraient à me déposer.
Un sentiment très-désagréable s’empara de moi quand je me trouvai pour
la première fois en palanquin; car il me semblait par trop déshonorant
pour les hommes de les employer comme des animaux.
Les palanquins ont près de 2 mètres de long et 1 mètre de haut, et sont
munis de portes à coulisses et de jalousies, de matelas et de coussins,
de sorte qu’on y est couché comme dans un lit. Quatre porteurs suffisent
pour la ville, huit pour les excursions plus longues. Ils se relayent
sans cesse, et courent si vite, qu’ils font quatre milles en une heure
et même en trois quarts d’heure. Comme tous ces palanquins sont peints
extérieurement en noir, il me semblait voir porter des mourants à
l’hôpital ou des morts au cimetière.
Ce qui me frappa surtout sur la route de la ville, ce furent, le long de
l’Hugly, les superbes colonnades (_gauths_) avec de larges escaliers
descendant jusqu’au fleuve. Près de ces gauths, il y a beaucoup de
barques dont on se sert pour passer le fleuve ou pour faire des parties
de plaisir.
Les plus beaux palais de la ville sont situés dans de grands jardins, et
bientôt mes porteurs se dirigèrent aussi vers un joli jardin, et me
déposèrent sous un beau portail. C’est là que demeurait la famille
Heilgers, pour laquelle j’avais des lettres de recommandation.
L’aimable jeune dame me salua comme une demi-compatriote (elle était du
nord, moi du sud de l’Allemagne), et m’accueillit de la manière la plus
cordiale. Avec une véritable munificence indienne, on me donna pour
logement un salon de réception, une chambre à coucher, une salle de bain
et un cabinet de toilette.
Mon arrivée à Calcutta coïncida avec une des époques les plus funestes
pour cette ville. Trois années de stérilité venaient de désoler presque
toute l’Europe, et avaient amené une crise commerciale qui menaçait de
ruiner Calcutta. Tous les vaisseaux apportaient d’Europe des nouvelles
de grandes faillites qui entraînaient la chute des plus riches maisons
de la ville. Aucun négociant n’osait plus dire: «Je possède quelque
chose.» Le premier paquebot pouvait le réduire à la mendicité. La plus
vive inquiétude s’était emparée de toutes les familles.
Les pertes faites en Angleterre et à Calcutta montaient déjà à 30
millions de livres sterling, et le désastre était encore loin de toucher
à son terme.
Ces catastrophes frappent bien plus les hommes habitués, comme on l’est
dans ce pays, à une aisance extraordinaire et au luxe le plus effréné.
Chez nous on ne se fait pas d’idée du train de maison d’un Européen aux
Indes. Chaque famille habite à elle seule un palais dont la location se
paye, par mois, 200 roupies[73], et même davantage. Elle occupe, en
outre, de vingt à trente domestiques, savoir: deux cuisiniers, un
marmiton, deux porteurs d’eau, quatre domestiques pour la table, quatre
hommes de peine chargés de nettoyer les appartements, un lampiste et une
demi-douzaine de _seis_ (garçons d’écurie). On entretient au moins six
chevaux (il faut un homme pour chaque cheval), deux cochers, deux
jardiniers, une bonne et un domestique pour chaque enfant, une femme de
chambre pour la dame de la maison, une fille pour servir les bonnes,
deux tailleurs pour le service de la maison, deux hommes pour tirer les
_punkas_, et un concierge. Les gages s’élèvent de 4 à 11 roupies par
mois. On ne nourrit pas les domestiques, dont un petit nombre seulement
couche à la maison: la nourriture et le logement sont compris dans les
gages. La plupart des domestiques sont mariés et vont chez eux prendre
leurs repas et coucher. En fait de vêtements, on leur donne tout au plus
les turbans et les ceintures. Ils sont tenus de se fournir eux-mêmes le
reste et de se blanchir.
Malgré le nombreux domestique, le linge des maîtres n’est point lavé à
la maison. On paye, pour cent pièces à blanchir, 3 roupies. Il est
extraordinaire de voir combien on change de linge. Tout se porte blanc,
et on change d’ordinaire deux fois par jour d’habillement.
La nourriture n’est pas chère; mais ce qui coûte beaucoup, ce sont les
chevaux, les voitures, les meubles et les habits. Les trois derniers
articles viennent d’Europe; les chevaux sont amenés d’Europe, de la
Nouvelle-Hollande, ou de Java.
J’ai visité des maisons européennes où l’on avait de soixante à
soixante-dix domestiques, et où l’on entretenait de quinze à vingt
chevaux.
A mon avis, les Européens ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes des
dépenses exorbitantes qu’entraîne ce luxe de domestiques. Ayant vu les
rajahs et les riches du pays entourés d’une multitude de fainéants, ils
n’ont voulu le céder en rien aux Asiatiques. Peu à peu le luxe est
devenu une habitude, et aujourd’hui il serait difficile de changer les
abus introduits.
On me disait en outre qu’il ne pourrait pas en être autrement tant que
les Hindous seront divisés en castes.
L’Indien qui fait les chambres ne servirait à aucun prix à table; la
bonne d’enfant regarde comme bien au-dessous d’elle de nettoyer
elle-même la baignoire du petit. Il peut y avoir beaucoup de vrai dans
tout cela, mais chaque famille n’est pas en état d’entretenir vingt,
trente domestiques et plus! Déjà, en Chine et à Singapore, j’avais été
frappée de la quantité des serviteurs, dont le nombre est ici au moins
double ou triple.
Les Hindous sont, comme on sait, divisés en quatre castes: brahmanes,
katris, bhises ou banians et soudras. Ils proviennent tous du dieu
Brahma: la première caste est sortie de sa bouche; la deuxième, de ses
épaules; la troisième, de son corps et de ses cuisses; la quatrième, de
ses pieds. C’est dans la première caste que l’on choisit les hauts
fonctionnaires, les prêtres et les instituteurs du peuple. Eux seuls ont
le droit de lire les livres sacrés, et ils jouissent de la plus haute
considération. Quand ils commettent un crime, ils sont moins sévèrement
punis que ceux des autres castes. La seconde caste fournit les
fonctionnaires inférieurs et les guerriers; la troisième, les
commerçants, les artisans et les paysans; enfin, la quatrième, les
serviteurs des trois premières castes. Cependant les Hindous de toutes
les castes servent quand la pauvreté leur en fait une nécessité;
seulement, il y a dans leur service des lignes de démarcation
rigoureuses, car les castes supérieures ne peuvent se livrer qu’aux
fonctions les plus nobles.
Il est impossible de passer d’une caste dans une autre, ou de contracter
mariage dans une caste autre que la sienne. Quand un Hindou s’éloigne de
sa patrie, ou accepte la moindre nourriture d’un paria, il est rejeté de
sa caste comme indigne, jusqu’à ce qu’il se soit réhabilité à grands
frais.
Indépendamment des quatre castes, il y a encore une classe composée des
_parias_. Ce sont les plus malheureux des hommes, car ils sont tellement
méprisés et abhorrés de toutes les castes que personne n’entretient avec
eux le moindre commerce. Quand un Hindou touche involontairement, en
passant, un paria, il se croit souillé, et doit aussitôt se baigner pour
se purifier. Il est défendu aux parias de visiter les temples, et tout
le monde fuit leur contact. Pauvres au delà de toute expression, ils
demeurent dans les plus misérables huttes, se nourrissent de toute
espèce d’immondices, et même de bêtes mortes; ils vont presque nus, ou
tout au plus couverts de quelques haillons. Ils sont condamnés aux
travaux les plus durs et les plus rebutants.
Les quatre castes se subdivisent en une quantité de sectes, dont
soixante-dix peuvent manger de la viande, mais dont dix-huit doivent
s’en abstenir. La religion défend expressément aux Hindous de verser le
sang, et de manger de la viande; mais ces soixante-dix sectes sont
exceptées de cette loi, et dans quelques fêtes religieuses on sacrifie
aussi des animaux; mais il est absolument défendu d’immoler une vache.
La principale nourriture des Hindous consiste en riz, fruits, poissons
et légumes. Ils sont extrêmement sobres, ne font que deux repas
très-simples par jour, l’un le matin, l’autre le soir. Leur boisson
ordinaire est de l’eau ou du lait; quelquefois ils prennent du vin de
coco.
Les Hindous sont d’une taille moyenne, élancée, et d’une complexion
délicate. Leur physionomie est agréable et porte le cachet de la bonté.
Ils ont la figure ovale, le nez éminent et fin; leurs lèvres ne sont pas
grosses; leurs yeux sont beaux et doux, leurs cheveux lisses et noirs.
Leur teint varie selon les pays, du brun foncé au brun clair: dans les
hautes classes, on trouve même des individus presque blancs, surtout
parmi les femmes.
Il y a dans l’Inde beaucoup de mahométans qui, étant très-habiles et
très-actifs, ont entre les mains une grande partie du commerce et
presque tous les métiers. Ils aiment aussi beaucoup à entrer au service
des Européens.
Les hommes se livrent également aux travaux que nous sommes habitués à
voir exécuter par les femmes. Ils font de la broderie en laine blanche,
en soie de couleur et en or, et des coiffures de dames; ils lavent et
repassent; ils raccommodent le linge et font même le service de bonnes
d’enfants. On trouve aussi dans le Bengale quelques Chinois, qui
exercent presque tous le métier de cordonniers.
Calcutta, capitale du Bengale, est située sur l’Hugly, si large et si
profond en cet endroit, que les plus grands vaisseaux de guerre et les
grands paquebots des Indes peuvent jeter l’ancre devant la ville. La
population est de près de 600 000 habitants, parmi lesquels, en
exceptant toutefois les troupes anglaises, ne figurent guère plus de
2000 Européens et Américains. La ville est divisée en plusieurs parties:
la ville commerçante, la ville noire, et le quartier européen. La ville
commerçante et la ville noire sont laides; les rues sont étroites et
tortueuses, surchargées de vilaines maisons et de misérables huttes,
entre lesquelles se trouvent les magasins, les comptoirs de commerce, et
quelquefois des palais isolés. De petits canaux en maçonnerie traversent
toutes les rues, car il faut beaucoup d’eau aux Hindous pour leurs
fréquentes ablutions de chaque jour. Dans la ville commerçante et dans
la ville noire, les rues sont tellement encombrées de monde que, quand
un équipage y passe, les domestiques descendent de voiture, courent
devant, et crient aux masses amoncelées de faire place, ou bien les
dispersent de force.
Mais, aussi laids sont les deux quartiers dont nous venons de parler,
aussi beau est le quartier européen, que l’on appelle souvent aussi la
_ville des palais_, nom mérité en grande partie. Seulement il faut
savoir qu’ici, comme à Venise, toute maison un peu plus grande que les
autres est appelée palais. La plupart de ces palais sont placés dans des
jardins entourés de hautes murailles. Il est rare que plusieurs
édifices se touchent; aussi y a-t-il peu de places imposantes et peu de
belles rues.
Si l’on excepte celui du gouverneur, aucun de ces palais ne peut
rivaliser avec les grands palais de Rome, de Florence et de Venise, pour
le style d’architecture, pour l’éclat et pour la magnificence.
La plupart ne se distinguent des maisons ordinaires que par un joli
portail avec des colonnes, et par des toits en terrasse.
A l’intérieur, les pièces sont très-grandes et très-hautes; les
escaliers, dont la cage est très-simple, sont en marbre gris ou en bois.
On ne voit nulle part de belles statues ni de sculptures dans
l’intérieur ou au dehors des palais.
Le palais du gouverneur, comme nous l’avons déjà dit, a, intérieurement,
l’air d’un superbe édifice, qui ferait l’ornement de la plus grande
ville. Il est construit en forme de fer à cheval, et au milieu s’élève
un dôme magnifique. Le portail, comme les ailes, repose sur un grand
nombre de colonnes. L’intérieur est disposé de la manière la plus
maladroite: ainsi il faut monter un escalier pour aller de la salle de
danse à la salle à manger. Dans ces deux salles, il y a sur les côtés
deux rangées de colonnes. Le parquet de la salle à manger est en marbre
d’Agra. Les colonnes et les murs sont revêtus d’un ciment blanc, qui a
l’éclat du marbre. Les appartements ne valent pas la peine d’être vus;
ils offrent tout au plus l’occasion d’admirer l’incapacité de
l’architecte, qui, avec tant d’espace, a produit si peu de chose.
D’autres constructions curieuses sont: le _Townhall_, l’_hôpital_, le
_musée_, le _monument d’Ochterlony_, la _monnaie_, la _cathédrale
anglaise_, etc.
Le _Townhall_ est une œuvre grande, haute et belle, et qui renferme
quelques monuments en marbre blanc, consacrés à la mémoire d’hommes
distingués des temps modernes. Il s’y fait des réunions de toute
espèce; on y traite les grandes affaires et les grandes entreprises, et
on y donne des concerts, des bals et des banquets.
L’_hôpital_, composé de plusieurs petites maisons entourées de prés, est
ceint de murs. Les malades sont partagés de manière que les hommes
habitent une maison, les femmes et les enfants une autre, et les fous
une troisième. Je trouvai les salles spacieuses, aérées et très-bien
tenues; cet hôpital n’est affecté qu’aux chrétiens.
L’hôpital pour les indigènes est construit sur le même plan; seulement
il est beaucoup plus petit. Les malades sont reçus gratuitement, et on
fournit encore des médicaments à beaucoup de malades du dehors.
Le _musée_, quoique sa fondation ne remonte qu’à 1836, est assez riche,
surtout en quadrupèdes et en squelettes. Quant aux insectes, il n’y en a
qu’un petit nombre, et la plupart sont en mauvais état. Dans une des
salles, on voit un superbe modèle en ivoire du célèbre Tatsch, d’Agra.
Tout autour, on remarque plusieurs sculptures et plusieurs bas-reliefs.
Les figures me parurent très-massives. L’architecture est infiniment
supérieure. Le musée est ouvert tous les jours. J’y allai plusieurs
fois, et j’y vis toujours avec surprise des indigènes qui contemplaient
tout avec beaucoup de soin et d’attention.
Le _monument d’Ochterlony_ est une simple colonne en maçonnerie de plus
de cinquante mètres de haut, placée, au milieu d’une vaste prairie vide,
comme un point d’exclamation. Elle a été élevée en mémoire du général
Ochterlony, qui s’est acquis une grande réputation comme capitaine et
comme homme d’État. Celui qui ne craint pas de monter deux cent
vingt-deux marches est récompensé par une vue étendue sur la ville, le
fleuve et les environs; mais, malheureusement, ces derniers sont
très-monotones, et ne se composent que d’une immense plaine bornée par
l’horizon.
Non loin de cette colonne est une charmante mosquée dont les tourelles
et les coupoles innombrables sont ornées de boules de métal doré qui
brillent et étincellent comme les étoiles du firmament.
La mosquée est précédée d’un joli péristyle. Pour pénétrer dans la
mosquée, on est obligé de quitter sa chaussure. Je me conformai à cette
loi, mais je ne fus pas dédommagée de ma soumission, car je ne vis rien
qu’une petite salle vide, dont le plafond reposait sur quelques colonnes
en maçonnerie. Des lampes de verre étaient suspendues au plafond et
attachées aux murs, et le parquet était incrusté de marbre gris d’Agra.
Ce marbre est très-commun à Calcutta, car il y est transporté d’Agra par
le Gange.
La _monnaie_ se présente très-bien. Elle est en pur style grec, sauf
qu’elle n’est pas entourée de colonnes de tous côtés. La disposition des
ateliers est, dit-on, remarquable, et on prétend que l’Europe n’a rien
de comparable en ce genre. Je ne puis pas porter de jugement à cet
égard; je me permettrai seulement de faire observer que tout ce que je
vis me parut extrêmement ingénieux et parfaitement bien disposé. Le
métal amolli par la chaleur est laminé au moyen de cylindres, puis les
lames sont coupées en bandes et monnayées. Les salles où se font ces
travaux sont grandes, hautes et aérées. Presque tout est mis en
mouvement par la vapeur.
Parmi les églises chrétiennes, la _cathédrale anglaise_ est la plus
belle. Elle est en style gothique, et sa grande tour domine une
demi-douzaine de tourelles. Indépendamment de cette église, il y en a
encore quelques autres qui ont aussi des tours gothiques. Toutes les
églises sont très-simples à l’intérieur, à l’exception de la basilique
arménienne, dans laquelle le dessus de l’autel est surchargé de tableaux
à cadres d’or.
Le fameux _trou noir_, dans lequel le rajah Suraja Dowla, lors de la
prise de Calcutta en 1756, fit jeter et mourir de faim cent cinquante
des principaux prisonniers, est aujourd’hui transformé en magasin. A
l’entrée est un obélisque d’environ vingt mètres de haut, sur lequel on
a inscrit les noms des victimes.
Le _jardin botanique_ est situé à 5 milles de la ville. Il fut fondé en
1743, sous la direction de lord Kyd, mais il ressemble plutôt à un parc
naturel, car il ne contient que peu de fleurs et de plantes, et, au
contraire, beaucoup d’arbres et de massifs épars dans un charmant
désordre sur d’immenses pelouses. Un joli monument, surmonté du buste du
fondateur, perpétue sa mémoire. Ce qu’il y a de plus curieux dans ce
jardin, ce sont deux bananiers. Ils appartiennent à l’espèce des
figuiers, et atteignent une hauteur de plus de 12 mètres. Les fruits
sont tout petits, ronds et d’un rouge foncé; on les brûle et ils
fournissent de l’huile. Quand le tronc est arrivé à peu près à une
hauteur de 5 mètres, beaucoup de ses branches s’étendent de tous côtés
dans une direction horizontale, et au bas de ces branches poussent des
racines ou réseaux filandreux qui tombent perpendiculairement à terre et
finissent par pénétrer dans le sol. Quand ces nouvelles tiges sont
devenues fortes, elles poussent des rameaux comme le tronc principal, et
cela continue toujours ainsi. On conçoit facilement qu’un seul tronc
forme à la fin tout un bois, où des milliers d’hommes trouvent de frais
ombrages. Ces arbres sont sacrés pour les Hindous. Ils élèvent sous
leurs branches des autels au dieu Rama, et le Bramine y réunit ses
disciples pour recevoir ses leçons. Le plus âgé des deux décrit déjà,
avec sa famille, un cercle de plus de 200 mètres; le principal tronc a
plus de 16 mètres de circonférence.
Au jardin botanique se rattache le _collège épiscopal_, où l’on élève
des indigènes pour en faire des missionnaires. Après le palais du
gouverneur, c’est le plus bel édifice de Calcutta. Il se compose de
deux grands corps de logis et de trois ailes latérales en style
gothique. Une chapelle extrêmement jolie se trouve dans un des corps de
logis du milieu. La bibliothèque, placée dans un salon magnifique,
renferme les œuvres des meilleurs auteurs; elle est à la disposition de
la jeunesse studieuse, dont le zèle ne semble pas répondre à la
généreuse intention des fondateurs: car, quand je tirai d’un des rayons
un gros in-folio, je le laissai immédiatement échapper de mes mains et
je m’enfuis de l’autre côté de la salle, un essaim d’abeilles s’étant
précipité sur moi du fond du rayon.
Les salles à manger, les appartements, sont décorés avec tant d’élégance
et de richesse qu’on croirait cet établissement destiné aux fils des
familles anglaises les plus opulentes, habitués au confort dès leur plus
tendre jeunesse, et chargés de le répandre dans toutes les parties du
monde, et non pas _aux ouvriers de la vigne du Seigneur_.
Je regardai ce magnifique établissement avec une affliction d’autant
plus grande, qu’il était fondé pour des indigènes. Ceux-ci sont obligés
de désapprendre d’abord leur vie simple pour s’habituer à tant d’aises
et d’abondance; puis ils doivent s’aventurer dans les déserts et les
forêts pour chercher à convertir des païens et des barbares.
Parmi les curiosités de Calcutta, il faut aussi compter le jardin du
grand juge, M. Laurent Peel. Il est également intéressant pour le
botaniste et pour l’ami de la nature, et bien plus riche en fleurs,
plantes et arbustes rares, que le jardin botanique.
Le parc, dessiné sur un plan grandiose et avec beaucoup de goût, les
beaux gazons émaillés et bordés de fleurs et de plantes, les étangs
clairs comme du cristal, les allées touffues avec des bosquets et des
arbres gigantesques, forment un véritable paradis au milieu duquel
s’élève le superbe palais de l’heureux propriétaire.
En face de ce parc, dans le grand village d’_Alifaughur_, se trouve une
bien modeste maisonnette, séjour de la bienfaisance. Elle est habitée
par un indigène qui a étudié la médecine, et elle renferme une petite
pharmacie. Le médecin et la pharmacie sont gratuitement à la disposition
des habitants du village. Cette belle fondation est due à lady Julie
Cameron, femme du membre du conseil législatif des Indes, Charles Henry
Cameron.
J’eus le plaisir de faire la connaissance de cette dame, et je la
trouvai sous tous les rapports une des personnes les plus distinguées de
son sexe. Partout où il s’agit d’une bonne œuvre, on la voit toujours en
avant. Dans les années 1846 et 1847, elle fit des collectes pour
l’Irlande, désolée par une grande disette. Elle écrivit à cet effet dans
les provinces les plus reculées de l’Inde, engagea tout Anglais à
apporter son obole, et réunit la somme considérable de 80 000 roupies.
Lady Cameron s’est fait aussi un nom dans les lettres: elle a traduit
avec beaucoup de goût la célèbre ballade de Bürger, _Lenore_.
En outre, elle est l’épouse et la mère la plus tendre; elle ne vit que
dans sa famille et s’occupe peu du monde, ce qui fait que les gens qui
ne la connaissent pas la traitent d’originale. Il serait à désirer qu’il
y eût beaucoup de femmes originales comme elle!
Je n’avais pas de lettre pour cette aimable dame; mais ayant entendu
parler par hasard de mes voyages, elle fut la première à me rechercher.
En général, je trouvai dans ce pays une franche hospitalité; je fus
accueillie dans les meilleurs cercles avec prévenance et cordialité, et
chacun s’empressait de me rendre service.
Cela me rappelle involontairement le ministre autrichien à
Rio-de-Janeiro, comte Rehberg, qui croyait me faire beaucoup d’honneur
en m’invitant à un simple dîner dans sa villa. Il me fallait acheter
cette faveur insigne par une course à pied d’une heure, exposée à un
soleil brûlant, ou bien payer six milreis pour une voiture[74]. A
Calcutta, on me faisait toujours prendre en voiture. Je pourrais encore
raconter bien des choses sur ce comte Rehberg, dont toutes les manières
me donnaient à entendre qu’il était fort maladroit de ma part de ne pas
être issue d’une famille opulente et aristocratique. Il en fut tout
autrement du ministre M. Cameron, et du ministre de justice, M. Peel,
qui m’honorèrent pour moi-même, sans s’inquiéter de mes ancêtres.
Chez M. Peel, il y eut pendant mon séjour à Calcutta une grande fête à
l’occasion de son jour de naissance. J’y fus également invitée; mais,
faute de toilette de bal, je déclinai l’honneur qu’on me faisait. On
n’admit pas mes excuses, et, avec ma simple robe de mousseline de
couleur, je me trouvai à côté de lady Cameron, dans une société où
toutes les dames étaient vêtues de satin et de velours, et surchargées
de dentelles et de parures. Cependant personne ne rougit de moi; au
contraire, c’était à qui me parlerait et me témoignerait la plus haute
estime.
Une promenade extrêmement intéressante pour l’étranger est celle de la
_Grève_, appelée aussi _Maytown_. Cette promenade est bornée d’un côté
par l’_Hugly_, de l’autre par de beaux prés, à l’extrémité desquels se
trouve la superbe rue de _Chaudrini_. Les palais y succèdent à des
palais; aussi cette rue est-elle regardée comme la plus belle de
Calcutta. On a en outre de là la vue du palais du gouverneur, de la
cathédrale, du monument d’Ochterlony, des beaux réservoirs d’eau établis
sur les prés, du fort William, qui forme un superbe pentagone et est
entouré d’ouvrages extérieurs considérables, etc.
Tous les soirs, avant le coucher du soleil, le beau monde de Calcutta
afflue sur la Grève. L’Européen fier de son argent, l’orgueilleux
nabab, le rajah déchu, s’y promènent dans de magnifiques voitures
européennes[75], traînant à leur suite beaucoup de domestiques habillés
à l’orientale, placés derrière la voiture ou courant à côté. Les rajahs
et les nababs sont vêtus d’habits de soie brodés en or, sur lesquels ils
jettent les châles les plus précieux de l’Inde. Dans les prés on voit
galoper des dames et des messieurs montés sur de beaux coursiers
anglais, et à côté d’eux marchent des légions d’indigènes qui rentrent
de leur travail en riant et en plaisantant. Sur l’Hugly on voit aussi
beaucoup de mouvement; les plus grands navires des Indes sont là à
l’ancre; les uns déchargent leur cargaison, les autres appareillent, et
beaucoup de bateaux vont et viennent sans cesse.
On m’avait dit que le peuple souffrait beaucoup de l’éléphantiasis, et
qu’on rencontrait un grand nombre de ces malheureux avec des pieds
horriblement enflés; mais il n’en est pas ainsi: je n’en vis pas à
Calcutta, en cinq semaines, autant que j’en avais vu en un seul jour à
Rio-de-Janeiro.
Un jour, je visitai un riche nabab. On estimait la fortune de la
famille, composée de trois frères, à 150 000 livres sterling.
Le maître du logis me reçut à la porte de la maison et me conduisit dans
la salle de réception. Il était enveloppé d’un grand morceau de
mousseline bien blanche, sur laquelle il avait jeté un superbe châle des
Indes qui, venant en aide à la mousseline transparente, couvrait
décemment le corps depuis les hanches jusqu’aux pieds. Une partie du
châle était drapée d’une manière très-pittoresque sur une des épaules.
La salle de réception était arrangée à l’européenne. Un grand et bel
orgue était placé dans un des coins; dans un autre; on voyait une
bibliothèque remplie des ouvrages des principaux poëtes et philosophes
anglais. Mais je crus remarquer que ces livres étaient là plutôt pour
les yeux que pour être lus; car les volumes de Byron étaient placés à
l’envers, et les _Nuits de Young_ y étaient fourrées pêle-mêle. Quelques
gravures et quelques tableaux qui, dans la pensée du bon nabab, devaient
orner les murs, valaient moins que les cadres qui les entouraient.
Le nabab fit venir ses fils et me présenta deux jolis garçons, dont l’un
avait sept ans et l’autre quatre. Quoique ce fût contraire à l’usage, je
demandai des nouvelles de sa femme et de ses filles. Selon l’opinion des
Hindous, notre pauvre sexe occupe une si humble place dans la société,
que c’est presque leur faire insulte de s’informer des femmes. Cependant
le nabab, en considération de ce que j’étais Européenne, ne prit pas
trop mal ma question, et fit venir aussitôt ses filles. La plus jeune,
une charmante enfant de six mois, avait la peau presque blanche, et de
grands beaux yeux dont l’éclat était encore rehaussé par des cercles
d’un bleu noir peints tout autour. La figure de l’aînée, âgée de neuf
ans, était commune et grossière. Le père[76] me la présenta comme
fiancée et m’invita à la noce, qui devait avoir lieu dans six semaines.
Je fus tellement étonnée de ce mariage précoce, que je m’écriai qu’il
parlait sans doute des _fiançailles_ et non pas des _noces_; mais il
m’assura que la jeune fille allait s’unir pour tout de bon à son mari,
et être remise entre ses mains.
Comme je lui demandais si la jeune fille aimait son fiancé, il me
répondit que les jeunes gens ne se voyaient pour la première fois qu’à
la célébration des noces.
Le nabab me raconta en outre que chez son peuple chaque père se met le
plus tôt possible en quête d’un gendre; car, disait-il, il faut que
toutes les filles se marient, et plus elles se marient jeunes, plus
c’est honorable pour elles. Une fille non mariée est un déshonneur pour
son père, et semble lui reprocher son manque d’affection. Quand il a
trouvé un gendre à son goût, il dépeint à sa femme les qualités
physiques et intellectuelles du prétendant, l’état de sa fortune, etc.
Il faut que la femme se contente de cette description; car elle ne voit
son gendre ni comme fiancé, ni comme mari de sa fille. Le gendre n’est
jamais considéré comme membre de la famille de la fiancée, qui, une fois
mariée, passe tout à fait dans celle de son mari.
La jeune femme a le droit de voir les parents mâles de son mari et de
leur parler; elle peut même se montrer sans voile aux domestiques de sa
maison; mais, quand elle veut visiter sa mère, il faut qu’elle se fasse
porter dans un palanquin hermétiquement fermé.
Je vis aussi la femme du nabab et une de ses belles-sœurs.
La première avait vingt-cinq ans et était très-corpulente; la dernière,
âgée de quinze ans, était élancée et jolie de figure. On m’en expliqua
bientôt la cause. Les filles hindoues, quoique mariées excessivement
jeunes, ne deviennent guère mères avant l’âge de quatorze ans, et
gardent ordinairement jusque-là leur taille de demoiselle. Après leurs
premières couches, elles restent enfermées dans leur chambre de six
semaines à deux mois, ne prennent aucun exercice et se nourrissent
abondamment des mets les plus succulents et de toute espèce de
friandises. En général cette nourriture leur profite. Il faut savoir que
les Indiens, comme les mahométans, n’aiment que les femmes corpulentes.
Dans le bas peuple, je ne trouvai pas de pareilles beautés.
Les deux femmes n’étaient pas précisément vêtues de la manière la plus
décente. De grands morceaux de mousseline bleue et blanche, brodée d’or
et bordée de tresses d’or larges comme la main, leur enveloppaient tout
le corps, y compris la tête. Mais ce mince tissu[77] était trop
transparent, et il dessinait par trop les contours du corps. Quand elles
remuaient les bras, la mousseline s’ouvrait si bien, que non-seulement
le bras était mis à nu, mais aussi une partie de la gorge et le reste du
corps. Elles apportent plus de soin à se couvrir les cheveux; elles
cherchaient toujours à ramener la mousseline par-dessus leur tête. Tant
qu’elles sont filles, elles peuvent aller sans coiffure.
Elles portaient sur elles tant d’or, de perles et de pierres précieuses,
qu’elles en avaient véritablement leur charge. De grosses perles, mêlées
à des pierres fines perforées, leur couvraient le cou et la poitrine;
toutes ces parures étaient entremêlées de lourdes chaînes d’or et de
monnaies d’or enchâssées. L’oreille, entièrement percée (je comptai au
bout de l’oreille et dans le lobule douze trous), était si chargée de
ces ornements, qu’on la découvrait à peine. On ne voyait que de l’or,
des perles et des pierres précieuses. A chaque bras elles portaient huit
ou dix lourds bracelets, dont le principal joyau, enchâssé d’or massif,
avait dix centimètres de large et était entouré de six rangées de petits
brillants. On me le mit entre les mains; il pesait bien une demi-livre.
De lourdes chaînes d’or faisaient trois fois le tour de leurs cuisses.
Elles avaient aussi aux chevilles des pieds des anneaux et des chaînes
d’or, et les pieds eux-mêmes étaient peints d’orpiment d’un brun rouge.
Les femmes apportèrent leurs écrins et me montrèrent encore beaucoup
d’autres objets précieux. Il faut que l’Hindou dépense énormément
d’argent pour la parure, pour la mousseline de Daïca brodée en or et en
argent; car les femmes riches rivalisent entre elles de luxe.
Les deux femmes étaient en grande toilette; comme elles avaient compté
sur ma visite, elles voulaient se montrer à moi dans tous les atours de
leur pays.
Le nabab me conduisit aussi dans les appartements intérieurs, dont les
fenêtres donnaient sur la cour. Dans quelques pièces on avait étendu par
terre des tapis et des coussins, car en général l’Hindou n’aime pas les
siéges et les lits; dans d’autres, il y avait quelques meubles
européens, tels que tables, chaises, armoires, et même des lits.
On me montra, avec une joie toute particulière, une boîte vitrée qui
renfermait des poupées, des voitures, de petits chevaux, et autres
jouets qui amusaient singulièrement les enfants et les femmes: cependant
ces dernières jouent aux cartes avec plus de passion.
Aucune femme ne peut entrer dans les chambres qui donnent sur la rue,
car elle pourrait être aperçue par un homme des croisées vis-à-vis. La
jeune fiancée mettait encore sa liberté à profit: elle sauta rapidement
devant nous à la fenêtre ouverte, pour jeter un regard sur les rues
animées.
Les femmes des Hindous riches ou des castes supérieures sont aussi
enchaînées à leurs demeures que les Chinoises. Le seul plaisir que
l’époux rigide accorde de temps en temps à son épouse est de se faire
porter dans un palanquin bien fermé chez une amie ou une parente. Ce
n’est que pendant le peu de temps qu’elles sont filles que les femmes
jouissent d’un peu plus de liberté.
Un Hindou peut prendre plusieurs femmes, mais il use très-rarement de ce
droit.
Les parents du mari habitent, autant que possible, dans la même maison
que lui. Chaque famille a cependant son ménage particulier. Les garçons
déjà assez grands peuvent manger avec leur père; il est défendu aux
femmes, aux filles et aux petits enfants d’assister aux repas des
hommes.
Hommes et femmes aiment beaucoup le tabac; ils le fument dans un jonc
appelé _huka_.
Vers la fin de la visite on m’offrit beaucoup de bonbons, de fruits, de
raisins secs, etc. Les bonbons se composaient en grande partie de sucre,
d’amandes et de graisse, mais ils n’avaient pas trop bon goût, parce que
la graisse y dominait.
Avant de quitter la maison, j’examinai encore au rez-de-chaussée la
salle dans laquelle on célèbre tous les ans la cérémonie religieuse
connue sous le nom de _natsch_. Cette fête, la plus grande chez les
Hindous, tombe au commencement du mois d’octobre et dure quinze jours.
Pendant ce temps, ni le riche ni le pauvre ne se livrent à aucun
travail. Le maître ferme sa boutique et son magasin, le serviteur
fournit des remplaçants qu’il trouve d’ordinaire parmi les mahométans;
puis le temps se passe, sinon à jeûner et à prier, du moins à ne rien
faire.
Le nabab me raconta que pour cette fête son salon était richement orné
et qu’on y plaçait la déesse _Durga_, aux dix bras. Elle est faite en
argile ou en bois, peinte des couleurs les plus brillantes et surchargée
d’oripeaux en or ou en argent, de fleurs et de rubans, souvent même de
riches parures. Dans le salon, dans la cour, à l’extérieur de la maison,
brillent, entre des vases et des guirlandes de fleurs, des milliers de
lumières et de lampes. On sacrifie à Durga de nombreuses victimes;
toutefois on ne les tue pas en sa présence, mais dans quelque coin de la
maison. Des prêtres servent la déesse, et des danseuses déploient leur
talent devant elle au son d’une musique bruyante (_tam-tam_). Les
prêtres et les danseuses se payent très-cher. En fait de danseuses,
l’Inde a comme l’Europe ses Essler et ses Taglioni, qui reçoivent comme
leurs émules des sommes considérables. Pendant mon séjour à Calcutta,
une célèbre danseuse persane ne voulait danser dans aucune soirée à
moins de cinq cents roupies. Des masses de visiteurs, parmi lesquels se
trouvent aussi beaucoup d’Européens, vont de temple en temple. Aux hôtes
les plus distingués on offre des sucreries et des fruits.
Le dernier jour de la fête, la déesse est portée à l’Hugly en grande
pompe et au son de la musique. On la dépose dans un bateau, on la
conduit au milieu du fleuve et on la précipite dans l’eau, pendant que
retentissent les cris d’allégresse du peuple, qui se tient sur le
rivage. A une époque plus reculée, la parure était livrée aux flots avec
la déesse, mais les prêtres ne manquaient pas de la repêcher la nuit.
Aujourd’hui on remplace, le dernier jour de la fête, la vraie parure par
de faux diamants, ou bien l’amphitryon s’arrange pour la mettre de côté
pendant la traversée; mais il faut que cela se fasse avec beaucoup
d’adresse, afin que le peuple ne s’en aperçoive pas.
Un _natsch_ revient souvent à plusieurs milliers de roupies: c’est une
des plus fortes dépenses des gens riches.
Les noces coûtent aussi, dit-on, des sommes considérables. Les prêtres
de Brahma, ou brahmanes, font des observations astrologiques, pour
calculer le jour le plus heureux et même l’heure la plus propice.
Ordinairement la noce est encore remise, au dernier moment, de quelques
heures, parce que le prêtre, après de nouveaux calculs, a trouvé une
heure plus favorable. Naturellement une telle découverte se paye de
nouveau au poids de l’or.
Des fêtes en l’honneur de Kally, la déesse aux quatre bras, ont lieu
plusieurs fois dans l’année, et particulièrement dans le village de
_Kallighat_, près de Calcutta.
Pendant mon séjour dans cette dernière ville, il y eut deux de ces
fêtes. On vit alors presque devant chaque hutte une quantité de petites
idoles d’argile peintes de la manière la plus baroque et qui
représentaient les figures les plus horribles; elles étaient destinées à
être vendues. La déesse Kally, de grandeur naturelle, tirait la langue
de toute sa longueur hors de sa bouche béante; elle était devant les
cabanes ou à l’intérieur, richement couronnée de guirlandes de fleurs.
Le temple de la déesse Kally est un misérable édifice, ou, pour mieux
dire, un sombre trou dont le petit toit en forme de coupole est surmonté
de quelques tourelles. La statue qui se trouvait dans ce temple se
distinguait surtout par une tête énorme et par une langue excessivement
longue. Sa figure était peinte en rouge cramoisi, en jaune et en bleu de
ciel. Il ne me fut pas permis d’entrer dans ce trou divin, car les
femmes ne sont pas jugées dignes de pénétrer dans un sanctuaire aussi
auguste que le temple de Kally. Je regardai à la porte avec les femmes
hindoues, ce qui me suffit complétement.
Les maisons mortuaires et les bûchers où l’on brûle les morts offrent
des tableaux émouvants et épouvantables. Les maisons mortuaires sont
placées sur les bords de l’Hugly, près de la ville. En face se trouve le
marché au bois. Celle que je visitai était petite et ne renfermait
qu’une salle avec quatre couchettes nues. Les mourants sont portés en ce
lieu par leurs parents et déposés sur une de ces couchettes; quand elles
sont occupées, on les met par terre ou, en cas de besoin, on les expose
devant la maison aux rayons d’un soleil brûlant. Je trouvai cinq
mourants dans la maison et deux en dehors. Ces derniers étaient tout à
fait enveloppés dans des paillasses ou des couvertures de laine; je
croyais qu’ils étaient déjà morts; mais quand j’en fis la remarque on
écarta les couvertures, et je reconnus que les malheureux remuaient
encore. Je m’imagine qu’ils doivent étouffer là-dessous. Dans la maison
mortuaire il y avait une vieille femme toute cassée, étendue par terre
dans le râle de la mort. Les quatre couchettes étaient toutes occupées.
Je ne remarquai point qu’on eût mis de la vase du Gange dans la bouche
et dans le nez des mourants; c’est peut-être la coutume dans d’autres
contrées. Les parents étaient assis autour des moribonds; ils
attendaient en silence et tranquillement qu’ils rendissent le dernier
soupir. Comme je demandai si on ne leur donnait rien, on me répondit
que, s’ils ne mouraient pas tout de suite, on leur donnait de temps en
temps une gorgée d’eau du Gange, mais toujours moins et à de plus longs
intervalles, puisque une fois apportés à la maison mortuaire ils
devaient absolument mourir.
Dès qu’ils sont morts, souvent quand ils ont eu à peine le temps de
refroidir, on les porte aux bûchers, qui ne sont séparés de la
grand’route que par un mur.
Je vis là un mort et un mourant étendus par terre, et sur six bûchers
six cadavres; les flammes qui les consumaient montaient en hautes
colonnes. Des oiseaux plus gros que des dindons, appelés ici
_philosophes_[78], de petits vautours et des corbeaux, étaient perchés
en grande quantité autour des bûchers, sur les toits et les arbres
voisins, et attendaient avidement pour se repaître des cadavres à moitié
brûlés. Je frissonnai; j’avais hâte de m’éloigner, et je fus longtemps
sans pouvoir effacer de ma mémoire l’impression de cet affreux
spectacle.
Ces funérailles coûtent souvent aux gens riches plus de mille roupies;
car on emploie les espèces de bois les plus chères, telles que les bois
de sandal, le bois de rose, etc. En outre, il faut encore pour les
cérémonies funèbres un brahmane, des pleureuses et de la musique.
Après que le corps a été brûlé, on recueille les ossements qu’on met
dans un vase et qu’on enterre, ou bien qu’on plonge dans le Gange ou
dans quelque autre fleuve sacré.
Pour les pauvres gens on ne fait pas toutes ces cérémonies. On brûle
leurs corps tout simplement sur du bois ou de la fiente de vache, et
s’ils sont trop pauvres pour pouvoir acheter du combustible, on attache
une pierre au cadavre et on le jette dans le fleuve.
J’ajouterai ici une petite anecdote que j’ai entendue raconter par une
personne digne de foi. Elle fera voir à quelles cruautés peuvent souvent
conduire de fausses idées religieuses.
M. N*** était un jour en voyage non loin du Gange, il avait avec lui
quelques serviteurs et un chien. Tout à coup ce chien disparut. Après
l’avoir appelé en vain et pendant longtemps, on le trouva enfin sur le
bord du Gange près d’un corps humain qu’il léchait constamment. M. N***
approcha et trouva un homme exposé pour mourir et qui avait encore
quelque souffle de vie. Il appela ses gens, fit enlever la vase et la
boue de la figure de ce malheureux, ordonna de l’envelopper d’une
couverture de laine et lui prodigua tous les soins possibles. Au bout de
peu de jours le pauvre homme fut entièrement rétabli. Quand M. N***
voulut le congédier, cet infortuné le pria instamment de n’en rien
faire, parce qu’il avait perdu sa caste, qu’aucun de ses parents ne le
reconnaîtrait plus, en un mot qu’il était rayé du nombre des vivants. M.
N*** le garda à son service et cet homme jouit encore de la meilleure
santé, quoique cette aventure remonte déjà à plusieurs années.
Les Hindous eux-mêmes avouent que par la manière dont on agit avec les
mourants il se commet plus d’un homicide; mais leur religion dit qu’une
fois que le médecin a déclaré qu’il n’y a plus d’espoir, il faut que le
malade meure.
Quant aux coutumes et aux usages des Hindous, je n’ai pas été à même
d’en connaître d’autres que ceux que j’ai déjà décrits; mais j’eus
occasion de voir quelques cérémonies relatives aux noces des mahométans.
Le jour des noces le lit nuptial bien paré est porté au son de la
musique à la demeure du fiancé. Assez tard dans la soirée la fiancée y
arrive aussi dans un palanquin bien fermé, accompagnée de musiciens, de
torches et d’une grande suite. Plusieurs parents portent des pyramides,
et le superbe feu connu sous le nom de feu de Bengale ne saurait manquer
en cette occasion.
Quand le cortége arrive à la maison du marié, les deux époux y entrent
seuls; la suite reste devant la porte, fait de la musique, crie et
chante quelquefois jusqu’au lendemain.
J’ai souvent entendu dire aux Européens qu’ils trouvaient cette
cérémonie du lit nuptial très-indécente; mais comme dit le proverbe:
Nous voyons un fétu dans l’œil de notre prochain, nous ne voyons pas la
poutre dans le nôtre. De même je trouvai que les mariages entre les
Européens établis dans le Bengale se font d’une manière bien plus
inconvenante. Chez les Anglais, le jour de la bénédiction nuptiale, qui
n’a lieu que vers le soir, le fiancé ne peut voir la fiancée qu’à
l’autel. Manquer à cette loi serait une grave infraction aux
convenances. Dans le cas où les deux fiancées auraient quelque chose à
se dire, il faut qu’ils aient recours à la plume. Mais à peine la
bénédiction du prêtre est-elle prononcée, que les nouveaux mariés sont
emballés dans une voiture et envoyés pendant huit jours dans un hôtel
aux alentours de la ville. On choisit d’ordinaire pour cela l’hôtel de
_Barrakpore_ ou quelque maison à _Gardenrich_. Quand toutes les places
de ces maisons sont louées, ce qui arrive assez souvent puisque presque
tous les mariages se font dans les mois de novembre ou de décembre, on
loue des bateaux avec une ou deux petites cabines, et les nouveaux
mariés sont condamnés à passer les premiers huit jours tout à fait
éloignés de leurs familles.
Il est également défendu aux parents d’approcher pendant ce temps de
leurs enfants.
Je crois que la délicatesse d’une jeune fille doit souffrir cruellement
de ces mœurs grossières. Combien la pauvre créature doit rougir quand
elle entre dans les endroits destinés à cet emprisonnement, et combien
doit-elle être blessée de chaque regard, de chaque sourire des
aubergistes, des garçons ou des bateliers!
Les bons Allemands, qui trouvent malheureusement beau tout ce qui ne
vient pas de chez eux, imitent très-consciencieusement cette coutume
étrange.
[Illustration]
CHAPITRE XII.
Départ de Calcutta.--Le
Gange.--Rajmahal.--Gor.--Junghera.--Monghyr.--Patna.--Deinapore.
--Gasipour.--Bénarès.--Religion
des Hindous.--Description de Bénarès.--Palais et temples.--Les
places sacrées.--Les singes sacrés.--Les ruines de
Sarnath.--Plantation d’indigo.--Visite au rajah de
Bénarès.--Martyrs et faquirs.--Le paysan indien.--L’établissement
des missions.
Le 10 décembre, après un séjour de cinq semaines, je quittai Calcutta
pour me rendre à Bénarès. On peut faire le voyage par terre ou par eau
sur le Gange. Par terre la distance est de 470 milles anglais; par eau
pendant la saison des pluies elle est de 685, et par le temps sec de 400
milles en plus, parce qu’on est obligé de faire des détours
extraordinaires pour passer de l’Hugly par les Sunderbunds dans le
Gange.
Le voyage par terre se fait dans des palanquins de poste, portés par des
hommes, dont on change comme de chevaux tous les quatre ou six milles.
On voyage jour et nuit, et à chaque station on trouve les porteurs tout
prêts, car une lettre d’avis annonce le voyageur un ou deux jours à
l’avance. La nuit un porte-flambeau se joint encore au cortége, pour
chasser les bêtes fauves par l’éclat de la flamme. Les frais de voyage
sont environ de 200 roupies pour une personne. Le transport des bagages
se paye à part.
On peut faire le voyage par eau dans des bateaux à vapeur qui partent
presque toutes les semaines pour Allahabad (115 milles par Bénarès). Le
trajet dure de quatorze à vingt jours; car à cause de nombreux bancs de
sable on ne peut voyager que de jour, et cependant on a souvent le
malheur de s’engraver, surtout quand les eaux sont basses. Le prix
jusqu’à Bénarès est pour les premières places de 257 roupies, et pour
les secondes, de 216 roupies. La nourriture seule, sans la boisson, se
paye trois roupies par jour.
Comme on m’avait beaucoup vanté les belles rives du Gange, les villes
considérables qui se trouvent sur ses bords, je choisis le voyage par
eau.
On annonçait pour le 8 décembre le départ du vapeur _le Général
Macleod_, de la force de 140 chevaux, sous le commandement du capitaine
Kellar; arrivée à bord j’appris que le départ était retardé de
vingt-quatre heures. A mon grand déplaisir le délai fut doublé, et nous
ne partîmes que le 10 à onze heures du matin. Nous descendîmes le fleuve
jusqu’à _Katscherie_. Le lendemain nous entrâmes près de _Mudpointe_
dans les Sunderbunds, et nous naviguâmes dans ces eaux jusqu’à _Culna_.
De là nous profitâmes du _Gurie_, affluent considérable du Gange, qui se
jette dans ce grand fleuve au-dessous de _Rumpurbolea_. Les premiers
jours du voyage furent excessivement monotones; nous ne vîmes ni villes
ni villages; les bords restèrent toujours plats, et de toutes parts le
pays était couvert de hauts buissons épais, que les Anglais appellent
_jungles_, c’est-à-dire _forêt vierge_. Mais je ne pouvais reconnaître
là une forêt vierge, car ce nom me représente une forêt de grands beaux
arbres.
La nuit nous entendions quelquefois rugir des tigres; ils sont assez
répandus dans ces contrées et attaquent même quelquefois des indigènes
isolés qui s’attardent à ramasser du bois. On nous montra un lambeau
d’habit attaché à un buisson, pour rappeler qu’à cette place un indigène
avait été déchiré par un de ces animaux. Mais les tigres ne sont pas les
seuls ennemis de l’homme. Le Gange en renferme d’autres très-dangereux,
les voraces crocodiles. On les voit souvent se chauffer au soleil par
bandes de six ou huit, sur les bords marécageux ou sur des bancs de
sable. Ils ont de 2 à 5 mètres de long. A l’approche de notre bruyant
vapeur, ils s’enfonçaient en toute hâte sous les flots jaunes et sales
du fleuve.
Les canaux des Sunderbunds et du Gurie sont si étroits, que si l’on
vient à rencontrer un vaisseau, on n’évite qu’avec peine un abordage, et
ils forment souvent des bassins larges de plusieurs milles; quoiqu’on ne
navigue que pendant le jour, à cause des bancs de sable et des
bas-fonds, il n’en arrive pas moins des accidents assez fréquents et
assez graves. Nous aussi nous n’en fûmes pas entièrement exempts. Dans
un des canaux étroits il fallut arrêter notre vapeur pour en laisser
passer un autre. A cette occasion un des deux bateaux que nous
remorquions vint se heurter si fort contre notre vapeur, que la paroi
d’une cabine fut enfoncée, mais heureusement personne ne fut blessé.
Dans un autre canal deux bateaux d’indigènes étaient à l’ancre. Ces
bonnes gens, ne nous ayant aperçus qu’un peu tard, n’avaient pas encore
eu le temps de lever l’ancre, quand nous arrivâmes sur eux avec fracas.
Le capitaine n’arrêta point, car il comptait encore pouvoir passer, mais
en virant trop brusquement de bord, il avait si violemment heurté les
buissons, que quelques jalousies de bois des fenêtres des cabines y
restèrent pendues comme des trophées.
Exaspéré de cette mésaventure, il dépêcha aussitôt une barque et fit
couper les câbles des ancres de ces malheureux indigènes[79]. Cet acte
était encore bien digne d’un Européen!
Près de Culna (à 308 milles de la mer) nous entrâmes dans un affluent
du Gange, le Gurie qui se jette au-dessous de Rumpurbolea dans le
fleuve. Ici les jungles s’éloignent et de belles plantations de riz, de
colza et autres viennent prendre leur place. Il y avait un assez grand
nombre de villages; seulement les huttes, composées en grande partie de
paille ou de feuilles de palmier, étaient petites et misérables. Notre
vapeur attirait les habitants; ils quittaient les huttes et les champs,
et des cris d’allégresse nous suivaient partout.
Le 15 décembre au soir, nous donnâmes pour la première fois contre un
banc de sable, et nous eûmes quelque peine à nous remettre à flot.
_16 décembre._ Dès la veille nous étions entrés dans le Gange.
Aujourd’hui nous arrêtâmes tard dans la soirée près du petit village de
_Commercolly_. Les habitants nous apportèrent des provisions de toute
espèce, et nous pûmes ainsi nous mettre au courant des prix. Un beau
mouton coûtait quatre roupies; une douzaine et demie de jeunes poulets,
une roupie; un poisson du poids de plusieurs livres, un _annas_ (quatre
kreutzers, environ quatorze centimes); huit œufs, un annas; vingt
oranges, deux annas; une livre de pain blanc, trois _beis_ (trois
kreutzers ou dix centimes). Et malgré ces bas prix le capitaine prenait
toujours trois roupies pour la nourriture des passagers. Si encore elle
avait été bonne! Quelques passagers achetèrent des œufs, du pain frais
et des oranges, et le capitaine ne rougit pas de faire figurer à sa
table, passablement chère, les articles achetés par les voyageurs.
_18 décembre._ _Bealeah_, endroit considérable où se trouvent de
nombreuses prisons destinées à garder des criminels amenés de tous
côtés.[80] Il faut croire que les prisonniers indiens ne cherchent pas à
s’échapper comme nos Européens, car ils étaient légèrement enchaînés, et
circulaient sans gardes, isolément ou plusieurs ensemble dans les
alentours. Ils sont convenablement vêtus, et on les emploie à des
travaux peu pénibles. Ils travaillent la plupart dans une fabrique de
papier.
Dans cet endroit les habitants paraissent être des plus fanatiques. Je
me promenais dans la petite ville avec un voyageur, M. Lau, et nous nous
disposions à prendre une ruelle dans laquelle s’élevait un temple
hindou, quand ces malheureux s’aperçurent de notre intention; ils
poussèrent des cris épouvantables et se ruèrent si vivement sur nous,
que nous jugeâmes prudent de modérer notre curiosité et de rebrousser
chemin.
_19 décembre._ Aujourd’hui se montrèrent de basses chaînes de montagnes,
les _Rajmahal-hills_, les premières depuis Madras. Le soir nous étions
échoués sur un banc de sable. Nous passâmes la nuit assez
tranquillement, mais le matin tout fut employé pour nous mettre à flot.
Les bateaux à remorquer furent détachés, les machines furent chauffées
le plus possible, les matelots travaillèrent sans relâche, et vers midi
nous étions encore aussi engravés que la veille au soir. En ce moment
approcha un vapeur allant d’Allahabed à Calcutta. Notre capitaine ne
hissa pas le pavillon de détresse; il était extrêmement contrarié d’être
vu dans cette position par un de ses collègues. Cependant le capitaine
de l’autre bateau ne lui en offrit pas moins ses services, mais on le
remercia laconiquement et en termes secs et peu gracieux. Ce ne fut
qu’après plusieurs heures d’efforts inouïs que nous réussîmes à nous
dégager et à rentrer dans le courant du fleuve.
Dans la journée nous touchâmes à _Radschmahal_ (_Rajmahal_[81]), grand
village qu’on dit très-malsain à cause de ses épaisses forêts et des
nombreux marécages dont il est entouré.
C’est ici que s’élevait autrefois _Gur_, une des plus grandes villes de
l’Inde, qui occupait un espace de vingt milles carrés et environ deux
millions d’habitants. On trouve encore, suivant le rapport des voyageurs
modernes, beaucoup de belles ruines, dont la plus remarquable est la
mosquée d’or, édifice magnifique, incrusté de marbre, avec des portes
célèbres par leurs grandes arches et la solidité de leurs murs.
Comme il y avait ici par bonheur une station pour le charbon, on nous
accorda quelques heures de liberté. Les jeunes gens en disposèrent pour
faire une partie de chasse à laquelle on se sentait naturellement invité
par de superbes forêts, les plus belles que j’eusse vues jusqu’alors
dans l’Inde. On disait, il est vrai, qu’elles étaient très-peuplées de
tigres, mais cela ne fit reculer personne. J’allai aussi de mon côté à
la chasse, mais à une chasse d’une autre nature; je parcourus dans tous
les sens les bois et les marais pour découvrir les ruines. Je les
trouvai aussi, mais qu’il y en avait peu et combien elles étaient
misérables! Les plus considérables étaient deux simples portes de ville
construites en pierres de grès, et ornées de quelques jolies sculptures,
mais dépourvues de hautes voûtes et de cintres. Je vis aussi un temple
insignifiant flanqué aux quatre coins de tourelles, qui à certaines
places était revêtu d’un mortier assez fin. Il y avait encore dans les
alentours quelques ruines ou des fragments isolés d’édifices, de
colonnes, etc., mais toutes les ruines réunies n’occupent pas une
surface de deux milles carrés.
Sur la lisière de la forêt, ou à quelques centaines de pas plus loin, on
apercevait de nombreuses cabanes d’indigènes, où l’on arrivait par les
plus jolis chemins, sous de sombres allées ombragées.
A Bealeah, les habitants étaient très-fanatiques; ici les maris sont
très-jaloux. A la fin de mon excursion, un des voyageurs était venu me
joindre, et nous passions près des habitations. Dès que les hommes
aperçurent mon compagnon, ils crièrent aussitôt à leurs femmes de se
réfugier dans les cabanes. Elles coururent aussi à droite et à gauche
pour s’y rendre, mais elles s’arrêtèrent tranquillement sous la porte
pour nous voir passer, et oublièrent tout à fait de se couvrir le
visage.
On trouve dans ces contrées des forêts entières de cocotiers. L’Inde est
la véritable patrie de cet arbre, qui y arrive à plus de vingt-cinq
mètres de hauteur, et qui porte des fruits dès la sixième année. Dans
d’autres pays il n’atteint guère plus de quinze mètres, et ne porte des
fruits que dans sa douzième ou quinzième année. Cet arbre est peut-être
le plus utile qu’il y ait au monde; il fournit un gros fruit
nourrissant, un lait délicieux, de grandes feuilles qui servent à
couvrir et à enclore les cabanes, les câbles les plus forts, l’huile à
brûler la plus pure, des nattes, des étoffes tissées, des matières
colorantes, et même une boisson, le _surr_, appelé aussi _toddy_, ou
l’eau-de-vie de palmier, que l’on obtient en faisant des entailles dans
la couronne de l’arbre. Pendant tout un mois les Hindous grimpent matin
et soir jusque sous la couronne du palmier, font quelques entailles dans
le tronc, et attachent des pots dessous pour recueillir le suc qui en
découle. Comme l’écorce de l’arbre est très-rugueuse, l’Indien trouve
beaucoup de facilité à y grimper. Il passe un fort lacet autour du tronc
de l’arbre et du milieu de son corps, et un second autour de ses pieds,
qu’il appuie contre l’arbre; puis il s’élance en haut, en tirant la
partie inférieure du lacet avec la main et avec la pointe de ses pieds.
Je vis monter de cette manière aux arbres les plus élevés, avec une
grande légèreté, en moins de deux minutes. Ils ont autour du corps une
courroie à laquelle sont pendus un couteau et un ou deux pots.
Le suc tiré de l’arbre est d’abord clair, doux et agréable; mais au bout
de six à huit heures il devient blanchâtre et prend un goût dur et
âcre. En y ajoutant du riz, on peut en faire de l’arak très-fort. Un bon
arbre fournit en vingt-quatre heures plus de deux pintes de ce suc; mais
dans l’année où l’on extrait ce toddy, il ne porte pas de fruits.
_21 décembre._ A environ 70 milles au-dessous de Radschamahal, on passe
près de trois rochers assez escarpés qui s’élèvent du sein du Gange. Le
premier peut avoir 20 mètres de haut; celui du milieu, couvert de
quelques buissons, sert de séjour à un faquir à qui des fidèles
fournissent des vivres. Nous ne vîmes pas ce saint homme, car il
commençait à faire nuit quand nous passâmes devant son rocher. Nous
regrettâmes bien plus de ne pas avoir pu visiter le jardin botanique de
_Bogulpore_, qui passe pour le plus beau de l’Inde, mais, comme à
Bogulpore, on ne prenait pas de charbon, on ne s’y arrêta pas non plus.
Le 22 décembre, nous passâmes près du merveilleux groupe de rochers
_Junghera_, qui sort comme une île féerique des eaux du fleuve. Cet
endroit a été vénéré autrefois comme le lieu le plus sacré du Gange. Des
milliers de bateaux et de navires sillonnaient sans cesse le beau
fleuve; pas un Hindou ne mourrait tranquillement s’il n’avait visité
Junghera. Beaucoup de faquirs faisaient là leur métier, fortifiaient les
pèlerins par des discours édifiants, et recevaient d’eux, en échange, de
pieux dons. Aujourd’hui cet endroit a perdu son prestige, et le tribut
qu’apportent les fidèles suffit à peine pour conserver la vie à deux ou
trois faquirs.
Le soir nous fîmes une halte près de _Monghyr_[82], assez grande ville
avec d’anciennes fortifications. Ce qui attire avant tout l’attention,
c’est un cimetière surchargé de monuments d’un caractère tout
particulier, et qui, si je n’en avais pas déjà vu de semblables à
Calcutta, ne m’auraient certes pas semblé appartenir à une religion
chrétienne. Il y avait des temples, des pyramides, d’énormes
catafalques, des kiosques, etc., tous des constructions massives en
briques. La grandeur de ce cimetière n’est nullement en rapport avec le
petit nombre des Européens établis à Monghyr, mais c’est, dit-on,
l’endroit le plus malsain de toute l’Inde; de sorte qu’un Européen qui y
est envoyé pour plusieurs années prend d’ordinaire pour toujours congé
de sa famille. A 5 milles de Monghyr il y a des sources chaudes,
regardées comme sacrées par les indigènes.
Nous avions déjà perdu de vue les _Radschamahal-hills_, à Bogulpore. Une
immense plaine s’étendait de nouveau des deux côtés du fleuve.
_24 décembre._ _Patna_[83], une des plus grandes et des plus anciennes
villes du Bengale, ayant une population d’environ 300 000 âmes[84], se
compose d’une rue très-large et longue de 8 milles anglais, à laquelle
viennent aboutir beaucoup de courtes ruelles. Je trouvai presque toutes
les maisons en argile, excessivement petites et misérables. Sous les
auvents on voit étalées des marchandises et des denrées de l’espèce la
plus commune. La partie de la rue dans laquelle se trouvent la plupart
de ces pauvres magasins porte le nom ambitieux de _bazar_. Il n’aurait
pas été difficile de compter les quelques maisons qui présentaient un
caractère plus noble: elles étaient construites en briques et entourées
de galeries et de colonnes élégantes sculptées en bois. C’était aussi
dans ces maisons qu’on trouvait les magasins les plus beaux et les plus
riches.
Les temples des Hindous, les _gauths_ (escaliers, colonnades,
portiques), qui donnent sur le Gange, promettent, comme les mosquées des
mahométans, toujours beaucoup de loin; mais c’est peu de chose quand on
les examine de près. Je ne fus frappée que de quelques mausolées en
forme de cloche, comme ceux de Ceylan. Ils étaient beaucoup plus grands
que ces derniers, mais ne s’en distinguaient pas par l’architecture.
Leur circonférence était de plus de 66 mètres, et leur hauteur de plus
de 27. On pénètre dans l’intérieur par de simples portes très-basses. Au
dehors, des escaliers étroits, formant un hémicycle, conduisent des deux
côtés jusqu’au faîte. On n’ouvrit pas la porte, et il fallut nous
contenter de l’assurance qu’il ne s’y trouvait rien autre chose qu’un
sarcophage.
Patna est un endroit extrêmement important pour le commerce de l’opium,
qui enrichit beaucoup d’indigènes. Ils n’étalent pas d’ordinaire leur
richesse dans leurs habits, et ne font parade d’aucun luxe extérieur. Il
n’y a que deux costumes, celui de l’homme aisé, semblable à celui des
Orientaux; et celui de l’indigent, composé d’un morceau d’étoffe passé
autour des hanches.
La principale rue de la ville est excessivement animée; on y voit aller
et venir une grande quantité de voitures et de piétons. L’Hindou est,
comme le Juif, ennemi si déclaré de la marche, que, plutôt que d’aller à
pied, il se contente de la plus mauvaise place dans une misérable
charrette.
Le véhicule le plus ordinaire consiste en une charrette étroite sur deux
roues, entourée de quatre pieux et de perches transversales. Ces perches
sont garnies d’une étoffe en laine de couleur, et une espèce de
baldaquin garantit contre le soleil. Dans cette charrette il n’y a, à
proprement parler, place que pour deux personnes; mais j’en voyais
souvent trois ou quatre pressées les unes contre les autres. Je songeais
alors aux Italiens, qui savent si bien s’entasser dans les voitures,
assis et debout, et ne laissent même pas les marchepieds libres. Ces
charrettes s’appellent des _bailis_. Elles sont fermées de rideaux épais
quand il y a des femmes dedans.
Sur la foi de quelques descriptions de voyage, je comptais trouver dans
les rues beaucoup de chameaux et d’éléphants; cependant je n’y vis que
des bailis traînés par des bœufs, et quelques cavaliers; mais je
n’aperçus ni chameaux ni éléphants.
Vers le soir, nous nous rendîmes à _Deinapore_, éloignée de 8 milles de
Patna[85]. Une route de poste bordée de beaux arbres y conduit à travers
des champs fertiles.
Deinapore, une des plus grandes stations militaires de l’Inde anglaise,
a de vastes casernes qui, à elles seules, forment presque une ville.
Deinapore n’est pas très-loin des casernes. Parmi les habitants, il y a
beaucoup de mahométans, qui se distinguent des Hindous par leur activité
et leur industrie. J’aperçus ici dans un _serai_[86] situé en dehors de
la ville, des éléphants; c’étaient les premiers que je voyais sur le
continent de l’Inde; il y en avait huit superbes.
Quand le soir, nous retournâmes à notre bateau, nous y trouvâmes autant
de mouvement que dans un camp. Tous les articles imaginables y avaient
été apportés et étalés. Parmi les marchands se distinguaient surtout
les cordonniers dont les chaussures paraissaient belles et solidement
établies et étaient excessivement bon marché. Une paire de bottes
d’hommes, par exemple, coûtait une roupie et demie ou deux. Mais on en
demandait toujours le double. Je vis à cette occasion comment les marins
anglais faisaient le commerce avec les indigènes. Un des machinistes,
ayant voulu acheter une paire de souliers, offrit le quart du prix
exigé. Le vendeur n’accepta pas cette offre, et reprit sa marchandise.
Mais le machiniste la lui arracha des mains, lui jeta quelques beis de
plus que la somme offerte et retourna dans sa cabine. Le cordonnier
courut après lui et réclama ses souliers. Mais on lui donna à la place
quelques coups de poing en le menaçant de le faire partir immédiatement
du bateau, s’il ne se tenait pas tranquille. Et le pauvre diable s’en
retourna à ses marchandises.
Le même soir, un jeune garçon hindou apporta une boîte pour un des
voyageurs et réclama une bagatelle pour sa peine; mais on n’y fit pas
attention. Le garçon ne s’en alla pas et renouvela sa demande à
plusieurs reprises. Alors on le chassa, et, comme il tardait à s’en
aller, on le rudoya. Par hasard le capitaine survint et demanda ce qu’il
y avait. Le garçon raconta en sanglotant sa mésaventure. Le capitaine
haussa les épaules et le petit malheureux fut expulsé du bateau.
Que de traits de ce genre et d’autres bien plus déplorables n’ai-je pas
vus! Si les peuples que nous appelons _barbares_ et _païens_, nous
haïssent et nous détestent, ils ont parfaitement raison. Partout où
arrive l’Européen, il ne veut pas payer, mais seulement régner et
commander, et d’ordinaire sa domination est bien plus vexatoire que
celle des indigènes.
_26 décembre._ Les expositions des morts aux bords du Gange ne semblent
pas être aussi fréquentes que le racontent beaucoup de voyageurs. Nous
naviguions déjà depuis quinze jours sur le fleuve, nous avions passé
près de beaucoup de villes et d’endroits très-peuplés, et ce n’est
qu’aujourd’hui que pareil spectacle s’offrit à ma vue. Le mourant était
étendu tout près de l’eau; autour de lui étaient plusieurs hommes,
probablement des parents, qui attendaient le moment où il expirerait.
L’un puisa avec la main de l’eau ou de la vase dans le fleuve, et on en
toucha le nez et la bouche du mourant. L’Hindou croit que s’il meurt la
bouche pleine d’eau sacrée près du fleuve même, il ne peut manquer
d’entrer au ciel. Les parents ou les amis restent auprès du mourant,
jusqu’au coucher du soleil, ensuite ils rentrent et l’abandonnent à son
sort; d’ordinaire il devient la proie d’un crocodile. Je ne vis non plus
que très-rarement des cadavres flottant sur l’eau; dans tout le voyage
je n’en aperçus pas plus de deux. La plupart des corps sont brûlés.
_27 décembre._ _Ghazipur_ est un endroit considérable qui se fait déjà
remarquer de loin par ses beaux _gauths_. On voit ici un joli monument,
élevé à la mémoire du comte de Cornouailles, qui en 1790 vainquit
Tippo-Saïb. Non loin de là est un grand haras qui, à ce qu’on dit,
produit des chevaux d’une rare beauté. Mais ce qui distingue
particulièrement Ghazipur, ce sont ses immenses champs de roses, et
l’eau et l’huile de roses qu’on y fabrique. Cette huile se fait de la
manière suivante:
Sur quarante livres de roses avec leurs calices, on verse soixante
livres d’eau et on distille sur un feu lent. On en tire trente livres
d’eau de rose: celle-ci est jetée de nouveau sur quarante livres de
roses fraîches, et on en distille tout au plus vingt livres d’eau qu’on
expose ensuite à l’air frais pendant une nuit. Le lendemain on trouve
l’huile figée sur la surface de l’eau et on l’enlève. De quatre-vingts
livres de roses (200 000 fleurs) on tire tout au plus une once et demie
d’huile. Une once de véritable huile de roses coûte à Ghazipur même
quarante roupies.
Le 28 décembre, à dix heures du matin, nous arrivâmes enfin dans la
ville sacrée de Bénarès. Nous jetâmes l’ancre à Radschgaht, où des
_kullis_ (_porteurs_) et des chameaux étaient tout prêts pour nous
recevoir.
Avant de dire adieu au Gange, je dois faire remarquer que dans tout le
voyage qui est d’environ mille milles, je n’ai pas rencontré un seul
endroit qui se distingue par une grande beauté ou par une vue
pittoresque. Les rives sont plates ou bordées de berges hautes de 4 à 7
mètres, et dans l’intérieur du pays des plaines de sable alternent avec
des plantations ou des prés desséchés, ou de misérables jungles. On
voit, il est vrai, des villes et des bourgades en grand nombre; mais à
l’exception de quelques beaux édifices et de plusieurs gauths, ce ne
sont que des amas de huttes et de baraques. Le fleuve lui-même est
souvent divisé en plusieurs bras; quelquefois il est si large, qu’il
ressemble plus à un lac qu’à une rivière et que l’œil peut à peine en
distinguer les bords.
* * * * *
Bénarès est la ville sacrée de l’Inde. Elle est à l’Hindou ce que la
Mecque est au mahométan et Rome au catholique. La croyance de l’Hindou à
la sainteté de cette ville est si grande que, selon lui, tout homme, de
quelque religion qu’il soit, jouit un jour de la félicité éternelle,
s’il y a passé vingt-quatre heures. Un des plus beaux traits de la
religion et du caractère de ce peuple est cette noble croyance qui
confond le fanatisme religieux de bien des sectes chrétiennes.
Le nombre des pèlerins s’élève tous les ans de trois à quatre cent
mille, et leur séjour, leurs offrandes et leurs dons ont rendu Bénarès
la ville la plus riche du pays.
Il sera peut-être à propos de placer ici sur la religion de ce peuple
intéressant, quelques observations que j’emprunte à Zimmermann:
_Taschenbuch der Reisen (Journal des Voyages)_.
«Le fond de la religion hindoue est la croyance à un être premier et
suprême, à l’immortalité de l’âme et à la récompense de la vertu. Leur
idée de Dieu est si grande et si belle, leur morale, si pure et si
sublime, qu’on n’en saurait trouver de pareille chez aucun peuple.
«Leurs préceptes sont: d’adorer l’Être suprême, d’invoquer les dieux
tutélaires, de se montrer bienveillants pour leurs semblables, d’avoir
pitié des malheureux, de les soutenir, de supporter patiemment les
peines de la vie, de ne pas mentir, de ne pas commettre d’adultère, de
lire et d’écouter lire l’histoire divine, de parler peu, de jeûner, de
prier et de se baigner aux heures déterminées. Ce sont les devoirs
généraux auxquels les livres sacrés obligent tous les Indiens sans
distinction de race ni de caste.
«Leur véritable et unique dieu s’appelle _Brahm_, qu’il ne faut pas
confondre avec Brahma, créé par lui. C’est la vraie lumière, qui est la
même, éternelle et bienheureuse dans tous les temps et dans tous les
lieux. Le mal est puni et le bien récompensé. De l’essence immortelle de
_Brahm_ est émanée la déesse _Bhavani_, c’est-à-dire la nature, et une
légion de 1180 millions d’esprits. Parmi ces esprits il y a trois
demi-dieux ou génies supérieurs: _Brahma_, _Vichnou_ et _Chiva_, la
trinité des Hindous, appelée chez eux _Trimurti_.
«Longtemps la concorde et la félicité régnèrent entre les esprits. Mais
ensuite éclata parmi eux une révolte, et plusieurs refusèrent d’obéir.
Les rebelles furent précipités du haut des cieux dans l’abîme des
ténèbres. Alors eut lieu la métempsycose: chaque être, chaque plante fut
animé par un ange déchu. Cette croyance explique la bonté infinie des
Hindous pour les animaux. Ils les considèrent comme leurs semblables et
n’en veulent tuer aucun.
«L’Hindou adore, avec le sentiment le plus pur et le plus religieux, le
grand but de la nature, la procréation des corps organiques. Toutes les
parties qui concourent à ce but sont sacrées à ses yeux et dignes de son
respect; c’est la seule raison qui lui fait offrir un culte au _Lingam_.
«On est tenté de croire que ce n’est qu’à la longue que tout ce qu’il y
a d’extraordinaire dans cette religion mal comprise et faussée dans la
bouche du peuple est descendu au rang de folle jonglerie.
«Il suffira d’indiquer les attributs de quelques-unes des principales
divinités des Hindous pour expliquer l’état actuel de leur religion.
«_Brahma_, comme créateur du monde, est représenté avec quatre têtes
d’homme et huit mains; dans une main il tient le Code; dans les autres
il a différents emblèmes. Il n’est point adoré dans une pagode (temple);
il a perdu cette prérogative par son orgueil, car il avait voulu
pénétrer la nature de l’Être suprême. Cependant, après s’être repenti de
sa folie, il obtint que les brahmanes, en son honneur, institueraient
des fêtes solennelles appelées _Poutsché_.
«_Vichnou_, comme conservateur de l’univers, est représenté sous vingt
et une figures différentes: à moitié poisson, à moitié homme, comme
tortue; à moitié lion, à moitié homme, Bouddha, nain, etc. La femme de
Vichnou est adorée comme la déesse de la fécondité, de la richesse, de
la beauté, etc. C’est en son honneur qu’on regarde la vache comme
sacrée.
«_Chiva_ est le destructeur, le vengeur, le réformateur, le vainqueur de
la mort. Aussi a-t-il un double caractère: il est bienfaisant ou
redoutable, il récompense et il punit. Ordinairement on le représente
sous des traits horribles, tout entouré d’éclairs, avec trois yeux, dont
le plus grand est sur le front; en outre, il a huit bras, dont chacun
tient quelque chose.
«Quoique ces trois divinités soient hiérarchiquement aussi haut placées
les unes que les autres, la religion des Hindous ne se divise
réellement qu’en deux sectes, les adorateurs de Vichnou et ceux de
Chiva. Brahma n’a pas de secte, à proprement parler, parce qu’il n’a ni
temples ni pagodes; on pourrait cependant considérer toute la caste des
prêtres, les brahmanes, comme attachés à son culte, puisqu’ils
prétendent être sortis de sa tête.
«Les adorateurs de Vichnou portent sur le front ou sur la poitrine,
peint en rouge ou en jaune, le signe de la Jani. Les adorateurs de Chiva
portent au front le signe du Lingam, ou d’un obélisque, ou d’un
triangle, ou du soleil.
«On admet trois cent trente-trois millions de divinités inférieures; ce
sont les dieux des éléments, des phénomènes de la nature, des passions,
des arts, des maladies, etc. On les représente sous différentes formes
et avec toutes sortes d’attributs.
«Il y a en outre des génies, de bons ou de mauvais démons. Le nombre des
bons dépasse celui des mauvais de trois millions.
«D’autres objets encore ont, aux yeux des Hindous, un caractère sacré,
comme les fleuves, parmi lesquels le Gange occupe le premier rang; on le
dit formé de la sueur de Chiva. L’eau du Gange jouit d’une si haute
réputation, qu’on en fait un commerce considérable et qu’on la
transporte à plusieurs milles dans l’intérieur du pays.
«Parmi les animaux, les Hindous adorent surtout la vache, le bœuf,
l’éléphant, le singe, l’aigle, le cygne, le paon et le serpent.
«Parmi les plantes, le nénufar, le bananier et le manguier.
«Les brahmanes ont une très-haute vénération pour une pierre, qui est,
d’après Sonnerat, une corne d’Ammon pétrifiée en roche schisteuse.
«Ce qui est excessivement remarquable, c’est qu’on ne trouve pas dans
tout l’Hindoustan une seule image de l’Être suprême. Il leur paraît trop
grand; toute la terre, disent-ils, est son temple, et ils l’adorent
sous toutes les figures.
«Les adorateurs de Chiva enterrent les morts, les autres sectes les
brûlent ou les jettent dans le fleuve.»
* * * * *
Celui qui ne connaît l’Inde que pour être allé à Calcutta, ne peut pas
se faire une juste idée de ce pays. Calcutta a presque le caractère
d’une ville européenne. Les palais et les équipages ressemblent à ceux
de l’Europe. On y voit des promenades, des réunions, des bals, des
concerts, qui peuvent presque rivaliser avec ceux de Paris et de
Londres, et si on ne rencontrait pas dans la rue l’indigène au teint
jaune foncé, et dans les maisons l’Hindou qui fait le service, on
pourrait bien oublier qu’on se trouve dans une autre partie du monde.
Il en est tout autrement de Bénarès. L’Européen s’y trouve isolé. Des
coutumes et des usages étrangers lui rappellent à chaque pas qu’il n’est
qu’un intrus toléré. Bénarès compte 300 000 habitants, parmi lesquels il
y a à peine 150 Européens.
La ville est belle, surtout vue du côté de l’eau, où l’on n’aperçoit pas
ses défauts. De superbes escaliers en pierres colossales, conduisent du
rivage aux maisons, aux palais et aux magnifiques portes de la ville.
Dans la belle partie de la ville, ces escaliers forment une chaîne non
interrompue de deux milles de longueur. Ils ont coûté des sommes
énormes, et, avec les pierres employées à leur construction, on aurait
pu bâtir une grande ville.
Le beau quartier de Bénarès renferme beaucoup d’anciens palais de style
mauresque, gothique ou hindou. Les portails sont grandioses, les façades
sont couvertes de superbes arabesques, de bas-reliefs et de sculptures;
les divers étages sont ornés de belles colonnes, de piliers en saillie,
de verandas, de balcons, de frises et de corniches. Les fenêtres seules
ne me plurent pas; elles sont basses, étroites, et rarement régulières.
Tous les palais et toutes les maisons ont des toits très-larges ou
inclinés; quelquefois ils n’ont que des terrasses.
D’innombrables temples donnent une preuve de la richesse et du caractère
religieux des habitants. Tout riche Hindou construit près de sa maison
un temple, c’est-à-dire une tourelle qui souvent n’a guère plus de 6 ou
7 mètres de haut.
Le temple indien se compose d’une tour haute de 10 à 20 mètres, sans
fenêtres, et avec une petite entrée. Il se présente très-bien et a l’air
très-original, surtout vu de loin; car il est taillé avec beaucoup d’art
et beaucoup de goût, ou bien richement chargé d’ornements extérieurs,
tels que flèches, petites colonnes ou pyramides, feuilles, niches, etc.
Mais il y a malheureusement aussi beaucoup de ruines parmi ces belles
constructions. Le Gange mine fréquemment le sol, et les palais et les
temples se tassent ou s’écroulent tout à fait. Dans quelques endroits,
on a construit sur leur emplacement de misérables bicoques qui forment
un contraste choquant avec le bel aspect de ce qui les entoure; les
ruines du moins ont encore leur beauté.
Quand on arrive près du fleuve au lever du soleil, on voit un spectacle
que l’on ne peut comparer à rien au monde. Le pieux Hindou y vient faire
ses dévotions; il entre dans le Gange, se tourne du côté du soleil,
s’asperge trois fois la tête avec l’eau qu’il a puisée dans le creux de
sa main, et récite en même temps ses prières.
Si l’on tient compte du chiffre élevé de la population de Bénarès, on ne
me taxera pas d’exagération si j’évalue à environ cinquante mille le
nombre des fidèles, non compris les pèlerins, qui viennent chaque jour
prier dans le fleuve.
Beaucoup de brahmanes sont assis dans de petits kiosques ou bien sur des
blocs de pierre, sur les escaliers, tout près de l’eau, pour recevoir
les dons des riches et des pèlerins, et pour leur donner en échange
l’absolution de leurs péchés.
Tout Hindou doit se baigner au moins une fois par jour, et cela le
matin. S’il est très-dévot, et s’il en a le temps, il répète la même
cérémonie le soir. Quant aux femmes, elles font leurs ablutions chez
elles.
Pendant le temps des fêtes, appelées _Mela_, où l’affluence des pèlerins
à Bénarès est incalculable, les marches des escaliers peuvent à peine
contenir la masse des fidèles, et le fleuve est comme tout semé de
points noirs qui représentent les têtes des baigneurs.
Il s’en faut de beaucoup que l’intérieur de la ville soit aussi beau que
la partie qui s’étend le long du Gange. On y trouve encore une grande
quantité de palais; mais ils n’ont ni beaux portails, ni colonnes, ni
verandas, etc. Plusieurs de ces édifices sont revêtus d’un ciment fin,
et d’autres sont couverts de misérables fresques.
Les rues sont laides et sales pour la plupart, et il y a en a de si
étroites, qu’on ne peut pas y passer en palanquin. Dans tous les coins,
presque devant chaque maison, on retrouve l’emblème du dieu Chiva.
Le plus beau temple de Bénarès est celui de _Visvisha_; ses deux tours
sont unies l’une à l’autre par des colonnades, et les flèches sont
revêtues de lames d’or. Le temple est entouré d’un mur; on nous permit
de pénétrer dans l’avant-cour et d’aller jusqu’aux portes d’entrée.
Nous aperçûmes à l’intérieur quelques emblèmes de Vichnou et de Chiva,
couronnés de fleurs et couverts de riz, de froment et d’autres graines.
Dans les péristyles on voyait de petits taureaux en métal ou en pierre,
et des taureaux blancs vivants (j’en comptai huit) se promenaient
librement. Ces derniers, regardés comme sacrés, peuvent circuler
partout, et il ne leur est pas même interdit d’assouvir leur faim avec
les fleurs et les fruits déposés comme offrandes.
Ces animaux sacrés ne se tiennent pas seulement dans les temples, mais
se promènent aussi dans les rues. Tout le monde leur fait
respectueusement place, et on leur jette quelquefois même à manger; mais
on ne les laisse plus, comme autrefois, toucher aux grains exposés en
vente. Un de ces taureaux sacrés vient-il à mourir, il est jeté dans le
fleuve ou brûlé; il jouit à cet égard des mêmes honneurs que l’Hindou.
Il y avait dans le temple des hommes et des femmes qui avaient apporté
des fleurs avec lesquelles ils ornaient et couronnaient les emblèmes.
Plusieurs mirent aussi une pièce d’argent parmi les fleurs. Ils jetèrent
de l’eau du Gange sur ces emblèmes et sur ces bouquets, et répandirent
dessus des graines de riz et d’autres plantes. Près du temple de
Visvisha se trouvent les lieux les plus vénérés des Hindous de Bénarès,
la _fontaine sacrée_ et la _Mankarnika_, ou grand bassin d’eau.
Voici ce qu’on raconte de la fontaine sacrée.
Les Anglais, s’étant emparés de Bénarès, braquèrent un canon à l’entrée
d’un temple pour détruire le dieu Mahadeo. Les brahmanes, exaspérés,
cherchèrent à soulever le peuple, qui se porta en effet au temple en
grandes masses. Les Anglais, pour prévenir la lutte, dirent aux Hindous:
«Si votre dieu est plus fort que celui des chrétiens, le boulet ne lui
fera aucun mal; mais, dans le cas contraire, il tombera à terre brisé.»
Ce fut naturellement cette dernière chose qui arriva; mais les brahmanes
ne se reconnurent pas pour vaincus, et ils déclarèrent qu’avant
l’explosion du coup de canon ils avaient vu l’esprit de leur dieu
quitter l’image de pierre et se jeter dans la fontaine voisine. Depuis
ce temps la fontaine passe pour sacrée.
La _Mankarnika_ est un bassin profond, recouvert intérieurement de
pierres; il a 20 mètres de large et autant de long. Des escaliers
spacieux conduisent à l’eau des quatre côtés. On raconte ici une
histoire analogue du dieu Chiva.
Les deux dieux Mahadeo et Chiva résident encore aujourd’hui, l’un dans
la fontaine et l’autre dans la Mankarnika. Tout pèlerin venant à Bénarès
doit, à son arrivée, se baigner dans cet étang sacré et offrir un petit
don aux brahmanes; il s’en trouve toujours là pour les recevoir. Les
brahmanes ne se distinguent pas par leurs habits des gens de la classe
aisée; ils ont seulement un teint plus clair, et plusieurs de ceux que
j’ai vus avaient de très-nobles figures.
A cinquante pas de cet étang, sur les bords du Gange, s’élève un temple
de toute beauté, avec trois tours. Malheureusement le sol fléchit il y a
quelques années; les tours se déjetèrent: l’une penche à gauche, l’autre
à droite, et la troisième est presque enfoncée dans le Gange.
Parmi les milliers de temples et de pagodes disséminés dans la ville,
quelques-uns valent la peine d’être vus en passant; mais je ne
conseillerais à personne de faire de grands détours pour les visiter.
La place où l’on brûle les morts est également tout près de l’étang
sacré. Quand nous y arrivâmes, on faisait justement griller quelques
cadavres; car on ne peut pas appeler autrement la manière dont on les
brûlait. Les bûchers étaient si petits, que les corps les dépassaient en
tous sens.
La mosquée d’_Aureng-Zeb_ mérite surtout l’attention du voyageur. Elle
est célèbre par ses deux minarets, qui ont 50 mètres de haut et passent
pour les plus effilés qu’il y ait au monde. Ils ressemblent à deux
aiguilles, et méritent certainement ce nom plutôt que les minarets de
Cléopâtre, à Alexandrie. D’étroits escaliers tournants, pratiqués dans
l’intérieur, conduisent jusqu’au faîte, où l’on a ménagé un petit rebord
avec un garde-fou d’un pied de hauteur. Heureux celui qui n’est point
sujet au vertige! il peut se placer sur la plate-forme et embrasser à
vol d’oiseau l’océan des palais et des maisons entremêlés de temples et
de pagodes! Le Gange aussi se déroule à ses pieds avec ses innombrables
quais en escaliers. Par des jours très-purs et très-clairs, on doit même
apercevoir à l’extrémité de l’horizon une chaîne de collines; mais,
quoiqu’il fît beau et clair, je ne pus la découvrir.
Une construction extrêmement remarquable et curieuse est l’observatoire
élevé il y a plus de deux cents ans par Dscheising, sous le règne du
spirituel empereur Akbar. On n’y trouve pas de longues-vues ni de
télescopes ordinaires; tous les instruments ont été composés
artificiellement au moyen de pierres de taille massives.
Sur une terrasse élevée à laquelle conduisent des escaliers en pierre,
on voit des tables orbiculaires, des arcs en forme de demi-cercle et de
quart de cercle, etc., couverts de signes, de lignes et de caractères.
Avec ces instruments les brahmanes ont fait et font encore aujourd’hui
leurs observations astronomiques. Nous en trouvâmes plusieurs
sérieusement occupés à faire des calculs et à rédiger des mémoires.
Bénarès est en général le principal siége de l’érudition hindoue. Parmi
les 6000 brahmanes qui y demeurent, il y en a beaucoup, dit-on, qui
enseignent l’astronomie, le sanscrit et diverses sciences.
Une autre curiosité de Bénarès sont les singes sacrés, établis
particulièrement sur quelques manguiers énormes du faubourg _Durgakund_.
Quand nous arrivâmes sous les arbres, ces animaux durent probablement se
douter que c’était à cause d’eux que nous y étions venus, car ils
s’approchèrent de nous sans la moindre crainte; mais quand le serviteur
que nous avions envoyé chercher de la nourriture pour eux revint, les
appela et les invita poliment à venir manger, c’était un plaisir de voir
ces singes accourir, en sautant et en gambadant, des toits, des arbres,
des maisons et des rues d’alentour. En un clin d’œil nous nous
trouvâmes entourés de quelques centaines de singes qui se disputaient de
la manière la plus plaisante les fruits et les grains qu’on venait de
leur jeter. Le plus grand ou le plus âgé d’entre eux imposait son
autorité à toute la bande; partout où il y avait rixe ou dispute, il
arrivait, donnait des coups, montrait les dents et poussait des cris de
colère. Aussitôt les combattants se séparaient et s’enfuyaient: c’était
vraiment la société de singes la plus nombreuse et la plus amusante que
j’eusse jamais vue. Ils avaient plus d’un demi-mètre de haut, et ils
étaient d’un jaune sale.
Un jour mon bon hôte, M. Luitpold[87], me conduisit à _Sarnath_ (à 5
milles de Bénarès), où l’on trouve quelques ruines intéressantes, trois
tours énormes et massives. Elles ne sont pas d’une hauteur considérable,
et sont placées sur trois collines artificielles éloignées d’un mille
l’une de l’autre. Ces collines et ces tours sont construites en grosses
briques. La plus grande de ces tours est encore en ce moment revêtue en
plusieurs endroits de dalles de pierre, sur lesquelles on découvre çà et
là des traces de belles arabesques. Beaucoup de ces dalles sont étendues
par terre au milieu de ruines. Sur les deux autres tours on ne trouve
trace de rien de semblable. Chaque tour a une petite porte et ne
contient qu’un seul appartement[88].
Le gouvernement anglais a fait percer, dans chaque colline, une galerie
conduisant jusqu’au-dessous de la tour, dans l’espoir de faire des
découvertes qui jetteraient quelque lumière sur ces constructions; mais
on n’a trouvé qu’une voûte souterraine entièrement vide.
Près d’une de ces tours s’étend un lac artificiel où un canal amène
l’eau du Gange.
La tradition rapporte, au sujet des tours et du lac, une légende assez
plaisante. Dans les temps les plus reculés, ces lieux étaient habités
par trois frères géants qui firent élever ces constructions et creuser
le lac. Tout ce travail s’acheva en un jour; mais il faut savoir qu’un
jour de ce temps valait deux de nos années. Les géants étaient si grands
(fait rendu très-vraisemblable par les petites dimensions des tours et
des appartements) qu’ils pouvaient, d’une seule enjambée, passer d’une
tour à l’autre. Ils avaient fait construire ces tours l’une près de
l’autre parce qu’ils s’aimaient beaucoup et qu’ils tenaient à se voir à
tout instant.
Ce qui ne m’intéressa pas moins que ces tours et leur curieuse histoire,
ce furent quelques plantations d’indigo établies dans le voisinage;
c’étaient les premières que j’eusse occasion de voir.
L’indigotier est un arbuste de 50 centimètres à 1 mètre de haut, à
petites feuilles délicates d’un vert bleu. La récolte d’indigo se fait
d’ordinaire au mois d’août: la plante est coupée assez près du tronc,
liée en fascicules, et placée dans de grandes tonnes en bois. On
recouvre l’indigo de planches chargées de grosses pierres, et on verse
de l’eau par-dessus; au bout de seize heures, ou seulement de quelques
jours, selon la nature de l’eau, ce mélange commence à fermenter: c’est
là le moment critique de l’opération; car il faut que la fermentation ne
soit ni trop longue ni trop courte. Quand l’eau prend une couleur vert
foncé, on la fait couler dans d’autres cuves de bois, on y mêle de la
chaux, et on l’agite avec des pelles de bois jusqu’à ce qu’on obtienne
un précipité bleu. Puis on laisse déposer la masse et on fait écouler
l’eau; la substance qui reste au fond, c’est-à-dire l’indigo, est mise
dans des sacs de lin, à travers lesquels l’eau dégoutte entièrement.
Dès que l’indigo est sec et durci, on le casse par morceaux et on
l’emballe.
Peu de temps avant mon départ, et grâce à l’entremise de mon compagnon,
M. Lau, j’eus le plaisir d’être présentée au rajah de Bénarès. Il
demeure dans la citadelle de _Ramnaghur_, située sur la rive gauche du
Gange, au-dessus de la ville.
Au bord du Gange nous attendait un bateau magnifiquement orné; sur la
rive opposée, un palanquin. Bientôt nous nous trouvâmes à l’entrée du
palais, dont le portail était haut et majestueux. J’espérais être
surprise à l’intérieur par l’aspect de grands péristyles, de belles
constructions; mais je ne vis que des cours irrégulières et de petits
édifices sans symétrie, sans goût et sans luxe. Dans une des cours il y
avait, au rez-de-chaussée, un simple péristyle qui servait de salle de
réception. Il était encombré de meubles d’Europe, de lustres et de
lampes; aux murs étaient pendus de misérables tableaux encadrés.
La cour fourmillait de serviteurs qui nous regardaient avec une grande
attention. En ce moment parut le prince, accompagné de son frère, de
quelques personnes de sa suite et de quelques domestiques qui se
distinguaient à peine des autres.
Les deux princes étaient très-richement vêtus, ils avaient de longs
pantalons, de longs vêtements de dessous avec de courtes robes
par-dessus, le tout en satin brodé d’or. L’aîné, qui avait trente-cinq
ans, portait une petite toque en soie, brodée d’or, avec une garniture
de diamants; il avait aux doigts quelques grosses bagues en brillants;
ses souliers en soie étaient surchargés de belles broderies d’or. Son
frère, jeune homme de dix-neuf ans, qu’il avait adopté[89], portait un
turban blanc avec une superbe agrafe de diamants et de perles; aux
oreilles il avait de grands pendants de perles, et autour des poignets
de riches et lourds bracelets. L’aîné des deux princes était un bel
homme, dont la physionomie dénotait de la bonté et de l’esprit; le cadet
me plut bien moins.
A peine eûmes-nous pris place que l’on nous apporta de grands bassins
d’argent avec des _narghilés_ élégants, et que l’on nous invita à fumer.
Nous refusâmes cette haute jouissance, et le prince fuma seul. Il ne
tirait que quelques bouffées du même narghilé; un autre plus beau
remplaçait toujours celui dont il venait de se servir.
La conduite du prince fut pleine de noblesse et d’empressement. Il était
seulement fâcheux que nous ne pussions nous entretenir qu’à l’aide d’un
interprète. Il me fit demander si j’avais vu exécuter un _natch_ (danse
de fête). Sur ma réponse négative, il donna les ordres nécessaires pour
me faire jouir de ce spectacle.
Au bout d’une demi-heure parurent deux danseuses (_devedassi_) et trois
musiciens. Les danseuses étaient vêtues en mousseline de couleur brodée
d’or, portaient de larges pantalons en tissu de soie broché d’or, qui
descendaient jusqu’à terre et qui couvraient leurs pieds non chaussés.
L’un des musiciens frappait sur deux tambourins; les deux autres
raclaient des instruments à quatre cordes, semblables à nos violons. Ils
se tenaient derrière les danseuses, et jouaient sans aucune mélodie; les
danseuses faisaient des mouvements très-vifs avec les bras, les mains et
les doigts, mais moins avec les pieds. A ces derniers étaient attachés
des grelots d’argent qu’elles faisaient résonner de temps à autre. Elles
savaient prendre de belles poses, et se drapaient de la manière la plus
gracieuse avec leurs robes de dessous. Cette représentation dura à peu
près un quart d’heure, ensuite elles accompagnèrent la danse de chants;
mais les deux sylphides poussèrent des cris si stridents, que je finis
par trembler pour mes oreilles et pour mes nerfs.
Pendant la représentation, on nous offrit des bonbons, des fruits et des
sorbets. Quand la danse fut achevée, le prince me fit demander si je
désirais voir son jardin, éloigné d’un mille du palais. Je fus assez
indiscrète pour accepter encore cette proposition.
Accompagnés du jeune prince, nous nous rendîmes devant la grande place
du palais, où des éléphants bien parés nous attendaient. La monture
favorite du prince aîné, d’une grosseur et d’une beauté rares, était
préparée pour moi et pour M. Lau. Une housse écarlate avec houppes,
franges et bordures d’or, couvrait presque toute la bête. Sur le large
dos de l’éléphant on avait dressé un siége commode, que je comparerais à
un phaéton sans roues. L’éléphant se coucha par terre; on appuya contre
lui une large échelle, et M. Lau et moi nous nous assîmes sur cette
masse énorme.
Derrière nous était placé un serviteur chargé de tenir au-dessus de nos
têtes un grand parasol. Le cornac était assis sur le cou de l’éléphant,
et le piquait de temps en temps entre les oreilles avec une baguette de
fer pointue.
Le jeune prince, les hommes de sa suite et ses serviteurs, prirent place
sur les autres éléphants. Quelques officiers à cheval se tenaient à nos
côtés; deux soldats, le sabre nu, ouvraient la tête du cortége pour
faire faire place, et plus d’une demi-douzaine de soldats, également le
sabre nu, nous entouraient; quelques cavaliers fermaient la marche.
Quoique le pas de l’éléphant produise des secousses aussi peu agréables
que celui du chameau, cette partie vraiment indienne me causa cependant
un plaisir infini.
Arrivés au terme de notre course, le regard orgueilleux du prince parut
nous demander si nous n’étions pas enchantés de la magnificence du
jardin. Mais, hélas! notre enchantement ne fut que simulé, car le
jardin était par trop simple pour mériter beaucoup d’éloges. Au fond se
trouvait un palais d’été royal qui commençait à tomber en ruines.
Au moment où nous allions quitter cette résidence, les jardiniers nous
apportèrent de beaux bouquets de fleurs et des fruits délicieux, suivant
la coutume établie dans toute l’Inde.
En dehors du jardin, il y a un très-grand bassin d’eau revêtu de belles
pierres de taille; de larges escaliers conduisent à l’étang, et aux
coins sont de superbes kiosques avec des bas-reliefs assez bien
sculptés.
Le rajah de Bénarès reçoit du gouvernement anglais une pension annuelle
d’un lac, c’est-à-dire de 100 000 roupies[90]. Il retire pareille somme
de ses terres, ce qui ne l’empêche pas d’être criblé de dettes. Les
causes en sont: le grand luxe de toilette et de parures, le nombre des
femmes, la quantité de domestiques, de chevaux, de chameaux,
d’éléphants, etc. On me raconta que ce prince avait quarante femmes,
environ mille serviteurs et soldats, cent chevaux, cinquante chameaux et
vingt éléphants.
Le lendemain, le rajah fit demander comment je m’étais trouvée de ma
promenade, et m’envoya par la même occasion de la pâtisserie, des
bonbons et les fruits les plus exquis, parmi lesquels il y avait du
raisin et des pommes de grenade qui, dans cette saison, comptent parmi
les raretés. On les fait venir de Caboul, éloigné de Bénarès d’environ
700 milles.
Pour terminer le récit de cette visite, j’ajouterai que depuis bien des
années il n’est mort personne dans le palais habité par le rajah. Voici
la raison qu’on en donne. Un des maîtres de ce palais demanda un jour à
un brahmane ce que deviendrait l’âme de celui qui mourrait dans le
palais. Le brahmane répondit qu’elle irait au ciel. Le rajah, ayant
répété quatre-vingt-dix-neuf fois la même question, reçut toujours la
même réponse. Mais à la centième fois, le brahmane perdit patience, et
répondit qu’elle entrerait dans un âne. A partir de ce moment, chacun,
depuis le prince jusqu’au dernier serviteur, fuit le palais dès qu’il se
sent indisposé. Personne ne veut continuer après sa mort le rôle dans
lequel il a peut-être débuté en maître pendant sa vie.
J’eus à Bénarès deux occasions de voir parmi les faquirs (sorte de
prêtres indiens) de prétendus martyrs, qui s’imposent les tourments les
plus variés: ils se font enfoncer un crochet de fer dans la chair et
hisser jusqu’à une hauteur de six à sept mètres; ils restent plusieurs
heures en équilibre sur un seul pied, en tenant en même temps les bras
tendus, ou bien ils portent de pesants fardeaux dans différentes
postures, tournent sur eux-mêmes pendant des heures, se déchirent le
corps, etc. Souvent ils se soumettent à des tourments si affreux, qu’ils
succombent au bout de peu de temps. Ces martyrs sont encore assez
vénérés par le peuple; cependant on n’en voit plus beaucoup aujourd’hui.
Un des deux que j’aperçus tenait au-dessus de sa tête une houe pesante,
et avait adopté la posture courbée d’un ouvrier qui fend du bois. Je
l’observai pendant plus d’un quart d’heure; il demeura dans la même
attitude, aussi immobile que s’il eût été transformé en une statue de
pierre. Il y avait probablement des années qu’il se livrait à cette
occupation utile. L’autre tenait la pointe de son pied contre son nez.
Une autre sorte de faquirs s’impose la pénitence de ne prendre que
très-peu de nourriture, et seulement la plus dégoûtante: de la chair de
bêtes mortes, des légumes à moitié pourris, des immondices de tout
genre, même de la vase et de la terre; ils disent que ce qu’on
introduit dans son estomac est chose indifférente.
Les faquirs vont presque tout à fait nus, se couvrent tout le corps,
sans en excepter le visage, de fiente de vache, et mettent ensuite de la
cendre par-dessus. Ils peignent sur leur poitrine et sur leur front les
emblèmes de Chiva et de Vichnou; ils teignent en brun rouge foncé leur
chevelure hérissée. On ne peut guère rien voir de plus hideux et de plus
dégoûtant que les membres de cette secte. Ils courent par toutes les
rues, et prêchent sans cesse ce qui leur passe par la tête; mais ils
sont bien loin de jouir de la même considération que les martyrs.
* * * * *
Un des messieurs dont j’avais fait la connaissance à Bénarès eut la
bonté de me communiquer quelques observations sur les rapports du paysan
avec le gouvernement. Le paysan n’a pas la propriété du sol; il n’est
que fermier. Le sol appartient au gouvernement anglais, à la compagnie
des Indes orientales, ou bien aux princes indigènes. Les terres sont
affermées en gros; les principaux fermiers les démembrent en petites
portions qu’ils cèdent au paysan. Le sort de ce dernier dépend tout à
fait de la bonté ou de la dureté du fermier principal. C’est lui qui
fixe le prix du fermage; il en réclame souvent le loyer dans un temps où
la récolte n’est pas encore faite et où le paysan n’est pas en état de
payer. Le pauvre homme se trouve alors forcé de vendre sa récolte sur
pied et à moitié prix avant qu’elle soit mûre, et, d’ordinaire, le
fermier s’arrange pour en devenir acquéreur au moyen d’un prête-nom. Le
malheureux paysan garde à peine de quoi soutenir sa vie et celle de sa
famille.
Il y a bien des lois et des juges dans le pays, et, comme je l’entendais
dire de toutes parts, les lois sont bonnes et les juges sont justes;
mais la question est de savoir si le pauvre arrive toujours jusqu’au
juge. Les districts sont grands; le paysan ne peut pas entreprendre un
voyage de 70 à 80 milles, et quelquefois davantage. Lors même qu’il
demeure dans le voisinage, il ne parvient pas toujours jusqu’au siége du
juge. Les affaires sont si nombreuses, que le juge lui-même ne peut pas
entrer dans tous les détails; d’ordinaire, il est le seul Européen qui
fasse partie du tribunal. Ses assesseurs se composent d’Hindous ou de
mahométans, dont le caractère (c’est triste à dire) s’avilit chaque jour
de plus en plus dans le commerce des Européens. Aussi, quand le paysan
approche du tribunal sans apporter un cadeau, il est ordinairement
repoussé; sa requête ou sa plainte n’est pas admise ni même entendue. Et
où le malheureux dépouillé par le fermier prendrait-il ce cadeau? Le
paysan requiert donc rarement l’assistance du juge.
Un Anglais (dont j’ai malheureusement oublié le nom), qui a visité
l’Inde en savant observateur, a démontré qu’aujourd’hui les paysans sont
soumis à de plus lourdes charges qu’autrefois sous leurs princes
indigènes.
J’arrivai à l’affligeante conviction que, sous le gouvernement libéral
des Anglais, la position de l’esclave au Brésil est préférable à celle
du paysan libre de l’Inde. L’esclave brésilien n’a point à s’occuper de
ses besoins matériels, et on ne l’écrase jamais de travail; c’est
l’intérêt du maître qui en souffrirait le plus, car l’esclave coûte 7 ou
800 florins (750 à 2000 fr.). Aussi le propriétaire trouve-t-il son
avantage à le bien traiter pour le conserver le plus longtemps possible.
Certainement, il arrive aussi que quelques maîtres usent de tyrannie
envers leurs esclaves, mais ces cas sont excessivement rares.
Les environs de Bénarès sont le séjour de plusieurs missionnaires
allemands et anglais qui viennent souvent à la ville pour y prêcher. Un
de leurs établissements renferme même un petit village chrétien qui
compte quelque vingt familles indiennes. Cependant la religion
chrétienne ne se propage pas beaucoup dans ce pays[91]. Je m’informai
avec empressement auprès de chaque missionnaire du nombre des Hindous ou
mahométans qu’il avait baptisés dans le cours de sa mission. La réponse
ordinaire était: _Pas un_, ou, tout au plus: _Un seul_. Les quelques
familles qui se sont fait baptiser datent de l’an 1831, époque où toute
l’Inde était ravagée par le choléra, la fièvre typhoïde et la famine. La
mortalité était effrayante, et beaucoup d’enfants restés orphelins
erraient sans asile. Les missionnaires recueillirent ces malheureux et
les élevèrent dans la religion chrétienne. On leur apprit divers
métiers, on leur donna des demeures, on les maria, et on s’occupe encore
aujourd’hui de leur entretien. Les descendants de ces familles sont
constamment instruits et surveillés de près par les missionnaires. Mais
malheureusement le nombre de ces néophytes n’augmente pas.
J’assistai à quelques épreuves.
Les garçons et les filles savaient assez bien lire, écrire, calculer,
avaient des notions de géographie, d’histoire et de religion. Les filles
faisaient de belles broderies; elles tricotaient et cousaient bien. Les
garçons et les hommes confectionnaient des tapis, faisaient des travaux
de menuiserie, reliaient, imprimaient, etc. Le directeur et le
professeur de ce bel établissement est le missionnaire M. Luitpold. Sa
femme a la direction des filles; tout est organisé et conduit avec
beaucoup de sens et d’une manière très-ingénieuse. M. et Mme Luitpold
s’intéressent à leurs élèves avec une véritable charité chrétienne. Mais
que sont quelques gouttes d’eau dans l’immensité de l’Océan!
[Illustration]
CHAPITRE XIII.
Allahabad.--Caunipoor.--Agra.--Le mausolée du sultan
Akbar.--Tajh-Mahal.--La ville en ruines de
Fatipoor-Sikri.--Delhi.--La grand’rue.--Le palais de
l’empereur.--Palais et mosquées.--La princesse Bigem.--L’ancien
Delhi.--Ruines remarquables.--La station militaire anglaise.
De Bénarès nous allâmes, M. Lau et moi, à Allahabad dans un dock de
poste[92]. La distance est de 76 milles, que l’on fait sans peine en
douze ou treize heures. Dans la soirée du 7 janvier 1848, nous quittâmes
la ville sacrée, et, dès le lendemain matin, nous nous trouvâmes dans le
voisinage d’Allahabad, près d’un long pont de bateaux jeté sur le Gange.
Après être sortis du _dock_, nous nous fîmes porter en palanquin à
l’hôtel, éloigné d’un mille. En y arrivant, nous le trouvâmes tellement
rempli d’officiers d’un régiment en marche, qu’on n’admit mon compagnon
de voyage que sous la condition expresse qu’il se contenterait d’une
petite place dans la salle à manger. Dans ces circonstances, il ne me
resta d’autre ressource que de profiter d’une lettre de recommandation
pour le docteur Angus.
Mon arrivée ne mit pas moins ce bon vieux monsieur dans l’embarras; car
sa maison aussi était déjà encombrée de voyageurs: mais sa sœur, Mme
Spencer, m’offrit aussitôt, avec la plus grande amabilité, la moitié de
sa propre chambre à coucher.
_Allahabad_ a 25 000 habitants et est situé en partie sur le Jumna
(Dschumna), en partie sur le Gange. La ville n’est ni grande ni belle,
quoiqu’on la range parmi les cités saintes et qu’elle soit visitée par
beaucoup de pèlerins. Les Européens habitent de beaux pavillons dans des
jardins en dehors de la ville.
Parmi les curiosités qu’elle présente, je mentionnerai particulièrement
le fort avec le palais, construit sous le sultan Akbar. Il est situé au
confluent du Jumna et du Gange.
Les Anglais ont élevé de nouveaux ouvrages très-solides autour du fort
qui, aujourd’hui, sert de principale place d’armes à l’Inde anglaise.
Le palais est un édifice assez ordinaire, et l’intérieur ne se fait
remarquer que par la disposition de quelques salons. Il y en a qui sont
coupés par trois colonnades et qui forment trois rangées d’arcades. Dans
d’autres, quelques marches conduisent à de petits appartements qui se
trouvent dans le salon même et qui ressemblent à de grandes loges de
théâtre.
Aujourd’hui le palais est transformé en arsenal. Il renferme de quoi
équiper 40 000 hommes, et il ne manque pas non plus de grosse
artillerie. Dans une des cours il y a une colonne de métal de 12 mètres
de haut, appelée _Feroze-Schachs-Laht_, qui est très-bien conservée,
toute couverte de caractères, et au faîte de laquelle est un lion.
Une autre curiosité du fort est un petit temple insignifiant,
aujourd’hui assez dégradé, qui jouit d’une haute vénération parmi les
Hindous; mais, à leur grand regret, ils ne peuvent pas le visiter,
l’entrée du fort leur étant interdite. Un des officiers me raconta qu’un
très-riche Hindou était venu récemment en pèlerinage à ce temple, et
avait fait offrir au commandant du fort 20 000 roupies, s’il voulait lui
permettre d’y faire ses dévotions. Le commandant ne put naturellement
pas y consentir.
Le fort d’Allahabad a aussi sa légende. Quand le sultan Akbar en
commença la construction, les murs s’écroulaient à mesure qu’on les
élevait. Un oracle ayant déclaré que le fort ne s’achèverait pas
heureusement si un homme ne se dévouait à la mort, il se présenta un
individu du nom de Brog, qui exigea pour seul prix de son sacrifice que
le fort et la ville porteraient son nom. Aussi les Indiens nomment-ils
encore aujourd’hui plus souvent la ville _Brog_ qu’_Allahabad_.
On a consacré à la mémoire de cet homme héroïque un temple souterrain
près du fort, où il a été enterré. Ce temple, visité tous les ans par
beaucoup de pèlerins, est tout à fait sombre; on n’y pénètre qu’avec des
flambeaux ou des torches. En somme, il ressemble à une grande belle
cave, dont le plafond reposerait sur de simples piliers de pierre. Les
murs sont remplis de niches, toutes occupées par des divinités ou par
leurs emblèmes. On montre comme la plus grande curiosité un arbre
dépouillé de ses feuilles, qui a poussé dans le temple et qui s’est
frayé passage à travers la voûte.
Je visitai encore un grand beau jardin dans lequel se trouvent quatre
mausolées mahométans. Le plus grand renferme un sarcophage en marbre
blanc, entouré de galeries en bois avec des incrustations en nacre aussi
riches qu’élégantes. C’est là que repose le sultan Koshru, fils de
Jehan-puira. Dans des sarcophages plus petits sont les enfants du
sultan. Les murs sont peints de fleurs roides et d’arbres misérables,
parmi lesquels se trouvent aussi des inscriptions.
On voit sur un de ces murs un petit rideau que le guide écarta avec un
profond respect pour me montrer l’empreinte de la paume d’une main
colossale. Il me raconta qu’anciennement un arrière-arrière-neveu de
Mahomet était venu en ce lieu pour y faire ses dévotions. Il était d’une
taille et d’une corpulence extraordinaires; en se levant, il s’appuya
contre le mur, et y laissa l’empreinte de sa main sacrée.
Ces quatre monuments datent, dit-on, de plus de deux cent cinquante ans;
ils sont en grandes pierres de taille et richement décorés d’arabesques,
de frises, de bas-reliefs, etc. Le tombeau de Koshru et l’empreinte de
la main jouissent d’une haute vénération chez les mahométans.
Le jardin me plut bien plus que les monuments, surtout à cause de ses
énormes _tamarins_. Je croyais avoir vu, au Brésil, les plus grands
qu’on pût trouver; mais la terre et peut-être aussi le climat de l’Inde
semblent encore favoriser davantage cette espèce d’arbres. Ce n’est pas
seulement dans le jardin que se rencontrent ces magnifiques
échantillons, autour de la ville on voit de superbes allées de tamarins.
On cite les tamarins d’Allahabad même dans des ouvrages de géographie.
Contre le mur élevé qui entoure le jardin, on a adossé deux seraïs, qui
se distinguent par de hauts et beaux portails, par leur grandeur et par
leur tenue excellente. Il y régnait une très-grande animation; on voyait
des hommes revêtus de toutes sortes de costumes, des chevaux, des bœufs,
des chameaux, des éléphants et une grande quantité de marchandises
emballées dans des caisses, des sacs et des ballots.
_10 janvier._ A trois heures de l’après-midi, nous quittâmes Allahabad,
et, sauf quelques petites interruptions; nous continuâmes notre voyage
jusqu’à Agra dans le dock de poste.
La distance est d’environ 300 milles.
Dans l’espace de vingt-deux heures, nous arrivâmes à _Caunipoor_ (150
milles), près du Gange, petite ville qui se distingue par ses
établissements européens.
Le voyage jusqu’à Caunipoor nous offrit peu de variété: nous traversâmes
une plaine immense, richement plantée, et une route peu animée. A
l’exception de quelques colonnes militaires, nous ne rencontrâmes aucun
voyageur.
Un passage de troupes dans l’Inde ressemble à une petite migration, et,
quand on en a vu un, on peut facilement se faire une idée des colonnes
innombrables des armées de la Perse ou des autres contrées de l’Asie. La
plupart des soldats indigènes sont mariés; il en est de même des
officiers, qui sont Européens. Aussi, quand un régiment se met en
mouvement, il y a presque autant de femmes et d’enfants que de soldats.
Les femmes et les enfants voyagent par deux ou par trois sur des
chevaux, sur des bœufs, sur des charrettes, ou ils cheminent à pied,
portant des paquets sur leur dos. Leurs bagages sont chargés sur des
voitures, et ils conduisent devant eux leurs chèvres et leurs vaches.
Les officiers suivent, avec leurs familles, à de petits intervalles,
dans des voitures européennes, dans des palanquins ou à cheval. Leurs
tentes, leurs meubles et leurs ustensiles, etc., sont portés par des
chameaux ou des éléphants qui ferment ordinairement la marche. On dresse
les camps des deux côtés de la route; d’un côté sont les hommes, de
l’autre les animaux.
_Caunipoor_ est une station militaire importante; on y voit beaucoup de
belles casernes. Il s’y trouve également une société considérable de
missionnaires. La ville renferme quelques belles écoles publiques,
quelques beaux édifices particuliers et une église chrétienne en style
gothique.
_12 janvier._ Vers midi, nous arrivâmes au petit village de _Beura_.
Nous y trouvâmes un _bongolo_, c’est-à-dire une maisonnette avec deux ou
quatre chambres à peine pourvues des meubles les plus simples et les
plus nécessaires. Ces bongolos, situés le long des routes de poste,
servent d’hôtels. Ils ont été fondés par le gouvernement. Une personne
paye, pour une petite chambre, 1 roupie par jour; une famille, 2
roupies. Qu’on reste vingt-quatre heures ou bien une demi-heure, le prix
est le même dans la plupart de ces établissements; il n’y en a qu’un
petit nombre où pour un court séjour on se contente de la moitié du
prix. Dans chaque bongolo il y a un inspecteur indigène qui sert les
voyageurs, fait la cuisine, etc. Le contrôle est exercé exactement au
moyen d’un registre sur lequel tout voyageur est tenu de s’inscrire.
Quand il n’y a pas de voyageurs dans un bongolo, on peut y rester tant
qu’on veut; mais s’il en survient, il faut quitter la place au bout de
vingt-quatre heures.
Les villages situés le long de la route sont petits et ont l’air
très-pauvres et très-misérables. Ils sont entourés de grands murs en
terre, ce qui leur donne une apparence de fortifications.
Le 13 janvier, après avoir voyagé en tout trois nuits et deux jours et
demi, nous arrivâmes à Agra, l’ancienne résidence des grands mogols de
l’Inde.
Les faubourgs d’Agra ressemblent, par leur extérieur mesquin, aux
misérables villages des environs: ce sont de hauts remparts de terre ou
d’argile, entremêlés de petites huttes ou de baraques chétives et
délabrées. Mais les choses prirent un autre aspect quand nous eûmes
franchi une superbe porte; nous nous trouvâmes tout à coup devant une
grande place ouverte entourée de murs, et de laquelle quatre hautes
portes conduisaient à la ville, au fort et aux faubourgs.
Agra, comme la plupart des villes de l’Inde, n’a pas d’hôtels. Un
missionnaire me reçut amicalement et donna à son hospitalité un bien
plus grand prix encore par la complaisance qu’il eut de me montrer les
curiosités de la ville et des environs.
Notre première visite fut consacrée au superbe mausolée du sultan Akbar,
à Secundra (4 milles d’Agra).
La porte par laquelle on pénètre dans le jardin est déjà un
chef-d’œuvre. Je m’arrêtai longtemps devant elle avec admiration.
L’imposante construction est placée sur une terrasse en pierres, à
laquelle conduisent de larges escaliers. La porte est élevée et
surmontée d’un dôme magnifique. Aux quatre coins il y a des minarets en
marbre blanc à trois étages; malheureusement les parties supérieures
sont déjà un peu dégradées. Au-dessus de la porte on voit encore les
débris d’un mur en pierre sculptée à jour.
Le mausolée est au milieu du jardin; il forme un carré de quatre étages
qui va en se rétrécissant vers le haut comme une pyramide. Le premier
aspect de ce monument n’est pas très-imposant, car on a encore trop
présent à la mémoire la beauté de la porte d’entrée; mais l’admiration
augmente à mesure que l’on entre dans les détails.
Le premier étage est entouré de belles arcades; les pièces sont simples,
les murs sont revêtus de ciment blanc brillant qui pourrait remplacer le
marbre. Il s’y trouve quelques sarcophages.
Le second étage se compose d’une grande terrasse qui recouvre la
construction inférieure; au milieu s’élève un appartement ouvert et
aéré, porté par des colonnes et surmonté d’une légère toiture. Beaucoup
de petits kiosques, dans les coins et sur les côtés de la terrasse,
donnent à l’ensemble un aspect un peu bizarre, mais plein de goût. Les
jolies coupoles des kiosques doivent avoir été autrefois très-riches et
très-brillantes; car aujourd’hui encore on voit sur plusieurs de beaux
restes de peintures vernies et de filets de marbre blanc incrusté.
Le troisième étage ressemble au second.
Le quatrième et dernier est le plus beau; il est tout entier en marbre
blanc: les autres ne sont qu’en grès rouge. De larges arcades couvertes,
dont les grilles de marbre extérieures sont d’une beauté inimitable,
forment un carré ouvert, au-dessus duquel s’étend la plus belle voûte,
le ciel bleu. Ici se trouve le sarcophage qui renferme les ossements du
sultan. Au-dessus des arcs des colonnades on a incrusté des maximes du
Coran en caractères de marbre noir. Je crois que c’est le seul monument
mahométan où le sarcophage se trouve sur le faîte de l’édifice, dans un
espace non couvert.
Le palais des sultans musulmans est dans la citadelle. Il passe pour une
des principales constructions d’architecture mogole[93].
Les fortifications ont une étendue de près de 2 milles et se composent
d’une double et triple enceinte de murs; les murs extérieurs peuvent
avoir 25 mètres de haut. L’intérieur est divisé en trois cours
principales. La première était habitée par les gardes; la deuxième par
les officiers et les hauts fonctionnaires; la troisième, placée du côté
du Jumna, renferme les palais, les bains, les harems et quelques
jardins. Dans cette cour tout est en marbre blanc. Les murs des chambres
sont incrustés de mosaïques faites de pierres de prix, comme agates,
onyx, jaspes, carnioles, lapis-lazuli; elles représentent des vases de
fleurs, des oiseaux, des arabesques et d’autres figures. Deux pièces
sans fenêtres sont exclusivement destinées à produire un grand effet par
l’éclairage. Les murs, les plafonds voûtés, sont ornés de micaschiste
qui forme d’étroites bordures argentées. Des cascades se précipitent
par-dessus des murs de verre, derrière lesquels on peut placer des
lumières, et des jets d’eau s’élèvent au milieu des appartements. Sans
lumières même, tout étincelait et brillait d’un éclat extraordinaire;
que ne devait-ce pas être quand d’innombrables lumières s’y reflétaient
mille et mille fois. A la vue de ces splendeurs, on conçoit facilement
les merveilleuses descriptions des Orientaux, et les contes des _Mille
et une Nuits_.
De semblables palais, de semblables appartements, peuvent réellement
passer pour de véritables féeries.
A côté du palais il y a une petite mosquée également en marbre blanc et
ornée avec le plus grand art d’arabesques, de bas-reliefs, etc.
Avant de quitter le fort, on nous conduisit dans un profond souterrain,
ancien théâtre des exécutions secrètes. Que de sang innocent doit y
avoir été versé!
La _Mosquée de Jumna_, que des juges compétents mettent au-dessus de la
superbe mosquée de Soliman à Constantinople, se trouve en dehors du
fort, près du Jumna, sur une haute terrasse en pierres. Elle a été
construite par le sultan Akbar; elle est en grès rouge, et possède trois
superbes coupoles. Dans les cintres on voit des restes de précieuses
peintures bleu clair et bleu foncé, avec des filets d’or. Il est fâcheux
que cette mosquée soit dans un tel état de délabrement; mais il faut
espérer qu’elle n’y restera pas longtemps, car le gouvernement anglais a
déjà fait commencer des restaurations.
Nous retournâmes de la mosquée à la ville, qui est en grande partie
entourée de décombres. La grande rue _Sander_ est large et propre; au
milieu elle est pavée de pierres de taille, et sur les côtés de briques.
Aux deux extrémités de cette rue se trouvent de majestueuses portes de
ville.
Les maisons de la ville (de un à quatre étages), sont presque toutes en
grès rouge, la plupart petites; mais plusieurs sont entourées de
colonnes, de piliers et de galeries. Il y en a qui se distinguent par de
beaux portails. Les rues adjacentes sont toutes étroites, tortueuses et
laides. Les bazars sont peu considérables. Dans l’Inde, comme dans
l’Orient, il faut chercher les belles marchandises dans l’intérieur des
maisons. Jadis la population de cette ville montait à 800 000 âmes;
aujourd’hui elle en a à peine 60 000.
Tous les alentours sont remplis de ruines. Les personnes qui veulent
faire bâtir n’ont que la peine de ramasser les matériaux. Bien des
Européens habitent des maisons tombées en ruines, qu’avec peu de peine
et peu de frais ils transformeraient en jolis palais.
Agra est le principal siége de deux sociétés de missionnaires: une
catholique et l’autre protestante. On instruit ici comme à Bénarès les
descendants des enfants recueillis en 1831. On me montra une petite
fille achetée dernièrement à une pauvre mère au prix de 2 roupies.
A la tête de la mission catholique est placé un évêque. Le titulaire
actuel, M. Porgi, a fait élever une église construite avec goût, ainsi
qu’une belle maison. Nulle part je n’ai vu autant d’ordre, ni les
indigènes aussi bien tenus qu’ici. Le dimanche, après les heures de
prières, les catholiques se livrent à des divertissements convenables,
tandis que les protestants, après avoir travaillé toute la semaine, sont
tenus de prier le dimanche toute la journée, et ne peuvent se permettre
d’autre distraction que de rester assis quelques heures, avec un
maintien calme et grave, devant les portes de leurs maisons. Quand on
passe un dimanche parmi de vrais protestants, on croirait réellement que
le bon Dieu a refusé aux hommes jusqu’à la distraction la plus
innocente.
Ces deux sociétés de missionnaires ne vivent pas dans les meilleurs
termes; elles se critiquent et se blâment l’une l’autre pour la moindre
chose, ce qui n’est pas précisément d’un bon exemple pour les indigènes
qui les entourent.
Ma dernière visite fut pour le bijou si admiré d’Agra, je dirai même de
toute l’Inde, le fameux _Taj-Mahal_ (_Tatsch-Mahal_).
J’avais lu dans un livre qu’il fallait visiter ce monument le dernier,
parce qu’après l’avoir vu, on ne pouvait plus admirer les autres. Le
capitaine Elliot dit: «Il est difficile de donner une description de ce
monument. La construction est pleine de force et d’élégance.»
_Taj-Mahal_ fut élevé par le sultan Jehoe (Dschehoe) à la mémoire de sa
favorite, Muntaza-Zemani. La construction de ce monument a coûté,
dit-on, 750 000 livres sterling. En réalité, cette construction a servi
à immortaliser la mémoire du sultan plutôt que celle de la favorite, car
tout homme, en voyant cet ouvrage, demandera involontairement le nom du
puissant souverain à la voix duquel il a été élevé. Les noms des
architectes ont été malheureusement perdus. Plusieurs attribuent ce
monument à des maîtres italiens; mais quand on voit tant de
chefs-d’œuvre de l’architecture mahométane, il faut nier qu’ils aient
été construits par les Turcs, ou bien admettre que celui-ci aussi
appartient au style mahométan.
Le Taj-Mahal est placé au milieu d’un jardin, sur une terrasse en grès
rouge haute de 4 mètres. C’est une sorte de mosquée de forme octogone,
avec de hautes arcades voûtées; il est construit en marbre blanc, ainsi
que les quatre minarets placés aux coins des terrasses. La principale
coupole s’élève à une hauteur de plus de 85 mètres, et est entourée de
quatre coupoles plus petites. L’extérieur de la mosquée est couvert de
maximes du Coran gravées en caractères de marbre noir.
Dans la pièce principale se trouvent deux sarcophages, dont l’un
renferme les dépouilles mortelles de la favorite, l’autre celles du
sultan. Les parties inférieures de cette pièce sont entourées, comme les
deux sarcophages, de belles pierres en forme de mosaïque. Un morceau
capital est la grille de marbre de 2 mètres de haut qui entoure les
sarcophages; elle se compose de huit parties ou faces, qui sont toutes
si finement et si délicatement travaillées à jour, qu’on les croirait
faites en ivoire et au tour. Les jolies colonnes, les chambranles
étroits, sont également incrustés, en haut et en bas, de belles pierres;
on nous montra, entre autres, la _chrysolithe_, qui a absolument la
couleur de l’or, pierre très-précieuse et qui l’est peut-être même plus
que le lapis-lazuli.
Deux portes d’entrée et deux mosquées, situées à peu de distance du
Taj-Mahal, sont en grès rouge et en marbre blanc. Isolées, chacune
d’elles passerait pour un chef-d’œuvre; mais elles se trouvent écrasées
par le voisinage du Taj-Mahal, dont un voyageur dit à plein droit: «Il
est trop pur, trop sacré, trop parfait, pour avoir pu être créé de main
d’homme. Il faut que des anges l’aient descendu du ciel, et on devrait
le mettre sous une cloche de verre, pour le garantir contre tout souffle
et tout courant d’air.»
Ce mausolée, qui date déjà de plus de deux cent cinquante ans, est aussi
parfaitement conservé que si on venait de l’achever.
Certains voyageurs prétendent que le Taj-Mahal, au clair de lune,
produit un effet magique. Je le vis éclairé par la pleine lune; mais son
aspect me transporta si peu que je regrettai, au contraire, d’avoir
affaibli ma première impression. Sur les anciennes ruines ou sur les
édifices gothiques, le reflet de la lune a quelque chose de féerique,
mais il n’en est pas de même d’un monument tout en marbre blanc. A la
lumière de la lune, le Taj-Mahal se fond en masses incertaines, et
paraît en partie comme couvert d’une légère couche de neige.
Le premier voyageur qui a formulé cette fausse opinion sur le Taj-Mahal,
l’a probablement visité dans une compagnie par laquelle il était
tellement charmé, qu’il trouvait tout surnaturel et céleste. D’autres
depuis ont sans doute trouvé plus commode, au lieu de s’en assurer
eux-mêmes, de reproduire de confiance ce qu’avaient affirmé leurs
devanciers.
* * * * *
Une des plus intéressantes excursions de tout mon voyage, fut une course
à la ville en ruines de _Fattipoor-Sikri_, éloignée d’Agra de 18 milles,
et qui a une circonférence de 6 milles. Nous y allâmes en voiture, et
nous y avions commandé des chevaux de relais pour pouvoir faire la
partie en un seul jour.
La route passe de temps en temps par d’immenses plaines couvertes de
bruyères; dans l’une de ces plaines nous aperçûmes un petit troupeau
d’antilopes; plus petites que les daims, elles sont, comme les gazelles,
d’une grande légèreté et d’une délicatesse extraordinaire; elles ont le
long du dos de petites raies d’un brun foncé; elles traversaient la
route devant nous sans trop de crainte, en faisant par-dessus les fossés
et les buissons des sauts de plus de 7 mètres, et il y avait dans tous
leurs mouvements tant de grâce, qu’elles semblaient danser à travers les
airs. Je ne rencontrai pas avec moins de plaisir deux paons sauvages. On
éprouve un charme tout particulier à voir en liberté des animaux que
nous sommes habitués en Europe à garder à titre de raretés comme les
plantes exotiques, et que nous enfermons dans des cages ou dans
d’étroits espaces.
Le paon, dans son état naturel, est ici un peu plus grand que je ne l’ai
vu en Europe; ses couleurs et l’éclat de son plumage me parurent aussi
plus beaux et plus vifs.
L’Indien a pour cet oiseau presque autant de vénération que pour la
vache. Les paons, de leur côté, semblent comprendre le culte que l’on a
pour eux; car on les voit, comme les hôtes domestiques des basses-cours,
se promener tranquillement dans les villages ou bien se reposer à leur
aise sur les toits des maisons. Dans quelques contrées, les Indiens ont
tant de tendresse pour les paons, qu’un Européen s’exposerait aux plus
mauvais traitements s’il avait le malheur de tirer sur un de ces
oiseaux. Il y a quelques mois, deux soldats anglais périrent pour ne pas
avoir respecté cette superstition de l’Hindoustan et pour avoir tué
quelques paons. Les Indiens se précipitèrent avec fureur sur les
meurtriers et les maltraitèrent si cruellement, qu’ils en moururent.
_Fattipoor-Sikri_ est situé sur une colline. Aussi voit-on de loin les
murs du fort, les mosquées et d’autres édifices. Ces ruines commencent à
quelque distance en dehors du rempart. Des deux côtés de la route il y a
des restes de maisons ou d’appartements isolés, des fragments de belles
colonnes, etc. Je vis avec beaucoup de peine les indigènes tailler
plusieurs blocs et les façonner pour leur servir de matériaux.
On entre par de belles portes dans le fort et dans la ville, au milieu
d’éboulements et de ruines. Le tableau qui s’offre ici aux regards est
bien plus saisissant que celui de Pompéï, près de Naples. A Pompéï, il
est vrai, la destruction est bien complète aussi, mais c’est une
destruction très-régulière. Les rues et les places ont l’air aussi
propres que si elles n’avaient été désertées que la veille. Les maisons,
les palais et les temples ont été débarrassés de leurs décombres; les
ornières mêmes des voitures sont restées intactes. De plus, Pompéï est
dans une plaine; on ne l’embrasse pas d’un seul coup d’œil, et elle n’a
pas la moitié de l’étendue de Sikri. Les maisons sont plus petites; les
palais sont moins nombreux, et ils offrent un caractère moins grandiose.
A Sikri, un immense espace se déroule à vos yeux; partout il y a des
édifices magnifiques, des mosquées et des kiosques, des palais, des
colonnades et des arcades, en un mot tout ce que l’art peut produire. Et
pas un seul morceau n’a échappé entier à la destruction du temps; tout
est tombé en ruines. On peut à peine se défendre de l’idée d’un terrible
tremblement de terre; et il n’y a guère que deux siècles que la ville
était debout dans toute sa richesse et sa splendeur. Elle n’a pas été,
il est vrai, couverte, comme Pompéï, d’une lave protectrice, mais
exposée sans défense à tous les orages et à toutes les tempêtes. Ma
douleur et ma surprise croissaient à chaque pas: spectacle à la fois
déchirant et étonnant! quelle terrible destruction à côté d’une
magnificence visible, d’une réunion d’édifices grandioses, de superbes
sculptures, de riches fragments de tout genre! Je vis des constructions
dont l’intérieur et l’extérieur étaient littéralement si surchargés de
sculptures qu’il ne restait pas la moindre place dépourvue d’ornements.
La principale mosquée surpasse, pour la grandeur et pour l’architecture,
la mosquée de Jumna, à Agra. La porte d’entrée qui conduit au vestibule
passe pour la plus grande du monde; le cintre de la porte a 24 mètres de
haut; la hauteur de tout le monument est de 47 mètres. Le péristyle de
la mosquée est également des plus grands; sa longueur est de 145 mètres,
sa largeur de 136. Il est entouré de belles arcades et de petites
cellules. Ce péristyle était, dit-on, presque aussi sacré que la mosquée
elle-même, parce qu’Akbar le Juste avait l’habitude d’y faire ses
dévotions[94]. Après la mort de ce prince, la place où il priait fut
marquée par une espèce d’autel en marbre blanc merveilleusement
travaillé.
La mosquée elle-même, construite dans le style de la mosquée de Jumna, a
comme celle-ci trois grands dômes. L’intérieur est rempli de sarcophages
dans lesquels reposent ou des parents ou des ministres favoris du sultan
Akbar. On voit même d’autres tombeaux semblables dans une cour voisine.
Le sultan Akbar passait chaque jour plusieurs heures dans la _salle de
justice_, et donnait audience au dernier comme au premier de ses sujets.
Une colonne, placée au milieu de la salle, et dont le haut représente
une plate-forme, formait le divan de l’empereur. Cette colonne, dont le
chapiteau est taillé de la manière la plus admirable, s’élargit vers le
haut et est entourée d’une belle grille en pierre d’un pied de haut. Du
dedans, quatre larges galeries et de petits ponts de pierre conduisent
dans les pièces contiguës du palais.
Les palais du sultan se distinguent moins par leur grandeur que par
leurs sculptures, leurs colonnes, etc. Tous en sont décorés, on pourrait
même dire surchargés.
La célèbre _porte des éléphants_ excita moins mon admiration. Sans doute
sa voûte est très-élevée, mais elle n’est pas si haute que la porte
d’entrée qui conduit à l’avant-cour de la mosquée; les deux éléphants de
pierre placés sur le seuil, sont tellement dégradés, qu’on reconnaît à
peine ce qu’ils représentent.
Ce qui est mieux conservé, c’est la _tour des éléphants_, dont quelques
descriptions disent qu’elle n’est composée que de dents d’éléphants, et
même d’éléphants enlevés à l’ennemi par Akbar ou bien tués dans des
chasses par ce sultan. Mais cela n’est pas; la tour, qui a 20 mètres de
haut, est en pierre, et les dents y sont fixées depuis le haut jusqu’en
bas comme de grandes épines. Akbar, dit-on, s’est souvent assis sur le
faîte de cette tour pour tirer aux oiseaux.
Tous les édifices, même l’énorme et long rempart, sont de grès rouge, et
non pas, comme plusieurs le prétendent, de marbre rouge.
Des centaines de petits perroquets verts ont établi leurs nids dans les
fentes et les fissures des édifices.
* * * * *
Le 19 janvier, je quittai de nouveau, en société de M. Lau, la célèbre
ville d’Agra, pour aller visiter une ville encore plus célèbre, celle de
Delhi, à 122 milles d’Agra. On y va aussi par une excellente route de
poste.
La contrée entre Agra et Delhi est assez uniforme; nulle part on ne
découvre la moindre colline; la terre cultivée alterne avec des
bruyères et des sables, et les misérables villages ou villes que l’on
trouve sur la route ne nous donnèrent pas la moindre envie d’interrompre
notre voyage même pour quelques instants.
Près de la petite ville de _Gassinager_, un long pont suspendu traverse
le Jumna.
Le 20 janvier, dans l’après-midi, nous arrivâmes à Delhi. Je trouvai
dans M. le docteur Sprenger un compatriote aussi bon qu’aimable. M.
Sprenger est né dans le Tyrol. Ses facultés supérieures et ses
connaissances lui ont acquis une grande réputation non-seulement parmi
les Anglais, mais aussi dans tout le monde savant. Il est directeur du
collége de Delhi et a obtenu dernièrement une mission du gouvernement
anglais pour aller à _Luknau_ examiner la bibliothèque du roi indien, la
mettre en ordre et publier les ouvrages les plus intéressants qu’elle
renferme. Possédant parfaitement le sanscrit, le persan ancien et
moderne, le turc, l’arabe et l’hindoustani, il a donné en anglais et en
allemand des traductions de ces ouvrages; il a déjà enrichi la
littérature de précieuses et spirituelles publications et il y joindra
encore beaucoup de travaux dignes d’intérêt, car c’est un homme
excessivement actif et qui n’a que trente-quatre ans.
Quoique le départ de M. Sprenger pour Luknau fût très-prochain, il n’en
eut pas moins l’extrême complaisance de vouloir bien me servir de
cicérone.
Nous commençâmes par la grande ville impériale de Delhi, sur laquelle
étaient jadis fixés tous les regards non-seulement de l’Inde, mais aussi
de presque toute l’Asie. Elle fut de son temps pour l’Inde ce qu’Athènes
fut pour la Grèce et Rome pour l’Europe. Aujourd’hui, elle partage le
sort des autres cités indiennes, et de toute son ancienne grandeur elle
n’a gardé que son nom.
Le Delhi existant s’appelle le _nouveau Delhi_, quoique la ville soit
déjà bâtie depuis deux siècles: c’est la continuation des anciennes
villes qui ont été, à ce qu’on pense, au nombre de sept, et dont chacune
s’appelait Delhi. Toutes les fois que les palais, les mosquées, les
fortifications commençaient à se dégrader, on les laissait tomber en
ruines, et on élevait de nouvelles constructions à côté des anciennes.
De cette manière, les ruines s’entassèrent sur les ruines et occupèrent
un espace qui a, dit-on, plus de 6 milles de largeur et 18 de longueur.
Si une mince couche de terre ne couvrait pas déjà une grande partie de
ces ruines, elles seraient certainement les plus étendues de l’univers.
Le nouveau Delhi est situé sur le Jumna. D’après la géographie de
Brückner, cette cité renferme une population de 500 000 âmes[95], mais
elle n’en a réellement pas beaucoup plus de 100 000, parmi lesquelles on
compte une centaine d’Européens. Les rues sont larges et belles; je
n’avais encore rien vu de pareil en ce genre dans aucune autre ville de
l’Inde. La principale rue, _Tschandni-Tschauk_, ferait honneur à toutes
les capitales d’Europe; elle a près de trois quarts de milles de long et
est large de plus de 30 mètres; elle est coupée, dans toute sa longueur,
par un canal étroit et sans eau à moitié comblé. Les maisons de cette
rue ne se distinguent ni par la grandeur ni par la magnificence; elles
n’ont tout au plus qu’un seul étage; au rez-de-chaussée, elles sont
garnies de misérables auvents où sont exposées des marchandises de peu
de prix.
Je n’ai pas été assez heureuse pour voir les superbes magasins, les
nombreuses pierres précieuses qui, au dire de beaucoup de voyageurs,
jettent le soir un éclat incomparable à la lueur des lampes et des
lumières! Les jolies maisons et les somptueux magasins se trouvent dans
les rues adjacentes au bazar; les produits de l’art que j’y vis
consistaient en objets d’or et d’argent, en étoffes d’or et en châles.
Les objets d’or et d’argent sont faits par les indigènes avec tant de
goût et d’art, qu’on aurait de la peine à trouver rien de plus beau à
Paris. Les étoffes tissées d’or, les broderies d’or et de soie sur
étoffes et les châles de cachemire sont de la dernière perfection. Les
cachemires les plus fins coûtent ici 4000 roupies. Ce qui mérite encore
plus d’admiration, c’est l’habileté des artisans, lorsqu’on voit avec
quelles faibles ressources et avec quels outils ils savent produire tous
ces chefs-d’œuvre.
Il est fort agréable de se promener le soir dans les principales rues de
Delhi. On y voit parfaitement la vie des grands et des riches de l’Inde.
On ne trouve nulle part tant de princes et de grands seigneurs.
Indépendamment de l’empereur pensionné et de ses parents, dont le nombre
s’élève à plusieurs milliers, il y vit encore d’autres souverains et
ministres destitués et pensionnés. Ils répandent beaucoup de vie dans la
ville; ils aiment à se montrer en public, font souvent de grandes et de
petites parties, se promènent (toujours sur des éléphants) dans les
jardins voisins, ou le soir dans les rues. Pour les excursions de jour,
les éléphants sont richement ornés de tapis et de belles étoffes, de
tresses d’or et de houppes; les siéges, appelés _hauda_, sont même
couverts de châles de cachemire; des baldaquins somptueusement décorés
garantissent les cavaliers contre le soleil, ou bien des serviteurs
tiennent au-dessus d’eux d’immenses parasols ouverts. Les princes et les
grands personnages, très-richement habillés à l’orientale, sont assis
par deux ou par quatre dans ces haudas.
Ces cortéges présentent le plus bel aspect et sont encore plus nombreux
et plus magnifiques que celui du rajah de Bénarès que j’ai décrit. Un
seul cortége se compose souvent d’une douzaine d’éléphants ou plus, de
cinquante à soixante soldats à pied et à cheval, d’autant de
domestiques, etc. Le soir on déploie moins de pompe; un éléphant et
quelques serviteurs suffisent. Ils montent et descendent les rues, et
jettent des œillades à des femmes d’une classe particulière, assises en
grande toilette, la figure sans voile, à des croisées ou dans des
galeries ouvertes. D’autres font cabrer de nobles coursiers arabes, dont
l’élégant aspect est encore rehaussé par des housses brodées d’or, par
des mors d’argent et des brides garnies d’argent. Entre ces cortéges
marchent gravement des chameaux pesamment chargés, venant de contrées
lointaines; il y a aussi beaucoup de bailis, attelés de superbes bisons
blonds, dont se servent les gens moins riches ou les femmes dont nous
avons parlé plus haut. Les bailis, comme leur attelage, sont recouverts
de housses écarlates. Les cornes et la partie inférieure des pieds des
bisons sont peintes de couleur brune; autour du cou ils ont un beau
ruban auquel sont attachés des grelots ou des clochettes. Les plus
jolies personnes regardent d’un air très-réservé du fond de ces bailis à
moitié ouverts. Si on ne savait pas à quelle classe de femmes
appartiennent ces jeunes filles non voilées, on ne reconnaîtrait pas à
leurs manières l’état qu’elles exercent. Malheureusement ces créatures
sont plus nombreuses dans l’Inde que dans tout autre pays; la cause
principale en est une loi contre nature, un usage révoltant. Les filles
sont ordinairement fiancées dès leur première année. Si le fiancé vient
à mourir, l’enfant ou la jeune fille est considérée comme veuve, et, à
ce titre, ne peut plus se marier. Ces jeunes filles deviennent alors
d’ordinaire danseuses. Le veuvage est regardé comme un grand malheur; on
croit que c’est la punition des femmes dont la conduite n’a pas été
irréprochable dans une vie antérieure.
L’Indien ne peut épouser qu’une fille de sa caste.
Au nombre de toutes les curiosités qu’on voit dans les rues, il faut
encore ajouter les jongleurs, les prestidigitateurs, les dompteurs de
serpents, qui courent partout et qui sont toujours entourés de curieux.
Je vis des jongleurs faire des tours qui me parurent réellement
inconcevables. Ils crachaient du feu accompagné de beaucoup de fumée;
ils mélangeaient des poudres blanche, rouge, jaune et bleue, avalaient
le mélange et crachaient ensuite chaque poudre séparément sans qu’elle
fût mouillée; ils baissaient les yeux, et, lorsqu’ils les relevaient, la
prunelle paraissait comme de l’or; puis ils inclinaient la tête, et,
quand ils la relevaient, la prunelle avait repris sa couleur naturelle,
mais les dents étaient en or. D’autres se faisaient une petite entaille
dans la peau et tiraient de cette ouverture plusieurs aunes de fil de
coton et de soie, et de petits rubans. Les dompteurs de serpents
tenaient ces bêtes par la queue, et les faisaient tourner autour de
leurs bras, de leur cou et de leur corps; ils touchaient à de grands
scorpions et les faisaient passer sur leur main. Je vis aussi quelques
combats entre de grands serpents et des ichneumons. Ce dernier animal,
un peu plus grand qu’un furet, vit, comme on sait, de serpents et d’œufs
de crocodiles; il sait prendre les serpents si habilement par la nuque,
qu’ils succombent toujours; quant aux œufs des crocodiles, il les suce.
A l’extrémité de la grande rue est le palais impérial, qui est regardé
comme un des plus beaux édifices de l’Asie. Il occupe, avec ses
dépendances, plus de deux milles carrés, et il est entouré d’un rempart
de plus de 13 mètres de hauteur.
A l’entrée principale, plusieurs portes qui se succèdent forment une
belle perspective terminée par un joli portique. Ce portique est petit,
en marbre blanc et incrusté de belles pierres; le plafond, qui forme une
voûte, est en verre de Moscovie avec de petites étoiles peintes. Mais
malheureusement il perdra bientôt tout son éclat, car la plus grande
partie du verre est déjà tombée, et ce qui reste ne tardera pas à se
détacher aussi. Au fond du portique est une porte de métal doré, ornée
de beaux dessins gravés à l’eau-forte. C’est dans ce portique que
l’ex-monarque a l’habitude de se montrer au peuple qui visite encore
quelquefois le palais par curiosité ou par un ancien respect; c’est là
aussi qu’il reçoit les visites des Européens.
Les plus belles parties du palais impérial sont la superbe salle
d’audience (le divan), admirée de tout le monde, et la mosquée. Le divan
est au milieu d’une grande cour et forme un long carré; le plafond est
supporté par trente colonnes; la salle est ouverte de tous côtés;
quelques marches y conduisent, et elle est entourée d’une jolie galerie
de marbre d’un mètre et demi de haut.
Le Grand-Mogol actuel a si peu de goût, qu’il a fait couper ce divan en
deux par une misérable cloison en bois. Une autre cloison semblable,
dont je ne saisissais pas le but, se joint sur le devant aux deux côtés
de la salle, et ainsi on peut dire qu’elle est tout à fait encadrée de
planches. Il y a dans ce divan un magnifique trésor: le plus gros
cristal du monde. C’est un bloc de plus d’un mètre de long[96], de 75
centimètres de large et de 30 centimètres d’épaisseur; il est
très-transparent. Il servait aux empereurs de trône ou de siége dans le
divan. Maintenant le cristal est caché derrière la gracieuse cloison,
et, si je n’avais pas connu son existence par les livres et que je
n’eusse pas demandé à le voir, on ne me l’aurait pas montré.
La mosquée est petite, il est vrai; mais comme la salle de justice elle
est en marbre blanc, avec de belles colonnes et des sculptures.
A la mosquée se rattache immédiatement le jardin _Schalinar_. C’était
autrefois l’un des plus beaux de l’Inde, mais aujourd’hui il est tout à
fait dégradé.
Dans les cours, il y avait beaucoup de saletés et d’immondices; les
constructions ressemblaient presque à des ruines, et de misérables
baraques s’appuyaient contre des murs à moitié tombés. Dans l’intérêt de
la résidence impériale, il serait très-nécessaire de construire bientôt
un nouveau Delhi; cependant, il règne partout beaucoup de mouvement.
Dès mon entrée dans le palais, j’avais vu un groupe d’hommes assemblés
dans une des cours. Une heure plus tard, comme nous terminions notre
visite, ces mêmes hommes étaient encore réunis à la même place. Nous
approchâmes pour voir ce qui fixait à ce point leur attention: c’étaient
quelques douzaines de petits oiseaux apprivoisés posés sur des perchoirs
et qui prenaient leur manger des mains des gardiens ou bien se le
disputaient entre eux. Les spectateurs, nous assura-t-on, étaient
presque tous des princes. Plusieurs étaient assis sur des chaises,
d’autres se tenaient debout avec les gens de leur suite. Quand ils sont
en négligé, les princes ne se distinguent que très-peu, par le costume,
de leurs domestiques, sur lesquels ils ne l’emportent pas beaucoup non
plus par l’instruction et les connaissances.
L’empereur affectionne un divertissement qui ne vaut guère mieux que
celui des oiseaux: ce sont ses soldats, composés de garçons de huit à
quatorze ans. Ils portent de misérables uniformes qui, par la coupe et
la couleur, ressemblent à ceux des Anglais; leurs exercices sont dirigés
en partie par de vieux officiers, en partie par des enfants. Je
plaignais de tout cœur la petite troupe, et j’avais de la peine à
comprendre comment ces petits bonshommes pouvaient manier des armes et
de lourdes bannières. D’ordinaire, le monarque s’assied chaque jour
pendant quelques heures dans la petite salle de réception, et s’amuse
aux manœuvres de ses jeunes guerriers. C’est dans ces moments qu’on a le
plus de chance d’être présenté à Sa Majesté. Mais le vieux monarque, âgé
de quatre-vingt-cinq ans, était justement indisposé, ce qui me priva du
bonheur de le voir.
L’empereur reçoit du gouvernement anglais une pension de 14 lacs ou 1
million 400 000 roupies (plus de 3 millions de francs). Il a conservé,
en outre, les revenus de plusieurs vastes domaines qui lui rapportent
encore bien près de 2 millions. Cependant, toujours aux expédients, il
n’est pas plus à son aise que le rajah de Bénarès. Avec ses revenus il
doit pourvoir à l’entretien de plus de trois cents descendants de la
famille impériale, d’une centaine de femmes et de plus de deux mille
serviteurs. Qu’on ajoute à ces dépenses celles que nécessitent le
service de ses écuries, une grande quantité de chevaux, de chameaux et
d’éléphants, et on comprendra facilement que, malgré ses millions, il
soit presque toujours dans une pénurie extrême.
Le 1^{er} de chaque mois, le monarque reçoit sa pension, qui est portée
au trésor sous la garde des soldats anglais, car autrement elle serait
pillée en route par les créanciers du sultan. Aussi, pour augmenter ses
ressources pécuniaires, a-t-il recours à toutes sortes de moyens fort
ingénieux et assez lucratifs. Il vend des titres honorifiques, il met
aux enchères des fonctions publiques; et les bons Indiens, pleins de
respect pour Sa Majesté déchue, s’empressent à l’envi d’acquérir, avec
quelques sacs de roupies, la gloire d’occuper une place près du
magnanime empereur. Les uns achètent quelques signes de distinction,
quelques hochets; d’autres, qui le croirait? des emplois et des charges
d’officiers pour un de leurs enfants! Le commandant actuel des troupes
impériales a été doté de son haut grade par ses généreux parents; il est
à peine âgé de dix ans. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que le
ministre des finances, chargé des recettes et des dépenses de
l’empereur, non-seulement ne reçoit pas de traitement, mais encore paye
tous les ans à son souverain 10 000 roupies pour avoir l’honneur de le
servir. A quels chiffres ne doivent pas s’élever les détournements!
Cet habile empereur se donne le plaisir d’avoir un journal, qui jouit du
privilége d’être excessivement comique et du dernier ridicule. Cet
honnête et véridique journal ne parle ni du régime constitutionnel, ni
des événements politiques du monde; il se borne à relater les faits et
gestes de la maison impériale, ses actes de munificence et, hélas! aussi
ses misères. C’est ainsi que ce _Moniteur officiel_ rapporta un matin le
fait suivant:
«La blanchisseuse du palais est venue réclamer à la sultane trois
roupies qui lui étaient dues. La sultane a fait prier son impérial époux
de lui donner cette somme. L’empereur l’a demandée à son trésorier, qui
a répondu que, comme on était à la fin du mois, la caisse était
entièrement vide; et la blanchisseuse a été renvoyée pour le payement de
sa note au mois suivant.»
Cet intéressant journal donne encore des nouvelles de ce genre: «Le
prince C*** est venu voir à telle ou telle heure le prince D*** ou le
prince F***; il a été reçu dans telle ou telle pièce, est resté tant et
tant de temps. La conversation a roulé sur tel ou tel sujet, etc.»
Parmi les autres palais de la ville, l’un des plus beaux est celui qui
renferme le collége. Il est construit en style italien et vraiment
majestueux; ses colonnes sont d’une rare élévation; le vestibule de
l’escalier, les chambres et les salons, sont très-grands et très-hauts.
Il y a derrière le palais un beau jardin, devant une grande cour, et un
haut mur fortifié tout autour. Le docteur Sprenger, comme directeur du
collége, a une habitation vraiment princière.
Le palais de la princesse Bigem, d’un style moitié italien, moitié
mogol, est assez grand et se distingue par ses salons d’une beauté
vraiment remarquable. Un joli jardin, jusqu’ici assez bien entretenu,
l’entoure de tous côtés.
Du temps que Delhi n’était pas encore sous la domination anglaise, la
princesse Bigem fit beaucoup de sensation par sa haute intelligence, son
esprit entreprenant et sa bravoure. D’origine hindoue, elle fit, dans sa
jeunesse, la connaissance d’un Allemand, nommé Sombar. Devenue amoureuse
de lui, elle embrassa la religion chrétienne pour pouvoir l’épouser. M.
Sombar leva quelques régiments d’indigènes, et, quand ils furent bien
dressés et bien exercés, il les amena à l’empereur. Dans la suite, il
sut si bien se mettre dans les bonnes grâces du souverain, que celui-ci
le dota de grands biens et l’éleva au rang de prince. Sa femme lui prêta
en toute occasion un concours énergique. Après la mort de son mari, elle
fut nommée commandante des régiments, fonction qu’elle remplit
honorablement pendant plusieurs années. Elle est morte, il n’y a pas
longtemps, à l’âge de quatre-vingts ans.
Je ne vis que deux des nombreuses mosquées du _nouveau Delhi_: la
mosquée _Roshun-ud-Dawla_ et la mosquée de _Jumna_.
La première est dans la grande rue; ses flèches et ses coupoles sont
couvertes d’une dorure massive. Elle est célèbre par la cruauté du shah
Nadir. Lorsqu’il fit la conquête de Delhi, en 1739, ce souverain, homme
remarquable, mais d’un caractère féroce, fit massacrer 100 000 des
habitants, et assista, dit-on, à ce spectacle sanglant du haut d’une des
tours de cette mosquée. La ville fut ensuite incendiée et pillée.
La mosquée de Jumna, construite par le shah Djihan, est également
considérée comme un chef-d’œuvre d’architecture mahométane. Elle s’élève
sur une immense plate-forme à laquelle on monte par quarante marches, et
domine d’une manière vraiment majestueuse la masse de maisons dont elle
est entourée. Sa symétrie est surprenante. Les trois dômes et les
petites coupoles des minarets sont en marbre blanc; tout le reste,
jusqu’aux grandes dalles du beau vestibule, est en grès rouge. Les
ornements appliqués sur les murs de la mosquée sont également en marbre
blanc.
Il y a beaucoup de seraïs avec des portails d’une beauté merveilleuse.
Les bains sont insignifiants.
* * * * *
Nous consacrâmes deux jours à la visite des monuments plus éloignés de
l’ancien Delhi. La première halte fut faite à la _Purana kale_, monument
encore très-bien conservé. Toutes les grandes et belles mosquées se
ressemblent extraordinairement. Celle-ci se distingue par la grandeur,
l’élégance, la richesse, par la beauté des sculptures et le goût des
bas-reliefs. Trois hautes coupoles légèrement voûtées couvrent le
principal édifice, des tourelles ornent les coins, deux hauts minarets
s’élèvent sur les côtés. Les parties intérieures des dômes et de la
porte d’entrée sont revêtues d’une argile vernie et peinte. Les couleurs
ont beaucoup de fraîcheur et d’éclat. L’intérieur des mosquées est
toujours vide. Une petite tribune pour l’orateur ou le chantre, quelques
lustres et quelques lampes en font tout l’ornement.
Le _mausolée_ de l’empereur Humaione, construit tout à fait dans le
style d’une mosquée, fut commencé par ce souverain lui-même. Mais il
mourut avant qu’il fût fini. Son fils Akbar le fit achever.
Le temple à haute coupole au milieu duquel s’élève le sarcophage est
orné de quelques mosaïques en belles pierres. En guise de carreaux, les
fenêtres sont garnies de grilles en pierres artistement travaillées.
Dans des portiques contigus reposent, sous de simples sarcophages,
plusieurs des femmes et des enfants de l’empereur Humaione.
Non loin de ce monument est le tombeau de _Nizam-uldin_, mahométan
très-vénéré pour sa sainteté. Il se trouve dans une petite cour dont le
sol est dallé en marbre blanc. Un revêtement carré, également en marbre,
avec quatre jolies petites portes, entoure le beau sarcophage. Il est
encore plus délicat et mieux travaillé que celui de _Tay-Mahal_; on
comprend à peine comment il a été possible de produire un tel
chef-d’œuvre. Les portes, les piliers, les arcades, sont surchargés des
bas-reliefs les plus délicats; je n’en ai pas vu de plus achevés dans
les plus belles villes d’Italie. Le marbre dont on s’est servi est
parfait de blancheur et de pureté, et tout à fait digne du chef-d’œuvre.
Plusieurs jolis monuments, tous en marbre blanc, entourent le
sarcophage; mais, une fois qu’on a vu une œuvre pareille, on ne prête
plus grande attention au reste.
On vante beaucoup un grand bassin en pierre. Il est entouré de trois
côtés de cellules, déjà très-dégradées. Le quatrième côté est ouvert et
laisse passage à un escalier superbe, de plus de douze mètres de
largeur; cet escalier conduit au bassin, qui a au moins dix-huit mètres
de profondeur. Le pèlerin croirait avoir manqué le but de son
pèlerinage, s’il n’y descendait pas dès son arrivée.
Depuis les terrasses des cellules, on voit des plongeurs se précipiter
au fond du bassin, pour aller chercher une petite pièce de monnaie qu’on
y jette; il y en a de si agiles, qu’ils la saisissent avant qu’elle
aille au fond. Nous jetâmes plus d’une pièce d’argent, et ils les
rapportèrent toujours sans peine; mais j’ai peine à croire qu’ils les
aient attrapées avant qu’elles touchassent le fond. Ils restèrent
toujours assez longtemps sous l’eau, pour nous faire supposer,
non-seulement qu’ils ramassaient la pièce au fond, mais que même ils la
cherchaient. C’était sans doute une chose assez curieuse; mais quelle
exagération de prétendre, comme le font quelques voyageurs, qu’on ne
peut rien voir de semblable ailleurs!
Notre dernière visite, ce jour-là, fut consacrée au superbe monument du
visir Safdar-Dschang, qui représente également une mosquée. Ce qui me
frappa le plus, ce furent des incrustations de marbre blanc dans le grès
rouge des quatre minarets; elles étaient si variées, si délicates, et
exécutées avec tant de pureté, que le dessinateur le plus habile ne
pourrait pas les tracer sur le papier d’une manière plus fine et plus
exacte. C’est ce qu’on peut dire aussi du sarcophage du principal
temple, qui est taillé d’un seul bloc de beau marbre blanc.
Un jardin assez bien conservé, dessiné tout à fait à l’européenne,
entoure le monument.
A l’extrémité du jardin, en face du mausolée, s’élève un joli petit
palais, appartenant en grande partie au roi de Luknau. Aujourd’hui il
est entretenu par le peu d’Européens établis à Delhi. Il est garni de
quelques meubles et sert à recevoir les voyageurs qui viennent visiter
ces ruines.
Nous y restâmes la nuit, et nous y trouvâmes, grâce à la bonne et
excellente ménagère, Mme Sprenger, toutes les commodités imaginables. La
première et la plus agréable, après notre longue course, fut une bonne
table. Ces attentions sont doublement précieuses quand on songe aux
peines qu’elles ont occasionnées; ainsi, quand on entreprend une partie
comme la nôtre, il ne faut pas seulement s’occuper des vivres et du
cuisinier, mais aussi songer à la vaisselle de cuisine et de table, à la
literie, aux domestiques; en un mot, on doit se pourvoir de tout un
petit ménage. Tout cela s’envoie à l’avance et ressemble à un
déménagement.
Le lendemain, nous nous dirigeâmes vers _Kotab-Minar_, une des plus
anciennes et des plus magnifiques constructions des Patans (c’est de ce
peuple que les Afghans tirent leur origine). Le morceau le plus
remarquable de ce monument est la _colonne du géant_, polygone de 27
côtés ou de bords à moitié arrondis, avec 5 étages ou galeries, qui ont
18 mètres de diamètre à la base, et 75 mètres de hauteur. On y arrive
par un escalier tournant de 386 marches. Cette construction, à ce qu’on
prétend, date du XIII^{e} siècle, et a été élevée par Kotab--ut-dun. La
colonne est de grès rouge et il n’y a que la partie supérieure qui soit
revêtue de marbre blanc; de merveilleuses sculptures tournent tout
autour en larges bandes; elles sont exécutées avec tant de finesse et
d’élégance, qu’elles ressemblent à de jolies dentelles. Toutes les
descriptions qu’on pourrait faire d’un travail si délicat resteraient
bien au-dessous de la réalité. La colonne est par bonheur aussi bien
conservée que si elle avait à peine un siècle d’existence. La partie
supérieure penche un peu en avant (on ignore si cette inclinaison est
artificielle comme celle de la tour de Bologne); elle se termine par un
toit en forme de terrasse, ce qui ne s’accorde pas bien avec le reste de
la construction. On ne sait pas s’il y avait autrefois quelque chose
au-dessus. Quand les Anglais firent la conquête de Delhi, la colonne
était dans le même état qu’aujourd’hui.
Nous montâmes jusqu’à la pointe la plus élevée, et là s’offrit à nos
yeux l’aspect surprenant de tout ce monde de ruines du _nouveau Delhi_,
du Jumna et de ses immenses plaines. Dans les ruines des villes
impériales, entassées successivement les unes sur les autres, on
pourrait étudier l’histoire des peuples qui ont régné sur l’Hindoustan.
C’était autrefois un spectacle grand et saisissant. Beaucoup d’endroits
où jadis s’élevèrent des palais et des monuments superbes sont
aujourd’hui en pleine culture; partout où l’on remue la terre, on
rencontre des décombres et des ruines.
En face de la tour ou de la colonne Kotab-Minar s’élève une semblable
construction inachevée, dont la base est beaucoup plus étendue que celle
de la construction terminée. On présume que ces deux tours faisaient
partie d’une superbe mosquée[97] dont il existe encore des cours, des
portes, des colonnes et des murs.
On reconnaît encore les débris de cette mosquée dans des sculptures
très-délicates, dont les murs et les portes sont recouverts au dedans et
au dehors. Les portes d’entrée sont d’une hauteur considérable. Les
colonnes des cours sont d’origine bouddhiste; on y voit taillée en
relief la cloche avec la longue chaîne.
Dans le péristyle se trouve une colonne de métal semblable à celle
d’Allahabad; seulement elle n’est point surmontée d’un lion, et sa
hauteur ne dépasse pas 12 mètres. On l’appelle _Feroze-Shah-Lath_. Elle
porte la trace de quelques dégradations attribuées aux Mogols, qui, lors
de la conquête de Delhi, voulurent, dans leur rage d’extermination,
abattre aussi cette colonne.
Ils essayèrent de la renverser; mais elle était trop solide; et, malgré
tous leurs efforts, ils ne réussirent même pas à détruire l’inscription
qui s’y trouve.
Les autres temples et monuments patans ou afghans qui sont encore
disséminés parmi d’autres ruines, se ressemblent autant entre eux qu’ils
diffèrent des constructions hindoues et mahométanes.
Ces monuments se composent d’ordinaire d’un petit temple rond avec une
coupole peu élevée, entouré d’arcades ouvertes appuyées sur des
colonnes.
Ici encore, près de Kotab-Minar, le voyageur trouve une demeure riante.
Une ruine a été transformée en une habitation de trois chambres où l’on
a disposé quelques meubles.
En nous en retournant, nous visitâmes l’observatoire du célèbre
astronome Jey-Singh. Quand on a vu l’observatoire de Bénarès, il
devient inutile de visiter celui-ci. Tous les deux ont été construits
par le même maître et dans le même style; mais celui des Bénarès est
encore parfaitement conservé, tandis que celui de Delhi est déjà presque
tombé en ruines. Quelques voyageurs regardent ce monument comme une des
plus grandes merveilles que l’on puisse voir.
Près de l’observatoire est l’ancienne _madrissa_ (école), grand édifice
contenant beaucoup de petites pièces pour les maîtres et les élèves, des
galeries et des salles ouvertes, où les maîtres donnaient leurs leçons,
assis au milieu de leurs disciples. Cet édifice, assez délabré, est
encore habité dans quelques parties par des particuliers.
Tout contre la madrissa se trouve une jolie mosquée et un très-beau
monument, tous deux en marbre blanc. Ce dernier fut élevé par
Aurang-Zeb, en l’honneur de son vizir, Ghasy-al-dyn-Chan, fondateur de
la madrissa. Le travail en est aussi parfait que celui de Nizam-ul-din,
et semble être du même artiste.
Le palais de _Feroze-Shah_ touche au nouveau Delhi. Quoiqu’une partie
soit en ruines, on reconnaît encore, dans quelques endroits, les traces
du rempart, ainsi que plusieurs restes de constructions.
Le péristyle de la mosquée a été déblayé il n’y a pas longtemps, grâce
au zèle infatigable d’un homme fort estimé ici, le rédacteur de la
gazette anglaise de Delhi, M. Kob. Il était tellement couvert de
décombres et de pierres, qu’on eut beaucoup de peine à l’en débarrasser.
Il est très-bien conservé.
Dans ce palais se trouve la troisième colonne de marbre,
_Feroze-Shah-Lath_; on voit par son inscription qu’elle existait déjà
cent ans avant Jésus-Christ; elle peut donc être considérée comme un des
plus anciens monuments de l’Inde. Elle fut apportée de Lahore à Delhi, à
l’époque de la construction de ce palais.
Le _Purana Killa_, ou l’ancien fort, le palais de _Babar_, est
très-dégradé. On y voit des fragments de deux portails et de murs;
l’élévation et la structure donnent une idée de la grandeur du palais.
Les ruines de _Toglukabad_ sont également dans un triste état de
dégradation; aussi ne vaut-il guère la peine de faire une course de 7
milles pour aller les voir.
Les autres ruines, sans nombre, sont entièrement dégradées, ou bien ce
sont des répétitions de celles que nous avons déjà décrites; mais de
toute manière elles ne sauraient leur être comparées pour la grandeur,
la beauté et la magnificence. Pour des savants, des archéologues et des
historiens, elles peuvent être aussi d’un grand intérêt; mais pour moi,
je l’avoue franchement, elles furent loin d’avoir un si grand prix.
Il faut encore que je fasse mention de la station militaire anglaise
située près du nouveau Delhi sur de basses collines. La conformation
particulière du sol en rend la visite très-intéressante. On est
transporté tout à coup dans un pays couvert de puissants blocs de grès
rouge, entre lesquels se dressent de beaux arbres.
Les ruines, d’ailleurs, ne manquent pas plus ici que dans tous les
environs de Delhi.
[Illustration]
CHAPITRE XIV.
Les Tuggs ou égorgeurs.--Départ.--Le marché aux
bestiaux.--Baratpoore.--Biana.--Fontaines et étangs.--Bonhomie des
Indiens.--Plantations de pavots.--Les
Suttis.--Notara.--Kottah.--Description de la ville.--Le château
royal d’Armornevas.--Divertissements et danses; costumes.--La ville
sainte de Kesho-Rae-Patun.
J’avais, pour aller à Bombay, deux routes devant moi: l’une me
conduisait par Simla aux montagnes avancées de l’Himalaya, l’autre aux
célèbres temples d’_Adjunta_ et d’_Élora_. J’aurais volontiers choisi la
première et j’aurais poussé jusqu’à la chaîne principale de l’Himalaya,
jusqu’à _Lahore_ et à l’_Indus_; mais mes amis m’en détournèrent par la
simple raison que toutes les montagnes étaient alors couvertes d’une
neige épaisse, et qu’il me faudrait remettre mon voyage au moins de
trois mois. Ne pouvant pas attendre si longtemps, je me décidai pour la
seconde route.
A Calcutta on m’avait généralement dissuadée de poursuivre mon voyage au
delà de Delhi. Ces contrées, disait-on, n’étaient plus sous la
domination anglaise, et leurs habitants étaient bien moins civilisés. On
cherchait surtout, par d’effroyables récits, à me faire peur des
_Tuggs_, ou égorgeurs.
Les Tuggs forment une société à part; ils vivent de meurtre et de
brigandage, et, comme les bandits italiens, sont prêts, si on les paye,
à commettre tous les crimes. Cependant il ne leur est pas permis de
répandre le sang, et c’est en les étranglant qu’ils font périr leurs
victimes. Mais en ce cas ils n’encourent pas de peine grave, et le
meurtrier se purifie par un petit cadeau qu’il fait à son prêtre; tandis
que, s’il répand seulement une goutte de sang, il tombe dans le plus
profond mépris, il est banni de sa caste et abandonné même par ses
compagnons.
Beaucoup de voyageurs prétendent que les Tuggs appartiennent à une secte
religieuse et qu’ils ne tuent pas par cupidité ou par vengeance, mais,
suivant leurs idées, pour accomplir un acte méritoire.
J’ai pris beaucoup d’informations, et partout on m’a dit que ce n’était
pas une loi religieuse, mais la haine, la vengeance ou la cupidité qui
les poussait à de tels crimes. Ces étrangleurs ont besoin pour leur
épouvantable métier d’une adresse extraordinaire, et aussi d’une
patience et d’une persévérance infatigables; ils poursuivent souvent
leur victime durant un mois entier, et l’étranglent dans son sommeil; ou
bien ils lui jettent par derrière, autour du cou, un mouchoir tordu ou
une corde qu’ils tirent si brusquement et avec tant de force, que la
mort est instantanée.
A Delhi, on me donna des nouvelles plus consolantes; on m’assura qu’on
m’avait fait de ces dangers une peinture exagérée, qu’il était
généralement très-rare dans les Indes qu’on attaquât les voyageurs, et
que le nombre des Tuggs avait considérablement diminué. D’ailleurs ils
n’osent rien entreprendre contre les Européens, parce que le
gouvernement anglais dirigerait contre les coupables les poursuites les
plus sévères.
J’étais ainsi assez rassurée sur les dangers; mais il fallait me
préparer à des privations et à des fatigues sans nombre.
Nous nous dirigeâmes d’abord vers Kottah (290 milles). On a le choix
entre trois modes de transport: les palanquins, les chameaux ou les
bailis à bœufs. D’aucune façon on ne va vite; il n’y a ni route de
poste, ni relais; il faut garder les mêmes hommes et les mêmes bêtes
jusqu’à la fin du voyage, et on fait au plus 20 ou 22 milles par jour.
Pour un palanquin il faut huit porteurs, sans compter ceux qui sont
nécessaires pour le bagage: bien que chacun ne reçoive par mois que huit
roupies sur lesquelles il pourvoit à son entretien, les frais s’élèvent
encore assez haut, parce qu’il faut un grand nombre de serviteurs, et
qu’on doit encore leur payer le retour. Avec des chameaux, le voyage
revient également très-cher et est fort incommode. Je me décidai donc
pour le mode de transport le moins coûteux: le chariot attelé de bœufs.
Comme je faisais le voyage seule[98] le docteur Sprenger fut assez
aimable pour s’occuper de tout pour moi. Il dressa avec le _tschandrie_
(voiturier), un contrat écrit en hindoustani, par lequel je devais lui
payer immédiatement la moitié du prix de transport, quinze roupies, et
il devait recevoir l’autre moitié à Kottah, où il était obligé de me
conduire en quinze jours. Pour chaque jour de retard j’avais le droit de
lui retenir trois roupies. Le docteur Sprenger me donna en outre un de
ses plus fidèles _tscheprasse_[99], et son excellente et chère femme me
pourvut d’une bonne et chaude couverture, et de provisions de toute
sorte, si bien que mon baili pouvait à peine tout contenir.
Ce fut le cœur serré que je me séparai de mes excellents compatriotes.
Dieu fasse que je ne meure pas sans les avoir revus!
Le 30 janvier 1848, au matin, je quittai Delhi. Le premier jour nous
fîmes peu de chemin, seulement neuf _coos_ (18 milles) jusqu’à
_Faridabad_; il fallait d’abord que nos bêtes se missent en train. Les
six premiers coos m’offrirent quelques distractions, car il y avait des
deux côtés de la route une multitude de ruines dont j’avais déjà visité
un grand nombre avec mes amis quelques jours auparavant.
Cette nuit, comme toutes les suivantes, je la passai dans un seraï. Je
n’avais ni tente ni palanquin, et il n’y a pas de bongolos sur cette
route. Les seraïs des petits endroits ne sont pas, hélas! à comparer à
ceux des grandes villes. Les cellules, faites de terre séchée au soleil,
n’ont guère plus de 2 mètres de long et de large, et l’entrée étroite,
haute de 2 mètres 30 centimètres, est sans porte; l’intérieur est vide.
A mon étonnement je les trouvai toujours très-propres; on m’y apportait
aussi partout une sorte de tréteau en bois revêtu d’un filet et de
cordes, sur lequel je jetais ma couverture et qui me faisait une couche
superbe. Le tscheprasse se plaçait devant l’entrée de ma cellule, comme
les mamelouks de Napoléon; mais il y goûtait un sommeil bien plus
profitable que le leur, car dès la première nuit il n’entendit rien d’un
débat très-animé que je soutins avec un très-gros chien, attiré par mon
panier aux provisions si bien rempli.
_31 janvier._ Vers midi, nous traversâmes la petite ville de
_Balamgalam_, où se trouve une petite station militaire anglaise, une
mosquée et un temple hindou tout nouvellement construit. Nous passâmes
la nuit dans la petite ville de _Palwal_.
Dans ce pays, les paons sont très-communs; je voyais tous les matins des
douzaines de ces beaux oiseaux sur les arbres, dans les champs et même
dans les villes, où ils viennent demander aux indigènes leur nourriture.
_1_^{er} _février_. Notre station de nuit fut aujourd’hui la petite
ville de _Cossi_. Pendant les derniers coos nous avions été devancés par
beaucoup d’indigènes empressés d’arriver à la ville, dans l’intérieur et
au dehors de laquelle se tenait un marché important. Ce marché offrait
l’image de la plus grande confusion. Les animaux se tenaient de tous
côtés au milieu d’un nombre infini de meules de blé et de foin; les
marchands criaient et vantaient sans discontinuer leur marchandise; ils
tiraient à droite et à gauche les acheteurs, usant moitié de persuasion,
moitié de force, et ceux-ci ne faisaient pas moins de bruit. C’était un
tumulte vraiment étourdissant. Je fus surtout étonnée de la quantité
prodigieuse de cordonniers qui, au milieu des bottes de foin et de
paille entassées, avaient dressé leur simple établi, une toute petite
table chargée de poix, de fil et de cuir, et qui raccommodaient à l’envi
la chaussure de leurs pratiques. Ici comme ailleurs je remarquai que
l’indigène est loin d’être aussi paresseux qu’on veut bien le dire, et
qu’il saisit, au contraire, toutes les occasions de gagner quelque
monnaie.
A l’entrée de la ville, je trouvai tous les seraïs combles; il me fallut
traverser Cossi d’un bout à l’autre pour me loger à l’autre extrémité.
La porte de la ville semblait promettre beaucoup; elle s’élançait
fièrement dans les airs avec une voûte élevée: aussi j’espérais y voir
des édifices proportionnés. Je trouvai.... de misérables cabanes en
terre glaise et des rues si étroites, que les piétons étaient forcés de
se ranger sous les portes des cabanes pour laisser passer notre
attelage.
_2 février._ A quelques coos avant Matara, nous nous détournâmes de la
route frayée qui conduit de Delhi à _Mutra_, ville encore placée sous la
domination anglaise.
_Matara_ est une jolie petite ville avec une charmante mosquée, de
larges rues et des maisonnettes en maçonnerie, dont plusieurs même sont
ornées de galeries, de piliers ou de sculptures de grès rouge.
Le paysage ne varie pas; ce sont toujours de vastes plaines, où des
bruyères succèdent aux champs de blé, des champs de blé aux bruyères
brûlées par le soleil. Les épis étaient déjà très-hauts, mais
entremêlés de tant de fleurs jaunes, qu’on pouvait se demander si
c’était du blé ou de l’ivraie qu’on avait semé.
La culture du coton est très-considérable en ce pays. Le cotonnier de
l’Inde n’a ni la couleur ni la grosseur de celui de l’Égypte, mais la
bonté du coton ne dépend pas de la grosseur de l’arbuste, et c’est
justement le coton de ce pays que l’on dit le plus fin et le plus beau.
Dans ces immenses plaines, j’aperçus de temps en temps des maisonnettes
élevées d’une manière artificielle sur des buttes de terre glaise, et
hautes de deux à trois mètres. On n’y arrivait pas par des escaliers,
mais on y montait par des échelles que l’on pouvait retirer la nuit.
Autant que j’ai pu saisir le sens de quelques expressions de mon
domestique, que je ne comprenais qu’à moitié, ce genre de construction
sert à garantir des familles isolées contre les visites des tigres, qui
se trouvent ici en grande quantité.
_3 février._ _Baratpoore._--Nous passâmes par une contrée où l’on
apercevait çà et là des buissons et des arbustes rabougris, phénomène
rare dans ce pays peu boisé. Mon guide honora aussi ces chétifs halliers
du nom ambitieux de jungles; je les aurais plutôt comparés aux
broussailles et aux buissons nains et tremblants de l’Islande. A
l’extrémité de ce canton couvert de maigres arbustes, tout le paysage
prit un aspect extraordinaire; le sol se trouvait en beaucoup d’endroits
déchiré et éboulé comme à la suite d’un tremblement de terre.
Dans le seraï de Baratpoore, je fus bien près d’avoir peur. J’y
rencontrai beaucoup d’indigènes, plusieurs soldats, et surtout quelques
hommes à l’air féroce qui menaient avec eux des faucons dressés. N’étant
plus sur le territoire qui relève de l’Angleterre, je me trouvais livrée
à la merci de cette multitude; mais loin de m’insulter, tous me
marquèrent beaucoup de politesse et de déférence, et me firent le soir
et le matin un salut (_salam_) très-amical, en portant la main du front
à la poitrine. J’ai de la peine à croire que dans nos pays d’Europe des
hommes de cette classe m’eussent témoigné les mêmes respects.
Le 4 février, je saluai avec plaisir la petite ville de Biana, située au
pied d’une basse chaîne de montagnes. Depuis longtemps je n’avais rien
vu de semblable, et on ne saurait croire combien on se trouve heureux de
rencontrer enfin un paysage où une succession de montagnes et de vallées
charme la vue et rompt la monotonie. Avant d’arriver à Biana, nous
passâmes près de vastes cimetières mahométans, ornés de beaucoup de
petits temples, mais à moitié en ruines, et où l’on ne voyait presque
plus de sarcophages. Biana a été jadis, dit-on, belle et florissante,
mais aujourd’hui elle est dans un triste état. Aux portes de la ville,
nous fûmes assaillis par une troupe de femmes dont chacune cherchait par
des éloges étourdissants à nous faire choisir son seraï.
_5 février._ De l’autre côté de Biana, à deux pas de la porte, je vis
deux beaux monuments, des temples ronds avec de hautes coupoles; les
barreaux des fenêtres étaient en pierre et artistement ciselés.
Les champs et les prés étaient bordés de lignes serrées de figuiers
indiens, ce que je n’avais vu nulle part qu’en Syrie et en Sicile. Sur
la droite de la route s’étendait une chaîne de montagnes, dont le point
culminant était surmonté d’un fort. L’habitation du commandant, au lieu
d’être protégée par les murs, s’élevait de beaucoup au-dessus d’eux;
elle était entourée de jolies verandas, et sur la terrasse du principal
corps de logis il y avait un beau pavillon reposant sur des colonnes.
Les ouvrages avancés descendaient jusque dans la vallée. Devant nous
s’étendait une grande plaine bornée de tous côtés de chaînes de
collines.
A peine eûmes-nous fait environ sept coos, que nous rencontrâmes des
monuments situés au milieu d’enceintes d’un genre tout particulier. Sur
une petite place ombragée de beaux arbres, de nombreuses dalles de
pierre de plus de deux mètres de haut et de plus d’un mètre de large
formaient un mur rond au milieu duquel se trouvaient trois monuments de
forme ronde, comme des dessus de cloches, en grandes pierres de taille;
leur base pouvait être de 4 mètres, et leur hauteur de 2 mètres. Ils
étaient fermés de toutes parts, et on ne pouvait y pénétrer.
J’eus aussi occasion de voir le même jour une nouvelle espèce d’oiseaux,
qui, par la forme et la grosseur, ressemblaient au _flamingo_; ils
avaient de belles ailes; leur plumage reflétait le gris blanc le plus
délicat, et leur tête était ornée de plumes pourpres.
La ville de Hindon, passablement grande, nous abrita cette nuit. La
seule chose qui me frappa ici, fut un palais dont les fenêtres étaient
si petites, qu’elles paraissaient devoir servir plutôt à des poupées
qu’à des hommes.
_6 février._ Au moment de quitter le seraï, trois hommes armés vinrent
se planter devant mon baili, et malgré les cris de mes gens,
m’empêchèrent de sortir. Enfin au milieu des clameurs, je compris qu’il
s’agissait de quelques _bais_[100] que ces hommes réclamaient pour avoir
passé la nuit devant la porte de ma chambre à coucher, et que mes gens
refusaient de leur donner. Sans doute le seraï n’avait pas inspiré assez
de confiance au _tscheprasso_, et il avait demandé la veille au _serdar_
(juge) une garde de sûreté. Ces hommes pouvaient avoir dormi tout à leur
aise dans quelque coin du vestibule et avoir rêvé qu’ils veillaient, car
il est certain que pendant cette dangereuse nuit j’avais jeté plus d’une
fois les yeux sur la cour, et jamais je n’avais découvert un de ces
gardiens; mais que peut-on aussi demander pour quelques bais? Je
m’empressai de leur faire le petit don auquel ils tenaient tant;
aussitôt ils firent militairement demi-tour à gauche, et après force
salam, ils me laissèrent continuer ma route. Si j’avais été disposée à
avoir peur, il y a déjà plusieurs jours que la vue des indigènes aurait
dû me remplir de transes continuelles. Car ils étaient tous, jusqu’aux
bergers, armés de sabres, d’arcs et de flèches, de fusils avec mèches
allumées, de gros gourdins ferrés et même de petits boucliers de fer
laminé.
Mais rien ne fut capable de me faire sortir de la tranquillité d’âme
dont je jouissais: ignorant la langue du pays et n’ayant à côté de moi
que mon vieux tscheprasso, je n’en avais pas moins la conviction intime
que ma dernière heure n’était pas encore venue.
Cependant je ne fus pas fâchée de passer en plein jour par les affreuses
gorges et les profondes crevasses que nous eûmes à franchir pendant
plusieurs coos.
De ces gorges nous pénétrâmes dans une grande vallée, à l’entrée de
laquelle se trouvait un fort bâti sur une montagne isolée. A deux coos
plus loin nous rencontrâmes un petit groupe d’arbres au milieu desquels
se trouvait une petite terrasse de pierre haute de 1 mètre 75 c., sur
laquelle s’élevait la statue en pierre d’un cheval de grandeur
naturelle. A côté on avait creusé un grand puits, espèce de citerne
revêtue intérieurement de gros blocs de grès rouge, où l’on arrivait par
trois escaliers.
On trouve souvent dans l’Inde, surtout dans les contrées où comme ici on
n’a pas de bonnes sources, des citernes de ce genre et de beaucoup plus
grandes encore entourées de superbes manguiers et de tamariniers. Les
Hindous et les Mahométans vivent dans cette belle croyance qu’ils
s’assureront plus facilement la félicité future s’ils construisent des
travaux d’utilité publique. Quand ce sont des Indiens qui ont établi ces
réservoirs d’eau et planté ces groupes d’arbres, on voit d’ordinaire
s’élever à côté quelques emblèmes de leurs divinités taillées en
pierre, ou bien des pierres peintes en rouge. Auprès de plusieurs puits
et citernes se trouve posté un homme chargé d’aller chercher de l’eau ou
d’en puiser pour le voyageur fatigué.
Cette institution a son beau côté; mais d’autre part on se sent pénétré
de dégoût quand on voit les voyageurs descendre dans ces réservoirs pour
s’y laver et y faire leurs ablutions. A quoi cependant la soif ne nous
réduit-elle pas! je fis comme tout le monde, je remplis ma cruche de
cette eau.
_7 février._ _Duugerkamaluma_, petit endroit au pied d’une jolie
montagne. Non loin de la station, nous eûmes encore un vrai désert
d’Arabie à traverser; mais par bonheur il n’était pas d’une grande
étendue.
D’ailleurs les sables de l’Inde peuvent être cultivés; on n’a qu’à
creuser à un ou deux mètres, et partout on trouve assez d’eau pour
arroser les champs. Dans ce petit désert il y avait aussi quelques
champs de froment d’une très-belle apparence.
Cette après-midi, je crus un instant que je serais forcée de faire usage
de mon pistolet pour terminer un différend. Mon voiturier demandait sans
cesse que tout le monde lui fît place. Quand on ne l’écoutait pas il
jurait et pestait. Nous rencontrâmes cinq ou six voituriers armés qui ne
prirent pas garde aux cris de mon cocher: aussi celui-ci, plein de
fureur, leva son fouet et menaça de les frapper.
Si l’on en était venu à un combat, nous aurions eu certainement le
dessous, malgré mon intervention; mais on s’en tint de part et d’autre à
des injures, et les voituriers se rangèrent pour laisser passer mon
cocher.
J’ai remarqué, en général, que l’Indien n’épargne ni les cris ni les
menaces, mais qu’il ne se porte jamais à des voies de fait. J’ai
beaucoup fréquenté et observé le peuple, et j’ai souvent assisté à des
querelles et à des disputes, mais jamais à des rixes. Quand une dispute
se prolonge, ils poussent le flegme jusqu’à s’asseoir pour la terminer.
Les gamins même ne se chamaillent et ne se battent ni pour jouer ni tout
de bon. Une seule fois, je vis deux garçons se quereller sérieusement.
L’un d’eux s’oublia au point de donner un soufflet à l’autre; mais il le
fit avec autant de ménagement que si le coup lui eût été destiné à
lui-même. Le battu se frotta la joue avec la manche, et tout en resta
là; d’autres garçons étaient restés spectateurs, mais aucun n’avait pris
fait et cause pour l’un ou l’autre des deux champions. Cette douceur
peut provenir en partie de ce que le peuple mange peu de viande, et que
sa religion lui impose beaucoup de compassion pour les animaux; mais je
crois qu’à ce sentiment se mêle aussi un peu de lâcheté. Je me suis
laissé dire qu’on a beaucoup de peine à décider un Hindou à entrer sans
lumière dans une chambre obscure. Un cheval ou un bœuf fait-il le
moindre saut, le moindre écart, grands et petits se dispersent effrayés
et en poussant des cris. Cependant des officiers anglais m’ont affirmé
que les _cipayes_ (soldats indigènes au service des Anglais) sont assez
braves. Cette bravoure leur vient-elle avec l’habit ou bien par
l’exemple des Anglais?
Ces derniers jours, je vis beaucoup de plantations de pavots d’un aspect
merveilleux; leurs feuilles sont grasses et luisantes, leurs fleurs
larges et de diverses couleurs. On recueille l’opium d’une manière
très-simple, mais en même temps très-pénible. On fait le soir plusieurs
entailles aux têtes de pavot avant qu’elles soient arrivées à une pleine
maturité. De ces entailles jaillit l’opium le plus pur; c’est un suc
blanc et visqueux, qui s’épaissit aussitôt à l’air, et qui forme de
petites bulbes. On les enlève le matin avec un couteau, et on les met
dans des vases qui ont la forme de petits gâteaux. On obtient un opium
d’une nature inférieure en pressant et en faisant cuire les têtes et les
tiges de pavot.
Dans plusieurs livres, entre autres aussi dans le _Journal des
voyages_[101] de Zimmermann, j’avais lu que le pavot atteignait, dans
l’Inde et dans la Perse, une hauteur de 12 à 13 mètres; que la capsule
avait la grosseur d’une tête d’enfant et renfermait près d’une mesure de
semence; mais il n’en est rien. J’ai vu les plus belles plantations dans
l’Inde et plus tard aussi dans la Perse, et nulle part je n’ai trouvé
que les plants eussent plus d’un mètre ou d’un mètre et demi; la
grosseur de la capsule pouvait tout au plus se comparer à un petit œuf
de poule.
_8 février._ _Madopoor_, misérable village au pied de basses montagnes.
Aujourd’hui encore nous passâmes par de terribles gorges et sur des
crevasses qui, contrairement à celles que nous avions rencontrées la
veille, n’étaient pas dans le voisinage de la montagne, mais au milieu
de la plaine. En revanche, nous jouîmes de la vue de quelques palmiers,
les premiers qu’il nous était donné de voir depuis Bénarès; mais ils ne
portaient pas de fruits.
Ce qui me surprit encore plus, ce fut de rencontrer, dans ces régions
dépourvues d’arbres et de buissons, quelques tamariniers, bananiers ou
manguiers, qui, plantés et cultivés avec le plus grand soin, venaient et
réussissaient parfaitement. Leur prix est doublé par la certitude qu’on
a de trouver sous ces arbres un puits ou une citerne.
_9 février._ _Indergur_, petite ville insignifiante. Nous approchâmes
beaucoup de la basse chaîne de montagnes que nous avions déjà vue la
veille; bientôt nous nous trouvâmes au milieu de vallées étroites, dont
de hauts pans de roches semblaient défendre l’issue. Sur quelques-unes
des cimes les plus élevées, il y avait de petits kiosques consacrés à la
mémoire des _suttis_: c’est ainsi qu’on appelle les femmes qui se font
brûler vives avec les corps de leurs maris. Au dire des Hindous, elles
n’y sont point forcées; mais quand elles ne le font pas, les parents
les raillent et les méprisent; aussi la crainte de se voir repoussées de
toute société les fait consentir à cet horrible sacrifice. Habillées et
parées magnifiquement, étourdies et rendues à moitié folles par l’abus
de l’opium, elles sont conduites au milieu de chants et de cris
d’allégresse à l’endroit où le corps du mari, enveloppé de mousseline
blanche, est placé sur le bûcher. Au moment où la victime se jette sur
le cadavre, le bûcher est allumé de tous côtés. En même temps on entend
résonner une musique bruyante. Tout le monde se met à crier et à chanter
pour couvrir les gémissements de la pauvre femme. Après l’auto-da-fé,
les ossements sont recueillis, mis dans une urne et enterrés sur quelque
éminence au-dessous d’un petit monument. Il n’y a que les épouses des
riches ou des gens distingués (et entre elles seulement l’épouse
favorite) qui jouissent du bonheur d’être ainsi brûlées. Depuis la
conquête de l’Hindoustan par les Anglais, ces scènes d’horreur sont
défendues.
Les montagnes alternaient avec les plaines, et vers le soir nous
arrivâmes à des chaînes de montagnes encore plus belles. Nos regards
furent charmés par la vue d’un petit fort tout découvert, placé sur la
pente d’une montagne, et dont on distinguait parfaitement les mosquées,
les casernes, les petits jardins, etc. C’est au pied de ce fort que se
trouvait le seraï où nous allions passer la nuit.
_10 février._ _Notara._ Nous traversâmes longtemps des vallées étroites
par des routes si pierreuses, que je pouvais à peine supporter les
cahots de la voiture et que je pensais que le baili allait à tout
instant se briser en mille morceaux. Tant que les rayons du soleil ne me
tombèrent pas verticalement sur la tête, je marchai à pied; mais bientôt
je fus forcée de me réfugier sous la toile qui couvrait le baili. Je
m’enveloppai le front, et, me cramponnant aux deux coins de la
charrette, je me résignai à mon sort. Les jungles dont nous étions
entourés n’étaient guère plus beaux que ceux de Baratpoor; mais ils me
fournirent plus de distractions, car ils étaient animés par des singes
sauvages. Ces animaux étaient assez grands, avaient le poil d’un jaune
foncé, des figures noires et de longues queues très-peu velues. Les
inquiétudes de la guenon, quand j’effarouchais ses petits, étaient
extrêmement divertissantes. Aussitôt elle en prenait un sur son dos,
l’autre s’accrochait par devant sur sa poitrine, et chargée de ce double
fardeau, elle ne sautait pas seulement de branche en branche, mais
d’arbre en arbre.
Si j’avais été douée d’un peu plus d’imagination, j’aurais pris cette
forêt pour un bois enchanté; car indépendamment des joyeuses troupes de
singes, je vis encore beaucoup de choses curieuses. Les flancs et les
débris de rochers sur la gauche de notre chemin avaient les formes les
plus variées et les plus étranges: quelques-uns ressemblaient à des
ruines de maisons ou de temple; d’autres à des arbres. Je distinguai
entre toutes ces formes fantastiques une figure qui ressemblait
tellement à une femme avec un petit enfant sur le bras, que l’on avait
de la peine à se défendre de compassion en la voyant ainsi morne et sans
vie!
Plus loin était une grande porte imposante dont le caractère me causa
une telle illusion, que je fus longtemps à chercher les ruines de la
ville à laquelle elle semblait conduire.
Près des jungles, adossée contre un puissant mur de rochers et défendue
encore par des fortifications, est située la petite ville de _Lakari_.
Un superbe étang, un grand puits avec un magnifique portique, des
terrasses ornées de divinités hindoues, et des tombeaux mahométans sont
disséminés tout autour dans un charmant désordre.
Devant Notara, je trouvai quelques autels avec le taureau sacré taillé
en grès rouge.
Dans la ville même il y avait un joli monument, un temple ouvert et à
colonnes, sur une terrasse en pierres, entourée de beaux bas-reliefs
représentant des éléphants et des cavaliers.
Comme il n’y avait pas de seraï à Notara, je me trouvai forcée d’aller
chercher un abri de rue en rue. Mais personne ne voulut recueillir la
chrétienne; ce n’était pas par manque de bonté, mais à cause d’une
superstition qui fait regarder comme souillée toute maison visitée par
une personne d’une autre croyance. On étend même cette opinion à une
foule d’autres objets.
Je me trouvai réduite à passer la nuit dans une veranda ouverte.
Dans la même ville, j’assistai à une scène qui dénote la bonté de ce
peuple. Un âne estropié, soit de naissance, soit par accident, se
traînant avec beaucoup d’efforts, mit plusieurs minutes à traverser la
rue. Quelques hommes arrivant avec leurs bêtes de somme s’arrêtèrent et
attendirent avec la plus grande patience, sans proférer le moindre cri
et sans lever la main pour exciter la pauvre bête à presser le pas.
Plusieurs habitants sortirent de leurs cabanes et lui jetèrent de la
nourriture; chaque passant s’empressa de lui faire place. Cette
délicatesse me toucha infiniment.
Dans quelques grandes villes de l’Inde, il y a même des hôpitaux fondés
pour des animaux vieux ou invalides; on les y soigne jusqu’à la fin de
leur vie. Je vis deux de ces établissements, et j’y trouvai des bêtes à
qui l’on aurait certainement rendu service en les tuant pour les
délivrer des plus cruelles souffrances et d’infirmités incurables. Mais
les Hindous ne tuent aucune bête.
_11 février._ Aujourd’hui, le treizième jour de mon voyage, j’arrivai à
Kottah.
Je fus très-contente de mon domestique et de mon voiturier, comme en
général de tout le voyage. Les propriétaires des seraïs ne m’avaient pas
demandé plus qu’aux indigènes, et ils avaient eu pour moi toutes les
complaisances qui pouvaient se concilier avec les sévères préceptes de
leur religion. J’avais passé les nuits dans des cellules ouvertes de
toutes parts, et quelquefois même sous la voûte du ciel, entourée des
gens de la dernière classe, et je n’avais jamais été offensée ni par des
paroles outrageantes, ni par des gestes menaçants. Jamais on ne m’enleva
rien, et quand je donnais une bagatelle à un enfant[102], un morceau de
pain, du fromage ou quelque chose de semblable, les parents cherchaient
aussitôt à me témoigner leur reconnaissance en me faisant d’autres dons
et en me rendant toute espèce de petits services. Ah! si les Européens
savaient combien il est facile de s’attacher par de bons procédés ces
hommes si doux, véritables enfants de la nature! Mais malheureusement
ils veulent régner par la violence, et ils traitent ce pauvre peuple
avec mépris et avec dureté.
_Kottah_ est la capitale du royaume de _Radschpatan_. Ici, comme dans
toutes les provinces auxquelles le gouvernement a laissé des princes
indigènes, se trouve un fonctionnaire anglais qui porte le titre de
_résident_. On pourrait vraiment l’appeler le _roi_ ou du moins le
_gouverneur du roi_; car le roi nominal ne peut rien faire sans son
consentement. Ce pauvre prince n’a pas même le droit de franchir les
frontières de ses États sans l’autorisation du résident.
Les grandes forteresses du pays ont des garnisons anglaises, et sur
différents points on a établi de petites stations militaires.
Cette surveillance est, sous certains rapports, utile, sous d’autres
très-nuisible au peuple. S’il est sévèrement interdit aux veuves de se
brûler[103], si l’on a aboli ces supplices cruels qui consistaient à
faire écraser les condamnés par des éléphants ou à les attacher à la
queue d’un éléphant pour être traînés jusqu’à la mort, en échange les
impôts ont augmenté singulièrement, et le roi est obligé de payer un
tribut considérable pour acheter le droit de gouverner d’après la
volonté du résident. Ce tribut, il le prend naturellement dans la bourse
du peuple. Le roi de Radschpatan paye, tous les ans 3 lacks (300 000
roupies) au gouvernement anglais.
Le résident de Kottah, le capitaine Burdon, était un ami intime du
docteur Sprenger qui l’avait prévenu de mon arrivée. Malheureusement il
avait été forcé de faire une tournée d’inspection dans les diverses
stations militaires; mais avant de partir, il avait pris toutes les
mesures pour ma réception, et il avait prié le docteur Rolland[104] de
veiller à ce que tous ses ordres fussent exécutés. On poussa la
prévenance jusqu’à envoyer au-devant de moi à la dernière station de
nuit, des journaux, des livres et des domestiques; mais ils ne me
trouvèrent pas, car, pour les deux dernières stations, mon voiturier
s’était détourné de la grande route afin de prendre un chemin plus
court.
Je descendis dans le beau bongolo du résident. Toute la maison était
vide. Mme Burdon avait accompagné son mari avec ses enfants, comme cela
se fait ordinairement aux Indes, où le changement d’air fréquent est
regardé comme nécessaire à l’Européen. La maison, les domestiques et les
cipayes, le palanquin et l’équipage du capitaine en un mot, tout était à
ma disposition, et pour compléter mon bonheur, le docteur Rolland eut la
bonté de me servir de guide dans toutes mes excursions.
_12 février._ Dès que le roi _Ram-Singh_ fut instruit de mon arrivée, il
m’envoya de grands paniers remplis de fruits et de douceurs, et en même
temps, ce qui me causa bien plus de plaisir, son éléphant favori bien
paré avec un officier à cheval et quelques soldats. Bientôt je me
trouvai assise avec le docteur Rolland sur la haute _hauda_[105], et je
me rendis à la ville voisine.
_Kottah_ compte environ 30 000 habitants, et est situé près du fleuve
Tschumbal, dans une vaste plaine parsemée de rochers, à plus de 433
mètres au-dessus du niveau de la mer. La ville, qui se présente bien,
est entourée de solides ouvrages de fortification, sur lesquels on a
placé 50 canons.
Les alentours les plus proches sont couverts de rochers, stériles et
déserts. L’intérieur de la ville est divisé par trois portes en trois
parties. La première est habitée par la classe pauvre et a l’air
très-misérable. Les deux autres, où demeurent les marchands et les gens
aisés, offrent un aspect infiniment supérieur. La grande rue, quoique
tortueuse et pierreuse, est cependant assez large pour que l’on puisse
passer sans difficulté à côté des voitures et des bêtes de somme.
La construction des maisons est excessivement originale. Déjà à Bénarès
la petitesse des croisées m’avait frappée; ici elles sont si étroites et
si basses, que c’est à peine si l’on peut y passer la tête; la plupart
ont au lieu de vitres des barreaux de fer délicatement travaillés.
Beaucoup de maisons ont de grands balcons, d’autres aux premiers étages
de grandes galeries qui reposent sur des colonnes et occupent toute la
façade de la maison; beaucoup de ces galeries sont divisées par des
cloisons en grands et petits salons ouverts; aux deux coins se trouvent
de jolis pavillons, et au fond des portes conduisent dans l’intérieur de
la maison.
C’est dans ces galeries surtout que se traitent les affaires et que se
font les ventes; elles sont aussi le rendez-vous de gens oisifs qui,
accroupis sur des nattes et des tapis, fument leur huka et s’amusent à
voir passer la foule.
Dans d’autres maisons, les murs extérieurs étaient couverts de peintures
à fresque représentant de terribles géants, des tigres, des lions deux
ou trois fois grands comme nature, qui montraient la langue en faisant
d’affreuses grimaces, ou bien des divinités, des fleurs, des arabesques,
etc., tout cela jeté pêle-mêle sans goût et sans esprit, dessiné
pitoyablement et souvent barbouillé des couleurs les plus grotesques.
Mais ce qui fait le plus bel ornement de la ville, ce sont les nombreux
temples hindous, qui s’élèvent tous sur des terrasses de pierres et qui
sont infiniment plus hauts, plus étendus et plus beaux que ceux de
Bénarès, à l’exception du _Visvishas_. Les temples sont ici construits
au milieu de portiques ouverts et à arcades, ornés de plusieurs tours
carrées et surmontés de coupoles de 7 à 13 mètres de haut. Au milieu se
trouve le sanctuaire, petite pièce soigneusement fermée. La porte qui y
donne entrée est couverte de belles sculptures ainsi que les colonnes et
les frises; les tours carrées sont aussi bien travaillées que celles de
Bénarès. Sous les portiques, il y a de vilaines idoles et des emblèmes
dont plusieurs sont peints d’un rouge clair. Les parties latérales des
terrasses sont ornées d’arabesques, d’éléphants et de chevaux taillés en
bas-relief.
Le palais du roi est situé à l’extrémité de la troisième partie de la
ville et forme une ville dans la ville, ou pour mieux dire une citadelle
dans la forteresse, puisqu’elle est entourée d’énormes murs fortifiés,
non-seulement contre l’extérieur, mais aussi contre la ville. Il y a
beaucoup de grands et de petits édifices dans l’enceinte de ces murs;
mais, en dehors de leurs belles galeries, ils n’offrent rien de
remarquable.
Si le résident avait été à Kottah, j’aurais été présentée à la cour;
mais en son absence l’étiquette s’opposait à ce que je visse le roi.
De la ville nous nous rendîmes à _Armornevas_, un des petits châteaux de
plaisance du roi. Le chemin était excessivement mauvais, rempli de
masses de rochers et de grosses pierres. Aussi je ne pouvais assez
admirer l’habileté de notre éléphant, qui savait trouver une place pour
ses pieds massifs et trotter avec autant de vitesse que s’il avait suivi
la plus belle route.
Quand j’exprimai à M. Rolland ma surprise de ce que le roi, qui allait
si souvent à son château, ne faisait pas ouvrir une route praticable, il
me répondit que c’était un principe chez tous les souverains de l’Inde
de ne pas établir de voies de communication, parce que, à leur avis, des
routes frayées facilitaient trop à l’ennemi les moyens de pénétrer dans
le pays.
Le château est petit et insignifiant. Il est situé près du fleuve
Tschumbal, qui s’est pratiqué dans les rochers un lit excessivement
profond.
Des gorges et des groupes de rochers pittoresques longent les bords du
fleuve.
Le jardin du château est tellement rempli d’orangers, de citronniers et
d’autres arbres, qu’il n’y aurait pas la moindre place pour le plus
petit parterre de fleurs ou la plus petite pelouse de gazon. On trouve
très-peu de fleurs dans les jardins indiens, et elles sont toujours à
l’entrée. Les allées sont des chaussées en maçonnerie élevées de trois
quarts de mètre, le sol étant toujours boueux et humide à cause de
l’arrosement fréquent. La plupart des jardins que je vis par la suite
ressemblaient à celui-ci.
Le roi s’amuse ici fréquemment à de petits combats d’animaux.
Un peu en amont du fleuve, on a établi sur de basses collines des
tourelles qui servent à la chasse aux tigres. Ces animaux, traqués de
toutes parts, sont amenés peu à peu vers l’eau et toujours resserrés de
plus en plus jusqu’à ce qu’ils se trouvent à portée de fusil des
tourelles. Le roi avec sa société est assis en toute sûreté sur le
plateau de la tourelle, et fait bravement feu sur les bêtes.
Près du château, on venait d’achever la construction d’un petit temple
de bois, où il ne manquait plus que la chose essentielle, l’aimable
idole elle-même. Grâce à cette heureuse circonstance, nous pûmes
pénétrer dans le sanctuaire. Il était composé d’un petit kiosque de
marbre placé au milieu du portique. Le temple et les colonnes étaient
barbouillés d’assez mauvaises peintures à couleurs extrêmement
tranchantes. Il est singulier que les Hindous et les mahométans ne se
soient jamais appliqués à la peinture; car aucun de ces peuples ne nous
a donné de bons tableaux ni de bons dessins, tandis qu’ils ont fait des
choses remarquables en architecture, en bas-reliefs et en mosaïques.
D’Armornevas nous nous dirigeâmes vers la petite île de _Cotrikatalan_,
située près de la ville, dans un petit lac. Ici l’on voit également un
tout petit château avec un petit jardin, mais qui se présentent
infiniment mieux du rivage que de près.
Nous terminâmes notre course en visitant un superbe bois de tamariniers
et de manguiers, à l’ombre desquels se trouvent conservées dans de beaux
monuments les cendres de plusieurs souverains. Ces monuments se
composent de temples ouverts auxquels conduisent de larges escaliers de
dix à douze marches. Ces escaliers sont décorés de chaque côté
d’éléphants de pierre. Quelques-uns des temples sont ornés de belles
sculptures.
La soirée fut remplie par toutes sortes de divertissements.
Le bon docteur voulut me faire connaître les divers tours de force des
Hindous, dont cependant la plupart n’étaient pas neufs. C’est ainsi
qu’un jongleur exhiba devant nous sa petite troupe de singes, dont les
tours ne manquèrent pas de nous faire beaucoup rire.
Un autre se passa autour du corps les serpents les plus venimeux[106] et
laissa ramper de grands scorpions sur ses bras et sur ses jambes.
A la fin parurent quatre danseuses élégantes vêtues de mousseline brodée
d’or et d’argent et surchargées de parures. Toutes les parties du corps,
les oreilles, le front, le cou, la poitrine, les cuisses, les mains, les
bras, les pieds, étaient couverts d’or, d’argent et de pierreries; les
doigts de pieds même en étaient ornés, et du nez pendait jusque
par-dessus la bouche un grand cercle avec trois pierres précieuses. Deux
danseuses entrèrent d’abord en scène; elles exécutèrent les mêmes
figures que j’avais déjà vu exécuter à Bénarès; seulement elles les
faisaient bien plus vite et tournaient de toutes manières les doigts,
les mains et les bras. Certes on aurait pu dire d’elles à juste titre
qu’elles dansaient avec les bras et non avec les pieds. Elles dansèrent
dix minutes sans chanter, puis elles se mirent à pousser des cris aigus
et discordants; leurs mouvements devinrent peu à peu plus rapides et
plus désordonnés, jusqu’à ce qu’au bout d’une demi-heure la voix et la
force leur manquèrent. Épuisées, elles abandonnèrent la place à leurs
sœurs, qui répétèrent la même scène.
Le docteur Rolland m’assura qu’elles représentaient une histoire
d’amour, où toutes les vertus comme la douceur, la fidélité et la
confiance, et toutes les passions comme la haine, la vengeance et le
désespoir avaient un rôle. Les musiciens, placés tout près des
danseuses, suivaient chacun de leurs mouvements.
Tout l’espace employé est à peine de 3^{m},30 de long, et 2^{m},60 de
large. Les bons Hindous s’amusent des heures entières à ces scènes sans
goût dont ils ne peuvent se lasser.
Je me souviens d’avoir lu dans des livres que les danseuses indiennes
étaient bien plus gracieuses que celles de l’Europe, que leur chant
était très-mélodieux et leur pantomime délicate et émouvante. Je
voudrais bien savoir si les auteurs de pareils livres ont été vraiment
aux Indes. Je ne trouvai pas moins exagérées les descriptions d’autres
voyageurs qui prétendent qu’on ne peut rien voir de plus immoral que les
danses indiennes. Je me permettrai à mon tour de demander s’ils ont vu
la _sammaquecca_ et la _refolosa_ à Valparaiso, s’ils ont vu les dames
de Taïti ou bien nos danseuses en tricots couleur de chair?
Le costume des femmes à Radschpatan et dans quelques contrées de
Bundelkund diffère beaucoup de celui des autres pays de l’Inde. Elles
portent de longues robes de couleur à larges plis, des corsets
très-serrés et si courts qu’ils couvrent à peine la poitrine, et elles
mettent par-dessus un mouchoir blanc ou bleu dont elles enveloppent le
buste, la tête et la figure, et dont elles laissent pendre une partie
par devant, en guise de tablier. Les jeunes filles, qui n’ont pas
toujours la tête enveloppée, ressemblent presque dans ce costume à nos
paysannes. Elles sont, comme les danseuses, surchargées de parures;
quand elles ne peuvent pas les avoir en or ou en argent, elles se
contentent d’un métal quelconque. Elles portent aussi autour des mains,
des bras et des pieds des cercles en corne, en os ou en perles de verre.
Elles ont aux pieds des grelots, de sorte qu’on les entend venir de
soixante pas. Les doigts de pieds sont couverts de larges et pesants
anneaux, et du nez jusqu’au menton elles laissent pendre des anneaux
qu’à chaque repas elles sont obligées de relever au-dessus du nez.
Je plains ces pauvres créatures, qui ont avec leur parure une fameuse
charge à porter.
Dès leur enfance les Hindous se teignent en noir les sourcils et les
paupières; souvent aussi ils se peignent sur les sourcils des raies bleu
foncé de la largeur du doigt et des taches sur le front.
Les adultes se couvrent la poitrine, le front, le nez ou les tempes de
couleurs rouges, blanches ou jaunes, selon qu’ils sont plus
particulièrement attachés à telle ou telle divinité. Plusieurs portent
des amulettes et de petites images suspendues au cou par des cordons.
Aussi je les prenais d’abord pour des catholiques et je me réjouissais
déjà des brillants succès des missionnaires. Mais m’étant approchée un
jour d’un Hindou pour mieux examiner l’image, que vis-je? Vous croyez
peut-être une gracieuse madone, une petite tête d’ange aux blondes
boucles, un Antoine de Padoue en extase? Hélas non. Je vis les figures
grimaçantes du dieu Chiva aux huit bras; de Vichnou à la tête de bœuf,
et de la déesse Kalli à la longue langue. Les amulettes renfermaient
très-probablement un peu des cendres d’un de leurs martyrs brûlés, ou un
clou, un petit morceau de peau, le cheveu d’un saint, l’éclat de l’os
d’un animal sacré, etc.
_13 février._ Aujourd’hui le docteur Rolland me conduisit à la petite
ville de _Kesho-Rde-Patum_, une des plus saintes de _Bunda_ et de
_Radschpaton_, située sur la rive opposée du Tschumbal, à 6 milles de
Kottah. Beaucoup de pèlerins viennent s’y baigner, car ils regardent
l’eau, dans cet endroit, comme excessivement sacrée. On ne peut pas leur
en vouloir de cette croyance, quand on songe combien il y a de chrétiens
qui donnent la préférence à l’image de la sainte Vierge de Marie Zell,
d’Einsiedeln ou de Lorette, bien que toutes les autres images
représentent exactement la même Vierge.
De beaux escaliers de pierre conduisent au fleuve, et dans de jolis
kiosques on voit assis des brahmanes qui prennent de l’argent aux
fidèles en l’honneur des dieux. Sur un des escaliers était une
très-grosse tortue; elle pouvait s’y chauffer au soleil tout à son aise;
personne ne songeait à la prendre; elle venait du fleuve sacré: c’était
peut-être le dieu Vichnou en personne[107]. Le long du fleuve il y a
beaucoup d’autels de pierre avec de petits taureaux et autres emblèmes,
également taillés en pierre.
La ville elle-même est petite et misérable; mais le temple est grand et
beau.
On poussa ici la tolérance jusqu’à nous accorder l’entrée de tout le
temple, ouvert de tous côtés et formant un octogone. Dans la partie
supérieure, il est entouré de galeries dont une partie est destinée aux
femmes, l’autre aux musiciens. Le sanctuaire est au fond du temple; cinq
cloches étaient pendues devant; on les frappe quand des femmes entrent
dans le temple; elles résonnèrent aussi à mon entrée. Ensuite on ouvrit
la porte couverte de rideaux, et on nous accorda la vue de tout
l’intérieur.
Nous vîmes là une petite compagnie d’idoles en pierre. Le peuple, qui
nous avait suivi avec curiosité, fit entendre de légers murmures quand
on ouvrit le sanctuaire. Je me retournai avec un peu d’émotion, croyant
que c’était à nous qu’on en voulait, et je me préparais déjà aux plus
grandes avanies, quand je reconnus que c’étaient des prières qu’ils
récitaient à voix basse et dans une posture pleine de respect. Un des
brahmanes chasse avec un grand balai les mouches assez hardies pour se
poser sur les figures spirituelles des dieux.
Plusieurs chapelles contiguës au temple s’ouvrirent toutes devant nous;
elles renfermaient des pierres ou des images peintes en rouge. Dans le
péristyle, sous un petit toit, on voyait un saint en pierre qui était
très-bien vêtu et qui avait même une casquette sur la tête.
Sur la rive opposée du fleuve s’élève une petite colline, sur laquelle
repose un grand taureau taillé assez massivement en pierre. Cette
colline s’appelle _la montagne sacrée_.
Le capitaine Burdon a élevé, dans le voisinage de la montagne sacrée,
une maison construite avec beaucoup de goût, qu’il habite quelquefois
avec sa famille. J’y vis une belle collection d’oiseaux empaillés que le
résident lui-même a apportée de l’Himalaya. J’admirai surtout les
faisans, dont quelques-uns jetaient un véritable éclat semblable à celui
du métal; il y avait des sujets non moins beaux parmi les coqs de
bruyère.
Après avoir tout vu, je priai le docteur de me procurer, pour le
lendemain, une occasion d’aller à _Indor_ (180 milles). Il me surprit
très-agréablement en m’apprenant que le roi l’avait chargé de me donner
autant de chameaux qu’il m’en faudrait, ainsi que deux cipayes à cheval
pour escorte. Je demandai deux chameaux, l’un pour moi et mon petit
bagage, l’autre pour le chamelier et le domestique que me donna le
docteur Rolland.
[Illustration]
CHAPITRE XIV.
Les voyages à dos de chameau dans les Indes.--Rencontre de la
famille Burdon.--Les femmes du peuple aux
Indes.--Oudjein-Indor.--Le capitaine Hamilton.--Présentation à la
cour.--Fabrication de la glace.--Le temple de rochers
d’Adjunta.--Chasse au tigre.--Le temple de rochers d’Élora.--Le
fort Dowlutabad.
_14 février._ Les chameaux avaient été demandés pour cinq heures du
matin, mais ils n’arrivèrent qu’à midi et accompagnés chacun d’un
conducteur. Quand les chameliers aperçurent mon petit coffre (qui
pouvait peser 25 livres), ils furent tout interdits, ils ne savaient
qu’en faire. J’eus beau leur expliquer comment on emballait en Égypte,
et leur dire que j’avais toujours gardé mon petit paquet avec moi sur ma
monture, ils avaient d’autres habitudes et ne voulaient pas s’en
écarter.
Le voyage à dos de chameau est toujours désagréable et fatigant, et les
secousses de l’animal causent à beaucoup de voyageurs la même
indisposition que les roulis d’un vaisseau; mais, aux Indes, il devient
presque insupportable, tant on sait mal s’arranger. Chaque chameau a son
conducteur qui est assis sur le devant et occupe la bonne place, tandis
que le voyageur trouve à peine un petit coin sur la croupe.
Le docteur Rolland me conseilla de me résigner pour le moment à mon
sort: le lendemain, je trouverais le capitaine Burdon qui me procurerait
facilement un transport plus commode. Je suivis son conseil; je fis
porter mon paquet et je montai avec résignation sur mon chameau.
Nous traversâmes de vastes plaines où l’on remarquait principalement des
plantations de lin considérables; nous longeâmes un bel étang près
duquel était situé un joli palais, et nous atteignîmes vers le soir le
village de _Moasa_, où nous passâmes la nuit.
Dans les pays placés sous l’autorité des princes indigènes, il n’y a ni
postes, ni routes; mais dans toutes les villes, dans tous les villages
sont établis des hommes chargés de montrer le chemin aux voyageurs et de
porter leurs effets; on leur donne pour cela une bagatelle. Les
personnes accompagnées d’une garde ou d’un tscherprasso du roi ou du
gouverneur (_aunil_) ne payent rien. Les autres donnent de 1 à 4 bais
par tête, suivant la distance.
A mon arrivée à Moasa, tout le monde accourut pour me servir: je
voyageais avec les gens du roi; et dans cette contrée, une figure
d’Européenne devenait déjà une rareté. On m’apporta du bois, du lait et
des œufs. Ma table était partout servie avec la même frugalité; j’étais
heureuse quand j’avais du riz cuit dans du lait ou quelques œufs: pour
l’ordinaire, je n’avais que du riz, de l’eau et du sel. Un vase de cuir
pour l’eau, une petite poële, une poignée de sel et un peu de riz et de
pain était tout ce que j’emportais avec moi.
_15 février._ J’arrivai tard dans la soirée à _Nurankura_, petit endroit
entouré de basses montagnes. Je trouvai là les tentes du capitaine
Burdon, une servante et un domestique. Comme j’étais extrêmement
fatiguée, je me retirai aussitôt dans une des tentes pour me livrer au
repos. A peine m’étais-je étendue sur un divan, que la servante entra,
et, sans me demander si j’y consentais, se mit à me frictionner dans
tous les sens. Je voulais l’en empêcher, mais elle m’expliqua que quand
on était aussi fatiguée, c’était une très-bonne chose, me pressa
fortement le corps de haut en bas pendant un quart d’heure, et le
résultat fut véritablement très-favorable: je me trouvai très-allégée,
très-fortifiée; ces frictions sont en grand usage aux Indes, comme dans
tout l’Orient, surtout après le bain. Les Européens se soumettent
volontiers aussi à cette opération.
La servante m’expliqua, moitié par signes, moitié par paroles, qu’on
m’avait déjà attendue le matin, et qu’on m’avait préparé un palanquin
dans lequel je pourrais dormir aussi bien que sous la tente. J’y
consentis, et je repris mon voyage à onze heures de la nuit. Je
n’ignorais pas que la contrée était infestée de tigres, mais plusieurs
porteurs de torches nous accompagnaient et les tigres sont ennemis jurés
du feu: je pouvais donc reprendre tranquillement mon sommeil interrompu.
A trois heures du matin on me fit arrêter auprès d’une seconde tente
préparée pour me recevoir, et où je trouvai toutes les commodités.
_16 février._ Ce matin, je fis la connaissance de l’aimable famille
Burdon. Les deux époux vivent au milieu de sept enfants qu’ils élèvent
en grande partie eux-mêmes, heureux et contents, quoique réduits à peu
près à eux seuls, puisque, excepté le docteur Rolland, aucun Européen
n’habite Kottah. Ils ne reçoivent que très-rarement la visite
d’officiers en passage, et depuis quatre ans, j’étais la première
Européenne que Mme Burdon voyait.
Je passai très-agréablement la journée au milieu de cette famille. Je ne
fus pas peu étonnée de retrouver ici tout le confortable que peuvent
seules offrir les maisons les mieux ordonnées; et, à cette occasion, je
vais raconter en quelques mots la manière dont les officiers et les
employés anglais voyagent dans les Indes.
Avant tout, ils ont des tentes assez grandes pour contenir de deux à
quatre chambres; j’en vis qui valaient plus de 800 roupies. Ils
emportent les meubles qu’ils peuvent y mettre, depuis le tapis de pied
jusqu’à l’élégant divan, et presque tous les instruments de cuisine et
de ménage. Ils ont en outre un nombre infini de domestiques, dont
chacun a son emploi qu’il connaît parfaitement.
A trois heures du matin, après avoir passé la nuit dans leur lit, les
maîtres s’étendent ou s’asseoient sur leur palanquin, ou montent à
cheval pour descendre au bout de quatre ou cinq heures (ils ne font
jamais plus de quatre coos par jour) dans une tente toute dressée, où
ils prennent le déjeuner fumant. Ils retrouvent là toutes les commodités
de leur intérieur, se livrent à leurs occupations ordinaires, font leurs
repas accoutumés, sont en un mot, tout à fait chez eux.
Le cuisinier se met toujours en route la nuit. Dès qu’on a quitté les
tentes, on les ploie, on les emporte promptement et on les dresse avec
la même rapidité; car on ne manque ni de mains ni de bêtes de somme.
Dans les pays les plus civilisés de l’Europe, on ne voyage pas avec
autant de luxe et de commodité qu’aux Indes.
Le soir, il me fallut encore partir. Le bon M. Burdon voulait me donner
son palanquin avec ses porteurs jusqu’à Indor; mais les malheureux me
faisaient trop pitié. J’affirmai donc que je ne trouvais pas le voyage
sur des chameaux désagréable, que je le préférais même au palanquin à
cause de la vue. Je pris cependant pour mon petit coffre un troisième
chameau, et je laissai ici les cipayes.
Nous fîmes ce soir encore 4 coos jusqu’à la petite ville de _Patan_.
_17 février._ Ce matin seulement je vis que Patan était situé sur une
chaîne de collines pittoresques et offrait quelques temples assez beaux,
avec des portiques ouverts où se trouvaient des statues de pierre, de
grandeur naturelle. Les arabesques et les figures des statues étaient en
relief et bien faites. Dans les vallées que nous traversâmes, il y avait
beaucoup de pierres, comme du basalte et du quartz magnifiquement
cristallisés.
Vers le soir, nous atteignîmes _Batschbachar_, petite ville misérable.
_18 février._ _Runitscha_ est un peu plus grand et un peu plus beau. Il
me fallut établir mon gîte au milieu du bazar, sous une veranda ouverte:
il n’y a pas de serais sur cette route. La moitié de la population de la
ville se rassembla aussitôt autour de moi et examina avec une grande
attention tout ce que je faisais. Je leur donnai l’occasion d’étudier
l’aspect d’une Européenne en colère, car j’étais très-irritée contre mes
gens et je les tançais vertement, malgré mon peu de connaissance de la
langue. En effet, ils laissaient les chameaux aller si lentement, que,
bien que nous fussions en marche depuis le grand matin jusqu’à une heure
assez avancée de la soirée, nous ne faisions pas plus de dix à onze
coos, comme une voiture de bœufs. Je leur dis que cela ne devait plus
arriver, et du reste cela n’arriva plus. Je dois à cette occasion
contredire tous ceux qui prétendent que le chameau fait en moyenne
quarante coos par jour, et que, même quand il va lentement, ses pas sont
aussi écartés. J’observe tout très-exactement et je juge ensuite d’après
mon expérience sans me laisser induire en erreur par mes lectures. Avant
d’entreprendre un voyage, je note non-seulement les grandes distances,
mais aussi l’éloignement des points intermédiaires; je combine, à l’aide
d’amis expérimentés, mon plan de route de station en station, et je suis
ainsi en état de tenir tête à mon guide, qui ne peut plus me dire que
nous avons parcouru, par exemple, vingt ou trente coos, quand nous n’en
avons fait que la moitié. Je pus observer en outre, dans le trajet de
Delhi à Kottah, que je fis dans une voiture à bœufs, le train de
plusieurs chameaux avec lesquels je me rencontrais tous les soirs aux
mêmes stations. Il est vrai que j’avais des bœufs excellents et que les
chameaux étaient très-ordinaires. Mais je ne fis cependant pas dans ce
voyage-ci, avec de bons chameaux, plus de quinze ou seize coos par
jour, et depuis quatre heures du matin jusqu’à six heures du soir, sauf
deux heures de sieste, j’étais continuellement en marche. Un chameau qui
fait en un jour quarante coos est une exception, et il aurait de la
peine à recommencer le second et le troisième jour.
_19 février._ Ranera, endroit peu considérable.
L’on m’assigna ici une étable de vaches comme chambre à coucher. Elle
était très-bien tenue: néanmoins je préférai dormir en plein air devant
l’écurie.
Jusqu’à une heure avancée de la nuit, il y eut beaucoup d’animation dans
l’endroit: des convois d’hommes, surtout de femmes et d’enfants,
s’avançaient au son du tam-tam, qu’ils accompagnaient d’un chant
désagréable et plaintif. Ils allaient ainsi à un arbre quelconque, sous
lequel était élevée une statue de leur divinité.
Nous eûmes beaucoup de basses chaînes de collines à gravir. Le sol non
cultivé était partout brûlé par les ardeurs du soleil[108]: en revanche,
les plantations de pavots, de lin, de céréales, de coton, brillaient
d’une manière luxuriante. Partout des rigoles étaient pratiquées dans
les champs, et les paysans étaient occupés avec leurs attelages de bœufs
à tirer de l’eau des puits et des rivières. Je ne vis pas de femmes
occupées à ces travaux. J’eus occasion dans mes nombreux voyages de
remarquer que le sort des femmes de la classe pauvre aux Indes, en
Orient, et chez la plupart des peuples sauvages, n’est pas aussi dur
qu’on le croit ordinairement. Les hommes font tous les gros travaux et
mettent même la main à ceux des femmes. Ainsi, par exemple, dans les
villes habitées par les Européens, ce sont les hommes qui lavent et
repassent le linge: la femme ne peut prendre que très-rarement part aux
travaux publics; elle porte le bois, l’eau, et jamais de fardeau pesant,
si ce n’est pour sa maison à elle. On voit bien des femmes dans les
champs à l’époque de la moisson, mais là encore elles ne s’occupent que
de l’ouvrage le plus facile. Si l’on rencontre des convois où il y ait
des bœufs ou des chevaux, les femmes et les enfants sont assis dessus;
les hommes marchent à côté, et souvent encore ils sont chargés de
fardeaux. S’il n’y a pas de bêtes de somme dans le convoi, ce sont eux
qui portent les enfants et les fardeaux. Je ne vis jamais non plus
d’homme maltraiter sa femme ou son enfant. Je souhaiterais de grand cœur
que les femmes de la classe pauvre dans nos pays fussent seulement
traitées par leurs maris moitié aussi doucement que dans tous les autres
pays du monde.
_20 février._ Oudjein sur la Serpa, une des villes de l’Inde les plus
anciennes et les mieux bâties, est la capitale du royaume de _Sindhia_,
et a une population de plus de 100 000 âmes.
La construction de cette ville est tout à fait particulière: les façades
des maisons, qui sont à un étage, sont en bois et percées dans le haut
de grandes fenêtres régulières, fermées, au lieu de vitres, par des
solives. Les appartements sont tous très-hauts et très-aérés. Du sol au
toit il n’y a aucun plancher intermédiaire. Les parois extérieures et
les poutres de la maison sont peintes avec de la couleur à l’huile brun
foncé; cette ville a l’air sombre au delà de toute idée.
Deux maisons se distinguaient des autres par leur grandeur et la beauté
non commune de leurs sculptures en bois. Elles avaient deux étages et
étaient ornées avec beaucoup de goût de galeries, de statues, de frises,
de niches et autres choses semblables. Autant que je pus le comprendre
par les réponses que l’on fit à mes questions et par le nombre des
domestiques et des soldats qui se pressaient autour de ces édifices,
c’étaient les palais de l’aumil et de la reine veuve Madhadji-Sindhia.
Nous traversâmes toute la ville: les rues étaient larges, les bazars
très-vastes et tellement remplis, qu’il nous fallait souvent nous
arrêter; c’était absolument un grand marché. Jamais je ne vis aux Indes,
dans les circonstances de ce genre, dans les grandes fêtes et dans les
grandes réunions de peuple, d’hommes ivres, quoiqu’il n’y manque pas de
boissons enivrantes: ici les hommes sont sobres et tempérants, même
_sans sociétés de tempérance_.
En dehors de la ville je trouvai une veranda ouverte où j’établis mon
gîte pour la nuit.
Je fus témoin d’une scène douloureuse, résultat des fausses idées
religieuses des Hindous, d’ailleurs si compatissants. Un vieillard
gisait non loin de la veranda, étendu sur le sol, sans donner signe de
vie; quelques passants s’arrêtaient, le considéraient et continuaient
leur chemin; personne ne l’interrogeait ni ne l’aidait. Le vieillard
était tombé de faiblesse à cette place et n’avait pas pu dire à quelle
caste il appartenait. Je pris du courage et m’approchai, je soulevai son
mouchoir de tête qui était détaché et lui couvrait une partie du visage:
deux yeux ternes me regardaient fixement; je tâtai le corps; il était
roide et froid. Mon secours venait trop tard.
Le lendemain, le cadavre était encore à la même place; on me dit qu’on
attendait que des parents vinssent le chercher, et que sans cela on le
ferait enlever par les parias.
_21 février._ Dans l’après-midi, j’atteignis Indor, la capitale du
royaume d’_Holkar_. Comme j’approchais du quartier des Européens, je les
trouvai justement occupés à une promenade en voiture. L’équipage du
résident, M. Hamilton, pour qui j’avais des lettres, se distinguait
entre tous les autres par son luxe. Quatre beaux chevaux étaient attelés
à un landau ouvert, et quatre domestiques en costume oriental couraient
à côté de la voiture.
A peine ces messieurs eurent-ils aperçu ma troupe qu’ils firent arrêter
et envoyèrent un domestique au-devant de moi; sans doute ils voulaient
savoir immédiatement par quel hasard une Européenne isolée s’était
égarée dans le pays. Mon domestique, qui avait déjà dans les mains les
lettres adressées à M. Hamilton, s’empressa de les lui porter. M.
Hamilton les parcourut rapidement, descendit aussitôt, vint à moi et me
reçut très-cordialement. Mes méchants habits déteints par le soleil ne
le choquèrent point, et il ne prit pas mauvaise opinion de moi parce que
j’arrivais sans beaucoup de bagages et sans grande suite.
Il me conduisit lui-même au bongolo destiné aux étrangers, et demeura
avec moi jusqu’à ce qu’il eût vu que les domestiques avaient pourvu
convenablement à tout ce dont je pouvais avoir besoin. Puis, après
m’avoir encore présenté un domestique destiné uniquement à mon usage, et
avoir mis une garde devant le bongolo que j’habitais seule, il prit
congé de moi en me promettant de me faire chercher dans une heure pour
le repas. De semblables attentions me rappellent toujours le souvenir de
l’aimable ministre autrichien de Rio-de-Janeiro.
Le palais du résident, éloigné à peine de quelques centaines pas du
bongolo, est une remarquable construction de vrai style italien. De
longs escaliers conduisent du dehors dans les portiques, qui, par leur
grandeur et leurs belles voûtes, se distinguent de tous ceux que j’avais
vus jusqu’ici. Les salles, les appartements et la disposition
intérieure, répondaient à la haute idée que faisait naître la vue de
l’extérieur.
C’était justement un dimanche, et j’eus le plaisir de trouver toute la
société européenne d’Indor réunie chez le résident. Elle se composait de
trois familles.
Le luxe qui m’entourait, la somptuosité du repas, me causaient un
étonnement qui s’accrut encore quand un orchestre complet et exercé
exécuta de belles ouvertures, et, à mon intention, des mélodies bien
connues de ma patrie. A table, M. Hamilton me présenta le maître de
chapelle, Tyrolien du nom de Næher. Dans l’espace de quatre années, ce
digne homme avait créé sa chapelle, qui se composait de jeunes
indigènes.
On me pria d’assister le lendemain matin à une opération à l’éther, la
première qu’un médecin européen tentât ici. On devait enlever à un
indigène une grande excroissance de chair qu’il avait sur la nuque.
Malheureusement la chose n’alla pas comme on l’espérait; le patient
revint à lui dès la première entaille et commença à crier d’une manière
horrible. Je quittai promptement l’appartement, le malheureux me faisait
trop de pitié. L’opération réussit, il est vrai, mais la souffrance ne
fut pas épargnée au malade.
Pendant le déjeuner, M. Hamilton me proposa d’échanger mon logement du
bongolo contre un appartement dans son palais, parce qu’il devait me
sembler pénible de me déplacer pour chaque repas. Il m’abandonna
l’appartement de sa femme, qu’il avait perdue, et affecta en même temps
une servante à mon service.
Ce n’était qu’après le _tiffen_ (déjeuner à la fourchette) que je devais
visiter la ville et être présentée à la cour.
J’employai le temps qui me restait à faire une visite à M. et Mme Næher.
Mme Næher, également Allemande, fut émue jusqu’aux larmes lorsqu’elle me
vit; depuis quinze ans elle n’avait pas parlé à une Allemande.
La ville d’Indor compte 25 000 habitants. Elle n’est pas fortifiée; les
maisons sont construites comme celles d’Oudjein.
Le palais royal est situé au centre de la ville et forme un carré. Le
milieu de la façade monte en forme de pyramide à une hauteur de six
étages. Une porte d’entrée excessivement élevée, très-belle, flanquée de
deux tours rondes et saillantes, conduit dans le vestibule. Les murs
extérieurs du palais sont entièrement couverts de fresques représentant,
pour la plupart, des chevaux et des éléphants qui font assez bien de
loin. L’intérieur est partagé en plusieurs cours. Dans la première, au
rez-de-chaussée d’un grand corps de logis, se trouve un salon bordé
d’une double colonnade en bois. C’est ici que se tient le _durwar_
(conseil des ministres). Au premier étage du même corps de logis, une
magnifique salle ouverte sert d’habitation à des taureaux sacrés.
En face de cette salle est la pièce de réception. Des corridors sombres,
qu’on est obligé d’éclairer en plein jour, conduisent aux appartements
du roi. Dans presque tous les palais de l’Hindoustan, les abords sont,
dit-on, aussi sombres: on veut les cacher aux étrangers, ou du moins
leur en rendre l’entrée plus difficile.
Dans la salle de réception, était assise la reine Jeswont-Rao-Holcar,
veuve âgée et sans enfants, et à côté d’elle son fils adoptif le prince
Hury-Rao-Holcar, jeune homme de quatorze ans, aux traits pleins de
douceur, aux yeux expressifs.
Elle nous fit asseoir à ses côtés, sur des coussins rangés par terre. Le
jeune prince parlait un mauvais anglais; les questions qu’il m’adressa
prouvaient qu’il était assez versé dans la géographie. Son
_mundschi_[109] est indigène, et, dit-on, un homme d’esprit et de
savoir. Je ne pus m’empêcher à la fin de l’audience de lui faire mon
compliment sur l’éducation accomplie du prince.
Le costume de la reine et du prince était en mousseline de Dakka. Le
prince avait quelques pierres précieuses et quelques perles à son
turban, sur sa poitrine et sur ses bras. La reine tenait son visage
découvert, quoique M. Hamilton fût présent.
Tous les appartements, tous les corridors, étaient remplis de serviteurs
qui, sans la moindre cérémonie, venaient aussi dans la salle d’audience
pour pouvoir nous considérer de plus près: nous étions dans une
véritable presse.
On nous offrit des sucreries et des fruits, on nous arrosa d’eau de
rose, et on répandit même un peu d’huile de rose sur nos mouchoirs. Au
bout d’un certain temps, on apporta deux noix d’arec et une feuille de
bétel sur un plat d’argent que la reine nous tendit elle-même: on
indique ainsi que l’audience est terminée, et avant cela on ne doit pas
s’éloigner. Au moment où nous allions nous lever, on nous suspendit de
grandes guirlandes de jasmin autour du cou; on m’attacha en outre de
petites guirlandes aux poignets. On nous envoya aussi des fruits et des
sucreries à la maison.
La reine avait donné l’ordre au _mundschi_ de nous faire voir tout le
palais. Il n’est pas très-grand et les appartements, sans excepter la
salle d’audience, sont très-simples et presque sans meubles; mais dans
toutes les pièces il y avait par terre des coussins couverts de
mousseline blanche.
Pendant que nous étions sur la terrasse de la maison, nous vîmes le
prince sortir à cheval. Deux domestiques conduisaient son cheval et une
grande escorte l’entourait. Plusieurs employés l’accompagnaient sur des
éléphants, et des cavaliers fermaient la marche. Ces derniers avaient de
larges culottes blanches, de petits cafetans bleus, et de beaux bonnets
ronds qui leur donnaient très-bonne mine. Le peuple fit entendre, à la
vue du prince, un faible murmure; c’était, disait-on, l’expression de sa
joie.
Le mundschi eut encore la bonté de me montrer comment se fabriquait la
glace. Les mois les plus favorables sont ceux de décembre et de janvier;
cependant, en février, les nuits et surtout les heures de la matinée qui
précèdent le lever du soleil sont encore assez froides pour qu’une
petite masse d’eau se couvre d’une légère couche de glace. A cette fin,
l’on creuse dans un sol riche en salpêtre[110] de petits trous peu
profonds, où l’on place de petites assiettes plates de terre cuite
poreuse remplies d’eau; ou, si le sol ne renferme pas de salpêtre, on
couvre les plus hautes terrasses de la maison avec de la paille, et l’on
place les assiettes dessus. Les croûtes de glace obtenues ainsi sont
brisées en petits morceaux, arrosées d’un peu d’eau et placées dans les
glacières, qui sont également couvertes de paille. Cette fabrication de
la glace commence déjà à Bénarès.
M. Hamilton eut la bonté de s’occuper de la continuation de mon voyage.
J’aurais pu avoir une seconde fois les chameaux du roi; mais je préférai
une charrette à bœufs, parce que la perte de temps n’est pas
considérable, et que la fatigue est moindre. M. Hamilton fit lui-même le
marché avec le voiturier, partagea les stations d’Indor à _Aurang-Abad_
(230 milles anglais), me donna un bon serviteur et un cipaye, me munit
de lettres, et me demanda même si j’avais assez d’argent. Et, tout cela,
l’excellent homme le fit avec une telle amabilité que je ne savais
véritablement ce que je devais le plus admirer de ses complaisances ou
de sa manière d’offrir. Non-seulement à Indor, mais partout où on le
connaissait, j’entendis toujours prononcer son nom avec le plus grand
respect.
Le 23 février à midi, je quittai Indor pour aller jusqu’au petit village
de _Simarola_ (5 coos). Le chemin passait à travers de beaux bois de
palmiers et un pays richement planté. A Simarola, je trouvai une jolie
tente commodément disposée, que M. Hamilton avait envoyée à l’avance
pour me surprendre encore par une bonne station de nuit. Je le remerciai
bien sincèrement par devers moi de cette aimable prévenance.
_24 février._ Au sortir de Simarola, la contrée devenait vraiment
pittoresque. Un col étroit, à peine assez large en certains endroits
pour livrer passage, conduisait par une pente roide[111] dans de petites
vallées aux flancs desquelles s’amoncelaient de belles collines
couvertes de bois verdoyants: je remarquai surtout deux espèces
d’arbres, dont l’une portait des fleurs jaunes et l’autre des fleurs
rouges. Toutes deux, par un phénomène singulier, manquaient complétement
de feuilles.
Déjà depuis Kottah, comme le sol est trop pierreux, les convois de
chameaux devenaient plus rares; à leur place on voyait des convois de
bœufs.
J’en rencontrai aujourd’hui qui étaient d’une longueur incroyable. Je
n’exagère rien en disant que j’ai vu des convois de plusieurs milliers
de bœufs transportant sur leur dos des grains, de la laine, etc. Je ne
puis comprendre d’où l’on tire la nourriture pour tant d’animaux; on
n’aperçoit nulle part de prairies, et, si l’on excepte les plantations,
le sol est brûlé ou couvert tout au plus d’un gazon sec et maigre
(l’herbe des jungles), où je ne vis jamais aucun animal brouter.
Les femmes et les enfants, dans les villages où passent de tels convois,
déploient une activité incroyable: ils se munissent de corbeilles,
suivent le convoi à une grande distance, et ramassent la fiente des
animaux; ils en font des briquettes qu’ils sèchent au soleil et qu’ils
emploient pour allumer le feu.
La soirée était avancée lorsque nous entrâmes, au milieu d’éclairs et de
coups de tonnerre, dans le petit village de _Burwai_, qui est situé sur
le _Nurbuda_. Il y avait, disait-on, un bongolo public dans l’endroit;
mais l’obscurité nous empêcha de le trouver, et je me contentai de
l’auvent d’une maison.
_25 février._ Ce matin il nous fallut passer le Nurbuda en canot; cette
opération, y compris les préparatifs, nous prit deux heures.
_26 février._ _Rostampoor._ Entre Simarola et Rostampoor, le pays est
stérile et très-peu peuplé. Nous faisions plusieurs coos sans voir le
plus petit village.
_27 février._ J’eus aujourd’hui le spectacle agréable d’une nature
brillante et de belles montagnes. Sur une hauteur isolée trônait le
vieux et respectable fort _Assergur_, d’où s’élevaient tristement deux
minarets à moitié dégradés. Vers le soir nous traversâmes beaucoup de
ruines; on y remarquait encore une belle mosquée dont le portique, les
minarets et les murs latéraux étaient debout. A ce monde de ruines
touchait la ville très-animée de _Berhampoor_, qui compte encore 60 000
habitants, mais qui autrefois était, dit-on, beaucoup plus peuplée.
Berhampoor est la résidence d’un aumil et d’un officier anglais chargé
de le surveiller. Pour arriver au bongolo de ce dernier, il nous fallut
traverser toute la ville, passer le fleuve _Taptai_, qui est assez
profond, gravir et descendre des montagnes par des chemins effrayants,
si bien que nous arrivâmes tard dans la nuit. Le capitaine Hennessi
était à souper avec sa famille: on me reçut avec une véritable
cordialité, et, quoique épuisée et violemment cahotée, je pris cependant
place au joyeux repas et m’entretins avec cette aimable famille jusqu’à
une heure très-avancée de la nuit.
_28 février._ Malheureusement il fallut me remettre en route aujourd’hui
dès midi. Entre _Berhampoor_ et _Itschapoor_ se trouvaient les
plantations les plus magnifiques et les plus variées; il y avait du blé,
du lin, du coton, des cannes à sucre, des pavots, des _dahls_[112],
etc.
Le soleil commençait déjà à devenir gênant (34° Réaumur); je me trouvais
continuellement en route depuis quatre heures du matin jusqu’à cinq ou
six heures du soir, et ce n’était que rarement qu’on faisait une petite
halte sous un arbre, près d’un cours d’eau. On ne pouvait pas songer à
voyager la nuit, car les déserts et les jungles s’étendaient souvent au
loin et étaient infestés de tigres, dont nous constatâmes la présence
dès le lendemain; en outre mes gens ne connaissaient pas le chemin.
L’étape d’aujourd’hui était une des plus longues; nous nous mîmes donc
en route à trois heures du matin. Le chemin passait par d’horribles
solitudes et de maigres jungles. Nous avions avancé quelque temps
tranquillement: tout à coup les chevaux s’arrêtèrent comme fixés au sol,
et se mirent à trembler: leur crainte se communiqua aussitôt aux gens,
qui s’écrièrent avec effroi: _Bach! bach!_ c’est-à-dire: «Tigre! tigre!»
Je leur ordonnai de crier, de faire du bruit pour écarter les animaux
féroces, s’il y en avait véritablement dans le voisinage; je fis
arracher et allumer de l’herbe des jungles, et entretenir constamment le
feu. Je n’entendis cependant aucun hurlement et, à part la frayeur des
animaux et de mes gens, je ne remarquai aucun autre signe du voisinage
redouté. Néanmoins nous attendîmes cette fois le lever du soleil avec
impatience, après quoi nous continuâmes notre route. Plus tard nous
apprîmes que dans cette contrée les tigres enlèvent presque chaque nuit
un bœuf, un cheval ou une chèvre. Une pauvre femme, qui s’était attardée
à ramasser l’herbe des jungles, avait, dit-on, été dévorée il y avait
peu de jours. Tous les villages étaient entourés de hauts remparts de
pierre et de terre: si c’était par crainte des bêtes féroces ou pour une
autre cause, c’est ce que je n’ai pas pu savoir avec certitude. Ces
villages fortifiés se succédaient jusqu’à Aurang-Abad, sur une étendue
de 150 milles.
_1_^{er} _mars_._Bodur_, village peu considérable; aussi, pendant le
long chemin d’_Indor_ à _Aurung-Abad_, il n’y a pas de bongolos avec
chambres, et on rencontre très-rarement un bongolo ouvert, consistant en
une pièce avec trois murs en bois, au-dessus desquels s’étend un toit. A
Bodur, nous trouvâmes un de ces derniers bongolos. Il était déjà occupé
par plusieurs soldats indiens, mais ils se serrèrent sans que nous le
leur eussions demandé et m’abandonnèrent la moitié de ce logement
aérien. Ils se tinrent toute la nuit tranquilles, et ne me causèrent pas
la moindre contrariété.
_2 mars._ _Furdapoor_, petit village au pied de belles montagnes. Comme
les pauvres bœufs commençaient à être fatigués du voyage, le voiturier
avait soin de les frictionner tous les soirs.
_3 mars._ _Adjunta._ Avant d’arriver à Adjunta, nous passâmes devant un
horrible défilé de montagnes, très-facile à défendre. Le chemin était
très-étroit et si mauvais que les pauvres bêtes pouvaient à peine
avancer avec la charrette vide. Au sommet du défilé, ce chemin étroit
était barré par une grande porte du fort, alors ouverte parce qu’on
était en paix. Des deux côtés les abîmes et les hauteurs étaient rendus
inaccessibles par de grandes et fortes murailles.
Les vues devenaient à chaque pas plus ravissantes: c’étaient, de chaque
côté, des vallées et des gorges romantiques, des blocs et des pans de
rocher pittoresques; d’immenses vallées se dessinaient derrière les
montagnes, tandis que sur le devant les regards s’étendaient librement à
travers une vaste plaine, à l’entrée de laquelle était le fort Adjunta.
Nous y arrivâmes à huit heures du matin.
A Adjunta résidait le capitaine Gill, pour qui j’avais des lettres de
recommandation de M. Hamilton. Quand, après plusieurs salutations, je
lui témoignai le désir de visiter les célèbres temples de rochers
d’Adjunta, il m’exprima le regret de ne pas avoir reçu une lettre de moi
vingt-quatre heures plus tôt: «Cela m’aurait, dit-il, épargné quelques
milles, puisque les temples étaient plus près de _Furdapoor_ que
d’Adjunta.» Que faire? Je tenais absolument à voir ces temples. N’ayant
que peu de temps à perdre, je me décidai aussitôt à retourner sur mes
pas. Je ne pris que peu de nourriture, et, montant un cheval de l’écurie
du capitaine, je franchis dans une bonne heure le défilé des montagnes.
La route qui mène aux temples passe à droite par des vallées sauvages et
désertes, dont le silence de mort n’est troublé ni par le chant d’un
oiseau, ni par le souffle d’un être animé. Cette profonde solitude
contribua puissamment à augmenter l’attente des merveilles que je me
promettais.
Les temples, au nombre de vingt-sept, sont taillés dans des pans de
rochers élevés à pic, à moitié circulaires. Le long de quelques murs de
rochers s’élèvent deux étages ou temples l’un sur l’autre; on y arrive
par des marches pratiquées dans le roc, mais qui sont si étroites et si
dégradées que souvent on sait à peine où poser le pied. Au-dessous de
soi on aperçoit de profonds abîmes, dans lesquels vient s’engloutir un
torrent rapide. Au-dessus on voit encore les flancs des rochers
glissants s’élever de plus de 100 mètres. La plupart des temples forment
des carrés, à l’intérieur desquels on arrive par des arcades et de beaux
portails, qui, appuyés sur des colonnes, semblent porter des montagnes
massives de rochers. Ces temples s’appellent _vihara_. Dans les plus
grands je comptai 28 colonnes, et 8 dans les plus petits. D’un côté,
souvent des deux côtés des murs des temples, il y a des cellules sombres
et petites, où demeuraient sans doute les prêtres. Au fond, dans une
grande cellule élevée, se trouve le sanctuaire. On y voit des figures
gigantesques dans toutes les postures; quelques-unes ont plus de 6
mètres de haut et touchent presque au plafond, qui peut avoir à peu près
8 mètres d’élévation. Les murs des temples et des verandas sont couverts
de divinités et de statues de bons et de mauvais génies. Dans un de ces
temples, on a représenté toute une guerre de géants. Les figures sont
toutes plus grandes que nature, et ces statues, ainsi que les colonnes,
les verandas et les portails, tout est taillé dans le roc. Les
sculptures et les bas-reliefs qui ornent à profusion les colonnes, les
chapiteaux, les frises, les portes, et même les plafonds, sont du goût
le plus pur et d’une beauté extraordinaire; on ne peut rien voir de plus
admirable. La variété des dessins et des sujets est inépuisable. Il
paraît incroyable que des hommes aient pu produire ces chefs-d’œuvre et
en même temps ces constructions gigantesques. Aussi les brahmanes les
attribuent à des êtres surnaturels, et prétendent que l’époque de leur
création ne peut être indiquée.
Sur les murs, sur les plafonds et sur les colonnes, on trouve aussi des
restes de peintures, dont les couleurs sont encore plus brillantes et
plus fraîches que celles de beaucoup de productions modernes.
Les temples de la seconde espèce ont une forme ovale et de hauts
portails majestueux qui conduisent dans l’intérieur; ils s’appellent
_chaitya_. Le plus grand de ces temples a de chaque côté une rangée de
19 colonnes; le plus petit en compte 8. Ici on ne trouve point de
verandas, point de cellules de prêtres, et pas de sanctuaires. On voit
seulement à l’extrémité du temple un haut monument qui se termine en
coupole. Sur un de ces monuments, le dieu Bouddha est taillé debout. Sur
les murs des grands temples on a sculpté dans le roc des figures
colossales, parmi lesquelles se trouve un Bouddha endormi de 7 mètres de
longueur.
Après avoir passé des heures entières à grimper et à pénétrer partout,
et après avoir examiné chaque temple en détail, on me ramena dans l’un
d’eux, et tout à coup une petite table, richement chargée de mets et de
boissons, m’invita à réparer mes forces. Le capitaine Gill avait eu la
complaisance d’envoyer dans ce désert tout ce qui constitue un excellent
tiffen, sans oublier une table et des chaises. Ainsi rafraîchie et
fortifiée, je ne trouvai pas le retour pénible.
La maison habitée par le capitaine Gill, à Adjunta, occupe une position
remarquable: un petit jardin riant, orné de fleurs et de berceaux,
entoure le devant que domine une belle plaine, tandis que le derrière
est sur le bord d’un abîme vraiment effroyable, le regard, pris de
vertige, se perd dans les flancs de rochers escarpés, dans des gorges et
des crevasses béantes.
Quand le capitaine Gill apprit que je me proposais de visiter le célèbre
fort Dowlutabad, il me dit que personne n’y entrait sans une permission
du commandant d’Aurang-Abad. Mais, pour m’épargner le détour (le fort se
trouve avant Aurang-Abad), il me proposa d’y dépêcher aussitôt un
courrier, et de me faire porter une carte d’entrée à _Elora_. Le
courrier eut à faire un chemin de 140 milles; 70 pour aller et autant
pour revenir. Je trouvai toutes ces complaisances d’autant plus
gracieuses, qu’elles étaient adressées par des Anglais à une Allemande
qui n’avait pas de position élevée dans le monde.
_4 mars._ A quatre heures du matin, le bon capitaine me tint encore
compagnie tandis que je prenais mon café; une demi-heure plus tard
j’étais dans mon baili, et le même jour je me rendis au petit village de
_Bongeloda_.
_5 mars._ _Roja_, une des plus anciennes villes de l’Inde, offre un
sombre et triste aspect. Les maisons sont d’un étage et construites en
grosses pierres de taille, mais entièrement noircies par le temps; les
fenêtres et les portes sont rares, et pratiquées d’une manière
irrégulière.
En dehors de la petite ville, il y a un joli bongolo avec deux chambres;
mais, comme j’appris qu’il était occupé par des Européens, je ne m’y
rendis pas, et je préférai établir mon gîte de nuit sous l’auvent d’une
maison.
Depuis Adjunta jusqu’à Roja, la contrée est unie et plate; on y remarque
de belles plantations, entre des bruyères brûlées et des jungles. Près
de _Pulmary_, le pays était parfaitement cultivé.
_6 mars._ De grand matin je montai à cheval pour visiter les temples non
moins célèbres d’Elora (à 2 milles de Roja). Mais, comme dit le proverbe
si souvent vérifié: «L’homme propose et Dieu dispose;» au lieu des
temples, je vis une chasse au tigre.
A peine avais-je dépassé la porte de la ville, que je vis arriver du
bongolo plusieurs Européens assis sur des éléphants. Nous nous arrêtâmes
de part et d’autre, et la conversation s’étant engagée, je sus que ces
messieurs étaient à la poursuite d’un tigre dont on leur avait désigné
le repaire. Je fus invitée à prendre part à cette chasse, si elle ne
m’effrayait pas trop. Cette invitation me fit beaucoup de plaisir, et je
me trouvai bientôt placée sur un des éléphants, dans une grande boîte
haute de 60 centimètres, où se trouvaient déjà deux messieurs et un
indigène. L’office de celui-ci était de charger les armes. On me
présenta un grand couteau pour me défendre, dans le cas où la bête
féroce bondirait trop haut et atteindrait le bord de la boîte.
Ainsi armés, nous nous dirigeâmes vers la chaîne de collines; au bout de
quelques heures, nous approchions du repaire redoutable, quand soudain
notre domestique cria tout bas: _Bach! bach!_ et montra du doigt un
buisson voisin. Des yeux ardents brillaient dans le taillis; mais à
peine les eus-je aperçus que déjà j’entendis plusieurs détonations.
Bientôt la bête, frappée par plusieurs balles, se précipita sur nous
pleine de rage. Elle fit de si épouvantables bonds que je me figurais à
tout instant qu’elle allait atteindre la boîte et choisir parmi nous une
victime.
Le spectacle était horrible à voir, et ma crainte augmenta encore quand
j’aperçus un autre tigre. Je me montrai cependant si courageuse,
qu’aucun de ces messieurs ne se douta le moins du monde de ce qui se
passait en moi. Les coups de feu se succédèrent sans interruption; les
éléphants défendirent très-habilement leurs trompes en les levant en
l’air ou en les repliant. Après une lutte ardente d’une demi-heure, nous
restâmes vainqueurs, et les tigres tués furent triomphalement dépouillés
de leurs belles peaux. Les messieurs eurent la bonté de m’en offrir une,
mais je ne l’acceptai pas, ne pouvant pas différer mon voyage jusqu’à ce
qu’elle fût mise en état, c’est-à-dire suffisamment séchée; on loua mon
intrépidité et on ajouta qu’une telle chasse était dangereuse quand
l’éléphant n’était pas complétement bien dressé: il fallait qu’il n’eût
pas la moindre peur du tigre et qu’il ne bougeât pas même de place, car
s’il s’enfuyait, on était lancé hors de la boîte par les branches et les
rameaux des arbres, ou bien on y restait suspendu, et, dans ce cas, on
devenait infailliblement la proie de la bête féroce.
Il était trop tard pour faire la visite des temples. Mais j’y allai dès
le lendemain.
Les temples d’Elora sont situés sur un sol laminaire qui se rencontre
très-fréquemment dans l’Inde. Le principal temple, _Kylas_, est le plus
remarquable de tous les édifices de ce genre taillés en pierre; il
surpasse en grandeur et en beauté les meilleurs ouvrages de l’Inde; on
prétend qu’il dispute la palme aux plus merveilleuses constructions de
l’ancienne Égypte.
Le Kylas est un temple coniforme de 40 mètres de haut et de 200 mètres
de circonférence. Pour construire ce chef-d’œuvre, on détacha du rocher
un bloc colossal, et on le sépara de la masse par une galerie de 80
mètres de long et de 33 mètres de large. L’intérieur du temple se
compose d’une voûte principale (longue de 22 mètres et large de plus de
18 mètres) et de quelques voûtes secondaires, toutes garnies de
sculptures et d’idoles colossales. Mais la vraie magnificence consiste
dans les riches et belles sculptures du dehors, dans les arabesques
travaillées artistement et dans les flèches, les créneaux et les niches
taillés dans la tour. Ce temple repose sur le dos d’éléphants et de
tigres innombrables, placés à côté l’un de l’autre dans l’attitude du
repos. Devant la principale montée, à laquelle conduisent plusieurs
escaliers, se trouvent deux éléphants de grandeur plus que naturelle.
Tout, comme nous l’avons déjà dit, est taillé d’un seul morceau. Le pan
de rocher dont on a détaché ce bloc gigantesque l’entoure de trois côtés
à une distance de 33 mètres et forme d’immenses parois perpendiculaires,
dans lesquelles on a taillé, comme à Adjunta, d’énormes colonnades, de
grands et de petits temples élevés d’un à trois étages les uns sur les
autres. Le principal temple (un _vichara_) s’appelle Rameswur, et
surpasse encore un peu en grandeur le vichara d’Adjunta: sa largeur est
de 33 mètres, sa profondeur de 34 mètres, et sa hauteur jusqu’au plafond
est de 8 mètres; porté par 48 colonnes et 22 pilastres, il est surchargé
de sculptures, de bas-reliefs et de dieux gigantesques, parmi lesquels
le principal groupe représente les noces du dieu Rama et de la déesse
Seeta. Un second vichara, presque aussi beau, s’appelle Laoka. Sa
principale figure est celle de Chiva.
Non loin de là, dans d’autres rochers sont encore beaucoup de temples;
mais ils sont beaucoup plus simples, leurs portails peu remarquables,
leurs colonnes unies: ils ne peuvent pas être comparés à ceux d’Adjunta.
Ces travaux auraient été impossibles, si le rocher était formé de granit
ou de pierre primitive; mais malheureusement je ne pus pas déterminer la
nature de la pierre; j’examinai seulement les morceaux dégagés çà et là:
ils se brisaient très-facilement. L’admiration qu’inspirent ces œuvres
gigantesques n’en est pas moins vive, et on les considérera toujours
comme des monuments incomparables de l’habileté de l’homme.
Malheureusement le temple Kylas a déjà été un peu maltraité par le
temps et les intempéries des saisons. Il est fâcheux que ce monument, le
seul de son espèce, soit condamné à tomber peu à peu en ruines.
Vers les onze heures du matin, j’étais de retour à Roja, et je continuai
aussitôt mon voyage au célèbre fort Dowlutabad; mon billet d’entrée
m’était en effet parvenu à Roja.
La distance n’est que de 4 coos; mais on a à franchir, par d’horribles
routes, un défilé pareil à celui d’Adjunta. Le fort, un des plus anciens
et des mieux défendus de l’Inde, est regardé comme une des plus grandes
curiosités en son genre, non-seulement du pays de Dekan, mais de toute
l’Inde. Il présente un aspect surprenant et est situé sur un cône de
rocher élevé de 200 mètres, qui, à la suite d’une révolution de la
nature, semble avoir été séparé des autres montagnes; il s’élève isolé
au milieu d’une belle plaine.
L’étendue de ce rocher est d’environ un mille. Il est escarpé de tous
côtés jusqu’à une hauteur de plus de 43 mètres, et 10 mètres descendent
aussi perpendiculairement au fond du fossé d’eau qui l’environne, ce qui
lui donne plus de 53 mètres d’escarpement, et le rend par conséquent
inaccessible; on n’y gravit par aucun sentier. J’étais donc extrêmement
curieuse de savoir comment nous arriverions au sommet. Tout à coup il
s’ouvrit dans le rocher même une porte de fer tout à fait basse, que
l’on n’aperçoit qu’en temps de paix, puisqu’on peut faire monter l’eau
du fossé à plus de 30 centimètres au-dessus de cette porte. On alluma
des torches, et on me mena avec précaution par des corridors bas et
étroits qui décrivaient des courbes infinies; les entrailles du rocher,
même dans ces corridors, se trouvaient fermées dans beaucoup d’endroits
par des portes de fer massives. Ce ne fut qu’après avoir gravi à
l’intérieur presque tout l’escarpement, que nous revîmes le jour; des
sentiers et des degrés étroits, défendus par de forts ouvrages,
conduisaient de là jusqu’au point le plus élevé. Le sommet, qui a 47
mètres de diamètre, est assez plat; il est entièrement miné, et disposé
de manière à ce qu’en le remplissant de feu on puisse le rendre
incandescent. On avait braqué sur le point culminant un canon ayant près
de 8 mètres de long.
Au pied de ce fort s’étendent des ruines nombreuses qui proviennent,
dit-on, d’une ville très-considérable. Il n’en reste plus aujourd’hui
que trois ou quatre enceintes de murs qu’il faut passer pour arriver
jusqu’à la pointe du rocher lui-même.
Dans la même plaine, mais déjà près de la chaîne de montagnes, s’élève,
sur une montagne isolée, un fort infiniment plus grand, mais bien moins
défendu que Dowlutabad.
Tous ces forts et tous ces travaux de défense datent, comme je l’appris
ici, des temps anciens, où l’Hindoustan appartenait à de nombreux
princes qui étaient continuellement en guerre. Les habitants des villes
et des villages ne sortaient qu’armés et après avoir posté des
sentinelles pour se garantir contre des surprises subites; la nuit, ils
ramenaient leurs troupeaux dans l’intérieur des murs, et vivaient
toujours sur le pied de guerre. A la suite de ces luttes éternelles, il
se forma aussi des hordes de brigands à cheval, de dix à douze mille
hommes qui n’affamaient que trop souvent les habitants des petites
villes, les soumettaient et détruisaient entièrement leurs semailles.
Pour s’affranchir du joug de ces barbares, les villes étaient réduites à
conclure des traités avec eux, et à se racheter au moyen de tributs
annuels.
Depuis que les Anglais ont fait la conquête de l’Inde, la tranquillité
et la paix sont rétablies partout; les remparts sont démantelés et ne
sont plus réparés; les habitants sortent encore souvent armés, mais
plutôt par habitude que par nécessité.
De Dowlutabad, j’avais 4 coos pour aller à Aurang-Abad. J’étais déjà, il
est vrai, très-fatiguée; car j’avais visité les temples, fait 5 coos par
le défilé de la montagne, et j’étais montée au fort pendant la plus
grande chaleur; mais je me consolai avec la perspective de la nuit que
je passerais, non pas dans une veranda ouverte, mais dans une maison
bien close et dans un bon lit. Je m’assis dans mon baili, en
recommandant au voiturier de presser le plus possible la marche lente et
pesante de ses bœufs.
[Illustration]
CHAPITRE XV.
Aurang-Abad.--Puna.--Les mariages aux Indes orientales.--Le
voiturier fou.--Bombay.--Les Parsis adorateurs du feu.--Funérailles
des Indiens.--L’île Éléphanta.--L’île Salsette.
Le 7 mars, à une heure bien avancée de la soirée, j’arrivai à
Aurang-Abad. Le capitaine Steward, qui habitait en dehors de la ville,
m’accueillit avec autant d’amabilité que ses prédécesseurs.
_8 mars._ Le capitaine Steward et sa femme m’accompagnèrent à la ville
pour me montrer les curiosités, qui se composent d’un monument et d’un
étang sacré. Aurang-Abad, capitale du Dekan, compte 60 000 habitants, et
est en partie en ruines.
Le monument, situé à très-peu de distance de la ville, a été fondé il y
a plus de deux siècles par le sultan Aurung-zeb-Alemgir, en mémoire de
sa fille. On l’appelle le _petit Tadsch_; il est sans doute beau, mais
il ne mérite nullement d’être comparé avec le grand Tadsch d’Agra.
Il se compose d’une mosquée, d’une haute coupole et de quatre minarets.
Au dehors, l’édifice est revêtu en bas, sur tout le tour, d’une bordure
de marbre blanc d’un mètre et demi de haut. Le reste est couvert d’un
ciment fin et blanc dans lequel on a sculpté de jolies fleurs et des
arabesques. Les portes d’entrée sont recouvertes de métal sur lequel on
a également gravé à l’eau-forte des arabesques et des fleurs.
Malheureusement le monument est déjà très-endommagé, et un des minarets
est à moitié enseveli dans les décombres.
Dans la mosquée, on voit un simple sarcophage, entouré d’une petite
balustrade à jour en marbre. Tous deux n’ont de commun avec celui du
grand Tadsch que le marbre blanc; mais pour la richesse et le travail
ils lui sont tellement inférieurs, que je ne pus m’expliquer comment il
avait pu venir à l’idée de qui que ce soit de faire une aussi incroyable
comparaison.
Près de la mosquée il y a un joli portique de marbre, et tout autour un
jardin mal entretenu.
Le roi actuel voulait faire enlever le marbre de ce monument pour
l’employer à une construction dans laquelle reposeraient un jour ses
dépouilles! Il en demanda la permission au gouvernement anglais. Il lui
fut répondu qu’on ne s’y opposait pas, mais qu’il devait songer, d’un
autre côté, que, s’il respectait si peu les monuments de ses ancêtres,
le sien pourrait bien avoir le même sort. Cette réponse l’engagea à
renoncer à son projet.
L’étang sacré (regardé comme tel par les mahométans) est un grand bassin
revêtu d’une maçonnerie de grosses pierres de taille. Il est rempli de
gros brochets, auxquels il n’est pas permis de toucher; on a même
préposé à leur garde un homme, chargé de les nourrir. Aussi les brochets
sont si apprivoisés et si familiers, qu’ils mangent dans votre main des
raves, du pain et autres choses semblables. Les temps de pluie coûtent
la vie à beaucoup de ces bêtes; sans cette heureuse circonstance,
l’étang contiendrait déjà depuis longtemps plus de poissons que d’eau.
Aussi, depuis l’arrivée des Anglais, les gardiens ne se piquent plus,
dit-on, de trop de conscience, et font passer souvent pour de l’argent
comptant le poisson de l’étang dans les cuisines anglaises.
Après une agréable journée, je dis un adieu cordial à mes aimables
hôtes, et je continuai mon voyage vers _Puna_ (136 milles) dans une
autre baili.
_9 mars._ _Toka._ Les routes commencèrent à devenir meilleures, et on
trouvait de nouveau des bongolos en payant la taxe usitée.
_10 mars._ _Emanpoor_, petit endroit sur le sommet d’une chaîne de
collines. C’est ici que je trouvai le plus beau bongolo de toute la
route de Bénarès à Bombay.
_11 mars._ Nous traversâmes des contrées désertes, des collines et des
montagnes nues. Les arbres majestueux qu’on rencontrait de temps en
temps, avec des fontaines et des autels, avaient déjà disparu près
d’Aurang-Abad.
Vers midi, nous passâmes près de la ville très-animée d’_Ahmednugger_,
non loin de laquelle se trouve une grande station militaire anglaise.
_12 mars._ Le bongolo de _Serur_ était trop près, celui de Candapoor
trop éloigné; j’établis donc mon gîte dans un petit village, sous une
veranda.
_13 mars._ A Candapoor, il y a quelques jolis temples hindous et
plusieurs petits monuments mahométans. Dans le voisinage de Lony, il y a
aussi une grande station militaire anglaise. J’y trouvai un obélisque
élevé en mémoire d’une bataille que 1200 Anglais gagnèrent contre 20 000
indigènes.
_14 mars._ _Puna._ Dans cet endroit, j’eus une peine infinie à trouver
M. Brown, à qui j’avais été recommandée par M. Hamilton. Les Européens
demeurent partout en dehors des villes, la plupart à de très-grandes
distances les uns des autres, et ici pour mon malheur j’en rencontrai
plusieurs qui n’étaient pas des plus polis et qui ne daignèrent pas me
donner des renseignements. Quant à M. Brown, il m’accueillit aussi bien
que je pouvais le désirer.
La première chose qu’il me demanda fut s’il ne m’était arrivé aucun
accident fâcheux dans mon voyage. Il me raconta qu’il n’y avait pas
longtemps qu’un officier avait été dévalisé entre _Suppa_ et _Puna_, et
qu’on l’avait même assassiné, parce qu’il avait voulu se défendre.
«Mais, ajouta-t-il, ces cas sont excessivement rares.»
J’étais arrivée vers midi. Après le dîner, M. Brown me conduisit en
voiture à la ville qui appartient à la Compagnie des Indes. Elle compte
15 000 habitants et est située au confluent de la Mutta et de la Mulla,
au-dessus desquelles passent de beaux ponts. Les rues sont larges et
bien tenues; les maisons, comme celles d’Oudjein, ont des façades en
bois. Quelques-unes étaient toutes couvertes de peintures; elles
appartiennent pour la plupart à des faquirs, dont la ville fourmille.
C’était justement le mois que les Hindous regardent comme le plus
propice pour les mariages. Aussi rencontrâmes-nous dans les rues
plusieurs cortéges joyeux. Le fiancé est enveloppé d’un manteau de
pourpre, son turban, orné d’oripeaux brillants, de tresses, de rubans et
de houppes, ressemble de loin à une riche couronne; les rubans et les
houppes lui couvrent presque toute la figure. Il est à cheval; les
parents, les amis et les conviés l’entourent à pied. Arrivé devant la
maison de la fiancée, dont les portes et les fenêtres sont
hermétiquement fermées, il se met tranquillement et en silence sur le
seuil. C’est là que viennent aussi se ranger les parentes et les amies
de la fiancée, sans cependant beaucoup parler avec le fiancé ou avec les
autres hommes. La scène ne change pas avant la nuit. Alors le fiancé
s’éloigne sans rien dire avec ses amis; soudain un baili tout couvert
s’arrête devant la porte, les amies se glissent dans la maison, amènent
la fiancée entièrement voilée, la poussent dans le baili et le suivent
aux sons mélodieux du tam-tam. Le cortége de la fiancée ne se forme
qu’un quart d’heure après que le fiancé s’est mis en route. Les femmes
la conduisent dans la maison de son époux, mais elles la quittent
bientôt. La musique bruyante va toujours son train jusque fort avant
dans la nuit. Mais ce sont seulement les noces des classes pauvres qui
se font de cette manière.
De Puna à Pannwell (70 milles anglais), il y a une route de poste, et on
peut voyager en dock; mais de Pannwell à Bombay on voyage par eau. Je
m’en tins au baili, qui coûte moins cher, et M. Brown eut la
complaisance de m’en procurer un; il me donna même un domestique pour la
route.
Le 15 mars je continuai mon voyage, et j’arrivai le même jour à
_Woodgown_, petit village dont le bongolo, le plus sale que j’aie vu,
n’avait même pas de lit.
_16 mars._ _Cumpully._ Le paysage de Woodgown à Cumpully est le plus
beau que j’aie jamais admiré dans l’Inde. Ce qui me charma le plus, ce
fut une montagne qui se trouve à quelques milles de _Kundalla_. On est
au milieu d’une grande chaîne qui forme les groupes les plus variés; les
cimes s’entassent les unes sur les autres et se surpassent en beautés
fantastiques. Il y a ici d’énormes terrasses de pierres, des cônes
aplatis, des chapiteaux de pointes et de créneaux; là on croit voir des
ruines et des fortifications, ou une large voûte étendue sur un
majestueux édifice, ou bien une tour gigantesque en style gothique. La
montagne de _Funnel_, qui a la forme d’une cheminée, présente l’aspect
le plus étrange. De l’autre côté, on découvre une vaste plaine, et à son
extrémité la surface de la mer si longtemps désirée. Une grande partie
des montagnes est couverte de superbes et vertes forêts; je fus si
transportée de la richesse des beautés de la nature, que, pour la
première fois, je fus contente de mon attelage de bœufs cheminant avec
la plus grande lenteur.
Entre _Woodgown_ et _Kundalla_, on rencontre un petit endroit, _Karly_,
également renommé à cause de ses temples de rochers, éloignés de deux
milles. Je ne les visitai pas, car on m’avait assuré qu’ils n’étaient
pas moitié si intéressants que ceux d’_Adjunta_ et d’_Élora_.
Kundalla occupe le plateau d’une montagne. On y trouve plusieurs jolies
maisons de campagne où des familles européennes de la présidence de
Bombay viennent passer le temps des chaleurs.
Dans le pays de Dekan, ainsi que dans celui de Bombay, je trouvai les
indigènes moins beaux que dans le Bengale et dans l’Hindoustan. Leurs
traits étaient beaucoup plus communs, et annonçaient moins de bonté et
de franchise.
Depuis quelques jours, nous rencontrions encore de très-grands convois
de bœufs. Plusieurs des conducteurs menaient avec eux leurs familles.
Les femmes étaient toutes sales et toutes déguenillées, mais surchargées
de parures de toute espèce. Sur tout le corps pendaient des galons de
laine de couleur et des houppes; leurs bras étaient couverts de
bracelets de métal, d’or et de perles de verre; aux oreilles,
indépendamment des pendants, étaient attachées de grosses houppes de
laine, et les pieds étaient chargés de chaînes et d’anneaux pesants.
Ainsi parée et surchargée, la belle était assise sur le dos d’un bœuf ou
bien trottait à côté des bêtes.
_17 mars._ Depuis l’attaque du nègre brésilien, je n’avais pas éprouvé
une peur comparable à celle que je ressentis aujourd’hui. Dès le
commencement du voyage, mon voiturier m’avait semblé un peu singulier,
ou plutôt fou: tantôt il querellait ses bœufs, tantôt il les caressait,
tantôt il apostrophait les passants, tantôt il se tournait de mon côté
et me regardait fixement pendant quelques minutes. Mais, comme j’avais
un domestique qui marchait toujours à côté du baili, je n’y fis pas
grande attention. Ce matin mon domestique avait, à mon insu, pris les
devants pour aller à la station voisine. Je me trouvai donc seule avec
le voiturier détraqué sur une route passablement solitaire. Au bout de
quelque temps, il descendit de voiture et marcha derrière, tout contre
le baili. Les bailis ne sont couverts de nattes de paille que sur les
côtés, et restent ouverts devant et derrière. J’aurais donc pu voir ce
qu’il faisait, mais je ne voulus pas me retourner, pour ne pas lui
donner l’idée que je le croyais capable de quelque mauvaise intention.
Je ne tournais qu’insensiblement ma tête de côté pour pouvoir l’observer
un peu. Bientôt il revint sur le devant, prit sur le baili, à mon grand
effroi, la cognée que tout voiturier porte avec lui, et se remit de
nouveau à marcher par derrière. Je commençai alors à croire qu’il
méditait quelque mauvais coup; mais, comme je ne pouvais songer à lui
échapper, je ne devais pas faire voir la moindre crainte. Tout doucement
et sans rien dire j’attirai à moi mon manteau et je le roulai pour
garantir au moins ma tête, s’il brandissait par hasard contre moi sa
cognée.
Il me laissa quelque temps dans cette pénible position; puis il revint
prendre sa place et me regarda d’une manière effrayante. Enfin il
redescendit et recommença plusieurs fois le même jeu. Ce ne fut qu’au
bout d’une heure, qui me parut interminable, qu’il mit sa cognée de
côté, resta assis sur la voiture, et se contenta de me regarder de temps
en temps fixement. Une autre heure plus tard, nous arrivâmes à la
station, où je rejoignis mon domestique, à qui je défendis de me quitter
désormais.
Les villages que nous traversâmes aujourd’hui étaient des plus
misérables; les cabanes étaient composées de murs de jonc ou de roseau
recouverts de feuilles de palmier; il y en avait qui manquaient même de
façade. Ces villages sont généralement habités par des Mahrattes, tribu
assez puissante jadis dans l’Inde, et notamment dans la presqu’île en
deçà du Gange. Chassés au XVIII^{e} siècle par les Mogols et les
Hindous, les Mahrattes se réfugièrent dans les montagnes qui s’étendent
de Surate à Goa. La plus grande partie de ce peuple fut forcée de se
soumettre aux Anglais au XIX^{e} siècle. Parmi les princes mahrattes,
Scindiah passe pour être le seul qui maintient encore un peu son
indépendance. Les autres reçoivent des pensions.
Les Mahrattes sont sectateurs de Brahma. Ils ont une forte complexion.
Leur teint passe du noir sale au brun clair; les traits de leur
physionomie sont laids et rusés. Endurcis contre toutes les fatigues,
ils ne vivent pour ainsi dire que de riz et d’eau, et leur caractère
est, dit-on, cruel, astucieux et féroce. Avant d’aller au combat, ils
s’enivrent en buvant de l’opium, ou en fumant du chanvre sauvage en
guise de tabac.
L’après-midi, j’arrivai au petit endroit nommé _Pannwell_. Vers le soir
on s’embarque sur le fleuve Pannwell, on entre en mer, et on débarque
vers le matin à Bombay.
J’avais fait heureusement en sept semaines le long et pénible voyage de
Delhi à Pannwell. Si je réussis dans cette entreprise au delà de mes
espérances, je le dois en grande partie aux bontés des administrateurs
anglais, qui secondèrent de leur mieux une pauvre Allemande inconnue;
aussi leur générosité ne s’effacera jamais de ma mémoire. Je les en
remercie encore une fois du fond de mon cœur, et la meilleure preuve que
je puisse leur donner de ma reconnaissance, c’est de proclamer tout haut
combien il serait à désirer que mes compatriotes, les consuls et les
ambassadeurs d’Autriche, leur ressemblassent.
Je descendis à _Bombay_ dans la maison de campagne du consul de
Hambourg, M. Wattenbach. Je m’étais flattée de l’espoir que je
réclamerais son hospitalité pour peu de jours seulement et que je
pourrais continuer au plus tôt mon voyage, et profiter encore des
_moussons_[113] dans le trajet du golfe d’Arabie et du golfe Persique.
Mais les jours se changèrent en semaines; car la saison favorable était
déjà passée, et c’était chose fort difficile que de trouver alors une
occasion de m’embarquer.
M. Wattenbach me rendit le séjour de Bombay très-agréable; il me montra
même toutes les curiosités, et m’accompagna dans une excursion à
Éléphanta et à Salsette.
Bombay est situé dans une petite île extrêmement jolie, séparée du
continent par un tout petit bras de mer; sa superficie est de près de
cinq milles carrés, habités par 250 000 âmes. Bombay est le chef-lieu de
l’Inde occidentale, et, comme son port est le meilleur et le plus sûr de
toute cette côte, c’est le principal entrepôt des marchandises de
l’Inde, de la Malaisie, de la Perse, de l’Arabie et de l’Abyssinie. Pour
le commerce, Bombay ne le cède qu’à Calcutta; on y entend toutes les
langues du monde civilisé et on en voit les costumes et les diverses
mœurs.
C’est de la pointe de _Malabar_ qu’on a la plus belle vue de l’île et de
la ville de Bombay, comme aussi des îles voisines de Salsette,
d’Éléphanta, de Kolabeh, de Caranjah et du continent. Les grands
environs se composent surtout de basses collines couvertes de beaux
cocotiers et de dattiers; on voit aussi, dans la plaine qui entoure la
ville, beaucoup de ces bois dont on a fait des jardins en les séparant
par des murs. Les indigènes aiment à établir leurs habitations à l’ombre
touffue des arbres, tandis que les Européens cherchent au contraire
l’air et la lumière. Les villas de ces derniers sont jolies et commodes,
mais elles ne peuvent, ni pour la grandeur ni pour la magnificence, se
comparer à celles de Calcutta. La ville est située dans une plaine, le
long du rivage de la mer.
Il faut chercher la vie active et remuante des riches négociants
indigènes et européens dans la partie fortifiée, dans le fort, qui forme
un grand carré. Ici on trouve dans des magasins et des entrepôts
spacieux des marchandises de toutes les parties du monde. Les rues sont
jolies; la grande place, appelée _the Green_, est superbe. Parmi les
édifices, la halle de la ville, dont la grande salle n’a point de
pareille, l’église anglaise, le palais du gouverneur et la Monnaie, se
distinguent par leur architecture.
La ville ouverte et la ville noire[114] se rattachent au fort et sont
infiniment plus grandes. Dans la ville ouverte, les rues sont
très-régulières et très-larges; je n’ai rien vu de semblable dans aucune
autre ville de l’Inde, et on les arrose souvent. Beaucoup de maisons
étaient ornées de colonnes de bois artistement ciselées, de chapiteaux
et de galeries. La visite du bazar est très-curieuse, non pas à cause
des riches marchandises qui y sont étalées, comme le prétendent beaucoup
de voyageurs (car on n’en voit pas plus que dans d’autres bazars; on n’y
trouve même pas les belles boiseries en mosaïque dans lesquelles Bombay
excelle), mais à cause des types différents qui affluent ici plus que
partout ailleurs. Les trois quarts se composent, il est vrai, d’Hindous;
mais le reste offre un mélange varié de mahométans, de Perses,
d’adorateurs du feu, de Mahrattes, de Juifs, d’Arabes, de Bédouins, de
nègres, de descendants de Portugais, de quelques centaines d’Européens,
et même de quelques Chinois et Hottentots. Il faut quelque temps pour
distinguer ces diverses races au costume et à la physionomie.
De toutes les tribus fixées à Bombay, les plus riches sont les
adorateurs du feu, appelés aussi _Guèbres_ ou _Parsis_. Chassés de la
Perse, il y a environ douze cents ans, ils s’établirent le long de la
côte occidentale de l’Inde. Comme ils sont extrêmement laborieux et
industrieux, très-instruits et très-bienfaisants, on ne voit chez eux ni
pauvres ni mendiants, et tous semblent être à leur aise. Les belles
maisons habitées par les Européens appartiennent pour la plupart aux
Parsis; ce sont eux qui possèdent les plus vastes domaines. On les voit
se promener dans de superbes équipages, et ils sont entourés de nombreux
domestiques. Un des plus riches, Jamseitze Jeejebhoy, a fait construire
de ses propres deniers un bel hôpital en style gothique, où il
entretient des médecins européens et où il reçoit des malades de toutes
les religions. Nommé chevalier par le gouvernement anglais, cet homme
généreux est certainement le premier Hindou à qui l’on ait accordé une
telle distinction.
Puisque je parle des adorateurs du feu, je vais dire tout de suite tout
ce que je sais de ces hommes, pour l’avoir vu moi-même, ou pour l’avoir
entendu raconter par un des plus éclairés et des plus distingués, M.
Manuckjee-Cursetjée.
Les adorateurs du feu croient à un seul être suprême. Ils rendent un
culte aux quatre éléments, surtout au feu et au soleil, parce qu’ils se
les représentent comme émanations de l’être suprême. Ils tâchent
d’assister tous les matins au lever du soleil; il sortent des maisons,
souvent même de la ville, pour saluer cet astre de leurs prières.
Indépendamment des éléments, les vaches leur sont encore sacrées.
Peu de temps après mon arrivée, j’allai un matin me promener sur les
esplanades, dans l’intention d’y voir, suivant les relations que j’avais
lues, cette masse de Parsis (on n’en compte en tout que 6000 dans toute
l’île de Bombay) qui s’y assemblent pour attendre le premier rayon du
soleil, et qui, lors de son apparition, se prosternent comme à un signal
donné et poussent de grands cris de joie. Je vis bien plusieurs Parsis,
mais non pas en groupes; par-ci par-là, il y en avait qui se tenaient
isolés, lisaient des yeux dans un livre, ou bien récitaient tout bas
quelque prière. Ils n’arrivèrent pas non plus tous à la fois; il en vint
encore plusieurs à neuf heures.
Il en fut de même des cadavres qui, à ce qu’on m’avait dit, devaient
être livrés sur les toits aux bêtes de proie. Je n’en vis pas un seul. A
Calcutta, un M. V..., revenu depuis peu de Bombay, m’avait assuré en
avoir vu plusieurs. Je ne pouvais me figurer que le gouvernement
anglais autorisât une coutume aussi barbare et aussi contraire à la
salubrité publique; mais jusqu’à la preuve du contraire il fallut bien
ajouter foi à ce récit: aussi, quand j’eus fait la connaissance de M.
Manuckjee, la première question que je lui adressai fut pour lui
demander comment les Parsis enterraient leurs morts. Il me conduisit à
une colline en dehors de la ville, et me montra un mur de 8 mètres de
haut qui renfermait un espace d’environ 20 mètres de circonférence. Dans
cette enceinte, disait-il, on a élevé une grande bière partagée en trois
compartiments, et à côté, on a creusé une grande fosse. Les corps sont
placés sur la bière, les hommes dans le premier compartiment, les femmes
dans le second et les enfants dans le troisième. Attachés avec des liens
de fer ils sont, d’après les principes de leur religion, abandonnés à
l’action de l’air. Les oiseaux de proie, qui résident toujours par
grandes bandes dans ces endroits, se précipitent avidement sur les corps
et dévorent en peu de temps la chair et la peau; les ossements sont
recueillis et jetés dans la fosse. Quand elle est pleine, on abandonne
ce lieu de sépulture et on en établit un nouveau.
Quelques riches Parsis ont des sépultures particulières, au-dessus
desquelles ils font tendre des treillages de fil de fer, pour empêcher
les morts de leur famille d’être déchirés par les oiseaux de proie.
Personne, à l’exception des prêtres qui portent le corps dans les lieux
de sépulture, ne peut y pénétrer. On en ferme même la porte en toute
hâte; car y jeter seulement un regard serait déjà un crime. Les prêtres,
ou plutôt les porteurs, sont considérés comme si impurs, qu’exclus du
reste de la société, ils constituent une caste à part. Celui qui a le
malheur de toucher en passant un tel homme, est obligé de détruire
aussitôt ses habits et d’aller se baigner.
Les Parsis ne sont pas moins scrupuleux pour admettre les étrangers
dans leurs temples; à moins de partager leurs croyances, on ne peut les
visiter, ni même les examiner à l’extérieur. Ces temples, que je ne pus
voir ici qu’au dehors, sont très-petits, simples, et n’attirent pas
l’attention par une architecture particulière. La ronde galerie est
entourée d’un vestibule ceint d’un mur. On ne peut approcher que
jusqu’au passage qui conduit du mur au vestibule. Le plus beau temple de
Bombay est un édifice très-insignifiant[115]. A cette occasion, il me
faut encore contredire les voyageurs, qui font les plus pompeuses
descriptions des beaux temples des adorateurs du feu.
Selon l’assurance que m’en a donnée M. Manuckjee, le feu brûle dans une
espèce de vase de fer, dans un temple ou un appartement tout à fait vide
et dépourvu de tout ornement. Les Parsis prétendent que le feu qui brûle
dans le principal temple, et qui, à ce qu’ils disent, a servi à allumer
tous les autres, provient de celui que leur prophète Zoroastre a allumé
en Perse il y a quatre mille ans. Quand ils furent chassés de Perse, ils
emportèrent ce feu sacré: on ne l’entretient pas seulement à l’aide de
bois à brûler ordinaire; mais on y mêle aussi des bois précieux, tels
que le bois de sandal, le bois de rose et autres.
Les prêtres sont appelés _mages_; il y en a un assez grand nombre
d’attachés à chaque temple. Pour le costume, ils ne se distinguent des
autres Parsis que par un turban blanc. Il leur est permis de se marier.
Les femmes visitent ordinairement les temples à d’autres heures que les
hommes. Il ne leur est pas précisément défendu d’y aller avec eux; mais
elles ne le font jamais, et ne s’y rendent d’ailleurs que très-rarement.
Un pieux Parsi doit prier chaque jour quatre fois, et chaque fois
pendant une heure; mais pour cela il n’a pas besoin de visiter le
temple: il contemple le feu, la terre ou l’eau, ou bien il regarde en
l’air. Celui à qui quatre heures de prières chaque jour paraissent trop
longues s’entend avec les prêtres; ils sont bons et humains comme les
prêtres d’autres religions, et dispensent volontiers de ces graves
soucis les malades et les affligés, en échange de dons charitables.
Les Parsis aiment à faire leurs prières le matin en face du soleil,
qu’ils adorent surtout comme le feu le plus grand et le plus sacré. Le
culte du feu est poussé chez eux au point qu’ils n’exercent pas les
métiers dans lesquels le feu est indispensable, qu’ils ne font aucun
usage d’armes à feu, et qu’ils n’éteignent pas de lumière. Quant au feu
de la cuisine, ils le laissent s’éteindre tout seul. Bien des voyageurs
prétendent même qu’ils n’arrêtent pas les incendies. Mais il n’en est
pas ainsi; on m’assura que, dans un grand incendie qui éclata il y a
quelques années à Bombay, on avait vu plusieurs Parsis occupés à
éteindre le feu.
M. Manuckjee eut la bonté de m’inviter à venir chez lui pour que
j’apprisse à connaître la vie de famille des Parsis, et il m’introduisit
aussi chez plusieurs de ses amis.
Je trouvai les chambres disposées à l’européenne, munies de chaises, de
tables, de canapés, de lits, de tableaux, de glaces, etc. Le costume des
femmes différait peu de celui des riches Hindoues. Seulement il était
plus décent; car il ne se composait pas de mousseline transparente, mais
d’étoffes de soie; de plus, elles portaient des pantalons. Ces étoffes
de soie étaient richement brodées d’or, luxe qui s’étendait jusqu’aux
enfants de trois ans. Ceux qui étaient au-dessous de cet âge, ainsi que
les nouveau-nés, étaient enveloppés dans de simples étoffes de soie. Les
enfants portaient tous de petits bonnets brodés d’or et d’argent. Une
femme parse ne peut pas plus que la femme hindoue se passer de parures
d’or, de perles et de pierreries. Elles en portent déjà beaucoup chez
elles; mais dans les visites, dans les cérémonies et les solennités, la
parure d’une dame riche dépasse souvent la valeur de cent mille roupies.
Des enfants de sept à huit mois portent déjà des bagues et des bracelets
avec pierres fines ou perles.
Le costume des hommes consiste en un large pantalon, en une chemise et
un long cafetan. Leurs chemises et leurs pantalons sont souvent en soie
blanche, les cafetans en percale blanche. Le turban diffère beaucoup de
celui des mahométans: c’est un bonnet en coton de 25 à 30 centimètres de
haut, recouvert d’une étoffe de couleur ou de toile cirée.
Les hommes et les femmes portent à la ceinture, par-dessus la chemise,
un cordon noué en double qu’ils détachent pendant la prière et qu’ils
tiennent à la main; autrement, ce cordon doit toujours rester autour du
corps. Sur ce point, la loi est si sévère, que celui qui ne le porterait
pas serait exclu de la communauté. Aucun traité, aucune affaire n’est
valable si le cordon n’y figure pas. On l’attache autour du corps des
enfants arrivés à l’âge de neuf ans. Avant cette cérémonie, ils ne font
pas partie de la communauté. Jusque-là, il leur est même permis de
manger des mets préparés par des chrétiens, et les petites filles
peuvent accompagner leurs pères dans des endroits publics. Mais, en se
revêtant du cordon, tout change; le fils mange à la table de son père;
les filles restent chez elles, etc.
Une autre pièce religieuse est la chemise; elle doit avoir une certaine
longueur et une certaine largeur, se composer de neuf coutures, et être
croisée d’une manière particulière sur la poitrine.
Le Parsi ne peut prendre qu’une femme. Cependant si, dans un intervalle
de neuf ans, elle ne lui donne pas d’enfants ou ne lui donne que des
filles, il peut, de concert avec sa femme, se séparer d’elle et
contracter une nouvelle alliance; mais il faut qu’il prenne soin de sa
première femme. Celle-ci peut également se remarier. D’après ses idées
religieuses, le Parsi ne peut compter sur une vraie félicité dans
l’autre vie qu’autant qu’il a eu, en ce monde, une femme et un fils.
Les Parsis ne sont pas divisés en castes.
Dans le cours du temps, les Parsis ont adopté plusieurs coutumes des
Hindous. C’est ainsi que les femmes ne peuvent pas se montrer dans des
endroits publics; elles vivent dans la maison, séparées des hommes,
mangent seules, et sont généralement regardées et traitées plutôt comme
des choses que comme des personnes. Les filles sont promises dès
l’enfance, et mariées à l’âge de quatorze ans. Mais le fiancé vient-il à
mourir, les parents peuvent se mettre en quête d’un autre gendre. Chez
les Parsis, c’est également une honte pour un père de ne pas trouver de
maris pour ses filles.
Mais chez elles, les femmes des Parsis jouissent de beaucoup plus de
liberté que les pauvres Hindoues. Elles peuvent rester assises sans
voile aux fenêtres qui donnent sur la rue; elles peuvent même assister,
la figure découverte, à une visite faite par un homme à leur mari;
cependant cela arrive rarement.
Les Parsis se distinguent facilement de tous les autres Asiatiques par
leur physionomie, surtout par leur teint, qui est plus blanc. Leurs
traits sont assez réguliers, cependant un peu forts, et les mâchoires un
peu larges. Je ne les trouvai pas aussi beaux que les mahométans et les
Hindous.
M. Manuckjee fait une exception parmi ses compatriotes. Il est sans
doute le premier qui ait visité Paris, Londres, et une grande partie de
l’Italie. Les coutumes et les mœurs européennes lui plurent tellement,
qu’à son retour il essaya d’introduire quelques réformes parmi ses
coreligionnaires; mais il n’en fut pas seulement pour ses peines, on
l’accusa de ne pas savoir ce qu’il voulait, et beaucoup de personnes
lui retirèrent leur amitié et leur estime.
Dans son intérieur, il permit à sa famille de prendre une allure plus
libre. Mais, à vrai dire, il ne put pas trop s’affranchir du joug de
l’habitude, à moins de vouloir se brouiller complétement avec sa secte.
Il fait élever ses filles à l’européenne; l’aînée joue un peu du piano,
elle coud et elle brode. Elle m’écrivit assez gentiment sur un album un
petit morceau en anglais. Le père ne l’a pas non plus promise: il désire
que le goût de sa fille puisse s’accorder avec son propre choix. On me
disait qu’elle aurait de la peine à trouver un mari, parce qu’elle avait
reçu une éducation trop européenne; qu’elle avait déjà quatorze ans, et
que le père n’avait pas encore de fiancé pour elle.
Quand je fis ma première visite à M. Manuckjee, la mère et les filles
étaient assises dans la salle de réception, et étaient occupées
d’ouvrages à la main. J’assistai à leur repas, faveur qu’un Parsi
orthodoxe ne m’aurait pas accordée. Mais il ne me fut pas permis de
m’asseoir à leur table. On me mit d’abord un couvert séparément, et je
dînai seule. On me servit plusieurs mets qui, à peu de choses près,
étaient préparés à l’européenne. Tous, à l’exception du maître de la
maison, me regardaient manger avec un couteau et une fourchette. Les
domestiques eux-mêmes furent attirés par ce spectacle; quand j’eus
satisfait mon appétit en présence du public, et suivant les règles de
l’art, on nettoya la table et tout autour aussi soigneusement que si
j’avais été pestiférée. Ensuite, on apporta des pains plats, que l’on
posa en guise d’assiettes sur la table, qui n’avait point de nappe, et
six ou sept petits plats avec les mêmes mets qu’on m’avait offerts. La
famille se lava les mains et la figure, et le père prononça une courte
prière. Tous, à l’exception du plus jeune des enfants, qui ne comptait
que six ans, s’assirent à table, et mirent la main droite dans les
différents plats. Ils déchiquetaient la viande des os de poulet et de
mouton, détachaient le poisson par morceaux des arêtes, les passaient
ensuite dans les diverses sauces et les faisaient passer si habilement
dans la bouche, que la lèvre n’était pas touchée par la main. Celui à
qui cela arriverait par mégarde doit se lever aussitôt et se laver de
nouveau la main, ou bien il faut qu’il prenne devant lui le plat dans
lequel il met la main sans l’avoir lavée, et il ne peut plus toucher à
aucun autre mets. Pendant tout le repas, la main gauche reste
complétement en repos.
Cette manière de manger paraît, il est vrai, très-peu appétissante;
mais, au fond, elle n’a rien de choquant; la main est lavée et ne touche
à rien en dehors des mets. Lorsqu’on veut boire, on ne porte pas le vase
aux lèvres; mais on se verse très-artistement la boisson dans la bouche
largement ouverte. Avant que les enfants aient acquis cette adresse à
manger et à boire, il ne leur est pas permis de prendre part aux repas
des grandes personnes, quand même ils porteraient le cordon sacré autour
du corps.
Ce qu’on boit le plus communément à Bombay, c’est le _soud_, appelé
aussi _toddy_, espèce de boisson spiritueuse et légère que l’on tire des
cocotiers et des dattiers. Les droits prélevés sur ces arbres sont
très-élevés; car on les compte un à un, comme en Égypte, et on les
impose séparément. Un arbre qui n’est destiné qu’à porter des fruits
paye un quart de roupie ou une demi-roupie, tandis que le cocotier, dont
on fait le toddy, paye trois quarts de roupie et même une roupie. Ici
les indigènes ne montent pas aux palmiers au moyen de cordes à nœuds,
mais à l’aide d’entailles dans lesquelles ils posent les pieds.
Pendant mon séjour à Bombay, il mourut dans le voisinage de M.
Wattenbach une vieille Hindoue, dont la mort me fournit l’occasion de
voir des funérailles indiennes. Déjà, quand elle fut sur le point de
mourir, les femmes qui l’entouraient élevèrent de temps en temps
d’horribles cris, qu’elles continuèrent par intervalles, quand elle eut
cessé de vivre. Peu à peu on vit arriver de petits groupes de six à huit
femmes, qui se mirent également à hurler, dès qu’elles aperçurent la
maison mortuaire. Elles entrèrent toutes dans la maison, tandis que les
hommes, qui étaient venus en grand nombre, s’assirent tranquillement au
dehors. Au bout de quelques heures, la morte fut enveloppée dans un drap
blanc, posée sur une bière ouverte, et portée par des hommes affectés à
ce service à l’endroit où le corps devait être brûlé. Un d’entre eux
tenait un vase rempli de charbons et un morceau de bois enflammé pour
allumer le bûcher avec le feu de la maison mortuaire.
Les femmes restèrent assemblées devant la maison, et formèrent un cercle
étroit dont le milieu fut occupé par une pleureuse à gages. Cette femme
se mit à entonner un chant lugubre de plusieurs strophes; à la fin de
chacune d’elles, toutes les autres femmes reprenaient en chœur, en se
frappant la poitrine en mesure de la main droite, et en inclinant la
tête jusqu’à terre. Elles faisaient ces mouvements aussi vite et d’une
manière aussi uniforme que si on les avait fait marcher à la baguette
comme des marionnettes.
Après un quart d’heure, il se fit une courte pause. Puis on entonna un
autre chant, pendant lequel les femmes se frappèrent la poitrine des
deux poings, avec une telle violence que l’on pouvait entendre au loin
les coups qu’elles se donnaient. Après chaque coup, elles élevaient
leurs mains bien haut, et inclinaient la tête bien bas, tout cela d’une
manière cadencée et prompte. Cette représentation fut encore plus
comique que la première. Après s’être démenées ainsi longuement, elles
s’assirent en cercle, burent du toddy et fumèrent du tabac.
Le lendemain, les femmes et les hommes répétèrent la visite. Les
derniers n’entrèrent pas non plus, cette fois, dans la maison; ils
firent du feu et préparèrent un simple repas. Toutes les fois
qu’arrivait un groupe de femmes, un des hommes approchait de la porte
pour l’annoncer. Aussitôt la femme qui menait le deuil sortait de la
maison pour recevoir les nouvelles venues. Elle se jetait à terre devant
elles avec tant de véhémence, que je croyais qu’elle ne se relèverait
plus. Les survenantes se frappaient une fois la poitrine avec le poing,
et portaient ensuite les mains à la tête. La personne qui conduisait le
deuil se levait dans l’intervalle, se jetait impétueusement au cou de
chacune des femmes, passait son mouchoir autour de la tête de sa
consolatrice, et se mettait à hurler avec elle à l’envi. Tous ces
mouvements se faisaient également très-vite, et une douzaine
d’embrassements étaient expédiés en un clin d’œil. Après cette réception
touchante, les femmes entraient dans la maison et continuaient à hurler
de temps en temps. Ce n’est qu’au coucher du soleil qu’un silence
complet s’établit, et un repas mit fin à toute la cérémonie. Les femmes
mangèrent dans la maison, les hommes en plein air.
Les funérailles et les noces coûtent toujours beaucoup d’argent aux
Hindous. Les funérailles que je viens de décrire étaient celles d’une
femme de la classe pauvre. Cependant il fallut, pendant deux jours,
prodiguer le toddy et fournir le repas à un grand nombre de convives.
Ajoutez à cela le bûcher, qui coûte encore assez cher, lors même qu’il
n’est que de bois ordinaire. Chez les riches, qui brûlent dans ces
occasions les bois les plus précieux, un bûcher revient souvent à plus
de mille roupies.
Un jour, je rencontrai le cortége funèbre d’un enfant hindou. Étendu sur
un coussin, il était couvert d’un drap blanc, jonché de fleurs belles et
fraîches. Un homme le portait sur ses deux bras avec précaution, comme
s’il dormait. Il n’y avait que des hommes dans le cortége.
Les Hindous n’ont pas de dimanches ni de jours fériés fixes dans la
semaine; mais ils ont des fêtes périodiques qui durent plusieurs jours.
J’en vis célébrer une le 11 avril, le _Warusche-Parupu_ ou fête du
nouvel an. Ce fut une espèce de farce de carnaval, dont le principal
divertissement consiste à s’asperger et à se barbouiller les uns les
autres de couleurs jaune, brune et rouge, et à se peindre les joues et
le front des mêmes couleurs. Le tam-tam bruyant ou quelques violons
ouvrent le cortége; ensuite viennent des groupes plus ou moins nombreux,
et tout ce monde se porte d’une maison à l’autre, en riant et en
chantant. Quelques-uns trouvèrent bien en cette occasion le toddy un peu
trop à leur goût, mais cependant pas au point de perdre la tête et de
dépasser les bornes de la décence. Les femmes ne prennent pas part à ces
processions publiques[116]; mais le soir hommes et femmes s’assemblent
dans les maisons, et dans ces réunions, dit-on, on ne respecte pas
toujours assez la décence.
Les fêtes des martyrs ne sont plus célébrées avec beaucoup de pompe:
leur temps est passé. Je n’en vis aucune; mais je fus assez heureuse
pour voir un martyr qui faisait courir beaucoup de monde. Ce saint homme
avait tenu vingt-trois ans, sans changer de place, un bras tourné en
l’air et la paume de la main assez ouverte pour qu’un pot de fleurs pût
y rester. Les vingt-trois ans étaient écoulés, et le pot de fleurs fut
enlevé. Mais la main et le bras ne purent plus changer de position, car
les muscles s’étaient contractés; le bras était amaigri, presque
décharné, et dégoûtant à voir.
L’île _Éléphanta_ est à six ou huit milles marins de Bombay. M.
Wattenbach eut la complaisance de m’y conduire. Je trouvai d’assez
hautes montagnes que nous ne gravîmes pas. Nous nous contentâmes de
visiter les temples situés tout près du point du débarquement.
Le principal temple ressemble aux grands _Viharas_ d’Adjunta, à cela
près que des deux côtés il est séparé du rocher, et qu’il n’y tient que
par le haut, par le bas et par le derrière. Dans le sanctuaire se trouve
un buste colossal à trois têtes. Plusieurs croient qu’il représente la
_Trimurti_, c’est-à-dire la trinité hindoue. Une des têtes regarde en
face; l’autre de profil, à gauche; la troisième de profil, à droite. Le
buste, y compris la coiffure, a plus de deux mètres et demi. Le long des
murs et dans les niches, il y a beaucoup de statues et de figures
colossales, et parfois des scènes entières de la théogonie hindoue. Ce
qu’il y a de remarquable dans les figures de femmes, c’est qu’elles ont
toutes la hanche gauche en dehors et la hanche droite en dedans. Les
colonnes sont massives et cannelées. Je ne vis nulle part de reliefs. Le
temple semble être consacré à Chiva.
Près de ce temple, il y en a un autre plus petit, dont les murs sont
également couverts de divinités. Tous deux ont beaucoup souffert. En
faisant la conquête de l’île de Bombay, les Portugais, emportés par un
noble zèle pour leur religion, n’eurent rien de plus pressé que de
braquer le canon et de détruire les abominables temples des païens, ce
qui leur fut bien plus facile que de convertir les peuples idolâtres.
Plusieurs colonnes sont tout à fait en ruines; presque toutes sont plus
ou moins endommagées; le sol est couvert de décombres. Aucun des dieux
et des personnages de leur suite n’a échappé entièrement à ce
vandalisme.
De la façade du grand temple on a une magnifique vue, au delà de la mer,
du côté de la ville et des jolies collines qui l’environnent. Nous
restâmes ici toute une journée qui se passa très-agréablement. Les
heures brûlantes du jour, nous les employâmes à lire à l’ombre des
temples. M. Wattenbach avait envoyé d’avance plusieurs serviteurs,
parmi lesquels se trouvait un cuisinier; il avait fait transporter aussi
des tables, des chaises, de la vaisselle, des livres et des journaux. A
mon avis, c’était déjà beaucoup de luxe; mais qu’auraient dit mes bonnes
compatriotes, si elles avaient vu la famille anglaise avec laquelle nous
nous rencontrâmes ici par hasard? Cette famille traînait à sa suite des
lits de repos et des fauteuils, d’énormes tapis, une tente et beaucoup
d’autres objets. Voilà ce qu’on peut appeler une simple partie de
campagne.
_Salsette_ (appelée aussi l’île aux Tigres) est reliée à Bombay par une
courte digue artificielle. La distance, depuis le fort de la ville
jusqu’au petit village derrière lequel sont situés les temples, est de
dix-huit milles, que nous fîmes en trois heures, au moyen de chevaux de
relais. La route était excellente et unie, aussi la voiture roula-t-elle
comme sur une aire à battre le grain.
Les beautés naturelles de cette île surpassent de beaucoup celles de
Bombay. Ce ne sont pas des collines qu’on trouve ici, mais de superbes
chaînes de montagnes, couvertes de bois touffus, du milieu desquels
s’élèvent encore çà et là des pans de rochers tout nus. Les vallées sont
plantées de beaux champs de blé et de verts palmiers élancés.
L’île ne semble pas très-peuplée. Je ne vis que peu de villages et une
seule petite ville, habitée par des Mahrattes, aussi misérables et aussi
sales que ceux de Kundulla.
Du petit village où nous quittâmes la voiture, nous eûmes encore trois
milles à faire pour arriver aux temples.
Le principal temple est le seul qui soit construit dans le style d’un
_chaitya_; mais il est entouré d’un péristyle excessivement élevé, aux
deux extrémités duquel on voit, dans des niches, des divinités de sept
mètres de haut. Sur la droite de ce temple se trouve un autre temple
contigu, qui renferme quelques cellules de prêtres, des emblèmes de
divinités et des reliefs. Indépendamment de ces deux temples, il y en a
encore un grand nombre de bien plus petits, creusés dans les rochers, et
qui se prolongent des deux côtés des temples principaux. On en porte le
nombre à cent.
Tous, à l’exception du principal temple, sont des viharas; mais la
plupart ne sont pas plus grands que des cellules et n’ont rien qui les
fasse remarquer.
Les temples d’Éléphanta et de Salsette sont bien inférieurs à ceux
d’Adjunta et d’Élora pour la grandeur, la magnificence et
l’architecture, et ne sont vraiment de quelque intérêt que pour ceux qui
n’ont pas vu ces derniers.
On dit que l’on visite peu les temples pratiqués dans les rochers de
Salsette, parce qu’on y est exposé à beaucoup de dangers. La contrée est
infestée non-seulement par des tigres, mais aussi par une quantité
prodigieuse d’abeilles sauvages, qui bourdonnent sans cesse autour des
temples et empêchent d’y pénétrer. On doit en outre y rencontrer partout
des brigands, connus sous le nom de _bheels_[117]. Nous fûmes assez
heureux pour n’éprouver aucun de ces malheurs. Plus tard, je poussai
même l’audace jusqu’à entreprendre seule quelques courses au milieu des
rochers. La vue superficielle d’un temple ne m’ayant pas suffi, je
profitai de la sieste de mes compagnons pour grimper secrètement, de
rocher en rocher, jusqu’aux monuments les plus élevés et les plus
reculés. Dans un de ces temples, je trouvai la peau et les cornes d’une
chèvre dévorée, spectacle qui ne laissa pas de faire quelque impression
sur moi. Mais comptant sur la sauvagerie bien connue des tigres, qui en
plein jour fuient plutôt l’homme qu’ils n’osent l’aborder, je continuai
bravement mes explorations.
Nous n’eûmes, comme je viens de le dire, aucun danger à courir. Il n’en
fut pas de même de deux voyageurs qui, quelques jours plus tard,
faillirent, non pas être dévorés par les tigres, mais périr sous les
piqûres des abeilles. L’un d’eux eut l’imprudence de frapper à une
ouverture du rocher: il en sortit soudain un énorme essaim d’abeilles,
et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que les deux infortunés
parvinrent à leur échapper, la tête, la figure et les mains abîmées.
Cette aventure fut publiée par les journaux pour prémunir d’autres
voyageurs.
Le climat de Bombay est plus sain que celui de Calcutta, et, quoique
Bombay soit situé à cinq degrés plus au sud, la chaleur y est plus
supportable, grâce à de constantes brises de mer. On y est tourmenté par
les moustiques comme dans tous les autres pays de la zone torride. Un
soir il se glissa même une scolopendre aux mille pieds dans ma chambre à
coucher, mais je fus assez heureuse pour m’en apercevoir à temps.
J’étais déjà décidée à me servir d’une barque arabe qui devait partir le
2 avril pour _Bassora_, quand M. Wattenbach vint me prévenir que le 10
un petit vapeur allait faire le premier voyage de Bassora. J’en fus
enchantée; mais j’étais loin de m’imaginer qu’il en serait de ce vapeur
comme des voiliers, dont le départ est remis de jour en jour. Ce ne fut
que le 23 avril que nous sortîmes du port de Bombay.
[Illustration]
CHAPITRE XVII.
Départ de Bombay.--La petite vérole se
déclare.--Mascate.--Bandr-Abas.--Les Persans.--Le détroit de
Kishm.--Bushire.--Le Schatel-Arab.--Bassora.--Le Tigre.--Tribus des
Bédouins.--Ctésiphon et Séleucie.--Arrivée à Bagdad.
Le vapeur du nom de _S. Ch. Forbes_, de la force de quarante chevaux,
commandé par le capitaine Lichtfield, n’avait que deux cabines, une
petite et une grande. L’une avait déjà été louée depuis longtemps par un
Anglais, M. Ross. L’autre fut envahie par quelques Persans riches, avec
leurs femmes et leurs enfants. Il fallut donc me contenter d’une place
sur le pont. Cependant je dînais à la table du capitaine qui, pendant
toute la traversée, me combla de soins et de prévenances.
Le petit bateau était, dans toute la force du terme, surchargé de monde.
L’équipage seul se composait de quarante-cinq hommes; ajoutez à cela
cent vingt-quatre passagers, la plupart Persans, mahométans et Arabes;
car M. Ross et moi nous étions les seuls Européens. Quand toute cette
masse d’individus fut réunie, il n’y eut pas sur le pont la plus petite
place vide. Pour aller d’un endroit à l’autre, il fallait grimper
par-dessus des caisses et des coffres sans nombre, et prendre toutes les
précautions imaginables pour ne pas marcher sur la tête ou sur les pieds
des passagers.
Dans ces circonstances critiques, j’ai l’habitude d’embrasser d’un coup
d’œil tout le terrain, pour me mettre à l’abri de la cohue et pour
tâcher de découvrir un asile auquel personne ne songe. Je trouvai ce
que je cherchais, et je fus plus heureuse que tous les passagers, et
même que M. Ross; car la chaleur et les insectes l’empêchaient de dormir
dans sa petite cabine. Mon choix s’était arrêté sur la place qui se
trouve au-dessous de la table à manger du capitaine, fixée sur le pont
d’arrière. Je m’installai, j’y étendis mon manteau et j’y fus assez
bien, sans avoir à craindre que l’on me marchât sur les mains et sur les
pieds, ou même sur la tête.
En quittant Bombay j’avais été un peu indisposée; aussi le second jour
de la traversée je fus prise d’un petit accès de fièvre bilieuse.
Pendant cinq jours j’eus à lutter contre le mal; je sortais avec peine
de mon asile avant les repas, pour céder la place aux pieds de la
société. Je ne pris pas de médicament (je n’en porte jamais avec moi),
et j’abandonnai le soin de ma guérison à la Providence et à ma forte
constitution.
Un mal bien plus dangereux que le mien éclata le troisième jour de notre
voyage. Dans la grande cabine la petite vérole exerçait ses ravages.
Dix-huit femmes et sept enfants y étaient entassés et étaient assurément
moins libres que les esclaves sur les vaisseaux négriers; l’air y était
empesté, et il leur était impossible de pénétrer sur le pont encombré
d’hommes. Nous autres passagers du pont, nous tremblions que l’air vicié
ne se répandît par les écoutilles ouvertes sur tout le navire. Les
enfants étaient déjà atteints de la petite vérole avant de s’embarquer,
mais personne n’avait pu s’en douter, car les femmes furent amenées à
bord bien tard dans la soirée, couvertes de voiles épais et enveloppées
de grands draps, sous lesquels elles portaient les enfants. Ce ne fut
que le troisième jour, quand un des enfants vint à mourir, que nous
apprîmes le danger dont nous étions entourés.
L’enfant, enveloppé dans un drap blanc, et attaché sur une petite
planche chargée de quelques morceaux de charbon de bois ou de pierres,
fut descendu dans l’eau par la planche à bascule. Les flots
l’engloutirent aussitôt, et il disparut à nos yeux.
J’ignore si quelques parents ou quelque personne affectueuse assista à
ces tristes obsèques, mais je ne vis couler aucune larme. La pauvre mère
dévorait sans doute son chagrin dans le silence; il lui était défendu
d’accompagner son pauvre enfant au dernier moment. Ainsi le voulait la
coutume.
Il y eut encore deux cas de mort. Les autres malades guérirent, et
heureusement l’épidémie s’en tint là.
_30 avril._ Aujourd’hui nous approchâmes beaucoup de la côte d’Arabie,
et nous vîmes une chaîne de montagnes nues, qui n’était rien moins que
belle.
Le lendemain 31 avril, nous aperçûmes, sur plusieurs beaux groupes de
rochers, de petits donjons et des points fortifiés; enfin nous
découvrîmes un grand fort sur une haute montagne, à l’entrée d’une baie.
Nous jetâmes l’ancre devant la ville de _Mascate_, située à l’extrémité
de la baie. Cette ville, soumise à un prince arabe, est très-fortifiée
et entourée de plusieurs rangées de rochers de formes étranges,
également couronnés de tours et de forts. Le plus grand d’entre eux
rappelle de tristes souvenirs. Il y avait là un ancien couvent de moines
portugais; il fut attaqué une nuit par les Arabes, qui massacrèrent tous
les moines. Cet événement eut lieu il y a à peu près deux cents ans.
Les maisons de la ville sont en pierre; elles ont de petites fenêtres et
des terrasses en guise de toits. Deux soi-disant palais, dont un est
habité par la mère du prince régnant, l’autre par le scheik
(gouverneur), ne se distinguent des autres maisons que par une plus
vaste circonférence. Plusieurs rues sont si étroites qu’il ne peut y
passer que deux personnes de front. Le bazar, disposé à la turque, se
compose de galeries couvertes, sous lesquelles les marchands se
tiennent assis, les jambes croisées, devant leurs misérables
marchandises.
La chaleur est très-étouffante dans la vallée de rochers où Mascate est
encaissée (au soleil 41 degrés Réaumur); la lumière du soleil y est
très-dangereuse pour les yeux, parce qu’elle n’est pas adoucie par la
moindre verdure. Quelque loin que l’on porte la vue, on ne découvre
nulle part ni arbre, ni buisson, ni le moindre brin d’herbe. Aussi tous
ceux à qui leurs moyens le permettent tant soit peu, s’empressent, après
avoir terminé leurs affaires, d’aller respirer le frais dans les villes
situées le long de la mer. On ne trouve point ici d’Européens, le climat
leur étant mortel.
Sur le revers de Mascate se trouve une longue vallée de rochers, dans
laquelle on rencontre un village renfermant plusieurs tombes, et (chose
merveilleuse!) un petit jardin avec six palmiers, un figuier et un
grenadier. Ce village est plus grand et plus peuplé que Mascate; car il
compte 6000 habitants, tandis que la ville n’en renferme que 4000. On ne
peut se faire une idée de la misère, de la saleté et de la puanteur qui
règnent dans ce village; les cabanes, qui semblent superposées l’une sur
l’autre, sont très-petites, et seulement faites de roseaux et de
feuilles de palmier. Toutes les immondices sont jetées devant les
portes. Il faut beaucoup de résignation pour traverser un village de ce
genre, et je suis étonnée que la peste ou d’autres épidémies n’y
sévissent pas sans cesse. Les ophthalmies et la cécité y sont d’ailleurs
des accidents très-fréquents.
De cette vallée[118] j’entrai dans une autre qui contient la plus grande
curiosité de Mascate: c’est un assez grand jardin qui, avec ses
palmiers, ses dattiers, ses fleurs, ses plantes et ses légumes, offre
réellement l’image d’une oasis dans le désert. Cette végétation est due
en grande partie à une irrigation infatigable. Le jardin appartient à un
prince arabe. Mon guide me semblait être très-fier de cette merveille;
il me demanda s’il y avait d’aussi beaux jardins dans mon pays.
Les femmes de Mascate portent une espèce de masque en étoffe bleue
retenu par des agrafes ou des fils de fer, et qui ne touche pas la
figure. Ce masque est coupé entre le front et le nez, de sorte que l’on
voit quelque chose de plus que les yeux. Elles ne mettent ce masque que
quand elles s’éloignent de la maison; chez elles et devant leurs
cabanes, elles ont la figure découverte. Toutes les femmes que j’eus
occasion de voir étaient laides; les hommes n’avaient pas non plus les
traits délicats et fiers que l’on trouve si souvent chez les Arabes.
Beaucoup de nègres servent ici comme esclaves.
J’avais fait mes excursions durant la plus grande chaleur (41 degrés
Réaumur au soleil), et encore un peu épuisée de ma maladie, quoique je
ne m’en fusse pas ressentie le moins du monde.
On m’avait prévenue à différentes reprises et on m’avait assuré que les
rayons ardents des pays chauds étaient très-nuisibles aux Européens qui
n’y étaient pas habitués, qu’on y gagnait souvent des fièvres et des
coups de soleil. Mais si j’avais écouté tous ces avis, j’aurais fini par
ne rien voir. Je ne me laissai pas dérouter: je sortais par la pluie et
par le soleil, comme cela se présentait; aussi je vis toujours plus de
choses que mes compagnons de voyage.
Le 2 mai, de grand matin, nous mîmes de nouveau sous voile.
Le 3 mai nous entrâmes dans le golfe Persique, et nous longeâmes d’assez
près l’île d’Ormus. Les montagnes de cette île se distinguent par leurs
teintes miroitantes. Beaucoup d’endroits scintillaient comme s’ils
avaient été couverts de neige. Les montagnes contiennent beaucoup de
sel, et tous les ans il vient de nombreux bateaux d’Arabie et de Perse
pour en emporter des cargaisons.
Le soir, nous arrivâmes à la petite ville de _Bandr-Abas_, où nous
jetâmes l’ancre.
_4 mai._ Bandr-Abas est située près de basses collines de sables et de
rochers, séparées de montagnes plus hautes par une plaine étroite. Ici
encore tout est sec et stérile; dans la plaine seulement on voit
quelques petits groupes de palmiers.
Je regardais d’un œil de convoitise la côte de la Perse, dont j’aurais
tant aimé à fouler le sol. Mais le capitaine me dissuada de mon projet
de pénétrer dans ce pays avec mes vêtements européens. Il me fit
remarquer que les Persans n’étaient pas aussi bons que les Hindous, et
que, dans ces contrées reculées, l’apparition d’une Européenne était un
événement si extraordinaire qu’on pourrait me recevoir à coups de
pierres.
Par bonheur il se trouva sur le bateau un jeune homme à moitié Anglais,
à moitié Persan (son père, un Anglais, avait épousé une Arménienne de
Téhéran), qui parlait également bien les deux langues. Je le priai de
m’emmener avec lui à terre; ce qu’il s’empressa de faire avec la plus
grande amabilité.
Il me conduisit au bazar et me fit traverser plusieurs petites rues: le
peuple accourut, il est vrai, de tous côtés, me regarda tout ébahi, mais
ne montra pas la moindre velléité de me maltraiter.
Les maisons sont petites et construites dans le goût oriental. On y voit
peu de fenêtres, elles sont très-petites et ont des terrasses au lieu de
toits. Les rues sont étroites, sales et comme mortes; il n’y avait que
le bazar qui fût animé. Les boulangers cuisaient ici le pain de la
manière la plus simple, en présence même des chalands: ils pétrissent un
peu de farine avec de l’eau dans une écuelle de bois; ensuite ils
divisent la pâte en petits morceaux, qu’ils pressent et allongent de
manière à les rendre minces et plats; puis ils passent dessus de l’eau
salée et les collent dans l’intérieur d’un tuyau rond. Ce tuyau est en
terre cuite; il a environ 45 centimètres de diamètre et 50 de long; il
est enfoncé à moitié dans la terre, et on a pratiqué dans le bas un
courant d’air. Des charbons de bois brûlent dans l’intérieur du tuyau, à
l’extrémité inférieure. Ces morceaux de pâte sont cuits en même temps
des deux côtés, le dessous par le tuyau ardent, le dessus par le feu de
charbon. Je me fis donner une demi-douzaine de ces sortes de galettes
qui, mangées chaudes, ont assez bon goût.
On peut facilement distinguer les Persans et les Arabes, que l’on voit
encore en grand nombre; ils sont plus grands et plus forts, ils ont la
peau plus blanche, les traits grossiers et assez expressifs, et un air
très-sauvage et très-féroce. Leur costume ressemble à celui des
mahométans. Beaucoup portent des turbans, d’autres des bonnets coniques
en peau d’astracan noire, de 50 à 75 centimètres de haut.
On m’a raconté un si beau trait de reconnaissance de M. William Heborth,
qui m’accompagna jusqu’à Bandr-Abas, que je ne puis m’empêcher de le
redire à mes lectrices. Arrivé de Perse à Bombay, à l’âge de seize ans,
il fut parfaitement accueilli par un ami de son père, qui non-seulement
l’assista de son mieux, mais, grâce à son crédit, lui fit obtenir une
bonne place. Marié et père de quatre enfants, ce généreux protecteur eut
le malheur de faire un jour une chute de cheval, dont les suites
funestes lui coûtèrent la vie. N’écoutant alors que la voix de son noble
cœur pour s’acquitter envers son ancien bienfaiteur, il épousa la veuve,
qui, beaucoup plus âgée que lui et sans fortune, était chargée de quatre
enfants.
A Bandr-Abas, nous prîmes un pilote côtier pour passer le détroit de
_Kishm_. A midi, nous nous embarquâmes.
Le passage du détroit de Kishm est sans danger pour les vapeurs, mais
les navires à voiles l’évitent; car l’espace entre la terre ferme et
l’île de Kishm étant souvent très-étroit, ils pourraient facilement être
jetés sur la côte par des vents contraires.
L’île forme une vaste plaine, partout garnie de petits bosquets maigres
et rabougris. Beaucoup de personnes de la côte voisine viennent y
chercher du bois.
Le capitaine m’avait fait des récits pompeux de la beauté de cette
traversée, de la fertilité de l’île, des passages si étroits que les
cimes des palmiers de l’île et de la côte se touchaient.
Il faut croire que depuis le dernier voyage du bon capitaine, un
phénomène bien étrange avait eu lieu. Ces superbes palmiers élancés
étaient transformés en méchants arbustes peu feuillus, et, aux endroits
les plus resserrés, la terre ferme et l’île étaient au moins à un
demi-mille de distance l’une de l’autre. Ce qui est étrange, c’est que
M. Ross raconta plus tard la même chose; il ajouta plus de foi au récit
du capitaine qu’à ses propres yeux.
A un des endroits les plus resserrés du détroit se trouve le beau fort
de _Lufth_. C’est là qu’était encore, il y a quinze ans, le siége
principal des pirates persans. A la suite d’un combat naval entre les
Anglais et les pirates, plus de 800 de ces derniers furent tués, un
grand nombre fut fait prisonnier, et toute la bande détruite. Depuis ce
temps, la sûreté du pays n’a plus été troublée.
Le 5 mai, nous sortîmes du détroit, et, trois jours après, nous jetâmes
l’ancre à Bushire.
Dans le golfe Persique, nous rencontrâmes passablement d’algues et de
mollusques. Ces derniers, d’un blanc laiteux, avaient beaucoup de
filaments et la forme d’agarics; d’autres, d’une couleur rose, étaient
marqués de petites taches jaunes. On trouvait aussi bon nombre de
serpents marins.
_8 mai._ La ville de Bushire est dans une plaine, à 6 milles de la
chaîne de montagnes, dont la cime la plus élevée, appelée _Hormutsch_
par les Persans, et _Halalu_ par les Anglais, a plus de 1700 mètres.
La ville compte 15 000 habitants; son port est le meilleur de la Perse,
mais il a l’air très-sale.
Les maisons sont si serrées et si rapprochées, qu’on peut facilement
passer de l’une à l’autre en enjambant, et qu’il ne faut pas beaucoup
d’adresse pour s’enfuir par-dessus les toits. En effet, les terrasses
sont bordées par des murs qui n’ont pas plus de 30 à 70 centimètres. Sur
plusieurs maisons, on voit des tuyaux de cheminée carrés de plus de 5 à
6 mètres, que l’on peut ouvrir en haut et sur les côtés; ils servent à
intercepter le vent et à répandre la fraîcheur dans les appartements.
Les femmes se voilent tellement le visage, que je ne sais pas comment
elles font pour trouver leur chemin; les plus petites filles imitent
déjà cette coutume. Elles portent des anneaux aux narines, aux bras et
aux pieds, moins cependant que les femmes hindoues. Les hommes sont tous
armés, même chez eux, de poignards ou de couteaux; dans la rue, ils sont
en outre munis de pistolets.
Nous restâmes deux jours à Bushire, où je fus parfaitement bien traitée
chez le résident, le colonel Hennelt.
J’aurais bien voulu quitter le bateau à Bushire pour aller visiter les
ruines de _Persépolis_ et pour continuer mon voyage par terre jusqu’à
_Schiras_, _Ispahan_, _Téhéran_, etc.; mais de grands troubles avaient
éclaté dans ces districts, infestés en outre par de nombreuses hordes de
brigands. Je fus forcée de changer mon plan et de me rendre
provisoirement à _Bagdad_.
Le 10 mai, dans l’après-midi, nous quittâmes Bushire. Le 11, j’eus le
bonheur de voir un des plus célèbres fleuves du monde, le _Schatel
Arab_, le fleuve des Arabes, formé de la jonction de l’Euphrate, du
Tigre et du Kaurun, et dont l’embouchure ressemble à un bras de mer. Le
Schatel Arab conserve son nom jusqu’au delta du Tigre et de l’Euphrate.
_12 mai._ En quittant la mer, nous dîmes aussi adieu aux montagnes; des
deux côtés du fleuve, nous avions devant nous des plaines immenses
couvertes de bois de dattiers.
A vingt milles au-dessous de Bassora, nous entrâmes dans le Kaurun pour
déposer quelques passagers près de la petite ville de _Mahamlbah_,
située tout à l’entrée du fleuve. Nous revînmes aussitôt sur nos pas, et
le capitaine déploya beaucoup d’habileté pour faire tourner le bateau
dans un espace très-restreint. Dans notre inexpérience de l’art
nautique, cette manœuvre nous inspira quelques craintes. A chaque
instant, nous croyions que l’avant ou l’arrière allait donner contre la
côte; mais la manœuvre réussit au delà de nos espérances. Toute la
population de Mahambrah était assemblée sur le rivage; elle n’avait pas
encore vu de vapeur, et prit le plus grand intérêt à cette audacieuse
entreprise.
La ville de Mahambrah a essuyé, il y a six ans, une terrible
catastrophe.
Placée alors sous la souveraineté turque, elle fut attaquée et pillée
par les Persans. Presque tous les habitants, au nombre de cinq mille,
périrent à cette occasion. Depuis ce temps, Mahambrah appartient aux
Persans.
Vers midi, nous arrivâmes devant Bassora[119].
On ne découvre, depuis le fleuve, que quelques fortifications et de
grands bois de dattiers. La ville est placée derrière ces bois, à un
mille et demi dans l’intérieur du pays.
La traversée de Bombay à Bassora, à cause des moussons défavorables,
avait duré dix-huit jours, et avait été un des plus pénibles voyages
que j’eusse faits jusqu’alors. Toujours sur le pont et au milieu d’une
foule compacte de passagers, par une chaleur qui à midi, même à l’ombre
de la tente, s’élevait jusqu’à trente degrés, je ne pus changer qu’une
seule fois, à Bushire, de linge et de vêtements. Cet état est d’autant
plus affreux qu’on ne peut pas se débarrasser de la vermine dont on est
gratifié par ses voisins. Aussi il me tardait de retremper mes forces
épuisées dans un bain de propreté.
Bassora, une des grandes villes de la Mésopotamie, n’a parmi ses
habitants qu’un seul Européen. J’avais une lettre pour l’agent anglais,
M. Barseige, Arménien de naissance, dont, faute d’hôtel, je fus forcée
de réclamer l’hospitalité pour quelques jours. Le capitaine Lichtfield
lui présenta ma lettre et lui fit part de ma requête, que l’aimable
Arménien eut la politesse de refuser tout net. Le bon capitaine mit
alors son bateau à ma disposition, ce qui m’assura au moins un asile
pour les premiers moments.
Je trouvai beaucoup d’amusement à voir débarquer les femmes persanes:
elles auraient été des beautés de premier ordre, des princesses du harem
du Sultan, qu’on n’aurait pas pu prendre plus de précautions pour les
soustraire aux regards indiscrets des passagers et des hommes de
l’équipage.
Grâce à mon sexe, on ne me traita pas avec la même rigueur, et je pus
voir furtivement les dix-huit femmes renfermées dans la cabine; mais
j’affirme qu’il n’y en avait pas une seule que l’on pût appeler belle.
Les maris se placèrent sur deux rangs, depuis l’escalier de la cabine
jusqu’à celui du bateau, et, déployant en l’air de grands mouchoirs, ils
formèrent des murs mobiles et nullement transparents. Les femmes
sortirent peu à peu de la cabine; elles étaient tellement couvertes de
mouchoirs, qu’il fallut les guider comme des aveugles. Elles se
blottirent entre les mouchoirs tendus et attendirent qu’elles fussent
toutes réunies: alors toute la troupe, c’est-à-dire le mur avec les
belles qu’il protégeait, se mit en mouvement et avança pas à pas.
C’était vraiment pitié de voir ces malheureuses descendre l’escalier
étroit pour entrer dans le bateau bien couvert qui les attendait. A
chaque instant l’une ou l’autre trébuchait et manquait de tomber. Leur
débarquement prit une grande heure.
_13 mai._ Le capitaine vint me prévenir qu’un missionnaire allemand se
trouvait par hasard à Bassora, et qu’ayant plusieurs chambres, il
pourrait peut-être m’en céder une. Je me rendis aussitôt chez ce
missionnaire, qui, en effet, eut la complaisance de m’accorder une
chambre où il y avait même un foyer. Je ne pus me défendre d’une
certaine émotion en prenant congé du bon capitaine, dont je n’oublierai
jamais l’amabilité et la complaisance. C’était réellement un excellent
homme, et cependant les pauvres matelots, la plupart hindous et nègres,
étaient traités sur son bateau plus mal que partout ailleurs. C’était le
fait des deux pilotes, qui accompagnaient presque chaque parole de coups
de poing et de bourrades. A Mascate, trois de ces malheureux matelots
s’enfuirent.
L’Européen chrétien est au-dessus de l’Hindou païen et du musulman pour
les connaissances et les lumières; mais que ne lui ressemble-t-il un peu
pour la bonté et la bienveillance!
On attendait à Bassora sous peu de jours un petit vapeur de guerre
anglais qui, pendant neuf mois de l’année, fait le service des lettres
et des paquets entre Bassora et Bagdad, et dont le capitaine est assez
bon pour emmener les passagers européens qui, par extraordinaire,
s’égarent dans ce pays[120].
Le peu de jours que je passai à Bassora, je les employai à visiter les
restes de son ancienne splendeur.
La ville de Bassora, appelée aussi Bassra, fut fondée en 656, sous le
calife Omar. Après avoir passé alternativement de la domination des
Turcs sous celle des Persans, elle a fini par rester au pouvoir des
Turcs.
On ne découvre plus aucune trace des belles mosquées et des
caravansérais d’autrefois. Les murs de la forteresse sont peu solides et
à moitié délabrés; les maisons sont petites et d’un aspect mesquin, les
rues tortueuses, étroites et sales; le bazar se compose de galeries
couvertes, et, chose étonnante, on n’y voit que de misérables boutiques
et pas un seul beau magasin: cependant Bassora est la principale place
de commerce et l’entrepôt des marchandises de l’Inde destinées pour la
Turquie.
Dans le bazar il y a beaucoup de cafés et quelques caravansérais
passables.
Une grande place, qui ne se distingue pas précisément par la propreté,
sert pendant le jour comme marché au blé, et le soir on trouve devant un
grand café plusieurs centaines d’étrangers qui prennent du café et qui
fument leur narguileh.
Bassora présente beaucoup de ruines modernes qui datent de 1832, époque
à laquelle la peste enleva presque la moitié de ses habitants. On
traverse bien des rues, bien des places où l’on ne rencontre que des
maisons abandonnées ou à moitié écroulées. Dans tous les lieux où, il y
a à peine vingt ans, l’homme actif déployait son industrie, on ne voit
aujourd’hui que décombres et ruines, et des buissons et des palmiers
poussent entre les murs renversés.
La situation de Bassora ne passe pas pour être saine; la plaine
d’alentour est d’un côté coupée par des fossés innombrables qui, remplis
à moitié de vase et d’immondices, répandent des émanations
pestilentielles, et occupée de l’autre côté par des bois de dattiers
qui empêchent tout courant d’air. La chaleur y est si grande, que dans
presque toutes les maisons on trouve un appartement pratiqué un ou deux
mètres plus bas que la rue, et n’ayant de petites fenêtres que dans le
haut des cintres. C’est dans ces appartements qu’on se tient pendant la
journée.
La plus grande partie de la population se compose d’Arabes; le reste
consiste en Persans, en Turcs et en Arméniens.
Les Européens, comme nous l’avons dit, manquent complétement. On me
conseilla, pour mes excursions, de m’envelopper dans un grand mouchoir
et de mettre un voile. Je me conformai au premier avis, mais je ne pus
endurer le voile dans cette grande chaleur. J’allai la figure
découverte, et quant au mouchoir (_isar_), je le portais si
maladroitement, que mes habits européens se laissaient voir par tous les
bouts. Cependant personne ne m’insulta.
Le 16 mai arriva le vapeur _Nitocris_. Il était petit, de la force de 40
chevaux, mais très-propre et très-gentil. Le capitaine, M. Johns, se
déclara tout disposé à m’emmener, et le premier officier, M. Holland,
m’abandonna même sa cabine. On ne me fit rien payer pour la traversée ni
pour la nourriture.
Sans cette bonne fortune, le voyage de Bassora à Bagdad aurait été des
plus pénibles et des plus désagréables. En bateau, la traversée dure de
quarante à cinquante jours, la distance étant de 500 milles, et le
bateau étant presque toujours traîné par des hommes. Par terre, la
distance n’est que de 390 milles; mais la route traverse des déserts
infestés par des hordes de brigands et des tribus de Bédouins nomades,
dont il faut acheter chèrement la protection.
_17 mai._ A onze heures du matin nous levâmes l’ancre et nous
profitâmes de la marée, qui se fait sentir depuis l’embouchure jusqu’à
120 milles en amont du fleuve.
Dans l’après-midi nous arrivâmes à l’extrémité de _Korne_, appelé aussi
le Delta (45 milles de Bassora). C’est ici que l’Euphrate et le Tigre
mêlent leurs eaux. Les deux fleuves sont également grands, également
rapides; et, comme on ne sut probablement pas auquel des deux on
laisserait son nom, on l’enleva à chacun des deux, et on les appela
Schatel.
Ce qui donne à cet endroit plus d’importance encore, ce sont les
assertions de beaucoup d’écrivains qui prétendent démontrer, par des
preuves irrécusables, que le paradis terrestre était là. S’il en est
ainsi, notre bon père Adam, après avoir été chassé de ce lieu de
délices, a fait une fameuse course pour arriver sur le pic qui porte son
nom, à Ceylan.
Nous entrâmes dans le Tigre; pendant trois milles, nous jouîmes du
spectacle des beaux bois de dattiers que nous n’avions jamais perdus de
vue depuis l’embouchure du Schatel Arab jusqu’à Korne. Voilà qu’ils
disparurent tout à coup; mais, des deux côtés, on apercevait une belle
et riche verdure, et de superbes champs de blé alternaient avec de
larges pelouses couvertes en partie de buissons ou d’arbustes touffus.
Mais cette fertilité ne règne pas à plus de quelques milles dans
l’intérieur du pays. Si l’on s’éloigne du fleuve, on ne trouve qu’un
désert.
Dans plusieurs endroits, nous vîmes de grandes tribus de Bédouins qui
avaient dressé leurs tentes sur de longues files, d’ordinaire tout au
bord du rivage. Quelques-unes de ces hordes avaient des tentes assez
grandes, tout à fait couvertes; d’autres, au contraire, n’avaient étendu
sur quelques pieux qu’une natte de paille, un drap ou quelques peaux qui
préservaient à peine les têtes de ces malheureux contre les rayons
ardents du soleil. En hiver, où le froid est souvent assez intense pour
qu’il gèle, ils ont les mêmes demeures et les mêmes vêtements qu’en
été. C’est aussi dans ce temps que la mortalité est la plus grande chez
eux. Ces hommes ont l’air de vrais sauvages, et ne sont vêtus que de
couvertures d’un brun foncé. Les hommes en tiennent un morceau entre les
jambes, et en roulent un autre autour du corps. Les femmes s’en
enveloppent entièrement; les enfants vont souvent tout nus jusqu’à l’âge
de douze ans. Leur teint est d’un brun très-foncé, leur figure un peu
tatouée; hommes et femmes tressent leurs cheveux en quatre nattes qui
descendent jusqu’aux tempes, puis vont retomber par derrière. Les armes
des hommes se composent de gros gourdins; les femmes aiment beaucoup à
se parer de perles de verre, de coquillages et de lambeaux de couleur;
de grands anneaux leur traversent les narines.
Ces Arabes sont tous divisés en tribus, et placés sous la suzeraineté de
la Porte, à laquelle ils payent une redevance. Mais ils n’obéissent
qu’aux scheiks (juges ou chefs) de leur choix; plusieurs de ces chefs
réunissent jusqu’à quarante ou cinquante mille tentes sous leur sceptre.
Les tribus agricoles ne quittent pas l’établissement où elles se sont
fixées; quant à celles qui élèvent des troupeaux, elles mènent une vie
nomade.
A moitié route de Bassora à Bagdad, on aperçoit la grande et haute
chaîne de montagnes de _Louran_; quand le ciel est pur, on voit, dit-on,
leurs pics de plus de trois mille mètres, couverts d’une neige
éternelle.
On approche du vaste théâtre des exploits de Cambyse, de Cyrus,
d’Alexandre et d’autres conquérants. Chaque place de ce sol est riche en
souvenirs historiques. Les contrées sont toujours les mêmes; mais que
sont devenues leurs cités et leurs puissants empires? Des monceaux de
terre qui recouvrent des décombres, des murs délabrés sont les restes
des cités les plus superbes, et là où il y avait autrefois de grands
États florissants, on voit aujourd’hui des déserts et des steppes que
traversent des hordes rapaces.
Les Arabes agriculteurs sont eux-mêmes exposés aux agressions de leurs
compatriotes, surtout à l’époque de la moisson. Pour se préserver autant
que possible de ces rapines, ils transportent leur récolte dans de
petits endroits fortifiés, dont je vis un grand nombre entre Bassora et
Bagdad.
Pendant notre voyage, nous prîmes plusieurs fois du bois, et nous pûmes
alors approcher sans crainte des habitants, tenus en respect par notre
équipage imposant et bien armé. M’étant un jour laissé entraîner dans le
fond d’un taillis par de beaux insectes, je me trouvai aussitôt entourée
par une bande de femmes et d’enfants; je jugeai plus sage de retourner
près de l’équipage, non pas que j’eusse peur de ces braves gens, mais
ils me prenaient les mains, touchaient mes habits, voulaient mettre mon
chapeau de paille, et ces familiarités ne m’étaient pas précisément
agréables, à cause de leur extrême saleté. Les enfants avaient l’air
excessivement mal tenus: plusieurs étaient couverts de boutons et de
petits ulcères; tous, grands et petits, avaient toujours les mains
fourrées dans leurs cheveux.
Aux endroits où nous relâchions, on nous apportait d’ordinaire des
moutons et du _gi_ (beurre), qu’on vendait très-bon marché. Un mouton
coûtait tout au plus cinq krans[121]. Ces moutons étaient très-gros et
très-gras, avaient une laine longue et épaisse, et une grosse queue
d’environ 35 centimètres de long et 20 de large. Je n’avais jamais vu
sur aucun bateau une nourriture comparable à celle de notre équipage. Ce
qui me plut encore davantage, ce furent les bons procédés du capitaine
envers les indigènes, assimilés en tout aux matelots anglais. Je ne
trouvai nulle part ailleurs plus d’ordre et plus de propreté, ce qui
prouve qu’on n’a pas toujours besoin de recourir aux coups et aux
bourrades, comme on me l’avait assuré si souvent.
Dans les endroits couverts d’herbes et de buissons, nous vîmes plusieurs
bandes de sangliers. Il n’y manque pas non plus de lions, qui descendent
surtout des montagnes pendant les grands froids, et qui enlèvent des
vaches et des moutons. Il est très-rare qu’ils s’attaquent à l’homme. Je
fus assez heureuse pour voir deux lions, mais à une si grande distance,
que je n’ose affirmer qu’ils surpassent en grandeur et en beauté ceux
des ménageries d’Europe. Parmi les oiseaux, les pélicans furent assez
aimables pour venir nous faire leur cour par troupes.
_21 mai._ Ce jour-là, nous vîmes les ruines du palais Khuszew Anushirwan
à Ctésiphon.
_Ctésiphon_, d’abord capitale de l’empire parthe, puis du nouvel empire
perse, fut détruite au VII^{e} siècle par les Arabes. Presque en face
d’elle, sur la rive droite du Tigre, était _Séleucie_, une des plus
célèbres villes de la Babylonie, qui, du temps de sa splendeur, avait
600 000 habitants, la plupart Grecs, et une constitution libre et
indépendante.
On aperçoit d’abord les ruines de Ctésiphon de face, puis par derrière,
car le fleuve décrit une grande courbe, et se replie sur lui-même de
plusieurs milles. Comme j’ai fait depuis une excursion de Bagdad à
Ctésiphon, j’aurai l’occasion plus tard d’en donner une description.
L’ancienne ville des califes apparaît de loin, merveilleusement grande
et belle; mais malheureusement elle perd beaucoup de son importance
quand on la voit de près. Les minarets et les coupoles, revêtus de
briques de couleur, jettent un vif éclat aux rayons du soleil. Les
palais, les portes de la ville, les fortifications, bordent à perte de
vue les rives du Tigre aux teintes jaunes, et des jardins plantés de
dattiers et d’autres arbres fruitiers couvrent l’immense plaine.
A peine avions-nous jeté l’ancre, qu’une masse d’indigènes vinrent
entourer le bateau. Ils se servent de singuliers bâtiments, qui
ressemblent à des corbeilles rondes tressées de fortes feuilles de
palmiers, et revêtues d’asphalte. On les appelle _guffers_; leur
diamètre est de deux mètres, et leur hauteur d’un mètre. On y est en
toute sûreté, ils ne chavirent jamais et ils n’ont pas besoin de
beaucoup d’eau. Leur invention remonte à des temps très-reculés.
J’avais une lettre pour le résident anglais, M. Rawlinson; mais M.
Holland, le premier officier du vaisseau, m’ayant offert sa maison, je
la préférai, parce que M. Holland était marié, tandis que M. Rawlinson
ne l’était pas. Je trouvai dans Mme Holland, née à Bagdad, une femme
très-jolie et très-aimable qui, âgée de vingt-trois ans, avait quatre
enfants dont l’aîné avait huit ans.
[Illustration]
CHAPITRE XVIII.
Bagdad.--Principaux édifices.--Climat.--Fête donnée par le résident
anglais.--Le harem du pacha de Bagdad.--Excursion aux ruines de
Ctésiphon.--Le prince persan Il-Hany-Aly-Culy-Mirza. Excursion aux
ruines de Babylone.--Départ de Bagdad.
_Bagdad_, capitale de l’Assyrie et de la Babylonie, fut fondée au
VIII^{e} siècle, sous le calife Abou-Giafar-Almansour. Un siècle plus
tard, sous le règne de Haroun-Al-Radschid, le meilleur et le plus
éclairé de tous les califes, la ville atteignit son plus haut degré de
splendeur, mais cent ans après elle fut détruite par les Turcs. Prise
par les Persans au XVI^{e} siècle, elle demeura constamment une occasion
de discorde entre les Turcs et les Persans, et, bien qu’incorporée à
l’empire ottoman au XVII^{e} siècle, le schah Nadir chercha encore, au
XVIII^{e}, à l’enlever aux Turcs.
La population actuelle comprend environ 60 000 âmes: on compte à peu
près 45 000 Turcs; le reste se compose de juifs, de Persans,
d’Arméniens, d’Arabes, etc. Il n’y a guère plus de cinquante à soixante
Européens. La ville occupe les deux rives du Tigre, mais c’est
principalement sur la rive orientale qu’elle se développe. Elle est
entourée de murailles fortifiées en briques, interrompues par de
nombreuses tours; mais les murailles et les tours sont faibles et
lézardées, et les canons dont elles sont munies ne sont pas en très-bon
état.
Je dus me procurer avant tout un _isar_ (grande toile pour envelopper
tout le corps), un petit bonnet (_finer_), avec un mouchoir (_baschlo_)
qui, roulé et entrelacé autour du finer, forme une espèce de turban.
Quant au bouclier roide et épais, tissé de crin, qui couvre le visage,
je ne m’en servis pas, parce qu’on étouffe presque dessous. On ne peut
pas se figurer de costume plus incommode pour les femmes que celui qu’on
porte dans ce pays. L’isar ramasse la poussière du sol, et il faut une
certaine adresse pour le tenir de manière à ce que tout le corps reste
enveloppé. Je plaignais beaucoup les pauvres femmes, souvent forcées de
porter encore un enfant ou un paquet, ou bien d’aller laver le linge à
la rivière. Elles n’en revenaient jamais sans être trempées. Les plus
petites filles même sont vêtues ainsi quand elles sortent.
Grâce à mon costume oriental, et même sans me couvrir le visage, je pus
circuler librement partout. Je commençai par visiter la ville, qui
n’offre plus rien de curieux, tous les anciens édifices du temps des
califes ayant disparu. Les maisons, construites en briques cuites et en
briques crues, n’ont qu’un étage. Les murs de derrière donnent tous sur
les rues; il est rare de voir un balcon avec de petites fenêtres
étroitement grillées. Il n’y a que les maisons dont les façades ont vue
sur le Tigre qui soient exceptées de la règle commune: elles ont des
fenêtres régulières et sont quelquefois très-jolies. Quant aux rues,
elles ne sont pas très-larges, mais en revanche elles sont pleines de
boue et de poussière. Le pont de bateaux jeté sur le Tigre, dont la
largeur est ici de 230 mètres, est le plus misérable que j’aie jamais
vu. Les bazars sont très-vastes. L’ancien bazar, reste des premières
constructions de Bagdad, offre encore des traces de beaux piliers et de
belles arabesques, et le kan Osman se distingue par un beau portail et
par de hautes voûtes en forme de coupole. Les principaux passages sont
si larges qu’un cavalier et deux piétons peuvent aller de front. Les
marchands et les artisans sont ici, comme dans tout l’Orient, répartis
dans des rues ou des passages. Les beaux magasins se trouvent dans les
maisons particulières ou dans les kans des bazars. De méchants cafés se
rencontrent partout en grand nombre.
Le palais du pacha, vaste édifice sans goût et sans magnificence, n’est
imposant que de loin. Les mosquées sont assez rares, et, à part des
incrustations de carreaux de briques, elles n’offrent rien de
remarquable.
Pour pouvoir embrasser Bagdad d’un seul coup d’œil, je montai avec
beaucoup de peine sur la plate-forme extérieure d’une des coupoles du
kan Osman, et je fus réellement surprise de l’étendue et de la jolie
position de la ville. On a beau parcourir dans tous les sens les rues
étroites et uniformes d’une ville orientale, on ne peut jamais s’en
faire une idée, car une rue ressemble à l’autre, et toutes ensemble
offrent l’image des corridors d’une prison. Mais, du point élevé où
j’étais postée, je dominais toute la ville avec ses maisons
innombrables, dont une grande partie sont situées au milieu de jolis
jardins; je voyais à mes pieds des milliers de terrasses, et surtout le
beau fleuve qui dans cette cité, longue de plus de cinq milles, roule
ses eaux à travers de sombres bois de palmiers et d’arbres fruitiers.
Toutes les maisons, comme je l’ai déjà fait remarquer, sont bâties en
tuiles, dont la plupart, dit-on, ont été apportées par l’Euphrate des
ruines de Babylone. En considérant de plus près les fortifications, on y
retrouve encore des traces des premières constructions. Les tuiles dont
on s’est servi pour les élever ont près de 70 centimètres, et
ressemblent à de belles dalles en pierre.
Les maisons, plus jolies à l’intérieur qu’au dehors, ont des cours
propres et pavées, beaucoup de fenêtres, etc. Les chambres sont grandes
et hautes, mais elles ne sont pas meublées si magnifiquement qu’à Damas.
Pendant l’été, il fait si chaud à Bagdad qu’on change de domicile trois
fois par jour. Le matin, on se tient dans les chambres ordinaires; vers
neuf heures, on se réfugie dans les appartements souterrains, appelés
_sardabs_, qui, à l’instar des caves, sont souvent à cinq ou sept mètres
sous terre, et on y passe toute la journée. Au coucher du soleil, on se
rend aux terrasses pour y recevoir des visites, y causer, y prendre du
thé, et on y reste jusqu’au milieu de la nuit. C’est là le moment le
plus agréable; les soirées sont fraîches et on se sent renaître.
Beaucoup de personnes prétendent que la nuit la lune jette plus d’éclat
que chez nous, mais je n’ai pas trouvé cela. On dort sur les terrasses,
sous des moustiquaires qui enveloppent tout le lit. Pendant le jour, la
chaleur monte dans les chambres jusqu’à 30 degrés, au soleil elle va de
40 à 44; dans les sardabs, elle dépasse rarement 25 degrés. En hiver,
les soirées, les nuits et les matinées sont si froides qu’on fait du feu
dans les cheminées.
Le climat de ce pays est regardé comme très-sain, même par les
Européens. Cependant il y règne une maladie qui serait un grand sujet
d’épouvante pour nos jeunes personnes, et qui ne frappe pas seulement
l’indigène, mais tout étranger qui passe quelques mois à Bagdad: c’est
un affreux bouton que l’on appelle la _marque de dattes_ ou la _bosse
d’Alep_.
Ce bouton, d’abord de la grosseur d’une tête d’épingle, prend peu à peu
l’étendue d’un clou, et laisse de profondes cicatrices. D’ordinaire il
paraît à la figure. Sur cent visages, on n’en trouve peut-être pas un
seul qui soit exempt de ces vilaines marques. Lorsqu’on n’en a qu’une,
on peut s’estimer fort heureux; ordinairement, on n’en a pas moins de
deux ou même trois. Les autres parties du corps n’en sont pas non plus
exemptes. Ces ulcères se montrent généralement quand les dattes
commencent à mûrir, et ils ne grossissent que l’année d’ensuite, vers la
même époque. On a cette maladie une fois dans sa vie; les enfants en
sont pour la plupart atteints. On ne fait rien pour combattre ce mal,
l’expérience ayant prouvé qu’il n’y a pas de remède pour le guérir. Les
Européens ont essayé, mais sans succès, de s’en préserver par
l’inoculation.
Ce mal se retrouve dans quelques contrées le long du Tigre. A quelques
milles du fleuve, on n’en rencontre plus la moindre trace. On devrait en
induire qu’il provient de l’évaporation de l’eau ou de la vase qu’elle
dépose. Cependant le premier fait ne semble pas fondé; car le fléau
épargne tout le personnel de l’équipage du vapeur anglais, qui reste
toujours sur le bateau, tandis qu’il frappe tous les Européens qui
habitent à terre. Un de ces derniers fut atteint de quarante ulcères, et
il souffrit, dit-on, le martyre. Le consul français, forcé de séjourner
à Bagdad plusieurs années, n’y amena pas sa femme, pour ne pas l’exposer
à ce désagrément inévitable. Je ne restai que peu de semaines en ce
pays, et il me vint également à la main un petit ulcère, qui finit aussi
par devenir gros comme un écu, mais il ne pénétra pas bien avant dans
les chairs et ne laissa pas de cicatrice. Je triomphais déjà d’en avoir
été quitte à si bon marché. Mais hélas! il ne devait pas en être ainsi.
Six mois plus tard, déjà de retour en Europe, ce mal me prit avec tant
de force que, couverte de treize de ces boutons, j’en restai marquée
plus de huit mois.
Le 24 mai, je fus invitée par le résident anglais, M. Rawlinson, à une
grande fête qu’il donna pour célébrer l’anniversaire de la naissance de
la reine Victoria. Au dîner, il n’y eut que des Européens; mais à la
soirée, on admit toutes les notabilités du monde chrétien, tels que
Grecs, Arméniens, etc. La fête eut lieu sur les belles terrasses de la
maison. On s’y promenait sur des tapis moelleux; on s’asseyait, on se
reposait sur des divans élastiques; les terrasses, la cour et le jardin
étaient éclairés a _giorno_. Les rafraîchissements les plus délicats
circulaient sans cesse, et l’Européen ne pouvait guère s’apercevoir
qu’il était si éloigné de sa patrie. Ce qui produisit moins d’illusion,
ce furent deux orchestres, dont l’un exécutait des morceaux européens,
l’autre des airs nationaux. Des feux d’artifices, avec des ballons
lumineux et des flammes de Bengale, servirent encore d’amusement. Un
banquet splendide termina la fête.
Parmi les femmes et les jeunes filles, il y avait quelques beautés
remarquables; mais toutes avaient des yeux séduisants qu’aucun jeune
homme n’aurait pu regarder impunément. L’art de teindre les cils et les
paupières y est sans doute pour beaucoup. Tout cil qui dépasse la ligne
régulière est arraché avec soin, et remplacé artistement par le pinceau.
C’est ainsi qu’on produit la plus belle forme arquée, et, en teignant
encore les paupières, on augmente infiniment la beauté et l’éclat de
l’œil. La plus humble servante recherche tout aussi soigneusement que la
plus grande dame ces embellissements factices.
Les femmes étaient vêtues à la manière turco-grecque. Elles portaient de
larges pantalons de soie, attachés autour de la cheville, et par-dessus
des cafetans brodés d’or, dont les manches, serrées contre les coudes,
étaient fendues ensuite et retombaient des deux côtés des bras, couverts
par les manches de soie de la chemise. Au milieu étaient fixées des
ceintures roides, larges comme la main, ornées sur le devant de boutons
énormes, et sur les côtés de boutons plus petits en or émaillé et
ciselé. Des perles montées, des pierres fines et des anneaux d’or
brillaient à leurs bras, à leur cou et sur leur poitrine. Sur la tête
elles portaient un joli petit turban, enlacé de chaînes ou de dentelles
d’or. Beaucoup de minces tresses de cheveux se glissaient parmi ces
dentelles et descendaient jusqu’aux hanches. Malheureusement plusieurs
de ces belles avaient le mauvais goût de teindre leurs cheveux avec de
l’orpin, ce qui leur faisait perdre leur brillante couleur noire et les
changeait en une chevelure terne, d’un rouge foncé.
Quelque joli que fût ce cercle de femmes, il finissait par être monotone
à voir; car le silence et l’immobilité régnaient parmi ce sexe, qu’on
accuse d’ordinaire de trop de loquacité, et aucune de ces aimables
figures n’exprimait le moindre sentiment ni la moindre émotion; il leur
manquait l’esprit et l’instruction, le charme de la vie. Les filles
indigènes n’apprennent rien; elles passent pour très-instruites quand
elles savent lire la langue de leur pays, l’arménien ou l’arabe, et, en
ce cas, on ne leur met entre les mains que des livres religieux.
Je trouvai plus d’animation lors d’une visite que je fis quelques jours
plus tard au harem du pacha. Le rire, le babil et le badinage ne
discontinuèrent pas un instant. Aussi en fus-je étourdie. On s’attendait
à ma visite, et les femmes, au nombre de quinze, étaient magnifiquement
vêtues de la manière que je viens de décrire, si ce n’est que les
cafetans étaient plus courts et les turbans ornés de plumes d’autruche.
Je ne trouvai parmi ces dames aucune beauté remarquable; à part de beaux
yeux qu’elles avaient toutes, leurs traits manquaient de noblesse et
d’expression.
Le harem d’été où l’on me reçut était un joli édifice, bâti dans le goût
le plus moderne, à l’européenne, avec de hautes et de belles fenêtres.
Placé au milieu d’un petit potager, il était entouré d’un jardin
fruitier plus grand.
Après plus d’une heure passée dans cette bruyante société, on servit des
mets sur une table, et on mit des chaises tout à l’entour. La première
femme ou la favorite passa la première, se mit à table et n’attendit
même pas que nous fussions assises, mais porta immédiatement ses mains
aux différents plats, et réunit en un tas les morceaux qu’elle aimait le
mieux. Je fus aussi obligée de me servir de ma main pour manger, car il
n’y avait ni couteau ni fourchette dans toute la maison; ce ne fut que
vers la fin du repas qu’on m’apporta une grande cuiller d’or à thé.
La table était chargée de viandes succulentes, de pilaus apprêtés de
différentes manières, et d’une quantité de sucreries et de fruits. Tous
ces mets étaient excellents, et il y en avait un surtout qui ressemblait
à s’y méprendre à nos beignets.
Quand nous eûmes mangé, les dames qui n’avaient pas trouvé place d’abord
se mirent à table. A côté d’elles vinrent s’asseoir quelques-unes des
premières servantes; après elles arrivèrent les dernières esclaves,
parmi lesquelles il y avait quelques vilaines négresses. Celles-ci se
mirent aussi à table et mangèrent ce qu’on leur avait laissé.
Après le repas, on servit du café noir dans de petites tasses, et on
apporta des narguilehs. Les petites tasses étaient placées dans des
gobelets d’or, richement ornés de perles et de turquoises.
Les femmes du pacha ne se distinguent de leurs suivantes et de leurs
esclaves que par le costume et la toilette; elles ne diffèrent nullement
entre elles par les manières. Les servantes s’asseyaient sans façon sur
les divans, se mêlaient familièrement à la conversation, fumaient et
prenaient du café avec nous. Les esclaves et les serviteurs sont traités
avec bien plus de bonté et plus d’indulgence que dans les maisons
européennes.
Les Turcs seuls ont des esclaves.
Autant on est rigide, dans tous les endroits publics, sur l’observation
des mœurs et des convenances, autant on se montre relâché à cet égard
dans les harems et dans les bains. Pendant qu’une partie des femmes
était occupée à fumer et à prendre du café, je me glissai inaperçue dans
quelques pièces voisines. Au bout de quelques minutes, j’en avais assez
vu pour ressentir la plus vive pitié et la plus profonde horreur pour
ces pauvres créatures, qui par l’oisiveté, par le manque de
connaissance et par l’absence de toute morale, se dégradent au point de
profaner le nom de l’humanité.
Je ne fus pas moins attristée par la visite d’un bain public de femmes.
Là on voyait pêle-mêle des enfants, de jeunes filles, des femmes et des
matrones; les unes se faisaient laver et teindre les mains, les pieds,
les ongles, les sourcils, les cheveux, etc. D’autres se faisaient
arroser et parfumer d’huiles et d’essences odorantes. Au milieu de tout
cela folâtrait la jeunesse, et, ce qu’il y avait de pis, une grande
partie de la société se figurait sans doute être dans le paradis, du
temps où il n’avait pas encore été question de la pomme d’Ève. Les
propos et les discours tenus dans ces bains répondent, dit-on, à la
conduite, ce qui se conçoit du reste parfaitement. Pauvre jeunesse, où
puiserais-tu le sentiment de la décence et de la pudeur, si tu assistes
dès la plus tendre enfance à ces scènes et à ces conversations?
En fait de curiosités, je vis encore le monument funéraire de la reine
Zobiedé, épouse favorite du calife Haroun al Radschid. Ce monument est
intéressant, en ce qu’il diffère beaucoup des constructions ordinaires
des mahométans. Au lieu de belles coupoles et de beaux minarets, une
tour d’une très-faible hauteur s’élève sur un petit édifice octogone;
cette tour ressemble beaucoup à celles que l’on voit au-dessus des
temples ou pagodes des Hindous. Dans l’intérieur se trouvent trois
simples tombeaux en maçonnerie; dans l’un repose la reine, dans les
autres sont déposés les membres de la famille royale. Tout l’édifice est
construit en tuiles, et fut jadis, à en juger par quelques traces, voûté
de beau ciment, incrusté de briques de couleur et orné d’arabesques.
Tous ces monuments sont sacrés pour le musulman; aussi vient-il souvent
de loin y faire ses dévotions. Un bonheur auquel il aspire tout aussi
ardemment, c’est d’acquérir, dans le voisinage, une tombe qu’il puisse
montrer avec orgueil à ses parents et à ses amis. Aussi tout autour on
voyait de grandes places couvertes de sépultures.
En revenant de ce mausolée, je fis un petit détour pour voir le quartier
de la ville ravagé et tombé en ruines à la suite de la dernière peste.
M. Swoboda, un Hongrois, me peignit l’horrible état dans lequel se
trouvait alors Bagdad. Après s’être pourvu suffisamment de vivres, il
s’était cloîtré entièrement avec sa famille et une domestique, et ne
recevait du dehors que de l’eau fraîche. Il avait calfeutré avec soin
les portes et les fenêtres, et n’avait permis à personne de monter sur
la terrasse, ni même de respirer l’air du dehors.
Grâce à ces précautions hygiéniques, il échappa au terrible fléau avec
sa famille et sa domestique, tandis que, dans les maisons voisines, des
familles entières périrent. Comme on ne pouvait pas enterrer tous les
morts, on laissa les corps se corrompre à l’endroit même où ils étaient
tombés.
Quand l’épidémie eut disparu, les Arabes du désert vinrent s’abattre sur
ce malheureux quartier pour voler et piller. Ils pénétrèrent sans peine
dans les maisons vides et triomphèrent facilement des malheureux
habitants qui avaient survécu. M. Swoboda aussi se vit obligé de se
racheter en payant un tribut à ces oiseaux de proie.
J’eus hâte de m’éloigner de ces tristes lieux, et je me dirigeai avec
plaisir vers les jardins riants qu’on trouve à chaque pas à Bagdad et
dans les alentours.
Cependant ces jardins ne sont pas dessinés et plantés avec art; ce sont
simplement des bois épais d’arbres fruitiers de toute espèce, tels que
dattiers, pruniers, abricotiers, pêchers, figuiers, mûriers, etc.,
entourés d’un mur en tuiles; il n’y règne ni ordre ni propreté; on n’y
voit ni pelouses ni parterres de fleurs, ni même des chemins
régulièrement tracés; mais on y rencontre beaucoup de canaux, car il
faut remplacer la pluie et la rosée par des irrigations artificielles.
* * * * *
Je fis de Bagdad deux grandes excursions, une aux ruines de _Ctésiphon_,
une autre à celles de _Babylone_. Les unes sont à 18 milles et les
autres à 60 milles de Bagdad.
Pour ces deux excursions, M. Rawlinson me donna de bons chevaux arabes
et un serviteur de confiance.
A moins de passer la nuit dans le désert, il fallait faire la course de
Ctésiphon, aller et retour, dans un jour, c’est-à-dire depuis le lever
jusqu’au coucher du soleil: car à Bagdad, comme dans toutes les villes
turques, les portes sont fermées après le coucher du soleil, et on remet
les clefs au commandant de la ville. On les ouvre avec le lever du
soleil.
L’aimable Mme Holland voulut me charger d’abondantes provisions; mais en
voyage j’ai pour règle de renoncer à toute espèce de superflu. Quand
j’ai l’assurance de trouver des hommes aux lieux où je me rends, je
n’emporte pas de vivres, car je puis manger ce que mangent mes
semblables. Si leur nourriture n’est pas de mon goût, c’est que je n’ai
pas beaucoup d’appétit; et alors je jeûne jusqu’à ce que la faim me
fasse tout trouver bon. Je n’emportai que ma gourde en cuir, qui me fut
également inutile, car nous approchâmes souvent des canaux du Tigre, et
nous passâmes même près de ce fleuve, quoique la plus grande partie de
la route traversât le désert.
A moitié route, nous franchîmes le fleuve _Dhyalah_ dans un grand
bateau.
De l’autre côté du fleuve, habitent, dans des trous maçonnés, quelques
familles qui vivent du fermage de la traversée. J’eus le bonheur de
trouver pour me restaurer du pain et du petit-lait. On commence déjà à
découvrir les ruines de Ctésiphon, quoiqu’elles soient encore éloignées
de neuf milles. En trois heures et demie, nous avions parcouru toute la
distance de Bagdad jusqu’aux ruines.
Ctésiphon s’était élevée jadis au rang des plus puissantes villes qui
avoisinent le Tigre; elle venait après Babylone et Séleucie. En été, les
souverains persans demeuraient à _Ecbatania_, en hiver à _Ctésiphon_.
Cependant les ruines que je venais visiter se composent plutôt de
quelques fragments du palais du schah Chosroès. On voit encore le
portail à voûte colossale avec la porte, une partie de la principale
façade et quelques parois latérales; tout cela est encore si solide, que
les voyageurs pourront jouir pendant plusieurs siècles de ces débris
imposants. Le cintre de la porte _Touk-Kosra_ est le plus élevé de tous
les portiques connus. Il a 30 mètres, c’est-à-dire cinq de plus que la
principale porte de _Fattipore Sikri_, que beaucoup de voyageurs citent
comme la plus élevée. Le mur, au-dessus de la voûte, a encore plus de 5
mètres.
Sur la façade du palais, on a taillé, de haut en bas, de petites niches
avec des arcs, des colonnes et des lignes, etc. Le tout paraissait
revêtu d’un fin ciment, dans lequel sont incrustées en cuivre, par-ci
par-là, de charmantes arabesques.
Vis-à-vis de ces ruines, sur la rive occidentale du Tigre, on voit
quelques restes des murs de Séleucie, première capitale de la Syrie,
sous la dynastie macédonienne des Séleucides.
Sur les deux rives, on aperçoit tout autour, dans de vastes étendues
circulaires, de petits tertres où l’on trouve, à une faible profondeur,
des tuiles et des décombres.
Non loin des ruines du palais, s’élève une simple mosquée qui renferme
le tombeau de Selaman Pak, adoré comme un saint, parce qu’il fut l’ami
de Mahomet. On ne poussa pas la tolérance jusqu’à me laisser pénétrer
dans cette mosquée; il fallut me contenter d’un coup d’œil furtif à
travers la porte ouverte. Tout ce que je pus distinguer, ce fut un
tombeau en tuiles entouré d’un treillage de bois peint en vert.
Déjà, en arrivant aux ruines, j’avais aperçu beaucoup de tentes sur le
bord du Tigre. Ma curiosité m’engagea à les examiner. J’y trouvai tout
comme chez les Arabes du désert, si ce n’est que les hommes me
paraissaient moins sauvages et moins barbares. J’aurais passé au milieu
d’eux sans crainte bien des jours et bien des nuits. Cela provenait
peut-être aussi de ce qu’à force de les voir je m’étais faite à leurs
manières.
Mais une visite bien plus agréable m’était réservée. Pendant que je
demeurais encore chez ces sales Arabes, arriva un Persan; il me montra
quelques jolies tentes dressées à peu de distance, et me fit un discours
auquel je ne compris rien. Mon interprète m’apprit qu’un prince persan
demeurait sous ces tentes, et qu’il me faisait prier par cet envoyé de
venir le voir. J’acceptai cette invitation avec beaucoup de plaisir, et
je fus reçue très-gracieusement par le prince, appelé
Il-Hany-Aly-Culy-Mirza.
C’était un beau jeune homme, qui prétendait savoir le français, mais il
n’en savait pas long; car toute sa science se bornait à ces mots: «Vous
parlez français?» Heureusement, un des hommes de sa suite parlait un peu
mieux l’anglais, de sorte que nous pûmes causer ensemble tant bien que
mal.
L’interprète me dit que le prince habitait ordinairement Bagdad, mais
que la chaleur insupportable l’avait engagé à établir sa résidence
pendant quelque temps en plein air. Il était assis, sous une simple
tente ouverte, sur un divan peu élevé, et sa suite était étendue sur des
tapis. A ma grande surprise, il eut assez d’usage du monde pour m’offrir
une place à côté de lui sur le divan. Notre conversation s’anima bientôt
singulièrement, et son étonnement augmenta à chaque mot, quand je lui
parlai de mes voyages. Pendant notre conversation, on me présenta un
narguileh d’une beauté rare. Il était en émail d’or azuré, garni de
perles, de turquoises et de pierres précieuses. Je tirai quelques
bouffées par politesse; on servit aussi du café et du thé, et à la fin
le prince m’invita à dîner. Une nappe blanche fut étendue par terre, et
on mit dessus de grands pains plats en guise d’assiettes. Pour moi seule
on fit une exception: on me donna une assiette et un couvert. On servit
beaucoup de viandes, entre autres tout un agneau avec la tête, qui
n’avait pas précisément l’air très-appétissant, plusieurs pilaus et un
grand poisson frit. Dans les intervalles laissés par les plats, on avait
mis des écuelles remplies de lait caillé épais et délayé, et des pots de
sorbets. Dans chaque écuelle, il y avait une grande cuiller. Un
domestique découpa l’agneau avec un couteau et avec la main. Il
distribua les portions aux convives en posant la part de chacun sur son
assiette de pain. On mangeait de la main droite. La plupart
déchiquetaient la viande ou le poisson, passaient les morceaux dans un
des pilaus, puis pétrissaient le tout en une boule qu’ils se fourraient
dans la bouche. Plusieurs mangeaient les viandes grasses sans pilau; ils
essuyaient sur leur pain, après chaque bouchée, la graisse qui leur
coulait des doigts. Tout en mangeant, ils buvaient souvent du lait ou
prenaient des sorbets, en se servant tous de la même cuiller. A la fin
du repas, quoique le Prophète défende sévèrement l’usage du vin, le
prince en fit apporter. C’était, à ce qu’il prétendait, à cause de moi.
Il m’en versa un petit verre et en but lui-même deux, l’un à ma santé,
l’autre à celle de sa famille.
Quand je lui racontai que je me proposais d’aller en Perse, c’est-à-dire
à Téhéran, il m’offrit d’écrire une lettre à sa mère, qui, étant à la
cour, pourrait m’y faire introduire. En effet, il écrivit aussitôt sur
ses genoux, à défaut de table, imprima son sceau sur la lettre, me la
donna, et me pria en même temps, en souriant, de ne pas dire à sa mère
qu’il avait bu du vin.
Après le dîner, je demandai au prince s’il me serait permis de faire une
visite à sa femme, car j’avais appris qu’il avait emmené avec lui une de
ses femmes. Ma demande ayant été agréée, on me conduisit aussitôt dans
un édifice voisin, qui, autrefois, avait servi de petite mosquée.
Je fus reçue dans un appartement frais et voûté, par une des plus belles
jeunes femmes que j’eusse jamais vues dans un harem. Elle était de
taille moyenne; tout dans sa personne avait les proportions les plus
régulières, ses traits étaient nobles et d’une forme vraiment antique;
elle me regarda mélancoliquement de ses grands yeux, car la malheureuse
enfant n’avait pas la moindre société, à part une vieille servante et
une jeune gazelle.
Son teint, il est vrai un peu artificiel, était d’une blancheur
éblouissante; un incarnat délicat se reflétait sur ses joues; seulement
ses sourcils me semblaient avoir été gâtés à force d’art. Ils étaient
couverts d’une raie bleue foncée, large d’un pouce, qui, formant deux
arcs unis, s’étendait d’une tempe à l’autre et donnait à sa figure un
air sombre et peu naturel. Ses cheveux n’étaient pas teints, mais ses
mains et ses bras étaient un peu tatoués. Elle me dit qu’on lui avait
fait subir cette vilaine opération dès son enfance; car c’est une
coutume souvent observée par les mahométans.
Le costume de cette belle était le même que celui des femmes du harem.
Seulement, au lieu du petit turban, elle avait passé délicatement autour
de sa tête un mouchoir de mousseline blanche, qu’elle pouvait en même
temps ramener sur sa figure, en guise de voile.
Notre conversation ne fut pas précisément très-animée, l’interprète
n’ayant pas pu me suivre dans ce sanctuaire. Réduites à nous regarder
l’une l’autre, il fallut nous contenter du langage des signes.
Quand je fus retournée auprès du prince, je lui témoignai mon
ravissement de la rare beauté de sa jeune épouse, et je lui demandai
quel pays avait donné le jour à cette charmante houri. Il me dit qu’elle
était du nord de la Perse, et m’assura en même temps que ses autres
femmes (il en avait quatre à Bagdad, et quatre à Téhéran auprès de sa
mère), la surpassaient encore en attraits.
Au moment où je me disposais à prendre congé du prince pour retourner
chez moi, il me proposa de rester encore un peu pour entendre la musique
persane.
Bientôt parurent deux _minstrels_ (ménestrels), dont l’un avait une
espèce de mandoline à cinq cordes; l’autre était un chanteur. Le
musicien fit un assez joli prélude, joua des mélodies persanes et
européennes, et sut tirer un grand parti de son instrument. Le chanteur,
d’une voix de fausset, fit des roulades et des trilles infinis.
Malheureusement, sa voix n’était ni pure ni formée. Cependant, je
n’entendis guère de fausses notes, et tous deux gardèrent bien la
mesure. Les airs et les chants avaient assez d’étendue, de variété, de
mélodie. Il y avait longtemps que je n’avais rien entendu de pareil.
Avant le coucher du soleil, j’étais revenue à Bagdad sans être trop
fatiguée de mon voyage de trente-six milles à cheval, de mes courses à
pied, et de la chaleur qui était épouvantable. Deux jours plus tard, le
30 mai, à cinq heures de l’après-midi, je partis pour les ruines de la
ville de Babylone.
Le district dans lequel sont situées ces ruines s’appelle _Irak Arabi_;
il comprend l’ancienne _Babylonie_ et la _Chaldée_.
Dans la soirée, je fis encore 20 milles jusqu’au kan _Assad_. Les
palmiers et les arbres fruitiers devenaient toujours plus rares; peu à
peu, toute trace de culture s’effaça, et je me trouvai en plein désert,
n’apercevant plus rien de ce qui réjouit et repose la vue. On ne
découvrait de loin en loin que quelques rares herbes basses, à peine
suffisantes pour le sobre chameau. Elles disparurent même complétement,
peu de milles avant Assad, et, de cet endroit jusqu’à Hilla, le désert
se montra sans interruption dans sa nudité aussi triste que monotone.
Nous passâmes près de l’emplacement où s’élevait jadis la ville de
_Borosippa_, et où doit encore se trouver un pilier du palais de
Nourhivan. Mais je ne le découvris nulle part, quoique tout le désert se
déroulât devant moi et qu’un beau coucher de soleil répandît assez de
lumière. Je me contentai donc d’en voir l’emplacement, et je me rappelai
en même temps avec transport que c’était à cet endroit qu’on avait
conseillé à Alexandre le Grand de ne plus retourner à Babylone.
Au lieu du pilier, je vis les vestiges d’un grand canal et de plusieurs
petits canaux. Le grand canal joint l’Euphrate au Tigre, et tous
servaient autrefois à arroser le pays, mais aujourd’hui ils sont presque
entièrement dégradés.
_31 mai._ Jamais je n’avais vu tant de chameaux que ce jour-là. J’en
comptai près de sept à huit mille. Comme la plupart marchaient presque à
vide, et ne portaient qu’un petit nombre de tentes, avec quelques femmes
et quelques enfants, je présume que c’était sans doute une tribu qui
émigrait vers de nouvelles places fertiles. Dans cette quantité de
chameaux, je n’en distinguai que peu qui, par leur blancheur, pussent
être comparés à la neige. Les chameaux blancs sont très-estimés par les
Arabes, qui les vénèrent en quelque sorte comme des êtres supérieurs. A
l’extrémité de l’horizon, ces animaux aux jambes hautes et effilées me
faisaient l’effet de groupes de petits arbres; aussi je les considérai
d’abord comme tels, et j’éprouvais une agréable surprise de rencontrer
quelque trace de végétation dans ce désert immense: mais la forêt, à
l’instar de celle de Macbeth dans Shakspeare, s’avança vers nous, les
troncs prirent la forme de pieds, et les cimes des arbres devinrent des
corps.
J’eus aussi occasion de voir une espèce d’oiseaux qui m’était
complétement inconnue. Ils ressemblaient par leur couleur et leur forme
aux petits perroquets verts, appelés _peroquitos_; seulement leurs becs
étaient un peu moins gros et moins recourbés. Ils se tenaient, comme des
souris, dans de petits trous pratiqués dans la terre. Je les vis par
bandes dans deux endroits du désert, et justement dans les parties les
plus stériles, où l’on ne découvrait nulle part la moindre trace de
végétation.
Vers les dix heures du matin, nous nous arrêtâmes, mais pour deux heures
seulement, dans le kan _Nasri_, parce que je voulais absolument coucher
à Hilla. La chaleur monta à plus de 45 degrés. Mais ce qu’il y eut
encore de plus insupportable, ce fut un vent brûlant qui nous accompagna
sans cesse, et qui nous chassa dans la figure des tourbillons de sable
chaud. Nous passâmes souvent, comme la veille, près de canaux à moitié
ensevelis dans les sables.
Les kans de cette route sont les plus beaux et les plus sûrs que j’aie
jamais rencontrés. Ils ressemblent au dehors à de petits forts; un haut
portail donne accès dans une vaste cour, entourée de toutes parts de
larges et belles galeries dont les murs épais sont bâtis de briques.
Dans ces galeries, on voit rangées les unes contre les autres des niches
dont chacune est assez grande pour recevoir trois ou quatre personnes.
Devant les niches, mais également sous les galeries, il y a des places
pour le bétail. On a élevé en outre dans la cour une terrasse haute de
près de deux mètres, où l’on dort dans les nuits brûlantes. Il y a
également beaucoup d’anneaux et de pieux pour attacher les animaux, afin
qu’ils puissent aussi passer la nuit en plein air.
Ces kans sont destinés à recevoir de grandes caravanes: ils peuvent
contenir près de cinq cents voyageurs avec les bêtes de somme et les
bagages, et sont construits par le gouvernement, et plus souvent encore
par des gens riches qui croient s’assurer une place dans le ciel. Chaque
kan est gardé par dix ou douze soldats. La porte est fermée le soir. Le
voyageur n’a rien à payer pour le temps qu’il passe dans ces
caravansérais.
En dehors du kan, et quelquefois même dans son enceinte, sont établies
des familles arabes qui font le métier d’hôteliers, et qui fournissent
aux voyageurs du lait de chamelle, du pain, du café noir, et parfois
même de la viande de chameau ou de chèvre. Je trouvai le lait de
chamelle un peu épais, mais la chair me parut si bonne que je la pris
pour de la vache, et que je fus très-surprise quand mon guide me
détrompa.
Quand des voyageurs sont pourvus d’un _firman_ (lettre de
recommandation) d’un pacha, un ou plusieurs soldats à cheval (dans les
kans, tous les soldats ont des chevaux) les accompagnent dans les
endroits dangereux, et, pendant les temps de tourmente, d’un kan à
l’autre, sans la moindre rétribution. Comme j’étais munie d’un de ces
firmans, je me fis escorter pendant la nuit.
Nous approchâmes assez tôt dans l’après-midi de Hilla, qui occupe
aujourd’hui une partie de l’ancien emplacement de Babylone. De beaux
bois de dattiers nous annoncèrent de loin la contrée habitée, mais nous
masquèrent la vue de la ville.
A quatre milles de Hilla, nous nous détournâmes de la route, en prenant
à droite, et nous arrivâmes bientôt au milieu de masses énormes, contre
des montagnes formées de décombres, de murs et de monceaux de briques.
Les Arabes appellent ces ruines _Mujellibé_. La plus grande de ces
montagnes de briques et de décombres a une circonférence de plus de 700
mètres, et une hauteur de 47 mètres.
Babylone fut, comme on sait, une des plus grandes villes du monde. Les
opinions sont partagées sur son fondateur. Les uns croient que c’est
Ninus, d’autres Bélus, enfin il y en a qui disent que c’est Sémiramis.
On raconte que, pour la construction de cette ville (fondée environ deux
mille ans avant J.-C.), on convoqua deux millions d’hommes et tous les
architectes et artistes de l’immense empire assyrien. On prétend que les
murs d’enceinte avaient cinquante mètres de haut et près de sept mètres
de large. Deux cent cinquante tours défendaient la ville, cent portes de
bronze la fermaient, et elle avait une circonférence de près de 60
milles. L’Euphrate la divisait en deux parties. Sur chaque rive
s’élevait un superbe palais. Un magnifique pont unissait les deux rives,
et, du temps de la reine Sémiramis, on pratiqua même un tunnel sous le
fleuve. Mais les plus grandes curiosités étaient le _temple de Bélus_ et
les _jardins suspendus_. Trois figures colossales en or massif,
représentant des divinités, ornaient la tour du temple. On attribue la
création des jardins suspendus, une des merveilles du monde, à
Nabuchodonosor, qui voulait satisfaire un désir de son épouse Amytis.
Six cent trente ans avant J.-C., l’empire babylonien avait atteint le
plus haut degré de sa splendeur. A cette époque, il fut conquis par les
Chaldéens. Plus tard, il passa alternativement sous la domination des
Persans, des Ottomans, des Tartares et d’autres peuples, jusqu’à ce
qu’enfin il resta, depuis 1637 après J.-C., au pouvoir des Turcs.
Xerxès fit détruire le temple de Bélus ou de Baal. Alexandre voulut le
faire restaurer; mais, comme il aurait fallu employer au moins dix mille
hommes pendant deux mois (d’autres disent deux ans), seulement pour
déblayer les décombres, il abandonna ce projet.
Des deux palais, l’un passe pour avoir été une citadelle, l’autre la
résidence des rois. Malheureusement, les restes de ces constructions
sont tellement dégradés, qu’ils ne permettent même pas à l’archéologue
d’établir des inductions plausibles; cependant on présume que les
ruines de Mujellibé proviennent de la citadelle. A un mille de là, on
arrive à un monceau de ruines aussi grand, nommé _El-Kasr_. C’est là que
se trouvait selon les uns le temple de _Baal_, selon d’autres le palais
du roi. On voit encore des fragments massifs de murs et de piliers, et
dans un enfoncement un lion en granit d’une forme si colossale, que de
loin je le pris pour un éléphant. Il est en très-mauvais état, et, à en
juger par ce qui reste, il ne semble pas avoir été l’œuvre d’un grand
artiste.
Le mortier est d’une dureté remarquable. Les briques se briseraient
plutôt que de s’en détacher. Elles sont toutes ou jaunâtres ou
rougeâtres; elles ont près de 35 centimètres de long, presque autant de
large, et 8 centimètres d’épaisseur.
Il y a dans les ruines d’El-Kasr un seul arbre délaissé, de la famille
des conifères, tout à fait inconnus dans cette contrée; les Arabes
l’appellent _athalè_, et le regardent comme un arbre sacré. Près du
Bushire on en trouve, dit-on, plusieurs échantillons, et ils portent le
nom de _gaz_ ou de _guz_.
Quelques écrivains racontent sur cet arbre les choses les plus
extraordinaires; ils affirment qu’il date du temps des jardins
suspendus, et prétendent avoir entendu dans ses branches des sons
plaintifs et mélancoliques, quand le vent l’agite avec violence.
Certainement, tout est possible à Dieu; mais qu’un arbre rabougri, qui a
à peine six mètres de haut, et dont le misérable tronc a tout au plus
vingt-cinq centimètres de diamètre, soit âgé de trois mille ans, voilà
ce qui me paraît par trop invraisemblable.
Le pays autour de Babylone était jadis si florissant et si fertile qu’on
l’appelait le paradis de la Chaldée. Mais cette fertilité disparut aussi
avec ses monuments.
Après avoir tout visité avec soin, je me rendis encore jusqu’à Hilla, au
delà de l’Euphrate. On traverse le fleuve, qui a ici 143 mètres de
large, sur un immense pont de quarante-six bateaux. On a posé, d’un
bateau à l’autre, des planches et des canots qui à chaque pas se
balancent de haut en bas; il n’y a pas de garde-fou sur les côtés, et
l’espace est si étroit que deux cavaliers trouvent à peine assez de
place pour passer à côté l’un de l’autre. Les vues, le long du fleuve,
sont charmantes, la végétation y est encore belle, et quelques mosquées
et de jolis édifices donnent de la vie à cette contrée florissante.
A Hilla, un riche Arabe me donna l’hospitalité. Comme le soleil penchait
déjà vers son déclin, on m’assigna au lieu d’une chambre une magnifique
terrasse. On m’envoya pour souper un excellent pilau, de l’agneau rôti
et des légumes à l’étuvée, et pour boisson de l’eau et du lait caillé.
Ici les terrasses n’étaient point entourées d’un haut mur, circonstance
dont je fus enchantée, car elle me permit d’observer la vie et la
conduite de mes voisins.
Dans les cours, je voyais les femmes occupées à cuire du pain,
absolument de la même manière que celles de Bandr-Abas. En attendant les
hommes et les enfants étendirent des nattes de paille sur les terrasses
et apportèrent des plats chargés de pilau, de légumes ou d’autres mets.
Quand les pains furent cuits, on se disposa à manger. Les femmes
s’assirent à côté des hommes, et je croyais déjà les Arabes de ce pays
assez avancés en civilisation pour accorder une place à table à mon
sexe. Mais, hélas! les pauvres femmes, au lieu de porter les mains aux
plats, saisirent des éventails de paille pour éloigner les mouches
importunes de la tête de leurs maîtres et seigneurs. Sans doute elles
prirent leur repas plus tard dans l’intérieur de la maison, car je ne
les vis manger ni dans la cour ni sur la terrasse. Enfin tout le monde
vint se livrer au repos sur la terrasse; hommes et femmes
s’enveloppèrent dans des couvertures jusque par-dessus la tête, et
personne ne quitta la moindre pièce de son costume.
_1_^{er} _juin_. J’avais commandé pour ce matin deux chevaux frais et
deux Arabes comme escorte pour me rendre avec quelque sûreté aux ruines
du _Birs-Nimrod_. Ces ruines sont à six milles dans le désert ou dans la
plaine de Schinar, près de l’Euphrate, sur une colline en briques, haute
de 88 mètres; elles consistent dans un pan de mur long de neuf mètres,
et ayant d’un côté dix, et de l’autre douze mètres de hauteur. La
plupart des briques sont couvertes d’inscriptions. A côté de ce mur sont
plusieurs gros blocs noirs que l’on prendrait d’abord pour de la lave;
mais, en y regardant de plus près, on reconnaît que ce sont aussi des
débris de murs. On suppose que la foudre seule a pu produire une telle
métamorphose.
On n’est pas non plus d’accord sur ces ruines. Quelques-uns les font
remonter à la construction de la tour de _Babel_, d’autres à celle du
temple de Baal.
De la pointe de la colline, on a une vue très-étendue sur le désert, sur
la ville de Hilla avec ses charmants jardins de palmiers, et sur des
monceaux innombrables de décombres et de briques. Il y a près de ces
ruines un oratoire mahométan insignifiant; il se trouve, dit-on, à la
même place où, suivant l’_Ancien Testament_, on jeta dans un brasier
ardent les trois jeunes gens qui ne voulaient pas adorer les idoles.
Dans l’après-midi, j’étais de retour à Hilla. Je visitai la ville, qui
doit avoir plus de 26 000 habitants, et je la trouvai bâtie comme toutes
les autres cités orientales. Devant la porte de Kerbela, on voit la
petite mosquée _Esshems_, qui renferme les dépouilles mortelles du
prophète Josué. Elle ressemble tout à fait au monument funéraire de la
reine Zobéide, près de Bagdad.
Vers le soir, la famille de mon aimable hôte me fit une visite avec
d’autres femmes et d’autres enfants. Un sentiment naturel des
convenances les avait empêchés de venir me voir le jour de mon arrivée,
car ils me savaient fatiguée de ma longue course à cheval. Aujourd’hui
encore je leur aurais fait grâce de leur visite, car les Arabes, riches
ou pauvres, ont peu d’idée de la propreté. Pour me donner des marques de
leur amitié, ils voulaient me mettre sur les bras ou sur les genoux les
petits enfants tout barbouillés; je ne savais réellement comment faire
pour me soustraire à ces gracieusetés. Beaucoup de ces enfants étaient
couverts de boutons d’Alep, d’autres avaient de vilaines maladies d’yeux
ou de peau. Quand les femmes et les enfants m’eurent quittée, mon hôte
vint à son tour me voir. Lui, au moins, était proprement vêtu et montra
plus de tact et plus d’usage du monde.
Le _2 juin_, je quittai la ville de Hilla au coucher du soleil, et
j’allai à cheval d’une seule traite jusqu’au kan de _Scandaria_ (16
milles). Après m’y être arrêtée quelques heures, je fis encore seize
milles jusqu’à _Bir-Yanus_. A une heure du matin, je me remis en route,
accompagnée d’un soldat. A peine fûmes-nous à quatre ou cinq milles du
kan que nous entendîmes un bruit extrêmement suspect. Nous nous
arrêtâmes, et le domestique m’engagea à me tenir tout à fait tranquille,
pour que l’on ne s’aperçût pas de notre présence. Le soldat descendit de
cheval et se glissa plutôt qu’il ne marcha dans le sable, jusqu’à
l’endroit dangereux, pour reconnaître les êtres. Je me sentais si
fatiguée que, bien que seule au milieu des ténèbres de la nuit et dans
un affreux désert, je m’endormis sur mon cheval, et ne m’éveillai qu’au
retour du soldat qui, avec des cris de joie, vint nous apprendre que ce
n’étaient pas des brigands qu’il avait rencontrés, mais bien un scheik
allant à Bagdad avec sa suite.
Nous éperonnâmes nos chevaux et nous courûmes bride abattue jusqu’à ce
que nous eûmes rejoint le cortége. Le scheik me salua en passant sa main
par-dessus la tête, et la ramenant à sa poitrine, et me tendit son arme
en signe d’amitié: c’était une massue avec un bouton en fer, qui, ornée
de pointes très-nombreuses, ressemblait parfaitement à une soi-disant
étoile du matin. Cette arme ne peut être portée que par un scheik.
Jusqu’au lever du soleil, je restai dans la société du scheik; mais
ensuite je lançai mon cheval au galop, et dès huit heures du matin je me
retrouvais dans ma chambre à Badgad, après avoir fait en trois jours et
demi une course de 132 milles à cheval, et beaucoup de chemin à pied de
côté et d’autre. On compte de Bagdad à Hilla 60 milles, et de Hilla à
Birs-Nimrod, 6 milles.
Comme j’avais tout vu à Bagdad et dans ses environs, je voulais
continuer mon voyage pour aller à Ispahan. Mais le prince persan
Il-Hany-Aly-Culy-Mirza m’envoya un messager pour me prévenir qu’il avait
reçu de très-mauvaises nouvelles de son pays, que le gouverneur
d’Ispahan avait été assassiné, et que tout le pays était en révolte. Ne
pouvant donc pas songer à entrer de ce côté en Perse, je pris la
résolution d’aller d’abord à Mossoul et, une fois là, de prendre conseil
des circonstances.
Avant de quitter Bagdad, je dois encore rappeler que j’avais eu dans le
commencement bien peur des scorpions, parce que j’avais entendu dire et
lu dans beaucoup de relations qu’il y en avait une grande quantité dans
ce pays; mais, ni dans les sardabs ni sur les terrasses, je n’en vis
jamais paraître, et, pendant un mois que je restai à Bagdad, on n’en
trouva qu’un seul dans la cour. Je relate exprès ce fait, peu important
en lui-même, pour mettre mes lecteurs en garde contre les récits et les
rapports exagérés de beaucoup de voyageurs.
[Illustration]
CHAPITRE XIX.
Voyage en caravane à travers le désert.--Arrivée à
Mossoul.--Curiosités.--Excursion aux ruines de Ninive et au village
de Nebijunis.--Seconde excursion aux ruines de Ninive;
Tal-Nimrod.--Les chevaux arabes.--Départ de Mossoul.
Pour faire sûrement et sans grands frais le voyage de Bagdad à Mossoul,
il faut se réunir à une caravane. Je priai M. Swoboda de m’indiquer un
chef de caravane sûr. On voulut me dissuader de me hasarder seule parmi
des Arabes, et on m’engagea à emmener au moins un domestique; mais, avec
mes ressources bornées, cette dépense aurait été trop forte pour moi.
D’ailleurs je connaissais déjà assez bien les Arabes, et je savais par
expérience qu’on pouvait se fier à eux.
Le 14 juin, une caravane devait se mettre en route; mais les chefs de
caravane, comme les capitaines de vaisseau, retardent toujours le départ
de quelques jours. Aussi, au lieu de partir le 14, nous ne partîmes que
le 17.
La distance de Bagdad à Mossoul est de 300 milles, que l’on fait en
douze ou quinze jours. On voyage à cheval ou sur des mulets, et de nuit
pendant les grandes chaleurs.
J’avais loué une mule qui, pour la somme modique de quinze krans, ou
environ quinze francs, devait me transporter moi et mon bagage, il est
vrai on ne peut plus exigu, à cent lieues de distance, sans que j’eusse
à m’occuper de la nourriture de la mule ni de rien autre chose.
A cinq heures du soir, tous les voyageurs devaient être réunis dans le
caravansérai, devant la porte de la ville. M. Swoboda m’y accompagna,
me recommanda encore particulièrement au chef de la caravane et lui
promit en mon nom un bon _barschisch_ (pourboire), si pendant le voyage
il prenait bien soin de moi.
J’allais donc entreprendre, à travers des déserts et des steppes, un
pénible trajet de quinze jours, et, privée de toutes les commodités de
la vie, affronter mille périls.
Voyageant comme le plus pauvre Arabe, je devais me résigner à être rôtie
le jour par le soleil, à me coucher la nuit sur le sol brûlant, me
contenter pour toute nourriture de pain, d’un peu d’eau, et m’estimer
heureuse de pouvoir y ajouter quelques concombres et une poignée de
dattes.
Je m’étais fait, à Bagdad, un petit vocabulaire de mots arabes pour être
au moins en état de demander les choses les plus indispensables. Mais je
parlais plus facilement par signes, et, grâce à ce moyen et à quelques
mots que j’avais appris, je me tirai partout admirablement bien
d’affaire. Même dans la suite je m’habituai tellement au langage des
signes que, dans les endroits où je pouvais me servir d’une langue qui
m’était familière, j’étais obligée de surveiller mes mains pour ne pas
les laisser se mêler de la conversation.
Pendant que je prenais congé de M. Swoboda, on avait déjà mis mon bagage
et un panier rempli de pain et d’autres petites choses dans deux sacs
que l’on pendit aux flancs de ma mule. Mon manteau et mon coussin me
servirent de siége, et tout allait au mieux; il ne restait plus qu’une
difficulté, c’était de grimper sur ma monture, car je n’avais pas
d’étriers.
Notre caravane était peu nombreuse. Elle ne se composait que de
vingt-six bêtes, dont la plupart portaient des marchandises, et de douze
Arabes, dont cinq marchaient à pied. Un cheval ou une mule porte, selon
la nature des routes, de deux quintaux à trois quintaux et demi.
Nous partîmes à six heures du soir. A quelques milles de la ville,
plusieurs voyageurs (c’étaient pour la plupart des marchands amenant des
bêtes chargées) vinrent grossir notre caravane. Peu à peu le nombre des
bêtes s’éleva jusqu’à soixante; mais il variait chaque soir, car
toujours il restait quelques voyageurs en route ou bien il en venait
d’autres. Souvent nous avions dans notre caravane des gens sans aveu
dont j’avais plus peur que des brigands. Il arrive même quelquefois,
dit-on, que des voleurs se joignent à une caravane pour exercer leur
métier à l’occasion.
D’ailleurs je ne compterais jamais trop sur la protection des caravanes,
puisque les personnes qui en font partie sont ordinairement des
marchands, des pèlerins, qui n’ont peut-être jamais tiré une épée du
fourreau ni lâché un coup de fusil. Une poignée de brigands bien armés
viendrait, j’en suis sûre, facilement à bout d’une caravane composée de
plus de cent hommes.
La première nuit nous fîmes dix milles, jusqu’à _Jengitsché_. La contrée
était plate et stérile, sans champs cultivés, privée de cabanes et
d’habitants. A quelques milles de Bagdad, il n’y avait plus la moindre
trace de culture. Ce ne fut qu’à Jengitsché que nous vîmes des chaumes
et des palmiers, qui prouvaient que l’activité de l’homme sait partout
obtenir quelque chose de la nature.
Les voyages des caravanes sont très-fatigants; on marche, il est vrai,
toujours au pas, mais sans discontinuer, pendant neuf ou douze heures.
Par conséquent point de sommeil pendant la nuit, et le jour on reste
étendu en plein air; mais la grande chaleur et parfois aussi les mouches
et les moustiques empêchent de goûter le repos dont on a besoin.
_18 juin._ Nous trouvâmes à Jengitsché un kan, mais qui était bien loin
de valoir pour la beauté et la propreté ceux que j’avais vus sur la
route de Babylone; ce qu’il y avait de mieux, c’était sa position sur le
Tigre.
Le kan était entouré d’un petit village. Poussée par la faim, je le
parcourus en entier, et, en allant d’une cabane à l’autre, je fus assez
heureuse pour me procurer un peu de lait et trois œufs; je mis aussitôt
les œufs dans la cendre chaude, et, ramassant le tout, je remplis d’eau
du Tigre ma gourde de cuir et je retournai fièrement au kan. Je mangeai
sur-le-champ les œufs; quant au lait, je le réservai pour le soir. Ce
repas, qu’il m’avait fallu conquérir avec tant de peine, me parut certes
meilleur et plus savoureux que la table la plus somptueuse à un palais
blasé!
En visitant le village, je reconnus, à beaucoup de maisons et de cabanes
tombées en ruines, qu’il devait avoir été grand jadis. Ici encore la
dernière peste avait enlevé la majeure partie des habitants. Il n’y
restait plus qu’un petit nombre de familles réduites à la plus grande
misère.
Je vis ici une nouvelle manière de faire le beurre. On versait la crème
ou le lait dans une outre en cuir et on secouait jusqu’à ce que le lait
se coagulât; on obtenait ainsi un beurre blanc comme la neige et que
j’aurais pris pour du saindoux, si je ne l’avais pas vu faire en ma
présence; pour le conserver, on le mettait dans une autre outre remplie
d’eau.
Ce soir, nous ne nous mîmes en route qu’à dix heures, mais nous ne
quittâmes nos montures qu’à _Uesi_, après un trajet continu de onze
heures.
La contrée était moins stérile que de Bagdad à Jengitsché. Nous ne vîmes
pas de petits villages sur la route, mais des aboiements de chiens et de
petits groupes de palmiers nous firent supposer que les habitations ne
devaient pas être bien loin. Au lever du soleil, une basse chaîne de
montagnes nous réjouit la vue, et de petites chaînes de collines
venaient de temps à autre interrompre la monotonie de la plaine.
_19 juin._ La veille, je n’avais pas été très-contente du kan de
Jengitsché; aujourd’hui, j’aurais été enchantée d’en trouver un bien
plus mauvais encore pour être au moins un peu garantie des impitoyables
rayons du soleil. Mais, à défaut d’autre abri, nous campâmes sur des
chaumes, loin de toute demeure d’homme. Le conducteur de la caravane,
pour me procurer un peu d’ombre, mit bien une petite couverture sur deux
petits pieux enfoncés dans la terre; mais la place était si petite et la
tente artificielle si faible, que j’étais obligée de me tenir assise
sans bouger, pour ne pas la faire crouler par le moindre mouvement.
Combien j’enviais les _missionnaires_ et les _naturalistes_ qui
entreprennent leurs pénibles voyages avec des chevaux de somme, des
tentes, des provisions et des domestiques!
Enfin, plus tard, quand la chaleur montant toujours dépassa quarante
degrés, je n’eus pour me rafraîchir que de l’eau tiède, du pain dur
qu’il me fallut tremper dans de l’eau pour le rendre mangeable, et un
concombre sans sel et sans vinaigre. Mais le courage et la persévérance
ne m’abandonnèrent jamais, et je ne me repentis pas un seul instant de
m’être exposée à ces privations et à ces fatigues.
A huit heures du soir nous partîmes, et à quatre heures du matin nous
fîmes halte à _Deli-Abas_. Nous avions toujours longé la basse chaîne de
montagnes. A Deli-Abas nous passâmes le fleuve Hassel sur un pont
maçonné.
_20 juin._ Ici nous trouvâmes bien un kan; mais il était dans un tel
état de dégradation qu’il nous fallut camper dehors, car dans ces ruines
les serpents et les scorpions sont à craindre. Dans le voisinage du kan
il y avait quelques douzaines de tentes arabes dégoûtantes de saleté.
Dans l’espoir de trouver autre chose que du pain, des concombres, ou de
vieilles dattes à moitié gâtées, je triomphai du dégoût que j’éprouvais,
et je pénétrai dans plusieurs de ces misérables habitations de toile.
Les Arabes m’offrirent du pain et du petit-lait. Ils avaient en outre
des poules qui, accompagnées de leurs petits, se promenaient dans les
tentes et cherchaient avidement quelques grains. J’aurais bien voulu
acheter un poulet, mais, ne me sentant pas d’humeur à le tuer et à
l’apprêter moi-même, je me contentai de mon frugal repas.
Dans ces contrées poussaient des fleurs (le fenouil sauvage) qui me
rappelèrent ma chère patrie. Chez moi je n’avais pas seulement daigné
les regarder; ici leur vue me causa beaucoup de plaisir. Je ne rougis
même pas d’avouer qu’en les apercevant mes yeux s’humectèrent, je me
penchai sur elles et je les saluai comme des amies bien-aimées.
Nous nous mîmes en route dès cinq heures du soir, car nous avions à
parcourir la station la plus dangereuse de notre voyage, et nous
désirions achever le trajet avant qu’il fît tout à fait nuit.
L’éternelle plaine sablonneuse changea en quelque sorte de caractère. De
durs cailloux sous les pieds de nos mules, des couches et des collines
de roches alternaient avec de petites éminences de terre. Beaucoup de
ces couches étaient creusées par l’eau, d’autres amenées et superposées
par alluvion. Si cette étendue n’avait été que de 150 à 200 mètres, je
l’aurais prise nécessairement pour un ancien lit de fleuve; mais, vu son
immensité, elle me faisait plutôt l’effet d’une contrée désertée par la
mer. Dans plusieurs endroits, on voyait des substances salées, dont les
douces teintes cristallisées brillaient encore au milieu des ombres
éclairées par le soleil couchant.
Cette contrée, qui a plus de cinq milles d’étendue, est dangereuse,
parce que les collines et les rochers offrent d’excellentes embuscades
aux brigands. Nos conducteurs étaient constamment à exciter nos pauvres
bêtes. On les lançait à travers les rochers et les collines avec plus de
rapidité que dans les plaines les plus unies. Sortis heureusement de ce
pays avant qu’il fût entièrement enveloppé des voiles de la nuit, nous
continuâmes ensuite notre voyage plus tranquillement.
_21 juin._ Vers une heure du matin nous longeâmes la petite ville de
_Karatappa_, dont nous n’aperçûmes que les murs. A un mille au delà,
nous campâmes encore sur des chaumes. Ici se terminèrent les plaines et
les déserts immenses, qui firent place à un pays mieux cultivé et
entrecoupé souvent de collines.
Le 22 juin nous fîmes halte dans le voisinage de la petite ville de
_Kuferi_.
Il n’y a rien à dire de toutes les petites villes turques; comme elles
sont aussi misérables les unes que les autres, on est content quand on
peut se dispenser d’y entrer. Les rues sont sales, les maisons
construites en terre glaise ou en briques non cuites. Les temples sont
insignifiants; on ne trouve dans les bazars que de misérables boutiques
remplies d’objets communs; les habitants, d’une saleté repoussante, ont
le teint assez basané. Les femmes, déjà peu favorisées par la nature,
s’enlaidissent encore à plaisir en se teignant les cheveux et les ongles
avec de l’orpin, et en se tatouant les bras et les mains. A l’âge de
vingt-cinq ans, elles paraissent déjà tout à fait fanées.
Le 23 juin, nous nous reposâmes toute la journée non loin de la petite
ville de _Dus_.
Dans ce petit trou je fus frappée des entrées basses des maisons; elles
avaient à peine un mètre de haut, de sorte que les habitants étaient
presque forcés de ramper pour pénétrer chez eux.
Le 24 juin, nous stationnâmes près de la petite ville de _Doug_.
Je vis ici un monument qui ressemblait à celui de la reine Zobéide à
Bagdad. Je ne pus savoir quel grand ou saint homme y était enseveli.
_25 juin._ A quatre heures du matin nous arrivâmes dans le pays de notre
conducteur de caravanes, petit village situé à un mille de la petite
ville de _Kerkou_. La maisonnette se trouvait avec plusieurs autres dans
une grande cour sale, qui était entourée d’un mur et n’avait qu’une
seule entrée. Cette cour ressemblait à un véritable camp; tous les
habitants y dormaient pêle-mêle avec des mules, des chevaux et des ânes.
Nos bêtes allèrent tout d’abord trouver leurs poteaux, et passèrent si
près des gens endormis que je tremblai presque pour leur sûreté; mais
ces bêtes sont circonspectes, et, comme les hommes le savent, ils ne
bougent pas le moins du monde.
Mon Arabe était absent depuis trois semaines, et ne revenait chez lui
que pour peu de temps; cependant, à part une bonne vieille, personne ne
se leva pour le saluer, et même entre lui et cette vieille, que je pris
pour sa mère, il n’y eut pas un mot affectueux d’échangé. Elle ne fit
qu’aller et venir sans aider à quoi que ce fût, et elle aurait pu rester
couchée aussi bien que les autres.
La maison de l’Arabe se composait d’une seule pièce, grande et haute,
divisée en trois parties par deux cloisons intermédiaires qui ne se
prolongeaient pas tout à fait jusqu’au mur de devant. Chacune de ces
divisions avait près de dix mètres de long sur trois mètres de large, et
servait à loger une famille. La lumière pénétrait par la porte d’entrée
commune et par deux trous pratiqués en haut, sur le devant. On m’assigna
dans une de ces cloisons une petite place pour y demeurer pendant le
jour.
Je m’attachai avant tout à me mettre au courant des rapports de famille.
Je voulus deviner les degrés de parenté. Ce fut d’abord assez difficile,
car il n’y eut d’expansion affectueuse que pour les tout petits enfants.
Ils semblaient être un bien commun à tous. Enfin je finis par découvrir
qu’il y avait dans la maison trois familles parentes entre elles: le
grand-père, un fils et une fille mariés.
Le chef de la maison, un fort beau vieillard de soixante ans, était le
père de mon conducteur. Je le savais déjà, le vieillard ayant fait
partie de notre caravane. Le père, terrible ergoteur, se disputait à
propos de la moindre bagatelle; le fils contredisait rarement et avec
calme, et faisait toujours ce que demandait le père.
Les bêtes de la caravane appartenaient à tous deux en commun, et étaient
conduites par eux, par un petit-fils de quinze ans et par quelques
valets.
Arrivé à la maison, le vieux père s’inquiéta peu des mules, se contenta
de donner des ordres et alla se livrer au repos. Il jouait parfaitement
le rôle de patriarche.
Au premier abord, le caractère de l’Arabe semble froid et réservé: je ne
vis ni le mari ni la femme, ni le père ni la fille, échanger entre eux
une parole amicale. Ils ne disaient absolument que ce qui était
indispensable. Mais ils témoignaient plus d’affection aux enfants.
Ceux-ci pouvaient crier et faire du tapage tant qu’ils voulaient, on ne
leur faisait pas le moindre mal, on ne les grondait seulement pas et on
leur passait toutes les sottises. Mais, dès que l’enfant est grand, il
doit à son tour supporter les caprices des parents, ce qu’il fait avec
patience et avec respect.
A ma grande surprise, j’entendis ici les enfants appeler leur mère
_mama_ ou _nana_, le père _baba_, et la grand’mère _été_ ou _éti_.
Les femmes restaient oisives toute la sainte journée; le soir seulement
elles se mettaient à cuire du pain.
Je trouvai leur costume très-mal disposé et fort incommode. Les manches
des chemises étaient si larges qu’il y avait entre elles et le bras
presque un demi-mètre de distance; celles du cafetan étaient plus larges
encore. Pour faire la moindre chose il leur fallait rouler leurs manches
autour de leurs bras ou bien les nouer sur leur dos; mais, comme elles
se défaisaient à tout instant, le travail était continuellement
interrompu. En outre, les bonnes gens ne regardaient pas trop à la
propreté, et se servaient de leurs manches aussi bien pour se moucher
que pour essuyer les cuillers et la vaisselle. Leur coiffure n’était pas
moins bizarre; ils enveloppent leur tête d’un grand mouchoir ployé en
deux, par-dessus lequel ils en passent deux autres; puis ils jettent un
quatrième mouchoir sur cet étrange bandeau.
Nous passâmes malheureusement deux jours dans ce triste endroit. Le
premier jour, j’eus beaucoup à souffrir. Les femmes de tout le voisinage
accoururent pour contempler l’étrangère. Elles commencèrent par examiner
et toucher mes vêtements, puis elles voulurent m’enlever mon turban de
dessus ma tête. Enfin, harcelée et excédée de ces importunités, je ne
pus me débarrasser d’elles que par un acte d’autorité. J’en saisis une
vivement par le bras et, lui faisant faire un demi-tour sur elle-même,
je la mis si vite à la porte qu’elle se trouva dehors avant qu’elle eût
eu le temps de se reconnaître. Je fis comprendre aux autres que pareille
chose les attendait. Elles me crurent sans doute plus forte que je ne
l’étais, car elles battirent en retraite.
Je traçai ensuite un cercle autour de ma place et je leur défendis de le
franchir; elles obéirent également sans répliquer.
Il ne restait plus qu’à faire entendre raison à la femme de mon
conducteur. Elle m’assiégeait toute la journée et me tourmentait sans
cesse pour lui donner quelques-uns de mes effets. Je lui fis cadeau de
quelques bagatelles, car j’avais avec moi si peu de chose que, si je
l’avais écoutée, elle aurait fini par ne me rien laisser. Par bonheur,
son mari étant rentré, je l’appelai pour me plaindre de sa femme, et je
feignis de vouloir quitter sa maison et de chercher un refuge ailleurs,
car je savais parfaitement que l’Arabe regarde le départ d’un hôte comme
un grand déshonneur. Aussitôt il se mit à gronder bien fort sa femme,
qui depuis ne m’obséda plus. En tout lieu et en tout temps je suis
parvenue à faire respecter ma volonté: tant il est vrai que l’énergie
et le sang-froid imposent aux hommes, qu’ils s’appellent Arabes,
Persans, Bédouins ou autrement.
Vers le soir je vis, à ma grande joie, mettre sur le feu une marmite qui
contenait de la viande de mouton. Depuis huit jours je n’avais vécu que
de pain, de concombres et de quelques dattes; aussi je sentais un désir
et un besoin extrêmes de me réconforter d’un mets chaud, solide et
nourrissant. Mais mon appétit commença à diminuer singulièrement quand
je vis la manière dont on préparait le ragoût. La bonne vieille (la mère
de mon conducteur) mit tremper dans un pot rempli d’eau quelques
poignées de petits grains rouges avec une quantité prodigieuse
d’oignons. Au bout d’une demi-heure, elle fourra ses mains sales dans le
pot, mêla et pressa le tout, prit successivement les grains par petites
portions dans sa bouche, les mâcha et les recracha dans le pot; puis
elle saisit un chiffon sale, fit passer la sauce et la versa par-dessus
la viande de la marmite.
Je m’étais bien proposé de ne pas toucher à ce ragoût; mais quand il fut
fait et que je sentis l’agréable odeur qu’il répandait, mon appétit se
réveilla avec une telle force que je ne pus tenir à ma première
résolution; je me rappelai d’ailleurs que j’avais déjà mangé bien des
choses qui n’avaient pas été préparées avec plus de propreté. Ce qu’il y
avait seulement de fâcheux pour le repas présent, c’est que tout s’était
passé sous mes yeux.
La soupe avait une couleur bleu foncé et un goût aigre assez prononcé,
ce qui tenait aux grains qu’on y avait mis; mais elle me fit beaucoup de
bien, et me ranima et me fortifia au point que je perdis jusqu’au
souvenir de mes fatigues.
Le lendemain soir, j’espérais qu’on nous servirait avant le départ un
repas aussi friand que celui de la veille; mais l’Arabe ne vit pas d’une
manière aussi prodigue. Il fallut nous contenter de quelques concombres
sans sel, sans vinaigre et sans huile.
_26 juin._ A neuf heures du soir nous quittâmes le petit village et
dépassâmes Kerkou. Au lever du soleil nous montâmes une petite colline,
sur le sommet de laquelle nous attendait un aspect imposant: une chaîne
de montagnes haute et majestueuse s’étendait à perte de vue le long
d’une immense vallée, et formait la ligne de démarcation entre le
Kourdistan et la Mésopotamie.
Dans cette vallée se trouvaient les plus belles fleurs: des clochettes,
des roses trémières, des immortelles et de superbes plantes acanthacées.
Parmi ces dernières, je remarquai surtout une espèce que l’on rencontre
souvent chez nous, mais qui n’y devient pas aussi belle, c’est
l’_échinops_. Leurs calices, épis ou boules, sont de la grosseur du
poing et remplis de fleurs bleues très-délicates. Çà et là on voit pour
ainsi dire des champs couverts de ces plantes. Le paysan les coupe et
les brûle pour remplacer le bois, qui est ici un article de luxe,
puisqu’on ne trouve d’arbres nulle part.
Nous vîmes aussi quelques bandes de gazelles qui, gaies et alertes,
passèrent en sautant à côté de nous.
Le 27 juin, nous campâmes dans le voisinage de la misérable petite ville
d’_Attum-Kobri_. Avant d’y arriver, nous passâmes sur deux anciens ponts
romains le petit fleuve _Sab_ (appelé par les indigènes _Attum-Su_, eau
d’or). Je vis plusieurs ponts semblables en Syrie. Ils sont bien
conservés et pourront encore longtemps témoigner de l’ancienne
domination des Romains. Leurs arches, excessivement larges et élevées,
reposent sur de puissants piliers, et toute la construction est faite en
grosses pierres de taille; seulement, la montée et la descente sont si
roides que les bêtes sont obligées de grimper comme des chats.
Le 28 juin, nous arrivâmes à la petite ville d’_Erbil_, appelée
autrefois _Arbèle_[122], où, à mon grand déplaisir, nous restâmes
jusqu’au lendemain soir. Cette petite ville est fortifiée et située sur
une colline isolée au milieu de la vallée. Heureusement nous campâmes
près de quelques maisons du faubourg, au pied de la colline. Je trouvai
une hutte occupée par quelques personnes en compagnie de deux ânes et de
plusieurs poules. La propriétaire, femme arabe d’un extérieur dégoûtant,
me céda une petite place en échange d’une faible rétribution, et ainsi
je me trouvai au moins garantie contre les rayons brûlants du soleil.
Voilà à quoi se bornèrent toutes mes aises. Comme cette hutte était,
comparativement aux autres, un vrai palais, tous les voisins s’y
tenaient constamment. Depuis le grand matin jusqu’à la nuit, où l’on
allait s’établir sur les terrasses ou bien par terre devant la
maisonnette, il y avait toujours chambrée complète. Les uns venaient
pour causer; d’autres apportaient même de la farine et pétrissaient leur
pain au milieu du cercle, pour ne rien perdre de la conversation. Au
fond de la pièce, on baignait les enfants et on faisait la chasse à leur
vermine. Au milieu du tintamarre général, les ânes se mettaient à braire
et les poules salissaient tout. Les désagréments d’une telle société
sont bien certainement pires que la faim et la soif.
A la louange de ces bonnes gens, je dois dire qu’ils se conduisirent
envers moi d’une manière extrêmement convenable, quoique ce fût un
va-et-vient constant, non-seulement de femmes, mais aussi d’hommes de la
classe la plus basse et la plus pauvre du peuple. Les femmes même me
laissèrent ici en repos.
Le soir, avant notre départ, on fit cuire de la viande de mouton dans un
chaudron où l’on avait trempé du linge sale. On ôta le linge, mais on ne
nettoya pas le chaudron, et on prépara la soupe à la viande absolument
comme dans la maison de notre conducteur.
Le 30 juin, nous fîmes halte dans le petit village de _Sab_. Nous
passâmes le grand Sab sur des bateaux d’une espèce particulière, dont
l’invention remonte certainement à la plus haute antiquité. Ils
s’appellent _rafft_ et se composent d’outres en cuir gonflées, attachées
ensemble au moyen de quelques perches sur lesquelles on pose des
planches, des joncs et des roseaux. Dans notre rafft entraient
vingt-huit outres; il avait plus de deux mètres de large, était presque
aussi long, et portait trois charges de chevaux et une demi-douzaine
d’hommes. Comme notre caravane comptait trente-deux bêtes chargées, nous
mîmes une demi-journée à les passer. Les bêtes étaient attachées quatre
ou cinq ensemble et traînées à la longe par un homme assis à
califourchon sur une outre gonflée. Aux animaux plus faibles, tels que
les ânes, on attachait sur le dos une outre à moitié gonflée.
La nuit du 30 juin au 1^{er} juillet, la dernière de notre voyage, fut
une des plus pénibles; nous fîmes une marche de onze heures. A moitié
route, nous arrivâmes à la rivière _Hasar_, appelée _Gaumil_ par les
Grecs, et célèbre par le passage d’Alexandre le Grand. La rivière étant
large, mais peu profonde, nous la traversâmes sur nos montures. Nous
longeâmes toujours, à peu près à la même distance, la chaîne de
montagnes; çà et là seulement s’élevaient quelques caps ou quelques
collines basses toutes nues. Ce qui frappe dans cette partie de la
Mésopotamie, c’est l’absence d’arbres; pendant les cinq derniers jours
je n’en vis pas un seul. On conçoit donc facilement qu’on trouve dans ce
pays beaucoup de gens qui n’en ont jamais vu. Il y a des étendues de
vingt à trente milles où il ne pousse pas le moindre arbuste. Il est
encore heureux que du moins l’eau n’y manque pas. On rencontre chaque
jour une ou deux fois des rivières plus ou moins grandes.
Ce n’est que dans les cinq derniers milles qu’on aperçoit la ville de
_Mossoul_. Elle est située au milieu d’une très-grande vallée, sur une
colline peu élevée, sur la droite du Tigre, qui est déjà ici beaucoup
plus étroit que près de Bagdad.
A sept heures du matin nous arrivâmes à Mossoul.
J’étais parfaitement allègre: cependant quinze jours s’étaient passés
depuis que je n’avais rien pris de chaud, si ce n’est deux fois la soupe
au mouton couleur d’encre, à Kerkou et à Erbil, et, sans parler des
chaleurs épouvantables, des longues traites à dos de mule et d’autres
fatigues, j’avais été forcée de garder sur moi nuit et jour les mêmes
vêtements; je n’avais pas même pu changer de linge.
Je descendis d’abord dans le caravansérai, et je me fis conduire ensuite
chez le vice-consul anglais, M. Rassam, qui, déjà instruit de mon
arrivée par une lettre du résident anglais à Bagdad, M. Rawlinson,
m’avait fait préparer une petite chambre.
Je commençai par visiter la ville, dont les curiosités n’offrent rien de
bien remarquable. Elle est entourée de fortifications et compte environ
25 000 habitants, parmi lesquels se trouvent à peine une douzaine
d’Européens. Les bazars sont vastes, mais ne brillent nullement par leur
beauté. Entre ces bazars se trouvent beaucoup de cafés et quelques kans;
les entrées des maisons sont toutes étroites, basses, et munies de
fortes portes!
Cette disposition rappelle les temps passés, où l’on n’était jamais à
l’abri de surprises hostiles. Dans l’intérieur on voit de superbes
cours, de hautes chambres carrées avec de belles entrées et des fenêtres
au vaste cintre. Les chambranles des portes et des croisées, les
escaliers et les murs des pièces du rez-de-chaussée, sont généralement
faits d’un marbre qui, sans être très-fin et très-brillant, est
cependant plus beau à voir que de la brique. Une riche carrière de
marbre se trouve tout auprès des portes de la ville.
A Mossoul, on passe également les heures brûlantes de la journée dans
les sardabs. La plus grande chaleur règne au mois de juillet, où souvent
le _samoun_ brûlant du désert voisin souffle sur la ville. Pendant mon
court séjour à Mossoul, il y mourut subitement beaucoup de monde. On
attribua cette mortalité extraordinaire à la recrudescence de la
chaleur. Les sardabs mêmes ne préservent pas contre les miasmes
continuels, car la chaleur y atteint jusqu’à 29 degrés.
La gent volatile est aussi excessivement incommodée de cette
température. Les poules et les oiseaux ouvrent leurs becs tout larges,
et tiennent leurs ailes aussi éloignées que possible de leur corps. Les
hommes sont affectés de maux d’yeux; mais les boutons d’Alep sont plus
rares à Mossoul qu’à Bagdad, et les étrangers n’en subissent pas la
fatale influence.
Tout en souffrant beaucoup de la chaleur, je me trouvai parfaitement
bien, surtout sous le rapport de l’appétit. Je crois que j’aurais pu
manger à toute heure du jour; cela tenait sans doute à la diète
rigoureuse que j’avais observée malgré moi pendant mon trajet dans le
désert.
Ce qu’il y a de plus curieux à voir à Mossoul, c’est le palais du pacha,
situé à un demi-mille de la ville. Il se compose de plusieurs édifices
avec leurs jardins, et il est entouré de beaux murs par-dessus lesquels
la vue peut s’étendre, parce que le palais est plus bas que la ville. Il
se présente bien de loin, mais il perd à être regardé de près. Dans les
jardins, il y a quelques beaux groupes d’arbres dont on apprécie
d’autant plus le charme que ce sont les seuls qu’on trouve au loin à la
ronde.
Pendant mon séjour à Mossoul, il passa par hasard beaucoup de troupes
turques. Le pacha alla au-devant d’elles à cheval et fit ensuite son
entrée dans la ville en tête des fantassins. Pour la cavalerie, elle
resta hors de Mossoul et campa le long du Tigre. Je trouvai ces troupes
infiniment mieux équipées et plus exercées que celles que j’avais vues à
Constantinople en 1842. Elles avaient des culottes blanches, des vestes
de drap bleu avec des parements rouges, de bons souliers, etc.
Dès que je fus tant soit peu reposée des fatigues de mon voyage, je
priai mon aimable hôte de me donner un domestique pour me conduire aux
ruines de Ninive. Mais, au lieu d’être réduite à un domestique, j’y
allai en compagnie d’une sœur de Mme Rassam et d’un certain M. Ross.
Nous visitâmes un matin les ruines voisines, sur la rive opposée du
Tigre, près du petit village de _Nebi-Junus_, en face de la ville, et un
autre jour, les ruines plus éloignées, situées en aval, à 18 milles, et
appelées _Tel-Nemrod_.
Au dire de Strabon, Ninive était encore plus grande que Babylone. Elle
passe pour avoir été la plus grande ville du monde. Il fallait trois
journées entières pour en faire le tour. Les remparts, défendus par
quinze cents tours, avaient plus de trente mètres de haut, et trois
voitures pouvaient y passer de front. Le roi assyrien Ninus fonda
Ninive, environ 2200 ans avant Jésus-Christ.
Aujourd’hui, tout est couvert de terre; seulement, quand le laboureur
trace des sillons dans les champs, il rencontre de temps à autre des
fragments d’une brique, quelquefois même d’un marbre. Des chaînes de
collines plus ou moins élevées, qui dominent l’immense plaine sur la
rive gauche du Tigre, et dont on n’aperçoit pas la fin, couvrent, on
peut l’assurer avec certitude, les restes de cette ville.
En 1846, la Société du musée britannique envoya un savant distingué, M.
Layard, à Mossoul, pour y faire des fouilles. C’était la première
tentative qu’on eût jamais faite, et elle réussit on ne peut mieux.
On creusa près de _Nebi-Junus_ plusieurs conduits dans les collines, et
on rencontra bientôt de grands et superbes appartements; les murs
étaient revêtus d’épais carreaux de marbre, dans lesquels on avait
taillé des reliefs de haut en bas. On y voyait des rois avec leur
couronne et leurs insignes, des divinités avec de grandes ailes, des
guerriers avec leurs armes et leurs boucliers, des prises de villes, des
marches triomphales, des cortéges de chasse, etc. Malheureusement, il
manquait aux dessins la justesse du coup d’œil et des proportions, la
noblesse des formes et la perspective. Les collines qui couronnaient les
forts étaient à peine trois fois aussi hautes que les assaillants. Les
champs touchaient aux nuages, on distinguait à peine les arbres des
nénufars, et les têtes des hommes et des animaux étaient toutes faites
sur le même modèle, et toutes de profil[123]. Sur beaucoup de murs, on
trouvait ces signes ou caractères qui forment l’écriture dite
cunéiforme, et que l’on ne rencontre que sur les monuments persans et
babyloniens.
De tous les salons et appartements découverts à cette époque, il n’y en
avait qu’un seul dont les murs, au lieu d’être incrustés de marbre,
étaient revêtus de ciment fin. Mais, malgré les plus grands soins, il
fut impossible de les conserver. Exposé à l’air, le ciment se fendit,
éclata et se détacha. A la suite du terrible incendie qui mit toute la
ville en cendres et en ruines, le marbre a été en partie calciné,
dégradé. A mesure qu’on déterre les briques, elles se cassent en
morceaux et se pulvérisent. Tant de beaux appartements, tant de marbres
couverts de peintures et d’inscriptions, ont conduit à la conviction que
ce sont là les ruines d’une ancienne demeure royale.
Beaucoup de marbres, ornés de reliefs et de caractères cunéiformes, ont
été détachés avec soin des murs, et envoyés en Angleterre. Pendant mon
séjour à Bassora, je vis près du Tigre toute une cargaison de ces
antiquités, parmi lesquelles se trouvait même un sphinx.
Au retour, nous visitâmes le village de _Nebi-Junus_, situé près des
ruines, sur une petite éminence. Il n’est curieux que par une petite
mosquée qui renferme les cendres du prophète Jonas, et où des milliers
de fidèles se rendent tous les ans en pèlerinage.
Dans cette excursion, nous passâmes par beaucoup de champs où l’on était
occupé à séparer le blé de la paille, par un procédé tout particulier.
On se servait pour cela d’une machine composée de deux cuves en bois,
entre lesquelles on avait pratiqué un cylindre avec huit ou douze longs
couteaux ou couperets, larges et émoussés. La machine ressemblait à un
petit traîneau de paysan, et deux chevaux ou deux bœufs la tournaient
sur des bottes de blé, défaites et étalées, jusqu’à ce que tout fût
réduit en paille hachée. Cette paille était ensuite jetée en l’air par
pelletées, pour que le vent la séparât des grains.
Nous terminâmes cette excursion par la visite des sources sulfureuses
qui se trouvent presque au pied des murs de Mossoul. Ces eaux minérales
ne sont pas chaudes; cependant elles semblent renfermer beaucoup de
soufre, car on le sent de loin. Elles jaillissent dans des bassins
formés par la nature, qu’on a entourés de murs de près de trois mètres
de hauteur. Tout le monde peut s’y baigner, sans bourse délier; car ici,
on n’est pas aussi économe ni aussi avare qu’en Europe des dons de la
nature. Certaines heures sont conservées aux femmes, d’autres aux
hommes.
Le lendemain, nous allâmes à cheval jusqu’à la mosquée Elkosch, située
près de la ville, et où Sem, fils de Noé, a trouvé une sépulture. On ne
nous permit pas de pénétrer dans ce sanctuaire, ce qui ne fut sans doute
pas une grande perte pour nous, car tous ces monuments se ressemblent
et ne se distinguent les uns des autres ni par la structure ni par
l’ornementation intérieure.
Les fouilles de Ninive sont faites sur une plus grande échelle près de
_Tel-Nemrod_, contrée où les buttes sont plus nombreuses et plus
serrées. Tel-Nemrod est situé à dix-huit milles au-dessous de Mossoul.
Un soir, nous nous mîmes dans un rafft artistement fait, et nous
descendîmes au clair de lune, le long des rives peu attrayantes du
Tigre. Au bout de sept heures, environ à une heure du matin, nous
abordâmes près d’un misérable village qui porte le nom orgueilleux de
_Nemrod_. Nous éveillâmes quelques-uns des habitants, tous couchés
devant leurs cabanes; nous fîmes allumer du feu, et nous campâmes
jusqu’à l’aube du jour, sur quelques tapis que nous avions apportés avec
nous.
Au petit jour, nous montâmes à cheval (on trouve des chevaux dans tous
les villages), et nous nous rendîmes à l’endroit où se faisaient les
fouilles, à un mille du village. Nous vîmes beaucoup de buttes
découvertes, mais non pas comme à Herculanum, près de Naples, des
maisons, des rues, des places entières, et même la moitié d’une ville.
Ici, on n’a mis au jour que des salons isolés, ou tout au plus trois ou
quatre pièces contiguës, dont les murs extérieurs ne sont pas même
dégagés de la terre, et où l’on ne voit ni fenêtres ni portes.
Les objets découverts ressemblent tout à fait à ceux que l’on rencontre
dans le voisinage de Mossoul, seulement on les trouve en plus grande
quantité. Je vis, en outre, quelques divinités et quelques sphinx
taillés en pierre. Les premières représentaient des animaux à tête
humaine; elles étaient à peu près de la grosseur d’un éléphant. On avait
trouvé quatre de ces statues, mais deux étaient extrêmement endommagées.
Les autres, sans être en très-bon état, étaient cependant assez bien
conservées pour que l’on pût s’apercevoir qu’à l’époque où elles ont
été faites, la sculpture n’était pas encore arrivée à un haut degré de
perfection. Les sphinx étaient petits, et avaient malheureusement encore
plus souffert que les taureaux divins.
Peu de temps avant mon arrivée, un obélisque peu élevé, un petit sphinx
bien conservé, ainsi que d’autres objets, avaient été envoyés en
Angleterre.
Les fouilles commencées près de Tel-Nemrod ont été interrompues depuis
un an, et M. Layard a été rappelé à Londres. Dans la suite, on ordonna
même de combler les places découvertes, parce que les Arabes nomades
commençaient à tout endommager. Quand nous arrivâmes à Tel-Nemrod, on
avait déjà exécuté en partie cet ordre, mais bien des endroits restaient
encore à découvert.
Près de Nebi-Junus, on continue toujours les fouilles, auxquelles est
affectée une somme annuelle de cent livres sterling.
Le résident anglais à Bagdad, M. Rawlinson, s’est familiarisé d’une
manière toute particulière avec l’étude de l’écriture cunéiforme. Il la
déchiffre parfaitement, et on lui doit beaucoup de traductions.
Nous revînmes à Mossoul en cinq heures et demie. On ne saurait se faire
une idée de ce que peuvent supporter les chevaux arabes. On ne leur
accorda à Mossoul qu’un quart-d’heure de repos, on ne leur donna que de
l’eau, et pendant la plus grande chaleur du jour, ils furent obligés de
faire le trajet de retour (18 milles).
M. Ross me raconta que cela n’était rien comparativement aux courses
qu’on fait faire aux chevaux de poste. Les stations que ces pauvres
bêtes ont à parcourir sont éloignées de douze à dix-huit lieues (chaque
lieue est évaluée à quatre milles anglais). On peut voyager de cette
manière en poste de Mossoul, par Tokat, jusqu’à Constantinople. Les
meilleurs chevaux arabes se trouvent autour de Bagdad et de Mossoul.
Un chargé d’affaires de la reine d’Espagne venait justement d’acheter
douze superbes chevaux de race (huit juments et quatre étalons), dont le
plus cher revenait sur les lieux à cent cinquante livres sterling. Ils
étaient placés dans l’écurie de M. Rassam. Leurs belles têtes à longue
et mince encolure, leurs corps sveltes et leurs pieds délicats, auraient
enthousiasmé tout amateur de chevaux.
Enfin, à Mossoul, je pouvais, sinon sans grands dangers, du moins avec
l’espoir de mener à fin mon entreprise, songer à faire le voyage de
Perse si ardemment désiré. Je cherchai une caravane allant à Tauris.
Malheureusement je n’en trouvai aucune qui s’y rendît directement. Il
fallut donc me résigner à des haltes forcées et à de longs détours, ce
qui était d’autant plus fâcheux que je ne devais, à ce qu’on me disait,
rencontrer aucun Européen pendant tout le trajet.
Ces considérations ne me firent point reculer. M. Rassam fit prix en mon
nom pour le trajet de Mossoul à Ravandus, et me donna une lettre de
recommandation pour un des naturels du pays. Je me fis un petit
vocabulaire de mots arabes et persans, et le 8 juillet, avant le coucher
du soleil, je quittai l’aimable famille Rassam.
Au moment de partir, je ne pus me défendre d’une certaine inquiétude, et
je n’osai guère me flatter d’un heureux succès. Aussi, j’envoyai de
Mossoul en Europe mes papiers et mes notes, afin que, si l’on me
dévalisait et me tuait, le journal de mon voyage parvînt du moins à mes
fils[124].
[Illustration]
CHAPITRE XX.
Voyage en caravane à Ravandus.--Arrivée et séjour à Ravandus.--Une
famille kourde.--Suite du voyage, Sanh-Bulak, Oromia.--Les
missionnaires américains.--Kutschié.--Trois brigands
magnanimes.--Les kans persans et les bongolos anglais.--Arrivée à
Tauris.
Le 8 juillet 1848, sur le soir, le conducteur de la caravane vint me
chercher. Il avait l’air si peu recommandable que je me serais à peine
risquée à faire un mille en sa compagnie, si l’on ne m’avait pas assuré
que c’était un homme très-connu sur la place. Il avait pour costume des
haillons en lambeaux, et tout à fait la mine d’un brigand. Ali, tel
était son nom, me dit que les gens et les bagages étaient partis en
avant, et qu’ils campaient dans le kan à Nebi-Junus pour y passer la
nuit. On devait se mettre en route avant le lever du soleil. Je trouvai
trois hommes avec quelques bêtes de somme. Les hommes (des Kourdes)
n’avaient pas meilleure mine qu’Ali, si bien que je ne pouvais pas me
promettre grand’chose de bon de leur compagnie. Je m’établis pour la
nuit dans une cour sale du kan, mais j’avais un peu peur, et je ne
dormis pas beaucoup.
Le matin, je vis avec beaucoup d’étonnement qu’on ne faisait aucun
préparatif de départ. J’en demandai la raison à Ali, et je reçus pour
réponse que tous les voyageurs n’étaient pas réunis, qu’aussitôt qu’ils
arriveraient on partirait immédiatement. Espérant que ce délai ne serait
pas long, je n’osai pas quitter mon misérable gîte pour retourner à
Mossoul, dont je n’étais éloignée que d’un mille. Mais tout le jour se
passa à attendre, et les bonnes gens n’arrivèrent que le soir. Ils
étaient cinq, parmi lesquels un qui semblait riche, car il avait avec
lui deux domestiques et revenait d’un pèlerinage. Enfin, à dix heures du
soir, on partit. Après une marche de quatre heures, nous traversâmes
quelques chaînes de collines qui forment la ligne de démarcation entre
la Mésopotamie et le Kourdistan, nous passâmes par plusieurs bourgades,
et, le 10 juillet au matin, nous arrivâmes à _Secani_. Ali ne fit point
halte dans le village même, qui est situé près de la jolie rivière de
Kasir, mais de l’autre côté de la rivière, sur une colline, près de
quelques huttes abandonnées et à moitié tombées en ruine. Je courus
aussitôt à une des moins délabrées pour m’y assurer une bonne place, et
j’en trouvai heureusement une où le soleil ne pénétrait pas par le toit,
bien qu’il fût troué comme un crible. Le bon pèlerin, entré
immédiatement après en boitant, voulut m’en disputer la possession; mais
je jetai aussitôt mon manteau par terre et m’étendis dessus sans bouger
de place, sachant fort bien que le musulman n’use jamais de violence
envers une femme, pas même envers une chrétienne. En effet, ce que
j’avais pensé arriva. Il abandonna la place et s’en alla en grommelant.
Un des marchands en usa tout autrement à mon égard. S’étant aperçu que
je n’avais pour toute nourriture que du pain sec, tandis que lui, il
mangeait des concombres et des melons sucrés, il me donna un concombre
et un melon, et ne voulut pas recevoir d’argent. Le pèlerin fit un repas
aussi frugal que le marchand; cependant il n’aurait eu qu’à envoyer un
des domestiques au village pour faire chercher de la volaille, des œufs,
etc. La tempérance de ces gens est vraiment étonnante!
A six heures du soir, nous nous remîmes en route, et pendant les trois
premières heures nous montâmes sans cesse. Le sol était stérile et
couvert de pierres éboulées, qui, toutes pleines de trous, ressemblaient
à une ancienne lave durcie.
Vers les onze heures du matin, nous entrâmes dans une grande et belle
vallée, où la pleine lune reflétait sa brillante lumière. Nous voulûmes
faire halte en cet endroit, et ne pas continuer de voyager la nuit, car
notre caravane était peu nombreuse, et le Kourdistan est très-mal famé.
Nous passions par des chaumes, tout près de tas de blé amoncelés les uns
sur les autres. Tout à coup, une demi-douzaine d’hommes vigoureux, armés
de gros bâtons, s’élancèrent de derrière ces tas de blé comme d’une
embuscade. Ils saisirent nos chevaux par la bride, et, brandissant leurs
bâtons, nous apostrophèrent d’une manière terrible. J’étais fermement
convaincue que nous étions tombés entre les mains d’une bande de
brigands, et je me félicitais de l’heureuse idée que j’avais eue de
laisser à Mossoul les richesses que j’avais recueillies à Babylone et à
Ninive. Mes autres effets pouvaient facilement se remplacer. Cependant
un des nôtres venait de sauter de cheval, avait saisi un des hommes au
collet, et, le mettant en joue avec un pistolet chargé, menaçait de
faire feu. Cet acte de vigueur eut un excellent effet. Les brigands
abandonnèrent aussitôt l’offensive, se mirent à causer avec nous d’une
manière amicale, et nous indiquèrent même un bon campement; pour ce
service, ils réclamèrent un petit _buksish_ (pourboire) qu’on ne leur
refusa pas. On fit une collecte générale; mais, comme j’étais une femme,
on me fit la galanterie de ne me rien demander.
Nous passâmes ici les heures de la nuit, mais non pas sans être sur nos
gardes, car on ne se fiait pas à la paix jurée.
_11 juillet._ A quatre heures, nous nous remîmes en route et, après une
course de six heures sur nos montures, nous arrivâmes au petit village
de _Selik_. Nous traversâmes plusieurs villages d’un misérable aspect.
Le plus léger coup de vent aurait suffi pour renverser les huttes,
construites de jonc et de paille. Le costume du peuple se rapproche de
celui de l’Orient; tous étaient bien pauvrement et salement vêtus, on
peut même dire déguenillés.
Près de Selik, nous eûmes la surprise de voir quelques figuiers et un
autre arbre d’une espèce plus grande. Dans ce pays, les arbres sont
regardés comme des objets de curiosité. Les montagnes qui nous
entouraient étaient nues et pelées, et, dans les vallées, on ne voyait
pousser que quelques artichauts sauvages, ou des plantes acanthiacées et
des immortelles.
Le noble pèlerin se permit de vouloir m’assigner ma place sous le grand
arbre où campait le gros de la caravane. Je ne daignai pas lui faire de
réponse, et j’allai m’établir sous un des figuiers. Ali, qui valait
beaucoup mieux que sa figure, m’apporta un pot de petit-lait. Aussi ce
jour mérite d’être rangé au nombre des meilleurs.
Plusieurs femmes du village vinrent me voir et me demandèrent de
l’argent; mais je n’en donnai à aucune; car je savais par expérience
qu’en donnant à l’une d’elles, on était assailli par toutes les autres.
Un jour, j’eus le malheur de donner ma bague à une petite fille;
aussitôt je me trouvai obsédée, non-seulement par toutes les petites
filles, mais aussi par leurs mères et leurs aïeules. J’eus toutes les
peines du monde à les empêcher de visiter mes poches de force. Depuis ce
temps, je fus plus circonspecte. Une des femmes de Selik, ayant vu sa
demande repoussée, donna à sa voix suppliante un son si menaçant, que je
fus enchantée de ne pas me trouver seule avec elle.
A quatre heures de l’après-midi, nous quittâmes Selik. Le pèlerin se
sépara de nous, et la caravane se trouva réduite à cinq hommes. Au bout
d’une heure et demie, nous arrivâmes à une éminence d’où nous eûmes la
vue d’une vaste campagne accidentée et bien cultivée. Le sol du
Kourdistan est infiniment supérieur à celui de la Mésopotamie. Aussi,
le pays est-il beaucoup plus peuplé, et on rencontre souvent des
villages sur la route.
Bien avant la nuit tombante, nous arrivâmes à une vallée qui se
distinguait par de fraîches rizières, de beaux buissons, du jonc et de
verts roseaux. Un gai ruisseau coulait à côté de nous; la chaleur ayant
fait place aux ombres du soir, il ne nous restait rien à désirer pour le
moment. Mais notre joie ne dura pas longtemps. Un des marchands se
sentit tout à coup saisi d’une si violente indisposition, qu’il fallut
nous arrêter sur la route. Il tomba presque de sa mule, s’affaissa
aussitôt sur lui-même et ne bougea plus. On le couvrit de tapis, mais on
ne put rien faire de plus pour lui, car on n’avait ni médicaments ni
quoi que ce fût pour le soulager. Heureusement, il s’assoupit et finit
par s’endormir après une couple d’heures. Nous nous blottîmes par terre
et nous suivîmes son exemple.
_12 juillet._ Notre malade avait recouvré la santé. Cela nous fut
doublement agréable; car nous avions à traverser des routes
excessivement montueuses et pierreuses. Il nous fallut, au lieu de
suivre les vallées, les côtoyer en gravissant et descendant sans cesse
des côtes escarpées, car le fond était entièrement occupé par un fleuve
au cours irrégulier, le Badin, qui tournait comme un serpent, et formait
de nombreuses sinuosités. Dans la vallée fleurissaient des grenadiers et
des oléandres; des vignes sauvages grimpaient contre des arbres et des
buissons, et des mélèzes croissaient sur les pentes des collines.
Après une course de six heures, fatigante et même périlleuse, nous
parvînmes à un passage du fleuve Badin; mais notre rafft était si petit
qu’il ne put transporter à la fois que deux personnes et peu de bagages.
Aussi mîmes-nous quatre heures pour traverser le fleuve. Non loin de cet
endroit, nous passâmes la nuit à _Vakani_.
_13 juillet._ Toute la journée, nous eûmes encore de mauvais chemins.
Il nous fallut gravir un formidable col de montagnes. On ne voyait de
tous côtés que pierres et rochers; mais, à ma grande surprise, je
remarquai que dans beaucoup d’endroits les pierres avaient été enlevées,
et que le moindre coin de terre avait été utilisé. Par-ci par-là il y
avait aussi de petits chênes rabougris. Toute cette contrée me rappelait
le sol montagneux de Trieste.
Quoiqu’il n’y eût pas de villages le long du chemin, le pays ne devait
cependant pas en manquer; car sur beaucoup de hauteurs, surtout celles
qui étaient ombragées de chênes, je trouvai de grands emplacements
disposés pour des sépultures. Dans tout le Kourdistan, on établit les
cimetières sur des points très-élevés.
Aujourd’hui, nous ne fîmes pas plus de sept heures de marche, et nous
nous arrêtâmes dans une vallée excessivement pittoresque, appelée
_Halifan_: elle est entourée de hautes et belles montagnes, qui, d’un
côté, s’abaissent insensiblement, tandis que de l’autre elles s’élèvent
d’une manière roide et escarpée. Tout était en fleurs dans la vallée; le
chaume alternait avec des tapis de verdure, des plantations de riz et de
tabac. Le village, adossé au pied d’une colline riante, était entouré de
peupliers, et un torrent impétueux d’eau claire comme le cristal, après
s’être frayé de force un passage dans un profond ravin, coulait
paisiblement dans la délicieuse vallée. Vers le soir, on voyait rentrer
de nombreux troupeaux de vaches, de brebis et de chèvres, qui le jour
paissaient sur les coteaux et sur les pentes des montagnes.
Nous allâmes camper loin du village. Je ne pus rien trouver à manger
avec mon pain sec, et je n’eus d’autre couche que la dure motte de terre
sur le chaume. Cependant, cette soirée compte parmi les plus belles de
ma vie; car le paysage qui m’entourait me dédommagea amplement de toutes
mes privations.
_14 juillet._ Ali ne nous accorda que la moitié de la nuit. Dès les
deux heures du matin, il nous fallut remonter à cheval. A quelques
centaines de pas de notre dernier gîte, nous entrâmes dans un défilé de
montagnes imposant. Les flancs élevés s’ouvraient pour livrer passage au
torrent et à un sentier étroit. Heureusement, la lune brillait du plus
vif éclat; autrement, il aurait été presque impossible aux bêtes les
plus exercées de gravir ce chemin étroit et périlleux, entre les pierres
roulées et les masses de rochers éboulés. Nos montures grimpèrent comme
des chamois sur les rebords aigus des flancs escarpés, et, d’un pas sûr,
nous firent passer près d’horribles abîmes, où le torrent se précipitait
de rocher en rocher avec un fracas épouvantable. Cette scène au milieu
de la nuit faisait frissonner et avait quelque chose de si saisissant,
que mes grossiers compagnons de voyage se turent involontairement. Nous
avançâmes sans proférer un seul mot, et ce silence de mort n’était
interrompu que par les pas retentissants de nos bêtes, et le bruit de
quelques pierres qui se détachaient sous leurs pieds et roulaient dans
l’abîme.
Nous pouvions avoir marché ainsi plus d’une heure, quand tout à coup la
lune se voila, de gros nuages de pluie s’amoncelèrent au-dessus de nos
têtes, et bientôt nous fûmes enveloppés de ténèbres si épaisses, qu’à
peine pouvions-nous voir à quelques pas devant nous. Le guide qui
marchait à notre côté battait à tout instant le briquet, pour éclairer
tant soit peu le sentier à l’aide des étincelles jaillissantes. Mais
cela ne nous fut pas d’un grand secours. Les bêtes commencèrent à
trébucher et à glisser. Obligés de nous arrêter, nous restâmes, l’un
derrière l’autre, immobiles et comme transformés soudain en pierres par
un coup de baguette.
Avec l’aurore, nous revînmes à la vie, et nous pressâmes gaiement le pas
de nos bêtes.
De toutes parts, dans un assez vaste rayon formant un superbe
amphithéâtre, ce n’étaient que pics et collines d’une beauté
ravissante. Des deux côtés de la route se dressaient, à de grandes
hauteurs, les flancs de rochers escarpés; devant et derrière nous, des
montagnes s’entassaient les unes au-dessus des autres, et au fond, la
perspective de ce tableau pittoresque était formée par un colosse
gigantesque tout couronné de neige. Ce défilé s’appelle _Ali-Bag_. Nous
montâmes sans discontinuer pendant trois heures et demie.
En approchant du plateau, nous aperçûmes à plusieurs endroits de petites
taches de sang; nous n’y fîmes d’abord que peu d’attention, car un
cheval ou un mulet pouvait s’être blessé contre une pierre et avoir
laissé ces traces. Mais bientôt nous arrivâmes à une place tout à fait
couverte de grosses taches. A cette vue, saisis d’une grande terreur,
nous cherchâmes à nous expliquer la cause de cette traînée de sang; en
plongeant nos regards dans le fond, nous découvrîmes deux cadavres. L’un
était accroché à cent pieds de la pente inclinée du pan de rocher;
l’autre avait roulé plus bas, et était à moitié caché par une saillie du
roc. Nous nous empressâmes de nous soustraire par la fuite à ce hideux
spectacle, que je ne pus, de plusieurs jours, effacer de ma mémoire.
Sur le plateau, toutes les pierres étaient percées de trous, comme si
d’autres pierres y étaient renfermées; mais en descendant, nous n’eûmes
plus occasion d’observer ce phénomène.
Dans la vallée, de l’autre côté du plateau, il y avait des ceps de
vigne, mais qui, faute d’appuis, ne s’élevaient pas beaucoup au-dessus
de terre.
Notre route continuait toujours au milieu des montagnes. Nous
descendions souvent dans des vallées, mais nous gravissions aussi plus
d’une hauteur. Enfin nous arrivâmes à un petit plateau qui s’abaissait
des deux côtés. Sur ce plateau était un petit village composé de huttes
de feuillage, et on voyait des fortifications sur les cimes de deux
montagnes voisines.
Mes compagnons de voyage restèrent dans cet endroit; mais Ali
m’accompagna encore pendant une demi-heure jusqu’à la petite ville de
_Ravandus_, qu’on n’aperçoit de ce côté que quand on y a déjà presque
pénétré.
On est frappé de la vue de cette ville, qui, sans être plus belle que
d’autres villes turques, se distingue par sa position toute
particulière. Placée sur un cône à pic isolé, et entourée de montagnes,
ses maisons sont construites en forme de terrasses les unes au-dessus
des autres, et ont des toits plats recouverts de terre bien foulée, qui
les font ressembler à des rues ou à des places étroites. Elles servent
aussi en partie de rues aux rangées de maisons supérieures, et souvent
on a de la peine à distinguer les rues des toits. Sur beaucoup de
terrasses, on a pratiqué des cloisons de feuillage derrière lesquelles
couchent les habitants. Le bas de la colline est entouré d’un mur
d’enceinte fortifié.
Quand j’aperçus ce nid d’aigle, je n’éprouvai pas une grande
satisfaction; je craignais que ce ne fût une mauvaise étape, et
malheureusement chaque pas que je fis en avant ne me confirma que trop
dans cette pensée. En effet, Ravandus était une des plus misérables
villes que j’eusse jamais rencontrées. Ali me conduisit par un triste
bazar dans une petite cour sale que je pris pour une écurie, mais qui
n’était rien moins que le kan; et enfin, quand je fus descendue de
cheval, il me mena dans un sombre taudis, où le marchand à qui j’étais
recommandée était assis par terre. Ce marchand, nommé Mansar, le premier
négociant de Ravandus, resta tout un quart d’heure à lire le billet de
quelques lignes que je lui apportais, et finit par me saluer en répétant
à plusieurs reprises: _Salem!_ ce qui veut dire: Sois le bienvenu!
Il pressentait sans doute, le digne homme, que je devais encore être à
jeun, car il eut l’humanité de faire servir sans retard un déjeuner
composé de pain, de mauvais fromage de lait de brebis et de melons. On
mangeait toutes ces choses à la fois. Ma faim s’accommoda parfaitement
de cette méthode. Aussi je mangeai sans désemparer; mais je fus loin de
m’acquitter aussi bien de la conversation. Mon hôte ne savait aucune
langue de l’Europe, et moi j’ignorais les langues de l’Asie. Réduite au
langage des signes, je m’efforçai de lui expliquer de mon mieux que je
désirais partir le plus tôt possible. Il me promit de faire tout ce qui
était en son pouvoir, et m’assura que pendant mon séjour à Ravandus il
prendrait soin de moi, que n’étant pas marié il ne pouvait me recevoir
chez lui, mais qu’il me logerait dans la maison d’un de ses parents.
En effet, après le déjeuner il me conduisit dans une maison qui
ressemblait à celle de l’Arabe de Kerkou, si ce n’est que la cour était
très-petite et remplie d’immondices. Sous la porte cochère et sur de
sales couvertures étaient accroupies quatre femmes dégoûtantes,
couvertes à moitié de haillons et jouant avec de petits enfants. Je fus
obligée de me blottir à côté d’elles, et, m’examinant des pieds jusqu’à
la tête, elles me soumirent à des investigations d’une excessive
curiosité. Je supportai tout cela pendant quelque temps; mais enfin, à
bout de patience, je m’échappai de cette attrayante compagnie pour
chercher un endroit de refuge, et pour réparer un peu le désordre de ma
toilette. Il y avait déjà six jours que je n’avais quitté mes vêtements,
et cela par une chaleur beaucoup plus étouffante que celle que j’avais
endurée sous la ligne. Je découvris une pièce sale et sombre qui,
indépendamment du dégoût qu’elle me causait, me faisait craindre d’y
trouver des insectes et principalement des scorpions, que je redoutais
par-dessus tout. J’avais lu dans plusieurs relations que leur nombre
était infini dans ces régions brûlantes, et je m’étais d’abord figuré
que partout il devait y en avoir. Peu à peu mes craintes diminuèrent,
car je n’en rencontrai pas dans les endroits les plus sales, dans les
ruines, dans les cours et les sardabs. En somme, je ne vis dans tout ce
long voyage que deux scorpions; mais j’eus beaucoup à souffrir de la
vermine, qu’on ne parvient à détruire qu’en brûlant les habits et le
linge.
A peine eus-je pris possession de mon misérable réduit, que les femmes
vinrent m’y pourchasser. Elles furent suivies d’une ribambelle d’enfants
et de plusieurs voisines qui avaient entendu parler de l’arrivée d’une
_Inglesi_[125]. Je me trouvai encore plus mal que sous la porte cochère.
Enfin, une des femmes eut l’heureuse idée de m’offrir un bain,
proposition que j’acceptai avec une grande joie. On prépara de l’eau
chaude et on me fit signe de venir. J’entrai dans l’étable aux brebis,
qui n’avait pas été nettoyée depuis des années, ou peut-être même depuis
qu’elle avait été faite. On mit à côté l’une de l’autre deux pierres sur
lesquelles je devais me placer, pour être inondée d’eau en présence de
toute la compagnie, qui me suivait comme mon ombre. Je signifiai à tout
ce monde de sortir, en déclarant que je saurais bien me rendre ce
service à moi-même. Enfin, les voilà partis; mais par malheur l’étable
n’avait pas de porte, et je restai exposée aux regards de cette foule
indiscrète. Aussi me fallut-il renoncer au plaisir que je m’étais promis
de me nettoyer et de me rafraîchir: car, comme on pense, je ne pus me
résigner à me baigner en public.
Je passai quatre jours parmi ces gens, les jours dans un trou sombre,
les soirées et les nuits sur la terrasse. Je fus contrainte, comme mon
hôtesse, de rester toujours blottie par terre; quand j’avais quelque
chose à écrire, mes genoux me servaient de table. Tous les jours on
disait: «Il partira demain une caravane.» Hélas! ce n’était que pour me
faire prendre patience; on voyait combien j’étais ennuyée et
tourmentée. Les femmes rôdaient toute la journée autour de moi; quand
elles cessaient de dormir ou de bavarder, elles se disputaient avec les
enfants. Elles aimaient mieux courir en haillons sales que de
raccommoder et de laver leurs effets. Les enfants tyrannisaient
singulièrement leurs parents, que pourtant ils ne battaient pas; mais
quand ils voulaient quelque chose et qu’on ne le leur donnait pas, ils
se roulaient par terre, frappaient autour d’eux des mains et des pieds,
criaient et hurlaient jusqu’à ce qu’on les eût contentés.
On ne faisait pas de repas réguliers pendant le jour; mais, en échange,
les femmes et les enfants étaient sans cesse à grignoter, à se bourrer
de pain, de concombres, de melons et de petit-lait. Le soir on se
baignait; tout le monde se lavait les mains, la figure et les pieds,
cérémonie qu’on répétait trois ou quatre fois avant la prière. Mais on
manquait de dévotion réelle; au milieu de la prière on jasait à droite
et à gauche! A parler vrai, n’en est-il pas de même chez nous?
Quelque grossiers que fussent les défauts de ces malheureux, je les
trouvai cependant très-bons et très-débonnaires. Ils ne se fâchaient pas
lorsqu’on les reprenait, ils sentaient leurs défauts et me donnaient
toujours raison quand je leur disais et leur expliquais quelque chose.
Ainsi la petite Ascha, enfant de sept ans, était très-mal élevée. Quand
on lui refusait ce qu’elle demandait, elle se jetait aussitôt par terre,
criait d’une manière affreuse, se roulait dans la boue et dans l’ordure,
et touchait de ses mains sales le pain, le melon et tout ce qui lui
tombait sous la main. J’essayai de lui faire comprendre combien une
pareille conduite était choquante, et j’y réussis au delà de mon
attente. Pour la corriger de ses méchancetés, je me mis à gesticuler
comme elle. L’enfant me regarda avec la plus grande surprise. Je lui
demandai si cela lui semblait beau. Elle comprit ce qu’il y avait de
vilain dans cette manière d’agir, et de ce moment je n’eus plus guère
besoin de la singer. Je l’habituai également à la propreté. Quand elle
s’était lavée avec beaucoup de soin, elle accourait gaiement me montrer
sa figure et ses petites mains. Aussi s’attacha-t-elle tellement à moi
dans ces quelques jours, qu’elle ne me quittait presque plus et qu’elle
cherchait par tous les moyens à m’être agréable.
J’eus autant de succès auprès des femmes. Après leur avoir montré leurs
robes déchirées, j’allai chercher une aiguille et du fil, et je leur
appris à les raccommoder. Elles goûtèrent ma leçon, et bientôt il y eut
une petite école de couture organisée autour de moi.
Que de bien on pourrait faire dans ce pays si on en savait la langue, et
si on avait la ferme volonté de répandre l’instruction parmi ces
infortunés! Il ne faudrait pas seulement s’occuper des enfants, mais
aussi des parents! Quel beau champ s’ouvrirait aux missionnaires s’ils
pouvaient se résoudre à vivre parmi ces hommes et à tenter de triompher
de leurs défauts par la charité et la patience! Mais, au lieu de
pénétrer eux-mêmes dans l’intérieur des familles de ce malheureux
peuple, ils lui consacrent tout au plus quelques heures de la journée et
font venir leurs disciples chez eux.
Les femmes et les filles, dans les pays de l’Asie, ne reçoivent pas
d’instruction; celles qui habitent les villes s’occupent peu ou pas du
tout, et sont presque toute la journée abandonnées à elles-mêmes. Les
hommes vont, avec le lever du soleil, au bazar où ils ont leurs
boutiques ou leurs ateliers; quant aux garçons déjà grands, ils vont à
l’école ou bien ils accompagnent leurs pères, et ce n’est qu’au coucher
du soleil que tout le monde rentre. A ce moment, il faut que le mari
trouve les tapis étendus sur la terrasse, le repas préparé, le narguileh
allumé. Il joue alors un peu avec les enfants, qui doivent s’éloigner
avec leurs mères pendant le repas. Les femmes ont plus de liberté et de
distractions dans les villages, où elles prennent d’ordinaire une part
active aux affaires de la maison. On dit, dans ce pays comme chez nous,
que le peuple des campagnes a plus de moralité que celui des villes.
Le costume des Kourdes riches est celui des Orientaux; mais celui des
gens du peuple en diffère un peu. Les hommes portent de larges pantalons
de toile, et par-dessus, une chemise qui descend jusqu’aux hanches, et
qu’une ceinture retient au milieu. Souvent ils passent encore par-dessus
la chemise une veste sans manches, faite d’une étoffe de coton brun
grossier, coupée en bandes larges comme la main, et réunies entre elles
par de larges coutures. D’autres portent, au lieu de pantalons blancs,
un pantalon bleu d’une extrême laideur, qui n’est proprement qu’un vaste
sac informe avec deux trous pour passer les pieds. La chaussure se
compose, ou de très-grands souliers d’une laine blanche et grossière
ornée de trois houppes, ou de bottes courtes très-larges, en cuir rouge
ou jaune, qui ne montent pas plus haut que la cheville et qui sont
garnies de grands fers d’un pouce de hauteur. Pour coiffure ils ont un
turban.
Les femmes portent de longs et larges pantalons blancs, des chemises
bleues qui descendent souvent à cinquante centimètres sur les jambes, et
que l’on retrousse au moyen d’une ceinture. Par derrière, un grand châle
bleu les couvre depuis la nuque jusqu’aux mollets. Elles portent, comme
les hommes, des bottes garnies de fers. Elles roulent autour de leur
tête des mouchoirs noirs en forme de turbans, ou bien elles portent des
turbans rouges dont le fond très-large est couvert d’un cercle de
monnaies d’argent. Autour de ce turban, elles roulent un petit mouchoir
de soie de couleur, et par-dessus, elles mettent une guirlande de
courtes franges de soie noire. Cette guirlande ressemble à une belle et
riche fourrure, et elle est posée de manière à former un riche diadème
et à laisser le front dégagé. Les cheveux tombent par-dessus les
épaules en beaucoup de minces tresses, et du turban descend par derrière
une grosse chaîne d’argent. Il est difficile de trouver une coiffure qui
aille mieux.
Les femmes et les filles vont la figure découverte, et j’ai vu à
Ravandus plusieurs belles jeunes filles d’une noble physionomie. Leur
teint est un peu brun, les cils et les sourcils sont teints avec de
l’orpin en noir et les cheveux en brun rouge. Parmi le bas peuple, on
voit encore par-ci par-là de petits anneaux passés dans les narines.
M. Mansur me fit donner une très-bonne nourriture. Le matin, on me
servait du petit-lait, du pain et des concombres, quelquefois même des
dattes rôties au beurre, que je ne trouvais pas très-bonnes au goût. Le
soir, on me donnait du mouton au riz ou bien une macédoine de riz,
d’orge, de maïs, de concombres, d’oignons et de hachis. Comme je me
portais bien et que j’avais bon appétit, tout cela me parut excellent.
L’eau et le petit-lait se prennent très-froids, car on y jette toujours
un morceau de glace. La glace ne se trouve pas seulement en grande
quantité dans les villes, mais aussi dans le plus petit village. Elle
vient de la montagne voisine. Les habitants en mangent souvent de gros
morceaux avec délice.
Tout en reconnaissant la peine que se donnaient M. Mansur et ses parents
pour me rendre mon séjour à Ravandus, sinon très-agréable (comme ils le
croyaient), du moins supportable, je n’en fus pas moins agréablement
surprise quand Ali vint un matin m’apprendre qu’il avait trouvé à faire
un petit transport pour _Sauh-Bulak_ (à 70 milles), endroit qui se
trouvait sur ma route. Le même soir je me rendis dans le caravansérai,
et le lendemain, 18 juillet, avant le coucher du soleil, on se mit en
route.
M. Mansur fut jusqu’à la fin très-hospitalier avec moi; non-seulement il
me donna une lettre pour un Persan établi à Sauh-Bulak, mais il me
pourvut aussi pour le voyage de pain, de quelques melons et concombres,
et d’un sac de lait aigre. Ce lait me fit beaucoup de bien, et je le
recommanderai à tout voyageur comme très-rafraîchissant.
On met du lait aigre dans un petit sac de toile épaisse; la partie
aqueuse passe à travers; quant à la substance caillée, on peut la sortir
avec une cuiller et la délayer à volonté. Pendant les chaleurs le lait
se transforme en fromage le quatrième ou cinquième jour, mais il ne
cesse pas d’être bon à manger, et, dans un intervalle de quatre ou cinq
jours, on passe d’ordinaire dans des endroits où l’on peut renouveler
ses provisions.
Le premier jour, nous suivîmes continuellement d’étroites vallées entre
de hautes montagnes. Les chemins étaient très-mauvais, et il nous fallut
souvent gravir des sommets assez élevés pour passer d’une vallée dans
l’autre. Le terrain, bien que pierreux, était cultivé autant que
possible. Nous nous arrêtâmes à Tschomarichen.
_19 juillet._ Nous eûmes le même chemin et le même paysage que la
veille; seulement les montées étaient encore plus rudes. Nous arrivâmes
presque à la hauteur de la première région de neige. Vers le soir nous
entrâmes à Reid, misérable trou avec une citadelle moitié tombée en
ruine. A peine eut-on dressé notre camp que nous vîmes paraître une
demi-douzaine de soldats bien armés, sous la conduite d’un officier. Ils
parlèrent quelque temps à Ali; enfin l’officier se présenta devant moi,
prit place à mes côtés, et me montrant un papier écrit me fit plusieurs
signes. Je compris bientôt que j’étais sur le sol persan et qu’on
voulait voir mon passe-port; mais, comme je ne voulais pas le sortir de
mon petit coffre en présence de toute la commune assemblée autour de
moi, je me servis également du langage des signes pour déclarer que je
ne comprenais pas. Je m’en tins là, ce que voyant l’officier il
n’insista plus et se contenta de dire à Ali: «Que puis-je faire d’elle?
elle ne me comprend pas; qu’elle continue sa route[126].» Je voudrais
bien savoir dans quel État de l’Europe on m’aurait traitée avec tant de
douceur.
Presque dans chaque village j’étais immédiatement entourée d’une grande
partie du peuple. Aussi on peut se figurer quelle foule cette scène
avait attirée. Ce fut, je l’avoue, un des plus grands ennuis de mon
voyage, d’être constamment le point de mire de la multitude. Quelquefois
je finissais par perdre patience quand, obsédée par les femmes et les
enfants, je ne savais comment les empêcher de me toucher la tête et les
vêtements; quoique je fusse tout à fait seule avec eux, je n’en prenais
pas moins ma cravache, et je leur distribuais de petits coups; cela me
réussissait toujours. Les bonnes gens se retiraient tout à fait, ou du
moins à une distance respectueuse. Ici seulement, un garçon de seize ans
parut vouloir se venger de mon audace. J’étais allée, comme j’avais
toujours l’habitude de le faire, à la rivière pour remplir ma gourde en
cuir, pour me laver la figure et les mains et pour prendre un bain de
pieds; le garçon se glissa après moi, ramassa une pierre et fit mine de
me la jeter. Je devais bien me garder de montrer la moindre crainte;
aussi je descendis tranquillement dans l’eau; la pierre fut lancée,
mais, à la manière dont elle le fut, je reconnus facilement que c’était
plutôt pour m’effrayer que pour m’atteindre; elle tomba à terre assez
loin de moi. Après deux essais aussi inoffensifs, mon agresseur
abandonna la partie, sans doute parce qu’il s’aperçut que je ne me
laissais point intimider.
_20 juillet._ A peine fûmes-nous sortis de Reid, qu’il nous fallut
encore gravir une assez haute montagne par des chemins mauvais et
dangereux; puis nous continuâmes la route sur de vastes plateaux. Les
hautes montagnes se reculaient davantage; sur le devant, les collines
étaient couvertes d’herbes minces et menues, mais les arbres y étaient
très-rares. Nous rencontrâmes beaucoup de chèvres et de brebis; les
dernières étaient très-grosses, avaient de fortes queues, et une laine
épaisse qu’on dit excessivement bonne et fine.
La crainte que m’avait inspirée ce voyage n’était pas tout à fait sans
fondement, car il ne se passa guère de jour qui fût exempt
d’inquiétudes. Aujourd’hui il arriva encore un événement dont je fus
passablement effrayée. Notre caravane était composée de six hommes et de
quarante bêtes de somme. Nous avancions tranquillement, quand nous vîmes
arriver une douzaine de cavaliers au galop, dont sept, armés jusqu’aux
dents, avaient des lances, des sabres, des poignards, des couteaux, des
pistolets et de petits boucliers. Tous étaient habillés comme les gens
du peuple, à l’exception des turbans, autour desquels ils avaient
enroulé de simples châles persans. Je les pris pour des brigands; ils
nous arrêtèrent, nous enveloppèrent de tous côtés, ils nous demandèrent
d’où nous venions, où nous allions et quelles marchandises nous
portions. Quand nous leur eûmes donné tous ces renseignements, ils nous
laissèrent tranquillement passer. Je ne pus d’abord pas m’expliquer ce
que cela voulait dire; mais comme nous fûmes encore arrêtés plusieurs
fois de la même manière, dans le cours de la journée, j’en conclus que
ce devaient être des militaires chargés de ce service. Nous passâmes la
nuit à _Coromaduda_.
_21 juillet._ Mêmes routes et mêmes paysages que la veille. Aujourd’hui
encore nous fûmes arrêtés par une troupe de soldats: mais cette fois-ci
l’affaire parut prendre une tournure assez critique. Il faut croire
qu’Ali avait faussé la vérité dans ses indications. On s’empara de ses
deux bêtes de somme, et, après avoir jeté leur charge à terre, le chef
des soldats les fit emmener.
Le pauvre Ali, désespéré, fit les plus grandes supplications, et, me
désignant comme propriétaire de tous les objets, il conjura le chef
d’avoir pitié d’une pauvre femme inoffensive. Le chef s’adressa alors à
moi et me demanda si Ali avait dit vrai. Je ne jugeai pas à propos
d’assumer une telle responsabilité, et, faisant encore semblant de ne
rien comprendre, je feignis beaucoup de consternation et de tristesse.
Ali se mit même à pleurer; en effet, notre position aurait été des plus
affreuses: car, sans mules, qu’aurions-nous fait des marchandises, dans
ces contrées désertes? Enfin le chef se laissa fléchir, envoya chercher
les bêtes et nous les rendit.
Nous arrivâmes tard dans la soirée à la petite ville de _Sauh-Bulak_.
Comme elle n’était pas fortifiée, nous pûmes encore y pénétrer; mais
déjà tous les kans et les bazars étaient fermés, et ce n’est qu’avec
beaucoup de peine qu’on put décider l’hôte d’un kan à nous ouvrir et à
nous recevoir. Le kan était très-joli et très-spacieux. Il y avait au
milieu un bassin d’eau; tout autour se trouvaient de petites boutiques
et quelques niches pour y coucher. La plupart des étrangers, tous
hommes, dormaient déjà; il n’y en avait plus que quelques-uns de levés,
et ils étaient occupés à faire leurs prières. Aussi peut-on se figurer
leur étonnement, quand ils virent arriver une femme seule avec un guide.
Il était trop tard pour pouvoir remettre ma lettre le jour même. Me
résignant à mon sort, je m’installai à côté de mon modeste bagage,
persuadée qu’il me faudrait passer la nuit ainsi; mais un Persan
s’approcha de moi, m’assigna une niche pour m’y coucher, y porta mon
bagage et vint même, au bout de quelque temps, m’offrir de l’eau et un
peu de pain. L’humanité de cet homme paraîtra doublement grande, si l’on
songe combien les mahométans haïssent les chrétiens. Que Dieu l’en
récompense, car j’avais réellement besoin de me restaurer et de me
reposer.
_22 juillet._ Quand j’eus remis ma lettre au marchand persan à qui elle
était adressée, il s’empressa de me conduire chez une famille
chrétienne, et promit de veiller à ce que je pusse continuer mon voyage
sans retard. Notre conversation se fit également plus par signes que par
paroles.
Dans cette petite ville, il y a près de vingt familles chrétiennes,
placées sous la sauvegarde d’un missionnaire français, et qui possèdent
une assez jolie petite église. Je me croyais déjà sauvée, et je me
faisais une fête de pouvoir enfin parler avec le missionnaire une langue
qui m’était familière, quand j’appris, à mon grand déplaisir, que le bon
prêtre était absent. Je me trouvai de cette manière aussi mal qu’à
Ravandus, car les personnes chez qui je demeurais ne parlaient que le
persan.
Mon hôte, charpentier de son état, avait une femme, six enfants et un
apprenti. Tous demeuraient dans la même pièce; ils m’abandonnèrent avec
plaisir un petit coin. Toute la famille eut pour moi les plus grandes
bontés; ils partageaient avec moi fidèlement la nourriture qu’ils
avaient à leur disposition; et, quand j’achetais des fruits, des œufs,
ou quelque chose de semblable, et que je leur en offrais, ils en
acceptaient toujours avec la plus grande discrétion. Ce n’était pas avec
moi seule qu’ils en agissaient ainsi; ils ne laissaient jamais passer un
pauvre devant leur porte sans lui donner quelque chose. Cependant la
vie, chez cette famille, fut pour moi une véritable vie d’enfer; car la
mère, femme sotte et acariâtre, criait toute la journée, et battait sans
cesse ses enfants, âgés de quatre à seize ans. Il ne se passait pas dix
minutes qu’elle ne les tirât par les cheveux, et qu’elle ne leur
distribuât des coups de poing ou de pied. Les enfants ne craignaient pas
de les lui rendre avec usure et se chamaillaient encore entre eux; de
sorte que je n’avais pas un instant de repos dans mon petit coin, et que
souvent même je courais risque d’avoir ma part de ces horions; car ils
se crachaient à la figure et se jetaient de gros morceaux de bois à la
tête. Quelquefois le fils aîné serrait le cou de sa mère au point de lui
ôter la respiration, et manquait de l’étrangler. J’essayais bien de
rétablir la paix, mais je n’y réussissais que très-rarement; car je ne
possédais malheureusement pas assez leur langue pour leur faire
comprendre l’horreur de leur conduite.
L’ordre et la paix renaissaient seulement le soir, au retour du père;
car il ne souffrait pas qu’on se querellât, et bien moins encore qu’on
se battît en sa présence.
Jamais, dans aucun coin de la terre, parmi les classes les plus pauvres
et les plus infimes des peuples appelés païens ou infidèles, je n’avais
vu une chose aussi monstrueuse, que des enfants levant la main sur leurs
parents. Aussi, en quittant Sauh-Bulak, je laissai un billet pour le
missionnaire, par lequel je lui fis connaître les défauts de cette
famille, et l’engageai à la moraliser par de sages instructions. Car
certes, prier et jeûner, lire la Bible et fréquenter l’église, ce n’est
pas là seulement ce qui fait la religion.
Le séjour de Sauh-Bulak me devint beaucoup plus insupportable que celui
de Ravandus. Aussi je tourmentais continuellement le marchand persan
pour qu’il me fît partir sans retard, quand même j’aurais quelques
dangers à courir dans mon voyage. Il secoua la tête et me déclara qu’il
ne partait pas de caravane, et que si je voulais m’en aller seule, je
pouvais m’attendre à être fusillée, ou à avoir la tête tranchée.
Je patientai cinq jours; mais ne pouvant pas y tenir plus longtemps, je
priai le marchand de me louer un cheval et un guide, fermement décidée
que j’étais d’aller, coûte que coûte, à mes risques et périls, au moins
jusqu’à _Oromia_ (50 milles). Là, j’étais sûre de trouver des
missionnaires américains, et je n’avais plus à m’inquiéter de la
continuation de mon voyage.
Le lendemain, le marchand vint me présenter comme guide un homme d’un
extérieur farouche. A cause du danger qu’il y avait à voyager sans
caravane, il me fallut payer un prix quatre fois plus élevé. Mais mon
désir invincible de quitter ma triste résidence me fit accéder à tout.
Les conventions furent arrêtées, et ce guide s’engagea à partir le jour
suivant, et à me conduire à Oromia en trois journées. Je payai d’avance
la moitié du prix convenu; l’autre moitié devait être soldée seulement à
Oromia, afin qu’il me fût possible d’en retenir une partie, si mon guide
ne tenait pas ses promesses.
Quand l’affaire fut terminée, j’en éprouvai à la fois de la joie et de
la crainte. Pour me distraire un peu de mes appréhensions, je visitai
les bazars, et j’allai me promener en dehors de la ville.
Sauh-Bulak est située dans une petite vallée dépourvue d’arbres, près
d’une chaîne de montagnes. On me laissa circuler partout, quoique je
n’eusse jeté autour de moi que mon _isar_. Ici, les bazars sont moins
mesquins que ceux de Ravandus. Le kan est gai et grand; mais en échange,
le bas peuple avait quelque chose de repoussant. Grands et d’une forte
complexion, avec des traits accentués que défigure une certaine
expression de férocité et de cruauté, tous me semblaient des brigands et
des assassins.
Le soir, j’armai mes pistolets, toute décidée à défendre chèrement ma
vie.
_28 juillet._ Au lieu de quitter Sauh-Bulak avec le lever du soleil,
nous ne partîmes guère que vers midi. J’avançais avec mon guide par des
routes désertes, entre des collines privées de feuillage; toutes les
fois que nous faisions quelque rencontre, je m’effrayais
involontairement. Mais, grâce au ciel, il ne nous arriva pas la moindre
aventure. Nous eûmes à combattre, mais seulement contre d’énormes
essaims de sauterelles qui, en différents endroits, s’élevaient dans les
airs comme de grosses nuées. Longues de deux ou trois pouces, elles
avaient de grandes ailes rouges ou bleues. Aussi toutes les plantes et
toutes les herbes de cette contrée en étaient rongées. On prétend que
les indigènes prennent ces sauterelles, les sèchent et les mangent; mais
je n’ai pas eu occasion de m’en assurer.
Après une course à cheval de sept heures, nous arrivâmes à une grande
vallée fertile et habitée. Cette journée parut se terminer heureusement;
car nous étions dans le voisinage d’hommes, et nous passions de temps en
temps près de villages. Dans les champs, je voyais travailler par-ci
par-là des paysans, dont l’aspect me divertit beaucoup; ils étaient
affublés de hauts bonnets qui contrastaient de la manière la plus
plaisante avec le reste de leur misérable costume.
Nous passâmes la nuit dans cette vallée, près du petit village de
_Mohamer-Jur_. Si je n’avais pas été trop paresseuse, j’aurais pu me
préparer un excellent repas de tortues. J’en vis un grand nombre le long
de la route, près de petits ruisseaux, et même dans les champs. Il ne
tenait qu’à moi de les ramasser; mais ensuite chercher du bois, faire du
feu, et puis les cuire.... Non, je préférai manger tranquillement et
sans fatigue un petit morceau de pain assaisonné de concombre.
_29 juillet._ Ce matin, nous allâmes en trois heures au village de
_Mohamed Schar_. Je ne fus pas peu surprise de voir mon guide se
disposer à faire une halte. Je le pressai de continuer le voyage; mais
il me déclara qu’il ne pourrait pas aller plus loin sans s’adjoindre à
une caravane, parce que nous avions à passer l’endroit le plus dangereux
de toute la route. En même temps, il me montra une vingtaine de chevaux
qui broutaient dans le chemin, et chercha à me faire comprendre qu’une
caravane arriverait de ce même côté. Toute la journée se passa sans que
cette caravane parût. Je pris mon guide pour un fourbe, et j’étais
exaspérée au dernier point quand, le soir, il m’arrangea mon manteau
pour dormir. C’était le moment de rassembler toute ma force morale, et
de montrer à cet homme que je ne me laisserais pas traiter comme une
enfant, et que je ne resterais pas tant qu’il lui plairait à l’étape
qu’il avait choisie. Malheureusement, je ne connaissais pas assez la
langue pour le gronder sérieusement. Je ramassai mon manteau, et le lui
jetant devant les pieds, je déclarai que je ne lui payerais pas le reste
de ce que je lui devais, s’il ne me conduisait pas à Oromia le
lendemain, troisième jour de notre voyage. Puis, lui tournant le dos, ce
qui est une des plus grandes injures qu’on puisse faire à un Persan, je
m’assis par terre, la tête appuyée dans mes mains, et je me laissai
aller à une grande tristesse.
Qu’allais-je devenir si mon guide m’abandonnait, ou bien s’il s’avisait
d’attendre que le hasard amenât une caravane de ce côté?
Pendant mon altercation avec lui, quelques femmes du village étaient
survenues. Elles venaient m’offrir du lait et un mets chaud. Elles
s’assirent à côté de moi et me demandèrent pourquoi j’étais si en
colère. Je leur expliquai l’affaire de mon mieux; elles entrèrent dans
mes idées et me donnèrent raison. Elles accablèrent de reproches mon
guide, leur compatriote, et cherchèrent à me consoler, moi qui n’étais
qu’une étrangère pour elles. Elles ne s’éloignèrent pas de mes côtés, et
me pressèrent avec tant d’instances de ne pas dédaigner la nourriture
qu’elles m’apportaient, que je me fis violence pour en manger un peu.
C’était une soupe faite avec de l’eau, du beurre et des œufs. Malgré la
contrariété que j’avais éprouvée, je la trouvai très-bonne. Je voulais
faire accepter une bagatelle à ces âmes compatissantes, mais elles
refusèrent, et parurent enchantées de me voir un peu plus tranquillisée
et plus consolée.
_30 juillet._ Enfin, à une heure du matin, mon guide se décida à partir.
Il mit mes bagages sur mon cheval et m’engagea à monter dessus. Ce fut
à mon tour d’être ébahie, car on ne découvrait nulle part la moindre
trace de caravane. Mon guide songeait-il à prendre sa revanche et
voulait-il se venger de moi? Pourquoi traversait-il par la nuit et les
brouillards une contrée qu’il avait évitée en plein jour? Je savais trop
peu le persan pour pouvoir tirer cette question tout à fait à clair, et,
si je ne voulais pas moi-même donner lieu à des récriminations et
autoriser en quelque sorte de nouvelles défaites, il fallait partir;
aussi je partis.
Pleine d’anxiété, je grimpai sur ma monture et j’ordonnai à mon guide,
qui voulait se tenir derrière moi, de passer devant; car je n’avais
aucune envie d’être attaquée par derrière. Ferme sur mes arçons, ma main
reposait toujours sur le pistolet. Je prêtai l’oreille au moindre bruit,
j’observai tous les mouvements de mon guide; quelquefois même l’ombre de
mon cheval me fit peur: cependant je ne revins pas sur mes pas.
Après avoir couru à franc étrier pendant à peu près une demi-heure, nous
joignîmes effectivement une grande caravane, défendue en outre par une
douzaine de paysans bien armés. Ainsi, l’endroit était vraiment
considéré comme très-dangereux, et mon guide semblait avoir été informé
du passage de la caravane. Rien ne m’étonna plus dans cette circonstance
que la routine de ces gens. Habitués qu’ils sont à voyager la nuit
pendant les chaleurs, ils passent aussi de nuit dans les endroits les
plus périlleux, tandis que le jour on courrait bien moins de risques.
Après quelques heures de marche, nous arrivâmes au lac Oromia qui,
depuis, demeura toujours à notre droite. A gauche, nous eûmes, pendant
plusieurs milles, des collines, des gorges et des montagnes désertes.
C’était là l’endroit dangereux. Au jour, nous entrâmes dans une belle
vallée fertile, remplie d’hommes et de villages, dont la vue m’inspira
le courage de quitter la caravane et de prendre les devants pour aller
plus vite.
Le lac, qui donne son nom à la ville, a plus de soixante milles de long,
et, dans quelques endroits, plus de trente milles de large. On dirait
qu’il s’étend jusqu’au pied de hautes montagnes; mais il en est encore
réellement séparé par de vastes plaines. Son eau renferme tant de sel
que ni les poissons, ni les coquillages ne peuvent y demeurer. C’est une
autre mer Morte. L’homme, dit-on, n’y va pas au fond.
Sur le rivage, de grandes étendues de terrain sont couvertes d’épaisses
croûtes de sel blanc, de sorte qu’on n’a d’autre peine que de le
ramasser.
Quelle que soit la beauté du lac et de ses environs, il n’offre pas un
spectacle bien attrayant, car aucun bateau ne vient animer cette vaste
surface.
Depuis que j’avais quitté les déserts sablonneux de Bagdad, je n’avais
plus rencontré de chameaux; aussi je croyais que je n’en verrais plus,
car mon chemin me conduisait vers le nord. Je ne fus donc pas peu
surprise d’en rencontrer plusieurs troupeaux. Plus tard j’appris que ces
animaux servaient, aux Kourdes comme aux Arabes, à porter des fardeaux.
Cela prouve que les chameaux peuvent supporter un climat plus froid, car
en hiver les vallées se couvrent d’une couche de neige de plusieurs
pieds d’épaisseur. Dans ces contrées, ils sont d’une structure plus
forte qu’ailleurs; leurs pieds sont plus gros, leurs poils un peu plus
épais et plus longs; ils ont le cou plus court et moins élancé, et leur
couleur est bien plus foncée. Je ne vis nulle part des chameaux brun
clair.
Indépendamment des bêtes de somme, les Kourdes se servent encore, pour
rentrer les moissons, de voitures très-simples, mais grossières et
pesantes. Le train et les panneaux de la voiture sont faits de troncs
d’arbres longs et minces, serrés les uns contre les autres; des troncs
plus courts tiennent lieu d’essieus, et des disques de planches épaisses
forment les roues. Chaque voiture n’en a ordinairement que deux; ces
véhicules sont attelés de quatre bœufs; chaque couple a un conducteur
qui, assis d’une manière très-curieuse sur le timon entre son attelage,
lui tourne le dos.
A une heure avancée du soir, après une course de plus de seize heures à
cheval, j’arrivai heureusement à Oromia. Je n’avais de lettre de
recommandation pour aucun des missionnaires; d’ailleurs, à l’exception
de M. Wright, ils étaient tous absents. Ils demeuraient avec femmes et
enfants à la campagne, à quelques milles de la ville. Mais M. Wright
m’accueillit avec une véritable affection chrétienne, et, après beaucoup
de jours de peine et de tristesse, je goûtai doublement le calme et le
plaisir que je trouvai dans sa famille.
Dès la première soirée, je ris de tout cœur quand M. Wright me raconta
de quelle manière le domestique m’avait annoncée. Dans mon ignorance de
la langue persane, je me contentai de lui indiquer de la main
l’escalier. Il comprit ce signe, alla trouver son maître, et lui dit
qu’il y avait en bas une femme qui ne parlait aucune langue. Cependant,
dans l’intervalle, j’avais demandé un verre d’eau en anglais à un autre
domestique. Celui-ci monta l’escalier en toute hâte, non pas, comme je
pensais, pour remplir mon désir, mais pour dire à son maître que je
parlais anglais.
M. Wright ayant prévenu les missionnaires de mon arrivée, ils eurent la
complaisance de venir tous de la campagne à la ville pour me faire
visite. Ils m’invitèrent aussi à passer quelques jours dans leur société
à la campagne; mais je n’acceptai leur aimable invitation que pour un
jour, parce que j’avais déjà perdu beaucoup de temps en route. Ces
messieurs, tout en me dissuadant de continuer seule ma route, convinrent
que j’avais fait la partie la plus dangereuse du voyage, et me
recommandèrent seulement d’emmener quelques paysans armés pour traverser
les montagnes près de _Kutschié_.
M. Wright eût la bonté de me procurer un guide aussi brave que sûr. Je
payai le double du prix pour aller à Tauris en quatre jours au lieu de
six. Pour faire accroire au guide que j’étais une pauvre pèlerine, je
donnai à M. Wright la moitié du prix stipulé, et je le priai de payer à
ma place et de dire au guide que l’autre moitié lui serait remise par le
consul anglais, M. Stevens.
Je profitai autant que possible de la journée que je passai à Oromia. Le
matin, je visitai la ville, et plus tard, j’allai avec Mme Wright chez
quelques familles riches et pauvres, pour les voir dans leur intérieur.
Oromia compte près de 22 000 habitants; elle est entourée de remparts,
mais n’est pas fermée, car on peut y entrer à toute heure de la nuit.
Elle est bâtie comme toutes les villes turques, si ce n’est que les rues
sont assez larges et tenues proprement. Devant la ville, il y a beaucoup
de grands jardins fruitiers et potagers, entourés de hauts murs; de
jolies habitations s’élèvent au milieu des jardins.
Les femmes ne sortent que voilées. Elles se couvrent la tête et la
poitrine d’un mouchoir blanc; à la place des yeux se trouve un réseau
serré et impénétrable.
Dans la classe pauvre, trois ou quatre familles habitent sous le même
toit. Elles n’ont que quelques nattes de paille, des couvertures, des
coussins et quelques ustensiles de cuisine, sans oublier une grande
huche en bois renfermant la provision de farine qui constitue leur plus
grande richesse. Ici, comme partout où l’on cultive du blé, le pain est
la principale nourriture du pauvre. On le cuit deux fois par jour, le
matin et le soir.
Beaucoup de ces maisonnettes avaient de très-jolies cours plantées de
fleurs, de vignes et d’arbustes, qui leur donnaient l’air de jardins.
Les habitations des riches sont hautes, aérées et spacieuses; les salles
de réception sont percées de nombreuses croisées et garnies de tapis.
Je ne voyais nulle part de divans; on se couche sur des tapis. Comme
nous faisions nos visites sans avoir été annoncées, nous trouvâmes les
femmes vêtues de simples robes d’indienne faites à la mode du pays.
Dans l’après-midi, je me rendis, à cheval, en compagnie de MM. les
missionnaires, à leur grande résidence d’été, située à six milles de la
ville, sur de basses collines.
La vallée que nous traversâmes est très-grande et excessivement fertile
et pittoresque. Quoi qu’elle soit à plus de 1300 mètres au-dessus du
niveau de la mer, on y trouve le coton, le ricin, le vin, le tabac et
toutes les productions de l’Allemagne méridionale. Le ricin ne s’élève
pas, il est vrai, à beaucoup plus d’un mètre, et le cotonnier n’a guère
plus de 35 centimètres, mais ils sont assez productifs. Plusieurs
villages sont à moitié cachés par des bois d’arbres fruitiers. J’arrivai
dans ce pays au beau moment. C’était la saison des abricots, des pêches,
des pommes, des raisins et autres fruits de ma patrie, dont j’avais été
privée depuis longtemps.
De la maison de la compagnie des missionnaires, on a une vue admirable
sur toute l’immense vallée, sur la ville, sur la basse chaîne des
collines et sur les montagnes. La maison elle-même est grande et réunit
toutes les commodités de la vie. Aussi je ne me croyais pas sous le toit
de simples disciples de Jésus-Christ, mais dans la demeure de riches
particuliers. Il y avait là quatre femmes et toute une ribambelle
d’enfants plus ou moins grands. Je passai dans cette campagne quelques
heures bien agréables, et je regrettai de tout cœur d’être déjà forcée,
à neuf heures du soir, de prendre congé de cette aimable colonie.
On me présenta aussi quelques filles des indigènes, qu’instruisent les
femmes des missionnaires. Elles parlaient et écrivaient un peu
l’anglais, et étaient surtout bien versées dans la géographie.
A cette occasion, je ne puis m’empêcher de dire quelques mots sur les
missionnaires, dont j’avais été souvent à même d’observer la vie et la
sphère d’activité dans le cours de mon voyage. Ceux que je vis en Perse,
en Chine et dans l’Inde, y vivaient tout autrement que je ne me l’étais
figuré. J’avais cru que les missionnaires étaient, sinon tout à fait des
martyrs, du moins des hommes pleins d’abnégation, qui, animés du désir
ardent de convertir les païens, oubliaient, comme leur divin maître, les
besoins et les jouissances de la vie, n’existaient que pour le peuple,
habitaient et mangeaient avec lui, etc. Hélas! c’étaient là des idées
que j’avais puisées dans des livres; mais en réalité, il en était tout
autrement.
Ils vivent comme des gens aisés; leurs habitations sont
très-confortables et pourvues des meubles les plus somptueux. Ils
reposent sur des divans moelleux, tandis que leurs femmes font les
honneurs du thé et que les enfants ne se refusent ni gâteaux ni
friandises. La vie des missionnaires est plus agréable et plus heureuse
que celle du plus grand nombre des hommes attachés à d’autres
professions. Loin de se donner beaucoup de mal, ils en prennent à leur
aise; ils touchent exactement leurs appointements, quels que soient les
événements politiques qui surgissent dans le monde.
Dans les endroits habités par plusieurs missionnaires, il y a, trois ou
quatre fois par semaine, des _meetings_ où l’on est censé s’occuper
d’affaires religieuses; mais ces meetings ne sont au fond que des
réunions où les dames et les enfants paraissent en grande toilette. Chez
un des missionnaires, le meeting a lieu à l’heure du déjeuner; chez
l’autre, à celle du dîner, et chez un troisième dans la soirée, pour
prendre le thé. On voit plusieurs équipages et beaucoup de domestiques
groupés dans la cour.
On y traite aussi un peu d’affaires. Les messieurs quittent d’ordinaire
le cercle pendant une demi-heure; mais ils passent presque tout le temps
au salon.
Je ne crois pas que de cette manière les missionnaires parviennent à
gagner facilement la confiance du peuple. Le costume étranger,
l’élégance d’une vie recherchée, font trop sentir au pauvre la ligne de
démarcation qui existe entre lui et le prêtre, et lui inspirent plutôt
de la crainte et de la réserve que de l’amour et de la confiance. Il
n’ose pas de sitôt lever le regard jusqu’à l’homme qui se distingue tant
de lui par son rang et sa fortune, et on a fort à faire avant qu’il
triomphe de cette crainte naturelle. Les missionnaires disent qu’ils
sont forcés de s’entourer de cette pompe pour imposer et se faire
respecter; mais je crois qu’on inspire du respect par une noble
conduite, et que l’on doit chercher à gagner l’homme par la vertu, et
non par l’éclat extérieur.
Beaucoup d’entre les missionnaires croient avoir rendu des services
extraordinaires, quand ils ont prêché dans la langue du pays, et qu’ils
ont répandu des écrits religieux dans les villes et dans les villages.
Ils font les rapports les plus enthousiastes sur la quantité prodigieuse
d’hommes accourus pour entendre leurs sermons et pour recevoir leurs
brochures. A en juger par ces descriptions, qui ne s’imaginerait qu’au
moins la moitié des auditeurs se soient convertis au christianisme? Mais
des prêtres chinois, indiens et persans, n’auraient-ils pas également la
même affluence, s’ils prêchaient en France et en Angleterre dans la
langue du pays, et s’ils se montraient en outre dans leur costume
national? Partout ils seraient suivis de la foule empressée à recevoir
les livres et brochures distribués gratuitement, quand même elle ne
saurait pas les lire?
Partout où je me suis informée des succès obtenus par les missionnaires,
on m’a assuré que le baptême d’un indigène était une des choses les plus
rares. Ainsi, les quelques chrétiens de l’Inde, qui forment par-ci
par-là de petits villages de vingt à trente familles, doivent leur
origine à de pauvres orphelins recueillis et élevés par les
missionnaires, mais auxquels on est obligé de procurer de l’ouvrage, et
qu’il faut toujours surveiller pour qu’ils ne retombent pas dans leur
idolâtrie.
Les prédications et les brochures ne suffisent pas pour les idées
religieuses intelligibles et pour faire abandonner des croyances
erronées que l’enfant a sucées avec le lait de sa mère. Il faudrait que
les missionnaires vécussent au milieu du peuple, qu’ils travaillassent
avec lui, partageassent ses peines et ses joies, et qu’après se l’être
attaché par une vie modeste et exemplaire, ils lui fissent comprendre
peu à peu le christianisme par une instruction appropriée à son
intelligence. Le missionnaire ne devrait pas non plus se marier avec une
Européenne, et cela par les raisons suivantes: la jeune Européenne qui
se fait missionnaire n’embrasse souvent cet état que pour trouver un
établissement le plus tôt possible. Quand elle a quelques enfants,
qu’elle devient faible et maladive, elle ne peut plus s’occuper de son
état, et elle a besoin de changer d’air, souvent même de faire un voyage
en Europe. Ses enfants, délicats et chétifs, doivent également y être
transportés au plus tard dans leur septième année. Le père les conduit
quelquefois dans sa patrie et profite souvent même de ce prétexte pour
revoir l’Europe. Si ce voyage ne peut pas s’exécuter tout de suite, il
en fait un autre moins long, ou il se rend dans quelque contrée plus
fraîche, située dans la montagne, ou bien il emmène femme et enfants à
une _mela_[127]. Il est bon de savoir que ces voyages ne se font pas
d’une manière si simple que je faisais le mien. Le missionnaire aime ses
aises et s’entoure de beaucoup de commodités: il a des palanquins
portés par des hommes, des chevaux de somme ou des chameaux chargés de
tentes, de lits, de vaisselle de cuisine et de table, des domestiques et
des bonnes en nombre suffisant. Et qui paye tout cela? Souvent de
pauvres âmes fidèles de l’Europe et de l’Amérique du Nord, qui se
privent du strict nécessaire pour que leur obole soit ainsi dépensée
dans des régions lointaines.
Si les missionnaires étaient mariés à des femmes indigènes, la plus
grande partie de ces inconvénients n’existeraient pas; il y aurait peu
de femmes malades, les enfants seraient forts et bien portants, et on
n’aurait pas besoin de les transporter en Europe. Pour instruire ces
enfants, on pourrait fonder, dans diverses localités, des écoles
nationales, mais surtout y déployer moins de luxe que dans celles de
Calcutta.
J’espère qu’on n’interprétera pas mal ce que je viens de dire. J’ai une
grande estime pour les missionnaires, et tous ceux que j’ai connus
étaient des hommes excellents et de bons pères de famille. Il y a parmi
eux beaucoup de savants à qui l’on doit des notions précieuses sur
l’histoire, la géographie et la statistique de ces pays. Mais si, par
ces travaux, ils remplissent le véritable but de leur institution, c’est
là un autre point à examiner. La vocation d’un missionnaire est, je
crois, tout autre que celle d’un savant. Moi, pour mon compte personnel,
je n’ai eu qu’à me louer de MM. les missionnaires; partout ils m’ont
comblée de bontés et de prévenances. Je crois réellement que ce qui est
surtout cause que j’ai été frappée de leur manière de vivre, c’est que
le nom de _missionnaire_ me rappelait involontairement les hommes pieux
qui, privés de toute assistance et n’ayant pour tout bien que leur bâton
de pèlerin, quittaient jadis leur patrie pour répandre au loin la
religion chrétienne.
Avant de dire adieu à Oromia, je dois encore rappeler que cet endroit
passe pour le lieu de naissance de Zoroastre, qui, à ce qu’on prétend,
vécut 5500 ans avant Jésus-Christ, et de qui descendent les guèbres ou
adorateurs du feu.
Le _1_^{er} _août_, je fis dix lieues à cheval pour me rendre à
_Kutschié_, village situé près du lac Oromia, que nous ne vîmes que peu
ce jour-là, quoique nous fussions toujours dans son voisinage. Nous
passâmes par de grandes vallées fertiles, qui auraient offert un aspect
charmant, si elles n’avaient pas été situées entre des collines et des
montagnes nues et désertes.
Pendant tout le voyage, non-seulement de Mossoul, mais de Bagdad jusqu’à
Kutschié, je n’avais pas eu une journée aussi belle que celle
d’aujourd’hui. Mon guide était un homme d’une bonté incomparable, aux
petits soins pour moi; il me conduisit à Kutschié dans une maison de
paysans, chez d’excellentes gens. On posa aussitôt un beau tapis sur une
petite terrasse, on m’apporta un bassin rempli d’eau pour me laver, et,
sur une coupe en laque, de grosses mûres noires pour me rafraîchir. Plus
tard, on me donna une bonne soupe grasse avec un peu de viande, du lait
aigre et d’excellent pain, le tout servi sur de la vaisselle
très-propre. Mais ce qui mit le comble à ma satisfaction, c’est que ces
braves gens, après avoir placé les mets devant moi, s’en allaient
tranquillement sans me regarder la bouche béante comme une bête
curieuse. Quand je voulus payer mes aimables hôtes, ils n’acceptèrent
absolument rien. Le lendemain seulement, j’eus l’occasion de les
récompenser de ce qu’ils avaient fait pour moi. J’emmenai avec moi deux
hommes de la famille, pour m’accompagner au delà des montagnes, et je
leur donnai le double de ce que l’on donne habituellement. Ils me
remercièrent avec une vive reconnaissance, me souhaitèrent un heureux
voyage et me comblèrent de bénédictions.
_2 août._ Le passage dangereux des montagnes désertes et mal famées dura
près de trois heures. Mes deux hommes m’auraient, il est vrai, peu
protégée contre une bande de brigands; mais, grâce à eux, le voyage me
parut moins effrayant que si j’avais été seule avec mon vieux guide.
Nous rencontrâmes plusieurs grandes caravanes, mais elles retournaient
toutes à Oromia.
Quand nous eûmes passé les montagnes, les deux hommes nous quittèrent.
Nous descendîmes dans d’immenses vallées qui semblaient tout à fait
oubliées par la nature et abandonnées par les hommes. A mon avis, nous
n’étions pas encore hors de danger. Et en effet, comme nous passions
dans une de ces vallées désertes, près de trois huttes délabrées,
plusieurs hommes s’élancèrent sur nous, arrêtèrent nos chevaux, et se
mirent aussitôt à examiner mon bagage.
Je m’attendais à recevoir l’ordre de descendre de cheval, et je me
croyais déjà dépouillée de mon petit avoir. Ils entrèrent en pourparlers
avec mon guide; celui-ci leur débita le conte que je faisais à chacun,
que j’étais une pauvre pèlerine, et que les consuls ou missionnaires
anglais payaient partout mes frais de voyage. Mon costume, mon peu de
bagage, mon isolement, s’accordaient parfaitement avec ce récit. Ils
ajoutèrent foi à ses paroles, à mes regards muets et suppliants, et me
laissèrent passer. Ils me demandèrent même si je voulais de l’eau (car
on en manque dans ces vallées). J’acceptai leur offre, et nous nous
quittâmes bons amis. Cependant, je craignis un instant qu’ils ne se
repentissent de leur générosité, et qu’ils ne se missent de nouveau à
notre poursuite.
Nous nous rapprochâmes encore aujourd’hui du lac, et nous suivîmes
longtemps ses bords. Après une course à cheval de quatorze heures, nous
descendîmes dans un kan, près du petit endroit _Schech-Vali_.
_3 août._ Je me sentis alors débarrassée du sentiment importun de la
crainte. Nous parcourions des vallées riantes et habitées. Partout, nous
voyions des hommes travailler dans les champs, rentrer du blé, des
troupeaux paître dans les prairies, etc.
Pendant les heures brûlantes du jour, nous restâmes à _Dise-Halil_,
petite ville assez considérable, dont les rues sont très-propres. Un
petit ruisseau argenté parcourt la principale rue, et les cours des
maisons ressemblent à des jardins. Ici encore, je vis en dehors de la
ville beaucoup de grands jardins entourés de hauts murs.
A en juger par le nombre des kans, cette ville doit être très-souvent
visitée par des caravanes; dans la seule petite rue que nous
traversâmes, j’en comptai plus d’une demi-douzaine. Étant descendue dans
un de ces kans, je fus surprise du confort que j’y trouvai. Les écuries
étaient couvertes; les gîtes pour les conducteurs étaient de jolies
terrasses maçonnées, et les chambres des voyageurs, quoique dépourvues
de meubles, étaient tenues très-proprement, et avaient même des
cheminées. Les kans sont ouverts à tout le monde; on n’y paye rien; on
donne tout au plus une bagatelle à l’inspecteur, qui s’acquitte de
toutes les commissions des voyageurs.
En fait d’hospitalité, les Persans, les Turcs, et en général tous les
peuples mis au ban de la civilisation, ont des idées beaucoup plus
larges et plus généreuses que nous autres Européens. Ainsi, dans l’Inde,
où les Anglais ont établi des bongolos, il faut payer une roupie par
chambre pour une nuit, et même pour une heure. Mais on n’a nullement
songé aux conducteurs ni aux bêtes; on les laisse s’arranger comme ils
veulent, et camper en plein air. Les voyageurs qui ne sont pas
chrétiens, ou ne sont pas admis dans les bongolos, ou bien ne peuvent se
servir des chambres qu’autant qu’il ne s’y trouve pas de chrétien; s’il
en arrive un au milieu de la nuit, le pauvre infidèle est tenu, sans
miséricorde, de lui céder la place. Cette noble humanité s’étend même
aux bongolos ouverts, et composés seulement d’un toit et de trois
cloisons de bois. Dans les pays des infidèles, au contraire, le premier
arrivant occupe la place, qu’il soit chrétien, Turc ou Arabe. Je ne
doute même pas que, quand les places sont déjà occupées par des
infidèles, et qu’il arrive un chrétien, ils ne se serrent entre eux pour
lui procurer un asile.
Dans l’après-midi nous allâmes encore jusqu’à _Ale-Schach_, endroit
considérable avec un beau kan.
Nous y trouvâmes trois voyageurs qui faisaient également route pour
Tauris. Mon guide se joignit à ces étrangers et convint avec eux de
partir la nuit même. Je n’étais pas très-rassurée ni très-contente de
cette société. Ces hommes étaient armés jusqu’aux dents et avaient l’air
très-féroce. J’aurais préféré partir sans eux, seulement à la pointe du
jour; mais mon guide m’assura que c’étaient de braves gens, et, me fiant
plus à ma bonne étoile qu’à ses paroles, je montai à cheval une heure
après minuit.
_4 août._ Bientôt mes craintes se dissipèrent, car nous rencontrâmes
souvent de petites compagnies de trois à quatre personnes qui ne se
seraient certes pas aventurées au milieu de la nuit, si la route avait
été dangereuse. Il y eut quelquefois aussi de grandes caravanes de
plusieurs centaines de chameaux, qui nous barrèrent souvent la route, de
manière à nous forcer d’attendre une demi-heure pour les laisser passer.
Vers midi, nous arrivâmes dans une vallée où je voyais se dérouler
devant nous une grande ville; mais elle avait l’air si peu imposant,
qu’au premier abord je ne songeai même pas à en demander le nom. Plus
nous en approchions, plus elle me parut délabrée. Les murs étaient à
moitié démantelés, les rues et les places obstruées de décombres;
beaucoup de maisons étaient en ruines. On aurait dit que l’ennemi ou la
peste avaient exercé là leur ravage. Enfin, ayant demandé le nom de la
ville, je crus avoir mal entendu quand on me dit que c’était _Tauris_.
Mon guide me conduisit à la maison du consul anglais, M. Stevens, qui, à
ce que j’appris avec grand effroi, ne demeurait pas à Tauris même, mais
à dix milles de là à la campagne. Cependant un domestique me dit qu’il
allait chercher le docteur Casolani, avec qui je pourrais parler
anglais. Au bout de quelques instants, je vis accourir un monsieur, dont
les premières questions furent les suivantes: «Comment êtes-vous venue
_seule_ dans ce pays? Vous a-t-on dépouillée? Avez-vous été séparée de
votre société et vous êtes-vous seule échappée?»
Mais quand je lui eus présenté mon passe-port et que je lui eus donné
les renseignements demandés, il eut de la peine à me croire; il
regardait comme une chose fabuleuse qu’une femme seule, ignorant la
langue du pays, eût pu parvenir à se frayer un chemin dans ces contrées
et parmi ces peuples. Aussi je ne pus pas assez remercier Dieu de la
protection manifeste qu’il m’avait accordée dans ce voyage. Je me
sentais si gaie et si contente, qu’il me semblait que la vie m’eût été
donnée une seconde fois.
Le docteur Casolani m’assigna quelques chambres dans la maison de M.
Stevens, et me dit qu’il enverrait immédiatement un messager au consul,
et qu’en attendant je lui demandasse tout ce dont je pourrais avoir
besoin.
Quand je lui témoignai combien j’étais surprise du misérable aspect et
des vilains abords de Tauris, qui était pourtant la seconde ville du
pays, il me dit que du côté par où j’étais venue on ne voyait pas bien
la ville, et que la partie que j’avais parcourue n’appartenait pas à
Tauris; ce n’était qu’un vieux faubourg presque abandonné.
[Illustration]
CHAPITRE XXI.
Description de la ville de Tauris.--Le bazar.--Le temps de
jeûne.--Behmen-Mirza.--Anecdotes sur le gouvernement
persan.--Présentation au vice-roi et à sa femme.--Les femmes de
Behmen-Mirza.--Visite chez une dame persane.--Le
peuple.--Persécution des chrétiens et des juifs.--Départ.
_Tauris_ (ou _Tebris_) est la capitale de la province _Aderbeidschan_,
et la résidence de l’héritier présomptif du trône de Perse, qui a le
titre de vice-roi. Située dans une vallée privée d’arbres, près des
fleuves Ratscha et Atschi, cette ville, plus belle que Téhéran et
Ispahan, compte 160 000 habitants, renferme beaucoup de tisseranderies
et de fabriques de soie, et est regardée comme une des principales
échelles de l’Asie.
Les rues, assez larges, sont d’ordinaire tenues proprement. Dans chaque
rue il y a des canaux souterrains où l’on a pratiqué partout des
ouvertures pour puiser de l’eau.
Quant aux maisons, tout ce qu’on en voit, comme dans les autres villes
de l’Orient, ce sont des murs élevés sans fenêtres et avec de basses
entrées. La façade donne toujours sur la cour plantée de fleurs et de
petits arbres, à laquelle se rattache d’ordinaire un joli jardin. Les
salles de réception sont grandes et hautes, et munies de rangées de
fenêtres qui forment de vraies cloisons vitrées. Les salons sont moins
bien ornés; d’ordinaire on n’y voit que quelques tapis et on n’y
rencontre que rarement des objets de luxe et des meubles d’Europe.
En fait de belles mosquées, de palais et de tombeaux anciens ou
modernes, il n’y a que la mosquée du schah Ali, déjà à moitié dégradée,
mais qui ne souffre aucune comparaison avec les mosquées de l’Inde.
Le nouveau bazar est très-beau. Ses galeries et ses passages, hauts,
larges et couverts, me rappelèrent le bazar de Constantinople. Seulement
il a l’air plus frais, plus riant, car il est de construction plus
récente. Les boutiques des marchands y sont également un peu plus
grandes, et les marchandises, quoique moins riches et moins somptueuses
que ne le prétendent bien des voyageurs, mais étalées avec plus de goût,
se voient mieux, surtout les tapis, les fruits et les légumes. Les
cuisines des traiteurs étaient aussi fort séduisantes, et les mets
semblaient si appétissants et répandaient une si bonne odeur, qu’on se
serait mis avec plaisir à table pour y dîner. Mais ce qui n’offrait rien
d’attrayant, c’était la partie consacrée aux cordonniers. On n’y avait
exposé que la chaussure la plus simple, tandis que l’on voit à
Constantinople, derrière des armoires vitrées, des pantoufles et des
souliers d’un grand prix, richement brodés d’or, et même garnis de
perles et de pierres précieuses.
J’étais arrivée à Tauris dans un temps peu favorable, dans le mois de
jeûne. Pendant ce mois, on ne mange rien depuis le lever jusqu’au
coucher du soleil, personne ne sort de chez soi, il n’y a pas de
soirées, on ne fait et on ne reçoit aucune visite; on est toujours en
prière. Les Persans observent si strictement ces commandements de leur
religion, que plus d’un malade en est la victime; car pendant ces
jours-là ils ne veulent prendre ni médicaments, ni potions, ni la
moindre nourriture. Une seule bouchée leur ferait perdre, à ce qu’ils
croient, la félicité qu’ils attendent de l’observation du jeûne.
Quelques personnes éclairées s’affranchissent de ces prescriptions en
cas de maladie; mais il faut alors que le médecin envoie au prêtre une
déclaration écrite dans laquelle il expose qu’il y a nécessité de
prendre des médicaments, des potions, etc. Quand le prêtre appose son
cachet à ce document, l’indulgence est accordée. J’ignore si les
mahométans ont emprunté ces indulgences aux chrétiens, ou bien si les
chrétiens les ont empruntées aux mahométans. Ce qui est certain, c’est
que les jeunes filles sont tenues d’observer le jeûne dès l’âge de dix
ans, tandis que les garçons ne commencent que dans la quinzième année.
Malgré la sévérité du jeûne, j’eus, grâce aux grandes relations et aux
grandes complaisances du docteur Casolani, le bonheur d’être introduite
dans plusieurs des premières familles persanes et même à la cour.
Six mois encore avant mon arrivée en Perse, il n’y avait pas à Tauris de
vice-roi, mais seulement un satrape ou gouverneur. A cette époque, le
schah régnant, Nesr-I-Din[128], éleva la province Aderbeidschan en
vice-royaume, et décréta que le fils aîné du souverain, l’héritier du
trône, résiderait toujours à Tauris comme vice-roi, jusqu’à son
élévation au trône.
Le dernier gouverneur de Tauris, Behmen Mirza[129], le frère du schah,
était un homme très-sensé et très-juste. En peu d’années il mit la
province Aderbeidschan dans un état florissant, et rétablit partout
l’ordre et la sécurité. Ses succès excitèrent bientôt l’envie du premier
ministre, Haggi-Mirza-Agassi, qui pressa le schah de destituer son
frère, en lui faisant accroire que celui-ci entrait trop avant dans les
bonnes grâces du peuple et pourrait bien, à la fin, se faire proclamer
schah de Perse.
Le schah resta longtemps sourd à ces suggestions, car il aimait
sincèrement son frère; mais le ministre n’eut pas de cesse qu’il n’eût
fait prévaloir sa volonté. Behmen-Mirza, instruit de tout ce qui se
passait à la cour, se rendit à Tauris pour se justifier devant le schah.
Celui-ci l’assura de son appui et de sa satisfaction, et lui dit
franchement qu’il pouvait rester à sa place si le ministre y consentait;
il n’avait qu’à faire en sorte de lui plaire.
Mais Behmen Mirza apprit par ses amis que le ministre avait conçu contre
lui une haine implacable; on lui disait qu’il courait le danger d’avoir
les yeux crevés ou même d’être tué. On l’engagea à ne pas perdre de
temps et à se soustraire par la fuite au cruel destin dont il était
menacé. Il suivit ce conseil, se rendit en toute hâte à Tauris, et,
après avoir réuni ses richesses, il se réfugia avec toute sa famille sur
le territoire russe voisin. Quand il y fut arrivé, il s’adressa par
écrit à l’empereur de Russie, et lui demanda sa protection, que celui-ci
lui accorda de la manière la plus généreuse. Le czar écrivit au schah de
Perse pour lui signifier que le prince n’était plus sujet persan, et que
toute poursuite contre lui ou sa famille devait cesser; il lui fit
assigner pour résidence un joli palais près de Tiflis, lui envoya des
cadeaux précieux, et lui donna encore, à ce qu’on m’assura, une pension
de 20 000 ducats par an.
Cette petite histoire prouve que le ministre Haggi-Mirza-Agassi domine
entièrement le schah, qui a fini par le considérer comme un saint,
l’adorer comme un prophète, et exécuter aveuglément tous ses ordres
comme des oracles. Un jour le ministre, voulant faire passer une mesure
très-importante, raconta au schah, en venant lui présenter ses hommages
le matin, que la nuit il s’était éveillé et qu’il avait senti son corps
s’élever en l’air. Enfin, en montant toujours, il était arrivé jusqu’au
ciel, où il avait vu le père du roi, à qui il avait dû donner une idée
du gouvernement de son fils. Heureux d’apprendre que la conduite du
prince régnant était exemplaire, le feu roi lui faisait conseiller de
continuer toujours de même; mais le schah, enchanté, car il avait
beaucoup aimé son père, ne cessait de faire de nouvelles questions; et
l’habile ministre finissait par lui déclarer que le défunt monarque
désirait que l’on fît ou que l’on ne fît pas telle ou telle chose.
Naturellement, le bon fils s’empressait d’accomplir les désirs de son
père; car il ne doutait pas un instant de la véracité de son ministre.
On dit que le schah est un peu colère, et, quand ses accès le prennent,
il ordonne l’exécution immédiate d’un coupable quelconque[130]. Mais le
ministre a assez le sentiment de la justice pour chercher à empêcher la
mort de ceux qu’il ne craint pas. Il a donc donné l’ordre, quand pareil
cas se présente, de l’envoyer chercher aussitôt et de différer les
apprêts de l’exécution jusqu’à son arrivée. Il paraît alors comme par
hasard et demande ce qui se passe. Le schah, ne se possédant pas de
fureur, raconte qu’il fait exécuter un criminel. Le ministre l’approuve
sans réserve, et s’approche de la fenêtre comme pour consulter le ciel,
les nuages et le soleil. Tout à coup, il s’écrie qu’il vaudrait mieux
remettre l’exécution au lendemain; les nuages, le soleil ou le ciel
étant en ce moment contraires, il pourrait facilement en résulter un
malheur pour le prince. Cependant la colère du roi est à moitié passée,
il agrée l’avis du ministre; le condamné est emmené, et d’ordinaire
rendu à la liberté. Le lendemain, toute l’affaire est oubliée.
Voici encore une histoire intéressante. Le schah, ayant un jour conçu
une grande haine contre un de ses gouverneurs, l’appelle à la cour pour
le faire étrangler. Le ministre, qui était l’ami du gouverneur, s’y prit
de la manière suivante pour lui sauver la vie. Il dit au schah:
«Seigneur, je viens vous dire adieu, car je pars pour la Mecque.» Le
schah, très-effrayé d’être privé si longtemps de son favori (le voyage
de la Mecque dure au moins un an), lui demande, tout consterné, la cause
de ce voyage. «Tu sais, Seigneur, que je n’ai pas d’enfants et que j’ai
adopté le gouverneur que tu veux faire exécuter. Je perds mon fils et je
veux aller en chercher un autre à la Mecque.» Aussitôt le schah lui
répond qu’il n’en savait rien; mais que, puisqu’il en est ainsi, il ne
veut pas faire exécuter le gouverneur, mais, au contraire, le laisser en
place.
Le schah aime passionnément sa mère. Quand elle venait le voir, il se
levait toujours et se tenait tout le temps debout pendant qu’elle était
assise. Le ministre, très-irrité de ces grandes marques de respect,
s’écria: «Tu es le roi, il faut que ta mère se tienne debout devant
toi!» Enfin, à force d’insister, il l’emporta. Mais quand la mère vient
dans un moment où le ministre n’est pas présent, le fils lui témoigne
les mêmes marques de respect. Il ordonne alors sévèrement à ses gens de
n’en rien dire au ministre.
Ces histoires, et plusieurs autres encore, me furent racontées par une
personne digne de toute confiance. Elles peuvent servir à donner une
faible idée du mode de gouvernement des Persans.
Ma présentation à la cour du vice-roi Vali-Ahd eut lieu quelques jours
après mon arrivée. Je fus appelée une après-midi, avec le docteur
Casolani, dans un des pavillons d’été du prince. La villa était située
dans un petit jardin, lequel se trouvait dans un autre plus grand; ils
étaient entourés tous deux de très-hautes murailles. A l’exception de
prés, d’arbres fruitiers et de chemins poudreux, il n’y avait, dans le
premier jardin, rien de remarquable que beaucoup de tentes remplies de
soldats. Ceux-ci avaient le costume persan ordinaire, si ce n’est que
l’officier de service avait ceint un glaive, et que le soldat de faction
portait un fusil sur ses épaules. Ils ne se montrent en uniforme que
dans très-peu d’occasions, et alors ils ressemblent un peu aux
militaires européens.
A l’entrée du jardin, nous fûmes reçus par plusieurs eunuques. Ils nous
conduisirent à une maison d’un étage, de peu d’apparence, située à
l’extrémité de parterres de fleurs. Je n’aurais jamais cherché dans
cette maison la résidence d’un héritier présomptif du trône de Perse, et
cependant, c’était bien là qu’il habitait. A l’entrée étroite de la
petite maison il y avait deux escaliers, dont l’un conduisait à la salle
de réception du vice-roi, et l’autre à celle de sa femme. Le docteur fut
introduit dans la première salle; quelques femmes esclaves me menèrent
auprès de la vice-reine. Arrivée en haut de l’escalier, je quittai mes
souliers et j’entrai dans une petite pièce fort gaie dont les parois
étaient presque entièrement formées de hautes croisées. La vice-reine,
âgée de quinze ans, était assise sur un simple fauteuil; non loin d’elle
se tenait debout une matrone, la duègne du harem, et on m’avait préparé
un fauteuil en face de la princesse.
J’eus le bonheur d’être reçue avec la plus grande distinction, car le
docteur Casolani m’avait fait passer pour auteur, et avait ajouté que je
publierais les aventures de mon voyage. Comme la princesse avait demandé
si je ferais mention d’elle, et qu’on lui avait répondu que oui, elle
résolut de se montrer dans sa plus belle toilette, pour me donner une
idée du riche et superbe costume de son pays.
La jeune princesse avait un pantalon en étoffe de soie épaisse tellement
plissé qu’il était roide et empesé comme nos anciennes jupes à paniers.
Ces pantalons ont de vingt à vingt-cinq aunes de large et descendent
jusqu’aux chevilles. Le buste, jusqu’aux hanches, était revêtu d’un
corsage, mais qui n’était pas serré au corps, et auquel tenaient encore
des rabats ou des basques de 15 centimètres de long. Les manches,
longues, étroites et couvrant le bras, étaient bordées de garnitures
larges comme la main, et pouvaient se croiser. Cet ajustement
ressemblait aux corsages du temps des paniers. Le corset était d’une
étoffe de soie épaisse et brodée artistement et avec beaucoup de goût en
soie de couleur tout autour des bordures; on voyait une chemisette
courte en soie blanche. La princesse avait roulé autour de sa tête un
mouchoir de crêpe blanc à trois angles, qui faisait le tour du visage et
était attaché sous le menton; par derrière, il descendait jusqu’aux
épaules. Ce mouchoir était également très-bien brodé en or et en soie de
couleur. Elle était parée de pierres fines et de perles d’une pureté et
d’une grosseur rares, mais qui faisaient peu d’effet, car elles
n’étaient pas montées en or, mais simplement traversées d’un fil d’or.
Ce fil était attaché au haut du mouchoir de tête et se prolongeait
jusque sous le menton.
Elle avait des gants de soie noire à jour par-dessus lesquels elle
portait plusieurs bagues; autour des poignets, de riches bracelets de
perles et de pierres fines. Elle était chaussée de bas de soie blancs.
La princesse n’était pas précisément une beauté de premier ordre; ses
pommettes étaient trop prononcées et trop saillantes; mais, à tout
prendre, c’était une bien aimable personne; elle avait de grands beaux
yeux pleins d’intelligence, une jolie figure et quinze ans.
Son visage était très-délicat et peint en blanc et en rouge. Ses
paupières et ses cils étaient bordés de raies bleues, qui, selon moi, la
défiguraient plutôt qu’elles ne l’embellissaient. Sur le devant, au
sommet de la tête, on découvrait une partie de sa brillante chevelure
noire.
Notre conversation consistait en signes. Le docteur Casolani, qui parle
très-bien le persan, ne pouvait pas, ce jour-là, passer le seuil sacré,
car la princesse m’avait reçue en grande toilette, et par conséquent
sans voile. Pendant cette muette conversation, j’eus le loisir
d’examiner la vue qu’on avait des croisées et d’admirer la situation de
la ville. Je m’aperçus alors de la grandeur et de l’étendue de Tauris et
de la quantité de ses jardins. Mais ces derniers font tout son ornement,
car elle ne brille pas par la beauté de ses constructions, et la grande
vallée dans laquelle elle est située est aussi nue que les montagnes qui
l’entourent, et n’offre aucun charme. La princesse parut enchantée de la
surprise que je témoignai en voyant la grandeur de la ville et tant de
délicieux jardins.
Vers la fin de l’audience, on apporta beaucoup de fruits et de sucreries
sur de grandes assiettes. Je fus la seule à en manger, car les autres
étaient forcés de jeûner.
De l’appartement de la princesse on me conduisit à celui de son époux,
le vice-roi; le jeune prince me reçut assis sur un fauteuil au balcon
d’une fenêtre. Grâce au titre d’auteur dont on m’avait gratifiée
bénévolement, on avait aussi disposé pour moi un fauteuil. Les murs de
la grande salle étaient lambrissés de boiseries et ornés de glaces, de
dorures, de têtes et de fleurs peintes à l’huile. Au milieu se
trouvaient deux grandes couchettes vides.
Le prince était habillé à l’européenne; il portait un pantalon blanc de
drap fin, bordé de larges tresses d’or, un habit bleu foncé, dont le
collet, les parements et les rebords étaient richement brodés d’or; des
gants et des bas de soie blancs. Il avait sur la tête un bonnet fourré
de près d’un mètre de haut. Cependant, ce n’est pas là le costume qu’il
porte habituellement. En fait de modes, il change, dit-on, plus souvent
que sa femme, et, selon son caprice, tantôt il revêt le costume persan,
tantôt il s’enveloppe de châles de cachemire.
Je lui aurais donné au moins vingt-deux ans. Il a le teint d’un jaune
pâle; il n’a l’air ni bon ni spirituel, il ne regarde personne en face,
et son œil méchant évite toujours celui de son interlocuteur. Je
plaignais au fond du cœur tout ce qui est soumis à son pouvoir. Pour
mon compte, j’aimerais mieux être la femme d’un pauvre paysan que
d’avoir le titre de sa première épouse.
Le prince m’adressa beaucoup de questions, que me traduisit le docteur
Casolani, placé à quelques pas de nous. Ses demandes n’avaient rien de
distingué et étaient des lieux communs sur mes voyages.
Le prince sait lire et écrire dans sa langue, et a aussi, dit-on,
quelques notions d’histoire et de géographie. Il reçoit quelques
journaux et écrits périodiques européens, dont l’interprète est chargé
de faire quelques extraits. On prétend qu’au sujet des dernières grandes
révolutions d’Europe[131], il dit que les souverains de l’Occident
devaient être très-bons, mais aussi très-niais, pour se laisser chasser
si facilement du trône. Il pense que les choses auraient marché tout
autrement, si les monarques d’Europe avaient eu recours à des moyens
efficaces, et s’ils avaient fait étrangler ou décapiter les rebelles. Il
surpasse de beaucoup son père en cruauté, et malheureusement il n’a pas
de ministre pour borner le cours de ses vengeances. Sa conduite est
celle d’un enfant. A peine a-t-il donné un ordre qu’il le révoque un
instant après. Et, au fait, que peut-on attendre d’un tout jeune homme
qui n’a presque pas reçu d’éducation, et qui, marié à quinze ans, se
trouve à dix-sept ans maître absolu d’une grande province avec un revenu
d’un million de _tomans_[132], et dispose de tous les moyens pour
satisfaire ses goûts sensuels?
Le prince n’a jusqu’ici qu’une seule femme légitime; mais il pourrait en
avoir jusqu’à quatre; cependant il ne manque pas de belles amies, car
telle est la coutume en Perse que, si le roi ou l’héritier présomptif
apprend qu’un de ses sujets a une fille, une sœur ou une cousine d’une
grande beauté, il l’envoie chercher. Les parents sont enchantés de cet
honneur insigne; car, si la jeune fille est réellement belle, elle est
certaine, quoi qu’il arrive, d’être bien établie. Si, au bout de quelque
temps, elle ne plaît plus au roi ou au prince, il la marie à un ministre
ou à quelque autre grand personnage. Quand elle a un enfant, elle est
considérée comme femme légitime et reste toujours à la cour. Mais une
famille est bien humiliée et bien affligée quand la jeune fille déplaît
au souverain à la première vue. Elle est aussitôt renvoyée à ses
parents; sa réputation de beauté est perdue, et elle ne peut pas de
sitôt prétendre à un bon parti.
La vice-reine est déjà mère, mais malheureusement d’une fille; jusqu’ici
elle est toujours la première épouse du prince, parce qu’il n’a pas
encore de garçon d’aucune autre femme; mais celle qui a le bonheur de
lui donner le premier garçon prend de droit la place de la première
épouse et est respectée comme la mère de l’héritier présomptif. Grâce à
cette coutume, les pauvres enfants se trouvent souvent exposés à être
empoisonnés ou assassinés; car la femme qui a un enfant excite l’envie
de toutes celles qui n’en ont pas, et cette envie s’accroît
naturellement quand cet enfant est un garçon. Lorsque la princesse
suivit son mari à Tauris, elle laissa sa fille sous la protection du
grand-père, le schah de Perse, pour la préserver des persécutions de ses
rivales.
Quand le vice-roi sort à cheval, quelques centaines de soldats ouvrent
la marche; ces soldats sont suivis de domestiques armés de grosses
cannes, qui crient au peuple de s’incliner devant le puissant souverain.
Des employés, des soldats et des domestiques entourent le prince, et le
cortége est encore fermé par des soldats. Le prince seul est à cheval,
tous les autres sont à pied.
Les femmes du prince peuvent aussi parfois sortir à cheval, mais il
faut qu’elles soient bien voilées et entourées d’eunuques, dont
plusieurs courent en avant pour annoncer au peuple que les femmes du
prince approchent. Aussitôt tout le monde doit s’éloigner du chemin où
elles vont passer, et chacun se réfugie dans les maisons et les petites
rues voisines.
Le docteur Casolani ayant appris aux femmes du prince Behmen, exilé, que
je comptais aller à Tiflis, elles me firent prier de venir les visiter,
afin que je pusse dire au prince que je les avais vues et que je les
avais laissées bien portantes. Il fut permis au docteur de m’accompagner
jusque dans la salle de réception. Comme ami et comme médecin du prince,
qui n’était pas trop fanatique, l’accès auprès de ces dames lui fut
accordé.
Cette visite n’offrit rien de très-remarquable. La maison était simple
comme le jardin; les femmes s’étaient enveloppées dans de grands châles
à cause de la présence du docteur. Plusieurs d’entre elles, en lui
parlant, se cachaient même une partie du visage. Par le fait elles
étaient jeunes, mais toutes paraissaient plus vieilles qu’elles ne
l’étaient réellement. J’aurais donné au moins trente ans à la plus
jeune, qui n’en avait que vingt-deux. On me présenta aussi une beauté
brune, un peu massive, de seize ans, qui, achetée depuis peu à
Constantinople, était venue grossir le harem du prince. Les femmes
paraissaient traiter leur rivale avec bonté, et elles me dirent d’un ton
bien cordial qu’elles se donnaient beaucoup de peine pour lui apprendre
le persan.
Il y avait parmi les enfants une petite fille de six ans d’une extrême
beauté, dont le charmant visage n’était pas encore défiguré par du rouge
et du blanc, ni par des sourcils peints, comme ceux de tous les autres
enfants; elle était vêtue tout à fait comme les femmes, et je vis que le
costume persan était réellement, comme on me l’avait dit, un peu
indécent. A chaque mouvement un peu vif, le corset s’ouvrait, et la
chemisette de soie ou de gaze qui couvrait à peine la poitrine montait
tellement qu’on voyait à peu près tout le corps jusqu’aux hanches. Je
remarquai la même chose chez les servantes occupées à préparer le thé ou
livrées à d’autres soins de ménage.
Une visite beaucoup plus intéressante fut celle que je rendis à
Haggi-Chefa-Hanoum, une des femmes les plus distinguées et les plus
éclairées de Tauris. Dès qu’on entrait dans la cour et dans le vestibule
de la maison, on s’apercevait bien qu’il y régnait un grand esprit
d’ordre. Nulle part, en Orient, je n’avais trouvé tant de propreté et
tant de goût. J’aurais pris la cour pour le jardin, si je n’avais pas vu
plus tard le véritable jardin depuis les fenêtres de la salle de
réception. Les jardins de ce pays sont sans doute bien inférieurs aux
nôtres, mais ils sont magnifiques comparativement à ceux de Bagdad. On y
voit des fleurs, des allées de vigne et des berceaux; entre les arbres
fruitiers on aperçoit des bassins riants et de superbes gazons.
La salle de réception était très-grande et très-haute; le devant et le
fond (dont l’un donnait sur la cour, l’autre sur le jardin) étaient
composés de fenêtres dont les carreaux, divisés en tout petits hexagones
ou octogones, étaient enfermés dans de petits cadres de bois dorés. Il y
avait aussi quelques dorures aux montants de la porte. Le parquet était
couvert de tapis à la place où était assise la dame de la maison. Un
autre tapis précieux était étendu sur le premier. En Perse on n’a pas de
divans, mais seulement de gros coussins ronds contre lesquels on
s’appuie.
Ma visite ayant été annoncée, je trouvai une grande réunion de dames et
de jeunes filles, attirées sans doute par la curiosité de voir une
Européenne. Leur costume était d’un grand prix, comme celui de la
princesse; seulement la parure était moins distinguée. Il y avait parmi
elles plusieurs beautés, mais elles aussi avaient des fronts trop
larges et des pommettes saillantes. Ce que les Persanes ont de plus
beau, ce sont les yeux, qui brillent autant par la grandeur que par la
beauté de la forme et la vivacité de l’expression. On pense bien que la
peau et les cils de ces dames ne manquaient pas d’être peints.
Ce cercle de dames était le plus agréable et le plus poli que j’eusse eu
occasion de voir dans les maisons orientales; je pus causer en français
avec la maîtresse de la maison par l’intermédiaire de son fils, âgé de
dix-huit ans, qui avait reçu une excellente éducation à Constantinople.
Non-seulement ce jeune homme, mais aussi sa mère et les autres dames
étaient instruites et avaient beaucoup lu. Aussi le docteur Casolani
m’assura que les jeunes filles des familles riches savent presque toutes
lire et écrire. Elles l’emportent à cet égard de beaucoup sur les femmes
turques. La maîtresse de la maison, son fils et moi, nous étions assis
sur des chaises; les autres se tenaient accroupis autour de nous sur les
tapis. Une table, la première que je voyais dans une maison persane, fut
couverte d’une belle étoffe et chargée des fruits, des friandises et des
sorbets les plus exquis. Ces derniers, ainsi que les sucreries, avaient
été préparés par la maîtresse elle-même; il y avait là des amandes
sucrées, des fruits confits, qui n’étaient pas seulement
très-appétissants à l’œil, mais excellents au goût.
Pendant mon séjour à Tauris, les melons et les pêches se trouvaient en
pleine maturité. Ces fruits étaient si parfaits, qu’on voyait bien que
la Perse est leur véritable patrie. Les melons ont souvent une chair
plutôt blanche ou verte que jaune; on peut la manger jusqu’à l’extrémité
de la fine écorce, et, si quelque chose pouvait surpasser la douceur du
sucre, ce seraient ces melons. Les pêches aussi sont excessivement
juteuses, douces et parfumées.
Avant de quitter Tauris, il faut encore que je dise quelques mots du
peuple. Le teint de l’homme du peuple est peut-être un peu plus que
basané; dans la classe supérieure, chez les deux sexes, le teint blanc
prédomine. Tous ont les yeux et les cheveux noirs; forts et hauts de
stature, ils ont les traits, et surtout le nez, très-prononcés, et
quelque chose de sauvage dans le regard. Les femmes des basses classes
ne sortent jamais sans être scrupuleusement voilées. Les hommes un peu
élégants portent en ville un surtout très-long en drap foncé, avec des
manches tailladées qui descendent jusqu’à terre. Au milieu du corps ils
ont une ceinture ou un châle; leur tête est couverte d’un bonnet fourré
de peau de mouton noir et pointu. Les femmes de la classe ouvrière ne
semblent pas très-malheureuses; dans mes voyages, je n’en vis que peu
travailler aux champs, et je remarquai aussi à la ville que tous les
travaux pénibles étaient faits par les hommes.
A Tauris, comme du reste dans toute la Perse, les juifs, les Turcs et
les chrétiens sont détestés. Il y a environ trois mois, les juifs et les
chrétiens se trouvèrent exposés aux plus grands dangers. Des bandes de
populace ameutée, s’étant mises à parcourir les quartiers qu’ils
habitaient, avaient commencé à piller, à détruire les maisons, à menacer
de mort les pauvres habitants, et même à exécuter contre quelques-uns
leurs menaces. Mais heureusement le gouverneur de la ville fut prévenu
aussitôt de ces scènes d’horreur. En homme brave et résolu, il ne se
donna pas même le temps de mettre un cafetan, mais, vêtu comme il était
chez lui, il se précipita au milieu de la multitude égarée et parvint à
la disperser par l’énergie de ses paroles.
Déjà, dès mon arrivée à Tauris, j’avais témoigné le désir de continuer
mon voyage par _Natschivan_ et _Érivan_ jusqu’à _Tiflis_. Au
commencement, on me donna peu d’espoir; car, me disait-on, depuis les
derniers événements politiques de l’Europe, le gouvernement russe
défendait aussi sévèrement que la Chine l’entrée de son empire à tout
étranger. Mais M. Stevens me promit d’user en ma faveur de toute son
influence sur le consul russe M. Anitschkow. En effet, grâce à sa
puissante intercession, grâce aussi à mon sexe et à mon âge, on daigna
faire une exception pour moi. Le consul russe ne m’accorda pas seulement
la permission si ardemment désirée: il me donna en outre plusieurs
bonnes recommandations pour Natschivan, Érivan et Tiflis.
On me conseilla de faire la route de Tauris à Natschivan (155 verstes,
dont sept font un mille géographique) sur des bidets de poste, et
d’emmener avec moi un domestique. Je suivis ce conseil, et je partis le
11 août, à neuf heures du matin. Plusieurs messieurs, dont j’avais fait
la connaissance à Tauris, m’accompagnèrent jusqu’à quelques verstes hors
de la ville, et, sur les bords d’une belle petite rivière, nous prîmes
ensemble un déjeuner froid avant de nous séparer. Puis je continuai ma
route, seule, il est vrai, mais pleine de confiance. N’allais-je pas
dans des pays chrétiens, placés sous le sceptre d’un monarque qui savait
faire régner l’ordre et la justice dans son empire?
[Illustration]
CHAPITRE XXII.
Sophia.--Marand, en Perse.--Frontière russe.--Natschivan.--Voyage
en caravane.--Nuit passée en prison.--Continuation de mon
voyage.--Érivan.--Poste russe.--Les Tartares.--Arrivée et séjour à
Tiflis.--Continuation de mon voyage.--Kutaïs.--Marand, en
Géorgie.--Traversée sur le Ribon.--Redout-Kalé.
_11 août._ Les stations entre Tauris et Natschivan sont à des distances
très-inégales; mais une des plus longues est la première, celle de
Sophia, qui nous demanda six heures de marche.
Comme il était déjà trois heures quand nous arrivâmes à Sophia, on ne
voulut pas me laisser aller plus loin ce jour-là. On me montra le soleil
pour m’indiquer qu’il était trop tard, et on chercha à m’inspirer la
crainte d’être attaquée, pillée et même assassinée par les brigands.
Mais de pareilles insinuations ne m’effrayaient jamais, et après avoir
découvert, non sans beaucoup de peine, qu’il ne fallait que quatre
heures pour arriver à la station prochaine, je résolus de continuer mon
voyage, et, au grand dépit de mon domestique, que j’avais loué jusqu’à
Natschivan, j’ordonnai de seller d’autres chevaux.
Presque au sortir de Sophia, nous entrâmes dans des vallées rocheuses,
étroites et désertes, que mon guide me dit être très-dangereuses, et où
je n’aurais pas aimé à passer pendant la nuit. Mais en ce moment le
soleil brillait de tout son éclat; aussi, en pressant le pas de mon
cheval, je ne pouvais assez admirer les teintes de couleurs variées
répandues sur les groupes pittoresques des masses de rochers. Les uns
jetaient un reflet vert pâle, d’autres étaient comme enveloppés d’un
voile à moitié transparent. Enfin plusieurs de ces rochers se
terminaient en pointes dentelées et bizarres, et, vus de loin,
ressemblaient à de beaux groupes d’arbres. Il y avait tant à voir, que
je n’avais réellement pas le temps de songer à la peur.
A moitié route, nous rencontrâmes un joli petit village situé dans une
vallée; puis nous gravîmes une montagne escarpée, sur la cime de
laquelle je fus longtemps retenue par la vue surprenante d’une grande
chaîne de montagnes.
Ce ne fut que vers les huit heures que nous arrivâmes à la station de
_Marand_, mais sains et saufs et sans avoir perdu nos bagages.
Marand, riant et joli endroit qui s’étend dans une fertile vallée, fut
la dernière ville persane par laquelle je passai. Les rues y sont larges
et propres; les murs qui entourent les maisons et les jardins sont bien
conservés, et on y trouve de petites places avec de belles fontaines
bordées d’arbres.
Mais ce qui me plut moins que la ville, ce fut mon gîte de nuit. Il me
fallut partager la cour avec les chevaux de poste. Mon souper se composa
de quelques œufs frits, brûlés et trop salés.
_12 août._ Aujourd’hui, nous poussâmes jusqu’à _Arax_, étape frontière
de la Russie. De Marand à Arax, il n’y a qu’une station, mais elle nous
prit onze heures. Nous suivîmes le cours d’un petit ruisseau qui
serpentait à travers des gorges et des vallées désertes. Nous ne
rencontrâmes même pas le moindre hameau sur notre route, et, à
l’exception de quelques petits moulins et des ruines d’une mosquée, je
ne vis plus d’édifice dans l’empire persan. En général, la Perse est peu
peuplée, ce qui tient au manque d’eau; car il n’y a pas de pays au monde
qui ait plus de montagnes et moins de rivières. Aussi, l’air y est
très-sec et très-chaud.
La vallée dans laquelle Arax est situé est grande et très-pittoresque,
grâce à la forme étrange des rochers. Tout au fond de la vallée, on voit
poindre une haute chaîne de montagnes, parmi lesquelles se distingue
l’Ararat, qui a plus de 5000 mètres, et dans la vallée même s’élèvent
des masses de rochers isolés et escarpés, semblables à des pans de mur
et à des tours. Le rocher le plus considérable, ayant la forme d’un cône
pointu d’au moins 3 ou 400 mètres de haut, est _Ilan-Nidag_ (mont du
Serpent).
Non loin de la chaîne avancée des montagnes, coule le fleuve Arax ou
Araxes. Il sépare l’Arménie de la Médie. Son cours est excessivement
rapide et ses vagues s’élèvent à une grande hauteur. Il sert de limite
entre le territoire persan et la Russie. Nous passâmes ce fleuve en
bateau. Sur la rive opposée, il y a quelques maisonnettes où l’on arrête
le voyageur et où il doit prouver qu’il n’est ni brigand, ni assassin,
et surtout qu’il n’est pas de la classe dangereuse des révolutionnaires.
En outre on vous soumet encore pour quelque temps à la quarantaine, si
la peste ou le choléra exercent justement leurs ravages en Perse.
Une lettre du consul russe de Tauris au premier fonctionnaire d’Arax me
valut une réception très-polie. Grâce à l’absence de peste et de
choléra, je n’eus point de quarantaine à faire; mais à peine me
trouvais-je sur le sol russe que l’on commença, de la manière la plus
effrontée, à me demander des pourboires. Le fonctionnaire avait parmi
ses gens un cosaque qui prétendait savoir l’allemand. On me le dépêcha
pour s’informer de mes désirs, mais mon coquin savait autant l’allemand
que moi le chinois, c’est-à-dire trois ou quatre mots. Je lui signifiai
que je n’avais pas besoin de lui; cela ne l’empêcha pas de tendre
aussitôt la main et de réclamer un pourboire.
_13 août._ De grand matin je quittai Arax, accompagnée d’un inspecteur
de douane, et je fis à cheval trente-cinq verstes jusqu’à la petite
ville de _Natschivan_, située dans une des grandes vallées qu’entoure la
haute chaîne de l’Ararat. Cette vallée est fertile; mais, comme tout le
pays d’alentour, elle n’est pas riche en arbres.
Nulle part je n’eus jamais autant de peine qu’ici à me loger. J’avais
deux lettres, l’une pour un médecin allemand, l’autre pour le
gouverneur. Je ne voulus pas me rendre chez ce dernier en costume de
village (car j’étais maintenant parmi des hommes civilisés, qui ont
l’habitude de juger leurs semblables d’après l’habit). Comme il n’y
avait pas d’hôtel à Natschivan, je comptais demander l’hospitalité au
docteur. Je donnai à lire l’adresse de la lettre, écrite dans la langue
du pays, à beaucoup de gens, en les priant de m’indiquer la maison; mais
tout le monde secouait la tête et me laissait poursuivre mon chemin.
J’arrivai ainsi à la douane, où l’on s’empara aussitôt de mon bagage,
tandis qu’on me conduisait chez l’inspecteur. Celui-ci parlait un peu
l’allemand, mais il ne fit non plus aucune attention à ma demande. Il
m’intima l’ordre de me rendre au bureau de la douane et d’ouvrir mon
petit coffre.
La femme et la sœur de l’inspecteur m’accompagnèrent. Je fus
très-étonnée de cette politesse; mais je reconnus bientôt qu’un autre
motif avait fait agir ces dames: elles voulaient savoir ce que je
portais avec moi. Elles se firent donner des chaises, prirent place
devant mon petit coffre, et à peine l’eus-je ouvert, que six mains
(celles des deux dames et d’un employé de la douane) se mirent à
fouiller dans mes effets. Une douzaine de petits papiers qui
renfermaient des monnaies, des feuilles séchées et autres objets
recueillis à Babylone et à Ninive, furent aussitôt ouverts et jetés çà
et là. On sortit jusqu’au moindre petit bonnet, et il était aisé de voir
qu’il en coûtait beaucoup à la femme de M. l’inspecteur de lâcher les
rubans qu’elle tenait dans ses mains. Je finissais par croire que ce
n’était qu’à présent que j’étais tombée entre les mains de sauvages.
Après qu’on eut examiné suffisamment le coffre, ce fut le tour d’une
petite caisse qui renfermait mon plus grand trésor, une petite tête en
relief de Ninive[133]. On prit un gros maillet de bois pour enlever le
couvercle d’une caisse qui n’avait qu’un pied de long. Je trouvai cela
un peu trop fort, et me jetant en travers de la caisse, je m’opposai à
ce vandalisme. Heureusement il arriva encore une troisième dame, une
Allemande[134]. Je m’empressai de lui dire ce qu’il y avait dans la
caisse, en ajoutant que je ne me refusais pas à la laisser ouvrir;
seulement je demandais qu’on y allât avec précaution et qu’on se servît
d’une pince et de tenailles. Mais, le croira-t-on, on n’avait pas même
ces instruments au bureau de la douane où il se présente tous les jours
des cas semblables. Cependant j’obtins, non sans peine, que l’on brisât
avec précaution le couvercle en trois morceaux. Quelque excitée que je
fusse, je ne pus m’empêcher de rire des sottes figures que firent les
deux dames de la maison et M. l’inspecteur de la douane, quand ils
aperçurent les fragments de tuiles et la tête un peu endommagée. Ils ne
pouvaient pas concevoir qu’on traînât avec soi de pareilles vétilles.
La dame allemande, Mme Henriette Alexandwer, m’engagea à prendre chez
elle une tasse de café, et, quand elle apprit dans quel embarras j’étais
pour me loger, elle m’assigna aussitôt une chambre dans sa maison.
Le lendemain je fis une visite au gouverneur, qui m’accueillit avec
beaucoup de politesse et me combla de prévenances. Il me fallut aller
demeurer immédiatement chez lui. Il me fit avoir un passe-port et tous
les visas dont depuis mon entrée dans l’empire chrétien j’avais déjà eu
besoin plus de six fois, et il négocia pour moi avec un Tartare dont la
caravane allait à Tiflis. Avec la bonne dame Alexandwer je visitai la
ville à moitié délabrée et le tombeau de Noé.
Natschivan, au dire des Persans, fut une des plus grandes et des plus
belles villes d’Arménie; des écrivains arméniens prétendent même que Noé
en a été le fondateur. La ville actuelle est tout à fait construite dans
le style oriental; seulement un petit nombre de maisons modernes ont des
fenêtres et des portes qui donnent sur la rue. La plupart du temps la
façade est sur les petits jardins. Le costume du peuple ressemble encore
passablement à celui des Persans; il n’y a que les fonctionnaires, les
marchands et quelques particuliers qui soient habillés à l’européenne.
Du monument de Noé il ne reste plus qu’une pièce voûtée. Il n’existe
plus de trace du dôme dont il semble avoir été recouvert autrefois, car
les quelques ruines qui ont échappé à la destruction ne permettent de
rien affirmer. Dans l’intérieur on ne voit ni sarcophage ni tombe; dans
le milieu seulement se trouve un pilier en maçonnerie sur lequel repose
le plafond. Tout le monument est entouré d’un mur peu élevé. Il est
visité non-seulement par des pèlerins chrétiens, mais aussi par beaucoup
de mahométans. Tous ces gens ont une singulière croyance: si la pierre
qu’ils appuient contre le mur y reste collée, ils s’imaginent que la
chose à laquelle ils ont pensé en le faisant est nécessairement vraie ou
bien doit se réaliser, tandis que c’est l’inverse dans le cas contraire.
Ce fait s’explique tout bonnement de la manière suivante: le ciment ou
la chaux est toujours un peu humide; si l’on relève un peu la pierre
plate en l’appuyant contre le ciment, elle s’y attache; mais si on
l’appuie tout droit, elle tombe.
Non loin du tombeau de Noé, il y a un très-beau monument;
malheureusement je ne pus savoir à quelle époque il appartenait et qui
en était l’auteur. Il a la forme d’une haute tour dodécagone, dont les
parois sont recouvertes de haut en bas des figures mathématiques les
plus ingénieuses, triangles, hexagones, et à quelques endroits elles
sont incrustées d’une argile bleue vernie. L’ensemble est entouré d’un
mur qui forme une petite cour d’enceinte; à la porte d’entrée il y a de
petites tours à moitié délabrées, qui ressemblent à des minarets.
_17 août._ Aujourd’hui je fus très-mal à mon aise, ce qui me causa
d’autant plus de déplaisir que la caravane partait le soir. Il y avait
déjà plusieurs jours que je ne pouvais rien prendre, et je ressentais un
très-grand accablement. Cependant je quittai mon lit de repos et je
montai sur un cheval de caravane, pensant que le changement d’air me
guérirait plus promptement.
Par bonheur nous ne fîmes qu’un petit trajet, nous nous arrêtâmes non
loin des portes de la ville, et nous y passâmes la nuit et toute la
journée du lendemain.
Ce ne fut que le soir du 18 août que nous continuâmes notre route. La
caravane ne transportait que des marchandises; les conducteurs étaient
des Tartares. On fait d’ordinaire le voyage de Natschivan à Tiflis (500
verstes) en douze ou quinze jours; mais, à en juger par le commencement,
je devais bien m’attendre à y mettre six semaines, car la première nuit
nous fîmes à peine une lieue et la nuit d’ensuite nous ne fîmes guère
plus de quatre lieues. A pied, j’aurais fait plus de chemin.
_19 août._ La position n’était vraiment pas supportable. Toute la
journée nous restâmes étendus sur des champs de chaume déserts et
exposés aux rayons du soleil le plus ardent. A neuf heures du soir
seulement, nous montâmes à cheval, et quatre heures plus tard, à une
heure après minuit, on fit halte de nouveau. La seule chose qui fût
bonne dans notre caravane, c’était la nourriture. Les Tartares ne vivent
pas d’une manière aussi frugale que les Arabes; tous les soirs on
servait un excellent pilau fait avec de la bonne graisse et souvent même
on y mettait du raisin sec ou des pruneaux. En outre on venait nous
vendre des pastèques et des melons. Ces vendeurs, en grande partie des
Tartares, choisissaient toujours un bon petit morceau qu’ils m’offraient
sans jamais vouloir accepter d’argent.
Nous traversions toujours de grandes vallées fertiles autour du pied de
l’Ararat. Aujourd’hui je vis cette majestueuse montagne d’assez près et
dans toute sa magnificence. Je m’en étais déjà éloignée de quelques
milles. Sa grandeur la fait paraître comme isolée et séparée de toutes
les autres montagnes; mais elle se relie par de hautes collines à la
chaîne du Taurus; sa plus haute cime est fendue, de sorte qu’il se forme
une petite plaine entre les deux pointes, et c’est en ce lieu qu’après
le déluge l’arche de Noé doit s’être engravée. Il y a des gens qui
prétendent qu’on l’y trouverait encore, si l’on pouvait seulement
déblayer la neige sous laquelle elle est ensevelie.
Dans les géographies modernes, la hauteur de l’Ararat est évaluée à près
de 6000 mètres, tandis que dans les géographies anciennes on ne lui en
donne pas même 4000. Les Persans et les Arméniens appellent le mont
Ararat Macis. Les écrivains grecs le prennent pour une partie du Taurus.
L’Ararat est tout à fait désert, et sa cime est couverte d’une neige qui
ne fond jamais; au pied de cette montagne est le couvent _Arakilvank_, à
l’endroit où Noé doit avoir établi sa première demeure.
Le _20 août_, nous campâmes près du petit village de Gadis. Beaucoup de
commentateurs de l’Écriture sainte placent le paradis en Arménie. En
tout cas, l’Arménie est le théâtre des événements les plus célèbres. Il
n’a été livré nulle part autant de batailles que dans ce pays, puisque
tous les grands conquérants de l’Asie réduisirent successivement cette
contrée sous leur domination.
_21 août._ Nous restâmes toujours dans le voisinage de l’Ararat; nous
passions de temps à autre près des colonies russes et allemandes. Dans
ces dernières, les maisons ressemblaient tout à fait à celles des
villages allemands des montagnes. Le chemin était toujours très-raboteux
et très-pierreux, et je comprends à peine comment il est praticable pour
la poste.
Aujourd’hui il m’arriva une aventure très-désagréable.
La caravane fit halte près de la station de Sidin, à environ cinquante
pas de la route de la poste. Vers les huit heures du soir, j’allai me
promener jusqu’à la grande route; au moment où je me disposais à revenir
sur mes pas, j’entendis le son des clochettes des chevaux de poste, je
m’arrêtai pour voir les voyageurs. Il y avait dans la charrette ouverte
un monsieur, et à côté de lui un Cosaque armé. Quand la voiture fut
passée, je me retournai tranquillement; mais à ma grande surprise elle
s’arrêta, et presque au même instant je me sentis saisie fortement par
le bras. C’était le Cosaque qui cherchait à m’entraîner vers la voiture.
Je m’efforçai de me débarrasser de lui, et de la main dont je pouvais
disposer je montrai la caravane en criant que j’en faisais partie. Il me
ferma aussitôt la bouche de son autre main et me jeta sur la voiture, où
le monsieur m’empoigna et me retint de force. Le Cosaque sauta
rapidement sur la voiture et le cocher lança les chevaux à fond de
train. Tout cela se fit avec une si grande rapidité que je ne sus
réellement pas où j’en étais. Les hommes me retenaient par les bras, et
on ne me rendit la liberté d’user de la parole que quand nous fûmes
assez loin pour que mes cris ne fussent plus entendus.
Par bonheur je n’eus pas peur. Je me figurai aussitôt que ces deux
aimables Russes devaient dans leur zèle m’avoir prise pour une personne
très-dangereuse, et avoir cru faire une capture très-importante. Quand
on me permit de parler, ce fut pour répondre aux questions judicieuses
que l’on m’adressait sur mon nom et ma patrie. Je savais assez de russe
pour pouvoir donner les renseignements demandés; mais, au lieu de se
contenter de mes réponses, ils me demandèrent mon passe-port; je leur
dis qu’ils n’avaient qu’à envoyer chercher mon coffre, et qu’alors
j’éclaircirais parfaitement ma position.
Nous arrivâmes enfin à la station de poste, où l’on me conduisit dans
une chambre. Le Cosaque se tint avec son arme près la porte ouverte pour
me garder à vue, et le monsieur, que je prenais, à ses parements de
velours vert foncé, pour un employé impérial, demeura quelque temps dans
la chambre. Au bout d’une demi-heure, le maître de poste, ou je ne sais
quel autre personnage, vint m’examiner et entendre le récit du grand
exploit, que lui firent en riant mes deux bourreaux.
Souffrant faim et soif, surveillée sévèrement, il me fallut passer la
nuit sur un banc de bois, sans avoir ni drap ni manteau pour me couvrir.
On ne me donna ni un morceau de pain ni une couverture; et pour peu que
je fisse mine de me lever de mon banc pour me promener en long et en
large dans la chambre, le Cosaque arrivait aussitôt, me saisissait par
le bras et me ramenait à mon banc en m’enjoignant expressément de me
tenir tranquille.
Vers le matin on apporta mes effets, je montrai mes papiers, et on me
rendit la liberté. Mais au lieu de me faire des excuses des procédés
sauvages dont on avait usé à mon égard, on se moqua encore de moi, et,
quand je descendis dans la cour, tout le monde me montra au doigt et
partagea les rires de mes geôliers.
Oh! mes bons Arabes! Oh! Turcs, Persans, Hindous, pareille chose ne
m’est pas arrivée chez vous! J’ai traversé paisiblement vos pays! Avec
quelle indulgence ne me traita-t-on pas sur les frontières de la Perse,
quand je feignais de ne pas comprendre qu’on me demandait mon
passe-port! Qui m’aurait dit que je rencontrerais tant d’obstacles et
que j’essuierais tant d’avanies sur cette terre chrétienne?
Le _22 août_ je rejoignis la caravane, où l’on me reçut avec la plus
vive cordialité.
_23 août._ La contrée reste à peu près toujours la même. D’une grande
vallée on en découvre une autre. Ces vallées sont moins cultivées que
celles de la Perse; cependant j’en vis une d’une assez belle culture, où
les villageois avaient même planté des arbres devant leurs cabanes.
_24 août._ _Station d’Érivan._ Je fus heureuse d’être arrivée dans cette
ville, car j’espérais y rencontrer quelques compatriotes et trouver par
leur entremise une occasion pour arriver plus promptement à Tiflis.
J’étais fermement résolue à quitter la caravane, car elle ne faisait pas
plus de quatre lieues par jour.
J’avais deux lettres de recommandation, une pour le médecin de la ville,
M. Müller, l’autre pour le gouverneur. Celui-ci était à la campagne.
Mais le docteur Müller m’accueillit avec tant de bonté que j’eusse eu de
la peine à trouver ailleurs une meilleure hospitalité.
_Érivan_[135], sur le Zengui, capitale de l’Arménie, compte environ 17
000 habitants. Située sur des coteaux dans une grande plaine, et bornée
de tous côtés de montagnes, elle est entourée de quelques murs
fortifiés. Quoique l’architecture commence déjà à dominer dans cette
ville, elle ne brille ni par la beauté ni par la propreté. Ce qui
m’amusa le plus, ce fut de me promener dans les bazars, non pas à cause
des marchandises, qui n’offraient absolument rien de remarquable, mais à
cause des costumes variés et en grande partie étrangers qui m’étaient
inconnus.
J’y voyais des Tartares, des Cosaques, des Tcherkesses ou Circassiens,
des Géorgiens, des Mingréliens, des Turcomans, des Arméniens, etc.
C’étaient, pour la plupart, de beaux hommes forts, à la physionomie
belle et expressive, surtout les Tartares et les Circassiens.
Leur costume ressemblait en partie à celui des Persans; le costume
tartare ne se distinguait de celui des Persans du peuple que par les
dentelles dont les bottes étaient garnies et par un bonnet beaucoup plus
bas. La dentelle de la botte a souvent près de 10 centimètres de long,
et elle est repliée en dedans à l’extrémité. Le bonnet est également
pointu et en fourrure noire, mais de moitié plus bas.
Quant aux femmes de toutes ces diverses tribus, on n’en voit que peu
dans les rues; elles sont toutes enveloppées depuis les pieds jusqu’à la
tête, mais elles ne voilent pas leur figure.
Les Russes et les Cosaques ont les traits stupides des Calmouks; leur
conduite répond parfaitement à leur physionomie. Je n’ai jamais vu de
peuple plus cupide, plus grossier et en même temps plus servile. Quand
je demandais quelque chose, ou bien l’on ne me répondait pas, ou bien on
me faisait une réponse brutale, ou encore on me riait au nez et on me
laissait là. Cette barbarie ne m’aurait peut-être pas tant frappée, si
j’étais venue d’Europe.
Déjà à Natschivan j’avais eu l’idée de voyager par la poste; mais on
m’en avait dissuadée, en m’assurant que, voyageant seule, je ne
pourrais jamais me tirer d’affaire avec les aimables employés de la
poste russe. Cependant, malgré tout, je résolus fermement à Érivan
d’user de ce moyen de transport, et je priai M. le docteur Müller de
m’aplanir les difficultés. Dans l’empire russe, pour avoir le droit de
prendre des chevaux de poste, il faut se faire délivrer une permission
(_padroschna_), acte politique important, que l’on ne peut obtenir que
dans une ville, où se tiennent différentes administrations et divers
bureaux; car pour se la procurer il ne faut pas faire moins de six
courses: 1º chez le receveur de la cour des comptes; 2º à la police
(naturellement avec son passe-port et son permis de séjour); 3º chez le
commandant; 4º de nouveau à la police; 5º derechef chez le receveur, et
6º en dernier lieu, encore à la police. Dans la padroschna il faut
indiquer exactement jusqu’où l’on veut aller; car le maître de poste ne
pourrait pas vous laisser faire une verste au delà de la station
indiquée. Ensuite il faut payer pour chaque cheval et par chaque verste
un _demi-kopeck_ (environ deux centimes et demi). Cela ne semble pas
beaucoup au premier abord, mais cette taxe ne laisse pas d’être
considérable, quand on pense qu’il faut sept verstes pour un mille
géographique, et que l’on ne voyage jamais avec moins de trois chevaux.
Le _26 août_ à quatre heures du matin, la voiture de poste devait être
devant la maison, mais six heures sonnèrent et rien ne parut. Si M.
Müller n’avait pas eu la bonté d’aller lui-même à la poste, je n’aurais
eu ma voiture que le soir. Enfin je partis à sept heures. J’eus ainsi un
avant-goût de la rapidité avec laquelle je devais espérer d’être menée.
On voyageait, il est vrai, très-vite; mais celui qui n’a pas un corps de
fer ou une voiture à ressort bien rembourrée ne sera pas trop charmé de
cette rapidité: on aimerait certainement mieux aller plus lentement sur
ces vilaines routes raboteuses.
La voiture de poste, pour laquelle on paye dix kopecks par station,
n’est autre chose qu’une très-courte charrette de bois découverte à
quatre roues. Au lieu d’un siége on y met un peu de foin, et il reste
juste assez de place pour un petit coffre sur lequel s’assied le
postillon. Ces charrettes vous secouent d’une manière épouvantable;
notez qu’il ne s’y trouve aucun appui, de sorte qu’il faut bien faire
attention de ne pas être lancé dehors. L’attelage est composé de trois
chevaux placés à côté l’un de l’autre; au-dessus de celui du milieu
passe un arc-boutant en bois, auquel sont attachées deux ou trois
clochettes qui font toujours un vacarme infernal. Qu’on joigne à cela le
craquement de la voiture, les cris du cocher sans cesse occupé à exciter
et à fouetter ses pauvres bêtes, et on comprendra facilement que
l’équipage arrive souvent à la station sans le voyageur. Les
gémissements de ce malheureux ne frappent point l’oreille du cocher. La
répartition des stations est très-inégale, elles varient de quatorze à
trente verstes.
Entre la deuxième et la troisième station, je traversai un terrain peu
étendu où je trouvai une espèce de lave qui ressemblait parfaitement à
la belle lave luisante et vitreuse d’Islande (agate noire appelé aussi
_obsidian_), et que l’on prétend ne devoir se trouver que dans ce pays.
La troisième station se trouve dans un village nouvellement établi qui
s’étend le long du lac Liman.
_27 août._ Aujourd’hui, j’éprouvai de nouveau combien il est agréable de
voyager par la poste russe. La veille au soir j’avais tout commandé et
réglé d’avance; cependant, le lendemain, il me fallut éveiller moi-même
l’employé de la poste, me mettre à la recherche du postillon, et être
toujours sur les talons de l’un et de l’autre pour pouvoir partir. A la
troisième station, on me fit attendre quatre heures les chevaux; à la
quatrième, on ne m’en donna pas du tout; il fallut forcément y passer la
nuit, quoique je n’eusse fait que quarante-cinq verstes dans toute la
journée.
A partir de Delischan, la contrée change de caractère: les vallées se
resserrent de manière à former des gorges étroites, et parfois les
montagnes ne s’écartent que juste pour faire place à de petits villages
et à quelques propriétés. Les masses de rochers aussi disparaissent peu
à peu, et des bois touffus couvrent les hauteurs.
Près de Pipis, la dernière station de ma journée, s’élevaient tout
contre la route des masses et des débris superbes de roches, dont
quelques-unes avaient presque la forme de magnifiques colonnes.
_28 août._ J’eus des tracasseries continuelles avec les gens de la
poste. Il n’est rien que je déteste autant que les querelles et les
mauvais traitements; mais je crois que j’aurais été assez tentée de
bâtonner ces gens pour leur faire entendre raison; car on ne peut pas se
faire une idée de leur apathie, de leur flegme et de leur barbarie. On
trouve les employés et les valets presque à toute heure du jour ou ivres
ou couchés. Dans cet état, ils font ce qu’ils veulent, ne bougent pas de
place et se moquent encore du pauvre voyageur. Ce n’est qu’à force de
cris et de tapage qu’on finit par en décider un à sortir la charrette,
un autre à la graisser, un troisième à donner à manger aux chevaux,
qu’il faut souvent encore ferrer. Ensuite les rênes, le harnais, ne sont
pas en ordre; il faut les attacher, les raccommoder: il en est ainsi
d’une foule d’autres choses, qui se font toutes avec la plus grande
lenteur. Si plus tard, dans les villes, je me plaignais de ces
misérables stations de poste, on me répondait que ces pays ne se
trouvaient que depuis trop peu de temps sous la domination russe, que la
ville impériale était trop éloignée, et qu’une femme voyageant seule
devait s’estimer heureuse de s’en tirer encore si bien.
A ces beaux raisonnements, je ne pouvais rien opposer, si ce n’est que
dans les plus nouvelles possessions transmarines des Anglais, encore
bien plus éloignées de la métropole, tout était parfaitement disposé et
organisé, et qu’on expédiait aussi vite une femme sans domestique qu’un
gentleman; car on trouve l’argent et les droits de la plus simple
voyageuse aussi concluants que ceux d’un grand seigneur.
Il en est tout autrement dans une station de poste russe. Quand arrive
un fonctionnaire ou un officier, tous courent, s’empressent à l’envi et
font force courbettes, car on craint les coups et les châtiments. Les
officiers et les employés appartiennent, en Russie, à la classe
privilégiée, et se permettent une foule d’actes arbitraires. Quand ils
ne voyagent pas pour affaires de service, ils ne devraient pas, si l’on
suivait l’ordonnance, avoir plus de droits que tout autre particulier.
Mais, au lieu de prêcher d’exemple et de montrer à la multitude que tout
le monde est soumis aux lois et aux règlements, ce sont eux justement
qui les foulent aux pieds. Ils envoient en avant un domestique ou prient
un de leurs amis qui voyage d’annoncer aux stations qu’ils arriveront
tel ou tel jour, et qu’il leur faudra huit ou douze chevaux. Si dans
l’intervalle il survient quelque empêchement, une invitation à une
chasse ou à un dîner, ou bien s’il prend à madame une migraine ou des
vapeurs, monsieur remet simplement son voyage d’un ou de deux jours. Les
chevaux sont toujours tenus prêts, et le maître de poste n’ose pas en
disposer en faveur de simples particuliers[136].
Il peut donc arriver qu’on vous retienne un ou deux jours à la même
station, et qu’avec la poste russe, qui vous conduit si vite, on
n’avance pas plus qu’avec une caravane. Je mis bien des fois toute une
journée à faire une station. Aussi je frissonnais toujours à la vue d’un
uniforme, car je devais m’attendre à ce qu’on ne me donnât pas de
chevaux.
A chaque relais de poste, il y a une ou deux salles pour les voyageurs
et un Cosaque marié qui avec sa femme sert les étrangers et leur fait la
cuisine. On ne paye rien pour la chambre, elle appartient de droit au
premier arrivant. Le personnel chargé du service est aussi complaisant
que les hommes préposés à l’écurie, et on a souvent de la peine à se
procurer, à force d’argent, la moindre chose, soit quelques œufs, soit
un peu de lait.
Si dans mon voyage en Perse j’avais couru de vrais périls, mon trajet à
travers la Russie asiatique m’avait révoltée à tel point que je préfère,
sans contredit, le premier.
A partir de _Pipis_, la beauté du paysage diminue à vue d’œil, les
vallées s’élargissent, les montagnes s’abaissent, et les unes et les
autres sont souvent nues et dépouillées d’arbres.
Je rencontrai aujourd’hui plusieurs troupes nomades de Tartares. Ces
gens étaient assis sur des bœufs et sur des chevaux qui portaient en
outre leurs tentes et leurs ustensiles. Venaient ensuite des troupeaux
de vaches et de brebis. Les femmes tartares sont vêtues d’une manière à
la fois très-riche et très-déguenillée.
Leur costume se compose presque toujours d’étoffe de soie ponceau brodée
souvent de fils d’or. Elles portent de larges pantalons, un cafetan long
et un autre cafetan plus court par-dessus; sur la tête elles ont une
espèce de ruche faite d’écorce d’arbre, avec un tissu rouge, chargée de
morceaux de fer-blanc, de coraux et de petites monnaies. Depuis la
poitrine jusqu’à la ceinture, leurs robes sont également garnies de
boutons, de clochettes, d’anneaux et autres objets semblables; de
l’épaule descend un cordon auquel est attachée une amulette; elles ont
de petits anneaux passés dans les narines. Elles s’enveloppent, il est
vrai, de grands châles, mais elles laissent leur figure découverte.
Leur mobilier se compose de tentes, de jolis tapis, de chaudrons en fer
et de cuvettes en cuir, etc. Les Tartares suivent pour la plupart la
religion mahométane.
Les Tartares qui ne mènent pas une vie nomade ont de singulières
habitations que l’on pourrait appeler de grandes taupières. Leurs
villages sont en grande partie bâtis sur des coteaux et des collines, où
ils creusent des trous de la grandeur de chambres spacieuses. La lumière
n’y pénètre que par l’entrée ou la sortie. Celle-ci, plus large que
haute, est garantie par un grand appentis de planches qui repose sur des
poutres ou des troncs d’arbres. Rien n’est plus bizarre à voir qu’un
pareil village, composé seulement d’appentis et n’ayant ni fenêtres ni
portes, ni murs ni parois.
Les Tartares domiciliés dans les plaines y élèvent de grands tertres,
construisent leur hutte en pierres ou en bois et la comblent de terre
qu’ils affermissent de manière à ce qu’on ne découvre pas la moindre
trace de leur demeure. Il n’y a que peu d’années encore qu’on voyait,
dit-on, à Tiflis plusieurs de ces demeures souterraines.
_29 août._ J’avais encore une station de vingt-quatre verstes à faire
pour arriver à Tiflis. Le chemin était comme partout, plein de trous,
d’ornières et de pierres, et j’étais obligée de bien me serrer le front
avec un mouchoir pour pouvoir supporter les cahots, ce qui ne m’empêcha
pas d’avoir chaque jour de grands maux de tête. Mais ce ne fut
qu’aujourd’hui que j’appris à bien connaître les désagréments de ma
voiture. Non-seulement il avait plu toute la nuit, mais il continua
toujours à pleuvoir. Les roues jetèrent tant de boue sur la charrette
que je me trouvai bientôt enfoncée comme dans un bourbier; j’en avais la
tête couverte, et ma figure même ne fut pas épargnée. De petites
planches placées au-dessus des roues auraient suffi pour remédier à ce
mal; mais qui s’occupe dans ce pays de la commodité du voyageur?
On ne découvre Tiflis qu’à la deuxième moitié de la station. L’aspect de
cette ville me surprit beaucoup; elle est, sauf quelques clochers, bâtie
dans le style européen, et depuis Valparaiso je n’avais pas vu une ville
semblable aux villes d’Europe. Tiflis compte 50 000 habitants, elle est
la capitale de la Géorgie[137], et n’est pas située bien loin des
montagnes.
Beaucoup de maisons sont construites sur des collines, sur des rochers
hauts et escarpés, ou bien adossées à des pans de rocher. De
quelques-unes des collines, on a une vue magnifique sur la ville et sur
la vallée. Cette dernière, au moment où j’y arrivai, ne paraissait pas
très-jolie, parce que la rentrée de la moisson lui avait enlevé tout
l’ornement des couleurs: elle ne brille pas non plus par l’abondance des
jardins et des bosquets; en revanche, le Kour (appelé plus souvent
Cyrus) coupe par ses beaux circuits la vallée et la ville, et, dans le
lointain, brillent les sommets neigeux du Caucase. Une forte citadelle,
_Naraklea_, est assise sur des rochers escarpés, juste devant la ville.
Les maisons sont grandes, pleines de goût, ornées de façades et de
colonnes, et couvertes de tôle ou de tuiles. La place Erivanski est
très-belle. Entre les édifices publics, on distingue surtout le palais
du gouverneur, le séminaire grec et arménien et plusieurs casernes. Le
grand théâtre, au milieu de la place Erivanski, n’était pas encore
terminé. On voit que la vieille ville doit céder la place à la
nouvelle. Partout des maisons sont démolies et on en construit de
nouvelles; bientôt on ne connaîtra plus que par tradition les rues
étroites, et il ne reste déjà de l’ancienne construction orientale que
les maisons grecques et arméniennes. Les églises sont, pour le luxe et
la grandeur, bien inférieures aux autres édifices; les tours sont
basses, rondes et, la plupart du temps, couvertes de plaques vertes
d’argile vernies. La plus ancienne église catholique s’élève sur un haut
rocher dans la citadelle; elle sert uniquement de prison.
Les bazars et les kans n’offrent rien de remarquable; d’ailleurs, il y a
ici, comme dans les villes d’Europe, des boutiques et des magasins.
Plusieurs ponts larges sont jetés sur le Kour. La ville possède beaucoup
de sources sulfureuses chaudes d’où elle tire son nom: _Tiflis_ ou
_Tbilissi_ signifie ville chaude. Malheureusement la plupart des bains
sont en mauvais état. De petites coupoles avec fenêtres couvrent les
bâtiments où jaillissent les eaux. Le réservoir, les planchers et les
murs sont revêtus en partie de grandes dalles de pierre; quant au
marbre, l’on n’en voit pas beaucoup. Il y a des bains particuliers et
des bains publics; l’accès des édifices où s’assemblent les femmes est
interdit aux hommes. Cependant l’on est loin d’être aussi sévère ici
qu’en Orient. Le monsieur qui eut la bonté de m’accompagner dans un de
ces bains put sans obstacle parcourir les antichambres, qui n’étaient
cependant séparées des bains que par une simple cloison de planches.
Non loin des bains se trouve le jardin botanique, qui a été établi à
grands frais sur la pente d’une montagne. Les terrasses devraient être
coupées artistement, soutenues par de la maçonnerie et comblées avec de
la terre. Pourquoi avait-on choisi une place si défavorable? je pouvais
si peu me l’expliquer, que je remarquai peu de plantes rares et ne vis
partout que des ceps de vigne. Je croyais me promener dans un vignoble.
La plus grande curiosité de ce jardin, ce sont deux ceps de vigne dont
les troncs ont chacun un pied de diamètre. Ils sont tellement prolongés
en berceaux et en allées, qu’on peut faire à leur ombre de jolies
promenades. On tire de ces deux ceps plus de mille bouteilles de vin par
an.
Sur une des terrasses les plus élevées, on a pratiqué dans le rocher une
vaste et haute grotte dont toute la partie de devant est ouverte et
forme une grande galerie voûtée. Dans les belles soirées d’été, on y
donne des concerts, on y danse, on y joue la comédie.
Les dimanches et les jours de fête, le joli jardin du gouverneur est
ouvert au public. On y trouve des balançoires, des jeux de bagues et
deux orchestres. La musique militaire, exécutée par des soldats russes,
ne valait pas celle que j’avais entendu exécuter à Rio-de-Janeiro par
les noirs.
Quand je visitai l’église arménienne, le corps d’un jeune homme y était
justement exposé. Il se trouvait dans un riche cercueil ouvert, revêtu
de velours rouge et bordé de franges d’or. On avait jeté des fleurs sur
le cadavre, qui était orné d’une espèce de guirlande et recouvert d’une
fine gaze blanche. Les prêtres, dans leur superbe costume,
accomplissaient les cérémonies funèbres, qui ressemblaient beaucoup à
celles du culte catholique. La pauvre mère, à côté de laquelle le hasard
m’avait fait agenouiller, se mit à sangloter tout haut, lorsqu’on se
disposa à emporter les dépouilles mortelles de son fils bien-aimé. Moi
aussi je ne pus me défendre de verser des larmes; je ne pleurai pas la
mort du jeune homme, mais la profonde douleur de la mère accablée.
Je quittai cette scène de deuil pour visiter quelques familles
grousiniennes et arméniennes. On me reçut dans des pièces spacieuses,
mais dont la disposition intérieure était des plus simples. Le long des
murs, il y avait des bahuts de bois couverts de peintures et ornés en
partie de tapis. C’est sur ces bahuts que s’asseyent, mangent et
boivent ces bonnes gens. Les femmes portent aussi un simple costume
grec.
Dans les rues, on voit si souvent des costumes européens et asiatiques à
côté l’un de l’autre, que la vue des uns ne frappe pas plus que celle
des autres. Le costume le plus nouveau pour moi fut celui des
Circassiens. Il se compose d’un large pantalon, d’une robe courte et
plissée, avec une écharpe étroite et des poches de côté pouvant contenir
de six à dix cartouches, de bottines bien justes à pointe recourbée et
d’un petit bonnet fourré et serré. Les robes des gens aisés sont en drap
bleu foncé très-fin et les bords garnis de franges d’or ou d’argent.
Les Circassiens se distinguent entre tous les peuples du Caucase par
leur beauté. Les hommes, grands de taille, ont une physionomie
très-régulière et beaucoup de souplesse dans leurs mouvements. Les
femmes ont des formes délicates, la peau blanche, les cheveux foncés,
les traits réguliers, la taille élancée et beaucoup de gorge. Dans les
harems turcs, elles passent pour les plus grandes beautés. Je dois
avouer que dans ceux de la Perse j’ai vu parmi les femmes persanes
beaucoup plus de beautés que dans les harems turcs, lors même qu’ils
étaient peuplés de Circassiennes.
Les femmes asiatiques qu’on rencontre ici dans les rues s’enveloppent de
grands châles blancs; quelques-unes se cachent la bouche; peu d’entre
elles se couvrent tout le visage.
Je ne puis pas dire grand’chose de la vie domestique des employés et des
officiers russes. Cependant j’avais des lettres pour le directeur de la
chancellerie, M. de Lille, et pour le gouverneur, M. de Yermaloff. Mais
je n’eus guère le don de plaire à ces deux messieurs; sans doute ils
furent formalisés de la manière franche et libre dont j’exprimai mon
opinion sur le mauvais système de poste et sur les routes détestables du
pays.
Je leur avais raconté mon arrestation avec quelques commentaires, et,
pour mettre le comble à leur indignation, j’avais eu le malheur
d’ajouter que ce court voyage sur le territoire russe m’avait
complétement dégoûtée de mon ancien projet d’aller par le Caucase à
Moscou et à Saint-Pétersbourg, et que je désirais prendre le chemin le
plus court pour passer le plus tôt possible la frontière russe.
Si j’avais été un homme, ce langage hardi aurait bien pu me valoir un
séjour plus ou moins long en Sibérie.
M. de Lille me recevait néanmoins toujours avec politesse, quand je
venais le voir au sujet de mon passe-port; mais le gouverneur ne me
montra même pas assez d’égards pour prendre le temps de le signer.
Après m’avoir remise d’un jour à l’autre, il plut à ce haut dignitaire
d’aller passer deux jours à la campagne. Le jour de son retour se
trouvant être un dimanche, on ne put songer à lui imposer un si grand
travail; de sorte que je n’eus mon passe-port que le sixième jour.
Si, munie de lettres pour de hauts personnages, j’étais traitée ainsi, à
quoi ne devaient pas être exposés de pauvres malheureux privés de tout
appui!... Aussi j’appris qu’on les faisait souvent attendre deux ou
trois semaines.
Le gouverneur général, le prince Woronzoff, n’était malheureusement pas
à Tiflis. Je regrettais d’autant plus son absence qu’on me l’avait
généralement dépeint comme un homme très-éclairé, plein de justice et
d’humanité.
Ce qui m’amusa bien plus que mes courses chez le gouverneur russe, ce
fut ma visite chez le prince persan Behmen-Mirza, à qui j’apportais des
lettres et des nouvelles de sa famille restée à Tebris. Quoique le
prince fût malade, il ne m’en reçut pas moins. On m’introduisit dans une
grande salle, véritable hôpital, car il y avait là sur des tapis et des
coussins huit malades, le prince, quatre de ses enfants et trois
femmes. Tous avaient la fièvre. Le prince est un homme de trente-cinq
ans, d’une extrême beauté. Il a l’air fort, sa figure ouverte exprime
l’esprit et la bonté. Il parlait de sa patrie avec un profond chagrin;
un sourire affectueux et douloureux se peignait sur ses traits quand je
faisais mention de ses beaux enfants[138] et que je racontais avec
quelle facilité et quelle sûreté j’avais parcouru les provinces placées
naguère encore sous sa domination.
La connaissance la plus intéressante et en même temps la plus utile pour
moi fut celle d’un Allemand, M. Salzmann, qui joint à une science
approfondie de l’économie politique et de l’horticulture une extrême
bonté de cœur. Il s’intéresse à tous les hommes, et particulièrement à
ses compatriotes; aussi, partout où je prononçais son nom, on me parlait
de lui avec la plus haute estime. Il a même été décoré par le
gouvernement russe, quoiqu’il ne soit pas à son service.
M. Salzmann a construit une très-belle maison pourvue de toutes les
commodités pour recevoir chez lui des voyageurs; il possède en outre, à
dix verstes de la ville, un grand verger près duquel se trouvent des
sources de naphte[139]. Quand il apprit que je désirais les voir, il
m’invita aussitôt à y faire une partie avec lui. Ces sources sont
situées tout près de Kour. On y a creusé des fosses carrées d’environ 25
toises de profondeur, et on y puise le naphte dans de grands baquets de
bois. Cependant ce naphte est de l’espèce la plus commune, il est d’un
brun foncé et plus épais que de l’huile. On en fait de l’asphalte, de la
graisse pour les voitures, etc. Le fin naphte blanc, dont on peut se
servir en guise de lumière et de feu, se trouve près de la mer
Caspienne.
Il vaut encore la peine de faire une promenade à la chapelle de David,
située sur une colline aux portes de la ville. On y voit, indépendamment
des environs, qui sont superbes, un beau monument, élevé à la mémoire de
l’ambassadeur russe Gribojetof, assassiné en Perse à l’occasion d’une
insurrection. Au pied d’une croix artistement fondue en métal, est
prosternée l’épouse éplorée qui la tient étroitement embrassée.
Lundi, 5 septembre, à onze heures du matin, je reçus mon passe-port. Une
heure après je commandai ma voiture. M. Salzmann me conseilla d’aller
encore visiter quelques colons allemands établis dans un rayon de 10 à
20 verstes autour de Tiflis; il s’offrit gracieusement de m’accompagner
dans cette excursion; mais je n’en eus pas grande envie, d’autant plus
que j’avais entendu dire qu’en général ces colons étaient déjà
très-dégénérés, et que la paresse, la tromperie, la saleté, l’ivresse,
ne régnaient pas moins chez eux que dans les colonies russes.
A trois heures de l’après-midi, je quittai Tiflis. Il y a tout près de
la ville, sur la route, une croix en métal avec l’œil de Dieu, sur un
piédestal en granit taillé, et entouré d’une balustrade de fer. Une
inscription annonce que le 12 octobre 1837 Sa Majesté Impériale a versé
en ce lieu, mais qu’elle a eu l’insigne bonheur de ne se faire aucun
mal. «Élevé par les sujets reconnaissants.» Cet accident semble donc
avoir été un des événements les plus importants de la vie du grand
monarque, puisqu’on a voulu en perpétuer le souvenir par un monument. Il
est certain que ce monument n’a pas été élevé sans l’assentiment de
l’empereur. Je ne saurais dire encore qui mérite plus d’admiration ou du
peuple qui l’a élevé, ou du monarque qui l’a permis.
Mon trajet pour ce jour-là se réduisit à une seule station; mais elle
fut si longue que je n’y arrivai que le soir. Je ne pouvais songer à
continuer mon voyage, car les routes, non-seulement ici, mais dans
presque toutes les provinces, sont si peu sûres qu’on ne peut voyager le
soir ou la nuit sans une escorte de Cosaques dont on trouve à chaque
station une petite escouade affectée à ce service.
Les environs offraient assez de variété; de jolies collines enfermaient
de riantes vallées, et sur les cimes de plusieurs montagnes on voyait
des ruines de forts et de citadelles. Dans ces contrées, comme dans
l’ancien empire allemand, il fut aussi un temps où les seigneurs se
faisaient la guerre l’un à l’autre et où personne n’était sûr ni de ses
biens ni de sa vie. Les seigneurs demeuraient dans des châteaux
fortifiés placés sur des collines ou des montagnes, portaient des armes
et des cuirasses, et, quand l’ennemi faisait des invasions dans le pays,
les sujets se réfugiaient dans les châteaux forts. Il y a encore
aujourd’hui à ce qu’on prétend, des gens qui portent des cottes de
mailles de fer ou de fil de laiton, et des casques en guise de bonnets.
Cependant je ne vis rien de tout cela.
Le fleuve Kour ne nous abandonna pas. Non loin de la station on passe
sur un beau pont assez long, mais si mal placé qu’on fait pour y arriver
un détour de toute une verste.
_6 septembre._ La route devient toujours plus romantique. Des bosquets
et des bois couvrent les collines et les vallées, et dans les campagnes
le blé turc à haute tige déploie sa riche végétation. Il ne manque pas
non plus de vieux forts et de châteaux. Vers le soir, après avoir fait
avec beaucoup de peine quatre stations, j’arrivai à la petite ville de
_Gory_, dont la situation est des plus ravissantes. Entourée au loin,
comme d’un amphithéâtre, de montagnes boisées, elle se trouve cernée de
près par de jolis groupes de coteaux. Presque du sein de la masse des
maisons, s’élève une colline dont la cime est couronnée d’une belle
citadelle. La ville possède quelques jolies églises, quelques édifices
particuliers, des casernes et un bel hôpital. Ici les villes et les
bourgs perdent déjà tout à fait leur caractère oriental.
Quand il fait clair, on voit constamment le Caucase, dont les trois
chaînes, entre la mer Caspienne et la mer Noire, forment les frontières
naturelles de l’Asie et de l’Europe. Ses plus hautes cimes sont
l’Elberous et le Karbeck, qui, suivant une géographie moderne, ont 5600
et 4800 mètres d’élévation. Ces montagnes étaient toutes couvertes de
neige.
_7 septembre._ Aujourd’hui j’allai en une seule étape jusqu’à _Suram_;
on ne put pas m’expédier au delà, car douze chevaux avaient été
commandés pour un officier revenant des eaux avec sa femme, une dame de
compagnie et leur suite.
Suram est située dans une vallée fertile, au milieu de laquelle s’élève
un beau rocher avec les ruines d’un vieux château.
Pour chasser ma mauvaise humeur, je fis une promenade à ce vieux
château. Quoiqu’il fût déjà passablement délabré, on voyait cependant
par les grandes voûtes, les pans de murs imposants échappés à la
destruction, que les nobles chevaliers devaient avoir eu là une superbe
résidence.
En revenant par des prés et des champs, rien ne m’étonna plus que le
riche attelage des charrues. La terre était friable et sans pierres, et
douze ou quatorze bœufs traînaient la charrue dans une plaine
magnifique.
_8 septembre._ Les montagnes se resserrent, la nature devient toujours
plus belle; des plantes grimpantes, du houblon et des vignes sauvages,
montent jusqu’au faîte des arbres, et au-dessous les buissons sont si
forts et si épais, que cette végétation me rappela un peu celle du
Brésil.
La troisième station conduisait en grande partie le long du fleuve
Mirabka par une vallée resserrée. La route entre le fleuve et les pans
de rocher était si étroite, que dans beaucoup d’endroits il n’y avait de
la place que pour une voiture. Souvent il nous fallut nous arrêter
pendant dix et même vingt minutes pour laisser passer des charrettes
chargées de bois, dont nous rencontrâmes une grande quantité. Et voilà
ce qu’on appelle une route de poste!
La Géorgie est déjà rangée depuis près de cinquante ans sous la
domination russe, et il n’y a que peu de temps qu’on y construit par-ci
par-là quelques chaussées. Si l’on revenait une cinquantaine d’années
plus tard dans le pays, on les trouverait peut-être ou achevées ou
abandonnées. On n’y manque pas seulement de routes, mais aussi de ponts.
On passe dans de misérables bacs les rivières profondes, telles que la
Mirabka. Celles qui ont moins de profondeur, on les passe en voiture.
Pendant les grandes pluies, la fonte des neiges dans les montagnes, les
rivières grossissent à tel point, que le voyageur est obligé d’attendre
des journées entières ou d’exposer sa vie. Quelle énorme différence
entre les colonies de la Russie et celles de l’Angleterre!
Le soir j’arrivai tard, toute trempée et couverte de boue, à la station
qui se trouve à deux verstes de _Kutaïs_. Il est assez singulier que les
maisons de poste soient d’ordinaire à une ou deux verstes des bourgs ou
des villes; on se trouve ainsi dans la nécessité de chercher une
occasion de transport particulier quand on a des commissions pour ces
endroits.
_9 septembre._ Kutaïs, avec ses dix mille habitants, est situé dans un
vrai parc naturel; tout le tour de la ville est verdoyant et présente
une riche végétation. Parmi les maisons riches et élégantes, les
clochers et les casernes, peints en vert, font assez bon effet. La
rivière assez considérable de Ribon[140] sépare la ville de la grande
citadelle, assise d’une manière très-pittoresque sur une colline
très-riante.
Le costume du peuple est aussi varié qu’à Tiflis. La coiffure du paysan
mingrélien est vraiment des plus comiques: il porte une plaque ronde de
feutre noir en forme d’assiette, qu’il attache avec un cordon sous le
menton. Les femmes portent souvent une coiffe tartare, appelée _shauba_,
par-dessus laquelle elles mettent un voile, mais elles le rejettent en
arrière de manière à ce que toute la figure reste découverte. Les hommes
se couvrent le matin, et quand il pleut, de grands collets noirs de
mouton ou de feutre (_burki_), qui leur descendent jusqu’aux genoux.
Je ferai remarquer, à cette occasion, qu’il ne faut pas chercher les
célèbres beautés géorgiennes parmi le bas peuple, qu’en somme je ne
trouvai pas très-attrayant.
Ce qui est curieux, ce sont les voitures dont se servent les paysans: le
devant repose sur des barres ou des claies, le derrière sur deux poulies
de bois massives.
Faute de chevaux, il me fallut m’arrêter à Kutaïs; je ne pus continuer
mon voyage qu’à deux heures de l’après-midi. J’avais deux stations à
faire pour arriver au petit endroit qu’on appelle _Marand_, situé près
de la rivière Ribon. On y décharge la charrette de poste contre un
bateau pour se rendre à _Redutkale_, au bord de la mer Noire.
La première station passe en grande partie par de belles contrées
boisées; la deuxième offre de vastes perspectives sur les champs et les
prés. Les maisons et les buttes sont entièrement cachées par les
bosquets et les arbres. Nous rencontrâmes beaucoup de paysans qui,
quand ils n’allaient vendre à la ville que des poulets, des œufs ou des
fruits, étaient toujours à cheval. Comme ils ne manquent pas d’herbe ni
de pâturages, ils ont naturellement beaucoup de chevaux et un grand
nombre de bêtes à cornes.
Faute d’un hôtel à Marand, je descendis chez un Cosaque. Ces gens, qui
vivent ici en même temps comme colons, ont de jolies petites maisons de
deux ou trois chambres, et une pièce de terre qui leur tient lieu à la
fois de champ et de jardin.
Quelques-uns d’entre eux logent des voyageurs et savent fort bien se
faire payer le peu de choses mauvaises qu’ils leur fournissent. Pour un
méchant petit cabinet tout sale et sans lit, je payais 20 kopoks argent
(environ vingt sous). On me demanda autant pour un tout petit poulet; je
n’obtins rien de plus, car les Cosaques sont trop paresseux pour faire
une course hors de la maison. Quand j’avais besoin de pain, de lait ou
de quelque autre chose qui ne se trouvait pas au logis, il me fallait
aller le chercher; c’était tout au plus s’ils se dérangeaient pour un
employé ou un officier.
J’avais quitté Tiflis le 5 septembre, à trois heures de l’après-midi, et
je n’arrivai à Marand que le 9 septembre au soir; j’avais donc mis cinq
jours pour faire 274 verstes (39 milles allemands ou 78 lieues de
France). Voilà ce qu’on peut appeler une fameuse poste!
Le 11 septembre au matin, un bateau partit enfin pour _Redutkale_ (80
verstes). Il faisait mauvais temps, et la nuit, ou par un vent fort, le
Ribon, qui d’ailleurs est un beau fleuve, n’est pas praticable à cause
des pieux ou des troncs d’arbres qui se trouvent à fleur d’eau. Le
paysage est toujours plantureux et ravissant. Le fleuve coule entre des
contrées boisées et des champs de maïs et de millet, et l’œil, se
promenant par-dessus les collines et les montagnes, poursuit au loin les
têtes gigantesques du Caucase. On découvre ses formes fantastiques, ses
pics, ses cimes, ses plateaux enfoncés, ses coupoles fendues, tantôt à
droite, tantôt devant, tantôt derrière, suivant les sinuosités toujours
changeantes du cours d’eau. Souvent nous faisions une halte et nous
débarquions; mais tous couraient à l’envi aux arbres; c’était à qui
cueillerait le raisin et les figues, qu’on trouvait partout en grande
quantité. Mais le raisin était sûr comme du vinaigre, les figues étaient
petites et dures. J’en trouvai une seule mûre; mais je la jetai après
l’avoir goûtée. Les figuiers étaient plus gros que tous ceux que j’avais
vus en Italie et en Sicile; je crois que tout le suc reste dans le bois
et dans les feuilles. Il se peut que la grande hauteur des ceps de vigne
soit cause que les raisins se trouvent petits et de mauvais goût. On
pourrait sans doute remédier à cela avec un peu de culture.
_Le 12 septembre_, nous n’allâmes pas loin; il s’était élevé une petite
brise, et, comme nous étions déjà à l’entrée de la mer Noire, il nous
fallut rester à l’ancre.
_13 septembre._ Le vent étant tombé, nous pûmes sans crainte nous
confier à la mer, sur laquelle nous fûmes ballottés pendant quelques
heures pour passer du principal bras du Ribon dans le bras secondaire
auprès duquel est situé _Redutkale_. Il y a bien un canal qui conduit de
l’un à l’autre; mais, comme il est fort ensablé, il n’est navigable que
lors des hautes marées.
A Redutkale, je logeai également chez un Cosaque qui, en bon
spéculateur, avait trois petits cabinets qu’il louait aux étrangers.
D’après le calendrier russe, nous étions au 31 août. On attendait le
1^{er} septembre le bateau à vapeur, qui repart après deux heures de
relâche. Je courus donc aussitôt chez le commandant de la ville pour
faire viser mon passe-port et pour demander une place sur le bateau.
Deux fois par mois, le 1^{er} et le 15, des vapeurs de la couronne vont
de Redutkale par Kertch jusqu’à Odessa (des occasions sur des voiliers
sont extrêmement rares); ils longent toujours la côte; touchent à
dix-huit stations (forts et places de guerre), font les transports
militaires de tout genre, et prennent gratuitement tous les voyageurs.
Le passager ne paye rien ni pour lui ni pour son bagage, mais il est
obligé de se contenter d’une place sur le pont. Il n’y a que peu de
cabines affectées au personnel de l’équipage et à des officiers
supérieurs qui vont souvent d’une station à l’autre. Il n’y a pas de
places payantes.
Le commandant expédia aussitôt mon passe-port et ma carte de passage. A
cette occasion, je ne puis m’empêcher de faire observer que le
gouvernement russe est encore bien plus paperassier que le gouvernement
autrichien, qui jusqu’ici m’avait semblé ne pas avoir son pareil. Au
lieu d’un simple visa, on remplit toute une pancarte dont on prit
ensuite copie sur copie, ce qui demanda plus d’une demi-heure.
Le bateau n’arriva que le 5 septembre (du calendrier russe). Rien n’est
plus ennuyeux que d’attendre une occasion d’une heure à l’autre, surtout
lorsqu’il faut être aussitôt prêt à partir. Tous les matins
j’empaquetais mes effets; je n’osais pas faire cuire un morceau de
viande ou un poulet, car je craignais que l’on ne vînt m’appeler d’un
moment à l’autre. Ce n’était que vers le soir que je n’avais plus rien à
craindre et que je pouvais aller me promener un peu.
A en juger d’après ce que j’ai vu des environs de Redutkale, et en
général de la Mingrélie, le pays est parsemé de collines et de
montagnes, et entrecoupé de grandes vallées et de vastes plaines. Comme
les forêts abondent, l’air est très-humide et malsain, et il pleut
très-souvent au lever du soleil; il monte des vapeurs si épaisses
qu’elles planent comme des brouillards impénétrables à plus d’un mètre
et demi au-dessus de la terre. Ces vapeurs engendrent beaucoup de
maladies, surtout des fièvres et des hydropisies. Notez qu’au lieu de
construire leurs habitations et leurs huttes sur de grandes places
aérées et éclairées par le soleil, ces bonnes gens ont soin de les
planter dans les bosquets et sous le feuillage des gros arbres. On passe
souvent près de villages, et on n’aperçoit que rarement par-ci, par-là,
une maisonnette. Les indigènes, d’une indolence et d’une paresse sans
nom, ont le teint jaune pâle, ils sont maigres, et bien peu arrivent à
l’âge de soixante ans. Le climat est encore plus pernicieux pour les
étrangers.
Cependant, je crois que des colons laborieux et des agronomes habiles
pourraient faire d’excellentes affaires dans la Mingrélie. On n’y manque
certes pas de sol et de terrain; car plus des trois quarts des terres
restent incultes. En éclaircissant les forêts, en desséchant les
marécages, on rendrait le climat plus doux et moins funeste à ses
habitants. Sans être cultivé, le sol est déjà d’une fertilité
extraordinaire. Combien n’augmenterait-elle pas encore si on savait s’y
prendre! Partout on voit une herbe grasse mêlée aux meilleures plantes
et au trèfle sauvage. Les fruits viennent sans culture; les vignes
grimpent jusqu’aux cimes les plus élevées des arbres. Du temps des
pluies, la terre est si trempée que l’on ne se sert que de charrues, de
houes et de pioches de bois. Ce que l’on cultive le plus, c’est le blé
de Turquie, et une espèce de millet appelé _gom_. Quant au vin, les
habitants le font par un procédé extrêmement simple. Ils creusent le
tronc d’un arbre, y foulent le raisin avec les pieds, et versent le jus
dans des terrines qu’ils enfouissent dans la terre.
Le caractère des Mingréliens passe généralement pour mauvais, et on les
considère comme des voleurs et des brigands, chez lesquels les meurtres
ne sont pas rares. Ils s’enlèvent les femmes les uns aux autres et sont
très-adonnés à la boisson. Le père habitue les enfants au vol, et les
mères à l’impudicité.
La Colchide ou Mingrélie est située à l’extrémité de la mer Noire, et au
nord, près du mont Caucase. Les peuples voisins étaient jadis connus
sous le nom de _Huns_ et d’_Alanes_. On place l’ancien pays des Amazones
entre le Caucase et la mer Caspienne.
Redutkale peut bien avoir 1500 habitants. Ils sont si paresseux et si
ennemis de la moindre peine, que, dans les cinq jours que je passai dans
cette ville, je ne pus, ni avec de l’argent ni avec de bonnes paroles,
me procurer du raisin et des figues. J’allai tous les jours au bazar et
jamais je n’en trouvai à acheter. Le peuple est trop fainéant pour aller
en chercher dans le bois voisin. Il ne travaille que quand il y est
poussé par la plus grande nécessité, et alors il se fait payer d’une
manière exorbitante. Des œufs, du lait et du pain me coûtèrent autant
qu’à Vienne, sinon plus cher. C’est ici qu’on peut dire que tout en
vivant au milieu de l’abondance on meurt presque de faim.
Ce qui me déplut singulièrement dans ce peuple, ce furent ses pratiques
religieuses[141] auxquelles il se livre d’une façon toute machinale. A
toute occasion il fait le signe de la croix, qu’il mette un morceau dans
sa bouche, qu’il boive, qu’il passe d’une chambre à l’autre ou qu’il
s’habille. La main n’est occupée qu’à cela. Mais cela devient
intolérable quand ces bonnes gens passent devant une église. Alors ils
s’arrêtent, font une demi-douzaine de génuflexions et des signes de
croix sans fin. Quand ils sont en voiture, ils arrêtent pour se livrer
tranquillement à toutes leurs simagrées. Comme je me trouvais à
Redutkale, un vaisseau était sur le point de mettre à la voile. On alla
chercher un prêtre qui appela la bénédiction céleste sur tout le navire
en général et sur chaque petit coin en particulier. Il pénétra dans
chaque cabine, dans tous les coins et recoins, et termina en bénissant
les matelots, qui en échange se moquèrent de lui.
Cela me confirma dans mon opinion, que la véritable religion se trouve
le moins là où on en fait un vain et fastueux étalage!
[Illustration]
CHAPITRE XXIII.
Départ de Redutkale.--Une attaque de choléra.--Anapka.--Le vaisseau
suspect.--Kertch.--Le musée.--Tumuli.--Continuation de mon
voyage.--Theodosia (Caffa).--Jalta.--Le château du prince
Woronzoff.--La citadelle de Sébastopol.--Odessa.
Le 17 septembre (nouveau style), à neuf heures du matin, le navire
arriva, et une heure plus tard j’étais déjà assise sur le pont: c’était
_le Maladetz_, de la force de 140 chevaux; il avait pour capitaine le
commandant Zorin.
La distance de Redutkale à Kertch est en ligne droite de 360 milles
marins; mais pour nous, qui restâmes toujours le long de la côte, elle
s’éleva jusqu’à 500.
Le Caucase, les collines et les parties avancées de la chaîne, une riche
et splendide nature, nous demeurèrent fidèles pendant la première
journée. Au fond d’une vallée charmante nous trouvâmes un petit endroit,
_Gallansur_, notre première station, où nous ne nous arrêtâmes que peu
de temps.
Vers les six heures du soir, nous atteignîmes la petite ville fortifiée
de _Sahun_, qui est située en partie sur la côte, en partie sur une
large colline. C’est ici que je vis pour la première fois des Cosaques
en grand uniforme; tous ceux que j’avais vus jusqu’alors étaient
très-mal habillés et n’avaient absolument rien de militaire; ils étaient
affublés de pantalons de grosse toile et de longs et vilains habits qui
leur tombaient jusque sur les talons: mais ceux-ci portaient des
jaquettes collantes avec des gibernes disposées chacune pour huit
cartouches, de larges pantalons à grands plis et des bonnets de drap
bleu foncé garnis de fourrure. Ils nous amenèrent dans un bateau à rames
un officier d’état-major de Sahun.
_18 septembre._ Nous restâmes tout le jour à Sahun. Les bateaux à
charbon, par une inconcevable négligence, n’étaient nullement prêts: ils
chargeaient encore quand nous étions déjà depuis longtemps à l’ancre, et
ce ne fut que vers les six heures du soir que notre provision fut
complétée. Nous gagnâmes aussitôt le large.
_19 septembre._ Pendant la nuit, nous eûmes beaucoup de vent et de
pluie. Je demandai la permission de me placer sur l’escalier de la
cabine. On me l’accorda presque en secouant les épaules, mais quelques
minutes après le commandant envoya l’ordre de me mettre à couvert. Je
fus très-étonnée et très-réjouie de cette galanterie, mais je fus
bientôt détrompée quand on me conduisit dans la cabine des matelots.
Tous sentaient horriblement l’eau-de-vie, dont quelques-uns avaient bu
avec excès. Je me hâtai de remonter sur le pont, où, malgré la furie des
éléments déchaînés, je me sentais beaucoup mieux que parmi ces chrétiens
orthodoxes si bien élevés!
Dans le cours de la journée nous nous arrêtâmes à _Bambour_, à
_Pizunta_, à _Gagri_, à _Adlar_ et dans d’autres endroits. A Bambour, je
remarquai d’admirables groupes de rochers.
_20 septembre._ La chaîne du Caucase avait disparu, et les forêts
épaisses avaient fait place à d’immenses étendues vides. L’orage, le
vent et la pluie ne nous quittaient toujours pas.
Le machiniste du navire, un Anglais, M. Platts, avait été par hasard
informé de mes voyages (sans doute par mon passe-port, que j’avais dû
remettre en entrant dans le vaisseau); il se présenta devant moi et
m’offrit pendant le jour sa cabine; il s’entremit aussi pour moi auprès
d’un des officiers, et réussit à m’obtenir une petite cabine, qui
touchait, il est vrai, à la cabine des matelots, mais qui en était
séparée par une porte. Je suis très-reconnaissante à ces deux messieurs
de leur bonté, qui était d’autant plus grande, qu’on me donnait, quoique
étrangère, la préférence sur les officiers russes, dont il y avait au
moins une demi-douzaine campés sur le pont.
A _Sissassé_, nous fîmes une longue halte. C’est une des stations
principales, une belle forteresse sur une colline. Tout autour il y a de
belles maisons en bois.
_21 septembre._ La nuit fut terrible; un des matelots, qui le 20 encore
était plein de vie et de santé, et mangeait de fort bon appétit, fut
tout à coup atteint du choléra; les cris de douleur du malheureux me
déchiraient le cœur, et je m’enfuis sur le pont, mais la pluie et le
froid n’étaient pas moins terribles. Je n’avais rien que mon manteau,
qui fut bientôt traversé; mes dents claquaient, je frissonnais de tout
mon corps, et je n’eus d’autre ressource que de redescendre dans la
cabine, de me boucher les oreilles et de rester dans le voisinage du
moribond. Malgré tous les soins qu’on lui prodigua, au bout de huit
heures le malheureux n’était plus qu’un cadavre. Le matin, à la première
station, à Bschada, on débarqua le corps. On l’enveloppa dans un paquet
de toile à voile, et on cacha cet événement aux passagers. La cabine fut
lavée soigneusement avec du vinaigre, et aucun nouveau cas ne se
présenta.
Je ne fus nullement étonnée qu’il se déclarât des maladies à bord;
seulement je me serais figuré que les pauvres soldats devaient en être
atteints, étant jour et nuit sur le pont, n’ayant pour nourriture que du
pain noir tout sec. Combien en ai-je vu, à moitié transis de froid et
trempés jusqu’aux os, grignoter un petit morceau de pain! Et combien
cette misère est plus grande encore pendant la mauvaise saison, sans
manteaux et sans couvertures! Le voyage de Redutkale à Kertch exige
souvent une vingtaine de jours, car la mer est si agitée que l’on ne
peut approcher des stations et qu’on reste quelquefois des journées
entières avant d’y toucher. Si un pauvre soldat est forcé de faire toute
la traversée en hiver, on peut regarder comme un miracle qu’il arrive
vivant au lieu de sa destination. Mais, d’après le système russe, la vie
d’un simple soldat n’entre pas en ligne de compte! Les matelots sont
traités un peu mieux, mais pas encore trop bien. On leur donne du pain
et de l’eau-de-vie, une très-petite portion de viande, et deux fois par
jour une soupe à la choucroute, nommée _bartsch_.
Sur le pont, le nombre des officiers, de leurs femmes et des soldats,
augmenta à chaque nouvelle station; en échange, on ne débarquait que peu
de monde.
Bientôt le pont se trouva tellement encombré de caisses, de coffres, de
boîtes et de meubles de toute espèce, qu’on avait toutes les peines du
monde à trouver une toute petite place au milieu de tous ces effets
amoncelés. Jamais je ne vis une telle cargaison sur un vaisseau.
Par le beau temps, ce mouvement et cette agitation continue offrent
beaucoup de distractions; il y avait toujours quelque nouveau spectacle;
tout le monde était gai et content, et semblait ne former qu’une seule
famille. Mais quand par malheur il arrivait tout à coup une forte ondée
ou qu’une vague indiscrète venait visiter le pont, c’étaient alors des
cris et des gémissements de toutes parts! Aussitôt on savait ce que
renfermait chaque caisse, chaque coffre. L’un criait: «Comment garantir
mes pains de sucre?» Un autre disait: «Ah! ma farine, elle ne vaudra
plus rien!» Une pauvre femme se plaignait de ce que ses chapeaux étaient
pleins de taches; une autre se lamentait de ce que l’uniforme de son
mari allait être gâté, etc.
A quelques petites stations nous avions pris des soldats malades pour
les transporter à l’hôpital de Kertch. On me dit que c’était plutôt par
mesure de sûreté que pour leur donner des soins, car ces soins ils les
auraient trouvés dans les diverses stations; mais tous les petits
endroits, depuis Redutkale jusqu’à Anapka, sont encore souvent infestés
par des Tartares circassiens, qui sortent inopinément des montagnes pour
se livrer au pillage et au meurtre. Il n’y a pas longtemps, dit-on,
qu’ils ont même tiré des coups de canon sur un vapeur de la couronne.
Les Circassiens[142] aiment les Russes comme les Chinois aiment les
Anglais.
Les pauvres malades furent aussi installés sur le pont; on ne prit pas
d’autre soin d’eux que d’étendre une toile à voiles pour les garantir du
vent de deux côtés. Mais, quand il pleuvait fort, l’eau pénétrait
par-dessous de toutes parts, et les malheureux se trouvaient à moitié
trempés.
_22 septembre._ Aujourd’hui nous vîmes la ville et la forteresse
_Nova-Russiska_ qui renferme quelques jolies maisons particulières, des
hôpitaux, des casernes et une belle église. La ville et la forteresse
sont situées sur des collines, et n’ont été fondées que depuis dix ans.
Le soir, nous arrivâmes à _Anapka_, place enlevée aux Turcs en 1829. Ici
finissent les jolies montagnes et les collines boisées; elles sont
remplacées par les steppes assez tristes de la Crimée.
J’eus ce jour-là occasion d’admirer la vigilance et la pénétration de
notre commandant. Un voilier était tranquillement à l’ancre dans une
petite baie. Dès que le commandant l’aperçut, il fit aussitôt suspendre
la marche et mettre un bateau à la mer. Il dépêcha un officier vers le
voilier pour voir ce qu’il faisait là. Jusqu’ici tout cela était assez
naturel; car, en Russie, où l’on voudrait pouvoir envoyer _une mouche
étrangère_ au delà des frontières, il était tout simple qu’on désirât
savoir ce que voulait un vaisseau. Mais voici le plaisant de l’affaire.
L’officier approcha du voilier, mais il n’y monta pas et ne se fit
montrer aucun des papiers; il se contenta de demander de loin au
capitaine ce qu’il faisait là. Le capitaine répondit que des vents
contraires l’avaient forcé de jeter l’ancre en cet endroit, et qu’il
n’attendait qu’un bon vent pour aller à telle ou telle station. Cette
réponse satisfit complétement l’officier et le commandant. Cela me
semblait absolument la même chose que de demander à quelqu’un s’il est
un honnête homme ou un fripon, et de croire à son honnêteté dès qu’il
lui plaît de l’affirmer.
_23 septembre._ Nous eûmes encore une vilaine nuit à passer. Rien que de
la pluie et des ouragans! Que je plaignais ces pauvres malades, et même
ceux qui se portaient bien, d’être exposés à ce temps affreux!
Vers midi, nous arrivâmes à Kertch. De la mer on domine très-bien la
ville, qui s’étend en demi-cercle sur le rivage et s’élève un peu sur le
monticule de Mithridate, auquel elle est adossée. En haut de la colline
est le musée, construit dans le goût d’un temple grec et entouré tout
autour de colonnes. La cime de la montagne est formée par de beaux
groupes de rochers, entre lesquels se trouvent quelques petits
obélisques et des monuments appartenant à l’ancien cimetière. Les
alentours présentent l’aspect d’une steppe avec des buttes artificielles
couvertes de tombeaux qui datent des temps les plus reculés. A
l’exception du Mithridate, on ne voit aucune autre colline ou montagne.
La ville de _Kertch_ est située en partie à l’endroit où se trouvait
l’ancien _Panticapée_[143]. Aujourd’hui elle fait partie de la province
de Tauride; elle est fortifiée, elle a un bon port et fait un commerce
assez considérable. La population est d’environ 12 000 âmes. La ville
renferme beaucoup de belles maisons toutes modernes, les rues sont
larges et pourvues de trottoirs. Sur les deux places, l’ancienne et la
nouvelle, il y a beaucoup d’animation les dimanches et les jours de
fête. Il s’y tient un marché de tous les articles imaginables, mais
surtout de vivres. Ce qui me surprit, ce fut la rudesse et la brutalité
extraordinaires du bas peuple. Je n’entendais de toutes parts que crier,
pester et jurer. Je fus aussi très-étonnée de voir des dromadaires
attelés à plusieurs charrettes.
De superbes marches de pierre et des chemins sinueux conduisent au
Mithridate, seule promenade des habitants de la ville. Ce monticule doit
avoir servi autrefois de sépulture; car, partout où l’eau a emporté la
terre, on trouve de tout petits sarcophages étroits, composés de quatre
dalles de pierre. La vue d’en haut[144], il est vrai, n’est masquée par
rien, mais elle est sans attrait; de trois côtés une steppe dépouillée
d’arbres et de verdure, dont la monotonie n’est interrompue que par
d’innombrables _tumuli_. Du quatrième côté on aperçoit la mer. Cette vue
est partout très-belle, d’autant plus que la mer se marie à la mer, et
que l’on découvre deux grandes nappes d’eau, la mer Noire et la mer
d’Azow. On voit dans la rade un assez grand nombre de vaisseaux, mais
pas les quatre ou six cents que j’avais espéré y trouver d’après les
rapports des journaux.
En revenant, je visitai le musée, composé d’une seule salle. Il renferme
bien quelques curiosités extraites des monuments tumulaires, mais les
plus belles choses trouvées dans les fouilles ont été transportées à
Saint-Pétersbourg. Les restes de sculptures, de bas-reliefs, de
sarcophages et d’épitaphes, sont très-endommagés. Tout ce qui existe
encore, en fait de statues, dénote un grand art. La pièce la plus
curieuse de ce musée est un sarcophage en marbre blanc. Quoique
détérioré, il offre encore de magnifiques reliefs, surtout la figure
d’un ange tenant réunies au-dessus de sa tête deux guirlandes de fruits
et de feuilles. Sur le couvercle du sarcophage reposent deux figures
couchées. Les têtes manquent; mais tout le reste, les corps, leur
position, la draperie des robes de dessus, est exécuté avec la plus rare
perfection.
Un autre sarcophage de bois atteste un grand talent dans l’art de
tourner et de ciseler.
Une collection de pots de terre, de cruches et de petites lampes, me
rappela beaucoup celle du musée de Naples.
Les pots sont cuits et peints en brun; ils ont absolument la forme de
ceux qu’on a déterrés à Herculanum et à Pompéi. Les cruches ont deux
anses et sont si pointues par le bas qu’elles ne se tiennent debout que
quand elles sont appuyées. Cette forme de vases est encore aujourd’hui
usitée en Perse. En fait de verrerie, je ne vis, à part quelques objets
insignifiants, que de petits flacons formés uniquement d’un long cou. Il
y avait aussi des bracelets en or, des bagues et des colliers un peu
massifs. Les objets les plus délicats étaient de petites feuilles
carrées soigneusement ciselées, que l’on attachait à la tête ou à la
poitrine, et enfin des couronnes composées de guirlandes de feuilles de
laurier. En objets de cuivre, je vis des chaudrons et des chaînes; en
plâtre, on avait de vilaines figures grotesques et différents ornements
que l’on appliquait sans doute à l’extérieur des maisons.
Parmi les monnaies, j’en trouvai quelques-unes d’un coin extrêmement
remarquable.
Il ne me restait plus qu’à visiter les _tumuli_. Je cherchai longtemps
en vain un guide; mais, comme il ne vient que rarement des étrangers
dans ce pays, on n’y rencontre pas de cicérone régulier. Dans mon
embarras, je crus ne pouvoir mieux faire que de m’adresser au
vice-consul d’Autriche, M. Nicolaï. Non-seulement il se montra tout
disposé à contenter mon désir, mais il eut même la complaisance de
m’accompagner.
Les temples sont des monuments d’une espèce toute particulière: ils se
composent d’une galerie d’environ 20 mètres de long, 5 de large et 8 de
haut, et d’une toute petite chambre placée au bout de la galerie. Les
murs du monument s’élèvent obliquement comme le toit d’une maison, et se
touchent tellement en haut qu’il reste à peine un pied d’intervalle. Ils
sont construits en dalles de pierre, longues et très-épaisses, et
superposées les unes sur les autres, de manière que la rangée de dessus
dépasse toujours celle de dessous de six à sept pouces. A l’ouverture
supérieure, large d’un pied, il y a également des dalles de pierres
massives. Quand on regarde de loin l’entrée, les murs semblent couchés.
Le cabinet est un carré oblong au-dessus duquel s’étend un petit plafond
voûté; il est construit absolument comme le corridor. Une fois le
sarcophage déposé dans la chambre du fond, tout le monument était comblé
de terre.
Le beau sarcophage de marbre placé au musée a été extrait d’un tombeau
qui se trouve près des bâtiments de la Quarantaine; on dit que c’est
celui du roi Bentik.
La plupart des monuments avaient déjà été ouverts par les Turcs; ceux
qui restent encore sont ouverts par le gouvernement russe. On a trouvé
beaucoup de corps couverts de bijoux et de couronnes de feuilles d’or
comme on en voit au musée. On trouve souvent aussi des monnaies.
Le 26 septembre était un jour de grande fête pour les Russes: ils
célébraient la découverte de la croix de Jésus-Christ. Le peuple
apporta à l’église, comme offrandes, du pain, de la pâtisserie, des
fruits, etc. Toutes ces offrandes furent entassées dans un coin de
l’église. A la fin du service religieux, le prêtre les bénit, en donna
quelques faibles parcelles aux mendiants qui l’assiégeaient, et fit
mettre le reste dans des paniers qu’on transporta dans sa demeure. Dans
l’après-midi, la population se rendit presque tout entière au cimetière.
Les gens du peuple y portèrent aussi des provisions de bouche; mais,
après avoir été également bénies par le prêtre, elles furent mangées
avec beaucoup de satisfaction par chacun de ceux à qui elles
appartenaient.
Je ne vis que peu de monde habillé à la russe. Le véritable costume du
peuple se compose de longs cafetans de drap bleu; les hommes portent des
chapeaux bas de feutre avec de larges rebords, et leurs cheveux sont
taillés tout ronds; quant aux femmes, elles se mettent de petits
mouchoirs de soie autour de la tête.
Avant de quitter Kertch, il me faut encore rappeler qu’il y a dans le
voisinage des sources de naphte que je ne visitai pas, parce que,
d’après la description que l’on m’en fit, elles ressemblent tout à fait
à celles de Tiflis.
Le point le plus rapproché pour continuer mon voyage était Odessa.
J’avais le choix entre deux routes, celle de terre et celle de mer. La
première offre, dit-on, des parties très-belles et très-intéressantes;
mais je préférai sans hésiter la dernière, car je n’avais pas le moindre
goût pour la poste russe, et je désirais en outre sortir le plus tôt
possible de l’empire de Russie.
Le 27 septembre, à huit heures du matin, j’allai à bord du vapeur russe
_Dargo_, de la force de 100 chevaux. La distance d’Odessa à
Constantinople est de 360 milles marins. Le bateau était beau, propre,
et extrêmement bien tenu. Les prix étaient excessivement modérés (je
payais pour une place de secondes 13 roubles d’argent, environ 52
francs). La seule chose qui ne me plut pas dans les bateaux russes,
c’est la trop grande faveur accordée à l’économe, qui, à ce qu’on me
disait, avait à payer une remise à qui de droit. Tous les voyageurs,
sans exception, sont forcés de prendre chez lui leur nourriture; cela
est souvent très-dur pour les pauvres passagers du pont, qui, pour le
payer, se trouvent réduits à tirer de leur poche les derniers kopecks
qui leur restent.
Nous arrivâmes de bonne heure dans l’après-dînée à _Feodosia_ (_Caffa_),
autrefois la ville la plus grande et la plus importante de la Crimée: on
l’appelait une seconde Constantinople. Elle était arrivée au plus haut
degré de splendeur à la fin du XV^{e} siècle, sous la domination des
Génois. Sa population dépassait alors 200 000 âmes. Aujourd’hui, réduite
au rang d’une petite ville de cercle, elle n’a plus que 5000 habitants.
Il reste encore du temps des Génois des murs de citadelle et des tours à
moitié délabrées, ainsi qu’une belle mosquée que les Russes ont
transformée en une église chrétienne.
Feodosia est située près d’un grand golfe de la mer Noire, sur la pente
de collines toutes nues. On ne découvre, en fait de verdure, que
quelques jolis jardins.
_28 septembre._ Ce matin, nous fîmes une halte près de Jalta, un tout
petit endroit de 500 âmes, qui possède une église extrêmement jolie,
fondée par le prince Woronzoff. Construite en style vraiment gothique,
cette église est placée en dehors du village, sur un coteau riant.
Le paysage est charmant, et de belles montagnes et des collines, partie
couvertes de jolis bois, partie s’élevant en superbes masses de rocher,
s’étendent jusqu’au bord de la mer.
Le bateau à vapeur s’arrêta vingt-quatre heures à Jalta. Je profitai de
cette relâche pour faire une excursion à _Alupka_, un des domaines du
prince Woronzoff, célèbre par un château que l’on regarde comme une des
curiosités de la Crimée. Pour y aller on traverse de basses collines
tout contre la mer, puis un parc ravissant, créé par la nature, mais que
la main ingénieuse de l’homme s’est plu à embellir. Entre les bosquets
et les bois, entre les vignes et les jardins, sur des places
découvertes, sur des collines et des coteaux, on aperçoit les châteaux
et les villas les plus jolis de la noblesse russe. L’ensemble offre un
aspect si riant et si attrayant que l’on s’imagine qu’ici doivent
nécessairement habiter la joie, la concorde et le bonheur.
La première villa qui attire les regards est celle du comte Léon
Potocki. La maison est construite avec beaucoup de goût; dans le jardin
on a déployé beaucoup d’art et de luxe; la situation est superbe et
offre une vaste perspective sur la mer et les environs. Il y a non loin
du bord de la mer un autre édifice grandiose, mais qui frappe plus par
ses vastes dimensions que par sa beauté. Il ressemble à une maison
carrée ordinaire à plusieurs étages; c’est une maison de campagne de
l’impératrice, une résidence pour la saison des bains, mais jusqu’ici
elle n’est pas encore venue à ce château, nommé _Oriander_. La charmante
villa du prince Mirzewsky offre un aspect bien plus beau que ce palais.
Elle est située sur une colline, au milieu d’un superbe parc, d’où l’on
a une vue magnifique des montagnes et de la mer. La principale façade de
l’édifice est de style gothique.
La villa du prince Gallitzin est tout à fait gothique. Les fenêtres, qui
montent en pointe, et deux tours dont une est même ornée d’une croix,
lui donnent l’air d’une église, et on cherche involontairement la ville
dont doit dépendre cette belle résidence.
Elle est située pour ainsi dire au terme de la belle et riche nature de
ce pays. Peu à peu les arbres se transforment en arbustes rabougris et
en buissons, le beau tapis de verdure se change en un sol pierreux; au
fond s’élèvent des rochers escarpés au pied desquels sont amoncelés des
débris détachés de leurs flancs.
On voit bien encore quelques jolies propriétés; mais, créées par l’art,
elles manquent complétement du charme de la nature.
Après avoir fait environ treize verstes, le chemin tourne autour d’une
des collines pierreuses, et l’on découvre le château du prince Woronzoff
dans toute son étendue. Ce palais offre un aspect bien moins imposant
que je ne me l’étais figuré. Il est bâti en pierres de taille qui ont la
même couleur que les rochers et les montagnes dont il est entouré. Si
quelque jour un grand parc vient l’envelopper, le palais ressortira
davantage et on saisira mieux le caractère grandiose de son
architecture. On y trouve bien déjà une belle plantation, mais encore
trop jeune et peu étendue. Le jardinier en chef, un Allemand, M. Kebach,
est dans sa partie un maître et un artiste consommé; il a su dompter la
nature stérile et déserte, au point qu’elle ne produit pas seulement des
fleurs et des arbres ordinaires, mais qu’elle se pare même des plus
belles plantes exotiques.
Le château est bâti en style gothique mauresque, avec des tours et des
tourelles, des flèches et des aiguilles, des murs crénelés, comme on en
trouve dans les anciennes constructions du même genre qui se sont bien
conservées. La principale façade est tournée du côté de la mer. Deux
lions en marbre de Carrare, dans l’attitude du repos, que l’on doit au
ciseau d’un excellent artiste, sont placés en haut des vastes degrés qui
conduisent du château jusqu’au rivage de la mer.
La disposition intérieure du palais rappelle les contes des _Mille et
une Nuits_. On y voit réunis les étoffes les plus précieuses, les bois
les plus recherchés, les chefs-d’œuvre et les merveilles de l’art de
toutes les parties du monde. On y admire des appartements somptueux en
style oriental, dans le goût chinois, persan et européen, et surtout un
pavillon unique dans son genre renfermant non-seulement les fleurs les
plus belles et les plus rares, mais aussi les arbres les plus élevés,
entre autres des palmiers avec leurs riches cimes touffues. Des touffes
de feuillage entrelacées couvrent les murs, et des fleurs poussent de
toute part. Les plus doux parfums embaument l’air; des divans moelleux
se trouvent à moitié cachés sous les festons de verdure. Tout, en un
mot, est combiné de manière à produire l’effet le plus magique sur les
sens.
Le propriétaire de ce palais féerique, le prince Woronzoff, était
malheureusement absent; il assistait à une fête donnée dans un château
voisin. J’avais des lettres pour lui, et j’aurais bien voulu faire sa
connaissance, car je l’avais entendu citer par tout le monde, riches et
pauvres, comme l’homme le plus charitable, le plus juste et le plus
généreux. On m’engagea même à rester jusqu’à son retour, mais il
m’aurait fallu attendre huit jours l’arrivée du prochain vapeur, et mon
temps était trop limité.
Non loin du château est un village tartare comme il s’en trouve beaucoup
dans la Crimée. Ils se distinguent par leurs toits en terrasse toute
plate où les habitants se tiennent plus volontiers que dans l’intérieur
de leurs cabanes. Comme le climat est doux et beau, ils travaillent
toute la journée sur le toit, et ils y couchent la nuit. Les hommes ne
se distinguent pas beaucoup du paysan russe pour le costume; les femmes
s’habillent en quelque sorte à l’orientale, mais ne se couvrent pas la
figure.
Nulle part ailleurs je ne vis des vignobles aussi bien plantés et aussi
bien tenus. Le raisin est très-doux et savoureux, le vin est bon et
léger, et souvent on en fait du champagne, imitation à laquelle il se
prête sans trop de peine. Dans les vignobles du prince Woronzoff, il y
a, dit-on, plus de cent espèces différentes de plants de vignes.
A mon retour à Jalta, il me fallut rester encore plus de deux heures à
l’hôtel, parce que les messieurs avec qui je devais aller à bord
n’avaient pas encore fini de boire. Enfin, quand on se disposa à partir,
un officier du vapeur était si ivre qu’il ne pouvait pas se tenir sur
ses jambes. Deux messieurs, aidés de l’hôtelier, le traînèrent jusqu’au
rivage. Nous y trouvâmes bien la yole du vapeur; mais les matelots
refusèrent de nous passer, car ils attendaient le capitaine. On loua
donc un bateau pour lequel il y avait 20 kopecks d’argent à payer. Ces
messieurs savaient que je ne parlais pas le russe; mais ils ignoraient
que je le comprenais un peu. J’entendis parfaitement que l’un dit à
demi-voix à l’autre: «Je n’ai pas de monnaie sur moi, laissons payer
cette femme.» Ensuite, il s’adressa à moi et me dit en français: «La
part que vous avez à payer est de 20 kopecks d’argent.» Cependant
c’étaient des messieurs qui prétendaient être instruits et bien élevés.
_29 septembre._ Nous nous arrêtâmes près de la belle forteresse de
Sébastopol. Les fortifications sont en partie à l’entrée du port, en
partie dans le port même. Construites en pierres massives et abondamment
pourvues de tours et de forts extérieurs, elles défendent l’entrée du
port sur plusieurs points. Le port, entouré presque de tous côtés de
collines, est un des plus sûrs et des plus commodes du monde
entier[145]. Il peut recevoir la flotte la plus considérable, et il est
si profond que les plus grands vaisseaux de guerre peuvent jeter l’ancre
le long des quais. Des écluses, des docks d’un caractère vraiment
grandiose, y ont été disposés avec une magnificence dont rien
n’approche. Pendant mon séjour, on y travaillait encore et on employait
des milliers de bras pour achever ces œuvres gigantesques. On me montra
parmi les ouvriers beaucoup de gentilshommes polonais qui, faits
prisonniers lors de la dernière tentative d’affranchissement en 1831,
avaient été envoyés à Sébastopol.
Les fortifications et les casernes sont si grandes qu’elles peuvent
contenir près de 30 000 hommes.
La ville, fondée depuis peu, est située sur une chaîne de collines nue
et déserte. Parmi les édifices publics, l’église grecque est celui qui
frappe le plus l’attention, car elle est tout isolée sur une colline et
construite dans le style d’un temple grec. La bibliothèque est placée à
l’endroit le plus élevé. (Ce serait une bonne allégorie, si, en la
construisant, c’est à dessein qu’on l’a placée si haut.) Il faut encore
signaler un beau portique près de l’édifice du _Club_, auprès duquel on
a construit un escalier en pierre qui conduit au rivage de la mer, et
qui permet, quand on débarque, de monter facilement à la ville. Un
monument gothique, élevé à la mémoire du capitaine Cozar qui se couvrit
de gloire à la bataille de Navarin et y trouva la mort, n’excite pas
moins la curiosité de l’étranger. Ce monument est, comme l’église, isolé
sur une colline.
Les rues, comme dans toutes les villes russes nouvellement bâties, sont
larges et propres.
_30 septembre._ Nous arrivâmes à Odessa de grand matin. La ville se
présente bien du côté de la mer. Comme elle est placée sur un point
élevé, on embrasse d’un seul coup d’œil beaucoup d’édifices vraiment
remarquables. De ce nombre sont surtout le palais du prince Woronzoff,
la Bourse, les édifices du gouvernement, de la Quarantaine, plusieurs
grandes casernes et beaucoup de superbes maisons particulières. Quoique
les environs soient plats et déserts, une foule de jardins et d’allées
donnent à la ville un air riant. Dans le port, je vis une véritable
forêt de mâts, et encore ce n’est pas là que se trouve la plus grande
partie des vaisseaux. Ils sont plutôt à l’ancre dans le port de la
Quarantaine. La plupart viennent du côté de la Turquie, et pour les
pays turcs il y a toujours une quarantaine de quinze jours, qu’il y ait
ou non une maladie épidémique.
Odessa, capitale du gouvernement de Cherson, est, par sa position sur la
mer Noire et aux embouchures du Dniestre et du Dniepre, une des places
de commerce les plus importantes de la Russie méridionale. La ville, qui
compte 80 000 habitants, fut fondée en 1794 et déclarée port franc en
1817. Une belle citadelle domine tout le port.
Le développement rapide et l’état florissant d’Odessa sont dus en grande
partie au duc de Richelieu, qui, après avoir comme émigré français pris
part à plusieurs campagnes contre son pays, alla en Russie et fut nommé
en 1803 gouverneur général de la province de Cherson. Il garda ce poste
jusqu’en 1814; dans ce laps de temps, il éleva la ville, qui à son
arrivée comptait à peine 3000 âmes, au rang qu’elle occupe aujourd’hui.
Une des plus belles rues porte son nom, et, en son honneur, on a donné à
quelques places les noms de plusieurs places de Paris.
Je ne restai que deux jours à Odessa; le troisième, je me rendis à
Constantinople sur le bateau à vapeur. J’eus le temps de parcourir
Odessa et ses environs dans tous les sens. La plus belle partie est
située du côté de la mer; le boulevard surtout, avec ses superbes
allées, offre une charmante promenade. La statue de bronze et en pied du
duc de Richelieu est un de ses plus beaux ornements. De larges escaliers
en pierre conduisent du boulevard jusqu’au bord de la mer, et dans le
fond on voit se grouper de magnifiques palais et de vastes édifices. Les
plus remarquables sont le palais du gouvernement, l’hôtel de
Saint-Pétersbourg et le palais du prince Woronzoff, qui est construit
dans le style italien et auquel vient se joindre un petit jardin. Du
côté opposé du boulevard est la Bourse, également de style italien, et
entourée d’un jardin. Non loin de là se trouve l’Académie des
beaux-arts, édifice assez médiocre, d’un seul étage. Le théâtre, orné
d’un beau portique, promet beaucoup au dehors, mais produit bien peu
d’effet à l’intérieur. Il est attenant au Palais-Royal, composé d’un
joli jardin, autour duquel sont placés de grands et beaux magasins, où
l’on trouve les plus riches marchandises. Les étalages sont
très-surchargés, mais disposés avec beaucoup moins de goût qu’à Vienne
ou à Hambourg.
Parmi les églises, la cathédrale russe est celle qui se distingue le
plus. Elle a une nef surmontée d’une voûte très-élevée et d’une belle
coupole. La nef repose sur de fortes colonnes revêtues d’un plâtre blanc
et brillant qui ressemble à du marbre. L’église est ornée de tableaux,
de lustres et de flambeaux qui sont riches, mais sans goût. Ce fut la
première église où je trouvai des poêles, et vraiment on aurait été
presque tenté de s’en servir, tant la différence de température, malgré
le peu de distance, se faisait sentir entre Odessa et Jalta.
Une autre église russe se trouve sur le nouveau bazar. Elle a une grande
coupole entourée de quatre autres plus petites, et paraît très-belle au
dehors; mais au dedans elle est petite et extrêmement simple.
L’église catholique, qui n’était pas encore entièrement achevée, peut,
pour l’architecture, entrer hardiment en parallèle avec la cathédrale
russe.
Toutes les rues sont larges, belles et régulières. Aussi n’a-t-on pas
beaucoup de peine à s’orienter. On remarque de grandes et belles maisons
dans toutes les rues et même dans les parties les plus reculées de la
ville.
Dans l’intérieur de la ville est le jardin dit _de la Couronne_, qui,
sans être des plus grands et des plus beaux, offre cependant quelques
distractions; tous les dimanches et les jours de fête, les promeneurs y
affluent. Un excellent orchestre y joue, en été, sous une tente, et en
hiver dans un simple pavillon.
Le jardin botanique, situé à trois verstes de la ville, est pauvre en
plantes exotiques et très-négligé. Chaque pas qu’on y fait donne du
regret. L’automne, que je retrouvais pour la première fois après
quelques années, fit sur moi une impression vraiment affligeante.
J’aurais presque envié ceux qui habitent les pays chauds, quoique la
chaleur fasse aussi beaucoup souffrir.
A Odessa, on se tire assez bien d’affaire quand on parle l’allemand;
presque tout le monde le comprend, à l’exception du bas peuple.
Pour ce qui est du passe-port, on rencontre autant de difficultés pour
sortir de l’empire russe que pour y entrer. Il faut changer celui que
l’on a pris en arrivant et payer chaque fois deux roubles d’argent. En
outre, le nom du voyageur est inséré trois fois dans la _Gazette_, afin
que, s’il a contracté des dettes, les créanciers soient prévenus de son
départ. Ces insertions font perdre au moins huit jours et souvent quinze
jours ou trois semaines; mais quand quelqu’un répond du voyageur, il n’a
pas besoin d’attendre les insertions.
Le consul autrichien, M. Gutcutbal, voulut bien répondre de moi, ce qui
me permit, dès le 2 octobre, de dire adieu à l’empire russe. Je ne crois
pas avoir besoin d’affirmer à mes lecteurs que cet adieu ne me coûta pas
beaucoup.
[Illustration]
CHAPITRE XXIV.
Constantinople.--Changements opérés dans cette ville.--Deux
incendies.--Voyage en Grèce.--La quarantaine à Égine.--Un jour à
Athènes.--Calamachi.--L’isthme.--Patras.--Corfou.
Il y a peu de chose à dire du voyage d’Odessa à Constantinople. On reste
presque toujours en pleine mer et on n’aborde nulle part. La distance
est de 360 milles marins.
Le bateau, d’une force de 260 chevaux, appartenait au gouvernement
russe, et s’appelait _Odessa_; il était beau et extrêmement bien tenu.
Pour ne pas me rendre trop pénibles les adieux de mes chers amis les
Russes, un d’eux eut la bonté de ne pas me traiter avec trop de
galanterie à la fin de mon voyage. Comme la dernière nuit il faisait
très-chaud, je m’étais sauvée de la sombre cabine pour respirer le frais
sur le pont; je m’établis non loin du gouvernail, et, enveloppée dans
mon manteau, je ne tardai pas à m’endormir. Voilà qu’arrive soudain un
des matelots, qui, me donnant un coup de pied, m’ordonna de quitter la
place que j’occupais; touchée de cet aimable procédé, je remerciai mon
interlocuteur avec une profonde émotion, et, après l’avoir prié de me
laisser en repos, je continuai mon somme.
Il y avait parmi les voyageurs six matelots anglais qui, après avoir
conduit un nouveau bateau à Odessa, retournaient dans leur pays. Je leur
parlai quelquefois, ce qui me mit tout à fait bien avec eux. Quand ils
s’aperçurent que j’étais réduite à ma seule compagnie, ils me
demandèrent si je savais assez de turc pour pouvoir m’entendre avec les
bateliers et les porteurs. Sur ma réponse négative, ils me proposèrent
de se charger de tout pour moi si je voulais aborder avec eux. Je
m’empressai d’accepter leur offre.
Quand nous approchâmes de la terre, un douanier vint en bateau visiter
nos bagages. Pour en finir plus vite, je lui glissai quelque argent dans
la main. En arrivant au rivage je voulus payer la traversée; mais les
matelots ne le souffrirent pas. Ils me dirent que j’avais payé le
douanier pour eux tous, que c’était donc à eux de payer les frais du
bateau. Je m’aperçus qu’en insistant davantage je ne ferais que les
offenser. Ils arrêtèrent encore un porteur pour moi, et puis nous nous
quittâmes bons amis.
Combien cette conduite de simples matelots anglais différait de celle
des trois messieurs russes de Jalta!
J’ai déjà décrit, dans mon _Voyage en Terre-Sainte_[146], l’entrée du
Bosphore et les curiosités de Constantinople. Je me fis conduire
aussitôt chez la bonne Mme Balbiani; mais, à mon grand regret, elle
n’était plus à Constantinople: elle avait renoncé à tenir un hôtel. On
me recommanda l’hôtel des _Quatre-Nations_, tenu par Mme Prust. C’était
une Française assez bavarde qui était toute la journée à louer sa
maison, ses domestiques et sa cuisine, éloges qui n’obtenaient guère
l’assentiment des voyageurs. Elle prenait quarante piastres par jour
(environ 10 francs) et portait encore en compte une assez bonne somme
pour les pourboires et autres menus frais.
Depuis ma dernière visite à Constantinople on avait jeté un joli pont
sur la Corne d’or; le beau palais de l’ambassade russe était achevé, et
les Orientales me parurent moins voilées que lors de mon premier voyage.
Beaucoup d’entre elles portaient des voiles si minces et si
transparents que l’on découvrait à peu près tous les traits de leur
visage. D’autres ne se couvraient que le front et le menton, et
découvraient leurs yeux, leur nez et leurs joues.
Le faubourg de Péra était dans un bien triste état. On y voyait partout
les traces des ravages exercés par le feu. Pendant les trois jours que
j’y passai, il y eut encore deux incendies que l’on qualifia de
_petits_, parce que le premier ne mit en cendre que cent trente
boutiques, et le second trente. On est habitué à voir les incendies
dévorer des milliers de maisons.
La première fois, le feu éclata le soir, comme nous étions encore à
table. Un des convives me proposa de m’accompagner sur le théâtre de
l’incendie, en me disant que, si je n’avais pas encore vu un tel
spectacle, il m’intéresserait certainement. C’était assez loin de notre
maison; mais à peine eûmes-nous fait cent pas que nous nous trouvâmes
déjà au milieu d’une grande foule de gens qui portaient tous des
lanternes en papier[147], ce qui répandait une grande clarté dans les
rues. Tout le monde criait et courait pêle-mêle avec la plus vive
agitation; les habitants ouvraient leurs fenêtres, demandaient aux
passants s’il y avait un danger sérieux et regardaient avec effroi et
avec angoisse le reflet des flammes sur le ciel. Au milieu de ce
brouhaha général retentissaient les cris: _guarda, guarda_ (gare, gare!)
des hommes qui portaient sur leurs épaules de petites pompes à
incendies[148] et des outres pleines d’eau, renversant tous ceux qui ne
s’écartaient pas promptement. Des soldats à cheval, des fantassins et
des gardes venaient par derrière, des pachas arrivaient avec leur suite
pour exciter les gens à porter du secours et à éteindre le feu.
Malheureusement tous ces efforts sont inutiles. Le feu trouve un aliment
rapide dans les maisons de bois peintes à l’huile, embrase avec une
activité incroyable des rues entières, et rien ne l’arrête que des
jardins ou des places vides. Souvent un incendie consume plusieurs
milliers de maisons. Les malheureux habitants ont à peine le temps de se
sauver eux-mêmes. Ceux qui sont plus éloignés du théâtre de l’incendie
ramassent au plus vite leurs effets les plus précieux pour être prêts à
fuir. On conçoit facilement que dans ces occasions les voleurs ne sont
pas rares, et souvent, après avoir sauvé avec beaucoup de peine leur
faible avoir, les pauvres incendiés se le voient de nouveau enlevé au
milieu de la foule et de la bagarre.
L’autre incendie éclata la nuit d’ensuite. Tout était déjà enseveli dans
le sommeil; les gardiens chargés de veiller au feu parcoururent les
rues, frappèrent avec leurs cannes garnies de fer aux portes des
maisons, et éveillèrent tout le monde par leurs cris. Je m’élançai tout
alarmée hors de mon lit, je courus à la fenêtre, et je vis le ciel
légèrement teint de rouge du côté où s’était déclaré l’incendie. Au bout
de quelques heures, le bruit cessa et la teinte rouge se dissipa. Dans
les derniers temps, on a enfin commencé à construire des maisons de
pierre, non-seulement à Péra, mais aussi à Constantinople.
Le 27 octobre, à six heures du soir, je quittai la capitale de l’empire
ottoman sur le vapeur français _la Salamandre_, de la force de 100
chevaux.
Comme je raconte dans mon _Voyage en Terre-Sainte_ le trajet de
Constantinople à Smyrne par l’Archipel grec, je parlerai tout de suite
de la Grèce.
On m’avait dit à Constantinople que la quarantaine dans le Pirée (à six
milles anglais d’Athènes) ne durait que quatre jours, l’état sanitaire
en Turquie étant des plus satisfaisants. Mais, sur le vapeur, on
m’apprit que la quarantaine avait lieu dans l’île d’Égine (à seize
milles du Pirée) et durait douze jours, non pas à cause de la peste,
mais à cause du choléra. Pour la peste, la quarantaine est de vingt et
un jours.
Le 10 octobre, nous aperçûmes le continent de l’ancienne Grèce.
En longeant la côte, nous vîmes sur la haute plate-forme d’un rocher
douze grandes colonnes, restes d’un temple de Minerve. Bientôt nous
approchâmes de la colline sur laquelle est située la superbe
_Acropolis_. Mes regards restèrent longtemps attachés à tout ce que je
pouvais apercevoir. Les grandes figures des héros de l’histoire grecque
passèrent devant mes yeux, et je brûlais du désir de fouler un sol qui
depuis mon enfance m’avait paru, après Rome et Jérusalem, le plus
curieux et le plus intéressant de tous les pays. Avec quel empressement
je cherchais à découvrir l’Athènes moderne! N’était-elle pas à la même
place où se trouvait jadis l’ancienne Athènes de célèbre mémoire?
Malheureusement je ne la vis pas: une colline nous la cachait. Nous
entrâmes dans le Pirée, où s’est élevée également une nouvelle ville.
Après nous y être arrêtés juste le temps nécessaire pour remettre les
dépêches, nous partîmes pour Égine.
Il faisait tout à fait nuit quand nous y arrivâmes. On mit aussitôt une
chaloupe à la mer, et on nous conduisit au quai de la Quarantaine.
Il n’y avait dans cet établissement ni porteurs ni employés pour nous
venir en aide. Nous fûmes forcés de traîner nous-mêmes nos caisses et
nos coffres jusqu’à la Quarantaine, où l’on nous assigna de petites
chambres toutes nues. Il n’y eut pas même moyen d’avoir de la lumière;
par bonheur j’avais sur moi une bougie; je la coupai en plusieurs
petits morceaux, et je tirai ainsi d’embarras mes compagnons de voyage.
Le lendemain, je m’informai des arrangements d’intérieur. La vie à la
Quarantaine était très-mauvaise et très-chère. Une toute petite chambre,
sans le moindre meuble, coûte trois drachmes[149] par jour; pour la
nourriture, on en donne cinq; si l’on mange à la carte, une toute petite
portion se paye de soixante à soixante-dix leptas; le service,
c’est-à-dire la surveillance du gardien, coûte deux drachmes par jour;
pour l’eau, on réclame chaque jour quinze leptas; la visite du médecin
coûte une drachme en entrant, et autant au sortir de la Quarantaine.
Pour ce prix, le médecin fait ranger à la fois tout le monde devant lui,
et examine l’état de santé de toute la société.
Une quantité de choses accessoires se payaient en proportion. Il fallait
louer chaque meuble à part. Je ne comprends pas que le gouvernement
donne si peu de soins à des établissements institués pour préserver la
santé publique, et où l’homme privé de fortune ne peut pas se dispenser
de faire séjour. Le pauvre y subit bien plus de privations que chez lui;
il ne peut rien prendre de chaud, car l’hôtelier, n’étant pas soumis à
des prix fixes, demande cinq ou six fois la valeur de l’objet de
consommation.
On assigna une seule chambre à plusieurs ouvriers et à une jeune
domestique arrivés par le bateau. Pendant ces douze jours, tous ces gens
ne prirent rien de chaud et ne vécurent que de pain, de fromage et de
figues. La jeune fille me supplia, au bout de quelques jours, de vouloir
bien la recueillir dans ma chambre, parce que les ouvriers ne se
conduisaient pas d’une manière convenable vis-à-vis d’elle.
Quelle aurait été la position de la pauvre fille si, par hasard, il n’y
avait pas eu de femme parmi les voyageurs, ou bien que je ne l’eusse pas
recueillie!
Ces dispositions sont-elles dignes d’établissements publics? Ne
devrait-on pas mettre plusieurs pièces à la disposition des pauvres, aux
frais du gouvernement? Ne devrait-on pas, à un prix raisonnable, fournir
à l’homme peu aisé, au moins une fois par jour, un simple repas chaud?
Le pauvre n’est-il pas déjà assez malheureux de se voir pendant si
longtemps frustré des moyens de gagner sa vie? Faut-il encore lui
laisser enlever d’une manière si abominable ce qu’il a eu tant de peine
à gagner?
Le second jour, on ouvrit la cour et on nous permit de nous promener
dans un enclos de cent cinquante pas sur le bord de la mer. La vue y
était superbe; nous avions devant nous les Cyclades, de petites îles
montagneuses, la plupart inhabitables, et dont quelques-unes sont
boisées. Il faut croire que, anciennement unies au continent, ces îles
en ont été séparées par quelque grande révolution de la nature.
Le quatrième jour, on élargit encore un peu notre cage; on nous permit
d’aller, sous la surveillance d’un gardien, jusqu’à la colline nue qui
se rattache à la Quarantaine.
Sur cette colline, il y avait des restes d’un temple, des fragments d’un
mur et une colonne très-endommagée. Cette dernière se composait d’un
morceau de pierre; elle était cannelée et devait, à en juger d’après ses
autres dimensions, avoir été très-haute. Ces ruines provenaient, dit-on,
d’un très-beau temple de Jupiter.
_21 octobre._ Aujourd’hui l’heure de la liberté sonna pour nous. Dès la
veille au soir nous avions commandé une petite barque qui devait le
lendemain nous transporter de bonne heure à Athènes. Mais mes compagnons
de captivité voulurent d’abord célébrer dans un hôtel leur liberté
recouvrée. Cela nous mena jusqu’à onze heures. Je profitai de cet
intervalle pour visiter un peu la ville et les environs. La ville est
très-petite et ne compte guère de monuments somptueux. Les seuls
souvenirs des temps passés que je découvrisse par-ci par-là, ce furent
quelques fragments de parquets incrustés de pierres de couleur en forme
de mosaïque. D’après le peu que je pus voir, l’île d’Égine me parut tout
à fait nue et déserte, et on a de la peine à se figurer qu’elle ait
jamais été florissante par l’art et le commerce.
Égine, île de deux milles carrés, formait autrefois un État particulier,
et doit son nom, à ce qu’on prétend, à une fille d’Europe appelée Égine.
C’est dans cette île que l’on frappa la première monnaie grecque.
Notre traversée jusqu’au Pirée fut très-longue. Il n’y eut pas le
moindre petit vent, les marins furent forcés de recourir aux rames, et
ce fut seulement vers les huit heures du soir que nous touchâmes au but
désiré. Notre première visite fut pour le poste sanitaire, qui se mit à
étudier nos certificats de quarantaine avec une lenteur conforme à leur
importance. Car, malheureusement, il n’y avait parmi nous personne qui
pût accélérer cette étude en sacrifiant quelques drachmes.
Nous ne pûmes non plus nous dispenser de nous rendre à la police. Mais
les bureaux étant déjà fermés, il fallut forcément prolonger notre
séjour au Pirée. J’entrai dans un grand café de belle apparence pour y
trouver un gîte, car ici les cafés tiennent en même temps lieu d’hôtels.
On me conduisit dans une chambre où la moitié des carreaux de fenêtre
étaient cassés. Le domestique prétendit qu’en fermant les volets on ne
s’apercevrait pas de cet inconvénient. Du reste, la chambre n’avait pas
trop mauvaise mine. Mais à peine eus-je pris possession du lit, que
certains insectes incommodes me forcèrent à l’abandonner au plus vite.
M’étant réfugiée sur le canapé, il me fallut encore le déserter par la
même raison. Enfin, en désespoir de cause, je me blottis sur une chaise
où je ne passai pas précisément la nuit de la manière la plus agréable.
Déjà, à Égine, j’avais entendu parler de la grande malpropreté des
hôtels du Pirée, et on m’avait conseillé d’éviter d’y passer la nuit.
Mais, ne pouvant pas quitter la ville sans l’autorisation de la police,
il fallut bien nous résigner et faire de nécessité vertu!
_22 octobre._ Du port du Pirée jusqu’à Athènes, il y a treize stades ou
seize milles anglais. La route passe par des collines nues et des
plantations d’oliviers. On a toujours en vue l’Acropolis. La ville
d’Athènes n’apparaît que plus tard.
Je m’étais proposée de rester huit jours à Athènes pour visiter
tranquillement et avec loisir tous les monuments et les endroits
remarquables de la ville. Mais à peine fus-je descendue de voiture, que
j’appris qu’une révolution venait d’éclater à Vienne.
J’avais été informée, à Bombay, de la révolution de Paris du 24 février;
à Bagdad, de celle du mois de mars dans ma patrie; à Tunis, à Tiflis et
dans d’autres villes, j’eus connaissance des autres événements
politiques. Jamais aucune nouvelle ne me surprit autant que celle de
Vienne. C’était à ne pas y croire.... Mes bons, mes paisibles
Autrichiens.... renverser le gouvernement! Quel réveil après une si
longue léthargie!...
J’avais regardé tout cela comme une fable, et je n’avais pas voulu
ajouter foi aux récits de M. le résident à Bagdad. Aussi ne m’étais-je
rendue qu’à l’évidence, en lisant les relations authentiques des
journaux.
Les événements du mois de mars m’avaient enchantée et enthousiasmée au
point que j’étais fière d’être Autrichienne. Mais le mois de mai me
désenchanta; quant au 6 octobre, il me remplit de douleur et de
tristesse! Aucune révolution politique n’avait si bien commencé. Elle
aurait été sans pareille dans l’histoire, si l’on avait continué à
suivre les idées qui avaient triomphé au mois de mars! Et il fallait que
tout cela eût une si triste fin!... Ah! la catastrophe du 6 octobre
m’affligea tellement, que je n’eus plus d’intérêt pour rien. D’ailleurs,
tous les miens étaient à Vienne, et j’étais sans nouvelles de ma
famille. Je serais partie immédiatement si j’avais trouvé une occasion.
Mais il me fallut attendre jusqu’au lendemain, car il ne partait point
de vapeur auparavant. Je pris aussitôt mes mesures pour m’embarquer, et
en attendant je louai un cicerone pour parcourir les endroits les plus
intéressants de la ville, plutôt en vue de me distraire que par intérêt
pour les curiosités que j’allais visiter.
Le sort s’était cruellement joué de moi. Pendant douze jours j’avais
subi patiemment la quarantaine d’Égine, dans l’espoir d’examiner ensuite
tout à mon aise le sol classique de la Grèce; et à peine m’y
trouvais-je, que le sol brûlait sous mes pieds et que je ne pouvais
rester en place.
Athènes, la capitale de l’ancienne Attique, doit avoir été fondée, de
1390 à 1400 avant Jésus-Christ, par Cécrops, et sans doute reçut alors
le nom de _Cecropia_, qui depuis ne fut conservé qu’au fort. Sous
Érichthonius, elle prit le nom d’_Athènes_. La ville primitive était
située sur une colline de rochers au milieu d’une plaine qui, dans la
suite, se couvrit d’édifices. La partie supérieure s’appelait
_Acropolis_, la partie inférieure _Catapolis_.
Aujourd’hui il ne reste plus qu’une partie de la citadelle, la célèbre
Acropolis, sur la montagne où se groupent les plus grandes merveilles
d’Athènes. Le principal ornement de la ville est le temple de Minerve,
ou le Parthénon, qui, bien que tout en ruines, excite encore aujourd’hui
l’admiration du monde. Ce monument avait plus de 70 mètres de long, 32
de large et 24 de haut. C’est ici que se trouvait la statue de la
Minerve de Phidias. Ce chef-d’œuvre de sculpture était en ivoire et en
or. Il avait 15 mètres de haut, et pesait, dit-on, plus de 1000
kilogrammes. L’entrée du temple était formée par les propylées, dont on
retrouve encore cinquante-cinq colonnes, avec des fragments de blocs de
marbre énormes qui reposent sur elles, et font partie des arcades et des
plafonds.
Ce temple, détruit par les Perses, fut reconstruit d’une manière plus
magnifique par Périclès, vers l’an 440 avant Jésus-Christ.
On voit quelques beaux débris des temples de Minerve et de Neptune. On
peut encore juger de la circonférence de l’amphithéâtre; mais il ne
reste plus que peu de chose du théâtre de Bacchus.
En dehors de l’Acropolis se trouvent le temple de Thésée et celui de
Jupiter Olympien, l’un au nord, l’autre au sud. Le premier est en style
dorien et entouré de trente-six belles colonnes; sur les métopes on voit
représentés dans de superbes reliefs les exploits de Thésée. A
l’intérieur le temple est rempli de belles sculptures, d’épitaphes et
autres travaux en pierre, et qui, pour la plupart, proviennent d’autres
temples, et ont été simplement réunis en cet endroit. Hors du temple il
y a plusieurs siéges en marbre que l’on a apportés ici de l’Aréopage
voisin, l’ancien lieu de réunion des patriciens. De l’Aréopage on ne
voit plus qu’un appartement taillé dans une colline rocheuse, où l’on
arrive par des marches également pratiquées dans le roc.
Il reste encore assez des fondements du temple de Jupiter Olympien pour
qu’on puisse se faire une idée de son étendue. On a également conservé
seize superbes colonnes de près de 20 mètres de haut. Ce temple, achevé
par Hadrien, surpasse, dit-on, en beauté et en magnificence tous les
autres édifices d’Athènes. Son extérieur était orné par cent vingt
colonnes cannelées de 2 mètres de diamètre, et de plus de 16 mètres de
haut. La statue de Jupiter, en or et en ivoire, est due, comme celle de
Minerve, au ciseau du célèbre Phidias. Tous les temples et les édifices
importants avaient été construits du marbre blanc le plus pur.
Non loin de l’Aréopage est le _Pnyx_ où le peuple libre d’Athènes
s’assemblait pour délibérer. Il n’en reste plus que la tribune taillée
dans le roc et les siéges des écrivains.
Quelles sensations n’éprouve-t-on pas, quand on songe quels hommes ont
parlé jadis à cette place!
Je contemplai avec douleur la grotte voisine de cet endroit où Socrate
captif but la ciguë.
Au-dessus de cette mémorable grotte, s’élève un simple monument consacré
à la mémoire de Philopapos.
Les Turcs ont entouré l’Acropolis d’un large mur pour la construction
duquel ils ont malheureusement employé beaucoup de débris et de
fragments de colonnes des plus beaux temples.
Dans la nouvelle Athènes, on ne voit plus en fait d’antiquités que la
_tour des Vents_, appelée par d’autres _la lanterne de Diogène_; c’est
un tout petit temple de forme octogone, couvert de belles sculptures. Il
faut mentionner aussi le monument de Lysicrate, qui se compose d’un
piédestal, de quelques colonnes et d’une coupole d’ordre corinthien.
La petite église _Maria maggiore_ passe pour avoir été construite par
les Vénitiens l’an 700 de Jésus-Christ. Ce qu’elle a de plus curieux,
c’est d’être la plus ancienne église chrétienne d’Athènes.
Sur l’Acropolis, on jouit aussi d’une superbe vue des environs. On y
voit le mont Hymette, le Pentelicon, du côté d’Éleusis, de Marathon, de
Phylæ et de Dekelca, le port, la mer et le cours de l’Ilissos.
Athènes renferme un grand nombre de maisons, mais dont la plupart sont
petites et insignifiantes. Mais les belles maisons de campagne,
entourées de jolis jardins, offrent un aspect très-riant.
Le petit observatoire placé sur _la montagne des Nymphes_ fut élevé aux
frais du baron Sina, banquier de Vienne, et Grec de naissance.
Le palais du roi, nouvellement construit, est en marbre d’une blancheur
éclatante et forme un grand carré. Des deux côtés, il y a des degrés qui
occupent une grande partie de la largeur de l’aile conduisant sous un
péristyle, espèce de vestibule étroit qui repose sur des colonnes. Un
des perrons est destiné aux ministres, aux ambassadeurs; l’autre à la
famille royale. Indépendamment de ces deux péristyles, l’édifice est
tout-à-fait sans goût et manque de tout ornement. Les fenêtres ont la
forme d’un carré oblong, et les hauts et grands murs ont l’air si nu, si
lisse et si uni, que le brillant du marbre ne produit pas le moindre
effet; il faut en être tout près pour reconnaître quels superbes
matériaux ont été employés à la construction de ce palais.
Je fus fâchée de l’avoir vu, surtout en face de l’_Acropolis_, sur un
sol aussi fameux par ses trésors artistiques que par les héros qu’il a
produits.
Un jardin assez joli, d’une plantation toute nouvelle, entoure le palais
devant lequel se trouvent quelques palmiers apportés de Syrie, mais qui
n’ont pas de fruits. Tous les autres alentours sont nus et
stériles[150].
Non-seulement pour ce palais, mais aussi pour les temples et les autres
monuments de l’Acropolis, le marbre avait été extrait des carrières de
la montagne voisine. Cette montagne, qu’on nomme Pentelicon, est si
riche en marbre, qu’on pourrait encore en construire des villes
entières.
C’était justement un dimanche, et il faisait un temps superbe: deux
circonstances qui me valurent le plaisir de voir tout le monde élégant
d’Athènes et même la cour à la promenade publique. Cette promenade se
compose d’une simple allée au bout de laquelle a été élevé un pavillon
de bois. Elle n’est embellie ni par des gazons, ni par des parterres de
fleurs. Tous les dimanches, la musique militaire y joue de 5 à 6 heures
du soir. Le roi y vient à cheval ou en voiture avec la reine pour se
montrer au peuple. Cette fois, il arriva dans une voiture ouverte,
attelée de quatre chevaux, et s’arrêta pour entendre quelques-uns des
morceaux que l’on exécutait. Il était en costume grec, tandis que la
reine portait une simple toilette française.
Le costume grec, ou plutôt albanais, est un des plus beaux que l’on
puisse voir. Les hommes portent des robes à larges plis (_fustanella_ de
20 à 25 aunes de large) en percale blanche, qui descendent de la hanche
aux genoux; des guêtres (_zaruchi_) qui vont depuis les genoux jusqu’aux
pieds, et des souliers qui sont d’ordinaire en maroquin rouge. Un petit
gilet ou corset étroit en étoffe de soie de couleur, sans manches, est
collé contre une chemise de soie; par-dessus cette chemise, les Grecs
mettent un spencer également étroit, en drap fin, rouge, ou bleu, ou
brun, retenu dans le bas par quelques boutons ou bien au moyen d’une
bande étroite, tandis qu’il s’ouvre en haut. Les manches du spencer sont
fendues et flottent librement, ou bien elles sont retenues légèrement
autour du poignet à l’aide de quelques agrafes. Le collet de la chemise
est un peu retroussé. Le corset et le spencer sont brodés et ornés avec
goût de brandebourgs, de bouffettes, de boucles et de boutons en or, en
argent ou en soie, selon la fortune de chaque individu. L’étoffe, la
couleur et les ornements des zaruchi s’accordent avec le spencer et le
corset. Dans la ceinture se trouve quelquefois un poignard avec deux
pistolets. La coiffure consiste en une calotte rouge ornée d’un gland de
soie bleue.
Les femmes, autant que j’en ai pu juger, ne portent plus guère le
costume grec, qui, en tout cas, a beaucoup perdu de son cachet primitif.
La principale partie du costume se compose d’une robe à la française,
échancrée sur la poitrine; elles ont en outre un petit spencer serré,
également échancré, et dont les manches sont larges et un peu plus
courtes que celles de la robe. Les bords de la robe et du spencer sont
garnis sur le devant de larges franges d’or. Les femmes et les jeunes
filles portent sur la tête de toutes petites toques garnies de crêpe ou
de mousseline de couleur rose ou autre, brodée en or, en argent ou en
soie.
_24 octobre._ Je partis d’Athènes sur un petit vapeur, _le Baron
Kübeck_, de la force de 70 chevaux, et j’allai jusqu’à _Calamachi_ (24
milles marins). Ici, on quitte le bateau pour traverser par terre
l’isthme, large de 3 milles. A _Lutrachi_, on monte sur un autre bateau.
Pendant la traversée pour aller à Calamachi, qui n’est que de quelques
heures, on voit la petite ville de Mégare sur une colline nue.
Rien n’est plus désagréable en voyage que de changer de mode de
transport, surtout lorsqu’on se trouve bien et que l’on ne peut que
perdre au change. Nous nous trouvions justement dans cette position. M.
Leitenburg était le plus aimable et le plus prévenant de tous les
capitaines à qui j’ai eu affaire dans mes voyages; aussi, moi et tous
les autres passagers, nous le quittâmes à regret ainsi que son bateau.
Il eut encore pour nous les plus grandes complaisances à Calamachi où
nous restâmes deux jours, parce que l’arrivée du bateau sur lequel nous
devions continuer notre route fut retardé jusqu’au 25 par des vents
contraires.
Calamachi offre peu d’agréments; les quelques maisons qu’on trouve dans
ce petit endroit n’ont été construites que depuis l’établissement d’un
bateau à vapeur dans ces parages, et les montagnes passablement hautes
contre lesquelles Calamachi est adossé sont pour la plupart stériles ou
bien seulement couvertes de maigres buissons.
Nous fîmes des promenades sur l’isthme et nous gravîmes des coteaux d’où
l’on voit d’un côté le golfe de Lépante et de l’autre la mer Égée.
Devant nous se présenta le puissant mont Acrocorinthe, dominant toutes
les autres montagnes qui l’environnent. Sur ses sommets brillent des
murailles assez bien conservées que l’on appelle les restes du fort
Acrocorinthe et dont les Turcs tirèrent parti dans la dernière guerre.
Corinthe, jadis si célèbre dans le monde, cette cité qui a donné son nom
au luxe voluptueux, à des palais, et à un ordre d’architecture, est
descendue au rang d’une petite ville ou bourgade d’environ 1000
habitants, qui s’étend au pied de la montagne, entre des champs et des
vignobles. Aujourd’hui elle doit toute la célébrité dont elle jouit à
une espèce de raisin sec que l’on appelle raisin de Corinthe.
Jamais ville ne posséda autant de statues précieuses de bronze et de
marbre. C’est dans l’isthme fermé par un col étroit, en pente douce, et
qui en grande partie était ombragé de bois de pins épais où s’élevait un
superbe temple de Neptune, que se célébraient jadis les jeux athéniens,
si renommés dans l’antiquité.
Combien un pays, un peuple, peuvent déchoir! Le peuple grec, jadis le
premier du monde, est aujourd’hui descendu presque au plus bas degré de
l’échelle! On m’avait dit généralement qu’en Grèce, je ne pouvais ni
risquer de me confier seule à un guide, ni courir le pays sans crainte,
comme je l’avais fait ailleurs. On me conseilla même à Calamachi de ne
pas trop m’éloigner du port et de retourner au bateau avant la chute du
jour.
_26 octobre._ Nous ne partîmes de _Lutrachi_ que vers midi, sur le
bateau _Hellenos_, de la force de 120 chevaux.
Le soir, nous jetâmes pendant quelques heures l’ancre près de
_Vostizza_, l’ancien _Égion_, aujourd’hui petit endroit insignifiant,
situé au pied d’une montagne.
_27 octobre._ _Patras._ Les portions de la Grèce que j’avais parcourues
jusqu’ici n’étaient ni très riches en beautés naturelles, ni bien
cultivées ni très-peuplées. Ici je trouvai au moins des plaines et des
collines couvertes de prés, de champs et de vignobles. Lépante était
autrefois une grande cité commerçante; avant la révolution grecque de
1821, elle comptait près de 20 000 habitants, dont le nombre se trouve
aujourd’hui réduit à 2000. Patras est défendu par trois forts, dont l’un
placé sur une colline derrière la ville, et les deux autres à l’entrée
du port. La ville n’est ni grande ni belle, les rues sont étroites et
sales. Je lui préférai de beaucoup ses hautes montagnes rocheuses dont
on peut suivre la chaîne au loin, et parmi lesquelles se détache surtout
la _Sciada_ aux trois cols.
Séduite par la beauté et la grosseur des raisins de Patras, j’en
achetai; mais je les trouvai si durs que je n’aurais pas osé les offrir
à un mousse, aussi je les jetai dans la mer.
_28 octobre._ Corfou, la plus grande des îles Ioniennes (neuf milles
carrés), qui appartenaient autrefois à la Grèce, et qui sont situées à
l’entrée de la mer Adriatique, Corfou, l’ancienne Corcyre, est depuis
1818 sous la domination anglaise.
La ville de Corfou est située dans une contrée plus belle et plus
fertile que Patras; elle est aussi beaucoup plus grande, car elle a près
de 18 000 habitants. Deux blocs de rochers romantiques, placés isolément
et ceints de fortifications imposantes, se rattachent à la ville. Sur
l’un de ces rochers s’élèvent le télégraphe et le phare, tous deux
entourés de fossés artificiels par-dessus lesquels on a jeté des
ponts-levis. Les alentours de la ville, comme l’île entière, abondent en
beaux bois d’oliviers et d’orangers.
La ville a de belles maisons et de jolies rues, mais on y trouve aussi
des ruelles excessivement tortueuses et très-malpropres. A l’entrée de
Corfou se trouve une grande halle en pierre couverte, où d’un côté les
bouchers, de l’autre les pêcheurs étalent leurs denrées. Sur la place
publique, devant la halle, on voit entassés les légumes les plus exquis
et les fruits les plus appétissants. Le théâtre est assez joli au
dehors; à en juger par les images en pierre dont il est décoré, il doit
avoir servi autrefois d’église. La place principale de la ville, dont un
côté a vue sur la mer, est belle et grande, et ornée de plusieurs allées
qui se croisent dans tous les sens. C’est sur cette place qu’est le
palais du gouverneur anglais; cet édifice est assez joli et d’un style
gréco-italien. L’église de Spiridion, très-célèbre et très-visitée, est
petite, mais renferme beaucoup de tableaux à l’huile, dont plusieurs
sont de l’ancienne école italienne.
Au fond de cette église, dans une petite chapelle toute sombre, repose
dans un sarcophage d’argent le corps de saint Spiridion, qui jouit d’une
haute vénération chez les Ioniens. Cette petite chapelle est toujours
remplie de fidèles qui impriment les baisers les plus ardents sur la
froide pierre.
Le 29 octobre nous découvrîmes les basses montagnes de la Dalmatie, et
le 30 octobre, à la pointe du jour, j’entrai à Trieste, d’où je partis
le lendemain pour Vienne par la malle-poste. Il me fallut passer
quelques jours aux portes de la ville dans les plus grandes inquiétudes;
car, prise d’assaut le 31 octobre, elle ne fut pas ouverte avant le 4
novembre.
Ce ne fut qu’après avoir retrouvé toute ma famille saine et sauve, que,
dans ma joie expansive, je me sentis la force d’adresser mes actions de
grâces à la Providence, qui, dans tous les dangers et au milieu de
toutes les peines, m’avait toujours préservée et m’avait fait échapper à
tous les périls d’une manière miraculeuse.
Je me reportais aussi alors en pensée avec attendrissement vers tous
ceux qui s’étaient intéressés à moi avec tant de bonté et tant de
dévouement, et dont le secours m’avait si puissamment aidée à triompher
des plus grandes difficultés.
Quant à mes lecteurs, je les supplie de juger avec indulgence une
relation qui dépeint en termes simples ce que j’ai vu et éprouvé, et
dont toute l’ambition se borne à être vraie et fidèle.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES.
NOTICE SUR MME IDA PFEIFFER I
DÉDICACE IX
AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR XI
CHAPITRE PREMIER.
Je quitte Vienne.--Séjour à Hambourg.--Bateaux à vapeur et
vaisseaux à voiles.--Départ.--Cuxhaven.--La Manche.--Les
poissons volants.--La physolide.--Constellations.--Passage de la
ligne.--Les Vamperos.--Forte brise et tempête.--Le cap Frio.--Entrée
dans le port de Rio-de-Janeiro. 1
CHAPITRE II.
Arrivée à Rio-de-Janeiro.--Description de la ville.--Les noirs et
leurs rapports avec les blancs.--Arts et sciences.--Fêtes
religieuses.--Baptême
de la princesse impériale.--Fêtes dans les casernes.--Climat
et végétation.--Mœurs et coutumes.--Quelques mots aux
émigrants.--Renseignements statistiques sur le Brésil. 25
CHAPITRE III.
Environs de Rio-de-Janeiro. 50
CHAPITRE IV.
Voyage dans l’intérieur du Brésil.--Les petites villes de Morroqueimado
(Novo Friburgo) et d’Aldea da Pedro.--Plantations des Européens.--Bois
incendiés.--Forêts vierges.--Dernier établissement des
blancs.--Visite aux Indiens, appelés aussi Puris ou Rabocles.--Retour
à Rio-de-Janeiro. 64
CHAPITRE V.
Départ de Rio-de-Janeiro.--Santos et Santo-Paulo.--Circumnavigation
du cap Horn.--Arrivée à Valparaiso. 92
CHAPITRE VI.
Aspect de Valparaiso.--Édifices publics.--Quelques mots sur les
coutumes et les usages du peuple.--La gargote de Polanka.--Le
petit ange (_angelito_).--Le chemin de fer.--Mines d’or et
d’argent. 110
CHAPITRE VII.
Départ de Valparaiso.--Taïti.--Coutumes et usages du peuple.--Fête
et bal à l’occasion de la fête de Louis-Philippe.--Excursions.--Un
repas à Taïti.--Le lac _Vaihiria_.--Le défilé de _Autaua_
et le diadème.--Départ.--Arrivée en Chine. 123
CHAPITRE VIII.
Macao.--Hong-Kong.--Victoria.--Promenade en jonque chinoise.--Le
Si-Kiang, appelé aussi fleuve du Tigre.--Whampoa.--Canton
ou Ruangtscheu-fu.--Vie des Européens.--Les Chinois.--Coutumes
et usages.--Criminels et pirates.--Assassinat de M. Vauchée.--Promenades
et excursions. 155
CHAPITRE IX.
Arrivée à Hong-Kong.--Le vapeur anglais.--Singapore.--Plantations.--Partie
de chasse dans les jungles.--Funérailles chinoises.--Fête
aux lanternes.--Température et climat. 204
CHAPITRE X.
Départ de Singapore.--L’île de Pinang.--Ceylan.
--Pointe-de-Galle.--Excursion
dans l’intérieur.--Colombo.--Candy.--Le
temple de Dagoha.--Chasse aux éléphants.--Retour à Colombo
et à Pointe-de-Galle.--Départ. 226
CHAPITRE XI.
Départ de Ceylan.--Madras et Calcutta.--Vie des Européens.--Les
Hindous.--Curiosités de la ville.--Visite à un nabab.--Fêtes
religieuses des Hindous.--Maisons mortuaires; emplacements où
l’on brûle les cadavres.--Noces mahométanes et européennes. 246
CHAPITRE XII.
Départ de Calcutta.--Le Gange.--Rajmahal.--Gor.
--Junghera.--Monghyr.--Patna.
--Deinapoor.--Gasipour.--Bénarès.--Religion
des Hindous.--Description de Bénarès.--Palais et temples.--Les
places sacrées.--Les singes sacrés.--Les ruines de
Sarnath.--Plantation d’indigo.--Visite au rajah de Bénarès.--Martyrs
et faquirs.--Le paysan indien.--L’établissement des missions. 276
CHAPITRE XIII.
Allahabad.--Caunipoor.--Agra.--Le mausolée du sultan
Akbar.--Tajh-Mahal.--La
ville en ruines de Fatipoor-Sikri.--Delhi.--La
grand’rue.--Le palais de l’empereur.--Palais et mosquées.--La
princesse Bigem.--L’ancien Delhi.--Ruines remarquables.--La
station militaire anglaise. 309
CHAPITRE XIV.
Les Tuggs ou égorgeurs.--Départ.--Le marché aux bestiaux.
--Baratpoore.--Biana.--Fontaines
et étangs.--Bonhomie des Indiens.--Plantations
de pavots.--Les Suttis.--Notara.--Kottah.--Description
de la ville.--Le château royal d’Armornevas.--Divertissements
et danses; costumes.--La ville sainte de Kesho-Rae-Patun. 342
CHAPITRE XV.
Les voyages à dos de chameau dans les Indes.--Rencontre de la
famille Burdon.--Les femmes du peuple aux Indes.--Oudjein-Indor.--Le
capitaine Hamilton.--Présentation à la cour.--Fabrication
de la glace.--Le temple de rochers d’Adjunta.--Chasse
au tigre.--Le temple de rochers d’Élora.--Le fort Dowlutabad. 368
CHAPITRE XVI.
Aurang-Abad.--Puna.--Les mariages aux Indes orientales.--Le
voiturier fou.--Bombay.--Les Parsis adorateurs du feu.--Funérailles
des Indiens.--L’île Éléphanta.--L’île Salsette. 394
CHAPITRE XVII.
Départ de Bombay.--La petite vérole se déclare.
--Mascate.--Bandr-Abas.--Les
Persans.--Le détroit de Kishm.--Bushire.--Le
Schatel-Arab.--Bassora.--Le Tigre.--Tribus de Bédouins.--Ctésiphon
et Séleucie.--Arrivée à Bagdad. 419
CHAPITRE XVIII.
Bagdad.--Principaux édifices.--Climat.--Fête donnée par le
résident anglais.--Le harem du pacha de Bagdad.--Excursion aux
ruines de Ctésiphon.--Le prince persan Il-Hany-Aly-Culy-Mirza.--Excursion
aux ruines de Babylone.--Départ de Bagdad. 438
CHAPITRE XIX.
Voyage en caravane à travers le désert.--Arrivée à
Mossoul.--Curiosités.--Excursion
aux ruines de Ninive et au village de
Nebijunis.--Seconde excursion aux ruines de Ninive; Tel-Nimrod.--Les
chevaux arabes.--Départ de Mossoul. 463
CHAPITRE XX.
Voyage en caravane à Ravandus.--Arrivée et séjour à Ravandus.--Une
famille kourde.--Suite du voyage, Sauh-Bulak, Oromia.--Les
missionnaires américains.--Kutschié.--Trois brigands
magnanimes.--Les kans persans et les bongolos anglais.--Arrivée
à Tauris. 485
CHAPITRE XXI.
Description de la ville de Tauris.--Le bazar.--Le
temps de jeûne.--Behmen-Mirza.--Anecdotes
sur le gouvernement persan.--Présentation
au vice-roi et à sa femme.--Les femmes de Behmen-Mirza.--Visite
chez une dame persane.--Le peuple.--Persécution
des chrétiens et des juifs.--Départ. 523
CHAPITRE XXII.
Sophia.--Marand, en Perse.--Frontière russe.--Natschivan.--Voyage
en caravane.--Nuit passée en prison.--Continuation de
mon voyage.--Érivan.--La poste russe.--Les Tartares.--Arrivée
et séjour à Tiflis.--Continuation de mon voyage.--Kutaïs.--Marand,
en Géorgie.--Traversée sur le Ribon.--Redutkale. 539
CHAPITRE XXIII.
Départ de Redutkale.--Une attaque de choléra.--Anapka.--Le
vaisseau suspect.--Kertsch.--Le musée.--Tumuli.--Continuation
de mon voyage.--Theodosia (Caffa).--Jalta.--Le château
du prince Woronzoff.--La citadelle de Sébastopol.--Odessa. 574
CHAPITRE XXIV.
Constantinople.--Changements opérés dans cette
ville.--Deux incendies.--Voyage
en Grèce.--La quarantaine à Égine.--Un jour
à Athènes.--Calamachi.--L’isthme.--Patras.--Corfou. 593
FIN DE LA TABLE.
Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation,
rue de Vaugirard, 9, près de l’Odéon.
FOOTNOTES:
[1] Nous avons emprunté à des documents réunis par M. Vapereau pour
le _Dictionnaire des Contemporains_, dont l’impression s’exécute en
ce moment, un grand nombre des détails de cette notice. D’autres nous
ont été fournis par MM. Malte-Brun, Marmier, et par l’article que M.
Depping a donné sur Mme Pfeiffer, dans la _Revue de Paris_. (Numéro du
1^{er} septembre 1856.)
[2] Elle a publié la relation de ce voyage sons le litre: _Reise
einer Wienerin in das heilige Land_ (Voyage d’une Viennoise dans la
Terre-Sainte). Vienne, 1844; 2 vol., 4^{e} édition, 1856.
[3] _Reise nach dem scandinavischen Norden und der Jnsel Island im Iahr
1845_ (Voyage au nord de la Scandinavie et en Islande, dans le cours de
l’année 1845). Pesth, 1846; 2 vol., 2^{e} édition, 1855.
[4] _Frauenfahrt um die Welt_ (Voyage d’une femme autour du monde),
Vienne 1850, 3 vol.--C’est la relation de ce voyage que nous donnons
dans ce volume.
[5] Le mille anglais vaut 1 kilomètre 609 mètres.
[6] Sur mer comme sur les fleuves, je compte toujours par milles
marins, dont 4 répondent à 1 mille géographique; ce dernier égale 1852
mètres de France. Il faut donc un peu plus de deux milles marins pour
faire un kilomètre.
[7] Le dollar vaut 5 fr. en monnaie de France.
[8] Ce n’est pas un obélisque, mais une colonne surmontée de la statue
de l’Empereur. (_Note du traducteur_).
[9] Je compte toujours par degrés Réaumur, et à l’ombre.
[10] Les tropiques s’étendent à 23 degrés au sud et au nord de la ligne.
[11] On donne le nom de _porte-haubans_ à une galerie extérieure où
viennent s’amarrer les cordages qui partent du sommet des mâts.
[12] Le _sextant_ est un instrument de mathématiques au moyen duquel
on mesure les degrés de longitude et de latitude où on se trouve, et
aussi le temps. Il sert à régler les montres. On ne peut mesurer les
degrés de latitude qu’à midi et quand le soleil paraît: le soleil est,
en effet, absolument indispensable pour l’opération, puisque c’est
d’après l’ombre qu’il projette sur les nombres marqués qu’on fait le
calcul. Les degrés de longitude, au contraire, peuvent se mesurer avant
et après midi, car le soleil n’est pas nécessaire pour cela.
[13] Pour faire fondre le goudron qui se trouve dans les fentes du
vaisseau, il n’est pas besoin d’une chaleur très-considérable; je l’ai
vu, dès 22 degrés, au soleil, s’amollir et se boursoufler.
[14] _Le livre de loch_ est le journal du vaisseau. Toutes les quatre
heures on y consigne exactement le vent que l’on a, le nombre des
milles que l’on a parcourus, et autres détails semblables, en un mot
tout ce qui est arrivé. C’est ce livre qui sert de pièce justificative
au capitaine auprès de l’armateur.
[15] Il y a plusieurs années, un matelot a essayé de gravir le _Pain
de sucre_: il a bien réussi à y monter, mais on ne l’en a pas vu
redescendre. Probablement il aura glissé et sera tombé dans la mer.
[16] Quelques jours après son arrivée, la respectable famille Lallemand
la prit chez elle.
[17] Un _milreis_ vaut en monnaie autrichienne 1 florin 7 kreutzers, et
en monnaie française 2 fr. 38 c.
[18] Le pied anglais n’a que 304 millimètres; 6 pieds anglais ne font
donc que 1^{m},80, c’est-à-dire un peu plus de 5 pieds 7 pouces.
[19] La princesse était déjà née depuis trois mois.
[20] Dans toutes les fêtes religieuses, on tire des pétards et de
petits feux d’artifice, soit devant l’église même, soit à peu de
distance; et, ce qu’il y a de plus comique, cela se fait toujours en
plein jour.
[21] Ils sont payés en proportion de leur service. Le prix habituel
pour une servante ordinaire est, par mois, de 5 à 6 milreis, pour un
cuisinier de 12, pour une nourrice de 20 à 22, pour un artisan adroit
de 25 à 35.
[22] C’est-à-dire 2 fr. 38 c. en monnaie française. Un florin
d’Autriche vaut 2 fr. 35 c.
[23] Par une _truppa_, on entend dix mulets conduits par un nègre;
ordinairement plusieurs _truppas_ se réunissent; il se forme souvent
ainsi des convois de 100 à 200 mulets. On sait que dans le Brésil tous
les transports se font à dos de mulet.
[24] Le _laso_ est une corde terminée par un nœud coulant. Les
indigènes de l’Amérique du Sud savent s’en servir avec une incroyable
adresse; c’est avec le laso qu’ils prennent les animaux sauvages.
[25] Dans le récit de cette excursion, qui parut à Vienne, en septembre
1847, pendant que j’étais encore en voyage, dans les _Sonntags-blætter_
(feuilles de dimanche) de M. A. Frankl, je ne dis rien de ma blessure,
pour ne pas inquiéter mes amis et mes parents.
[26] Cette herbe d’Afrique, qui vient très-haute en forme de jonc, est
plantée dans tout le Brésil, où l’herbe ne pousse pas d’elle-même.
[27] La _carna secca_ est, dans tout le Brésil, la principale
nourriture des blancs et des noirs; elle vient de Buenos-Ayres, et
se compose de viande de bœuf, coupée en tranches longues, plates et
larges, salées et séchées à l’air.
[28] On n’entend pas seulement par _blancs_ les Européens nouvellement
émigrés, mais aussi les Portugais établis dans le pays depuis quelques
siècles.
[29] Cette plante salutaire est très-abondante au Brésil.
[30] Dans l’hémisphère austral, les saisons sont opposées à celles
de l’hémisphère boréal; ainsi, tandis que l’hiver règne d’un côté de
l’équateur, de l’autre on est en plein été.
[31] On entend par ville continentale une ville située dans le cœur du
pays, loin de la mer.
[32] Par nègres marrons on entend les nègres qui se sont échappés de
chez leurs maîtres. Ils s’associent ordinairement par bandes et se
retirent dans les forêts vierges, mais ils osent souvent aussi en
sortir pour voler et piller; et plus d’un meurtre ensanglante leurs
excursions.
[33] Le _Rio-Plato_ est un des plus grands fleuves du Brésil.
[34] D’autres capitaines me dirent que la traversée du détroit de
Magellan n’était possible que pour des vaisseaux de guerre, parce
que cette traversée exigeait une grande quantité de matelots. Chaque
soir il faut mettre à l’ancre, et, à cause de la fréquence des coups
de vent, les matelots doivent être constamment prêts à carguer ou à
arriser les voiles.
[35] Le thermomètre descendit le jour à 6 ou 7 degrés, la nuit à 1 ou 2
degrés au dessous de zéro.
[36] Oiseaux aquatiques, de la famille des longipennes ou
grands-voiliers. Leur taille énorme les a fait appeler par les matelots
_moutons du Cap_ ou _vaisseaux de guerre_.
[37] Un réal est la huitième partie d’un écu d’Espagne; il vaut en
monnaie d’Autriche 15 kreutzers et demi, ou environ 63 centimes de
France.
[38] Les Chiliens descendent des Espagnols, comme les Brésiliens des
Portugais.
[39] Espèce de bananes.
[40] La piastre vaut 5 francs 9 centimes de notre monnaie, et le réal
63 centimes.
[41] La _legua_ vaut donc un peu plus de 6 kilomètres.
[42] Tous les Indiens sont chrétiens, de la religion protestante, mais
seulement, je crois, de nom.
[43] Pieds anglais. Voy. page 35, la note.
[44] L’éléphantiasis, à Taïti, envahit ordinairement les pieds,
et monte jusqu’aux cuisses. Ces parties enflent et se remplissent
d’écailles et de brûlures, de manière qu’on pourrait réellement les
prendre pour des pieds d’éléphants.
[45] Je ne cite exprès le nom d’aucun de ces messieurs, et je crois par
là mériter leur reconnaissance.
[46] Taïti ne produit jusqu’ici aucun article d’exportation; c’est
pourquoi on n’y prend que du lest. L’île est importante pour les
Français comme station.
[47] _Le champan_ est un bateau plus petit qu’une jonque.
[48] Les prix, dans les hôtels de Macao, de Victoria et de Canton, sont
de 4 à 6 dollars par jour.
[49] Charles Gützloff est né à Pyritz, en Poméranie, le 8 juillet
1803. Dès son enfance il montra une grande piété et un rare talent.
Ses parents lui firent apprendre le métier de passementier. Il s’y
appliqua beaucoup, mais sans pouvoir s’y attacher. En 1821, il eut
l’occasion de présenter au roi de Prusse une pièce de vers dans
laquelle il exprimait ses sentiments et ses désirs; ce monarque, y
ayant trouvé d’heureuses dispositions, ouvrit au jeune Gützloff une
carrière plus en harmonie avec ses goûts. En 1827, il vint comme
missionnaire à Batavia. Plus tard il alla à Bintang, où il étudia
le chinois avec un zèle extraordinaire; au bout de deux ans, il le
parlait déjà assez couramment pour pouvoir prêcher dans cette langue.
En 1831, il se rendit à Macao, y établit des écoles pour les jeunes
gens, et commença une traduction de la Bible en chinois. Il fonda, avec
Morisson, une société pour la propagation des connaissances utiles en
Chine, et publia en langue chinoise un magasin mensuel dont le but
était d’inspirer aux Chinois le goût de l’histoire, de la géographie et
de la littérature. Dans les années 1823 et 1833 il pénétra jusqu’à la
province de _So-Kien_.
Les voyages de Gützloff ont conduit à des observations curieuses sur
les divers dialectes de la Chine, et ont été aussi d’une grande utilité
sous d’autres rapports, surtout pour la critique des derniers ouvrages
publiés sur ce pays.
Il faut reconnaître son rare talent, louer sa fermeté persévérante dans
l’exécution de ses projets, et admirer son zèle pour la science, comme
sa foi courageuse.
Voy. _Conversations Lexicon der Gegenwart_ (Dictionnaire de la
conversation de notre temps.)
[50] Tous les grands bâtiments portent peintes à la proue de grandes
prunelles qui, dans la pensée les Chinois, les aident à trouver leur
chemin.
[51] Elle n’arrive qu’une fois par mois.
[52] Assaisonnement d’un goût très-fort, composé de gingembre, de
poivre rouge, d’ail et d’oignon. Ces ingrédients sont écrasés sur une
table de pierre au moyen d’un cylindre de pierre, et réduits en une
pâte très-fine. On en fait ensuite une sauce que l’on mange avec le riz.
[53] Quand ils copient un tableau, ils le divisent en carrés, comme nos
peintres.
[54] Le picoul d’opium tout préparé revient à 600 dollars.
[55] On s’attendait chaque jour à un soulèvement; le peuple menaçait
pour le 12 ou 13 août, au plus tard, d’une révolution dans laquelle
périraient tous les Européens. Qu’on se figure ma position; j’étais
toute seule, abandonnée à moi-même, et je n’étais entourée que de
Chinois.
[56] Un des nouveaux ports ouverts aux Anglais en 1842.
[57] Son costume se composait d’un large surplis qui descendait
jusqu’aux genoux, et avait de larges manches flottantes. Le surplis
était en brocart de couleurs transparentes et de dessins bizarres;
dessous on voyait une culotte en soie. Sur la poitrine il portait,
comme insignes de sa dignité, deux oiseaux, avec un collier de belles
pierreries. Les bottines, en étoffe de soie noire, se terminaient en
avant en pointes recourbées. Il avait pour coiffure un chapeau de
velours de forme conique, avec un bouton doré.
[58] Il faut savoir que le porc est en Chine un animal particulièrement
sacré, pas assez cependant pour qu’on ne le mange pas avec beaucoup
d’appétit. Les porcs profanes sont petits, ont les jambes très-courtes,
le poil gris, et sont munis d’un long groin.
[59] La ville a près de 9 milles anglais de circonférence. Un vice-roi
y fait sa résidence; elle se divise en deux parties, la ville tartare
et la ville chinoise, séparées par des murs. On évalue la population de
la ville à 400 000 âmes; celle des bateaux et des champans, à 60 000;
celle des plus proches environs, à 200 000. Le nombre des Européens
établis dans la ville est d’environ deux cents.
[60] Le blanc est chez les Chinois la couleur de deuil.
[61] En hiver, les côtés ouverts des salons sont fermés par des nattes
de bambou.
[62] Le bouton que l’on attache au chapeau a autant de prix chez les
Chinois que chez nous les décorations.
[63] Les dames chinoises du grand monde vivent d’une manière plus
retirée que les femmes de l’Orient. Elles ne se visitent entre elles
que très-rarement, et seulement dans des litières ou des barques bien
fermées. Elles n’ont ni bains, ni jardins publics où elles puissent se
réunir.
[64] Les feuilles de cette récolte sont cueillies avec la plus grande
précaution par des enfants et des jeunes gens qui, avec des gants,
détachent délicatement les petites feuilles une à une.
[65]
De Hong-Kong à Singapore, 1^{re} classe, 173 dollars.
-- -- 2^{e} classe, 117 --
Distance: 1100 lieues marines.
[66] Le _steward_ a le rang de sous-officier; il est chargé de tout ce
qui concerne la nourriture.
[67] Ce sont des _packet-boats_ qui vont une fois par mois de Canton à
Calcutta, et qui dans ce trajet touchent à Singapore.
[68] On n’y élève point de chevaux, et on demande toujours à l’étranger
ceux dont on a besoin.
[69] La compagnie des Indes orientales, à qui appartient cette île, y a
un gouverneur et des troupes anglaises.
[70] On regarde universellement la mangouste comme le fruit le plus
délicat du monde.
[71] Un d’entre eux, passager de première classe, avait été relégué
parmi nous, parce que, à ce qu’on prétendait, il avait l’esprit un peu
à l’envers, et qu’il ne savait pas toujours ce qu’il disait ou faisait.
Comme les personnes des premières savent toujours exactement ce
qu’elles font, le pauvre homme était pour elles un sujet de scandale,
et un ordre du capitaine le fit descendre au milieu de nous. Mais je
dois faire remarquer qu’on n’en garda pas moins le prix payé pour la
première classe.
[72] J’évalue les distances par terre en milles anglais, dont quatre à
peu près font un mille allemand, ou 7 kilomètres 408 mètres.
[73] Une roupie vaut 58 kreutzers de monnaie de convention, environ 2
fr. 38 c.
[74] Six florins, 42 kreutzers, plus de 16 francs.
[75] La foule était souvent si grande, que cinq files de voitures
allaient et venaient de front.
[76] Il parlait assez bien l’anglais.
[77] La mousseline la plus fine et la plus précieuse se fabrique dans
la province de Daïca; aussi le mètre coûte-t-il de 2 roupies à 2
roupies et demie.
[78] L’_hurgila_, espèce de cigogne, mange des cadavres et se trouve
fréquemment le long des fleuves de l’Inde.
[79] C’est-à-dire enlever les bouées auxquelles les ancres sont
attachées, ce qui entraîne naturellement la perte de ces dernières.
[80] Le nombre des prisonniers était alors de 782.
[81] _Radschmahal_ était au XVII^{e} siècle la capitale du Bengale.
[82] _Monghyr_ est appelé le _Birmingham_ de l’Inde à cause de ses
nombreuses fabriques d’acier et d’armes, et ses coutelleries. Sa
population est de près de 30 000 âmes.
[83] _Patna_, capitale de la province _Bechar_, fut autrefois
très-célèbre par ses nombreux temples de Bouddha. C’est dans le
voisinage de Patna qu’était antérieurement la ville la plus renommée de
l’Inde: _Parlibothra_. Patna renferme beaucoup de manufactures de coton
et quelques fabriques d’opium.
[84] Dans tous les pays indiens, mahométans, et on pourrait dire dans
tous les pays non chrétiens, il est excessivement difficile d’indiquer
le nombre exact des habitants d’une ville, car il n’est rien que le
peuple déteste autant que ce genre de recensement.
[85] Je me fis débarquer à Patna avec deux voyageurs, et vers le soir
je me rendis en voiture à Deinapore, où notre vapeur jeta l’ancre pour
la nuit.
[86] Les _serais_ sont de grands et beaux hôtels avec de petits hangars
et de petites chambres, ouverts aux voyageurs de toutes les nations.
[87] M. Luitpold, Allemand de naissance, me reçut d’une manière
très-gracieuse. Lui et sa charmante femme eurent pour moi les
prévenances les plus aimables; je leur en suis très-reconnaissante.
[88] Beaucoup de personnes prennent ces tours pour des temples
consacrés à Bouddha. Leur hauteur est de près de 25 mètres, et leur
circonférence de 50 mètres.
[89] Lorsqu’un Hindou n’a pas de fils, il adopte un de ses parents,
pour avoir, lors de ses funérailles, quelqu’un qui remplisse envers lui
les devoirs d’un fils.
[90] Un _lac_ vaut, au pair, 253 238 francs.
[91] L’horreur des Indiens pour les Européens provient en grande
partie de ce que ces derniers ne respectent pas les vaches, mangent du
bœuf, boivent de l’eau-de-vie, crachent dans les maisons et même dans
les temples, et se lavent la bouche avec les doigts. Ils appellent
les Européens _Parangi_. C’est ce mépris qui rend aussi la religion
chrétienne odieuse aux Hindous.
[92] Le _dock_ est un palanquin commode pour deux personnes, placé sur
deux roues et traîné par deux chevaux.
[93] Plusieurs villes indiennes des temps modernes ont été fondées par
les Mogols ou tellement transformées par eux, qu’elles ont perdu tout à
fait leur caractère primitif. L’Inde fut conquise dès le X^{e} siècle
par les Mogols.
[94] Akbar, le plus excellent prince de son temps, non-seulement dans
l’Inde mais aussi dans toute l’Asie, naquit en 1542, et monta sur le
trône à l’âge de quatorze ans. Sa bonté et sa justice exemplaires ainsi
que sa haute intelligence l’ont fait aimer et presque adorer comme une
divinité.
[95] Au temps de sa plus grande splendeur Delhi avait 2 millions
d’habitants.
[96] Quelques écrivains donnent même à ce cristal une longueur de plus
de 8 mètres.
[97] Si ces deux tours faisaient partie d’une même mosquée, pourquoi
leurs proportions étaient-elles si différentes?
[98] M. Lau me quitta ici pour retourner à Calcutta.
[99] Les _tscheprasse_ sont les domestiques de l’administration
anglaise; ils portent des écharpes rouges, et sur l’épaule une plaque
de métal sur laquelle est gravé le nom de la ville à laquelle ils
appartiennent. Tous les hauts fonctionnaires anglais ont à leur service
un ou plusieurs de ces gens. Le peuple les considère bien plus que des
serviteurs ordinaires.
[100] Un bais vaut un kreutzer ou trois centimes et demi.
[101] _Taschenbuch der Reisen._
[102] Ordinairement les enfants sont regardés comme impurs jusqu’à
l’âge de neuf ans, et ne sont, par conséquent, pas tenus d’observer les
préceptes de leur religion.
[103] Depuis 1843 il n’y a plus eu de femme brûlée dans toute l’Inde.
[104] Dans chaque résidence il y a un médecin anglais.
[105] Siége installé sur le dos de l’éléphant.
[106] On dit que la dent creuse dans laquelle se trouve la glande à
venin, a été arrachée au serpent, ce qui empêche que sa morsure n’ait
des suites funestes.
[107] Le dieu Vichnou est aussi représenté sous la forme d’une tortue.
[108] Quoiqu’on ne fût qu’au commencement du printemps, la chaleur
montait déjà pendant le jour à 28 ou 30 degrés Réaumur.
[109] On appelle _mundschi_ le précepteur, le secrétaire ou
l’interprète du roi.
[110] On sait que le salpêtre produit une température très-froide.
[111] Indor est située à 600 mètres au-dessus du niveau de la mer.
[112] Le _dahl_ est une espèce de pois dont la tige a plus d’un mètre
de haut.
[113] C’est ainsi que s’appellent certains vents réguliers et
périodiques de la mer des Indes, qui soufflent six mois de l’est à
l’ouest, et les autres six mois du côté opposé.
[114] La _ville noire_ est cette partie de la cité qu’habite la classe
pauvre. On conçoit facilement que ce n’est pas là qu’on doit aller
chercher la beauté et la propreté.
[115] Cependant c’est à Bombay que se trouve le principal siége des
adorateurs du feu.
[116] Dans aucune fête publique on ne voit paraître les femmes, si ce
n’est celles qui ont abjuré toute pudeur.
[117] On prétend que les dangers sont les mêmes à Adjunta et à Élora.
[118] Des vallées, ou plutôt des gorges de rochers encaissées, se
rattachant les unes aux autres, sans qu’on se doute le moins du monde
de leur existence; il faut toujours gravir des rochers de trente à cent
mètres de haut pour arriver d’une vallée à l’autre.
[119] Les distances sont: de Bombay à Mascate, 848 milles environ; de
Mascate à Bushire, 567; de Bushire, jusqu’à l’embouchure du Sohatel
Arab, 130; et de là à Bassora, 90.
[120] Dans les trois mois les plus chauds de l’année (juin, juillet et
août), le bateau ne marche pas.
[121] Un _kran_ vaut à peu près un demi-florin ou 1 franc 20 centimes.
[122] Alexandre le Grand, venant d’Égypte, traversa l’an 331 le désert
de la Syrie, l’Euphrate et le Tigre, et rencontra près du village
de _Gaugamela_, non loin de la ville d’Arbèle (l’Erbil moderne), la
formidable armée de Darius, forte d’un million d’hommes. Il remporta
une victoire brillante, et on peut dire que l’empire persan succomba
dans cette journée. Il gagna ensuite la Perse par la Babylonie et Suse.
[123] Cependant les traits de la figure étaient tracés avec justesse et
avec noblesse, et décelaient beaucoup plus d’art que tous les autres
dessins.
[124] Mes notes sur mon voyage par l’Hindoustan jusqu’à Mossoul
errèrent plus de dix-huit mois de pays en pays avant de revenir entre
mes mains. Aussi les avais-je déjà crues perdues. C’est ce qui explique
le long retard apporté à la publication de mon _Voyage autour du monde_.
[125] Dans tous les pays où pénètre rarement un Européen, on donne le
nom d’_Inglesi_ (Anglais) à tous ceux qu’on y voit; car de l’Europe on
ne connaît que l’Angleterre.
[126] J’avais déjà saisi, depuis mon voyage de Mossoul, assez de mots
de la langue persane pour comprendre un peu ce qu’il disait.
[127] On appelle _mela_ les fêtes religieuses de l’Inde, où
s’assemblent des milliers d’hommes. Les missionnaires s’y rendent
quelquefois de plusieurs centaines de milles pour prêcher le peuple.
[128] Ce schah mourut deux mois après mon départ de Tauris.
[129] Quand le mot Mirza est placé derrière le nom propre, il y a le
nom _prince_; mais quand il est devant le nom, c’est un synonyme de
_monsieur_, un titre qu’on donne à tout le monde.
[130] Ces exécutions avaient souvent lieu en présence du schah.
Ordinairement il faisait étrangler ceux qui avaient encouru sa colère.
[131] Le 24 février 1848, la république en France; le 15 mars, la
constitution en Autriche, etc.
[132] Le _toman_, monnaie de compte de la Perse, vaut de
quarante-quatre à quarante-cinq francs.
[133] Je n’avais reçu ce coffre qu’après avoir envoyé mes effets de
Mossoul, ce qui m’avait forcée de l’emporter moi-même sur le territoire
russe.
[134] On trouve partout beaucoup d’Allemands, d’abord des employés de
cette nation; et ensuite, le czar a plusieurs provinces dans lesquelles
la langue allemande domine.
[135] Selon la tradition, la contrée d’Érivan fut, de toutes les
régions de la terre, la première habitée. Noé y demeura avec sa famille
avant et après le déluge. C’est également ici qu’on veut retrouver
l’emplacement du paradis terrestre. Érivan, appelé autrefois Terva,
fut la capitale de l’Arménie. Non loin d’Érivan se trouve le plus
grand sanctuaire des chrétiens de l’Arménie, le couvent _Ecs-Miazim_.
L’intérieur de l’église est simple, les colonnes, assemblage de masses
de pierre ont plus de 24 mètres de haut. Dans la sacristie il y avait
autrefois, dit-on, deux clous avec lesquels le Christ avait été attaché
à la croix, de plus la lance qui avait servi à lui percer le flanc,
et enfin sa robe non cousue. Le centre de l’église occupe, à ce qu’on
prétend, la place où Noé, après sa délivrance, construisit un autel et
offrit des sacrifices à Dieu. Indépendamment de ces richesses, l’église
possède encore une quantité prodigieuse de reliques précieuses.
[136] Cela est poussé à un tel point que les chevaux seraient attelés,
le voyageur serait monté en voiture pour partir, s’il arrivait en ce
moment un officier ou un employé, on détèlerait, et on laisserait là le
voyageur pour servir l’homme du gouvernement.
[137] La Géorgie s’appelait chez les anciens Ibésre. Autrefois ce pays
s’étendait de Tauris et d’Erzeroum jusqu’à Tanaïs, et était nommé
Albanie. C’est une contrée toute montagneuse. Le fleuve Kour, appelé
aussi Cyrus, la traverse. C’est sur ce fleuve que le fameux conquérant
de la Perse, Cyrus, fut exposé dans son enfance. Tiflis était jadis une
des plus belles villes de la Perse.
[138] Je me gardai bien de lui parler de ses femmes; toute conversation
à ce sujet est regardée comme une offense chez les Musulmans.
[139] On appelle _naphte_ l’huile minérale qui jaillit du sein de la
terre, souvent mêlée avec de l’eau.
[140] La rivière _Ribon_, appelée aussi _Rione_, est considérée comme
une des quatre rivières du Paradis, et était connue sous le nom de
_Pison_. On regardait anciennement aussi son eau comme sacrée; de
nombreux troncs d’arbres la rendent impraticable pour de grands
vaisseaux.
[141] Le peuple suit le rite grec.
[142] Les Circassiens sont si féroces et si belliqueux, que personne
n’ose pénétrer dans l’intérieur de leur pays. On sait peu de chose sur
leurs mœurs, leurs coutumes, leur religion et leur manière de vivre.
Ils ont pour voisins les Abkas, qui habitent le pays situé entre la
Mingrélie et la Circassie, le long de la côte, et qui sont également
féroces et rapaces.
[143] C’est à _Panticapée_ que vécut Mithridate le Grand. La côte
auprès de Kertch s’appelle encore aujourd’hui le _Siége de Mithridate_.
A l’occasion des fouilles faites depuis 1832, on y trouva beaucoup
d’urnes et d’objets ayant servi aux sacrifices, des inscriptions
grecques, de belles figures et de beaux groupes.
[144] Il a environ 135 mètres de hauteur.
[145] Aujourd’hui tout le monde connaît le mémorable siége de
Sébastopol et la prise de cette forteresse, regardée jusqu’en 1855
comme imprenable. (_Note du traducteur._)
[146] Vienne, 1843.
[147] Constantinople n’est pas éclairé le soir; aussi celui qui sort
sans lanterne est arrêté comme suspect et conduit au poste le plus
voisin.
[148] Comme les rues de Constantinople sont étroites, tortueuses et
remplies de trous et d’ornières, il faut se contenter de petites pompes
portées par quatre hommes.
[149] Une drachme contient 100 leptas et vaut 88 centimes. Un _ottonio_
(pièce d’or) contient 20 drachmes.
[150] A Athènes, où j’arrivai environ un mois plus tard qu’à Odessa,
le soleil était encore aussi ardent que chez nous au mois de juillet.
La nature avait grand besoin de fraîcheur et de pluie, et les feuilles
se fanaient presque par suite de la chaleur, tandis qu’à Odessa elles
étaient déjà mortes de froid.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE D'UNE FEMME AUTOUR DU MONDE ***
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