Contes bruns

By Honoré de Balzac, Philarète Chasles, and Charles Rabou

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by Honoré de Balzac, Philarète Chasles et Charles Rabou

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Title: Contes bruns

Author: Honoré de Balzac, Philarète Chasles et Charles Rabou

Release Date: April 3, 2004 [EBook #11766]
[Date last updated: September 15, 2004]

Language: French


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CONTES BRUNS.

Par

Honoré de Balzac, Philarète Chasles et Charles Rabou.




PARIS.

MDCCCXXXII.



[Note du transcripteur: Ce text utilise l'orthographe du XIXe siècle:
siège = siége, complètement = complétement, âme = ame, savants = savans,
documents = documens, etc.]



UNE CONVERSATION

ENTRE ONZE HEURES ET MINUIT.


Je fréquentais l'hiver dernier une maison, la seule peut-être où
maintenant, le soir, la conversation échappe à la politique et aux
niaiseries de salon. Là viennent des artistes, des poètes, des hommes
d'état, des savans, des jeunes gens occupés de chasse, de chevaux, de
femmes, de jeu, ailleurs, de toilette, mais qui, dans cette réunion,
prennent sur eux de dépenser leur esprit, comme ils prodiguent ailleurs
leur argent ou leurs fatuités.

Ce salon est le dernier asile où se soit réfugié l'esprit français
d'autrefois, avec sa profondeur cachée, ses mille détours, sa politesse
exquise. Là vous trouverez encore quelque spontanéité dans les coeurs,
de l'abandon, de la générosité dans les idées. Nul ne pense à garder sa
pensée pour un drame, ne voit des livres dans un récit. Personne ne vous
apporte le hideux squelette de la littérature, à propos d'une saillie
heureuse ou d'un sujet intéressant.

Pendant la soirée que je vais raconter, le hasard, ou plutôt l'habitude,
avait réuni plusieurs personnes auxquelles d'incontestables mérites
ont valu des réputations européennes. Ceci n'est point une flatterie
adressée à la France; plusieurs étrangers étaient parmi nous; et, par
cas fortuit, les hommes qui brillèrent le plus n'étaient pas les
plus célèbres. Ingénieuses réparties, observations fines, railleries
excellentes, peintures dessinées avec une netteté brillante, pétillèrent
et se pressèrent sans apprêt, se prodiguèrent sans dédain comme sans
recherche, mais furent délicieusement senties, délicatement savourées.
Les gens du monde se firent surtout remarquer par une grâce, par une
verve tout artistiques.

Vous trouverez ailleurs, en Europe, d'élégantes manières, de la
cordialité, de la bonhomie, de la science; mais à Paris seulement,
dans ce salon et dans quelques autres encore, se rencontre l'esprit
particulier qui donne à toutes ces qualités sociales un agréable
et capricieux ensemble, je ne sais quelle allure fluviale qui fait
facilement serpenter cette profusion de pensées, de formules, de contes,
de documens historiques. Paris, capitale du goût, connaît seul cette
science qui change une conversation en une joute, où chaque nature
d'esprit se condense par un trait, où chacun dit sa phrase et jette
son expérience dans un mot, où tout le monde s'amuse, se délasse et
s'exerce.

Aussi, là seulement, vous échangerez vos idées, là vous ne porterez pas,
comme le dauphin de la fable, quelque singe sur vos épaules; là vous
serez compris, et vous ne risquerez pas de mettre au jeu des pièces d'or
contre du billon; là, des secrets bien trahis; là, des causeries légères
et profondes ondoyent, tournent, changent d'aspect et de couleurs à
chaque phrase. Les critiques vives, les récits pressés abondent; les
yeux écoutent; les gestes interrogent; la physionomie répond; tout est
esprit et pensée.

Jamais le phénomène oral qui, bien étudié, bien manié, fait la puissance
de l'acteur et du conteur, ne m'avait si complétement ensorcelé; je ne
fus pas seul soumis à ces doux prestiges; nous passâmes tous une soirée
délicieuse.

Entre onze heures et minuit, la conversation, jusque là brillante,
antithétique, devint conteuse, elle entraîna dans son cours précipité de
curieuses confidences, plusieurs portraits, mille folies.

Un savant, avec lequel je fis de conserve la route de la rue
Saint-Germain-des-Prés à l'Observatoire royal, regarda cette ravissante
improvisation comme intraduisible; mais, dans ma témérité de disputeur,
je m'engageai presque à reproduire les plaisirs de cette soirée, moins
pour soutenir mon opinion que pour donner à mes émotions la vie factice
du souvenir, la distance qui se trouve entre la parole et l'écrit. Mais
en voulant tâcher de laisser à ces choses leur verdeur, leur abrupte
naturel, leurs fallacieuses sinuosités, j'ai pris la conversation à
l'heure où chaque récit nous attacha vivement. S'il fallait peindre le
moment où tous les esprits luttèrent, où toutes les opinions brûlèrent,
où la pensée imita les gerbes éblouissantes d'un feu d'artifice, cette
entreprise serait une folie, et une folie ennuyeuse peut-être.

Donc, représentez-vous assises autour d'une cheminée, dans un salon
élégant, une douzaine de personnes dont toutes les physionomies, plus ou
moins tourmentées, plus ou moins belles, expriment des passions ou des
pensées. Trois femmes aimables, bien mises, gracieuses, dont la voix
était douce, présidaient cette scène, à laquelle aucune séduction ne
manqua, pour moi, du moins. A la lueur des lampes, quelques artistes
dessinaient en écoutant, et souvent je vis la sépia se sécher dans leurs
pinceaux oisifs. Le salon était déjà par lui-même un tableau tout fait,
et plus d'un peintre se trouvait là, capable de le bien exécuter.

Nous fûmes redevables à un vieux militaire de la tournure que prit la
conversation. Il venait d'achever une partie dans un salon voisin, et
lorsqu'il se planta tout droit devant la cheminée, en relevant les deux
pans de son habit bleu, l'une des dames lui dit:

--Eh bien! général, avez-vous gagné?...

--Oh! mon Dieu non... Je ne puis pas toucher une carte...

Même question faite à quelques joueurs qui songeaient sans doute à
s'évader, il se trouva, comme toujours, que tout le monde avait à se
plaindre du jeu.

Récapitulation savamment faite, il advint qu'un sculpteur qui, à ma
connaissance, avait perdu vingt-cinq louis, fut atteint et convaincu
d'avoir gagné six cents francs.

--Bah! les plaies d'argent ne sont pas mortelles... dit mon savant, et
tant qu'un homme n'a pas perdu ses deux oreilles...

--Un homme peut-il perdre ses deux oreilles? demanda la dame.

--Pour les perdre il faut les jouer... répondit un médecin.

--Mais les joue-t-on?...

--Je le crois bien!... s'écria le général en levant un de ses pieds pour
en présenter la plante au feu.

J'ai connu en Espagne, reprit-il, un nommé Bianchi, capitaine au 6e de
ligne,--il a été tué au siége de Tarragone,--qui joua ses oreilles pour
mille écus. Il ne les joua pas, pardieu, il les paria bel et bien; mais
le pari est un jeu. Son adversaire était un autre capitaine du même régiment,
Italien comme lui, comme lui mauvais garnement, deux vrais diables ensemble,
mais bons officiers, excellens militaires.

Nous étions donc au bivouac, en Espagne. Bianchi avait besoin de mille
écus pour le lendemain matin, et comme il ne possédait que quinze cents
francs, il se mit à jouer aux dés sur un tambour avec son camarade,
pendant que leurs compagnies préparaient le souper.

Il y avait, ma foi, trois beaux quartiers de chèvre qui cuisaient dans
une marmite, près de nous; et nous autres officiers nous regardions
alternativement et le jeu et la chèvre qui frissonnait fort agréablement
à nos oreilles; car nous n'avions rien mangé depuis le matin. Nos
soldats revenaient un à un de la chasse, apportant du vin et des fruits.
Nous avions un bon repas en perspective. La marmite était suspendue
au-dessus du feu par trois perches arrangées en faisceau, et assez
éloignées du foyer pour ne pas brûler; mais d'ailleurs les soldats, avec
cet instinct merveilleux qui les caractérise, avaient fait un petit
rempart de terre autour du feu--Bianchi perdit tout; il ne dit pas un
mot; il resta comme il était, accroupi; mais il se croisa les bras sur
la poitrine, regarda le feu, le ciel, et par momens son adversaire.
Alors j'avais peur qu'il ne fît quelque mauvais coup; il semblait
vouloir lui manger les entrailles. Enfin il se leva brusquement, comme
pour fuir une tentation. En se levant, il renversa l'une des trois
perches qui soutenaient la marmite, et--voilà la chèvre et notre souper
à tous les diables!... Nous restâmes silencieux; et, quoique ventre
affamé ne porte guère de respect aux passions, nous n'osâmes rien lui
dire, tant il nous faisait peine à voir... L'autre comptait son argent.
Alors Bianchi se mit à rire. Il regarda la marmite vide, et pensa
peut-être alors qu'il n'avait pas plus de souper que d'argent. Il se
tourna vers son camarade, puis avec un sourire d'Italien:

--Veux-tu parier mille écus, lui dit-il en montrant une sentinelle
espagnole postée à cent cinquante pas environ de notre front de
bandière, et dont nous apercevions la baïonnette au clair de la lune,
veux-tu parier tes mille écus que, sans autre arme que le briquet de
ton caporal,--et il prit le sabre d'un nommé _Garde-à-Pied_,--je vais
à cette sentinelle, j'en apporte le coeur, je le fais cuire et le
mange...

--Cela va!... dit l'autre; mais--si tu ne réussis pas...

--Eh bien! _corro di Baccho_--il jura un peu mieux que cela; mais il
faut gazer le mot pour ces dames,--tu me couperas les deux oreilles...

--Convenu!... dit l'autre.

--Vous êtes témoins du pari!... s'écria Bianchi d'un air triomphant, en
se tournant vers nous...

Et il partit.

Nous n'avions plus envie de manger, nous autres. Cependant, nous nous
levâmes tous pour voir comment il s'y prendrait, mais nous ne vîmes rien
du tout. En effet, il tourna par un sentier, rampa comme un serpent;
bref, nous n'entendîmes pas seulement le bruit que peut faire une
feuille en tombant. Nos yeux ne quittaient pas de vue la sentinelle.
Tout à coup, un petit gémissement de rien, un--_heu_!... profond et
sourd nous fit tressaillir. Quelque chose tomba... Paoud!--Et nous ne
vîmes plus la sacrée--excusez-moi, mesdames!--baïonnette.

Cinq minutes après, ce farceur de Bianchi galopait dans le lointain
comme un cheval, et revint tout pâle, tout haletant. Il tenait à la main
le coeur de l'Espagnol, et le montra en riant à son adversaire.

Celui-ci lui dit d'un air sérieux:

--Ce n'est pas tout!...

--Je le sais bien!... répliqua Bianchi.

Alors, sans laver le sang de ses mains, il releva les perches, rajusta
la marmite, attisa le feu, fit cuire le coeur et le mangea sans en être
incommodé. Il empocha les mille écus...

--Il avait donc bien besoin de cet argent-là?... demanda la maîtresse du
logis.

Il les avait promis à une petite vivandière parisienne dont il était
amoureux...

--Oh! madame, reprit le général, après une petite pause, tous ces
Italiens-là étaient de vrais cannibales, et des chiens finis...--Ce
Bianchi venait de l'hôpital de Como, où tous les enfans trouvés
reçoivent le même nom, ils sont tous des Bianchi: c'est une coutume
italienne. L'empereur avait fait déporter à l'île d'Elbe les mauvais
sujets de l'Italie, les fils de famille incorrigibles, les malfaiteurs
de la bonne société qu'il ne voulait pas tout-à-fait flétrir. Aussi,
plus tard, il les enrégimenta, il en fit la _légion italienne_; puis il
les incorpora dans ses armées et en composa le 6e de ligne, auquel
il donna pour colonel un Corse, nommé Eugène. C'était un régiment de
démons. Il fallait les voir à un assaut, ou dans une mêlée!... Comme ils
étaient presque tous décorés pour des actions d'éclat, ce colonel leur
criait naïvement, en les menant au plus fort du feu:

--_Avanti, avanti, signori ladroni, cavalieri ladri_... En avant,
chevaliers voleurs, en avant, seigneurs brigands!...

Pour un coup de main, il n'y avait pas de meilleures troupes dans
l'armée; mais c'étaient des chenapans à voler le bon Dieu. Un jour,
ils buvaient l'eau-de-vie des pansemens; un autre, ils tiraient, sans
scrupule, un coup de fusil à un payeur, et mettaient le vol sur le
compte des Espagnols. Et, cependant, ils avaient de bons momens!... A
je ne sais quelle bataille, un de ces hommes-là tua dans la mêlée un
capitaine anglais qui, en mourant, lui recommanda sa femme et son
enfant. La veuve et l'orphelin se trouvaient dans un village voisin.
L'Italien y alla sur-le-champ, à travers la mêlée, et les prit avec
lui. La jeune dame était, ma foi, fort jolie. Les mauvaises langues du
régiment prétendirent qu'il consola la veuve; mais le fait est qu'il
partagea sa solde avec l'enfant jusqu'en 1814. Dans la déroute de
Moscou, l'un de ces garnemens, ayant un camarade attaqué de la poitrine,
eut pour lui des soins inimaginables depuis Moscou jusqu'à Wilna. Il le
mettait à cheval, l'en descendait, lui donnait à manger, le défendait
contre les cosaques, l'enveloppait de son mieux avec les haillons qu'il
pouvait trouver, le couchait comme une mère couche son enfant, et
veillait à tous ses besoins. Un soir, le diable de malade alla, malgré
la défense de son ami, se chauffer à un feu de cosaques, et lorsque
celui-ci vint pour l'y reprendre, un cosaque croyant qu'on voulait leur
chercher chicane tua le pauvre Italien...

--Napoléon avait des idées bien philosophiques! s'écria une dame. Ne
faut-il pas avoir réfléchi bien profondément sur la nature humaine,
pour oser chercher ce qu'il peut y avoir de héros dans une troupe de
malfaiteurs?...

--Oh! Napoléon, Napoléon! répondit un de nos grands poètes en levant
les bras vers le plafond, par un mouvement théâtral. Qui pourra jamais
expliquer, peindre ou comprendre Napoléon!... Un homme qu'on représente
les bras croisés, et qui a tout fait; qui a été le plus beau pouvoir
connu, le pouvoir le plus concentré, le plus mordant, le plus acide
de tous les pouvoirs; singulier génie, qui a promené partout la
civilisation armée sans la fixer nulle part; un homme qui pouvait
tout faire parce qu'il voulait tout; prodigieux phénomène de volonté,
domptant une maladie par une bataille, et cependant il devait mourir
de maladie dans son lit après avoir vécu au milieu des balles et des
boulets; un homme qui avait dans la tête un code et une épée, la parole
et l'action; esprit perspicace qui a tout deviné, excepté sa chute;
politique bizarre qui jouait les hommes à poignées, par économie, et qui
respecta deux têtes, celles de Talleyrand et de Metternich, diplomates
dont la mort eût évité la combustion de la France, et qui lui
paraissaient peser plus que des milliers de soldats; homme auquel, par
un rare privilége, la nature avait laissé un coeur dans son corps de
bronze; homme, rieur et bon à minuit entre des femmes, et, le matin,
maniant l'Europe comme une jeune fille fouette l'eau de son bain!...
Hypocrite, généreux, aimant le clinquant, sans goût, et malgré cela
grand en tout, par instinct ou par organisation; César à vingt-deux ans,
Cromwell à trente; puis, comme un épicier du Père La Chaise, bon père et
bon époux. Enfin, il a improvisé des monumens, des empires, des rois,
des codes, des vers, un roman, et le tout avec plus de portée que de
justesse. N'a-t-il pas fait de l'Europe la France? Et, après nous avoir
fait peser sur la terre de manière à changer les lois de la gravitation,
il nous a laissés plus pauvres que le jour où il avait mis la main sur
nous. Et lui, qui avait pris un empire avec son nom, perdit son nom au
bord de son empire, dans une mer de sang et de soldats. Homme qui, toute
pensée et toute action, comprenait Desaix et Fouché... Tout arbitraire
et toute justice!--le vrai roi!...

--J'aurais bien voulu qu'il fut un peu moins roi... dit en riant un
de mes amis, je n'aurais point passé six ans dans la forteresse où sa
police m'a jeté, comme tant d'autres.

--Mais ne vous êtes-vous pas singulièrement évadé?... demanda une dame.

--Non, ce n'est pas moi, répondit-il.

--Racontez donc cette aventure-là, dit la maîtresse du logis, il n'y a
que nous deux ici qui la connaissions...

--Volontiers, répliqua-t-il, et chacun d'écouter.

Peu de temps après le 18 brumaire, dit le meilleur de nos philologues
et le plus aimable des bibliophiles, il y eut une levée de boucliers en
Bretagne et dans la Vendée. Le premier consul, empressé de pacifier la
France, entama comme vous le savez des négociations avec les principaux
chefs, déploya les plus vigoureuses mesures militaires; et, tout en
combinant des plans de séduction, mit en jeu les ressorts machiavéliques
de la police, alors confiée à Fouché. Rien de tout cela ne fut inutile,
et il réussit à étouffer la guerre de l'Ouest.

A cette époque, un jeune homme appartenant à la famille de Maillé
fut envoyé par les chouans, de Bretagne à Saumur, afin d'établir des
intelligences entre certaines personnes de la ville ou des environs
et les chefs de l'insurrection royaliste. Instruite de son voyage, la
police de Paris avait dépêché des agens chargés de s'emparer du jeune
émissaire à son arrivée à Saumur. Effectivement, il fut arrêté le jour
même de son débarquement, car il vint en bateau, sous un déguisement de
maître marinier; mais c'était un homme d'exécution!... Il avait calculé
toutes les chances de son entreprise, et son passe-port, ses papiers
étaient si bien en règle, que les gens envoyés pour se saisir de lui
craignirent de s'être trompés.

Le chevalier de Beauvoir,--je me rappelle maintenant son nom,--avait
bien médité son rôle. Il cita sa famille d'emprunt, son faux domicile,
et soutint si hardiment son interrogatoire, qu'il aurait été mis en
liberté sans l'espèce de croyance aveugle que les espions eurent en
leurs instructions; elles étaient trop précises; dans le doute, ils
aimèrent mieux commettre un acte arbitraire que de laisser échapper un
homme à la capture duquel le premier consul paraissait attacher une
grande importance. Dans ces temps de liberté, les agens du pouvoir
national se souciaient fort peu de ce que nous nommons aujourd'hui la
_légalité_. Le chevalier fut donc provisoirement emprisonné, jusqu'à ce
que les autorités supérieures eussent pris une décision à son égard.
Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre, et la police
ordonna de garder très-étroitement le prisonnier, malgré toutes ses
dénégations.

Alors le chevalier de Beauvoir fut transféré, suivant de nouveaux
ordres, au château de l'Escarpe. Ce nom indique assez la situation de la
forteresse: assise sur des rochers d'une grande élévation, elle a pour
fossés des précipices; et l'on n'y peut arriver que par une pente rapide
et dangereuse, aboutissant, comme dans tous les anciens châteaux, à la
porte principale, qui est défendue par un fossé sur lequel s'abaisse un
pont-levis.

Le commandant de cette prison, charmé d'avoir un homme de distinction,
dont les manières étaient fort agréables, qui s'exprimait à merveille,
et paraissait instruit, qualités assez rares à cette époque, accepta le
chevalier comme un bienfait de la Providence. Il lui proposa d'être à
l'Escarpe sur parole, et de faire cause commune avec lui contre l'ennui.
Beauvoir ne demanda pas mieux. C'était un loyal gentilhomme; mais
c'était aussi, par malheur, un fort joli garçon. Il avait une figure
attrayante, l'air résolu, la parole engageante, une force prodigieuse.
C'eût été un excellent chef de parti. Il était surtout leste et bien
découplé. Le commandant lui assigna le plus commode des appartemens
du château, l'admit à sa table; et, d'abord, n'eut qu'à se louer du
Vendéen.

Ce commandant était un officier corse; il était marié, et très-jaloux,
parce que sa femme, assez jolie, lui semblait peut-être difficile à
garder. Il paraît que Beauvoir plut à la dame, et qu'il la trouva fort à
son goût. Ils s'aimèrent sans doute. Commirent-ils quelque imprudence?
Le sentiment qu'ils eurent l'un pour l'autre dépassa-t-il les bornes de
cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirs envers
les femmes? Beauvoir ne s'est jamais franchement expliqué sur ce point
assez obscur de son histoire; mais toujours est-il constant que le
commandant se crut en droit d'exercer des rigueurs extraordinaires sur
son prisonnier.

Beauvoir, mis au donjon, fut nourri de pain noir, abreuvé d'eau claire,
et enchaîné suivant le perpétuel programme des divertissemens prodigués
aux captifs. Sa cellule, située sous la plate-forme du donjon, était
voûtée en pierre dure; les murailles avaient une épaisseur désespérante;
la tour donnait vraisemblablement sur un précipice; il n'y avait pas la
moindre chance de salut.

Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnu l'impossibilité d'une évasion,
il tomba dans ces rêveries qui sont tout ensemble le désespoir et la
consolation des prisonniers. Il s'occupa de ces riens qui deviennent
de grandes affaires. Il compta les heures, les jours; il fit
l'apprentissage du triste _état de prisonnier_. Il reçut le baptême des
douleurs. Il se replia sur lui-même, et sut ce que c'étaient que l'air
et le soleil; puis, après une quinzaine de jours, il eut cette maladie
terrible, cette fièvre de liberté qui pousse les prisonniers à ces
entreprises sublimes dont nous ne pouvons expliquer les prodigieux
résultats que par des forces inconnues, par des concentrations de
volonté qui font le désespoir de notre analyse physiologique, mystères
dont les savans craignent presque de sonder les profondeurs. Mais il se
rongeait le coeur; car il n'y avait que la mort qui pût le rendre libre.

Un matin, le porte-clefs chargé d'apporter la nourriture de Beauvoir, au
lieu de s'en aller après lui avoir donné sa maigre pitance, resta devant
lui les bras croisés, et le regarda singulièrement. Leur conversation
se réduisait de coutume à peu de chose; et jamais son gardien ne
l'entamait. Aussi le chevalier fut-il très-étonné lorsque cet homme lui
dit:

--Monsieur, vous avez sans doute votre idée en vous faisant toujours
appeler M. Lebrun ou citoyen Lebrun. Cela ne me regarde pas; mon affaire
n'est point de vérifier votre nom: que vous vous nommiez Pierre ou Paul,
cela m'est bien égal; mais je sais, dit-il en clignant de l'oeil, que
vous êtes M. Charles-Félix-Théodore, chevalier de Beauvoir et cousin de
Mme la duchesse de Maillé...

--Hein?... ajouta-t-il d'un air de triomphe, après un moment de silence
en regardant son prisonnier.

Beauvoir, se voyant incarcéré fort et ferme, ne crut pas que sa position
pût s'empirer par l'aveu de son véritable nom; et alors il répondit:

--Eh bien! quand je serais le chevalier de Beauvoir, qu'y
gagnerais-tu?...

--Oh! tout est gagné!... répliqua le porte-clefs à voix basse.
Écoutez-moi. J'ai reçu de l'argent pour faciliter votre évasion; mais un
instant!... Comme on me fusillerait tout bellement si j'étais soupçonné
de la moindre chose, j'ai dit que je ne tremperais dans cette affaire-là
que juste l'histoire de gagner mon argent. Tenez, monsieur, voilà une
clef...

Et il sortit de sa poche une petite lime.

--Avec cela, reprit-il, vous scierez un de vos barreaux. Dam! ce ne sera
pas commode.

Et il montra l'ouverture étroite par laquelle le jour entrait dans
le cachot. C'était une espèce de baie pratiquée entre le cordon qui
couronnait extérieurement le donjon et ces grossières saillies en pierre
destinées à figurer les supports des créneaux.

--Dam, monsieur, dit le geôlier, il faudra scier le fer assez près pour
que vous puissiez passer.

--Oh! sois tranquille!--je passerai...

--Et assez haut pour qu'il vous reste de quoi attacher votre corde...

--Où est-elle?

--La voici, répondit le guichetier en lui jetant une corde à noeuds.
Elle a été fabriquée avec du linge, afin de faire supposer que vous
l'avez confectionnée vous-même. Elle est de longueur suffisante. Quand
vous serez au dernier noeud, laissez-vous couler tout doucement; le
reste est votre affaire. Vous trouverez probablement dans les environs
une voiture tout attelée et des amis qui vous attendent... De cela, je
n'ai rien voulu savoir. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il y a une
sentinelle au _dret_ de la tour... Vous saurez ben choisir une nuit
noire, et guetter le moment où le soldat de faction dormira. Vous
risquera peut-être d'attraper un coup de fusil; mais...

--C'est bon! c'est bon!... je ne pourrirai pas ici... s'écria le
chevalier.

--Ah! ça se pourrait ben tout de même!... répliqua le geôlier d'un air
bête.

Beauvoir prit cela pour une de ces réflexions niaises que font ces
gens-là. L'espoir d'être bientôt libre le rendait si joyeux qu'il ne
pouvait guère s'arrêter aux discours de cet homme, espèce de paysan
renforcé. Il se mit à l'ouvrage aussitôt, et la journée lui suffit pour
scier les barreaux.

Craignant une visite du commandant, il cacha son travail, en bouchant
les fentes avec de la mie de pain roulée dans de la rouille, afin de lui
donner la couleur du fer; puis ayant serré sa corde, il épia quelque
nuit favorable, avec cette impatience concentrée et cette profonde
agitation d'ame qui font vivre si poétiquement les prisonniers.

Enfin, par une nuit grise, une nuit d'automne, il acheva de scier les
barreaux, attacha solidement sa corde, s'accroupit à l'extérieur sur
le support de pierre, en se cramponnant d'une main au bout de fer qui
restait dans la baie; et, là, il attendit le moment le plus obscur de la
nuit et l'heure à laquelle les sentinelles doivent dormir... C'est vers
le matin, à peu près...

Connaissant la durée des factions, l'instant des rondes, toutes choses
dont s'occupent les prisonniers, même involontairement, il épia le
moment où l'une des sentinelles serait aux deux tiers de sa faction et
retirée dans sa guérite, à cause du brouillard; puis, certain d'avoir
réuni le plus de chances favorables à son évasion, il se mit à
descendre, noeud à noeud, suspendu entre le ciel et la terre, mais
tenant sa corde avec une force de géant.

Tout alla bien. Il était arrivé à l'avant-dernier noeud, lorsque près
de se laisser couler à terre, il s'avisa, par une pensée prudente, de
chercher le sol avec ses pieds, et--il ne trouva pas de sol... Diable!
c'était un cas assez embarrassant. Il était en sueur, fatigué, perplexe,
et dans cette situation où l'on joue sa vie à pair ou non. Il allait
s'élancer par une raison frivole; son chapeau venait de tomber.
Heureusement il écouta le bruit que la chute devait produire, et
n'entendant rien, il conçut de vagues soupçons sur sa situation; et
commença à croire qu'on pouvait lui avoir tendu quelque piége; mais dans
quel intérêt?...

En proie à ces incertitudes, il songea presque à remettre la partie à
une autre nuit; et provisoirement, il résolut d'attendre les clartés
indécises du crépuscule, heure qui ne serait peut-être pas tout-à-fait
défavorable à sa fuite. Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers
le donjon; mais il était presque épuisé au moment où il se remit sur
le support extérieur, guettant tout comme un chat sur le bord de sa
gouttière.

Bientôt, à la faible clarté de l'aurore, il aperçut, en faisant flotter
sa corde, une petite distance de cent cinquante pieds entre le dernier
noeud et les rochers pointus du précipice.

--Merci, commandant! dit-il avec le sang froid qui le caractérisait.

Puis, après avoir quelque peu réfléchi à cette habile vengeance, il
jugea nécessaire de rentrer dans son cachot. Il mit toute sa défroque en
évidence sur son lit, laissa la corde en dehors pour faire croire à sa
chute; et, tranquillement tapi derrière la porte, il attendit l'arrivée
du perfide guichetier, en tenant à la main une des barres de fer qu'il
avait sciées.

Le guichetier ne manqua pas de venir, et plus tôt qu'à l'ordinaire, pour
recueillir la succession du mort; il ouvrit la porte en sifflant; mais
quand il fut à une distance convenable, Beauvoir lui asséna sur le crâne
un si furieux coup de barre que le traître tomba comme une masse, sans
jeter un cri; la barre lui avait brisé la tête. Le chevalier déshabilla
promptement le mort, prit ses habits, imita son allure, et, grâces à
l'heure matinale et au peu de défiance des sentinelles de la porte
principale, il s'évada.

--Il faut des guerres civiles pour faire éclore des caractères
semblables!... s'écria un avocat célèbre. Ces aventures où l'ame se
déploie dans toute sa vigueur ne se rencontrent jamais dans la vie
tranquille telle que la constitue notre civilisation actuelle, si pâle,
si décrépite.

--Encore la civilisation!... répliqua un médecin, votre mot est
placé!... Depuis quelque temps, poètes, écrivains, peintres, tout le
monde est possédé d'une singulière manie. Notre société, selon ces
gens-là, nos moeurs, tout se décompose et rend le dernier soupir. Nous
vivons morts; nous nous portons à merveille dans une agonie perpétuelle,
et sans nous apercevoir que nous sommes en putréfaction. Enfin, à les
entendre, nous n'avons ni lois, ni moeurs, ni physionomie, parce que
nous sommes sans croyances. Il me semble cependant que, d'abord, nous
avons tous foi en l'argent, et depuis que les hommes se sont attroupés
en nations, l'argent a été une religion universelle, un culte éternel;
ensuite, le monde actuel ne va pas mal du tout. Pour quelques gens
blasés qui regrettent de ne pas avoir tué une femme ou deux, il se
rencontre bon nombre de gens passionnés qui aiment sincèrement. Pour
n'être pas scandaleux, l'amour se continue assez bien, et ne laisse
guère chômer que les vieilles filles... encore!... Bref! les existences
sont tout aussi dramatiques en temps de paix qu'en temps de troubles...
Je vous remercie de votre guerre civile. Moi! j'ai précisément assez de
rentes sur le grand-livre pour aimer cette vie étroite, l'existence avec
les soies, les cachemires, les tilburys, les peintures sur verres,
les porcelaines, et toutes ces petites merveilles qui annoncent la
dégénérescence d'une civilisation...

--Le docteur a raison.... dit une dame. Il y a des situations secrètes
de la vie la plus vulgaire en apparence qui peuvent comporter des
aventures tout aussi intéressantes que celles de l'évasion.

--Certes, reprit le docteur. Et, si je vous racontais une des premières
consultations que...

--Racontez!...

--Racontez!...

Ce fut un cri général, dont le docteur fut très flatté.

--Je n'ai pas la prétention de vous intéresser autant que monsieur...

--Connu!... dit un peintre.

--Assez... Dites, cria-t-on de toutes parts.

--Un soir, dit-il, après avoir laissé échapper un geste de modestie et
un sourire, j'allais me coucher, fatigué de ces courses énormes que nous
autres, pauvres médecins, faisons à pied, presque pour l'amour de
Dieu, pendant les premiers jours de notre carrière, lorsque ma vieille
servante vint me dire qu'une dame désirait me parler. Je répondis par
un signe, et sur-le-champ l'inconnue entra dans mon cabinet. Je la fis
asseoir au coin de ma cheminée, et restai vis-à-vis d'elle, à l'autre
coin, en l'examinant avec cette curiosité physiologique particulière aux
gens de notre profession, quand ils prennent la science en amour. Je
n'ai pas souvenance d'avoir rencontré dans le cours de ma vie une femme
qui m'ait aussi fortement impressionné que je le fus par cette dame.
Elle était jeune, simplement mise, médiocrement belle cependant, mais
admirablement bien faite. Elle avait une taille très cambrée, un teint
à éblouir et des cheveux noirs très-abondans. C'était une figure
méridionale, tout empreinte de passions, dont les traits avaient peu de
régularité, beaucoup de bizarrerie même, et qui tirait son plus
grand charme de la physionomie; néanmoins, ses yeux vifs avaient une
expression de tristesse, qui en détruisait l'éclat.

Elle me regardait avec une sorte d'inquiétude, et je fus extrêmement
intéressé par l'hésitation que trahirent ses premières paroles et ses
manières. Elle allait faire violence à sa pudeur, et j'attendais une de
ces confidences vulgaires, auxquelles nous sommes habitués, mais qui
n'en sont pas moins honteuses pour les malades, lorsque, se levant avec
brusquerie, elle me dit:

--Monsieur, il est fort inutile que je vous instruise du hasard auquel
j'ai du de connaître votre nom, votre caractère et votre talent.

A son accent, je reconnus une Marseillaise.

--Je suis, reprit-elle, mariée depuis trois mois à Monsieur de... chef
d'escadron dans les grenadiers de la garde; c'est un homme violent et
d'une jalousie de tigre. Depuis six mois je suis grosse...

En prononçant cette phrase à voix basse, elle eut peine à dissimuler une
contraction nerveuse qui crispa son larynx.

--J'appartiens, reprit-elle en continuant, à l'une des premières
familles de Marseille; ma mère est madame de...

--Vous comprenez, dit le docteur en s'interrompant et nous regardant à
la ronde, que je ne puis pas vous dire les noms...

--J'ai dix-huit ans, monsieur, dit-elle; j'étais promise depuis deux
ans à l'un de mes cousins, jeune homme riche et fort aimable, mais
appartenant à une famille exclusivement commerçante, la famille de ma
mère. Nous nous aimions beaucoup... Il y a huit mois, M. de... mon
mari, vint à Marseille; il est neveu de l'ancienne duchesse de... et,
favori de l'empereur, il est promis à quelque haute fortune militaire:
tout cela séduisit mon père. Malgré mon inclination connue, mon mariage
avec le comte de... fut décidé. Ce manque de foi brouilla les deux
familles. Mon père redoutant la violence du caractère marseillais,
craignit quelque malheur; il voulut conclure cette affaire à Paris, où
se trouvait la famille de M. de... Nous partîmes.

A la seconde couchée, au milieu de la nuit, je fus réveillée par la
voix de mon cousin, et--je vis sa tête près de la mienne... Le lit où
couchaient mon père et mère était à trois pas du mien; rien ne
l'avait arrêté. Si mon père s'était réveillé, il lui aurait brûlé la
cervelle... Je l'aimais...--c'est tout vous dire.

Elle baissa les yeux et soupira. J'ai souvent entendu les sons creux
qui sortent de la poitrine des agonisans; mais j'avoue que ce soupir
de femmes, ce repentir poignant, mêlé de résignation, cette terreur
produite par un moment de plaisir, dont le souvenir semblait briller
dans les yeux de la jeune Marseillaise, m'ont pour ainsi dire aguerri
tout à coup aux expressions les plus vives de la souffrance. Il y a
des jours où j'entends encore ce soupir, et il me donne toujours une
sensation de froid intérieur, lorsque ma mémoire est fidèle.

--Dans trois jours, reprit-elle en levant les yeux sur moi, mon mari
revient d'Allemagne. Il me sera impossible de lui cacher l'état dans
lequel je suis, et il me tuera, monsieur; il n'hésitera même pas. Mon
cousin se brûlera la cervelle ou provoquera mon mari. Je suis dans
l'enfer...

Elle dit cette phrase avec un calme effrayant.

--Adolphe est tenu fort sévèrement; son père et sa mère lui donnent
peu d'argent pour son entretien; ma mère n'a pas la disposition de sa
fortune; de mon côté, moi, je ne possède rien; cependant, entre nous
trois, nous avons trouvé 4,000 francs...

--Les voici, dit-elle en tirant de son corset des billets de banque et
me les présentant.

--Eh bien! madame?... lui demandai-je.

--Eh bien! monsieur, reprit-elle en paraissant étonnée de ma question,
je viens vous supplier de sauver l'honneur de deux familles, la vie
de trois personnes et celle de ma mère, aux dépens de mon malheureux
enfant...

--N'achevez pas, lui dis-je avec sang froid.

J'allai prendre le Code.

--Voyez, madame, repris-je en montrant une page qu'elle n'avait sans
doute pas lue, vous m'enverriez à l'échafaud. Vous me proposez un crime
que la loi punit de mort, et vous seriez vous-même condamnée à une peine
plus terrible peut-être que ne l'est la mienne... Mais, la justice ne
serait pas si sévère, que je ne pratiquerais pas une opération de ce
genre; elle est presque toujours un double assassinat; car il est rare
que la mère ne périsse pas aussi. Vous pouvez prendre un meilleur
parti... Pourquoi ne fuyez-vous pas?... Allez en pays étranger.

--Je serais déshonorée...

Elle me fit encore quelques instances, mais doucement et avec un sourd
accent de désespoir. Je la renvoyai...

Le surlendemain, vers huit heures du matin, elle revint. En la
voyant entrer dans mon cabinet, je lui fis un signe de dénégation
très-péremptoire; mais elle se jeta si vivement à mes genoux que je ne
pus l'en empêcher.

--Tenez!... s'écria-t-elle, voici dix mille francs!...

--Hé! madame, répondis-je, cent mille, un million même, ne me
convertiraient pas au crime... Si je vous promettais mon secours dans
un moment de faiblesse, plus tard, au moment d'agir, la raison me
reviendrait, et je manquerais à ma parole. Ainsi retirez-vous.

Elle se releva, s'assit, et fondit en larmes.

--Je suis morte!... s'écria-t-elle. Mon mari revient demain...

Elle tomba dans une espèce d'engourdissement; et puis, après sept ou
huit minutes de silence, elle me jeta un regard suppliant; je détournai
les yeux; elle me dit:

--Adieu, monsieur!...

Et disparut.

Cet horrible poème de mélancolie m'oppressa pendant toute la journée...
J'avais toujours devant moi cette femme pâle, et je lisais toujours les
pensées écrites dans son dernier regard.

Le soir, au moment où j'allais me coucher, une vieille femme en
haillons, et qui sentait la boue des rues, me remit une lettre écrite
sur une feuille de papier gras et jaune; les caractères, mal tracés, se
lisaient à peine, et il y avait de l'horreur et dans ce message et dans
la messagère.

«J'ai été massacrée par le chirurgien malhabile d'une maison de
prostitution, car je n'ai trouvé de pitié que là; mais je suis perdue.
Une hémorragie affreuse a été la suite de cet acte de désespoir. Je
suis, sous le nom de Mme Lebrun, à l'hôtel de Picardie, rue de Seine. Le
mal est fait. Aurez-vous maintenant le courage de venir me visiter, et
de voir s'il y a pour moi quelque chance de conserver la vie?...

Écouterez-vous mieux une mourante?...

Un frisson de fièvre passa sur ma colonne vertébrale. Je jetai la lettre
au feu, puis me couchai; mais je ne dormis pas; je répétai vingt fois et
presque mécaniquement:

--Ah! la malheureuse...

Le lendemain, après avoir fait toutes mes visites, j'allai, conduit par
une sorte de fascination, jusqu'à l'hôtel que la jeune femme m'avait
indiqué. Sous prétexte de chercher quelqu'un dont je ne savais pas
exactement l'adresse, je pris avec prudence des informations, et le
portier me dit:

--Non, monsieur, nous n'avons personne de ce nom-là. Hier il est bien
venu une jeune femme; mais elle ne restera pas longtemps ici... Elle
est morte ce matin à midi...

Je sortis avec précipitation, et j'emportai dans mon coeur un souvenir
éternel de tristesse et de terreur. Je vois passer peu de corbillards
seuls et sans parens à travers Paris sans penser à cette aventure, et
chaque fois j'y découvre de nouvelles sources d'intérêt. C'est un drame
à cinq personnages, dont, pour moi, les destinées inconnues se dénouent
de mille manières, et qui m'occupent souvent pendant des heures
entières...

Nous restâmes silencieux. Le docteur avait conté cette histoire avec un
accent si pénétrant, ses gestes furent si pittoresques et sa diction si
vive, que nous vîmes successivement et l'héroïne et le char des pauvres
conduit par les croque-morts, allant au trot vers le cimetière.

--Pendant la campagne de 1812, nous dit alors un colonel d'artillerie,
j'ai été, comme le docteur, le témoin ou plutôt la cause involontaire
d'un malheur qui a beaucoup d'analogie avec celui dont il vient de nous
parler. Il s'agit aussi d'une femme mariée; mais si le résultat est
à peu près le même, il y existe entre les deux faits de notables
différences.

Lorsque nous arrivâmes à la Bérésina, il n'y avait plus, comme vous le
savez, ni discipline ni obéissance militaire. Tous les rangs étaient
confondus à l'armée; l'armée n'était même plus qu'un ramas d'hommes
de toutes nations, qui allait instinctivement du nord au midi... Les
soldats chassaient de leurs foyers un général en haillons et pieds
nus, quand il n'apportait ni bois ni vivres. Après le passage de cette
célèbre rivière, le désordre ne fut pas moindre.

Je sortais tranquillement, tout seul, sans vivres, sans argent, des
marais de Zembin, et j'allais cherchant une maison où l'on voulût bien
me recevoir. N'en trouvant pas, ou chassé de celles que je rencontrais,
j'aperçus heureusement vers le soir une mauvaise petite ferme de
Pologne, dont rien ne pourrait vous donner une idée, à moins que vous
n'ayez vu les maisons de bois de la Basse-Normandie ou les plus pauvres
métairies de la Bretagne. Ces habitations consistent en une seule
chambre partagée dans un bout par une cloison en planches, et la plus
petite pièce sert de magasin à fourrages. L'obscurité du crépuscule me
permettait de voir de loin une légère fumée qui s'échappait de cette
maison.

Espérant y trouver des camarades plus compatissans que ceux auxquels je
m'étais adressé jusqu'alors, je marchai courageusement jusqu'à la ferme.
En y entrant, je trouvai la table mise. Plusieurs officiers, parmi
lesquels une femme, spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de
terre, de la chair de cheval grillée sur des charbons et des betteraves
gelées. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines
d'artillerie du premier régiment, dans lequel j'avais servi.

Je fus accueilli par un hourra d'acclamations qui m'aurait fort étonné
de l'autre côté de la Bérésina; mais en ce moment le froid était moins
intense; mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient;
et la salle, jonchée de bottes de paille, leur offrait la perspective
d'un bon coucher, d'une nuit de délices. Nous n'en demandions pas tant
alors. Ils pouvaient être philanthropes sans danger. Je me mis à manger
en m'asseyant sur une botte de fourrage.

Au bout de la table, du côté de la porte par laquelle on communiquait
avec la petite pièce pleine de paille et de foin, se trouvait mon
ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j'aie jamais
rencontrés dans tout le ramassis d'hommes qu'il m'a été permis de voir.
Il était Italien. Or toutes les fois que la nature humaine est belle
dans les contrées méridionales, alors elle est sublime. Je ne sais si
vous avez remarqué la singulière blancheur des Italiens quand ils sont
blancs...

--Cela est bien vrai, s'écria une dame; les cheveux noirs et bouclés
d'une tête italienne en font valoir le teint, et il y a dans le
caractère de la beauté transalpine je ne sais quelle perfection
inexplicable...

--Bien, ma chère, dit la maîtresse du logis; allez, allez...

L'imprudente interlocutrice rougit et se tut.

Il y avait toute une révélation dans ce peu de paroles, dites avec une
vivacité décente qui peignait les profondes observations de l'amour.
Nous regardâmes tous la jeune étourdie avec une malice douce, la malice
d'artistes très indulgens de leur nature.

Pour la tirer de peine, le narrateur reprit vivement:

Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a tracé
du colonel Oudet, j'ai retrouvé mes propres sensations dans chacune de
ses phrases élégantes et passionnées. Italien, comme la plupart des
officiers qui composaient son régiment, emprunté, du reste, par
l'empereur à l'armée d'Eugène, mon colonel était un homme de haute
taille;--il avait bien huit à neuf pouces,--admirablement proportionné,
un peu gros peut-être, mais d'une vigueur prodigieuse, et leste,
découplé comme un lévrier. Il avait des cheveux noirs à profusion, un
teint blanc comme celui d'une femme, de petites mains, un joli pied, une
bouche gracieuse, un nez aquilin, dont les lignes étaient minces et
dont le bout se pinçait naturellement et blanchissait quand il était en
colère, ce qui arrivait souvent, car il était d'une irascibilité qui
passe toute croyance.

Personne ne restait calme près de lui. Moi, je ne le craignais pas, mais
uniquement parce qu'il m'avait pris dans une singulière amitié, et que,
de moi, il prenait tout en gré. Je l'ai vu dans des colères dont rien
ne saurait donner l'idée. Alors, son front se crispait et ses muscles
dessinaient au milieu de son front un _delta_, ou, pour mieux dire, le
fer à cheval de Redgauntlet, qui tous terrifiait encore plus peut-être
que les éclairs magnétiques de ses yeux bleus; tout son corps
tressaillait; et sa force, déjà si grande à l'état normal, devenait
presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup; et sa voix, au moins aussi
puissante que celle d'Oudet, jetait une incroyable richesse de son dans
la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si
ce vice de prononciation était une grâce chez lui dans certains momens,
lorsqu'il commandait la manoeuvre ou qu'il était ému, vous ne sauriez
imaginer quelle sécurité de puissance exprimait cette accentuation si
vulgaire à Paris; il faudrait l'avoir entendu.

Lorsque le colonel était tranquille, ses yeux bleus peignaient une
douceur angélique; son front pur avait une expression pleine de charme.
A une parade il n'y avait pas à l'armée d'Italie d'homme qui pût lutter
avec lui; d'Orsay lui-même, le beau d'Orsay fut vaincu par notre colonel
lors de la dernière revue passée par Napoléon avant d'entrer en Russie.

Tout était opposition chez cet homme privilégié. La passion vit par les
contrastes: aussi ne me demandez pas s'il exerçait sur les femmes ces
irrésistibles influences auxquelles leur nature se plie comme la matière
vitrifiable sous la canne du souffleur; mais, par une singulière
fatalité, un observateur se rendrait peut-être compte de ce phénomène,
il avait peu de femmes, ou négligeait d'en avoir.

Pour vous donner une idée de sa violence, je vais vous dire en deux mots
ce que je lui ai vu faire dans un paroxisme de colère.

Nous montions avec nos canons un chemin très-étroit, bordé d'un côté par
un talus assez haut, et de l'autre par des bois. Au milieu du chemin,
nous nous rencontrâmes avec un autre régiment d'artillerie, à la tête
duquel était le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine
de notre régiment, qui se trouvait en tête de la première batterie;
celui-ci s'y refuse; l'autre fait signe à sa première batterie
d'avancer; et malgré le soin que le conducteur mit à se jeter sur le
bois, la roue du premier canon prit la jambe droite de notre capitaine
et la lui brisa, en le renversant de l'autre côté de son cheval. Tout
cela fut l'affaire d'un moment. Notre colonel se trouvait à une faible
distance, il devina la querelle, accourut au grand galop en passant à
travers les pièces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en
l'air, et arriva sur le terrain, en face de l'autre colonel, au moment
où notre capitaine criait:--A moi!... en tombant.

Non, notre colonel italien n'était plus un homme!... Il avait de l'écume
à la bouche; il grondait comme un lion; hors d'état de prononcer une
parole et même un cri, il fit un signe effroyable à son antagoniste,
en lui montrant le bois et tirant son sabre. Ils y entrèrent. En deux
secondes, nous vîmes son adversaire à terre, la tête fendue en deux. Les
autres reculèrent, ah! fistre! et bon train!...

Il faut vous dire que le capitaine que l'on avait manqué de tuer, et qui
jappait dans le bourbier, où la roue du canon l'avait jeté, avait pour
femme une ravissante Italienne de Messine, qui était la maîtresse de
notre colonel. Cette circonstance avait augmenté sa fureur; car ce mari
lui appartenait, faisait partie de son bagage, et il devait le défendre
comme une chose à lui.

Or ce capitaine était en face de moi, dans la cabane où je reçus un si
favorable accueil; et sa femme se trouvait à l'autre bout de la table,
vis-à-vis le colonel. Elle se nommait Rosina. C'était une petite femme,
fort brune, mais portant, dans ses yeux noirs et fendus en amande,
toutes les ardeurs du soleil de la Sicile. Quoiqu'elle fût en ce moment
dans un déplorable état de maigreur; qu'elle eût les joues couvertes
de poussière comme un fruit exposé aux intempéries d'un grand chemin;
qu'elle fût vêtue de haillons, fatiguée par les marches; que ses cheveux
en désordre et collés ensemble fussent entièrement cachés sous un
morceau de châle en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle;
ses mouvemens étaient jolis; sa bouche rose et chiffonnée, ses dents
blanches, les formes de sa figure, sa gorge, attraits que la misère, le
froid, l'incurie, n'avaient pas tout-à-fait dénaturés, parlaient encore
d'amour à qui pouvait penser à une femme. C'était, du reste, une de
ces natures frêles en apparence, mais nerveuses, pleines de force et
construites pour la passion.

Le mari, gentilhomme piémontais, était petit; sa figure annonçait une
bonhomie goguenarde, s'il est permis d'allier ces deux mots. Courageux,
instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre
sa femme et le colonel depuis environ deux ans. J'attribuais ce
laisser-aller aux moeurs italiennes ou à quelque secret de ménage; mais
il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m'inspirait
toujours une involontaire défiance. Sa lèvre inférieure était mince
et s'abaissait aux deux extrémités, au lieu de se relever, ce qui me
semblait trahir un fonds de cruauté dans ce caractère, en apparence
flegmatique et paresseux.

Vous devez bien imaginer que la conversation n'était pas très-brillante
lorsque j'arrivai. Mes camarades, fatigués, mangeaient en silence.
Naturellement ils me firent quelques questions, et nous nous racontâmes
nos malheurs, tout en les entremêlant de réflexions sur la campagne, sur
les généraux, sur leurs fautes, sur les Russes et le froid.

Un moment après mon arrivée, le colonel, ayant fini son maigre repas,
s'essuya les moustaches, nous souhaita le bonsoir, et jetant son regard
à l'Italienne:

--Rosina?... lui dit-il.

Puis, sans attendre sa réponse, il alla se coucher dans la petite grange
aux fourrages.

Le sens de l'interpellation du colonel était facile à saisir; aussi la
jeune femme laissa-t-elle échapper un geste indescriptible qui peignait
tout à la fois, et la contrariété qu'elle devait éprouver à voir sa
dépendance affichée, sans aucun respect humain, et l'offense faite à sa
dignité de femme, ou à son mari; puis, il y eut aussi dans la crispation
rapide des traits, de son visage, dans le rapprochement violent de ses
sourcils, une sorte de pressentiment: elle eut peut-être une prévision
de sa destinée. Rosina resta tranquillement à table; mais un instant
après, et vraisemblablement lorsque le colonel fut couché dans son lit
de foin ou de paille, il répéta:

--Rosina?...

L'accent de ce second appel fut encore plus brutalement interrogatif que
ne l'avait été l'autre. Le grasseyement du colonel et le nombre que
la langue italienne permet de donner aux voyelles et aux finales,
peignirent tout le despotisme, l'impatience, la volonté de cet homme.

Rosina pâlit, mais elle se leva, passa derrière nous, et rejoignit le
colonel.

Tous mes camarades gardèrent un profond silence; mais moi,
malheureusement, je me mis à rire après les avoir tous regardés, et mon
rire se répéta de bouche en bouche.

--_Tu ridi?..._ dit le mari.

--Ma foi, mon camarade, lui répondisse en redevenant sérieux, j'avoue
que j'ai eu tort... Je te demande mille fois pardon, et si tu n'es pas
content des excuses que je te fais, je suis prêt à te rendre raison...

--Ce n'est pas toi qui as tort, c'est moi!... reprit-il froidement.

Là-dessus, nous nous couchâmes dans la salle; et bientôt nous nous
endormîmes tous d'un profond sommeil.

Le lendemain, chacun, sans éveiller son voisin, sans chercher un
compagnon de voyage, se mit en route à sa fantaisie, avec cette espèce
d'égoïsme qui a fait de notre déroute un des plus horribles drames de
personnalité, de tristesse et d'horreur, qui jamais se soit passé sous
le ciel.

Cependant, à sept ou huit cents pas de notre gîte, nous nous retrouvâmes
presque tous, et nous marchâmes ensemble, comme des oies conduites en
troupe par le despotisme aveugle d'un enfant: une même nécessité nous
poussait.

Arrivés à un petit monticule d'où l'on pouvait encore apercevoir la
ferme où nous avions passé la nuit, nous entendîmes des cris qui
ressemblaient au rugissement des lions dans le désert, au mugissement
des taureaux; mais non, cette clameur ne pouvait se comparer à rien de
connu. Néanmoins nous distinguâmes un faible cri de femme mêlé à cette
horrible et sinistre râle. Nous nous retournâmes tous, en proie à je ne
sais quel sentiment de frayeur; alors nous ne vîmes plus la maison; mais
un vaste bûcher. L'habitation était tout en flammes, et des tourbillons
de fumée, enlevés par le vent, nous apportaient et les sons rauques et
je ne sais quelle vapeur forte.

A quelques pas de nous marchait le capitaine; il venait tranquillement
se joindre à notre caravane...

Nous le contemplâmes tous en silence, car nul n'osa l'interroger; mais
lui, devinant notre curiosité, tourna sur sa poitrine l'index de la main
droite; et, de la gauche, montrant l'incendie:

--_Son'io!_ dit-il... Ç'est moi!...

Nous continuâmes à marcher, sans lui faire une seule observation.

--Toutes vos histoires sont épouvantables!... dit la maîtresse du logis,
et vous me causerez cette nuit des cauchemars affreux. Vous devriez
bien dissiper les impressions qu'elles nous laissent en nous racontant
quelque histoire gaie, ajouta-t-elle en se tournant vers un homme gros
et gras, homme de beaucoup d'esprit et qui devait partir pour l'Italie,
où l'appelaient des fonctions diplomatiques.

--Volontiers, répondit-il.

--Madame de... reprit-il en souriant, la femme d'un ancien ministre de
la marine sous Louis XVI, se trouvait au château de... où j'avais été
passer les vacances de l'année 180... Elle était encore belle, malgré
trente-huit ans avoués, et en dépit des malheurs qu'elle avait essuyés
pendant la révolution. Appartenant à l'une des meilleures maisons de
France, elle avait été élevée dans un couvent. Ses manières, pleines de
noblesse et d'affabilité, étaient empreintes d'une grâce indéfinissable.
Je n'ai connu qu'à elle une certaine manière de marcher qui imprimait
autant de respect qu'elle inspirait de désirs. Elle était grande,
bien faite et pieuse. Il est facile d'imaginer l'effet qu'elle devait
produire sur un petit garçon de treize ans: c'était alors mon âge. Sans
avoir précisément peur d'elle, je la regardais avec une inquiétude
désireuse et avec de vagues émotions qui ressemblaient aux
tressaillemens de la crainte.

Un soir, par un de ces hasards dont il est difficile de rendre compte,
sept ou huit des dames qui habitaient le château se trouvèrent seules,
sur les onze heures du soir, devant un de ces feux qui ne sont ni
pétillans ni éteints, mais dont la chaleur moite dispose peut-être à
une causerie plus intime, en communiquant aux fibres une sorte
d'épanouissement qui les béatifie.

Madame de... jeta un regard d'espion sur les hauts lambris et les
vieilles tapisseries de l'immense salon. Ses grands yeux noirs tombèrent
sur un coin passablement obscur où j'étais tapi derrière une duchesse
aux pieds contournés: ce fut comme un regard de feu; mais elle ne me vit
pas. J'étais resté coi en entendant ces dames raconter, _sotto voce_,
des histoires auxquelles je ne comprenais rien; mais les rires de
bon aloi qui terminaient chaque narration avaient piqué ma curiosité
d'enfant.

A votre tour, avaient dit en choeur les châtelaines à madame de...
allons, contez-nous comment...

Elle conservait peut-être une vague inquiétude de m'avoir vu jouant
auprès d'elle; elle se leva, comme pour faire le tour du meuble énorme
derrière lequel j'étais tapi; mais une vieille dame, plus impatiente que
les autres, lui prit la main en lui disant:

--Le petit est couché, ma chère; d'ailleurs, voudriez-vous paraître plus
prude que nous...

Alors la belle dame de... toussa, ses yeux se baissèrent souvent, et
elle commença ainsi:

«J'étais au couvent de... et je devais en sortir au bout de trois jours
pour épouser M. le comte de F... mon mari. Mon bonheur futur, envié par
quelques unes de mes compagnes, donnait lieu pour la vingtième fois à
des conjectures que je vous épargne, puisque d'après vos récits vous
vous en êtes toutes occupées en temps et lieu.

»Trois jeunes personnes de mon âge et moi, qui ne pouvions pas faire
ensemble soixante-dix ans, étions groupées devant la fenêtre d'un
corridor, d'où l'on voyait ce qui se passait dans la cour du couvent.
Depuis une heure environ, nos jeunes imaginations avaient cultivé le
champ des suppositions d'une manière si folle et si innocente, je vous
jure, qu'il nous était impossible de déterminer en quoi consistait le
mariage; mes idées étaient même devenues si vagues que je ne savais plus
sur quoi les fixer.

»Une soeur de trente à quarante ans, qui nous avait prises en amitié,
vint à passer; c'était, autant que je me le rappelle, la fille d'un
campagnard fort riche: elle avait été mise au couvent dès sa jeunesse,
soit pour avantager son frère, soit à cause d'une aventure qu'elle ne
racontait qu'à son honneur et gloire. Mademoiselle de Langeac, qui était
plus libre qu'aucune de nous avec elle, l'arrêta et lui exposa assez
[Note du transcripteur: mot illisible] ment le danger qu'il pouvait y
avoir pour moi d'ignorer les conditions de la nature humaine.

La religieuse avisa dans la cour un maudit animal qui revenait du
marché, et qui dans le moment, par la fierté de son allure, la puissance
de développement de tout son être, formait la plus brillante définition
du mariage que l'on pût donner.

Là, le groupe féminin se rapprocha, madame de... parla à voix basse, les
dames chuchotèrent et tous les yeux brillèrent comme des étoiles; mais
je ne pus entendre de la réponse de la religieuse que deux mots latins,
employés par la belle dame, et qui étaient, je crois: _Ecce homo!..._

A cet aspect, reprit madame de... dont la voix remonta insensiblement au
diapason doux et clair qui avait donné le ton aux juvéniles confidences
de ces dames, je manquai de me trouver mal. Je pâlis en regardant
mademoiselle de Fiennes que j'aimais beaucoup, et la terreur que j'ai
ressentie depuis en pensant au jour où je devais monter sur l'échafaud
n'est pas comparable à celle dont je fus la proie en songeant à la
première nuit de mes noces. Je croyais être faite autrement que toutes
les femmes. Je n'osais parler à ma mère; je regardais le comte avec un
curieux effroi, sans en être plus instruite. Je ne vous dirai pas toutes
les pensées martyrisantes dont je fus assaillie; l'idée d'un pareil
supplice a été jusqu'à me faire rester, la veille de mon mariage, à
tenir pendant environ une heure le bouton doré qui servait à ouvrir
la porte de la chambre où dormait ma mère, sans pouvoir me décider à
entrer, à la réveiller et à lui faire part de l'impossibilité où me
mettait la nature d'être femme un jour.

»Bref! je fus menée plus morte que vive dans la chambre nuptiale...»

Ici madame de... ne put s'empêcher de sourire, et elle ajouta, non sans
quelque mine de sainte ni-touche:

«Mais j'ai vu que tout ce que Dieu a fait est bien fait, et que la
pauvre bécasse de religieuse avait essayé, comme Garo, de mettre des
citrouilles à un chêne.»

--Monsieur, dit une jeune dame, si vos histoires gaies commencent ainsi,
comment finiront-elles?...

--Oh! monsieur n'a jamais pu rien conter sans y mettre un trait un peu
trop vif, et vraiment je le redoute. J'espère toujours qu'il s'est
corrigé...

--Mais où est le mal?... demanda naïvement le narrateur. Aujourd'hui
vous voulez rire, et vous nous interdisez toutes les sources de la gaîté
franche qui faisait les délices de nos ancêtres. Otez les tromperies de
femmes, les ruses de moines, les aventures un peu breneuses de Verville
et de Rabelais, où sera le rire?... Vous avez remplacé cette poétique
par celle des calembours d'Odry!... Est-ce un progrès?... Aujourd'hui
nous n'osons plus rien!... A peine une honnête femme permettrait-elle à
son amant de lui raconter la bonne histoire du cocher de fiacre disant à
une dame: _Voulez-vous trinquer?_... Il n'y a rien de possible avec des
moeurs aussi tacitement libertines; car je trouve vos pièces de théâtre
et vos romans plus gravement indécens que la crudité de Brantôme, chez
lequel il n'y a ni arrière-pensée ni préméditation. Le jour où nous
avons donné de la chasteté au langage, les moeurs avaient perdu la leur.

--La philanthropie a ruiné le conte!... reprit un vieillard.

--Comment?... dit la femme d'un peintre.

--Pour qu'un conte soit bon, il faut toujours qu'il vous fasse rire d'un
malheur, répondit-il.

--Paradoxe!... s'écria un journaliste.

--Aujourd'hui, reprit le vieillard en souriant, les sots se servent trop
souvent de ce mot-là, quand ils ne peuvent pas répondre, pour qu'un
homme d'esprit l'emploie.

Il y eut un moment de silence.

--Autrefois, dit le vieillard, les gens riches se faisaient enterrer
dans les églises. Alors il y avait un intervalle entre l'enterrement
réel et le convoi, parce que la tombe n'était pas toujours prête à
recevoir le mort. Cet inconvénient avait obligé les curés de Paris à
faire garder pendant un certain laps de temps les cercueils dans une
chapelle où se trouvait un sépulcre postiche. C'était en quelque sorte
un vestibule où les morts attendaient. Il y avait un prêtre de garde
près de la chapelle mortuaire, et les familles payaient les prières de
surérogation qui se disaient pendant la nuit ou pendant le jour qui
s'écoulait entre l'enterrement factice et l'inhumation définitive.
Excusez-moi de vous donner ces détails; mais aujourd'hui, pour beaucoup
de personnes, ils sont de l'histoire...

Un pauvre prêtre, nouveau venu à Saint-Sulpice, débuta dans l'emploi de
garder les morts... Un vieux maître des requêtes de l'hôtel avait été
enterré la matin. Au commencement de la nuit, le prêtre de province fut
installé dans la chapelle, et chargé de dire les prières à la lueur des
cierges. Le voilà seul, au coin d'un pilier, dans cette grande église.
Il dit un psaume, et quand le psaume est fini:

--Pan! pan!...

Il entend trois petits coups frappés faiblement.

Les oreilles lui tintent; il regarde la voûte, les dalles, les
piliers... et finit par croire que ses confrères veulent lui jouer
quelque tour, comme cela se fait dans les couvens pour les novices.
Alors il se remet à dépêcher un autre psaume; et de verset en verset:

--Pan! pan! pan!

La prêtre répondit:

--Oui! oui! frappe!... Je t'en casse!...

Enfin les coups diminuèrent, et ne se firent plus entendre que de loin à
loin.

Vers le matin, un vieux prêtre vint relever de faction le débutant.
Celui-ci lui donne le livre, la chaise, et s'en va.

--Pan! pan! pan!

--Qu'est-ce que c'est que ça?... demanda le vieux prêtre.

--Oh! ce n'est rien, répondit le nouveau; c'est le mort qui a un tic...

--Je croirais volontiers que ce mot est vrai... dit un professeur
d'histoire. Il est saturé de cet esprit rustique si précieux chez les
vieux auteurs, et qui se retrouve souvent peut-être chez le paysan.
Ce prêtre venait d'en-deçà la Loire... Le villageois est une nature
admirable. Quand il est bête, il va de pair avec l'animal; mais quand
il a des qualités, elles sont exquises; malheureusement personne ne
l'observe. Il a fallu je ne sais quel hasard pour que Goldsmith ait fait
_le Vicaire de Vakefield_. Aussi la vie campagnarde et paysanne attend
un historien.

--Votre observation me rappelle, dit un ancien fonctionnaire impérial,
un trait qui peut servir de preuve à votre opinion. Il donne tout-à-fait
l'idée d'un homme trempé comme devait l'être le paysan du Danube.

En 1813, lors des dernières levées d'hommes dont Napoléon eut besoin,
et que les préfets firent avec une rigueur qui contribua peut-être à la
première chute de l'empire, le fils d'un pauvre métayer des environs
d'une ville que je ne vous nommerai pas, car ce serait vous désigner le
préfet, refusa de partir, et disparut.

Les premières sommations exécutées, l'on en vint aux mesures de rigueur
contre le père et la mère. Enfin un matin, le préfet, ennuyé de voir
cette affaire traîner en longueur, mande le père devant lui.

Le paysan vint à la préfecture; et là, le secrétaire général d'abord,
puis le préfet lui-même, essayèrent par des paroles de persuasion de
convertir à l'évangile impérial le père du réfractaire, et de lui
arracher le secret de la retraite où son fils était caché.

Ils échouèrent contre le système de dénégation dans lesquels les paysans
se renferment avec l'instinct de l'huître, qui défie ses agresseurs à
l'abri de sa rude écaille. Des douceurs, le préfet et son secrétaire
passèrent aux menaces, et ils se mirent très-sérieusement en colère, et
rudoyèrent le pauvre homme, qui les regardait avec un grand flegme, en
tortillant son chapeau à bords rabattus.

--Nous saurons bien te faire retrouver ton fils, disait le secrétaire.

--Je le voudrais bien, monseigneur, répondait le paysan.

--Il me le faut mort ou vif, s'écria le préfet, en forme de conclusion.

Là dessus le père s'en revint désolé chez lui; car il ne savait
réellement pas où était son fils et se doutait bien de ce qui allait
arriver.

En effet, le lendemain, il vit dès le matin, en allant aux champs, le
chapeau bordé d'un gendarme qui galopait le long des haies, et que le
préfet envoyait loger chez lui, jusqu'à ce que le réfractaire se fût
retrouvé.

Il fallut donc chauffer, blanchir, éclairer le garnisaire et le nourrir
son cheval et lui. Le paysan y mangea ses économies, vendit la croix
d'or, les boucles d'oreilles, de souliers, les agrafes d'argent et les
hardes de sa femme; puis un champ qu'il avait, et enfin sa maison.

Avant de vendre la maison et le morceau de terre dont elle était
environnée, il y eut une horrible dispute entre la femme et le mari,
celui-ci prétendait qu'elle savait où était son fils... Le gendarme fut
obligé de mettre le holà, au moment où le paysan s'emporta, car il avait
pris son sabot pour le jeter à la tête de sa femme.

Depuis cette soirée, le garnisaire ayant pitié de ces deux malheureux
menait son cheval paître le long des chemins et dans les prés communaux.
Quelques voisins se cotisèrent pour lui fournir de l'avoine et de la
paille; la plupart du temps le gendarme achetait de la viande, et l'on
s'entendait pour soutenir ce pauvre ménage. Le paysan avait parlé de se
pendre.

Enfin, un jour qu'il fallait du bois pour cuire le dîner du gendarme, le
père du réfractaire était allé dès le matin dans une forêt voisine pour
ramasser des branches mortes et faire provision de bois.

A la nuit, il aperçut dans un fourré, près des habitations, une masse
blanche, et ayant été voir ce que cela pouvait être, il reconnut son
fils. Il était mort de faim, et avait encore entre les dents l'herbe
qu'il avait essayé de manger.

Le paysan chargea son enfant sur ses épaules, et, sans le montrer à
personne, sans rien dire, il le porta pendant trois lieues; il arriva à
la préfecture, s'enquit où était le préfet, et, apprenant qu'il était
au bal, il l'attendit; et quand celui-ci rentra, sur les deux heures du
matin, il trouva le paysan à sa porte, qui lui dit:

--Vous avez voulu mon fils, monsieur le préfet, le voilà!

Il mit le cadavre contre le mur et s'enfuit.

Maintenant, lui et sa femme mendient leur pain.

--Ceci est tout bonnement sublime, reprit le médecin; mais je crois que
si les actions des paysans sont si complètes, si simplement belles,
c'est que, chez eux, tout est naturel et sans art; ils obéissent
toujours au cri de la nature; leur ruse même, leur astuce, si célèbres
et si formidables, sont un développement de l'instinct humain. Ils sont
cauteleux dans les affaires, et dissimulés, comme tous les gens faibles,
en présence d'un ennemi puissant; et, ne faisant pas abus de la pensée,
ils la trouvent comme la foi, très-robuste dans leur ame, au moment où
ils en font usage. La foi du charbonnier est un proverbe.

Ce qui m'étonne le plus en eux, ajouta-t-il, c'est leur détachement de
la vie, et je ne comprends pas qu'en estimant si peu une existence si
chargée de peines et de travail, ils soient si peu vindicatifs, et ne la
risquent pas plus souvent, par calcul. Ils n'ont pas le temps peut-être
de réfléchir ou de combiner de grandes choses.

--C'est ce qui sauve la civilisation de leurs entreprises, dit
quelqu'un.

--Encore la civilisation!... répéta le médecin d'un air comi-tragique.

--Mais, docteur, lui dis-je, je vous assure que je connais un petit pays
de Touraine où les gens de la campagne font mentir vos observations. Du
côté de Chinon, les naturels de notre pays sont possédés d'une fureur
courte et vive qui leur donne l'énergie de se livrer à leurs passions,
puis ils rentrent soudain dans cette douceur spirituelle et railleuse
qui distingue le caractère tourangeau. Serait-ce que Caïn aurait peuplé
les environs de Chinon, dont les habitans sont nommés _Caïnones_
dans les cartulaires, ou faut-il attribuer ce sentiment de vengeance
immédiate à la vie sauvage que mènent les habitans des campagnes? Le
docteur Gall aurait bien dû venir visiter le Chinonnais, où, du reste,
il y a de fort honnêtes gens. Un des avocats les plus distingués de ce
pays me disait en riant que cet arrondissement devrait lui constituer
une rente, parce que la plupart des procès civils et criminels étaient
issus de ce pays si célébré par Rabelais. Quant à moi, j'ai vu de mes
yeux un exemple frappant de cette observation, dont je ne voudrais pas
cependant garantir la vérité psycologique.

Voici le fait:

--Je revenais, en 181..., d'Azai à Tours par la voiture de Chinon. En
prenant ma place, je vis, sur la banquette de derrière deux gendarmes,
entre lesquels était un gars d'environ vingt-deux ans.

--Qu'a-t-il donc fait celui-là?... dis-je au brigadier, croyant qu'il
s'agissait de quelque délit forestier ou autre.

--Presque rien... répondit le gendarme; il s'est permis de rompre avec
une barre de fer l'échine de son maître, et il l'a tué, pas plus tard
qu'hier...

Là-dessus, grand silence. Je voyageais en compagnie d'un assassin.
Celui-ci se tenait coi dans la carriole, regardant avec assez
d'insouciance les arbres du chemin, qui fuyaient avec autant de rapidité
que sa vie promise à l'échafaud. Il avait une figure douce, quoique
brune et fortement colorée.

--Pourquoi donc a-t-il assommé son maître?... dis-je au brigadier.

--Pour une misère... répondit le gendarme. En allant à la foire de
Tours, son bourgeois, qui était un fort métayer, avait promis de
rapporter les cadeaux d'usage à la fille de basse-cour et à ce
gars-là... Pour lors, il s'agissait d'un tablier pour elle, et d'un
gilet rouge pour lui. Au retour, il paraît que le fermier eut quelque
motif de mécontentement contre lui. Il donna bien le tablier à la fille,
mais il garda le gilet. Assoupi par la chaleur, et fatigué, vu qu'il
avait fait la route sans arrêt et à cheval, il s'endormit sur le coin de
sa table, dans la salle. Alors le gars prit la barre de fer, et lui en
asséna un grand coup sur la nuque; le métayer a encore eu la force de se
relever et de lui dire:

--Malheureux!...

Et il lui a donné un second coup, qui finalement l'a tué raide. Et
après il a été se cacher dans l'écurie avec le gilet; mais il n'a pas
seulement pris un liard de l'argent que son maître rapportait de Tours,
et il s'est laissé empoigner sans résistance.

--Comment, lui dis-je, en me tournant vers le paysan, as-tu pu tuer un
homme pour un gilet?...

--Dam!... j'avais compté là-dessus pour aller à la danse.

Ce fut tout ce que je tirai de ce garçon... qui ne paraissait point
méchant du tout. Les gendarmes ne lui avaient seulement pas lié les
mains. La voiture vint à verser au-dessus de Bellon.--Mais non, elle ne
versa pas. L'un des brancards s'était cassé. Nous en sortîmes tous;
les gendarmes se mirent de chaque côté de ce malheureux en le laissant
libre; néanmoins ils avaient l'oeil sur lui. Ce gaillard-là, voyant le
conducteur s'y prendre assez mal pour relever la patache, l'aida, lia
lui-même une perche pour remplacer le brancard; et quand tout fut fini:

--Ah! ça ira!... maintenant, dit-il en achevant de serrer le dernier
noeud d'une corde, et il remonta dans cette voiture qui le menait pour
ainsi dire au supplice. Il fut exécuté à Tours.

--Bah! ce sang froid n'a rien de bien extraordinaire, dit un jeune homme
qui était venu du salon du jeu, au milieu de ma narration, et n'avait
pas assisté aux prémisses de mon argumentation. Il existe une foule
d'anecdotes sur les derniers momens des criminels; et, si je vous cite à
ce propos un fait de ce genre, bien autrement curieux, c'est parce
que je le crois peu connu; je l'ai entendu raconter à l'auteur des
_Souvenirs de la Révolution_. Le syndic du tribunal de Brest se nommait
Vignes, et le président Vigneron. Ils furent condamnés à mort. En se
trouvant sur l'échafaud, l'un d'eux, M. Vignes, dit à l'autre en lui
montrant la foule:

--Hein! ils vont se trouver bien embarrassés sans vignes ni vigneron.

M. Vignes passa le premier; mais au moment où le couteau lui tranchait
la tête, les deux montans de la guillotine se désunirent; enfin il se
dérangea quelque chose dans l'instrument du supplice, et comme il
était fort tard, l'exécuteur des hautes-oeuvres républicaines dit au
président:

--Ma foi, monsieur, vous voilà sauvé; car c'est quelque chose que
vingt-quatre heures par ce temps-ci.

--Il faut que tu sois un grand lâche, répondit M. Vigneron. Comment,
parce que tes planches ont un peu joué, tu vas me faire attendre? Le
jugement ne m'a pas condamné à vivre vingt-quatre heures de plus...

Il prit lui-même le marteau, les clous, et raccommoda la guillotine;
puis, quand elle fut jugée solide, il se coucha sur la planche, et fut
exécuté.

Ceci est autre chose que de mettre une perche à un brancard, et c'est du
sang froid argent comptant...

--Docteur, dit une dame, vous qui devez voir beaucoup de mourans,
avez-vous rencontré souvent des exemples de cette singulière
tranquillité?...

--Madame, dit-il, les criminels sont ordinairement des gens doués d'une
organisation très-puissante, en sorte qu'ils ont plus de chances que les
malades affaiblis par de longues agonies pour dire de jolies choses. On
les tue vivans, tandis que les malades meurent tués. Puis, chez certains
hommes, l'ame est fortement excitée par l'attente du supplice, et
ils rassemblent toutes leurs forces pour soutenir cet assaut. Il y a
exaltation. Cependant j'ai vu de belles morts particulières... Pour
moi, la plus belle a été celle de la femme d'un célèbre médecin
allemand, auquel j'étais fort attaché. Le tableau que cette scène nous
offrit est toujours vif et coloré comme au moment où j'en fus témoin.

Nous avions passé la nuit au chevet de la mourante; elle était attaquée
de la poitrine, et la pulmonie, arrivée au dernier degré, ne laissait
aucun espoir. Mon maître s'était endormi; sa femme, s'étant réveillée
vers quatre heures du matin, me fit, de la manière la plus touchante
et en souriant, un signe amical pour me dire de la laisser reposer,
et cependant elle allait mourir. Elle était arrivée à une maigreur
extraordinaire; mais son visage avait conservé ses traits et ses formes,
qui étaient belles. Sa pâleur faisait ressembler sa peau à de la
porcelaine derrière laquelle il y a une lumière. Ses yeux vifs et ses
couleurs tranchaient sur ce teint plein d'une molle élégance, et il y
avait dans sa physionomie une sorte de sublimité qui imposait. Elle
paraissait plaindre son mari, auquel sa vie avait été vouée; mais ce
sentiment prenait sa source dans une tendresse élevée, qui semblait ne
plus connaître de bornes aux approches de la mort. Le silence était
profond; la chambre, doucement éclairée par une lampe, avait l'aspect de
toutes les chambres de malades au moment de la mort. C'était un désordre
pittoresque... En ce moment, la pendule sonna, et le docteur,
au désespoir d'avoir dormi, se réveilla. Je ne vis pas le geste
d'impatience par lequel il peignit le regret qu'il éprouvait d'avoir
perdu de vue sa femme pendant un des derniers momens qui lui étaient
accordés; mais il est sûr qu'une personne autre que la mourante aurait
pu s'y tromper. Ce médecin, homme d'un grand talent, avait mille de ces
bizarreries apparentes qui font prendre les gens de génie pour des
fous, mais dont l'explication se trouve dans la nature exquise et les
exigences de leur esprit. Il vint se mettre dans un fauteuil, près du
lit de sa femme, et la regarda fixement. Alors elle avança un peu la
main, prit celle de son mari, la serra faiblement, et d'une voix douce,
mais émue, elle lui dit:

--Mon pauvre ami, qui donc maintenant te comprendra?...

Puis elle mourut en le regardant.

--Les histoires que conte le docteur, reprit une dame après un moment de
silence, me font des impressions bien profondes.

Le médecin salua gravement.

--Oui, elles sont douces et intéressantes; il nous émeut sans employer
les atrocités si fort à la mode aujourd'hui...

--Ma réserve, dit-il, n'est certes pas de l'impuissance, et je vous prie
de croire, madame, que j'ai ma provision d'horrible tout comme un autre.

--Eh bien! s'écria la maîtresse de la maison, racontez-nous un peu
quelque chose d'affreux. Je voudrais voir la couleur de votre tragique,
quand ce ne serait que pour le comparer avec celui qui a présentement
cours à la bourse littéraire.

--Malheureusement, madame, je ne parle que de ce que j'ai vu.

--Eh bien!

--Mais je dois avoir le dessous avec les gens qui ont sur moi tous les
avantages que donne l'imagination. Je ne puis pas vous mettre en scène
deux frères nageant en pleine mer et se disputant une planche... ou un
homme qui a entrepris de manger un régiment à la croque-au-sel. Je ne
puis être que vrai.

--Eh bien! nous nous contenterons de la vérité.

--Je ne veux pas me faire prier, reprit-il, et il se moucha.

--Le hasard, dit-il, me mit autrefois en relation avec un homme qui
avait roulé dans les années de Napoléon, et dont alors la position était
assez brillante pour un militaire de son grade. Il était capitaine, et
occupait à l'état-major de Paris, je crois, une place qui lui valait de
quatre à cinq mille francs; en outre il possédait quelque fortune. Où
l'avait-il prise, je ne sais. Il était de basse extraction, et pour
n'avoir pas d'avancement sous l'empire, il fallait être un traînard,
un niais, un ignorant ou un lâche. Cependant il y a aussi des gens
malheureux. Mon homme n'était rien de tout cela; c'était le type
des mauvais soudards, débauché, buveur, fumeur, vantard, plein
d'amour-propre, voulant primer partout, ne trouvant d'inférieurs que
dans la mauvaise compagnie et s'y plaisant, racontant ses exploits à
tous ceux qui ne savaient pas si une demi-lune est quelquefois entière,
enfin un vrai _chenapan,_ comme il s'en est tant rencontré dans les
armées; ne croyant ni à Dieu ni au diable; bref pour achever de vous le
peindre, il suffira de vous dire ce qui m'arriva un jour que je l'avais
rencontré du côté de la Bastille. Nous allions l'un et l'autre au
Palais-Royal. Nous cheminâmes par les boulevards. Au premier estaminet
qui se trouva:

--Permettez-moi, dit-il, d'entrer là un petit moment; j'ai un restant de
tabac à y prendre et un verre d'eau-de-vie.

Il avala le petit verre d'eau-de-vie, et reprit en effet une pipe
chargée et un peu de tabac à lui.

Au second estaminet il avait achevé de fumer son restant de tabac, et
recommença son antienne. Ce diable d'homme avait des restans de tabac
dans tous les estaminets, et c'étaient comme autant de relais pour
des pipes et son gosier. Il avait établi dans Paris ses lignes de
communication. Je ne vous parlerai pas de ses moustaches grises, de ses
vêtemens caractéristiques, de son idiome et de ses tics, ce serait vous
en entretenir jusqu'à demain. Je crois qu'il ne s'était jamais peigné
les cheveux qu'avec les cinq doigts de la main. J'ai toujours vu à
son col de chemise la même teinte blonde. Eh bien! cet homme-là, ce
chenapan, avait une assez belle figure, figure militaire, de grands
traits, une expression de calme; mais j'ai toujours cru lire au fond de
ses yeux verts de mer et tachetés de points orangés quelques-unes de ces
aventures où il y a de la fange et du sang. Ses mains ressemblaient à
des éclanches. Il était d'une taille médiocre, mais large des épaules et
de la poitrine, un vrai corsaire. Par-dessus tout cela il se disait un
des vainqueurs de la Bastille. Cet homme rencontra une jeune fille assez
folle pour s'amouracher de lui. C'était une grisette, mais un amour de
feu. Elle avait nom Clarisse, et travaillait chez une fleuriste. Elle
avait tout joli, la taille, les pieds, les cheveux, les mains, les
formes, les manières. Son teint était blanc, sa peau satinée. Il n'y
a vraiment qu'à Paris que se trouvent ces espèces de produits et ces
sortes de passions. Jamais je n'ai vu de contraste aussi tranché que
l'opposition présentée par ce singulier couple. Clarisse était toujours
mignonne, propre et bien mise. Par amour-propre, le capitaine lui
donnait tout ce qu'elle lui demandait, et la pauvre enfant lui demandait
peu de choses: c'étaient la partie de spectacle, quelques robes, des
bijoux. Jamais elle ne voulut être épousée, et s'il la logea, s'il
meubla son appartement, ce fut par vanité. Cette jeune fille était le
dévouement même. J'ai souvent pensé que ces pauvres créatures obéissent
à je ne sais quelle charitable mission en se donnant à ces hommes si
rebutans, si rebutés, aux mauvais sujets. Il y a dans ces actes du coeur
un phénomène qu'il serait intéressant d'analyser.

Clarisse tomba malade, elle eut une fièvre putride, à laquelle se
mêlèrent de graves accidens, et le cerveau fut entrepris. Le capitaine
vint me chercher; je trouvai Clarisse en danger de mort, et, prenant son
protecteur à part, je lui fis part de mes craintes.

--Il faut, lui dis-je, avoir une bonne garde-malade au plus tôt; car
cette nuit sera très-critique.

En effet, j'avais ordonné de mettre à une certaine heure des sinapismes
aux pieds, puis d'appliquer, une demi-heure après l'effet du topique,
de la glace sur la tête, et lorsqu'elle serait fondue, de placer un
cataplasme sur l'estomac... Il y avait d'autres prescriptions dont je
ne me souviens plus.

--Oh! me répondit-il, je ne me fierais point à une garde; elles dorment,
elles font les cent coups, tourmentent les malades. Je veillerai
moi-même, et j'exécuterai vos ordonnances comme si c'était une consigne.

A huit heures du matin, je revins, fort inquiet de Clarisse; mais en
ouvrant la porte, je fus suffoqué par les nuages de fumée de tabac qui
s'exhalèrent, et au milieu de cette atmosphère brumeuse, je vis à peine,
à la lueur de deux chandelles, mon homme fumant sa pipe et achevant un
énorme bol de punch. Non, je n'oublierai jamais ce spectacle. Auprès de
lui Clarisse râlait et se tordait; il la regardait tranquillement.
Il avait consciencieusement appliqué les sinapismes, la glace, les
cataplasmes; mais aussi le misérable, en faisant son office de
garde-malade, trouvant Clarisse admirablement belle dans l'agonie, avait
sans doute voulu lui dire adieu; du moins le désordre du lit me fit
comprendre les événemens de la nuit. Je m'enfuis, saisi d'horreur:
Clarisse mourait.

--L'horrible vrai est toujours plus horrible encore!... dit le
sculpteur.

--Il y a de quoi frémir quand on songe aux malheurs, aux crimes qui sont
commis à l'armée, à la suite des batailles, quand la méchanceté de tant
de caractères méchans peut se déployer impunément!... reprit une dame.

--Oh! dit un officier qui n'avait pas encore parlé de la soirée, les
scènes de la vie militaire pourraient fournir des milliers de drames.
Pour ma part, je connais cent aventures plus curieuses les unes que les
autres; mais en m'en tenant à ce qui m'est personnel, voici ce qui m'est
arrivé...

Il se leva, se mit devant nous, au milieu de la cheminée, et commença
ainsi:

--C'était vers la fin d'octobre; mais non, ma foi, c'était bien dans les
premiers jours de novembre 1809, je fus détaché d'un corps d'armée qui
revenait en France, pour aller dans les gorges du Tyrol bavarois. En ce
moment nous avions à soumettre, pour le compte du roi de Bavière,
notre allié, cette partie de ses états que l'Autriche avait réussi
à révolutionner. Le général Chatler s'avançait même avec un ou deux
régimens allemands, dans le dessein d'appuyer les insurgés, qui étaient
tous gens de la campagne.

Cette petite expédition avait été confiée par l'empereur à un certain
général d'infanterie nommé Rusca, qui se trouvait alors à Clagenfurth, à
la tête d'une avant-garde d'environ quatre mille hommes. Comme Rusca
était sans artillerie, le maréchal Marmont... avait donné l'ordre de
lui envoyer une batterie, et je fus désigné pour la commander.

C'était la première fois, depuis ma promotion au grade de lieutenant,
que je me voyais, au milieu d'une brigade, le seul officier de mon
corps, ayant à conduire des hommes qui n'obéissaient qu'à moi, et obligé
de m'entendre, comme chef d'une arme, avec un officier général.

--C'est bon, me dis-je en moi-même, il y a un commencement à tout, et
c'est comme cela qu'on devient général.

--Vous allez avec Rusca?... me dit mon capitaine, prenez garde à vous,
c'est un malin singe, un vaurien fini. Son plus grand plaisir est de
_mettre dedans_ tous ceux qui ont affaire à lui. Pour vous apprendre ce
que c'est que ce chrétien-là, il suffira peut-être de vous dire qu'il
s'est amusé dernièrement à baptiser du vin blanc avec de l'eau-de-vie,
afin de renvoyer à l'empereur un aide-de-camp soûl comme une grive...
Si vous vous comportez de manière à éviter ses algarades, vous vous en
ferez un ennemi mortel... Voilà le pèlerin... Ainsi, attention!

--Hé bien, répliquai-je à mon capitaine, nous nous amuserons; car il ne
sera pas dit qu'un pousse-cailloux _embêtera_ un officier d'artillerie.

Dans ce temps-là, voyez-vous, l'artillerie était quelque chose, parce
que le corps avait fourni l'empereur...

Me voilà donc parti, moi et mes canonniers, et nous gagnons Clagenfurth.
J'arrive le soir; et, aussitôt que mes hommes sont gîtés, je me mets en
grande tenue et je me rends chez le Rusca. Point de Rusca.

--Où est le général, demandais-je à une manière d'aide-de-camp qui
baragouinait un français mêlé d'italien.

--Le zénéral est à la zouziété, dans oun chercle, au café, à boire de
la bière sou la piazza.

Je regarde mon homme en face, et je m'aperçois qu'il n'est pas ivre
comme ses incohérences me le faisaient supposer.

--Vous êtes étonné... reprit l'aide-de-camp. Ma s'il est là de si bonne
houre, c'est pour oune petite difficoulté quél zénéral il a ou avec les
habitanti. Par ché i son di oumor pauco contrariente les Tedesques. Ces
chiens-là né se sont-ils pas avisés dé né piou audare boire de la bière
all chercle per ché lè zénéral y était...

En ce moment, nous fûmes interrompus par un roulement de tambour, après
quoi le crieur de la ville lut en français d'abord, puis en allemand et
en italien, une proclamation de Rusca, en vertu de laquelle il était
enjoint à tous les négocians et notables habitans de Clagenfurth
d'aller, comme par le passé, au cercle, pendant toutes les soirées, sous
peine d'être taxés à un contribution extraordinaire.

--Et comment le paieront-ils donc?... dit le colonel du 20e qui se
trouvait auprès de moi, car je m'étais avancé pour écouter; ce serait
la quatrième qu'il lèverait sur ces pauvres diables. Ce compère-là est
capable de les faire révolter, pour se donner le plaisir de mitrailler
une sédition populaire...

--Pourquoi n'allaient-ils plus au café?... mon colonel, lui
demandais-je.

Le colonel me regarda.

--Vous arrivez... à ce que je vois, me répondit-il. Eh bien! voilà le
fait. Ce diable de Rusca ne s'amusait-il pas, le soir, à allumer sa
pipe, au cercle, devant ces pauvres gens, avec les billets de florins
qu'il leur arrachait le matin!... Il faut que ce soit encore un bien bon
peuple, ces Allemands, pour qu'aucun d'eux ne lui ait tiré un coup de
pistolet... Heureusement, nous partirons demain; nous n'attendions que
vous...

--Il paraît, lui dis-je, que votre général n'est pas commode?...

--C'est un excellent militaire... répliqua-t-il, et il entend
particulièrement la guerre que nous allons faire. Il a été médecin dans
la partie de l'Italie qui avoisine les montagnes du Tyrol, et il en
connaît les routes, les sentiers, les habitans. Il est d'une bravoure
exemplaire; mais c'est bien le plus malicieux animal que j'aie jamais
connu. S'il ne brûle pas les paysans dans leurs villages, il faudra
qu'il soit dans ses bons jours...

Le colonel s'éloigna en voyant un officier venir à nous.

Je fus assez embarrassé de ma personne en me trouvant seul. Je pensai
qu'il n'était pas convenable que j'allasse voir Rusca au cercle; et,
alors, je revins à l'aide-de-camp, qui était toujours resté immobile
sur le seuil de la porte, occupé à fumer son cigare. J'avais toujours
rencontré son regard, quand je jetais par hasard les yeux sur lui en
causant avec le colonel; et, quoique ce regard me parût aussi railleur
que perfide, je le priai d'annoncer à son général ma visite pour la fin
de la soirée, objectant la nécessité dans laquelle j'étais de prendre
quelque chose; car je n'avais rien mangé depuis le matin... mais un
officier n'est pas aussi heureux que la mule du pape; en campagne,
il n'a pas d'heures pour ses repas; il se nourrit comme il peut, et
quelquefois pas du tout. Au moment où j'allais retourner à mon logement,
j'entendis une grande rumeur dans le faubourg par lequel j'étais entré.
Je demande à un soldat qui me parut en venir la raison de ce tumulte, et
il me dit que l'un de mes canonniers en était cause; alors je fus forcé
de me rendre sur les lieux pour savoir ce qui se passait. Il y avait
des attroupemens composés de femmes principalement, qui paraissaient en
colère, criaient et parlaient toutes ensemble; c'était comme dans
une basse-cour, quand les poules se mettent à piailler. Au milieu
du faubourg, je vis une grande et belle fille autour de laquelle on
s'attroupait; quand elle m'aperçut, elle fendit la presse et vint à moi.
Elle était furieuse, elle parlait avec une volubilité convulsive; elle
avait des couleurs, les bras nus, la gorge haletante, les cheveux en
désordre, les yeux enflammés, la peau mate; elle gesticulait avec feu,
elle était superbe; c'est une des plus belles colères que j'ai vues dans
ma vie. Là, je sus la cause de cette émeute. Mon fourrier était logé
chez le père de cette fille; et il paraît que, la trouvant à son goût,
il avait voulu la cajoler; mais qu'elle s'était brutalement défendue;
alors mon diable de canonnier, un provençal, il se nommait Lobbé,
c'était un petit homme, à cheveux noirs, bien frisés, qu'on avait appelé
dans la compagnie _la Perruque_. La Perruque donc, par vengeance, se
faisait servir par le père et la mère de cette fille; et, comme il était
assis sur un fauteuil très-élevé, il avait mis chacun de ses pieds sur
un escabeau de chaque côté de la table, et, pendant son repas, il avait
forcé la mère et le père, qui était un homme à cheveux blancs, de
tourner les étoiles de ses éperons. Il dînait gravement, ayant à ses
pieds les deux vieillards agenouillés, occupés à faire aller les
molettes. Cette fille, ne pouvant pas digérer cet affront, essayait
d'ameuter le quartier contre les Français.

Lorsque j'eus compris le sujet de ses plaintes, je m'empressai d'aller
au logement de la Perruque, et je le vis en effet assis comme un
pacha, regardant les deux vieillards, bons Allemands, qui faisaient
consciencieusement aller les éperons. Je n'oublierai jamais le geste de
la fille quand, en entrant avec moi, elle me montra ses parens. Elle
avait les larmes aux yeux, et me dit d'un son de voix guttural en
allemand:

--_Sieht!..._ Voyez!...

--Allons donc, Lobbé, finissez, dis-je à mon canonnier. Que diable, vous
mériteriez d'être puni... Cela ne se fait pas...

Les deux vieillards continuaient toujours.

--Mais, mon lieutenant, me dit la Perruque, tenez, regardez-les!... Ça
ne les contrarie pas... ça les amuse.

Je faillis rire.

En ce moment, un gros homme bourgeonné, la face rouge et le nez bulbeux,
entra. A l'uniforme, je reconnus le général Rusca.

--Bien, bien, canonnier!... s'écria-t-il. Voilà dix florins pour
t'encourager à établir la domination française sur ces chiens-là...

Et il lui jeta des florins.

--Il me semble, mon général, lui dis-je avec fermeté, quand nous
sortîmes, que si vous m'avez entendu, la discipline militaire est
compromise. Il m'est fort indifférent, si cela vous plaît, que mon
fourrier fasse tourner ses molettes, mais puisque je lui avais ordonné
de cesser, et qu'il est sous mes ordres...

--Ah! dit-il en m'interrompant, tu es sorti de cette école où l'on
raisonne?... Je vais t'apprendre à clocher avec les boiteux...

--Quels sont vos ordres, lui demandais-je?

--Viens les prendre ce soir à huit heures!...

Et nous nous quittâmes. Ce commencement de relations ne promettait rien
de bon.

A huit heures, après avoir dîné, je me présentai chez le général que je
trouvai buvant et fumant en compagnie de son aide-de-camp, du colonel et
d'un Allemand qui paraissait être un personnage de Clagenfurth. Rusca me
reçut civilement, mais il y avait toujours une teinte d'ironie dans son
discours. Il m'invita fort courtoisement à boire et à fumer; je ne bus
guère que deux verres de punch et fumai trois cigares.

--Demain nous partirons à sept heures, et devrons être en vue de Brixen
dans la journée, il faut entamer ces gens-là vivement.

Je me retirai. Le lendemain, je crus m'éveiller à six heures, il était
neuf heures passées. Rusca m'avait sans doute mis quelque drogue dans
mon verre, et je fus au désespoir en apprenant qu'il s'était mis en
bataille à six heures du matin, et qu'il avait trois heures de marche en
avance. Mon hôte, comprenant que j'en voulais à Rusca, me proposa de
me donner les moyens d'arriver à Brixen avant lui. La tentative était
audacieuse, car il fallait m'embarquer dans des chemins de traverse où
je pouvais rester; mais, jeune et dépité comme je l'étais, je fis mon
va-tout. Cependant je ne voulus rien négliger: je communiquai mon
entreprise à mes sous-officiers, qui crurent leur honneur aussi bien
engagé que le mien, nous mêlâmes du vin à l'avoine de nos chevaux, et
les bons Allemands, apprenant que nous voulions jouer un tour au Rusca,
nous fournirent quatre guides chargés de nous préserver de tout malheur.
Effectivement, Rusca nous trouva reposés et en bataille en avant de
Brixen, l'attendant avec insouciance.

--Comment, messieurs les b..., vous êtes partis avant nous?... dit
le général. Vous me paierez cela, lieutenant... ajouta-t-il en me
regardant.

--Mon général, lui dis-je, vous ne m'avez pas ordonné de vous
accompagner; si vous vous en souvenez, votre ordre a été de regarder
Brixen comme le point de notre ralliement. Il ne souffla pas mot; mais
je vis qu'il faudrait jouer serré avec ce vieux singe-là. Nous entrâmes
en campagne au-delà de Brixen, j'avoue que je n'avais jamais vu faire la
guerre ainsi. Nous battions la campagne en visitant tous les villages,
les chemins, les champs. Vous eussiez dit une chasse, les soldats
rabattaient les paysans comme du gibier sur la principale route suivie
par le général, et quand il s'en trouvait en quantité suffisante, Rusca
passait tous ces malheureux en revue, en leur ordonnant de tendre leur
main gauche; puis, au seul aspect de la paume de cette main, il faisait
signe, remuant la tête, d'en séparer certains des autres, et il laissait
le reste libre de retourner à leurs affaires: puis aussitôt, sans autre
forme de procès, il fusillait ceux qu'il avait ainsi triés. La première
fois que j'assistai à cette singulière enquête, je priai Rusca de
m'expliquer ce mode de procéder. Alors, à quelques pas de l'endroit où
nous étions, il aperçut dans un buisson je ne sais quels vestiges, et
il le fit cerner. Le buisson fouillé, les soldats trouvèrent dans une
espèce de trou deux hommes armés de carabines, qui attendaient sans
doute que nous fussions passés afin de tuer nos traînards. Avant de les
faire fusiller, Rusca me montra leurs mains gauches. Dans ce pays, les
chasseurs ont l'habitude de verser la poudre nécessaire pour la charge
de leurs carabines dans le creux de leurs mains, et la poudre y laisse
une empreinte assez difficile à distinguer, mais que l'oeil de Rusca
savait y voir avec une grande dextérité. Dès l'enfance, il avait observé
ce singulier diagnostic, et il lui suffisait de voir les mains des
paysans pour deviner s'ils avaient récemment fait le coup de fusil. Le
second jour, nous rencontrâmes un vieillard, septuagénaire au moins,
perché sur un arbre et occupé à l'émonder. Rusca le fit descendre et
lui examina la main gauche; par malheur, il crut y apercevoir le signe
fatal, et, quoique le pauvre homme parût bien innocent, il ordonna de
l'attacher à l'affût d'un canon. Ce malheureux fut obligé de suivre, et
nous allions au petit trot. De temps en temps il gémissait; les cordes
lui enflaient les mains; il se trouva bientôt dans un état pitoyable;
ses pieds saignaient; il avait perdu ses sabots, et j'ai vu tomber de
grosses larmes de sang de ses yeux. Nos canonniers, qui avaient commencé
par rire, en eurent compassion, et vraiment il y avait de quoi, à voir
ce vieillard en cheveux blancs, traîné pendant les dernières lieues
comme un cheval mort. On finit par le jeter sur le canon, et comme il ne
pouvait pas parler, il remercia les soldats par un regard à tirer des
larmes. Le soir, lorsque nous bivouaquâmes, je demandai à Rusca ses
ordres relativement à ce vieillard.

--Fusillez-le... me dit-il.

--Mon général, répondis-je, vous êtes le maître de sa vie; mais si je
commande à mes canonniers de tuer cet homme, ils me diront que ce n'est
pas leur métier...

--C'est bon!... répliqua-t-il en m'interrompant. Gardez-le jusqu'à
demain matin, et nous verrons...

--Je ne me refuserai pas à le garder, dis-je; mais je ne veux pas en
répondre.

Et je sortis de la maison où était Rusca, sans entendre sa réplique;
mais je sus plus tard qu'il m'avait cruellement menacé...

En ce moment je partis, malgré tout l'intérêt que promettait ce
début. La pendule marquait minuit et demi. J'étais près de
Saint-Germain-des-Prés et je demeure à l'Observatoire.--Un jour j'aurai
la suite de Rusca; le nom me fait pressentir quelque drame; car je
partage, relativement aux noms, la superstition de M. Gautier Shaudy.
Je n'aimerais certes pas une demoiselle qui s'appellerait Pétronille ou
Sacontala, fût-elle jolie...

--Ma femme se nomme Rose-Vertu... me dit l'officier de l'Université qui
faisait route avec moi.

--Je le crois bien!... répliquai-je; Mlle Mars a nom Hippolyte... Et
vous, monsieur? lui demandai-je.

--Moi!... Sébastien!...

--C'est un martyr... et vous êtes sans doute très-heureux en ménage?

--Mais oui... Nous étions arrivés.

Ce fragment de conversation est sincère et véritable. Je puis affirmer
que, sauf de légères inexactitudes, bien pardonnables, et qui n'ont
adultéré ni le sens ni la pensée, tout ceci a été dit par des hommes
d'un haut mérite. N'est-ce pas un problème intéressant à résoudre pour
l'art en lui-même, que de savoir si la nature, textuellement copiée, est
belle en elle-même? Nous avons tous été fortement émus, un lecteur le
sera-t-il?... Nous allons voir la Marguerite de Scheffer; et nous ne
faisons pas attention à des créatures qui fourmillent dans les rues de
Paris, bien autrement poétiques, belles de misère, belles d'expression,
sublimes créations, mais en guenilles... Aujourd'hui nous hésitons
entre l'idéalisation et la traduction littérale des faits, des hommes,
des événemens. Choisissez... Voici une aventure où l'art essaie de
jouer le naturel.



L'OEIL SANS PAUPIÈRE.


_Hallowe'en, Hallowe'en!_ criaient-ils tous, c'est ce soir la nuit
sainte, la belle nuit des skelpies[1] et des fairies[2]! Carrick! et
toi, Colean, venez-vous? Tous les paysans de Carrick-Border[3] sont là,
nos Megs et nos Jeannies y viendront aussi. Nous apporterons de bon
whiskey dans des brocs d'étain, de l'ale fumeuse, le parritch[4]
savoureux. Le temps est beau; la lune doit briller; camarades, les
ruines de Cassilis-Downaus n'auront jamais vu d'assemblée plus joyeuse!»

[Note 1: Démons des eaux.]

[Note 2: Fées.]

[Note 3: Nom de canton.]

[Note 4: Pudding d'Écosse.]

Ainsi parlait Jock Muirlaud, fermier, veuf et jeune encore. Il était,
comme la plupart des paysans d'Écosse, théologien, un peu poète, grand
buveur, et cependant fort économe. Murdock, Will Lapraik, Tom Duckat,
l'entouraient. La conversation avait lieu près du village de Cassilis.

Vous ne savez sans doute pas ce que c'est que l'Hallowe'en: c'est la
nuit des fées; elle a lieu vers le milieu d'août. Alors on va consulter
le sorcier du village; alors tous les esprits follets dansent sur les
bruyères, traversent les champs, à cheval sur les pâles rayons de la
lune. C'est le carnaval des génies et des gnomes. Alors il n'y a pas de
grotte ni de rocher qui n'ait son bal et sa fête, pas de fleur qui ne
tressaille sous le souffle d'une sylphide, pas de ménagère qui ne ferme
soigneusement sa porte, de peur que le spunkie[5] n'enlève le déjeuner
du lendemain, et ne sacrifie à ses espiègleries le repas des enfans qui
dorment enlacés dans le même berceau.

[Note 5: Lutin.]

Telle était la nuit solennelle, mêlée de caprice fantastique et d'une
secrète terreur, qui allait s'élever sur les collines de Cassilis.
Imaginez un terrain montagneux, qui ondule comme une mer, et dont les
nombreuses collines se tapissent d'une mousse verte et brillante; au
loin, sur un pic escarpé, les murs crénelés du château détruit, dont la
chapelle, privée de sa toiture, s'est conservée presque intacte, et
fait jaillir dans l'éther pur ses pilastres minces, sveltes comme des
branchages en hiver et dépouillés de leur feuillage. La terre est
inféconde dans ce canton. Le genêt doré y sert de retraite au lièvre; la
roche paraît à nu de distance à distance. L'homme qui ne reconnaît
un pouvoir suprême que dans la désolation et la terreur regarde ces
terrains stériles comme frappés du sceau même de la Divinité. La
bienfaisance féconde et immense du Très-Haut nous inspire peu de
gratitude: c'est son châtiment et sa rigueur que nous adorons.

Les spunkies dansaient donc sur le gazon menu de Cassilis, et la lune,
qui s'était levée, paraissait large et rouge à travers le vitrage cassé
du grand portail de la chapelle. Elle semblait suspendue là comme une
grande rosace amarante, sur laquelle se dessinait un débris de trèfle de
pierre mutilé. Les spunkies dansaient.

Le spunkie! C'est une tête de femme, blanche comme la neige, avec de
longs cheveux ardeus. De belles ailes, draperies soutenues par des
fibres minces et élastiques, s'attachent, non pas à l'épaule, mais
au bras blanc et mince dont elles suivent le contour. Le spunkie est
hermaphrodite; à un visage féminin il joint cette élégance svelte et
frêle de la première adolescence virile. Le spunkie n'a de vêtement que
ses ailes, tissu fin et délié, souple et serré, impénétrable et léger,
comme l'aile de la chauve-souris. Une nuance brunâtre, fondue dans une
pourpre azurée, chatoie sur cette robe naturelle qui se reploie autour
du spunkie en repos, comme les plis de l'étendard autour du bâton qui
le porte. De longs filamens, qui ressemblent à de l'acier bruni,
soutiennent ces longs voiles dont le spunkie se drape; des griffes
d'acier en arment l'extrémité. Malheur à la ménagère qui s'aventure le
soir près du marais où se tient blotti le spunkie, ou dans la forêt
qu'il parcourt!

La ronde des spunkies commençait sur les bords de la Doon, quand
l'assemblée joyeuse, femmes, enfans, jeunes filles, s'en approcha. Les
lutins disparurent aussitôt. Toutes ces grandes ailes, se déployant à la
fois, obscurcissent l'air. Vous eussiez dit une nuée d'oiseaux s'élevant
tout à coup du milieu des roseaux bruissans. La clarté de la lune se
voila un moment; Muirland et ses compagnons s'arrêtèrent.

--J'ai peur! s'écria une jeune fille.

--Bah! reprit le fermier, ce sont des canards sauvages qui s'envolent!

--Muirland, lui dit le jeune Colean d'un air de reproche, tu finiras
mal; tu ne crois à rien.

--Brûlons nos noix, cassons nos noisettes, reprit Muirland, sans faire
attention à la réprimande de son camarade; asseyons-nous ici, et vidons
nos paniers. Voici un beau petit abri; la roche nous couvre; le gazon
nous offre un lit douillet. Le grand diable ne me troublerait pas dans
mes méditations, qui vont sortir de ces brocs et de ces bouteilles.

--Mais les bogillies[6] et les brownillies[7] peuvent nous trouver ici,
dit timidement une jeune femme.

[Note 6: Esprits des bois.]

[Note 7: Esprits des bruyères.]

--Le cranreuch[8] les emporte! interrompit Muirland. Vite, Lapraik,
allume ici, près du roc, un foyer de feuilles mortes et de branchages;
nous chaufferons le whiskey; et si les filles veulent savoir quel mari
le bon Dieu ou le diable leur réserve, nous avons ici de quoi les
satisfaire. Bome Lesley nous a apporté des miroirs, des noisettes, de la
graine de lin, des assiettes et du beurre. Lasses[9], n'est-ce pas là
tout ce qu'il vous faut pour vos cérémonies?

[Note 8: Vent du Nord.]

[Note 9: Jeunes filles.]

--Oui, oui, répondirent les lasses.

--Mais d'abord buvons, reprit le fermier, qui, par son caractère
dominateur, sa fortune, son cellier bien garni, son grenier plein de blé
et ses connaissances agricoles, avait acquis une certaine autorité dans
le canton.

Or, mes amis, vous saurez que de tous les pays du monde, celui où les
classes inférieures ont le plus d'instruction et le plus de
superstitions à la fois, c'est l'Écosse. Demandez à Walter Scott, ce
sublime paysan écossais, qui ne doit sa grandeur qu'à cette faculté
qu'il a reçue de Dieu de représenter symboliquement tout le génie
national. En Écosse on croit à tous les gnomes, et on discute, dans les
cabanes, des sujets d'abstraite philosophie. La nuit d'Hallowe'en
est consacrée spécialement à la superstition. L'on se réunit alors pour
pénétrer dans l'avenir. Les rites nécessaires pour obtenir ce résultat
sont connus et inviolables. Point de religion plus stricte dans ses
observances. C'était surtout cette cérémonie pleine d'intérêt, où chacun
est à la fois prêtre et sorcier, que les habitans de Cassilis
regardaient comme le but de leur excursion et le délassement de leur
nuit. Cette magie rustique a un charme inexprimable. On s'arrête, pour
ainsi dire, sur le point limitrophe de la poésie et de la réalité; on
communique avec les puissances infernales, sans renier Dieu tout-à-fait;
on transmute en objets sacrés et magiques les objets les plus vulgaires;
on se crée avec un épi de blé et une feuille de saule des espérances et
des terreurs.

La coutume veut que l'on ne commence les incantations d'Hallowe'en qu'à
minuit sonnant, à l'heure où toute l'atmosphère est envahie par les
êtres surhumains, et où non-seulement les spunkies, premiers acteurs
du drame, mais tous les bataillons de la féerie écossaise, viennent
s'emparer de leur domaine. Nos paysans, réunis à neuf heures, passèrent
le temps à boire, à chanter ces vieilles et délicieuses ballades où leur
langage mélancolique et naïf s'allie si bien à un rhythme saccadé, à une
mélodie qui descend de quarte en quarte par des intervalles bizarres, à
un emploi singulier du genre chromatique. Les jeunes filles, avec leurs
plaids bariolés et leurs robes de serge, d'une admirable propreté; les
femmes, le sourire sur les lèvres; les enfans, ornés de ce beau ruban
rouge, noué sur le genou, qui leur sert de jarretières et de parure;
les jeunes gens dont le coeur battait plus vite à l'approche du moment
mystérieux où la destinée allait être consultée; un ou deux vieillards
que l'ale savoureuse rendait à la joie de leurs jeunes ans, formaient un
groupe plein d'intérêt, que Wilkie aurait voulu peindre, et qui aurait
fait en Europe les délices de toutes les ames accessibles encore, parmi
tant d'émotions fébriles, aux délices d'un sentiment vrai et profond.

Muirland surtout se livrait tout entier à la gaieté bruyante qui
pétillait avec la mousse épaisse de la bière, et se communiquait à tous
les auditeurs.

C'était un de ces caractères que la vie ne dompte pas; un de ces hommes
d'intelligence vigoureuse qui luttent contre la bise et l'orage. Une
jeune fille du canton, qui avait uni sa destinée à celle de Muirland,
était morte en couches après deux ans de mariage; et Muirland avait juré
de ne se remarier jamais. Personne n'ignorait dans le voisinage la
cause de la mort de Tuilzie; c'était la jalousie de Muirland. Tuilzie,
délicate enfant, comptait à peine seize années quand elle épousa le
fermier. Elle l'aimait et ne connaissait pas la violence de cette ame,
la fureur dont elle pouvait s'animer, le tourment journalier qu'elle
pouvait infliger à elle-même et aux autres. Jock Muirland était jaloux;
la tendresse ingénue de sa jeune compagne ne le rassurait pas. Un jour,
au coeur de l'hiver, il lui fit faire un voyage à Edinburgh, pour
l'arracher aux séductions prétendues d'un jeune laird qui avait eu la
fantaisie de passer la mauvaise saison à sa campagne.

Tous les camarades du fermier, et même le curé, ne lui épargnaient
pas les remontrances; il ne répondait rien, si ce n'est qu'il aimait
ardemment Tuilzie, et qu'il était le meilleur juge de ce qui pouvait
contribuer au bonheur de son ménage. Sous le toit rustique de Jock, il y
avait souvent des plaintes, des cris, des sanglots qui retentissaient au
dehors; le frère de Tuilzie était venu représenter à son beau-frère que
sa conduite était inexcusable; une querelle véhémente avait été la suite
de cette démarche; la jeune femme dépérissait par degrés. Enfin le
chagrin qui la consumait l'emporta. Muirland tomba dans un profond
désespoir, qui dura plusieurs années; mais, comme tout est passager
dans ce monde, il avait, en jurant de rester veuf, oublié peu à peu
le souvenir de celle dont il avait été le bourreau involontaire. Les
femmes, qui pendant plusieurs années l'avaient vu avec horreur, lui
avaient enfin pardonné; et la nuit d'Hallowe'en le retrouvait tel qu'il
avait été autrefois, joyeux, caustique, amusant, buvant sec et fécond en
excellens contes, en plaisanteries rustiques, en refrains bruyans,
qui mettaient en train l'assemblée nocturne et entretenaient sa bonne
humeur.

On avait déjà épuisé la plupart des vieilles romances de fondation,
quand les douze coups de minuit sonnèrent et propagèrent au loin l'écho
de leurs vibrations. Ils avaient bu largement. Voici venir le moment des
superstitions accoutumées. Tout le monde, excepté Muirland, se leva.

«Cherchons le kail[10], cherchons le kail s'écrièrent-ils!...»

[Note 10: Ces usages sont encore populaires en Écosse.]

Jeunes gens et jeunes filles se répandirent dans les champs, et
revinrent tour à tour apportant chacun une racine détachée du sol:
c'était le kail. Il faut déraciner la première plante qui se présente
sous vos pas; si la racine est droite, votre femme ou votre mari seront
bien faits et de bonne grâce; si la racine est tortue, vous épouserez
une personne contrefaite. S'il reste de la terre suspendue aux filamens,
votre ménage sera fécond et heureux; si votre racine est polie et mince,
vous ne serez pas long-temps en ménage. Imaginez les éclats de rire,
le tumulte joyeux, les plaisanteries villageoises auxquelles cette
recherche conjugale donnait lieu; on se poussait, on se pressait; on
comparait les résultats de son investigation; jusqu'aux petits enfans
avaient leur kail.

«Pauvre Will Haverel! s'écria Muirlaud, jetant les yeux sur la racine
que tenait en main un jeune garçon, ta femme sera tortue; ton kail
ressemble à la queue de mon porc.»

Puis, ils s'assirent en rond, et l'on se mit à expérimenter la saveur
de chaque racine; une racine amère désigne un méchant mari; une racine
sucrée, un mari imbécile; une racine odorante, un époux de bonne humeur.
A cette grande cérémonie succéda celle du tap-pickle. Les jeunes filles
vont, les yeux bandés, cueillir chacune trois épis de blé. Si le grain
qui couronne l'épi se trouve manquer à l'un d'entre eux, on ne doute pas
que le mari futur de la villageoise n'ait à lui pardonner une faiblesse
commise avant l'heure nuptiale. O Nelly! Nelly! tes trois épis étaient
à la fois privés de leur tap-pickle, et l'on ne t'épargna pas les
railleries. Il est vrai que la veille même le fause-house, ou grenier de
réserve, avait été témoin d'une causerie bien longue entre toi et Robert
Luath.

Muirland les regardait sans se mêler activement à leurs jeux.

«Les noisettes! les noisettes!» s'écrièrent-ils.

On tire du panier un sac plein de noisettes, et l'on se rapprocha du
feu, que l'on n'avait pas cessé d'entretenir. La lune brillait pure et
presque radieuse. Chacun prit sa noisette. Ce charme est célèbre et
venéré. On se distribue par couples; on donne à la noisette que l'on a
choisie son propre nom; et l'on place à la fois dans le feu la noisette
baptisée du nom de sa fiancée, et la sienne propre. Si les deux
noisettes brûlent paisiblement côte à côte, l'union sera longue et
paisible; si les noisettes éclatent et se séparent en brûlant, trouble
et séparation dans le ménage. Souvent c'est la jeune fille qui se
charge de disposer dans le foyer le double symbole auquel toute son ame
s'attache; et quel est son chagrin quand ce divorce s'opère, et que son
mari futur s'élance en pétillant loin de sa compagne!

Une heure sonnait, et les paysans n'étaient point las de consulter
leurs oracles mystiques. La terreur et la foi qui se mêlaient à
ces incantations leur prêtaient un charme nouveau. Les spunkies
recommençaient à se mouvoir au milieu des joncs agités. Les jeunes
filles tremblaient. La lune, qui avait monté dans le ciel, se couvrait
d'un nuage. On fit la cérémonie du pot de terre, celle de la chandelle
soufflée, celle de la pomme, grandes conjurations que je ne dévoilerai
pas. Willie Maillie, une des plus belles entre ces jeunes filles,
plongea trois fois son bras dans l'eau de la Doon, en s'écriant: «Mon
époux futur, mon mari qui n'es pas encore, où es-tu? Voici ma main.»
Trois fois le charme avait été répété, lorsqu'on l'entendit pousser un
grand cri.

«Ah! bon Dieu! le spunkie a saisi ma main, s'écria-t-elle.» On
s'empressa près d'elle, et tout le monde frémit, excepté Muirland.
Maillie montra sa main tout ensanglantée; les juges des deux sexes,
qu'une longue expérience rendait habiles dans l'interprétation de ces
oracles, convinrent sans hésiter que l'égratignure n'était pas causée,
comme le prétendait Muirland, par les pointes d'un jonc épineux, mais
que le bras de la jeune fille portait réellement l'empreinte de la
griffe aiguë du spunkie. On reconnut aussi d'une seule voix que Maillie
était menacée par cette expérience d'avoir plus tard un mari jaloux. Le
fermier veuf avait bu, je crois, un peu plus que de raison.

«Jaloux! jaloux!» s'écria-t-il.

Il croyait voir dans cette déclaration de ses camarades une allusion
malveillante à sa propre histoire.

«Moi, continua Muirland en vidant un pot d'étain rempli de whiskey qui
en couvrait les bords, j'aimerais mieux cent fois épouser le spunkie
que de me marier une seconde fois. J'ai su ce que c'était que de vivre
enchaîné; autant vaudrait rester emprisonné dans une bouteille fermée
hermétiquement, avec un singe, un chat ou le bourreau pour compagnons.
J'ai été jaloux de ma pauvre Tuilzie: j'avais tort peut-être; mais
comment, je vous le demande, n'être pas jaloux? Quelle est la femme qui
ne demande pas une continuelle surveillance? Je ne dormais pas la nuit,
je ne la quittais pas pendant le jour entier; je ne fermais pas l'oeil
un instant. Les affaires de ma ferme allaient mal; tout dépérissait.
Tuilzie elle-même languissait sous mes yeux. A cinq millions de diables
le mariage!»

Les uns riaient, les autres, scandalisés, se taisaient. La dernière
et la plus redoutable des incantations restait à essayer: c'est la
cérémonie du miroir. On se place, une chandelle à la main, en face d'une
petite glace; on souffle trois fois sur le verre, et on l'essuie en
répétant trois fois: _Parais, mon mari_, ou: _Parais, ma femme!_ Alors,
au-dessus de l'épaule gauche de la personne qui consulte le destin, se
montre distinctement une figure qui se reflète dans le miroir; c'est
celle de la compagne ou du mari que l'on invoquait.

Personne n'osait, après l'exemple de Maillie, braver encore les
puissances surnaturelles. Le miroir et la chandelle étaient là par terre
sans que l'on pensât à les mettre en usage. La Doon frémissait dans
les roseaux; une longue traînée d'argent, qui tremblait sur ses vagues
lointaines, était aux yeux des villageois la trace étincelante des
skelpies ou esprits des eaux; la jument de Muirland, sa petite jument
des Highlands, à la queue noire et au blanc poitrail, hennissait de
toute sa force, ce qui est toujours signe qu'un mauvais esprit est
voisin. Le vent fraîchissait; les tiges des joncs balancés rendaient
un triste et long murmure. Toutes les femmes commençaient à parler du
retour; elles avaient d'excellentes raisons, des réprimandes pour leurs
maris et leurs frères, des conseils de santé pour leurs pères, et une
éloquence de ménage à laquelle, hélas! nous autres rois de la nature et
du monde, nous résistons bien rarement.

«Eh bien! qui de vous se présentera devant le miroir?» s'écria Muirland.

On ne répondait pas...

«Vous avez bien peu de coeur, continua-t-il. Le souffle du vent vous
fait trembler comme le saule. Quant à moi qui ne veux plus prendre de
femme, comme vous savez, parce que je veux dormir, et que mes paupières
refusent de se fermer dès que je suis mari, il m'est impossible de
commencer le charme. C'est ce que vous sentez aussi bien que moi.»

A la fin, personne ne voulant saisir le miroir, Jock Muirland s'en
empara. «Je vais vous donner l'exemple.» Alors il prit sans hésiter
la glace fatale; la chandelle fut allumée, et il répéta bravement
l'incantation.

«Parais donc, ma femme,» s'écria Muirland.

Aussitôt une figure pâle, couverte de cheveux d'un blond fauve, se
montra sur l'épaule de Muirland. Il tressaillit, se retourna pour
s'assurer que l'une des jeunes filles du canton n'était pas derrière lui
pour imiter l'apparition. Mais personne n'avait osé parodier le spectre;
et quoique le miroir se fût brisé sur la terre en échappant de la main
du fermier, toujours au-dessus de son épaule la même tête blanche, la
même chevelure ardente se présentaient: Muirland pousse un grand cri, et
tombe la face contre terre.

Vous eussiez vu alors tous les habitans du village fuir çà et là, comme
les feuilles enlevées par le vent; il ne resta plus dans cet endroit où
ils s'étaient livrés naguère à leurs amusemens rustiques que les débris
de la fête, le foyer à demi éteint, les pots et les cruches vides, et
Muirland couché sur le gazon. Les spunkies et leurs acolytes revenaient
en foule, et l'orage qui se préparait dans l'air mêlait à leur
chant surnaturel ce long sifflement que les Écossais désignent si
pittoresquement sous le nom de _Sugh_. Muirland, en se relevant, regarda
encore par-dessus son épaule: toujours la même figure. Elle souriait au
paysan, mais ne prononçait pas un mot, et Muirland ne pouvait deviner si
cette tête appartenait à un corps humain; car elle ne se montrait à lui
que lorsqu'il se détournait. Sa langue se glaçait et restait attachée
à son palais. Il essaya de lier conversation avec l'être infernal, et
rappela en vain tout son courage; dès qu'il apercevait ces traits pâles
et ces boucles ardentes, il frémissait de tout son corps. Il se mit à
fuir, dans l'espoir de se délivrer de son acolyte. Il avait détaché sa
petite jument blanche et allait mettre le pied à l'étrier, quand il
tenta encore une dernière expérience. Terreur! toujours cette tête,
devenue son inséparable compagne. Elle était attachée sur son épaule,
comme ces têtes isolées dont les sculpteurs gothiques jetaient
quelquefois le profil au sommet d'un pilastre ou à l'angle d'un
entablement. La pauvre Meg, la jument du fermier, hennissait avec une
force terrible; et par des ruades fréquentes elle annonçait la part
qu'elle prenait à la terreur de son pauvre maître. Le spunkie (ce
devait être un de ces habitans des joncs de la Doon qui persécutait le
fermier), toutes les fois que Muirland se retournait, fixait sur lui
deux yeux flamboyans, d'un bleu profond, sur lesquels aucun cil ne
dessinait son ombre, et dont nulle paupière ne voilait l'insupportable
clarté. Il piqua des deux; la même curiosité le poussait toujours à
savoir si sa persécutrice était là; elle ne le quittait pas; en vain
lançait-il sa jument au galop, en vain les bruyères et les montagnes
disparaissaient et fuyaient sous les pas de l'animal, Muirland ne savait
plus ni quelle route il suivait, ni vers quel but il conduisait la
pauvre Meg. Il n'avait qu'une idée, le spunkie, son compagnon de route,
ou plutôt sa compagne, car cette figure féminine avait toute la malice
et toute la délicatesse qui conviennent à une jeune fille de dix-huit
ans.

La voûte du ciel se couvrait de nuées épaisses qui le rétrécissaient par
degrés. Jamais pauvre pécheur ne se trouva lancé seul au milieu de la
campagne dans une plus satanique obscurité. Le vent soufflait comme s'il
eût voulu éveiller les morts; la pluie tombait, emportée diagonalement
par la violence de l'orage. Les lueurs rapides de l'éclair
disparaissaient, dévorées par les nues ténébreuses qui se refermaient
sur elles: de longs, profonds et lourds mugissemens en sortaient. Pauvre
Muirland! ton bonnet bleu écossais, bariolé de rouge, tomba, et tu
n'osas pas te retourner pour le ramasser. La tempête redoublait de
fureur; la Doon débordait sur ses rivages; et Muirland, après avoir
galopé pendant une heure, reconnut douloureusement qu'il revenait au
même lieu d'où il était parti. L'église ruinée de Cassilis était sous
ses yeux; on eût dit que l'incendie embrasait les restes de ses vieux
pilastres; des flammes jaillissaient de toutes les ouvertures inégales;
les sculptures apparaissaient dans toute leur délicatesse sur un fond
de clartés lugubres: Meg refusait d'avancer; mais le fermier, dont
la raison ne guidait plus les démarches, et qui croyait sentir cette
redoutable tête appuyée sur son épaule, enfonçait si vigoureusement son
éperon dans les flancs de la pauvre bête qu'elle céda malgré elle à la
violence qu'on lui imposait.

«Jock, dit une voix douce, épouse-moi, tu cesseras d'avoir peur.»

Vous imaginez la profonde terreur du malheureux Muirland.

«Épouse-moi,» répétait le spunkie.

Cependant ils fuyaient vers la cathédrale enflammée. Muirland, arrêté
dans sa course par les pilastres mutilés et les saints de pierre
renversés, mit pied à terre; il avait, pendant cette nuit, bu tant de
vin, de bière et d'eau-de-vie, galopé si étrangement, éprouvé tant
de surprise, qu'il finit par s'accoutumer à cet état d'excitation
surnaturelle: notre fermier entra d'un pied ferme dans la nef sans voûte
d'où jaillissaient ces feux infernaux.

Le spectacle qui le frappa était nouveau pour lui. Un personnage
accroupi au milieu de la nef soutenait, sur son dos courbé, un vase
octangulaire où brûlait une flamme verte et rouge. Le maître-autel était
chargé de ses vieux ornemens catholiques. Des démons à la chevelure
ardente qui se hérissait sur leur tête étaient debout sur l'autel, et
tenaient lieu de cierges. Toutes les formes grotesques et infernales
que l'imagination du peintre et du poète ont rêvées se pressaient,
couraient, volaient, se balançaient, se traînaient, se contournaient en
mille étranges façons. Les stalles des chanoines étaient remplies de
personnages graves qui avaient conservé les costumes de leur état. Mais
sur leurs aumusses on voyait se dessiner des mains de squelettes, et de
leurs yeux caves aucune clarté n'émanait.

Je ne dirai pas, car le langage humain ne peut y atteindre, quel encens
on brûlait dans cette église, ni quelle abominable parodie des saints
mystères y était jouée par les démons. Quarante de ces lutins, perchés
sur l'ancienne galerie qui avait soutenu autrefois l'orgue de la
cathédrale, tenaient en main des cornemuses écossaises de dimensions
différentes. Un énorme chat noir, assis sur un trône composé d'une
douzaine de ces messieurs, donnait la mesure par un miaulement prolongé.
La symphonie infernale faisait trembler ce qui restait encore des voûtes
à demi détruites, et tomber de temps en temps quelques fragmens de
pierres ruineuses. Il y avait parmi ce tumulte de jolies skelpies à
genoux; vous les eussiez prises pour des vierges charmantes, si la queue
démoniaque n'avait pas soulevé le coin de leur robe blanche; et plus de
cinquante spunkies, les ailes étendues ou repliées, dansant ou en repos.
Dans les niches des saints symétriquement rangées autour de la nef
étaient des cercueils ouverts, où le mort, sur son linceul blanc,
apparaissait tenant en main le cierge funéraire. Quant aux reliques
suspendues au parvis, je ne m'arrêterai pas à les décrire. Tous les
crimes connus en Écosse depuis vingt ans avaient concouru à parer
l'église livrée aux démons.

Vous y eussiez vu la corde du pendu, le couteau de l'assassin, le débris
épouvantable de l'avortement et la trace de l'inceste. Vous y eussiez
vu des coeurs de scélérats noircis dans le vice, et des cheveux blancs
paternels suspendus encore à la lame du poignard parricide. Muirland
s'arrêta, se détourna; la figure compagne de sa route n'avait pas quitté
son poste. Un des monstres chargés du service infernal le prit par la
main; il se laissa faire. On le conduisit à l'autel; il suivit son
guide. Il était dompté. Sa force l'avait abandonné. On s'agenouilla, il
s'agenouilla; on chanta des hymnes bizarres, il n'écouta rien; et il
resta là, stupéfait, pétrifié, attendant son sort. Cependant les chants
infernaux devenaient plus bruyans; les spunkies chargés du corps de
ballet tournaient plus rapidement dans leur ronde infernale; les
cornemuses criaient, beuglaient, hurlaient et sifflaient avec une
véhémence nouvelle. Muirland détourna la tête pour examiner cette fatale
épaule sur laquelle un hôte incommode avait fait élection de domicile.

«Ah!» s'écria-t-il, poussant un long soupir de satisfaction.

La tête avait disparu.

Mais quand ses regards éblouis et égarés se reportèrent sur les objets
qui l'environnaient, il fut bien étonné de trouver près de lui, à genoux
sur un cercueil, une jeune fille dont le visage était celui même du
fantôme qui l'avait poursuivi. Une petite chemisette écossaise de
fin lin gris descendait à peine jusqu'à mi-cuisse. On apercevait une
poitrine charmante, de blanches épaules, sur lesquelles roulaient des
cheveux blonds, un sein virginal, dont la légèreté du costume relevait
toute la beauté. Muirland fut ému; ces formes si gracieuses et si
délicates contrastaient avec toutes les hideuses apparitions qui
l'entouraient. Le squelette qui parodiait la messe prit de ses doigts
crochus la main de Muirland et l'unit à celle de la jeune fille.
Muirland crut sentir alors dans l'étreinte de cette bizarre fiancée la
froide morsure que le peuple attribue aux griffes d'acier du spunkie.
C'en était trop pour lui; il ferma les yeux et défaillit. A demi vaincu
par un évanouissement qu'il combattait, il crut deviner que des mains
infernales le replaçaient sur la jument fidèle qui l'avait attendu à
la porte de la cathédrale; mais ses perceptions étaient obscures, ses
sensations indistinctes.

Une telle nuit, comme on le pense bien, laissa des traces chez notre
fermier; il se réveilla comme on se réveille après une léthargie, et fut
fort étonné d'apprendre que depuis quelques jours il avait pris femme,
que depuis la nuit d'Hallowe'en il avait fait un voyage dans les
montagnes, et qu'il en avait ramené une jeune épouse, laquelle, en
effet, se trouvait placée près de lui dans le lit héréditaire de sa
ferme.

Il se frotta les yeux et crut qu'il rêvait, puis il voulut contempler
celle qu'il avait choisie sans s'en douter, et qui était devenue
mistriss Muirlaud. C'était le matin. Qu'elle était jolie! quelle douce
lumière nageait dans ces regards prolongés! quel éclat dans ces yeux!
Cependant Muirland était frappé de la lueur bizarre qui émanait de ces
regards mêmes. Il s'approcha; chose étrange! sa femme, à ce qu'il pensa
du moins, n'avait pas de paupière; de grands orbes d'un bleu foncé
se dessinaient sous l'arc noir d'un sourcil dont la courbe était
admirablement légère. Muirland soupira; le souvenir vague du spunkie,
de sa course nocturne et de sa terrible noce dans la cathédrale, se
représenta tout à coup devant lui.

En examinant de plus près sa nouvelle épouse, il crut observer en elle
tous les traits caractéristiques de cet être surnaturel, modifiés
seulement et comme adoucis. Les doigts de la jeune femme étaient longs
et minces, ses ongles blancs et effilés; sa chevelure blonde tombait
jusqu'à terre. Il resta comme absorbé par une profonde rêverie;
cependant tous ses voisins lui dirent que la famille de sa femme
résidait dans les Highlands; qu'aussitôt après la noce il avait été
saisi par une fièvre ardente; qu'il n'était pas étonnant que tout
souvenir de la cérémonie se fût effacé de son esprit malade, mais que
bientôt il se conduirait mieux avec sa femme, car elle était jolie,
douce et bonne ménagère.

«Mais elle n'a pas de paupières!» s'écriait Muirland.

On lui riait au nez, on prétendait que la fièvre le poursuivait encore;
personne, si ce n'est le fermier, ne s'apercevait de cette étrange
particularité.

La nuit vint: c'était pour Muirland la nuit des noces, car jusqu'à ce
moment il n'avait été mari que de nom. La beauté de sa femme l'avait
ému, bien que selon lui elle n'eût pas de paupières. Il se promenait
donc de braver résolument sa propre terreur, et de profiter au moins de
la faveur singulière que le ciel ou l'enfer lui envoyait. Nous demandons
ici au lecteur de nous concéder tous les priviléges du roman et de
l'histoire, et de passer rapidement sur les premiers événemens de cette
nuit; nous ne dirons pas combien la belle Spellie (c'était son nom)
paraissait plus belle encore dans ses nocturnes atours.

Muirland s'éveilla, rêvant qu'une clarté subite du soleil illuminait
tout à coup la chambre basse où était placé le lit nuptial. Ébloui par
ces rayons ardens, il se lève en sursaut et voit les yeux éclatans de sa
femme tendrement fixés sur lui.

«Diable! s'écria-t-il, mon sommeil, en effet, est une injure à sa
beauté! Il chassa donc le sommeil, et dit à Spellie mille choses
aimables et tendres auxquelles la jeune fille des montagnes répondit de
son mieux.

Jusqu'au matin, Spellie n'avait pas dormi.

«Comment dormirait-elle, en effet, se demandait Muirland, elle n'a pas
de paupière?»

Et son pauvre esprit retombait dans un abîme de méditations et de
craintes. Le soleil se leva. Muirland était pâle et abattu; la fermière
avait les yeux plus étincelans que jamais. Ils passèrent la matinée à se
promener sur les bords de la Doon. La jeune épouse était si jolie que
son mari, malgré sa surprise et la fièvre à laquelle il était en proie,
ne put la contempler sans admiration.

«Jock, lui dit-elle, je vous aime autant que vous aimiez Tuilzie; toutes
les jeunes filles des environs me portent envie: aussi prenez-y garde,
mon ami, je serai jalouse, je vous surveillerai de près.» Les baisers de
Muirland arrêtèrent ces paroles; cependant les nuits se succédèrent, et
au milieu de chaque nuit les yeux éclatans de Spellie arrachaient le
fermier à son sommeil; la force du fermier y succombait.

«Mais, ma chère amie, demanda Jock à sa femme, est-ce que vous ne dormez
jamais?

--Dormir, moi!

--Oui, dormir! il me semble que depuis que nous sommes mariés vous
n'avez pas dormi un moment.

--Dans ma famille, on ne dort jamais.»

Les orbes azurés de la jeune femme versaient des rayons plus ardens.

«Elle ne dort pas! s'écria avec désespoir le fermier, elle ne dort pas!»

Il retomba épuisé et terrifié sur l'oreiller.

«Elle n'a pas de paupières, elle ne dort pas! répéta-t-il.

--Je ne me lasse pas de te voir, reprit Spellie, et je te surveillerai
de plus près.»

Pauvre Muirland! les beaux yeux de sa femme ne lui laissaient pas de
repos; c'étaient, comme disent les poètes, des astres éternellement
allumés pour l'éblouir. On fit dans le canton plus de trente ballades
adressées aux beaux yeux de Spellie. Quant à Muirland, un beau jour il
disparut. Trois mois s'étaient écoulés; le supplice qu'avait éprouvé le
fermier avait épuisé sa vie, dévoré son sang; il lui semblait que ce
regard de feu le brûlait. S'il revenait des champs, s'il restait à la
maison, s'il allait à l'église, toujours ce rayon terrible dont la
présence et l'éclat pénétraient jusqu'au fond de son être et le
faisaient tressaillir d'horreur. Il finit par détester le soleil, par
fuir le jour.

Le même supplice que la pauvre Tuilzie avait souffert était devenu le
sien; au lieu de l'inquiétude morale qui, pendant son premier mariage,
l'avait transformé en bourreau de la jeune fille, et que les hommes
appellent du nom de jalousie, il se trouvait placé sous l'inquisition
physique et inéluctable d'un oeil qui ne se fermait jamais: c'était
encore la jalousie, mais transformée en image palpable, l'inquisition
devenue type. Il laissa sa ferme, quitta ses domaines, passa la mer et
s'enfonça dans les forêts de l'Amérique septentrionale, où beaucoup de
gens de son pays ont été fonder des habitations et bâtir leur hutte
paisible. Les savanes de l'Ohio lui offraient un asile assuré à ce qu'il
croyait; il préférait sa pauvreté, la vie du colon, le serpent
caché dans les buissons épais, une nourriture sauvage, grossière et
incertaine, à son toit écossais, sous lequel l'oeil jaloux et toujours
ouvert reluisait pour son tourment. Après avoir passé un an dans cette
solitude, il finit par bénir son sort: au moins il trouvait le repos au
sein de cette nature féconde. Il n'entretenait aucune correspondance
avec la Grande-Bretagne, de peur d'avoir des nouvelles de sa femme;
quelquefois dans ses rêves il voyait encore cet oeil ouvert, cet oeil
sans paupières, et se réveillait en sursaut; mais c'était tout ce qu'il
avait à souffrir; il s'assurait bien que la vigilante et redoutable
prunelle n'était plus auprès de lui, ne le pénétrait, ne le dévorait pas
de ses clartés insupportables, et il se rendormait heureux.

Les Narraghansetts, tribu voisine de son habitation, avaient pris pour
sachem ou pour chef Massasoit, vieillard maladif, dont le caractère
était pacifique, et dont Jock Muirland se concilia aisément la
bienveillance en lui donnant de l'eau-de-vie de grain qu'il savait
distiller. Massasoit tomba malade; son ami Muirland vint le visiter dans
sa hutte.

Imaginez un wigwam indien, cabane pointue, avec un trou pour laisser
échapper la fumée; au milieu de ce pauvre palais, un foyer embrasé; sur
des peaux de buffle, étendues par terre, le vieux chef malade; autour
de lui les principaux sagamores du canton, hurlant, criant, pleurant et
faisant un tapage qui, loin de guérir le malade, eût rendu malade un
homme en bonne santé. Un powam ou médecin indien conduisait le choeur et
la danse lugubres; les échos voisins retentissaient du bruit que faisait
cette étrange cérémonie: c'étaient là les prières publiques offertes aux
divinités du pays.

Six jeunes filles étaient occupées à masser les membres nus et froids
du vieillard: l'une d'elles, fort jolie, âgée à peine de seize ans,
pleurait en s'acquittant de cet office. Le bon sens de l'Écossais lui
fit bientôt reconnaître que tout cet appareil médical n'aboutirait qu'au
meurtre de Massasoit; en sa qualité d'Européen et de blanc il passait
pour médecin inné. Il profita de l'autorité que ce titre lui donnait,
fit sortir tous les hurleurs et s'approcha du sachem.

«Qui vient près de moi? demanda le vieillard.

--Jock, l'homme blanc!

--Oh! reprit le sachem en lui tendant sa main desséchée, nous ne nous
verrons plus, Jock!»

Jock, bien qu'il eût peu de connaissances en médecine, s'aperçut sans
peine que notre sachem avait tout simplement une indigestion; il le
secourut, ordonna que l'on se tût autour de lui, le mit à la diète, puis
lui fit un excellent potage écossais que le vieillard avala en guise
de médecine. Bref, en trois jours Massasoit était revenu à la vie; les
hurlemens de nos Indiens et leurs danses recommencèrent, mais ces hymnes
sauvages n'exprimaient plus que la gratitude et la joie. Massasoit
fit asseoir Jock sur sa hutte, lui donna son calumet à fumer, et lui
présenta sa fille, Anauket, la plus jeune et la plus jolie de celles que
Muirland avait vues dans la cabane.

«Tu n'as pas de squaw[11], lui dit le vieux guerrier; prends ma fille et
honore ma tête blanchie.»

[Note 11: Femme]

Jock tressaillit; il se rappela le souvenir de Tuilzie et de Spellie, le
mariage lui avait si mal réussi.

Cependant la jeune Squaw était douce, naïve, obéissante. Un mariage
dans les déserts s'environne de bien peu de cérémonies; il a peu de
conséquences funestes pour un Européen. Jock se résigna, et la belle
Anauket ne lui donna aucun sujet de se repentir de son choix.

Un jour, c'était le huitième jour de leur union, tous deux, par une
belle matinée d'automne, s'étaient embarqués sur l'Ohio. Jock avait
emporté son fusil de chasse. Anauket, habituée à ces expéditions qui
composent toute la vie sauvage, aidait et servait son mari. Le temps
était magnifique; les rives de ce beau fleuve offraient aux amans des
points de vue enchanteurs.

Jock avait fait bonne chasse. Une pintade aux ailes éclatantes frappa
ses regards; il l'ajusta, la blessa, et l'oiseau, frappé de mort, alla
tomber, en gémissant, sous d'épais halliers. Muirland ne voulait pas
perdre une proie aussi belle; il amarra son bateau, et courut à la
recherche du résultat de sa conquête. Il avait battu inutilement
plusieurs buissons, et son obstination d'Écossais le plongeait et
l'enfonçait de plus en plus dans l'épaisseur du bois. Il se trouva
bientôt environné d'arbres de haute futaie et placé au centre d'une
de ces salles de verdure naturelles que l'on trouve dans les forêts
d'Amérique, quand une clarté traversa le feuillage et pénétra jusqu'à
lui. Il tressaillit: ce rayon le brûlait; cette lumière insupportable le
contraignait à baisser les yeux.

L'oeil sans paupière était là, vigilant et éternel.

Spellie avait passé la mer; elle avait trouvé la trace de son mari,
elle le suivait à la piste; elle avait tenu sa parole, et sa redoutable
jalousie accablait déjà Muirland de justes reproches. Il courut vers le
rivage, poursuivi par l'oeil sans paupière, vit l'onde claire et pure
de l'Ohio, et s'y précipita dans sa terreur. Telle fut la fin de Jock
Muirland; elle se retrouve consacrée dans une légende écossaise, les
bonnes femmes l'expliquent à leur manière. Elles affirment que c'est une
allégorie, et que _l'Oeil sans paupière_, c'est l'oeil toujours ouvert
de la femme jalouse, le plus terrible des supplices.



SARA LA DANSEUSE.


Non, s'écriait, un soir de sabbat, le juif Fleischmann en frappant
vivement de son poing la table sur laquelle il venait de souper; non,
jamais je ne souffrirai que ma fille monte sur un théâtre pour amuser
par ses pirouettes les oisifs de Berlin! Danseuse! Par Abraham, ma fille
danseuse, quand le jeune Aaron la demande en mariage, et que demain
elle pourrait être la première marchande de chevaux de tout le
Mecklembourg!--Je ne dis pas non, reprenait sa femme; mais si pourtant
elle devait faire fortune dans cet état, on peut très-bien y vivre
honnêtement, quoique les dames de théâtre ne soient pas toutes en
possession d'une excellente réputation.--Taisez-vous, reprenait
Fleischmann, vous en savez, vous, des danseuses qui ne soient pas des
Babylones vivantes? J'aimerais mieux, comme notre grand patriarche, être
obligé de la sacrifier moi-même, de mes propres mains, que de la
laisser entrer dans une pareille vie. La fille de Fleischmann sauteuse
publique!!--Mais enfin, mon ami, reprenait la mère, David a dansé devant
l'arche.--Il y dansait, répondit solennellement le vieux juif, pour
célébrer les louanges du Seigneur, et sa danse ne ressemblait en aucune
manière à celle que votre Sara voudrait pratiquer. C'était une danse
grave, mesurée...--Pour cela, mon ami, c'est ce que vous ne savez pas.
Le livre de Samuel, que les chrétiens appellent le livre des _Rois_,
ne dit pas du tout une danse plutôt qu'une autre.--Langue de l'enfer,
s'écria Fleischmann avec une voix retentissante, que ne prends-tu avec
toi ta fille, et ne la mènes-tu par les rues, comme je l'ai vu faire à
d'honnêtes mères lors de mon voyage à Paris?» Cette brillante apostrophe
ferma la bouche de Mme Fleischmann, qui, sans plus rien ajouter, se mit
à ôter le couvert; et elle ne reparla plus que pour rappeler à son mari,
absorbé dans ses pensées, qu'il était temps de se coucher, car dix
heures venaient de sonner à l'horloge de Saint-Cyprien.

Trois mois après cette conversation, la salle du grand théâtre de Berlin
était pleine comme depuis long-temps elle ne l'avait pas été, et dans
une des loges de l'avant-scène, occupée par l'ambassadeur de France et
l'un des secrétaires de légation, avant que la toile ne fût levée, avait
lieu la conversation suivante.

«Une juive pour maîtresse, disait le jeune secrétaire, a toujours été
dans ma pensée l'idéal du bonheur, et si votre excellence ne la prend
dans sa maison, je compte bien me mettre en diplomatie pour arriver
jusqu'à son coeur. Sara! monseigneur; comprenez-vous ce que doit être
dans les bras de son amant une femme qui s'appelle Sara?--Sans doute,
reprenait l'ambassadeur. A ce nom seul revivent tous les souvenirs de
la vie patriarcale, et pour peu que la petite ait le pied bien et les
formes gracieuses, je pourrais bien faire quelque chose pour elle. Aussi
bien la Ripiena vieillit beaucoup. Je ne sache rien dans le monde dont
on se lasse aussi vite que d'un contr'alto.--Et puis, ajoutait le
secrétaire, il n'est pas jusqu'aux circonstances de son début qui
donnent à ce _sujet_ un attrait tout-à-fait piquant et romanesque. Son
père est un juif à principes, qui voulait la marier à un marchand de
chevaux, plutôt que de la laisser devenir la Terpsichore de l'Allemagne.
Elle procède de par une vocation. Avant de monter sur la scène, elle
a bravement rompu avec toute sa famille; aussi jurerais-je sur mon
ambassade à venir qu'elle ira plus loin qu'aucune des célébrités
dansantes de la chrétienté...--Silence! interrompit l'ambassadeur; je
vois là-bas le chargé d'Espagne qui cause avec le conseiller intime.
Laissez-moi observer leurs figures; j'ai dans l'idée qu'ils trament
quelque chose.» Un peu après, l'ouverture commença, la toile fut levée,
et des nymphes et des amours firent l'exposition de la pièce, en dansant
avec des guirlandes, ce qui laissa comprendre aux spectateurs que
c'étaient des nymphes et des amours qui dansaient avec des guirlandes.
A la troisième scène parut Sara. C'était une grande fille, aux cheveux
noirs, aux formes élégantes et élancées, comme la Sulamite du _Cantique
des Cantiques_. Depuis un siècle peut-être rien d'aussi voluptueux
n'avait paru sur la scène du grand théâtre. En un moment toutes les
puissances européennes, dans la personne de leurs représentans, furent
embrasées pour elle des feux les plus vifs. Il y aurait eu de quoi
rompre à jamais l'équilibre et la paix de l'Europe, sans un incident qui
se présenta.

Au moment où la jeune débutante, après s'être long-temps dérobée aux
poursuites d'un Zéphyr, tombait comme épuisée dans ses bras et lui
laissait prendre un baiser au vol, un homme dont le costume n'avait rien
de mythologique, portant une longue barbe et un chapeau à larges bords,
sort vivement de la coulisse, court à la débutante, la saisit par sa
robe qu'il froisse et qu'il déchire. «Malheureuse! s'écrie-t-il, rien
n'a pu t'arrêter, il a fallu que tu vinsses te prostituer à la face de
tout Berlin! Eh bien! aussi à la face de tout Berlin je te maudis, et je
demande au ciel qu'il te fasse mourir dans la honte et dans la misère;
je te maudis!» répéta-t-il. Et bien qu'il ne fût pas le moindrement du
monde comédien, jamais au théâtre malédiction paternelle n'avait produit
un pareil effet.

A cette terrible apparition, Sara se trouva mal; deux soldats de
la garde du roi, en faction dans les coulisses, s'emparèrent du
perturbateur et le mirent à la porte de la scène, où sa qualité de père
au désespoir ne lui donnait point entrée. Le directeur du théâtre ne
pouvait comprendre la colère de cet homme, quand il avait fait à sa
fille l'engagement le plus avantageux qui depuis dix ans peut-être eut
été signé. Les puissances européennes furent un peu dérangées dans leur
plan respectif par cette intervention qu'elles n'avaient pas prévue;
parmi les femmes il n'y avait qu'une voix: la débutante était passable,
mais il fallait qu'elle fût une fille bien perdue et bien abandonnée
pour donner à un père si respectable un chagrin si cruel. Quant aux gens
du parterre, qui d'abord avaient paru touchés de cette scène, revenus de
leur première émotion, ils demandèrent qu'on leur rendît leur argent ou
la danseuse, attendu que l'affiche n'avait pas prévenu qu'elle eût un
père, et qu'ils étaient venus pour assister à un ballet et non à un
drame bourgeois; les choses ne se fussent point passées autrement si
l'on fût venu annoncer que le premier ténor était surpris tout à coup
par un enrouement, ou que le premier sujet de la danse venait de se
donner une entorse.

En rentrant chez eux (depuis plusieurs mois ils ne demeuraient plus sous
le même toit), le père et la fille furent saisis tous les deux d'une
fièvre violente, résultat de l'émotion à laquelle ils avaient été
soumis. Mais la fille avait dix-sept ans, et la vie chez elle achevait
à peine de se compléter; chez le vieux père, au contraire, la nature en
décadence depuis long-temps menaçait ruine; elle s'en fut du coup. On le
porta au cimetière des juifs, qui est placé en dehors de la porte de la
ville, sur le chemin de France; en sorte que, deux mois après, lorsque
Sara passa par cette route dans la voiture de l'ambassadeur, elle ne put
s'empêcher de penser au vieux Fleischmann et à sa malédiction.

C'est une chose étrange que la malédiction d'un père. Ce n'est pas une
force, comme disent les mathématiciens; ce n'est pas un corps, une
substance, une chose matérielle, avec laquelle vous puissiez toucher
celui auquel vous l'adressez; trois mots: _Je te maudis_; ce n'est autre
chose que l'expression d'un voeu pour son malheur, lequel ne devait pas
avoir plus de portée que cette autre forme, bien plus usuelle et bien
plus arrêtée: _Que le diable t'emporte!_ Et cependant, d'ordinaire, la
vie d'un homme s'en trouve flétrie, et il est rare qu'il mène à bien son
existence, lorsqu'il en marche chargé.

Pour Sara, moins d'un quart de lieue après le cimetière, dont, au reste,
aucune voix n'était sortie pour répéter l'anathème, elle avait cessé d'y
songer. Elle trouvait une profonde volupté à se sentir emportée d'un
train rapide vers Paris, où les danseuses sont en honneur comme jadis la
vertu à Rome; elle était fière, autant toutefois qu'on peut l'être de
supporter un poids assez gênant, de soutenir la tête de l'ambassadeur de
France endormi, et reposant avec toute sa politique sur son épaule. De
temps en temps ses grands yeux noirs de danseuse rencontraient ceux
du jeune secrétaire qui aimait tant les jeunes filles de Sion, et ils
augmentaient chez lui la langueur voluptueuse qui vient visiter le
voyageur glissant dans une berline bien suspendue, sur une route bien
unie, lorsqu'aucune pensée triste ne le tourmente, qu'aucun cahos ne le
réveille, et qu'il n'a pas trop hâte d'arriver.

Au milieu de cette douce extase, les voyageurs croient s'apercevoir
que le train de la voiture redouble de vitesse. Bientôt les cris du
postillon et le mouvement de plus en plus rapide des roues leur font
comprendre que les chevaux s'emportent, et qu'ils sont, pour le moins,
exposés au danger de verser. Si la chose se fût passée en France, où,
grâce à l'état des routes, les voitures de voyage en ont une sorte
d'habitude, le péril eût été moins sérieux; mais, en Allemagne, rien ne
se fait qu'en conscience, et quand une chaise vient à être brisée, il
est rare que le malencontreux propriétaire s'en tire à moins de quelque
côte enfoncée. L'événement ne fut que trop conséquent à cet usage;
la voiture, entraînée par les chevaux, roula dans un fossé profond;
l'ambassadeur eut une cuisse cassée; le jeune homme, la moitié des dents
brisées. Pour la jeune juive, tirée du ravin dans un état à faire pitié,
on la transporta au plus prochain village. Le chirurgien de l'endroit
s'empara d'elle, et, sous le prétexte qu'il voulait lui sauver la
vie, il lui travailla les chairs en tout sens, et la fit cruellement
souffrir. Durant la nuit qui suivit cette torture, elle entra dans le
délire, parla de son père, de Berlin, de Paris, de diplomatie, de pas de
deux; sur le matin elle rendit le dernier soupir. Le lendemain, Sara
la danseuse était étendue entre deux lits de terre, et les vers
commençaient leur travail.

Voilà qui était bien pour ce monde-ci, reste à savoir ce qui allait se
passer dans l'autre.

Aussitôt que l'ame de Sara se fut séparée de son corps, elle commença à
s'avancer à travers des régions infinies et solitaires où elle eut peur
de sa solitude.

A la fin elle arriva devant son juge, qu'elle n'osa jamais contempler
face à face, et son jugement commença.

«Ame que j'avais faite à mon image, d'où viens-tu?»

L'ame répondit: «Je reviens d'en bas.

--Le temps que je t'avais donné à y passer, qu'en as-tu fait?

--Il fut bien court, reprit l'ame.

--Raison de plus pour le bien employer. As-tu souvent fait l'aumône?

--Quelquefois.

--Oui, trente fois en tout: dix fois par charité, vingt fois par
orgueil et par respect humain; tout compensé, l'aumône ne te sera point
comptée.--As-tu souvent pensé au Seigneur ton Dieu?

--Oh! oui, souvent.

--Oui souvent, jusqu'à l'âge de douze ans, quand ta mère te disait de
faire tes prières; mais plus tard, aux parures, aux bals, aux beaux
cheveux des jeunes gens. As-tu respecté ton père et ta mère, à l'égal du
Seigneur ton Dieu?

--Je les aimais, reprit l'ame.

--Et jamais tu ne leur as désobéi?

L'ame se tint dans le silence.

--Sara, tu as dansé?»

L'ame commença à être agitée comme une feuille tremblant sous le vent.

--«Sara! ton père est mort, et son ame est avec moi.»

L'ame trembla plus fort.

--«Sara! aux ténèbres éternelles!

--Hélas! hélas! reprit-elle, pour avoir dansé!

--Non point pour avoir dansé, répondit le juge, car j'ai avec moi
des danseurs dans la félicité éternelle; mais parce que ton père t'a
maudite, et qu'il est mort sans avoir repris sa malédiction. Adieu,
Sara, adieu, ma fille, chante maintenant.»

Aussitôt les esprits de ténèbres se ruèrent sur elle, en riant aux
éclats; et, l'entraînant vers les régions de leur éternité, ils la
faisaient horriblement souffrir en se l'arrachant entre eux, pour savoir
qui aurait l'honneur de la présenter à leur illustre seigneur et roi.

Or Satan était assis dans toute sa gloire sur un trône emblématique,
dans lequel il avait pris plaisir à parodier tous les trônes de la
terre; sa forme était, j'en demande humblement pardon à l'honorable
lecteur, celle d'une chaise percée. Son front, jaune et cuivré, était
sans cesse agité par un tic nerveux, et sa bouche, qui s'entrouvrait
pour sourire, laissait voir dans une profondeur infinie deux rangées de
dents blanches qui ne ressemblaient pas mal aux longues colonnades d'un
temple antique.

--Une ame? dit Satan.

--Oui, maître, répondirent les suppôts.

--Ame, qu'as-tu fait? reprit le grand monarque.

--J'ai dansé, répondit l'ame, si bien que mon père en est mort, et le
Seigneur mon Dieu (ici Satan fit une horrible contorsion) m'envoie vers
vous pour que vous fassiez de moi ce qu'il vous plaira.»

Et l'ame aurait voulu mentir qu'elle ne l'aurait pas pu, car son arrêt
la condamnait à se dénoncer elle-même, et il fallait que son arrêt fût
accompli.

Lors Satan, dans un jour de familiarité, daigna consulter les démons qui
avaient amené l'ame de Sara, et il leur dit: «Qu'en ferons-nous?

--Pendons-la par les pieds! dit le premier; ainsi elle sera punie par où
elle a péché.

--Commun! dit le maître, et il passa à un autre avis.

--Moi, dit le second, je propose ma fameuse mixture: huile bouillante,
un baril ordinaire, bonne partie de soufre et de plomb, argent et bronze
en fusion, servez chaud et faites infuser la coupable...»

La pauvre ame en délibération eut une mortelle frayeur en entendant
parler de cette cuisine effroyable.

Mais Satan, donnant un coup de pied à l'opinant: «Arrière! lui dit-il,
misérable classique! avec tes vieilles méthodes. J'ai une idée»; et se
levant pour en faire aussitôt l'essai, il ordonne que dans un coin de
son empire on élève rapidement une vaste salle de spectacle capable de
contenir quelques cent milliers de spectateurs.

Ni peintures, ni dorures, ni candélabres, ni lustres, ni girandoles
ne sont épargnés. Dans l'orchestre, ce sont trompettes déchirantes,
clarinettes criardes, tam-tams à la voix d'airain et au bruissement
lugubre, basses ronflantes et continues, avec des fifres pour les
dessus.

Puis pour une heure de l'éternité les chaudières et les chevalets se
reposent, et le beau monde des damnés est invité, sous bonne escorte,
à venir honorer de sa présence l'ouverture de l'Académie royale de
l'enfer.

Industrie de bourreaux! les voilà qui rendent à ces femmes, à ces femmes
qui depuis le temps qu'elles brûlent dans la géhenne éternelle avaient
presque oublié les joies de la terre, les voilà qui leur rendent et
leurs frais chapeaux de fleurs, et leurs plumes, et leurs cachemires, et
leurs satins brochés, et leurs riches fourrures; puis tout à l'heure ils
les dépouilleront de tout cela, et avec un désespérant souvenir tout
fraîchement renouvelé, ils les renverront reprendre leur nudité et
leur supplice. Cependant derrière les dames, au second rang des loges,
l'habit bien empesé et la cravate savamment jetée, se placent les
ministres, les banquiers, les diplomates et les dilettanti; la corne
dorée, la fourche au poing, grave et imposant comme un sergent de garde
bourgeoise, un démon veille à chaque issue; mais ce que vous n'auriez
pas vu sur la terre, aux stalles réservées pour les hauts dignitaires,
ce ne sont qu'évêques, cardinaux, archevêques, revêtus de leurs plus
beaux atours, et ne tenant compte de la canaille du parterre qui,
parquée derrière cette forêt de houlettes et de coiffures épiscopales,
ne cesse de crier: _A bas le chapeau rouge! à bas la crosse! à bas la
mitre!_

Après cela, dans une loge restée vide, et richement drapée, voyez venir
sa majesté Satan; il est accompagné de ses hauts dignitaires et de
madame la Mort, reine des royaumes infernaux, de la terre, du monde, et
autres lieux circonvoisins; sur quoi la pièce commença, dont nous ne
saurions au juste donner l'analyse. Nous pouvons dire cependant que deux
scènes furent merveilleusement applaudies. Dans l'une, le poète et
le musicien avaient agréablement tourné en raillerie la félicité des
justes, _condamnés_, disaient-ils, pour toute réjouissance, à chanter
éternellement l'_Hosanna in excelsis_ devant la face du Très-Haut. On
laisse à penser du succès que cette parodie dut avoir devant un pareil
auditoire.

La donnée de l'autre scène, quoique plus fine et plus délicate, ne fut
pas moins goûtée. Dans une langoureuse cavatine, un bienheureux se
plaignait de n'avoir plus retrouvé dans le ciel ses amitiés de la terre;
il ne pouvait se consoler d'avoir vu toutes les forces aimantes de son
ame aller se résumer dans le mystique amour des perfections divines, et
il demandait qu'on lui rendît ses amours grossières de la création et
les yeux de sa bien-aimée.

Ensuite ce fut le ballet.

Plusieurs danseuses vinrent successivement rivaliser de graces et de
molles attitudes. A chaque pas brillant, à chaque pirouette hardie,
le roi donnait lui-même le signal, et des tonnerres d'applaudissemens
retentissaient; mais quand ce fut le tour de Sara, il affecta, car
cela était dans son plan, une froide indifférence, que le reste des
spectateurs partagea avec lui. La pauvre fille avait beau se dépenser en
efforts, un désespérant silence l'accueillit jusqu'à la fin de la scène;
aussi, en rentrant dans les coulisses, d'où ses compagnes avaient vu sa
mésaventure, elle fut saisie d'une violente attaque de nerfs. Alors le
roi Satan, qui avait voulu faire cet essai, tint pour certain que le
plus grand supplice à infliger à une ame d'artiste, c'est la supériorité
de ses rivales: assuré de l'excellence de ce nouveau mode de torture, et
ayant autre chose à faire que d'assister jusqu'au bout à l'intrigue d'un
ballet, il se leva, et aussitôt les gardiens, à grands coups de fouet,
firent évacuer la salle par l'honorable assistance.

Depuis ce temps, dans cette salle déserte, dont une petite lampe, à la
lumière tremblotante, ne sert qu'à sonder l'incommensurable solitude,
la pauvre Sara, ayant toujours à l'oreille le bruit des applaudissemens
donnés à ses compagnes, est là, qui danse sans relâche; et il n'y a pas
d'orchestre pour lui marquer la mesure, pas d'yeux pour contempler ses
grâces et sa beauté, pas de prince russe pour s'en éprendre, et lui
escompter son admiration.



UNE BONNE FORTUNE.


C'est chose curieuse qu'une soirée de Palerme, au bord de la mer
murmurante, sous les flots du soleil d'été, au milieu de cette
population grimaçante et mobile, plus originale mille fois et moins
connue que la race classique des abbés, des courtisanes et des lazzaroni
napolitains. Grâce aux romans et à la scène, Naples est vieux pour moi:
on me l'a gâté; on m'a usé ce ciel et cette mer pleins de prestiges.
La Sicile est neuve et inconnue; il y a là un double reflet venu de
l'Arabie et de l'Espagne. Des murailles sarrazines s'élèvent autour de
vous; des costumes espagnols flottent aux fenêtres et étincellent sur
les quais. C'est une féerie comique et fantastique! Et l'air est si
doux, la brise apporte tant de parfums avec sa fraîcheur, la chanson du
pâtre lointain a quelque chose de si sauvage et de si tendre! Vous ne
respirez que fleurs, vous ne voyez que débris de marbres et fragmens
de temples. C'est encore un fragment de grotesque comédie que cette
aristocratie en guenilles, et sur ces guenilles de l'or; ces femmes
belles comme dans l'ancienne Syracuse, et vêtues comme on l'était il y
a quarante ans; puis au milieu des chanteurs et des promeneurs, un gros
moine rebondi qui vous offre un crâne de mort au bout d'une croix noire,
et vous demande l'aumône en riant, son urne sépulcrale toujours brandie
et vacillante sous votre menton; puis des carrosses découverts roulant
doucement sur la Marina[12], chargés d'abbés qui rient, qui s'éventent
avec des plumes, qui se parfument, qui prennent du tabac, qui savourent
des sorbets. Auprès des abbés sont des princes écrasés de noms propres
et d'ennui, traînant de leur mieux leur gloire séculaire, leur obscurité
profonde et leur pauvreté incurable. Quelques-uns d'entre eux se jettent
dans la dévotion, d'autres dans la débauche, d'autres dans les arts.
J'ai connu un prince palermitain qui s'est ruiné en sculptures d'un
genre inouï; il faisait exécuter des bouteilles hautes de trente pieds
et taillées dans le marbre; des pions d'échecs de dimensions colossales,
et dont le régiment garnissait une vaste cour de son palais; un
polichinel grand comme Atlas, en agathe et en onyx; au milieu de
l'étoile du parc une longue marotte d'ébène s'élevait en forme de
pyramide. Toutes ces inventions fantasques coûtèrent sa fortune au
prince de ***, et l'envoyèrent mourir à l'hôpital. Ce que c'est que
l'oisiveté entée sur la sottise et la richesse!

[Note 12: _La Marina_, quai de Palerme]

Vous qui avez de belles couleurs sous votre pinceau, mes amis,
donnez-nous la copie du tumulte de la Marina, reproduisez ce bruit d'un
peuple indigent qui jouit de se sentir vivre, ces baise-mains jetés au
vent et rendus de toutes parts: _bonjour! bonsoir!_ lancés de carrosse
en carrosse, avec plus de verve que de bon ton; et la cloche de
l'_Angélus_ retentissant sous ce beau ciel dont l'azur noir se fond dans
une teinte d'émeraudes: belle et ravissante scène en vérité! On l'a
très-peu admirée et rarement décrite. Il est à la mode d'aller à Rome et
à Naples; la Sicile n'est pas encore _fashionable_.

J'admirais ce spectacle, et je m'étais appuyé, pour en mieux jouir,
contre la muraille basse ornée de petits pilastres d'architecture
sarrazine qui suit le rivage de la mer, et présente aux promeneurs
fatigués une longue et commode banquette de marbre _fruste_ et usée
depuis des siècles. Je m'assis sur ce banc. L'air maritime soufflait
dans mes cheveux; la mobile scène passait devant moi.

Un capucin à longue barbe vint prendre place à mes côtés. Il avait l'air
souffrant, son extérieur était plutôt triste et simple que dévot et
humble. On lui aurait donné cinquante ans, et on l'aurait pris pour un
ancien militaire. Sa physionomie n'était pas sicilienne. Au lieu de se
contracter avec une mobilité presque convulsive, elle était froide,
sévère, résignée. Vous avez rencontré dans votre vie de ces traits
heureux qui appellent la confiance et la fixent; vous vous intéressez
involontairement à cette physionomie inconnue; ce n'est pas de la beauté
ni même de la grâce; vous vous dites: «La souffrance a passé par là;
elle a passé, non sans se faire sentir; elle n'a point rencontré un
corps d'airain, une ame de bronze, mais un être faible, tendre, mais une
organisation délicate; la lutte a été cruelle. Et voici cet être, il n'a
pas été brisé; approchons pour en toucher les restes. C'est en lui
qu'a eu lieu le combat, c'est lui qui a été le théâtre, la victime et
l'athlète.»

Je voulais lier conversation avec le capucin; je lui demandai l'heure.
Il me regarda fixement, reconnut sans doute à mon accent que j'étais
étranger à Palerme, et me répondit en anglais:

«Il est huit heures.»

Puis il se leva et partit.

Je sais l'anglais; la prononciation du capucin était toute nationale et
franchement britannique; je ne pouvais m'y tromper. Mais comment cet
Anglais était-il venu à Palerme? Un homme de cette nation en Sicile et
sous la robe de capucin! Il y avait là quelque mystère que je voulais
approfondir. Je revins le lendemain à la même place dans l'espérance de
l'y retrouver; en effet il y était. Les jours suivans même manége. Peu à
peu sa farouche humeur s'adoucit; je parlais anglais avec lui, cela lui
gagna le coeur. Il vit que je désirais me lier avec lui, et s'y prêta
sans peine; il avait de l'instruction et une connaissance pratique assez
étendue des hommes et des choses: quinze jours après notre première
entrevue il me raconta sa vie.

Rien n'est plus touchant qu'une douleur vraie qui se juge, se condamne
et se contraint. La voix du moine était ferme, son oeil restait sec,
mais on voyait que ce calme lui coûtait. Il faisait l'histoire de son
malheur comme un brave invalide raconte la campagne où il a perdu un
de ses membres. La conversation n'était point encore tombée sur cette
matière, et il ne m'avait parlé ni de ses antécédens, ni de ses
malheurs, lorsque je m'avisai de lui demander depuis combien de temps il
portait cette robe.

«Ne me jugez pas d'après elle. Vous ne me connaissez pas, me
répondit-il. J'ai adopté le couvent comme un lieu de paix et de
retraite, et cette robe comme une égide commode contre la vie et ses
tourmens; je ne suis pas de l'ordre de Saint-François. Les moines de
ce pays, classe d'hommes dont on dit tant de mal, sont d'une admirable
tolérance; ils me laissent porter leur costume, partager leur vie, et ne
m'imposent pas leurs croyances; ils me souffrent et m'aiment. Je suis
protestant. Que cela ne vous étonne pas: nous autres philosophes de
France et d'Angleterre nous ne savons pas ce que les couvens d'Italie et
d'Espagne renferment de lumières et de bon sens. Jamais nos moines ne me
font subir l'ennui d'aucune controverse; je vis avec eux, et j'y vis...
tranquille.»

A ce dernier mot il hésita, il s'arrêta, il n'osait pas dire _heureux_.
Une rêverie plus sombre nuagea ce front pensif; des idées tristes
l'assiégeaient. Il garda quelques momens le silence, appuya sa tête
rasée entre ses mains, et me dit:

«Je suis du comté de Herford. Quand notre armée revint d'Alexandrie, le
vaisseau de transport sur lequel je me trouvais avec plusieurs autres
officiers fut incapable de tenir la mer, et nous relâchâmes à Messine.
Fatigués des incommodités sans nombre de l'existence orientale, des
détestables appartemens du Caire et de la vie de vaisseau, nous
descendîmes au lazaret; nous le trouvâmes commode et de bon goût. Vous
savez ce que c'est que ce lazaret: une mauvaise cour carrée avec un
cimetière au milieu. On est là, isolé des vivans, sans communication
avec la terre, et sans autre récréation que l'espérance d'en sortir
bientôt. Mes camarades supportaient fort bien leur position; les
journaux anglais que l'on nous envoyait fournissaient un aliment à leur
curiosité et à leur gaieté. Ils jouaient, ils chantaient; j'étais triste
et j'ignorais la cause de cette tristesse. Un indicible pressentiment
pesait sur moi; dans nos journaux je ne trouvais rien qui se rapportât
à ma famille ou à mes amis; les journaux stériles comme cette mer
aux flots plats et tristes, comme ces murs jaunes et lugubres qui
m'environnaient. Mes camarades me raillaient; je ne savais que leur
répondre. Enfin notre quarantaine s'acheva.

»Vous connaissez sans doute la disposition des théâtres de Messine: ils
sont distribués en stalles où chacun trouve la place que le hasard lui
assigne, de sorte que trois ou quatre rangs d'auditeurs peuvent vous
séparer des personnes de votre société. C'est ce qui m'arriva le soir
même où la liberté nous fut rendue. Toutes les loges étaient pleines;
nous allâmes prendre place au parterre, mes camarades et moi; nous fûmes
obligés de nous asseoir à de grandes distances les uns des autres. Dans
un entr'acte plusieurs Siciliens assis près de moi se levèrent, et
d'autres officiers anglais accompagnés d'un jeune homme en costume de
ville prirent leur place. Ils parlaient très-haut, et j'appris que
le dernier interlocuteur était arrivé le soir même à Messine par le
paquebot.

»C'était un homme de taille moyenne, l'oeil bleu et fixe, le regard
attentif, pour ne pas dire insolent; un véritable Anglais de l'école
moderne. La secte était nouvelle alors, le Caire et Alexandrie ne
m'avaient rien offert de tel: aussi l'examinais-je avec curiosité et
l'écoutais-je avec attention. L'officier auquel il s'adressait, et qui
semblait fort intime avec lui, avait été son condisciple au collége
d'Éton. La cravate du nouveau venu l'emprisonnait si étroitement, ses
grandes joues étaient d'une si belle couleur safranée, son affectation
d'austérité sourcilleuse contrastait si ridiculement avec la fatuité
de ses paroles, que j'oubliais le spectacle pour le contempler et pour
l'entendre.

»Il m'est arrivé bien des choses, mon cher, disait-il à son camarade,
depuis nos vieilles folies d'Éton. Vous me direz, vous, combien de
villes nouvelles vous avez visitées, et à combien de batailles vous avez
assisté: cela est très-héroïque et très-beau; moi, je vous dirai, en
revanche, combien de chevaux j'ai tué à la chasse, et combien de maris
désolés m'ont envoyé à tous les diables. La liste en est longue, par
Dieu! et je ne vous en ferai pas grâce. Ce qui m'amène à Messine
aujourd'hui, et me force d'assister à ce spectacle que Dieu damne, c'est
l'éclat de ma dernière affaire de ce genre. Il s'agissait d'une femme
mariée, jolie, intrigante, et dont la rouerie profonde eût aisément
servi de modèle à tout ce que la France et l'Espagne possèdent de plus
consommé en ce genre. Vous sentez que la délicatesse m'empêche de la
nommer. Tout nous ordonnait une conduite prudente; eh bien! malgré notre
habileté mutuelle, nous fûmes trahis. Une femme, une aubergiste de la
route de Bath, que j'avais daigné dans le temps honorer de quelques
regards, éventa notre complot anti-conjugal, et me menaça de l'ébruiter.
C'eût été dangereux de toute manière: la dame a des parens qui ne
plaisantent jamais, et nos tribunaux font payer cher les maladresses
amoureuses. J'achetai le silence de notre hôtesse, et me voici à
Messine, où je compte passer quelque temps loin de celle dont mon
absence protégera sans doute la réputation.»

»Cette conversation fit peu d'impression sur moi dans le premier moment.
Je ne remarquai que deux choses: la corruption froidement frivole du
jeune dandy, et la dépravation de sa complice. Je rentrai chez moi. Un
paquet de lettres et de journaux se trouvait sur ma table. Je reconnus
l'écriture de ma femme, et je me hâtai de décacheter sa lettre. On ne
peut être attaché à une amante, à une soeur, à une épouse, par des liens
plus doux que ceux qui m'unissaient à Marie. Sa lettre respirait toute
la tendresse d'une ame pure et dévouée. Depuis que j'avais épousé Marie,
elle ne m'avait pas causé un seul chagrin. Jeune fille élevée dans un
des comtés les plus sauvages de l'Angleterre, appartenant à une des
familles les plus illustres de la pairie, elle unissait à la grâce et
à la dignité aristocratique la rare magie de l'ingénuité la plus
touchante.»

Le capucin se leva; le soleil baissait, nous nous dirigeâmes vers son
couvent. Il me fit entrer dans sa cellule, et pendant que la nuit
commençait à tout obscurcir, il continua en ces mots:

«Dans la lettre de ma femme elle faisait mention d'un voyage à Bath et
d'un retour subit à Londres, retour causé par la mauvaise santé de sa
mère. Je reconnaissais dans ces lignes, pleines de sensibilité, toute
son ame angélique, et je me félicitais d'avoir rencontré une telle
épouse, lorsqu'en portant la main sur le paquet de journaux une
singulière réflexion m'occupa. Le mot Bath, si souvent reproduit dans la
conversation du dandy, se montrait aussi dans la lettre de ma femme; ce
rapprochement frappa mon esprit d'une étrange terreur. Ce n'était pas un
doute, ce n'était pas un soupçon, c'était comme une vague, une lugubre
et lointaine clarté. Une angoisse jalouse me saisit le coeur, et je
tremblai un moment comme la feuille. Je me rappelai toute la vie passée
de ma femme, son amour pour ses devoirs, la profondeur simple et naïve
de ses affections, je m'accusai moi-même: mais je ne pouvais échapper à
ce tourment. Entre sa vertu et ma confiance, il me semblait qu'un démon
gigantesque s'élevait pour en éclipser la clarté et me plonger dans des
ténèbres profondes.

»Comment vous peindre, monsieur, ce supplice d'une jalousie fondée sur
la plus légère hypothèse, conçue dans un pays étranger, sans aucun moyen
d'en vérifier la réalité ou l'injustice? Tous mes raisonnemens étaient
inutiles, le dard envenimé restait là enfoncé dans mon sein. Je ne
pouvais le secouer ni l'arracher. L'horreur de la même pensée me
poursuivait sans relâche. Je me levai, me promenai à travers la chambre
et ne retrouvai un peu de calme que vers une heure du matin, après avoir
respiré à longs traits l'air embaumé de la nuit sicilienne. Le portrait
de Marie se trouvait dans l'intérieur d'un de mes portefeuilles; je
l'ouvris, je contemplai cette image qui s'offrit à moi pure, naïve,
candide; c'étaient bien ces traits si modestes dont l'expression
semblait me reprocher mes soupçons outrageux et se plaindre de ma
défiance. Un sentiment amer et brûlant comme le remords s'empara de moi;
j'étais prêt à demander pardon à ce portrait. Je me calmai ensuite; et,
rallumant ma lampe que le vent venait d'éteindre, je repris le paquet de
journaux que j'avais négligé d'ouvrir.

»Après avoir parcouru négligemment plusieurs paragraphes politiques et
littéraires, je me mis à lire cette partie de nos feuilles publiques
où, sous le titre de _Bruits de la ville et de la cour_, on accumule
hardiment tous les scandales semés dans les salons et dans les tavernes.
Voici le passage étrange qui frappa mes regards, et que je relus
plusieurs fois avec une anxiété que vous n'aurez pas de peine à deviner:

«Il n'est bruit dans le monde que de la piété filiale de la belle et
jeune mistriss Os... qui a quitté tout à coup les plaisirs de Bath pour
suivre sa mère souffrante. On dit que la réputation de la fille est
aussi invalide que la santé de la mère.»

»Je laissai tomber le journal. Mon nom est Osprey. L'initiale dont le
journaliste s'était servi était précisément celle du nom de ma femme et
du mien.

»Vingt balles eussent frappé et déchiré ma poitrine à la fois que je
n'eusse pas souffert davantage. Ces lignes du journal ajoutaient à mes
soupçons un venin mortel et une hideuse probabilité. Je n'essaierai pas
de décrire l'état dans lequel je tombai; le temps s'écoula, l'horloge
d'un couvent voisin sonna quatre heures. Je repris machinalement un
autre numéro du même journal, où, sous la même rubrique dont j'ai déjà
parlé, se trouvait le paragraphe suivant:

«Les insinuations scandaleuses et injustes dont lady O... et sa famille
ont été l'objet sont formellement démenties par des personnes dignes de
foi.»

»Je méditai long-temps ces paroles, et j'y vis non une attestation de
l'innocence de la dame accusée, mais seulement une réponse adroite, et
la preuve irréfragable d'une réputation déjà flétrie. D'ailleurs le
dandy n'avait-il pas répété que sa maîtresse était ingénieuse dans le
vice, spirituelle dans ses excès, féconde en ressources pour les voiler,
d'une dissimulation profonde, d'une adresse sans égale, d'une perfidie
qui eût fait bonté aux plus habiles. Plus je rêvais, plus mon anxiété
augmentait; la fièvre s'emparait de mon cerveau. Tourment insupportable!
Le matin je me jetai sur mon lit, où je restai étendu et pleurant.
Tantôt ma femme m'apparaissait comme l'ange de nos premières amours,
tantôt comme un monstre odieux. Dans le flux et le reflux de mes pensées
je ne savais à quoi me fixer; je ne pouvais aller demander raison à
l'homme dont les paroles avaient soulevé dans mon sein cette affreuse
tempête. Le mot Bath retentissait à mon oreille comme un glas funèbre.

»Il était onze heures quand je sortis au hasard; et bientôt, par
un mouvement presque machinal, je m'acheminai vers un couvent de
bénédictins où demeurait un homme que j'avais remarqué pendant le séjour
que j'avais fait précédemment à Messine. Il se nommait le père Anselme;
sa sagacité était rare et puissante; il donnait un démenti formel à
l'opinion vulgaire, mais ridicule et fausse, qui peuple les couvens
d'une race ignorante, oisive et inutile.

»Ne croyez pas que toute l'intuition du coeur humain appartienne aux
gens du monde: la solitude donne des leçons. Un moine qui a l'instinct
de l'observation en sait plus sur vous et sur moi que le favori des
salons et des boudoirs n'en saura jamais. Ce dernier se dissipe, sa
sagacité se perd sur une surface plane; son esprit de détail s'applique
à des riens. Le solitaire, s'il a l'esprit droit, creuse à une
profondeur inouïe, découvre des rapports ignorés des autres hommes,
étudie le monde sans le voir, devine les secrets des coeurs sans se
confondre dans la tourbe sociale, pénètre le ciel et l'enfer, invente
dans sa cellule tout ce qui doit changer le globe: c'est Roger Bacon
devinant la machine à vapeur et la circulation du sang; c'est Abeilard
et Occam préludant au scepticisme de Voltaire; il n'y a que les esprits
sans portée qui se moquent des cénobites. Le cénobitisme est le
nourricier du génie; la cellule en est le berceau. Croyez-vous que
ces jésuites qui émouvaient le monde et pétrissaient les ames royales
eussent acquis dans le tumulte d'une société bruyante leur génie si
fécond et si dangereux? Non. Même le talent de l'intrigue peut émaner de
la cellule: là, dans la solitude, en face du ciel, loin du mouvement des
pensées tumultueuses, qui nous enlèvent à nous, germent et grandissent
tous les bons et mauvais génies.

»Le père Anselme, Vénitien de naissance, était un remarquable exemple
de sagacité et de finesse mondaines, chez un prêtre enfermé dans le
cloître.

»J'avais beaucoup de confiance en lui et je crois qu'il m'aimait. Les
prêtres siciliens forment, vous ne l'ignorez pas, une classe à part.
L'hérésie ne leur fait pas peur, combien de fois ai-je entendu le père
Anselme me dire:

«Vous autres Anglais, vous êtes une grande nation, et Dieu ne voudra pas
damner des hérétiques tels que vous.»

»Je lui appris tout ce qui m'agitait, je ne lui cachai pas la moindre
particularité des événemens de ma vie, pas un des détails que je viens
de vous donner. Il m'écouta paisiblement, et me répondit:

»--Retournez chez vous, ce soir vous reviendrez au couvent après vêpres.
Peut-être alors serai-je en état de vous donner quelques conseils.

»J'allai m'enfermer dans ma chambre. Mes camarades s'étaient absentés,
et sous la conduite d'un cicérone ils visitaient les ruines dont cette
partie de la Sicile est semée. Je fus heureux de pouvoir rester seul et
triste dans mon appartement. J'attendis avec impatience le moment de
notre entrevue. Le jour baissait; à la porte du couvent un religieux
appartenant aux ordres mendians causait avec Anselme; quand ils me
virent, leurs regards semblèrent se fixer sur moi avec une expression
de pitié. En Sicile, comme dans tout le reste de l'Italie, la police
secrète se trouve entre les mains des prêtres. Je ne sais si le père
Anselme avait consulté ce moine sur ce qui m'intéressait si vivement;
mais quand il eut fait ses adieux, il me prit par la main et me dit:

»--Venez.

»Sa figure était plus grave qu'à l'ordinaire. Nous entrâmes dans
l'église; elle était déserte. Qu'elles sont belles, monsieur, nos
églises siciliennes, où le génie de la mosquée d'orient s'allie au
génie du catholicisme occidental! Vous aimez sans doute ces mosaïques
incrustées, ces saints de couleurs tranchantes, ce mélange d'éclat et de
ténèbres, ces nombreux monumens, un ciel éthéré apparaissant à travers
les dentelures et les trèfles des hautes voûtes; l'or et la pourpre
resplendissant dans les chapelles, et les versets du Coran qui se lisent
encore au bas des corniches noircies par la fumée des cierges chrétiens?
Malgré cette pompe, il y avait autour de moi, dans cette solitude du
temple, une tranquillité pour ainsi dire palpable qui m'enlaça, me
saisit, pesa sur moi comme un manteau de plomb, et dit à la fièvre de
mes passions: _Fais silence_.

»Le père Anselme me conduisit vers le fond de l'église, s'arrêta
derrière le maître-autel, et là il me dit:

»--Mon fils, quoique nous soyons de communion différente,
agenouillez-vous ici. Je suis prêtre et vieux, vous recevrez mes
conseils d'homme et de pasteur, vous plierez le genou, non devant moi,
mais devant Dieu qui nous frappe et nous sauve. Nous prierons ensemble.

»J'étais troublé, je fis ce qu'il me disait. Après quelques prières
communes, il reprit:

»--Votre soupçon est fondé.

»Un long soupir s'échappa de mon sein, et je ne pus rien répondre.

»--Partez pour l'Angleterre, écrivez à votre femme sans lui témoigner
aucun soupçon; passez par Bath où demeure la femme dont on a acheté le
silence; payée pour se taire, elle parlera si vous lui offrez un
meilleur prix. Que rien ne trahisse votre intention avant que vos
soupçons soient éclaircis; quand vous connaîtrez toute la vérité, vous
vous conduisez comme un homme d'honneur doit le faire, et vous
abandonnerez la coupable à ses remords, ou vous rendrez votre confiance
à l'épouse fidèle.

»En ce moment quelques personnes entraient dans l'église; nous étions
placés de manière à ce que je pusse les voir sans être aperçu d'eux.

»--C'est lui! m'écriai-je.

«En effet le jeune Anglais, dont le nom était sir Ormond Mondeville,
venait d'entrer dans l'église, accompagné d'un de ses amis. Il n'était
pas étonnant que, nouvellement arrivé à Messine, il s'empressât de
visiter l'intérieur de cette nef remarquable, l'une des curiosités les
plus pittoresques de la contrée. Le père Anselme vit mon mouvement et me
retint.

»--Je suis plus calme que vous, me dit-il, je vais lui parler; vous
devez vous taire. Le moine salua sir Ormond et lui fit remarquer une
belle et vieille statue de bronze placée à droite du maître-autel.
J'essayai de lier conversation avec l'un des officiers qui se trouvaient
là; je ne sais ce que je lui dis, mais, incapable de lier deux paroles
et deux idées, je suis persuadé qu'il me regarda comme un fou ou comme
un idiot.

»Anselme s'exprimait avec facilité, avec élégance; sa courtoisie envers
sir Ormond me surprenait. Malgré l'état d'irritation fébrile où je
me trouvais, j'étais frappé de la singularité de sa conduite. Il me
semblait qu'il s'agissait pour lui d'une expérience à faire. Sa froideur
se communiqua, pénétra jusqu'à moi: je le suivis en silence et beaucoup
plus calme, plus recueilli, plus attentif.

»J'avais donné à ce moine des renseignemens exacts qu'il m'avait
demandés, sur ma femme, sur son caractère, sur ses traits, le son de sa
voix, la couleur de ses cheveux, la forme de son visage et l'expression
de sa physionomie. Il causait vivement avec sir Ormond et arrêtait son
attention sur les portraits des saints pères, qui peuplaient le temple,
profitant de la liberté italienne pour commenter ces tableaux, demander
au jeune homme son opinion sur leur beauté relative, et déduire des
conséquences morales de leur extérieur mélancolique ou sévère. Lorsque
sir Ormond parlait, le long regard noir d'Anselme descendait dans l'ame
de son interlocuteur; mais mon compatriote restait indifférent et calme,
et toute cette investigation métaphysique, chef-d'oeuvre de pénétration
intuitive et d'inquisition intellectuelle, n'aboutit qu'à nous montrer
un coeur froid, des sens blasés, un faux goût pour les arts, et un
coeur incapable de véritable passion dans aucun genre. En vain Anselme
éveillait tout ce que le fond d'une ame humaine peut renfermer
d'associations et de souvenirs tendres et délicats, rien ne vibrait à
l'unisson chez notre dandy. Il développait par saillies un épicurisme
facile et sans choix, mêlé d'une vanité de fat: puis, sans savoir qu'il
avait placé dans les mains de l'étranger une clef qui découvrait le
triste trésor de ses secrètes pensées, il remercia Anselme de sa
complaisance et s'en alla.

»--Vous voyez cet homme, me dit le moine; la femme qui aura cédé à ses
instances ne mérite pas un regret, car il n'a pas un remords. L'intrigue
dont il vous a fait involontairement confidence n'est qu'une folie de
jeune homme; si malheureusement votre femme est coupable vous devez
l'oublier à jamais.

»--Elle mourra! lui dis-je.

»Il me regarda sévèrement.

»--Une erreur de ce genre ne mérite pas votre colère et vous dégage de
toute affection. L'épreuve à laquelle j'ai soumis ce jeune homme est
certaine; il n'a pas aimé, il n'aime pas, il n'est pas aimé. Un amour
profond, même quand on ne le partage pas, laisse son empreinte chez
la personne aimée. Croyez-moi, mon fils, ces gens ont péché sans vous
offenser. Dans le cas où le crime que vous soupçonnez serait réel,
bénissez le ciel; il vous délivre d'une compagne qui vous aurait
déshonoré tôt ou tard.

»Ces paroles d'Anselme me semblaient oraculaires; je ne cherchais pas
à les comprendre ou à les discuter. Il me fallait un guide, ma main le
suivait sans réflexion.

»Mais essayer de bannir l'image de Marie était inutile; je ne pouvais
déraciner ainsi mon premier et mon seul amour. Tout rappelait à mon
esprit sa beauté, sa simplicité, sa piété, surtout cette délicatesse
du sens moral qui s'accordait si peu avec la grossière erreur et
l'entraînement sans excuse que l'on attribuait à la maîtresse de sir
Ormond. Cependant la première rage était passée. A ma fureur succéda
une douleur plus calme, et, si je puis me servir de cette expression,
plus exquise. Oh! l'angoisse de ces journées! Oh! la douleur de perdre
une telle consolation, un tel soutien, un tel amour, tout l'espoir
de ma vie!

»Deux jours après je m'embarquai pour l'Angleterre, et aussitôt après
mon arrivée à Falmouth, je partis pour Bath. C'était là qu'étaient
restées les traces du crime, et que m'attendaient les seuls
renseignemens que je pusse espérer. Me voilà en face de l'auberge que
sir Ormond avait désignée; j'entre, tout mon corps frémit de crainte.
Une femme de moyen âge et assez jolie se présente à moi, c'est la
maîtresse de la maison. On me sert du thé. Sous prétexte que j'ai quitté
depuis long-temps l'Angleterre et que je désire m'instruire de quelques
particularités relatives à l'état de mon pays, je prie la servante de
demander à sa maîtresse si elle peut venir prendre le thé avec moi.

»J'étais arrivé à mon but, et j'allais causer avec celle qui connaissait
le secret fatal. Elle monta dans ma chambre, et les discours que je tins
furent si incohérens qu'elle s'en étonna. J'étais trop préoccupé du
seul sujet qui m'intéressât, pour que mes autres paroles ne fussent pas
obscures et confuses. Je passais d'un sujet à l'autre, et j'essayais
vainement de donner à ma conversation l'ordre et la suite nécessaires
pour inspirer de la confiance à l'hôtesse. Quand je vis que ses regards
surpris se fixaient sur moi:

»--Pardon, lui dis-je, madame, vous vous apercevez de mon inquiétude;
j'ai des sujets de chagrin profonds, des soupçons cruels à éclaircir;
je suis jaloux d'une femme que j'adore, et l'anxiété où je suis doit se
peindre dans tous mes discours.

»Je vis que son coeur de femme s'intéressait à mon chagrin et que sa
curiosité était excitée.

»--Hélas! repris-je, le lieu même où je suis ne fait qu'accroître mon
émotion. S'il faut en croire au scandale qui est venu jusqu'à moi dans
un pays étranger, c'est à Bath même que s'est formée l'intrigue qui me
désespère.»

»A mesure que je parlais j'examinais à la dérobée les traits de
l'aubergiste dont l'émotion et le trouble s'accroissaient pendant mon
récit.

»--Je ne connais pas assez la ville de Bath, continuai-je d'un ton assez
indifférent, pour trouver sur un sujet qui m'occupe si cruellement des
informations exactes. Je sais seulement que l'homme auquel on prétend
que je dois mon déshonneur est sir Ormond Mondeville.

»L'hôtesse pâlit; je n'eus pas l'air de m'en apercevoir.

»--Je servais à l'étranger: ma femme et sa mère vinrent passer quelque
temps à Bath. Voici, madame, comment on m'a fait le cruel récit de ma
honte et de mon malheur: sir Ormond les attendait dans une auberge de
Bath ou des environs...

»L'hôtesse, qui tenait une tasse de thé à la main, trembla et en
répandit le contenu sur la table.--La jeune femme quelle qu'elle soit,
sous prétexte d'une indisposition grave, demanda une chambre séparée. Au
milieu de la nuit, l'hôtesse entendant du bruit dans la chambre de
cette dernière y entra; sir Ormond Mondeville s'y trouvait: cent livres
sterling furent offertes par sir Ormond à cette femme, qui lui promit le
silence.

»Je crus que l'hôtesse allait se trouver mal.

»Les renseignemens que m'avait donnés le père Anselme étaient si précis,
j'affectais une si complète ignorance du rôle important que l'hôtesse
avait joué dans l'aventure, enfin j'étais si bien instruit qu'elle fut
obligée de convenir que tout était vrai et que son auberge avait été le
théâtre de l'aventure. Je ne voulus pas pousser plus loin mon enquête,
et le lendemain je partis pour Londres sans vouloir lui dire mon nom. Il
me restait une dernière et faible espérance, la possibilité de quelque
méprise qui aurait disculpé Marie, et m'aurait rendu le bonheur. Qu'on
imagine avec quelles palpitations de coeur je retrouvai le foyer
domestique!

»Marie, en me voyant, se jeta dans mes bras avec une effusion
de sensibilité qui me toucha d'abord; puis songeant à sa
perfidie, je crus sentir les étreintes d'un serpent, et je fus près de
la repousser: je me contraignis. Avec quelle admiration maternelle elle
me parla de la beauté de nos enfans, de leurs grâces enfantines et de
ses espérances! Comme je souffrais, monsieur, de tout ce qui, sans cette
fatale circonstance, m'eût pénétré de bonheur! Chaque battement de mes
veines était une douleur; chacune de ses paroles me frappait comme une
blessure. Elle pleurait, tout agitée encore de la joie de mon retour, et
comme je l'observais d'un air sombre, je crus découvrir dans son regard
je ne sais quelle lueur étrange; cet indice excepté, tout en elle
respirait la tendresse et la candeur. Pour moi, je n'y voyais que ruse
et déception. Elle m'amena ses enfans avec une allégresse et un triomphe
de mère: il était impossible de conserver l'ombre d'un soupçon en la
regardant; mais elle se détourna, je l'épiai, et je la vis essuyer
furtivement des larmes qui coulaient de ses yeux. C'était pour moi la
preuve d'un remords qui se trahissait involontairement, le témoignage
d'une angoisse secrète infligée par le repentir à cette ame qui n'était
point encore entièrement corrompue.

»Je ne sais si ma femme s'aperçut de la contrainte et du tourment que
j'éprouvais, il y eut entre nous un moment d'embarras et de silence,
puis je pris tout à coup ma résolution.

»--Emmenez les enfans dans la chambre de leur nourrice.

»On les emmena, je restai en silence: Marie les vit partir sans leur
adresser un mot, sans leur faire une caresse; sa stupeur acheva de me
convaincre. Quand la porte fut fermée je la regardai, elle était pâle;
elle arrêtait sur moi un oeil hagard, et restait muette devant moi.

»--Madame, veuillez répondre à quelques questions.

»Elle se tut.

»--Quand avez-vous fait connaissance avec sir Ormond Mondeville?

»Point de réponse.

»--Est-ce dans votre voyage de Londres à Bath?

»Même silence.

»--Répondez-moi, malheureuse femme; je voudrais pour tout au monde vous
arracher au coup de l'infamie qui vous flétrit. Répondez!

»A ces mots je me levai; elle se leva aussi, étendit ses bras vers moi,
puis laissa échapper un éclat de rire convulsif, mouvement si terrible,
si hideux à voir, et accompagné d'un cri si aigu que vous auriez frémi,
que je tremble encore d'horreur en me le rappelant. Puis elle me
contempla un instant d'un air solennel, et tomba par terre. Je commandai
au domestique de la porter dans sa chambre. Un reste de tendresse me
parlait pour elle; je pris soin d'elle, et aussitôt qu'elle eut repris
l'usage de ses sens, je sortis pour me rendre chez son père. C'est un
plus des vénérables vieillards de la pairie anglaise; homme froid, d'une
probité à toute épreuve, et d'une rare hauteur de raison. J'étais si
douloureusement ému que, lorsque je le vis, les larmes jaillirent de mes
yeux.

»Sa froideur m'étonna. Elle contrastait avec mon émotion et semblait
me la reprocher. D'un air de réserve et de hauteur cérémoniale, il me
demanda ce que je venais faire en Angleterre, depuis combien du temps
j'y étais, et si je comptais y rester long-temps. Je me persuadai qu'il
savait d'avance les torts de sa fille, et que sa froideur avec moi
n'était qu'un moyen d'éloigner les reproches que j'avais à lui faire.
Dans tous les temps, il est vrai, je l'avais vu froid, posé, et ses
ennemis taxaient de morgue et d'insolence aristocratique la réserve de
ses manières. Mais bouleversé comme je l'étais, il me semblait que cette
froideur était une insulte à mon émotion. Je m'armai de courage,
mes larmes se tarirent, et je lui fis à mon tour, d'un ton calme et
concentré, le récit de mon aventure à Messine et de ma visite à Bath. Je
ne lui cachai aucune particularité, ni la lecture de ce fatal article
de journal, ni les conseils du père Anselme, ni ma conversation avec
l'hôtesse.

»Il m'écouta en silence. Sa fille avait paru consternée, lui n'était
qu'attentif. Il fit plusieurs tours dans sa galerie d'un air méditatif,
passant souvent sa main sur son front, mais sans trahir aucune émotion
par ses gestes ou ses paroles.

»--Cela n'est pas impossible, me dit-il ensuite en croisant les bras et
s'arrêtant devant moi.

»C'était un caractère profond, parfaitement maître de lui-même dans
toutes les circonstances, qui exprimait toujours une pensée par une
parole et cachait la plus grande partie de ses pensées. Il continua
cependant:

»--Ce que vous me dites est étrange; nous verrons.

»Une larme roulait dans ses yeux, il se hâta de l'essuyer. La douleur de
cet homme vénérable, cette double souffrance de l'orgueil et de l'amour
paternel, cette larme arrachée à un vieillard toujours calme et maître
de lui, m'ébranlèrent jusqu'au fond de l'ame. Je me levai brusquement.
Tout semblait confirmer nos soupçons.

»--Je partirai bientôt, lui dis-je; d'ici à mon départ, j'habiterai la
maison de ma mère, où je vais faire conduire mes enfans.

»--Vous n'avez pas perdu de temps, monsieur, et vous allez bien vite: au
surplus, je passerai chez vous dans la journée.

»Nous nous quittâmes froidement. J'étais déterminé à faire avec la plus
grande promptitude les démarches nécessaires pour hâter le divorce,
et je ne doutai pas un moment de la justesse de nos soupçons. Si
les preuves légales du crime manquaient, toutes les preuves morales
concouraient à le prouver: la consternation de Marie, le long silence de
son père, le trouble et l'aveu de l'aubergiste, ces fatales initiales
employées par le journaliste, ce voyage de Bath qui se trouvait à la
fois dans le récit du jeune homme, dans la lettre de ma femme et dans
l'article du journal. Ma tête brûlait, mon corps chancelait quand
j'arrivai chez ma mère. Les caresses de mes enfans, que j'envoyai
chercher, ne me touchèrent pas. Ma mère, à qui l'on avait appris l'état
où se trouvait ma femme et mon départ précipité, était sortie. Je sus
plus tard qu'elle s'était rendue chez moi; mais dans le premier moment,
son absence me surprit. Craint-elle, me dis-je, de retrouver un fils
malheureux, et a-t-elle à se reprocher de n'avoir pas prévenu ma douleur
par des conseils assez sévères et une surveillance assez attentive?
Hélas! j'étais injuste, et j'oubliais que le premier mouvement d'une
mère est de s'élancer chez un fils souffrant.

»Je m'étendis sur un sofa, et j'attendis avec angoisses. A l'instant
où je me levais pour aller à sa recherche, ma mère entra, et quelques
minutes après on annonça lord Barndale, père de Marie. Ma mère n'avait
eu que le temps de prononcer ces paroles:

»--Je viens de chez vous: votre femme est partie dans une voiture de
louage, sans dire où elle allait.

»Lord Barndale venait aussi de ma maison; il y avait sur sa figure une
expression de résolution et de douleur.

--»J'ai pensé, monsieur, me dit-il, à tout ce que vous m'avez appris;
ne jouons pas notre bonheur et notre repos. Il peut y avoir erreur dans
tout cela. Nous allons monter dans la même chaise de poste, et nous
irons à l'instant trouver cette femme qui n'imposera pas à notre
crédulité. Nous la paierons, mais pour nous faire des révélations
complètes. Venez, monsieur.

»Ses mains se serraient convulsivement. Je pris mon chapeau. Nous
partîmes, et pendant toute la route nous ne prononçâmes pas un mot.
Nous arrivâmes le soir même de bonne heure à l'auberge. Quel fut mon
étonnement ou plutôt mon indignation quand je vis Marie dans le parloir!
Elle était donc venue s'assurer de la discrétion de l'hôtesse, et sa
présence seule dans ce lieu était une preuve de sa faute.

»--Vous ici, madame, lui dis-je! comment y êtes-vous venue? pourquoi?...
Qui vous a donc appris que je fusse venu ici avant vous?... N'espérez
pas...

»Elle m'interrompit en tirant vivement le cordon de la sonnette;
l'hôtesse se présenta. Marie voulut parler, je lui imposai silence, et
je dit à la maîtresse de l'hôtel:

»--Lady Osprey n'a-t-elle point passé une nuit dans votre auberge, dans
le même lit que sir Ormond Mondeville?

»L'hôtesse pâle hésita un moment.

»--Vous me l'avez dit, repris-je; n'en êtes-vous pas convenue?

»--Oui, monsieur.

»--Quel nom? Répondez. Quel est le nom de cette femme?

»--Vous venez de le prononcer.

»--Lady Osprey?

»--Oui.

»--Je vais parler à madame, disait d'une voix entrecoupée Marie, qui,
depuis son enfance sujette à des palpitations violentes, avait appuyé sa
main sur son coeur et avait peine à prononcer ce peu de mots. Elle se
leva en tremblant, et regardant l'hôtesse, elle lui dit:

»--Suis-je lady Osprey?

»L'hôtesse se tut quelques momens, parut incertaine, et dit enfin:

»--Non, madame.

»--Ces ruses ne me tromperont pas, Marie; c'est une adresse inutile.
Combien avez-vous donné à cette femme? Sir Ormond Mondeville lui a donné
cent guinées.

»Marie me regarda. Au nom de sir Ormond, l'hôtesse tressaillit, et je me
tournai vers lord Barndale.

»--Croyez-vous, lui demandai-je, que l'on puisse trop payer cette femme
pour savoir d'elle la vérité?

»--Non certes, dit le père.

»Son énergie était vaincue.

»--Marie, disait-il, vous que j'ai élevée, vous que j'aimais! est-il
possible? répondez, vous être livrée à cet homme!

»--Vous n'êtes pas convaincu? dit Marie; eh bien! voici ce que j'exige:
allons à Bath. Faites ce que je désire; il faut que cette femme vienne
avec nous. Et vous, mon père, prenez-moi sous votre protection.

»Elle avait l'air de souffrir beaucoup en parlant.

»--Faisons ce qu'elle demande, dit lord Barndale, nous déciderons après.

»L'aubergiste se refusait d'abord à nous accompagner mais Marie lui dit
d'un ton impératif et avec une énergie qui m'étonna:

»--Il le faut!

«Le changement subit qui venait de s'opérer chez Marie me blessa.
Était-ce donc cette femme si délicate et si faible qui prenait tout à
coup une attitude arrogante, et un ton auquel la convenance semblait
manquer? Nous partîmes.

»Lord Barndale était avec sa fille dans une chaise de poste; je me
trouvais avec l'aubergiste dans une autre. Trois fois il fallut
s'arrêter pour secourir Marie, dont les évanouissemens nous
affligeaient; l'hôtesse paraissait très-émue et à peu près incapable de
répondre à mes questions.

»Lorsque nous descendions de voiture, Marie semblait affecter de ne
faire aucune attention à moi. Je ne sais quelle résolution violente
paraissait l'animer. Arrivée à Bath, elle fit dire au postillon de se
diriger vers un hôtel de la rue Pultney qu'elle indiqua très-exactement.
Quand nos voitures s'arrêtèrent, Marie descendit la première, frappa,
dit au domestique de prier sa maîtresse de descendre un moment, et nous
fit signe de la suivre. Nous étions tous debout dans le parloir de cette
maison inconnue quand la dame du logis se présenta devant nous; à peine
avait-elle mis le pied dans la chambre que l'hôtesse, s'avançant d'un
pas et la regardant fixement, s'écria:

»--Voici lady Osprey!

»La dame pâlit, recula vers la porte et eut l'air de reconnaître
l'aubergiste.

»--Vous vous trompez, lui dit-elle, je suis lady Heathstone.

»--Non, non, s'écria l'hôtesse avec beaucoup d'émotion et de violence,
c'est vous qui m'avez dit votre nom, vous-même, cette nuit où vous êtes
venue dans mon auberge avec lord Mondeville, et où je vous ai surprise!
Cette jeune dame, ajouta-t-elle en montrant Marie qui se trouvait mal
pendant cette explication, logeait aussi chez moi, et elle vous a
vue; elle vous a même saluée le matin lorsque vous partîtes avec sir
Mondeville.

»--Il y a ici quelque erreur, reprit lady Heathstone; que voulez-vous
dire?

»Je m'avançai vers lady Heathstone, en priant lord Barndale d'avoir
soin de sa fille.

»--Sir Ormond, que j'ai eu le plaisir de voir à Messine, dis-je à cette
dame, avait raison de faire l'éloge de votre politique et de votre
adresse, cependant elles échouent aujourd'hui. Rendez son nom et son
honneur à lady Osprey, madame.

»Elle se jeta sur le sofa, et couvrant son visage de ses mains, elle
s'écria:

»--Quoi! vous l'avez vu à Messine?

»--Quittons cette femme, dit d'une voix sombre lord Barndale, qui ne
pouvait parvenir à rendre à sa fille l'usage de ses sens.

»Nous la replaçâmes dans la chaise de poste, mourante, presque inanimée,
incapable de ressentir la joie que devait lui causer son innocence, si
hautement reconnue. Hélas! monsieur, que puis-je vous dire de plus,
pendant deux mois elle languit; elle me pardonna et mourut d'un
anévrisme au coeur, déterminé par tant de secousses et d'émotions.

»Le père indigné déclara qu'il ne me reverrait jamais. J'eus le malheur
de perdre mes deux enfans. Je n'avais plus rien à faire au monde,
monsieur, je revins en Sicile, où j'espérais trouver encore lord
Mondeville, à qui je voulais demander vengeance de tous les maux que sa
fatuité avait fait tomber sur moi, et de l'indigne supposition de nom
qui avait flétri l'honneur de ma femme: il était parti pour les Indes
avec une commission du gouvernement. Le père Anselme me facilita
l'entrée de ce cloître, où je trouve un asile. Hélas! tous les lieux me
sont indifférens! Une seule pensée de haine me reste, au milieu de
tant de pensées douloureuses! J'ai de l'aversion pour ces institutions
sociales qui me condamnent au malheur. Ah! le mariage, monsieur, le
mariage! posséder une femme, l'aimer, la croire à soi et trembler
toujours; et ne jamais savoir si un autre ne reçoit pas en pur don ce
que la loi nous accorde et ce que le coeur peut nous refuser; n'être
jamais certain que les désirs et les voeux d'une épouse sont pour vous,
sont à vous; conserver pour un autre et élever pour les menus plaisirs
d'un ami ces créatures si frêles, si délicates, que nous pouvons briser
en les adorant, et que nous couvrons de nos hommages immérités, après
les avoir accablées de nos injustices.»



TOBIAS GUARNERIUS.


Par une soirée bien brumeuse d'hiver, mon arrière-grand-père, retenu
pour quelques affaires à Brème en Saxe, se promenait dans une petite
rue écartée, derrière la cathédrale. Ce qu'il faisait là, vous le
comprendrez de reste quand je vous aurai appris qu'il avait alors vingt
ans, et qu'il est peu de villes en Allemagne où les grisettes soient
plus gracieuses et plus agaçantes. Ceci soit dit sans altérer en rien la
bonne opinion que par avance vous auriez pu prendre de son mérite. Mais
depuis plus de vingt minutes l'heure du rendez-vous était sonnée à
toutes les horloges, sans que celle qui l'avait donné eût songé à s'y
rendre, et mon arrière-grand-père attendait toujours.

Le gouvernement représentatif nous a trop bien guéris, hélas! de ces
merveilleuses patiences d'amour: bien admirable pour moi serait l'homme
qui s'en rencontrerait encore capable aujourd'hui.

Pendant les longs tours et retours de sa faction, mon arrière-grand-père
avait remarqué une petite boutique placée à l'angle de la rue qu'il
arpentait. Aux deux côtés de la devanture, deux planchettes peintes en
rouge et taillées en forme de violons indiquaient le commerce qui s'y
faisait, ou, pour parler plus juste, le commerce qui ne s'y faisait
point; car, à moins que l'on ne compte pour quelque chose un mauvais
basson pendu au mur, une contre-basse sans cordes, quelques archets et
une quinte que le propriétaire du lieu était occupé à raccommoder, sa
boutique était complétement dégarnie, et, nonobstant l'inscription
placée au-dessus de la porte, ressemblait plutôt à un corps de garde de
milice bourgeoise qu'à un _magasin d'instrumens à cordes et à vent_.

Une mauvaise chandelle, haletant sous une mèche effroyablement longue,
qui lui faisait jeter des lueurs sinistres, éclairait à peine l'homme
qui travaillait dans cette misérable échoppe. Il ne paraissait pas
d'ailleurs tenir autrement à la perfection de l'ouvrage dont il
s'occupait, car, de trois minutes en trois minutes, il se levait,
laissait là sa quinte, et se promenait à grands pas, avec un regard fixe
et des gestes brusques et précipités, indiquant un homme qu'une pensée
profonde était venue visiter.

Moitié curiosité, moitié pour échapper à une neige abondante qui était
venue compliquer son rendez-vous, mon arrière-grand-père, qui n'avait pu
encore se décider à quitter la place, entre dans la boutique du luthier,
et bien que de sa vie il n'eût su une note de musique, il le prie de lui
montrer des violons à acheter.

«Des violons! répondit brusquement le luthier, vous voyez bien que je
n'en ai pas et que je n'en vends pas, à moins que tous ne vouliez
vous arranger de cette contre-basse, que j'ai été forcé de prendre
en paiement pour les raccommodages que j'ai faits pendant plus d'un
trimestre aux instrumens de l'orchestre des _Chiens savans_, qui ont eu
dans cette ville un si grand succès, et qui ont travaillé devant MM. les
membres du grand-conseil. La voulez-vous, ma contre-basse? je vous
la laisse pour dix écus; pour cinquante livres, tenez, sans plus
marchander.»

Mon arrière-grand-père eût été un million de fois plus musicien qu'il
n'était réellement, il eût eu encore une peine infinie à se prêter à
l'arrangement qu'on lui proposait, lequel consistait à s'accommoder
d'une contre-basse lorsqu'il était censé avoir besoin d'un violon.

S'étant permis de faire, avec une grande force de logique, cette
observation à l'honnête luthier, il en reçut je ne sais quelle répartie
si étrange qu'il lui vint aussitôt à l'esprit qu'il avait affaire à une
manière de monomane. La chose lui fut prouvée quand en sa présence ce
singulier personnage recommença à se promener et à gesticuler, et quand
une vieille femme, ouvrant la porte de l'arrière-boutique, lui fit signe
en haussant les épaules que la tête du pauvre homme n'y était plus.

Mon arrière-grand-père sortit alors de chez le luthier, et le lendemain
il partit de la ville, sans s'être autrement occupé de lui.

Trois ans après, durant un nouveau séjour qu'il fit à Brème, ayant eu
occasion de repasser dans la même rue, il remarqua que la boutique du
luthier était fermée; sur les volets, qui en plus d'un endroit portaient
des traces d'effraction, de grandes croix rouges avaient été tracées.
Cette circonstance ayant attiré son attention, le soir, à souper, il en
parla à son hôte, qui était l'un des magistrats de haute police de la
ville, et lui raconta, sans dire toutefois son rendez-vous manqué,
l'étrange accueil qu'il avait reçu dans cette même boutique, trois ans
auparavant. A son tour, le magistrat lui conta l'histoire que l'on va
lire.

L'homme auquel vous avez eu affaire, lui dit-il, s'appelait Tobias
Guarnerius; à grande peine il faisait vivre de son travail la vieille
femme que vous avez vue: c'était sa mère, avec laquelle il vivait depuis
la mort de sa femme.

Comme il était dans la ville le seul ouvrier de son état, et qu'elle
contient un nombre assez considérable d'artistes et d'amateurs, qui sans
cesse lui donnaient des instrumens à réparer, il aurait pu, ce semble,
vivre passablement à l'aise. Mais dix ans environ avant l'époque dont
nous parlons, une insigne calamité était venue le visiter. Un beau
matin il s'était trouvé en proie à une idée fixe, et depuis ce temps il
n'avait cessé de la poursuivre, quelque sacrifice qu'elle lui eût coûté.

Sa femme, qui était morte en partie du chagrin qu'elle avait eu à le
voir dissiper ainsi tout le fruit de son travail, avait eu beau lui
représenter la folie de sa persévérance, le conjurer de ne pas la
réduire à la misère, il n'en avait tenu compte. D'abord ses économies,
plus tard l'argent de quelques emprunts qu'il avait faits, ensuite ses
meubles, ses marchandises, une partie de sa garde-robe, étaient venus se
perdre dans ce gouffre qui s'était ouvert à côté de lui, sans que tant
d'inutiles essais fussent parvenus à l'éclairer. A l'époque où, faute
d'argent, il avait été forcé de mettre un terme à ses expériences, il
n'en avait pas moins conservé l'espérance de réaliser sa pensée, qui
tôt ou tard devait, selon lui, le mener à une grande gloire, et le
récompenser largement de toutes ses avances.

Il est, au reste, vrai de dire que s'il fût arrivé au but qu'il se
proposait, il eût réellement mis la main sur une excellente spéculation.
Ayant en sa possession un violon de Stradivarius, dont quelques
amateurs, à plusieurs reprises, lui avaient offert un haut prix, l'idée
lui était venue d'imiter le faire de cet auteur. Il avait pensé qu'en
reproduisant avec une rigueur mathématique les formes et les dimensions
de ses instrumens, en employant un bois semblable à celui qui avait
servi à les établir, en arrivant à imiter rigoureusement le vernis et la
couleur dont ils avaient été primitivement enduits, il parviendrait à
se procurer une qualité de son exactement pareil. Malgré tous les soins
qu'il mettait à ses contre-façons, toujours il s'y rencontrait une
légère différence avec le modèle; or des nuances infiniment subtiles
constituant, selon toute apparence, la supériorité qui faisait son
désespoir, il pensait pouvoir logiquement expliquer l'infériorité de ses
copies par les imperfections presque insaisissables qu'il y découvrait,
en sorte que l'oeuvre était toujours à reprendre; c'était une manière de
cercle vicieux tournant à l'infini, dans lequel une fortune de prince se
fût elle-même engouffrée.

Après bien des essais, cependant, une modification s'était faite dans
son idée primitive; il était un jour arrivé si près d'une imitation
irréprochable, et ce jour-là précisément l'instrument sorti de ses mains
s'était trouvé si loin au-dessous de son stradivarius, qu'il avait fini
par soupçonner dans la création de ce chef-d'oeuvre un élément d'une
nature supérieure et non encore sollicité par lui. «--Qui sait,
disait-il fort gravement à un physicien qui prétendait le faire arriver
à la solution de son problème instrumental par des applications
nouvelles de la théorie du son, qui sait plutôt si ce n'est pas hors du
monde matériel que je dois chercher. Les mots représentent des idées,
n'est-il pas vrai? eh bien! quand je dis l'ame de mon violon, peut-être,
sans y songer, frappé-je à la porte que je cherche depuis si long-temps.
Que vous en semble, monsieur?» Et le physicien de se mettre à rire, et
le pauvre Tobias Guarnerius de s'enfoncer plus profondément dans l'abîme
de ses recherches.

Un jour une de ses pratiques venant lui apporter un archet à réparer
laissa chez lui un livre que pendant plusieurs jours elle oublia de
venir reprendre. A ses heures de loisir, lesquelles étaient rares, car
lorsqu'il ne travaillait pas de ses mains il travaillait de sa pauvre
tête, qui ne reposait guère, Tobias Guarnerius parcourut ce livre:
c'était un de ces respectables monumens de la patience et de l'érudition
germaniques, où l'auteur vous annonce, sans y mettre d'ailleurs
autrement de prétentions, qu'il traitera _de omni re scibili_ et de
quelques autres sujets. En effet on y voyait, à côté d'un chapitre _sur
la meilleure forme de gouvernement_, un chapitre _sur la manière de
gratter le dos de sa femme quand il la démange_; une _recette pour faire
du vin de Chypre_ était suivie d'une _dissertation sur la virginité
des onze mille vierges_, et d'un _discours sur les avantages de la
calvitie_; un ton de bonhomie singulière avait présidé à la rédaction de
cet ouvrage informe, et donnait à sa lecture un charme particulier, qui
avait fini par dominer notre monomane jusqu'à détourner de lui pendant
une demi-journée l'obsession de sa pensée ordinaire.

Tout-à-coup, au détour d'une page, un chapitre se présente à lui avec
ce titre: _De la Transfusion des ames_. A la lecture de ces mots,
comme s'il eût soudain entrevu que la révélation du grand secret qu'il
cherchait depuis si long-temps allait lui être faite, il sauta d'un bond
prodigieux, appela sa mère, qu'il chargea de garder la boutique, et
de dire, si on venait le demander, qu'il était sorti; puis courant
s'enfermer dans sa chambre, pour ne pas être interrompu, il commença la
lecture du chapitre qui, dans sa pensée, ne pouvait manquer d'être le
plus merveilleux que jamais plume de philosophe eût enfanté.

Ce n'est pas seulement dans les livres, c'est dans toutes les choses de
la vie, dans ses amitiés, dans ses espérances dans les prospectus, dans
les amours de femme surtout qu'il faut craindre des désappointemens
semblables à celui qui attendait Tobias Guarnerius. Le chapitre, dont un
instant avant il eût payé la lecture au prix d'une livre de sa chair,
était une misérable rapsodie, lardée de citations des Pères de l'église,
d'Aristote, de Platon et de l'Écriture. Après force divagations,
abstractions et conversations, l'auteur se résumait à cette découverte
toute nouvelle, que l'ame était immortelle: sans contredit les vingt
pages les plus pauvres de cet immense in-folio étaient comprises sous le
titre si magnifique que je vous ai dit.

Mais l'heure de Tobias Guarnerius n'en était pas moins venue; étreignant
avec une singulière puissance les trois mots qui tout à coup lui étaient
apparus, pour en faire jaillir un sens logique aux _entrevisions_ qu'il
avait eues précédemment, il commença à se représenter l'ame humaine
comme une substance locomobile, transportable, avec sa puissance
d'animation, d'un lieu dans un autre. En Allemagne, où il y a de la
philosophie dans l'air, un artisan, tout aussi bien qu'en France un prix
d'honneur de rhétorique, avait entendu parler de la métempsycose; et ce
système, pour peu que l'on pesât dessus, pouvait bien s'élargir jusqu'à
admettre la donnée du philosophe luthier. Trois heures de réflexions
passant par-dessus cette illumination achevèrent de lui donner dans
l'esprit de Tobias une créance indélébile, et désormais il ne s'occupa
plus que du procédé matériel à l'aide duquel il appliquerait à son art
le bénéfice de sa découverte psycologique.

A trois mois de là, c'était durant la nuit, la veille de la
Saint-Joseph, depuis long-temps une heure était sonnée à toutes les
horloges, et la ville de Brème tout entière reposait dans le sommeil;
l'atelier de Tobias Guarnerius était soigneusement fermé; et de peur
qu'en passant on ne pût voir par les fentes des volets la lumière qui
brillait dans son arrière-boutique, il avait eu soin d'étendre devant
la porte vitrée qui communiquait de cette pièce à son magasin un épais
rideau de serge verte replié deux fois sur lui-même.

Certes, ces précautions n'étaient point inutiles, car c'était une oeuvre
étrange que celle à laquelle le luthier s'occupait.

Dans le grand lit de damas rouge sur lequel, il y avait bientôt quarante
ans, elle l'avait mis au monde, sa vieille mère Brigitta Guarnerius, en
proie aux angoisses de l'agonie, achevait de mourir d'un cancer qui
la minait depuis long-temps. Penché sur sa poitrine, qui râlait d'une
manière horrible, sans qu'une larme brillât dans ses yeux, sans qu'un
seul des muscles de son visage exprimât la moindre sympathie pour les
atroces souffrances dont il était témoin, Tobias paraissait plongé dans
le pressentiment d'un moment solennel et fatal, dont l'attente absorbait
toutes ses facultés. Sans doute, en vue de quelque produit étrange à
recueillir, un appareil bizarre, que n'avait ni décrit ni prévu aucune
science humaine, mettait en rapport le lit de l'agonisante et une table
sur laquelle reposait un instrument inachevé. Un tube, qui paraissait
formé de l'alliage de plusieurs métaux, s'évasant par le bout en forme
d'entonnoir, avait été placé au-devant de la bouche de la vieille femme,
et recevait le souffle de son haleine qui, à chaque expiration, s'y
engouffrait avec un bruit lugubre. A l'autre extrémité, ce tube
s'emboîtait à une cheville de bois, pareille à celle qui se place debout
entre le fond et la table de tous les instrumens à chevalet; seulement
celle-ci était d'un diamètre un peu supérieur au diamètre ordinaire,
et au lieu d'être en bois plein, elle était creuse et devait se fermer
hermétiquement, au moyen d'un petit couvercle à vis merveilleusement
travaillé, lorsque l'embouchure du tube viendrait à en être retirée.
Précisément au-dessus du point de jonction provisoire du bois et du
métal, et comme pour empêcher l'évaporation au moment où se ferait leur
séparation, avait été disposée une manière de boîte ou de guérite en
bois de sapin; les planches, humides et vermoulues, exhalaient une odeur
terreuse et nauséabonde, et un grand clou rouillé, pendant encore après,
indiquait qu'elles avaient du antérieurement faire partie d'un objet de
plus grande dimension.

A une heure cinquante-deux minutes et quelques secondes, la respiration
de la malade s'étant arrêtée, son pouls et son coeur ayant cessé de
battre, tout à coup on entendit dans le tube, qui fut agité comme par un
mouvement galvanique, un long soupir, suivi d'un frémissement qui courut
tout le long du métal, et vint bondir au fond de l'étui qui y adhérait.
A ce bruit, Tobias Guarnerius se précipita; les yeux égarés et la
poitrine haletante, il repoussa le tube conducteur, et d'une main
forcenée, malgré une force incroyable de résistance qui répondait à sa
pression, malgré une sorte de crépitation douloureuse et plaintive qui
s'agitait sous ses doigts, il vissa le couvercle à l'extrémité de la
cheville. Maintenant il faut vous le dire, quoique jamais la preuve
matérielle de cette monstruosité n'ait été acquise, il paraît que ce que
Tobias Guarnerius venait d'enfermer dans ce bois creux, c'était l'ame
de sa mère, la première qui se fût trouvée pour réaliser son abominable
découverte.

Au moment où avait été rompu le lien par lequel elle était unie à
l'enveloppe mortelle qui venait de finir son temps, l'ame s'était
élancée pour retourner en haut; forcée de suivre l'étroit conduit qui la
cernait à sa sortie, elle avait couru pleine de détresse jusqu'au fond
de l'espace qu'elle avait devant elle: elle se fût sans doute évadée
dans le peu de temps que son bourreau avait mis à fermer sur elle le
couvercle; mais une effroyable industrie avait tout prévu. Les planches
de sapin qui ombrageaient l'espace sur lequel s'accomplissait l'odieux
mystère étaient les planches d'un cercueil fraîchement enlevé à la terre
du cimetière. Quand l'ame s'était pressée pour sortir, elle avait eu
horreur de cette atmosphère de mort qu'il lui fallait traverser, et
elle s'était retirée en arrière; alors Tobias était venu et il l'avait
scellée dans sa prison, et il la tenait là pour s'en servir à ses
volontés.

Il ne faut pas croire pourtant que ces épouvantables audaces puissent
s'exécuter sans qu'il en coûte quelque chose à leurs auteurs; car au
moment où tout avait été accompli, Tobias était tombé à la renverse,
frappé comme d'une puissante commotion électrique, et il était resté
étendu à terre, sans connaissance, plusieurs heures encore après que le
soleil se fût levé.

Au moment où il se réveilla de ce long évanouissement, il commença par
sentir une vive fatigue dans tous ses membres, comme s'il avait fait une
longue route; puis il eut grand peine à recueillir ses idées, afin de se
rendre compte de ce qui lui était arrivé. A la fin cependant un souvenir
lucide de toutes les choses de la nuit se dessina devant lui. La main
agitée d'un tremblement qui ne le quitta plus, il s'approcha du lit, où
le corps de sa mère était déjà froid et raidi. Il abaissa la paupière de
ses yeux, en ayant soin que leur regard fixe ne rencontrât pas le sien;
puis, ayant couvert le visage, il eut peur; car il lui sembla que
l'angle facial qui se dessinait sous le drap blanc avait un air de
reproche et le menaçait.

Depuis deux semaines environ, les restes mortels de Brigitta avaient été
déposés dans la tombe, et même il s'était passé d'étranges choses lors
de son enterrement; car à chaque fois que, dans les prières, le prêtre
avait eu à parler de l'ame de la défunte, les cierges qui brûlaient
autour du corps s'étaient éteints d'eux-mêmes; et bien des choses
s'étaient dites touchant cette circonstance et plusieurs autres que l'on
racontait. Témoin de ce phénomène, et tourmenté, dans son ame, par le
remords, bien que la joie d'avoir réalisé la pensée de toute sa vie fût
encore la plus forte, Tobias n'avait pas encore osé faire l'essai de
l'instrument qu'il avait achevé, et pourtant une merveilleuse harmonie
y était cachée; car lorsque l'air seulement venait à passer dessus, des
soupirs d'une incroyable douceur s'en exhalaient. Le bruit à la fin
commença à se répandre que Tobias avait découvert son grand secret; et
chaque jour tout ce qu'il y avait de musiciens dans la ville venait
savoir, les uns pour se rire du rêveur, les autres avec une curiosité
plus sérieuse, à quand l'audition du violon-miracle, et Tobias reculait
toujours, sous prétexte que son oeuvre n'était point finie.

Il advint pourtant que l'héritier présomptif d'une petite principauté de
l'Allemagne passa par la ville. La Providence, qui apparemment avait eu
ses raisons pour cet arrangement, le destinant à régner un jour, lui
avait donné toutes les qualités requises pour être un excellent violon
solo. Sa réputation de virtuose s'était répandue dans toute l'Europe,
à peu près comme la renommée militaire du grand Frédéric, et il ne
s'arrêtait guère en un pays qu'on n'organisât pour lui un concert, où
souvent il ne dédaignait pas de se faire entendre. Le gouverneur
de Brème, ayant toute raison de vouloir être agréable à l'illustre
exécutant, se hâta de préparer une soirée musicale, et il ne laissa pas
ignorer à Tobias Guarnerius qu'il lui serait agréable d'y voir faire
l'essai de son invention.

Au moment où ce désir lui fut intimé, Tobias commençait à entrer en
composition avec sa conscience. L'impression de terreur qu'il avait
subie à la suite de son larcin, comme le souvenir de toutes les autres
émotions humaines, s'effaçait peu à peu sous les jours qui passaient.
D'étranges raisonnemens étaient ensuite venus à son secours. «On ne sait
jamais, se disait-il, avec cette jurisprudence céleste, qui vous absout
_in extremis_ pour un bon sentiment, qui vous punit pour une pensée
mauvaise, ni qui sera condamné ni qui sera sauvé. Ma mère Brigitta eut à
nos yeux une vie honnête: en est-il de même pour le jugement d'en haut;
et qui peut assurer qu'en la retenant ici-bas je ne lui sauve pas
plusieurs jours de l'éternité des douleurs? D'ailleurs je suis bon fils,
ajoutait-il avec une sublime sophistiquerie digne d'un avocat de nos
jours. D'autres conservent précieusement les ossemens de leurs proches;
moi je conserve l'ame de ma mère; moi je ne veux pas m'en séparer.
N'y a-t-il pas entre le double mérite de nos piétés filiales tout
l'intervalle qui sépare l'esprit de la matière?» Avec ces pensées, qu'il
habillait des plus belles paroles qu'il pouvait, il parvenait à émousser
son remords.

Quand fut venu le soir où devait avoir lieu la grande épreuve, Tobias
fut tout à coup saisi d'une autre inquiétude. La préoccupation de
l'artiste dominant toute autre pensée, il eut des doutes sur la
sincérité des résultats que devait lui donner son expérience. L'ame
avait-elle, en effet, été transfusée? Par une évaporation subtile, en
supposant qu'elle eût un instant séjourné là où il l'avait retenue,
n'avait-elle point pu s'échapper pour obéir à la loi céleste
d'attraction qui la rappelait? Et alors voyez un peu la belle confusion,
si, en présence de toute la ville assemblée, sa création surhumaine
allait tout à coup se résumer en quelque misérable instrument, criard
comme ceux que tant de fois déjà il avait réalisés. Il n'y avait dans
cette appréhension rien que de raisonnable, et plutôt que de s'exposer à
un si mortel désappointement, surmontant enfin la religieuse terreur qui
jusque là l'avait empêché d'interroger son oeuvre, il l'eût essayée de
ses mains s'il l'eût eue à sa disposition; mais, en homme qui savait son
monde, il l'avait, dans la journée, envoyée à l'hôtel du gouvernement,
enfermée dans un riche étui, dont il avait gardé la clef. Le sort en
était donc jeté, et il n'y avait plus à revenir sur ses pas; dans un
quart d'heure il aurait effacé la gloire de Stradivarius et celle de
tous les maîtres de l'art, ou il serait devenu l'objet d'une inexorable
dérision. Après tout, ce sont là, à vrai dire, les deux termes du marché
auquel se soumet quiconque dans cette vie essaie de penser ou de vouloir
de la première main.

A l'heure où tous les convives du grand banquet musical furent
rassemblés, Tobias Guarnerius fut introduit dans le salon du gouverneur,
où, pour cette fois, il avait entrée. L'aspect général de sa toilette
presque antédiluvienne, et accusant un délabrement de vieille date,
malgré tous les soins extraordinaires qu'il y avait donnés, quelque
chose de gauche et d'endimanché répandu dans toute l'habitude de son
corps faisait de lui un personnage assez burlesque. Toutefois, au
moment où on le vit assis dans un coin, le visage empreint d'une pâleur
mortelle, l'oeil fixe et plongeant avec une indicible anxiété sur
le virtuose qui, pour la première fois, allait donner une voix à sa
création, il ne parut plus grotesque à personne, et chacun eut peur et
fut ému avec lui.

Il faudrait avoir des paroles exprès, pour faire comprendre l'étrange
impression dont fut agitée l'assistance quand l'archet venant à mettre
la corde en vibration, l'ame prisonnière commença à être tourmentée
d'une affreuse souffrance et à se lamenter misérablement; plusieurs ont
assuré que, dès les premières notes, il leur avait semblé qu'ils étaient
soulevés de terre et qu'ils demeuraient suspendus dans l'espace au
milieu d'une angoisse indéfinissable, pour d'autres, la perception du
son fut si vive et si pénétrante qu'ils crurent en subir le contact
immédiat sur leurs nerfs, dont un moment ils eurent le sentiment
distinct et absolu, comme si la chair se fût retirée et les eût laissés
à nu. Mais ce qu'aucune parole humaine ne saurait peindre, c'est
l'ineffable sympathie de toutes ces ames reconnaissant, quoique sans
pouvoir se rendre compte du prestige, la voix d'une ame qui appelait
à elle, et à ses accens douloureux se plongeant avec elle jusqu'aux
larmes, dans un abîme de tristesse inconsolable. Ni la douleur de la
mère pleurant sur son premier né, ni celle de l'amante au premier soir
de son délaissement, ni celle de l'artiste s'éteignant avant son oeuvre
achevée, ne peuvent donner une idée de la plainte amère de cette fille
du ciel traîtreusement retenue au-delà de son temps, et demandant à se
replonger dans le repos de l'infini. Personne, pas même l'homme qui
conduisait l'archet sur la corde, n'aurait pu se rappeler une seule
note de l'air que le violon de Tobias Guarnerius avait joué; personne
n'aurait pu dire si ce qu'il avait entendu était un chant mélodieux
ou quelque merveilleuse histoire racontée par un poète sublime, et
où aurait été résumé avec un art admirable le tableau de toutes les
souffrances, de toutes les anxiétés, de toutes les tristesses de la
vie, depuis le vague de la mélancolie qui regrette et désire sans but,
jusqu'aux plus positifs et aux plus cruels mécomptes; mais personne
aussi n'aurait pu dire qu'en aucun temps et en aucun lieu de la terre,
une harmonie aussi profondément émouvante fût parvenue à son oreille.

Aussitôt que le chant eut cessé, et quand chaque auditeur fut revenu de
l'espèce d'extase et de contemplation intérieure dans laquelle il avait
été plongé, les regards se tournèrent vers Tobias Guarnerius. A ce
moment, l'artiste en lui dominait tellement l'homme, qu'il n'avait point
entendu ce cri de douleur qui avait retenti dans le coeur de tous les
assistans, et qui aurait dû si profondément l'émouvoir; car pour lui ce
n'était point seulement une plainte, mais un atroce reproche; il n'avait
perçu que des sons d'une merveilleuse harmonie, supérieurs à tout ce que
les maîtres de son art avaient jamais réalisés; et en voyant enfin le
problème de toute sa vie résolu, il s'était laissé tomber à genoux, les
mains jointes et étendues vers le ciel, et des larmes coulaient sur son
visage, rayonnant d'une expression de joie indicible. Ce ne fut qu'au
bout de quelques minutes qu'il aperçut le prince allemand le secouant
vivement par le bras pour le réveiller de son _à parte_ de bonheur, et
lui demandant s'il voulait lui donner son violon pour 1,000 écus.

«Mon violon! pour 1,000 écus? répondit-il en regardant le prince avec un
rire qui n'annonçait pas un homme dans son bon sens, c'est-à-dire que
vous mettez un prix à ce qui n'était pas et à ce qui existe; vous
achetez la création, monsieur, à ce que je vois! Combien payeriez-vous
le soleil, s'il vous plaît, à supposer qu'un beau matin on le mît dans
le commerce?»

Que signifiaient ces orgueilleuses paroles du pauvre luthier? Sa
piété filiale s'indignait-elle du marché qu'on lui proposait, ou son
amour-propre d'auteur se révoltait-il de la mesquine estimation faite
de son oeuvre? L'acquéreur interpréta l'apostrophe dans ce sens, et il
donna aussitôt la somme; mais Tobias répondit de nouveau que son violon
n'était pas à vendre, que sa gloire était désormais immortelle (comme
celle de tous les poètes de nos jours apparemment) et que cela lui
suffisait. Malheureusement pour lui, il avait à faire à un vouloir de
prince qui ne s'étonnait pas facilement des obstacles. Tirant de sa
poche un portefeuille qui pouvait bien contenir 12,000 livres en billets
de banque, lesquels furent étalés sur une table, plus une bourse pleine
d'or, pour le moins aussi bien garnie que celle des séducteurs de
comédie: «Pour ceci votre violon!» s'écria le royal dilettante. A la vue
de ces richesses, l'orgueil du pauvre Tobias, qui, de sa vie peut-être,
n'avait possédé bien ronde une somme de 1,000 livres, sa piété filiale,
ses prétentions marchandes, tout ce qui le retenait, en un mot, lâcha
pied brusquement: de l'oeil il compta les billets épars sur la table,
fit une rapide et amiable estimation du contenu de la bourse; puis, avec
l'air d'un homme qui voudrait qu'on le crût en proie à une insupportable
contrainte. «Puisque vous le voulez, dit-il, j'accepte le marché, je
vous donne même (sublime magnificence) l'étui et sa clef pardessus
le marché. Seulement prenez bien garde que je ne réponds pas de ma
marchandise; si vous n'en avez pas soin, et que quelque chose se
dérange, je ne me charge point des réparations.» Le prince avait une
envie si profondément éveillée qu'il ne lui parut pas même possible que
jamais la chance d'une avarie pût se présenter. Faisant aussitôt mettre
son acquisition dans la boîte qui lui avait été si généreusement
superoctroyée, il ordonna à son valet de chambre de la porter en son
logis; presqu'aussitôt il faussa compagnie au gouverneur et à son monde
pour aller se mettre en jouissance, et pendant la nuit entière qui
suivit, il n'y eut pas à cinquante toises à la ronde un voisin qui pût
fermer l'oeil, tant fut bruyante et prolongée la prise de possession.

Quant à Tobias, pendant une partie de la nuit il ne cessa de se redire
à lui-même ce qu'il avait déjà proclamé dans le salon du gouverneur,
à savoir que sa gloire était immortelle. Pendant une autre portion du
temps, il se roula avec délices dans cette pensée qu'il était riche.
15,000 et quelques cents livres, tout bien compté; c'était sa fortune,
il pensa que cela faisait beaucoup. Pour mieux s'en assurer, il promena
son esprit à travers toutes les fractions dans lesquelles ce chiffre
était divisible; il compta une à une ses pièces d'or, et comme il avait
éteint sa lampe et qu'il ne pouvait plus les voir, il se plaisait à les
rouler dans ses doigts, à en sentir le coin, et ensuite il les ramassait
dans sa bourse, afin de les peser et de les tenir toutes ensemble dans
sa main; cela le mena jusque vers les trois heures du matin: à ce moment
il s'endormit.

Le lendemain, il se réveilla de bonne heure, et en se réveillant il fut
comme un homme qui la veille ayant été pris du sommeil au milieu des
pensées joyeuses du vin et de l'ivresse, se retrouve le matin la tête
pesante, l'esprit lourd et fatigué et le coeur mal content. Une idée
commença à l'obséder; non-seulement il avait dérobé, non-seulement il
avait retenu prisonnière, mais encore il avait vendu l'ame de sa mère.
A toutes les heures où cela lui plairait, un homme qui avait payé pour
cela pourrait la réveiller, la forcer de chanter; cet homme pourrait la
revendre à un autre; lorsqu'il voyagerait il remmènerait avec lui,
et, comme dit le premier psaume des vêpres, il pourrait en faire
_l'escabelle de ses pieds_. Tandis qu'il se débattait dans cette
pensée poignante, quelqu'un entra dans sa boutique: c'était l'un des
domestiques du gouverneur qu'il connaissait bien, car autrefois cet
homme, dans sa jeunesse, avait été le fiancé de la vieille Brigitta,
et il l'aurait épousé s'il ne fût parti pour la guerre. Quand bien des
années après il était revenu et l'avait trouvée mariée, il n'en avait
pas moins continué à l'aimer d'amitié, et le mari de Brigitta lui-même,
qui avait bonne confiance en sa femme, l'avait engagé à venir les voir
quand il le voudrait; en sorte qu'il avait fait sauter plus d'une fois
Tobias sur ses genoux. La veille au soir, de l'antichambre il avait
entendu le violon dans lequel soupirait l'ame de Brigitta, et il avait
aussitôt reconnu sa voix, car les souvenirs d'amour, si vieux que soient
les os d'un homme, ne se perdent pas dans sa mémoire, et c'était ainsi
que Brigitte s'était lamentée à un jour de sa vie qu'il n'avait jamais
oublié, celui de leurs adieux. D'avoir ainsi cru entendre l'ame de sa
maîtresse l'avait jeté durant la nuit dans des perplexités incroyables,
et dès le matin il venait demander à Tobias Guarnerius de lui expliquer
comment cela avait pu se faire. Aux premiers mots que lui en dit le
vieillard, Tobias se troubla, balbutia quelques paroles embarrassées:
à la fin pourtant il se remit et il essaya de tourner la chose en
plaisanterie; mais l'amant de Brigitte ne fut pas sa dupe, et il
s'éloigna en hochant la tête, en disant entre ses dents qu'il y avait
la-dessous quelque méchant mystère.

Si Tobias souffrait déjà cruellement de sa faute, au moment où il la
croyait entre le ciel et lui, ce fut bien autre chose quand il entrevit
la pensée d'autrui sur la trace de son crime, et quand il put redouter
que ce larcin ne devînt une affaire de justice humaine. Pendant quelques
heures encore il lutta contre ses craintes et ses remords, mais à la
fin, dominé par eux, il prit avec lui le prix qu'il avait reçu la
veille, et courut chez l'acquéreur, pour le prier de revenir sur le
marché, son intention étant, dès que le violon serait rentré dans ses
mains, de rompre la charme, et de rendre l'ame à sa liberté. Mais les
hommes, qui ont toute commodité pour se jeter dans les voies du mal,
n'ont pas de même la route facile quand ils veulent revenir sur leurs
pas. Le prince était parti avant le jour, et au moment où Tobias
frappait à sa porte, il était déjà bien loin. Décidé qu'il était à ne
pas porter plus long-temps volontairement le poids de sa faute, Tobias
n'hésita pas, il courut fermer sa boutique, alla hors de la ville
attendre la voiture publique, et se jeta dedans pour se rendre à la
résidence du prince. Mais, quand il fut arrivé, deux jours se passèrent
avant qu'il pût approcher de son altesse; et, au moment où l'abord lui
fut permis, quelqu'un lui apprit que le violon avait déjà changé de
main. Le prince n'avait pu en jouer plus de huit jours sans que tout
le système nerveux ne devint, chez lui, en proie à une insupportable
irritation. Son médecin, consulté, avait déclaré que le son pénétrant
de l'instrument dont il avait fait nouvellement l'acquisition était la
cause de cet accident, et dans la journée, comme on fait d'un cheval
vicieux, le prince avait vendu le violon à un artiste italien qui allait
faire son tour d'Europe, et qui comptait donner des concerts à Paris.

Aussitôt Tobias se remit en route; en arrivant dans la capitale de la
France, sans se mettre en peine des merveilles de civilisation qu'elle
renferme, et qu'à une autre époque il eût explorées avec un si vif
empressement, il n'eut qu'une préoccupation, celle de savoir l'adresse
del signor Ballondini. Il l'apprit sans beaucoup de peine, car, grâce à
son violon, el signor Ballondini s'était fait, dès son premier concert,
une réputation colossale, et toutes les feuilles publiques ne parlaient
que de son talent et de la merveilleuse qualité de son qu'il tirait de
son instrument.

Tobias eut bien un instant la volonté de se mettre en colère contre le
virtuose italien, qui prenait pour lui toute la gloire, quand le
luthier en avait une si bonne part à revendiquer; mais il pensa que son
amour-propre devait boire ce calice, en expiation de sa faute, et il
s'imposa l'obligation de ne point se plaindre de ce qu'on lui dérobait,
trop heureux s'il pouvait rentrer en possession de sa fatale création.
Aussitôt qu'il sut où demeurait le signor Ballondini, afin de le joindre
plus vite, il monta dans un fiacre, en sorte qu'il arriva à son logement
un quart d'heure après son départ pour l'Italie, où le signor Ballondini
allait encore donner des concerts. Tobias Guarnerius le suivit.

On ne finirait pas si on voulait raconter tous les lieux et toutes les
mains par lesquelles passa le fatal violon. Jamais les nerfs les plus
robustes ne purent le garder au-delà de quinze jours; et cependant,
aussitôt qu'un acquéreur songeait à s'en défaire, un autre se trouvait
pour lui succéder, sans que l'instrument perdit de son prix. Pendant
plus de deux ans, le malheureux Tobias le poursuivit en Italie, en
Angleterre, aux Indes orientales où il passa, en Espagne, et enfin en
Allemagne, où il revint, en traversant de nouveau la France.

Après des fatigues inouïes, Tobias Guarnerius arriva à Leipzig, où il
avait appris qu'un riche libraire en était détenteur. Cette fois il ne
venait pas trop tard, et l'instrument était bien entre les mains de
l'homme qu'on lui avait indiqué. Mais, depuis le temps qu'il voyageait,
quelque rigoureuse économie qu'il eût mise dans ses dépenses, il n'en
avait pas moins épuisé sa bourse, et au moment de traiter d'un objet
dont le cours s'était constamment maintenu entre douze et quinze mille
livres, il lui restait à peine quelques louis par devers lui. Il tint
alors conseil avec lui-même, et, toutes choses considérées, ayant cru
reconnaître que de tous les larcins que pouvait commettre un homme,
celui d'une ame était, sans contredit, le plus odieux; étant en outre
prouvé pour lui que la seule manière qui fût en son pouvoir de réparer
son crime, c'était d'en commettre, dans un ordre inférieur, un second;
avec l'argent qui lui restait, il tenta la fidélité d'un domestique,
et obtint de lui d'être introduit, durant la nuit, dans la maison du
libraire, afin de lui dérober le violon.

Mais la malédiction avait frappé tellement à plein sur le misérable, que
même une mauvaise pensée ne lui réussissait pas. Le domestique qui avait
reçu son argent se trouva être un honnête fripon, qui, ayant calculé le
bénéfice qu'il y avait à recevoir le prix d'une méchante action et à ne
pas la commettre, le dénonça à son maître. Pris en flagrant délit, au
moment où il venait de commettre son vol, Tobias fut jeté en prison, et
se vit menacé de voir couronner toutes ses tribulations par un arrêt
infamant. L'effroi de cet avenir acheva de compléter chez lui un mal que
d'abord la violence de ses désirs long-temps trompés et éconduits, et
durant ces dernières années les agitations inquiètes de sa vie, avaient
lentement développé. Atteint d'un anévrisme au coeur, il fut transporté
à l'hôpital.

Là, minute à minute il se sentait mourir, et la médecine, qui le
traitait cavalièrement parce que, de toute façon, elle n'attendait rien
de lui, ne lui avait pas laissé ignoré qu'elle ne pouvait rien pour
sa guérison. Ceci pouvait bien lui donner l'espérance d'échapper aux
atteintes de la justice humaine, mais le menait droit aux mains de la
justice divine, avec laquelle il sentait bien qu'il aurait un long
compte à régler, et cependant il n'osait demander des consolations et
des espérances au sacrement de la pénitence, effrayé qu'il était de la
monstruosité de l'aveu qu'il aurait à faire à son tribunal.

Un jour, c'était par une belle matinée d'automne, un rayon de soleil
était venu se reposer sur son lit, dont il ne sortait plus, et donnait
à tout ce qui l'entourait un air de fête; un vent frais balançait
la verdure des arbres sous sa fenêtre, et les oiseaux chantaient
joyeusement dans le feuillage; il y avait dans l'air tant de repos et
de bonheur que vous eussiez juré que par un si beau jour on ne pouvait
mourir. L'aspect de cette nature en joie avait élevé son esprit vers le
Créateur, et son coeur s'était tourné avec amour vers l'espérance de
l'infinie miséricorde. Dans cet instant il se sentit quelque courage
pour confier son secret à un prêtre, afin d'obtenir l'absolution;
et, sur sa demande, l'aumônier de l'hôpital vint pour recevoir sa
confession. Elle fut longue cette confession, parce qu'il lui semblait
que son aveu, étendu en beaucoup de paroles, lui coûterait moins à
faire; et quand à la fin sa confidence fut achevée l'émotion qu'elle lui
avait donnée l'avait fort affaibli, et le prêtre qui l'écoutait aurait
bien fait de se hâter; mais, en sa qualité de ministre de la parole de
Dieu, il était dans l'usage de ne jamais donner une absolution sans la
faire précéder à tout le moins d'un fragment étendu de l'un des sept
discours qu'il avait écrits autrefois et prêchés sur les sept péchés
capitaux. Dans le cas particulier, aucun point ne s'appliquant d'une
manière directe à la situation de son pénitent, il fut obligé de faire
une combinaison de plusieurs passages empruntés à des sermons différens,
ce qui compliqua et allongea outre mesure son opération oratoire, et
laissa au malade, que ses forces abandonnaient à vue d'oeil, le temps
d'entrer en pleine agonie. Depuis quelques minutes il paraissait avoir
perdu le sentiment de tout ce qui l'entourait, et le bon prêtre était
sur le point d'achever sa péroraison quand le son criard et lointain
d'un violon qui jouait une tyrolienne retentit à leurs oreilles. Ce
bruit, comme on peut le penser, n'émut pas autrement le prédicateur, qui
continua de finir son discours; mais le malade en parut pénétré jusque
dans la moelle des os. Il se releva droit sur son séant; ses cheveux
se hérissèrent; une contraction nerveuse parcourut sa face; il prêta
l'oreille avec une horrible angoisse, saisit le bras du confesseur, et,
le serrant violemment: «Entendez-vous, dit-il d'une voix lamentable,
entendez-vous l'ame de ma mère qui se plaint de moi?» A cette parole il
fut saisi d'une convulsion qui dura quelques minutes; puis, sans avoir
reçu l'absolution, il expira; et franchement le pauvre Tobias avait eu
tort de s'émouvoir ainsi, car ce qu'il avait entendu, c'était le violon
d'un infirmier qui, à ses momens perdus, une fois ses plaies pansées et
ses morts ensevelis, pratiquait les beaux-arts, auxquels les gens de son
état sont en général fort enclins.

Au moment même où Tobias Guarnerius cessa de vivre, le libraire chez
lequel était alors déposé son violon entendit dans l'intérieur de
l'étui une forte vibration, comme celle d'une corde qu'on aurait pincée
vivement: l'ayant ouvert pour voir ce que cela pouvait être, il sentit
un petit vent qui lui passa devant la face: toutes les cordes s'étaient
brisées d'un même coup; le chevalet, ainsi que la cheville que les
luthiers appellent l'_ame_, étaient tombés, et on l'entendait rouler
dans l'intérieur de l'instrument, qui d'ailleurs n'avait aucun autre
dommage. Un luthier fut chargé de réparer ce désordre. En sortant de ses
mains, le violon avait tout-à-fait perdu sa qualité de son. Ce qu'on n'y
retrouvait plus surtout, c'était cette puissance d'excitation nerveuse
qu'on y remarquait autrefois. Tel qu'il était cependant, il restait
encore un des remarquables ouvrages connus dans le commerce de lutherie
européenne.

Quelques mois après, le bruit de la mort de Tobias Guarnerius s'étant
répandu dans sa ville natale, le vieux domestique du gouverneur, qui
jusque là avait gardé le silence, parla de ses soupçons; et comme
la disparition subite de Tobias avait déjà fort excité l'attention
publique, il n'eut pas grand'peine à leur donner créance. Le peuple
s'ameuta devant la boutique, qui était fermée depuis près de trois
années, en brisa la clôture, et pénétra dans l'intérieur. Plusieurs
objets suspects, entre autres les pièces de l'appareil transfusoire dont
j'ai parlé, quelques livres écrits en caractères étrangers, y furent
trouvés, et contribuèrent à mettre en mauvaise renommée la mémoire du
luthier, qui heureusement ne laissait après lui aucun parent. Pendant
plus de deux mois le clergé ne fut occupé qu'à dire des messes que les
ames dévotes commandaient pour le repos de celle de Brigitta Guarnerius.
Le lendemain du jour où la visite domiciliaire avait eu lieu, les croix
rouges que vous avez vues sur les volets s'y trouvèrent marquées
sans qu'on pût savoir qui les y avait faites. Depuis ce temps, le
propriétaire de la boutique, qui avait déjà essayé inutilement de la
louer à bas prix, avant la mort de Tobias, a dû renoncer à l'espoir d'en
tirer parti d'aucune façon. Il se propose, à ce qu'on assure, de la
faire démolir incessamment, et les gens du quartier s'en réjouissent
fort; car on dit que souvent, durant la nuit, on y entend de mauvais
bruits. Je crois cependant que ce sont des contes de vieilles femmes,
auxquels les esprits sensés ne doivent point ajouter foi; car on ne
saurait trop se défier de ces sottes superstitions auxquelles le peuple
se livre si facilement.

On remarquera que ceci était la morale du conte que le magistrat avait
raconté à mon arrière-grand-père.



LA FOSSE DE L'AVARE.


(Lieu de la scène: un village près Badajoz, le cimetière.--Sept heures
du soir.)

GARCIAS, FOSSOYEUR, JOSÉ, SON VALET.

JOSÉ.

Maître, creuserons-nous long-temps encore? Voici dix pieds de terre que
nous remuons depuis deux jours! Saint Jacques de Galice m'ait en aide!
Ouf! je suis las!

GARCIAS.

Un peu de courage, garçon; tu seras payé de ta peine: va toujours, José,
va toujours. Il faut gagner son argent, mon fils! Nous avons encore cinq
bons pieds de terre à jeter dehors. Corps du Christ! Garcias, fossoyeur
depuis trente-et-un ans, ne va pas manquer à sa parole, ni attraper une
vieille pratique. Mon marché est bon, et j'y tiens. Il faut remplir ses
engagemens en honnête chrétien.

JOSÉ.

Bah! c'est bien assez profond comme cela! Pourquoi descendrions-nous
si bas ce pauvre cadavre? Que craignez-vous, maître? Il a voulu quinze
pieds de fosse: va-t-il donc revenir, la toise en main, pour mesurer si
vous lui avez donné son compte? Allez, vous ne courez pas risque d'être
cité devant le corrégidor.

GARCIAS.

C'est pourtant vrai, José, qu'il a voulu, le vieil avare, être enterré
aussi loin des hommes que possible.

JOSÉ.

Craint-il qu'on ne lui vole son vieux corps?

GARCIAS.

Ou espère-t-il, quand viendra le jour du jugement, que l'ange de la
résurrection n'aura pas la pioche assez longue et le bras assez fort
pour l'atteindre?

JOSÉ.

C'est peut-être son idée... peut-être qu'il a raison.

GARCIAS.

Pauvre niais! tu crois que l'ange de la résurrection est fossoyeur.

JOSÉ.

Je penserai à cela... ou je le demanderai au curé.

GARCIAS.

Creuse, creuse, José; tu n'es bon qu'à ton métier. Creuse, tu ne
trouveras pas le bon sens que tu as perdu.

JOSÉ.

Du bon sens, maître! mais dites donc, en avait-il plus que moi celui
dont nous préparons le domicile? A propos, maître, pendant que nous
sommes en train de jaser, si vous me contiez l'histoire de cet homme-ci?
pourquoi il a voulu quinze pieds de fosse? quelle raison il vous a
donnée? Cela me taquine. Cette histoire doit être drôle; notre homme
était assurément un imbécile.

GARCIAS.

Oui, José.

JOSÉ.

J'aime les contes d'imbéciles; ils m'amusent plus que tous les autres.
Et celui-là en était un, comme vous dites. Avare, avare! que c'est bête
d'être avare! n'est-ce pas, maître? Avoir de l'argent et ne pas manger;
être riche et se faire pâtir! c'est plus niais que moi.

GARCIAS.

Tu as trop d'esprit aujourd'hui, José. Mais, tiens, nous sommes las;
apporte le bissac; soupons ensemble. Laisse un moment ta pioche et viens
t'asseoir près de moi; là. Je vais te dire l'histoire d'un homme comme
le bon Dieu n'en a jamais créé qu'un seul.

JOSÉ.

Diable!

GARCIAS.

Mets-toi sur le bord de la fosse, les jambes pendantes, bien à ton aise,
et écoute.

JOSÉ.

Oui, maître.

GARCIAS, d'un ton de prédicateur.

Aucune des créatures que Dieu a faites à son image ne ressemblait à don
Ferrero.

JOSÉ.

Maître, permettez que je vous arrête ici. Le diable a-t-il donc été fait
à l'image de Dieu?

GARCIAS.

Oui... non...--Tu es un sot, José.

JOSÉ.

En attendant, vous ne me répondez pas.

GARCIAS.

Je ne te dirai pas l'histoire d'Andréa Ferrero, dont le cercueil est là,
tout à côté de nous.

JOSÉ.

Si fait, si fait; je vais me taire. J'écoute de toutes mes oreilles.
C'est demain dimanche; je leur conterai cela, le soir à la veillée, et
je commencerai par leur dire: Écoutez, mes camarades, la grande, la
nouvelle histoire de _la Fosse de l'avare_. C'est un beau commencement.

GARCIAS.

Écoute donc et profite.

JOSÉ.

J'écoute, maître.

GARCIAS, toujours d'un ton solennel.

C'est une grande leçon, mon enfant, que celle que renferme le cercueil
dont nous allons confier le dépôt à la terre. Le maigre squelette qui
bientôt va reposer dans le trou profond que nous venons de lui préparer
n'avait pas d'autre Dieu sur terre, pas d'autre espoir, pas d'autre
avenir que l'argent. Il en vivait, il s'en rassasiait sans pouvoir
jamais s'en assouvir. Je l'ai vu, au milieu du marché de notre ville,
jeter un regard avide sur tout l'argent qui circulait autour de lui;
quelque chose de démoniaque émanait de ce regard. Je m'étonnais qu'il
pût s'abstenir de voler et d'assassiner, mais Andréa Ferrero était
timide. La cupidité jointe au courage fait le brigand; jointe à la
lâcheté, elle fait l'avare.

JOSÉ.

Maître fossoyeur, vous parlez comme le vicaire; vous dites presque aussi
bien que le curé.

GARCIAS.

Les morts instruisent. Tu as dû remarquer cet oeil d'un gris
verdâtre qui faisait peur aux marchands et aux marchandes, quand ils
s'approchaient de Ferrero, et ces mains crochues qui s'allongeaient
comme des griffes; alors même que leur étreinte ne saisissait que l'air
et le vide, vous eussiez dit qu'elles se contractaient encore pour
enserrer leur métal chéri. Etait-il obligé de changer une pièce, il
semblait vous dévorer de l'oeil, vous et votre argent; vous reculiez
effrayé. Pas un sentiment de bienveillance, pas un éclair de générosité
dans cette ame. Il ne parlait jamais aux enfans, dédaignait les femmes,
et ne s'est jamais marié. Il ne s'intéressait à personne qu'à lui-même
et au monceau de doublons, bien trébuchans, qu'il avait entassés. Il
restait enfermé en lui, occupé à contempler l'image intérieure de sa
fortune, et à ronger son propre coeur, tourmenté par la crainte du vol
et le chagrin de ne pas accroître plus rapidement ses gains. Dans ce
coeur en proie à une souffrance de tous les momens, le ver rongeur de
l'avarice continuait jour et nuit ses morsures.

Il y a quinze jours, ou à peu près, Ferrera vint chez moi. Il commença
par se plaindre de la cupidité des hommes, de la difficulté de gagner sa
vie, et du malheur des temps: ainsi font tous les avares. Je ne savais à
quoi il en voulait venir. Puis il me dit: «Garcias, tu es honnête homme,
autant qu'on peut l'être aujourd'hui; dis-moi donc un peu, la main sur
la conscience, combien me prendras-tu pour me creuser une fosse de
quinze pieds de profondeur?

--Nous en parlerons, mon bon monsieur, lui répondis-je, quand vous en
aurez besoin.

--Non, non, reprit-il; je veux arranger cela moi-même avant de mourir;
autrement mes pauvres héritiers seraient dupes. On leur demanderait une
somme d'argent énorme; c'est ce que je veux empêcher. C'est par pitié
pour eux.

--Mais, mon cher monsieur, si nous faisons votre fosse aujourd'hui, et
que vous viviez long-temps, il ne se passera pas d'hiver qui ne détruise
votre ouvrage, songez-y bien. Il faudra recommencer le même travail, ce
qui vous coûtera bien davantage.

--Tout le monde veut tromper. Non-seulement ce maudit fossoyeur prétend
m'attraper, mais le temps se met de la partie, et me demande mon argent.
Je ne le donnerai pas à toi, vieux squelette! ajouta-t-il en se mettant
en colère, et ta main décharnée ne recevra pas mes écus. Fossoyeur,
voici comment nous allons arranger cette affaire; je te paierai d'avance
le prix convenu, et tu t'engageras par un acte légal à creuser, quand
j'en aurai besoin, ma tombe, selon mes intentions. Voyons, sois
raisonnable, que me demandes-tu? Il te faut, pour cette oeuvre, deux
hommes, pas davantage. Deux journées suffisent, et le travail n'est pas
cher aujourd'hui: on trouve plutôt des hommes que de l'ouvrage. Parle,
j'ai besoin d'être tranquille là-dessus.

Je trouvai sa proposition si bizarre que j'eus de la peine à m'empêcher
de rire.

«Très-volontiers, lui dis-je, mon maître; j'ai besoin d'argent comptant;
et personne, je vous assure, ne fera votre affaire à aussi bon marché
que moi. Je ne vous demanderai en tout qu'un quart de maravédis par
pied cube. Seulement nous doublerons la somme à mesure que la pioche
descendra en terre.

--Doubler à mesure que la pioche descendra en terre?

Il réfléchit un moment et reprit:

--Très-volontiers; mais je ne veux pas donner à boire ni à manger aux
travailleurs. Pas un sou de nourriture, entends-tu, Garcias? tiendras-tu
ton marché? J'y tope, moi.

--Eh bien! j'accepte, répondis-je.

Si tu avais vu, José, avec quelle joie l'avare fit tomber sa main
desséchée dans la mienne, et comme il me força de quitter nos
occupations pour aller chez l'escribano[13]. Le contrat fut fait double
et signé de nous deux, ainsi que de l'homme de loi. Ferrero tira sa
bourse, et attendit que le notaire eût fini son calcul et stipulé le
montant total de la somme convenue. L'escribano n'en finissait pas.

[Note 13: notaire.]

«Diable! s'écria Ferrero, vous êtes bien long, notaire, mon ami; que de
chiffres pour une si petite somme! C'est trois ou quatre dollars; rien
de plus facile à compter.

--Mais, interrompit le notaire, c'est quelque chose de plus; voyez
plutôt. Cela fait juste 200 dollars.»

Ferrero saisit d'une main tremblante le compte qui lui était offert, et
le parcourut d'un air d'épouvante. L'agonie était sur son visage; vous
l'eussiez pris pour le symbole de la mort. Son menton desséché
retomba sur sa poitrine; il essaya de parler, mais en vain. Ses dents
claquèrent, ses genoux frémissans s'entre-choquèrent; il pleura, pria,
maugréa, et refusa de payer. J'ai encore entre les mains le traité que
nous avons conclu, et que je ferai solder assurément. Quant à lui, il
s'enferma dans sa maison, cessa de manger, et se laissa dépérir. Le
désespoir d'avoir accédé à ma proposition le dévorait. Ces 200 dollars
le tuaient; cette fosse qui n'était pas encore faite, et qu'il fallait
payer si cher, absorbait sa vie.

JOSÉ, riant.

Ah! ah! maître, la voilà cette fosse! nous remettons-nous à l'oeuvre!
Allons, terminons. Finissons-en avec ce vieux ladre!

GARCIAS.

Tout à l'heure; mon histoire n'est pas finie. Bref, il passa trois ou
quatre jours à soupirer, à languir, à déplorer sa faute, et expira.

JOSÉ.

Maître, vous l'avez assassiné, le pauvre homme. Je connais la loi, moi,
je sais ce qui vous pend à l'oreille; vous serez pendu, et c'est moi qui
aurai l'honneur de vous enterrer; car je serai maître fossoyeur.

GARCIAS.

Silence! Il y avait plus de vingt ans que Ferrero avait commandé au
menuisier de la grande rue des Carmes un beau cercueil pour son usage.
C'était une vaste boîte bien plus profonde que ne sont les cercueils
ordinaires. Il avait placé ce cercueil au pied de son lit. Un double
cadenas le protégeait et le fermait; il ne cessait de contempler cette
lourde boîte. Quelquefois, pendant l'hiver, lorsque le vent soufflait
à travers les fissures de ses fenêtres disjointes, lorsque la vieille
porte criait, que la bise hurlait dans la cheminée antique, que
le sifflet aigu de l'ouragan épouvantait les vieilles femmes, il
s'enveloppait d'un grand drap blanc, s'asseyait auprès de l'âtre sans
feu, et regardait fixement le cercueil, sur lequel il finissait par
aller s'asseoir. Là, il restait en contemplation pendant des journées.
Les vieilles femmes disaient que c'était un homme pieux, et elles se
trompaient. On croyait qu'assis sur ce cercueil il finirait par se
repentir de ses péchés, et qu'il laisserait aux pauvres tant de
richesses dont il n'avait fait aucun usage.

Hier sur le midi deux hommes prirent le cercueil dans lequel était le
cadavre, et se mirent en devoir de l'emporter. Ils le remuèrent avec
peine, et à force de le secouer dans tous les sens le fond se détacha.
Devine, José, ce qui se trouvait dans le double fond du cercueil. De
l'or, des dollars sans nombre, des écus de toutes les espèces, de quoi
faire la dot de la fille d'un vice-roi d'Amérique. Il avait tout emporté
avec lui.

JOSÉ.

Ah! ah! ah! s'il revenait maintenant, qu'il serait attrapé.

GARCIAS.

Il voulait que ses dollars couchassent avec lui dans l'éternité. C'était
son paradis. Il avait une pauvre vieille tante et une nièce fort jolie,
ma foi, qui ne se trouve pas mal de l'aventure, et qui est devenue
riche tout à coup. Honnête José, je t'ai dit que c'était une leçon,
profite-s-en. Tu vois bien ce cadavre-là, dans cette boîte à côté de
nous: il a vécu plus riche qu'un banquier de Madrid et plus pauvre qu'un
nègre d'Afrique. Car il s'est privé de tout et n'a joui de rien. Quel
homme! gourmand et dépensier aux dépens des autres, avare de tout ce qui
était à lui! Le plus misérable de tous les cadavres que j'ai ensevelis;
lâche, et qui aurait mérité le gibet s'il n'avait pas été si lâche.

JOSÉ.

Maître, dites donc, ne parlez pas si haut; si cette mauvaise ame allait
revenir?

GARCIAS.

Est-ce que tu aurais peur aussi, toi?

JOSÉ.

Non, maître: ce que je méprise le plus c'est un poltron.

GARCIAS.

Eh bien! descends vite dans cette fosse, tu m'aideras.

JOSÉ.

Maître, la fosse est déjà bien profonde, et si elle allait s'écrouler
sur nous et nous ensevelir?

GARCIAS.

Mais tu n'es pas poltron?

JOSÉ.

Non, maître, je descends.

UNE VOIX sortant du cercueil.

Ah! j'étouffe; ouvrez-moi! Mon or...

GARCIAS.

José! as-tu entendu?

JOSÉ, se sauvant.

Maître, sauvez-vous, c'est l'ame.

(_Les deux fossoyeurs tombent dans la fosse en se culbutant._)

FERRERO, brisant le cercueil et se soulevant avec peine.

Où étais-je? Ah! mon Dieu! et d'où viens-je? ils m'ont enterré. Voici le
cercueil. Ah! mon Dieu! ce n'est plus mon beau cercueil de bois de chêne
que j'avais payé quinze écus au menuisier Tolèdo. Et mes beaux dollars
qui remplissaient le fond! Ah! mon Dieu, je suis perdu! mon cercueil,
mes dollars, le double fond où ils étaient, je suis volé, volé!

(_Il fuit vers le village enveloppé de son linceul._)



LES TROIS SOEURS.


Je ne sais s'il me sera possible de faire passer dans le récit suivant
l'intérêt que m'ont inspiré trois jeunes filles que j'ai vues mourir
dans le Rutlandshire, en Angleterre. On veut aujourd'hui des émotions
terribles, variées, et la simple narration des derniers momens de trois
infortunées condamnées à succomber jeunes à un mal héréditaire offre
peu d'incidens et de contrastes. Nous prétendons aussi maintenant nous
rapprocher du _vrai_ en littérature; et quand le vrai se présente sans
parure, nous lui demandons encore le trivial, le bizarre et le niais
pour relever sa faiblesse et assaisonner sa fadeur. Je n'offrirai donc
ces souvenirs que comme une réalité triste que j'ai vue et qui m'a
touché: qu'on prenne ce récit, non pour _mien_, mais pour _vrai_, comme
dit Montaigne.

Leur père, resté veuf de bonne heure, était un de ces gentilshommes de
campagne (_country gentlemen_) qui réunissent dans leurs manoirs demi
champêtres, demi seigneuriaux, à peu près tout ce qui peut contribuer au
bonheur réel de l'homme, et faire passer doucement la vie: considération
publique, bien-être, richesse, le moyen et la fréquente occasion de
faire le bien. C'est une existence dont ne peuvent donner l'idée, ni les
villes d'Italie, ni nos anciens châteaux, ni l'opulente élégance de nos
habitations de campagne. Plus domestique, plus agreste, elle réunit
l'ordre, l'aisance, un luxe qui n'est pas de la magnificence, une
certaine élégance chaste, qui ne semble destinée qu'à augmenter le
bien-être du possesseur, et n'est cependant privée ni d'agrément ni
même de poésie. Des plantations vastes et bien dirigées, une chasse
abondante, de bonnes meutes, d'excellens chevaux; enfin, s'il faut
tout dire, cette position à la fois aristocratique et rurale, que
le philosophe spéculatif peut blâmer, mais qui donne à chaque petit
seigneur une importance idéale en même temps qu'une influence réelle;
tout cela compose une douce vie qui contraste singulièrement avec
l'existence agitée des riches du continent; une vie dont on peut jouir
avec délices, pour peu que l'on ait de ressources en soi-même et que la
solitude n'effraie pas.

Malheureusement ce dont l'homme est le moins capable de jouir, c'est ce
qu'il possède. Le seigneur châtelain dont je parle ne se doutait pas
qu'il y eût dans tout cela une seule source de bonheur; c'était un des
humains les plus rapprochés de l'espèce animale qu'il soit possible de
rencontrer. On regrettera sans doute que je n'introduise pas à sa place
un père sentimental, qui eût attendri mes pages, et augmenté l'effet
pathétique de ce qui va suivre; mais la vie, mais la réalité, mais le
monde comme il est, ne se prêtent pas à des combinaisons aussi savantes.
Le père des trois jeunes filles, ainsi que la plupart de ses confrères,
était un intrépide chasseur; grâce à un long exercice, presque toujours
ivre encore du vin de la veille, il revenait cependant sain et sauf à
six heures du soir de ses excursions périlleuses. Le lendemain matin
à cinq heures il recommençait, et sa vie se passait ainsi. Ses filles
étaient pour lui comme si elles n'eussent pas existé; une de ses soeurs
en prenait soin, ou plutôt, depuis qu'elles avaient perdu leur mère,
enlevée à vingt-trois ans par la phthisie, elles étaient absolument
livrées à elles-mêmes et au pressentiment du sort qui les attendait.

Caroline devait mourir la première.

Elle ne ressemblait en rien à ses deux soeurs, toutes deux plus âgées
qu'elle; elle avait près de dix-sept ans. Plus jolie que belle et plus
gracieuse que jolie, ses grands yeux bleus étincelaient d'un feu vif,
dont l'éclat attristait: c'était la lampe prête à finir. La légèreté de
sa course, la promptitude de ses réparties, l'abandon de ses jeux naïfs;
une gaieté vive qui se mêlait à la précision de sa fin prochaine,
contrastaient étrangement avec la douceur résignée d'Emma et
l'expression ardente et passionnée de Marie.

Quand les trois soeurs étaient ensemble, c'était la plus jeune qui
dominait les autres. Une nuance de son caractère se communiquait à ses
deux soeurs, et ces caractères si différens s'harmonisaient, si je peux
employer ce mot, avec un charme qu'il est également difficile d'exprimer
et d'oublier.

A mesure que le mal faisait des progrès chez Caroline, sa vivacité, sa
gaieté, augmentaient. La destruction intérieure, qui s'opérait peu à
peu, semblait embellir sa victime. Vers la fin de l'hiver de 1816, il
était facile de prévoir que le printemps, aussi fatal aux poitrinaires
que l'automne, ne se passerait pas sans achever le sacrifice commencé.
Je voyais avec terreur s'accomplir ce phénomène moral et physique, et
les lentes approches de la mort, semblables à celles d'une mer calme
et paisible, qui, dans son flux insensible, envahit lentement sa proie
réservée. Alors il semble que toute l'ame, effrayée de voir de près le
sort qui la menace, recule, se ramasse en elle-même, et double sa force
et son énergie. Le visage de la pauvre enfant se colorait d'une teinte
plus rosée chaque jour, comme le ciel s'anime et s'enflamme avant la
nuit. A observer l'ardeur de ses yeux, l'agilité de ses mouvemens, vous
eussiez dit que la santé tout à coup renaissante animait d'une sève
nouvelle cette existence délicate, et que la vie, avec ses plaisirs et
ses espérances, commençait à déployer pour elle des trésors dont la
révélation l'enivrait. L'effet produit par ce mélange et cette lutte de
la vie et de la joie avec la mort inévitable me rappelait un tableau
assez peu connu de je ne sais quel maître de l'école hollandaise; ce
peintre, plus philosophe que ses patiens rivaux, a représenté un tout
petit enfant, qui sourit et qui se joue avec des hochets: étendu sur un
blanc linceul, il est entouré de tous les emblèmes de la destruction: un
crâne desséché soutient sa petite tête blonde; un osselet de mort roule
entre ses jolis doigts. Le même contraste se trouvait entre cette jeune
et naïve innocence et le tombeau qui la réclamait. Rien n'était plus
triste ni plus touchant.

Jusqu'aux derniers instans de sa vie, la gaieté de la jeune fille se
soutint. Personne ne la vit mourir. Un jour, vers la fin du mois de mai,
elle se leva de très-bonne heure et descendit doucement dans le parloir
où sa harpe était placée; ses deux soeurs n'étaient point levées. Sur
les dix heures, elles trouvèrent Caroline, souriant encore; appuyée sur
une ottomane, la tête penchée pour ne se relever jamais; ses doigts
étaient glacés, et s'étendaient, comme pour ressaisir l'instrument
qu'ils avaient quitté.

Je l'ai dit plus haut, ce récit est bien simple; il n'a ni incidens
ni péripétie, et, pour toute catastrophe, une seule, la dernière. Je
voudrais pourtant rappeler et faire revivre le souvenir de ces jeunes
filles, qui ont traversé le monde sans y laisser de trace, comme le
chant d'un oiseau traverse la feuillée. Je voudrais redire qu'elles ont
vécu, redire comment elles ont péri. Je voudrais que leur nom inconnu ne
fût pas perdu tout-à-fait. Je serais heureux si les diverses nuances de
leur vie si passagère et si pure intéressaient quelques ames.

Emma Beatoun, plus âgée d'un an que Caroline, la suivit de près; c'était
une personne supérieure et dont la raison avait mûri avant l'âge. Il
y avait quelque chose de singulièrement profond dans sa pensée, de
réfléchi et de noble dans sa conduite; sa figure était pâle; ses cheveux
étaient blonds, et ses traits d'une régularité frappante. Dénuée de tout
pédantisme, mais douée de talens d'un ordre peu commun, d'une facilité
de compréhension et d'une justesse d'esprit dont j'ai vu peu d'exemples,
elle voulait, comme sa soeur, et comme la plupart des personnes que
cette cruelle maladie a marquées du sceau funèbre, vivre beaucoup en
peu de temps. L'étude et les arts occupaient toutes ses journées: elle
vivait de cette flamme intellectuelle dont l'intensité et l'éclat
augmentaient chaque jour. Ces progrès, auxquels la vie allait bientôt
manquer, causaient plus d'effroi encore que d'admiration. Elle n'avait
pas vu le monde, mais elle le devinait. Un remarquable instinct
d'observation, d'ailleurs si commun aux femmes, s'était développé chez
elle dans la solitude où elle avait vécu; et, comme il arrive souvent
aux solitaires, ses idées sur toutes choses étaient d'autant plus
singulières et plus profondes qu'elle ignorait leur nouveauté: c'était
de naïfs paradoxes.

Il nous arrivait assez souvent de parler d'ouvrages récemment publiés,
et même du théâtre, qu'elle ne connaissait que par ses lectures.

«Voyez-vous, me disait-elle, il y a dans la plupart de ces livres mille
choses que je ne puis souffrir; je sens que ce n'est pas _vrai_. Le faux
me déplaît comme mensonge; dans les actions, dans les écrits, dans les
arts, il me semble que le faux c'est le mal. Apprenez-moi pourquoi je le
retrouve partout. Celui-ci affecte la simplicité; tel autre la grandeur.
Votre Diderot, dont vous m'avez prié de lire une tragi-comédie, avec son
amour prétendu pour la vérité, est le plus faux des hommes; chacun de
ses personnages a un sermon dans la bouche; il est imposteur comme un
chef de secte. D'autres sont faux et serviles comme des esclaves. Depuis
que Walter Scott a écrit des romans gothiques, tout le monde l'imite,
c'est insupportable. L'affectation est si déplaisante! c'est encore un
mensonge. Dans tous ces efforts de littérateurs, la conscience manque;
ils écrivent, non comme ils sentent, mais selon la manière qui doit,
suivant eux, flatter le public: ce sont des courtisans et des acteurs;
ils jouent un rôle, ils n'ont pas de personnage qui leur appartienne.
Je crois quelquefois, quand je les lis, voir un homme monté sur des
échasses; d'autres fois, ce sont des orgueilleux qui font les pauvres,
et, dans leur simplicité prétendue, se revêtent de haillons pour qu'on
les remarque. N'est-ce pas un Français qui a dit le premier que _le
langage humain fut donné à l'homme pour déguiser sa pensée_? La plupart
des écrivains ont apparemment choisi cette phrase pour mot d'ordre.
Je conçois que vous, messieurs, qui avez été élevés dans des colléges
latins et grecs, et qui vous préparez à pérorer dans les parlemens et
dans les salons, vous trouviez tout cela fort beau; mais, nous autres
femmes, nous ne comprenons guère ce travestissement universel que vous
appelez littérature; ce que nous aimons, ce qui me plaît, du moins,
c'est un trait de vérité, non affectée, comme il y en a tant chez
Sterne, mais franche comme chez votre Molière, de ces mots qui abondent
dans Shakespeare; de ces peintures qui se reconnaissent tout de suite,
et dont on dit: _C'est cela_; de ces échappés de vue qui vous éclairent
tout à coup, sans que l'auteur soit devant vous, la plume à la main,
un masque sur le visage, tantôt comme un professeur prêt à vous
endoctriner, tantôt comme un bouffon ou un comédien, pour vous redire ce
que d'autres ont pensé, et détruire par là votre plaisir.»

Ainsi une jeune fille qui n'avait vu que les beaux gazons de son parc
et les murs de briques du manor-house avait deviné la grande et seule
division qui existe réellement dans les arts et dans les ouvrages de
l'esprit; ainsi, dans la simplicité de ses vues profondes, elle avait
dépassé de bien loin La Harpe et le docteur Blair. On s'étonnera de
cette bizarrerie apparente. Cependant oublier combien il y a de rapports
entre la vraie critique et l'observation de la nature humaine, c'est
oublier combien ce qui est vraiment simple est nécessairement profond.
Par leur instinctive connaissance du coeur, par leurs réflexions de tous
les jours, ou plutôt par leurs émotions, qui se transforment en pensées,
les femmes sont constamment plus rapprochées de la vérité que nous; et
ces idées justes et sagaces, ces aperçus d'une finesse extrême, dont
la source pure ne se mêle ni des préjugés de collége, ni de passions
d'école, de coterie, de secte, de parti, de corporation, de profession,
meurent presque toujours avec celles qui en ont été dotées. L'homme a
mille carrières où il peut laisser une trace de sa vie, imprimer son
passage et prouver qu'il a vécu. Pour les femmes, il n'en est pas ainsi;
la réserve imposée à leur vie s'étend à leurs pensées. Rarement des
circonstances spéciales viennent donner de la publicité et de l'avenir à
ces sentimens, à ces opinions, à ces observations; soit que leurs jours
s'écoulent au milieu des occupations, des plaisirs et des peines de la
vie domestique, soit que leur tombeau s'ouvre avant la vieillesse, et
que tout s'évanouisse à la fois, beauté, grâces, intelligence, faculté
d'aimer, de sentir et de penser.

Ainsi disparut Emma Beatoun. Le seul peut-être entre tous les hommes
qui ait pu entrevoir les éclairs de génie, les trésors de naïve et de
modeste sagesse que cet esprit supérieur renfermait, j'ose à peine
inscrire ici quelques-uns de mes souvenirs à cet égard, de peur qu'une
légèreté trop commune n'élève un doute sur la véracité de ces souvenirs
même. Tous les jugemens qu'elle portait émanant d'une pensée vierge
et forte, et n'ayant rien d'emprunté ni de factice, étaient cependant
précieux à recueillir. Je ne citerai qu'une de ses opinions, qui me
paraît faite pour frapper les esprits, dans un temps où l'on s'occupe
beaucoup de littérature étrangère. On sait qu'aux yeux de la plupart des
critiques, le _Roméo et Juliette_ de Shakspeare a semblé une brillante
apothéose de l'amour, un chant élégiaque, une sorte de _Bérénice_
anglaise. Dans cette supposition, ils se sont fatigués pour expliquer
le style étrange, les concettis bizarres, les métaphores fantasques
de Roméo; et Johnson, incapable d'expliquer l'énigme, s'est contenté
d'accuser l'auteur, mais ce qu'un philologue et un lexicographe ne
découvrent pas dans un poète, une jeune fille peut l'apercevoir.

«Il me semble (me disait un soir Emma Beatoun) qu'il y a quelque chose
d'ironique dans _Roméo_, et que Shakspeare s'est un peu moqué de
l'amour. Le jeune homme est un aimable garçon, plein de légèreté,
d'étourderie, de tendresse et d'inconstance; son amour est de fantaisie
et de caprice, et son langage est fantastique comme sa passion. Il
aimait Rosalinde qui repoussait son hommage. Juliette se présente et
reçoit ses voeux inconstans; tout entier à l'impulsion nouvelle qui le
domine, Roméo ignore combien sa conduite est plaisante et insensée.
C'est Mercutio, placé à côté de lui, qui se charge d'exprimer les
intentions de Shakspeare, et qui passe son temps à railler l'amour et
l'amoureux. Aussi quand ce rêve bizarre, cette fantaisie, ce songe
vaporeux, se terminent par le meurtre, la douleur et le désespoir,
Mercutio, dont la gaieté devient inutile ou déplacée, disparaît; le
poète le tue et s'en débarrasse. Vous voyez bien qu'au lieu de chanter
un hymne à l'amour, comme vous le prétendez, Shakspeare le montre,
selon moi, comme un caprice né du moment, facile à détruire, fertile en
douleurs, aussi périlleux dans ses suites que léger dans ses causes,
comme un souffle passager qui enivre et qui empoisonne, qui exalte et
qui tue.» C'est, je l'avoue, la meilleure critique que j'aie jamais
entendue ou lue sur ce singulier ouvrage de Shakspeare.

Le mal avait pris chez Caroline une forme brillante et gaie qui semblait
se moquer de sa victime. Pour Emma, les trois derniers mois de sa vie
furent singulièrement pénibles: elle passait d'une langueur accablante
à des angoisses insupportables; ce n'était plus qu'un fantôme. Sa soeur
Marie la soignait, et rien ne paraissait l'attrister comme la présence
de cette soeur, aussi condamnée, qui oubliait son propre destin pour
adoucir les derniers momens de sa soeur. J'avais remarqué chez Emma un
penchant assez vif pour l'exaltation religieuse; ses souffrances et
l'aspect de la mort accrurent cette disposition qui prit vers la fin de
sa vie un caractère d'enthousiasme très-prononcé. Sa soeur Marie, assise
auprès de son chevet, écrivait sous sa dictée des hymnes ou chants
religieux qu'elle composait quand elle se trouvait mieux. On sait que
la versification anglaise offre peu d'obstacles, se charge de peu
d'entraves, et que le sentiment poétique se meut librement dans le
rhythme qu'il veut choisir. Ces hymnes de la mourante sont magnifiques;
mais pour les reproduire dans leur énergie, le talent de Lamartine
serait nécessaire. Un soir la vieille tante s'aperçut que les doigts
blancs et amaigris d'Emma ne remuaient plus et restaient croisés sur sa
poitrine; tout était fini!

Marie restait seule; c'était la plus âgée et la plus délicate des trois
soeurs. Dans l'isolement où elle se trouvait, et douée d'un caractère
passionné, qui sait si la mort ne fut pas un asile pour elle? Du moins
elle la contempla sous cet aspect. Des symptômes assez légers, mais
heureux, nous donnaient une lueur d'espérance. Son pouls était faible;
mais le médecin s'applaudissait de ne pas y trouver le mouvement
irrégulier de la fièvre. Ses joues ne se teignaient pas de cette rougeur
pourprée qui apparaît ordinairement et fait tache au milieu de la livide
pâleur des poitrinaires. Nous nous efforcions de lui communiquer nos
espérances, et son père lui-même, que la mort de ses deux filles avait
frappé d'une sorte de terreur, était plus assidu auprès de Marie; mais
si on cherchait à lui persuader qu'elle devait vivre, elle secouait la
tête et gardait le silence. Elle semblait nous dire: «Il y a des secrets
que les mourans savent seuls.»

Bientôt une lassitude profonde s'empara d'elle; elle ne pouvait plus se
lever dès qu'elle était assise. La mort paraissait vivre en elle. Quand
nous l'avions placée sur le siége d'osier qui faisait face à la pelouse
du château, ses membres fatigués, ses jointures sans ressort, ses nerfs
détendus refusaient d'exécuter le moindre mouvement: il fallait la
reporter dans son lit.

Le père avait repoussé, une année auparavant, les propositions d'un
jeune étudiant d'Oxford, qui avait demandé Marie en mariage. C'était le
fils d'un tory, et par conséquent un objet de haine pour le _country
gentleman_, whig sans savoir pourquoi, et d'autant plus invincible dans
ses décisions, une fois prises, que son intelligence était plus courte
et plus bornée. Marie, dont l'ame ardente avait cru entrevoir le bonheur
dans cette union, avait ressenti un profond chagrin en voyant son espoir
détruit. On conseilla au père, qui voyait dépérir sa fille, maintenant
unique, de sacrifier enfin sa vieille haine de whig à l'espérance de
sauver Marie. Il se résolut, non sans peine, à écrire au jeune homme,
qui malheureusement était parti pour l'Italie. Quatre mois s'écoulèrent,
pendant lesquels la jeune fille s'éteignit lentement.

Lorsqu'il arriva, il était trop tard. Elle vivait encore, mais quelle
existence! On voulut lui persuader qu'un voyage en Italie la ranimerait.
«Non, disait-elle, je mourrai près de mes deux soeurs, et je serai
ensevelie près d'elles. Nos trois tombeaux seront réunis dans le petit
cimetière du village de Blantyre. Je veux que les arbres dont j'ai
respiré l'odeur et écouté le murmure soient là, près de moi, près de
nous. Ce sont, je le sens bien, des illusions et des chimères, les
caprices d'un enfant; mais ne me les ôtez pas; ils me consolent.»

La vie fuyait lentement de son sein, comme un léger filet d'eau se perd
en été, et disparaît dans le sable. La dernière scène de cette tragédie
domestique fut déchirante. Le lieu de sépulture des habitans du village
et de ceux du château est situé sur une colline asses élevée, près de
l'église. Marie souffrait beaucoup, elle n'ignorait pas que la vivacité
de l'air qu'on respire sur les hauteurs hâte les progrès de la phthisie;
et plusieurs fois on s'était opposé à ce qu'elle allât visiter les
tombeaux de Caroline et d'Emma. Parvenue au terme extrême de la maladie,
et au moment où le dernier souffle, prêt à la quitter, vacillait,
annonçant la venue de la mort par de nouvelles souffrances, elle voulut
qu'on la portât auprès de ses deux soeurs, sur le siége d'osier de la
pelouse.

On dut lui obéir; toute espérance était détruite, et résister à ses
vives instances eût été une cruauté inutile. Henri et son père la
suivirent. Quand elle fut arrivée au lieu qu'elle avait désigné, elle
dit:

«Je me souviens d'avoir été là dimanche; on me soutenait, mais je
pouvais encore marcher... Maintenant...

Henri cachait sa figure entre ses mains et pleurait.

«Mon ami, lui dit-elle, je vais là où sont mes soeurs, là où nous nous
reverrons tous, là où nous nous retrouverons. Adieu... embrassez-moi une
fois avant de mourir.»

Il se baissa; à peine eut-elle la force de l'entourer de ses bras... un
long soupir s'échappa... c'était le dernier.

J'ai assisté aux funérailles de la dernière de ces infortunées; je l'ai
vue descendre dans l'étroit et dernier séjour où elle repose. La stupide
et muette douleur du père me pénétra. L'ame de cet homme était elle-même
ébranlée. Quant à moi, le souvenir des trois soeurs ne m'a plus quitté.
Que sont les grandes infortunes dont on nous parle, les angoisses des
ambitions trompées qui remplissent l'histoire, les malheurs bruyans, les
catastrophes éclatantes qui nous émeuvent parce qu'elles nous effraient,
auprès de cette vie, de cette mort, de ce long supplice, de ce mouvement
continuel, sensible, vers le terme fatal, de cette longue souffrance
suivie d'un long oubli!

Nées avec tout ce qui donne le bonheur et le fait partager aux autres,
faites pour aimer, pour être aimées, pour sentir toutes les affections
du coeur, quelles traces ont-elles laissées au monde? Trois pierres
funéraires dans le Rutlandshire. Souffrances du martyr, malheurs du
génie, revers du héros, ont leur consolation et leur récompense; mais
ici tant d'obscurité et tant de douleur! se voir mourir, se sentir
s'éteindre! Non, dans la longue liste des douleurs humaines, il n'en est
pas de plus dénuée de compensation et d'allégement que le sort de ces
trois soeurs, cette existence qui ne fut qu'un sacrifice à la mort, une
consécration de trois victimes.



LES REGRETS.

AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.


On nous fera remarquer, nous nous y attendons bien, que la composition
dramatique que l'on va lire n'est pas conséquente au titre de ce livre,
qui promet des _contes_ et non des proverbes; mais le moyen d'obtenir
que l'imagination capricieuse à laquelle est dû ce recueil gardât,
l'espace d'un volume, l'unité d'une forme littéraire? Dans ses habitudes
fantasques, avoir conté pendant deux cents pages devenait une raison
toute concluante pour quitter la forme du récit, et se jeter brusquement
dans celle du drame; bien heureux le lecteur qu'elle n'ait pas eu l'idée
de _prendre sa lyre_, pour formuler, sous le titre _d'Inondations_, de
_Stupéfactions_, ou de _Dévastations_, deux ou trois confidences de
poésie rêveuse.

Mais une chose bien autrement difficile à excuser, c'est l'atroce
calomnie dirigée contre la nature humaine, dans une suite de scènes où
l'on semble avoir voulu nier la religion des morts. Nous avons eu beau
nous récrier sur la crudité de ce tableau, protester contre sa vérité,
la mégère avec laquelle nous avions traité nous a répondu que nous
étions d'honnêtes coeurs, simples et naïfs, qui n'avions rien observé,
et qui prenions plaisir à nous leurrer d'agréables mensonges; elle nous
a soutenu, par exemple, qu'un mari, venant à perdre sa femme, était
quelquefois capable, non seulement de dîner, mais aussi de l'oublier le
jour même de son enterrement. Elle s'est jetée dans une métaphysique
incroyable pour nous prouver que les enfans, à l'exception de
quelques-uns d'entre eux, chez lesquels la sensibilité se développait
prématurément, n'avaient que l'intelligence de la douleur physique.
Enfin elle a été jusqu'à prétendre qu'ordinairement les domestiques se
souciaient fort peu de la mort de leurs maîtres, et qu'ils n'y voyaient
guère que l'occasion d'un habit neuf, dans le cas où on leur faisait
prendre le deuil.

Nous n'avons pas besoin de dire l'indignation profonde que nous a causée
le développement de ces principes subversifs. Tout le monde sait, de
reste, qu'un homme tombant dans le veuvage reste toujours de huit à
quinze jours sans manger; que des enfans à la mamelle ont été vus
pleurant à chaudes larmes le jour de la mort de leur mère, surtout quand
la nourrice oubliait de leur donner à téter, et que, chez les anciens,
des esclaves se précipitaient souvent au milieu du bûcher de leurs
maîtres, afin de ne pas leur survivre. Obligés d'éditer, dans toute son
atrocité, une conception immorale, nous nous empressons de faire ici
nos réserves, en priant le public de croire qu'il n'a pas tenu à nous
qu'elle ne fût pas publiée.

_P.S._ Nous déclarons en outre ne pas nous associer aux insinuations
qu'on paraît avoir voulu diriger contre deux classes de femmes
recommandables par les soins qu'elles rendent à l'humanité souffrante:
celle des garde-malades, et celle des femmes dites _entretenues_.


PERSONNAGES.

Mme LAROCHE, garde-malade.

SOPHIE, ouvrière en linge.

ROYER, chef de division au ministère des affaires ecclésiastiques,
officier de la légion-d'honneur.

BOISSEL, premier expéditionnaire de son cabinet.

UN APPRENTI IMPRIMEUR.

ERNEST ROYER, fils de Royer, âgé de cinq ans et quelques mois.

CHARLES, son ami, âgé de six ans.

MARGUERITE, cuisinière de Royer.

PICARD, dit COEUR-VOLANT, croque-mort.

DEUX PROCHES PARENS DE ROYER, DU CÔTÉ DE SA FEMME.

DEUX AMIS ET CONNAISSANCES.

UN GARÇON DE RESTAURANT.

Mme SAINT-LÉON, rentière.

JULIE, sa femme de chambre.

GUSTAVE, clerc de notaire.

Mme SAGOT, marbrière.

JEAN, ouvrier chez Mme Sagot.



LES REGRETS.


SCÈNE 1re.


(LUNDI SOIR SEPT HEURES.--Une chambre à coucher en désordre.--Sur la
cheminée plusieurs fioles ayant contenu des potions.)

MADAME LAROCHE, versant dans une cuiller un restant de bouteille.

Pauvre chère femme! elle n'a pas eu le temps seulement de finir son
looch. (_Buvant._) Il était fameux pourtant. Faudra que j'en fasse
compliment à M. Cadet. (_S'approchant du lit où Sophie est occupée à
coudre._) Ah ben! par exemple, vas-tu pas me coudre ça à points-arrière?

SOPHIE.

Mais il me semble, mame Laroche, qu'il faut que ça soye solide: c'est
pas pour un jour que je l'ourle.

MADAME LAROCHE.

Sois donc tranquille, ça tiendra toujours assez bien pour jusqu'au
cimetière; après ça c'est l'affaire aux vers.

SOPHIE.

Saprestie! êtes-vous philosophe! Elle vous parle de ça comme d'une
demi-tasse à avaler.

MADAME LAROCHE.

Tu sens bien, chère petite, qu'on n'est pas venu jusqu'à mon âge, ayant
gardé quantité de malades que beaucoup me sont passés dans les bras,
sans se familiariser avec eux sur la chose de mourir. Car enfin
qu'est-ce que la mort? c'est le terme, c'est déménager, c'est finir.
Aujourd'hui pour demain, ça peut être notre tour.

SOPHIE.

S'entend, mère Laroche, que le vôtre est plus près que le mien.

MADAME LAROCHE.

Ah! mon Dieu, pauvre bichonne, j'ai vu encore périr plus d'une jeunesse.
Tiens donc, la petite Leroy, qui allait sur ses dix ans, et qui vous a
été troussée en trois jours de temps, la semaine passée.

SOPHIE.

Oui, mais d'abord les enfans sont bien plus susceptibles à mourir que
les jeunes personnes.--Quel âge qu'elle avait, cette pauvre dame que je
tiens là?

MADAME LAROCHE.

Vingt-neuf ans, à ce qu'elle disait. Moi je lui en aurais bien donné
trente-trois ou trente-quatre.

SOPHIE.

C'est tout de même mourir jeune.

MADAME LAROCHE.

Je crois bien, c'est la fleur de notre âge; d'autant plus que si
cette femme avait eu de la santé, il n'y avait rien de si heureux
qu'elle.--Allonge donc tes points.--Adorée de son mari, qui a une
très-jolie place...

SOPHIE.

Est-ce qu'il n'est pas pour les récompenses des mémorables journées?

MADAME LAROCHE.

Non, ça c'est à la mairerie; mais son bureau est rue de Grenelle. C'est
lui qui fait payer les suminaires.

SOPHIE, d'un air dédaigneux.

Ah! un fanatique.

MADAME LAROCHE.

Eh bien! magine-toi qu'elle avait trois cachemires, deux français et un
vrai des Indes...

SOPHIE.

Trois châles pour lors?

MADAME LAROCHE.

Une paire de boucles d'oreilles en diamans, des bagues l'impossible;
montée en robes, en linge; que son mari ne la contrariait jamais,
qu'elle ordonnait tout dans la maison; même que son fils qui est gentil
tout plein est très-fort et très-grand pour son âge; avec tout ça
fallait qu'elle fût pomonique.

SOPHIE.

C'est terrible, ça!

MADAME LAROCHE, d'un air capable.

Mais vois-tu ben, je l'ai dit quand j'ai vu son médecin: C't'homme-là ne
la réchappera pas.

SOPHIE.

Taisez-vous donc; vos médecins c'est tous des faiseurs d'embarras.--V'là
qu'est fait, mère Laroche.

MADAME LAROCHE.

En te remerciant, ma fille.--Maintenant c'n'est pas le tout: faut que
tu me sortes adroitement le petit paquet d'hardes, parce que moi, la
portière a toujours l'habitude de m'appeler quand je passe, de manière
que si je n'entrais pas pour jaser un peu dans sa loge, ça ferait un
mauvais effet.--Tu fileras vite; alors toi t'auras le canezou.

SOPHIE.

Convenu.--Et vous, comme ça, vous allez rester toute la nuit auprès
d'elle?

MADAME LAROCHE.

Pauvre chère femme, c'est le dernier service.

SOPHIE.

Je n'oserais jamais, moi.

MADAME LAROCHE.

Ah ben! par exemple, as-tu pas peur qu'elle vienne te tirer par les
pieds? Comme dit l'auteur, va, les morts sont morts; laissons en paix
leur cendre.

SOPHIE.

Bonsoir, mère Laroche.

MADAME LAROCHE.

Bonsoir, ma fille.--Ne t'amuse pas en route, que la mère serait
inquiète. Vois-tu, le canezou qui est peut-être un peu élégant pour toi,
tu pourrais ôter un rang; ça te ferait une jolie garniture de bonnet.

SOPHIE.

Oui, mame Laroche.

MADAME LAROCHE.

Attends, je descends avec toi. Je vais dire à la cuisine qu'on me fasse
un peu de vin sacré! L'air de la nuit est mauvaise, il faut se tenir
l'estomac chaud.

(_Elles sortent_.)



SCÈNE II.

(LUNDI SOIR HUIT HEURES.--Le cabinet de Royer.)

ROYER, BOISSEL.

BOISSEL, entrant.

Monsieur le directeur m'a fait demander?

ROYER.

Oui, mon cher Boissel. Entrez, vous savez le malheur qui m'est arrivé?

BOISSEL.

Hélas! oui, monsieur. Le garçon de bureau, en venant ce matin ici pour
prendre le porte-feuille, a appris le décès de madame votre épouse, il
nous l'a transmis.--Les bureaux sont dans la consternation.

ROYER, avec un soupir.

Que voulez-vous, mon ami?--Il n'y a rien de nouveau là-bas?

BOISSEL.

Nous avons eu la visite du secrétaire général; il a parcouru tous les
bureaux.

ROYER.

Qui était avec lui?

BOISSEL.

M. Certain le chef.

ROYER, à part.

Petit intrigant! (_Haut_.) C'est incroyable qu'on ne puisse pas
s'absenter un jour, et pour un motif aussi légitime, sans s'exposer à
des désagrémens.

BOISSEL.

Je vous assure, monsieur, que monsieur le secrétaire général n'a pas du
tout paru piqué de votre absence.

ROYER.

Piqué de mon absence! Il s'agit bien qu'il soit piqué ou non. Ne
voyez-vous pas qu'il est de la dernière inconvenance, quand il y a un
chef de service, de se faire accompagner par un de ses subalternes? Du
moment que monsieur le secrétaire-général voulait faire sa visite ce
jour-là, il devait me prévenir; j'aurais surmonté la préoccupation de
ma juste douleur, je me serais arraché aux derniers embrassemens d'une
épouse chérie, afin de me trouver à mon poste.

BOISSEL.

Moi, je sais bien que pour mon compte j'ai trouvé très-étonnante la
conduite de M. Certain.

ROYER.

Du reste, je sais ce que j'ai à faire.--Dites-moi, mon cher
Boissel.--Asseyez-vous donc.--Je veux vous demander un service...

BOISSEL.

Deux, monsieur le directeur.

ROYER.

Qu'est-ce que vous faites le soir?

BOISSEL.

Mon Dieu, nous sommes une société, des employés, un médecin, quelques
avocats, il y a même là un homme, un ancien magistrat, je voudrais que
vous le connussiez, un homme du premier mérite. Nous nous réunissons
dans un café près de chez moi, on jase politique, on fait sa partie de
dames ou de dominos; quand on est célibataire...

ROYER.

Voyez-vous, j'ai là une liste des personnes de ma connaissance
auxquelles je veux envoyer des billets de faire-part. J'ai marqué aussi
dans l'_Almanach royal_ les différens fonctionnaires de l'ordre civil et
militaire auxquels je compte en adresser...

BOISSEL.

Oui, monsieur.

ROYER.

Il faudrait me prendre cette liste et l'Almanach, avoir bien soin de
n'oublier personne, et de votre belle écriture...

BOISSEL, riant.

Ah! monsieur le directeur.

ROYER.

Non, vraiment, vous avez une main superbe. Vous auriez donc la bonté de
plier les lettres, de mettre les adresses, et à mesure qu'il y en aura
un paquet de prêt, Cumilhac mon garçon de bureau viendra les prendre
pour les porter. Avant minuit vous pouvez avoir fini tout cela.

BOISSEL.

Oui, monsieur.

ROYER.

Ça ne vous contrarie pas de manquer votre partie ce soir?

BOISSEL.

Comment donc, monsieur le directeur!

ROYER.

Tenez, voilà précisément qu'on vient de l'imprimerie.

(_Entre un apprenti._)

L'APPRENTI.

Bonsoir, monsieur la compagnie; v'la les billets de votre épouse.

ROYER.

Vous venez bien tard!

L'APPRENTI.

Ah! monsieur, dame c'est de l'ouvrage soigné qu'est long à tirer.

ROYER.

Comment, c'est là ce que M. Éverat a de mieux?

L'APPRENTI.

Monsieur ne les trouve pas bien?

ROYER.

Du tout. Ce papier est horrible, la vignette et d'un goût détestable.
(_Ayant lu._) Ah! et puis voilà qu'ils me mettent chevalier de la
légion-d'honneur au lieu d'officier.

L'APPRENTI.

C'est ces animaux de compositeurs qui n'aura pas fait attention.

ROYER.

Remportez-moi ces lettres; je n'en veux pas.

BOISSEL.

J'observerai à monsieur le directeur que si la cérémonie est pour demain
matin, il est bien tard pour que nous en fassions faire d'autres.

ROYER.

Mais, mon cher, voyez vous-même si l'on peut se servir de pareilles
horreurs.

BOISSEL.

Je sais bien que c'est désagréable, mais des billets d'enterrement ne
sont pas absolument pour faire trophée.

ROYER.

Dans six lignes une faute énorme!

BOISSEL.

Monsieur, je corrigerai à la main, et même comme ça le titre d'officier
sera plus visible.

ROYER.

Allons, voyons, laissez ces lettres.

L'APPRENTI.

V'là, monsieur.

ROYER.

Vous direz à votre maître que je suis excessivement mécontent.

L'APPRENTI.

Oui, 'sieur.

(_Il sort._)

ROYER

Vous avez perdu quelque chose?

BOISSEL.

C'est mon canif que je cherche. Je l'ai sur moi ordinairement, mais
précisément aujourd'hui...

ROYER.

Tenez, en voilà un et dépêchons-nous, car il faut absolument que nous
ayons fini ce soir. (_Se promenant à grands pas._) Certain avait-il
l'air à son aise avec le secrétaire général?

BOISSEL.

Comme ça, monsieur.

ROYER.

Que lui disait-il?

BOISSEL.

Ah! je n'ai pas pu entendre. (_Avec intention._) Mais j'ai bien regretté
que vous ne fussiez pas là.

ROYER, vivement.

Pourquoi? Est-ce que vous pensez qu'il se soit passé quelque chose?

BOISSEL.

Non, monsieur; mais c'est que j'aurais fait ma demande d'augmentation,
et j'ose croire que vous n'auriez pas dédaigné de l'appuyer. C'est bien
de l'indiscrétion à moi; mais puis-je espérer...

ROYER.

Ah! mon pauvre Boissel, j'ai si peu le coeur a m'occuper d'affaires de
bureaux.--Je vous laisse; je vous empêche de travailler; je vais tâcher
de dormir un peu; toute la nuit dernière j'ai été sur pied, et j'ai un
fils pour lequel il faut me conserver.

(_Il sort._)



SCÈNE III.


(MARDI MIDI.)--La cour de la maison mortuaire.

ERNEST ROYER _à une fenêtre, son chapeau sur la tête._

ERNEST.

Eh! dis-donc, Charles? bonjour!

CHARLES, _paraissant à une fenêtre en face._

Tiens! t'es donc pas à ta pension?

ERNEST.

Non.

CHARLES.

Pourquoi donc?

ERNEST.

Je vais à l'enterrement de maman. Il s'ra j'ment beau, va; y aura trois
voitures noires; je serai dans une.

CHARLES.

Oh! je voudrais-t'y y aller avec toi.

ERNEST.

Tu ne peux pas, tu n'es pas invité; si tu savais tout c'monde qu'il y a
dans le salon!

CHARLES.

Mais, dis-donc, tu ne pleures pas?

ERNEST.

J'peux pas; j'ai pas envie.

CHARLES.

Moi j'ai j'ment pleuré quand ma grand'maman est morte.

ERNEST.

Elle t'grondait toujours.

CHARLES.

Je sais bien; mais papa et maman pleuraient, moi je pleurais aussi.

ERNEST.

Oh bien oui! mais papa ne pleure pas.

CHARLES.

Dis-donc: en revenant, tu viendras jouer?

ERNEST.

Si ma bonne veut.

CHARLES.

Nous jouerons à la garde nationale.

ERNEST.

Oui; mais alors je veux être Lafayette.

CHARLES.

Tu le seras: moi je serai artilleur.

ERNEST.

Nous ferons l'émeute.

CHARLES.

Ça y est.

ERNEST.

Otons-nous de la fenêtre, voilà un croque-mort qui se promène dans la
cour; ma bonne m'a dit que ces hommes-là étaient très-méchans.



SCÈNE IV.

(MIDI ET DEMI.)


MARGUERITE, _cuisinière de M. Royer_, PICARD, _dit_ Coeur-Volant,
_croque-mort._


PICARD, s'approchant de la porte de la cuisine.

Vous effondrez là, mademoiselle, une bien belle volaille; combien ça
peut-il revenir une pièce comme ça?

MARGUERITE.

3 francs 10 sous, 4 francs.

PICARD.

Je vous demande ça, parce que dernièrement, à un repas de corps que nous
fîmes, on nous compta une poularde beaucoup moins belle que celle-ci au
prix de 6 francs.

MARGUERITE.

Oh! par exemple, on vous a joliment écorchés!

PICARD.

Eh bien! voyez, ma femme me soutenait que non.

MARGUERITE.

Votre femme? Vous êtes donc marié?

PICARD.

Comment donc? mais sans doute; ça vous étonne?

MARGUERITE.

Dam! il me semblait que vous deviez-t'-être célibataire.

PICARD.

Le monde est drôle: mais nous sommes presque tous mariés. Tel que vous
me voyez, j'en suis à ma seconde femme; une grosse mère, bien fraîche,
bien réjouie, qui tient une jolie boutique de fruiterie près de la
Halle, et qui avait plus d'un soupirant encore. Mais je n'ai eu qu'à me
présenter pour obtenir la préférence.

MARGUERITE.

Ça vous rapporte donc bien votre place?

PICARD.

Ce n'est pas l'intérêt qui l'a décidée; c'est mon humeur, mon caractère
franc et gai, mon physique: ensuite l'état n'est pas mauvais;--d'abord,
nous, nous ne connaissons pas de morte saison.

MARGUERITE.

Ah! bien, dans nos pays c'est rien du tout que les _sacquards_[14].

[Note 14: Nom des croque-morts en Bourgogne.]

PICARD.

Je crois bien. (_Avec importance._) On porte à bras chez vous?

MARGUERITE.

Oui, monsieur.

PICARD.

C'est ça; mais ici vous voyez que nous sommes sur un autre pied. Les
plus pauvres gens ne meurent qu'en voiture. Si je vous disais que ce
convoi-là va coûter plus de 25 louis à la famille de la défunte!

MARGUERITE.

Comment! 25 louis pour enterrer madame?

PICARD.

Ah! c'était votre maîtresse? Je parie que vous ne la regrettez pas?

MARGUERITE.

Ma foi, pas trop.

PICARD.

Il paraît qu'elle n'était pas commode?

MARGUERITE.

Oh! d'abord, avant sa maladie, elle était très-regardante sur la
dépense; et puis, après ça, depuis qu'elle était indisposée, fallait
faire trente-six tisanes, se relever la nuit.

PICARD.

Ces malades sont si exigeans!

MARGUERITE.

Avec ça que la femme de chambre est très-paresseuse, tout me retombait
sur les bras.

PICARD.

Il y a seulement huit jours, j'aurais pu vous indiquer une bien
excellente place! une très-forte maison!

MARGUERITE.

Je ne quitterais toujours pas, maintenant, parce que un homme seul, je
veux voir, ça peut devenir bon, et puis il va nous faire faire, à la
femme de chambre et à moi, chacune deux robes pour deuil.

PICARD.

Alors, il ne serait pas délicat de sortir maintenant.

UNE VOIX.

Picard, ohé! Picard!

PICARD.

Pardon, mademoiselle, voilà qu'on enlève le corps, il faut que j'aille
donner un coup de main. Au plaisir de vous revoir.

(_Il sort._)

MARGUERITE.

Bonjour, monsieur. Il est aimable!



SCÈNE V.


(TROIS HEURES APRÈS MIDI.)--L'intérieur d'une voiture de deuil.

LE BEAU-FRÈRE de la défunte, SON COUSIN, DEUX ÉTRANGERS.


LE BEAU-FRÈRE.

Elle devait avoir de trente à trente-deux ans.

PREMIER ÉTRANGER.

C'est bien cela, l'âge critique pour les poitrinaires.

PREMIER ÉTRANGER.

Monsieur, sans indiscrétion, qu'avait-elle apportée en dot à Royer?

LE BEAU-FRÈRE.

60,000 francs.

DEUXIÈME ÉTRANGER.

J'aurais cru que c'était davantage. Mais, est-ce qu'il ne va pas être
forcé de restituer cette somme?

LE BEAU-FRÈRE.

Du tout, monsieur, du tout; il y a un enfant.

DEUXIÈME ÉTRANGER.

Ah! fort bien.

(_Moment de silence._)

PREMIER ÉTRANGER.

Ce sont toujours de fort tristes cérémonies que celles auxquelles nous
allons assister.

LE BEAU-FRÈRE.

Sans doute.

PREMIER ÉTRANGER.

Avec ça, moi, qui vais immensément dans le monde, je connais tout Paris.
En sorte que continuellement je me vois forcé de remplir de ces sortes
de devoirs, qui sont très-pénibles.

LE COUSIN.

Mais en effet, monsieur, j'ai eu l'honneur de vous rencontrer dans
plusieurs maisons, à ce qu'il me semble.

PREMIER ÉTRANGER.

Cela est possible; je vais partout.

LE COUSIN.

Par exemple! l'autre semaine n'ai-je pas eu l'honneur de dîner avec vous
chez Mme d'Angremont?

PREMIER ÉTRANGER.

En effet, monsieur, j'y étais. Un dîner bien remarquable!

LE COUSIN.

Ah! tout-à-fait. Des truffes à profusion, des vins, tout ce qu'il y a de
mieux; et puis, une maîtresse de maison faisant ses honneurs!...

PREMIER ÉTRANGER.

Admirablement.

LE COUSIN.

Monsieur, autant que je me rappelle, vous n'êtes pas resté la soirée?

PREMIER ÉTRANGER.

Non, monsieur; ma femme était à l'Opéra, et je fus la chercher.

LE COUSIN.

Vous avez beaucoup perdu: il y avait immensément de jolies femmes: on
a joué un proverbe de Théodore Leclercq; Mme d'Angremont y a été
charmante.

LE BEAU-FRÈRE.

C'est un homme qui a bien de l'esprit, ce Théodore Leclercq!

PREMIER ÉTRANGER.

Excessivement d'esprit, monsieur; et puis véritablement une gaieté,--à
faire rire des morts.

DEUXIÈME ÉTRANGER.

Nous voilà, je crois, au cimetière.

LE COUSIN.

Oui, où par parenthèse nous allons avoir de la boue jusqu'à la cheville.

LE BEAU-FRÈRE, au cousin.

Ah ça! Adolphe, ne nous perdons pas. Tu sais que nous avons un
rendez-vous chez Véry à six heures moins un quart. Les voitures vous
ramenant chez vous, nous nous ferons jeter par le cocher au Perron.

(_Ils sortent de la voiture et entrent au cimetière._)



SCÈNE VI.


(MARDI, SEPT HEURES.)--Un salon de restaurateur.


ROYER.

Garçon, la carte et un bol.

LE GARÇON.

V'là, m'sieur. (_Dictant, au comptoir._) Bouteille de bordeaux,
julienne, filet sauté aux truffes, saumon sauce câpres, pâté de foie
gras, cardons au jus, salade, gelée d'orange, café. (_Apportant la
carte._) V'là, m'sieur.

ROYER, à part.

Ce restaurant n'est pas mauvais.--Mon chapeau, garçon.

(_Il sort._)



SCÈNE VII.


(MARDI, HUIT HEURES).--Un salon.

Mme SAINT-LÉON, GUSTAVE.


MADAME SAINT-LÉON.

Mon Dieu, tu sais bien, Gustave, que je t'aime et que j'aime le
spectacle; mais je ne puis pas y aller ce soir: il viendra, j'en suis
sûre.

GUSTAVE.

Allons donc, aujourd'hui qu'il a enterré sa femme?

MADAME SAINT-LÉON.

Raison de plus, puisqu'il vient tous les soirs. Aujourd'hui il aura
besoin de se distraire, alors il me tombera sur les bras.

GUSTAVE, d'un air boudeur.

C'est bien gai?

MADAME SAINT-LÉON.

Il me semble, monsieur, que je suis ici la première victime; vous n'avez
pas de raison.

GUSTAVE.

Mais au moins tâche d'être libre pour notre partie de campagne.

MADAME SAINT-LÉON.

Sois tranquille.

JULIE, accourant.

Vite, vite, monsieur Gustave, partez; voilà monsieur qui est en bas.

MADAME SAINT-LÉON

Là, qu'est-ce que je te disais?

GUSTAVE, prenant son chapeau.

Le ciel le confonde. Je vais monter un étage, j'aurai l'air de venir du
troisième. A demain.

(_Il sort._)

MADAME SAINT-LÉON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.

Cela va faire une petite soirée bien amusante! Il faudra qu'il la
paie. Il a eu l'air de ne pas m'entendre l'autre jour, mais je vais
aujourd'hui, positivement, lui demander le cachemire de sa femme.



SCÈNE VIII.


(HUIT HEURES UN QUART.)

Mme SAINT-LÉON, ROYER, _d'un front soucieux._

MADAME SAINT-LÉON, d'un air affectueux.

Ah! vous voilà, mon ami; j'avais peur que vous ne vinssiez pas ce soir;
je n'ai fait que penser à vous toute la matinée. Vont avez dû être bien
ennuyé! Comment allez-vous?

ROYER, avec un soupir.

Je suis tout malingre.

MADAME SAINT-LÉON.

Je conçois cela. (_Avec hésitation._) Est-ce que vous avez été au
cimetière?

ROYER.

Non, ce n'est pas l'usage... J'ai été à mon bureau.

MADAME SAINT-LÉON.

Comment, aujourd'hui?

ROYER.

Oui, ils sont là deux ou trois intrigans toujours prêts, quand on
s'absente, à entamer votre position; d'ailleurs j'avais un travail
pressé qui ne pouvait guère se remettre, une circulaire très-délicate
sur l'enseignement primaire. Eh bien! je m'en suis encore tiré; je
crois qu'elle sera remarquée; je vous l'apporterai demain soir dans _le
Messager_.

MADAME SAINT-LÉON.

Je la lirai avec plaisir. (_A part._) Avec beaucoup de plaisir.

(_Moment de silence._)

ROYER.

Voulez-vous sonner Julie, qu'elle m'apporte un peu de rhum; j'ai mal à
l'estomac.

MADAME SAINT-LÉON.

La cave est sur la console.--Vous n'avez peut-être pas dîné?

ROYER.

Si fait; j'ai essayé de manger quelques cuillerées de potage et une aile
de volaille, ça ne m'a pas passé. (_Il boit un verre de rhum._)--Le
ministre a été fort content de mon dernier rapport.

MADAME SAINT-LÉON.

Ah!

ROYER.

Il en a fait presque tout l'exposé des motifs de son projet de loi.

MADAME SAINT-LÉON.

C'est très-affable.--(_Moment de silence._) J'ai vu Mme Saint-Phal
aujourd'hui, elle m'a fort demandé de vos nouvelles.

ROYER.

A propos, je l'ai rencontrée l'autre soir, elle ne m'a pas vu; elle
était avec un grand jeune homme blond.

MADAME SAINT-LÉON.

Ah! tout de suite de mauvaises idées!

ROYER.

Non; mais cette femme-là est très-légère, et je ne me soucie pas que
vous la voyiez beaucoup.

MADAME SAINT-LÉON.

Mon Dieu! je ne la reçois presque jamais. Elle est venue aujourd'hui,
parce qu'elle avait un grand bonheur à me conter.

ROYER.

Qu'est-ce que c'est que ce bonheur?

MADAME SAINT-LÉON

Ah! mon Dieu, elle venait me dire que le général était en marché de
quelque chose pour elle qu'elle désirait depuis long-temps.

ROYER.

Quelque chose qu'elle désirait depuis long-temps?

MADAME SAINT-LÉON, négligemment.

Oui, un châle!--un cachemire!

ROYER.

Ah!

MADAME SAINT-LÉON.

Du reste, ce n'est pas un cachemire neuf, c'est une Anglaise qui veut se
défaire d'un.

ROYER.

Vos lampes vont bien mal, ma chère!

MADAME SAINT-LÉON

Mais non, c'est que la mèche n'est pas assez levée.--Il paraît que
cette Anglaise en a six.

ROYER.

Eh bien! je suis sûr qu'elle ne les met pas.

MADAME SAINT-LÉON.

C'est possible, lorsqu'on en a tant; mais celles qui n'en ont qu'un...

ROYER.

S'en lassent tout aussi bien!

MADAME SAINT-LÉON.

Mais, mon ami, il faut toujours un châle.

ROYER.

Sans doute; mais les châles français, comme celui que je vous ai donné,
valent bien les châles étrangers, dont les dessins sont horribles.
D'ailleurs, qu'est-ce que ça prouve, un cachemire?

MADAME SAINT-LÉON

Qu'est-ce que prouve la croix de la légion-d'honneur que vous voulez
tous avoir? Jouissance d'amour-propre; au moins on n'a pas l'air d'une
grisette.

ROYER.

On peut très-bien avoir l'air distingué sans cela.

MADAME SAINT-LÉON

Alors pourquoi en aviez-vous acheté un des Indes à votre femme?

ROYER.

Parce qu'avec la dot qu'elle m'apportait, j'étais tenu à une corbeille
convenable, et que dans une corbeille convenable il y a toujours au
moins quelques diamans et un cachemire.

MADAME SAINT-LÉON

Je suis sûre qu'elle le portait, elle!

ROYER.

Très-peu.

MADAME SAINT-LÉON

Tant pis; parce que s'il avait été un peu fané, je vous l'aurait repris.

ROYER.

Je ne vous l'aurais pas vendu.

MADAME SAINT-LÉON, souriant.

Vous aimeriez mieux me le donner?

ROYER.

Pas davantage!

MADAME SAINT-LÉON.

Qu'est-ce que vous comptez donc en faire?

ROYER.

Rien; mais il n'est pas convenable qu'une chose que ma femme a
portée...

MADAME SAINT-LÉON, avec ironie.

Passe aux mains de la femme que vous aimez?

ROYER.

Je ne dis pas cela.

MADAME SAINT LÉON.

Mon Dieu si, monsieur, c'est votre pensée, et c'est précisément pour
cela que j'avais envie de ce châle. Je voulais voir si vous ne mettiez
pas de différence entre votre femme et moi, si vous me croyez digne des
mêmes égards que vous aviez pour elle...

ROYER.

Pourquoi ne me demandez-vous pas aussi ses diamans?

MADAME SAINT LÉON, avec dignité.

Des diamans, monsieur, sont comme de l'argent; ils ont une valeur
réelle, tandis qu'un objet de toilette, qui a été porté...

ROYER.

Sais-tu que tu plaides bien?

MADAME SAINT LÉON.

Eh bien! écoute, Alfred, prête-le-moi pour quelques mois; je te le
rendrai après. (_S'approchant de lui, et arrangeant le noeud de sa
cravate._) Si tu savais, ça m'irait si bien!

ROYER.

Non, je le donnerai à ma belle-soeur.

MADAME SAINT LÉON, allant s'asseoir sur un sofa à l'autre bout du salon.

C'est vrai, ce sera plus convenable.

ROYER.

Tu vas bouder?

MADAME SAINT LÉON.

Non, monsieur; vous êtes bien libre de me préférer les personnes de
votre famille.

ROYER.

Allons! des folies maintenant.

MADAME SAINT LÉON.

J'ai un malheur; je ne sais pas, comme Mme Saint-Phal, donner des
inquiétudes. Ce sont celles-là qu'on aime!

ROYER, assis auprès d'elle.

Voyons, Irma, ne pleure pas, et embrasse-moi.

MADAME SAINT LÉON.

Non, monsieur.

ROYER.

Comment tu ne veux pas m'embrasser, moi qui suis aujourd'hui si triste,
si à plaindre? Voyons, nous arrangerons tout cela.

MADAME SAINT LÉON.

Nous n'arrangerons rien, car je ne veux rien de vous.

ROYER.

Irma!

MADAME SAINT-LÉON, le repoussant.

Laissez-moi, monsieur.

ROYER.

Ma petite Irma!

MADAME SAINT-LÉON.

Du tout, monsieur; non, je ne veux pas; laissez-moi.



SCÈNE IX.


(NEUF HEURES.)--L'atelier de M. Sagot, marbrier près le cimetière
Mont-Parnasse.

MADAME SAGOT.

Tenez, Jean, voilà une épitaphe qu'il faudra graver le plus tôt possible
sur cette pierre-là. On a bien recommandé de ne pas faire attendre.

JEAN, lisant.

_Ci-gît Jeanne-Marie Perrault, femme de M. Royer, chef de division aux
affaires ecclésiastiques, officier de la Légion-d'Honneur, morte à l'âge
de trente-deux ans. Elle fut bonne mère, bonne épouse. Son époux et son
fils inconsolables lui ont élevé ce monument.

De profundis._

C'est bien, madame, je ferai ça demain.

MADAME SAGOT.

Dès que vous aurez fini votre pierre, vous irez la poser, et vous
mettrez au-dessus une couronne d'immortelles.

JEAN.

Oui, madame; bonsoir.

MADAME SAGOT.

Bonsoir, Jean.



SCÈNE X.


(NEUF HEURES UNE MINUTE.)--Le salon de Mme Saint-Léon.

MADAME SAINT-LÉON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.

Vous êtes insupportable.--Eh bien! vous vous en allez?

ROYER.

Oui, je suis fatigué; j'ai eu tant d'émotions aujourd'hui! J'ai besoin
de repos. Je vous apporterai le châle demain; mais vous ne le mettrez
pas de quelque temps. Qu'on n'aille pas le reconnaître sur vos épaules.

MADAME SAINT-LÉON.

Oui, mon ami.

ROYER.

Adieu, petite.

MADAME SAINT-LÉON.

Vous ne m'embrassez pas? (_Il l'embrasse et sort._)



SCÈNE XI.


(NEUF HEURES CINQ MINUTES.)

MADAME SAINT-LÉON.

Julie, Julie, je l'aurai demain.

JULIE.

Quoi donc, madame?

MADAME SAINT-LÉON.

Le cachemire.

JULIE, se jetant à son cou.

Oh! madame, que je suis contente! Comme ça va vous aller!

MADAME SAINT-LÉON.

Tu n'as qu'à aller chercher demain mon petit châle rayé, chez le
dégraisseur; je te le donne.

JULIE.

Que vous êtes bonne; mais c'est le cachemire que je voudrais vous voir.

MADAME SAINT-LÉON.

Dis donc? Mme Saint-Phal qui n'a jamais pu en avoir un, depuis deux ans
qu'elle intrigue auprès du général.

JULIE.

Elle va être désolée.

MADAME SAINT-LÉON.

Tu ne sais pas? j'ai une idée. Il est de très-bonne heure encore; si
nous allions chez elle pour lui conter la nouvelle?

JULIE.

Ah! oui, madame; il y a de quoi l'empêcher de dormir cette nuit.

MADAME SAINT-LÉON.

Eh bien! cours t'arranger; moi je vais mettre mon chapeau.

(_Elles sortent toutes deux._)



SCÈNE XII


(MARDI SOIR, DIX HEURES.)--La chambre à coucher de Royer. Sur un panneau
auprès de la cheminée le portrait de sa femme.

ROYER, COIFFÉ DE NUIT, EN CALEÇON, PRÊT A SE METTRE AU LIT; MARGUERITE.

ROYER.

...Comme du temps de ma femme, un livre de compte que
j'arrêterai.--Avez-vous eu le soin de mettre le lit à l'air?

MARGUERITE.

Oui, monsieur; il y est resté toute la journée.

ROYER.

Il ne faudrait pas le laisser cette nuit, il n'y aurait qu'à pleuvoir.

MARGUERITE.

Je l'ai ôté, monsieur.

ROYER, prenant sa montre pour la monter.

Quelle heure est-il à la pendule?

MARGUERITE.

Il est, il est... Elle est arrêtée.

ROYER.

C'est juste; dans tout ce tracas d'hier j'ai oublié de la monter. Voyez
l'heure qu'il est au salon.

MARGUERITE.

Dix heures dix minutes.

ROYER, près de la pendule.

Voyons, tenez la cage, et prenez garde de la laisser tomber.

(_Il monte la pendule, et fait sonner les heures._)

MARGUERITE.

Ah! mon Dieu, que j'ai eu peur!

ROYER.

Qu'est-ce que c'est donc?

MARGUERITE.

C'est le portrait de madame; imaginez-vous, monsieur, il m'a semblé
qu'il me regardait.

ROYER.

Allons, sotte que vous êtes.--Vous dites qu'il était dix heures...

MARGUERITE.

Dix minutes, monsieur.

ROYER.

Mettons dix minutes et demie.--Donnez-moi la cage.--Là, je suis bien
aise d'avoir fait cette opération; je n'aime pas à ne point entendre
sonner l'heure la nuit quand je me réveille.

MARGUERITE.

Monsieur n'a plus rien à me commander?

ROYER.

Non. (_La rappelant._) Ayez-moi demain des sardines fraîches pour mon
déjeuner, et réveillez-moi à huit heures.

MARGUERITE.

Oui, monsieur.--Monsieur, je voulais vous dire pour la couturière...

ROYER.

C'est bien, c'est bien, nous reparlerons de ça. Bonsoir.

(_Marguerite sort._)

ROYER, lisant le journal du soir.

Diable! la loi a passé à une grande majorité: allons, bravo, monsieur
le ministre; avec votre permission, je m'en vais remettre la lecture de
notre discours à demain; je tombe de sommeil.

(_Il éteint sa bougie et s'endort._)





LE MINISTÈRE PUBLIC.

  Le Français né malin créa la guillotine.


Pierre Leroux était un pauvre charretier des environs de Beaugency.

Après avoir passé sa journée à conduire à travers les champs les trois
chevaux qui formaient l'attelage ordinaire de sa charrette, quand venait
le soir, il rentrait à la ferme où il servait, soupait sans grandes
paroles avec les autres valets, allumait une lanterne, puis allait se
coucher dans une manière de soupente pratiquée en un coin de l'écurie.

Ses rêves en général étaient peu compliqués et sans grande couleur; ses
chevaux, la plupart du temps, en faisaient tous les frais. Une fois
il se réveillait en sursaut au milieu des efforts qu'il faisait pour
relever le limonier qui s'était abattu; une autre fois _la Grisa_
s'était pris les pieds dans la corde de l'attelage. Une nuit il songea
qu'il venait de mettre à son fouet une belle mèche toute neuve, et que
son fouet refusait obstinément de claquer; cette vision l'émut si fort,
qu'étant venu à se réveiller, il saisit celui qu'il avait l'habitude de
placer chaque soir à côté de lui, et pour bien s'assurer qu'il n'était
pas frappé d'impuissance et privé de la plus belle prérogative qui
appartienne au charretier, il se mit à le faire résonner au milieu
du silence. A ce bruit, la chambrée entière fut en émoi, les chevaux
effrayés se levèrent en confusion, se ruèrent en hennissant les uns sur
les autres, et manquèrent de briser leurs longes; mais avec quelques
paroles calmantes, Pierre Leroux apaisa tout ce tumulte, et chacun se
rendormit; c'était là un des événemens marquans de sa vie qu'il ne
manquait guère de raconter chaque fois qu'un verre de vin l'avait mis en
éloquence, et qu'il se trouvait là un auditeur en humeur de l'écouter.

Dans le même temps, des rêves d'une tout autre forme préoccupaient
M. Desalleux, substitut du procureur général près la cour criminelle
d'Orléans. Ayant débuté avec éclat dans les fonctions du ministère
public quelque mois avant l'époque dont nous parlons, il n'était pas de
haute position de la magistrature à laquelle il ne se crût appelé, et
la simarre du garde-des-sceaux était une des visions courantes de ses
nuits. Mais c'était surtout pour les enivremens des triomphes oratoires
que sa pensée veillait durant le sommeil, lorsqu'une journée entière
avait été par lui courageusement dépensée aux études mortellement
graves du barreau. La gloire des d'Aguesseau, celle des autres grandes
renommées des beaux temps de la magistrature parlementaire, ne suffisait
pas aux étreintes de son impatient avenir; c'était jusque dans le passé
le plus lointain, jusqu'aux temps des merveilles de l'éloquence de
Démosthène, que son ame s'élançait; pouvoir par la parole, c'était là
l'espérance, le résumé pour ainsi dire du vouloir de toute sa vie,
concentrée dans cette passion, et s'étant déshéritée pour elle de tous
les plaisirs, de toutes les pensées de la jeunesse.

Un jour ces deux natures, celle de Pierre Leroux s'élevant d'un degré
à peine au-dessus de la portée de la brute, et celle de M. Desalleux,
abstraite et rectifiée jusqu'au spiritualisme de la plus haute pression,
se trouvèrent face à face. Il s'agissait entre eux d'un mince débat:
M. Desalleux, siégeant en son tribunal, demandait sur quelques indices
assez insignifians la tête de Pierre Leroux accusé d'un meurtre, et
Pierre Leroux défendait sa tête contre les empressemens de M. Desalleux.

Malgré la remarquable disproportion de forces que la Providence avait
mise dans ce duel entre les deux combattans, malgré l'intervention de
l'institution humaine, venant encore déranger la juste répartition
des chances dans le pair ou non qu'allait prononcer le jury; faute de
preuves concluantes, l'accusé, selon toute apparence, aurait échappé
aux mains du bourreau; mais de cette indigence même de l'accusation
résultait pour elle l'occasion de faire un placement extraordinaire
d'éloquence, lequel devait devenir singulièrement utile à la réalisation
des belles espérances de M. Desalleux. En bon administrateur de son
avenir, il ne pouvait guère prendre sur lui de ne point en profiter.

Après cela, une circonstance fâcheuse se présentait pour le pauvre
Pierre Leroux. Quelques jours avant le commencement du procès, en
présence de plusieurs femmes aimables qui se faisaient fête d'y
assister, le jeune substitut avait laissé entrevoir la ferme confiance
d'obtenir du jury un verdict de condamnation; il n'est personne qui ne
comprenne la situation fausse dans laquelle il allait se trouver si
cette condamnation lui manquait, et si Pierre Leroux, demeurant intact,
venait la tête sur ses épaules donner un démenti à l'omnipotence de sa
parole accusatrice. Aussi ne le blâmez pas, l'officier du ministère
public; s'il ne fut pas absolument convaincu, il n'en eut que plus de
mérite à le paraître, que plus de mérite à se montrer éloquent, comme
depuis plus d'un siècle on ne l'avait point été au barreau d'Orléans.
Oh! que n'étiez-vous là pour voir comme ils furent émus ces pauvres
messieurs les jurés, jusqu'au plus profond de leurs entrailles, quand,
dans une belle péroraison sonore, on leur fit l'effrayant tableau de la
société ébranlée jusque dans ses fondemens, de la société prête à entrer
en dissolution, le cas échéant de l'acquittement de Pierre Leroux!
Que n'assistiez-vous aux courtois éloges échangés entre la défense et
l'accusation, quand l'avocat de l'accusé, prenant la parole, commença
par déclarer qu'il ne pouvait se dispenser de rendre hommage au brillant
talent oratoire déployé par le ministère public! Que n'entendiez-vous
le président de la cour faisant des mêmes félicitations le texte de
son exorde, si bien que rien ne vous aurait défendu de croire qu'il
s'agissait académiquement de décerner un prix d'éloquence, et point du
tout d'ôter la vie à un homme! Vous auriez pu voir aussi au milieu d'une
foule de _dames élégamment parées_, comme dit un récit de journal, la
soeur de M. Desalleux recevant les complimens de toutes les femmes de sa
société, tandis qu'un peu plus loin son vieux père pleurait de bonheur
en voyant le fils et l'orateur incomparable qu'il avait mis au monde.

Six semaines environ après toute cette joie de famille, Pierre Leroux
monta avec l'exécuteur des hautes-oeuvres sur une charrette qui
l'attendait à la porte de la prison criminelle d'Orléans. Ils se
rendirent à la place du Martroie, qui est le lieu où se font les
exécutions; il y trouvèrent un échafaud qui avait été dressé pour
eux, et beaucoup de monde qui les attendait. Pierre Leroux, avec la
résignation que met à Paris un sac de farine à se hisser, au moyen d'une
poulie, dans le grenier d'un boulanger, monta l'escalier de l'échafaud.
Comme il arrivait aux derniers degrés, un rayon de soleil, qui se jouait
sur l'acier brillant et poli du glaive de la justice, lui donna dans
les yeux, il parut prêt à chanceler; mais l'exécuteur, avec le courtois
empressement d'un hôte qui sait faire les honneurs de chez lui,
le soutint par-dessous les bras, et le posa sur le plancher de la
guillotine; là Pierre Leroux trouva M. le greffier criminel qui était
venu pour formuler le procès-verbal de l'exécution, MM. les gendarmes
chargés de veiller à ce que l'ordre public ne fut pas troublé dans le
compte qu'il allait régler, et MM. les valets du bourreau, qui, loin de
justifier le proverbe dont ils sont l'objet, lui montrèrent avec une
complaisance pleine d'égards comment il devait se placer sous le
couteau. Une minute après, Pierre Leroux fit divorce avec sa tête; cela
fut pratiqué avec une telle dextérité que plusieurs de ceux qui étaient
venus pour assister à un spectacle furent obligés de demander à leurs
voisins si la chose était déjà faite, et alors ils jurèrent bien qu'on
ne les prendrait plus à se déranger pour si peu.

Trois mois s'étaient écoulés depuis que la tête et le corps de Pierre
Leroux avaient été jetés dans un coin du cimetière, et, selon toute
apparence, la fosse ne recélait plus que ses ossemens, quand une
nouvelle session des assises s'étant ouverte, M. Desalleux eut encore à
soutenir une accusation capitale.

Le veille du jour où il devait porter la parole, il quitta de bonne
heure un bal auquel il avait été invité avec toute sa famille, dans un
château des environs, et revint seul à la ville, afin de préparer sa
cause pour le lendemain.

La nuit était sombre; un vent chaud du midi sifflait tristement dans la
plaine, cependant que les bourdonnemens de la fête dansaient encore à
son oreille.

Aussi il ne tarda pas à être saisi d'une grande mélancolie. Le souvenir
de bien des gens qu'il avait connus, et qui étaient morts, lui revenait;
et, sans trop savoir pourquoi, il se mit à songer à Pierre Leroux.

Néanmoins, quand il approcha de la ville, et que les premières
lumières du faubourg commencèrent à briller, toutes ces sombres idées
s'évanouirent; et quand il fut une fois devant son bureau, entouré de
ses livres et de ses procédures, il ne pensa plus qu'à son plaidoyer,
qu'il aurait voulu faire plus éloquent qu'aucun de ceux qu'il avait
encore prononcés.

Déjà son système d'accusation était à peu près arrangé. Pour le
remarquer en passant, c'est chose assez étrange que l'on puisse dire en
langage social un système d'accusation, c'est-à-dire une manière absolue
de grouper un ensemble de faits et de preuves en vertu duquel on
s'approprie la tête d'un homme, comme on dit un système de philosophie,
c'est-à-dire un ensemble de raisonnemens ou de sophismes à l'aide
duquel on fait triompher quelque innocente vérité, théorie ou rêverie
morale.--Son système d'accusation commençait donc à venir à bien,
quand la déposition d'un témoin, qu'il n'avait pas encore examinée,
se présenta à lui sous un aspect à renverser tout l'édifice de sa
certitude. Il eut bien quelques momens d'hésitation, mais, ainsi que
nous l'avons vu, M. Desalleux, dans ses fonctions du ministère public,
comptait pour le moins aussi souvent avec son amour-propre qu'avec sa
conscience. Appelant à lui toute sa puissance de logique et toutes les
roueries de la parole, se prenant corps à corps avec ce malencontreux
témoignage, il ne désespéra pas de l'enrégimenter au nombre de ses
meilleurs argumens; seulement le travail était pénible, et la nuit
s'avançait.

Trois heures venaient de sonner, et les bougies placées sur son bureau,
prêtes à s'éteindre, ne jetaient plus qu'une pâle lueur.

Après les avoir renouvelées, comme le travail l'avait fortement
échauffé, il fit quelques tours dans la chambre, vint se rasseoir
dans son fauteuil, sur le dos duquel il se renversa, puis, dans cette
attitude, suspendant sa pensée, à travers une fenêtre placée vis-à-vis
de lui, il contemplait les étoiles qui brillaient dans le ciel. Tout à
coup ses yeux, en descendant le long du vitrage, rencontrèrent deux yeux
fixes qui le regardaient; il crut que le reflet de ses bougies, en se
jouant sur le verre, lui produisait cette vision, et il les changea de
place; mais la vision ne lui apparut que plus distincte. Comme il ne
manquait point de coeur, s'armant d'une canne, la seule arme qu'il
eût sous la main, il alla ouvrir sa croisée, pour voir quel était
l'indiscret qui venait ainsi l'observer à une pareille heure. La chambre
qu'il occupait était élevée de plusieurs étages; au-dessus et au-dessous
de lui, le mur était à pic et ne présentait aucun accident au moyen
duquel on pût descendre ou monter; dans l'espace étroit qui régnait
entre la fenêtre et le balcon, aucun objet ne pouvait se dérober à son
regard, et cependant il ne vit rien. Il pensa de nouveau qu'il avait été
en proie à une de ces fantaisies qu'enfante l'erreur des sens durant la
nuit, et il se remit en riant à son travail. Mais il n'avait pas écrit
vingt lignes que, dans un coin obscur de sa chambre, il entendit remuer
quelque chose: cela commença à l'émouvoir, car il n'était pas naturel
que ses sens ainsi l'un après l'autre conspirassent pour le tromper.
Ayant regardé cette fois avec attention pour découvrir d'où venait ce
frôlement, il vit un objet noirâtre, qui s'avançait en sautillant par
bonds inégaux, comme aurait fait une pie. A mesure que l'apparition se
rapprochait de lui, son aspect devenait de plus en plus hideux, car elle
prenait, à ne pas s'y méprendre, la forme d'une tête humaine séparée du
tronc, et dégouttante de sang; et quand, par un lourd élan, elle vint
s'abattre entre ses deux bougies, sur les papiers épars de son dossier,
M. Desalleux reconnut les traits de Pierre Leroux, qui sans doute était
venu pour lui apprendre que dans un magistrat conscience vaut mieux
qu'éloquence. Succombant sous une indicible impression de terreur, il
s'évanouit; le lendemain, on le trouva étendu sans connaissance au
milieu de ce sang, qui avait coulé dans la chambre, sur son bureau, et
jusque sur les feuilles de son plaidoyer; on pensa, et il n'eut garde de
dire le contraire, qu'il avait été surpris par une hémorragie. Il est
inutile d'ajouter qu'il ne fut pas en état de porter la parole, et que
tous ses préparatifs oratoires furent perdus.

Bien des jours se passèrent avant que le souvenir de cette terrible nuit
sortit de sa mémoire, bien des jours avant qu'il pût supporter sans
terreur les ténèbres et la solitude. Au bout de quelques mois cependant,
l'apparition ne s'étant pas renouvelée, l'orgueil de l'esprit commença à
contrebalancer le témoignage des sens, et il se demanda de nouveau s'il
n'avait pas été dupé par eux. Afin de mieux infirmer cette autorité,
dont tous ses raisonnemens ne l'affranchissaient pas complétement, il
appela à son aide l'opinion de son médecin, en lui faisant la confidence
de son aventure. Le docteur, qui, à force de regarder dans les cerveaux
sans découvrir la moindre trace de quelque chose qui ressemblât à une
ame, était arrivé à une savante conviction de matérialisme, ne manqua
pas de rire aux éclats en écoutant le récit de la vision nocturne.
C'était peut-être la meilleure manière de guérir son malade; car, de
cette façon, en ayant l'air de prendre en dérision sa préoccupation, il
forçait, pour ainsi dire, son amour-propre à prendre parti dans la
cure. Il ne fut pas d'ailleurs, comme on s'en doute, fort embarrassé
d'expliquer à M. Desalleux son hallucination par un excès de tension
de la fibre cérébrale, suivie d'une congestion et d'une évacuation
sanguine, qui avait fait justement qu'il avait vu ce qu'il n'avait pas
vu. Puissamment rassuré par cette consultation, dont aucun accident ne
vint contredire la sagesse, M. Desalleux reprit peu à peu sa sérénité
d'esprit, et presque toutes ses habitudes; il les modifia seulement en
ce sens, qu'il travailla avec une application moins opiniâtre, et se
livra par les conseils du docteur à quelques distractions de monde qu'il
avait fort évitées jusque là.

Pour un homme d'étude, que sa santé exile dans les salons, la seule
manière de rendre sa situation supportable, c'est de l'accepter
loyalement et sans nulle réserve; c'est de se faire franchement, quoi
qu'il puisse lui en coûter, tout d'abord homme de plaisir. Il y a aux
choses que l'on fait avec conscience, même aux moins avenantes, je ne
sais quel entraînement et quelle consolation; et puis, après tout, il
n'est peut-être pas d'homme d'une nature si complétement supérieure,
qu'une occupation à laquelle se plaît ce qu'on appelle la société,
c'est-à-dire tout le monde, ne puisse le distraire à son tour, s'il ne
prend pas trop conseil de sa morgue intellectuelle.

Employées avec précaution, les femmes, dans ces sortes de cas, peuvent
devenir une excellente diversion; et aussi bien que personne, M.
Desalleux était en position de s'en assurer; car sans parler de quelques
avantages extérieurs, le retentissement de ses succès oratoires, et,
peut-être plus encore, le peu d'empressement qu'il montrait pour
d'autres succès, l'avaient rendu l'objet de plus d'une fantaisie
féminine. Mais il y avait dans la donnée de sa vie quelque chose de trop
positif pour qu'il consentit à ce que même l'amour d'une femme y trouvât
place sans condition. Entre les coeurs qui paraissaient vouloir se
donner à lui, il calcula quel était celui dont la bonne volonté
s'escompterait le plus convenablement, sous la forme d'un mariage, en
argent, utiles relations et autres avantages sociaux. La première partie
de son roman ainsi arrêtée, il vit sans déplaisir que la fiancée qui
lui procurerait tout cela était une jeune fille gracieuse, élégante et
spirituelle, et alors il se mit à l'aimer de toute la fureur dont il
était capable, avec approbation et privilége de ses père et mère,
jusqu'à ce que mariage s'ensuivit.

Depuis long-temps Orléans n'avait pas vu une plus jolie fiancée que
celle de M. Desalleux; depuis longtemps Orléans n'avait pas vu de
famille plus heureuse que celle de M. Desalleux; depuis long-temps
Orléans n'avait pas vu un bal de noces aussi joyeux et aussi brillant
que celui de M. Desalleux.

Aussi, ce soir-là, pour un moment il avait laissé en paix son avenir, et
il vivait dans le présent. Fait prisonnier dans un coin du salon par
un plaideur qui avait pris ce temps pour lui recommander un procès, il
regardait de temps en temps la pendule qui marquait une heure trois
quarts; il avait aussi remarqué que deux fois depuis minuit la mère de
la mariée était venue lui parler bas, que celle-ci avait répondu avec un
visage boudeur, et qu'elle ne dansait plus que d'un air préoccupé. Tout
à coup, à la suite d'une contredanse, il crut s'apercevoir, à un certain
chuchotement qui courait dans l'assemblée, qu'il venait de se passer
quelque chose. Ayant jeté les yeux, pendant que le plaideur plaidait
toujours, sur les places que sa femme et les demoiselles d'honneur
avaient occupées pendant toute la soirée, il ne les vit plus. Alors le
grave magistrat fit comme tous les autres hommes; faussant tout court
compagnie à l'argumentation de son solliciteur, il s'avança, par
d'habiles manoeuvres, vers la porte de l'appartement, et au moment où
des domestiques passaient chargés de rafraîchissemens, il s'esquiva,
croyant n'avoir été remarqué par personne; ce qui était une grande
prétention, car, depuis le moment où la mariée avait quitté le bal,
toutes les demoiselles de dix-huit à vingt-cinq n'avaient plus perdu de
vue le marié.

Au moment où il allait entrer dans la chambre nuptiale, il trouva sa
belle-mère, qui en sortait avec les dignitaires dont la présence avait
été nécessaire au coucher de la mariée, et quelques matrones qui
s'étaient jointes d'office au cortége. D'un ton ému, et en lui serrant
vivement la main, sa belle-mère lui dit à voix basse quelques paroles;
on voyait qu'elle lui recommandait sa fille. M. Desalleux répondit par
quelques mots affectueux et par un sourire, et certes à cet instant il
ne songeait pas à Pierre Leroux.

Au moment où il ferma la porte de la chambre, sa fiancée était déjà
couchée; par un arrangement qui lui parut étrange, les rideaux du lit
avaient été tirés sur elle; pas un bruit ne se faisait entendre.

La solennité de ce silence, l'obstacle inattendu de ce rideau, dont
l'ouverture allait nécessiter une certaine diplomatie, redoublèrent chez
le marié un embarras d'autant plus facile à comprendre qu'il s'était
rarement donné l'occasion de s'aguerrir, de manière à mener lestement de
pareilles rencontres. Son coeur battait violemment, et un frisson lui
courait par tous les membres, en regardant la robe et les parures de
noces, jetées autour de lui dans un gracieux désordre. D'une voix mal
assurée il appela sa fiancée. N'ayant pas reçu de réponse, il retourna,
peut-être pour gagner du temps, vers la porte, s'assura de nouveau
qu'elle était bien fermée, puis s'approchant du lit, il écarta doucement
le rideau.

A la lumière incertaine de la lampe de nuit qui éclairait la chambre,
une singulière vision lui apparut.

Près de sa fiancée, dormant d'un profond sommeil, une chevelure noire,
et qui n'était pas celle d'une femme, se dessinait sur la blancheur
de l'oreiller, où elle occupait sa place. Etait-il la victime de
quelques-unes de ces mystifications destinées à troubler les mystères
de la nuit nuptiale? ou bien un audacieux usurpateur était-il venu le
détrôner, même avant son couronnement? Dans tous les cas, son substitut
prenait assez peu de souci de lui; car, ainsi que sa femme, il était
endormi d'un profond sommeil, et avait le visage tourné vers le fond
de l'alcôve. Au moment où M. Desalleux se penchait sur le lit pour
reconnaître les traits de cet hôte étrange, un long soupir, comme celui
d'un homme qui se réveille, traversa le silence; en même temps la face
de l'inconnu, se retournant vers lui, lui offrit une épouvantable
ressemblance, celle de Pierre Leroux.

En se voyant pour la seconde fois en proie à cette horrible vision,
le magistrat aurait dû comprendre qu'il y avait dans sa vie quelque
méchante action dont il lui était demandé compte: sa conscience, s'il
eût voulu prendre le soin de l'interroger, n'eût point été en peine de
lui apprendre quel était son crime; la chose une fois bien expliquée,
ce qu'il aurait eu de mieux à faire, c'eût été de se mettre en prières
jusqu'au matin, puis, le jour venu, d'aller à sa paroisse faire dire
une messe pour le repos de l'ame de Pierre Leroux: au moyen de ces
expiations et de quelques aumônes faites aux pauvres prisonniers,
peut-être eût-il recouvré le repos de sa vie, et se fût-il pour jamais
dérobé à l'obsession dont il était l'objet.

La pensée de sa nuit de noces, qui l'occupait alors, ne lui permit pas
de songer à ce pieux recours. Le coeur chaud de désirs, il se sentit
le courage d'entrer en lutte ouverte avec le fantôme qui venait lui
disputer sa fiancée, et il essaya de le saisir par sa chevelure pour
le jeter hors de l'appartement. Au mouvement qu'il fit, la tête ayant
compris son intention commença à grincer des dents, et comme il avançait
la main sans précaution, elle lui fit une morsure profonde: mais cette
blessure augmenta encore la rage du valeureux époux, il regarda autour
de lui pour chercher une arme, alla ramasser dans la cheminée la barre
de fer qui servait à retenir les tisons, et, en déchargeant de toutes
ses forces plusieurs coups sur le lit, il essayait de donner la mort à
la mort, et d'écraser son hideux ennemi. Mais les choses se passaient
comme aux théâtres de marionnettes en plein vent, où Polichinelle
esquive, en faisant le plongeon, les coups de bâton qu'on lui destine. A
chaque fois que la barre de fer se levait, la tête faisait adroitement
un saut de côté et laissait frapper l'arme à vide. Cela dura quelques
minutes jusqu'à ce que, s'élançant par un bond prodigieux par-dessus
l'épaule de son adversaire, elle disparut derrière lui, sans qu'il pût
la retrouver dans aucun coin de l'appartement et deviner par où elle
s'était échappée.

Après une perquisition scrupuleuse, une fois qu'il lui fut prouvé qu'il
était bien maître du champ de bataille, il retourna auprès de sa femme
qui, pendant le combat, avait miraculeusement continué son sommeil, et,
malgré le désordre _de la couche hyménée_ sur laquelle la tête avait
laissé quelques traces sanglantes, il se disposait à en prendre
possession; mais, au moment où il soulevait le drap pour se glisser
dessous, il s'aperçut avec horreur qu'une vaste mare de sang chaud,
conséquence du séjour qu'y avait fait son odieux rival, occupait sa
place et baignait les reins de sa fiancée. Plus d'une heure se passa
sans qu'il fût parvenu à étancher ce sang, qui, malgré tous ses efforts,
ne tarissait point. Un malheur n'arrive jamais seul. En tracassant dans
la chambre, il renversa la lampe qui l'éclairait et demeura dans une
obscurité qui augmenta son embarras. Cependant la nuit s'écoulait; et,
malgré toutes les entraves que le ciel et la terre pourraient y mettre,
le magistrat avait juré que son mariage serait consommé! Après avoir
étendu sur le drap humide deux ou trois couches de linge sec, qui ne
lui paraissaient pas devoir être de long-temps traversées, il se coucha
bravement dessus; et, commençant à appeler sa fiancée des noms les plus
tendres, il essayait de la réveiller. Celle-ci dormait toujours. Alors
il l'attira à lui, l'enlaça dans ses bras et la couvrit de baisers; elle
continua son sommeil et parut insensible à toutes ses caresses. Que
signifiait cela? était-ce une feinte de jeune fille qui donnait pour
n'avoir point à faire les honneurs de sa virginité mourante? Dans cette
nuit de sabbat, un sommeil surnaturel s'était-il abattu sur ses yeux?
Dans ce moment, le jour devait commencer à poindre; espérant que ses
premiers rayons achèveraient de rompre tous les enchantemens odieux
auxquels il avait été en proie, M. Desalleux se leva et alla ouvrir les
persiennes et les rideaux de ses fenêtres, pour laisser pénétrer dans
l'appartement la clarté matinale; alors le malheureux vit pourquoi ce
sang ne tarissait point. Emporté par son fougueux courage, dans son duel
avec la tête de Pierre Leroux, lorsqu'il croyait frapper sur elle, il
avait frappé sur la tête de sa bien-aimée: le coup avait été si rudement
porté qu'elle était morte sans même laisser échapper un soupir; et, à
l'heure où il la contemplait, son sang n'avait pas encore fini de couler
par une profonde ouverture qu'il lui avait faite à la tempe gauche.

Nous laissons aux physiologistes à expliquer ce phénomène: mais en
voyant qu'il avait tué sa femme, il fut saisi d'un accès de rire
inextinguible, qui durait encore au moment où sa belle-mère vint frapper
à la porte de la chambre, pour savoir comment les époux avaient passé la
nuit. Son effroyable gaieté redoubla lorsqu'il entendit la voix de la
mère de la défunte. Courant lui ouvrir, il la saisit par le bras; et, la
traînant en face du lit pour qu'elle contemplât bien ce beau spectacle,
il fut atteint d'un redoublement de rire qui ne se calma que quand il
vint à haleter sous un hoquet furieux.

Accourus au cri terrible qu'avait jeté la pauvre mère avant de
s'évanouir, tous les habitans de la maison furent témoins de cette
horrible scène, dont le bruit ne tarda pas à se répandre dans la ville.
Le matin même, sur un mandat du procureur-général, M. Desalleux fut
conduit dans la prison criminelle d'Orléans, et on a remarqué depuis que
la chambre où il fut déposé était celle qu'avait habitée Pierre Leroux
jusqu'au moment de son exécution.

La fin du magistrat fut un peu moins tragique.

Déclaré, sur l'avis unanime des médecins, atteint de monomanie et de
folie furieuse, celui qui s'était cru destiné à remuer le monde par sa
parole fut conduit à l'hôpital des fous, et, durant plus de six mois, on
le tint enchaîné dans une cellule obscure. Au bout de ce temps, comme il
n'avait donné aucun signe de férocité, on lui ôta sa chaîne et il fut
mis à un régime plus doux.

Aussitôt qu'il eut la liberté de ses mouvemens, une étrange folie,
qui ne le quitta plus, se déclara chez lui; il croyait être artiste
funambule, et, du matin au soir, il dansait avec les gestes et tout
les mouvemens d'un homme qui tient un balancier et qui marche sure une
corde.

Un libraire d'Orléans a eu l'idée de recueillir en un volume les
plaidoyers qu'il avait prononcés durant sa courte carrière oratoire.
Trois éditions successives en ont été enlevées. L'éditeur en prépare une
quatrième en ce moment.



LE GRAND D'ESPAGNE.


Lors de l'expédition entreprise en 1823-4, par le roi Louis XVIII, pour
sauver Ferdinand VII du régime constitutionnel, je me trouvais, par
hasard, à Tours, sur la route d'Espagne.

La veille de mon départ, j'allai au bal chez une des plus aimables
femmes de cette ville où l'on sait s'amusait mieux que dans aucune autre
capitale de province; et, peu de temps avant le souper, car on soupe
encore à Tours, je me joignis à un groupe de causeurs au milieu duquel
un monsieur qui m'était inconnu racontait une aventure.

L'orateur, venu fort tard au bal, avait, je crois, dîné chez le receveur
général. En entrant, il s'était mis à une table d'écarté; puis, après
avoir _passé_ plusieurs fois, au grand contentement de ses parieurs,
dont le _côté_ perdait, il s'était levé, vaincu par un sous-lieutenant
de carabiniers; et, pour se consoler, il avait pris part à une
conversation sur l'Espagne, sujet habituel de mille dissertations
inutiles.

Pendant le récit, j'examinais avec un intérêt involontaire la figure et
la personne du narrateur. C'était un de ces êtres à mille faces qui ont
des ressemblances avec tant de types que l'observateur reste indécis, et
ne sait s'il faut les classer parmi les gens de génie obscurs ou parmi
les intrigans subalternes.

D'abord il était décoré d'un ruban rouge; or ce symbole trop prodigué ne
préjuge plus rien en faveur de personne; il avait un habit vert, et je
n'aime pas les habits verts au bal, lorsque la mode ordonne à tout le
monde d'y porter un habit noir; puis il avait de petites boucles d'acier
à ses souliers, au lieu d'un noeud de ruban; sa culotte était d'un
casimir horriblement usé, sa cravate mal mise; bref, je vis bien qu'il
ne tenait pas beaucoup au costume: ce pouvait être un artiste!

Ses manières et sa voix avaient je ne sais quoi de commun, et sa figure,
en proie aux rougeurs que les travaux de la digestion y imprimaient, ne
rehaussait par aucun trait saillant l'ensemble de sa personne; il avait
le front découvert et peu de cheveux sur la tête. D'après tous ces
diagnostics, j'hésitais à en faire, soit un conseiller de préfecture,
soit un ancien commissaire des guerres; lorsque, lui voyant poser la
main sur la manche de son voisin d'une manière magistrale, je le jetai
dans la classe des plumitifs, des bureaucrates et consorts.

Enfin je fus tout-à-fait convaincu de la vérité de mon observation en
remarquant qu'il n'était écouté que pour son histoire; aucun de ses
auditeurs ne lui accordait cette attention soumise et ces regards
complaisans qui sont le privilége des gens hautement considérés.

Je ne sais si vous voyez bien l'homme, se bourrant le nez de prises
de tabac, parlant avec la prestesse des gens empressés de finir leur
discours, de peur qu'on ne les abandonne; du reste s'exprimant avec une
grande facilité, contant bien, peignant d'un trait, et jovial comme un
loustic de régiment.

Pour vous sauver l'ennui des digressions, je me permets de traduire
son histoire en style de conteur, et d'y donner cette façon didactique
nécessaire aux récits qui, de la causerie familière, passent à l'état
typographique.

Quelque temps après son entrée à Madrid, le grand-duc de Berg invita les
principaux personnages de cette ville à une fête française offerte par
l'armée à la capitale nouvellement conquise. Malgré la splendeur du
gala, les Espagnols n'y furent pas très-rieurs; leurs femmes dansèrent
peu; en somme, les conviés jouèrent, et perdirent ou gagnèrent beaucoup.

Les jardins du palais étaient illuminés assez splendidement pour que les
dames pussent s'y promener avec autant de sécurité qu'elles l'eussent
fait en plein jour... La fête était impérialement belle, et rien ne
fut épargné dans le but de donner aux Espagnols une haute idée de
l'empereur, s'ils voulaient le juger d'après ses lieutenans.

Dans un bosquet assez voisin du palais, entre une heure et deux du
matin, plusieurs militaires français s'entretenaient des chances de la
guerre, et de l'avenir peu rassurant que pronostiquait l'attitude même
des Espagnols présens à cette pompeuse fête.

--Ma foi, dit un Français dont le costume indiquait le chirurgien en
chef de quelque corps d'armée, hier j'ai formellement demandé mon rappel
au prince Murat. Sans avoir précisément peur de laisser mes os dans la
Péninsule, je préfère aller panser les blessures faites par nos bons
voisins les Allemands; leurs armes ne vont pas si avant dans le torse
que les poignards castillans... Puis, la crainte de l'Espagne est,
chez moi, comme une superstition... Dès mon enfance j'ai lu des livres
espagnols, un tas d'aventures sombres et mille histoires de ce pays, qui
m'ont vivement prévenu contre les moeurs de ses habitans... Eh bien!
depuis notre entrée à Madrid, il m'est arrivé d'être déjà, sinon le
héros, du moins le complice de quelque périlleuse intrigue, aussi noire,
aussi obscure que peut l'être un roman de lady Radcliffe... Or comme
j'écoute assez mes pressentimens, dès demain je détale... Murat ne me
refusera certes pas mon congé; car, nous autres, grâces aux services
secrets que nous rendons, nous avons des protections toujours
efficaces...

--Puisque tu tires ta crampe, dis-nous ton événement!... s'écria un
colonel, vieux républicain qui du beau langage et des courtisaneries
impériales ne se souciait guère.

Là-dessus le chirurgien en chef regarda soigneusement autour de lui,
parut chercher à reconnaître les figures de ceux qui l'environnaient;
et, sûr qu'aucun Espagnol n'était dans le voisinage, il dit:

--Puisque nous sommes tous Français!... volontiers, colonel Charrin...

--Il y a six jours, reprit-il, je revenais tranquillement à mon logis,
vers onze heures du soir, après avoir quitté le général Latour, dont
l'hôtel se trouve à quelques pas du mien, dans ma rue; nous sortions
tous deux de chez l'ordonnateur en chef, où nous avions fait une
bouillotte assez animée... Tout à coup, au coin d'une petite rue, deux
inconnus, ou plutôt deux diables, se jettent sur moi, et m'entortillent
la tête et les bras dans un grand manteau... Je criai, vous devez me
croire, comme un chien fouetté; mais le drap étouffa ma voix, puis je
fus transporté dans une voiture avec une rapidité merveilleuse; et,
quand mes deux compagnons me débarrassèrent du sacré manteau, j'entendis
une voix de femme et ces désolantes paroles dites en mauvais français:

--Si vous criez ou si vous faites mine de vous échapper, si vous vous
permettez le moindre geste équivoque, le monsieur qui est devant
vous est capable de vous poignarder sans scrupule. Ainsi tenez-vous
tranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votre
enlèvement... Si vous voulez vous donner la peine d'étendre votre main
vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instrumens de chirurgie que
nous avons envoyé chercher chez vous de votre part; ils vous seront sans
doute nécessaires. Nous vous emmenons dans une maison où votre présence
est indispensable... Il s'agit de sauver l'honneur d'une dame. Elle est
en ce moment sur le point d'accoucher d'un enfant dont elle fait présent
à son amant à l'insu de son mari. Quoique celui-ci quitte peu sa femme
dont il est toujours passionnément épris, et qu'il la surveille avec
toute l'attention de la jalousie espagnole, elle a su lui cacher
sa grossesse. Il la croit malade. Nous vous emmenons pour faire
l'accouchement. Ainsi vous voyez que les dangers de l'entreprise ne vous
concernent pas: seulement obéissez-nous; autrement l'ami de cette dame,
qui est en face de vous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de
français, vous poignarderait à la moindre imprudence...

--Et qui êtes-vous, lui dis-je en cherchant la main de mon
interlocutrice, dont le bras était enveloppé dans la manche d'un habit
d'uniforme...

--Je suis la camariste de madame, sa confidente, et toute prête à vous
récompenser par moi-même, si vous vous prêtez galamment aux exigences de
notre situation.

--Volontiers!... dis-je en me voyant embarqué de force dans une aventure
dangereuse.

Alors, à la faveur de l'ombre, je vérifiai si la figure et les formes
de la camariste étaient en harmonie avec toutes les idées que les sons
riches et gutturaux de sa voix m'avaient inspirées...

La camariste s'était sans doute soumise par avance à tous les hasards de
ce singulier enlèvement, car elle garda le plus complaisant de tous les
silences, et la voiture n'eut pas roulé pendant plus de dix minutes dans
Madrid qu'elle reçut et me rendit un baiser très-passionné.

Le monsieur que j'avais en vis-a-vis ne s'offensa point de quelques
coups de pied dont je le gratifiai fort involontairement; mais comme il
n'entendait pas le français, je présume qu'il n'y fit pas attention.

--Je ne puis être votre maîtresse qu'à une seule condition, me dit la
camariste en réponse aux bêtises que je lui débitais, emporté par la
chaleur d'une passion improvisée, à laquelle tout faisait obstacle.

--Et laquelle?...

--Vous ne chercherez jamais à savoir à qui j'appartiens... Si je viens
chez vous, ce sera de nuit, et vous me recevrez sans lumière.

Notre conversation en était là quand la voiture arriva près d'un mur de
jardin.

--Laissez-moi vous bander les yeux!... me dit la camariste; mais vous
vous appuyerez sur mon bras, et je vous conduirai moi-même.

Puis la camariste me serra sur les yeux et noua fortement derrière ma
tête un mouchoir très-épais.

J'entendis le bruit d'une clef mise avec précaution dans la serrure
d'une petite porte sans doute par le silencieux amant que j'avais eu
pour vis-à-vis; et bientôt la femme de chambre, au corps cambré, et qui
avait du _meneho_ dans son allure, me conduisit, à travers les allées
sablées d'un grand jardin, jusqu'à un certain endroit, où elle s'arrêta.

Par le bruit que nos pas firent dans l'air, je présumai que nous étions
devant la maison.

--Silence, maintenant!... me dit-elle à l'oreille, et veillez bien sur
vous-même!... Ne perdez pas de vue un seul de mes signes, car je ne
pourrai plus vous parler sans danger pour nous deux, et il s'agit en ce
moment de vous sauver la vie.

Puis, elle ajouta, mais à haute voix:

--Madame est dans une chambre au rez-de-chaussée; pour y arriver, il
nous faudra passer dans la chambre et devant le lit de son mari; ainsi
ne toussez pas, marchez doucement, et suivez-moi bien, de peur de
heurter quelques meubles, ou de mettre les pieds hors du tapis que j'ai
disposé sous nos pas...

Ici l'amant grogna sourdement, comme un homme impatienté de tant de
retards. La camariste se tut; j'entendis ouvrir une porte, je sentis
l'air chaud d'un appartement, et nous allâmes à pas de loup, comme des
voleurs en expédition.

Enfin la douce main de la camariste m'ôta mon bandeau.

Je me trouvai dans une grande chambre, haute d'étage, et mal éclairée
par une seule lampe fumeuse. La fenêtre était ouverte, mais elle avait
été garnie de gros barreaux de fer par le jaloux mari; j'étais jeté là
comme au fond d'un sac.

Il y avait à terre, sur une natte, une femme magnifique, dont la tête
était couverte d'un voile de mousseline, mais à travers lequel ses yeux
pleins de larmes brillaient de tout l'éclat des étoiles. Elle serrait
avec force sur sa bouche un mouchoir de batiste, et le mordait si
vigoureusement que ses dents l'avaient déchiré et y étaient entrées à
moitié... Jamais je n'ai vu si beau corps, mais ce corps se tordait
sous la douleur comme se tord une corde de harpe jetée au feu. La
malheureuse avait fait deux arcs-boutans de ses jambes, en les appuyant
sur une espèce de commode; et, de ses deux mains, elle se tenait aux
bâtons d'une chaise en tendant ses bras, dont toutes les veines étaient
horriblement gonflées. Elle ressemblait ainsi à un criminel dans les
angoisses de la question...

Du reste, pas un cri, pas d'autre bruit que le sourd craquement de ses
os, et nous étions là, tous trois, muets, immobiles...

Les ronflemens du mari retentissaient avec une constante régularité...

Je voulus examiner la camariste, mais elle avait remis le masque dont
elle s'était sans doute débarrassée pendant la route, et je ne pus
voir que deux yeux noirs et des formes bien prononcées qui bombaient
fortement son uniforme. L'amant était également masqué. Quand il arriva,
il jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de sa maîtresse, et
replia en double sur la figure le voile de mousseline.

Lorsque j'eus soigneusement observé cette femme, je reconnus, à certains
symptômes jadis remarqués dans une bien triste circonstance de ma vie,
que l'enfant était mort; alors je me penchai vers la camariste pour
l'instruire de cet événement.

En ce moment, le défiant inconnu tira son poignard; mais j'eus le temps
de tout dire à la femme-de-chambre, qui lui cria deux mots à voix basse.

En entendant mon arrêt, l'amant eut un léger frisson qui passa sur
lui de pied à la tête comme un éclair, et il me sembla voir pâlir sa
physionomie sous son masque de velours noir.

La camariste, saisissant un moment où cet homme au désespoir regardait
la mourante qui devenait violette, me montra, par un geste, des verres
de limonade tout préparés sur une table, en me faisant un signe négatif.

Je compris qu'il fallait m'abstenir de boire, malgré l'horrible chaleur
qui me mettait en nage.

Tout à coup l'amant ayant soif prit un de ces verres, et but environ la
moitié de la limonade qu'il contenait.

En ce moment, la dame eut une convulsion violente qui m'annonça l'heure
favorable à la crise; et, prenant ma lancette, je la saignai, de force,
au bras droit avec assez de bonheur. La camariste reçut dans des
serviettes le sang qui jaillissait abondamment; puis l'inconnue tomba
dans un abattement propice à mon opération... Je m'armai de courage, et
je pus, après une heure de travail, extraire l'enfant par morceaux.

L'Espagnol, ne pensant plus à m'empoisonner, en comprenant que je venais
de sauver sa maîtresse, pleurait sous son masque, et de grosses larmes
roulaient, par instans, sur son manteau.

Du reste, la femme ne jeta pas un cri, mais elle mordait son mouchoir,
tressaillait comme une bête fauve surprise, et suait à grosses gouttes.

Dans un instant horriblement critique, elle fit un geste pour montrer la
chambre de son mari; le mari venait de se retourner; et, de nous quatre,
elle seule avait entendu le froissement des draps, le bruissement du lit
ou des rideaux.

Nous nous arrêtâmes, et à travers les trous de leurs masques, la
camariste et l'amant se jetèrent des regards de feu...

Profitant de cette espèce de relâche, j'étendis la main pour prendre
le verre de limonade que l'inconnu avait entamé; mais lui, croyant que
j'allais boire un des verres pleins, bondit aussi légèrement qu'un chat,
et posa son long poignard sur les deux verres empoisonnés. Il me laissa
le sien, en me faisant un signe de tête pour me dire d'en boire le
reste. Il y avait tant de choses, d'idées, de sentiment, dans ce signe
et dans son vif mouvement, que je lui pardonnai presque les atroces
combinaisons médités pour tuer et ensevelir toute mémoire de ces
événemens.

Il me serra la main lorsque j'eus achevé de boire; puis, après
avoir laissé échapper un mouvement convulsif, il enveloppa lui-même
soigneusement les débris de son enfant; et quand, après deux heures
de soins et de craintes, nous eûmes, la camariste et moi, recouché sa
maîtresse, il me serra de nouveau les mains, et mit à mon insu, dans ma
poche, des diamans sur papier. Mais, par parenthèse, comme j'ignorais
le somptueux cadeau de l'Espagnol, mon domestique me vola ce trésor le
surlendemain, et s'est enfui nanti d'une vraie fortune.

Je dis à l'oreille de la femme-de-chambre, et bien bas, les précautions
qui restaient à prendre; puis je manifestai l'intention d'être libre. La
camariste resta près de sa maîtresse, circonstance qui ne me rassura pas
excessivement; mais je résolus de me tenir sur mes gardes. L'amant fit
un paquet de l'enfant mort et des linges teints du sang de sa maîtresse;
puis il le serra fortement, le cacha sous son manteau; et, me passant
la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer, il sortit le
premier, en m'invitant par un geste à tenir le pan de son habit; ce que
je fis, non sans donner un dernier regard à la camariste. Elle arracha
son masque en voyant l'Espagnol dehors, et me montra la plus délicieuse
figure du monde.

Je traversai les appartemens à la suite de l'amant; et quand je me
trouvai dans le jardin, en plein air, j'avoue que je respirai comme si
l'on m'eût ôté un poids énorme de dessus la poitrine. Je marchais à
une distance respectueuse de mon guide, en veillant sur ses moindres
mouvemens avec la plus grande attention.

Arrivés à la petite porte, il me prit par la main, et m'appuya sur les
lèvres un cachet, monté en bague, que je lui avais vu à un doigt de la
main gauche. Je compris toute la valeur de ce signe éloquent. Nous nous
trouvâmes dans la rue; et, au lieu de la voiture, deux chevaux nous
attendaient. Nous montâmes chacun sur une des deux bêtes; mon Espagnol
s'empara de ma bride, la tint dans sa main gauche, prit entre ses dents
les guides de sa monture, car il avait son paquet sanglant dans sa
main droite, et nous partîmes avec la rapidité de l'éclair. Il me fut
impossible de remarquer le moindre objet qui pût servir à me faire
reconnaître la route que nous parcourûmes. Au petit jour, je me trouvai
près de ma porte, et l'Espagnol s'enfuit, en se dirigeant vers la porte
d'Atocha...

--Et vous n'avez rien aperçu qui puisse vous faire soupçonner à quelle
femme vous aviez affaire?... dit un officier au chirurgien.

--Une seule chose... reprit-il. Quand je saignai l'inconnue, je
remarquai sur son bras, à peu près au milieu, une petite envie, grosse
comme une lentille, et environnée de poils bruns... Puis le palais m'a
paru magnifique, immense; la façade ne finissait pas...

En ce moment, l'indiscret chirurgien s'arrêta, pâlit. Tous les yeux
fixés sur les siens en suivirent la direction; et les Français virent
un Espagnol enveloppé d'un manteau, dont le regard de feu brillait dans
l'ombre, au milieu d'une touffe d'orangers où il se tenait debout.

L'écouteur disparut aussitôt avec une légèreté de sylphe, quand un jeune
sous-lieutenant s'élança vivement sur lui.

--Sarpéjeu! mes amis, s'écria le chirurgien, cet oeil de basilic m'a
glacé. J'entends sonner des cloches dans mes oreilles; et je vous fais
mes adieux... vous m'enterrez ici!...

--Es-tu bête!... dit le colonel Charrin. Lecamus s'est mis à la piste
l'espion, il saura bien nous en rendre raison.

--Hé bien! Lecamus?... s'écrièrent les officiers, en voyant revenir le
sous-lieutenant tout essoufflé.

--Au diable!... répondit Lecamus. Il a passé, je crois, à travers les
murailles; et, comme je ne pense pas qu'il soit sorcier, il est sans
doute de la maison! il en connaît les passages, les détours, et m'a
facilement échappé.

--Je suis perdu!... dit le chirurgien d'une voix sombre.

--Allons, sois calme!... répondirent les officiers; nous nous mettrons
à tour de rôle chez toi, jusqu'à ton départ... et, pour ce soir, nous
t'accompagnerons.

En effet, trois jeunes officiers, qui ayant perdu leur argent au jeu ne
savaient plus que faire, reconduisirent le chirurgien à son logement, et
s'offrirent à rester chez lui, ce qu'il accepta.

Le surlendemain, il avait obtenu son renvoi en France, et faisait tous
ses préparatifs pour partir avec une dame à laquelle Murat donnait une
forte escorte. Il achevait de dîner en compagnie de ses amis, lorsque
son domestique vint le prévenir qu'une jeune dame voulait lui parler. Le
chirurgien et les trois officiers descendirent aussitôt; mais l'inconnue
ne put que dire à son amant:

--Prenez garde!...

Elle tomba morte.

C'était la camariste qui, se sentant empoisonnée, espérait arriver à
temps pour sauver le chirurgien.

Le poison la défigura complétement.

--Diable! diable!... s'écria Lecamus, voilà ce qui s'appelle aimer!...
il n'y a qu'une Espagnole au monde qui puisse trotter avec un monstre de
poison dans son bocal!...

Le chirurgien restait singulièrement pensif. Enfin, pour noyer les
sinistres pressentimens qui le tourmentaient, il se remit à table et but
immodérément, ainsi que ses compagnons; puis tous, à moitié ivres, se
couchèrent de bonne heure.

Au milieu de la nuit, le chirurgien fut réveillé par le bruit aigu que
firent les anneaux de ses rideaux violemment tirés sur les tringles. Il
se mit sur son séant, en proie à cette trépidation mécanique de toutes
les fibres qui nous saisit au moment d'un semblable réveil. Alors
il vit, debout devant lui, un Espagnol enveloppé dans son manteau.
L'inconnu lui jetait le même regard brûlant, parti du buisson pendant la
fête, et par lequel il avait déjà été si fatalement saisi.

Le chirurgien cria: Au secours!... A moi, mes amis!

Mais, à ce cri de détresse, l'Espagnol répondit d'abord par un rire
amer:

--L'opium croît pour tout le monde!... dit-il.

Puis, après cette espèce de sentence, il lui montra ses trois amis
profondément endormis; et, tirant avec brusquerie de dessous son manteau
un bras de femme récemment coupé, il le présenta vivement au chirurgien,
en lui montrant un signe semblable à celui qu'il avait si imprudemment
décrit:

--Est-ce bien le même?... demanda-t-il.

A la lueur d'une lanterne posée sur le lit, le chirurgien, glacé
d'effroi, répondit par un signe de tête; et, sans plus ample
information, le mari de l'inconnu lui plongea son poignard dans le
coeur!...

--Le conte est furieusement brun, dit un des auditeurs, mais il est
encore plus invraisemblable; car pourriez-vous m'expliquer qui, du mort
ou de l'Espagnol, vous a raconté cela?...

--Monsieur, répondit le narrateur, piqué de l'observation, comme fort
heureusement le coup de poignard que j'ai reçu a glissé à droite au
lieu d'aller à gauche, vous me permettrez de savoir un peu ma propre
histoire... Je vous jure qu'il y a encore des nuits où je vois en rêve
les deux sacrés yeux...

L'ancien chirurgien en chef s'arrêta, pâlit, et resta, la bouche
ouverte, dans un véritable état d'épilepsie.

Nous nous retournâmes tous du côté du salon. A la porte était un grand
d'Espagne, un _afrancesados_ en exil, et arrivé depuis quinze jours en
Touraine, avec sa famille. Il apparaissait pour la première fois dans
le monde; et, venu fort tard, il visitait les salons, accompagné de sa
femme dont le bras droit restait immobile.

Nous nous séparâmes en silence pour laisser passer ce couple, que nous
ne vîmes pas sans une émotion profonde.

C'était un vrai tableau de Murillo! Le mari avait, sous des orbites
creusés et noircis, des yeux de feu. Sa face était desséchée, son crâne
sans cheveux, et son corps d'une maigreur effroyable.--La femme!...
imaginez-la?--non!--vous ne la feriez pas vraie.--Elle avait une
admirable taille; elle était pâle, mais belle encore; son teint, par un
privilége inouï pour une Espagnole, était éclatant de blancheur; mais
son regard tombait sur vous comme un jet de plomb fondu... son beau
front, orné de perles, et blanc, ressemblait au marbre d'une tombe; il y
avait un mort enseveli dans son coeur!... C'était la douleur espagnole
dans tout son lustre.

Inutile de dire que le chirurgien avait disparu.

--Madame, demandai-je à la comtesse vers la fin de la soirée, par quel
événement avez-vous donc perdu le bras?

--Dans la guerre de l'indépendance... dit-elle.





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by Honoré de Balzac, Philarète Chasles et Charles Rabou

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Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
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License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

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electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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License as specified in paragraph 1.E.1.

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that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.

Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
the old filename and etext number.  The replaced older file is renamed.
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