La Comédie humaine - Volume 14 : Études philosophiques

By Honoré de Balzac

The Project Gutenberg eBook of La Comédie humaine - Volume XIV
    
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Title: La Comédie humaine - Volume XIV
        Études philosophiques


Author: Honoré de Balzac

Release date: October 1, 2023 [eBook #71773]

Language: French

Original publication: Paris: Houssiaux, 1870

Credits: Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COMÉDIE HUMAINE - VOLUME XIV ***





    Au lecteur.

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    été effectuées.




  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  H. DE BALZAC


  LA
  COMÉDIE HUMAINE

  QUATORZIÈME VOLUME

  DEUXIÈME PARTIE
  ÉTUDES PHILOSOPHIQUES




  PARIS.--IMPRIMERIE DE PILLET FILS AINÉ
  RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 5.




[Illustration: LE MARCHAND DE CURIOSITÉS.

  Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être
  bizarre.

                                                 (LA PEAU DE CHAGRIN.)]




  ÉTUDES
  PHILOSOPHIQUES

  TOME I


  LA PEAU DE CHAGRIN
  JÉSUS-CHRIST EN FLANDRE.--MELMOTH RÉCONCILIÉ.
  LE CHEF-D’ŒUVRE INCONNU.--LA RECHERCHE DE L’ABSOLU.


  PARIS
  V{e} ALEXANDRE HOUSSIAUX, ÉDITEUR
  RUE DU JARDINET SAINT-ANDRÉ DES ARTS, 3.

  1870




  ÉTUDES
  PHILOSOPHIQUES.


  LA PEAU DE CHAGRIN.

  A MONSIEUR SAVARY,
  MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES.

[Illustration: STERNE (Tristram Shandy, ch. CCCXXII.)]


LE TALISMAN.

Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le
Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément
à la loi qui protége une passion essentiellement imposable. Sans trop
hésiter, il monta l’escalier du tripot désigné sous le nom de numéro 36.

--Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît? lui cria d’une voix sèche
et grondeuse un petit vieillard blême, accroupi dans l’ombre, protégé
par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moulée
sur un type ignoble.

Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous
dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et
providentielle? N’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat
infernal avec vous en exigeant je ne sais quel gage? Serait-ce pour
vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui vont
gagner votre argent? Est-ce la police tapie dans tous les égouts
sociaux qui tient à savoir le nom de votre chapelier ou le vôtre, si
vous l’avez inscrit sur la coiffe? Est-ce enfin pour prendre la mesure
de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité
cérébrale des joueurs? Sur ce point l’administration garde un silence
complet. Mais, sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers le
tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne
vous appartenez à vous-même: vous êtes au jeu, vous, votre fortune,
votre coiffe, votre canne et votre manteau. A votre sortie, le JEU
vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu’il vous laisse
encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous
avez une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens qu’il faut se
faire un costume de joueur. L’étonnement manifesté par l’étranger
quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau, dont
heureusement les bords étaient légèrement pelés, indiquait assez une
âme encore innocente. Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi
dès son jeune âge dans les bouillants plaisirs de la vie des joueurs,
lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe
aurait vu les misères de l’hôpital, les vagabondages des gens ruinés,
les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à
perpétuité, les expatriations au Guazacoalco. Cet homme, dont la longue
face blanche n’était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de
d’Arcet, présentait la pâle image de la passion réduite à son terme le
plus simple. Dans ses rides il y avait trace de vieilles tortures, il
devait jouer ses maigres appointements le jour même où il les recevait;
semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise,
rien ne le faisait tressaillir; les sourds gémissements des joueurs qui
sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés,
le trouvaient toujours insensible. C’était le Jeu incarné. Si le jeune
homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il dit: Il
n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là! L’inconnu n’écouta pas
ce conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a
mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux; il entra résolument
dans la salle où le son de l’or exerçait une éblouissante fascination
sur les sens en pleine convoitise. Ce jeune homme était probablement
poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J.
Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée: _Oui, je conçois
qu’un homme aille au Jeu; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne
voit plus que son dernier écu_.

Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont
l’effet est assuré comme celui d’un drame sanguinolent. Les salles sont
garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigents qui s’y
traînent pour s’y réchauffer, de faces agitées, d’orgies commencées
dans le vin et prêtes à finir dans la Seine; la passion y abonde,
mais le trop grand nombre d’acteurs vous empêche de contempler face à
face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble
où la troupe entière crie, où chaque instrument de l’orchestre module
sa phrase. Vous verriez là beaucoup de gens honorables qui viennent
y chercher des distractions et les payent comme ils payeraient le
plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une
mansarde acheter à bas prix de cuisants regrets pour trois mois. Mais
comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans
l’âme un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot?
Entre le joueur du matin et le joueur du soir il existe la différence
qui distingue le mari nonchalant de l’amant pâmé sous les fenêtres
de sa belle. Le matin seulement arrivent la passion palpitante et le
besoin dans sa franche horreur. En ce moment vous pourrez admirer un
véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé,
tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale; tant il
souffrait travaillé par le prurit d’un coup de _trente et quarante_. A
cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie,
des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes
et les dévorent. Aussi les maisons de jeu ne sont-elles sublimes
qu’à l’ouverture de leurs séances. Si l’Espagne a ses combats de
taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son
Palais-Royal, dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir
couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d’y
glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène, entrez...
Quelle nudité! Les murs, couverts d’un papier gras à hauteur d’homme,
n’offrent pas une seule image qui puisse rafraîchir l’âme; il ne s’y
trouve même pas un clou pour faciliter le suicide. Le parquet est
usé, malpropre. Une table oblongue occupe le centre de la salle. La
simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par
l’or annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui
viennent périr là pour la fortune et pour le luxe. Cette antithèse
humaine se découvre partout où l’âme réagit puissamment sur elle-même.
L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un
moelleux tissu d’Orient, et la plupart du temps il la possède sur un
grabat. L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant
dans la boue du servilisme. Le marchand végète au fond d’une boutique
humide et malsaine, en élevant un vaste hôtel, d’où son fils, héritier
précoce, sera chassé par une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-il
chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir? Singulier problème!
Toujours en opposition avec lui-même, trompant ses espérances par ses
maux présents, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas,
l’homme imprime à tous ses actes le caractère de l’inconséquence et de
la faiblesse. Ici-bas rien n’est complet que le malheur. Au moment où
le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient
déjà. Trois vieillards à têtes chauves étaient nonchalamment assis
autour du tapis vert; leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux
des diplomates, révélaient des âmes blasées, des cœurs qui depuis
long-temps avaient désappris de palpiter, même en risquant les biens
paraphernaux d’une femme. Un jeune Italien aux cheveux noirs, au
teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et
paraissait écouter ces pressentiments secrets qui crient fatalement
à un joueur:--Oui.--Non! Cette tête méridionale respirait l’or et le
feu. Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une
galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du
sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des
râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs
comme l’est le peuple à la Grève quand le bourreau tranche une tête. Un
grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et de
l’autre une épingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire.
C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les
jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent
une mise imaginaire; espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses
misères en caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le
danger comme les jeunes prêtres avec l’Eucharistie, quand ils disent
des messes blanches. En face de la banque, un ou deux de ces fins
spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables à d’anciens
forçats qui ne s’effraient plus des galères, étaient venus là pour
hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable duquel
ils vivaient. Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment
les bras croisés, et de temps en temps regardaient le jardin par les
fenêtres, comme pour montrer aux passants leurs plates figures, en
guise d’enseigne. Le _tailleur_ et le _banquier_ venaient de jeter
sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une voix
grêle:--Faites le jeu! quand le jeune homme ouvrit la porte. Le silence
devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent
vers le nouveau venu par curiosité. Chose inouïe! les vieillards
émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu’au
fanatique Italien, tout en voyant l’inconnu éprouvèrent je ne sais
quel sentiment épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux pour
obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d’un
bien sinistre aspect pour faire frissonner les âmes dans cette salle
où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir
décent! Eh bien! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui
remua ces cœurs glacés quand le jeune homme entra. Mais les bourreaux
n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges dont les blondes
têtes devaient être coupées à un signal de la Révolution? Au premier
coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible
mystère: ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse,
son regard attestait des efforts trahis, mille espérances trompées!
La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate
et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins
de sa bouche, et sa physionomie exprimait une résignation qui faisait
mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux,
voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui
marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante,
maintenant dégradée? Les médecins auraient sans doute attribué à des
lésions au cœur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait les
paupières, et la rougeur qui marquait les joues, tandis que les poètes
eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les
traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse. Mais une
passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable
que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient
ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleuré
les orgies, l’étude et la maladie. Comme, lorsqu’un célèbre criminel
arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous
ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe,
une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de
leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de
ses vêtements. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût, mais la
jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue
pour qu’on lui supposât du linge. Ses mains, jolies comme des mains de
femme, étaient d’une douteuse propreté; enfin depuis deux jours il ne
portait plus de gants! Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes
frissonnèrent, c’est que les enchantements de l’innocence florissaient
par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds
et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq
ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la
jeunesse y luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité.
Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en
produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune homme
se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Aussi
tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables à une
vieille femme édentée, prise de pitié à l’aspect d’une belle fille qui
s’offre à la corruption, furent-ils prêts à crier au novice:--Sortez!
Celui-ci marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta sans calcul sur
le tapis une pièce d’or qu’il avait à la main, et qui roula sur Noir;
puis, comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières incertitudes,
il lança sur le tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme.
L’intérêt de ce coup était si grand que les vieillards ne firent pas
de mise; mais l’Italien saisit avec le fanatisme de la passion une
idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition au
jeu de l’inconnu. Le banquier oublia de dire ces phrases qui se sont
à la longue converties en un cri rauque et inintelligible: Faites
le jeu!--Le jeu est fait!--Rien ne va plus. Le tailleur étala les
cartes, et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent
qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces
sombres plaisirs. Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la
dernière scène d’une noble vie dans le sort de cette pièce d’or; leurs
yeux arrêtés sur les cartons fatidiques étincelèrent; mais, malgré
l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et le jeune
homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion
sur sa figure froide et résignée.

--Rouge, pair, passe, dit officiellement le tailleur.

Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il
vit tomber un à un les billets pliés que lui lança le banquier. Quant
au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le râteau
s’allongea pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un
bruit sec à la pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se réunir au
tas d’or étalé devant la caisse. L’inconnu ferma les yeux doucement,
ses lèvres blanchirent; mais il releva bientôt ses paupières, sa bouche
reprit une rougeur de corail, il affecta l’air d’un Anglais pour qui la
vie n’a plus de mystères, et disparut sans mendier une consolation par
un de ces regards déchirants que les joueurs au désespoir lancent assez
souvent sur la galerie. Combien d’événements se pressent dans l’espace
d’une seconde, et que de choses dans un coup de dé!

--Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier
après un moment de silence pendant lequel il tint cette pièce d’or
entre le pouce et l’index pour la montrer aux assistants.

--C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué
en regardant autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.

--Bah! s’écria le garçon de chambre, en prenant une prise de tabac.

--Si nous avions imité monsieur? dit un des vieillards à ses collègues
en désignant l’Italien.

Tout le monde regarda l’heureux joueur dont les mains tremblaient en
comptant ses billets de banque.

--J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille: Le Jeu
aura raison contre le désespoir de ce jeune homme.

--Ce n’est pas un joueur, reprit le banquier, autrement il aurait
groupé son argent en trois masses pour se donner plus de chances.

Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau; mais le vieux
molosse, ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui
rendit sans proférer une parole; le joueur restitua la fiche par un
mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflant _di
tanti palpiti_ d’un souffle si faible, qu’il en entendit à peine
lui-même les notes délicieuses. Il se trouva bientôt sous les galeries
du Palais-Royal, alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin
des Tuileries et traversa le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait
comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait
pas, n’écoutant à travers les clameurs populaires qu’une seule voix,
celle de la mort; enfin perdu dans une engourdissante méditation,
semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une
charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge
de tout le sang versé depuis 1793. Il existe je ne sais quoi de grand
et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes d’une multitude de gens
sont sans danger, comme celles des enfants qui tombent de trop bas
pour se blesser; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de
bien haut, s’être élevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis
inaccessible. Implacables doivent être les ouragans qui le forcent
à demander la paix: de l’âme à la bouche d’un pistolet. Combien de
jeunes talents confinés dans une mansarde s’étiolent et périssent
faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million
d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. A cette
pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une mort
volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait un jeune homme
à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies
abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de tentatives inutiles
et de chefs-d’œuvre avortés. Chaque suicide est un poème sublime de
mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un
livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces lignes: _Hier, à
quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du
Pont-des-Arts_. Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans,
tout pâlit, même ce vieux frontispice: _Les lamentations du glorieux
roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfants_; dernier fragment
d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui
lui-même délaissait sa femme et ses enfants. L’inconnu fut assailli
par mille pensées semblables, qui passaient en lambeaux dans son âme,
comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il
déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses
souvenirs pour s’arrêter devant quelques fleurs dont les têtes étaient
mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure, bientôt
saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante
idée du suicide, il levait les yeux au ciel: là, des nuages gris, des
bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde, lui
conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le pont Royal en
songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs. Il souriait en
se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de
nos besoins avant de se couper la gorge, et que l’académicien Auger
avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort.
Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se
serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la
halle, celui-ci ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il
se surprit à en secouer soigneusement la poussière. Arrivé au point
culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.--Mauvais
temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de
haillons. Est-elle sale et froide, la Seine! Il répondit par un sourire
plein de naïveté qui attestait le délire de son courage, mais il
frissonna tout à coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la
baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres
hautes d’un pied: SECOURS AUX ASPHYXIÉS. M. Dacheux lui apparut armé de
sa philanthropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux avirons
qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur
l’eau: il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant
des fumigations; il lut les doléances des journalistes, écrites entre
les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse; il entendit sonner
les écus comptés à des bateliers pour sa tête par le préfet de la
Seine. Mort, il valait cinquante francs, mais vivant il n’était qu’un
homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans paillasse, sans
tambour, un véritable zéro social, inutile à l’État, qui n’en avait
aucun souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de
mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à
cette société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc
son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche
indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit
les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son
attention fut excitée par les bouquins étalés sur le parapet; peu s’en
fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se prit à sourire, remit
philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son
allure d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il entendit
avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement
fantastique au fond de sa poche. Un sourire d’espérance illumina son
visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son front, fit briller
de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur
ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier déjà
consumé par la flamme: mais le visage eut le sort des cendres noires;
il redevint triste quand l’inconnu, ayant vivement retiré la main de
son gousset, aperçut trois gros sous.

--Ah! mon bon monsieur, _la carita! la carita! catarina_! Un petit
sou pour avoir du pain! Un jeune ramoneur dont la figure bouffie
était noire, le corps brun de suie, les vêtements déguenillés, tendit
la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. A deux pas
du petit Savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux,
ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix
sourde:--Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je prierai Dieu pour
vous... Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci
se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce visage
funèbre la livrée d’une misère plus âpre que n’était la sienne.--_La
carita! la carita!_ L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux
pauvre en quittant le trottoir pour aller vers les maisons, il ne
pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine.--Nous prierons
Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendiants.

En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque
mort rencontra une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage.
Il contempla délicieusement cette charmante personne dont la blanche
figure était harmonieusement encadrée dans le satin d’un élégant
chapeau; il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvements;
la robe, légèrement relevée par le marchepied, lui laissa voir une
jambe dont les fins contours étaient dessinés par un bas blanc et bien
tiré. La jeune femme entra dans le magasin, y marchanda des albums,
des collections de lithographies; elle en acheta pour plusieurs pièces
d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune homme,
en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder les gravures
exposées dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue
l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de
ces coups d’œil insouciants jetés au hasard sur les passants. C’était,
de sa part, un adieu à l’amour, à la femme! mais cette dernière et
puissante interrogation ne fut pas comprise, ne remua pas ce cœur de
femme frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux.
Qu’était-ce pour elle? une admiration de plus, un désir inspiré qui
le soir lui suggérait cette douce parole: J’étais _bien_ aujourd’hui.
Le jeune homme passa promptement à un autre cadre, et ne se retourna
point quand l’inconnue remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent,
cette dernière image du luxe et de l’élégance s’éclipsa comme allait
s’éclipser sa vie. Il se mit à marcher d’un pas mélancolique le long
des magasins, en examinant sans beaucoup d’intérêt les échantillons
de marchandises. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le
Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le
Pont-des-Arts. Ces monuments paraissaient prendre une physionomie
triste en reflétant les teintes grises du ciel, dont les rares clartés
prêtaient un air menaçant à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est
soumis à d’inexplicables caprices de laideur et de beauté. Ainsi, la
nature elle-même conspirait à le plonger dans une extase douloureuse.
En proie à cette puissance malfaisante dont l’action dissolvante trouve
un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait son
organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les
tourments de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à
celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtiments, les hommes, à
travers un brouillard où tout ondoyait. Il voulut se soustraire aux
titillations que produisaient sur son âme les réactions de la nature
physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’intention
de donner une pâture à ses sens, ou d’y attendre la nuit en marchandant
des objets d’art. C’était, pour ainsi dire, quêter du courage et
demander un cordial, comme les criminels qui se défient de leurs forces
en allant à l’échafaud; mais la conscience de sa prochaine mort rendit
pour un moment au jeune homme l’assurance d’une duchesse qui a deux
amants, et il entra chez le marchand de curiosités d’un air dégagé,
laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne.
N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba
bientôt dans ses vertiges, et continua d’apercevoir les choses sous
d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont le principe
était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt
bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau
tiède. Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s’ils
ne renfermaient pas quelques singularités à sa convenance. Un jeune
garçon à figure fraîche et joufflue, à chevelure rousse, et coiffé
d’une casquette de loutre, commit la garde de la boutique à une vieille
paysanne, espèce de _Caliban_ femelle occupée à nettoyer un poêle dont
les merveilles étaient dues au génie de Bernard de Palissy; puis il dit
à l’étranger d’un air insouciant:--Voyez, monsieur, voyez! Nous n’avons
en bas que des choses assez ordinaires; mais si vous voulez prendre
la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort
belles momies du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes
sculptés, _vraie renaissance_, récemment arrivés, et qui sont de toute
beauté.

Dans l’horrible situation où se trouvait l’inconnu, ce babil de
cicérone, ces phrases sottement mercantiles furent pour lui comme les
taquineries mesquines par lesquelles des esprits étroits assassinent
un homme de génie. Portant sa croix jusqu’au bout, il parut écouter
son conducteur et lui répondit par gestes ou par monosyllabes; mais
insensiblement il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se
livrer sans crainte à ses dernières méditations, qui furent terribles.
Il était poète, et son âme rencontra fortuitement une immense pâture:
il devait voir par avance les ossements de vingt mondes. Au premier
coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel
toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient. Des crocodiles,
des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d’église,
semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou
grimper sur des lustres. Un vase de Sèvres, où madame Jacotot avait
peint Napoléon, se trouvait auprès d’un sphinx dédié à Sésostris. Le
commencement du monde et les événements d’hier se mariaient avec une
grotesque bonhomie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un
sabre républicain sur une hacquebute du Moyen-âge. Madame Dubarry
peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans un
nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne,
en cherchant à deviner l’utilité des spirales qui serpentaient vers
elle. Les instruments de mort, poignards, pistolets curieux, armes à
secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instruments de vie: soupières
en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses orientales venues de Chine,
salières antiques, drageoirs féodaux. Un vaisseau d’ivoire voguait
à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine
pneumatique éborgnait l’empereur Auguste, majestueusement impassible.
Plusieurs portraits d’échevins français, de bourgmestres hollandais,
insensibles alors comme pendant leur vie, s’élevaient au-dessus de ce
chaos d’antiquités, en y lançant un regard pâle et froid. Tous les pays
de la terre semblaient avoir apporté là un débris de leurs sciences, un
échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier philosophique
auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle
vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares;
il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au ciboire du
prêtre, jusqu’aux plumes d’un trône. Ces monstrueux tableaux étaient
encore assujettis à mille accidents de lumière, par la bizarrerie d’une
multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la brusque
opposition des jours et des noirs. L’oreille croyait entendre des cris
interrompus, l’esprit saisir des drames inachevés, l’œil apercevoir
des lueurs mal étouffées. Enfin une poussière obstinée avait jeté son
léger voile sur tous ces objets, dont les angles multipliés et les
sinuosités nombreuses produisaient les effets les plus pittoresques.
L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation,
de cultes, de divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches,
de raison et de folie, à un miroir plein de facettes dont chacune
représentait un monde. Après cette impression brumeuse, il voulut
choisir ses jouissances; mais à force de regarder, de penser, de rêver,
il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui
rugissait dans ses entrailles. La vue de tant d’existences nationales
ou individuelles, attestées par ces gages humains qui leur survivaient,
acheva d’engourdir les sens du jeune homme; le désir qui l’avait
poussé dans le magasin fut exaucé: il sortit de la vie réelle, monta
par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de
l’extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme
l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos.

Une multitude de figures endolories, gracieuses et terribles, obscures
et lucides, lointaines et rapprochées, se leva par masses, par
myriades, par générations. L’Égypte, roide, mystérieuse, se dressa de
ses sables, représentée par une momie qu’enveloppaient des bandelettes
noires: les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire
une tombe; Moïse, les Hébreux, le désert: il entrevit tout un monde
antique et solennel. Fraîche et suave, une statue de marbre assise
sur une colonne torse et rayonnant de blancheur lui parla des mythes
voluptueux de la Grèce et de l’Ionie. Ah! qui n’aurait souri comme
lui, de voir sur un fond rouge, la jeune fille brune dansant dans la
fine argile d’un vase étrusque devant le dieu Priape qu’elle saluait
d’un air joyeux? en regard, une reine latine caressait sa chimère avec
amour! Les caprices de la Rome impériale respiraient là tout entiers
et révélaient le bain, la couche, la toilette d’une Julie indolente,
songeuse, attendant son Tibulle. Armée du pouvoir des talismans
arabes, la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la Rome libre
et lui déroulait les pages de Tite-Live: le jeune homme contempla
_Senatus Populusque romanus_: le consul, les licteurs, les toges
bordées de pourpre, les luttes du Forum, le peuple courroucé défilaient
lentement devant lui comme les vaporeuses figures d’un rêve. Enfin la
Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux: il
y voyait la Vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges,
éclipsant la gloire du soleil, écoutant les plaintes des malheureux
auxquels cette Ève régénérée souriait d’un air doux. En touchant une
mosaïque faite avec les différentes laves du Vésuve et de l’Etna, son
âme s’élançait dans la chaude et fauve Italie: il assistait aux orgies
des Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes,
se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs. Il
frémissait des dénoûments nocturnes interrompus par la froide épée
d’un mari, en apercevant une dague du Moyen-âge dont la poignée était
travaillée comme l’est une dentelle, et dont la rouille ressemblait
à des taches de sang. L’Inde et ses religions revivaient dans un
magot chinois coiffé de son chapeau pointu, à losanges relevés, paré
de clochettes, vêtu d’or et de soie. Près du magot, une natte, jolie
comme la bayadère qui s’y était roulée, exhalait encore les odeurs du
sandal. Un monstre du Japon dont les yeux restaient tordus, la bouche
contournée, les membres torturés, réveillait l’âme par les inventions
d’un peuple qui, fatigué du beau toujours unitaire, trouve d’ineffables
plaisirs dans la fécondité des laideurs. Une salière sortie des
ateliers de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la renaissance,
au temps où les arts et la licence fleurissaient, où les souverains se
divertissaient à des supplices, où les conciles couchés dans les bras
des courtisanes décrétaient la chasteté pour les simples prêtres. Il
vit les conquêtes d’Alexandre sur un camée, les massacres de Pizarre
dans une arquebuse à mèche, les guerres de religion échevelées,
bouillantes, cruelles, au fond d’un casque. Puis, les riantes images
de la chevalerie sourdirent d’une armure de Milan supérieurement
damasquinée, bien fourbie, et sous la visière de laquelle brillaient
encore les yeux d’un paladin.

Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines, lui
composait un poème sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait
là; mais rien de complet ne s’offrait à l’âme. Le poète devait achever
les croquis du grand peintre qui avait fait cette immense palette où
les innombrables accidents de la vie humaine étaient jetés à profusion,
avec dédain. Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé des
pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences
individuelles. Il se repersonnifia, s’empara des détails en repoussant
la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme.

Là dormait un enfant en cire, sauvé du cabinet de Ruysch, et cette
ravissante créature lui rappelait les joies de son jeune âge. Au
prestigieux aspect du pagne virginal de quelque jeune fille d’Otaïti,
sa brûlante imagination lui peignait la vie simple de la nature,
la chaste nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse si
naturelle à l’homme, toute une destinée calme au bord d’un ruisseau
frais et rêveur, sous un bananier, qui dispensait une manne savoureuse,
sans culture. Mais tout à coup il devenait corsaire, et revêtait la
terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara, vivement inspiré
par les couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par la vue
de quelques madrépores qui sentaient le varech, les algues et les
ouragans atlantiques. Admirant plus loin les délicates miniatures, les
arabesques d’azur et d’or qui enrichissaient quelque précieux missel
manuscrit, il oubliait les tumultes de la mer. Mollement balancé dans
une pensée de paix, il épousait de nouveau l’étude et la science,
souhaitait la grasse vie des moines exempte de chagrins, exempte de
plaisirs, et se couchait au fond d’une cellule, en contemplant par
sa fenêtre en ogive les prairies, les bois, les vignobles de son
monastère. Devant quelques Teniers, il endossait la casaque d’un soldat
ou la misère d’un ouvrier; il désirait porter le bonnet sale et enfumé
des Flamands, s’enivrait de bière, jouait aux cartes avec eux, et
souriait à une grosse paysanne d’un attrayant embonpoint. Il grelottait
en voyant une tombée de neige de Miéris, ou se battait en regardant un
combat de Salvator Rosa. Il caressait un tomhawk d’Illinois, et sentait
le scalpel d’un Chérokée qui lui enlevait la peau du crâne. Émerveillé
à l’aspect d’un rebec, il le confiait à la main d’une châtelaine dont
il écoutait la romance mélodieuse en lui déclarant son amour, le soir,
auprès d’une cheminée gothique, dans la pénombre où se perdait un
regard de consentement. Il s’accrochait à toutes les joies, saisissait
toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence
en éparpillant si généreusement sa vie et ses sentiments sur les
simulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas
retentissait dans son âme comme le son lointain d’un autre monde, comme
la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-Dame.

En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées
au premier étage, il vit des boucliers votifs, des panoplies, des
tabernacles sculptés, des figures en bois pendues aux murs, posées sur
chaque marche. Poursuivi par les formes les plus étranges, par des
créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de la
vie, il marchait dans les enchantements d’un songe; enfin, doutant de
son existence, il était comme ces objets curieux, ni tout à fait mort,
ni tout à fait vivant. Quand il entra dans les nouveaux magasins, le
jour commençait à pâlir; mais la lumière semblait inutile aux richesses
resplendissantes d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées. Les
plus coûteux caprices de dissipateurs morts sous des mansardes après
avoir possédé plusieurs millions, étaient dans ce vaste bazar des
folies humaines. Une écritoire payée cent mille francs et rachetée pour
cent sous, gisait auprès d’une serrure à secret dont le prix aurait
suffi jadis à la rançon d’un roi. Là, le génie humain apparaissait dans
toutes les pompes de sa misère, dans toute la gloire de ses petitesses
gigantesques. Une table d’ébène, véritable idole d’artiste, sculptée
d’après les dessins de Jean Goujon et qui coûta jadis plusieurs années
de travail, avait été peut-être acquise au prix du bois à brûler. Des
coffrets précieux, des meubles faits par la main des fées, y étaient
dédaigneusement amoncelés.

--Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à
la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartements dorés et
sculptés par des artistes du siècle dernier.

--Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est
rien encore; montez au troisième étage, et vous verrez!

L’inconnu suivit son conducteur et parvint à une quatrième galerie où
successivement passèrent devant ses yeux fatigués plusieurs tableaux
du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissants
paysages de Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à une page
de Sterne, des Rembrandt, des Murillo, des Velasquez sombres et
colorés comme un poème de lord Byron; puis des bas-reliefs antiques,
des coupes d’agate, des onyx merveilleux; enfin c’était des travaux à
dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre en
haine les arts et à tuer l’enthousiasme. Il arriva devant une vierge
de Raphaël, mais il était las de Raphaël; une figure de Corrège qui
voulait un regard ne l’obtint même pas; un vase inestimable en porphyre
antique et dont les sculptures circulaires représentaient, de toutes
les priapées romaines, la plus grotesquement licencieuse, délice de
quelque Corinne, eut à peine un sourire. Il étouffait sous les débris
de cinquante siècles évanouis, il était malade de toutes ces pensées
humaines, assassiné par le luxe et les arts, oppressé sous ces formes
renaissantes qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par
quelque malin génie, lui livraient un combat sans fin. Semblable en ses
caprices à la chimie moderne qui résume la création par un gaz, l’âme
ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration
de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées? Beaucoup d’hommes
ne périssent-ils pas sous le foudroiement de quelque acide moral
soudainement épandu dans leur être intérieur?

--Que contient cette boîte? demanda-t-il en arrivant à un grand
cabinet, dernier monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités,
de richesses, parmi lesquelles il montra du doigt une grande caisse
carrée, construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne
d’argent.

--Ah! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère.
Si vous désirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à le
prévenir.

--Vous hasarder? reprit le jeune homme. Votre maître est-il un prince?

--Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.

Ils se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l’un que l’autre.
L’apprenti interpréta le silence de l’inconnu comme un souhait, et le
laissa seul dans le cabinet.

Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps,
en lisant les œuvres géologiques de Cuvier? Emporté par son génie,
avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la
main d’un enchanteur? En découvrant de tranche en tranche, de couche
en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de
l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent
à des civilisations antédiluviennes, l’âme est effrayée d’entrevoir
des milliards d’années, des millions de peuples que la faible mémoire
humaine, que l’indestructible tradition divine ont oubliés et dont la
cendre, poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds
de terre qui nous donnent du pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas
le plus grand poète de notre siècle? Lord Byron a bien reproduit par
des mots quelques agitations morales; mais notre immortel naturaliste
a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus
des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères
de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouvé des
populations de géants dans le pied d’un mammouth. Ces figures se
dressent, grandissent et meublent des régions en harmonie avec
leurs statures colossales. Il est poète avec des chiffres, il est
sublime en posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans
prononcer des paroles grandement magiques; il fouille une parcelle
de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie: Voyez! Soudain les
marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule! Après
d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races
de poissons et des clans de mollusques, arrive enfin le genre humain,
produit dégénéré d’un type grandiose, brisé peut-être par le Créateur.
Échauffés par son regard rétrospectif, ces hommes chétifs, nés d’hier,
peuvent franchir le chaos, entonner un hymne sans fin et se configurer
le passé de l’univers dans une sorte d’Apocalypse rétrograde. En
présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d’un seul
homme, la miette dont l’usufruit nous est concédé dans cet infini sans
nom, commun à toutes les sphères et que nous avons nommé LE TEMPS,
cette minute de vie nous fait pitié. Nous nous demandons, écrasés que
nous sommes sous tant d’univers en ruines, à quoi bon nos gloires,
nos haines, nos amours; et si, pour devenir un point intangible dans
l’avenir, la peine de vivre doit s’accepter? Déracinés du présent, nous
sommes morts jusqu’à ce que notre valet de chambre entre et vienne nous
dire: Madame la comtesse a répondu qu’elle attendait monsieur.

Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute
la création connue mirent dans son âme l’abattement que produit chez
le philosophe la vue scientifique des créations inconnues: il souhaita
plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule
en laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce
panorama du passé. Les tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge
lui sourirent, et les statues se colorèrent d’une vie trompeuse. A
la faveur de l’ombre, et mises en danse par la fiévreuse tourmente
qui fermentait dans son cerveau brisé, ces œuvres s’agitèrent et
tourbillonnèrent devant lui: chaque magot lui jeta sa grimace, les
yeux des personnages représentés dans les tableaux remuèrent en
pétillant; chacune de ces formes frémit, sautilla, se détacha de sa
place, gravement, légèrement, avec grâce ou brusquerie, selon ses
mœurs, son caractère et sa contexture. Ce fut un mystérieux sabbat
digne des fantaisies entrevues par le docteur Faust sur le _Brocken_.
Mais ces phénomènes d’optique enfantés par la fatigue, par la tension
des forces oculaires ou par les caprices du crépuscule, ne pouvaient
effrayer l’inconnu. Les terreurs de la vie étaient impuissantes sur
une âme familiarisée avec les terreurs de la mort. Il favorisa même
par une sorte de complicité railleuse les bizarreries de ce galvanisme
moral dont les prodiges s’accouplaient aux dernières pensées qui lui
donnaient encore le sentiment de l’existence. Le silence régnait si
profondément autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce
rêverie dont les impressions graduellement noires suivirent, de nuance
en nuance et comme par magie, les lentes dégradations de la lumière.
Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet
rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un squelette
à peine éclairé qui le montra du doigt, et pencha dubitativement le
crâne de droite à gauche, comme pour lui dire: Les morts ne veulent
pas encore de toi! En passant la main sur son front pour en chasser le
sommeil, le jeune homme sentit distinctement un vent frais produit par
je ne sais quoi de velu qui lui effleura les joues, et frissonna. Les
vitres ayant retenti d’un claquement sourd, il pensa que cette froide
caresse digne des mystères de la tombe lui avait été faite par quelque
chauve-souris. Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant
lui permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes par lesquels
il était entouré; puis toute cette nature morte s’abolit dans une même
teinte noire. La nuit, l’heure de mourir était subitement venue. Il
s’écoula, dès ce moment, un certain laps de temps pendant lequel il
n’eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu’il se fût
enseveli dans une rêverie profonde, soit qu’il eût cédé à la somnolence
provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui
déchiraient le cœur. Tout à coup il crut avoir été appelé pas une voix
terrible, et tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar
nous sommes précipités d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme.
Il ferma les yeux; les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient; il
voyait briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre
était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait
sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni
parler, ni se mouvoir. Cette apparition eut quelque chose de magique.
L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans
doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être
sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait les
yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire
à des effets surnaturels; néanmoins, pendant le rapide intervalle qui
sépara sa vie somnambulique de sa vie réelle, il demeura dans le doute
philosophique recommandé par Descartes, et fut alors, malgré lui, sous
la puissance de ces inexplicables hallucinations dont les mystères sont
condamnés par notre fierté ou que notre science impuissante tâche en
vain d’analyser.

Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en
velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie.
Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de
chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et
s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front.
La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne
permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle.
Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait
posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter
sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru
suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait
le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces
têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent
représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si
minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la
ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front
ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits
yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à
l’inconnu que le _Peseur d’or_ de Gérard Dow était sorti de son cadre.
Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et
par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science
profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet
homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des
cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et
leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions
du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux;
vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou
la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait,
avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de
cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du
Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance
dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant
toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait
avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que
ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait
seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion; sans
douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se
tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un
nuage de lumière; ses yeux verts, pleins de ne je sais quelle malice
calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce
cabinet mystérieux. Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune
homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des
pensées de mort et de fantasques images. S’il demeura comme étourdi,
s’il se laissa momentanément dominer par une croyance digne d’enfants
qui écoutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette
erreur au voile étendu sur sa vie et sur son entendement par ses
méditations, à l’agacement de ses nerfs irrités, au drame violent dont
les scènes venaient de lui prodiguer les atroces délices contenues
dans un morceau d’opium. Cette vision avait lieu dans Paris, sur le
quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie
devait être impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité
française avait expiré, disciple de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur
des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir, l’inconnu
n’obéissait sans doute qu’aux fascinations poétiques dont il avait
accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme
pour fuir de désespérantes vérités, comme pour tenter la puissance de
Dieu. Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par
l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange; mais cette
émotion était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant
Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant de génie et
revêtu de gloire.

--Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël?
lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire
et brève avait quelque chose de métallique. Et il posa la lampe sur
le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que la boîte brune reçût
toute la clarté.

Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune
homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit
jouer un ressort. Soudain le panneau d’acajou glissa dans une rainure,
tomba sans bruit et livra la toile à l’admiration de l’inconnu. A
l’aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies
du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut
dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement
fantasmagorique, et revécut dans le monde réel. La tendre sollicitude,
la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque
parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui
brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait
sortir des ténèbres figurées par un fond noir; une auréole de rayons
étincelait vivement autour de sa chevelure d’où cette lumière voulait
sortir; sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente
conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves;
les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et
le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il
en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l’écoutait dans
l’avenir, la retrouvait dans les enseignements du passé. L’Évangile
était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se
réfugiaient les âmes troublées; enfin sa religion se lisait tout
entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce
précepte où elle se résume: _Aimez-vous les uns les autres_! Cette
peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait
l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies. Partageant le
privilége des enchantements de la musique, l’œuvre de Raphaël vous
jetait sous le charme impérieux des souvenirs, et son triomphe était
complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait
encore sur cette merveille; par moments il semblait que la tête
s’élevât dans le lointain, au sein de quelque nuage.

--J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand.

--Eh! bien, il va falloir mourir, s’écria le jeune homme qui sortait
d’une rêverie dont la dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale
destinée, en le faisant descendre, par d’insensibles déductions, d’une
dernière espérance à laquelle il s’était attaché.

--Ah! ah! j’avais donc raison de me méfier de toi, répondit le
vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme qu’il serra par
les poignets dans l’une des siennes, comme dans un étau.

L’inconnu sourit tristement de cette méprise et dit d’une voix
douce:--Hé! monsieur, ne craignez rien, il s’agit de ma vie et non
de la vôtre. Pourquoi n’avouerais-je pas une innocente supercherie,
reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet. En attendant la
nuit, afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos
richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science
et de poésie?

Le soupçonneux marchand examina d’un œil sagace le morne visage de
son faux chaland tout en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par
l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits
décolorés les sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir
les joueurs, il lâcha les mains; mais par un reste de suspicion qui
révéla une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment
le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un
stylet:--Êtes-vous depuis trois ans surnuméraire au trésor, sans y
avoir touché de gratification?

L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.

--Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu au monde,
ou bien êtes-vous déshonoré?

--Si je voulais me déshonorer, je vivrais.

--Avez-vous été sifflé aux Funambules, ou vous trouvez-vous obligé
de composer des flons-flons pour payer le convoi de votre maîtresse?
N’auriez-vous pas plutôt la maladie de l’or? voulez-vous détrôner
l’ennui? Enfin, quelle erreur vous engage à mourir?

--Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui
commandent la plupart des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler
des souffrances inouïes et qu’il est difficile l’exprimer en langage
humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus
ignoble, la plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il d’un
ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes,
je ne veux mendier ni secours ni consolations.

--Eh! eh! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour
toute réponse ressemblèrent au cri d’une crécelle. Puis il reprit
ainsi:--Sans vous forcer à m’implorer, sans vous faire rougir, et sans
vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de
Sicile, un heller d’Allemagne, une seule des sesterces ou des oboles
de l’ancien monde, ni une piastre du nouveau, sans vous offrir quoi
que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire
plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi
constitutionnel.

Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi,
sans oser répondre.

--Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe
pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et
regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.

Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en
apercevant au-dessus du siége où il s’était assis un morceau de
_chagrin_ accroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas
celle d’une peau de renard; mais, par un phénomène inexplicable au
premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité
qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez
dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu
talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une
phrase mentale. Cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il
se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et
découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité:
les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien
brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes
que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir
oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement
la lumière. Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au
vieillard, qui, pour toute réponse, sourit avec malice. Ce sourire de
supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment
de quelque charlatanisme. Il ne voulut pas emporter une énigme de plus
dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé
de connaître les secrets de son jouet nouveau.

--Ah! ah! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux
nomment le cachet de Salomon.

--Vous le connaissez donc? demanda le marchand, dont les narines
laissèrent passer deux ou trois bouffées d’air qui peignirent plus
d’idées que n’en pouvaient exprimer les plus énergiques paroles.

--Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette
chimère? s’écria le jeune homme, piqué d’entendre ce rire muet et
plein d’amères dérisions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les
superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les
caractères mensongers de cet emblême qui représente une puissance
fabuleuse? Je ne crois pas devoir être plus taxé de niaiserie dans
cette circonstance que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont
l’existence est en quelque sorte scientifiquement admise.

--Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être
lirez-vous cette sentence.

Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à
l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu
cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits
par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.

--J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on
se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un
onagre.

Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités,
ses yeux parurent y chercher quelque chose.

--Que voulez-vous? demanda le vieillard.

--Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y
sont empreintes ou incrustées.

Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta
d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites;
mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y
reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient
imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir
rien ôté.

--L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement
particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte
d’inquiétude.

--Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes
qu’à Dieu!

Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante:

                         لو ملكتنى ملكت آلكلّ
                            و لكن عمرك ملكى
                            واراد الله هكذا
                         اطلب و ستننال مطالبك
                       و لكن قسن مطالبك على عمرك
                              و هى هاهنا
                       فبكل مرامك استسنزل ايامك
                               أتريد فىّ
                              الله مجيبك
                                 آمين

Ce qui voulait dire en français:

                SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÉDERAS TOUT.
                 MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A
                  VOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRS
                     SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE
                       TES SOUHAITS SUR TA VIE.
                         ELLE EST LA. A CHAQUE
                         VOULOIR JE DÉCROITRAI
                           COMME TES JOURS.
                              ME VEUX-TU?
                             PRENDS. DIEU
                              T’EXAUCERA.
                                 SOIT!

--Ah! vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être
avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale?

--Non, monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette
peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de
flexibilité.

Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise,
en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui
semblait dire: Il ne pense déjà plus à mourir.

--Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère? demanda le jeune inconnu.

Le vieillard hocha de la tête et dit gravement:--Je ne saurais vous
répondre. J’ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des
hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissiez en avoir; mais,
tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer
sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce
contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense
comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et...

--Et vous n’avez pas même essayé? dit le jeune homme en l’interrompant.

--Essayer! dit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place
Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs? Peut-on arrêter
le cours de la vie? L’homme a-t-il jamais pu scinder la mort? Avant
d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous suicider; mais tout
à coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant! Chacun
de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante
que ne l’est celle-ci? Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse du
régent. Comme vous, j’étais alors dans la misère, j’ai mendié mon
pain; néanmoins j’ai atteint l’âge de cent deux ans, et je suis
devenu millionnaire: le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance m’a
instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la
vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis
qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment
toutes les formes que prennent ces deux causes de mort: VOULOIR et
POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre
formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma
longévité. _Vouloir_ nous brûle et _Pouvoir_ nous détruit; mais SAVOIR
laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme.
Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée; le
mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes.
En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non
dans les sens qui s’émoussent; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et
qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps.
Cependant j’ai vu le monde entier: mes pieds ont foulé les plus hautes
montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris tous les langages
humains, et j’ai vécu sous tous les régimes: j’ai prêté mon argent à
un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi sous
la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, j’ai signé des contrats
dans toutes les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte mon
or dans le wigham des sauvages, enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai
tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir n’est-ce pas
savoir? Oh! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement?
n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer
essentiellement? Que reste-t-il d’une possession matérielle? une idée.
Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant
empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son âme
les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées
des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors,
elle procure les joies de l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-je
plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances
intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des
peuples, des forêts, des montagnes! J’ai tout vu, mais tranquillement,
sans fatigue; je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu; je me
suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui
m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambitions,
revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries;
au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis; au lieu de
leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je
m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure.
N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste;
mon âme ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette
tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il
en se frappant le front, là sont les vrais millions. Je passe des
journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé,
j’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures
historiquement belles! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes
les femmes que je n’ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos
révolutions, et je les juge. Oh! comment préférer de fébriles, de
légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour
des formes plus ou moins rondes! comment préférer tous les désastres
de vos volontés trompées à la faculté sublime de faire comparaître en
soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté
par les liens du temps ni par les entraves de l’espace, au plaisir de
tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour
interroger les autres sphères, pour écouter Dieu! Ceci, dit-il d’une
voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le _pouvoir_ et le
_vouloir_ réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs,
vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop
vivre; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui pourrait
déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal
est encore la volupté? Les plus vives lumières du monde idéal ne
caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du
monde physique la blessent toujours; le mot de Sagesse ne vient-il pas
de savoir? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou
d’un pouvoir?

--Eh! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant
la Peau de chagrin.

--Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable
vivacité.

--J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée; mais elles ne
m’ont même pas nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni
d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre amulette orientale,
ni des charitables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir
dans un monde où mon existence est désormais impossible. Voyons!
ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant
le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale
digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné! Que mes convives
soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie!
que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillants, et
soient de force à nous enivrer pour trois jours! Que la nuit soit parée
de femmes ardentes! Je veux que la Débauche en délire et rugissante
nous emporte dans son char à quatre chevaux, par-delà les bornes du
monde, pour nous verser sur des plages inconnues: que les âmes montent
dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles
s’élèvent ou s’abaissent; peu m’importe! Donc je commande à ce pouvoir
sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoin
d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière
étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques
après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples
baisers, des baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un
craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur
cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires!

Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit
dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et
l’interdit si despotiquement qu’il se tut.

--Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à
coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des
convives de l’autre monde? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le
pacte: tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement
satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours,
figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre
de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant.
Le brachmane auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il
s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du
possesseur. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser;
mais j’en laisse le soin aux événements de votre nouvelle existence.
Après tout, vous vouliez mourir? hé! bien, votre suicide n’est que
retardé.

L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par
ce singulier vieillard dont l’intention demi-philanthropique lui parut
clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria:--Je verrai
bien, monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais
mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne vous moquez pas
d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que
vous tombiez amoureux d’une danseuse! Vous comprendrez alors le bonheur
d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens
que vous avez si philosophiquement ménagés.

Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard,
traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi
par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer: il courait
avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une
sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de
la Peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous
ses doigts frénétiques et put entrer dans la poche de son habit où il
la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur
la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus
bras dessous.

--Animal!

--Imbécile!

Telles furent les gracieuses interpellations qu’ils échangèrent.

--Eh! c’est Raphaël.

--Ah bien! nous te cherchions.

--Quoi! c’est vous?

Ces trois phrases amicales succédèrent à l’injure aussitôt que la
clarté d’un réverbère balancé par le vent frappa les visages de ce
groupe étonné.

--Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu’il avait failli
renverser, tu vas venir avec nous.

--De quoi s’agit-il donc?

--Avance toujours, je te conterai l’affaire en marchant.

De force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis, qui,
l’ayant enchaîné par les bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent
vers le Pont-des-Arts.

--Mon cher, dit l’orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite
depuis une semaine environ. A ton respectable hôtel Saint-Quentin,
dont par parenthèse l’enseigne inamovible offre des lettres toujours
alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau,
ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois
de juin. Cependant nous n’avions certes pas l’air de gens d’argent,
huissiers, créanciers, garde du commerce, etc. N’importe! Rastignac
t’avait aperçu la veille aux Bouffons, nous avons repris courage, et
mis de l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur les arbres
des Champs-Élysées, si tu allais coucher pour deux sous dans ces
maisons philanthropiques où les mendiants dorment appuyés sur des
cordes tendues, ou si, plus heureux, ton bivouac n’était pas établi
dans quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontré nulle part, ni sur les
écrous de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force! Les ministères,
l’Opéra, les maisons conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de
préfets, bureaux de journalistes, restaurants, foyers de théâtre,
bref, tout ce qu’il y a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant
été savamment explorés, nous gémissions sur la perte d’un homme doué
d’assez de génie pour se faire également chercher à la cour et dans les
prisons. Nous parlions de te canoniser comme un héros de juillet! et,
ma parole d’honneur, nous te regrettions.

En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, d’où,
sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes
répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve, dans lequel
il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient
accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.

--Et nous te regrettions vraiment! dit son ami poursuivant toujours sa
thèse. Il s’agit d’une combinaison dans laquelle nous te comprenions en
ta qualité d’homme supérieur, c’est-à-dire d’homme qui sait se mettre
au-dessus de tout. L’escamotage de la muscade constitutionnelle sous
le gobelet royal se fait aujourd’hui, mon cher, plus gravement que
jamais. L’infâme Monarchie renversée par l’héroïsme populaire était
une femme de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter;
mais la Patrie est une épouse acariâtre et vertueuse dont il nous
faut accepter, bon gré, mal gré, les caresses compassées. Or donc,
le pouvoir s’est transporté, comme tu sais, des Tuileries chez les
journalistes, de même que le budget a changé de quartier, en passant
du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin. Mais voici ce que tu
ne sais peut-être pas! Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie
de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui de la patrie comme
les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité
de mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de
vieilles idées, à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des
hommes forts de tous les temps. Il s’agit donc de nous inculquer une
opinion royalement nationale, en nous prouvant qu’il est bien plus
heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie
représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf
centimes à un roi qui disait _moi_ au lieu de dire _nous_. En un mot,
un journal armé de deux ou trois cent bons mille francs vient d’être
fondé dans le but de faire une opposition qui contente les mécontents,
sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen. Or, comme nous nous
moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi
bien que de l’incrédulité; que pour nous la patrie est une capitale où
toutes les idées s’échangent, où tous les jours amènent de succulents
dîners, de nombreux spectacles; où fourmillent de licencieuses
prostituées, des soupers qui ne finissent que le lendemain, des amours
qui vont à l’heure comme les citadines; que Paris sera toujours la plus
adorable de toutes les patries! la patrie de la joie, de la liberté, de
l’esprit, des jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le
bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l’on est près
de ceux qui le tiennent.

Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès! avons entrepris
de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer
de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter
les doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de réchampir les
bonapartistes et de ravitailler les centres, pourvu qu’il nous soit
permis de rire _in petto_ des rois et des peuples, de ne pas être le
soir de notre opinion du matin, et de passer une joyeuse vie à la
Panurge ou _more orientali_, couchés sur de moelleux coussins.
Nous te destinions les rênes de cet empire macaronique et burlesque;
ainsi nous t’emmenons de ce pas au dîner donné par le fondateur dudit
journal, un banquier retiré qui, ne sachant que faire de son or, veut
le changer en esprit. Tu y seras accueilli comme un frère, nous t’y
saluerons roi de ces esprits frondeurs que rien n’épouvante, et dont la
perspicacité découvre les intentions de l’Autriche, de l’Angleterre ou
de la Russie, avant que la Russie, l’Angleterre ou l’Autriche n’aient
des intentions! Oui, nous t’instituerons le souverain de ces puissances
intelligentes qui fournissent au monde les Mirabeau, les Talleyrand,
les Pitt, les Metternich, enfin tous ces hardis Crispins qui jouent
entre eux les destinées d’un empire comme les hommes vulgaires jouent
leur _kirchen-wasser_ aux dominos. Nous t’avons donné pour le plus
intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche,
ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts!
Nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu. J’espère que
tu ne feras pas mentir nos éloges. Taillefer, notre amphitryon, nous
a promis de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus
modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les
petitesses, de l’élégance et de la grâce dans le vice. Entends-tu,
Raphaël? lui demanda l’orateur en s’interrompant.

--Oui, répondit le jeune homme, moins étonné de l’accomplissement de
ses souhaits que surpris de la manière naturelle par laquelle les
événements s’enchaînaient; et, quoiqu’il lui fût impossible de croire à
une influence magique, il admirait les hasards de la destinée humaine.

--Mais tu nous dis oui, comme si tu pensais à la mort de ton
grand-père, lui répliqua l’un de ses voisins.

--Ah! reprit Raphaël avec un accent de naïveté qui fit rire ces
écrivains, l’espoir de la jeune France, je pensais, mes amis, que nous
voilà près de devenir de bien grands coquins! Jusqu’à présent nous
avons fait de l’impiété entre deux vins, nous avons pesé la vie étant
ivres, nous avons prisé les hommes et les choses en digérant; vierges
du fait, nous étions hardis en paroles; mais marqués maintenant par le
fer chaud de la politique, nous allons entrer dans ce grand bagne et
y perdre nos illusions. Quand on ne croit plus qu’au diable, il est
permis de regretter le paradis de la jeunesse, le temps d’innocence où
nous tendions dévotement la langue à un bon prêtre, pour recevoir le
sacré corps de notre Seigneur Jésus-Christ. Ah! mes bons amis, si nous
avons eu tant de plaisir à commettre nos premiers péchés, c’est que
nous avions des remords pour les embellir et leur donner du piquant, de
la saveur; tandis que maintenant...

--Oh! maintenant, reprit le premier interlocuteur, il nous reste...

--Quoi? dit un autre.

--Le crime...

--Voilà un mot qui a toute la hauteur d’une potence et toute la
profondeur de la Seine, répliqua Raphaël.

--Oh! tu ne m’entends pas. Je parle des crimes politiques. Depuis ce
matin je n’envie qu’une existence, celle des conspirateurs. Demain,
je ne sais si ma fantaisie durera toujours; mais ce soir la vie pâle
de notre civilisation, unie comme la rainure d’un chemin de fer, fait
bondir mon cœur de dégoût! Je suis épris de passion pour les malheurs
de la déroute de Moscou, pour les émotions du _Corsaire rouge_ et pour
l’existence des contrebandiers. Puisqu’il n’y a plus de Chartreux en
France, je voudrais au moins un Botany-Bay, une espèce d’infirmerie
destinée aux petits lords Byrons, qui, après avoir chiffonné la vie
comme une serviette après dîner, n’ont plus rien à faire qu’à incendier
leur pays, se brûler la cervelle, conspirer pour la république, ou
demander la guerre...

--Émile, dit avec feu le voisin de Raphaël à l’interlocuteur, foi
d’homme, sans la révolution de juillet je me faisais prêtre pour aller
mener une vie animale au fond de quelque campagne, et...

--Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours?

--Oui.

--Tu es un fat.

--Nous lisons bien les journaux.

--Pas mal! pour un journaliste. Mais, tais-toi, nous marchons au milieu
d’une masse d’abonnés. Le journalisme, vois-tu, c’est la religion des
sociétés modernes, et il y a progrès.

--Comment?

--Les pontifes ne sont pas tenus de croire, ni le peuple non plus...

En devisant ainsi, comme de braves gens qui savaient le _De Viris
illustribus_ depuis longues années, ils arrivèrent à un hôtel de la rue
Joubert.

Émile était un journaliste qui avait conquis plus de gloire à ne rien
faire que les autres n’en recueillent de leurs succès. Critique hardi,
plein de verve et de mordant, il possédait toutes les qualités que
comportaient ses défauts. Franc et rieur, il disait en face mille
épigrammes à un ami, qu’absent, il défendait avec courage et loyauté.
Il se moquait de tout, même de son avenir. Toujours dépourvu d’argent,
il restait, comme tous les hommes de quelque portée, plongé dans une
inexprimable paresse, jetant un livre dans un mot au nez de gens qui
ne savaient pas mettre un mot dans leurs livres. Prodigue de promesses
qu’il ne réalisait jamais, il s’était fait de sa fortune et de sa
gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se réveiller
vieux à l’hôpital. D’ailleurs, ami jusqu’à l’échafaud, fanfaron de
cynisme et simple comme un enfant, il ne travaillait que par boutade ou
par nécessité.

--Nous allons faire, suivant l’expression de maître Alcofribas, un
fameux _tronçon de chiere lie_, dit-il à Raphaël en lui montrant les
caisses de fleurs qui embaumaient et verdissaient les escaliers.

--J’aime les porches bien chauffés et garnis de riches tapis, répondit
Raphaël. Le luxe dès le péristyle est rare en France. Ici, je me sens
renaître.

--Et là-haut nous allons boire et rire encore une fois, mon pauvre
Raphaël. Ah çà! reprit-il, j’espère que nous serons les vainqueurs et
que nous marcherons sur toutes ces têtes-là. Puis, d’un geste moqueur,
il lui montra les convives en entrant dans un salon qui resplendissait
de dorures, de lumières, et où ils furent aussitôt accueillis par les
jeunes gens les plus remarquables de Paris. L’un venait de révéler
un talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau avec les
gloires de la peinture impériale. L’autre avait hasardé la veille un
livre plein de verdeur, empreint d’une sorte de dédain littéraire, et
qui découvrait à l’école moderne de nouvelles routes. Plus loin, un
statuaire dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux
génie, causait avec un de ces froids railleurs qui, selon l’occurrence,
tantôt ne veulent voir de supériorité nulle part, et tantôt en
reconnaissent partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes,
à l’œil malin, à la bouche mordante, guettait les épigrammes pour les
traduire à coups de crayon. Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui
mieux que personne distillait la quintessence des pensées politiques,
ou condensait en se jouant l’esprit d’un écrivain fécond, s’entretenait
avec ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du temps
présent, si son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux
essayaient de ne pas dire la vérité et de ne pas mentir, en s’adressant
de douces flatteries. Un musicien célèbre consolait en _si bémol_, et
d’une voix moqueuse, un jeune homme politique récemment tombé de la
tribune sans se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans style étaient
auprès de jeunes auteurs sans idées, des prosateurs pleins de poésie
près de poètes prosaïques. Voyant ces êtres incomplets, un pauvre
saint-simonien, assez naïf pour croire à sa doctrine, les accouplait
avec charité, voulant sans doute les transformer en religieux de son
ordre. Enfin il s’y trouvait deux ou trois de ces savants destinés à
mettre de l’azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes
prêts à y jeter de ces lueurs éphémères, qui, semblables aux étincelles
du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière. Quelques hommes à
paradoxes, riant sous cape des gens qui épousent leurs admirations
ou leurs mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de
cette politique à double tranchant, avec laquelle ils conspirent
contre tous les systèmes, sans prendre parti pour aucun. Le _jugeur_,
qui ne s’étonne de rien, qui se mouche au milieu d’une cavatine aux
Bouffons, y crie _brava_ avant tout le monde, et contredit ceux qui
préviennent son avis, était là, cherchant à s’attribuer les mots des
gens d’esprit. Parmi ces convives, cinq avaient de l’avenir, une
dizaine devait obtenir quelque gloire viagère; quant aux autres, ils
pouvaient comme toutes les médiocrités se dire le fameux mensonge de
Louis XVIII: _Union et oubli_. L’amphitryon avait la gaieté soucieuse
d’un homme qui dépense deux mille écus; de temps en temps ses yeux se
dirigeaient avec impatience vers la porte du salon, en appelant celui
des convives qui se faisait attendre. Bientôt apparut un gros petit
homme qui fut accueilli par une flatteuse rumeur, c’était le notaire
qui, le matin même, avait achevé de créer le journal. Un valet de
chambre vêtu de noir vint ouvrir les portes d’une vaste salle à manger,
où chacun alla sans cérémonie reconnaître sa place autour d’une table
immense. Avant de quitter les salons, Raphaël y jeta un dernier coup
d’œil. Son souhait était certes bien complétement réalisé: la soie et
l’or tapissaient les appartements, de riches candélabres supportant
d’innombrables bougies faisaient briller les plus légers détails des
frises dorées, les délicates ciselures du bronze et les somptueuses
couleurs de l’ameublement; les fleurs rares de quelques jardinières
artistement construites avec des bambous, répandaient de doux parfums;
les draperies respiraient une élégance sans prétention; il y avait en
tout je ne sais quelle grâce poétique dont le prestige devait agir sur
l’imagination d’un homme sans argent.

--Cent mille livres de rente sont un bien joli commentaire du
catéchisme, et nous aident merveilleusement à mettre la _morale en
actions_! dit-il en soupirant. Oh! oui, ma vertu ne va guère à pied.
Pour moi, le vice c’est une mansarde, un habit râpé, un chapeau gris en
hiver, et des dettes chez le portier. Ah! je veux vivre au sein de ce
luxe un an, six mois, n’importe! Et puis après mourir. J’aurai du moins
épuisé, connu, dévoré mille existences.

--Oh! lui dit Émile qui l’écoutait, tu prends le coupé d’un agent de
change pour le bonheur. Vas, tu serais bientôt ennuyé de la fortune en
t’apercevant qu’elle te ravirait la chance d’être un homme supérieur.
Entre les pauvretés de la richesse et les richesses de la pauvreté,
l’artiste a-t-il jamais balancé? Ne nous faut-il pas toujours des
luttes, à nous autres? Aussi, prépare ton estomac, vois, dit-il en lui
montrant, par un geste héroïque, le majestueux, le trois fois saint,
l’évangélique et rassurant aspect que présentait la salle à manger du
benoît capitaliste. Cet homme-là, reprit-il, ne s’est vraiment donné
la peine d’amasser son argent que pour nous. N’est-ce pas une espèce
d’éponge oubliée par les naturalistes dans l’ordre des Polypiers, et
qu’il s’agit de presser avec délicatesse, avant de la laisser sucer par
des héritiers? Ne trouves-tu pas du style aux bas-reliefs qui décorent
les murs? Et les lustres, et les tableaux, quel luxe bien entendu!
S’il faut croire les envieux et ceux qui tiennent à voir les ressorts
de la vie, cet homme aurait tué, pendant la révolution, un Allemand
et quelques autres personnes qui seraient, dit-on, son meilleur ami
et la mère de cet ami. Peux-tu donner place à des crimes sous les
cheveux grisonnants de ce vénérable Taillefer? Il a l’air d’un bien
bon homme. Vois donc comme l’argenterie étincelle, et chacun de ses
rayons brillants serait pour lui un coup de poignard! Allons donc!
autant vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait raison, voici
trente hommes de cœur et de talent qui s’apprêteraient à manger les
entrailles, à boire le sang d’une famille. Et nous deux, jeunes gens
pleins de candeur, d’enthousiasme, nous serions complices du forfait!
J’ai envie de demander à notre capitaliste s’il est honnête homme.

--Non pas maintenant! s’écria Raphaël, mais quand il sera ivre-mort:
nous aurons dîné.

Les deux amis s’assirent en riant. D’abord et par un regard plus rapide
que la parole, chaque convive paya son tribut d’admiration au somptueux
coup d’œil qu’offrait une longue table, blanche comme une couche de
neige fraîchement tombée, et sur laquelle s’élevaient symétriquement
les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux répétaient
les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies
traçaient des feux croisés à l’infini, les mets placés sous des dômes
d’argent aiguisaient l’appétit et la curiosité. Les paroles furent
assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula.
Puis le premier service apparut dans toute sa gloire; il aurait fait
honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins
de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, furent servis avec une
profusion royale. Cette première partie du festin était comparable, en
tout point, à l’exposition d’une tragédie classique. Le second acte
devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement
en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au moment où
l’on emporta les restes de ce magnifique service, de tempêtueuses
discussions s’étaient établies; quelques fronts pâles rougissaient,
plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient,
les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le discours
ne sortait pas encore des bornes de la civilité; mais les railleries,
les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches; puis
la calomnie élevait tout doucement sa petite tête de serpent et
parlait d’une voix flûtée; çà et là, quelques sournois écoutaient
attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva
donc les esprits tout à fait échauffés. Chacun mangea en parlant, parla
en mangeant, but sans prendre garde à l’affluence des liquides, tant
ils étaient lampants et parfumés, tant l’exemple était contagieux.
Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles
vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînés
comme les chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes
fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne impatiemment
attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors galoper leur esprit
dans le vide de ces raisonnements que personne n’écoute, se mirent
à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent
cent fois ces interpellations qui restent sans réponse. L’orgie seule
déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs confuses
qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent les
toasts insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à
se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle
des tonneaux, des foudres, des cuves. Il semblait que chacun eût
deux voix. Il vint un moment où les maîtres parlèrent tous à la
fois, et où les valets sourirent. Mais cette mêlée de paroles où les
paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées,
se heurtèrent à travers les cris, les jugements interlocutoires, les
arrêts souverains et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se
croisent les boulets, les balles et la mitraille, eût sans doute
intéressé quelque philosophe par la singularité des pensées, ou surpris
un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la fois un
livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si
différentes d’une latitude à l’autre, les gouvernements, enfin tous les
grands actes de l’intelligence humaine tombèrent sous une faux aussi
longue que celle du Temps; peut-être eussiez-vous pu difficilement
décider si elle était maniée par la Sagesse ivre, ou par l’Ivresse
devenue sage et clairvoyante. Emportés par une espèce de tempête, ces
esprits semblaient, comme la mer irritée contre ses falaises, vouloir
ébranler toutes les lois entre lesquelles flottent les civilisations,
satisfaisant ainsi sans le savoir à la volonté de Dieu, qui laisse dans
la nature le bien et le mal en gardant pour lui seul le secret de leur
lutte perpétuelle. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque
sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries
dites par ces enfants de la Révolution à la naissance d’un journal, et
les propos tenus par de joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se
trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième.
Celui-ci apprêtait une destruction en riant, le nôtre riait au milieu
des ruines.

--Comment appelez-vous le jeune homme que je vois là-bas? dit le
notaire en montrant Raphaël. J’ai cru l’entendre nommer Valentin.

--Que chantez-vous avec votre Valentin tout court? s’écria Émile en
riant. Raphaël de Valentin, s’il vous plaît! Nous _portons un aigle
d’or en champ de sable couronné d’argent becqué et ongle de gueules_,
avec une belle devise: NON CECIDIT ANIMUS! Nous ne sommes pas un
enfant trouvé, mais le descendant de l’empereur _Valens_, souche des
_Valentinois_, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France,
héritier légitime de l’empire d’Orient. Si nous laissons trôner Mahmoud
à Constantinople, c’est par pure bonne volonté, et faute d’argent et de
soldats.

Émile décrivit en l’air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de
la tête de Raphaël. Le notaire se recueillit pendant un moment et se
remit bientôt à boire en laissant échapper un geste authentique, par
lequel il semblait avouer qu’il lui était impossible de rattacher à sa
clientèle les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud, l’empereur
Valens et la famille des Valentinois.

--La destruction de ces fourmilières nommées Babylone, Tyr, Carthage,
ou Venise, toujours écrasées sous les pieds d’un géant qui passe, ne
serait-elle pas un avertissement donné à l’homme par une puissance
moqueuse? dit un journaliste, Claude Vignon, espèce d’esclave acheté
pour faire du Bossuet à dix sous la ligne.

--Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napoléon sont
peut-être un même homme qui reparaît à travers les civilisations comme
une comète dans le ciel! répondit un ballanchiste.

--Pourquoi sonder la Providence? dit Canalis, un fabricant de ballades.

--Allons, voilà la Providence, s’écria le jugeur en l’interrompant. Je
ne connais rien au monde de plus élastique.

--Mais, monsieur, Louis XIV a fait périr plus d’hommes pour creuser les
aqueducs de Maintenon que la Convention pour asseoir justement l’impôt,
pour mettre de l’unité dans la loi, nationaliser la France et faire
également partager les héritages, disait Massol, un jeune homme devenu
républicain faute d’une syllabe devant son nom.

--Monsieur, lui répondit Moreau de l’Oise, bon propriétaire, vous qui
prenez le sang pour du vin, cette fois-ci laisserez-vous à chacun sa
tête sur ses épaules?

--A quoi bon, monsieur? les principes de l’ordre social ne valent-ils
donc pas quelques sacrifices?

--Bixiou! Hé! Chose-le-républicain prétend que la tête de ce
propriétaire serait un sacrifice, dit un jeune homme à son voisin.

--Les hommes et les événements ne sont rien, disait le républicain en
continuant sa théorie à travers les hoquets, il n’y a en politique et
en philosophie que des principes et des idées.

--Quelle horreur! Vous n’auriez nul chagrin de tuer vos amis pour un
_si_...

--Hé! monsieur, l’homme qui a des remords est le vrai scélérat, car il
a quelque idée de la vertu; tandis que Pierre-le-Grand, le duc d’Albe,
étaient des systèmes, et le corsaire Monbard, une organisation.

--Mais la société ne peut-elle pas se priver de vos systèmes et de vos
organisations?

--Oh! d’accord, s’écria le républicain.

--Eh! votre stupide république me donne des nausées! nous ne saurions
découper tranquillement un chapon sans y trouver la loi agraire.

--Tes principes sont excellents, mon petit Brutus farci de truffes!
Mais tu ressembles à mon valet de chambre, le drôle est si cruellement
possédé par la manie de la propreté, que si je lui laissais brosser mes
habits à sa fantaisie, j’irais tout nu.

--Vous êtes des brutes! vous voulez nettoyer une nation avec des
cure-dents, répliqua l’homme à la république. Selon vous la justice
serait plus dangereuse que les voleurs.

--Hé! hé! fit l’avoué Desroches.

--Sont-ils ennuyeux avec leur politique! dit Cardot le notaire. Fermez
la porte. Il n’y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte
de sang. Si nous voulions faire la liquidation de la vérité, nous la
trouverions peut-être en faillite.

--Ah! il en aurait sans doute moins coûté de nous amuser dans le
mal que de nous disputer dans le bien. Aussi, donnerais-je tous les
discours prononcés à la tribune depuis quarante ans pour une truite,
pour un conte de Perrault ou une croquade de Charlet.

--Vous avez bien raison! Passez-moi des asperges. Car, après tout, la
liberté enfante l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme, et le
despotisme ramène à la liberté. Des millions d’êtres ont péri sans
avoir pu faire triompher aucun de ces systèmes. N’est-ce pas le cercle
vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral? Quand l’homme
croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses.

--Oh! oh! s’écria Cursy le vaudevilliste, alors, messieurs, je porte un
toast à Charles X, père de la liberté!

--Pourquoi pas? dit Émile. Quand le despotisme est dans les lois, la
liberté se trouve dans les mœurs, et _vice versa_.

--Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir
sur les imbéciles! dit le banquier.

--Hé! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-il laissé de la gloire!
criait un officier de marine qui n’était jamais sorti de Brest.

--Ah! la gloire, triste denrée. Elle se paye cher et ne se garde pas.
Ne serait-elle point l’égoïsme des grands hommes, comme le bonheur est
celui des sots?

--Monsieur, vous êtes bien heureux.

--Le premier qui inventa les fossés était sans doute un homme faible,
car la société ne profite qu’aux gens chétifs. Placés aux deux
extrémités du monde moral, le sauvage et le penseur ont également
horreur de la propriété.

--Joli! s’écria Cardot. S’il n’y avait pas de propriétés, comment
pourrions-nous faire des actes?

--Voilà des petits pois délicieusement fantastiques!

--Et le curé fut trouvé mort dans son lit, le lendemain...

--Qui parle de mort? Ne badinez pas? J’ai un oncle.

--Vous vous résigneriez sans doute à le perdre.

--Ce n’est pas une question.

--Écoutez-moi, messieurs! MANIÈRE DE TUER SON ONCLE. Chut! (Écoutez!
Écoutez!) Ayez d’abord un oncle gros et gras, septuagénaire au moins,
ce sont les meilleurs oncles. (Sensation.) Faites-lui manger, sous un
prétexte quelconque, un pâté de foie gras...

--Hé! mon oncle est un grand homme sec, avare et sobre.

--Ah! ces oncles-là sont des monstres qui abusent de la vie.

--Et, dit l’homme aux oncles en continuant, annoncez-lui, pendant sa
digestion, la faillite de son banquier.

--S’il résiste?

--Lâchez-lui une jolie fille!

--S’il est... dit-il en faisant un geste négatif.

--Alors, ce n’est pas un oncle, l’oncle est essentiellement égrillard.

--La voix de la Malibran a perdu deux notes.

--Non, monsieur.

--Si, monsieur.

--Oh! oh! Oui et non, n’est-ce pas l’histoire de toutes les
dissertations religieuses, politiques et littéraires? L’homme est un
bouffon qui danse sur des précipices!

--A vous entendre, je suis un sot.

--Au contraire, c’est parce que vous ne m’entendez pas.

--L’instruction, belle niaiserie! Monsieur Heineffettermach porte le
nombre des volumes imprimés à plus d’un milliard, et la vie d’un homme
ne permet pas d’en lire cent cinquante mille. Alors expliquez-moi ce
qui signifie le mot _instruction_? pour les uns, elle consiste à savoir
les noms du cheval d’Alexandre, du dogue Bérécillo, du seigneur des
Accords, et d’ignorer celui de l’homme auquel nous devons le flottage
des bois ou la porcelaine. Pour les autres, être instruit, c’est savoir
brûler un testament et vivre en honnêtes gens, aimés, considérés, au
lieu de voler une montre en récidive, avec les cinq circonstances
aggravantes, et d’aller mourir en place de Grève, haïs et déshonorés.

--Lamartine restera-t-il?

--Ah! Scribe, monsieur, a bien de l’esprit.

--Et Victor Hugo?

--C’est un grand homme, n’en parlons plus.

--Vous êtes ivres!

--La conséquence immédiate d’une constitution est l’aplatissement
des intelligences. Arts, sciences, monuments, tout est dévoré par
un effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpre actuelle. Vos trois
cents bourgeois, assis sur des banquettes, ne penseront qu’à planter
des peupliers. Le despotisme fait illégalement de grandes choses,
la liberté ne se donne même pas la peine d’en faire légalement de
très-petites.

--Votre enseignement mutuel fabrique des pièces de cent sous en chair
humaine, dit un absolutiste en interrompant. Les individualités
disparaissent chez un peuple nivelé par l’instruction.

--Cependant le but de la société n’est-il pas de procurer à chacun le
bien-être? demanda le saint-simonien.

--Si vous aviez cinquante mille livres de rente, vous ne penseriez
guère au peuple. Êtes-vous épris de belle passion pour l’humanité;
allez à Madagascar: vous y trouverez un joli petit peuple tout neuf à
saint-simoniser, à classer, à mettre en bocal; mais ici, chacun entre
tout naturellement dans son alvéole, comme une cheville dans son trou.
Les portiers sont portiers, et les niais sont des bêtes sans avoir
besoin d’être promus par un collége des Pères. Ah! ah!

--Vous êtes un carliste!

--Pourquoi pas? J’aime le despotisme, il annonce un certain mépris pour
la race humaine. Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusants! Trôner
dans une chambre, à trente millions de lieues du soleil, n’est-ce donc
rien?

--Mais résumons cette large vue de la civilisation, disait le savant
qui pour l’instruction du sculpteur inattentif avait entrepris une
discussion sur le commencement des sociétés et sur les peuples
autochtones. A l’origine des nations la force fut en quelque sorte
matérielle, une, grossière; puis avec l’accroissement des agrégations,
les gouvernements ont procédé par des décompositions plus ou moins
habiles du pouvoir primitif. Ainsi, dans la haute antiquité, la force
était dans la théocratie; le prêtre tenait le glaive et l’encensoir.
Plus tard, il y eut deux sacerdoces: le pontife et le roi. Aujourd’hui,
notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la
puissance suivant le nombre des combinaisons, et nous sommes arrivés
aux forces nommées industrie, pensée, argent, parole. Le pouvoir
n’ayant plus alors d’unité marche sans cesse vers une dissolution
sociale qui n’a plus d’autre barrière que l’intérêt. Aussi ne nous
appuyons-nous ni sur la religion, ni sur la force matérielle, mais sur
l’intelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle
l’action? Voilà le problème.

--L’intelligence a tout tué, s’écria le carliste. Allez, la liberté
absolue mène les nations au suicide, elles s’ennuient dans le triomphe,
comme un Anglais millionnaire.

--Que nous direz-vous de neuf? Aujourd’hui vous avez ridiculisé tous
les pouvoirs, et c’est même chose vulgaire que de nier Dieu! Vous
n’avez plus de croyance. Aussi le siècle est-il comme un vieux sultan
perdu de débauche! Enfin, votre lord Byron, en dernier désespoir de
poésie, a chanté les passions du crime.

--Savez-vous, lui répondit Bianchon complétement ivre, qu’une dose de
phosphore de plus ou de moins fait l’homme de génie ou le scélérat,
l’homme d’esprit ou l’idiot, l’homme vertueux ou le criminel?

--Peut-on traiter ainsi la vertu! s’écria de Cursy. La vertu, sujet de
toutes les pièces de théâtre, dénoûment de tous les drames, base de
tous les tribunaux.

--Hé! tais-toi donc, animal. Ta vertu, c’est Achille sans talon! dit
Bixiou.

--A boire!

--Veux-tu parier que je bois une bouteille de vin de Champagne d’un
seul trait?

--Quel trait d’esprit! s’écria Bixiou.

--Ils sont gris comme des charretiers, dit un jeune homme qui donnait
sérieusement à boire à son gilet.

--Oui, monsieur, le gouvernement actuel est l’art de faire régner
l’opinion publique.

--L’opinion? mais c’est la plus vicieuse de toutes les prostituées!
A vous entendre, hommes de morale et de politique, il faudrait sans
cesse préférer vos lois à la nature, l’opinion à la conscience. Allez,
tout est vrai, tout est faux! Si la société nous a donné le duvet des
oreillers, elle a certes compensé le bienfait par la goutte, comme elle
a mis la procédure pour tempérer la justice, et les rhumes à la suite
des châles de Cachemire.

--Monstre! dit Émile en interrompant le misanthrope, comment peux-tu
médire de la civilisation en présence de vins, de mets aussi délicieux,
et à table jusqu’au menton? Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes
dorées, mais ne mords pas ta mère.

--Est-ce ma faute, à moi, si le catholicisme arrive à mettre un million
de dieux dans un sac de farine, si la république aboutit toujours à
quelque Robespierre, si la royauté se trouve entre l’assassinat de
Henri IV et le jugement de Louis XVI, si le libéralisme devient La
Fayette?

--L’avez-vous embrassé en juillet?

--Non.

--Alors taisez-vous, sceptique.

--Les sceptiques sont les hommes les plus consciencieux.

--Ils n’ont pas de conscience.

--Que dites-vous? ils en ont au moins deux.

--Escompter le ciel! monsieur, voilà une idée vraiment commerciale. Les
religions antiques n’étaient qu’un heureux développement du plaisir
physique; mais nous autres nous avons développé l’âme et l’espérance;
il y a eu progrès.

--Hé! mes bons amis, que pouvez-vous attendre d’un siècle repu de
politique? dit Nathan. Quel a été le sort de Smarra, la plus ravissante
conception...

--Smarra! cria le jugeur d’un bout de la table à l’autre. Ce sont des
phrases tirées au hasard dans un chapeau. Véritable ouvrage écrit pour
Charenton.

--Vous êtes un sot!

--Vous êtes un drôle!

--Oh! oh!

--Ah! ah!

--Ils se battront.

--Non.

--A demain, monsieur.

--A l’instant, répondit Nathan.

--Allons! allons! vous êtes deux braves.

--Vous en êtes un autre! dit le provocateur.

--Ils ne peuvent seulement pas se mettre debout.

--Ah! je ne me tiens pas droit, peut-être! reprit le belliqueux Nathan
en se dressant comme un cerf-volant indécis. Il jeta sur la table un
regard hébété, puis comme exténué par cet effort, il retomba sur sa
chaise, pencha la tête et resta muet.

--Ne serait-il pas plaisant, dit le jugeur à son voisin, de me battre
pour un ouvrage que je n’ai jamais vu ni lu!

--Émile, prends garde à ton habit, ton voisin pâlit, dit Bixiou.

--Kant, monsieur. Encore un ballon lancé pour amuser les niais! le
matérialisme et le spiritualisme sont deux jolies raquettes avec
lesquelles des charlatans en robe font aller le même volant. Que Dieu
soit en tout selon Spinosa, ou que tout vienne de Dieu selon saint
Paul... Imbéciles! ouvrir ou fermer une porte, n’est-il pas le même
mouvement? L’œuf vient-il de la poule ou la poule de l’œuf? (Passez-moi
du canard!) Voilà toute la science.

--Nigaud, lui cria le savant, la question que tu poses est tranchée par
un fait.

--Et lequel?

--Les chaires de professeurs n’ont pas été faites pour la philosophie,
mais bien la philosophie pour les chaires? Mets des lunettes et lis le
budget.

--Voleurs!

--Imbéciles!

--Fripons!

--Dupes!

--Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris un échange aussi vif, aussi
rapide entre les pensées, s’écria Bixiou, le plus spirituel des
artistes, en prenant une voix de basse-taille.

--Allons, Bixiou, fais-nous quelque farce classique! Voyons, une charge!

--Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvième siècle?

--Écoutez!

--Silence!

--Mettez des sourdines à vos muffles!

--Te tairas-tu, chinois!

--Donnez-lui du vin, et qu’il se taise, cet enfant!

--A toi, Bixiou!

L’artiste boutonna son habit noir jusqu’au col, mit ses gants jaunes,
et se grima de manière à singer LE GLOBE; mais le bruit couvrit sa
voix, et il fut impossible de saisir un seul mot de sa moquerie. S’il
ne représenta pas le siècle, au moins représenta-t-il le journal, car
il ne s’entendit pas lui-même.

Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut
couverte d’un vaste surtout en bronze doré, sorti des ateliers le
Thomire. De hautes figures douées par un célèbre artiste des formes
convenues en Europe pour la beauté idéale, soutenaient et portaient
des buissons de fraises, des ananas, des dattes fraîches, des
raisins jaunes, de blondes pêches, des oranges arrivées de Sétubal
par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes
les surprises du luxe, des miracles du petit-four, les délicatesses
les plus friandes, les friandises les plus séductrices. Les couleurs
de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de la
porcelaine, par des lignes étincelantes d’or, par les découpures
des vases. Gracieuse comme les liquides franges de l’Océan, verte
et légère, la mousse couronnait les paysages du Poussin, copiés à
Sèvres. Le budget d’un prince allemand n’aurait pas payé cette richesse
insolente. L’argent, la nacre, l’or, les cristaux furent de nouveau
prodigués sous de nouvelles formes; mais les yeux engourdis et la
verbeuse fièvre de l’ivresse permirent à peine aux convives d’avoir
une intuition vague de cette féerie digne d’un conte oriental. Les
vins de dessert apportèrent leurs parfums et leurs flammes, filtres
puissants, vapeurs enchanteresses, qui engendrent une espèce de
mirage intellectuel et dont les liens puissants enchaînent les pieds,
alourdissent les mains. Les pyramides de fruits furent pillées, les
voix grossirent, le tumulte grandit; il n’y eut plus alors de paroles
distinctes; les verres volèrent en éclats, et des rires atroces
partirent comme des fusées. Cursy saisit un cor et se mit à sonner une
fanfare. Ce fut comme un signal donné par le diable. Cette assemblée
en délire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. Vous eussiez
souri de voir des gens naturellement gais, devenus sombres comme les
dénoûments de Crébillon, ou rêveurs comme des marins en voiture. Les
hommes fins disaient leurs secrets à des curieux qui n’écoutaient
pas. Les mélancoliques souriaient comme des danseuses qui achèvent
leurs pirouettes. Claude Vignon se dandinait à la manière des ours
en cage. Des amis intimes se battaient. Les ressemblances animales
inscrites sur les figures humaines, et si curieusement démontrées par
les physiologistes, reparaissaient vaguement dans les gestes, dans les
habitudes du corps. Il y avait un livre tout fait pour quelque Bichat
qui se serait trouvé là froid et à jeun. Le maître du logis se sentant
ivre, n’osait se lever, mais il approuvait les extravagances de ses
convives par une grimace fixe, en tâchant de conserver un air décent et
hospitalier. Sa large figure, devenue rouge et bleue, presque violacée,
terrible à voir, s’associait au mouvement général par des efforts
semblables au roulis et au tangage d’un brick.

[Illustration: RAPHAËL.]

  Son regard attestait des efforts trahis, mille espérances trompées!

                                                 (LA PEAU DE CHAGRIN.)]

--Les avez-vous assassinés? lui demanda Émile.

--La confiscation et la peine de mort sont abolies depuis la révolution
de juillet, répondit Taillefer en haussant les sourcils d’un air tout à
la fois plein de finesse et de bêtise.

--Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en songe? reprit Raphaël?

--Il y a prescription! dit le meurtrier plein d’or.

--Et sur sa tombe, s’écria Émile d’un ton sardonique, l’entrepreneur
du cimetière gravera: _Passants, accordez une larme à sa mémoire_!
Oh! reprit-il, je donnerais bien cent sous au mathématicien qui me
démontrerait par une équation algébrique l’existence de l’enfer. Il
jeta une pièce en l’air en criant:--Face pour Dieu!

--Ne regardez pas, dit Raphaël en saisissant la pièce, que sait-on? le
hasard est si plaisant.

--Hélas! reprit Émile d’un air tristement bouffon, je ne vois pas où
poser les pieds entre la géométrie de l’incrédule et le _Pater noster_
du pape. Bah! buvons! _Trinc_ est, je crois, l’oracle de la divine
bouteille et sert de conclusion au Pantagruel.

--Nous devons au _Pater noster_, répondit Raphaël, nos arts, nos
monuments, nos sciences peut-être; et, bienfait plus grand encore, nos
gouvernements modernes, dans lesquels une société vaste et féconde
est merveilleusement représentée par cinq cents intelligences, où les
forces opposées les unes aux autres se neutralisent en laissant tout
pouvoir à la CIVILISATION, reine gigantesque qui remplace le roi,
cette ancienne et terrible figure, espèce de faux destin créé par
l’homme entre le ciel et lui. En présence de tant d’œuvres accomplies,
l’athéisme apparaît comme un squelette qui n’engendre pas. Qu’en dis-tu?

--Je songe aux flots de sang répandus par le catholicisme, dit
froidement Émile. Il a pris nos veines et nos cœurs pour faire une
contrefaçon du déluge. Mais n’importe! Tout homme qui pense doit
marcher sous la bannière du Christ. Lui seul a consacré le triomphe de
l’esprit sur la matière, lui seul nous a poétiquement révélé le monde
intermédiaire qui nous sépare de Dieu.

--Tu crois? reprit Raphaël en lui jetant un indéfinissable sourire
d’ivresse. Eh! bien, pour ne pas nous compromettre, portons le fameux
toast: _Diis ignotis_!

Et ils vidèrent leurs calices de science, de gaz carbonique, de
parfums, de poésie et d’incrédulité.

--Si ces messieurs veulent passer dans le salon, le café les y attend,
dit le maître d’hôtel.

En ce moment presque tous les convives se roulaient au sein de ces
limbes délicieuses où les lumières de l’esprit s’éteignent, où le
corps, délivré de son tyran, s’abandonne aux joies délirantes de la
liberté. Les uns, arrivés à l’apogée de l’ivresse, restaient mornes
et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur attestât leur
propre existence; les autres, plongés dans le marasme produit par une
digestion alourdissante, niaient le mouvement. D’intrépides orateurs
disaient encore de vagues paroles dont le sens leur échappait à
eux-mêmes. Quelques refrains retentissaient comme le bruit d’une
mécanique obligée d’accomplir sa vie factice et sans âme. Le silence
et le tumulte s’étaient bizarrement accouplés. Néanmoins, en entendant
la voix sonore du valet qui, à défaut d’un maître, leur annonçait des
joies nouvelles, ils se levèrent, entraînés, soutenus ou portés les uns
par les autres. La troupe entière resta pendant un moment, immobile
et charmée, sur le seuil de la porte. Les jouissances excessives du
festin pâlirent devant le chatouillant spectacle que l’amphitryon
offrait au plus voluptueux de leurs sens. Sous les étincelantes bougies
d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un groupe
de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux
s’allumèrent comme autant de diamants. Riches étaient les parures,
mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant
lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les
yeux passionnés de ces filles, prestigieuses comme des fées, avaient
encore plus de vivacité que les torrents de lumière qui faisaient
resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres,
les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies. Le cœur
brûlait à voir les contrastes de leurs coiffures agitées et de leurs
attitudes, toutes diverses d’attraits et de caractère. C’était une
haie de fleurs mêlées de rubis, de saphirs et de corail; une ceinture
de colliers noirs sur des cous de neige, des écharpes légères flottant
comme les flammes d’un phare, des turbans orgueilleux, des tuniques
modestement provoquantes. Ce sérail offrait des séductions pour tous
les yeux, des voluptés pour tous les caprices. Posée à ravir, une
danseuse semblait être sans voile sous les plis onduleux du cachemire.
Là une gaze diaphane, ici la soie chatoyante, cachaient ou révèlaient
des perfections mystérieuses. De petits pieds étroits parlaient
d’amour, des bouches fraîches et rouges se taisaient. De frêles et
décentes jeunes filles, vierges factices dont les jolies chevelures
respiraient une religieuse innocence, se présentaient aux regards
comme des apparitions qu’un souffle pouvait dissiper. Puis des beautés
aristocratiques, au regard fier, mais indolentes, mais fluettes,
maigres, gracieuses, penchaient la tête comme si elles avaient encore
de royales protections à faire acheter. Une Anglaise, blanche et chaste
figure aérienne, descendue des nuages d’Ossian, ressemblait à un ange
de mélancolie, à un remords fuyant le crime. La Parisienne dont toute
la beauté gît dans une grâce indescriptible, vaine de sa toilette et
de son esprit, armée de sa toute-puissante faiblesse, souple et dure,
sirène sans cœur et sans passion, mais qui sait artificieusement
créer les trésors de la passion et contrefaire les accents du cœur,
ne manquait pas à cette périlleuse assemblée, où brillaient encore
des Italiennes tranquilles en apparence et consciencieuses dans leur
félicité; de riches Normandes aux formes magnifiques, des femmes
méridionales aux cheveux noirs, aux yeux bien fendus. Vous eussiez
dit les beautés de Versailles convoquées par Lebel, ayant dès le
matin dressé tous leurs piéges, arrivant comme une troupe d’esclaves
orientales réveillées par la voix du marchand pour partir à l’aurore.
Elles restaient interdites, honteuses, et s’empressaient autour de la
table comme des abeilles qui bourdonnent dans l’intérieur d’une ruche.
Cet embarras craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, accusait
et séduisait. Était-ce pudeur involontaire? peut-être un sentiment
que la femme ne dépouille jamais complétement leur ordonnait-il de
s’envelopper dans le manteau de la vertu pour donner plus de charme
et de piquant aux prodigalités du vice. Aussi la conspiration ourdie
par le vieux Taillefer semblait-elle devoir échouer. Ces hommes sans
frein furent subjugués tout d’abord par la puissance majestueuse dont
la femme est investie. Un murmure d’admiration résonna comme la plus
douce musique. L’amour n’avait pas voyagé de compagnie avec l’ivresse;
au lieu d’un ouragan de passions, les convives, surpris dans un moment
de faiblesse, s’abandonnèrent aux délices d’une voluptueuse extase. A
la voix de la poésie qui les domine toujours, les artistes étudièrent
avec bonheur les nuances délicates qui distinguaient ces beautés
choisies. Réveillé par une pensée, due peut-être à quelque émanation
d’acide carbonique dégagé du vin de Champagne, un philosophe frissonna
en songeant aux malheurs qui amenaient là ces femmes, lignes peut-être
jadis des plus purs hommages. Chacune d’elles avait sans doute un drame
sanglant à raconter. Presque toutes apportaient d’infernales tortures,
et traînaient après elles des hommes sans foi, des promesses trahies,
des joies rançonnées par la misère. Ses convives s’approchèrent d’elles
avec politesse, et des conversations aussi diverses que les caractères
s’établirent. Des groupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon
de bonne compagnie où les jeunes filles et les femmes vont offrant
aux convives, après le dîner, les secours que le café, les liqueurs
et le sucre prêtent aux gourmands embarrassés dans les travaux d’une
digestion récalcitrante. Mais bientôt quelques rires éclatèrent, le
murmure augmenta, les voix s’élevèrent. L’orgie, domptée pendant un
moment, menaça par intervalles de se réveiller. Ces alternatives de
silence et de bruit eurent une vague ressemblance avec une symphonie de
Beethoven. Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d’abord
arriver près d’eux une grande fille bien proportionnée, superbe en
son maintien, de physionomie assez irrégulière, mais perçante, mais
impétueuse, et qui saisissait l’âme par de vigoureux contrastes. Sa
chevelure noire, lascivement bouclée, semblait avoir déjà subi les
combats de l’amour, et retombait en flocons légers sur ses larges
épaules, qui offraient des perspectives attrayantes à voir; de longs
rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou majestueux sur lequel la
lumière glissait par intervalles en révélant la finesse des plus
jolis contours; sa peau, d’un blanc mat, faisait ressortir les tons
chauds et animés de ses vives couleurs; l’œil, armé de longs cils,
lançait des flammes hardies, étincelles d’amour; la bouche, rouge,
humide, entr’ouverte, appelait le baiser; elle avait une taille forte,
mais amoureusement élastique; son sein, ses bras étaient largement
développés, comme ceux des belles figures du Carrache; néanmoins,
elle paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l’agilité
d’une panthère, comme la mâle élégance de ses formes en promettait
les voluptés dévorantes. Quoique cette fille dût savoir rire et
folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée. Semblable à
ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu’elle
ne plaisait. Toutes les expressions passaient par masses et comme des
éclairs sur sa figure mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés,
mais un jeune homme l’eût redoutée. C’était une statue colossale tombée
du haut de quelque temple grec, sublime à distance, mais grossière à
voir de près. Néanmoins, sa foudroyante beauté devait réveiller les
impuissants, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer de vieux
ossements. Émile la comparait vaguement à une tragédie de Shakspeare,
espèce d’arabesque admirable où la joie hurle, où l’amour a je ne
sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et le feu du bonheur
succèdent aux sanglants tumultes de la colère; monstre qui sait mordre
et caresser, rire comme un démon, pleurer comme les anges, improviser
dans une seule étreinte toutes les séductions de la femme, excepté les
soupirs de la mélancolie et les enchanteresses modesties d’une vierge;
puis en un moment rugir, se déchirer les flancs, briser sa passion,
son amant; enfin, se détruire elle-même comme fait un peuple insurgé.
Vêtue d’une robe en velours rouge, elle foulait d’un pied insouciant
quelques fleurs déjà tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main
dédaigneuse tendait aux deux amis un plateau d’argent. Fière de sa
beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait un bras blanc, qui
se détachait vivement sur le velours. Elle était là comme la reine du
plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe
les trésors amassés par trois générations, qui rit sur des cadavres,
se moque des aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les
jeunes gens en vieillards, et souvent les vieillards en jeunes gens; de
cette joie permise seulement aux géants fatigués du pouvoir, éprouvés
par la pensée, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet.

--Comment te nommes-tu? lui dit Raphaël.

--Aquilina.

--Oh! oh! tu viens de _Venise sauvée_, s’écria Émile.

--Oui, répondit-elle. De même que les papes se donnent de nouveaux noms
en montant au-dessus des hommes, j’en ai pris un autre en m’élevant
au-dessus de toutes les femmes.

--As-tu donc, comme ta patronne, un noble et terrible conspirateur qui
t’aime et sache mourir pour toi? dit vivement Émile, réveillé par cette
apparence de poésie.

--Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été ma rivale. Aussi
metté-je toujours quelques chiffons rouges dans ma parure pour que ma
joie n’aille jamais trop loin.

--Oh! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre jeunes gens de
La Rochelle, elle n’en finira pas. Tais-toi donc, Aquilina! Les femmes
n’ont-elles pas toutes un amant à pleurer; mais toutes n’ont pas,
comme toi, le bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah! j’aimerais
bien mieux savoir le mien couché dans une fosse, à Clamart, que dans le
lit d’une rivale.

Ces phrases furent prononcées d’une voix douce et mélodieuse par la
plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui
fût jamais sortie d’un œuf enchanté. Elle était arrivée à pas muets,
et montrait une figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus
ravissants de modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade
ingénue, qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus
blanche ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le
mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir
d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son
rappel dans les cieux. A Paris seulement se rencontrent ces créatures
au visage candide qui cachent la dépravation la plus profonde, les
vices les plus raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que
la fleur d’une marguerite. Trompés d’abord par les célestes promesses
écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël
acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par
Aquilina, et se mirent à la questionner. Elle acheva de transfigurer
aux yeux des deux poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle
face de la vie humaine, en opposant à l’expression rude et passionnée
de son imposante compagne le portrait de cette corruption froide,
voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre un crime,
assez forte pour en rire; espèce de démon sans cœur, qui punit les
âmes riches et tendres de ressentir les émotions dont il est privé,
qui trouve toujours une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le
convoi de sa victime, et de la joie le soir pour en lire le testament.
Un poète eût admiré la belle Aquilina; le monde entier devait fuir la
touchante Euphrasie: l’une était l’âme du vice, l’autre le vice sans
âme.

--Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette jolie créature, si parfois
tu songes à l’avenir.

--L’avenir? répondit-elle en riant. Qu’appelez-vous l’avenir? Pourquoi
penserais-je à ce qui n’existe pas encore? Je ne regarde jamais ni en
arrière ni en avant de moi. N’est-ce pas déjà trop que de m’occuper
d’une journée à la fois? D’ailleurs, l’avenir, nous le connaissons,
c’est l’hôpital.

--Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne pas éviter d’y aller?
s’écria Raphaël.

[Illustration:

                      EUPHRASIE         AQUILINA

  Un poète eut admiré la belle Aquilina; le monde entier devait fuir
  la touchante Euphrasie.

                                                 (LA PEAU DE CHAGRIN.)]

--Qu’a donc l’hôpital de si effrayant? demanda la terrible Aquilina.
Quand nous ne sommes ni mères ni épouses, quand la vieillesse nous
met des bas noirs aux jambes et des rides au front, flétrit tout ce
qu’il y a de femme en nous et sèche la joie dans les regards de nos
amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin? Vous ne voyez plus alors
en nous, de notre parure, que sa fange primitive, qui marche sur deux
pattes, froide, sèche, décomposée, et va produisant un bruissement de
feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons,
l’ambre qui réjouissait le boudoir prend une odeur de mort et sent
le squelette; puis, s’il se trouve un cœur dans cette boue, vous y
insultez tous, vous ne nous permettez même pas un souvenir. Ainsi, que
nous soyons, à cette époque de la vie, dans un riche hôtel à soigner
des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles, notre existence
n’est-elle pas exactement la même? Cacher nos cheveux blancs sous un
mouchoir à carreaux rouges et bleus ou sous des dentelles, balayer les
rues avec du bouleau ou les marches des Tuileries avec du satin, être
assises à des foyers dorés ou nous chauffer à des cendres dans un pot
de terre rouge, assister au spectacle de la Grève, ou aller à l’Opéra,
y a-t-il donc là tant de différence?

--_Aquilina mia_, jamais tu n’as eu tant de raison au milieu de
tes désespoirs, reprit Euphrasie. Oui, les cachemires, les vélins, les
parfums, l’or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plaît
ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre
nos folies, mais le bonheur nous absout. Vous riez de ce que je dis,
s’écria-t-elle en lançant un sourire venimeux aux deux amis; n’ai-je
pas raison? J’aime mieux mourir de plaisir que de maladie. Je n’ai ni
la manie de la perpétuité ni grand respect pour l’espèce humaine à
voir ce que Dieu en fait! Donnez-moi des millions, je les mangerai;
je ne voudrais pas garder un centime pour l’année prochaine. Vivre
pour plaire et régner, tel est l’arrêt que prononce chaque battement
de mon cœur. La société m’approuve; ne fournit-elle pas sans cesse à
mes dissipations? Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la
rente de ce que je dépense tous les soirs? pourquoi nous bâtissez-vous
des hôpitaux? Comme il ne nous a pas mis entre le bien et le mal pour
choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie, je serais bien sotte de ne
pas m’amuser.

--Et les autres? dit Émile.

--Les autres? Eh! bien, qu’ils s’arrangent! J’aime mieux rire de leurs
souffrances que d’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie un homme de
me causer la moindre peine.

--Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi? demanda Raphaël.

--J’ai été quittée pour un héritage, moi! dit-elle en prenant une pose
qui fit ressortir toutes ses séductions. Et cependant j’avais passé les
nuits et les jours à travailler pour nourrir mon amant. Je ne veux plus
être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse, et je prétends faire
de mon existence une longue partie de plaisir.

--Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vient-il donc pas de l’âme?

--Eh! bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que de se voir admirée,
flattée, de triompher de toutes les femmes, même des plus vertueuses,
en les écrasant par notre beauté, par notre richesse? D’ailleurs nous
vivons plus en un jour qu’une bonne bourgeoise en dix ans, et alors
tout est jugé.

--Une femme sans vertu n’est-elle pas odieuse? dit Émile à Raphaël.

Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un
inimitable accent d’ironie:--La vertu! nous la laissons aux laides et
aux bossues. Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes?

--Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parle point de ce que tu ne
connais pas.

--Ah! je ne la connais pas! reprit Euphrasie. Se donner pendant
toute la vie à un être détesté, savoir élever des enfants qui vous
abandonnent, et leur dire: Merci! quand il vous frappent au cœur; voilà
les vertus que vous ordonnez à la femme. Encore, pour la récompenser
de son abnégation, venez-vous lui imposer des souffrances en cherchant
à la séduire; si elle résiste, vous la compromettez. Jolie vie! Autant
rester libres, aimer ceux qui nous plaisent et mourir jeunes.

--Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour?

--Eh! bien, répondit-elle, au lieu d’entremêler mes plaisirs de
chagrins, ma vie sera coupée en deux parts: une jeunesse certainement
joyeuse, et je ne sais quelle vieillesse incertaine pendant laquelle je
souffrirai tout à mon aise.

--Elle n’a pas aimé, dit Aquilina d’un son de voix prononcé. Elle n’a
jamais fait cent lieues pour aller dévorer avec mille délices un regard
et un refus; elle n’a point attaché sa vie à un cheveu, ni essayé de
poignarder plusieurs hommes pour sauver son souverain, son seigneur,
son dieu. Pour elle, l’amour était un joli colonel.

--Hé! hé! _La Rochelle_, répondit Euphrasie, l’amour est comme le vent,
nous ne savons d’où il vient. D’ailleurs, si tu avais été bien aimée
par une bête, tu prendrais les gens d’esprit en horreur.

--Le Code nous défend d’aimer les bêtes, répliqua la grande Aquilina
d’un accent ironique.

--Je te croyais plus indulgente pour les militaires, s’écria Euphrasie
en riant.

--Sont-elles heureuses de pouvoir abdiquer ainsi leur raison! s’écria
Raphaël.

--Heureuses! dit Aquilina souriant de pitié, de terreur, en jetant aux
deux amis un horrible regard. Ah! vous ignorez ce que c’est que d’être
condamnée au plaisir avec un mort dans le cœur.

Contempler en ce moment les salons, c’était avoir une vue anticipée du
Pandémonium de Milton. Les flammes bleues du punch coloraient d’une
teinte infernale les visages de ceux qui pouvaient boire encore. Des
danses folles, animées par une sauvage énergie, excitaient des rires
et des cris qui éclataient comme les détonations d’un feu d’artifice.
Jonchés de morts et de mourants, le boudoir et un petit salon offraient
l’image d’un champ de bataille. L’atmosphère était chaude de vin, de
plaisirs et de paroles. L’ivresse, l’amour, le délire, l’oubli du monde
étaient dans les cœurs, sur les visages, écrits sur les tapis, exprimés
par le désordre, et jetaient sur tous les regards de légers voiles
qui faisaient voir dans l’air des vapeurs enivrantes. Il s’était ému,
comme dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil, une
poussière brillante à travers laquelle se jouaient les formes les plus
capricieuses, les luttes les plus grotesques. Çà et là, des groupes
de figures enlacées se confondaient avec les marbres blancs, nobles
chefs-d’œuvre de la sculpture qui ornaient les appartements. Quoique
les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse
dans les idées et dans leurs organes, un dernier frémissement,
simulacre imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître
ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies bizarres, de possible
dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs
yeux lassés. Le ciel étouffant de nos rêves, l’ardente suavité que
contractent les figures dans nos visions, surtout je ne sais quelle
agilité chargée de chaînes, enfin les phénomènes les plus inaccoutumés
du sommeil, les assaillaient si vivement, qu’ils prirent les jeux de
cette débauche pour les caprices d’un cauchemar où le mouvement est
sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille. Et le moment le
valet de chambre de confiance réussit, non sans peine, à attirer son
maître dans l’antichambre, et lui dit à l’oreille:--Monsieur, tous les
voisins sont aux fenêtres et se plaignent du tapage.

--S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille
devant leurs portes? s’écria Taillefer.

Raphaël laissa tout à coup échapper un éclat de rire si brusquement
intempestif, que son ami lui demanda compte d’une joie aussi brutale.

--Tu me comprendrais difficilement, répondit-il. D’abord, il faudrait
t’avouer que vous m’avez arrêté sur le quai Voltaire, au moment où
j’allais me jeter dans la Seine, et tu voudrais sans doute connaître
les motifs de ma mort. Mais quand j’ajouterais que, par un hasard
presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel
venaient alors de se résumer à mes yeux par une traduction symbolique
de la sagesse humaine; tandis qu’en ce moment les débris de tous les
trésors intellectuels dont nous avons fait à table un si cruel pillage
aboutissent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie,
et que notre profonde insouciance des hommes et des choses a servi de
transition aux tableaux fortement colorés de deux systèmes d’existence
si diamétralement opposés, en seras-tu plus instruit? Si tu n’étais pas
ivre, tu y verrais peut-être un traité de philosophie.

--Si tu n’avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina dont
les ronflements ont je ne sais quelle analogie avec le rugissement d’un
orage près d’éclater, reprit Émile, qui lui-même s’amusait à rouler
et à dérouler les cheveux d’Euphrasie, sans trop avoir la conscience
de cette innocente occupation, tu rougirais de ton ivresse et de ton
bavardage. Tes deux systèmes peuvent entrer dans une seule phrase et se
réduisent à une pensée. La vie simple et mécanique conduit à quelque
sagesse insensée en étouffant notre intelligence par le travail; tandis
que la vie passée dans le vide des abstractions ou dans les abîmes
du monde moral mène à quelque folle sagesse. En un mot, tuer les
sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre
des passions, voilà notre arrêt. Encore, cette sentence lutte-t-elle
avec les tempéraments que nous a donnés le rude goguenard à qui nous
devons le patron de toutes les créatures.

--Imbécile! s’écria Raphaël en l’interrompant. Continue à t’abréger
ainsi, tu feras des volumes! Si j’avais eu la prétention de formuler
proprement ces deux idées, je t’aurais dit que l’homme se corrompt par
l’exercice de la raison et se purifie par l’ignorance. C’est faire le
procès aux sociétés! Mais que nous vivions avec les sages ou que nous
périssions avec les fous, le résultat n’est-il pas tôt ou tard le même!
Aussi, le grand abstracteur de quintessence a-t-il jadis exprimé ces
deux systèmes en deux mots: CARYMARY, CARYMARA.

--Tu me fais douter de la puissance de Dieu, car tu es plus bête qu’il
n’est puissant, répliqua Émile. Notre cher Rabelais a résolu cette
philosophie par un mot plus bref que _Carymary_, _Carymara_; c’est
_peut-être_, d’où Montaigne a pris son _Que sais-je_? Encore ces
derniers mots de la science morale ne sont-ils guère que l’exclamation
de Pyrrhon restant entre le bien et le mal, comme l’âne de Buridan
entre deux mesures d’avoine. Mais laissons là cette éternelle
discussion qui aboutit aujourd’hui à _oui et non_. Quelle expérience
voulais-tu donc faire en te jetant dans la Seine? étais-tu jaloux de la
machine hydraulique du pont Notre-Dame?

--Ah! si tu connaissais ma vie.

--Ah! s’écria Émile, je ne te croyais pas si vulgaire; la phrase est
usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la prétention de souffrir
beaucoup plus que les autres?

--Ah! s’écria Raphaël.

--Mais tu es bouffon avec ton _ah_! Voyons; une maladie d’âme on de
corps t’oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une contraction
de tes muscles, les chevaux qui le soir doivent t’écarteler, comme
jadis le fit Damiens? As-tu mangé ton chien tout cru, sans sel, dans
ta mansarde? Tes enfants t’ont-ils jamais dit: J’ai faim? As-tu vendu
les cheveux de ta maîtresse pour aller au jeu? As-tu été payer à un
faux domicile une fausse lettre de change, tirée sur un faux oncle,
avec la crainte d’arriver trop tard? Voyons, j’écoute. Si tu te
jetais à l’eau pour une femme, pour un protêt, ou par ennui, je te
renie. Confesse-toi, ne mens pas; je ne te demande point de mémoires
historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te le permettra;
je suis exigeant comme un lecteur, et prêt à dormir comme une femme qui
lit ses vêpres.

--Pauvre sot! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs ne sont-elles
plus en raison de la sensibilité? Lorsque nous arriverons au degré de
science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des cœurs,
de les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles,
en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en... que
sais-je? alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de
tendres, de délicats, comme des fleurs, et qui doivent se briser comme
elles par de légers froissements auxquels certains cœurs minéraux ne
sont même pas sensibles.

--Oh! de grâce, épargne-moi ta préface, dit Émile d’un air moitié riant
moitié piteux, en prenant la main de Raphaël.


LA FEMME SANS CŒUR.

Après être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant
échapper un geste d’insouciance:--Je ne sais en vérité s’il ne faut
pas attribuer aux fumées du vin et du punch l’espèce de lucidité
qui me permet d’embrasser en cet instant toute ma vie comme un même
tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières,
les demi-teintes sont fidèlement rendues. Ce jeu poétique de mon
imagination ne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné d’une sorte de
dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées. Vue à distance,
ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et lente
douleur qui a duré dix ans peut aujourd’hui se reproduire par quelques
phrases dans lesquelles la douleur ne sera plus qu’une pensée, et le
plaisir une réflexion philosophique. Je juge au lieu de sentir.

--Tu es ennuyeux comme un amendement, s’écria Émile.

--C’est possible, reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas
abuser de tes oreilles, te ferai-je grâce des dix-sept premières années
de ma vie. Jusque-là, j’ai vécu comme toi, comme mille autres, de
cette vie de collége ou de lycée, dont maintenant nous nous rappelons
tous avec tant de délices les malheurs fictifs et les joies réelles, à
laquelle notre gastronomie blasée redemande les légumes du vendredi,
tant que nous ne les avons pas goûtés de nouveau: belle vie dont nous
méprisons les travaux, qui cependant nous ont appris le travail...

--Arrive au drame, dit Émile d’un air moitié comique et moitié plaintif.

--Quand je sortis du collége, reprit Raphaël en réclamant par un geste
le droit de continuer, mon père m’astreignit à une discipline sévère,
il me logea dans une chambre contiguë à son cabinet; je me couchais dès
neuf heures du soir et me levais à cinq heures du matin; il voulait
que je fisse mon droit en conscience, j’allais en même temps à l’École
et chez un avoué; mais les lois du temps et de l’espace étaient si
sévèrement appliquées à mes courses, à mes travaux, et mon père me
demandait en dînant un compte si rigoureux de...

--Qu’est-ce que cela me fait? dit Émile.

--Eh! que le diable t’emporte, répondit Raphaël. Comment pourras-tu
concevoir mes sentiments si je ne te raconte les faits imperceptibles
qui influèrent sur mon âme, la façonnèrent à la crainte et me
laissèrent long-temps dans la naïveté primitive du jeune homme? Ainsi,
jusqu’à vingt et un ans, j’ai été courbé sous un despotisme aussi froid
que celui d’une règle monacale. Pour te révéler les tristesses de ma
vie, il suffira peut-être de te dépeindre mon père: un grand homme sec
et mince, le visage en lame de couteau, le teint pâle, à parole brève,
taquin comme une vieille fille, méticuleux comme un chef de bureau. Sa
paternité planait au-dessus de mes lutines et joyeuses pensées, et les
enfermait comme sous un dôme de plomb. Si je voulais lui manifester
un sentiment doux et tendre, il me recevait en enfant qui va dire une
sottise. Je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguère nos
maîtres d’étude. J’avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore
le voir devant moi: dans sa redingote marron, où il se tenait droit
comme un cierge pascal, il avait l’air d’un hareng saur enveloppé dans
la couverture rougeâtre d’un pamphlet. Cependant j’aimais mon père, au
fond il était juste. Peut-être ne haïssons-nous pas la sévérité quand
elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures, et
qu’elle est adroitement entremêlée de bonté. Si mon père ne me quitta
jamais, si jusqu’à l’âge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs à ma
disposition, dix coquins, dix libertins de francs, trésor immense dont
la possession vainement enviée me faisait rêver d’ineffables délices,
il cherchait du moins à me procurer quelques distractions. Après
m’avoir promis un plaisir pendant des mois entiers, il me conduisait
aux Bouffons, à un concert, à un bal, où j’espérais rencontrer une
maîtresse. Une maîtresse! c’était pour moi l’indépendance. Mais honteux
et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant
personne, j’en revenais le cœur toujours aussi neuf et tout aussi
gonflé de désirs. Puis le lendemain, bridé comme un cheval d’escadron
par mon père, dès le matin je retournais chez un avoué, au Droit, au
Palais. Vouloir m’écarter de la route uniforme qu’il m’avait tracée,
c’eût été m’exposer à sa colère; il m’avait menacé de m’embarquer à
ma première faute, en qualité de mousse, pour les Antilles. Aussi me
prenait-il un horrible frisson quand par hasard j’osais m’aventurer,
pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir. Figure-toi
l’imagination la plus vagabonde, le cœur le plus amoureux, l’âme la
plus tendre, l’esprit le plus poétique, sans cesse en présence de
l’homme le plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid du
monde; enfin marie une jeune fille à un squelette, et tu comprendras
l’existence dont tu m’interdis de te développer les scènes curieuses:
projets de fuite évanouis à l’aspect de mon père, désespoirs calmés
par le sommeil, désirs comprimés, sombres mélancolies dissipées par la
musique. J’exhalais mon malheur en mélodies. Beethoven ou Mozart furent
souvent mes discrets confidents. Aujourd’hui je souris en me souvenant
de tous les préjugés qui troublaient ma conscience à cette époque
d’innocence et de vertu: si j’avais mis le pied chez un restaurateur,
je me serais cru ruiné; mon imagination me faisait considérer un
café comme un lieu de débauche, où les hommes se perdaient d’honneur
et engageaient leur fortune; quant à risquer de l’argent au jeu, il
aurait fallu en avoir. Oh! quand je devrais t’endormir, je veux te
raconter l’une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies
armées de griffes et qui s’enfoncent dans notre cœur comme un fer chaud
sur l’épaule d’un forçat. J’étais au bal chez le duc de Navarreins,
cousin de mon père. Mais pour que tu puisses parfaitement comprendre ma
position, apprends que j’avais un habit râpé, des souliers mal faits,
une cravate de cocher et des gants déjà portés. Je me mis dans un
coin afin de pouvoir tout à mon aise prendre des glaces et contempler
les jolies femmes. Mon père m’aperçut. Par une raison que je n’ai
jamais devinée, tant cet acte de confiance m’abasourdit, il me donna
sa bourse et ses clefs à garder. A dix pas de moi quelques hommes
jouaient. J’entendais frétiller l’or. J’avais vingt ans, je souhaitais
passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C’était
un libertinage d’esprit dont nous ne trouverions l’analogue ni dans
les caprices de courtisane, ni dans les songes des jeunes filles.
Depuis un an je me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle femme
à mes côtés, tranchant du seigneur, dînant chez Véry, allant le soir
au spectacle, décidé à ne revenir que le lendemain chez mon père, mais
armé contre lui d’une aventure plus intriguée que ne l’est le Mariage
de Figaro, et dont il lui aurait été impossible de se dépêtrer. J’avais
estimé toute cette joie cinquante écus. N’étais-je pas encore sous le
charme naïf de _l’école buissonnière_? J’allai donc dans un boudoir où,
seul, les yeux cuisants, les doigts tremblants, je comptai l’argent
de mon père: cent écus! Évoquées par cette somme, les joies de mon
escapade apparurent devant moi, dansant comme les sorcières de Macbeth
autour de leur chaudière, mais alléchantes, frémissantes, délicieuses!
Je devins un coquin déterminé. Sans écouter ni les tintements de mon
oreille, ni les battements précipités de mon cœur, je pris deux pièces
de vingt francs que je vois encore! Leurs millésimes étaient effacés
et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir mis la bourse dans
ma poche, je revins vers une table de jeu en tenant les deux pièces
d’or dans la paume humide de ma main, et je rôdai autour des joueurs
comme un émouchet au-dessus d’un poulailler. En proie à des angoisses
inexprimables, je jetai soudain un regard translucide autour de moi.
Certain de n’être aperçu par aucune personne de connaissance, je pariai
pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j’accumulai plus
de prières et de vœux qu’il ne s’en fait en mer pendant trois tempêtes.
Puis, avec un instinct de scélératesse ou de machiavélisme surprenant
à mon âge, j’allai me planter près d’une porte, regardant à travers
les salons sans y rien voir. Mon âme et mes yeux voltigeaient autour
du fatal tapis vert. De cette soirée date la première observation
physiologique à laquelle j’ai dû cette espèce de pénétration qui m’a
permis de saisir quelques mystères de notre double nature. Je tournais
le dos à la table où se disputait mon futur bonheur, bonheur d’autant
plus profond peut-être qu’il était criminel; entre les deux joueurs
et moi, il se trouvait une haie d’hommes, épaisse de quatre ou cinq
rangées de causeurs; le bourdonnement des voix empêchait de distinguer
le son de l’or qui se mêlait au bruit de l’orchestre; malgré tous ces
obstacles, par un privilége accordé aux passions qui leur donne le
pouvoir d’anéantir l’espace et le temps, j’entendais distinctement
les paroles des deux joueurs, je connaissais leurs points, je savais
celui des deux qui retournait le roi comme si j’eusse vu les cartes;
enfin à dix pas du jeu, je pâlissais de ses caprices. Mon père passa
devant moi tout à coup, je compris alors cette parole de l’écriture:
L’esprit de Dieu passa devant sa face! J’avais gagné. A travers le
tourbillon d’hommes qui gravitait autour des joueurs, j’accourus à la
table en m’y glissant avec la dextérité d’une anguille qui s’échappe
par la maille rompue d’un filet. De douloureuses, mes fibres devinrent
joyeuses. J’étais comme un condamné qui, marchant au supplice, a
rencontré le roi. Par hasard, un homme décoré réclama quarante francs
qui manquaient. Je fus soupçonné par des yeux inquiets, je pâlis et
des gouttes de sueur sillonnèrent mon front. Le crime d’avoir volé mon
père me parut bien vengé. Le bon gros petit homme dit alors d’une voix
certainement angélique: «Tous ces messieurs avaient mis,» et paya les
quarante francs. Je relevai mon front et jetai des regards triomphants
sur les joueurs. Après avoir réintégré dans la bourse de mon père l’or
que j’y avais pris, je laissai mon gain à ce digne et honnête monsieur
qui continua de gagner. Dès que je me vis possesseur de cent soixante
francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manière à ce qu’ils
ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et ne
jouai plus.--Que faisiez-vous au jeu? me dit mon père en entrant dans
le fiacre.--Je regardais, répondis-je en tremblant.--Mais, reprit mon
père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire à ce que vous eussiez
été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis. Aux
yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit
de commettre des sottises. Aussi vous excuserais-je, Raphaël, si vous
vous étiez servi de ma bourse... Je ne répondis rien. Quand nous fûmes
de retour, je rendis à mon père ses clefs et son argent. En rentrant
dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée, compta l’or, se
tourna vers moi d’un air assez gracieux, et me dit en séparant chaque
phrase par une pause plus ou moins longue et significative:--Mon fils,
vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une
pension, ne fût-ce que pour vous apprendre à économiser, à connaître
les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai cent francs par
mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici le
premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile
d’or, comme pour vérifier la somme. J’avoue que je fus prêt à me jeter
à ses pieds, à lui déclarer que j’étais un brigand, un infâme, et...
pis que cela, un menteur! La honte me retint. J’allais l’embrasser,
il me repoussa faiblement.--Maintenant, tu es un homme, _mon enfant_,
me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne
dois pas me remercier. Si j’ai droit à votre reconnaissance, Raphaël,
reprit-il d’un ton doux mais plein de dignité, c’est pour avoir
préservé votre jeunesse des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens,
à Paris. Désormais, nous serons deux amis. Vous deviendrez, dans un an,
docteur en droit. Vous avez, non sans quelques déplaisirs et certaines
privations, acquis les connaissances solides et l’amour du travail
si nécessaires aux hommes appelés à manier les affaires. Apprenez,
Raphaël, à me connaître. Je ne veux faire de vous ni un avocat, ni un
notaire, mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire de notre
pauvre maison. A demain! ajouta-t-il en me renvoyant par un geste
mystérieux. Dès ce jour, mon père m’initia franchement à ses projets.
J’étais fils unique et j’avais perdu ma mère depuis dix ans. Autrefois,
peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, mon
père, chef d’une maison historique à peu près oubliée en Auvergne,
vint à Paris pour y tenter le diable. Doué de cette finesse qui rend
les hommes du midi de la France si supérieurs quand elle se trouve
accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui à prendre
position au cœur même du pouvoir. La révolution renversa bientôt sa
fortune; mais il avait su épouser l’héritière d’une grande maison, et
s’était vu sous l’empire au moment de restituer à notre famille son
ancienne splendeur. La restauration, qui rendit à ma mère des biens
considérables, ruina mon père. Ayant jadis acheté plusieurs terres
données par l’empereur à ses généraux et situées en pays étranger,
il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates,
avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la
possession contestée de ces malheureuses dotations. Mon père me jeta
dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait
notre avenir. Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus
par lui perçus, ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites
de 1814 à 1817; dans ce cas, le bien de ma mère suffisait à peine
pour sauver l’honneur de notre nom. Ainsi, le jour où mon père parut
en quelque sorte m’avoir émancipé, je tombai sous le joug le plus
odieux. Je dus combattre comme sur un champ de bataille, travailler
nuit et jour, aller voir des hommes d’état, tâcher de surprendre leur
religion, tenter de les intéresser à notre affaire, les séduire, eux,
leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible
métier sous des formes élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Je
compris tous les chagrins dont l’empreinte flétrissait la figure de
mon père. Pendant une année environ, je menai donc en apparence la vie
d’un homme du monde, mais cette dissipation et mon empressement à me
lier avec des parents en faveur ou avec des gens qui pouvaient nous
être utiles, cachaient d’immenses travaux. Mes divertissements étaient
encore des plaidoiries, et mes conversations des mémoires. Jusque-là,
j’avais été vertueux par l’impossibilité de me livrer à mes passions
de jeune homme; mais craignant alors de causer la ruine de mon père ou
la mienne par une négligence, je devins mon propre despote, et n’osai
me permettre ni un plaisir ni une dépense. Lorsque nous sommes jeunes,
quand, à force de froissements, les hommes et les choses ne nous ont
point encore enlevé cette délicate fleur de sentiment, cette verdeur
de pensée, cette noble pureté de conscience qui ne nous laisse jamais
transiger avec le mal, nous sentons vivement nos devoirs; notre honneur
parle haut et se fait écouter; nous sommes francs et sans détour:
ainsi étais-je alors. Je voulus justifier la confiance de mon père.
Naguère, je lui aurais dérobé délicieusement une chétive somme; mais
portant avec lui le fardeau de ses affaires, de son nom, de sa maison,
je lui eusse donné secrètement mes biens, mes espérances, comme je
lui sacrifiais mes plaisirs; heureux même de mon sacrifice! Aussi,
quand monsieur de Villèle exhuma, tout exprès pour nous, un décret
impérial sur les déchéances, et nous eut ruinés, signai-je la vente de
mes propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur, située au milieu
de la Loire, et où se trouvait le tombeau de ma mère. Aujourd’hui,
peut-être, les arguments, les détours, les discussions philosophiques,
philanthropiques et politiques ne me manqueraient pas pour me dispenser
de faire ce que mon avoué nommait une _bêtise_. Mais à vingt et un
ans, nous sommes, je le répète, tout générosité, tout chaleur, tout
amour. Les larmes que je vis dans les yeux de mon père furent alors
pour moi la plus belle des fortunes, et le souvenir de ces larmes a
souvent consolé ma misère. Dix mois après avoir payé ses créanciers,
mon père mourut de chagrin. Il m’adorait et m’avait ruiné; cette idée
le tua. En 1826, à l’âge de vingt-deux ans, vers la fin de l’automne,
je suivis tout seul le convoi de mon premier ami, de mon père. Peu
de jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs pensées, derrière
un corbillard, perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les
orphelins recueillis par la charité publique ont au moins pour avenir
le champ de bataille, pour père le gouvernement ou le procureur du
roi, pour refuge un hospice. Moi, je n’avais rien! Trois mois après,
un commissaire-priseur me remit onze cent douze francs, produit net et
liquide de la succession paternelle. Des créanciers m’avaient obligé à
vendre notre mobilier. Accoutumé dès ma jeunesse à donner une grande
valeur aux objets de luxe dont j’étais entouré, je ne pus m’empêcher de
marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu.--«Oh!
me dit le commissaire-priseur, tout cela était bien _rococo_.» Mot
épouvantable qui flétrissait toutes les religions de mon enfance et
me dépouillait de mes premières illusions, les plus chères de toutes.
Ma fortune se résumait par un bordereau de vente, mon avenir gisait
dans un sac de toile qui contenait onze cent douze francs, la société
m’apparaissait en la personne d’un huissier-priseur qui me parlait le
chapeau sur la tête. Un valet de chambre qui me chérissait, et auquel
ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère,
Jonathas me dit en quittant la maison d’où j’étais si souvent sorti
joyeusement en voiture pendant mon enfance:--Soyez bien économe,
monsieur Raphaël! Il pleurait, le bon homme. Tels sont, mon cher Émile,
les événements qui maîtrisèrent ma destinée, modifièrent mon âme, et
me placèrent jeune encore dans la plus fausse de toutes les situations
sociales. Des liens de famille, mais faibles, m’attachaient à quelques
maisons riches dont l’accès m’eût été interdit par ma fierté, si le
mépris et l’indifférence ne m’en eussent déjà fermé les portes. Quoique
parent de personnes très-influentes et prodigues de leur protection
pour des étrangers, je n’avais ni parents ni protecteurs. Sans cesse
arrêtée dans ses expansions, mon âme s’était repliée sur elle-même:
plein de franchise et de naturel, je devais paraître froid, dissimulé;
le despotisme de mon père m’avait ôté toute confiance en moi; j’étais
timide et gauche, je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre
empire, je me déplaisais, je me trouvais laid, j’avais honte de mon
regard. Malgré la voix intérieure qui doit soutenir les hommes de
talent dans leurs luttes, et qui me criait: Courage! marche! malgré
les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude, malgré
l’espoir dont j’étais animé en comparant les ouvrages nouveaux admirés
du public à ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi
comme un enfant. J’étais la proie d’une excessive ambition, je me
croyais destiné à de grandes choses, et me sentais dans le néant.
J’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis; je devais me
frayer une route dans le monde, et j’y restais seul, moins craintif
que honteux. Pendant l’année où je fus jeté par mon père dans le
tourbillon de la haute société, j’y vins avec un cœur neuf, avec une
âme fraîche. Comme tous les grands enfants, j’aspirai secrètement à de
belles amours. Je rencontrai parmi les jeunes gens de mon âge une secte
de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asseyant
sans trembler près des femmes qui me semblaient les plus imposantes,
débitant des impertinences, mâchant le bout de leurs cannes, minaudant,
se prostituant à eux-mêmes les plus jolies personnes, mettant ou
prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les oreillers, ayant l’air
d’être au refus du plaisir, considérant les plus vertueuses, les plus
prudes comme de prise facile et pouvant être conquises à la simple
parole, au moindre geste hardi, par le premier regard insolent! Je
te le déclare, en mon âme et conscience, la conquête du pouvoir ou
d’une grande renommée littéraire me paraissait un triomphe moins
difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang,
jeune, spirituelle et gracieuse. Je trouvai donc les troubles de mon
cœur, mes sentiments, mes cultes en désaccord avec les maximes de la
société. J’avais de la hardiesse, mais dans l’âme seulement, et non
dans les manières. J’ai su plus tard que les femmes ne voulaient pas
être mendiées. J’en ai beaucoup vu que j’adorais de loin, auxquelles je
livrais un cœur à toute épreuve, une âme à déchirer, une énergie qui
ne s’effrayait ni des sacrifices, ni des tortures; elles appartenaient
à des sots dont je n’aurais pas voulu pour portiers. Combien de fois,
muet, immobile, n’ai-je pas admiré la femme de mes rêves, surgissant
dans un bal! Dévouant alors en pensée mon existence à des caresses
éternelles, j’imprimais toutes mes espérances en un regard, et lui
offrais dans mon extase un amour de jeune homme qui courait au-devant
des tromperies. En certains moments, j’aurais donné ma vie pour une
seule nuit. Eh bien! n’ayant jamais trouvé d’oreilles à qui confier
mes propos passionnés, de regards où reposer les miens, de cœur pour
mon cœur, j’ai vécu dans tous les tourments d’une impuissante énergie
qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse ou d’occasions,
soit inexpérience. Peut-être ai-je désespéré de me faire comprendre,
ou tremblé d’être trop compris. Et cependant j’avais un orage tout
prêt à chaque regard poli que l’on pouvait m’adresser. Malgré ma
promptitude à prendre ce regard ou des mots en apparence affectueux
comme de tendres engagements, je n’ai jamais osé ni parler ni me taire
à propos. A force de sentiment ma parole était insignifiante, et mon
silence était stupide. J’avais sans doute trop de naïveté pour une
société factice qui vit aux lumières, et rend toutes ses pensées par
des phrases convenues, ou des mots que dicte la mode. Puis je ne savais
point parler en me taisant, ni me taire en parlant. Enfin, gardant en
moi des feux qui me brûlaient, ayant une âme semblable à celles que les
femmes souhaitent de rencontrer, en proie à cette exaltation dont elles
sont avides, possédant l’énergie dont se vantent les sots, toutes les
femmes m’ont été traîtreusement cruelles. Aussi, admirais-je naïvement
les héros de coterie quand ils célébraient leurs triomphes, sans les
soupçonner de mensonge. J’avais sans doute le tort de désirer un amour
sur parole, de vouloir trouver grande et forte dans un cœur de femme
frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion
large, cet océan qui battait tempêtueusement dans mon cœur. Oh! se
sentir né pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et ne pas
avoir trouvé même une courageuse et noble Marceline ou quelque vieille
marquise! Porter des trésors dans une besace et ne pouvoir rencontrer
personne, pas même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les
lui faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer de désespoir.

--Joliment tragique ce soir! s’écria Émile.

--Eh! laisse-moi condamner ma vie, répondit Raphaël. Si ton amitié
n’a pas la force d’écouter mes élégies, si tu ne peux me faire crédit
d’une demi-heure d’ennui, dors! Mais ne me demande plus compte de mon
suicide qui gronde, qui se dresse, qui m’appelle et que je salue. Pour
juger un homme, au moins faut-il être dans le secret de sa pensée, de
ses malheurs, de ses émotions; ne vouloir connaître de sa vie que les
événements matériels, c’est faire de la chronologie, l’histoire des
sots!

Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées frappa si
vivement Émile que, dès ce moment, il prêta toute son attention à
Raphaël en le regardant d’un air hébété.

--Mais, reprit le narrateur, maintenant la lueur qui colore ces
accidents leur prête un nouvel aspect. L’ordre des choses que je
considérais jadis comme un malheur a peut-être engendré les belles
facultés dont plus tard je me suis enorgueilli. La curiosité
philosophique, les travaux excessifs, l’amour de la lecture qui, depuis
l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, ont constamment
occupé ma vie, ne m’auraient-ils pas doué de la facile puissance avec
laquelle, s’il faut vous en croire, je sais rendre mes idées et marcher
en avant dans le vaste champ des connaissances humaines? L’abandon
auquel j’étais condamné, l’habitude de refouler mes sentiments et de
vivre dans mon cœur ne m’ont-ils pas investi du pouvoir de comparer,
de méditer? En ne se perdant pas au service des irritations mondaines
qui rapetissent la plus belle âme et la réduisent à l’état de guenille,
ma sensibilité ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe
perfectionné d’une volonté plus haute que le vouloir de la passion?
Méconnu par les femmes, je me souviens de les avoir observées avec la
sagacité de l’amour dédaigné. Maintenant, je le vois, la sincérité
de mon caractère a dû leur déplaire! Peut-être veulent-elles un peu
d’hypocrisie? Moi qui suis tour à tour, dans la même heure, homme et
enfant, futile et penseur, sans préjugés et plein de superstitions,
souvent femme comme elles, n’ont-elles pas dû prendre ma naïveté
pour du cynisme, et la pureté même de ma pensée pour du libertinage?
La science leur était ennui, la langueur féminine faiblesse. Cette
excessive mobilité d’imagination, le malheur des poètes, me faisait
sans doute juger comme un être incapable d’amour, sans constance
dans les idées, sans énergie. Idiot quand je me taisais, je les
effarouchais peut-être quand j’essayais de leur plaire. Les femmes
m’ont condamné. J’ai accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt
porté par le monde. Cette peine a produit son fruit. Je voulus me
venger de la société, je voulus posséder l’âme de toutes les femmes en
me soumettant les intelligences, et voir tous les regards fixés sur moi
quand mon nom serait prononcé par un valet à la porte d’un salon. Je
m’instituai grand homme. Dès mon enfance, je m’étais frappé le front
en me disant comme André de Chénier: «Il y a quelque chose là!» Je
croyais sentir en moi une pensée à exprimer, un système à établir, une
science à expliquer. O mon cher Émile! aujourd’hui que j’ai vingt-six
ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu, sans avoir jamais été
l’amant de la femme que j’ai rêvé de posséder, laisse-moi te conter
mes folies! N’avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos désirs pour
des réalités? Ah! je ne voudrais point pour ami d’un jeune homme qui
dans ses rêves ne se serait pas tressé des couronnes, construit quelque
piédestal ou donné de complaisantes maîtresses. Moi, j’ai souvent été
général, empereur; j’ai été Byron, puis rien. Après avoir joué sur le
faîte des choses humaines, je m’apercevais que toutes les montagnes,
toutes les difficultés restaient à gravir. Cet immense amour-propre
qui bouillonnait en moi, cette croyance sublime à une destinée, et qui
devient du génie peut-être, quand un homme ne se laisse pas déchiqueter
l’âme par le contact des affaires aussi facilement qu’un mouton
abandonne sa laine aux épines des halliers où il passe, tout cela me
sauva. Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence
pour la maîtresse que j’espérais avoir un jour. Toutes les femmes se
résumaient par une seule, et cette femme je croyais la rencontrer dans
la première qui s’offrait à mes regards. Mais, voyant une reine dans
chacune d’elles, toutes devaient, comme les reines qui sont obligées
de faire des avances à leurs amants, venir un peu au-devant de moi,
souffreteux, pauvre et timide. Ah! pour celle qui m’eût plaint,
j’avais dans le cœur tant de reconnaissance outre l’amour, que je
l’eusse adorée pendant toute sa vie. Plus tard, mes observations m’ont
appris de cruelles vérités. Ainsi, mon cher Émile, je risquais de
vivre éternellement seul. Les femmes sont habituées, par je ne sais
quelle pente de leur esprit, à ne voir dans un homme de talent que ses
défauts, et dans un sot que ses qualités; elles éprouvent de grandes
sympathies pour les qualités du sot qui sont une flatterie perpétuelle
de leurs propres défauts, tandis que l’homme supérieur ne leur offre
pas assez de jouissances pour compenser ses imperfections. Le talent
est une fièvre intermittente, nulle femme n’est jalouse d’en partager
seulement les malaises; toutes veulent trouver dans leurs amants des
motifs de satisfaire leur vanité; c’est elles encore qu’elles aiment
en nous! Un homme pauvre, fier, artiste, doué du pouvoir de créer,
n’est-il pas armé d’un blessant égoïsme? Il existe autour de lui je ne
sais quel tourbillon de pensées dans lequel il enveloppe tout, même sa
maîtresse, qui doit en suivre le mouvement. Une femme adulée peut-elle
croire à l’amour d’un tel homme? Ira-t-elle le chercher? Cet amant n’a
pas le loisir de s’abandonner autour d’un divan à ces petites singeries
de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant et qui sont le
triomphe des gens faux et insensibles. Le temps manque à ses travaux,
comment en dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer? Prêt à
donner ma vie d’un coup, je ne l’aurais pas avilie en détail. Enfin il
existe, dans le manége d’un agent de change qui fait les commissions
d’une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi de mesquin dont
l’artiste a horreur. L’amour abstrait ne suffit pas à un homme pauvre
et grand, il en veut tous les dévouements. Les petites créatures qui
passent leur vie à essayer des cachemires ou se font les porte-manteaux
de la mode, n’ont pas de dévouement, elles en exigent et voient dans
l’amour le plaisir de commander, non celui d’obéir. La véritable épouse
en cœur, en chair et en os, se laisse traîner là où va celui en qui
réside sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes supérieurs,
il faut des femmes orientales dont l’unique pensée soit l’étude de
leurs besoins: pour eux, le malheur est dans le désaccord de leurs
désirs et des moyens. Moi, qui me croyais homme de génie, j’aimais
précisément ces petites-maîtresses! Nourrissant des idées si contraires
aux idées reçues, ayant la prétention d’escalader le ciel sans échelle,
possédant des trésors qui n’avaient pas cours, armé de connaissances
étendues qui surchargeaient ma mémoire et que je n’avais pas encore
classées, que je ne m’étais point assimilées; me trouvant sans parents,
sans amis, seul au milieu du plus affreux désert, un désert pavé, un
désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus qu’ennemi,
indifférent! la résolution que je pris était naturelle, quoique folle;
elle comportait je ne sais quoi d’impossible qui me donna du courage.
Ce fut comme un parti fait avec moi-même, et dont j’étais le joueur
et l’enjeu. Voici mon plan. Mes onze cents francs devaient suffire à
ma vie pendant trois ans; je m’accordais ce temps pour mettre au jour
un ouvrage qui pût attirer l’attention publique sur moi, me faire une
fortune ou un nom. Je me réjouissais en pensant que j’allais vivre
de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde, plongé dans
le monde des livres et des idées, dans une sphère inaccessible, au
milieu de ce Paris si tumultueux, sphère de travail et de silence, où,
comme les chrysalides, je me bâtissais une tombe pour renaître brillant
et glorieux. J’allais risquer de mourir pour vivre. En réduisant
l’existence à ses vrais besoins, au strict nécessaire, je trouvais que
trois cent soixante-cinq francs par an devaient suffire à ma pauvreté.
En effet, cette maigre somme a satisfait à ma vie, tant que j’ai voulu
subir ma propre discipline claustrale.

--C’est impossible, s’écria Émile.

--J’ai vécu près de trois ans ainsi, répondit Raphaël avec une sorte
de fierté. Comptons! reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait,
trois sous de charcuterie m’empêchaient de mourir de faim et tenaient
mon esprit dans un état de lucidité singulière. J’ai observé, tu le
sais, de merveilleux effets produits par la diète sur l’imagination.
Mon logement me coûtait trois sous par jour, je brûlais pour trois
sous d’huile par nuit, je faisais moi-même ma chambre, je portais des
chemises de flanelle pour ne dépenser que deux sous de blanchissage par
jour. Je me chauffais avec du charbon de terre, dont le prix divisé par
les jours de l’année n’a jamais donné plus de deux sous jour chacun;
j’avais des habits, du linge, des chaussures pour trois années, je
ne voulais m’habiller que pour aller à certains cours publics et aux
bibliothèques. Ces dépenses réunies ne faisaient que dix-huit sous,
il me restait deux sous pour les choses imprévues. Je ne me souviens
pas d’avoir, pendant cette longue période de travail, passé le
Pont-des-Arts, ni d’avoir jamais acheté d’eau; j’allais en chercher le
matin, à la fontaine de la place Saint-Michel, au coin de la rue des
Grès. Oh! je portais ma pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un
bel avenir marche dans sa vie de misère comme un innocent conduit au
supplice, il n’a point honte. Je n’avais pas voulu prévoir la maladie:
comme Aquilina, j’envisageais l’hôpital sans terreur. Je n’ai pas douté
un moment de ma bonne santé. D’ailleurs, le pauvre ne doit se coucher
que pour mourir. Je me coupai les cheveux, jusqu’au moment où un ange
d’amour ou de bonté... Mais je ne veux pas anticiper sur la situation
à laquelle j’arrive. Apprends seulement, mon cher ami, qu’à défaut de
maîtresse, je vécus avec une grande pensée, avec un rêve, un mensonge
auquel nous commençons tous par croire plus ou moins. Aujourd’hui je
ris de moi, de ce _moi_, peut-être saint et sublime, qui n’existe
plus. La société, le monde, nos usages, nos mœurs, vus de près, m’ont
révélé le danger de ma croyance innocente et la superfluité de mes
fervents travaux. Ces approvisionnements sont inutiles à l’ambitieux:
que léger soit le bagage de qui poursuit la fortune. La faute des
hommes supérieurs est de dépenser leurs jeunes années à se rendre
dignes de la faveur. Pendant qu’ils thésaurisent, leur force est la
science pour porter sans effort le poids d’une puissance qui les fuit;
les intrigants, riches de mots et dépourvus d’idées, vont et viennent,
surprennent les sots, et se logent dans la confiance des demi-niais:
les uns étudient, les autres marchent; les uns sont modestes, les
autres hardis; l’homme de génie tait son orgueil, l’intrigant arbore
le sien et doit arriver nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si
fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent effronté, qu’il
y a chez le vrai savant de l’enfantillage à espérer les récompenses
humaines. Je ne cherche certes pas à paraphraser les lieux communs de
la vertu, le cantique des cantiques éternellement chanté par les génies
méconnus; je veux déduire logiquement la raison des fréquents succès
obtenus par les hommes médiocres. Hélas! l’étude est si maternellement
bonne, qu’il y a peut-être crime à lui demander des récompenses autres
que les pures et douces joies dont elle nourrit ses enfants. Je me
souviens d’avoir quelquefois trempé gaiement mon pain dans mon lait,
assis auprès de ma fenêtre en y respirant l’air, en laissant planer mes
yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoises,
en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes. Si d’abord cette
vue me parut monotone, j’y découvris bientôt de singulières beautés:
tantôt le soir des raies lumineuses, parties des volets mal fermés,
nuançaient et animaient les noires profondeurs de ce pays original;
tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets
jaunâtres à travers le brouillard, et accusaient faiblement dans les
rues les ondulations de ces toits pressés, océan de vagues immobiles;
parfois de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne désert.
Parmi les fleurs de quelque jardin aérien, j’entrevoyais le profil
anguleux et crochu d’une vieille femme arrosant des capucines, ou
dans le cadre d’une lucarne pourrie quelque jeune fille faisant sa
toilette, se croyant seule, et dont je ne pouvais apercevoir que le
beau front et les longs cheveux élevés en l’air par un joli bras
blanc. J’admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères,
pauvres herbes bientôt emportées par un orage! J’étudiais les mousses,
leurs couleurs ravivées par la pluie, et qui sous le soleil se
changeaient en un velours sec et brun à reflets capricieux. Enfin les
poétiques et fugitifs effets du jour, les tristesses du brouillard,
les soudains scintillements du soleil, le silence et les magies de la
nuit, les mystères de l’aurore, les fumées de chaque cheminée, tous
les accidents de cette singulière nature m’étaient devenus familiers
et me divertissaient. J’aimais ma prison, elle était volontaire. Ces
savanes de Paris formées par des toits nivelés comme une plaine, mais
qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à mon âme et s’harmoniaient
avec mes pensées. Il est fatiguant de retrouver brusquement le monde
quand nous descendons des hauteurs célestes où nous entraînent les
méditations scientifiques. Aussi ai-je alors parfaitement conçu la
nudité des monastères. Quand je fus bien résolu à suivre mon nouveau
plan de vie, je cherchai mon logis dans les quartiers les plus déserts
de Paris. Un soir, en revenant de l’Estrapade, je passais par la rue
des Cordiers pour retourner chez moi. A l’angle de la rue de Cluny,
je vis une petite fille d’environ quatorze ans, qui jouait au volant
avec une de ses camarades, et dont les rires et les espiègleries
amusaient les voisins. Il faisait beau, la soirée était chaude, le mois
de septembre durait encore. Devant chaque porte, des femmes étaient
assises et devisaient comme dans une ville de province par un jour de
fête. J’observai d’abord la jeune fille, dont la physionomie était
d’une admirable expression, et le corps tout posé pour un peintre.
C’était une scène ravissante. Je cherchai la cause de cette bonhomie
au milieu de Paris, je remarquai que la rue n’aboutissait à rien,
et ne devait pas être très-passante. En me rappelant le séjour de
J.-J. Rousseau dans ce lieu, je trouvai l’hôtel Saint-Quentin, et le
délabrement dans lequel il était me fit espérer d’y rencontrer un gîte
peu coûteux. Je voulus le visiter. En entrant dans une chambre basse,
je vis les classiques flambeaux de cuivre garnis de leurs chandelles,
méthodiquement rangés au-dessus de chaque clef, et fus frappé de la
propreté qui régnait dans cette salle, ordinairement assez mal tenue
dans les autres hôtels. Elle était peignée comme un tableau de genre:
son lit bleu, les ustensiles, les meubles, avaient la coquetterie
d’une nature de convention. La maîtresse de l’hôtel, femme de quarante
ans environ, dont les traits exprimaient des malheurs, dont le regard
était comme terni par des pleurs, se leva, vint à moi; je lui soumis
humblement le tarif de mon loyer. Sans en paraître étonnée, elle
chercha une clef parmi toutes les autres, et me conduisit dans les
mansardes, où elle me montra une chambre qui avait vue sur les toits,
sur les cours des maisons voisines, par les fenêtres desquelles
passaient de longues perches chargées de linge. Rien n’était plus
horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait la
misère et appelait son savant. La toiture s’y abaissait régulièrement
et les tuiles disjointes laissaient voir le ciel. Il y avait place pour
un lit, une table, quelques chaises, et sous l’angle aigu du toit je
pouvais loger mon piano. N’étant pas assez riche pour meubler cette
cage digne des _plombs_ de Venise, la pauvre femme n’avait jamais
pu la louer. Ayant précisément excepté de la vente mobilière que je
venais de faire les objets qui m’étaient en quelque sorte personnels,
je fus bientôt d’accord avec mon hôtesse, et m’installai le lendemain
chez elle. Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois
ans, travaillant nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir, que
l’étude me semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution
de la vie humaine. Le calme et le silence nécessaires au savant ont
je ne sais quoi de doux, d’enivrant comme l’amour. L’exercice de la
pensée, la recherche des idées, les contemplations tranquilles de la
science nous prodiguent d’ineffables délices, indescriptibles comme
tout ce qui participe de l’intelligence, dont les phénomènes sont
invisibles à nos sens extérieurs. Aussi sommes-nous toujours forcés
d’expliquer les mystères de l’esprit par des comparaisons matérielles.
Le plaisir de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des
bois et des fleurs, seul et caressé par une brise tiède, donnerait aux
ignorants une bien faible image du bonheur que j’éprouvais quand mon
âme était baignée dans les lueurs de je ne sais quelle lumière, quand
j’écoutais les voix terribles et confuses de l’inspiration, quand d’une
source inconnue les images ruisselaient dans mon cerveau palpitant.
Voir une idée qui pointe dans le champ des abstractions humaines comme
le lever du soleil au matin et s’élève comme lui, qui, mieux encore,
grandit comme un enfant, arrive à la puberté, se fait lentement virile,
est une joie supérieure aux autres joies terrestres, ou plutôt c’est
un divin plaisir. L’étude prête une sorte de magie à tout ce qui nous
environne. Le bureau chétif sur lequel j’écrivais, et la basane brune
qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de
mon papier de tenture, mes meubles, toutes ces choses s’animèrent, et
devinrent pour moi d’humbles amis, les complices silencieux de mon
avenir. Combien de fois ne leur ai-je pas communiqué mon âme, en
les regardant? Souvent, en laissant voyager mes yeux sur une moulure
déjetée, je rencontrais des développements nouveaux, une preuve
frappante de mon système ou des mots que je croyais heureux pour rendre
des pensées presque intraduisibles. A force de contempler les objets
qui m’entouraient, je trouvais à chacun sa physionomie, son caractère;
souvent ils me parlaient: si, par-dessus les toits, le soleil couchant
jetait à travers mon étroite fenêtre quelque lueur furtive, ils se
coloraient, pâlissaient, brillaient, s’attristaient ou s’égayaient, en
me surprenant toujours par des effets nouveaux. Ces menus accidents
de la vie solitaire, qui échappent aux préoccupations du monde, sont
la consolation des prisonniers. N’étais-je pas captivé par une idée,
emprisonné dans un système; mais soutenu par la perspective d’une vie
glorieuse! A chaque difficulté vaincue, je baisais les mains douces de
la femme aux beaux yeux, élégante et riche, qui devait un jour caresser
mes cheveux en me disant avec attendrissement: Tu as bien souffert,
pauvre ange! J’avais entrepris deux grandes œuvres. Une comédie devait
en peu de jours me donner une renommée, une fortune, et l’entrée de ce
monde, où je voulais reparaître en y exerçant les droits régaliens de
l’homme de génie. Vous avez tous vu dans ce chef-d’œuvre la première
erreur d’un jeune homme qui sort du collége, une véritable niaiserie
d’enfant. Vos plaisanteries ont détruit de fécondes illusions, qui
depuis ne se sont plus réveillées. Toi seul, mon cher Émile, as calmé
la plaie profonde que d’autres firent à mon cœur! Toi seul admiras ma
_Théorie de la volonté_, ce long ouvrage pour lequel j’avais appris
les langues orientales, l’anatomie, la physiologie, auquel j’avais
consacré la plus grande partie de mon temps; œuvre qui, si je ne me
trompe, complétera les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de
Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la science humaine. Là s’arrête
ma belle vie, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver-à-soie
inconnu au monde et dont la seule récompense est peut-être dans le
travail même. Depuis l’âge de raison jusqu’au jour où j’eus terminé
ma théorie, j’ai observé, appris, écrit, lu sans relâche, et ma vie
fut comme un long pensum. Amant efféminé de la paresse orientale,
amoureux de mes rêves, sensuel, j’ai toujours travaillé, me refusant
à goûter les jouissances de la vie parisienne. Gourmand, j’ai été
sobre; aimant et la marche et les voyages maritimes, désirant visiter
plusieurs pays, trouvant encore du plaisir à faire, comme un enfant,
ricocher des cailloux sur l’eau, je suis resté constamment assis, une
plume à la main; bavard, j’allais écouter en silence les professeurs
aux Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum; j’ai dormi sur mon
grabat solitaire comme un religieux de l’ordre de Saint-Benoît, et la
femme était cependant ma seule chimère, une chimère que je caressais
et qui me fuyait toujours! Enfin ma vie a été une cruelle antithèse,
un perpétuel mensonge. Puis jugez donc les hommes! Parfois mes goûts
naturels se réveillaient comme un incendie long-temps couvé. Par une
sorte de mirage ou de calenture, moi, veuf de toutes les femmes que
je désirais, dénué de tout et logé dans une mansarde d’artiste, je me
voyais alors entouré de maîtresses ravissantes! Je courais à travers
les rues de Paris, couché sur les moelleux coussins d’un brillant
équipage! J’étais rongé de vices, plongé dans la débauche, voulant
tout, ayant tout; enfin ivre à jeun, comme saint Antoine dans sa
tentation. Heureusement le sommeil finissait par éteindre ces visions
dévorantes; le lendemain la science m’appelait en souriant, et je
lui étais fidèle. J’imagine que les femmes dites vertueuses doivent
être souvent la proie de ces tourbillons de folie, de désirs et de
passions, qui s’élèvent en nous, malgré nous. De tels rêves ne sont
pas sans charmes: ne ressemblent-ils pas à ces causeries du soir,
en hiver, où l’on part de son foyer pour aller en Chine. Mais que
devient la vertu, pendant ces délicieux voyages où la pensée a franchi
tous les obstacles? Pendant les dix premiers mois de ma réclusion,
je menai la vie pauvre et solitaire que je t’ai dépeinte: j’allais
chercher moi-même, dès le matin et sans être vu, mes provisions pour
la journée; je faisais ma chambre, j’étais tout ensemble le maître et
le serviteur, je diogénisais avec une incroyable fierté. Mais après
ce temps, pendant lequel l’hôtesse et sa fille espionnèrent mes mœurs
et mes habitudes, examinèrent ma personne et comprirent ma misère,
peut-être parce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses, il
s’établit d’inévitables liens entre elles et moi. Pauline, cette
charmante créature dont les grâces naïves et secrètes m’avaient en
quelque sorte amené là, me rendit plusieurs services qu’il me fut
impossible de refuser. Toutes les infortunes sont sœurs: elles ont
le même langage, la même générosité, la générosité de ceux qui ne
possédant rien sont prodigues de sentiment; paient de leur temps et
de leur personne. Insensiblement Pauline s’impatronisa chez moi,
voulut me servir et sa mère ne s’y opposa point. Je vis la mère
elle-même raccommodant mon linge et rougissant d’être surprise à cette
charitable occupation. Devenu malgré moi leur protégé, j’acceptai leurs
services. Pour comprendre cette singulière affection, il faut connaître
l’emportement du travail, la tyrannie des idées de cette répugnance
instinctive qu’éprouve pour les détails de la vie matérielle l’homme
qui vit par la pensée. Pouvais-je résister à la délicate attention
avec laquelle Pauline m’apportait à pas muets mon repas frugal, quand
elle s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n’avais rien
pris? Avec les grâces de la femme et l’ingénuité de l’enfance, elle me
souriait en faisant un signe pour me dire que je ne devais pas la voir.
C’était Ariel se glissant comme un sylphe sous mon toit, et prévoyant
mes besoins. Un soir, Pauline me raconta son histoire avec une
touchante ingénuité. Son père était chef d’escadron dans les grenadiers
à cheval de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été
fait prisonnier par les Cosaques. Plus tard, quand Napoléon proposa
de l’échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en
Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le
projet d’aller aux Indes. Depuis ce temps, madame Gaudin, mon hôtesse,
n’avait pu obtenir aucune nouvelle de son mari. Les désastres de 1814
et 1815 étaient arrivés. Seule, sans ressources et sans secours,
elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni pour faire vivre sa
fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel chagrin
était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la
princesse Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées
promises par son impériale protectrice. Quand madame Gaudin me confia
cette amère douleur qui la tuait, et me dit avec un accent déchirant:
«Je donnerais bien et le chiffon de papier qui crée Gaudin baron de
l’empire, et le droit que nous avons à la dotation de Witschnau, pour
savoir Pauline élevée à Saint-Denis!» tout à coup je tressaillis,
et pour reconnaître les soins que me prodiguaient ces deux femmes,
j’eus l’idée de m’offrir à finir l’éducation de Pauline. La candeur
avec laquelle ces deux femmes acceptèrent ma proposition fut égale à
la naïveté qui la dictait. J’eus ainsi des heures de récréation. La
petite avait les plus heureuses dispositions: elle apprit avec tant
de facilité, qu’elle devint bientôt plus forte que je ne l’étais
sur le piano. En s’accoutumant à penser tout haut près de moi, elle
déployait les mille gentillesses d’un cœur qui s’ouvre à la vie comme
le calice d’une fleur lentement dépliée par le soleil. Elle m’écoutait
avec recueillement et plaisir, en arrêtant sur moi ses yeux noirs et
veloutés qui semblaient sourire. Elle répétait ses leçons d’un accent
doux et caressant, en témoignant une joie enfantine quand j’étais
content d’elle. Sa mère, chaque jour plus inquiète d’avoir à préserver
de tout danger une jeune fille qui développait en croissant toutes les
promesses faites par les grâces de son enfance, la vit avec plaisir
s’enfermer pendant toute la journée pour étudier. Mon piano étant le
seul dont elle pût se servir, elle profitait de mes absences pour
s’exercer. Quand je rentrais, je la trouvais chez moi, dans la toilette
la plus modeste; mais au moindre mouvement, sa taille souple et les
attraits de sa personne se révélaient sous l’étoffe grossière. Elle
avait un pied mignon dans d’ignobles souliers, comme l’héroïne du conte
de Peau-d’Ane. Mais ses jolis trésors, sa richesse de jeune fille,
tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour moi. Je m’étais ordonné
à moi-même de ne voir qu’une sœur en Pauline, j’aurais eu horreur de
tromper la confiance de sa mère, j’admirais cette charmante fille comme
un tableau, comme le portrait d’une maîtresse morte. Enfin, c’était
mon enfant, ma statue. Pygmalion nouveau, je voulais faire d’une
vierge vivante et colorée, sensible et parlante, un marbre. J’étais
très-sévère avec elle, mais plus je lui faisais éprouver les effets de
mon despotisme magistral, plus elle devenait douce et soumise. Si je
fus encouragé dans ma retenue et dans ma continence par des sentiments
nobles, néanmoins les raisons de procureur ne me manquèrent pas. Je
ne comprends point la probité des écus sans la probité de la pensée.
Tromper une femme ou faire faillite a toujours été même chose pour moi.
Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle constitue un vrai
contrat dont les conditions doivent être bien entendues. Nous sommes
maîtres d’abandonner la femme qui se vend, mais non pas la jeune fille
qui se donne: elle ignore l’étendue de son sacrifice. J’aurais donc
épousé Pauline, et c’eût été une folie: n’était-ce pas livrer une âme
douce et vierge à d’effroyables malheurs? Mon indigence parlait son
langage égoïste, et venait toujours mettre sa main de fer entre cette
bonne créature et moi. Puis, je l’avoue à ma honte, je ne conçois pas
l’amour dans la misère. Peut-être est-ce en moi une dépravation due
à cette maladie humaine que nous nommons la civilisation; mais une
femme, fût-elle attrayante autant que la belle Hélène, la Galatée
d’Homère, n’a plus aucun pouvoir sur mes sens pour peu qu’elle soit
crottée. Ah! vive l’amour dans la soie, sur le cachemire, entouré des
merveilles du luxe qui le parent merveilleusement bien, parce que
lui-même est un luxe peut-être. J’aime à froisser sous mes désirs
de pimpantes toilettes, à briser des fleurs, à porter une main
dévastatrice dans les élégants édifices d’une coiffure embaumée. Des
yeux brûlants, cachés par un voile de dentelle que les regards percent
comme la flamme déchire la fumée du canon, m’offrent de fantastiques
attraits. Mon amour veut des échelles de soie escaladées en silence,
par une nuit d’hiver. Quel plaisir d’arriver couvert de neige dans
une chambre éclairée par des parfums, tapissée de soies peintes, et
d’y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige: car quel
autre nom donner à ces voiles de voluptueuses mousselines à travers
lesquels elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage, et
d’où elle va sortir? Puis il me faut encore un craintif bonheur, une
audacieuse sécurité. Enfin je veux revoir cette mystérieuse femme,
mais éclatante, mais au milieu du monde, mais vertueuse, environnée
d’hommages, vêtue de dentelles, de diamants, donnant ses ordres à la
ville, et si haut placée et si imposante que nul n’ose lui adresser
des vœux. Au milieu de sa cour, elle me jette un regard à la dérobée,
un regard qui dément ces artifices, un regard qui me sacrifie le monde
et les hommes! Certes, je me suis vingt fois trouvé ridicule d’aimer
quelques aunes de blondes, du velours, de fines batistes, les tours de
force d’un coiffeur, des bougies, un carrosse, un titre, d’héraldiques
couronnes peintes par des vitriers ou fabriquées par un orfèvre, enfin
tout ce qu’il y a de factice et de moins femme dans la femme; je me
suis moqué de moi, je me suis raisonné, tout a été vain. Une femme
aristocratique et son sourire fin, la distinction de ses manières et
son respect d’elle-même m’enchantent; quand elle met une barrière entre
elle et le monde, elle flatte en moi toutes les vanités, qui sont la
moitié de l’amour. Enviée par tous, ma félicité me paraît avoir plus
de saveur. En ne faisant rien de ce que font les autres femmes, en
ne marchant pas, ne vivant pas comme elles, en s’enveloppant dans un
manteau qu’elles ne peuvent avoir, en respirant des parfums à elle, ma
maîtresse me semble être bien mieux à moi: plus elle s’éloigne de la
terre, même dans ce que l’amour a de terrestre, plus elle s’embellit à
mes yeux. En France, heureusement pour moi, nous sommes depuis vingt
ans sans reine: j’eusse aimé la reine. Pour avoir les façons d’une
princesse, une femme doit être riche. En présence de mes romanesques
fantaisies, qu’était Pauline? Pouvait-elle me vendre des nuits qui
coûtent la vie, un amour qui tue et met en jeu toutes les facultés
humaines? Nous ne mourons guère pour de pauvres filles qui se donnent!
Je n’ai jamais pu détruire ces sentiments ni ces rêveries de poète.
J’étais né pour l’amour impossible, et le hasard a voulu que je fusse
servi par delà mes souhaits. Combien de fois n’ai-je pas vêtu de satin
les pieds mignons de Pauline, emprisonné sa taille svelte comme un
jeune peuplier dans une robe de gaze, jeté sur son sein une légère
écharpe en lui faisant fouler les tapis de son hôtel et la conduisant
à une voiture élégante. Je l’eusse adorée ainsi. Je lui donnais une
fierté qu’elle n’avait pas, je la dépouillais de toutes ses vertus, de
ses grâces naïves, de son délicieux naturel, de son sourire ingénu,
pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le cœur
invulnérable, pour la farder de nos crimes, pour en faire la poupée
fantasque de nos salons, une femme fluette qui se couche au matin pour
renaître le soir, à l’aurore des bougies. Elle était tout sentiment,
tout fraîcheur, je la voulais sèche et froide. Dans les derniers jours
de ma folie, le souvenir m’a montré Pauline, comme il nous peint les
scènes de notre enfance. Plus d’une fois, je suis resté attendri,
songeant à de délicieux moments: soit que je la revisse assise près
de ma table, occupée à coudre, paisible, silencieuse, recueillie
et faiblement éclairée par le jour qui, descendant de ma lucarne,
dessinait de légers reflets argentés sur sa belle chevelure noire; soit
que j’entendisse son rire jeune, ou sa voix au timbre riche chanter
les gracieuses cantilènes qu’elle composait sans efforts. Souvent elle
s’exaltait en faisant de la musique: sa figure ressemblait alors d’une
manière frappante à la noble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu
représenter l’Italie. Ma cruelle mémoire me jetait cette jeune fille à
travers les excès de mon existence comme un remords, comme une image
de la vertu! Mais laissons la pauvre enfant à sa destinée! Quelque
malheureuse qu’elle puisse être, au moins l’aurai-je mise à l’abri d’un
effroyable orage, en évitant de la traîner dans mon enfer.

Jusqu’à l’hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse
dont j’ai tâché de te donner une faible image. Dans les premiers
jours du mois de décembre 1829, je rencontrai Rastignac, qui, malgré
le misérable état de mes vêtements, me donna le bras et s’enquit de
ma fortune avec un intérêt vraiment fraternel. Pris à la glu de ses
manières, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances. Il
se mit à rire, me traita tout à la fois d’homme de génie et de sot.
Sa voix gasconne, son expérience du monde, l’opulence qu’il devait à
son savoir-faire, agirent sur moi d’une manière irrésistible. Il me
fit mourir à l’hôpital, méconnu comme un niais, conduisit mon propre
convoi, me jeta dans le trou des pauvres. Il me parla de charlatanisme.
Avec cette verve aimable qui le rend si séduisant, il me montra tous
les hommes de génie comme des charlatans. Il me déclara que j’avais un
sens de moins, une cause de mort, si je restais seul, rue des Cordiers.
Selon lui, je devais aller dans le monde, égoïser adroitement,
habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi-même de
l’humble _monsieur_ qui messeyait à un grand homme de son vivant.--Les
imbéciles, s’écria-t-il, nomment ce métier-là _intriguer_, les gens à
morale le proscrivent sous le mot de _vie dissipée_; ne nous arrêtons
pas aux hommes, interrogeons les résultats. Toi, tu travailles: eh!
bien, tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre à tout et bon à
rien, paresseux comme un homard: eh! bien, j’arriverai à tout. Je me
répands, je me pousse, l’on me fait place: je me vante, l’on me croit.
La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme
occupé à manger sa fortune devient souvent une spéculation; il place
ses capitaux en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances. Un
négociant risquerait-il un million? pendant vingt ans il ne dort, ni
ne boit, ni ne s’amuse; il couve son million, il le fait trotter par
toute l’Europe; il s’ennuie, se donne à tous les démons que l’homme
a inventés; puis une liquidation le laisse souvent sans un sou, sans
un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuse à vivre, à faire
courir ses chevaux. Si par hasard il perd ses capitaux, il a la chance
d’être nommé receveur-général, de se bien marier, d’être attaché à
un ministre, à un ambassadeur. Il a encore des amis, une réputation
et toujours de l’argent. Connaissant les ressorts du monde, il les
manœuvre à son profit. Ce système est-il logique, ou ne suis-je qu’un
fou! N’est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les
jours dans le monde? Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause,
tu as un talent immense! Eh! bien, tu arrives au point de départ. Il
faut maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus sûr. Tu iras
conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Moi,
je veux me mettre de moitié dans ta gloire: je serai le bijoutier
qui aura monté les diamants de ta couronne. Pour commencer, dit-il,
sois ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où va tout
Paris, notre Paris à nous, celui des beaux, des gens à millions, des
célébrités, enfin des hommes qui parlent d’or comme Chrysostome.
Quand ils ont adopté un livre, le livre devient à la mode; s’il est
réellement bon, ils ont donné quelque brevet de génie sans le savoir.
Si tu as de l’esprit, mon cher enfant, tu feras toi-même la fortune
de ta théorie en comprenant mieux la théorie de la fortune. Demain
soir tu verras la belle comtesse Fœdora, la femme à la mode.--Je
n’en ai jamais entendu parler.--Tu es un Cafre, dit Rastignac en
riant. Ne pas connaître Fœdora! Une femme à marier qui possède près
de quatre-vingt mille livres de rentes, qui ne veut de personne ou
dont personne ne veut! Espèce de problème féminin, une Parisienne à
moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne! Une femme chez laquelle
s’éditent toutes les productions romantiques qui ne paraissent pas,
la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse! Tu n’es même pas un
Cafre, tu es la bête intermédiaire qui joint le Cafre à l’animal.
Adieu, à demain. Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma
réponse, n’admettant pas qu’un homme raisonnable pût refuser d’être
présenté à Fœdora. Comment expliquer la fascination d’un nom? FŒDORA
me poursuivit comme une mauvaise pensée avec laquelle on cherche à
transiger. Une voix me disait: Tu iras chez Fœdora. J’avais beau me
débattre avec cette voix et lui crier qu’elle mentait, elle écrasait
tous mes raisonnements avec ce nom: Fœdora. Mais ce nom, cette femme,
n’étaient-ils pas le symbole de tous mes désirs et le thème de ma
vie? Le nom réveillait les poésies artificielles du monde, faisait
briller les fêtes du haut Paris et les clinquants de la vanité; la
femme m’apparaissait avec tous les problèmes de passion dont je m’étais
affolé. Ce n’était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous mes
vices qui se dressaient debout dans mon âme pour me tenter de nouveau.
La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résistant à des séductions
parisiennes, n’était-ce pas l’incarnation de mes espérances, de mes
visions? Je me créai une femme, je la dessinai dans ma pensée, je
la rêvai. Pendant la nuit je ne dormis pas, je devins son amant, je
fis tenir en peu d’heures une vie entière, une vie d’amour; j’en
savourai les fécondes, les brûlantes délices. Le lendemain, incapable
de soutenir le supplice d’attendre longuement la soirée, j’allai
louer un roman, et passai la journée à le lire, me mettant ainsi dans
l’impossibilité de penser ni de mesurer le temps. Pendant ma lecture
le nom de Fœdora retentissait en moi comme un son que l’on entend dans
le lointain, qui ne vous trouble pas, mais qui se fait écouter. Je
possédais heureusement encore un habit noir et un gilet blanc assez
honorables; puis de toute ma fortune il me restait environ trente
francs, que j’avais semés dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de
mettre entre une pièce de cent sous et mes fantaisies la barrière
épineuse d’une recherche et les hasards d’une circumnavigation dans
ma chambre. Au moment de m’habiller, je poursuis mon trésor à travers
un océan de papier. La rareté du numéraire peut te faire concevoir ce
que mes gants et mon fiacre emportèrent de richesses: ils mangèrent
le pain de tout un mois. Hélas! nous ne manquons jamais d’argent pour
nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles ou
nécessaires. Nous jetons l’or avec insouciance à des danseuses, et
nous marchandons un ouvrier dont la famille affamée attend le payement
d’un mémoire. Combien de gens ont un habit de cent francs, un diamant
à la pomme de leur canne, et dînent à vingt-cinq sous! Il semble que
nous n’achetions jamais assez chèrement les plaisirs de la vanité.
Rastignac, fidèle au rendez-vous, sourit de ma métamorphose et m’en
plaisanta; mais, tout en allant chez la comtesse, il me donna de
charitables conseils sur la manière de me conduire avec elle. Il me la
peignit avare, vaine et défiante; mais avare avec faste, vaine avec
simplicité, défiante avec bonhomie.--Tu connais mes engagements, me
dit-il, et tu sais combien je perdrais à changer d’amour. En observant
Fœdora j’étais désintéressé, de sang-froid, mes remarques doivent
être justes. En pensant à te présenter chez elle, je songeais à la
fortune; ainsi prends garde à tout ce que tu lui diras: elle a une
mémoire cruelle, elle est d’une adresse à désespérer un diplomate,
elle saurait deviner le moment où il dit vrai; entre nous, je crois
que son mariage n’est pas reconnu par l’empereur, car l’ambassadeur
de Russie s’est mis à rire quand je lui ai parlé d’elle. Il ne la
reçoit pas, et la salue fort légèrement quand il la rencontre au bois.
Néanmoins elle est de la société de madame de Sérisy, va chez mesdames
de Nucingen et de Restaud. En France sa réputation est intacte; la
duchesse de Carigliano, la maréchale la plus _collet-monté_ de toute
la coterie bonapartiste, va souvent passer avec elle la belle saison
à sa terre. Beaucoup de jeunes fats, le fils d’un pair de France, lui
ont offert un nom en échange de sa fortune; elle les a tous poliment
éconduits. Peut-être sa sensibilité ne commence-t-elle qu’au titre de
comte! N’es-tu pas marquis? marche en avant si elle te plaît! Voilà
ce que j’appelle donner des instructions. Cette plaisanterie me fit
croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curiosité, en sorte
que ma passion improvisée était arrivée à son paroxysme quand nous
nous arrêtâmes devant un péristyle orné de fleurs. En montant un vaste
escalier tapissé, où je remarquai toutes les recherches du _comfort_
anglais, le cœur me battit; j’en rougissais: je démentais mon origine,
mes sentiments, ma fierté, j’étais sottement bourgeois. Hélas! je
sortais d’une mansarde, après trois années de pauvreté, sans savoir
encore mettre au-dessus des bagatelles de la vie ces trésors acquis,
ces immenses capitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment
quand le pouvoir tombe entre vos mains sans vous écraser, parce que
l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques. J’aperçus une
femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc,
entourée d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et
tenant à la main un écran de plumes. En voyant entrer Rastignac, elle
se leva, vint à nous, sourit avec grâce, me fit d’une voix mélodieuse
un compliment sans doute apprêté. Notre ami m’avait annoncé comme un
homme de talent, et son adresse, son emphase gasconne me procurèrent un
accueil flatteur. Je fus l’objet d’une attention particulière qui me
rendit confus; mais Rastignac avait heureusement parlé de ma modestie.
Je rencontrai là des savants, des gens de lettres, d’anciens ministres,
des pairs de France. La conversation reprit son cours quelque temps
après mon arrivée, et, sentant que j’avais une réputation à soutenir,
je me rassurai; puis, sans abuser de la parole quand elle m’était
accordée, je tâchai de résumer les discussions par des mots plus ou
moins incisifs, profonds ou spirituels. Je produisis quelque sensation:
pour la millième fois de sa vie Rastignac fut prophète. Quand il y eut
assez de monde pour que chacun retrouvât sa liberté, mon introducteur
me donna le bras, et nous nous promenâmes dans les appartements.--N’aie
pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, me dit-il, elle
devinerait le motif de ta visite. Les salons étaient meublés avec un
goût exquis. J’y vis des tableaux de choix. Chaque pièce avait comme
chez les Anglais les plus opulents, son caractère particulier: la
tenture de soie, les agréments, la forme des meubles, le moindre décor,
s’harmoniaient avec une pensée première. Dans un boudoir gothique
dont les portes étaient cachées par des rideaux en tapisserie, les
encadrements de l’étoffe, la pendule, les dessins du tapis, étaient
gothiques: le plafond, formé de solives brunes sculptées, présentait
à l’œil des caissons pleins de grâce et d’originalité; les boiseries
étaient artistement travaillées; rien ne détruisait l’ensemble de cette
jolie décoration, pas même les croisées, dont les vitraux étaient
coloriés et précieux. Je fus surpris à l’aspect d’un petit salon
moderne, où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre
décor, si léger, si frais, si suave, sans éclat, sobre de dorures.
C’était amoureux et vague comme une ballade allemande, un vrai réduit
taillé pour une passion de 1827, embaumé par des jardinières pleines
de fleurs rares. Après ce salon, j’aperçus en enfilade une pièce dorée
où revivait le goût du siècle de Louis XIV, qui opposé à nos peintures
actuelles, produisait un bizarre mais agréable contraste.--Tu seras
assez bien logé, me dit Rastignac avec un sourire où perçait une
légère ironie. N’est-ce pas séduisant? ajouta-t-il en s’asseyant. Tout
à coup il se leva, me prit par la main, me conduisit à la chambre à
coucher, et me montra sous un dais de mousseline et de moire blanches
un lit voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée
fiancée à un génie.--N’y a-t-il pas, s’écria-t-il à voix basse, de
l’impudeur, de l’insolence et de la coquetterie outre mesure, à nous
laisser contempler ce trône de l’amour? Ne se donner à personne, et
permettre à tout le monde de mettre là sa carte! Si j’étais libre, je
voudrais voir cette femme soumise et pleurant à ma porte.--Es-tu donc
si certain de sa vertu?--Les plus audacieux de nos maîtres, et même
les plus habiles, avouent avoir échoué près d’elle, l’aiment encore
et sont ses amis dévoués. Cette femme n’est-elle pas une énigme? Ces
paroles excitèrent en moi une sorte d’ivresse, ma jalousie craignait
déjà le passé. Tressaillant d’aise, je revins précipitamment dans le
salon où j’avais laissé la comtesse, que je rencontrai dans le boudoir
gothique. Elle m’arrêta par un sourire, me fit asseoir près d’elle, me
questionna sur mes travaux, et sembla s’y intéresser vivement, surtout
quand je lui traduisis mon système en plaisanteries au lieu de prendre
le langage d’un professeur pour le lui développer doctoralement. Elle
parut s’amuser beaucoup en apprenant que la volonté humaine était
une force matérielle semblable à la vapeur; que, dans le monde moral,
rien ne résistait à cette puissance quand un homme s’habituait à
la concentrer, à en manier la somme, à diriger constamment sur les
âmes la projection de cette masse fluide; que cet homme pouvait à
son gré tout modifier relativement à l’humanité, même les lois les
plus absolues de la nature. Ses objections me révélèrent en elle une
certaine finesse d’esprit. Je me complus à lui donner raison pendant
quelques moments pour la flatter, et je détruisis ses raisonnements
de femme par un mot, en attirant son attention sur un fait journalier
dans la vie, le sommeil, fait vulgaire en apparence, mais au fond
plein de problèmes insolubles pour le savant. Je piquai sa curiosité.
Elle resta même un instant silencieuse quand je lui dis que nos
idées étaient des êtres organisés, complets, qui vivaient dans un
monde invisible, et influaient sur nos destinées, en lui citant pour
preuves les pensées de Descartes, de Diderot, de Napoléon, qui avaient
conduit, qui conduisaient encore tout un siècle. J’eus l’honneur de
l’amuser. Elle me quitta en m’invitant à la venir voir; en style de
cour, elle me donna les grandes entrées. Soit que je prisse, selon ma
louable habitude, les formules polies pour des paroles de cœur, soit
qu’elle vît en moi quelque célébrité prochaine, et voulût augmenter
sa ménagerie de savants, je crus lui plaire. J’évoquai toutes mes
connaissances physiologiques et mes études antérieures sur la femme
pour examiner minutieusement pendant cette soirée sa personne et
ses manières. Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, j’espionnai ses
pensées en les cherchant dans son maintien, en étudiant ce manége
d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied et cause, appelle
un homme, l’interroge, et s’appuie pour l’écouter sur un chambranle
de porte. Je remarquai dans sa démarche un mouvement brisé si doux,
une ondulation de robe si gracieuse, elle excitait si puissamment le
désir, que je devins alors très-incrédule sur sa vertu. Si Fœdora
méconnaissait aujourd’hui l’amour, elle avait dû jadis être fort
passionnée. Une volupté savante se peignait jusque dans la manière
dont elle se posait devant son interlocuteur: elle se soutenait sur
la boiserie avec coquetterie, comme une femme près de tomber, mais
aussi près de s’enfuir si quelque regard trop vif l’intimide. Les
bras mollement croisés, paraissant respirer les paroles, les écoutant
même du regard et avec bienveillance, elle exhalait le sentiment.
Ses lèvres fraîches et rouges tranchaient sur un teint d’un vive
blancheur; ses cheveux bruns faisaient assez bien valoir la couleur
orangée de ses yeux mêlés de veines comme une pierre de Florence, et
dont l’expression semblait ajouter de la finesse à ses paroles; son
corsage était paré des grâces les plus attrayantes. Une rivale aurait
peut-être accusé de dureté ses épais sourcils qui paraissaient se
rejoindre, et blâmé l’imperceptible duvet qui ornait les contours de
son visage. Je trouvai la passion empreinte en tout. L’amour était
écrit sur ses paupières italiennes, sur ses belles épaules dignes de la
Vénus de Milo, dans ses traits, sur sa lèvre inférieure un peu forte
et légèrement ombragée. Cette femme était un roman: ces richesses
féminines, l’ensemble harmonieux des lignes, les promesses que cette
riche structure faisait à la passion, étaient tempérés par une réserve
constante, par une modestie extraordinaire, qui contrastaient avec
l’expression de toute la personne. Il fallait une observation aussi
sagace que la mienne pour découvrir dans cette nature les signes d’une
destinée de volupté. Pour expliquer plus clairement ma pensée, il y
avait en elle deux femmes séparées par le buste peut-être: l’une était
froide, la tête seule semblait être amoureuse. Avant d’arrêter ses yeux
sur un homme, elle préparait son regard, comme s’il se passait je ne
sais quoi de mystérieux en elle-même: vous eussiez dit une convulsion
dans ses yeux si brillants. Enfin, ou ma science était imparfaite,
et j’avais encore bien des secrets à découvrir dans le monde moral,
ou la comtesse possédait une belle âme dont les sentiments et les
émanations communiquaient à sa physionomie ce charme qui nous subjugue
et nous fascine, ascendant tout moral et d’autant plus puissant qu’il
s’accorde avec les sympathies du désir. Je sortis ravi, séduit par
cette femme, enivré par son luxe, chatouillé dans tout ce que mon
cœur avait de noble, de vicieux, de bon, de mauvais. En me sentant si
ému, si vivant, si exalté, je crus comprendre l’attrait qui amenait
là ces artistes, ces diplomates, ces hommes du pouvoir, ces agioteurs
doublés de tôle comme leurs caisses. Sans doute ils venaient chercher
près d’elle l’émotion délirante qui faisait vibrer en moi toutes les
forces de mon être, fouettait mon sang dans la moindre veine, agaçait
le plus petit nerf et tressaillait dans mon cerveau! Elle ne s’était
donnée à aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant
qu’elle n’aime pas.--Puis, dis-je à Rastignac, elle a peut-être été
mariée ou vendue à quelque vieillard, et le souvenir de ses premières
noces lui donne de l’horreur pour l’amour. Je revins à pied du faubourg
Saint-Honoré, où Fœdora demeure. Entre son hôtel et la rue des Cordiers
il y a presque tout Paris; le chemin me parut court, et cependant
il faisait froid. Entreprendre la conquête de Fœdora dans l’hiver,
un rude hiver, quand je n’avais pas trente francs en ma possession,
quand la distance qui nous séparait était si grande! Un jeune homme
pauvre peut seul savoir ce qu’une passion coûte en voitures, en
gants, en habits, linge, etc. Si l’amour reste un peu trop de temps
platonique, il devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de l’École
de droit auxquels il est impossible d’approcher d’une passion logée à
un premier étage. Et comment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle,
mis simplement, pâle et hâve comme un artiste en convalescence d’un
ouvrage, avec des jeunes gens bien frisés, jolis, pimpants, cravatés
à désespérer toute la Croatie, riches, armés de tilburys et vêtus
d’impertinence?--Bah! Fœdora ou la mort! criai-je au détour d’un pont.
Fœdora, c’est la fortune! Le beau boudoir gothique et le salon à la
Louis XIV passèrent devant mes yeux, je revis la comtesse avec sa robe
blanche, ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante démarche, et
son corsage tentateur. Quand j’arrivai dans ma mansarde nue, froide,
aussi mal peignée que le sont les perruques d’un naturaliste, j’étais
encore environné par les images du luxe de Fœdora. Ce contraste
était un mauvais conseiller, les crimes doivent naître ainsi. Je
maudis alors, en frissonnant de rage, ma décente et honnête misère,
ma mansarde féconde où tant de pensées avaient surgi. Je demandai
compte à Dieu, au diable, à l’état social, à mon père, à l’univers
entier, de ma destinée, de mon malheur; je me couchai tout affamé,
grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire
Fœdora. Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de
ma fortune. Je te ferai grâce de mes premières visites chez Fœdora,
pour arriver promptement au drame. Tout en tâchant de m’adresser à son
âme, j’essayai de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour moi. Afin
d’être sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de mieux s’aimer
elle-même. Jamais je ne la laissai dans un état d’indifférence; les
femmes veulent des émotions à tout prix, je les lui prodiguai; je
l’eusse mise en colère plutôt que de la voir insouciante avec moi.
Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de me faire aimer,
je pris un peu d’ascendant sur elle, bientôt ma passion grandit, je
ne fus plus maître de moi, je tombai dans le vrai, je me perdis et
devins éperdument amoureux. Je ne sais pas bien ce que nous appelons,
en poésie ou dans la conversation, _amour_; mais le sentiment qui se
développa tout à coup dans ma double nature, je ne l’ai trouvé peint
nulle part: ni dans les phrases rhétoriques et apprêtées de J.-J.
Rousseau, de qui j’occupais peut-être le logis, ni dans les froides
conceptions de nos deux siècles littéraires, ni dans les tableaux
de l’Italie. La vue du lac de Brienne, quelques motifs de Rossini,
la Madone de Murillo, que possède le maréchal Soult, les lettres de
la Lescombat, certains mots épars dans les recueils d’anecdotes,
mais surtout les prières des extatiques et quelques passages de nos
fabliaux, ont pu seuls me transporter dans les divines régions de mon
premier amour. Rien dans les langages humains, aucune traduction de
la pensée faite à l’aide des couleurs, des marbres, des mots ou des
sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité, le fini, la soudaineté du
sentiment dans l’âme! Oui! qui dit art, dit mensonge. L’amour passe
par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à
notre vie et de la teindre à jamais de sa couleur de flamme. Le secret
de cette infusion imperceptible échappe à l’analyse de l’artiste. La
vraie passion s’exprime par des cris, par des soupirs ennuyeux pour un
homme froid. Il faut aimer sincèrement pour être de moitié dans les
rugissements de Lovelace, en lisant Clarisse Harlowe. L’amour est une
source naïve, partie de son lit de cresson, de fleurs, de gravier,
qui rivière, qui fleuve, change de nature et d’aspect à chaque flot,
et se jette dans un incommensurable océan où les esprits incomplets
voient la monotonie, où les grandes âmes s’abîment en de perpétuelles
contemplations. Comment oser décrire ces teintes transitoires du
sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l’accent
épuise les trésors du langage, ces regards plus féconds que les plus
riches poèmes? Dans chacune des scènes mystiques par lesquelles nous
nous éprenons insensiblement d’une femme, s’ouvre un abîme à engloutir
toutes les poésies humaines. Eh! comment pourrions-nous reproduire
par des gloses les vives et mystérieuses agitations de l’âme, quand
les paroles nous manquent pour peindre les mystères visibles de la
beauté? Quelles fascinations! Combien d’heures ne suis-je pas resté
plongé dans une extase ineffable occupé à la voir! Heureux, de
quoi? je ne sais. Dans ces moments, si son visage était inondé de
lumière, il s’y opérait je ne sais quel phénomène qui le faisait
resplendir; l’imperceptible duvet qui dore sa peau délicate et fine
en dessinait mollement les contours avec la grâce que nous admirons
dans les lignes lointaines de l’horizon quand elles se perdent dans
le soleil. Il semblait que le jour la caressât en s’unissant à elle,
ou qu’il s’échappât de sa rayonnante figure une lumière plus vive
que la lumière même; puis une ombre passant sur cette douce figure y
produisait une sorte de couleur qui en variait les expressions en en
changeant les teintes. Souvent une pensée semblait se peindre sur son
front de marbre; son œil paraissait rougir, sa paupière vacillait, ses
traits ondulaient, agités par un sourire; le corail intelligent de ses
lèvres s’animait, se dépliait, se repliait; je ne sais quel reflet de
ses cheveux jetait des tons bruns sur ses tempes fraîches; à chaque
accident, elle avait parlé. Chaque nuance de beauté donnait des fêtes
nouvelles à mes yeux, révélait des grâces inconnues à mon cœur. Je
voulais lire un sentiment, un espoir, dans toutes ces phases du visage.
Ces discours muets pénétraient d’âme à âme comme un son dans l’écho, et
me prodiguaient des joies passagères qui me laissaient des impressions
profondes. Sa voix me causait un délire que j’avais peine à comprimer.
Imitant je ne sais quel prince de Lorraine, j’aurais pu ne pas sentir
un charbon ardent au creux de ma main pendant qu’elle aurait passé dans
ma chevelure ses doigts chatouilleux. Ce n’était plus une admiration,
un désir, mais un charme, une fatalité. Souvent, rentré dans mon toit,
je voyais indistinctement Fœdora chez elle, et participais vaguement
à sa vie. Si elle souffrait, je souffrais, et je lui disais le
lendemain:--Vous avez souffert. Combien de fois n’est-elle pas venue
au milieu des silences de la nuit, évoquée par la puissance de mon
extase! Tantôt, soudaine comme une lumière qui jaillit, elle abattait
ma plume, elle effarouchait la Science et l’Étude, qui s’enfuyaient
désolées; elle me forçait à l’admirer en reprenant la pose attrayante
où je l’avais vue naguère. Tantôt j’allais moi-même au-devant d’elle
dans le monde des apparitions, et la saluais comme une espérance en lui
demandant de me faire entendre sa voix argentine; puis je me réveillais
en pleurant. Un jour, après m’avoir promis de venir au spectacle avec
moi, tout à coup elle refusa capricieusement de sortir, et me pria de
la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui me coûtait une
journée de travail, et, le dirai-je? mon dernier écu, je me rendis là
où elle aurait dû être, voulant voir la pièce qu’elle avait désiré
voir. A peine placé, je reçus un coup électrique dans le cœur. Une voix
me dit:--Elle est là! Je me retourne, j’aperçois la comtesse au fond de
sa loge, cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Mon regard n’hésita
pas, mes yeux la trouvèrent tout d’abord avec une lucidité fabuleuse,
mon âme avait volé vers sa vie comme un insecte vole à sa fleur. Par
quoi mes sens avaient-ils été avertis? Il est de ces tressaillements
intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels, mais ces effets
de notre nature intérieure sont aussi simples que les phénomènes
habituels de notre vision extérieure: aussi ne fus-je pas étonné, mais
fâché. Mes études sur notre puissance morale, si peu connue, servaient
au moins à me faire rencontrer dans ma passion quelques preuves
vivantes de mon système. Cette alliance du savant et de l’amoureux,
d’une cordiale idolâtrie et d’un amour scientifique, avait je ne
sais quoi de bizarre. La science était souvent contente de ce qui
désespérait l’amant, et, quand il croyait triompher, l’amant chassait
loin de lui la science avec bonheur. Fœdora me vit et devint sérieuse:
je la gênais. Au premier entr’acte, j’allai lui faire une visite. Elle
était seule, je restai. Quoique nous n’eussions jamais parlé d’amour,
je pressentis une explication. Je ne lui avais point encore dit mon
secret, et cependant il existait entre nous une sorte d’attente: elle
me confiait ses projets d’amusement, et me demandait la veille avec
une sorte d’inquiétude amicale si je viendrais le lendemain; elle me
consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si
elle eut voulu me plaire exclusivement; si je boudais, elle devenait
caressante; si elle faisait la fâchée, j’avais en quelque sorte le
droit de l’interroger; si je me rendais coupable d’une faute, elle
se laissait long-temps supplier avant de me pardonner. Ces querelles
auxquelles nous avions pris goût, étaient pleines d’amour. Elle y
déployait tant de grâce et de coquetterie, et moi j’y trouvais tant de
bonheur! En ce moment notre intimité fut tout à fait suspendue, et nous
restâmes l’un devant l’autre comme deux étrangers. La comtesse était
glaciale; moi, j’appréhendais un malheur.--Vous allez m’accompagner, me
dit-elle quand la pièce fut finie. Le temps avait changé subitement.
Lorsque nous sortîmes il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture
de Fœdora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une
femme bien mise obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire
étendit son parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de
son service quand nous fûmes montés. Je n’avais rien; j’eusse alors
vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous. Tout ce qui fait l’homme
et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale.
Ces mots:--Je n’ai pas de monnaie, mon cher! furent dits d’un ton dur
qui parut venir de ma passion contrariée, dits par moi, frère de cet
homme, moi qui connaissais si bien le malheur! moi qui jadis avais
donné sept cent mille francs avec tant de facilité! Le valet repoussa
le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air. En revenant à son
hôtel, Fœdora, distraite, ou affectant d’être préoccupée, répondit par
de dédaigneux monosyllabes à mes questions. Je gardai le silence. Ce
fut un horrible moment. Arrivés chez elle, nous nous assîmes devant
la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après avoir
attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable
et me dit avec une sorte de solennité:--Depuis mon retour en France,
ma fortune a tenté quelques jeunes gens: j’ai reçu des déclarations
d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré des
hommes dont l’attachement était si sincère et si profond qu’ils
m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi
qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin sachez, monsieur de
Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été
offerts; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes
assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour
vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans
lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à
recevoir une sorte d’affront lorsque, en se supposant aimée, elle se
refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. Je connais les
scènes d’Arsinoé, d’Araminte, ainsi je me suis familiarisée avec les
réponses que je puis entendre en pareille circonstance; mais j’espère
aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui
avoir montré franchement mon âme. Elle s’exprimait avec le sang-froid
d’un avoué, d’un notaire, expliquant à leurs clients les moyens d’un
procès ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur de
sa voix n’accusait pas la moindre émotion; seulement sa figure et
son maintien, toujours nobles et décents, me semblèrent avoir une
froideur, une sécheresse diplomatiques. Elle avait sans doute médité
ses paroles et fait le programme de cette scène. Oh! mon cher ami,
quand certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur,
quand elles se sont promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner
dans la plaie, ces femmes-là sont adorables, elles aiment ou veulent
être aimées! Un jour elles nous récompenseront de nos douleurs, comme
Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres; elles nous rendront en
plaisirs le centuple du mal dont elles ont dû apprécier la violence:
leur méchanceté n’est-elle pas pleine de passion? Mais être torturé
par une femme qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce
supplice? En ce moment Fœdora marchait, sans le savoir, sur toutes mes
espérances, brisait ma vie et détruisait mon avenir avec la froide
insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par curiosité,
déchire les ailes d’un papillon.--Plus tard, ajouta Fœdora, vous
reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes
amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais
leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour
sans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie
encore dit ces derniers mots. D’abord les paroles me manquèrent, et
j’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait en moi; mais bientôt je
refoulai mes sensations au fond de mon âme, et me mis à sourire:--Si
je vous dis que je vous aime, répondis-je, vous me bannirez; si je
m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez: les prêtres, les magistrats
et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence
ne préjuge rien: trouvez bon, madame, que je me taise. Pour m’avoir
adressé de si fraternels avertissements, il faut que vous ayez craint
de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire mon orgueil. Mais
laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule
femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution
si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de
votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh! bien, cherchons ensemble, de
bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en
vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses
de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse
prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre
vouloir et d’être soumise à une supériorité de convention qui vous
offense? vous me sembleriez mille fois plus belle. Auriez-vous été
maltraitée une première fois par l’amour? Peut-être le prix que vous
devez attacher à l’élégance de votre taille, à votre délicieux
corsage, vous fait-il craindre les dégâts de la maternité: ne serait-ce
pas une de vos meilleures raisons secrètes pour vous refuser à être
trop bien aimée? Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse
malgré vous? Ne vous fâchez pas, je discute, j’étudie, je suis à mille
lieues de la passion. La nature, qui fait des aveugles de naissance,
peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles en amour.
Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale! Vous
ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort
légitime pour les hommes: je vous approuve, ils me paraissent tous
laids et odieux. Mais vous avez raison, ajoutai-je en sentant mon cœur
se gonfler, vous devez nous mépriser: il n’existe pas d’homme qui soit
digne de vous.

Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai en riant.
Eh! bien, la parole la plus acérée, l’ironie la plus aiguë, ne lui
arrachèrent ni un mouvement ni un geste de dépit. Elle m’écoutait en
gardant sur ses lèvres, dans ses yeux, son sourire d’habitude, ce
sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour
ses amis, pour ses simples connaissances, pour les étrangers.--Ne
suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre?
dit-elle en saisissant un moment pendant lequel je la regardais en
silence. Vous le voyez, continua-t-elle en riant, je n’ai pas de
sottes susceptibilités en amitié! Beaucoup de femmes puniraient
votre impertinence en vous faisant fermer leur porte.--Vous pouvez
me bannir de chez vous sans être tenue de donner la raison de vos
sévérités. En disant cela, je me sentais prêt à la tuer si elle m’avait
congédié.--Vous êtes fou, s’écria-t-elle en souriant.--Avez-vous
jamais songé, repris-je, aux effets d’un violent amour? Un homme au
désespoir a souvent assassiné sa maîtresse.--Il vaut mieux être morte
que malheureuse, répondit-elle froidement. Un homme aussi passionné
doit un jour abandonner sa femme et la laisser sur la paille après
lui avoir mangé sa fortune. Cette arithmétique m’abasourdit. Je vis
clairement un abîme entre cette femme et moi. Nous ne pouvions jamais
nous comprendre.--Adieu, lui dis-je froidement.--Adieu, répondit-elle
en inclinant la tête d’un air amical. A demain. Je la regardai
pendant un moment en lui dardant tout l’amour auquel je renonçais.
Elle était debout, et me jetait son sourire banal, le détestable
sourire d’une statue de marbre, sec et poli, paraissant exprimer
l’amour, mais froid. Concevras-tu bien, mon cher, toutes les douleurs
qui m’assaillirent en revenant chez moi par la pluie et la neige,
en marchant sur le verglas des quais pendant une lieue, ayant tout
perdu? Oh! savoir qu’elle ne pensait seulement pas à ma misère et me
croyait, comme elle, riche et doucement voituré! Combien de ruines
et de déceptions! Il ne s’agissait plus d’argent, mais de toutes les
fortunes de mon âme. J’allais au hasard, en discutant avec moi-même
les mots de cette étrange conversation, je m’égarais si bien dans mes
commentaires que je finissais par douter de la valeur nominale des
paroles et des idées! Et j’aimais toujours, j’aimais cette femme froide
dont le cœur voulait être conquis à tout moment, et qui, en effaçant
toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme
une maîtresse nouvelle. En tournant sous les guichets de l’Institut,
un mouvement fiévreux me saisit. Je me souvins alors que j’étais à
jeun. Je ne possédais pas un denier. Pour comble de malheur, la pluie
déformait mon chapeau. Comment pouvoir aborder désormais une femme
élégante et me présenter dans un salon sans un chapeau mettable! Grâce
à des soins extrêmes, et tout en maudissant la mode niaise et sotte
qui nous condamne à exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant
constamment à la main, j’avais maintenu le mien jusque-là dans un état
douteux. Sans être curieusement neuf ou sèchement vieux, dénué de
barbe ou très-soyeux, il pouvait passer pour le chapeau problématique
d’un homme soigneux; mais son existence artificielle arrivait à son
dernier période: il était blessé, déjeté, fini, véritable haillon,
digne représentant de son maître. Faute de trente sous, je perdais mon
industrieuse élégance. Ah! combien de sacrifices ignorés n’avais-je
pas faits à Fœdora depuis trois mois! Souvent je consacrais l’argent
nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter
mes travaux et jeûner, ce n’était rien! Mais traverser les rues de
Paris sans se laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie,
arriver chez elle aussi bien mis que les fats qui l’entouraient, ah!
pour un poète amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables
difficultés. Mon bonheur, mon amour, dépendait d’une moucheture de
fange sur mon seul gilet blanc! Renoncer à la voir si je me crottais,
si je me mouillais! Ne pas posséder cinq sous pour faire effacer par
un décrotteur la plus légère tache de boue sur ma botte! Ma passion
s’était augmentée de tous ces petits supplices inconnus, immenses
chez un homme irritable. Les malheureux ont des dévouements dont
il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans
une sphère de luxe et d’élégance; elles voient le monde à travers
un prisme qui teint en or les hommes et les choses. Optimistes par
égoïsme, cruelles par bon ton, ces femmes s’exemptent de réfléchir
au nom de leurs jouissances, et s’absolvent de leur indifférence au
malheur par l’entraînement du plaisir. Pour elles un denier n’est
jamais un million, c’est le million qui leur semble être un denier. Si
l’amour doit plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit aussi
les couvrir délicatement d’un voile, les ensevelir dans le silence;
mais, en prodiguant leur fortune et leur vie, en se dévouant, les
hommes riches profitent des préjugés mondains qui donnent toujours
un certain éclat à leurs amoureuses folies. Pour eux le silence
parle et le voile est une grâce, tandis que mon affreuse détresse me
condamnait à d’épouvantables souffrances sans qu’il me fût permis
de dire: J’aime! ou: Je meurs! Était-ce du dévouement après tout?
N’étais-je pas richement récompensé par le plaisir que j’éprouvais à
tout immoler pour elle? La comtesse avait donné d’extrêmes valeurs,
attaché d’excessives jouissances aux accidents les plus vulgaires de ma
vie. Naguère insouciant en fait de toilette, je respectais maintenant
mon habit comme un autre moi-même. Entre une blessure à recevoir et la
déchirure de mon frac, je n’aurais pas hésité! Tu dois alors épouser ma
situation et comprendre les rages de pensées, la frénésie croissante
qui m’agitaient en marchant, et que peut-être la marche animait encore!
J’éprouvais je ne sais quelle joie infernale à me trouver au faîte du
malheur. Je voulais voir un présage de fortune dans cette dernière
crise; mais le mal a des trésors sans fond. La porte de mon hôtel était
entr’ouverte. A travers les découpures en forme de cœur pratiquées
dans le volet, j’aperçus une lumière projetée dans la rue. Pauline
et sa mère causaient en m’attendant. J’entendis prononcer mon nom,
j’écoutai.--Raphaël, disait Pauline, est bien mieux que l’étudiant
du numéro sept! Ses cheveux blonds sont d’une si jolie couleur! Ne
trouves-tu pas quelque chose dans sa voix, je ne sais, mais quelque
chose qui vous remue le cœur? Et puis, quoiqu’il ait un peu l’air fier,
il est si bon, il a des manières si distinguées! Oh! il est vraiment
très-bien! Je suis sûre que toutes les femmes doivent être folles de
lui.--Tu en parles comme si tu l’aimais, reprit madame Gaudin.--Oh!
je l’aime comme un frère, répondit-elle en riant. Je serais joliment
ingrate si je n’avais pas de l’amitié pour lui! Ne m’a-t-il pas appris
la musique, le dessin, la grammaire, enfin tout ce que je sais? Tu ne
fais pas grande attention à mes progrès, ma bonne mère; mais je deviens
si instruite que dans quelque temps je serai assez forte pour donner
des leçons, et alors nous pourrons avoir une domestique. Je me retirai
doucement; et, après avoir fait quelque bruit, j’entrai dans la salle
pour y prendre ma lampe, que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant
venait de jeter un baume délicieux sur mes plaies. Ce naïf éloge de
ma personne me rendit un peu de courage. J’avais besoin de croire
en moi-même et de recueillir un jugement impartial sur la véritable
valeur de mes avantages. Mes espérances, ainsi ranimées, se reflétèrent
peut-être sur les choses que je voyais. Peut-être aussi n’avais-je
point encore bien sérieusement examiné la scène assez souvent offerte
à mes regards par ces deux femmes au milieu de cette salle; mais alors
j’admirai dans sa réalité le plus délicieux tableau de cette nature
modeste si naïvement reproduite par les peintres flamands. La mère,
assise au coin d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait
errer sur ses lèvres un bon sourire. Pauline colorait des écrans: ses
couleurs, ses pinceaux, étalés sur une petite table, parlaient aux
yeux par de piquants effets; mais, ayant quitté sa place et se tenant
debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait toute la
lumière. Il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour
ne pas admirer ses mains transparentes et roses, l’idéal de sa tête et
sa virginale attitude! La nuit et le silence prêtaient leur charme à
cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur. Ces travaux continus
et gaiement supportés attestaient une résignation religieuse pleine de
sentiments élevés. Une indéfinissable harmonie existait là entre les
choses et les personnes. Chez Fœdora le luxe était sec, il réveillait
en moi de mauvaises pensées; tandis que cette humble misère et ce
bon naturel me rafraîchissaient l’âme. Peut-être étais-je humilié en
présence du luxe; près de ces deux femmes, au milieu de cette salle
brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du
cœur, peut-être me réconciliai-je avec moi-même en trouvant à exercer
la protection que l’homme est si jaloux de faire sentir. Quand je fus
près de Pauline, elle me jeta un regard presque maternel, et s’écria,
les mains tremblantes, en posant vivement la lampe:--Dieu! comme vous
êtes pâle! Ah! il est tout mouillé! Ma mère va vous essuyer. Monsieur
Raphaël, reprit-elle après une légère pause, vous êtes friand de lait:
nous avons eu ce soir de la crème, tenez, voulez-vous y goûter? Elle
sauta comme un petit chat sur un bol de porcelaine plein de lait, et me
le présenta si vivement, me le mit sous le nez d’une si gentille façon,
que j’hésitai.--Vous me refuseriez? dit-elle d’une voix altérée.

Nos deux fiertés se comprenaient: Pauline paraissait souffrir de sa
pauvreté, et me reprocher ma hauteur. Je fus attendri. Cette crème
était peut-être son déjeuner du lendemain, j’acceptai cependant. La
pauvre fille essaya de cacher sa joie, mais elle pétillait dans ses
yeux.--J’en avais besoin, lui dis-je en m’asseyant. (Une expression
soucieuse passa sur son front.) Vous souvenez-vous, Pauline, de ce
passage où Bossuet nous peint Dieu récompensant un verre d’eau plus
richement qu’une victoire?--Oui, dit-elle. Et son sein battait comme
celui d’une jeune fauvette entre les mains d’un enfant.--Eh! bien,
comme nous nous quitterons bientôt, ajoutai-je d’une voix mal assurée,
laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour tous les soins que
vous et votre mère vous avez eus de moi.--Oh! ne comptons pas, dit-elle
en riant. Son rire cachait une émotion qui me fit mal.--Mon piano,
repris-je sans paraître avoir entendu ses paroles, est un des meilleurs
instruments d’Érard: acceptez-le. Prenez-le sans scrupule, je ne
saurais vraiment l’emporter dans le voyage que je compte entreprendre.
Éclairées peut-être par l’accent de mélancolie avec lequel je prononçai
ces mots, les deux femmes semblèrent m’avoir compris et me regardèrent
avec une curiosité mêlée d’effroi. L’affection que je cherchais au
milieu des froides régions du grand monde, était donc là, vraie, sans
faste, mais onctueuse et peut-être durable.--Il ne faut pas prendre
tant de souci, me dit la mère. Restez ici. Mon mari est en route à
cette heure, reprit-elle. Ce soir, j’ai lu l’Évangile de saint Jean
pendant que Pauline tenait suspendue entre ses doigts notre clef
attachée dans une Bible, la clef a tourné. Ce présage annonce que
Gaudin se porte bien et prospère. Pauline a recommencé pour vous et
pour le jeune homme du numéro sept; mais la clef n’a tourné que pour
vous. Nous serons tous riches, Gaudin reviendra millionnaire. Je l’ai
vu en rêve sur un vaisseau plein de serpents; heureusement l’eau était
trouble, ce qui signifie or et pierreries d’outre-mer. Ces paroles
amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles
une mère endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte
de calme. L’accent et le regard de la bonne femme exhalaient cette
douce cordialité qui n’efface pas le chagrin, mais qui l’apaise,
qui le berce et l’émousse. Plus perspicace que sa mère, Pauline
m’examinait avec inquiétude, ses yeux intelligents semblaient deviner
ma vie et mon avenir. Je remerciai par une inclination de tête la
mère et la fille; puis je me sauvai, craignant de m’attendrir. Quand
je me trouvai seul sous mon toit, je me couchai dans mon malheur. Ma
fatale imagination me dessina mille projets sans base et me dicta des
résolutions impossibles. Quand un homme se traîne dans les décombres
de sa fortune, il y rencontre encore quelques ressources; mais j’étais
dans le néant. Ah! mon cher, nous accusons trop facilement la misère.
Soyons indulgents pour les effets du plus actif de tous les dissolvants
sociaux: où règne la misère, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes,
ni vertus, ni esprit. J’étais alors sans idées, sans force, comme une
jeune fille tombée à genoux devant un tigre. Un homme sans passion et
sans argent reste maître de sa personne; mais un malheureux qui aime
ne s’appartient plus et ne peut pas se tuer. L’amour nous donne une
sorte de religion pour nous-mêmes, nous respectons en nous une autre
vie; il devient alors le plus horrible des malheurs, le malheur avec
une espérance, une espérance qui vous fait accepter des tortures.
Je m’endormis avec l’idée d’aller le lendemain confier à Rastignac
la singulière détermination de Fœdora.--Ah! ah! me dit Rastignac
en me voyant entrer chez lui dès neuf heures du matin, je sais ce
qui t’amène, tu dois être congédié par Fœdora. Quelques bonnes âmes
jalouses de ton empire sur la comtesse ont annoncé votre mariage. Dieu
sait les folies que tes rivaux t’ont prêtées et les calomnies dont
tu as été l’objet!--Tout s’explique, m’écriai-je. Je me souvins de
toutes mes impertinences et trouvai la comtesse sublime. A mon gré,
j’étais un infâme qui n’avait pas encore assez souffert, et je ne vis
plus dans son indulgence que la patiente charité de l’amour.--N’allons
pas si vite, me dit le prudent Gascon. Fœdora possède la pénétration
naturelle aux femmes profondément égoïstes: elle t’aura jugé peut-être
au moment où tu ne voyais encore en elle que sa fortune et son luxe;
en dépit de ton adresse, elle aura lu dans ton âme. Elle est assez
dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne trouve grâce devant elle.
Je crois, ajouta-t-il, t’avoir mis dans une mauvaise voie. Malgré la
finesse de son esprit et de ses manières, cette créature me semble
impérieuse comme toutes les femmes qui ne prennent de plaisir que par
la tête. Pour elle le bonheur gît tout entier dans le bien-être de
la vie, dans les jouissances sociales; chez elle, le sentiment est
un rôle: elle te rendrait malheureux, et ferait de toi son premier
valet. Rastignac parlait à un sourd. Je l’interrompis, en lui exposant
avec une apparente gaieté ma situation financière.--Hier au soir,
me répondit-il, une veine contraire m’a emporté tout l’argent dont
je pouvais disposer. Sans cette vulgaire infortune, j’eusse partagé
volontiers ma bourse avec toi. Mais, allons déjeuner au cabaret,
les huîtres nous donneront peut-être un bon conseil. Il s’habilla,
fit atteler son tilbury; puis semblables à deux millionnaires, nous
arrivâmes au café de Paris avec l’impertinence de ces audacieux
spéculateurs qui vivent sur des capitaux imaginaires. Ce diable de
Gascon me confondait par l’aisance de ses manières et par son aplomb
imperturbable. Au moment où nous prenions le café, après avoir fini un
repas fort délicat et très-bien entendu, Rastignac, qui distribuait des
coups de tête à une foule de jeunes gens également recommandables par
les grâces de leur personne et par l’élégance de leur mise, me dit en
voyant entrer un de ces _dandys_:--Voici ton affaire. Et il fit signe
à un gentilhomme bien cravaté, qui semblait chercher une table à sa
convenance, de venir lui parler.--Ce gaillard-là, me dit Rastignac à
l’oreille, est décoré pour avoir publié des ouvrages qu’il ne comprend
pas: il est chimiste, historien, romancier, publiciste; il possède
des quarts, des tiers, des moitiés, dans je ne sais combien de pièces
de théâtre, et il est ignorant comme la mule de don Miguel. Ce n’est
pas un homme, c’est un nom, une étiquette familière au public. Aussi
se garderait-il bien d’entrer dans ces cabinets sur lesquels il y a
cette inscription: _Ici l’on peut écrire soi-même_. Il est fin à jouer
tout un congrès. En deux mots, c’est un métis en morale: ni tout à
fait probe, ni complétement fripon. Mais chut! il s’est déjà battu,
le monde n’en demande pas davantage et dit de lui: C’est un homme
honorable.--Eh! bien, mon excellent ami, mon honorable ami, comment
se porte Votre Intelligence? lui dit Rastignac au moment où l’inconnu
s’assit à la table voisine.

--Mais ni bien, ni mal. Je suis accablé de travail. J’ai entre
les mains tous les matériaux nécessaires pour faire des mémoires
historiques très-curieux, et je ne sais à qui les attribuer. Cela me
tourmente, il faut se hâter, les mémoires vont passer de mode.

--Sont-ce des mémoires contemporains, anciens, sur la cour, sur quoi?

--Sur l’affaire du Collier.

--N’est-ce pas un miracle? me dit Rastignac en riant. Puis se
retournant vers le spéculateur:--Monsieur de Valentin, reprit-il en
me désignant, est un de mes amis que je vous présente comme l’une
de nos futures célébrités littéraires. Il avait jadis une tante
fort bien en cour, marquise, et depuis deux ans il travaille à une
histoire royaliste de la révolution. Puis, se penchant à l’oreille
de ce singulier négociant, il lui dit:--C’est un homme de talent;
mais un niais qui peut vous faire vos mémoires, au nom de sa tante,
pour cent écus par volume.--Le marché me va, répondit l’autre en
haussant sa cravate. Garçon, mes huîtres, donc!--Oui, mais vous me
donnerez vingt-cinq louis de commission et lui paierez un volume
d’avance, reprit Rastignac.--Non, non. Je n’avancerai que cinquante
écus pour être plus sûr d’avoir promptement mon manuscrit. Rastignac
me répéta cette conversation mercantile à voix basse. Puis sans me
consulter:--Nous sommes d’accord, lui répondit-il. Quand pouvons-nous
aller vous voir pour terminer cette affaire?--Eh! bien, venez dîner
ici, demain soir, à sept heures. Nous nous levâmes, Rastignac jeta
de la monnaie au garçon, mit la carte à payer dans sa poche, et
nous sortîmes. J’étais stupéfait de la légèreté, de l’insouciance
avec laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de
Montbauron.--J’aime mieux m’embarquer pour le Brésil, et y enseigner
aux Indiens l’algèbre, dont je ne sais pas un mot, que de salir le nom
de ma famille!

Rastignac m’interrompit par un éclat de rire.--Es-tu bête! Prends
d’abord les cinquante écus et fais les mémoires. Quand ils seront
achevés, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante,
imbécile! Madame de Montbauron, morte sur l’échafaud, ses paniers,
ses considérations, sa beauté, son fard, ses mules valent bien plus
de six cents francs. Si le libraire ne veut pas alors payer ta tante
ce qu’elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier d’industrie, ou
je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les mémoires.--Oh!
m’écriai-je, pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde? Le monde
a des envers bien salement ignobles.--Bon, répondit Rastignac, voilà
de la poésie, et il s’agit d’affaires. Tu es un enfant. Écoute: quant
aux mémoires, le public les jugera; quant à mon Proxénète littéraire,
n’a-t-il pas dépensé huit ans de sa vie, et payé ses relations avec la
librairie par de cruelles expériences? En partageant inégalement avec
lui le travail du livre, ta part d’argent n’est-elle pas aussi la plus
belle? Vingt-cinq louis sont une bien plus grande somme pour toi, que
mille francs pour lui. Va, tu peux écrire des mémoires historiques,
œuvres d’art si jamais il en fut, quand Diderot a fait six sermons pour
cent écus.--Enfin, lui dis-je tout ému, c’est pour moi une nécessité:
ainsi, mon pauvre ami, je te dois des remerciements. Vingt-cinq louis
me rendront bien riche.--Et plus riche que tu ne penses, reprit-il en
riant. Si Finot me donne une commission dans l’affaire, ne devines-tu
pas qu’elle sera pour toi? Allons au bois de Boulogne, dit-il; nous y
verrons ta comtesse, et je te montrerai la jolie petite veuve que je
dois épouser, une charmante personne, Alsacienne un peu grasse. Elle
lit Kant, Schiller, Jean-Paul, et une foule de livres hydrauliques.
Elle a la manie de toujours me demander mon opinion, je suis obligé
d’avoir l’air de comprendre toute cette sensiblerie allemande, de
connaître un tas de ballades, toutes drogues qui me sont défendues par
le médecin. Je n’ai pas encore pu la déshabituer de son enthousiasme
littéraire: elle pleure des averses à la lecture de Goëthe, et je
suis obligé de pleurer un peu, par complaisance, car il y a cinquante
mille livres de rentes, mon cher, et le plus joli petit pied, la
plus jolie petite main de la terre! Ah! si elle ne disait pas _mon
anche_, et _prouiller_ pour mon _ange_ et _brouiller_, ce serait une
femme accomplie. Nous vîmes la comtesse, brillante dans un brillant
équipage. Le coquette nous salua fort affectueusement en me jetant
un sourire qui me parut alors divin et plein d’amour. Ah! j’étais
bien heureux, je me croyais aimé, j’avais de l’argent et des trésors
de passion, plus de misère. Léger, gai, content de tout, je trouvai
la maîtresse de mon ami charmante. Les arbres, l’air, le ciel, toute
la nature semblait me répéter le sourire de Fœdora. En revenant des
Champs-Élysées, nous allâmes chez le chapelier et chez le tailleur de
Rastignac. L’affaire du Collier me permit de quitter mon misérable
pied de paix, pour passer à un formidable pied de guerre. Désormais
je pouvais sans crainte lutter de grâce et d’élégance avec les jeunes
gens qui tourbillonnaient autour de Fœdora. Je revins chez moi. Je
m’y enfermai, restant tranquille en apparence, près de ma lucarne;
mais disant d’éternels adieux à mes toits, vivant dans l’avenir,
dramatisant ma vie, escomptant l’amour et ses joies. Ah! comme une
existence peut devenir orageuse entre les quatre murs d’une mansarde!
L’âme humaine est une fée: elle métamorphose une paille en diamants;
sous sa baguette les palais enchantés éclosent comme les fleurs des
champs sous les chaudes inspirations du soleil. Le lendemain, vers
midi, Pauline frappa doucement à ma porte et m’apporta, devine quoi?
une lettre de Fœdora. La comtesse me priait de venir la prendre au
Luxembourg pour aller, de là, voir ensemble le Muséum et le Jardin
des Plantes.--Un commissionnaire attend la réponse, me dit-elle
après un moment de silence. Je griffonnai promptement une lettre de
remerciement que Pauline emporta. Je m’habillai. Au moment où, assez
content de moi-même, j’achevais ma toilette, un frisson glacial me
saisit à cette pensée: Fœdora est-elle venue en voiture ou à pied?
pleuvra-t-il, fera-t-il beau? Mais, me dis-je, qu’elle soit à pied ou
en voiture, est-on jamais certain de l’esprit fantasque d’une femme?
elle sera sans argent et voudra donner cent sous à un petit Savoyard
parce qu’il aura de jolies guenilles. J’étais sans un rouge liard et
ne devais avoir de l’argent que le soir. Oh! combien, dans ces crises
de notre jeunesse, un poète paie cher la puissance intellectuelle dont
il est investi par le régime et par le travail! En un instant, mille
pensées vives et douloureuses me piquèrent comme autant de dards. Je
regardai le ciel par ma lucarne, le temps était fort incertain. En cas
de malheur, je pouvais bien prendre une voiture pour la journée; mais
aussi ne tremblerais-je pas à tout moment, au milieu de mon bonheur, de
ne pas rencontrer Finot le soir? Je ne me sentis pas assez fort pour
supporter tant de craintes au sein de ma joie. Malgré la certitude
de ne rien trouver, j’entrepris une grande exploration à travers ma
chambre, je cherchai des écus imaginaires jusque dans la profondeur de
ma paillasse, je fouillai tout, je secouai même de vieilles bottes. En
proie à une fièvre nerveuse, je regardais mes meubles d’un œil hagard
après les avoir renversés tous. Comprendras-tu le délire qui m’anima,
lorsqu’en ouvrant pour la septième fois le tiroir de ma table à écrire
que je visitais avec cette espèce d’indolence dans laquelle nous
plonge le désespoir, j’aperçus collée contre une planche latérale,
tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide comme une étoile
à son lever, une belle et noble pièce de cent sous? Ne lui demandant
compte ni de son silence ni de la cruauté dont elle était coupable en
se tenant ainsi cachée, je la baisai comme un ami fidèle au malheur et
la saluai par un cri qui trouva de l’écho. Je me retournai brusquement
et vis Pauline toute pâle.--J’ai cru, dit-elle d’une voix émue, que
vous vous faisiez mal. Le commissionnaire... Elle s’interrompit comme
si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé, ajouta-t-elle. Puis elle
s’enfuit, enfantine et follette comme un caprice. Pauvre petite! je lui
souhaitai mon bonheur. En ce moment, il me semblait avoir dans l’âme
tout le plaisir de la terre, et j’aurais voulu restituer aux malheureux
la part que je croyais leur voler. Nous avons presque toujours raison
dans nos pressentiments d’adversité, la comtesse avait renvoyé sa
voiture. Par un de ces caprices que les jolies femmes ne s’expliquent
pas toujours à elles-mêmes, elle voulait aller au Jardin des Plantes
par les boulevards et à pied.--Mais il va pleuvoir, lui dis-je. Elle
prit plaisir à me contredire. Par hasard, il fit beau pendant tout le
temps que nous marchâmes dans le Luxembourg. Quand nous en sortîmes, un
gros nuage dont j’avais maintes fois épié la marche avec une secrète
inquiétude, ayant laissé tomber quelques gouttes d’eau, nous montâmes
dans un fiacre. Lorsque nous eûmes atteint les boulevards, la pluie
cessa, le ciel reprit sa sérénité. En arrivant au Muséum, je voulus
renvoyer la voiture, Fœdora me pria de la garder. Que de tortures!
Mais causer avec elle en comprimant un secret délire qui sans doute
se formulait sur mon visage par quelque sourire niais et arrêté;
errer dans le Jardin des Plantes, en parcourir les allées bocagères
et sentir son bras appuyé sur le mien, il y eut dans tout cela je ne
sais quoi de fantastique: c’était un rêve en plein jour. Cependant ses
mouvements, soit en marchant, soit en nous arrêtant, n’avaient rien de
doux ni d’amoureux, malgré leur apparente volupté. Quand je cherchais
à m’associer en quelque sorte à l’action de sa vie, je rencontrais
en elle une intime et secrète vivacité, je ne sais quoi de saccadé,
d’excentrique. Les femmes sans âme n’ont rien de moelleux dans leurs
gestes. Aussi n’étions-nous unis, ni par une même volonté, ni par un
même pas. Il n’existe point de mots pour rendre ce désaccord matériel
de deux êtres, car nous ne sommes pas encore habitués à reconnaître
une pensée dans le mouvement. Ce phénomène de notre nature se sent
instinctivement, il ne s’exprime pas. Pendant ces violents paroxysmes
de ma passion, reprit Raphaël après un moment de silence, et comme
s’il répondait à une objection qu’il se fût adressée à lui-même, je
n’ai pas disséqué mes sensations, analysé mes plaisirs, ni supputé
les battements de mon cœur, comme un avare examine et pèse ses pièces
d’or. Oh! non, l’expérience jette aujourd’hui sa triste lumière sur
les événements passés, et le souvenir m’apporte ces images, comme
par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris
d’un naufrage sur la grève.--Vous pouvez me rendre un service assez
important, me dit la comtesse en me regardant d’un air confus. Après
vous avoir confié mon antipathie pour l’amour, je me sens plus libre
en réclamant de vous un bon office au nom de l’amitié. N’aurez-vous
pas, reprit-elle en riant, beaucoup plus de mérite à m’obliger
aujourd’hui? Je la regardais avec douleur. N’éprouvant rien près de
moi, elle était pateline et non pas affectueuse; elle me paraissait
jouer un rôle en actrice consommée; puis tout à coup son accent, un
regard, un mot réveillaient mes espérances; mais si mon amour ranimé
se peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les rayons sans
que la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient, comme ceux
des tigres, être doublés par une feuille de métal. En ces moments-là,
je la détestais.--La protection du duc de Navarreins, dit-elle en
continuant avec des inflexions de voix pleines de câlinerie, me serait
très-utile auprès d’une personne toute-puissante en Russie, et dont
l’intervention est nécessaire pour me faire rendre justice dans une
affaire qui concerne à la fois ma fortune et mon état dans le monde,
la reconnaissance de mon mariage par l’empereur. Le duc de Navarreins
n’est-il pas votre cousin? Une lettre de lui déciderait tout.--Je
vous appartiens, lui répondis-je, ordonnez.--Vous êtes bien aimable,
reprit-elle en me serrant la main. Venez dîner avec moi, je vous dirai
tout comme à un confesseur. Cette femme si méfiante, si discrète, et
à laquelle personne n’avait entendu dire un mot sur ses intérêts,
allait donc me consulter.--Oh! combien j’aime maintenant le silence
que vous m’avez imposé! m’écriai-je. Mais j’aurais voulu quelque
épreuve plus rude encore. En ce moment, elle accueillit l’ivresse de
mes regards et ne se refusa point à mon admiration, elle m’aimait
donc! Nous arrivâmes chez elle. Fort heureusement, le fond de ma bourse
put satisfaire le cocher. Je passai délicieusement la journée, seul
avec elle, chez elle. C’était la première fois que je pouvais la voir
ainsi. Jusqu’à ce jour, le monde, sa gênante politesse et ses façons
froides nous avaient toujours séparés, même pendant ses somptueux
dîners; mais alors j’étais chez elle comme si j’eusse vécu sous son
toit, je la possédais pour ainsi dire. Ma vagabonde imagination brisait
les entraves, arrangeait les événements de la vie à ma guise, et me
plongeait dans les délices d’un amour heureux. Me croyant son époux,
je l’admirais occupée de petits détails; j’éprouvais même du bonheur à
lui voir ôter son schall et son chapeau. Elle me laissa seul un moment,
et revint les cheveux arrangés, charmante. Cette jolie toilette avait
été faite pour moi! Pendant le dîner, elle me prodigua ses attentions
et déploya des grâces infinies dans mille choses qui semblent des
riens et qui cependant sont la moitié de la vie. Quand nous fûmes tous
deux devant un feu pétillant, assis sur la soie, environnés des plus
désirables créations d’un luxe oriental; quand je vis si près de moi
cette femme dont la beauté célèbre faisait palpiter tant de cœurs,
cette femme si difficile à conquérir, me parlant, me rendant l’objet
de toutes ses coquetteries, ma voluptueuse félicité devint presque de
la souffrance. Pour mon malheur, je me souvins de l’importante affaire
que je devais conclure, et voulus aller au rendez-vous qui m’avait
été donné la veille.--Quoi! déjà! dit-elle en me voyant prendre mon
chapeau.--Elle m’aimait! Je le crus du moins, en l’entendant prononcer
ces deux mots d’une voix caressante. Pour prolonger mon extase,
j’aurais alors volontiers troqué deux années de ma vie contre chacune
des heures qu’elle voulait bien m’accorder. Mon bonheur s’augmenta de
tout l’argent que je perdais! Il était minuit quand elle me renvoya.
Néanmoins le lendemain, mon héroïsme me coûta bien des remords, je
craignis d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue si capitale
pour moi; je courus chez Rastignac, et nous allâmes surprendre à son
lever le titulaire de mes travaux futurs. Finot me lut un petit acte où
il n’était point question de ma tante, et après la signature duquel il
me compta cinquante écus. Nous déjeunâmes tous les trois. Quand j’eus
payé mon nouveau chapeau, soixante cachets à trente sous et mes dettes,
il ne me resta plus que trente francs; mais toutes les difficultés de
la vie s’étaient aplanies pour quelques jours. Si j’avais voulu écouter
Rastignac, je pouvais avoir des trésors en adoptant avec franchise le
_système anglais_. Il voulait absolument m’établir un crédit et me
faire faire des emprunts, en prétendant que les emprunts soutiendraient
le crédit. Selon lui, l’avenir était de tous les capitaux du monde le
plus considérable et le plus solide. En hypothéquant ainsi mes dettes
sur de futurs contingents, il donna ma pratique à son tailleur, un
artiste qui comprenait _le jeune homme_ et devait me laisser tranquille
jusqu’à mon mariage. Dès ce jour, je rompis avec la vie monastique et
studieuse que j’avais menée pendant trois ans. J’allai fort assidûment
chez Fœdora, où je tâchai de surpasser en apparence les impertinents
ou les héros de coterie qui s’y trouvaient. En croyant avoir échappé
pour toujours à la misère, je recouvrai ma liberté d’esprit, j’écrasai
mes rivaux, et passai pour un homme plein de séductions, prestigieux,
irrésistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant de
moi: «Un garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans
la tête!» Ils vantaient charitablement mon esprit aux dépens de ma
sensibilité. «Est-il heureux de ne pas aimer! s’écriaient-ils. S’il
aimait, aurait-il autant de gaieté, de verve!» J’étais cependant
bien amoureusement stupide en présence de Fœdora! Seul avec elle, je
ne savais rien lui dire, ou si je parlais, je médisais de l’amour;
j’étais tristement gai comme un courtisan qui veut cacher un cruel
dépit. Enfin, j’essayai de me rendre indispensable à sa vie, à son
bonheur, à sa vanité: tous les jours près d’elle, j’étais un esclave,
un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoir ainsi dissipé ma journée,
je revenais chez moi pour y travailler pendant les nuits, ne dormant
guère que deux ou trois heures de la matinée. Mais n’ayant pas, comme
Rastignac, l’habitude du système anglais, je me vis bientôt sans un
sou. Dès lors, mon cher ami, fat sans bonnes fortunes, élégant sans
argent, amoureux anonyme, je retombai dans cette vie précaire, dans
ce froid et profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses
apparences du luxe. Je ressentis alors mes souffrances premières,
mais moins aiguës: je m’étais familiarisé sans doute avec leurs
terribles crises. Souvent les gâteaux et le thé, si parcimonieusement
offerts dans les salons, étaient ma seule nourriture. Quelquefois, les
somptueux dîners de la comtesse me substantaient pendant deux jours.
J’employai tout mon temps, mes efforts et ma science d’observation
à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère de Fœdora.
Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaient influencé mon opinion,
je voyais en elle tour à tour la femme la plus aimante ou la plus
insensible de son sexe; mais ces alternatives de joie et de tristesse
devinrent intolérables: je voulus chercher un dénoûment à cette lutte
affreuse, en tuant mon amour. De sinistres lueurs brillaient parfois
dans mon âme et me faisaient entrevoir des abîmes entre nous. La
comtesse justifiait toutes mes craintes; je n’avais pas encore surpris
de larmes dans ses yeux. Au théâtre une scène attendrissante la
trouvait froide et rieuse. Elle réservait toute sa finesse pour elle,
et ne devinait ni le malheur ni le bonheur d’autrui. Enfin elle m’avait
joué! Heureux de lui faire un sacrifice, je m’étais presque avili pour
elle en allant voir mon parent le duc de Navarreins, homme égoïste,
qui rougissait de ma misère et avait de trop grands torts envers moi
pour ne pas me haïr: il me reçut donc avec cette froide politesse
qui donne aux gestes et aux paroles l’apparence de l’insulte, son
regard inquiet excita ma pitié. J’eus honte pour lui de sa petitesse
au milieu de tant de grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant de
luxe. Il me parla des pertes considérables que lui occasionnait le
trois pour cent, je lui dis alors quel était l’objet de ma visite. Le
changement de ses manières, qui de glaciales devinrent insensiblement
affectueuses, me dégoûta. Eh! bien, mon ami, il vint chez la comtesse,
il m’y écrasa. Fœdora trouva pour lui des enchantements, des prestiges
inconnus; elle le séduisit, traita sans moi cette affaire mystérieuse
de laquelle je ne sus pas un mot: j’avais été pour elle un moyen. Elle
paraissait ne plus m’apercevoir quand mon cousin était chez elle, elle
m’acceptait alors avec moins de plaisir peut-être que le jour où je
lui fus présenté. Un soir, elle m’humilia devant le duc par un de ces
gestes et par un de ces regards qu’aucune parole ne saurait peindre.
Je sortis pleurant, formant mille projets de vengeance, combinant
d’épouvantables viols. Souvent je l’accompagnais aux Bouffons: là, près
d’elle, tout entier à mon amour, je la contemplais en me livrant au
charme d’écouter la musique, épuisant mon âme dans la double jouissance
d’aimer et de retrouver les mouvements de mon cœur bien rendus par
les phrases du musicien. Ma passion était dans l’air, sur la scène;
elle triomphait partout, excepté chez ma maîtresse. Je prenais alors
la main de Fœdora, j’étudiais ses traits et ses yeux en sollicitant
une fusion de nos sentiments, une de ces soudaines harmonies qui,
réveillées par les notes, fait vibrer les âmes à l’unisson; mais sa
main était muette et ses yeux ne disaient rien. Quand le feu de mon
cœur émané de tous mes traits la frappait trop fortement au visage,
elle me jetait ce sourire cherché, phrase convenue qui se reproduit
au salon sur les lèvres de tous les portraits. Elle n’écoutait pas la
musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli, ne
lui rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de
sa vie; son âme était aride. Fœdora se produisait là comme un spectacle
dans le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en
loge: inquiète, quoique tranquille, elle était victime de la mode: sa
loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Vous
rencontrez souvent des gens de colossale apparence de qui le cœur est
tendre et délicat sous un corps de bronze; mais elle cachait un cœur
de bronze sous sa frêle et gracieuse enveloppe. Ma fatale science me
déchirait bien des voiles. Si le bon ton consiste à s’oublier pour
autrui, à mettre dans sa voix et dans ses gestes une constante douceur,
à plaire aux autres en les rendant contents d’eux-mêmes, malgré sa
finesse, Fœdora n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne
origine: son oubli d’elle-même était fausseté; ses manières, au lieu
d’être innées, avaient été laborieusement conquises; enfin sa politesse
sentait la servitude. Eh! bien, ses paroles emmiellées étaient pour ses
favoris l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération était
un noble enthousiasme. Moi seul avais étudié ses grimaces, j’avais
dépouillé son être intérieur de la mince écorce qui suffit au monde,
et n’étais plus dupe de ses singeries; je connaissais à fond son âme
de chatte. Quand un niais la complimentait, la vantait, j’avais honte
pour elle. Et je l’aimais toujours! j’espérais fondre ses glaces sous
les ailes d’un amour de poète. Si je pouvais une fois ouvrir son
cœur aux tendresses de la femme, si je l’initiais à la sublimité des
dévouements, je la voyais alors parfaite; elle devenait un ange. Je
l’aimais en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu ne pas
l’aimer pour l’obtenir: un fat bien gourmé, un froid calculateur, en
aurait triomphé peut-être. Vaine, artificieuse, elle eût sans doute
entendu le langage de la vanité, se serait laissé entortiller dans les
piéges d’une intrigue; elle eût été dominée par un homme sec et glacé.
Des douleurs acérées entraient jusqu’au vif dans mon âme, quand elle
me révélait naïvement son égoïsme. Je l’apercevais avec douleur seule
un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant
pas de regards amis où reposer les siens. Un soir, j’eus le courage de
lui peindre, sous des couleurs animées, sa vieillesse déserte, vide
et triste. A l’aspect de cette épouvantable vengeance de la nature
trompée, elle dit un mot atroce.--J’aurai toujours de la fortune, me
répondit-elle. Eh! bien, avec de l’or nous pouvons toujours créer
autour de nous les sentiments qui sont nécessaires à notre bien-être.
Je sortis foudroyé par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce
monde, dont j’étais si sottement idolâtre. Je n’aimais pas Pauline
pauvre, Fœdora riche n’avait-elle pas le droit de repousser Raphaël?
Notre conscience est un juge infaillible, quand nous ne l’avons pas
encore assassinée. «Fœdora, me criait une voix sophistique, n’aime ni
ne repousse personne; elle est libre, mais elle s’est autrefois donnée
pour de l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a possédée. Elle aura
bien une tentation dans sa vie! Attends-la.» Ni vertueuse ni fautive,
cette femme vivait loin de l’humanité, dans une sphère à elle, enfer ou
paradis. Ce mystère femelle vêtu de cachemire et de broderies mettait
en jeu dans mon cœur tous les sentiments humains, orgueil, ambition,
amour, curiosité. Un caprice de la mode, ou cette envie de paraître
original qui nous poursuit tous, avait amené la manie de vanter un
petit spectacle du boulevard. La comtesse témoigna le désir de voir
la figure enfarinée d’un acteur qui faisait les délices de quelques
gens d’esprit, et j’obtins l’honneur de la conduire à la première
représentation de je ne sais quelle mauvaise farce. La loge coûtait à
peine cent sous, je ne possédais pas un traître liard. Ayant encore
un demi-volume de mémoires à écrire, je n’osais pas aller mendier un
secours à Finot, et Rastignac, ma providence, était absent. Cette gêne
constante maléficiait toute ma vie. Une fois, au sortir des Bouffons,
par une horrible pluie, Fœdora m’avait fait avancer une voiture
sans que je ne pusse me soustraire à son obligeance de parade: elle
n’admit aucune de mes excuses, ni mon goût pour la pluie, ni mon envie
d’aller au jeu. Elle ne devinait mon indigence ni dans l’embarras de
mon maintien, ni dans mes paroles tristement plaisantes. Mes yeux
rougissaient, mais comprenait-elle un regard? La vie des jeunes gens
est soumise à de singuliers caprices! Pendant le voyage, chaque tour
de roue réveilla des pensées qui me brûlèrent le cœur; j’essayai de
détacher une planche au fond de la voiture en espérant glisser sur le
pavé; mais rencontrant des obstacles invincibles, je me pris à rire
convulsivement et demeurai dans un calme morne, hébété comme un homme
au carcan. A mon arrivée au logis, aux premiers mots que je balbutiai,
Pauline m’interrompit en disant:--Si vous n’avez pas de monnaie... Ah!
la musique de Rossini n’était rien auprès de ces paroles. Mais revenons
aux Funambules. Pour pouvoir y conduire la comtesse, je pensai à mettre
en gage le cercle d’or dont le portrait de ma mère était entouré.
Quoique le Mont-de-Piété se fût toujours dessiné dans ma pensée comme
une des portes du bagne, il valait encore mieux y porter mon lit
moi-même que de solliciter une aumône. Le regard d’un homme à qui vous
demandez de l’argent fait tant de mal! Certains emprunts nous coûtent
notre honneur, comme certains refus prononcés par une bouche amie nous
enlèvent une dernière illusion. Pauline travaillait, sa mère était
couchée. Jetant un regard furtif sur le lit dont les rideaux étaient
légèrement relevés, je crus madame Gaudin profondément endormie, en
apercevant au milieu de l’ombre son profil calme et jaune imprimé sur
l’oreiller.--Vous avez du chagrin, me dit Pauline, qui posa son pinceau
sur son coloriage.--Ma pauvre enfant, vous pouvez me rendre un grand
service, lui répondis-je. Elle me regarda d’un air si heureux que je
tressaillis.--M’aimerait-elle? pensai-je.--Pauline? repris-je. Et je
m’assis près d’elle pour la bien étudier. Elle me devina, tant mon
accent était interrogateur; elle baissa les yeux, et je l’examinai,
croyant pouvoir lire dans son cœur comme dans le mien, tant sa
physionomie était naïve et pure.

--Vous m’aimez? lui dis-je.

--Un peu, passionnément, pas du tout, s’écria-t-elle. Elle ne m’aimait
pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste qui lui échappa
peignaient seulement une folâtre reconnaissance de jeune fille. Je lui
avouai donc ma détresse, l’embarras dans lequel je me trouvais, et la
priai de m’aider.--Comment, monsieur Raphaël, dit-elle, vous ne voulez
pas aller au Mont-de-Piété, et vous m’y envoyez! Je rougis, confondu
par la logique d’un enfant. Elle me prit alors la main comme si elle
eût voulu compenser par une caresse la vérité de son exclamation.
Oh! j’irais bien, dit-elle, mais la course est inutile. Ce matin,
j’ai trouvé derrière le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient
glissées à votre insu entre le mur et la barre, et je les ai mises
sur votre table.--Vous devez bientôt recevoir de l’argent, monsieur
Raphaël, me dit la bonne mère, qui montra sa tête entre les rideaux;
je puis bien vous prêter quelques écus en attendant.--Oh! Pauline,
m’écriai-je en lui serrant la main, je voudrais être riche.--Bah!
pourquoi? dit-elle d’un air mutin. Sa main tremblant dans la mienne
répondait à tous les battements de mon cœur; elle retira vivement ses
doigts, examina les miens:--Vous épouserez une femme riche! dit-elle,
mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah! Dieu! elle vous tuera. J’en
suis sûre. Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles
superstitions de sa mère.--Vous êtes bien crédule, Pauline!--Oh! bien
certainement! dit-elle en me regardant avec terreur, la femme que vous
aimerez vous tuera. Elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur
en laissant paraître une vive émotion, et ne me regarda plus. En ce
moment, j’aurais bien voulu croire à des chimères. Un homme n’est pas
tout à fait misérable quand il est superstitieux. Une superstition est
une espérance. Retiré dans ma chambre, je vis en effet deux nobles écus
dont la présence me parut inexplicable. Au sein des pensées confuses du
premier sommeil, je tâchai de vérifier mes dépenses pour me justifier
cette trouvaille inespérée, mais je m’endormis perdu dans d’inutiles
calculs. Le lendemain, Pauline vint me voir au moment où je sortais
pour aller louer une loge.--Vous n’avez peut-être pas assez de dix
francs, me dit en rougissant cette bonne et aimable fille, ma mère m’a
chargée de vous offrir cet argent. Prenez, prenez! Elle jeta trois
écus sur ma table et voulut se sauver; mais je la retins. L’admiration
sécha les larmes qui roulaient dans mes yeux:--Pauline, lui dis-je,
vous êtes un ange! Ce prêt me touche bien moins que la pudeur de
sentiment avec laquelle vous me l’offrez. Je désirais une femme riche,
élégante, titrée; hélas! maintenant je voudrais posséder des millions
et rencontrer une jeune fille pauvre comme vous et comme vous riche
de cœur, je renoncerais à une passion fatale qui me tuera. Vous aurez
peut-être raison.--Assez! dit-elle. Elle s’enfuit, et sa voix de
rossignol, ses roulades fraîches retentirent dans l’escalier.--Elle
est bien heureuse de ne pas aimer encore! me dis-je en pensant aux
tortures que je souffrais depuis plusieurs mois. Les quinze francs
de Pauline me furent bien précieux. Fœdora, songeant aux émanations
populacières de la salle où nous devions rester pendant quelques
heures, regretta de ne pas avoir un bouquet; j’allai lui chercher
des fleurs; je lui apportai ma vie et ma fortune. J’eus à la fois des
remords et des plaisirs en lui donnant un bouquet dont le prix me
révéla tout ce que la galanterie superficielle en usage dans le monde
avait de dispendieux. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un peu trop
forte d’un jasmin du Mexique, elle éprouva un intolérable dégoût en
voyant la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes; elle
me reprocha de l’avoir amenée là. Quoiqu’elle fût près de moi, elle
voulut s’en aller; elle s’en alla. M’imposer des nuits sans sommeil,
avoir dissipé deux mois de mon existence, et ne pas lui plaire! Jamais
ce démon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible. Pendant la route,
assis près d’elle dans un étroit coupé, je respirais son souffle, je
touchais son gant parfumé, je voyais distinctivement les trésors de sa
beauté, je sentais une vapeur douce comme l’iris: toute la femme et
point de femme. En ce moment, un trait de lumière me permit de voir
les profondeurs de cette vie mystérieuse. Je pensai tout à coup au
livre récemment publié par un poète, une vraie conception d’artiste
taillée dans la statue de Polyclès. Je croyais voir ce monstre qui,
tantôt officier, dompte un cheval fougueux, tantôt jeune fille se met
à sa toilette et désespère ses amants, amant, désespère une vierge
douce et modeste. Ne pouvant plus résoudre autrement Fœdora, je lui
racontai cette histoire fantastique: rien ne décela sa ressemblance
avec cette poésie de l’impossible; elle s’en amusa de bonne foi,
comme un enfant d’une fable prise aux _Mille et une Nuits_. Pour
résister à l’amour d’un homme de mon âge, à la chaleur communicative
de cette belle contagion de l’âme, Fœdora doit être gardée par quelque
mystère, me dis-je en revenant chez moi. Peut-être, semblable à lady
Delacour, est-elle dévorée par un cancer? Sa vie est sans doute une vie
artificielle. A cette pensée, j’eus froid. Puis je formai le projet le
plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant
puisse jamais songer. Pour examiner cette femme corporellement comme
je l’avais étudiée intellectuellement, pour la connaître enfin tout
entière, je résolus de passer une nuit chez elle, dans sa chambre, à
son insu. Voici comment j’exécutai cette entreprise, qui me dévorait
l’âme comme un désir de vengeance mord le cœur d’un moine corse. Aux
jours de réception, Fœdora réunissait une assemblée trop nombreuse
pour qu’il fût possible au portier d’établir une balance exacte entre
les entrées et les sorties. Sûr de pouvoir rester dans la maison
sans y causer de scandale, j’attendis impatiemment la prochaine
soirée de la comtesse. En m’habillant, je mis dans la poche de mon
gilet un petit canif anglais, à défaut de poignard. Trouvé sur moi,
cet instrument littéraire n’avait rien de suspect, et ne sachant
jusqu’où me conduirait ma résolution romanesque, je voulais être
armé. Lorsque les salons commencèrent à se remplir, j’allai dans la
chambre à coucher y examiner les choses, et trouvai les persiennes
et les volets fermés, ce fut un premier bonheur; comme la femme de
chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres,
je lâchai leurs embrasses; je risquais beaucoup en me hasardant ainsi
à faire le ménage par avance, mais je m’étais soumis aux périls de ma
situation et les avais froidement calculés. Vers minuit, je vins me
cacher dans l’embrasure d’une fenêtre. Afin de ne pas laisser voir
mes pieds, j’essayai de grimper sur la plinthe de la boiserie, le
dos appuyé contre le mur, en me cramponnant à l’espagnolette. Après
avoir étudié mon équilibre, mes points d’appui, mesuré l’espace qui me
séparait des rideaux, je parvins à me familiariser avec les difficultés
de ma position, de manière à demeurer là sans être découvert, si les
crampes, la toux et les éternuements me laissaient tranquille. Pour
ne pas me fatiguer inutilement, je me tins debout en attendant le
moment critique pendant lequel je devais rester suspendu comme une
araignée dans sa toile. La moire blanche et la mousseline des rideaux
formaient devant moi de gros plis semblables à des tuyaux d’orgue, où
je pratiquai des trous avec mon canif afin de tout voir par ces espèces
de meurtrières. J’entendis vaguement le murmure des salons, les rires
des causeurs, leurs éclats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette sourde
agitation diminua par degrés. Quelques hommes vinrent prendre leurs
chapeaux placés près de moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils
froissaient les rideaux, je frissonnais en pensant aux distractions,
aux hasards de ces recherches faites par des gens pressés de partir
et qui furettent alors partout. J’augurai bien de mon entreprise en
n’éprouvant aucun de ces malheurs. Le dernier chapeau fut emporté par
un vieil amoureux de Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit, et
poussa un gros soupir suivi de je ne sais quelle exclamation assez
énergique. La comtesse, qui n’avait plus autour d’elle, dans le boudoir
voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur proposa
d’y prendre le thé. Les calomnies, pour lesquelles la société actuelle
a réservé le peu de croyance qui lui reste, se mêlèrent alors à des
épigrammes, à des jugements spirituels, au bruit des tasses et des
cuillers. Sans pitié pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire fou
par de mordantes saillies.--Monsieur de Rastignac est un homme avec
lequel il ne faut pas se brouiller, dit la comtesse en riant.--Je le
crois, répondit-il naïvement. J’ai toujours eu raison dans mes haines.
Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que
mes amis peut-être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome
moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou
pour tout défendre. L’éloquence ministérielle est un perfectionnement
social. Un de vos amis est-il sans esprit? vous parlez de sa probité,
de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd? vous le présentez
comme un travail consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous
en vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans constance, vous
échappe à tout moment? Bah! il est séduisant, prestigieux, il charme.
S’agit-il de vos ennemis? vous leur jetez à la tête les morts et les
vivants; vous renversez pour eux les termes de votre langage, et
vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez
habile à mettre en relief les vertus de vos amis. Cette application
de la lorgnette à la vue morale est le secret de nos conversations
et tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’est vouloir combattre
sans armes des gens bardés de fer comme des chevaliers bannerets. Et
j’en use! j’en abuse même quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi
et mes amis, car, d’ailleurs, mon épée vaut ma langue. Un des plus
fervents admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était
célèbre, et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le
gant si dédaigneusement jeté par Rastignac. Il se mit, en parlant
de moi, à vanter outre mesure mes talents et ma personne. Rastignac
avait oublié ce genre de médisance. Cet éloge sardonique trompa la
comtesse qui m’immola sans pitié; pour amuser ses amis, elle abusa
de mes secrets, de mes prétentions et de mes espérances.--Il a de
l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre
de cruelles revanches: ses talents égalent au moins son courage; aussi
regardé-je comme bien hardis ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la
mémoire...--Et fait des mémoires, dit la comtesse, à qui parut déplaire
le profond silence qui régna.--Des mémoires de fausse comtesse, madame,
répliqua Rastignac. Pour les écrire, il faut avoir une autre sorte
de courage.--Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est
fidèle. Il me prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs
comme l’ombre de Banquo dans Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais
j’avais un ami! Cependant l’amour me souffla tout à coup un de ces
lâches et subtils paradoxes avec lesquels il sait endormir toutes nos
douleurs. Si Fœdora m’aime, pensé-je, ne doit-elle pas dissimuler son
affection sous une plaisanterie malicieuse? Combien de fois le cœur
n’a-t-il pas démenti les mensonges de la bouche? Enfin bientôt mon
impertinent rival, resté seul avec la comtesse, voulut partir.--Eh
quoi! déjà? lui dit-elle avec un son de voix plein de câlineries et qui
me fit palpiter. Ne me donnerez-vous pas encore un moment? N’avez-vous
donc plus rien à me dire, et ne me sacrifierez-vous point quelques-uns
de vos plaisirs? Il s’en alla.--Ah! s’écria-t-elle en bâillant, ils
sont tous bien ennuyeux! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une
sonnette retentit dans les appartements. La comtesse rentra dans sa
chambre en fredonnant une phrase du _Pria che spunti_. Jamais
personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de
bizarres interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier
amant, charmé de ses talents et jaloux d’elle par delà le tombeau, de
ne donner à personne un bonheur qu’il voulait avoir goûté seul. Je
tendis les forces de mon âme pour aspirer les sons. De note en note
la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier
se déployèrent, et cette mélodie prit alors quelque chose de divin.
La comtesse avait dans l’organe une clarté vive, une justesse de ton,
je ne sais quoi d’harmonique et de vibrant qui pénétrait, remuait et
chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours amoureuses.
Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette
voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je
la voyais alors comme je te vois: elle paraissait s’écouter elle-même
et ressentir une volupté qui lui fût particulière; elle éprouvait comme
une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant le
principal motif de ce rondo; mais quand elle se tut, sa physionomie
changea, ses traits se décomposèrent, et sa figure exprima la fatigue.
Elle venait d’ôter un masque; actrice, son rôle était fini. Cependant
l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté par son travail d’artiste,
ou par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme. La voilà
vraie, me dis-je. Elle mit, comme pour se chauffer, un pied sur la
barre de bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses gants, détacha
ses bracelets, et enleva par-dessus sa tête une chaîne d’or au bout
de laquelle était suspendue sa cassolette ornée de pierres précieuses.
J’éprouvais un plaisir indicible à voir ses mouvements empreints de la
gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil.
Elle se regarda dans la glace, et dit tout haut d’un air de mauvaise
humeur: Je n’étais pas jolie ce soir, mon teint se fane avec une
effrayante rapidité. Je devrais peut-être me coucher plus tôt, renoncer
à cette vie dissipée. Mais Justine se moque-t-elle de moi? Elle sonna
de nouveau, la femme de chambre accourut. Où logeait-elle? je ne sais.
Elle arriva par un escalier dérobé. J’étais curieux de l’examiner. Mon
imagination de poète avait souvent incriminé cette invisible servante,
grande fille brune, bien faite.--Madame a sonné?--Deux fois, répondit
Fœdora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde?--J’étais à faire le
lait d’amandes de madame. Justine s’agenouilla, défit les cothurnes
des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui nonchalamment étendue sur
un fauteuil à ressorts, au coin du feu, bâillait en se grattant la
tête. Il n’y avait rien que de très-naturel dans tous ses mouvements,
et nul symptôme ne me révéla ni les souffrances secrètes, ni les
passions que j’avais supposées.--Georges est amoureux, dit-elle, je
le renverrai. N’a-t-il pas encore défait les rideaux ce soir? à quoi
pense-t-il? A cette observation, tout mon sang reflua vers mon cœur,
mais il ne fut plus question des rideaux.--L’existence est bien vide,
reprit la comtesse. Ah çà! prends garde de m’égratigner comme hier.
Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou satiné, je
porte encore la marque de tes griffes. Elle mit ses pieds nus dans
des pantoufles de velours fourrées de cygne, et détacha sa robe
pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux.--Il
faut vous marier, madame, avoir des enfants.--Des enfants! il ne me
manquerait plus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle. Un mari!
Quel est l’homme auquel je pourrais me... Étais-je bien coiffée ce
soir?--Mais, pas très-bien.--Tu es une sotte.--Rien ne vous va plus mal
que de trop crêper vos cheveux, reprit Justine. Les grosses boucles
bien lisses vous sont plus avantageuses.--Vraiment?--Mais oui, madame,
les cheveux crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes.--Me marier? non,
non. Le mariage est un trafic pour lequel je ne suis pas née. Quelle
épouvantable scène pour un amant! Cette femme solitaire, sans parents,
sans amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment; et quelque
faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial, naturel à
toute créature humaine, réduite pour le satisfaire à causer avec sa
femme de chambre, à dire des phrases sèches ou des riens! j’en eus
pitié. Justine la délaça. Je la contemplai curieusement au moment où le
dernier voile s’enleva. Elle avait un corsage de vierge qui m’éblouit;
à travers sa chemise et à la lueur des bougies, son corps blanc et
rose étincela comme une statue d’argent qui brille sous son enveloppe
de gaze. Non, nulle imperfection ne devait lui faire redouter les
yeux furtifs de l’amour. Hélas! un beau corps triomphera toujours des
résolutions les plus martiales. La maîtresse s’assit devant le feu,
muette et pensive, pendant que la femme de chambre allumait la bougie
de la lampe d’albâtre suspendue devant le lit. Justine alla chercher
une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse à se coucher; puis,
après un temps assez long employé par de minutieux services qui
accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle-même, cette
fille partit. La comtesse se retourna plusieurs fois, elle était
agitée, elle soupirait; ses lèvres laissaient échapper un léger bruit
perceptible à l’ouïe et qui indiquait des mouvements d’impatience; elle
avança la main vers la table, y prit une fiole, versa dans son lait
avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur dont je ne distinguai
pas la nature; enfin, après quelques soupirs pénibles, elle s’écria:
Mon Dieu! Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, me
brisa le cœur. Insensiblement elle resta sans mouvement. J’eus peur,
mais bientôt j’entendis retentir la respiration égale et forte d’une
personne endormie; j’écartai la soie criarde des rideaux, quittai ma
position et vins me placer au pied de son lit, en la regardant avec
un sentiment indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait
la tête sous le bras comme un enfant; son tranquille et joli visage
enveloppé de dentelles exprimait une suavité qui m’enflamma. Présumant
trop de moi-même, je n’avais pas compris mon supplice: être si près
et si loin d’elle. Je fus obligé de subir toutes les tortures que je
m’étais préparées. _Mon Dieu!_ ce lambeau d’une pensée inconnue, que
je devais remporter pour toute lumière, avait tout à coup changé mes
idées sur Fœdora. Ce mot insignifiant ou profond, sans substance ou
plein de réalités, pouvait s’interpréter également par le bonheur
ou par la souffrance, par une douleur de corps ou par des peines.
Était-ce imprécation ou prière, souvenir ou avenir, regret ou crainte?
Il y avait toute une vie dans cette parole, vie d’indigence ou de
richesse; il y tenait même un crime! L’énigme cachée dans ce beau
semblant de femme renaissait, Fœdora pouvait être expliquée de tant
de manières qu’elle devenait inexplicable. Les fantaisies du souffle
qui passait entre ses dents, tantôt faible, tantôt accentué, grave ou
léger, formaient une sorte de langage auquel j’attachais des pensées
et des sentiments. Je rêvais avec elle, j’espérais m’initier à ses
secrets en pénétrant dans son sommeil, je flottais entre mille partis
contraires, entre mille jugements. A voir ce beau visage, calme et
pur, il me fut impossible de refuser un cœur à cette femme. Je résolus
de faire encore une tentative. En lui racontant ma vie, mon amour,
mes sacrifices, peut-être pourrais-je réveiller en elle la pitié, lui
arracher une larme, à celle qui ne pleurait jamais. J’avais placé
toutes mes espérances dans cette dernière épreuve, quand le tapage
de la rue m’annonça le jour. Il y eut un moment où je me représentai
Fœdora se réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre tout doucement
à ses côtés, m’y glisser, et l’étreindre. Cette idée me tyrannisa
si cruellement, que, voulant y résister, je me sauvai dans le salon
sans prendre aucune précaution pour éviter le bruit; mais j’arrivai
heureusement à une porte dérobée qui donnait sur un petit escalier.
Ainsi que je le présumai, la clef se trouvait à la serrure; je tirai la
porte avec force, je descendis hardiment dans la cour, et sans regarder
si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois bonds. Deux jours après,
un auteur devait lire une comédie chez la comtesse: j’y allai dans
l’intention de rester le dernier pour lui présenter une requête assez
singulière. Je voulais la prier de m’accorder la soirée du lendemain,
et de me la consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte. Quand
je me trouvai seul avec elle, le cœur me faillit. Chaque battement de
la pendule m’épouvantait. Il était minuit moins un quart.--Si je ne
lui parle pas, me dis-je, il faut me briser le crâne sur l’angle de
la cheminée. Je m’accordai trois minutes de délai, les trois minutes
se passèrent, je ne me brisai pas le crâne sur le marbre, mon cœur
s’était alourdi comme une éponge dans l’eau.--Vous êtes extrêmement
aimable, me dit-elle.--Ah! madame, répondis-je, si vous pouviez me
comprendre!--Qu’avez-vous? reprit-elle, vous pâlissez.--J’hésite à
réclamer de vous une grâce. Elle m’encouragea par un geste, et je
lui demandai le rendez-vous.--Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne
me parleriez-vous pas en ce moment?--Pour ne pas vous tromper, je
dois vous montrer l’étendue de votre engagement, je désire passer
cette soirée près de vous, comme si nous étions frère et sœur. Soyez
sans crainte, je connais vos antipathies; vous avez pu m’apprécier
assez pour être certaine que je ne veux rien de vous qui puisse vous
déplaire; d’ailleurs, les audacieux ne procèdent pas ainsi. Vous
m’avez témoigné de l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh!
bien, sachez que je dois vous dire adieu demain. Ne vous rétractez
pas, m’écriai-je en la voyant prête à parler, et je disparus. En mai
dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai seul avec Fœdora, dans
son boudoir gothique. Je ne tremblai pas alors, j’étais sûr d’être
heureux. Ma maîtresse devait m’appartenir, ou je me réfugiais dans
les bras de la mort. J’avais condamné mon lâche amour. Un homme est
bien fort quand il s’avoue sa faiblesse. Vêtue d’une robe de cachemire
bleu, la comtesse était étendue sur un divan, les pieds sur un coussin.
Un béret oriental, coiffure que les peintres attribuent aux premiers
Hébreux, avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à ses
séductions. Sa figure était empreinte d’un charme fugitif, qui semblait
prouver que nous sommes à chaque instant des êtres nouveaux, uniques,
sans aucune similitude avec le nous de l’avenir et le nous du passé. Je
ne l’avais jamais vue aussi éclatante.--Savez-vous, dit-elle en riant,
que vous avez piqué ma curiosité?--Je ne la tromperai pas, répondis-je
froidement, en m’asseyant près d’elle et lui prenant une main
qu’elle m’abandonna. Vous avez une bien belle voix!--Vous ne m’avez
jamais entendue, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement de
surprise.--Je vous prouverai le contraire quand cela sera nécessaire.
Votre chant délicieux serait-il donc encore un mystère? Rassurez-vous,
je ne veux pas le pénétrer. Nous restâmes environ une heure à causer
familièrement. Si je pris le ton, les manières et les gestes d’un homme
auquel Fœdora ne devait rien refuser, j’eus aussi tout le respect d’un
amant. En jouant ainsi, j’obtins la faveur de lui baiser la main; elle
se déganta par un mouvement mignon, et j’étais alors si voluptueusement
enfoncé dans l’illusion à laquelle j’essayais de croire, que mon âme
se fondit et s’épancha dans ce baiser. Fœdora se laissa flatter,
caresser avec un incroyable abandon. Mais ne m’accuse pas de niaiserie;
si j’avais voulu faire un pas de plus au delà de cette câlinerie
fraternelle, j’eusse senti les griffes de la chatte. Nous restâmes dix
minutes environ, plongés dans un profond silence. Je l’admirais, lui
prêtant des charmes auxquels elle mentait. En ce moment, elle était
à moi, à moi seul. Je possédais cette ravissante créature, comme il
était permis de la posséder, intuitivement; je l’enveloppai dans mon
désir, la tins, la serrai, mon imagination l’épousa. Je vainquis alors
la comtesse par la puissance d’une fascination magnétique. Aussi ai-je
toujours regretté de ne pas m’être entièrement soumis à cette femme;
mais, en ce moment, je n’en voulais pas à son corps, je souhaitais
une âme, une vie, ce bonheur idéal et complet, beau rêve auquel nous
ne croyons pas longtemps.--Madame, lui dis-je enfin, sentant que la
dernière heure de mon ivresse était arrivée, écoutez-moi. Je vous
aime, vous le savez, je vous l’ai dit mille fois, vous auriez dû
m’entendre. Ne voulant devoir votre amour ni à des grâces de fat, ni à
des flatteries ou à des importunités de niais, je n’ai pas été compris.
Combien de maux n’ai-je pas soufferts pour vous, et dont cependant vous
êtes innocente! Mais dans quelques moments vous me jugerez. Il y a deux
misères, madame: celle qui va par les rues effrontément en haillons,
qui, sans le savoir, recommence Diogène, se nourrissant de peu,
réduisant la vie au simple; heureuse plus que la richesse peut-être,
insouciante du moins, elle prend le monde là où les puissants n’en
veulent plus. Puis la misère du luxe, une misère espagnole, qui cache
la mendicité sous un titre; fière, emplumée, cette misère en gilet
blanc, en gants jaunes, a des carrosses, et perd une fortune faute d’un
centime. L’une est la misère du peuple; l’autre, celle des escrocs,
des rois et des gens de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni
escroc; peut-être n’ai-je pas de talent: je suis une exception. Mon nom
m’ordonne de mourir plutôt que de mendier. Rassurez-vous, madame, je
suis riche aujourd’hui, je possède de la terre tout ce qu’il m’en faut,
lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se
peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de
bonne compagnie. Vous souvenez-vous du jour où vous avez voulu venir au
Gymnase sans moi, croyant que je ne m’y trouverais point? Elle fit un
signe de tête affirmatif. J’avais employé mon dernier écu pour aller
vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes au Jardin
des Plantes? Votre voiture me coûta toute ma fortune. Je lui racontai
mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte
aujourd’hui, dans l’ivresse du vin, mais dans la noble ivresse du
cœur. Ma passion déborda par des mots flamboyants, par des traits de
sentiment oubliés depuis, et que ni l’art, ni le souvenir ne sauraient
reproduire. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d’un amour détesté,
mon amour dans sa force et dans la beauté de son espérance m’inspira
ces paroles qui projettent toute une vie en répétant les cris d’une
âme déchirée. Mon accent fut celui des dernières prières faites par
un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m’arrêtai. Grand
Dieu! ses larmes étaient le fruit de cette émotion factice achetée
cent sous à la porte d’un théâtre, j’avais eu le succès d’un bon
acteur.--Si j’avais su, dit-elle.--N’achevez pas, m’écriai-je. Je vous
aime encore assez en ce moment pour vous tuer... Elle voulut saisir le
cordon de la sonnette. J’éclatai de rire. N’appelez pas, repris-je. Je
vous laisserai paisiblement achever votre vie. Ce serait mal entendre
la haine que de vous tuer! Ne craignez aucune violence; j’ai passé
toute une nuit au pied de votre lit, sans...--Monsieur, dit-elle en
rougissant; mais après ce premier mouvement donné à la pudeur que doit
posséder toute femme, même la plus insensible, elle me jeta un regard
méprisant et me dit:--Vous avez dû avoir bien froid!--Croyez-vous,
madame, que votre beauté me soit si précieuse? lui répondis-je en
devinant les pensées qui l’agitaient. Votre figure est pour moi la
promesse d’une âme plus belle encore que vous n’êtes belle. Eh! madame,
les hommes qui ne voient que la femme dans une femme peuvent acheter
tous les soirs des odalisques dignes du sérail et se rendre heureux
à bas prix! Mais j’étais ambitieux, je voulais vivre cœur à cœur
avec vous, avec vous qui n’avez pas de cœur. Je le sais maintenant.
Si vous deviez être à un homme, je l’assassinerais. Mais non, vous
l’aimeriez, et sa mort vous ferait peut-être de la peine. Combien je
souffre! m’écriai-je.--Si cette promesse peut vous consoler, dit-elle
en riant, je puis vous assurer que je n’appartiendrai à personne.--Eh!
bien, repris-je en l’interrompant, vous insultez à Dieu même, et vous
en serez punie! Un jour, couchée sur un divan, ne pouvant supporter
ni le bruit ni la lumière, condamnée à vivre dans une sorte de tombe,
vous souffrirez des maux inouïs. Quand vous chercherez la cause de ces
lentes et vengeresses douleurs, souvenez-vous alors des malheurs que
vous avez si largement jetés sur votre passage! Ayant semé partout
des imprécations, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les
propres juges, les bourreaux d’une justice qui règne ici-bas, et marche
au-dessus de celle des hommes, au-dessous de celle de Dieu.--Ah!
dit-elle en riant, je suis sans doute bien criminelle de ne pas vous
aimer? Est-ce ma faute? Non, je ne vous aime pas; vous êtes un homme,
cela suffit. Je me trouve heureuse d’être seule, pourquoi changerais-je
ma vie, égoïste si vous voulez, contre les caprices d’un maître? Le
mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquons que
des chagrins. D’ailleurs, les enfants m’ennuient. Ne vous ai-je pas
loyalement prévenu de mon caractère? Pourquoi ne vous êtes-vous pas
contenté de mon amitié? Je voudrais pouvoir consoler les peines que
je vous ai causées en ne devinant pas le compte de vos petits écus,
j’apprécie l’étendue de vos sacrifices; mais l’amour peut seul payer
votre dévouement, vos délicatesses, et je vous aime si peu, que cette
scène m’affecte désagréablement.--Je sens combien je suis ridicule,
pardonnez-moi, lui dis-je avec douceur sans pouvoir retenir mes larmes.
Je vous aime assez, repris-je, pour écouter avec délices les cruelles
paroles que vous prononcez. Oh! je voudrais pouvoir signer mon amour
de tout mon sang.--Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces
phrases classiques, reprit-elle en riant. Mais il paraît qu’il est
très-difficile de mourir à nos pieds car je rencontre de ces morts-là
partout. Il est minuit, permettez-moi de me coucher.--Et dans deux
heures vous vous écrierez: _Mon Dieu!_ lui dis-je.--Avant-hier! Oui,
dit-elle en riant, je pensais à mon agent de change, j’avais oublié de
lui faire convertir mes rentes de _cinq_ en _trois_, et dans la journée
le _trois_ avait baissé. Je la contemplais d’un œil étincelant de rage.
Ah! quelquefois un crime doit être tout un poème, je l’ai compris.
Familiarisée sans doute avec les déclarations les plus passionnées,
elle avait déjà oublié mes larmes et mes paroles.--Épouseriez-vous
un pair de France? lui demandais-je froidement--Peut-être, s’il
était duc. Je pris mon chapeau, je la saluai. Permettez-moi de vous
accompagner jusqu’à la porte de mon appartement, dit-elle en mettant
une ironie perçante dans son geste, dans la pose de sa tête et
dans son accent.--Madame.--Monsieur.--Je ne vous verrai plus.--Je
l’espère, répondit-elle en inclinant la tête avec une impertinente
expression.--Vous voulez être duchesse? repris-je animé par une sorte
de frénésie que son geste alluma dans mon cœur. Vous êtes folle de
titres et d’honneurs? Eh bien! laissez-vous seulement aimer par moi,
dites à ma plume de ne parler, à ma voix de ne retentir que pour
vous, soyez le principe secret de ma vie, soyez mon étoile! Puis ne
m’acceptez pour époux que ministre, pair de France, duc. Je me ferai
tout ce que vous voudrez que je sois?--Vous avez, dit-elle en souriant,
assez bien employé votre temps chez l’avoué, vos plaidoyers ont de la
chaleur.--Tu as le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds
qu’une femme, et tu perds un nom, une famille. Le temps est gros de ma
vengeance, il t’apportera la laideur et une mort solitaire, à moi la
gloire!--Merci de la péroraison, dit-elle en retenant un bâillement
et témoignant par son attitude le désir de ne plus me voir. Ce mot
m’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je m’enfuis.

[Illustration: FŒDORA

  Était étendue sur un divan, les pieds sur un coussin; un béret
  oriental avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté
  à ses séductions.

                                                 (LA PEAU DE CHAGRIN.)]

Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma folie, reprendre ma
studieuse solitude ou mourir. Je m’imposai donc des travaux
exorbitants, je voulus achever mes ouvrages. Pendant quinze jours, je
ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toute mes nuits en de pâles
études. Malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je
travaillais difficilement et par saccades. La muse avait fui. Je ne
pouvais chasser le fantôme brillant et moqueur de Fœdora. Chacune de
mes pensées couvait une autre pensée maladive, je ne sais quel désir,
terrible comme un remords. J’imitai les anachorètes de la Thébaïde.
Sans prier comme eux, comme eux je vivais dans un désert, creusant
mon âme au lieu de creuser des rochers. Je me serais au besoin
serré les reins avec une ceinture armée de pointes, pour dompter la
douleur morale par la douleur physique. Un soir, Pauline pénétra
dans ma chambre.--Vous vous tuez, me dit-elle d’une voix suppliante;
vous devriez sortir, allez voir vos amis.--Ah! Pauline! votre
prédiction était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir. La vie m’est
insupportable.--Il n’y a donc qu’une femme dans le monde? dit-elle en
souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si
courte?--Je regardai Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. Je
ne m’étais pas aperçu de sa retraite, j’avais entendu sa voix, sans
comprendre le sens de ses paroles. Bientôt je fus obligé de porter le
manuscrit de mes mémoires à mon entrepreneur de littérature. Préoccupé
par ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent, je
savais seulement que les quatre cent cinquante francs qui m’étaient dus
suffiraient à payer mes dettes; j’allais donc chercher mon salaire,
et je rencontrai Rastignac, qui me trouva changé, maigri.--De quel
hôpital sors-tu? me dit-il.--Cette femme me tue, répondis-je. Je ne
puis ni la mépriser ni l’oublier.--Il vaux mieux la tuer, tu n’y
songeras peut-être plus, s’écria-t-il en riant.--J’y ai bien pensé,
répondis-je. Mais si parfois je rafraîchis mon âme par l’idée d’un
crime, viol ou assassinat, et les deux ensemble, je me trouve incapable
de le commettre en réalité. La comtesse est un admirable monstre qui
demanderait grâce, et n’est pas Othello qui veut!

--Elle est comme toutes les femmes que nous ne pouvons pas avoir, dit
Rastignac en m’interrompant.--Je suis fou, m’écriai-je. Je sens la
folie rugir par moments dans mon cerveau. Mes idées sont comme des
fantômes, elles dansent devant moi sans que je puisse les saisir.
Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je avec conscience
le meilleur moyen de terminer cette lutte. Il ne s’agit plus de
la Fœdora vivante, de la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais de
ma Fœdora, de celle qui est là, dis-je en me frappant le front.
Que penses-tu de l’opium?--Bah! des souffrances atroces, répondit
Rastignac.--L’asphyxie?--Canaille!--La Seine?--Les filets et la Morgue
sont bien sales.--Un coup de pistolet?--Et si tu te manques, tu restes
défiguré. Écoute, reprit-il, j’ai comme tous les jeunes gens médité
sur les suicides. Qui de nous, à trente ans, ne s’est pas tué deux ou
trois fois? Je n’ai rien trouvé de mieux que d’user l’existence par le
plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde, ta passion ou toi,
vous y périrez. L’intempérance, mon cher, est la reine de toutes les
morts. Ne commande-t-elle pas à l’apoplexie foudroyante? L’apoplexie
est un coup de pistolet qui ne nous manque point. Les orgies nous
prodiguent tous les plaisirs physiques, n’est-ce pas l’opium en petite
monnaie? En nous forçant de boire à outrance, la débauche porte de
mortels défis au vin. Le tonneau de malvoisie du duc de Clarence
n’a-t-il pas meilleur goût que les bourbes de la Seine? Quand nous
tombons noblement sous la table, n’est-ce pas une petite asphyxie
périodique! Si la patrouille nous ramasse, en restant étendus sur les
lits froids des corps-de-garde, ne jouissons-nous pas des plaisirs
de la Morgue, moins les ventres enflés, turgides, bleus, verts, plus
l’intelligence de la crise? Ah! reprit-il, ce long suicide n’est
pas une mort d’épicier en faillite. Les négociants ont déshonoré la
rivière, ils se jettent à l’eau pour attendrir leurs créanciers. A
ta place, je tâcherais de mourir avec élégance. Si tu veux créer un
nouveau genre de mort en te débattant ainsi contre la vie, je suis ton
second. Je m’ennuie, je suis désappointé. Ma veuve me fait du plaisir
un vrai bagne. D’ailleurs, j’ai découvert qu’elle a six doigts au pied
gauche, je ne puis pas vivre avec une femme qui a six doigts! cela se
saurait, je deviendrais ridicule. Elle n’a que dix-huit mille francs
de rente, sa fortune diminue et ses doigts augmentent. Au diable!
En menant une vie enragée, peut-être trouverons-nous le bonheur par
hasard. Rastignac m’entraîna. Ce projet faisait briller de trop fortes
séductions, il rallumait trop d’espérances, enfin il avait une couleur
trop poétique pour ne pas plaire à un poète.--Et de l’argent? lui
dis-je.--N’as-tu pas quatre cent cinquante francs?--Oui, mais je dois à
mon tailleur, à mon hôtesse.

--Tu paies ton tailleur? tu ne seras jamais rien, pas même
ministre.--Mais que pouvons-nous avec vingt louis?--Aller au jeu.--Je
frissonnai.--Ah! reprit-il en s’apercevant de ma pruderie, tu veux te
lancer dans ce que je nomme le _Système dissipationnel_, et tu as peur
d’un tapis vert!--Écoute, lui répondis-je, j’ai promis à mon père de
ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu. Non-seulement cette
promesse est sacrée, mais encore j’éprouve une horreur invincible en
passant devant un tripot; prends mes cent écus, et vas-y seul. Pendant
que tu risqueras notre fortune j’irai mettre mes affaires en ordre, et
reviendrai t’attendre chez toi.

Voilà, mon cher, comment je me perdis. Il suffit à un jeune homme de
rencontrer une femme qui ne l’aime pas, ou une femme qui l’aime trop,
pour que toute sa vie soit dérangée. Le bonheur engloutit nos forces,
comme le malheur éteint nos vertus. Revenu à mon hôtel Saint-Quentin,
je contemplai long-temps la mansarde où j’avais mené la chaste vie d’un
savant, une vie qui peut-être aurait été honorable, longue, et que je
n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui m’entraînait dans
un gouffre. Pauline me surprit dans une attitude mélancolique.--Eh!
bien, qu’avez-vous? dit-elle. Je me levai froidement et comptai
l’argent que je devais à sa mère en y ajoutant le prix de mon loyer
pour six mois. Elle m’examina avec une sorte de terreur.--Je vous
quitte, ma chère Pauline.--Je l’ai deviné, s’écria-t-elle.--Écoutez,
mon enfant, je ne renonce pas à revenir ici. Gardez-moi ma cellule
pendant une demi-année. Si je ne suis pas de retour vers le quinze
novembre, vous hériterez de moi. Ce manuscrit cacheté, dis-je en lui
montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage sur
_la Volonté_, vous le déposerez à la Bibliothèque du Roi. Quant à tout
ce que je laisse ici, vous en ferez ce que vous voudrez. Elle me jetait
des regards qui pesaient sur mon cœur. Pauline était là comme une
conscience vivante.--Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en me montrant
le piano. Je ne répondis pas.--M’écrirez-vous?--Adieu, Pauline, Je
l’attirai doucement à moi, puis sur son front d’amour, vierge comme la
neige qui n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser
de vieillard. Elle se sauva. Je ne voulus pas voir madame Gaudin. Je
mis ma clef à sa place habituelle et partis. En quittant la rue de
Cluny, j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme.--Je vous avais
brodé cette bourse, la refuserez-vous aussi? me dit Pauline. Je crus
apercevoir à la lueur du réverbère une larme dans les yeux de Pauline,
et je soupirai. Poussés tous deux par la même pensée peut-être, nous
nous séparâmes avec l’empressement de gens qui auraient voulu fuir la
peste. La vie de dissipation à laquelle je me vouais apparut devant
moi bizarrement exprimée par la chambre où j’attendais avec une noble
insouciance le retour de Rastignac. Au milieu de la cheminée, s’élevait
une pendule surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue, et qui
tenait entre ses bras un cigare à demi consumé. Des meubles élégants,
présents de l’amour, étaient épars. De vieilles chaussettes traînaient
sur un voluptueux divan. Le confortable fauteuil à ressorts dans
lequel j’étais plongé portait des cicatrices comme un vieux soldat, il
offrait aux regards ses bras déchirés, et montrait incrustées sur son
dossier la pommade et l’huile antique apportées par toutes les têtes
d’amis. L’opulence et la misère s’accouplaient naïvement dans le lit,
sur les murs, partout. Vous eussiez dit les palais de Naples bordés de
Lazzaroni. C’était une chambre de joueur ou de mauvais sujet dont le
luxe est tout personnel, qui vit de sensations, et des incohérences
ne se soucie guère. Ce tableau ne manquait pas d’ailleurs de poésie.
La vie s’y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine,
incomplète comme elle est réellement, mais vive, mais fantasque comme
dans une halte où le maraudeur a pillé tout ce qui fait sa joie. Un
Byron auquel manquaient des pages avait allumé la falourde du jeune
homme qui risque au jeu cent francs et n’a pas une bûche, qui court en
tilbury sans posséder une chemise saine et valide. Le lendemain, une
comtesse, une actrice ou l’écarté lui donnent un trousseau de roi. Ici
la bougie était fichée dans le fourreau vert d’un briquet phosphorique;
là gisait un portrait de femme dépouillé de sa monture d’or ciselé.
Comment un jeune homme naturellement avide d’émotions renoncerait-il
aux attraits d’une vie aussi riche d’oppositions et qui lui donne
les plaisirs de la guerre en temps de paix? J’étais presque assoupi
quand, d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et
s’écria:--Victoire! nous pourrons mourir à notre aise. Il me montra
son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour
comme deux Cannibales ayant une proie à manger, hurlant, trépignant,
sautant, nous donnant des coups de poing à tuer un rhinocéros, et
chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus pour
nous dans ce chapeau.--Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac
en ajoutant quelques billets de banque au tas d’or. A d’autres cet
argent suffirait pour vivre, mais nous suffira-t-il pour mourir? Oh!
oui, nous expirerons dans un bain d’or. Hourra! Et nous cabriolâmes
derechef. Nous partageâmes en héritiers, pièce à pièce, commençant
par les doubles napoléons, allant des grosses pièces aux petites, et
distillant notre joie en disant long-temps: A toi. A moi.--Nous ne
dormirons pas, s’écria Rastignac. Joseph, du punch! Il jeta de l’or à
son fidèle domestique:--Voilà ta part, dit-il, enterre-toi si tu peux.
Le lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage, je louai l’appartement
où tu m’as connu, rue Taitbout, et chargeai le meilleur tapissier de
le décorer. J’eus des chevaux. Je me lançai dans un tourbillon de
plaisirs creux et réels tout à la fois. Je jouais, gagnais et perdais
tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis; jamais dans
les maisons de jeu pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive
horreur. Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur attachement à
des querelles ou à cette facilité confiante avec laquelle nous nous
livrons nos secrets en nous avilissant de compagnie; mais peut-être
aussi, ne nous accrochons-nous bien que par nos vices? Je hasardai
quelques compositions littéraires qui me valurent des compliments.
Les grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en moi
de rival à craindre, me vantèrent, moins sans doute pour mon mérite
personnel que pour chagriner celui de leurs camarades. Je devins un
viveur, pour me servir de l’expression pittoresque consacrée par votre
langage d’orgie. Je mettais de l’amour-propre à me tuer promptement,
à écraser les plus gais compagnons par ma verve et par ma puissance.
J’étais toujours frais, élégant. Je passais pour spirituel. Rien ne
trahissait en moi cette épouvantable existence qui fait d’un homme un
entonnoir, un appareil à chyle, un cheval de luxe. Bientôt la débauche
m’apparut dans toute la majesté de son horreur, et je la compris!
Certes les hommes sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour
leurs héritiers ne peuvent guère concevoir ni la théorie de cette
large vie, ni son état normal. En inculquerez-vous la poésie aux gens
de province pour qui l’opium et le thé, si prodigues de délices, ne
sont encore que deux médicaments? A Paris même, dans cette capitale
de la pensée, ne se rencontre-t-il pas des sybarites incomplets?
Inhabiles à supporter l’excès du plaisir, ne s’en vont-ils pas fatigués
après une orgie, comme le sont ces bons bourgeois qui, après avoir
entendu quelque nouvel opéra de Rossini, condamnent la musique? Ne
renoncent-ils pas à cette vie, comme un homme sobre ne veut plus manger
de pâtés de Ruffec, parce que le premier lui a donné une indigestion?
La débauche est certainement un art comme la poésie, et veut des âmes
fortes. Pour en saisir les mystères, pour en savourer les beautés, un
homme doit en quelque sorte s’adonner à de consciencieuses études.
Comme toutes les sciences, elle est d’abord repoussante, épineuse.
D’immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l’homme, non
ses jouissances de détail, mais les systèmes qui érigent en habitude
ses sensations les plus rares, les résument, les lui fertilisent en lui
créant une vie dramatique dans sa vie, en nécessitant une exorbitante,
une prompte dissipation de ses forces. La Guerre, le Pouvoir, les
Arts, sont des corruptions mises aussi loin de la portée humaine,
aussi profondes que l’est la débauche, et toutes sont de difficile
accès. Mais quand une fois l’homme est monté à l’assaut de ces grands
mystères, ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les généraux,
les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la
dissolution par le besoin d’opposer de violentes distractions à leur
existence si fort en dehors de la vie commune. Après tout, la guerre
est la débauche du sang, comme la politique est celle des intérêts:
tous les excès sont frères. Ces monstruosités sociales possèdent la
puissance des abîmes, elles nous attirent comme Sainte-Hélène appelait
Napoléon; elles donnent des vertiges, elles fascinent, et nous voulons
en voir le fond sans savoir pourquoi. La pensée de l’infini existe
peut-être dans ces précipices, peut-être renferment-ils quelque grande
flatterie pour l’homme; n’intéresse-t-il pas alors tout à lui-même?
Pour contraster avec le paradis de ses heures studieuses, avec les
délices de la conception, l’artiste fatigué demande, soit comme Dieu
le repos du dimanche, soit comme le Diable les voluptés de l’enfer,
afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. Le
délassement de lord Byron ne pouvait pas être le boston babillard qui
charme un rentier: poète, il voulait la Grèce à jouer contre Mahmoud.
En guerre, l’homme ne devient-il pas un ange exterminateur, une espèce
de bourreau, mais gigantesque. Ne faut-il pas des enchantements bien
extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs, ennemies
de notre frêle enveloppe, qui entourent les passions comme d’une
enceinte épineuse? S’il se roule convulsivement et souffre une sorte
d’agonie après avoir abusé du tabac, le fumeur n’a-t-il pas assisté
je ne sais en quelles régions à de délicieuses fêtes? Sans se donner
le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu’à la
cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre?
L’homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme la nature a ses
accès d’amour! Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un
règne paisible et rêve des tempêtes, la débauche comprend tout; elle
est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec
une puissance inconnue, avec un monstre: d’abord le monstre épouvante,
il faut l’attaquer par les cornes, c’est des fatigues inouïes; la
nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit ou paresseux? vous
le domptez, vous l’élargissez, vous apprenez à porter le vin, vous
apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans sommeil, vous vous
faites enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous créant
vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu! Quand l’homme
s’est ainsi métamorphosé, quand, vieux soldat, le néophyte a façonné
son âme à l’artillerie, ses jambes à la marche, sans encore appartenir
au monstre, mais sans savoir entre eux quel est le maître, ils se
roulent l’un sur l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, dans
une sphère où tout est merveilleux, où s’endorment les douleurs de
l’âme, où revivent seulement des fantômes d’idées. Déjà cette lutte
atroce est devenue nécessaire. Réalisant ces fabuleux personnages qui,
selon les légendes, ont vendu leur âme au diable pour en obtenir la
puissance de mal faire, le dissipateur a troqué sa mort contre toutes
les jouissances de la vie, mais abondantes, mais fécondes! Au lieu de
couler long-temps entre deux rives monotones, au fond d’un Comptoir
ou d’une Étude, l’existence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin
la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs
mystiques. L’ivresse vous plonge en des rêves dont les fantasmagories
sont aussi curieuses que peuvent l’être celles de l’extase. Vous
avez des heures ravissantes comme les caprices d’une jeune fille,
des causeries délicieuses avec des amis, des mots qui peignent toute
une vie, des joies franches et sans arrière-pensée, des voyages
sans fatigue, des poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale
satisfaction de la bête au fond de laquelle la science a été chercher
une âme, est suivie de torpeurs enchanteresses après lesquelles
soupirent les hommes ennuyés de leur intelligence. Ne sentent-ils pas
tous la nécessité d’un repos complet, et la débauche n’est-elle pas une
sorte d’impôt que le génie paie au mal? Vois tous les grands hommes:
s’ils ne sont pas voluptueux, la nature les crée chétifs. Moqueuse ou
jalouse, une puissance leur vicie l’âme ou le corps pour neutraliser
les efforts de leurs talents. Pendant ces heures avinées, les hommes
et les choses comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées. Roi de
la création, vous la transformez à vos souhaits. A travers ce délire
perpétuel, le jeu vous verse, à votre gré, son plomb fondu dans les
veines. Un jour, vous appartenez au monstre, vous avez alors, comme
je l’eus, un réveil enragé: l’impuissance est assise à votre chevet.
Vieux guerrier, une phthisie vous dévore; diplomate, un anévrisme
suspend dans votre cœur la mort à un fil; moi, peut-être une pulmonie
va me dire: «Partons!» comme elle a dit jadis à Raphaël d’Urbin, tué
par un excès d’amour. Voilà comment j’ai vécu! J’arrivais ou trop
tôt ou trop tard dans la vie du monde; sans doute ma force y eût été
dangereuse si je ne l’avais amortie ainsi; l’univers n’a-t-il pas été
guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie! Enfin à
certaines destinées trompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débauche
ou l’hospice du mont Saint-Bernard. Tout à l’heure je n’avais pas le
courage de moraliser ces deux créatures, dit-il en montrant Euphrasie
et Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoire personnifiée, une image
de ma vie! Je ne pouvais guère les accuser, elles m’apparaissaient
comme des juges. Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette
étourdissante maladie, j’eus cependant deux crises bien fertiles
en acres douleurs. D’abord quelques jours après m’être jeté comme
Sardanapale dans mon bûcher, je rencontrai Fœdora sous le péristyle des
Bouffons. Nous attendions nos voitures.--Ah! je vous retrouve encore
en vie. Ce mot était la traduction de son sourire, des malicieuses
et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbé en lui racontant sans
doute mon histoire, et jugeant mon amour comme un amour vulgaire.
Elle applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh! mourir pour elle,
l’adorer encore, la voir dans mes excès, dans mes ivresses, dans le lit
des courtisanes, et me sentir victime de sa plaisanterie! Ne pouvoir
déchirer ma poitrine et y fouiller mon amour pour le jeter à ses pieds.
Enfin, j’épuisai facilement mon trésor; mais trois années de régime
m’avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où
je me trouvais sans argent, je me portais à merveille. Pour continuer
de mourir, je signai des lettres de change à courte échéance, et le
jour du payement arriva. Cruelles émotions! et comme elles font vivre
de jeunes cœurs! Je n’étais pas fait pour vieillir encore; mon âme
était toujours jeune, vivace et verte. Ma première dette ranima toutes
mes vertus qui vinrent à pas lents et m’apparurent désolées. Je sus
transiger avec elles comme avec ces vieilles tantes qui commencent par
nous gronder et finissent en nous donnant des larmes et de l’argent.
Plus sévère, mon imagination me montrait mon nom voyageant, de ville en
ville, dans les places de l’Europe. _Notre nom, c’est nous-mêmes_, a
dit Eusèbe Salverte. Après des courses vagabondes, j’allais, comme le
double d’un Allemand, revenir à mon logis d’où je n’étais pas sorti,
pour me réveiller moi-même en sursaut. Ces hommes de la banque, ces
remords commerciaux, vêtus de gris, portant la livrée de leur maître,
une plaque d’argent, jadis je les voyais avec indifférence quand ils
allaient par les rues de Paris; mais aujourd’hui, je les haïssais par
avance. Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me demander raison des
onze lettres de change que j’avais griffonnées? Ma signature valait
trois mille francs, je ne les valais pas moi-même! Les huissiers aux
faces insouciantes à tous les désespoirs, même à la mort, se levaient
devant moi, comme les bourreaux qui disent à un condamné:--Voici trois
heures et demie qui sonnent. Leurs clercs avaient le droit de s’emparer
de moi, de griffonner mon nom, de le salir, de s’en moquer. JE DEVAIS!
Devoir, est-ce donc s’appartenir? D’autres hommes ne pouvaient-ils pas
me demander compte de ma vie? pourquoi j’avais mangé des puddings à
la _chipolata_, pourquoi je buvais à la glace? pourquoi je dormais,
marchais, pensais, m’amusais sans les payer? Au milieu d’une poésie,
au sein d’une idée, ou à déjeuner, entouré d’amis, de joie, de douces
railleries, je pouvais voir entrer un monsieur en habit marron, tenant
à la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma dette, ce sera ma lettre
de change, un spectre qui flétrira ma joie, me forcera de quitter la
table pour lui parler; il m’enlèvera ma gaieté, ma maîtresse, tout
jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni
dans la rue ni à Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pas dans cette
exécrable sentine du vice, il ne nous jette qu’à l’échafaud où le
bourreau anoblit: au moment de notre supplice, tout le monde croit
à notre innocence; tandis que la société ne laisse pas une vertu au
débauché sans argent. Puis ces dettes à deux pattes, habillées de drap
vert, portant des lunettes bleues ou des parapluies multicolores; ces
dettes incarnées avec lesquelles nous nous trouvons face à face au
coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces gens allaient avoir
l’horrible privilége de dire:--«Monsieur de Valentin me doit et ne me
paie pas. Je le tiens. Ah! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise
mine!» Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grâce. «Quand
me paierez-vous?» disent-ils. Et nous sommes dans l’obligation de
mentir, d’implorer un autre homme pour de l’argent, de nous courber
devant un sot assis sur sa caisse, de recevoir son froid regard, son
regard de sangsue plus odieux qu’un soufflet, de subir sa morale de
Barême et sa crasse ignorance. Une dette est une œuvre d’imagination
qu’ils ne comprennent pas. Des élans de l’âme entraînent, subjuguent
souvent un emprunteur, tandis que rien de grand ne subjugue, rien de
généreux ne guide ceux qui vivent dans l’argent et ne connaissent que
l’argent. J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre de change peut
se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus.
Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à un paralytique
environné d’enfants, à la veuve d’un soldat, qui tous me tendront des
mains suppliantes. Terribles créanciers avec lesquels il faut pleurer,
et quand nous les avons payés, nous leur devons encore des secours. La
veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens qui
dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours
bercer par une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus
de sang-froid, quand je sentis mon âme emprisonnée dans le portefeuille
d’un banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre rouge, mes
dettes jaillirent partout comme des sauterelles; elles étaient dans ma
pendule, sur mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles desquels
je me servais avec le plus de plaisir. Devenus la proie des harpies
du Châtelet, ces doux esclaves matériels allaient donc être enlevés
par des recors, et brutalement jetés sur la place. Ah! ma dépouille
était encore moi-même. La sonnette de mon appartement retentissait dans
mon cœur, elle me frappait où l’on doit frapper les rois, à la tête.
C’était un martyre, sans le ciel pour récompense. Oui, pour un homme
généreux, une dette est l’enfer, mais l’enfer avec des huissiers et des
agents d’affaires. Une dette impayée est la bassesse, un commencement
de friponnerie, et pis que tout cela, un mensonge! elle ébauche des
crimes, elle assemble les madriers de l’échafaud. Mes lettres de change
furent protestées. Trois jours après je les payai; voici comment. Un
spéculateur vint me proposer de lui vendre l’île que je possédais dans
la Loire et où était le tombeau de ma mère. J’acceptai. En signant le
contrat chez le notaire de mon acquéreur, je sentis au fond de l’étude
obscure une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Je frissonnai en
reconnaissant le même froid humide qui m’avait saisi sur le bord de
la fosse où gisait mon père. J’accueillis ce hasard comme un funeste
présage. Il me semblait entendre la voix de ma mère et voir son ombre;
je ne sais quelle puissance faisait retentir vaguement mon propre nom
dans mon oreille, au milieu d’un bruit de cloches! Le prix de mon île
me laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes, j’eusse
pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde
après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations
immenses et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora
n’avait pas lâché sa proie. Nous nous étions souvent trouvés en
présence. Je lui faisais corner mon nom aux oreilles par ses amants
étonnés de mon esprit, de mes chevaux, de mes succès, de mes équipages.
Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase:
Il se tue pour vous! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier
de ma vengeance, mais je n’étais pas heureux! En creusant ainsi la vie
jusqu’à la fange, j’avais toujours senti davantage les délices d’un
amour partagé, j’en poursuivais le fantôme à travers les hasards de mes
dissipations, au sein des orgies. Pour mon malheur, j’étais trompé dans
mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude,
récompensé de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie,
mais vraie pour le débauché! Enfin Fœdora m’avait communiqué la lèpre
de sa vanité. En sondant mon âme, je la trouvai gangrenée, pourrie.
Le démon m’avait imprimé son ergot au front. Il m’était désormais
impossible de me passer des tressaillements continuels d’une vie à
tout moment risquée, et des exécrables raffinements de la richesse.
Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru. Je ne voulais
plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux
amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens qui attachent
un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien
du plaisir, je devais accomplir ma destinée de suicide. Pendant les
derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir des excès incroyables;
mais, chaque matin, la mort me rejetait dans la vie. Semblable à un
rentier viager, j’aurais pu passer tranquillement dans un incendie.
Enfin je me trouvai seul avec une pièce de vingt francs, je me souvins
alors du bonheur de Rastignac...

--Hé! hé! s’écria-t-il en pensant tout à coup à son talisman qu’il tira
de sa poche.

Soit que, fatigué des luttes de cette longue journée, il n’eût plus la
force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch;
soit qu’exaspéré par l’image de sa vie, il se fût insensiblement enivré
par le torrent de ses paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un homme
complétement privé de raison.

--Au diable la mort! s’écria-t-il en brandissant la Peau. Je veux
vivre maintenant! Je suis riche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me
résistera. Qui ne serait pas bon quand il peut tout? Hé! hé! Ohé! J’ai
souhaité deux cent mille livres de rente, je les aurai. Saluez-moi,
pourceaux qui vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier! Vous
m’appartenez, fameuse propriété! Je suis riche, je peux vous acheter
tous, même le député qui ronfle là. Allons, canaille de la haute
société, bénissez-moi! Je suis pape.

En ce moment les exclamations de Raphaël, jusque-là couvertes par la
basse continue des ronflements, furent entendues soudain. La plupart
des dormeurs se réveillèrent en criant, ils virent l’interrupteur mal
assuré sur ses jambes, et maudirent sa bruyante ivresse par un concert
de jurements.

--Taisez-vous! reprit Raphaël. Chiens, à vos niches! Émile, j’ai des
trésors, je te donnerai des cigares de la Havane.

--Je t’entends, répondit le poète, _Fœdora ou la mort_! Va ton train!
Cette sucrée de Fœdora t’a trompé. Toutes les femmes sont filles
d’Ève. Ton histoire n’est pas du tout dramatique.

--Ah! tu dormais, sournois?

--Non! Fœdora ou la mort, j’y suis.

--Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la Peau de
chagrin comme s’il voulait en tirer du fluide électrique.

--Tonnerre! dit Émile en se levant et en saisissant Raphaël
bras-le-corps, mon ami, songe donc que tu es avec des femmes de
mauvaise vie.

--Je suis millionnaire.

--Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre.

--Ivre du pouvoir. Je peux te tuer! Silence, je suis Néron! je suis
Nabuchodonosor.

--Mais, Raphaël, nous sommes en méchante compagnie, tu devrais rester
silencieux, par dignité.

--Ma vie a été un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du
monde entier. Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus, j’imiterai,
je résumerai mon époque en consommant des vies humaines, et des
intelligences, des âmes. Voilà un luxe qui n’est pas mesquin, n’est-ce
pas l’opulence de la peste! Je lutterai avec la fièvre jaune, bleue,
verte, avec les armées, avec les échafauds. Je puis avoir Fœdora. Mais
non, je ne veux pas de Fœdora, c’est ma maladie, je meurs de Fœdora! Je
veux oublier Fœdora.

--Si tu continues à crier, je t’emporte dans la salle à manger.

--Vois-tu cette Peau? c’est le testament de Salomon. Il est à moi,
Salomon, ce petit cuistre de roi! J’ai l’Arabie, Pétrée encore.
L’univers à moi. Tu es à moi, si je veux. Ah! si je veux, prends garde?
Je peux acheter toute ta boutique de journaliste, tu seras mon valet.
Tu me feras des couplets, tu règleras mon papier. Valet! valet, cela
veut dire: Il se porte bien, parce qu’il ne pense à rien.

A ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle à manger.

--Eh bien! oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais tu vas
être rédacteur en chef d’un journal, tais-toi! sois décent, par
considération pour moi! M’aimes-tu?

--Si je t’aime! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette Peau.
Toujours la Peau, mon ami, la Peau souveraine! Excellent topique, je
peux guérir les cors. As-tu des cors? Je te les ôte.

--Jamais je ne l’ai vu si stupide.

--Stupide, mon ami? Non. Cette Peau se rétrécit quand j’ai un désir...
c’est une antiphrase. Le brachmane, il se trouve un brachmane
là-dessous! le brachmane donc était un goguenard, parce que les désirs,
vois-tu, doivent étendre...

--Eh! bien, oui.

--Je te dis...

--Oui, cela est très-vrai, je pense comme toi. Le désir étend...

--Je te dis, la Peau!

--Oui.

--Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami, tu es menteur comme un
nouveau roi.

--Comment veux-tu que j’adopte les divagations de ton ivresse?

--Je te parie, je peux te le prouver. Prenons la mesure.

--Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile en voyant Raphaël occupé
à fureter dans la salle à manger.

Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à cette singulière
lucidité dont les phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec
les obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une écritoire et une
serviette, en répétant toujours: Prenons la mesure! Prenons la mesure!

--Eh! bien, oui, reprit Émile, prenons la mesure!

Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent la Peau de
chagrin. Émile, dont la main semblait être plus assurée que celle de
Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne d’encre, les contours du
talisman, pendant que son ami lui disait:--J’ai souhaité deux cent
mille livres de rente, n’est-il pas vrai? Eh bien, quand je les aurai,
tu verras la diminution de tout mon chagrin.

--Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t’arrange sur ce canapé? Allons,
es-tu bien?

--Oui, mon nourrisson de la Presse. Tu m’amuseras, tu chasseras mes
mouches. L’ami du malheur a droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, te
donnerai-je des ci...ga...res de la Hav...

--Allons, cuve ton or, millionnaire.

--Toi, cuve tes articles. Bonsoir. Dis-donc bonsoir à Nabuchodonosor?
Amour! A boire! France... gloire et riche... Riche...

Bientôt les deux amis unirent leurs ronflements à la musique
qui retentissait dans les salons. Concert inutile! Les bougies
s’éteignirent une à une en faisant éclater leurs bobèches de cristal.
La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie dans laquelle le récit
de Raphaël avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et
d’idées auxquelles les expressions avaient souvent manqué.

Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée,
et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint
sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement
de sa compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque; sa jolie
figure, si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme
celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives se
remuèrent en poussant des gémissements sinistres, ils se sentirent les
bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à
leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des
salons. L’assemblée se trouva sur pied, rappelée à la vie par les
chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs. Les
mouvements du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures
et fané leurs toilettes, les femmes frappées par l’éclat du jour
présentèrent un hideux spectacle: leurs cheveux pendaient sans grâce,
leurs physionomies avaient changé d’expression, leurs yeux si brillants
étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant
d’éclat aux lumières faisaient horreur, les figures lymphatiques,
si blanches, si molles quand elles sont reposées, étaient devenues
vertes; les bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches
et blanches, portaient les honteux stigmates de l’ivresse. Les hommes
reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi décolorées,
cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage
des processions. Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore.
Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, aux yeux caves et
cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin, hébétées
par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves
où paraissaient à nu les appétits physiques sans la poésie dont les
décore notre âme, avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement
bestial. Ce réveil du vice sans vêtements ni fard, ce squelette
du mal déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l’esprit
ou des enchantements du luxe, épouvanta ces intrépides athlètes,
quelque habitués qu’ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes
et courtisanes gardèrent le silence en examinant d’un œil hagard le
désordre de l’appartement où tout avait été dévasté, ravagé par le feu
des passions. Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer,
entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une
grimace; son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette
scène infernale l’image du crime sans remords. Le tableau fut complet.
C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange des
pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche, quand de ses
mains fortes elle a pressé tous les fruits de la vie, pour ne laisser
autour d’elle que d’ignobles débris ou des mensonges auxquels elle ne
croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d’une famille
pestiférée: plus de parfums ni de lumières étourdissantes, plus de
gaieté ni de désirs; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et sa
poignante philosophie, mais le soleil éclatant comme la vérité, mais un
air pur comme la vertu, qui contrastaient avec une atmosphère chaude,
chargée de miasmes, les miasmes d’une orgie! Malgré leur habitude
du vice, plusieurs de ces jeunes filles pensèrent à leur réveil
d’autrefois, quand innocentes et pures elles entrevoyaient par leurs
croisées champêtres ornées de chèvrefeuilles et de roses, un frais
paysage enchanté par les joyeuses roulades de l’alouette, vaporeusement
illuminé par les lueurs de l’aurore et paré des fantaisies de la
rosée. D’autres se peignirent le déjeuner de la famille, la table
autour de laquelle riaient innocemment les enfants et le père, où
tout respirait un charme indéfinissable, où les mets étaient simples
comme les cœurs. Un artiste songeait à la paix de son atelier, à sa
chaste statue, au gracieux modèle qui l’attendait. Un jeune homme, se
souvenant du procès d’où dépendait le sort d’une famille, pensait à la
transaction importante qui réclamait sa présence. Le savant regrettait
son cabinet où l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient
d’eux-mêmes. En ce moment, Émile, frais et rose comme le plus joli des
commis-marchands d’une boutique en vogue, apparut en riant.

--Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-il. Vous ne pourrez
rien faire aujourd’hui; la journée est perdue, m’est avis de déjeuner.

A ces mots, Taillefer sortit pour donner des ordres. Les femmes
allèrent languissamment rétablir le désordre de leurs toilettes
devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieux prêchèrent les
plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne
pas se trouver de force à continuer ce rude festin. En un moment,
ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent et
sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les
meubles et chaque chose à sa place. Un déjeuner splendide fut servi.
Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger. Là, si tout porta
l’empreinte ineffaçable des excès de la veille, au moins y eut-il
trace d’existence et de pensée comme dans les dernières convulsions
d’un mourant. Semblable au convoi du mardi-gras, la saturnale était
enterrée par des masques fatigués de leurs danses, ivres de l’ivresse,
et voulant convaincre le plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouer
la leur. Au moment où cette intrépide assemblée borda la table du
capitaliste, Cardot, qui, la veille, avait disparu prudemment après
le dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure
officieuse sur laquelle errait un doux sourire. Il semblait avoir
deviné quelque succession à déguster, à partager, à inventorier, à
grossoyer, une succession pleine d’actes à faire, grosse d’honoraires,
aussi juteuse que le filet tremblant dans lequel l’amphitryon plongeait
alors son couteau.

--Oh! oh! nous allons déjeuner par-devant notaire, s’écria de Cursy.

--Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes ces pièces, lui
dit le banquier en lui montrant le festin.

--Il n’y a pas de testament à faire, mais pour des contrats de mariage,
peut-être! dit le savant, qui pour la première fois depuis un an
s’était supérieurement marié.

--Oh! oh!

--Ah! ah!

--Un instant, répliqua Cardot assourdi par un chœur de mauvaises
plaisanteries, je viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six
millions à l’un de vous. (Silence profond.) Monsieur, dit-il en
s’adressant à Raphaël, qui, dans ce moment, s’occupait sans cérémonie
à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère
n’était-elle pas une demoiselle O’Flaharty?

--Oui, répondit Raphaël assez machinalement, _Barbe-Marie_.

--Avez-vous ici, reprit Cardot, votre acte de naissance et celui de
madame de Valentin?

--Je le crois.

--Eh bien! monsieur, vous êtes seul et unique héritier du major
O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta.

--Bravo, le major! s’écria le jugeur.

--Le major ayant disposé par son testament de plusieurs sommes en
faveur de quelques établissements publics, sa succession a été réclamée
à la Compagnie des Indes par le gouvernement français, reprit le
notaire. Elle est en ce moment liquide et palpable. Depuis quinze
jours je cherchais infructueusement les ayants cause de la demoiselle
Barbe-Marie O’Flaharty, lorsque hier à table...

En ce moment, Raphaël se leva soudain en laissant échapper le mouvement
brusque d’un homme qui reçoit une blessure. Il se fit comme une
acclamation silencieuse, le premier sentiment des convives fut dicté
par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant
de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre qui se
courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un
mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu
à toute sa raison par la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit
promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait mesuré
naguère la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le
talisman, et frissonna violemment en voyant une assez grande distance
entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.

--Hé bien! qu’a-t-il donc? s’écria Taillefer, il a sa fortune à bon
compte.

--_Soutiens-le, Châtillon_, dit Bixiou à Émile, la joie va le tuer.

Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de
cet héritier: ses traits se contractèrent, les saillies de son visage
blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et les
yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide entouré de
courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie,
était une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le
talisman qui se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées
sur la serviette: il essayait de douter; mais un clair pressentiment
anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait
tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert,
il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre
des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours.
Puis il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se
sentait déjà malade, il se demandait: Ne suis-je pas pulmonique? Ma
mère n’est-elle pas morte de la poitrine?

--Ah! ah! Raphaël, vous allez bien vous amuser! Que me donnerez-vous?
disait Aquilina.

--Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty! Voilà un
homme.

--Il sera pair de France.

--Bah! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet? dit le jugeur.

--Auras-tu loge aux Bouffons?

--J’espère que vous nous régalerez tous, dit Bixiou.

--Un homme comme lui sait faire grandement les choses, dit Émile.

Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin
sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot; il pensait vaguement à
l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé
d’enfants, labourant son champ, mangeant du sarrazin, buvant du
cidre à même son _piché_, croyant à la Vierge et au roi, communiant
à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et ne comprenant
pas le sermon de son _recteur_. Le spectacle offert en ce moment à ses
regards, ces lambris dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le
prenaient à la gorge et le faisaient tousser.

--Désirez-vous des asperges? lui cria le banquier.

--_Je ne désire rien_, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.

--Bravo! répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un
brevet d’impertinence. Vous êtes des nôtres! Messieurs, buvons à la
puissance de l’or. Monsieur de Valentin devenu six fois millionnaire
arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout,
comme sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX
DEVANT LA LOI est un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira
pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de
bourreaux pour les millionnaires!

--Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes leurs bourreaux!

--Oh! cria le banquier, buvons.

--Buvons, répéta Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.

--Que fais-tu là? dit Émile en lui arrêtant la main. Messieurs,
ajouta-t-il en s’adressant à l’assemblée assez surprise des manières
de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin, que dis-je? MONSIEUR
LE MARQUIS DE VALENTIN, possède un secret pour faire fortune. Ses
souhaits sont accomplis au moment même où il les forme. A moins de
passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir
tous.

--Ah! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria
Euphrasie.

--S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux
chevaux et qui aillent vite! dit Aquilina.

--Souhaitez-moi cent mille livres de rente.

--Des cachemires!

--Payez mes dettes!

--Envoie une apoplexie à mon oncle, le grand sec!

--Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres de rente.

--Que de donations! s’écria le notaire.

--Il devrait bien me guérir de la goutte.

--Faites baisser les rentes, s’écria le banquier.

Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un
feu d’artifice, et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux
que plaisants.

--Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux
cent mille livres de rente; exécute-toi de bonne grâce, allons!

--Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix?

--Belle excuse! s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier
pour nos amis?

--J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin
en jetant un regard sombre et profond sur les convives.

--Les mourants sont furieusement cruels, dit Émile en riant. Te voilà
riche, ajouta-t-il sérieusement, eh bien! je ne te donne pas deux mois
pour devenir fangeusement égoïste. Tu est déjà stupide, tu ne comprends
pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau de
chagrin.

Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence,
but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste
puissance.


L’AGONIE.

Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire
allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la
porte de chaque hôtel, et cherchant l’adresse de monsieur le marquis
Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé
des philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin aux prises avec un
caractère despotique éclatait sur cette figure accompagnée de longs
cheveux gris en désordre, desséchés comme un vieux parchemin qui
se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré ce singulier
personnage, vêtu de noir, maigre et ossu, sans doute, il l’aurait, de
retour à l’atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous
du portrait: _Poète classique en quête d’une rime_. Après avoir vérifié
le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie de
Rollin frappa doucement à la porte d’un magnifique hôtel.

--Monsieur Raphaël y est-il? demanda le bonhomme à un suisse en livrée.

--Monsieur le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant
une énorme mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.

--Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant
équipage arrêté sous le dais de bois qui représentait une tente de
coutil et par lequel les marches du perron étaient abritées. Il va
sortir, je l’attendrai.

--Ah! mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu’à demain matin,
reprit le suisse. Il y a toujours une voiture prête pour monsieur. Mais
sortez, je vous prie, je perdrais six cents francs de rente viagère si
je laissais une seule fois entrer sans ordre une personne étrangère à
l’hôtel.

En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez
à celui d’un huissier ministériel sortit du vestibule et descendit
précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur ébahi.

--Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.

Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par
une curiosité mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour
d’honneur, à un rond-point où croissaient quelques touffes d’herbes
entre les pavés. Un silence effrayant régnait dans cet hôtel. En voyant
Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait sur sa
figure, et dont tout parlait dans cette maison morne; le premier soin
de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait
été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l’affection
duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son
jeune maître auquel il croyait avoir dit un éternel adieu; mais rien
n’égala son bonheur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions
d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire
placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la
fortune de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il
était comme un sixième sens à travers lequel les émotions de la vie
arrivaient à Raphaël.

--Monsieur, je désirerais parler à monsieur Raphaël, dit le vieillard à
Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri
de la pluie.

--Parler à monsieur le marquis, s’écria l’intendant. A peine
m’adresse-t-il la parole, à moi son père nourricier.

--Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si
votre femme l’a jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein
des muses. Il est mon nourrisson, mon enfant, _carus alumnus_! J’ai
façonné sa cervelle, cultivé son entendement, développé son génie, et
j’ose le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les
plus remarquables de notre époque? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en
troisième et en rhétorique. Je suis son professeur.

--Ah! monsieur est monsieur Porriquet.

--Précisément. Mais monsieur...

--Chut, chut! fit Jonathas à deux marmitons dont les voix rompaient le
silence claustral dans lequel la maison était ensevelie.

--Mais, monsieur, reprit le professeur, monsieur le marquis serait-il
malade?

--Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon
maître. Voyez-vous, il n’existe pas à Paris deux maisons semblables
à la nôtre. Entendez-vous? deux maisons. Ma foi, non. Monsieur le
marquis a fait acheter cet hôtel qui appartenait précédemment à un
duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour le meubler.
Voyez-vous? c’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque
pièce de notre maison est un vrai miracle. Bon! me suis-je dit en
voyant cette magnificence, c’est comme chez défunt monsieur son père!
Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour! Point. Monsieur n’a
voulu voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet,
entendez-vous? une vie inconciliable. Monsieur se lève tous les jours
à la même heure. Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous? qui puisse
entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été comme hiver. Cela
est convenu singulièrement. Étant entré, je lui dis: Monsieur le
marquis, il faut vous réveiller et vous habiller. Il se réveille et
s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre, toujours faite de la
même façon et de la même étoffe. Je suis obligé de la remplacer quand
elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en
demander une neuve. C’te imagination! Au fait, il a mille francs à
manger par jour, il fait ce qu’il veut, ce cher enfant. D’ailleurs, je
l’aime tant, qu’il me donnerait un soufflet sur la joue droite, je lui
tendrais la gauche! Il me dirait de faire des choses plus difficiles,
je les ferais encore, entendez-vous? Au reste, il m’a chargé de tant de
vétilles, que j’ai de quoi m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai?
Ordre de les mettre au même endroit, sur la même table. Je viens aussi,
à la même heure, lui faire moi-même la barbe et je ne tremble pas. Le
cuisinier perdrait mille écus de rente viagère qui l’attendent après la
mort de monsieur, si le déjeuner ne se trouvait pas inconciliablement
servi devant monsieur, à dix heures, tous les matins, et le dîner à
cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par
jour. Monsieur le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand
il y a des fraises, et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le
mange. Le programme est imprimé, il sait le matin son dîner par cœur.
Pour lors, il s’habille à la même heure avec les mêmes habits, le même
linge, posés toujours par moi, entendez-vous? sur le même fauteuil.
Je dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap; en cas
de besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par
une autre, sans lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis
à mon maître: Vous devriez sortir, monsieur? Il me répond oui, ou non.
S’il a idée de se promener, il n’attend pas ses chevaux, ils sont
toujours attelés; le cocher reste inconciliablement, fouet en main,
comme vous le voyez là. Le soir, après le dîner, monsieur va un jour
à l’Opéra et l’autre aux Ital... mais non, il n’a pas encore été aux
Italiens, je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à
onze heures précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la
journée où il ne fait rien, il lit, il lit toujours, voyez-vous? une
idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui le Journal de la librairie,
afin d’acheter des livres nouveaux, afin qu’il les trouve le jour même
de leur vente sur sa cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en
heure chez lui, pour veiller au feu, à tout, pour voir à ce que rien
ne lui manque; il m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par
cœur, et où sont écrits tous mes devoirs, un vrai cathéchisme. En été,
je dois, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré
de fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout.
Il est riche? il a mille francs à manger par jour, il peut faire ses
fantaisies. Il a été privé assez long-temps du nécessaire, le pauvre
enfant! Il ne tourmente personne, il est bon comme le bon pain, jamais
il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel et dans le
jardin! Enfin, mon maître n’a pas un seul désir à former, tout marche
au doigt et à l’œil, et _recta_! Et il a raison, si l’on ne tient pas
les domestiques, tout va à la débandade. Je lui dis tout ce qu’il
doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point il a
poussé la chose. Ses appartements sont... en... en comment donc? ah! en
enfilade. Eh bien! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre
ou de son cabinet, crac! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes
par un mécanisme. Pour lors, il peut aller d’un bout à l’autre de sa
maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil et commode et
agréable pour nous autres! Ça nous a coûté gros par exemple! Enfin,
finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit: «Jonathas, tu auras soin de
moi comme d’un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot
qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi.» Je suis le maître,
entendez-vous? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi? Ah! par
exemple, voilà ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu.
C’est inconciliable!

--Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.

--Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème? C’est donc bien
assujettissant, ça! Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète
souvent qu’il veut vivre comme une vergétation, en vergétant. Et pas
plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait une tulipe, et il
disait en s’habillant: «Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas.»
A cette heure, d’autres prétendent qu’il est _monomane_. C’est
inconciliable!

--Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité
magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre,
que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé
dans de vastes méditations, et ne veut pas en être distrait par
les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux
intellectuels, un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre
Newton...

--Ah! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas.

--Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre
heures, le coude appuyé sur une table; quand il sortit de sa rêverie,
il croyait le lendemain être encore à la veille, comme s’il eût dormi.
Je vais aller le voir, ce cher enfant, je peux lui être utile.

--Minute, s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien,
s’entend! que vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes
et de me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet, je cours
lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme ça: Faut-il
le faire monter? Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui dis:
_Souhaitez-vous? voulez-vous? désirez-vous?_ Ces mots-là sont rayés
de la conversation. Une fois il m’en est échappé un.--Veux-tu me faire
mourir? m’a-t-il dit, tout en colère.

Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant
signe de ne pas avancer; mais il revint promptement avec une réponse
favorable, et conduisit le vieil émérite à travers de somptueux
appartements dont toutes les portes étaient ouvertes. Porriquet
aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une
robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à
ressorts, Raphaël lisait le journal. L’extrême mélancolie à laquelle
il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de
son corps affaissé; elle était peinte sur son front, sur son visage
pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce efféminée et les
bizarreries particulières aux malades riches distinguaient sa personne.
Ses mains, semblables à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur
molle et délicate. Ses cheveux blonds, devenus rares, se bouclaient
autour de ses tempes par une coquetterie recherchée. Une calotte
grecque, entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire
dont elle était faite, pendait sur un côté de sa tête. Il avait
laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont
il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre. Sur ses genoux
était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont les spirales
émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait
d’en sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son
jeune corps était démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait
s’être retirée, où brillait un sentiment extraordinaire qui saisissait
tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y
lire du désespoir; d’autres, y deviner un combat intérieur, aussi
terrible qu’un remords. C’était le coup d’œil profond de l’impuissant
qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare
jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait
lui procurer, et s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor; ou le
regard du Prométhée enchaîné, de Napoléon déchu qui apprend à l’Élysée,
en 1815, la faute stratégique commise par ses ennemis, qui demande le
commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient pas. Véritable
regard de conquérant et de damné! et, mieux encore, le regard que,
plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur
sa dernière pièce d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son
intelligence, au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé
par une domesticité de cinquante années. Presque joyeux de devenir une
sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son
âme de toutes les poésies du désir. Pour mieux lutter avec la cruelle
puissance dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste à la
manière d’Origène, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour
où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la
Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin
assez en vogue avait raconté sérieusement, au dessert, la manière dont
un Suisse attaqué de pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas
dit un mot pendant dix ans, et s’était soumis à ne respirer que six
fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime
alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme! se dit en lui-même
Raphaël, qui voulait vivre à tout prix. Au sein du luxe, il mena la
vie d’une machine à vapeur. Quand le vieux professeur envisagea ce
jeune cadavre, il tressaillit; tout lui semblait artificiel dans ce
corps fluet et débile. En apercevant le marquis à l’œil dévorant, au
front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais
et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir. Si
le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût,
avait lu lord Byron, il aurait cru voir Manfred là où il eût voulu voir
Childe-Harold.

--Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les
doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment
vous portez-vous?

--Mais moi je vais bien, répondit le vieillard effrayé par le contact
de cette main fiévreuse. Et vous?

--Oh! j’espère me maintenir en bonne santé.

--Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage?

--Non, répondit Raphaël. _Exegi monumentum_, père Porriquet, j’ai
achevé une grande page, et j’ai dit adieu pour toujours à la science. A
peine sais-je où se trouve mon manuscrit.

--Le style en est pur, sans doute? demanda le professeur. Vous n’aurez
pas, j’espère, adopté le langage barbare de cette nouvelle école qui
croit faire merveille en inventant Ronsard.

--Mon ouvrage est une œuvre purement physiologique.

--Oh! tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la
grammaire doit se prêter aux exigences des découvertes. Néanmoins,
mon enfant, un style clair, harmonieux, la langue de Massillon, de M.
de Buffon, du grand Racine, un style classique, enfin, ne gâte jamais
rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s’interrompant, j’oubliais
l’objet de ma visite. C’est une visite intéressée.

Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes
périphrases auxquelles un long professorat avait habitué son maître,
Raphaël se repentit presque de l’avoir reçu; mais au moment où il
allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement son
secret désir en jetant un furtif coup d’œil à la Peau de chagrin,
suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses
contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne
rouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphaël
étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas
causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de
chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en
réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment les amplifications
du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter
les persécutions dont il était devenu l’objet depuis la révolution
de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvernement fort, avait émis le
vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs, les hommes
d’état au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais,
les pairs de France au Luxembourg; mais un des ministres populaires
du roi-citoyen l’avait banni de sa chaire en l’accusant de carlisme.
Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite et sans pain.
Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au
séminaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour
son enfant adoptif, prier son ancien élève de réclamer auprès du
nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur dans
quelque collége de province. Raphaël était en proie à une somnolence
invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir
à ses oreilles. Obligé par politesse de regarder les yeux blancs et
presque immobiles de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été
stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie.

--Eh! bien, mon bon père Porriquet, répliqua-t-il sans savoir
précisément à quelle interrogation il répondait, je n’y puis rien, rien
du tout. _Je souhaite bien vivement_ que vous réussissiez...

En ce moment, sans apercevoir l’effet que produisirent sur le front
jaune et ridé du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et
d’insouciance, Raphaël se dressa comme un jeune chevreuil effrayé.
Il vit une légère ligne blanche entre le bord de la peau noire et le
dessin rouge; il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en
fut épouvanté.

--Allez, vieille bête! s’écria-t-il, vous serez nommé proviseur! Ne
pouviez-vous pas me demander une rente viagère de mille écus plutôt
qu’un souhait homicide? Votre visite ne m’aurait rien coûté. Il y a
cent mille emplois en France, et je n’ai qu’une vie! Une vie d’homme
vaut plus que tous les emplois du monde. Jonathas! Jonathas parut.
Voilà de tes œuvres, triple sot, pourquoi m’as-tu proposé de recevoir
monsieur? dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je remis
mon âme entre les mains pour la déchirer? Tu m’arraches en ce moment
dix années d’existence! Encore une faute comme celle-ci, et tu me
conduiras à la demeure où j’ai conduit mon père. N’aurais-je pas
mieux aimé posséder la belle lady Dudley que d’obliger cette vieille
carcasse, espèce de haillon humain? J’ai de l’or pour lui. D’ailleurs,
quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu’est-ce que
cela me ferait?

La colère avait blanchi le visage de Raphaël; une légère écume
sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était
sanguinaire. A cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un
tressaillement convulsif, comme deux enfants en présence d’un serpent.
Le jeune homme tomba sur son fauteuil; il se fit une sorte de réaction
dans son âme, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.

--Oh! ma vie! ma belle vie! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées!
plus d’amour! plus rien! Il se tourna vers le professeur. Le mal
est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai
largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins,
produit le bien d’un bon et digne homme.

Il y avait tant d’âme dans l’accent qui nuança ces paroles presque
inintelligibles, que les deux vieillards pleurèrent comme on pleure en
entendant un air attendrissant chanté dans une langue étrangère.

--Il est épileptique, dit Porriquet à voix basse.

--Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël, vous
voulez m’excuser. La maladie est un accident, l’inhumanité serait
un vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain
ou après-demain, peut-être même ce soir, votre nomination, car la
_résistance_ a triomphé du _mouvement_. Adieu.

Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives
inquiétudes sur la santé morale de Valentin. Cette scène avait eu
pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et
s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe pénible.

--Écoute, Jonathas, reprit le jeune homme en s’adressant à son vieux
serviteur. Tâche de comprendre la mission que je t’ai confiée!

--Oui, monsieur le marquis.

--Je suis comme un homme mis hors la loi commune.

--Oui, monsieur le marquis.

--Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort
et dansent comme de belles femmes devant moi; si je les appelle, je
meurs. Toujours la mort! Tu dois être une barrière entre le monde et
moi.

--Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes
de sueur qui chargeaient son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas
voir de belles femmes, comment ferez-vous ce soir aux Italiens? Une
famille anglaise qui repart pour Londres m’a cédé le reste de son
abonnement, et vous avez une belle loge. Oh! une loge superbe, aux
premières.

Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël n’écoutait plus.

Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupé simple en dehors, de
couleur brune, mais sur les panneaux duquel brille l’écusson d’une
antique et noble famille? Quand ce coupé passe rapidement, les
grisettes l’admirent, en convoitent le satin jaune, le tapis de la
Savonnerie, la passementerie fraîche comme une paille de riz, les
moelleux coussins, et les glaces muettes. Deux laquais en livrée se
tiennent derrière cette voiture aristocratique; mais au fond, sur la
soie, gît une tête brûlante aux yeux cernés, la tête de Raphaël, triste
et pensif. Fatale image de la richesse! Il court à travers Paris comme
une fusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, le marchepied se
déploie, ses deux valets le soutiennent, une foule envieuse le regarde.

--Qu’a-t-il fait celui-là pour être si riche? dit un pauvre étudiant en
droit, qui, faute d’un écu, ne pouvait entendre les magiques accords de
Rossini.

Raphaël marchait lentement dans les corridors de la salle; il ne se
promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En
attendant le second acte de la _Semiramide_, il se promenait au foyer,
errait à travers les galeries, insouciant de sa loge dans laquelle
il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait
déjà plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne
songeait qu’à son mal. Appuyé sur le manteau de la cheminée, autour de
laquelle abondaient, au milieu du foyer, les jeunes et vieux élégants,
d’anciens et de nouveaux ministres, des pairs sans pairie, et des
pairies sans pair, telles que les a faites la révolution de juillet,
enfin tout un monde de spéculateurs et de journalistes, Raphaël vit
à quelques pas de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et
surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort insolemment vers
cet être bizarre, afin de le contempler de plus près. Quelle admirable
peinture! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule à la Mazarin
que montrait vaniteusement l’inconnu, étaient teints en noir; mais,
appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait
produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient
suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. Son visage étroit
et plat, dont les rides étaient comblées par d’épaisses couches de
rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude.
Cette enluminure manquait à quelques endroits de la face et faisait
singulièrement ressortir sa décrépitude et son teint plombé; aussi
était-il impossible de ne pas rire en voyant cette tête au menton
pointu, au front proéminent, assez semblable à ces grotesques figures
de bois sculptées en Allemagne par les bergers, pendant leurs loisirs.
En examinant tour à tour ce vieil Adonis et Raphaël, un observateur
aurait cru reconnaître dans le marquis les yeux d’un jeune homme sous
le masque d’un vieillard, et dans l’inconnu les yeux ternes d’un
vieillard sous le masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à se
rappeler en quelle circonstance il avait vu ce petit vieux sec, bien
cravaté, botté en adulte, qui faisait sonner ses éperons et se croisait
les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesse
à dépenser. Sa démarche n’accusait rien de gêné, ni d’artificiel. Son
élégant habit, soigneusement boutonné, déguisait une antique et forte
charpente, en lui donnant la tournure d’un vieux fat qui suit encore
les modes. Cette espèce de poupée pleine de vie avait pour Raphaël
tous les charmes d’une apparition, et il le contemplait comme un
vieux Rembrandt enfumé, récemment restauré, verni, mis dans un cadre
neuf. Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité dans
ses confus souvenirs: il reconnut le marchand de curiosités, l’homme
auquel il devait son malheur. En ce moment, un rire muet échappait à
ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides,
tendues par un faux râtelier. A ce rire, la vive imagination de Raphaël
lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête
idéale que les peintres ont donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille
superstitions s’emparèrent de l’âme forte de Raphaël, il crut alors
à la puissance du démon, à tous les sortiléges rapportés dans les
légendes du moyen âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant
avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant,
comme les mourants, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie.
Une radieuse et fraîche lumière lui permit d’apercevoir le ciel de
Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin: des nuages, un vieillard à barbe
blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole.
Maintenant il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont
les fantaisies presque humaines lui expliquaient son aventure et lui
permettaient encore un espoir. Mais quand ses yeux retombèrent sur le
foyer des Italiens, au lieu de la Vierge, il vit une ravissante fille,
la détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui,
vêtue d’une robe éclatante, couverte de perles orientales, arrivait
impatiente de son vieillard impatient, et venait se montrer, insolente,
le front hardi, les yeux pétillants, à ce monde envieux et spéculateur
pour témoigner de la richesse sans bornes d’un marchand dont elle
dissipait les trésors. Raphaël se souvint du souhait goguenard par
lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et savoura
tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde
de cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible.
Le funèbre sourire du centenaire s’adressait à Euphrasie qui répondit
par un mot d’amour; il lui offrit son bras desséché, fit deux ou trois
fois le tour du foyer, recueillit avec délices les regards de passion
et les compliments jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les
rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était
l’objet.

--Dans quel cimetière cette jeune goule a-t-elle déterré ce cadavre?
s’écria le plus élégant de tous les romantiques.

Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune homme aux
cheveux blonds, aux yeux bleus et brillants, svelte, portant moustache,
ayant un frac écourté, le chapeau sur l’oreille, la repartie vive, tout
le langage du genre.

--Combien de vieillards, se dit Raphaël en lui-même, couronnent une vie
de probité, de travail, de vertu, par une folie. Celui-ci a les pieds
froids et fait l’amour.

--Hé bien! monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et
lançant une œillade à Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des sévères
maximes de votre philosophie?

--Ah! répondit le marchand d’une voix déjà cassée, je suis maintenant
heureux comme un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y
a toute une vie dans une heure d’amour.

En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et
quittèrent le foyer pour se rendre à leurs places. Le vieillard et
Raphaël se séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis aperçut
Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de
lui. Sans doute arrivée depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe
en arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvements
indescriptibles d’une coquette occupée à se poser: tous les regards
étaient concentrés sur elle. Un jeune pair de France l’accompagnait,
elle lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donnée à porter. A
son geste, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire,
Raphaël devina la tyrannie à laquelle son successeur était soumis.
Fasciné sans doute comme il l’avait été jadis, dupé comme lui, comme
lui luttant avec toute la puissance d’un amour vrai contre les froids
calculs de cette femme, ce jeune homme devait souffrir les tourments
auxquels Valentin avait heureusement renoncé. Une joie inexprimable
anima la figure de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette
sur toutes les loges, et rapidement examiné les toilettes, elle eut
la conscience d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus
jolies, les plus élégantes femmes de Paris; elle se mit à rire pour
montrer ses dents blanches, agita sa tête ornée de fleurs pour se
faire admirer, son regard alla de loge en loge, se moquant d’un béret
gauchement posé sur le front d’une princesse russe, ou d’un chapeau
manqué qui coiffait horriblement mal la fille d’un banquier. Tout à
coup elle pâlit en rencontrant les yeux fixes de Raphaël; son amant
dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand
aucun de ses amants bannit ne méconnaissait sa puissance, Valentin,
seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir
impunément bravé touche à sa ruine. Cette maxime est gravée plus
profondément au cœur d’une femme qu’à la tête des rois. Aussi, Fœdora
voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie.
Un mot, dit par lui la veille à l’Opéra, était déjà devenu célèbre
dans les salons de Paris. Le tranchant de cette terrible épigramme
avait fait à la comtesse une blessure incurable. En France, nous
savons cautériser une plaie, mais nous n’y connaissons pas encore de
remède au mal que produit une phrase. Au moment où toutes les femmes
regardèrent alternativement le marquis et la comtesse, Fœdora aurait
voulu l’abîmer dans les oubliettes de quelque Bastille, car malgré son
talent pour la dissimulation, ses rivales devinèrent sa souffrance.
Enfin sa dernière consolation lui échappa. Ces mots délicieux: je suis
la plus belle! cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins
de sa vanité, devint un mensonge. A l’ouverture du second acte, une
femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors
était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure
d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes
et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un
tumulte si prolongé que, pendant le lever du rideau, les musiciens de
l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence; mais ils
s’unirent aux applaudissements et en accrurent les confuses rumeurs.
Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les femmes
s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis
nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes.
L’enthousiasme se calma par degrés, les chants retentirent sur la
scène, tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir
cédé à un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses
manières polies. Les riches veulent ne s’étonner de rien, ils doivent
reconnaître au premier aspect d’une belle œuvre le défaut qui les
dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques
hommes restèrent immobiles sans écouter la musique, perdus dans un
ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël. Valentin
aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble et sanglante
figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis il
vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire:--Mais regarde
donc la belle créature qui est près de toi! Enfin Rastignac assis
près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants
comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller
près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte
encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne
jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre à l’abri
d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique
artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en
leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait
saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman
s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas
se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il présentait
le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié
de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même
qu’une jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine copiait avec
exactitude la posture de Valentin. Elle avait appuyé son coude sur le
bord de la loge, et se mettait la tête de trois quarts, en regardant
les chanteurs, comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces
deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent,
se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par
moments, les légers marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient
la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre
laquelle il luttait courageusement; bientôt il sentit le doux contact
des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe
elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement
plein de molles sorcelleries; enfin le mouvement imperceptible imprimé
par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtements de cette jolie
femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une
étincelle électrique; le tulle et la dentelle transmirent fidèlement
à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu.
Par un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton,
séparés par les abîmes de la mort, respirèrent ensemble et pensèrent
peut-être l’un à l’autre. Les pénétrants parfums de l’aloës achevèrent
d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les
entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une
femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute
de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement
semblable; leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en
présence.

--Pauline!

--Monsieur Raphaël!

Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence.
Raphaël voyait Pauline dans une toilette simple et de bon goût. A
travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles
pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une
femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa
céleste candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche accusait
le tremblement qui faisait palpiter le corps comme palpitait le cœur.

--Oh! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y
reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact.

Elle se leva précipitamment et disparut. Raphaël voulut suivre Pauline,
il craignit de la compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva laide;
mais ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans
cette salle, le cœur plein, il sortit et revint chez lui.

--Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son
lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre, et
demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.

--Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant
le talisman avec une indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun
mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne
pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.

--Ah! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un manteau de
plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été
donné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu! Je suis libre,
je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie. En disant ces
paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi
simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne
demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il
se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point
encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non
plus la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille,
cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle,
aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant
au sein du luxe; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline
comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. Quand il se
trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de cette porte où, tant de
fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme sortit de
la salle et lui dit:--N’êtes-vous pas monsieur Raphaël de Valentin?

--Oui, ma bonne mère, répondit-il.

--Vous connaissez votre ancien logement, reprit-elle, vous y êtes
attendu.

--Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin? demanda-t-il.

--Oh! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est
dans une belle maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est
revenu. Dame! il a rapporté des mille et des cents. L’on dit qu’elle
pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques, si elle le voulait.
Elle m’a donné _gratis_ son fonds et son restant de bail. Ah! c’est une
bonne femme tout de même! Elle n’est pas plus fière aujourd’hui qu’elle
ne l’était hier.

Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les
dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline
était là modestement vêtue d’une robe de percaline; mais la façon de la
robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment jetés sur le lit,
révélaient toute une fortune.

--Ah! vous voilà donc! s’écria Pauline en tournant la tête et se levant
par un naïf mouvement de joie.

Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux; il la
regarda sans rien dire.

--Pourquoi nous avez-vous donc quittées? reprit-elle en baissant les
yeux au moment où son visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu?

--Ah! Pauline, j’ai été, je suis bien malheureux encore!

--Là! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné votre sort hier en
vous voyant bien mis, riche en apparence, mais en réalité, hein!
monsieur Raphaël, est-ce toujours comme autrefois?

Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux,
il s’écria:--Pauline!... je... Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent
d’amour, et son cœur déborda dans son regard.

--Oh! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.

Raphaël fit un signe de tête, car il se sentit hors d’état de prononcer
une seule parole. A ce geste, la jeune fille lui prit la main, la
serra, et lui dit tantôt riant, tantôt sanglotant:--Riches, riches,
heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais moi, je devrais être bien
pauvre aujourd’hui. J’ai mille fois dit que je paierais ce mot: _il
m’aime_, de tous les trésors de la terre. O mon Raphaël! j’ai des
millions. Tu aimes le luxe, tu seras content; mais tu dois aimer mon
cœur aussi, il y a tant d’amour pour toi dans ce cœur! Tu ne sais pas?
mon père est revenu. Je suis une riche héritière. Ma mère et lui me
laissent entièrement maîtresse de mon sort; je suis libre, comprends-tu?

En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les mains de Pauline, et
les baisait si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être
une sorte de convulsion. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur
les épaules de Raphaël et le saisit; ils se comprirent, se serrèrent
et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur, dégagée
de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le
premier baiser par lequel deux âmes prennent possession d’elles-mêmes.

--Ah! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te
quitter. Je ne sais d’où me vient tant de hardiesse! reprit-elle en
rougissant.

--De la hardiesse, ma Pauline? Oh! ne crains rien, c’est de l’amour, de
l’amour vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas?

--Oh! parle, parle, parle, dit-elle. Ta bouche a été si longtemps
muette pour moi!

--Tu m’aimais donc?

--Oh! Dieu, si je t’aimais! combien de fois j’ai pleuré, là, tiens,
en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais
vendue au démon pour t’éviter un chagrin! Aujourd’hui, _mon_ Raphaël,
car tu es bien à moi: à moi cette belle tête, à moi ton cœur! Oh!
oui, ton cœur, surtout, éternelle richesse! Eh! bien, où en suis-je?
reprit-elle après une pause. Ah! m’y voici: nous avons trois, quatre,
cinq millions, je crois. Si j’étais pauvre je tiendrais peut-être à
porter ton nom, à être nommée ta femme mais, en ce moment, je voudrais
te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore et toujours ta
servante. Va, Raphaël, en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune,
je ne te donnerai rien de plus aujourd’hui que le jour où j’ai mis là,
dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent
sous. Oh! comme alors ta joie m’a fait mal.

--Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël, pourquoi n’as-tu pas de
vanité? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de
désespoir, d’amour. Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je
te connais, âme céleste, ce titre et ma fortune ne vaudront pas...

--Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.

--Moi aussi, j’ai des millions; mais que sont maintenant les richesses
pour nous? Ah! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.

--Oh! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment, ta pensée
est à moi? mais je suis la plus heureuse des heureuses.

--L’on va nous entendre, dit Raphaël.

--Hé! il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste
mutin.

--Hé! bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.

Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de
Raphaël:--Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous
m’avez donnés, pour effacer la peine que vos joies m’ont faite, pour
toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.

--Tes écrans!

--Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis te dire tout. Pauvre
enfant! combien il est facile de tromper les hommes d’esprit! Est-ce
que tu pouvais avoir des gilets blancs et des chemises propres deux
fois par semaine, pour trois francs de blanchissage par mois? Mais tu
buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en revenait pour ton argent.
Je t’attrapais sur tout: le feu, l’huile, et l’argent donc? Oh! mon
Raphaël, ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant, je suis une
personne trop astucieuse.

--Mais comment faisais-tu donc?

--Je travaillais jusqu’à deux heures du matin, répondit-elle, et je
donnais à ma mère une moitié du prix de mes écrans, à toi l’autre.

Ils se regardèrent pendant un moment, tous deux hébétés de joie et
d’amour.

--Oh! s’écria Raphaël, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur
par quelque effroyable chagrin.

--Serais-tu marié? cria Pauline. Ah! je ne veux te céder à aucune femme.

--Je suis libre, ma chérie.

--Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi!

Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda
Raphaël avec une dévotieuse ardeur.

--J’ai peur de devenir folle. Combien tu es gentil! reprit-elle en
passant une main dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle bête,
ta comtesse Fœdora! Quel plaisir j’ai ressenti hier en me voyant saluée
par tous ces hommes. Elle n’a jamais été applaudie, elle! Dis, cher,
quand mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je ne sais quelle
voix qui m’a crié: Il est là. Je me suis retournée, et je t’ai vu. Oh!
je me suis sauvée, je me sentais l’envie de te sauter au cou devant
tout le monde.

--Tu es bien heureuse de pouvoir parler, s’écria Raphaël. Moi, j’ai le
cœur serré. Je voudrais pleurer, je ne puis. Ne me retire pas ta main.
Il me semble que je resterais, pendant toute ma vie, à te regarder
ainsi, heureux, content.

--Oh! répète-moi cela, mon amour!

--Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme
chaude sur les mains de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon
amour, en ce moment je ne puis que le sentir...

--Oh! s’écria-t-elle, cette belle âme, ce beau génie, ce cœur que je
connais si bien, tout est à moi, comme je suis à toi.

--Pour toujours, ma douce créature, dit Raphaël d’une voix émue. Tu
seras ma femme, mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes
chagrins et rafraîchi mon âme; en ce moment, ton sourire angélique m’a
pour ainsi dire purifié. Je crois commencer une nouvelle vie. Le passé
cruel et mes tristes folies me semblent n’être plus que de mauvais
songes. Je suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur. Oh! sois là
toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son cœur palpitant.

--Vienne la mort quand elle voudra, s’écria Pauline en extase, j’ai
vécu.

Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connues!

--Oh! mon Raphaël, dit Pauline après quelques heures de silence, je
voudrais qu’à l’avenir personne n’entrât dans cette chère mansarde.

--Il faut murer la porte, mettre une grille à la lucarne et acheter la
maison, répondit le marquis.

--C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment de silence:--Nous avons
un peu oublié de chercher les manuscrits?

Ils se prirent à rire avec une douce innocence.

--Bah! je me moque de toutes les sciences, s’écria Raphaël.

--Ah! monsieur, et la gloire!

--Tu es ma seule gloire.

--Tu étais bien malheureux en faisant ces petits pieds de mouche,
dit-elle en feuilletant les papiers.

--Ma Pauline...

--Oh! oui, je suis ta Pauline. Eh bien?

--Où demeures-tu donc?

--Rue Saint-Lazare. Et toi?

--Rue de Varennes.

--Comme nous serons loin l’un de l’autre, jusqu’à ce que... Elle
s’arrêta en regardant son ami d’un air coquet et malicieux.

--Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au plus une quinzaine de
jours à rester séparés.

--Vrai! dans quinze jours nous serons mariés! Elle sauta comme un
enfant. Oh! je suis une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense
plus ni à père, ni à mère, ni à rien dans le monde! Tu ne sais pas,
pauvre chéri? mon père est bien malade. Il est revenu des Indes, bien
souffrant. Il a manqué mourir au Havre, où nous l’avons été chercher.
Ah! Dieu, s’écria-t-elle en regardant l’heure à sa montre, déjà trois
heures. Je dois me trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la
maîtresse au logis: ma mère fait toutes mes volontés, mon père m’adore,
mais je ne veux pas abuser de leur bonté, ce serait mal! Le pauvre
père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens hier. Tu viendras le voir
demain, n’est-ce pas?

--Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l’honneur
d’accepter mon bras?

--Ah! je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N’est-ce
pas un palais, notre trésor?

--Pauline, encore un baiser?

--Mille! Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphaël, ce sera toujours
ainsi, je crois rêver.

Ils descendirent lentement l’escalier; puis, bien unis, marchant
du même pas, tressaillant ensemble sous le poids du même bonheur,
se serrant comme deux colombes, ils arrivèrent sur la place de la
Sorbonne, où la voiture de Pauline attendait.

--Je veux aller chez toi, s’écria-t-elle. Je veux voir ta chambre,
ton cabinet, et m’asseoir à la table sur laquelle tu travailles. Ce
sera comme autrefois, ajouta-t-elle en rougissant.--Joseph, dit-elle à
un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner à la maison. Il
est trois heures un quart, et je dois être revenue à quatre. Georges
pressera les chevaux.

Et les deux amants furent en peu d’instants menés à l’hôtel de Valentin.

--Oh! que je suis contente d’avoir examiné tout cela, s’écria Pauline
en chiffonnant la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël.
Quand je m’endormirai, je serai là, en pensée. Je me figurerai ta
chère tête sur cet oreiller. Dis-moi, Raphaël, tu n’as pris conseil de
personne pour meubler ton hôtel?

--De personne.

--Bien vrai? Ce n’est pas une femme qui...

--Pauline!

--Oh! je me sens une affreuse jalousie. Tu as bon goût. Je veux avoir
demain un lit pareil au tien.

Raphaël, ivre de bonheur, saisit Pauline.

--Oh! mon père, mon père! dit-elle.

--Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible,
s’écria Valentin.

--Combien tu es aimant! je n’osais pas te le proposer...

--N’es-tu donc pas ma vie?

Il serait fastidieux de consigner fidèlement ces adorables bavardages
de l’amour auxquels l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent
seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint
ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peut en ressentir et en
porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu,
pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances,
une idée froide lui traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce
une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle s’était légèrement
rétrécie. Il prononça le grand juron français, sans y mettre les
jésuitiques réticences de l’abbesse des Andouillettes, pencha la
tête sur son fauteuil et resta sans mouvement les yeux arrêtés sur
une patère, sans la voir. Grand Dieu! s’écria-t-il. Quoi! tous mes
désirs, tous! Pauvre Pauline! Il prit un compas, mesura ce que la
matinée lui avait coûté d’existence. Je n’en ai pas pour deux mois,
dit-il. Une sueur glacée sortit de ses pores, tout à coup il obéit à
un inexprimable mouvement de rage, et saisit la Peau de chagrin en
s’écriant: Je suis bien bête! il sortit, courut, traversa les jardins,
et jeta le talisman au fond d’un puits: Vogue la galère, dit-il. Au
diable toutes ces sottises!

Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur
avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage,
retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se
célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne
doutaient point d’eux-mêmes, et le bonheur leur ayant révélé toute
la puissance de leur affection, jamais deux âmes, deux caractères ne
s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion;
en s’étudiant ils s’aimèrent davantage: de part et d’autre même
délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les
voluptés, celle des anges; point de nuages dans leur ciel; tour à tour
les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre. Riches tous deux,
ils ne connaissaient point de caprices qu’ils ne pussent satisfaire,
et partant n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le sentiment
du beau, une vraie poésie animait l’âme de l’épouse; dédaignant les
colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau
que toutes les perles d’Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient
ses plus riches parures. Pauline et Raphaël fuyaient d’ailleurs le
monde, la solitude leur était si belle, si féconde! Les oisifs voyaient
exactement tous les soirs ce joli ménage de contrebande aux Italiens ou
à l’Opéra. Si d’abord quelques médisances égayèrent les salons, bientôt
le torrent d’événements qui passa sur Paris fit oublier deux amants
inoffensifs; enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur mariage
était annoncé, et par hasard leurs gens se trouvaient discrets; donc,
aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.

Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours
firent croire aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël
déjeunaient ensemble dans une petite serre, espèce de salon rempli
de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le doux et pâle soleil
de l’hiver, dont les rayons se brisaient à travers des arbustes
rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par
les vigoureux contrastes des divers feuillages, par les couleurs
des touffes fleuries et par toutes les fantaisies de la lumière et
de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant les tristes
foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias,
de lilas, de bruyères. Leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus
des narcisses, des muguets et des roses du Bengale. Dans cette serre
voluptueuse et riche, les pieds foulaient une natte africaine colorée
comme un tapis. Les parois tendues en coutil vert n’offraient pas la
moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence
grossier, mais dont l’écorce polie brillait de propreté. Un jeune chat
accroupi sur la table où l’avait attiré l’odeur du lait se laissait
barbouiller de café par Pauline; elle folâtrait avec lui, défendait
la crème qu’elle lui permettait à peine de flairer afin d’exercer sa
patience et d’entretenir le combat; elle éclatait de rire à chacune de
ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël
de lire le journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains.
Il abondait dans cette scène matinale un bonheur inexprimable comme
tout ce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire
sa feuille, et contemplait à la dérobée Pauline aux prises avec le
chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir qui la lui voilait
imparfaitement, sa Pauline les cheveux en désordre et montrant un
petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir.
Charmante à voir en déshabillé, délicieuse comme les fantastiques
figures de Westhall, elle semblait être tout à la fois jeune fille
et femme; peut-être plus jeune fille que femme, elle jouissait d’une
félicité sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières
joies. Au moment où, tout à fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël
avait oublié son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une
boule, le lança dans le jardin, et le chat courut après la politique
qui tournait comme toujours sur elle-même. Quand Raphaël, distrait par
cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste de lever
la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent des rires francs, joyeux,
renaissant d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.

[Illustration: PAULINE.

  Un jeune chat accroupi sur la table se laissait barbouiller de café
  par Pauline; elle folâtrait avec lui, défendait la crème qu’elle lui
  permettait à peine de flairer...

                                                 (LA PEAU DE CHAGRIN.)]

--Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyant les larmes que son
rire d’enfant avait fait couler. N’est-ce pas une félonie, reprit-elle
redevenant femme tout à coup, que de lire des proclamations russes
en ma présence, et de préférer la prose de l’empereur Nicolas à des
paroles, à des regards d’amour?

--Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te regardais.

En ce moment le pas lourd du jardinier dont les souliers ferrés
faisaient crier le sable des allées retentit près de la serre.

--Excusez, monsieur le marquis, si je vous interromps ainsi que madame,
mais je vous apporte une curiosité comme je n’en ai jamais vu. En
tirant tout à l’heure, sous votre respect, un seau d’eau, j’ai amené
cette singulière plante marine! La voilà! Faut, tout de même, que ce
soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’était point mouillé, ni humide.
C’était sec comme du bois, et point gras du tout. Comme monsieur le
marquis est plus savant que moi certainement, j’ai pensé qu’il fallait
la lui apporter, et que ça l’intéresserait.

Et le jardinier montrait à Raphaël l’inexorable Peau de chagrin qui
n’avait pas six pouces carrés de superficie.

--Merci, Vanière, dit Raphaël. Cette chose est très-curieuse.

--Qu’as-tu, mon ange? tu pâlis! s’écria Pauline.

--Laissez-nous, Vanière.

--Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille, elle est singulièrement
altérée. Qu’as-tu? Que te sens-tu? Où as-tu mal? Tu as mal! Un médecin!
cria-t-elle. Jonathas, au secours!

--Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël qui recouvra son sang-froid.
Sortons. Il y a près de moi une fleur dont le parfum m’incommode.
Peut-être est-ce cette verveine?

Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, le saisit par la tige et le
jeta dans le jardin.

--Oh! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaël par une étreinte
aussi forte que leur amour et en lui apportant avec une langoureuse
coquetterie ses lèvres vermeilles à baiser, en te voyant pâlir, j’ai
compris que je ne te survivrais pas: ta vie est ma vie. Mon Raphaël,
passe-moi ta main sur le dos? J’y sens encore _la petite mort_, j’y
ai froid. Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main?... elle est glacée,
ajouta-t-elle.

--Folle! s’écria Raphaël.

--Pourquoi cette larme? dit-elle. Laisse-la-moi boire.

--Oh! Pauline, Pauline, tu m’aimes trop.

--Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, Raphaël? Sois
vrai, je saurai bientôt ton secret. Donne-moi cela, dit-elle en prenant
la Peau de chagrin.

--Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en jetant un regard d’horreur
sur le talisman.

--Quel changement de voix! répondit Pauline qui laissa tomber le fatal
symbole du destin.

--M’aimes-tu? reprit-il.

--Si je t’aime, est-ce une question?

--Eh bien, laisse-moi, va-t’en!

La pauvre petite sortit.

--Quoi! s’écria Raphaël quand il fut seul, dans un siècle de lumières
où nous avons appris que les diamants sont les cristaux du carbone,
à une époque où tout s’explique, où la police traduirait un nouveau
Messie devant les tribunaux et soumettrait ses miracles à l’Académie
des Sciences, dans un temps où nous ne croyons plus qu’aux paraphes des
notaires, je croirais, moi! à une espèce de _Mané_, _Thekel_, _Pharès_?
Non, de par Dieu! je ne penserai pas que l’Être-Suprême puisse trouver
du plaisir à tourmenter une honnête créature. Allons voir les savants.

Il arriva bientôt, entre la Halle aux vins, immense recueil de
tonneaux, et la Salpétrière, immense séminaire d’ivrognerie, devant
une petite mare où s’ébaudissaient des canards remarquables par la
rareté des espèces et dont les ondoyantes couleurs, semblables aux
vitraux d’une cathédrale, pétillaient sous les rayons du soleil.
Tous les canards du monde étaient là, criant, barbotant, grouillant,
et formant une espèce de chambre canarde rassemblée contre son gré,
mais heureusement sans charte ni principes politiques, et vivant
sans rencontrer de chasseurs, sous l’œil des naturalistes qui les
regardaient par hasard.

--Voilà monsieur Lavrille, dit un porte-clefs à Raphaël qui avait
demandé ce grand pontife de la zoologie.

Le marquis vit un petit homme profondément enfoncé dans quelques sages
méditations à l’aspect de deux canards. Ce savant, entre deux âges,
avait une physionomie douce, encore adoucie par un air obligeant; mais
il régnait dans toute sa personne une préoccupation scientifique: sa
perruque incessamment grattée et fantasquement retroussée, laissait
voir une ligne de cheveux blancs et accusait la fureur des découvertes
qui, semblable à toutes les passions, nous arrache si puissamment aux
choses de ce monde que nous perdons la conscience du _moi_. Raphaël,
homme de science et d’étude, admira ce naturaliste dont les veilles
étaient consacrées à l’agrandissement des connaissances humaines,
dont les erreurs servaient encore la gloire de la France; mais une
petite maîtresse aurait ri sans doute de la solution de continuité qui
se trouvait entre la culotte et le gilet rayé du savant, interstice
d’ailleurs chastement rempli par une chemise qu’il avait copieusement
froncée en se baissant et se levant tour à tour au gré de ses
observations zoogénésiques.

Après quelques premières phrases de politesse, Raphaël crut nécessaire
d’adresser à monsieur Lavrille un compliment banal sur ses canards.

--Oh! nous sommes riches en canards, répondit le naturaliste. Ce
genre est d’ailleurs, comme vous le savez sans doute, le plus fécond
de l’ordre des palmipèdes. Il commence au _cygne_, et finit au
_canard zinzin_, en comprenant cent trente-sept variétés d’individus
bien distincts, ayant leurs noms, leurs mœurs, leur patrie, leur
physionomie, et qui ne se ressemblent pas plus entre eux qu’un blanc
ne ressemble à un nègre. En vérité, monsieur, quand nous mangeons un
canard, la plupart du temps nous ne nous doutons guère de l’étendue...
Il s’interrompit à l’aspect d’un joli petit canard qui remontait le
talus de la mare.--Vous voyez-là le cygne à cravate, pauvre enfant du
Canada, venu de bien loin pour nous montrer son plumage brun et gris,
sa petite cravate noire! Tenez, il se gratte. Voici la fameuse oie à
duvet ou canard _Eider_, sous l’édredon de laquelle dorment nos petites
maîtresses; est-elle jolie! qui n’admirerait ce petit ventre d’un
blanc rougeâtre, ce bec vert? Je viens, monsieur, reprit-il, d’être
témoin d’un accouplement dont j’avais jusqu’alors désespéré. Le mariage
s’est fait assez heureusement, et j’en attendrai fort impatiemment
le résultat. Je me flatte d’obtenir une cent trente-huitième espèce
à laquelle peut-être mon nom sera donné! Voici les nouveaux époux,
dit-il en montrant deux canards. C’est d’une part une oie rieuse (_anas
albifrons_), de l’autre le grand canard siffleur (_anas ruffina_ de
Buffon). J’avais long-temps hésité entre le canard siffleur, le canard
à sourcils blancs et le canard souchet (_anas clypeata_): tenez, voici
le souchet, ce gros scélérat brun-noir dont le col est verdâtre et si
coquettement irisé. Mais, monsieur, le canard siffleur était huppé,
vous comprenez alors que je n’ai plus balancé. Il ne nous manque
ici que le canard varié à calotte noire. Ces messieurs prétendent
unanimement que ce canard fait double emploi avec le canard sarcelle à
bec recourbé, quant à moi... Il fit un geste admirable qui peignit à la
fois la modestie et l’orgueil des savants, orgueil plein d’entêtement,
modestie pleine de suffisance. Je ne le pense pas, ajouta-t-il. Vous
voyez, mon cher monsieur, que nous ne nous amusons pas ici. Je m’occupe
en ce moment de la monographie du genre canard. Mais je suis à vos
ordres.

En se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue de Buffon,
Raphaël soumit la Peau de chagrin aux investigations de monsieur
Lavrille.

--Je connais ce produit, répondit le savant après avoir braqué sa loupe
sur le talisman; il a servi à quelque dessus de boîte. Le chagrin est
fort ancien! Aujourd’hui les gaîniers préfèrent se servir de galuchat.
Le galuchat est, comme vous le savez sans doute, la dépouille du _raja
sephen_, un poisson de la mer Rouge...

--Mais ceci, monsieur, puisque vous avez l’extrême bonté...

--Ceci, reprit le savant en interrompant, est autre chose: entre le
galuchat et le chagrin, il y a, monsieur, toute la différence de
l’océan à la terre, du poisson à un quadrupède. Cependant la peau du
poisson est plus dure que la peau de l’animal terrestre. Ceci, dit-il
en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute, un des
produits les plus curieux de la zoologie.

--Voyons! s’écria Raphaël.

--Monsieur, répondit le savant en s’enfonçant dans son fauteuil, ceci
est une peau d’âne.

--Je le sais, dit le jeune homme.

--Il existe en Perse, reprit le naturaliste, un âne extrêmement rare,
l’onagre des anciens, _equus asinus_, le _koulan_ des Tatars. Pallas
a été l’observer, et l’a rendu à la science. En effet, cet animal
avait long-temps passé pour fantastique. Il est, comme vous le savez,
célèbre dans l’Écriture sainte; Moïse avait défendu de l’accoupler
avec ses congénères. Mais l’onagre est encore plus fameux par les
prostitutions dont il a été l’objet, et dont parlent souvent les
prophètes bibliques. Pallas, comme vous le savez sans doute, déclare,
dans ses _Act. Petrop._, tome II, que ces excès bizarres sont encore
religieusement accrédités chez les Persans et les Nogaïs comme un
remède souverain contre les maux de reins et la goutte sciatique. Nous
ne nous doutons guère de cela, nous autres pauvres Parisiens. Le Muséum
ne possède pas d’onagre. Quel superbe animal! reprit le savant. Il est
plein de mystères; son œil est muni d’une espèce de tapis réflecteur
auquel les Orientaux attribuent le pouvoir de la fascination, sa
robe est plus élégante et plus polie que ne l’est celle de nos plus
beaux chevaux; elle est sillonnée de bandes plus ou moins fauves, et
ressemble beaucoup à la peau du zèbre. Son lainage a quelque chose de
moelleux, d’ondoyant, de gras au toucher; sa vue égale en justesse et
en précision la vue de l’homme; un peu plus grand que nos plus beaux
ânes domestiques, il est doué d’un courage extraordinaire. Si, par
hasard, il est surpris, il se défend avec une supériorité remarquable
contre les bêtes les plus féroces; quant à la rapidité de sa marche,
elle ne peut se comparer qu’au vol des oiseaux; un onagre, monsieur,
tuerait à la course les meilleurs chevaux arabes ou persans. D’après le
père du consciencieux docteur Niébuhr, dont, comme vous le savez sans
doute, nous déplorons la perte récente, le terme moyen du pas ordinaire
de ces admirables créatures est de sept mille pas géométriques par
heure. Nos ânes dégénérés ne sauraient donner une idée de cet âne
indépendant et fier. Il a le port leste, animé, l’air spirituel, fin,
une physionomie gracieuse, des mouvements pleins de coquetterie! C’est
le roi zoologique de l’Orient. Les superstitions turques et persanes
lui donnent même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêle
aux récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur les
prouesses attribuées à ces nobles animaux.

Enfin un onagre apprivoisé vaut des sommes immenses; il est presque
impossible de le saisir dans les montagnes, où il bondit comme un
chevreuil, et semble voler comme un oiseau. La fable des chevaux ailés,
notre Pégase, a sans doute pris naissance dans ces pays, où les bergers
ont pu voir souvent un onagre sautant d’un rocher à un autre. Les
ânes de selle, obtenus en Perse par l’accouplement d’une ânesse avec
un onagre apprivoisé, sont peints en rouge, suivant une immémoriale
tradition. Cet usage a donné lieu peut-être à notre proverbe: Méchant
comme un âne rouge. A une époque où l’histoire naturelle était
très-négligée en France, un voyageur aura, je pense, amené un de ces
animaux curieux qui supportent fort impatiemment l’esclavage. De là, le
dicton! La peau que vous me présentez, reprit le savant, est la peau
d’un onagre. Nous varions sur l’origine du nom. Les uns prétendent que
_Chagri_ est un mot turc, d’autres veulent que _Chagri_ soit la ville
où cette dépouille zoologique subit une préparation chimique assez bien
décrite par Pallas, et qui lui donne le grain particulier que nous
admirons; monsieur Martellens m’a écrit que _Châagri_ est un ruisseau.

--Monsieur, je vous remercie de m’avoir donné des renseignements
qui fourniraient une admirable note à quelque Dom Calmet, si les
bénédictins existaient encore; mais j’ai eu l’honneur de vous faire
observer que ce fragment était primitivement d’un volume égal... à
cette carte géographique, dit Raphaël en montrant à Lavrille un atlas
ouvert: or depuis trois mois elle s’est sensiblement contractée...

--Bien, reprit le savant, je comprends. Monsieur, toutes les dépouilles
d’êtres primitivement organisés sont sujettes à un dépérissement
naturel, facile à concevoir, et dont les progrès sont soumis aux
influences atmosphériques. Les métaux eux-mêmes se dilatent ou se
resserrent d’une manière sensible, car les ingénieurs ont observé des
espaces assez considérables entre de grandes pierres primitivement
maintenues par des barres de fer. La science est vaste, la vie humaine
est bien courte. Aussi n’avons-nous pas la prétention de connaître tous
les phénomènes de la nature.

--Monsieur, reprit Raphaël presque confus, excusez la demande que je
vais vous faire. Êtes-vous bien sûr que cette peau soit soumise aux
lois ordinaires de la zoologie, qu’elle puisse s’étendre?

--Oh! certes. Ah! peste, dit monsieur Lavrille en essayant de
tirer le talisman. Mais, monsieur, reprit-il, si vous voulez aller
voir Planchette, le célèbre professeur de mécanique, il trouvera
certainement un moyen d’agir sur cette peau, de l’amollir, de la
distendre.

--Oh! monsieur, vous me sauvez la vie.

Raphaël salua le savant naturaliste, et courut chez Planchette, en
laissant le bon Lavrille au milieu de son cabinet rempli de bocaux et
de plantes séchées. Il remportait de cette visite, sans le savoir,
toute la science humaine: une nomenclature! Ce bonhomme ressemblait
à Sancho Pança racontant à Don Quichotte l’histoire des chèvres, il
s’amusait à compter des animaux et à les numéroter. Arrivé sur le
bord de la tombe, il connaissait à peine une petite fraction des
incommensurables nombres du grand troupeau jeté par Dieu à travers
l’océan des mondes, dans un but ignoré. Raphaël était content.--Je
vais tenir mon âne en bride, s’écriait-il. Sterne avait dit avant lui:
«Ménageons notre âne, si nous voulons vivre vieux.» Mais la bête est si
fantasque!

Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une
perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans
fond, LE MOUVEMENT. Le vulgaire taxe de folie ces esprits sublimes,
gens incompris qui vivent dans une admirable insouciance du luxe et
du monde, restant des journées entières à fumer un cigare éteint,
ou venant dans un salon, sans avoir toujours bien exactement marié
les boutons de leurs vêtements avec les boutonnières. Un jour, après
avoir long-temps mesuré le vide, ou entassé des =X= sous des Aa--gG,
ils ont analysé quelque loi naturelle et décomposé le plus simple des
principes; tout à coup la foule admire une nouvelle machine ou quelque
haquet dont la facile structure nous étonne et nous confond! Le savant
modeste sourit en disant à ses admirateurs:--Qu’ai-je donc créé? Rien.
L’homme n’invente pas une force, il la dirige, et la science consiste à
imiter la nature.

Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses deux jambes, comme un
pendu tombé droit sous une potence. Planchette examinait une bille
d’agate qui roulait sur un cadran solaire, en attendant qu’elle s’y
arrêtât. Le pauvre homme n’était, ni décoré, ni pensionné, car il ne
savait pas enluminer ses calculs; heureux de vivre à l’affût d’une
découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni à lui-même,
et vivait dans la science pour la science.

--Cela est indéfinissable, s’écria-t-il.--Ah! monsieur, reprit-il en
apercevant Raphaël, je suis votre serviteur. Comment va la maman? Allez
voir ma femme.

--J’aurais cependant pu vivre ainsi! pensa Raphaël qui tira le savant
de sa rêverie en lui demandant le moyen d’agir sur le talisman,
qu’il lui présenta.--Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur,
dit le marquis en terminant, je ne vous cacherai rien. Cette peau me
semble posséder une force de résistance contre laquelle rien ne peut
prévaloir.

--Monsieur, dit-il, les gens du monde traitent toujours la science
assez cavalièrement, tous nous disent à peu près ce qu’un incroyable
disait à Lalande en lui amenant des dames après l’éclipse: «Ayez la
bonté de recommencer.» Quel effet voulez-vous produire? La mécanique
a pour but d’appliquer les lois du mouvement ou de les neutraliser.
Quant au mouvement en lui-même, je vous le déclare avec humilité,
nous sommes impuissants à le définir. Cela posé, nous avons remarqué
quelques phénomènes constants qui régissent l’action des solides
et des fluides. En reproduisant les causes génératrices de ces
phénomènes, nous pouvons transporter les corps, leur transmettre une
force locomotive dans des rapports de vitesse déterminée, les lancer,
les diviser simplement ou à l’infini, soit que nous les cassions ou
les pulvérisions; puis les tordre, leur imprimer une rotation, les
modifier, les comprimer, les dilater, les étendre. Cette science,
monsieur, repose sur un seul fait. Vous voyez cette bille, reprit-il.
Elle est ici sur cette pierre. La voici maintenant là. De quel nom
appellerons-nous cet acte si physiquement naturel et si moralement
extraordinaire? Mouvement, locomotion, changement de lieu? Quelle
immense vanité cachée sous les mots! Un nom, est-ce donc une solution?
Voilà pourtant toute la science. Nos machines emploient ou décomposent
cet acte, ce fait. Ce léger phénomène adapté à des masses va faire
sauter Paris: nous pouvons augmenter la vitesse aux dépens de la
force, et la force aux dépens de la vitesse. Qu’est-ce que la force
et la vitesse? Notre science est inhabile à le dire, comme elle l’est
à créer un mouvement. Un mouvement, quel qu’il soit, est un immense
pouvoir, et l’homme n’invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un,
comme le mouvement, l’essence même du pouvoir. Tout est mouvement. La
pensée est un mouvement. La nature est établie sur le mouvement. La
mort est un mouvement dont les fins nous sont peu connues. Si Dieu
est éternel, croyez qu’il est toujours en mouvement; Dieu est le
mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable
comme lui; comme lui profond, sans bornes, incompréhensible,
intangible. Qui jamais a touché, compris, mesuré le mouvement? Nous
en sentons les effets sans les voir. Nous pouvons même le nier comme
nous nions Dieu. Où est-il? où n’est-il pas? D’où part-il? Où en est
le principe? Où en est la fin? Il nous enveloppe, nous presse et nous
échappe. Il est évident comme un fait, obscur comme une abstraction,
tout à la fois effet et cause. Il lui faut comme à nous l’espace, et
qu’est-ce que l’espace? Le mouvement seul nous le révèle; sans le
mouvement, il n’est plus qu’un mot vide de sens. Problème insoluble,
semblable au vide, semblable à la création, à l’infini, le mouvement
confond la pensée humaine, et tout ce qu’il est permis à l’homme de
concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais. Entre chacun des points
successivement occupés par cette bille dans l’espace, reprit le savant,
il se rencontre un abîme pour la raison humaine, un abîme où est
tombé Pascal. Pour agir sur la substance inconnue, que vous voulez
soumettre à une force inconnue, nous devons d’abord étudier cette
substance; d’après sa nature, ou elle se brisera sous un choc, ou elle
y résistera: si elle se divise et que votre intention ne soit pas de
la partager, nous n’atteindrons pas le but proposé. Voulez-vous la
comprimer? Il faut transmettre un mouvement égal à toutes les parties
de la substance de manière à diminuer uniformément l’intervalle qui les
sépare. Désirez-vous l’étendre? nous devrons tâcher d’imprimer à chaque
molécule une force excentrique égale; sans l’observation exacte de
cette loi, nous y produirions des solutions de continuité. Il existe,
monsieur, des modes infinis, des combinaisons sans bornes dans le
mouvement. A quel effet vous arrêtez-vous?

--Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque
assez forte pour étendre indéfiniment cette peau...

--La substance étant finie, répondit le mathématicien, ne saurait être
indéfiniment distendue, mais la compression multipliera nécessairement
l’étendue de sa surface aux dépens de l’épaisseur; elle s’amincira
jusqu’à ce que la matière manque...

--Obtenez ce résultat, monsieur, s’écria Raphaël, et vous aurez gagné
des millions.

--Je vous volerais votre argent, répondit le professeur avec le flegme
d’un Hollandais. Je vais vous démontrer en deux mots l’existence d’une
machine sous laquelle Dieu lui-même serait écrasé comme une mouche.
Elle réduirait un homme à l’état de papier brouillard, un homme botté,
éperonné, cravaté, chapeau, or, bijoux, tout...

--Quelle horrible machine!

--Au lieu de jeter leurs enfants à l’eau, les Chinois devraient les
utiliser ainsi, reprit le savant sans penser au respect de l’homme pour
sa progéniture.

Tout entier à son idée, Planchette prit un pot de fleurs vide, troué
dans le fond et l’apporta sur la dalle du gnomon; puis il alla chercher
un peu de terre glaise dans un coin du jardin. Raphaël resta charmé
comme un enfant auquel sa nourrice conte une histoire merveilleuse.
Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle. Planchette tira de sa
poche une serpette, coupa deux branches de sureau, et se mit à les
vider en sifflant comme si Raphaël n’eût pas été là.

--Voilà les éléments de la machine, dit-il.

Il attacha par un coude en terre glaise un de ses tuyaux de bois au
fond du pot, de manière à ce que le trou de sureau correspondît à celui
du vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Il étala sur la dalle un
lit de glaise en lui donnant la forme d’une pelle, assit le pot de
fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de sureau sur
la portion qui représentait le manche. Enfin il mit un pâté de terre
glaise à l’extrémité du tube en sureau, il y planta l’autre branche
creuse, toute droite, en pratiquant un autre coude pour la joindre
à la branche horizontale, en sorte que l’air, ou tel fluide ambiant
donné, pût circuler dans cette machine improvisée, et courir depuis
l’embouchure du tube vertical, à travers le canal intermédiaire, jusque
dans le grand pot de fleurs vide.

--Monsieur, cet appareil, dit-il à Raphaël avec le sérieux d’un
académicien prononçant son discours de réception, est un des plus beaux
titres du grand Pascal à notre admiration.

--Je ne comprends pas.

Le savant sourit. Il alla détacher d’un arbre fruitier une petite
bouteille dans laquelle son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où
se prenaient les fourmis; il en cassa le fond, se fit un entonnoir,
l’adapta soigneusement au trou de la branche creuse qu’il avait fixée
verticalement dans l’argile, en opposition au grand réservoir figuré
par le pot de fleurs; puis, au moyen d’un arrosoir, il y versa la
quantité d’eau nécessaire pour qu’elle se trouvât également bord à
bord et dans le grand vase et dans la petite embouchure circulaire du
sureau. Raphaël pensait à sa Peau de chagrin.

--Monsieur, dit le mécanicien, l’eau passe encore aujourd’hui pour un
corps incompressible, n’oubliez pas ce principe fondamental, néanmoins
elle se comprime; mais si légèrement, que nous devons compter sa
faculté contractile comme zéro. Vous voyez la surface que présente
l’eau arrivée à la superficie du pot de fleurs.

--Oui, monsieur.

--Hé bien! supposez cette surface mille fois plus étendue que ne l’est
l’orifice du bâton de sureau par lequel j’ai versé le liquide. Tenez,
j’ôte l’entonnoir.

--D’accord.

--Hé bien! monsieur, si par un moyen quelconque j’augmente le volume
de cette masse en introduisant encore de l’eau par l’orifice du petit
tuyau, le fluide, contraint d’y descendre, montera dans le réservoir
figuré par le pot de fleurs jusqu’à ce que le liquide arrive à un même
niveau dans l’un et dans l’autre...

--Cela est évident, s’écria Raphaël.

--Mais il y a cette différence, reprit le savant, que si la mince
colonne d’eau ajoutée dans le petit tube vertical y présente une force
égale au poids d’une livre par exemple, comme son action se transmettra
fidèlement à la masse liquide et viendra réagir sur tous les points
de la surface qu’elle présente dans le pot de fleurs, il s’y trouvera
mille colonnes d’eau qui, tendant toutes à s’élever comme si elles
étaient poussées par une force égale à celle qui fait descendre le
liquide dans le bâton de sureau vertical, produiront nécessairement
ici, dit Planchette en montrant à Raphaël l’ouverture du pot de fleurs,
une puissance mille fois plus considérable que la puissance introduite
là. Et le savant indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois planté
droit dans la glaise.

--Cela est tout simple, dit Raphaël.

Planchette sourit.

--En d’autres termes, reprit-il avec cette ténacité de logique
naturelle aux mathématiciens, il faudrait, pour repousser l’irruption
de l’eau, déployer, sur chaque partie de la grande surface, une force
égale à la force agissant dans le conduit vertical; mais, à cette
différence près, que si la colonne liquide y est haute d’un pied,
les mille petites colonnes de la grande surface n’y auront qu’une
très-faible élévation. Maintenant, dit Planchette en donnant une
chiquenaude à ses bâtons, remplaçons ce petit appareil grotesque par
des tubes métalliques d’une force et d’une dimension convenables; si
vous couvrez d’une forte platine mobile la surface fluide du grand
réservoir, et qu’à cette platine vous en opposiez une autre dont
la résistance et la solidité soient à toute épreuve, si de plus
vous m’accordez la puissance d’ajouter sans cesse de l’eau par le
petit tube vertical à la masse liquide, l’objet, pris entre les deux
plans solides, doit nécessairement céder à l’immense action qui le
comprime indéfiniment. Le moyen d’introduire constamment de l’eau
par le petit tube est une niaiserie en mécanique, ainsi que le mode
de transmettre la puissance de la masse liquide à une platine. Deux
pistons et quelques soupapes suffisent. Concevez-vous alors, mon cher
monsieur, dit-il en prenant le bras de Valentin, qu’il n’existe guère
de substance qui, mise entre ces deux résistances indéfinies, ne soit
contrainte à s’étaler.

--Quoi! l’auteur des Lettres provinciales a inventé! s’écria Raphaël.

--Lui seul, monsieur. La mécanique ne connaît rien de plus simple ni de
plus beau. Le principe contraire, l’expansibilité de l’eau a créé la
machine à vapeur. Mais l’eau n’est expansible qu’à un certain degré,
tandis que son incompressibilité, étant une force en quelque sorte
négative, se trouve nécessairement infinie.

--Si cette peau s’étend, dit Raphaël, je vous promets d’élever une
statue colossale à Blaise Pascal, de fonder un prix de cent mille
francs pour le plus beau problème de mécanique résolu dans chaque
période de dix ans, de doter vos cousines, arrière-cousines, enfin de
bâtir un hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous ou pauvres.

--Ce serait fort utile, dit Manchette.--Monsieur, reprit-il avec le
calme d’un homme vivant dans une sphère toute intellectuelle, nous
irons demain chez Spieghalter. Ce mécanicien distingué vient de
fabriquer, d’après mes plans, une machine perfectionnée avec laquelle
un enfant pourrait faire tenir mille bottes de foin dans son chapeau.

--A demain, monsieur.

--A demain.

--Parlez-moi de la mécanique! s’écria Raphaël. N’est-ce pas la
plus belle de toutes les sciences? L’autre avec ses onagres, ses
classements, ses canards, ses genres et ses bocaux pleins de monstres,
est tout au plus bon à marquer les points dans un billard public.

Le lendemain, Raphaël tout joyeux vint chercher Planchette, et ils
allèrent ensemble dans la rue de la Santé, nom de favorable augure.
Chez Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un établissement
immense, ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et
rugissantes. C’était une pluie de feu, un déluge de clous, un océan
de pistons, de vis, de leviers, de traverses, de limes d’écrous, une
mer de fontes, de bois, de soupapes et d’aciers en barres. La limaille
prenait à la gorge. Il y avait du fer dans la température, les hommes
étaient couverts de fer, tout puait le fer, le fer avait une vie, il
était organisé, il se fluidifiait, marchait, pensait en prenant toutes
les formes, en obéissant à tous les caprices. A travers les hurlements
des soufflets, les _crescendo_ des marteaux, les sifflements des tours
qui faisaient grogner le fer, Raphaël arriva dans une grande pièce,
propre et bien aérée, où il put contempler à son aise la presse immense
dont Planchette lui avait parlé. Il admira des espèces de madriers en
fonte, et des jumelles en fer unies par un indestructible noyau.

--Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec promptitude, lui
dit Spieghalter en lui montrant un balancier de fer poli, vous feriez
jaillir une planche d’acier en milliers de jets qui vous entreraient
dans les jambes comme des aiguilles.

--Peste! s’écria Raphaël.

Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin entre les deux platines
de la presse souveraine, et, plein de cette sécurité que donnent les
convictions scientifiques, il manœuvra vivement le balancier.

--Couchez-vous tous, nous sommes morts, cria Spieghalter d’une voix
tonnante en se laissant tomber lui-même à terre.

Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L’eau contenue
dans la machine brisa la fonte, produisit un jet d’une puissance
incommensurable, et se dirigea heureusement sur une vieille forge
qu’elle renversa, bouleversa, tordit comme une trombe entortille une
maison et l’emporte avec elle.

--Oh! dit tranquillement Planchette, le chagrin est sain comme mon œil!
Maître Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte, ou quelque
interstice dans le grand tube.

--Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil, le
diable est logé dedans.

L’Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume,
et, de toute la force que donne la colère, déchargea sur le talisman le
plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers.

--Il n’y paraît seulement pas, s’écria Planchette en caressant le
chagrin rebelle.

Les ouvriers accoururent. Le contre-maître prit la peau et la plongea
dans le charbon de terre d’une forge. Tous rangés en demi-cercle autour
du feu, attendirent avec impatience le jeu d’un énorme soufflet.
Raphaël, Spieghalter, le professeur Planchette occupaient le centre
de cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux blancs,
ces têtes poudrées de fer, ces vêtements noirs et luisants, ces
poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et
fantastique des ballades allemandes. Le contre-maître saisit la peau
avec des pinces après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes.

--Rendez-la moi, dit Raphaël.

Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël. Le marquis
mania facilement la peau froide et souple sous ses doigts. Un cri
d’horreur s’éleva, les ouvriers s’enfuirent, Valentin resta seul avec
Planchette dans l’atelier désert.

--Il y a décidément quelque chose de diabolique là-dedans, s’écria
Raphaël au désespoir. Aucune puissance humaine ne saurait donc me
donner un jour de plus!

--Monsieur, j’ai tort, répondit le mathématicien d’un air contrit, nous
devions soumettre cette peau singulière à l’action d’un laminoir. Où
avais-je les yeux en vous proposant une pression.

--C’est moi qui l’ai demandée, répliqua Raphaël.

Le savant respira comme un coupable acquitté par douze jurés. Cependant
intéressé par le problème étrange que lui offrait cette peau, il
réfléchit un moment et dit:--Il faut traiter cette substance inconnue
par des réactifs. Allons voir Japhet, la chimie sera peut-être plus
heureuse que la mécanique.

Valentin mit son cheval au grand trot, dans l’espoir de rencontrer le
fameux chimiste Japhet à son laboratoire.

--Hé bien! mon vieil ami, dit Planchette en apercevant Japhet assis
dans un fauteuil et contemplant un précipité, comment va la chimie?

--Elle s’endort. Rien de neuf. L’Académie a cependant reconnu
l’existence de la salicine. Mais la salicine, l’asparagine, la
vauqueline, la digitaline ne sont pas des découvertes.

--Faute de pouvoir inventer des choses, dit Raphaël, il paraît que vous
en êtes réduits à inventer des noms.

--Cela est pardieu vrai, jeune homme!

--Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste, essaie de nous
décomposer cette substance: si tu en extrais un principe quelconque,
je le nomme d’avance _la diaboline_, car en voulant la comprimer, nous
venons de briser une presse hydraulique.

--Voyons, voyons cela, s’écria joyeusement le chimiste, ce sera
peut-être un nouveau corps simple.

--Monsieur, dit Raphaël, c’est tout simplement un morceau de peau d’âne.

--Monsieur? reprit gravement le célèbre chimiste.

--Je ne plaisante pas, répliqua le marquis en lui présentant la peau de
chagrin.

Le baron Japhet appliqua sur la peau les houppes nerveuses de sa langue
si habile à déguster les sels, les acides, les alcalis, les gaz, et dit
après quelques essais:--Point de goût! Voyons, nous allons lui faire
boire un peu d’acide phthorique.

Soumise à l’action de ce principe, si prompt à désorganiser les tissus
animaux, la peau ne subit aucune altération.

--Ce n’est pas du chagrin, s’écria le chimiste. Nous allons traiter
ce mystérieux inconnu comme un minéral et lui donner sur le nez en le
mettant dans un creuset infusible où j’ai précisément de la potasse
rouge.

Japhet sortit et revint bientôt.

--Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moi prendre un morceau de cette
singulière substance, elle est si extraordinaire...

--Un morceau! s’écria Raphaël, pas seulement la valeur d’un cheveu.
D’ailleurs essayez, dit-il d’un air tout à la fois triste et goguenard.

Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau, il tenta de
la briser par une forte décharge d’électricité, puis il la soumit
à l’action de la pile voltaïque, enfin les foudres de sa science
échouèrent sur le terrible talisman. Il était sept heures du soir.
Planchette, Japhet et Raphaël, ne s’apercevant pas de la fuite de
temps, attendaient le résultat d’une dernière expérience. Le chagrin
sortit victorieux d’un épouvantable choc auquel il avait été soumis,
grâce à une quantité raisonnable de chlorure d’azote.

--Je suis perdu! s’écria Raphaël. Dieu est là. Je vais mourir.

Il laissa les deux savants stupéfaits.

--Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Académie, nos
collègues s’y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste après
une longue pause pendant laquelle ils se regardèrent sans oser se
communiquer leurs pensées.

Ils étaient comme des chrétiens sortant de leurs tombes sans trouver
un Dieu dans le ciel. La science? impuissante! Les acides? eau claire!
La potasse rouge? déshonorée! La pile voltaïque et la foudre? deux
bilboquets!

--Une presse hydraulique fendue comme une mouillette! ajouta Planchette.

--Je crois au diable, dit le baron Japhet après un moment de silence.

--Et moi à Dieu, répondit Planchette.

Tous deux étaient dans leur rôle. Pour un mécanicien, l’univers est une
machine qui veut un ouvrier; pour la chimie, cette œuvre d’un démon qui
va décomposant tout, le monde est un gaz doué de mouvement.

--Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le chimiste.

--Bah! pour nous consoler, messieurs les doctrinaires ont créé ce
nébuleux axiome: Bête comme un fait.

--Ton axiome, répliqua le chimiste, me semble, à moi, fait comme une
bête.

Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne voyaient plus qu’un
phénomène dans un miracle.

En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide; il
ne croyait plus à rien, ses idées se brouillaient dans sa cervelle,
tournoyaient et vacillaient comme celles de tout homme en présence
d’un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque défaut secret
dans la machine de Spieghalter, l’impuissance de la science et du feu
ne l’étonnait pas; mais la souplesse de la peau quand il la maniait,
mais sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition
de l’homme étaient dirigés sur elle, l’épouvantaient. Ce fait
incontestable lui donnait le vertige.

--Je suis fou, se dit-il. Quoique depuis ce matin je sois à jeun, je
n’ai ni faim ni soif, et je sens dans ma poitrine un foyer qui me
brûle. Il remit la Peau de chagrin dans le cadre où elle avait été
naguère enfermée; et, après avoir décrit par une ligne d’encre rouge
le contour actuel du talisman, il s’assit dans son fauteuil.--Déjà
huit heures, s’écria-t-il. Cette journée a passé comme un songe. Il
s’accouda sur le bras du fauteuil, s’appuya la tête dans sa main
gauche, et resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces
pensées dévorantes dont les condamnés à mort emportent le secret.--Ah!
Pauline, s’écria-t-il, pauvre enfant! il y a des abîmes que l’amour
ne saurait franchir, malgré la force de ses ailes. En ce moment il
entendit très-distinctement un soupir étouffé, et reconnut par un des
plus touchants priviléges de la passion le souffle de sa Pauline. Oh!
se dit-il, voilà mon arrêt. Si elle était là, je voudrais mourir dans
ses bras. Un éclat de rire bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la
tête vers son lit, il vit à travers les rideaux diaphanes la figure
de Pauline souriant comme un enfant heureux d’une malice qui réussit;
ses beaux cheveux formaient des milliers de boucles sur ses épaules;
elle était là semblable à une rose du Bengale sur un monceau de roses
blanches.

--J’ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne m’appartient-il pas, à
moi qui suis ta femme? Ne me gronde pas, chéri, je ne voulais que
dormir près de toi, te surprendre. Pardonne-moi cette folie. Elle
sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra radieuse dans
ses mousselines, et s’assit sur les genoux de Raphaël:--De quel abîme
parlais-tu donc, mon amour? dit-elle en laissant voir sur son front une
expression soucieuse.

--De la mort.

--Tu me fais mal, répondit-elle. Il y a certaines idées auxquelles,
nous autres, pauvres femmes, nous ne pouvons nous arrêter, elles nous
tuent. Est-ce force d’amour ou manque de courage? je ne sais. La mort
ne m’effraie pas, reprit-elle en riant. Mourir avec toi, demain matin,
ensemble, dans un dernier baiser, ce serait un bonheur. Il me semble
que j’aurais encore vécu plus de cent ans. Qu’importe le nombre de
jours, si, dans une nuit, dans une heure, nous avons épuisé toute une
vie de paix et d’amour?

--Tu as raison, le ciel parle par ta jolie bouche. Donne que je la
baise, et mourons, dit Raphaël.

--Mourons donc, répondit-elle en riant.

Vers les neuf heures du matin, le jour passait à travers les fentes
des persiennes; amoindri par la mousseline des rideaux, il permettait
encore de voir les riches couleurs du tapis et les meubles soyeux de la
chambre où reposaient les deux amants. Quelques dorures étincelaient.
Un rayon de soleil venait mourir sur le mol édredon que les jeux de
l’amour avaient jeté par terre. Suspendue à une grande psyché, la robe
de Pauline se dessinait comme une vaporeuse apparition. Les souliers
mignons avaient été laissés loin du lit. Un rossignol vint se poser
sur l’appui de la fenêtre, ses gazouillements répétés, le bruit de ses
ailes soudainement déployées quand il s’envola, réveillèrent Raphaël.

--Pour mourir, dit-il en achevant une pensée commencée dans son rêve,
il faut que mon organisation, ce mécanisme de chair et d’os animé par
ma volonté, et qui fait de moi un individu _homme_, présente une lésion
sensible. Les médecins doivent connaître les symptômes de la vitalité
attaquée, et pouvoir me dire si je suis en santé ou malade.

Il contempla sa femme endormie qui lui tenait la tête, exprimant
ainsi pendant le sommeil les tendres sollicitudes de l’amour.
Gracieusement étendue comme un jeune enfant et le visage tourné
vers lui, Pauline semblait le regarder encore en lui tendant une
jolie bouche entr’ouverte par un souffle égal et pur. Ses petites
dents de porcelaine relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur
lesquelles errait un sourire; l’incarnat de son teint était plus vif,
et la blancheur en était pour ainsi dire plus blanche en ce moment
qu’aux heures les plus amoureuses de la journée. Son gracieux abandon
si plein de confiance mêlait au charme de l’amour les adorables
attraits de l’enfance endormie. Les femmes, même les plus naturelles,
obéissent encore pendant le jour à certaines conventions sociales qui
enchaînent les naïves expansions de leur âme; mais le sommeil semble
les rendre à la soudaineté de vie qui décore le premier âge: Pauline
ne rougissait de rien, comme une de ces chères et célestes créatures
chez qui la raison n’a encore jeté ni pensées dans les gestes, ni
secrets dans le regard. Son profil se détachait vivement sur la
fine batiste des oreillers, de grosses ruches de dentelle mêlées à
ses cheveux en désordre lui donnaient un petit air mutin; mais elle
s’était endormie dans le plaisir, ses longs cils étaient appliqués
sur sa joue comme pour garantir sa vue d’une lueur trop forte ou pour
aider à ce recueillement de l’âme quand elle essaie de retenir une
volupté parfaite, mais fugitive; son oreille mignonne, blanche et
rouge, encadrée par une touffe de cheveux et dessinée dans une coque de
malines, eût rendu fou d’amour un artiste, un peintre, un vieillard,
eût peut-être restitué la raison à quelque insensé. Voir sa maîtresse
endormie, rieuse dans un songe, paisible sous votre protection, vous
aimant même en rêve, au moment où la créature semble cesser d’être, et
vous offrant encore une bouche muette qui dans le sommeil vous parle
du dernier baiser! voir une femme confiante, demi-nue, mais enveloppée
dans son amour comme dans un manteau, et chaste au sein du désordre;
admirer ses vêtements épars, un bas de soie rapidement quitté la veille
pour vous plaire, une ceinture dénouée qui vous accuse une foi infinie,
n’est-ce pas une joie sans nom? Cette ceinture est un poème entier; la
femme qu’elle protégeait n’existe plus, elle vous appartient, elle est
devenue vous; désormais la trahir, c’est se blesser soi-même. Raphaël
attendri contempla cette chambre chargée d’amour, pleine de souvenirs,
où le jour prenait des teintes voluptueuses, et revint à cette femme
aux formes pures, jeunes, aimante encore, dont surtout les sentiments
étaient à lui sans partage. Il désira vivre toujours. Quand son regard
tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de
soleil l’eût frappée.

--Bonjour, ami, dit-elle en souriant. Es-tu beau, méchant!

Ces deux têtes empreintes d’une grâce due à l’amour, à la jeunesse,
au demi-jour et au silence formaient une de ces divines scènes dont
la magie passagère n’appartient qu’aux premiers jours de la passion,
comme la naïveté, la candeur sont les attributs de l’enfance. Hélas!
ces joies printanières de l’amour, de même que les rires de notre jeune
âge, doivent s’enfuir et ne plus vivre que dans notre souvenir pour
nous désespérer ou nous jeter quelque parfum consolateur, selon les
caprices de nos méditations secrètes.

--Pourquoi t’es-tu réveillée! dit Raphaël. J’avais tant de plaisir à te
voir endormie, j’en pleurais.

--Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleuré cette nuit en te contemplant
dans ton repos, mais non pas de joie. Écoute, mon Raphaël, écoute-moi?
Lorsque tu dors, ta respiration n’est pas franche, il y a dans ta
poitrine quelque chose qui résonne, et qui m’a fait peur. Tu as pendant
ton sommeil une petite toux sèche, absolument semblable à celle de
mon père qui meurt d’une phthisie. J’ai reconnu dans le bruit de tes
poumons quelques-uns des effets bizarres de cette maladie. Puis tu
avais la fièvre, j’en suis sûre, ta main était moite et brûlante.
Chéri! tu es jeune, dit-elle en frissonnant, tu pourrais te guérir
encore si, par malheur... Mais non, s’écria-t-elle joyeusement, il n’y
a pas de malheur, la maladie se gagne, disent les médecins. De ses
deux bras, elle enlaça Raphaël, saisit sa respiration par un de ces
baisers dans lesquels l’âme arrive:--Je ne désire pas vivre vieille,
dit-elle. Mourons jeunes tous deux, et allons dans le ciel les mains
pleines de fleurs.

--Ces projets-là se font toujours quand nous sommes en bonne santé,
répondit Raphaël en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline;
mais il eut alors un horrible accès de toux, de ces toux graves et
sonores qui semblent sortir d’un cercueil, qui font pâlir le front
des malades et les laissent tremblants, tout en sueur, après avoir
remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur moelle épinière,
et imprimé je ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu,
pâle, se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force
s’est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d’un œil
fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.

--Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à
Raphaël les horribles pressentiments qui l’agitaient. Elle se voila la
figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de la MORT.

La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne
arraché aux profondeurs d’un cimetière pour servir aux études de
quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation échappée la
veille à Valentin, et se dit à elle-même: Oui, il y a des abîmes que
l’amour ne peut pas traverser, mais il doit s’y ensevelir.

Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva
par une matinée du mois de mars assis dans un fauteuil, entouré de
quatre médecins qui l’avaient fait placer au jour devant la fenêtre
de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient le pouls, le palpaient,
l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt. Le malade épiait leurs
pensées en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se
formaient sur leurs fronts. Cette consultation était sa dernière
espérance. Ces juges suprêmes allaient lui prononcer un arrêt de vie
ou de mort. Aussi, pour arracher à la science humaine son dernier mot,
Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. Grâce
à sa fortune et à son nom, les trois systèmes entre lesquels flottent
les connaissances humaines étaient là devant lui. Trois de ces docteurs
portaient avec eux toute la philosophie médicale, en représentant le
combat que se livrent la Spiritualité, l’Analyse et je ne sais quel
Éclectisme railleur. Le quatrième médecin était Horace Bianchon, homme
plein d’avenir et de science, le plus distingué peut-être des nouveaux
médecins, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui s’apprête
à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par
l’École de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les
siècles précédents ont apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis
et de Rastignac, il lui avait donné ses soins depuis quelques jours, et
l’aidait à répondre aux interrogations des trois professeurs auxquels
il expliquait parfois, avec une sorte d’insistance, les diagnostics qui
lui semblaient révéler une phthisie pulmonaire.

--Vous avez sans doute fait beaucoup d’excès, mené une vie dissipée,
vous vous êtes livré à de grands travaux d’intelligence? dit à Raphaël
celui des trois célèbres docteurs dont la tête carrée, la figure large,
l’énergique organisation, paraissaient annoncer un génie supérieur à
celui de ses deux antagonistes.

--J’ai voulu me tuer par la débauche après avoir travaillé pendant
trois ans à un vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un
jour, lui répondit Raphaël.

Le grand docteur hocha la tête en signe de contentement, et comme
s’il se fût dit en lui-même:--J’en étais sûr! Ce docteur était
l’illustre Brisset, le chef des organistes, le successeur des Cabanis
et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes,
qui voient en l’homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa
propre organisation, et dont l’état normal ou les anomalies délétères
s’expliquent par des causes évidentes.

A cette réponse, Brisset regarda silencieusement un homme de
moyenne taille dont le visage empourpré, l’œil ardent, semblaient
appartenir à quelque satyre antique, et qui, le dos appuyé sur le
coin de l’embrasure, contemplait attentivement Raphaël sans mot
dire. Homme d’exaltation et de croyance, le docteur Caméristus, chef
des vitalistes, le Ballanche de la médecine, poétique défenseur des
doctrines abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie humaine
un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue
des bistouris, trompe la chirurgie, échappe aux médicaments de la
pharmaceutique, aux _x_ de l’algèbre, aux démonstrations de l’anatomie,
et se rit de nos efforts; une espèce de flamme intangible, invisible,
soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d’un corps
condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations les
plus viables.

Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le docteur
Maugredie, esprit distingué, mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait
qu’au scalpel, concédait à Brisset la mort d’un homme qui se portait à
merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu’un homme pouvait vivre
encore après sa mort. Il trouvait du bon dans toutes les théories, n’en
adoptait aucune, prétendait que le meilleur système médical était de
n’en point avoir, et de s’en tenir aux faits. Panurge de l’école, roi
de l’observation, ce grand explorateur, ce grand railleur, l’homme des
tentatives désespérées, examinait la Peau de chagrin.

--Je voudrais bien être témoin de la coïncidence qui existe entre vos
désirs et son rétrécissement, dit-il au marquis.

--A quoi bon? s’écria Brisset.

--A quoi bon? répéta Caméristus.

--Ah! vous êtes d’accord, répondit Maugredie.

--Cette contraction est toute simple, ajouta Brisset.

--Elle est surnaturelle, dit Caméristus.

--En effet, répliqua Maugredie en affectant un air grave et rendant
à Raphaël sa Peau de chagrin, le racornissement du cuir est un fait
inexplicable et cependant naturel, qui, depuis l’origine du monde, fait
le désespoir de la médecine et des jolies femmes.

A force d’examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit en eux
aucune sympathie pour ses maux. Tous trois, silencieux à chaque
réponse, le toisaient avec indifférence et le questionnaient sans
le plaindre. La nonchalance perçait à travers leur politesse. Soit
certitude, soit réflexion, leurs paroles étaient si rares, si
indolentes, que par moments Raphaël les crut distraits. De temps à
autre, Brisset seul répondait: «Bon! bien!» à tous les symptômes
désespérants dont l’existence était démontrée par Bianchon. Caméristus
demeurait plongé dans une profonde rêverie, Maugredie ressemblait à un
auteur comique étudiant deux originaux pour les transporter fidèlement
sur la scène. La figure d’Horace trahissait une peine profonde, un
attendrissement plein de tristesse. Il était médecin depuis trop peu de
temps pour être insensible devant la douleur et impassible près d’un
lit funèbre; il ne savait pas éteindre dans ses yeux les larmes amies
qui empêchent un homme de voir clair et de saisir, comme un général
d’armée, le moment propice à la victoire, sans écouter les cris des
moribonds. Après être resté pendant une demi-heure environ à prendre en
quelque sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur
prend la mesure d’un habit à un jeune homme qui lui commande ses
vêtements de noces, ils dirent quelques lieux communs, parlèrent même
des affaires publiques; puis ils voulurent passer dans le cabinet de
Raphaël pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence.

--Messieurs, leur dit Valentin, ne puis-je donc assister au débat?

A ce mot, Brisset et Maugredie se récrièrent vivement, et, malgré les
instances de leur malade, ils se refusèrent à délibérer en sa présence.
Raphaël se soumit à l’usage en pensant qu’il pouvait se glisser dans
un couloir d’où il entendrait facilement les discussions médicales
auxquelles les trois professeurs allaient se livrer.

--Messieurs, dit Brisset en entrant, permettez-moi de vous donner
promptement mon avis. Je ne veux ni vous l’imposer, ni le voir
controversé: d’abord il est net, précis, et résulte d’une similitude
complète entre un de mes malades et le sujet que nous avons été appelés
à examiner; puis, je suis attendu à mon hospice. L’importance du fait
qui y réclame ma présence m’excusera de prendre le premier la parole.
_Le sujet_ qui nous occupe est également fatigué par des travaux
intellectuels... Qu’a-t-il donc fait, Horace? dit-il en s’adressant au
jeune médecin.

--Une théorie de la volonté.

--Ah! diable, mais c’est un vaste sujet. Il est fatigué, dis-je, par
des excès de pensée, par des écarts de régime, par l’emploi répété de
stimulants trop énergiques. L’action violente du corps et du cerveau
a donc vicié le jeu de tout l’organisme. Il est facile, messieurs, de
reconnaître, dans les symptômes de la face et du corps, une irritation
prodigieuse à l’estomac, la névrose du grand sympathique, la vive
sensibilité de l’épigastre, et le resserrement des hypocondres. Vous
avez remarqué la grosseur et la saillie du foie. Enfin monsieur
Bianchon a constamment observé les digestions de son malade, et nous
a dit qu’elles étaient difficiles, laborieuses. A proprement parler,
il n’existe plus d’estomac; l’homme a disparu. L’intellect est
atrophié parce que l’homme ne digère plus. L’altération progressive
de l’épigastre, centre de la vie, a vicié tout le système. De là
partent des irradiations constantes et flagrantes, le désordre a gagné
le cerveau par le plexus nerveux, d’où l’irritation excessive de cet
organe. Il y a monomanie. Le malade est sous le poids d’une idée fixe.
Pour lui cette Peau de chagrin se rétrécit réellement, peut-être
a-t-elle toujours été comme nous l’avons vue; mais, qu’il se contracte
ou non, ce _chagrin_ est pour lui la mouche que certain grand visir
avait sur le nez. Mettez promptement des sangsues à l’épigastre, calmez
l’irritation de cet organe où l’homme tout entier réside, tenez le
malade au régime, la monomanie cessera. Je n’en dirai pas d’avantage
au docteur Bianchon; il doit saisir l’ensemble et les détails du
traitement. Peut-être y a-t-il complication de maladie, peut-être
les voies respiratoires sont-elles également irritées; mais je crois
le traitement de l’appareil intestinal beaucoup plus important, plus
nécessaire, plus urgent que ne l’est celui des poumons. L’étude tenace
de matières abstraites et quelques passions violentes ont produit
de graves perturbations dans ce mécanisme vital; cependant il est
temps encore d’en redresser les ressorts, rien n’y est trop fortement
adultéré. Vous pouvez donc facilement sauver votre ami, dit-il à
Bianchon.

--Notre savant collègue prend l’effet pour la cause, répondit
Caméristus. Oui, les altérations si bien observées par lui existent
chez le malade, mais l’estomac n’a pas graduellement établi des
irradiations dans l’organisme et vers le cerveau, comme une fêlure
étend autour d’elle des rayons dans une vitre. Il a fallu un coup pour
trouer le vitrail; ce coup, qui l’a porté? le savons-nous? avons-nous
suffisamment observé le malade? connaissons-nous tous les accidents
de sa vie? Messieurs, le principe vital, l’_archée_ de Van-Helmont
est atteint en lui, la vitalité même est attaquée dans son essence,
l’étincelle divine, l’intelligence transitoire qui sert comme de lien
à la machine et qui produit la volonté, la science de la vie, a cessé
de régulariser les phénomènes journaliers du mécanisme et les fonctions
de chaque organe; de là proviennent les désordres si bien appréciés
par mon docte confrère. Le mouvement n’est pas venu de l’épigastre au
cerveau, mais du cerveau vers l’épigastre. Non, dit-il en se frappant
avec force la poitrine, non, je ne suis pas un estomac fait homme! Non,
tout n’est pas là. Je ne me sens pas le courage de dire que si j’ai un
bon épigastre, le reste est de forme. Nous ne pouvons pas, reprit-il
plus doucement, soumettre à une même cause physique et à un traitement
uniforme les troubles graves qui surviennent chez les différents sujets
plus ou moins sérieusement atteints. Aucun homme ne se ressemble. Nous
avons tous des organes particuliers, diversement affectés, diversement
nourris, propres à remplir des missions différentes, et à développer
des thèmes nécessaires à l’accomplissement d’un ordre de choses
qui nous est inconnu. La portion du grand tout, qui par une haute
volonté vient opérer, entretenir en nous le phénomène de l’animation,
se formule d’une manière distincte dans chaque homme, et fait de
lui un être en apparence fini, mais qui par un point coexiste à une
cause infinie. Aussi, devons nous étudier chaque sujet séparément,
le pénétrer, reconnaître en quoi consiste sa vie, quelle en est la
puissance. Depuis la mollesse d’une éponge mouillée jusqu’à la dureté
d’une pierre ponce, il y a des nuances infinies. Voilà l’homme.
Entre les organisations spongieuses des lymphatiques et la vigueur
métallique des muscles de quelques hommes destinés à une longue vie,
que d’erreurs ne commettra pas le système unique, implacable, de la
guérison par l’abattement, par la prostration des forces humaines que
vous supposez toujours irritées! Ici donc, je voudrais un traitement
tout moral, un examen approfondi de l’être intime. Allons chercher la
cause du mal dans les entrailles de l’âme et non dans les entrailles
du corps! Un médecin est un être inspiré, doué d’un génie particulier,
à qui Dieu concède le pouvoir de lire dans la vitalité, comme il donne
aux prophètes des yeux pour contempler l’avenir, au poète la faculté
d’évoquer la nature, au musicien celle d’arranger les sons dans un
ordre harmonieux dont le type est en haut, peut-être!...

--Toujours sa médecine absolutiste, monarchique et religieuse, dit
Brisset en murmurant.

--Messieurs, reprit promptement Maugredie en couvrant avec promptitude
l’exclamation de Brisset, ne perdons pas de vue le malade...

--Voilà donc où en est la science! s’écria tristement Raphaël. Ma
guérison flotte entre un rosaire et un chapelet de sangsues, entre le
bistouri de Dupuytren et la prière du prince de Hohenlohe! Sur la ligne
qui sépare le fait de la parole, la matière de l’esprit, Maugredie est
là, doutant. Le _oui_ et _non_ humain me poursuit partout! Toujours le
_Carymary_, _Carymara_ de Rabelais: je suis spirituellement malade,
carymary! ou matériellement malade, carymara! Dois-je vivre? ils
l’ignorent. Au moins Planchette était-il plus franc, en me disant: Je
ne sais pas.

En ce moment, Valentin entendit la voix du docteur Maugredie.

--Le malade est monomane, eh! bien, d’accord, s’écria-t-il, mais il y
a deux cent mille livres de rente: ces monomanes-là sont fort rares,
et nous leur devons au moins un avis. Quant à savoir si son épigastre
a réagi sur le cerveau, ou le cerveau sur son épigastre, nous pourrons
peut-être vérifier le fait, quand il sera mort. Résumons-nous donc.
Il est malade, le fait est incontestable. Il lui faut un traitement
quelconque. Laissons les doctrines. Mettons-lui des sangsues pour
calmer l’irritation intestinale et la névrose sur l’existence
desquelles nous sommes d’accord, puis envoyons-le aux eaux: nous
agirons à la fois d’après les deux systèmes. S’il est pulmonique, nous
ne pouvons guère le sauver, ainsi...

Raphaël quitta promptement le couloir et vint se remettre dans son
fauteuil. Bientôt les quatre médecins sortirent du cabinet. Horace
porta la parole et lui dit:--Ces messieurs ont unanimement reconnu
la nécessité d’une application immédiate de sangsues à l’estomac, et
l’urgence d’un traitement à la fois physique et moral. D’abord un
régime diététique, afin de calmer l’irritation de votre organisme.

Ici Brisset fit un signe d’approbation.

--Puis, un régime hygiénique pour régir votre moral. Ainsi nous vous
conseillons unanimement d’aller aux eaux d’Aix en Savoie, ou à celles
du Mont-Dor en Auvergne, si vous les préférez; l’air et les sites de la
Savoie sont plus agréables que ceux du Cantal, mais vous suivrez votre
goût.

Là, le docteur Caméristus laissa échapper un geste d’assentiment.

--Ces messieurs, reprit Bianchon, ayant reconnu de légères altérations
dans l’appareil respiratoire, sont tombés d’accord sur l’utilité de mes
prescriptions antérieures. Ils pensent que votre guérison est facile et
dépendra de l’emploi sagement alternatif de ces divers moyens... Et...

--Et voilà pourquoi votre fille est muette, dit Raphaël en souriant et
en attirant Horace dans son cabinet pour lui remettre le prix de cette
inutile consultation.

--Ils sont logiques, lui répondit le jeune médecin. Caméristus ment,
Brisset examine, Maugredie doute. L’homme n’a-t-il pas une âme, un
corps et une raison? L’une de ces trois causes premières agit en nous
d’une manière plus ou moins forte, et il y aura toujours de l’homme
dans la science humaine. Crois-moi, Raphaël, nous ne guérissons
pas, nous aidons à guérir. Entre la médecine de Brisset et celle
de Caméristus, se trouve encore la médecine expectante; mais pour
pratiquer celle-ci avec succès, il faudrait connaître son malade depuis
dix ans. Il y a au fond de la médecine négation comme dans toutes les
sciences. Tâche donc de vivre sagement, essaie d’un voyage en Savoie;
le mieux est et sera toujours de se confier à la nature.

Raphaël partit pour les eaux d’Aix.

Au retour de la promenade et par une belle soirée d’été, quelques-unes
des personnes venues aux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dans
les salons du Cercle. Assis près d’une fenêtre et tournant le dos
à l’assemblée, Raphaël resta long-temps seul, plongé dans une de
ces rêveries machinales durant lesquelles nos pensées naissent,
s’enchaînent, s’évanouissent sans revêtir de formes, et passent en nous
comme de légers nuages à peine colorés. La tristesse est alors douce,
la joie est vaporeuse, et l’âme est presque endormie. Se laissant aller
à cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tiède atmosphère
du soir en savourant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux
de ne sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa
menaçante Peau de chagrin. Au moment où les teintes rouges du couchant
s’éteignirent sur les cimes, la température fraîchit, il quitta sa
place en poussant la fenêtre.

--Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vous la complaisance de ne
pas fermer la croisée? Nous étouffons.

Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par des dissonances d’une
aigreur singulière; elle fut comme le mot que lâche imprudemment un
homme à l’amitié duquel nous voulions croire, et qui détruit quelque
douce illusion de sentiment en trahissant un abîme d’égoïsme. Le
marquis jeta sur la vieille femme le froid regard d’un diplomate
impassible, il appela un valet et lui dit sèchement quand il
arriva:--Ouvrez cette fenêtre!

A ces mots, une surprise insolite éclata sur tous les visages.
L’assemblée se mit à chuchoter, en regardant le malade d’un air plus
ou moins expressif, comme s’il eût commis quelque grave impertinence.
Raphaël, qui n’avait pas entièrement dépouillé sa primitive timidité
de jeune homme, eut un mouvement de honte; mais il secoua sa torpeur,
reprit son énergie et se demanda compte à lui-même de cette scène
étrange. Soudain un rapide mouvement anima son cerveau: le passé lui
apparut dans une vision distincte où les causes du sentiment qu’il
inspirait saillirent en relief comme les veines d’un cadavre dont, par
quelque savante injection, les naturalistes colorent les moindres
ramifications; il se reconnut lui-même dans ce tableau fugitif, y
suivit son existence, jour par jour, pensée à pensée; il s’y vit,
non sans surprise, sombre et distrait au sein de ce monde rieur,
toujours songeant à sa destinée, préoccupé de son mal, paraissant
dédaigner la causerie la plus insignifiante, fuyant ces intimités
éphémères qui s’établissent promptement entre les voyageurs parce
qu’ils comptent sans doute ne plus se rencontrer; peu soucieux des
autres, et semblable enfin à ces rochers insensibles aux caresses comme
à la furie des vagues. Puis, par un rare privilége d’intuition, il
lut dans toutes les âmes: en découvrant sous la lueur d’un flambeau
le crâne jaune, le profil sardonique d’un vieillard, il se rappela
de lui avoir gagné son argent sans lui avoir proposé de prendre sa
revanche; plus loin il aperçut une jolie femme dont les agaceries
l’avaient trouvé froid; chaque visage lui reprochait un de ces torts
inexplicables en apparence, mais dont le crime gît toujours dans une
invisible blessure faite à l’amour-propre. Il avait involontairement
froissé toutes les petites vanités qui gravitaient autour de lui. Les
convives de ses fêtes ou ceux auxquels il avait offert ses chevaux
s’étaient irrités de son luxe; surpris de leur ingratitude, il leur
avait épargné ces espèces d’humiliation: dès lors ils s’étaient crus
méprisés et l’accusaient d’aristocratie. En sondant ainsi les cœurs,
il put en déchiffrer les pensées les plus secrètes; il eut horreur
de la société, de sa politesse, de son vernis. Riche et d’un esprit
supérieur, il était envié, haï; son silence trompait la curiosité, sa
modestie semblait de la hauteur à ces gens mesquins et superficiels.
Il devina le crime latent, irrémissible, dont il était coupable envers
eux: il échappait à la juridiction de leur médiocrité. Rebelle à leur
despotisme inquisiteur, il savait se passer d’eux; pour se venger de
cette royauté clandestine, tous s’étaient instinctivement ligués pour
lui faire sentir leur pouvoir, le soumettre à quelque ostracisme, et
lui apprendre qu’eux aussi pouvaient se passer de lui. Pris de pitié
d’abord à cette vue du monde, il frémit bientôt en pensant à la souple
puissance qui lui soulevait ainsi le voile de chair sous lequel est
ensevelie la nature morale, et ferma les yeux comme pour ne plus
rien voir. Tout à coup un rideau noir fut tiré sur cette sinistre
fantasmagorie de vérité, mais il se trouva dans l’horrible isolement
qui attend les puissances et les dominations. En ce moment, il eut un
violent accès de toux. Loin de recueillir une seule de ces paroles
indifférentes en apparence, mais qui du moins simulent une espèce de
compassion polie chez les personnes de bonne compagnie rassemblées
par hasard, il entendit des interjections hostiles et des plaintes
murmurées à voix basse. La société ne daignait même plus se grimer pour
lui, parce qu’il la devinait peut-être.

--Sa maladie est contagieuse.

--Le président du Cercle devrait lui interdire l’entrée du salon.

--En bonne police, il est vraiment défendu de tousser ainsi.

--Quand un homme est aussi malade, il ne doit pas venir aux eaux.

--Il me chassera d’ici.

Raphaël se leva pour se dérober à la malédiction générale, et se
promena dans l’appartement. Il voulut trouver une protection, et revint
près d’une jeune femme inoccupée à laquelle il médita d’adresser
quelques flatteries; mais, à son approche, elle lui tourna le dos,
et feignit de regarder les danseurs. Raphaël craignit d’avoir déjà
pendant cette soirée usé de son talisman; il ne se sentit ni la
volonté, ni le courage d’entamer la conservation, quitta le salon et
se réfugia dans la salle de billard. Là, personne ne lui parla, ne le
salua, ne lui jeta le plus léger regard de bienveillance. Son esprit
naturellement méditatif lui révéla, par une intussusception, la cause
générale et rationnelle de l’aversion qu’il avait excitée. Ce petit
monde obéissait, sans le savoir peut-être, à la grande loi qui régit la
haute société, dont Raphaël acheva de comprendre la morale implacable.
Un regard rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne
devait pas rencontrer plus de sympathie pour ses maux chez celle-ci,
que, pour ses misères de cœur, chez celle-là. Le beau monde bannit de
son sein les malheureux, comme un homme de santé vigoureuse expulse de
son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs et les
infortunes, il les redoute à l’égal des contagions, il n’hésite jamais
entre elles et les vices: le vice est un luxe. Quelque majestueux que
soit un malheur, le société sait l’amoindrir, le ridiculiser par une
épigramme; elle dessine des caricatures pour jeter à la tête des rois
déchus les affronts qu’elle croit avoir reçus d’eux; semblable aux
jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais grâce au gladiateur qui
tombe; elle vit d’or et de moquerie; _Mort aux faibles!_ est le vœu de
cette espèce d’ordre équestre institué chez toutes les nations de la
terre, car il s’élève partout des riches, et cette sentence est écrite
au fond des cœurs pétris par l’opulence ou nourris par l’aristocratie.
Rassemblez-vous des enfants dans un collége? Cette image en raccourci
de la société, mais image d’autant plus vraie qu’elle est plus naïve
et plus franche, vous offre toujours de pauvres ilotes, créatures de
souffrance et de douleur, incessamment placées entre le mépris et la
pitié: l’Évangile leur promet le ciel. Descendez-vous plus bas sur
l’échelle des êtres organisés? Si quelque volatile est endolori parmi
ceux d’une basse-cour, les autres le poursuivent à coups de bec, le
plument et l’assassinent. Fidèle à cette charte de l’égoïsme, le monde
prodigue ses rigueurs aux misères assez hardies pour venir affronter
ses fêtes, pour chagriner ses plaisirs. Quiconque souffre de corps ou
d’âme, manque d’argent ou de pouvoir, est un Paria. Qu’il reste dans
son désert; s’il en franchit les limites, il trouve partout l’hiver:
froideur de regards, froideur de manières, de paroles, de cœur;
heureux, s’il ne récolte pas l’insulte là où pour lui devait éclore une
consolation. Mourants, restez sur vos lits désertés. Vieillards, soyez
seuls à vos froids foyers. Pauvres filles sans dot, gelez et brûlez
dans vos greniers solitaires. Si le monde tolère un malheur, n’est-ce
pas pour le façonner à son usage, en tirer profit, le bâter, lui
mettre un mors, une housse, le monter, en faire une joie? Quinteuses
demoiselles de compagnie, composez-vous de gais visages! endurez les
vapeurs de votre prétendue bienfaitrice; portez ses chiens; rivales de
ses griffons anglais, amusez-la, devinez-la, puis taisez-vous! Et toi,
roi des valets sans livrée, parasite effronté, laisse ton caractère à
la maison; digère comme digère ton amphitryon, pleure de ses pleurs,
ris de son rire, tiens ses épigrammes pour agréables; si tu veux en
médire, attends sa chute. Ainsi le monde honore-t-il le malheur: il le
tue ou le chasse, l’avilit ou le châtre.

Ces réflexions sourdirent au cœur de Raphaël avec la promptitude d’une
inspiration poétique; il regarda autour de lui, et sentit ce froid
sinistre que la société distille pour éloigner les misères, et qui
saisit l’âme encore plus vivement que la bise de décembre ne glace le
corps. Il se croisa les bras sur la poitrine, s’appuya le dos à la
muraille, et tomba dans une mélancolie profonde. Il songeait au peu de
bonheur que cette épouvantable police procure au monde. Qu’était-ce?
des amusements sans plaisir, de la gaieté sans joie, des fêtes sans
jouissance, du délire sans volupté, enfin le bois ou les cendres d’un
foyer, mais sans une étincelle de flamme. Quand il releva la tête, il
se vit seul, les joueurs avaient fui.--Pour leur faire adorer ma toux,
il me suffirait de leur révéler mon pouvoir! se dit-il. A cette pensée,
il jeta le mépris comme un manteau entre le monde et lui.

Le lendemain, le médecin des eaux vint le voir d’un air affectueux
et s’inquiéta de sa santé. Raphaël éprouva un mouvement de joie en
entendant les paroles amies qui lui furent adressées. Il trouva la
physionomie du docteur empreinte de douceur et de bonté, les boucles
de sa perruque blonde respiraient la philanthropie, la coupe de son
habit carré, les plis de son pantalon, ses souliers larges comme ceux
d’un _quaker_, tout, jusqu’à la poudre circulairement semée par sa
petite queue sur son dos légèrement voûté, trahissait un caractère
apostolique, exprimait la charité chrétienne et le dévouement d’un
homme qui, par zèle pour ses malades, s’était astreint à jouer le whist
et le trictrac assez bien pour toujours gagner leur argent.

--Monsieur le marquis, dit-il après avoir causé long-temps avec
Raphaël, je vais sans doute dissiper votre tristesse. Maintenant, je
connais assez votre constitution pour affirmer que les médecins de
Paris, dont les grands talents me sont connus, se sont trompés sur la
nature de votre maladie. A moins d’accident, monsieur le marquis, vous
pouvez vivre la vie de Mathusalem. Vos poumons sont aussi forts que
des soufflets de forge, et votre estomac ferait honte à celui d’une
autruche; mais si vous restez dans une température élevée, vous risquez
d’être très-proprement et promptement mis en terre sainte. Monsieur
le marquis va me comprendre en deux mots. La chimie a démontré que la
respiration constitue chez l’homme une véritable combustion dont le
plus ou moins d’intensité dépend de l’affluence ou de la rareté des
principes phlogistiques amassés par l’organisme particulier à chaque
individu. Chez vous, le phlogistique abonde; vous êtes, s’il m’est
permis de m’exprimer ainsi, suroxygéné par la complexion ardente des
hommes destinés aux grandes passions. En respirant l’air vif et pur qui
accélère la vie chez les hommes à fibre molle, vous aidez encore à une
combustion déjà trop rapide. Une des conditions de votre existence est
donc l’atmosphère épaisse des étables, des vallées. Oui, l’air vital
de l’homme dévoré par le génie se trouve dans les gras pâturages de
l’Allemagne, à Baden-Baden, à Tœplitz. Si vous n’avez pas d’horreur de
l’Angleterre, sa sphère brumeuse calmera votre incandescence; mais
nos eaux situées à mille pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée
vous sont funestes. Tel est mon avis, dit-il en laissant échapper un
geste de modestie; je le donne contre nos intérêts, puisque, si vous le
suivez, nous aurons le malheur de vous perdre.

Sans ces derniers mots, Raphaël eût été séduit par la fausse bonhomie
du mielleux médecin, mais il était trop profond observateur pour ne
pas deviner à l’accent, au geste et au regard qui accompagnèrent cette
phrase doucement railleuse, la mission dont le petit homme avait sans
doute été chargé par l’assemblée de ses joyeux malades. Ces oisifs
au teint fleuri, ces vieilles femmes ennuyées, ces Anglais nomades,
ces petites-maîtresses échappées à leurs maris et conduites aux eaux
par leurs amants, entreprenaient donc d’en chasser un pauvre moribond
débile, chétif, en apparence incapable de résister à une persécution
journalière. Raphaël accepta le combat en voyant un amusement dans
cette intrigue.

--Puisque vous seriez désolé de mon départ, répondit-il au docteur, je
vais essayer de mettre à profit votre bon conseil tout en restant ici.
Dès demain, j’y ferai construire une maison où nous modifierons l’air
suivant votre ordonnance.

Interprétant le sourire amèrement goguenard qui vint errer sur les
lèvres de Raphaël, le médecin se contenta de le saluer, sans trouver un
mot à lui dire.

Le lac du Bourget est une vaste coupe de montagnes tout ébréchée où
brille, à sept ou huit cents pieds au-dessus de la Méditerranée, une
goutte d’eau bleue comme ne l’est aucune eau dans le monde. Vu du haut
de la Dent-du-Chat, ce lac est là comme une turquoise égarée. Cette
jolie goutte d’eau a neuf lieues de contour, et dans certains endroits
près de cinq cents pieds de profondeur. Être là dans une barque au
milieu de cette nappe par un beau ciel, n’entendre que le bruit des
rames, ne voir à l’horizon que des montagnes nuageuses, admirer les
neiges étincelantes de la Maurienne française, passer tour à tour des
blocs de granit vêtus de velours par des fougères ou par des arbustes
nains, à de riantes collines; d’un côté le désert, de l’autre une
riche nature; un pauvre assistant au dîner d’un riche; ces harmonies
et ces discordances composent un spectacle où tout est grand, où tout
est petit. L’aspect des montagnes change les conditions de l’optique
et de la perspective: un sapin de cent pieds vous semble un roseau, de
larges vallées vous apparaissent étroites autant que des sentiers. Ce
lac est le seul où l’on puisse faire une confidence de cœur à cœur.
On y pense et on y aime. En aucun endroit vous ne rencontreriez une
plus belle entente entre l’eau, le ciel, les montagnes et la terre. Il
s’y trouve des baumes pour toutes les crises de la vie. Ce lieu garde
le secret des douleurs, il les console, les amoindrit, et jette dans
l’amour je ne sais quoi de grave, de recueilli, qui rend la passion
plus profonde, plus pure. Un baiser s’y agrandit. Mais c’est surtout
le lac des souvenirs; il les favorise en leur donnant la teinte de
ses ondes, miroir où tout vient se réfléchir. Raphaël ne supportait
son fardeau qu’au milieu de ce beau paysage, il y pouvait rester
indolent, songeur, et sans désirs. Après la visite du docteur, il
alla se promener et se fit débarquer à la pointe déserte d’une jolie
colline sur laquelle est situé le village de Saint-Innocent. De cette
espèce de promontoire, la vue embrasse les monts de Bugey, au pied
desquels coule le Rhône, et le fond du lac; mais de là Raphaël aimait à
contempler, sur la rive opposée, l’abbaye mélancolique de Haute-Combe,
sépulture des rois de Sardaigne prosternés devant les montagnes comme
des pèlerins arrivés au terme de leur voyage. Un frissonnement égal et
cadencé de rames troubla le silence de ce paysage et lui prêta une voix
monotone, semblable aux psalmodies des moines. Étonné de rencontrer
des promeneurs dans cette partie du lac ordinairement solitaire, le
marquis examina, sans sortir de sa rêverie, les personnes assises dans
la barque, et reconnut à l’arrière la vieille dame qui l’avait si
durement interpellé la veille. Quand le bateau passa devant Raphaël, il
ne fut salué que par la demoiselle de compagnie de cette dame, pauvre
fille noble qu’il lui semblait voir pour la première fois. Déjà, depuis
quelques instants, il avait oublié les promeneurs, promptement disparus
derrière le promontoire, lorsqu’il entendit près de lui le frôlement
d’une robe et le bruit de pas légers. En se retournant, il aperçut la
demoiselle de compagnie; à son air contraint, il devina qu’elle voulait
lui parler, et s’avança vers elle. Agée d’environ trente-six ans,
grande et mince, sèche et froide, elle était, comme toutes les vieilles
filles, assez embarrassée de son regard, qui ne s’accordait plus avec
une démarche indécise, gênée, sans élasticité. Tout à la fois vieille
et jeune, elle exprimait par une certaine dignité de maintien le haut
prix qu’elle attachait à ses trésors et à ses perfections. Elle avait
d’ailleurs les gestes discrets et monastiques des femmes habituées à
se chérir elles-mêmes, sans doute pour ne pas faillir à leur destinée
d’amour.

--Monsieur, votre vie est en danger, ne venez plus au Cercle, dit-elle
à Raphaël en faisant quelques pas en arrière, comme si déjà sa vertu se
trouvait compromise.

--Mais, mademoiselle, répondit Valentin en souriant, de grâce
expliquez-vous plus clairement, puisque vous avez daigné venir
jusqu’ici...

--Ah! reprit-elle, sans le puissant motif qui m’amène, je n’aurais pas
risqué d’encourir la disgrâce de madame la comtesse, car si elle savait
jamais que je vous ai prévenu...

--Et qui le lui dirait, mademoiselle? s’écria Raphaël.

--C’est vrai, répondit la vieille fille en lui jetant le regard
tremblotant d’une chouette mise au soleil. Mais pensez à vous,
reprit-elle; plusieurs jeunes gens qui veulent vous chasser des eaux se
sont promis de vous provoquer, de vous forcer à vous battre en duel.

La voix de la vieille dame retentit dans le lointain.

--Mademoiselle, dit le marquis, ma reconnaissance...

Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendant la voix de sa maîtresse
qui, derechef, glapissait dans les rochers.

--Pauvre fille! les misères s’entendent et se secourent toujours, pensa
Raphaël en s’asseyant au pied de son arbre.

La clef de toutes les sciences est sans contredit le point
d’interrogation, nous devons la plupart des grandes découvertes au:
Comment? et la sagesse dans la vie consiste peut-être à se demander à
tout propos: Pourquoi? Mais aussi cette factice prescience détruit-elle
nos illusions. Ainsi, Valentin ayant pris, sans préméditation de
philosophie, la bonne action de la vieille fille pour texte de ses
pensées vagabondes, la trouva pleine de fiel.

--Que je sois aimé d’une demoiselle de compagnie, se dit-il, il n’y a
rien là d’extraordinaire: j’ai vingt-sept ans, un titre et deux cent
mille livres de rente! Mais que sa maîtresse, qui dispute aux chattes
la palme de l’hydrophobie, l’ait menée en bateau, près de moi, n’est-ce
pas chose étrange et merveilleuse? Ces deux femmes venues en Savoie
pour y dormir comme des marmottes, et qui demandent à midi s’il est
jour, se seraient levées avant huit heures aujourd’hui pour faire du
hasard en se mettant à ma poursuite?

Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénaire fut à ses
yeux une nouvelle transformation de ce monde artificieux et taquin,
une ruse mesquine, un complot maladroit, une pointillerie de prêtre
ou de femme. Le duel était-il une fable, ou voulait-on seulement lui
faire peur? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes
étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à
exciter sa curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe, ni passer pour
un lâche, et amusé peut-être par ce petit drame, il vint au Cercle le
soir même. Il se tint debout, accoudé sur le marbre de la cheminée,
et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant à ne
donner aucune prise sur lui; mais il examinait les visages, et défiait
en quelque sorte l’assemblée par sa circonspection. Comme un dogue sûr
de sa force, il attendait le combat chez lui, sans aboyer inutilement.
Vers la fin de la soirée, il se promena dans le salon de jeu, en allant
de la porte d’entrée à celle du billard, où il jetait de temps à
autre un coup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après
quelques tours, il s’entendit nommer par eux. Quoiqu’ils parlassent à
voix basse, Raphaël devina facilement qu’il était devenu l’objet d’un
débat, et finit par saisir quelques phrases dites à haute voix.

--Toi?

--Oui, moi!

--Je t’en défie!

--Parions!

--Oh! il ira.

Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta
pour écouter attentivement la conversation, un jeune homme grand et
fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens
appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit du billard, et s’adressant
à lui:--Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous
apprendre une chose que vous semblez ignorer: votre figure et votre
personne déplaisent ici à tout le monde, et à moi en particulier; vous
êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous
prie de ne plus vous présenter au Cercle.

--Monsieur, cette plaisanterie, déjà faite sous l’empire dans plusieurs
garnisons, est devenue aujourd’hui de fort mauvais ton, répondit
froidement Raphaël.

--Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je vous le répète:
votre santé souffrirait beaucoup de votre séjour ici; la chaleur, les
lumières, l’air du salon, la compagnie nuisent à votre maladie.

--Où avez-vous étudié la médecine? demanda Raphaël.

--Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de Lepage à Paris et docteur
chez Lozès, le roi du fleuret.

--Il vous reste un dernier grade à prendre, répliqua Valentin, lisez le
Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme.

En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du
billard. Les autres joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes
pour écouter une querelle qui réjouissait leurs passions. Seul au
milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha de conserver son sang-froid
et de ne pas se donner le moindre tort; mais son antagoniste s’étant
permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment
incisive et spirituelle, il lui répondit gravement:--Monsieur, il n’est
plus permis aujourd’hui de donner un soufflet à un homme, mais je ne
sais de quel mot flétrir une conduite aussi lâche que l’est la vôtre.

--Assez! assez! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs jeunes
gens qui se jetèrent entre les deux champions.

Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un
rendez-vous près du château de Bordeau, dans une petite prairie en
pente, non loin d’une route nouvellement percée par où le vainqueur
pouvait gagner Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder le lit ou
quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le lendemain, sur les
huit heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et
d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.

--Nous serons très-bien ici, il fait un temps superbe pour se battre,
s’écria-t-il gaiement en regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du
lac et les rochers sans la moindre arrière-pensée de doute ni de deuil.
Si je le touche à l’épaule, dit-il en continuant, le mettrai-je bien au
lit pour un mois, hein! docteur?

--Au moins, répondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule
tranquille; autrement vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus
maître de votre coup. Vous pourriez tuer votre homme au lieu de le
blesser.

Le bruit d’une voiture se fit entendre.

--Le voici, dirent les témoins qui bientôt aperçurent dans la route
une calèche de voyage attelée de quatre chevaux et menée par deux
postillons.

--Quel singulier genre! s’écria l’adversaire de Valentin, il vient le
faire tuer en poste.

A un duel comme au jeu, les plus légers incidents influent sur
l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’un coup;
aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d’inquiétude l’arrivée
de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit
lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir; il le soutint de ses
bras débiles, en déployant pour lui les soins minutieux qu’un amant
prodigue à sa maîtresse. Tous deux se perdirent dans les sentiers qui
séparaient la grande route de l’endroit désigné pour le combat, et ne
reparurent que long-temps après: ils allaient lentement. Les quatre
spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion profonde
à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur: pâle et
défait, il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot.
Vous eussiez dit de deux vieillards également détruits, l’un par le
temps, l’autre par la pensée; le premier avait son âge écrit sur ses
cheveux blancs, le jeune n’avait plus d’âge.

--Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire. Cette
parole glaciale et le regard terrible qui l’accompagna firent
tressaillir le véritable provocateur, il eut la conscience de son
tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait dans l’attitude,
dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d’étrange.
Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L’inquiétude
et l’attention étaient au comble.--Il est encore temps, reprit-il,
de me donner une légère satisfaction; mais donnez-la-moi, monsieur,
sinon vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre
habileté, sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout
l’avantage. Eh! bien, monsieur, je suis généreux, je vous préviens de
ma supériorité. Je possède une terrible puissance. Pour anéantir votre
adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter
votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je ne
veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en
user. Vous ne serez pas le seul à mourir. Si donc vous vous refusez à
me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade
malgré votre habitude de l’assassinat, et la mienne droit à votre cœur
sans que je le vise.

En ce moment des voix confuses interrompirent Raphaël. En prononçant
ces paroles, le marquis avait constamment dirigé sur son adversaire
l’insupportable clarté de son regard fixe, il s’était redressé en
montrant un visage impassible, semblable à celui d’un fou méchant.

--Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son témoin, sa voix me tord
les entrailles!

--Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crièrent à Raphaël le
chirurgien et les témoins.

--Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des
dispositions à prendre?

--Assez, assez!

Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son
adversaire qui, dominé par une puissance presque magique, était comme
un oiseau devant un serpent: contraint de subir ce regard homicide, il
le fuyait, il revenait sans cesse.

--Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.

--As-tu peur?

--Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.

--Veux-tu lui faire des excuses?

--Il n’est plus temps.

Les deux adversaires furent placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils
avaient chacun près d’eux une paire de pistolets, et, suivant le
programme de cette cérémonie, ils devaient tirer deux coups à volonté,
mais après le signal donné par les témoins.

--Que fais-tu, Charles? cria le jeune homme qui servait de second à
l’adversaire de Raphaël, tu prends la balle avant la poudre.

--Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous m’avez mis en face du
soleil.

--Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une voix grave et
solennelle, en chargeant son pistolet lentement, sans s’inquiéter ni du
signal déjà donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire.

Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose de terrible qui saisit
même les deux postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant
avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas et
le regardait au moment où il essuya le feu de son ennemi. La balle
de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha sur l’eau. En
tirant au hasard, Raphaël atteignit son adversaire au cœur, et, sans
faire attention à la chute de ce jeune homme, il chercha promptement
la Peau de chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine. Le
talisman n’était plus grand que comme une petite feuille de chêne.

--Eh! bien, que regardez-vous donc là, postillons? en route, dit le
marquis.

Arrivé le soir même en France, il prit aussitôt la route d’Auvergne,
et se rendit aux eaux du Mont-Dor. Pendant ce voyage, il lui surgit
au cœur une de ces pensées soudaines qui tombent dans notre âme comme
un rayon de soleil à travers d’épais nuages sur quelque obscure
vallée. Tristes lueurs, sagesses implacables! elles illuminent les
événements accomplis, nous dévoilent nos fautes et nous laissent sans
pardon devant nous-mêmes. Il pensa tout à coup que la possession du
pouvoir, quelque immense qu’il pût être, ne donnait pas la science de
s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant, une hache pour
Richelieu, et pour Napoléon un levier à faire pencher le monde. Le
pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands.
Raphaël avait pu tout faire, il n’avait rien fait.

Aux eaux du Mont-Dor, il retrouva ce monde qui toujours s’éloignait de
lui avec l’empressement que les animaux mettent à fuir un des leurs,
étendu mort après l’avoir flairé de loin. Cette haine était réciproque.
Sa dernière aventure lui avait donné une aversion profonde pour la
société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile écarté
aux environs des eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se
rapprocher de la nature, des émotions vraies et de cette vie végétative
à laquelle nous nous laissons si complaisamment aller au milieu des
champs. Le lendemain de son arrivée, il gravit, non sans peine, le pic
de Sancy, et visita les vallées supérieures, les sites aériens, les
lacs ignorés, les rustiques chaumières des Monts-Dor, dont les âpres
et sauvages attraits commencent à tenter les pinceaux de nos artistes.
Parfois, il se rencontre là d’admirables paysages pleins de grâce et
de fraîcheur qui contrastent vigoureusement avec l’aspect sinistre
de ces montagnes désolées. A peu près à une demi-lieue du village,
Raphaël se trouva dans un endroit où, coquette et joyeuse comme un
enfant, la nature semblait avoir pris plaisir à cacher des trésors; en
voyant cette retraite pittoresque et naïve, il résolut d’y vivre. La
vie devait y être tranquille, spontanée, frugiforme comme celle d’une
plante.

Figurez-vous un cône renversé, mais un cône de granit largement
évasé, espèce de cuvette dont les bords étaient morcelés par des
anfractuosités bizarres: ici des tables droites sans végétation, unies,
bleuâtres, et sur lesquelles les rayons solaires glissaient comme
sur un miroir; là des rochers entamés par des cassures, ridés par
des ravins, d’où pendaient des quartiers de lave dont la chute était
lentement préparée par les eaux pluviales, et souvent couronnés de
quelques arbres rabougris que torturaient les vents; puis, çà et là,
des redans obscurs et frais d’où s’élevait un bouquet de châtaigniers
hauts comme des cèdres, ou des grottes jaunâtres qui ouvraient une
bouche noire et profonde, palissée de ronces, de fleurs, et garnie
d’une langue de verdure. Au fond de cette coupe, peut-être l’ancien
cratère d’un volcan, se trouvait un étang dont l’eau pure avait l’éclat
du diamant. Autour de ce bassin profond, bordé de granit, de saules, de
glaïeuls, de frênes, et de mille plantes aromatiques alors en fleurs,
régnait une prairie verte comme un boulingrin anglais; son herbe fine
et jolie était arrosée par les infiltrations qui ruisselaient entre
les fentes des rochers, et engraissée par les dépouilles végétales
que les orages entraînaient sans cesse des hautes cimes vers le fond.
Irrégulièrement taillé en dents de loup comme le bas d’une robe,
l’étang pouvait avoir trois arpents d’étendue; selon les rapprochements
des rochers et de l’eau, la prairie avait un arpent ou deux de largeur;
en quelques endroits, à peine restait-il assez de place pour le passage
des vaches. A une certaine hauteur, la végétation cessait. Le granit
affectait dans les airs les formes les plus bizarres, et contractait
ces teintes vaporeuses qui donnent aux montagnes élevées de vagues
ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux aspect du vallon ces
rochers nus et pelés opposaient les sauvages et stériles images de la
désolation, des éboulements à craindre, des formes si capricieuses
que l’une de ces roches est nommée _le Capucin_, tant elle ressemble
à un moine. Parfois ces aiguilles pointues, ces piles audacieuses,
ces cavernes aériennes s’illuminaient tour à tour, suivant le cours
du soleil ou les fantaisies de l’atmosphère, et prenaient les nuances
de l’or, se teignaient de pourpre, devenaient d’un rose vif, ou
ternes ou grises. Ces hauteurs offraient un spectacle continuel et
changeant comme les reflets irisés de la gorge des pigeons. Souvent,
entre deux lames de lave que vous eussiez dit séparées par un coup de
hache, un beau rayon de lumière pénétrait, à l’aurore ou au coucher du
soleil, jusqu’au fond de cette riante corbeille où il se jouait dans
les eaux du bassin, semblable à la raie d’or qui perce la fente d’un
volet et traverse une chambre espagnole, soigneusement close pour la
sieste. Quand le soleil planait au-dessus du vieux cratère, rempli
d’eau par quelque révolution antédiluvienne, les flancs rocailleux
s’échauffaient, l’ancien volcan s’allumait, et sa rapide chaleur
réveillait les germes, fécondait la végétation, colorait les fleurs, et
mûrissait les fruits de ce petit coin de terre ignoré.

Lorsque Raphaël y parvint, il aperçut quelques vaches paissant dans
la prairie; après avoir fait quelques pas vers l’étang, il vit, à
l’endroit où le terrain avait le plus de largeur, une modeste maison
bâtie en granit et couverte en bois. Le toit de cette espèce de
chaumière, en harmonie avec le site, était orné de mousses, de lierres
et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Une fumée grêle,
dont les oiseaux ne s’effrayaient plus, s’échappait de la cheminée en
ruine. A la porte, un grand banc était placé entre deux chèvrefeuilles
énormes, rouges de fleurs et qui embaumaient. A peine voyait-on les
murs sous les pampres de la vigne et sous les guirlandes de roses et de
jasmin qui croissaient à l’aventure et sans gêne. Insouciants de cette
parure champêtre, les habitants n’en avaient nul soin, et laissaient
à la nature sa grâce vierge et lutine. Des langes accrochés à un
groseillier séchaient au soleil. Il y avait un chat accroupi sur une
machine à teiller le chanvre, et dessous, un chaudron jaune, récemment
récuré, gisait au milieu de quelques pelures de pommes de terre. De
l’autre côté de la maison, Raphaël aperçut une clôture d’épines sèches,
destinée sans doute à empêcher les poules de dévaster les fruits et le
potager. Le monde paraissait finir là. Cette habitation ressemblait à
ces nids d’oiseaux ingénieusement fixés au creux d’un rocher, pleins
d’art et de négligence tout ensemble. C’était une nature naïve et
bonne, une rusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle florissait à
mille lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune
idée, ne procédait que d’elle-même, vrai triomphe du hasard. Au moment
où Raphaël arriva, le soleil jetait ses rayons de droite à gauche, et
faisait resplendir les couleurs de la végétation, mettait en relief
ou décorait des prestiges de la lumière, des oppositions de l’ombre,
les fonds jaunes et grisâtres des rochers, les différents verts des
feuillages, les masses bleues, rouges ou blanches des fleurs, les
plantes grimpantes et leurs cloches, le velours chatoyant des mousses,
les grappes purpurines de la bruyère, mais surtout la nappe d’eau
claire où se réfléchissaient fidèlement les cimes granitiques, les
arbres, la maison et le ciel. Dans ce tableau délicieux, tout avait
son lustre, depuis le mica brillant jusqu’à la touffe d’herbes blondes
cachée dans un doux clair-obscur; tout y était harmonieux à voir; et
la vache tachetée au poil luisant, et les fragiles fleurs aquatiques
étendues comme des franges qui pendaient au-dessus de l’eau dans un
enfoncement où bourdonnaient des insectes vêtus d’azur ou d’émeraude,
et les racines d’arbres, espèces de chevelures sablonneuses qui
couronnaient une informe figure en cailloux. Les tièdes senteurs des
eaux, des fleurs et des grottes qui parfumaient ce réduit solitaire,
causèrent à Raphaël une sensation presque voluptueuse. Le silence
majestueux qui régnait dans ce bocage, oublié peut-être sur les rôles
du percepteur, fut interrompu tout à coup par les aboiements de
deux chiens. Les vaches tournèrent la tête vers l’entrée du vallon,
montrèrent à Raphaël leurs mufles humides, et se mirent à brouter après
l’avoir stupidement contemplé. Suspendus dans les rochers comme par
magie, une chèvre et son chevreau cabriolèrent et vinrent se poser sur
une table de granit près de Raphaël, en paraissant l’interroger. Les
jappements des chiens attirèrent au dehors un gros enfant qui resta
béant, puis vint un vieillard en cheveux blancs et de moyenne taille.
Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage, avec l’air, les
fleurs et la maison. La santé débordait dans cette nature plantureuse,
la vieillesse et l’enfance y étaient belles; enfin il y avait dans
tous ces types d’existence un laisser-aller primordial, une routine
de bonheur qui donnait un démenti à nos capucinades philosophiques,
et guérissait le cœur de ses passions boursouflées. Le vieillard
appartenait aux modèles affectionnés par les mâles pinceaux de Schnetz;
c’était un visage brun dont les rides nombreuses paraissaient rudes au
toucher, un nez droit, des pommettes saillantes et veinées de rouge
comme une vieille feuille de vigne, des contours anguleux, tous les
caractères de la force, même là où la force avait disparu; ses mains
calleuses, quoiqu’elles ne travaillassent plus, conservaient un poil
blanc et rare; son attitude d’homme vraiment libre faisait pressentir
qu’en Italie il serait peut-être devenu brigand par amour pour sa
précieuse liberté. L’enfant, véritable montagnard, avait des yeux noirs
qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un teint de bistre, des
cheveux bruns en désordre. Il était leste et décidé, naturel dans ses
mouvements comme un oiseau; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche
et fraîche à travers les déchirures de ses habits. Tous deux restèrent
debout en silence, l’un près de l’autre, mus par le même sentiment,
offrant sur leur physionomie la preuve d’une identité parfaite dans
leur vie également oisive. Le vieillard avait épousé les jeux de
l’enfant, et l’enfant l’humeur du vieillard par une espèce de pacte
entre deux faiblesses, entre une force près de finir et une force près
de se déployer. Bientôt une femme âgée d’environ trente ans apparut sur
le seuil de la porte. Elle filait en marchant. C’était une Auvergnate,
haute en couleur, l’air réjoui, franche, à dents blanches, figure de
l’Auvergne, taille d’Auvergne, coiffure, robe de l’Auvergne, seins
rebondis de l’Auvergne, et son parler; une idéalisation complète du
pays, mœurs laborieuses, ignorance, économie, cordialité, tout y était.

Elle salua Raphaël, ils entrèrent en conversation; les chiens
s’apaisèrent, le vieillard s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant
suivit sa mère partout où elle alla, silencieux, mais écoutant,
examinant l’étranger.

--Vous n’avez pas peur ici, ma bonne femme?

--Et d’où que nous aurions peur, monsieur? Quand nous barrons l’entrée,
qui donc pourrait venir ici? Oh! nous n’avons point peur! D’ailleurs,
dit-elle en faisant entrer le marquis dans la grande chambre de la
maison, qu’est-ce que les voleurs viendraient donc prendre chez nous?

Elle montrait des murs noircis par la fumée, sur lesquels étaient pour
tout ornement ces images enluminées de bleu, de rouge et de vert, qui
représentent la _Mort de Crédit_, la _Passion de Jésus-Christ_ et les
_Grenadiers de la Garde impériale_; puis, çà et là, dans la chambre, un
vieux lit de noyer à colonnes, une table à pieds tordus, des escabeaux,
la huche au pain, du lard pendu au plancher, du sel dans un pot, une
poêle; et sur la cheminée, des plâtres jaunis et colorés. En sortant de
la maison, Raphaël aperçut, au milieu des rochers, un homme qui tenait
une houe à la main, et qui penché, curieux, regardait la maison.

--Monsieur, c’est l’homme, dit l’Auvergnate en laissant échapper ce
sourire familier aux paysannes; il laboure là-haut.

--Et ce vieillard est votre père?

--Faites excuse, monsieur, c’est le grand-père de notre homme. Tel que
vous le voyez, il a cent deux ans. Eh ben! dernièrement il a mené, à
pied, notre petit gars à Clermont! Ç’a été un homme fort; maintenant,
il ne fait plus que dormir, boire et manger. Il s’amuse toujours avec
le petit gars. Quelquefois le petit l’emmène dans les hauts, il y va
tout de même.

Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard et cet enfant,
à respirer dans leur atmosphère, à manger de leur pain, à boire de leur
eau, à dormir de leur sommeil, à se faire de leur sang dans les veines.
Caprice de mourant! Devenir une des huîtres de ce rocher, sauver son
écaille pour quelques jours de plus en engourdissant la mort, fut pour
lui l’archétype de la morale individuelle, la véritable formule de
l’existence humaine, le beau idéal de la vie, la seule vie, la vraie
vie. Il lui vint au cœur une profonde pensée d’égoïsme où s’engloutit
l’univers. A ses yeux, il n’y eut plus d’univers, l’univers passa tout
en lui. Pour les malades, le monde commence au chevet et finit au pied
de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël.

Qui n’a pas, une fois dans sa vie, espionné les pas et démarches d’une
fourmi, glissé des pailles dans l’unique orifice par lequel respire
une limace blonde, étudié les fantaisies d’une demoiselle fluette,
admiré les mille veines, coloriées comme une rose de cathédrale
gothique, qui se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles d’un
jeune chêne? Qui n’a délicieusement regardé pendant long-temps l’effet
de la pluie et du soleil sur un toit de tuiles brunes, ou contemplé les
gouttes de la rosée, les pétales des fleurs, les découpures variées
de leurs calices? Qui ne s’est plongé dans ces rêveries matérielles,
indolentes et occupées, sans but et conduisant néanmoins à quelque
pensée? Qui n’a pas enfin mené la vie de l’enfance, la vie paresseuse,
la vie du sauvage, moins ses travaux? Ainsi vécut Raphaël pendant
plusieurs jours, sans soins, sans désirs, éprouvant un mieux sensible,
un bien-être extraordinaire, qui calma ses inquiétudes, apaisa ses
souffrances. Il gravissait les rochers, et allait s’asseoir sur un
pic d’où ses yeux embrassaient quelque paysage d’immense étendue. Là,
il restait des journées entières comme une plante au soleil, comme un
lièvre au gîte. Ou bien, se familiarisant avec des phénomènes de la
végétation, avec les vicissitudes du ciel, il épiait le progrès de
toutes les œuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans l’air.

Il tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de
s’identifier assez complétement à sa passive obéissance, pour tomber
sous la loi despotique et conservatrice qui régit les existences
instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même. Semblable
à ces criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la justice, étaient
sauvés s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il essayait de se glisser
dans le sanctuaire de la vie. Il réussit à devenir partie intégrante
de cette large et puissante fructification: il avait épousé les
intempéries de l’air, habité tous les creux de rochers, appris les
mœurs et les habitudes de toutes les plantes, étudié le régime des
eaux, leurs gisements, et fait connaissance avec les animaux; enfin,
il s’était si parfaitement uni à cette terre animée, qu’il en avait
en quelque sorte saisi l’âme et pénétré les secrets. Pour lui, les
formes infinies de tous les règnes étaient les développements d’une
même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration
d’un être immense qui agissait, pensait, marchait, grandissait, et
avec lequel il voulait grandir, marcher, penser, agir. Il avait
fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher, il s’y était
implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice,
semblable à ces bienfaisants délires accordés par la nature comme
autant de haltes dans la douleur, Valentin goûta les plaisirs d’une
seconde enfance durant les premiers moments de son séjour au milieu de
ce riant paysage. Il y allait dénichant des riens, entreprenant mille
choses sans en achever aucune, oubliant le lendemain les projets de
la veille, insouciant; il fut heureux, il se crut sauvé. Un matin, il
était resté par hasard au lit jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie
mêlée de veille et de sommeil, qui prête aux réalités les apparences
de la fantaisie et donne aux chimères le relief de l’existence, quand
tout à coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve, il
entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé donné par
son hôtesse à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander.
L’Auvergnate croyait sans doute Valentin encore endormi, et n’avait pas
baissé le diapason de sa voix montagnarde.

--Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pis, disait-elle. Il a encore toussé
pendant toute cette nuit à rendre l’âme. Il tousse, il crache, ce cher
monsieur, que c’est une pitié. Je me demandons, moi et mon homme, où
il prend la force de tousser comme ça. Ça fend le cœur. Quelle damnée
maladie qu’il a! C’est qu’il n’est point bien du tout! J’avons toujours
peur de le trouver crevé dans son lit, un matin. Il est vraiment pâle
comme un Jésus de cire! Dame, je le vois quand il se lève, eh ben, son
pauvre corps est maigre comme un cent de clous. Et il ne sent déjà pas
bon tout de même! Ça lui est égal, il se consume à courir comme s’il
avait de la santé à vendre. Il a bien du courage tout de même de ne
pas se plaindre. Mais, vraiment, il serait mieux en terre qu’en pré,
car il souffre la passion de Dieu! Je ne le désirons pas, monsieur, ce
n’est point notre intérêt. Mais il ne nous donnerait pas ce qu’il nous
donne que je l’aimerions tout de même: ce n’est point l’intérêt qui
nous pousse. Ah! mon Dieu! reprit-elle, il n’y a que les Parisiens pour
avoir de ces chiennes de maladies-là! Où qui prennent ça, donc? Pauvre
jeune homme, il est sûr qu’il ne peut guère ben finir. C’te fièvre,
voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le ruine! il ne s’en
doute point. Il ne le sait point, monsieur. Il ne s’aperçoit de rien.
Faut pas pleurer pour ça, monsieur Jonathas! Il faut se dire qu’il sera
heureux de ne plus souffrir. Vous devriez faire une neuvaine pour lui.
J’avons vu de belles guérisons par les neuvaines, et je paierions bien
un cierge pour sauver une si douce créature, si bonne, un agneau pascal.

La voix de Raphaël était devenue trop faible pour qu’il pût se faire
entendre, il fut donc obligé de subir cet épouvantable bavardage.
Cependant l’impatience le chassa de son lit, il se montra sur le seuil
de la porte:--Vieux scélérat, cria-t-il à Jonathas, tu veux donc être
mon bourreau? La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit.

--Je te défends, dit Raphaël en continuant, d’avoir la moindre
inquiétude sur ma santé.

--Oui, monsieur le marquis, répondit le vieux serviteur en essuyant ses
larmes.

--Et tu feras même fort bien, dorénavant, de ne pas venir ici sans mon
ordre.

Jonathas voulut obéir; mais, avant de se retirer, il jeta sur le
marquis un regard fidèle et compatissant où Raphaël lut son arrêt de
mort. Découragé, rendu tout à coup au sentiment vrai de sa situation,
Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa les bras sur
la poitrine et baissa la tête. Jonathas, effrayé, s’approcha de son
maître.

--Monsieur?

--Va-t’en! va-t’en! lui cria le malade.

Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi les rochers,
s’était assis dans une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir
le chemin étroit par lequel on venait des eaux à son habitation. Au
bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef avec l’Auvergnate.
Une malicieuse puissance lui interpréta les hochements de tête, les
gestes désespérants, la sinistre naïveté de cette femme, et lui en
jeta même les fatales paroles dans le vent et dans le silence. Pénétré
d’horreur, il se réfugia sur les plus hautes cimes des montagnes et
y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pensées,
si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt dont
il était devenu l’objet. Tout à coup l’Auvergnate elle-même se dressa
soudain devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir; par une
bizarrerie de poète, il voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et
de blanc, une vague ressemblance avec les côtes desséchées d’un spectre.

--Voilà le serein qui tombe, mon cher monsieur, lui dit-elle. Si
vous restiez là, vous vous avanceriez ni plus ni moins qu’un fruit
patrouillé. Faut rentrer. Ça n’est pas sain de humer la rosée, avec ça
que vous n’avez rien pris depuis ce matin.

--Par le tonnerre de Dieu, s’écria-t-il, vieille sorcière, je vous
ordonne de me laisser vivre à ma guise, où je décampe d’ici. C’est bien
assez de me creuser ma fosse tous les matins, au moins ne la fouillez
pas le soir.

--Votre fosse! monsieur! Creuser votre fosse! Où qu’elle est donc votre
fosse? Je voudrions vous voir bastant comme notre père et point dans la
fosse! La fosse! nous y sommes toujours assez tôt, dans la fosse.

--Assez, dit Raphaël.

--Prenez mon bras, monsieur.

--Non.

Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié,
surtout quand il la mérite. La haine est un tonique, elle fait
vivre, elle inspire la vengeance; mais la pitié tue, elle affaiblit
encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin, c’est le mépris
dans la tendresse, ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva
chez le centenaire une pitié triomphante, chez l’enfant une pitié
curieuse, chez la femme une pitié tracassière, chez le mari une pitié
intéressée; mais, sous quelque forme que ce sentiment se montrât, il
était toujours gros de mort. Un poète fait de tout un poème, terrible
ou joyeux, suivant les images qui le frappent; son âme exaltée
rejette les nuances douces, et choisit toujours les couleurs vives
et tranchées. Cette pitié produisit au cœur de Raphaël un horrible
poème de deuil et de mélancolie. Il n’avait pas songé sans doute à la
franchise des sentiments naturels, quand il désira se rapprocher de
la nature. Lorsqu’il se croyait seul sous un arbre, aux prises avec
une quinte opiniâtre dont il ne triomphait jamais sans sortir abattu
par cette terrible lutte, il voyait les yeux brillants et fluides
du petit garçon, placé en vedette sous une touffe d’herbes, comme
un sauvage, et qui l’examinait avec cette enfantine curiosité dans
laquelle il y a autant de raillerie que de plaisir, et je ne sais quel
intérêt mêlé d’insensibilité. Le terrible: _Frère, il faut mourir_,
des trappistes, semblait constamment écrit dans les yeux des paysans
avec lesquels vivait Raphaël; il ne savait ce qu’il craignait de plus
de leurs paroles naïves ou de leur silence; tout en eux le gênait. Un
matin, il vit deux hommes vêtus de noir qui rôdèrent autour de lui,
le flairèrent, et l’étudièrent à la dérobée; puis, feignant d’être
venus là pour se promener, ils lui adressèrent des questions banales
auxquelles il répondit brièvement. Il reconnut en eux le médecin et le
curé des eaux, sans doute envoyés par Jonathas, consultés par ses hôtes
ou attirés par l’odeur d’une mort prochaine. Il entrevit alors son
propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les cierges,
et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature,
au sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Tout ce qui
naguère lui annonçait une longue existence lui prophétisait maintenant
une fin prochaine. Le lendemain, il partit pour Paris, après avoir été
abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement plaintifs que ses
hôtes lui adressèrent.

Après avoir voyagé durant toute la nuit, il s’éveilla dans l’une des
plus riantes vallées du Bourbonnais, dont les sites et les points de
vue tourbillonnaient devant lui, rapidement emportés comme les images
vaporeuses d’un songe. La nature s’étalait à ses yeux avec une cruelle
coquetterie. Tantôt l’Allier déroulait sur une riche perspective son
ruban liquide et brillant, puis des hameaux modestement cachés au
fond d’une gorge de rochers jaunâtres montraient la pointe de leurs
clochers; tantôt les moulins d’un petit vallon se découvraient
soudain après des vignobles monotones, et toujours apparaissaient de
riants châteaux, des villages suspendus, ou quelques routes bordées de
peupliers majestueux; enfin la Loire et ses longues nappes diamantées
reluisirent au milieu de ses sables dorés. Séductions sans fin! La
nature agitée, vivace comme un enfant, contenant à peine l’amour et
la sève du mois de juin, attirait fatalement les regards éteints du
malade. Il leva les persiennes de sa voiture, et se remit à dormir.
Vers le soir, après avoir passé Cosne, il fut réveillé par une joyeuse
musique et se trouva devant une fête de village. La poste était située
près de la place. Pendant le temps que les postillons mirent à relayer
sa voiture, il vit les danses de cette population joyeuse, les filles
parées de fleurs, jolies, agaçantes, les jeunes gens animés, puis
les trognes des vieux paysans gaillardement rougies par le vin. Les
petits enfants se rigolaient, les vieilles femmes parlaient en riant,
tout avait une voix, et le plaisir enjolivait même les habits et
les tables dressées. La place et l’église offraient une physionomie
de bonheur; les toits, les fenêtres, les portes mêmes du village
semblaient s’être endimanchés aussi. Semblable aux moribonds impatients
du moindre bruit, Raphaël ne put réprimer une sinistre interjection,
ni le désir d’imposer silence à ces violons, d’anéantir ce mouvement,
d’assourdir ces clameurs, de dissiper cette fête insolente. Il monta
tout chagrin dans sa voiture. Quand il regarda sur la place, il vit
la joie effarouchée, les paysannes en fuite et les bancs déserts. Sur
l’échafaud de l’orchestre, un ménétrier aveugle continuait à jouer
sur sa clarinette une ronde criarde. Cette musique sans danseurs, ce
vieillard solitaire au profil grimaud, en haillons, les cheveux épars,
et caché dans l’ombre d’un tilleul, était comme une image fantastique
du souhait de Raphaël. Il tombait à torrents une de ces fortes pluies
que les nuages électriques du mois de juin versent brusquement et qui
finissent de même. C’était chose si naturelle, que Raphaël, après avoir
regardé dans le ciel quelques nuages blanchâtres emportés par un grain
de vent, ne songea pas à regarder sa Peau de chagrin. Il se remit dans
le coin de sa voiture, qui bientôt roula sur la route.

Le lendemain il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa
cheminée. Il s’était fait allumer un grand feu, il avait froid.
Jonathas lui apporta des lettres, elles étaient toutes de Pauline.
Il ouvrit la première sans empressement, et la déplia comme si c’eût
été le papier grisâtre d’une sommation sans frais, envoyée par le
percepteur. Il lut la première phrase: «Parti, mais c’est une fuite,
mon Raphaël. Comment! personne ne peut me dire où tu es? Et si je ne le
sais pas, qui donc le saurait?» Sans vouloir en apprendre davantage,
il prit froidement les lettres et les jeta dans le foyer, en regardant
d’un œil terne et sans chaleur les jeux de la flamme qui tordait le
papier parfumé, le racornissait, le retournait, le morcelait.

Des fragments roulèrent sur les cendres en lui laissant voir des
commencements de phrase, des mots, des pensées à demi brûlées, et qu’il
se plut à saisir dans la flamme par un divertissement machinal.

  «.... Assise à ta porte.... attendu.... Caprice.... j’obéis....
  Des rivales.... moi, non!.... ta Pauline.... aime.... plus de
  Pauline donc?.... Si tu avais voulu me quitter, tu ne m’aurais pas
  abandonnée.... Amour éternel.... Mourir....»

Ces mots lui donnèrent une sorte de remords: il saisit les pincettes et
sauva des flammes un dernier lambeau de lettre.

  «.... J’ai murmuré, disait Pauline, mais je ne me suis pas plainte,
  Raphaël? En me laissant loin de toi, tu as sans doute voulu me
  dérober le poids de quelques chagrins. Un jour, tu me tueras
  peut-être, mais tu es trop bon pour me faire souffrir. Eh! bien, ne
  pars plus ainsi. Va, je puis affronter les plus grands supplices,
  mais près de toi. Le chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un
  chagrin: j’ai dans le cœur encore bien plus d’amour que je ne t’en ai
  montré. Je puis tout supporter, hors de pleurer loin de toi, et de ne
  pas savoir ce que tu....»

Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci par le feu, il
le rejeta tout à coup dans le foyer. Ce papier était une image trop
vive de son amour et de sa fatale vie.

--Va chercher monsieur Bianchon, dit-il à Jonathas.

Horace vint et trouva Raphaël au lit.

--Mon ami, peux-tu me composer une boisson légèrement opiacée qui
m’entretienne dans une somnolence continuelle, sans que l’emploi
constant de ce breuvage me fasse mal?

--Rien n’est plus aisé, répondit le jeune docteur; mais il faudra
cependant rester debout quelques heures de la journée, pour manger.

--Quelques heures, dit Raphaël en l’interrompant, non, non, je ne veux
être levé que durant une heure au plus.

--Quel est donc ton dessein? demanda Bianchon.

--Dormir, c’est encore vivre, répondit le malade.

--Ne laisse entrer personne, fût-ce même mademoiselle Pauline de
Vitschnau, dit Valentin à Jonathas pendant que le médecin écrivait son
ordonnance.

--Hé! bien, monsieur Horace, y a-t-il de la ressource? demanda le vieux
domestique au jeune docteur qu’il avait reconduit jusqu’au perron.

--Il peut aller encore long-temps, ou mourir ce soir. Chez lui, les
chances de vie et de mort sont égales. Je n’y comprends rien, répondit
le médecin en laissant échapper un geste de doute. Il faut le distraire.

--Le distraire! monsieur, vous ne le connaissez pas. Il a tué l’autre
jour un homme sans dire ouf! Rien ne le distrait.

Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son
sommeil factice. Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium
sur notre âme immatérielle, cet homme d’imagination si puissamment
active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux paresseux qui
croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille végétale,
sans faire un pas pour saisir une proie facile. Il avait même éteint la
lumière du ciel, le jour n’entrait plus chez lui. Vers les huit heures
du soir, il sortait de son lit: sans avoir une conscience lucide de son
existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussitôt. Ses
heures froides et ridées ne lui apportaient que de confuses images,
des apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il s’était
enseveli dans un profond silence, dans une négation de mouvement et
d’intelligence. Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard que de
coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il sonna Jonathas.

--Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche, tu seras heureux dans
tes vieux jours; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment!
misérable, je sens la faim. Où est mon dîner? réponds.

Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie
dont la lumière tremblotait dans l’obscurité profonde des immenses
appartements de l’hôtel; il conduisit son maître redevenu machine à
une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Raphaël,
inondé de lumière, fut ébloui, surpris par un spectacle inouï.
C’était ses lustres chargés de bougies, les fleurs les plus rares de
sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie,
d’or, de nacre, de porcelaines; un repas royal, fumant, et dont les
mets appétissants irritaient les houppes nerveuses du palais. Il vit
ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées et ravissantes, la
gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs,
les yeux brillants, toutes de beautés diverses, agaçantes sous de
voluptueux travestissements: l’une avait dessiné ses formes attrayantes
par une jaquette irlandaise, l’autre portait la basquina lascive des
Andalouses; celle-ci demi-nue en Diane chasseresse, celle-là modeste
et amoureuse sous le costume de mademoiselle de La Vallière, étaient
également vouées à l’ivresse. Dans les regards de tous les convives
brillaient la joie, l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure
de Raphaël se montra dans l’ouverture de la porte, une acclamation
soudaine éclata, rapide, rutilante comme les rayons de cette fête
improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces femmes d’une
pénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit.
Une délicieuse musique, cachée dans un salon voisin, couvrit par un
torrent d’harmonie ce tumulte enivrant, et compléta cette étrange
vision. Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse,
une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le
serrer, la main d’Aquilina. Il comprit que ce tableau n’était pas vague
et fantastique comme les fugitives images de ses rêves décolorés, il
poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte, et flétrit son
vieux serviteur en le frappant au visage.

--Monstre, tu as donc juré de me faire mourir? s’écria-t-il. Puis, tout
palpitant du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour
regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil, et se coucha.

--Que diable! dit Jonathas en se relevant, monsieur Bianchon m’avait
cependant bien ordonné de le distraire.

Il était environ minuit. A cette heure, Raphaël, par un de ces caprices
physiologiques, l’étonnement et le désespoir des sciences médicales,
resplendissait de beauté pendant son sommeil. Un rose vif colorait
ses joues blanches. Son front gracieux comme celui d’une jeune fille
exprimait le génie. La vie était en fleurs sur ce visage tranquille et
reposé. Vous eussiez dit d’un jeune enfant endormi sous la protection
de sa mère. Son sommeil était un bon sommeil, sa bouche vermeille
laissait passer un souffle égal et pur, il souriait transporté sans
doute par un rêve dans une belle vie. Peut-être était-il centenaire,
peut-être ses petits-enfants lui souhaitaient-ils de longs jours;
peut-être de son banc rustique, sous le soleil, assis sous le
feuillage, apercevait-il, comme le prophète, en haut de la montagne, la
terre promise, dans un bienfaisant lointain!

--Te voilà donc! Ces mots, prononcés d’une voix argentine, dissipèrent
les figures nuageuses de son sommeil. A la lueur de la lampe, il vit
assise sur son lit sa Pauline, mais Pauline embellie par l’absence et
par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de cette figure
blanche comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui, accompagnée
de longs cheveux noirs, semblait encore plus noire dans l’ombre. Des
larmes avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et y restaient
suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc, la tête
penchée et foulant à peine le lit, elle était là comme un ange descendu
des cieux, comme une apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.

--Ah! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au moment où Raphaël ouvrit les
yeux. Je n’ai de voix que pour te dire: Je suis à toi! Oui, mon cœur
est tout amour. Ah! jamais, ange de ma vie, tu n’as été si beau. Tes
yeux foudroient. Mais je devine tout, va! Tu as été chercher la santé
sans moi, tu me craignais... Eh bien.

--Fuis, fuis, laisse-moi, répondit enfin Raphaël d’une voix sourde.
Mais va-t’en donc. Si tu restes là, je meurs. Veux-tu me voir mourir?

--Mourir! répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir,
mais tu es jeune! Mourir, mais je t’aime! Mourir! ajouta-t-elle d’une
voix profonde et gutturale en lui prenant les mains par un mouvement de
folie.

--Froides, dit-elle. Est-ce une illusion?

Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la Peau de chagrin,
fragile et petit comme la feuille d’une pervenche, et le lui
montrant:--Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous adieu,
dit-il.

--Adieu? répéta-t-elle d’un air surpris.

--Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes désirs, et représente
ma vie. Vois ce qu’il m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais
mourir...

La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et
alla chercher la lampe. Éclairée par la lueur vacillante qui se
projetait également sur Raphaël et sur le talisman, elle examina
très-attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle
de la Peau magique. En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne
fut plus maître de sa pensée: les souvenirs des scènes caressantes et
des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son âme depuis
long-temps endormie, et s’y réveillèrent comme un foyer mal éteint.

--Pauline, viens! Pauline!

Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se
dilatèrent, ses sourcils violemment tirés par une douleur inouïe,
s’écartèrent avec horreur, elle lisait dans les yeux de Raphaël un de
ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle; et à mesure que grandissait
ce désir, la Peau, en se contractant, lui chatouillait la main. Sans
réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte.

--Pauline! Pauline! cria le moribond en courant après elle, je t’aime,
je t’adore, je te veux! Je te maudis, si tu ne m’ouvres! Je veux mourir
à toi!

Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à
terre, et vit sa maîtresse à demi nue se roulant sur un canapé. Pauline
avait tenté vainement de se déchirer le sein, et pour se donner une
prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châle.--Si je
meurs, il vivra, disait-elle en tâchant vainement de serrer le nœud.
Ses cheveux étaient épars, ses épaules nues, ses vêtements en désordre,
et dans cette lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le visage
enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, elle présentait à
Raphaël, ivre d’amour, mille beautés qui augmentèrent son délire; il se
jeta sur elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et
voulut la prendre dans ses bras.

Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait
toutes ses forces; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle
dans sa poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant, semblait
partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de
sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se présenta tout épouvanté
des cris qu’il entendait, et tenta d’arracher à la jeune fille le
cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin.

--Que demandez-vous! dit-elle. Il est à moi, je l’ai tué, ne l’avais-je
pas prédit!


ÉPILOGUE.

Et que devint Pauline?

--Ah! Pauline, bien. Êtes-vous quelquefois resté par une douce soirée
d’hiver devant votre foyer domestique, voluptueusement livré à des
souvenirs d’amour ou de jeunesse en contemplant les rayures produites
par le feu sur un morceau de chêne? Ici la combustion dessine les cases
rouges d’un damier, là elle miroite des velours; de petites flammes
bleues courent, bondissent et jouent sur le fond ardent du brasier.
Vient un peintre inconnu qui se sert de cette flamme; par un artifice
unique, il trace au sein de ces flamboyantes teintes violettes ou
empourprées une figure supernaturelle et d’une délicatesse inouïe,
phénomène fugitif que le hasard ne recommencera jamais: c’est une femme
aux cheveux emportés par le vent, et dont le profil respire une passion
délicieuse: du feu dans le feu! elle sourit, elle expire, vous ne la
reverrez plus. Adieu fleur de la flamme, adieu principe incomplet,
inattendu, venu trop tôt ou trop tard pour être quelque beau diamant.

--Mais Pauline?

--Vous n’y êtes pas? je recommence. Place! place! Elle arrive, la
voici la reine des illusions, la femme qui passe comme un baiser, la
femme vive comme un éclair, comme lui jaillie brûlante du ciel, l’être
incréé, tout, esprit, tout amour. Elle a revêtu je ne sais quel corps
de flamme, ou pour elle la flamme s’est un moment animée! Les lignes
de ses formes sont d’une pureté qui vous dit qu’elle vient du ciel. Ne
resplendit-elle pas comme un ange? n’entendez-vous pas le frémissement
aérien de ses ailes? Plus légère que l’oiseau, elle s’abat près de
vous et ses terribles yeux fascinent; sa douce, mais puissante haleine
attire vos lèvres par une force magique; elle fuit et vous entraîne,
vous ne sentez plus la terre. Vous voulez passer une seule fois votre
main chatouillée, votre main fanatisée sur ce corps de neige, froisser
ses cheveux d’or, baiser ses yeux étincelants. Une vapeur vous enivre,
une musique enchanteresse vous charme. Vous tressaillez de tous vos
nerfs, vous êtes tout désir, tout souffrance. O bonheur sans nom! vous
avez touché les lèvres de cette femme; mais tout à coup une atroce
douleur vous réveille. Ha! ha! votre tête a porté sur l’angle de votre
lit, vous en avez embrassé l’acajou brun, les dorures froides, quelque
bronze, un amour en cuivre.

--Mais, monsieur, Pauline!

--Encore! écoutez. Par une belle matinée, en partant de Tours,
un jeune homme embarqué sur _la Ville d’Angers_ tenait dans sa
main la main d’une jolie femme. Unis ainsi, tous deux admirèrent
long-temps, au-dessus des larges eaux de la Loire, une blanche figure,
artificiellement éclose au sein du brouillard comme un fruit des eaux
et du soleil, ou comme un caprice des nuées et de l’air. Tour à tour
ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait dans les airs
comme un mot vainement cherché qui court dans la mémoire sans se
laisser saisir; elle se promenait entre les îles, elle agitait sa tête
à travers les hauts peupliers; puis devenue gigantesque elle faisait
ou resplendir les mille plis de sa robe, ou briller l’auréole décrite
par le soleil autour de son visage; elle planait sur les hameaux, sur
les collines, et semblait défendre au bateau à vapeur de passer devant
le château d’Ussé. Vous eussiez dit le fantôme de la Dame des belles
Cousines qui voulait protéger son pays contre les invasions modernes.

--Bien, je comprends, ainsi de Pauline. Mais Fœdora?

--Oh! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle
ira ce soir à l’Opéra, elle est partout.


  Paris, 1830-31.




JÉSUS-CHRIST EN FLANDRE.

A MARCELINE DESBORDES-VALMORE,

  _A vous, fille de la Flandre, et qui en êtes une des gloires
  modernes, cette naïve tradition des Flandres._

                                                             DE BALZAC.


A une époque assez indéterminée de l’histoire brabançonne, les
relations entre l’île de Cadzant et les côtes de la Flandre étaient
entretenues par une barque destinée au passage des voyageurs. Capitale
de l’île, Midelbourg, plus tard si célèbre dans les annales du
protestantisme, comptait à peine deux ou trois cents feux. La riche
Ostende était un havre inconnu, flanqué d’une bourgade chétivement
peuplée par quelques pêcheurs, par de pauvres négociants et par
des corsaires impunis. Néanmoins le bourg d’Ostende, composé d’une
vingtaine de maisons et de trois cents cabanes, chaumines ou taudis
construits avec des débris de navires naufragés jouissait d’un
gouverneur, d’une milice, de fourches patibulaires, d’un couvent, d’un
bourgmestre, enfin de tous les organes d’une civilisation avancée. Qui
régnait alors en Brabant, en Flandre, en Belgique? Sur ce point, la
tradition est muette. Avouons-le? cette histoire se ressent étrangement
du vague, de l’incertitude, du merveilleux que les orateurs favoris
des veillées flamandes se sont amusés maintes fois à répandre dans
leurs gloses aussi diverses de poésie que contradictoires par les
détails. Dite d’âge en âge, répétée de foyer en foyer par les aïeules,
par les conteurs de jour et de nuit, cette chronique a reçu de chaque
siècle une teinte différente. Semblable à ces monuments arrangés
suivant le caprice des architectures de chaque époque, mais dont les
masses noires et frustes plaisent aux poètes, elle ferait le désespoir
des commentateurs, des éplucheurs de mots, de faits et de dates. Le
narrateur y croit, comme tous les esprits superstitieux de la Flandre
y ont cru, sans en être ni plus doctes ni plus infirmes. Seulement,
dans l’impossibilité de mettre en harmonie toutes les versions, voici
le fait dépouillé peut-être de sa naïveté romanesque impossible
à reproduire, mais avec ses hardiesses que l’histoire désavoue,
avec sa moralité que la religion approuve, son fantastique, fleur
d’imagination, son sens caché dont peut s’accommoder le sage. A chacun
sa pâture et le soin de trier le bon grain de l’ivraie.

La barque qui servait à passer les voyageurs de l’île de Cadzant
à Ostende allait quitter le village. Avant de détacher la chaîne
de fer qui retenait sa chaloupe à une pierre de la petite jetée où
l’on s’embarquait, le patron donna du cor à plusieurs reprises, afin
d’appeler les retardataires, car ce voyage était son dernier. La nuit
approchait, les derniers feux du soleil couchant permettaient à peine
d’apercevoir les côtes de Flandre et de distinguer dans l’île les
passagers attardés, errant soit le long des murs en terre dont les
champs étaient environnés, soit parmi les hauts joncs des marais. La
barque était pleine, un cri s’éleva:

--Qu’attendez-vous? Partons.

En ce moment, un homme apparut à quelques pas de la jetée; le pilote,
qui ne l’avait entendu ni venir, ni marcher, fut assez surpris de le
voir. Ce voyageur semblait s’être levé de terre tout à coup, comme
un paysan qui se serait couché dans un champ en attendant l’heure
du départ et que la trompette aurait réveillé. Était-ce un voleur?
était-ce quelque homme de douane ou de police? Quand il arriva sur
la jetée où la barque était amarrée, sept personnes placées debout à
l’arrière de la chaloupe s’empressèrent de s’asseoir sur les bancs,
afin de s’y trouver seules et de ne pas laisser l’étranger se mettre
avec elles. Ce fut une pensée instinctive et rapide, une de ces pensées
d’aristocratie qui viennent au cœur des gens riches. Quatre de ces
personnages appartenaient à la plus haute noblesse des Flandres.
D’abord un jeune cavalier, accompagné de deux beaux lévriers et portant
sur ses cheveux longs une toque ornée de pierreries, faisait retentir
ses éperons dorés et frisait de temps en temps sa moustache avec
impertinence, en jetant des regards dédaigneux au reste de l’équipage.
Une altière demoiselle tenait un faucon sur son poing, et ne parlait
qu’à sa mère ou à un ecclésiastique du haut rang, leur parent sans
doute. Ces personnes faisaient grand bruit et conversaient ensemble,
comme si elles eussent été seules dans la barque. Néanmoins, auprès
d’elles se trouvait un homme très-important dans le pays, un gros
bourgeois de Bruges, enveloppé dans un grand manteau. Son domestique,
armé jusqu’aux dents, avait mis près de lui deux sacs pleins d’argent.
A côté d’eux se trouvait encore un homme de science, docteur à
l’université de Louvain, flanqué de son clerc. Ces gens, qui se
méprisaient les uns les autres, étaient séparés de l’avant par le banc
des rameurs.

Lorsque le passager en retard mit le pied dans la barque, il jeta un
regard rapide sur l’arrière, n’y vit pas de place, et alla en demander
une à ceux qui se trouvaient sur l’avant du bateau. Ceux-là étaient
de pauvres gens. A l’aspect d’un homme à tête nue, dont l’habit et le
haut-de-chausses en camelot brun, dont le rabat en toile de lin empesé
n’avaient aucun ornement, qui ne tenait à la main ni toque ni chapeau,
sans bourse ni épée à la ceinture, tous le prirent pour un bourgmestre
sûr de son autorité, bourgmestre bon homme et doux comme quelques-uns
de ces vieux Flamands dont la nature et le caractère ingénus nous ont
été si bien conservés par les peintres du pays. Les pauvres passagers
accueillirent alors l’inconnu par des démonstrations respectueuses
qui excitèrent des railleries chuchotées entre les gens de l’arrière.
Un vieux soldat, homme de peine et de fatigue, donna sa place sur le
banc à l’étranger, s’assit au bord de la barque, et s’y maintint en
équilibre par la manière dont il appuya ses pieds contre une de ces
traverses de bois qui, semblables aux arêtes d’un poisson servent à
lier les planches des bateaux. Une jeune femme, mère d’un petit enfant,
et qui paraissait appartenir à la classe ouvrière d’Ostende, se recula
pour faire assez de place au nouveau venu. Ce mouvement n’accusa ni
servilité, ni dédain. Ce fut un de ces témoignages d’obligeance par
lesquels les pauvres gens, habitués à connaître le prix d’un service
et les délices de la fraternité, révèlent la franchise et le naturel
de leurs âmes, si naïves dans l’expression de leurs qualités et de
leurs défauts; aussi l’étranger les remercia-t-il par un geste plein
de noblesse. Puis il s’assit entre cette jeune mère et le vieux
soldat. Derrière lui se trouvaient un paysan et son fils, âgé de dix
ans. Une pauvresse ayant un bissac presque vide, vieille et ridée, en
haillons, type de malheur et d’insouciance, gisait sur le bec de la
barque, accroupie dans un gros paquet de cordages. Un des rameurs,
vieux marinier, qui l’avait connue belle et riche, l’avait fait entrer,
suivant l’admirable diction du peuple, _pour l’amour de Dieu_.

--Grand merci, Thomas, avait dit la vieille, je dirai pour toi ce soir
deux Pater et deux Ave dans ma prière.

Le patron donna du cor encore une fois, regarda la campagne muette,
jeta la chaîne dans un bateau, courut le long du bord jusqu’au
gouvernail, en prit la barre, resta debout; puis, après avoir
contemplé le ciel, il dit d’une voix forte à ses rameurs, quand ils
furent en pleine mer:--Ramez, ramez fort, et dépêchons! la mer sourit
à un mauvais grain, la sorcière! Je sens la houle au mouvement du
gouvernail, et l’orage à mes blessures.

Ces paroles, dites en termes de marine, espèce de langue intelligible
seulement pour des oreilles accoutumées au bruit des flots, imprimèrent
aux rames un mouvement précipité, mais toujours cadencé; mouvement
unanime, différent de la manière de ramer précédente, comme le trot
d’un cheval l’est de son galop. Le beau monde assis à l’arrière prit
plaisir à voir tous ces bras nerveux, ces visages bruns aux yeux de
feu, ces muscles tendus, et ces différentes forces humaines agissant
de concert, pour leur faire traverser le détroit moyennant un faible
péage. Loin de déplorer cette misère, ils se montrèrent les rameurs
en riant des expressions grotesques que la manœuvre imprimait à leurs
physionomies tourmentées. A l’avant, le soldat, le paysan et la vieille
contemplaient les mariniers avec cette espèce de compassion naturelle
aux gens qui, vivant de labeur, connaissent les rudes angoisses et les
fiévreuses fatigues du travail. Puis, habitués à la vie en plein air,
tous avaient compris, à l’aspect du ciel, le danger qui les menaçait,
tous étaient donc sérieux. La jeune mère berçait son enfant, en lui
chantant une vieille hymne d’église pour l’endormir.

--Si nous arrivons, dit le soldat au paysan, le bon Dieu aura mis de
l’entêtement à nous laisser en vie.

--Ah! il est le maître, répondit la vieille; mais je crois que son bon
plaisir est de nous appeler près de lui. Voyez là-bas cette lumière?
Et, par un geste de tête, elle montrait le couchant, où des bandes
de feu tranchaient vivement sur des nuages bruns nuancés de rouge
qui semblaient bien près de déchaîner quelque vent furieux. La mer
faisait entendre un murmure sourd, une espèce de mugissement intérieur,
assez semblable à la voix d’un chien quand il ne fait que gronder.
Après tout, Ostende n’était pas loin. En ce moment, le ciel et la mer
offraient un de ces spectacles auxquels il est peut-être impossible à
la peinture comme à la poésie de donner plus de durée qu’ils n’en ont
réellement. Les créations humaines veulent des contrastes puissants.
Aussi les artistes demandent-ils ordinairement à la nature ses
phénomènes les plus brillants, désespérant sans doute de rendre la
grande et belle poésie de son allure ordinaire, quoique l’âme humaine
soit souvent aussi profondément remuée dans le calme que dans le
mouvement, et par le silence autant que par la tempête. Il y eut un
moment où, sur la barque, chacun se tut et contempla la mer et le ciel,
soit par pressentiment, soit pour obéir à cette mélancolie religieuse
qui nous saisit presque tous à l’heure de la prière, à la chute du
jour, à l’instant où la nature se tait, où les cloches parlent. La mer
jetait une lueur blanche et blafarde, mais changeante et semblable aux
couleurs de l’acier. Le ciel était généralement grisâtre. A l’ouest,
de longs espaces étroits simulaient des flots de sang, tandis qu’à
l’orient des lignes étincelantes, marquées comme par un pinceau fin,
étaient séparées par des nuages plissés comme des rides sur le front
d’un vieillard. Ainsi, la mer et le ciel offraient partout un fond
terne, tout en demi-teintes, qui faisait ressortir les feux sinistres
du couchant. Cette physionomie de la nature inspirait un sentiment
terrible. S’il est permis de glisser les audacieux tropes du peuple
dans la langue écrite, on répéterait ce que disait le soldat, que le
temps était en déroute, ou, ce que lui répondit le paysan, que le
ciel avait la mine d’un bourreau. Le vent s’éleva tout à coup vers le
couchant, et le patron, qui ne cessait de consulter la mer, la voyant
s’enfler à l’horizon, s’écria:--Hau! hau! A ce cri, les matelots
s’arrêtèrent aussitôt et laissèrent nager leurs rames.

--Le patron a raison, dit froidement Thomas quand la barque portée
en haut d’une énorme vague redescendit comme au fond de la mer
entr’ouverte.

A ce mouvement extraordinaire, à cette colère soudaine de l’Océan, les
gens de l’arrière devinrent blêmes, et jetèrent un cri terrible:--Nous
périssons!

--Oh! pas encore, leur répondit tranquillement le patron.

En ce moment, les nuées se déchirèrent sous l’effort du vent,
précisément au-dessus de la barque. Les masses grises s’étant étalées
avec une sinistre promptitude à l’orient et au couchant, la lueur du
crépuscule y tomba d’aplomb par une crevasse due au vent d’orage, et
permit d’y voir les visages. Les passagers, nobles ou riches, mariniers
et pauvres, restèrent un moment surpris à l’aspect du dernier venu. Ses
cheveux d’or, partagés en deux bandeaux sur son front tranquille et
serein, retombaient en boucles nombreuses sur ses épaules, en découpant
sur la grise atmosphère une figure sublime de douceur et où rayonnait
l’amour divin. Il ne méprisait pas la mort, il était certain de ne pas
périr. Mais si d’abord les gens de l’arrière oublièrent un instant la
tempête dont l’implacable fureur les menaçait, ils revinrent bientôt à
leurs sentiments d’égoïsme et aux habitudes de leur vie.

--Est-il heureux, ce stupide bourgmestre, de ne pas s’apercevoir du
danger que nous courons tous! Il est là comme un chien, et mourra sans
agonie, dit le docteur.

A peine avait-il dit cette phrase assez judicieuse, que la tempête
déchaîna ses légions. Les vents soufflèrent de tous les côtés, la
barque tournoya comme une toupie, et la mer y entra.

--Oh! mon pauvre enfant! mon enfant! Qui sauvera mon enfant? s’écria la
mère d’une voix déchirante.

--Vous-même, répondit l’étranger.

Le timbre de cet organe pénétra le cœur de la jeune femme, il y mit
un espoir; elle entendit cette suave parole malgré les sifflements de
l’orage, malgré les cris poussés par les passagers.

--Sainte Vierge de Bon-Secours, qui êtes à Anvers, je vous promets
mille livres de cire et une statue, si vous me tirez de là, s’écria le
bourgeois à genoux sur des sacs d’or.

--La Vierge n’est pas plus à Anvers qu’ici, lui répondit le docteur.

--Elle est dans le ciel, répliqua une voix qui semblait sortir de la
mer.

--Qui donc a parlé?

--C’est le diable, s’écria le domestique, il se moque de la Vierge
d’Anvers.

--Laissez-moi donc là votre sainte Vierge, dit le patron aux passagers.
Empoignez-moi les écopes et videz-moi l’eau de la barque. Et vous
autres, reprit-il en s’adressant aux matelots, ramez ferme! Nous avons
un moment de répit, au nom du diable qui vous laisse en ce monde,
soyons nous-mêmes notre providence. Ce petit canal est furieusement
dangereux, on le sait, voilà trente ans que je le traverse. Est-ce de
ce soir que je me bats avec la tempête?

Puis, debout à son gouvernail, le patron continua de regarder
alternativement sa barque, la mer et le ciel.

--Il se moque toujours de tout, le patron, dit Thomas à voix basse.

--Dieu nous laissera-t-il mourir avec ces misérables? demanda
l’orgueilleuse jeune fille au beau cavalier.

--Non, non, noble demoiselle. Écoutez-moi? Il l’attira par la taille,
et lui parlant à l’oreille:--Je sais nager, n’en dites rien! Je vous
prendrai par vos beaux cheveux, et vous conduirai doucement au rivage;
mais je ne puis sauver que vous.

La demoiselle regarda sa vieille mère. La dame était à genoux et
demandait quelque absolution à l’évêque qui ne l’écoutait pas. Le
chevalier lut dans les yeux de sa belle maîtresse un faible sentiment
de piété filiale, et lui dit d’une voix sourde:--Soumettez-vous aux
volontés de Dieu! S’il veut appeler votre mère à lui, ce sera sans
doute pour son bonheur... en l’autre monde, ajouta-t-il d’une voix
encore plus basse.--Et pour le nôtre en celui-ci, pensa-t-il. La dame
de Rupelmonde possédait sept fiefs, outre la baronnie de Gâvres.
La demoiselle écouta la voix de sa vie, les intérêts de son amour
parlant par la bouche du bel aventurier, jeune mécréant qui hantait
les églises, où il cherchait une proie, une fille à marier ou de beaux
deniers comptants. L’évêque bénissait les flots, et leur ordonnait
de se calmer en désespoir de cause; il songeait à sa concubine qui
l’attendait avec quelque délicat festin, qui peut-être en ce moment
se mettait au bain, se parfumait, s’habillait de velours, ou faisait
agrafer ses colliers et ses pierreries. Loin de songer aux pouvoirs
de la sainte Église, et de consoler ces chrétiens en les exhortant à
se confier à Dieu, l’évêque pervers mêlait des regrets mondains et
des paroles d’amour aux saintes paroles du bréviaire. La lueur qui
éclairait ces pâles visages permit de voir leurs diverses expressions,
quand la barque, enlevée dans les airs par une vague, puis rejetée au
fond de l’abîme, puis secouée comme une feuille frêle, jouet de la bise
en automne, craqua dans sa coque et parut près de se briser. Ce fut
alors des cris horribles, suivis d’affreux silences. L’attitude des
personnes assises à l’avant du bateau contrasta singulièrement avec
celle des gens riches ou puissants. La jeune mère serrait son enfant
contre son sein chaque fois que les vagues menaçaient d’engloutir
la fragile embarcation; mais elle croyait à l’espérance que lui
avait jetée au cœur la parole dite par l’étranger; chaque fois, elle
tournait ses regards vers cet homme, et puisait dans son visage une
foi nouvelle, la foi forte d’une femme faible, la foi d’une mère.
Vivant par la parole divine, par la parole d’amour échappée à cet
homme, la naïve créature attendait avec confiance l’exécution de cette
espèce de promesse, et ne redoutait presque plus le péril. Cloué sur
le bord de la chaloupe, le soldat ne cessait de contempler cet être
singulier sur l’impassibilité duquel il modelait sa figure rude et
basanée en déployant son intelligence et sa volonté, dont les puissants
ressorts s’étaient peu viciés pendant le cours d’une vie passive et
machinale; jaloux de se montrer tranquille et calme autant que ce
courage supérieur, il finit par s’identifier, à son insu peut-être,
au principe secret de cette puissance intérieure. Puis son admiration
devint un fanatisme instinctif, un amour sans bornes, une croyance
en cet homme, semblable à l’enthousiasme que les soldats ont pour
leur chef, quand il est homme de pouvoir, environné par l’éclat des
victoires, et qu’il marche au milieu des éclatants prestiges du génie.
La vieille pauvresse disait à voix basse:--Ah! pécheresse infâme que je
suis! Ai-je souffert assez pour expier les plaisirs de ma jeunesse? Ah!
pourquoi, malheureuse, as-tu mené la belle vie d’une Galloise, as-tu
mangé le bien de Dieu avec des gens d’église, le bien des pauvres avec
les torçonniers et maltôliers? Ah! j’ai eu grand tort. O mon Dieu!
mon Dieu! laissez-moi finir mon enfer sur cette terre de malheur. Ou
bien:--Sainte Vierge, mère de Dieu, prenez pitié de moi!

--Consolez-vous, la mère, le bon Dieu n’est pas un lombard. Quoique
j’aie tué, peut-être à tort et à travers, les bons et les mauvais, je
ne crains pas la résurrection.

--Ah! monsieur l’anspessade, sont-elles heureuses, ces belles dames,
d’être auprès d’un évêque, d’un saint homme! reprit la vieille, elles
auront l’absolution de leurs péchés. Oh! si je pouvais entendre la voix
d’un prêtre me disant:--Vos péchés vous seront remis, je le croirais!

L’étranger se tourna vers elle, et son regard charitable la fit
tressaillir.

--Ayez la foi, lui dit-il, et vous serez sauvée.

--Que Dieu vous récompense, mon bon Seigneur, lui répondit-elle.
Si vous dites vrai, j’irai pour vous et pour moi en pèlerinage à
Notre-Dame-de-Lorette, pieds nus.

Les deux paysans, le père et le fils, restaient silencieux, résignés
et soumis à la volonté de Dieu, en gens accoutumés à suivre
instinctivement, comme les animaux, le branle donné à la Nature.
Ainsi, d’un côté les richesses, l’orgueil, la science, la débauche, le
crime, toute la société humaine telle que la font les arts, la pensée,
l’éducation, le monde et ses lois; mais aussi, de ce côté seulement,
les cris, la terreur, mille sentiments divers combattus par des doutes
affreux, là, seulement, les angoisses de la peur. Puis, au-dessus de
ces existences, un homme puissant, le patron de la barque, ne doutant
de rien, le chef, le roi fataliste, se faisant sa propre providence et
criant:--«Sainte Écope!...» et non pas:--«Sainte Vierge!...» enfin,
défiant l’orage et luttant avec la mer corps à corps. A l’autre
bout de la nacelle, des faibles!... la mère berçant dans son sein
un petit enfant qui souriait à l’orage; une fille, jadis joyeuse,
maintenant livrée à d’horribles remords; un soldat criblé de blessures,
sans autre récompense que sa vie mutilée pour prix d’un dévouement
infatigable; il avait à peine un morceau de pain trempé de pleurs;
néanmoins il se riait de tout et marchait sans soucis, heureux quand
il noyait sa gloire au fond d’un pot de bière ou qu’il la racontait à
des enfants qui l’admiraient. Il commettait gaiement à Dieu le soin
de son avenir; enfin, deux paysans, gens de peine et de fatigue, le
travail incarné, le labeur dont vivait le monde. Ces simples créatures
étaient insouciantes de la pensée et de ses trésors, mais prêtes à les
abîmer dans une croyance, ayant la foi d’autant plus robuste qu’elles
n’avaient jamais rien discuté, ni analysé; natures vierges où la
conscience était restée pure et le sentiment puissant; le remords,
le malheur, l’amour, le travail avaient exercé, purifié, concentré,
décuplé, leur volonté, la seule chose qui, dans l’homme, ressemble à ce
que les savants nomment une âme.

Quand la barque, conduite par la miraculeuse adresse du pilote,
arriva presque en vue d’Ostende, à cinquante pas du rivage, elle
en fut repoussée par une convulsion de la tempête, et chavira
soudain. L’étranger au lumineux visage dit alors à ce petit monde de
douleur:--Ceux qui ont la foi seront sauvés; qu’ils me suivent!

Cet homme se leva, marcha d’un pas ferme sur les flots. Aussitôt la
jeune mère prit son enfant dans ses bras et marcha près de lui sur
la mer. Le soldat se dressa soudain en disant dans son langage de
naïveté:--Ah! nom d’une pipe! je te suivrais au diable. Puis, sans
paraître étonné, il marcha sur la mer. La vieille pécheresse, croyant
à la toute-puissance de Dieu, suivit l’homme et marcha sur la mer.
Les deux paysans se dirent:--Puisqu’ils marchent sur l’eau, pourquoi
ne ferions-nous pas comme eux? Ils se levèrent et coururent après
eux en marchant sur la mer. Thomas voulut les imiter; mais sa foi
chancelant, il tomba plusieurs fois dans la mer, se releva; puis,
après trois épreuves, il marcha sur la mer. L’audacieux pilote s’était
attaché comme un _rémora_ sur le plancher de sa barque. L’avare
avait eu la foi et s’était levé; mais il voulut emporter son or, et
son or l’emporta au fond de la mer. Se moquant du charlatan et des
imbéciles qui l’écoutaient, au moment où il vit l’inconnu proposant
aux passagers de marcher sur la mer, le savant se prit à rire et fut
englouti par l’océan. La jeune fille fut entraînée dans l’abîme par
son amant. L’évêque et la vieille dame allèrent au fond, lourds de
crimes, peut-être, mais plus lourds encore d’incrédulité, de confiance
en de fausses images, lourds de dévotion, légers d’aumônes et de vraie
religion.

La troupe fidèle qui foulait d’un pied ferme et sec la plaine des
eaux courroucées entendait autour d’elle les horribles sifflements de
la tempête. D’énormes lames venaient se briser sur son chemin. Une
force invincible coupait l’océan. A travers le brouillard, ces fidèles
apercevaient dans le lointain, sur le rivage, une petite lumière faible
qui tremblottait par la fenêtre d’une cabane de pêcheurs. Chacun, en
marchant courageusement vers cette lueur, croyait entendre son voisin
criant à travers les mugissements de la mer:--Courage! Et cependant,
attentif à son danger, personne ne disait mot. Ils atteignirent ainsi
le bord de la mer. Quand ils furent tous assis au foyer du pêcheur,
ils cherchèrent en vain leur guide lumineux. Assis sur le haut d’un
rocher, au bas duquel l’ouragan jeta le pilote attaché sur sa planche
par cette force que déploient les marins aux prises avec la mort,
l’HOMME descendit, recueillit le naufragé presque brisé; puis il dit en
étendant une main secourable sur sa tête: Bon pour cette fois-ci, mais
n’y revenez plus, ce serait d’un trop mauvais exemple.

Il prit le marin sur ses épaules et le porta jusqu’à la chaumière du
pêcheur. Il frappa pour le malheureux, afin qu’on lui ouvrît la porte
de ce modeste asile, puis le Sauveur disparut. En cet endroit, fut
bâti, pour les marins, le couvent de la _Merci_, où se vit longtemps
l’empreinte que les pieds de Jésus-Christ avaient, dit-on, laissée
sur le sable. En 1793, lors de l’entrée des Français en Belgique,
des moines emportèrent cette précieuse relique, l’attestation de la
dernière visite que Jésus ait fait à la Terre.

Ce fut là que, fatigué de vivre, je me trouvais quelque temps après
la révolution de 1830. Si vous m’eussiez demandé la raison de mon
désespoir, il m’aurait été presque impossible de la dire, tant mon âme
était devenue molle et fluide. Les ressorts de mon intelligence se
détendaient sous la brise d’un vent d’ouest. Le ciel versait un froid
noir, et les nuées brunes qui passaient au-dessus de ma tête donnaient
une expression sinistre à la nature. L’immensité de la mer, tout me
disait:--Mourir aujourd’hui, mourir demain, ne faudra-t-il pas toujours
mourir? et, alors... J’errais donc en pensant à un avenir douteux,
à mes espérances déchues. En proie à ces idées funèbres, j’entrai
machinalement dans cette église du couvent, dont les tours grises
m’apparaissaient alors comme des fantômes à travers les brumes de la
mer. Je regardai sans enthousiasme cette forêt de colonnes assemblées
dont les chapiteaux feuillus soutiennent des arcades légères, élégant
labyrinthe. Je marchai tout insouciant dans les nefs latérales qui se
déroulaient devant moi comme des portiques tournant sur eux-mêmes.
La lumière incertaine d’un jour d’automne permettait à peine de voir
en haut des voûtes les clefs sculptées, les nervures délicates qui
dessinaient si purement les angles de tous les cintres gracieux. Les
orgues étaient muettes. Le bruit seul de mes pas réveillait les graves
échos cachés dans les chapelles noires. Je m’assis auprès d’un des
quatre piliers qui soutiennent la coupole, près du chœur. De là, je
pouvais saisir l’ensemble de ce monument que je contemplai sans y
attacher aucune idée. L’effet mécanique de mes yeux me faisait seul
embrasser le dédale imposant de tous les piliers, les roses immenses
miraculeusement attachées comme des réseaux au-dessus des portes
latérales ou du grand portail, les galeries aériennes où de petites
colonnes menues séparaient les vitraux enchâssés par des arcs, par
des trèfles ou par des fleurs, joli filigrane en pierre. Au fond du
chœur, un dôme de verre étincelait comme s’il était bâti de pierres
précieuses habilement serties. A droite et à gauche, deux nefs
profondes opposaient à cette voûte, tour à tour blanche et coloriée,
leurs ombres noires au sein desquelles se dessinaient faiblement les
fûts indistincts de cent colonnes grisâtres. A force de regarder ces
arcades merveilleuses, ces arabesques, ces festons, ces spirales, ces
fantaisies sarrasines qui s’entrelaçaient les unes dans les autres,
bizarrement éclairées, mes perceptions devinrent confuses. Je me
trouvai, comme sur la limite des illusions et de la réalité, pris
dans les piéges de l’optique et presque étourdi par la multitude des
aspects. Insensiblement ces pierres découpées se voilèrent, je ne les
vis plus qu’à travers un nuage formé par une poussière d’or, semblable
à celle qui voltige dans les bandes lumineuses tracées par un rayon
de soleil dans une chambre. Au sein de cette atmosphère vaporeuse qui
rendit toutes les formes indistinctes, la dentelle des roses resplendit
tout à coup. Chaque nervure, chaque arête sculptée, le moindre trait
s’argenta. Le soleil alluma des feux dans les vitraux dont les riches
couleurs scintillèrent. Les colonnes s’agitèrent, leurs chapiteaux
s’ébranlèrent doucement. Un tremblement caressant disloqua l’édifice,
dont les frises se remuèrent avec de gracieuses précautions. Plusieurs
gros piliers eurent des mouvements graves comme est la danse d’une
douairière qui, sur la fin d’un bal, complète par complaisance les
quadrilles. Quelques colonnes minces et droites se mirent à rire et à
sauter, parées de leurs couronnes de trèfles. Des cintres pointus se
heurtèrent avec les hautes fenêtres longues et grêles, semblables à
ces dames du Moyen-âge qui portaient les armoiries de leurs maisons
peintes sur leurs robes d’or. La danse de ces arcades mitrées avec
ces élégantes croisées ressemblait aux luttes d’un tournoi. Bientôt
chaque pierre vibra dans l’église, mais sans changer de place. Les
orgues parlèrent, et me firent entendre une harmonie divine à laquelle
se mêlèrent des voix d’anges, musique inouïe, accompagnée par la
sourde basse-taille des cloches dont les tintements annoncèrent que
les deux tours colossales se balançaient sur leurs bases carrées. Ce
sabbat étrange me sembla la chose du monde la plus naturelle, et je ne
m’en étonnai pas après avoir vu Charles X à terre. J’étais moi-même
doucement agité comme sur une escarpolette qui me communiquait une
sorte de plaisir nerveux, et il me serait impossible d’en donner une
idée. Cependant, au milieu de cette chaude bacchanale, le chœur de la
cathédrale me parut froid comme si l’hiver y eût régné. J’y vis une
multitude de femmes vêtues de blanc, mais immobiles et silencieuses.
Quelques encensoirs répandirent une odeur douce qui pénétra mon âme en
la réjouissant. Les cierges flamboyèrent. Le lutrin, aussi gai qu’un
chantre pris de vin, sauta comme un chapeau chinois. Je compris que
la cathédrale tournait sur elle-même avec tant de rapidité que chaque
objet semblait y rester à sa place. Le Christ colossal, fixé sur
l’autel, me souriait avec une malicieuse bienveillance qui me rendit
craintif, je cessai de le regarder pour admirer dans le lointain une
bleuâtre vapeur qui se glissa à travers les piliers, en leur imprimant
une grâce indescriptible. Enfin plusieurs ravissantes figures de femmes
s’agitèrent dans les frises. Les enfants qui soutenaient de grosses
colonnes, battirent eux-mêmes des ailes. Je me sentis soulevé par une
puissance divine qui me plongea dans une joie infinie, dans une extase
molle et douce. J’aurais, je crois, donné ma vie pour prolonger la
durée de cette fantasmagorie, quand tout à coup une voix criarde me dit
à l’oreille:--Réveille-toi, suis-moi!

Une femme desséchée me prit la main et me communiqua le froid le plus
horrible aux nerfs. Ses os se voyaient à travers la peau ridée de sa
figure blême et presque verdâtre. Cette petite vieille froide portait
une robe noire traînée dans la poussière, et gardait à son cou quelque
chose de blanc que je n’osais examiner. Ses yeux fixes, levés vers le
ciel, ne laissaient voir que le blanc des prunelles. Elle m’entraînait
à travers l’église et marquait son passage par des cendres qui
tombaient de sa robe. En marchant, ses os claquèrent comme ceux d’un
squelette. A mesure que nous marchions, j’entendais derrière moi le
tintement d’une clochette dont les sons pleins d’aigreur retentirent
dans mon cerveau, comme ceux d’un harmonica.

--Il faut souffrir, il faut souffrir, me disait-elle.

Nous sortîmes de l’église, et traversâmes les rues les plus fangeuses
de la ville; puis, elle me fit entrer dans une maison noire où elle
m’attira en criant de sa voix, dont le timbre était fêlé comme celui
d’une cloche cassée:--Défends-moi, défends-moi!

Nous montâmes un escalier tortueux. Quand elle eut frappé à une porte
obscure, un homme muet, semblable aux familiers de l’inquisition,
ouvrit cette porte. Nous nous trouvâmes bientôt dans une chambre tendue
de vieilles tapisseries trouées, pleine de vieux linges, de mousselines
fanées, de cuivres dorés.

--Voilà d’éternelles richesses, dit-elle.

Je frémis d’horreur en voyant alors distinctement à la lueur d’une
longue torche et de deux cierges, que cette femme devait être récemment
sortie d’un cimetière. Elle n’avait pas de cheveux. Je voulus fuir,
elle fit mouvoir son bras de squelette et m’entoura d’un cercle de fer
armé de pointes. A ce mouvement, un cri poussé par des millions de
voix, le hurrah des morts, retentit près de nous!

--Je veux te rendre heureux à jamais, dit-elle. Tu es mon fils!

Nous étions assis devant un foyer dont les cendres étaient froides.
Alors la petite vieille me serra la main si fortement que je dus rester
là. Je la regardai fixement, et tâchai de deviner l’histoire de sa vie
en examinant les nippes au milieu desquelles elle croupissait. Mais
existait-elle? C’était vraiment un mystère. Je voyais bien que jadis
elle avait dû être jeune et belle, parée de toutes les grâces de la
simplicité, véritable statue grecque au front virginal.

--Ah! ah! lui dis-je, maintenant je te reconnais. Malheureuse, pourquoi
t’es-tu prostituée aux hommes? Dans l’âge des passions, devenue riche,
tu as oublié ta pure et suave jeunesse, tes dévouements sublimes,
tes mœurs innocentes, tes croyances fécondes, et tu as abdiqué ton
pouvoir primitif, ta suprématie tout intellectuelle pour les pouvoirs
de la chair. Quittant tes vêtements de lin, ta couche de mousse, tes
grottes éclairées par de divines lumières tu as étincelé de diamants,
de luxe et de luxure. Hardie, fière, voulant tout, obtenant tout
et renversant tout sur ton passage, comme une prostituée en vogue
qui court au plaisir, tu as été sanguinaire comme une reine hébétée
de volonté. Ne te souviens-tu pas d’avoir été souvent stupide par
moments. Puis tout à coup merveilleusement intelligente, à l’exemple
de l’Art sortant d’une orgie. Poète, peintre, cantatrice, aimant les
cérémonies splendides, tu n’as peut-être protégé les arts que par
caprice, et seulement pour dormir sous des lambris magnifiques? Un
jour, fantasque et insolente, toi qui devais être chaste et modeste,
n’as-tu pas tout soumis à ta pantoufle, et ne l’as-tu pas jetée sur
la tête des souverains qui avaient ici-bas le pouvoir, l’argent et le
talent! Insultant à l’homme et prenant joie à voir jusqu’où allait
la bêtise humaine, tantôt tu disais à tes amants de marcher à quatre
pattes, de te donner leurs biens, leurs trésors, leurs femmes même,
quand elles valaient quelque chose! Tu as, sans motif, dévoré des
millions d’hommes, tu les as jetés comme des nuées sablonneuses de
l’Occident sur l’Orient. Tu es descendue des hauteurs de la pensée pour
t’asseoir à côté des rois. Femme, au lieu de consoler les hommes, tu
les as tourmentés, affligés! Sûre d’en obtenir, tu demandais du sang!
Tu pouvais cependant te contenter d’un peu de farine, élevée comme
tu le fus, à manger des gâteaux et à mettre de l’eau dans ton vin.
Originale en tout, tu défendais jadis à les amants épuisés de manger,
et ils ne mangeaient pas. Pourquoi extravaguais-tu jusqu’à vouloir
l’impossible? Semblable à quelque courtisane gâtée par ses adorateurs,
pourquoi t’es-tu affolée de niaiseries et n’as-tu pas détrompé les
gens qui expliquaient ou justifiaient toutes tes erreurs? Enfin, tu
as eu tes dernières passions! Terrible comme l’amour d’une femme de
quarante ans, tu as rugi! tu as voulu étreindre l’univers entier dans
un dernier embrassement, et l’univers qui t’appartenait t’a échappé.
Puis, après les jeunes gens sont venus à tes pieds des vieillards, des
impuissants qui t’ont rendue hideuse. Cependant quelques hommes au
coup d’œil d’aigle te disaient d’un regard:--Tu périras sans gloire,
parce que tu as trompé, parce que tu as manqué à tes promesses de
jeune fille. Au lieu d’être un ange au front de paix et de semer la
lumière et le bonheur sur ton passage, tu as été une Messaline aimant
le cirque et les débauches, abusant de ton pouvoir. Tu ne peux plus
redevenir vierge, il te faudrait un maître. Ton temps arrive. Tu
sens déjà la mort. Tes héritiers te croient riche, ils te tueront
et ne recueilleront rien. Essaie au moins de jeter tes hardes qui
ne sont plus de mode, redeviens ce que tu étais jadis. Mais non! tu
t’es suicidée! N’est-ce pas là ton histoire? lui dis-je en finissant,
vieille caduque, édentée, froide, maintenant oubliée, et qui passe sans
obtenir un regard. Pourquoi vis-tu? Que fais-tu de ta robe de plaideuse
qui n’excite le désir de personne? où est ta fortune? pourquoi l’as-tu
dissipée? où sont tes trésors? qu’as-tu fait de beau?

A cette demande, la petite vieille se redressa sur ses os, rejeta ses
guenilles, grandit, s’éclaira, sourit, sortit de sa chrysalide noire.
Puis, comme un papillon nouveau-né, cette création indienne sortit de
ses palmes, m’apparut blanche et jeune, vêtue d’une robe de lin. Ses
cheveux d’or flottèrent sur ses épaules, ses yeux scintillèrent, un
nuage lumineux l’environna, un cercle d’or voltigea sur sa tête, elle
fit un geste vers l’espace en agitant une longue épée de feu.

--Vois et crois! dit-elle.

Tout à coup, je vis dans le lointain des milliers de cathédrales,
semblables à celle que je venais de quitter, mais ornées de tableaux
et de fresques; j’y entendis de ravissants concerts. Autour de ces
monuments, des milliers d’hommes se pressaient, comme des fourmis dans
leurs fourmilières. Les uns empressés de sauver des livres et de copier
des manuscrits, les autres servant les pauvres, presque tous étudiant.
Du sein de ces foules innombrables surgissaient des statues colossales,
élevées par eux. A la lueur fantastique, projetée par un luminaire
aussi grand que le soleil, je lus sur le socle de ces statues:
HISTOIRE. SCIENCES. LITTÉRATURES.

La lumière s’éteignit, je me retrouvai devant la jeune fille, qui,
graduellement, rentra dans sa froide enveloppe, dans ses guenilles
mortuaires, et redevint vieille. Son familier lui apporta un peu de
poussier, afin qu’elle renouvelât les cendres de sa chaufferette, car
le temps était rude; puis, il lui alluma, à elle qui avait eu des
milliers de bougies dans ses palais, une petite veilleuse afin qu’elle
pût lire ses prières pendant la nuit.

--On ne croit plus!... dit-elle.

Telle était la situation critique dans laquelle je vis la plus belle,
la plus vaste, la plus vraie, la plus féconde de toutes les puissances.

--Réveillez-vous, monsieur, l’on va fermer les portes, me dit une voix
rauque.

En me retournant, j’aperçus l’horrible figure du donneur d’eau bénite,
il m’avait secoué le bras. Je trouvai la cathédrale ensevelie dans
l’ombre, comme un homme enveloppé d’un manteau.

--Croire! me dis-je, c’est vivre! Je viens de voir passer le convoi
d’une Monarchie, il faut défendre l’ÉGLISE!


  Paris, février 1831.




MELMOTH RÉCONCILIÉ.

A MONSIEUR LE GÉNÉRAL BARON DE POMMEREUL,

  _En souvenir de la constante amitié qui a lié nos pères et qui
  subsiste entre ses fils._

                                                             DE BALZAC.


Il est une nature d’hommes que la Civilisation obtient dans le
Règne Social, comme les fleuristes créent dans le Règne végétal
par l’éducation de la serre, une espèce hybride qu’ils ne peuvent
reproduire ni par semis, ni par bouture. Cet homme est un caissier,
véritable produit anthropomorphe, arrosé par les idées religieuses,
maintenu par la guillotine, ébranché par le vice, et qui pousse à un
troisième étage entre une femme estimable et des enfants ennuyeux.
Le nombre des caissiers à Paris sera toujours un problème pour le
physiologiste. A-t-on jamais compris les termes de la proposition
dont un caissier est l’X connu? Trouver un homme qui soit sans cesse
en présence de la fortune comme un chat devant une souris en cage?
Trouver un homme qui ait la propriété de rester assis sur un fauteuil
de canne, dans une loge grillagée, sans avoir plus de pas à y faire
que n’en a dans sa cabine un lieutenant de vaisseau, pendant les sept
huitièmes de l’année et durant sept à huit heures par jour? Trouver un
homme qui ne s’ankylose à ce métier ni les genoux ni les apophyses du
bassin? Un homme qui ait assez de grandeur pour être petit? Un homme
qui puisse se dégoûter de l’argent à force d’en manier? Demandez ce
produit à quelque Religion, à quelque Morale, à quelque Collége, à
quelque Institution que ce soit, et donnez-leur Paris, cette ville aux
tentations, cette succursale de l’Enfer, comme le milieu dans lequel
sera planté le caissier! Eh! bien, les Religions défileront l’une
après l’autre, les Colléges, les Institutions, les Morales, toutes
les grandes et les petites Lois humaines viendront à vous comme vient
un ami intime auquel vous demandez un billet de mille francs. Elles
auront un air de deuil, elles se grimeront, elles vous montreront la
guillotine, comme votre ami vous indiquera la demeure de l’usurier,
l’une des cent portes de l’hôpital. Néanmoins, la nature morale a ses
caprices, elle se permet de faire çà et là d’honnêtes gens et des
caissiers. Aussi, les corsaires que nous décorons du nom de Banquiers
et qui prennent une licence de mille écus comme un forban prend ses
lettres de marque, ont-ils une telle vénération pour ces rares produits
des incubations de la vertu qu’ils les encagent dans des loges afin de
les garder comme les gouvernements gardent les animaux curieux. Si le
caissier a de l’imagination, si le caissier a des passions, ou si le
caissier le plus parfait aime sa femme, et que cette femme s’ennuie,
ait de l’ambition ou simplement de la vanité, le caissier se dissout.
Fouillez l’histoire de la caisse? vous ne citerez pas un seul exemple
du caissier parvenant à ce qu’on nomme _une position_. Ils vont au
bagne, ils vont à l’étranger, ou végètent à quelque second étage, rue
Saint-Louis au Marais. Quand les caissiers parisiens auront réfléchi
à leur valeur intrinsèque, un caissier sera hors de prix. Il est vrai
que certaines gens ne peuvent être que caissiers, comme d’autres sont
invinciblement fripons. Étrange civilisation! La Société décerne à
la Vertu cent louis de rente pour sa vieillesse, un second étage,
du pain à discrétion, quelques foulards neufs, et une vieille femme
accompagnée de ses enfants. Quant au Vice, s’il a quelque hardiesse,
s’il peut tourner habilement un article du Code comme Turenne tournait
Montécuculli, la Société légitime ses millions volés, lui jette des
rubans, le farcit d’honneurs, et l’accable de considération. Le
Gouvernement est d’ailleurs en harmonie avec cette Société profondément
illogique. Le Gouvernement, lui, lève sur les jeunes intelligences,
entre dix-huit et vingt ans, une conscription de talents précoces; il
use par un travail prématuré de grands cerveaux qu’il convoque afin
de les trier sur le volet comme les jardiniers font de leurs graines.
Il dresse à ce métier des jurés peseurs de talents qui essayent les
cervelles comme on essaye l’or à la Monnaie. Puis, sur les cinq cents
têtes chauffées à l’espérance que la population la plus avancée lui
donne annuellement, il en accepte le tiers, le met dans de grands sacs
appelés _ses Écoles_, et l’y remue pendant trois ans. Quoique chacune
de ces greffes représente d’énormes capitaux, il en fait pour ainsi
dire des caissiers; il les nomme ingénieurs ordinaires, il les emploie
comme capitaines d’artillerie; enfin, il leur assure tout ce qu’il y
a de plus élevé dans les grades subalternes. Puis, quand ces hommes
d’élite, engraissés de mathématiques et bourrés de science, ont atteint
l’âge de cinquante ans, il leur procure en récompense de leurs services
le troisième étage, la femme accompagnée d’enfants, et toutes les
douceurs de la médiocrité. Que de ce Peuple-Dupe il s’en échappe cinq à
six hommes de génie qui gravissent les sommités sociales, n’est-ce pas
un miracle?

Ceci est le bilan exact du Talent et de la Vertu, dans leurs rapports
avec le Gouvernement et la Société à une époque qui se croit
progressive. Sans cette observation préparatoire, une aventure arrivée
récemment à Paris paraîtrait invraisemblable, tandis que, dominée par
ce sommaire, elle pourra peut-être occuper les esprits assez supérieurs
pour avoir deviné les véritables plaies de notre civilisation qui,
depuis 1815, a remplacé le principe Honneur par le principe Argent.

Par une sombre journée d’automne, vers cinq heures du soir, le caissier
d’une des plus fortes maisons de banque de Paris travaillait encore à
la lueur d’une lampe allumée déjà depuis quelque temps. Suivant les us
et coutumes du commerce, la caisse était située dans la partie la plus
sombre d’un entresol étroit et bas d’étage. Pour y arriver, il fallait
traverser un couloir éclairé par des jours de souffrance, et qui
longeait les bureaux dont les portes étiquetées ressemblaient à celles
d’un établissement de bains. Le concierge avait dit flegmatiquement
dès quatre heures, suivant sa consigne:--_La Caisse est fermée._ En
ce moment, les bureaux étaient déserts, les courriers expédiés, les
employés partis, les femmes des chefs de la maison attendaient leurs
amants, les deux banquiers dînaient chez leurs maîtresses. Tout était
en ordre. L’endroit où les coffres-forts avaient été scellés dans
le fer se trouvait derrière la loge grillée du caissier, sans doute
occupé à faire sa caisse. La devanture ouverte permettait de voir une
armoire en fer mouchetée par le marteau, qui, grâce aux découvertes de
la serrurerie moderne, était d’un si grand poids, que les voleurs n’
auraient pu l’emporter. Cette porte ne s’ouvrait qu’à la volonté de
celui qui savait écrire le mot d’ordre dont les lettres de la serrure
gardent le secret sans se laisser corrompre, belle réalisation du
_Sésame, ouvre-toi!_ des Mille et Une Nuits. Ce n’était rien encore.
Cette serrure lâchait un coup de tromblon à la figure de celui qui,
ayant surpris le mot d’ordre, ignorait le dernier secret, l’_ultima
ratio_ du dragon de la Mécanique. La porte de la chambre, les murs de
la chambre, les volets des fenêtres de la chambre, toute la chambre
était garnie de feuilles en tôle de quatre lignes d’épaisseur,
déguisées par une boiserie légère. Ces volets avaient été poussés,
cette porte avait été fermée. Si jamais un homme put se croire dans
une solitude profonde et loin de tous les regards, cet homme était le
caissier de la maison Nucingen et compagnie, rue Saint-Lazare. Aussi,
le plus grand silence régnait-il dans cette cave de fer. Le poêle
éteint jetait cette chaleur tiède qui produit sur le cerveau les effets
pâteux et l’inquiétude nauséabonde que cause une orgie à son lendemain.
Le poêle endort, il hébète et contribue singulièrement à crétiniser
les portiers et les employés. Une chambre à poêle est un matras où se
dissolvent les hommes d’énergie, où s’amincissent leurs ressorts, où
s’use leur volonté. Les Bureaux sont la grande fabrique des médiocrités
nécessaires aux gouvernements pour maintenir la féodalité de l’argent
sur laquelle s’appuie le contrat social actuel. (Voyez _les Employés_.)
La chaleur méphitique qu’y produit une réunion d’hommes n’est pas une
des moindres raisons de l’abâtardissement progressif des intelligences,
le cerveau d’où se dégage le plus d’azote asphyxie les autres à la
longue.

Le caissier était un homme âgé d’environ quarante ans, dont le crâne
chauve reluisait sous la lueur d’une lampe-Carcel qui se trouvait sur
sa table. Cette lumière faisait briller les cheveux blancs mélangés de
cheveux noirs qui accompagnaient les deux côtés de sa tête, à laquelle
les formes rondes de sa figure prêtaient l’apparence d’une boule. Son
teint était d’un rouge de brique. Quelques rides enchâssaient ses yeux
bleus. Il avait la main potelée de l’homme gras. Son habit de drap
bleu, légèrement usé sur les endroits saillants, et les plis de son
pantalon miroité, présentaient à l’œil cette espèce de flétrissure
qu’y imprime l’usage, que combat vainement la brosse, et qui donne
aux gens superficiels une haute idée de l’économie, de la probité
d’un homme assez philosophe ou assez aristocrate pour porter de
vieux habits. Mais il n’est pas rare de voir les gens qui liardent
sur des riens se montrer faciles, prodigues ou incapables dans les
choses capitales de la vie. La boutonnière du caissier était ornée du
ruban de la Légion-d’Honneur, car il avait été chef d’escadron dans
les dragons sous l’Empereur. Monsieur de Nucingen, fournisseur avant
d’être banquier, ayant été jadis à même de connaître les sentiments
de délicatesse de son caissier en le rencontrant dans une position
élevée d’où le malheur l’avait fait descendre, y eut égard, en lui
donnant cinq cents francs d’appointements par mois. Ce militaire était
caissier depuis 1813, époque à laquelle il fut guéri d’une blessure
reçue au combat de Studzianka, pendant la déroute de Moscou, mais après
avoir langui six mois à Strasbourg où quelques officiers supérieurs
avaient été transportés par les ordres de l’Empereur pour y être
particulièrement soignés. Cet ancien officier, nommé Castanier, avait
le grade honoraire de colonel et deux mille quatre cents francs de
retraite.

Castanier, en qui depuis dix ans le caissier avait tué le militaire,
inspirait au banquier une si grande confiance, qu’il dirigeait
également les écritures du cabinet particulier situé derrière sa caisse
et où descendait le baron par un escalier dérobé. Là se décidaient
les affaires. Là était le blutoir où l’on tamisait les propositions,
le parloir où s’examinait la place. De là, partaient les lettres de
crédit; enfin là se trouvaient le Grand-livre et le Journal où se
résumait le travail des autres bureaux. Après être allé fermer la
porte de communication à laquelle aboutissait l’escalier qui menait au
bureau d’apparat où se tenaient les deux banquiers au premier étage de
leur hôtel, Castanier était revenu s’asseoir et contemplait depuis un
instant plusieurs lettres de crédit tirées sur la maison Watschildine
à Londres. Puis, il avait pris la plume et venait de contrefaire, au
bas de toutes, la signature _Nucingen_. Au moment où il cherchait
laquelle de toutes ces fausses signatures était la plus parfaitement
imitée, il leva la tête comme s’il eût été piqué par une mouche en
obéissant à un pressentiment qui lui avait crié dans le cœur:--_Tu n’es
pas seul!_ Et le faussaire vit derrière le grillage, à la chatière de
sa caisse, un homme dont la respiration ne s’était pas fait entendre,
qui lui parut ne pas respirer, et qui sans doute était entré par la
porte du couloir que Castanier aperçut toute grande ouverte. L’ancien
militaire éprouva, pour la première fois de sa vie, une peur qui le
fit rester la bouche béante et les yeux hébétés devant cet homme, dont
l’aspect était d’ailleurs assez effrayant pour ne pas avoir besoin
des circonstances mystérieuses d’une semblable apparition. La coupe
oblongue de la figure de l’étranger, les contours bombés de son front,
la couleur aigre de sa chair, annonçaient, aussi bien que la forme
de ses vêtements, un Anglais. Cet homme puait l’anglais. A voir sa
redingote à collet, sa cravate bouffante dans laquelle se heurtait
un jabot à tuyaux écrasés, et dont la blancheur faisait ressortir la
lividité permanente d’une figure impassible dont les lèvres rouges
et froides semblaient destinées à sucer le sang des cadavres, on
devinait ses guêtres noires boutonnées jusqu’au-dessus du genou, et cet
appareil à demi puritain d’un riche Anglais sorti pour se promener à
pied. L’éclat que jetaient les yeux de l’étranger était insupportable
et causait à l’âme une impression poignante qu’augmentait encore la
rigidité de ses traits. Cet homme sec et décharné semblait avoir en lui
comme un principe dévorant qu’il lui était impossible d’assouvir. Il
devait si promptement digérer sa nourriture qu’il pouvait sans doute
manger incessamment, sans jamais faire rougir le moindre linéament de
ses joues. Une tonne de ce vin de Tokay nommé _vin de succession_, il
pouvait l’avaler sans faire chavirer ni son regard poignardant qui
lisait dans les âmes, ni sa cruelle raison qui semblait toujours aller
au fond des choses. Il avait un peu de la majesté fauve et tranquille
des tigres.

--Monsieur, je viens toucher cette lettre de change, dit-il à Castanier
d’une voix qui se mit en communication avec les fibres du caissier
et les atteignit toutes avec une violence comparable à celle d’une
décharge électrique.

--La caisse est fermée, répondit Castanier.

--Elle est ouverte, dit l’Anglais en montrant la caisse. Demain est
dimanche, et je ne saurais attendre. La somme est de cinq cent mille
francs, vous l’avez en caisse, et moi, je la dois.

--Mais, monsieur, comment êtes-vous entré?

L’Anglais sourit, et son sourire terrifia Castanier. Jamais réponse ne
fut ni plus ample ni plus péremptoire que ne le fut le pli dédaigneux
et impérial formé par les lèvres de l’étranger. Castanier se retourna,
prit cinquante paquets de dix mille francs en billets de banque, et,
quand il les offrit à l’étranger qui lui avait jeté une lettre de
change acceptée par le baron de Nucingen, il fut pris d’une sorte
de tremblement convulsif en voyant les rayons rouges qui sortaient des
yeux de cet homme, et qui venaient reluire sur la fausse signature de
la lettre de crédit.

[Illustration: CASTANIER.

  Il prit dans la caisse cinq cent mille francs en billets et
  _bank-notes_.

                                                 (MELMOTH RÉCONCILIÉ.)]

--Votre... acquit... n’y... est pas, dit Castanier en retournant la
lettre de change.

--Passez-moi votre plume, dit l’Anglais.

Castanier présenta la plume dont il venait de se servir pour son faux.
L’étranger signa JOHN MELMOTH, puis il remit le papier et la plume au
caissier. Pendant que Castanier regardait l’écriture de l’inconnu,
laquelle allait de droite à gauche à la manière orientale, Melmoth
disparut, et fit si peu de bruit que quand le caissier leva la tête, il
laissa échapper un cri en ne voyant plus cet homme, et en ressentant
les douleurs que notre imagination suppose devoir être produites par
l’empoisonnement. La plume dont Melmoth s’était servi lui causait dans
les entrailles une sensation chaude et remuante assez semblable à celle
que donne l’émétique. Comme il semblait impossible à Castanier que cet
Anglais eût deviné son crime, il attribua cette souffrance intérieure à
la palpitation que, suivant les idées reçues, doit procurer _un mauvais
coup_ au moment où il se fait.

--Au diable! je suis bien bête, Dieu me protége, car si cet animal
s’était adressé demain à ces messieurs, j’étais _cuit_! se dit
Castanier en jetant dans le poêle les fausses lettres inutiles qui s’y
consumèrent.

Il cacheta celle dont il voulait se servir, prit dans la caisse cinq
cent mille francs en billets et en _bank-notes_, la ferma, mit tout en
ordre, prit son chapeau, son parapluie, éteignit la lampe après avoir
allumé son bougeoir, et sortit tranquillement pour aller, suivant son
habitude, remettre une des deux clefs de la caisse à madame de Nucingen
quand le baron était absent.

--Vous êtes bien heureux, monsieur Castanier, lui dit la femme du
banquier en le voyant entrer chez elle, nous avons une fête lundi, vous
pourrez aller à la campagne, à Soisy.

--Voudrez-vous avoir la bonté, madame, de dire à Nucingen que la lettre
de change des Watschildine, qui était en retard, vient de se présenter?
Les cinq cent mille francs sont payés. Ainsi, je ne reviendrai pas
avant mardi, vers midi.

--Adieu, monsieur, bien du plaisir.

--Et vous, _idem_, madame, répondit le vieux dragon en regardant un
jeune homme alors à la mode nommé Rastignac, qui passait pour être
l’amant de madame de Nucingen.

--Madame, dit le jeune homme, ce gros père-là m’a l’air de vouloir vous
jouer quelque mauvais tour.

--Ah! bah! c’est impossible, il est trop bête.

--Piquoizeau, dit le caissier en entrant dans la loge, pourquoi donc
laisses-tu monter à la caisse passé quatre heures?

--Depuis quatre heures, dit le concierge, j’ai fumé ma pipe sur le pas
de la porte, et personne n’est entré dans les bureaux. Il n’en est même
sorti que ces messieurs...

--Es-tu sûr de ce que tu dis?

--Sûr comme de _ma_ propre honneur. Il est venu seulement à quatre
heures l’ami de monsieur Werbrust, un jeune homme de chez messieurs du
Tillet et compagnie, rue Joubert.

--Bon! dit Castanier qui sortit vivement. La chaleur émétisante que
lui avait communiquée sa plume prenait de l’intensité.--Mille diables?
pensait-il en enfilant le boulevard de Gand, ai-je bien pris mes
mesures? Voyons! Deux jours francs, dimanche et lundi: puis, un jour
d’incertitude avant qu’on ne me cherche, ces délais me donnent trois
jours et quatre nuits. J’ai deux passeports et deux déguisements
différents, n’est-ce pas à dérouter la police la plus habile? Je
toucherai donc mardi matin un million à Londres, au moment où l’on
n’aura pas encore ici le moindre soupçon. Je laisse ici mes dettes
pour le compte de mes créanciers, qui mettront un P dessus, et je me
trouverai, pour le reste de mes jours, heureux en Italie, sous le
nom du comte Ferraro, ce pauvre colonel que moi seul ai vu mourir
dans les marais de Zembin, et de qui je chausserai la pelure. Mille
diables, cette femme que je vais traîner après moi pourrait me faire
reconnaître! Une vieille moustache comme moi, s’enjuponner, s’acoquiner
à une femme!... pourquoi l’emmener? il faut la quitter. Oui, j’en
aurai le courage. Mais je me connais, je suis assez bête pour revenir
à elle. Cependant personne ne connaît Aquilina. L’emmènerai-je? ne
l’emmènerai-je pas?

--Tu ne l’emmèneras pas! lui dit une voix qui lui troubla les
entrailles.

Castanier se retourna brusquement et vit l’Anglais.

--Le diable s’en mêle donc! s’écria le caissier à haute voix.

Melmoth avait déjà dépassé sa victime. Si le premier mouvement de
Castanier fut de chercher querelle à un homme qui lisait ainsi dans
son âme, il était en proie à tant de sentiments contraires, qu’il en
résultait une sorte d’inertie momentanée, il reprit donc son allure, et
retomba dans cette fièvre de pensée naturelle à un homme assez vivement
emporté par la passion pour commettre un crime, mais qui n’avait pas
la force de le porter en lui-même sans de cruelles agitations. Aussi,
quoique décidé à recueillir le fruit d’un crime à moitié consommé,
Castanier hésitait-il encore à poursuivre son entreprise, comme font
la plupart des hommes à caractère mixte, chez lesquels il se rencontre
autant de force que de faiblesse, et qui peuvent être déterminés aussi
bien à rester purs qu’à devenir criminels, suivant la pression des
plus légères circonstances. Il s’est trouvé dans le ramas d’hommes
enrégimentés par Napoléon beaucoup de gens qui, semblables à Castanier,
avaient le courage tout physique du champ de bataille, sans avoir
le courage moral qui rend un homme aussi grand dans le crime qu’il
pourrait l’être dans la vertu. La lettre de crédit était conçue en de
tels termes, qu’à son arrivée à Londres il devait toucher vingt-cinq
mille livres sterling chez Wastchildine, le correspondant de la maison
de Nucingen, avisé déjà du payement par lui-même; son passage était
retenu par un agent pris à Londres au hasard, sous le nom du comte
Ferraro, à bord d’un vaisseau qui menait de Portsmouth en Italie
une riche famille anglaise. Les plus petites circonstances avaient
été prévues. Il s’était arrangé pour se faire chercher à la fois en
Belgique et en Suisse pendant qu’il serait en mer. Puis, quand Nucingen
pourrait croire être sur ses traces, il espérait avoir gagné Naples,
où il comptait vivre sous un faux nom, à la faveur d’un déguisement si
complet, qu’il s’était déterminé à changer son visage en y simulant à
l’aide d’un acide les ravages de la petite vérole. Malgré toutes ces
précautions qui semblaient devoir lui assurer l’impunité, sa conscience
le tourmentait. Il avait peur. La vie douce et paisible qu’il avait
longtemps menée avait purifié ses mœurs soldatesques. Il était probe
encore, il ne se souillait pas sans regret. Il se laissait donc aller
pour une dernière fois à toutes les impressions de la bonne nature qui
regimbait en lui.

--Bah! se dit-il au coin du boulevard et de la rue Montmartre, un
fiacre me mènera ce soir à Versailles au sortir du spectacle. Une
chaise de poste m’y attend chez mon vieux maréchal-des-logis, qui me
garderait le secret sur ce départ en présence de douze soldats prêts à
le fusiller s’il refusait de répondre. Ainsi, je ne vois aucune chance
contre moi. J’emmènerai donc ma petite Naqui, je partirai.

--Tu ne partiras pas, lui dit l’Anglais dont la voix étrange fit
affluer au cœur du caissier tout son sang.

Melmoth monta dans un tilbury qui l’attendait, et fut emporté si
rapidement que Castanier vit son ennemi secret à cent pas de lui sur la
chaussée du boulevard Montmartre, et la montant au grand trot, avant
d’avoir eu la pensée de l’arrêter.

--Mais, ma parole d’honneur, ce qui m’arrive est surnaturel, se dit-il.
Si j’étais assez bête pour croire en Dieu, je me dirais qu’il a mis
saint Michel à mes trousses. Le diable et la police me laisseraient-ils
faire pour m’empoigner à temps? A-t-on jamais vu! Allons donc, c’est
des niaiseries.

Castanier prit la rue du Faubourg-Montmartre, et ralentit sa marche
à mesure qu’il avançait vers la rue Richer. Là, dans une maison
nouvellement bâtie, au second étage d’un corps de logis donnant sur des
jardins, vivait une jeune fille connue dans le quartier sous le nom de
madame de La Garde, et qui se trouvait innocemment la cause du crime
commis par Castanier. Pour expliquer ce fait et achever de peindre
la crise sous laquelle succombait le caissier, il est nécessaire de
rapporter succinctement quelques circonstances de sa vie antérieure.

Madame de La Garde, qui cachait son véritable nom à tout le monde,
même à Castanier, prétendait être Piémontaise. C’était une de ces
jeunes filles qui, soit par la misère la plus profonde, soit par
défaut du travail ou par l’effroi de la mort, souvent aussi par la
trahison d’un premier amant, sont poussées à prendre un métier que la
plupart d’entre elles font avec dégoût, beaucoup avec insouciance,
quelques-unes pour obéir aux lois de leur constitution. Au moment
de se jeter dans le gouffre de la prostitution parisienne, à l’âge
de seize ans, belle et pure comme une Madone, celle-ci rencontra
Castanier. Trop mal léché pour avoir des succès dans le monde, fatigué
d’aller tous les soirs le long des boulevards à la chasse d’une bonne
fortune payée, le vieux dragon désirait depuis longtemps mettre un
certain ordre dans l’irrégularité de ses mœurs. Saisi par la beauté
de cette pauvre enfant, que le hasard lui mettait entre les bras,
il résolut de la sauver du vice à son profit, par une pensée autant
égoïste que bienfaisante, comme le sont quelques pensées des hommes
les meilleurs. Le naturel est souvent bon, l’État social y mêle son
mauvais, de là proviennent certaines intentions mixtes pour lesquelles
le juge doit se montrer indulgent. Castanier avait précisément assez
d’esprit pour être rusé quand ses intérêts étaient en jeu. Donc, il
voulut être philanthrope à coup sûr, et fit d’abord de cette fille
sa maîtresse.--«Hé! hé! se dit-il dans son langage soldatesque, un
vieux loup comme moi ne doit pas se laisser cuire par une brebis. Papa
Castanier, avant de te mettre en ménage, pousse une reconnaissance
dans le moral de la fille, afin de savoir si elle est susceptible
d’attache!» Pendant la première année de cette union illégale, mais qui
la plaçait dans la situation la moins répréhensible de toutes celles
que réprouve le monde, la Piémontaise prit pour nom de guerre celui
d’Aquilina, l’un des personnages de VENISE SAUVÉE, tragédie du théâtre
anglais qu’elle avait lue par hasard. Elle croyait ressembler à cette
courtisane, soit par les sentiments précoces qu’elle se sentait dans
le cœur, soit par sa figure, ou par la physionomie générale de sa
personne. Quand Castanier lui vit mener la conduite la plus régulière
et la plus vertueuse que pût avoir une femme jetée en dehors des
lois et des convenances sociales, il lui manifesta le désir de vivre
avec elle maritalement. Elle devint alors madame de La Garde, afin
de rentrer, autant que le permettaient les usages parisiens, dans
les conditions d’un mariage réel. En effet, l’idée fixe de beaucoup
de ces pauvres filles consiste à vouloir se faire accepter comme de
bonnes bourgeoises, tout bêtement fidèles à leurs maris; capables
d’être d’excellentes mères de famille, d’écrire leur dépense et de
raccommoder le linge de la maison. Ce désir procède d’un sentiment si
louable, que la Société devrait le prendre en considération. Mais la
Société sera certainement incorrigible, et continuera de considérer
la femme mariée comme une corvette à laquelle son pavillon et ses
papiers permettent de faire la course, tandis que la femme entretenue
est le pirate que l’on pend faute de lettres. Le jour où madame de La
Garde voulut signer madame Castanier, le caissier se fâcha.--«Tu ne
m’aimes donc pas assez pour m’épouser?» dit-elle. Castanier ne répondit
pas, et resta songeur. La pauvre fille se résigna. L’ex-dragon fut
au désespoir. Naqui fut touchée de ce désespoir, elle aurait voulu
le calmer; mais, pour le calmer, ne fallait-il pas en connaître la
cause? Le jour où Naqui voulut apprendre ce secret, sans toutefois le
demander, le caissier révéla piteusement l’existence d’une certaine
madame Castanier, une épouse légitime, mille fois maudite, qui vivait
obscurément à Strasbourg sur un petit bien, et à laquelle il écrivait
deux fois chaque année, en gardant sur elle un si profond silence que
personne ne le savait marié. Pourquoi cette discrétion? Si la raison
en est connue à beaucoup de militaires qui peuvent se trouver dans le
même cas, il est peut-être utile de la dire. Le vrai troupier, s’il est
permis d’employer ici le mot dont on se sert à l’armée pour désigner
les gens destinés à mourir capitaines, ce serf attaché à la glèbe d’un
régiment est une créature essentiellement naïve, un Castanier voué
par avance aux roueries des mères de famille qui dans les garnisons
se trouvent empêchées de filles difficiles à marier. Donc, à Nancy,
pendant un de ces instants si courts où les armées impériales se
reposaient en France, Castanier eut le malheur de faire attention à une
demoiselle avec laquelle il avait dansé dans une de ces fêtes nommées
en province des _Redoutes_, qui souvent étaient offertes à la ville
par les officiers de la garnison, _et vice versa_. Aussitôt, l’aimable
capitaine fut l’objet d’une de ces séductions pour lesquelles les mères
trouvent des complices dans le cœur humain en en faisant jouer tous
les ressorts, et chez leurs amis qui conspirent avec elles. Semblables
aux personnes qui n’ont qu’une idée, ces mères rapportent tout à leur
grand projet, dont elles font une œuvre long-temps élaborée, pareille
au cornet de sable au fond duquel se tient le formica-leo. Peut-être
personne n’entrera-t-il jamais dans ce dédale si bien bâti, peut-être
le formica-leo mourra-t-il de faim et de soif? Mais s’il y entre
quelque bête étourdie, elle y restera. Les secrets calculs d’avarice
que chaque homme fait en se mariant, l’espérance, les vanités humaines,
tous les fils par lesquels marche un capitaine, furent attaqués chez
Castanier. Pour son malheur, il avait vanté la fille à la mère en la
lui ramenant après une valse, il s’ensuivit une causerie au bout de
laquelle arriva la plus naturelle des invitations. Une fois amené
au logis, le dragon y fut ébloui par la bonhomie d’une maison où la
richesse semblait se cacher sous une avarice affectée. Il y devint
l’objet d’adroites flatteries, et chacun lui vanta les différents
trésors qui s’y trouvaient. Un dîner, à propos servi en vaisselle plate
prêtée par un oncle, les attentions d’une fille unique, les cancans
de la ville, un sous-lieutenant riche qui faisait mine de vouloir lui
couper l’herbe sous le pied; enfin, les mille piéges des formica-leo
de province furent si bien tendus que Castanier disait, cinq ans
après: «Je ne sais pas encore comment cela s’est fait!» Le dragon reçut
quinze mille francs de dot et une demoiselle heureusement brehaigne
que deux ans de mariage rendirent la plus laide et conséquemment la
plus hargneuse femme de la terre. Le teint de cette fille maintenu
blanc par un régime sévère, se couperosa; la figure, dont les vives
couleurs annonçaient une séduisante sagesse, se bourgeonna; la taille
qui paraissait droite, tourna; l’ange fut une créature grognarde et
soupçonneuse qui fit enrager Castanier; puis la fortune s’envola. Le
dragon ne reconnaissant plus la femme qu’il avait épousée, consigna
celle-là dans un petit bien à Strasbourg, en attendant qu’il plût à
Dieu d’en orner le paradis. Ce fut une de ces femmes vertueuses qui,
faute d’occasions pour faire autrement, assassinent les anges de leurs
plaintes, prient Dieu de manière à l’ennuyer s’il les écoute, et qui
disent tout doucettement pis que pendre de leurs maris, quand le soir
elles achèvent leur boston avec les voisines. Quand Aquilina connut
ces malheurs, elle s’attacha sincèrement à Castanier, et le rendit
si heureux par les renaissants plaisirs que son génie de femme lui
faisait varier tout en les prodiguant, que, sans le savoir, elle causa
la perte du caissier. Comme beaucoup de femmes auxquelles la nature
semble avoir donné pour destinée de creuser l’amour jusque dans ses
dernières profondeurs, madame de La Garde était désintéressée. Elle
ne demandait ni or, ni bijoux, ne pensait jamais à l’avenir, vivait
dans le présent, et surtout dans le plaisir. Les riches parures, la
toilette, l’équipage si ardemment souhaités par les femmes de sa sorte,
elle ne les acceptait que comme une harmonie de plus dans le tableau de
la vie. Elle ne les voulait point par vanité, par désir de paraître,
mais pour être mieux. D’ailleurs, aucune personne ne se passait plus
facilement qu’elle de ces sortes de choses. Quand un homme généreux,
comme le sont presque tous les militaires, rencontre une femme de cette
trempe, il éprouve au cœur une sorte de rage de se trouver inférieur
à elle dans l’échange de la vie. Il se sent capable d’arrêter alors
une diligence afin de se procurer de l’argent, s’il n’en a pas assez
pour ses prodigalités. L’homme est ainsi fait. Il se rend quelquefois
coupable d’un crime pour rester grand et noble devant une femme ou
devant un public spécial. Un amoureux ressemble au joueur qui se
croirait déshonoré, s’il ne rendait pas ce qu’il emprunte au garçon
de salle, et qui commet des monstruosités, dépouille sa femme et ses
enfants, vole et tue pour arriver les poches pleines, l’honneur sauf
aux yeux du monde qui fréquente la fatale maison. Il en fut ainsi de
Castanier. D’abord, il avait mis Aquilina dans un modeste appartement à
un quatrième étage, et ne lui avait donné que des meubles extrêmement
simples. Mais en découvrant les beautés et les grandes qualités de
cette jeune fille, en en recevant de ces plaisirs inouïs qu’aucune
expression ne peut rendre, il s’en affola et voulut parer son idole.
La mise d’Aquilina contrasta si comiquement avec la misère de son
logis que, pour tous deux, il fallut en changer. Ce changement emporta
presque toutes les économies de Castanier, qui meubla son appartement
semi-conjugal avec le luxe spécial de la fille entretenue. Une jolie
femme ne veut rien de laid autour d’elle. Ce qui la distingue entre
toutes les femmes est le sentiment de l’homogénéité, l’un des besoins
les moins observés de notre nature, et qui conduit les vieilles filles
à ne s’entourer que de vieilles choses. Ainsi donc il fallut à cette
délicieuse Piémontaise les objets les plus nouveaux, les plus à la
mode, tout ce que les marchands avaient de plus coquet, des étoffes
tendues, de la soie, des bijoux, des meubles légers et fragiles, de
belles porcelaines. Elle ne demanda rien. Seulement quand il fallut
choisir, quand Castanier lui disait: «Que veux-tu?» elle répondait:
«Mais ceci est mieux!» L’amour qui économise n’est jamais le véritable
amour, Castanier prenait donc tout ce qu’il y avait de mieux. Une fois
l’échelle de proportion admise, il fallut que tout, dans ce ménage,
se trouvât en harmonie. Ce fut le linge, l’argenterie et les mille
accessoires d’une maison montée, la batterie de cuisine, les cristaux,
le diable! Quoique Castanier voulût, suivant une expression connue,
faire les choses simplement, il s’endetta progressivement. Une chose
en nécessitait une autre. Une pendule voulut deux candélabres. La
cheminée ornée demanda son foyer. Les draperies, les tentures furent
trop fraîches pour qu’on les laissât noircir par la fumée, il fallut
faire poser des cheminées élégantes, nouvellement inventées par des
gens habiles en prospectus, et qui promettaient un appareil invincible
contre la fumée. Puis Aquilina trouva si joli de courir pieds nus
sur le tapis de sa chambre, que Castanier mit partout des tapis pour
folâtrer avec Naqui; enfin il lui fit bâtir une salle de bain, toujours
pour qu’elle fût mieux. Les marchands, les ouvriers, les fabricants
de Paris ont un art inouï pour agrandir le trou qu’un homme fait à sa
bourse; quand on les consulte, ils ne savent le prix de rien, et le
paroxisme du désir ne s’accommode jamais d’un retard, ils se font ainsi
faire les commandes dans les ténèbres d’un devis approximatif, puis ils
ne donnent jamais leurs mémoires, et entraînent le consommateur dans
le tourbillon de la fourniture. Tout est délicieux, ravissant, chacun
est satisfait. Quelques mois après, ces complaisants fournisseurs
reviennent métamorphosés en totaux d’une horrible exigence; ils ont
des besoins, ils ont des paiements urgents, ils font même soi-disant
faillite, ils pleurent et ils touchent! L’abîme s’entrouvre alors en
vomissant une colonne de chiffres qui marchent quatre par quatre,
quand ils devaient aller innocemment trois par trois. Avant que
Castanier connût la somme de ses dépenses, il en était venu à donner
à sa maîtresse un remise chaque fois qu’elle sortait, au lieu de
la laisser monter en fiacre. Castanier était gourmand, il eut une
excellente cuisinière; et, pour lui plaire, Aquilina le régalait de
primeurs, de raretés gastronomiques, de vins choisis qu’elle allait
acheter elle-même. Mais n’ayant rien à elle, ses cadeaux si précieux
par l’attention, par la délicatesse et la grâce qui les dictaient,
épuisaient périodiquement la bourse de Castanier, qui ne voulait pas
que sa Naqui restât sans argent, et elle était toujours sans argent!
La table fut donc une source de dépenses considérables, relativement
à la fortune du caissier. L’ex-dragon dut recourir à des artifices
commerciaux pour se procurer de l’argent, car il lui fut impossible
de renoncer à ses jouissances. Son amour pour la femme ne lui avait
pas permis de résister aux fantaisies de la maîtresse. Il était de
ces hommes qui, soit amour-propre, soit faiblesse, ne savent rien
refuser à une femme, et qui éprouvent une fausse honte si violente
pour dire:--_Je ne puis... Mes moyens ne me permettent pas... Je n’ai
pas d’argent_, qu’ils se ruinent. Donc, le jour où Castanier se vit
au fond d’un précipice et que pour s’en retirer il dut quitter cette
femme et se mettre au pain et à l’eau, afin d’acquitter ses dettes, il
s’était si bien accoutumé à cette femme, à cette vie, qu’il ajourna
tous les matins ses projets de réforme. Poussé par les circonstances,
il emprunta d’abord. Sa position, ses antécédents lui méritaient une
confiance dont il profita pour combiner un système d’emprunt en rapport
avec ses besoins. Puis, pour déguiser les sommes auxquelles monta
rapidement sa dette, il eut recours à ce que le commerce nomme des
_circulations_. C’est des billets qui ne représentent ni marchandises
ni valeurs pécuniaires fournies, et que le premier endosseur paie
pour le complaisant souscripteur, espèce de faux toléré parce qu’il
est impossible à constater, et que d’ailleurs ce dol fantastique ne
devient réel que par un non-paiement. Enfin, quand Castanier se vit
dans l’impossibilité de continuer ses manœuvres financières, soit par
l’accroissement du capital, soit par l’énormité des intérêts, il fallut
faire faillite à ses créanciers. Le jour où le déshonneur fut échu,
Castanier préféra la faillite frauduleuse à la faillite simple, le
crime au délit. Il résolut d’escompter la confiance que lui méritait
sa probité réelle, et d’augmenter le nombre de ses créanciers en
empruntant, à la façon de Mathéo, le caissier du Trésor-Royal, la somme
nécessaire pour vivre heureux le reste de ses jours en pays étranger.
Et il s’y était pris comme on vient de le voir. Aquilina ne connaissait
pas l’ennui de cette vie, elle en jouissait, comme font beaucoup de
femmes, sans plus se demander comment venait l’argent, que certaines
gens ne se demandent comment poussent les blés en mangeant leur petit
pain doré; tandis que les mécomptes et les soins de l’agriculture sont
derrière le four des boulangers, comme sous le luxe inaperçu de la
plupart des ménages parisiens, reposent d’écrasants soucis et le plus
exorbitant travail.

Au moment où Castanier subissait les tortures de l’incertitude,
en pensant à une action qui changeait toute sa vie, Aquilina
tranquillement assise au coin de son feu, plongée indolemment dans
un grand fauteuil, l’attendait en compagnie de sa femme de chambre.
Semblable à toutes les femmes de chambre qui servent ces dames,
Jenny était devenue sa confidente, après avoir reconnu combien était
inattaquable l’empire que sa maîtresse avait sur Castanier.

--Comment ferons-nous ce soir? Léon veut absolument venir, disait
madame de La Garde en lisant une lettre passionnée écrite sur un papier
grisâtre.

--Voilà monsieur, dit Jenny.

Castanier entra. Sans se déconcerter, Aquilina roula le billet, le prit
dans ses pincettes et le brûla.

--Voilà ce que tu fais de tes billets doux? dit Castanier.

--Oh! mon Dieu, oui, lui répondit Aquilina, n’est-ce pas le meilleur
moyen de ne pas les laisser surprendre? D’ailleurs, le feu ne doit-il
pas aller au feu, comme l’eau va à la rivière?

--Tu dis cela, Naqui, comme si c’était un vrai billet doux.

--Eh! bien, est-ce que je ne suis pas assez belle pour en recevoir?
dit-elle en tendant son front à Castanier avec une sorte de diligence
qui eût appris à un homme moins aveuglé qu’elle accomplissait une
espèce de devoir conjugal en faisant de la joie au caissier. Mais
Castanier en était arrivé à ce degré de passion inspiré par l’habitude
qui ne permet plus de rien voir.

--J’ai ce soir une loge pour le Gymnase, reprit-il, dînons de bonne
heure pour ne pas dîner en poste.

--Allez-y avec Jenny. Je suis ennuyée de spectacle. Je ne sais pas ce
que j’ai ce soir, je préfère rester au coin de mon feu.

--Viens tout de même, Naqui, je n’ai plus à t’ennuyer longtemps de ma
personne. Oui, Quiqui, je partirai ce soir, et serai quelque temps sans
revenir. Je te laisse ici maîtresse de tout. Me garderas tu ton cœur?

--Ni le cœur, ni autre chose, dit-elle. Mais, au retour, Naqui sera
toujours Naqui pour toi.

--Hé! bien, voilà de la franchise. Ainsi tu ne me suivrais point?

--Non.

--Pourquoi?

--Eh! mais, dit-elle en souriant, puis-je abandonner l’amant qui
m’écrit de si doux billets?

Et elle montra par un geste à demi moqueur le papier brûlé.

--Serait-ce vrai? dit Castanier. Aurais-tu donc un amant?

--Comment! reprit Aquilina, vous ne vous êtes donc jamais sérieusement
regardé, mon cher, vous avez cinquante ans, d’abord! Puis, vous avez
une figure à mettre sur les planches d’une fruitière, personne ne la
démentira quand elle voudra la vendre comme un potiron. En montant les
escaliers, vous soufflez comme un phoque. Votre ventre se trémousse sur
lui-même comme un brillant sur la tête d’une femme! Tu as beau avoir
servi dans les Dragons, tu es un vieux très-laid. Par ma ficque, je
ne te conseille pas, si tu veux conserver mon estime, d’ajouter à ces
qualités celle de la niaiserie en croyant qu’une fille comme moi se
passera de tempérer ton amour asthmatique par les fleurs de quelque
jolie jeunesse.

--Tu veux sans doute rire, Aquilina?

--Eh! bien, ne ris-tu pas, toi? Me prends-tu pour une sotte, en
m’annonçant ton départ?--_Je partirai ce soir_, dit-elle en l’imitant.
Grand _Lendore_, parlerais-tu comme cela si tu quittais ta Naqui? tu
pleurerais comme un veau que tu es.

--Enfin, si je pars, me suis-tu? demanda-t-il.

--Dis-moi d’abord si ton voyage n’est pas une mauvaise plaisanterie.

--Oui, sérieusement, je pars.

--Eh! bien, sérieusement, je reste. Bon voyage, mon enfant! je
t’attendrai. Je quitterais plutôt la vie que de laisser mon bon petit
Paris.

--Tu ne viendrais pas en Italie, à Naples, y mener une bonne vie, bien
douce, luxueuse, avec ton gros bonhomme qui souffle comme un phoque?

--Non.

--Ingrate!

--Ingrate? dit-elle en se levant. Je puis sortir à l’instant en
n’emportant d’ici que ma personne. Je t’aurai donné tous les trésors
que possède une jeune fille, et une chose que tout ton sang ni le
mien ne saurait me rendre. Si je pouvais, par un moyen quelconque, en
vendant mon éternité par exemple, recouvrer la fleur de mon corps comme
j’ai peut-être reconquis celle de mon âme, et me livrer pure comme un
lys à mon amant, je n’hésiterais pas un instant! Par quel dévouement
as-tu récompensé le mien? Tu m’as nourrie et logée par le même
sentiment qui porte à nourrir un chien et à le mettre dans une niche,
parce qu’il nous garde bien, qu’il reçoit nos coups de pied quand nous
sommes de mauvaise humeur, et qu’il nous lèche la main aussitôt que
nous le rappelons. Qui de nous deux aura été le plus généreux?

--Oh! ma chère enfant, ne vois-tu pas que je plaisante? dit Castanier.
Je fais un petit voyage qui ne durera pas long-temps. Mais tu viendras
avec moi au Gymnase, je partirai vers minuit après t’avoir dit un bon
adieu.

--Pauvre chat, tu pars donc? lui dit-elle en le prenant par le cou pour
lui mettre la tête dans son corsage.

--Tu m’étouffes! cria Castanier le nez dans le sein d’Aquilina.

La bonne fille se pencha vers l’oreille de Jenny:--Va dire à Léon
de ne venir qu’à une heure; si tu ne le trouves pas et qu’il arrive
pendant les adieux, tu le garderas chez toi.--Eh! bien, reprit-elle,
en ramenant la tête de Castanier devant la sienne et lui tortillant le
bout du nez, allons, toi le plus beau des phoques, j’irai donc avec toi
ce soir au théâtre. Mais alors dînons! tu as un bon petit dîner, tous
plats de ton goût.

--Il est bien difficile, dit Castanier, de quitter une femme comme toi!

--Hé! bien donc, pourquoi t’en vas-tu? lui demanda-t-elle.

--Ah! pourquoi! pourquoi! il faudrait pour te l’expliquer te dire des
choses qui te prouveraient que mon amour pour toi va jusqu’à la folie.
Si tu m’as donné ton honneur, j’ai vendu le mien, nous sommes quittes.
Est-ce aimer?

--Qu’est-ce que c’est que ça? dit-elle. Allons, dis-moi que si j’avais
un amant, tu m’aimerais toujours comme un père, ce sera de l’amour!
Allons, dites-le tout de suite, et donnez la patte.

--Je te tuerais, dis Castanier en souriant.

Ils allèrent se mettre à table, et partirent pour le Gymnase après
avoir dîné. Quand la première pièce fut jouée, Castanier voulut aller
se montrer à quelques personnes de sa connaissance qu’il avait vues
dans la salle, afin de détourner le plus long-temps possible tout
soupçon sur sa fuite. Il laissa madame de La Garde dans sa loge, qui,
suivant ses habitudes modestes, était une baignoire, et il vint se
promener dans le foyer. A peine y eut-il fait quelques pas, qu’il
rencontra la figure de Melmoth dont le regard lui causa la fade chaleur
d’entrailles, la terreur qu’il avait déjà ressenties, et ils arrivèrent
en face l’un de l’autre.

--Faussaire! cria l’Anglais.

En entendant ce mot, Castanier regarda les gens qui se promenaient.
Il crut apercevoir un étonnement mêlé de curiosité sur leurs figures,
il voulut se défaire de cet Anglais à l’instant même, et leva la main
pour lui donner un soufflet; mais il se sentit le bras paralysé par une
puissance invincible qui s’empara de sa force et le cloua sur la place;
il laissa l’étranger lui prendre le bras, et tous deux ils marchèrent
ensemble dans le foyer, comme deux amis.

--Qui donc est assez fort pour me résister? lui dit l’Anglais. Ne
sais-tu pas que tout ici-bas doit m’obéir, que je puis tout? Je lis
dans les cœurs, je vois l’avenir, je sais le passé. Je suis ici, et je
puis être ailleurs! Je ne dépends ni du temps, ni de l’espace, ni de
la distance. Le monde est mon serviteur. J’ai la faculté de toujours
jouir, et de donner toujours le bonheur. Mon œil perce les murailles,
voit les trésors, et j’y puise à pleines mains. A un signe de ma
tête, des palais se bâtissent et mon architecte ne se trompe jamais.
Je puis faire éclore des fleurs sur tous les terrains, entasser des
pierreries, amonceler l’or, me procurer des femmes toujours nouvelles;
enfin, tout me cède. Je pourrais jouer à la Bourse à coup sûr, si
l’homme qui sait trouver l’or là où les avares l’enterrent avait besoin
de puiser dans la bourse des autres. Sens donc, pauvre misérable voué
à la honte, sens donc la puissance de la serre qui te tient. Essaie de
faire plier ce bras de fer! amollis ce cœur de diamant! ose t’éloigner
de moi! Quand tu serais au fond des caves qui sont sous la Seine,
n’entendrais-tu pas ma voix? Quand tu irais dans les catacombes, ne me
verrais-tu pas? Ma voix domine le bruit de la foudre, mes yeux luttent
de clarté avec le soleil, car je suis l’égal de _Celui qui porte la
lumière_. Castanier entendait ces terribles paroles, rien en lui ne les
contredisait, et il marchait à côté de l’Anglais sans qu’il pût s’en
éloigner.--Tu m’appartiens, tu viens de commettre un crime. J’ai donc
enfin trouvé le compagnon que je cherchais. Veux-tu savoir ta destinée?
Ha! ha! tu comptais voir un spectacle, il ne te manquera pas, tu en
auras deux. Allons, présente-moi à madame de La Garde comme un de tes
meilleurs amis. Ne suis-je pas ta dernière espérance.

Castanier revint à sa loge suivi de l’étranger, qu’il s’empressa
de présenter à madame de La Garde, suivant l’ordre qu’il venait de
recevoir. Aquilina ne parut point surprise de voir Melmoth. L’Anglais
refusa de se mettre sur le devant de la loge, et voulut que Castanier
y restât avec sa maîtresse. Le plus simple désir de l’Anglais était
un ordre auquel il fallait obéir. La pièce qu’on allait jouer était
la dernière. Alors les petits théâtres ne donnaient que trois pièces.
Le Gymnase avait à cette époque un acteur qui lui assurait la vogue.
Perlet allait jouer _le Comédien d’Étampes_, vaudeville où il
remplissait quatre rôles différents. Quand la toile se leva, l’étranger
étendit la main sur la salle. Castanier poussa un cri de terreur qui
s’arrêta dans son gosier dont les parois se collèrent, car Melmoth
lui montra du doigt la scène, en lui faisant comprendre ainsi qu’il
avait ordonné de changer le spectacle. Le caissier vit le cabinet de
Nucingen, son patron y était en conférence avec un employé supérieur de
la préfecture de police qui lui expliquait la conduite de Castanier, en
le prévenant de la soustraction faite à sa caisse, du faux commis à son
préjudice et de la fuite de son caissier. Une plainte était aussitôt
dressée, signée, et transmise au procureur du roi,--«Croyez-vous qu’il
sera temps encore? disait Nucingen.--Oui, répondit l’agent, il est au
Gymnase et ne se doute de rien.»

Castanier s’agita sur sa chaise, et voulut s’en aller; mais la main que
Melmoth lui appuyait sur l’épaule le forçait à rester, par un effet de
l’horrible puissance dont nous sentons les effets dans le cauchemar.
Cet homme était le cauchemar même, et posait sur Castanier comme une
atmosphère empoisonnée. Quand le pauvre caissier se retournait pour
implorer cet Anglais, il rencontrait un regard de feu qui vomissait
des courants électriques, espèce de pointes métalliques par lesquelles
Castanier se sentait pénétré, traversé de part en part et cloué.

--Que t’ai-je fait? disait-il dans son abattement et en haletant comme
un cerf au bord d’une fontaine, que veux-tu de moi?

--Regarde! lui cria Melmoth.

Castanier regarda ce qui se passait sur la scène. La décoration avait
été changée, le spectacle était fini, Castanier se vit lui-même sur la
scène descendant de voiture avec Aquilina; mais au moment où il entrait
dans la cour de sa maison, rue Richer, la décoration changea subitement
encore, et représenta l’intérieur de son appartement. Jenny causait au
coin du feu, dans la chambre de sa maîtresse, avec un sous-officier
d’un régiment de ligne, en garnison à Paris.--«Il part, disait ce
sergent, qui paraissait appartenir à une famille de gens aisés. Je
vais donc être heureux à mon aise. J’aime trop Aquilina pour souffrir
qu’elle appartienne à ce vieux crapaud! Moi, j’épouserai madame de La
Garde! s’écriait le sergent.»

--Vieux crapaud! se dit douloureusement Castanier.

--«Voilà madame et monsieur, cachez-vous! Tenez, mettez-vous là,
monsieur Léon, lui disait Jenny. Monsieur ne doit pas rester
long-temps.» Castanier voyait le sous-officier se mettant derrière les
robes d’Aquilina dans le cabinet de toilette. Castanier rentra bientôt
lui-même en scène, et fit ses adieux à sa maîtresse qui se moquait de
lui dans ses _a parte_ avec Jenny, tout en lui disant les paroles
les plus douces et les plus caressantes. Elle pleurait d’un côté, riait
de l’autre. Les spectateurs faisaient répéter les couplets.

--Maudite femme! criait Castanier dans sa loge.

Aquilina riait aux larmes en s’écriant:--Mon Dieu! Perlet est-il drôle
en Anglais! Quoi! vous seuls dans la salle ne riez pas? Ris donc, mon
chat! dit-elle au caissier.

Melmoth se mit à rire d’une façon qui fit frissonner le caissier. Ce
rire anglais lui tordait les entrailles et lui travaillait la cervelle
comme si quelque chirurgien le trépanait avec un fer brûlant.

--Ils rient, ils rient, disait convulsivement Castanier.

En ce moment, au lieu de voir la pudibonde _lady_ que représentait si
comiquement Perlet, et dont le parler anglo-français faisait pouffer
de rire toute la salle, le caissier se voyait fuyant la rue Richer,
montant dans un fiacre sur le boulevard, faisant son marché pour aller
à Versailles. La scène changeait encore. Il reconnut, au coin de la rue
de l’Orangerie et de la rue des Récollets, la petite auberge borgne que
tenait son ancien maréchal-des-logis. Il était deux heures du matin,
le plus grand silence régnait, personne ne l’épiait, sa voiture était
attelée de chevaux de poste, et venait d’une maison de l’avenue de
Paris où demeurait un Anglais pour qui elle avait été demandée, afin de
détourner les soupçons. Castanier avait ses valeurs et ses passe-ports,
il montait en voiture, il partait. Mais à la barrière, Castanier
aperçut des gendarmes à pied qui attendaient la voiture. Il jeta un cri
affreux que comprima le regard de Melmoth.

--Regarde toujours, et tais-toi! lui dit l’Anglais.

Castanier se vit en un moment jeté en prison à la Conciergerie. Puis,
au cinquième acte de ce drame intitulé _le Caissier_, il s’aperçut, à
trois mois de là, sortant de la Cour d’Assises, condamné à vingt ans de
travaux forcés. Il jeta un nouveau cri quand il se vit exposé sur la
place du Palais-de-Justice, et que le fer rouge du bourreau le marqua.
Enfin, à la dernière scène, il était dans la cour de Bicêtre, parmi
soixante forçats, et attendait son tour pour aller faire river ses fers.

--Mon Dieu! je n’en puis plus de rire, disait Aquilina. Vous êtes bien
sombre, mon chat, qu’avez-vous donc? ce monsieur n’est plus là.

--Deux mots, Castanier, lui dit Melmoth au moment où la pièce finie
madame de La Garde se faisait mettre son manteau par l’ouvreuse.

Le corridor était encombré, toute fuite était impossible.

--Eh! bien, quoi?

--Aucune puissance humaine ne peut t’empêcher d’aller reconduire
Aquilina, d’aller à Versailles, et d’y être arrêté.

--Pourquoi?

--Parce que le bras qui te tient, dit l’Anglais, ne te lâchera point.

Castanier aurait voulu pouvoir prononcer quelques paroles pour
s’anéantir lui-même et disparaître au fond des enfers.

--Si le démon te demandait ton âme, ne la donnerais-tu pas en échange
d’une puissance égale à celle de Dieu? D’un seul mot, tu restituerais
dans la caisse du baron de Nucingen les cinq cent mille francs que tu y
as pris. Puis, en déchirant ta lettre de crédit, toute trace de crime
serait anéantie. Enfin, tu aurais de l’or à flots. Tu ne crois guère à
rien, n’est-ce pas? Hé bien! si tout cela arrive, tu croiras au moins
au diable.

--Si c’était possible! dit Castanier avec joie.

--Celui qui peut faire ceci, répondit l’Anglais, te l’affirme.

Melmoth étendit le bras au moment où Castanier, madame de La Garde et
lui se trouvaient sur le boulevard. Il tombait alors une pluie fine, le
sol était boueux, l’atmosphère était épaisse, et le ciel était noir.
Aussitôt que le bras de cet homme fut étendu, le soleil illumina Paris.
Castanier se vit, en plein midi, comme par un beau jour de juillet.
Les arbres étaient couverts de feuilles, et les Parisiens endimanchés
circulaient en deux files joyeuses. Les marchands de coco criaient:--A
boire, à la fraîche! Des équipages brillaient en roulant sur la
chaussée. Le caissier jeta un cri de terreur. A ce cri, le boulevard
redevint humide et sombre. Madame de La Garde était montée en voiture.

--Mais dépêche-toi donc, mon ami, lui dit-elle, viens ou reste.
Vraiment, ce soir, tu es ennuyeux comme la pluie qui tombe.

--Que faut-il faire? dit Castanier à Melmoth.

--Veux-tu prendre ma place? lui demanda l’Anglais.

--Oui.

--Eh! bien, je serai chez toi dans quelques instants.

--Ah! ça, Castanier, tu n’es pas dans ton assiette ordinaire, lui
disait Aquilina. Tu médites quelque mauvais coup, tu étais trop sombre
et trop pensif pendant le spectacle. Mon cher ami, te faut-il quelque
chose que je puisse te donner? Parle.

--J’attends, pour savoir si tu m’aimes, que nous soyons arrivés à la
maison.

--Ce n’est pas la peine d’attendre, dit-elle en se jetant à son cou,
tiens!

Elle l’embrassa fort passionnément en apparence en lui faisant de ces
cajoleries qui, chez ces sortes de créatures, deviennent des choses de
métier, comme le sont les jeux de scène pour des actrices.

--D’où vient cette musique? dit Castanier.

--Allons, voilà que tu entends de la musique, maintenant.

--De la musique céleste! reprit-il. On dirait que les sons viennent
d’en haut.

--Comment, toi qui m’as toujours refusé une baignoire aux Italiens,
sous prétexte que tu ne pouvais pas souffrir la musique, te voilà
mélomane, à cette heure! Mais tu es fou! ta musique est dans ta
caboche, vieille boule détraquée! dit-elle en lui prenant la tête et la
faisant rouler sur son épaule. Dis donc, papa, sont-ce les roues de la
voiture qui chantent?

--Écoute donc, Naqui? si les anges font de la musique au bon Dieu, ce
ne peut être que celle dont les accords m’entrent par tous les pores
autant que par les oreilles, et je ne sais comment t’en parler, c’est
suave comme de l’eau de miel!

--Mais certainement on lui fait de la musique au bon Dieu, car on
représente toujours les anges avec des harpes. Ma parole d’honneur, il
est fou, se dit-elle en voyant Castanier dans l’attitude d’un mangeur
d’opium en extase.

Ils étaient arrivés. Castanier, absorbé par tout ce qu’il venait de
voir et d’entendre, ne sachant s’il devait croire ou douter, allait
comme un homme ivre, privé de raison. Il se réveilla dans la chambre
d’Aquilina où il avait été porté, soutenu par sa maîtresse, par le
portier et par Jenny, car il s’était évanoui en sortant de sa voiture.

--Mes amis, mes amis, _il_ va venir, dit-il en se plongeant par un
mouvement désespéré dans sa bergère au coin du feu.

En ce moment Jenny entendit la sonnette, alla ouvrir, et annonça
l’Anglais en disant que c’était un monsieur qui avait rendez-vous avec
Castanier. Melmoth se montra soudain. Il se fit un grand silence. Il
regarda le portier, le portier s’en alla. Il regarda Jenny, Jenny s’en
alla.

--Madame, dit Melmoth à la courtisane, permettez-nous de terminer une
affaire qui ne souffre aucun retard.

Il prit Castanier par la main, et Castanier se leva. Tous deux
allèrent dans le salon sans lumière, car l’œil de Melmoth éclairait
les ténèbres les plus épaisses. Fascinée par le regard étrange de
l’inconnu, Aquilina demeura sans force, et incapable de songer à son
amant, qu’elle croyait d’ailleurs enfermé chez sa femme de chambre,
tandis que, surprise par le prompt retour de Castanier, Jenny l’avait
caché dans le cabinet de toilette, comme dans la scène du drame joué
pour Melmoth et pour sa victime. La porte de l’appartement se ferma
violemment, et bientôt Castanier reparut.

--Qu’as-tu? lui cria sa maîtresse frappée d’horreur.

La physionomie du caissier était changée. Son teint rouge avait fait
place à la pâleur étrange qui rendait l’étranger sinistre et froid. Ses
yeux jetaient un feu sombre qui blessait par un éclat insupportable.
Son attitude de bonhomie était devenue despotique et fière. La
courtisane trouva Castanier maigri, le front lui sembla majestueusement
horrible, et le dragon exhalait une influence épouvantable qui pesait
sur les autres comme une lourde atmosphère. Aquilina se sentit pendant
un moment gênée.

--Que s’est-il passé en si peu de temps entre cet homme diabolique et
toi? demanda-t-elle.

--Je lui ai vendu mon âme. Je le sens, je ne suis plus le même. Il m’a
pris mon être, et m’a donné le sien.

--Comment?

--Tu n’y comprendrais rien. Ha! dit Castanier froidement, il avait
raison, ce démon! Je vois tout et sais tout. Tu me trompais.

Ces mots glacèrent Aquilina. Castanier alla dans le cabinet de toilette
après avoir allumé un bougeoir, la pauvre fille stupéfaite l’y suivit,
et son étonnement fut grand lorsque Castanier, ayant écarté les robes
accrochées au porte-manteau, découvrit le sous-officier.

--Venez, mon cher, lui dit-il en prenant Léon par le bouton de la
redingote et l’amenant dans la chambre.

La Piémontaise, pâle, éperdue, était allée se jeter dans son fauteuil.
Castanier s’assit sur la causeuse au coin du feu, et laissa l’amant
d’Aquilina debout.

--Vous êtes ancien militaire, lui dit Léon, je suis prêt à vous rendre
raison.

--Vous êtes un niais, répondit sèchement Castanier. Je n’ai plus
besoin de me battre, je puis tuer qui je veux d’un regard. Je vais vous
dire votre fait, mon petit. Pourquoi vous tuerais-je? Vous avez sur
le cou une ligne rouge que je vois. La guillotine vous attend. Oui,
vous mourrez en place de Grève. Vous appartenez au bourreau, rien ne
peut vous sauver. Vous faites partie d’une Vente de Charbonniers. Vous
conspirez contre le gouvernement.

--Tu ne me l’avais pas dit! cria la Piémontaise à Léon.

--Vous ne savez donc pas, dit le caissier en continuant toujours, que
le ministère a décidé ce matin de poursuivre votre association? Le
procureur-général a pris vos noms. Vous êtes dénoncés par des traîtres.
On travaille en ce moment à préparer les éléments de votre acte
d’accusation.

--C’est donc toi qui l’as trahi?... dit Aquilina qui poussa un
rugissement de lionne et se leva pour venir déchirer Castanier.

--Tu me connais trop pour le croire, répondit Castanier avec un
sang-froid qui pétrifia sa maîtresse.

--Comment le sais-tu donc?

--Je l’ignorais avant d’aller dans le salon; mais, maintenant, je vois
tout, je sais tout, je peux tout.

Le sous-officier était stupéfait.

--Hé! bien, sauve-le, mon ami, s’écria la fille en se jetant aux genoux
de Castanier. Sauvez-le, puisque vous pouvez tout! Je vous aimerai, je
vous adorerai, je serai votre esclave au lieu d’être votre maîtresse.
Je me vouerai à vos caprices les plus désordonnés, tu feras de moi tout
ce que tu voudras. Oui, je trouverai plus que de l’amour pour vous;
j’aurai le dévouement d’une fille pour son père, joint à celui d’une...
mais... comprends donc, Rodolphe! Enfin, quelque violentes que soient
mes passions, je serai toujours à toi! Qu’est-ce que je pourrais dire
pour te toucher? J’inventerai les plaisirs... Je... Mon Dieu! tiens,
quand tu voudras quelque chose de moi, comme de me faire jeter par la
fenêtre, tu n’auras qu’à me dire:--Léon! je me précipiterais alors dans
l’enfer, j’accepterais tous les tourments, toutes les maladies, tous
les chagrins, tout ce que tu m’imposerais!

Castanier resta froid. Pour toute réponse, il montra Léon en disant
avec un rire de démon:--La guillotine l’attend.

--Non, il ne sortira pas d’ici, je le sauverai, s’écria-t-elle.
Oui, je tuerai qui le touchera! Pourquoi ne veux-tu pas le sauver?
criait-elle d’une voix étincelante, l’œil en feu, les cheveux épars. Le
peux-tu?

--Je puis tout.

--Pourquoi ne le sauves-tu pas?

--Pourquoi? cria Castanier dont la voix vibra jusque dans les
planchers. Hé! je me venge! C’est mon métier de mal faire.

--Mourir, reprit Aquilina, lui, mon amant, est-ce possible?

Elle bondit jusqu’à sa commode, y saisit un stylet qui était dans une
corbeille, et vint à Castanier qui se mit à rire.

--Tu sais bien que le fer ne peut plus m’atteindre.

Le bras d’Aquilina se détendit comme une corde de harpe subitement
coupée.

--Sortez, mon cher ami, dit le caissier en se retournant vers le
sous-officier; allez à vos affaires.

Il étendit la main, et le militaire fut obligé d’obéir à la force
supérieure que déployait Castanier.

--Je suis ici chez moi, je pourrais envoyer chercher le commissaire de
police et lui livrer un homme qui s’introduit dans mon domicile, je
préfère vous rendre la liberté: je suis un démon, je ne suis pas un
espion.

--Je le suivrai, dit Aquilina.

--Suis-le, dit Castanier. Jenny?...

Jenny parut.

--Envoyez le portier leur chercher un fiacre.

--Tiens, Naqui, dit Castanier en tirant de sa poche un paquet de
billets de banque, tu ne quitteras pas, comme une misérable, un homme
qui t’aime encore.

Il lui tendit trois cent mille francs, Aquilina les prit, les jeta par
terre, cracha dessus en les piétinant avec la rage du désespoir, en lui
disant:--Nous sortirons tous deux à pied, sans un sou de toi. Reste,
Jenny.

--Bonsoir! reprit le caissier en ramassant son argent. Moi, je suis
revenu de voyage.--Jenny, dit-il en regardant la femme de chambre
ébahie, tu me parais bonne fille. Te voilà sans maîtresse, viens ici?
pour ce soir, tu auras un maître.

Aquilina, se défiant de tout, s’en alla promptement avec le
sous-officier chez une de ses amies. Mais Léon était l’objet des
soupçons de la police, qui le faisait suivre partout où il allait.
Aussi fut-il arrêté quelque temps après, avec ses trois amis, comme le
dirent les journaux du temps.

Le caissier se sentit changé complétement au moral comme au physique.
Le Castanier, tour à tour enfant, jeune, amoureux, militaire,
courageux, trompé, marié, désillusionné, caissier, passionné, criminel
par amour, n’existait plus. Sa forme intérieure avait éclaté. En un
moment, son crâne s’était élargi, ses sens avaient grandi. Sa pensée
embrassa le monde, il en vit les choses comme s’il eût été placé à une
hauteur prodigieuse. Avant d’aller au spectacle, il éprouvait pour
Aquilina la passion la plus insensée, plutôt que de renoncer à elle il
aurait fermé les yeux sur ses infidélités, ce sentiment aveugle s’était
dissipé comme une nuée se fond sous les rayons du soleil. Heureuse de
succéder à sa maîtresse, et d’en posséder la fortune, Jenny fit tout ce
que voulait le caissier. Mais Castanier, qui avait le pouvoir de lire
dans les âmes, découvrit le motif véritable de ce dévouement purement
physique. Aussi s’amusa-t-il de cette fille avec la malicieuse avidité
d’un enfant qui, après avoir exprimé le jus d’une cerise, en lance le
noyau. Le lendemain, au moment où, pendant le déjeuner, elle se croyait
dame et maîtresse au logis, Castanier lui répéta mot à mot, pensée à
pensée, ce qu’elle se disait à elle-même, en buvant son café.

--Sais-tu ce que tu penses, ma petite? lui dit-il en souriant, le
voici: «Ces beaux meubles en bois de palissandre que je désirais tant,
et ces belles robes que j’essayais, sont donc à moi! Il ne m’en a coûté
que des bêtises que madame lui refusait, je ne sais pas pourquoi. Ma
foi, pour aller en carrosse, avoir des parures, être au spectacle dans
une loge, et me faire des rentes, je lui donnerais bien des plaisirs
à l’en faire crever, s’il n’était pas fort comme un Turc. Je n’ai
jamais vu d’homme pareil!»--Est-ce bien cela? reprit-il d’une voix qui
fit pâlir Jenny. Eh! bien, oui, ma fille, tu n’y tiendrais pas, et
c’est pour ton bien que je te renvoie, tu périrais à la peine. Allons,
quittons-nous bons amis.

Et il la congédia froidement en lui donnant une fort légère somme.

Le premier usage que Castanier s’était promis de faire du terrible
pouvoir qu’il venait d’acheter, au prix de son éternité bienheureuse,
était la satisfaction pleine et entière de ses goûts. Après avoir
mis ordre à ses affaires, et rendu facilement ses comptes à monsieur
de Nucingen qui lui donna pour successeur un bon Allemand, il voulut
une bacchanale digne des beaux jours de l’empire romain, et s’y
plongea désespérément comme Balthazar à son dernier festin. Mais,
comme Balthazar, il vit distinctivement une main pleine de lumière
qui lui traça son arrêt au milieu de ses joies, non pas sur les murs
étroits d’une salle, mais sur les parois immenses où se dessine
l’arc-en-ciel. Son festin ne fut pas en effet une orgie circonscrite
aux bornes d’un banquet, ce fut une dissipation de toutes les forces
et de toutes les jouissances. La table était en quelque sorte la
terre même qu’il sentait trembler sous ses pieds. Ce fut la dernière
fête d’un dissipateur qui ne ménage plus rien. En puisant à pleines
mains dans le trésor des voluptés humaines dont la clef lui avait
été remise par le Démon, il en atteignit promptement le fond. Cette
énorme puissance, en un instant appréhendée, fut en un instant exercée,
jugée, usée. Ce qui était tout, ne fut rien. Il arrive souvent que la
possession tue les plus immenses poèmes du désir, aux rêves duquel
l’objet possédé répond rarement. Ce triste dénoûment de quelques
passions était celui que cachait l’omnipotence de Melmoth. L’inanité
de la nature humaine fut soudain révélée à son successeur, auquel la
suprême puissance apporta le néant pour dot. Afin de bien comprendre
la situation bizarre dans laquelle se trouva Castanier, il faudrait
pouvoir en apprécier par la pensée les rapides révolutions, et
concevoir combien elles eurent peu de durée, ce dont il est difficile
de donner une idée à ceux qui restent emprisonnés par les lois du
temps, de l’espace et des distances. Ses facultés agrandies avaient
changé les rapports qui existaient auparavant entre le monde et lui.
Comme Melmoth, Castanier pouvait en quelques instants être dans les
riantes vallées de l’Hindoustan, passer sur les ailes des démons à
travers les déserts de l’Afrique, et glisser sur les mers. De même que
sa lucidité lui faisait tout pénétrer à l’instant où sa vue se portait
sur un objet matériel ou dans la pensée d’autrui, de même sa langue
happait pour ainsi dire toutes les saveurs d’un coup. Son plaisir
ressemblait au coup de hache du despotisme, qui abat l’arbre pour
en avoir les fruits. Les transitions, les alternatives qui mesurent
la joie, la souffrance, et varient toutes les jouissances humaines,
n’existaient plus pour lui. Son palais, devenu sensitif outre mesure,
s’était blasé tout à coup en se rassasiant de tout. Les femmes et la
bonne chère furent deux plaisirs si complétement assouvis, du moment
où il put les goûter de manière à se trouver au delà du plaisir, qu’il
n’eut plus envie ni de manger, ni d’aimer. Se sachant maître de
toutes les femmes qu’il souhaiterait, et se sachant armé d’une force
qui ne devait jamais faillir, il ne voulait plus de femmes; en les
trouvant par avance soumises à ses caprices les plus désordonnés, il
se sentait une horrible soif d’amour, et les désirait plus aimantes
qu’elles ne pouvaient l’être. Mais la seule chose que lui refusait le
monde, c’était la foi, la prière, ces deux onctueuses et consolantes
amours. On lui obéissait. Ce fut un horrible état. Les torrents de
douleurs, de plaisirs et de pensées qui secouaient son corps et son
âme eussent emporté la créature humaine la plus forte; mais il y avait
en lui une puissance de vie proportionnée à la vigueur des sensations
qui l’assaillaient. Il sentit en dedans de lui quelque chose d’immense
que la terre ne satisfaisait plus. Il passait la journée à étendre ses
ailes, à vouloir traverser les sphères lumineuses dont il avait une
intuition nette et désespérante. Il se dessécha intérieurement, car
il eut soif et faim de choses qui ne se buvaient ni ne se mangeaient,
mais qui l’attiraient irrésistiblement. Ses lèvres devinrent ardentes
de désir, comme l’étaient celles de Melmoth, et il haletait après
l’INCONNU, car il connaissait tout. En voyant le principe et le
mécanisme du monde, il n’en admirait plus les résultats, et manifesta
bientôt ce dédain profond qui rend l’homme supérieur semblable à un
sphinx qui sait tout, voit tout, et garde une silencieuse immobilité.
Il ne se sentait pas la moindre velléité de communiquer sa science
aux autres hommes. Riche de toute la terre, et pouvant la franchir
d’un bond, la richesse et le pouvoir ne signifièrent plus rien pour
lui. Il éprouvait cette horrible mélancolie de la suprême puissance
à laquelle Satan et Dieu ne remédient que par une activité dont le
secret n’appartient qu’à eux. Castanier n’avait pas, comme son maître,
l’inextinguible puissance de haïr et de mal faire; il se sentait démon,
mais démon à venir, tandis que Satan est démon pour l’éternité; rien
ne le peut racheter, il le sait, et alors il se plaît à remuer avec sa
triple fourche les mondes comme un fumier, en y tracassant les desseins
de Dieu. Pour son malheur, Castanier conservait une espérance. Ainsi
tout à coup, en un moment, il put aller d’un pôle à l’autre, comme un
oiseau vole désespérément entre les deux côtés de sa cage; mais, après
avoir fait ce bond, comme l’oiseau, il vit des espaces immenses. Il
eut de l’infini une vision qui ne lui permit plus de considérer les
choses humaines comme les autres hommes les considèrent. Les insensés
qui souhaitent la puissance des démons, la jugent avec leurs idées
d’hommes, sans prévoir qu’ils endosseront les idées du démon en prenant
son pouvoir, qu’ils resteront hommes et au milieu d’êtres qui ne
peuvent plus les comprendre. Le Néron inédit qui rêve de faire brûler
Paris pour sa distraction, comme on donne au théâtre le spectacle
fictif d’un incendie, ne se doute pas que Paris deviendra pour lui ce
qu’est pour un voyageur pressé la fourmilière qui borde un chemin.
Les sciences furent pour Castanier ce qu’est un logogriphe pour celui
qui en sait le mot. Les rois, les gouvernements lui faisaient pitié.
Sa grande débauche fut donc, en quelque sorte un déplorable adieu à
sa condition d’homme. Il se sentit à l’étroit sur la terre, car son
infernale puissance le faisait assister au spectacle de la création
dont il entrevoyait les causes et la fin. En se voyant exclus de ce que
les hommes ont nommé le ciel dans tous leurs langages, il ne pouvait
plus penser qu’au ciel. Il comprit alors le dessèchement intérieur
exprimé sur la face de son prédécesseur, il mesura l’étendue de ce
regard allumé par un espoir toujours trahi, il éprouva la soif qui
brûlait cette lèvre rouge, et les angoisses d’un combat perpétuel entre
deux natures agrandies. Il pouvait être encore un ange, il se trouvait
un démon. Il ressemblait à la suave créature emprisonnée par le mauvais
vouloir d’un enchanteur dans un corps difforme, et qui, prise sous la
cloche d’un pacte, avait besoin de la volonté d’autrui pour briser
une détestable enveloppe détestée. De même que l’homme vraiment grand
n’en a que plus d’ardeur à chercher l’infini du sentiment dans un
cœur de femme, après une déception; de même Castanier se trouva tout
à coup sous le poids d’une seule idée, idée qui peut-être était la
clef des mondes supérieurs. Par cela seul qu’il avait renoncé à son
éternité bienheureuse, il ne pensait plus qu’à l’avenir de ceux qui
prient et qui croient. Quand, au sortir de la débauche où il prit
possession de son pouvoir, il sentit l’étreinte de ce sentiment, il
connut les douleurs que les poètes sacrés, les apôtres et les grands
oracles de la foi nous ont dépeintes en des termes si gigantesques.
Harponné par l’épée flamboyante de laquelle il sentait la pointe dans
ses reins, il courut chez Melmoth, afin de voir ce qu’il advenait de
son prédécesseur. L’Anglais demeurait rue Férou, près Saint-Sulpice,
dans un hôtel sombre, noir, humide et froid. Cette rue, ouverte au
nord, comme toutes celles qui tombent perpendiculairement sur la rive
gauche de la Seine, est une des rues les plus tristes de Paris, et
son caractère réagit sur les maisons qui la bordent. Quand Castanier
fut sur le seuil de la porte, il la vit tendue de noir, la voûte était
également drapée. Sous cette voûte, éclataient les lumières d’une
chapelle ardente. On y avait élevé un cénotaphe temporaire, de chaque
côté duquel se tenait un prêtre.

--Il ne faut pas demander à monsieur pourquoi il vient, dit à Castanier
une vieille portière, vous ressemblez trop à ce pauvre cher défunt. Si
donc vous êtes son frère, vous arrivez trop tard pour lui dire adieu.
Ce brave gentilhomme est mort avant-hier dans la nuit.

--Comment est-il mort? demanda Castanier à l’un des prêtres.

--Soyez heureux, lui répondit un vieux prêtre en soulevant un côté des
draps noirs qui formaient la chapelle.

Castanier vit une de ces figures que la foi rend sublimes et par les
pores de laquelle l’âme semble sortir pour rayonner sur les autres
hommes et les échauffer par les sentiments d’une charité persistante.
Cet homme était le confesseur de sir John Melmoth.

--Monsieur votre frère, dit le prêtre en continuant, a fait une fin
digne d’envie, et qui a dû réjouir les anges. Vous savez quelle joie
répand dans les cieux la conversion d’une âme pécheresse. Les pleurs de
son repentir excités par la grâce ont coulé sans tarir, la mort seule
a pu les arrêter. L’Esprit saint était en lui. Ses paroles ardentes
et vives ont été dignes du Roi prophète. Si jamais, dans le cours de
ma vie, je n’ai entendu de confession plus horrible que celle de ce
gentilhomme irlandais, jamais aussi n’ai-je entendu de prières plus
enflammées. Quelque grandes qu’aient été ses fautes, son repentir
en a comblé l’abîme en un moment. La main de Dieu s’est visiblement
étendue sur lui, car il ne ressemblait plus à lui-même, tant il est
devenu saintement beau. Ses yeux si rigides se sont adoucis dans les
pleurs. Sa voix si vibrante, et qui effrayait, a pris la grâce et la
mollesse qui distinguent les paroles des gens humiliés. Il édifiait
tellement les auditeurs par ses discours, que les personnes attirées
par le spectacle de cette mort chrétienne, se mettaient à genoux en
écoutant glorifier Dieu, parler de ses grandeurs infinies, et raconter
les choses du ciel. S’il ne laisse rien à sa famille, il lui a certes
acquis le plus grand bien que les familles puissent posséder, une âme
sainte qui veillera sur vous tous, et vous conduira dans la bonne voie.

Ces paroles produisirent un effet si violent sur Castanier qu’il
sortit brusquement et marcha vers l’église de Saint-Sulpice en
obéissant à une sorte de fatalité, le repentir de Melmoth l’avait
abasourdi. Vers cette époque, un homme célèbre par son éloquence
faisait, le matin, à certains jours, des conférences qui avaient pour
but de démontrer les vérités de la religion catholique à la jeunesse
de ce siècle proclamée par une autre voix non moins éloquente,
indifférente en matière de foi. La conférence devait faire place à
l’enterrement de l’Irlandais. Castanier arriva précisément au moment où
le prédicateur allait résumer avec cette onction gracieuse, avec cette
pénétrante parole qui l’ont illustré, les preuves de notre heureux
avenir. L’ancien dragon, sous la peau duquel s’était glissé le démon,
se trouvait dans les conditions voulues pour recevoir fructueusement
la semence des paroles divines commentées par le prêtre. En effet,
s’il est un phénomène constaté, n’est-ce pas le phénomène moral que
le peuple a nommé _la foi du charbonnier_? La force de la croyance
se trouve en raison directe du plus ou moins d’usage que l’homme a
fait de sa raison. Les gens simples et les soldats sont de ce nombre.
Ceux qui ont marché dans la vie sous la bannière de l’instinct, sont
beaucoup plus propres à recevoir la lumière que ceux dont l’esprit et
le cœur se sont lassés dans les subtilités du monde. Depuis l’âge de
seize ans, jusqu’à près de quarante ans, Castanier, homme du midi,
avait suivi le drapeau français. Simple cavalier, obligé de se battre
le jour, la veille et le lendemain, il devait penser à son cheval avant
de songer à lui-même. Pendant son apprentissage militaire, il avait
donc eu peu d’heures pour réfléchir à l’avenir de l’homme. Officier,
il s’était occupé de ses soldats, et il avait été entraîné de champ de
bataille en champ de bataille, sans avoir jamais songé au lendemain
de la mort. La vie militaire exige peu d’idées. Les gens incapables
de s’élever à ces hautes combinaisons qui embrassent les intérêts de
nation à nation, les plans de la politique aussi bien que les plans
de campagne, la science du tacticien et celle de l’administrateur,
ceux-là vivent dans un état d’ignorance comparable à celle du paysan
le plus grossier de la province la moins avancée de France. Ils vont
en avant, obéissent passivement à l’âme qui les commande, et tuent les
hommes devant eux, comme le bûcheron abat des arbres dans une forêt.
Ils passent continuellement d’un état violent qui exige le déploiement
des forces physiques à un état de repos, pendant lequel ils réparent
leurs pertes. Ils frappent et boivent, ils frappent et mangent,
ils frappent et dorment, pour mieux frapper encore. A ce train de
tourbillon, les qualités de l’esprit s’exercent peu. Le moral demeure
dans sa simplicité naturelle. Quand ces hommes, si énergiques sur le
champ de bataille, reviennent au milieu de la civilisation, la plupart
de ceux qui sont demeurés dans les grades inférieurs, se montrent sans
idées acquises, sans facultés, sans portée. Aussi la jeune génération
s’est-elle étonnée de voir ces membres de nos glorieuses et terribles
armées, aussi nuls d’intelligence que peut l’être un commis, et simples
comme des enfants. A peine un capitaine de la foudroyante garde
impériale est-il propre à faire les quittances d’un journal. Quand les
vieux soldats sont ainsi, leur âme vierge de raisonnement obéit aux
grandes impulsions. Le crime commis par Castanier était un de ces faits
qui soulèvent tant de questions que, pour le discuter, le moraliste
aurait demandé _la division_ pour employer une expression du langage
parlementaire. Ce crime avait été conseillé par la passion, par une de
ces sorcelleries féminines si cruellement irrésistibles que nul homme
ne peut dire:«Je ne ferai jamais cela,» dès qu’une sirène est admise
dans la lutte et y déploiera ses hallucinations. La parole de vie tomba
donc sur une conscience neuve aux vérités religieuses que la Révolution
française et la vie militaire avaient fait négliger à Castanier. Ce
mot terrible: _Vous serez heureux ou malheureux pendant l’éternité!_
le frappa d’autant plus violemment qu’il avait fatigué la terre, qu’il
l’avait secouée comme un arbre sans fruit, et que, dans l’omnipotence
de ses désirs, il suffisait qu’un point de la terre ou du ciel lui fût
interdit, pour qu’il s’en occupât. S’il était permis de comparer de si
grandes choses aux niaiseries sociales, il ressemblait à ces banquiers
riches de plusieurs millions à qui rien ne résiste dans la société;
mais qui n’étant pas admis aux cercles de la noblesse, ont pour idée
fixe de s’y agréger, et ne comptent pour rien tous les priviléges
sociaux acquis par eux, du moment où il leur en manque un. Cet homme
plus puissant que ne l’étaient les rois de la terre réunis, cet homme
qui pouvait, comme Satan, lutter avec Dieu lui-même, apparut appuyé
contre un des piliers de l’église Saint-Sulpice, courbé sous le poids
d’un sentiment, et s’absorba dans une idée d’avenir, comme Melmoth s’y
était abîmé lui-même.

--Il est bien heureux, lui! s’écria Castanier, il est mort avec la
certitude d’aller au ciel.

En un moment, il s’était opéré le plus grand changement dans les idées
du caissier. Après avoir été le démon pendant quelques jours, il
n’était plus qu’un homme, image de la chute primitive consacrée dans
toutes les cosmogonies. Mais, en redevenant petit par la forme, il
avait acquis une cause de grandeur, il s’était trempé dans l’infini.
La puissance infernale lui avait révélé la puissance divine. Il avait
plus soif du ciel qu’il n’avait eu faim des voluptés terrestres si
promptement épuisées. Les jouissances que promet le démon ne sont
que celles de la terre agrandies, tandis que les voluptés célestes
sont sans bornes. Cet homme crut en Dieu. La parole qui lui livrait
les trésors du monde ne fut plus rien pour lui, et ces trésors lui
semblèrent aussi méprisables que le sont les cailloux aux yeux de ceux
qui aiment les diamants; car il les voyait comme de la verroterie, en
comparaison des beautés éternelles de l’autre vie. Pour lui, le bien
provenant de cette source était maudit. Il resta plongé dans un abîme
de ténèbres et de pensées lugubres en écoutant le service fait pour
Melmoth. Le _Dies iræ_ l’épouvanta. Il comprit, dans toute sa
grandeur, ce cri de l’âme repentante qui tressaille devant la majesté
divine. Il fut tout à coup dévoré par l’Esprit saint, comme le feu
dévore la paille. Des larmes coulèrent de ses yeux.

--Vous êtes un parent du mort? lui dit le bedeau.

--Son héritier, répondit Castanier.

--Pour les frais du culte, lui cria le suisse.

--Non, dit le caissier qui ne voulut pas donner à l’église l’argent du
démon.

--Pour les pauvres.

--Non.

--Pour les réparations de l’église.

--Non.

--Pour la chapelle de la Vierge.

--Non.

--Pour le séminaire.

--Non.

Castanier se retira, pour ne pas être en butte aux regards irrités
de plusieurs gens de l’église.--Pourquoi, se dit-il en contemplant
Saint-Sulpice, pourquoi les hommes auraient-ils bâti ces cathédrales
gigantesques que j’ai vues en tout pays? Ce sentiment partagé par les
masses, dans tous les temps, s’appuie nécessairement sur quelque chose.

--Tu appelles Dieu quelque chose? lui disait sa conscience, Dieu! Dieu!
Dieu!

Ce mot répété par une voix intérieure l’écrasait, mais ses sensations
de terreur furent adoucies par les lointains accords de la musique
délicieuse qu’il avait entendue déjà vaguement. Il attribua cette
harmonie aux chants de l’église, il en mesurait le portail. Mais il
s’aperçut, en prêtant attentivement l’oreille, que les sons arrivaient
à lui de tous côtés; il regarda dans la place, et n’y vit point de
musiciens. Si cette mélodie apportait dans l’âme les poésies bleues
et les lointaines lumières de l’espérance, elle donnait aussi plus
d’activité aux remords dont était travaillé le damné qui s’en alla
dans Paris, comme vont les gens accablés de douleurs. Il regardait
tout sans rien voir, il marchait au hasard à la manière des flâneurs;
il s’arrêtait sans motif, se parlait à lui-même, et ne se fût pas
dérangé pour éviter le coup d’une planche ou la roue d’une voiture.
Le repentir le livrait insensiblement à cette grâce qui broie tout
à la fois doucement et terriblement le cœur. Il eut bientôt dans la
physionomie, comme Melmoth, quelque chose de grand, mais de distrait;
une froide expression de tristesse, semblable à celle de l’homme
au désespoir, et l’avidité haletante que donne l’espérance; puis,
par-dessus tout, il fut en proie au dégoût de tous les biens de ce
bas monde. Son regard effrayant de clarté cachait les plus humbles
prières. Il souffrait en raison de sa puissance. Son âme violemment
agitée faisait plier son corps, comme un vent impétueux ploie de hauts
sapins. Comme son prédécesseur, il ne pouvait pas se refuser à vivre,
car il ne voulait pas mourir sous le joug de l’enfer. Son supplice
lui devint insupportable. Enfin, un matin, il songea que Melmoth le
bienheureux lui avait proposé de prendre sa place, et qu’il avait
accepté; que, sans doute, d’autres hommes pourraient l’imiter; et que,
dans une époque dont la fatale indifférence en matière de religion
était proclamée par les héritiers de l’éloquence des Pères de l’Église,
il devait rencontrer facilement un homme qui se soumît aux clauses de
ce contrat pour en exercer les avantages.

--Il est un endroit où l’on cote ce que valent les rois, où l’on
soupèse les peuples, où l’on juge les systèmes, où les gouvernements
sont rapportés à la mesure de l’écu de cent sous, où les idées, les
croyances sont chiffrées, où tout s’escompte, où Dieu même emprunte
et donne en garantie ses revenus d’âmes, car le pape y a son compte
courant. Si je puis trouver une âme à négocier, n’est-ce pas là.

Castanier alla joyeux à la Bourse, en pensant qu’il pourrait trafiquer
d’une âme comme on y commerce des fonds publics. Un homme ordinaire
aurait eu peur qu’on ne s’y moquât de lui; mais Castanier savait par
expérience que tout est sérieux pour l’homme au désespoir. Semblable
au condamné à mort qui écouterait un fou s’il venait lui dire qu’en
prononçant d’absurdes paroles il pourrait s’envoler à travers la
serrure de sa porte, celui qui souffre est crédule et n’abandonne une
idée que quand elle a failli, comme la branche qui a cassé sous la main
du nageur entraîné. Vers quatre heures Castanier parut dans les groupes
qui se formaient après la fermeture du cours des effets publics, et
où se faisaient alors les négociations des effets particuliers et des
affaires purement commerciales. Il était connu de quelques négociants,
et pouvait, en feignant de chercher quelqu’un, écouter les bruits qui
couraient sur les gens embarrassés.

--Plus souvent, mon petit, que je te négocierai du Claparon et
compagnie! Ils ont laissé remporter par le garçon de la Banque les
effets de leur paiement ce matin, dit un gros banquier, dans son
langage sans façon. Si tu en as, garde-le.

Ce Claparon était dans la cour, en grande conférence avec un homme
connu pour faire des escomptes usuraires. Aussitôt Castanier se dirigea
vers l’endroit où se trouvait Claparon, négociant connu pour hasarder
de grands coups qui pouvaient aussi bien le ruiner que l’enrichir.

Quand Claparon fut abordé par Castanier, le marchand d’argent venait
de le quitter, et le spéculateur avait laissé échapper un geste de
désespoir.

--Eh! bien, Claparon, nous avons cent mille francs à payer à la Banque,
et voilà quatre heures: cela se sait, et nous n’avons plus le temps
d’arranger notre petite faillite, lui dit Castanier.

--Monsieur!

--Parlez plus bas, répondit le caissier; si je vous proposais une
affaire où vous pourriez ramasser autant d’or que vous en voudriez...

--Elle ne paierait pas mes dettes, car je ne connais pas d’affaire qui
ne veuille un temps de cuisson.

--Je connais une affaire qui vous les ferait payer en un moment, reprit
Castanier, mais qui vous obligerait à...

--A quoi?

--A vendre votre part du paradis. N’est-ce pas une affaire comme une
autre? Nous sommes tous actionnaires dans la grande entreprise de
l’éternité.

--Savez-vous que je suis homme à vous souffleter?... dit Claparon
irrité, il n’est pas permis de faire de sottes plaisanteries à un homme
dans le malheur.

--Je parle sérieusement, répondit Castanier en prenant dans sa poche un
paquet de billets de banque.

--D’abord, dit Claparon, je ne vendrais pas mon âme au diable pour une
misère. J’ai besoin de cinq cent mille francs pour aller...

--Qui vous parle de lésiner? reprit brusquement Castanier. Vous auriez
plus d’or que ne peuvent contenir les caves de la Banque.

Il tendit une masse de billets qui décida le spéculateur.

--Fait! dit Claparon. Mais comment s’y prendre?

--Venez là-bas, à l’endroit où il n’y a personne, répondit Castanier en
montrant un coin de la cour.

Claparon et son tentateur échangèrent quelques paroles, chacun le
visage tourné contre le mur. Aucune des personnes qui les avaient
remarqués ne devina l’objet de cet _a parte_, quoiqu’elles fussent
assez vivement intriguées par la bizarrerie des gestes que firent
les deux parties contractantes. Quand Castanier revint, une clameur
d’étonnement échappa aux boursiers. Comme dans les assemblées
françaises où le moindre événement distrait aussitôt, tous les visages
se tournèrent vers les deux hommes qui excitaient cette rumeur, et
l’on ne vit pas sans une sorte d’effroi le changement opéré chez eux.
A la Bourse, chacun se promène en causant, et tous ceux qui composent
la foule se sont bientôt reconnus et observés, car la Bourse est comme
une grande table de bouillotte où les habiles savent deviner le jeu
d’un homme et l’état de sa caisse d’après sa physionomie. Chacun avait
donc remarqué la figure de Claparon et celle de Castanier. Celui-ci,
comme l’Irlandais, était nerveux et puissant, ses yeux brillaient, sa
carnation avait de la vigueur. Chacun s’était émerveillé de cette
figure majestueusement terrible en se demandant où ce bon Castanier
l’avait prise; mais Castanier, dépouillé de son pouvoir, apparaissait
fané, ridé, vieilli, débile. Il était, en entraînant Claparon, comme
un malade en proie à un accès de fièvre, ou comme un thériaki dans le
moment d’exaltation que lui donne l’opium; mais en revenant, il était
dans l’état d’abattement qui suit la fièvre, et pendant lequel les
malades expirent, ou il était dans l’affreuse prostration que causent
les jouissances excessives du narcotisme. L’esprit infernal qui lui
avait fait supporter ses grandes débauches était disparu; le corps se
trouvait seul, épuisé, sans secours, sans appui contre les assauts des
remords et le poids d’un vrai repentir. Claparon, de qui chacun avait
deviné les angoisses, reparaissait au contraire avec des yeux éclatants
et portait sur son visage la fierté de Lucifer. La faillite avait passé
d’un visage sur l’autre.

--Allez crever en paix, mon vieux, dit Claparon à Castanier.

--Par grâce, envoyez-moi chercher une voiture et un prêtre, le vicaire
de Saint-Sulpice, lui répondit l’ancien dragon en s’asseyant sur une
borne.

Ce mot: «Un prêtre!» fut entendu par plusieurs personnes, et fit
naître un brouhaha goguenard que poussèrent les boursiers, tous gens
qui réservent leur foi pour croire qu’un chiffon de papier, nommé une
inscription, vaut un domaine. Le Grand-Livre est leur Bible.

--Aurai-je le temps de me repentir? se dit Castanier d’une voix
lamentable qui frappa Claparon.

Un fiacre emporta le moribond. Le spéculateur alla promptement payer
ses effets à la Banque. L’impression produite par le soudain changement
de physionomie de ces deux hommes fut effacée dans la foule comme un
sillon de vaisseau s’efface sur la mer. Une nouvelle de la plus haute
importance excita l’attention du monde négociant. A cette heure où
tous les intérêts sont en jeu, Moïse, en paraissant avec ses deux
cornes lumineuses obtiendrait à peine les honneurs d’un calembour,
et serait nié par les gens en train de faire des _reports_. Lorsque
Claparon eut payé ses effets, la peur le prit. Il fut convaincu de son
pouvoir, revint à la Bourse et offrit son marché aux gens embarrassés.
L’inscription sur le grand-livre de l’enfer, et les droits attachés à
la jouissance d’icelle, mot d’un notaire que se substitua Claparon,
fut achetée sept cent mille francs. Le notaire revendit le traité du
diable cinq cent mille francs à un entrepreneur en bâtiment, qui s’en
débarrassa pour cent mille écus en le cédant à un marchand de fer; et
celui-ci le rétrocéda pour deux cent mille francs à un charpentier.
Enfin, à cinq heures, personne ne croyait à ce singulier contrat, et
les acquéreurs manquaient faute de foi.

A cinq heures et demie, le détenteur était un peintre en bâtiment qui
restait accoté contre la porte de la Bourse provisoire, bâtie à cette
époque rue Feydeau. Ce peintre en bâtiment, homme simple, ne savait pas
ce qu’il avait en lui-même.--_Il était tout chose_, dit-il à sa femme
quand il fut de retour au logis.

La rue Feydeau est, comme le savent les flâneurs, une de ces rues
adorées des jeunes gens qui, faute d’une maîtresse, épousent tout le
sexe. Au premier étage de la maison la plus bourgeoisement décente,
demeurait une de ces délicieuses créatures que le ciel se plaît
à combler des beautés les plus rares, et qui, ne pouvant être ni
duchesses ni reines, parce qu’il y a beaucoup plus de jolies femmes
que de titres et de trônes, se contentent d’un agent de change ou d’un
banquier de qui elles font le bonheur à prix fixe. Cette bonne et belle
fille, appelée Euphrasie, était l’objet de l’ambition d’un clerc de
notaire démesurément ambitieux. En effet, le second clerc de maître
Crottat, notaire, était amoureux de cette femme comme un jeune homme
est amoureux à vingt-deux ans. Ce clerc aurait assassiné le pape et le
sacré collége des cardinaux, afin de se procurer une misérable somme
de cent louis, réclamée par Euphrasie pour un châle qui lui tournait
la tête, et en échange duquel sa femme de chambre l’avait promise
au clerc. L’amoureux allait et venait devant les fenêtres de madame
Euphrasie, comme vont et viennent les ours blancs dans leur cage, au
Jardin-des-Plantes. Il avait sa main droite passée sous son gilet, sur
le sein gauche, et voulait se déchirer le cœur, mais il n’en était
encore qu’à tordre les élastiques de ses bretelles.

[Illustration: MADAME EUPHRASIE.

  Cette bonne et belle fille était l’objet de l’ambition d’un clerc de
  notaire...

                                                 (MELMOTH RÉCONCILIÉ.)]

--Que faire pour avoir dix mille francs? se disait-il, prendre la somme
que je dois porter à l’enregistrement pour cet acte de vente. Mon Dieu!
mon emprunt ruinera-t-il l’acquéreur, un homme sept fois millionnaire?
Eh! bien, demain, j’irai me jeter à ses pieds, je lui dirai: «Monsieur,
je vous ai pris dix mille francs, j’ai vingt-deux ans, et j’aime
Euphrasie, voilà mon histoire. Mon père est riche, il vous remboursera,
ne me perdez pas! N’avez-vous pas eu vingt-deux ans et une rage
d’amour?» Mais ces fichus propriétaires, ça n’a pas d’âme! Il est
capable de me dénoncer au procureur du roi, au lieu de s’attendrir.
Sacredieu! si l’on pouvait vendre son âme au diable! Mais il n’y a ni
Dieu ni diable, c’est des bêtises, ça ne se voit que dans les livres
bleus ou chez les vieilles femmes. Que faire?

--Si vous voulez vendre votre âme au diable, lui dit le peintre en
bâtiment devant qui le clerc avait laissé échapper quelques paroles,
vous aurez dix mille francs.

--J’aurai donc Euphrasie, dit le clerc en topant au marché que lui
proposa le diable sous la forme d’un peintre en bâtiment.

Le pacte consommé, l’enragé clerc alla chercher le châle, monta chez
madame Euphrasie; et, comme il avait le diable au corps, il y resta
douze jours sans en sortir en y dépensant tout son paradis, en ne
songeant qu’à l’amour et à ses orgies au milieu desquelles se noyait le
souvenir de l’enfer et de ses priviléges.

L’énorme puissance conquise par la découverte de l’Irlandais, fils du
révérend Maturin, se perdit ainsi.

Il fut impossible à quelques orientalistes, à des mystiques, à des
archéologues occupés de ces choses, de constater historiquement la
manière d’évoquer le démon. Voici pourquoi.

Le treizième jour de ses noces enragées, le pauvre clerc gisait sur son
grabat, chez son patron, dans un grenier de la rue Saint-Honoré. La
Honte, cette stupide déesse qui n’ose se regarder, s’empara du jeune
homme qui devint malade, il voulut se soigner lui-même, et se trompa de
dose en prenant une drogue curative due au génie d’un homme bien connu
sur les murs de Paris. Le clerc creva donc sous le poids du vif-argent,
et son cadavre devint noir comme le dos d’une taupe. Un diable avait
certainement passé par là, mais lequel? Était-ce Astaroth?

--Cet estimable jeune homme a été emporté dans la planète de Mercure,
dit le premier clerc à un démonologue allemand qui vint prendre des
renseignements sur cette affaire.

--Je le croirais volontiers, répondit l’Allemand.

--Ha!

--Oui, monsieur, reprit l’Allemand, cette opinion s’accorde avec les
propres paroles de Jacob Bœhm, en sa quarante-huitième proposition sur
la TRIPLE VIE DE L’HOMME, où il est dit que _si Dieu a opéré toutes
choses par le_ FIAT, _le_ FIAT _est la secrète matrice qui comprend et
saisit la nature que forme l’esprit né de Mercure et de Dieu_.

--Vous dites, monsieur?

L’Allemand répéta sa phrase.

--Nous ne connaissons pas, dirent les clercs.

--_Fiat!_... dit un clerc, _fiat lux!_

--Vous pouvez vous convaincre de la vérité de cette citation, reprit
l’Allemand en lisant la phrase dans la page 75 du Traité de la TRIPLE
VIE DE L’HOMME, imprimé en 1809, chez monsieur Migneret, et traduit par
un philosophe, grand admirateur de l’illustre cordonnier.

--Ha, il était cordonnier, dit le premier clerc. Voyez-vous ça!

--En Prusse! reprit l’Allemand.

--Travaillait-il pour le roi? dit un béotien de second clerc.

--Il aurait dû mettre des béquets à ses phrases, dit le troisième clerc.

--Cet homme est pyramidal, s’écria le quatrième clerc en montrant
l’Allemand.

Quoiqu’il fût un démonologue de première force, l’étranger ne savait
pas quels mauvais diables sont les clercs; il s’en alla, ne comprenant
rien à leurs plaisanteries, et convaincu que ces jeunes gens trouvaient
Bœhm un génie pyramidal.

--Il y a de l’instruction en France, se dit-il.


  Paris, 6 mai 1835.




LE CHEF-D’ŒUVRE INCONNU.

A UN LORD.

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

                                                                  1845.


I.

GILLETTE.

Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre,
un jeune homme dont le vêtement était de très-mince apparence, se
promenait devant la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins,
à Paris. Après avoir assez long-temps marché dans cette rue avec
l’irrésolution d’un amant qui n’ose se présenter chez sa première
maîtresse, quelque facile qu’elle soit, il finit par franchir le seuil
de cette porte, et demanda si maître François PORBUS était en son
logis. Sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée
à balayer une salle basse, le jeune homme monta lentement les degrés,
et s’arrêta de marche en marche, comme quelque courtisan de fraîche
date, inquiet de l’accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en
haut de la vis, il demeura pendant on moment sur le palier, incertain
s’il prendrait le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l’atelier
où travaillait sans doute le peintre de Henri IV délaissé pour Rubens
par Marie de Médicis. Le jeune homme éprouvait cette sensation profonde
qui a dû faire vibrer le cœur des grands artistes quand, au fort de la
jeunesse et de leur amour pour l’art, ils ont abordé un homme de génie
ou quelque chef-d’œuvre. Il existe dans tous les sentiments humains une
fleur primitive, engendrée par un noble enthousiasme qui va toujours
faiblissant jusqu’à ce que le bonheur ne soit plus qu’un souvenir et
la gloire un mensonge. Parmi ces émotions fragiles, rien ne ressemble
à l’amour comme la jeune passion d’un artiste commençant le délicieux
supplice de sa destinée de gloire et de malheur, passion pleine
d’audace et de timidité, de croyances vagues et de découragements
certains. A celui qui léger d’argent, qui adolescent de génie, n’a
pas vivement palpité en se présentant devant un maître, il manquera
toujours une corde dans le cœur, je ne sais quelle touche de pinceau,
un sentiment dans l’œuvre, une certaine expression de poésie. Si
quelques fanfarons bouffis d’eux-mêmes croient trop tôt à l’avenir, ils
ne sont gens d’esprit que pour les sots. A ce compte, le jeune inconnu
paraissait avoir un vrai mérite, si le talent doit se mesurer sur cette
timidité première, sur cette pudeur indéfinissable que les gens promis
à la gloire savent perdre dans l’exercice de leur art, comme les jolies
femmes perdent la leur dans le manége de la coquetterie. L’habitude du
triomphe amoindrit le doute, et la pudeur est un doute peut-être.

Accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, le
pauvre néophyte ne serait pas entré chez le peintre auquel nous devons
l’admirable portrait de Henri IV, sans un secours extraordinaire
que lui envoya le hasard. Un vieillard vint à monter l’escalier.
A la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de
dentelle, à la prépondérante sécurité de sa démarche, le jeune homme
devina dans ce personnage ou le protecteur ou l’ami du peintre; il se
recula sur le palier pour lui faire place, et l’examina curieusement,
espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ou le caractère
serviable des gens qui aiment les arts; mais il aperçut quelque chose
de diabolique dans cette figure, et surtout ce _je ne sais quoi_ qui
affriande les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent,
retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme
celui de Rabelais ou de Socrate; une bouche rieuse et ridée, un menton
court, fièrement relevé, garni d’une barbe grise taillée en pointe,
des yeux vert de mer ternis en apparence par l’âge, mais qui par le
contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient
parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de
l’enthousiasme. Le visage était d’ailleurs singulièrement flétri
par les fatigues de l’âge, et plus encore par ces pensées qui creusent
également l’âme et le corps. Les yeux n’avaient plus de cils, et à
peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades
saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile, entourez-la
d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle
à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard une lourde chaîne
d’or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le
jour faible de l’escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous
eussiez dit d’une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans
cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre.
Le vieillard jeta sur le jeune homme un regard empreint de sagacité,
frappa trois coups à la porte, et dit à un homme valétudinaire, âgé de
quarante ans environ, qui vint ouvrir:--Bonjour, maître.

[Illustration: MAITRE FRENHOFER.

  Le visage était d’ailleurs singulièrement flétri.

                                            (LE CHEF-D’ŒUVRE INCONNU.)]

Porbus s’inclina respectueusement, il laissa entrer le jeune homme
en le croyant amené par le vieillard et s’inquiéta d’autant moins
de lui que le néophyte demeura sous le charme que doivent éprouver
les peintres-nés à l’aspect du premier atelier qu’ils voient et où
se révèlent quelques-uns des procédés matériels de l’art. Un vitrage
ouvert dans la voûte éclairait l’atelier de maître Porbus. Concentrée
sur une toile accrochée au chevalet, et qui n’était encore touchée que
de trois ou quatre traits blancs, le jour n’atteignait pas jusqu’aux
noires profondeurs des angles de cette vaste pièce; mais quelques
reflets égarés allumaient dans cette ombre rousse une paillette
argentée au ventre d’une cuirasse de reître suspendue à la muraille,
rayaient d’un brusque sillon de lumière la corniche sculptée et cirée
d’un antique dressoir chargé de vaisselles curieuses, ou piquaient de
points éclatants la trame grenue de quelques vieux rideaux de brocart
d’or aux grands plis cassés, jetés là comme modèles. Des écorchés de
plâtre, des fragments et des torses de déesses antiques, amoureusement
polis par les baisers des siècles, jonchaient les tablettes et les
consoles. D’innombrables ébauches, des études aux trois crayons, à
la sanguine ou à la plume, couvraient les murs jusqu’au plafond. Des
boîtes à couleurs, des bouteilles d’huile et d’essence, des escabeaux
renversés ne laissaient qu’un étroit chemin pour arriver sous l’auréole
que projetait la haute verrière dont les rayons tombaient à plein sur
la pâle figure de Porbus et sur le crâne d’ivoire de l’homme singulier.
L’attention du jeune homme fut bientôt exclusivement acquise à un
tableau qui, par ce temps de trouble et de révolutions, était déjà
devenu célèbre, et que visitaient quelques-uns de ces entêtés auxquels
on doit la conservation du feu sacré pendant les jours mauvais. Cette
belle page représentait une _Marie Égyptienne_ se disposant à payer le
passage du bateau. Ce chef-d’œuvre, destiné à Marie de Médicis, fut
vendu par elle aux jours de sa misère.

--Ta sainte me plaît, dit le vieillard à Porbus, et je te la paierais
dix écus d’or au delà du prix que donne la reine; mais aller sur ses
brisées?... du diable!

--Vous la trouvez bien?

--Heu! heu! fit le vieillard, bien?... oui et non. Ta bonne femme n’est
pas mal troussée, mais elle ne vit pas. Vous autres, vous croyez avoir
tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis
chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie! Vous colorez
ce linéament avec un ton de chair fait d’avance sur votre palette en
ayant soin de tenir un côté plus sombre que l’autre, et parce que
vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient debout
sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez
être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu!... Prrr! Il ne
suffit pas pour être un grand poète de savoir à fond la syntaxe et
de ne pas faire de fautes de langue! Regarde ta sainte, Porbus? Au
premier aspect, elle semble admirable; mais au second coup d’œil on
s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait
pas faire le tour de son corps. C’est une silhouette qui n’a qu’une
seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se
retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras
et le champ du tableau; l’espace et la profondeur manquent; cependant
tout est bien en perspective, et la dégradation aérienne est exactement
observée; mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que
ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il me semble
que si je portais la main sur cette gorge d’une si ferme rondeur, je
la trouverais froide comme du marbre! Non, mon ami, le sang ne court
pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée
de pourpre les veines et les fibrilles qui s’entrelacent en réseaux
sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place
palpite, mais cette autre est immobile, la vie et la mort luttent
dans chaque détail: ici c’est une femme, là une statue, plus loin
un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n’as pu souffler qu’une
portion de ton âme à ton œuvre chérie. Le flambeau de Prométhée
s’est éteint plus d’une fois dans les mains, et beaucoup d’endroits de
ton tableau n’ont pas été touchés par la flamme céleste.

--Mais pourquoi, mon cher maître? dit respectueusement Porbus au
vieillard tandis que le jeune homme avait peine à réprimer une forte
envie de le battre.

--Ah! voilà, dit le petit vieillard. Tu as flotté indécis entre
les deux systèmes, entre le dessin et la couleur, entre le flegme
minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands et l’ardeur
éblouissante, l’heureuse abondance des peintres italiens. Tu as voulu
imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Dürer et Paul
Véronèse. Certes c’était là une magnifique ambition! Mais qu’est-il
arrivé? Tu n’as eu ni le charme sévère de la sécheresse, ni les
décevantes magies du clair-obscur. Dans cet endroit, comme un bronze en
fusion qui crève son trop faible moule, la riche et blonde couleur du
Titien a fait éclater le maigre contour d’Albrecht Dürer où tu l’avais
coulée. Ailleurs, le linéament a résisté et contenu les magnifiques
débordements de la palette vénitienne. Ta figure n’est ni parfaitement
dessinée, ni parfaitement peinte, et porte partout les traces de cette
malheureuse indécision. Si tu ne te sentais pas assez fort pour fondre
ensemble au feu de ton génie les deux manières rivales, il fallait
opter franchement entre l’une ou l’autre, afin d’obtenir l’unité qui
simule une des conditions de la vie. Tu n’es vrai que dans les milieux,
tes contours sont faux, ne s’enveloppent pas et ne promettent rien
par derrière. Il y a de la vérité ici, dit le vieillard en montrant
la poitrine de la sainte.--Puis, ici, reprit-il en indiquant le point
où sur le tableau finissait l’épaule.--Mais là, fit-il en revenant au
milieu de la gorge, tout est faux. N’analysons rien, ce serait faire
ton désespoir.

Le vieillard s’assit sur une escabelle, se tint la tête dans les mains
et resta muet.

--Maître, lui dit Porbus, j’ai cependant bien étudié sur le nu cette
gorge; mais, pour notre malheur, il est des effets vrais dans la nature
qui ne sont plus probables sur la toile...

--La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de
l’exprimer! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète! s’écria vivement
le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement
un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme!
Hé! bien, essaie de mouler la main de ta maîtresse et de la poser
devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance,
et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la
copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à
saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les
effets! les effets! mais ils sont les accidents de la vie, et non la
vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas
seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut
saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne
doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans
l’autre! La véritable lutte est là! Beaucoup de peintres triomphent
instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une
femme, mais vous ne la voyez pas! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient
à forcer l’arcane de la nature. Votre main reproduit, sans que vous
y pensiez, le modèle que vous avez copié chez votre maître. Vous ne
descendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne la poursuivez
pas avec assez d’amour et de persévérance dans ses détours et dans
ses fuites. La beauté est une chose sévère et difficile qui ne se
laisse point atteindre ainsi, il faut attendre ses heures, l’épier, la
presser et l’enlacer étroitement pour la forcer à se rendre. La Forme
est un Protée bien plus insaisissable et plus fertile en replis que
le Protée de la fable, ce n’est qu’après de longs combats qu’on peut
la contraindre à se montrer sous son véritable aspect; vous autres!
vous vous contentez de la première apparence qu’elle vous livre, ou
tout au plus de la seconde, ou de la troisième; ce n’est pas ainsi
qu’agissent les victorieux lutteurs! Ces peintres invaincus ne se
laissent pas tromper à tous ces faux-fuyants, ils persévèrent jusqu’à
ce que la nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son
véritable esprit. Ainsi a procédé Raphaël, dit le vieillard en ôtant
son bonnet de velours noir pour exprimer le respect que lui inspirait
le roi de l’art, sa grande supériorité vient du sens intime qui, chez
lui, semble vouloir briser la Forme. La Forme est, dans ses figures,
ce qu’elle est chez nous, un truchement pour se communiquer des
idées, des sensations, une vaste poésie. Toute figure est un monde,
un portrait dont le modèle est apparu dans une vision sublime, teint
de lumière, désigné par une voix intérieure, dépouillé par un doigt
céleste qui a montré, dans le passé de tout une vie, les sources de
l’expression. Vous faites à vos femmes de belles robes de chair, de
belles draperies de cheveux, mais où est le sang qui engendre le calme
ou la passion et qui cause des effets particuliers. Ta sainte est
une femme brune, mais ceci, mon pauvre Porbus, est d’une blonde! Vos
figures sont alors de pâles fantômes colorés que vous nous promenez
devant les yeux, et vous appelez cela de la peinture et de l’art. Parce
que vous avez fait quelque chose qui ressemble plus à une femme qu’à
une maison, vous pensez avoir touché le but, et, tout fiers de n’être
plus obligés d’écrire à côté de vos figures, _currus venustus_ ou
_pulcher homo_, comme les premiers peintres, vous vous imaginez
être des artistes merveilleux! Ha! ha! vous n’y êtes pas encore, mes
braves compagnons, il vous faudra user bien des crayons, couvrir bien
des toiles avant d’arriver. Assurément, une femme porte sa tête de
cette manière, elle tient sa jupe ainsi, ses yeux s’alanguissent et se
fondent avec cet air de douceur résignée, l’ombre palpitante des cils
flotte ainsi sur les joues! C’est cela, et ce n’est pas cela. Qu’y
manque-t-il? un rien, mais ce rien est tout. Vous avez l’apparence
de la vie, mais vous n’exprimez pas son trop plein qui déborde, ce
je ne sais quoi qui est l’âme peut-être et qui flotte nuageusement
sur l’enveloppe; enfin cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont
surprise. En partant du point extrême où vous arrivez, on ferait
peut-être d’excellente peinture; mais vous vous lassez trop vite.
Le vulgaire admire, et le vrai connaisseur sourit. O Mabuse, ô mon
maître, ajouta ce singulier personnage, tu es un voleur, tu as emporté
la vie avec toi!--A cela près, reprit-il, cette toile vaut mieux que
les peintures de ce faquin de Rubens avec ses montagnes de viandes
flamandes, saupoudrées de vermillon, ses ondées de chevelures rousses,
et son tapage de couleurs. Au moins, avez-vous là couleur, sentiment et
dessin, les trois parties essentielles de l’Art.

--Mais cette sainte est sublime, bon homme! s’écria d’une voix forte
le jeune homme en sortant d’une rêverie profonde. Ces deux figures,
celle de la sainte et celle du batelier, ont une finesse d’intention
ignorée des peintres italiens, je n’en sais pas un seul qui eût inventé
l’indécision du batelier.

--Ce petit drôle est-il à vous? demanda Porbus au vieillard.

--Hélas! maître, pardonnez à ma hardiesse, répondit le néophyte en
rougissant. Je suis inconnu, barbouilleur d’instinct, et arrivé depuis
peu dans cette ville, source de toute science.

--A l’œuvre! lui dit Porbus en lui présentant un crayon rouge et une
feuille de papier.

L’inconnu copia lestement la Marie au trait.

--Oh! oh! s’écria le vieillard. Votre nom?

Le jeune homme écrivit au bas Nicolas Poussin.

--Voilà qui n’est pas mal pour un commençant, dit le singulier
personnage qui discourait si follement. Je vois que l’on peut parler
peinture devant toi. Je ne te blâme pas d’avoir admiré la sainte de
Porbus. C’est un chef-d’œuvre pour tout le monde, et les initiés aux
plus profonds arcanes de l’art peuvent seuls découvrir en quoi elle
pèche. Mais puisque tu es digne de la leçon, et capable de comprendre,
je vais te faire voir combien peu de chose il faudrait pour compléter
cet œuvre. Sois tout œil et tout attention, une pareille occasion de
t’instruire ne se représentera peut-être jamais. Ta palette, Porbus?

Porbus alla chercher palette et pinceaux. Le petit vieillard retroussa
ses manches avec un mouvement de brusquerie convulsive, passa son
pouce dans la palette diaprée et chargée de tons que Porbus lui
tendait; il lui arracha des mains plutôt qu’il ne les prit une poignée
de brosses de toutes dimensions, et sa barbe taillée en pointe se
remua soudain par des efforts menaçants qui exprimaient le prurit
d’une amoureuse fantaisie. Tout en chargeant son pinceau de couleur,
il grommelait entre ses dents:--Voici des tons bons à jeter par la
fenêtre avec celui qui les a composés, ils sont d’une crudité et d’une
fausseté révoltantes, comment peindre avec cela? Puis il trempait
avec une vivacité fébrile la pointe de la brosse dans les différents
tas de couleurs dont il parcourait quelquefois la gamme entière plus
rapidement qu’un organiste de cathédrale ne parcourt l’étendue de son
clavier à l’_O Filii_ de Pâques.

Porbus et Poussin se tenaient immobiles chacun d’un côté de la toile,
plongés dans la plus véhémente contemplation.

--Vois-tu, jeune homme, disait le vieillard sans se détourner,
vois-tu comme au moyen de trois ou quatre touches et d’un petit
glacis bleuâtre, on pouvait faire circuler l’air autour de la tête de
cette pauvre sainte qui devait étouffer et se sentir prise dans cette
atmosphère épaisse! Regarde comme cette draperie voltige à présent
et comme on comprend que la brise la soulève! Auparavant elle avait
l’air d’une toile empesée et soutenue par des épingles. Remarques-tu
comme le luisant satiné que je viens de poser sur la poitrine rend
bien la grasse souplesse d’une peau de jeune fille, et comme le ton
mélangé de brun-rouge et d’ocre calciné réchauffe la grise froideur
de cette grande ombre où le sang se figeait au lieu de courir. Jeune
homme, jeune homme, ce que je te montre là, aucun maître ne pourrait te
l’enseigner. Mabuse seul possédait le secret de donner de la vie aux
figures. Mabuse n’a eu qu’un élève, qui est moi. Je n’en ai pas eu, et
je suis vieux! Tu as assez d’intelligence pour deviner le reste, par ce
que je te laisse entrevoir.

Tout en parlant, l’étrange vieillard touchait à toutes les parties
du tableau: ici deux coups de pinceau, là un seul, mais toujours si
à propos qu’on aurait dit une nouvelle peinture, mais une peinture
trempée de lumière. Il travaillait avec une ardeur si passionnée que la
sueur se perla sur son front dépouillé; il allait si rapidement par de
petits mouvements si impatients, si saccadés, que pour le jeune Poussin
il semblait qu’il y eût dans le corps de ce bizarre personnage un démon
qui agissait par ses mains en les prenant fantastiquement contre le gré
de l’homme. L’éclat surnaturel des yeux, les convulsions qui semblaient
l’effet d’une résistance donnaient à cette idée un semblant de vérité
qui devait agir sur une jeune imagination. Le vieillard allait
disant:--Paf, paf, paf! voilà comment cela se beurre, jeune homme!
venez, mes petites touches, faites-moi roussir ce ton glacial! Allons
donc! Pon! pon! pon! disait-il en réchauffant les parties où il avait
signalé un défaut de vie, en faisant disparaître par quelques plaques
de couleur les différences de tempérament, et rétablissant l’unité de
ton que voulait une ardente Égyptienne.

--Vois-tu, petit, il n’y a que le dernier coup de pinceau qui compte.
Porbus en a donné cent, moi, je n’en donne qu’un. Personne ne nous sait
gré de ce qui est dessous. Sache bien cela!

Enfin ce démon s’arrêta, et se tournant vers Porbus et Poussin muets
d’admiration, il leur dit:--Cela ne vaut pas encore ma Belle-Noiseuse,
cependant on pourrait mettre son nom au bas d’une pareille œuvre. Oui,
je la signerais, ajouta-t-il en se levant pour prendre un miroir dans
lequel il la regarda.--Maintenant, allons déjeuner, dit il. Venez tous
deux à mon logis. J’ai du jambon fumé, du bon vin! Hé! hé! malgré le
malheur des temps, nous causerons peinture! Nous sommes de force. Voici
un petit bonhomme, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Nicolas
Poussin, qui a de la facilité.

Apercevant alors la piètre casaque du Normand, il tira de sa ceinture
une bourse de peau, y fouilla, prit deux pièces d’or, et les lui
montrant:--J’achète ton dessin, dit-il.

--Prends, dit Porbus à Poussin en le voyant tressaillir et rougir de
honte, car ce jeune adepte avait la fierté du pauvre. Prends donc, il a
dans son escarcelle la rançon de deux rois!

Tous trois, ils descendirent de l’atelier et cheminèrent en devisant
sur les arts, jusqu’à une belle maison de bois, située près du pont
Saint-Michel, et dont les ornements, le heurtoir, les encadrements
de croisées, les arabesques émerveillèrent Poussin. Le peintre en
espérance se trouva tout à coup dans une salle basse, devant un bon
feu, près d’une table chargée de mets appétissants, et par un bonheur
inouï, dans la compagnie de deux grands artistes pleins de bonhomie.

--Jeune homme, lui dit Porbus en le voyant ébahi devant un tableau, ne
regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans le désespoir.

C’était l’_Adam_ que fit Mabuse pour sortir de prison où ses créanciers
le retinrent si longtemps. Cette figure offrait, en effet, une telle
puissance de réalité, que Nicolas Poussin commença dès ce moment
à comprendre le véritable sens des confuses paroles dites par le
vieillard. Celui-ci regardait le tableau d’un air satisfait, mais sans
enthousiasme, et semblait dire: «J’ai fait mieux!»

--Il y a de la vie, dit-il, mon pauvre maître s’y est surpassé; mais
il manquait encore un peu de vérité dans le fond de la toile. L’homme
est bien vivant, il se lève et va venir à nous. Mais l’air, le ciel, le
vent que nous respirons, voyons et sentons, n’y sont pas. Puis il n’y
a encore là qu’un homme! Or le seul homme qui soit immédiatement sorti
des mains de Dieu, devait avoir quelque chose de divin qui manque.
Mabuse le disait lui-même avec dépit quand il n’était pas ivre.

Poussin regardait alternativement le vieillard et Porbus avec une
inquiète curiosité. Il s’approcha de celui-ci comme pour lui demander
le nom de leur hôte; mais le peintre se mit un doigt sur les lèvres
d’un air de mystère, et le jeune homme, vivement intéressé, garda
le silence, espérant que tôt ou tard quelque mot lui permettrait de
deviner le nom de son hôte, dont la richesse et les talents étaient
suffisamment attestés par le respect que Porbus lui témoignait, et par
les merveilles entassées dans cette salle.

Poussin, voyant sur la sombre boiserie de chêne un magnifique portrait
de femme, s’écria:--Quel beau Giorgion!

--Non! répondit le vieillard, vous voyez un de mes premiers
barbouillages!

--Tudieu! je suis donc chez le dieu de la peinture, dit naïvement le
Poussin.

Le vieillard sourit comme un homme familiarisé depuis longtemps avec
cet éloge.

--Maître Frenhofer! dit Porbus, ne sauriez-vous faire venir un peu de
votre bon vin du Rhin pour moi.

--Deux pipes, répondit le vieillard. Une pour m’acquitter du plaisir
que j’ai eu ce matin en voyant ta jolie pécheresse, et l’autre comme un
présent d’amitié.

--Ah! si je n’étais pas toujours souffrant, reprit Porbus, et si vous
vouliez me laisser voir votre Belle-Noiseuse, je pourrais faire quelque
peinture haute, large et profonde, où les figures seraient de grandeur
naturelle.

--Montrer mon œuvre, s’écria le vieillard tout ému. Non, non, je
dois la perfectionner encore. Hier, vers le soir, dit-il, j’ai cru
avoir fini. Ses yeux me semblaient humides, sa chair était agitée.
Les tresses de ses cheveux remuaient. Elle respirait! Quoique j’aie
trouvé le moyen de réaliser sur une toile plate le relief et la rondeur
de la nature, ce matin, au jour, j’ai reconnu mon erreur. Ah! pour
arriver à ce résultat glorieux, j’ai étudié à fond les grands maîtres
du coloris, j’ai analysé et soulevé couche par couche les tableaux
de Titien, ce roi de la lumière; j’ai, comme ce peintre souverain,
ébauché ma figure dans un ton clair avec une pâle souple et nourrie,
car l’ombre n’est qu’un accident, retiens cela, petit. Puis je suis
revenu sur mon œuvre, et au moyen de demi-teintes et de glacis dont
je diminuais de plus en plus la transparence, j’ai rendu les ombres
les plus vigoureuses et jusqu’aux noirs les plus fouillés; car les
ombres des peintres ordinaires sont d’une autre nature que leurs
tons éclairés; c’est du bois, de l’airain, c’est tout ce que vous
voudrez, excepté de la chair dans l’ombre. On sent que si leur figure
changeait de position, les places ombrées ne se nettoieraient pas et
ne deviendraient pas lumineuses. J’ai évité ce défaut où beaucoup
d’entre les plus illustres sont tombés, et chez moi la blancheur se
révèle sous l’opacité de l’ombre la plus soutenue! Comme une foule
d’ignorants qui s’imaginent dessiner correctement parce qu’ils font
un trait soigneusement ébarbé, je n’ai pas marqué sèchement les bords
extérieurs de ma figure et fait ressortir jusqu’au moindre détail
anatomique, car le corps humain ne finit pas par des lignes. En cela,
les sculpteurs peuvent plus approcher de la vérité que nous autres. La
nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans
les autres. Rigoureusement parlant, le dessin n’existe pas! Ne riez
pas, jeune homme! Quelque singulier que vous paraisse ce mot, vous en
comprendrez quelque jour les raisons. La ligne est le moyen par lequel
l’homme se rend compte de l’effet de la lumière sur les objets; mais il
n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein: c’est en modelant
qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on détache les choses du milieu où elles
sont, la distribution du jour donne seule l’apparence au corps! Aussi,
n’ai-je pas arrêté les linéaments, j’ai répandu sur les contours un
nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui fait que l’on ne saurait
précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent
avec les fonds. De près, ce travail semble cotonneux et paraît manquer
de précision, mais à deux pas, tout se raffermit, s’arrête et se
détache; le corps tourne, les formes deviennent saillantes, l’on sent
l’air circuler tout autour. Cependant je ne suis pas encore content,
j’ai des doutes. Peut-être faudrait-il ne pas dessiner un seul trait,
et vaudrait-il mieux attaquer une figure par le milieu en s’attachant
d’abord aux saillies les plus éclairées, pour passer ensuite aux
portions les plus sombres. N’est-ce pas ainsi que procède le soleil, ce
divin peintre de l’univers. Oh! nature, nature! qui jamais t’a surprise
dans tes fuites! Tenez, le trop de science, de même que l’ignorance,
arrive à une négation. Je doute de mon œuvre!

Le vieillard fit une pause, puis il reprit:--Voilà dix ans, jeune
homme, que je travaille; mais que sont dix petites années quand il
s’agit de lutter avec la nature? Nous ignorons le temps qu’employa le
seigneur Pygmalion pour faire la seule statue qui ait marché!

Le vieillard tomba dans une rêverie profonde, et resta les yeux fixes
en jouant machinalement avec son couteau.

--Le voilà en conversation avec son _esprit_, dit Porbus à voix basse.

A ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d’une
inexplicable curiosité d’artiste. Ce vieillard aux yeux blancs,
attentif et stupide, devenu pour lui plus qu’un homme, lui apparut
comme un génie fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. Il
réveillait mille idées confuses dans l’âme. Le phénomène moral de
cette espèce de fascination ne peut pas plus se définir qu’on ne peut
traduire l’émotion excitée par un chant qui rappelle la patrie au cœur
de l’exilé. Le mépris que ce vieil homme affectait d’exprimer pour
les plus belles tentatives de l’art, sa richesse, ses manières, les
déférences de Porbus pour lui, cette œuvre tenue si longtemps secrète,
œuvre de patience, œuvre de génie sans doute, s’il fallait en croire
la tête de Vierge que le jeune Poussin avait si franchement admirée,
et qui belle encore, même près de l’Adam de Mabuse, attestait le faire
impérial d’un des princes de l’art; tout en ce vieillard allait au
delà des bornes de la nature humaine. Ce que la riche imagination de
Nicolas Poussin put saisir de clair et de perceptible en voyant cet
être surnaturel, était une complète image de la nature artiste, de
cette nature folle à laquelle tant de pouvoirs sont confiés, et qui
trop souvent en abuse, emmenant la froide raison, les bourgeois et même
quelques amateurs, à travers mille routes pierreuses, où, pour eux,
il n’y a rien; tandis que folâtre en ces fantaisies, cette fille au
ailes blanches y découvre des épopées, des châteaux, des œuvres d’art.
Nature moqueuse et bonne, féconde et pauvre! Ainsi, pour l’enthousiaste
Poussin, ce vieillard était devenu, par une transfiguration subite,
l’Art lui-même, l’art avec ses secrets, ses fougues et ses rêveries.

--Oui, mon cher Porbus, reprit Frenhofer, il m’a manqué jusqu’à présent
de rencontrer une femme irréprochable, un corps dont les contours
soient d’une beauté parfaite, et dont la carnation... Mais où est-elle
vivante, dit-il en s’interrompant, cette introuvable Vénus des anciens,
si souvent cherchée, et de qui nous rencontrons à peine quelques
beautés éparses? Oh! pour voir un moment, une seule fois, la nature
divine, complète, l’idéal enfin, je donnerais toute ma fortune, mais
j’irais le chercher dans tes limbes, beauté céleste! Comme Orphée, je
descendrais dans l’enfer de l’art pour en ramener la vie.

--Nous pouvons partir d’ici, dit Porbus à Poussin, il ne nous entend
plus, ne nous voit plus!

--Allons à son atelier, répondit le jeune homme émerveillé.

--Oh! le vieux reître a su en défendre l’entrée. Ses trésors sont trop
bien gardés pour que nous puissions y arriver. Je n’ai pas attendu
votre avis et votre fantaisie pour tenter l’assaut du mystère.

--Il y a donc un mystère?

--Oui, répondit Porbus. Le vieux Frenhofer est le seul élève que Mabuse
ait voulu faire. Devenu son ami, son sauveur, son père, Frenhofer a
sacrifié la plus grande partie de ses trésors à satisfaire les passions
de Mabuse; en échange, Mabuse lui a légué le secret du relief, le
pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire, cette fleur de
nature, notre désespoir éternel, mais dont il possédait si bien _le
faire_, qu’un jour, ayant vendu et bu le damas à fleurs avec lequel
il devait s’habiller à l’entrée de Charles-Quint, il accompagna son
maître avec un vêtement de papier peint en damas. L’éclat particulier
de l’étoffe portée par Mabuse surprit l’empereur, qui, voulant en faire
compliment au protecteur du vieil ivrogne, découvrit la supercherie.
Frenhofer est un homme passionné pour notre art, qui voit plus haut
et plus loin que les autres peintres. Il a profondément médité sur
les couleurs, sur la vérité absolue de la ligne; mais, à force de
recherches, il est arrivé à douter de l’objet même de ses recherches.
Dans ses moments de désespoir, il prétend que le dessin n’existe pas
et qu’on ne peut rendre avec des traits que des figures géométriques;
ce qui est au delà du vrai, puisque avec le trait et le noir, qui
n’est pas une couleur, on peut faire une figure; ce qui prouve que
notre art est, comme la nature, composé d’une infinité d’éléments: le
dessin donne un squelette, la couleur est la vie, mais la vie sans
le squelette est une chose plus incomplète que le squelette sans la
vie. Enfin, il y a quelque chose de plus vrai que tout ceci, c’est que
la pratique et l’observation sont tout chez un peintre, et que si le
raisonnement et la poésie se querellent avec les brosses, on arrive
au doute comme le bonhomme, qui est aussi fou que peintre. Peintre
sublime, il a eu le malheur de naître riche, ce qui lui a permis de
divaguer, ne l’imitez pas! Travaillez! les peintres ne doivent méditer
que les brosses à la main.

--Nous y pénétrerons, s’écria le Poussin n’écoutant plus Porbus et ne
doutant plus de rien.

Porbus sourit à l’enthousiasme du jeune inconnu, et le quitta en
l’invitant à venir le voir.

Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la Harpe, et dépassa
sans s’en apercevoir la modeste hôtellerie où il était logé. Montant
avec une inquiète promptitude son misérable escalier, il parvint à une
chambre haute, située sous une toiture en colombage, naïve et légère
couverture des maisons du vieux Paris. Près de l’unique et sombre
fenêtre de cette chambre, il vit une jeune fille qui, au bruit de la
porte, se dressa soudain par un mouvement d’amour; elle avait reconnu
le peintre à la manière dont il avait attaqué le loquet.

--Qu’as-tu? lui dit-elle.

--J’ai, j’ai, s’écria-t-il en étouffant de plaisir, que je me suis
senti peintre! J’avais douté de moi jusqu’à présent, mais ce matin j’ai
cru en moi-même! Je puis être un grand homme! Va, Gillette, nous serons
riches, heureux! Il y a de l’or dans ces pinceaux.

Mais il se tut soudain. Sa figure grave et vigoureuse perdit son
expression de joie quand il compara l’immensité de ses espérances
à la médiocrité de ses ressources. Les murs étaient couverts de
simples papiers chargés d’esquisses au crayon. Il ne possédait pas
quatre toiles propres. Les couleurs avaient alors un haut prix, et
le pauvre gentilhomme voyait sa palette à peu près nue. Au sein de
cette misère, il possédait et ressentait d’incroyables richesses
de cœur, et la surabondance d’un génie dévorant. Amené à Paris par
un gentilhomme de ses amis, ou peut-être par son propre talent, il
y avait rencontré soudain une maîtresse, une de ces âmes nobles et
généreuses qui viennent souffrir près d’un grand homme, en épousent
les misères et s’efforcent de comprendre leurs caprices; forte pour la
misère et l’amour, comme d’autres sont intrépides à porter le luxe,
à faire parader leur insensibilité. Le sourire errant sur les lèvres
de Gillette dorait ce grenier et rivalisait avec l’éclat du ciel. Le
soleil ne brillait pas toujours, tandis qu’elle était toujours là,
recueillie dans sa passion, attachée à son bonheur, à sa souffrance,
consolant le génie qui débordait dans l’amour avant de s’emparer de
l’art.

--Écoute, Gillette, viens.

L’obéissante et joyeuse fille sauta sur les genoux du peintre. Elle
était toute grâce, toute beauté, jolie comme un printemps, parée de
toutes les richesses féminines et les éclairant par le feu d’une belle
âme.

--O Dieu! s’écria-t-il, je n’oserai jamais lui dire...

--Un secret? reprit-elle, je veux le savoir.

Le Poussin resta rêveur.

--Parle donc.

--Gillette! pauvre cœur aimé!

--Oh! tu veux quelque chose de moi?

--Oui.

--Si tu désires que je pose encore devant toi comme l’autre jour,
reprit-elle d’un petit air boudeur, je n’y consentirai plus jamais,
car, dans ces moments-là, tes yeux ne me disent plus rien. Tu ne penses
plus à moi, et cependant tu me regardes.

--Aimerais-tu mieux me voir copiant une autre femme?

--Peut-être, dit-elle, si elle était bien laide.

--Eh! bien, reprit Poussin d’un ton sérieux, si pour ma gloire à venir,
si pour me faire grand peintre, il fallait aller poser chez un autre?

--Tu veux m’éprouver, dit-elle. Tu sais bien que je n’irais pas.

Le Poussin pencha sa tête sur sa poitrine comme un homme qui succombe à
une joie ou à une douleur trop forte pour son âme.

--Écoute, dit-elle en tirant Poussin par la manche de son pourpoint
usé, je t’ai dit, Nick, que je donnerais ma vie pour toi: mais je ne
t’ai jamais promis, moi vivante, de renoncer à mon amour.

--Y renoncer? s’écria Poussin.

--Si je me montrais ainsi à un autre, tu ne m’aimerais plus. Et,
moi-même, je me trouverais indigne de toi. Obéir à tes caprices,
n’est-ce pas chose naturelle et simple? Malgré moi, je suis heureuse,
et même fière de faire ta chère volonté. Mais pour un autre! fi donc.

--Pardonne, ma Gillette, dit le peintre en se jetant à ses genoux.
J’aime mieux être aimé que glorieux. Pour moi, tu es plus belle que la
fortune et les honneurs. Va, jette mes pinceaux, brûle ces esquisses.
Je me suis trompé. Ma vocation, c’est de t’aimer. Je ne suis pas
peintre, je suis amoureux. Périssent et l’art et tous ses secrets!

Elle l’admirait, heureuse, charmée! Elle régnait, elle sentait
instinctivement que les arts étaient oubliés pour elle, et jetés à ses
pieds comme un grain d’encens.

--Ce n’est pourtant qu’un vieillard, reprit Poussin. Il ne pourra voir
que la femme en toi. Tu est si parfaite!

--Il faut bien aimer, s’écria-t-elle prête à sacrifier ses scrupules
d’amour pour récompenser son amant de tous les sacrifices qu’il lui
faisait. Mais, reprit-elle, ce serait me perdre. Ah! me perdre pour
toi. Oui, cela est bien beau! mais tu m’oublieras. Oh! quelle mauvaise
pensée as-tu donc eue là!

--Je l’ai eue et je t’aime, dit-il avec une sorte de contrition, mais
je suis donc un infâme.

--Consultons le père Hardouin? dit-elle.

--Oh, non! que ce soit un secret entre nous deux.

--Eh! bien, j’irai; mais ne sois pas là, dit-elle. Reste à la porte,
armé de ta dague; si je crie, entre et tue le peintre.

Ne voyant plus que son art, le Poussin pressa Gillette dans ses bras.

--Il ne m’aime plus! pensa Gillette quand elle se trouva seule.

Elle se repentait déjà de sa résolution. Mais elle fut bientôt en
proie à une épouvante plus cruelle que son repentir, elle s’efforça
de chasser une pensée affreuse qui s’élevait dans son cœur. Elle
croyait aimer déjà moins le peintre en le soupçonnant moins estimable
qu’auparavant.


II.

CATHERINE LESCAULT.

Trois mois après la rencontre du Poussin et de Porbus, celui-ci vint
voir maître Frenhofer. Le vieillard était alors en proie à l’un de ces
découragements profonds et spontanés dont la cause est, s’il faut en
croire les mathématiciens de la médecine, dans une digestion mauvaise,
dans le vent, la chaleur ou quelque empâtement des hypochondres; et,
suivant les spiritualistes, dans l’imperfection de notre nature morale.
Le bonhomme s’était purement et simplement fatigué à parachever son
mystérieux tableau. Il était languissamment assis dans une vaste chaire
de chêne sculpté, garnie de cuir noir; et, sans quitter son attitude
mélancolique, il lança sur Porbus le regard d’un homme qui s’était
établi dans son ennui.

--Eh! bien, maître, lui dit Porbus, l’outremer que vous êtes allé
chercher à Bruges était-il mauvais, est-ce que vous n’avez pas su
broyer notre nouveau blanc, votre huile est-elle méchante, ou les
pinceaux rétifs?

--Hélas! s’écria le vieillard, j’ai cru pendant un moment que mon
œuvre était accomplie; mais je me suis, certes, trompé dans quelques
détails, et je ne serai tranquille qu’après avoir éclairci mes doutes.
Je me décide à voyager et vais aller en Turquie, en Grèce, en Asie
pour y chercher un modèle et comparer mon tableau à diverses natures.
Peut-être ai-je là-haut, reprit-il en laissant échapper un sourire
de contentement, la nature elle-même. Parfois, j’ai quasi peur qu’un
souffle ne me réveille cette femme et qu’elle ne disparaisse.

Puis il se leva tout à coup, comme pour partir.

--Oh! oh! répondit Porbus, j’arrive à temps pour vous éviter la dépense
et les fatigues du voyage.

--Comment, demanda Frenhofer étonné.

--Le jeune Poussin est aimé par une femme dont l’incomparable beauté se
trouve sans imperfection aucune. Mais, mon cher maître, s’il consent à
vous la prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile.

Le vieillard resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite.

--Comment! s’écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature,
mon épouse? déchirer le voile sous lequel j’ai chastement couvert mon
bonheur? Mais ce serait une horrible prostitution! Voilà dix ans que
je vis avec cette femme, elle est à moi, à moi seul, elle m’aime. Ne
m’a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné? elle
a une âme, l’âme dont je l’ai douée. Elle rougirait si d’autres yeux
que les miens s’arrêtaient sur elle. La faire voir! mais quel est le
mari, l’amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur? Quand
tu fais un tableau pour la cour, tu n’y mets pas toute ton âme, tu ne
vends aux courtisans que des mannequins coloriés. Ma peinture n’est pas
une peinture, c’est un sentiment, une passion! Née dans mon atelier,
elle doit y rester vierge, et n’en peut sortir que vêtue. La poésie
et les femmes ne se livrent nues qu’à leurs amants! Possédons-nous
le modèle de Raphaël, l’Angélique de l’Arioste, la Béatrix du Dante?
Non! nous n’en voyons que les Formes. Eh! bien, l’œuvre que je tiens
là-haut sous mes verrous est une exception dans notre art. Ce n’est
pas une toile, c’est une femme! une femme avec laquelle je pleure, je
ris, je cause et pense. Veux-tu que tout à coup je quitte un bonheur
de dix années comme on jette un manteau. Que tout à coup je cesse
d’être père, amant et Dieu. Cette femme n’est pas une créature, c’est
une création. Vienne ton jeune homme, je lui donnerai mes trésors,
je lui donnerai des tableaux du Corrège, de Michel-Ange, du Titien,
je baiserai la marque de ses pas dans la poussière; mais en faire
mon rival? honte à moi! Ha! ha! je suis plus amant encore que je ne
suis peintre. Oui, j’aurai la force de brûler ma Belle-Noiseuse à mon
dernier soupir; mais lui faire supporter le regard d’un homme, d’un
jeune homme, d’un peintre? non, non! Je tuerais le lendemain celui qui
l’aurait souillée d’un regard! Je te tuerais à l’instant, toi, mon ami,
si tu ne la saluais pas à genoux! Veux-tu maintenant que je soumette
mon idole aux froids regards et aux stupides critiques des imbéciles?
Ah! l’amour est un mystère, il n’a de vie qu’au fond des cœurs, et tout
est perdu quand un homme dit même à son ami:--Voilà celle que j’aime!

Le vieillard semblait être redevenu jeune; ses yeux avaient de l’éclat
et de la vie: ses joues pâles étaient nuancées d’un rouge vif, et
ses mains tremblaient. Porbus, étonné de la violence passionnée
avec laquelle ces paroles furent dites, ne savait que répondre à un
sentiment aussi neuf que profond. Frenhofer était-il raisonnable ou
fou? Se trouvait-il subjugué par une fantaisie d’artiste, ou les idées
qu’il avait exprimées procédaient-elles de ce fanatisme inexprimable
produit en nous par le long enfantement d’une grande œuvre? Pouvait-on
jamais espérer de transiger avec cette passion bizarre?

En proie à toutes ces pensées, Porbus dit au vieillard:--Mais n’est-ce
pas femme pour femme? Poussin ne livre-t-il pas sa maîtresse à vos
regards?

--Quelle maîtresse? répondit Frenhofer. Elle le trahira tôt ou tard. La
mienne me sera toujours fidèle!

--Eh! bien, reprit Porbus, n’en parlons plus. Mais avant que vous ne
trouviez, même en Asie, une femme aussi belle, aussi parfaite que celle
dont je parle, vous mouriez peut-être sans avoir achevé votre tableau.

--Oh! il est fini, dit Frenhofer. Qui le verrait, croirait apercevoir
une femme couchée sur un lit de velours, sous des courtines. Près
d’elle un trépied d’or exhale des parfums. Tu serais tenté de prendre
le gland des cordons qui retiennent les rideaux, et il te semblerait
voir le sein de _Catherine Lescault_, une belle courtisane appelée _la
Belle Noiseuse_, rendre le mouvement de sa respiration. Cependant je
voudrais bien être certain...

--Va donc en Asie, répondit Porbus en apercevant une sorte d’hésitation
dans le regard de Frenhofer.

Et Porbus fit quelques pas vers la porte de la salle.

En ce moment, Gillette et Nicolas Poussin étaient arrivés près du logis
de Frenhofer. Quand la jeune fille fut sur le point d’y entrer, elle
quitta le bras du peintre, et se recula comme si elle eût été saisie
par quelque soudain pressentiment.

--Mais que viens-je donc faire ici? demanda-t-elle à son amant d’un son
de voix profond et en le regardant d’un œil fixe.

--Gillette, je t’ai laissée maîtresse et veux t’obéir en tout. Tu es
ma conscience et ma gloire. Reviens au logis, je serai plus heureux,
peut-être, que si tu...

--Suis-je à moi quand tu me parles ainsi? Oh! non, je ne suis plus
qu’une enfant.--Allons, ajouta-t-elle en paraissant faire un violent
effort, si notre amour périt, et si je mets dans mon cœur un long
regret, ta célébrité ne sera-t-elle pas le prix de mon obéissance à
tes désirs? Entrons, ce sera vivre encore que d’être toujours comme un
souvenir dans ta palette.

En ouvrant la porte de la maison, les deux amants se rencontrèrent avec
Porbus qui, surpris par la beauté de Gillette dont les yeux étaient
alors pleins de larmes, la saisit toute tremblante, et l’amenant devant
le vieillard:--Tenez, dit-il, ne vaut-elle pas tous les chefs-d’œuvre
du monde?

Frenhofer tressaillit. Gillette était là, dans l’attitude naïve
et simple d’une jeune Géorgienne innocente et peureuse, ravie et
présentée par des brigands à quelque marchand d’esclaves. Une pudique
rougeur colorait son visage, elle baissait les yeux, ses mains étaient
pendantes à ses côtés, ses forces semblaient l’abandonner, et des
larmes protestaient contre la violence faite à sa pudeur. En ce moment,
Poussin, au désespoir d’avoir sorti ce beau trésor de ce grenier, se
maudit lui-même. Il devint plus amant qu’artiste, et mille scrupules
lui tournèrent le cœur quand il vit l’œil rajeuni du vieillard, qui,
par une habitude de peintre, déshabilla, pour ainsi dire, cette jeune
fille en en devinant les formes les plus secrètes. Il revint alors à la
féroce jalousie du véritable amour.

--Gillette, partons! s’écria-t-il.

A cet accent, à ce cri, sa maîtresse joyeuse leva les yeux sur lui, le
vit, et courut dans ses bras.

--Ah! tu m’aimes donc, répondit-elle en fondant en larmes.

Après avoir eu l’énergie de taire sa souffrance, elle manquait de force
pour cacher son bonheur.

--Oh! laissez-la moi pendant un moment, dit le vieux peintre, et vous
la comparerez à ma Catherine. Oui, j’y consens.

Il y avait encore de l’amour dans le cri de Frenhofer. Il semblait
avoir de la coquetterie pour son semblant de femme, et jouir par avance
du triomphe que la beauté de sa vierge allait remporter sur celle d’une
vraie jeune fille.

--Ne le laissez pas se dédire, s’écria Porbus en frappant sur l’épaule
du Poussin. Les fruits de l’amour passent vite, ceux de l’art sont
immortels.

--Pour lui, répondit Gillette en regardant attentivement le Poussin
et Porbus, ne suis-je donc pas plus qu’une femme? Elle leva la tête
avec fierté; mais quand, après avoir jeté un coup d’œil étincelant
à Frenhofer, elle vit son amant occupé à contempler de nouveau le
portrait qu’il avait pris naguère pour un Giorgion:--Ah! dit-elle,
montons! Il ne m’a jamais regardée ainsi.

--Vieillard, reprit Poussin tiré de sa méditation par la voix de
Gillette, vois cette épée, je la plongerai dans ton cœur au premier mot
de plainte que prononcera cette jeune fille, je mettrai le feu à ta
maison, et personne n’en sortira. Comprends-tu?

Nicolas Poussin était sombre, et sa parole fut terrible. Cette attitude
et surtout le geste du jeune peintre consolèrent Gillette qui lui
pardonna presque de la sacrifier à la peinture et à son glorieux
avenir. Porbus et Poussin restèrent à la porte de l’atelier, se
regardant l’un l’autre en silence. Si, d’abord, le peintre de la Marie
Égyptienne se permit quelques exclamations:--Ah! elle se déshabille,
il lui dit de se mettre au jour! Il la compare! Bientôt il se tut à
l’aspect du Poussin dont le visage était profondément triste; et,
quoique les vieux peintres n’aient plus de ces scrupules si petits en
présence de l’art, il les admira tant ils étaient naïfs et jolis. Le
jeune homme avait la main sur la garde de sa dague et l’oreille presque
collée à la porte. Tous deux, dans l’ombre et debout, ressemblaient
ainsi à deux conspirateurs attendant l’heure de frapper un tyran.

--Entrez, entrez, leur dit le vieillard rayonnant de bonheur. Mon
œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil.
Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne feront une
rivale à Catherine Lescault, la belle courtisane.

En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu
d’un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où
ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s’arrêtèrent
tout d’abord devant une figure de femme de grandeur naturelle,
demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d’admiration.

--Oh! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c’est une toile que
j’ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà
mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions
suspendues aux murs, autour d’eux.

A ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles
œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l’apercevoir.

--Eh! bien, le voilà! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient
en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation
surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune
homme ivre d’amour.--Ah! ah! s’écria-t-il, vous ne vous attendiez pas
à tant de perfection! Vous êtes devant une femme et vous cherchez
un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l’air y est
si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l’air qui nous
environne. Où est l’art? perdu, disparu! Voilà les formes mêmes d’une
jeune fille. N’ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne
qui paraît terminer le corps? N’est-ce pas le même phénomène que nous
présentent les objets qui sont dans l’atmosphère comme les poissons
dans l’eau? Admirez comme les contours se détachent du fond? Ne
semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos? Aussi,
pendant sept années, ai-je étudié les effets de l’accouplement du jour
et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas?...
Mais elle a respiré, je crois!.... Ce sein, voyez? Ah! qui ne voudrait
l’adorer à genoux? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.

--Apercevez-vous quelque chose? demanda Poussin à Porbus.

--Non. Et vous?

--Rien.

Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si
la lumière, en tombant d’aplomb sur la toile qu’il leur montrait, n’en
neutralisait pas tous les effets. Ils examinèrent alors la peinture en
se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant et se levant
tour à tour.

--Oui, oui, c’est bien une toile, leur disait Frenhofer en se méprenant
sur le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le
chevalet, enfin voici mes couleurs, mes pinceaux.

Et il s’empara d’une brosse qu’il leur présenta par un mouvement naïf.

--Le vieux lansquenet se joue de nous, dit Poussin en revenant devant
le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément
amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment
une muraille de peinture.

--Nous nous trompons, voyez?... reprit Porbus.

En s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un
pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances
indécises, espèce de brouillard sans forme; mais un pied délicieux, un
pied vivant! Ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment
échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction. Ce
pied apparaissait là comme un torse de quelque Vénus en marbre de Paros
qui surgirait parmi les décombres d’une ville incendiée.

--Il y a une femme là-dessous, s’écria Porbus en faisant remarquer à
Poussin les diverses superpositions de couleurs dont le vieux peintre
avait successivement chargé toutes les parties de cette figure en
voulant la perfectionner.

Les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en
commençant à s’expliquer, mais vaguement, l’extase dans laquelle il
vivait.

--Il est de bonne foi, dit Porbus.

--Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la
foi, de la foi dans l’art, et vivre pendant long-temps avec son œuvre
pour produire une création semblable. Quelques-unes de ces ombres m’ont
coûté bien des travaux. Tenez, il y a là sur sa joue, au-dessous des
yeux, une légère pénombre qui, si vous l’observez dans la nature, vous
paraîtra presque intraduisible. Eh! bien, croyez-vous qu’elle ne m’ait
pas coûté des peines inouïes à reproduire? Mais aussi, mon cher Porbus,
regarde attentivement mon travail, et tu comprendras mieux ce que je
te disais sur la manière de traiter le modelé et les contours. Regarde
la lumière du sein, et vois comme, par une suite de touches et de
_rehauts_ fortement empâtés, je suis parvenu à accrocher la véritable
lumière et à la combiner avec la blancheur luisante des tons éclairés;
et comme par un travail contraire, en effaçant les saillies et le grain
de la pâte, j’ai pu, à force de caresser le contour de ma figure,
noyé dans la demi-teinte, ôter jusqu’à l’idée de dessin et de moyens
artificiels, et lui donner l’aspect et la rondeur même de la nature.
Approchez, vous verrez mieux ce travail. De loin, il disparaît. Tenez?
là il est, je crois, très-remarquable.

Et du bout de sa brosse, il désignait aux deux peintres un pâté de
couleur claire.

Porbus frappa sur l’épaule du vieillard en se tournant vers
Poussin:--Savez-vous que nous voyons en lui un bien grand peintre?
dit-il.

--Il est encore plus poète que peintre, répondit gravement Poussin.

--Là, reprit Porbus en touchant la toile, finit notre art sur terre.

--Et, de là, il va se perdre dans les cieux, dit Poussin.

--Combien de jouissance sur ce morceau de toile! s’écria Porbus.

Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme
imaginaire.

--Mais, tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile,
s’écria Poussin.

--Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant tour à tour les deux
peintres et son prétendu tableau.

--Qu’avez-vous fait! répondit Porbus à Poussin.

Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit:--Tu
ne vois rien, manant! maheustre! bélître! bardache! Pourquoi donc es-tu
monté ici?--Mon bon Porbus, reprit-il en se tournant vers le peintre,
est-ce que, vous aussi, vous vous joueriez de moi? répondez? je suis
votre ami, dites, aurais-je donc gâté mon tableau?

Porbus, indécis, n’osa rien dire; mais l’anxiété peinte sur la
physionomie blanche du vieillard était si cruelle, qu’il montra la
toile en disant:--Voyez!

Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela.

--Rien, rien! Et avoir travaillé dix ans!

Il s’assit et pleura.

--Je suis donc un imbécile, un fou! je n’ai donc ni talent, ni
capacité, je ne suis plus qu’un homme riche qui, en marchant, ne fait
que marcher! Je n’aurai donc rien produit.

Il contempla sa taille à travers ses larmes, il se releva tout à coup
avec fierté, et jeta sur les deux peintres un regard étincelant.

--Par le sang, par le corps, par la tête du Christ, vous êtes des
jaloux qui voulez me faire croire qu’elle est gâtée pour me la voler!
Moi, je la vois! cria-t-il, est-elle merveilleusement belle.

En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette, oubliée dans un
coin.

--Qu’as-tu, mon ange? lui demanda le peintre redevenu subitement
amoureux.

--Tue-moi! dit-elle. Je serais une infâme de t’aimer encore, car je te
méprise. Je t’admire, et tu me fais horreur. Je t’aime et je crois que
je te hais déjà.

Pendant que Poussin écoutait Gillette, Frenhofer recouvrait sa
Catherine d’une serge verte, avec la sérieuse tranquillité d’un
joaillier qui ferme ses tiroirs en se croyant en compagnie d’adroits
larrons. Il jeta sur les deux peintres un regard profondément sournois,
plein de mépris et de soupçon, les mit silencieusement à la porte de
son atelier, avec une promptitude convulsive. Puis, il leur dit sur le
seuil de son logis:--Adieu, mes petits amis.

Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus inquiet, revint
voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir
brûlé ses toiles.


  Paris, février 1832.




LA RECHERCHE DE L’ABSOLU.

A MADAME JOSÉPHINE DELANNOY, NÉE DOUMERC.

  _Madame, fasse Dieu que cette œuvre ait une vie plus longue que la
  mienne! la reconnaissance que je vous ai vouée, et qui, je l’espère,
  égalera votre affection presque maternelle pour moi, subsisterait
  alors au delà du terme fixé à nos sentiments. Ce sublime privilége
  d’étendre ainsi par la vie de nos œuvres l’existence du cœur
  suffirait, s’il y avait jamais une certitude à cet égard, pour
  consoler de toutes les peines qu’il coûte à ceux dont l’ambition est
  de le conquérir. Je répéterai donc: Dieu le veuille!_

                                                             DE BALZAC.


Il existe à Douai dans la rue de Paris une maison dont la physionomie,
les dispositions intérieures et les détails ont, plus que ceux d’aucun
autre logis, gardé le caractère des vieilles constructions flamandes,
si naïvement appropriées aux mœurs patriarcales de ce bon pays;
mais avant de la décrire, peut-être faut-il établir dans l’intérêt
des écrivains la nécessité de ces préparations didactiques contre
lesquelles protestent certaines personnes ignorantes et voraces qui
voudraient des émotions sans en subir les principes générateurs, la
fleur sans la graine, l’enfant sans la gestation. L’Art serait-il
donc tenu d’être plus fort que ne l’est la Nature? Les événements de
la vie humaine, soit publique, soit privée, sont si intimement liés à
l’architecture, que la plupart des observateurs peuvent reconstruire
les nations ou les individus dans toute la vérité de leurs habitudes,
d’après les restes de leurs monuments publics ou par l’examen de leurs
reliques domestiques. L’archéologie est à la nature sociale ce que
l’anatomie comparée est à la nature organisée. Une mosaïque révèle
toute une société, comme un squelette d’ichthyosaure sous-entend toute
une création. De part et d’autre, tout se déduit, tout s’enchaîne. La
cause fait deviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à
une cause. Le savant ressuscite ainsi jusqu’aux verrues des vieux âges.
De là vient sans doute le prodigieux intérêt qu’inspire une description
architecturale quand la fantaisie de l’écrivain n’en dénature point
les éléments; chacun ne peut-il pas la rattacher au passé par de
sévères déductions; et, pour l’homme, le passé ressemble singulièrement
à l’avenir: lui raconter ce qui fut, n’est-ce pas presque toujours
lui dire ce qui sera? Enfin, il est rare que la peinture des lieux
où la vie s’écoule ne rappelle à chacun ou ses vœux trahis ou ses
espérances en fleur. La comparaison entre un présent qui trompe les
vouloirs secrets et l’avenir qui peut les réaliser, est une source
inépuisable de mélancolie ou de satisfactions douces. Aussi, est-il
presque impossible de ne pas être pris d’une espèce d’attendrissement
à la peinture de la vie flamande, quand les accessoires en sont bien
rendus. Pourquoi? Peut-être est-ce, parmi les différentes existences,
celle qui finit le mieux les incertitudes de l’homme. Elle ne va pas
sans toutes fêtes, sans tous les liens de la famille, sans une grasse
aisance qui atteste la continuité du bien-être, sans un repos qui
ressemble à de la béatitude; mais elle exprime surtout le calme et la
monotonie d’un bonheur naïvement sensuel où la jouissance étouffe le
désir en le prévenant toujours. Quelque prix que l’homme passionné
puisse attacher aux tumultes des sentiments, il ne voit jamais
sans émotion les images de cette nature sociale où les battements
du cœur sont si bien réglés, que les gens superficiels l’accusent
de froideur. La foule préfère généralement la force anormale qui
déborde à la force égale qui persiste. La foule n’a ni le temps ni
la patience de constater l’immense pouvoir caché sous une apparence
uniforme. Aussi, pour frapper cette foule emportée par le courant de
la vie, la passion de même que le grand artiste n’a-t-elle d’autre
ressource que d’aller au delà du but, comme ont fait Michel-Ange,
Bianca Capello, mademoiselle de La Vallière, Beethoven et Paganini.
Les grands calculateurs seuls pensent qu’il ne faut jamais dépasser
le but, et n’ont de respect que pour la virtualité empreinte dans un
parfait accomplissement qui met en toute œuvre ce calme profond dont le
charme saisit les hommes supérieurs. Or, la vie adoptée par ce peuple
essentiellement économe remplit bien les conditions de félicité que
rêvent les masses pour la vie citoyenne et bourgeoise. La matérialité
la plus exquise est empreinte dans toutes les habitudes flamandes.
Le comfort anglais offre des teintes sèches, des tons durs; tandis
qu’en Flandre le vieil intérieur des ménages réjouit l’œil par des
couleurs moelleuses, par une bonhomie vraie; il implique le travail
sans fatigue; la pipe y dénote une heureuse application du _far
niente_ napolitain; puis, il accuse un sentiment paisible de l’art, sa
condition la plus nécessaire, la patience; et l’élément qui en rend
les créations durables, la conscience. Le caractère flamand est dans
ces deux mots, patience et conscience, qui semblent exclure les riches
nuances de la poésie et rendre les mœurs de ce pays aussi plates que
le sont ses larges plaines, aussi froides que l’est son ciel brumeux;
mais il n’en est rien. La civilisation a déployé là son pouvoir en
y modifiant tout, même les effets du climat. Si l’on observe avec
attention les produits des divers pays du globe, on est tout d’abord
surpris de voir les couleurs grises et fauves spécialement affectées
aux productions des zones tempérées, tandis que les couleurs les plus
éclatantes distinguent celles des pays chauds. Les mœurs doivent
nécessairement se conformer à cette loi de la nature. Les Flandres, qui
jadis étaient essentiellement brunes et vouées à des teintes unies, ont
trouvé les moyens de jeter de l’éclat dans leur atmosphère fuligineuse
par les vicissitudes politiques qui les ont successivement soumises aux
Bourguignons, aux Espagnols, aux Français, et les ont fait fraterniser
avec les Allemands et les Hollandais. De l’Espagne, elles ont gardé
le luxe des écarlates, les satins brillants, les tapisseries à effet
vigoureux, les plumes, les mandolines, et les formes courtoises. De
Venise, elles ont eu, en retour de leurs toiles et de leurs dentelles,
cette verrerie fantastique où le vin reluit et semble meilleur. De
l’Autriche, elles ont conservé cette pesante diplomatie qui, suivant
un dicton populaire, fait trois pas dans un boisseau. Le commerce avec
les Indes y a versé les inventions grotesques de la Chine, et les
merveilles du Japon. Néanmoins, malgré leur patience à tout amasser,
à ne rien rendre, à tout supporter, les Flandres ne pouvaient guère
être considérées que comme le magasin général de l’Europe, jusqu’au
moment où la découverte du tabac souda par la fumée les traits épars de
leur physionomie nationale. Dès lors, en dépit des morcellements de
son territoire, le peuple flamand exista de par la pipe et la bière.
Après s’être assimilé, par la constante économie de sa conduite, les
richesses et les idées de ses maîtres ou de ses voisins, ce pays, si
nativement terne et dépourvu de poésie, se composa une vie originale et
des mœurs caractéristiques, sans paraître entaché de servilité. L’Art
y dépouilla toute idéalité pour reproduire uniquement la Forme. Aussi
ne demandez à cette patrie de la poésie plastique, ni la verve de la
comédie, ni l’action dramatique, ni les jets hardis de l’épopée ou
de l’ode, ni le génie musical; mais elle est fertile en découvertes,
en discussions doctorales qui veulent et le temps et la lampe. Tout
y est frappé au coin de la jouissance temporelle. L’homme y voit
exclusivement ce qui est, sa pensée se courbe si scrupuleusement à
servir les besoins de la vie qu’en aucune œuvre elle ne s’est élancée
au delà de ce monde. La seule idée d’avenir conçue par ce peuple fut
une sorte d’économie en politique, sa force révolutionnaire vint du
désir domestique d’avoir les coudées franches à table et son aise
complète sous l’auvent de ses _steeds_. Le sentiment du bien-être et
l’esprit d’indépendance qu’inspire la fortune engendrèrent, là plus tôt
qu’ailleurs, ce besoin de liberté qui plus tard travailla l’Europe.
Aussi la constance de leurs idées et la ténacité que l’éducation donne
aux Flamands, en firent-elles autrefois des hommes redoutables dans
la défense de leurs droits. Chez ce peuple, rien donc ne se façonne à
demi, ni les maisons, ni les meubles, ni la digue, ni la culture, ni
la révolte. Aussi garde-t-il le monopole de ce qu’il entreprend. La
fabrication de la dentelle, œuvre de patiente agriculture et de plus
patiente industrie, celle de sa toile, sont héréditaires comme ses
fortunes patrimoniales. S’il fallait peindre la constance sous la forme
humaine la plus pure, peut-être serait-on dans le vrai, en prenant le
portrait d’un bon bourgmestre des Pays-Bas, capable, comme il s’en
est tant rencontré, de mourir bourgeoisement et sans éclat pour les
intérêts de sa Hanse. Mais les douces poésies de cette vie patriarcale
se retrouveront naturellement dans la peinture d’une des dernières
maisons qui, au temps où cette histoire commence, en conservaient
encore le caractère à Douai. De toutes les villes du département
du Nord, Douai est, hélas! celle qui se modernise le plus, où le
sentiment innovateur a fait les plus rapides conquêtes, où l’amour du
progrès social est le plus répandu. Là, les vieilles constructions
disparaissent de jour en jour, les antiques mœurs s’effacent. Le
ton, les modes, les façons de Paris y dominent; et de l’ancienne vie
flamande, les Douaisiens n’auront plus bientôt que la cordialité des
soins hospitaliers, la courtoisie espagnole, la richesse et la propreté
de la Hollande. Les hôtels en pierre blanche auront remplacé les
maisons de briques. Le cossu des formes bataves aura cédé devant la
changeante élégance des nouveautés françaises.

La maison où se sont passés les événements de cette histoire se trouve
à peu près au milieu de la rue de Paris, et porte à Douai, depuis plus
de deux cents ans, le nom de la Maison Claës. Les Van-Claës furent
jadis une des plus célèbres familles d’artisans auxquels les Pays-Bas
durent, dans plusieurs productions, une suprématie commerciale qu’ils
ont gardée. Pendant long-temps les Claës furent dans la ville de Gand,
de père en fils, les chefs de la puissante confrérie des Tisserands.
Lors de la révolte de cette grande cité contre Charles-Quint qui
voulait en supprimer les priviléges, le plus riche des Claës fut si
fortement compromis que, prévoyant une catastrophe et forcé de partager
le sort de ses compagnons, il envoya secrètement, sous la protection
de la France, sa femme, ses enfants et ses richesses, avant que les
troupes de l’empereur n’eussent investi la ville. Les prévisions du
Syndic des Tisserands étaient justes. Il fut, ainsi que plusieurs
autres bourgeois, excepté de la capitulation et pendu comme rebelle,
tandis qu’il était en réalité le défenseur de l’indépendance gantoise.
La mort de Claës et de ses compagnons porta ses fruits. Plus tard ces
supplices inutiles coûtèrent au roi des Espagnes la plus grande partie
de ses possessions dans les Pays-Bas. De toutes les semences confiées
à la terre, le sang versé par les martyrs est celle qui donne la plus
prompte moisson. Quand Philippe II, qui punissait la révolte jusqu’à
la seconde génération, étendit sur Douai son sceptre de fer, les Claës
conservèrent leurs grands biens, en s’alliant à la très-noble famille
de Molina, dont la branche aînée, alors pauvre, devint assez riche
pour pouvoir racheter le comté de Nourho qu’elle ne possédait que
titulairement dans le royaume de Léon. Au commencement du dix-neuvième
siècle, après des vicissitudes dont le tableau n’offrirait rien
d’intéressant, la famille de Claës était représentée, dans la branche
établie à Douai, par la personne de monsieur Balthazar Claës-Molina,
comte de Nourho, qui tenait à s’appeler tout uniment Balthazar Claës.
De l’immense fortune amassée par ses ancêtres qui faisaient mouvoir
un millier de métiers, il restait à Balthazar environ quinze mille
livres de rentes en fonds de terre dans l’arrondissement de Douai, et
la maison de la rue de Paris dont le mobilier valait d’ailleurs une
fortune. Quant aux possessions du royaume de Léon, elles avaient été
l’objet d’un procès entre les Molina de Flandre et la branche de cette
famille restée en Espagne. Les Molina de Léon gagnèrent les domaines
et prirent le titre de comtes de Nourho, quoique les Claës eussent
seuls le droit de le porter; mais la vanité de la bourgeoisie belge
était supérieure à la morgue castillane. Aussi, quand l’État Civil
fut institué, Balthazar Claës laissa-t-il de côté les haillons de sa
noblesse espagnole pour sa grande illustration gantoise. Le sentiment
patriotique existe si fortement chez les familles exilées, que jusque
dans les derniers jours du dix-huitième siècle, les Claës étaient
demeurés fidèles à leurs traditions, à leurs mœurs et à leurs usages.
Ils ne s’alliaient qu’aux familles de la plus pure bourgeoisie: il
leur fallait un certain nombre d’échevins ou de bourgmestres du côté
de la fiancée, pour l’admettre dans leur famille. Enfin ils allaient
chercher leurs femmes à Bruges ou à Gand, à Liége ou en Hollande afin
de perpétuer les coutumes de leur foyer domestique. Vers la fin du
dernier siècle, leur société, de plus en plus restreinte, se bornait à
sept ou huit familles de noblesse parlementaire dont les mœurs, dont
la toge à grands plis, dont la gravité magistrale mi-partie espagnole,
s’harmoniaient à leurs habitudes. Les habitants de la ville portaient
une sorte de respect religieux à cette famille, qui pour eux était
comme un préjugé. La constante honnêteté, la loyauté sans tache des
Claës, leur invariable décorum faisaient d’eux une superstition aussi
invétérée que celle de la fête de Gayant, et bien exprimée par ce
nom, la Maison Claës. L’esprit de la vieille Flandre respirait tout
entier dans cette habitation, qui offrait aux amateurs d’antiquités
bourgeoises le type des modestes maisons que se construisit la riche
bourgeoisie au Moyen-âge.

Le principal ornement de la façade était une porte à deux ventaux en
chêne garnis de clous disposés en quinconce, au centre desquels les
Claës avaient fait sculpter par orgueil deux navettes accouplées. La
baie de cette porte, édifiée en pierre de grès, se terminait par un
cintre pointu qui supportait une petite lanterne surmontée d’une croix,
et dans laquelle se voyait une statuette de sainte Geneviève filant
sa quenouille. Quoique le temps eût jeté sa teinte sur les travaux
délicats de cette porte et de la lanterne, le soin extrême qu’en
prenaient les gens du logis permettait aux passants d’en saisir tous
les détails. Aussi le chambranle, composé de colonnettes assemblées,
conservait-il une couleur gris-foncé et brillait-il de manière à
faire croire qu’il avait été verni. De chaque côté de la porte, au
rez-de-chaussée, se trouvaient deux croisées semblables à toutes celles
de la maison. Leur encadrement en pierre blanche finissait sous l’appui
par une coquille richement ornée, en haut par deux arcades que séparait
le montant de la croix qui divisait le vitrage en quatre parties
inégales, car la traverse placée à la hauteur voulue pour figurer une
croix, donnait aux deux côtés inférieurs de la croisée une dimension
presque double de celle des parties supérieures arrondies par leurs
cintres. La double arcade avait pour enjolivement trois rangées de
briques qui s’avançaient l’une sur l’autre, et dont chaque brique était
alternativement saillante ou retirée d’un pouce environ, de manière
à dessiner une grecque. Les vitres, petites et en losange, étaient
enchâssées dans des branches en fer extrêmement minces et peintes
en rouge. Les murs, bâtis en briques rejointoyées avec un mortier
blanc, étaient soutenus de distance en distance et aux angles par des
chaînes en pierre. Le premier étage était percé de cinq croisées; le
second n’en avait plus que trois, et le grenier tirait son jour d’une
grande ouverture ronde à cinq compartiments, bordée en grès, et placée
au milieu du fronton triangulaire que décrivait le pignon, comme la
rose dans le portail d’une cathédrale. Au faîte s’élevait, en guise
de girouette, une quenouille chargée de lin. Les deux côtés du grand
triangle que formait le mur du pignon étaient découpés carrément par
des espèces de marches jusqu’au couronnement du premier étage, où, à
droite et à gauche de la maison, tombaient les eaux pluviales rejetées
par la gueule d’un animal fantastique. Au bas de la maison, une assise
en grès y simulait une marche. Enfin, dernier vestige des anciennes
coutumes, de chaque côté de la porte, entre les deux fenêtres, se
trouvait dans la rue une trappe en bois garnie de grandes bandes de
fer, par laquelle on pénétrait dans les caves. Depuis sa construction,
cette façade se nettoyait soigneusement deux fois par an. Si quelque
peu de mortier manquait dans un joint, le trou se rebouchait aussitôt.
Les croisées, les appuis, les pierres, tout était épousseté mieux que
ne sont époussetés à Paris les marbres les plus précieux. Ce devant de
maison n’offrait donc aucune trace de dégradation. Malgré les teintes
foncées causées par la vétusté même de la brique, il était aussi bien
conservé que peuvent l’être un vieux tableau, un vieux livre chéris
par un amateur et qui seraient toujours neufs, s’ils ne subissaient,
sous la cloche de notre atmosphère, l’influence des gaz dont la
malignité nous menace nous-mêmes. Le ciel nuageux, la température
humide de la Flandre et les ombres produites par le peu de largeur de
la rue ôtaient fort souvent à cette construction le lustre qu’elle
empruntait à sa propreté recherchée qui, d’ailleurs, la rendait froide
et triste à l’œil. Un poète aurait aimé quelques herbes dans les jours
de la lanterne ou des mousses sur les découpures du grès, il aurait
souhaité que ces rangées de briques se fussent fendillées, que sous
les arcades des croisées, quelque hirondelle eût maçonné son nid dans
les triples cases rouges qui les ornaient. Aussi le fini, l’air propre
de cette façade à demi râpée par le frottement lui donnaient-ils un
aspect sèchement honnête et décemment estimable, qui, certes, aurait
fait déménager un romantique, s’il eût logé en face. Quand un visiteur
avait tiré le cordon de la sonnette en fer tressé qui pendait le long
du chambranle de la porte, et que la servante venue de l’intérieur
lui avait ouvert le battant au milieu duquel était une petite grille,
ce battant échappait aussitôt de la main, emporté par son poids, et
retombait en rendant sous les voûtes d’une spacieuse galerie dallée
et dans les profondeurs de la maison, un son grave et lourd comme si
la porte eût été de bronze. Cette galerie peinte en marbre, toujours
fraîche, et semée d’une couche de sable fin, conduisait à une grande
cour carrée intérieure, pavée en larges carreaux vernissés et de
couleur verdâtre. A gauche se trouvaient la lingerie, les cuisines, la
salle des gens; à droite le bûcher, le magasin au charbon de terre et
les communs du logis dont les portes, les croisées, les murs étaient
ornés de dessins entretenus dans une exquise propreté. Le jour, tamisé
entre quatre murailles rouges rayées de filets blancs, y contractait
des reflets et des teintes roses qui prêtaient aux figures et aux
moindres détails une grâce mystérieuse et de fantastiques apparences.

Une seconde maison absolument semblable au bâtiment situé sur le
devant de la rue, et qui, dans la Flandre, porte le nom de _quartier
de derrière_, s’élevait au fond de cette cour et servait uniquement à
l’habitation de la famille. Au rez-de-chaussée, la première pièce était
un parloir éclairé par deux croisées du côté de la cour, et par deux
autres qui donnaient sur un jardin dont la largeur égalait celle de la
maison. Deux portes vitrées parallèles conduisaient l’une au jardin,
l’autre à la cour, et correspondaient à la porte de la rue, de manière
à ce que, dès l’entrée, un étranger pouvait embrasser l’ensemble de
cette demeure, et apercevoir jusqu’aux feuillages qui tapissaient le
fond du jardin. Le logis de devant, destiné aux réceptions, et dont
le second étage contenait les appartements à donner aux étrangers,
renfermait certes des objets d’art et de grandes richesses accumulées;
mais rien ne pouvait égaler aux yeux des Claës, ni au jugement d’un
connaisseur, les trésors qui ornaient cette pièce, où, depuis deux
siècles, s’était écoulée la vie de la famille. Le Claës, mort pour la
cause des libertés gantoises, l’artisan de qui l’on prendrait une trop
mince idée, si l’historien omettait de dire qu’il possédait près de
quarante mille marcs d’argent, gagnés dans la fabrication des voiles
nécessaires à la toute-puissante marine vénitienne; ce Claës eut
pour ami le célèbre sculpteur en bois Van-Huysium de Bruges. Maintes
fois, l’artiste avait puisé dans la bourse de l’artisan. Quelque
temps avant la révolte des Gantois, Van-Huysium, devenu riche, avait
secrètement sculpté pour son ami une boiserie en ébène massif où
étaient représentées les principales scènes de la vie d’Artewelde, ce
brasseur, un moment roi des Flandres. Ce revêtement composé de soixante
panneaux, contenait environ quatorze cents personnages principaux, et
passait pour l’œuvre capitale de Van-Huysium. Le capitaine chargé de
garder les bourgeois que Charles-Quint avait décidé de faire pendre le
jour de son entrée dans sa ville natale, proposa, dit-on, à Van-Claës
de le laisser évader s’il lui donnait l’œuvre de Van-Huysium; mais le
tisserand l’avait envoyée en France. Ce parloir, entièrement boisé avec
ces panneaux que, par respect pour les mânes du martyr, Van-Huysium
vint lui-même encadrer de bois peint en outremer mélangé de filets
d’or, est donc l’œuvre la plus complète de ce maître, dont aujourd’hui
les moindres morceaux sont payés presque au poids de l’or. Au-dessus de
la cheminée, Van-Claës, peint par Titien dans son costume de président
du tribunal des Parchons, semblait conduire encore cette famille qui
vénérait en lui son grand homme. La cheminée, primitivement en pierre,
à manteau très-élevé, avait été reconstruite en marbre blanc dans
le dernier siècle, et supportait un vieux cartel et deux lambeaux à
cinq branches contournées, de mauvais goût, mais en argent massif. Les
quatre fenêtres étaient décorées de grands rideaux en damas rouge, à
fleurs noires, doublés de soie blanche, et le meuble de même étoffe
avait été renouvelé sous Louis XIV. Le parquet, évidemment moderne,
était composé de grandes plaques de bois blanc encadrées par des
bandes de chêne. Le plafond formé de plusieurs cartouches, au fond
desquels était un mascaron ciselé par Van-Huysium, avait été respecté
et conservait les teintes brunes du chêne de Hollande. Aux quatre
coins de ce parloir s’élevaient des colonnes tronquées, surmontées par
des flambeaux semblables à ceux de la cheminée, une table ronde en
occupait le milieu. Le long des murs, étaient symétriquement rangées
des tables à jouer. Sur deux consoles dorées, à dessus de marbre blanc,
se trouvaient à l’époque où commence cette histoire deux globes de
verre pleins d’eau dans lesquels nageaient sur un lit de sable et de
coquillages des poissons rouges, dorés ou argentés. Cette pièce était
à la fois brillante et sombre. Le plafond absorbait nécessairement la
clarté, sans en rien refléter. Si du côté du jardin le jour abondait
et venait papilloter dans les tailles de l’ébène, les croisées de la
cour donnant peu de lumière, faisaient à peine briller les filets d’or
imprimés sur les parois opposées. Ce parloir si magnifique par un beau
jour était donc, la plupart du temps, rempli des teintes douces, des
tons roux et mélancoliques que le soleil épanche sur la cime des forêts
en automne. Il est inutile de continuer la description de la maison
Claës dans les autres parties de laquelle se passeront nécessairement
plusieurs scènes de cette histoire; il suffit, en ce moment, d’en
connaître les principales dispositions.

En 1812, vers les derniers jours du mois d’août, un dimanche, après
vêpres, une femme était assise dans sa bergère devant une des fenêtres
du jardin. Les rayons du soleil tombaient alors obliquement sur la
maison, la prenaient en écharpe, traversaient le parloir, expiraient
en reflets bizarres sur les boiseries qui tapissaient les murs du
côté de la cour, et enveloppaient cette femme dans la zone pourpre
projetée par le rideau de damas drapé le long de la fenêtre. Un
peintre médiocre qui dans ce moment aurait copié cette femme, eût
certes produit une œuvre saillante avec une tête si pleine de douleur
et de mélancolie. La pose du corps et celle des pieds jetés en avant
accusaient l’abattement d’une personne qui perd la conscience de son
être physique dans la concentration de ses forces absorbées par une
pensée fixe; elle en suivait les rayonnements dans l’avenir, comme
souvent, au bord de la mer, on regarde un rayon de soleil qui perce
les nuées et trace à l’horizon quelque bande lumineuse. Les mains de
cette femme, rejetées par les bras de la bergère, pendaient en dehors,
et la tête, comme trop lourde, reposait sur le dossier. Une robe de
percale blanche très-simple empêchait de bien juger les proportions,
et le corsage était dissimulé sous les plis d’une écharpe croisée sur
la poitrine et négligemment nouée. Quand même la lumière n’aurait pas
mis en relief son visage, qu’elle semblait se complaire à produire
préférablement au reste de sa personne, il eût été impossible de ne
pas s’en occuper alors exclusivement; son oppression, qui eût frappé
le plus insouciant des enfants, était une stupéfaction persistante et
froide, malgré quelques larmes brûlantes. Rien n’est plus terrible à
voir que cette douleur extrême dont le débordement n’a lieu qu’à de
rares intervalles, mais qui restait sur ce visage comme une lave figée
autour du volcan. On eût dit une mère mourante obligée de laisser ses
enfants dans un abîme de misères, sans pouvoir leur léguer aucune
protection humaine. La physionomie de cette dame, âgée d’environ
quarante ans, mais alors beaucoup moins loin de la beauté qu’elle ne
l’avait jamais été dans sa jeunesse, n’offrait aucun des caractères de
la femme flamande. Une épaisse chevelure noire retombait en boucles
sur les épaules et le long des joues. Son front, très-bombé, étroit
des tempes, était jaunâtre, mais sous ce front scintillaient deux yeux
noirs qui jetaient des flammes. Sa figure, toute espagnole, brune de
ton, peu colorée, ravagée par la petite vérole, arrêtait le regard
par la perfection de sa forme ovale dont les contours conservaient,
malgré l’altération des lignes, un fini d’une majestueuse élégance
et qui reparaissait parfois tout entier si quelque effort de l’âme
lui restituait sa primitive pureté. Le trait qui donnait le plus de
distinction à cette figure mâle était un nez courbé comme le bec d’un
aigle, et qui, trop bombé vers le milieu, semblait intérieurement mal
conformé; mais il y résidait une finesse indescriptible, la cloison des
narines en était si mince que sa transparence permettait à la lumière
de la rougir fortement. Quoique les lèvres larges et très-plissées
décelassent la fierté qu’inspire une haute naissance, elles étaient
empreintes d’une bonté naturelle, et respiraient la politesse. On
pouvait contester la beauté de cette figure à la fois vigoureuse et
féminine, mais elle commandait l’attention. Petite, bossue et boiteuse,
cette femme resta d’autant plus long-temps fille qu’on s’obstinait à
lui refuser de l’esprit; néanmoins il se rencontra quelques hommes
fortement émus par l’ardeur passionnée qu’exprimait sa tête, par
les indices d’une inépuisable tendresse, et qui demeurèrent sous un
charme inconciliable avec tant de défauts. Elle tenait beaucoup de
son aïeul le duc de Casa-Réal, grand d’Espagne. En cet instant, le
charme qui jadis saisissait si despotiquement les âmes amoureuses de
la poésie, jaillissait de sa tête plus vigoureusement qu’en aucun
moment de sa vie passée, et s’exerçait, pour ainsi dire, dans le vide,
en exprimant une volonté fascinatrice toute-puissante sur les hommes,
mais sans force sur les destinées. Quand ses yeux quittaient le bocal
où elle regardait les poissons sans les voir, elle les relevait par
un mouvement désespéré, comme pour invoquer le ciel. Ses souffrances
semblaient être de celles qui ne peuvent se confier qu’à Dieu. Le
silence n’était troublé que par des grillons, par quelques cigales qui
criaient dans le petit jardin d’où s’échappait une chaleur de four,
et par le sourd retentissement de l’argenterie, des assiettes et des
chaises que remuait, dans la pièce contiguë au parloir, un domestique
occupé à servir le dîner. En ce moment, la dame affligée prêta
l’oreille et parut se recueillir, elle prit son mouchoir, essuya ses
larmes, essaya de sourire, et détruisit si bien l’expression de douleur
gravée dans tous ses traits, qu’on eût pu la croire dans cet état
d’indifférence où nous laisse une vie exempte d’inquiétudes. Soit que
l’habitude de vivre dans cette maison où la confinaient ses infirmités
lui eût permis d’y reconnaître quelques effets naturels imperceptibles
pour d’autres et que les personnes en proie à des sentiments extrêmes
recherchent vivement, soit que la nature eût compensé tant de disgrâces
physiques en lui donnant des sensations plus délicates qu’à des êtres
en apparence plus avantageusement organisés, cette femme avait entendu
le pas d’un homme dans une galerie bâtie au-dessus des cuisines et des
salles destinées au service de la maison, et par laquelle le quartier
de devant communiquait avec le quartier de derrière. Le bruit des pas
devint de plus en plus distinct. Bientôt, sans avoir la puissance
avec laquelle une créature passionnée comme l’était cette femme sait
souvent abolir l’espace pour s’unir à son autre moi, un étranger aurait
facilement entendu le pas de cet homme dans l’escalier par lequel on
descendait de la galerie au parloir. Au retentissement de ce pas,
l’être le plus inattentif eût été assailli de pensées, car il était
impossible de l’écouter froidement. Une démarche précipitée ou saccadée
effraie. Quand un homme se lève et crie au feu, ses pieds parlent aussi
haut que sa voix. S’il en est ainsi, une démarche contraire ne doit pas
causer de moins puissantes émotions. La lenteur grave, le pas traînant
de cet homme eussent sans doute impatienté des gens irréfléchis; mais
un observateur ou des personnes nerveuses auraient éprouvé un sentiment
voisin de la terreur au bruit mesuré de ces pieds d’où la vie semblait
absente, et qui faisaient craquer les planchers comme si deux poids en
fer les eussent frappés alternativement. Vous eussiez reconnu le pas
indécis et lourd d’un vieillard ou la majestueuse démarche d’un penseur
qui entraîne des mondes avec lui. Quand cet homme eut descendu la
dernière marche, en appuyant ses pieds sur les dalles par un mouvement
plein d’hésitation, il resta pendant un moment dans le grand palier où
aboutissait le couloir qui menait à la salle des gens, et d’où l’on
entrait également au parloir par une porte cachée dans la boiserie,
comme l’était parallèlement celle qui donnait dans la salle à manger.
En ce moment, un léger frissonnement, comparable à la sensation que
cause une étincelle électrique, agita la femme assise dans la bergère;
mais aussi le plus doux sourire anima ses lèvres, et son visage ému
par l’attente d’un plaisir resplendit comme celui d’une belle madone
italienne; elle trouva soudain la force de refouler ses terreurs au
fond de son âme; puis, elle tourna la tête vers les panneaux de la
porte qui allait s’ouvrir à l’angle du parloir, et qui fut en effet
poussée avec une telle brusquerie que la pauvre créature parut en avoir
reçu la commotion.

[Illustration: BALTHAZAR CLAËS.

  Il paraissait âgé de plus de soixante ans, quoiqu’il en eût environ
  cinquante.

                                           (LA RECHERCHE DE L'ABSOLU.)]

Balthazar Claës se montra tout à coup, fit quelques pas, ne regarda
pas cette femme, ou s’il la regarda, ne la vit pas, et resta tout
droit au milieu du parloir en appuyant sur sa main droite sa tête
légèrement inclinée. Une horrible souffrance à laquelle cette femme ne
pouvait s’habituer, quoiqu’elle revînt fréquemment chaque jour, lui
étreignit le cœur, dissipa son sourire, plissa son front brun entre
les sourcils vers cette ligne que creuse la fréquente expression des
sentiments extrêmes; ses yeux se remplirent de larmes, mais elle les
essuya soudain en regardant Balthazar. Il était impossible de ne pas
être profondément impressionné par ce chef de la famille Claës. Jeune,
il avait dû ressembler au sublime martyr qui menaça Charles-Quint
de recommencer Artewelde; mais en ce moment, il paraissait âgé de plus
de soixante ans, quoiqu’il en eût environ cinquante, et sa vieillesse
prématurée avait détruit cette noble ressemblance. Sa haute taille se
voûtait légèrement, soit que ses travaux l’obligeassent à se courber,
soit que l’épine dorsale se fût bombée sous le poids de sa tête. Il
avait une large poitrine, un buste carré; mais les parties inférieures
de son corps étaient grêles, quoique nerveuses; et ce désaccord dans
une organisation évidemment parfaite autrefois, intriguait l’esprit
qui cherchait à expliquer par quelque singularité d’existence les
raisons de cette forme fantastique. Son abondante chevelure blonde,
peu soignée, lui tombait sur ses épaules à la manière allemande,
mais dans un désordre qui s’harmoniait à la bizarrerie générale de
sa personne. Son large front offrait d’ailleurs les protubérances
dans lesquelles Gall a placé les mondes poétiques. Ses yeux d’un
bleu clair et riche avaient la vivacité brusque que l’on a remarquée
chez les grands chercheurs de causes occultes. Son nez, sans doute
parfait autrefois, s’était allongé, et les narines semblaient s’ouvrir
graduellement de plus en plus, par une involontaire tension des muscles
olfactifs. Les pommettes velues saillaient beaucoup, ses joues déjà
flétries en paraissaient d’autant plus creuses; sa bouche pleine de
grâce était resserrée entre le nez et un menton court, brusquement
relevé. La forme de sa figure était cependant plus longue qu’ovale;
aussi le système scientifique qui attribue à chaque visage humain une
ressemblance avec la face d’un animal eût-il trouvé une preuve de plus
dans celui de Balthazar Claës, que l’on aurait pu comparer à une tête
de cheval. Sa peau se collait sur ses os, comme si quelque feu secret
l’eût incessamment desséchée; puis, par moments, quand il regardait
dans l’espace comme pour y trouver la réalisation de ses espérances,
on eût dit qu’il jetait par ses narines la flamme qui dévorait son
âme. Les sentiments profonds qui animent les grands hommes respiraient
dans ce pâle visage fortement sillonné de rides, sur ce front plissé
comme celui d’un vieux roi plein de soucis, mais surtout dans ces
yeux étincelants dont le feu semblait également accru par la chasteté
que donne la tyrannie des idées, et par le foyer intérieur d’une
vaste intelligence. Les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites
paraissaient avoir été cernés uniquement par les veilles et par les
terribles réactions d’un espoir toujours déçu, toujours renaissant.
Le jaloux fanatisme qu’inspirent l’art ou la science se trahissait
encore chez cet homme par une singulière et constante distraction dont
témoignaient sa mise et son maintien, en accord avec la magnifique
monstruosité de sa physionomie. Ses larges mains poilues étaient
sales, ses longs ongles avaient à leurs extrémités des lignes noires
très-foncées. Ses souliers ou n’étaient pas nettoyés ou manquaient
de cordons. De toute sa maison, le maître seul pouvait se donner
l’étrange licence d’être si malpropre. Son pantalon de drap noir plein
de taches, son gilet déboutonné, sa cravate mise de travers, et son
habit verdâtre toujours décousu complétaient un fantasque ensemble
de petites et de grandes choses qui, chez tout autre, eût décelé la
misère qu’engendrent les vices; mais qui, chez Balthazar Claës, était
le négligé du génie. Trop souvent le vice et le génie produisent des
effets semblables, auxquels se trompe le vulgaire. Le Génie n’est-il
pas un constant excès qui dévore le temps, l’argent, le corps, et qui
mène à l’hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises?
Les hommes paraissent même avoir plus de respect pour les vices que
pour le Génie, car ils refusent de lui faire crédit. Il semble que les
bénéfices des travaux secrets du savant soient tellement éloignés que
l’État social craigne de compter avec lui de son vivant, il préfère
s’acquitter en ne lui pardonnant pas sa misère ou ses malheurs. Malgré
son continuel oubli du présent, si Balthazar Claës quittait ses
mystérieuses contemplations, si quelque intention douce et sociable
ranimait ce visage penseur, si ses yeux fixes perdaient leur éclat
rigide pour peindre un sentiment, s’il regardait autour de lui en
revenant à la vie réelle et vulgaire, il était difficile de ne pas
rendre involontairement hommage à la beauté séduisante de ce visage, à
l’esprit gracieux qui s’y peignait. Aussi, chacun, en le voyant alors,
regrettait-il que cet homme n’appartînt plus au monde, en disant: «Il a
dû être bien beau dans sa jeunesse!» Erreur vulgaire! Jamais Balthazar
Claës n’avait été plus poétique qu’il ne l’était en ce moment. Lavater
aurait voulu certainement étudier cette tête pleine de patience, de
loyauté flamande, de moralité candide, où tout était large et grand, où
la passion semblait calme parce qu’elle était forte. Les mœurs de cet
homme devaient être pures, sa parole était sacrée, son amitié semblait
constante, son dévouement eût été complet; mais le vouloir qui emploie
ces qualités au profit de la patrie, du monde ou de la famille, s’était
porté fatalement ailleurs. Ce citoyen, tenu de veiller au bonheur
d’un ménage, de gérer une fortune, de diriger ses enfants vers un bel
avenir, vivait en dehors de ses devoirs et de ses affections dans le
commerce de quelque génie familier. A un prêtre, il eût paru plein de
la parole de Dieu, un artiste l’eût salué comme un grand maître, un
enthousiaste l’eût pris pour un Voyant de l’Église Swedenborgienne.
En ce moment le costume détruit, sauvage, ruiné que portait cet homme
contrastait singulièrement avec les recherches gracieuses de la femme
qui l’admirait si douloureusement. Les personnes contrefaites qui ont
de l’esprit ou une belle âme apportent à leur toilette un goût exquis.
Ou elles se mettent simplement en comprenant que leur charme est tout
moral, ou elles savent faire oublier la disgrâce de leurs proportions
par une sorte d’élégance dans les détails qui divertit le regard et
occupe l’esprit. Non-seulement cette femme avait une âme généreuse,
mais encore elle aimait Balthazar Claës avec cet instinct de la femme
qui donne un avant-goût de l’intelligence des anges. Élevée au milieu
d’une des plus illustres familles de la Belgique, elle y aurait pris
du goût si elle n’en avait pas eu déjà; mais éclairée par le désir
de plaire constamment à l’homme qu’elle aimait, elle savait se vêtir
admirablement sans que son élégance fût disparate avec ses deux vices
de conformation. Son corsage ne péchait d’ailleurs que par les épaules,
l’une étant sensiblement plus grosse que l’autre. Elle regarda par les
croisées, dans la cour intérieure, puis dans le jardin, comme pour voir
si elle était seule avec Balthazar, et lui dit d’une voix douce, en lui
jetant un regard plein de cette soumission qui distingue les Flamandes,
car depuis long-temps l’amour avait entre eux chassé la fierté de la
grandesse espagnole:--Balthazar, tu es donc bien occupé?... voici le
trente-troisième dimanche que ta n’es venu ni à la messe ni à vêpres.

Claës ne répondit pas; sa femme baissa la tête, joignit les mains et
attendit, elle savait que ce silence n’accusait ni mépris ni dédain,
mais de tyranniques préoccupations. Balthazar était un de ces êtres
qui conservent long-temps au fond du cœur leur délicatesse juvénile,
il se serait trouvé criminel d’exprimer la moindre pensée blessante
à une femme accablée par le sentiment de sa disgrâce physique.
Lui seul peut-être, parmi les hommes, savait qu’un mot, un regard
peuvent effacer des années de bonheur, et sont d’autant plus cruels
qu’ils contrastent plus fortement avec une douceur constante; car
notre nature nous porte à ressentir plus de douleur d’une dissonance
dans la félicité, que nous n’éprouvons de plaisir à rencontrer une
jouissance dans le malheur. Quelques instants après, Balthazar parut
se réveiller, regarda vivement autour de lui, et dit:--Vêpres? Ha! les
enfants sont à vêpres. Il fit quelques pas pour jeter les yeux sur le
jardin où s’élevaient de toutes parts de magnifiques tulipes; mais
il s’arrêta tout à coup comme s’il se fût heurté contre un mur, et
s’écria:--Pourquoi ne se combineraient-ils pas dans un temps donné?

--Deviendrait-il donc fou? se dit la femme avec une profonde terreur.

Pour donner plus d’intérêt à la scène que provoqua cette situation,
il est indispensable de jeter un coup d’œil sur la vie antérieure de
Balthazar Claës et de la petite-fille du duc de Casa-Réal.

Vers l’an 1783, monsieur Balthazar Claës-Molina de Nourho, alors
âgé de vingt-deux ans, pouvait passer pour ce que nous appelons en
France un bel homme. Il vint achever son éducation à Paris où il prit
d’excellentes manières dans la société de madame d’Egmont, du comte de
Horn, du prince d’Aremberg, de l’ambassadeur d’Espagne, d’Helvétius,
des Français originaires de Belgique, ou des personnes venues de ce
pays, et que leur naissance ou leur fortune faisaient compter parmi
les grands seigneurs qui, dans ce temps, donnaient le ton. Le jeune
Claës y trouva quelques parents et des amis qui le lancèrent dans le
grand monde au moment où ce grand monde allait tomber; mais comme la
plupart des jeunes gens, il fut plus séduit d’abord par la gloire
et la science que par la vanité. Il fréquenta donc beaucoup les
savants et particulièrement Lavoisier, qui se recommandait alors plus
à l’attention publique par l’immense fortune d’un fermier-général,
que par ses découvertes en chimie; tandis que plus tard, le grand
chimiste devait faire oublier le petit fermier-général. Balthazar se
passionna pour la science que cultivait Lavoisier et devint son plus
ardent disciple; mais il était jeune, beau comme le fut Helvétius, et
les femmes de Paris lui apprirent bientôt à distiller exclusivement
l’esprit et l’amour. Quoiqu’il eût embrassé l’étude avec ardeur, que
Lavoisier lui eût accordé quelques éloges, il abandonna son maître
pour écouter les maîtresses du goût auprès desquelles les jeunes gens
prenaient leurs dernières leçons de savoir-vivre et se façonnaient aux
usages de la haute société qui, dans l’Europe, forme une même famille.
Le songe enivrant du succès dura peu; après avoir respiré l’air de
Paris, Balthazar partit fatigué d’une vie creuse qui ne convenait ni
à son âme ardente ni à son cœur aimant. La vie domestique, si douce,
si calme, et dont il se souvenait au seul nom de la Flandre, lui
parut mieux convenir à son caractère et aux ambitions de son cœur.
Les dorures d’aucun salon parisien n’avaient effacé les mélodies du
parloir brun et du petit jardin où son enfance s’était écoulée si
heureuse. Il faut n’avoir ni foyer ni patrie pour rester à Paris. Paris
est la ville du cosmopolite ou des hommes qui ont épousé le monde et
qui l’étreignent incessamment avec le bras de la Science, de l’Art
ou du Pouvoir. L’enfant de la Flandre revint à Douai comme le pigeon
voyageur, il pleura de joie en y rentrant le jour où se promenait
Gayant. Gayant, ce superstitieux bonheur de toute la ville, ce triomphe
des souvenirs flamands, s’était introduit lors de l’émigration de sa
famille à Douai. La mort de son père et celle de sa mère laissèrent
la maison Claës déserte, et l’y occupèrent pendant quelque temps.
Sa première douleur passée, il sentit le besoin de se marier pour
compléter l’exigence heureuse dont toutes les religions l’avaient
ressaisi; il voulut suivre les errements du foyer domestique en allant,
comme ses ancêtres, chercher une femme soit à Gand, soit à Bruges, soit
à Anvers; mais aucune des personnes qu’il y rencontra ne lui convint.
Il avait sans doute, sur le mariage, quelques idées particulières, car
il fut dès sa jeunesse accusé de ne pas marcher dans la voie commune.
Un jour, il entendit parler, chez l’un de ses parents, à Gand, d’une
demoiselle de Bruxelles qui devint l’objet de discussions assez vives.
Les uns trouvaient que la beauté de mademoiselle de Temninck s’effaçait
par ses imperfections; les autres la voyaient parfaite malgré ses
défauts. Le vieux cousin de Balthazar Claës dit à ses convives que,
belle ou non, elle avait une âme qui la lui ferait épouser, s’il était
à marier; et il raconta comment elle venait de renoncer à la succession
de son père et de sa mère afin de procurer à son jeune frère un mariage
digne de son nom, en préférant ainsi le bonheur de ce frère au sien
propre et lui sacrifiant toute sa vie. Il n’était pas à croire que
mademoiselle de Temninck se mariât vieille et sans fortune, quand,
jeune héritière, il ne se présentait aucun parti pour elle. Quelques
jours après, Balthazar Claës recherchait mademoiselle de Temninck,
alors âgée de vingt-cinq ans, et de laquelle il s’était vivement
épris. Joséphine de Temninck se crut l’objet d’un caprice, et refusa
d’écouter monsieur Claës; mais la passion est si communicative, et
pour une pauvre fille contrefaite et boiteuse, un amour inspiré à un
homme jeune et bien fait, comporte de si grandes séductions, qu’elle
consentit à se laisser courtiser.

Ne faudrait-il pas un livre entier pour bien peindre l’amour d’une
jeune fille humblement soumise à l’opinion qui la proclame laide,
tandis qu’elle sent en elle le charme irrésistible que produisent les
sentiments vrais? C’est de féroces jalousies à l’aspect de bonheur, de
cruelles velléités de vengeance contre la rivale qui vole un regard,
enfin des émotions, des terreurs inconnues à la plupart des femmes, et
qui alors perdraient à n’être qu’indiquées. Le doute, si dramatique en
amour, serait le secret de cette analyse, essentiellement minutieuse,
où certaines âmes retrouveraient la poésie perdue, mais non pas oubliée
de leurs premiers troubles: ces exaltations sublimes au fond du cœur et
que le visage ne trahit jamais; cette crainte de n’être pas compris,
et ces joies illimitées de l’avoir été; ces hésitations de l’âme qui
se replie sur elle-même et ces projections magnétiques qui donnent aux
yeux des nuances infinies; ces projets de suicide causés par un mot et
dissipés par une intonation de voix aussi étendue que le sentiment dont
elle révèle la persistance méconnue; ces regards tremblants qui voilent
de terribles hardiesses; ces envies soudaines de parler et d’agir,
réprimées par leur violence même; cette éloquence intime qui se produit
par des phrases sans esprit, mais prononcées d’une voix agitée; les
mystérieux effets de cette primitive pudeur de l’âme et de cette divine
discrétion qui rend généreux dans l’ombre, et fait trouver un goût
exquis aux dévouements ignorés; enfin, toutes les beautés de l’amour
jeune et les faiblesses de sa puissance.

Mademoiselle Joséphine de Temninck fut coquette par grandeur d’âme. Le
sentiment de ses apparentes imperfections la rendit aussi difficile
que l’eût été la plus belle personne. La crainte de déplaire un
jour éveillait sa fierté, détruisait sa confiance et lui donnait le
courage de garder au fond de son cœur ces premières félicités que les
autres femmes aiment à publier par leurs manières, et dont elles se
font une orgueilleuse parure. Plus l’amour la poussait vivement vers
Balthazar, moins elle osait lui exprimer ses sentiments. Le geste, le
regard, la réponse ou la demande qui, chez une jolie femme, sont des
flatteries pour un homme, ne devenaient-elles pas en elle d’humiliantes
spéculations? Une femme belle peut à son aise être elle-même, le monde
lui fait toujours crédit d’une sottise ou d’une gaucherie; tandis qu’un
seul regard arrête l’expression la plus magnifique sur les lèvres
d’une femme laide, intimide ses yeux, augmente la mauvaise grâce de
ses gestes, embarrasse son maintien. Ne sait-elle pas qu’à elle seule
il est défendu de commettre des fautes, chacun lui refuse le don de
les réparer, et d’ailleurs personne ne lui en fournit l’occasion. La
nécessité d’être à chaque instant parfaite ne doit-elle pas éteindre
les facultés, glacer leur exercice? Cette femme ne peut vivre que
dans une atmosphère d’angélique indulgence. Où sont les cœurs d’où
l’indulgence s’épanche sans se teindre d’une amère et blessante pitié?
Ces pensées auxquelles l’avait accoutumée l’horrible politesse du
monde, et ces égards qui, plus cruels que des injures, aggravent les
malheurs en les constatant, oppressaient mademoiselle de Temninck,
lui causaient une gêne constante qui refoulait au fond de son âme les
impressions les plus délicieuses, et frappait de froideur son attitude,
sa parole, son regard. Elle était amoureuse à la dérobée, n’osait avoir
de l’éloquence ou de la beauté que dans la solitude. Malheureuse au
grand jour, elle aurait été ravissante s’il lui avait été permis de
ne vivre qu’à la nuit. Souvent, pour éprouver cet amour et au risque
de le perdre, elle dédaignait la parure qui pouvait sauver en partie
ses défauts. Ses yeux d’Espagnole fascinaient quand elle s’apercevait
que Balthazar la trouvait belle en négligé. Néanmoins, la défiance
lui gâtait les rares instants pendant lesquels elle se hasardait à se
livrer au bonheur. Elle se demandait bientôt si Claës ne cherchait pas
à l’épouser pour avoir au logis une esclave, s’il n’avait pas quelques
imperfections secrètes qui l’obligeaient à se contenter d’une pauvre
fille disgraciée. Ces anxiétés perpétuelles donnaient parfois un prix
inouï aux heures où elle croyait à la durée, à la sincérité d’un amour
qui devait la venger du monde. Elle provoquait de délicates discussions
en exagérant sa laideur, afin de pénétrer jusqu’au fond de la
conscience de son amant, elle arrachait alors à Balthazar des vérités
peu flatteuses; mais elle aimait l’embarras où il se trouvait, quand
elle l’avait amené à dire que ce qu’on aimait dans une femme était
avant tout une belle âme, et ce dévouement qui rend les jours de la vie
si constamment heureux; qu’après quelques années de mariage, la plus
délicieuse femme de la terre est pour un mari l’équivalent de la plus
laide. Après avoir entassé ce qu’il y avait de vrai dans les paradoxes
qui tendent à diminuer le prix de la beauté, soudain Balthazar
s’apercevait de la désobligeance de ces propositions, et découvrait
toute la bonté de son cœur dans la délicatesse des transitions par
lesquelles il savait prouver à mademoiselle de Temninck qu’elle était
parfaite pour lui. Le dévouement, qui peut-être est chez la femme le
comble de l’amour, ne manqua pas à cette fille, car elle désespéra
d’être toujours aimée; mais la perspective d’une lutte dans laquelle le
sentiment devait l’emporter sur la beauté la tenta; puis elle trouva
de la grandeur à se donner sans croire à l’amour; enfin le bonheur,
de quelque courte durée qu’il pût être, devait lui coûter trop cher
pour qu’elle se refusât à le goûter. Ces incertitudes, ces combats,
en communiquant le charme et l’imprévu de la passion à cette créature
supérieure, inspiraient à Balthazar un amour presque chevaleresque.

Le mariage eut lieu au commencement de l’année 1705. Les deux époux
revinrent à Douai passer les premiers jours de leur union dans la
maison patriarcale des Claës, dont les trésors furent grossis par
mademoiselle de Temninck qui apporta quelques beaux tableaux de Murillo
et de Velasquez, les diamants de sa mère et les magnifiques présents
que lui envoya son frère, devenu duc de Casa-Réal. Peu de femmes furent
plus heureuses que madame Claës. Son bonheur dura quinze années, sans
le plus léger nuage; et comme une vive lumière, il s’infusa jusque
dans les menus détails de l’existence. La plupart des hommes ont des
inégalités de caractère qui produisent de continuelles dissonances;
ils privent ainsi leur intérieur de cette harmonie, le beau idéal du
ménage; car la plupart des hommes sont entachés de petitesses, et les
petitesses engendrent les tracasseries. L’un sera probe et actif, mais
dur et rêche; l’autre sera bon, mais entêté; celui-ci aimera sa femme,
mais aura de l’incertitude dans ses volontés; celui-là, préoccupé par
l’ambition, s’acquittera de ses sentiments comme d’une dette, s’il
donne les vanités de la fortune, il emporte la joie de tous les jours;
enfin, les hommes du milieu social sont essentiellement incomplets,
sans être notablement reprochables. Les gens d’esprit sont variables
autant que des baromètres, le génie seul est essentiellement bon.
Aussi le bonheur pur se trouve-t-il aux deux extrémités de l’échelle
morale. La bonne bête ou l’homme de génie sont seuls capables, l’un
par faiblesse, l’autre par force, de cette égalité d’humeur, de cette
douceur constante dans laquelle se fondent les aspérités de la vie.
Chez l’un, c’est indifférence et passivité; chez l’autre, c’est
indulgence et continuité de la pensée sublime dont il est l’interprète
et qui doit se ressembler dans le principe comme dans l’application.
L’un et l’autre sont également simples et naïfs; seulement, chez
celui-là c’est le vide; chez celui-ci c’est la profondeur. Aussi les
femmes adroites sont-elles assez disposées à prendre une bête comme le
meilleur pis-aller d’un grand homme. Balthazar porta donc d’abord sa
supériorité dans les plus petites choses de la vie. Il se plut à voir
dans l’amour conjugal une œuvre magnifique, et comme les hommes de
haute portée qui ne souffrent rien d’imparfait, il voulut en déployer
toutes les beautés. Son esprit modifiait incessamment le calme du
bonheur, son noble caractère marquait ses attentions au coin de la
grâce. Ainsi, quoiqu’il partageât les principes philosophiques du
dix-huitième siècle, il installa chez lui jusqu’en 1801, malgré les
dangers que les lois révolutionnaires lui faisaient courir, un prêtre
catholique, afin de ne pas contrarier le fanatisme espagnol que sa
femme avait sucé dans le lait maternel pour le catholicisme romain;
puis, quand le culte fut rétabli en France, il accompagna sa femme à
la messe, tous les dimanches. Jamais son attachement ne quitta les
formes de la passion. Jamais il ne fit sentir dans son intérieur cette
force protectrice que les femmes aiment tant, parce que pour la sienne
elle aurait ressemblé à de la pitié. Enfin, par la plus ingénieuse
adulation, il la traitait comme son égale et laissait échapper de ces
aimables bouderies qu’un homme se permet envers une belle femme comme
pour en braver la supériorité. Ses lèvres furent toujours embellies par
le sourire du bonheur, et sa parole fut toujours pleine de douceur.
Il aima sa Joséphine pour elle et pour lui, avec cette ardeur qui
comporte un éloge continuel des qualités et des beautés d’une femme.
La fidélité, souvent l’effet d’un principe social, d’une religion ou
d’un calcul chez les maris, en lui, semblait involontaire, et n’allait
point sans les douces flatteries du printemps de l’amour. Le devoir
était du mariage la seule obligation qui fût inconnue à ces deux êtres
également aimants, car Balthazar Claës trouva dans mademoiselle de
Temninck une constante et complète réalisation de ses espérances. En
lui, le cœur fut toujours assouvi sans fatigue, et l’homme toujours
heureux. Non-seulement, le sang espagnol ne mentait pas chez la petite
fille des Casa-Réal, et lui faisait un instinct de cette science qui
sait varier le plaisir à l’infini; mais elle eut aussi ce dévouement
sans bornes qui est le génie de son sexe, comme la grâce en est toute
la beauté. Son amour était un fanatisme aveugle qui sur un seul signe
de tête l’eût fait aller joyeusement à la mort. La délicatesse de
Balthazar avait exalté chez elle les sentiments les plus généreux
de la femme, et lui inspirait un impérieux besoin de donner plus
qu’elle ne recevait. Ce mutuel échange d’un bonheur alternativement
prodigué mettait visiblement le principe de sa vie en dehors d’elle, et
répandait un croissant amour dans ses paroles, dans ses regards, dans
ses actions. De part et d’autre, la reconnaissance fécondait et variait
la vie du cœur; de même que la certitude d’être tout l’un pour l’autre
excluait les petitesses en agrandissant les moindres accessoires de
l’existence. Mais aussi, la femme contrefaite que son mari trouve
droite, la femme boiteuse qu’un homme ne veut pas autrement, ou la
femme âgée qui paraît jeune, ne sont-elles pas les plus heureuses
créatures du monde féminin?... La passion humaine ne saurait aller
au delà. La gloire de la femme n’est-elle pas de faire adorer ce qui
paraît un défaut en elle. Oublier qu’une boiteuse ne marche pas droit
est la fascination d’un moment; mais l’aimer parce qu’elle boite est la
déification de son vice. Peut-être faudrait-il graver dans l’Évangile
des femmes cette sentence: _Bienheureuses les imparfaites, à elles
appartient le royaume de l’amour_. Certes, la beauté doit être un
malheur pour une femme, car cette fleur passagère entre pour trop dans
le sentiment qu’elle inspire; ne l’aime-t-on pas comme on épouse une
riche héritière? Mais l’amour que fait éprouver ou que témoigne une
femme déshéritée des fragiles avantages après lesquels courent les
enfants d’Adam, est l’amour vrai, la passion vraiment mystérieuse,
une ardente étreinte des âmes, un sentiment pour lequel le jour du
désenchantement n’arrive jamais. Cette femme a des grâces ignorées du
monde au contrôle duquel elle se soustrait, elle est belle à propos,
et recueille trop de gloire à faire oublier ses imperfections pour n’y
pas constamment réussir. Aussi, les attachements les plus célèbres dans
l’histoire furent-ils presque tous inspirés par des femmes à qui le
vulgaire aurait trouvé des défauts. Cléopâtre, Jeanne de Naples, Diane
de Poitiers, mademoiselle de la Vallière, madame de Pompadour, enfin
la plupart des femmes que l’amour a rendues célèbres ne manquent ni
d’imperfections, ni d’infirmités; tandis que la plupart des femmes dont
la beauté nous est citée comme parfaite, ont vu finir malheureusement
leurs amours. Cette apparente bizarrerie doit avoir sa cause. Peut-être
l’homme vit-il plus par le sentiment que par le plaisir? peut-être
le charme tout physique d’une belle femme a-t-il des bornes, tandis
que le charme essentiellement moral d’une femme de beauté médiocre
est infini? N’est-ce pas la moralité de la fabulation sur laquelle
reposent les Mille et une Nuits. Femme d’Henri VIII, une laide aurait
défié la hache et soumis l’inconstance du maître. Par une bizarrerie
assez explicable chez une fille d’origine espagnole, madame Claës était
ignorante. Elle savait lire et écrire; mais jusqu’à l’âge de vingt ans,
époque à laquelle ses parents la tirèrent du couvent, elle n’avait lu
que des ouvrages ascétiques. En entrant dans le monde, elle eut d’abord
soif des plaisirs du monde et n’apprit que les sciences futiles de
la toilette; mais elle fut si profondément humiliée de son ignorance
qu’elle n’osait se mêler à aucune conversation; aussi passa-t-elle pour
avoir peu d’esprit. Cependant, cette éducation mystique avait eu pour
résultat de laisser en elle les sentiments dans toute leur force, et de
ne point gâter son esprit naturel. Sotte et laide comme une héritière
aux yeux du monde, elle devint spirituelle et belle pour son mari.
Balthazar essaya bien pendant les premières années de son mariage de
donner à sa femme les connaissances dont elle avait besoin pour être
bien dans le monde; mais il était sans doute trop tard, elle n’avait
que la mémoire du cœur. Joséphine n’oubliait rien de ce que lui disait
Claës, relativement à eux-mêmes; elle se souvenait des plus petites
circonstances de sa vie heureuse, et ne se rappelait pas le lendemain
sa leçon de la veille. Cette ignorance eût causé de grands discords
entre d’autres époux; mais madame Claës avait une si naïve entente
de la passion, elle aimait si pieusement, si saintement son mari,
et le désir de conserver son bonheur la rendait si adroite qu’elle
s’arrangeait toujours pour paraître le comprendre, et laissait rarement
arriver les moments où son ignorance eût été par trop évidente.
D’ailleurs quand deux personnes s’aiment assez pour que chaque jour
soit pour eux le premier de leur passion, il existe dans ce fécond
bonheur des phénomènes qui changent toutes les conditions de la vie.
N’est-ce pas alors comme une enfance insouciante de tout ce qui n’est
pas rire, joie, plaisir? Puis, quand la vie est bien active, quand les
foyers en sont bien ardents, l’homme laisse aller la combustion sans
y penser ou la discuter, sans mesurer les moyens ni la fin. Jamais
d’ailleurs aucune fille d’Ève n’entendit mieux que madame Claës son
métier de femme. Elle eut cette soumission de la Flamande, qui rend
le foyer domestique si attrayant, et à laquelle sa fierté d’Espagnole
donnait une plus haute saveur. Elle était imposante, savait commander
le respect par un regard où éclatait le sentiment de sa valeur et de sa
noblesse; mais devant Claës elle tremblait; et, à la longue, elle avait
fini par le mettre si haut et si près de Dieu, en lui rapportant tous
les actes de sa vie et ses moindres pensées, que son amour n’allait
plus sans une teinte de crainte respectueuse qui l’aiguisait encore.
Elle prit avec orgueil toutes les habitudes de la bourgeoisie flamande
et plaça son amour-propre à rendre la vie domestique grassement
heureuse, à entretenir les plus petits détails de la maison dans leur
propreté classique, à ne posséder que des choses d’une bonté absolue,
à maintenir sur sa table les mets les plus délicats et à mettre tout
chez elle en harmonie avec la vie du cœur. Ils eurent deux garçons et
deux filles. L’aînée, nommée Marguerite, était née en 1796. Le dernier
enfant était un garçon, âgé de trois ans et nommé Jean Balthazar. Le
sentiment maternel fut chez madame Claës presque égal à son amour pour
son époux. Aussi se passa-t-il en son âme, et surtout pendant les
derniers jours de sa vie, un combat horrible entre ces deux sentiments
également puissants, et dont l’un était en quelque sorte devenu
l’ennemi de l’autre. Les larmes et la terreur empreintes sur sa figure
au moment où commence le récit du drame domestique qui couvait dans
cette paisible maison, étaient causées par la crainte d’avoir sacrifié
ses enfants à son mari.

En 1805, le frère de madame Claës mourut sans laisser d’enfants. La
loi espagnole s’opposait à ce que la sœur succédât aux possessions
territoriales qui apanageaient les titres de la maison; mais par ses
dispositions testamentaires, le duc lui légua soixante mille ducats
environ, que les héritiers de la branche collatérale ne lui disputèrent
pas. Quoique le sentiment qui l’unissait à Balthazar Claës fut tel
que jamais aucune idée d’intérêt l’eût entaché, Joséphine éprouva une
sorte de contentement à posséder une fortune égale à celle de son
mari, et fut heureuse de pouvoir à son tour lui offrir quelque chose
après avoir si noblement tout reçu de lui. Le hasard fit donc que ce
mariage, dans lequel les calculateurs voyaient une folie, fût, sous le
rapport de l’intérêt, un excellent mariage. L’emploi de cette somme
fut assez difficile à déterminer. La maison Claës était si richement
fournie en meubles, en tableaux, en objets d’art et de prix, qu’il
semblait difficile d’y ajouter des choses dignes de celles qui s’y
trouvaient déjà. Le goût de cette famille y avait accumulé des trésors.
Une génération s’était mise à la piste de beaux tableaux; puis la
nécessité de compléter la collection commencée avait rendu le goût de
la peinture héréditaire. Les cent tableaux qui ornaient la galerie par
laquelle on communiquait du quartier de derrière aux appartements de
réception situés au premier étage de la maison de devant, ainsi qu’une
cinquantaine d’autres placés dans les salons d’apparat, avaient exigé
trois siècles de patientes recherches. C’était de célèbres morceaux
de Rubens, de Ruysdaël, de Van-Dyck, de Terburg, de Gérard Dow, de
Teniers, de Miéris, de Paul Potter, de Wouwermans, de Rembrandt,
d’Hobbema, de Cranach et d’Holbein. Les tableaux italiens et français
étaient en minorité, mais tous authentiques et capitaux. Une autre
génération avait eu la fantaisie des services de porcelaine japonaise
ou chinoise. Tel Claës s’était passionné pour les meubles, tel autre
pour l’argenterie, enfin chacun d’eux avait eu sa manie, sa passion,
l’un des traits les plus saillants du caractère flamand. Le père de
Balthazar, le dernier débris de la fameuse société hollandaise, avait
laissé l’une des plus riches collections de tulipes, connues. Outre
ces richesses héréditaires qui représentaient un capital énorme, et
meublaient magnifiquement cette vieille maison, simple au dehors
comme une coquille, mais comme une coquille intérieurement nacrée et
parée des plus riches couleurs, Balthazar Claës possédait encore une
maison de campagne dans la plaine d’Orchies. Loin de baser, comme les
Français, sa dépense sur ses revenus, il avait suivi la vieille coutume
hollandaise de n’en consommer que le quart; et douze cents ducats par
an mettaient sa dépense au niveau de celle que faisaient les plus
riches personnes de la ville. La publication du Code Civil donna raison
à cette sagesse. En ordonnant le partage égal des biens, le Titre des
Successions devait laisser chaque enfant presque pauvre et disperser
un jour les richesses du vieux musée Claës. Balthazar, d’accord avec
madame Claës, plaça la fortune de sa femme de manière à donner à chacun
de leurs enfants une position semblable à celle du père. La maison
Claës persista donc dans la modestie de son train et acheta des bois,
un peu maltraités par les guerres qui avaient eu lieu; mais qui bien
conservés devaient prendre à dix ans de là une valeur énorme. La
haute société de Douai, que fréquentait monsieur Claës, avait su si
bien apprécier le beau caractère et les qualités de sa femme, que,
par une espèce de convention tacite, elle était exemptée des devoirs
auxquels les gens de province tiennent tant. Pendant la saison d’hiver
qu’elle passait à la ville, elle allait rarement dans le monde, et le
monde venait chez elle. Elle recevait tous les mercredis, et donnait
trois grands dîners par mois. Chacun avait senti qu’elle était plus
à l’aise dans sa maison, où la retenaient d’ailleurs sa passion pour
son mari et les soins que réclamait l’éducation de ses enfants. Telle
fut, jusqu’en 1809, la conduite de ce ménage qui n’eut rien de conforme
aux idées reçues. La vie de ces deux êtres, secrètement pleine d’amour
et de joie, était extérieurement semblable à toute autre. La passion
de Balthazar Claës pour sa femme, et que sa femme savait perpétuer,
semblait, comme il le faisait observer lui même, employer sa constance
innée dans la culture du bonheur qui valait bien celle des tulipes vers
laquelle il penchait dès son enfance, et le dispensait d’avoir sa manie
comme chacun de ses ancêtres avait eu la sienne.

A la fin de cette année, l’esprit et les manières de Balthazar subirent
des altérations funestes, qui commencèrent si naturellement que d’abord
madame Claës ne trouva pas nécessaire de lui en demander la cause.
Un soir, son mari se coucha dans un état de préoccupation qu’elle se
fit un devoir de respecter. Sa délicatesse de femme et ses habitudes
de soumission lui avaient toujours laissé attendre les confidences de
Balthazar, dont la confiance lui était garantie par une affection si
vraie qu’elle ne donnait aucune prise à sa jalousie. Quoique certaine
d’obtenir une réponse quand elle se permettrait une demande curieuse,
elle avait toujours conservé de ses premières impressions dans la
vie la crainte d’un refus. D’ailleurs, la maladie morale de son mari
eut des phases, et n’arriva que par des teintes progressivement plus
fortes à cette violence intolérable qui détruisit le bonheur de son
ménage. Quelque occupé que fût Balthazar, il resta néanmoins, pendant
plusieurs mois, causeur, affectueux, et le changement de son caractère
ne se manifestait alors que par de fréquentes distractions. Madame
Claës espéra longtemps savoir par son mari le secret de ses travaux;
peut-être ne voulait-il l’avouer qu’au moment où ils aboutiraient à des
résultats utiles, car beaucoup d’hommes ont un orgueil qui les pousse
à cacher leurs combats et à ne se montrer que victorieux. Au jour
du triomphe, le bonheur domestique devait donc reparaître d’autant
plus éclatant que Balthazar s’apercevait de cette lacune dans sa vie
amoureuse que son cœur désavouerait sans doute. Joséphine connaissait
assez son mari pour savoir qu’il ne se pardonnerait pas d’avoir rendu
sa Pépita moins heureuse pendant plusieurs mois. Elle gardait donc
le silence en éprouvant une espèce de joie à souffrir par lui, pour
lui; car sa passion avait une teinte de cette piété espagnole qui ne
sépare jamais la foi de l’amour, et ne comprend point le sentiment
sans souffrances. Elle attendait donc un retour d’affection en se
disant chaque soir:--Ce sera demain! et en traitant son bonheur
comme un absent. Elle conçut son dernier enfant au milieu de ces
troubles secrets. Horrible révélation d’un avenir de douleur! En cette
circonstance, l’amour fut, parmi les distractions de son mari, comme
une distraction plus forte que les autres. Son orgueil de femme, blessé
pour la première fois, lui fit sonder la profondeur de l’abîme inconnu
qui la séparait à jamais du Claës des premiers jours. Dès ce moment,
l’état de Balthazar empira. Cet homme, naguère incessamment plongé dans
les joies domestiques, qui jouait pendant des heures entières avec
ses enfants, se roulait avec eux sur le tapis du parloir ou dans les
allées du jardin, qui semblait ne pouvoir vivre que sous les yeux noirs
de sa Pépita, ne s’aperçut point de la grossesse de sa femme, oublia
de vivre en famille et s’oublia lui-même. Plus madame Claës avait
tardé à lui demander le sujet de ses occupations, moins elle l’osa.
A cette idée, son sang bouillonnait et la voix lui manquait. Enfin
elle crut avoir cessé de plaire à son mari et fut alors sérieusement
alarmée. Cette crainte l’occupa, la désespéra, l’exalta, devint le
principe de bien des heures mélancoliques, et de tristes rêveries. Elle
justifia Balthazar à ses dépens en se trouvant laide et vieille; puis
elle entrevit une pensée généreuse, mais humiliante pour elle, dans
le travail par lequel il se faisait une fidélité négative, et voulut
lui rendre son indépendance en laissant s’établir un de ces secrets
divorces, le mot du bonheur dont paraissent jouir plusieurs ménages.
Néanmoins, avant de dire adieu à la vie conjugale, elle tâcha de lire
au fond de ce cœur, mais elle le trouva fermé. Insensiblement, elle
vit Balthazar devenir indifférent à tout ce qu’il avait aimé, négliger
ses tulipes en fleurs, et ne plus songer à ses enfants. Sans doute il
se livrait à quelque passion en dehors des affections du cœur, mais
qui, selon les femmes, n’en dessèche pas moins le cœur. L’amour était
endormi et non pas enfui. Si ce fut une consolation, le malheur n’en
resta pas moins le même. La continuité de cette crise s’explique par
un seul mot, l’espérance, secret de toutes ces situations conjugales.
Au moment où la pauvre femme arrivait à un degré de désespoir qui
lui prêtait le courage d’interroger son mari; précisément, alors
elle retrouverait de doux moments, pendant lesquels Balthazar lui
prouvait que s’il appartenait à quelques pensées diaboliques, elles
lui permettaient de redevenir parfois lui-même. Durant ces instants
où son ciel s’éclaircissait, elle s’empressait trop à jouir de son
bonheur pour le troubler par des importunités; puis, quand elle s’était
enhardie à questionner Balthazar, au moment même où elle allait parler,
il lui échappait aussitôt, il la quittait brusquement, ou tombait
dans le gouffre de ses méditations d’où rien ne le pouvait tirer.
Bientôt la réaction du moral sur le physique commença ses ravages,
d’abord imperceptibles, mais néanmoins saisissables à l’œil d’une femme
aimante qui suivait la secrète pensée de son mari dans ses moindres
manifestations. Souvent, elle avait peine à retenir ses larmes en
le voyant, après le dîner, plongé dans une bergère au coin du feu,
morne et pensif, l’œil arrêté sur un panneau noir sans s’apercevoir
du silence qui régnait autour de lui. Elle observait avec terreur les
changements insensibles qui dégradaient cette figure que l’amour avait
faite sublime pour elle. Chaque jour, la vie de l’âme s’en retirait
davantage, la charpente physique restait sans aucune expression.
Parfois, les yeux prenaient une couleur vitreuse; il semblait que la
vue se retournât et s’exerçât à l’intérieur. Quand les enfants étaient
couchés, après quelques heures de silence et de solitude, pleines de
pensées affreuses, si la pauvre Pépita se hasardait à demander:--Mon
ami, souffres-tu? quelquefois Balthazar ne répondait pas; ou, s’il
répondait, il revenait à lui par un tressaillement comme un homme
arraché en sursaut à son sommeil, et disait un non sec et caverneux qui
tombait pesamment sur le cœur de sa femme palpitante. Quoiqu’elle eût
voulu cacher à ses amis la bizarre situation où elle se trouvait, elle
fut cependant obligée d’en parler. Selon l’usage des petites villes, la
plupart des salons avaient fait du dérangement de Balthazar le sujet
de leurs conversations, et déjà dans certaines sociétés, l’on savait
plusieurs détails ignorés de madame Claës. Aussi, malgré le mutisme
commandé par la politesse, quelques amis témoignèrent-ils de si vives
inquiétudes, qu’elle s’empressa de justifier les singularités de son
mari.

--Monsieur Balthazar avait, disait-elle, entrepris un grand travail qui
l’absorbait, mais dont la réussite devait être un sujet de gloire pour
sa famille et pour sa patrie.

Cette explication mystérieuse caressait trop l’ambition d’une ville
où, plus qu’en aucune autre, règne l’amour du pays et le désir de
son illustration, pour qu’elle ne produisît pas dans les esprits une
réaction favorable à monsieur Claës. Les suppositions de sa femme
étaient, jusqu’à un certain point, assez fondées. Plusieurs ouvriers
de diverses professions avaient long-temps travaillé dans le grenier
de la maison de devant, où Balthazar se rendait dès le matin. Après y
avoir fait des retraites de plus en plus longues, auxquelles s’étaient
insensiblement accoutumés sa femme et ses gens, Balthazar en était
arrivé à y demeurer des journées entières. Mais, douleur inouïe! madame
Claës apprit par les humiliantes confidences de ses bonnes amies
étonnées de son ignorance, que son mari ne cessait d’acheter à Paris
des instruments de physique, des matières précieuses, des livres, des
machines, et se ruinait, disait-on, à chercher la pierre philosophale.
Elle devait songer à ses enfants, ajoutaient les amies, à son propre
avenir, et serait criminelle de ne pas employer son influence pour
détourner son mari de la fausse voie où il s’était engagé. Si madame
Claës retrouvait son impertinence de grande dame pour imposer silence à
ces discours absurdes, elle fut prise de terreur malgré son apparente
assurance, et résolut de quitter son rôle d’abnégation. Elle fit naître
une de ces situations pendant lesquelles une femme est avec son mari
sur un pied d’égalité; moins tremblante alors, elle osa demander à
Balthazar la raison de son changement, et le motif de sa constante
retraite. Le Flamand fronça les sourcils, et lui répondit:--Ma chère,
tu n’y comprendrais rien.

Un jour, Joséphine insista pour connaître ce secret en se plaignant
avec douceur de ne pas partager toute la pensée de celui de qui elle
partageait la vie.

--Puisque cela t’intéresse tant, répondit Balthazar en gardant sa femme
sur ses genoux et lui caressant ses cheveux noirs, je te dirai que je
me suis remis à la chimie, et je suis l’homme le plus heureux du monde.

Deux ans après l’hiver où monsieur Claës était devenu chimiste, sa
maison avait changé d’aspect. Soit que la société se choquât de la
distraction perpétuelle du savant, ou crût le gêner; soit que ses
anxiétés secrètes eussent rendu madame Claës moins agréable, elle
ne voyait plus que ses amis intimes. Balthazar n’allait nulle part,
s’enfermait dans son laboratoire pendant toute la journée, y restait
parfois la nuit, et n’apparaissait au sein de sa famille qu’à l’heure
du dîner. Dès la deuxième année, il cessa de passer la belle saison
à sa campagne que sa femme ne voulut plus habiter seule. Quelquefois
Balthazar sortait de chez lui, se promenait et ne rentrait que le
lendemain, en laissant madame Claës pendant toute une nuit livrée à de
mortelles inquiétudes; après l’avoir fait infructueusement chercher
dans une ville dont les portes étaient fermées le soir, suivant l’usage
des places fortes, elle ne pouvait envoyer à sa poursuite dans la
campagne. La malheureuse femme n’avait même plus alors l’espoir mêlé
d’angoisses que donne l’attente, et souffrait jusqu’au lendemain.
Balthazar, qui avait oublié l’heure de la fermeture des portes,
arrivait le lendemain tout tranquillement sans soupçonner les tortures
que sa distraction devait imposer à sa famille; et le bonheur de le
revoir était pour sa femme une crise aussi dangereuse que pouvaient
l’être ses appréhensions, elle se taisait, n’osait le questionner;
car, à la première demande qu’elle fit, il avait répondu d’un air
surpris: «Eh! bien, quoi, l’on ne peut pas se promener.» Les passions
ne savent pas tromper. Les inquiétudes de madame Claës justifièrent
donc les bruits qu’elle s’était plu à démentir. Sa jeunesse l’avait
habituée à connaître la pitié polie du monde; pour ne pas la subir
une seconde fois, elle se renferma plus étroitement dans l’enceinte
de sa maison que tout le monde déserta, même ses derniers amis. Le
désordre dans les vêtements, toujours si dégradant pour un homme de la
haute classe, devint tel chez Balthazar, qu’entre tant de causes de
chagrins, ce ne fut pas l’une des moins sensibles dont s’affecta cette
femme habituée à l’exquise propreté des Flamandes. De concert avec
Lemulquinier, valet de chambre de son mari, Joséphine remédia pendant
quelque temps à la dévastation journalière des habits, mais il fallut
y renoncer. Le jour même où, à l’insu de Balthazar, des effets neufs
avaient été substitués à ceux qui étaient tachés, déchirés ou troués,
il en faisait des haillons. Cette femme heureuse pendant quinze ans,
et dont la jalousie ne s’était jamais éveillée, se trouva tout à coup
n’être plus rien en apparence dans le cœur où elle régnait naguère.
Espagnole d’origine, le sentiment de la femme espagnole gronda chez
elle, quand elle se découvrit une rivale dans la Science qui lui
enlevait son mari; les tourments de la jalousie lui dévorèrent le cœur,
et rénovèrent son amour. Mais que faire contre la Science? comment en
combattre le pouvoir incessant, tyrannique et croissant? Comment tuer
une rivale invisible? Comment une femme, dont le pouvoir est limité
par la nature, peut elle lutter avec une idée dont les jouissances
sont infinies et les attraits toujours nouveaux? Que tenter contre la
coquetterie des idées qui se rafraîchissent, renaissent plus belles
dans les difficultés, et entraînent un homme si loin du monde qu’il
oublie jusqu’à ses plus chères affections? Enfin un jour, malgré les
ordres sévères que Balthazar avait donnés, sa femme voulut au moins ne
pas le quitter, s’enfermer avec lui dans ce grenier où il se retirait,
combattre corps à corps avec sa rivale en assistant son mari durant
les longues heures qu’il prodiguait à cette terrible maîtresse. Elle
voulut se glisser secrètement dans ce mystérieux atelier de séduction,
et acquérir le droit d’y rester toujours. Elle essaya donc de partager
avec Lemulquinier le droit d’entrer dans le laboratoire; mais, pour ne
pas le rendre témoin d’une querelle qu’elle redoutait, elle attendit
un jour où son mari se passerait du valet de chambre. Depuis quelque
temps, elle étudiait les allées et venues de ce domestique avec
une impatience haineuse; ne savait-il pas tout ce qu’elle désirait
apprendre, ce que son mari lui cachait et ce qu’elle n’osait lui
demander; elle trouvait Lemulquinier plus favorisé qu’elle, elle,
l’épouse! Elle vint donc tremblante et presque heureuse; mais, pour la
première fois de sa vie, elle connut la colère de Balthazar; à peine
avait-elle entr’ouvert la porte, qu’il fondit sur elle, la prit, la
jeta rudement sur l’escalier, où elle faillit rouler du haut en bas.

--Dieu soit loué, tu existes! cria Balthazar en la relevant.

Un masque de verre s’était brisé en éclats sur madame Claës qui vit son
mari pâle, blême, effrayé.

--Ma chère, je t’avais défendu de venir ici, dit-il en s’asseyant
sur une marche de l’escalier comme un homme abattu. Les saints t’ont
préservée de la mort. Par quel hasard mes yeux étaient-ils fixés sur la
porte? Nous avons failli périr.

--J’aurais été bien heureuse alors, dit-elle.

--Mon expérience est manquée, reprit Balthazar. Je ne puis pardonner
qu’à toi la douleur que me cause ce cruel mécompte. J’allais peut-être
décomposer l’azote. Va, retourne à tes affaires.

Balthazar rentra dans son laboratoire.

--_J’allais peut-être décomposer l’azote!_ se dit la pauvre femme en
revenant dans sa chambre où elle fondit en larmes.

Cette phrase était inintelligible pour elle. Les hommes, habitués par
leur éducation à tout concevoir, ne savent pas ce qu’il y a d’horrible
pour une femme à ne pouvoir comprendre la pensée de celui qu’elle
aime. Plus indulgentes que nous ne le sommes, ces divines créatures ne
nous disent pas quand le langage de leurs âmes reste incompris; elles
craignent de nous faire sentir la supériorité de leurs sentiments,
et cachent alors leurs douleurs avec autant de joie qu’elles taisent
leurs plaisirs méconnus; mais plus ambitieuses en amour que nous ne le
sommes, elles veulent épouser mieux que le cœur de l’homme, elles en
veulent aussi toute la pensée. Pour madame Claës, ne rien savoir de
la Science dont s’occupait son mari, engendrait dans son âme un dépit
plus violent que celui causé par la beauté d’une rivale. Une lutte de
femme à femme laisse à celle qui aime le plus l’avantage d’aimer mieux;
mais ce dépit accusait une impuissance et humiliait tous les sentiments
qui nous aident à vivre. Joséphine ne savait pas! Il se trouvait, pour
elle, une situation où son ignorance la séparait de son mari. Enfin,
dernière torture, et la plus vive, il était souvent entre la vie et la
mort, il courait des dangers, loin d’elle et près d’elle, sans qu’elle
les partageât, sans qu’elle les connût. C’était, comme l’enfer, une
prison morale sans issue, sans espérance. Madame Claës voulut au moins
connaître les attraits de cette science, et se mit à étudier en secret
la chimie dans les livres. Cette famille fut alors comme cloîtrée.

Telles furent les transitions successives par lesquelles le malheur fit
passer la maison Claës, avant de l’amener à l’espèce de mort civile
dont elle est frappée au moment où cette histoire commence.

Cette situation violente se compliqua. Comme toutes les femmes
passionnées, madame Claës était d’un désintéressement inouï. Ceux
qui aiment véritablement savent combien l’argent est peu de chose
auprès des sentiments, et avec quelle difficulté il s’y agrège.
Néanmoins Joséphine n’apprit pas sans une cruelle émotion que son
mari devait trois cent mille francs hypothéqués sur ses propriétés.
L’authenticité des contrats sanctionnait les inquiétudes, les bruits,
les conjectures de la ville. Madame Claës, justement alarmée, fut
forcée, elle si fière, de questionner le notaire de son mari, de le
mettre dans le secret de ses douleurs ou de les lui laisser deviner,
et d’entendre enfin cette humiliante question: «Comment monsieur Claës
ne vous a-t-il encore rien dit?» Heureusement le notaire de Balthazar
lui était presque parent, et voici comment. Le grand-père de monsieur
Claës avait épousé une Pierquin d’Anvers, de la même famille que les
Pierquin de Douai. Depuis ce mariage, ceux-ci, quoique étrangers aux
Claës, les traitaient de cousins. Monsieur Pierquin, jeune homme de
vingt-six ans qui venait de succéder à la charge de son père, était la
seule personne qui eût accès dans la maison Claës. Madame Balthazar
avait depuis plusieurs mois vécu dans une si complète solitude que le
notaire fut obligé de lui confirmer la nouvelle des désastres déjà
connus dans toute la ville. Il lui dit que, vraisemblablement, son
mari devait des sommes considérables à la maison qui lui fournissait
des produits chimiques. Après s’être enquis de la fortune et de la
considération dont jouissait monsieur Claës, cette maison accueillait
toutes ses demandes et faisait les envois sans inquiétude, malgré
l’étendue des crédits. Madame Claës chargea Pierquin de demander le
mémoire des fournitures faites à son mari. Deux mois après, messieurs
Protez et Chiffreville, fabricants de produits chimiques, adressèrent
un arrêté de compte, qui montait à cent mille francs. Madame Claës et
Pierquin étudièrent cette facture avec une surprise croissante. Si
beaucoup d’articles, exprimés scientifiquement ou commercialement,
étaient pour eux inintelligibles, ils furent effrayés de voir portés
en compte des parties de métaux, des diamants de toutes les espèces,
mais en petites quantités. Le total de la dette s’expliquait facilement
par la multiplicité des articles, par les précautions que nécessitait
le transport de certaines substances ou l’envoi de quelques machines
précieuses, par le prix exorbitant de plusieurs produits qui ne
s’obtenaient que difficilement, ou que leur rareté rendait chers, enfin
par la valeur des instruments de physique ou de chimie confectionnés
d’après les instructions de monsieur Claës. Le notaire, dans l’intérêt
de son cousin, avait pris des renseignements sur les Protez et
Chiffreville, et la probité de ces négociants devait rassurer sur la
moralité de leurs opérations avec monsieur Claës à qui, d’ailleurs,
ils faisaient souvent part des résultats obtenus par les chimistes de
Paris, afin de lui éviter des dépenses. Madame Claës pria le notaire
de cacher à la société de Douai la nature de ces acquisitions qui
eussent été taxées de folies; mais Pierquin lui répondit que déjà,
pour ne point affaiblir la considération dont jouissait Claës, il
avait retardé jusqu’au dernier moment les obligations notariées que
l’importance des sommes prêtées de confiance par ses clients avait
enfin nécessitées. Il dévoila l’étendue de la plaie, en disant à sa
cousine que, si elle ne trouvait pas le moyen d’empêcher son mari de
dépenser sa fortune si follement, dans six mois les biens patrimoniaux
seraient grevés d’hypothèques qui en dépasseraient la valeur. Quant à
lui, ajouta-t-il, les observations qu’il avait faites à son cousin,
avec les ménagements dus à un homme si justement considéré, n’avaient
pas eu la moindre influence. Une fois pour toutes, Balthazar lui avait
répondu qu’il travaillait à la gloire et à la fortune de sa famille.
Ainsi, à toutes les tortures de cœur que madame Claës avait supportées
depuis deux ans, dont chacune s’ajoutait à l’autre et accroissait
la douleur du moment de toutes les douleurs passées, se joignit une
crainte affreuse, incessante qui lui rendait l’avenir épouvantable.
Les femmes ont des pressentiments dont la justesse tient du prodige.
Pourquoi en général tremblent-elles plus qu’elles n’espèrent quand il
s’agit des intérêts de la vie? Pourquoi n’ont-elles de foi que pour
les grandes idées de l’avenir religieux? Pourquoi devinent-elles si
habilement les catastrophes de fortune ou les crises de nos destinées?
Peut-être le sentiment qui les unit à l’homme qu’elles aiment, leur en
fait-il admirablement peser les forces, estimer les facultés, connaître
les goûts, les passions, les vices, les vertus; la perpétuelle étude
de ces causes en présence desquelles elles se trouvent sans cesse,
leur donne sans doute la fatale puissance d’en prévoir les effets
dans toutes les situations possibles. Ce qu’elles voient du présent
leur fait juger l’avenir avec une habileté naturellement expliquée
par la perfection de leur système nerveux, qui leur permet de saisir
les diagnostics les plus légers de la pensée et des sentiments. Tout
en elles vibre à l’unisson des grandes commotions morales. Ou elles
sentent, ou elles voient. Or, quoique séparée de son mari depuis deux
ans, madame Claës pressentait la perte de sa fortune. Elle avait
apprécié la fougue réfléchie, l’inaltérable constance de Balthazar;
s’il était vrai qu’il cherchât à faire de l’or, il devait jeter avec
une parfaite insensibilité son dernier morceau de pain dans son
creuset; mais que cherchait-il? Jusque-là, le sentiment maternel et
l’amour conjugal s’étaient si bien confondus dans le cœur de cette
femme, que jamais ses enfants, également aimés d’elle et de son mari,
ne s’étaient interposés entre eux. Mais tout à coup elle fut parfois
plus mère qu’elle n’était épouse, quoiqu’elle fût plus souvent épouse
que mère. Et néanmoins, quelque disposée qu’elle pût être à sacrifier
sa fortune et même ses enfants au bonheur de celui qui l’avait
choisie, aimée, adorée, et pour qui elle était encore la seule femme
qu’il y eût au monde, les remords que lui causait la faiblesse de son
amour maternel la jetaient en d’horribles alternatives. Ainsi, comme
femme, elle souffrait dans son cœur; comme mère, elle souffrait dans
ses enfants; et comme chrétienne, elle souffrait pour tous. Elle se
taisait et contenait ces cruels orages dans son âme. Son mari, seul
arbitre du sort de sa famille, était le maître d’en régler à son gré
la destinée, il n’en devait compte qu’à Dieu. D’ailleurs, pouvait-elle
lui reprocher l’emploi de sa fortune, après le désintéressement dont il
avait fait preuve pendant dix années de mariage? Était-elle juge de ses
desseins? Mais sa conscience, d’accord avec le sentiment et les lois,
lui disait que les parents étaient les dépositaires de la fortune, et
n’avaient pas le droit d’aliéner le bonheur matériel de leurs enfants.
Pour ne point résoudre ces hautes questions, elle aimait mieux fermer
les yeux, suivant l’habitude des gens qui refusent de voir l’abîme au
fond duquel ils savent devoir rouler. Depuis six mois, son mari ne lui
avait plus remis d’argent pour la dépense de sa maison. Elle fit vendre
secrètement à Paris les riches parures de diamants que son frère lui
avait données au jour de son mariage, et introduisit la plus stricte
économie dans sa maison. Elle renvoya la gouvernante de ses enfants,
et même la nourrice de Jean. Jadis le luxe des voitures était ignoré
de la bourgeoisie à la fois si humble dans ses mœurs, si fière dans
ses sentiments; rien n’avait donc été prévu dans la maison Claës pour
cette invention moderne, Balthazar était obligé d’avoir son écurie
et sa remise dans une maison en face de la sienne; ses occupations
ne lui permettaient plus de surveiller cette partie du ménage qui
regarde essentiellement les hommes; madame Claës supprima la dépense
onéreuse des équipages et des gens que son isolement rendait inutiles,
et malgré la bonté de ces raisons, elle n’essaya point de colorer ses
réformes par des prétextes. Jusqu’à présent les faits avaient démenti
ses paroles, et le silence était désormais ce qui convenait le mieux.
Le changement du train des Claës n’était pas justifiable dans un pays
où, comme en Hollande, quiconque dépense tout son revenu passe pour un
fou. Seulement, comme sa fille aînée, Marguerite, allait avoir seize
ans, Joséphine parut vouloir lui faire faire une belle alliance, et
la placer dans le monde, comme il convenait à une fille alliée aux
Molina, aux Van-Ostrom-Temninck, et aux Casa-Réal. Quelques jours avant
celui pendant lequel commence cette histoire, l’argent des diamants
était épuisé. Ce même jour, à trois heures, en conduisant ses enfants
à vêpres, madame Claës avait rencontré Pierquin qui venait la voir, et
qui l’accompagna jusqu’à Saint-Pierre, en causant à voix basse sur sa
situation.

--Ma cousine, dit-il, je ne saurais, sans manquer à l’amitié qui
m’attache à votre famille, vous cacher le péril où vous êtes, et ne
pas vous prier d’en conférer avec votre mari. Qui peut, si ce n’est
vous, l’arrêter sur le bord de l’abîme où vous marchez. Les revenus des
biens hypothéqués ne suffisent point à payer les intérêts des sommes
empruntées; ainsi vous êtes aujourd’hui sans aucun revenu. Si vous
coupiez les bois que vous possédez, ce serait vous enlever la seule
chance de salut qui vous restera dans l’avenir. Mon cousin Balthazar
est en ce moment débiteur d’une somme de trente mille francs à la
maison Protez et Chiffreville de Paris, avec quoi les payerez-vous,
avec quoi vivrez-vous? et que deviendrez-vous si Claës continue à
demander des réactifs, des verreries, des piles de Volta et autres
brimborions. Toute votre fortune, moins la maison et le mobilier, s’est
dissipée en gaz et en charbon. Quand il a été question, avant-hier,
d’hypothéquer sa maison, savez-vous quelle a été la réponse de Claës:
«Diable!» Voilà depuis trois ans la première trace de raison qu’il ait
donnée.

Madame Claës pressa douloureusement le bras de Pierquin, leva les yeux
au ciel, et dit:--Gardez-nous le secret.

Malgré sa piété, la pauvre femme anéantie par ces paroles d’une clarté
foudroyante ne put prier, elle resta sur sa chaise entre ses enfants,
ouvrit son paroissien et n’en tourna pas un feuillet; elle était tombée
dans une contemplation aussi absorbante que l’étaient les méditations
de son mari. L’honneur espagnol, la probité flamande résonnaient dans
son âme d’une voix aussi puissante que celle de l’orgue. La ruine de
ses enfants était consommée! Entre eux et l’honneur de leur père, il
ne fallait plus hésiter. La nécessité d’une lutte prochaine entre elle
et son son mari l’épouvantait; il était à ses yeux, si grand, si
imposant, que la seule perspective de sa colère l’agitait autant que
l’idée de la majesté divine. Elle allait donc sortir de cette constante
soumission dans laquelle elle était saintement demeurée comme épouse.
L’intérêt de ses enfants l’obligerait à contrarier dans ses goûts un
homme qu’elle idolâtrait. Ne faudrait-il pas souvent le ramener à des
questions positives, quand il planerait dans les hautes régions de la
Science, le tirer violemment d’un riant avenir pour le plonger dans
ce que la matérialité présente de plus hideux, aux artistes et aux
grands hommes. Pour elle, Balthazar Claës était un géant de science,
un homme gros de gloire; il ne pouvait l’avoir oubliée que pour les
plus riches espérances; puis, il était si profondément sensé, elle
l’avait entendu parler avec tant de talent sur les questions de tout
genre, qu’il devait être sincère en disant qu’il travaillait pour la
gloire et la fortune de sa famille. L’amour de cet homme pour sa femme
et ses enfants n’était pas seulement immense, il était infini. Ces
sentiments n’avaient pu s’abolir, ils s’étaient sans doute agrandis en
se reproduisant sous une autre forme. Elle si noble, si généreuse et
si craintive, allait faire retentir incessamment aux oreilles de ce
grand homme le mot argent et le son de l’argent; lui montrer les plaies
de la misère, lui faire entendre les cris de la détresse, quand il
entendrait les voix mélodieuses de la Renommée. Peut-être l’affection
que Balthazar avait pour elle s’en diminuerait-elle? Si elle n’avait
pas eu d’enfant elle aurait embrassé courageusement et avec plaisir la
destinée nouvelle que lui faisait son mari. Les femmes élevées dans
l’opulence sentent promptement le vide que couvrent les jouissances
matérielles; et quand leur cœur, plus fatigué que flétri, leur a
fait trouver le bonheur que donne un constant échange de sentiments
vrais, elles ne reculent point devant une existence médiocre, si elle
convient à l’être par lequel elles se savent aimées. Leurs idées,
leurs plaisirs sont soumis aux caprices de cette vie en dehors de la
leur; pour elles, le seul avenir redoutable est de la perdre. En ce
moment donc, ses enfants séparaient Pépita de sa vraie vie, autant que
Balthazar Claës s’était séparé d’elle par la Science; aussi, quand
elle fut revenue de vêpres, et qu’elle se fut jetée dans sa bergère,
renvoya-t-elle ses enfants en réclamant d’eux le plus profond silence;
puis, elle fit demander à son mari de venir la voir; mais quoique
Lemulquinier, le vieux valet de chambre, eût insisté pour l’arracher
à son laboratoire, Balthazar y était resté. Madame Claës avait donc
eu le temps de réfléchir. Et elle aussi demeura songeuse, sans faire
attention à l’heure ni au temps, ni au jour. La pensée de devoir trente
mille francs et de ne pouvoir les payer, réveilla les douleurs passées,
les joignit à celles du présent et de l’avenir. Cette masse d’intérêts,
d’idées, de sensations la trouva trop faible, elle pleura. Quand elle
vit entrer Balthazar dont alors la physionomie lui parut plus terrible,
plus absorbée, plus égarée qu’elle ne l’avait jamais été; quand il ne
lui répondit pas, elle resta d’abord fascinée par l’immobilité de ce
regard blanc et vide, par toutes les idées dévorantes que distillait
ce front chauve. Sous le coup de cette impression elle désira mourir.
Quand elle eut entendu cette voix insouciante exprimant un désir
scientifique au moment où elle avait le cœur écrasé, son courage
revint; elle résolut de lutter contre cette épouvantable puissance
qui lui avait ravi un amant, qui avait enlevé à ses enfants un père,
à la maison une fortune, à tous le bonheur. Néanmoins, elle ne put
réprimer la constante trépidation qui l’agita, car, dans toute sa vie,
il ne s’était pas rencontré de scène si solennelle. Ce moment terrible
ne contenait-il pas virtuellement son avenir, et le passé ne s’y
résumait-il pas tout entier?

Maintenant, les gens faibles, les personnes timides, ou celles à qui
la vivacité de leurs sensations agrandit les moindres difficultés
de la vie, les hommes que saisit un tremblement involontaire devant
les arbitres de leur destinée peuvent tous concevoir les milliers de
pensées qui tournoyèrent dans la tête de cette femme, et les sentiments
sous le poids desquels son cœur fut comprimé, quand son mari se dirigea
lentement vers la porte du jardin. La plupart des femmes connaissent
les angoisses de l’intime délibération contre laquelle se débattit
madame Claës. Ainsi celles même dont le cœur n’a encore été violemment
ému que pour déclarer à leur mari quelque excédant de dépense ou des
dettes faites chez la marchande de modes, comprendront combien les
battements du cœur s’élargissent alors qu’il s’en va de toute la
vie. Une belle femme a de la grâce à se jeter aux pieds de son mari,
elle trouve des ressources dans les poses de la douleur; tandis que
le sentiment de ses défauts physiques augmentait encore les craintes
de madame Claës. Aussi, quand elle vit Balthazar près de sortir, son
premier mouvement fut-il bien de s’élancer vers lui; mais une cruelle
pensée réprima son élan, elle allait se mettre debout devant lui!
ne devait-elle pas paraître ridicule à un homme qui, n’étant plus
soumis aux fascinations de l’amour, pourrait voir juste. Joséphine eût
volontiers tout perdu, fortune et enfants, plutôt que d’amoindrir sa
puissance de femme. Elle voulut écarter toute chance mauvaise dans une
heure si solennelle, et appela fortement:--Balthazar? Il se retourna
machinalement et toussa; mais sans faire attention à sa femme, il vint
cracher dans une de ces petites boîtes carrées placées de distance en
distance le long des boiseries, comme dans tous les appartements de
la Hollande et de la Belgique. Cet homme, qui ne pensait à personne,
n’oubliait jamais les crachoirs, tant cette habitude était invétérée.
Pour la pauvre Joséphine, incapable de se rendre compte de cette
bizarrerie, le soin constant que son mari prenait du mobilier, lui
causait toujours une angoisse inouïe; mais, dans ce moment, elle fut si
violente, qu’elle la jeta hors des bornes, et lui fit crier d’un ton
plein d’impatience où s’exprimèrent tous ses sentiments blessés:--Mais,
monsieur, je vous parle!

--Qu’est-ce que cela signifie, répondit Balthazar en se retournant
vivement et lançant à sa femme un regard où la vie revenait et qui fut
pour elle comme un coup de foudre.

--Pardon, mon ami, dit-elle en pâlissant. Elle voulut se lever et lui
tendre la main, mais elle retomba sans force.--Je me meurs! dit-elle
d’une voix entrecoupée par des sanglots.

A cet aspect, Balthazar eut, comme tous les gens distraits, une vive
réaction et devina pour ainsi dire le secret de cette crise; il prit
aussitôt madame Claës dans ses bras, ouvrit la porte qui donnait sur
la petite antichambre, et franchit si rapidement le vieil escalier de
bois, que la robe de sa femme ayant accroché une gueule des tarasques
qui formaient les balustres, il en resta un lez entier arraché à grand
bruit. Il donna, pour l’ouvrir, un coup de pied à la porte du vestibule
commun à leurs appartements; mais il trouva la chambre de sa femme
fermée.

Il posa doucement Joséphine sur un fauteuil en se disant:--Mon Dieu, où
est la clef?

--Merci, mon ami, répondit madame Claës en ouvrant les yeux, voici la
première fois depuis bien long-temps que je me suis sentie si près de
ton cœur.

--Bon Dieu! cria Claës, la clef, voici nos gens.

Joséphine lui fit signe de prendre la clef qui était attachée à un
ruban le long de sa poche. Après avoir ouvert la porte, Balthazar
jeta sa femme sur un canapé, sortit pour empêcher ses gens effrayés de
monter en leur donnant l’ordre de promptement servir le dîner, et vint
avec empressement retrouver sa femme.

--Qu’as-tu, ma chère vie? dit-il en s’asseyant près d’elle et lui
prenant la main qu’il baisa.

--Mais je n’ai plus rien, répondit-elle, je ne souffre plus! Seulement,
je voudrais avoir la puissance de Dieu pour mettre à tes pieds tout
l’or de la terre.

--Pourquoi de l’or, demanda-t-il. Et il attira sa femme sur lui, la
pressa et la baisa de nouveau sur le front.--Ne me donnes-tu pas de
plus grandes richesses en m’aimant comme tu m’aimes, chère et précieuse
créature, reprit-il.

--Oh! mon Balthazar, pourquoi ne dissiperais-tu pas les angoisses de
notre vie à tous, comme tu chasses par ta voix le chagrin de mon cœur?
Enfin, je le vois, tu es toujours le même.

--De quelles angoisses parles-tu, ma chère?

--Mais nous sommes ruinés, mon ami!

--Ruinés, répéta-t-il. Il se mit à sourire, caressa la main de sa femme
en la tenant dans les siennes, et dit d’une voix douce qui depuis
longtemps ne s’était pas fait entendre:--Mais demain, mon ange, notre
fortune sera peut-être sans bornes. Hier en cherchant des secrets bien
plus importants, je crois avoir trouvé le moyen de cristalliser le
carbone, la substance du diamant. O ma chère femme!... dans quelques
jours tu me pardonneras mes distractions. Il paraît que je suis
distrait quelquefois. Ne t’ai-je pas brusquée tout à l’heure? Sois
indulgente pour un homme qui n’a jamais cessé de penser à toi, dont les
travaux sont tout pleins de toi, de nous.

--Assez, assez, dit-elle, nous causerons de tout cela ce soir, mon ami.
Je souffrais par trop de douleur, maintenant je souffre par trop de
plaisir.

Elle ne s’attendait pas à revoir cette figure animée par un sentiment
aussi tendre pour elle qu’il l’était jadis, à entendre cette voix
toujours aussi douce qu’autrefois, et à retrouver tout ce qu’elle
croyait avoir perdu.

--Ce soir, reprit-il, je veux bien, nous causerons. Si je m’absorbais
dans quelque méditation, rappelle-moi cette promesse. Ce soir, je veux
quitter mes calculs, mes travaux, et me plonger dans toutes les joies
de la famille, dans les voluptés du cœur; car, Pépita, j’en ai besoin,
j’en ai soif!

--Tu me diras ce que tu cherches, Balthazar?

--Mais, pauvre enfant, tu n’y comprendrais rien.

--Tu crois?... Hé! mon ami, voici près de quatre mois que j’étudie la
chimie pour pouvoir en causer avec toi. J’ai lu Fourcroy, Lavoisier,
Chaptal, Nollet, Rouelle, Berthollet, Gay-Lussac, Spallanzani,
Leuwenhoëk, Galvani, Volta, enfin tous les livres relatifs à la Science
que tu adores. Va, tu peux me dire tes secrets.

--Oh! tu es un ange, s’écria Balthazar en tombant aux genoux de
sa femme et versant des pleurs d’attendrissement qui la firent
tressaillir, nous nous comprendrons en tout!

--Ah! dit-elle, je me jetterais dans le feu de l’enfer qui attise tes
fourneaux pour entendre ce mot de ta bouche et pour te voir ainsi.
En entendant le pas de sa fille dans l’antichambre, elle s’y élança
vivement.--Que voulez-vous, Marguerite? dit-elle à sa fille aînée.

--Ma chère mère, monsieur Pierquin vient d’arriver. S’il reste à dîner,
il faudrait du linge, et vous avez oublié d’en donner ce matin.

Madame Claës tira de sa poche un trousseau de petites clefs et les
remit à sa fille, en lui désignant les armoires en bois des îles qui
tapissaient cette antichambre, et lui dit:--Ma fille, prenez à droite
dans les services Graindorge.

--Puisque mon cher Balthazar me revient aujourd’hui, rends-le-moi tout
entier? dit-elle en rentrant et donnant à sa physionomie une expression
de douce malice. Mon ami, va chez toi, fais-moi la grâce de t’habiller,
nous avons Pierquin à dîner. Voyons, quitte ces habits déchirés. Tiens,
vois ces taches? N’est-ce pas de l’acide muriatique ou sulfurique qui a
bordé de jaune tous ces trous? Allons, rajeunis-toi, je vais t’envoyer
Mulquinier quand j’aurai changé de robe.

Balthazar voulut passer dans sa chambre par la porte de communication,
mais il avait oublié qu’elle était fermée de son côté. Il sortit par
l’antichambre.

--Marguerite, mets le linge sur un fauteuil, et viens m’habiller, je ne
veux pas de Martha, dit madame Claës en appelant sa fille.

Balthazar avait pris Marguerite, l’avait tournée vers lui par un
mouvement joyeux en lui disant:--Bonjour, mon enfant, tu es bien jolie
aujourd’hui dans cette robe de mousseline, et avec cette ceinture rose.
Puis il la baisa au front et lui serra la main.

--Maman, papa vient de m’embrasser, dit Marguerite en entrant chez sa
mère; il paraît bien joyeux, bien heureux!

--Mon enfant, votre père est un bien grand homme, voici bientôt trois
ans qu’il travaille pour la gloire et la fortune de sa famille, et il
croit avoir atteint le but de ses recherches. Ce jour doit être pour
nous tous une belle fête...

--Ma chère maman, répondit Marguerite, nos gens étaient si tristes
de le voir refrogné, que nous ne serons pas seules dans la joie. Oh!
mettez donc une autre ceinture, celle-ci est trop fanée.

--Soit, mais dépêchons-nous, je veux aller parler à Pierquin: Où est-il?

--Dans le parloir, il s’amuse avec Jean.

--Où sont Gabriel et Félicie?

--Je les entends dans le jardin.

--Hé! bien, descendez vite; veillez à ce qu’ils n’y cueillent pas de
tulipes! votre père ne les a pas encore vues de cette année, et il
pourrait aujourd’hui vouloir les regarder en sortant de table. Dites
à Mulquinier de monter à votre père tout ce dont il a besoin pour sa
toilette.

Quand Marguerite fut sortie, madame Claës jeta un coup d’œil à ses
enfants par les fenêtres de sa chambre qui donnaient sur le jardin, et
les vit occupés à regarder un de ces insectes à ailes vertes, luisantes
et tachetées d’or, vulgairement appelés des couturières.

--Soyez sages, mes bien-aimés, dit-elle en faisant remonter une partie
du vitrage qui était à coulisse et qu’elle arrêta pour aérer sa
chambre. Puis elle frappa doucement à la porte de communication pour
s’assurer que son mari n’était pas retombé dans quelque distraction. Il
ouvrit, et elle lui dit d’un accent joyeux en le voyant déshabillé:--Tu
ne me laisseras pas long-temps seule avec Pierquin, n’est-ce pas? Tu me
rejoindras promptement.

Elle se trouva si leste pour descendre, qu’en l’entendant, un étranger
n’aurait pas reconnu le pas d’une boiteuse.

--Monsieur, en emportant madame, lui dit le valet de chambre qu’elle
rencontra dans l’escalier, a déchiré la robe, ce n’est qu’un méchant
bout d’étoffes; mais il a brisé la mâchoire de cette figure et je ne
sais pas qui pourra la remettre. Voilà notre escalier déshonoré, cette
rampe était si belle!

--Bah! mon pauvre Mulquinier, ne la fais pas raccommoder, ce n’est pas
un malheur.

--Qu’arrive-t-il donc, se dit Mulquinier, pour que ce ne soit pas un
désastre? mon maître aurait-il trouvé l’_absolu_?

--Bonjour, monsieur Pierquin, dit madame Claës en ouvrant la porte du
parloir.

Le notaire accourut pour donner le bras à sa cousine, mais elle ne
prenait jamais que celui de son mari; elle remercia donc son cousin
par un sourire et lui dit:--Vous venez peut-être pour les trente mille
francs?

--Oui, madame, en rentrant chez moi, j’ai reçu une lettre d’avis de
la maison Protez et Chiffreville qui a tiré, sur monsieur Claës, six
lettres de change de chacune cinq mille francs.

--Hé! bien, n’en parlez pas à Balthazar aujourd’hui, dit-elle. Dînez
avec nous. Si par hasard il vous demandait pourquoi vous êtes venu,
trouvez quelque prétexte plausible, je vous en prie. Donnez-moi la
lettre, je lui parlerai moi-même de cette affaire. Tout va bien,
reprit-elle en voyant l’étonnement du notaire. Dans quelques mois, mon
mari remboursera probablement les sommes qu’il a empruntées.

En entendant cette phrase dite à voix basse, le notaire regarda
mademoiselle Claës qui revenait du jardin, suivie de Gabriel et de
Félicie, et dit:--Je n’ai jamais vu mademoiselle Marguerite aussi jolie
qu’elle l’est en ce moment.

Madame Claës, qui s’était assise dans sa bergère et avait pris sur ses
genoux le petit Jean, leva la tête, regarda sa fille et le notaire en
affectant un air indifférent.

Pierquin était de taille moyenne, ni gras, ni maigre, d’une figure
vulgairement belle et qui exprimait une tristesse plus chagrine que
mélancolique, une rêverie plus indéterminée que pensive; il passait
pour misanthrope, mais il était trop intéressé, trop grand mangeur
pour que son divorce avec le monde fût réel. Son regard habituellement
perdu dans le vide, son attitude indifférente, son silence affecté
semblaient accuser de la profondeur, et couvraient en réalité le vide
et la nullité d’un notaire exclusivement occupé d’intérêts humains,
mais qui se trouvait encore assez jeune pour être envieux. S’allier
à la maison Claës aurait été pour lui la cause d’un dévouement sans
bornes, s’il n’avait pas eu quelque sentiment d’avarice sous-jacent.
Il faisait le généreux, mais il savait compter. Aussi, sans se rendre
raison à lui-même de ses changements de manières, ses attentions
étaient-elles tranchantes, dures et bourrues comme le sont en général
celles des gens d’affaires, quand Claës lui semblait ruiné; puis elles
devenaient affectueuses, coulantes et presque serviles, quand il
soupçonnait quelque heureuse issue aux travaux de son cousin. Tantôt il
voyait en Marguerite Claës une infante de laquelle il était impossible
à un simple notaire de province d’approcher; tantôt il la considérait
comme une pauvre fille trop heureuse s’il daignait en faire sa femme.
Il était homme de province, et Flamand, sans malice; il ne manquait
même ni de dévouement ni de bonté; mais il avait un naïf égoïsme qui
rendait ses qualités incomplètes, et des ridicules qui gâtaient sa
personne. En ce moment, madame Claës se souvint du ton bref avec lequel
le notaire lui avait parlé sous le porche de l’église Saint-Pierre, et
remarqua la révolution que sa réponse avait faite dans ses manières;
elle devina le fond de ses pensées, et d’un regard perspicace elle
essaya de lire dans l’âme de sa fille pour savoir si elle pensait à son
cousin; mais elle ne vit en elle que la plus parfaite indifférence.
Après quelques instants, pendant lesquels la conversation roula sur
les bruits de la ville, le maître du logis descendit de sa chambre où,
depuis un instant, sa femme entendait avec un inexprimable plaisir des
bottes criant sur le parquet. Sa démarche, semblable à celle d’un homme
jeune et léger, annonçait une complète métamorphose, et l’attente que
son apparition causait à madame Claës fut si vive qu’elle eut peine à
contenir un tressaillement quand il descendit l’escalier. Balthazar se
montra bientôt dans le costume alors à la mode. Il portait des bottes à
revers bien cirées qui laissaient voir le haut d’un bas de soie blanc,
une culotte de casimir bleu à boutons d’or, un gilet blanc à fleurs,
et un frac bleu. Il avait fait sa barbe, peigné ses cheveux, parfumé
sa tête, coupé ses ongles, et lavé ses mains avec tant de soin qu’il
semblait méconnaissable à ceux qui l’avaient vu naguère. Au lieu d’un
vieillard presque en démence, ses enfants, sa femme et le notaire
voyaient un homme de quarante ans dont la figure affable et polie était
pleine de séductions. La fatigue et les souffrances que trahissaient la
maigreur des contours et l’adhérence de la peau sur les os avaient même
une sorte de grâce.

--Bonjour, Pierquin, dit Balthazar Claës.

Redevenu père et mari, le chimiste prit son dernier enfant sur les
genoux de sa femme, et l’éleva en l’air en le faisant rapidement
descendre et le relevant alternativement.

--Voyez ce petit? dit-il au notaire. Une si jolie créature ne vous
donne-t-elle pas l’envie de vous marier? Croyez moi, mon cher, les
plaisirs de famille consolent de tout.--Brr! dit-il en enlevant Jean.
Pound! s’écriait-il en le mettant à terre. Brr! Pound!

L’enfant riait aux éclats de se voir alternativement en haut du plafond
et sur le parquet. La mère détourna les yeux pour ne pas trahir
l’émotion que lui causait un jeu si simple en apparence et qui, pour
elle, était toute une révolution domestique.

--Voyons comment tu vas, dit Balthazar en posant son fils sur le
parquet et s’allant jeter dans une bergère. L’enfant courut à son
père, attiré par l’éclat des boutons d’or qui attachaient la culotte
au-dessus de l’oreille des bottes.--Tu es un mignon! dit le père en
l’embrassant, tu es un Claës, tu marches droit.--Hé bien! Gabriel,
comment se porte le père Morillon? dit-il à son fils aîné en lui
prenant l’oreille et la lui tortillant, te défends-tu vaillamment
contre les thèmes, les versions? mords-tu ferme aux mathématiques?

Puis Balthazar se leva, vint à Pierquin, et lui dit avec cette
affectueuse courtoisie qui le caractérisait:--Mon cher, vous avez
peut-être quelque chose à me demander? Il lui donna le bras et
l’entraîna dans le jardin, en ajoutant:--Venez voir mes tulipes?...

Madame Claës regarda son mari pendant qu’il sortait, et ne sut pas
contenir sa joie en le revoyant si jeune, si affable, si bien lui-même;
elle se leva, prit sa fille par la taille, et l’embrassa en disant:--Ma
chère Marguerite, mon enfant chérie, je t’aime encore mieux aujourd’hui
que de coutume.

--Il y avait bien long-temps que je n’avais vu mon père si aimable,
répondit-elle.

Lemulquinier vint annoncer que le dîner était servi. Pour éviter que
Pierquin lui offrît le bras, madame Claës prit celui de Balthazar, et
toute la famille passa dans la salle à manger.

Cette pièce dont le plafond se composait de poutres apparentes, mais
enjolivées par des peintures, lavées et rafraîchies tous les ans,
était garnie de hauts dressoirs en chêne sur les tablettes desquelles
se voyaient les plus curieuses pièces de la vaisselle patrimoniale.
Les parois étaient tapissées de cuir violet sur lequel avaient
été imprimés, en traits d’or, des sujets de chasse. Au-dessus des
dressoirs, çà et là, brillaient soigneusement disposés des plumes
d’oiseaux curieux et des coquillages rares. Les chaises n’avaient pas
été changées depuis le commencement du seizième siècle et offraient
cette forme carrée, ces colonnes torses, et ce petit dossier garni
d’une étoffe à franges dont la mode fut si répandue que Raphaël l’a
illustrée dans son tableau appelé la Vierge à la chaise. Le bois en
était devenu noir, mais les clous dorés reluisaient comme s’ils eussent
été neufs, et les étoffes soigneusement renouvelées étaient d’une
couleur rouge admirable. La Flandre revivait là tout entière avec ses
innovations espagnoles. Sur la table, les carafes, les flacons avaient
cet air respectable que leur donnent les ventres arrondis du galbe
antique. Les verres étaient bien ces vieux verres hauts sur patte qui
se voient dans tous les tableaux de l’école hollandaise ou flamande.
La vaisselle en grès et ornée de figures coloriées à la manière de
Bernard de Palissy, sortait de la fabrique anglaise de Wedgwood.
L’argenterie était massive, à pans carrés, à bosses pleines, véritable
argenterie de famille dont les pièces, toutes différentes de ciselure,
de mode, de forme, attestaient les commencements du bien-être et les
progrès de la fortune de Claës. Les serviettes avaient des franges,
mode tout espagnole. Quant au linge, chacun doit penser que chez les
Claës, le point d’honneur consistait à en posséder de magnifique. Ce
service, cette argenterie étaient destinés à l’usage journalier de la
famille. La maison de devant, où se donnaient les fêtes, avait son luxe
particulier, dont les merveilles réservées pour les jours de gala, leur
imprimaient cette solennité qui n’existe plus quand les choses sont
déconsidérées pour ainsi dire par un usage habituel. Dans le quartier
de derrière, tout était marqué au coin d’une naïveté patriarcale.
Enfin, détail délicieux, une vigne courait en dehors le long des
fenêtres que les pampres bornaient de toutes parts.

--Vous restez fidèle aux traditions, madame, dit Pierquin en recevant
une assiettée de cette soupe au thym, dans laquelle les cuisinières
flamandes ou hollandaises mettent de petites boules de viandes roulées
et mêlées à des tranches de pain grillé, voici le potage du dimanche
en usage chez nos pères! Votre maison et celle de mon oncle Des
Raquets sont les seuls où l’on retrouve cette soupe historique dans
les Pays-Bas. Ah! pardon, le vieux monsieur Savaron de Savarus la
fait encore orgueilleusement servir à Tournay chez lui, mais partout
ailleurs la vieille Flandre s’en va. Maintenant les meubles se
fabriquent à la grecque, on n’aperçoit partout que casques, boucliers,
lances et faisceaux. Chacun rebâtit sa maison, vend ses vieux meubles,
refond son argenterie, ou la troque contre la porcelaine de Sèvres qui
ne vaut ni le vieux Saxe ni les chinoiseries. Oh! moi je suis Flamand
dans l’âme. Aussi mon cœur saigne-t-il en voyant les chaudronniers
acheter pour le prix du bois ou du métal, nos beaux meubles incrustés
de cuivre ou d’étain. Mais l’État social veut changer de peau, je
crois. Il n’y a pas jusqu’aux procédés de l’art qui ne se perdent!
Quand il faut que tout aille vite, rien ne peut être consciencieusement
fait. Pendant mon dernier voyage à Paris, l’on m’a mené voir les
peintures exposées au Louvre. Ma parole d’honneur, c’est des écrans
que ces toiles sans air, sans profondeur où les peintres craignent de
mettre de la couleur. Et ils veulent, dit-on, renverser notre vieille
école. Ah! ouin?...

--Nos anciens peintres, répondit Balthazar, étudiaient les diverses
combinaisons et la résistance des couleurs, en les soumettant à
l’action du soleil et de la pluie. Mais vous avez raison: aujourd’hui
les ressources matérielles de l’art sont moins cultivées que jamais.

Madame Claës n’écoutait pas la conversation. En entendant dire au
notaire que les services de porcelaine étaient à la mode, elle avait
aussi conçu la lumineuse idée de vendre la pesante argenterie provenue
de la succession de son frère, espérant ainsi pouvoir acquitter les
trente mille francs dus par son mari.

--Ah! ah! disait Balthazar au notaire quand madame Claës se remit à la
conversation, l’on s’occupe de mes travaux à Douai?

--Oui, répondit Pierquin, chacun se demande à quoi vous dépensez
tant d’argent. Hier, j’entendais monsieur le premier président
déplorer qu’un homme de votre sorte cherchât la pierre philosophale.
Je me suis alors permis de répondre que vous étiez trop instruit
pour ne pas savoir que c’était se mesurer avec l’impossible, trop
chrétien pour croire l’emporter sur Dieu, et comme tous les Claës,
trop bon calculateur pour changer votre argent contre de la poudre à
Perlimpinpin. Néanmoins je vous avouerai que j’ai partagé les regrets
que cause votre retraite à toute la société. Vous n’êtes vraiment plus
de la ville. En vérité, madame, vous eussiez été ravie si vous aviez
pu entendre les éloges que chacun s’est plu à faire de vous et de
monsieur Claës.

--Vous avez agi comme un bon parent en repoussant des imputations dont
le moindre mal serait de me rendre ridicule, répondit Balthazar. Ah!
les Douaisiens me croient ruiné! Eh! bien, mon cher Pierquin, dans deux
mois je donnerai, pour célébrer l’anniversaire de mon mariage, une fête
dont la magnificence me rendra l’estime que nos chers compatriotes
accordent aux écus.

Madame Claës rougit fortement. Depuis deux ans cet anniversaire avait
été oublié. Semblable à ces fous qui ont des moments pendant lesquels
leurs facultés brillent d’un éclat inusité, jamais Balthazar n’avait
été si spirituel dans sa tendresse. Il se montra plein d’attentions
pour ses enfants, et sa conversation fut séduisante de grâce, d’esprit,
d’à-propos. Ce retour de la paternité, absente depuis si long-temps,
était certes la plus belle fête qu’il pût donner à sa femme pour qui
sa parole et son regard avaient repris cette constante sympathie
d’expression qui se sent de cœur à cœur et qui prouve une délicieuse
identité de sentiment.

[Illustration:

  LEMULQUINIER

  avait conçu pour son maître un sentiment superstitieux mêlé de
  terreur, d’admiration et d’égoïsme.

                                           (LA RECHERCHE DE L'ABSOLU.)]

Le vieux Lemulquinier paraissait se rajeunir, il allait et venait
avec une allégresse insolite causée par l’accomplissement de ses
secrètes espérances. Le changement si soudainement opéré dans les
manières de son maître était encore plus significatif pour lui que
pour madame Claës. Là où la famille voyait le bonheur, le valet de
chambre voyait une fortune. En aidant Balthazar dans ses manipulations,
il en avait épousé la folie. Soit qu’il eût saisi la portée de ses
recherches dans les explications qui échappaient au chimiste quand
le but se reculait sous ses mains, soit que le penchant inné chez
l’homme pour l’imitation lui eût fait adopter les idées de celui dans
l’atmosphère duquel il vivait, Lemulquinier avait conçu pour son
maître un sentiment superstitieux mêlé de terreur, d’admiration et
d’égoïsme. Le laboratoire était pour lui, ce qu’est pour le peuple un
bureau de loterie, l’espoir organisé. Chaque soir il se couchait en se
disant: «Demain, peut-être nagerons-nous dans l’or!» Et le lendemain
il se réveillait avec une foi toujours aussi vive que la veille. Son
nom indiquait une origine toute flamande. Jadis les gens du peuple
n’étaient connus que par un sobriquet tiré de leur profession, de leur
pays, de leur conformation physique ou de leurs qualités morales. Ce
sobriquet devenait le nom de la famille bourgeoise qu’ils fondaient
lors de leur affranchissement. En Flandre, les marchands de fil de
lin se nommaient des mulquiniers, et telle était sans doute la
profession de l’homme qui, parmi les ancêtres du vieux valet, passa
de l’état de serf à celui de bourgeois jusqu’à ce que les malheurs
inconnus rendissent le petit-fils du mulquinier à son primitif état de
serf, plus la solde. L’histoire de la Flandre, de son fil et de son
commerce se résumait donc en ce vieux domestique, souvent appelé par
euphonie Mulquinier. Son caractère et sa physionomie ne manquaient
pas d’originalité. Sa figure de forme triangulaire était large, haute
et couturée par une petite-vérole qui lui avait donné de fantastiques
apparences, en y laissant une multitude de linéaments blancs et
brillants. Maigre et d’une taille élevée, il avait une démarche grave,
mystérieuse. Ses petits yeux, orangés comme la perruque jaune et lisse
qu’il avait sur la tête, ne jetaient que des regards obliques. Son
extérieur était donc en harmonie avec le sentiment de curiosité qu’il
excitait. Sa qualité de préparateur initié aux secrets de son maître
sur les travaux duquel il gardait le silence, l’investissait d’un
charme. Les habitants de la rue de Paris le regardaient passer avec
un intérêt mêlé de crainte, car il avait des réponses sybilliques et
toujours grosses de trésors. Fier d’être nécessaire à son maître, il
exerçait sur ses camarades une sorte d’autorité tracassière, dont il
profitait pour lui-même en obtenant de ces concessions qui le rendaient
à moitié maître au logis. Au rebours des domestiques flamands, qui
sont extrêmement attachés à la maison, il n’avait d’affection que pour
Balthazar. Si quelque chagrin affligeait madame Claës, ou si quelque
événement favorable arrivait dans la famille, il mangeait son pain
beurré, buvait sa bière avec son flegme habituel.

Le dîner fini, madame Claës proposa de prendre le café dans le jardin,
devant le buisson de tulipes qui en ornaient le milieu. Les pots de
terre dans lesquels étaient les tulipes dont les noms se lisaient sur
des ardoises gravées, avaient été enterrés et disposés de manière
à former une pyramide au sommet de laquelle s’élevait une tulipe
Gueule-de-dragon que Balthazar possédait seul. Cette fleur, nommée
_tulipa Claësiana_, réunissait les sept couleurs, et ses longues
échancrures semblaient dorées sur les bords. Le père de Balthazar,
qui en avait plusieurs fois refusé dix mille florins, prenait de si
grandes précautions pour qu’on ne pût en voler une seule graine, qu’il
la gardait dans le parloir et passait souvent des journées entières à
la contempler. La tige était énorme, bien droite, ferme, d’un admirable
vert; les proportions de la plante se trouvaient en harmonie avec le
calice dont les couleurs se distinguaient par cette brillante netteté
qui donnaient jadis tant de prix à ces fleurs fastueuses.

--Voilà pour trente ou quarante mille francs de tulipes, dit le notaire
en regardant alternativement sa cousine et le buisson aux mille
couleurs. Madame Claës était trop enthousiasmée par l’aspect de ces
fleurs que les rayons du soleil couchant faisaient ressembler à des
pierreries, pour bien saisir le sens de l’observation notariale--A
quoi cela sert-il, reprit le notaire en s’adressant à Balthazar, vous
devriez les vendre.

--Bah! ai-je donc besoin d’argent! répondit Claës en faisant le geste
d’un homme à qui quarante mille francs semblaient être peu de chose.

Il y eut un moment de silence pendant lequel les enfants firent
plusieurs exclamations.

--Vois donc, maman, celle-là.

--Oh! qu’en voilà une belle!

--Comment celle-ci se nomme-t-elle?

--Quel abîme pour la raison humaine, s’écria Balthazar en levant
les mains et les joignant par un geste désespéré. Une combinaison
d’hydrogène et d’oxygène fait surgir par ses dosages différents, dans
un même milieu et d’un même principe, ces couleurs qui constituent
chacune un résultat différent.

Sa femme entendait bien les termes de cette proposition qui fut trop
rapidement énoncée pour qu’elle la conçût entièrement, Balthazar songea
qu’elle avait étudié sa Science favorite, et lui dit, en lui faisant
un signe mystérieux:--Tu comprendrais, tu ne saurais pas encore ce que
je veux dire! Et il parut retomber dans une de ces méditations qui lui
étaient habituelles.

--Je le crois, dit Pierquin en prenant une tasse de café des mains de
Marguerite. Chassez le naturel, il revient au galop, ajouta-t-il tout
bas en s’adressant à madame Claës. Vous aurez la bonté de lui parler
vous-même, le diable ne le tirerait pas de sa contemplation. En voilà
pour jusqu’à demain.

Il dit adieu à Claës qui feignit de ne pas l’entendre, embrassa le
petit Jean que la mère tenait dans ses bras, et, après avoir fait une
profonde salutation, il se retira. Lorsque la porte d’entrée retentit
en se fermant, Balthazar saisit sa femme par la taille, et dissipa
l’inquiétude que pouvait lui donner sa feinte rêverie en lui disant à
l’oreille:--Je savais bien comment faire pour le renvoyer.

Madame Claës tourna la tête vers son mari sans avoir honte de lui
montrer les larmes qui lui vinrent aux yeux, elles étaient si douces!
puis elle appuya son front sur l’épaule de Balthazar et laissa glisser
Jean à terre.

--Rentrons au parloir, dit-elle après une pause.

Pendant toute la soirée, Balthazar fut d’une gaieté presque folle; il
inventa mille jeux pour ses enfants, et joua si bien pour son propre
compte, qu’il ne s’aperçut pas de deux ou trois absences que fit sa
femme. Vers neuf heures et demie, lorsque Jean fut couché, quand
Marguerite revint au parloir après avoir aidé sa sœur Félicie à se
déshabiller, elle trouva sa mère assise dans la grande bergère, et son
père qui causait avec elle en lui tenant la main. Elle craignit de
troubler ses parents et paraissait vouloir se retirer sans leur parler;
madame Claës s’en aperçut et lui dit:--Venez, Marguerite, venez, ma
chère enfant. Puis elle l’attira vers elle et la baisa pieusement
au front en ajoutant:--Emportez votre livre dans votre chambre, et
couchez-vous de bonne heure.

--Bonsoir, ma fille chérie, dit Balthazar.

Marguerite embrassa son père et s’en alla. Claës et sa femme restèrent
pendant quelques moments seuls, occupés à regarder les dernières
teintes du crépuscule, qui mouraient dans les feuillages du jardin
déjà devenus noirs, et dont les découpures se voyaient à peine dans la
lueur. Quand il fit presque nuit, Balthazar dit à sa femme d’une voix
émue:--Montons.

Long-temps avant que les mœurs anglaises n’eussent consacré la
chambre d’une femme comme un lieu sacré, celle d’une Flamande était
impénétrable. Les bonnes ménagères de ce pays n’en faisaient pas un
apparat de vertu, mais une habitude contractée dès l’enfance, une
superstition domestique qui rendait une chambre à coucher un délicieux
sanctuaire où l’on respirait les sentiments tendres, où le simple
s’unissait à tout ce que la vie sociale a de plus doux et de plus
sacré. Dans la position particulière où se trouvait madame Claës,
toute femme aurait voulu rassembler autour d’elle les choses les plus
élégantes; mais elle l’avait fait avec un goût exquis, sachant quelle
influence l’aspect de ce qui nous entoure exerce sur les sentiments.
Chez une jolie créature c’eût été du luxe, chez elle c’était une
nécessité. Elle avait compris la portée de ces mots: On se fait jolie
femme? maxime qui dirigeait toutes les actions de la première femme
de Napoléon et la rendait souvent fausse tandis que madame Claës était
toujours naturelle et vraie. Quoique Balthazar connût bien la chambre
de sa femme, son oubli des choses matérielles de la vie avait été
si complet, qu’en y entrant il éprouva de doux frémissements comme
s’il l’apercevait pour la première fois. La fastueuse gaieté d’une
femme triomphante éclatait dans les splendides couleurs des tulipes
qui s’élevaient du long cou de gros vases en porcelaine chinoise,
habilement disposés, et dans la profusion des lumières dont les effets
ne pouvaient se comparer qu’à ceux des plus joyeuses fanfares. La
lueur des bougies donnait un éclat harmonieux aux étoffes de soie
gris de lin dont la monotonie était nuancée par les reflets de l’or
sobrement distribué sur quelques objets, et par les tons variés des
fleurs qui ressemblaient à des gerbes de pierreries. Le secret de
ces apprêts, c’était lui, toujours lui!... Joséphine ne pouvait pas
dire plus éloquemment à Balthazar qu’il était toujours le principe
de ses joies et de ses douleurs. L’aspect de cette chambre mettait
l’âme dans un délicieux état, et chassait toute idée triste pour n’y
laisser que le sentiment d’un bonheur égal et pur. L’étoffe de la
tenture achetée en Chine jetait cet odeur suave qui pénètre le corps
sans le fatiguer. Enfin, les rideaux soigneusement tirés trahissaient
un désir de solitude, une intention jalouse de garder les moindres
sons de la parole, et d’enfermer là les regards de l’époux reconquis.
Parée de sa belle chevelure noire parfaitement lisse et qui retombait
de chaque côté de son front comme deux ailes de corbeau, madame Claës
enveloppée d’un peignoir qui lui montait jusqu’au cou et que garnissait
une longue pèlerine où bouillonnait la dentelle alla tirer la portière
en tapisserie qui ne laissait parvenir aucun bruit du dehors. De là,
Joséphine jeta sur son mari qui s’était assis près de la cheminée
un de ces gais sourires par lesquels une femme spirituelle et dont
l’âme vient parfois embellir la figure sait exprimer d’irrésistibles
espérances. Le charme le plus grand d’une femme consiste dans un appel
constant à la générosité de l’homme, dans une gracieuse déclaration
de faiblesse par laquelle elle l’enorgueillit, et réveille en lui les
plus magnifiques sentiments. L’aveu de la faiblesse ne comporte-t-il
pas de magiques séductions? Lorsque les anneaux de la portière eurent
glissé sourdement sur leur tringle de bois, elle se retourna vers son
mari, parut vouloir dissimuler en ce moment ses défauts corporels en
appuyant la main sur une chaise, pour se traîner avec grâce. C’était
appeler à son secours. Balthazar, un moment abîmé dans la contemplation
de cette tête olivâtre qui se détachait sur ce fond gris en attirant et
satisfaisant le regard, se leva pour prendre sa femme et la porta sur
le canapé. C’était bien ce qu’elle voulait.

--Tu m’as promis, dit-elle en lui prenant la main qu’elle garda entre
ses mains électrisantes, de m’initier au secret de tes recherches.
Conviens, mon ami, que je suis digne de le savoir, puisque j’ai eu le
courage d’étudier une science condamnée par l’Église, pour être en
état de te comprendre; mais je suis curieuse, ne me cache rien. Ainsi,
raconte-moi par quel hasard, un matin tu t’es levé soucieux, quand la
veille je t’avais laissé si heureux?

--Et c’est pour entendre parler chimie que tu t’es mise avec tant de
coquetterie?

--Mon ami, recevoir une confidence qui me fait entrer plus avant dans
ton cœur, n’est-ce pas pour moi le plus grand des plaisirs, n’est-ce
pas une entente d’âme qui comprend et engendre toutes les félicités
de la vie? Ton amour me revient pur et entier, je veux savoir quelle
idée a été assez puissante pour m’en priver si long-temps. Oui, je
suis plus jalouse d’une pensée que de toutes les femmes ensemble.
L’amour est immense, mais il n’est pas infini; tandis que la Science a
des profondeurs sans limites où je ne saurais te voir aller seul. Je
déteste tout ce qui peut se mettre entre nous. Si tu obtenais la gloire
après laquelle tu cours, j’en serais malheureuse; ne te donnerait-elle
pas de vives jouissances? Moi seule, monsieur, dois être la source de
vos plaisirs.

--Non, ce n’est pas une idée, mon ange, qui m’a jeté dans cette belle
voie, mais un homme.

--Un homme, s’écria-t-elle avec terreur.

--Te souviens-tu, Pépita, de l’officier polonais que nous avons logé,
chez nous, en 1809?

--Si je m’en souviens! dit-elle. Je me suis souvent impatientée de ce
que ma mémoire me fît si souvent revoir ses deux yeux semblables à des
langues de feu, les salières au-dessus de ses sourcils où se voyaient
des charbons de l’enfer, son large crâne sans cheveux, ses moustaches
relevées, sa figure anguleuse, dévastée!... Enfin quel calme effrayant
dans sa démarche!... S’il y avait eu de la place dans les auberges, il
n’aurait certes pas couché ici.

--Ce gentilhomme polonais se nommait monsieur Adam de Wierzchownia,
reprit Balthazar. Quand le soir tu nous eus laissés seuls dans le
parloir, nous nous sommes mis par hasard à causer chimie. Arraché
par la misère à l’étude de cette science, il s’était fait soldat. Je
crois que ce fut à l’occasion d’un verre d’eau sucrée que nous nous
reconnûmes pour adeptes. Lorsque j’eus dit à Mulquinier d’apporter
du sucre en morceaux, le capitaine fit un geste de surprise:--Vous
avez étudié la chimie, me demanda-t-il.--Avec Lavoisier, lui
répondis-je.--Vous êtes bien heureux d’être libre et riche!
s’écria-t-il. Et il sortit de sa poitrine un de ces soupirs d’homme
qui révèlent un enfer de douleur caché sous un crâne ou enfermé dans
un cœur, enfin ce fut quelque chose d’ardent, de concentré que la
parole n’exprime pas. Il acheva sa pensée par un regard qui me glaça.
Après une pause, il me dit que la Pologne quasi morte, il s’était
réfugié en Suède. Il avait cherché là des consolations dans l’étude
de la chimie pour laquelle il s’était toujours senti une irrésistible
vocation.--Eh! bien, ajouta-t-il, je le vois, vous avez reconnu comme
moi, que la gomme arabique, le sucre et l’amidon mis en poudre, donnent
une substance absolument semblable, et à l’analyse un même résultat
_qualitatif_. Il fit encore une pause, et après m’avoir examiné
d’un œil scrutateur, il me dit confidentiellement et à voix basse
de solennelles paroles dont, aujourd’hui, le sens général est seul
resté dans ma mémoire; mais il les accompagna d’une puissance de son,
de chaudes inflexions et d’une force dans le geste qui me remuèrent
les entrailles et frappèrent mon entendement comme un marteau bat
le fer sur une enclume. Voici donc en abrégé ces raisonnements qui
furent pour moi le charbon que Dieu mit sur la langue d’Isaïe, car mes
études chez Lavoisier me permettaient d’en sentir toute la portée.
«Monsieur, me dit-il, la parité de ces trois substances, en apparence
si distinctes, m’a conduit à penser que toutes les productions de
la nature devaient avoir un même principe. Les travaux de la chimie
moderne ont prouvé la vérité de cette loi, pour la partie la plus
considérable des effets naturels. La chimie divise la création en deux
portions distinctes: la nature organique, la nature inorganique. En
comprenant toutes les créations végétales ou animales dans lesquelles
se montre une organisation plus ou moins perfectionnée, ou, pour
être plus exact, une plus ou moins grande motilité qui y détermine
plus ou moins de sentiment, la nature organique est, certes, la
partie la plus importante de notre monde. Or, l’analyse a réduit tous
les produits de cette nature à quatre corps simples qui sont trois
gaz: l’azote, l’hydrogène, l’oxygène; et un autre corps simple non
métallique et solide, le carbone. Au contraire, la nature inorganique,
si peu variée, dénuée de mouvement, de sentiment, et à laquelle on
peut refuser le don de croissance que lui a légèrement accordé Linné,
compte cinquante-trois corps simples dont les différentes combinaisons
forment tous ses produits. Est-il probable que les moyens soient plus
nombreux là où il existe moins de résultats? Aussi, l’opinion de mon
ancien maître est-elle que ces cinquante-trois corps ont un principe
commun, modifié jadis par l’action d’une puissance éteinte aujourd’hui,
mais que le génie humain doit faire revivre. Eh! bien, supposez un
moment que l’activité de cette puissance soit réveillée, nous aurions
une chimie unitaire. Les natures organique et inorganique reposeraient
vraisemblablement sur quatre principes, et si nous parvenions à
décomposer l’azote, que nous devons considérer comme une négation, nous
n’en aurions plus que trois. Nous voici déjà près du grand Ternaire
des anciens et des alchimistes du Moyen-âge dont nous nous moquons
à tort. La chimie moderne n’est encore que cela. C’est beaucoup et
c’est peu. C’est beaucoup, car la chimie s’est habituée à ne reculer
devant aucune difficulté. C’est peu, en comparaison de ce qui reste à
faire. Le hasard l’a bien servie, cette belle Science! Ainsi, cette
larme de carbone pur cristallisé, le diamant, ne paraissait-il pas la
dernière substance qu’il fût possible de créer. Les anciens alchimistes
qui croyaient l’or décomposable, conséquemment faisable, reculaient
à l’idée de produire le diamant, nous avons cependant découvert la
nature et la loi de sa composition. Moi, dit-il, je suis allé plus
loin! Une expérience m’a démontré que le mystérieux Ternaire dont on
s’occupe depuis un temps immémorial, ne se trouvera point dans les
analyses actuelles qui manquent de direction vers un point fixe. Voici
d’abord l’expérience. Semez des graines de cresson (pour prendre une
substance entre toutes celles de la nature organique), dans de la fleur
de soufre (pour prendre également un corps simple). Arrosez les graines
avec de l’eau distillée pour ne laisser pénétrer dans les produits
de la germination aucun principe qui ne soit certain? Les graines
germent, poussent dans un milieu connu en ne se nourrissant que de
principes connus par l’analyse. Coupez à plusieurs reprises la tige
des plantes, afin de vous en procurer une assez grande quantité pour
obtenir quelques gros de cendres en les faisant brûler et pouvoir ainsi
opérer sur une certaine masse; eh! bien, en analysant ces cendres,
vous trouverez de l’acide silicique, de l’alumine, du phosphate et du
carbonate calcique, du carbonate magnésique, du sulfate, du carbonate
potassique et de l’oxyde ferrique, comme si le cresson était venu en
terre, au bord des eaux. Or, ces substances n’existaient ni dans le
soufre, corps simple, qui servait de sol à la plante, ni dans l’eau
employée à l’arroser et dont la composition est connue; mais comme
elles ne sont pas non plus dans la graine, nous ne pouvons expliquer
leur présence dans la plante qu’en supposant un élément commun aux
corps contenus dans le cresson, et à ceux qui lui ont servi de milieu.
Ainsi l’air, l’eau distillée, la fleur de soufre, et les substances
que donne l’analyse du cresson, c’est-à-dire la potasse, la chaux,
la magnésie, l’alumine, etc., auraient un principe commun errant
dans l’atmosphère telle que la fait le soleil. De cette irrécusable
expérience, s’écria-t-il, j’ai déduit l’existence de _l’Absolu_! Une
substance commune à toutes les créations, modifiée par une force
unique, telle est la position nette et claire du problème offert par
l’Absolu et qui m’a semblé _cherchable_. Là vous rencontrerez le
mystérieux Ternaire, devant lequel s’est, de tout temps, agenouillée
l’Humanité: la matière première, le moyen, le résultat. Vous trouverez
ce terrible nombre Trois en toute chose humaine, il domine les
religions, les sciences et les lois. Ici, me dit-il, la guerre et la
misère ont arrêté mes travaux. Vous êtes un élève de Lavoisier, vous
êtes riche et maître de votre temps, je puis donc vous faire part
de mes conjectures. Voici le but que mes expériences personnelles
m’ont fait entrevoir. La MATIÈRE UNE doit être un principe commun
aux trois gaz et au carbone. Le MOYEN doit être le principe commun
à l’électricité négative et à l’électricité positive. Marchez à la
découverte des preuves qui établiront ces deux vérités, vous aurez la
raison suprême de tous les effets de la nature. Oh! monsieur, quand
on porte là, dit-il en se frappant le front, le dernier mot de la
création, en pressentant l’Absolu, est-ce vivre que d’être entraîné
dans le mouvement de ce ramas d’hommes qui se ruent à heure fixe les
uns sur les autres sans savoir ce qu’ils font. Ma vie actuelle est
exactement l’inverse d’un songe. Mon corps va, vient, agit, se trouve
au milieu du feu, des canons, des hommes, traverse l’Europe au gré
d’une puissance à laquelle j’obéis en la méprisant. Mon âme n’a nulle
conscience de ces actes, elle reste fixe, plongée dans une idée,
engourdie par cette idée, la recherche de l’Absolu, de ce principe
par lequel des graines, absolument semblables, mises dans un même
milieu, donnent, l’une des calices blancs, l’autre des calices jaunes!
Phénomène applicable aux vers à soie qui, nourris des mêmes feuilles et
constitués sans différences apparentes, font les uns de la soie jaune,
et les autres de la soie blanche; enfin applicable à l’homme lui-même
qui souvent a légitimement des enfants entièrement dissemblables avec
la mère et lui. La déduction logique de ce fait n’implique-t-elle pas
d’ailleurs la raison de tous les effets de la nature? Hé! quoi de plus
conforme à nos idées sur Dieu que de croire qu’il a tout fait par le
moyen le plus simple? L’adoration pythagoricienne pour le UN d’où
sortent tous les nombres et qui représente la matière une; celle pour
le nombre DEUX, la première agrégation et le type de toutes les autres;
celle pour le nombre TROIS, qui, de tout temps, a configuré Dieu,
c’est-à-dire la Matière, la Force et le Produit, ne résumaient-elles
pas traditionnellement la connaissance confuse de l’Absolu. Stahl,
Becher, Paracelse, Agrippa, tous les grands chercheurs de causes
occultes avaient pour mot d’ordre le Trismégiste, qui veut dire le
grand Ternaire. Les ignorants, habitués à condamner l’alchimie, cette
chimie transcendante, ne savent sans doute pas que nous nous occupons
à justifier les recherches passionnées de ces grands hommes! L’Absolu
trouvé, je me serais alors colleté avec le Mouvement. Ah! tandis que
je me nourris de poudre, et commande à des hommes de mourir assez
inutilement, mon ancien maître entasse découvertes sur découvertes, il
vole vers l’Absolu! Et moi! je mourrai comme un chien, au coin d’une
batterie.» Quand ce pauvre grand homme eut repris un peu de calme, il
me dit avec une sorte de fraternité touchante: «Si je trouvais une
expérience à faire, je vous la léguerais avant de mourir.» Ma Pépita,
dit Balthazar en serrant la main de sa femme, des larmes de rage ont
coulé sur les joues creuses de cet homme pendant qu’il jetait dans mon
âme le feu de ce raisonnement que déjà Lavoisier s’était timidement
fait, sans oser s’y abandonner.

--Comment! s’écria madame Claës, qui ne put s’empêcher d’interrompre
son mari, cet homme, en passant une nuit sous notre toit, nous a enlevé
tes affections, a détruit, par une seule phrase et par un seul mot, le
bonheur d’une famille. O mon cher Balthazar! cet homme a-t-il fait le
signe de la croix? l’as-tu bien examiné? Le Tentateur peut seul avoir
cet œil jaune d’où sortait le feu de Prométhée. Oui, le démon pouvait
seul t’arracher à moi. Depuis ce jour, tu n’as plus été ni père, ni
époux, ni chef de famille.

--Quoi! dit Balthazar en se dressant dans la chambre et jetant un
regard perçant à sa femme, tu blâmes ton mari de s’élever au-dessus
des autres hommes, afin de pouvoir jeter sous tes pieds la pourpre
divine de la gloire, comme une minime offrande auprès des trésors de
ton cœur! Mais tu ne sais donc pas ce que j’ai fait, depuis trois
ans? des pas de géant! ma Pépita, dit-il en s’animant. Son visage
parut alors à sa femme plus étincelant sous le feu du génie qu’il ne
l’avait été sous le feu de l’amour, et elle pleura en l’écoutant.--J’ai
combiné le chlore et l’azote, j’ai décomposé plusieurs corps jusqu’ici
considérés comme simples, j’ai trouvé de nouveaux métaux. Tiens, dit-il
en voyant les pleurs de sa femme, j’ai décomposé les larmes. Les larmes
contiennent un peu de phosphate de chaux, de chlorure de sodium,
du mucus et de l’eau. Il continua de parler sans voir l’horrible
convulsion qui travailla la physionomie de Joséphine, il était monté
sur la Science qui l’emportait en croupe, ailes déployées, bien loin
du monde matériel.--Cette analyse, ma chère, est une des meilleures
preuves du système de l’Absolu. Toute vie implique une combustion.
Selon le plus ou moins d’activité du foyer, la vie est plus ou moins
persistante. Ainsi la destruction du minéral est indéfiniment retardée,
parce que la combustion y est virtuelle, latente ou insensible. Ainsi
les végétaux qui se rafraîchissent incessamment par la combinaison
d’où résulte l’humide, vivent indéfiniment, et il existe plusieurs
végétaux contemporains du dernier cataclysme. Mais, toutes les fois
que la nature a perfectionné un appareil, que dans un but ignoré elle
y a jeté le sentiment, l’instinct ou l’intelligence, trois degrés
marqués dans le système organique, ces trois organismes veulent une
combustion dont l’activité est en raison directe du résultat obtenu.
L’homme, qui représente le plus haut point de l’intelligence et qui
nous offre le seul appareil d’où résulte un pouvoir à demi créateur,
_la pensée_! est, parmi les créations zoologiques, celle où la
combustion se rencontre dans son degré le plus intense et dont les
puissants effets sont en quelque sorte révélés par les phosphates,
les sulfates et les carbonates que fournit son corps dans notre
analyse. Ces substances ne seraient-elles pas les traces que laisse
en lui l’action du fluide électrique, principe de toute fécondation?
L’électricité ne se manifesterait-elle pas en lui par des combinaisons
plus variées qu’en tout autre animal? N’aurait-il pas des facultés plus
grandes que toute autre créature pour absorber de plus fortes portions
du principe absolu, et ne se les assimilerait-il pas pour en composer
dans une plus parfaite machine, sa force et ses idées! Je le crois.
L’homme est un matras. Ainsi, selon moi, l’idiot serait celui dont le
cerveau contiendrait le moins de phosphore ou tout autre produit de
l’électro-magnétisme, le fou celui dont le cerveau en contiendrait
trop, l’homme ordinaire celui qui en aurait peu, l’homme de génie celui
dont la cervelle en serait saturée à un degré convenable. L’homme
constamment amoureux, le porte-faix, le danseur, le grand mangeur, sont
ceux qui déplaceraient la force résultante de leur appareil électrique.
Ainsi, nos sentiments...

--Assez, Balthazar; tu m’épouvantes, tu commets des sacriléges. Quoi!
mon amour serait...

--De la matière éthérée qui se dégage, dit Claës, et qui sans doute
est le mot de l’Absolu. Songe donc que si moi, moi le premier! si je
trouve, si je trouve, si je trouve! En disant ces mots sur trois tons
différents, son visage monta par degrés à l’expression de l’inspiré.
Je fais les métaux, je fais les diamants, je répète la nature,
s’écria-t-il.

--En seras-tu plus heureux? cria-t-elle avec désespoir. Maudite
Science, maudit démon! tu oublies, Claës, que tu commets le péché
d’orgueil dont fut coupable Satan. Tu entreprends sur Dieu.

--Oh! oh! Dieu!

--Il le nie! s’écria-t-elle en se tordant les mains. Claës, Dieu
dispose d’une puissance que tu n’auras jamais.

A cet argument qui semblait annuler sa chère Science, il regarda sa
femme en tremblant.

--Quoi! dit-il.

--La force unique, le mouvement. Voilà ce que j’ai saisi à travers
les livres que tu m’as contrainte à lire. Analyse des fleurs, des
fruits, du vin de Malaga; tu découvriras certes leurs principes qui
viennent, comme ceux de ton cresson, dans un milieu qui semble leur
être étranger; tu peux, à la rigueur, les trouver dans la nature; mais
en les rassemblant, feras-tu ces fleurs, ces fruits, le vin de Malaga?
auras-tu les incompréhensibles effets du soleil, auras-tu l’atmosphère
de l’Espagne? Décomposer n’est pas créer.

--Si je trouve la force coërcitive, je pourrai créer.

--Rien ne l’arrêtera, cria Pépita d’une voix désespérante. Oh! mon
amour, il est tué, je l’ai perdu. Elle fondit en larmes, et ses
yeux animés par la douleur et par la sainteté des sentiments qu’ils
épanchaient, brillèrent plus beaux que jamais à travers ses pleurs.
Oui, reprit-elle en sanglotant, tu es mort à tout. Je le vois, la
Science est plus puissante en toi que toi-même, et son vol t’a emporté
trop haut pour que tu redescendes jamais à être le compagnon d’une
pauvre femme. Quel bonheur puis-je t’offrir encore? Ah! je voudrais,
triste consolation, croire que Dieu t’a créé pour manifester ses œuvres
et chanter ses louanges, qu’il a renfermé dans ton sein une force
irrésistible qui te maîtrise. Mais non, Dieu est bon, il te laisserait
au cœur quelques pensées pour une femme qui t’adore, pour des enfants
que tu dois protéger. Oui, le démon seul peut t’aider à marcher seul
au milieu de ces abîmes sans issue, parmi ces ténèbres où tu n’es pas
éclairé par la foi d’en haut, mais par une horrible croyance en tes
facultés! Autrement, ne te serais-tu pas aperçu, mon ami, que tu as
dévoré neuf cent mille francs depuis trois ans? Oh! rends-moi justice,
toi, mon dieu sur cette terre, je ne te reproche rien. Si nous étions
seuls, je t’apporterais à genoux toutes nos fortunes en te disant:
Prends, jette dans ton fourneau, fais-en de la fumée, et je rirais
de la voir voltiger. Si tu étais pauvre, j’irais mendier sans honte
pour te procurer le charbon nécessaire à l’entretien de ton fourneau.
Enfin, si en m’y précipitant, je te faisais trouver ton exécrable
Absolu, Claës, je m’y précipiterais avec bonheur, puisque tu places
ta gloire et tes délices dans ce secret encore introuvé. Mais nos
enfants, Claës, nos enfants! que deviendront-ils, si tu ne devines pas
bientôt ce secret de l’enfer! Sais-tu pourquoi venait Pierquin? Il
venait te demander trente mille francs que tu dois, sans les avoir. Tes
propriétés ne sont plus à toi. Je lui ai dit que tu avais ces trente
mille francs, afin de t’épargner l’embarras où t’auraient mis ses
questions; mais pour acquitter cette somme, j’ai pensé à vendre notre
vieille argenterie. Elle vit les yeux de son mari près de s’humecter,
et se jeta désespérément à ses pieds en levant vers lui des mains
suppliantes. Mon ami, s’écria-t-elle, cesse un moment tes recherches,
économisons l’argent nécessaire à ce qu’il te faudra pour les reprendre
plus tard, si tu ne peux renoncer à poursuivre ton œuvre. Oh! je ne la
juge pas, je soufflerai tes fourneaux, si tu le veux; mais ne réduis
pas nos enfants à la misère, tu ne peux plus les aimer, la Science a
dévoré ton cœur, ne leur lègue pas une vie malheureuse en échange du
bonheur que tu leur devais. Le sentiment maternel a été trop souvent le
plus faible dans mon cœur, oui, j’ai souvent souhaité ne pas être mère
afin de pouvoir m’unir plus intimement à mon âme, à ta vie! aussi, pour
étouffer mes remords! dois-je plaider auprès de toi la cause de tes
enfants avant la mienne.

Ses cheveux s’étaient déroulés et flottaient sur ses épaules, ses yeux
dardaient mille sentiments comme autant de flèches, elle triompha de sa
rivale. Balthazar l’enleva, la porta sur le canapé, se mit à ses pieds.

--Je t’ai donc causé des chagrins, lui dit-il avec l’accent d’un homme
qui se réveillerait d’un songe pénible.

--Pauvre Claës, tu nous en donneras encore malgré toi, dit-elle en
lui passant sa main dans les cheveux. Allons, viens t’asseoir près
de moi, dit-elle en lui montrant sa place sur le canapé. Tiens, j’ai
tout oublié, puisque tu nous reviens. Va, mon ami, nous réparerons
tout, mais tu ne t’éloigneras plus de ta femme, n’est-ce pas? Dis oui?
Laisse-moi, mon grand et beau Claës, exercer sur ton noble cœur cette
influence féminine si nécessaire au bonheur des artistes malheureux,
des grands hommes souffrants! Tu me brusqueras, tu me briseras si tu
veux, mais tu me permettras de te contrarier un peu pour ton bien. Je
n’abuserai jamais du pouvoir que tu me concéderas. Sois célèbre, mais
sois heureux aussi. Ne nous préfère pas la Chimie. Écoute, nous serons
bien complaisants, nous permettrons à la Science d’entrer avec nous
dans le partage de ton cœur; mais sois juste, donne-nous bien notre
moitié? Dis, mon désintéressement n’est-il pas sublime?

Elle fit sourire Balthazar. Avec cet art merveilleux que possèdent les
femmes, elle avait amené la plus haute question dans le domaine de
la plaisanterie où les femmes sont maîtresses. Cependant quoiqu’elle
parût rire, son cœur était si violemment contracté qu’il reprenait
difficilement le mouvement égal et doux de son état habituel; mais
en voyant renaître dans les yeux de Balthazar l’expression qui la
charmait, qui était sa gloire à elle, et lui révélait l’entière action
de son ancienne puissance qu’elle croyait perdue, elle lui dit en
souriant:--Crois-moi, Balthazar, la nature nous a faits pour sentir, et
quoique tu veuilles que nous ne soyons que des machines électriques,
tes gaz, tes matières éthérées n’expliqueront jamais le don que nous
possédons d’entrevoir l’avenir.

--Si, reprit-il, par les affinités. La puissance de vision qui fait le
poète, et la puissance de déduction qui fait le savant, sont fondées
sur des affinités invisibles, intangibles et impondérables que le
vulgaire range dans la classe des phénomènes moraux, mais qui sont
des effets physiques. Le prophète voit et déduit. Malheureusement ces
espèces d’affinités sont trop rares et trop peu perceptibles pour être
soumises à l’analyse ou à l’observation.

--Ceci, dit-elle en lui prenant un baiser, pour éloigner la Chimie
qu’elle avait si malencontreusement réveillée, serait donc une affinité?

--Non, c’est une combinaison: deux substances de même _signe_ ne
produisent aucune activité...

--Allons, tais-toi, dit-elle, tu me ferais mourir de douleur. Oui, je
ne supporterais pas, cher, de voir ma rivale jusque dans les transports
de ton amour.

--Mais, ma chère vie, je ne pense qu’à toi, mes travaux sont la gloire
de ma famille, tu es au fond de toutes mes espérances.

--Voyons, regarde-moi!

Cette scène l’avait rendue belle comme une jeune femme, et de toute
sa personne, son mari ne voyait que sa tête, au-dessus d’un nuage de
mousselines et de dentelles.

--Oui, j’ai eu bien tort de te délaisser pour la science. Maintenant,
quand je retomberai dans mes préoccupations, eh! bien, ma Pépita, tu
m’y arracheras, je le veux.

Elle baissa les yeux et laissa prendre sa main, sa plus grande beauté,
une main à la fois puissante et délicate.

--Mais, je veux plus encore, dit-elle.

--Tu es si délicieusement belle que tu peux tout obtenir.

--Je veux briser ton laboratoire et enchaîner ta Science, dit-elle en
jetant du feu par les yeux.

--Eh! bien, au diable la Chimie.

--Ce moment efface toutes mes douleurs, reprit-elle. Maintenant,
fais-moi souffrir si tu veux.

En entendant ce mot, les larmes gagnèrent Balthazar.

--Mais tu as raison, je ne vous voyais qu’à travers un voile, et je ne
vous entendais plus.

--S’il ne s’était agi que de moi, dit-elle, j’aurais continué à
souffrir en silence, sans élever la voix devant mon souverain; mais
tes fils ont besoin de considération, Claës. Je t’assure que si tu
continuais à dissiper ainsi ta fortune, quand même ton but serait
glorieux, le monde ne t’en tiendrait aucun compte et son blâme
retomberait sur les tiens. Ne doit-il pas te suffire, à toi, homme de
si haute portée, que ta femme ait attiré ton attention sur un danger
que tu n’apercevais pas? Ne parlons plus de tout cela, dit-elle en lui
lançant un sourire et un regard pleins de coquetterie. Ce soir, mon
Claës, ne soyons pas heureux à demi.

Le lendemain de cette soirée si grave dans la vie de ce ménage,
Balthazar Claës, de qui Joséphine avait sans doute obtenu quelque
promesse relativement à la cessation de ses travaux, ne monta point
à son laboratoire et resta près d’elle durant toute la journée. Le
lendemain, la famille fit ses préparatifs pour aller à la campagne où
elle demeura deux mois environ, et d’où elle ne revint en ville que
pour s’y occuper de la fête par laquelle Claës voulait, comme jadis,
célébrer l’anniversaire de son mariage. Balthazar obtint alors, de jour
en jour, les preuves du dérangement que ses travaux et son insouciance
avaient apporté dans ses affaires. Loin d’élargir la plaie par des
observations, sa femme trouvait toujours des palliatifs aux maux
consommés. Des sept domestiques qu’avait Claës, le jour où il reçut
pour la dernière fois, il ne restait plus que Lemulquinier, Josette la
cuisinière, et une vieille femme de chambre nommée Martha qui n’avait
pas quitté sa maîtresse depuis sa sortie du couvent; il était donc
impossible de recevoir la haute société de la ville avec un si petit
nombre de serviteurs. Madame Claës leva toutes les difficultés en
proposant de faire venir un cuisinier de Paris, de dresser au service
le fils de leur jardinier, et d’emprunter le domestique de Pierquin.
Ainsi, personne ne s’apercevrait encore de leur état de gêne. Pendant
vingt jours que durèrent les apprêts, madame Claës sut tromper avec
habileté le désœuvrement de son mari: tantôt elle le chargeait de
choisir des fleurs rares qui devaient orner le grand escalier, la
galerie et les appartements; tantôt elle l’envoyait à Dunkerque pour
s’y procurer quelques-uns de ces monstrueux poissons, la gloire des
tables ménagères dans le département du Nord. Une fête comme celle que
donnait Claës était une affaire capitale, qui exigeait une multitude de
soins et une correspondance active, dans un pays où les traditions de
l’hospitalité mettent si bien en jeu l’honneur des familles, que, pour
les maîtres et les gens, un dîner est comme une victoire à remporter
sur les convives. Les huîtres arrivaient d’Ostende, les coqs de bruyère
étaient demandés à l’Écosse, les fruits venaient de Paris; enfin les
moindres accessoires ne devaient pas démentir le luxe patrimonial.
D’ailleurs le bal de la maison Claës avait une sorte de célébrité. Le
chef-lieu du Département étant alors à Douai, cette soirée ouvrait en
quelque sorte la saison d’hiver, et donnait le ton à toutes celles
du pays. Aussi pendant quinze ans Balthazar s’était-il efforcé de se
distinguer, et avait si bien réussi qu’il s’en faisait chaque fois des
récits à vingt lieues à la ronde, et qu’on parlait des toilettes, des
invités, des plus petits détails, des nouveautés qu’on y avait vues,
ou des événements qui s’y étaient passés. Ces préparatifs empêchèrent
donc Claës de songer à la recherche de l’Absolu. En revenant aux idées
domestiques et à la vie sociale, le savant retrouva son amour-propre
d’homme, de Flamand, de maître de maison, et se plut à étonner la
contrée. Il voulut imprimer un caractère à cette soirée par quelque
recherche nouvelle, et il choisit, parmi toutes les fantaisies du
luxe, la plus jolie, la plus riche, la plus passagère, et faisant de
sa maison un bocage de plantes rares, et préparant des bouquets de
fleurs pour les femmes. Les autres détails de la fête répondaient à
ce luxe inouï, rien ne paraissait devoir en faire manquer l’effet.
Mais le vingt-neuvième bulletin et les nouvelles particulières des
désastres éprouvés par la grande-armée en Russie et à la Bérésina
s’étaient répandus dans l’après-dîner. Une tristesse profonde et vraie
s’empara des Douaisiens, qui, par un sentiment patriotique, refusèrent
unanimement de danser. Parmi les lettres qui arrivèrent de Pologne
à Douai, il y en eut une pour Balthazar. Monsieur de Wierzchownia,
alors à Dresde où il se mourait, disait-il, d’une blessure reçue dans
un des derniers engagements, avait voulu léguer à son hôte plusieurs
idées qui, depuis leur rencontre, lui étaient survenues relativement à
l’Absolu. Cette lettre plongea Claës dans une profonde rêverie qui fit
honneur à son patriotisme; mais sa femme ne s’y méprit pas. Pour elle,
la fête eut un double deuil. Cette soirée, pendant laquelle la maison
Claës jetait son dernier éclat, eut donc quelque chose de sombre et de
triste au milieu de tant de magnificence, de curiosités amassées par
six générations dont chacune avait eu sa manie, et que les Douaisiens
admirèrent pour la dernière fois.

La reine de ce jour fut Marguerite, alors âgée de seize ans, et que ses
parents présentèrent au monde. Elle attira tous les regards par une
extrême simplicité, par son air candide et surtout par sa physionomie
en accord avec ce logis. C’était bien la jeune fille flamande telle
que les peintres du pays l’ont représentée: une tête parfaitement
ronde et pleine; des cheveux châtains, lissés sur le front et séparés
en deux bandeaux; des yeux gris, mélangés de vert; de beaux bras, un
embonpoint qui ne nuisait pas à la beauté; un air timide, mais sur son
front haut et plat, une fermeté qui se cachait sous un calme et une
douceur apparents. Sans être ni triste ni mélancolique, elle parut
avoir peu d’enjouement. La réflexion, l’ordre, le sentiment du devoir,
les trois principales expressions du caractère flamand animaient sa
figure froide au premier aspect, mais sur laquelle le regard était
ramené par une certaine grâce dans les contours, et par une paisible
fierté qui donnait des gages au bonheur domestique. Par une bizarrerie
que les physiologistes n’ont pas encore expliquée, elle n’avait aucun
trait de sa mère ni de son père, et offrait une vivante image de son
aïeule maternelle, une Conyncks de Bruges, dont le portrait conservé
précieusement attestait cette ressemblance.

Le souper donna quelque vie à la fête. Si les désastres de l’armée
interdisaient les réjouissances de la danse, chacun pensa qu’ils
ne devaient pas exclure les plaisirs de la table. Les patriotes se
retirèrent promptement. Les indifférents restèrent avec quelques
joueurs et plusieurs amis de Claës; mais, insensiblement, cette maison
si brillamment éclairée, où se pressaient toutes les notabilités de
Douai, rentra dans le silence; et, vers une heure du matin, la galerie
fut déserte, les lumières s’éteignirent de salon en salon. Enfin cette
cour intérieure, un moment si bruyante, si lumineuse, redevint noire et
sombre: image prophétique de l’avenir qui attendait la famille. Quand
les Claës rentrèrent dans leur appartement, Balthazar fit lire à sa
femme la lettre du Polonais, elle la lui rendit par un geste triste,
elle prévoyait l’avenir.

En effet, à compter de ce jour, Balthazar déguisa mal le chagrin
et l’ennui qui l’accabla. Le matin, après le déjeuner de famille,
il jouait un moment dans le parloir avec son fils Jean, causait
avec ses deux filles occupées à coudre, à broder, ou à faire de la
dentelle; mais il se lassait bientôt de ces jeux, de cette causerie,
il paraissait s’en acquitter comme d’un devoir. Lorsque sa femme
redescendait après s’être habillée, elle le trouvait toujours assis
dans la bergère, regardant Marguerite et Félicie, sans s’impatienter
du bruit de leurs bobines. Quand venait le journal, il le lisait
lentement, comme un marchand retiré qui ne sait comment tuer le
temps. Puis il se levait, contemplait le ciel à travers les vitres,
revenait s’asseoir et attisait le feu rêveusement, en homme à qui
la tyrannie des idées ôtait la conscience de ses mouvements. Madame
Claës regretta vivement son défaut d’instruction et de mémoire. Il lui
était difficile de soutenir long-temps une conversation intéressante;
d’ailleurs, peut-être est-ce impossible entre deux êtres qui se sont
tout dit et qui sont forcés d’aller chercher des sujets de distraction
en dehors de la vie du cœur ou de la vie matérielle. La vie du cœur a
ses moments, et veut des oppositions; les détails de la vie matérielle
ne sauraient occuper long-temps des esprits supérieurs habitués à se
décider promptement; et le monde est insupportable aux âmes aimantes.
Deux êtres solitaires qui se connaissent entièrement doivent donc
chercher leurs divertissements dans les régions les plus hautes de la
pensée, car il est impossible d’opposer quelque chose de petit à ce qui
est immense. Puis, quand un homme s’est accoutumé à manier de grandes
choses, il devient inamusable, s’il ne conserve pas au fond du cœur ce
principe de candeur, ce laisser-aller qui rend les gens de génie si
gracieusement enfants; mais cette enfance du cœur n’est-elle pas un
phénomène humain bien rare chez ceux dont la mission est de tout voir,
de tout savoir, de tout comprendre?

Pendant les premiers mois, madame Claës se tira de cette situation
critique par des efforts inouïs que lui suggéra l’amour ou la
nécessité. Tantôt elle voulut apprendre le trictrac qu’elle n’avait
jamais pu jouer, et, par un prodige assez concevable, elle finit par
le savoir. Tantôt elle intéressait Balthazar à l’éducation de ses
filles en lui demandant de diriger leurs lectures. Ces ressources
s’épuisèrent. Il vint un moment où Joséphine se trouva devant Balthazar
comme madame de Maintenon en présence de Louis XIV; mais sans avoir,
pour distraire le maître assoupi, ni les pompes du pouvoir, ni
les ruses d’une cour qui savait jouer des comédies comme celle de
l’ambassade du roi de Siam ou du sophi de Perse. Réduit, après avoir
dépensé la France, à des expédients de fils de famille pour se procurer
de l’argent, le monarque n’avait plus ni jeunesse ni succès, et
sentait une effroyable impuissance au milieu des grandeurs; la royale
bonne, qui avait su bercer les enfants, ne sut pas toujours bercer le
père, qui souffrait pour avoir abusé des choses, des hommes, de la
vie et de Dieu. Mais Claës souffrait de trop de puissance. Oppressé
par une pensée qui l’étreignait, il rêvait les pompes de la Science,
des trésors pour l’humanité, pour lui la gloire. Il souffrait comme
souffre un artiste aux prises avec la misère, comme Samson attaché aux
colonnes du temple. L’effet était le même pour ces deux souverains,
quoique le monarque intellectuel fût accablé par sa force et l’autre
par sa faiblesse. Que pouvait Pépita seule contre cette espèce de
nostalgie scientifique? Après avoir usé les moyens que lui offraient
les occupations de famille, elle appela le monde à son secours, en
donnant deux CAFÉS par semaine. A Douai, les _Cafés_ remplacent les
_thés_. Un Café est une assemblée où, pendant une soirée entière,
les invités boivent les vins exquis et les liqueurs dont regorgent
les caves dans ce benoît pays, mangent des friandises, prennent du
café noir, ou du café au lait frappé de glace; tandis que les femmes
chantent des romances, discutent leurs toilettes ou se racontent les
gros riens de la ville. C’est toujours les tableaux de Miéris ou de
Terburg, moins les plumes rouges sur les chapeaux gris pointus, moins
les guitares et les beaux costumes du seizième siècle. Mais les efforts
que faisait Balthazar pour bien jouer son rôle de maître de maison, son
affabilité d’emprunt, les feux d’artifice de son esprit, tout accusait
la profondeur du mal par la fatigue à laquelle on le voyait en proie le
lendemain.

Ces fêtes continuelles, faibles palliatifs, attestèrent la gravité de
la maladie. Ces branches que rencontrait Balthazar en roulant dans son
précipice, retardèrent sa chute, mais la rendirent plus lourde. S’il ne
parla jamais de ses anciennes occupations, s’il n’émit pas un regret
en sentant l’impossibilité dans laquelle il s’était mis de recommencer
ses expériences, il eut les mouvements tristes, la voix faible,
l’abattement d’un convalescent. Son ennui perçait parfois jusque dans
la manière dont il prenait les pinces pour bâtir insouciamment dans
le feu quelque fantasque pyramide avec des morceaux de charbon de
terre. Quand il avait atteint la soirée, il éprouvait un contentement
visible; le sommeil le débarrassait sans doute d’une importune
pensée; puis, le lendemain, il se levait mélancolique en apercevant
une journée à traverser, et semblait mesurer le temps qu’il avait à
consumer, comme un voyageur lassé contemple un désert à franchir. Si
madame Claës connaissait la cause de cette langueur, elle s’efforça
d’ignorer combien les ravages en étaient étendus. Pleine de courage
contre les souffrances de l’esprit, elle était sans force contre les
générosités du cœur. Elle n’osait questionner Balthazar quand il
écoutait les propos de ses deux filles et les rires de Jean avec l’air
d’un homme occupé par une arrière-pensée; mais elle frémissait en lui
voyant secouer sa mélancolie et tâcher, par un sentiment généreux, de
paraître gai pour n’attrister personne. Les coquetteries du père avec
ses deux filles, ou ses jeux avec Jean, mouillaient de pleurs les yeux
de Joséphine qui sortait pour cacher les émotions que lui causait un
héroïsme dont le prix est bien connu des femmes, et qui leur brise
le cœur; madame Claës avait alors envie de dire:--Tue-moi, et fais
ce que tu voudras! Insensiblement, les yeux de Balthazar perdirent
leur feu vif, et prirent cette teinte glauque qui attriste ceux des
vieillards. Ses attentions pour sa femme, ses paroles, tout en lui fut
frappé de lourdeur. Ces symptômes, devenus plus graves vers la fin du
mois d’avril, effrayèrent madame Claës, pour qui ce spectacle était
intolérable, et qui s’était déjà fait mille reproches en admirant la
foi flamande avec laquelle son mari tenait sa parole. Un jour, que
Balthazar lui sembla plus affaissé qu’il ne l’avait jamais été, elle
n’hésita plus à tout sacrifier pour le rendre à la vie.

--Mon ami, lui dit-elle, je te délie de tes serments.

Balthazar la regarda d’un air étonné.

--Tu penses à tes expériences? reprit-elle.

Il répondit par un geste d’une effrayante vivacité. Loin de lui
adresser quelque remontrance, madame Claës, qui avait à loisir sondé
l’abîme dans lequel ils allaient rouler tous deux, lui prit la main et
la lui serra en souriant:--Merci, ami, je suis sûre de mon pouvoir,
lui dit-elle, tu m’as sacrifié plus que ta vie. A moi maintenant les
sacrifices! Quoique j’aie déjà vendu quelques-uns de mes diamants,
il en reste encore assez, en y joignant ceux de mon frère, pour te
procurer l’argent nécessaire à tes travaux. Je destinais ces parures
à nos deux filles, mais ta gloire ne leur en fera-t-elle pas de plus
étincelantes? d’ailleurs, ne leur rendras-tu pas un jour leurs diamants
plus beaux?

La joie qui soudainement éclaira le visage de son mari, mit le comble
au désespoir de Joséphine; elle vit avec douleur que la passion de cet
homme était plus forte que lui. Claës avait confiance en son œuvre
pour marcher sans trembler dans une voie qui, pour sa femme, était un
abîme. A lui la foi, à elle le doute, à elle le fardeau le plus lourd:
la femme ne souffre-t-elle pas toujours pour deux? En ce moment elle se
plut à croire au succès, voulant se justifier à elle-même sa complicité
dans la dilapidation probable de leur fortune.

--L’amour de toute ma vie ne suffirait pas à reconnaître ton
dévouement, Pépita, dit Claës attendri.

A peine achevait-il ces paroles que Marguerite et Félicie entrèrent,
et leur souhaitèrent le bonjour. Madame Claës baissa les yeux, et
resta pendant un moment interdite, devant ses enfants dont la fortune
venait d’être aliénée au profit d’une chimère; tandis que son mari
les prit sur ses genoux et causa gaîment avec eux, heureux de pouvoir
déverser la joie qui l’oppressait. Madame Claës entra dès lors dans la
vie ardente de son mari. L’avenir de ses enfants, la considération de
leur père furent pour elle deux mobiles aussi puissants que l’étaient
pour Claës la gloire et la science. Aussi, cette malheureuse femme
n’eut-elle plus une heure de calme, quand tous les diamants de la
maison furent vendus à Paris par l’entremise de l’abbé de Solis,
son directeur, et que les fabricants de produits chimiques eurent
recommencé leurs envois. Sans cesse agitée par le démon de la Science
et par cette fureur de recherches qui dévorait son mari, elle vivait
dans une attente continuelle, et demeurait comme morte pendant des
journées entières, clouée dans sa bergère par la violence même de ses
désirs, qui, ne trouvant point comme ceux de Balthazar une pâture dans
les travaux du laboratoire, tourmentèrent son âme en agissant sur ses
doutes et sur ses craintes. Par moments, se reprochant sa complaisance
pour une passion dont le but était impossible et que monsieur de Solis
condamnait, elle se levait, allait à la fenêtre de la cour intérieure,
et regardait avec terreur la cheminée du laboratoire. S’il s’en
échappait de la fumée, elle la contemplait avec désespoir, les idées
les plus contraires agitaient son cœur et son esprit. Elle voyait
s’enfuir en fumée la fortune de ses enfants, mais elle sauvait la vie
de leur père: n’était-ce pas son premier devoir de le rendre heureux?
Cette dernière pensée la calmait pour un moment. Elle avait obtenu de
pouvoir entrer dans le laboratoire et d’y rester; mais il lui fallut
bientôt renoncer à cette triste satisfaction. Elle éprouvait là de
trop vives souffrances à voir Balthazar ne point s’occuper d’elle,
et même paraître souvent gêné par sa présence; elle y subissait de
jalouses impatiences, de cruelles envies de faire sauter la maison;
elle y mourait de mille maux inouïs. Lemulquinier devint alors pour
elle une espèce de baromètre: l’entendait-elle siffler, quand il
allait et venait pour servir le déjeuner ou le dîner, elle devinait
que les expériences de son mari étaient heureuses, et qu’il concevait
l’espoir d’une prochaine réussite; Lemulquinier était-il morne, sombre,
elle lui jetait un regard de douleur, Balthazar était mécontent. La
maîtresse et le valet avaient fini par se comprendre, malgré la fierté
de l’une et la soumission rogue de l’autre. Faible et sans défense
contre les terribles prostrations de la pensée, cette femme succombait
sous ces alternatives d’espoir et de désespérance qui, pour elle,
s’alourdissaient des inquiétudes de la femme aimante et des anxiétés de
la mère tremblant pour sa famille. Le silence désolant qui jadis lui
refroidissait le cœur, elle le partageait sans s’apercevoir de l’air
sombre qui régnait au logis, et des journées entières qui s’écoulaient
dans ce parloir, sans un sourire, souvent sans une parole. Par une
triste prévision maternelle, elle accoutumait ses deux filles aux
travaux de la maison, et tâchait de les rendre assez habiles à quelque
métier de femme, pour qu’elles pussent en vivre si elles tombaient
dans la misère. Le calme de cet intérieur couvrait donc d’effroyables
agitations. Vers la fin de l’été, Balthazar avait dévoré l’argent des
diamants vendus à Paris par l’entremise du vieil abbé de Solis, et
s’était endetté d’une vingtaine de mille francs chez les Protez et
Chiffreville.

En août 1813, environ un an après la scène par laquelle cette histoire
commence, si Claës avait fait quelques belles expériences que
malheureusement il dédaignait, ses efforts avaient été sans résultat
quand à l’objet principal de ses recherches. Le jour où il eut achevé
la série de ses travaux, le sentiment de son impuissance l’écrasa: la
certitude d’avoir infructueusement dissipé des sommes considérables le
désespéra. Ce fut une épouvantable catastrophe. Il quitta son grenier,
descendit lentement au parloir, vint se jeter dans une bergère au
milieu de ses enfants, et y demeura pendant quelques instants, comme
mort, sans répondre aux questions dont l’accablait sa femme; les larmes
le gagnèrent, il se sauva dans son appartement pour ne pas donner
de témoins à sa douleur; Joséphine l’y suivit et l’emmena dans sa
chambre où, seul avec elle, Balthazar laissa éclater son désespoir. Ces
larmes d’homme, ces paroles d’artiste découragé, les regrets du père
de famille eurent un caractère de terreur, de tendresse, de folie qui
fit plus de mal à madame Claës que ne lui en avaient fait toutes ses
douleurs passées. La victime consola le bourreau. Quand Balthazar dit
avec un affreux accent de conviction: «Je suis un misérable, je joue la
vie de mes enfants, la tienne, et pour vous laisser heureux, il faut
que je me tue!» ce mot l’atteignit au cœur, et la connaissance qu’elle
avait du caractère de son mari lui faisant craindre qu’il ne réalisât
aussitôt ce vœu de désespoir, elle éprouva l’une de ces révolutions qui
troublent la vie dans sa source, et qui fut d’autant plus funeste que
Pépita en contint les violents effets en affectant un calme menteur.

--Mon ami, répondit-elle, j’ai consulté non pas Pierquin, dont l’amitié
n’est pas si grande qu’il n’éprouve quelque secret plaisir à nous
voir ruinés, mais un vieillard qui, pour moi, se montre bon comme un
père. L’abbé de Solis, mon confesseur, m’a donné un conseil qui nous
sauve de la ruine. Il est venu voir tes tableaux. Le prix de ceux qui
se trouvent dans la galerie peut servir à payer toutes les sommes
hypothéquées sur tes propriétés, et ce que tu dois chez Protez et
Chiffreville, car tu as là sans doute un compte à solder?

Claës fit un signe affirmatif en baissant sa tête dont les cheveux
étaient devenus blancs.

--Monsieur de Solis connaît les Happe et Duncker d’Amsterdam; ils
sont fous de tableaux, et jaloux comme des parvenus d’étaler un faste
qui n’est permis qu’à d’anciennes maisons, ils paieront les nôtres
toute leur valeur. Ainsi nous recouvrerons nos revenus, et tu pourras
sur le prix qui approchera de cent mille ducats, prendre une portion
de capital pour continuer tes expériences. Tes deux filles et moi
nous nous contenterons de peu. Avec le temps et de l’économie, nous
remplirons par d’autres tableaux les cadres vides, et tu vivras heureux!

Balthazar leva la tête vers sa femme avec une joie mêlée de crainte.
Les rôles étaient changés. L’épouse devenait la protectrice du mari.
Cet homme si tendre et dont le cœur était si cohérent à celui de sa
Joséphine, la tenait entre ses bras sans s’apercevoir de l’horrible
convulsion qui la faisait palpiter, qui en agitait les cheveux et les
lèvres par un tressaillement nerveux.

--Je n’osais pas te dire qu’entre moi et l’Absolu, à peine existe-t-il
un cheveu de distance. Pour gazéifier les métaux, il ne me manque plus
que de trouver un moyen de les soumettre à une immense chaleur dans un
milieu où la pression de l’atmosphère soit nulle; enfin dans un vide
absolu.

Madame Claës ne put soutenir l’égoïsme de cette réponse. Elle attendait
des remercîments passionnés pour ses sacrifices, et trouvait un
problème de chimie. Elle quitta brusquement son mari, descendit au
parloir, y tomba sur sa bergère entre ses deux filles effrayées, et
fondit en larmes; Marguerite et Félicie lui prirent chacune une main,
s’agenouillèrent de chaque côté de sa bergère en pleurant comme elle
sans savoir la cause de son chagrin, et lui demandèrent à plusieurs
reprises:--Qu’avez-vous, ma mère?

--Pauvres enfants! je suis morte, je le sens.

Cette réponse fit frissonner Marguerite qui, pour la première fois,
aperçut sur le visage de sa mère les traces de la pâleur particulière
aux personnes dont le teint est brun.

--Martha! Martha! criait Félicie, venez, maman a besoin de vous.

La vieille duègne accourut de la cuisine, et en voyant la blancheur
verte de cette figure légèrement bistrée et si vigoureusement
colorée:--Corps du Christ! s’écria-t-elle en espagnol, madame se meurt.

Elle sortit précipitamment, dit à Josette de faire chauffer de l’eau
pour un bain de pieds, et revint près de sa maîtresse.

--N’effrayez pas monsieur, ne lui dites rien, Martha, s’écria madame
Claës. Pauvres chères filles, ajouta-t-elle, en pressant sur son cœur
Marguerite et Félicie par un mouvement désespéré, je voudrais pouvoir
vivre assez de temps pour vous voir heureuses et mariées. Martha,
reprit-elle, dites à Lemulquinier d’aller chez monsieur de Solis, pour
le prier de ma part de passer ici.

Ce coup de foudre se répercuta nécessairement jusque dans la cuisine.
Josette et Martha, toutes deux dévouées à madame Claës et à ses filles,
furent frappées dans la seule affection qu’elles eussent. Ces terribles
mots:--Madame se meurt, monsieur l’aura tuée, faites vite un bain de
pieds à la moutarde! avaient arraché plusieurs phrases interjectives
à Josette qui en accablait Lemulquinier. Lemulquinier, froid et
insensible, mangeait assis au coin de la table, devant une des fenêtres
par lesquelles le jour venait de la cour dans la cuisine, où tout
était propre comme dans le boudoir d’une petite maîtresse.

--Ça devait finir par là, disait Josette, en regardant le valet de
chambre et montant sur un tabouret pour prendre sur une tablette un
chaudron qui reluisait comme de l’or. Il n’y a pas de mère qui puisse
voir de sang-froid un père s’amuser à fricasser une fortune comme celle
de monsieur, pour en faire des os de boudin.

Josette, dont la tête coiffée d’un bonnet rond à ruches ressemblait à
celle d’un casse-noisette allemand, jeta sur Lemulquinier un regard
aigre que la couleur verte de ses petits yeux éraillés rendait presque
venimeux. Le vieux valet de chambre haussa les épaules par un mouvement
digne de Mirabeau impatienté, puis il enfourna dans sa grande bouche
une tartine de beurre sur laquelle étaient semés des _appétits_.

--Au lieu de tracasser monsieur, madame devrait lui donner de l’argent,
nous serions bientôt tous riches à nager dans l’or! Il ne s’en faut pas
de l’épaisseur d’un liard que nous ne trouvions...

--Hé! bien, vous qui avez vingt mille francs de placés, pourquoi ne les
offrez-vous pas à monsieur? C’est votre maître! Et puisque vous êtes si
sûr de ses faits et gestes...

--Vous ne connaissez rien à cela, Josette, faites chauffer votre eau,
répondit le Flamand en interrompant la cuisinière.

--Je m’y connais assez pour savoir qu’il y avait ici mille marcs
d’argenterie, que vous et votre maître vous les avez fondus, et que, si
on vous laisse aller votre train, vous ferez si bien de cinq sous six
blancs, qu’il n’y aura bientôt plus rien.

--Et monsieur, dit Martha survenant, tuera madame pour se débarrasser
d’une femme qui le retient, et l’empêche de tout avaler. Il est possédé
du démon, cela se voit! Le moins que vous risquiez en l’aidant,
Mulquinier, c’est votre âme, si vous en avez une, car vous êtes là
comme un morceau de glace, pendant que tout est ici dans la désolation.
Ces demoiselles pleurent comme des Madeleines. Courez donc chercher
monsieur l’abbé de Solis.

--J’ai affaire pour monsieur, à ranger la laboratoire, dit le valet
de chambre. Il y a trop loin d’ici le quartier d’Esquerchin. Allez-y
vous-même.

--Voyez-vous ce monstre-là? dit Martha. Qui donnera le bain de pieds à
madame? la voulez-vous laisser mourir? Elle a le sang à la tête.

--Mulquinier, dit Marguerite en arrivant dans la salle qui précédait
la cuisine, en revenant de chez monsieur de Solis, vous prierez
monsieur Pierquin le médecin de venir promptement ici.

--Hein! vous irez, dit Josette.

--Mademoiselle, monsieur m’a dit de ranger son laboratoire, répondit
Lemulquinier en se retournant vers les deux femmes qu’il regarda d’un
air despotique.

--Mon père, dit Marguerite à monsieur Claës qui descendait en ce
moment, ne pourrais-tu pas nous laisser Mulquinier pour l’envoyer en
ville?

--Tu iras, vilain chinois, dit Martha en entendant monsieur Claës
mettre Lemulquinier aux ordres de sa fille.

Le peu de dévouement du valet de chambre pour la maison était le
grand sujet de querelle entre ces deux femmes et Lemulquinier, dont
la froideur avait eu pour résultat d’exalter l’attachement de Josette
et de la duègne. Cette lutte si mesquine en apparence influa beaucoup
sur l’avenir de cette famille, quand, plus tard, elle eut besoin de
secours contre le malheur. Balthazar redevint si distrait, qu’il ne
s’aperçut pas de l’état maladif dans lequel était Joséphine. Il prit
Jean sur ses genoux, et le fit sauter machinalement, en pensant au
problème qu’il avait dès lors la possibilité de résoudre. Il vit
apporter le bain de pieds à sa femme qui, n’ayant pas eu la force de
se lever de la bergère où elle gisait, était restée dans le parloir.
Il regarda même ses deux filles s’occupant de leur mère, sans chercher
la cause de leurs soins empressés. Quand Marguerite ou Jean voulaient
parler, madame Claës réclamait le silence en leur montrant Balthazar.
Une scène semblable était de nature à faire penser Marguerite, qui
placée entre son père et sa mère, se trouvait assez âgée, assez
raisonnable déjà pour en apprécier la conduite. Il arrive un moment
dans la vie intérieure des familles, où les enfants deviennent, soit
volontairement, soit involontairement, les juges de leurs parents.
Madame Claës avait compris le danger de cette situation. Par amour pour
Balthazar, elle s’efforçait de justifier aux yeux de Marguerite ce qui,
dans l’esprit juste d’une fille de seize ans, pouvait paraître des
fautes chez un père. Aussi le profond respect qu’en cette circonstance
madame Claës témoignait pour Balthazar, en s’effaçant devant lui, pour
ne pas en troubler la méditation, imprimait-il à ses enfants une sorte
de terreur pour la majesté paternelle. Mais ce dévouement, quelque
contagieux qu’il fût, augmentait encore l’admiration que Marguerite
avait pour sa mère à laquelle l’unissaient plus particulièrement les
accidents journaliers de la vie. Ce sentiment était fondé sur une
sorte de divination de souffrances dont la cause devait naturellement
préoccuper une jeune fille. Aucune puissance humaine ne pouvait
empêcher que parfois un mot échappé soit à Martha, soit à Josette, ne
révélât à Marguerite l’origine de la situation dans laquelle la maison
se trouvait depuis quatre ans. Malgré la discrétion de madame Claës, sa
fille découvrait donc insensiblement, lentement, fil à fil, la trame
mystérieuse de ce drame domestique. Marguerite allait être, dans un
temps donné, la confidente active de sa mère, et serait au dénoûment
le plus redoutable des juges. Aussi tous les soins de madame Claës se
portaient-ils sur Marguerite à laquelle elle tâchait de communiquer son
dévouement pour Balthazar. La fermeté, la raison qu’elle rencontrait
chez sa fille la faisaient frémir à l’idée d’une lutte possible entre
Marguerite et Balthazar, quand, après sa mort, elle serait remplacée
par elle dans la conduite intérieure de la maison. Cette pauvre femme
en était donc arrivée à plus trembler des suites de sa mort que de sa
mort même. Sa sollicitude pour Balthazar éclatait dans la résolution
qu’elle venait de prendre. En libérant les biens de son mari, elle en
assurait l’indépendance, et prévenait toute discussion en séparant ses
intérêts de ceux de ses enfants; elle espérait le voir heureux jusqu’au
moment où elle fermerait les yeux; puis elle comptait transmettre
les délicatesses de son cœur à Marguerite, qui continuerait à jouer
auprès de lui le rôle d’un ange d’amour, en exerçant sur la famille
une autorité tutélaire et conservatrice. N’était-ce pas faire luire
encore du fond de sa tombe son amour sur ceux qui lui étaient chers?
Néanmoins elle ne voulut pas déconsidérer le père aux yeux de la fille
en l’initiant avant le temps aux terreurs que lui inspirait la passion
scientifique de Balthazar; elle étudiait l’âme et le caractère de
Marguerite pour savoir si cette jeune fille deviendrait par elle-même
une mère pour ses frères et sa sœur, pour son père une femme douce et
tendre. Ainsi les derniers jours de madame Claës étaient empoisonnés
par des calculs et par des craintes qu’elle n’osait confier à personne.
En se sentant atteinte dans sa vie même par cette dernière scène,
elle jetait ses regards jusque dans l’avenir; tandis que Balthazar,
désormais inhabile à tout ce qui liait économie, fortune, sentiments
domestiques, pensait à trouver l’Absolu. Le profond silence qui régnait
an parloir n’était interrompu que par le mouvement monotone du pied de
Claës qui continuait à le mouvoir sans s’apercevoir que Jean en était
descendu. Assise près de sa mère de qui elle contemplait le visage pâle
et décomposé, Marguerite se tournait de moments en moments vers son
père, en s’étonnant de son insensibilité. Bientôt la porte de la rue
retentit en se fermant, et la famille vit l’abbé de Solis appuyé sur
son neveu, qui tous deux traversaient lentement la cour.

--Ah! voici monsieur Emmanuel, dit Félicie.

--Le bon jeune homme! dit madame Claës en apercevant Emmanuel de Solis,
j’ai du plaisir à le revoir.

Marguerite rougit en entendant l’éloge qui échappait à sa mère.
Depuis deux jours, l’aspect de ce jeune homme avait éveillé dans son
cœur des sentiments inconnus, et dégourdi dans son intelligence des
pensées jusqu’alors inertes. Pendant la visite faite par le confesseur
à sa pénitente, il s’était passé de ces imperceptibles événements
qui tiennent beaucoup de place dans la vie, et dont les résultats
furent assez importants pour exiger ici la peinture des deux nouveaux
personnages introduits au sein de la famille. Madame Claës avait eu
pour principe d’accomplir en secret ses pratiques de dévotion. Son
directeur, presque inconnu chez elle, se montrait pour la seconde fois
dans sa maison; mais là, comme ailleurs, on devait être saisi par une
sorte d’attendrissement et d’admiration à l’aspect de l’oncle et du
neveu. L’abbé de Solis, vieillard octogénaire à chevelure d’argent,
montrait un visage décrépit, où la vie semblait s’être retirée dans
les yeux. Il marchait difficilement, car, de ses deux jambes menues,
l’une se terminait par un pied horriblement déformé, contenu dans une
espèce de sac de velours qui l’obligeait à se servir d’une béquille
quand il n’avait pas le bras de son neveu. Son dos voûté, son corps
desséché offraient le spectacle d’une nature souffrante et frêle,
dominée par une volonté de fer et par un chaste esprit religieux
qui l’avait conservée. Ce prêtre espagnol, remarquable par un vaste
savoir, par une piété vraie, par des connaissances très-étendues,
avait été successivement dominicain, grand-pénitencier de Tolède,
et vicaire-général de l’archevêché de Malines. Sans la révolution
française, la protection des Casa-Réal l’eût porté aux plus hautes
dignités de l’Église; mais le chagrin que lui causa la mort du jeune
duc, son élève, le dégoûta d’une vie active, et il se consacra tout
entier à l’éducation de son neveu, devenu de très-bonne heure orphelin.
Lors de la conquête de la Belgique, il s’était fixé près de madame
de Claës. Dès sa jeunesse, l’abbé de Solis avait professé pour sainte
Thérèse un enthousiasme qui le conduisit autant que la pente de son
esprit vers la partie mystique du christianisme. En trouvant, en
Flandre, où mademoiselle Bourignon, ainsi que les écrivains illuminés
et quiétistes firent le plus de prosélytes, un troupeau de catholiques
adonnés à ses croyances, il y resta d’autant plus volontiers qu’il y
fut considéré comme un patriarche par cette Communion particulière où
l’on continue à suivre les doctrines des Mystiques, malgré les censures
qui frappèrent Fénelon et madame Guyon. Ses mœurs étaient rigides, sa
vie était exemplaire, et il passait pour avoir des extases. Malgré
le détachement qu’un religieux si sévère devait pratiquer pour les
choses de ce monde, l’affection qu’il portait à son neveu le rendait
soigneux de ses intérêts. Quand il s’agissait d’une œuvre de charité,
le vieillard mettait à contribution les fidèles de son église avant
d’avoir recours à sa propre fortune, et son autorité patriarcale était
si bien reconnue, ses intentions étaient si pures, sa perspicacité si
rarement en défaut que chacun faisait honneur à ses demandes. Pour
avoir une idée du contraste qui existait entre l’oncle et le neveu, il
faudrait comparer le vieillard à l’un de ces saules creux qui végètent
au bord des eaux, et le jeune homme à l’églantier chargé de roses dont
la tige élégante et droite s’élance du sein de l’arbre moussu, qu’il
semble vouloir redresser.

Sévèrement élevé par son oncle, qui le gardait près de lui comme une
matrone garde une vierge, Emmanuel était plein de cette chatouilleuse
sensibilité, de cette candeur à demi rêveuse, fleurs passagères de
toutes les jeunesses, mais vivaces dans les âmes nourries de religieux
principes. Le vieux prêtre avait comprimé l’expression des sentiments
voluptueux chez son élève, en le préparant aux souffrances de la vie
par des travaux continus, par une discipline presque claustrale.
Cette éducation, qui devait livrer Emmanuel tout neuf au monde, et le
rendre heureux s’il rencontrait bien dans ses premières affections,
l’avait revêtu d’une angélique pureté qui communiquait à sa personne
le charme dont sont investies les jeunes filles. Ses yeux timides,
mais doublés d’une âme forte et courageuse, jetaient une lumière qui
vibrait dans l’âme comme le son du cristal épand ses ondulations dans
l’ouïe. Sa figure expressive, quoique régulière, se recommandait par
une grande précision dans les contours, par l’heureuse disposition
des lignes, et par le calme profond que donne la paix du cœur. Tout
y était harmonieux. Ses cheveux noirs, ses yeux et ses sourcils bruns
rehaussaient encore un teint blanc et de vives couleurs. Sa voix était
celle qu’on attendait d’un si beau visage. Ses mouvements féminins
s’accordaient avec la mélodie de sa voix, avec les tendres clartés de
son regard. Il semblait ignorer l’attrait qu’excitaient la réserve à
demi mélancolique de son attitude, la retenue de ses paroles, et les
soins respectueux qu’il prodiguait à son oncle. A le voir étudiant
la marche tortueuse du vieil abbé pour se prêter à ses douloureuses
déviations de manière à ne pas les contrarier, regardant au loin ce qui
pouvait lui blesser les pieds et le conduisant dans le meilleur chemin,
il était impossible de ne pas reconnaître chez Emmanuel les sentiments
généreux qui font de l’homme une sublime créature. Il paraissait si
grand, en aimant son oncle sans le juger, en lui obéissant sans jamais
discuter ses ordres, que chacun voulait voir une prédestination dans le
nom suave que lui avait donné sa marraine. Quand, soit chez lui, soit
chez les autres, le vieillard exerçait son despotisme de dominicain,
Emmanuel relevait parfois la tête si noblement, comme pour protester
de sa force s’il se trouvait aux prises avec un autre homme, que les
personnes de cœur étaient émues, comme le sont les artistes à l’aspect
d’une grande œuvre, car les beaux sentiments ne sonnent pas moins fort
dans l’âme par les conceptions vivantes que par les réalisations de
l’art.

Emmanuel avait accompagné son oncle quand il était venu chez sa
pénitente, pour examiner les tableaux de la maison Claës. En apprenant
par Martha que l’abbé de Solis était dans la galerie, Marguerite,
qui désirait voir cet homme célèbre, avait cherché quelque prétexte
menteur pour rejoindre sa mère, afin de satisfaire sa curiosité.
Entrée assez étourdiment, en affectant la légèreté sous laquelle les
jeunes filles cachent si bien leurs désirs, elle avait rencontré près
du vieillard vêtu de noir, courbé, déjeté, cadavéreux, la fraîche, la
délicieuse figure d’Emmanuel. Les regards également jeunes, également
naïfs de ces deux êtres avaient exprimé le même étonnement. Emmanuel
et Marguerite s’étaient sans doute déjà vus l’un et l’autre dans leurs
rêves. Tous deux baissèrent leurs yeux et les relevèrent ensuite par
un même mouvement, en laissant échapper un même aveu. Marguerite prit
le bras de sa mère, lui parla tout bas par maintien, et s’abrita pour
ainsi dire sous l’aile maternelle, en tendant le cou par un mouvement
de cygne, pour revoir Emmanuel qui, de son côté, restait attaché au
bras de son oncle. Quoique habilement distribué pour faire valoir
chaque toile, le jour faible de la galerie favorisa ces coups d’œil
furtifs qui sont la joie des gens timides. Sans doute chacun d’eux
n’alla pas, même en pensée, jusqu’au si par lequel commencent les
passions; mais tous deux ils sentirent ce trouble profond qui remue le
cœur, et sur lesquels au jeune âge on se garde à soi-même le secret,
par friandise ou par pudeur. La première impression qui détermine les
débordements d’une sensibilité long-temps contenue, est suivie chez
tous les jeunes gens de l’étonnement à demi stupide que causent aux
enfants les premières sonneries de la musique. Parmi les enfants, les
uns rient et pensent, d’autres ne rient qu’après avoir pensé; mais ceux
dont l’âme est appelée à vivre de poésie ou d’amour écoutent long-temps
et redemandent la mélodie par un regard où s’allume déjà le plaisir,
où poind la curiosité de l’infini. Si nous aimons irrésistiblement
les lieux où nous avons été, dans notre enfance, initiés aux beautés
de l’harmonie, si nous nous souvenons avec délices et du musicien
et même de l’instrument, comment se défendre d’aimer l’être qui,
le premier, nous révèle les musiques de la vie? Le premier cœur où
nous avons aspiré l’amour n’est-il pas comme une patrie? Emmanuel et
Marguerite furent l’un pour l’autre cette Voix musicale qui réveille
un sens, cette Main qui relève des voiles nuageux et montre les rives
baignées par les feux du midi. Quand madame Claës arrêta le vieillard
devant un tableau de Guide qui représentait un ange, Marguerite
avança la tête pour voir quelle serait l’impression d’Emmanuel, et
le jeune homme chercha Marguerite pour comparer la muette pensée de
la toile à la vivante pensée de la créature. Cette involontaire et
ravissante flatterie fut comprise et savourée. Le vieil abbé louait
gravement cette belle composition, et madame Claës lui répondait; mais
les deux enfants étaient silencieux. Telle fut leur rencontre. Le
jour mystérieux de la galerie, la paix de la maison, la présence des
parents, tout contribuait à graver plus avant dans le cœur les traits
délicats de ce vaporeux mirage. Les mille pensées confuses qui venaient
de pleuvoir chez Marguerite se calmèrent, firent dans son âme comme une
étendue limpide et se teignirent d’un rayon lumineux, quand Emmanuel
balbutia quelques phrases en prenant congé de madame Claës. Cette voix,
dont le timbre frais et velouté répandait au cœur des enchantements
inouïs, compléta la révélation soudaine qu’Emmanuel avait causée
et qu’il devait féconder à son profit; car l’homme dont se sert le
destin pour éveiller l’amour au cœur d’une jeune fille, ignore souvent
son œuvre et la laisse alors inachevée. Marguerite s’inclina tout
interdite, et mit ses adieux dans un regard où semblait se peindre le
regret de perdre cette pure et charmante vision. Comme l’enfant, elle
voulait encore sa mélodie. Cet adieu fut fait au bas du vieil escalier,
devant la porte du parloir; et, quand elle y entra, elle regarda
l’oncle et le neveu jusqu’à ce que la porte de la rue se fût fermée.
Madame Claës avait été trop occupée des sujets graves, agités dans sa
conférence avec son directeur, pour avoir pu examiner la physionomie de
sa fille. Au moment où monsieur de Solis et son neveu apparaissaient
pour la seconde fois, elle était encore trop violemment troublée pour
apercevoir la rougeur qui colora le visage de Marguerite en révélant
les fermentations du premier plaisir reçu dans un cœur vierge. Quand le
vieil abbé fut annoncé, Marguerite avait repris son ouvrage, et parut y
prêter une si grande attention qu’elle salua l’oncle et le neveu sans
les regarder. Monsieur Claës rendit machinalement le salut que lui fit
l’abbé de Solis, et sortit du parloir comme un homme emporté par ses
occupations. Le pieux dominicain s’assit près de sa pénitente en lui
jetant un de ces regards profonds par lesquels il sondait les âmes, il
lui avait suffi de voir monsieur Claës et sa femme pour deviner une
catastrophe.

--Mes enfants, dit la mère, allez dans le jardin. Marguerite, montrez à
Emmanuel les tulipes de votre père.

Marguerite, à demi honteuse, prit le bras de Félicie, regarda le jeune
homme qui rougit et qui sortit du parloir en saisissant Jean par
contenance. Quand ils furent tous les quatre dans le jardin, Félicie et
Jean allèrent de leur côté, quittèrent Marguerite, qui, restée presque
seule avec le jeune de Solis, le mena devant le buisson de tulipes
invariablement arrangé de la même façon, chaque année, par Lemulquinier.

--Aimez-vous les tulipes? demanda Marguerite après être demeurée
pendant un moment dans le plus profond silence sans qu’Emmanuel parût
vouloir le rompre.

--Mademoiselle, c’est de belles fleurs, mais pour les aimer, il faut
sans doute en avoir le goût, savoir en apprécier les beautés. Ces
fleurs m’éblouissent. L’habitude du travail, dans la sombre petite
chambre où je demeure, près de mon oncle, me fait sans doute préférer
ce qui est doux à la vue.

En disant ces derniers mots, il contempla Marguerite, mais sans que ce
regard plein de confus désirs contînt aucune allusion à la blancheur
mate, au calme, aux couleurs tendres qui faisaient de ce visage une
fleur.

--Vous travaillez donc beaucoup? reprit Marguerite en conduisant
Emmanuel sur un banc de bois à dossier peint en vert. D’ici, dit-elle
en continuant, vous ne verrez pas les tulipes de si près, elle vous
fatigueront moins les yeux. Vous avez raison, ces couleurs papillotent
et font mal.

--A quoi je travaille? répondit le jeune homme après un moment de
silence pendant lequel il avait égalisé sous son pied le sable de
l’allée. Je travaille à toutes sortes de choses. Mon oncle voulait me
faire prêtre...

--Oh! fit naïvement Marguerite.

--J’ai résisté, je ne me sentais pas de vocation. Mais il m’a fallu
beaucoup de courage pour contrarier les désirs de mon oncle. Il est si
bon, il m’aime tant! il m’a dernièrement acheté un homme pour me sauver
de la conscription, moi, pauvre orphelin.

--A quoi vous destinez-vous donc? demanda Marguerite qui parut
vouloir reprendre sa phrase en laissant échapper un geste et qui
ajouta:--Pardon, monsieur, vous devez me trouver bien curieuse.

--Oh! mademoiselle, dit Emmanuel en la regardant avec autant
d’admiration que de tendresse, personne, excepté mon oncle, ne m’a
encore fait cette question. J’étudie pour être professeur. Que
voulez vous? je ne suis pas riche. Si je puis devenir principal d’un
collége en Flandre, j’aurai de quoi vivre modestement, et j’épouserai
quelque femme simple que j’aimerai bien. Telle est la vie que j’ai en
perspective. Peut-être est-ce pour cela que je préfère une paquerette
sur laquelle tout le monde passe, dans la plaine d’Orchies, à ces
belles tulipes pleines d’or, de pourpre, de saphirs, d’émeraudes qui
représentent une vie fastueuse, de même que la paquerette représente
une vie douce et patriarcale, la vie d’un pauvre professeur que je
serai.

--J’avais toujours appelé, jusqu’à présent, les paquerettes des
marguerites, dit-elle.

Emmanuel de Solis rougit excessivement, et chercha une réponse en
tourmentant le sable avec ses pieds. Embarrassé de choisir entre toutes
les idées qui lui venaient et qu’il trouvait sottes, puis décontenancé
par le retard qu’il mettait à répondre, il dit:--Je n’osais prononcer
votre nom... Et n’acheva pas.

--Professeur! reprit-elle.

--Oh! mademoiselle, je serai professeur pour avoir un état, mais
j’entreprendrai des ouvrages qui pourront me rendre plus grandement
utile. J’ai beaucoup de goût pour les travaux historiques.

--Ah!

Ce ah! plein de pensées secrètes, rendit le jeune homme encore plus
honteux, et il se mit à rire niaisement en disant:--Vous me faites
parler de moi, mademoiselle, quand je devrais ne vous parler que de
vous.

--Ma mère et votre oncle ont terminé, je crois, leur conversation,
dit-elle en regardant à travers les fenêtres dans le parloir.

--J’ai trouvé madame votre mère bien changée.

--Elle souffre, sans vouloir nous dire le sujet de ses souffrances, et
nous ne pouvons que pâtir de ses douleurs.

Madame Claës venait de terminer en effet une consultation délicate,
dans laquelle il s’agissait d’un cas de conscience, que l’abbé de
Solis pouvait seul décider. Prévoyant une ruine complète, elle voulait
retenir, à l’insu de Balthazar, qui se souciait peu de ses affaires,
une somme considérable sur le prix des tableaux que monsieur de Solis
se chargeait de vendre en Hollande, afin de la cacher et de la réserver
pour le moment où la misère pèserait sur sa famille. Après une mûre
délibération et après avoir apprécié les circonstances dans lesquelles
se trouvait sa pénitente, le vieux dominicain avait approuvé cet acte
de prudence. Il s’en alla pour s’occuper de cette vente qui devait
se faire secrètement, afin de ne point trop nuire à la considération
de monsieur Claës. Le vieillard envoya son neveu, muni d’une lettre
de recommandation, à Amsterdam, où le jeune homme enchanté de rendre
service à la maison Claës réussit à vendre les tableaux de la galerie
aux célèbres banquiers Happe et Duncker, pour une somme ostensible de
quatre-vingt-cinq mille ducats de Hollande, et une somme de quinze
mille autres qui serait secrètement donnée à madame Claës. Les tableaux
étaient si bien connus, qu’il suffisait pour accomplir le marché de la
réponse de Balthazar à la lettre que la maison Happe et Duncker lui
écrivit. Emmanuel de Solis fut chargé par Claës de recevoir le prix
des tableaux qu’il lui expédia secrètement afin de dérober à la ville
de Douai la connaissance de cette vente. Vers la fin de septembre,
Balthazar remboursa les sommes qui lui avaient été prêtées, dégagea ses
biens et reprit ses travaux; mais la maison Claës s’était dépouillée de
son plus bel ornement. Aveuglé par sa passion, il ne témoigna pas un
regret, il se croyait si certain de pouvoir promptement réparer cette
perte qu’il avait fait faire cette vente à réméré. Cent toiles peintes
n’étaient rien aux yeux de Joséphine auprès du bonheur domestique et
de la satisfaction de son mari; elle fit d’ailleurs remplir la galerie
avec les tableaux qui meublaient les appartements de réception, et pour
dissimuler le vide qu’ils laissaient dans la maison de devant, elle en
changea les ameublements. Ses dettes payées, Balthazar eut environ deux
cent mille francs à sa disposition pour recommencer ses expériences.
Monsieur l’abbé de Solis et son neveu furent les dépositaires des
quinze mille ducats réservés par madame Claës. Pour grossir cette
somme, l’abbé vendit les ducats auxquels les événements de la guerre
continentale avaient donné de la valeur. Cent soixante-six mille francs
en écus furent enterrés dans la cave de la maison habitée par l’abbé de
Solis. Madame Claës eut le triste bonheur de voir son mari constamment
occupé pendant près de huit mois. Néanmoins trop rudement atteinte par
le coup qu’il lui avait porté, elle tomba dans une maladie de langueur
qui devait nécessairement empirer. La Science dévora si complétement
Balthazar, que ni les revers éprouvés par la France, ni la première
chute de Napoléon, ni le retour des Bourbons ne le tirèrent de ses
occupations; il n’était ni mari, ni père, ni citoyen, il fut chimiste.
Vers la fin de l’année 1814, madame Claës était arrivée à un degré de
consomption qui ne lui permettait plus de quitter le lit. Ne voulant
pas végéter dans sa chambre, où elle avait vécu heureuse, où les
souvenirs de son bonheur évanoui lui auraient inspiré d’involontaires
comparaisons avec le présent qui l’eussent accablée, elle demeurait
dans le parloir. Les médecins avaient favorisé le vœu de son cœur en
trouvant cette pièce plus aérée, plus gaie, et plus convenable à sa
situation que sa chambre. Le lit où cette malheureuse femme achevait
de vivre, fut dressé entre la cheminée et la fenêtre qui donnait sur
le jardin. Elle passa là ses derniers jours saintement occupée à
perfectionner l’âme de ses deux filles sur lesquelles elle se plut à
laisser rayonner le feu de la sienne. Affaibli dans ses manifestations,
l’amour conjugal permit à l’amour maternel de se déployer. La mère
se montra d’autant plus charmante qu’elle avait tardé d’être ainsi.
Comme toutes les personnes généreuses, elle éprouvait de sublimes
délicatesses de sentiment qu’elle prenait pour des remords. En croyant
avoir ravi quelques tendresses dues à ses enfants, elle cherchait à
racheter ses torts imaginaires, et avait pour eux des attentions, des
soins qui la leur rendaient délicieuse; elle voulait en quelque sorte
les faire vivre à même son cœur, les couvrir de ses ailes défaillantes
et les aimer en un jour pour tous ceux pendant lesquels elle les avait
négligés. Les souffrances donnaient à ses caresses, à ses paroles,
une onctueuse tiédeur qui s’exhalait de son âme. Ses yeux caressaient
ses enfants avant que sa voix ne les émût par des intonations pleines
de bons vouloirs, et sa main semblait toujours verser sur eux des
bénédictions.

Si après avoir repris ses habitudes de luxe, la maison Claës ne reçut
bientôt plus personne, si son isolement redevint plus complet, si
Balthazar ne donna plus de fête à l’anniversaire de son mariage, la
ville de Douai n’en fut pas surprise. D’abord la maladie de madame
Claës parut une raison suffisante de ce changement, puis le paiement
des dettes arrêta le cours des médisances, enfin les vicissitudes
politiques auxquelles la Flandre fut soumise, la guerre des Cent Jours,
l’occupation étrangère firent complétement oublier le chimiste. Pendant
ces deux années, la ville fut si souvent sur le point d’être prise, si
consécutivement occupée soit par les Français, soit par les ennemis;
il y vint tant d’étrangers, il s’y réfugia tant de campagnards, il y
eut tant d’intérêts soulevés, tant d’existences mises en question,
tant de mouvements et de malheurs, que chacun ne pouvait penser qu’à
soi. L’abbé de Solis et son neveu, les deux frères Pierquin étaient
les seules personnes qui vinssent visiter madame Claës, l’hiver de
1814 à 1815 fut pour elle la plus douloureuse des agonies. Son mari
venait rarement la voir, il restait bien après le dîner pendant
quelques heures près d’elle, mais comme elle n’avait plus la force
de soutenir une longue conversation, il disait une ou deux phrases
éternellement semblables, s’asseyait, se taisait et laissait régner
au parloir un épouvantable silence. Cette monotonie était diversifiée
les jours où l’abbé de Solis et son neveu passaient la soirée à la
maison Claës. Pendant que le vieil abbé jouait au trictrac avec
Balthazar, Marguerite causait avec Emmanuel, près du lit de sa mère
qui souriait à leurs innocentes joies sans faire apercevoir combien
était à la fois douloureuse et bonne sur son âme meurtrie, la brise
fraîche de ces virginales amours débordant par vagues et paroles à
paroles. L’inflexion de voix qui charmait ces deux enfants lui brisait
le cœur, un coup d’œil d’intelligence surpris entre eux la jetait,
elle quasi morte, en des souvenirs de ses heures jeunes et heureuses
qui rendaient au présent toute son amertume. Emmanuel et Marguerite
avaient une délicatesse qui leur faisait réprimer les délicieux
enfantillages de l’amour pour n’en pas offenser une femme endolorie
dont les blessures étaient instinctivement devinées par eux. Personne
encore n’a remarqué que les sentiments ont une vie qui leur est propre,
une nature qui procède des circonstances au milieu desquelles ils
sont nés; ils gardent et la physionomie des lieux où ils ont grandi
et l’empreinte des idées qui ont influé sur leurs développements. Il
est des passions ardemment conçues qui restent ardentes comme celle de
madame Claës pour son mari; puis il est des sentiments auxquels tout
a souri, qui conservent une allégresse matinale, leurs moissons de
joie ne vont jamais sans des rires et des fêtes; mais il se rencontre
aussi des amours fatalement encadrés de mélancolie ou cerclés par
le malheur, dont les plaisirs sont pénibles, coûteux, chargés de
craintes, empoisonnés par des remords ou pleins de désespérance.
L’amour enseveli dans le cœur d’Emmanuel et de Marguerite sans que ni
l’un ni l’autre ne comprissent encore qu’il s’en allait de l’amour, ce
sentiment éclos sous la voûte sombre de la galerie Claës, devant un
vieil abbé sévère, dans un moment de silence et de calme; cet amour
grave et discret, mais fertile en nuances douces, en voluptés secrètes,
savourées comme des grappes volées au coin d’une vigne, subissait la
couleur brune, les teintes grises qui le décorèrent à ses premières
heures. En n’osant se livrer à aucune démonstration vive devant ce lit
de douleur, ces deux enfants agrandissaient leurs jouissances à leur
insu par une concentration qui les imprimait au fond de leur cœur.
C’était des soins donnés à la malade, et auxquels aimait à participer
Emmanuel, heureux de pouvoir s’unir à Marguerite en se faisant par
avance le fils de cette mère. Un remercîment mélancolique remplaçait
sur les lèvres de la jeune fille le mielleux langage des amants. Les
soupirs de leurs cœurs, remplis de joie par quelque regard échangé,
se distinguaient peu des soupirs arrachés par le spectacle de la
douleur maternelle. Leurs bons petits moments d’aveux indirects,
de promesses inachevées, d’épanouissements comprimés pouvaient se
comparer à ces allégories peintes par Raphaël sur des fonds noirs.
Ils avaient l’un et l’autre une certitude qu’ils ne s’avouaient pas;
ils savaient le soleil au-dessus d’eux, mais ils ignoraient quel
vent chasserait les gros nuages noirs amoncelés sur leurs têtes; ils
doutaient de l’avenir, et craignant d’être toujours escortés par des
souffrances, ils restaient timidement dans les ombres de ce crépuscule,
sans oser se dire: _Achèverons-nous ensemble la journée?_ Néanmoins la
tendresse que madame Claës témoignait à ses enfants cachait noblement
tout ce qu’elle se taisait à elle-même. Ses enfants ne lui causaient
ni tressaillement ni terreur, ils étaient sa consolation, mais ils
n’étaient pas sa vie; elle vivait par eux, elle mourait pour Balthazar.
Quelque pénible que fût pour elle la présence de son mari pensif
durant des heures entières, et qui lui jetait de temps en temps un
regard monotone, elle n’oubliait ses douleurs que pendant ces cruels
instants. L’indifférence de Balthazar pour cette femme mourante eût
semblé criminelle à quelque étranger qui en aurait été le témoin; mais
madame Claës et ses filles s’y étaient accoutumées, elles connaissaient
le cœur de cet homme, et l’absolvaient. Si, pendant la journée, madame
Claës subissait quelque crise dangereuse, si elle se trouvait plus
mal, si elle paraissait près d’expirer, Claës était le seul dans la
maison et dans la ville qui l’ignorât; Lemulquinier, son valet de
chambre, le savait: mais ni ses filles auxquelles leur mère imposait
silence, ni sa femme ne lui apprenaient les dangers que courait une
créature jadis si ardemment aimée. Quand son pas retentissait dans la
galerie au moment où il venait dîner, madame Claës était heureuse, elle
allait le voir, elle rassemblait ses forces pour goûter cette joie. A
l’instant où il entrait, cette femme pâle et demi-morte se colorait
vivement, reprenait un semblant de santé, le savant arrivait auprès du
lit, lui prenait la main, et la voyait sous une fausse apparence; pour
lui seul, elle était bien. Quand il lui demandait: «Ma chère femme,
comment vous trouvez-vous aujourd’hui?» elle lui répondait: «Mieux,
mon ami!» et faisait croire à cet homme distrait que le lendemain
elle serait levée, rétablie. La préoccupation de Balthazar était si
grande qu’il acceptait la maladie dont mourait sa femme, comme une
simple indisposition. Moribonde pour tout le monde, elle était vivante
pour lui. Une séparation complète entre ces époux fut le résultat de
cette année. Claës couchait loin de sa femme, se levait dès le matin,
et s’enfermait dans son laboratoire ou dans son cabinet; en ne la
voyant plus qu’en présence de ses filles ou des deux ou trois amis qui
venaient la visiter, il se déshabitua d’elle. Ces deux êtres, jadis
accoutumés à penser ensemble, n’eurent plus, que de loin en loin, ces
moments de communication, d’abandon, d’épanchement qui constituent la
vie du cœur, et il vint un moment où ces rares voluptés cessèrent.
Les souffrances physiques vinrent au secours de cette pauvre femme,
et l’aidèrent à supporter un vide, une séparation qui l’eût tuée, si
elle avait été vivante. Elle éprouva de si vives douleurs que, parfois,
elle fut heureuse de ne pas en rendre témoin celui qu’elle aimait
toujours. Elle contemplait Balthazar pendant une partie de la soirée,
et le sachant heureux comme il voulait l’être, elle épousait ce bonheur
qu’elle lui avait procuré. Cette frêle jouissance lui suffisait,
elle ne se demandait plus si elle était aimée, elle s’efforçait de
le croire, et glissait sur cette couche de glace sans oser appuyer,
craignant de la rompre et de noyer son cœur dans un affreux néant.
Comme nul événement ne troublait ce calme, et que la maladie qui
dévorait lentement madame Claës contribuait à cette paix intérieure,
en maintenant l’affection conjugale à un état passif, il fut facile
d’atteindre dans ce morne état les premiers jours de l’année 1816.

Vers la fin du mois de février, Pierquin le notaire porta le coup qui
devait précipiter dans la tombe une femme angélique dont l’âme, disait
l’abbé de Solis, était presque sans péché.

--Madame, lui dit-il à l’oreille en saisissant un moment où ses filles
ne pouvaient pas entendre leur conversation, monsieur Claës m’a chargé
d’emprunter trois cent mille francs sur ses propriétés, prenez des
précautions pour la fortune de vos enfants.

Madame Claës joignit les mains, leva les yeux au plafond, et remercia
le notaire par une inclination de tête bienveillante et par un sourire
triste dont il fut ému. Cette phrase fut un coup de poignard qui
tua Pépita. Dans cette journée elle s’était livrée à des réflexions
tristes qui lui avaient gonflé le cœur, et se trouvait dans une de ces
situations où le voyageur, n’ayant plus son équilibre, roule poussé
par un léger caillou jusqu’au fond du précipice qu’il a longtemps
et courageusement côtoyé. Quand le notaire fut parti, madame Claës
se fit donner par Marguerite tout ce qui lui était nécessaire pour
écrire, rassembla ses forces et s’occupa pendant quelques instants d’un
écrit testamentaire. Elle s’arrêta plusieurs fois pour contempler sa
fille. L’heure des aveux était venu. En conduisant la maison depuis la
maladie de sa mère, Marguerite avait si bien réalisé les espérances de
la mourante que madame Claës jeta sur l’avenir de sa famille un coup
d’œil sans désespoir, en se voyant revivre dans cet ange aimant et
fort. Sans doute ces deux femmes pressentaient de mutuelles et tristes
confidences à se faire, la fille regardait sa mère aussitôt que sa mère
la regardait, et toutes deux roulaient des larmes dans leurs yeux.
Plusieurs fois, Marguerite, au moment où madame Claës se reposait,
disait:--Ma mère? comme pour parler; puis, elle s’arrêtait, comme
suffoquée, sans que sa mère trop occupée par ses dernières pensées lui
demandât compte de cette interrogation. Enfin, madame Claës voulut
cacheter sa lettre; Marguerite, qui lui tenait une bougie, se retira
par discrétion pour ne pas voir la suscription.

--Tu peux lire, mon enfant! lui dit sa mère d’un ton déchirant.

Marguerite vit sa mère traçant ces mots: _A ma fille Marguerite_.

--Nous causerons quand je me serai reposée, ajouta-t-elle en mettant la
lettre sous son chevet.

Puis elle tomba sur son oreiller comme épuisée par l’effort qu’elle
venait de faire et dormit durant quelques heures. Quand elle s’éveilla,
ses deux filles, ses deux fils étaient à genoux devant son lit, et
priaient avec ferveur. Ce jour était un jeudi. Gabriel et Jean venaient
d’arriver du collége, amenés par Emmanuel de Solis, nommé depuis six
mois professeur d’histoire et de philosophie.

--Chers enfants, il faut nous dire adieu, s’écria-t-elle. Vous ne
m’abandonnez pas, vous! et celui que...

Elle n’acheva pas.

--Monsieur Emmanuel, dit Marguerite en voyant pâlir sa mère, allez dire
à mon père que maman se trouve plus mal.

Le jeune Solis monta jusqu’au laboratoire, et après avoir obtenu de
Lemulquinier que Balthazar vînt lui parler, celui-ci répondit à la
demande pressante du jeune homme:--J’y vais.

--Mon ami, dit madame Claës à Emmanuel quand il fut de retour, emmenez
mes deux fils et allez chercher votre oncle. Il est nécessaire, je
crois, de me donner les derniers sacrements, je voudrais les recevoir
de sa main.

Quand elle se trouva seule avec ses deux filles, elle fit un signe à
Marguerite qui, comprenant sa mère, renvoya Félicie.

--J’avais à vous parler aussi, ma chère maman, dit Marguerite qui ne
croyant pas sa mère aussi mal qu’elle l’était, agrandit la blessure
faite par Pierquin. Depuis dix jours, je n’ai plus d’argent pour les
dépenses de la maison, et je dois aux domestiques six mois de gages.
J’ai voulu déjà deux fois demander de l’argent à mon père, et je ne
l’ai pas osé. Vous ne savez pas! les tableaux de la galerie et la cave
ont été vendus.

--Il ne m’a pas dit un mot de tout cela, s’écria madame Claës. O
mon Dieu! vous me rappelez à temps vers vous. Mes pauvres enfants,
que deviendrez-vous? Elle fit une prière ardente qui lui teignit
les yeux des feux du repentir.--Marguerite, reprit-elle en tirant
la lettre de dessous son chevet, voici un écrit que vous n’ouvrirez
et ne lirez qu’au moment où, après ma mort, vous serez dans la plus
grande détresse, c’est-à-dire si vous manquiez de pain ici. Ma chère
Marguerite, aime bien ton père, mais aie soin de ta sœur et de tes
frères. Dans quelques jours, dans quelques heures peut-être! tu vas
être à la tête de la maison. Sois économe. Si tu te trouvais opposée
aux volontés de ton père, et le cas pourrait arriver, puisqu’il a
dépensé de grandes sommes à chercher un secret dont la découverte doit
être l’objet d’une gloire et d’une fortune immense, il aura sans doute
besoin d’argent, peut-être t’en demandera-t-il, déploie alors toute la
tendresse d’une fille, et sache concilier les intérêts dont tu seras
la seule protectrice avec ce que tu dois à un père, à un grand homme
qui sacrifie son bonheur, sa vie, à l’illustration de sa famille;
il ne pourrait avoir tort que dans la forme, ses intentions seront
toujours nobles, il est si excellent, son cœur est plein d’amour; vous
le reverrez bon et affectueux, vous! J’ai dû te dire ces paroles sur
le bord de la tombe, Marguerite. Si tu veux adoucir les douleurs de ma
mort, tu me promettras, mon enfant, de me remplacer près de ton père,
de ne lui point causer de chagrin; ne lui reproche rien, ne le juge
pas! Enfin, sois une médiatrice douce et complaisante jusqu’à ce que,
son œuvre terminée, il redevienne le chef de sa famille.

--Je vous comprends, ma mère chérie, dit Marguerite en baisant les yeux
enflammés de la mourante, et je ferai comme il vous plaît.

--Ne te marie, mon ange, reprit madame Claës, qu’au moment où Gabriel
pourra te succéder dans le gouvernement des affaires et de la maison.
Ton mari, si tu te mariais, ne partagerait peut-être pas tes
sentiments, jetterait le trouble dans la famille et tourmenterait ton
père.

Marguerite regarda sa mère et lui dit:--N’avez-vous aucune autre
recommandation à me faire sur mon mariage?

--Hésiterais-tu, ma chère enfant? dit la mourante d’effroi.

--Non, répondit-elle, je vous promets de vous obéir.

--Pauvre fille, je n’ai pas su me sacrifier pour vous, ajouta la mère
en versant des larmes chaudes, et je te demande de te sacrifier pour
tous. Le bonheur rend égoïste. Oui, Marguerite, j’ai été faible parce
que j’étais heureuse. Sois forte, conserve de la raison pour ceux qui
n’en auront pas ici. Fais en sorte que tes frères, que ta sœur ne
m’accusent jamais. Aime bien ton père, mais ne le contrarie pas... trop.

Elle pencha la tête sur son oreiller et n’ajouta pas un mot, ses forces
l’avaient trahie. Le combat intérieur entre la Femme et la Mère avait
été trop violent. Quelques instants après, le clergé vint, précédé de
l’abbé de Solis, et le parloir fut rempli par les gens de la maison.
Quand la cérémonie commença, madame Claës, que son confesseur avait
réveillée, regarda toutes les personnes qui étaient autour d’elle, et
n’y vit pas Balthazar.

--Et monsieur? dit-elle.

Ce mot, où se résumaient et sa vie et sa mort, fut prononcé d’un ton
si lamentable, qu’il causa un frémissement horrible dans l’assemblée.
Malgré son grand âge, Martha s’élança comme une flèche, monta les
escaliers et frappa durement à la porte du laboratoire.

--Monsieur, madame se meurt, et l’on vous attend pour l’administrer,
cria-t-elle avec la violence de l’indignation.

--Je descends, répondit Balthazar.

Lemulquinier vint un moment après, en disant que son maître le suivait.
Madame Claës ne cessa de regarder la porte du parloir, mais son mari ne
se montra qu’au moment où la cérémonie était terminée. L’abbé de Solis
et les enfants entouraient le chevet de la mourante. En voyant entrer
son mari, Joséphine rougit, et quelques larmes roulèrent sur ses joues.

--_Tu allais sans doute décomposer l’azote_, lui dit-elle avec une
douceur d’ange qui fit frissonner les assistants.

--C’est fait, s’écria-t-il d’un air joyeux. L’azote contient de
l’oxygène et une substance de la nature des impondérables qui
vraisemblablement est le principe de la...

Il s’éleva des murmures d’horreur qui l’interrompirent et lui rendirent
sa présence d’esprit.

--Que m’a-t-on dit? reprit-il. Tu es donc plus mal? Qu’est-il arrivé?

--Il arrive, monsieur, lui dit à l’oreille l’abbé de Solis indigné, que
votre femme se meurt et que vous l’avez tuée.

Sans attendre de réponse, l’abbé de Solis prit le bras d’Emmanuel et
sortit suivi des enfants qui le conduisirent jusque dans la cour.
Balthazar demeura comme foudroyé et regarda sa femme en laissant tomber
quelques larmes.

--Tu meurs et je t’ai tuée, s’écria-t-il. Que dit-il donc?

--Mon ami, reprit-elle, je ne vivais que par ton amour, et tu m’as à
ton insu retiré ma vie.

--Laissez-nous, dit Claës à ses enfants au moment où ils entrèrent.
Ai-je donc un seul instant cessé de t’aimer? reprit-il en s’asseyant au
chevet de sa femme et lui prenant les mains qu’il baisa.

--Mon ami, je ne te reprocherai rien. Tu m’as rendue heureuse, trop
heureuse; je n’ai pu soutenir la comparaison des premiers jours de
notre mariage qui étaient pleins, et de ces derniers jours pendant
lesquels tu n’as plus été toi-même et qui ont été vides. La vie du
cœur, comme la vie physique, a ses actions. Depuis six ans, tu as été
mort à l’amour, à la famille, à tout ce qui faisait notre bonheur. Je
ne te parlerai pas des félicités qui sont l’apanage de la jeunesse,
elles doivent cesser dans l’arrière-saison de la vie; mais elles
laissent des fruits dont se nourrissent les âmes, une confiance sans
bornes, de douces habitudes; eh! bien, tu m’as ravi ces trésors de
notre âge. Je m’en vais à temps: nous ne vivions ensemble d’aucune
manière, tu me cachais tes pensées et tes actions. Comment es-tu donc
arrivé à me craindre? T’ai-je jamais adressé une parole, un regard, un
geste empreints de blâme? Eh! bien, tu as vendu tes derniers tableaux,
tu as vendu jusqu’aux vins de ta cave, et tu empruntes de nouveau sur
tes biens sans m’en avoir dit un mot. Ah! je sortirai donc de la vie,
dégoûtée de la vie. Si tu commets des fautes, si tu t’aveugles en
poursuivant l’impossible, ne t’ai-je donc pas montré qu’il y avait en
moi assez d’amour pour trouver de la douceur à partager tes fautes, à
toujours marcher près de toi, m’eusses-tu menée dans les chemins du
crime. Tu m’as trop bien aimée; là est ma gloire et là ma douleur.
Ma maladie a duré longtemps, Balthazar; elle a commencé le jour qu’à
cette place où je vais expirer tu m’as prouvé que tu appartenais
plus à la Science qu’à la Famille. Voici ta femme morte et ta propre
fortune consumée. Ta fortune et ta femme t’appartenaient, tu pouvais
en disposer; mais le jour où je ne serai plus, ma fortune sera celle
de tes enfants, et tu ne pourras en rien prendre. Que vas-tu donc
devenir? Maintenant, je te dois la vérité, les mourants voient loin!
où sera désormais le contre-poids qui balancera la passion maudite de
laquelle tu as fait ta vie? Si tu m’y as sacrifiée, tes enfants seront
bien légers devant toi, car je te dois cette justice d’avouer que tu me
préférais à tout. Deux millions et six années de travaux ont été jetés
dans ce gouffre, et tu n’as rien trouvé...

A ces mots, Claës mit sa tête blanchie dans ses mains et se cacha le
visage.

--Tu ne trouveras rien que la honte pour toi, la misère pour tes
enfants, reprit la mourante. Déjà l’on te nomme par dérision
Claës-l’alchimiste, plus tard ce sera Claës-le-fou! Moi, je crois en
toi. Je te sais grand, savant, plein de génie; mais pour le vulgaire,
le génie ressemble à de la folie. La gloire est le soleil des morts;
de ton vivant tu seras malheureux comme tout ce qui fut grand, et tu
ruineras tes enfants. Je m’en vais sans avoir joui de ta renommée, qui
m’eût consolée d’avoir perdu le bonheur. Eh! bien, mon cher Balthazar,
pour me rendre cette mort moins amère, il faudrait que je fusse
certaine que nos enfants auront un morceau de pain; mais rien, pas même
toi, ne pourrait calmer mes inquiétudes...

--Je jure, dit Claës, de...

--Ne jure pas, mon ami, pour ne point manquer à tes serments, dit-elle
en l’interrompant. Tu nous devais ta protection, elle nous a failli
depuis près de sept années. La science est ta vie. Un grand homme ne
peut avoir ni femme, ni enfants. Allez seuls dans vos voies de misère!
vos vertus ne sont pas celles des gens vulgaires, vous appartenez au
monde, vous ne sauriez appartenir ni à une femme, ni à une famille.
Vous desséchez la terre à l’entour de vous comme font de grands arbres!
moi, pauvre plante, je n’ai pu m’élever assez haut, j’expire à moitié
de ta vie. J’attendais ce dernier jour pour te dire ces horribles
pensées, que je n’ai découvertes qu’aux éclairs de la douleur et du
désespoir. Épargne mes enfants! Que ce mot retentisse dans ton cœur! Je
te le dirai jusqu’à mon dernier soupir. La femme est morte, vois-tu? tu
l’as dépouillée lentement et graduellement de ses sentiments, de ses
plaisirs. Hélas! sans ce cruel soin que tu as pris involontairement,
aurais-je vécu si long-temps? Mais ces pauvres enfants ne
m’abandonnaient pas, eux! ils ont grandi près de mes douleurs, la mère
a survécu. Épargne, épargne nos enfants.

--Lemulquinier, cria Balthazar d’une voix tonnante. Le vieux valet se
montra soudain.--Allez tout détruire là-haut, machines, appareils;
faites avec précaution, mais brisez tout. Je renonce à la science!
dit-il à sa femme.

--Il est trop tard, ajouta-t-elle en regardant Lemulquinier.
Marguerite, s’écria-t-elle en se sentant mourir. Marguerite se montra
sur le seuil de la porte, et jeta un cri perçant en voyant les yeux de
sa mère qui pâlissaient.--Marguerite! répéta la mourante.

Cette dernière exclamation contenait un si violent appel à sa fille,
elle l’investissait de tant d’autorité, que ce cri fut tout un
testament. La famille épouvantée accourut, et vit expirer madame Claës
qui avait épuisé les dernières forces de sa vie dans sa conversation
avec son mari. Balthazar et Marguerite immobiles, elle au chevet, lui
au pied du lit, ne pouvaient croire à la mort de cette femme dont
toutes les vertus et l’inépuisable tendresse n’étaient connues que
d’eux. Le père et la fille échangèrent un regard pesant de pensées:
la fille jugeait son père, le père tremblait déjà de trouver dans sa
fille l’instrument d’une vengeance. Quoique les souvenirs d’amour par
lesquels sa femme avait rempli sa vie revinssent en foule assiéger sa
mémoire et donnassent aux dernières paroles de la morte une sainte
autorité qui devait toujours lui en faire écouter la voix, Balthazar
doutait de son cœur trop faible contre son génie; puis, il entendait un
terrible grondement de passion qui lui niait la force de son repentir,
et lui faisait peur de lui-même. Quand cette femme eut disparu, chacun
comprit que la maison Claës avait une âme et que cette âme n’était
plus. Aussi la douleur fut-elle si vive dans la famille, que le parloir
où la noble Joséphine semblait revivre resta fermé, personne n’avait le
courage d’y entrer.

La Société ne pratique aucune des vertus qu’elle demande aux hommes,
elle commet des crimes à toute heure, mais elle les commet en paroles;
elle prépare les mauvaises actions par la plaisanterie, comme elle
dégrade le beau par le ridicule; elle se moque des fils qui pleurent
trop leurs pères, elle anathématise ceux qui ne les pleurent pas assez;
puis elle s’amuse, Elle! à soupeser les cadavres avant qu’ils ne soient
refroidis. Le soir du jour où madame Claës expira, les amis de cette
femme jetèrent quelques fleurs sur sa tombe entre deux parties de
whist, rendirent hommage à ses belles qualités en cherchant du cœur ou
du pique. Puis, après quelques phrases lacrymales qui sont l’A, bé,
bi, bo, bu de la douleur collective, et qui se prononcent avec les
mêmes intonations, sans plus ni moins de sentiment, dans toutes les
villes de France et à toute heure, chacun chiffra le produit de cette
succession. Pierquin, le premier, fit observer à ceux qui causaient
de cet événement que la mort de cette excellente femme était un bien
pour elle, son mari la rendait trop malheureuse; mais que c’était, pour
ses enfants, un plus grand bien encore; elle n’aurait pas su refuser
sa fortune à son mari qu’elle adorait, tandis qu’aujourd’hui Claës
n’en pouvait plus disposer. Et chacun d’estimer la succession de la
pauvre madame Claës, de supputer ses économies (en avait-elle fait?
n’en avait-elle pas fait?), d’inventorier ses bijoux, d’étaler sa
garde-robe, de fouiller ses tiroirs, pendant que la famille affligée
pleurait et priait autour du lit mortuaire. Avec le coup d’œil d’un
Juré-peseur de fortunes, Pierquin calcula que les propres de madame
Claës, pour employer son expression, pouvaient encore se retrouver
et devaient monter à une somme d’environ quinze cent mille francs
représentée soit par la forêt de Waignies dont les bois avaient depuis
douze ans acquis un prix énorme, et il en compta les futaies, les
baliveaux, les anciens, les modernes, soit par les biens de Balthazar
qui était encore _bon_ pour _remplir_ ses enfants, si la valeur de la
liquidation ne l’acquittaient pas envers eux. Mademoiselle Claës était
donc, pour parler toujours son argot, une fille de quatre cent mille
francs. «Mais si elle ne se marie pas promptement, ajouta-t-il, ce qui
l’émanciperait, et permettrait de liciter la forêt de Waignies, de
liquider la part des mineurs, et de l’employer de manière à ce que le
père n’y touche pas, monsieur Claës est homme à ruiner ses enfants.»
Chacun chercha quels étaient dans la province les jeunes gens capables
de prétendre à la main de mademoiselle Claës, mais personne ne fit
au notaire la galanterie de l’en supposer digne. Le notaire trouvait
des raisons pour rejeter chacun des partis proposés comme indigne de
Marguerite. Les interlocuteurs se regardaient en souriant, et prenaient
plaisir à prolonger cette malice de province. Pierquin avait déjà vu
dans la mort de madame Claës un événement favorable à ses prétentions,
et il dépeçait déjà ce cadavre à son profit.

--Cette bonne femme-là, se dit-il en rentrant chez lui pour se coucher,
était fière comme un paon, et ne m’aurait jamais donné sa fille. Hé!
hé! pourquoi ne manœuvrerais-je pas maintenant de manière à l’épouser?
Le père Claës est un homme ivre de carbone qui ne se soucie plus de ses
enfants; si je lui demande sa fille, après avoir convaincu Marguerite
de l’urgence où elle est de se marier pour sauver la fortune de ses
frères et de sa sœur, il sera content de se débarrasser d’une enfant
qui peut le tracasser.

Il s’endormit en entrevoyant les beautés matrimoniales du contrat,
en méditant tous les avantages que lui offrait cette affaire, et les
garanties qu’il trouvait pour son bonheur dans la personne dont il se
faisait l’époux. Il était difficile de rencontrer dans la province une
jeune personne plus délicatement belle et mieux élevée que ne l’était
Marguerite. Sa modestie, sa grâce étaient comparables à celles de la
jolie fleur qu’Emmanuel n’avait osé nommer devant elle, en craignant de
découvrir ainsi les vœux secrets de son cœur. Ses sentiments étaient
fiers, ses principes étaient religieux, elle devait être une chaste
épouse; mais elle ne flattait pas seulement la vanité que tout homme
porte plus ou moins dans le choix d’une femme, elle satisfaisait encore
l’orgueil du notaire par l’immense considération dont sa famille,
doublement noble, jouissait en Flandre et que partagerait son mari.
Le lendemain, Pierquin tira de sa caisse quelques billets de mille
francs et vint amicalement les offrir à Balthazar, afin de lui éviter
des ennuis pécuniaires au moment où il était plongé dans la douleur.
Touché de cette attention délicate, Balthazar ferait sans doute à sa
fille l’éloge du cœur et de la personne du notaire. Il n’en fut rien.
Monsieur Claës et sa fille trouvèrent cette action toute simple, et
leur souffrance était trop exclusive pour qu’ils pensassent à Pierquin.
En effet, le désespoir de Balthazar fut si grand, que les personnes
disposées à blâmer sa conduite la lui pardonnèrent, moins au nom de
la Science qui pouvait l’excuser, qu’en faveur de ses regrets qui
ne réparaient point le mal. Le monde se contente de grimaces, il se
paye de ce qu’il donne, sans en vérifier l’aloi; pour lui, la vraie
douleur est un spectacle, une sorte de jouissance qui le dispose à tout
absoudre, même un criminel; dans son avidité d’émotions, il acquitte
sans discernement et celui qui le fait rire, et celui qui le fait
pleurer, sans leur demander compte des moyens.

Marguerite avait accompli sa dix-neuvième année quand son père lui
remit le gouvernement de la maison où son autorité fut pieusement
reconnue par sa sœur et ses deux frères à qui, pendant les derniers
moments de sa vie, madame Claës avait recommandé d’obéir à leur aînée.
Le deuil rehaussait sa blanche fraîcheur, de même que la tristesse
mettait en relief sa douceur et sa patience. Dès les premiers jours,
elle prodigua les preuves de ce courage féminin, de cette sérénité
constante que doivent avoir les anges chargés de répandre la paix,
en touchant de leur palme verte les cœurs souffrants. Mais si elle
s’habitua, par l’entente prématurée de ses devoirs, à cacher ses
douleurs, elles n’en furent que plus vives; son extérieur calme était
en désaccord avec la profondeur de ses sensations; et elle fut destinée
à connaître de bonne heure ces terribles explosions de sentiment que
le cœur ne suffit pas toujours à contenir; son père devait sans cesse
la tenir pressée entre les générosités naturelles aux jeunes âmes, et
la voix d’une impérieuse nécessité. Les calculs qui l’enlacèrent le
lendemain même de la mort de sa mère la mirent aux prises avec les
intérêts de la vie, au moment où les jeunes filles n’en conçoivent que
les plaisirs. Affreuse éducation de souffrance qui n’a jamais manqué
aux natures angéliques! L’amour qui s’appuie sur l’argent et sur la
vanité forme la plus opiniâtre des passions, Pierquin ne voulut pas
tarder à circonvenir l’héritière. Quelques jours après la prise du
deuil il chercha l’occasion de parler à Marguerite, et commença ses
opérations avec une habileté qui aurait pu la séduire; mais l’amour
lui avait jeté dans l’âme une clairvoyance qui l’empêcha de se
laisser prendre à des dehors d’autant plus favorables aux tromperies
sentimentales que dans cette circonstance Pierquin déployait la bonté
qui lui était propre, la bonté du notaire qui se croit aimant quand
il sauve des écus. Fort de sa douteuse parenté, de la constante
habitude qu’il avait de faire les affaires et de partager les secrets
de cette famille, sûr de l’estime et de l’amitié du père, bien servi
par l’insouciance d’un savant qui n’avait aucun projet arrêté pour
l’établissement de sa fille, et ne supposant pas que Marguerite pût
avoir une prédilection, il lui laissa juger une poursuite qui ne jouait
la passion que par l’alliance des calculs les plus odieux à de jeunes
âmes et qu’il ne sut pas voiler. Ce fut lui qui se montra naïf, ce fut
elle qui usa de dissimulation, précisément parce qu’il croyait agir
contre une fille sans défense, et qu’il méconnut les priviléges de la
faiblesse.

--Ma chère cousine, dit-il à Marguerite avec laquelle il se promenait
dans les allées du petit jardin, vous connaissez mon cœur et vous savez
combien je suis porté à respecter les sentiments douloureux qui vous
affectent en ce moment. J’ai l’âme trop sensible pour être notaire,
je ne vis que par le cœur et je suis obligé de m’occuper constamment
des intérêts d’autrui, quand je voudrais me laisser aller aux émotions
douces qui font la vie heureuse. Aussi souffré-je beaucoup d’être forcé
de vous parler de projets discordants avec l’état de votre âme, mais il
le faut. J’ai beaucoup pensé à vous depuis quelques jours. Je viens de
reconnaître que, par une fatalité singulière, la fortune de vos frères
et de votre sœur, la vôtre même, sont en danger. Voulez-vous sauver
votre famille d’une ruine complète?

--Que faudrait-il faire? dit-elle effrayée à demi par ces paroles.

--Vous marier, répondit Pierquin.

--Je ne me marierai point, s’écria-t-elle.

--Vous vous marierez, reprit le notaire, quand vous aurez réfléchi
mûrement à la situation critique dans laquelle vous êtes...

--Comment mon mariage peut-il sauver...

--Voilà où je vous attendais, ma cousine, dit-il en l’interrompant. Le
mariage émancipe!

--Pourquoi m’émanciperait-on? dit Marguerite.

--Pour vous mettre en possession, ma chère petite cousine, dit le
notaire d’un air de triomphe. Dans cette occurrence, vous prenez
votre part dans la fortune de votre mère. Pour vous le donner, il
faut la liquider; or, pour la liquider, ne faudra-t-il pas liciter la
forêt de Waignies? Cela posé, toutes les valeurs de la succession se
capitaliseront, et votre père sera tenu, comme tuteur, de placer la
part de vos frères et de votre sœur, en sorte que la Chimie ne pourra
plus y toucher.

--Dans le cas contraire, qu’arriverait-il? demanda-t-elle.

--Mais, dit le notaire, votre père administrera vos biens. S’il se
remettait à vouloir faire de l’or, il pourrait vendre le bois de
Waignies et vous laisser nus comme des petits saint Jean. La forêt
de Waignies vaut en ce moment près de quatorze cent mille francs;
mais, qu’aujourd’hui pour demain, votre père la coupe à blanc, vos
treize cents arpents ne vaudront pas trois cent mille francs. Ne
vaut-il pas mieux éviter ce danger à peu près certain, en faisant
échoir dès aujourd’hui le cas de partage par votre émancipation? Vous
sauverez ainsi toutes les coupes de la forêt desquelles votre père
disposerait plus tard à votre préjudice. En ce moment que la Chimie
dort, il placera nécessairement les valeurs de la liquidation sur le
Grand-Livre. Les fonds sont à cinquante-neuf, ces chers enfants auront
donc près de cinq mille livres de rente pour cinquante mille francs;
et attendu qu’on ne peut pas disposer des capitaux appartenant aux
mineurs, à leur majorité vos frères et votre sœur verront leur fortune
doublée. Tandis que, autrement, ma foi.... Voilà.... D’ailleurs votre
père a écorné le bien de votre mère, nous saurons le déficit par un
inventaire. S’il est reliquaire, vous prendrez hypothèque sur ses
biens, et vous en sauverez déjà quelque chose.

--Fi! dit Marguerite, ce serait outrager mon père. Les dernières
paroles de ma mère n’ont pas été prononcées depuis si peu de temps que
je ne puisse me les rappeler. Mon père est incapable de dépouiller ses
enfants, dit-elle en laissant échapper des larmes de douleur. Vous le
méconnaissez, monsieur Pierquin.

--Mais si votre père, ma chère cousine, se remet à la Chimie, il...

--Nous serions ruinés, n’est-ce pas?

--Oh! mais complétement ruinés! Croyez-moi, Marguerite, dit-il en lui
prenant la main qu’il mit sur son cœur, je manquerais à mes devoirs si
je n’insistais pas. Votre intérêt seul...

--Monsieur, dit Marguerite d’un air froid en lui retirant sa main,
l’intérêt bien entendu de ma famille exige que je ne me marie pas. Ma
mère en a jugé ainsi.

--Cousine, s’écria-t-il avec la conviction d’un homme d’argent qui
voit perdre une fortune, vous vous suicidez, vous jetez à l’eau
la succession de votre mère. Eh! bien, j’aurai le dévouement de
l’excessive amitié que je vous porte! Vous ne savez pas combien je vous
aime, je vous adore depuis le jour où je vous ai vue au dernier bal
que votre père a donné! vous étiez ravissante. Vous pouvez vous fier à
la voix du cœur, quand elle parle intérêt, ma chère Marguerite. Il fit
une pause. Oui, nous convoquerons un conseil de famille et nous vous
émanciperons sans vous consulter.

--Mais qu’est-ce donc qu’être émancipée?

--C’est jouir de ses droits.

--Si je puis être émancipée sans me marier, pourquoi voulez-vous donc
que je me marie? Et avec qui?

Pierquin essaya de regarder sa cousine d’un air tendre, mais cette
expression contrastait si bien avec la rigidité de ses yeux habitués à
parler d’argent, que Marguerite crut apercevoir du calcul dans cette
tendresse improvisée.

--Vous auriez épousé la personne qui vous aurait plu... dans la
ville... reprit-il. Un mari vous est indispensable, même comme affaire.
Vous allez être en présence de votre père. Seule, lui résisterez-vous?

--Oui, monsieur, je saurai défendre mes frères et ma sœur, quand il en
sera temps.

--Peste, la commère! se dit Pierquin. Non, vous ne saurez pas lui
résister, reprit-il à haute voix.

--Brisons sur ce sujet, dit-elle.

--Adieu, cousine, je tâcherai de vous servir malgré vous, et je
prouverai combien je vous aime en vous protégeant, malgré vous, contre
un malheur que tout le monde prévoit en ville.

--Je vous remercie de l’intérêt que vous me portez; mais je vous
supplie de ne rien proposer ni faire entreprendre qui puisse causer le
moindre chagrin à mon père.

Marguerite resta pensive en voyant Pierquin s’éloigner, elle en compara
la voix métallique, les manières qui n’avaient que la souplesse des
ressorts, les regards qui peignaient plus de servilisme que de douceur,
aux poésies mélodieusement muettes dont les sentiments d’Emmanuel
étaient revêtus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, il existe un
magnétisme admirable dont les effets ne trompent jamais. Le son de
la voix, le regard, les gestes passionnés de l’homme aimant peuvent
s’imiter, une jeune fille peut être trompée par un habile comédien;
mais pour réussir, ne doit-il pas être seul? Si cette jeune fille a
près d’elle une âme qui vibre à l’unisson de ses sentiments, n’a-t-elle
pas bientôt reconnu les expressions du véritable amour? Emmanuel se
trouvait en ce moment, comme Marguerite, sous l’influence des nuages
qui, depuis leur rencontre, avaient formé fatalement une sombre
atmosphère au-dessus de leurs têtes, et qui leur dérobaient la vue du
ciel bleu de l’amour. Il avait, pour son Élue, cette idolâtrie que
le défaut d’espoir rend si douce et si mystérieuse dans ses pieuses
manifestations. Socialement placé trop loin de mademoiselle Claës par
son peu de fortune et n’ayant qu’un beau nom à lui offrir, il ne
voyait aucune chance d’être accepté pour son époux. Il avait toujours
attendu quelques encouragements que Marguerite s’était refusée à
donner sous les yeux défaillants d’une mourante. Également purs, ils
ne s’étaient donc pas encore dit une seule parole d’amour. Leurs
joies avaient été les joies égoïstes que les malheureux sont forcés
de savourer seuls. Ils avaient frémi séparément, quoiqu’ils fussent
agités par un rayon parti de la même espérance. Ils semblaient avoir
peur d’eux-mêmes, en se sentant déjà trop bien l’un à l’autre. Aussi
Emmanuel tremblait-il d’effleurer la main de la souveraine à laquelle
il avait fait un sanctuaire dans son cœur. Le plus insouciant contact
aurait développé chez lui de trop irritantes voluptés, il n’aurait plus
été le maître de ses sens déchaînés. Mais quoiqu’ils ne se fussent rien
accordé des frêles et immenses, des innocents et sérieux témoignages
que se permettent les amants les plus timides, ils s’étaient néanmoins
si bien logés au cœur l’un de l’autre, que tous deux se savaient prêts
à se faire les plus grands sacrifices, seuls plaisirs qu’ils pussent
goûter. Depuis la mort de madame Claës, leur amour secret s’étouffait
sous les crêpes du deuil. De brunes, les teintes de la sphère où ils
vivaient étaient devenues noires, et les clartés s’y éteignaient dans
les larmes. La réserve de Marguerite se changea presque en froideur,
car elle avait à tenir le serment exigé par sa mère; et devenant plus
libre qu’auparavant, elle se fit plus rigide. Emmanuel avait épousé le
deuil de sa bien-aimée, en comprenant que le moindre vœu d’amour, la
plus simple exigence serait une forfaiture envers les lois du cœur.
Ce grand amour était donc plus caché qu’il ne l’avait jamais été. Ces
deux âmes tendres rendaient toujours le même son; mais séparées par la
douleur, comme elles l’avaient été par les timidités de la jeunesse
et par le respect dû aux souffrances de la morte, elles s’en tenaient
encore au magnifique langage des yeux, à la muette éloquence des
actions dévouées, à une cohérence continuelle, sublimes harmonies de
la jeunesse, premiers pas de l’amour en son enfance. Emmanuel venait,
chaque matin, savoir des nouvelles de Claës et de Marguerite, mais il
ne pénétrait dans la salle à manger que quand il apportait une lettre
de Gabriel, ou quand Balthazar le priait d’entrer. Son premier coup
d’œil jeté sur la jeune fille lui disait mille pensées sympathiques:
il souffrait de la discrétion que lui imposaient les convenances,
il ne l’avait pas quittée, il en partageait la tristesse, enfin il
épandait la rosée de ses larmes au cœur de son amie, par un regard
que n’altérait aucune arrière-pensée. Ce bon jeune homme vivait si
bien dans le présent, il s’attachait tant à un bonheur qu’il croyait
fugitif, que Marguerite se reprochait parfois de ne pas lui tendre
généreusement la main en lui disant:--Soyons amis!

Pierquin continua ses obsessions avec cet entêtement qui est la
patience irréfléchie des sots. Il jugeait Marguerite selon les règles
ordinaires employées par la multitude pour apprécier les femmes. Il
croyait que les mots mariage, liberté, fortune, qu’il lui avait jetés
dans l’oreille germeraient dans son âme, y feraient fleurir un désir
dont il profiterait, et il s’imaginait que sa froideur était de la
dissimulation. Mais quoiqu’il l’entourât de soins et d’attentions
galantes, il cachait mal les manières despotiques d’un homme habitué
à trancher les plus hautes questions relatives à la vie des familles.
Il disait, pour la consoler, de ces lieux communs, familiers aux gens
de sa profession, lesquels passent en colimaçons sur les douleurs, et
y laissent une traînée de paroles sèches qui en déflorent la sainteté.
Sa tendresse était du patelinage. Il quittait sa feinte mélancolie
à la porte en reprenant ses doubles souliers, ou son parapluie. Il
se servait du ton que sa longue familiarité l’autorisait à prendre,
comme d’un instrument pour se mettre plus avant dans le cœur de la
famille, pour décider Marguerite à un mariage proclamé par avance
dans toute la ville. L’amour vrai, dévoué, respectueux formait donc
un contraste frappant avec un amour égoïste et calculé. Tout était
homogène en ces deux hommes. L’un feignait une passion et s’armait de
ses moindres avantages afin de pouvoir épouser Marguerite; l’autre
cachait son amour, et tremblait de laisser apercevoir son dévouement.
Quelque temps après la mort de sa mère, et dans la même journée,
Marguerite put comparer les deux seuls hommes qu’elle était à même de
juger. Jusqu’alors, la solitude à laquelle elle avait été condamnée
ne lui avait pas permis de voir le monde, et la situation où elle se
trouvait ne laissait aucun accès aux personnes qui pouvaient penser
à la demander en mariage. Un jour, après le déjeuner, par une des
premières belles matinées du mois d’avril, Emmanuel vint au moment où
monsieur Claës sortait. Balthazar supportait si difficilement l’aspect
de sa maison, qu’il allait se promener le long des remparts pendant
une partie de la journée. Emmanuel voulut suivre Balthazar, il hésita,
parut puiser des forces en lui-même, regarda Marguerite et resta.
Marguerite devina que le professeur voulait lui parler et lui proposa
de venir au jardin. Elle renvoya sa sœur Félicie, près de Martha qui
travaillait dans l’antichambre, située au premier étage; puis elle
s’alla placer sur un banc où elle pouvait être vue de sa sœur et de la
vieille duègne.

--Monsieur Claës est aussi absorbé par le chagrin qu’il l’était par ses
recherches savantes, dit le jeune homme en voyant Balthazar marchant
lentement dans la cour. Tout le monde le plaint en ville; il va comme
un homme qui n’a plus ses idées; il s’arrête sans motif, regarde sans
voir...

--Chaque douleur a son expression, dit Marguerite en retenant ses
pleurs. Que vouliez-vous me dire? reprit-elle après une pause et avec
une dignité froide.

--Mademoiselle, répondit Emmanuel d’une voix émue, ai-je le droit de
vous parler comme je vais le faire? Ne voyez, je vous prie, que mon
désir de vous être utile, et laissez-moi croire qu’un professeur peut
s’intéresser au sort de ses élèves au point de s’inquiéter de leur
avenir. Votre frère Gabriel a quinze ans passés, il est en seconde,
et certes il est nécessaire de diriger ses études dans l’esprit de
la carrière qu’il embrassera. Monsieur votre père est le maître de
décider cette question; mais s’il n’y pensait pas, ne serait-ce pas
un malheur pour Gabriel? Ne serait-ce pas aussi bien mortifiant pour
monsieur votre père, si vous lui faisiez observer qu’il ne s’occupe pas
de son fils? Dans cette conjoncture, ne pourriez-vous pas consulter
votre frère sur ses goûts, lui faire choisir par lui-même une carrière,
afin que si, plus tard, son père voulait en faire un magistrat, un
administrateur, un militaire, Gabriel eût déjà des connaissances
spéciales? Je ne crois pas que ni vous ni monsieur Claës vous vouliez
le laisser oisif...

--Oh! non, dit Marguerite. Je vous remercie, monsieur Emmanuel, vous
avez raison. Ma mère, en nous faisant faire de la dentelle, en nous
apprenant avec tant de soin à dessiner, à coudre, à broder, à toucher
du piano, nous disait souvent qu’on ne savait pas ce qui pouvait
arriver dans la vie. Gabriel doit avoir une valeur personnelle et une
éducation complète. Mais, quelle est la carrière la plus convenable que
puisse prendre un homme?

--Mademoiselle, dit Emmanuel en tremblant de bonheur, Gabriel est celui
de sa classe qui montre le plus d’aptitude aux mathématiques; s’il
voulait entrer à l’École Polytechnique, je crois qu’il y acquerrait
des connaissances utiles dans toutes les carrières. A sa sortie,
il resterait le maître de choisir celle pour laquelle il aurait le
plus de goût. Sans avoir rien préjugé jusque-là sur son avenir, vous
aurez gagné du temps. Les hommes sortis avec honneur de cette École
sont les bienvenus partout. Elle a fourni des administrateurs, des
diplomates, des savants, des ingénieurs, des généraux, des marins,
des magistrats, des manufacturiers et des banquiers. Il n’y a donc
rien d’extraordinaire à voir un jeune homme riche ou de bonne maison
travaillant dans le but d’y être admis. Si Gabriel s’y décidait, je
vous demanderais... me l’accorderez-vous! Dites oui!

--Que voulez-vous?

--Être son répétiteur, dit-il en tremblant.

Marguerite regarda monsieur de Solis, lui prit la main et lui
dit:--Oui. Elle fit une pause et ajouta d’une voix émue:--Combien
j’apprécie la délicatesse qui vous fait offrir précisément ce que je
puis accepter de vous. Dans ce que vous venez de dire, je vois que vous
avez bien pensé à nous. Je vous remercie.

Quoique ces paroles fussent dites simplement, Emmanuel détourna la tête
pour ne pas laisser voir les larmes que le plaisir d’être agréable à
Marguerite lui fit venir aux yeux.

--Je vous les amènerai tous les deux, dit-il, quand il eut repris un
peu de calme, c’est demain jour de congé.

Il se leva, salua Marguerite qui le suivit, et quand il fut dans la
cour, il la vit encore à la porte de la salle à manger d’où elle lui
adressa un signe amical. Après le dîner, le notaire vint faire une
visite à monsieur Claës, et s’assit dans le jardin, entre son cousin et
Marguerite, précisément sur le banc où s’était mis Emmanuel.

--Mon cher cousin, dit-il, je suis venu ce soir pour vous parler
affaire. Quarante-trois jours se sont écoulés depuis le décès de votre
femme.

--Je ne les ai pas comptés, dit Balthazar en essuyant une larme que lui
arracha le mot légal de _décès_.

--Oh! monsieur, dit Marguerite en regardant le notaire, comment
pouvez-vous...

--Mais, ma cousine, nous sommes forcés, nous autres, de compter des
délais qui sont fixés par la loi. Il s’agit précisément de vous et de
vos cohéritiers. Monsieur Claës n’a que des enfants mineurs, il est
tenu de faire un inventaire dans les quarante-cinq jours qui suivent le
décès de sa femme, afin de constater les valeurs de la communauté. Ne
faut-il pas savoir si elle est bonne ou mauvaise, pour l’accepter ou
pour s’en tenir aux droits purs et simples des mineurs. Marguerite se
leva.--Restez, ma cousine, dit Pierquin, ces affaires vous concernent
vous et votre père. Vous savez combien je prends part à vos chagrins;
mais il faut vous occuper aujourd’hui même de ces détails, sans quoi
vous pourriez, les uns et les autres, vous en trouver fort mal! Je fais
en ce moment mon devoir comme notaire de la famille.

--Il a raison, dit Claës.

--Le délai expire dans deux jours, reprit le notaire, je dois donc
procéder, dès demain, à l’ouverture de l’inventaire, quand ce ne serait
que pour retarder le paiement des droits de succession que le fisc va
venir vous demander; le fisc n’a pas de cœur, il ne s’inquiète pas
des sentiments, il met sa griffe sur nous en tout temps. Donc, tous
les jours, depuis dix heures jusqu’à quatre heures, mon clerc et moi,
nous viendrons avec l’huissier-priseur, monsieur Raparlier. Quand nous
aurons achevé en ville, nous irons à la campagne. Quant à la forêt
de Waignies, nous allons en causer. Cela posé, passons à un autre
point. Nous avons un conseil de famille à convoquer, pour nommer un
subrogé-tuteur. Monsieur Conyncks de Bruges est aujourd’hui votre plus
proche parent; mais le voilà devenu Belge! Vous devriez, mon cousin,
lui écrire à ce sujet, vous sauriez si le bonhomme a envie de se fixer
en France où il possède de belles propriétés, et vous pourriez le
décider ainsi à venir lui et sa fille habiter la Flandre française.
S’il refuse, je verrai à composer le conseil, d’après les degrés de
parenté.

--A quoi sert un inventaire? demanda Marguerite.

--A constater les droits, les valeurs, l’actif et le passif. Quand tout
est bien établi, le conseil de famille prend dans l’intérêt des mineurs
les déterminations qu’il juge...

--Pierquin, dit Claës qui se leva du banc, procédez aux actes que vous
croirez nécessaires à la conservation des droits de mes enfants; mais
évitez-nous le chagrin de voir vendre ce qui appartenait à ma chère...
Il n’acheva pas, il avait dit ces mots d’un air si noble et d’un ton si
pénétré, que Marguerite prit la main de son père et la baisa.

--A demain, dit Pierquin.

--Venez déjeuner, dit Balthazar. Puis Claës parut rassembler ses
souvenirs et s’écria:--Mais d’après mon contrat de mariage qui a
été fait sous la coutume de Hainault, j’avais dispensé ma femme
de l’inventaire afin qu’on ne la tourmentât point, je n’y suis
probablement pas tenu non plus...

--Ah! quel bonheur, dit Marguerite, il nous aurait causé tant de peine.

--Eh! bien, nous examinerons votre contrat demain, répondit le notaire
un peu confus.

--Vous ne le connaissiez donc pas? lui dit Marguerite.

Cette observation interrompit l’entretien. Le notaire se trouva trop
embarrassé de continuer après l’observation de sa cousine.

--Le diable s’en mêle! se dit-il dans la cour. Cet homme si distrait
retrouve la mémoire juste au moment où il le faut pour empêcher de
prendre des précautions contre lui. Ses enfants seront dépouillés!
c’est aussi sûr que deux et deux font quatre. Parlez donc affaires à
des filles de dix-neuf ans qui font du sentiment. Je me suis creusé la
tête pour sauver le bien de ces enfants-là, en procédant régulièrement
et en m’entendant avec le bonhomme Conincks. Et voilà! Je me perds dans
l’esprit de Marguerite qui va demander à son père pourquoi je voulais
procéder à un inventaire qu’elle croit inutile. Et monsieur Claës lui
dira que les notaires ont la manie de faire des actes, que nous sommes
notaires avant d’être parents, cousins ou amis, enfin des bêtises....

Il ferma la porte avec violence en pestant contre les clients qui se
ruinaient par sensibilité. Balthazar avait raison. L’inventaire n’eut
pas lieu. Rien ne fut donc fixé sur la situation dans laquelle se
trouvait le père vis-à-vis de ses enfants. Plusieurs mois s’écoulèrent
sans que la situation de la maison Claës changeât. Gabriel, habilement
conduit par monsieur de Solis qui s’était fait son précepteur,
travaillait avec application, apprenait les langues étrangères et
se disposait à passer l’examen nécessaire pour entrer à l’École
Polytechnique. Félicie et Marguerite avaient vécu dans une retraite
absolue, en allant néanmoins, par économie, habiter pendant la belle
saison la maison de campagne de leur père. Monsieur Claës s’occupa de
ses affaires, paya ses dettes en empruntant une somme considérable sur
ses biens et visita la forêt de Waignies. Au milieu de l’année 1817,
son chagrin, lentement apaisé, le laissa seul et sans défense contre
la monotonie de la vie qu’il menait et qui lui pesa. Il lutta d’abord
courageusement contre la Science qui se réveillait insensiblement,
et se défendit à lui-même de penser à la Chimie. Puis il y pensa.
Mais il ne voulut pas s’en occuper activement, il ne s’en occupa
que théoriquement. Cette constante étude fit surgir sa passion qui
devint ergoteuse. Il discuta s’il s’était engagé à ne pas continuer
ses recherches et se souvint que sa femme n’avait pas voulu de son
serment. Quoiqu’il se fût promis à lui-même de ne plus poursuivre
la solution de son problème, ne pouvait-il changer de détermination
du moment où il entrevoyait un succès. Il avait déjà cinquante-neuf
ans. A cet âge, l’idée qui le dominait contracta l’âpre fixité par
laquelle commencent les monomanies. Les circonstances conspirèrent
encore contre sa loyauté chancelante. La paix dont jouissait l’Europe
avait permis la circulation des découvertes et des idées scientifiques
acquises pendant la guerre par les savants des différents pays entre
lesquels il n’y avait point eu de relations depuis près de vingt
ans. La Science avait donc marché. Claës trouva que les progrès de
la Chimie s’étaient dirigés, à l’insu des chimistes, vers l’objet de
ses recherches. Les gens adonnés à la haute science pensaient comme
lui, que la lumière, la chaleur, l’électricité, le galvanisme et le
magnétisme étaient les différents effets d’une même cause, que la
différence qui existait entre les corps jusque-là réputés simples
devait être produite par les divers dosages d’un principe inconnu.
La peur de voir trouver par un autre la réduction des métaux et le
principe constituant de l’électricité, deux découvertes qui menaient
à la solution de l’Absolu chimique, augmenta ce que les habitants de
Douai appelaient une folie, et porta ses désirs à un paroxysme que
concevront les personnes passionnées pour les sciences, ou qui ont
connu la tyrannie des idées. Aussi Balthazar fut-il bientôt emporté
par une passion d’autant plus violente, qu’elle avait plus longtemps
dormi. Marguerite, qui épiait les dispositions d’âme par lesquelles
passait son père, ouvrit le parloir. En y demeurant elle ranima les
souvenirs douloureux que devait causer la mort de sa mère, et réussit
en effet, en réveillant les regrets de son père, à retarder sa chute
dans le gouffre où il devait néanmoins tomber. Elle voulut aller dans
le monde et força Balthazar d’y prendre des distractions. Plusieurs
partis considérables se présentèrent pour elle, et occupèrent Claës,
quoique Marguerite déclarât qu’elle ne se marierait pas avant d’avoir
atteint sa vingt-cinquième année. Malgré les efforts de sa fille,
malgré de violents combats, au commencement de l’hiver, Balthazar
reprit secrètement ses travaux. Il était difficile de cacher de
telles occupations à des femmes curieuses. Un jour donc, Martha dit
à Marguerite en l’habillant:--Mademoiselle, nous sommes perdues! Ce
monstre de Mulquinier, qui est le diable déguisé, car je ne lui ai
jamais vu faire le signe de la croix, est remonté dans le grenier.
Voilà monsieur votre père embarqué pour l’enfer. Fasse le ciel qu’il ne
vous tue pas comme il a tué cette pauvre chère madame.

--Cela n’est pas possible, dit Marguerite.

--Venez voir la preuve de leur trafic...

Mademoiselle Claës courut à la fenêtre et aperçut en effet une légère
fumée qui sortait par le tuyau du laboratoire.

--J’ai vingt et un ans dans quelques mois, pensa-t-elle, je saurai
m’opposer à la dissipation de notre fortune.

En se laissant aller à sa passion, Balthazar dut nécessairement avoir
moins de respect pour les intérêts de ses enfants qu’il n’en avait eu
pour sa femme. Les barrières étaient moins hautes, sa conscience était
plus large, sa passion devenait plus forte. Aussi marcha-t-il dans sa
carrière de gloire, de travail, d’espérance et de misère avec la fureur
d’un homme plein de conviction. Sûr du résultat, il se mit à travailler
nuit et jour avec un emportement dont s’effrayèrent ses filles qui
ignoraient combien est peu nuisible le travail auquel un homme se
plaît. Aussitôt que son père eut recommencé ses expériences, Marguerite
retrancha les superfluités de la table, devint d’une parcimonie digne
d’un avare, et fut admirablement secondée par Josette et par Martha.
Claës ne s’aperçut pas de cette réforme qui réduisait la vie au strict
nécessaire. D’abord il ne déjeunait pas, puis il ne descendait de son
laboratoire qu’au moment même du dîner, enfin il se couchait quelques
heures après être resté dans le parloir entre ses deux filles, sans
leur dire un mot. Quand il se retirait, elles lui souhaitaient le
bonsoir, et il se laissait embrasser machinalement sur les deux joues.
Une semblable conduite eût causé les plus grands malheurs domestiques
si Marguerite n’avait été préparée à exercer l’autorité d’une mère,
et prémunie par une passion secrète contre les malheurs d’une si
grande liberté. Pierquin avait cessé de venir voir ses cousines, en
jugeant que leur ruine allait être complète. Les propriétés rurales
de Balthazar qui rapportaient seize mille francs et valaient environ
deux cent mille écus, étaient déjà grevées de trois cent mille francs
d’hypothèques. Avant de se remettre à la Chimie, Claës avait fait un
emprunt considérable. Le revenu suffisait précisément au paiement des
intérêts; mais comme avec l’imprévoyance naturelle aux hommes voués
à une idée, il abandonnait ses fermages à Marguerite pour subvenir
aux dépenses de la maison, le notaire avait calculé que trois ans
suffiraient pour mettre le feu aux affaires, et que les gens de
justice dévoreraient ce que Balthazar n’aurait pas mangé. La froideur
de Marguerite avait amené Pierquin à un état d’indifférence presque
hostile. Pour se donner le droit de renoncer à la main de sa cousine,
si elle devenait trop pauvre, il disait des Claës avec un air de
compassion: «Ces pauvres gens sont ruinés, j’ai fait tout ce que j’ai
pu pour les sauver; mais que voulez-vous! mademoiselle Claës s’est
refusée à toutes les combinaisons légales qui devaient les préserver de
la misère.»

Nommé proviseur du collége de Douai, par la protection de son oncle,
Emmanuel, que son mérite transcendant avait fait digne de ce poste,
venait voir tous les jours pendant la soirée les deux jeunes filles qui
appelaient près d’elles la duègne aussitôt que leur père se couchait.
Le coup de marteau doucement frappé par le jeune de Solis ne tardait
jamais. Depuis trois mois, encouragé par la gracieuse et muette
reconnaissance avec laquelle Marguerite acceptait ses soins, il était
devenu lui-même. Les rayonnements de son âme pure comme un diamant
brillèrent sans nuages, et Marguerite put en apprécier la force, la
durée en voyant combien la source en était inépuisable. Elle admirait
une à une s’épanouir les fleurs, après en avoir respiré par avance
les parfums. Chaque jour, Emmanuel réalisait une des espérances de
Marguerite, et faisait luire dans les régions enchantées de l’amour
de nouvelles lumières qui chassaient les nuages, rassérénaient leur
ciel, et coloraient les fécondes richesses ensevelies jusque-là dans
l’ombre. Plus à son aise, Emmanuel put déployer les séductions de son
cœur jusqu’alors discrètement cachées: cette expansive gaieté du jeune
âge, cette simplicité que donne une vie remplie par l’étude, et les
trésors d’un esprit délicat que le monde n’avait pas adultéré, toutes
les innocentes joyeusetés qui vont si bien à la jeunesse aimante. Son
âme et celle de Marguerite s’entendirent mieux, ils allèrent ensemble
au fond de leurs cœurs et y trouvèrent les mêmes pensées: perles d’un
même éclat, suaves et fraîches harmonies semblables à celles qui
sont sous la mer, et qui, dit-on, fascinent les plongeurs! Ils se
firent connaître l’un à l’autre par ces échanges de propos, par cette
alternative curiosité qui, chez tous deux, prenait les formes les plus
délicieuses du sentiment. Ce fut sans fausse honte, mais non sans de
mutuelles coquetteries. Les deux heures qu’Emmanuel venait passer, tous
les soirs, entre ces deux jeunes filles et Martha, faisaient accepter
à Marguerite la vie d’angoisses et de résignation dans laquelle
elle était entrée. Cet amour naïvement progressif fut son soutien.
Emmanuel portait dans ses témoignages d’affection cette grâce naturelle
qui séduit tant, cet esprit doux et fin qui nuance l’uniformité du
sentiment, comme les facettes relèvent la monotonie d’une pierre
précieuse, en en faisant jouer tous les feux; admirables façons dont le
secret appartient aux cœurs aimants, et qui rendent les femmes fidèles
à la Main artiste sous laquelle les formes renaissent toujours neuves,
à la Voix qui ne répète jamais une phrase sans la rafraîchir par de
nouvelles modulations. L’amour n’est pas seulement un sentiment, il est
un art aussi. Quelque mot simple, une précaution, un rien révèlent à
une femme le grand et sublime artiste qui peut toucher son cœur sans le
flétrir. Plus allait Emmanuel, plus charmantes étaient les expressions
de son amour.

--J’ai devancé Pierquin, lui dit-il un soir, il vient nous annoncer une
mauvaise nouvelle, je préfère vous l’apprendre moi-même. Votre père a
vendu votre forêt à des spéculateurs qui l’ont revendue par parties;
les arbres sont déjà coupés, tous les madriers sont enlevés. Monsieur
Claës a reçu trois cent mille francs comptant dont il s’est servi pour
payer ses dettes à Paris; et, pour les éteindre entièrement, il a même
été obligé de faire une délégation de cent mille francs sur les cent
mille écus qui restent à payer par les acquéreurs.

Pierquin entra.

--Hé! bien, ma chère cousine, dit-il, vous voilà ruinés, je vous
l’avais prédit; mais vous n’avez pas voulu m’écouter. Votre père a
bon appétit. Il a, de la première bouchée, avalé vos bois. Votre
subrogé-tuteur, monsieur Conyncks, est à Amsterdam, où il achève de
liquider sa fortune, et Claës a saisi ce moment-là pour faire son coup.
Ce n’est pas bien. Je viens d’écrire au bonhomme Conyncks; mais, quand
il arrivera, tout sera fricassé. Vous serez obligés de poursuivre votre
père, le procès ne sera pas long, mais ce sera un procès déshonorant
que monsieur Conyncks ne peut se dispenser d’intenter, la loi l’exige.
Voilà le fruit de votre entêtement. Reconnaissez-vous maintenant
combien j’étais prudent, combien j’étais dévoué à vos intérêts?

--Je vous apporte une bonne nouvelle, mademoiselle, dit le jeune de
Solis de sa voix douce, Gabriel est reçu à l’École Polytechnique. Les
difficultés qui s’étaient élevées pour son admission sont aplanies.

Marguerite remercia son ami par un sourire, et dit:--Mes économies
auront une destination! Martha, nous nous occuperons dès demain du
trousseau de Gabriel. Ma pauvre Félicie, nous allons bien travailler,
dit-elle en baisant sa sœur au front.

--Demain, vous l’aurez ici pour dix jours, il doit être à Paris le
quinze novembre.

--Mon cousin Gabriel prend un bon parti, dit le notaire en toisant
le proviseur, il aura besoin de se faire une fortune. Mais, ma chère
cousine, il s’agit de sauver l’honneur de la famille; voudrez-vous
cette fois m’écouter?

--Non, dit-elle, s’il s’agit encore de mariage.

--Mais qu’allez-vous faire?

--Moi, mon cousin! rien.

--Cependant vous êtes majeure.

--Dans quelques jours. Avez-vous, dit Marguerite, un parti à me
proposer qui puisse concilier nos intérêts et ce que nous devons à
notre père, à l’honneur de la famille?

--Cousine, nous ne pouvons rien sans votre oncle. Cela posé, je
reviendrai quand il sera de retour.

--Adieu, monsieur, dit Marguerite.

--Plus elle devient pauvre, plus elle fait la bégueule, pensa le
notaire. Adieu, mademoiselle, reprit Pierquin à haute voix. Monsieur
le proviseur, je vous salue parfaitement. Et il s’en alla, sans faire
attention ni à Félicie ni à Martha.

--Depuis deux jours, j’étudie le code, et j’ai consulté un vieil
avocat, ami de mon oncle, dit Emmanuel d’une voix tremblante. Je
partirai, si vous m’y autorisez, demain, pour Amsterdam. Écoutez, chère
Marguerite...

Il disait ce mot pour la première fois, elle l’en remercia par un
regard mouillé, par un sourire et une inclination de tête. Il s’arrêta,
montra Félicie et Martha.

--Parlez devant ma sœur, dit Marguerite. Elle n’a pas besoin de cette
discussion pour se résigner à notre vie de privations et de travail,
elle est si douce et si courageuse! Mais elle doit connaître combien le
courage nous est nécessaire.

Les deux sœurs se prirent la main, et s’embrassèrent comme pour se
donner un nouveau gage de leur union devant le malheur.

--Laissez-nous, Martha.

--Chère Marguerite, reprit Emmanuel en laissant percer dans l’inflexion
de sa voix le bonheur qu’il éprouvait à conquérir les menus droits de
l’affection; je me suis procuré les noms et la demeure des acquéreurs
qui doivent les deux cent mille francs restant sur le prix des bois
abattus. Demain, si vous y consentez, un avoué agissant au nom de
monsieur Conyncks, qui ne le désavouera pas, mettra opposition entre
leurs mains. Dans six jours, votre grand-oncle sera de retour, il
convoquera un conseil de famille, et fera émanciper Gabriel, qui a
dix-huit ans. Étant, vous et votre frère, autorisés à exercer vos
droits, vous demanderez votre part dans le prix des bois, monsieur
Claës ne pourra pas vous refuser les deux cent mille francs arrêtés
par l’opposition; quant aux cent mille autres qui vous seront encore
dus, vous obtiendrez une obligation hypothécaire qui reposera sur la
maison que vous habitez. Monsieur Conyncks réclamera des garanties
pour les trois cent mille francs qui reviennent à mademoiselle Félicie
et à Jean. Dans cette situation, votre père sera forcé de laisser
hypothéquer ses biens de la plaine d’Orchies, déjà grevés de cent
mille écus. La loi donne une priorité rétroactive aux inscriptions
prises dans l’intérêt des mineurs; tout sera donc sauvé. Monsieur Claës
aura désormais les mains liées, vos terres sont inaliénables; il ne
pourra plus rien emprunter sur les siennes, qui répondront des sommes
supérieures à leur prix, les affaires se seront faites en famille, sans
scandale, sans procès. Votre père sera forcé d’aller prudemment dans
ses recherches, si même il ne les cesse tout à fait.

--Oui, dit Marguerite, mais où seront nos revenus? Les cent mille
francs hypothéqués sur cette maison ne nous rapporteront rien, puisque
nous y demeurons. Le produit des biens que possède mon père dans la
plaine d’Orchies payera les intérêts des trois cent mille francs dus à
des étrangers; avec quoi vivrons-nous?

--D’abord, dit Emmanuel, en plaçant les cinquante mille francs qui
resteront à Gabriel sur sa part, dans les fonds publics; vous en
aurez, d’après le taux actuel, plus de quatre mille livres de rente
qui suffiront à sa pension et à son entretien à Paris. Gabriel ne peut
disposer ni de la somme inscrite sur la maison de son père, ni du fonds
de ses rentes; ainsi vous ne craindrez pas qu’il en dissipe un denier,
et vous aurez une charge de moins. Puis, ne vous restera-t-il pas cent
cinquante mille francs à vous!

--Mon père me les demandera, dit-elle avec effroi, et je ne saurai pas
les lui refuser.

--Hé! bien, chère Marguerite, vous pouvez les sauver encore, en vous
en dépouillant. Placez-les sur le Grand Livre, au nom de votre frère.
Cette somme vous donnera douze ou treize mille livres de rente qui
vous feront vivre. Les mineurs émancipés ne pouvant rien aliéner sans
l’avis d’un conseil de famille, vous gagnerez ainsi trois ans de
tranquillité. A cette époque, votre père aura trouvé son problème ou
vraisemblablement y renoncera; Gabriel, devenu majeur, vous restituera
les fonds pour établir les comptes entre vous quatre.

Marguerite se fit expliquer de nouveau des dispositions de loi qu’elle
ne pouvait comprendre tout d’abord. Ce fut certes une scène neuve que
celle des deux amants étudiant le code dont s’était muni Emmanuel
pour apprendre à sa maîtresse les lois qui régissaient les biens des
mineurs; elle en eut bientôt saisi l’esprit, grâce à la pénétration
naturelle aux femmes, et que l’amour aiguisait encore.

Le lendemain, Gabriel revint à la maison paternelle. Quand monsieur de
Solis le rendit à Balthazar, en lui annonçant l’admission à l’École
Polytechnique, le père remercia le proviseur par un geste de main, et
dit:--J’en suis bien aise, Gabriel sera donc un savant.

--Oh! mon frère, dit Marguerite en voyant Balthazar remonter à son
laboratoire, travaille bien, ne dépense pas d’argent! fais tout ce
qu’il faudra faire; mais sois économe. Les jours où tu sortiras dans
Paris, va chez nos amis, chez nos parents pour ne contracter aucun des
goûts qui ruinent les jeunes gens. Ta pension monte à près de mille
écus, il te restera mille francs pour tes menus-plaisirs, ce doit être
assez.

--Je réponds de lui, dit Emmanuel de Solis en frappant sur l’épaule de
son élève.

Un mois après, monsieur de Conyncks avait, de concert avec Marguerite,
obtenu de Claës toutes les garanties désirables. Les plans si sagement
conçus par Emmanuel de Solis furent entièrement approuvés et exécutés.
En présence de la loi, devant son cousin dont la probité farouche
transigeait difficilement sur les questions d’honneur, Balthazar,
honteux de la vente qu’il avait consentie dans un moment où il était
harcelé par ses créanciers, se soumit à tout ce qu’on exigea de
lui. Satisfait de pouvoir réparer le dommage qu’il avait presque
involontairement fait à ses enfants, il signa les actes avec la
préoccupation d’un savant. Il était devenu complétement imprévoyant à
la manière des nègres qui, le matin, vendent leur femme pour une goutte
d’eau-de-vie, et la pleurent le soir. Il ne jetait même pas les yeux
sur son avenir le plus proche, il ne se demandait pas quelles seraient
ses ressources, quand il aurait fondu son dernier écu; il poursuivait
ses travaux, continuait ses achats, sans savoir qu’il n’était plus
que le possesseur titulaire de sa maison, de ses propriétés, et qu’il
lui serait impossible, grâce à la sévérité des lois, de se procurer
un sou sur les biens desquels il était en quelque sorte le gardien
judiciaire. L’année 1818 expira sans aucun événement malheureux. Les
deux jeunes filles payèrent les frais nécessités par l’éducation de
Jean, et satisfirent à toutes les dépenses de leur maison, avec les
dix-huit mille francs de rente, placés sous le nom de Gabriel, dont
les semestres leur furent envoyés exactement par leur frère. Monsieur
de Solis perdit son oncle dans le mois de décembre de cette année.
Un matin, Marguerite apprit par Martha que son père avait vendu sa
collection de tulipes, le mobilier de la maison de devant, et toute
l’argenterie. Elle fut obligée de racheter les couverts nécessaires au
service de la table, et les fit marquer à son chiffre. Jusqu’à ce jour
elle avait gardé le silence sur les déprédations de Balthazar; mais
le soir, après le dîner, elle pria Félicie de la laisser seule avec
son père, et quand il fut assis, suivant son habitude, au coin de la
cheminée du parloir, Marguerite lui dit:--Mon cher père, vous êtes le
maître de tout vendre ici, même vos enfants. Ici, nous vous obéirons
tous sans murmure; mais je suis forcée de vous faire observer que nous
sommes sans argent, que nous avons à peine de quoi vivre cette année,
et que nous serons obligées, Félicie et moi, de travailler nuit et jour
pour payer la pension de Jean, avec le prix de la robe de dentelle que
nous avons entreprise. Je vous en conjure, mon bon père, discontinuez
vos travaux.

--Tu as raison, mon enfant, dans six semaines tout sera fini! J’aurai
trouvé l’Absolu, ou l’Absolu sera introuvable. Vous serez tous riches à
millions...

--Laissez-nous pour le moment un morceau de pain, répondit Marguerite.

--Il n’y a pas de pain ici, dit Claës d’un air effrayé, pas de pain
chez un Claës. Et tous nos biens?

--Vous avez rasé la forêt de Waignies. Le sol n’en est pas encore
libre, et ne peut rien produire. Quant à vos fermes d’Orchies, les
revenus ne suffisent point à payer les intérêts des sommes que vous
avez empruntées.

--Avec quoi vivons-nous donc, demanda-t-il.

Marguerite lui montra son aiguille, et ajouta:--Les rentes de Gabriel
nous aident, mais elles sont insuffisantes. Je joindrais les deux
bouts de l’année si vous ne m’accabliez de factures auxquelles je ne
m’attends pas, vous ne me dites rien de vos achats en ville. Quand je
crois avoir assez pour mon trimestre, et que mes petites dispositions
sont faites, il m’arrive un mémoire de soude, de potasse, de zinc, de
soufre, que sais-je?

--Ma chère enfant, encore six semaines de patience; après, je me
conduirai sagement. Et tu verras des merveilles, ma petite Marguerite.

--Il est bien temps que vous pensiez à vos affaires. Vous avez tout
vendu; tableaux, tulipes, argenterie, il ne nous reste plus rien; au
moins, ne contractez pas de nouvelles dettes.

--Je n’en veux plus faire, dit le vieillard.

--Plus, s’écria-t-elle. Vous en avez donc?

--Rien, des misères, répondit-il en baissant les yeux et rougissant.

Marguerite se trouva pour la première fois humiliée par l’abaissement
de son père, et en souffrit tant qu’elle n’osa l’interroger. Un mois
après cette scène, un banquier de la ville vint pour toucher une lettre
de change de dix mille francs, souscrite par Claës. Marguerite ayant
prié le banquier d’attendre pendant la journée en témoignant le regret
de n’avoir pas été prévenue de ce paiement, celui-ci l’avertit que
la maison Protez et Chiffreville en avait neuf autres de même somme,
échéant de mois en mois.

--Tout est dit, s’écria Marguerite, l’heure est venue.

Elle envoya chercher son père et se promena tout agitée à grands pas,
dans le parloir, en se parlant à elle-même:--Trouver cent mille francs,
dit-elle, ou voir notre père en prison! Que faire?

Balthazar ne descendit pas. Lassée de l’attendre, Marguerite monta
au laboratoire. En entrant, elle vit son père au milieu d’une pièce
immense, fortement éclairée, garnie de machines et de verreries
poudreuses; çà et là, des livres, des tables encombrées de produits
étiquetés, numérotés. Partout le désordre qu’entraîne la préoccupation
du savant y froissait les habitudes flamandes. Cet ensemble de matras,
de cornues, de métaux, de cristallisations fantasquement colorées,
d’échantillons accrochés aux murs, ou jetés sur des fourneaux, était
dominé par la figure de Balthazar Claës qui, sans habit, les bras
nus comme ceux d’un ouvrier, montrait sa poitrine couverte de poils
blanchis comme ses cheveux. Ses yeux horriblement fixes ne quittèrent
pas une machine pneumatique. Le récipient de cette machine était coiffé
d’une lentille formée par de doubles verres convexes dont l’intérieur
était plein d’alcool et qui réunissait les rayons du soleil entrant
alors par l’un des compartiments de la rose du grenier. Le récipient,
dont le plateau était isolé, communiquait avec des fils d’une immense
pile de Volta. Lemulquinier occupé à faire mouvoir le plateau de
cette machine montée sur un axe mobile, afin de toujours maintenir
la lentille dans une direction perpendiculaire aux rayons du soleil,
se leva, la face noire de poussière, et dit:--Ha! mademoiselle,
n’approchez pas!

L’aspect de son père qui, presque agenouillé devant sa machine,
recevait d’aplomb la lumière du soleil, et dont les cheveux épars
ressemblaient à des fils d’argent, son crâne bossué, son visage
contracté par une attente affreuse, la singularité des objets qui
l’entouraient, l’obscurité dans laquelle se trouvaient les parties
de ce vaste grenier d’où s’élançaient des machines bizarres, tout
contribuait à frapper Marguerite qui se dit avec terreur: Mon père
est fou! Elle s’approcha de lui pour lui dire à l’oreille:--Renvoyez
Lemulquinier.

--Non, non, mon enfant, j’ai besoin de lui, j’attends l’effet d’une
belle expérience à laquelle les autres n’ont pas songé. Voici trois
jours que nous guettons un rayon de soleil. J’ai les moyens de
soumettre les métaux dans un vide parfait, aux feux solaires concentrés
et à des courants électriques. Vois-tu, dans un moment, l’action la
plus énergique dont puisse disposer un chimiste va éclater, et moi
seul...

--Eh! mon père, au lieu de vaporiser les métaux, vous devriez bien les
réserver pour payer vos lettres de change...

--Attends, attends!

--Monsieur Mersktus est venu, mon père, il lui faut dix mille francs à
quatre heures.

--Oui, oui, tout à l’heure. J’avais signé ces petits effets pour ce
mois-ci, c’est vrai. Je croyais que j’aurais trouvé l’Absolu. Mon Dieu,
si j’avais le soleil de juillet, mon expérience serait faite!

Il se prit par les cheveux, s’assit sur un mauvais fauteuil de canne,
et quelques larmes roulèrent dans ses yeux.

--Monsieur a raison. Tout ça, c’est la faute de ce gredin de soleil qui
est trop faible, le lâche, le paresseux!

Le maître et le valet ne faisaient plus attention à Marguerite.

--Laissez-nous, Mulquinier, lui dit-elle.

--Ah! je tiens une nouvelle expérience, s’écria Claës.

--Mon père, oubliez vos expériences, lui dit sa fille quand ils furent
seuls, vous avez cent mille francs à payer, et nous ne possédons
pas un liard. Quittez votre laboratoire, il s’agit aujourd’hui de
votre honneur. Que deviendrez-vous, quand vous serez en prison,
souillerez-vous vos cheveux blancs et le nom de Claës par l’infamie
d’une banqueroute? Je m’y opposerai. J’aurai la force de combattre
votre folie, et il serait affreux de vous voir sans pain dans vos
derniers jours. Ouvrez les yeux sur notre position, ayez donc enfin de
la raison?

--Folie! cria Balthazar qui se dressa sur ses jambes, fixa ses yeux
lumineux sur sa fille, se croisa les bras sur la poitrine, et répéta le
mot folie si majestueusement, que Marguerite trembla. Ah! ta mère ne
m’aurait pas dit ce mot! reprit-il, elle n’ignorait pas l’importance de
mes recherches, elle avait appris une science pour me comprendre, elle
savait que je travaille pour l’humanité, qu’il n’y a rien de personnel
ni de sordide en moi. Le sentiment de la femme qui aime est, je le
vois, au-dessus de l’affection filiale. Oui, l’amour est le plus beau
de tous les sentiments! Avoir de la raison? reprit-il en se frappant
la poitrine, en manqué-je? ne suis-je pas moi? Nous sommes pauvres, ma
fille, eh! bien, je le veux ainsi. Je suis votre père, obéissez-moi.
Je vous ferai riche quand il me plaira. Votre fortune, mais c’est une
misère. Quand j’aurai trouvé un dissolvant du carbone, j’emplirai
votre parloir de diamants, et c’est une niaiserie en comparaison de
ce que je cherche. Vous pouvez bien attendre, quand je me consume en
efforts gigantesques.

--Mon père, je n’ai pas le droit de vous demander compte des quatre
millions que vous avez engloutis dans ce grenier sans résultat. Je ne
vous parlerai pas de ma mère que vous avez tuée. Si j’avais un mari,
je l’aimerais, sans doute, autant que vous aimait ma mère, et je
serais prête à tout lui sacrifier, comme elle vous sacrifiait tout.
J’ai suivi ses ordres en me donnant à vous tout entière, je vous l’ai
prouvé en ne me mariant point afin de ne pas vous obliger à me rendre
votre compte de tutelle. Laissons le passé, pensons au présent. Je
viens ici représenter la nécessité que vous avez créée vous-même. Il
faut de l’argent pour vos lettres de change, entendez-vous? il n’y a
rien à saisir ici que le portrait de notre aïeul Van-Claës. Je viens
donc au nom de ma mère, qui s’est trouvée trop faible pour défendre ses
enfants contre leur père et qui m’a ordonné de vous résister, je viens
au nom de mes frères et de ma sœur, je viens, mon père, au nom de tous
les Claës vous commander de laisser vos expériences, de vous faire une
fortune à vous avant de les poursuivre. Si vous vous armez de votre
paternité qui ne se fait sentir que pour nous tuer, j’ai pour moi vos
ancêtres et l’honneur qui parlent plus haut que la Chimie. Les familles
passent avant la Science. J’ai trop été votre fille!

--Et tu veux être alors mon bourreau, dit-il d’une voix affaiblie.

Marguerite se sauva pour ne pas abdiquer le rôle qu’elle venait de
prendre, elle crut avoir entendu la voix de sa mère quand elle lui
avait dit: _Ne contrarie pas trop ton père, aime-le bien!_

--Mademoiselle fait là-haut de la belle ouvrage! dit Lemulquinier
en descendant à la cuisine pour déjeuner. Nous allions mettre la
main sur le secret, nous n’avions plus besoin que d’un brin de
soleil de juillet, car monsieur, ah! quel homme! il est quasiment
dans les chausses du bon Dieu! Il ne s’en faut pas de ça, dit-il à
Josette en faisant claquer l’ongle de son pouce droit sous la dent
populairement nommée la palette, que nous ne sachions le principe de
tout. _Patatras!_ elle s’en vient crier pour des bêtises de lettres de
change.

--Eh! bien, payez-les de vos gages, dit Martha, ces lettres d’échange?

--Il n’y a point de beurre à mettre sur mon pain? dit Lemulquinier à
Josette.

--Et de l’argent pour en acheter? répondit aigrement la cuisinière.
Comment, vieux monstre, si vous faites de l’or dans votre cuisine de
démon, pourquoi ne vous faites-vous pas un peu de beurre? ce ne serait
pas si difficile, et vous en vendriez au marché de quoi faire aller la
marmite. Nous mangeons du pain sec, nous autres! Ces deux demoiselles
se contentent de pain et de noix, vous seriez donc mieux nourri que les
maîtres? Mademoiselle ne veut dépenser que cent francs par mois pour
toute la maison. Nous ne faisons plus qu’un dîner. Si vous voulez des
douceurs, vous avez vos fourneaux là-haut où vous fricassez des perles,
qu’on ne parle que de ça au marché. Faites-vous-y des poulets rôtis.

Lemulquinier prit son pain et sortit.

--Il va acheter quelque chose de son argent, dit Martha, tant mieux, ce
sera autant d’économisé. Est-il avare, ce Chinois-là!

--Fallait le prendre par la famine, dit Josette. Voilà huit jours qu’il
n’a rien frotté _nune part_, je fais son ouvrage, il est toujours
là-haut; il peut bien me payer de ça, en nous régalant de quelques
harengs, qu’il en apporte, je m’en vais joliment les lui prendre!

--Ah! dit Martha, j’entends mademoiselle Marguerite qui pleure.
Son vieux sorcier de père avalera la maison sans dire une parole
chrétienne, le sorcier. Dans mon pays, on l’aurait déjà brûlé vif; mais
ici l’on n’a pas plus de religion que chez les Maures d’Afrique.

Mademoiselle Claës étouffait mal ses sanglots en traversant la galerie.
Elle gagna sa chambre, chercha la lettre de sa mère, et lut ce qui suit:

  «Mon enfant, si Dieu le permet, mon esprit sera dans ton cœur quand
  tu liras ces lignes, les dernières que j’aurai tracées! elles sont
  pleines d’amour pour mes chers petits qui restent abandonnés à un
  démon auquel je n’ai pas su résister. Il aura donc absorbé votre
  pain, comme il a dévoré ma vie et même mon amour. Tu savais, ma
  bien-aimée, si j’aimais ton père! je vais expirer l’aimant moins,
  puisque je prends contre lui des précautions que je n’aurais pas
  avouées de mon vivant. Oui, j’aurai gardé dans le fond de mon
  cercueil une dernière ressource pour le jour où vous serez au plus
  haut degré du malheur. S’il vous a réduits à l’indigence, ou s’il
  faut sauver votre honneur, mon enfant, tu trouveras chez monsieur de
  Solis, s’il vit encore, sinon chez son neveu, notre bon Emmanuel,
  cent soixante dix mille francs environ, qui vous aideront à vivre.
  Si rien n’a pu dompter sa passion, si ses enfants ne sont pas une
  barrière plus forte pour lui que ne l’a été mon bonheur, et ne
  l’arrêtent pas dans sa marche criminelle, quittez votre père, vivez
  au moins! Je ne pouvais l’abandonner, je me devais à lui. Toi,
  Marguerite, sauve la famille! Je t’absous de tout ce que tu feras
  pour défendre Gabriel, Jean et Félicie. Prends courage, sois l’ange
  tutélaire des Claës. Sois ferme, je n’ose dire sois sans pitié; mais
  pour pouvoir réparer les malheurs déjà faits, il faut conserver
  quelque fortune, et tu dois te considérer comme étant au lendemain
  de la misère, rien n’arrêtera la fureur de la passion qui m’a tout
  ravi. Ainsi, ma fille, ce sera être pleine de cœur que d’oublier
  ton cœur; ta dissimulation, s’il fallait mentir à ton père, serait
  glorieuse; tes actions, quelque blâmables qu’elles puissent paraître,
  seraient toutes héroïques faites dans le but de protéger la famille.
  Le vertueux monsieur de Solis me l’a dit, et jamais conscience ne
  fut ni plus pure ni plus clairvoyante que la sienne. Je n’aurais pas
  eu la force de te dire ces paroles, même en mourant. Cependant sois
  toujours respectueuse et bonne dans cette horrible lutte! Résiste en
  adorant, refuse avec douceur. J’aurai donc eu des larmes inconnues et
  des douleurs qui n’éclateront qu’après ma mort. Embrasse, en mon nom,
  mes chers enfants, au moment où tu deviendras ainsi leur protection.
  Que Dieu et les saints soient avec toi.

  »JOSÉPHINE.»

A cette lettre était jointe une reconnaissance de messieurs de Solis
oncle et neveu, qui s’engageaient à remettre le dépôt fait entre leurs
mains par madame Claës à celui de ses enfants qui leur représenterait
cet écrit.

--Martha, cria Marguerite à la duègne qui monta promptement, allez chez
monsieur Emmanuel et priez-le de passer chez moi. Noble et discrète
créature! il ne m’a jamais rien dit, à moi, pensa-t-elle, à moi dont
les ennuis et les chagrins sont devenus les siens.

Emmanuel vint avant que Martha ne fût de retour.

--Vous avez eu des secrets pour moi? dit-elle en lui montrant l’écrit.

Emmanuel baissa la tête.

--Marguerite, vous êtes donc bien malheureuse? reprit-il en laissant
rouler quelques pleurs dans ses yeux.

--Oh! oui. Soyez mon appui, vous que ma mère a nommé là _notre bon
Emmanuel_, dit-elle en lui montrant la lettre et ne pouvant réprimer un
mouvement de joie en voyant son choix approuvé par sa mère.

--Mon sang et ma vie étaient à vous le lendemain du jour où je vous vis
dans la galerie, répondit-il en pleurant de joie et de douleur; mais je
ne savais pas, je n’osais pas espérer qu’un jour vous accepteriez mon
sang. Si vous me connaissez bien, vous devez savoir que ma parole est
sacrée. Pardonnez-moi cette parfaite obéissance aux volontés de votre
mère, il ne m’appartenait pas d’en juger les intentions.

--Vous nous avez sauvés, dit-elle en l’interrompant et lui prenant le
bras pour descendre au parloir.

Après avoir appris l’origine de la somme que gardait Emmanuel,
Marguerite lui confia la triste nécessité qui poignait la maison.

--Il faut aller payer les lettres de change, dit Emmanuel, si elles
sont toutes chez Mersktus, vous gagnerez les intérêts. Je vous
remettrai les soixante-dix mille francs qui vous resteront. Mon pauvre
oncle m’a laissé une somme semblable en ducats qu’il sera facile de
transporter secrètement.

--Oui, dit-elle, apportez-les à la nuit; quand mon père dormira, nous
les cacherons à nous deux. S’il savait que j’ai de l’argent, peut-être
me ferait-il violence. Oh! Emmanuel, se défier de son père! dit-elle en
pleurant et appuyant son front sur le cœur du jeune homme.

Ce gracieux et triste mouvement par lequel Marguerite cherchait une
protection, fut la première expression de cet amour toujours enveloppé
de mélancolie, toujours contenu dans une sphère de douleur; mais ce
cœur trop plein devait déborder, et ce fut sous le poids d’une misère!

--Que faire? que devenir? Il ne voit rien, ne se soucie ni de nous ni
de lui, car je ne sais pas comment il peut vivre dans ce grenier dont
l’air est brûlant.

--Que pouvez-vous attendre d’un homme qui à tout moment s’écrie comme
Richard III: «Mon royaume pour un cheval!» dit Emmanuel. Il sera
toujours impitoyable, et vous devez l’être autant que lui. Payez ses
lettres de change, donnez-lui, si vous voulez, votre fortune; mais
celle de votre sœur, celle de vos frères n’est ni à vous ni à lui.

--Donner ma fortune? dit-elle en serrant la main d’Emmanuel et lui
jetant un regard de feu, vous me le conseillez, vous! tandis que
Pierquin faisait mille mensonges pour me la conserver.

--Hélas! peut-être suis-je égoïste à ma manière! dit-il. Tantôt je vous
voudrais sans fortune, il me semble que vous seriez plus près de moi;
tantôt je vous voudrais riche, heureuse, et je trouve qu’il y a de la
petitesse à se croire séparés par les pauvres grandeurs de la fortune.

--Cher! ne parlons pas de nous...

--Nous! répéta-t-il avec ivresse. Puis après une pause, il ajouta:--Le
mal est grand, mais il n’est pas irréparable.

--Il se réparera par nous seuls, la famille Claës n’a plus de chef.
Pour en arriver à ne plus être ni père ni homme, n’avoir aucune notion
du juste et de l’injuste, car lui, si grand, si généreux, si probe,
il a dissipé malgré la loi le bien des enfants auxquels il doit
servir de défenseur! dans quel abîme est-il donc tombé? Mon Dieu! que
cherche-t-il donc!

--Malheureusement, ma chère Marguerite, s’il a tort comme chef de
famille, il a raison scientifiquement, et une vingtaine d’hommes en
Europe l’admireront, là où tous les autres le taxeront de folie; mais
vous pouvez sans scrupule lui refuser la fortune de ses enfants. Une
découverte a toujours été un hasard. Si votre père doit rencontrer
la solution de son problème, il la trouvera sans tant de frais, et
peut-être au moment où il en désespérera!

--Ma pauvre mère est heureuse, dit Marguerite, elle aurait souffert
mille fois la mort avant de mourir, elle qui a péri à son premier choc
contre la Science. Mais ce combat n’a pas de fin.

--Il y a une fin, reprit Emmanuel. Quand vous n’aurez plus rien,
monsieur Claës ne trouvera plus de crédit, et s’arrêtera.

--Qu’il s’arrête donc dès aujourd’hui, s’écria Marguerite, nous sommes
sans ressources.

Monsieur de Solis alla racheter les lettres de change et vint les
remettre à Marguerite. Balthazar descendit quelques moments avant le
dîner, contre son habitude. Pour la première fois, depuis deux ans, sa
fille aperçut dans sa physionomie les signes d’une tristesse horrible
à voir: il était redevenu père, la raison avait chassé la Science; il
regarda dans la cour, dans le jardin, et quand il fut certain de se
trouver seul avec sa fille, il vint à elle par un mouvement plein de
mélancolie et de bonté.

--Mon enfant, dit-il en lui prenant la main et la lui serrant avec une
onctueuse tendresse, pardonne à ton vieux père. Oui, Marguerite, j’ai
eu tort. Toi seule as raison. Tant que je n’aurai pas _trouvé_, je suis
un misérable! Je m’en irai d’ici. Je ne veux pas voir vendre Van-Claës,
dit-il en montrant le portrait du martyr. Il est mort pour la Liberté,
je serai mort pour la Science, lui vénéré, moi haï.

--Haï, mon père? non, dit-elle en se jetant sur son sein, nous vous
adorons tous. N’est-ce pas, Félicie? dit-elle à sa sœur qui entrait en
ce moment.

--Qu’avez-vous, mon cher père? dit la jeune fille en lui prenant la
main.

--Je vous ai ruinés.

--Hé! dit Félicie, nos frères nous feront une fortune. Jean est
toujours le premier dans sa classe.

--Tenez, mon père, reprit Marguerite en amenant Balthazar par un
mouvement plein de grâce et de câlinerie filiale devant la cheminée
où elle prit quelques papiers qui étaient sous le cartel, voici vos
lettres de change; mais n’en souscrivez plus, il n’y aurait plus rien
pour les payer...

--Tu as donc de l’argent, dit Balthazar à l’oreille de Marguerite quand
il fut revenu de sa surprise.

Ce mot suffoqua cette héroïque fille, tant il y avait de délire, de
joie, d’espérance dans la figure de son père qui regardait autour de
lui, comme pour découvrir de l’or.

--Mon père, dit-elle avec un accent de douleur, j’ai ma fortune.

--Donne-la-moi, dit-il en laissant échapper un geste avide, je te
rendrai tout au centuple.

--Oui, je vous la donnerai, répondit Marguerite en contemplant
Balthazar qui ne comprit pas le sens que sa fille mettait à ce mot.

--Ha! ma chère fille, dit-il, tu me sauves la vie! J’ai imaginé une
dernière expérience, après laquelle il n’y a plus rien de possible.
Si, cette fois, je ne le trouve pas, il faudra renoncer à chercher
l’Absolu. Donne-moi le bras, viens, mon enfant chérie, je voudrais te
faire la femme la plus heureuse de la terre, tu me rends au bonheur,
à la gloire; tu me procures le pouvoir de vous combler de trésors, je
vous accablerai de joyaux, de richesses.

Il baisa sa fille au front, lui prit les mains, les serra, lui témoigna
sa joie par des câlineries qui parurent presque serviles à Marguerite;
pendant le dîner Balthazar ne voyait qu’elle, il la regardait avec
l’empressement, avec l’attention, la vivacité qu’un amant déploie pour
sa maîtresse: faisait-elle un mouvement? il cherchait à deviner sa
pensée, son désir, et se levait pour la servir; il la rendait honteuse,
il mettait à ses soins une sorte de jeunesse qui contrastait avec sa
vieillesse anticipée. Mais, à ces cajoleries Marguerite opposait le
tableau de la détresse actuelle, soit par un mot de doute, soit par un
regard qu’elle jetait sur les rayons vides des dressoirs de cette salle
à manger.

--Va, lui dit-il, dans six mois, nous remplirons ça d’or et de
merveilles. Tu seras comme une reine. Bah! la nature entière nous
appartiendra, nous serons au-dessus de tout... et par toi... ma
Marguerite. Margarita? reprit-il en souriant, ton nom est une
prophétie. Margarita veut dire une perle. Sterne a dit cela quelque
part. As-tu lu Sterne? veux-tu un Sterne? ça t’amusera.

--La perle est, dit-on, le fruit d’une maladie, reprit-elle, et nous
avons déjà bien souffert!

--Ne sois pas triste, tu feras le bonheur de ceux que tu aimes, tu
seras bien puissante, bien riche.

--Mademoiselle a si bon cœur, dit Lemulquinier dont la face en écumoire
grimaça péniblement un sourire.

Pendant le reste de la soirée, Balthazar déploya pour ses deux
filles toutes les grâces de son caractère et tout le charme de sa
conversation. Séduisant comme le serpent, sa parole, ses regards
épanchaient un fluide magnétique, et il prodigua cette puissance de
génie, ce doux esprit qui fascinait Joséphine, et il mit pour ainsi
dire ses filles dans son cœur. Quand Emmanuel de Solis vint, il trouva,
pour la première fois depuis long-temps, le père et les enfants
réunis. Malgré sa réserve, le jeune proviseur fut soumis au prestige
de cette scène, car la conversation, les manières de Balthazar eurent
un entraînement irrésistible. Quoique plongés dans les abîmes de la
pensée, et incessamment occupés à observer le monde moral, les hommes
de science aperçoivent néanmoins les plus petits détails dans la sphère
où ils vivent. Plus intempestifs que distraits, ils ne sont jamais
en harmonie avec ce qui les entoure, ils savent et oublient tout;
ils préjugent l’avenir, prophétisent pour eux seuls, sont au fait
d’un événement avant qu’il n’éclate, mais ils n’en ont rien dit. Si,
dans le silence des méditations, ils ont fait usage de leur puissance
pour reconnaître ce qui se passe autour d’eux, il leur suffit d’avoir
deviné: le travail les emporte, et ils appliquent presque toujours à
faux les connaissances qu’ils ont acquises sur les choses de la vie.
Parfois, quand ils se réveillent de leur apathie sociale, ou quand ils
tombent du monde moral dans le monde extérieur, ils y reviennent avec
une riche mémoire, et n’y sont étrangers à rien. Ainsi Balthazar, qui
joignait la perspicacité du cœur à la perspicacité du cerveau, savait
tout le passé de sa fille, il connaissait ou avait deviné les moindres
événements de l’amour mystérieux qui l’unissait à Emmanuel, il le
leur prouva finement, et sanctionna leur affection en la partageant.
C’était la plus douce flatterie que put faire un père, et les deux
amants ne surent pas y résister. Cette soirée fut délicieuse par le
contraste qu’elle formait avec les chagrins qui assaillaient la vie de
ces pauvres enfants. Quand, après les avoir pour ainsi dire remplis de
sa lumière et baignés de tendresse, Balthazar se retira, Emmanuel de
Solis, qui avait eu jusqu’alors une contenance gênée, se débarrassa de
trois mille ducats en or qu’il tenait dans ses poches en craignant de
les laisser apercevoir. Il les mit sur la travailleuse de Marguerite
qui les couvrit avec le linge qu’elle raccommodait, et alla chercher
le reste de la somme. Quand il revint, Félicie était allée se coucher.
Onze heures sonnaient. Martha, qui veillait pour déshabiller sa
maîtresse, était occupée chez Félicie.

--Où cacher cela? dit Marguerite qui n’avait pas résisté au plaisir de
manier quelques ducats, un enfantillage qui la perdit.

--Je soulèverai cette colonne de marbre dont le socle est creux, dit
Emmanuel, vous y glisserez les rouleaux, et le diable n’irait pas les y
chercher.

Au moment où Marguerite faisait son avant-dernier voyage de la
travailleuse à la colonne, elle jeta un cri perçant, laissa tomber les
rouleaux dont les pièces brisèrent le papier et s’éparpillèrent sur le
parquet: son père était à la porte du parloir, et montrait sa tête dont
l’expression d’avidité l’effraya.

--Que faites-vous donc là? dit-il en regardant tour à tour sa fille
que la peur clouait sur le plancher, et le jeune homme qui s’était
brusquement dressé, mais dont l’attitude auprès de la colonne était
assez significative. Le fracas de l’or sur le parquet fut horrible et
son éparpillement semblait prophétique.--Je ne me trompais pas, dit
Balthazar en s’asseyant, j’avais entendu le son de l’or.

Il n’était pas moins ému que les deux jeunes gens dont les cœurs
palpitaient si bien à l’unisson, que leurs mouvements s’entendaient
comme les coups d’un balancier de pendule au milieu du profond silence
qui régna tout à coup dans le parloir.

--Je vous remercie, monsieur de Solis, dit Marguerite à Emmanuel en lui
jetant un coup d’œil qui signifiait: Secondez-moi, pour sauver cette
somme.

--Quoi, cet or... reprit Balthazar en lançant des regards d’une
épouvantable lucidité sur sa fille et sur Emmanuel.

--Cet or est à monsieur qui a la bonté de me le prêter pour faire
honneur à nos engagements, lui répondit-elle.

Monsieur de Solis rougit et voulut sortir.

--Monsieur, dit Balthazar en l’arrêtant par le bras, ne vous dérobez
pas à mes remercîments.

--Monsieur, vous ne me devez rien. Cet argent appartient à mademoiselle
Marguerite qui me l’emprunte sur ses biens, répondit-il en regardant sa
maîtresse qui le remercia par un imperceptible clignement de paupières.

--Je ne souffrirai pas cela, dit Claës qui prit une plume et une
feuille de papier sur la table où écrivait Félicie, et se tournant vers
les deux jeunes gens étonnés:--Combien y a-t-il? La passion avait rendu
Balthazar plus rusé que ne l’eût été le plus adroit des intendants
coquins; la somme allait être à lui. Marguerite et monsieur de Solis
hésitaient.--Comptons, dit-il.

--Il y a six mille ducats, répondit Emmanuel

--Soixante-dix mille francs, reprit Claës.

Le coup d’œil que Marguerite jeta sur son amant lui donna du courage.

--Monsieur, dit-il en tremblant, votre engagement est sans valeur,
pardonnez-moi cette expression purement technique; j’ai prêté ce matin
à mademoiselle cent mille francs pour racheter des lettres de change
que vous étiez hors d’état de payer, vous ne sauriez donc me donner
aucune garantie. Ces cent soixante-dix mille francs sont à mademoiselle
votre fille qui peut en disposer comme bon lui semble, mais je ne les
lui prête que sur la promesse qu’elle m’a faite de souscrire un contrat
avec lequel je puisse prendre mes sûretés sur sa part dans les terrains
nus de Waignies.

Marguerite détourna la tête pour ne pas laisser voir les larmes qui lui
vinrent aux yeux, elle connaissait la pureté de cœur qui distinguait
Emmanuel. Élevé par son oncle dans la pratique la plus sévère des
vertus religieuses, le jeune homme avait spécialement horreur du
mensonge; après avoir offert sa vie et son cœur à Marguerite, il lui
faisait donc encore le sacrifice de sa conscience.

--Adieu, monsieur, lui dit Balthazar, je vous croyais plus de confiance
dans un homme qui vous voyait avec des yeux de père.

Après avoir échangé avec Marguerite un déplorable regard, Emmanuel fut
reconduit par Martha qui ferma la porte de la rue. Au moment où le
père et la fille furent bien seuls, Claës dit à sa fille:--Tu m’aimes,
n’est-ce pas?

--Ne prenez pas de détours, mon père. Vous voulez cette somme, vous ne
l’aurez point.

Elle se mit à rassembler les ducats, son père l’aida silencieusement à
les ramasser et à vérifier la somme qu’elle avait semée, et Marguerite
le laissa faire sans lui témoigner la moindre défiance. Les deux milles
ducats remis en pile, Balthazar dit d’un air désespéré:--Marguerite, il
me faut cet or!

--Ce serait un vol si vous le preniez, répondit-elle froidement.
Écoutez, mon père: il vaut mieux nous tuer d’un seul coup, que de nous
faire souffrir mille morts chaque jour. Voyez, qui de vous, qui de nous
doit succomber.

--Vous aurez donc assassiné votre père, reprit-il.

--Nous aurons vengé notre mère, dit-elle en montrant la place où madame
Claës était morte.

--Ma fille, si tu savais ce dont il s’agit, tu ne me dirais pas de
telles paroles. Écoute, je vais t’expliquer le problème... Mais tu ne
me comprendras pas? s’écria-t-il avec désespoir. Enfin, donne! crois
une fois en ton père. Oui, je sais que j’ai fait de la peine à ta
mère; que j’ai dissipé, pour employer le mot des ignorants, ma fortune
et dilapidé la vôtre; que vous travaillez tous pour ce que tu nommes
une folie; mais, mon ange, ma bien-aimée, mon amour, ma Marguerite,
écoute-moi donc! Si je ne réussis pas, je me donne à toi, je t’obéirai
comme tu devrais, toi, m’obéir; je ferai tes volontés, je te remettrai
la conduite de ma fortune, je ne serai plus le tuteur de mes enfants,
je me dépouillerai de toute autorité. Je le jure par ta mère, dit-il en
versant des larmes. Marguerite détourna la tête pour ne pas voir cette
figure en pleurs, et Claës se jeta aux genoux de sa fille en croyant
qu’elle allait céder.--Marguerite, Marguerite! donne, donne! Que sont
soixante mille francs pour éviter des remords éternels! Vois-tu, je
mourrai, ceci me tuera. Écoute-moi! ma parole sera sacrée. Si j’échoue,
je renonce à mes travaux, je quitterai la Flandre, la France même, si
tu l’exiges, et j’irai travailler comme un manœuvre afin de refaire
sou à sou ma fortune et rapporter un jour à mes enfants ce que la
Science leur aura pris. Marguerite voulait relever son père, mais il
persistait à rester à ses genoux, et il ajouta en pleurant:--Sois une
dernière fois, tendre et dévouée? Si je ne réussis pas, je te donnerai
moi-même raison dans tes duretés. Tu m’appelleras vieux fou! tu me
nommeras mauvais père! enfin tu me diras que je suis un ignorant! Moi,
quand j’entendrai ces paroles, je te baiserai les mains. Tu pourras me
battre, si tu le veux; et quand tu me frapperas, je te bénirai comme la
meilleure des filles en me souvenant que tu m’as donné ton sang!

--S’il ne s’agissait que de mon sang, je vous le rendrais,
s’écria-t-elle, mais puis-je laisser égorger par la Science mon frère
et ma sœur? non! Cessez, cessez, dit-elle en essuyant ses larmes et
repoussant les mains caressantes de son père.

--Soixante-mille francs et deux mois, dit-il en se levant avec rage, il
ne me faut plus que cela; mais ma fille se met entre la gloire, entre
la richesse et moi. Sois maudite! ajouta-t-il. Tu n’es ni fille, ni
femme, tu n’as pas de cœur, tu ne seras ni une mère, ni une épouse,
ajouta-t-il. Laisse-moi prendre! dis, ma chère petite, mon enfant
chérie, je t’adorerai, ajouta-t-il en avançant la main sur l’or par un
mouvement d’atroce énergie.

--Je suis sans défense contre la force, mais Dieu et le grand Claës
nous voient! dit Marguerite en montrant le portrait.

--Eh! bien, essaie de vivre couverte du sang de ton père, cria
Balthazar en lui jetant un regard d’horreur. Il se leva, contempla le
parloir et sortit lentement. En arrivant à la porte, il se retourna
comme eût fait un mendiant et interrogea sa fille par un geste auquel
Marguerite répondit en faisant un signe de tête négatif.--Adieu, ma
fille, dit-il avec douceur, tâchez de vivre heureuse.

Quand il eut disparu, Marguerite resta dans une stupeur qui eut pour
effet de l’isoler de la terre, elle n’était plus dans le parloir, elle
ne sentait plus son corps, elle avait des ailes, et volait dans les
espaces du monde moral où tout est immense, où la pensée rapproche et
les distances et les temps, où quelque main divine relève la toile
étendue sur l’avenir. Il lui sembla qu’il s’écoulait des jours entiers
entre chacun des pas que faisait son père en montant l’escalier; puis
elle eut un frisson d’horreur au moment où elle l’entendit entrer
dans sa chambre. Guidée par un pressentiment qui répandit dans son
âme la poignante clarté d’un éclair, elle franchit les escaliers sans
lumière, sans bruit, avec la vélocité d’une flèche, et vit son père qui
s’ajustait le front avec un pistolet.

--Prenez tout, lui cria-t-elle en s’élançant vers lui.

Elle tomba sur un fauteuil. Balthazar la voyant pâle, se mit à pleurer
comme pleurent les vieillards; il redevint enfant, il la baisa au
front, lui dit des paroles sans suite, il était près de sauter de
joie, et semblait vouloir jouer avec elle comme un amant joue avec sa
maîtresse après en avoir obtenu le bonheur.

--Assez! assez, mon père, dit-elle, songez à votre promesse! Si vous ne
réussissez pas, vous m’obéirez!

--Oui.

--O ma mère, dit-elle en se tournant vers la chambre de madame Claës,
vous auriez tout donné, n’est-ce pas?

--Dors en paix, dit Balthazar, tu es une bonne fille.

--Dormir! dit-elle, je n’ai plus les nuits de ma jeunesse; vous me
vieillissez, mon père, comme vous avez lentement flétri le cœur de ma
mère.

--Pauvre enfant, je voudrais te rassurer en t’expliquant les effets de
la magnifique expérience que je viens d’imaginer, tu comprendrais.

--Je ne comprends que notre ruine, dit-elle en s’en allant.

Le lendemain matin, qui était un jour de congé, Emmanuel de Solis amena
Jean.

--Hé bien? dit-il avec tristesse en abordant Marguerite.

--J’ai cédé, répondit-elle.

--Ma chère vie, dit-il avec un mouvement de joie mélancolique, si vous
aviez résisté, je vous eusse admirée; mais faible, je vous adore!

--Pauvre, pauvre Emmanuel, que nous restera-t-il?

--Laissez-moi faire, s’écria le jeune homme d’un air radieux, nous nous
aimons, tout ira bien!

Quelques mois s’écoulèrent dans une tranquillité parfaite. Monsieur
de Solis fit comprendre à Marguerite que ses chétives économies ne
constitueraient jamais une fortune, et lui conseilla de vivre à l’aise
en prenant, pour maintenir l’abondance au logis, l’argent qui restait
sur la somme de laquelle il avait été le dépositaire. Pendant ce temps,
Marguerite fut livrée aux anxiétés qui jadis avaient agité sa mère
en semblable occurrence. Quelque incrédule qu’elle pût être, elle en
était arrivée à espérer dans le génie de son père. Par un phénomène
inexplicable, beaucoup de gens ont l’espérance sans avoir la foi.
L’espérance est la fleur du Désir, la foi est le fruit de la Certitude.
Marguerite se disait: «Si mon père réussit, nous serons heureux!» Claës
et Lemulquinier seuls disaient: «Nous réussirons!» Malheureusement,
de jour en jour, le visage de cet homme s’attrista. Quand il venait
dîner, il n’osait parfois regarder sa fille et parfois il lui jetait
aussi des regards de triomphe. Marguerite employa ses soirées à se
faire expliquer par le jeune de Solis plusieurs difficultés légales.
Elle accabla son père de questions sur leurs relations de famille.
Enfin elle acheva son éducation virile, elle se préparait évidemment
à exécuter le plan qu’elle méditait si son père succombait encore une
fois dans son duel avec l’_Inconnu_ (X).

Au commencement du mois de juillet, Balthazar passa toute une journée
assis sur le banc de son jardin, plongé dans une méditation triste. Il
regarda plusieurs fois le tertre dénué de tulipes, les fenêtres de la
chambre de sa femme; il frémissait sans doute en songeant à tout ce que
sa lutte lui avait coûté: ses mouvements attestaient des pensées en
dehors de la Science. Marguerite vint s’asseoir et travailler près de
lui quelques moments avant le dîner.

--Hé! bien, mon père, vous n’avez pas réussi.

--Non, mon enfant.

--Ah! dit Marguerite d’une voix douce, je ne vous adresserai pas le
plus léger reproche, nous sommes également coupables. Je réclamerai
seulement l’exécution de votre parole, elle doit être sacrée, vous
êtes un Claës. Vos enfants vous entoureront d’amour et de respect;
mais d’aujourd’hui vous m’appartenez, et me devez obéissance. Soyez
sans inquiétude, mon règne sera doux, et je travaillerai même à le
faire promptement finir. J’emmène Martha, je vous quitte pour un mois
environ, et pour m’occuper de vous, car, dit-elle en le baisant au
front, vous êtes mon enfant. Demain, Félicie conduira donc la maison.
La pauvre enfant n’a que dix-sept ans, elle ne saurait pas vous
résister; soyez généreux, ne lui demandez pas un sou, car elle n’aura
que ce qu’il lui faut strictement pour les dépenses de la maison.
Ayez du courage, renoncez pendant deux ou trois années à vos travaux
et à vos pensées. Le problème mûrira, je vous aurai amassé l’argent
nécessaire pour le résoudre et vous le résoudrez. Hé! bien, votre reine
n’est-elle pas clémente, dites?

--Tout n’est donc pas perdu, dit le vieillard.

--Non, si vous êtes fidèle à votre parole.

--Je vous obéirai, ma fille, répondit Claës avec une émotion profonde.

Le lendemain, monsieur Conyncks de Cambrai vint chercher sa petite
nièce. Il était en voiture de voyage, et ne voulut rester chez son
cousin que le temps nécessaire à Marguerite et à Martha pour faire
leurs apprêts. Monsieur Claës reçut son cousin avec affabilité, mais
il était visiblement triste et humilié. Le vieux Conyncks devina les
pensées de Balthazar, et, en déjeunant, il lui dit avec une grosse
franchise:--J’ai quelques-uns de vos tableaux, cousin, j’ai le goût des
beaux tableaux, c’est une passion ruineuse; mais, nous avons tous notre
folie...

--Cher oncle! dit Marguerite.

--Vous passez pour être ruiné, cousin, mais un Claës a toujours des
trésors là, dit-il en se frappant le front. Et là, n’est-ce pas?
ajouta-t-il en montrant son cœur. Aussi compté-je sur vous! J’ai trouvé
dans mon escarcelle quelques écus que j’ai mis à votre service.

--Ha! s’écria Balthazar, je vous rendrai des trésors...

--Les seuls trésors que nous possédions en Flandre, cousin, c’est la
patience et le travail, répondit sévèrement Conyncks. Notre ancien a
ces deux mots gravés sur le front, dit-il en lui montrant le portrait
du président Van-Claës.

Marguerite embrassa son père, lui dit adieu, fit ses recommandations
à Josette, à Félicie, et partit en poste pour Paris. Le grand-oncle
devenu veuf n’avait qu’une fille de douze ans et possédait une immense
fortune, il n’était donc pas impossible qu’il voulût se marier; aussi
les habitants de Douai crurent-ils que mademoiselle Claës épousait
son grand-oncle. Le bruit de ce riche mariage ramena Pierquin le
notaire chez les Claës. Il s’était fait de grands changements dans
les idées de cet excellent calculateur. Depuis deux ans, la société
de la ville s’était divisée en deux camps ennemis. La noblesse avait
formé un premier cercle, et la bourgeoisie un second, naturellement
fort hostile au premier. Cette séparation subite qui eut lieu dans
toute la France et la partagea en deux nations ennemies, dont les
irritations jalouses allèrent en croissant, fut une des principales
raisons qui firent adopter la révolution de juillet 1830 en province.
Entre ces deux sociétés, dont l’une était ultra-monarchique et l’autre
ultra-libérale, se trouvaient les fonctionnaires admis, suivant leur
importance, dans l’un et dans l’autre monde, et qui, au moment de la
chute du pouvoir légitime, furent neutres. Au commencement de la lutte
entre la noblesse et la bourgeoisie, les Cafés royalistes contractèrent
une splendeur inouïe, et rivalisèrent si brillamment avec les Cafés
libéraux, que ces sortes de fêtes gastronomiques coûtèrent, dit-on, la
vie à plusieurs personnages qui, semblables à des mortiers mal fondus,
ne purent résister à ces exercices. Naturellement, les deux sociétés
devinrent exclusives et s’épurèrent. Quoique fort riche pour un homme
de province, Pierquin fut exclu des cercles aristocratiques, et refoulé
dans ceux de la bourgeoisie. Son amour-propre eut beaucoup à souffrir
des échecs successifs qu’il reçut en se voyant insensiblement éconduit
par les gens avec lesquels il frayait naguère. Il atteignait l’âge de
quarante ans, seule époque de la vie où les hommes qui se destinent
au mariage puissent encore épouser des personnes jeunes. Les partis
auxquels il pouvait prétendre appartenaient à la bourgeoisie, et son
ambition tendait à rester dans le haut monde, où devait l’introduire
une belle alliance. L’isolement dans lequel vivait la famille Claës
l’avait rendue étrangère à ce mouvement social. Quoique Claës appartînt
à la vieille aristocratie de la province, il était vraisemblable que
ses préoccupations l’empêcheraient d’obéir aux antipathies créées par
ce nouveau classement de personnes. Quelque pauvre qu’elle pût être,
une demoiselle Claës apportait à son mari cette fortune de vanité
que souhaitent tous les parvenus. Pierquin revint donc chez les Claës
avec une secrète intention de faire les sacrifices nécessaires pour
arriver à la conclusion d’un mariage qui réalisait désormais toutes ses
ambitions. Il tint compagnie à Balthazar et à Félicie pendant l’absence
de Marguerite, mais il reconnut tardivement un concurrent redoutable
dans Emmanuel de Solis. La succession du défunt abbé passait pour être
considérable; et, aux yeux d’un homme qui chiffrait naïvement toutes
les choses de la vie, le jeune héritier paraissait plus puissant par
son argent que par les séductions du cœur dont ne s’inquiétait jamais
Pierquin. Cette fortune rendait au nom de Solis toute sa valeur.
L’or et la noblesse étaient comme deux lustres qui, s’éclairant l’un
par l’autre, redoublaient d’éclat. L’affection sincère que le jeune
proviseur témoignait à Félicie, qu’il traitait comme une sœur, excita
l’émulation du notaire. Il essaya d’éclipser Emmanuel en mêlant le
jargon à la mode et les expressions d’une galanterie superficielle
aux airs rêveurs, aux élégies soucieuses qui allaient si bien à sa
physionomie. En se disant désenchanté de tout au monde, il tournait les
yeux vers Félicie de manière à lui faire croire qu’elle seule pourrait
le réconcilier avec la vie. Félicie, à qui pour la première fois un
homme adressait des compliments, écouta ce langage toujours si doux,
même quand il est mensonger; elle prit le vide pour de la profondeur,
et, dans le besoin qui l’oppressait de fixer les sentiments vagues
dont surabondait son cœur, elle s’occupa de son cousin. Jalouse, à son
insu peut-être, des attentions amoureuses qu’Emmanuel prodiguait à sa
sœur, elle voulait sans doute se voir, comme elle, l’objet des regards,
des pensées et des soins d’un homme. Pierquin démêla facilement la
préférence que Félicie lui accordait sur Emmanuel, et ce fut pour lui
une raison de persister dans ses efforts, en sorte qu’il s’engagea plus
qu’il ne le voulait. Emmanuel surveilla les commencements de cette
passion fausse peut-être chez le notaire, naïve chez Félicie dont
l’avenir était en jeu. Il s’ensuivit, entre la cousine et le cousin,
quelques causeries douces, quelques mots dits à voix basse en arrière
d’Emmanuel, enfin de ces petites tromperies qui donnent à un regard,
à une parole une expression dont la douceur insidieuse peut causer
d’innocentes erreurs. A la faveur du commerce que Pierquin entretenait
avec Félicie, il essaya de pénétrer le secret du voyage entrepris
par Marguerite, afin de savoir s’il s’agissait de mariage et s’il
devait renoncer à ses espérances; mais, malgré sa grosse finesse, ni
Balthazar ni Félicie ne purent lui donner aucune lumière, par la raison
qu’ils ne savaient rien des projets de Marguerite qui, en prenant le
pouvoir, semblait en avoir suivi les maximes en taisant ses projets.
La morne tristesse de Balthazar et son affaissement rendaient les
soirées difficiles à passer. Quoique Emmanuel eût réussi à faire jouer
le chimiste au trictrac, Balthazar y était distrait; et la plupart
du temps cet homme, si grand par son intelligence, semblait stupide.
Déchu de ses espérances, humilié d’avoir dévoré trois fortunes,
joueur sans argent, il pliait sous le poids de ses ruines, sous le
fardeau de ses espérances moins détruites que trompées. Cet homme de
génie, muselé par la nécessité, se condamnant lui-même, offrait un
spectacle vraiment tragique qui eût touché l’homme le plus insensible.
Pierquin lui-même ne contemplait pas sans un sentiment de respect ce
lion en cage, dont les yeux pleins d’une puissance refoulée étaient
devenus calmes à force de tristesse, ternes à force de lumière; dont
les regards demandaient une aumône que la bouche n’osait proférer.
Parfois un éclair passait sur cette face desséchée qui se ranimait
par la conception d’une nouvelle expérience; puis, si, en contemplant
le parloir, les yeux de Balthazar s’arrêtaient à la place où sa femme
avait expiré, de légers pleurs roulaient comme d’ardents grains de
sable dans le désert de ses prunelles que la pensée faisait immenses,
et sa tête retombait sur sa poitrine. Il avait soulevé le monde comme
un Titan, et le monde revenait plus pesant sur sa poitrine. Cette
gigantesque douleur, si virilement contenue, agissait sur Pierquin et
sur Emmanuel qui, parfois, se sentaient assez émus pour vouloir offrir
à cet homme la somme nécessaire à quelque série d’expériences; tant
sont communicatives les convictions du génie! Tous deux concevaient
comment madame Claës et Marguerite avaient pu jeter des millions dans
ce gouffre: mais la raison arrêtait promptement les élans du cœur; et
leurs émotions se traduisaient par des consolations qui aigrissaient
encore les peines de ce Titan foudroyé. Claës ne parlait point de
sa fille aînée, et ne s’inquiétait ni de son absence, ni du silence
qu’elle gardait en n’écrivant ni à lui, ni à Félicie. Quand Solis
et Pierquin lui en demandaient des nouvelles, il paraissait affecté
désagréablement. Pressentait-il que Marguerite agissait contre lui?
Se trouvait-il humilié d’avoir résigné les droits majestueux de la
paternité à son enfant? En était-il venu à moins l’aimer parce
qu’elle allait être le père, et lui l’enfant? Peut-être y avait-il
beaucoup de ces raisons et beaucoup de ces sentiments inexprimables
qui passent comme des nuages en l’âme, dans la disgrâce muette qu’il
faisait peser sur Marguerite. Quelque grands que puissent être les
grands hommes connus ou inconnus, heureux ou malheureux dans leurs
tentatives, ils ont des petitesses par lesquelles ils tiennent à
l’humanité. Par un double malheur, il ne souffrent pas moins de leurs
qualités que de leurs défauts; et peut-être Balthazar avait-il à se
familiariser avec les douleurs de ses vanités blessées. La vie qu’il
menait, et les soirées pendant lesquelles ces quatre personnes se
trouvèrent réunies en l’absence de Marguerite furent donc une vie et
des soirées empreintes de tristesse, remplies d’appréhensions vagues.
Ce fut des jours infertiles comme des landes desséchées, où néanmoins
ils glanaient quelques fleurs, rares consolations. L’atmosphère leur
semblait brumeuse en l’absence de la fille aînée, devenue l’âme,
l’espoir et la force de cette famille. Deux mois se passèrent ainsi,
pendant lesquels Balthazar attendit patiemment sa fille. Marguerite
fut ramenée à Douai par son oncle, qui resta au logis au lieu de
retourner à Cambrai, sans doute pour y appuyer de son autorité quelque
coup d’état médité par sa nièce. Ce fut une petite fête de famille
que le retour de Marguerite. Le notaire et monsieur de Solis avaient
été invités à dîner par Félicie et par Balthazar. Quand la voiture de
voyage s’arrêta devant la porte de la maison, ces quatre personnes
vinrent y recevoir les voyageurs avec de grandes démonstrations de
joie. Marguerite parut heureuse de revoir les foyers paternels, ses
yeux s’emplirent de larmes quand elle traversa la cour pour arriver
au parloir. En embrassant son père, ses caresses de jeune fille ne
furent pas néanmoins sans arrière-pensée, elle rougissait comme une
épouse coupable qui ne sait pas feindre; mais ses regards reprirent
leur pureté quand elle regarda monsieur de Solis, en qui elle semblait
puiser la force d’achever l’entreprise qu’elle avait secrètement
formée. Pendant le dîner, malgré l’allégresse qui animait les
physionomies et les paroles, le père et la fille s’examinèrent avec
défiance et curiosité. Balthazar ne fit à Marguerite aucune question
sur son séjour à Paris, sans doute par dignité paternelle. Emmanuel de
Solis imita cette réserve. Mais Pierquin, qui était habitué à connaître
tous les secrets de famille, dit à Marguerite en couvrant sa curiosité
sous une fausse bonhomie:--Eh! bien, chère cousine, vous avez vu
Paris, les spectacles...

--Je n’ai rien vu à Paris, répondit-elle, je n’y suis pas allée pour me
divertir. Les jours s’y sont tristement écoulés pour moi, j’étais trop
impatiente de revoir Douai.

--Si je ne m’étais pas fâché, elle ne serait pas venue à l’Opéra, où
d’ailleurs elle s’est ennuyée! dit monsieur Conyncks.

La soirée fut pénible, chacun était gêné, souriait mal ou s’efforçait
de témoigner cette gaieté de commande sous laquelle se cachent de
réelles anxiétés. Marguerite et Balthazar étaient en proie à de
sourdes et cruelles appréhensions qui réagissaient sur les cœurs.
Plus la soirée s’avançait, plus la contenance du père et de la fille
s’altérait. Parfois Marguerite essayait de sourire, mais ses gestes,
ses regards, le son de sa voix trahissaient une vive inquiétude.
Messieurs Conyncks et de Solis semblaient connaître la cause des
secrets mouvements qui agitaient cette noble fille, et paraissaient
l’encourager par des œillades expressives. Blessé d’avoir été mis en
dehors d’une résolution et de démarches accomplies pour lui, Balthazar
se séparait insensiblement de ses enfants et de ses amis, en affectant
de garder le silence. Marguerite allait sans doute lui découvrir ce
qu’elle avait décidé de lui. Pour un homme grand, pour un père, cette
situation était intolérable. Parvenu à un âge où l’on ne dissimule
rien au milieu de ses enfants, où l’étendue des idées donne de la
force aux sentiments, il devenait donc de plus en plus grave, songeur
et chagrin, en voyant s’approcher le moment de sa mort civile. Cette
soirée renfermait une de ces crises de la vie intérieure qui ne peuvent
s’expliquer que par des images. Les nuages et la foudre s’amoncelaient
au ciel, l’on riait dans la campagne; chacun avait chaud, sentait
l’orage, levait la tête et continuait sa route. Monsieur Conyncks, le
premier, alla se coucher et fut conduit à sa chambre par Balthazar.
Pendant son absence, Pierquin et monsieur de Solis s’en allèrent.
Marguerite fit un adieu plein d’affection au notaire, elle ne dit
rien à Emmanuel, mais elle lui pressa la main en lui jetant un regard
humide. Elle renvoya Félicie, et quand Claës revint au parloir, il y
trouva sa fille seule.

--Mon bon père, lui dit-elle d’une voix tremblante, il a fallu les
circonstances graves où nous sommes pour me faire quitter la maison;
mais, après bien des angoisses et après avoir surmonté des difficultés
inouïes, j’y reviens avec quelques chances de salut pour nous tous.
Grâce à votre nom, à l’influence de notre oncle et aux protections
de monsieur de Solis, nous avons obtenu, pour vous, une place de
receveur des finances en Bretagne; elle vaut, dit-on, dix-huit à vingt
mille francs par an. Notre oncle a fait le cautionnement. Voici votre
nomination, dit-elle en tirant une lettre de son sac. Votre séjour ici,
pendant nos années de privations et de sacrifices, serait intolérable.
Notre père doit rester dans une situation au moins égale à celle où il
a toujours vécu. Je ne vous demanderai rien sur vos revenus, vous les
emploierez comme bon vous semblera. Je vous supplie seulement de songer
que nous n’avons pas un sou de rente, et que nous vivrons tous avec ce
que Gustave nous donnera sur ses revenus. La ville ne saura rien de
cette vie claustrale. Si vous étiez chez vous, vous seriez un obstacle
aux moyens que nous emploierons, ma sœur et moi, pour tâcher d’y
rétablir l’aisance. Est-ce abuser de l’autorité que vous m’avez donnée
que de vous mettre dans une position à refaire vous-même votre fortune?
dans quelques années, si vous le voulez, vous serez Receveur-général.

--Ainsi, Marguerite, dit doucement Balthazar, tu me chasses de ma
maison.

--Je ne mérite pas un reproche si dur, répondit la fille en comprimant
les mouvements tumultueux de son cœur. Vous reviendrez parmi nous
lorsque vous pourrez habiter votre ville natale comme il vous convient
d’y paraître. D’ailleurs, mon père, n’ai-je point votre parole?
reprit-elle froidement. Vous devez m’obéir. Mon oncle est resté pour
vous emmener en Bretagne, afin que vous ne fissiez pas seul le voyage.

--Je n’irai pas, s’écria Balthazar en se levant, je n’ai besoin du
secours de personne pour rétablir ma fortune et payer ce que je dois à
mes enfants.

--Ce sera mieux, reprit Marguerite sans s’émouvoir. Je vous prierai
de réfléchir à notre situation respective que je vais vous expliquer
en peu de mots. Si vous restez dans cette maison, vos enfants en
sortiront, afin de vous en laisser le maître.

--Marguerite! cria Balthazar.

--Puis, dit-elle en continuant sans vouloir remarquer l’irritation
de son père, il faut instruire le ministre de votre refus, si vous
n’acceptez pas une place lucrative et honorable que, malgré nos
démarches et nos protections, nous n’aurions pas eue sans quelques
billets de mille francs adroitement mis par mon oncle dans le gant
d’une dame.

--Me quitter!

--Ou vous nous quitterez ou nous vous fuirons, dit-elle. Si j’étais
votre seule enfant, j’imiterais ma mère, sans murmurer contre le sort
que vous me feriez. Mais ma sœur et mes deux frères ne périront pas
de faim ou de désespoir auprès de vous; je l’ai promis à celle qui
mourut là, dit-elle en montrant la place du lit de sa mère. Nous vous
avons caché nos douleurs, nous avons souffert en silence, aujourd’hui
nos forces se sont usées. Nous ne sommes pas au bord d’un abîme, nous
sommes au fond, mon père! pour nous en tirer, il ne nous faut pas
seulement du courage, il faut encore que nos efforts ne soient pas
incessamment déjoués par les caprices d’une passion...

--Mes chers enfants! s’écria Balthazar, en saisissant la main de
Marguerite, je vous aiderai, je travaillerai, je...

--En voici les moyens, répondit-elle en lui tendant la lettre
ministérielle.

--Mais, mon ange, le moyen que tu m’offres pour refaire ma fortune est
trop lent! tu me fais perdre le fruit de dix années de travaux, et les
sommes énormes que représente mon laboratoire. Là, dit-il en indiquant
le grenier, sont toutes nos ressources.

Marguerite marcha vers la porte en disant:--Mon père, vous choisirez!

--Ah! ma fille, vous êtes bien dure! répondit-il en s’asseyant dans un
fauteuil et la laissant partir.

Le lendemain matin, Marguerite apprit par Lemulquinier que monsieur
Claës était sorti. Cette simple annonce la fit pâlir, et sa contenance
fut si cruellement significative, que le vieux valet lui dit:--Soyez
tranquille, mademoiselle, monsieur a dit qu’il serait revenu à onze
heures pour déjeuner. Il ne s’est pas couché. A deux heures du matin,
il était encore debout dans le parloir, à regarder par les fenêtres
les toits du laboratoire. J’attendais dans la cuisine, je le voyais,
il pleurait, il a du chagrin. Voici ce fameux mois de juillet pendant
lequel le soleil est capable de nous enrichir tous, et si vous
vouliez...

--Assez! dit Marguerite en devinant toutes les pensées qui avaient dû
assaillir son père.

Il s’était en effet accompli chez Balthazar ce phénomène qui s’empare
de toutes les personnes sédentaires, sa vie dépendait pour ainsi dire
des lieux avec lesquels il s’était identifié, sa pensée mariée à son
laboratoire et à sa maison les lui rendait indispensables, comme l’est
la Bourse au joueur pour qui les jours fériés sont des jours perdus.
Là étaient ses espérances, là descendait du ciel la seule atmosphère
où ses poumons pouvaient puiser l’air vital. Cette alliance des
lieux et des choses entre les hommes, si puissante chez les natures
faibles, devient presque tyrannique chez les gens de science et
d’étude. Quitter sa maison, c’était, pour Balthazar, renoncer à la
Science, à son problème, c’était mourir. Marguerite fut en proie à
une extrême agitation jusqu’au moment du déjeuner. La scène qui avait
porté Balthazar à vouloir se tuer lui était revenue à la mémoire, et
elle craignit de voir se dénouer tragiquement la situation désespérée
où se trouvait son père. Elle allait et venait dans le parloir, en
tressaillant chaque fois que la sonnette de la porte retentissait.
Enfin, Balthazar revint. Pendant qu’il traversait la cour, Marguerite,
qui étudia sa figure avec inquiétude, n’y vit que l’expression d’une
douleur orageuse. Quand il entra dans le parloir, elle s’avança vers
lui pour lui souhaiter le bonjour; il la saisit affectueusement par
la taille, l’appuya sur son cœur, la baisa au front et lui dit à
l’oreille:--Je suis allé demander mon passe-port. Le son de la voix,
le regard résigné, le mouvement de son père, tout écrasa le cœur de
la pauvre fille qui détourna la tête pour ne point laisser voir ses
larmes; mais ne pouvant les réprimer, elle alla dans le jardin, et
revint après y avoir pleuré à son aise. Pendant le déjeuner, Balthazar
se montra gai comme un homme qui avait pris son parti.

--Nous allons donc partir pour la Bretagne, mon oncle, dit-il a
monsieur Conyncks. J’ai toujours eu le désir de voir ce pays-là.

--On y vit à bon marché, répondit le vieil oncle.

--Mon père nous quitte? s’écria Félicie.

Monsieur de Solis entra, il amenait Jean.

--Vous nous le laisserez aujourd’hui, dit Balthazar en mettant son fils
près de lui, je pars demain, et je veux lui dire adieu.

Emmanuel regarda Marguerite qui baissa la tête. Ce fut une journée
morne, pendant laquelle chacun fut triste, et réprima des pensées
ou des pleurs. Ce n’était pas une absence, mais un exil. Puis, tous
sentaient instinctivement ce qu’il y avait d’humiliant pour un père à
déclarer ainsi publiquement ses désastres en acceptant une place et en
quittant sa famille à l’âge de Balthazar. Lui seul fut aussi grand que
Marguerite était ferme, et parut accepter noblement cette pénitence des
fautes que l’emportement du génie lui avait fait commettre. Quand la
soirée fut passée et que le père et la fille furent seuls, Balthazar,
qui, pendant toute la journée, s’était montré tendre et affectueux,
comme il l’était durant les beaux jours de sa vie patriarcale, tendit
la main à Marguerite, et lui dit avec une sorte de tendresse mêlée de
désespoir:--Es-tu contente de ton père?

--Vous êtes digne de celui-là, répondit Marguerite en lui montrant le
portrait de Van-Claës.

Le lendemain matin, Balthazar suivi de Lemulquinier monta dans son
laboratoire comme pour faire ses adieux aux espérances qu’il avait
caressées et que ses opérations commencées lui représentaient vivantes.
Le maître et le valet se jetèrent un regard plein de mélancolie
en entrant dans le grenier qu’ils allaient quitter peut-être pour
toujours. Balthazar contempla ces machines sur lesquelles sa pensée
avait si longtemps plané, et dont chacune était liée au souvenir
d’une recherche ou d’une expérience. Il ordonna d’un air triste à
Lemulquinier de faire évaporer des gaz ou des acides dangereux, de
séparer des substances qui auraient pu produire des explosions. Tout en
prenant ces soins, il proférait des regrets amers, comme en exprime un
condamné à mort, avant d’aller à l’échafaud.

--Voici pourtant, dit-il en s’arrêtant devant une capsule dans laquelle
plongeaient les deux fils d’une pile de Volta, une expérience dont le
résultat devrait être attendu. Si elle réussissait, affreuse pensée!
mes enfants ne chasseraient pas de sa maison un père qui jetterait des
diamants à leurs pieds. Voilà une combinaison de carbone et de soufre,
ajouta-t-il en se parlant à lui-même, dans laquelle le carbone joue
le rôle de corps électro-positif; la cristallisation doit commencer
au pôle négatif; et, dans le cas de décomposition, le carbone s’y
porterait cristallisé...

--Ah! ça se ferait comme ça, dit Lemulquinier en contemplant son maître
avec admiration.

--Or, reprit Balthazar après une pause, la combinaison est soumise à
l’influence de cette pile qui peut agir...

--Si monsieur veut, je vais en augmenter l’effet...

--Non, non, il faut la laisser telle qu’elle est. Le repos et le temps
sont des conditions essentielles à la cristallisation...

--Parbleu, faut qu’elle prenne son temps, cette cristallisation,
s’écria le valet de chambre.

--Si la température baisse, le sulfure de carbone se cristallisera,
dit Balthazar en continuant d’exprimer par lambeaux les pensées
indistinctes d’une méditation complète dans son entendement; mais si
l’action de la pile opère dans certaines conditions que j’ignore... Il
faudrait surveiller cela... il est possible... Mais à quoi pensé-je? il
ne s’agit plus de Chimie, mon ami, nous devons aller gérer une recette
en Bretagne.

Claës sortit précipitamment, et descendit pour faire un dernier
déjeuner de famille auquel assistèrent Pierquin et monsieur de Solis.
Balthazar, pressé d’en finir avec son agonie scientifique, dit adieu
à ses enfants et monta en voiture avec son oncle, toute la famille
l’accompagna sur le seuil de la porte. Là, quand Marguerite eut
embrassé son père par une étreinte désespérée, à laquelle il répondit
en lui disant à l’oreille: «Tu es une bonne fille, et je ne t’en
voudrai jamais!» elle franchit la cour, se sauva dans le parloir,
s’agenouilla à la place où sa mère était morte, et fit une ardente
prière à Dieu pour lui demander la force d’accomplir les rudes travaux
de sa nouvelle vie. Elle était déjà fortifiée par une voix intérieure
qui lui avait jeté dans le cœur les applaudissements des anges et les
remercîments de sa mère, quand sa sœur, son frère, Emmanuel et Pierquin
rentrèrent après avoir regardé la calèche jusqu’à ce qu’ils ne la
vissent plus.

--Maintenant, mademoiselle, qu’allez-vous faire? lui dit Pierquin.

--Sauver la maison, répondit-elle avec simplicité. Nous possédons près
de treize cents arpents à Waignies. Mon intention est de les faire
défricher, les partager en trois fermes, construire les bâtiments
nécessaires à leur exploitation, les louer; et je crois qu’en quelques
années, avec beaucoup d’économie et de patience, chacun de nous,
dit-elle en montrant sa sœur et son frère, aura une ferme de quatre
cents et quelques arpents qui pourra valoir, un jour, près de quinze
mille francs de rente. Mon frère Gustave gardera pour sa part cette
maison et ce qu’il possède sur le Grand-Livre. Puis nous rendrons un
jour à notre père sa fortune dégagée de toute obligation, en consacrant
nos revenus à l’acquittement de ses dettes.

--Mais, chère cousine, dit le notaire stupéfait de cette entente des
affaires et de la froide raison de Marguerite, il vous faut plus de
deux cent mille francs pour défricher vos terrains, bâtir vos fermes et
acheter des bestiaux. Où prendrez-vous cette somme?

--Là commencent mes embarras, dit-elle en regardant alternativement le
notaire et monsieur de Solis, je n’ose les demander à mon oncle qui a
déjà fait le cautionnement de mon père!

--Vous avez des amis! s’écria Pierquin en voyant tout à coup que les
demoiselles Claës _seraient encore des filles de plus de cinq cent
mille francs_.

Emmanuel de Solis regarda Marguerite avec attendrissement, mais,
malheureusement pour lui, Pierquin resta notaire au milieu de son
enthousiasme et reprit ainsi:--Moi, je vous les offre, ces deux cent
mille francs!

Emmanuel et Marguerite se consultèrent par un regard qui fut un trait
de lumière pour Pierquin. Félicie rougit excessivement, tant elle était
heureuse de trouver son cousin aussi généreux qu’elle le souhaitait.
Elle regarda sa sœur qui, tout à coup, devina que pendant l’absence
qu’elle avait faite, la pauvre fille s’était laissé prendre à quelques
banales galanteries de Pierquin.

--Vous ne me paierez que cinq pour cent d’intérêt, dit-il. Vous me
rembourserez quand vous voudrez, et vous me donnerez une hypothèque sur
vos terrains. Mais soyez tranquille, vous n’aurez que les déboursés à
payer pour tous vos contrats, je vous trouverai de bons fermiers, et
ferai vos affaires gratuitement afin de vous aider en bon parent.

Emmanuel fit un signe à Marguerite pour l’engager à refuser; mais
elle était trop occupée à étudier les changements qui nuançaient la
physionomie de sa sœur pour s’en apercevoir. Après une pause, elle
regarda le notaire d’un air ironique et lui dit d’elle-même, à la
grande joie de monsieur de Solis:--Vous êtes un bien bon parent,
je n’attendais pas moins de vous; mais l’intérêt à cinq pour cent
retarderait trop notre libération, j’attendrai la majorité de mon frère
et nous vendrons ses rentes.

Pierquin se mordit les lèvres, Emmanuel se mit à sourire doucement.

--Félicie, ma chère enfant, reconduis Jean au collége, Martha
t’accompagnera, dit Marguerite en montrant son frère.--Jean, mon ange,
sois bien sage, ne déchire pas tes habits, nous ne sommes pas assez
riches pour te les renouveler aussi souvent que nous le faisions!
Allons, va, mon petit, étudie bien.

Félicie sortit avec son frère.

--Mon cousin, dit Marguerite à Pierquin, et vous, monsieur, dit-elle
à monsieur de Solis, vous êtes sans doute venus voir mon père pendant
mon absence, je vous remercie de ces preuves d’amitié. Vous ne ferez
sans doute pas moins pour deux pauvres filles qui vont avoir besoin de
conseils. Entendons-nous à ce sujet?... Quand je serai en ville, je
vous recevrai toujours avec le plus grand plaisir; mais quand Félicie
sera seule ici avec Josette et Martha, je n’ai pas besoin de vous dire
qu’elle ne doit voir personne, fût-ce un vieil ami, et le plus dévoué
de nos parents. Dans les circonstances où nous nous trouvons, notre
conduite doit être d’une irréprochable sévérité. Nous voici donc pour
long-temps vouées au travail et à la solitude.

Le silence régna pendant quelques instants. Emmanuel, abîmé dans la
contemplation de la tête de Marguerite, semblait muet, Pierquin ne
savait que dire. Le notaire prit congé de sa cousine, en éprouvant un
mouvement de rage contre lui-même: il avait deviné tout à coup que
Marguerite aimait Emmanuel, et qu’il venait de se conduire en vrai sot.

--Ah! çà, Pierquin, mon ami, se dit-il en s’apostrophant lui-même dans
la rue, un homme qui te dirait que tu es un grand animal aurait raison.
Suis-je bête? J’ai douze mille livres de rente, en dehors de ma charge,
sans compter la succession de mon oncle Des Racquets, de qui je suis
le seul héritier, et qui me doublera ma fortune un jour ou l’autre
(enfin, je ne lui souhaite pas de mourir, il est économe!)... et j’ai
l’infamie de demander des intérêts à mademoiselle Claës! Je suis sûr
qu’à eux deux ils se moquent maintenant de moi. Je ne dois plus penser
à Marguerite! Non. Après tout, Félicie est une douce et bonne petite
créature qui me convient mieux. Marguerite a un caractère de fer, elle
voudrait me dominer, et elle me dominerait! Allons, montrons-nous
généreux, ne soyons pas tant notaire, je ne peux donc pas secouer ce
harnais là? Sac à papier, je vais me mettre à aimer Félicie, et je ne
bouge pas de ce sentiment-là! Fourche! elle aura une ferme de quatre
cent trente arpents, qui, dans un temps donné, vaudra entre quinze et
vingt mille livres de rente, car les terrains de Waignies sont bons.
Que mon oncle Des Racquets meure, pauvre bonhomme! je vends mon Étude
et je suis un homme de cin-quan-te-mil-le-li-vres de ren-te. Ma femme
est une Claës, je suis allié à des maisons considérables. Diantre,
nous verrons si les Courteville, les Magalhens, les Savaron de Savarus
refuseront de venir chez un Pierquin-Claës-Molina-Nourho. Je serai
maire de Douai, j’aurai la croix, je puis être député, j’arrive à
tout. Ha! ça, Pierquin, mon garçon, tiens-toi là, ne faisons plus de
sottises, d’autant que, ma parole d’honneur, Félicie... mademoiselle
Félicie Van-Claës, elle t’aime.

Quand les deux amants furent seuls, Emmanuel tendit une main à
Marguerite qui ne put s’empêcher d’y mettre sa main droite. Ils se
levèrent par un mouvement unanime en se dirigeant vers leur banc
dans le jardin; mais au milieu du parloir, l’amant ne put résister
à sa joie, et d’une voix que l’émotion rendit tremblante, il dit à
Marguerite:--J’ai trois cent mille francs à vous!...

--Comment, s’écria-t-elle, ma pauvre mère vous aurait encore confié?...
Non. Quoi?

--Oh! ma Marguerite, ce qui est à moi n’est-il pas à vous? N’est-ce pas
vous qui la première avez dit _nous_?

--Cher Emmanuel, dit-elle en pressant la main qu’elle tenait toujours;
et, au lieu d’aller au jardin, elle se jeta dans la bergère.

--N’est-ce pas à moi de vous remercier, dit-il avec sa voix d’amour,
puisque vous acceptez.

--Ce moment, dit-elle, mon cher bien-aimé, efface bien des douleurs, et
rapproche un heureux avenir! Oui, j’accepte ta fortune, reprit-elle en
laissant errer sur ses lèvres un sourire d’ange, je sais le moyen de la
faire mienne. Elle regarda le portrait de Van-Claës comme pour avoir
un témoin. Le jeune homme qui suivait les regards de Marguerite ne lui
vit pas tirer de son doigt une bague de jeune fille, et ne s’aperçut
de ce geste qu’au moment où il entendit ces paroles:--Au milieu de
nos profondes misères, il surgit un bonheur. Mon père me laisse, par
insouciance, la libre disposition de moi-même, dit-elle en tendant la
bague, prends Emmanuel? Ma mère te chérissait, elle t’aurait choisi.

Les larmes vinrent aux yeux d’Emmanuel, il pâlit, tomba sur ses
genoux, et dit à Marguerite en lui donnant un anneau qu’il portait
toujours:--Voici l’alliance de ma mère! Ma Marguerite, reprit-il en
baisant la bague, n’aurai-je donc d’autre gage que ceci!

Elle se baissa pour apporter son front aux lèvres d’Emmanuel.

--Hélas! mon pauvre aimé, ne faisons-nous pas là quelque chose de mal?
dit-elle tout émue, car nous attendrons longtemps.

--Mon oncle disait que l’adoration était le pain quotidien de la
patience, en parlant du chrétien qui aime Dieu. Je puis t’aimer ainsi,
je t’ai, depuis longtemps, confondue avec le Seigneur de toutes choses:
je suis à toi, comme je suis à lui.

Ils restèrent pendant quelques moments en proie à la plus douce
exaltation. Ce fut la sincère et calme effusion d’un sentiment qui,
semblable à une source trop pleine, débordait par de petites vagues
incessantes. Les événements qui séparaient ces deux amants étaient un
sujet de mélancolie qui rendit leur bonheur plus vif, en lui donnant
quelque chose d’aigu comme la douleur; Félicie revint trop tôt pour
eux. Emmanuel, éclairé par le tact délicieux qui fait tout deviner
en amour, laissa les deux sœurs seules, après avoir échangé avec
Marguerite un regard où elle put voir tout ce que lui coûtait cette
discrétion, car il y exprima combien il était avide de ce bonheur
désiré si longtemps, et qui venait d’être consacré par les fiançailles
du cœur.

--Viens ici, petite sœur, dit Marguerite en prenant Félicie par le cou.
Puis, la ramenant dans le jardin, elles allèrent s’asseoir sur le banc
auquel chaque génération avait confié ses paroles d’amour, ses soupirs
de douleur, ses méditations et ses projets. Malgré le ton joyeux et
l’aimable finesse du sourire de sa sœur, Félicie éprouvait une émotion
qui ressemblait à un mouvement de peur, Marguerite lui prit la main et
la sentit trembler.

--Mademoiselle Félicie, dit l’aînée en s’approchant de l’oreille de
sa sœur, je lis dans votre âme. Pierquin est venu souvent pendant mon
absence, il est venu tous les soirs, il vous a dit de douces paroles,
et vous les avez écoutées. Félicie rougit.--Ne t’en défends pas, mon
ange, reprit Marguerite, il est si naturel d’aimer! Peut-être ta
chère âme changera-t-elle un peu la nature du cousin, il est égoïste,
intéressé, mais c’est un honnête homme; et sans doute ses défauts
serviront à ton bonheur. Il t’aimera comme la plus jolie de ses
propriétés, tu feras partie de ses affaires. Pardonne-moi ce mot, chère
amie? tu le corrigeras des mauvaises habitudes qu’il a prises de ne
voir partout que des intérêts, en lui apprenant les affaires du cœur.
Félicie ne put qu’embrasser sa sœur.--D’ailleurs, reprit Marguerite, il
a de la fortune. Sa famille est de la plus haute et de la plus ancienne
bourgeoisie. Mais serait-ce donc moi qui m’opposerais à ton bonheur si
tu veux le trouver dans une condition médiocre?

Félicie laissa échapper ces mots:--Chère sœur!

--Oh! oui, tu peux te confier à moi, s’écria Marguerite. Quoi de plus
naturel que de nous dire nos secrets.

Ce mot plein d’âme détermina l’une de ces causeries délicieuses où
les jeunes filles se disent tout. Quand Marguerite, que l’amour avait
faite experte, eut reconnu l’état du cœur de Félicie, elle finit en lui
disant:--Hé bien, ma chère enfant, assurons-nous que le cousin t’aime
véritablement; et... alors...

--Laisse-moi faire, répondit Félicie en riant, j’ai mes modèles.

--Folle? dit Marguerite en la baisant au front.

Quoique Pierquin appartînt à cette classe d’hommes qui dans le mariage
voient des obligations, l’exécution des lois sociales et un mode pour
la transmission des propriétés; qu’il lui fût indifférent d’épouser ou
Félicie ou Marguerite, si l’une ou l’autre avaient le même nom et la
même dot; il s’aperçut néanmoins que toutes deux étaient, suivant une
de ses expressions, des _filles romanesques et sentimentales_, deux
adjectifs que les gens sans cœur emploient pour se moquer des dons
que la nature sème d’une main parcimonieuse à travers les sillons de
l’humanité, le notaire se dit sans doute qu’il fallait hurler avec
les loups; et, le lendemain, il vint voir Marguerite, il l’emmena
mystérieusement dans le petit jardin, et se mit à parler sentiment,
puisque c’était une des clauses du contrat primitif qui devait
précéder, dans les lois du monde, le contrat notarié.

--Chère cousine, lui dit-il, nous n’avons pas toujours été du même avis
sur les moyens à prendre pour arriver à la conclusion heureuse de vos
affaires; mais vous devez reconnaître aujourd’hui que j’ai toujours été
guidé par un grand désir de vous être utile. Hé! bien, hier j’ai gâté
mes offres par une fatale habitude que nous donne _l’esprit notaire_,
comprenez-vous?... Mon cœur n’était pas complice de ma sottise. Je vous
ai bien aimée; mais nous avons une certaine perspicacité, nous autres,
et je me suis aperçu que je ne vous plaisais pas. C’est ma faute! un
autre a été plus adroit que moi. Hé! bien, je viens vous avouer tout
_bonifacement_ que j’éprouve un amour réel pour votre sœur Félicie.
Traitez-moi donc comme un frère? puisez dans ma bourse, prenez à même!
allez, plus vous prendrez, plus vous me prouverez d’amitié. Je suis
tout à vous, _sans intérêt_, entendez-vous? ni à douze, ni à un quart
pour cent. Que je sois trouvé digne de Félicie et je serai content.
Pardonnez-moi mes défauts, ils ne viennent que de la pratique des
affaires, le cœur est bon, et je me jetterais dans la Scarpe, plutôt
que de ne pas rendre ma femme heureuse.

--Voilà qui est bien, cousin! dit Marguerite, mais ma sœur dépend
d’elle et de notre père...

--Je sais cela, ma chère cousine, dit le notaire, mais vous êtes la
mère de toute la famille, et je n’ai rien plus _à cœur_ que de vous
rendre juge du _mien_.

Cette façon de parler peint assez bien l’esprit de l’honnête notaire.
Plus tard, Pierquin devint célèbre par sa réponse au commandant du camp
de Saint-Omer qui l’avait prié d’assister à une fête militaire, et qui
fut ainsi conçue: _Monsieur Pierquin-Claës de Molina-Nourho, maire de
la ville de Douai, chevalier de la Légion-d’Honneur, aura celui de se
rendre, etc._

Marguerite accepta l’assistance du notaire, mais seulement dans tout
ce qui concernait sa profession, afin de ne compromettre en rien ni
sa dignité de femme, ni l’avenir de sa sœur, ni les déterminations de
son père. Ce jour même elle confia sa sœur à la garde de Josette et
de Martha, qui se vouèrent corps et âme à leur jeune maîtresse, en
en secondant les plans d’économie. Marguerite partit aussitôt pour
Waignies où elle commença ses opérations qui furent savamment dirigées
par Pierquin. Le dévouement s’était chiffré dans l’esprit du notaire
comme une excellente spéculation, ses soins, ses peines furent alors
en quelque sorte une mise de fonds qu’il ne voulut point épargner.
D’abord, il tenta d’éviter à Marguerite la peine de faire défricher
et de labourer les terres destinées aux fermes. Il avisa trois jeunes
fils de fermiers riches qui désiraient s’établir, il les séduisit
par la perspective que leur offrait la richesse de ces terrains, et
réussit à leur faire prendre à bail les trois fermes qui allaient être
construites. Moyennant l’abandon du prix de la ferme pendant trois ans,
les fermiers s’engagèrent à en donner dix mille francs de loyer à la
quatrième année, douze mille à la sixième, et quinze mille pendant le
reste du bail; à creuser les fossés, faire les plantations et acheter
les bestiaux. Pendant que les fermes se bâtirent, les fermiers vinrent
défricher leurs terres. Quatre ans après le départ de Balthazar,
Marguerite avait déjà presque rétabli la fortune de son frère et
de sa sœur. Deux cent mille francs suffirent à payer toutes les
constructions. Ni les secours, ni les conseils ne manquèrent à cette
courageuse fille dont la conduite excitait l’admiration de la ville.
Marguerite surveilla ses bâtisses, l’exécution de ses marchés et de
ses baux avec ce bon sens, cette activité, cette constance que savent
déployer les femmes quand elles sont animées par un grand sentiment.
Dès la cinquième année, elle put consacrer trente mille francs de
revenu que donnèrent les fermes, les rentes de son frère et le produit
des biens paternels, à l’acquittement des capitaux hypothéqués, et à
la réparation des dommages que la passion de Balthazar avait faits
dans sa maison. L’amortissement devait donc aller rapidement par la
décroissance des intérêts. Emmanuel de Solis offrit d’ailleurs à
Marguerite les cent mille francs qui lui restaient sur la succession de
son oncle, et qu’elle n’avait pas employés, en y joignant une vingtaine
de mille francs de ses économies, en sorte que, dès la troisième année
de sa gestion, elle put acquitter une assez forte somme de dettes.
Cette vie de courage, de privations et de dévouement ne se démentit
point durant cinq années; mais tout fut d’ailleurs succès et réussite,
sous l’administration et l’influence de Marguerite.

Devenu ingénieur des ponts-et-chaussées, Gabriel aidé par son
grand-oncle fit une rapide fortune dans l’entreprise d’un canal qu’il
construisit, et sut plaire à sa cousine mademoiselle Conyncks, que son
père adorait et l’une des plus riches héritières des deux Flandres. En
1824, les biens de Claës se trouvèrent libres, et la maison de la rue
de Paris avait réparé ses pertes. Pierquin demanda positivement la main
de Félicie à Balthazar, de même que monsieur de Solis sollicita celle
de Marguerite.

Au commencement du mois de janvier 1825, Marguerite et monsieur
Conyncks partirent pour aller chercher le père exilé de qui chacun
désirait vivement le retour, et qui donna sa démission afin de rester
au milieu de sa famille dont le bonheur allait recevoir sa sanction.
En l’absence de Marguerite, qui souvent avait exprimé le regret de ne
pouvoir remplir les cadres vides de la galerie et des appartements de
réception, pour le jour où son père reprendrait sa maison, Pierquin et
monsieur de Solis complotèrent avec Félicie de préparer à Marguerite
une surprise qui ferait participer en quelque sorte la sœur cadette à
la restauration de la maison Claës. Tous deux avaient acheté à Félicie
plusieurs beaux tableaux qu’ils lui offrirent pour décorer la galerie.
Monsieur Conyncks avait eu la même idée. Voulant témoigner à Marguerite
la satisfaction que lui causait sa noble conduite et son dévouement
à remplir le mandat que lui avait légué sa mère, il avait pris des
mesures pour qu’on apportât une cinquantaine de ses plus belles toiles
et quelques-unes de celles que Balthazar avait jadis vendues, en sorte
que la galerie Claës fut entièrement remeublée. Marguerite était déjà
venue plusieurs fois voir son père, accompagnée de sa sœur, ou de
Jean; chaque fois, elle l’avait trouvé progressivement plus changé;
mais depuis sa dernière visite, la vieillesse s’était manifestée
chez Balthazar par d’effrayants symptômes à la gravité desquels
contribuait sans doute la parcimonie avec laquelle il vivait afin de
pouvoir employer la plus grande partie de ses appointements à faire
des expériences qui trompaient toujours son espoir. Quoiqu’il ne fût
âgé que de soixante-cinq ans, il avait l’apparence d’un octogénaire.
Ses yeux s’étaient profondément enfoncés dans leurs orbites, ses
sourcils avaient blanchi, quelques cheveux lui garnissaient à peine
la nuque; il laissait croître sa barbe qu’il coupait avec des ciseaux
quand elle le gênait; il était courbé comme un vieux vigneron; puis le
désordre de ses vêtements avait repris un caractère de misère que la
décrépitude rendait hideux. Quoiqu’une pensée forte animât ce grand
visage dont les traits ne se voyaient plus sous les rides, la fixité
du regard, un air désespéré, une constante inquiétude y gravaient les
diagnostics de la démence, ou plutôt de toutes les démences ensemble.
Tantôt il y apparaissait un espoir qui donnait à Balthazar l’expression
du monomane; tantôt l’impatience de ne pas deviner un secret qui se
présentait à lui comme un feu follet y mettait les symptômes de la
fureur; puis tout à coup un rire éclatant trahissait la folie, enfin
la plupart du temps l’abattement le plus complet résumait toutes les
nuances de sa passion par la froide mélancolie de l’idiot. Quelque
fugaces et imperceptibles que fussent ces expressions pour des
étrangers, elles étaient malheureusement trop sensibles pour ceux qui
connaissaient un Claës sublime de bonté, grand par le cœur, beau de
visage et duquel il n’existait que de rares vestiges. Vieilli, lassé
comme son maître par de constants travaux, Lemulquinier n’avait pas
eu à subir comme lui les fatigues de la pensée; aussi sa physionomie
offrait-elle un singulier mélange d’inquiétude et d’admiration pour son
maître, auquel il était facile de se méprendre: quoiqu’il écoutât sa
moindre parole avec respect, qu’il suivît ses moindres mouvements avec
une sorte de tendresse, il avait soin du savant comme une mère a soin
d’un enfant; souvent il pouvait avoir l’air de le protéger, parce qu’il
le protégeait véritablement dans les vulgaires nécessités de la vie
auxquelles Balthazar ne pensait jamais. Ces deux vieillards enveloppés
par une idée, confiants dans la réalité de leur espoir, agités par
le même souffle, l’un représentant l’enveloppe et l’autre l’âme de
leur existence commune, formaient un spectacle à la fois horrible et
attendrissant. Lorsque Marguerite et monsieur Conyncks arrivèrent, ils
trouvèrent Claës établi dans une auberge, son successeur ne s’était pas
fait attendre et avait déjà pris possession de la place.

A travers les préoccupations de la Science, un désir de revoir sa
patrie, sa maison, sa famille agitait Balthazar; la lettre de sa fille
lui avait annoncé des événements heureux; il songeait à couronner sa
carrière par une série d’expériences qui devait le mener enfin à la
découverte de son problème, il attendait donc Marguerite avec une
excessive impatience. La fille se jeta dans les bras de son père en
pleurant de joie. Cette fois, elle venait chercher la récompense d’une
vie douloureuse, et le pardon de sa gloire domestique. Elle se sentait
criminelle à la manière des grands hommes qui violent les libertés
pour sauver la patrie. Mais en contemplant son père, elle frémit en
reconnaissant les changements qui, depuis sa dernière visite, s’étaient
opérés en lui. Conyncks partagea le secret effroi de sa nièce, et
insista pour emmener au plus tôt son cousin à Douai où l’influence de
la patrie pouvait le rendre à la raison, à la santé, en le rendant à
la vie heureuse du foyer domestique. Après les premières effusions de
cœur qui furent plus vives de la part de Balthazar que Marguerite ne le
croyait, il eut pour elle des attentions singulières; il témoigna le
regret de la recevoir dans une mauvaise chambre d’auberge, il s’informa
de ses goûts, il lui demanda ce qu’elle voulait pour ses repas avec les
soins empressés d’un amant; il eut enfin les manières d’un coupable qui
veut s’assurer de son juge. Marguerite connaissait si bien son père
qu’elle devina le motif de cette tendresse, en supposant qu’il pouvait
avoir en ville quelques dettes desquelles il voulait s’acquitter avant
son départ. Elle observa pendant quelque temps son père, et vit alors
le cœur humain à nu. Balthazar s’était rapetissé. Le sentiment de son
abaissement, l’isolement dans lequel le mettait la Science, l’avait
rendu timide et enfant dans toutes les questions étrangères à ses
occupations favorites; sa fille aînée lui imposait, le souvenir de son
dévouement passé, de la force qu’elle avait déployée, la conscience du
pouvoir qu’il lui avait laissé prendre, la fortune dont elle disposait
et les sentiments indéfinissables qui s’étaient emparés de lui, depuis
le jour où il avait abdiqué sa paternité déjà compromise, la lui
avaient sans doute grandie de jour en jour. Conyncks semblait n’être
rien aux yeux de Balthazar, il ne voyait que sa fille et ne pensait
qu’à elle en paraissant la redouter comme certains maris faibles
redoutent la femme supérieure qui les a subjugués; lorsqu’il levait
les yeux sur elle, Marguerite y surprenait avec douleur une expression
de crainte, semblable à celle d’un enfant qui se sent fautif. La noble
fille ne savait comment concilier la majestueuse et terrible expression
de ce crâne dévasté par la Science et par les travaux, avec le sourire
puéril, avec la servilité naïve qui se peignaient sur les lèvres
et la physionomie de Balthazar. Elle fut blessée du contraste que
présentaient cette grandeur et cette petitesse, et se promit d’employer
son influence à faire reconquérir à son père toute sa dignité, pour le
jour solennel où il allait reparaître au sein de sa famille. D’abord,
elle saisit un moment où ils se trouvèrent seuls pour lui dire à
l’oreille:--Devez-vous quelque chose ici?

Balthazar rougit et répondit d’un air embarrassé:--Je ne sais pas,
mais Lemulquinier te le dira. Ce brave garçon est plus au fait de mes
affaires que je ne le suis moi-même.

Marguerite sonna le valet de chambre, et quand il vint, elle étudia
presque involontairement la physionomie des deux vieillards.

--Monsieur désire quelque chose? demanda Lemulquinier.

Marguerite, qui était tout orgueil et noblesse, eut un serrement de
cœur, en s’apercevant au ton et au maintien du valet, qu’il s’était
établi quelque familiarité mauvaise entre son père et le compagnon de
ses travaux.

--Mon père ne peut donc pas faire sans vous le compte de ce qu’il doit
ici? dit Marguerite.

--Monsieur, reprit Lemulquinier, doit...

A ces mots, Balthazar fit à son valet de chambre un signe
d’intelligence que Marguerite surprit et qui l’humilia.

--Dites-moi tout ce que doit mon père, s’écria-t-elle.

--Ici, monsieur doit un millier d’écus à un apothicaire qui tient
l’épicerie en gros, et qui nous a fourni des potasses caustiques, du
plomb, du zinc, et des réactifs.

--Est-ce tout? dit Marguerite.

Balthazar réitéra un signe affirmatif à Lemulquinier qui, fasciné par
son maître, répondit:--Oui, mademoiselle.

--Hé! bien, reprit-elle, je vais vous les remettre.

Balthazar embrassa joyeusement sa fille en lui disant:--Tu es un ange
pour moi, mon enfant.

Et il respira plus à l’aise, en la regardant d’un œil moins triste,
mais, malgré cette joie, Marguerite aperçut facilement sur son visage
les signes d’une profonde inquiétude, et jugea que ces mille écus
constituaient seulement les dettes criardes du laboratoire.

--Soyez franc, mon père, dit-elle en se laissant asseoir sur ses genoux
par lui, vous devez encore quelque chose? Avouez-moi tout, revenez dans
votre maison sans conserver un principe de crainte au milieu de la joie
générale.

--Ma chère Marguerite, dit-il en lui prenant les mains et les lui
baisant avec une grâce qui semblait être un souvenir de sa jeunesse, tu
me gronderas...

--Non, dit-elle.

--Vrai, répondit-il en laissant échapper un geste de joie enfantine, je
puis donc tout te dire, tu paieras...

--Oui, dit-elle en réprimant des larmes qui lui venaient aux yeux.

--Hé! bien, je dois... Oh! je n’ose pas...

--Mais dites donc, mon père!

--C’est considérable, reprit-il!

Elle joignit les mains par un mouvement de désespoir.

--Je dois trente mille francs à messieurs Protez et Chiffreville.

--Trente mille francs, dit-elle, sont mes économies, mais j’ai du
plaisir à vous les offrir, ajouta-t-elle en lui baisant le front avec
respect.

Il se leva, prit sa fille dans ses bras, et tourna tout autour de sa
chambre en la faisant sauter comme un enfant; puis, il la remit sur le
fauteuil où elle était, en s’écriant:--Ma chère enfant, tu es un trésor
d’amour! Je ne vivais plus. Les Chiffreville m’ont écrit trois lettres
menaçantes et voulaient me poursuivre, moi qui leur ai fait faire une
fortune.

--Mon père, dit Marguerite avec un accent de désespoir, vous cherchez
donc toujours?

--Toujours, dit-il avec un sourire de fou. Je trouverai, va!... Si tu
savais où nous en sommes.

--Qui, nous?...

--Je parle de Mulquinier, il a fini par me comprendre, il m’aide bien.
Pauvre garçon, il m’est si dévoué!

Conyncks interrompit la conversation en entrant, Marguerite fit signe
à son père de se taire en craignant qu’il ne se déconsidérât aux yeux
de leur oncle. Elle était épouvantée des ravages que la préoccupation
avait faits dans cette grande intelligence absorbée dans la recherche
d’un problème peut-être insoluble. Balthazar, qui ne voyait sans doute
rien au delà de ses fourneaux, ne devinait même pas la libération de
sa fortune. Le lendemain, ils partirent pour la Flandre. Le voyage fut
assez long pour que Marguerite pût acquérir de confuses lumières sur
la situation dans laquelle se trouvaient son père et Lemulquinier.
Le valet avait-il sur le maître cet ascendant que savent prendre
sur les plus grands esprits les gens sans éducation qui se sentent
nécessaires, et qui, de concession en concession, savent marcher vers
la domination avec la persistance que donne une idée fixe? Ou bien le
maître avait-il contracté pour son valet cette espèce d’affection qui
naît de l’habitude, et semblable à celle qu’un ouvrier a pour son outil
créateur, que l’Arabe a pour son coursier libérateur. Marguerite épia
quelques faits pour se décider, en se proposant de soustraire Balthazar
à un joug humiliant, s’il était réel. En passant à Paris, elle y resta
durant quelques jours pour y acquitter les dettes de son père, et prier
les fabricants de produits chimiques de ne rien envoyer à Douai sans
l’avoir prévenue à l’avance des demandes que leur ferait Claës. Elle
obtint de son père qu’il changeât de costume et reprît les habitudes
de toilette convenables à un homme de son rang. Cette restauration
corporelle rendit à Balthazar une sorte de dignité physique qui fut de
bon augure pour un changement d’idées. Bientôt sa fille, heureuse par
avance de toutes les surprises qui attendaient son père dans sa propre
maison, repartit pour Douai.

A trois lieues de cette ville, Balthazar trouva sa fille Félicie à
cheval, escortée par ses deux frères, par Emmanuel, par Pierquin et par
les intimes amis des trois familles. Le voyage avait nécessairement
distrait le chimiste de ses pensées habituelles, l’aspect de la Flandre
avait agi sur son cœur; aussi quand il aperçut le joyeux cortége que
lui formaient et sa famille et ses amis, éprouva-t-il des émotions si
vives que ses yeux devinrent humides, sa voix trembla, ses paupières
rougirent, et il embrassa si passionnément ses enfants sans pouvoir les
quitter, que les spectateurs de cette scène furent émus aux larmes.
Lorsqu’il revit sa maison, il pâlit, sauta hors de la voiture de
voyage avec l’agilité d’un jeune homme, respira l’air de la cour avec
délices, et se mit à regarder les moindres détails avec un plaisir qui
débordait dans ses gestes; il se redressa, et sa physionomie redevint
jeune. Quand il entra dans le parloir, il eut des pleurs aux yeux
en y voyant par l’exactitude avec laquelle sa fille avait reproduit
ses anciens flambeaux d’argent vendus, que les désastres devaient
être entièrement réparés. Un déjeuner splendide était servi dans la
salle à manger, dont les dressoirs avaient été remplis de curiosités
et d’argenterie d’une valeur au moins égale à celle des pièces qui
s’y trouvaient jadis. Quoique ce repas de famille durât long-temps,
il suffit à peine aux récits que Balthazar exigeait de chacun de ses
enfants. La secousse imprimée à son moral par ce retour lui fit épouser
le bonheur de sa famille, et il s’en montra bien le père. Ses manières
reprirent leur ancienne noblesse. Dans le premier moment, il fut tout
à la jouissance de la possession, sans se demander compte des moyens
par lesquels il recouvrait tout ce qu’il avait perdu. Sa joie fut donc
entière et pleine. Le déjeuner fini, les quatre enfants, le père et
Pierquin le notaire passèrent dans le parloir où Balthazar ne vit pas
sans inquiétude des papiers timbrés qu’un clerc avait apportés sur une
table devant laquelle il se tenait, comme pour assister son patron. Les
enfants s’assirent, et Balthazar étonné resta debout devant la cheminée.

--Ceci, dit Pierquin, est le compte de tutelle que rend monsieur
Claës à ses enfants. Quoique ce ne soit pas très-amusant, ajouta-t-il
en riant à la façon des notaires qui prennent assez généralement un
ton plaisant pour parler des affaires les plus sérieuses, il faut
absolument que vous l’écoutiez.

Quoique les circonstances justifiassent cette phrase, monsieur Claës,
à qui sa conscience rappelait le passé de sa vie, l’accepta comme
un reproche et fronça les sourcils. Le clerc commença la lecture.
L’étonnement de Balthazar alla croissant à mesure que cet acte se
déroulait. Il y était établi d’abord que la fortune de sa femme
montait, au moment du décès, à seize cent mille francs environ, et
la conclusion de cette reddition de compte fournissait clairement à
chacun de ses enfants une part entière, comme aurait pu la gérer un
bon et soigneux père de famille. Il en résultait que la maison était
libre de toute hypothèque, que Balthazar était chez lui, et que ses
biens ruraux étaient également dégagés. Lorsque les divers actes furent
signés, Pierquin présenta les quittances des sommes jadis empruntées et
les main-levées des inscriptions qui pesaient sur les propriétés. En ce
moment, Balthazar, qui recouvrait à la fois l’honneur de l’homme, la
vie du père, la considération du citoyen, tomba dans un fauteuil; il
chercha Marguerite qui par une de ces sublimes délicatesses de femme
s’était absentée pendant cette lecture, afin de voir si toutes ses
intentions avaient été bien remplies pour la fête. Chacun des membres
de la famille comprit la pensée du vieillard au moment où ses yeux
faiblement humides demandaient sa fille que tous voyaient en ce moment
par les yeux de l’âme, comme un ange de force et de lumière. Lucien
alla chercher Marguerite. En entendant le pas de sa fille, Balthazar
courut la serrer dans ses bras.

--Mon père, lui dit-elle au pied de l’escalier où le vieillard la
saisit pour l’étreindre, je vous en supplie, ne diminuez en rien votre
sainte autorité. Remerciez-moi, devant toute la famille, d’avoir bien
accompli vos intentions, et soyez ainsi le seul auteur du bien qui a pu
se faire ici.

Balthazar leva les yeux au ciel, regarda sa fille, se croisa les
bras, et dit après une pause pendant laquelle son visage reprit une
expression que ses enfants ne lui avaient pas vue depuis dix ans:--Que
n’es-tu là, Pépita, pour admirer notre enfant! Il serra Marguerite avec
force, sans pouvoir prononcer une parole, et rentra.--Mes enfants,
dit-il avec cette noblesse de maintien qui en faisait autrefois un des
hommes les plus imposants, nous devons tous des remercîments et de la
reconnaissance à ma fille Marguerite, pour la sagesse et le courage
avec lesquels elle a rempli mes intentions, exécuté mes plans, lorsque,
trop absorbé par mes travaux, je lui ai remis les rênes de notre
administration domestique.

--Ah! maintenant, nous allons lire les contrats de mariage, dit
Pierquin en regardant l’heure. Mais ces actes-là ne me regardent pas,
attendu que la loi me défend d’instrumenter pour mes parents et pour
moi. Monsieur Raparlier l’oncle va venir.

En ce moment, les amis de la famille invités au dîner que l’on donnait
pour fêter le retour de monsieur Claës et célébrer la signature des
contrats, arrivèrent successivement, pendant que les gens apportèrent
les cadeaux de noces. L’assemblée s’augmenta promptement et devint
aussi imposante par la qualité des personnes qu’elle était belle par
la richesse des toilettes. Les trois familles qui s’unissaient par le
bonheur de leurs enfants avaient voulu rivaliser de splendeur. En un
moment, le parloir fut plein des gracieux présents qui se font aux
fiancés. L’or ruisselait et pétillait. Les étoffes dépliées, les châles
de cachemire, les colliers, les parures excitaient une joie si vraie
chez ceux qui les donnaient et chez celles qui les recevaient, cette
joie enfantine à demi se peignait si bien sur tous les visages, que la
valeur de ces présents magnifiques était oubliée par les indifférents,
assez souvent occupés à la calculer par curiosité. Bientôt commença le
cérémonial usité dans la famille Claës pour ces solennités. Le père
et la mère devaient seuls être assis, et les assistants demeuraient
debout devant eux à distance. A gauche du parloir et du côté du jardin
se placèrent Gabriel Claës et mademoiselle Conyncks, auprès de qui
se tinrent monsieur de Solis et Marguerite, sa sœur et Pierquin. A
quelques pas de ces trois couples, Balthazar et Conyncks, les seuls de
l’assemblée qui fussent assis, prirent place chacun dans un fauteuil,
près du notaire qui remplaçait Pierquin. Jean était debout derrière
son père. Une vingtaine de femmes élégamment mises et quelques hommes,
tous choisis parmi les plus proches parents des Pierquin, des Conyncks
et des Claës, le maire de Douai qui devait marier les époux, les douze
témoins pris parmi les amis les plus dévoués des trois familles, et
dont faisait partie le premier président de la cour royale, tous,
jusqu’au curé de Saint-Pierre, restèrent debout en formant, du côté
de la cour, un cercle imposant. Cet hommage rendu par toute cette
assemblée à la paternité qui, dans cet instant, rayonnait d’une majesté
royale, imprimait à cette scène une couleur antique. Ce fut le seul
moment pendant lequel, depuis seize ans, Balthazar oublia la recherche
de l’Absolu. Monsieur Raparlier, le notaire, alla demander à Marguerite
et à sa sœur si toutes les personnes invitées à la signature et au
dîner qui devait la suivre étaient arrivées; et, sur leur réponse
affirmative, il revint prendre le contrat de mariage de Marguerite et
de monsieur de Solis, qui devait être lu le premier, quand tout à coup
la porte du parloir s’ouvrit, et Lemulquinier se montra le visage
flamboyant de joie.

--Monsieur, monsieur!

Balthazar jeta sur Marguerite un regard de désespoir, lui fit un signe
et l’emmena dans le jardin. Aussitôt le trouble se mit dans l’assemblée.

--Je n’osais pas te le dire, mon enfant, dit le père à sa fille; mais
puisque tu as tant fait pour moi, tu me sauveras de ce dernier malheur.
Lemulquinier m’a prêté, pour une dernière expérience qui n’a pas
réussi, vingt mille francs, le fruit de ses économies. Le malheureux
vient sans doute me les redemander en apprenant que je suis redevenu
riche, donne-les-lui sur-le-champ. Ah! mon ange, tu lui dois ton père,
car lui seul me consolait dans mes désastres, lui seul encore a foi en
moi. Certes, sans lui je serais mort...

--Monsieur, monsieur, criait Lemulquinier.

--Eh! bien? dit Balthazar en se retournant.

--Un diamant!

Claës sauta dans le parloir en apercevant un diamant dans la main de
son valet de chambre qui lui dit tout bas:--Je suis allé au laboratoire.

Le chimiste, qui avait tout oublié, jeta un regard sur le vieux
Flamand, et ce regard ne pouvait se traduire que par ces mots: «_Tu es
allé le premier au laboratoire!_»

--Et, dit le valet en continuant, j’ai trouvé ce diamant dans la
capsule qui communiquait avec cette pile que nous avions laissée en
train de faire des siennes, et elle en a fait, monsieur! ajouta-t-il en
montrant un diamant blanc de forme octaédrique dont l’éclat attirait
les regards étonnés de toute l’assemblée.

--Mes enfants, mes amis, dit Balthazar, pardonnez à mon vieux
serviteur, pardonnez-moi. Ceci va me rendre fou. Un hasard de sept
années a produit, sans moi, une découverte que je cherche depuis seize
ans. Comment? je n’en sais rien. Oui, j’avais laissé du sulfure de
carbone sous l’influence d’une pile de Volta dont l’action aurait
dû être surveillée tous les jours. Eh! bien, pendant mon absence,
le pouvoir de Dieu a éclaté dans mon laboratoire sans que j’aie
pu constater ses effets, progressifs, bien entendu! Cela n’est-il
pas affreux? Maudit exil! maudit hasard! Hélas! si j’avais épié
cette longue, cette lente, cette subite, je ne sais comment dire,
cristallisation, transformation, enfin ce miracle, eh! bien, mes
enfants seraient plus riches encore. Quoique ce ne soit pas la solution
du problème que je cherche, au moins les premiers rayons de ma gloire
auraient lui sur mon pays, et ce moment que nos affections satisfaites
rendent si ardent de bonheur serait encore échauffé par le soleil de la
Science.

Chacun gardait le silence devant cet homme. Les paroles sans suite qui
lui furent arrachées par la douleur furent trop vraies pour n’être pas
sublimes.

Tout à coup, Balthazar refoula son désespoir au fond de lui-même, jeta
sur l’assemblée un regard majestueux qui brilla dans les âmes, prit
le diamant, et l’offrit à Marguerite en s’écriant:--Il t’appartient,
mon ange. Puis il renvoya Lemulquinier par un geste, et dit au
notaire:--Continuons.

Ce mot excita dans l’assemblée le frissonnement que, dans certains
rôles, Talma causait aux masses attentives. Balthazar s’était assis
en se disant à voix basse: «Je ne dois être que père aujourd’hui.»
Marguerite entendit le mot, s’avança, saisit la main de son père et la
baisa respectueusement.

--Jamais homme n’a été si grand, dit Emmanuel quand sa prétendue
revint près de lui, jamais homme n’a été si puissant, tout autre en
deviendrait fou.

Les trois contrats lus et signés, chacun s’empressa de questionner
Balthazar sur la manière dont s’était formé ce diamant, mais il ne
pouvait rien répondre sur un accident si étrange. Il regarda son
grenier, et le montra par un geste de rage.

--Oui, la puissance effrayante due au mouvement de la matière enflammée
qui sans doute a fait les métaux, les diamants, dit-il, s’est
manifestée là pendant un moment, par hasard.

--Ce hasard est sans doute bien naturel, dit un de ces gens qui veulent
expliquer tout, le bonhomme aura oublié quelque diamant véritable.
C’est autant de sauvé sur ceux qu’il a brûlés.

--Oublions cela, dit Balthazar à ses amis, je vous prie de ne pas m’en
parler aujourd’hui.

Marguerite prit le bras de son père pour se rendre dans les
appartements de la maison de devant où l’attendait une somptueuse fête.
Quand il entra dans la galerie après tous ses hôtes, il la vit meublée
de tableaux et remplie de fleurs rares.

--Des tableaux, s’écria-t-il, des tableaux! et quelques-uns de nos
anciens!

Il s’arrêta, son front se rembrunit, il eut un moment de tristesse,
et sentit alors le poids de ses fautes en mesurant l’étendue de son
humiliation secrète.

--Tout cela est à vous, mon père, dit Marguerite en devinant les
sentiments qui agitaient l’âme de Balthazar.

--Ange que les esprits célestes doivent applaudir, s’écria-t-il,
combien de fois auras-tu donc donné la vie à ton père?

--Ne conservez plus aucun nuage sur votre front, ni la moindre pensée
triste dans votre cœur, répondit-elle, et vous m’aurez récompensée au
delà de mes espérances. Je viens de penser à Lemulquinier, mon père
chéri, le peu de mots que vous m’avez dits de lui me le fait estimer,
et, je l’avoue, j’avais mal jugé cet homme; ne pensez plus à ce que
vous lui devez, il restera près de vous comme un humble ami. Emmanuel
possède environ soixante mille francs d’économie, nous les donnerons
à Lemulquinier. Après vous avoir si bien servi, cet homme doit être
heureux le reste de ses jours. Ne vous inquiétez pas de nous! Monsieur
de Solis et moi, nous aurons une vie calme et douce, une vie sans
faste; nous pouvons donc nous passer de cette somme jusqu’à ce que vous
nous la rendiez.

--Ah! ma fille, ne m’abandonne jamais! Sois toujours la providence de
ton père.

En entrant dans les appartements de réception, Balthazar les trouva
restaurés et meublés aussi magnifiquement qu’ils l’étaient autrefois.
Bientôt les convives se rendirent dans la grande salle à manger du
rez-de-chaussée par le grand escalier, sur chaque marche duquel se
trouvaient des arbres fleuris. Une argenterie merveilleuse de façon,
offerte par Gabriel à son père, séduisit les regards autant qu’un luxe
de table qui parut inouï aux principaux habitants d’une ville où ce
luxe est traditionnellement à la mode. Les domestiques de monsieur
Conyncks, ceux de Claës et de Pierquin étaient là pour servir ce repas
somptueux. En se voyant au milieu de cette table couronnée de parents,
d’amis et de figures sur lesquelles éclatait une joie vive et sincère,
Balthazar, derrière lequel se tenait Lemulquinier, eut une émotion si
pénétrante que chacun se tut, comme on se tait devant les grandes joies
ou les grandes douleurs.

--Chers enfants, s’écria-t-il, vous avez tué le veau gras pour le
retour du père prodigue.

Ce mot par lequel le savant se faisait justice, et qui empêcha
peut-être qu’on ne la lui fît plus sévère, fut prononcé si noblement
que chacun attendri essuya ses larmes; mais ce fut la dernière
expression de mélancolie, la joie prit insensiblement le caractère
bruyant et animé qui signale les fêtes de famille. Après le dîner, les
principaux habitants de la ville arrivèrent pour le bal qui s’ouvrit
et qui répondit à la splendeur classique de la maison Claës restaurée.
Les trois mariages se firent promptement et donnèrent lieu à des fêtes,
des bals, des repas qui entraînèrent pour plusieurs mois le vieux
Claës dans le tourbillon du monde. Son fils aîné alla s’établir à la
terre que possédait près de Cambray Conyncks, qui ne voulait jamais se
séparer de sa fille. Madame Pierquin dut également quitter la maison
paternelle, pour faire les honneurs de l’hôtel que Pierquin avait fait
bâtir, et où il voulait vivre noblement, car sa charge était vendue,
et son oncle Des Racquets venait de mourir en lui laissant des trésors
lentement économisés. Jean partit pour Paris, où il devait achever son
éducation.

Les Solis restèrent donc seuls près de leur père, qui leur abandonna
le quartier de derrière, en se logeant au second étage de la maison
de devant. Marguerite continua de veiller au bonheur matériel de
Balthazar, et fut aidée dans cette douce tâche par Emmanuel. Cette
noble fille reçut par les mains de l’amour la couronne la plus enviée,
celle que le bonheur tresse et dont l’éclat est entretenu par la
constance. En effet, jamais couple n’offrit mieux l’image de cette
félicité complète, avouée, pure, que toutes les femmes caressent dans
leurs rêves. L’union de ces deux êtres si courageux dans les épreuves
de la vie, et qui s’étaient si saintement aimés, excita dans la ville
une admiration respectueuse. Monsieur de Solis, nommé depuis long-temps
inspecteur-général de l’Université, se démit de ses fonctions pour
mieux jouir de son bonheur, et rester à Douai où chacun rendait si
bien hommage à ses talents et à son caractère, que son nom était par
avance promis au scrutin des colléges électoraux, quand viendrait pour
lui l’âge de la députation. Marguerite, qui s’était montrée si forte
dans l’adversité, redevint dans le bonheur une femme douce et bonne.
Claës resta pendant cette année gravement préoccupé sans doute; mais,
s’il fit quelques expériences peu coûteuses et auxquelles ses revenus
suffisaient, il parut négliger son laboratoire. Marguerite, qui reprit
les anciennes habitudes de la maison Claës, donna tous les mois à son
père, une fête de famille à laquelle assistaient les Pierquin et les
Conyncks, et reçut la haute société de la ville à un jour de la semaine
où elle avait un Café qui devint l’un des plus célèbres. Quoique
souvent distrait, Claës assistait à toutes les assemblées, et redevint
si complaisamment homme du monde pour complaire à sa fille aînée, que
ses enfants purent croire qu’il avait renoncé à chercher la solution de
son problème. Trois ans se passèrent ainsi.

En 1828, un événement favorable à Emmanuel l’appela en Espagne.
Quoiqu’il y eût, entre les biens de la maison de Solis et lui, trois
branches nombreuses, la fièvre jaune, la vieillesse, l’infécondité,
tous les caprices de la fortune s’accordèrent pour rendre Emmanuel
l’héritier des titres et des riches substitutions de sa maison, lui,
le dernier. Par un de ces hasards qui ne sont invraisemblables que
dans les livres, la maison de Solis avait acquis le comté de Nourho.
Marguerite ne voulut pas se séparer de son mari qui devait rester en
Espagne aussi long-temps que le voudraient ses affaires, elle fut
d’ailleurs curieuse de voir le château de Casa-Réal, où sa mère avait
passé son enfance, et la ville de Grenade, berceau patrimonial de la
famille Solis. Elle partit, en confiant l’administration de la maison
au dévouement de Martha, de Josette et de Lemulquinier qui avait
l’habitude de la conduire. Balthazar, à qui Marguerite avait proposé le
voyage en Espagne, s’y était refusé en alléguant son grand âge; mais
plusieurs travaux médités depuis long-temps, et qui devaient réaliser
ses espérances, furent la véritable raison de son refus.

Le comte et la comtesse de Soly Y Nourho restèrent en Espagne plus
long-temps qu’ils ne le voulurent, Marguerite y eut un enfant. Ils
se trouvaient au milieu de l’année 1830 à Cadix, où ils comptaient
s’embarquer pour revenir en France, par l’Italie; mais ils y reçurent
une lettre dans laquelle Félicie apprenait de tristes nouvelles à sa
sœur. En dix-huit mois leur père s’était complétement ruiné. Gabriel et
Pierquin étaient obligés de remettre à Lemulquinier une somme mensuelle
pour subvenir aux dépenses de la maison. Le vieux domestique avait
encore une fois sacrifié sa fortune à son maître. Balthazar ne voulait
recevoir personne, et n’admettait même pas ses enfants chez lui.
Josette et Martha étaient mortes. Le cocher, le cuisinier et les autres
gens avaient été successivement renvoyés. Les chevaux et les équipages
étaient vendus. Quoique Lemulquinier gardât le plus profond secret sur
les habitudes de son maître, il était à croire que les mille francs
donnés par mois par Gabriel Claës et par Pierquin s’employaient en
expériences. Le peu de provisions que le valet de chambre achetait
au marché faisait supposer que ces deux vieillards se contentaient
du strict nécessaire. Enfin, pour ne pas laisser vendre la maison
paternelle, Gabriel et Pierquin payaient les intérêts des sommes que
le vieillard avait empruntées, à leur insu, sur cet immeuble. Aucun de
ses enfants n’avait d’influence sur ce vieillard, qui, à soixante-dix
ans, déployait une énergie extraordinaire pour arriver à faire toutes
ses volontés, même les plus absurdes. Marguerite pouvait peut-être
seule reprendre l’empire qu’elle avait jadis exercé sur Balthazar, et
Félicie suppliait sa sœur d’arriver promptement; elle craignait que
son père n’eût signé quelques lettres de change. Gabriel, Conyncks et
Pierquin, effrayés tous de la continuité d’une folie qui avait dévoré
environ sept millions sans résultat, étaient décidés à ne pas payer
les dettes de monsieur Claës. Cette lettre changea les dispositions
du voyage de Marguerite, qui prit le chemin le plus court pour gagner
Douai. Ses économies et sa nouvelle fortune lui permettaient bien
d’éteindre encore une fois les dettes de son père; mais elle voulait
plus, elle voulait obéir à sa mère en ne laissant pas descendre au
tombeau Balthazar déshonoré. Certes, elle seule pouvait exercer assez
d’ascendant sur ce vieillard pour l’empêcher de continuer son œuvre
de ruine, à un âge où l’on ne devait attendre aucun travail fructueux
de ses facultés affaiblies. Mais elle désirait le gouverner sans le
froisser, afin de ne pas imiter les enfants de Sophocle, au cas où son
père approcherait du but scientifique auquel il avait tant sacrifié.

Monsieur et madame de Solis atteignirent la Flandre vers les derniers
jours du mois de septembre 1831, et arrivèrent à Douai dans la matinée.
Marguerite se fit arrêter à sa maison de la rue de Paris, et la trouva
fermée. La sonnette fut violemment tirée sans que personne répondît. Un
marchand quitta le pas de sa boutique où l’avait amené le fracas des
voitures de monsieur de Solis et de sa suite. Beaucoup de personnes
étaient aux fenêtres pour jouir du spectacle que leur offrait le
retour d’un ménage aimé dans toute la ville, et attirées aussi par
cette curiosité vague qui s’attachait aux événements que l’arrivée
de Marguerite faisait préjuger dans la maison Claës. Le marchand dit
au valet de chambre du comte de Solis que le vieux Claës était sorti
depuis environ une heure. Sans doute, monsieur Lemulquinier promenait
son maître sur les remparts. Marguerite envoya chercher un serrurier
pour ouvrir la porte, afin d’éviter la scène que lui préparait la
résistance de son père, si, comme le lui avait écrit Félicie, il
se refusait à l’admettre chez lui. Pendant ce temps, Emmanuel alla
chercher le vieillard pour lui annoncer l’arrivée de sa fille, tandis
que son valet de chambre courut prévenir monsieur et madame Pierquin.
En un moment la porte fut ouverte. Marguerite entra dans le parloir
pour y faire mettre ses bagages, et frissonna de terreur en en voyant
les murailles nues comme si le feu y eût été mis. Les admirables
boiseries sculptées par Van-Huysium et le portrait du Président avaient
été vendus, dit-on, à lord Spencer. La salle à manger était vide, il ne
s’y trouvait plus que deux chaises de paille et une table commune sur
laquelle Marguerite aperçut avec effroi deux assiettes, deux bols, deux
couverts d’argent, et sur un plat les restes d’un hareng saur que Claës
et son valet de chambre venaient sans doute de partager. En un instant
elle parcourut la maison, dont chaque pièce lui offrit le désolant
spectacle d’une nudité pareille à celle du parloir et de la salle à
manger. L’idée de l’Absolu avait passé partout comme un incendie.
Pour tout mobilier, la chambre de son père avait un lit, une chaise
et une table sur laquelle était un mauvais chandelier de cuivre où la
veille avait expiré un bout de chandelle de la plus mauvaise espèce.
Le dénûment était si complet qu’il ne s’y trouvait plus de rideaux
aux fenêtres. Les moindres objets qui pouvaient avoir une valeur dans
la maison, tout, jusqu’aux ustensiles de cuisine, avait été vendu.
Émue par la curiosité qui ne nous abandonne même pas dans le malheur,
Marguerite entra chez Lemulquinier, dont la chambre était aussi nue
que celle de son maître. Dans le tiroir à demi fermé de la table, elle
aperçut une reconnaissance du Mont-de-Piété qui attestait que le valet
avait mis sa montre en gage quelques jours auparavant. Elle courut au
laboratoire, et vit cette pièce pleine d’instruments de science comme
par le passé. Elle se fit ouvrir son appartement, son père y avait tout
respecté.

Au premier coup d’œil qu’elle y jeta, Marguerite fondit en larmes et
pardonna tout à son père. Au milieu de cette fureur dévastatrice,
il avait donc été arrêté par le sentiment paternel et par la
reconnaissance qu’il devait à sa fille! Cette preuve de tendresse reçue
dans un moment où le désespoir de Marguerite était au comble, détermina
l’une de ces réactions morales contre lesquelles les cœurs les plus
froids sont sans force. Elle descendit au parloir et y attendit
l’arrivée de son père, dans une anxiété que le doute augmentait
affreusement. Comment allait-elle le revoir? Détruit, décrépit,
souffrant, affaibli par les jeûnes qu’il subissait par orgueil? Mais
aurait-il sa raison? Des larmes coulaient de ses yeux sans qu’elle
s’en aperçût en retrouvant ce sanctuaire dévasté. Les images de toute
sa vie, ses efforts, ses précautions inutiles, son enfance, sa mère
heureuse et malheureuse, tout, jusqu’à la vue de son petit Joseph
qui souriait à ce spectacle de désolation, lui composait un poème de
déchirantes mélancolies. Mais, quoiqu’elle prévît des malheurs, elle ne
s’attendait pas au dénoûment qui devait couronner la vie de son père,
cette vie à la fois si grandiose et si misérable. L’état dans lequel
se trouvait monsieur Claës n’était un secret pour personne. A la honte
des hommes, il ne se rencontrait pas à Douai deux cœurs généreux qui
rendissent honneur à sa persévérance d’homme de génie. Pour toute la
société, Balthazar était un homme à interdire, un mauvais père, qui
avait mangé six fortunes, des millions, et qui cherchait la pierre
philosophale, au Dix-Neuvième Siècle, ce siècle éclairé, ce siècle
incrédule, ce siècle, etc... On le calomniait en le flétrissant du nom
d’alchimiste, en lui jetant au nez ce mot:--Il veut faire de l’or! Que
ne disait-on pas d’éloges à propos de ce siècle, où, comme dans tous
les autres, le talent expire sous une indifférence aussi brutale que
l’était celle des temps où moururent Dante, Cervantes, Tasse _e
tutti quanti_. Les peuples comprennent encore plus tardivement les
créations du génie que ne les comprenaient les Rois.

Ces opinions avaient insensiblement filtré de la haute société
douaisienne dans la bourgeoisie, et de la bourgeoisie dans le bas
peuple. Le chimiste septuagénaire excitait donc un profond sentiment
de pitié chez les gens bien élevés, une curiosité railleuse dans le
peuple, deux expressions grosses de mépris et de ce _væ victis!_
dont sont accablés les grands hommes par les masses quand elles les
voient misérables. Beaucoup de personnes venaient devant la Maison
Claës, se montrer la rosace du grenier où s’était consumé tant d’or
et de charbon. Quand Balthazar passait, il était indiqué du doigt;
souvent, à son aspect, un mot de raillerie ou de pitié s’échappait
des lèvres d’un homme du peuple ou d’un enfant; mais Lemulquinier
avait soin de le lui traduire comme un éloge, et pouvait le tromper
impunément. Si les yeux de Balthazar avaient conservé cette lucidité
sublime que l’habitude des grandes pensées y imprime, le sens de
l’ouïe s’était affaibli chez lui. Pour beaucoup de paysans, de gens
grossiers et superstitieux, ce vieillard était donc un sorcier. La
noble, la grande maison Claës s’appelait, dans les faubourgs et dans
les campagnes, la maison du diable. Il n’y avait pas jusqu’à la figure
de Lemulquinier qui ne prêtât aux croyances ridicules qui s’étaient
répandues sur son maître. Aussi, quand le pauvre vieux ilote allait
au marché chercher les denrées nécessaires à la subsistance, et qu’il
prenait parmi les moins chères de toutes, n’obtenait-il rien sans
recevoir quelques injures en manière de réjouissance; heureux même,
si, souvent, quelques marchandes superstitieuses ne refusaient pas de
lui vendre sa maigre pitance en craignant de se damner par un contact
avec un suppôt de l’enfer. Les sentiments de toute cette ville étaient
donc généralement hostiles à ce grand vieillard et à son compagnon.
Le désordre des vêtements de l’un et de l’autre y prêtait encore, ils
allaient vêtus comme ces pauvres honteux qui conservent un extérieur
décent et qui hésitent à demander l’aumône. Tôt ou tard ces deux
vieilles gens pouvaient être insultés. Pierquin, sentant combien une
injure publique serait déshonorante pour la famille, envoyait toujours,
durant les promenades de son beau-père, deux ou trois de ses gens
qui l’environnaient à distance avec la mission de le protéger, car
la révolution de juillet n’avait pas contribué à rendre le peuple
respectueux.

Par une de ces fatalités qui ne s’expliquent pas, Claës et
Lemulquinier, sortis de grand matin, avaient trompé la surveillance
secrète de monsieur et madame Pierquin, et se trouvaient seuls en
ville. Au retour de leur promenade ils vinrent s’asseoir au soleil,
sur un banc de la place Saint-Jacques où passaient quelques enfants
pour aller à l’école ou au collége. En apercevant de loin ces deux
vieillards sans défense, et dont les visages s’épanouissaient au
soleil, les enfants se mirent à en causer. Ordinairement, les causeries
d’enfants arrivent bientôt à des rires; du rire, ils en vinrent à des
mystifications sans en connaître la cruauté. Sept ou huit des premiers
qui arrivèrent se tinrent à distance et se mirent à examiner les
deux vieilles figures en retenant des rires étouffés qui attirèrent
l’attention de Lemulquinier.

--Tiens, vois-tu celui-là dont la tête est comme un genou?

--Oui.

--Hé! bien, il est savant de naissance.

--Papa dit qu’il fait de l’or, dit un autre.

--Par où? C’est-y par là ou par ici? ajouta un troisième en montrant
d’un geste goguenard cette partie d’eux-mêmes que les écoliers se
montrent si souvent en signe de mépris.

Le plus petit de la bande qui avait son panier plein de provisions, et
qui léchait une tartine beurrée, s’avança naïvement vers le banc et dit
à Lemulquinier:--C’est-y vrai, monsieur, que vous faites des perles et
des diamants?

--Oui, mon petit milicien, répondit Lemulquinier en souriant et lui
frappant sur la joue, nous t’en donnerons quand tu seras bien savant.

--Ha! monsieur, donnez-m’en aussi, fut une exclamation générale.

Tous les enfants accoururent comme une nuée d’oiseaux et entourèrent
les deux chimistes. Balthazar, absorbé dans une méditation d’où il fut
tiré par ces cris, fit alors un geste d’étonnement qui causa un rire
général.

--Allons, gamins, respect à un grand homme! dit Lemulquinier.

--A la chienlit! crièrent les enfants. Vous êtes des sorciers.--Oui,
sorciers, vieux sorciers! sorciers, na!

Lemulquinier se dressa sur ses pieds, et menaça de sa canne les enfants
qui s’enfuirent en ramassant de la boue et des pierres. Un ouvrier, qui
déjeunait à quelques pas de là, ayant vu Lemulquinier levant sa canne
pour faire sauver les enfants, crut qu’il les avait frappés, et les
appuya par ce mot terrible: A bas les sorciers!

Les enfants, se sentant soutenus, lancèrent leurs projectiles qui
atteignirent les deux vieillards, au moment où le comte de Solis se
montrait au bout de la place, accompagné des domestiques de Pierquin.
Ils n’arrivèrent pas assez vite pour empêcher les enfants de couvrir
de boue le grand vieillard et son valet de chambre. Le coup était
porté. Balthazar, dont les facultés avaient été jusqu’alors conservées
par la chasteté naturelle aux savants chez qui la préoccupation
d’une découverte anéantit les passions, devina, par un phénomène
d’intussusception, le secret de cette scène; son corps décrépit ne
soutint pas la réaction affreuse qu’il éprouva dans la haute région
de ses sentiments, il tomba frappé d’une attaque de paralysie entre
les bras de Lemulquinier qui le ramena chez lui sur un brancard,
entouré par ses deux gendres et par leurs gens. Aucune puissance ne
put empêcher la populace de Douai d’escorter le vieillard jusqu’à la
porte de sa maison, où se trouvaient Félicie et ses enfants, Jean,
Marguerite et Gabriel qui, prévenu par sa sœur, était arrivé de Cambrai
avec sa femme. Ce fut un spectacle affreux que celui de l’entrée de ce
vieillard qui se débattait moins contre la mort que contre l’effroi
de voir ses enfants pénétrant le secret de sa misère. Aussitôt un
lit fut dressé au milieu du parloir, les secours furent prodigués à
Balthazar dont la situation permit, vers la fin de la journée, de
concevoir quelques espérances pour sa conservation. La paralysie,
quoique habilement combattue, le laissa néanmoins assez long-temps dans
un état voisin de l’enfance. Quand la paralysie eut cessé par degrés,
elle resta sur la langue qu’elle avait spécialement affectée, peut-être
parce que la colère y avait porté toutes les forces du vieillard au
moment où il voulut apostropher les enfants.

Cette scène avait allumé dans la ville une indignation générale. Par
une loi, jusqu’alors inconnue, qui dirige les affections des masses,
cet événement ramena tous les esprits à monsieur Claës. En un moment
il devint un grand homme, il excita l’admiration et obtint tous les
sentiments qu’on lui refusait la veille. Chacun vanta sa patience,
sa volonté, son courage, son génie. Les magistrats voulurent sévir
contre ceux qui avaient participé à cet attentat; mais le mal était
fait. La famille Claës demanda la première que cette affaire fût
assoupie. Marguerite avait ordonné de meubler le parloir, dont les
parois nues furent bientôt tendues de soie. Quand, quelques jours
après cet événement, le vieux père eut recouvré ses facultés, et qu’il
se retrouva dans une sphère élégante, environné de tout ce qui était
nécessaire à la vie heureuse, il fit entendre que sa fille Marguerite
devait être venue, au moment même où elle rentrait au parloir; en la
voyant, Balthazar rougit, ses yeux se mouillèrent sans qu’il en sortît
des larmes. Il put presser de ses doigts froids la main de sa fille, et
mit dans cette pression tous les sentiments et toutes les idées qu’il
ne pouvait plus exprimer. Ce fut quelque chose de saint et de solennel,
l’adieu du cerveau qui vivait encore, du cœur que la reconnaissance
ranimait. Épuisé par ses tentatives infructueuses, lassé par sa lutte
avec un problème gigantesque et désespéré peut-être de l’incognito
qui attendait sa mémoire, ce géant allait bientôt cesser de vivre;
tous ses enfants l’entouraient avec un sentiment respectueux, en sorte
que ses yeux purent être récréés par les images de l’abondance, de
la richesse, et par le tableau touchant que lui présentait sa belle
famille. Il fut constamment affectueux dans ses regards, par lesquels
il put manifester ses sentiments; ses yeux contractèrent soudain une si
grande variété d’expression qu’ils eurent comme un langage de lumière,
facile à comprendre. Marguerite paya les dettes de son père, et rendit,
en quelques jours, à la maison Claës une splendeur moderne qui devait
écarter toute idée de décadence. Elle ne quitta plus le chevet du lit
de Balthazar, de qui elle s’efforçait de deviner toutes les pensées,
et d’accomplir les moindres souhaits. Quelques mois se passèrent dans
les alternatives de mal et de bien qui signalent chez les vieillards
le combat de la vie et de la mort; tous les matins, ses enfants se
rendaient près de lui, restaient pendant la journée dans le parloir en
dînant devant son lit, et ne sortaient qu’au moment où il s’endormait.
La distraction qui lui plut davantage parmi toutes celles que l’on
cherchait à lui donner, fut la lecture des journaux que les événements
politiques rendirent alors fort intéressants. Monsieur Claës écoutait
attentivement cette lecture que monsieur de Solis faisait à voix haute
et près de lui.

Vers la fin de l’année 1832, Balthazar passa une nuit extrêmement
critique pendant laquelle monsieur Pierquin le médecin fut appelé par
la garde, effrayée d’un changement subit qui se fit chez le malade;
en effet, le médecin voulut le veiller en craignant à chaque instant
qu’il n’expirât sous les efforts d’une crise intérieure dont les effets
eurent le caractère d’une agonie.

Le vieillard se livrait à des mouvements d’une force incroyable pour
secouer les liens de la paralysie; il désirait parler et remuait la
langue sans pouvoir former de sons; ses yeux flamboyants projetaient
des pensées; ses traits contractés exprimaient des douleurs inouïes;
ses doigts s’agitaient désespérément, il suait à grosses gouttes. Le
matin, les enfants vinrent embrasser leur père avec cette affection
que la crainte de sa mort prochaine leur faisait épancher tous les
jours plus ardente et plus vive; mais il ne leur témoigna point la
satisfaction que lui causaient habituellement ces témoignages de
tendresse. Emmanuel, averti par Pierquin, s’empressa de décacheter
le journal pour voir si cette lecture ferait diversion aux crises
intérieures qui travaillaient Balthazar. En dépliant la feuille, il vit
ces mots, _découverte de l’absolu_, qui le frappèrent vivement, et il
lut à Marguerite un article où il était parlé d’un procès relatif à
la vente qu’un célèbre mathématicien polonais avait faite de l’Absolu.
Quoique Emmanuel lût tout bas l’annonce du fait à Marguerite qui le
pria de passer l’article, Balthazar avait entendu.

Tout à coup le moribond se dressa sur ses deux poings, jeta sur ses
enfants effrayés un regard qui les atteignit tous comme un éclair,
les cheveux qui lui garnissaient la nuque remuèrent, ses rides
tressaillirent, son visage s’anima d’un esprit de feu, un souffle passa
sur cette face et la rendit sublime, il leva une main crispée par la
rage, et cria d’une voix éclatante le fameux mot d’Archimède: EURÊKA!
(_j’ai trouvé_). Il retomba sur son lit en rendant le son lourd d’un
corps inerte, il mourut en poussant un gémissement affreux, et ses yeux
convulsés exprimèrent jusqu’au moment où le médecin les ferma le regret
de n’avoir pu léguer à la Science le mot d’une énigme dont le voile
s’était tardivement déchiré sous les doigts décharnés de la Mort.

  Paris, juin-septembre 1834.


FIN DU TOME QUATORZIÈME.




TABLE DES MATIÈRES.


  ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

    LA PEAU DE CHAGRIN                                           1

    JÉSUS-CHRIST EN FLANDRE                                    225

    MELMOTH RÉCONCILIÉ                                         241

    LE CHEF-D’ŒUVRE INCONNU                                    283

    LA RECHERCHE DE L’ABSOLU                                   308


FIN DE LA TABLE


PARIS.--IMP. DE PILLET FILS AINÉ, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 5.


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  Corrections.

  Les défauts d'impression en début et en fin de ligne ont été
  tacitement corrigés, et la ponctuation a été tacitement corrigée
  par endroits.

  De plus, les corrections suivantes ont été apportées.

  Page  11: «inconnu» remplacé par «inconnue» (quand l’inconnue
            remonta dans sa voiture).
  Page  14: «relevées» remplacé par «relevés» (à losanges relevés,
            paré de clochettes).
  Page  29: «oriental» remplacé par «orientale» (ni de votre amulette
            orientale, ni des charitables efforts).
  Page  30: «exhorbitant» remplacé par «exorbitant» (jusqu’au plus
            exorbitant).
  Page  33: «campagnon» remplacé par «compagnon» (le plus intrépide
            compagnon qui).
  Page  40: «écrit» remplacé par «écria» (s’écria Émile en riant).
  Page  40: texte rétabli selon d’autres éditions: «à travers les
            civilisations comme une comète».
  Page  50: «des» remplacé par «ces» (au sein de ces limbes).
  Page  72: «contraire» remplacé par «contraires» (des idées si
            contraires aux idées reçues).
  Page  78: «voulnt» remplacé par «voulut» (chez moi, voulut me
            servir).
  Page  79: «Wistchnau» remplacé par «Witschnau» (la dotation de
            Witschnau).
  Page  89: «sourcis» remplacé par «sourcils» (ses épais sourcils qui
            paraissaient).
  Page  94: «monosyllables» remplacé par «monosyllabes» (répondit par
            de dédaigneux monosyllabes à mes questions).
  Page  94: «noples» remplacé par «nobles» (toujours nobles et
            décents).
  Page 107: «paroxismes» remplacé par «paroxysmes» (ces violents
            paroxysmes de ma passion).
  Page 110: «politessse» remplacé par «politesse» (cette froide
            politesse qui donne aux gestes).
  Page 116: «éternuments» remplacé par «éternuements» (les
            éternuements me laissaient tranquille).
  Page 129: «bûcha» remplacé par «bûche» (et n’a pas une bûche).
  Page 130: «Houra» remplacé par «Hourra» (dans un bain d’or.
            Hourra!).
  Page 131: «elle» remplacé par «elles» (elles nous attirent comme
            Sainte-Hélène).
  Page 161: «doué» remplacé par «douée» (Fœdora douée d’une belle âme).
  Page 164: «sous» remplacé par «sans» (nous paierons sans doute, un
            jour).
  Page 171: «puisamment» remplacé par «puissamment» (nous arrache si
            puissamment aux choses de ce monde).
  Page 173: «peinte» remplacé par «peints» (sont peints en rouge).
  Page 187: «coutemplant» remplacé par «contemplant» (en te
            contemplant dans ton repos).
  Page 188: «silenciense» remplacé par «silencieuse» (et resta
            immobile, blanche, silencieuse).
  Page 189: «auquels» remplacé par «auxquels» (trois professeurs
            auxquels il expliquait).
  Page 193: «Carimary» remplacé par «Carymary» (Toujours le _Carymary_,
            _Carymara_ de Rabelais).
  Page 195: «ciences» remplacé par «sciences» (comme dans toutes les
            sciences).
  Page 195: «le» remplacé par «la» (Valentin se baignait dans la
            tiède atmosphère).
  Page 195: «cause» remplacé par «causes» (les causes du sentiment
            qu’il inspirait).
  Page 197: «rétrograge» remplacé par «rétrograde» (Un regard
            rétrograde lui en montra le type).
  Page 202: «sécria» remplacé par «s’écria» (mademoiselle? s’écria
            Raphaël).
  Page 203: «être» remplacé par «êtes» (vous êtes trop poli).
  Page 204: «étudiez» remplacé par «étudié» (--Où avez-vous étudié la
            médecine).
  Page 204: «nécesssairement» remplacé par «nécessairement» (Raphaël
            devait nécessairement ou garder le lit).
  Page 213: «parfaitemennt» remplacé par «parfaitement» (il s’était
            si parfaitement uni).
  Page 215: «veangeance» remplacé par «vengeance» (elle inspire la
            vengeance).
  Page 220: «travertissements» remplacé par «travestissements» (sous
            de voluptueux travestissements).
  Page 222: «vascillante» remplacé par «vacillante» (la lueur
            vacillante qui se projetait).
  Page 229: «murmrue» remplacé par «murmure» (faisait entendre un
            murmure sourd).
  Page 235: «Fançais» remplacé par «Français» (l’entrée des Français
            en Belgique).
  Page 235: «seule» remplacé par «seul» (Le bruit seul de mes pas).
  Page 237: «Elles» remplacé par «Elle» (Elle m’entraînait à travers
            l’église).
  Page 240: «celles» remplacé par «celle» (semblables à celle que je
            venais de quitter).
  Page 241: «ankilose» remplacé par «ankylose» (qui ne s’ankylose à
            ce métier).
  Page 258: inséré «se» (--Ingrate? dit-elle en se levant).
  Page 264: inséré «que» (autant que par les oreilles).
  Page 267: «dis» remplacé par «dit» (--Tiens, Naqui, dit Castanier).
  Page 271: «fourmillière» remplacé par «fourmilière» (la
            fourmilière qui borde un chemin).
  Page 272: «ses» remplacé par «ces» (Castanier vit une de ces
            figures).
  Page 274: «syrène» remplacé par «sirène» (dès qu’une sirène est
            admise).
  Page 283: «prendait» remplacé par «prendrait» (incertain s’il
            prendrait le heurtoir).
  Page 289: «allanguissent» remplacé par «alanguissent» (ses yeux
            s’alanguissent et se fondent).
  Page 294: «tur» remplacé par «car» (car le corps humain ne finit
            pas).
  Page 294: «nacare» remplacé par «nature» (La nature comporte une
            suite de rondeurs).
  Page 298: «donnerai» remplacé par «donnerais» (je donnerais ma vie
            pour toi).
  Page 298: «Gilette» remplacé par «Gillette» (--Pardonne, ma
            Gillette, dit le peintre).
  Page 299: «qu’elle» remplacé par «quelle» (Oh! quelle mauvaise
            pensée).
  Page 309: «Beethowen» remplacé par «Beethoven» (La Vallière,
            Beethoven et Paganini).
  Page 321: «il» remplacé par «lui» (peu soignée, lui tombait sur ses
            épaules).
  Page 326: «irrrésistible» remplacé par «irrésistible» (le charme
            irrésistible que produisent).
  Page 327: «un» remplacé par «une» (ne peut vivre que dans une
            atmosphère).
  Page 328: «entasée» remplacé par «entassé» (Après avoir entassé ce
            qu’il y avait de vrai).
  Page 329: «pes» remplacé par «pas» (afin de ne pas contrarier).
  Page 333: «d’arts» remplacé par «d’art» (objets d’art et de prix).
  Page 335: «Balthasar» remplacé par «Balthazar» (que Balthazar
            s’apercevait de cette lacune).
  Page 338: «de» remplacé par «ne» (elle ne voyait plus que ses
            amis).
  Page 339: «Balthasar» remplacé par «Balthazar» (que Balthazar avait
            donnés).
  Page 340: «anctionnait» remplacé par «sanctionnait» (L’authenticité
            des contrats sanctionnait les inquiétudes).
  Page 341: «maieon» remplacé par «maison» (à la maison qui lui
            fournissait).
  Page 350: «ceintre» remplacé par «ceinture» (mettez donc une autre
            ceinture).
  Page 352: «indifférente» remplacé par «indifférence» (la plus
            parfaite indifférence).
  Page 353: «enjolivés» remplacé par «enjolivées» (mais enjolivées
            par des peintures).
  Page 354: «Weegvood» remplacé par «Wedgwood» (la fabrique anglaise
            de Wedgwood).
  Page 359: «mai» remplacé par «mais» (mais elle l’avait fait).
  Page 365: «Sthal» remplacé par «Stahl» (Stahl, Becher, Paracelse,
            Agrippa).
  Page 372: «inouïe» remplacé par «inouï» (répondaient à ce luxe
            inouï).
  Page 372: «letttre» remplacé par «lettre» (Cette lettre plongea
            Claës).
  Page 373: «apparentes» remplacé par «apparents» (un calme et une
            douceur apparents).
  Page 377: «était» remplacé par «étaient» (aussi puissants que
            l’étaient pour Claës).
  Page 378: inséré «an» (environ un an après la scène).
  Page 394: «demandit» remplacé par «demandait» (Quand il lui
            demandait).
  Page 394: «cette» remplacé par «cet» (faisait croire à cet homme
            distrait).
  Page 398: «résumait» remplacé par «résumaient» (Ce mot, où se
            résumaient et sa vie et sa mort).
  Page 399: «dégoûté» remplacé par «dégoûtée» (dégoûtée de la vie).
  Page 413: «au» remplacé par «ou» (avant d’être parents, cousins ou
            amis).
  Page 416: «le» remplacé par «la» (par la protection de son oncle).
  Page 428: «envelopé» remplacé par «enveloppé» (cet amour toujours
            enveloppé de mélancolie).
  Page 436: «les les» remplacé par «les» (et volait dans les espaces
            du monde moral).
  Page 439: «famile» remplacé par «famille» (L’isolement dans lequel
            vivait la famille Claës).
  Page 441: «agisait» remplacé par «agissait» (agissait sur Pierquin).
  Page 441: «promtement» remplacé par «promptement» (la raison
            arrêtait promptement les élans).
  Page 443: «insensiblent» remplacé par «insensiblement» (Balthazar
            se séparait insensiblement de ses enfants).
  Pages 444 et 448: au lieu de «Gustave» il faut sans doute lire
            «Gabriel» dans: «ce que Gustave nous donnera» et «Mon
            frère Gustave gardera pour sa part».
  Page 454: inséré «de» (ils ne viennent que de la pratique des
            affaires).
  Page 466: «grande» remplacé par «grandes» (devant les grandes joies
            ou les grandes douleurs).
  Page 471: «lesquels» remplacé par «lesquelles» (contre lesquelles
            les cœurs les plus froids).






        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COMÉDIE HUMAINE - VOLUME XIV ***
        

    

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