Le supplice de Phèdre : roman

By Henri Deberly

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Deberly

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Title: Le supplice de Phèdre

Author: Henri Deberly

Release Date: July 2, 2023 [eBook #71093]

Language: French

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SUPPLICE DE PHÈDRE ***






  HENRI DEBERLY

  LE
  SUPPLICE DE PHÈDRE

  ROMAN

  90e édition


  PARIS
  Librairie Gallimard
  ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
  3, rue de Grenelle (VIme)




DU MÊME AUTEUR


POÉSIE

    L’Arc-en-Ciel.
    Grains d’ambre et d’or.


ROMANS

(aux Éditions de la Nouvelle Revue Française)

    L’Impudente.
    Prosper et Broudilfagne.
    L’Ennemi des siens.
    Pancloche.


EN PRÉPARATION

    Un Homme et un autre, roman.




L’édition originale de cet ouvrage a été tirée à MILLE TROIS exemplaires
et comprend: cent neuf exemplaires réimposés dans le format in-quarto
tellière, sur papier vergé Lafuma-Navarre au filigrane _nrf_, dont neuf
hors commerce marqués de A à I, et cent destinés aux _Bibliophiles de la
Nouvelle Revue Française_, numérotés de I à C, huit cent
quatre-vingt-quatorze exemplaires in-octavo couronne sur papier vélin
pur fil Lafuma-Navarre dont quatorze hors commerce marqués de _a_ à _n_,
huit cent cinquante destinés aux _Amis de l’Édition originale_ numérotés
de 1 à 850, et trente exemplaires d’auteur, hors commerce, numérotés de
851 à 880.


Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour
tous les pays y compris la Russie.

Copyright by librairie Gallimard, 1926.




I


--Marc, fit d’une voix paisible Hélène Soré, va chercher à l’hôtel vos
costumes de bain qui doivent être secs à présent. Le serre-tête de ta
sœur est sous son peignoir... Et prends-moi donc, si tu la trouves, mon
écharpe grise!

Son beau-fils partit en courant. Quelques secondes, penchée à droite, le
visage tendu, elle suivit des yeux ses jambes minces dans leur galop
irrégulier à travers les dunes.

--Quelle ardeur! pensa-t-elle. Comme il obéit!

C’était toujours pour la jeune femme un très vif plaisir que de
constater cette souplesse.

La mer était basse et fort calme. Son clapotis venait mouiller les
barques échouées que l’on voyait serrées à droite, près d’un
promontoire, assez loin du fond même de la petite anse où, sur le sable,
étaient assis des groupes de baigneurs. A gauche, en nappe, tout
luisants d’algues et couverts d’enfants, de longs rochers plats
s’étendaient. Au delà, commençait une légère falaise, couronnée de
plantes et d’arbustes, dont les bastions se succédaient, de plus en plus
hauts, jusqu’en un point marqué d’énormes blocs où le rivage accidenté
de la rade de Brest reprenait brusquement son vrai caractère.

--Marie-Thérèse! appela Hélène par deux fois.

Une petite fille, brune et cambrée, d’environ sept ans, qui édifiait
tant bien que mal sa partie d’un fort, tourna la tête au second cri,
parut hésiter, puis accourut en bondissant et traînant sa pelle.

--C’est l’heure de ton bain, ma chérie! Tu vas tâcher de te conduire
raisonnablement et de ne pas hurler comme avant-hier où les gens de
l’hôtel te montraient au doigt, lui dit Hélène en appuyant sur sa frêle
épaule pour la faire asseoir à ses pieds. Je te préviens qu’il t’en
cuirait, reprit-elle plus bas, si tu te donnais en spectacle!

Marc arriva presque aussitôt, portant les costumes. Ses cheveux dérangés
pendaient en longues mèches qu’il rejeta d’un tour de cou sur son
occiput.

--Mais tu n’as pas le sens commun! Mais tu es en nage! fit d’une voix
grondeuse la jeune femme en se levant pour appuyer sa main sans une
bague sur la joue brûlante du garçon. Je vais déshabiller Marie-Thérèse.
Reste ici, tu viendras quand je t’appellerai. Je ne veux pas que tu te
baignes dans cet état-là!

Cinq minutes s’écoulèrent. Le garçon rêvait. Il s’était mis à l’abandon
sur la chaise pliante que le départ de sa belle-mère avait rendue libre
et, distraitement, regardait fuir des cascades de sable par les
commissures de ses doigts. Hélène sortit de la cabine, précédant sa
fille, et fit signe à Marc d’y entrer.

Comme elle venait de se rasseoir, l’enfant auprès d’elle:

--Tiens, vous voilà! fit-elle, polie, sans nul empressement, en recevant
sur son épaule une main maigre et brune dont l’index, une seconde, en
lissa la chair, près de la bretelle du corsage. Elle est donc terminée,
cette cérémonie!

--Oui, et vraiment je vous assure que c’était très bien!

Le commandant secoua la tête, embrassa sa fille et s’étendit à même le
sol avec précaution, après avoir consolidé, d’un geste habituel, ses
vastes lunettes à verres jaunes.

--Oh! je n’en doute pas! dit Hélène. Vous, dès l’instant qu’il est
question de pompes religieuses, on vous voit toujours satisfait!

Son mari négligea cette observation.

--Mais quel besoin aviez-vous donc reprit-elle soudain, d’aller au
baptême de cette barque?

--C’était ma place, ma chère petite! dit le commandant, avec ce rien de
péremptoire, cet accent trop digne qu’emploient les hommes d’un certain
âge envers leurs amours, sans s’aviser qu’il indispose et blesse les
jeunes femmes. Tout le monde sait ici que je suis marin. En m’abstenant
de prendre part à cette petite fête, j’aurais eu l’air de dédaigner
d’honnêtes et braves gens...

--Ainsi donc, fit Hélène la barque est bénie! Est-ce vrai demanda-t-elle
d’une voix moqueuse, que la marraine brise à l’avant une fiole de
champagne en même temps que le prêtre ânonne ses prières? Est-ce le
champagne, insista-t-elle, ou les oremus qui sont censés, dans la
tempête, garder du naufrage?

--Vos plaisanteries manquent d’à-propos! dit Michel Soré. Il s’agit là
d’une vieille coutume des plus respectables, notamment à l’époque que
nous traversons. Sur un sujet comme celui-ci, que j’estime sérieux, je
n’aime pas vous entendre exprimer des vues d’une aussi criante légèreté.
J’ai beau savoir que ce désordre est surtout verbal, il me cause
toujours du chagrin.

--Allons, de grâce, mon bon Michel, ne vous fâchez pas! fit la jeune
femme, d’un air enjoué, en prenant son livre et touchant à l’épaule son
austère mari. Il y a d’ailleurs pis qu’un baptême de barque. La
solennelle bénédiction d’une meute, par exemple. Là, convenez que votre
Église pousse au ridicule le respect qu’elle porte à l’argent!

--Il se peut! dit Michel. Moi, je n’en sais rien... Mais, sapristi! où
puisez-vous de pareilles idées?

Marc apparut dans un peignoir à ramages vert vif dont le choix dénotait
une extrême recherche. Aussitôt, négligeant la conversation qu’elle
soutenait malicieusement depuis cinq minutes:

--Tu vas plonger Marie-Thérèse, lui dit sa belle-mère, et je veux, tu
entends, qu’elle se trempe la tête! Quand ses grimaces auront pris fin,
tu pourras nager.

Elle se leva pour assister au bain des enfants et le commandant la
suivit. Devant eux, sur la rade qui éblouissait, quatre navires de
guerre obscurs, semblables, se profilant en file indienne, gagnaient la
haute mer.

Hélène était grande, les jambes longues, le buste plein, les bras
charnus, les mains blanches et belles, le cou bien fait, quoiqu’un peu
fort, les épaules très larges. Ses cheveux étaient noirs et son teint
rose. Sa tête, petite, avec des joues assez rondes du haut, présentait
cette noblesse que donne un nez droit prolongeant sans cassure la
descente du front. Les yeux étaient de couleur glauque, légèrement
obliques et surmontés d’épais sourcils d’une si juste courbe qu’on
l’aurait crue faite au pinceau. Leurs regards annonçaient une résolution
que démentais une petite bouche grasse et cramoisie, rendue mutine par
les fossettes, toujours accusées, que creusait près d’elle chaque
sourire. Mais le menton, sans complaisance, musculeux, aigu, renforçait
à ce point l’expression des yeux qu’en dernière analyse la physionomie,
avec des traits et des contours d’une beauté charmante, surprenait par
son air d’opiniâtreté.

Le mari de cette femme d’une allure si noble aurait pu passer pour son
père. A la veille de marcher sur quarante-neuf ans, alors qu’Hélène en
avait trente depuis quelques mois et, sans fards, sans apprêts, en
portait vingt-cinq, s’il conservait dans la tournure une certaine
jeunesse due à la maigreur de son corps, à l’abstinence de tout excès, à
une vie salubre, il s’en fallait que fût doté du même privilège son long
visage, assurément d’une grande distinction, mais ravagé, parcheminé,
déjà d’un vieillard. Des yeux très doux, en même temps froids et d’une
fixité ombrageuse, dont les paupières faisaient penser à celles d’un
reptile, flanquaient un nez cadavérique, taillé en bec d’aigle, qui
retombait douloureusement sur une bouche amère. Le front haut, resserré,
sans animation, rejoignait un crâne dégarni et, de l’ensemble, il
émanait cet air de vertu qu’on pourrait baptiser le comique des tristes.

Entre le mûr Michel Soré et sa très jeune femme, si tout n’était pas
dissemblance, c’était peut-être à la façon dont ils étaient mis qu’un
pénétrant observateur l’aurait soupçonné. Une élégance méticuleuse, chez
l’un comme chez l’autre, excluait toute parure, tout enjolivement, toute
audace dont la mode eût été flattée par un sacrifice au bon goût. Le
veston de Michel, le costume d’Hélène, tous deux d’étoffes légères et
sombres, avaient ces longues lignes où se lit mieux l’art d’un tailleur
ou d’une couturière qu’aux ajustements compliqués. Par ce détail se
révélait dans leurs caractères un égal mépris du gracieux, au bénéfice
de qualités moins brillantes peut-être, autrement solides et durables.

Les peignoirs des enfants formaient un tas clair. Marie-Thérèse eut une
révolte en entrant dans l’eau et jeta sur sa mère, qui la surveillait,
un regard tout empreint d’une poignante détresse. Mais, sans doute, la
menace qui pesait sur elle lui donna-t-elle à réfléchir aux suites d’un
éclat, car la défense qu’elle esquissait fut des plus réduites et elle
se laissa immerger.

Hélène et son mari, coude contre coude, se mirent à marcher sur le sable
du grand pas lent et méthodique qu’ils affectionnaient, mais sans
échanger une parole. Le commandant baissait la tête et semblait
soucieux. Soudain, se tournant vers sa femme:

--Oui, fit-il, reprenant la conversation au point précis où,
brusquement, cinq minutes plus tôt, elle avait été suspendue, quand
j’entends résonner de vos paradoxes, je me demande où vous puisez de
pareilles idées!

--M’en avez-vous donc connu d’autres? Les aurais-je prises en quatre
mois? demanda Hélène.

--Assurément, non! dit Michel. Mais, à chacun de mes voyages, ou elles
m’étonnent plus, ou je les déplore davantage.

--Vraiment? Vous êtes certain? Pour quelle raison?

Le marin déploya un geste évasif.

--Elles sont si loin de celles du monde dont nous sommes issus! Elles
s’apparentent si étroitement à celles de milieux que vous n’aimez guère
fréquenter!

--On peut penser avec sagesse, répartit Hélène, sans avoir toujours les
mains propres.

Le commandant haussa l’épaule d’un air affligé et fit quelques pas en
silence. Tout à coup, s’arrêtant et secouant la tête:

--Ce n’est pas tout! déclara-t-il. Non, ce n’est pas tout! Je vais
encore vous ennuyer, mais ce n’est pas tout! Il n’y a pas que cette
question de la société. Sans me croire ni plus fin, ni plus fort qu’un
autre, je vois en moi-même assez clair et je sais parfaitement la cause
de mon trouble. Surtout, Hélène, prenez ceci sans arrière-pensée,
n’allez pas me prêter de la malveillance! Je dis ce que j’ai sur le
cœur. Mon expérience me montre une faute et je crie: casse-cou! C’est,
je crois, mon devoir de chef de famille. Je vous ai vue élever Marc dans
l’irréligion sans intervenir entre vous, me donnant pour excuse qu’un
homme est un homme et qu’après tout j’en connaissais qui vivaient
honnêtes sans un fond solide de croyances. Raison misérable? Il
n’importe! Elle m’épargnait le gros ennui de vous contrarier. Mais, à
présent, ma chère petite, il s’agit d’une fille et les circonstances
sont tout autres. Bien des femmes ne sont pas des femmes supérieures et,
faute d’avoir naturellement d’assez grandes ressources, elles ont
besoin, pour résister, d’un appui moral quand la tentation s’empare
d’elles. Laissons même de côté cet argument-là! Voyons les choses plus
étroitement et plus pratiquement! Croyez-vous sans danger pour
Marie-Thérèse, et je veux dire pour son bonheur, son futur mariage, car
enfin ces choses-là se préparent de loin, l’impiété systématique dans
laquelle elle pousse? La religion garde chez nous un prestige énorme et
vous n’êtes pas sans fréquenter des mères d’une foi tiède qui
rougiraient d’avoir pour bru une libre-penseuse. Que de maisons
pourraient ainsi lui être fermées! Un peu de complaisance de votre part
entretiendrait Marie-Thérèse dans les vieux principes et suffirait à
l’éloigner d’épreuves fort pénibles. Je ne vous demande pas votre
conversion, mais un sacrifice aux usages.

Hélène avait laissé couler sans interruption l’exposé de conscience fait
par son mari. Lorsqu’il se tut, un peu gêné de ce long discours qui
dérogeait singulièrement à ses habitudes:

--Mais, Michel, les enfants sont-ils donc des monstres? lui
demanda-t-elle légèrement. A vous entendre, on pourrait croire que je
les néglige, ou, qui pis est, que je les gâte, qu’ils me font tourner,
que je leur inculque une morale...

--Vous m’avez compris, dit Michel. A Dieu ne plaise que j’aventure la
moindre critique sur l’éducation qu’ils reçoivent! Ils sont conduits
supérieurement... mais comme des païens.

--Plaignez-vous! jeta-t-elle de sa belle voix gaie. Plaignez-vous, Marc
a fait sa première communion, Marie-Thérèse est baptisée et fera la
sienne, tout cela par égard pour vos sentiments. Plus d’une autre, à ma
place, s’en fût moins souciée! Car, enfin, reprit-elle en dressant la
tête, vous m’avez toujours laissée libre!

--J’ai toujours eu confiance en vous, répartit Michel. Une femme plus
droite, plus consciencieuse, plus intelligente, j’aurais pu la chercher
autour de la terre sans jamais trouver son fantôme. C’est pourquoi, plus
je vais, plus je réfléchis, moins je m’explique certains détails de
votre conduite. Tenez, prenons Marc, par exemple! L’enfant sortait de
mains chrétiennes quand vous l’avez eu. Vous aurait-il coûté beaucoup,
même ne croyant pas, de continuer à le nourrir dans une religion qui
est, malgré vous, celle des nôtres?

--J’ai essayé, fit la jeune femme d’un accent rêveur.

Son mari parut incrédule.

--Oh! pas longtemps! corrigea-t-elle. Pas longtemps, c’est vrai! Juste
assez, mon ami, pour m’apercevoir qu’à présenter ce que je tiens pour
des billevesées comme des vérités essentielles, je perdais simplement
toute ma dignité. Ne joue pas qui veut d’une doctrine! C’est affaire
d’équilibre et de complexion. L’acte de foi peut humilier quand il
n’enflamme pas.

--Cependant, fit Michel, dans de jeunes natures...

--Si vous saviez, reprit Hélène riant à pleine gorge, comme une bonne
punition est meilleure que Dieu pour tenir un enfant dans l’obéissance!
Regardez donc Marie-Thérèse, comme elle est tranquille! Tout à l’heure,
quand son frère l’a plongée dans l’eau, nous l’avons à peine entendue.
Si, au lieu de la peur d’une solide râclée, elle avait en simplement
celle d’attrister son ange ou de faire pleurer la Sainte Vierge,
supposez-vous qu’elle nous aurait épargné ses cris?

--Ceci n’est pas un argument! observa Michel Loin de mettre un obstacle
à la discipline, les principes chrétiens la renforcent.

--Bon! mais encore faut-il que l’enfant s’y prête! Ce qu’on appelle
l’âge de raison n’est pas un vain mot. Allez donc vous répandre en
exhortations que vous jugez au fond de vous sottes et mensongères quand
vous sentez qu’elles sont reçues dans l’indifférence! A l’approche du
sublime et du mystérieux, certaines natures, ni plus mauvaises, ni
meilleures que d’autres, d’instinct se replient et font boule. Que de
fois ne l’ai-je pas constaté chez Marc!

Un court silence, déjà très doux, suivit cette réplique. Michel Soré
n’était pas homme à tenir longtemps devant une défense de sa femme.

--Rien ne dit que sa sœur eût été comme lui, laissa-t-il tomber d’une
voix molle.

--Allons donc! fit Hélène. Je la connais bien! Moralement, c’est tout
moi, cette enfant, Michel.

Ils s’étaient arrêtés sur le bord de l’eau. Le commandant pointa sa
canne dans une direction où deux têtes rapprochées émergeaient des
vagues, parut hésiter une seconde, puis demanda soupçonneusement, les
paupières clignées:

--Qu’est-ce que c’est donc que cette personne qui nage avec Marc?

--La petite Vulmont, dit Hélène. C’est la fille d’un docteur du quartier
Monceau.

--Ah! Bonne famille? Faites attention! Avant-hier, déjà... Et puis, je
trouve, reprit Michel, qu’ils vont un peu loin. Tenez, regardez-les, je
crois qu’ils causent... Vous, ça ne vous offusque pas cette camaraderie?

Hélène, du coup, se mit à rire comme une pensionnaire.

--Mais pas le moins du monde! Quel mal font-ils? Ils se sont vus deux ou
trois fois dans des excursions et Marc la rencontre au tennis... Avec
tout ça, vous m’amusez et j’en oublie l’heure! ajouta-t-elle en
consultant une toute petite montre que retenait à son poignet une ganse
de moire bleue.

Une main près de la bouche, elle cria:

--Marc!

L’adolescent, à cet appel, leva les deux bras et se laissa couler sur
place, en manière de jeu.

--Marc! fit-elle de nouveau, lorsqu’il reparut.

Mais il filait le long du flot, la joue gauche couchée et le visage, de
temps en temps, caché par la mer.

Une puissante expression de mécontentement se peignit tout à coup sur
les traits d’Hélène. Laissant là son mari qui remuait des algues, elle
fit sortir Marie-Thérèse, lui mit son peignoir et la poussa d’un pas
rapide jusqu’à la cabine.

A peine en avait-elle fermé la porte que Marc, hors d’haleine, y
frappait.

--Que signifie? s’écria-t-elle en l’apercevant, avec la sèche
intonation, l’air de tête furieux, la posture que l’on prend pour
gronder un mioche. Un quart d’heure, à présent, ne te suffit plus? Je te
fais signe de revenir et tu vas plus loin?

--L’eau était si bonne! souffla-t-il.

Sa belle-mère, agacée, le fit taire du geste.

--Inutile de partir dans tes sottes répliques! Retiens ceci,
poursuivit-elle, un doigt battant l’air: une fois pour toutes, je te
dispense de tes réflexions, tes explications, je m’en moque! Je te prie
de rentrer lorsque je t’appelle... et pas cinq minutes après,
sur-le-champ!

L’adolescent baissa la tête sous cette algarade et commença
silencieusement à se dévêtir du maillot de laine bleue qui collait à
lui.




II


Le 7 janvier 1912, soit treize ans plus tôt, le capitaine marin Michel
Soré, sa toute jeune femme ayant pris froid au sortir d’un bal, s’était,
à son insu, réveillé veuf, avec la charge de son fils âgé de quatre ans.
Il naviguait à cette époque dans les mers de Chine. La terrible nouvelle
l’avait frappé comme son navire venait d’entrer en rade de Hong-Kong, et
d’autant plus désemparé, d’autant plus rompu que la dépêche lui
apprenait simultanément et la maladie, et la mort.

Michel n’avait plus ses parents. Ceux qu’il tenait de son alliance
habitaient Quimper ou, plus exactement, à quelques kilomètres de cette
ville, une propriété assez vaste où ils menaient une vie paisible et
sans prétentions. Ils y avaient recueilli Marc après les obsèques,
heureux, les pauvres gens, dans leur chagrin, d’ainsi pouvoir acclimater
et garder entre eux l’enfant mis au monde par leur fille.

Les toutes premières années d’un être ont toujours du charme,
fussent-elles incolores, même sévères, et elles lui laissent un souvenir
qui parfume sa vie tant que celle-ci, par des épreuves à l’excès
blessantes, ne les a pas trop déformées. Ceci est vrai pour le jeune
prince comblé d’attentions comme pour le fils de l’ouvrier né dans une
mansarde et qui s’y est cru misérable. Mais, si l’on veut, par folle
tendresse, doter une enfance d’une félicité sans limites, c’est la
campagne qu’il faut choisir pour son développement. Là, tout désir peut
s’exprimer, tout plaisir se prendre, l’indépendance ignore ses digues
les plus ordinaires. Entre l’objet qui le captive et sa main tendue, le
petit d’homme, à condition d’être souple et fort, ne voit se dresser nul
obstacle. Les fruits et les fleurs, il s’y roule. Les animaux, pour la
plupart, sont des frères agiles qui lui obéissent avec joie. Il a du sol
pour son tricycle, de l’eau pour ses barques, tout le ciel, à toute
heure, pour ses cerfs-volants. Enfin, pour lui, s’il est question
d’encre et d’alphabet, c’est dans une chambre où l’air léger balance des
parfums, que ce soit ceux de géraniums placés à deux pas ou les
troublantes émanations de la terre mouillée.

Sorti, la veille, à peine conscient de son infortune, d’un appartement
parisien, Marc avait vu se déployer ces immenses bonheurs sous les
auspices de deux vieillards vénérant ses actes et se disputant ses
sourires. Les remontrances de sa grand’mère fleuraient les pastilles et
son grand-père, pour l’amuser, refoulant ses pleurs, s’ingéniait à
briller sans affectation dans des bouffonneries héroïques. Par
dévouement à l’insouciance et aux mille gaietés que réclamait d’eux
cette jeune tête, l’amertume de leurs âmes se fondait en miel et leurs
corps, humiliés d’être encore en vie, se cramponnaient passionnément à
leur existence.

Le commandant apparaissait deux ou trois fois l’an. Nulle couleur ne
marquait dans les entretiens cet homme adorant son métier, mais
retranché dans le silence d’un amant jaloux dès que quelqu’un s’y
permettait la moindre allusion. Il revenait tantôt des Indes et tantôt
du Cap comme il fût rentré d’une ville d’eaux, pour se faire étourdir de
potins vulgaires et déplorer la politique des gens au pouvoir. Encore
celle-ci n’était-elle vue que secondairement. Rien n’offrait l’intérêt
des alliances bretonnes, ni l’importance des chuchotements courant
l’Armorique jusqu’à Saint-Nazaire et Cancale, pour cet esprit si limité
dans ses conceptions qu’il ne pouvait chérir la France qu’au prix d’un
effort, dépassés les confins de sa péninsule. Lorsque Michel suivait
ainsi la chronique locale que lui détaillait son beau-père, son grand
nez mince interrogeait, appréciait, notait et donnait seul toute la
mesure de ses émotions. Car, de sa bouche, il ne sortait que de rares
paroles et ses prunelles fixaient toujours l’interlocuteur sans qu’il en
jaillît aucun feu.

Marc ne savait pas s’il l’aimait. Après chacune de ses visites, il
l’oubliait presque, puis, par une lettre, on apprenait son retour
prochain, et il n’avait à la pensée de revoir son père ni
mécontentement, ni plaisir. On l’eût alors bien étonné en lui expliquant
qu’il devait plus de sa tendresse à cet homme si triste, et d’ailleurs
gracieux envers lui, qu’à sa vieille bonne, ses grands-parents, son âne
et sa chèvre.

Peu de gens fréquentaient à l’Amirauté. C’était le nom qu’avaient donné
les voix d’alentour au manoir habité par les Cortambert, en l’honneur du
marin, trisaïeul de Marc, qui l’avait jadis fait construire. De temps à
autre, une vieille voiture étonnamment vaste y transportait, derrière
deux mules, le comte de Kerbrat, qu’accompagnait toujours sa fille
pendant les vacances. Ce gentilhomme et l’excellent M. Cortambert
nourrissaient une passion pour le jeu d’échecs qu’ils ne pouvaient,
depuis longtemps, satisfaire qu’ensemble, faute de partenaires à leur
taille. Elle les aidait à tuer les heures de certaines journées et les
avait rendus, en outre, étroitement amis.

Marc ne plaçait rien au-dessus d’Hélène de Kerbrat. Il lui vouait cet
amour qu’éprouvent les enfants pour les personnes sérieuses qui
s’occupent d’eux en se mettant à leur portée avec tant d’adresse
qu’elles ne leur échappent de nulle part. Ses sentiments lui inspiraient
de chercher au loin des expressions chargées pour lui d’un sens
mystérieux qui lui parussent dignes de leur force. «Elle est ma
fiancée!» proclamait-il. «Nous sommes unis par nos serments!» disait-il
encore, ayant, un jour, entendu lire et trouvé sublime cette naïve
inscription d’une gravure ancienne. La belle jeune fille, de son côté,
flattait cette passion et déclarait, pour le ravir, d’une voix pénétrée:
«Inutile de chercher un parti pour moi, je suis engagée avec Marc!»
Alors, il se jetait contre ses jupes, l’escaladait comme un furieux pour
saisir son cou, la tenait embrassée avec effusion.

Elle s’intéressait au bambin. Est-il une fille de dix-huit ans saine et
délicate que puisse laisser indifférente un enfant sans mère? Par la
flamme instinctive qui lui brûle le sein, elle sait trop bien ce qu’il
lui manque de considérable et de quoi la mort l’a privé. Puis, dans ses
réflexions, dans ses manières, Marc témoignait continuellement d’un
esprit sauvage dont la vivacité choquait Hélène, mais dont l’accent et
l’imprévu lui semblaient exquis, l’attachaient à lui plus encore. «Que
tu es mal élevé!» disait-elle souvent. Cependant, un sourire que
décochait Marc, une gentillesse placée à point, comme pour s’excuser
suspendait le reproche qu’elle allait poursuivre. Et elle était heureuse
enfin d’avoir sa confiance.

On la voyait quelquefois seule à l’Amirauté. C’était les jours où les
morsures de ses vieilles douleurs tourmentaient M. de Kerbrat et où
lui-même, impérieusement, éloignait sa fille, autant pour l’obliger à se
distraire que pour pouvoir, dans son fauteuil, gémir à son aise. Hélène
entrait dans le salon, la figure gracieuse, et saluait Mme Cortambert.
Mais elle n’avait d’yeux que pour Marc. Il la flairait, la taquinait,
lui tirait sa jupe, courait cent fois du canapé au seuil de la pièce
avec l’impatience d’un jeune chien. Finalement, ils partaient sous les
beaux ombrages, accompagnés de la bonne dame qu’ils quittaient bientôt
pour se faufiler dans une ronce, et c’étaient des parties dont se
grisait Marc jusqu’au moment où la voiture attelée de mules ramenait
Hélène à Quimper.

Le commandant qui, sous la glace de son expression, sous sa manie
régionaliste et ses préjugés, cachait un naturel timide et sensible,
n’observait pas sans émotion, entre ses voyages, l’affectueux dévouement
et la complaisance que témoignait la jolie jeune fille à son fils. Il
devinait sa société profitable à Marc et l’estimait plus rationnelle que
celle de vieilles gens dont le cœur débordait de toute la faiblesse qu’y
avait jetée leur malheur. Marc ne pouvait rester toujours à l’Amirauté.
Le curé du village voisin l’instruisait, mais c’était un saint homme
sans pédagogie qui pataugeait à faire pitié dans le rudiment. Sa
connaissance de la grammaire n’était plus qu’une ombre, il déclarait en
riant d’aise que, pour l’addition, il devait compter sur ses doigts,
sous peine de s’y reprendre indéfiniment sans jamais obtenir deux totaux
semblables, quelques miracles et sainte Blandine constituaient pour lui
à peu près toute l’histoire jusqu’aux Capétiens. C’était au plus si l’on
pouvait, dans son enseignement, espérer que l’erreur en serait bannie
quand elle eût été trop grossière. Michel Soré, médiocre esprit, mais
grand travailleur, candidat malheureux à l’École Navale et qui jamais
n’avait cessé de se cultiver depuis qu’il naviguait pour le commerce, ne
voyait pas sans déplaisir cette incompétence préposée aux études de son
seul enfant. D’autre part, la jeunesse, la beauté d’Hélène agissaient
sur lui avec force, le caressant, à son insu, de la tête au cœur dans
les replis d’un naturel précocement sénile.

Il avait réfléchi, hésité, lutté. L’observation était venue lui prêter
son aide et la statistique ses lumières. Dans les unions entre personnes
d’âges mal assortis qu’offrait alors la société de la péninsule, il
avait relevé celles qui florissaient en regard de celles, moins
nombreuses, où s’étaient introduits des dissentiments. Puis, un matin,
considérant que la déférence l’obligeait à des formes envers son
beau-père, il lui avait communiqué son très vif désir d’épouser Hélène
de Kerbrat.

L’excellent homme avait mieux fait que l’encourager.

--Marc a besoin d’une direction, lui avait-il dit, et ce n’est pas de
pauvres gens qu’épuise leur chagrin qu’elle peut lui venir, vous absent.
Votre choix me paraît judicieux et noble. Vous saurez composer le
bonheur d’Hélène, comme autrefois celui, si court, de ma pauvre fille.
Si vous le permettez, mon cher enfant, je ferai moi-même la démarche!

Pressentie par son père, qui la laissait libre, Hélène, d’abord, avait
bronché sur ce prétendant dont les trente-huit ans l’offusquaient. Puis,
sa douceur, sa politesse et son effacement, le respect qu’elle avait de
son caractère et surtout la pensée de posséder Marc s’étaient unis pour
lui montrer son destin futur dans une séduisante perspective.

Elle avait fait, en s’accordant, cette unique remarque:

--Nous avons en commun quelques rares idées, mais sur beaucoup, fort
importantes, nous nous divisons: êtes-vous sûr que jamais, de ces
divergences, ne naîtront entre nous des difficultés?

Michel avait considéré son splendide visage et répondu avec l’accent
d’une passion totale:

--Ne craignez de moi nulle violence! Si vous me faites la charité
d’embellir ma vie, je serai trop heureux de vous recevoir et de vous
garder comme vous êtes.

Par le regard qu’il va jeter sur l’esprit d’Hélène, le lecteur
comprendra dans quelle aventure l’amour engageait cet homme froid.

La Basse-Bretagne est le berceau jalousement chéri de la vieille famille
de Kerbrat. Aussi loin qu’on feuillette sa chronique de guerre, on y
trébuche sur un Kerbrat entiché d’honneur et si, parfois, ses grandes
actions font tort à l’Église, il expie son péché dans la pénitence. Tous
les Kerbrat ont aussi bien adoré l’épée qu’achève de combattre à l’aide
de la croix, quand la croix leur manquait pour leurs dévotions ou que
l’épée, brisée en deux, leur tombait des mains. C’étaient, pour eux,
deux outils durs et interversibles qui se complétaient l’un par l’autre.
Les principes différents qu’ils représentaient se confondaient dans leur
amour pour n’en former qu’un qu’ils décoraient du beau nom sourd de
fidélité. Beaucoup étaient morts pour sa gloire. Un seul, Louis de
Kerbrat, le père d’Hélène, l’avait jugé le plus spécieux des scrupules
courants.

A l’époque du mariage de sa fille unique, c’était un homme de
cinquante-deux ans, large et fort, aux favoris coupés en brosse d’ancien
magistrat, et dont la chevelure, épaisse, hirsute, du gris puissant et
nuancé d’une fourrure de chèvre, encadrait une face léonine. Ses
distractions et sa douceur étaient proverbiales. On le voyait, en toute
saison, pareillement vêtu d’une redingote dont l’échancrure découvrait
les bouts d’une courte cravate lavallière, pareillement coiffé d’un
grand feutre, et la seule concession qu’il fît aux beaux jours était,
vers juin, d’abandonner pour du coutil blanc le pantalon de teinte
bleuâtre à grosses rayures noires qui, d’ordinaire, flottait en jupe
autour de ses jambes.

Il habitait un vaste hôtel dont il sortait peu. Dans cet hôtel, il ne
quittait sa bibliothèque, étendue sur près d’un étage, qu’au moment des
repas, qu’il lui fallait gros, et le soir, vers minuit, pour s’aller
coucher. Entre temps, il lisait, écrivait, fumait, déplaçait les trésors
de ses étagères ou promenait sur des estampes nouvellement acquises
l’étroite armature d’un compte-fils. On lui savait un immense fonds de
culture latine et des connaissances en langue grecque devant lesquelles
maint spécialiste inclinait la tête et devait s’avouer confondu. Mais il
aimait par-dessus tout l’étude de l’histoire. Grand déchiffreur de
manuscrits, grand fouilleur d’archives, il avait entrepris d’en composer
une de la Bretagne dans la période révolutionnaire, dont quatre tomes,
sur une dizaine qu’il en annonçait, s’étaient succédé en quinze ans. Ces
quatre tomes avaient soufflé le vent du scandale. Car leur auteur était
athée et républicain avec un rien de sectarisme assez malicieux qu’on
voyait briller dans son encre.

La position que lui valaient dans sa ville natale des idées si
contraires à la bienséance ne laissait pas, au demeurant, pour
l’observateur, d’être inattendue et curieuse. Les royalistes de Quimper
détestaient en lui ce qu’ils nommaient passionnément son zèle
anarchiste. Mais, en même temps, son patronyme rayonnait sur eux comme
un des plus purs de Bretagne et pas une main qu’il lui plaisait de
solliciter ne boudait l’occasion de serrer la sienne. Pour excuser cette
concession faite par les principes au prestige qu’exerçait M. de
Kerbrat, on affectait de le tenir pour un frère prodigue dont le retour
pourrait tarder jusqu’à sa vieillesse, mais se produirait fatalement.
Ainsi, la mère d’un fils impie lui pardonne ses frasques, dans la pensée
qu’il ne saurait, au seuil de la mort, rester sans contact avec Dieu.

Le digne homme savourait ces palinodies que son esprit de misanthrope
assez débonnaire prenait plaisir à détailler dans leur mille nuances et,
chaque printemps, faisait un feu des invitations qu’il avait reçues dans
l’hiver.

Un seul objet l’intéressait plus que ses études. C’était Hélène,
orpheline de mère à deux ans, traitée par lui comme une espèce de
divinité, son orgueil en même temps que toute sa tendresse. Pas une
infante ne voit fleurir sous ses premiers pas plus de brocarts
étincelants et de roses coupées qu’il n’en avait mis sous les siens.
Dans une maison que ses manies paraissaient conduire, tout s’inclinait
au plus futile des caprices d’Hélène comme une forêt de vieux grands
arbres étroitement mêlés sous la petite brise de l’aurore. L’allégresse
y naissait de son insouciance, l’inquiétude d’un soupir qu’elle avait
poussé. Jusque dans la bibliothèque, elle était chez elle. Et il fallait
qu’un document fût vraiment précieux pour que son père, avec douceur, le
lui prît des mains lorsqu’il la voyait s’en saisir.

Par un trait éclatant de libéralisme, Louis de Kerbrat avait voulu
qu’elle reçût d’abord l’éducation traditionnelle des filles de sa race.
Persuadé de l’erreur de toutes les doctrines, il n’était pas sans
convenir du secours puissant que tirent souvent d’elles certains êtres
et refusait de s’accorder qu’il fût de son droit d’en priver Hélène par
principe. Aussi, les femmes qu’il avait mises, sous sa surveillance, à
la diriger et l’instruire, de vertu rigoureuse et ferventes chrétiennes,
avaient-elles pour consigne de ne lui faire grâce d’aucun exercice
religieux. Lui-même feignait en sa présence une neutralité que lui
rendait toujours facile son cœur d’honnête homme. Cependant, lorsqu’au
cours elle répondait mal et méritait une mauvaise note pour le
catéchisme, il la serrait sur sa poitrine et flattait ses nattes avec
une tendresse plus marquée.

Des sourires, puis des moues, puis des réflexions étaient venus,
sensiblement vers l’époque nubile, échue pour Hélène assez tôt, lui
témoigner que le ferment d’incrédulité dont il avait subi l’effet dès
l’âge de raison agissait sur sa fille avec la même force. Ç’avait été,
pour son esprit, une puissante surprise et un positif soulagement. Qu’on
se figure la joie goûtée par un affranchi à découvrir chez son enfant
une conscience robuste, après avoir appréhendé des années durant, qu’il
ne se complût dans les fers. Dissipée l’équivoque dont elle se voilait,
la petite âme que révérait M. de Kerbrat avec un peu d’incertitude sur
son étendue s’était livrée à son regard, dans toutes ses parties, comme
une belle jachère sans point faible, à laquelle il suffit de donner des
soins pour la tirer de son état et la féconder. Entreprise laborieuse,
mais de quelle noblesse et de quelle grisante séduction! Renonçant à
s’aider d’aucun professeur, il s’était mis personnellement à instruire
Hélène. Elle avait eu près de sa table un joli pupitre et une grande
chaise du Moyen-Age où elle se perdait comme une dauphine de quatorze
ans juchée sur un trône. Rien n’était fastidieux dans son entourage. Ses
yeux pouvaient interroger les rayons garnis, parcourir les vitrines et
les étagères et distraitement se prélasser des chenêts aux glaces, sans
tomber sur un livre à reliure médiocre ou apercevoir une chose laide.
Et, devant elle, en toute saison, tous les jours, des fleurs.

De la première leçon sérieuse donnée par son père, avait daté, pour la
fillette, une vue sur l’étude à la fois surprise et charmée. Elle
achevait de recevoir un plat enseignement où le visage et l’expression
semblaient s’accorder pour saturer de maussaderie la science la plus
pauvre et pénétrait, sur un sourire d’une divine douceur, dans le pur
domaine de l’esprit. Tel était le savoir du comte de Kerbrat qu’il
pouvait jouer des éléments de ses connaissances ainsi qu’un jongleur de
ses balles, sans plus d’effort qu’une dentellière de ses mille bobines,
et avec la même légèreté. Son affection l’avertissait du moment exact où
la fatigue, en occupant la tête de sa fille, allait en chasser
l’attention. Tout à coup, à l’histoire ou l’arithmétique, à la grammaire
latine ou grecque, au texte épineux, succédait, sur un point de
littérature, une anecdote qu’il animait de toute sa malice et rendait
fertile en détours; ou bien, du fond de son fauteuil, les mains sur les
tempes, il se livrait à quelque attaque du démon frondeur qui l’avait
pratiquement retranché du monde et s’étendait avec prudence et sérénité
sur ses réflexions favorites.

Rien ne flattait la jeune élève, ni ne l’exaltait, comme ces conférences
faites pour elle. Elle admirait passionnément son doux homme de père et
trouvait merveilleuse la condescendance qu’elle le voyait mettre à
l’instruire. Aussi, pas une de ses paroles ne résonnait-elle sans se
graver dans sa mémoire, parfois mot à mot. Confessionnelles ou
politiques, morales ou sociales, toutes les idées que répandait M. de
Kerbrat dans ces longues minutes d’épanchement, toutes les doctrines
qu’il exposait d’un air convaincu rencontraient en Hélène une fiévreuse
adepte. Qu’il pût pécher par complaisance ou raisonner mal ne lui venait
pas à l’esprit. Son enseignement avait pour elle une vertu sacrée. Dès
l’instant qu’il niait Dieu, Dieu n’existait pas, et, puisqu’au nombre
des principes qui lui étaient chers figurait l’excellence de la
République, l’ancien régime, dans tous ses actes, éveillait sa haine ou
lui inspirait du dégoût. Incapable, d’ailleurs, d’une hypocrisie, elle
avait renoncé délibérément à tout exercice religieux et déployait les
opinions les plus subversives avec une précoce assurance.

Chez les parents de ses amies, elle faisait horreur. Ou, plutôt, elle
blessait et donnait à rire, de ce rire aigre et malveillant dont
l’esprit docile se complaît à cingler le libre examen, singulièrement
lorsqu’il s’allie à l’extrême jeunesse. Ses amies mêmes avaient tenté
d’exciter sa honte en lui décochant mille sarcasmes. Mais Hélène
opposait à leurs plaisanteries une contenance imperturbable et si
dédaigneuse que ces fillettes, désemparées, s’étaient bientôt tues. Dans
une ville de province, la modestie règne, sinon toujours dans les
manières, du moins dans les âmes, comme si l’absence de grandes
promesses dans leur destinée inspirait à celles-ci la méfiance
d’elles-mêmes, et quiconque y fait preuve d’un certain orgueil obtient
le silence sur ses pas. Au surplus, l’agrément que goûtait Hélène dans
la société de son père l’en avait assez vite rendue insatiable,
l’écartant des compagnes de ses premiers jeux qu’elle ne rencontrait
plus que de loin en loin.

L’amour de l’étude l’absorbait. Sans cesser pour cela d’être simple et
vive, elle protestait avec bonheur, par toute sa conduite, contre le
vide cérémonieux des froides existences qu’elle voyait languir autour
d’elle. A dix-sept ans moins quelques mois, elle passait, à Rennes,
l’examen qui succède à la rhétorique; pour la philosophie, en juin
suivant, elle se laissait intimider et manquait l’oral, mais réussissait
à l’automne.

Il fallait l’occuper jusqu’à son mariage. C’était même d’autant plus une
nécessité qu’elle n’éprouvait aucun désir d’en hâter l’époque en courant
les bals et les chasses. Sur sa demande, son père lui louait un
appartement, y mettait quelques meubles et deux domestiques et
l’envoyait, accompagnée d’une lointaine cousine, terminer ses études
dans la ville de Rennes. Un goût d’enfant pour les diplômes
universitaires s’était saisi d’elle tout à coup. Elle voulait obtenir la
licence d’histoire. Déjà Quimper avait blâmé ses premiers succès comme
entachés d’impertinence et de mauvais ton. «Quel plaisir de le jouer»,
se disait Hélène, «en lui présentant cette peau d’âne!»

Pour bretons qu’ils fussent, et placides, les étudiants n’avaient pas vu
sans stupéfaction Mlle de Kerbrat fréquenter leurs cours. Ni
quelques-uns, il faut l’avouer, sans pensées gaillardes. Leurs compagnes
habituelles étaient des filles pauvres, habillées trop vite et sans
goût, intelligentes, mais dont l’esprit dénué de toute grâce constituait
pour leur sexe une infirmité. Hélène, tombant au milieu d’elles, qui la
décriaient, comme une paonne parmi des pintades, avait produit sur les
jeunes hommes l’effet d’une princesse incitée par l’ennui à fuir les
grandeurs et par l’amour du romanesque à se compromettre. Leurs dix-huit
ans et leurs lectures fournissaient du corps à cette magnifique
invention. Elle les échauffait, les flattait. Elle leur semblait doter à
point leur honnête province de l’atmosphère pleine de délices des villes
perverties. Cependant, comme Hélène était laborieuse, comme elle ne
sortait jamais seule, que rien n’était plus effacé que son élégance et
que pas un des soupirants qui la côtoyaient ne recevait de son visage,
toujours composé, le plus léger signe d’attention, les langues, bientôt,
avaient cessé de bruire sur son compte et sa personne était tombée dans
l’indifférence.

Elle ne souhaitait pas meilleur sort. Son assurance ne se mêlait
d’aucune coquetterie. A sa chaussure, à ses costumes, à son pas
vaillant, on l’aurait prise pour une quelconque de ces jeunes Anglaises
qui vont chez nous des cathédrales aux tennis de Cannes et aux
patinoires dauphinoises. Dans son esprit, tout occupé de sérieuses
recherches, le souci de l’amour n’avait aucune place. On ne pouvait
pourtant pas dire que son cœur fût sec. La tendresse la plus vive la
liait à son père et elle sentait dans sa poitrine un désir d’aimer prêt
à se fondre en vigilance et en dévouement devant tout objet vraiment
digne.

Deux années s’écoulaient sans qu’elle en vît un. Dans les quelques
familles qu’elle fréquentait, des jeunes gens de tout âge lui faisaient
la cour, mais elle était et difficile sur l’intelligence, et trop
sensible aux ridicules les moins accusés. Les plus flatteuses
déclarations provoquaient son rire. Précocement mûrie par l’étude, elle
refusait d’examiner des projets d’union qui l’auraient mise aux mains
d’un être inférieur à elle et parfois moins riche d’expérience.
«Regardez leurs cravates et leur orthographe! Des fantoches!»
disait-elle à sa vieille cousine, toutes les fois que celle-ci
s’oubliait près d’elle à vanter les mérites de ses prétendants. La
timide personne soupirait. On devinait, à sa manière de pincer la bouche
en secouant la tête rêveusement, qu’elle-même, jadis, eût témoigné d’une
exigence moindre envers des partis comme ceux-là. Mais elle devait à sa
pupille un précieux bien-être et elle savait quel triste cours
reprendrait une vie de nouveau réglée sur ses rentes. Aussi se
gardait-elle bien d’insister.

La nouvelle du mariage l’avait confondue. Un roturier sans grande
fortune, capitaine marin, déjà d’un certain âge et père d’un fils,
était-ce un homme d’une séduction à rendre amoureuse la sévère Hélène de
Kerbrat? «Quelle excentrique!» s’était-elle dit en haussant l’épaule.
«Se peut-il, qu’elle subisse jusqu’à cette folie la triste influence de
son père?» Puis, déjà sur le point de boucler ses malles pour aller
accomplir dans la ville de Rennes son troisième exercice de duègne
bénévole, sans plus d’indignation, ni d’amertume, elle avait
soigneusement tout remis en place dans sa maisonnette de Morlaix.

Hélène brillait par la raison plus que par l’esprit. Sur son sexe, elle
avait des vues nettes et justes. Aussi loin d’abaisser, d’avilir la
femme que de la grandir à l’excès, elle la tenait pour inférieure, en
principe, à l’homme, mais indispensable à sa gloire. Sa fonction
magnifique était, d’après elle, dans le domaine que sa naissance lui
départissait ou qu’elle choisissait librement, de cultiver les éléments
de grandeur du monde pour les porter au point suprême de leur
perfection. Tout talent lui devait le meilleur de soi. Par un besoin
d’utiliser ses vertus profondes, d’essayer son pouvoir sur des dons
heureux, par une impatience de former, avec cela, pleine de pitié, comme
nous l’avons dit, pour un enfant à qui manquaient les soins maternels et
que livraient à ses caprices deux honnêtes vieillards dépourvus du
courage d’y poser un frein, Mlle de Kerbrat s’était accordée pour se
vouer à Marc entièrement. Mise à part la question inquiétante de l’âge,
Michel Soré, froid, doux et digne, lui plaisait plutôt. Mais elle
l’avait pris par surcroît.

Le nouveau couple était allé habiter Paris. Autant comme pied-à-terre
que pour ses meubles, le commandant, après la mort de sa première femme,
y avait conservé son appartement. Par une anomalie des plus curieuses,
cet homme féru de sa province comme, dans un chef-lieu, l’est de sa
paroisse une dévote, aimait l’animation de la grande ville, et souvent,
sur le point de rallier Marseille, venait en prendre l’air quarante-huit
heures avant de partir pour trois mois. Hélène, de son côté, désirait y
vivre. La Sorbonne, les musées, les bibliothèques, cette atmosphère
intellectuelle que, très jeune, de loin, on y croit partout répandue
exerçait sur son âme, lasse de l’Armorique, une extraordinaire
séduction. Il lui semblait qu’à la faveur d’un pareil milieu elle
fructifierait comme une vigne. D’autre part, le souci des études de Marc
la conduisait à s’inquiéter, pour un proche futur, d’un bon choix de
collèges et de professeurs.

Le vaste et clair appartement de la rue Vaneau ne demandait, pour
retrouver son ancienne fraîcheur, que des travaux de réfection sans
grande importance. C’était donc dans la chambre, à peine modifiée, où sa
mère, jadis, était morte que l’enfant avait pris les premières leçons
qui lui fussent données sérieusement.

Quelle désillusion l’attendait! De la personne qui commençait à le
régenter, il ne connaissait que les grâces, et il pensait qu’au
voisinage de son affection les semaines et les mois s’écouleraient pour
lui dans un ravissement continuel. Excepté, quelquefois, une vivacité,
jamais Hélène, en sa présence, ne s’était défaite de l’indulgente
physionomie et des manières douces qu’il se délectait à chérir.
Cependant, aussitôt devenue tutrice, comme si sa voix, son expression,
jusqu’à sa nature se fussent en un jour transformées, elle témoignait à
son pupille de grandes exigences et, brusquement, se révélait vis-à-vis
de lui d’une sévérité inflexible. Le sentiment de son devoir l’avait
rendue stricte. Cette ambition qu’elle nourrissait d’obliger un être à
déployer dans le travail et l’obéissance toutes ses aptitudes, tous ses
dons, avait tendu son énergie et durci ses nerfs, sans lui retirer nulle
tendresse. Marc s’était vu toujours distrait et toujours aimé, mais, en
même temps, assujetti à de rudes efforts et, pour l’ensemble de ses
actes, étroitement soumis à une impérieuse discipline.

Celle-ci, d’abord, l’avait jeté dans de sèches révoltes. Mais Hélène
s’entendait à les réprimer et, convaincue de l’intérêt d’en triompher
vite, elle le faisait régulièrement avec une rigueur qui l’avait bientôt
assoupli. L’enfant n’avait, au demeurant, que peu de hardiesse. Comme,
d’autre part, les récompenses, lorsqu’il était bon, ne lui étaient guère
mesurées, la notion de justice avait crû en lui et dissipé le sentiment
d’animosité qui semblait pressé d’y grandir. Sa seconde mère, au bout
d’un mois, le tenait en main comme si jamais, antérieurement, il n’avait
vécu sous une autre coupe que la sienne. Et non seulement elle en était
absolue maîtresse, mais elle s’en savait adorée.

Résultat décisif que le temps d’école ne devait ensuite que parfaire. Si
c’est, depuis 1915, vérité commune que les parents ont élargi la limite
du gouffre où les poussent du pied leurs enfants, ce n’était pas dans la
maison de Michel Soré qu’on eût trouvé, à nulle époque, la confirmation
d’un renoncement aussi stupide et aussi honteux. Là, les principes nés
de la guerre ou mûris par elle et l’extension des _Droits de l’Homme_
aux républicains dont on coupe le pain en tartines, pour généreux que
fussent le cœur et l’esprit d’Hélène, étaient ignorés solidement. Quand
son beau-fils avait atteint les classes supérieures, après avoir, dans
les premières, fait de bonnes études, sans jamais, cependant, en tenir
la tête, loin de laisser progressivement son autorité, comme il est
d’usage, s’affaiblir, elle l’avait accentuée, rendue plus jalouse, de
même qu’un peintre consciencieux multiplie ses soins lorsqu’il arrive
aux derniers détails d’un tableau. A mesure qu’elle gagnait en maturité,
le penchant qu’elle avait pour la tyrannie ne faisait, d’ailleurs, que
s’accroître, et, plus les cours que suivait Marc prenaient d’importance,
plus sa nature, que passionnaient les difficultés, y puisait de goût
pour sa tâche.

Son instruction lui permettait, la plupart du temps, de l’accomplir sans
un effort vraiment rigoureux et, pour le reste, elle demandait à sa
volonté de quoi n’y pas être inférieure.

Rien, au surplus, n’avait gêné cette puissante jeune femme dans sa
laborieuse entreprise. Le commandant tenait la mer les trois quarts de
l’an et, fidèle aux promesses de ses fiançailles, n’intervenait
domestiquement en aucune manière lorsqu’il se trouvait en congé. Outre
les exigences de sa rude vie, qui le laissaient sans étonnement ni
délicatesse devant une sévère discipline, il avait, pour se fier aux
méthodes d’Hélène, les arguments que lui soufflait une adoration à
chaque retour plus impérieuse et plus déférente. Si, quelquefois, avec
réserve, ainsi qu’on l’a vu, il se risquait à proférer une sérieuse
remarque, c’était toujours pour déplorer que l’absence de foi se fît
trop sentir chez sa femme. Et encore, sur ce point, rompait-il bientôt
devant les rires ou les défenses qu’on lui opposait.

Hélène régnait donc sans partage. A l’époque où commence cette histoire
vécue, Marc venait d’avoir dix-sept ans. Il était bachelier depuis deux
grands mois. D’un physique agréable et plutôt joli, avec des cheveux
blonds, une bouche petite, un regard qu’il tenait fréquemment baissé,
mais que la moindre animation rendait expressif et chargeait d’un bel
éclat fauve, il avait cette sveltesse de l’adolescence qui ne permet,
comme aux jeunes chats leur parfaite structure, que des mouvements
harmonieux. Ses épaules, cependant, accusaient la force. Son élégance
était de celles que le goût d’une femme réussit encore à sauver dans un
siècle où les hommes se soignent trop les mains et ne savent plus nouer
une cravate.

Moralement, il manquait de tout caractère. L’éducation l’avait rompu, le
travail, lassé, trop de surveillance, engourdi. C’était toujours
l’enfant timide et plein d’innocence que sa belle-mère, trois ans plus
tôt, envoyait au coin et tenait encore sous les verges, mais aussi
qu’elle couvait sans aucune raison, lui tâtant le pouls tous les soirs
et redoutant pour sa santé la température comme les exercices trop
violents. Accoutumé à voir la vie à travers ses yeux et à n’agir
scrupuleusement, dans les moindres cas, que sur permission explicite, il
n’avait ni le goût de la volonté, ni même celui des entreprises qui
excitent le sang par quelque apparence téméraire. Le dessin, la lecture
et la nonchalance occupaient ses heures de loisir. Ses pensées, ni plus
vaines, ni plus fausses que d’autres, ne sortaient pas, ordinairement,
d’une zone tolérée, de même qu’enfant il tenait compte de certaines
limites en courant derrière son cerceau. Avec cela, qu’on n’aille pas
croire qu’il fût malheureux! Au contraire, son sort l’enchantait. Une
apathie, soit naturelle, soit plutôt acquise, mais dans un âge où les
tendances de l’individu n’ont encore aucune fermeté, inclinait Marc à se
complaire dans la soumission. Il en goûtait ingénûment les commodes
dispenses et ce qu’elle procure de bien-être, presque toujours, faute
d’y songer, sans réel bonheur, mais quelquefois avec une pointe de
sybaritisme.

Ses sentiments envers son père, strictement honnêtes, étaient demeurés
d’une teinte neutre. Le commandant restait pour lui ce passant discret
que recevaient avec égard les vieux Cortambert entre deux randonnées sur
les mers du globe, aventurier que l’on respecte et que l’on tutoie, de
qui la présence étonne peu, dont pourtant le départ ne crée aucun vide.
Sa petite sœur Marie-Thérèse l’agaçait plutôt et, bien qu’il eût au fond
pour elle une certaine tendresse, il ne pouvait lui pardonner la place
importante qu’elle avait prise, lui déjà grand, dans la vie d’Hélène.
Car c’était à celle-ci qu’allait tout son cœur. Ni discipline
intolérante, souvent abusive, ni sévérité sans faiblesse n’avaient rompu
le sortilège qui le liait à elle du temps où, vive, elle le charmait,
chez ses grands-parents, comme la figure même du plaisir. Il advenait
que, par éclairs, en public surtout, il la souhaitât dans ses rapports
d’une humeur moins prompte, d’une composition plus facile: mais sa
docilité n’en souffrait pas, et rien n’était plus intrigant pour
l’observateur que de le voir, sans un murmure, conformer ses actes aux
plus capricieuses injonctions de cette marâtre ravissante et d’aspect si
jeune qu’on la prenait ordinairement pour sa sœur aînée.




III


Le séjour à la mer une fois terminé, après avoir passé septembre à
l’Amirauté qu’administrait bénévolement le comte de Kerbrat, Hélène
avait réintégré, avec ses enfants, le silencieux appartement de la rue
Vaneau. Son mari naviguait depuis près d’un mois. Il se dirigeait vers
Melbourne. Sa dernière lettre était datée d’un port africain.

Lorsqu’ils s’étaient, à la fin d’août, éloignés de Brest pour se
rapprocher de Quimper, un léger incident les avait émus. Marc, tourmenté
visiblement, depuis quelques jours, par une mystérieuse inquiétude,
s’était mis, dans le train, à pleurer si fort qu’il n’avait pu longtemps
cacher sa désolation.

--Mais qu’as-tu, mon chéri? avait dit Hélène en l’attirant sur sa
poitrine pour le consoler.

Il avait répondu: «Rien, petite mère!» puis confessé qu’il lui coûtait
extraordinairement de quitter cette anse de Bretagne.

--Enfin, pour quelle raison?

Il l’ignorait.

Hélène l’avait réconforté par de douces paroles et bientôt vu, séchant
ses pleurs, retrouver son calme.

A la campagne, quatre ou cinq fois, elle l’avait surpris de nouveau
ravagé par cette humeur noire qui lui paraissait sans motif. «Ce sont
les nerfs, l’adolescence!» avait-elle pensé. Elle raisonnait Marc de son
mieux. Puis, comme les crises n’éclataient plus qu’à longs intervalles,
elle les avait enfin traitées par l’indifférence.

Une question plus sérieuse la préoccupait. Qu’allait-elle faire de ce
garçon qu’attendait la vie? Quel supplément de connaissances joindre à
son bagage et quelle profession lui choisir? Elle avait eu pour lui,
jadis, de grandes ambitions, des rêves disparates et splendides, s’était
promis de faire de Marc un homme remarquable et avait dû se rendre
compte, les années aidant, qu’il n’en avait pas toute l’étoffe.
L’intelligence était déliée, mais sans envergure. L’esprit, flegmatique,
brillait peu. L’application ne s’obtenait que par la contrainte.

Il jouirait, à coup sûr, d’une certaine aisance. Jointe à la dot
qu’avait reçue autrefois sa mère, la fortune héritée de ses
grands-parents produisait des rentes honorables. Mais, auraient-elles
suffi à le faire vivre, qu’Hélène jamais n’aurait souffert, à son âge
surtout, de le voir près d’elle désœuvré. Elle aimait le travail par
instinct profond, comme une autre femme la toilette. Ni sa vertu, ni sa
tendresse, ni son intérêt n’auraient pu rayonner sur un inactif.

Marc, cependant, ne trahissait aucune vocation. Les jeunes gens
d’aujourd’hui sont ainsi formés que beaucoup participent, comme par
contagion, au désenchantement de leurs pères. Les récits de combats leur
ont fait une âme que ce qu’ils savent, pour, à toute heure, en être
avertis, des difficultés d’après-guerre, ne contribue ni à grandir, ni à
fortifier. Comme si, d’avance, ils s’apprêtaient à périr eux-mêmes
fauchés dans leur fleur par une balle, il leur paraît au moins frivole
de rien entreprendre. Pour se donner à regretter prochainement le vie,
n’ont-ils pas assez des plaisirs? Cette espèce d’envoûtement qui pesait
sur Marc, sans que, d’ailleurs, il se souciât d’en saisir la cause, le
détournait de se complaire aux ardents projets que, sous le gaz des
salles d’études, entre deux lexiques, mûrissaient ses aînés d’une
génération. Au surplus, la question lui semblait trop vaste. Il
n’abordait que des problèmes étroitement cernés. Celui-ci échappait à sa
compétence.

Avant que Michel ne partît, Hélène l’avait interrogé à plusieurs
reprises sur la carrière qui, d’après lui, conviendrait à Marc. Ses
efforts étaient restés vains. La commandant secouait la tête et faisait
une moue. «Étudiez-le. Parlez-lui-en. Vous verrez vous-même. Je le
connais vraiment trop peu pour me prononcer!» avait-il, chaque fois,
répondu. C’était la stricte vérité, cette affirmation. Puis, chez cet
homme qui dirigeait un navire en mer avec certitude et sang-froid, la
confiance dans ses vues manquait totalement dès qu’il avait à s’occuper
d’un cas domestique et, trop honnête, ou, si l’on veut, trop pusillanime
pour les imposer à tous risques, il préférait s’en rapporter à celles de
sa femme.

Hélène, rentrée chez elle, réinstallée, s’était donc entourée de
programmes d’études. Mais quoi de plus décourageant que ces feuilles
volantes où, sur deux pages d’un texte fin à lasser les yeux, se
trouvent, en somme, énumérées toutes les connaissances? Dans telle
préparation, dite scientifique, les notions littéraires occupaient une
place incroyablement étendue, et inversement, aux belles-lettres, on
formulait des exigences en mathématiques aussi ridicules qu’accablantes.
C’était de quoi désespérer tout esprit moyen, et même tout esprit
supérieur, mais n’ayant d’aptitudes que d’un certain ordre. Entre tant
de notices, laquelle choisir? Sur laquelle de ces voies précipiter Marc?
Le mot violent: précipiter, qu’employait Hélène, l’égayait et pourtant
lui paraissait juste, tant elle connaissait son beau-fils, tant elle
avait le sentiment, l’impression profonde que, pour le nantir d’une
carrière, il faudrait l’y jeter par la peau du cou. Il n’offrirait, se
disait-elle, aucune résistance et, une fois lancé, poursuivrait. Mais,
justement, cette impulsion qui proviendrait d’elle, dont elle serait
seule responsable, lui faisait un peu peur à déterminer et, quelle que
fût son habitude de pourvoir à tout, elle eût aimé qu’un trait
quelconque, une parole de Marc dissipât en partie ses hésitations.

Un jour, elle entra dans sa chambre. Il fredonnait, l’air insouciant,
une musique de danse et s’amusait à dessiner un vase annamite.

La décision devant laquelle reculait Hélène était prise par elle depuis
peu. Ou son beau-fils ferait un choix qu’elle examinerait, ou bien elle
lui signifierait, et péremptoirement, ce qu’elle-même avait arrêté. De
toute façon, leur entretien ne se clorait pas qu’un bon projet n’en fût
sorti, net et judicieux, qu’on n’en eût tracé les grandes lignes.

Encore debout, sans s’inquiéter d’aucun préambule:

--Nous voici, lui dit-elle, au milieu d’octobre. Un peu partout, dans
quelque temps, les cours reprendront et je désire que nous fixions, cet
après-midi, ceux que tu suivras désormais. Y as-tu réfléchi? Que
voudrais-tu faire?

--Je ne sais pas trop! souffla Marc.

Hélène s’assit, les jambes croisées, bien en face de lui, dans l’unique
fauteuil de la chambre.

--Voyons, Marc, ce n’est pas une réponse sérieuse! Tu n’es ni moins
intelligent, ni moins vif qu’un autre, et tes études n’ont pas été à ce
point mauvaises que tu doives passer pour un cancre. Avec un peu
d’application, un peu d’énergie, tu peux réussir n’importe où. Ce ne
sont, certes, pas les carrières qui manquent. Me diras-tu que tu
n’éprouves, quand tu t’interroges, quelque préférence, pour aucune?

--Je ne connais, répliqua-t-il, que celle de papa, mais celle-là me
déplaît extraordinairement.

--C’est un dur métier! fit Hélène. Aussi bien, reprit-elle en secouant
la tête, je te verrais avec chagrin dans une profession qui te
tiendrait, ta vie durant, sans cesse éloigné. Ne parlons donc ni de la
mer, ni des colonies. Nous avons Paris, toute la France. Ce champ-là
peut suffire à nos ambitions.

--Surtout aux miennes! observa Marc d’un ton cavalier qui impatienta la
jeune femme.

Elle lui jeta dans la figure, presque avec colère:

--Enfin, tu aimes bien quelque chose?

--Oui, fit-il, rappelé à la soumission. J’aime à dessiner... j’aime à
peindre...

Il montrait du doigt son carton. Hélène tendit une main, saisit
l’esquisse, demeura un instant à l’examiner, puis, sans paraître y
attacher beaucoup d’importance, la posa près d’elle, sur un meuble.

--Évidemment, tu as du goût! fit-elle, radoucie. C’est ordonné, c’est
rigoureux, c’est honnête en diable. Pauvres qualités pour un peintre!
Veux-tu savoir quel avenir je pressens pour toi si tu te consacres aux
beaux-arts? Celui d’un homme qui habitera, vers la cinquantaine, une
maison encombrée de ses propres toiles et vieillira au milieu d’elles,
obscur et jaloux, plein de l’amertume des ratés, n’ayant pu, de sa vie,
en placer une seule!

--Et pourquoi donc? demanda Marc, légèrement froissé. Pourquoi, si j’ai
des aptitudes et qu’on les cultive, ne parviendrais-je pas comme un
autre?

--Parce que, mon petit, il te manque le don! En matière d’art, le
savoir-faire est sans doute utile, mais le sentiment compte surtout.
Comprends-tu? fit Hélène avec bienveillance. Je veux parler de cette
ivresse qui s’empare du cœur et qui donne à la main, docilement soumise,
comme de merveilleuses impulsions. Tu me diras qu’il faut encore que
l’objet s’y prête et que l’on brûle difficilement devant une potiche.
Mais j’ai vu bien des fois de tes paysages. Ils sont sans accent, ils
sont secs. On en retire cette impression que l’âme n’y est pas, que tu
traces la nature sans la pénétrer. Or, à l’École, si ton talent se
perfectionnait, tu n’apprendrais pas à sentir. Tu resterais modestement
de ces bons élèves dont je t’ai dit que les plus riches empilaient des
toiles sans aucun espoir d’en vendre une et dont les moins favorisés
dessinent des bijoux. Mieux vaut ne pas se ménager de telles déceptions.
C’est pourquoi je t’invite à faire un effort et à choisir, dans un
domaine plus à ta portée, une occupation plus bourgeoise.

Marc avait écouté sans bouger un cil. Hormis sa bouche qu’infléchissait
le mécontentement, rien ne semblait, dans sa personne, vouloir protester
contre cette sévère diatribe.

--J’espère bien, dit Hélène, que tu m’as comprise. Il m’est pénible,
ajouta-t-elle, de te contrarier, mais ce sont là des vérités que tu dois
connaître et que je t’ai dites pour ton bien. J’aurais agi contre
toi-même si je m’étais tue. Allons, mon loup, sois raisonnable! As-tu
quelque idée?

--Non, fit-il d’une voix sourde, en haussant l’épaule.

--Réfléchis un peu...

--Vraiment rien!

--Eh! bien, alors, déclara-t-elle, tu vas faire ton Droit!

Ses beaux yeux glauques avaient repris leur autorité et leurs regards
semblaient fouiller les prunelles de Marc.

--Ah! fit-il, vous croyez que c’est mon affaire?

Elle eut du mal à réprimer un sourire de coin.

--C’est surtout facile, mon chéri! Je ne sais qui définissait le diplôme
de Droit: «Une peau d’âne qui s’adapte à toutes les carrures.»
Cependant, il n’est pas sans utilité. S’il ne conduit à rien du tout, il
ouvre mille portes. Tu le verras, dit la jeune femme, répondant à Marc
dont le visage, à cet instant, reflétait un doute, quand tu seras d’un
âge à prendre une situation! Les études que l’on fait sont assez
variées. Et puis, tu auras du temps libre et tu pourras le consacrer à
ta chère peinture!

Elle se leva.

--Nous sommes d’accord? Tu ne regrettes rien?

Marc balança la tête.

--Non, petite mère!

De fait, le point était réglé. On n’en parla plus. Marc éprouvait du
soulagement et même du plaisir à voir enfin quelque peu clair dans son
proche futur et sa belle-mère était certaine, le connaissant bien,
d’avoir pris le parti le plus judicieux.

Peu s’en fallut, quand le jeune homme, pour la première fois, franchit
le seuil intimidant de la Faculté, qu’il ne se fît de sa personne l’idée
la plus haute et ne conçût pour les études qu’il entreprenait une
admiration sans limites. Il était fier de ses gants mats, d’un joli
veston, de souliers en cuir fauve, étroitement lacés, découvrant des
chaussettes d’une brillante nuance, et sa cravate le faisait choir dans
le ravissement quand il se posait près d’une glace. La liberté dont il
jouissait le grisait un peu. C’était comme si, n’ayant jamais respiré
qu’un air assurément pur, mais trop doux, il recevait, à la faveur de
quelque escapade, la surprenante révélation de celui des cimes. Autour
de lui se bousculaient de vieux étudiants, déjà porteurs de barbes
courtes et de longues moustaches, quelques-uns de monocles adroitement
vissés. «Je suis leur égal!» pensait-il. A vrai dire, cette notion
l’effarait plutôt. Des professeurs, traînant leurs toges, passaient, la
mine sombre. Marc trouvait délicieux qu’on n’y prît pas garde, et
néanmoins, sans réfléchir, par éducation, les saluait légèrement
lorsqu’ils le frôlaient.

Il rentra rue Vaneau sifflotant une marche. Dans ses regards et ses
manières, son port et sa voix, se trahissait une assurance inaccoutumée.

Mais sa belle-mère n’était pas femme, sous couleur d’études
ordinairement faites sans contrôle, à souffrir sa paresse et son
évasion. En dirigeant cet indécis vers l’École de Droit, elle n’avait
pas sous-entendu qu’elle le dispensait d’en prendre au sérieux
l’enseignement. Toute connaissance lui paraissait mériter l’effort,
grâce auquel, à la longue, elle serait acquise, non seulement dans ses
lignes les plus générales, mais dans les plus particulières et les plus
abstraites.

Moins d’une semaine après la date des premières leçons qu’avait reçues
Marc rue Saint-Jacques:

--Montre-moi donc tes notes de cours, il dit-elle un soir.

Il posa devant elle quatre ou cinq cahiers. Son écriture un peu heurtée,
encore enfantine, couvrait quelques pages de chacun, dans un désordre
agrémenté de plusieurs taches d’encre et de croquis faits dans les
marges.

--C’est plutôt mal tenu! gronda la jeune femme.

Elle l’interrogea sans succès. Il l’obligeait à répéter les questions
trois fois, prenait un air méditatif après la troisième, comme si le
point élémentaire ainsi proposé justifiait d’immenses réflexions, et
levait les sourcils en guise de réponse.

--Je suis fixée! dit-elle enfin, d’une voix mécontente. Livré à
toi-même, tu t’oublies. J’aurais voulu trouver en toi plus de caractère,
des dispositions plus sérieuses, et pouvoir t’accorder une certaine
confiance. Tu ne le mérites pas, n’en parlons plus! Désormais, je
prétends qu’aussitôt rentré tu revoies les notes de tes cours et, comme
je tiens à m’assurer qu’elles sont vraiment sues, tu viendras tous les
soirs me les réciter.

--Vous les réciter? grogna Marc. Mais, petite mère, les professeurs n’en
exigent pas tant! C’était bon pour la boîte, les récitations!

--Ce sera bon aussi longtemps qu’il me conviendra! prononça Hélène d’un
ton sec. Au surplus, fais-moi grâce de tes commentaires!

--Cependant... reprit-il, comme perdant patience.

Elle le regarda.

--Tu résistes?

Il hésita quelques instants, tenté de dire oui, puis sortit, la tête
basse, et gagna sa chambre.

Les habitudes de la jeune femme se renouèrent d’elles-mêmes. Pendant
plus de dix ans, presque à toute heure, elle avait surveillé le travail
de Marc, soigneusement réglé sa conduite. Elle l’avait assoupli,
remanié, formé. Il lui parut tout naturel qu’après une relâche, aussi
courte, en somme, qu’insensible, sa vigilance recommençât, puisqu’il le
fallait, à se déployer largement. Marc, à ses yeux accoutumés, ne
changeait qu’à peine, grandissait et pourtant ne vieillissait pas.
L’ayant toujours tenu près d’elle dans une dépendance qu’elle avait su
rendre absolue, que régissait assurément une tendresse profonde, mais
qui n’était parfois ni douce, ni surtout paisible, et qu’il acceptait
sans un mot, elle n’avait vu ni les symptômes de l’adolescence naître en
lui peu à peu et s’y développer, ni, par là même, se dessiner entre
leurs personnes un obstacle encore transparent. Pour se résoudre à le
laisser quelques jours son maître, elle avait dû se raisonner, faire
état d’un chiffre, se persuadant qu’à l’âge de Marc, si léger qu’il fût,
quelque tolérance s’imposait. L’expérience lui prouvait qu’elle avait eu
tort. Nulle déception, bien au contraire. Elle était ravie.

Marc se vit gratifier d’une règle assez souple et cependant assez
étroite pour le comprimer. Il s’éloignait de la maison juste pour les
cours et devait rentrer à heure dite. Quelques retards peu importants,
soigneusement notés, avaient dicté à sa belle-mère cette première
mesure. Puis Hélène, s’engageant avec décision dans un cycle d’études
tout nouveau pour elle, se mit en tête d’approfondir les ouvrages de
Droit, en devoir d’élaguer de ces mastodontes ce qui lui semblait
superflu, pour ne laisser, dans chacun d’eux, briller que le suc,
subsister que l’utile et le substantiel. C’était isoler l’esprit même.
Par ce travail, elle arrivait à combler les vides que semait
l’insouciance dans les notes de Marc. Elle proposait à ses efforts un
aliment net. Et elle tenait pour nécessaire, exigeait de lui qu’il
l’assimilât jour par jour.

Le nouvel étudiant se montrait docile. Trop indolent pour se complaire à
braver une lutte qui lui paraissait inégale, après l’accès
d’indépendance qui l’avait secoué, il était retombé dans son apathie.
Mille détails lui donnaient des satisfactions. Une pension de cent
francs pour ses menus frais venait, chaque mois, garnir sa bourse et
pouvait filer sans qu’il en dût compte à personne, la cigarette,
certaines lectures lui étaient permises, les cours de Droit
ressemblaient moins aux glaciales leçons qu’aux récréations du lycée,
enfin, malgré la discipline et l’étroit contrôle auxquels l’astreignait
sa belle-mère, il jouissait de loisirs extrêmement nombreux. Pour
mutilée dans ses espoirs, contrariée qu’elle fût, son existence était
charmante comparée à celle qu’il avait menée si longtemps. L’ancien
captif encore privé de courir les bois s’en console aisément au fond
d’un jardin.

Hélène, du reste, avait compris que pour tenir Marc dans le respect de
liens plus lourds que vraiment solides, de nœuds forcément un peu
lâches, il lui fallait dorer ceux-ci de si bonne façon qu’ils
n’occupassent guère son esprit. «Sans cela», pensait-elle, «il s’en
fatiguera. Qu’il les secoue, mon pouvoir tombe, je suis désarmée, sa
nature l’emporte, il m’échappe!» Un motif autre était venu la presser
ensuite. De tout temps, elle s’était ardemment souciée d’entretenir le
corps de Marc, par une forte hygiène, dans la vigueur et la santé des
marmots anglais qui sont les plus roses de la terre. Sa nourriture était
choisie, son sommeil réglé, l’eau, chaque matin, coulait sur lui d’une
énorme éponge qu’autrefois, par scrupule, elle trempait elle-même, ses
moindres heures de liberté, sauf averse ou brume, étaient consacrées à
la marche. Entre toutes, elle goûtait cette dernière pratique. Elle
aurait voulu la sauver. Mais pourrait-elle encore longtemps obtenir de
Marc qu’à jours donnés, il la suivît, sans montrer d’humeur, jusqu’à des
Joinville, des Saint-Cloud, pour le plaisir de prendre, à l’air, un peu
d’exercice? L’hiver venait, le climat rude et le ciel chargé lui
rendraient cette corvée presque insupportable. Il ferait tout pour s’y
soustraire. Il y parviendrait. Sa nonchalance accentuerait son
désœuvrement. La seule pensée de ce grand corps, sourd à toute sagesse,
occupant ses loisirs à s’intoxiquer en se traînant d’un fauteuil bas sur
quelque chaise longue emplissait Hélène de dégoût.

Elle le mit d’un tennis, lui fit faire des armes; c’était l’obliger
adroitement à déployer hors de ses cours, comme elle le souhaitait, une
activité salutaire.

Mais la culture de son esprit, la culture gracieuse, celle qui fait
l’honnête homme d’un homme éclairé et le distingue dans la mesure où il
s’y complaît, l’intéressait au moins autant que celle de ses muscles.
Marc, en toute chose, ne possédait que des connaissances. Bourré de
rudiment par sa belle-mère, qui professait que l’on n’élève une
architecture que sur de solides fondations et déclarait fort inutile
d’orner les sous-sols, il n’avait eu ni l’occasion de former son goût,
ni le temps nécessaire à cette entreprise. Aussi bien manquait-il de
précocité. C’est une pensée qu’il faut avoir constamment présente, si
l’on veut juger cette figure, que mille pratiques avaient tendu
délibérément à empêcher qu’elle ne perdît la fleur de l’enfance. Nous
n’en citerons qu’un exemple: Marc, à quinze ans, malgré sa taille et
malgré la mode, portait encore, sauf au lycée, le costume d’Eton, avec
la veste à pointe légère s’arrêtant aux reins. «Qu’il gagne ses galons!
Rien ne presse. Il ne manquerait plus qu’il jouât à l’homme!» disait
Hélène à son mari, en haussant l’épaule, pour lui expliquer cette tenue.
«Habillé en gamin, il obéit mieux. Puis, voyez donc ses camarades, avec
leurs complets: le veston les engonce, ils ont l’air de singes!» La
vérité était qu’elle-même eût été gênée, bien que fort éloignée de la
coquetterie, de promener, comme son beau-fils, un adolescent dont la
mise trop virile eût accusé l’âge et qu’elle tenait à le garder
naïvement vêtu pour le faire paraître plus jeune.

Devenue ambitieuse de le policer, elle lui avait d’abord prêté
quelques-uns des livres dont sa piquante maturité restait éblouie. Il
aimait la lecture et les dévorait. Mais ce qui surprit sa belle-mère, ce
fut de voir qu’un sens critique naturellement juste lui faisait
discerner les plus remarquables, qu’entre tous il goûtait les volumes de
vers. Sur cette femme raisonnable et si positive, la poésie, surtout
lyrique, avait un pouvoir qui la transportait hors d’elle-même. Elle
émouvait dans sa nature ce fonds généreux qu’avait trahi lumineusement,
dix années plus tôt, le sacrifice qu’elle avait fait pour adopter Marc.
Lorsqu’elle eut observé que lui-même vibrait à certaines strophes des
romantiques qu’elle savait par cœur, que Verlaine excitait sa
mélancolie, mais qu’il sortait des _Fleurs du Mal_ comme d’un
envoûtement, il lui parut qu’à ses efforts souvent inutiles elle voyait
poindre une récompense étonnamment belle. Cet enfant commençait à
l’intéresser. Elle prit confiance, le mesura, se pencha sur lui, et
soudain s’aperçut qu’elle faisait par goût ce qu’elle croyait faire par
devoir. A tout propos, se nouèrent entre eux des conversations qu’un
mois avant, quelquefois même une semaine plus tôt, elle aurait jugées
impossibles. Marc y tenait ordinairement le rôle d’auditeur, tandis
qu’Hélène y déployait cette passion d’instruire qui, supposé qu’elle
l’eût saisie pauvre et roturière, l’eût donnée certainement au
professorat.

Elle le mena voir des musées. L’inclination de Marc pour la peinture lui
avait conseillé ce divertissement, qui, d’ailleurs, elle-même,
l’enchantait. Bridée par ses fonctions d’éducatrice, tout au plus, en
dix ans de vie parisienne, avait-elle pu se l’accorder, à longs
intervalles, une douzaine de fois sans scrupule. Mais toute espèce de
catalogues et d’ouvrages sur l’art qu’elle se procurait avidement, des
albums de gravures, des photographies l’avaient toujours entretenue dans
l’admiration et dans l’atmosphère des merveilles dont les originaux lui
restaient cachés. Comme ces visiteurs de province qui, renseignés par la
lecture d’innombrables guides, montrent leur ville aux naturels de la
Plaine-Monceau, elle connaissait Carnavalet et le Luxembourg, une partie
du Louvre et Guimet, à pouvoir diriger à travers leurs salles la plupart
des flâneurs et des ennuyés qui les croient pour eux sans mystère. Un
goût très fin lui permettait de masquer les vides que présentait
nécessairement son érudition. Elle était des rares femmes qui, sans
pédanterie, trouvent quantité de choses à dire devant un tableau.

Son beau-fils l’écoutait avec recueillement. Rien ne flattait ce cœur
timide, cet esprit docile comme de voir la personne qui l’avait formé
l’élever jusqu’à elle dans leurs entretiens. L’affection qu’il lui
vouait redoublait d’ardeur à la sentir préoccupée de son instruction
sans qu’il eût pourtant à la craindre. Levait-elle un doigt vers une
toile, il observait sa main si fine dans le gant brodé et jouissait
mieux de la douceur du geste accompli quand sa mémoire le reportait aux
cinglantes taloches dont, si souvent et si longtemps, pour des fautes
légères, l’avait gratifié la même main. Certaines leçons d’un philosophe
au Collège de France, puis des conférences qu’ils suivirent donnèrent à
Marc, déjà séduit par l’accent des maîtres, la vanité de recevoir, sur
différents points, un enseignement qui, puisqu’Hélène en prenait sa
part, les rendait, pour une heure, strictement égaux. Elle désira qu’il
eût une teinte de l’art dramatique et le conduisit aux Français; de
l’art lyrique et, négligeant son goût personnel qui n’y était, sans
l’exécrer, que fort peu sensible, lui fit voir plusieurs opéras. Il
vibrait d’enthousiasme à la comédie, mais la musique le pénétrait de
l’ennui profond que l’on éprouve, à la campagne, par un jour pluvieux,
lorsque le ciel, interrogé toutes les cinq minutes, se présente partout
chargé d’eau. N’eût été sa belle-mère, il se fût enfui. Elle suffisait à
le garder de trop d’impatience et, par quelques observations
spirituelles et justes, lui rendait la soirée presque supportable.

Hélène finit par renoncer à toute tentative de l’initier aux molles
jouissances que procurent les sons, comme autrefois, après deux ans
d’une lutte opiniâtre, elle lui avait, découragée, fait grâce du piano.
Par ambition de conserver son empire sur lui, elle évitait
rigoureusement de le contrarier sans nécessité véritable et imposait
certaines limites à ses exigences. En même temps, elle tâchait à le
captiver par le moyen de distractions pour elle assez froides, mais dont
l’accueil que leur faisait une génération lui témoignait que sa jeunesse
pouvait être avide. Rien que reniât l’intelligence ne la passionnait.
Dans le sport, par exemple, elle voyait un jeu et n’appréciait guère
qu’une hygiène. Qu’on pût placer son amour-propre à franchir une barre
un pouce plus haut que tel Croate ou tel Scandinave, à courir plus vite
que tel Grec, à projeter un bloc de fonte, une massue, un dard à telle
distance, enregistrée jusqu’aux millimètres, que n’atteignait pas tel
Hindou, lui paraissait d’un ridicule que dépassaient seuls les
chroniqueurs qui célébraient de pareils exploits. Cependant, elle
s’enquit des lieux consacrés au culte public des athlètes et,
lorsqu’elle sut qu’avec l’hiver ils restaient chez eux, conduisit Marc
au vélodrome où ce qu’elle goûta fut la débauche de l’enthousiasme aux
places populaires. A dire vrai, le milieu la gênait plutôt. Ni les
figures, ni les accents, ni les boustifailles n’offraient de quoi se
concilier, dans l’odeur des pipes, cette républicaine convaincue à qui
manquait pour être à l’aise dans ses opinions de supporter sans
répugnance la vulgarité.

De temps à autre, elle s’ébrouait, se tournait vers Marc.

--Tu t’amuses, mon chéri?

--Oui, disait-il.

--Quels phénomènes que ces gens-là! murmurait Hélène. Plus la course
dure, plus ils vont. Moi, je crois que le bleu va régler l’orange.

Et elle tirait de son étui une petite lorgnette pour contempler
au-dessus d’elle mille visages serrés que transfigurait l’émotion.

Ce fut un soir, comme ils sortaient d’une séance de boxe, les oreilles
pleines du mugissement des automobiles et des cris aigus des voyous, que
Marc lui dit, avec ce timbre étonnamment faux qu’imprimait à sa voix la
moindre hardiesse:

--Une chose me surprend, petite mère! Comment, avec votre nature, vos
délicatesses, pouvez-vous rechercher des exhibitions aussi dégoûtantes
que celle-ci?

--Rechercher! fit Hélène qui resta sur place.

Elle partait du cirque écœurée. Non seulement dans la boxe elle
n’estimait rien, mais la bassesse de ce spectacle et la vue du sang lui
avaient donné honte d’elle-même.

--Oui, c’est étrange! poursuivit Marc en suçant ses mots, comme si la
crainte l’avait tenu de parler trop fort, d’employer un terme un peu
vif. Plus je médite sur la question, moins je la comprends. Vous
n’appréciez au monde que les belles choses, je vous ai entendue
proclamer cent fois que si, chez vous, l’intelligence n’était pas émue
tout plaisir vous semblait une stupidité, et vous trouvez de l’agrément,
entre deux lectures, à regarder, sur une estrade, des brutes qui
s’assomment!

--Ah! çà, dit Hélène, es-tu fou? Moi, cria-t-elle, comme outragée, la
figure défaite, moi, de l’agrément à la boxe! D’où peut bien te venir
une pareille pensée? Mon pauvre enfant, elle me répugne et je la
déteste!

--Alors, pourquoi, demanda-t-il, m’y conduisez-vous?

--Mais, pour changer un peu... pour te distraire!

Ce fut à son tour de bondir. Il le fit en gamin, les talons claquant,
les mains battant l’une contre l’autre à coups rapprochés, la tête
agitée furieusement. Souvent, ainsi, de réflexions chagrines ou
sérieuses qui semblaient l’occuper avec insistance, on le voyait, sans
transition, plonger dans la joie.

--Çà, me distraire! dit-il enfin, recouvrant son calme, aussi comique de
suffisance qu’un instant plus tôt d’abandon tapageur et de naïveté.
Comme un sauvage de Baltimore? Comme une brute d’Anglais? Ah! vous avez
plutôt de moi une sale opinion! Des batailles de gouapes, me distraire!
Alors, dites donc, le vélodrome, c’est peut-être aussi... Oh! oh! oh!
lança-t-il d’une voix suraiguë, les écureuils pour mon plaisir, vraiment
ça passe tout! Si je prévoyais cette réponse...

Et, ressaisi par la gaieté, s’écartant d’un pas, il pivota sur le
trottoir, les bras étendus.

--Marc, dit Hélène, tiens-toi tranquille, tu es assommant!

Il rit encore.

--Que voulez-vous? Je trouve ça si drôle!

--Bien, fit-elle d’une voix sèche, légèrement vexée de s’être trompée
sur son compte. Ce n’est pas une raison pour faire le pantin! Puisque
ces endroits-là ne t’amusent pas, désormais, mon enfant, nous irons
ailleurs... Et, conclut-elle, n’en parlons plus!... Redresse ton
chapeau.




IV


Son mécontentement dura peu. Elle n’était pas rentrée chez elle qu’il
n’existait plus, et lorsqu’elle s’éveilla, le jour suivant, ce qui
l’avait impatientée lui fut agréable.

Il n’était pas dans sa coutume de flâner au lit. Pourtant, elle y resta,
se trouvant bien, satisfaite de goûter sans remuer un membre le
réconfort que dégageait sa méditation.

Dans la salle de bains, toute voisine, Marc soufflait bruyamment et
s’aspergeait d’eau.

«Quel petit patricien!» se disait Hélène. Mais elle réfléchissait, se
corrigea. «Tout pesé, l’expression n’est qu’en partie juste. Les
patriciens couraient au cirque avec la crapule et ici commençait leur
vulgarité. Ce qui me plaît surtout chez lui, c’est sa distinction. Un
tableau sublime, de beaux vers, voilà qui parle une autre langue à ses
dix-sept ans que les plaisirs plus ou moins creux, plus ou moins
barbares, où ses camarades se passionnent. Rien de bas ne l’amuse, et
comme il le dit!» De leur dialogue de la veille, dont certaines des
répliques lui restaient présentes, s’entrelaçant dans sa mémoire et y
chatoyant comme les molles vapeurs du tabac entre les murs d’une petite
pièce où l’on a fumé, elle retenait cette expression: des batailles de
gouapes, rendue frappante par le grand air de désinvolture que Marc,
plaidant pour sa noblesse, y avait su mettre. Le dernier mot lui
semblait vif, l’offusquait un peu. Elle défendait à son beau-fils d’user
devant elle d’un vocabulaire aussi rude. Elle n’aimait pas non plus
beaucoup que, dans ses jugements, il témoignât à brûle-pourpoint de tant
d’assurance. Mais l’accent du cri sauvait tout. Quand Marc entra, net et
dispos, pour lui dire bonjour, elle sentit bien que le baiser dont elle
l’accueillit résonnait d’une tendresse inaccoutumée.

Cette émotion prit des racines et se fortifia durant les journées qui
suivirent. Ce dont Hélène, surtout, se réjouissait, c’était que Marc se
détournât de divertissements pour lesquels elle n’avait qu’un furieux
dédain. Pareille attitude la flattait. Elle y voyait un résultat de son
influence. Tous ses efforts avaient toujours jalousement tendu à
rapprocher, dans la pratique, de la naturelle, sa maternité d’adoption.
Sans souci d’observer la personne de Marc et de laisser se déployer, en
les cultivant, les qualités particulières qu’il pouvait offrir, elle
l’avait réglé sur elle-même, avait tout fait pour qu’au mépris de son
caractère il lui ressemblât moralement. Rien n’enrageait cette
passionnée d’une domination dont elle espérait des merveilles comme de
noter une divergence entre ses goûts propres et quelque chose que son
beau-fils lui montrait des siens. Au contraire, régnait-il de l’union
entre eux, sentait-elle s’établir une communauté, sur un point
quelconque, dans leurs vues, un élan plus actif la poussait vers Marc et
l’affection qu’elle lui portait gagnait en grandeur.

Comme elle l’avait promis, d’un jour sur l’autre, les dépenses
consacrées aux jeux athlétiques disparurent du budget de leurs
distractions: le théâtre hérita des après-midi, quelquefois même des
soirées vacantes qu’ils perdaient.

Le commandant vint à Paris sur ces entrefaites. Comme toujours, il
rentrait de courir le monde avec la mine d’un fonctionnaire que rend à
son gîte une tournée d’inspection dans la grande banlieue. Quelques
nouvelles qu’il rapportait de villes australiennes n’offraient guère,
dans sa bouche, d’intérêt plus vif que si elles étaient d’Orléans. Il
avait su, en cours de route, par différentes lettres, la direction
qu’avait donnée aux études de Marc la décision prise par sa femme. Le
principal était pour lui qu’il fût occupé. Sur le Droit, il n’avait
nulle idée précise.

Dans les quelques semaines qu’il passait à terre, ce taciturne à qui
pesaient les devoirs mondains, mais qui révérait leur principe, ne
trouvait de bonheur qu’à s’en accabler. Autant Hélène les esquivait
lorsqu’elle était seule, autant il lui fallait, par complaisance, y
montrer de zèle, lui présent. Alors, pour elle, reparaissaient
d’étonnantes cousines, de ces amies dont on ignore, en voyant leur âge,
si elles l’étaient de votre mère ou de votre aïeule, tout un lot de
bonnes gens séchés dans Paris entre deux fouilles d’un _Messager_, deux
pages de la _Croix_, au beau milieu d’une livraison du _Correspondant_.
Michel, à tous, faisait honnête et sérieuse figure, la composant de
telle façon qu’ils ne pussent douter qu’il venait les voir sans plaisir.
Ç’aurait été, lui semblait-il, gâter ces visites et surtout leur ôter de
leur caractère que d’y mêler ouvertement un peu d’allégresse. Il
importait avant toute chose qu’elles fussent méritoires. Le bénéfice
qu’il en tirait se chiffrait pour lui par la somme des baptêmes et des
enterrements, des mariages prochains ou défaits, des médisances, des
calomnies, des menus scandales qu’enregistraient, comme autrefois chez
les Cortambert, ses longues oreilles sans expression poliment tendues.
Par instants, sous sa veste, il cherchait sa montre, en comprimait dans
sa main close le lourd boîtier d’or, paraissait s’absorber dans une
réflexion et déchiffrait l’heure en louchant. Hélène savait, lorsque sa
tête s’inclinait ainsi, ce que signifiait cette mimique. Elle levait
alors la séance.

Si fastidieuses que fussent pour elle de pareilles corvées, on n’aurait
pu ni la surprendre en flagrante posture de se dérober à une seule, ni
l’accuser de s’y soumettre avec mauvaise grâce. Elle estimait de son
devoir d’oublier ses goûts pour être agréable à Michel et, souvent
obligée, sur des points sérieux, de le contrarier par doctrine, était
heureuse de lui donner cette preuve d’attachement.

Cette fois-là comme les autres, elle se résigna. Peut-être même, le
sacrifice l’occupa-t-il moins et lui parut-il plus léger. La discipline
que réclamait le travail de Marc n’était plus, dans l’ensemble, aussi
minutieuse et, pour sa fille, en prenant soin de la chapitrer, elle
pouvait la laisser aux mains d’une servante. Marie-Thérèse, qui
l’adorait, la redoutait trop pour se permettre, en son absence, de
désobéir, fût-ce à la plus molle des gardiennes. Elle pouvait donc,
sinon vraiment s’amuser beaucoup, du moins tirer des relations chères à
son mari le comique enfermé dans leurs ridicules, sans souci des
fonctions qu’elle s’était données, ni du temps sérieux qu’elle perdait.
Elle en prit le parti et l’inclination. Le commandant la vit, un soir,
pendue à son bras, le conjurer, avec la moue d’une femme capricieuse, de
retourner le jour suivant chez une vieille cousine qu’ils avaient
quittée l’avant-veille. Et comme, surpris, il accueillait une pareille
demande par une question sur le motif qui la lui dictait:

--C’est si curieux, dit la jeune femme, ses corsages en pointe et ses
bengalis empaillés!

Le théâtre fit mieux, pour la rendre heureuse, que de donner à son désir
de tromper les heures ces satisfactions d’ironie. Marc y venait
régulièrement, sauf aux pièces légères. Hélène, assise au bord d’une
loge, entre les deux hommes, élégante, mais avec cette modération
qu’elle cultivait, par dignité, comme le droit d’une femme à n’être pas
exclusivement une bête de plaisir, s’épanouissait dans la conscience du
splendide pouvoir qu’elle exerçait concurremment sur l’un et sur
l’autre. Leur présence auprès d’elle dans un lieu public lui rendait
plus frappante cette félicité. Ses pensées auraient pu se traduire
ainsi: «Quelle existence est donc la mienne! La fortune me comble. Nulle
ne sait à quel point elle devrait m’envier, parmi toutes ces femmes qui
m’entourent. Combien d’entre elles peuvent sincèrement se flatter comme
moi d’avoir goûté dans le mariage un miel sans absinthe? J’en suis
encore à pardonner une parole blessante échappée à Michel dans une
discussion et Marc fait preuve, à dix-huit ans, d’une docilité contre
laquelle ne prévaudrait aucun entraînement. Les plus communes de mes
actions prennent valeur d’exemples. Je suis jeune, je me passe de toute
protection, et j’ai pourtant à ma portée cette épaule robuste et cette
frêle épaule qui grandit. Car elle grandit!» songeait Hélène en tournant
la tête pour adresser à son beau-fils un rapide regard. «Elle grandit,
et bientôt elle sera virile, mais je la guide, elle se laisse faire,
elle subit mon poids et ce n’est, sous ma main, que celle d’un enfant.»
Arrivée à ce point de ses réflexions, elle éprouvait presque toujours un
plaisir si vif que l’enchaînement de ses idées en était rompu. L’orgueil
de soi gonflait en elle tous ses instruments. Une étrange langueur le
baignait. Elle contemplait avec mépris les brillantes parures répandues
aux places de l’orchestre, puis, secouant un état qu’elle jugeait
absurde, interrogeait parfois Michel et plus souvent Marc sur ce qu’ils
pensaient du spectacle.

Le commandant n’avait qu’un mot: «C’est intéressant!» Il donnait
l’impression, l’air méditatif, de le choisir au fond de lui comme avec
une pince et le lâchait en inclinant sévèrement la tête, même s’il
s’agissait d’une pièce gaie. C’était un homme qui, par défaut
d’imagination, prenait au sérieux toute la vie. Marc, au contraire,
ordinairement, ne répondait pas, mais un coup d’œil de son côté
instruisait Hélène qu’il n’avait même pas entendu. Tout son jeune être
appartenait au jeu des acteurs. Appuyé des deux coudes à la balustrade,
on le voyait tantôt frémir, la joue pâle ou pourpre, et mordiller du
bout des dents sans discontinuer son mouchoir roulé en tampon, tantôt,
saisi d’une gaieté folle, rire à bouche cousue, dominé par la crainte de
perdre un plaisir en étouffant quelque réplique sous son propre éclat.
Hélène, alors, le désignait d’un geste amusé à son mari qui, docilement,
se penchait un peu. Puis ses yeux revenaient se fixer sur Marc.

--Ah! se disait-elle, comme il vibre! C’est grâce à moi! lui plaisait-il
de se répéter, l’esprit tendu vers les étapes de sa longue tutelle.

De nouveau, la fierté pénétrait son âme, et elle sentait confusément,
dans toute sa personne, courir une chaleur délicieuse.

Ce ne fut guère que lorsqu’en mars Michel l’eût quittée pour un voyage
de quatre mois sur un navire neuf qu’Hélène, redevenue plus attentive à
la vie ordinaire du jeune étudiant, crut remarquer dans sa conduite
certaines libertés. Comme l’année précédente, au début des cours, il
parlait haut, riait plus fort, sifflait et chantait, se donnait
volontiers des mines importantes, montrait, en somme, dans ses manières,
cette audace trop crue, cette désinvolture un peu gauche qui ressemble à
l’aisance, dont elle se réclame, comme le croquis d’un collégien à celui
d’un maître. D’autre part, il était beaucoup moins exact. A tout
instant, se produisaient, dans l’après-midi, sur ses heures normales de
rentrée, des retards, quelquefois assez étendus, dont s’impatientait sa
belle-mère.

Elle lui fit sur ce point des observations: il invoquait pour s’excuser
tantôt une rencontre et, plus souvent, l’obligation où il s’était vu
d’assister à l’École à une conférence.

Hélène finit par s’aviser au bout d’un grand mois que, sauf exceptions
négligeables, c’était toujours le mercredi et le vendredi qu’il se
montrait irrégulier le moins discrètement. Cette constatation l’alarma.
Fallait-il croire de ses absences qu’elles fussent concertées? En
admettant qu’à l’occasion il prît du bon temps, quelle raison de flâner
jusqu’à des six heures pouvait-il avoir à jours fixes? Un mercredi, par
une fenêtre, à la nuit tombante, elle le vit accourir, débouchant d’une
rue, d’un pas rapide qu’il modéra, pour souffler un peu, parvenu à vingt
mètres de la maison. En même temps, il tira son mouchoir de poche et,
soigneusement, s’en essuya la nuque et les tempes.

Hélène se demanda:

--Que me cache-t-il?

Le vendredi suivant, elle prit un fiacre et se fit conduire rue
Saint-Jacques.

La démarche était loin de la révolter. Elle manquait de noblesse, elle
était gênante, mais, pour elle, n’était-ce pas un devoir d’état que de
surveiller son beau-fils? Se faisait-elle, naguère, scrupule de fouiller
ses poches lorsque, parmi les vingt objets qu’elle savait y être, elle
pensait y trouver des choses interdites? De la voiture qui stationnait
le long du trottoir devant la porte principale de la Faculté, elle
guettait tranquillement la porte ordinaire, sans autre crainte que de
faillir à distinguer Marc s’il venait, par hasard, à quitter l’École
dans un flot important de ses camarades. Quelques minutes après quatre
heures, il sortit enfin. Hélène le vit se séparer de deux étudiants et
se diriger seul vers la rue Soufflot. Elle abaissa une glace du fiacre
et dit au chauffeur:

--Regardez ce jeune homme en pardessus gris! Je désire savoir où il va.
Il faut le suivre discrètement, sans qu’il s’aperçoive...

Elle ajouta vite:

--C’est mon fils.

L’homme ricana sous sa moustache. Hélène devint rouge et pensa, dépitée,
en se rencognant:

--Pour le bénéfice que j’en tire, j’aurais pu m’épargner cette dernière
parole!

Le locatis avait grimpé la raide rue Saint-Jacques et tourné en roulant
à l’allure du pas. Hélène voyait Marc devant elle. Il cheminait assez
vivement le long des boutiques. Elle essaya de supputer le but de sa
course, mais aucune hypothèse ne la contenta. A vrai dire, l’inquiétude
lui mordait les nerfs. C’était curieux comme, jusque-là, même en
l’attendant, elle avait peu imaginé, lancé dans Paris, ce garçon mince
et net qu’elle regardait fuir. Pourvu surtout que le chauffeur pût
garder contact! «Si je descendais?» pensa-t-elle. Sur le trottoir, les
embarras ne sont pas à craindre. Mais il marche plus vite et me
distancerait!» Soudain, la voiture s’arrêta. Marc stationnait à quelques
mètres, au coin du boulevard. Hélène, tremblant d’être aperçue, se
dissimulait, lorsque, venant du côté gauche de la longue artère, elle
vit arriver une jeune fille. Son beau-fils lui baisa gracieusement la
main, puis, côte à côte, ils traversèrent, se pressant un peu, La
chaussée qui grondait sous les véhicules.

Le temps d’un saut, de payer l’homme, de passer elle-même, indifférente
aux mille dangers que présente l’endroit, sans quitter des yeux le jeune
couple: elle entra derrière lui dans le Luxembourg.

Ni indignation, ni chagrin. Nul des signes apparents de contrariété
qu’on aurait attendus d’une nature si prompte. La stupeur l’emportait
sur tout sentiment. A peine savait-elle qu’elle marchait. «Marc est avec
une femme... Il voit une femme...» ces quelques mots brillaient en elle
comme, dans les ténèbres, l’inscription lumineuse tendue sur un toit,
seul vibrant phénomène de la masse des ombres et pensée unique de la
nuit. Les deux jeunes gens avaient gagné, à travers les groupes, une
partie du jardin à peu près déserte et, tendrement, ils cheminaient,
trop occupés d’eux pour que l’on eût à redouter d’en être aperçu. Hélène
les suivait à vingt pas. Machinalement, elle étudiait la forme et la
coupe de la robe qui frôlait la silhouette de Marc. «C’est celle d’une
jeune fille», songea-t-elle. Elle réfléchit et renchérit: «Même d’une
très jeune fille!» Tout à coup, elle sentit comme un ébranlement. «Mais
j’ai déjà vu cette personne!» Un effort de mémoire à peine laborieux et
le nom qu’elle cherchait lui montait aux lèvres: «La petite Vulmont!
Oui, c’est elle! Maigre et jaune, parfaitement, elle n’a pas changé
depuis leurs tennis du mois d’août!» Les amoureux, timidement joints,
semblaient s’alanguir. Alors, elle marcha vite, les atteignit et posa sa
main droite sur l’épaule de Marc.

--Que fais-tu là? demanda-t-elle d’une voix étranglée.

Il tressaillit, ouvrit la bouche, demeura sur place et ne put trouver un
seul mot.

--Que fais-tu là? reprit Hélène, lui secouant l’épaule, guère plus gênée
de cet éclat dans un lieu public que de quelque semonce dans l’intimité.
Depuis quand t’ai-je permis de flâner en route. A la fin, suis-je ta
mère ou ta domestique? Me croirais-tu faite pour t’attendre? Où as-tu
pris cette péronnelle qui traîne à tes trousses avec des allures de
chienne chaude?

Une voix grêle monta:

--Mais, madame...

Ce fut assez pour détourner la colère d’Hélène. Comme si son cœur se fût
réjoui de cette occasion, elle fit un pas vers la jeune fille et,
l’index pointé:

--Vous, ma petite, s’écria-t-elle, vous êtes une coquine! Commencer à
votre âge à courir les hommes, c’est faire preuve d’une nature
singulièrement trouble. Et pleine de promesses, croyez-moi! Je
plaindrais vos parents, s’ils le méritaient! Puisqu’ils vous laissent
vagabonder à la longueur du jour, ce qui leur arrive est fort bien, il
faudrait que je fusse la dernière des bêtes pour m’apitoyer sur leur
compte. Cependant, retenez, de ma part, ceci: je vous invite une fois
pour toutes (son accent vibra, l’autorité qu’elle sut donner à cette
injonction était réellement d’une grande dame), une fois pour toutes,
répéta-t-elle en scandant les mots, à cesser tout rapport avec mon
beau-fils. Marc n’est pas un fantoche pour gamine vicieuse. Libre à vous
d’essayer, par vos manigances, de le ressaisir malgré moi. Mais alors,
vous verrez comme j’y mettrai fin!

Elle suspendit son algarade. La jeune fille pleurait. Hélène grinça des
dents, haussa l’épaule, se redressa pour accabler d’une dernière injure
le timide visage convulsé, le parcourut encore une fois d’un regard
furieux. Puis, s’éloignant d’un pas rapide, sans tourner la tête:

--Viens, dit-elle à Marc, nous partons!

Devant la grille, elle s’assura qu’il marchait près d’elle et fit signe
à un fiacre, où elle le poussa. Dans le trajet du Luxembourg à la rue
Vaneau, ils n’échangèrent pas une parole.

Marc fila dans sa chambre, aussitôt rentré. La confusion et le dépit lui
brûlaient les joues. Surpris par Hélène en plein tort, il n’avait ni
songé à la résistance, ni même frémi devant l’outrage fait à sa compagne
avec une violence passionnée. En bousculant et gourmandant, blessant et
rompant, sa belle-mère lui semblait exercer un droit. Ce n’était qu’en
voiture qu’il s’était repris. Alors, tandis qu’au bord des rues
circulait une foule dont s’emplissaient machinalement ses regards bornés
par le cadre obscur d’une portière, qu’à son côté se durcissait un
silence farouche, il avait eu présente au cœur, le désespérant, la
figure d’Alice tout en larmes et sa propre conduite l’avait humilié. De
quel nom la traiter, qui fût assez fort? De quelle épithète la flétrir?
Différait-elle assez à fond de celle des grandes âmes que lui
décrivaient ses lectures! Chez celles-ci, tout était générosité,
combative ardeur, zèle brûlant, lui souffrait qu’un affront fût
publiquement fait à la jeune fille qui s’était crue sous sa protection.
Une occasion se présentant de parler en homme, il avait eu peur comme un
mioche! Fallait-il qu’il fût lâche et de faible amour!

Ses réflexions prirent plus d’ampleur dans la solitude. Elles le
tourmentèrent davantage. Un instant même, il supposa le jeune corps
d’Alice tombant en syncope derrière eux, après un geste désolé qu’il
n’avait pas vu, puisqu’aussi bien, obéissant au premier appel, il avait
déguerpi sans se retourner. Et qui savait si l’algarade qu’elle avait
subie n’aurait pas des suites plus funestes? Chaque matin, les journaux
n’annonçaient-ils pas quelque suicide ayant pour cause un fait du même
genre? Le désespoir ou le remords, la crainte du scandale, les reproches
d’un parent y poussaient une fille. Soudain, passant du drame si proche
à son auteur même et jugeant sa belle-mère pour la première fois, il
détesta, non le seul rôle qu’elle avait tenu vis-à-vis d’Alice
interdite, mais ses principes, ses prétentions, son intransigeance et
son caractère tout entier. Que signifiait cet espionnage dont elle
l’entourait? Depuis quand un jeune homme sorti du lycée portait-il
encore des lisières? Désireux de goûter dans son amertume tout
l’exceptionnel de son cas, il recherchait, parmi la foule de ses
condisciples, quelque visage où se trahit manifestement une adolescence
opprimée et ne voyait s’en détacher que de fiers garçons respirant la
vigueur et l’indépendance. La plupart, sinon tous, avaient des
maîtresses. Ils s’en flattaient, buvaient comme elles, se contaient
leurs frasques et les escortaient sans vergogne. N’était-ce pas plus
coupable, et surtout moins digne, que de flâner au Luxembourg, deux fois
par semaine avec une jeune fille de son rang? «Je m’affranchirai!»
pensa-t-il. Mais ce propos tintait en lui d’un accent plus vif que
profondément convaincu. Il couvrait: «Espérons qu’elle m’affranchira!»

Marc s’était jeté sur son lit. Ce trait seul dénotait son effervescence,
car il savait comme, en plein jour, une pareille mollesse lui était
restée défendue. Les yeux fixés sur la corniche qui courait au mur, il
observait machinalement le progrès des ombres que le crépuscule y
versait. La jolie pièce bien décorée lui semblait maussade, lui faisait
l’effet d’une prison. Constamment l’obsédait le visage d’Alice et
quelquefois des pleurs brûlants mouillaient ses paupières.

Sur le coup de six heures, sa belle-mère entra. Elle avait l’air un peu
plus calme et la face moins dure. Marc sauta sur ses pieds en
l’apercevant. Elle ne parut ni triompher de l’avoir surpris, ni se
rendre compte de son trouble et lui dit en prenant tranquillement une
chaise:

--Maintenant, mon petit, nous allons causer! Ta faute de conduite est
très grave. Si tu veux qu’entre nous la confiance renaisse, tu vas
répondre exactement à toutes mes questions. Où as-tu rencontré cette
écervelée?

--Au Quartier Latin, souffla-t-il.

--Vers quelle époque? demanda-t-elle. Qu’y venait-elle faire?

Il pressentit avec humeur une sérieuse enquête et garda le silence en
baissant les yeux.

--Allons, reprit Hélène, sois raisonnable! Ce n’est pas sans motif que
je t’interroge. Tu sais fort bien qu’en cette matière, comme d’ailleurs
dans toutes, ton intérêt seul me conseille et que j’aurais moins
d’inquiétude si je t’aimais moins. C’est notre rôle, à nous, les mères,
qui avons vécu, de vous faire profiter de notre expérience. On ignore
trop les déceptions qu’elle peut épargner! Réfléchis, sois sincère, et
j’oublierai tout. Depuis quand revois-tu mademoiselle Vulmont?

Cette douceur de langage fit effet sur Marc qui, méditant de se dresser
contre sa belle-mère si quelque violence l’y poussait, se trouva désarmé
par son attitude.

--Mettons deux mois, murmura-t-il. C’était avant mars...

--Avant mars? fit Hélène en l’interrompant. J’aurais cru plus tard, mais
passons! Vous étiez séparés depuis les vacances et, bien entendu, sans
rapports, car, tout de même, je me refuse à vous croire si fous que
d’avoir échangé secrètement des lettres. Comment vous êtes-vous
rencontrés?

Il répliqua:

--Je vous l’ai dit: au Quartier Latin.

--Mais ce n’est pas une circonstance, le Quartier Latin! Je te demande
une circonstance, tu me cites un lieu.

--Elle y prend des leçons de piano, dit Marc.

--Des leçons de piano? Et elle vient seule?

Il exprima d’un signe de tête que c’était ainsi.

--Bien! dit Hélène. N’insistons pas. De la plaine Monceau, elle vient
seule! Il y a des parents qui sont à gifler! Laisser courir,
s’écria-t-elle, une fille de son âge dans une ville réputée pour ses
mauvaises mœurs! Alors, un jour, vous vous êtes vus, vous vous êtes
parlé, vous avez fait sur le trottoir quelques pas ensemble... et,
depuis lors, régulièrement, deux fois par semaine...

Marc baissa la tête.

--Oui, c’est ça!

--C’est quoi? fit-elle, impatientée. Je veux tout savoir! Je t’ai promis
l’impunité si tu étais franc et je ne reviens pas sur ma parole. Tu peux
donc t’expliquer, te confier sans crainte. A quoi se passaient vos
rencontres?

Il répondit:

--Vous l’avez vu! Nous nous promenions.

--Toujours au Luxembourg?

--Mais oui, toujours.

--Et jamais ailleurs?

--Non, jamais.

Elle fit entendre un léger rire, agacé, nerveux.

--Quelle exemplaire fidélité! C’est attendrissant! Et alors, ces
sornettes te divertissaient? Tu les attendais avec fièvre? Réellement,
tu trouvais un certain plaisir à débiter des compliments pendant trois
quarts d’heure à cette péronnelle sans conduite?

--Elle n’est pas sans conduite, osa-t-il répondre. Et ce n’est pas une
péronnelle. Vous la jugez mal!

La jeune femme parut réfléchir.

--Admettons-le! dit-elle enfin, d’un air méprisant.

Et, posément, elle ajouta:

--Je connais sa mère... Comme je la crois, dans ce qu’elle fait, plus
sotte que méchante, il est bon, malgré tout, que je l’avertisse. C’est
même un devoir de conscience!

--Que voulez-vous dire? gronda Marc.

Piqué au vif par cette menace, il avait bondi. Ses pommettes se
couvrirent d’une rougeur foncée et ses sourcils se contractèrent,
donnant à son masque une expression qui paraissait également empreinte
d’énergie virile et d’enfance. Elle touchait en même temps qu’elle
faisait sourire. Hélène le regarda sans souffler mot. Puis, lorsqu’il
eut deux ou trois fois parcouru la chambre en prodiguant, la bouche
serrée, des signes de colère dont la violence prit quelque chose de
systématique dès qu’il se sentit observé:

--Parfaitement! fit-elle, de conscience! Certaines faiblesses ne se
cachent pas, d’une mère à une autre. Nous avons entre nous des
obligations qui dépassent quelquefois de beaucoup vos têtes.

--Mais quelles obligations? Que pensez-vous?

--Qu’à votre âge, dit Hélène, dans un certain monde, on ne laisse pas
encore courir deux écervelés comme un garçon de magasin avec une
modiste!

--Et alors, les penchants? fit pompeusement Marc. C’est bon pour la
gare, les penchants? Mais nous sommes fiancés! cria-t-il soudain.
Fiancés! reprit-il sur une note plus haute, en considérant sa
belle-mère.

Elle entr’ouvrit la bouche, battit des cils, leva les mains et les
secoua d’un air de pitié, puis se renversa pour mieux rire.

--Dieu, que c’est ravissant! Ah! la belle surprise! Je m’attendais à
bien des choses, mais pas à celle-ci. Toute l’époque! jeta-t-elle, à
moitié sérieuse. Ils sont là d’avant-hier, ils ne savent rien, on n’est
pas sûr qu’ils aient mangé leur dernière bouillie, et, tranquillement,
ils vous font part de leurs fiançailles! La fessée se marie avec le pain
sec...

Elle insista sur cette boutade et elle rit encore. Tout à coup, se
tournant pour regarder Marc et, cette fois, vraiment agressive:

--Tu t’es, hélas! trompé d’adresse, mon beau soupirant! Ta folie
méritait un accueil plus chaud. Elle aurait touché bien des mères. Moi,
que veux-tu, malgré le siècle et malgré la mode, j’ai le droit de garder
un certain bon sens. Au surplus, fit-elle, brisons là! Depuis quand
ai-je besoin de me justifier? Avec ou sans ton agrément, qu’il te plaise
ou non, j’écrirai dès ce soir à la mère d’Alice ou j’irai la voir ces
jours-ci. De toute façon, tu peux compter qu’elle saura par moi la
manière dont sa fille occupe ses loisirs!

Marc changea d’attitude et joignit les mains.

--Et si je vous promets? Si nous rompons?... Si je vous jure que, quoi
qu’elle fasse, j’aurai l’énergie... Réfléchissez! murmura-t-il d’un ton
suppliant.

Elle leva les épaules.

--C’est tout fait! dit-elle.

--Cependant, petite mère, vous admettrez bien...

--Assez, fit Hélène. Plus un mot!

Il tourna en silence pendant une minute. Deux sentiments, dans son
esprit, se livraient un duel où la rébellion l’emporta. Et, soudain, se
postant devant sa belle-mère:

--Mais, vous rendez-vous compte que c’est ignoble? prononça-t-il en
insistant sur le dernier terme avec une grimace dégoûtée.

La face d’Hélène eut, un instant, cet aspect tragique, cette expression
de saisissement mêlé d’épouvante que revêt un visage dans une
catastrophe.

Lorsqu’elle eut retrouvé un peu d’équilibre:

--Ah! tais-toi! cria-t-elle. Ah! tais-toi! tais-toi! Me parler ainsi,
c’est trop fort! Quel toupet! Voilà donc où mène l’indulgence! A genoux,
mauvaise tête, et plus vite que ça! Ici! fit-elle, comme à un chien,
l’index étendu, les yeux chargés d’une colère folle et la bouche
tremblante.

Il s’était réfugié derrière un fauteuil. Quand elle crut lire dans ses
prunelles qu’il lui résistait, elle courut vers lui, la main haute.




V


Marc subit un régime odieusement sévère. Il n’était pas emprisonné, mais
peu s’en fallait. Pour une réplique, une impatience, la plus légère
faute, toute espèce de brimades s’abattaient sur lui. A l’instant de
conclure leur première dispute par une brutale appréhension et par des
soufflets, Hélène s’était reprise, avait rompu, disparu de la chambre en
fouettant la porte et refermé à double tour celle-ci derrière elle. Une
heure après, une des servantes pénétrait chez Marc, lui apportant sur un
plateau son repas du soir. Sa belle-mère refusait de l’avoir à table.

Elle lui retrancha sa pension. Désormais, il n’eut plus d’autre argent
sur lui que celui qu’il fallait pour ses omnibus. Ses cigarettes, ses
menues dépenses, jusqu’aux moindres, dépendirent étroitement du plaisir
d’Hélène qui, sans vergogne, lui chicanait le plus mince crédit. Se
méfiant des promesses qu’il lui avait faites, elle avait établi à son
intention un horaire qu’il devait scrupuleusement suivre. Et, bien
souvent, il la trouvait, dans la rue Saint-Jacques, qui guettait sa
sortie de la Faculté, comme jadis, à quatre heures, lorsqu’il faisait
beau, elle venait l’attendre au parloir.

Rien ne semblait trop rigoureux à cette femme tenace dans les décisions
qu’elle prenait. Au contraire, une mesure en dictait une autre. Son
esprit s’épuisait à nourrir des craintes et sa malice, à l’instant même,
les rendait caduques par de minutieuses précautions. Un subit
déchirement s’était fait en elle lorsqu’elle avait, de la voiture,
surpris son beau-fils caressant les doigts d’une jeune fille.
L’explication venue ensuite l’avait atterrée. Jamais, fût-ce une
seconde, fût-ce pour en rire, elle n’avait, de sa vie, imaginé Marc dans
la posture d’un amoureux traité sérieusement. Pas même ce jour-là,
jusqu’au choc. Non, vraiment, l’hypothèse ne s’était pas faite. Elle
redoutait, savait-elle quoi? quelque gaminerie, tout au plus une station
entre camarades devant un verre de grenadine ou de quinquina. Pas une
pareille compromission! Pas une telle horreur! Peut-être, oui, en
cherchant bien, du goût pour le jeu. Allons, mille faiblesses, tout en
somme, mais un tout propre et limité par le vraisemblable! Tout, excepté
l’avis brutal, et pour elle tragique, jeté à sa face en pleine rue, que
Marc n’était plus un enfant, que sa nature, un peu tardive, se
dégourdissait, en un mot, qu’il prenait sa qualité d’homme.

Cette évidence, considérée pour la première fois, l’esprit d’Hélène s’en
pénétrait à la réflexion, mais son cœur et ses nerfs ne pouvaient
l’admettre. Bien que normale, elle l’indignait et la révoltait. Ainsi,
l’effort persévérant de plusieurs années, tant de soins déployés pour
former un être et rendre sensible une conscience aboutiraient, par le
seul jeu de l’instinct viril, à cette pitoyable évasion? Après avoir,
aussi longtemps, été tout pour Marc, il lui faudrait s’accommoder d’un
rôle secondaire dans lequel, tout au plus, il la souffrirait? Elle
perdrait sur lui tout contrôle? Elle le verrait tantôt plongé dans le
ravissement et tantôt tourmenté, sans savoir pourquoi? La passion de
régir bouillonnait en elle lorsqu’elle tentait de méditer
raisonnablement sur ces désolantes perspectives. Puis, à l’idée que son
beau-fils, aujourd’hui si pur, tendrait la jambe pour des coquines du
dernier étage et véhiculerait leurs parfums, elle éprouvait positivement
un malaise physique et sentait l’amertume lui monter aux lèvres.

La seule méthode qu’elle connût bien était la violence. Assurément, elle
en avait dans le caractère, mais surtout elle l’aimait et la pratiquait
par tradition et par mépris d’un siècle énervé. Depuis les premières
pages de cette étude, on se sera probablement aperçu mainte fois que la
logique n’inspirait pas les actions d’Hélène avec une rigueur sans
défaut. C’est qu’en elle, aux leçons pleines d’humanité qu’elle avait
reçues de son père, venait souvent à s’opposer le sang féodal qui la
baignait d’autrement loin, et par deux courants. Il lui était fort
habituel de penser en sage et de se conduire en despote. Une victoire
marchandée lui semblait sans goût. Celle que, peut-être, elle eût
acquise en raisonnant Marc, le sentiment de la devoir à une
complaisance, selon ses principes, indigne d’elle, l’aurait rendue
presque humiliante pour son amour-propre. On ne s’impose de ménagements
qu’envers un égal. Chez un subordonné, l’orgueil s’abat, les tentatives
d’indépendance doivent être écrasées. C’est lui faire trop d’honneur que
d’en discourir.

Mais elle s’embrouillait dans ses coups. Craignant bien moins d’en faire
pleuvoir sans utilité que d’en négliger d’efficaces, elle en portait
aveuglément et de trop nombreux. L’incertitude se révélait dans toute sa
défense, comme dans le jeu d’un escrimeur qu’a déconcerté une attaque
imprévue de son adversaire. Confiante dans sa méthode, dans son empire,
tant qu’au hasard de la rencontre et sans colère vraie elle n’avait eu à
réprimer que des peccadilles, elle hésitait et s’effarait devant une
menace qui lui semblait, en raison même de sa discrétion, d’une
insaisissable étendue. Ses sentiments l’avertissaient qu’elle frappait
en vain. Elle abandonnait tout espoir. Puis, la fureur s’emparait d’elle
et la possédait avec une violence redoublée, son naturel autoritaire
reprenait du souffle et, sans se faire grande illusion sur leur
influence, elle accentuait tyranniquement de gauches représailles.

Marc lui donnait le réconfort de voir qu’elles portaient. Quatre ou cinq
jours après la scène du jardin public, en quittant l’École, rue
Soufflot, il avait dû saluer Alice Vulmont, qui stationnait, en
compagnie d’une servante âgée, devant un bureau d’omnibus, et n’avait
reçu d’elle qu’un farouche regard. Tout concourait, dans cette
rencontre, à le persuader que sa belle-mère avait tenu sans respect
humain son impitoyable engagement. Pouvait-il deviner qu’à la réflexion
l’inélégance d’un procédé bon pour une dévote avait sollicité l’esprit
d’Hélène et l’avait arrêtée sur le point d’écrire? Un tel retour était
si peu dans ses habitudes! Blessé dans son orgueil, sa chevalerie, en
même temps qu’énervé par certaines brimades dont il mesurait
l’arbitraire, l’adolescent, pas assez brave pour entrer en lutte,
s’était contracté sous l’assaut. Mais son silence couvrait un fond
d’animosité qui transparaissait malgré lui et chaque atteinte qu’il
endurait, loin de l’amender, l’affermissait plus étroitement dans sa
muette révolte.

A différentes reprises, l’espace d’une heure, sous le coup d’un abus
plus exaspérant, il avait songé à s’enfuir. Savoir sa belle-mère dans
les transes, l’imaginer le signalant au commissariat et maudissant le
déploiement de sévérité qui la réduisait à cette fin lui paraissait,
dans sa colère, une chose délicieuse. Mais, d’abord, l’argent lui
manquait. Puis, sa nature, tout en souhaitant de l’indépendance,
appréhendait confusément d’en posséder trop et, d’autre part, il
redoutait les suites inconnues qui serviraient de conclusion à son
escapade. En résumé, plus il pensait à briser ses liens, moins il les
trouvait fastidieux. Pour en souffrir continuellement et avec excès, il
lui fallait les supporter dans une soumission qui les lui faisait mieux
sentir, comme un captif, s’il ne bouge pas, ses entraves le blessent, le
poids des fers non déplacés lui meurtrit les muscles, leurs cruelles
arêtes l’excorient. Alors, l’aigreur lui fournissait des inspirations
et, sans aller jusqu’à faire preuve d’un vrai caractère, il s’accordait
audacieusement de modiques revanches.

Hélène l’apprit un jeudi soir, où, cherchant un livre, elle ne put
finalement le trouver nulle part. Marc l’avait eu entre les mains une
semaine plus tôt. Interrogé, il devint rouge, parut hésiter, puis
déclara se souvenir qu’après l’avoir lu il l’avait remis à sa place. La
jeune femme, étonnée de son attitude, voulut avoir des renseignements
plus circonstanciés et multiplia les questions. Il s’agissait d’un _Don
Quichotte_ avec des gravures auquel elle tenait spécialement. Marc avoua
tout à coup qu’il l’avait vendu.

--Comment vendu? s’écria-t-elle d’un air intrigué, comme si le mot
qu’elle reprenait lui semblait obscur, pouvait présenter plusieurs sens.

--Pour me faire de l’argent, oui, précisa Marc. J’ai porté le volume
chez un bouquiniste.

--Et tu en as tiré?

--Soixante-cinq francs.

Elle le considéra sans une parole, l’examinant avec lenteur de la tête
aux pieds comme pour bien s’assurer qu’il était lui-même, puis haussa
les épaules et quitta la pièce.

Telle était la violence de son saisissement que la pensée de faire
entendre une menace quelconque ne l’avait même pas effleurée. Dans sa
mémoire tourbillonnaient cent images de Marc mis en pénitence ou battu,
souvenirs encore chauds d’une domination dont l’ébranlement définitif et
le discrédit lui étaient signifiés pour la première fois. Réfugiée dans
sa chambre, elle pleura longtemps. Tout n’était pas, dans son chagrin,
que peine d’amour-propre et dépit provoqué par son impuissance. L’idée
que Marc avait souffert du besoin d’argent au point de commettre une
chose laide la bouleversait comme de se dire que, faute d’une aumône, un
malheureux avait, par elle, enduré la faim. Jamais, depuis que son
beau-fils, en se développant, l’avait contrainte à renoncer aux
expédients simples et aux arguments péremptoires, elle n’avait apprécié
comme à cette minute la difficulté d’une tactique. «Je n’ai en vue que
son bonheur, sa moralité, je ne veux que le bien de cet imbécile!»
gémissait-elle, d’une voix brisée, entre deux sanglots, s’épuisant à
couvrir de ces assurances les maladresses dont l’incident qui s’était
produit lui avait apporté la révélation. Mais tout au plus en
tirait-elle un peu d’apaisement, car leur accent sonnait en elle
singulièrement faux et sa conscience lui reprochait avec une grande
force d’avoir moins recherché l’intérêt de Marc que suivi les conseils
de son caractère.

Sans animosité, sans malveillance, redoutant au contraire de le prendre
en faute, elle observa l’adolescent, pendant plusieurs jours, plus
attentivement que jamais. Mise en éveil par une audace toute nouvelle
chez lui, elle désirait se pénétrer des secrètes nuances de son attitude
envers elle. Ce qu’elle découvrit l’étonna. Sous les dehors d’une
soumission plus ou moins maussade et d’une politesse résignée, une gêne
constante et sourcilleuse se sentait chez Marc, la méfiance transpirait
dans toutes ses actions. Fréquemment, ses répliques en portaient
l’empreinte. Il n’était pas jusqu’aux regards qu’il posait sur vous qui
ne manquassent et de franchise, et de liberté. Son pas même accusait,
par ses précautions, comme une volonté d’effacement.

--Tout à fait le courlis! se disait Hélène.

Sans mentir, c’était plus fort qu’elle! Le souvenir de cette histoire
presque insignifiante, bien des fois contée par son père, lui était
revenu d’excessivement loin et maintenant il l’occupait jusqu’à
l’obsession. Sous un beau crépuscule, dans une broussaille, elle
distinguait, tenant l’affût par désœuvrement, le jeune chasseur qu’était
alors le comte de Kerbrat et, près de lui, l’oiseau grisâtre aux pattes
décharnées qu’il venait d’abattre en plein vol. De tous côtés,
retentissaient les cris courts et faibles des congénères de la victime
qui rentraient des plaines se mettre à l’abri pour la nuit. Tout à coup,
le chasseur détournait la tête. Un léger bruit d’herbes froissées, comme
du bout d’une canne, s’était élevé derrière lui et il voyait la maigre
bête qu’il avait crue morte qui, redressée sur ses longues pattes,
cherchait à s’enfuir. «A l’instant même,» expliquait-il, «le délire m’a
pris. Oui, vraiment, le délire, je n’exagère pas! D’un seul bond, j’ai
rejoint le courlis blessé, je l’ai frappé à coups de crosse, broyé du
talon, j’en ai fait à mes pieds une bouillie sanglante. Dans la prudence
désespérée de ce pauvre oiseau, j’avais flairé l’horrible crainte et la
répulsion que lui inspirait ma personne. Il me donnait honte,
comprends-tu? Ce jour-là, mon enfant, j’ai jugé le chasse. Et, de ma
vie,» concluait-il en secouant la tête, «je n’ai plus tiré une
cartouche.»

Le rapprochement qui se faisait dans l’esprit d’Hélène entre le sort de
son beau-fils et cette anecdote était arbitraire, enfantin, surprenait
chez une femme aussi réfléchie, mais suffisait à lui fournir de sérieux
scrupules. Sans encore se résoudre à plus d’indulgence, elle redoutait
d’avoir tenu le rôle d’une marâtre, avec le sens péjoratif qu’elle
prêtait au mot. Plus elle cherchait à dissiper cette appréhension, plus
elle s’y trouvait confirmée. Des gentillesses, de bonnes paroles, des
sourires aimables, des tentatives qu’elle esquissa, durant cette
période, pour remettre Marc en confiance, loin d’obtenir le résultat
qu’elle en espérait, aboutirent à l’échec le plus humiliant. Un matin,
elle pensa: «Mais il me déteste!» Comme elle souhaitait avant toute
chose d’être respectée, elle voulut s’assurer qu’il importait peu,
qu’entre elle et Marc, si les rapports demeuraient corrects et si les
principes restaient saufs, l’affection n’était pas un lien nécessaire.
«C’est pour lui, non pour moi,» se répétait-elle, «que je me suis donné
la tâche de sa formation. Le principal est que j’en fasse un homme
accompli. Son ingratitude, je m’en moque!» Cependant, au milieu de
l’indifférence qu’elle s’appliquait à cultiver par ce raisonnement, tous
les jours plus aigu, tous les jours plus net, se glissait un malaise qui
la rendait lourde et qu’elle ne pouvait surmonter. C’était comme si,
voulant dormir après une fatigue, elle s’était vue à tout instant tirée
du sommeil par une impression d’étouffement. L’idée que Marc ne l’aimait
plus l’indignait parfois et, d’autres fois, la pénétrait de l’amère
jouissance que goûte en face de la rancune une âme impérieuse, mais,
plus souvent, jetait en elle une contrariété dont s’obscurcissait toute
sa vie. Bientôt, la gêne qu’elle éprouvait fut insupportable. Le chagrin
apparut pour la compliquer. Dans sa conscience, l’hostilité qu’elle
s’était acquise prit les proportions d’un malheur.

Elle rendit à Marc sa pension. Pour ses retours, elle composa, se montra
moins stricte et cessa notamment de l’importuner par des surprises qui
l’humiliaient, comme passées d’époque. Mais on eût dit de ces largesses
qu’elles lui étaient dues, qu’il ne faisait que recueillir petitement en
elles les effets d’un remords sans aucun mérite, tant elles semblèrent
peu l’émouvoir. Cette attitude, dont aurait pu se vexer Hélène qu’elle
payait mal de son effort vers le renoncement, au contraire, l’excita par
son imprévu, la stimula dans son désir de rentrer en grâce, car elle y
sentait celle d’un homme. Après quelques faveurs, quelque indulgence,
devant des mines et des transports d’enfant pardonné, tout son esprit
d’autorité l’aurait ressaisie. Négligée, elle comprit qu’elle faisait
trop peu. Par induction, la peur lui vint que de longues racines eussent
déjà fortifié dans le cœur de Marc le ressentiment qu’il lui vouait et,
sur une crise de désespoir qui dura des heures, elle résolut, sans nul
égard pour sa dignité, de les extirper à tout prix.

La peinture lui offrait un premier moyen. Marc continuait à s’y livrer
avec une passion qui n’était certes pas dans son ordinaire. En moins
d’une semaine, discrètement, la jeune femme découvrit au fond d’une
impasse un vieil artiste à qui l’effort le plus consciencieux n’avait
pas valu grande fortune, et, lorsqu’il eut frémi d’orgueil, en la
remerciant, à l’idée toute nouvelle d’enseigner son art, elle mena chez
lui son beau-fils. Le franc sourire de gratitude dont elle fut payée lui
parut doux comme de revoir après une absence un être cher dont le
retour, longtemps attendu, n’était plus tenu pour certain. «Comment
n’ai-je pas songé plus tôt,» se reproche-t-elle, «à lui accorder ce
plaisir? Je me plaignais de son humeur, de sa maussaderie, je tremblais
de le voir s’éloigner de moi pour se jeter, avec le feu qu’ils ont à cet
âge, dans la société des coquines, quand j’avais là, sans m’en servir,
le meilleur remède! Fallait-il que je fusse égarée ou sotte!» De ce
jour, elle n’eut pas d’ambition plus vive que de trouver pour son
beau-fils des divertissements dont, sans révolte, il se vit lié comme
d’une chaîne fleurie. La faible estime qu’elle octroyait à certains
d’entre eux n’était pas une raison pour les écarter. Au contraire, se
méfiant de son naturel, elle comptait plus sur ces derniers pour amuser
Marc que sur ceux que, par goût, elle aurait choisis.

C’est ainsi qu’un matin elle lui demanda:

--Que dirais-tu si je prenais des dispositions pour te faire apprendre à
danser?

--A danser? fit-il, interdit.

Il connaissait depuis longtemps l’aversion farouche qu’avait pour le
monde sa belle-mère et n’eût pas ressenti plus de saisissement en
l’entendant lui proposer d’entrer dans les Ordres.

--Mais, naturellement, à danser! Que trouves-tu donc d’extraordinaire
dans cette idée-là? Te voilà devenu presque un jeune homme. Il est bon,
mon chéri, que tu sortes un peu. Te figures-tu, reprit Hélène, que je me
soucie d’avoir pour fils un grand nigaud qu’on ne voit nulle part?

--C’est très bien! Mais, dit Marc, si le monde m’ennuie?

--Tu ne pourras t’en rendre compte qu’après expérience. On en raffole ou
on l’exècre, et les deux s’expliquent, mais il faut premièrement en
avoir tâté. D’ailleurs, pourquoi t’ennuierait-il? Quelle sotte
prévention! Tu n’es ni vulgaire, ni mal fait, et j’en connais de plus
stupides...

Hélène soupira.

--Tiens! fit-elle tout à coup d’un ton brusque et tendre, avec ton air
et cette malice qu’ont parfois tes yeux, tu plairas, j’en suis sûre, à
toutes les jeunes filles!

Il répondit, flatté:

--Nous verrons bien!

Les leçons de danse l’amusèrent. Son professeur était une femme de la
cinquantaine dont les pieds minces, les jambes très fines, et pourtant
musclées, qu’elle découvrait jusqu’aux genoux pour montrer les pas,
supportaient avec peine une énorme croupe. Malgré cette excessive
protubérance, elle allait et venait, merveilleusement prompte, aussi
surprenante dans son genre que, dans le sien, le gaillard sec et
d’aspect chétif qui défie les hercules des baraques foraines. Marc
l’avait prise en affection, dès les premières fois, pour sa tapageuse
bonne humeur et la façon qu’elle vous avait de morigéner les élèves
moustachus qui suivaient son cours. Il était souple: elle le donnait en
exemple aux autres. Il faisait avec elle des progrès rapides.

Cependant, sa belle-mère se multipliait. D’une vie effacée et sérieuse,
méthodique, régulière comme celle des provinces, occupée par les livres
et l’éducation, subitement, facilement, presque avec plaisir, elle
s’était consacrée à une existence que, même jeune fille, quand son
bonheur en pouvait dépendre, elle n’avait pas su s’imposer. Par des
visites à la douzaine de petites parentes qu’elle se connaissait dans
Paris, il s’agissait d’ouvrir à Marc la carrière du monde. Chacune
recevait à jour fixe. Autour de son fauteuil, de sa théière, non en
vertu des agréments qu’on lui concédait, mais d’une tradition familiale,
chacune ainsi réunissait, une fois par semaine, quelques mûres personnes
répandues, toutes persuadées qu’en sacrifiant une heure de leur temps à
cette démarche aussi coûteuse qu’une macération elles acquéraient, en
vue du ciel, des mérites certains. Beaucoup étaient originaires de la
Basse-Bretagne. D’autres tenaient à cette région soit par leur alliance,
soit par des nœuds de cousinage assez compliqués qu’elles défaisaient
vaniteusement à la moindre invite. Chez la plupart, on découvrait, à
côté de _Vogue_, quelque sage gazette quimpéroise, comme, au chevet d’un
millionnaire sorti des faubourgs, la casquette ou l’outil de ses jeunes
années. Ce fut près d’elles qu’Hélène quêta des invitations, lorsque,
servie par le beau nom que portait son père, elle se fut glissée dans
leur cercle. Toutes n’eurent pas d’enthousiasme à l’y voir entrer. Les
plus dévotes lui reprochaient une posture impie, les plus royalistes une
foi bleue, qui, notoires à l’époque de leurs vingt-huit ans, avaient
fait scandale autour d’elles. Mais un jeune cavalier ne se refuse pas.

Les débuts de Marc furent heureux. Hélène, du reste, avait tout fait
pour qu’ils réussissent. De sa cravate de satin noir à ses escarpins, il
n’était pas un seul détail de toute sa toilette qu’elle n’eût vérifié
soigneusement. Elle l’avait, au surplus, chapitré, stylé, entraîné aux
façons qu’elle voulait lui voir par des exercices de chaque jour,
l’obligeant à venir lui baiser le main, réglant sur toute chose sa
conduite. Lorsqu’il parut, ce mercredi, précédé par elle, dans le
premier des deux salons de Mme d’Aunoux, un murmure s’éleva qui visait
la femme et que celle-ci crut provoqué par la fine silhouette qu’offrait
aux regards son beau-fils. Avec sa blanche tunique, sa coiffure basse et
ce grand buste avantageux qu’elle portait en reine, sans une ombre de
morgue ou de coquetterie, elle semblait ignorer qu’elle était charmante.
Le piano préludait à quelque fox-trott. Quatre ou cinq dames d’un
certain âge entourèrent Hélène qui sentit son cœur se serrer. Quand Marc
dansa, son attention, bien qu’assez discrète, se trahit constamment par
de brèves œillades et ce lui fut un vrai supplice, au bout d’un instant,
que de le voir s’embarrasser dans ses premiers pas sans pouvoir l’aider
d’un conseil. La cadence ressaisie, elle respira mieux. Des hommes lui
firent des compliments qu’elle rompit bientôt, mais que, d’abord, elle
écouta presque avec plaisir. Ses réflexions, au demeurant, n’en furent
pas changées. Jusqu’à minuit, elle ne cessa de surveiller Marc, à la
fois traversée de mille inquiétudes et ravie de le voir se tirer
d’affaire avec une gracieuse assurance.

Ils n’étaient pas dans la voiture qu’elle le prit au cou. Son visage
exprimait une tendresse profonde et ses prunelles resplendissaient, en
contemplant Marc, de l’orgueil d’une mère passionnée.

--Mon chéri! lui dit-elle, je suis fière de toi! Pour un début, c’est
merveilleux, pas un tâtonnement, pas une maladresse, pas une faute!
As-tu vu, de toutes parts, comme on t’observait? Je suis certaine qu’à
cette heure-ci les langues vont leur train et qu’il n’est bruit dans le
salon de Mme d’Aunoux que du beau météore qui l’a parcouru. Quantité
d’imbéciles grimaçaient d’envie. C’est qu’aussi, mon loup, tu danses
bien! Sans en avoir l’air, je rapprochais ta petite personne des cinq ou
six qui me semblaient les moins négligeables et je t’assure qu’à tous
égards, physique et manières, tu pouvais supporter la comparaison. Si
j’étais seule de mon avis, j’en serais surprise... Au moins, t’es-tu
bien amusé?

--Beaucoup! dit Marc.

Il ajouta:

--Moi, j’adore la danse!

--Et tu fais très bien! dit Hélène. Quand on commence à réussir dans un
exercice, il est si naturel qu’on en prenne le goût!

Elle continuait à lui sourire, lui flattait une main et lui pinçait
délicatement le lobe d’une oreille, comme autrefois, lorsqu’il avait, en
version latine, obtenu, par hasard, une des premières places.

Abandonnée sur son épaule et secouant la tête:

--Ce qui me tourmente, reprit-il, c’est de savoir si nous serons invités
souvent.

--Invités? Ah! fit-elle, tu verras, mon loup!

En effet, leurs sorties se multiplièrent. C’était l’époque où, sur le
point de fuir la chaleur en quittant Paris pour les eaux, beaucoup
d’oisifs, par les plaisirs de soirées intimes, se préparent aux fêtes de
l’été. Il semble alors qu’une frénésie toute particulière agite le
faubourg Saint-Germain, délivré du carême depuis deux bons mois et remis
de l’espèce de convalescence qui, régulièrement, y fait suite. Grâce au
prestige que lui valait son nom de jeune fille, Hélène, à qui ni son
mariage, ni ses opinions n’avaient fait prendre en franche estime un
monde moins fermé, était reçue comme une égale dans certaines demeures
petitement entr’ouvertes à la bourgeoisie. Elle les jugeait sans
indulgence, mais elle s’y plaisait. Son milieu naturel se rencontrait
là. Puisque Marc était d’âge à courir les bals, elle préférait qu’il s’y
frottât à des gens médiocres, mais, pour la plupart, bien élevés, qu’à
des esprits souvent plus libres, et parfois plus forts, au gré de qui,
devant l’argent, tout mérite cédait. L’intelligence et le travail
honnêtement compris grandissaient un être à ses yeux. Mais elle tenait
pour dégradante la cupidité et elle exécrait l’avarice.

Entre elle et Marc, les distractions qu’ils prenaient ensemble
instituèrent assez vite des rapports nouveaux. Ce n’était, certes, pas
une camaraderie, car l’étudiant, devant Hélène, demeurait timide, comme
elle-même gardait ses distances, mais, à présent, trop de soucis leur
étaient communs pour que, souvent, ils ne vinssent pas à les aborder
dans une fugitive conjonction. Hélène, alors, se repliait au niveau de
Marc qui, lui-même, s’efforçait de monter au sien. Curieuse de tâter son
jugement, elle l’amenait à lui parler de certaines figures par quelque
détail remarquables, en prenant soin de le lancer non sur les
brillantes, mais sur les plus rébarbatives et les plus burlesques. Les
saillies du jeune homme provoquaient son rire. Elle en goûtait
l’outrance comique, le tour imprévu, se disait tout bas: «Qu’il est
drôle!» Quelquefois même, avec mesure, elle y ajoutait, pour le plaisir
de le pousser dans sa diatribe à la plus furieuse injustice. Puis,
retrouvant sa dignité, elle arrêtait Marc et, d’un mot, soulignait les
excès commis, avec la rigueur d’un arbitre, sans pour cela se départir
de son enjouement.

Cette relative complicité lui semblait normale, mais une chose
l’étonnait dans sa nouvelle vie. C’était l’aisance avec laquelle elle
s’y était faite, quand elle aurait cru en souffrir. Deux mois plus tôt,
la perspective de sortir un soir aurait suffi à l’assombrir plusieurs
jours d’avance et maintenant qu’elle recevait des invitations à la
cadence de deux ou trois dans la même semaine elle ne songeait pas à
s’en plaindre. Marc, il est vrai, de contentement, trépignait à toutes
et, redoutant qu’elle ne donnât des signes de fatigue, usait près d’elle
de mines gracieuses et de cajoleries pour qu’aucune ne fût écartée. D’un
bal, elle rentra toute vibrante. Comme elle buvait, servie par Marc, un
verre d’orangeade, elle avait, derrière elle, entendu deux dames. Leurs
voix portaient un peu plus loin qu’elles n’auraient pensé et, soudain,
l’une avait glissé dans l’oreille de l’autre: «Vous dites sa belle-mère?
Allons donc! On la prendrait plus volontiers pour sa sœur aînée!» Ce
propos la troubla de sérieuse manière. Elle en fit part à son beau-fils,
ils en rirent tous deux, mais désormais, dans les salons, quand
régnaient les danses, elle l’eut constamment à l’esprit. C’était pour
elle moins un sujet de méditation que comme une caresse intérieure. Elle
s’en délectait avidement. Expérience qu’autrefois elle eût méprisée,
elle essaya de déchiffrer dans les yeux des hommes l’impression produite
par son âge. En même temps, l’atmosphère de plaisir facile qui,
jusqu’alors, l’avait laissée sans grande émotion, la baignant mieux, lui
parut douce, excita son cœur, commença d’agir sur ses nerfs, lui fit
porter, malgré sa tête, des regards plus froids sur sa solitude de
jadis. Elle soupçonna combien l’orgueil nourrissait en elle l’amour
exclusif qu’elle lui vouait. Ses raisons d’y tenir lui semblèrent moins
fortes.

Paris se vidait peu à peu. Tous les matins, le vieux Faubourg, un
instant secoué, regagnait une once de son calme et rabattait sur ses
façades de nouvelles persiennes. Marc fut admis à l’examen de première
année avec des notes qui lui valurent l’éloge d’un des maîtres. Hélène
en conçut une grande joie. Bien qu’elle sût le jeune homme absolument
prêt, elle avait craint, les derniers temps, l’influence fâcheuse que,
sur le cours de ses études poursuivies sans goût, auraient pu avoir ses
plaisirs. Une déception l’aurait jetée dans d’amers reproches. Le succès
de Marc l’exalta.

Ce fut à peine quarante-huit heures après cette issue que, profitant de
la chaleur qu’avait mise en elle un repas composé comme elle les aimait,
elle lui dit légèrement en quittant la table:

--J’irai demain, dans la journée, chez Mlle Vence, avec les Paulin
d’Abancourt.

--Et pourquoi faire? demanda-t-il. Chez Mlle Vence?

C’était le nom du professeur qui, deux mois plus tôt, lui avait appris à
danser.

--Prendre avec elle, dit la jeune femme, ma première leçon!

Il la regarda.

--Vous? fit-il.

Elle eut un rire de gorge, un rire voulu. Puis, sur un ton
d’impertinence qui trahit sa gêne, mais d’une voix mesurée dans ses
inflexions:

--Et pourquoi pas? répliqua-t-elle. D’autres le font bien! J’en ai
assez, quand nous sortons, de compter les couples. En fait de plaisir,
c’est médiocre! Je ne suis pas encore une grand’mère, tu sais!




VI


Le commandant vint à Paris, pour plusieurs semaines, dans les premiers
jours de juillet. Peut-on dire qu’en rentrant il surprit sa femme? Avant
chacune de ses absences, elle savait la date, et presque l’heure où son
bateau rallierait Marseille, celle-ci pouvant, selon la mer plus ou
moins varier, mais un retard de quelques jours étant l’exception.
Cependant, lorsqu’elle tint la courte dépêche qui précédait son
signataire environ d’une nuit, Hélène dut faire, en la posant sur son
chiffonnier, un léger effort de mémoire pour s’assurer qu’elle arrivait
sans aucune avance.

Jamais, vraiment, elle n’avait moins attendu Michel. Jamais encore comme
à cette heure elle n’avait senti à quel point, dans la vie, il lui
manquait peu. Si, d’ordinaire, elle accueillait ses retours sans fièvre,
le plaisir de revoir un bon compagnon les lui rendait chers, malgré
tout. L’estime avait suffisamment de pouvoir en elle pour suppléer de la
façon la plus délicate l’amour qu’elle n’avait jamais eu.

Car, aussi loin qu’elle remontait dans leur longue union, elle en voyait
toutes les années également plaisantes ou, si l’on veut, d’un coloris
aussi monotone dans son évidente gracieuseté. Ni fort soleil, ni vraie
bourrasque: un air tiède et pur. Quelquefois un rayon, mais qui durait
peu, l’âme de Michel, parfaitement droite, étant sans grandeur. Même
idolâtre, et, de sa femme, il l’était assez pour lui soumettre
aveuglément et sans amertume bien des préférences personnelles, il
manquait de cette flamme dans l’adoration qui en éveille, puis en
échauffe, puis en brûle l’objet. Trop de sagesse et de calcul gâtait
tout chez lui. Ses attentions lui rapportaient mille remerciements,
jamais un regard passionné. Douze ans plus tôt, dans la personne
d’Hélène de Kerbrat, il avait eu la bonne fortune d’épouser une femme
que la tournure de son esprit et sa distinction éloignaient sinon du
plaisir, du moins d’y prendre un intérêt qui l’aurait perdue. Avec une
autre en pleine jouissance de cette liberté qu’octroyait largement sa
carrière nomade, même supposé que les grandes lignes de leurs caractères
se fussent, dans l’ensemble, accordées, il aurait encouru de sérieux
mécomptes. Hélène s’était accommodée d’un bonheur moyen. Des certitudes
bien définies constituaient la part qu’elle avait cru, dans sa jeunesse,
pouvoir accepter. Et jamais elle n’avait ni visé plus haut, ni déploré
profondément, d’une manière suivie, d’avoir à le faire aussi bas.

Cependant, lorsqu’elle sut son mari en route, sa première idée fut
celle-ci:

--Il va falloir recommencer les mortelles visites que, justement, je
viens de faire en faveur de Marc!

Ensuite, elle pensa:

--Les épingles!...

C’était le mot net et précis du secret d’alcôve. Les ardeurs de Michel
étaient mesurées. Pourtant, chacune, à son début, d’une paresse extrême,
exigeait l’emploi d’expédients. Chez cet homme digne avec méthode, digne
avec passion, qu’à la lettre obsédait dans la vie courante le souci
minutieux de sa dignité, l’amour prenait, sur le moment, une taquine
revanche en n’acceptant ses sacrifices qu’offerts sous les pointes et
dans une posture ridicule.

Hélène prêtait peu d’importance à cette bizarrerie. La satisfaire était
si bien dans ses habitudes que tout au plus parvenait-elle à la séparer
de sa notion proprement dite de l’amour physique. Imaginez
l’introduction d’un rite accessoire régulièrement à chaque reprise d’une
cérémonie et voyez comme bientôt il s’y confondra. Mais la burlesque
anomalie du goût des piqûres frappa cette fois-ci la jeune femme. Toutes
les grimaces qu’il provoquait lui vinrent à l’esprit. Il lui parut qu’en
se livrant aux laides complaisances faute desquelles son mari demeurait
inerte, elle imitait les courtisanes dont c’est la fonction d’enflammer
les sens des vieillards. Puis elle rêva profondément sur ce dernier mot.
Michel, sans doute, n’était point d’âge le justifier, mais, pour
l’humeur, pour les manières, même par son aspect, c’était un nom qu’il
avait dû mériter bien jeune. Aujourd’hui certainement, il y avait droit.
Jamais encore, ce sentiment si mélancolique qu’elle était la femme d’un
vieillard ne s’était éveillé dans le cœur d’Hélène. Elle essaya de le
combattre et elle s’endormit. Mais, à la gare, le jour suivant,
lorsqu’elle vit Michel, ce que d’abord elle remarqua, ce furent ses
tempes grises et les plis accusés que formait la peau de son long visage
disgracieux.

On était alors un jeudi. Jusqu’au dimanche ce fut chez elle un besoin
constant que de noter les moindres signes de décrépitude par où
périssait cette figure. Elle y cédait sans ressentir l’ombre d’une pitié
et tirait même de ses trouvailles un amer plaisir. Tout à coup, le
dimanche, elle se fit horreur. Qu’était-elle donc pour s’attacher avec
cette passion à ce misérable inventaire? Quatre mois avaient-ils
transformé Michel? Son dévouement, les qualités qu’elle goûtait chez lui
s’étaient-ils évanouis durant cette période? Alors, pareille aux femmes
frivoles, si méprisées d’elle, c’était au grain de l’épiderme, à la
flamme de l’œil que, désormais, elle jugerait du mérite d’un homme? Elle
aurait eu pour compagnon le meilleur des êtres et, constatant qu’il
vieillissait, le prendrait en grippe? Quelle ingratitude! Quelle
bassesse!

Cette violente crise de repentir ne dura qu’un temps. Le commandant
avait appris presque avec bonheur non seulement qu’elle et Marc
sortaient fréquemment, mais encore que sa femme s’habituait au monde et
qu’elle se mettait à danser. Tout incident qui soulignait la jeunesse
d’Hélène lui était cher comme au fiévreux la fraîcheur de l’eau, la
pulpe juteuse d’un fruit tendre. Il était à Paris depuis quelques jours
quand l’occasion se présenta de conduire les siens dans un salon d’une
renommée parfaitement assise et surtout réputé difficile d’accès. La
saisir fut pour lui question d’amour-propre: il n’était rien dont se
grisât plus délicieusement cet homme laborieux et modeste que du plaisir
de figurer dans une compagnie où le mérite de la naissance éclipsait les
autres.

Hélène fit donc devant Michel ses seconds débuts, à quelque quinze ans
des premiers. De ceux-ci, régentés par un protocole qui répandait sur
les ébats d’une jeunesse contrainte comme une atmosphère de couvent,
elle n’avait retiré qu’un ennui sans bornes. Aujourd’hui, la danse la
charmait. Quelques leçons l’avaient rompue à ces pas modernes dont
l’anarchie complète si bien pour le philosophe celle de la peinture et
des lettres. Elle les avait consciencieusement répétés chez elle, puis,
sur le point d’en témoigner publiquement sa science, elle avait désiré
que Marc la guidât. Des compliments et des sourires les saluèrent, unis.
Un mari et sa femme, une mère et son fils, soudain piqué de bonhomie
dans sa corruption, le monde s’attendrit à les voir, pour lui s’exhale
de pareils couples, une vertu touchante et comme une odeur d’honnêteté.
Aucune parure n’eût assuré le succès d’Hélène avec autant de certitude
que cette coquetterie, cependant risquée sans calcul. De toutes parts,
aussitôt, des hommages lui vinrent. Les hommes s’empressaient autour
d’elle. A peine eut-elle un sentiment des regards jaloux que lui
adressaient certaines femmes.

Les fenêtres, donnant sur un jardin noir qu’éclairaient çà et là
quelques grosses lanternes, laissaient entrer dans les salons un air
paresseux qui n’y répandait nulle fraîcheur. Bien des figures semblaient
gênées par l’orage prochain. Hélène, pourtant, loin d’éprouver un
malaise quelconque, s’épanouissait dans l’illusion vraiment délicieuse
d’assister, sous la Ligne, à un bal créole et se grisait du parfum lourd
que mêlaient des roses à de sourds aromes de chairs moites. Plaisir
pénétrant, plaisir fort, en matière de jouissance, une révélation! Et
quel pouvoir inconnu d’elle avait cette musique! Jaillissant d’une
touffe de plantes vertes, elle éveillait dans sa personne des
correspondances qui la situaient au rang si doux d’une esclave heureuse.
La veille encore, un tel vertige, noté chez autrui, lui aurait paru
ridicule. Elle y cédait et comprenait qu’on le recherchât, que l’on en
devînt insatiable.

Cependant, son visage se rembrunissait toutes les fois qu’en dansant
elle frôlait Michel. Était-ce curieux, cette impression blessante comme
un choc! Toujours mesuré, toujours froid, il projetait sur son bonheur
une ombre irritante. Assez adroite pour lui sourire lorsqu’il
l’observait, elle dévorait d’un seul regard, presque avec rancune, ces
tempes dégarnies, cette peau jaune, ces lèvres molles qui découvraient,
en se disjoignant, des dents déchaussées d’arthritique et ces narines
d’où s’échappaient des poils durs et gris. Les yeux, surtout, la
pénétraient d’une vive amertume. «C’est là mon mari!» songeait-elle.
Déjà reprise par la musique et par l’atmosphère, elle cessait de penser
presque au même instant, mais ses regards se répandaient sur les figures
d’hommes qu’elle savait être les époux de femmes de son âge. Aucun, sans
doute, n’était vraiment distingué d’elle. Tous, pourtant, lui causaient
comme une jalousie. Les plus insignifiants, les plus médiocres avaient
cet air d’animation, cette seconde jeunesse que, sur les traits du
commandant, elle cherchait en vain, qui paraissaient incompatibles avec
sa personne et qu’elle n’y avait jamais vus. Rapprochés de leurs femmes,
ils formaient des couples où l’on sentait qu’un lien charnel pouvait
exister. Si de tels hommes, dans leurs ménages, par leur seule présence,
n’apportaient pas tous le bonheur, tous en avaient offert les gages,
tous permis l’espoir, aucun n’était d’une apparence à le mettre en fuite
comme le crépuscule chasse le jour. Leurs gentillesses pouvaient donner
de ces émotions qui se traduisent par une offrande spontanée du corps
et, souvent, se terminent par un dîner fin. Avec eux, des élans
demeuraient possibles. Telles étaient, mais confuses, mais mal
enchaînées (figurez-vous des notes sommaires qu’on jette sur une feuille
à grands intervalles l’une de l’autre) les idées qui, tandis que
régnaient les danses, occupaient ce soir l’âme d’Hélène. Lorsqu’en
rentrant elle prétexta des douleurs de tête pour se soustraire à son
mari qui la pressait trop, elle connut à la fois leur suite et leur
force et sentit à quel point elle s’en tourmentait.

Les raisonnements qu’elle édifia furent sans influence. Les reproches
qu’elle se fit ne servirent de rien. Deux ou trois autres réunions où
ils furent conviés n’eurent pour effet que d’accentuer cet affreux
malaise qui cheminait à travers elle, rompant toutes les fibres, avec
une puissance continue. L’éclat du monde et l’ambition d’y briller en
tout tuaient le mari qu’évidemment rendaient peu flatteur son aspect
d’ensemble et son âge. L’appétit des plaisirs, en se développant,
s’impatientait que, de certains, il ne pût offrir qu’une assez vilaine
parodie. Sur la donnée d’hommes séduisants remarqués au bal, mais dont
aucun ne lui semblait la perfection même, ni ne l’attirait spécialement,
Hélène, bientôt, prit l’habitude de se proposer d’idéales figures
pleines de charme autour desquelles papillonnèrent ses aspirations. Leur
caractère le plus commun, avec un air jeune, était un front compréhensif
et gracieusement noble. Elle pensait que quelqu’une existait sans doute
et qu’autrefois il eût suffi d’une heureuse rencontre pour faire d’elle
une femme fortunée.

Le contact de Michel lui devint odieux. Une espèce de haine la saisit.
Sous l’influence de cette passion, perdant toute mesure, elle le
traitait soit d’échassier, soit de poisson mort dans ses monologues
intérieurs. Par-dessus tout, c’était sa bouche qui la révoltait. Quand
elle voyait approcher d’elle cette gluante fissure d’où sortait un
souffle un peu rance, il lui fallait se contracter et fermer les yeux
pour ne pas brusquement détourner la tête. Le baiser la fouillait avec
minutie. Elle pensait alors: «Quelle horreur!» D’autres fois, déchaînée
comme une romantique et déjà meurtrissant le muscle indiscret, elle
éprouvait la tentation de trancher cette langue qu’elle sentait si molle
sous ses dents. Ses doigts portaient, à certains jours, une violence
rageuse dans les artifices du plaisir. Michel tremblait, demandait
grâce, et elle s’acharnait.

Lorsqu’au mois d’août il la quitta pour rallier Marseille, bien
qu’impatiente de retrouver son indépendance et à peine maîtresse de sa
joie, elle se surprit à regretter presque avec colère qu’il n’eût rien
pénétré de ses sentiments. «C’est un butor!» se disait-elle, dans
l’automobile, en le conduisant à la gare. Elle songea: «Je devrais
l’éclairer d’un mot.» Cependant, sur le quai, elle fut délicieuse. Deux
jours plus tard, elle-même partait pour l’Amirauté.

Un peu de gêne, due à la vie que, ces derniers temps, elle avait menée
avec Marc, l’avait conduite à renoncer par économie au séjour habituel
sur une plage bretonne. Aussi bien, cette année, n’y tenait-elle guère.
C’était surtout de solitude qu’elle avait besoin. Des sorties trop
fréquentes l’avaient fatiguée et, d’autre part, elle désirait revoir
clair en elle après cette période de folie. Elle se sentait comme une
jeune fille ordinairement sobre qui, tout à coup, reprend conscience et
se ressaisit après quelques flûtes de champagne et qui, sans doute, ne
regrette pas de les avoir bues, mais n’en est pas moins étonnée.

Pour une retraite, l’Amirauté valait une chartreuse. Avec ses murs bas,
ses grands arbres, le vieux domaine, dans une campagne pleine des
travaux d’août, figurait une île de silence. Les soins heureux qu’il
recevait du comte de Kerbrat lui conservaient ce caractère de bien
familial qui ne réside ni dans la pompe de certaines allées, ni dans
l’ordonnance des parterres, mais dans la suite des éléments, parfois
disgracieux, dont quatre ou cinq générations ont cru l’enrichir. Pour le
doter d’une perspective, faire naître un rond-point, ou, simplement,
donner plus d’air et de pittoresque à quelque passage resserré, le père
d’Hélène n’eût pas coupé deux douzaines d’arbustes. Jusque dans l’humble
éparpillement, sur un sol médiocre, d’une chronique roturière de sa
péninsule, la passion de l’histoire soumettait chez lui ce qu’aurait eu
d’entreprenant son goût du progrès. Les bâtiments bénéficiaient d’une
égale faveur. Quant aux meubles, restés dans les coins des chambres aux
endroits mêmes où le voulait Mme Cortambert, ils prenaient là des
invalides de pièces de musée. Presque tous respiraient les vertus
bourgeoises et la laideur de leurs charpentes n’était égalée que par
celle des velours et des tapisseries qui en recouvraient un bon nombre.

Nulle élégance, mais du confort et des grâces naïves. Une odeur de
fruitier quand les pommes sont mûres. Au demeurant, séjour austère,
cette maison bretonne et ce grand jardin presque inculte, pour une jeune
femme toute au supplice des regards amers qu’elle promène depuis peu sur
sa destinée! Hélène, d’abord, en éprouva la mélancolie jusqu’à céder,
dans le secret, à des crises de larmes. Celles-ci la gagnaient vers le
soir. Plus elle tentait d’y échapper en se contractant, plus elle les
rendait orageuses. «C’est ici,» pensait-elle, «que ma vie s’est faite!
Jolie fille, assez riche, pouvant tout prétendre, j’y suis venue, sans
discussion, choisir un homme veuf, dépourvu de tout charme et précoce
vieillard! Qu’avait-il donc pour me séduire, pour m’influencer?» se
demandait-elle à haute voix, avec l’accent et l’expression, si proches
de l’angoisse, dont on cherche une excuse à une folle conduite. Elle
revoyait à ses côtés, dans un deuil sévère, ce prétendant cérémonieux
d’au moins trente-huit ans qui, ne pouvant, même en pleine cour, secouer
son air digne, paraissait ne songer qu’à sa première femme. Aussitôt,
les images se multipliaient. Trop baignée d’amertume pour séparer d’elle
l’adolescente assez virile et peu susceptible qui s’était jadis
accordée, elle prêtait à celle-ci toutes ses répulsions et, retrouvant
dans sa mémoire les mille circonstances où la nature aurait voulu
qu’elles se fussent trahies, s’admirait sombrement d’avoir pu les
vaincre. Les baisers, surtout, quelle horreur! «Cette bouche flétrie,»
se disait-elle, «sur la mienne, si pure!» Là, une comparaison, toujours
la même, celle d’une limace couvrant de glu les pétales d’une rose,
entrait en jeu, se proposait avec tant de force et la captivait à tel
point qu’un moment elle cessait de verser des larmes. Du dégoût, de la
honte se mêlaient en elle au désespoir que lui causaient et sa vie
manquée, et les épreuves qu’elle subirait jusqu’à sa vieillesse. Puis,
de nouveau, des pleurs brûlants lui coulaient des yeux. Et jamais, dans
ses crises, elle ne prenait garde qu’elle supportait sans y penser,
quelques mois plus tôt, ce dont l’obscure et fugitive représentation la
faisait frémir aujourd’hui.

La vue de Marc lui donnait seule quelque soulagement. Tous les jours, il
gagnait et s’accomplissait. Des façons de jeune homme remplaçaient chez
lui l’air un peu mièvre et les manières d’enfant mortifié qu’il avait
gardés si longtemps. Sa voix s’était posée, son corps musclé, dans ses
regards, encore tout frais, mais déjà moins vifs, commençait à régner
assez d’assurance. D’autre part, sa toilette était plus soignée. Ou, si
l’on veut, elle révélait un désir de plaire qui jamais, jusque-là, n’y
avait paru.

Loin de souffrir, comme autrefois, ces divers symptômes avec impatience
et chagrin, sa belle-mère les notait d’un esprit joyeux et faisait tout
pour les aider dans leur développement. La cuisante meurtrissure de son
amour-propre en était rendue plus légère. Elle avait l’impression qu’en
polissant Marc elle achevait l’unique ouvrage qui, par sa noblesse, pût
en partie la justifier de l’indigne union qu’elle avait jadis
contractée. Ce sentiment, négligé d’elle dans ses paroxysmes, reprenait
à ses yeux une valeur frappante lorsque, rompue d’avoir cédé à l’action
des nerfs, elle se retrouvait de sang-froid. Alors, l’espèce
d’excitation, le chaud contentement qu’elle éprouvait à goûter Marc
comme un élixir suffisait à lui faire oublier Michel. Elle avait une
tendance à grandir son rôle. «Mon cavalier!» se disait-elle, en songeant
au monde, avec une nuance de fierté. Son orgueil, sa tendresse
demeuraient d’une mère, mais subissaient l’altération qu’y jette à son
heure la virilité d’un grand fils. Elle ne pouvait ni s’empêcher de le
trouver bien, ni s’abstenir de méditer qu’il était flatteur de paraître
avec lui dans une réunion. Mille propos, sur ce point, l’avaient
édifiée. Intérieurement, elle admirait l’image harmonieuse que formait
sa silhouette jointe à celle de Marc quand, par hasard, ils
stationnaient dans le champ d’une glace.

Presque chaque jour, matin ou soir, ils sortaient ensemble. Tantôt,
leurs pas les conduisaient, à travers la plaine, vers un village qu’ils
parcouraient ou qu’ils contournaient pour revenir en empruntant la route
de Quimper, et tantôt ils gagnaient un étroit cours d’eau dont les
rives, tapissées d’une herbe abondante, couraient, obliques et
capricieuses, sous de beaux ombrages. Marc, habitué à suivre Hélène, s’y
montrait docile et n’en éprouvait nul ennui. La vie du monde l’avait
mûri et rapproché d’elle. A partager les distractions de sa jeune
belle-mère, et à la voir y déployer, depuis qu’elle dansait, une ardeur
au plaisir qui valait la sienne, il avait pris le sentiment, pour lui
plein d’audace, d’une relative égalité entre leurs personnes. Sa
déférence n’en subissait nulle espèce d’atteinte. Tout au plus, si l’on
veut, le trahissait-il--et de loin en loin, discrètement,--par une
certaine indépendance de langage et d’actes que chez un autre, accoutumé
de façon moins stricte, on n’aurait pas même remarquée. Cette apparence
de liberté, dans une courtoisie dont toutes les notes sans exception
gardaient leur fraîcheur, non seulement complétait sa nouvelle allure,
mais s’accordait plus heureusement avec l’âge d’Hélène que de trop
timides précautions. Quelquefois, de grands rires les secouaient tous
deux. L’écho breton pouvait trouver à s’en offusquer comme d’une
insolence parisienne. Plus souvent, ils causaient à bâtons rompus, dans
un rapport plein d’harmonie de tout point semblable à l’entretien d’une
sœur aînée et d’un très jeune frère. Marie-Thérèse les précédait en
jouant au cerceau ou gambadait de l’un à l’autre et tirait leurs bras.

Mais Hélène préférait à ces excursions les promenades faites avec Marc,
à l’abri des murs, dans le vaste jardin de l’Amirauté. Là, tout parlait
à son esprit la plus douce des langues dont se pussent charmer ses
rancœurs. Si la mémoire de sa sottise y tenait par trop, elle s’y mêlait
au souvenir, si recherché d’elle, des motifs généreux qui l’avaient
causée. N’était-ce pas là de quoi la rendre à sa propre estime? Cette
orgueilleuse (car elle l’était, bien qu’avec des formes, et moins,
d’ailleurs, personnellement que par atavisme), une action vraiment noble
accomplie par elle aurait-elle pu, même à distance, ne pas l’émouvoir?
Pareille figure, surtout blessée, néglige-t-elle un trait qui la
dissocie du vulgaire? De méditer sur une souffrance d’espèce peu commune
à se dire qu’elle la doit à sa grandeur d’âme, il n’existe qu’un pas et
elle le franchit. D’autre part, l’intérêt et la compassion, une profonde
tendresse envers Marc, non un caprice à la merci d’un sursaut d’humeur,
l’avaient jadis déterminée à conclure l’union qu’elle se surprenait à
maudire. Nul détour du jardin qui ne l’y fît songer. C’était ici comme
le berceau, demeuré tel quel, de ces sentiments toujours frais.
Lorsqu’appuyée sur son beau-fils qu’elle tenait au cou, elle parcourait,
en s’arrêtant toutes les deux minutes, une allée bossue et pleine
d’ombre, mainte image du passé la faisait frémir et, sous les plis de la
cravate, nouée avec mollesse, elle recherchait la peau si douce et la
souple attache qu’autrefois dégageait le costume marin. S’abandonner à
cette pratique en suivant son rêve lui causait une joie délicieuse. Tout
un âge mort lui remontait à l’esprit d’un bond. Mais son bonheur était
surtout d’éveiller chez Marc une émotion superficielle et toute fugitive
où la sienne pût trouver à se rafraîchir quand, d’aventure, elle
insistait sur quelque anecdote pour la lui remettre en mémoire.

Un matin, lui montrant un gros marronnier dont le feuillage, plein de
reflets et bruissant d’oiseaux, formait une voûte imperméable aux rayons
solaires:

--Te souviens-tu, demanda-t-elle, de ce jour d’été où, te cherchant
depuis une heure, avec ta grand’mère, dans toutes les parties du jardin,
nous t’avons découvert juché sur cet arbre?

--Non, dit-il. Mais comment y avais-je grimpé? J’étais donc bien leste
et bien fort?

--Tu avais pris, je ne sais où, une petite échelle et, une fois parvenu
dans les maîtresses branches, tu t’étais arrangé pour gagner les autres.
Au grand dommage de ta culotte qui revint en loques de cette téméraire
excursion. Ta grand’mère te gronda, et c’était justice. Bien petite
justice! fit Hélène. Ah! méchant drôle, poursuivit-elle, si je t’avais
eu!

Elle fit un soupir:

--Comme c’est loin!

Puis, de ce ton presque uniforme et un peu chantant sur lequel, comme
craignant de les voir se rompre, nous déroulons les souvenirs de nos
jeunes années:

--Moi, je portais, j’en suis certaine,--il me semble y être,--une robe
entravée blanche et mauve. Et j’avais les cheveux noués en catogan. Tu
sais bien, cette coiffure tombant sur le cou avec deux grandes coques de
faille noire. Dire que j’ai pu être assez fraîche pour supporter ça! Me
vois-tu aujourd’hui, ainsi affublée? Les galopins du voisinage, quand
nous sortirions, enverraient des pierres derrière moi!

Il tourna la tête.

--Pourquoi donc?

--Et le temps, dit Hélène, tu le comptes pour rien?

--Pas pour grand’chose, répliqua-t-il d’un accent sérieux, quand il fuit
légèrement, sans laisser d’empreinte. Moi, petite mère, je ne vous ai
jamais vu vieillir.

Elle leva les épaules avec impatience.

--Ah! dit-elle, flatteur! Comme tu mens!

Mais sa poitrine était serrée, mais sa voix tremblait et le plaisir
qu’elle éprouvait la rendait toute rose. Marc affirma chaleureusement
qu’il était sincère. Cependant, ils rentrèrent, un quart d’heure après,
sans qu’Hélène fût sortie de ses réflexions.

De ce jour, elle connut une félicité qui présidait à son réveil et
grisait son cœur tant qu’elle n’était pas endormie. Ses chagrins
disparurent dans cet enchantement. Ce fut en elle comme si des eaux
longtemps abondantes et qu’elle présumait épuisées avaient repris
nonchalamment leur cours d’autrefois. Tout l’esprit qu’elle donnait à
son infortune devint la proie, si délirante qu’elle ne souhaitait mieux,
d’un espoir sans figure et sans précision. Il lui semblait qu’à la
faveur de cette vive jeunesse dont elle présentait tous les signes elle
recevrait d’une destinée exorable, en somme, puisque déjà, par
intervalles, tintait une promesse sous son apparent dernier mot, une
attention particulière, un bonheur quelconque. Où, comment, à quelle
date, il importait peu! Le principal était pour elle qu’un tel événement
fût encore possible à son âge. Rien n’était excitant comme de s’en
convaincre. Le toucher de sa joue la remplissait d’aise et tous les
miroirs la flattaient.

Dans les motifs de l’affection qu’elle portait à Marc s’était glissé le
sentiment d’une obligation qu’elle avait de plus envers lui. Sans le
vouloir, par le seul jeu d’une franchise brutale, qu’elle s’amusait à
comparer à celle d’un jeune chien, il l’avait tonifiée et sauvée
d’elle-même. L’adolescent prenait plaisir, par ces longs jours d’août,
dans cette campagne aimable et saine, mais sans distractions et dont le
manque de pittoresque engendrait l’ennui, à reproduire par le dessin et
par la couleur divers aspects du vieux domaine si traditionnel où
s’était écoulée sa petite enfance. Les promenades lui plaisaient fort,
sans l’intéresser. Il avait passé l’âge des jeux. Ces esquisses
l’instruisaient et lui tuaient le temps. Hélène, bientôt, prit
l’habitude, lorsqu’il travaillait, de s’installer auprès de lui dans un
fauteuil bas, munie d’un ouvrage ou d’un livre. Elle évitait de le gêner
en lui parlant trop. Mais, quelquefois, lorsqu’un chapitre offrait un
passage qui lui paraissait remarquable, elle lui en faisait la lecture.

C’était pour elle un grand sujet de curiosité que l’impression produite
sur Marc par certaines des phrases dont elle-même admirait les subtiles
cadences. Le voyait-elle cesser de peindre et secouer la tête, qu’elle
donnait à sa voix, tout naturellement, une intonation plus émue. Il lui
semblait qu’entre leurs cœurs se tissait un lien qui les attirait l’un
vers l’autre. Marquait-il, au contraire, de l’indifférence, elle
s’ingéniait, par l’analyse, à rendre éclatante la gracieuse invention
qui l’avait touchée. Et parfois, mais gaiement, elle le traitait d’âne
lorsqu’elle notait sur son visage le sourire de coin par lequel
s’exprimait qu’à la réflexion il y demeurait insensible.

En public, aussi bien qu’en particulier, toutes ses manières portaient
l’empreinte d’une délicatesse sur laquelle elle tentait de donner le
change par de familières apostrophes. A aucun prix, même en ayant un
solide motif, elle n’aurait grondé sérieusement. Un scrupule assez vague
s’y fût opposé. L’ère des réprimandes était close. Dans ce garçon tenu
par elle, des années durant, avec une rigueur inflexible, elle voyait
désormais un individu, autrement dit un être humain doué de liberté dont
les actions et les penchants pouvaient lui déplaire sans cesser pour
cela d’être respectables. En l’accusant d’abandonner tout contrôle sur
lui, on se serait heurté sans doute à sa conscience même, on l’aurait
indignée, on l’eût fait bondir. Pratiquement, néanmoins, elle se
démettait. De l’indulgence, elle descendait à une tolérance qui ne
devait qu’à la nature peu frondeuse de Marc de n’avoir pas à s’exercer
plus assidûment. Sans besoin, par humeur de le flagorner, elle en venait
à se soucier de ses opinions, à le consulter sur ses goûts. Toutes
façons relâchées que, six mois plus tôt, elle aurait jugées imbéciles.

Dans cette maison, qu’entretenaient avec dévouement de vieux domestiques
éprouvés, ses devoirs de maîtresse ne l’occupaient guère, le plus gros
étant fait suivant une routine qui la dispensait d’y pourvoir. Les
leçons qu’elle donnait à Marie-Thérèse lui prenaient, tout au plus,
chaque matin, deux heures. Puis commençait de s’écouler une grande
journée vide où des besognes comme, le jeudi, l’inspection du linge,
avaient l’importance d’événements. Bientôt, le temps lui parut long
qu’elle passait sans Marc. Ce n’était point qu’elle désirât sa
conversation à la manière de tant de femmes, même intelligentes, qui se
sentent désœuvrées dès que chôme leur langue, mais sa présence lui
inspirait une tranquillité qu’elle cherchait en vain hors de lui. De ses
sourires, de ses propos, de ses silences mêmes, naissaient l’équilibre
et la joie. Avait-elle, dans sa chambre, un moment pénible, elle
descendait auprès de Marc et tout s’effaçait. Pareille vertu, qu’elle
attribuait aux mille ressemblances de leurs caractères respectifs, la
charmait comme une preuve de sa réussite dans la mission d’éducatrice
qu’elle s’était donnée. «Il est mon ouvrage,» pensait-elle. «Je l’ai
voulu,» se disait-elle, «moralement moi-même, aujourd’hui, ce reflet
m’est une compagnie dont je me délecte avidement!» Les différences,
pourtant réelles, qui régnaient entre eux, ou elle mettait une
complaisance à les négliger qui pouvait paraître un peu vive, ou, trop
frappantes, elle s’en souciait comme de fantaisies et se bornait à
déplorer légèrement chez Marc un amour excessif pour le paradoxe. Au
fond du cœur, peut-être même se réjouissait-elle, tirait-elle vanité de
lui croire ce goût. Toute expression que revêtait son intelligence la
jetait secrètement dans l’admiration.

Les seules visites que l’on reçût à l’Amirauté étaient celles du comte
de Kerbrat. Excepté quand la goutte le tourmentait trop, il y venait
régulièrement deux fois par semaine, sans jamais consentir à passer la
nuit. C’était une chose, déclarait-il avec bonne humeur, qu’il ne
faisait bien qu’à Quimper, ajoutant que l’arome d’un jardin breton ne
valait pas pour l’endormir celui des vieux livres qui, de tout temps,
avait été son cordial de choix et son plus actif narcotique. Comme le
progrès avait banni la voiture à mules des moyens ordinaires de
locomotion, il recourait, depuis la guerre, pour le transporter, à une
voiture automobile, relique d’un garage, qui rappelait par son moteur et
sa carrosserie la période héroïque de ce véhicule. Lorsque le comte, sur
les neuf heures, se mettait en route, la campagne l’apprenait jusqu’aux
horizons. C’était un bruit vraiment affreux de ferraille disjointe,
régulièrement accompagné comme des coups d’une pioche. La vieille
machine, faisant effort de toute sa carcasse, se recueillait entre les
pointes qu’elle poussait à fond, semblait avancer par saccades. Dans les
côtes, elle allait à l’allure du pas et, pour garder sur le parcours son
honnête moyenne, dans les descentes, elle zigzaguait comme une
grand’mère ivre.

Le gentilhomme sortait de là le feutre écrasé et la redingote blanche de
poudre. Aussitôt, les enfants se jetaient sur lui. Il agitait
Marie-Thérèse ainsi qu’une poupée et grognait un mot tendre en
embrassant Marc. L’âge mordait peu sur ce colosse toujours excentrique
et ses souffrances ne lui donnaient aucune amertume.

En venant s’installer à l’Amirauté, Hélène avait, cette année-là,
ressenti d’abord un peu d’éloignement pour son père. Dans l’état de
détresse où elle se trouvait, elle le blâmait d’avoir jadis, par
philosophie, accepté sans lutte son mariage. «Une remontrance, au besoin
même, une opposition, et, connaissant sur cette matière sa largeur
d’idées, j’aurais réfléchi!» pensait-elle. Ce grief n’avait pas résisté
longtemps. Dès la seconde apparition du cordial vieillard, l’affection
qu’elle lui vouait l’avait balayé. C’était une chose bien difficile, et
surtout pour elle, que d’en vouloir profondément au comte de Kerbrat
d’avoir agi sans tenir compte d’un scrupule courant. Toute sa vie
témoignait d’une indépendance dont sa cravate aux coques flottantes
était l’étendard. Sans doute, l’esprit d’autorité lui manquait un peu.
Mais peut-on demander à l’agneau des griffes?

Tel qu’il était, avec sa goutte, ses allures fantasques et sa rayonnante
bonhomie, avec ce tour d’intelligence qui bravait l’absurde et prêtait
tant de grâce à l’érudition, comme naguère, il faisait les délices
d’Hélène. A trente-deux ans, elle retrouvait, dans toute sa fraîcheur
cet extrême plaisir à l’entendre qui, bien plus jeune, la lui rendait
entièrement soumise. Sa mémoire continuait à l’émerveiller. Elle adorait
cette humeur brusque et pleine de tendresse dont il lui disait par
instants: «Voyons, ma fille, tu n’y es pas! Ta pensée barbote. Réfléchis
un peu. C’est si simple!» Puis, agitant sa tête chenue, et vraiment
comique par le regard désespéré qu’il lançait au ciel: «Qu’avons-nous
fait de monstrueux, ta sainte mère et moi, pour qu’une pareille sotte
nous soit née!» De telles boutades, bientôt suivies d’un sourire de
biais, ravissaient la jeune femme comme des compliments, tant, avec
force, elles soulignaient, par leur tournure même, le caractère
exceptionnel de ses défaillances. Moins sujette à pécher sur certaines
questions, elle abordait plus volontiers, dans leurs entretiens, la
littérature ou l’histoire, mais, en pratique, le choix du thème lui
importait peu. Tous les sujets lui étaient bons à prêter l’oreille aux
curieuses paroles de son père.

Soyons véridiques! Tous, moins un. Il suffisait pour qu’elle rompît une
conversation que celle-ci, par hasard, tombât sur Michel. Alors, sans
cesse, au mot Michel, elle opposait Marc, jusqu’au moment où le vieil
homme, se laissant conduire, abandonnait son gendre obscur, si loin sur
les flots, pour son petit-fils d’adoption. La pudeur, la fierté
dissuadaient Hélène de dévoiler le sourd secret, en partie d’alcôve et,
pour le reste, inconciliable avec une âme forte, qui faisait d’elle,
depuis deux mois, une femme malheureuse. Or, elle savait que,
facilement, elle se fût trahie et, d’autre part, n’ignorait point,
connaissant son père, qu’elle n’eût pas été approuvée. Après douze ans
d’une vie commune subie sans révolte, un éloignement aussi rapide, aussi
capricieux, eût paru méprisable au comte de Kerbrat qui, passionné
d’extravagance, mais féru d’honneur et d’une parfaite égalité dans ses
attachements, appréciait en Michel un homme sans reproche. Volontiers,
sa conscience négligeait les formes. Il aurait mis fort peu d’égards à
blâmer sa fille et n’aurait eu pour l’accabler que trop d’arguments.
Hélène voyait avec horreur poindre une circonstance où, par sa faute,
elle eût perdu la confiance aveugle, peut-être l’estime de son père.
Depuis l’époque où, grâce à lui, sa nubilité se livrait au savoir dans
un enchantement, elle tenait ces deux biens pour des plus précieux.
N’était-il pas tout naturel qu’ils fussent défendus?

Puis, converser de son beau-fils était une telle joie! Interrogée sur
ses études ou sur ses penchants, elle éprouvait dans tout son être une
chaleur très douce, et, stimulée par un éloge, parlait d’abondance.
Nulle entreprise ne lui causait plus noble émotion que d’inspirer à son
vieux père une idée flatteuse du jeune homme élégant qu’elle avait
formé. Son esprit s’appliquait à le définir, toute sa finesse à
rechercher dans son personnage les qualités et les défauts les plus sûrs
de plaire, et souvent même, par amour-propre, elle mentait sur lui.
Pareille ardeur divertissait le comte de Kerbrat, généreux lui-même par
nature, au fond, ravi, quand sa mémoire lui rendait une trace des
méthodes violentes de sa fille, qu’elle eût passé de la cravache à tant
d’enthousiasme. Il n’essayait d’en modérer les démonstrations qu’à des
moments où, bien que vues avec indulgence, elles lui paraissaient
excessives. Car, alors, l’ironie reprenait ses droits, sa forte tête,
sollicitée trop indiscrètement, refusant tout net l’adhésion.

Hélène, un jour, lui présenta deux esquisses de Marc, faites à la diable
et rehaussées de touches d’aquarelle. L’une montrait un vieil arbre à
demi ruiné, non loin duquel, en plein soleil, sur des verts trop crus,
prospérait un massif de rhododendrons, l’autre, une Bretonne à la
fontaine qui lavait du linge.

--N’est-ce pas, père, lui dit-elle, que c’est étonnant?

Le gentilhomme prit son pince-nez, le fixa sans hâte et souleva les deux
croquis d’un geste étendu pour les exposer au grand jour.

--Honorable! fit-il après examen. Ça manque un peu de légèreté, la
couleur bafouille, voici des fleurs que l’on prendrait assez facilement
pour de petits mouchoirs de poche de femme élégante... Mais, enfin,
c’est un bon exercice d’élève!

Hélène laissa tomber:

--Vous êtes sévère!

--Le crois-tu bien? interrogea M. de Kerbrat avec un sourire malicieux,
amusé qu’il était de cette épithète dont, jusque-là, pas une personne de
sa connaissance ne l’avait encore gratifié.

--Mais, certainement! dit la jeune femme. Oui, par exception! Moi, je
trouve Marc, déclara-t-elle, en constant progrès. Voyez donc ce
feuillage, s’il est délicat, et cette bonne femme, au bord de l’eau,
comme elle est construite! Certains détails sont négligés, mais
volontairement, pour, je suppose, mettre en valeur les points
essentiels. Il se donne, cet enfant, une peine infinie!

--Ce n’est pas une raison pour qu’il me surprenne! articula, les mains
croisées, le vieil historien, en agitant de droite à gauche sa crinière
chenue avec un paisible entêtement. Tu sais qu’en art, je n’admets pas
la médiocrité. Marc deviendra, s’il persévère, un bon amateur, mais
jamais un artiste au plein sens du mot. Jamais un vrai maître, un grand
peintre! Il s’en faudra d’une quantité de petites nuances que ton œil,
comme le mien, saisit forcément. Le travail peut donner plus ou moins
d’adresse, mais pas une seule des qualités qui ne s’acquièrent pas!

C’était en propres termes, ou peu s’en faut, ce qu’Hélène avait dit, en
octobre, à Marc pour l’éloigner de la peinture, dont il voulait vivre,
et lui faire choisir une carrière. Elle s’en souvint et, tout à coup,
ses propos d’alors lui parurent affreux d’injustice. L’éclair d’une foi
qui s’ignorait surgit dans ses yeux, en même temps qu’un pli dur lui
pinçait la bouche. Elle se retourna vers son père.

--J’ai pensé, lui dit-elle, un instant comme vous. Oui, peut-être en
vertu de cette prévention qui jette encore de la méfiance et du
discrédit sur les vocations artistiques! Mais, aujourd’hui, mon opinion
s’est bien modifiée. Marc a du talent, j’en suis sûre! Vous conviendrez
que, de nous deux, si quelqu’un se trompe, il y a toutes les chances
pour que ce soit vous, qui le jugez sur des pochades sans grande
importance... alors que moi, reprit Hélène, moi qui l’ai suivi...

Le gentilhomme, interloqué par cet argument, fit une moue de pitié et
haussa l’épaule.

--Voyons, mon enfant, rends-toi compte...

--N’insistez pas! s’écria-t-elle. C’est tout vu, mon père!

--Eh! bien, alors, n’en parlons plus! fit-il d’une voix douce.

Excepté sur des points si insignifiants que leurs querelles les plus
ardentes duraient une minute et se terminaient par des rires, ils se
trouvaient en désaccord pour la première fois. La question cessa d’être
agitée entre eux et, par la suite, ils évitèrent méticuleusement toute
occasion de la reprendre, avec ou sans fièvre. Cette expérience
inattendue leur avait suffi. Mais, si l’humeur philosophique du comte de
Kerbrat lui permettait de négliger tout naturellement la violence dont
avait témoigné sa fille, la jeune femme conserva de leur discussion un
souvenir qui, sans faire naître une sérieuse rancune, lui gâtait, par
instants, quelque peu son père. Elle le présuma moins cordial. Dans les
regards qu’elle dirigeait fréquemment vers lui, il en fut d’assez froids
et de soupçonneux. A tout propos, ne s’agît-il que d’un trait plaisant,
que d’une réflexion sans portée, elle sentait le besoin de protéger Marc
contre une malice dont le mordant et la perfidie existaient dans sa
seule imagination. Il ne pouvait, sans l’inquiéter, paraître ombrageux,
ni froncer le sourcil sans qu’elle s’en émût. On aurait dit qu’elle
faisait corps avec son beau-fils.




VII


Ils rentrèrent à Paris vers le 20 septembre. Une pluie fine, pénétrante,
ininterrompue (l’unique sujet d’irritation que donne la Bretagne, mais
si vif qu’il oblige à bientôt la fuir, comme on délaisse, en soupirant
d’en être excédé, une ravissante femme qui pleure trop) s’était mise à
tomber bien avant l’automne, rendant maussade et fastidieux le séjour
aux champs. Confinée dans les murs de la vieille demeure, Hélène,
pensant que le soleil réapparaîtrait, avait patienté une semaine. Puis,
de guerre lasse, exaspérée par le suaire liquide derrière lequel se
dérobaient en partie les arbres, elle avait fait, dix jours plus tôt
qu’elle n’avait prévu, ses préparatifs de départ.

A Paris, le climat n’était guère meilleur. Mais c’est une ville qu’il
faut aimer sous les cataractes si l’on veut se flatter de l’aimer un
peu. Aussi bien ne sont-elles que d’une petite gêne pour qui ne met le
pied dehors qu’à sa fantaisie. Rendue à sa maison, à ses chers livres,
Hélène goûtait le contentement d’une rapatriée à reprendre en détail
toutes ses habitudes. Le ciel noir qui, là-bas, lui semblait odieux,
n’avait plus, ici, d’importance. Les yeux, sans doute, l’eussent préféré
moins gonflé d’averses, mais on pouvait si facilement s’en accommoder!

Marc, en revanche, traînait partout un ennui visible et supportait avec
malaise le désœuvrement où les circonstances l’obligeaient. Les études
faites en trop grand nombre à l’Amirauté l’avaient rassasié du dessin
qui, de plus, pratiqué dans une petite chambre après la joie d’un long
contact avec la nature, lui paraissait une distraction singulièrement
froide. D’autre part, une retraite d’environ deux mois avait eu pour
effet d’aiguiser en lui un amour déjà vif des divertissements, lequel
amour s’impatientait dans cette saison morte où Paris, justement, n’en
offrait aucun.

Sa belle-mère essaya, sans y parvenir, de l’inciter par son exemple à
prendre avantage sur cette passagère dépression. Il répondait à ses
avances avec maussaderie. Autrefois, elle l’aurait vertement secoué.
Mais ce qui l’eût alors vexée la préoccupait, sans lui donner la
tentation de mettre à l’épreuve le pouvoir ordinaire de ses réprimandes.
C’était un peu comme si, du trouble observé chez Marc, elle s’était,
pour une part, reconnue fautive. Ce sentiment, des plus confus, et
d’ailleurs absurde, impossible aussi bien à fonder qu’à vaincre, la
poursuivait comme fait la crainte d’une compromission à certaines
consciences ombrageuses qui, pourtant, n’arrivent pas à saisir leur
tort. Il lui semblait que plus de soins, une tendresse plus molle, une
plus éloquente affection rendraient à Marc la bonne humeur qu’il avait
perdue. Elle ne savait qu’imaginer pour lui faire plaisir et se
reprochait sa froideur.

Profitant d’un accès si persévérant que deux repas consécutifs s’étaient
écoulés sans qu’il prononçât une parole:

--Voyons, mon loup, dit-elle un soir, causons peu, mais bien! J’en ai
assez de te voir faire une tête de martyr et garder un silence de
conspirateur. Il y a quelque chose qui ne marche pas. Dis-moi ce que
c’est. Sois sincère!

Le jeune homme déclara qu’il mourait d’ennui et qu’au surplus tous ses
efforts étaient impuissants à le faire triompher de cet affreux mal.

--Que te manque-t-il? reprit Hélène.

Il n’en savait rien.

Elle insista, se fit câline, lui pressa les tempes, le contraignit par
des caresses à lever les yeux, à la regarder bien en face.

Malgré lui, brusquement, il se mit à rire.

--Eh! bien, fit-il avec chaleur, je voudrais danser!

--Danser, mon chéri?

--Oui, danser!

Elle se mordit le bout d’un doigt, cherchant une réponse.

--Et pourquoi pas cueillir la lune? Personne n’est rentré. Te figures-tu
que les salons vont s’ouvrir pour toi? Il faut prendre patience,
jeta-t-elle enfin.

Mais sa légère hésitation avait frappé Marc. Avec l’instinct qu’ont les
jeunes gens des humeurs d’autrui quand leurs fantaisies sont en jeu,
dans le silence de sa belle-mère, puis dans sa réplique, il avait senti
poindre un certain regret. Visiblement, il lui coûtait de ne rien
pouvoir pour lui donner satisfaction à brève échéance. Son esprit
travailla sur cette certitude. Deux jours après, l’air nonchalant, le
regard perdu, de son accent le plus timide, il dit à Hélène:

--A propos, petite mère, mon désir de danse... Et si j’avais trouvé tout
seul un moyen pratique; sans attendre encore deux grands mois...

Elle fit un bond.

--Le gramophone? Que j’en achète un? Ça jamais, mon petit! Ce serait
atroce!

Il indiqua d’un signe de tête qu’elle se méprenait.

--Alors, quoi? dit-elle.

--Le dancing!

Elle crut avoir mal entendu, puis haussa l’épaule et se mit à sourire,
comme d’une plaisanterie. Le mot, d’abord, l’image, ensuite, lui
faisaient horreur.

--Oh! conclut Marc, c’est une idée... Elle vaut ce qu’elle vaut!

--Pas bien cher! dit Hélène avec enjouement.

Pourtant, la nuit, elle y revint, ne pouvant dormir, et, sans vouloir
s’y arrêter, la jugea moins folle. Simplement, audacieuse et peu
séduisante. Après tout, maintes jeunes femmes de ses relations se
privaient-elles d’aller goûter, avec leurs maris, dans les salles de
danse à la mode, un plaisir que le monde leur marchandait trop? Le jour
suivant, Marc, retombé dans son humeur noire, parut à table avec cette
mine close et contrariante qui lui devenait habituelle. Sa belle-mère
pressentit un léger chantage, mais souffrit à tel point de le voir
morose que l’impatience qui la gagnait en fut effacée. Au dessert, elle
n’avait qu’une pensée en tête: «Le remède efficace est à ma portée et je
ne veux pas m’en servir.» Plus elle cédait complaisamment à cette
obsession, plus elle songeait que ses scrupules étaient anormaux chez
une personne qui se flattait d’avoir l’esprit large. Aucune raison
vraiment sérieuse ne les expliquait. «Préjugé provincial!» se
répétait-elle, et, de tout cœur, elle détestait tous les préjugés, comme
elle exécrait la province. L’après-midi lui parut morne et interminable.
Dans la soirée, elle s’accorda que certaines défaites honoraient
totalement, bien loin d’humilier, par la victoire qu’y remportait le
libre examen sur des sentiments imbéciles. Encore un jour d’hésitation,
et elle dit à Marc:

--J’ai réfléchi à ton idée. Elle n’est pas si bête! C’est curieux comme,
d’abord, on se fait un monde de choses qu’ensuite on étudie et qu’on
voit toutes simples. Nous irons prendre une tasse de thé, puisque ça
t’amuse, dans un de ces établissements, plus stupides que louches, dont
je demande à taire le nom, qui me répugne trop. Attends, conclut Hélène,
nous sommes mardi... Vendredi prochain, par exemple!

Il rayonna, battit des mains, lui sauta au cou.

--Mais, prends garde! fit-elle sous ses embrassements. Tu te trompes si
tu penses qu’une fois dans la place je souffrirai que tu invites la
première venue. Je veux bien te distraire, non t’encanailler. Tu ne
danseras qu’avec moi!

Le jeune homme s’attendait à cette condition. Elle relevait, lui
semblait-il, d’une prudence moyenne. Ce fut à peine s’il remarqua la
chaleur d’accent qu’avait mise sa belle-mère à la signifier. La
perspective de retrouver, même abâtardi, le plaisir délicieux qu’il
goûtait au bal l’aurait fait passer sur bien d’autres. Pendant trois
jours, il n’eut de soins que pour ses cravates.

Une curieuse impression s’empara d’Hélène lorsqu’elle entra, suivie de
Marc parfaitement à l’aise, dans le premier des trois salons du
_Sémiramis_, qu’elle savait fréquenté par des gens corrects. Sans la
parole qui l’engageait, et qu’elle regretta, elle serait sortie
aussitôt. Il lui semblait que, par faiblesse, elle prenait sur elle de
guider son beau-fils dans un mauvais lieu. Les parfums, les toilettes,
la tiède atmosphère, jusqu’à ces lampes dont la clarté ne se diffusait
qu’à travers des étoffes drapées ou tendues, tout ici respirait la
sensualité, se composait pour rendre aimables, ou du moins faciles, des
accouplements équivoques. Elle éprouva pour sa conduite un dégoût
violent et, mesurant le tort moral qu’elle causait à Marc, elle se
détesta, elle eut honte. Mais elle s’assit, elle regarda plus
attentivement et, tout à coup, ces sentiments qu’elle croyait si forts
disparurent sans laisser aucune trace en elle. Rien ne pouvait
s’imaginer de plus innocent que le plaisir cérémonieux pris par les
maniaques qu’on voyait évoluer dans ce décor louche. Tout entiers à
l’ivresse de marquer des pas, ils s’étreignaient, se renversaient et
mêlaient leurs jambes sans qu’un éclair vint animer, dans leurs durs
visages, leurs fixes prunelles d’alcooliques. Pas un, d’ailleurs,
n’ouvrait la bouche pour placer un mot. «Leur façon de s’aimer!» pensa
la jeune femme. Dans son esprit, désormais libre et sans inquiétude,
secrètement déçu, plein d’aigreur, se peignit un tableau des grandes
décadences, qu’elle croyait agitées de transports farouches et qui, au
fond, se réduisaient à ces trébuchements d’une chorégraphie insipide.
Des collégiens donnaient le branle à d’anciennes poupées. Des criquets
d’Espagne à des outres. Ici et là, certains danseurs, déjà vieux et
chauves, semblaient compter leurs exercices, faits avec méthode, comme
on compte, à Vichy, les verres d’eau d’une cure. Un mépris formidable
envahit Hélène.

Mais Marc languissait sur sa chaise. Elle le prit par la main et ils
s’élancèrent. Quinze mesures n’avaient pas résonné pour eux que l’ombre
même de la révolte un instant subie avait délaissé la jeune femme. Corps
docile, à son tour grave et silencieuse, elle n’était plus qu’à
l’agrément dont la pénétrait un plaisir longtemps oublié. Toute
impulsion reçue de Marc lui paraissait douce et si, parfois, elle
essayait de lire dans ses yeux le déhanchement ou la flexion qu’il
attendait d’elle, certain sourire dont rayonnait son joli visage
l’attachait à lui par surcroît. Quand la musique cessa de jouer et
qu’ils se lâchèrent, ce fut Hélène qui témoigna du désappointement. Les
premières notes d’une autre danse la trouvèrent debout.

Ils ne quittèrent l’établissement qu’à l’heure du dîner. La jeune femme
riait, plaisantait. On aurait dit que, venue là pour contenter Marc,
elle y avait elle-même puisé un dérivatif secrètement désiré par toute
sa personne. Au surplus, quel démon se glissait en elle? Loin d’éprouver
dans l’omnibus une fatigue quelconque, elle se sentait le corps dispos
comme après un bain et d’une humeur, si l’occasion s’en était offerte, à
recommencer sur-le-champ. Tout à coup, elle songea qu’il dépendait
d’elle de s’accorder aussi souvent qu’il lui conviendrait le plaisir
étonnant qu’elle avait goûté. Cette pensée l’occupa jusqu’à son sommeil.
Le jour d’après, la tentation s’était faite si vive qu’il lui fallut
toute sa sagesse pour y résister et remettre à plus tard une autre
expérience. Mais, le lundi, n’y tenant plus, elle fit signe à Marc et
reprit le chemin de _Sémiramis_. Ils y retournèrent le mardi.

Ce fut alors que, trahissant un léger scrupule, elle dit au jeune homme
d’une voix gaie:

--Toujours tête à tête! Toujours nous! La musique, je me lève, nous nous
ébranlons... On finira par nous nommer les inséparables et j’avoue, en
conscience, qu’on n’aura pas tort. Et puis, tu sais, notre isolement
sent l’arrière-boutique! Réflexion faite, je te laisse libre,
aujourd’hui du moins, de choisir parfois une danseuse.

--Alors, et vous? demanda-t-il.

Il semblait inquiet.

--Mais j’espère bien, s’écria-t-elle, que tu m’aimes assez pour ne pas
te soucier uniquement des autres!

Il insista, voulut savoir si, réciproquement, elle comptait s’amuser en
dehors de lui.

Elle le regarda.

--Tu es fou! Me vois-tu dans les bras d’un olibrius qui m’aurait invitée
sans présentation? Il y a quantité de petites licences que, toi, tu peux
prendre, et moi pas!

Sa décision lui paraissait des plus naturelles. Cependant, elle connut
un certain malaise quand Marc, soudain, l’abandonnant, traversa la salle
pour s’approcher d’une mince personne qu’il pria d’un mot et qui lui
sourit docilement. Fallait-il supposer qu’il l’avait choisie? L’air
d’une enfant montée en graine dans sa jupe trop courte, elle n’était pas
sans élégance et elle dansait bien. Son clair visage offrait, en outre,
un charme assez doux. Mais le jeune homme, de qui la taille dépassait la
sienne, la conduisait sans abaisser un regard sur elle, ni lui adresser
la parole. Hélène se sentit rassurée.

L’impression du début ne lui revint pas. Estimées, d’un coup d’œil,
fades ou disgracieuses, deux ou trois autres partenaires que Marc prit
ensuite la laissèrent au même point dans l’indifférence. Entre leurs
tours, par amour-propre, étudiant ses pas, elle tâchait simplement à
danser mieux qu’elles. Ambition qui, bientôt, lui parut frivole, tant
elle la jugea superflue. Pour l’emporter sans discussion, au regard de
tous, sur d’aussi chétives concurrentes, n’avait-elle pas cette allure
noble et cette belle stature qu’à chaque passage lui renvoyait un
immense miroir disposé, dans un angle, entre deux colonnes? Si la race,
bien souvent, se réduit en poudre aux premières touches que lui inflige
une critique serrée, où vraiment elle existe, elle est éclatante! Que
pesaient auprès d’elle ces petites bourgeoises? Qu’osaient-elles
prétendre ou tenter? Pas une seconde, elle n’eut l’idée, même voilée
d’un doute, que, parmi elles, pût figurer une femme de son rang. Elle
savait bien qu’il en venait dans cette salle de danse, et de fort
nombreuses, d’impeccables. Cependant, à ses yeux, ce n’était qu’une
bande et, dès l’instant que ces temps-ci, par suite des vacances, elle
vivait éloignée du _Sémiramis_, tout le reste n’était que fretin
vulgaire.

Cet argument sans nulle valeur, qu’une autre eût secoué, se proposait
comme péremptoire à l’orgueil d’Hélène. Elle en tirait avec délices de
douces conclusions. Par là s’explique la liberté qu’elle laissait à
Marc, liberté qu’à l’usage elle accrut plutôt, que, dans l’excès presque
imbécile de son assurance, elle aurait eu honte de restreindre.

Mais, un jour, elle crut bien que son cœur stoppait. Dans tout son corps
se répandirent cette gêne et cette glace par où, souvent, nous
pressentons l’approche du malheur. Par hasard, en cherchant son
beau-fils des yeux, elle l’avait aperçu serrant une danseuse avec qui,
plusieurs fois, il s’était montré sans qu’elle y prêtât attention. Et
elle venait de s’aviser qu’ils causaient ensemble.

C’était une personne blonde, de taille moyenne. Elle avait la souplesse
des femmes très bien faites et, réellement, touchait à peine les lames
du parquet. Sa toilette épousait d’assez près la mode, mais conservait
un caractère simple et personnel, dû, pour une part, à des manches
longues lui couvrant les mains et, pour l’autre, à la ligne pleine de
discrétion que dessinait sa robe écaille très peu décolletée. Tout, sur
elle, était net, sans une faute de goût. Mais elle portait, contre
l’alliance, à l’annulaire gauche, un brillant d’une grosseur peut-être
excessive.

Hélène s’agita nerveusement. Ce n’était ni cette femme qui l’avait
troublée, ni même, au fond, qu’elle échangeât avec son danseur des
propos, sans nul doute, dénués d’importance. C’était la face
resplendissante qu’elle voyait à Marc. Un beau sourire au coin des
lèvres et le teint fouetté, elle le sentait tout occupé à faire le
gracieux, à se conduire non en gamin, mais en vrai jeune homme, pour
tout dire, à donner de son personnage une idée flatteuse et durable.
Bousculé par un couple au milieu d’un pas, il témoigna de l’impatience,
prit un air cassant. Puis, sa figure, encore toute rose, se rasséréna.
Hélène comprit que sa danseuse l’avait apaisé, qu’elle avait mis au
compte du feu que montraient certains ce qu’il craignait qu’elle
n’imputât fort injustement à une maladresse de sa part.

La danse finie, elle prit sur elle pour ne rien trahir de l’état
déplaisant où elle se trouvait. Marc babillait avec entrain. Elle lui
répondit. Dans ses paroles, elle affectait beaucoup d’insouciance et sa
gaieté sonnait toujours au moment voulu, bien qu’avec un accent très
légèrement faux. Cependant, ses regards se coulaient sans cesse vers la
dame blonde, en robe écaille, assise non loin d’elle. Tout à coup, se
penchant et l’observant mieux:

--Mais, se dit-elle, c’est une vieille femme! Elle est toute fanée!

Près de l’oreille, au coin des lèvres, à la commissure des paupières,
également dans un pli que formait le cou lorsque la tête s’orientait
d’une certaine façon, Hélène venait d’apercevoir de ces meurtrissures
qui, même fardées, blessent aussi vite un œil féminin que le mince
défaut d’une étoffe. Sans doute, aucune n’était empreinte avec
profondeur, ce qui rendait fort difficile de fixer un âge à cette
personne plus élégante que vraiment jolie. L’œil était vif, le menton
sec, le nez restait pur, d’autre part, la tournure, étonnamment jeune,
compliquait encore le jugement. «Entre quarante et quarante-cinq,»
estimait Hélène qui, brusquement, se décida pour quarante-cinq ans, sur
le vu de la main, belle, mais décharnée. «Quarante-cinq,» reprit-elle,
«si ce n’est cinquante!» Cette assurance qu’elle se donnait lui fut
agréable et calma en partie ses appréhensions. D’ailleurs, la salle
retentissait d’un nouveau prélude. Marc était debout, l’invitait. Elle
cessa de penser pour s’unir à lui.

La glace de coin ne l’avait pas reflétée trois fois que, ressaisie par
la confiance et l’exaltation qu’elle puisait à loucher vers sa propre
image, elle avait oublié ce faible incident. Mais le répit, bien
qu’absolu, fut sans grande durée. Deux jours plus tard, en pénétrant au
_Sémiramis_, elle revit la même femme dans une robe gros bleu. Un quart
d’heure s’écoula, Marc la fit danser et, de nouveau, le cœur d’Hélène
subit une tourmente. La première, impétueuse, mais inattendue, l’avait
sommairement bouleversée. Celle-ci, moins forte et plus perfide, la
ravagea mieux, touchant en elle des points secrets qu’elle connaissait
mal ou qu’elle supposait à l’abri. Ce n’était plus dans l’expression du
visage de Marc, dans son air, sa couleur et son rayonnement qu’elle
trouvait un prétexte à ses inquiétudes, mais de ses yeux, mais de
l’ardeur qu’elle y voyait luire que, positivement, elle souffrait.
Combien, d’ailleurs, toute la personne de l’adolescent accusait son zèle
et son trouble! Et qu’elle-même les notait avec certitude! Qu’elle
devinait embarrassées, rien qu’à leur vitesse, les réponses qu’il jetait
à sa partenaire! Une autre danse, et des plus libres, un moment après,
les ayant réunis pour la seconde fois, Hélène, avec avidité, presque
avec passion, scruta de loin, tant qu’elle dura, les regards de Marc,
recherchant les symptômes qui l’avaient émue. Ils réapparurent plus
marqués.

Elle se garda d’y faire encore aucune allusion. Son cœur était si lourd,
sa chair si molle qu’il lui semblait qu’à s’y résoudre elle aurait
pleuré avant d’avoir dit un seul mot. Puis, comment aborder dans un lieu
public une question qu’elle jugeait d’une telle importance? Par quel
bout la prendre, au surplus? «A la maison,» réfléchit-elle, «ce sera
plus simple!» Interrogeant, toutes les minutes, furtivement sa montre,
elle attendit l’heure du départ sans vouloir danser, prétextant la
fatigue et des névralgies. Dans son esprit s’enchevêtraient toutes les
apostrophes par une desquelles pourrait s’ouvrir leur explication. Mais,
vraiment, l’impatience la tourmentait trop! Elle prit une voiture pour
rentrer. Aussitôt dans sa chambre, elle arrêta Marc qui, justement, la
traversait pour gagner la sienne, comme il le faisait fort souvent, et
lui jeta d’une voix légère qui tremblait un peu:

--Eh! bien, j’espère que tu t’en paies, avec la dame blonde!

Il parut surpris.

--Quelle dame blonde?

--Voyons, cette femme entre deux âges... plutôt mince que forte.

--Ah! oui, fit-il sans réfléchir, madame Aliscan!

Hélène reçut un choc atroce, mais elle se contint.

--Comment sais-tu son nom?

--Elle me l’a dit.

Il était devenu d’une extrême rougeur.

--J’aime à croire qu’elle te plaît! répartit Hélène. Si tu savais comme
tu es drôle, quelle figure tu prends, de quels soins tu entoures cette
coquette personne quand elle te fait l’insigne honneur d’accepter ton
bras! Dans mon coin, par instants, j’en riais toute seule...

Il déclara en regardant sa belle-mère en face:

--Je la trouve gracieuse! Elle danse bien!

--Oui? C’est égal, fit la jeune femme, elle n’est pas trop fraîche! Pour
un artiste, ajouta-t-elle, comme tu prétends l’être, il y a pourtant
mieux sans chercher bien loin!

Ce dernier trait avait jailli tout naturellement, sans qu’elle eût
mesuré sa secrète portée. Soudain, quel malaise la saisit! Dès le début
de l’entretien, pour cacher son trouble, elle avait commencé, en parlant
à Marc, à dépouiller, comme tous les soirs, sa toilette de ville. Se
montrer devant lui en combinaison était pour elle pratique courante
depuis tant d’années qu’elle eût tenu pour imbécile, une minute plus
tôt, non de s’en faire quelque scrupule, mais même d’y songer. Et voici
qu’elle baignait dans la confusion! Sa gorge nue, vue dans la glace, lui
faisait horreur comme une formidable indécence et elle n’osait gagner
son lit, distant de trois pas, sur lequel reposait sa robe d’intérieur.
Il lui semblait qu’à se mouvoir en simple appareil elle eût fait pis
encore qu’à rester en place. Par quelle folie s’était-elle mise dans cet
affreux cas momentanément sans issue?

Ses regards rencontrèrent les regards de Marc. Elle tremblait d’y voir
luire la flamme équivoque qui, tout à l’heure, lorsqu’il dansait,
l’avait révoltée. Il y régnait la plus complète des indifférences.
Alors, se décidant, elle prit la robe et la passa en évitant de tourner
vers lui cette poitrine dont l’éclat la désespérait. Puis, d’un mot,
tranquillement, elle le congédia.

Il n’avait pas franchi le seuil qu’elle était en larmes. Dans son esprit
se comparaient avec cruauté l’attitude du jeune homme envers sa danseuse
et sa froideur devant elle-même, blanche et magnifique, en partie
offerte à sa vue. Le moindre signe d’une émotion l’aurait accablée,
cette froideur l’humiliait et la désolait. N’était-elle pas, sinon
l’aveu, la preuve la plus sûre du sentiment dont, avant même qu’il n’en
eût conscience, elle avait deviné qu’il naissait en lui? «Cette fois,»
pensait-elle, «il m’échappe! Une influence contre laquelle je suis
désarmée le soustrait à la mienne définitivement. Si j’avais, dans ses
yeux, vu paraître un trouble, j’aurais pu le croire pris de cette basse
ardeur que sollicite, à l’âge qu’il a, le dernier jupon et tenter un
effort pour l’en délivrer. Mais l’expérience vient d’être faite, elle
est concluante. Une seule femme compte pour lui, cette vieille femme,
qu’il aime!» Dans l’excès de sa fièvre et de son chagrin, la malheureuse
accusait Marc de la détester, lui reprochait de ne payer que
d’ingratitude tant d’amour, tant de soins, tant de dévouement qu’il
avait reçus d’elle depuis son enfance. Son caprice lui semblait le plus
noir des crimes. Positivement, elle l’exécrait lorsqu’elle vint à table
et qu’elle essaya de manger.

La phase aiguë de son état ne dura qu’une nuit. Vers le matin luisait en
elle cet espoir des mères qui réussit à s’édifier si merveilleusement
sur les plus fragiles illusions. Opposant la jeunesse, la fraîcheur de
Marc à l’évidente maturité, pour ne pas dire plus, de sa prétendue
séductrice, il lui plaisait de s’assurer qu’une intrigue entre eux eût
été de tout point trop extravagante pour pouvoir un jour se former.
D’ailleurs, cette femme avait bon genre, paraissait sérieuse,
s’abstenait d’attirer les regards sur elle. De quel droit lui prêter des
intentions louches? Supposé même que sa conduite fût irrégulière,
qu’elle eût un amant, mille faiblesses, irait-elle s’enticher d’un gamin
quelconque rencontré dans une salle du _Sémiramis_? La raison la plus
stricte inspirait Hélène, que ne guidait, au demeurant, aucune
expérience du jeu tourmenté des passions. Ses soupçons de la veille lui
paraissaient fous. Cependant, il restait le plaisir certain, la
diligence embarrassée dont témoignait Marc lorsqu’il pilotait cette
danseuse. Pas une autre, à coup sûr, n’exerçait sur lui une influence ou
comparable, ou même analogue. Comment expliquer un tel trouble? La
complaisance déterminée qu’employait Hélène à rendre à son cœur
l’apaisement faillit buter sur cette question, la plus insidieuse, et
déjà toutes ses craintes reprenaient leur force. Mais la confiance avait
trop fait pour l’abandonner. Fulgurante, et si simple, une réponse lui
vint: «La belle malice! Que je suis stupide! Elle le flatte.»

Jusqu’au milieu du jour suivant, elle s’en contenta. Tout à coup, vers
cinq heures, Marc tira sa montre et commença de s’agiter avec
impatience. Pour lui faire oublier la scène de la veille, sa belle-mère
l’entraîna au _Sémiramis_. Mme Aliscan s’y trouvait. Sans ressentir de
sa présence nulle espèce d’humeur, Hélène se mit consciencieusement à
l’examiner, se demandant par où cette femme pouvait flatter Marc. Elle
dansait à merveille, oui, c’était certain. Mais quelle folie de déclarer
qu’elle était gracieuse! Tout au plus avait-elle de la légèreté. Ce qui
frappait dans sa personne, même assez vivement, c’était, sous la
réserve, un air moderne, comme si, des mœurs de notre époque, elle avait
tout pris, excepté l’indécence et le ton vulgaire. A la voir d’ensemble,
elle plaisait. Regardée en détail et sans prévention, elle éloignait par
son visage trop couvert de rides, mais offrait une silhouette agréable
au siècle. Voilà, du moins, ce qu’en face d’elle concluait Hélène qui
s’appliquait à la juger de l’œil le plus froid. Cependant, son esprit,
sourdement inquiet, ne laissait pas de s’absorber dans une lente
recherche et méditait sur les données de cet examen. Il s’y faisait un
rapprochement entre elle et cette femme, considérée moins en elle-même,
sous l’angle objectif, qu’en fonction du plaisir qu’elle causait à Marc.
Est-il permis d’aventurer qu’à cette heure déjà elle accordait moins
d’importance et de séduction à sa majesté naturelle? Qu’elle y percevait
mainte faiblesse? Que, sans d’ailleurs lui préférer aucunement la mode,
elle commençait à la tenir pour anachronique? Ces sentiments flottaient
en elle comme de molles vapeurs une minute angoissantes par leur
imprévu. Quant à vraiment s’y attacher, elle n’y songeait pas.

Ce ne fut que plus tard qu’ils se condensèrent. Sous l’influence de
réflexions d’abord capricieuses, d’abord négligées, puis mûries et qui,
bientôt, s’agglutinant, prirent une étrange force, il lui vint le
soupçon d’un malentendu par où pouvait se justifier la conduite de Marc.
Pensée rassurante, choc terrible! A la fois, quel délice et quel
ébranlement! Elle s’avisait que les mille soins prodigués par elle à cet
enfant d’une étrangère chéri comme un fils n’avaient pas eu
nécessairement l’effet désiré de lui faire en toute chose partager ses
goûts. Les illusions que, sur ce point, de la meilleure foi, elle avait
nourries si longtemps, elle les devait au déploiement d’une autorité
constamment rigoureuse et souvent brutale. Affranchi, Marc suivait ses
inclinations. Quoi d’étonnant qu’elles le portassent non vers le passé,
mais vers les modes et l’esthétique de l’époque présente? Si Mme Aliscan
lui semblait gracieuse, ce n’était pas que son physique l’eût
impressionné à lui retirer tout jugement, c’était qu’en elle il
appréciait, parfaitement maniés, les artifices par où triomphe la femme
d’aujourd’hui. Pleine d’entrain, l’air charmé, se laissant conduire,
sous les regards que lui valaient ses heureuses toilettes et sa
surprenante légèreté, cette très ancienne jolie personne lui faisait
honneur. Il ne manquait, dans les salons du _Sémiramis_, ni de coquettes
autrement fraîches, ni de bonnes danseuses sur lesquelles aurait pu se
fixer son choix. Mais peut-être étaient-elles moins richement vêtues, et
les tendresses des très jeunes gens, comme celles des sauvages, vont
d’instinct aux parures les plus éclatantes.

La déception qu’Hélène subit fut de brève durée. Bientôt, le bonheur
l’inonda. Qu’attendait-elle pour ressaisir tous ses avantages et
restaurer par son adresse l’empire absolu qu’autrefois, d’un seul mot,
elle établissait? Puisque Marc, entiché d’élégance moderne, y sacrifiait
jusqu’aux élans de son naturel qui devaient le pousser vers les femmes
aimables, cette élégance, mise en valeur par une de celles-ci,
n’aurait-elle pas, comblant ses vœux, pour effet certain de le retenir
auprès d’elle? Pendant huit jours, Hélène vécut dans le ravissement de
sentir battre à ses artères une fièvre inconnue. Tout son temps se
passait dans les magasins. Avec l’ardeur qu’une fiancée met à son
trousseau, elle commandait, assortissait, essayait, réglait, n’ayant au
cœur d’autre ambition, de désir plus vif que de transformer sa
silhouette. Des fournisseurs jugés timides ou d’un goût médiocre
s’entendaient, d’une voix sèche, réclamer leur note et des maisons d’une
nouveauté pour elle effarante la voyaient s’introduire dans leur
clientèle. Ce que d’abord elle exigeait, c’était une coupe rare et
d’être servie rapidement. Elle se jetait dans la dépense sans aucun
calcul.

Marc, un matin, la vit paraître au seuil du salon dans un kimono pourpre
et gris traversé de dorures d’un bizarre dessin, les pieds chaussés de
mules chinoises galonnées d’argent, enfin les cheveux coupés court.

Lorsqu’il eut dominé sa première stupeur:

--Vous! fit-il d’une voix sourde et toute bouleversée.

--Pourquoi pas moi, répliqua-t-elle, aussi bien qu’une autre?

Elle se posa devant une glace, tapota ses boucles et demanda d’un air
léger:

--Comment me trouves-tu?

--Vous êtes coiffée merveilleusement! lui répondit-il.

--Ma robe te plaît-elle?

--Oui, beaucoup!

L’adolescent s’était levé, sur ces derniers mots, pour venir la voir de
plus près. Un frisson de plaisir parcourut Hélène. Mais, tout à coup,
cet examen lui parut gênant, elle souffrit de sa propre immobilité, du
silence qu’elle-même observait. Alors, d’un geste à peine sensible, elle
éloigna Marc et, parlant avec feu pour cacher son trouble:

--Voilà! fit-elle. J’ai renoncé à mes anciennes modes. Tu comprends qu’à
mon âge c’était ridicule. Je suis une jeune femme, mon chéri! Si j’avais
conservé ma défroque sérieuse, je me demande, à cinquante ans, ce que
j’aurais mis, comment j’aurais pu m’affubler. C’est, je crois, le milieu
du _Sémiramis_ qui m’a donné sur la toilette des vues raisonnables. Je
sais bien, tu te dis: «Mère en reviendra! Pour le moment, c’est
l’enthousiasme. Attendons un peu.» Les vieilles habitudes? Oui, sans
doute! Pourtant, vois-tu, quand les nouvelles vous sont agréables, on
oublie rapidement jusqu’aux traces des vieilles. Et puis, suppose que je
regrette, qu’en aurais-je de plus? J’ai vendu, ces jours-ci, tous mes
rossignols!

Son beau-fils l’écoutait avec étonnement. Elle le saisit par un poignet.

--Viens voir mes trésors!

Marc dut courir sur ses talons, entraîné par elle, aspiré, confisqué par
le tourbillon que propageait hors de son être une seconde jeunesse. Un
rayon de soleil éclairait la chambre. Ce fut assez pour que, des robes
tirées d’une armoire et présentées les épaulettes sur des arcs de buis,
les couleurs délicates prissent de l’agrément. Disposant le long d’elle
ces fragiles toilettes, afin que Marc put apprécier avec quel bonheur
elles s’harmonisaient à son teint, Hélène les montrait une par une, d’un
air timide et satisfait, modeste et charmé. Un léger tremblement agitait
ses doigts et l’émotion lui contractait à tel point la gorge qu’elle ne
pouvait dire un seul mot. Après avoir longtemps vécu sans nulle
coquetterie, elle se sentait comme une avare devant ces chiffons mis en
valeur par le travail de la couturière. Les chapeaux lui rendirent une
certaine aisance. Ils étaient six, qu’elle enfonça d’un geste énergique
et commenta successivement, le visage radieux, s’admirant dans une
glace, mais tournée vers Marc. Avec chacun, elle reprenait une
quelconque des robes. C’était alors une digression sur cet assemblage,
considéré, selon les cas, soit dans sa justesse, soit du côté de
l’imprévu qu’il offrait aux yeux. Marc, étourdi, laissait tomber des
approbations qui, de distraites, se précisèrent et devinrent plus
chaudes. Un plaisir artistique s’éveillait en lui. Sur une dernière
combinaison qu’Hélène mit au point, transporté d’enthousiasme, il lui
déclara:

--Pas à dire, petite mère, vous êtes épatante!

Ce fut pour elle comme si l’accent d’une bouche prophétique venait
d’éclairer son destin.

Malgré cela, par habitude, elle fit observer:

--Je t’assure qu’étonnante aurait pu suffire...

Il défendit sa locution. Leurs rires s’accordèrent. Jamais encore, l’un
envers l’autre, oubliant toute règle, ils ne s’étaient sentis si libres
et si camarades. Dans leurs yeux rayonnait une complicité. Ces toilettes
étalées, ces chapeaux en vrac les rapprochaient comme deux enfants
séparés par l’âge un profond amour du même jouet.

Beaucoup plus rapidement qu’il n’avait grandi, le malaise d’Hélène
disparut. Avec l’orgueil de sa nature et connaissant Marc, elle ne
doutait de son triomphe sur aucune rivale dès le moment qu’elle
l’affrontait pourvue des mêmes armes. La première fois qu’ils
retournèrent au _Sémiramis_, la société, par exception, était peu
nombreuse et Mme Aliscan n’y figurait pas. Mais, le jour suivant, ils la
virent. Marc, qui, la veille, en son absence, avait, parmi d’autres,
beaucoup fait danser sa belle-mère, s’occupa d’elle moins activement, la
négligea presque et put combler de ses égards Mme Aliscan sans qu’Hélène
en fut offusquée. Entre leurs traits et leurs statures, leurs tailles et
leurs grâces, la différence de qualité lui semblait si grande que l’idée
même d’un parallèle de leurs deux personnes l’aurait fait rougir, comme
indigne. Dans un répit que s’accordait la mûre élégante, ayant tourné
sans intention ses regards vers elle, elle la surprit, la tête penchée,
qui lorgnait sa robe: ce fut assez pour la réjouir de la certitude
qu’elle lui inspirait quelque envie.

D’ordinaire, ses loisirs étaient abondants. Elle les passait tantôt à
lire et tantôt à coudre, ou modifiait dans sa maison de ces mille
détails dont l’ordonnance est capitale pour l’aspect d’une chambre. Mais
ses toilettes l’occupèrent tant, les journées qui vinrent, qu’elle en
délaissa toute lecture et que nul soin, si ce n’est ceux dont elle les
comblait, ne lui parut digne d’attention. «Je veux que Marc soit fier de
moi,» se répétait-elle, «que ma coquetterie lui suffise, que lui aussi
puisse se flatter, lorsque nous sortons, d’accompagner et de distraire
une femme à la mode!» Inconsciemment, elle se formait à ce nouveau rôle.
Elle en prit bientôt tous les tours. Un maquillage, d’abord discret,
puis plus accentué, vint remplacer sur sa figure le nuage de poudre
qu’elle y dispersait chaque matin. Les cheveux courts prêtaient du
charme à cet artifice et le rendaient même nécessaire. Quantité de
personnes, dans la salle de danse, loin de cacher à leurs voisines
qu’elles y recouraient, le rafraîchissaient publiquement. Hélène, comme
elles, eut ses crayons et son démêloir, une glace et du rouge dans son
sac. De temps à autre, elle en tirait ces objets intimes et, s’étudiant
le coin des yeux, la couleur des lèvres, se servait de chacun comme à sa
toilette, suivant l’usage inélégant et presque grossier qu’ont emprunté
les femmes du monde aux femmes les plus basses.

Dans ses pensées dépérissait tout esprit critique. Si sa pudeur
proprement dite restait sans accroc, tout au plus songeait-elle à la
bienséance. Lorsqu’elle dansait, elle s’appliquait, pour complaire à
Marc, à rendre molles et languissantes certaines inflexions, se donnant
pour excuse qu’elle n’était guère souple et qu’en brisant, même à
l’excès sa rigueur native elle ne faisait que se tenir dans la juste
note. Ainsi, l’image de sa personne qu’en passant auprès elle ne cessait
de rechercher dans le miroir d’angle était l’inverse exactement de
l’image d’elle-même qu’autrefois elle aimait qu’il lui renvoyât. Autant
celle-ci la réjouissait noble et compassée, autant celle-là, pour la
séduire au milieu des autres, devait comporter d’abandon. Quand, par
hasard, soit qu’elle fût lasse ou d’humeur inquiète, elle se soupçonnait
d’en manquer, sa grande taille lui causait un vrai désespoir, Il lui
semblait qu’un corps menu se gouvernait mieux.

Pour le reste, elle vivait sans profondes alarmes. Le raisonnement avait
fini par dompter chez elle certaines impulsions trop nerveuses et
l’habitude de les noter lui rendait moins vifs les symptômes qui,
d’abord, l’avaient affolée. Que Marc dansât avec une femme ou avec une
autre, il s’agissait, au demeurant, d’un plaisir si bref que, soutenue
par l’opinion qu’elle avait d’elle-même, elle n’y prêtait guère
attention. Dans des rapports noués publiquement et dénoués d’office sur
une dernière phrase de l’orchestre, qu’importait quelque trouble observé
chez lui? L’enchantement consommé, rien n’en subsistait. N’avait-elle
pas la certitude, dans une heure ou moins, de le posséder sans partage?

Cette perspective l’entretenait en parfaite confiance. Bien souvent, un
sourire lui pinçait la bouche, tant ses craintes de naguère lui
paraissaient vaines.

Ce fut ainsi jusqu’à la fin d’une journée pluvieuse où, ses regards
s’étant portés vers une dépendance que séparait de la grande salle une
double portière, à la faveur d’un jeu de glaces, elle aperçut Marc qui
baisait l’épaule de Mme Aliscan.




VIII


Le surlendemain de cette surprise, dans la matinée, Hélène, encore tout
étourdie, s’habillait sans hâte lorsqu’elle fut dérangée par sa femme de
chambre.

--Monsieur Laroque est au salon. Il demande Madame.

--Qui ça, monsieur Laroque?... Monsieur Laroque?

Elle prit le temps de réfléchir et elle se souvint. Ce devait être un
des grands chefs de la Société pour le compte de laquelle naviguait
Michel.

--C’est bien, fit la jeune femme, dites que j’y vais.

Elle sortit de chez elle dans les cinq minutes. Le visiteur était debout
auprès du piano. Il la salua d’un air gêné. Elle le fit asseoir.

--Madame, dit-il, je suis porteur d’une mauvaise nouvelle.

--Mon mari? jeta-t-elle, subitement glacée.

--Oui, madame. Une dépêche reçue à l’instant. Le commandant rentrait en
France. Il passait à Suez. Il a été frappé hier d’une insolation.

--Oh! fit Hélène.

Elle répéta: «D’une insolation?» comme si le mot l’interloquait, lui
semblait obscur, puis demanda d’une voix rapide:

--Son état est grave?

--Hélas! oui... Nous craignons... Excessivement grave!... Aucun espoir,
malheureusement, ne paraît permis.

--Mais enfin, cria-t-elle, que dit la dépêche?

M. Laroque prit un air sombre et baissa les yeux.

Hélène sentit un nouveau froid lui gagner les membres en scrutant ce
visage qui se dérobait. Déjà, la mort de son mari, foudroyé si loin, ne
faisait pour elle aucun doute. Cependant, elle voulait une confirmation.
Deviner un malheur d’une telle importance nous semble une aide
ignominieuse prêtée au destin. Craintivement, elle souffla:

--Tout est-il fini?

Le visiteur lui répondit d’un lent signe de tête. Alors, elle se mit à
pleurer.

Marc, justement, était sorti, vingt minutes plus tôt, pour aller prendre
une inscription à l’École de Droit. Hélène l’attendit dans les transes.
Elle sanglotait, mais souffrait moins de la catastrophe que d’avoir tout
à l’heure à la révéler. Dans son esprit, avant elle-même, plus
directement, celle-ci frappait et son beau-fils, et ensuite sa fille.
L’étendue de la perte, infinie pour elle, n’allait-elle pas déterminer
dans ces jeunes natures un désordre animal d’une violence affreuse?
Quand Marc rentra et qu’il la vit le visage en pleurs, ses regards
exprimèrent la stupéfaction. Elle le saisit par un poignet, l’attira
près d’elle, le baisa fiévreusement à plusieurs reprises.

Dans le flot des paroles qu’elle jetait sans suite, il ne pouvait ni
découvrir une raison quelconque, ni parvenir à démêler la cause de sa
peine. Enfin, ces mots sonnèrent, distincts: «Ton pauvre papa!» Ce fut,
pour lui, l’évocation, sous un ciel farouche, d’un bâtiment désemparé
plongeant dans la mer, de chaloupes s’éloignant à renfort de rames, de
son père demeuré le dernier à bord et, sur le point de s’élancer vers un
bois flottant, se trouvant aspiré par le tourbillon. Dans l’espace d’une
seconde, tout un drame atroce. Lorsqu’il connut la vérité, plus humble
et plus sèche, il s’abattit sur sa belle-mère en poussant un cri. Elle
le sentait qui, du menton, meurtrissait sa gorge et qui, les doigts à
même la peau, non sans lui faire mal, lui pressait les bras
nerveusement.

Pourtant, Hélène dut constater qu’il ne pleurait pas. S’étant soustraite
avec douceur à sa forte étreinte, elle quitta le salon au bout d’un
instant pour avertir Marie-Thérèse qui fondit en larmes et qu’elle
consola de son mieux. Puis, traînant la fillette, elle revint vers Marc.
Il avait un air morne et désespéré, mais, à vrai dire, plutôt songeur
qu’empreint d’émotion, et, sous son front barré de plis, ses yeux
restaient secs. «C’est,» pensa-t-elle, «un homme déjà. Comme il se
contient!» Elle était loin de soupçonner que son attitude reflétait
strictement sa posture morale et que, gêné de souffrir peu, il sondait
son cœur sans y trouver les arguments d’une tendresse blessée.

Des nouvelles plus complètes arrivèrent bientôt. Pendant dix jours,
l’appartement fut aussi glacé que si Michel avait dormi son dernier
sommeil entre les cloisons d’une des chambres. Tout l’esprit de chacun
se tendait vers lui et le silence ne résonnait, à longs intervalles, que
de paroles dites par Hélène entre deux soupirs pour vanter ses mérites
et ses perfections. Elles touchaient l’âme de Marc sans la pénétrer,
comme il advient quand nos oreilles doivent subir d’autrui l’éloge d’une
personne étrangère. La pensée de son père l’attristait sans doute et,
dans les vues qu’il accordait à son proche futur, il ne pouvait, sans
ressentir un honnête regret, méditer sur sa place éternellement vide,
mais quelles empreintes relevait-il, dans sa destinée, de cet homme
froid, systématique et toujours absent? Quel lien sa mort inattendue
venait-elle de rompre? On le savait tantôt en route pour Adélaïde et
tantôt naviguant sur les mers de Chine, on apprenait, plusieurs semaines
après l’événement, que son navire avait souffert sur un point du globe
d’une tempête qui l’avait sérieusement secoué, puis il rentrait,
collectionnait des potins bretons et repartait pour quatre mois sans
verser une larme. Incapable, à son tour, de pleurer sur lui, Marc
attribuait le peu d’ampleur de son déchirement au faible éclat des
témoignages de sollicitude qu’il avait reçus de son père. D’autres fois,
il pensait: «Je dois être un monstre!»

Ce fut l’idée que, subitement, prit Hélène de lui dans le wagon qui les
portait, sous un ciel brumeux, par un jour de novembre étonnamment
jaune, vers l’humble coin du Finistère, sans nom sur la carte, où la
dépouille du commandant allait reposer. Le corps avait quitté Marseille,
traversait la France, progressait vers le lieu de sa sépulture, la jeune
femme y songeait dans le recueillement et l’émotion d’imaginer une tombe
grande ouverte au point précis d’intersection de leurs deux parcours lui
causait une souffrance chaque minute plus vive. Elle leva les paupières
et regarda Marc. Il contemplait le paysage du même air tranquille qu’un
officier de cavalerie assis à sa gauche et, tout à coup, fit à sa sœur
un signe de gaieté en lui montrant des animaux dans un pâturage. Hélène,
blessée dans son chagrin, détournait les yeux lorsqu’à la suite d’une
réflexion de Marie-Thérèse, elle l’entendit rire presque haut. «Quelle
indifférence!» gémit-elle, «Nous irions en Bretagne pour notre agrément
qu’il n’aurait pas dans sa conduite plus de liberté. Plaisante-t-on à la
veille d’enterrer son père?» Assourdie et bercée par le bruit du train,
elle concentrait sur ces dix mots son indignation lorsqu’il se fit dans
ses pensées comme un déchirement. Une image détestée venait d’y surgir.
«Que je suis sotte! C’est cette coquine! Il ne voit plus qu’elle. Tout
son cœur nous est pris par une intrigante!» tels furent les traits qui
se pressèrent dans l’esprit d’Hélène, tandis qu’avec le port de tête
d’une femme outragée elle considérait son beau-fils. Depuis dix jours
que l’obsédait la fatale nouvelle, l’incident du baiser donné sur
l’épaule lui revenait à la mémoire pour la première fois. Elle fut
surprise, mais estima d’un beau caractère et se fit un mérite solidement
fondé d’avoir pu l’oublier pendant si longtemps.

Sa propre peine était surtout celle qu’elle s’infligeait. A sans cesse
la sentir se gonfler en elle, elle ne doutait, du reste, pas qu’elle ne
fût sincère. Peut-être, au pis, admettait-elle qu’un remords certain, en
se mêlant à ses regrets, la rendait moins pure. Lorsqu’elle vit, à
l’église, Marc, d’ailleurs correct, subir les chants des funérailles,
tout près du cercueil, sans vraiment accuser aucun désespoir, il lui
parut qu’elle se devait de pleurer pour deux et, fiévreusement, elle
rechercha de nouvelles raisons dont se pût grossir son chagrin. Artifice
étonnant de puérilité! Touchant manège d’une pénitente qui poursuit des
torts jusqu’aux replis de sa conscience les moins engorgés pour doubler
le volume de sa contrition! De la douceur de son mari, de sa loyauté, de
sa confiance et de l’amour qu’il avait pour elle, elle s’appliquait à
dégager les traits les plus nets, à les parer d’une intention de
délicatesse dont le raffinement l’attendrît, puis s’étudiait et
rapprochait de ces témoignages l’abominable ingratitude qu’elle avait
montrée. Mais, constamment, elle suspendait cette méditation pour
éloigner de son esprit le sujet d’une autre, importune et tenace comme
une mauvaise mouche. Même aux accents du _Dies Iræ_, qu’entonnèrent les
chantres avec autant d’incompétence que de détachement, elle ne put se
flatter d’une complète fusion dans le souvenir de Michel. Ses pleurs
coulaient, dans sa poitrine soufflait une tempête, tout le poids du
grand hymne accablait sa nuque et, par éclairs désordonnés, elle
revoyait Marc se penchant sur l’épaule de sa vieille danseuse. Elle
avait beau se répéter que c’était indigne, l’instant d’après, du fond
d’elle-même, ces deux figures liées revenaient traverser la figure du
mort. Pour se sentir provisoirement enfin délivrée de cette obsession
révoltante, il lui fallut le choc sans nom de la mise en terre. Alors,
brisée, elle sanglota. Marc, aussi, pleurait.

De la dizaine d’alliés et proches dans le cœur de qui avait pu retentir
la mort de Michel, le plus atteint était sans doute le comte de Kerbrat.
Persuadé que sa fille souffrait cruellement, il ne prit que le temps,
les obsèques finies, de boucler une vieille malle dont les panneaux
jouaient et s’en fut à Paris par le premier train. L’excellent homme
voulait qu’Hélène, dans son affliction, retrouvât, au besoin, pour s’y
engourdir les bras puissants et délicats qui l’avaient bercée. Son
arrivée fut accueillie presque avec transport. La jeune femme, que
rongeait une sombre amertume, vit dans son père l’unique personne de son
entourage dont l’attachement et la tendresse ne l’eussent pas déçue.
Elle se souvint du différend qui, trois mois plus tôt, les avait opposés
à l’Amirauté, se repentit de sa violence à cette occasion et se reconnut
tous les torts. Le sujet valait-il une si chaude querelle? Quelle
fantaisie l’avait poussée à nier l’évidence en faveur de l’ingrat
qu’était son beau-fils? Que le talent de celui-ci fût ou non goûté, elle
ne s’en souciait vraiment plus! Aussi bien, qu’il fît donc ce qu’il lui
plaisait! Si sa nature était grossière, ses appétits bas, sa personne à
son aise dans l’avilissement, après avoir, pour l’amender, tout donné
d’elle-même, allait-elle s’épuiser à poursuivre une tâche vouée d’avance
à l’échec et au ridicule? N’était-il pas, pour une jeune femme, de buts
plus gracieux que le salut d’un libertin, doublé d’un cœur sec, qui
n’était pas même son enfant? Ces derniers mots, qu’elle se disait pour
la première fois sans éveiller dans sa poitrine un regret confus,
l’aidaient à prendre son parti d’une situation malgré tout humiliante
pour son amour-propre. Ils lui servaient à placer Marc au rang d’un
pupille dont les écarts en apparence les plus outrageants manquaient de
pointe pour la blesser avec profondeur. Dans les baisers qu’elle lui
donnait, et qu’elle voulait froids, dans les regards indifférents
qu’elle posait sur lui, leur intervention s’exerçait. Elle qui, jadis,
entre leurs goûts et leurs caractères, recherchait fiévreusement des
similitudes mettait la même avidité, depuis l’enterrement, à en noter
les disparates et les distinctions.

Tant que son père fut auprès d’elle, cette humeur dura. Puis,
subitement, demeurée seule, en l’espace d’un jour et à une allure
d’invasion, elle sentit revenir toutes ses inquiétudes. Les cours de
Droit avaient repris leur cadence normale et, comme d’ailleurs il le
faisait l’année précédente, Marc s’absentait matin et soir pour y
assister. Hélène, de qui le détachement était surtout dû à l’assurance
que le grand deuil suspendait pour lui les plaisirs équivoques du
_Sémiramis_, se mit en tête qu’il profitait de sa liberté pour
rencontrer, savait-elle où, Mme Aliscan. Sa présomption ne reposait sur
rien d’effectif, mais elle voyait à son beau-fils une figure paisible et
se disait que si l’intrigue à peine ébauchée avait été interrompue par
les circonstances elle l’aurait bien lu sur ses traits. Deux ou trois
fois, elle se promit d’interroger Marc. Mais sa présence lui retirait
toute espèce d’audace et, au moment d’articuler une première question,
sa langue se glaçait dans sa bouche. Ce qu’elle tenait pour un devoir
des plus rigoureux lui causait toute la gêne d’une indiscrétion. Elle
redoutait d’être accueillie soit avec froideur, soit, pis encore, avec
bravoure et impertinence et sentait bien que le moindre air de
désinvolture l’aurait confondue sur-le-champ. Puis, qu’eût-ce été si le
jeune homme s’était mis à nier? Ou ses soupçons, reconnus vains, lui
auraient fait honte, ou, faute de preuves, elle aurait dû, sûre d’être
abusée, prendre son parti d’un mensonge. Pouvait-on concevoir position
plus sotte?

Pendant qu’ainsi, fiévreuse et lâche, elle tergiversait sans parvenir à
se fixer dans une direction, la terrible impatience qui grondait en elle
lui inspirait les mille mesures qui soutiennent la crainte et demeurent
sans effet sur la certitude. C’était un peu comme une revanche de ses
intentions sur son manque total d’énergie. A chaque retour de son
beau-fils, lorsqu’il l’embrassait, elle promenait sur sa cravate un
regard méfiant, elle s’attardait à respirer son visage tendu, tâchant
d’y surprendre une odeur. Mais le nœud d’une cravate peut se rectifier
et les parfums ne laissent pas tous une odeur tenace. Un seul moyen,
surveiller Marc à travers Paris, aurait donné, songeait Hélène,
rapidement naissance à un résultat non douteux. Cependant, elle
tremblait à l’examiner. Entre le Marc suivi par elle moins d’un an plus
tôt et celui qu’à cette heure il faudrait surprendre, la différence lui
paraissait à tel point frappante que c’était comme celle de deux êtres.
L’appréhender par une oreille dans le Luxembourg n’avait été, lui
semblait-il, qu’exercer un droit, tandis qu’épier résolument ses mœurs
d’aujourd’hui excédait, à ses yeux, ses attributions. Dans les moments
où l’inquiétude la tourmentait trop, le dessein, malgré tout, cheminait
en elle. Sa détresse y puisait un peu d’apaisement, avant qu’un tour de
son esprit ne l’eût écrasé, ainsi qu’une ressource interdite.

Il prit une forme inattendue un jour de l’hiver. Hélène, passant,
l’après-midi, dans une rue du centre, remarqua, sur un mur, une immense
affiche, C’était celle d’une agence de police privée. Des inscriptions y
rayonnaient, en caractères bleus, autour de l’image d’une serrure par le
trou de laquelle un œil grand ouvert luisait d’un éclat surprenant.

Après avoir machinalement déchiffré les textes, elle commença par
écarter comme une infamie la pensée qui, soudain, l’avait traversée. Une
femme honnête ne recourt pas à des procédés qui l’obligent à se mettre
en étroit contact avec ce qu’une nation compte de plus bas. Même grimés
en soutiens de l’ordre établi, les délateurs ne sont-ils pas les voisins
des traîtres? «Plus répugnants que ces derniers,» se disait Hélène,
«puisque, dans l’ombre où ils s’agitent, couverts par les lois, ils
n’ont pas même à témoigner d’un certain courage.» Mais quel pouvoir de
séduction exerçait sur elle la perspective d’être informée des actions
de Marc sans se livrer personnellement à l’odieux contrôle qu’elle
brûlait, au fond, d’instituer! Quatre ou cinq jours, elle fit effort
pour se dérober à la tentation grandissante. Justement, plusieurs murs
se couvraient d’affiches où s’étalaient, crus et perfides, la serrure et
l’œil, et toutes les fois que la jeune femme avait à sortir son regard
tombait sur quelqu’une. A chaque rencontre, elle se disait que, pour que
l’agence pût engager une telle dépense de publicité, il lui fallait
avoir déjà un gros train d’affaires, une clientèle considérable et donc
bien servie. C’était la preuve que les scrupules qui l’importunaient
étaient assez peu partagés. Bientôt, elle-même s’en soucia moins, puis
les sentit fondre, le seul obstacle encore dressé devant son envie était
l’idée de l’humiliante et vilaine démarche qu’elle serait forcée
d’accomplir. Un matin, brusquement, elle se décida. Un vif mépris de sa
personne lui pinçait la bouche, tandis qu’un fiacre, au fond duquel elle
se tapissait, la menait à l’office de la rue Vignon.

Les bureaux occupaient un étage entier. Hélène, d’abord, fut introduite
dans une salle d’attente juste assez grande pour contenir deux fauteuils
cannés et que flanquaient symétriquement, à droite et à gauche, trois ou
quatre réduits de même dimension. Cette ordonnance lui fit sentir
l’abjection du lieu par le souci qu’elle trahissait bien ouvertement
d’éviter à chacun le regard d’autrui. Les quatre murs entre lesquels
elle était captive lui semblaient contrarier sa respiration. «Quel
séjour!» pensa-t-elle en se retournant. «Cette dégoûtante petite cabine
a tout vu du monde, excepté, je suppose, une âme un peu noble!» Un
instant, révoltée, elle voulut s’enfuir, préférant ses alarmes à
l’ignominie dont elle paierait la certitude qui lui manquait tant. Mais,
déjà, le garçon la priait d’entrer.

Le directeur était un homme de l’air d’un gendarme, avec un nez carré du
bout, des sourcils épais, de fortes moustaches, des yeux durs. Pas du
tout le visage qu’attendait Hélène. Il la salua d’un signe de tête et la
fit asseoir, puis demanda sur un ton bref, poli, mais cassant, bien que
le timbre de la voix fut parfaitement doux:

--Quel service, madame, puis-je vous rendre?

Elle murmura des mots sans suite. Il l’interrompit.

--Vous avez intérêt à tout m’expliquer. Si vous voulez que notre tâche
soit rapidement faite, fournissez-nous les renseignements qui nous sont
utiles, gardez-vous de jouer sur les mots. Autrement, ce serait une
visite perdue. Quantité de personnes qui s’adressent à nous commencent,
madame, par nous cacher des points importants, ce qui nous met dans
l’embarras, sans profit pour elles. La fois suivante, elles se
confessent. Qu’y ont-elles gagné?

--Rien du tout! fit Hélène. Vous avez raison.

--Alors, madame, je vous écoute!

Elle parla fort peu. L’autorité de cet homme sec assis à une table où
elle pensait ne rencontrer qu’un louche sacristain avait suffi à
dissiper momentanément ses plus ombrageuses préventions. Le mouchard,
ainsi fait, lui semblait moins vil. De temps à autre, elle s’arrêtait
dans son exposé pour réfléchir et s’assurer qu’elle disait bien tout,
qu’elle n’omettait rien d’essentiel. Lui, l’écoutait en griffonnant
quelquefois des notes.

Lorsqu’elle eut terminé, il les parcourut.

--Voyons... la rue Vaneau... jeune homme en deuil... sur la personne de
la maîtresse, aucune présomption... J’en fais mon affaire! conclut-il.

Puis, se levant et s’emparant d’un carnet à souches qui traînait
derrière lui sur une étagère:

--L’habitude est, madame, de payer d’avance. Comme il s’agit d’une
surveillance qui peut être longue et d’une enquête probablement assez
délicate si vos conjectures sont fondées, je ne puis vous fixer un prix
forfaitaire. Une provision de cinq cents francs suffira sans doute...
mettons six cents pour tenir compte du gros imprévu, corrigea-t-il en
remplissant une feuille du carnet, mais je ne donne à cet égard aucune
garantie. Tout dépendra du temps passé par mon inspecteur.

Hélène compta d’une main fiévreuse la somme demandée et la déposa sur la
table.

--Un dernier mot! J’ignore, madame, si vous êtes mariée, si le courrier
vous est remis sans intermédiaire. Pourrons-nous adresser le rapport
chez vous?

--Mais, pourquoi pas? répondit-elle. Certainement, monsieur!

Elle était toute surprise que ce fût fini. L’instant d’après, dans sa
conscience, au plus grand désordre, succédait l’apaisement le plus
absolu et, dans ses membres, à la fatigue, un bien-être étrange, comme
une légèreté d’hirondelle. Sur le trottoir, encore mouillé d’une récente
averse, qu’elle descendit jusqu’au _Printemps_ d’un pas allongé,
l’indiscrétion d’un pâle soleil lui parut charmante. Elle jugeait
d’assez haut ses anciens scrupules et s’étonnait ingénûment d’avoir
hésité devant une démarche aussi simple.

Répit factice, et dont, en somme, elle devait peu jouir! Le soir même
l’impatience la gagnait déjà. Le jour suivant, au déjeuner, elle
observait Marc et ne pouvait, sans ressentir un profond malaise, subir
l’idée qu’à son départ pour l’École de Droit, qui s’était produit vers
neuf heures, des policiers lancés par elle l’avaient espionné. Jamais
encore, sur son visage, dans sa manière d’être, elle n’avait vu se
refléter autant d’insouciance, dans ses regards briller le feu d’une
jeunesse plus chaste, et elle mettait de la passion à se persuader que
la mesure qu’elle avait prise était superflue. Cependant, le rapport lui
serait précieux. Jusqu’au rapport, elle savait trop qu’elle dormirait
mal et qu’au plus doux de sa confiance de cruels soupçons viendraient
constamment l’ébranler. Nulle impression n’était de force à détruire en
elle le baiser sur l’épaule du _Sémiramis_. Faisant la part de l’âge de
Marc et de l’entraînement, elle admettait que ce pût être une de ces
folies qui n’ont pratiquement aucune suite, mais refusait de s’en donner
la moindre assurance avant d’y être autorisée par un témoignage. Cinq
journées s’écoulèrent dans une vaine attente. Hélène, sur des charbons,
ne sortait plus, guettait, aux heures où se faisaient les distributions,
le coup de sonnette du concierge et, entre temps, se fatiguait à
conjecturer tantôt la cause de ce délai, pour elle anormal, tantôt le
mot même de l’enquête. Elle écrivit pour demander qu’on pressât
celle-ci. Mais, répugnant à ce que l’homme de la rue Vignon eût dans les
mains sa signature au bas d’un rappel, sur le point de jeter sa lettre à
la poste, elle le déchira toute timbrée.

Le sixième jour, dans la soirée, le rapport parvint. Son texte occupait
trois grandes pages. Avant même de le lire, rien qu’à sa longueur,
Hélène comprit que ses alarmes avaient une raison, qu’au résultat d’une
surveillance vraiment inutile on n’aurait consacré qu’un bien moindre
espace. Ses yeux, d’abord, le parcoururent en sautant des lignes. Dès
qu’il semblait lui apporter une révélation, elle glissait rapidement sur
le paragraphe où palpitait, vêtue de mots, cette ombre effrayante. Puis,
délibérément, phrase après phrase, elle prit connaissance de l’ensemble.
Alors ses mains, déjà toutes moites, se mirent à trembler et, à mesure
qu’elle progressait, respirant à peine, elle sentait que son dos se
refroidissait.

Rien n’était ambigu dans l’ignoble écrit. Trois jours plus tôt, et la
veille même à deux heures moins vingt, Marc s’était dirigé, par telle et
telle rue, vers une maison du petit square de Latour-Maubourg. On
l’avait vu s’y arrêter au troisième étage et pénétrer chez une dame
veuve du nom d’Aliscan. Il en était, chaque fois, sorti peu après quatre
heures pour rentrer rue Vaneau par un omnibus. Une personne de
confiance, habilement sondée, avait donné pour habituelles, depuis plus
d’un mois, ces visites du jeune homme dans l’après-midi. La locataire le
recevait en déshabillé. On tenait pour certain qu’elle fût sa maîtresse.

La face d’Hélène, à cet endroit, prit une telle chaleur qu’il lui parut
confusément, l’espace d’une seconde, qu’elle allait tomber évanouie.
Dans son esprit, le mot: maîtresse, comme dans un ciel noir,
s’inscrivait sans relâche en zig-zags de feu et ses oreilles en
bourdonnaient jusqu’à la souffrance. Tout à coup, sous son doigt, elle
sentit une feuille que retenait une courte épingle à l’avant-dernière
dont elle n’avait pas la surface. Les trois plus grandes la lui avaient
complètement cachée. Elle fit effort sur sa douleur et put lire ceci:

«_Mme A. est âgée de 46 ans. Née Thérèse-Bernadette-Augustine Perroux,
elle est la veuve de Charles-Édouard, ancien coulissier, décédé à Paris
en 1920. On lui connaît une fille mariée qui habite Bordeaux et un fils,
officier sorti de Saint-Cyr, actuellement en garnison à
Clermont-Ferrand. L’intéressée passe pour avoir une certaine fortune.
Relations bien posées, mais qu’elle cultive peu. A en croire des
personnes qui la touchent de près et qui, toutes, paraissent dignes de
foi, sa conduite, sans verser dans la galanterie, serait plutôt assez
légère, et même dissolue, bien qu’à cette heure le demandé soit son seul
amant. Si des détails complémentaires et toutes précisions étaient
désirés sur ce point on pourrait entreprendre une nouvelle enquête._»

Les mots: complémentaires, toutes précisions, étaient soulignés par deux
fois.

Subitement révoltée par l’odieux rapport:

--De vrais coquins! se dit Hélène en froissant les feuilles qu’elle
serra nerveusement au fond d’un tiroir. Quelle horreur de penser que la
loi les couvre! Ah! comme une balle de revolver, reprit-elle tout haut,
serait bien à sa place dans ces têtes d’espions!

Précisément, à cette minute, Marc frappa chez elle. Il venait la prier
de lui rendre un livre et s’arrêta non moins surpris de son expression
que de la couleur de son teint.

--Tiens, fit-il, petite mère, comme vous voilà drôle! Seriez-vous
souffrante?

--Non, dit-elle.

Il insista, mais, sans répondre, elle quitta son siège et, lui mettant
entre les mains l’ouvrage demandé, l’invita d’un ton bref à la laisser
seule.

Elle ne pouvait, littéralement, supporter sa vue. Il lui inspirait du
dégoût. Ses traits si purs lui semblaient suer un vice effroyable.
Tantôt sa bouche s’offrant à elle, et tantôt ses yeux, elle frissonnait
d’y découvrir au moindre examen mille des signes extérieurs de
l’hypocrisie, ou bien certaines de ses paroles la persécutaient et,
devinant de quel langage il était capable, elle en détestait
l’innocence. Toute la nuit, sa douleur la tint éveillée. Brûlée de
fièvre, elle voyait Marc, et à divers âges, occupant, au lieu d’elle,
Mme Aliscan. L’horrible femme était pour lui belle-mère et maîtresse.
Voici, gamin, qu’elle le grondait et qu’elle le secouait, puis,
l’attirant sur sa poitrine, dénudait sa gorge et la lui donnait à
baiser. Dieu! dans ses prunelles, quels éclairs! Après des mois et des
années d’un commerce infâme, elle le renversait sur son lit. Dès lors,
l’enfant désemparé, devenu sa proie, ne vivait plus que pour offrir à
des chairs sans nom un rafraîchissement perpétuel. A chaque tableau
qu’elle se faisait de cette basse débauche, Hélène mêlait son personnage
comme celui d’une folle de qui les plaintes et les blasphèmes
réjouissaient l’amante sans toucher les entrailles de sa jeune victime.
En vain ses cris suppliaient-ils et maudissaient-ils, le couple affreux
tournait vers elle des regards cyniques et n’en perdait pas une caresse.
Sa poitrine éclatait sous l’indignation, le désespoir de l’impuissance
lui tordait les membres, et tout à coup soufflait en elle une horreur
plus vive qui la raidissait dans les draps. Un instant, ses yeux secs
déchiraient la nuit. Puis, ses pensées prenaient un cours moins
extravagant et elle se mettait à pleurer.

Lorsqu’au matin elle revit Marc et qu’il l’embrassa, elle était épuisée,
mais beaucoup plus calme. Déjà, le sens de son devoir, maîtrisant ses
nerfs, rendait à son cœur l’énergie. Mieux à même de juger la situation,
elle reconnut avec sagesse et qu’elle était grave, et, en même temps,
que sa douleur l’avait amplifiée. La folie d’un jeune homme, n’est-ce
pas chose courante? Cela vaut-il qu’on s’en émeuve comme d’une
catastrophe? Dans le domaine pathologique, s’effraie-t-on d’un rhume,
va-t-on trembler ridiculement pour une simple grippe que quelques soins
élémentaires suffisent à combattre? Puisque Marc n’avait pas cette
délicatesse grâce à laquelle certaines natures prennent toujours le pas
sur leurs impulsions dégradantes, le mieux était de remédier, sans
chercher plus loin, au désordre inquiétant de ses nouvelles mœurs. Aussi
bien pouvait-on conserver l’espoir que l’égarement qu’il subissait
serait peu durable et qu’une manœuvre assez facile en viendrait à bout.

«Mais par où l’engager?» se disait Hélène. «Comment agir, dans un temps
bref, sur cet imbécile, à la fois discrètement et d’une manière sûre?»
Le procédé le plus direct, une explication, n’effleura même pas sa
pensée. Pour rien au monde, elle n’eût voulu paraître avertie. Non
seulement sa fierté en aurait souffert, mais le fait même de reprocher
une maîtresse à Marc l’aurait choqués dans sa pudeur, sans qu’elle sût
pourquoi, comme une formidable indécence. L’unique ressource était
d’user de pondération et d’essayer, par une série de timides appels à
ses sentiments d’autrefois, d’amener le jeune homme à se confesser.
Tâche ingrate et si peu dans ses aptitudes! Elle n’en avait encore passé
qu’un bref examen que déjà, se tâtant, elle s’en effarait et s’y
présumait inférieure. Puis, sur la foi de quelle donnée prêtait-elle à
Marc le repentir que postulait un tel abandon? Supposé qu’il en eût ou
qu’il lui en vînt, serait-ce avant de longues semaines, maint effort
stérile, des alternatives innombrables, qu’un résultat définitif
pourrait être acquis? La jeune femme n’avait pas le courage patient.
Moins que jamais dans cette affaire où toute heure perdue lui semblait
consacrer un échec plus grave.

Elle relisait avec douleur, pour la vingtième fois, le rapport établi
par les détectives lorsqu’un soir, brusquement, une pensée lui vint. Si,
pourtant, Marc, fanatisé par sa vieille maîtresse, se faisait illusion
sur l’âge de cette femme? «Ridicule hypothèse!» se dit-elle d’abord,
tant la passion qui l’animait depuis plusieurs jours défigurait dans sa
mémoire Mme Aliscan. Il n’aurait pas été besoin d’insister beaucoup pour
lui faire déclarer de la meilleure foi que cette personne était
boiteuse, ou bossue, ou bigle,--en tout cas, qu’elle eût l’air d’une
quinquagénaire, ne faisait pour elle aucun doute. Mais, de romans qui
prétendaient à offrir de l’homme une peinture exacte et complète, elle
avait retenu qu’en matière galante l’aveuglement sur les défauts les
plus manifestes était de règle aussi commune que la confiance même et
bientôt le soupçon qu’elle avait formé prit dans son âme, toujours
ouverte aux lueurs de l’espoir, une extraordinaire consistance. Un
détail, au surplus, l’y affermissait. Marc ignorant que sa maîtresse eût
de son mariage deux enfants à cette heure tous deux établis, un élément
des plus précieux, d’une valeur unique, lui manquait pour se faire une
opinion juste. Rien ne semblait plus indiqué que de l’en instruire. «Si,
réellement, j’étais sa mère,» pensait la jeune femme, «hésiterais-je une
seconde dans un pareil cas?... C’est là mon fort. Il saura tout. Je la
démasquerai!» se promit-elle énergiquement lorsqu’elle fut au lit.
L’agitation qu’elle éprouvait la tint éveillée. Elle calculait avec
bonheur l’effet saisissant que produirait sur la passion de l’écervelé
une révélation si formelle.

Cependant, il fallait y trouver prétexte. Des jours durant, l’esprit
d’Hélène n’eut d’autre ambition que d’enfermer le renseignement qu’elle
voulait fournir dans un fait habilement provoqué par elle et qui pût
sembler tout fortuit. Après avoir consciencieusement étudié dix plans,
elle tenta, pour finir, d’en dégager un et s’aperçut que le moins fou
restait insensé. Mille obstacles empêchaient son exécution. N’allait-il
pas jusqu’à prévoir des complicités dans la famille de la personne
qu’elle brûlait d’atteindre et son entourage immédiat? Alors la chance
qui rayonnait s’obscurcit d’un coup et, de nouveau, le désespoir
s’empara d’Hélène. Cette fois-ci, non plus lâche, mais presque furieux.
Se sentant sur la voie d’un succès prochain, elle enrageait d’être
arrêtée dans sa progression par un accident matériel. C’était comme si,
voyant enfin triompher sa cause d’appétits présomptueux sur un héritage,
elle ne pouvait, faute d’un papier, toucher cette fortune. A quoi bon la
prudence et les ménagements? Ce qui n’était qu’une prétention devenant
un droit, toute espèce de tactique lui parut indigne et toute précaution
dégradante. Payer d’audace, intimider, désarmer sans lutte, telle était
la tendance de son caractère et n’était-ce pas la seule méthode vraiment
honorable? Quel égarement l’avait conduite à des tentatives dont elle
rougissait aujourd’hui?

Le principal était pour elle d’en terminer vite. Que ce fût habilement
lui importait peu. Le soir même, au dîner, se tournant vers Marc, elle
lui dit sans trahir la moindre émotion:

--Tiens! j’oubliais... C’est pourtant drôle! Paris n’est pas grand. Tu
sais bien, ta danseuse du _Sémiramis_?

--Ma danseuse? fit-il. Quelle danseuse?

--Voyons, cette blonde... Rappelle-toi donc! Tu m’as dit son nom.

Il murmura d’un air gêné:

--Madame Aliscan?

--Aliscan, oui, c’est ça! Madame Aliscan... Figure-toi que je l’ai
rencontrée au Louvre!

--Ah! fit Marc.

--Tout à l’heure! poursuivit Hélène. Elle s’y trouvait avec son fils. Il
est bien son fils! Menu comme elle, mais élégant, d’une jolie
tournure... L’échantillon le plus complet du jeune officier!

Marc était devenu d’une extrême rougeur.

--Et comment donc avez-vous su que c’était son fils? demanda-t-il avec
effort, d’une voix qui tremblait.

--Mais, sans chercher! s’écria-t-elle. Par lui-même, mon loup! Je
marchais derrière eux dans une foule énorme. Quand on appelle, comme il
l’a fait, une personne: maman, selon moi, c’est assez significatif!

Elle agita gaiement la tête et se mit à rire. Marc était sur le point de
verser des larmes. Un instant, les traits durs, la poitrine battante,
elle le regarda fixement, tourmentée par l’envie de le questionner et
d’obtenir qu’il lui livrât la cause de son trouble. Mais la présence de
sa fillette lui rendit du calme. Elle saisit une cuiller, se servit d’un
mets. Puis elle reprit avec l’accent de l’admiration:

--Elle est étonnante, cette femme-là! Avoir un fils... je ne sais pas...
d’au moins vingt-cinq ans, peut-être marié, déjà père, et danser comme
une folle au _Sémiramis_... Je voudrais bien lui ressembler quand
j’aurai son âge!




IX


Hélène connaissait son beau-fils. Si, bien souvent, comme on l’a vu, son
extrême orgueil négligeait les données de l’observation, l’habitude
qu’elle avait de gouverner Marc l’avait instruite avec assez de
délicatesse de ses réactions ordinaires. Après la scène dont nous venons
d’esquisser les traits, ce qu’elle présumait s’accomplit. L’esprit de
Marc, désemparé, battit la campagne et, rapidement, à des plaisirs qui
le transportaient, il sentit se mêler un goût d’amertume.

Tout n’était qu’amour-propre et puérilité dans les rapports qu’il avait
noués avec sa danseuse. Élégante, elle l’avait d’abord ébloui. Le
brillant qu’elle portait à l’annulaire gauche avait plus fait assurément
pour le conquérir que sa taille légère et ses yeux. D’autre part, avant
même de savoir son nom, et nonobstant son propre manque d’expérience des
femmes, il s’était rendu compte qu’il devait lui plaire. C’était
sensible à certains rires, à certaines paroles, cela s’avouait par des
regards baignés d’émotion qu’il surprenait attentivement fixés sur sa
bouche dans les intervalles des répliques. Assez vite, leurs propos
s’étaient détendus. Par toute une gamme de libertés qui échauffaient
Marc et semblaient divertir leur instigatrice, ils avaient évolué vers
la confidence. Entre celle-ci et des aveux, l’étape n’est pas longue.
Marc l’avait timidement, mais vivement franchie.

Lorsqu’Hélène l’avait vu, au _Sémiramis_, toucher des lèvres, auprès du
cou, Mme Aliscan, il lui donnait ce gage d’amour pour la seconde fois.

Survenait la mort de son père. C’était pour lui comme le passage d’une
de ces nues lourdes qui, trop étroites pour le soleil qu’elles
prétendent cacher, voilent à peine une minute sa face éclatante. Elle le
frappait dans cette période du premier vertige dont on peut dire qu’il
est pour l’être une naissance nouvelle. D’où le peu de chagrin qu’il en
avait eu. Avant même de partir pour les funérailles, il adressait à sa
danseuse une lettre éplorée où le faire-part, proprement dit, occupait
trois lignes et ses sentiments cinq grandes pages. Dès son retour, il
dégageait une carte à la poste. Mme Aliscan l’attendait. Elle lui
ferait, notifiait-elle, dans un post-scriptum, ses condoléances de vive
voix. Ce fut la tête contre le sein de cette femme éprise qu’il les
entendit murmurer.

Comment, dès lors, trouver étrange la conduite de Marc? Si l’homme fait
se replie sur sa volupté, l’adolescent prête à la sienne, pourvu qu’elle
le flatte, toutes les qualités par surcroît. Or, celui-ci, dans une
coquette, goûtait une maîtresse qui s’était mise, dès le début de leurs
relations, à le chérir exclusivement et de toutes manières avec une
violence éperdue. Le moindre vœu qu’il exprimait revêtait pour elle
l’importance d’un désir dont l’amour dépend, et lui, si jeune, encore
privé d’expérience en tout, se voyait demander par cette personne mûre
des conseils qu’elle suivait sans les discuter. Ses deux visites de
chaque semaine faisaient événement. Dans ses mains reposait le bonheur
d’un être pour qui l’avouer était toujours la plus douce des joies et le
témoigner la grande chose. Mille inventions, si délicates qu’elles
émerveillaient, lui rendaient plus touchante cette adoration. C’est vite
fait de crier à l’indignité! Peut-on rester indifférent, lorsque l’âme
est fraîche, dans le personnage d’un jeune dieu?

Puis, si la femme de qui venait cette consécration se montrait en amour
d’une exigence folle, avec quelle verve et quelle tendresse, quelle
science et quel art elle savait obtenir qu’on la contentât! En lui
prêtant auprès d’Hélène des mœurs assez libres, le rapport de police
n’avait pas menti. A toute époque, mais notamment depuis son veuvage,
elle avait eu pour objectif le délice d’aimer et pour prétention d’être
aimée. Jamais, d’ailleurs, ne tolérant qu’on la prît par jeu, ni ne se
donnant par calcul. Jamais, non plus, n’occupant d’elle en même temps
deux hommes. Marc s’était présenté dans un interrègne. Depuis cinq mois
qu’elle regrettait son dernier amant, nulle occasion de mettre un terme
à sa solitude ne s’était offerte à cette femme. Sourdement, elle
songeait à s’en inquiéter. Elle qui jamais n’avait senti les atteintes
de l’âge, demeurée aussi souple à quarante-six ans qu’elle avait pu
l’être à vingt-cinq, n’affrontait plus sans le malaise de l’appréhension
l’épreuve quotidienne du miroir. Pour la juger satisfaisante ou même
honorable, il lui fallait s’armer parfois d’une grande indulgence.
Certains jours, elle cédait au découragement. L’imagine-t-on voyant
finir une crise aussi longue sur les aveux les plus timides, l’hommage
le plus frais, l’admiration la plus ouverte et la moins hardie qu’elle
eût reçue d’un soupirant dans toute sa carrière? Mesure-t-on la chaleur
de la complaisance qu’avait pu mettre, en renaissant, au service de
Marc, cette amoureuse prête à verser dans le désespoir? Si sa nature et
la pratique ordinaire du vice avaient fait d’elle une magicienne en
matière galante, son enthousiasme à raffiner sur la perfection la
rendait supérieure à tout son passé. Il la dévorait, la brûlait. Il la
portait à s’épanouir dans l’oubli d’elle-même. Il inspirait à sa
passion, lorsqu’elle s’épanchait, certains artifices de génie.

Marc avait eu la sensation d’un éblouissement. Une enfance pure, peu
d’émotions dans l’adolescence et, jusqu’à l’heure de cette rencontre,
aucune inquiétude, n’est-ce pas tout dire des mille secousses qui
peuvent rompre une âme endurant l’assaut d’une telle fièvre? Les moyens
de celle-ci le désemparaient. Rien, au surplus, dans ses principes,
n’eût fourni d’obstacle à quelque conquête du plaisir.

Mais sa fierté, bien qu’assez molle, était ombrageuse. Nous l’avons vu
précédemment grincer de male rage après la scène de sa surprise dans le
Luxembourg. Lorsqu’il reçut de sa belle-mère la révélation sur l’effet
de laquelle elle comptait si fort, pas un instant, il ne pensa, quel que
fût son trouble, à la soupçonner d’un mensonge. Par nature même, il en
croyait Hélène incapable. A quelle fin, secondement, l’aurait-elle
commis? Puis, on eût dit que l’incident rapporté par elle éparpillait
dans son esprit de flottantes vapeurs, que tout un nœud de doutes
maussades, endormis derrière, s’en trouvait soudain éclairé. Chez
Thérèse existait une photographie, celle d’un jeune homme en uniforme de
Saint-Cyrien qu’elle lui avait incidemment donné pour son frère. Il
savait, à présent, que c’était son fils. A la visite qu’il avait faite
dès le jour suivant, un examen de ce portrait, des plus minutieux, était
venu le confirmer dans sa certitude. La ressemblance des deux visages
était aveuglante.

Marc sentit un malaise lui gagner l’esprit. Ce fut d’abord accidentel et
très supportable, comme la douleur que peut causer une dent déchaussée
lorsque, par mégarde, on la heurte. Il n’en souffrait qu’après l’amour
et jamais longtemps. Puis, la cadence de ces attaques se fit plus
fréquente et leur durée même s’amplifia. Elles n’avaient plus pour se
produire de ces heures précises où la langueur qui suit la chute de
l’exaltation suffisait en partie à les expliquer. A tout propos, et
férocement, d’un œil sombre et sec, il recherchait sur sa maîtresse les
empreintes de l’âge. Près des paupières, le plus souvent, et autour du
cou. Sa naïveté les lui cachait où régnaient les fards, de même qu’aux
boucles, adroitement teintes, précieusement coiffées, il voyait l’or
sans reconnaître à certaines nuances la triste couleur qu’il couvrait.
Mais les deux points où les tissus, plus flétris qu’ailleurs, ne
recevaient de l’artifice qu’un modique secours lui gâtaient bien assez
Mme Aliscan. Il en vint, auprès d’elle, à compter ses rides.

Bientôt naquit de ce début d’éloignement physique une contrariété
d’amour-propre. La liaison qui, dans sa fleur, l’avait tant flatté, sans
cause réelle, car, pratiquement, du plus vif au moindre, elle avait
conservé tous ses attributs, lui devint un sujet d’humiliation. La même
femme lui faisait les mêmes compliments, les mêmes caresses lui
témoignaient une idolâtrie que chaque rencontre, on pourrait dire avec
assurance que chaque sacrifice accentuait et, justement, c’était des
soins ainsi prodigués qu’il tirait la matière de son amertume. Y prenant
du plaisir, mais s’en infatuant, il déplorait que des mérites à la
taille des siens n’eussent pas trouvé pour les servir une prêtresse plus
digne. Cette matrone l’offusquait par ses prétentions. Délicats,
passionnés, si variés qu’ils fussent, par les baisers industrieux de sa
bouche fanée, elle déshonorait sa jeune peau. «Jolie paire d’amoureux!»
se répétait-il. «Puis,» songeait-il avec humeur, «ici, passe encore,
mais, si nous sortions, quel désastre! Dans la rue, avec elle, de quoi
aurais-je l’air?» Il hésitait, se répondait, traversé d’un doute: «De
son gigolo?... De son fils?...» Alternative qu’il balançait sans fixer
son choix. Les deux vues lui étaient pareillement odieuses.

Rue Vaneau, sa belle-mère respirait sans bruit. Nulle expression ne
rendrait mieux l’effacement d’Hélène qui, de l’angoisse la plus
profonde, la plus déchirante, se sentait renaître à l’espoir. Mille
indices, jalousement observés par elle, la renseignaient sur le plus
gros de l’intime débat qu’elle avait elle-même amorcé. C’était un air
méditatif, un accent soucieux, un défaut d’appétit, de la nonchalance.
C’était surtout plus d’intérêt témoigné par Marc aux menus faits dont
s’alimente la conversation, comme aux événements domestiques. Par un
prodige de volonté, elle prenait sur elle pour ne jamais se départir
d’un visage aimable et cacher au jeune homme ses vicissitudes. Elle
évitait, dans son langage, la moindre impatience.

A la voir constamment d’une charmante humeur, à la sentir qui le
laissait ordonner sa vie sans exercer sur sa conduite un contrôle
quelconque, lui ne pouvait ni soupçonner qu’il était épié, ni trouver
surprenant tel ou tel sourire. Circonstance favorable au succès
d’Hélène. Dans la crise d’inquiétude que traversait Marc, un mot
suspect, un simple signe aurait pu suffire à l’éloigner d’elle
complètement. Ç’aurait été la maladresse qui provoque l’orgueil, vous
rend cher l’égarement qu’elle voudrait combattre et vous jette plus
avant dans la voie mauvaise. Peu à peu au contraire, il se rapprocha.
Trop jeune encore pour triompher par ses seuls moyens de sa déception
amoureuse, il lui fallait, dans cette épreuve, à défaut d’un cœur, une
épaule sur laquelle il pût s’appuyer. L’abri jugé plus séduisant,
reconnu précaire, le rendait à l’abri qu’il savait certain. Auprès
d’Hélène, il respirait bien-être et confiance et regagnait son équilibre
un instant perdu. C’est la fable éternelle de l’enfant prodigue. Mais
l’homme a seul, dans ses erreurs, la simplicité de la conduire
naturellement à sa conclusion. Un amour-propre mal compris en dissuade
la femme.

Lorsque Hélène, empressée à saisir les traits qui dénonçaient chez son
beau-fils le moindre amendement, le vit quitter son air maussade pour
s’ouvrir un peu, il lui parut que le désert de son existence recevait un
souffle embaumé. L’âpre horizon s’en éclaircit, de vieilles graines
germèrent, toute espèce de verdures y naquirent bientôt. Un grand élan
de gratitude la porta vers Marc, comme si c’était à sa personne et sur
ses instances qu’il commençait à sacrifier son affreuse maîtresse, et
tout son être, ordinairement d’une chaleur moins vive, n’eut plus
d’autre ambition que de l’épauler. Depuis longtemps, car, même jeune
fille, comme nous l’avons vu, elle ne rencontrait nulle traverse sa
seule humeur, son seul caprice réglait tout chez elle. Les goûts
d’autrui devaient par force épouser les siens et, persuadée qu’en
exigeant cette soumission d’eux elle les éclairait sur eux-mêmes, elle
se voulait, dans sa maison, maîtresse exclusive. Sans réfléchir, par le
seul jeu du désir de plaire, elle s’y effaça derrière Marc. Il en devint
le personnage et l’arbitre admis. Quantité d’arrangements conformes à
ses vues dont, jusque-là, elle ne s’était un instant souciée que pour
refuser d’y souscrire, se trouvèrent faits un peu partout comme par
enchantement. Deux lampes chinoises furent installées dans des coins
trop nus et certaines tentures remplacées. Il souhaitait plusieurs
livres et elle les acquit. Sa cuisinière était une fille sans grande
invention pour qui soigner cinq ou six plats, constamment les mêmes,
représentait le dernier mot de la variété et qui, lorsque d’une crème au
rhum, entremets classique, elle passait d’aventure à une crème au
kirsch, se demandait si quelque dieu, caché dans son four, n’allait pas
en jaillir pour l’exterminer. Elle se mit sur son dos, puis la congédia
dès qu’un essai l’eut assurée que d’aucune manière elle n’obtiendrait
rien de cette buse. La nouvelle fut choisie dans les cordons bleus. Le
questionnaire qu’à son entrée elle subit d’Hélène se rapportait aux
gourmandises que préférait Marc. Lorsque la preuve eut été faite qu’elle
y excellait, le surplus de sa science parut négligeable.

Comme sa belle-mère qui, détestant la correspondance, avait réduit
progressivement presque à rien la sienne, Marc n’écrivait, pour ainsi
dire, jamais aucune lettre et n’en recevait que fort peu. Un soir,
pourtant, un pneumatique arriva pour lui. Du modèle azuré que fournit la
poste, il ne frappait extérieurement par aucun détail, mais l’écriture
qu’on y voyait semblait contrefaite. La jeune femme le nota en
l’apercevant. «C’est de cette horreur!» pensa-t-elle. A l’instant, le
dépit lui secoua les nerfs et, saisissant sur le plateau l’insolente
dépêche, elle faillit ou l’ouvrir ou la déchirer. Mais, soudain, son
humeur prit un cours plus doux. Elle s’avisait que, puisque Marc n’était
pas rentré (retenu à l’École, jusque vers six heures, par une conférence
importante, avait-il annoncé avant son départ), il fallait inférer de ce
télégramme, en premier lieu, que le motif invoqué par lui ne recouvrait
aucune raison qu’il ne pût avouer, en second lieu, que sa maîtresse
avait dû l’attendre et, sur la fin de la journée, ne l’ayant pas vu,
s’était décidée à écrire. Conclusion qui prêtait à un développement. Peu
d’apparence que, de sang-froid, sur un seul faux-bond, sans même savoir
si quelque rhume ne l’expliquait pas, elle se fût résolue à cette
imprudence. C’était plutôt la tentative d’un esprit troublé, le premier
trait du désespoir causé dans un cœur par des déceptions successives.
L’hypothèse reposait sur un fond sérieux. Hélène s’en fit une certitude
dont elle se réjouit.

Une heure plus tard, dans le salon, sous une des grosses lampes, ses
sentiments se fortifièrent lorsqu’elle eût vu Marc, après un geste
d’impatience vite interrompu, s’emparer de la lettre et la parcourir.
Quelle magnifique indifférence exprimaient ses yeux! Comme on sentait
dans le pli dur qu’avait pris sa bouche le commencement d’irritation
d’un homme excédé! Puis, quel regard reçut Hélène, plein de quelle
douceur, à la fois timide et confiant, empreint de gêne et d’affection
presque au même degré, craintif si l’on veut, mais sans fièvre, quand la
dépêche, enfin réduite à une boule menue, eût été distraitement envoyée
dans l’âtre! Quoi de plus éloquent que de pareils signes? Si elle
n’avait appréhendé qu’il ne lût en elle, saisissant Marc par les
poignets en manière de jeu, la jeune femme l’aurait embrassé. Son
intention se révéla par une moue des lèvres qu’elle sut cacher derrière
sa main étendue à temps dans la zone de pénombre où baignait sa face et
que son beau-fils ne put voir. A compter de cette heure, elle ne douta
plus. Quatre ou cinq pneumatiques arrivèrent encore, puis, coup sur
coup, il en vint deux dans la même journée, le second précédant une
importante lettre. Hélène suivait avec délices l’agonie morale dont
témoignait aussi clairement qu’une kyrielle de plaintes cette
surabondance de courrier. Dans une maison qu’assombrissaient les
absences de Marc et que, d’ailleurs, sa présence même, trop chèrement
acquise, ne devait qu’à peine éclairer, elle voyait se traîner Mme
Aliscan avec un air qu’elle supposait d’une couleur tragique chez cette
vieille amante sur ses fins. Elle l’entendait successivement gémir et
maudire. Elle lui prêtait, la bouche tordue, les yeux pleins d’angoisse,
le visage gonflé par les larmes, des prières imprégnées de toute sa
passion et que Marc prenait légèrement. Où s’arrêtent les violences d’un
cœur déchiré? La cruauté de son beau-fils lui semblait divine.
L’investissant d’un caractère pertinemment faux et d’une bassesse d’âme
révoltante, elle lui plaçait entre les dents des injures féroces dont
chaque syllabe, frappant au vif cette chair répandue, lui était
proprement une délectation. Les plus humaines se contentaient de flétrir
son âge et de tourner en dérision ses vaines coquetteries. Les plus
folles atteignaient sa maternité.

A l’improviste, un mercredi, cette ardeur tomba. Le déjeuner se
terminait, sans raison spéciale, dans une atmosphère de confiance,
lorsqu’un chauffeur d’automobile sonna rue Vaneau. La cuisinière
parlementa, puis le fit entrer. Il portait un message destiné à Marc et
déclara devoir attendre une réponse de lui.

Le billet décacheté et rapidement lu:

--Très bien! fit le jeune homme. Dites que j’y vais.

Il ajouta pour sa belle-mère:

--Un ami m’attend.

--Ah! fit Hélène sans témoigner la moindre émotion.

Elle n’en éprouvait, d’ailleurs, pas. Tout au contraire, le sentiment
qu’elle n’eût pas avoué mais qui jetait dans sa poitrine un trouble
assez vif avait un rythme, une consistance et une chaleur douce qui
l’apparentaient au plaisir. Relancé d’une façon plutôt mortifiante,
Marc, d’après elle, allait servir à sa vieille maîtresse quelques
vérités essentielles. C’était, en somme, un nouveau pas vers le
dénouement. S’approchant d’une croisée qu’elle ouvrit un peu et prenant
soin de n’exposer de son visage même que ce qu’il fallait pour bien
voir, elle aperçut devant la porte un fiacre en station. Quand son
beau-fils y fût monté, la voiture partit. Hélène, d’abord, l’accompagna
discrètement des yeux sans bouger de l’endroit où elle s’était mise,
puis se pencha, fit un effort, la vit disparaître et, tout à coup, prise
de faiblesse, les mains molles et moites, se laissa choir dans un
fauteuil placé derrière elle avec un sanglot convulsif. Elle ne pouvait,
à cette minute, supporter l’idée de Marc assis contre la femme qu’elle
abominait dans le cadre intime d’une voiture. Quelle influence allait
avoir cette proximité sur ses sentiments immédiats? Si encore ses
manières l’avaient rassurés! Mais il avait congédié l’homme, un instant
plus tôt, sans donner aucun signe de mauvaise humeur et, sous cet air
indifférent qu’il prenait si bien, n’était-ce pas fiévreusement qu’il
s’était vêtu pour aller retrouver Mme Aliscan? Hélène était à son côté
dans le vestibule. «Positivement,» réfléchit-elle, «il semblait heureux,
sa physionomie rayonnait!» Pour étrangère qu’elle fût restée à la vie
des sens, elle s’avisait qu’un désir las peut, chez un jeune être, à la
faveur d’une continence trop longtemps gardée, brièvement au moins,
reverdir. Et si Marc en était à cette phase critique? Si, par la suite,
à chaque période de ressaisissement, devait, ainsi qu’une chute de grêle
au soleil de mars, succéder un retour aussi désastreux? Cette
perspective, dont s’emplissait sa vue intérieure sans qu’elle sût même
si, du premier jusqu’aux arrière-plans, elle était en rien justifiée,
l’accablait d’épouvante et la révoltait. Brusquement, elle sentit du
découragement. L’esprit venait de rompre en elle un fil d’énergie que
n’avait pu briser encore la réalité. Mesurés à la tâche qu’elle
imaginait, tous les efforts qu’elle pouvait faire lui paraissaient
vains. Le seul parti réellement digne, elle s’en rendait compte, aurait
été d’abandonner une lutte inégale et d’imiter la soumission de myriades
de mères aux débordements de leurs fils. Mais quelque chose d’autrement
fort, d’autrement actif, d’autrement capiteux que le raisonnement
protestait en elle-même contre cette conduite. Elle avait beau la
trouver sage et s’y exciter, elle ne pouvait pas s’y résoudre.

Son abattement s’était accru jusqu’au désespoir lorsque Marc rentra,
vers cinq heures. Pour s’en cacher, elle affecta de se montrer dure.
C’était chez elle une habitude vieille comme son orgueil que de couvrir
les défaillances qui s’y produisaient d’une humeur altière et cassante.
Marc était sombre, il parla peu, mangea légèrement et se plaignit d’un
mal de tête en allant au lit. Elle se garda d’y témoigner le moindre
intérêt.

Le jour suivant, à son réveil, il souffrait encore, et non seulement de
cette migraine, mais d’un peu d’angine et d’une courbature générale. La
chaleur de ses membres accusait la fièvre. Hélène, venue à son chevet
déjà tourmentée, sentit grandir son inquiétude lorsqu’au thermomètre
elle constata que le mercure dépassait trente-neuf. Le docteur fut mandé
précipitamment. Il accourut, ne cacha pas qu’il était soucieux, ordonna
des ventouses et des compresses froides. C’était un homme dont les
scrupules sortaient du commun. Il pensait bien n’avoir affaire qu’à une
forte grippe, mais pourtant refusait de se prononcer.

La période indécise dura plusieurs jours. Hélène les vécut dans les
transes. Dès que s’étaient manifestés des symptômes sérieux, tous les
griefs qu’elle nourrissait avaient disparu sans laisser dans son cœur la
plus pâle empreinte. Couchée tard dans la nuit et levée à l’aube, elle
n’était plus, auprès de Marc, qu’une tendresse ardente et un dévouement
sans limite. Malgré le peu de vraisemblance qu’offrait, à son dire,
l’hypothèse d’un mal contagieux, le docteur, par prudence, avait exigé
qu’elle adoptât, jusqu’à la fin de l’observation, la blouse et la coiffe
d’infirmière. Son âme était pure comme ces voiles. Dans les regards
méditatifs qu’elle posait sur Marc, rien ne brillait que le désir
d’arracher son nom à la fièvre maligne qui le consumait. Lorsqu’à bout
d’endurance elle fermait les yeux, c’étaient les mots de typhoïde et de
diphtérie, choisis par elle, dans son angoisse, comme les plus
sinistres, qui donnaient seuls un aliment à toutes ses pensées.
Celles-ci, d’ailleurs, tournaient si vite, la menaient si loin, qu’à
peine leur proie, prise d’épouvante, elle se raidissait pour tenter
d’échapper à leur sortilège. Il lui fallait absolument un dérivatif.
Elle le cherchait dans un peu d’ordre à mettre autour d’elle ou la
confection d’une tisane. Marc disait quelquefois qu’il se sentait mieux.
Alors, surprise, le cœur gonflé par cette belle aumône d’une
reconnaissance de pauvresse, elle saisissait une de ses mains sous la
couverture et elle la baisait tendrement.

Les premiers jours, des pneumatiques, des dépêches, des lettres étaient
arrivés coup sur coup. La jeune femme, sans les lire, les avait brûlés,
et l’on peut croire qu’elle n’avait eu, pour agir ainsi, à user d’aucune
réflexion. La maladie de son beau-fils lui donnait des droits que, dans
le for de sa conscience, elle estimait justes et tenait toujours pour
les siens, mais se fût fait en temps normal un scrupule de prendre. Au
surplus, n’était-ce pas une question d’hygiène? En détruisant avec
méthode cet affreux courrier, elle se bornait à observer la conduite
d’une mère qui, regardant sous un ombrage dormir son enfant, écarte de
lui les moustiques. Nul plaisir de vengeance ou de taquinerie n’avait,
chez elle, accompagné ces exécutions. Elle les avait faites sans colère.

Moins d’une semaine après la date des premiers symptômes, l’état de Marc
s’améliora, la chaleur décrut, ce qui n’était qu’une forte grippe,
s’affirmant comme tel, se mit en devoir d’évoluer, toute raison
d’inquiétude disparut enfin. Le docteur triomphait avec modestie.
Hélène, brisée par la fatigue et les émotions, mais trop heureuse pour
en porter physiquement les traces et, d’ailleurs, vivant sur ses nerfs,
présentait une figure de ressuscitée. On arrivait à cette période
délicieuse de mars qui, chaque année, vient, blonde et brève, luire
comme une dent d’or entre les hivers d’Ile-de-France. Un pâle soleil
dégourdissait l’atmosphère des rues. Elle en profita pour sortir.

Ce fut alors que la concierge, un matin, lui dit:

--Il est venu, ces temps derniers, plusieurs fois, une dame demander des
nouvelles sans vouloir monter.

--Ah! fit Hélène avec froideur. Une dame de quel genre?

La concierge hésita.

--Plutôt jeune que vieille!... C’est difficile de préciser. Elle porte
une voilette.

--Mais vous a-t-elle donné son nom?

--Rien du tout, madame!

--Quand cette personne est-elle venue pour la dernière fois?

--Hier matin, dit la concierge. Oui, sur les dix heures! Je lui ai dit
que monsieur Marc allait beaucoup mieux.

--Bien! fit Hélène. Je vois qui c’est... Une petite parente. Elle avait,
sans doute, peur de la contagion. Merci bien! lança-t-elle d’un air
dégagé en se dirigeant vers la porte.

Comme aspiré de sa poitrine par une bouche violente, tout le bonheur
qu’elle éprouvait une minute plus tôt s’était subitement évanoui. Elle
se reprit, courut d’une traite jusqu’au _Bon Marché_, fit alors
demi-tour et rentra chez elle. Cheminer plus avant l’aurait excédée. Son
sentiment était celui d’une personne avare qui, séparée de son trésor,
soudain cesse de vivre à la pensée qu’un besogneux dont elle se méfie
aura pu profiter de son éloignement. La courte absence qu’elle avait
faite lui semblait une faute. Plus elle allait vers sa maison, plus son
cœur battait, plus elle marquait le pas sans grâce d’une femme agitée.
Par une rencontre, il faut l’avouer, plutôt singulière et qui la troubla
fortement, elle croisa sous la voûte un télégraphiste et la concierge, à
son passage, un instant après, lui remit une dépêche à l’adresse de
Marc. «C’était à prévoir!» se dit-elle. Dans l’escalier, elle avait
chaud et soufflait un peu, mais s’estimait récompensée d’avoir marché
vite. Que, résistant par nonchalance ou par raisonnement à l’étrange
impulsion qu’elle venait d’avoir, elle se fût attardée cinq minutes de
plus, le télégramme était monté à l’appartement où Marc, debout, le
recevait et le décachetait. Nul sourire emprunté ne l’aurait trahi, une
distraction, un oubli quelconque encore moins, et les servantes
n’étaient pas femmes qu’elle pût questionner. Tout était à reprendre.
Elle n’aurait rien su.

Hélène froissait machinalement la petite dépêche qu’elle finit par
glisser dans son sac à main. Arrivée dans sa chambre, elle l’en retira,
l’examina sur ses deux faces et faillit l’ouvrir. Mais, sur le point
d’en arracher fiévreusement la bande, elle réfléchit avec dégoût qu’un
secret d’amants y était peut-être enfermé et manqua du courage de s’en
voir instruite. «Alors,» pensa-t-elle, «la brûler?» Trois allumettes,
successivement, lui flambèrent aux doigts. Ce qu’elle faisait huit jours
plus tôt sans hésitation lui semblait aujourd’hui une si laide besogne
que, nonobstant les bonnes raisons qu’elle avait d’agir, sa délicatesse
s’offusquait. N’était-ce pas là tromper vraiment la confiance de Marc?
Elle savait qu’au milieu de ses égarements l’admiration qu’il professait
pour son caractère ne s’était jamais altérée. La crainte obscure de
s’avilir la retint longtemps. A la fin, cependant, elle se décida.

Lorsqu’elle vint au salon, un quart d’heure après, il ne restait de ses
scrupules les plus impérieux que le souvenir d’une faiblesse. Elle
estimait s’être conduite en mère expédiente et s’étonnait, pour arriver
à ce résultat, d’avoir dû se vaincre en partie.

Mais son beau-fils lui parut sombre et l’esprit tendu. Ce fut assez pour
lui faire faire certaines réflexions qui, bientôt, la jetèrent dans une
pleine déroute. Puisqu’en somme Marc était complètement guéri, à quelle
cause attribuer son humeur maussade si ce n’était à l’inquiétude que lui
inspirait le silence absolu de se gourgandine? «Il est si faible et si
facile!» se disait Hélène. «Reconquis, l’autre jour, après une dispute,
il se sera séparé d’elle sur de belles promesses, et aujourd’hui, comme
de raison, il trouve surprenant qu’elle ne lui donne pas signe de vie.»
Subitement, une pensée qui la fit pâlir: «Mais où avais-je la tête? Mais
suis-je donc folle? Il est debout, il va sortir, il la reverra! A ses
reproches, elle répondra qu’elle lui a écrit, et alors, moi-même...»
Elle tremblait. La légèreté de sa conduite et ses suites probables se
présentaient à son esprit pour la première fois. Sous ses yeux éblouis
se creusait un gouffre. Marc était devant elle, au bord du divan, et,
bien que proche de sa personne, toujours absorbée, à pouvoir de sa place
lui toucher l’épaule, elle le voyait à une distance qui lui donnait
froid, tant elle sentait se fortifier l’impression cruelle qu’elle ne
pourrait plus la réduire. De deux choses l’une, ou, sous le coup de
l’indignation, il flétrirait ouvertement son vil procédé, ou, par défaut
de caractère, il se contiendrait et le verdict de sa conscience, dans ce
dernier cas, ne serait que plus dur et que plus terrible. C’était pour
elle, de toute manière, son mépris certain, et sa haine, peut-être,
assurée. Pis encore, l’éloignement qui en découlerait lui ferait
rechercher Mme Aliscan. «Où descendrai-je? Que deviendrai-je?» se disait
Hélène, trop femme, au fond, pour ignorer les perfides ressources des
vengeances conduites par son sexe. «Lorsque, sachant ce que j’ai fait
pour lui soustraire Marc, elle pourra mesurer sa victoire sur moi,
quelles inventions n’aura-t-elle pas, rouée comme elle doit l’être, pour
consolider cette victoire? Et quelle défense un peu sérieuse, quelle
utile parade serai-je en état d’opposer? Désormais, se méfiant et me
détestant, cet imbécile n’aura d’oreilles que pour ses paroles et ne
verra que par ses yeux non seulement moi-même, mais sa propre bassesse
dont elle le flattera. Toute sa confiance sera pour elle. Je l’aurai
perdu!»

La jeune femme, jusque-là, s’était possédée. Cette perspective lui fit
au cœur une si grande secousse que, se sentant dans l’impuissance de
n’en rien trahir, elle sortit du salon et courut chez elle où elle
éclata en sanglots. Mais, si sa peine était immense, elle n’était pas
tout, il s’y mêlait des éléments de farouche révolte et une question
qu’elle se posait d’un accent furieux revenait sans cesse sur ses
lèvres. En vertu de quel droit une coquette fanée prétendait-elle
arracher Marc à des affections et tramer son malheur comme celui des
siens? Où prenait-elle qu’on dût avoir pour ses vices de vieille le
respect que commande un amour normal? Trop de faiblesse, trop
d’indulgence l’avait enhardie. Il était temps de mettre un terme à son
effronterie et de lui faire enfin tâter d’une résolution qui la
réduirait au silence. Quelle sottise et quelle faute d’avoir tant tardé!
«Je suis une moule!» se dit Hélène en séchant ses pleurs et en allant à
sa toilette se baigner les yeux pour qu’il n’en restât aucune trace.
«Marc, après tout, n’est qu’un enfant qui se laisse conduire, c’est avec
cette coquine que je m’expliquerai. Si j’avais eu plus d’énergie,» se
répétait-elle, «nous n’en serions pas où nous sommes!» Plus aigu que
jamais pour s’être éclipsé, ressuscitait dans ce fier cœur proche du
désespoir le goût natif de l’avantage acquis par violence. Un feu sombre
anima le regard d’Hélène. A cette minute où la colère refoulait en elle
ce qu’il y traînait d’angoissé, si Mme Aliscan s’était trouvée là, elle
se serait jetée sur elle comme une femme du peuple. L’empoigner, la
secouer, lui porter des coups, la blesser dans cette chair qui
convoitait Marc sans mesurer le ridicule de ses illusions l’aurait payée
de ses souffrances mieux que mille sarcasmes et plus complètement
allégée. «J’éviterai,» pensa-t-elle, «mais qu’elle ne bronche pas! Au
premier mot impertinent, elle reçoit deux gifles!... Et il faudra
qu’elle se surveille,» reprit-elle tout haut, «pour se contenir jusqu’au
bout, car ce que j’ai à lui servir manque de gracieuseté et je n’y
mettrai aucune forme!» En regardant à côté d’elle une petite pendule, la
jeune femme constata qu’elle marquait midi. L’heure du déjeuner
approchait. Se pouvait-il qu’elle touchât presque à la délivrance? Elle
se leva, fit sa toilette, se polit les ongles et revêtit avec le soin le
plus minutieux la moins éclatante de ses robes.

Le repas lui parut étonnamment bref. De temps en temps, ses beaux yeux
verts se posaient sur Marc avec un air de décision teinté d’ironie,
mais, redoutant de se trahir, elle battait des cils et se détournait
aussitôt. Peu d’instants graves l’avaient laissée dans un pareil calme.
Une tiédeur délicieuse lui baignait les membres, et son esprit, loin
d’éprouver la moindre inquiétude, s’engourdissait dans un bien-être
aussi pénétrant que celui par lequel une douce nuit s’annonce à un
organisme épuisé. Ce mol état durait encore, s’était même accru
lorsqu’elle se coiffa pour sortir. Assurée des moyens dont elle
disposait, elle n’essayait ni de prévoir dans quelle atmosphère
s’exécuterait le plan hardi qu’elle avait conçu, ni quelle défense
pourrait venir à le contrarier, ni quel tour, en un mot, prendrait
l’entretien. Le résultat définitif lui semblait acquis, et c’était le
seul point dont elle se souciât. Des circonstances plus ou moins bonnes
lui importaient peu.

En quelques minutes, elle fut prête. A peine dehors, elle eut la chance
de trouver un fiacre. Profitant de l’aisance que lui donnait l’heure,
l’énergumène à tête d’oiseau et pouces d’assassin qui la conduisait
brutalement se faisait un devoir de brûler les rues. «Il devine,»
songea-t-elle, «que je suis pressée!» La vitesse l’excitait pour la
première fois et sa cervelle enregistrait avec amusement les moindres
détails de cette course. Quand la voiture se fut rangée devant la
maison, elle descendit et pénétra dans le vestibule sans même jeter sur
la façade un rapide coup d’œil. Arrivée au palier du troisième étage,
elle reprit haleine et sonna.

La domestique qui vint ouvrir parut hésiter.

--Faites passer, lui dit-elle, cette carte à Madame!

On l’introduisit au salon. C’était une chambre assez spacieuse et
parfaitement claire, plutôt meublée avec le goût qu’une femme de vingt
ans peut répandre aujourd’hui dans un intérieur qu’avec celui d’une
personne mûre, bourgeoisement mariée et déjà enrichie par des héritages.
Trop de tentures, trop de coussins, sur des sièges trop bas, de
guéridons, de chinoiseries et de lampes énormes y compensaient la
pénurie de pièces d’un bon style. Le souci de la mode s’y accusait trop.
Une poupée dormait dans un coin. L’idée que Marc, à son insu, depuis
plusieurs mois, venait ici régulièrement, et qu’il s’y plaisait, qu’il y
respirait comme chez lui, qu’entre ce cadre et sa personne existait un
lien, agit d’abord de telle façon sur les nerfs d’Hélène qu’elle sentit
les pleurs la gagner. Pour les combattre, elle fit appel à toute sa
raison. Cette première émotion un peu dissipée, comme elle regardait
autour d’elle, une diversion lui fut donnée par des poissons roses dont
elle suivit quelques instants les évolutions à travers la paroi d’une
jatte de cristal. Pareil objet, dans un salon lui sembla grotesque. Elle
sourit de pitié et se trouva mieux.

Mais Mme Aliscan ne paraissait pas. Dans l’appartement, aucun bruit. «Ou
elle a peur,» se dit Hélène qui s’impatientait, «ou bien elle est à sa
toilette, devant ses crayons et elle se refait une beauté. A son âge,
une visite que l’on n’attend pas est toujours, je suppose, une mauvaise
surprise!» Quelques minutes passèrent encore. «C’est plutôt la peur!»
Subitement, une pensée qui la terrifia: «Et si elle s’esquivait? Si elle
filait? Moi dans cette pièce, elle dans la rue, serais-je assez jouée!
En admettant que, d’où je suis, on entende la porte, l’escalier de
service est toujours ouvert!» Tourmentée du besoin d’éclaircir ses
craintes, elle fit deux pas vers le bouton d’un timbre électrique, se
disposant à réclamer Mme Aliscan. A cet instant même, elle entrait.

Les deux femmes se saluèrent d’un signe de la tête. Puis Hélène dit,
avec l’accent rigoureusement froid qu’elle réservait ordinairement à ses
domestiques:

--J’espère, madame, si ma visite vous étonne un peu, qu’elle n’a pas le
pouvoir de vous intriguer.

Devant elle, on ne fit qu’élever une main, et une voix douce interrogea,
non sans inquiétude:

--Apportez-vous ici, madame, de mauvaises nouvelles?

La liberté de cette parole gêna la jeune femme.

--Marc, fit-elle, est entré en convalescence. Un peu de grippe (elle
hésita), rien de bien sérieux... Au surplus, coupa-t-elle, vous êtes au
courant! Mais la santé physique de Marc n’est pas en question. C’est
d’une autre chose qu’il s’agit!

--Expliquez-vous! dit sans faiblesse Mme Aliscan.

--Comme il vous plaira! dit Hélène. J’aurais voulu être comprise sans
plus insister! décocha-t-elle en aiguisant un perfide sourire. Puisque
c’est impossible, allons droit au fait! Marc a beaucoup de légèreté,
beaucoup d’imprudence, c’est encore un enfant beaucoup plus qu’un homme.
Je suis venue vous demander de rompre avec lui.

Elle avait mis toute sa hauteur dans cette dernière phrase. La vieille
maîtresse ferma les yeux, parut réfléchir et, tout à coup, articula,
d’un air de défi:

--Mais, madame, qui vous dit que, pour cette rupture, ma volonté seule
suffirait?

--Oh!... fit Hélène, déconcertée. Sincèrement, madame...

--Les sentiments qu’a Marc pour moi vous sont-ils connus?

--Non, je l’avoue! J’ai négligé de m’en enquérir. Mais enfin, madame,
j’ai des yeux! Ils sont ouverts sur le courrier qui arrive chez moi.
Quand une personne, presque chaque jour, en relance une autre...

--Relance, dites-vous?

--C’est le mot propre! En relance une autre... Oh! vous pouvez chercher,
madame, une autre expression! Encore, ce matin, cette dépêche...

--Je serais bien surprise qu’elle eût troublé Marc!

--En effet! dit Hélène. Il ne l’a pas eue.

--Pas plus, sans doute, qu’aucune des lettres adressées par moi depuis
qu’il est assujetti à garder la chambre?

--Pas plus qu’aucune. Non, c’est exact! Assurément, non! J’ai détruit à
mesure ce qui parvenait.

--Tenez, madame, sans le savoir, je l’aurais juré! fit, avec un sourire
aigu, Mme Aliscan. Et j’en suis heureuse! reprit-elle. Son silence
commençait à me faire souffrir. Mais revenons à la question qui vous
intéresse! Votre franchise appelle la mienne, que vous excuserez si vous
la trouvez un peu dure. Mon bonheur m’est trop cher pour que j’aille le
rompre. Marc le ferait qu’il sortirait de mon existence sans perdre sa
place dans mon cœur. Mais je l’aime trop pour qu’il me cause un pareil
chagrin!

La fermeté de cette réponse confondit Hélène. Dans le for de son âme,
elle la trouvait digne. Puis, ses regards s’étant posés sur la bouche
flétrie, l’image de Marc vint à passer entre elle et cette bouche et le
langage qu’elle estimait lui parut grotesque. A l’aise et confiante,
cette vieille femme? La présomption qu’elle témoignait méritait des
coups! Son visage se durcit et elle riposta:

--Votre attitude se comprendrait, s’expliquerait, du moins, et moi qui
suis sans préjugés, oui, je l’admettrais, si la nature pouvait sans
honte invoquer ses droits dans vos relations avec Marc. Mais, hélas! il
s’en faut qu’il en soit ainsi!

--Comment, madame, si la nature... Que voulez-vous dire?

--Oh! fit Hélène avec une moue, ne m’obligez pas...

Son interlocutrice l’interrompit.

--Je demande simplement à être éclairée. Parlez, madame! Les vérités ne
me font pas peur.

--Elles pourraient vous déplaire!

--Non, elles m’instruisent.

--Enfin, celle-ci est éclatante...

--Pas, sans doute, pour moi!

--Tant pis, donc! Je regrette... Vous l’aurez voulu. Marc a vingt ans,
dit la jeune femme, et vous quarante-six. Si c’était votre fils, vous
l’auriez eu tard!

Mme Aliscan devint rouge. Dans le silence où s’éteignaient ses dernières
paroles, Hélène suivit avec bonheur l’impression produite par son
effroyable apostrophe. «J’ai frappé dur,» se disait-elle, «elle va
s’effondrer!» Mais Mme Aliscan se ressaisissait. Du bout des doigts,
avec une grâce à peine étudiée, elle effaça deux ou trois plis que
formait sa jupe, et trouvant le courage de sourire un peu:

--Pour mon amant, répliqua-t-elle, j’ai l’âge qu’il me donne!

Une pareille assurance fit bondir Hélène.

--Et savez-vous quel est cet âge? Le soupçonnez-vous? Marc vous a-t-il,
sur ce point-là, livré sa pensée? jeta-t-elle d’une voix qui mordait.
Vous subissez, j’en suis certaine, vos poursuites le prouvent, non
seulement sa froideur, mais ses éloignements. Vous êtes-vous demandé
quelle était leur cause? C’est si commode, quand on redoute la réalité,
de boucher les fissures de ses illusions!

--Ici, madame, fit d’une voix sèche Mme Aliscan, vous touchez un sujet
qui n’est qu’à moi seule.

--Marc y est trop intéressé, répartit Hélène, pour qu’en fin de compte
je m’en prive! D’ailleurs, moi-même, ajouta-t-elle, n’y suis-je pas
mêlée? Si cet enfant, les oreilles pleines de toutes vos instances, se
maintient par faiblesse dans une mauvaise voie, n’est-ce pas à moi, qui
suis sa mère, à le diriger, et de telle façon qu’il en sorte? La vérité,
puisqu’elle vous plaît, vous allez l’avoir! Marc est las d’une passion
qui l’humilie trop. Oui, reprit-elle avec violence, qui l’humilie trop,
je le répète et j’y insiste, entendez-moi bien, c’est le seul langage
qui convienne! Par vanité, par entêtement, par sotte prévention, vous me
faites dire, s’écria-t-elle, des choses révoltantes. Je comprendrais,
chez une jeune femme, une pareille folie et cette cruauté pour
elle-même. Mais quand on a votre âge, une fille mariée...

--Silence, madame! put intimer Mme Aliscan.

Son visage présentait une affreuse pâleur. Dans ses yeux gris semblaient
lutter l’angoisse et la haine et ses mains fines se pétrissaient,
s’écrasaient l’une l’autre, prises d’un tremblement convulsif.
Cependant, elle parvint à se maîtriser.

--Vous êtes renseignée! souffla-t-elle.

--On l’est toujours, quand on le veut, répondit Hélène.

--Et qu’on paie ce qu’il faut! Oui, je sais bien...

Elles se regardaient fixement. Si leurs dehors ne trahissaient qu’une
faible émotion, leurs mépris s’échangeaient perçants comme des balles et
chacune d’elles, dans sa conscience, percevait un choc qui rendait
brûlante sa rancune. Avec des mines qu’elles s’appliquaient, par respect
humain, à garder distantes et paisibles, elles côtoyaient parallèlement
ces lisières du drame où il suffit parfois d’un mot pour nous faire
tomber. Leurs mains seules témoignaient un peu d’impatience. Mme Aliscan
demanda:

--Marc est-il au courant du détail intime dont vous venez de faire usage
si délicatement?

--Oui, dit Hélène, il le connaît. Celui-là... et l’autre!

--Il les tient de vous?

--Je m’en flatte!

Elle se sentait comme dévorée de courage physique. La vieille amante
baissa la tête, réfléchit longtemps, ou, pour mieux dire, parut sonder
un cruel futur et déjà, par avance, s’y déchirer toute. Quand son visage
se redressa, des pleurs le baignaient.

--Eh! bien, fit-elle, n’en parlons plus! Je m’efface, madame... Votre
fils n’aura pas à rougir de moi!

--Mais, dit Hélène, si jamais Marc...

--Je n’ai qu’une parole!

--Il me reste, madame, à vous remercier.

Elle se disposait à sortir. Comme elle avait encore un pied dans
l’appartement, Mme Aliscan l’arrêta.

Ses beaux yeux répandaient une étrange lueur.

--Puisque, fit-elle, nous sommes deux mères, écoutez ceci... dont
j’étais sûre, prononça-t-elle avec désespoir, et que m’a confirmé notre
affreuse rencontre. Ce n’est pas comme un fils que vous aimez Marc!
C’est autrement... Tout autrement... Regardez en vous...

Elle fit entendre un long soupir.

--Madame, je vous plains!




X


Hélène riait dans l’escalier, qu’elle descendait vite, tant elle était
pressée de fuir cette maudite maison, et elle rit encore dans la rue.
Quelle impression de soulagement! Quelle détente physique! Victorieuse,
apaisée, l’esprit libre enfin, comme, à présent, elle mesurait les
difficultés que son entreprise comportait! Quelle ivresse d’y penser
dans la réussite! Puis, l’invention de cette vieille femme la
réjouissait tant! Une bouffonnerie à ce point folle, elle éprise de
Marc, c’était de quoi, positivement, lui tirer des larmes toutes les
fois que demain et jusqu’à sa mort il lui adviendrait d’y songer!
Fallait-il que le vice eût l’agonie dure pour, à l’instant de renoncer,
brandir une telle arme! Où la rage impuissante ne descend-elle pas?
«Elle aurait pu tout aussi bien,» se disait Hélène, «m’accuser d’un
meurtre ou d’un vol! Ce qui n’empêche,» reprenait-elle, «qu’elle est
allée loin et qu’une bonne gifle aurait été parfaitement placée sur sa
vilaine bouche de sorcière. Je crois vraiment que j’ai eu tort de lui en
faire grâce!»

Ce regret lui donnant un peu d’amertume, elle recourut pour le combattre
à des arguments dont l’insuffisance la surprit, puis voulut oublier
l’injurieux propos. Mais sa mémoire lui présentait avec insistance
l’étrange regard qu’on avait eu en le proférant et ses oreilles, comme
si la voix résonnait en elle, tintaient encore des propres mots qui
l’avaient formé. Soudain, de même que dans un air connu de longue date
et jugé sévèrement ou dédaigneusement, à l’improviste, un trait nous
frappe comme assez curieux, le «dont j’étais sûre» l’intrigua. «Sûre de
quoi?» se dit-elle, et elle réfléchit. «De cette horreur, c’est évident,
(faut-il qu’elle soit folle!) mais d’où venait une certitude d’un pareil
calibre et comment l’y ai-je confirmée? Aurais-je eu, par hasard, une
phrase équivoque?» Elle rechercha sans rien trouver qui la compromît que
le ton vif et chaleureux de sa discussion. «C’est donc mon accent!»
reprit-elle. «Cette éhontée pensait sans doute qu’on réclame un fils
avec autant de politesse qu’un objet perdu. Oui, j’y ai mis de la
hauteur et de la passion, je lui ai dit sans ménagements de dures
vérités, mais toutes les mères chez qui le vice n’a pas tué l’esprit
auraient fait de même à ma place. Si elles deviennent rares, il en
reste! Ce doit être cela qu’elle ne comprend pas.» L’explication qu’elle
découvrait lui parut si juste que son souci, provisoirement, en fut
dissipé. Le joli temps, les trottoirs secs lui donnaient des jambes. Sa
rapide victoire la grisait. Elle appartint sans nulle réserve à son
contentement.

Mais, dès qu’elle fut rentrée chez elle et qu’elle revit Marc, l’étrange
malaise la ressaisit, plus aigu cette fois, déterminant dans sa caresse
une hésitation lorsqu’elle embrassa son beau-fils. On aurait dit qu’elle
se livrait à un acte impur. Quels ne furent pas son étonnement et son
déchirement lorsqu’elle sentit un plaisir fou lui monter au cœur à la
pensée que, désormais, sur cette joue si fraîche, ne frémiraient plus
certaines lèvres! Elle avait beau vouloir calmer une exaltation que la
semence jetée en elle trois quarts d’heure plus tôt lui faisait trouver
peu décente, c’était vraiment, dans sa poitrine, un chant d’allégresse
qui, sous l’effort qu’elle déployait pour l’y étouffer, multipliait à
l’infini ses variations et retentissait largement. Marc, écrasé dans un
fauteuil, une main sur les yeux, paraissait toujours morne et méditatif.
Pourquoi, dès lors, au lieu d’avoir cette contrariété qui, le matin,
l’avait poussée à fuir sa présence et fait sangloter dans sa chambre,
éprouvait-elle en l’observant une espèce de joie? Si, réellement, dans
son dépit, son intervention, rien n’était équivoque, ou du moins
suspect, par quel effet, n’ayant rempli qu’un devoir de mère,
découvrait-elle au résultat qu’elle avait acquis l’enivrante odeur d’une
vengeance? Comme elle allait s’en tourmenter, elle se rassura. «C’est
assez normal!» pensa-t-elle. «Je manquerais de caractère et vaudrais
bien peu si le tort spirituel qu’elle a fait à Marc me laissait sans
rancune contre cette coquine. La confusion qu’elle a subie me donne du
plaisir, et pas du tout la sombre humeur où Marc est plongé!» Pour s’en
convaincre, elle fit retour sur le sentiment qui avait manqué
l’émouvoir, comme, au physique, on tâte un mal avec insistance par désir
de connaître où il retentit. Voyons, c’était clair! Aucun doute! «A la
fin,» conclut-elle, «je deviens idiote! Vais-je m’occuper des inventions
d’une femme folle de rage, lorsque j’ai pour moi ma conscience?» Elle
arrêta sur son beau-fils un regard oblique dont la rigueur n’était mêlée
d’aucune compassion. Puis elle quitta la pièce commune pour gagner sa
chambre où, soigneusement, elle mit de l’ordre et compta du linge, se
croyant enfin l’esprit libre.

Mais l’inquiétude, au fond d’elle-même, renaissait sans cesse et, sans
cesse, les paroles qui l’avaient causée revenaient l’obliger à jeter une
flamme. Au bout d’une heure, d’abord un livre, un ouvrage ensuite,
qu’elle avait pris pour se distraire et maniés sans goût, reposaient
auprès d’elle sur un guéridon et, renversée dans son fauteuil, les
paupières mi-closes, une extrême lassitude lui pesant aux membres, elle
s’enfonçait et se perdait dans des réflexions d’une mélancolie
accablante. Tout le travail que son esprit s’était assigné consistait à
trouver dans ces derniers mois de quoi fournir un démenti à l’accusation
qui, décidément, l’obsédait. Où le prendre? Il était, peut-on dire,
partout et, en même temps, ne se montrait, si l’on veut, nulle part!
Sourdement ébranlée dans son assurance, elle commençait à exercer sur
ses moindres actes cette critique soupçonneuse et décourageante qui,
bien plutôt qu’elle n’étudie, recrée ou transforme. Aucune des vues
rétrospectives qu’elle souhaitait d’elle-même n’avait proprement de
netteté. Toutes baignaient dans la plus irritante des brumes. Au
Luxembourg, un an plus tôt, pour prendre un exemple, elle avait fait, et
de quel cœur, cette sortie furieuse. Était-ce par simple indignation ou
par jalousie? Elle tançait Marc, punissait Marc, le voyait bouder, lui
rendait alors toutes ses grâces, comment savoir si la raison dictait
cette clémence ou si autre chose l’inspirait? En décidant de le
distraire, avait-elle péché? Elle s’y était plu, était-ce mal? Plus elle
donnait de son esprit à toutes ces questions, plus elle sentait comme
une conscience peut être au supplice lorsqu’on s’évertue à l’y mettre.
«Jeu stupide!» finit-elle par lancer tout haut. «Réussit-on, devant la
neige, même en s’appliquant, à se persuader qu’elle est noire?»

Mais, tout à coup, elle tressaillit. Ses paupières battirent. Un long
moment, elle oublia sa respiration, comme sous l’effet du saisissement
que produit un choc. Promenés autour d’elle avec détachement, ses yeux
venaient de rencontrer, sur une étagère, la seule image de son mari
qu’elle eût dans sa chambre. Alors, comme si, de ce portrait,
jaillissait, aigu, l’argument jusque-là recherché en vain, une épouvante
inexprimable et qui fit tache d’huile s’empara d’Hélène effondrée. Qu’on
se figure une somnambule reprenant ses sens pour voir briller dans sa
main droite la lame d’un poignard et pour buter, l’instant d’après, sur
le corps d’un homme. Quelle surprise et quel cri d’incrédulité! Quelle
chute, ensuite, de la stupeur dans le désespoir! Quelle déchirante
malédiction jetée par une folle à tel fond trouble et passionné qu’elle
se prête soudain! Comme elle se sonde, comme elle se presse, comme elle
se torture pour éclaircir l’obscurité qui baignait son âme lorsqu’elle a
commis son forfait! Dans les minutes qui précédèrent le retour d’Hélène
à une apparence de sang-froid, ces réactions, qu’elle subit toutes, lui
brisèrent l’esprit, comme si, vraiment, le pire des crimes ou la pire
des hontes justifiait de leur part tous les paroxysmes. Assez vite, sous
les pleurs, cet excès tomba. Mais pour ouvrir à la pensée quelle atroce
carrière! D’un phénomène longtemps jugé d’éloignement physique sans
complication d’aucune sorte, se dégageait expressément un sens
effroyable. La vérité prenait, au jour, la face de l’inceste. Non,
Michel, en trois mois, n’avait pas changé! Si, brusquement, à
l’indulgence envers sa personne (on peut même dire à cet oubli que donne
l’habitude), le dégoût le plus vif avait succédé, c’était que Marc, à la
faveur de l’adolescence, s’était saisi, dans un cœur vide, d’une place
importante. Et fallait-il que ce cœur-là fût aveugle et sourd! Mille
traits auraient dû l’avertir. De relâchement, d’admiration, d’intérêt,
d’orgueil, à l’examen le plus rapide, ils se distinguaient. Peut-être,
hélas! tandis qu’au bal, secrètement maudite, votre bouche surprenait
par son amertume, méditiez-vous douloureusement sur votre abandon, trop
honnête visage de Michel! Mêmes yeux, front glacé, vous cherchiez vos
torts! Comment sentir celui d’avoir, près d’une femme indigne, placé
naguère, avec confiance, un fils trop charmant? Plus perspicace, lisant
en elle, éprouvant leurs nœuds, eussiez-vous cru qu’elle le formait à sa
propre image pour pouvoir, un jour, l’adorer? O détours hypocrites d’une
concupiscence! Comme elle se voile, comme, soigneusement, elle efface
ses pas! L’esprit d’Hélène tâtait une cause aussi nette que forte, puis
stupéfait qu’elle se trahît sans s’être annoncée, hésitait encore à
l’admettre. Tant de signes concordants l’emplissaient d’angoisse, mais
n’était-ce pas son inquiétude et son déchirement qui les imputaient à
l’amour? «Non!» jetait puissamment une voix intérieure. Lorsqu’en nous
la conscience fait jaillir son cri, bientôt nos doutes, intimidés,
vacillent et s’éteignent, comme le chant d’un poltron dans l’obscurité.
Hélène, en proie, par intervalles, au murmure des siens, frissonnait
alors même de sa certitude et ressentait pour sa personne une horreur si
grande qu’elle se reprochait d’être en vie. Dans un élan de contrition,
dès ses premières larmes, elle avait pris sur l’étagère l’image de
Michel. Plusieurs fois par minute, elle la contemplait. Un long baiser
désespéré suivait chaque regard et, puérilement, la langue en pointe,
elle posait ses lèvres à l’endroit même où se marquaient celles de
l’effigie, pour mieux faire amende honorable. A cette figure déjà fanée,
jaunie par le temps, elle adressait avec passion des mots bien plus doux
que les plus doux qu’eussent reçus d’elle, aux plus belles des heures,
les grandes oreilles inexpressives qu’on y voyait poindre. Son index en
lissait légèrement les traits. Elle finissait, à force d’âme et de
recueillement, par lui découvrir une noblesse. Elle lui criait son
désespoir, lui jurait sa foi et implorait d’elle son pardon.

Ces transports de chagrin durèrent jusqu’au soir. Quand arriva l’heure
du dîner, elle se mit au lit. Elle avait, fit-elle dire, une migraine
affreuse et défendait absolument que, sous nul prétexte, on vînt la
troubler dans sa chambre. Allongée, yeux ouverts, au cœur des ténèbres,
elle continua de méditer sur son infamie, mais avec la résignation de
qui a tout vu et ne saurait, en conséquence, ni vraiment s’instruire, ni
s’offusquer outrancièrement d’un détail nouveau. Ce qui la surprenait de
plus en plus, c’était la paix ou, pour mieux dire, l’ignorance totale
dans laquelle, jusque-là, elle avait vécu. En admettant que le séjour à
l’Amirauté, la scène violente avec son père, mille indices plus vagues
se fussent produits sans lui causer nulle espèce d’alarme, se pouvait-il
que ses faiblesses du dernier automne ne l’eussent pas, au moins,
tourmentée? N’étaient-elles pas en désaccord avec toute sa vie?
Manquaient-elles de suite, d’étendue? Jusqu’à ses modes abandonnées pour
complaire à Marc! Puis, souffrait-on de jalousie sans savoir de quoi, et
n’était-ce pas d’une jalousie caractérisée qu’elle avait souffert si
longtemps? Dévorée de ses flammes avant son veuvage, elle la sentait
brûler son cœur, sans pouvoir la vaincre, à l’enterrement même de
Michel, la subissait à toute minute, la traînait partout et lui cédait
dans sa démarche à l’Agence Privée comme dans sa visite d’aujourd’hui.
Lorsqu’elle songeait aux témoignages prodigués par elle de cette passion
que son objet rendait monstrueuse, elle redoutait que son beau-fils, en
les observant, ne les eût qualifiés comme ils devaient l’être, tant, à
cette heure, ils la frappaient et lui semblaient clairs. Alors, sa honte
croissait soudain dans une telle mesure qu’elle cachait sa tête sous son
drap. Jusqu’au moment où le sommeil finit par la prendre, elle vécut
traversée de cette crainte affreuse comme les élancements d’une colique,
se demandant ce qu’elle ferait le matin suivant si, trop lasse ou trop
molle pour dompter ses nerfs, elle manquait du courage de rencontrer
Marc.

Reposée, elle le vit sans appréhension. Un examen plus méthodique, fait
d’une tête plus froide, avait suffi, dès son réveil, à lui persuader
qu’elle s’était émue gratuitement. A quel degré, presque infernal, de la
corruption supposait-elle donc son beau-fils pour lui avoir jamais prêté
pareille conjecture? D’un si bas égarement, elle se méprisa. Mais,
déchargée de son angoisse, elle se sentit libre, un peu, vraiment, comme
si ce trouble était sa faute même. Les plus pressants de ses remords
avaient disparu. Sa pensée aurait pu se traduire ainsi: «J’ai pour Marc
un amour réputé coupable, mais dès l’instant qu’il n’en sait rien, que
j’en souffre seule, si je préfère cette souffrance-là à la quiétude, je
suis bien maîtresse de l’aimer!» Elle se grisa jusqu’au vertige de ce
raisonnement. Grâce à lui, elle pouvait considérer Marc sous un aspect
de sa personne tout nouveau pour elle et qui lui sembla délicieux. Dans
le visage qu’elle admirait, les organes des sens, séparés des fonctions
qu’ils accomplissaient, prirent cette valeur d’ornements purs,
d’inutiles merveilles que prête aux traits dont elle s’enchante une
passion totale. Aucun désir proprement dit n’agitait Hélène, mais le
bonheur de contempler son charmant pupille la rendait légère comme
l’oiseau. Rien d’amer n’existait lorsqu’il était là. De son absence
momentanée provenait toute ombre et de sa présence toute clarté.
«Innocente folie!» pensa-t-elle. Au moindre mot que lançait Marc, elle
se pâmait d’aise.

Cet état fortuné dura plusieurs jours. Quelques symptômes de soulagement
notés avec joie dans l’attitude de son beau-fils pendant cette période
eurent pour effet et d’endurcir la confiance d’Hélène, et d’imprégner
ses sentiments d’une plus vive chaleur en lui montrant Marc plus proche
d’elle. Mais, un matin, elle lui trouva la figure couverte et le sut
retombé dans son humeur noire. Ce fut assez pour lui causer une peine
effroyable. Elle avait beau voir dans cette crise la preuve la plus
nette que Mme Aliscan n’avait pas faibli, de cette pensée ne lui venait,
bien qu’elle lui fût douce, que le plus médiocre apaisement. Le sourire
disparu lui manquait par trop. Comment, hélas! le faire renaître et le
faire durer? Il eût fallu pouvoir tromper l’inquiétude de Marc par des
plaisirs que le grand deuil leur interdisait. Hélène, cédant à sa
passion, l’aurait fait sans doute, mais elle craignit de se sentir
sévèrement jugée si, par malheur, elle offensait dans l’âme du jeune
homme la mémoire trop fraîche de son père. Un voyage? C’eût été une
sérieuse dépense. Puis, quel motif, en cette saison, l’aurait justifié?
«Laissons faire le temps!» conclut-elle. Chaque journée lui semblait
d’une longueur affreuse et ses nuits s’écoulaient dans l’agitation.

Marc, cependant, ne vivait pas des heures moins troublées. Aussitôt
terminée sa convalescence, il avait fiévreusement griffonné dix pages
pour demander à sa maîtresse des nouvelles, un mot, son silence
l’étonnant et le tourmentant. Aucune réponse n’étant venue à cette
première lettre, il l’avait appuyée d’une seconde, plus courte. Des
télégrammes étaient ensuite partis l’un sur l’autre. Après trois jours
de ce manège, fou d’incertitude, tremblant d’apprendre une maladie ou
une mort subite, il s’était présenté à l’appartement. La domestique lui
avait dit qu’on n’était pas là, remis en même temps une enveloppe.

C’était, en cinq lignes, son congé. Sans une syllabe d’explication, ni
même une tendresse. Le sec avis d’un dégagement jugé raisonnable. Rien
qui permît de soupçonner les souffrances, les pleurs du feu desquels
était sortie cette formule glacée, minutieusement remise au point,
patiemment réduite jusqu’à la dernière concision. D’abord frappé d’un
saisissement facile à comprendre, Marc avait dû relire ce texte à
plusieurs reprises avant d’être sûr d’y voir clair. Puis, il était, sur
le trottoir, resté confondu. Sauf de rares cas, le jeune amant d’une
femme déjà mûre n’imagine pas un seul instant qu’elle puisse le tromper.
Il sait trop à quel point il est tout pour elle. Certains accents qu’il
n’entendra que d’une bouche flétrie, déjà son cœur, par un instinct
singulièrement fort, l’avertit qu’ils expriment quelque chose d’unique.
A mille lieues du motif de cet abandon, Marc avait fait, séance tenante,
plusieurs conjectures sans en trouver une d’acceptable. La plus sensée,
à l’examen, s’en allait en poudre. De nouveau, le soir même, il avait
écrit. Mais, redoutant une défaillance de sa volonté, la pauvre femme
qu’il implorait n’ouvrait plus ses lettres et sa chaleur, son désespoir
étaient restés vains.

En lui, du coup, s’était produite et consolidée une révolution
surprenante. Il n’avait plus pour sa maîtresse, depuis fort longtemps,
qu’un désir traversé par des répulsions. S’il l’avait recherchée
aussitôt guéri, c’était par suite moins d’une langueur ou d’une
inquiétude que d’un vif dépit d’amour-propre. Brusquement, privé d’elle,
il s’était rongé. Pour sa tête et son cœur pareillement fiévreux, rien,
dans la ville où respirait Mme Aliscan, n’avait plus compté que cette
femme. Les grands reproches qu’il lui faisait s’étaient évanouis.
Occupant sa mémoire sans rivalité, peu à peu revêtue par sa convoitise
jusque des grâces qu’en déclinant la jeunesse emporte, elle s’était mise
à rayonner sur son existence comme la figure même de l’amour. Et de
quels gémissements il la poursuivait! Plein de quels remords, de quel
feu! A la pensée qu’il l’avait eue et l’avait perdue, l’indignation le
transportait non seulement contre elle, mais contre lui qui, de guerre
lasse, s’était convaincu que sa froideur était la cause de son abandon.
Se pouvait-il que, par sa faute, la plus belle des chances se fût gâtée
jusqu’à finir dans cette catastrophe? Nuit et jour, dormant peu, ne
mangeant qu’à peine, influencé par le chagrin au point d’en maigrir, il
recherchait passionnément, mais sans résultat, le moyen de fléchir Mme
Aliscan. Toutes les puissances de persuasion dont il disposait, il les
avait mises dans ses lettres. Devant elle, trop ému, il aurait tremblé.
L’adolescence n’a pas encore cet œil audacieux qui, d’un ensemble
examiné d’événements contraires, dégage le succès d’une manœuvre.
L’unique façon que connût Marc d’obtenir une grâce était d’aller avec
tendresse la solliciter en donnant l’assurance de sa contrition. Sa
belle-mère, autrefois, l’y avait rompu. Mais, pour user de cette
ressource envers sa maîtresse, encore eût-il au moins fallu qu’il la vît
chez elle et l’idée même d’y parvenir en forçant sa porte ne l’avait
jamais effleuré.

Chaque matin ajoutait à son désespoir. C’est qu’avec lui ressuscitait,
pour mourir bientôt, l’agitation liée dans les âmes que torture
l’attente au premier passage du facteur. Ce feu tombé, son jeune visage
légèrement défait regagnait à l’instant toute son amertume. En
constatant que sa douleur persistait ainsi, Hélène fut prise d’une
inquiétude à ce point violente qu’elle détesta comme un conseil de sa
nonchalance le propos d’inaction qu’elle avait formé. N’avait-elle pas
d’autres moyens d’intéresser Marc que les frivoles divertissements de la
vie mondaine? A quoi donc lui servait son intelligence? Témoignait-il si
peu d’amour des choses de l’esprit qu’elles ne pussent être utilisées
comme dérivatif? L’entourer, le chérir dans son abattement, telle était
la méthode à mettre en pratique, au lieu de celle qui consistait à s’en
détourner, comme le ferait d’une plaie du corps qui lui répugne trop
quelque négligente infirmière. Sans hésiter, bien que d’abord elle eût à
se vaincre, ni se laisser décourager par la maussaderie, elle commença
d’exécuter une de ces approches dont on dirait, à voir les femmes les
mener à bien, qu’elles sont pourvues d’un sixième sens ou disposent
d’antennes. Toute minute opportune lui devint précieuse. A la douceur de
caractère qui lui manquait tant, une espèce de génie vint se substituer.
Elle ne songeait qu’à baigner Marc dans son affection.

Il en éprouva du bien-être. Assez d’empire avait jadis rayonné sur lui
de cette belle-mère intransigeante et parfois hautaine pour que,
toujours, dans une mesure plus ou moins sensible, il goûtât les faveurs
qu’elle lui accordait. Sa solitude était, du reste, une des grandes
raisons du ravage que la peine avait fait en lui. En le privant de
camarades par tendresse jalouse, Hélène avait, sans le vouloir, rendue
ombrageuse une âme ni plus mélancolique, ni plus lâche qu’une autre,
mais assurément susceptible. Il vivait trop, ordinairement, replié sur
soi. Entouré d’habiles attentions, on put le voir qui s’entrouvrait,
comme, vingt mois plus tôt, quand le souci de le former
intellectuellement avait occupé sa belle-mère, bien que, sans doute,
avec un zèle et une franchise moindres. Quelquefois, sa disgrâce le
tourmentait trop. Alors, blessé par l’enjouement d’une sollicitude qui
n’en pouvait faire aucun cas, il n’était pas sans témoigner des caprices
d’humeur. Mais ces derniers étaient, en somme, relativement rares. Son
attitude la plus courante, à défaut d’entrain, respirait la douceur et
la complaisance.

Hélène avait le cœur trop lourd pour demander plus. Un clin d’œil, un
sourire, une curiosité, un simple mot qui sonnât clair et parût senti la
payait largement du plus grand effort. Elle en tirait la certitude du
retour de Marc à son insouciance d’autrefois. Le plus souvent, leurs
entretiens naissaient d’une lecture, ou bien alors d’une anecdote que
puisait Hélène dans son existence de jeune fille. En tâtant son
beau-fils pour le mieux manier, elle avait remarqué qu’il s’intéressait
à cette figure depuis longtemps évanouie d’elle-même, comme il l’eût
fait, si le conteur avait su s’y prendre, à quelque chronique d’un autre
âge. Les petites mœurs d’une petite ville pleine de traditions avaient
pour lui le même piquant et la même saveur qu’un récit de la vie au XIVe
siècle. Or, Hélène, sur ce point, ne tarissait pas. On l’eût surprise en
lui disant qu’elle s’y passionnait, s’ouvrant à Marc comme une jeune
femme folle de son mari, qui veut lui montrer tout son cœur. Ambitieuse
moins de plaire que de persuader et, principalement, d’attendrir, sa
voix prenait de ces notes graves mêlées de fraîcheur qui rendent
vivantes et pathétiques nos vieilles émotions. Sans choix, sans ordre,
au gré des chances, n’en perdant pas une, elle livrait ainsi toutes les
siennes: ses sympathies, ses répulsions, ses plaisirs, ses rêves, et
tels débris de souvenirs secrètement gardés, dont beaucoup la frappaient
comme des découvertes.

Ce fut un soir qu’elle fut saisie d’un désir atroce. Marc était auprès
d’elle sur le grand sofa. Par un caprice de leurs postures, leurs jambes
se touchaient, et tout en eux favorisait presque au même degré cette
intimité d’attitude. Jamais encore, depuis qu’armée d’une brûlante
patience elle s’était consacrée à son soulagement, Hélène n’avait senti
si proche l’âme de son beau-fils. Un bouillonnement d’hésitation
semblait y frémir. Elle allait verser dans la sienne. On aurait dit
qu’entre les deux, pour les séparer, il n’existait plus qu’une membrane.
Folle de joie, sûre de vaincre, elle s’y attaquait. Tous ses efforts se
concentrèrent sans pouvoir la rompre. En même temps lui venait
l’impression très nette que, pour finir par triompher de ce frêle
obstacle, elle manquait du moyen qu’il aurait fallu. Singulière défense!
Qu’inventer? Les yeux de Marc étaient empreints d’une riante chaleur,
mais leur clarté ne rayonnait qu’à travers un voile, comme celle d’une
eau que couvre encore la brume du matin. Subitement, une secousse, et la
certitude: «Ce qui m’intrigue s’évanouirait en moins d’une seconde si je
le baisais sur la bouche!» La rougeur de la honte envahit Hélène. Elle
se leva, comme sous l’action d’une pointe de couteau, puis, retrouvant
assez d’empire pour dompter ses nerfs, fit l’effort de s’asseoir sur une
chaise voisine.

Aucune peinture ne rendrait bien la nuit qu’elle passa. Suppliciée,
peut-on dire, et de toutes manières. Jusque-là, ses alarmes avaient été
vives, mais elle n’avait considéré dans son affreux mal qu’un accident
qui, de lui-même, guérirait un jour. A la faveur de la pensée qu’elle
venait d’avoir, elle en découvrit l’étendue. Ses regards s’y perdirent
sans en voir le fond et, qui pis est, elle en vint vite à l’imaginer
brusquement converti en infâmes délices. De la minute où son esprit,
battant la campagne, rencontra ce piège monstrueux, où, l’ayant reconnu,
il s’y engagea, ce qui, d’abord, n’avait été qu’une torture morale se
compliqua de telles épreuves qu’à les endurer elle criait son effroi
plus que son plaisir. Sous la réserve à peine sensible observée chez
Marc, elle avait deviné ce besoin d’une femme plus impérieux, à dix-neuf
ans, que l’amour d’aucune. Par avance, il souhaitait celle qui
s’offrirait. «Moi comme une autre, aussi bien moi!» gémissait Hélène,
parfaitement sûre que la caresse un instant rêvée n’aurait causé à son
beau-fils aucune répulsion. Elle le voyait s’y complaisant, l’œil encore
stupide. Puis leurs audaces s’entr’excitaient comme des chiennes qui
jouent, leurs mains se formaient sur des proies, leurs bouchés
fiévreuses, réciproquement, se désaltéraient et, balbutiant moins de
surprise que d’éblouissement, ils glissaient à des joies vraiment
démoniaques. Veut-on croire que la pire révoltait Hélène? Qu’on se
détourne et de son corps farouchement tendu, et du cerveau qu’à chaque
paresse elle congestionnait pour donner aux images une vigueur plus
grande! Dans l’épouvante, le désespoir, les cris et les larmes, elle
vivait là sa première nuit d’amour passionné. Sous des caresses qui
l’épuisaient, elle sondait l’enfer. Par moments terrassée d’un sommeil
de brute, elle en sortait, geignant d’angoisse et la tête trempée, sur
une vision qu’à peine rompue elle reconstituait pour s’en délecter
avidement. Le plaisir consommé, elle s’aspergeait d’eau. Vers les
approches du crépuscule, elle dormit enfin.

Mais quel trouble et quel feu lorsqu’elle revit Marc! Si, dans son cœur,
languissait bien une espèce de honte, conséquence naturelle de la
dépression où l’avait plongée l’insomnie, le désir la ceignait de mille
pointes d’acier. Nul apaisement de son esprit, nulle relâche physique.
C’était à croire, tout au contraire, qu’aussi exténuants qu’ils fussent
les mirages de le nuit l’avaient mise en goût. Étudiant, contemplant son
trop cher beau-fils, non d’une vue dégagée de toute influence, mais sous
le signe de ce pouvoir presque diabolique qu’elle lui connaissait sur
son corps, elle pensait l’admirer pour la première fois. Quelle trahison
était, en somme, cette image de lui dont les audaces multipliées
l’avaient rendue folle! La lèvre insatiable? Ombre indigne! Cette bouche
vive était celle qu’elle souhaitait baiser. Quand ses regards, conduits
vers elle d’une force invincible, un instant s’arrêtaient sur sa chair
si tendre, sa propre bouche se contractait, ses paupières battaient,
elle flottait, comme saisie d’un étourdissement. A mainte reprise, dans
la journée, sans motif sérieux, elle tapota négligemment la figure de
Marc ou vint l’embrasser sur une joue. Toutes les fois, déplorant son
manque de hardiesse. C’était, pour elle, une certitude, acquise le
matin, devenue obsédante en se fortifiant, qu’un seul contact où se
seraient mélangés leurs souffles l’aurait rendue, jusqu’à sa mort,
parfaitement heureuse. «Qu’ai-je à craindre? Il suffit,» songeait-elle,
«d’oser!» Avant d’aller se mettre au lit, elle se décida. Marc reçut le
baiser avec étonnement, mais l’intention qui le guidait lui resta cachée
et, n’y voyant qu’une maladresse, il ne fit qu’en rire.

Quel interprète est plus docile qu’un amour anxieux? Le témoignage de
complaisance le moins déguisé n’eût pas mis la jeune femme dans un autre
état. S’attendait-elle, sans se l’avouer, à une réaction, toujours
est-il que, d’une gaieté franche et naturelle, elle tira l’assurance
qu’elle avait ému. Aussitôt sa pensée s’inquiéta des suites. Avec
l’absence de tout scrupule et cet égarement qui caractérisent la
passion, elle entrevit pour elle et Marc un bonheur si proche que le
temps même de l’apprêter et d’en jouir d’avance allait certainement lui
manquer. Le lien social qu’elle profanerait l’occupa sans doute. Mais
fugitivement, et si peu! N’était-il pas, tout bien pesé, de pure
convention. Si l’union consanguine inspirait l’horreur, pour les enfants
du premier lit d’un veuf remarié, la seconde mère n’était jamais qu’une
éducatrice, et depuis quand des relations de maître à disciple
étaient-elles réputées constituer l’inceste? La malheureuse, en
construisant un pareil sophisme, oubliait jusqu’au nœud, celui-là réel,
qui unissait Marc à sa fille. Qu’elle put, un jour, se voir enceinte,
elle n’y songeait pas. Dans son esprit ne trouvaient place, en images de
feu, que les plaisirs de toute nature qu’elle se promettait de sa vie
intime avec Marc. Cependant, la chair même en était absente. Comme,
après la folie que cause une grande joie, nous dénombrons, encore tout
chauds de notre enthousiasme, les précieuses conséquences qu’elle aura
pour nous, c’était alors sur mille détails du train journalier que se
portait la meilleure part de son attention. Par exemple, elle goûtait un
bonheur total à la pensée que son beau-fils, pour venir chez elle,
n’aurait, le soir, qu’à traverser l’étroite salle de bains par laquelle
leurs deux chambres étaient séparées. Elle se voyait l’accompagnant au
théâtre, aux courses, dans maint endroit qu’elle aimait peu ou
connaissait mal, mais où elle courrait pour lui plaire, et, parmi tant
de gens qu’elle émerveillerait, seule à savoir, avec lui-même, qu’ils
étaient amants. Les imprévus de leur union l’occupaient enfin. Comme
elle saurait ou les faire naître, ou les manœuvrer pour qu’ils
contribuassent à leur joie!

Les deux jours qui suivirent furent de pleine démence. Hélène les vécut
comme une chatte. Ce qu’elle gardait de dignité s’y anéantit. Persuadée
que la chute ne pouvait tarder, à la fois impatiente d’en arriver là et
rougissant à la pensée, chaque minute plus ferme, d’accomplir la
première le pas décisif, elle descendit à un manège de provocatrice pour
faire tomber Marc dans ses bras. Comment noter les mille détours de
cette coquetterie? Comment, surtout, les indiquer sans souffrir soi-même
de l’égarement où les ravages d’un goût monstrueux peuvent jeter une
conscience fortement trempée? Avec des regards, des frôlements, ce
furent des mots, des inflexions, des sourires, des poses, trop d’oublis,
une manière d’humecter ses lèvres, certains effets tirés à point du
mouvement d’une jupe ou de l’ouverture d’un corsage. Hors celui de
défier et les pires audaces, tout expédient dont peut user la femme la
plus rouée fut, par elle, mis en œuvre à la perfection. Où l’expérience
faisait défaut, elle trouva l’instinct. Quarante-huit heures de cette
recherche et de cette conduite l’avancèrent davantage dans les voies du
vice que n’avait fait progressivement, depuis son mariage, toute son
existence antérieure.

Cependant, ses nerfs s’épuisaient. Le second soir, en se couchant, elle
était à bout. Pas une seule fois, ne fût-ce qu’à peine et fugitivement,
elle n’avait vu ni s’altérer le visage de Marc, ni quelque chose
répondre en lui aux efforts sans nom qu’elle avait tentés pour lui
plaire. Toute sa nuit s’écoula dans des inquiétudes. Déjà, le fort de sa
confiance et son espoir même étaient sévèrement ébranlés. Peut-être
allait-elle risquer tout. Brusquement, le matin, elle subit un choc et
s’aperçut, en observant le regard de Marc, qu’il était posé sur sa
gorge.

Ce fut pour elle une émotion dont elle devint pâle.

Par deux fois, coup sur coup, elle tourna les yeux et, par deux fois,
surprit encore son beau-fils troublé, les prunelles parcourues d’une
étrange lueur.

Alors, quel vertige la saisit? Devinée, enfin, et comprise, n’ayant à
faire, paraissait-il, que la moindre avance pour voir tomber sur sa
poitrine la proie convoitée, elle se leva, sortit d’un trait, s’enferma
chez elle, se laissa choir dans un fauteuil et fondit en larmes. Mais la
passion n’était pour rien dans ce désespoir. Il était causé par la
honte. Aussitôt vérifiée l’attitude de Marc, et avant même que dans ses
yeux attachés sur elle elle n’eût distingué l’impure flamme, elle avait
éprouvé le même soulèvement que si la main de son beau-fils, dans une
discussion, s’était abattue sur sa joue. Voilà, pourtant, le résultat
qu’elle avait souhaité! Cette fin misérable, outrageante, à la fois
folle de prétention et grossière d’oubli, c’était en vue de l’obtenir
qu’elle avait tout fait! Ah! ça, quelle femme était-elle donc, ou plutôt
quel monstre? Quelle aveugle aussi, par surcroît? Avait-elle pu, dans
son délire penser sincèrement qu’entre elle et Marc, sauf une barrière
faite de préjugés, il ne se dressait nul obstacle? Quinze années
d’habitudes, n’en était-ce pas un? Suffisait-il qu’à l’improviste un
désir naquît pour qu’un ordre nouveau s’instituât sans heurt dans des
sentiments bouleversés? Cruellement déchiré par ces réflexions, l’esprit
d’Hélène avait encore à subir les coups que lui portaient, comme des
fuyards couvrant leur retraite, certains des rêves conduits par elle,
sous l’empire des sens, à de monstrueux développements. Ces dernières
attaques l’écrasaient. Aux plus violentes, les yeux cachés et geignant
tout haut, elle bouchait ses oreilles avec ses deux pouces. Il lui
semblait qu’elle voyait luire le regard de Marc, qu’elle entendait
sonner près d’elle son rire de mépris.

Subitement, une pensée la préoccupa. Le repentir, la confusion ne
réglaient pas tout. Comment, après l’ignominie d’une telle aventure,
allait-elle pouvoir vivre avec son beau-fils? L’un et l’autre oppressés
d’un infâme secret, n’étaient-ils pas de ces maudits qu’entreblessent
leurs souffles et que seule soulagerait une séparation? Oublier
ensemble? Et leurs cœurs! Humilié, misérable et découragé, celui
d’Hélène brûlait toujours d’une flamme aussi vive. Même faisant
abstraction de son amour-propre et s’appliquant, par sa conduite, à
persuader Marc qu’il s’était trompé sur son compte, pouvait-elle prévoir
le futur, garantir que nulle part un orage nouveau n’y était encore
suspendu. Sûre d’elle-même en partie, l’était-elle de Marc? La
tentation, qui, pour les perdre, agirait sans trêve, n’était-elle pas
deux fois à craindre, et partout plus fort, possédant désormais deux
entrées chez eux? Aussi bien, cette maison lui faisait horreur, et ses
nerfs, plus encore que le raisonnement, dans le désordre où elle était,
la poussaient à fuir.

--Sans délai! conclut-elle, les mâchoires serrées. Le plus tôt possible!
Il le faut!

Jusqu’au matin du jour suivant, elle s’y excita. Quelque chose en elle
résistait. Avant qu’une barque échouée au port ne glisse sur le flot, un
instant, de sa quille, elle déchire le sable. Puis, quel prétexte
invoquerait-elle pour partir si vite? Justement, à huit heures, elle
reçut une lettre. C’était, ou jamais, l’occasion. Elle feignit de la
lire en s’y absorbant, secoua la tête et dit à Marc d’un air dégagé:

--La santé de grand-père me tourmente un peu... Décidément, il va
falloir que je quitte Paris!

--Pas pour longtemps, je suppose bien!

--Pour toujours, peut-être.

--Hein? fit-il, comme frappé d’incompréhension.

--Cela t’étonne? Oui, reprit-elle, que je quitte Paris! Ce n’est pas
d’aujourd’hui que j’y pense, mon loup!

--Mais, pour quoi faire? demanda-t-il.

--Mon devoir! dit-elle. A l’âge qu’il a, rhumatisant, goutteux comme il
l’est, ton grand-père ne peut plus circuler beaucoup. D’autre part, tu
sais bien qu’il ne voit personne. Les journées sont longues quelquefois!
Quand il m’aura, sa vie courante le fatiguera moins.

--Alors, Marie-Thérèse?

--Je l’emmènerai.

--Eh! bien, et moi?

--Toi, tu es grand! Toi, tu es un homme! Toi, tu n’as plus, de ma
présence, un besoin constant! Ton grand-père, il se peut qu’il s’en
aille bientôt... Je m’arrangerai pour te trouver un appartement et tu
poursuivras tes études.

La voix d’Hélène tremblait un peu. Marc baissa la tête.

--Et, souffla-t-il, votre départ, ce serait pour quand?

--Tu m’en demandes trop! fit Hélène. Rien n’est encore, à cet égard,
complètement fixé. Je verrai en prenant mes dispositions. Mettons la fin
du mois... peut-être juin...

Le jeune homme parut réfléchir. Tout à coup, redressant un visage
défait:

--Décidément, murmura-t-il, quelque chose m’échappe!

Hélène s’inquiéta:

--Dis, mon loup?

Il dut faire un effort pour articuler:

--Comment grand-père qui, jusqu’ici, ne s’était pas plaint, se
trouve-t-il aujourd’hui subitement si mal?

--Mais il ne se plaint pas! Te l’aurais-je dit? Je me serai mal
exprimée! fit Hélène d’un trait. Il est vieux, ce n’est pas la même
chose du tout. Il a ses douleurs, ses manies...

--Comme l’an dernier, comme l’an d’avant, comme toujours! dit Marc. Sa
goutte n’est pas une nouveauté! reprit-il sèchement.

--Oh! mon chéri, que tu es dur!

--Dur? fit-il. En quoi?

Il hésita, puis déclara d’un ton radouci:

--Je ne vois pas pour quelle raison vous m’abandonnez.

Hélène, à son tour, devint pâle.

--T’abandonner! s’écria-t-elle en quittant sa place pour venir prendre
avec amour et désolation la face du jeune homme dans ses mains. En
est-il question, mon grand fou? Rends-moi justice, t’ai-je négligé,
m’as-tu connue froide, et, aujourd’hui, peux-tu douter une seconde de
moi? Je n’ai en vue que ton bonheur, tu le sais fort bien.

--Alors, restez! murmura-t-il.

Elle secoua la tête.

--Voyons, réfléchis!... Ton grand-père...

--Ce n’est pas lui qui vous réclame! interrompit Marc. Tout à l’heure,
petite mère, vous l’avez avoué! Il a ses bouquins, ses bibelots... Tant
qu’un grimoire non déchiffré le sollicitera, soyez sûre que grand-père
supportera la vie sans demander rien à personne... Moi, si vous me
laissez, que deviendrai-je?

Il avait dit ces derniers mots avec déchirement. En même temps, son
visage, d’un mouvement câlin, s’était blotti contre la taille de sa
jeune belle-mère qui, se penchant, le vit sous elle, les paupières
mi-closes, les traits empreints de l’expression qu’il avait jadis
lorsqu’il implorait une faveur. Bouleversée, mais vaillante et encore
lucide, elle mesura d’un vif coup d’œil cette force inconsciente et les
moyens de résistance dont elle disposait. Tout à coup, elle sentit
qu’elle allait faiblir. Ce fut assez, tant les menaces d’un futur commun
se dépeignirent à son esprit avec précision, pour lui faire détester
l’attitude de Marc qui, stupidement, par des prières, ébranlait son cœur
et compromettait leur salut. Une révolte obscure la saisit. Et, sans
peser si sa colère était juste ou non:

--Égoïste! fit-elle d’un accent furieux.

Elle s’éloigna de plusieurs pas. Ses prunelles flambaient. Marc,
étourdi, la parcourait d’un timide regard et, sans pouvoir trouver un
mot, balançait la tête et remuait la bouche nerveusement. Alors, d’un
air impitoyable, elle revint sur lui:

--Pas autre chose! protesta-t-elle, un bras étendu, si bien le jouet de
son dépit qu’elle roulait des yeux et vociférait comme une folle.
Égoïste! Égoïste! (Elle le dit vingt fois.) Je t’ai trop choyé, trop
gâté! Tu m’as trop vue, sans doute sévère, par instants brutale, et
délibérément, avec délices, tant ma faiblesse me faisait honte, tant
elle m’indignait, soumettre aux tiennes, imbécilement, toutes mes
fantaisies. Aujourd’hui, je devrais te sacrifier tout! Eh! bien, mon
ami, n’y compte pas! Si tu te moques de savoir seul ton grand-père
malade, moi, j’estime que ma place est marquée chez lui. J’ai décidé de
le rejoindre et je partirai! Tu me demandais quand? D’ici huit jours! Si
je reviendrais? Non, et non! Comment toi-même tu t’arrangerais? Je t’ai
répondu! Rien, comme tu vois, conclut Hélène, ne reste à régler. A
présent, pleure, supplie, je n’écouterai pas!

Elle pivota sur ses talons, aussitôt parlé, et sortit de la salle en
fouettant la porte.

Marc tomba subitement dans le désespoir. Comme la joie, l’enthousiasme
et l’exaltation, chez un jeune homme, qui discute moins qu’il ne
s’abandonne, il atteint sans palier toute sa profondeur. Hors d’état de
saisir les secrètes raisons d’où sa belle-mère avait tiré sa rude
apostrophe, estimant ne l’avoir méritée en rien, par ailleurs déjà
déprimé, il eut tôt fait de mettre au compte de l’antipathie ce qu’avait
inspiré son furieux contraire. Pour un motif sans doute puissant, mais
resté dans l’ombre, il était tout à coup détesté, maudit. Quel besoin
d’en chercher une explication? Surtout, quel besoin d’en gémir?
N’avait-il pas déjà connu pareille infortune? Dans son esprit,
s’établissait, pour le déchirer, une similitude aveuglante entre l’acte
d’Hélène renonçant à lui et le traitement jadis reçu de sa vieille
maîtresse. Même imprévu, mystère égal, même résolution. Ici et là,
l’hostilité la plus déclarée succédant aux transports les plus
affectueux. Cependant, à mesure que du parallèle naissaient pour lui les
éléments d’une plus vive douleur, son attention se détachait du choc le
plus proche pour se donner plus fiévreusement à celui des deux qu’on
aurait pu croire moins sensible. C’était comme si, par enchantement, la
retraite d’Hélène lui avait démasqué Mme Aliscan. Et dans quel
rayonnement elle se dessina! Qu’elle lui parut belle, tendre et bonne!
Quels reproches il se fit de l’avoir perdue! Vue à distance, la
soumission qu’il avait montrée le révolta comme si n’ayant qu’à vouloir
pour vaincre il avait accepté une totale défaite. Ah! résignation digne
d’un sot! Où en étaient la récompense et les avantages? Ce docile
effacement, loin d’être admiré, n’était-il pas peut-être encore
secrètement maudit? Le feu d’une femme qui n’est plus jeune tombe-t-il
donc si vite quand s’offre à lui (près d’expirer faute de combustible)
un amant novice à brûler? Marc aspira passionnément à ce rôle de proie.
Bientôt, victime des illusions que sécrètent nos vœux, il lui parut que,
nonobstant la rupture d’hier, il pouvait toujours y prétendre. Ce
n’était, tout pesé, qu’une question d’audace. A des cris, des serments,
des supplications, aux mille moyens de se traduire et de persuader
qu’inventerait sans effort, à l’instant critique, sa sincérité
débordante, quelle résistance pourrait offrir Mme Aliscan? Par ailleurs,
sa détresse constituait une force, et d’une puissance, lui semblait-il,
à tout emporter.

Il prit son chapeau, descendit.

Jamais son cœur n’avait battu plus impétueusement. Dans la voiture, il
trépignait, le buste incliné, comme si les signes désordonnés de son
impatience avaient dû augmenter la vitesse du fiacre.

Trois étages. Il sonna, n’eut aucune réponse. Deux autres coups, plus
appuyés, retentirent en vain. Marc posa son oreille contre la serrure,
mais nul bruit ne venait de l’appartement.

Il reprit l’escalier en serrant la rampe.

Chez la concierge, il demanda d’une voix toute menue:

--Madame Aliscan n’est pas là?

--Elle est partie voici dix jours, répondit cette femme. Oui, pour les
Indes, ajouta-t-elle en se rengorgeant devant la mine désappointée
qu’elle voyait à Marc. Et peut-être, après ça, pour le tour du monde!

--Vous dites? fit-il, anéanti. Pour le tour du monde?

--C’était, du moins, son intention en quittant Paris. Maintenant, si
Madame change d’avis en route...

Marc secoua la tête stupidement.

--Mais savez-vous à quelle adresse on peut lui écrire?

--Non, monsieur. Jusqu’ici, nous n’avons pas d’ordres. Nous gardons le
courrier, reprit la concierge en désignant d’un geste vague une case
pleine de lettres.

Il sortit sans jeter un remerciement. Une voiture tournait dans
l’impasse. Il y sauta, donna l’adresse de la rue Vaneau et se tint raide
sur la banquette, les mâchoires serrées. Obsédé qu’il était par le nom
des Indes, on ne peut pas dire qu’il pensait. Dans son esprit,
s’entre-éclipsaient, comme des langues de feu, des visions d’éléphants,
de pagodes, de bonzes.

Le fiacre avançait d’un bon train. Quand il stoppa, bien que le choc eût
été peu rude, il se fit une secousse dans la carrosserie et Marc, tiré
de sa torpeur comme par un soufflet, eut un douloureux tressaillement.
Le chauffeur congédié, il leva la tête et promena sur sa maison le
regard d’un homme qui contemple une façade pour la première fois.

Aussitôt à l’étage, il gagna sa chambre.

Dans un tiroir de sa commode existait une arme. En mauvais état, toute
rouillée. Le revolver, d’ancien modèle, gros et terrifiant, possédé
jadis par son père. Marc l’avait là, comme une relique, avec une
longue-vue, un portefeuille d’où s’échappaient des papiers flétris et
divers objets familiers. Il s’en saisit, l’examina, le chargea d’une
balle, puis, d’un geste impatient, sans se dévêtir, en appuya sur sa
poitrine la forte embouchure, pressa la détente des deux mains.

Au bruit de la détonation, Hélène accourut. Elle fit, dès la porte, un
grand cri. De stupeur, elle pensa qu’elle allait tomber. Mais l’énergie
de sa nature la maintint d’aplomb. Elle partit, comme une folle, dans le
corridor:

--Vite, le docteur! Un accident! Voyez au plus près! Monsieur Marc s’est
blessé en maniant une arme!

La cuisinière était une femme solidement construite qui put l’aider,
bien que geignant qu’elle craignait les morts, à déposer Marc sur son
lit. Il était en syncope, d’une pâleur de cierge et saignait du flanc
gauche avec abondance. Déjà Hélène avait repris sa lucidité. Elle se fit
apporter une paire de ciseaux. Déboutonnant et déchirant, décousant,
taillant, elle eut tôt fait de mettre à nu le côté blessé, prit des
serviettes, masqua les plaies, comprima leurs bords. On lui donna de
l’eau bouillie dont elle les lava.

Quand parut le docteur, Marc ouvrait les yeux. Ce fut à peine si, de ses
lèvres, avec un soupir, sortit un confus gémissement. Sa belle-mère
l’embrassa sans lui dire un mot. Rien, pour Hélène, à cette minute,
n’existait au monde que l’homme en gris qui s’appliquait à conjecturer
le trajet suivi par la balle.

Le pansement terminé, dans le vestibule:

--Eh! bien, fit-elle, en s’arrêtant, d’une voix pleine angoisse.

--Eh! bien, madame, votre beau-fils l’a échappé belle! Aucun point
sérieux n’est touché. C’est un bonheur, et peu fréquent, nota le
médecin, dans les accidents de cet ordre, que le coup soit parti à
brûler sa veste. Un peu plus de distance, il était perdu!

--Et tel qu’il est? dit la jeune femme.

Le docteur sourit.

--Tel qu’il est, dans quinze jours vous l’aurez sur pied. Mais oui,
madame, pas davantage, tout au plus quinze jours, et j’en ai vu, dans le
même cas, guérir plus vivement! Si, par hasard, la nuit prochaine était
agitée, un peu de quinine, comme j’ai dit. Je reviendrai demain matin.
Mes hommages, madame!

Ce fut alors seulement, cet homme parti, qu’Hélène tirée de l’inquiétude
qui, depuis une heure, absorbait à l’envi toutes ses facultés, se trouva
moralement en présence de l’acte. Mais, déjà, son esprit l’avait
qualifié. A l’instant même où, bondissant dans le corridor, elle avait
employé le mot d’accident pour crier le malheur à ses domestiques, tout
en elle concluait avec certitude à la tentative de suicide. Le revolver,
elle le savait, n’était pas chargé, et quelle raison aurait eue Marc d’y
glisser une balle au retour d’une absence de vingt-cinq minutes? Là
s’étaient limitées toutes ses réflexions. Les services qu’aussitôt elle
avait dû rendre l’avaient empêchée d’en faire d’autres.

A présent, dévorée d’un cruel chagrin, elle recherchait à cette folie
une cause vraisemblable. Les deux bras allongés sur la couverture, dans
le jour faible et reposant, mais comme sablé d’or, que laissaient
pénétrer les persiennes fermées, son beau-fils dormait sous ses yeux.
Hélène, assise dans un fauteuil, se mordant un doigt, contemplait
avidement cette figure chérie, comme dans l’attente d’y voir s’inscrire
le mobile secret qui l’avait armée contre elle-même. Subterfuge dont
elle jouait envers sa conscience! Ce mobile, à tout prendre, elle le
soupçonnait, mais ne voulait pas se l’avouer. Ou, pour mieux dire, elle
refusait de considérer un mobile qui, d’abord, semblait évident bien
qu’en fait inexact et d’invention pure. Brusquement, elle sentit sa
défense se rompre et les circonstances l’accablèrent. Jamais son âme
n’avait subi une pareille secousse. L’hésitation, même complaisante,
même de mauvaise foi, n’était plus ni permise, ni seulement possible.
Tout se liait, s’enchaînait et s’expliquait trop.

Quelle horreur profonde elle prit d’elle! Ah! ce pli de la bouche
qu’elle garda longtemps et ces regards noirs d’épouvante, ce tragique
silence dont elle couvrit Marc endormi! Près d’une armoire, une petite
glace suspendue au mur lui renvoyait confusément l’image de ses traits
qui, soudain, lui parurent ceux d’une meurtrière. A la pensée que son
beau-fils, rendu amoureux, avait tenté de se soustraire par une mort
violente à la perspective de la perdre, elle se sentait aussi coupable,
et plus malignement, que si elle-même l’avait armé ou elle-même frappé.
En dernière analyse, qu’avait-elle fait d’autre? Par quelle nuance se
distinguait de l’assassinat l’odieux manège d’une femme coquette
bouleversant un cœur pour ensuite le jeter dans le désespoir? Mais, une
femme coquette, qu’était-ce dire? Cette bénigne expression la
qualifiait-elle? Une femme coquette respecte au moins les frontières
sacrées. «Pour les franchir,» songeait Hélène en serrant les dents, «ce
n’est pas une coquette, c’est une chienne qu’il faut!» Ne pouvant
s’abstenir de regarder Marc, elle retrouvait dans son visage étonnamment
jeune et que le sommeil détendait celui même de l’enfant qu’il avait
été. L’adolescence ne s’y marquait par rien d’essentiel. Avait-il
dix-neuf ou douze ans? Le veillait-elle, gardé au lit par un léger rhume
ou encore pâle d’avoir voulu abréger sa vie au moyen d’une balle en
plein cœur? Décidément, pour s’être éprise avec cette violence d’un
objet si naïf, bien que délicieux, quelque chose, plusieurs mois, lui
avait manqué, il avait fallu qu’elle fût folle! Mais s’était-elle
profondément, sincèrement éprise? Révoltée aujourd’hui de ses
conséquences, elle en venait à mettre en doute, de la meilleure foi, la
terrible passion qui l’avait secouée. Ce qu’elle voyait lui paraissait
d’une horreur si grande et la tourmentait à tel point que ses pires
déchirements, en comparaison, ne lui semblaient que les caprices les
plus accentués d’un amour de tête opiniâtre. Ainsi nions-nous dans tout
malheur une autre infortune. Cet excès d’injustice vis-à-vis
d’elle-même, si la jeune femme en retirait le vague soulagement d’être
en droit d’espérer un futur moins noir, s’imagine-t-on quel supplément
de cruels remords il pouvait d’abord lui causer? Son excuse, et la
seule, en était détruite. A l’origine de l’acte affreux décidé par Marc,
au lieu des flammes d’un égarement qui, pour sa décharge, aurait pu
invoquer sa fatale chaleur, ne brillait plus, telle qu’un charbon aux
pans durs et froids, qu’une ignominieuse fantaisie. Plus Hélène
s’enfonçait dans cette assurance, plus son esprit lui fournissait, pour
la justifier, d’arguments solides, péremptoires. Quels reproches, quel
supplice, quelle désolation!

L’après-midi coulait pour elle sans qu’elle y prît garde. Tout à coup,
Marc gémit et ouvrit les yeux.

Hélène se pencha sur son lit.

--Eh! bien, mon loup, demanda-t-elle, comment te sens-tu?

Il répondit qu’il souffrait peu. Puis, d’une voix inquiète:

--Suis-je gravement blessé? Vais-je mourir?...

Ce dernier mot, que soulignait un regard poignant, pénétra comme une
flèche dans le cœur d’Hélène.

--Mourir! cria-t-elle. Es-tu fou? Dans une semaine, tout au plus deux,
tu seras sur pied, et tu sortiras dans vingt jours. La balle n’a fait
qu’une déchirure sans nulle gravité. Le docteur me l’a dit en quittant
la chambre. Mais, c’est égal, soupira-t-elle en embrassant Marc, quel
épouvantable accident!

Il y eut une minute de silence entre eux. Le jeune homme semblait
réfléchir. Sa belle-mère, tendrement, lui saisit une main. Secouant
alors un peu la tête, il laissa tomber:

--Pas un accident... J’ai voulu!

--Comment? fit Hélène. Voulu quoi?

--Voulu tirer, précisa-t-il. Je l’ai fait exprès!

D’une voix sans timbre, elle murmura:

--Mais pour quelle raison?

Marc esquissa de la main gauche un geste évasif.

--Voyons, mon loup, pour quelle raison?

Il baissa les yeux. Puis, d’un air excédé, comme elle insistait:

--Votre départ... La solitude... Ce bouleversement... Je ne sais plus
trop! souffla-t-il.

Hélène s’attendait à bien pis.

--Vilain nerveux! s’écria-t-elle, presque avec bonheur. Et tu n’as pas
honte? reprit-elle. Voilà donc la confiance que tu mets en moi! Au lieu
de me parler, d’ouvrir ton cœur, (elle oubliait, à cette minute, les
supplications si brutalement découragées, quelques heures plus tôt, par
ses rigoureuses apostrophes), tu préfères accomplir une pareille folie!
Mon chagrin, mes angoisses, celles de ton grand-père, y as-tu réfléchi
ou seulement pensé?... Voyons, Marc, n’as-tu plus d’affection pour
nous?... Oui, je sais bien, j’aurais mieux fait de te préparer, d’amener
la chose plus doucement. Pouvais-je prévoir qu’elle te mettrait dans un
tel état?

Le jeune homme écoutait sans remuer un cil.

Hélène sentit que, dans son âme, elle ne touchait rien.

Brusquement, traversée d’une inspiration:

--Sois sincère, mon chéri... Va... Ce n’est pas tout! Il y a quelque
chose que tu veux cacher. J’attends! fit-elle avec tendresse, inclinée
vers lui, frôlant du lobe de son oreille la bouche silencieuse. C’est
cette mauvaise femme... Oui, n’est-ce pas?

Marc était subitement devenu très rouge.

--Ah! vous savez? murmura-t-il.

--Pauvre mien! dit-elle.

Il appuya sur sa belle-mère qui le caressait un regard étonné où
brillaient des larmes.

Puis, d’une voix modeste, un peu rauque!

--Elle est partie... Elle est en route pour le tour du monde... C’est
tout à l’heure... en vous quittant... quand j’ai appris ça...

Il parut à Hélène qu’on lui rendait l’air. Positivement, elle respira,
d’une poitrine profonde, avec une joie de se sentir en parfaite santé
assez vive pour lui mettre une teinte rose aux jours. Ainsi, ses
craintes et ses remords étaient sans fondement! Non seulement elle
n’avait aucune part directe dans l’effroyable tentative faite par son
beau-fils, mais rien d’elle-même, de sa vertu, de son caractère, n’était
compromis à ses yeux. Telle était la confiance qu’il lui accordait
qu’elle avait pu, sans éveiller de soupçons chez lui, jouer à fond la
partie la plus équivoque. Sa dignité sortait à peine de l’ornière du
vice et il la voyait sans une tache. Sous l’effet du bonheur que tirait
Hélène de ces différentes certitudes, en appuyant sur son épaule d’une
certaine façon, on l’aurait fait s’agenouiller et remercier Dieu. Les
grandes grâces de la vie nous surprennent toujours.

Marc la regardait sans un mot.

Elle se pencha, lui mit au front le baiser d’une mère, lui repoussa
derrière l’oreille une mèche qui pendait. Puis, d’une voix ébranlée par
le ravissement:

--Je resterai... Va, n’aie pas peur, mon enfant chéri! Tant qu’il te
plaira! reprit-elle. On trouve toujours sa vieille maman quand il vous
la faut, pauvre petit homme de deux sous!


Juillet 1925--Septembre 1926.




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 14 FÉVRIER 1927
    PAR F. PAILLART A
    ABBEVILLE (SOMME)




ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

(EXTRAIT DU CATALOGUE)

ŒUVRES DE


  Jean-Richard Bloch
    _Lévy, premier livre de contes_
    _... Et Compagnie_, roman
    _La Nuit Kurde_, roman
    _Carnaval est mort, premiers essais pour mieux comprendre mon temps_
    _Sur un Cargo_, (nº 10 de la collection «Les Documents bleus»)
    _Le Dernier Empereur_, histoire

  Georges Duhamel
    _Compagnons_, poèmes
    _Dans l’ombre des Statues_, théâtre
    _L’Œuvre des athlètes_, théâtre
    _Trois journées de la Tribu_, (illustré par Maurice de Vlaminck)
    _Carré et Lerondeau_, (illustré par Deslignières)

  Luc Durtain
    _Le Retour des Hommes_, poèmes
    CONQUÊTE DU MONDE
      _Douze Cent Mille_, roman
      _La Source Rouge_, roman
      _Ma Kimbell_, roman

  Ernest Tisserand
    _Un cabinet de Portraits_
    _Un second cabinet de Portraits_

  Roger Martin du Gard
    _Jean Barois_, roman
    LES THIBAULT
      I. _Le Cahier gris_, roman
      II. _Le Pénitencier_, roman
      III. _La Belle Saison_, roman
    _Le Testament du Père Leleu_, (dans la Collection «Répertoire du
      Vieux Colombier»)

  Charles-Louis Philippe
    _La Mère et l’Enfant_, roman
    _Charles Blanchard_, roman
    _Contes du Matin_, nouvelles
    _La Bonne Madeleine et la Pauvre Marie_, nouvelles
    _Lettres de jeunesse_
    _Chroniques du Canard Sauvage_
    _Lettres à sa Mère_, (en préparation dans la Collection «Une Œuvre,
      Un Portrait»)

  Jean Schlumberger
    _L’Inquiète paternité_, roman
    _Un Homme heureux_, roman
    _Le Camarade infidèle_, roman
    _Le Lion devenu vieux_, roman
    _Les Fils Louverné_, théâtre
    _La Mort de Sparte_, (dans la Collection «Répertoire du Vieux
      Colombier»)
    _L’Enfant qui s’accuse_, (en préparation)
    _Dialogues avec le corps endormi_, (en préparation)
    _Césaire_, (en préparation)


*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SUPPLICE DE PHÈDRE ***

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opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you “AS-IS”, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
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trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™'s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation's website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without
widespread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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