The Project Gutenberg EBook of Les derniers Peaux-Rouges, by Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les derniers Peaux-Rouges Le trésor de Montcalm Author: Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère Release Date: January 2, 2008 [EBook #24123] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PEAUX-ROUGES *** Produced by Rénald Lévesque LES DERNIERS PEAUX-ROUGES, (AMERIQUE DU NORD.) ------ LE TRESOR DE MONTCALM. PAR H. DE LA BLANCHÈRE. --------- I.--LE CHAMP-ROUGE. Un peu à l'ouest du lac canadien d'Abbitibbé, entre le fleuve du même nom et le grand contrefort qui, partant des montagnes Rocheuses, vient aboutir au cap Charles, se trouve un petit vallon entouré de rochers et célèbre dans les traditions indiennes. Les Peaux-Rouges, restes des puissantes nations des Hurons, des Iroquois et des Algonquins, n'en prononcent encore aujourd'hui le nom qu'avec une sorte de terreur superstitieuse. Nous voulons parler du _Champ-Rouge_. D'où vient ce nom? quel souvenir éveille-t-il dans l'imagination des tribus errantes? Nul Européen ne le sait, car les Indiens, défiants par expérience et taciturnes par tempérament, ne livrent pas volontiers aux visages pâles le secret de leurs traditions. Cependant, si vous interrogiez avec patience les plus vieux sorciers ou médecins des tribus, et si ces vénérables vieillards, dépositaires de la sagesse des aïeux, daignaient condescendre à desserrer les lèvres, voici à peu près ce que vous pourriez apprendre: "Un jour--il y a bien des lunes de cela--une famille d'émigrants canadiens, poussée par le désir d'accroître son bien-être, parcourait le désert à la recherche d'une terre à défricher et d'un endroit convenable pour établir une nouvelle habitation. Elle était escortée par une troupe d'une trentaine d'Indiens hurons, sous les ordres d'un chef iroquois nommé Griffe-d'Ours. Celui-ci avait fait alliance avec les Canadiens et promis de leur céder une partie du désert à leur convenance sur les bords de l'Abbitibbé. En échange, les visages pâles s'engageaient à fournir à la tribu des Iroquois trente mesures de blé par an, à recevoir les peaux de bisons que les Indiens voudraient apporter, à les amener et à les vendre sur les marchés américains, et à en rapporter le prix soit en argent, soit en objets dont les Indiens feraient commande. "Après quelques jours de marche, la petite troupe se trou va réunie au fond d'un vallon entouré de rochers et situé à quelque distance de l'Abbitibbé. "--Halte! dit le chef de la famille canadienne. C'est aujourd'hui la Saint Eustache, fête de mon patron vénéré; nous célébrerons joyeusement ce grand jour." "Les préparatifs de l'assiette du camp furent bientôt terminés; une dizaine de guerrier partirent en chasse, et quelques heures après deux quartiers de bison fraîchement tués se balançaient gaiement au-dessus d'un feu clair et pétillant. "Au coucher du soleil, le Canadien adressa une fervente prière à son céleste patron et la fête commença; mais, avec sa générosité naturelle, l'émigrant défonça un petit baril d'eau-de-vie et le plaça debout devant ses amis les Indiens. "Ceux-ci se précipitèrent à l'envi sur l'eau de feu et la burent à pleines gorgées. Dix minutes après, ils étaient tous ivres, tandis que seul, à l'écart, Griffe-d'Ours n'avait point goûté à l'eau de feu... "Les Indiens, entonnant alors une mélopée nationale, se mirent à tourner autour du feu et bientôt leur danse chancelante t'anima, te changeant en une sarabande furieuse, au grand contentement des émigrants qui riaient à gorge déployée des contorsions burlesques de leurs amis les Peaux-Rouges. "La raison complètement troublée par les vapeurs du whisky, excités en outre par la rapidité de la danse, par le rythme énervant de leur chant, les Indiens, pris de folie furieuse, oublièrent bientôt que les blancs qui les accompagnaient étaient leurs alliés... Tout à coup, brandissant leurs tomahawks, ils se ruèrent sur le squatter désarmé au milieu de sa famille. "Griffe d'Ours suivait d'un oeil inquiet cette scène rapide dont il ne prévoyait que trop le dénouement. D'un bond furieux, il tomba devant les Peaux-Rouges affolés en poussant son cri de guerre. Mais que pouvait-il contre trente ennemis? Il tomba criblé de blessures... Sa chute fut le signal d'un massacre général, et bientôt ce vallon qui, quelques minutes auparavant, répercutait les cris joyeux d'un jour de fête, ne fut plus troublé que par les plaintes des blessés et les râles des mourants. "Epuisés par leur oeuvre de destruction et ne trouvant plus d'ennemis à scalper devant eux, ivres, les Peaux-Rouges se couchèrent sur la terre sanglante et s'endormirent. "Le lendemain, l'aube resplendissante les éveilla... "Devant l'horrible spectacle qui les entourait, ils crurent d'abord que le camp avait été surpris et attaqué pendant leur sommeil; mais peu à peu leurs souvenirs revinrent et ils purent mesurer l'étendue de leur crime. Des Hurons avaient tué leur chef Iroquois! "Tout honteux d'un pareil attentat contre la foi jurée, ils s'empressèrent d'effacer toute trace de la catastrophe et d'ensevelir les victimes, posant sur chaque fosse un fragment de rocher, afin de mettre les cadavres à l'abri des animaux de proie; mais vainement ils cherchèrent le corps de leur chef: Griffe-d'Ours avait disparu. "Ce travail les occupa tout le jour; puis, à la tombée de la nuit, ils quittèrent ces lieux funèbres et regagnèrent leur tribu. Pour expliquer la disparition de leur chef, ils affirmèrent que Griffe-d'Ours s'était noyé en traversant le fleuve, et que son corps, emporté par la rapidité du courant, n'avait pu être retrouvé. "En effet, Griffe-d'Ours ne reparut jamais. "Mais à dater de cette époque, à tous les renouvellements de la lune, un guerrier de la bande des Hurons assassins disparaissait subitement. Le lendemain ses frères le retrouvaient gisant, le crâne ouvert, au milieu du vallon témoin du massacre du Canadien et de sa famille. "Ces meurtres périodiques et mystérieux se renouvelèrent trente fois et ne cessèrent que quand toute la bande de Griffe-d'Ours eut disparu. "Les Hurons donnèrent le nom de _Champ-Rouge_ à ce vallon fatal à ceux de leur race, et peu à peu il devint pour eux l'objet d'une mystérieuse terreur. Ils le croient encore hanté par une puissance malfaisante, qu'ils espèrent fléchir en apportant une pierre et l'ajoutant au monceau qui couvre les cadavres. Cette crainte s'est transmise de génération en génération, et, au moment où commence notre histoire, pas un Indien, quelle que fût sa bravoure, n'eût osé s'aventurer seul dans ces lieux funestes." ...................................................................... Par une belle après-midi de juillet, la solitude habituelle du _Champ-Rouge_ était animée par la présence de deux hommes assis sur l'amas de pierres composant le monument funèbre des Canadiens massacrés. Ces deux hommes formaient entre eux le plus singulier contraste. L'un, jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, avait une figure ouverte et franche, des yeux vifs, mais souvent rêveurs et mélancoliques. Une fine moustache noire, relevée galamment aux deux bouts, ombrageait sa lèvre supérieure, tandis que des cheveux de la même couleur, s'échappant de son feutre à larges bords, ruisselaient en boucles ondoyantes jusque sur ses épaules: admirable trophée de guerre pour orner le wigwam d'un Peau-Rouge. Son costume était semblable à celui qu'ont adopté quelques chasseurs européens. Il se composait d'un feutre à larges bords surmonté d'une plume d'aigle, d'une tunique lâche serrée à la taille par une ceinture, d'un pantalon flottant s'arrêtant un peu au dessous du genou, tandis que des guêtres en cuir protégeaient le bas des jambes. Une carabine à deux canons superposés passée en bandoulière sur son épaule, une paire de revolvers américains et un long couteau de chasse armorié pendu à sa ceinture complétaient son accoutrement. Cet homme était le marquis Raoul de Valvert, dont les salons parisiens commentaient depuis dix-huit mois la subite disparition. Son compagnon, nègre du plus beau noir et de la plus belle venue, était remarquable par une haute taille et de larges épaules qui annonçaient une force musculaire peu commune. Rien de plus imposant et en même temps de plus burlesque que son accoutrement, exclusivement composé d'un pantalon de toile et d'une peau de bison; mais cette peau de bison mérite une mention particulière. Le nègre l'avait fixée à sa personne en attachant à son cou les pattes de devant et à sa ceinture les pattes de derrière; puis de la tête de l'animal il s'était fait une sorte de casque flanqué des deux cornes en croissant, au milieu desquelles il avait planté trois longues plumes de dindon sauvage. Ainsi placée, cette peau était nécessairement trop grande et trop ample; aussi, lorsque son propriétaire marchait, la queue du bison traînait et balayait le sol à deux pas en arrière, et si par hasard la bise venait à souffler, ce singulier vêtement se gonflait, s'arrondissait, et le nègre ressemblait à un mât de navire garni de sa voile, se balançant sous les efforts du vent. Les armes de notre personnage n'étaient pas moins originales que son vêtement. Elles consistaient en une énorme hache de bûcheron, au tranchant brillant et dont le manche était passé entre les pattes du bison autour de ses reins; en face de cette hache, sur l'autre flanc, pendait un large et long machete ou _bowie-knife_. A la main, le nègre brandissait une branche de chêne noir, garnie de noeuds aigus et taillée en forme de massue, et, à en juger par la désinvolture avec laquelle l'hercule africain maniait cette badine d'une nouvelle espèce, on comprenait qu'elle devait avoir pour un ennemi la pesanteur irrésistible d'une montagne. Par quel concours de circonstances l'élégant marquis de Valvert avait-il quitté l'asphalte du boulevard pour venir s'enterrer vivant dans ces déserts sauvages? C'est ce que l'avenir nous apprendra peut-être. En attendant, pour se remettre des fatigues d'une longue marche et reprendre des forces, les deux compagnons déjeunaient avec un appétit de voyageurs. --Brrr! dit tout à coup Raoul en jetant un regard circulaire autour de lui, ces lieux ont un aspect sinistre. Qu'en dis tu, Thémistocle? --Pauvre nègre n'a jamais rien vu d'aussi épouvantable; en pénétrant ici, il a pâli de frayeur. --Vraiment, on ne le dirait pas, fit Raoul en riant. --Riez, maître riez; mais, si vous m'en croyez, nous serons prudents et nous partirons sans retard. --Pourquoi cela? Ce lieu a un cachet d'horreur, c'est vrai, mais il ne manque pas d'une certaine beauté. Vois ces montagnes aux flancs décharnés qui s'étagent devant nous; ne dirait-on pas des degrés taillés par les Titans pour escalader le ciel! Vois ce ruisseau aux flots troublés qui coule à nos pieds et va se perdre là-bas dans les sables, comme s'il se trouvait honteux d'étaler sous l'azur du firmament ses flots souillés par le limon. Vois ces rochers qui se dressent autour de nous comme des sentinelles.. --Et qui peuvent avoir l'inconvénient de servir d'embuscade à des Peaux Rouges convoitant nos chevelures. --Poltron! --Oh! fit Thémistocle avec reproche. Ma foi! maître, puisque vous semblez vous y complaire, restons-y. Si les Indiens viennent, j'ai de quoi les recevoir. Et l'hercule africain posa la main sur sa massue. A la bonne heure! je te reconnais!... Espérons que tu n'auras pas besoin de ton gourdin et qu'il nous sera permis de prendre quelque repos avant de nous remettre en marche. --Qui sait si nous atteindrons jamais le but que vous vous proposez, surtout n'ayant que les vagues renseignements que vous m'avez confiés! --Il existe un vieux proverbe, Thémistocle; _La foi soulève les montagnes_. J'ai confiance en toi et en moi-même. Du reste, je ne me dissimule aucune des difficultés de l'entreprise; mais il le faut! Le jeune homme laissa tomber ton front sur sa main et absorba dans une méditation profonde. Quelques instants après, sa respiration calme et régulière apprit à Thémistocle que, Vaincu par la fatigue, il venait de céder au sommeil. Le nègre le considéra quelques instants d'un oeil attendri. --Pauvre maître! murmura-t-il, bon, brave, généreux! reverras-tu jamais le pays de tes pères?... Et, sur cette réflexion mélancolique, Thémistocle plaça sa massue entre ses jambes pour être prêt à tout événement et se mit à surveiller les alentours en psalmodiant à voix basse une mélopée qu'il avait sans doute apprise parmi les nègres des plantations. Tout à coup une légère rumeur s'éleva vers une des collines bordant le Champ-Rouge et fit expirer la chanson sur les lèvres du fidèle serviteur. Sans bouger, il tendit l'oreille, puis, allongeant imperceptiblement le doigt, toucha son maître légèrement au bras. --Qu'est-ce, Thémistocle? fit tout bas le marquis, qui, comme tous ceux qui ont vécu de la vie du désert, ne dormait jamais que d'un oeil. --Attention! répondit le nègre en collant son oreille contre le sol. La poudre parle, reprit-il au bout d'un instant, et j'entends des pas d'homme escaladant la colline. Cachons-nous derrière une de ces roches et attendons; nous saurons bientôt à qui nous avons affaire. Raoul de Valvert suivit ce conseil, et les deux hommes, l'oeil au guet, l'arme au poing, s'accroupirent derrière un des abris naturels répandus autour d'eux, prêts à tout événement. Ils virent bientôt apparaître au sommet de la colline un homme de haute taille, portant le costume des trappeurs et brandissant une carabine qu'il chargeait avec une rapidité merveilleuse et une régularité mathématique. --C'est un blanc! dit Raoul. --Oui, maître, c'est un blanc. Il est attaqué par les Indiens qui cherchent à escalader la colline. --Si chaque balle atteint son but, avant peu, le dernier Peau-Rouge aura vécu. --Hum! les Indiens sont nombreux, et si le trappeur vient à être blessé, il est perdu. --Nous verrons bien. --C'est tout vu; maître, regardez! En effet, le trappeur venait de chanceler et de tomber sur les genoux. Ce moment de répit permit aux Indiens d'avancer, et quand le trappeur se releva cinq ou six de ses ennemis atteignaient le sommet de la colline, brandissant leurs tomahawks. --Laisserons-nous massacrer cet homme comme un mouton? s'écria le marquis en serrant convulsivement la crosse de sa carabine. Vive Dieu I c'est un rude compagnon; montrons-lui ce que nous savons faire. --Mauvaise affaire! fit Thémistocle. Bah! à la grâce de Dieu! Les deux hommes s'élancèrent en courant. --Courage! l'ami! cria Valvert; voilà du renfort qui vous arrive... Baissez-vous! Mais baissez-vous donc, morbleu! Le trappeur obéit machinalement. Un coup de feu retentit et un des Peaux-Rouges roula sur le sol, la poitrine traversée par la balle du marquis. A cette agression inattendue, tel Indiens poussèrent un cri de rage et se ruèrent sur Raoul, qui, arrivé sur le lieu de la scène, s'était placé aux côtés du trappeur. La mêlée devint aussitôt générale. Les deux blancs, placés dos à dos, faisaient face à leurs ennemis dix fois supérieurs en nombre, et, se servant de leurs carabines en guise de massues, traçaient en l'air un cercle infranchissable. Chacun de leurs coups abattait un homme. Cependant, quelque grands que fussent leur courage et leur vigueur, une lutte aussi inégale ne pouvait durer longtemps. Le trappeur blessé au bras et au côté d'un coup de flèche, sentait tes forces s'épuiser, et déjà il prévoyait le moment où son arme deviendrait trop lourde pour son bras affaibli. --Me voici, maître! s'écria tout à coup une voix stridente. C'était Thémistocle qui, retardé dans sa course par le vent s'engouffrant dans sa robe de bison, arrivait sur le théâtre de la lutte et se précipitait tête baissée, comme une avalanche, dans la mêlée. A la vue de cet être noir, au costume fantastique, qui semblait sortir de terre, les Indiens poussèrent un cri de terreur. --Le démon du Champ-Rouge! s'écrièrent-ils avec un accent d'épouvante. Et, tournant les talons, ils descendirent la colline au pas de course et se perdirent bientôt dans l'éloignement. Le trappeur et ses deux libérateurs étaient maîtres du champ de bataille.? II--L'HABITATION DU MARCHEUR. --Ouf! dit le marquis lorsque le dernier Indien eut disparu, l'affaire a été vivement menée... Vous êtes blessé, monsieur? --Une simple piqûre... J'ai perdu du sang... Dans quelques jours, il n'y paraîtra plus. En disant ces mots, le trappeur cueillit une poignée d'herbes vertes qu'il imbiba d'eau-de-vie et qu'il appliqua sur ses blessures avec l'aide de Thémistocle. --Messieurs, dit-il lorsque l'opération fut terminée, souvenez-vous qu'à partir d'aujourd'hui je vous appartiens corps et âme; mon coeur et ma carabine sont à votre service et ils n'ont jamais failli. --J'accepte de grand coeur et mon compagnon aussi, dit le marquis; mais vraiment cela n'en vaut pas la peine. Tout le monde en eût fait autant à notre place. --Hein? fit le trappeur en regardant le jeune homme avec surprise. Y a-t-il longtemps que vous parcourez le désert? --Six mois à peine. --Je m'en doutais rien qu'à votre inexpérience, qui, du reste, m'a été fort utile aujourd'hui. Mais sachez, monsieur, que le chacun pour soi est la loi de ces contrées, et que, tôt ou tard, l'homme qui a tiré son semblable d'entre les griffes des Peaux-Rouges risque fort de donner sa vie en échange de celle qu'il a sauvée. --Bah! bah! jusqu'à présent, mon compagnon et moi, nous nous sommes toujours tirés d'affaire. J'espère que le ciel ne nous abandonnera pas à l'avenir. --Hum! fit le trappeur d'un air de doute... Allons! je veillerai pour trois!... Maintenant pourrai-je savoir, si toutefois il n'y a pas d'indiscrétion dans ma demande, le nom de mes généreux libérateurs? --Raoul de Valvert, fit le marquis en s'inclinant. --Thémistocle, dit le nègre agitant, en guise de salut, les trois plumes de dindon qui ornaient sa tête. --Confidence pour confidence, dit alors Raoul. --Non, répondit le trappeur en fronçant légèrement les sourcils; à quoi bon vous dire le nom que je portais chez mes compatriotes? Il y a si longtemps que j'ai dit adieu à la vie civilisée que ce nom est presque sorti de ma mémoire. D'ailleurs il ne vous apprendrait rien. J'aime mieux vous dire celui que m'ont donné les Indiens. --A votre aise, monsieur. --Appelez-moi le _Marcheur_. Ce nom est connu, craint ou respecté de tous ceux qui parcourent le désert. Maintenant, si vos instants ne sont pas comptés et si vous ne craignez pas d'en perdre quelques-uns, je vous offre l'hospitalité dans ma hutte, située à trois milles d'ici. Ce n'est point un palais; mais, dans ces solitudes, un toit de brandies a son prix. --Et nous l'acceptons de grand coeur, n'est-ce pas, Thémistocle? --Oui, maître. --Alors, en route! dit gaiement le trappeur, et, de crainte de surprise, prenons la file indienne. --La file indienne!... Que voulez vous dire? Le Marcheur, qui avait déjà fait quelques pas, te retourna à cette question. --Vrai! murmura-t-il, on ne voit pas souvent réunis tant de courage et tant d'imprudence!.. C'est miracle, mon cher monsieur, si votre crâne porte encore sa chevelure. Apprenez donc que, dans le désert, lorsque plusieurs hommes sont réunis, ils doivent toujours marcher l'un à la suite de l'autre, emboîtant leurs pas aussi exactement que possible. Trente hommes marchant ainsi laissent juste autant de traces de leur passage. Or, dans ces régions, la vie du voyageur blanc, dépend du plus ou moins de traces qu'il a laissées derrière lui. --Très-bien! Je me souviendrai à l'avenir de la file indienne. Mettez-vous donc à notre tête et veuillez nous guider. Après trois heures de marche silencieuse, les trois hommes arrivèrent en vue de la hutte du trappeur. A l'extrémité de la plaine immense dont faisait partie le Champ-Rouge s'élevait une chaîne de hauteurs peu considérables, mais dont les flancs taillés à pic offraient l'aspect d'un mur. Il était impossible de franchir cet obstacle, à moins d'être pourvu d'ailes comme les oiseaux; aussi pour passer sur le plateau supérieur, était-on obligé de longer la montagne jusqu'à un défilé situé à sept milles de la cabane. Vers le milieu de cette chaîne et tout au pied de la paroi verticale, trois roches énormes que le temps avait sans doute fait tomber du sommet, s'étaient rencontrées par hasard et arc-boutées en voûte au faite d'un chaos de roches plus petites. C'est sous cette voûte que le trappeur avait construit sa hutte avec des troncs d'arbres et des branchages. Ainsi placé, il ne pouvait être ni tourné ni lapidé du haut de la montagne; ses derrières étaient complètement à l'abri des attaques et des surprises. Cette sorte de forteresse n'était pas moins bien défendue du côté qui regardait la plaine. D'abord l'Abbitibbé, large et profond, coulant à une portée de carabine, représentait un premier rempart naturel; puis l'éboulis de rochers que nous avons signalé tout à l'heure se continuait jusqu'au bord du fleuve, formant comme deux murs parallèles séparés par un couloir très étroit qui menait directement à la hutte et dans lequel un homme seul pouvait passer. L'ennemi, s'il se présentait, devait nécessairement traverser d'abord le fleuve, sous le feu du Marcheur; puis, ne pouvant attaquer la hutte par derrière ni par les côtés, prendre le sentier entre les roches. --Vous ne devez pas voir ma maison d'ici, dit le trappeur en se frottant les mains, et cependant c'est un vrai château fort. Un jour,--il y a bien des années de cela!--j'y soutins un siège en règle. --Qui dura?... --Plus d'une semaine, mais les Indiens furent si vertement repoussés qu'ils n'y revinrent plus. Ils ont préféré m'avoir pour ami, et voilà plus de dix ans que je vis en bonne intelligence avec eux. Je fais même, par adoption, partie de la grande tribu des Iroquois-Yakangs. --Vraiment!... Et quels sont ceux qui vous ont si vivement attaqué aujourd'hui? --Oh! ceux-là, dit le Marcheur en crispant le poing, je les retrouverai: j'ai un vieux compte à régler avec eux. --A quelle tribu appartiennent-ils? --A quelle tribu?... A aucune. Ils font partie d'un clan d'environ deux cents mauvais drôles, ramassés de la lie de toutes les tribus indiennes, de métis de la pire espèce, et même de quelques blancs qui auraient un compte sévère à rendre à la justice de leur pays. Les Peaux-Rouges des tribus les craignent et les haïssent; ils les connaissaient sous le nom d'_Enfants perdus_. --Quel motif les poussait à vous attaquer? --La haine instinctive que tous les brigands ont pour les honnêtes gens, fit le trappeur d'un air convaincu. Outre cela, je crois qu'ils me gardent rancune d'avoir logé une balle dans l'oeil d'un de leurs chefs. --Vous m'en direz tant! fit Raoul de Valvert en souriant. --Nous voici au fleuve; il s'agit de le traverser. Ce n'est pas difficile, mais encore faut-il savoir où poser le pied. Je vais passer devant et vous montrer le chemin. Après avoir franchi l'Abbitibbé, les trois hommes s'engagèrent dans l'étroit sentier menant à la hutte, quand, aux deux tiers du chemin, un rauque grognement s'éleva, menaçant et répercuté par l'échu des rochers. --Oh! oh! s'écria le marquis, vous avez du monde chez vous, mon compagnon. Voilà un maître ours gris, qui, pendant votre absence, a trouvé bon de s'installer ici: il va falloir en découdre! Au mot d'ours gris, Thémistocle, heureux de jouer un peu de la massue, voulut s'élancer en avant; mais comme le sentier était trop étroit pour que deux hommes pussent passer de front le brave nègre saisit le Marcheur dans ses mains formidables l'enleva de terre comme un enfant, puis, pirouettant sur les talons et le faisant passer à la hauteur des trois plumes de dindon, il le déposa délicatement à terre derrière lui. Cette manoeuvre terminée, il s'avança, la massue haute, vers le grizzly, qui, assis à la porte de la hutte, remuait le museau et regardait venir les trois hommes d'un air assez indifférent. --Morbleu! quel poignet! fit le trappeur avec admiration...--Arrêtez! Mais Thémistocle avançait toujours. --Arrêtez! arrêtez! morbleu! arrêtez-vous donc! cria le Marcheur en se cramponnant à la queue de bison que le nègre traînait derrière lui... C'est un ours apprivoisé, mon compagnon des mauvais jours et le défenseur de ma propriété. --Bah! fit le nègre avec un accent si désappointé que le marquis ne put s'empêcher de sourire. Quel dommage! --Vous voilà chez vous, messieurs, dit le Marcheur en écartant l'ours de la main et franchissant le seuil de la cabane. L'ameublement de ce réduit était des plus simples. Une demi-douzaine de têtes de bison servaient de sièges; dans l'un des coins, un amas de fougère et de feuilles sèches, couvert de fourrures, faisait l'office du lit; quelques tasses de bois... et c'était tout! Par un contraste bizarre, si les objets de première nécessité faisaient défaut, en revanche les objets de luxe abondaient. Les murs étaient partout constellés de trophées de chasse merveilleux, que, dans nos pays civilisés, on se serait disputés au poids de l'or. Griffes et dents d'ours gris, bois de cerf et de renne servant de support au linge et aux vêtements de rechange du Marcheur, cornes de bison, plumes d'aigle, deux carabines, une demi-douzaine de poires à poudre, un arc indien avec ses flèches, un casse-tête, deux chevelures de Peaux-Rouges; tout cela fixé et groupé sur les murs dans un désordre si complet que parmi toutes ces richesse l'oeil ne voyait qu'un chaos sans nom. --Nous avons le couvert, dit le Marcheur; il nous faut à présent le vivre. Si vous voulez bien, je vais y pourvoir. --Vive Dieu! Faites vite: le combat de tantôt m'a mis en appétit. Le Marcheur plaça vers le seuil de sa hutte trois branches d'arbre formant trépied. --Voici la broche, dit-il... Allons! maître Martin, apportez-moi le rôti! L'ours, ainsi interpellé, se dressa sur ses pattes, et, saisissant dans sa gueule un quartier de cerf accroché au mur, l'apporta à son maître. --Pardieu! fit le marquis en jetant un regard de côté au _grizzly_, voici la première fois je que je vois un semblable animal en tête-à-tête avec un morceau de venaison sans qu'il fasse avec lui plus ample connaissance. --Martin est incapable d'une mauvaise action et même d'une mauvaise pensée; il sait que tôt ou tard il aura sa part et il préfère l'attendre. D'ailleurs, quand mon absence se prolonge et que la faim le presse trop vivement, il n'est pas embarrassé de chasser pour son compte, et alors même il a soin de rapporter au logis ce qui lui reste après son repas. --Un _grizzly_ apprivoisé! Cela ne s'est jamais vu. --Bah! cela se voit, puisqu'en voilà un devant vous! --Mais si l'envie lui venait de goûter un peu du trappeur blanc? --Bah! J'ai pris Martin tout petit. Je l'ai nourri, élevé, je l'ai vu grandir... Ma foi! depuis six ans que nous vivons ensemble, jamais un nuage n'est venu obscurcir notre amitié... Messieurs, le rôti est prêt. A table, reprit le trappeur. Et comme Raoul jetait un regard autour de lui, cherchant le meuble en question, le Marcheur ajouta: --Chez moi, les meubles et les assiettes sont remplacés par... une aimable cordialité. Les trois hommes se mirent à souper en compagnie de Martin, et bientôt le silence de la hutte ne fut plus troublé que par le bruit régulier des mâchoires. Lorsque le repas fut achevé, la nuit étendait déjà sur la terre son voile parsemé d'étoiles. La lune se lèvera tard aujourd'hui, dit le Marcheur, et pour la remplacer je n'ai que quelques misérables flambeaux de résine. --Gardez vos flambeaux, dit Raoul; après le souper, ce qu'il y a de meilleur, c'est le lit. --Vous parlez de dormir, monsieur le marquis. Couchez-vous et dormez, dit le trappeur en indiquant les peaux de bison. Martin et moi, nous partagerons les quarts de veillée. Ce conseil fut immédiatement mis à exécution. Epuisés par les fatigues de la journée, Thémistocle et son maître ne tardèrent pas à s'endormir, et bientôt un silence solennel enveloppa le trappeur, qui, sa carabine entre les genoux, s'était assis à la porte de la hutte et surveillait l'obscurité. Seul l'Abbitibbé, déroulant avec lenteur ses ondes murmurantes, entonnait son hymne à la nuit, auquel se mêlait par intervalles la douce voix de la brise chantant parmi les roseaux de ses bords. III.--L'ALLIANCE. Une semaine s'était écoulée depuis que Thémistocle et son maître habitaient la hutte du trappeur. --Mon hôte, dit un jour le marquis, nous sommes obligés de prendre congé de vous; mais ce ne sera pas sans vous remercier vivement de votre cordiale hospitalité. --Que voulez-vous dire? --Cher hôte, il nous faut partir. --Monsieur de Valvert, voulez-vous me permettre de vous parler à coeur ouvert? --Certes! Je vous écoute. --Habitué comme je le suis à lire incessamment dans ce livre mystérieux que Dieu lui-même s'est donné la peine d'écrire et qu'on appelle _la nature_, un visage franc et ouvert comme le vôtre ne peut avoir longtemps de secrets pour moi. Ce n'est pas le simple attrait de la curiosité ni l'amour des aventures qui vous ont poussé dans le désert américain. En y entrant, vous poursuiviez un but sérieux et je ne crois pas me tromper en affirmant que, pour l'atteindre, vous êtes prêt à sacrifier votre vie s'il le faut. Ce but, je ne le connais pas, je ne cherche pas à le connaître; mais, quel qu'il soit, seul, livré à vos propres ressources, vous ne l'atteindrez jamais. Vous ne soupçonnez pas les dangers qui vous entourent! Je m'étonne comme de la chose la plus merveilleuse que vous ayez pu vivre six mois... ici... --Où voulez-vous en venir? --Pour réussir dans ce que vous avez entrepris, il vous faut un compagnon dont vous soyez sûr, un homme doué des qualités qui vous manquent, qui voie pour vous. Vous m'avez sauvé la vie, monsieur le marquis: si vous voulez, je serai cet homme! --Merci! dit Raoul d'une voix émue en pressant la main du trappeur. Mais, vous l'avez dit, je poursuis un but difficile à atteindre et ce serait un éternel remords pour moi de vous entraîner dans les dangers qui ne manqueront pas de m'assaillir. --Je n'ai pas fini, monsieur le marquis. Il y a bientôt trente ans que, vaincu dans la lutte de la vie, j'ai dit adieu aux espérances de ma jeunesse pour venir m'ensevelir vivant dans ce désert, continua le Marcheur en passant la main sur son front comme pour en chasser une douloureuse pensée. Pendant vingt ans, j'ai cru que la solitude et la contemplation guériraient mon coeur ulcéré. Mais, hélas! depuis huit jours que le ciel vous a mis sur ma route, tous ces doux rêves d'amitié, de patrie, de famille, que je croyais à jamais éteints dans mon coeur, se sont ranimés plus vivaces encore que par le passé. _Vae victis!_ disaient les Gaulois, vos ancêtres, aux Romains vaincus. _Vae solis!_ me crie aujourd'hui la grande voie de la solitude qui ne m'a jamais trompé. Croyez-moi, les voies de la Providence sont sages et mystérieuses: ce n'est pas pour rien qu'elle nous a mis face à face et qu'elle vous a permis de me conserver la vie... --Le Marcheur a raison, maître, dit Thémistocle; c'est un brave homme. Restons ensemble. --Je ne puis contredire mon fidèle Thémistocle, fit Raoul en souriant. Soit! ne nous séparons plus. Qui sait? c'était peut-être écrit et cela vaudra mieux ainsi. Le Marcheur secoua énergiquement la main que lui tendait le jeune homme. --Vive Dieu! monsieur le marquis, nous mènerons votre entreprise à bonne fin, espérons-le! Quatre valent mieux que deux! --Comment quatre? demanda Thémistocle ouvrant de grands yeux. --Martin, dit le trappeur s'arrêtant devant le _grizzly_ et lui montrant le marquis et le nègre, à partir d'aujourd'hui, tu as trois maîtres. As-tu compris? L'ours, ainsi interpellé, s'approcha du marquis et, se levant sur ses pattes de derrière, appuya son museau contre la joue du jeune homme; puis il répéta la même manoeuvre vis-à-vis de Thémistocle. --Martin vous a reconnus pour ses seigneurs et maîtres, dit le trappeur; il vient de vous rendre hommage. A nous quatre, nous serons les rois du désert! --Le courage, dans tous les cas, ne manquera à aucun de nous, dit Raoul en caressant la tête du _grizzly_. Mais, mon cher trappeur, ce n'est pas tout d'avoir conclu une alliance défensive et offensive dans laquelle je gagne tout et ne donne rien. Il est important que nos efforts soient raisonnés et dirigés vers un but unique. Ce but que je poursuis et que vous ne connaissez pas, il faut vous l'apprendre. --Comme il vous plaira, monsieur Raoul, fit le trappeur en approchant un crâne de bison; je vous écoute. -Mon nom, commença Raoul, a déjà dû vous révéler ma nationalité. Je suis Français. Lorsque la Révolution de 89 éclata, mon père, alors âgé de vingt ans, fit partie de l'émigration, sacrifiant comme tant d'autres, ses intérêts matériels à ses convictions, à sa fidélité à son Dieu et à son roi. Retiré en Angleterre, il supporta vingt ans d'exil et de misère, obligé pour vivre de donner tantôt des leçons de français aux commerçants de Londres, tantôt des leçons d'escrime dans les salles d'armes. "Plus tard, en 1815, lorsque l'Europe coalisée chassa Napoléon et rendit le trône de France à ses anciens maîtres, mon père rentra dans son pays et fut remis en possession d'une partie de ses biens; puis, pour le récompenser de sa fidélité, le roi lui offrit une charge à la cour. Mais les longues épreuves de l'exil et de l'adversité avaient éteint chez l'ancien émigré toute idée d'ambition; il n'aspira plus qu'à vivre tranquille; il refusa. Retiré dans son château de Valvert, il se maria. Un an après, je venais au monde. "A partir de ce moment, une transformation sembla s'opérer dans le caractère de mon père. Oubliant le monde entier, il ne vivait plus que par moi. On eût dit que la création se résumait pour lui dans un être unique, son cher Raoul. A mesure que je grandissais, tous dans le château subissaient mon ascendant. Mes désirs, mes moindres caprices avaient force de loi. Vainement ma mère, qui voyait le mal d'une semblable éducation, essayait parfois quelque; timides remontrances: "--Madame, lui répondait mon père, n'oubliez pas que cet enfant doit un jour perpétuer mon nom et que j'entends qu'on le respecte à l'égal de moi-même." "Hélas! mon ami, grâce à cette belle éducation, je devins un petit tyran, même vis-à-vis de ma mère et de ma jeune soeur. Enfin l'heure sonna de commencer mon éducation; mon père ne voulut jamais consentir à se séparer de moi et me choisit un précepteur... Je dois avouer que je ne lui donnais pas beaucoup de peine, car au latin je préférais monter à cheval, tirer à la cible ou faire des armes avec l'intendant du château, ancien prévôt dans un régiment. "Je venais d'atteindre mes dix sept ans lorsque mon père mourut. Ma mère était incapable de me tenir en bride, et j'adoptai la vie d'oisiveté et de dissipation qui conduit tant de jeunes gens à la ruine, si ce n'est au déshonneur. Chaque jour, le mal faisait en moi de rapides progrès... A tous mes défauts j'ajoutai bientôt un vice: je devins joueur. "Cette vie dura sept ou huit ans qui passèrent avec la rapidité d'un songe. Hélas! le réveil devait être terrible! Un beau jour, j'acquis la triste certitude que j'étais ruiné et que ma folle conduite avait réduit à la misère, non-seulement moi-même, mais encore ma mère et ma soeur, pauvres victimes de mes mauvais penchants. "Cette catastrophe m'anéantit. Je fis un retour salutaire sur moi-même et mesurai l'étendue de mes fautes. Ne sachant que devenir, le coeur bourrelé de remords, la pensée du suicide s'offrit d'abord à moi comme une planche de salut. Mais bientôt, la raison prenant le dessus, je repoussai cette idée comme une lâcheté. "--Non, me dis-je, ma dissipation fut la cause du mal; mon travail réparera tout." "Un peu ranimé par cette pensée, je me mis en quête, espérant trouver un protecteur parmi les belles relations que je possédais. Un jour, en cherchant parmi les papiers de mon père les traces de relations de famille, quelques plis jaunâtres attirèrent mon attention. Je les ouvris et, jugez de ma surprise! c'était une liasse de lettres écrites à mon grand-père par son cousin, camarade et ami d'enfance, l'une des pures gloires de notre pays, le marquis de Montcalm." --Montcalm, le défenseur du Canada? --Lui-même; l'une de ces lettres était datée de 1758 et fut pour moi un trait de lumière. A cette époque, l'Angleterre faisait tous ses efforts pour nous ravir le Canada et bientôt elle allait réussir, malgré les incroyables traits d'audace et de bravoure de Vaudreuil et de Montcalm. Lord Chatham, ministre anglais, comprenant tout le parti que l'on pouvait tirer de cette belle contrée, armait ses flottes les plus puissantes et rassemblait sur les frontières du Canada une armée de soixante mille hommes. Pendant ce temps, le ministère français adressait au gouverneur de Québec, qui lui demandait des secours, cette incroyable lettre: "Je suis bien fâché d'avoir à vous mander que vous ne devez point espérer de recevoir de troupes de renfort; outre qu'elles augmenteraient la disette des vivres, que vous n'avez que trop éprouvée jusqu'à présent, il serait fort à craindre qu'elles ne fussent interceptées par les Anglais dans le passage, et comme le roi ne pourrait jamais vous envoyer des secours proportionnés aux forces que les Anglais sont en état de vous opposer, les efforts que l'on ferait ici pour en procurer n'auraient d'autre effet que d'exciter le ministère de Londres à en faire de plus considérables pour conserver la supériorité qu'il s'est acquise dans cette partie du continent." --C'est incroyable! --Cela est... Et cependant, malgré cet indigne abandon de la France, les Français tenaient en échec, au Canada, toutes les forces de l'Angleterre. M. de Beaujeu gagnait la bataille de Monongahela: en 1756, Montcalm s'emparait du fort Oswégo; en 1757, de celui de W. Henry; en 1758, il défendait le fort de Carillon contre le général anglais Abercromby et le forçait à lever le siège... Malgré tout son courage, la misère et la disette devait venir à bout de lui! "Un moment, Montcalm crut pouvoir continuer la guerre avec ses propres ressources, grâce à une révélation ignorée. C'est précisément à ce fait que se rapportaient les lettres que j'avais trouvées. Je puis vous lire un passage frappant de l'une d'elles."? Et Raoul, prenant dans son portefeuille un papier jauni, le déploya lentement et lut ce qui suit: --"J'ai fait tenir au ministre que s'il ne nous envoyait point de renfort les Anglais s'empareraient de Québec dans la campagne de l'année prochaine. Vous comprenez, mon ami, qu'on ne peut faire longtemps l'impossible... Tous nos hommes sont à la demi-ration, et je prévoit le moment où les vivres devront encore être réduits... Cependant je ne désespère pas... le ciel va me venir en aide puisque le ministère m'abandonne. Je suis peut être à la veille de posséder assez d'argent pour soutenir cette guerre encore pendant longtemps et même lui donner l'énergie et la rapidité qui lui manquent, à mon gré. Telle est la voie de la Providence. Ces jours derniers, on introduisit auprès de moi un pauvre diable de Français qui, parti de Québec depuis plus d'un an, s'était enfoncé dans les prairies de l'Ouest peuplées par les Indiens. Cet homme m'a assuré que vers le 83e degré de longitude et le 47e de latitude, dans une petite chaîne de collines au milieu d'une plaine immense, se trouve une grotte remplie de poudre d'or. Cette grotte, il l'a vue, il y est entré... Malheureusement pour lui sa curiosité lui a coûté sa chevelure, car les Indiens, qui veillent sur ce trésor, après une poursuite acharnée qui dura trois jours, l'atteignirent et le scalpèrent. Il me mènera au trésor et me l'abandonnera, pourvu que je lui en laisse la dixième partie; car seul, sans soldats, il ne peut le conquérir. Tel est le fait mystérieux dont je vous confie le secret, mon cousin. Maintenant cet homme a-t-il dit la vérité? Je n'en sais rien encore, mais le fait a assez d'importance pour que je m'en assure. Au premier moment de répit, j'organiserai une expédition que je conduirai moi-même, avec l'homme que j'ai gardé, vers la grotte bienheureuse." "Or, mon cher ami, continua Raoul en renfermant la lettre dans son portefeuille, cette expédition ne fut jamais faite, car, l'année suivante, Montcalm tombait sur le champ de bataille en même temps que son adversaire le général anglais Wolf. "Vous comprenez facilement que la lecture de cette lettre me causa une émotion extraordinaire. Vainement je me représentais que l'existence du trésor de Montcalm était problématique; qu'en supposant même qu'il eût jamais existé, il y avait de fortes probabilités pour qu'il eût déjà été visité depuis longtemps, une voix me criait de tenter l'aventure... "Incapable de résister plus longtemps, je refusai une position qui m'était offerte à Paris, ramassai le peu qui me restait encore, et, malgré les pleurs et les supplications de ma mère et de ma soeur, je partis accompagné de Thémistocle, au service de ma famille depuis mon enfance et la sienne, car nous sommes frères de lait. Voilà six mois que nous parcourons le désert à la recherche du trésor. "Maintenant, mon ami, répondez-moi franchement; nos recherches sont-elles fondées?" Le trappeur réfléchit pendant quelques minutes. --Ma foi! monsieur le marquis, je l'ignore... Seuls le chef ou le sorcier de la tribu des Yakangs pourront vous renseigner à cet égard Si vous voulez m'en croire, nous nous mettrons en route demain... je vous servirai de guide. IV.--LE CAMP DES ENFANTS PERDUS. Un de ces incendies que la main de l'homme est si prompte à allumer dans les forêts et les prairies américaines a détruit une grande étendue de bois et formé comme une immense clairière artificielle au milieu d'un océan de verdure. Deux sentiers se coupant en croix la traversent et vont se perdre dans l'ombre des massifs. A chacune des extrémités de ces routes se dresse une haute palissade qui défend l'entrée de la clairière. C'est le camp des Enfants-Perdus, les écumeurs du désert. Derrière chaque palissade, un Indien, le tomahawk au poing, se tient en vedette, droit et immobile comme une statue de bronze. Au centre de la clairière, sous l'ombrage projeté par une tente en peaux de bison trois hommes, assis, contrastent autant par leur costume que par la couleur de leur visage. L'un est un Indien du Far-West, l'autre un sang-mêlé du Sud, le dernier un blanc dont il serait difficile de deviner la nationalité avec le costume emprunté moitié aux coutumes de la vie civilisée, moitié aux moeurs des Peaux-Rouges. Ils fument en silence. --Ainsi, chef, dit tout à coup le blanc en secouant la cendre de sa pipe, vous êtes sûr que vos hommes répondront à votre appel? --Oeil-Sanglant est un sachem, fit orgueilleusement l'Indien. Dans quelques instants, soixante de mes fils seront ici. --De quel côté viennent-ils? --Mes fils sont partagés en deux bandes: les uns, commandés par le Serpent, viendront du nord; les autres arriveront par la porte de l'ouest, sous la conduite du Castor. --Le chef a-t-il confiance dans le Castor? --Le Castor est fort et courageux, dit Oeil-Sanglant sans répondre directement. --Je sais que le Castor est un guerrier redoutable; mais sa conduite a éveillé mes soupçons... --Mon frère est un sage, rien ne lui échappe!... J'y veille... dit l'Indien avec un mauvais sourire. --Alors je suis tranquille. --Si mes frères veulent m'écouter, dit à son tour le sang-mêlé, je leur apprendrai une importante nouvelle. --Parlez, Scott, nos oreilles sont ouvertes. --Cinq visages pâles demandent à s'affilier aux Enfants perdus. --Je sais cela, dit l'Indien. --Ah! fit le métis avec surprise. --Oeil-Sanglant voit tout et sait tout: le vent apporte à ses oreilles les rumeurs du désert. --Et que lui ont-elles dit, ces rumeurs? --Elles lui ont dit que son frère Scott a rencontré, à trois journées de marche vers le sud, cinq aventuriers blancs commandés par un homme qui se fait appeler l'Américain. Cet homme est venu dans le désert pour chercher un trésor dont il croit connaître l'emplacement, et, afin de ne pas être inquiété dans ses recherches, il demande à devenir notre frère. --Oeil-Sanglant est un grand chef. --Ce n'est pas tout, reprit l'Indien avec un sourire d'orgueil. --Toujours des rumeurs apportées par le vent? --Toujours... Elles m'ont appris que notre frère Scott s'est engagé à faire entrer l'Américain dans la grande famille des Enfants perdus, à la condition que, le trésor une fois trouvé, la moitié lui en serait abandonnée en toute propriété. --Démon! murmura le métis en tourmentant de la main son couteau. --Que mon frère laisse en repos son arme et qu'il m'écoute! D'après la loi et la coutume des Enfants perdus, notre frère Scott n'aurait pas dû s'engager avant de nous avoir consultés et d'avoir promis de partager avec nous le bénéfice de sa nouvelle alliance... Mon frère a failli à son devoir. --Vous allez trop loin, chef! s'écria le métis. Savez-vous quelles étaient mes intentions?. --Peu m'importe!... L'Américain et ses cinq compagnons seront admis parmi nous; l'Oeil-Sanglant leur donnera sa voix. Il ne demande rien à son frère pour cela. L'or est sans prix pour lui; il n'estime que les chevelures!... Le visage de Scott se rasséréna. --Il est bien entendu que le chef ne parle qu'en son nom, dit tout à coup le blanc. Quant à moi, Scott, je réclame ma part: car, si j'aime les chevelures, je ne dédaigne pas l'or soit en barres, soit monnayé. Le métis répondit par un signe de tête affirmatif. --Compte là-dessus, Scalpeur! se dit-il intérieurement. Cet or-là ne percera point tes poches. --Silence! fit tout à coup l'Oeil-Sanglant. J'entends la forêt tressaillir autour de nous. Les guerriers arrivent... Un instant après, une troupe indienne arrivait auprès de la palissade située au nord de la clairière. --Qui vient? cria la sentinelle. --Amis. --Le nom? --Les Fils du Feu. --Leur chef? --Le Serpent. --C'est bien, entrez! dit la sentinelle en faisait tourner la palissade sur un de ses montants. Une vingtaine d'Indiens peints et costumés en guerre, marchant sur une file unique, entrèrent dans la clairière et vinrent se ranger autour de la tente centrale. Leur chef s'avançant alors vers l'Oeil-Sanglant: --La voix de mon père a frappé mes oreilles; elle m'a dit de venir et je suis venu. --Bien! le Serpent est un guerrier: il possède la meilleure partie de mon coeur. --Qui vient? criait en ce moment la sentinelle de la porte située à l'ouest. --Amis. --Leur nom? --Les Vautours? --Leur chef? --Le Castor. --Entrez! Une quarantaine d'Indiens s'avançant dans la clairière vinrent se réunir derrière les autres. Quelques instants après, une nouvelle troupe d'une dizaine de visages pâles, qui se donnèrent le nom de _Scalpeurs blancs_, étaient réunie aux Indiens. --Qui vient? cria enfin la sentinelle de la porte du sud. --Amis --Leur nom? --Vous leur donnerez celui qu'il vous plaira. --Leur chef? --L'Américain. --Entrez! --Ce sont nos nouveaux alliés, dit le métis en s'avançant vers les derniers venus et conduisant leur chef en face de l'Oeil-Sanglant. L'Indien regarda fixement l'Américain, comme s'il eût voulu lire dans sa pensée. --Le visage pâle, dit-il enfin, veut faire partie des Enfants perdus? --Oui. --Mon frère sait-il quelles seront ses obligations? --Vaguement; mais vous me les indiquerez et je les remplirai. --Mon frère sait-il ramper parmi les herbes sans laisser trace de son passage? Sait-il reconnaître et suivre la piste d'un ennemi? --Fort imparfaitement encore. Mais, sous un maître aussi renommé que l'Oeil-Sanglant, je ferai de rapides progrès. --C'est bien, dit l'Indien visiblement flatté, malgré l'impassibilité de son visage. Le sachem avisera. Oeil-Sanglant s'avança alors vers les Enfants perdus rassemblés, promenant un regard perçant sur chacun d'eux comme pour les reconnaître. "C'était vraiment un spectacle imposant que celui de ces sauvages aux traits énergiques, aux bras et à la poitrine ornés de fantastiques peintures de guerre, roides et immobiles, la lance au poing, le tomahawk pendu à la ceinture à côté des trophées de victoire conquis dans le sentier de la guerre, leurs longs cheveux entremêlés de plumes éclatantes, la couverture de bison flottant sur leurs épaules." --Que mes fils ouvrent les oreilles, dit Oeil-Sanglant; un chef va parler. "Guerriers, depuis que votre volonté toute-puissante m'a choisi pour chef, votre domination n'a cessé de s'étendre dans la prairie. Les Enfanta perdus ne sont plus poursuivis ni traqués comme des bêtes fauves; ils commandent à leur tour, ils sont les rois du désert! Tous nos frères indiens les craignent et les respectent; toutes les tribus recherchent leur amitié ou du moins leur neutralité pour jouir en paix des territoires de chasse légués par leurs pères, et quand les visages pâles veulent traverser la contrée c'est à nous qu'ils payent humblement le droit de passage. "A qui mes fils doivent-ils ce résultat? D'abord à leur courage, puis à leur prudence quand ils marchent dans le sentier de la guerre. Mes fils sont des guerriers! Au courage de l'ours gris ils allient la prudence du renard: qui pourrait leur résister? Personne. Mais qui les conduit? Oeil-Sanglant, leur chef. Cela est-il vrai, hommes puissants?" --Oui! oui! s'écrièrent les Enfants perdus. --Mes fils conservent-ils pour Oeil-Sanglant la confiance qu'ils lui ont donnée? --Oui! oui! s'écrièrent encore les Indiens. --Si mes fils connaissent un guerrier plus digne que lui de les commander, qu'ils le prennent pour chef: je déposerai mon autorité entre ses mains. --Non! non! jamais! Oeil-Sanglant restera notre père. --Il sera fait comme mes fils le désirent! s'écria le sachem triomphant... Guerriers, quelles sont ces rumeurs que j'entends là-bas vers l'ouest? La brise qui passe en chantant à travers le feuillage apporte à mon oreille des cris de défi, de haine et de triomphe qui remplissent mon coeur de tristesse. D'où viennent ces rumeurs? Mes fils l'ignorent-ils? Le Serpent fit un pas en avant.--Elles viennent de la tribu des Yakangs, dit-il. --C'est vrai! rugit le sachem; elles viennent des Yakangs qui nous bravent, des Yakangs qui ont juré de faire des sifflets de guerre avec nos os! Un frémissement de colère parcourut les rangs des guerriers aux paroles de leur chef. --Le Wacondah veut que cela cesse, continua le chef. Il est temps que les Yakangs apprennent à nous connaître et à nous craindre comme les autres tribus du désert. Mes fils sont-ils prêts à marcher dans le sentier de la guerre? --Marchons! crièrent les Indiens. --C'est bien!... mes fils marcheront. La Flèche-Noire et ses guerriers yakangs chassent le bison sur les bords de la rivière de la Souris, à deux journées de leurs wigwams. A leur retour, ils ne retrouveront qu'un monceau de cendres que le vent dispersera!... "Guerriers, continua Oeil-Sanglant en montrant l'Américain, un visage pale demande à faire partie de notre famille, mes fils diront leur volonté. Cinq carabines peuvent trouver place dans nos rangs. Que mes fils décident!" Les guerriers ainsi interpellés se consultèrent pendant quelques instants et acquiescèrent du geste. --Les Enfants-perdus, dit Oeil-Sanglant, vous acceptent comme frère. --Merci, répondit l'Américain impassible. --Que mon frère écoute, il apprendra ses devoirs. --Parles, chef. --Mon frère jure-t-il de rester fidèle à ses nouveaux amis? --Je le jure! --Mon frère jure-t-il d'obéir aux chefs librement choisis par les guerriers? --Je le jure! --Mon frère sacrifiera-t-il ses intérêts personnels à ceux de tous et donnera-t-il non-seulement sa vie, mais encore celle de ses parents et de ses amis pour la tribu? --Je le jure! --C'est bien! Guerriers, apprenez vous-mêmes à notre frère le châtiment réservé aux traîtres. Dix Indiens, quittant les rangs entourèrent l'Américain, et lui posant leur couteau à scalper sur la gorge: --Celui qui aura violé son serment, dirent-ils d'une voix sombre, mourra, et sa langue menteuse sera jetée en pâture aux corbeaux. --Celui qui aura trahi ses frères sera attaché au poteau de torture et les guerriers sauront bien lui faire pousser des cris de douleur comme à une vieille femme peureuse. L'Américain ne sourcilla pas. --Guerriers, dit-il, vos menaces ne m'effrayent pas; mes intentions sont pures, ma langue n'est point menteuse. Tout ce que j'ai juré, je le ferai. --Mon frère fait maintenant partie de la famille des Enfants perdus, reprit Oeil-Sanglant conduisant l'Américain auprès de la tente, au milieu des chefs; comme il n'est pas encore habitué à la vie du désert, nous lui donnerons le nom de Novice. --Chefs, s'écria l'Américain dont le visage rayonnait, on a dû vous dire que j'étais entré sur vos domaines pour chercher un trésor dont seul je connais l'emplacement. Cela est vrai. En échange de ce que les Enfants perdus viennent de faire pour moi, je promets de partager fraternellement le trésor avec eux. --_By god!_ c'est parler, cela! s'écria le Scalpeur; voilà un vrai frère! Je vous avoue, Novice, que je me sens de très-grandes dispositions à devenir votre ami. --Guerriers, dit alors l'Oeil-Sanglant, le sentier de la guerre libre. Au sortir de la forêt, mes fils se partageront en quatre bandes, afin de cerner le village de la Flèche Noire et de l'attaquer de tous les côtés à la fois. Hommes puissants, souvenez-vous que vous êtes les Fils du feu et que vous avez juré de ne jamais faire quartier! Marchons! La troupe s'ébranla lentement et les Indiens sortirent un à un de la clairière. Le chef appelé le Castor fermait la marche. --Mon frère a-t-il entendu? demanda-t-il à la sentinelle qui gardait la porte de l'ouest. L'Indien fit un signe de tête affirmatif. --Pied-Agile a entendu. --Mon frère sait-il en quel endroit la Flèche Noire et ses guerriers sont allés chasser le bison? --Pied Agile le sait. --Bien! Mon frère ira trouver le grand chef yakang et lui dira qu'un ami l'engage à retourner de suite à son village. --Mon frère sera obéi, dit Pied-Agile. Et jetant sa lance sur son épaule disparut dans les hautes herbes. Quant au Castor, il doubla le pas et reprit sa place à la tête de ses guerriers, les guidant à travers les sombres dédales de la forêt. V.--LA SURPRISE. La Flèche-Noire, chef de la guerrière tribu des Yakangs, avait établi son village à proximité d'un cours d'eau assez considérable coupant une plaine immense semée de buissons, d'arbres isolés, et couverte des hautes herbes qui rendent fertiles les territoires de chasse. Comme tous les villages indiens, dit celui-ci n'offrait aucun plan régulier, chaque famille choisissant la place, l'arbre qu'elle jugeait à sa convenance et y établissait sa demeure, sorte de hutte au toit pointu, construite au moyen de piquets de bois et de peaux de bison bariolées de couleurs différentes. Vu de loin, l'ensemble de ces huttes faisait songer à une immense réunion de ruches éparpillées dans une forêt aux arbres rares. Au centre du village, un espace assez grand avait été laissé vide et formait une sorte de place circulaire autour de laquelle s'élevaient plusieurs huttes plus spacieuses que les autres. C'étaient d'abord les wigwams des principaux chefs de la tribu; puis deux constructions plus vastes que les autres et se faisant vis-à-vis. L'une, édifice carré construit en terre séchée au soleil et dure comme la pierre, était la loge de la médecine, antre mystérieux où le Grand-Esprit se faisait visible et où s'accomplissaient les mystères les plus redoutables. Le second wigwam portait deux une lance fichée sur l'extrémité du toit et un trophée de chevelures ennemies, indiquant que leur propriétaire était un des personnages les plus considérables de la tribu. Et, en effet, cette hutte était la demeure de la Flèche-Noire, le premier sachem des Yakangs. Enfin pour compléter notre rapide description, nous ajouterons qu'une haute palissade formée de branches d'arbres entourait le village, lui servant de limites et en même temps de rempart. En ce moment, le village indien offrait l'image la plus parfaite du calme et du bien-être que procure la paix. Le jour commençait à pâlir: le soleil descendait lentement à l'horizon, et ses derniers rayons, enflammant les nuages et colorant leurs bords de lueurs rousses, attachaient des teintes lumineuses à la cime des arbres et aux toits aigus des wigwams. De la plaine silencieuse, où déjà s'étendaient les premières ombres, montait une brume légère dont les ondes demi-transparentes semblaient les plis interposés d'une gaze, tandis que les oiseaux se hâtaient en criant vers le gîte de la nuit. Sur la place du village se tenaient femmes, les vieillards et les jeunes hommes qui n'avaient pu accompagner les chasseurs. Les plus vieux guerriers, groupés près des tentes, parlaient de leurs hauts faits de chasse ou de guerre, tout en aspirant la fumée de leur pipe. Les plus jeunes préparaient des armes, polissant des pointes de flèches et de lances, aiguisant le tranchant des haches ou taillant les peaux de bison pour en faire des vêtements. Les femmes tressaient les joncs en nattes ou préparaient la nourriture, tout en surveillant leurs enfants qui complètement nus, jouaient, criaient se poursuivaient et se roulaient dans la poussière. Sur le seuil de la demeure du chef, deux femmes étaient assises. L'une offrait les signes de cette vieillesse précoce qui atteint les femmes indiennes, esclaves autant que compagnes, bêtes de somme autant qu'épouses. L'autre était une jeune fille d'une merveilleuse beauté. Son costume se distinguait par son luxe de celui des autres jeunes filles du village. Use composait d'une tunique de laine blanche à grandes raies rouges serrée à la taille par une ceinture de coquillages et laissant à nu les épaules et les bras, d'une sorte de jupe s'arrêtant un peu au-dessous du genou et entièrement formée de plumes entremêlées et nuancées avec un art et une patience admirables. Ses pieds étaient revenus de mocassins en cuir, retenus par des bandelettes incrustées de coquillages comme la ceinture et s'entrecroisant jusqu'au milieu de la jambe. Quelques plumes implantées parmi les longues tresses d'ébène de sa chevelure et formant diadème autour du front complétaient l'habillement de la jeune Indienne. Ces deux femmes, auxquelles les habitants du village témoignaient le plus grand respect, étaient l'Abeille et Fleur-de-Printemps, femme et fille de la Flèche-Noire. --Qu'a donc ma fille? dit tout à coup l'Abeille en attirant Fleur-de-Printemps vers elle; son front est triste et songeur. --Fleur-de-Printemps pense à son père, répondit la jeune fille, et son coeur est vaincu par la tristesse. Quand reviendra le sachem? --La Flèche-Noire est un chef puissant, reprit orgueilleusement l'Abeille; sa présence m'inonde de lumière, mais je suis fière de son absence en pensant aux exploits qu'il accomplit à cette heure avec ses jeunes gens au bord des lacs. --Le désert est plein d'ennemis des Yakangs; ma mère ne le sait-elle pas? --L'Abeille le sait; mais nul guerrier ne sera hardi pour braver un chef aussi redoutable que la Flèche-Noire. Que ma fille ne soit plus triste: dans deux jours, son père sera revenu. --Hélas! ma mère ignore qu'hier, à pareille heure, j'ai vu le corbeau s'envoler vers l'ouest en croassant...?--Ma fille dit-elle vrai? demanda l'Abeille en tressaillant. --Mes yeux ont suivi longtemps dans l'air les oiseaux de mauvais augure, et alors une voix me disait à l'oreille qu'un malheur planait sur le sachem. --Fleur-de-Printemps a dit vrai, fit un vieillard qui, passant sur la place, avait entendu les derniers mots de la jeune fille; heureusement notre sorcier a vu, lui aussi, les oiseaux de mauvais augure et, toute la nuit, enfermé dans la loge de la médecine, il a conjuré le Grand-Esprit de veiller toujours sur ses enfants rouges les Iroquois-Yakangs. --Le Grand Esprit s'est-il laissé fléchir? --Nul ne le sait encore, car le sorcier est invisible, répondit le vieillard en s'éloignant. L'abeille réfléchit un instant. --Notre sorcier réussira, dit-elle tout à coup; le Wacondah lui a donné une grande puissance. --Je le crois, répondit la jeune fille, et cependant Fleur-de-Printemps tremble encore. La vieille Indienne jeta un regard indéfinissable sur sa fille; puis, l'attirant sur ses genoux: --Je connais le motif de la crainte de Fleur-de-Printemps, dit-elle en souriant d'un air mystérieux. --L'absence de son père... --Autre chose encore, fit l'Abeille en secouant la tête. --Que ma mère s'explique; je ne la comprends pas. --Fleur-de-Printemps n'est plus un enfant; à son âge, j'écoutais avec complaisance la voix mélodieuse du petit oiseau qui chantait dans mon coeur. Ma fille n'est-elle pas de même? --Que veut dire ma mère? --Parmi les guerriers de notre tribu, n'en est-il pas un dont le nom fasse tressaillir de joie le coeur de ma fille? --Tous les Yakangs sont braves, dit la jeune fille avec un accent plein de fierté. --N'en est-il pas un que ma fille ait remarqué parmi tous les autres? --Non. --Aucun d'eux ne lui a dit qu'il la trouvait belle? --Non. --Fleur-de-Printemps se trompe. Elle est trop belle pour qu'un guerrier ne soit pas heureux de lui offrir la première place dans son wigwam. Les yeux de ma fille sont encore fermés; un jour ils s'ouvriront. --Ma mère a raison, dit la jeune fille en rougissant; un guerrier voudrait partager son wigwam avec Fleur-de-Printemps. --L'Abeille sait lire dans le coeur de sa fille... Et comment se nomme ce guerrier? --Fleur-de-Printemps l'ignore: il n'appartient pas à la tribu des Yakangs. --Quel Indien est assez hardi pour oser lever les yeux sur la fille d'un chef? Fleur-de-Printemps garda le silence. --Est-il jeune? --Fleur-de-Printemps ne le sait pas davantage; elle ne l'a jamais vu... L'Abeille regarda sa fille avec étonnement. --Que ma fille s'explique, dit-elle, car à mon tour je ne la comprends pas. La jeune fille baissa la tête et sembla se recueillir pendant quelques instants. --Que ma mère ouvre les oreilles, dit-elle tout à coup, je vais lui montrer le fond de mon coeur. "Il y a déjà quelques lunes, j'errais par la prairie en dehors du village, écoutant la douce chanson des oiseaux et les voix qui sortent du fleuve. Le soleil, protecteur de notre race, brillait au ciel et embrasait l'atmosphère. Bientôt accablée par la chaleur suffocante, je dus m'asseoir à l'ombre d'un buisson d'églantiers, où je ne tardai pas à tomber dans cet état de somnolence qui n'est plus la veille, mais n'est pas encore le sommeil. Combien de temps restai-je ainsi? Je ne sais. Tout à coup il me sembla entendre un faible bruit auprès de moi, mais si faible qu'il arrivait à peine à mon oreille. Je crus rêver et n'ouvris pas les yeux, bientôt une voix douce comme la brise qui joue dans le feuillage s'éleva au centre du buisson qui me protégeait, chantant sur un air plaintif:" O toi qui sans crainte repose Sous l'ombrage que font les roses Abritant ton front abattu, Me connais-tu? Pour voir encore ton doux visage, Jeune fille, vers ton village Je suis entraîné par mon coeur, Je te vois jouer sur la mousse Et j'écoute ta voix plus douce Que celle de l'oiseau moqueur. Lorsque tu cours dans la prairie, Ton pied rase l'herbe fleurie Plus léger qu'une aile d'oiseau; Dans les sentiers tu vas, tu passes, Sans jamais laisser plus de traces Que le castor au sein des eaux. "Tout à coup la voix s'interrompit brusquement: une exclamation gutturale de colère se fit entendre. Je me réveillai en sursaut, croyant avoir rêvé". --Eh bien? dit l'Abeille. --Fleur-de-Printemps n'avait pas rêvé. Sa tête et sa poitrine étaient couvertes de ces jolies fleurs bleues qui croissent au bord des eaux et qu'une main invisible avait répandues sur elle pendant son sommeil. --Et ma fille ne chercha pas à savoir de qui lui venaient ces fleurs? --Si, mais Fleur-de-Printemps examinant attentivement la plaine ne vit rien qu'un mouvement d'ondulation parmi les herbes de la prairie. --Et que fit ma fille? --Fleur-de-Printemps est une Indienne et la fille d'un chef; son coeur est brave et son oeil est perçant En examinant attentivement le pied du buisson qui lui avait servi d'abri, elle découvrit la piste de deux hommes, l'un se dirigeant vers le sud, l'autre vers l'ouest. Fleur-de-Printemps, prenant la mesure des empreintes, reconnut qu'elles avaient été faites par des pieds indiens. --Ma fille sait-elle à quel tribu ces Indiens appartiennent? --Oui! répondit Fleur-de-Printemps après quelques instants d'hésitation. --Veut-elle me le dire? --A la tribu des Enfants perdus. L'Abeille se leva d'un bond l'épouvante peinte sur le visage. Au même instant, la porte de la loge de la médecine s'ouvrait avec fracas et le vieux sorcier, les vêtements en désordre, les cheveux hérissés, l'oeil brillant de fièvre et d'insomnie, s'élançait sur la place en faisant des gestes de désespoir. --Aux armes, fils des Iroquois-Yakangs! cria-t-il d'une voix stridente, un grand danger vous menace! Ce cri fit l'effet d'un coup de foudre au milieu de la population si tranquille du village. En un clin d'oeil, hommes, femmes, enfants furent groupés sur la place, interrogeant anxieusement le vénérable vieillard. --J'ai vu les corbeaux voler vers l'ouest, disait le sorcier d'un air égarée. Fasse le Grand-Esprit que la Flèche-Noire et ses guerriers prenant l'heure du retour! A peine ces paroles étaient-elles prononcées qu'une grande clameur, Se levant de derrière les palissades qui entouraient le village, vint jeter l'épouvante dans le coeur des Yakangs. --Trahison!... C'est le cri de guerre des enfanta perdus! s'écria le sorcier; la Flèche-Noire, notre chef, nous manque; serons-nous vaincus? Guerrier, les! Yakangs sont des braves; montrons aux voleurs du désert que les Iroquois ne sont pas de vieilles femme peureuses et qu'ils savent mourir en braves? Il y eut d'abord un moment de confusion inexprimable: les femmes et les enfants couraient en tous sens, cherchant un abri. Les hommes, vieux guerriers pour la plupart et habitués de longue date à ces surprises, s'élançaient vers leurs huttes pour saisir leurs armes et revenaient se mettre sous les ordres du sorcier, qui, en l'absence du sachem, servait de chef à la tribu. Le plan de défense fut bientôt fait. Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous se mettent à l'oeuvre. En un clin d'oeil, par les ordres du sorcier, une vingtaine de wigwams des guerriers absents sont renversés et leurs débris servent à former un solide retranche autour de la loge de la médecine. Les hommes les plus jeunes de la tribu s'échelonnent en avant de cette espèce de barricade avec mission d'en défendre l'approche. Si l'ennemi parvient à franchir cet obstacle, il viendra se heurter, au pied même du retranchement, contre le reste des hommes valides placés en réserve. Enfin les vieillards et ceux que les graves blessures reçues à la guerre ont rendus impropres au service des armes forment le dernier corps, barrière, hélas! bien faible si l'ennemi parvient à franchir les deux autres. Dans la loge de la médecine, le sorcier fait entrer les femmes et les enfants des principaux chefs; mais nulle prière ne peut décider l'Abeille à suivre l'exemple de ses compagnes. --L'Abeille est forte et courageuse, dit l'Indienne; elle est la femme d'un chef, elle se défendra! Et, brandissant une hache de guerre de son époux, elle va se placer au premier rang des guerriers. --Hommes vaillants, dit alors le sorcier, que chacun de vous fasse son devoir et qu'il montre aux brigands des prairies que les Yakangs ne sont pas des chiens craintifs!... Souvenez-vous que le brave frappé sur le sentier de la guerre est conduit par le Grand-Esprit dans les prairies bienheureuses, où il pourra chasser le bison pendant des milliers de lunes. Le discours du sorcier fut brusquement interrompu par un craquement de mauvaise augure, suivi d'une formidable clameur. La palissade servant de rempart s'était brisée sous les efforts répétés des Enfants perdus faisant irruption et poussant leur cri de guerre bien connu des Indiens. La première attaque des assaillants ne fut pas heureuse. Les Yakangs placés en avant du retranchement, comprenant que le salut de la tribu reposait sur leur courage seul, attendirent de pied ferme le choc de leurs ennemis. Droits, immobiles comme des statues de bronze, l'arc bandé, ils les laissent s'approcher; puis, quand ils ne sont plus qu'à quelques pas, ils font pleuvoir sur eux une grêle de flèches qui forcent les ennemis à reculer en désordre. Trois fois les Enfants perdus reviennent à la charge; trois fois ils se voient forcés de reculer devant ces ennemis impassibles et inébranlables. L'Oeil-Sanglant, les traits enflammés par la colère, rallie de nouveau ses compagnons. --Lâches, dit-il d'une voix tonnante, vous n'êtes pas des guerriers! Les femmes et les vieillards des Yakangs devraient laisser leurs armes et vous chasser à coups de fouet comme des chiens peureux. --Oach! dit un guerrier, mon père est sévère pour ses enfants. Ses enfants vont lui prouver qu'il a tort. L'Oeil-Sanglant appelle alors autour de lui les chef des différents détachements de sa petite armée et leur donne quelques ordres à voix basse; puis son cri de guerre devient le signal d'une nouvelle attaque. Les assiégés comprennent que la partie décisive va se jouer et que, s'ils parviennent à repousser de nouveau leurs ennemis, ceux-ci ne reviendront plus à la charge. Le choc est terrible, L'Oeil-Sanglant et le Scalpeur, à la tête de leurs guerriers, se précipitent comme des bêtes fauves! sur les Yakangs, qui, la lance en arrêt, leur présente une barrière infranchissable. Malgré des prodiges de valeur, les Enfants perdus vont, sans doute, se voir forcés de reculer, lorsque plusieurs coups de carabines retentissent. C'est la bande du Novice, qui, d'après les ordres de l'Oeil-Sanglant, s'est portée sur la gauche du retranchement et, prenant les Yakangs en écharpe, ouvre sur eux, un feu roulant.? A cette attaque meurtrière à laquelle ils ne peuvent faire face, un certain désordre commence à se manifester dans les rangs des défenseurs de la tribu. Ils se voient forcés de reculer à leur tour, puis de se mettre ù l'abri derrière le retranchement. --Chef, dit tout à coup le Scalpeur, où donc avez vous le Castor? --Le Castor se bat, dit l'Oeil-Sanglant en fronçant les sourcils. --Vous croyez?... Il ne fait pas beaucoup de bruit. --Il est prudent. --Hum! prudent, c'est bientôt dit!... Enfin je veillerai; ce n'est pas le moment de discuter. --Oach! dit l'Oeil-Sanglant à sa troupe, les Yakangs fuient devant nous. Poursuivez ces lâches et chacun de vous pourra montrer avec orgueil les nombreuses chevelures qu'il aura conquises aujourd'hui. En avant! Derrière ce rempart, vous trouverez des femmes que vous pourrez amener dans vos wigwams pour préparer votre nourriture. Quant à moi, guerriers, mon choix est fait: les deux yeux de Fleur-de-Printemps éclairent mon coeur comme les étoiles du Wacondah. --Ma fille n'est point faite pour habiter la hutte d'un chien des prairies comme toi! s'écria l'Abeille d'une voix retentissante. Et s'avançant à la rencontre de Oeil-Sanglant elle fit tournoyer son tomahawk pendant une seconde, puis le lança de toute sa force contre l'Indien. Mais celui ci était sur ses gardes. D'un bond de côté, il évita l'arme meurtrière, qui alla briser la tête d'un Enfant perdu placé derrière lui. Devenant agresseur à son tour, Oeil-Sanglant se rua comme une bête fauve sur l'Abeille désarmée, l'étreignit dans ses bras puissants et la terrassa. C'en était fait de l'Indienne. Déjà sa chevelure était menacée par le terrible couteau de son ennemi, lorsqu'un tomahawk lancé avec une adresse inouïe vint briser l'arme dans la main de l'Oeil Sanglant. Celui ci poussa une exclamation de colère et tourna les yeux du côté d'où le coup était parti. --Le Castor! murmura t-il; c'est lui! Un jour sa chevelure ornera mes mocassins et ses os me serviront de sifflet de guerre. Mais le mouvement qu'il avait fait avait suffi à l'Abeille pour se dégager, et, preste comme une biche poursuivie par les chasseurs, elle escalada le retranchement et se réfugia auprès de sa fille, dans la loge de la médecine. Les Enfants perdus s'élancent sur sa trace et essayent de monter à i'assaut. Mais les Yakangs, combattant avec le courage du désespoir et ayant pour eux la supériorité de la position, les forcent à reculer. Tout à coup un cri de guerre retentit derrière le retranchement et une grande lueur illumine la nuit. C'est le Serpent qui a conçu un plan diabolique pour vaincre la résistance de l'ennemi. Tournant la position, il jette adroitement quelques torches enflammées sur le retranchement, lequel, composé en grande partie des piquets de bois des wigwams, prend feu en un clin d'oeil. A cette vue, le découragement gagne les Yakangs: ils comprennent que leur défaite n'est plus qu'une question de temps. Plusieurs d'entre eux, avec la témérité du désespoir, tentent une sortie par un point du retranchement que le feu n'a pas encore envahi et essayent de se faire jour à travers les rangs ennemis. Mais ils se voient refoulés au milieu du cercle de flammes. Les Enfants perdus, jugeant leur victoire certaine, entonnent leur chanson de guerre et exécutent la danse du scalp autour du brasier. La lueur des flammes découpe dans la nuit leurs silhouettes grimaçantes, qui passent et repassent, semblables à une bande de démons. Tout à coup un son étrange, grave, prolongé, analogue à celui que les bergers des Alpes tirent de leur corne de boeuf, s'élève à une soixantaine de pas du théâtre de la lutte. En même temps trois coups de feu retentissent, auxquels répondent trois cris de douleur et de rage. Le Scalpeur et le Serpent s'affaissent, mortellement trappés; le bras gauche de l'Oeil Sanglant retombe inerte, fracassé par une balle. --Courage! braves Yakangs crie alors une voix retentissante, courage! les amis viennent! Et trois nouveaux coups de feu abattent encore trois des assaillants. --Le Marcheur! s'écrièrent les Enfants perdus avec un accent de rage mêlé de crainte. --Notre frère disent les Yakangs. Et ce secours inespéré relevant leur courage, ils se forment en colonne serrée, prêts à fondre sur les Enfants perdus. VI.--LA POURSUITE NOCTURNE. Pour faire comprendre l'arrivée si pleine d'à-propos du Marcheur et de ses nouveaux amis, il nous faut faire quelques pas en arrière et retourner à la hutte du trappeur. --La Flèche-Noire ou le sorcier de sa tribu pourra seul vous renseigner, avait dit le Marcheur à Raoul; je vous guiderai vers le village de mes frètes les Indiens. En effet, le lendemain de cette conversation, au point du jour, le Marcheur secouant assez rudement ses hôtes: --Holà! monsieur de Valvert! Holà! monsieur Thémistocle! debout et en route! Les préparatifs du départ furent bientôt faits, et une heure après les trois amis marchaient dans la plaine en se dirigeant vers l'ouest. --Martin, avait dit le trappeur à son ours avant de partir, Martin, je m'en vais et ne sais combien durera mon absence. Garde bien ma maison pendant ce temps-là, et, si tu as faim, fais briller tes talents de chasseur! Je n'ai pas besoin de t'en dire davantage... Et l'intelligent animal, comprenant sans doute l'importance de sa mission, s'était assit gravement sur le seuil de la hutte, suivant d'un oeil mélancolique son maître qui s'éloignait. Les premières heures de marche furent silencieuses. Le Marcheur, se souvenant de sa récente attaque, avait fait prendre à ses compagnons la file indienne et inspectait minutieusement les environs. Chaque touffe de hautes herbes, chaque roche, chaque arbre était exactement interrogé par lui. --Pardieu! dit tout à coup le marquis, si nous marchons ainsi nous n'arriverons jamais. A quoi bon toutes ces lenteurs? --A sauver peut-être notre vie et, à coup sûr, notre chevelure, dit le trappeur. Quand on marche dans le désert, il ne faut jamais laisser rien de suspect derrière soi. Cependant, comme malgré la minutie de ses recherches il n'apercevait rien de suspect, le trappeur finit par se relâcher un peu de sa surveillance, et après la halte du déjeuner les trois hommes marchaient de front, le fusil nous le bras et causant gaiement pour abréger la longueur de la route. --Vous croyez que les Indiens nous recevront amicalement? demanda Raoul. --J'en suis sûr; sans cela, je n'irais pas moi-même, de gaieté de coeur, vous jeter dans la gueule du loup. --Cependant j'ai bien souvent entendu citer la haine invétérée que les Indiens ont conservée pour les blancs, et les affreuses tortures qu'ils savent infliger à ceux de notre race qui ont le malheur de tomber entre leurs mains. --Il y a du vrai là-dedans. Les Peaux-Rouges sont passés maîtres en fait de supplices, et Us font de préférence briller leur talent sur les blancs. Mais rien de semblable n'est à craindre. Les Yakangs connaissent et pratiquent le dicton: "Les amis de nos amis." Or non-seulement je suis leur ami, mais je suis encore frère d'adoption de leur grand chef, la Flèche-Noire, qui est bien le plus brave guerrier que la terre ait jamais porté. --Par quel concours de circonstances les Indiens furent-ils amenés à vous admettre dans leurs rangs? --C'est toute une histoire, et si cela peut vous être agréable je vais vous la conter pour charmer l'ennui de notre route. --Parlez, mon ami! nous tommes tout oreilles. --Il y a une dizaine d'années, commença le Marcheur, l'hiver dans ces parages, était extrêmement rude: une neige profonde de cinq ou six pieds s'étendait comme un immense suaire sur toute la prairie, qui présentait l'aspect d'une vaste mer blanche, sans flots et sans ondulations. Par suite de diverses circonstances dont l'explication n'aurait aucun intérêt pour vous je me trouvais presque enfoui dans ma hutte, sans provisions d'hiver. La position était critique. Sortir, c'était s'exposer à sombrer dans cette mer de glace; rester, c'était la famine et une mort inévitable. Après avoir mûrement réfléchi, entre deux dangers, je choisis le moindre. M'équipant en guerre, chaudement enveloppé dans deux fourrures d'ours et chargé de mes dernières provisions, je me mis en route. J'étais muni de deux paires de raquettes, sortes de grands patins en bois qui devaient me servir à glisser sur la glace et m'empêcher d'enfoncer dans les endroits où la neige était encore molle. "Hélas! je me convainquis bientôt que, malgré ma bonne carabine et mon expérience, je n'atteindrais aucun animal. Comment chasser au milieu d'une plaine blanche, unie, à perte de vue, où le gibier vous aperçoit et vous évente d'une lieue? De temps en temps je voyais l'élever hors de portée de maigres coqs de bruyère ou passer comme un ouragan à l'horizon un cerf, un daim, un élan, poursuivis par une bande de loups. Je les contemplais tristement en me disant: "--Voilà mon souper qui passe!" "Je vécus ainsi les deux premiers jours, bivaquant au milieu de la glace et économisant le plus possible les maigres provisions qui me restaient. Mais le découragement me gagnait; le froid m'envahissait. Enfin dans la matinée du troisième jour, les masses brunes de la forêt réapparurent à l'horizon. Cette vue me ranima un peu.--Si la forêt ne me fournissait pas de nourriture, au moins elle me fournirait du feu. "Comme j'en approchais, j'entendis des hurlements prolongés et je vis une bande de loups qui entraient sous bois. "--Bon! me dis-je, ces animaux sont comme moi, ils ont faim, ils chassent... S'ils étaient assez aimables pour m'inviter à dîner..." "Un peu ragaillardi par ces pensées, j'entrai dans la forêt, guidé par les hurlements. Mes pressentiments ne m'avait pas trompé. Toute la bande des animaux affamés rôdait autour d'une _cour de cerfs wapitis_." --Qu'appelez-vous une _cour de cerfs wapitis_? --C'est juste, monsieur le marquis, j'oubliais que vous n'êtes encore qu'un chasseur novice des prairies. Nous appliquons ici le mot de cour non-seulement aux wapitis, mais aussi aux élans. "Vous comprenez sans peine, et vous verrez encore mieux dans quelques mois, que l'hiver dans ce pays est une triste saison non-seulement pour l'homme, mais encore pour les animaux carnassiers de toutes espèces. A cette époque maudite, la nourriture devient rare, la faim se fait cruellement sentir; aussi voit-on d'immenses troupes de loups poursuivre en tous sens à travers la prairie le daim, le cerf, l'élan, le boeuf musqué et quelques bisons séparés du reste du troupeau. "Tant que la neige gelée forme une croûte assez solide pour le supporter, le wapiti n'a pas grand'chose à craindre de ses ennemis: la légèreté de ses pieds suffit à lui sauver la vie, et d'ailleurs, acculé, il sait fort bien se défendre avec ses bois redoutables Mais quand la croûte de glace s'amincit la situation change. L'animal chassé ne peut plus fuir, car, à chaque pas qu'il fait, la glace se brisant, il enfonce dans la neige jusqu'au ventre; tandis que ses ennemis, d'un poids beaucoup moindre, courent sans danger sur la croûte fragile. "Nécessité est mère de l'industrie, dit on: le wapitis et les élans, qui me font l'effet de raisonner tout aussi bien que vous et moi, n'ont pas tardé h reconnaître la justesse de ce proverbe, et à le mettre en action. C'est ainsi qu'ils ont réussi à se garer des atteintes des loups d'une façon assez remarquable. "Une troupe de wapitis ou d'élans choisit, dans le bois un peu clair, un terrain convenable, de cinq à six milles de circonférence, et y piétine la neige jusqu'au point de former une surface assez solide pour les porter et leur fournir en même temps une retraite sûre. Tout l'espace n'a pas été réduit à un niveau I uniforme; les animaux ont seulement piétiné la neige en dessinant un réseau de sentiers qu'ils parcourent à leur aise et autour desquels s'élève un véritable retranchement qui monte aussi haut que leur tête. Il résulte de cet ensemble de travaux une sorte de forteresse appelée cour, dans laquelle les loups n'osent pas les attaquer. Le cerf s'y trouve tellement en sûreté que pour rien au monde il ne se hasarderait à quitter la cour qu'il s'est construite avec ses camarades. "C'était au pied d'un emplacement semblable que les hurlements des loups m'avaient conduit. Jugez de ma joie lorsque, montant sur un des plus grands arbres comme sur un poste d'observation, j'aperçus devant moi dans les mille sentiers de la cour une troupe d'une quinzaine de wapitis regardant d'un oeil narquois les loups qui ne cessaient de rôder autour d'eux. "Ma bonne carabine entonna alors sa grande chanson et elle chanta juste, car en moins d'une demi-heure quatre wapitis gisaient sans vie sur la terre ensanglantée. "Je cessai le feu,--j'ai toujours évité de tuer les bêtes du bon Dieu sans nécessité,--et je descendis de l'arbre. Quelques nouveaux coups de carabine me débarrassèrent des loups, qui s'éloignèrent à une distance d'environ cinq cents pas. "Je commençai par rassembla autour de moi les victimes que j'.avais faites. Mais comment les rapporter à ma hutte? Au premier moment, le problème me parut insoluble, mais une réflexion plus approfondie m'indiqua un moyen, celui de construire avec des branches d'arbres une sorte de traîneau à l'aide duquel je pourrais sans trop d'efforts transporter mes nouvelles provisions. Le bois ne manquait pas autour de moi; je me mis immédiatement à l'oeuvre. "Ma besogne avançait rapidement; déjà j'entrevoyais le moment où j'allais poser la dernière pièce, lorsque tout à coup un bruit lointain attira mon attention. "--Hein? pensai-je; qui vient là?" "Collant mon oreille contre le sol, j'entendis distinctement! les pas de plusieurs chevaux résonnant sur la terre gelée. "Je vous ai déjà dit maintes fois que dans le désert l'approche d'un homme vivant est toujours regardée d'un mauvais! oeil, car quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le nouvel arrivant est un ennemi. _Homo homini lupus_ est une maxime profondément gravée dans l'esprit du trappeur et du coureur des bois. "Une minute après, je savais à quoi m'en tenir. Une bande d'une quinzaine d'écumeurs du désert se disposait à entrer sous bois. "L'arrivée de cette troupe de cavaliers me causa d'autant plus d'émotion que plus d'une fois déjà j'avais eu affaire aux écumeurs du désert et que j'avais de fortes raisons pour croire qu'ils ne me tenaient pas en odeur de sainteté. Un instant je fus tenté de fuir avant d'être découvert. Mais il m'aurait fallu abandonner mes wapitis, perdre mes précieuses provisions d'hiver... Bref, je montai sur un pin blanc gigantesque, et me glissai parmi ses branches chargées de flocons de neige durcie, résolu à attendre les événements. "J'étais à peine depuis dix minutes installé sur mon observatoire que déjà les cavaliers apparaissaient à la lisière du bois, et que les loups, auxquels je ne songeais plus, commençaient leur oeuvre de destruction. Ces malignes bêtes, comprenant sans doute mon impuissance, se jetèrent en furieuses sur mes cerfs, et là, sous mes yeux, les dévorèrent à belles dents. Je tremblais de colère; mais que faire? j'étais lié, condamné au silence et à l'immobilité la plus absolue; le moindre signe de vie m'eût mis immédiatement au pouvoir de mes ennemis mortels. "Cependant la troupe avançait toujours, se dirigeant en droite ligne vers l'endroit où je me trouvais. Bien que la nuit fût déjà tout à l'ait venue, les rayons de la lune, réfléchis par la blancheur de la neige, me permirent d'apercevoir un Indien, les mains liées derrière le dos, au milieu de ses ennemis à cheval. Bientôt, la troupe se rapprochant, je reconnus l'Indien. C'était la Flèche-Noire, grand chef de la tribu des Yakangs. "A cette époque déjà, la Flèche-Noire n'était pas un inconnu pour moi. Maintes fois je l'avais rencontré dans le désert, mais sans cependant me lier d'amitié avec lui; nous avions simplement échangé quelques rapports de politesse; nous ne nous recherchions pas, nous ne nous fuyions pas; en un mot, nous étions indifférents l'un à l'autre. Cependant, en le voyant dans cette position et en songeant aux affreux supplices que ses ennemis ne manqueraient pas de lui infliger, je me sentis ému de pitié, et un instant je fus sur le point d'abandonner mon abri et d'essayer de le défendre. Heureusement pour moi, et aussi pour lui, la prudence me retint. "La troupe, continuant toujours à s'avancer, se trouva bien tôt à une trentaine de pas de mon arbre. "--Halte! dit alors celui qui paraissait la commander; ce lieu me semble propice pour établir notre camp." "Les pirates obéirent. Les chevaux furent dessellés et entravés, un grand feu fut allumé, auprès duquel, après le repas, les cavaliers se couchèrent, les pieds à la flamme et roulés dans leurs manteaux. "--Quant à toi, chien de Peau-Rouge, dit le chef en cinglant l'Indien d'un coup de fouet, couche-toi là et dors. N'oublie pas qu'au moindre mouvement je te brûle la cervelle!..." "A cette insulte gratuite, je vis la Flèche-Noire tressaillir. Cependant, refoulant dans son coeur les sentiments qui l'agitaient, il obéit sans prononcer une parole. "Livré à de profondes méditations, je restai pendant plus d'une heure immobile sur mon perchoir. Puis, lorsque je me fus bien assuré que tous les pirates dormaient, à l'exception de la sentinelle placée à quelques pas du brasier, je me hasardai à descendre avec des précautions infinies. "J'avais formé mon plan. Le chef des Yakangs m'intéressait, et je n'étais pas fâché de jouer un tour à mes ennemis les pirates. "Une fois à terre, mon _bowie-knife_ entre les dents, je m'allongeai sur la glace, et, m'aidant des mains et des genoux, je me mis à ramper comme un reptile, dans la direction de l'Indien. "J'étais déjà à cette époque un vieux routier des prairies et je connaissais à fond toutes les précautions à prendre en pareil cas. Vous en aurez une idée quand vous saurez qu'il me fallut plus d'une grande demi-heure pour franchir les trente pas qui me séparaient du but. Je réussis: nul bruit ne décela ma présence; l'Indien lui-même, dont les sens sont si développés, n'entendit rien. "--Que le chef écoute, dis-je d'une voix faible comme un souffle; un ami est derrière lui. "Malgré la surprise qu'il dut certainement éprouver, la Flèche-Noire ne fit aucun mouvement. "--Je couperai ses liens, continuai-je; le chef chaussera mes souliers de neige et fuira." "Passant mon couteau sous le corps de l'Indien, je coupai ses liens; puis, faisant un détour et m'approchant de la sentinelle, je lui assénai, au moment où elle s'y attendait le moins, un certain coup de poing de ma façon entre les deux oreilles, qui l'étendit complètement étourdie sur le sol. "Déjà la Flèche-Noire était à mes cotés: d'une main il brandissait son couteau à scalper, de l'autre une chevelure sanglante. "--La Flèche-Noire est un guerrier, me dit-il à voix basse; il sait venger ses injures!" "Je compris que le chef des pirates venait de payer de la vie son malencontreux coup de fouet. "--Qui va là?" s'écria tout à coup l'un des bandits en se soulevant sur le coude. "Au lieu de répondre, la Flèche-Noire et moi primes notre course de toute la vitesse de nos jambes. "--Tout le monde debout! hurla le pirate. Le prisonnier s'est enfui!... Il a tué notre capitaine!" "En un clin d'oeil, la bande fut sur pied,--à l'exception toutefois de son capitaine mort et de la sentinelle assommée,--et nous salua par une décharge générale; heureusement la précipitation et l'obscurité firent dévier les balles. "--Vous êtes blessé, chef? dis-je en voyant l'Indien tressaillir. "--Marchons!" fit la Flèche-Noire sans répondre directement. "Alors, au milieu de cette plaine glacée, éclairée seulement par les blafards rayons de la lune, commenta une course désordonnée que l'imagination peut à peine retracer. Emportés par notre élan, nous glissions comme des ombres fantastiques et avec une vitesse sans cesse croissante, poursuivis par le galop sonore des chevaux de nos ennemis. "Combien de temps dura cette course, je l'ignore. Mes oreilles tintaient, la respiration me manquait, tout tourbillonnait devant moi: j'étais comme un homme ivre, et cependant il me semblait que nous gagnions de l'avance, car les pas des chevaux s'affaiblissaient derrière nous. "Tout à coup je vois l'Indien ralentir sa course, puis s'affaisser sur le sol comme une masse inerte. "Un cri de triomphe retentit. Ne pouvant rn'arrêter subitement, je reviens sur mes pas en faisant un circuit, et je vois un pirate arriver à bride abattue et prêt à faire subir à la Flèche-Noire la peine du talion. "Par bonheur, ma carabine était chargée, l'ar un effort surhumain, je parviens à maîtriser le tremblement qui m'agite, et visant le cheval à la tête, je presse la détente. "Cheval et cavalier roulent sur la glace. "--Etes-vous blessé, chef? dis-je alors à l'Indien. "--Oui, répond faiblement la Flèche-Noire. Je suis atteint de deux balles et je ne puis plus marcher. Que mon frère parte et me laisse mourir; voici les pas de nos ennemis qui se rapprochent. "--Vous laisser mourir, allons donc? Ces briqands n'auront pas encore votre chevelure cette fois-ci. Laissez-moi faire!" "Prenant la Flèche-Noire sur mon épaule, je continuai à fuir après avoir rechargé ma carabine. "--Nos ennemis sont loin, me dit le chef des Yakangs; ils ne peuvent nous voir. Que mon frère change de route et qu'il se dirige vers l'ouest: il se rapprochera de mon village et il fera perdre ses traces." "Ce conseil fut immédiatement suivi par moi. J'entendis le galop des chevaux passer à cinq cents pas vers la gauche, puis s'éteindre peu à peu dans l'éloignement. Nos traces étaient perdues... nous étions sauvés! "Le lendemain, au point du jour, chargé de mon précieux fardeau, j'arrivai au village de: Yakangs. --Je ne vous décrirai pas la réception que ces braves gens me firent: vous en aurez un échantillon dans quelques jours. "Lorsque le chef eut raconté la manière dont je lui avais sauvé la vie, tous déclarèrent que je surpassais en courage le: guerriers les plus renommés. Ils m'adoptèrent dans une cérémonie solennelle et me donnèrent le titre de second chef de la tribu après la Flèche-Noire. Quant à celui-ci, il échangea avec moi son calumet de conseil, me fit don d'un costume de guerre complet, m'embrassa sur les lèvres et déclara qu'à l'avenir je serais son frère, et qu'il regarderait comme personnelle toute injure qui me serait faite. "Voilà comment je devins guerrier iroquois, position qui m'a déjà procuré et me procure encore journellement des avantages immenses. Chaque fois que je vais les visiter, ces braves gens me témoignent une amitié et un respect vraiment touchants, et jamais ils ne prennent une résolution importante sans m'envoyer un messager pour m'engager à assister à leur conseil. "Vous voyez donc, monsieur le marquis, que je ne crois pas trop m'avancer en vous promettant l'appui des Yakangs". VII.--LA LOGIQUE DU TRAPPEUR. En causant ainsi, les heures passaient et les voyageurs s'apercevaient moins de la longueur de la route. De temps en temps, quand les environs n'offraient rien de suspect au Marcheur, il permettait à ses nouveaux amis de faire parler leurs carabines, car, sur ces territoires indiens, le gibier ne manquait pas. Vers le milieu du quatrième jour, les amis étaient nonchalamment assis à l'ombre d'un bouquet de peupliers, quand tout à coup le trappeur, se baissant vivement, colla son oreille contre le sol. --Qu'y a-t-il? demanda Raoul surpris. --Avant une demi-heure, monsieur le marquis, vous assisterez à un spectacle nouveau pour vous. --Lequel? --Le passage d'un troupeau de bisons. Si le coeur vous en dit, vous aurez l'occasion de faire là quelques beaux coups de carabine. La seule recommandation que je vous adresserai est celle-ci: prudence! Le bison blessé est un animal dangereux. --En vérité, mon ami, vous me traitez en enfant gâté. Nous avons déjà rencontré quelques-uns de ces animaux,--témoin le vêtement que porte Thémistocle,--mais j'avoue que j'ignore complètement leurs moeurs et leurs habitudes. Les bisons se rapprochaient; leurs pas faisaient trembler la terre et produisaient un bruit semblable au grondement d'un tonnerre lointain. --Compagnons, dit le trappeur, dans quelques minutes les animaux seront en vue; il est temps de prendre nos postes de combat. Comme nous avons le vent favorable, j'espère que la chasse sera bonne. Avec l'habileté consommée d'un chasseur infaillible, le Marcheur choisit son embuscade et assigna leur place à ses compagnons. Une légère ondulation de terrain, formant dans la plaine un large sillon, venait par une pente insensible aboutir au bord du fleuve et mourir en une plage sablonneuse, entourée de roseaux gigantesques, de débris végétaux et de grandes feuilles de nénuphars. Raoul et le trappeur, la carabine armée au poing, se cachèrent à droite dans les roseaux, tandis que Thémistocle prenait plus à gauche. --Les bisons viennent vers le fleuve, dit le trappeur; ils suivront ce sentier naturel qui coupe la plaine et qui aboutit à cette plage. Laissons-les approcher et entrer dans le fleuve sans les inquiéter; un coup de carabine tiré hors de propos pourrait, en les effrayant, leur faire rebrousser chemin. Maintenant, à bon entendeur salut! et faisons silence. Le vieux coureur des prairies ne s'était pas trompé; le bruit continuait à grandir. C'était un ouragan, une trombe formidable, qui semblait tout engloutir sur son passage. --Attention! dit le Marcheur à voix basse. Raoul eut grand'peine à retenir un cri d'admiration prêt à jaillir de sa poitrine. Les bisons faisaient leur entrée sur la petite plage où se tenaient les chasseurs. Les superbes animaux arrivant au galop, broyant les cailloux sous leurs pas et i'entourant d'un épais nuage de poussière. La queue battant leurs flancs, les yeux aveuglés par leur toison rabattante, ils allaient comme la personnification de la force aveugle et brutale qui marche entre des obstacles. Sans se laisser arrêter par le fleuve, les bisons s'engagèrent résolument dans l'eau, s'efforçant de gagner l'autre rive à la nage. --Feu! cria le Marcheur; les bisons sont trop avancés maintenant; ils ne reculeront plus. Trois coups de carabine retentirent et trois bisons tombèrent, se roulant dans les convulsions de l'agonie. Quelques instants après, une nouvelle décharge se fit entendre et abattit trois nouvelles victimes; mais deux d'entre elles se relevèrent bientôt. --Quel malheur! dit le trappeur; voilà deux belles bêtes qui vont aller sur l'autre rive servir de pâture aux loups et aux corbeaux; c'est dommage! --Non pas, s'il vous plaît, dit le marquis; je me charge d'achever au moins l'une d'elles. En disant ces mots et malgré les efforts du Marcheur pour le retenir, Raoul quitta sa touffe de roseaux et s'élança le couteau de chasse à la main, vers l'animal qui gagnait le fleuve. Thémistocle, poussé par la même idée, exécuta une manoeuvre semblable à celle de son maître. --Morbleu! s'écria le trappeur avec un juron formidable et rechargeant précipitamment sa carabine, morbleu! un malheur va arriver. Là! je le disais bien! En effet dans sa course, Raoul s'était embarrassé dans les hautes herbes du rivage et était tombé lourdement sur le sol. Le bison poursuivi, rendu furieux par sa blessure et voyant son ennemi à terre, s'était élancé de rage sur le marquis et allait infailliblement le broyer sous ses pieds. La situation était critique; heureusement le trappeur veillait. Au moment où le marquis se voyait voué à une mort certaine, la balle du Marcheur passa en sifflant auprès de l'animal furieux. --A l'autre! fit le trappeur. Tournant alors ses yeux vers le bord de l'eau, il poussa un cri d'admiration terminé par un immense éclat de rire. Thémistocle s'était élancé à la poursuite du bison blessé, L'animal allait atteindre l'eau lorsque le nègre, lançant contre lui sa lourde massue, l'atteignit par le travers du corps. A cette nouvelle agression, l'animal, furieux, fit volte-face et s'élança contre son ennemi. Mais le brave nègre, auquel on aurait pu appliquer l'expression d'_impavidus vir_ du poète, impassible et inébranlable, attendit le choc de pied ferme. Au moment où l'animal baissait la tête pour le frapper, Thémistocle le saisit adroitement par les cornes et, pesant de toute la force de ses muscles d'acier, parvint à le maîtriser complètement: puis, après quelques instants de réflexion, il se prit à heurter son front contre la tête du bison comme s'il eut voulu a lui briser. Mais, si Thémistocle avait la tête dure, l'animal l'avait encore plus dure que lui, et la lutte ne pouvait se continuer de cette façon avec avantage pour l'homme. Par une manoeuvre savante et bien combinée, le nègre alors entraîna le bison vers l'endroit où sa massue était tombée, puis il lâcha les cornes. Au moment où le bison se relevait, l'arme redoutable du nègre s'abattit sur lui et le foudroya. --Tiens! dit Thémistocle en considérant l'animal, lui bouger plus! --Cela lui serait difficile, répondit le Marcheur qui arrivait sur le théâtre de la lutte; il est mort... Tudieu! quel moulinet!...Ah! Thémistocle, vous irez loin avec un poignet pareil! --Ce n'est rien, répondit Thémistocle d'un air modeste; pauvre nègre avoir deux frères plus forts que lui. --Enfin tout est bien qui finit bien; mais, croyez-moi, que ceci vous serve de leçon. Une autre fois, soyez plus prudent et souvenez-vous qu'il ne faut jamais attaquer à découvert le bison blessé. En attendant, nous avons là six bosses et six langues qui, accommodées à la manière indienne, ne sont pas a dédaigner. Nous allons nous en convaincre sans retard. Le marcheur alors creusa dans la terre un trou d'environ deux pieds de profondeur et le remplit à moitié de bois mort auquel il mit le feu. Lorsque tout le bois eut été converti en braise ardente, notre cuisinier improvisé étendit dessus une couche de sable, plaça une des bosses de bison sur ce sable et finit de remplir le trou avec de la terre. Au bout d une demi-heure de cuisson souterraine, le rôti fut retiré et savouré, séance tenante, par les trois amis, qui déclarèrent n'avoir jamais rien mangé de meilleur. --Dans combien de jours arriverons-nous au village de la Flèche-Noire? demanda Raoul. --Le temps ne fait rien à l'affaire, répondit le trappeur. Ni le chef ni ses guerriers ne sont au village. --Où sont-ils donc? --En chasse au bord des lacs. --Quand avez vous appris cela? --Tout à l'heure. --Tout à l'heure? Nous n'avons vu personne. --Et les bisons? fit le trappeur avec un sourire moqueur. --Eh bien? --Les bisons venaient du nord-est, direction où se trouve le lac. Or ces animaux n'ont pas l'habitude d'émigrer en cette saison; les pâturages sont abondants à cette époque et aux abords des lacs plus que partout ailleurs; ils ont donc fui devant un ennemi quelconque. --Peut être des animaux de proie? --Bah! quels animaux de proie? l'ours gris? mais le grizzly vit solitaire et n'oserait attaquer seul un troupeau de bisons. Les loups? Pas davantage. Non, les bisons fuient devant des hommes.. Or les bords du lac sont comprit dans le territoire de chaut des Yakangs et nulle tribu voisine n'oserait violer ce domaine. --Vous en concluez?... -Que la Flèche-Noire et ses guerriers sont en chasse, et, par conséquent, absents de leur village. Mais qu'à cela ne tienne; nous attendrons son retour, voilà tout, et rien ne nous empêche de faire la sieste à l'ombre des roseaux qui nous ont servi d'embuscade. --C'est juste, ajouta Thémistocle en s'étendant sur le sol et fermant les yeux. --Attention! dit tout à coup le Marcheur, voilà une force humaine, là bas, sur l'autre rive: c'est un Peau Rouge; il fait mine de vouloir passer le fleuve... Faisons silence et laissons-le venir; nous saurons ainsi ce qu'il veut. En effet, un Indien, peint et armé en guerre, apparaissait sur la rive opposée. Après quelques minutes d'hésitation, il entra résolument dans l'eau et traversa le fleuve à la nage. A peine avait-il abordé que le Marcheur, quittant son abri de roseaux, vint se camper au milieu de la plage, bien en vue, le bras appuyé sur sa carabine. L'Indien, surpris de l'apparition, s'arrêta également et considéra attentivement le trappeur; puis, levant la main droite et courbant la tête, il continua d'avancer. --Mon fils est bien pressé, qu'il néglige de descendre jusqu'au gué pour traverser le fleuve? demanda le trappeur. L'Indien fit un signe de tête affirmatif. --Il va sans doute rejoindre sa tribu? --Pied-Agile n'a plus de tribu. --Ah! vous vous nommez Pied-Agile! J'ai entendu prononcer ce nom comme celui d'un guerrier brave et prudent. L'Indien s'inclina. --Que mon père le Marcheur ne me retienne pas, dit-il; les moments sont précieux; je marche vers la Flèche-Noire. --Qui vous envoie vers lui? --Le Castor. --Le Castor? Un des chefs des Enfants perdus? --Le coeur de mon père le Castor est grand: il aime les Yakangs et méprise les voleurs. --Oui, je sais... mais alors... pourquoi fait-il partie des écumeurs de la prairie?... C'est étrange!... En attendant, je n'ai jamais eu qu'à me louer du Castor; en plusieurs circonstances, il m'a rendu de signalés services... Enfin, qui vivra verra!... Maintenant Pied-Agile sait-il quels sont les liens qui m'attachent à la Flèche-Noire? --Pied-Agile le sait. --Le guerrier peut-il me confier ce que le Castor envoie dire à mon frère? L'Indien réfléchit pendant quelques instants: --Le Castor, dit-il, envoie Pied-Agile vers le grand chef des Vakangs pour lui recommander de retourner tout de suite à son village avec ses guerriers. --La Flèche-Noire a donc quitté son village? --Oui. --Mon fils sait-il où il est allé? --Chasser les bisons au bord des lacs. --Bien! mon fils est un guerrier; qu'il continue son voyage. L'Indien salua le trappeur et s'éloigna de ce pas rapide qui caractérise sa race. --Eh bien! fit le trappeur en rejoignant ses amis, mes prévisions se réalise: la Flèche-Noire est en chasse, l'Indien à qui j'ai parlé me l'a assuré. --Alors, dit Thémistocle, nous ne sommes plus pressés et nous pouvons continuer notre somme. --Au contraire, nous sommes plus pressés que jamais; peut-être avons-nous déjà perdu trop de temps. Il nous faut continuer, à présent, notre voyage à marches forcées et par des chemins peu commodes, c'est vrai, mais qui l'abrégeront de moitié. --Quel est le motif d'une si grande hâte? --Je ne saurais vous le dire au juste; mais je suis sûr que notre présence est indispensable au village, et mes pressentiments ne me trompent guère. --Eh bien! passez devant, dit Thémistocle en baillant. Le lendemain, vers le soir, les voyageurs n'étaient plus séparés du village de la Flèche-Noire que par une distance de deux lieues environ. Plus on approchait, plus le trappeur ralentissait sa marche, explorant le sol, les arbres, les branches, cherchant un indice qui lui révélât le sens des paroles du Castor. Tout à coup il se baissa vivement et examina le sol avec attention: --Alerte! en avant! s'écria-t-il; les Enfants perdus ont surpris le village pendant l'absence de ses défenseurs. Les trois compagnons s'élancèrent en courant. La nuit venait à grands pas; une demi-obscurité régnait déjà dans la campagne, et le Marcheur, la tête haute, l'oeil en feu, l'oreille au guet, écoutait les mille rumeurs qui surgissait autour de lui. Tout à coup un grand cri suivi de plusieurs détonations se fit entendre... Les trois amis n'étaient plus qu'à une portée de fusil du village. Soudain une immense lueur dissipant l'obcurité, illumina la scène. C'était le moment où le Serpent venait de mettre le feu au rempart de bois qui protégeait les femmes et les enfants des Yakangs. Un coup d'oeil suffit au Marcheur pour se rendre compte de la situation et concevoir son plan de bataille. Apercevant trois grands érables qui s'élevaient derrière la loge de la médecine, à vingt pas l'un de l'autre: --Chacun de nous va s'établir entre les branches d'un ces arbres, dit-il; nous y seront comme dans une forteresse, cachés à tous les yeux... Visez bien et pas de quartier aux brigands du désert! En un clin d'oeil, les voyageurs furent cachés parmi te feuillage. Le Marcheur, embouchant alors la corne de bison qu'il portait à sa ceinture, en tira un son grave, prolongé. --Courage, guerriers iroquois! s'écria-t-il de sa voix la plus retentissante; des amis arrivent! Et immédiatement les trois carabines parlèrent. VIII.--VICTOIRE! Cette attaque subite, qui débutait d'une façon si terrible pour eux, produisit un moment d'arrêt dans l'attaque des Enfants perdus. Les guerriers yakangs, ranimés par ce secours qui leur arrivait, en profitèrent pour reprendre l'offensive, et la mêlée redevint générale. --Ma carabine devient inutile, se dit le Marcheur. Descendons, le reste de la besogne doit s'accomplir en terre ferme. En un clin d'oeil, il fut au milieu des Iroquois, se servant de sa carabine en guise de massue. A sa vue, un cri de joie s'éleva parmi les assiégés, une imprécation de rage chez les assiégeants. Raoul qui, à la lueur du brasier, avait vu le mouvement du Marcheur, imita son exemple et descendit de son arbre Malheureusement ses yeux n'avaient pas encore le don de voir dans les ténèbres, et, au bout de quelques pas, il se trouva au milieu de la bande du Novice, qui essayait de prendre les Yakangs à revers. Les cinq bandits n'avaient pas eu le temps de recharger leurs carabines. Ils se ruèrent sur Raoul le couteau à la main. Ce mouvement fut fatal à deux d'entre eux, qui tombèrent, la tête fracassée par la crosse avec laquelle le Français faisait un moulinet terrible. Mais à son tour, le jeune homme, surpris par derrière, s'affaissa sur le sol, poussant un cri de douleur, le couteau d'un bandit planta entre les deux épaules. Au cri de Raoul, le Marcheur s'était retourné; il s'élança, rapide comme la foudre, sur la bande du Novice. Mais les bandits, ne jugeant pas à propos de l'attendre, tournèrent les talons et se réfugièrent dans les rangs des Enfants perdus. Au moment où ils passaient auprès du brasier, la lueur de l'incendie se projeta en plein sur le visage de leur chef. La vue de ce visage parut produire sur le Marcheur une émotion extraordinaire. Il pâlit affreusement, ses yeux devinrent d'une fixité effrayante; il chancela comme nn homme ivre et, portant la main à son front s'affaissa près de Raoul.? Tendant ce temps, une autre scène se passait près de la loge de la médecine. De tous les chefs des Enfants perdus, un seul, le métis Scott, n'avait pas été blessé. --Un instant! se dit-il, Oeil-Sanglant s'est laissé ensorceler par les beaux yeux de Fleur-de-Printemps... Si je la lui amenais, il me la payerait un bon prix... C'est une idée, cela!... Et puis, d'ailleurs, s'il n'en veut pas, la petite fera parfaitement mon affaire... Hé! hé!... Voilà le vrai moment d'agir. Et il s'avança, en rampant comme une bête fauve, vers la loge de la médecine. L'obscurité l'empêcha de voir un guerrier qui, depuis le commencement de la lutte, accroupi sur ses talons et dans une complète immobilité, avait tenu les yeux constamment fixés sur l'asile de Fleur-de-Printemps. Ce guerrier, c'était le Castor. Le Métis continuait sa marche silencieuse, sûr du succès: déjà il atteignait la porte de la loge, lorsque le Castor, sortant de son immobilité et lui posant la main sur l'épaule: --Oach! dit-il, le Métis est habile; il rampe comme un serpent. --Que la peste l'étouffé! murmura Scott. --Les yeux de Fleur-de-Printemps sont deux étoiles; un guerrier serait heureux de les posséder pour éclairer son wigwam. --Oui, n'est-ce pas?... Mais pardon! je n'ai pas le temps de causer. --Le Métis veut donc enlever la fille de la Flèche-Noire? --Vous l'avez dit. --Eh bien! le Métis ne fera pas cela. --Hein? fit Scott en fronçant le sourcil et portant la main à son couteau. --Un autre chef a été touché par la beauté de Fleur-de-Printemps. --Oui, Oeil-Sanglant. Eh bien! c'est pour lui que je travaille. Le Castor secoua la tête. --Mon frère ne brisera pas cette porte, dit-il. --Qui m'en empêchera? --Moi! Prompt comme l'éclair, le Métis se précipita sur l'Indien, le couteau levé. Mais le Castor était sur ses gardes. D'un bond de côté, il évita le choc; puis, saisissant son ennemi par le milieu du corps, il le lança à toute volée comme une masse inerte par-dessus le brasier. Cet exploit accompli, l'Indien reprit flegmatiquement sa faction en face de la loge de la médecine. Cependant le combat continuait entre les Yakangs et les Enfants perdus. Tout à coup la voix du Novice retentit: --Victoire! criait-il; le Marcheur et son compagnon sont morts! Mais en même temps un cri rauque, qui n'avait rien d'humain, se fit entendre, et Thémistocle, dressant sa haute taille fantastiquement éclairée par la lueur de l'incendie, fit son apparition en brandissant sa terrible massue. --Le démon du Champ-Rouge! s'écrièrent les Enfants perdus; il protège les Yakangs. Et, jugeant la lutte impossible contre cette puissance surnaturelle, ils s'enfuirent en désordre et disparurent bientôt dans les ténèbres. Les Iroquois restaient maîtres du champ de bataille. Non moins effrayés que leurs ennemis eux-mêmes par l'aspect extraordinaire de Thémistocle, ils avaient formé un cercle autour de lui, mais n'osaient l'approcher. Le nègre, assez embarrassé de sa personne, tournait la tête à droite, à gauche, agitant, en guise de salut, les plumes de dindon qui l'ornaient Mais ces avances amicales restaient sans effet, et le nègre demeurait toujours seul... avec sa queue de bison sous le bras, au milieu du cerclc des Indiens. Cependant le Marcheur sortait de son évanouissement. Posant la main sur son coeur comme pour en comprimer les battements: --Mon Dieu! s'écria-t-il, pourquoi m'avez-vous fait apparaître le spectre d'un passé de deuil que je voulais oublier? Puis, se levant d'un bond: --Je crois, le ciel me pardonne, que j'ai eu un moment de faiblesse. Oh! oh! Marcheur mon ami, tu baisses... Hé bien!... où en est le combat? Un coup d'oeil lui suffit pour se rendre compte de la situation. --Bon! dit-il, Thémistocle a encore fait des siennes... Et Raoul? Ah! fou que je suis! je l'ai vu tomber; mort peut-être?... Et il se baissa vivement vers le jeune homme, collant l'oreille contre sa poitrine. --Dieu soit loué-il respire encore. Holà! Thémistocle, arrivez vite; votre maître est blessé. Le nègre s'élança, bénissant cette voix qui mettait fin à son embarras. --Notre père le Marcheur n'est pas mort! s'écrièrent joyeusement les Indiens. Et tous, accourant vers lui, l'entouraient, le félicitaient et cherchaient à toucher sa main. --Merci, mes amis, dit-il, merci! mais ne vous inquiétez pas de moi: grâce à Dieu, je n'ai rien de cassé. Il faut vous occuper de mon ami que vous voyez là gisant, dangereusement blessé en combattant pour vous. Les Indiens se penchèrent vers le jeune homme pour contempler les traits de cet ami inconnu qui avait contribué à les sauver. --Sa peau était blanche, mais son coeur est rouge, dit l'Abeille qui, accompagnée de sa fille, était sortie de la loge de la médecine. Fleur-de-Printemps considérait attentivement Raoul. A la vue de ce jeune homme pâle, immobile, sanglant, étendu à ses pieds, une larme de pitié glissa comme une perle liquide sur la joue de la jeune fille. Pourquoi Fleur de-Printemps pleurait-elle? N'était-elle point accoutumée à de semblables spectacles? Pourquoi pleurait-elle en présence de cet étranger? Fleur-de-Printemps ne le savait pas elle-même. A la vue du jeune homme, elle avait senti quelque chose tressaillir en elle, et elle s'abandonnait à ce sentiment nouveau sans le raisonner et sans en chercher la signification. Cependant, sur l'ordre du sorcier, Raoul fut transporté dans la loge de la médecine et étendu sur plusieurs peaux de bison superposées. --La blessure est elle grave? demanda Thémistocle au vieux devin. --Le Grand Esprit est puissant, il est seul maître de la vie, dit le sorcier. --Mais enfin mon maître en reviendra-t-il? --Peut-être, fit l'Indien. Et il disparut, courant prodiguer ses soins aux blessés trop nombreux, hélas! qui gisaient dans le village. Le nègre jeta un regard désespéré au Marcheur. --Ne vous effrayez pas, Thémistocle, dit le trappeur. La réponse du sorcier veut dire que h blessure n'est pas mortelle. De tous côtés on entendait le cri des femmes qui pleuraient leurs fils, leurs maris tués dans la bataille. --L'Abeille veillera sur le malade, dit l'Indienne; il a donné son sang pour la tribu. --Ma mère est âgée, elle a besoin de repos; je veillerai à sa place, fit Fleur-de-Printemps avec vivacité. L'Abeille jeta un regard étonné sur sa fille qui baissa les yeux. L'Abeille semblait réfléchir profondément. Ses yeux scrutateurs erraient du visage de sa fille à celui de Raoul, qui gardait la pâleur et l'immobilité de la mort. Enfin, attirant sa fille vers elle et la baisant au front: --Le coeur de ma fille est bon, dit-elle. C'est bien! Fleur-de-Printemps veillera auprès de l'étranger. --Je la seconderai, dit le sorcier. --Moi de même, fit le trappeur. --Ah ça! croit-on que je vais abandonner mon maitre? repartit Thémistocle. De sorte que le blessé, installé dans la loge de la médecine, et le premier appareil posé par le sorcier, les quatre gardes-malades s'installèrent auprès du marquis. Il est vrai que, malgré tous ses efforts pour rester éveillé, Thémistocle vaincu par la fatigue, ne tarda pas à succomber au sommeil. Quant au Marcheur, l'oeil clos, le front caché dans ses mains, il gardait une immobilité complète. Un soupir étouffé s'exhalant de sa poitrine indiquait seul d'instant en instant qu'il ne dormait pas. Le sorcier veillait, allant et venant, courant d'une case à l'autre, composant à l'aide de plantes connues de lui seul, un baume propre à cicatriser les blessures du malade. De temps en temps, interrompant son travail, il jetait un regard ébahi sur Thémistocle endormi. Evidemment le nègre intriguait Peau-Rouge. Il vint un moment où le sorcier cédant aux sentiments qui l'agitaient, s'approcha doucement de Thémistocle, et s'agenouillant devant lui, il murmura une fervente prière. Fleur-de-Printemps veillait aussi. Immobile, gracieusement accroupie sur une peau de bison, ses yeux demeuraient obstinément fixés sur le visage de Raoul. Mille sensations, mille sentiments inconnus l'agitaient. Au milieu du silence de la loge, elle semblait écouter,--quoi?--qui sait? sans doute ces voix douces et mystérieuses qui voltigent autour des oreilles de quinze ans et qui chantent en choeur la joyeuse chanson de l'amour du printemps. IX.--L'ADOPTION. Cependant la Flèche-Noire, averti par le messager du Castor, s'était hâté de retourner à son village, l'âme en proie à de sinistres pressentiments. A mesure que la distance dimunuait et qu'il découvrait sur la terre les traces des Enfants perdus, les dernières lueurs d'espoir qu'il conservait encore s'évanouissaient. Au point du jour il arrivait près du village, et la première personne qu'il apercevait était l'Abeille accourant vers lui les bras ouverts. Malgré l'impassibilité dont il ne se départait jamais, à la vue de sa femme, la Flèche-Noire poussa un vrai rugissement de joie. --Un ami, dit-il, est venu vers la Flèche-Noire au bord des lacs et lui a annoncé qu'un grand danger menaçait son village. Sa langue est donc menteuse? --Le messager a dit vrai. Les Enfants perdus ont surpris le village pendant la nuit comme des chiens peureux. --Et Fleur-de-Printemps? demanda anxieusement le chef cherchant des yeux sa fille au milieu de ceux qui l'entouraient. --Sauvée!... --Et les lâches ennemis? --Vaincus, repoussés!... --Bien, fit la Flèche-Noire reprenant son impassibilité ordinaire. Et, suivi de ses guerriers, il se dirigea vers son wigwam. A mesure qu'il avançait dans: le village et qu'il apercevait les dégâts causés par la lutte, les sourcils du chef se fronçaient. --Dans le coeur du père gronde un orage, disaient les guerriers; sa colère sera terrible! Arrivé à la porte de son wigwam, la Flèche-Noire s'assit, invita les principaux chefs à en faire autant, et, et quelle que fût son impatience de connaître les détails de l'attaque et de la défense, il ne desserra pas les lèvres avant d'avant fumé le calumet du conseil. Le sorcier était arrivé l'un des premiers. --Que mon père parle, dit la Flèche-Noire; mes oreilles sont ouvertes. --Les guerriers commandés par leur puissant sachem, dit le médecin avec un geste mélodramatique, coassaient le bison au bord des lacs, lorsque les corbeaux, s'envolant vers l'ouest en croassant, m'annoncèrent qu'un malheur inconnu planait sur la tête des Yakangs. Au moment où le Grand-Esprit retirait la lumière du Wacondah, le cri des Enfants perdus retentissait autour du village. Mais les Yakangs sont des guerriers: le sang des vieux bouillonne comme celui des jeunes!... Ils repoussèrent d'aborb les Enfants perdus. --Et les femmes? demanda la Flèche-Noire. --Les femmes furent renfermées dans la loge de la médecine. Mais l'Abeille ne voulut pas consentir à suivre l'exemple de ses compagnes.? --Que fit-elle? dit le chef en fronçant les sourcils. --L'Abeille est fort courageuse. Armée de la hache du chef, elle prit place parmi les guerriers et lutta corps à corps contre Oeil-Sanglant. La Flèche-Noire jeta un regard d'orgueil vers sa femme qui, les yeux baissés, reçut modestement cet éloge muet. --Les Enfants perdus sont des lâches! continua le médecin; ne pouvant vaincre par la force, ils attaquent avec le feu. Les Yakangs allaient succomber lorsque le Grand-Esprit leur envoya un secours inespéré. --Lequel? --Notre frère le Marcheur, accompagné d'un guerrier des visages pales... puis... --Eh bien?... --Le démon du Champ-Rouge! répondit le médecin à voix basse. Il est l'ami du Marcheur, il protège les Yakangs... --Que veut dire le grand sorcier? --Mon père le verra dans la loge de la médecine. La Flèche-Noire se leva et, accompagné de ses guerriers, se dirigea vers le réduit où gisait Raoul, veillé par ses amis. En apercevant le Marcheur, le chef s'élança vers lui les bras ouverts, et l'étreignant sur sa poitrine: --Merci, frère! dit-il simplement. --Bah! fit le trappeur, entre nous, nous ne comptons plus. Ecoutez, chef; vous vous connaissez en blessures; examinez celle qu'a reçue mon ami, et dites-moi votre avis. La Flèche-Noire examina quelques instants le visage du jeune homme; puis, collant l'oreille contre la poitrine de Raoul, sembla réfléchir profondément. --Le visage pâle vivra! dit-il enfin. Dans quelques jours il pourra se servir de ses armes. Un double cri, poussé par Fleur-de-Printemps et par Thémistocle, répondit au chef, et la jeune fille, heureuse et souriante, vint se jeter au cou de son père. --La Flèche-Noire, mon frère, dit alors le trappeur en prenant Thémistocle par le bras, je veux vous présenter un ami dont la vue seule a mis en fuite vos ennemis. Le chef considéra quelques instants la figure extraordinaire du nègre; puis baissant la tête et tombant à genoux: --Que le démon du Champ-Rouge soit favorable à nos fils! murmura-t-il. Thémistocle, surpris de l'action de l'Indien, s'empressa de le relever et, lui secouant énergiquement la main: --Bon nègre comprend pas votre langue peau rouge, dit-il en fiançais; mais vous êtes un bon compagnon, et frère du Marcheur: cela me suffit. --Le démon du Champ Rouge! murmurait à part lui le trappeur. Ah! ah! les Peaux-Rouges prennent Thémistocle pour un être surnaturel. Le fait est qu'à sa tournure!... Hé! hé! mais alors notre affaire ira toute seule!... Brave nègre, va!... La Flèche-Noire ne s'était pas trompé. Au bout de quinze jours, Raoul entrait en convalescence et, un mois après, complètement rétabli, mais encore faible, il errait par le village, examinant curieusement tout ce qui l'entourait et liant Connaissance avec les Indiens, qui l'accueillaient comme un compagnon d'armes. Cependant le jeune homme s'impatientait; il n'oubliait pas le motif qui l'avait amené dans ces contrées, et souvent il accusait le Marcheur de lenteur et d'insouciance. --Patience, patience, répondait dogmatiquement le trappeur; vous êtes encore trop faible, et puis... j'ai mon idée! Raoul, tout en maugréant, se résignait. Peu à peu cependant son impatience devint moins vive, et l'on eût pu croire que le jeune ami du trappeur oubliait le but de son voyage. Peut-être Fleur-de-Printemps n'était-elle pas étrangère à ce changement. --Monsieur le marquis, dit un jour le trappeur en se frottant joyeusement les mains, nous partirons bientôt. --Déjà!... fit Raoul. --Voilà bien la jeunesse! deux beaux yeux lui font oublier... Puis, monsieur le marquis, reprit le Marcheur, je dois vous demander s'il vous répugnerait de devenir le frère de ces braves Indiens? --Qu'entendez-vous par là, mon ami? --Je désire vous faire adopter par la tribu des Yakangs, ainsi que je l'ai été, si toutefois vous le permettez. --Si je le permets! mais mon ami, c'est une distinction dont je serai fier. D'ailleurs, ne m'avez-vous pas révélé les avantages qu'une semblable adoption peut me procurer? --Avantages immenses, inappréciables, qui se résument par deux cents amis dévoués, deux cents frères, considérant comme personnelle toute injure qui vous sera faite. --Fort bien, mon ami; mais croyez-vous que les Yakangs daigneront m'adopter comme ils l'ont fait pour vous? --A dire vrai, c'est un honneur dont les Peaux-Rouges sont peu prodigues envers les blancs. Cependant vous avez donné votre sang pour eux, ils vous en seront reconnaissants... Je compte d'ailleurs beaucoup sur Thémistocle pour réussir. --Sur moi? s'écria Thémistocle étonné. --Expliquez-vous, dit Raoul. --C'est bien simple. Les Indiens considèrent comme surnaturels tous les objets, tous les phénomènes qu'ils ne connaissent pas. Thémistocle est un de ces phénomènes-là. Les Yakangs n'ont jamais vu d'hommes noirs. Pour eux, un visage humain ne peut avoir que deux couleurs: rouge ou blanc; Thémistocle, dont le teint bouleverse toutes leurs idées, passe à leurs yeux pour un être supérieur, en dehors de la nature humaine. Ajoutez à cela la haute taille, le costume et la vigueur de notre ami.. --Mon brave Thémistocle, dit Raoul en riant, te voilà passé à l'état de phénomène! --Mieux que cela, à l'état de divinité redoutable. --Et comment l'appelle-t-on? --Le démon du Champ-Rouge. --Qu'est-ce que cela veut dire? --Rappelez-vous monsieur le marquis, l'endroit où nous nous sommes rencontrés pour la première fois et où vous m'avez sauvé la vie. Ce lieu a reçu des Indiens le nom de _Champ-Rouge_. 'On le croit hanté par une puissance malfaisante, ennemie des Indiens. Aussi, quand ils aperçurent notre ami noir, les coquins qui m'avaient attaqué crurent voir apparaître la divinité vengeresse et s'enfuirent en criant: Le _démon du Champ-Rouge_. --En effet, je m'en souviens... --Eh bien! c'est là-dessus que je compte pour vous faire adopter par les Yakangs. --Vraiment? --Venez avec moi, et vous, Thémistocle, n'oubliez pas que vous êtes dieu ou diable, à votre choix, mais qu'il vous faut faire tout ce que je vous dirai, et rien que cela: est-ce bien entendu? --Comptez sur Thémistocle, répondit le nègre déjà pénétré ee la majesté de son rôle. Le Marcheur, accompagné de ses deux amis, se dirigea vers la place du village où la tribu était rassemblée. Une espèce d'estrade avait été, par les soins du trappeur, construite au milieu de la place. En face, la Flèche-Noire et les principaux guerriers peints et costumés en guerre se tenaient immobiles sous les armes. Le Marcheur, Raoul et Thémistocle montèrent gravement sur l'estrade. --Les guerriers Yakangs sont mes frères, dit le trappeur d'une voix forte; veulent-ils permettre à leur frère blanc de parler? --Oui, oui, répondirent les Peaux-Rouges. --Yakangs, le démon du Champ-Rouge, après vous avoir couverts de sa protection pour mettre en fuite les lâches Enfants perdus, m'a fait entendre sa voix. --Parlez, frère, dit la Flèche-Noire avec respect; nos oreilles sont ouvertes. --A vous, Thémistocle! dit le trappeur à voix basse. Soyez majestueux autant que vous le pourrez. Parlez lentement; je traduirai phrase par phrase ce que vous direz. Vous finirez en leur ordonnant d'adopter votre maitre. --Cela suffit, dit Thémistocle. Le nègre, rejetant en arrière sa peau de bison, agita, en guise de salut, les plumes de dindon qui ornaient sa tête. Appuyé sur sa massue dans la pose de l'Hercule Farnèse, il commença d'une voix grave, lente et monotone, ayant l'air de se parler à lui-même, les yeux levés vers le ciel: --Guerriers de la grande nation des Yakangs, d'où vient que vous courbez la tête devant moi? La peur tient-elle vos yeux fixés vers la terre? Les Yakangs ne sont pas des vielles femmes sans courage; ils sont les plus braves guerriers et les plus adroits chasseurs des prairies. A leur vue, les ennemis s'enfuient comme une troupe d'élans ou de cerfs timides... Cela est-il vrai, hommes puissants? --Bravo! Thémistocle! murmura le Marcheur. --Exorde par insinuation, ajouta Raoul. --Levez les yeux, guerriers, continua le nègre, marchant à grands pas sur l'estrade et agitant les bras. Vous savez que le Grand-Esprit est mon père et que les prairies bienheureuses sont mes domaines... Regardez mon visage, que la contemplation du feu divin a brûlé pour toujours. Guerriers, ce n'est point un homme, celui qui n'a ni la peau rouge ni la peau blanche. Ecoutez! écoutez! Je chassais dans les prairies bien heureuses lorsque le Grand-Esprit, mon père, me dit: "Parmi mes fils rouges du désert, il y a des lâches et des voleurs indignes de voir la lumière du Wacondah!... va et punis-les." Et moi, fils respectueux, je quittai mes domaines, enveloppé d'une nuée d'orage. Caché sous les rochers du Champ-Rouge, j'ai, depuis des centaines de lunes, épié au passage et immolé, suivant les ordres de mon père, les lâches et les voleurs. Guerriers, je suis heureux de le reconnaître jamais ma colère ne s'est appesantie sur votre race. Les Yakangs sont des braves. --Monsieur le marquis, dit le trappeur à voix basse, Thémistocle fera maintenant tout ce qu'il voudra des Indiens. En effet les éloges du nègre avaient produit un effet extraordinaire parmi les Yakangs. Ces naïfs Peaux-Rouges, qui jusqu'alors écoutaient courbés dans l'attitude du respect, levaient maintenant leur front rayonnant d'orgueil. Thémistocle, croisant ses longs bras sur sa vaste poitrine, garda le silence pendant quelques instants afin de doubler l'effet de ses paroles. --Rapprochez-vous de moi, dit-il à voix basse à ses amis, et ne vous offensez pas de ce que je vais faire. --Guerriers, continua-t-il à haute voix, j'errais dans les solitudes du Champ-Rouge, lorsque mon oeil, qui embrasse toute la terre d'un regard, vit une troupe de loups poltrons et perfides se diriger vers votre village, enveloppée des ténèbres de la nuit. Vos jeunes gens chassaient le bison au bord des lacs sous la conduite de la Flèche Noire, ce courageux guerrier que le Maître de la vie aime et propose comme modèle à ceux qui habitent les prairies bienheureuses du Wacondah. Le chef Yakang, malgré son impassibilité ordinaire, poussa un cri de triomphe et d'orgueil en apprenant la haute opinion qu'avait de lui le Grand-Esprit. --Pouvais-je laisser massacrer mes fils les Yakangs, tandis qu'ils s'endormaient dans une sécurité trompeuse? Non! Rapide comme l'éclair, je volai au secours de mes fils menacés. En route, je trouvai deux visages pâles qui marchaient au même but. Ces amis, vous les connaissez, les voilà. En disant ces mots, Thémistocle saisit dans chaque main le Marcheur et Raoul stupéfaits, et les soulevant par leur ceinture de chasse, les tint suspendus en l'air, à bout de bras, pendant quelques instants. Les Indiens poussèrent une immense clameur d'admiration. Jamais ils n'avaient assisté à un pareil trait de vigueur corporelle. Evidemment l'être capable d'un tel effort était bien un être surnaturel. --Guerriers, continua Thémistocle, vous savez le reste. Conduit par mon père, le Maître de la vie, j'eus le bonheur d'arriver à temps, au moment où les Yakangs, malgré leur courage indomptable, allaient succomber sous le nombre. Ma vue suffit à chasser les chiens peureux. Hélas! l'un des visages pâles gisait sur la terre, baigné dans son sang. Guerriers, votre coeur est bon et reconnaissant; le Marcheur est déjà votre frère; n'est-il pas juste que son ami le devienne aussi? --Oui, oui! crièrent les guerriers. Les Yakangs sont reconnaissants, dit la Flèche-Noire; ils obéiront aux désirs du démon du Champ-Rouge: le visage pâle deviendra notre frère. --Hourra! cria le trappeur en jetant en l'air son bonnet de peau de raton, hourra, Thémistocle! vous êtes grand comme le monde! Souffrez que je vous embrasse. Et, sans attendre la réponse, le trappeur pressa le nègre dans ses bras. Celui-ci le repoussa doucement et, se retournant vers la foule: --Guerriers, continua-t il après s'être recueilli pendant quelques instants, le Maître de la vie est content; il m'ordonne de rester au milieu de vous avec mes amis les visages pâles. J'obéirai à ses ordres, je chasserai le bison avec vous et combattrai vos ennemis. Réjouissez-vous, guerriers! un jour viendra où la grande race des Yakangs s'étendra sur la prairie comme l'eau du fleuve qui déborde. Une explosion de cris enthousiastes et d'applaudissements frénétiques accueillit cette prophétie de bon augure; puis Thémistocle, descendant de l'estrade, fut entouré par les Indiens, qui, n'en ayant plus peur, s'approchaient de lui pour le toucher. Quelques-uns même des plus hardis coupaient avec leur couteau à scalper des morceaux de sa peau de bison et les emportaient comme des talismans. Sans l'intervention de la Flèche-Noire, Thémistocle eût été bientôt dépouillé du vêtement qui faisait sa gloire et son orgueil. On procéda immédiatement à l'adoption du marquis. Vu son état de faiblesse et les observations du Marcheur, les épreuves usitées en pareil cas furent supprimées. La Flèche Moire, s'approchant du jeune homme, l'embrassa sur les lèvres et lui fit don d'un costume complet de guerre. En échange, Raoul donna un de ses pistolets, que l'Indien reçut avec les marques de la plus vive satisfaction. Le sorcier, s.'approchant à son tour, se mit en devoir de pratiquer l'opération du tatouage. --Hum! monsieur le marquis, dit le trappeur, voilà un mauvais quart d'heure à passer. Mais il y a des circonstances où l'homme doit savoir souffrir sans se plaindre... Le sorcier mit à nu le bras du jeune homme et, lui piquant la peau à l'aide d'une épine d'acacia trempée dans le suc de certaines plantes, lui dessina les figures emblématiques de la tribu des Yakangs. Pendant ce temps, les chefs et les principaux guerriers dansaient autour de l'estrade, poussant des cris discordants. --A quoi bon tout ce vacarme? demanda Raoul. --A empêcher les plaintes que la douleur pourra vous arracher de parvenir aux oreilles des gens de la tribu. --Alors, mon ami, faites cesser ce tapage. Je veux montrer aux Indiens qu'un blanc est aussi capable qu'eux de souffrir sans se plaindre. Et en effet, pendant toute la durée de l'opération, le jeune homme ne proféra pas une plainte, malgré la douleur cuisante que lui causait la liqueur corrosive. L'opération terminée, il fut conduit dans la loge de la médecine, où il demeura enfermé toute la journée, afin, disait le sorcier, de s'entretenir avec le Grand-Esprit. Lorsqu'il en sortit, le soir, Raoul faisait partie de la puissante tribu des Yakangs. Pour fêter cet heureux jour, un grand feu fut allumé sur la place, et les danses et les jeux se prolongèrent pendant une partie de la nuit. X.--UN SERVITEUR MODELE. Quinze jours s'étaient passés et le trappeur n'était pas resté inactif pour obtenir le secret du trésor de Montcalm. Le sorcier, qui seul connaissait ce secret, avait longtemps hésité à se livrer. "La puissance et la prospérité des Yakangs, disait-il, étaient fatalement liées à sa discrétion," et il est probable que les instances du Marcheur fussent demeurées stériles si Thémistocle, usant de son autorité de dieu protecteur, n'eût enjoint au sorcier de dire ce qu'il savait. Devant un ordre aussi formel, le grand prêtre n'eut plus d'objection. Il consentit même à servir de guide et à conduire l'étranger vers le trésor qu'il était venu chercher. --Le désert est plein d'ennemis, avait dit de son côté la Flèche-Noire, et le démon du Champ-Rouge ne peut voyager seul comme un pauvre Indien. La Flèche-Noire l'escortera avec dix guerriers. Enfin Fleur-de-Printemps et l'Abeille avaient voulu accompagner le chef. La Flèche-Noire s'opposa d'abord à cette résolution imprudente et téméraire; mais cette fois encore Thémistocle interposa son autorité toute-puissante et le chef yakang consentit à ce que sa femme et sa fille fissent partie de l'expédition; mais en même temps il doubla le nom bre de l'escorte. La petite troupe avait donc quitté le village et, guidée par le sorcier, s'était dirigée vers les terres de l'Est en suivant la route que Raoul et ses amis avaient déjà parcourue pour se rendre chez les Yakangs. Vers le milieu du troisième jour de marche, nous la retrouvons campée au bord du fleuve où Thémistocle avait terrassa un bison à la force du poignet. --J'ai une question à poser à mon père le sorcier, dit tout à coup le trappeur; mon père veut-il m'écouter? --Les paroles de mon fils sont toujours agréables aux oreilles de son ami. --Merci. Comme vous le savez, ce chemin mène directement chez moi. Le suivrons-nous jusqu'au bout et passerons-nous par ma cabane? --Non, répondit le sorcier. La hutte de mon fils restera à deux milles vers la droite. --C'est bien; je pourrai renouveler ma provision de poudre et de balles... Un homme sans munitions n'est bon à rien. En ce moment, comme le déjeuner était fini et la chaleur suffocante, chacun s'étendit commodément sur l'herbe, cherchant un peu d'ombre et de sommeil, attendant la fraîcheur du soir pour se remettra en route. Un instant après, une légère ondulation se produisit dans les roseaux qui cachaient le fleuve, puis apparut entre leurs tiges une tête grimaçante, fixant des yeux enflammés sur les gens endormis. Après quelques secondes d'un attentif examen, la tête disparut, les roseaux se refermèrent, l'eau du fleuve clapota doucement sous les efforts d'un Indien qui, nageant entre deux eaux, atteignit bientôt la rive opposée. Cet Indien portait le costume et les emblèmes des Enfants perdus. A peine eût il touché la terre qu'il se dirigea en rampant vers un bouquet de _kart rouges_ [1]. [Note 1: Cornus stolonifera (Mich.)] Deux autres Indiens l'attendaient au milieu des hautes herbes. --Mon frère a vu? demanda l'un d'eux. --Le Loup a vu. --Quels sont les guerriers dont nous suivons la piste? --Le visage pâle, accompagné de son ami le Marcheur et de vingt guerriers yakangs commandés par la Flèche-Noire. L'Abeille et Fleur-de-Printemps sont parmi eux, ainsi que le démon du Champ-Rouge. --Bien. Le Loup compte sans doute avertir Oeil-Sanglant? Le Loup secoua négativement la tête. --Le Loup est plus rusé que le trappeur blanc: il a entendu. Le Marcheur manque de poudre et de balles; son rifle est muet et pend inutile sur son épaule. --Oach! --Le Marcheur ira chercher des munitions à sa hutte. --Que compte faire mon frère? --Le Loup y sera le premier. Le Loup connaît la hutte du Marcheur; il y mènera ses deux frères rouges, emportera les armes du trappeur, et le Marcheur fuira comme un chien peureux. --Mon frère est guerrier; son oeil voit tout. Partons. Les trois Indiens se mirent en marche, côtoyant le fleuve, cachés parmi les saules, les roseaux et les hautes herbes, de ce pas gymnastique qui dévore les distances sans paraître donner prise à la fatigue. --L'ennemi des Enfants perdus est loin maintenant, dit le Loup, après deux heures de marche silencieuse. Si mes frères veulent suivre le Loup, ils les conduira plus vite par l'eau. Les Indiens approuvèrent par un signe de tête. Pour voyager par eau ainsi que le proposait le Loup, la première chose qui semble nécessaire est une embarcation. Or, les trois Enfants perdus n'en possédaient pas. Mais ce n'était point là une impossibilité pour ces sauvages enfants de la nature. Un énorme tronc de peuplier gisait sur la rive, brisé sans doute par la tempête et encore garni d'une portion de ses branches dénudées. Les Indiens s'approchèrent du tronc d'arbre et, réunissant leurs efforts, commençaient à l'ébranler, lorsque soudain un homme se dressa devant eux. Les Indiens, surpris, reculèrent d'un pas, portant la main à leurs tomahawks. --De par le Grand-Esprit! mes gaillards vous avez failli m'écraser, dit le nouveau venu, une autre fois, quand vous remuerez des troncs d'arbres, regardez d'abord s'il n'y a personne derrière. --Le métis Scott! firent les Indiens. --Mon Dieu! oui, votre frère Scott qui, ne pouvant savoir s'il avait affaire à des amis ou à des ennemis, s'est mis à couvert pour voir venir. Et maintenant, vous voulez descendre le fleuve? --Oui. --Et où allez-vous par ce chemin-là? --A la hutte de notre ennemi, le Marcheur. --Ah! Et dans quel but? --Lui enlever ses armes. --De par tous les diables! c'est une excellente idée. --Mon frère nous permettra une question à notre tour? --C'est selon... Faites toujours. --D'où vient le Métis? --Vous êtes curieux... Bah! après tout, vous le saurez tôt ou tard. Le Métis vient de négocier une alliance entre les Enfants perdus et le Nuage-Blanc, chef des Hurons. --Mon frère a réussi? --Le Métis a réussi. Il retourne vers Oeil-Sanglant. --Bien. Que mon frère se dépêche et qu'il marche avec la prudence du serpent. Le démon du Champ-Rouge avec la Flèche-Noire et vingt guerriers yakangs suivent l'autre rive du fleuve. --Merci; le Métis n'est pas un enfant... Adieu. Les Indiens eurent bientôt fait de pousser le tronc de peuplier dans le fleuve et se laissèrent aller à la dérive... Le lendemain, vers le milieu du jour, ils se trouvaient en face du cirque de rochers qui conduisait à la hutte du Marcheur. Abandonnant leur radeau improvisé aux hasards du courant, ils gagnèrent le bord à la nage et, après avoir scruté de l'oreille et de l'oeil tous les environs, ils s'engagèrent dans l'étroit couloir de pierre.? Le silence, l'abandon étaient complets... La porte du réduit était entr'ouverte. Le Loup, qui marchait en tête, prêta l'oreille un instant, puis poussa le battant et entre résolument Mais à peine avait-il fait un pas dans l'intérieur que deux bras gigantesques, semblant sortir de derrière la porte, s'enlacèrent autour de ton corps et l'étreignirent. Sous cette accolade formidable, l'Indien sentit ses os craquer, puisse briser et, quand l'ombre ouvrit les bras, le Loup roula inerte sur le sol. Il était mort sans pousser un cri. Cet ombre n était autre que Martin, l'ours _grizzly_ du Marcheur. Le brave animal, fuyant les ardeurs du jour, dormait paisiblement au frais dans la hutte, lorsque des pas inconnus lui avaient fait dresser l'oreille, tandis que son odorat, d'une finesse merveilleuse, lui révélait un ennemi. Dans sa grosse cervelle d'ours, le brave Martin s'était probablement tenu un raisonnement comme celui-ci: --Quelqu'un approche... ce n'est point mon maître... ce n'est point non plus aucun des amis de mon maître, car les pas et les voix que j'entends me sont inconnus... Hum! Martin, mon ami, ces gens-là ont de mauvaises intentions. Souviens-toi que ton maître t'a proposé à la garde de son habitation. Et, sûr de la justesse de son raisonnement, le brave animal avait étouffé le premier inconnu qui s'était présenté, et cela si rapidement et avec si peu de bruit, que les compagnons du Loup, faisant le guet au dehors, n'avaient rien entendu. Au bout de quelques instants, ils entrèrent. Le second Indien qui se présenta subit le même sort: mais le troisième, averti par un grognement, eut le temps de se mettre sur la défensive et de brandir son tomahawk, faible arme pour un tel adversaire. Martin ne s'inquiéta même pas d'éviter le coup qui lui était destiné; il le reçut au milieu du front, sûr que son crâne pouvait supporter une pareille caresse, puis, d'un coup de griffe il éventra l'Indien. Cet exploit accompli, Martin secoua la tête, s'étendit en travers de la porte et, après s'être léché les pattes pendant quelques instants, reprit son somme interrompu. Au coucher du soleil, le Marcheur arrivait au cirque de pierre. --Oh! oh! qu'est-ce à dire? s'écria-t-il; des pas humains! Quelqu'un chez moi! Et, le coeur plein d'inquiétude, il franchit en courant le couloir. Sur le seuil, il trouva son ours qui l'accueillit avec toutes les démonstrations d'une joie des plus vives. --Bonjour, bonjour, Martin! dit le trappeur en caressant l'animal; as-tu vu quelqu'un rôder par ici? Les yeux de Martin brillèrent comme s'il eût compris la question et te tournèrent vers la hutte. --Ah! ah! fit le trappeur en voyant les cadavres... Des Enfants perdus! Mon ami Martin, tu as bien travaillé! Deux heures après, les cadavres enterrés, le Marcheur, muni d'un sac à balles et d'une poudrière convenablement garnie, quittait la hutte pour rejoindre ses amis, qui l'attendaient à deux milles plus loin de l'autre côté des montagnes. Martin l'accompagna jusqu'aux limites de son domaine. XI.--L'ORAGE. Cependant la visite que les trois Indiens avaient faite à la hutte avait fortement donné à réfléchir au Marcheur. --Les traces étaient toutes fraîches, dit-il à la Flèche-Noire après le récit des exploits de son ours... Nos ennemis seraient-ils sur notre piste? --Oeil-Sanglant est un chien et ses guerriers des vieilles femmes... Les Yakangs ne les craignent pas. --Je le sais. Moi non plus, je ne les crains pas... mais voyez-vous, chef, tout en marchant il m'est venu une idée. Les Hurons, bien que vous soyez maintenant en paix avec eux, sont jaloux de la puissance des Yakangs... Je ne serais pas surpris que l'Oeil-Sanglant les eût décidés à s'unir aux Enfants perdus, d'autant plus que leur chef, le Nuage-Blanc, vous hait personnellement. La Flèche-Noire eut un sourire dédaigneux. --Le chef huron n'a que trente chevelures dans son wigwam, dit-il; moi, j'en ai soixante. Tant que la Flèche-Noire n'aura pas d'autre ennemi, il dormira tranquille. Les événements, d'ailleurs, semblaient donner raison à l'Indien. Malgré ses minutieuses recherches, le Marcheur n'apercevait rien de suspect autour de lui. La prairie, à perte de vue, déroulait ses solitudes immenses aux aspects monotones, et son silence était à peine troublé par le bruit des pas des voyageurs ou la fuite précipitée des animaux sauvages cachés parmi les hautes herbes. A mesure que la petite troupe avançait, la confiance et l'espoir revenaient dans l'âme du trappeur. --Courage, monsieur le marquis! disait-il joyeusement. Bientôt nous toucherons au but... La route doit vous sembler longue? Mais à chaque question de ce genre le jeune homme, enveloppant d'un regard Fleur-de-Printemps, remuait négativement la tête. Comment aurait-il pu se plaindre de la lenteur du temps, lorsqu'une si douce compagnie venait en abréger les heures? Ce jour même, vers le coucher du soleil, la caravane arrivait au pied d'une chaîne de collines abruptes qui entourait la savane comme une immense ceinture. --Que mon fils le guerrier pâle se réjouisse, dit le sorcier s'adressant à Raoul; le trésor qu'il venu chercher chez ses frères les Yakangs se trouve sur le versant opposé de cette colline qui domine toutes les autres. --Hourra! s'écria le trappeur à pleins poumons. --Bien que nous soyons très près du but de notre voyage, reprit le sorcier, je ne conseillera pas à mes amis d'essayer à l'atteindre aujourd'hui. Qu'en dit mon fils la Flèche-Noire? ajouta-t-il en montrant à l'Indien un grand nuage noir qui surgissait à l'horizon. Le chef examina le ciel pendant quelques instants: --Mon père a bien vu, dit-il enfin. Ce nuage a couvé le nid du tonnerre, et bientôt il s'étendra sur toute la surface de la terre. Que mes fils cherchent un abri et prient le Grand-Esprit de les protéger, car bientôt les éléments seront en guerre. Ce conseil fut immédiatement suivi et la petite troupe, se réfugiant sous un amas de roches qui garnissaient le pied de la colline, s'installa de son mieux pour résister à la violence de l'orage qui menaçait. La nature elle-même semblait avoir conscience du danger. Le silence qui planait sur la prairie redoubla, l'air devint immobile. On eût dit que la terre recueillait ses forces ou sommeillait. Le nuage signalé par le sorcier montait rapidement et bientôt il enveloppait l'horizon, étendant sur le ciel son réseau noir, doré de place en place par les rayons du soleil déjà pâlissants. La même temps, une vaste nappe brune partant de la terre allait se joindre à lui, semblable à une immense colonne de fumée marchant d'une seule pièce sur la plaine. Tout à coup, sans qu'un souffle d'air se fit sentir, les feuillages s'agitèrent, les hautes herbes penchèrent leurs tiges flexibles avec un bruit plaintif; un sourd gémissement sortit des flancs de la colline. C'était la réponse de la terre au défi que lui jetait l'ouragan. --Attention, mes amis! cria le trappeur; tenez-vous bien: le branle-bas va commencer... Un sourd grondement répondit à ces paroles, puis un immense éclair sillonna l'horizon, déchirant les flancs du nuage de ses zigzags de feu. Ce bruit sembla un signal. Le vent, captif jusque-là, s'éleva tout à coup, étendant sur la campagne ses tourbillons irrésistibles. Incapables de lutter contre son étreinte, les arbres séculaires gémissaient au loin, puis brisés, déracinés, ils s'abattaient avec le fracas d'une bataille. Des fragments de rochers roulaient sur les flancs de la colline, poussés par une force irrésistible. Les herbes de la prairie brisées, hachées comme par la faucille du moissonneur, s'éparpillaient dans l'air et semblaient pour l'oeil le contour des tourbillons. En même temps, la pluie,--une pluie drue, épaisse, à larges gouttes,--tombant par torrents, interceptait la vue et plongeait la campagne dans une complète obscurité; les pierres, les armes des Indiens et celles du trappeur, chargés d'électricité, crépitaient entre leurs mains. Raoul considérait avec épouvante ce cataclysme qui menaçait de bouleverser la terre, et les Yakangs eux-mêmes habitués qu'ils fussent à de semblables spectacles, conjuraient intérieurement le Grand-Esprit de les tirer de ce danger imminent. Cependant, quelque critique que fût la position de nos amis, elles n'étaient rien en comparaison de celles de deux hommes qui, à cent pas de l'abri de rochers, bravaient en rase campagne les efforts de la tempête. Couchés à plat ventre sur la terre pour donner moins de prise au vent et cramponnés l'un à l'autre, ils tenaient obstinément leurs yeux fixés sur la retraite des Yakangs. Quels étaient leurs desseins? Nous avons appris du métis Scott que, chargé de négocier une alliance entre les Hurons et les Enfants perdus, il avait réussi sans difficulté. Les Hurons et les Yakangs étaient ennemis, sans doute depuis l'origine de leur race. Entre eux, la guerre--bien qu'interrompue par des trêves assez fréquentes--était éternelle, car elle avait pour but la suprématie de l'un des deux peuples dans le désert. De plus, le Nuage-Blanc, comme chef, haïssait personnellement la Flèche-Noire, dont il enviait la réputation et les hauts faits. Il avait donc accepté avec empressement l'alliance des Enfants perdus. Il avait quitté son village en compagnie de son fils, pendant que dix guerriers hurons rejoignaient les débris de la troupe de l'Oeil-Sanglant. Ces hommes qui marchaient depuis le matin dans la piste de la Flèche-Noire, et qui avaient si bien su dissimuler leur présence aux yeux clairvoyants du trappeur, étaient le Nuage-Blanc, chefs des Hurons, et l'Oiseau-du-tonnerre, son fils, un jeune homme, presque un enfant, qui n'avait pas encore conquis le titre de guerrier. Pendant la plus grande partie de la journée, le Nuage-Blanc et l'Oiseau-du-Tonnerre avaient suivi la caravane à environ cinq cents pas en arrière, et cela si habilement que personne ne s'était douté de leur présence, lorsque auprès de la colline l'orage était venu les assaillir. Nous les avons vus, sous la pluie et les éclairs, couchés sur la terre pour n'être point emportés par le vent, supporter sans faiblir la fureur des éléments plutôt que d'abandonner leurs desseins. Cependant les Yakangs, terrifiés par la tempête, se cramponnaient de toutes leurs forces aux parois des rochers, lorsque tout à coup la voix du trappeur domina le bruit de l'ouragan. --La trombe vient droit sur nous! cria-t-il; du sang-froid, mes amis!... A plat ventre sur la terre, ou nous sommes perdus. En effet, la trombe, qui, vue de loin, semblait n'avancer qu'avec lenteur, marchait, vue de près, avec la rapidité d'un cheval lancé au galop. Son large pied appuyé sur le sol, elle montait jusqu'au ciel par une spirale immense et s'avançait en tourbillonnant avec un mugissement terrible. Les Indiens frissonnaient, se sentant perdus. Bientôt la trombe atteignit leur retraite et les enveloppa dans ses replis. Cramponnés aux aspérités du sol, haletants, suffoqués sous cette formidable pression, les voyageurs fermèrent les yeux et perdirent connaissance, se croyant voués à une mort certaine. Mais la trombe, continuant toujours sa marche, rencontra tout à coup la colline. Le choc la fit reculer, comme étonnée de cette résistance imprévue; puis, réunissant ses efforts, elle revint de nouveau à la charge. Mais le cercle de collines tint bon. La colonne battit encore une fois en retraite, s'arrêta quelques instants au milieu de la plaine comme pour examiner l'ennemi; puis, reconnaissant sans doute l'inutilité de ses attaques, elle sembla hésiter, oscilla lentement sur elle-même et enfin tournoya en sens inverse; elle changea de direction et continua sa course furieuse vers les régions de l'Ouest, dévastant tout sur son passage. Quelques minutes après, comme si la trombe eût formé l'arrière-garde de l'orage, la pluie cessait, le voile noir qui couvrait le ciel se déchirait et, sur l'azur mis à nu, le soleil dardait ses derniers rayons pour consoler la terre des souffrances qu'elle venait d'éprouver. La Flèche-Noire, le Marcheur et Thémistocle ne tardèrent pas à revenir au sentiment de la réalité. Encore frissonnants du danger qu'ils avaient couru, ils jetèrent un regard autour d'eux et un cri de désespoir jaillit de leur poitrine... Raoul et Fleur-de-Printemps avaient disparu. XII--RUSES DE GUERRE. --Ils sont morts! s'écria le trappeur. L'ouragan les a broyés dans ses tourbillons! Qui sait si nous retrouverons même les cadavres! La Flèche-Noire, à genoux sur le sol, examinait attentivement la place qu'avaient occupée sa fille et le jeune homme. Tout à coup il se releva en poussant un cri de rage. --Qu'y a-t-il? demanda le trappeur. --Mon frère avait raison; le chef Yakang a manqué de prudence... Les ennemis nous suivaient et ce sont eux qui ont enlevé ma fille et le guerrier pâle. Que le Marcheur regarde. Le trappeur se baissa, examinant le sol. --Diable! diable! mes prévisions se réalisent de plus en plus, dit-il; les ravisseurs sont des Hurons. --Des Hurons? --Oui... et... attendez... le Nuage-Blanc lui-même est venu ici... Voici une plume d'aigle de sa coiffure, je la reconnais... Dieu soit loué! les enfants vivent encore... Mais dans quel but les a-t-on enlevés? --Oeil-Sanglant aime Fleur-de-Printemps, dit l'Abeille d'une voix sombre. --Lui? dit la Flèche-Noire en crispant les poings. Ce chien des prairies a osé lever les yeux sur l'étoile des Yakangs!... --L'Abeille a raison, fit le trappeur, et je devine maintenant le dessein de nos ennemis. Le chef huron a enlevé Fleur-de-Printemps pour la mettre entre les mains de l'Oeil-Sanglant, qui la forcera à partager son wigwam et à devenir sa femme. Quant à Raoul, les Enfants perdus, pour se venger de leur défaite, l'attacheront au poteau de torture. Maintenant, que va faire mon frère? La Flèche-Noire, au lieu de répondre, alluma son calumet et se mit à fumer d'un air aussi impassible que si rien d'extraordinaire ne venait de se passer. --Partons! dit-il tout à coup en secouant la cendre de sa pipe. La troupe des Yakangs s'ébranla lentement sous la conduite du trappeur et de la Flèche-Noire, qui marchait courbé vers la terre détrempée où les pas des ravisseurs avaient laissé de profondes empreintes. Cette chasse silencieuse dura jusqu'à la tombée de la nuit. --Campons, dit la Flèche-Noire. Demain il fera jour. L'aube blanchissait à l'horizon et les Yakangs étaient de nouveau sur la piste des Hurons, mais, au bord d'un cours d'eau qu'ils avaient traversé la veille les traces cessèrent. --Les Hurons ont passé le fleuve, dit le trappeur après avoir examiné la rive; faisons comme eux. La Flèche-Noire approuva et entra résolument dans l'eau, peu profonde en cet endroit. Mais arrivé sur le bord opposé, il poussa un cri de triomphe, et, appelant le Marcheur, lui montra la terre. Le trappeur se baissa; le sol était piétiné comme par le passage de plusieurs hommes. Quelque chose brillait dans l'herbe. --C'est une des coquilles détachées de la ceinture de Fleur-de-Printemps, dit Thémistocle; je la reconnais. --En avant! s'écria la Flèche-Noire; nous sommes sur la piste. --Halte! chef; arrêtez! fit le trappeur qui continuait à examiner le sol; mon frère est sur une fausse piste. Les Hurons n'ont point traversé la plaine. --Oach! et ces traces? --Ruses de guerre. Les coquins sont adroits, mais ils ne connaissent pas le vieux limier. --Nègre comprend pas! disait le noir suivant cette scène d' un air ébahi. --Voyez ces empreintes. Pour vous, elles signifient que des hommes ont passé là, voilà tout. Pour moi, elles ont un autre sens, parce que les Indiens en marche prennent mille précautions pour effacer toute trace de leur passage. Ici ces traces semblent multipliées à plaisir; c'est pour nous donner le change. De plus, toutes ces empreintes sont égales; elles ont donc été faites par le même pied, par un seul homme. La troupe des Hurons n'est point passée par ici. La Flèche-Noire fit un signe d'assentiment. --Voici ce que je pense. Le Nuage-Blanc est arrivé au bord du fleuve. Un de ses hommes l'a traversé pour laisser la fausse piste; pendant ce temps, le reste de la troupe a suivi la lit même de la rivière. Qu'en dit mon frère? --Le Marcheur est un véritable Indien; rien ne lui échappe. --Maintenant une dernière question se présente. Les Hu rons ont-ils descendu ou remonté le fleuve?... A mon avis, ils l'ont remonté, parce qu'en amont l'eau est moins profonde qu'en aval et qu'ils avaient des prisonniers... Si mon frère le veut, nous suivrons ce chemin. --Notre frère a raison, dirent les Indiens en entrant dans l'eau. Pendant plus d'une demi-heure, ils remontèrent le fleuve, luttant contre la violence du courant, très-fort en cet endroit, et explorant avidement les deux rives. --Hourra! s'écria tout à coup le trappeur montrant à ses amis la trace d'un pied humain imprimé sur la berge. Le Nuage-Blanc est revenu sur ses pas et s'est rapproché des collines. Maintenant nous tenons la piste, nous les atteindrons. La troupe s'avança avec une nouvelle ardeur. Tout à coup, en passant auprès d'un buisson de _winterberg_ entouré de hautes herbes, Thémistocle, qui marchait à côté du trappeur, d'un bond prodigieux s'élança au milieu du buisson sans se préoccuper des épines qui lui déchiraient les chairs. Un instant après, il en ressortait tenant à la gorge un Indien à moitié étranglé. --Arrêtez, Thémistocle! cria le trappeur; ce Peau-Rouge est un ami, c'est le Castor. Thémistocle obéit. --Que mon frère soit le bienvenu, dit la Flèche-Noire. Bien qu'il fasse partie des Enfants perdus, le Castor est mon ami et a déjà rendu d'innombrables services à mon peuple. --Les Enfants perdus sont des chiens! Le Castor les méprise et veut orner ses mocassins avec la chevelure de leur chef Oeil-Sanglant... Les Yakangs veulent-ils me permettre de les accompagner? --Que les guerriers prennent garde! dit l'Abeille: le Castor est peut-être un traître. --Oh! fit le trappeur en se récriant. L'Enfant perdu lança à l'Indienne un regard indéfinissable. --Ma mère se souvient-elle de la nuit où son village fut surpris par les Enfants perdus? --Elle s'en souvient. --L'Abeille, terrassée par Oeil-Sanglant, allait périr. Un tomahawk a brisé l'arme de son ennemi. Ce tomahawk, qui l'avait lancé? --Vous? --Moi. --Que mon fils me pardonne: il comprendra mes soupçons et les excusera. Le Castor s'inclina. --Mon frère suit la piste des Hurons? dit-il à la Flèche-Noire. Sa fille et le guerrier pâle ont été enlevée pendant la tempête. --Qui les a enlevés? mon frère le sait-il? --Oui. Le Nuage-Blanc et son fils l'Oiseau-du-Tonnerre. --Qu'en ont-ils fait? --Ils les ont livrés à l'Oeil-Sanglant, qui forcera l'étoile des Yakangs à devenir sa femme et qui attachera le guerrier pâle au poteau de torture. --Quand? --Aujourd'hui... dans trois heures. Une exclamation de douleur jaillit des poitrines de la Flèche-Noire, du trappeur et de Thémistocle. --Trop tard! murmurèrent-ils; nous arriverons trop tard! --Mes frères se trompent. Les Enfants perdus et les Hurons ne sont pas si loin, et, avant trois heures, mes frères les auront rejoints. --Que mon fils le Castor m'écoute, dit la Flèche-Noire. Mon sort est entre ses mains. Qu'il me guide vers ma fille, et ma vie lui appartient. Le Castor lui tendit la main. --Mon coeur a toujours aimé les Yakangs et haï les Enfants perdus, dit-il; je ferai ce que mon père désire. Et, prenant la tête de la troupe, il s'avança à grands pas dans la prairie. L'Abeille, qui supportait la fatigue aussi bien que le guerrier le plus robuste, semblait réfléchir profondément, tout en jetant de temps en temps un regard perçant sur le Castor. Tout à coup elle quitta son rang, et s'approchant du jeune Indien elle murmura à voix basse: Pour voir encore ton doux visage, Jeune fille, vers ton village Je suis entraîné par mon coeur. Je te vois jouer sur la mousse Et j'écoute ta voix plus douce Que la voix de l'oiseau moqueur. Le Castor tressaillit --Bon! fit l'Abeille; les yeux d'une mère voient tout. Mon fils aime Fleur-de-Printemps, il la sauvera. Arrivé au pied de la colline, le Castor longea sa base pendant quelques minutes, puis il s'engagea dans un étroit défilé conduisant au versant opposé. --Oach! dit le sorcier au Marcheur, nous ne sommes plus qu'à deux railles du lieu redoutable où gît le trésor de Montcalm, le grand guerrier blanc. Les Enfants perdus connaîtraient-ils ce secret? --Je l'ignore. S'il ne le connaissent pas, il faut les chasser, pour les empêcher de le découvrir, et s'ils le connaissent déjà... alors... Le trappeur acheva sa pensée en frappant avec force la crosse de sa carabine. Depuis quelques instants déjà, la marche du Castor s'était ralentie, et il avait fait signe à ses amis de ne plus avancer qu'avec une extrême précaution. Bientôt il ordonna aux Yakangs de s'arrêter; puis prenant à part la Flèche-Noire, le trappeur et Thémistocle: --Que mes frères me suivent, dit-il, et vous, guerriers yakangs, ne sortez de votre retraite que lorsque vous entendrez retentir le croassement du corbeau. Mais il eut beau employer tous les moyens possibles de persuasion, il ne put empêcher l'Abeille de se joindre à lui et d'accompagner son mari. A quelque distance de l'endroit ou ils se trouvaient se dressait une sorte de muraille de rochers qui semblait servir de contrefort à la chaîne de collines. D'épais buissons de gadellier sauvage et de rosiers des savanes en garnissaient le pied, et quelques pins séculaires, étendant sur eux leurs bras touffus, semblaient les protéger. C'est vers cet endroit que le Castor dirigeait ses amis en rampant dans les hautes herbes et les murettes. Arrivé à la base des rochers, il écarta avec précaution le feuillage qui masquait la vue et, faisant signe au trappeur et au chef yakang: --Que mes frères regardent, dit-il. La Flèche-Noire colla son oeil contre l'ouverture ainsi pratiquée et recula soudain comme s'il eût été mordu par un serpent. Il venait d'apercevoir, attachés dos à dos au poteau de torture, sa fille et le marquis de Valvert, entourés d'un cercle d'Indiens qui préparaient les instruments du supplice. Tous les ennemis de son peuple étaient là: l'Oeil-Sanglant avec les Enfants perdus, le Nuage-Blanc et l'Oiseau-du-Tonnerre avec les Hurons, le Novice arec sa bande d'écumeurs du désert. Vaincu par la douleur, par la rage, incapable de se maîtriser plus longtemps, le chef yakang brandit son tomahawk et porta sa main à sa bouche pour donner le signal convenu avec ses guerriers, lorsque le trappeur le retenant: --Que mon frère soit prudent, lui dit-il. Le supplice de ces enfants ne va pas commencer encore et les ennemis pourraient les tuer si nous agissions trop précipitamment. Employons d'abord la ruse; la force viendra après. Laissez-moi faire. Et le trappeur se penchant vers Thémistocle, lui murmura quelques mots à l'oreille. XIII.--DEUX COEURS INDIENS. Nous avons laissé le Nuage-Blanc et son fils couchés à plat ventre sur la terre pendant l'orage et fixant des yeux ardents sur le cirque de rochers qui abritait la troupe des Yakangs. Par un hasard providentiel, les deux Hurons se trouvèrent hors de l'atteinte de la trombe furieuse, qui les eût emportées comme une feuille dans ses tourbillons. --Que mon fils s'apprête, dit le Nuage-Blanc en voyant le météore menacer les Yakangs; bientôt il pourra montrer s'il est digne de recevoir le titre de guerrier. Les deux Indiens se levèrent et, sûrs que dans l'obscurité de la tourmente ils ne seraient point aperçus, ils s'élancèrent en courant vers la grotte et l'atteignirent au moment où la trombe furieuse venait, pour ainsi dire, d'anéantir les compagnons de la Flèche-Noire. Un éclair permit aux Hurons de s'orienter. Sans songer qu'ils pouvaient être eux-mêmes emportés par la rafale, ils se précipitèrent vers Fleur-de-Printemps. --Deux prises valent mieux qu'une, murmura l'Oiseau-du-Tonnerre en s'avançant vers Raoul étendu sur la terre non loin de la jeune fille. Une minute après, les Hurons s'enfuyaient portant sur leur épaule les captifs bâillonnés, garrottés et encore privés de sentiment. Les ravisseurs coururent sans s'arrêter jusqu'au bord du fleuve. Arrivés là: --Que mon fils dépose son fardeau, dit le Nuage-Blanc, et qu'il se rende sur l'autre rive; il fera une fausse piste pour tromper les Yakangs, qui doivent être déjà sur nos traces. L'Oiseau-du-Tonnerre obéit sans mot dire, puis revint vers son père. --Que devons-nous faire maintenant? demanda-t-il. --Maintenant, répondit le Huron après avoir réfléchi quelques instants, nous marcherons dans le lit du fleuve pour faire perdre nos traces, puis nous rejoindrons nos amis de l'autre côté des collines. Cette manoeuvre, sur laquelle le chef huron comptait pour échapper aux poursuites des Yakangs, échoua, comme nous l'avons vu, grâce à la perspicacité du trappeur. La nuit était tout à fait venue lorsque les deux Hurons arrivèrent au camp des Enfants perdus. --Le Nuage-Blanc sait tenir ses promesses, dit le chef en déposant Fleur-de-Printemps aux pieds de l'Oeil-Sanglant. --De plus, dit l'Oiseau-du-Tonnerre, voici un ennemi dont la capture réjouira le coeur de mon frère. Oeil-Sanglant eut un méchant sourire. --Que comptent faire les guerriers hurons de leurs prisonniers? --Rien, répondit le Nuage-Blanc; j'ai promis à mon frère de les lui amener, je tiens ma promesse; ils sont à lui, l'Oeil-Sanglant en disposera à sa guise. --Merci! répondit le chef des Enfants perdus. Un jour viendra où l'Oeil-Sanglant saura reconnaître ce service. Qu'on emmène les prisonniers sous ma tente! dit-il à deux de ses guerriers. Cet ordre fut immédiatement exécuté. Raoul, anéanti par ce qui lui arrivait, gisait inerte sur le sol. Incapable de rassembler ses idées, il se croyait le jouet d'un cauchemar pénible et appelait de tous ses voeux l'instant du réveil. Quant à Fleur-de-Printemps, plus habituée à ces moeurs étranges, elle ne se dissimulait pas l'horreur dans sa position. Mais, loin de se laisser abattre, la courageuse fille semblait puiser une nouvelle énergie dans sa faiblesse même. --La Flèche-Noire, se disait-elle, s'apercevra bientôt de notre absence et saura nous délivrer. Attendons. Tout à coup un coin de la tente se souleva, et l'Oeil-Sanglant entra. L'Indien considéra avec une joie féroce les deux prisonniers, puis, s'approchant de la jeune fille: --Fleur-de-Printemps sait-elle qui lui parle? dit-il. --Oui. Vous êtes un Enfant perdu, un ennemi de ma race... un chef peut-être? --L'Oeil Sanglant! dit l'Indien avec emphase. A ce nom redouté et abhorré parmi les Yakangs, la jeune fille se recula en frissonnant. --L'étoile des Yakangs sait-elle quel sort nos guerriers lui réservent ainsi qu'au guerrier pâle? Sait-elle qu'ils veulent les attacher tous deux au poteau du sang? --Oh! s'écria la jeune fille. --Fleur-de-Printemps n'ignore pas que les Enfants perdus connaissent l'art de faire crier comme des vieilles femmes les guerriers les plus courageux. Quelle contenance fera-t-elle lorsque les couteaux de mes fils découperont ses chairs, lorsque ses ongles et ses cheveux seront arrachés un à un? Le chef des Enfants perdus se tut pour juger de l'effet que ses paroles avaient produit. Fleur-de-Printemps frissonnait. Elle connaissait de longue date ces horribles exécutions et savait à quel degré de perfection les Enfants perdus avaient porté l'art des supplices. Cependant l'étoile des Yakangs peut échapper à son sort, dit tout à coup l'Indien. --Que le chef s'explique. --Les deux yeux de Fleur-de-Printemps éclairent mon coeur depuis longtemps. Qu'elle consente à partager mon wigwam et, au lieu d'être attachée au poteau de torture, elle sera aimée et respectée de nos guerriers. --Fleur-de-Printemps est la fille d'un chef. Jamais elle ne vivra avec un chien des prairies! --Que ma fille prenne garde! cria Oeil-Sanglant en fronçant les sourcils et étreignant convulsivement le bras de la jeune fille. Fleur-de-Printemps poussa un cri de douleur. --Votre conduite est infâme, chef, dit Raoul. Le beau mérite de faire trembler une femme! L'Oeil-Sanglant se tourna vers Raoul, auquel il n'avait pas pris garde jusque-là, et, pour toute réponse, lui fouetta le visage d'un revers de sa robe de bison. A cette insulte, un nuage passa devant les yeux du marquis. Ses muscles se roidirent comme pour briser ses liens; mais, voyant l'inutilité de ses efforts, il retomba sur le sol et, poussa un gémissement de fureur et d'impuissance. --Oeil-Sanglant frappe un ennemi sans défense! s'écria Fleur-de-Printemps dont les yeux lançaient des éclairs; c'est un lâche! mon coeur le méprise et les guerriers de ma race feront des sifflets de guerre avec ses os! --J'ai voulu sauver la fille des Yakangs, dit l'Indien d'une voix sombre; elle ne l'a pas voulu, elle mourra! --Apprêtez vos supplices, dit la jeune fille; je les attends sans crainte. L'Oeil-Sanglant quitta la tente, le coeur plein de rage, et sur l'heure convoqua les chefs de la troupe. --Que décident mes frères du sort des prisonniers. --Le poteau du sang, fit le métis Scott. Les autres chefs approuvèrent. --Bien, dit l'Oeil-Sanglant. Les prisonniers seront attachés au poteau de torture demain, lorsque le soleil aura parcouru la moitié de sa carrière. Puis, laissant ses compagnons, le chef des Enfants perdus se dirigea de nouveau vers la tente pour faire connaître aux prisonniers la décision du conseil. Après le départ de leur ennemi, les prisonniers gardèrent d'abord le silence avec une morne résignation. --Mourir ainsi, dit tout à coup Raoul, c'est affreux! Fleur-de-Printemps, abandonne-moi à mon triste sort et accepte la proposition de l'Oeil-Sanglant. --Jamais! --Songe à ton père et à ta mère. --La Flèche-Noire est un chef; il maudirait sa fille, si elle tremble en face de la mort. --La mort n'est rien... mais la souffrance! --La souffrance?... Celui qui implore ses ennemis est un lâche!... Mais le supplice ne peut avoir lieu encore et les Yakangs doivent être sur notre piste. Et s'ils arrivent trop tard? --Alors nous mourrons ensemble. C'est un bonheur de mourir avec ceux qu'on aime! En ce moment, une voix douce et harmonieuse s'éleva derrière la tente: Lorsque tu cours dans la prairie, Ton pied rase l'herbe fleurie Plus léger qu'une aile d'oiseau; Dans les sentiers tu vas, tu passes, Sans jamais laisser de traces Que le castor au sein des eaux. --La voix de mon rêve! s'écria la jeune fille. Que le guerrier pâle espère; un ami veille près de nous. Tout à coup la tente s'entr'ouvrit et un homme parut. C'était le Castor. --Que ma soeur ouvre son coeur à l'espérance, dit-il. Un ami est là; bientôt Fleur-de-Printemps rejoindra les guerriers de sa tribu? --Seule? --Seule! --Alors Fleur-de-Printemps reste. --Que veut dire ma soeur? --Vivre avec lui ou mourir ensemble! fit la jeune fille en tournant ses beaux yeux vers Raoul. --Quels sont les liens qui unissent ma soeur à l'étranger? --Fleur-de-Printemps l'aime. Et, toute honteuse, elle détourna la tête. A cet aveu, le Castor poussa un soupir douloureux et appuya ses mains crispées sur son coeur comme pour en comprimer les battements. --Fleur-de-Printemps aime un blanc, un des ennemis insatiables de sa race! Cela lui portera malheur! --L'étranger n'est pas un ennemi; il a sauvé mon peuple. Les Yakangs l'ont adopté et Fleur-de-Printemps lui a donné son coeur. Le Castor jeta sur Raoul un regard d'une expression étrange; ses sourcils se froncèrent et il tomba dans une profonde rêverie. Dans le coeur de ce sauvage enfant de la nature, habitué à ne reconnaître d'autres lois que celles de ses passions et de ces caprices, son amour pour la jeune fille et sa haine pour un rival se livraient un violent combat. Soudain le Castor releva la tête. --Ma soeur sera obéie, dit-il avec effort: elle partira avec le guerrier pâle. Et, se baissant vers les prisonniers, il se mit en devoir de couper leurs liens lorsqu'une main pesante s'appuya sur son épaule. Le Castor se releva d'un bond. Il se trouvait en présence de l'Oeil-Sanglant. --Le Castor est généreux! dit celui-ci avec ironie; il donne la liberté à des prisonniers qui ne lui appartiennent pas. --Trêve de railleries! s'écria le jeune Indien; maintenant que l'Oeil-Sanglant a surpris mes desseins, je n'ai plus besoin de les cacher. Oui, je veux délivrer les prisonniers! --Ces prisonniers m'appartiennent. Le conseil des chefs les a condamnés à être attachés; ou poteau du sang. --Le conseil des chefs?... Le Castor n'y assistait pas, et cependant le Castor est un chef. D'ailleurs, que m'importent vos décisions? Les Enfants perdus sont des chiens; mon coeur les méprise depuis qu'il les connaît! --Le Castor est un traître, et comme un traître il mourra! dit Oeil-Sanglant en faisant un pas vers le jeune homme. --Prenez garde, chef! je ne suis pas un enfant, et les menaces ne m'ont jamais effrayé. J'accepte le combat; j'ai juré que la chevelure de l'Oeil-Sanglant ornerait un jour mes mocassins... car moi aussi j'aime Fleur-de-Printemps! En entendant ces mots, le chef des Enfants perdus poussa une exclamation de rage et dégaina son couteau. Le Castor l'imita. Les deux Indiens, la tête haute, le visage enflammé, s'observaient du regard, prêts à fondre l'un sur l'autre. --Non! dit tout à coup Oeil-Sanglant, pas ainsi!... Le poteau de torture aura trois victimes au lieu de deux. A ces mots, il sortit de la tente en poussant son cri de guerre. Les Enfant perdus accoururent autour de lui. --Que mes fils s'assurent du Castor! cria-t-il. Le Castor est un traître! Les Enfants perdus obéirent; mais le Castor, par un mouvement rapide comme l'éclair fendit d'un coup de tomahawk la tête du premier Indien qui s'approcha de lui; puis, montant avec une agilité inouïe sur la muraille de rochers qui entouraient le camp: --Les Enfants perdus ne sont pas des guerriers, cria-t-il; Le Castor se rit de leur colère. Un jour ils se retrouveront sur le sentier de la guerre!... Et, d'un bond prodigieux, il sauta au bas de la muraille et s'enfuit dans la direction des collines. Les Enfants perdus n'osèrent imiter son exemple, et, comme il leur eut fallu faire un long détour pour suivre la piste du Castor, ils jugèrent toute poursuite inutile et remirent leur vengeance à un moment plus favorable. --Je ne sais pourquoi, se dit en lui-même le métis Scott, la conduite du Castor m'intrigue. Je suis sût que j'apprendrai de bonnes choses en le suivant. Et, escaladant à son tour les rochers, il exécuta la manoeuvre du Castor et disparut dans les hautes herbes. XIV.--LE TRESOR DE MONTCALM. Le Castor marcha tout le reste de la nuit sans ralentir son allure. Au point du jour il arriva au pied de la plus haute des collines et se dirigea vers le sommet à travers les broussailles inextricables qui en couvraient la surface. Vers le milieu de la montée, changeant de direction, il s'engagea résolument sur une étroite corniche qui surplombait l'abîme. Bientôt il déboucha sur une plate-forme au centre de laquelle se dressait une gigantesque aiguille de granit. Un homme était assis à la base de la pierre. C'était un grand vieillard à la face ridée, aux longs cheveux flottants, blancs comme la neige. Il portait le costume traditionnel des Indiens des cinq grandes nations désignées habituellement sous le nom générique d'_Iroquois_. A sa droite, sur le sol, étaient posés un arc et le carquois garni de flèches; à sa gauche, la lance et le tomahawk. Immobile, l'oeil fixé vers l'orient, on eût dit une statue de bronze. Le Castor considéra quelques instants cet homme d'un air attendri, puis lui posa la main sur l'épaule. Le vieillard tressaillit.. --L'esprit de mon père est occupé, dit le Castor; Il ne s'aperçoit pas de la présence de son fils. --Oui, répondit le vieillard en étreignant le jeune homme sur sa poitrine. L'esprit de Donnahcomah est triste; il songe aux Indiens dont la puissance décroît de jour en jour. --Que mon père chasse ces tristes pensées: le sang des jeunes hommes bouillonne dans leurs veines! --Que mon fils m'écoute! dit Donnahcomah; je suis vieux, et à mon âge, sur le seuil des prairies bienheureuses, l'esprit acquiert plus de lucidité. Les visages pâles sont avides: la terre est trop petite pour eux. Un jour viendra où ils la couvriront: tout entière, et alors les fils rouges du Grand-Esprit auront vécu. --Les Indiens sauront se défendre, mon père! Le vieillard secoua la tête. --Les visages pâles sont très-puissants; leur médecine est meilleure que celle des pauvres Indiens; ils vaincront... Mais laissons ces tristes idées... Pourquoi mon fils vient-il me voir? --Il vient demander conseil à son père. --Qu'il parle; mes oreilles sont ouvertes. --Le Castor a poussé son cri de guerre contre l'Oeil-Sanglant. --Bon! mon fils a bien agi. --Oach! que mon père se souvienne que c'est lui même qui m'a engagé à m'introduire dans les rangs des Enfants perdus. --Oui, autrefois il le fallait. --Et maintenant? --Il ne le faut plus. --Que mon père s'explique; je ne le comprends pas. --Bientôt le Castor connaîtra le fond de mon coeur. Auparavant, qu'il me dise ce qui se passe dans le désert. --Plusieurs blancs y sont entrés sous la conduite d'un homme surnommé Novice, et se sont alliés aux Enfants perdus. --Dans quel but? mon fils le sait-il? --Oui. Dans le but de chercher un trésor caché dans les prairies. --Oach! fit le vieillard. Et puis? --Un autre visage pâle, ami du Marcheur, a été adopté par les Yakangs. Comme le Novice, il vient chercher un trésor dans le désert. --Bon! Que mon fils s'asseye à mes cotés, et qu'il me dise tout ce qu'il sait, sans omettre aucun détail. Le Castor obéit et raconta longuement son amour pour Fleur-de-Printemps, l'arrivée du Novice à la clairière, l'attaque du village yakang par les Enfants perdus, la brusque apparition de Raoul, du Marcheur et du démon du Champ-Rouge; puis il dit la capture de la jeune fille et du marquis par les chefs luirons, et enfin la scène de la tente où il avait ouvertement rompu avec les Enfants perdus. Le récit achevé, le vieillard laissa tomber son front dans ses deux mains et sembla méditer. --Mon fils, dit-il enfin en relevant la tête, a dû se demander bien souvent pourquoi Donnahcomah vivait toujours seul, isolé sur cette colline, loin du commerce des autres fils du Grand-Esprit. --Mon père a deviné ma pensée. --Eh bien! que le Castor m'écoute; je vais lui montrer le fond de mon coeur. --Que mon père parle, son fils l'écoute avec respect. --Le Castor sait que les Indiens sont les fils aines du Wacondah. C'est pour eux que le Grand-Esprit créa les prairies, c'est pour les nourrir et les vêtir que le Maitre de la vie peupla le désert des bisons. Autrefois notre race, aujourd'hui vaincue par les visages pales, était riche et puissante: elle régnait sans partage sur toutes les terres et n'avait de limites que celles formées par les grandes eaux. Un sachem redoutable, terrible dans les combats et sage durant la paix, commandait à tous les Peaux-Rouges des terres du sud. Ce grand sachem demeurait bien loin d'ici, dans la ville sacrée et éternelle, au milieu des terres baignées par les mers chaudes du Sud, et sa puissance était immense. Hélas! qui sait cela aujourd'hui? Moi seul peut-être! Que mon fils se souvienne du nom de ce grand guerrier: il s'appelait Moctézucoma [2]. [Note 2: C'est ainsi que les Indiens prononcent le nom de Montézuma. Chose étrange! un grand nombre de peuplades de l'Amérique ont conservé le souvenir et la tradition du prince infortuné vaincu par Fernand Cortez. Elles prononcent son nom avec respect, et, chose remarquable encore, elles croient qu'il reviendra un jour pour chasser les visages pâles et rendre aux Indiens leur puissance première.] "Un jour, jetant les yeux sur la mer, les Indiens virent apparaitrent avec surprise des pirogues immenses, semblables à des montagnes flottantes, du côté d'où naît le soleil. C'était les visages pâles qui, poussés par le dieu du mal, leur protecteur, venaient voler les terres des fils du Wacondah. "Moctézucoma était un guerrier terrible: il se battait avec le courage de l'ours gris. Mais, hélas! le Maître de la vie oubliait ou voulait éprouver ses fils. Malgré ses prodiges de valeur, Moctézucoma fut vaincu, puis il disparut... Les visages pâles se vantèrent de l'avoir tué; mais mon fils le sait, la langue des visages pâles est fourchue. Le grand chef des Peaux-Rouges n'était pas mort: enveloppé d'un nuage, il était monté jusqu'aux prairies bienheureuses pour implorer la pitié du Grand-Esprit. "Avant de partir, il avait fait cacher en différents endroits de son royaume la plus grande partie de ses richesses, et, quand il reviendra, il retrouvera ses trésors pour soutenir la guerre contre les visages pâles, les refouler dans leurs iles et donner de nouveau à nos frères l'empire du monde... Hélas! fit mélancoliquement le vieillard, quand ce jour luira t-il?... Que le grand chef se dépêche, il y a longtemps que les Peaux-Rouges l'attendent..." --Eh bien? dit le Castor. --Eh bien! si Donnahcomah vit seul, c'est qu'il connaît un de ces trésors et qu'il le garde. --Est-ce possible? --Mon fils le verra bientôt. --Comment mon père l'a-t-il découvert? --Que mon fils m'écoute, je n'ai pas fini. Le premier de notre famille se nommait Griffe-d'Ours. C'était un grand guerrier, un chef redoutable de la tribu des Yakangs. --Des Yakangs? --Oui, des Yakangs; voilà pourquoi j'ai recommandé à mon fils le Castor d'aimer les guerriers de la Flèche-Noire et de les traiter comme des frères. --Alors pourquoi mon père m'a-t-il conseillé d'entrer dans les rangs des Enfants perdus, leurs plus mortels ennemis? --Pourquoi? Parce que les Enfants perdus immolent au Grand Esprit tous les visages pâles qui entrent sur notre territoire et les empêchent ainsi, sans le savoir, de découvrir jamais le trésor sur lequel je veille... "Un jour, notre père Griffe-d'Ours escortait dans les prairies à la tête d'une troupe de Hurons avec lesquels il venait de faire la paix, une famille de visages pâles qu'il avait juré de protéger. Mais les Hurons, troublés par les vapeurs de l'eau de feu, qui rend fous les pauvres Indiens, massacrèrent les visages pâles au mépris de la foi jurée. Griffe-d'Ours lui-même, voulant défendre ses protégés, tomba percé de coups. Cependant il n'était pas mort. Profitant des ténèbres de la nuit, il s'éloigna, rampant, du lieu du carnage. Il erra longtemps dans le désert, sans abri, sans asile, supportant la faim et la soif, blessé, le sang brûlé par la fièvre, mais soutenu par l'espoir de la vengeance. Un jour qu'il venait de s'endormir au bord d'un cours d'eau, le grand chef Moctézucoma lui apparut, et montrant du doigt cette colline, lui ordonna de veiller à la sûreté d'un trésor qui y était caché et de le défendre surtout contre la cupidité des visages pâles. "Griffe-d'Ours obéit. Il escalada la colline, découvrit le trésor et le garda pendant trente-deux ans. "Cependant à chaque lune, abandonnant son poste, il se rendait au village des Hurons et immolait l'un des meurtriers pour apaiser les mânes des victimes. Trente fois il renouvela ces expéditions, jusqu'à ce que toute la troupe des Hurons coupables eut disparu. "Quand Griffe-d'Ours mourut, son fils lui succéda, puis un autre, puis un encore, puis enfin Donnahcomah. Mais, hélas! Donnahcomah est bien vieux; bientôt il ira rejoindre ses pères dans les prairies bienheureuses, et alors mon fils le Castor le remplacera. Maintenant, que mon fils me suive." Donnahcomah se dirigea vers l'une des extrémités de la plate-forme et contourna un amas de rochers surplombant l'abîme. Derrière ces blocs de pierre s'ouvrait l'entrée étroite d'une grotte obscure et profonde. Le vieillard, allumant une branche de pin, se glissa à plat ventre dans la grotte, suivi du Castor. Apres de longs détours dans des corridors tortueux, les deux Indiens atteignirent le fond de l'excavation, et un cri d'admiration jaillit de la poitrine du jeune homme. Devant lui, appuyés sur le sol et montant jusqu'à la voûte, des monceaux de poudre d'or se dressaient, renvoyant en fauves lueurs les rayons du flambeau réfléchis sur leur surface. --Voilà les richesses que Moctézucoma doit trouver intactes quand il reviendra sur la terre. --Aucun visage pâle n'a jamais soupçonné l'existence de cette grotte? demanda le Castor. --Si, un seul, quand le père de mon père veillait ici, un visage pâle, guidé sans doute par le mauvais Esprit, réussit à s'introduire dans la grotte. Pendant trois jours et trois nuits, mon ancêtre le poursuivit à travers la prairie et parvint à l'atteindre. Mais le visage pâle s'échappa, laissant sa chevelure entre les mains de son ennemi. C'était un guerrier du grand chef blanc Montcalm, ennemi des Iroquois et allié des Hurons. --Et parmi mes frères les Indiens? --Un seul, le grand sorcier des Yakangs. --Bon! Mais que mon père me permette une question. Si un étranger venait en ces lieux, que ferait mon père? --Il le tuerait. --Mais si mon père, malgré son courage, était obligé de céder? --Donnahcomah est prudent; il connaît les ruses des visages pâles. S'il était forcé de céder, alors... que mon fils regarde. Et, élevant le flambeau au-dessus de sa tête, le vieillard montra un large trou pratiqué dans l'une des parois de la grotte et rempli de poudre grossière. --Une étincelle tombe là, dit-il, et la montagne s'écroulera!... Il vaut mieux détruire le trésor que de le laisser ravir par les visages pâles. Le Castor fit un signe d'assentiment puis, précédé du vieillard, il sortit de la grotte, les yeux encore éblouis des richesses qu'il venait de contempler. Le Castor redescendit la colline. Nous l'avons vu guider les Yakangs vers le camp de leurs ennemis. Environ une heure après, Donnahcomah suivait le même chemin. Le vieillard venait à peine de disparaître qu'un homme surgit derrière l'aiguille de granit. --Cet homme était le métis Scott. --Je savais bien, dit-il, que j'apprendrais de bonnes choses en suivant le Castor. Voyons un peu, à notre tour, ce fameux trésor. Qu'il appartienne à Moctézucoma ou au diable, je puis bien en prendre ma part. Et, allumant le flambeau il pénétra dans la grotte. A la vue des immenses richesses qui s'étalaient devant ses yeux: --Hourra! s'écria-t-il avec une voix qui n'avait plus rien d'humain. Et dans un accès de démence le misérable se rua sur ces monceaux d'or, se roulant sur eux et y enfonçant ses bras tout entiers, comme s'il eût craint que quelqu'un voulût les lui ravir. XV.--A CHACUN SELON SES OEUVRES. Obéissant aux ordres du Marcheur, Thémistocle, avec une agilité dont il s'émerveillait lui-même, monta sur l'un des pins qui étendaient leurs longues branches jusqu'au-dessus du poteau de torture et se perdit bientôt dans le feuillage. Puis, avec des précautions infinies, il rampa sur les branches jusqu'au-dessus de la tête des deux victimes. Arrivé là, le nègre s'arrêta, guettant une occasion favorable. Au bout de quelques minutes, les préparatifs du supplice étaient terminés. --Que les guerriers prennent leur place! cria Oeil Sanglant. Bientôt leurs oreilles seront réjouies par les cris de douleur de leurs ennemis. Toute la bande obéit. Il s'ensuivit un moment de confusion pendant lequel le poteau du sang resta sans surveillance. Thémistocle, jugeant le moment propice, se suspendit à l'extrémité de la branche. La branche plia, et le nègre, sautant légèrement à terre, vint se placer devant les victimes ébahies, fièrement appuyé sur sa massue. Lorsque les Indiens se retournèrent, ils poussèrent une clameur d'épouvante: --Le démon du Champ-Rouge! Oeil-Sanglant lui-même frissonna. --Oui, c'est le démon du Champ Rouge, dit le nègre d'une voix retentissante. Le Grand Esprit, mon père, m'envoie punir les lâches et les voleurs. --Grâce pour mon peuple! cria Oeil-Sanglant. --Qui parle ainsi? qui implore ma pitié? Oeil-Sanglant a-t-il jamais fait grâce à ses ennemis?... Non, les Enfants perdus mourront! Je dois les immoler à la colère du Grand Esprit: ainsi le veut mon père. Tous les Indiens tremblaient croyant leur dernière heure venue. --Cependant, dit Thémistocle en élevant encore la voix, cependant, quel que soit mon ressentiment, mon coeur est bon... il peut encore pardonner si les Enfants perdus veulent m'obéir. --Ils obéiront. --Qu'ils coupent les liens de ces prisonniers et qu'ils les laissent partir. --Ces prisonniers sont à moi! s'écria Oeil-Sanglant. --Ils sont au Maitre de la vie, dit Thémistocle d'une voix sévère. Terrifié, le chef des Enfants perdus allait donner l'ordre de délier les victimes, lorsque tout à coup le Novice, élevant la voix: --Que veut dire ceci, guerriers? cria-t-il. Les Enfants perdus vont-ils se laisser effrayer par un imposteur qui abuse de leur incrédulité? --Que mon frère se taise, dit l'Oeil-Sanglant, et qu'il n'attire point sur mon peuple la colère du démon du Champ-Rouge. --Ah! ah! fit en riant le Novice un démon! Sachez, chef, que chez les visages pâles j'avais trente hommes semblables à celui-ci pour esclaves. --Si c'est un démon, qu'il évite ceci... fit un des Américains en couchant en joue Thémistocle. La position du nègre devenait critique, mais le Marcheur veillait. Passant le canon de sa carabine entre les branches du buisson qui le cachait, il pressa la détente. L'Américain poussa un cri de rage et laissa tomber son arme brisée par la balle du trappeur. --Trahison! s'écria le Novice. Et, suivi de ses homme:, il se précipita sur Thémistocle. Les Enfants perdus tremblaient de peur. Ne doutant pas un instant de la puissance surnaturelle du nègre ils s'attendaient à voir le feu du ciel tomber sur la bande de Novice. Mais, à leur grande surprise, le feu du ciel ne tomba pas, et ils virent Thémistocle se défendre à coups de massue comme un simple mortel. Cette vue éveilla leurs soupçons et ranima leurs courage. L'Oeil-Sanglant entrevit la possibilité de conserver ses prisonniers. --Guerriers, dit-il, les paroles de notre frère le Novice seraient-elles vraies? Soixante Enfants perdus valent bien un fils du Grand-Esprit. --Oach! répondirent les Indiens. A mort! Et ils se ruèrent sur Thémistocle. --A notre tour, dit alors le Marcheur. Chef, donnez le signal. La Flèche-Noire obéit; le croassement du corbeau retentit; puis, escaladant les rochers, nos amis accoururent sur le théâtre de la lutte. Le trappeur marcha droit au poteau de torture, et, coupant les liens des victimes: --Courage! défendez-vous, dit-il en tendant une paire de pistolets au jeune homme. A la vue de ces nouveaux ennemis, les Enfants perdus poussèrent un cri de rage, et la mêlée devint générale. Thémistocle surtout faisait des prodiges de valeur. Sa haute taille dominant les assaillants, on voyait sa terrible massue se lever et s'abattre avec une sorte de régularité mécanique, et à chacun de ses coups répondait le râle d'un mourant. --Au diable! dit tout à coup le Novice à ses hommes; laissons ces gens-là se battre: leurs querelles ne nous regardent pas. Au trésor! --Au trésor! firent les Américains. Mais ils n'avaient pas fait trente pas qu'ils rencontrèrent la troupe des guerrier, yakangs accourant au signal de leur chef. Au premier choc, les cinq compagnons du Novice tombèrent mortellement frappés. Le Novice lui-même gisait à côte d'eux, un couteau à scalper planté dans la poitrine. L'arrivée des Yakangs changea complètement la face du combat. Sans doute ils avaient contre eux le désavantage du nombre; mais ils avaient pour eux le courage, la force, l'adresse et une cause juste à défendre. Après quelques instants d'une mêlée furieuse, le résultat de la lutte n'était plus incertain pour Oeil-Sanglant. Il vit ses guerriers faiblir. Jetant alors un regard désespéré autour de lui, il aperçut, au pied de la muraille de granit, Fleur-de-Printemps accroupie sur le sol auprès de sa mère. Se dégageant par un effort prodigieux du cercle d'assaillants qui l'entouraient, le chef des Enfants perdus s'élança vers les deux femmes et saisit Fleur-de-Printemps entre ses bras. Mais déjà Raoul et le Castor s'élançaient vers eux. --Laissez la jeune fille! cria Raoul en armant son pistolet. Oeil-Sanglant était cerné; il comprit que toute fuite était impossible: --Oach! dit-il d'une voix sombre, mon coeur aussi aime l'étoile des Yakangs, et aucun de mes ennemis ne l'aura!... Et, prompt comme l'éclair, il enfonça son couteau à scalper dans le coeur de la jeune fille. Fleur-de-Printemps poussa un soupir, ferma les yeux et inclina la tête comme un lis brisé par l'orage. Elle était morte. A la vue de ce lâche assassinat, Raoul tomba inerte sur le sol. Le Castor, poussant un cri désespéré, se précipita vers le cadavre de la jeune fille. --Le Castor a trahi la foi jurée, murmura Oeil-Sanglant: c'est un traître, il mourra!... Et, joignant l'action à la menace, il frappa le Castor. Le Castor tomba à côté de Fleur-de-Printemps, tenant entre ses mains les mains tièdes de la jeune fille. Ce nouveau meurtre accompli, Oeil-Sanglant se retourna pour fuir, mais il poussa une sourde exclamation. La Flèche-Noire se dressait devant lui comme la statue du Châtiment... En ce même moment, le Nuage-Blanc se rangeait à côté de son allié le chef des Enfants perdus. Les trois ennemis s'observèrent quelques secondes en silence. Telle était la renommée du chef yakang que le Nuage-Blanc et Oeil-Sanglant n'osaient prendre le rôle d'agresseurs. Tout à coup, rapide comme l'éclair, le bras Je la Flèche-Noire se détendit; son tomahawk fendit les airs en sifflant et vint s'implanter dans le front de l'Oeil-Sanglant Le chef des Enfants perdus chancela, ses bras s'ouvrirent, puis il tomba de toute sa hauteur comme un chêne abattu par la tempête. En même temps, la Flèche-Noire se ruait sur le Nuage-Blanc, et, jugeant qu'il n'avait pas besoin d'armée contre un tel ennemi, il le saisit à la gorge. Les traits du chef huron se contractèrent, ses yeux sortirent de leur orbite, et quand le puissant étau qui l'atteignait s'ouvrit, le Nuage-Blanc avait vécu. Un instant après, le Marcheur brisait d'un coup de pistolet la tête de l'Oiseau-du-Tonnerre. Les Enfants perdus, privés de leurs chefs, ne combattaient plus que mollement. Bientôt leur défaite fut complète, et les débris de la bande, éparpillés dans la prairie, s'enfuirent dans toutes les directions. Quarante de leurs compagnons, outre leurs chefs, avaient trouvé la mort dans le combat. Mais la victoire coûtait cher aux Yakangs: outre Fleur-de-Printemps, dix d'entre eux étaient morts et presque tous les autres blessés. Tout à coup l'oreille du trappeur fut frappée par un cri de détresse s'élevant à quelques pas du champ de bataille. Le Marcheur se dirigea du côté d'où partait la voix et se trouva en présence du Novice gisant à terre. --Mon Dieu! s'écria le trappeur, c'est vous qui l'avez voulu! --Oach! dit la Flèche-Noire. C'est le chef des pirates blanc du désert. Que les guerriers décident de son sort. Ma fille morte veut du sang!... Les Yakangs consultés déclarèrent à l'unanimité le Novice avait mérité la mort et qu'il fallait, séance tenante, l'achever en le faisant brûler à petit feu. En entendant cette sentence le Novice frissonna d'horreur. Je m'oppose à cette exécution, fit le trappeur. J'ai des droits antérieurs aux vôtres sur ce brigand. --Que mon frère songe à ma fille! s'écria la Flèche Noire en montrant du doigt le cadavre de Fleur-de-Printemps. Les Yakangs firent cercle autour de leur frère adoptif.. --Guerriers, commença le trappeur, vous le savez, je ne suis pas né comme vous au milieu des prairies. Jadis, quand j'étais jeune, il y a bien des années, je vivais parmi mes frères les visages pâles. J étais heureux. Tout me souriait. Au milieu de mes richesses, le ciel m'avait donné, du moins je le croyais, le bien le plus précieux, le coeur d'un ami. "J'aimais une jeune fille belle et riche; j'en fus aimé. J'implorai son père de me l'accorder en mariage. A partir de ce moment, je vis un changement s'opérer dans la conduite de mon ami. Froid, réservé avec moi, il sembla m'éviter.....enfin, je cessai complètement de le voir. "Deux années se passèrent. J'avais conduit ma femme à la campagne; et bientôt deux enfants, deux anges que mes yeux ravis contemplaient suspendus au sein de leur mère, vinrent mettre le comble à mon bonheur. Pauvres enfants! fit le Marcheur en essuyant une larme qui roulait dans ses yeux. "Hélas! j'oubliais que c'est surtout pendant le calme qu'on doit craindre la tempête, et que le bonheur n'est pas sur la terre. "Un jour je dus m'absenter quelque temps. De retour à la maison, alors que je croyais presser sur mon coeur les êtres que j'aimais, jugez de ma douleur!... je ne trouvai qu'un monceau de cendres, et, parmi les débris fumants, j'aperçus avec horreur les cadavres carbonisés de ma femme et de mes enfants." --Grand Dieu! --Un crime avait été commis. Guidé par la rumeur publique, qui se trompe rarement, j'eus bientôt réuni des preuves suffisantes pour connaître le coupable... --Et ce coupable?... demanda la Flèche-Noire. --Le voici! s'écria le trappeur en désignant le Novice qui se voilait la figure sous ses mains. "Fou de douleur, je quittai un pays qui me rappelait de tels souvenirs; je m'enfonçai dans le désert, où depuis trente ans je vis seul, pleurant mon bonheur passé, et visité souvent par les fantômes des êtres adorés que j'ai perdus.. Les Yakangs croient-ils à présent que j'ai plus de droits qu'eux sur le prisonnier?..." Les Yakang! baissèrent la tête. --Vous êtes un lâche! s'écria le Novice. Vous voulez assassiner un homme blessé et sans défense! --Ce n'est pas ainsi que je l'entends, fit le trappeur. Je veux ta vie, mais tu pourras la défendre. Ta blessure n'est pas mortelle; quand elle sera cicatrisée, nous nous retrouverons face à face. C'est un duel loyal que je te propose... c'est le jugement de Dieu. --Oh! je le tuerai! --Impossible: Dieu est juste. --A boire! j'étouffe, gémit le Novice. Le trappeur se pencha vers lui, sa gourde à la main. Tout à coup le Novice, saisissant un pistolet à sa ceinture, ajusta le Marcheur penché et fit feu. --Assassin! fit le trappeur qui avait entendu la balle situer à ses oreilles; je pourrais te tuer comme une bête venimeuse; mais... --Meurs donc! cria le Novice en déchargeant un second coup de pistolet. Mais, cette fois encore, la balle, ma! assurée, manqua son but comme la première. --C'en est trop! fit Thémistocle d'un air terrible. Et saisissant le Novice par la jambe il le fit tournoyer comme une fronde il lui brisa la tàte contre un fragment de rocher. --Qu'as-tu fait malheureux? dit le marquis. --Maître, dit gravement le noir, quand pauvre nègre rencontre un serpent sur son chemin, il lui écrase la tête; lui plus mordre. Bon Dieu l'a fait fort pour ça.... En ce moment, le Castor, se soulevant avec un profond soupir, jeta un coup d'oeil éteint autour de lui. --Fleur-de-Printemps... murmura-t-il, morte! Et le guerrier pâle?... Il vit... Ah! je l'aimais plus que lui!.... Puis il retomba sur le corps de la jeune fille, comme s'il eût voulut défendre celle qu'il aimait même après la mort. --Donnahcomah n'a plus de fils!... s'écria douloureusement le vieillard, qui depuis quelques minutes était arrivé sur le champ de bataille. Qui lui succédera pour veiller sur le trésor?.. Tout à coup un bruit formidable, pareil au grondement d'un tonnerre lointain, vint frapper l'oreille des acteurs de cette scène. En même temps une longue colonne de fumée, mêlée de débris de rochers, s'éleva sur la plus haute des collines. --Moctézucoma lui-même a détruit son trésor!... s'écria le vieillard avec épouvante. Il n'a pas voulu que ses richesses tombassent aux mains des visages pâles, ses ennemis... Donnahcomah a trop vécu. Nous devons avouer que Montézuma n'était pour rien dans l'explosion de la colline. C'était le Métis qui, explorant la grotte avait imprudemment approché son flambeau allumé du trou de la voûte pour voir si ce trou ne contenait pas, lui aussi, un peu d'or. Une étincelle avait mis le feu à la poudre et ensevelit le bandit sous les décombres du trésor qu'il convoitait. La Flèche-Noire, brisé par la douleur, demeurait immobile devant le cadavre de sa fille. Thémistocle s'approcha du pauvre père et, lui posant la main sur l'épaule: --Pourquoi le chef yakang pleure-t-il? A cette heure, sa fille est heureuse. Le Grand-Esprit avait besoin d'une épouse, il a choisi l'étoile des Yakangs. --Le démon du Champ Rouge dit-il vrai? --Que la Flèche-Noire lève les yeux au ciel cette nuit, il verra sa fille briller parmi les étoiles de Wacondah. Le chef yakang retomba dans sa triste rêverie. --Ahl dit-il en relevant la tête, le Maître de la vie est cruel. Pourquoi m'a-t-il sitôt enlevé ma fille? --Courage! mon frère, ajouta le trappeur en montrant le ciel Là-haut existe une patrie où tous tant que nous sommes, indiens et visages pâles, nous retrouverons un jour ceux que nous pleurons, et où nous pourrons les aimer pendant toute l'éternité!... ..................................................................... Environ un an après les événements que nous venons de raconter, un jeune homme, sortant des prairies du Nord, venait s'embarquer à Québec sur l'_Alcyon_, paquebot en partance pour la France. Ce jeune homme était Raoul de Valverf, porteur de traites sur les principales maisons de Paris et de Londres pour une valeur de plus de cent cinquante mille francs. D'où lui venait cette fortune? De ses amis les Indiens, qui pendant toute l'année avaient chassé et trappe sans relâche, lui avaient cédé les peaux des animaux tués et les avaient eux mêmes transportées à Québec, où le Marcheur, habitué de longue date à ces trafics, les avait vendues au moment opportun en réalisant d'énormes bénéfices. Raoul avait engagé le trappeur à l'accompagner en France; mais à toutes ses avances le Marcheur secouait la tête: --Non! monsieur le marquis, merci. Je veux mourir parmi mes frères les Indiens... Vos pays civilisés sont trop petits mon ours et moi ne tarderions pas à y périr d'ennui. Le jeune homme, comprenant qu'il ne pourrait vaincre cette résistance, s'était résigné à partir seul. Et Thémistocle? Pendant l'année qu'il passa chez les Yakang... le brave nègre continua, avec un succès toujours croissant, son rôle de divinité protectrice. Cependant il était homme, après tout; aussi ne tarda-t-il pas à se laisser toucher par les charmes d'une jeune Indienne, fille d'un des chefs influents de la tribu, et un beau jour Thémistocle, prenant son air majestueux, la demanda sérieusement en mariage. L'Indien, fier de l'honneur que lui faisait le démon du Champ-Rouge, s'empressa d'accéder à ses voeux. Aujourd'hui Thémistocle, entouré de sa femme, qu'il adore, et de deux petits enfants, qui rodent sans cesse autour de ses grandes jambes, mène la vie aventureuse des Peaux-Rouges, qu'il est censé protéger. N'était le souvenir de son maitre, Thémistocle se considérerait comme le plus heureux des hommes. FIN. End of the Project Gutenberg EBook of Les derniers Peaux-Rouges, by Pierre-René-Marie-Henri de La Blanchère *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DERNIERS PEAUX-ROUGES *** ***** This file should be named 24123-8.txt or 24123-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/2/4/1/2/24123/ Produced by Rénald Lévesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.