Le mal d'aimer

By Henri Ardel

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Title: Le mal d'aimer

Author: Henri Ardel

Release date: February 23, 2025 [eBook #75447]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1904

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MAL D'AIMER ***






  HENRI ARDEL

  LE
  MAL D’AIMER


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  8, RUE GARANCIÈRE--6e

  Tous droits réservés




Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1904.


DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE


  *Le Mal d’aimer                           1 vol. in-16.
  *Cœur de sceptique                        1 vol. in-16.
    (Couronné par l’Académie française, prix Montyon.)
  *Rêve blanc                               1 vol. in-16.
  *Tout arrive                              1 vol. in-16.
  *L’Heure décisive                         1 vol. in-16.
  *Seule                                    1 vol. in-16.
  *Mon Cousin Guy                           1 vol. in-16.
  *Renée Orlis                              1 vol. in-16.
  *Le Rêve de Suzy                          1 vol. in-16.
  *Au Retour                                1 vol. in-16.
  L’Absence                                 1 vol. in-16.
  La Faute d’autrui                         1 vol. in-16.
  L’Été de Guillemette                      1 vol. in-16.
  L’Aube                                    1 vol. in-16.
  La Nuit tombe                             1 vol. in-16.
  Le Chemin qui descend                     1 vol. in-16.
  L’Étreinte du passé                       1 vol. in-16.
  Le Feu sous la cendre                     1 vol. in-16.

Les volumes dont le titre est précédé d’un astérisque peuvent être mis
entre toutes les mains.


PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--25732




Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.




A

MADAME ROBERT MASSON

Affectueux hommage.

H. A.




LE MAL D’AIMER




PREMIÈRE PARTIE




I


Le train s’arrêta. Sur toute la longueur des voitures, une voix monotone
d’employé annonça:

--Villers-sur-Mer!... Villers!

Des portières s’ouvrirent. Celle de son compartiment repoussée d’un
geste vif, France Danestal--France, diminutif de Françoise--sauta sur le
quai, aspirant à pleines lèvres la chaude brise d’août. Ses prunelles,
très larges dans l’iris extraordinairement bleu, cherchaient tout de
suite la mer, entrevue du wagon. Mais le train la lui masquait encore;
et, seulement, elle aperçut le lointain vert des coteaux boisés qu’un
éclatant soleil marbrait d’ombres crues.

--Eh bien! France, si tu voulais bien aider ta sœur à descendre son sac
de voyage? jeta Mme Danestal avec un peu d’impatience, devant la
distraction de sa plus jeune fille qui obligeait la sœur aînée, la très
jolie et très élégante Colette, à se débrouiller seule au milieu de ses
menus bagages.

France, rappelée à elle-même, tendit les bras et reçut tous les sacs,
ombrelles, châles que lui passaient en abondance ses compagnes de route;
puis elle aida sa mère, qui était un peu forte, à descendre des hauteurs
du wagon. Colette, à son tour, avait sauté à terre et humait avec
plaisir la brise de mer qui effleurait d’une bienfaisante caresse
l’imperceptible brûlure de ses joues colorées par la chaleur de ce jour
d’été.

Le train s’ébranlait vers Houlgate. Mme Danestal, volontiers tourmentée
de petits soucis, interrogea, prise d’inquiétude:

--Vous êtes sûres, mes enfants, que nous n’avons rien oublié? France, tu
as bien regardé, dans le compartiment?

--Oui, mère. Vois toi-même, nos colis, nos innombrables colis! sont
autour de nous. Maintenant, allons retrouver nos malles pour gagner
l’hôtel, où peut-être il fera frais.

Vive, fine comme une Tanagra, elle se détournait et, suivant le flot des
voyageurs amenés par la saison commençante d’août, elle s’engagea sur la
voie à franchir, de ce pas ailé, souple, des créatures très jeunes.

Derrière elle, plus lentes, soigneuses de leurs aises, Colette et sa
mère traversaient aussi, Mme Danestal trébuchant un peu sur l’acier des
rails.

Tout de suite, le regard de France avait couru vers le large horizon de
mer qu’elle apercevait enfin, miroitant et bleu, par delà les vergers
plantés de pommiers, les bouquets d’arbres des jardins, les toitures
effilées des villas. Mais au passage, les larges prunelles--où la vie
luisait ardente--s’arrêtèrent retenues par une silhouette masculine
campée devant la porte de sortie des voyageurs. Et aussitôt un petit
sourire où il y avait de la malice, avec un peu de dédain, souleva sa
lèvre expressive. Elle murmura:

--Oh! cette Colette!... Je comprends pourquoi elle a pris tant de soin
de bien remettre son voile!

Arrêtée sur le quai, elle se détournait inconsciemment, regardant sa
sœur qui arrivait aussi fraîche de visage et de toilette que si elle
sortait en droite ligne de sa chambre. Elle venait de voyager cinq
heures, et pas une ondulation n’était dérangée sur la nuque dorée; il
n’y avait pas un faux pli sur le col de mousseline d’une impeccable
fraîcheur, pas trace de fatigue sur la peau d’un éclat de fleur, rosée
comme la blouse de toile de soie qui moulait une taille incomparable;
pas ombre de poussière sur la jupe coupée savamment pour trahir à
souhait la ligne parfaite des hanches.

En femme habituée à éveiller l’attention partout où elle paraissait,
Colette, caressée au passage par la muette flatterie des regards,
avançait avec une apparente indifférence de déesse pour l’hommage des
foules. Mais, tout de suite, ses yeux avaient distingué le jeune homme
aux allures de clubman en villégiature qui, descendu de la charrette
anglaise qu’il conduisait, attendait sur le quai qu’elle daignât
recevoir son salut.

Et une bouffée de plaisir lui monta au cerveau... Allons, la partie
s’engageait bien! Paul Asseline était toujours sous le charme. A elle de
profiter de toutes les facilités qu’allait lui offrir la vie de bains de
mer, pour achever la conquête de ce millionnaire que souhaitaient
séduire toutes ses ambitions de jolie fille du monde sans fortune et
avide de luxe.

Lui, un peu rouge sous le hâle de la peau brûlée par l’air marin,
s’inclinait ravi, une allégresse mal contenue dans ses yeux clairs, dont
l’expression était bonne et douce, pas très intelligente. Tout à la joie
de sentir dans la sienne la petite main gantée coquettement, il oubliait
même de saluer France, aussi bien que de présenter son compagnon de
promenade, un grand garçon d’une trentaine d’années, qui, resté
discrètement en arrière, observait la scène avec une lueur de curiosité
et d’amusement dans ses prunelles grises. Souriant et troublé, Asseline
enfilait au hasard phrase sur phrase à l’adresse de Mme Danestal et
s’excusait de sa présence à la gare.

--J’espère, madame, que vous ne me trouverez pas indiscret d’être venu
ainsi vous présenter mes hommages dès la première minute de votre
arrivée.

--C’est, au contraire, très aimable à vous. Mais vous en saviez donc
l’heure?

Il rougit derechef:

--Je m’étais permis de passer à votre hôtel pour m’en informer, désirant
pouvoir vous offrir mes services de vieil habitué de Villers, au cas où
j’aurais l’occasion très heureuse de vous être bon à quelque chose.

Correctement, il s’adressait à Mme Danestal; mais France, autant que
Colette elle-même, savait bien que, en cet instant, une seule personne
existait pour lui dans la gare de Villers. Sa jeune perspicacité avait
été aiguisée par les spectacles de la vie mondaine menée à la suite de
sa mère et de sa sœur, aussi bien que par les conversations entendues
journellement dans le milieu éclectique, très parisien et très lettré,
où vivait son père, Robert Danestal, l’auteur illustre de divers poèmes,
surtout de très beaux sonnets, qui lui avaient ouvert l’Institut.

Tout en aidant sa mère dans la corvée de reconnaître les bagages, elle
observait d’un œil clair, un peu méprisant, les manèges de la savante
coquetterie de Colette. Celle-ci, en apparence, tout occupée de ses
malles, continuait, en réalité, à envelopper des grâces de son sourire
et de son regard bleu tendre le jeune homme qui la suivait avec une
docilité fervente de caniche ou d’amoureux.

«Il est touchant vraiment! précisa la pensée moqueuse de France; et elle
est admirable! C’est une artiste en son genre. Si elle ne part pas
fiancée de Villers, il faudra vraiment que la famille Asseline soit
prodigieusement forte. Il est vrai que ce bon Paul n’a pas l’air doué
d’une volonté de fer...»

Il paraissait, en effet, un de ces excellents garçons un peu mous,
d’humeur aimable et d’intelligence paisible, qui n’ont d’autre souci que
de se laisser vivre aussi agréablement que possible, trouvant tout
naturel de posséder une grosse fortune qu’ils seraient incapables de
gagner.

Que Colette eût le talent de dominer et de diriger sa limpide volonté,
et elle était sûre d’atteindre enfin ce port du mariage riche auquel,
sans succès, elle essayait de parvenir depuis son officielle entrée dans
le monde, quatre ans plus tôt.

Car c’était une personne pratique et point du tout sentimentale que la
très jolie Colette Danestal. Ayant vu autour d’elle, depuis son enfance,
de continuelles difficultés d’argent dans une maison où les fantaisies
artistiques--et autres--du père, les goûts mondains de la mère,
s’accommodaient fort mal de revenus plutôt modestes, elle s’était bien
juré, instruite par l’expérience, d’échapper pour son compte, dans
l’avenir, à de pareils soucis! Et cela, de par la grâce de sa jeune
beauté, dont elle se sentait capable d’user avec toute la science
nécessaire.

A aucun prix, certes, elle n’eût suivi l’exemple de sa sœur aînée,
Marguerite, qui, quelques années plus tôt, avait fait la folie d’un
mariage d’amour avec un garçon de bonne famille, sans nulle fortune, et
qui, depuis lors, végétait avec lui dans les pays perdus où le retenait
un modeste poste dans les Forêts.

Douée d’un sens très net de la réalité, Colette savait à merveille que
les filles à peu près sans dot, et cependant désireuses de se marier
richement, ne peuvent exiger tous les mérites et qualités chez ceux qui
daignent songer à les épouser, étant pourvus de belles rentes. Et
sagement, sans grand effort d’ailleurs, elle s’était dit que si la
destinée lui offrait un mari capable de satisfaire ses goûts de luxe,
homme du monde autant que possible, elle le tenait quitte du reste,
certaine de trouver toujours le moyen d’être, ensuite, heureuse à sa
guise.

Seulement jusqu’alors, si adroite fût-elle, si fêtée partout où elle
apportait le rayonnement de son joli visage, elle n’était pas parvenue à
conquérir le fiancé d’élection, c’est-à-dire très fortuné, qu’elle
ambitionnait, bien qu’elle s’y employât avec un art qui révoltait sa
jeune sœur. Celle-ci ne le lui pardonnait pas, trop indépendante et trop
fière pour admettre une excuse à cette infatigable chasse.

Presque une honte, elle éprouvait en pensant que c’était afin d’arriver
au dénouement conjugal souhaité par Colette qu’avait été choisie cette
villégiature à Villers, où les richissimes Asseline, fabricants de
toiles d’emballage, bâches, etc., possédaient une superbe villa.

Mme Danestal, d’ailleurs, ne partageait en rien ce sentiment, ravie, au
contraire, de l’empressement de Paul Asseline, en bonne mère,
extrêmement désireuse de marier, et de bien marier, ses filles... A
commencer par Colette, dont la beauté, l’élégance, la science de la
toilette flattaient son amour-propre; avec qui elle était en parfaite
union de goûts mondains; toutes deux dominées sans cesse par la pensée
de bien remplir, avec des ressources limitées, leur personnage de femmes
très «chic» dans le Tout-Paris dont elles faisaient partie.

Aussi, quand les malles retrouvées, chargées, Asseline dut se résigner à
ouvrir devant elle la porte de l’omnibus, elle lui dit avec effusion:

--Combien vous avez été aimable de venir ainsi à notre rencontre!
J’espère que vous me fournirez bientôt l’occasion de vous en remercier
mieux. J’irai voir madame votre mère. Mais n’oubliez pas que nous
comptons sur votre prochaine visite!

--Madame, je serai trop heureux d’aller vous présenter mes hommages à
l’hôtel, dès que je pourrai le faire sans vous déranger. Vers quelle
heure ce serait-il possible?

--Oh! nous ne sortirons guère au commencement de l’après-midi... Colette
et moi, nous redoutons beaucoup la chaleur. Pour ma part, je circule
fort peu... Mais mes filles adorent la plage!...

Il glissa, avec autant de diplomatie qu’il en était capable:

--On y a, en ce moment, de très beaux couchers de soleil! Je suis sûr
que celui de ce soir va être magnifique!

Imperceptiblement, il s’était tourné vers Colette qu’il enveloppait d’un
regard heureux et suppliant. Mais elle voyait revenir France, dépêchée
par sa mère pour un renseignement, dans la gare; et elle dit simplement,
avec un sourire qui était la séduction même:

--Je ne sais trop si j’aurai le loisir de sortir tantôt, car nous allons
être occupées par notre installation... Peut-être cependant, vers cinq
heures et demie, pourrai-je m’échapper un instant pour descendre jusqu’à
la plage... Au revoir...

Elle lui tendait la main. Il serra les doigts si fort, à l’anglaise,
qu’il froissa un peu la peau fine, sous les bagues... Mais elle se
montra à la hauteur de la situation et ne broncha pas, montant à son
tour dans l’omnibus, d’un mouvement qui découvrit son pied menu,
irréprochablement chaussé de cuir fauve. France la suivit et la voiture
s’ébranla pour descendre la côte qui s’enfonçait dans le joli pays vert.

Alors Asseline, réduit à sa seule société, n’étant plus absorbé tout
entier par la présence de Colette, se souvint qu’il avait un compagnon
de promenade et, un peu confus, revint vers la charrette anglaise dans
le voisinage de laquelle l’attendait patiemment son ami. Celui-ci avait
encore en main un petit album sur lequel, pour occuper le temps, sans
doute, il venait de crayonner quelques croquis.

--Mon vieux, je vous demande pardon de vous avoir ainsi laissé en panne,
fit Asseline de son accent de bonne humeur. Mais je me suis trouvé
retenu auprès de ces dames...

--Très bien, très bien! je ne vous en veux pas... J’ai dessiné et ainsi
le temps ne m’a pas semblé long. Vous m’aviez fourni de très
intéressants modèles...

--Vous avez fait le portrait de Colette... de Mlle Danestal, veux-je
dire... Je puis voir, n’est-ce pas?

Claude Rozenne se mit à rire et ses traits s’éclairèrent d’une
expression très jeune.

--Pouvez-vous voir?... De quel droit?... Enfin!... Regardez...

Il lui tendait le carnet ouvert et Asseline, alors, jeta une exclamation
dépitée:

--Comment c’est Mlle France qui vous a inspiré? La voici de face, de
profil, de dos! Et encore de trois quarts!... Elle est pourtant à peine
jolie auprès de sa sœur...

Une lueur de gaîté flambait dans les yeux gris de Rozenne, des yeux
charmants, ironiques et caressants, qui avaient une remarquable
intensité de vie intelligente.

--C’est selon les goûts!... Cette Mlle France--quel singulier nom!--a
des yeux d’un bleu incomparable et qui doivent savoir dire une foule de
choses... Vous n’avez pas remarqué comme sa petite tête brune est
volontaire et expressive, quelle souplesse harmonieuse a le moindre de
ses mouvements?... Je vous accorde qu’elle est peut-être un peu pâle,
c’est vrai; mais ses lèvres n’en paraissent que plus pourpres et elle
est modelée comme une jeune nymphe, de forme parfaite.

--Eh bien! Rozenne, comme elle descend à votre hôtel, vous pourrez
l’admirer tout à votre aise... Tenez, je vous restitue votre album...

--Pas avant d’avoir tourné la page! Allons, Asseline, ne m’en veuillez
pas de vous avoir taquiné et contemplez votre belle Colette!

Cette fois, les traits d’Asseline s’illuminèrent de plaisir... Claude
Rozenne n’était peut-être encore qu’un très habile amateur, mais il
était doué en artiste et son croquis évoquait vraiment la triomphante
jeunesse de Colette Danestal.

--Donnez-le-moi, Rozenne.

--Pas du tout... Un homme délicat ne livre pas ainsi le portrait des
jeunes personnes que son crayon croque au passage! A moins que vous
n’ayez quelques bonnes raisons à me donner pour mériter de posséder son
image, je la laisse enfouie parmi ces feuillets.

Asseline haussa les épaules, un peu vexé; mais, bien qu’il vît que son
ami plaisantait, il n’osa insister. Tous deux montèrent en voiture.
Asseline prit les rênes, caressa du fouet les oreilles du cheval, et la
voiture roula sur le chemin qui s’élevait derrière la gare. Dans la
découpure des branches étincelait l’opale de la mer et la route était
ruisselante de soleil sous l’ombre mobile des arbres, dont la brise
faisait bruire les feuilles. Mais Asseline ne voyait rien de ce lumineux
paysage d’été; une seule image l’absorbait et, sans doute, cette
contemplation intérieure l’enchantait, car sa bonne figure aimable avait
repris une expression ravie.

Son compagnon le regardait, amusé de cet enthousiasme presque juvénile.
Et avec une malice amicale, il lança:

--Asseline, vous êtes un maître cachottier! Comment avez-vous pu
dissimuler si longtemps que vous étiez pareillement amoureux?

Il s’exclama sans répondre:

--Avouez qu’il est facile de l’être d’une telle créature!

--Le fait est qu’elle est très jolie, reconnut Rozenne tranquillement.

--N’est-ce pas?

Il avait l’air radieux, et continua:

--Elle est incomparable! Si vous la voyiez en robe de bal! C’est ainsi
que je l’ai aperçue pour la première fois, à une grande soirée chez les
Defresne...

--Et elle vous a séduit incontinent?...

--Elle m’a ébloui, comme elle en éblouissait bien d’autres! C’était une
vraie cour autour d’elle. Je me suis fait présenter. J’ai obtenu la
quatorzième valse... Eh bien! mon ami, moquez-vous de moi... Je suis
ridicule, n’est-ce pas?

--Pas du tout... C’est un régal trop rare que le spectacle d’un grand
enthousiasme pour que j’aie, le moins du monde, envie de railler... Donc
vous avez obtenu la quatorzième valse et vous l’avez attendue
impatiemment.

--Non, pas trop, car j’avais su découvrir une embrasure d’où je pouvais,
tout à mon aise, contempler Colette... Elle bostonnait avec tant d’art,
de souplesse, de grâce, que je me demande encore comment j’ai pu avoir
l’audace de danser avec elle! Enfin, comme elle est très indulgente, ça
n’a pas été mal... Mais je vous avouerai que, dès le lendemain, j’ai
repris quelques leçons de boston pour être à la hauteur... Et
heureusement, ainsi, j’ai pu devenir un de ses danseurs attitrés... Ah!
mon ami, elle est exquise... Et je...

--Et vous l’adorez, finit Rozenne, voyant que le jeune homme s’arrêtait,
saisi lui-même de sa fougue. Eh bien! si vous l’adorez, si elle est
exquise, pourquoi--excusez ma question pour peu qu’elle soit
indiscrète,--pourquoi ne l’épousez-vous pas, puisque vous êtes prêt pour
le mariage?

La physionomie souriante d’Asseline s’assombrit aussitôt.

--Si j’étais seul et libre, je vous jure que ma demande serait déjà
faite; mais je suis pourvu d’une famille...

--Qui ne veut pas de votre mariage avec Mlle Colette...

--Je ne lui en ai pas parlé parce que je crains son opposition... On m’a
affirmé de différents côtés que les Danestal n’ont pas de fortune et que
la dot des jeunes filles est à peu près nulle... Et ce ne sont pas, en
effet, les œuvres poétiques de M. Danestal qui le rendront millionnaire!

--D’autant qu’il ne les prodigue pas. Il est bien trop artiste pour
cela! Il écrit pour un cénacle de lettrés...

--Oui, c’est bien ce que j’entends dire de lui; et je vous confierais
que cette idée qu’il est, en son genre, un homme supérieur, m’intimide
terriblement quand je suis en sa société, moi qui suis tout le contraire
d’un artiste. En sa présence, dans son salon, je me sens devenir
idiot... Je n’ai pas, moi, d’opinion, artistique ou littéraire, à
émettre!... Ce que je me sens, chez lui, simple fils d’usinier! N’était
Colette, avec quel soin j’éviterais de m’y aventurer!... Elle,
heureusement, n’est pas du tout bas-bleu; c’est une vraie femme du
monde, très chic; sa sœur France est du genre du père... Elle fait des
vers, de la musique. Aussi, comme elle doit me tenir en piètre estime
intellectuelle, je ne me mêle jamais de causer avec elle...

--Pourtant elle semble bien simple et a l’air presque d’une enfant
encore...

--Mon cher, elle m’intimide plus que Colette, presque! Je me sens tout à
fait stupide, devant elle, comme devant son père... J’aime mieux
m’entretenir avec sa mère. C’est une très aimable personne, fort
élégante. Vraiment, ces trois dames sont toujours si parfaitement mises,
que je ne peux pas croire qu’elles soient sans fortune, comme les
mauvaises langues le prétendent... Leur appartement est très
confortable, un peu bizarrement arrangé à mon goût. Il est plein de
bibelots artistiques dans lesquels passent, dit-on, beaucoup des revenus
de la famille; M. Danestal en a la passion!... Peu m’importerait tout
cela, la plus ou moins grosse dot de Colette, si ma mère n’avait,
tenace, la déplorable idée que je dois épouser une héritière.

--Ce qui serait tout à fait immoral, étant donné que vous êtes plus
largement pourvu qu’un garçon de votre âge n’aurait le droit de
l’être!... Allons, Asseline, ayez un peu d’énergie! Déclarez votre
flamme à votre famille, et conquérez la dame de vos pensées!

Naïvement, il avoua:

--J’espère bien qu’elle m’aidera en séduisant ma mère...

--Qui ne la connaît pas encore?

--Si, elle l’a rencontrée trois fois dans le monde, et une quatrième au
Grand Prix. Ces dames étaient dans la même tribune...

--Eh bien?

--Eh bien! je crois que ma mère a été un peu effarouchée par la beauté
et le chic de Mlle Danestal. Vous savez, ma mère est extrêmement simple
et elle a les idées de son jeune temps. Elle ne conçoit pas que les
jeunes filles d’aujourd’hui soient différentes de ce qu’elle était
elle-même. Et puis, elle est née, elle a grandi et vécu dans un milieu
de paisibles bourgeois, tout occupés de leurs affaires... Mlle Colette,
au contraire, appartient à un monde très parisien, très artiste, très
intellectuel, qui ne peut lui permettre de ressembler en rien aux jeunes
personnes du genre «oie blanche» que ma mère goûterait aveuglément...
Tout cela est bien compliqué à arranger!

--Bah! avec un peu de volonté et d’adresse!... Et votre père, de quel
parti sera-t-il, lui?

--Oh! mon père sera bien plus facile à gagner. Il aime beaucoup les
jolies femmes. Il a vu Mlle Colette dans le monde et il la trouve
ravissante... J’espère son appui...

Et, sur cette conclusion optimiste, Asseline rasséréné activa l’allure
de son cheval. Il avait hâte que sa promenade fût achevée pour être bien
certain de se trouver sur la digue à l’heure où Colette Danestal y
paraîtrait, peut-être...




II


A l’hôtel, Mme Danestal et Colette s’installaient avec toute leur
science pratique de femmes aimant le confort, et France avec la lenteur
et l’indifférence d’une enfant que la contemplation de la mer charme
souverainement.

Car, de la fenêtre de sa très petite chambre,--sa mère et sa sœur aînée
ayant, comme de juste, pris possession des meilleures pièces mises à
leur disposition,--elle avait une vision d’océan si superbe, qu’un peu
grisée par l’éblouissante clarté épandue sur les choses, par le souffle
d’air vif qui frémissait dans les branches pailletées d’ombres et
d’éclairs, l’oreille charmée par la musique lointaine des vagues, elle
ne prenait guère souci d’ouvrir ses bagages, ayant d’ailleurs une
horreur enfantine pour toutes les besognes qui incombent aux bonnes
ménagères.

Elle n’entendait même pas les propos échangés par sa mère et Colette sur
la première rencontre avec Paul Asseline dont toutes deux étaient fort
satisfaites, ni les projets qu’elles formaient pour établir des rapports
fréquents avec la famille Asseline. Assise sur le rebord de sa fenêtre
ouverte, les mains abandonnées sur ses genoux, France se laissait
envelopper, avec une jouissance ardente, par la brise qui soulevait
autour de son front de petits cheveux légers, les yeux ravis par les
lointains verdoyants des vergers feuillus, des prairies herbeuses où le
vent de mer creusait d’onduleux sillons.

Et elle pensait qu’il allait faire bon, en dépit des Asseline, en dépit
des trop nombreux Parisiens de leurs connaissances groupés à Villers, à
Trouville, à Houlgate; qu’il allait faire bon de demeurer quelques jours
dans cette fraîche campagne, où elle était amenée par les vues
ambitieuses de sa sœur Colette. Il lui semblait vraiment qu’elle
trouverait possible d’oublier la mesquine partie à gagner et qu’elle
allait pouvoir mener à sa guise la vie qu’elle aimait, remplie de
multiples occupations.

Car, avec la même ardeur passionnée et absorbante, elle travaillait
l’harmonie, composait de la musique; lisait, en toute liberté, ce qui
tentait son activité de pensée, son insatiable intelligence; écrivait
des vers qu’elle ne montrait jamais encore, jugeant que, fille d’un
grand poète, il ne lui était permis d’être poète elle-même qu’à la seule
condition de créer des œuvres irréprochables... Et elle était trop
jalousement éprise du Beau pour ne pas se montrer très difficile.

Ah! oui, elle était bien la vraie fille de Robert Danestal, toute
vibrante comme lui au souci des choses d’art dont le charme la pénétrait
et la dominait toute, illuminait sa jeune vie qui s’épanouissait ainsi
dans un monde idéal, dont les spectacles la ravissaient. Aussi, mieux
que personne, elle comprenait les coûteuses fantaisies esthétiques de
son père, ses achats «insensés», disait Mme Danestal, de tableaux, de
belles faïences, de tentures rares, de bibelots précieux; elle
comprenait le dédain qu’il témoignait pour tout travail régulier, ayant
la volonté d’écrire seulement aux heures de l’inspiration, sans être
jamais influencé par la préoccupation d’un gain pourtant nécessaire,
quand on a de médiocres revenus, des goûts dispendieux et trois filles à
doter. Et du même cœur généreux, elle lui pardonnait son égoïste
recherche de ses propres satisfactions, son humeur fantasque; même plus,
son indifférence pour un foyer dont l’atmosphère mondaine, créée par sa
femme et par Colette, lui déplaisait et en dehors duquel il vivait,
d’ailleurs, à peu près complètement, quand il ne s’enfermait pas dans
son cabinet, ouvert aux seuls lettrés. Elle estimait que les hommes
illustres ne doivent pas être jugés à la mesure des simples mortels et
que leurs dons supérieurs leur donnent des privilèges spéciaux.
D’autant, et cela c’était son opinion de petite fille très moderne,
qu’il est inutile de demander grande sagesse aux hommes, même à ceux qui
n’ont pas leur gloire pour excuser leurs faiblesses.

En effet, à dix-huit ans, France Danestal avait déjà de la vie une
vision terriblement claire. Elle avait grandi dans un milieu où elle
entendait parler devant elle de toutes choses, discuter comme des thèses
ou des questions d’art les sujets les plus délicats, même les problèmes
psychologiques les plus osés. Presque fillette, à la suite de ses sœurs
aînées, elle avait été lancée dans le monde où, très intelligente, le
regard autant que l’oreille et l’esprit toujours en éveil, elle avait
vite discerné toute sorte de vérités décevantes qui avaient trop tôt
mûri sa pensée, mais en même temps lui jetaient au cœur un âpre mépris
pour les vilenies, pour les grandes et pour les petites lâchetés
mondaines.

Élevée dans une autre atmosphère, elle eût été, sans doute, une jeune
créature vibrante et candide, vivant en plein idéal, soucieuse seulement
des âmes très pures, très hautes, éprises du Beau comme elle-même. Car,
en dépit des révélations que le monde lui avait faites trop tôt, elle
demeurait singulièrement jeune d’impressions; elle avait des
enthousiasmes, des confiances, des naïvetés d’enfant qui contrastaient
bizarrement avec sa connaissance précoce de la vie.

Jouissant d’une absolue liberté, puisque ni son père ni sa mère
n’étaient jaloux de leur autorité, elle vivait moralement dans une
indépendance entière, enfermée dans sa tour de cristal, d’où elle
s’amusait volontiers à regarder autour d’elle, n’en sortant qu’à son
gré, quand une curiosité, une source d’intérêt, un sentiment l’en
attiraient. Autrement, réfugiée, cœur, âme, pensée, dans ce sanctuaire
richement orné, par la nature et par l’étude, elle y demeurait étrangère
à la foule banale, s’y donnait en silence d’exquises fêtes par la
communion des belles œuvres, par son propre travail créateur auquel,
passionnément, elle se donnait.

Et ainsi, France Danestal eût été vraiment très heureuse si la vie
quotidienne ne l’avait trop souvent rejetée des régions sereines où elle
planait si naturellement dans les pitoyables difficultés de la réalité.
Il lui fallait entendre les plaintes et les récriminations--toujours les
mêmes--de sa mère sur un manque de fortune qui devait se dissimuler...
Il lui fallait assister aux fastidieuses conférences de Mme Danestal et
de Colette pour arriver à être très élégantes en dépensant fort peu...
Il lui fallait faire des visites innombrables, aller dans le monde à peu
près chaque soir. Sur ce seul chapitre, en effet, Mme Danestal lui
refusait le droit de suivre son caprice; elle estimait que les jolies
filles qui ne sont pas des héritières ne doivent point rester dans
l’ombre, sous peine de pécher contre la Providence, assez bienveillante
pour leur offrir le moyen de faire quelque brillant mariage.

C’était bien aussi l’avis de Colette; et certes, de son mieux, depuis
son entrée dans le monde, elle s’appliquait à aider aux favorables
desseins de la Providence à son égard.

Mais elle, France, était autrement intransigeante et prétendait ne
pratiquer à aucun prix le prudent conseil: «Aide-toi, le ciel
t’aidera...», incapable de s’abaisser, comme Colette, à la chasse du
mariage riche. D’autre part, elle aimait trop les belles choses; elle
avait, trop forte, la terreur des soucis de ménagère et des tracas
d’argent pour avoir le courage d’accepter une situation tout à fait
modeste comme sa sœur Marguerite... Aussi avait-elle bien vite compris
que sa destinée, sans doute, serait de suivre seule son chemin dans la
vie...

Et elle ne s’en attristait pas du tout. Ils lui semblaient si peu le
compagnon très cher qu’elle eût souhaité, ces jeunes hommes qu’elle
rencontrait dans le monde, tellement «quelconques» pour la plupart...
Les jeunes poètes long chevelus, qui évoluaient dans le rayonnement
projeté par la gloire de son père, l’intéressaient davantage; mais pour
la plupart ils avaient, d’eux-mêmes, une estime si manifeste, qu’elle
voyait leurs ridicules autant que leur talent.

Aussi, ni aux uns ni aux autres, elle n’accordait une place dans
l’existence qu’elle souhaitait se créer par l’art et le travail, n’en
désirant nulle autre, dans la ferveur de ses dix-huit ans, que l’amour
n’avait pas encore effleurés. Se suffire à elle-même, acquérir une
indépendance qu’elle devrait à elle seule, c’était son rêve juvénile, et
elle en poursuivait discrètement la réalisation avec une indomptable
volonté.

Mme Danestal ne soupçonnait pas du tout pourquoi sa plus jeune fille
s’absorbait dans ses multiples travaux avec une fougue persévérante.
Cette mère et cette fille, malgré leur mutuelle affection, étaient si
dissemblables que l’âme de France demeurait à Mme Danestal un monde
inconnu où elle ne songeait guère, d’ailleurs, à s’aventurer.
Indifférente, elle lui laissait faire autant de musique qu’il lui
convenait,--à condition toutefois d’avoir peu de leçons à lui
payer,--suivre force concerts, si elle ne devait pas débourser le prix
de sa place; s’enthousiasmer pour des compositeurs, des artistes, des
chanteurs; souhaiter les connaître et y arriver presque toujours...

Tout cela paraissait à Mme Danestal de puériles fantaisies dont, un jour
ou l’autre, France se lasserait d’elle-même... Alors, elle perdrait son
amour des travaux intellectuels, son souci bizarre de se rendre utile à
tous les humbles qui pouvaient avoir besoin d’elle; d’où cette lubie
d’apprendre le catéchisme à quelques enfants pauvres de sa paroisse, de
s’intéresser à une crèche où elle allait parfois passer des heures,
jouant comme une gamine avec les petits qu’elle comblait de gâteries.

Somme toute, France Danestal s’accommodait fort bien de son existence,
et ce jour-là, en particulier, tandis que, toujours immobile devant sa
fenêtre, absorbée dans une contemplation ravie, elle continuait à
regarder le large horizon baigné de lumière blonde.

Mais un coup frappé à sa porte la fit tressaillir soudain. Une voix
expliquait d’un ton d’excuse:

--C’est le courrier de ces dames qu’on avait oublié de leur remettre.

France ouvrit et prit les lettres. Alors, elle eut une exclamation de
plaisir, reconnaissant l’écriture de sa sœur aînée.

--Maman, une lettre de Marguerite pour toi! Peut-être va-t-elle nous
annoncer son arrivée.

--Nous allons voir... Viens ici me lire cette lettre; je suis occupée
dans la chambre de Colette.

France entra chez sa sœur qui, aidée de Mme Danestal, sortait de sa
malle la suite de ses toilettes dont la profusion couvrait le lit, les
chaises, la table, d’un charmant étalage d’étoffes claires. Très
affairées toutes deux, elles ne se laissèrent pas troubler par
l’apparition de la jeune fille qui, sans s’occuper de leur inattention,
forte de l’autorisation reçue, se prit à décacheter la lettre.

--Mère, je puis commencer à lire?

--Oui, si tu veux; je t’écoute... Colette, vois, ta robe de mousseline
n’est pas du tout chiffonnée! Mets-la tout de suite dans l’armoire, avec
ta blouse de taffetas blanc.

De sa voix musicale, France commençait à lire:

«Mère chérie, je t’écris à Villers, n’ayant pu commencer assez tôt ma
lettre pour te l’envoyer à Paris. Enfin mes laborieuses combinaisons
économiques sont couronnées de succès! Nous allons donc pouvoir passer
près de vous nos quelques jours de vacances, avant de gagner notre
nouveau poste en Normandie... Et je m’en fais une vraie joie!

«Seulement, ma chère maman, l’hôtel que tu m’indiques est beaucoup trop
brillant pour notre humble bourse, dont nous voyons toujours trop vite
le fond. Si France--ou Colette--voulait être très bonne, elle se
mettrait en quête, pour le ménage d’Humières, d’un petit logis bien
modeste, bien propret, gai si possible, car, ma future maternité me
rendant peu alerte, je demeurerai bien souvent, bon gré mal gré, dans
mon _home_ de passage. Aussi un jardinet serait-il le fort bien venu
pour la pitoyable promeneuse que je fais en ce moment, presque autant
que pour Bébé, un vrai petit campagnard, habitué au plein air... Vous
verrez, d’ailleurs, comme cette vie lui est bonne et quel beau petit
garçon je vous amène. On lui donnerait plutôt trois ans que deux.

«Ici, je prie instamment mes sœurs de ne pas se moquer de mon
enthousiasme maternel: qu’elles soient bien convaincues que, dans
quelques années, elles parleront tout à fait comme moi! Patience! mes
chéries.

«En attendant, soyez bien gentilles et découvrez-moi vite le gîte
désiré! Je suis contente pour André que vous ayez choisi une plage
voisine de Trouville, où il pourra aller chercher un peu des
distractions dont il était totalement sevré dans notre petit trou, en
pays de montagne. Je crois qu’il est vraiment autant que son fils, mais
pour d’autres raisons, ravi d’aller à la mer, et son plaisir si évident
suffirait à me faire oublier ce qu’il y a d’un peu déraisonnable à
creuser une brèche dans nos faibles économies, quand nous avons en
perspective une naissance nouvelle... Événement toujours coûteux!

«Mais c’est si tentant et si bon quelquefois de n’être pas tout à fait
raisonnable! J’ai donc succombé à la tentation et j’en suis bien
heureuse, puisque je vais ainsi être rapprochée de vous pour quelques
semaines!

«Vite un mot m’annonçant que nous pouvons arriver, André, Bob et moi;
nous en grillons d’envie et nous vous embrassons de tout notre cœur pour
vous en assurer mieux. Au revoir, mère chérie, et à bientôt, n’est-ce
pas?»

France se tut et un silence d’une seconde régna parce que Mme Danestal
et Colette, qui avaient poursuivi leurs rangements, étaient tout
occupées à sortir leurs nombreux chapeaux de la caissette qui les
enfermait, anxieuses de s’assurer que le voyage ne leur avait pas été
funeste.

Cette constatation étant terminée, Mme Danestal, l’esprit en paix,
réfléchit:

--Mes enfants, il faudrait tout de suite vous mettre à la recherche pour
Marguerite. Toi, France, qui aimes tant à circuler, tu pourrais
t’occuper de cela.

--Oui, mère, je vais voir et me renseigner. Aussitôt mon bagage ouvert,
je sortirai.

--Tu vas descendre jusqu’à la plage? jeta Colette qui fourrageait dans
les tiroirs pour y installer ses richesses. Alors j’irai avec toi. Je
m’habille pendant que tu fais tes rangements.

--Tu t’habilles? Mais nous serons dehors, je crois, au moment où tout le
monde désertera la plage.

--Raison de plus pour n’être pas rencontrée dans une tenue de voyageuse.
Libre à toi de garder la tienne! Moi, je désire être présentable et ne
pas donner piteuse opinion de mon élégance aux gens que je croiserai!

France ne répondit pas. Paraître! c’était le souci constant de sa mère
et de sa sœur. Paraître, même au prix de misérables économies, faites
sur les dépenses journalières du ménage. Être très élégantes, en usant
seulement de petites couturières à bon marché, des ouvrières qu’il faut
diriger, en suppléant à leur goût absent!...

De cela, Colette avait le don; elle possédait, inné, l’art des
chiffonnages coquets faits avec des riens, des chapeaux inimitables
créés par la seule adresse des doigts. Seulement, cet art de s’habiller
qu’elle pratiquait savamment, elle aspirait de tous ses désirs à cesser
de l’exercer sous cette forme économique.

France était revenue dans sa chambrette et, machinalement, se décidait
enfin à défaire sa malle, à organiser son très petit _home_. Mais sa
pensée était distraite, donnée toute à sa sœur Marguerite.

Elle l’avait tant aimée, cette sœur aînée, pour elle si tendrement
maternelle, dont l’affection avait été la joie de sa jeunesse de petite
fille; qu’elle avait si désespérément pleurée tout bas, quand le mariage
la lui avait enlevée. Alors, la seule pensée du bonheur de Marguerite
avait pu consoler un peu sa détresse silencieuse.

Mais ce bonheur, la jeune femme le possédait-elle, ainsi qu’elle l’avait
espéré? C’était une question qui, bien souvent, hantait la pensée de
France quand elle songeait à sa sœur. Depuis le mariage de Marguerite,
toutes deux avaient été bien rarement réunies et les yeux clairvoyants
de la jeune fille n’avaient pu observer Marguerite dans sa nouvelle vie.
Jamais ses lettres n’avaient enfermé un mot de déception ou de regret.
Elle parlait toujours tendrement de son mari et plus encore de son fils;
ne se plaignait jamais de sa situation modeste, de son isolement dans un
village des Alpes où la retenait le poste de son mari.

Pourtant, France avait l’impression qu’une sourde mélancolie pénétrait
l’âme de sa sœur. Et avec l’anxiété de son cœur aimant, elle en
cherchait le pourquoi.

Mais enfin Marguerite allait arriver. Alors, peut-être, vivant quelques
jours près de la jeune femme, elle acquerrait la bienfaisante certitude
de s’être trompée dans ses craintes. Et ce serait si bon, si bon!...

--France, es-tu prête? Voici qu’il est déjà cinq heures et demie, appela
Colette.

--Si tard, vraiment?... J’ai fini. Je mets mon chapeau et je viens. Pars
sans m’attendre si tu es trop pressée.

--Du tout, du tout, fit Mme Danestal. Il est beaucoup mieux que, pour la
première fois, vous sortiez ensemble et n’ayez pas, chacune de votre
côté, l’air d’une princesse errante en quête d’un chevalier!

France se mit à rire gaiement:

--Oh! mère, jamais personne ne me prendra pour une princesse, surtout
dans ma tenue de voyageuse, comme dit Colette.

Tout en parlant, elle piquait l’épingle de son canotier, et ce mouvement
qui cambrait un peu sa taille en arrière, avait cette grâce souple si
vite remarquée par l’œil d’artiste de Claude Rozenne.

Sur le seuil de la chambre apparaissait Colette, impatiente de partir.
Tout habillée de serge blanche, elle était si délicieusement blonde sous
le nimbe de sa grande capeline de paille, fleurie de bleuets, qu’une
fois de plus France pensa que sa sœur avait vraiment raison de se sentir
de force à gagner toutes les parties. Et apercevant dans la glace,
auprès de l’éblouissante apparition, sa menue silhouette encore
emprisonnée dans le sobre costume tailleur, elle remarqua, amusée:

--On dirait la petite Cendrillon accompagnant sa brillante sœur!

Sans qu’elle s’en doutât, Mme Danestal eut la même pensée quand, de sa
fenêtre, elle les vit toutes deux sortir de l’hôtel.

La mer était haute, distillant dans l’air plus frais sa vapeur saline.
Des vagues nonchalantes mouillaient le sable d’ondulations molles,
ombrées de rose et de pourpre par le soleil qui s’abaissait lentement
vers les eaux paisibles, ponctuées d’écume.

La grande chaleur était tombée et dans la tiédeur du crépuscule
approchant, les promeneurs se faisaient nombreux. Sur la route qui
longeait la mer, bordée par les villas, des équipages filaient, revenant
de Trouville, dont le lointain s’effaçait dans une brume sablée d’or.
Les baigneurs arpentaient la digue, les hommes en tenue de plage, les
femmes en robes claires, laissant avec une indifférence coquette leur
jupe frôler l’allée de planches.

France, attirée par la mer, avait suivi sa sœur qui se dirigeait vers la
plage. Mais, tout de suite, avant d’y atteindre, ce fut l’apparition de
visages connus, des connaissances retrouvées, l’échange de propos de
bienvenue qui immobilisaient, presque à chaque pas, les deux jeunes
filles.

Pourtant, à la grande surprise de sa sœur, Colette ne semblait pas
soucieuse de s’attarder à ces papotages dont elle était d’ordinaire si
friande; et même, elle proposa:

--Veux-tu que nous descendions sur le sable?

--Oui, nous serons ainsi plus près de la mer.

Vive, France s’engagea sur l’escalier de la digue, craignant que Colette
ne se ravisât. Tout bas, elle s’étonnait que sa sœur consentît ainsi à
s’aventurer sur le terrain mouvant où s’enfonçaient leurs pieds chaussés
de souliers...

Mais soudain elle cessa de s’étonner. Devant une gigantesque ombrelle
bigarrée de raies rouges et blanches, des jeunes gens causaient avec
Paul Asseline, arrêté au pied même de l’escalier. Une petite rougeur
courut comme une flamme sur la peau mate de France, et ses sourcils,
soudain rapprochés, donnèrent à son jeune visage une expression
volontaire et irritée. Elle comprenait que Colette avait dit à Paul
Asseline qu’elle viendrait; il l’attendait, et Mme Danestal, sachant ce
rendez-vous, avait, pour sauvegarder les apparences, fait en sorte que
sa plus jeune fille y figurât...

Une révolte la secoua tout entière. Que Colette agît comme bon lui
semblait, mais qu’elle ne la fît pas servir à la réussite de ses
manœuvres mesquines!... Et elle s’apprêta à passer sans s’arrêter, pour
se rapprocher de la mer.

Inutile intention! Déjà Asseline était devant elle et sa sœur,
s’inclinant en des saluts profonds; et Colette s’arrêtait aussitôt. Sur
ses lèvres fines flottait le sourire avec lequel elle savait ensorceler
les cœurs simples.

--Voyez, nous voilà, malgré tous nos soucis d’installation. Mais vous
nous aviez annoncé un si beau coucher de soleil que nous avons voulu en
avoir le spectacle!

--Et ne le trouvez-vous pas à votre gré? demanda-t-il, timide, lui
offrant l’hommage de son regard ravi.

--Oh! si, tout à fait superbe!

--Alors pour le contempler mieux, voulez-vous venir un instant vous
asseoir sous la tente de ma mère? Elle aura très grand plaisir à vous
voir.

Claude Rozenne, qui entendait, debout à quelques pas, eut une
imperceptible moue dubitative devant cette chaleureuse invitation. Mais
Colette n’hésita pas à affronter l’accueil revêche de Mme Asseline,
qu’elle avait déjà expérimenté plusieurs fois. Elle se sentait assez en
beauté pour se laisser voir à la terrible mère de Paul Asseline et
surtout à son père, qu’on disait très sensible au charme féminin.

Aussi, sans souci du blâme qu’elle devinait dans les yeux de France,
elle se rapprocha du cercle au milieu duquel trônait une femme maigre,
bourgeoise de type, de toilette, d’allure, dont les cheveux
blanchissants étaient lissés en bandeaux réguliers, sous un grand
chapeau rond de paille noire.

Un pli dur creusa son front quand elle vit paraître son fils accompagné
des deux jeunes filles et son visage mince prit une expression
désagréable à souhait. Mais Colette ne sembla pas s’en apercevoir, pas
plus que de la flatteuse attention éveillée, par son approche, dans la
partie masculine du groupe. Avec une grâce souriante, elle saluait la
vieille dame qui répondait à ses paroles aimables par un maussade:

--Je ne m’attendais guère, mademoiselle, à vous retrouver ici... Je vous
croyais quelque part en Allemagne avec votre père... Vraiment, votre
arrivée est pour moi une vraie surprise!...

--Mon père, en effet, est allé à Bayreuth pour y entendre exécuter, à
son gré, la musique de Wagner, fit Colette toujours souriante.

Aucune attaque ne la désarçonnait.

--C’est une bien bizarre fantaisie dont il saura le prix. Il paraît que,
seuls, les gens fortunés peuvent s’aventurer sans grande imprudence dans
ce sanctuaire artistique... Les petites bourses s’y trouvent rapidement
vidées...

L’intonation de Mme Asseline était si insolente qu’un éclair flamba dans
les prunelles de France. Une vive réplique lui montait aux lèvres.
Colette le devina, et aussitôt elle jeta, tranquille, sans paraître
avoir remarqué l’impertinente intention de Mme Asseline:

--Je crois qu’il est, en effet, plus difficile de s’y bien gîter qu’à
Villers, où les hôtels paraissent fort bien. Nous sommes, à la première
impression du moins, très satisfaites du nôtre.

De sa manière tranchante, Mme Asseline interrogea:

--Vous êtes à l’hôtel du _Cercle_?

Elle avait choisi parmi les maisons de second ordre. Son fils, qui
semblait au supplice, ouvrit la bouche pour protester; mais déjà Colette
répondait avec son même joli sourire:

--Oh! non, madame, nous sommes descendues à l’hôtel des _Anglais_.

C’était, incontestablement, le premier de Villers. Mme Asseline en fut
un peu saisie.

--Vous êtes ici pour quelques jours, mademoiselle?

--Un mois environ, madame... Plus, si nous nous y plaisons.

Mme Asseline ne répliqua rien, cette fois. Des appréciations se
croisaient maintenant sur les mérites respectifs des hôtels; et un allié
survenait à Colette en la personne de M. Asseline père, un gros homme de
face commune, très intelligente. Arrivé depuis quelques secondes, il la
contemplait du même œil admiratif dont il eût considéré une princesse de
féerie.

Alertement, il se rapprocha du cercle présidé par sa femme et, se
présentant lui-même avec une bonne humeur familière, il offrit une
chaise à Colette, sous l’ombrelle. Sans hésiter, elle accepta et se mit
à causer avec toute son aisance de femme du monde.

Mais France, elle, se dérobant à l’invitation, descendit jusqu’à la mer.
Elle était frémissante encore de l’impertinence à peine déguisée de Mme
Asseline... Et aussi de la lâcheté de sa sœur qui, par ambition,
acceptait les dédains d’une parvenue.

Ah! oui, c’était bien une parvenue que cette vaniteuse millionnaire, si
stupidement fière parce que son mari avait gagné des centaines de mille
francs à vendre des toiles d’emballage.

Un pli de dédain crispa la bouche de France, tandis que son pied broyait
le sable comme elle eût voulu pouvoir broyer les sottes prétentions de
cette vieille dame omnipotente, à qui elle rendait largement mépris pour
mépris. De son père, elle tenait une antipathie un peu enfantine pour
les gens et choses du commerce, pour les remueurs d’argent, qu’elle
considérait comme d’une race inférieure à celle des artistes et de tous
les travailleurs du cerveau.

Aussi, il lui semblait odieux que sa sœur voulût entrer dans un tel
monde parce qu’elle avait, comme ceux qui y figuraient, un impérieux
besoin de luxe.

Ah! l’argent, toujours l’argent!

Comme France eût voulu pouvoir en gagner, afin d’acquérir l’indépendance
qu’il donne! Mais le moyen, puisqu’il ne lui était pas permis de
travailler en toute simplicité, comme font les filles pauvres?... Que de
grand cœur, pourtant, elle eût, par exemple, donné des leçons!

Il n’y fallait pas songer. Elle appartenait à la phalange des femmes du
monde; elle devait y rester et même s’arranger pour faire bonne figure
parmi les plus élégantes; trahir le moins possible sa passion pour ses
études musicales, ses occupations littéraires et surtout le secret
espoir qu’elle gardait jalousement de leur devoir, peut-être, plus
d’indépendance matérielle.

Ce serait difficile, soit. En effet, que vaut un travail de femme?...
Mais elle voulait tenter la chance, dût-elle être vaincue... Après tout,
si elle avait rêvé l’impossible, elle aurait, du moins, connu la
jouissance incomparable du travail créateur. Elle aurait vécu dans le
monde merveilleux où l’art l’emportait heureuse, enivrée, oublieuse de
tout ce qui, dans la réalité, lui semblait triste ou décourageant.

A toutes ces choses, elle pensait confusément, bercée par la rumeur
grave de la mer qui, peu à peu, l’apaisait, écartait d’elle toutes les
pensées étrangères à ce crépuscule teinté d’or vert, de lilas, de bleu
tendre rayé de pourpre, dont la sérénité superbe la pénétrait comme une
joie.

Recueillie en son rêve, elle ne s’apercevait pas que sa sœur était venue
la rejoindre, escortée par Paul Asseline et Rozenne. Mais tout à coup,
derrière elle, monta la voix de Colette; et le seul accent de cette voix
eût suffi pour lui révéler que la jeune fille s’adressait à Asseline.

Elle ne se détourna pas, ne voulant ni les voir, ni entendre leurs
paroles. Elle resta immobile, le visage vers la mer dont les vagues
mouillaient le sable à ses pieds. Mais Colette, impatiente, appela:

--France! France!... Veux-tu t’arracher une seconde à ta contemplation!

--Pour?... interrogea-t-elle, se retournant enfin.

Le reflet pourpre du couchant rosait son visage. Autour des tempes, la
brise soulevait de petits cheveux légers qui semblaient poudrés d’or.

--Pour que je puisse te présenter un ami de M. Asseline qui s’intéresse,
comme toi, à toutes les choses d’art et se trouve, lui aussi, au nombre
des pensionnaires de l’hôtel des _Anglais_, M. Claude Rozenne.

Le jeune homme s’inclina très bas. De toute évidence, il ne s’attendait
pas à cette brusque présentation qui était littéralement imposée à
France et dont il la sentait froissée comme d’une indiscrète intrusion
dans son intimité. Elle avait salué d’un léger signe de tête, en
silence, ses traits expressifs ombrés d’une imperceptible hauteur, sans
un sourire sur les lèvres ni dans la profondeur bleue du regard.

Alors, profitant de ce que le duo recommençait entre Asseline et
Colette, il dit:

--Voulez-vous bien m’excuser, mademoiselle, de cette présentation
inopinée dont je suis confus. Ayant appris qu’un même toit est destiné à
nous abriter à Villers, j’avais exprimé à mademoiselle votre sœur le
désir de ne pas demeurer un inconnu pour vous; mais je n’aurais jamais
voulu être un importun.

Il avait parlé très simplement. Elle le sentit si sincère que, le
souffle de révolte, qui avait passé dans son âme impressionnable,
s’apaisa soudain et un léger sourire, cette fois, éclaira sa bouche.

--Ne vous excusez pas trop, monsieur, vous me rendriez confuse à l’idée
que mon accueil a été bien maussade. Mais si vous aimez la mer, vous ne
vous étonnerez pas du désir que j’avais de jouir, dans la solitude, de
ma première rencontre avec elle, cette année.

Il eut vers elle un regard où s’éveillait une curiosité.

--Vous aimez la mer à ce point?

--C’est une vieille passion. Quand j’étais petite fille, non seulement
je l’adorais pour ses multiples beautés, mais je l’enviais, oh! combien!
parce qu’elle était pour moi le symbole de l’indépendance suprême!...

--Qui vous paraissait le bien par excellence?

--Mais vous pouvez parler au présent! fit-elle prestement d’un accent de
telle conviction que, de nouveau, il la regarda avec une surprise où il
y avait de l’amusement.

Elle s’en aperçut et un sourire très gai fit luire ses petites dents.

--Je crois, monsieur, que je viens de vous faire une déclaration bien
imprudente, étant donné que notre connaissance de fraîche date m’empêche
de prévoir quelles conséquences vous pourrez bien en tirer et quelle
réputation j’y gagnerai! Ne me prenez pas, je vous prie, pour une façon
d’anarchiste en herbe, parce que j’ai, comme tout le monde, je suppose,
mes heures de révolte contre les obligations de toute sorte qui
emprisonnent les individus civilisés!

--Quand ils ont la trop grande bonté d’en avoir cure! Je regrette,
mademoiselle, de n’avoir point qualité pour vous démontrer, avec preuves
à l’appui, combien ils ont tort... Je me le suis prouvé à moi-même, dès
que j’ai eu l’âge de mener à bien un semblable raisonnement. Et je m’en
suis trouvé à merveille!

Il parlait gaiement, son accent de badinage saupoudré d’une
imperceptible ironie. Et France pensa que lorsqu’il voulait s’en donner
la peine, ce grand garçon, dont le sourire était si spirituel, devait
être un très agréable causeur.

Qui était-il?... Un ami de Paul Asseline?... Pourtant il paraissait
d’une tout autre essence intellectuelle, et ce ne devait pas être un
marchand de quelque chose, celui-là... Elle en était bien sûre. Il
n’avait ni la physionomie, ni l’allure, ni les manières d’un homme qui
vend quoi que ce fût. Colette avait dit qu’il aimait les beaux-arts.
C’était vague comme renseignements.

Elle songeait à cela, intéressée peut-être parce qu’elle sentait rôder
autour d’elle l’attention de cet inconnu; et tandis que son ombrelle
dessinait des arabesques sur le sable, elle répliqua, un sourire amusé
retroussant sa lèvre:

--Alors, vous pouvez toujours vivre à votre guise, uniquement parce que
vous le voulez? Que vous êtes donc privilégié, monsieur!

--Je fais, du moins, tout ce que je puis pour arriver à cet agréable
résultat! C’est chez moi affaire de vieille habitude... Il paraît,--je
vous adresse toutes mes excuses de me citer, mademoiselle, mais
j’interviens ici seulement à titre d’humble exemple pour la
démonstration de ma thèse,--il paraît que j’ai été un petit garçon très
gâté, comme le sont les enfants uniques d’une mère veuve. C’est une
douce habitude qui m’a été donnée, si douce que, devenu grand garçon, je
ne me suis pas senti capable d’y renoncer. Seulement, il me faut me
gâter moi-même à présent. Et je m’y emploie de mon mieux, en ne faisant
que ce qui me plaît!

--Et il y a beaucoup d’occupations et de choses qui vous plaisent?
interrogea-t-elle un peu moqueuse.

--C’est selon les jours, fit-il du même ton de gaîté fine. La nature et
l’expérience m’ont donné le goût du changement, source de plaisirs
incomparables et sans nombre. Et, jusqu’à nouvel ordre, je me délecte à
cette source par excellence. Avouez, mademoiselle, qu’il n’en est pas de
plus exquise pour les dilettantes que nous sommes tous, plus ou moins,
en cette aube du vingtième siècle.

Elle eut un souple mouvement de tête qui protestait:

--Mais non, je n’avoue pas. Et pour cause; je ne suis pas du tout
inconstante dans mes goûts...

--Moi non plus! c’est-à-dire dans certains de mes goûts. Par exemple,
j’adore dessiner, ce qui n’empêche qu’il y a des jours où la flânerie me
paraît une jouissance tellement supérieure que l’idée même de toucher un
crayon me semble une profanation. Aussi, en punition de ma nonchalance,
suis-je condamné à demeurer confondu dans la foule des très humbles
amateurs...

--Alors que vous auriez pu être...

En riant, il dit:

--Peut-être un artiste très remarquable... Que sait-on? Malheureusement,
je suis d’une paresse que la campagne accentue de façon terrible. La
nature m’offre alors tant de belles choses à contempler, que je ne
trouve plus ni le goût ni le loisir de «croquer» mes semblables!

Une ironie, joyeuse et légère, imprégnait encore ses paroles. Pourtant
France eut l’impression que, très profondément, il devait être capable
de sentir le charme ou la splendeur des choses créées. Son regard, qui
jaillissait si vif sous l’arcade du sourcil, s’était tourné vers la mer,
devenue pareille à une nappe immense de métal sombre, striée d’éclairs
d’argent; et il ne s’en détournait plus, suivant la course onduleuse des
vagues sous le ciel qui était couleur de perle.

Une instinctive curiosité flottait dans l’esprit de France, de découvrir
quelle sincérité enfermaient ses paroles. Mais la voix de Colette
s’éleva de nouveau, appelant avec insistance:

--France! France! Viens vite!... Il est l’heure de rentrer... Nous
sommes en retard déjà; j’entends sonner la cloche de l’hôtel...




III


C’était l’heure de la haute mer.

Par le chemin de la digue, blanche de soleil, par les jolies rues
claires aux lointains ombreux, les promeneurs affluaient vers la plage.
Avec un entrain souriant, ils venaient sans hésitation s’écraser sur
l’étroite terrasse de planches attenant à l’établissement des bains,
d’où ils pouvaient suivre de tout près les évolutions des baigneurs, en
particulier des baigneuses, tout en papotant, potinant, flirtant à
souhait, sous l’ombre protectrice des tentes que brûlait le soleil
d’août.

Et le spectacle était joli de toutes ces élégances féminines, baignées
par l’air lumineux dans le cadre clair des sables et de l’eau bleue dont
l’horizon s’estompait sous la brume des journées très chaudes.

Pourtant, France, qui sortait de la petite salle où elle se réfugiait en
dehors de l’hôtel pour faire de la musique, se détourna alertement de la
brillante cohue; et, les yeux ravis par la houle éblouissante du large,
elle se mit à gravir la montée de la falaise.

Car il y avait, sur la hauteur, une allée verte, toujours solitaire le
matin, où elle trouvait délicieux d’aller travailler en paix, devant
l’infini des eaux dont le chant la berçait. Avec une ardeur d’enfant,
elle se hâtait pour y arriver, insouciante du soleil qui flamboyait sur
le chemin sans ombre. A peine même elle en avait conscience, tant elle
était encore toute dans le monde merveilleux où la musique lui faisait
vivre des minutes incomparables.

Les harmonies continuaient de chanter dans son âme, dans sa pensée toute
vibrante, dans ses nerfs demeurés frémissants. Et la fièvre exquise que
la musique allumait en son être avivait encore l’éclair bleu de son
regard, rosant la mate transparence de la peau.

France allait vite, un peu grisée par la jouissance de marcher dans la
lumière, enveloppée par le grand souffle du large dont la fraîcheur
baignait son visage que l’ombrelle dédaignée ne protégeait pas, sa main
dégantée serrant son livre et le buvard qui enfermait «ses paperasses»,
comme elle disait.

Sur le haut de la falaise, au moment de gagner l’ombre de l’allée, elle
s’arrêta, regardant les yeux mi-clos, car l’intense clarté
l’éblouissait, l’horizon large, où se fondaient, en un délicat lointain,
les eaux et le ciel; puis plus près, à ses pieds, l’étendue blonde des
sables que longeait l’étroit chemin de la digue... Et soudain, un petit
sourire retroussa ses lèvres. Sur la chaussée de pierre, parmi le flot
des promeneurs, elle apercevait, en silhouette menue, Colette qui
marchait correctement entre sa mère et Asseline, tous trois avançant
d’une allure flâneuse de créatures privilégiées qui n’ont qu’à se
laisser vivre.

Elle pensa, moqueuse:

«Vraiment, ils ont déjà l’air tout à fait _famille_. Madame Asseline,
l’heure de votre défaite approche, croyez-en mon expérience! Ah! vous
n’étiez pas de force à lutter avec une femme aussi jolie, aussi résolue
et volontaire que ma sœur Colette...»

Immobile, elle regardait le groupe s’éloigner, dominé par l’ombrelle
rouge de Colette, qui semblait une large fleur dressée vers le ciel
clair... Et alors, seulement, elle remarqua un autre promeneur qui
marchait près d’Asseline, très grand, d’une sveltesse robuste, dont elle
connaissait bien l’allure, maintenant, Claude Rozenne.

Et, de nouveau, le sourire de malice courut sur sa bouche. Elle savait
très bien que si celui-là avait soupçonné quels yeux le regardaient, il
aurait aussitôt cherché, et sûrement trouvé, un moyen d’aller
rencontrer, par hasard, la petite personne à qui appartenaient les yeux
dont le bleu de lapis le charmait...

Mais il n’en pouvait rien soupçonner. Nulle intuition ne l’avertissait;
il continuait à causer, sans doute, avec cette ironie subtile, joyeuse
et nonchalante qui lui était familière... Et, peut-être,--sans vanité,
même avec toute sorte de raisons, elle pouvait le penser,--il cherchait
à apprendre quels étaient, pour ce jour-là, les projets de promenade de
«l’insaisissable Mlle France», comme il la qualifiait avec un peu de
dépit.

Cette idée traversa son cerveau de fillette, sceptique déjà sur la
valeur des admirations masculines. Alors elle secoua sa jolie tête
volontaire, pour en chasser les réflexions oiseuses, et reprit sa marche
vers la paisible allée qu’elle aimait, véritable coulée de verdure qui
s’arrêtait court sur l’horizon de la mer.

Sous le dôme léger des branches, la chaleur s’apaisait vraiment un peu.
Joyeusement, France respira cette fraîcheur soudaine et s’arrêta encore
pour contempler, sur la mousse, le jeu mouvant des ombres et des
clartés; et plus loin, le miroitement radieux des eaux, entrevu à
travers la dentelle des herbes frêles qui hérissaient la falaise.

Puis, d’un geste vif, elle enleva son chapeau, écarta les cheveux fous
dont le vent nimbait son front, et les mains croisées sur son buvard
entr’ouvert, elle demeura immobile, assise dans l’herbe, les prunelles
rêveuses, songeant à mille choses imprécises qui flottaient dans sa
vivante pensée.

Mais la brise souleva soudain les pages du cahier fermé devant elle.
Alors, elle baissa la tête vers les feuilles ainsi agitées et, au
passage, ses yeux virent la date écrite la veille même sur ce cahier où
elle aimait à causer avec elle-même, «19 août».

Le 19 août! Déjà tant de jours, trois semaines qu’elle vivait sur cette
plage souriante; des jours qui tous, ou presque tous, avaient laissé
leur empreinte légère, délicate ou profonde dans son cœur, dans sa
pensée. Cette empreinte, elle n’avait qu’à feuilleter les pages
griffonnées presque quotidiennement pour la retrouver... Tout à coup,
une curiosité la prenait de retrouver toutes ces impressions, si
multiples et si complexes qu’elle n’eût vraiment su dire de quelle trame
lumineuse, sombre ou grise, elles étaient faites.

Son doigt distrait tournait les feuillets. Au passage, sur l’un d’eux,
un nom l’arrêta, «Marguerite»... Elle lut, quelques lignes plus haut, «6
août!»... La date de l’arrivée de sa sœur. Qu’avait-elle écrit ce
jour-là? Quelles avaient donc été ses impressions de la première heure
qu’elle ne se rappelait plus très nettes, maintenant que d’autres, nées
du rapprochement de leurs deux vies, les effaçaient peu à peu?...


«6 août.

«Marguerite arrive!... Marguerite est arrivée!... Et en moi, c’est un
chaos où se heurtent la joie, la surprise, l’anxiété, et aussi une
tristesse que je voudrais tant qualifier d’absurde!...

«Est-ce Marguerite ou moi qui ai changé? Non, je ne peux plus retrouver
en elle la Marguerite d’autrefois, la Marguerite de ses fiançailles. Au
fond de ses yeux, j’ai aperçu le _je ne sais quoi_ qui imprégnait ses
lettres de mélancolie. Il y a quelque chose de résigné, je dirais
volontiers de désillusionné, dans leur expression de douceur pensive...
Ah! si je pouvais croire que son état présent de fatigue en est la
cause!...

«Depuis ce matin, mon cœur avait des sursauts de joie, chaque fois que
cette délicieuse pensée se précisait dans mon esprit, «c’est
aujourd’hui, aujourd’hui! que Marguerite arrive!...» O ma chère grande
sœur, par personne ta présence n’a jamais pu être désirée davantage
qu’elle l’a été ce matin par ta «petite enfant» d’autrefois!... J’en
avais la fièvre!...

«Pour occuper mon impatience, je suis retournée encore dans la toute
petite maison--si modeste, hélas!--que je suis enfin arrivée à lui
découvrir, presque dans la campagne, avec le bout de jardin,--plutôt de
jardinet,--qu’elle souhaitait tant pour elle et surtout pour son petit
Robert, dit Bob. Afin que ce minuscule logis lui paraisse plus
hospitalier, j’y ai prodigué les fleurs, faisant de mon mieux pour
rendre moins criante cette affreuse banalité des maisons de passage.

«Enfin l’heure, l’heure bienheureuse! est venue, de partir pour la gare.
Mais, tout à coup, à voir si proche, maintenant, la minute que j’avais
tant désirée, il me prenait une peur folle de retrouver Marguerite
_autre_, trop différente de la Marguerite qui a été la lumière, la joie,
la passion aussi de ma jeunesse de petite fille. Deux ans que je ne
l’avais vue, après la naissance de Bob!... Elle vivait dans son village
des Alpes, au bout de la France, et le voyage était très cher pour aller
la voir... Dans la famille Danestal, l’élément féminin ne se permet que
les voyages... utiles!

«Maman et Colette, qui détestent la marche, sont parties pour la gare en
voiture. Moi, je m’en suis allée toute seule, librement comme j’aime,
mais avec le regret que le ciel se fût voilé, devenu d’un gris très
doux, un peu mélancolique... Ce n’était pas le ciel de fête que j’avais
rêvé... Dieu! que de souvenirs de mon court passé me revenaient au
cœur...

«Vraiment, ce que je possède de meilleur en moi, je le dois à
Marguerite... Ah! si, malgré les apparences, je ne suis pas tout à fait,
du moins pas trop profondément, une jeune fille _modern style_, avec
tout ce que l’expression peut enfermer de moins que flatteur dans les
jugements maternels,--et masculins aussi,--c’est bien à elle que je le
dois! C’est elle qui m’a sauvée de... ce que j’aurais pu être...
Aujourd’hui encore, comme au temps où j’étais fillette, je ne pourrais
supporter, même à travers la distance, le blâme de ses yeux.

«En ce temps de ma toute jeunesse, ils étaient toujours un peu pensifs,
ces chers yeux,--couleur des fleurs de lin,--sans doute, parce que ma
grande sœur avait vu et compris trop de choses, rien qu’en regardant
tout près, autour d’elle... Que de fois elle a apaisé des orages où
semblait devoir périr notre pauvre foyer ouvert à tous les vents, et
ainsi empêché peut-être entre père et maman une de ces séparations sur
lesquelles on ne revient plus... Maman le sait bien tout ce qu’elle
aussi doit à Marguerite... Seulement, mon Dieu! son existence continue à
être tellement occupée de soucis divers qu’elle n’a guère le loisir de
songer à ces choses du passé...

«J’en avais, moi, la pensée toute remplie encore, quand, enfin! le train
est apparu, en retard à son ordinaire. Mon cœur battait stupidement...
Les wagons se sont arrêtés. Les portières se sont ouvertes. Sans bouger,
figée dans mon émotion, je crois, je cherchais des yeux Marguerite...
C’est André que j’ai vu apparaître. Pas changé, lui, toujours joli
homme, mince, blond, n’ayant rien perdu de son allure de clubman très
chic, appartenant à une authentique noblesse, ruinée. Il a pris dans ses
bras un beau petit garçonnet qu’il a mis sur la terre, d’où maman l’a
enlevé incontinent. Puis il a tendu la main à Marguerite pour l’aider à
descendre. Je me suis glissée dans le flot des voyageurs... Mon regard
l’a enveloppée, et avec quelle tendresse... Ah! c’était bien toujours
son visage fin, mais effilé et pâli, ses yeux clairs, très doux, très
aimants,--un peu graves,--son sourire charmant... Cependant comme j’ai
eu, forte, l’impression de retrouver une Marguerite autre que celle dont
la présence, jadis, était ma gaîté!

«Peut-être, après tout, l’ai-je trouvée différente, surtout parce que sa
future maternité la déforme déjà un peu, rejetant vers un passé bien
enfoui le souvenir de sa svelte silhouette de jeune fille.

«Nous nous sommes embrassées... Mal, devant tous ces étrangers.
Pourtant, ces baisers-là, c’étaient nos deux cœurs qui les donnaient...

«André, très aimable, avec une courtoisie joyeuse, s’empressait autour
de nous, et, évidemment ébloui par la beauté de Colette, l’aspergeait de
compliments discrets et délicats, tant et si bien qu’il en oubliait tout
à fait de s’occuper de ses bagages. Maman, cessant d’être en
contemplation devant Bob, s’est tout à coup avisée que Marguerite était
seule à chercher ses malles; et alors, heureusement, elle a dit les mots
qui me brûlaient les lèvres et que je n’osais articuler:

«--André, aidez donc votre femme à rassembler vos bagages... Elle se
fatigue à le faire. C’est très mauvais pour elle!

«Il y avait un peu d’impertinence dans la voix de maman. Mais André n’en
a pas paru troublé du tout. Il s’est mis à rire gaîment et a répliqué:

«--Ma mère, je suis tout à fait de votre avis... Mais détrompez-vous si
vous croyez que Marguerite me céderait sa place en la circonstance!...
J’imagine que je lui inspire à peu près autant de confiance que Bob
lui-même... Marguerite, comme toutes les femmes,--excusez-moi,--ne
trouve bien que ce qu’elle fait elle-même!

«Tout en parlant, par hasard, il avait tourné la tête de mon côté. Je ne
sais ce qu’il pouvait y avoir au fond de mes yeux; mais, nos regards
s’étant croisés, l’expression de son visage a changé; son front s’est
rayé d’un pli... Et, aussitôt, il nous a quittées pour aller vers
Marguerite qui, finissant de donner des ordres, se rapprochait de nous,
un sourire sur sa pauvre figure amaigrie où paraissaient presque trop
grands ses yeux que la fatigue cernait...

«Vraiment, je n’ai goûté le bonheur de la revoir que quand, enfin, elle
a été dans sa toute petite maison, assise devant son minuscule jardin
où, tout de même, il faisait très bon, très frais; où flottait une
exquise senteur de réséda et d’héliotrope.

«Maman, exultant d’avoir un beau petit-fils, avait emmené Bob pour que
Marguerite pût se reposer un peu. Colette et André causaient, sans
beaucoup s’occuper de la propriétaire qui prétendait accomplir tout de
suite la formalité d’un rigoureux inventaire... Moi, sous prétexte
d’aider Marguerite à déballer ses malles, j’étais restée près d’elle; un
désir fou me bouleversait le cœur de sentir, enfin! toute vivante
encore, notre immense tendresse de jadis.

«Je l’avais fait asseoir dans le fauteuil le moins _inconfortable_ de la
maison. Je lui ai glissé un tabouret sous les pieds. Elle m’a dit
«merci!» avec un sourire heureux et lassé; et sa voix avait tellement
l’accent inoublié que, comme un bébé, je me suis glissé à genoux contre
elle, et les mains jointes sur son fauteuil, ma tête sur son épaule,
j’ai murmuré:

«--Oh! Marguerite! que c’est bon de te retrouver ma Marguerite
d’autrefois!

«Ses doigts caressaient mes cheveux.

«--Tu ne la retrouvais donc pas, ta Marguerite? C’est vrai qu’elle a
vieilli; qu’elle n’est plus, oh! plus du tout, une élégante Danestal, ni
de visage, ni de taille, ni de toilette!... Mais je t’assure qu’elle
aime comme autrefois sa petite fille France!

«Comme autrefois... Eh bien! non, ce n’était plus, ce ne pouvait plus
être comme autrefois, quand j’étais sa première tendresse. Maintenant,
il y avait, avant moi, dans son cœur, Bob et son mari! Moi seule de nous
deux, je n’avais pas changé, et je l’aimais toujours de même!

«Dieu! comme de cela j’ai eu le sentiment triste, oh! triste! une
seconde, avec le regret passionné de ce qui avait été et ne pourrait
plus être... Une seconde, seulement! Je sentais tellement encore
Marguerite prête à être pour moi l’amie par excellence, que l’impression
douloureuse s’est enfuie, et, assise à ses pieds, je me suis mise à
réveiller avec elle tous les souvenirs qui nous étaient précieux; puis,
nous avons effleuré le présent, avec des mots rapides qui se croisaient,
des interrogations dont les réponses arrivaient pêle-mêle avec d’autres
questions. Vraiment, cette petite chambre inconnue cessait de nous être
étrangère par la grâce de ce passé que nous y ressuscitions et qui la
peuplait d’images, de souvenirs, de visages familiers.

«Mais tout à coup André est entré et a demandé:

«--Marguerite, êtes-vous un peu reposée? Il vaudrait mieux que vous
fissiez vous-même l’inventaire avec notre propriétaire qui prétend
compter du linge... Et puis, je voudrais descendre avec Colette jusqu’à
la plage et prendre les journaux du soir.

«--Très bien, allez... En rentrant, vous voudrez bien demander à maman
de me renvoyer Bob.

«Et ç’a été tout. A elle, il semblait tout naturel qu’il ne s’inquiétât
pas de la fatigue qu’elle éprouverait à inventorier avec la
propriétaire. Et lui, avec une simplicité parfaite, trouvait non moins
naturel qu’il en fût ainsi. Joyeux autant qu’un écolier délivré de sa
tâche, il se préparait à sortir. Il a gentiment embrassé Marguerite sur
les cheveux, tandis qu’elle, refusant mes services, se mettait en devoir
d’accomplir sa fastidieuse tâche dans toutes les pièces de la maison.

«Et il est parti pour se promener. De la fenêtre devant laquelle j’étais
debout, j’ai entendu leurs voix très gaies, à Colette et à lui.
Vraiment, ils étaient aussi élégants l’un que l’autre, dignes d’être
frère et sœur; arrêtés devant la petite grille, ils causaient; puis
André a ouvert la porte devant Colette et s’est effacé. De toute
évidence, sa vanité masculine s’arrangeait fort bien d’escorter une
aussi charmante personne.

«Et pendant que je les regardais s’éloigner, tels des êtres libres de
tout souci; que j’entendais l’accent lassé de Marguerite qui comptait
des serviettes, des draps, des torchons, que sais-je encore?... je me
rappelai le temps des fiançailles de Marguerite... Alors André était,
auprès d’elle, si attentif, qu’il faisait de moi une petite fille
follement jalouse parce qu’il absorbait trop, qu’il voulait trop pour
lui seul, ma grande sœur qui, jusqu’alors, avait été mon bien...

«Je retrouvais, toujours vivante dans l’intimité de mon souvenir, la
vision de certains regards, de certaines attitudes, de mots ou de
sourires d’André, dans lesquels il y avait tant d’amour pour Marguerite
qu’alors, tout bas, j’avais compris que, pour être aimée ainsi, on
acceptait joyeusement l’épreuve de l’avenir incertain, la séparation
d’avec les êtres les plus chéris jusqu’alors. Il y a trois ans et demi
de cela. Avec la naïveté de mes quinze ans, m’étais-je trompée?... Ou
bien ai-je tort de croire aujourd’hui que l’amour ne vit pas
longtemps?... oh! non, pas longtemps! J’en ai eu tant d’exemples déjà!

«Mais s’il ne nous est donné que pour nous être enlevé, et ce doit être
la pire douleur, celle des élus à qui l’on ravirait leur ciel... alors,
mon Dieu, si vous écoutez les prières des lâches petites créatures qui
ont peur de souffrir, faites-moi la grâce de n’aimer jamais!»


«7 août.

«Ce matin, première rencontre solennelle avec la colonie Asseline.

«Accueil plutôt frais de Mme Asseline, gracieuse comme un hérisson, et
plutôt chaleureux de M. Asseline, que la beauté de Colette paraît
vivement impressionner.

«L’excellent Paul, doux et sans malice, immobilise sur elle des yeux
admiratifs dont elle reçoit l’hommage avec une grâce parfaite, la même
qu’elle apporte dans ses rapports avec la vieille dame revêche, qu’elle
s’est juré de dompter. C’est un dressage qui lui fera honneur, car il
n’est pas commode... Je n’oserais dire qu’il sera glorieux, étant donnés
sa cause et son but.

«Maman, hélas! s’est fait aussi, sans doute, un serment de conquête, car
elle ne semble pas s’apercevoir de la maussaderie de Mme Asseline et
cause, très aimable, très souriante, remplissant avec son habituelle
aisance son rôle de femme d’un poète célèbre que, sûrement, ni Mme
Asseline ni ses amis n’ont lu.

«Ah! les belles-lettres ne doivent guère les passionner... Il suffit de
les entendre causer un moment pour être édifié sur la qualité de leurs
goûts et de leurs plaisirs, sur leur degré de culture artistique.

«Mais, en revanche, ce sont des gens riches, très riches, bourgeoisement
riches,--à vous donner envie d’être pauvre!--de grands marchands, des
fabricants de toute sorte de produits qui leur rapportent évidemment
beaucoup plus d’espèces sonnantes que les impeccables sonnets de papa.

«Aussi apprécient-ils leurs semblables en raison de la fortune dont ils
les savent ou les croient possesseurs. Je les ai entendus ce matin et je
suis éclairée. Ce qu’il est revenu de fois dans la conversation de ces
femmes «pratiques», de ces grands industriels ou financiers, ces mêmes
phrases: «Est-il très riche?... A-t-elle une grosse dot?... Le chiffre
de cette maison est superbe, tant et tant, etc...» Ça ne se compte pas!

«Pendant les dix premières minutes, je me suis presque amusée à écouter,
parce que je me trouvais dans un milieu qui m’était tout nouveau, et
cela m’intéressait de chercher à démêler un peu la personnalité de
toutes ces dames si bien habillées par des couturiers de choix,--et de
prix!--parce que j’étais curieuse d’entrevoir ce que peuvent bien être
les goûts et idées de ces adorateurs du veau d’or.

«Mais, sans doute, j’ai l’esprit mal fait et capricieux... Un quart
d’heure ne s’était pas écoulé que je me sentais en train de m’acheminer
vers un de ces ennuis terribles qui vous donnent envie de trépigner, de
crier, comme un enfant mal élevé, pour échapper à la torpeur où vous
jettent ceux qui vous entourent... J’ai pourtant trop souvent entendu la
conversation des gens du monde pour être difficile sur la qualité de ce
qu’il faut écouter.

«Mais là, vraiment, c’était autre chose encore!... Non plus de gentilles
pauvretés, coquettement troussées, mais des platitudes vulgaires, des
plaisanteries de commis voyageurs, des bavardages sans drôlerie, ni
esprit, ni rien, rien qui leur prête une certaine saveur.

«Comment maman et Colette, accoutumées à une tout autre atmosphère,
n’avaient-elles pas, ainsi que moi, le désir fou de s’enfuir! Elles
continuaient à se mettre en frais déplorables pour Mme Asseline qui
s’amadouait un peu,--bien malgré elle!--impressionnée favorablement sans
doute par leur grand air de femmes du monde, par l’énumération discrète
de quelques-unes de nos belles et innombrables relations, par le récit
adroitement placé des ovations reçues en Allemagne par père; et
peut-être plus encore, par l’attention que maman et Colette accordaient
à toutes ses paroles.

«Quant à M. Asseline père, il se complaisait, de ci de là, en calembours
lourdement épicés, ponctués d’un gros rire de bonne humeur qui lui
valait un regard courroucé de sa femme, troublée dans les oracles
qu’elle rend sur toutes choses,--petites et grandes,--sur les salades,
les ministres, les domestiques, les chevaux, les appartements, le
clergé, etc. Tout y passe, jugé par des goûts d’épicière et l’autorité
que lui donnent ses millions...

«Et voilà quelle belle-mère Colette veut se donner! Voilà le monde où
elle prétend entrer... Et où elle entrera!... Car ce qu’elle veut, elle
le veut bien...

«Ce matin, pour fuir ces odieux papotages, j’ai, à tout hasard, murmuré
que le soleil me gênait; et, tout doucement, j’ai avancé mon pliant.
Personne, d’ailleurs, n’a fait mine de vouloir retenir la sauvage petite
personne qui se montrait silencieuse autant que l’excellent Paul,
absorbé dans la béatitude de contempler Colette.

«Ah! quelle jouissance ç’a été de me retrouver à peu près seule,
d’entendre de presque loin l’écho de toutes ces voix bruyantes, de ces
rires trop éclatants, de pouvoir oublier l’insipide bavardage dont
j’étais saturée...

«Vraiment, le seul spectacle de la mer me paraissait un bain
rafraîchissant. De petits reflets nacrés erraient sur l’eau couleur
d’opale qui se retirait vers la pleine mer, avec des ondulations
caressantes. Des éclairs de soleil flambaient dans les nappes
transparentes laissées par la marée descendante. Et de cette eau si
fraîche, du ciel bleu adorablement, de cette plage blonde dont l’or pâle
luisait au soleil, montait une ardente symphonie, un chant d’été que
tout moi écoutait et recueillait ravi.

«Je regardais deux petits qui jouaient sur le sable, et je pensais à
notre Bob; je regrettais de ne pas l’avoir près de moi, enfonçant ses
jambes menues dans cette poussière chaude que ses pieds nus foulent avec
délices, sur lequel roule, si volontiers, son joli corps de bébé!

«Une voix derrière moi a demandé:

«--Est-il permis, mademoiselle, de troubler votre contemplation?

«C’était Claude Rozenne. Parce que nous habitons le même hôtel, qu’il
est lié avec Paul Asseline, un camarade de collège à lui, un semblant de
relations s’est établi entre nous et lui.

«Maman le trouve «un garçon chic», Colette un homme très aimable, et le
traite comme un ami du précieux Asseline; moi, je bataille agréablement
avec lui quand ses opinions, volontiers paradoxales, m’invitent à une
contradiction moqueuse qu’il accepte, et à laquelle il riposte avec une
bonne grâce spirituelle, très amusante.

«Ce matin, la joie d’être sortie du cercle Asseline me rendait à son
égard d’une mansuétude incomparable... Aussi avons-nous causé comme de
vieilles gens très raisonnables qui se savent dignes de juger, à huis
clos, leurs semblables.

«Il m’a dit avec un geste à peine esquissé vers le groupe Asseline:

«--Vous avez fui la terrible dame?

«--Oui, et son entourage aussi!

«L’aveu m’était échappé. J’ai trop tard mordu ma lèvre pour le retenir.
Il me regardait avec malice. Je me suis mise à rire. Et nous avons
repris notre causerie sans tête ni queue, entrecoupée de silences durant
lesquels nous étions ressaisis par le songe intérieur...

«La mer s’éloignait de plus en plus. Elle semblait maintenant un
gigantesque ruban de moire azurée qui barrait l’horizon et
s’immobilisait sous le regard brûlant du soleil de midi. La plage se
dépeuplait. Dans la colonie Asseline, des adieux s’échangeaient. Je ne
bougeais pas, ni Rozenne. Mon nom, jeté tout à coup, m’a fait tourner la
tête.

«--France!

«Mon élégant beau-frère passait, rentrant déjeuner. Il souriait de son
air satisfait de l’existence, habillé irréprochablement de laine
blanche. Je lui ai demandé:

«--Comment va Marguerite?... Elle était sortie quand je suis allée chez
elle ce matin.

«--Marguerite?... Mais elle est en excellente santé, toujours absorbée
par ses travaux de ménagère ou ses soucis de mère de famille...

«--C’est vrai, elle vit pour les autres, prenant la peine pour elle
seule et leur laissant le plaisir...

«Il n’a rien répondu et s’est avancé à la rencontre de Colette qui
venait me chercher.


«8 août.

«Sans vanité aucune, pour constater tout simplement un petit fait, je
reconnais ici que Claude Rozenne semble vraiment me faire l’honneur de
me trouver à son gré pour animer sa villégiature. Si je voulais m’y
prêter, il engagerait volontiers avec moi un flirt gentil et sans
conséquence que nous n’aurions l’un et l’autre qu’à oublier, la saison
finie, pour peu que nous jugions préférable une telle conclusion.

«Seulement, voilà, je ne m’y prête pas, étant tout à fait édifiée sur
les charmes de cette sorte de distraction. Et je devine qu’en son for
intérieur, il est un brin surpris de mon insensibilité devant une
recherche aussi flatteuse que discrète, son amour-propre masculin étant
habitué à de plus favorables traitements. J’ai, à tout instant,
l’occasion de le constater ici même...

«Parce que c’est un jeune homme à marier, de haute allure, maman
l’honore d’une estime particulière, et le lui témoigne volontiers.
Colette s’applique à se faire de lui un allié pour la conquête qu’elle
s’est juré de réussir. Il a d’ailleurs parfaitement pénétré, je suis
sûre, le mobile de la diplomatique amabilité de ma jolie sœur; car il
m’a tout l’air d’être un connaisseur très perspicace des manœuvres
féminines, qu’il observe avec un plaisir assaisonné d’ironie et de
curiosité...

«Et c’est pourquoi il ne m’ennuie jamais; pourquoi nous traitons de
puissance à puissance; pourquoi encore, l’estimant un adversaire de
valeur, je le laisse discrètement rôder autour de mon humble
personnalité dont les imprévus tiennent son attention en éveil et me
donnent, sans doute, une certaine saveur qui lui paraît digne d’être
dégustée par lui...

«Tout de même, il enrage un peu de voir inutiles tant de galantes
intentions; et cela m’amuse prodigieusement à certaines heures. En
d’autres, il m’intéresse fort: c’est un garçon très intelligent,
d’esprit remarquablement ouvert, vraiment artiste. Il crayonne avec un
don naturel qui ferait de lui bien mieux qu’un amateur de talent, s’il
daignait en avoir la volonté... Seulement, il ne daigne pas du tout!

«Pour son plus grand dommage,--c’est moi qui parle,--il est pourvu de
rentes honnêtes dues à sa situation de fils unique d’une excellente dame
veuve en province, qui n’a d’autre souci que de lui simplifier
l’existence.

«Il trouve, naturellement, la chose charmante et se complaît dans cette
existence capitonnée, se laissant vivre avec une insouciance joyeuse,
une nonchalance délicate de dilettante, et le désir très avoué de goûter
à toutes les friandises intellectuelles et autres que la vie, la vie
parisienne en particulier, peut lui offrir. Il doit y goûter,
d’ailleurs, spirituellement, avec une pensée très fine, une âme légère
et changeante qui ressemble à un brillant miroir où, sans cesse, se
reflètent toute sorte d’images, divertissantes pour sa curiosité...

«En toute sincérité, je reconnais qu’il n’aurait pas le flirt banal,
mais agréable au contraire, d’autant qu’il apporte dans ses rapports
avec les femmes une sorte de grâce respectueuse et caressante dont le
charme peut être puissant...

«Mais moi, j’ai l’horreur et la terreur du flirt, à un point qu’il ne
peut comprendre, lui qui ne sait quelle sceptique et clairvoyante
personne le monde s’est chargé de faire de la dernière des «petites
Danestal»...

«Oh! oui, j’ai la terreur et le mépris de ce jeu coquet, parce que j’ai
eu trop souvent l’occasion de voir, chez mes amies, ce qu’il en advient
des flirts où elles se sont lancées joyeusement avec des curiosités, de
la tendresse, des espérances plein le cœur et l’esprit... et d’où elles
s’échappent presque toujours misérablement déçues, conscientes, trop
tard! d’avoir seulement servi à distraire une fantaisie masculine. Ah!
je le connais, l’égoïsme féroce et souriant des hommes. J’ai regardé,
j’ai entendu, j’ai compris... et tant que je conserverai un atome de
sage volonté, je ne flirterai pas. Non, non, oh! non!...

«Aussi, en toute honnêteté, pour que Claude Rozenne ne dépense pas ses
soins pour moi avec une inutile espérance, je lui ai, en toute
franchise, fait ma profession de foi... Trois ou quatre petites phrases
bien nettes, et la chose était servie. Sans doute, il ne s’attendait pas
à pareille déclaration, car il m’a regardée une seconde, comme pour
essayer de démêler si je plaisantais... Puis il s’est écrié avec sa
gaîté drôle:

«--Bonté du ciel, mais si vous ne flirtez pas dans le monde, qu’est-ce
que vous pouvez bien y faire pour vous distraire?

«--J’y regarde flirter les autres.

«--C’est beaucoup moins amusant...

«--Croyez-vous?... C’est amusant... autrement... voilà tout!... Et puis
c’est très instructif, et je suis encore à l’âge où l’on doit
s’instruire, vous savez...

«--Je sais... je sais... Seulement, il me paraît que l’un des fruits les
plus remarquables que vous devez à votre instruction mondaine, c’est, à
l’égard des hommes, une sévérité de jugement que vous me permettrez de
regretter...

«--Pour moi ou pour les hommes, vos frères?

«--Si j’osais, je dirais... pour tous les deux... Mais je n’ose pas et
je parle seulement pour ceux qui souhaitent vous conquérir...

«Conquérir!... Toujours ce mot qu’ils ont aux lèvres quand ils songent à
nous, qui ne leur paraissons pas autre chose, mon Dieu! qu’une proie à
saisir...

«Une petite révolte avait fait bondir tous mes instincts de créature
jalousement indépendante. Et j’ai répliqué vite:

«--Ce serait un souhait bien inutile! Je ne veux pas me laisser
conquérir!

«--Parce que?...

«--Parce que l’état de puissance conquise me paraît peu enviable.

«--Quel que soit le conquérant?

«--Il y en a si peu qui soient dignes de leur conquête!

«Il lui est échappé une espèce d’exclamation impatiente ou dépitée.

«--Encore! Mais quels sujets d’observation avez-vous donc rencontrés
pour avoir tant de scepticisme à votre âge?

«Je n’ai pas répondu. J’aurais pu lui dire pourtant que j’ai grandi,
vécu dans un foyer désemparé, sans union, ni dévouement, ni amour!...
Qu’aujourd’hui encore je vois chez Marguerite, et avec quelle angoisse!
ce que peut faire même un homme qui n’est pas méchant, d’un fragile cœur
de femme lui appartenant tout entier...

«Comme il me voyait silencieuse, il s’est tu aussi; mais dans la
nuit,--car c’était en marchant sur la digue que nous causions ainsi,
après le dîner,--je devinais au fond de ses yeux cette attention que mes
réflexions y amènent parfois.

«Sûrement, il avait très envie de savoir quelles idées enfermait ma
cervelle féminine sur le sujet abordé. Toutefois, il n’aventurait aucune
question, moitié par discrétion, moitié parce qu’il savait que si je
n’en avais pas la fantaisie, je ne lui répondrais pas...

«Et nous avons avancé un moment, sans plus rien dire. La mer chantait
sourdement sur le sable; et au-dessus de nos têtes, il y avait un
ruissellement d’étoiles, sur le velours sombre du ciel.

«Tout à coup, il me prenait cette soif de recueillement et de silence
qui s’empare impérieusement de moi à certaines heures, de ces heures où
je me sens capable d’écrire des choses qui me feront encore battre le
cœur, quand je serai une vieille femme, parce que j’y verrai ressusciter
l’âme même de ma jeunesse...

«Mais Rozenne ne pouvait pas savoir... Et soudain, avec tant de bonne
grâce que je lui ai pardonné de me ramener à lui, il m’a demandé
drôlement:

«--Est-ce que, sans flirter, nous ne pourrions pas causer un peu...
comme deux vieilles personnes très sages?

«Et ainsi qu’il disait, comme «deux vieilles personnes très sages», nous
nous sommes mis à parler musique et poésie...


«9 août.

«Sous le ciel changeant,--lumineux ou gris, selon les caprices du
vent,--continuent à se jouer, dans notre petit monde de Villers, toute
sorte de menues comédies, éternellement les mêmes, d’ailleurs, et bien
pareilles à celles qui se jouent tous les hivers à Paris.

«Colette, qui mériterait, comme l’héroïne du conte, d’être appelée
l’_adroite princesse_, poursuit avec un art merveilleux qui m’humilie
pour elle la rude conquête des millions de Mme Asseline. La vieille
dame, très clairvoyante, les défend de son mieux, prodigue de paroles
discrètement malveillantes ou grincheuses, exaspérée que Colette ne les
paraisse pas entendre...

«C’est une exaspération que j’excuse. Elle sera vaincue et elle en a
conscience... Le bon Paul n’a plus d’autre volonté que celle de la dame
de ses pensées. Et M. Asseline père est presque aussi absolument
subjugué, Colette l’ayant attaqué par son grand point vulnérable: à
savoir, un goût effréné pour la pêche et la navigation.

«Or, ma brillante sœur, possédant un cœur insensible aux ondulations de
la mer, a accepté des promenades dans le yacht Asseline, où sa farouche
adversaire ne pouvait s’aventurer sans grand dommage. Elle s’est
intéressée, avec une attention flatteuse, aux exploits, comme pêcheur,
de ce richissime fabricant et, lui aussi, n’en voit plus que par la
belle Colette Danestal.

«Maman, jugeant l’affaire en bonne voie, s’épanouit et oublie, un
instant, combien est mauvais pour notre bourse étroite le séjour du
premier hôtel de Villers. De plus, son petit-fils Bob lui tourne la tête
et la comble de joie en lui faisant faire ses trente-six menues
volontés.

«Moi, je vis délicieusement à ma fantaisie, je travaille à souhait, je
vagabonde solitairement à pied ou à bicyclette dans de jolis chemins
verts, ce qui m’attire la toute particulière réprobation de Mme
Asseline. Colette s’en était agitée, craignant l’effet de cette
réprobation pour ses ambitions matrimoniales. Mais, cette fois, je me
suis regimbée et j’ai réclamé le droit d’agir à ma guise, comme le fait
Colette elle-même, quitte à être considérée par la correcte mère du bon
Paul comme un fâcheux petit produit d’une éducation parisienne.
J’imagine qu’elle serait fort surprise si elle apprenait que je suis
couramment traitée de «sauvage» par nos mondaines relations sur la côte,
qui ne peuvent comprendre mon horreur des casinos, des parties de toute
sorte organisées quotidiennement par des gens insatiables de
distractions.

«Ni les uns ni les autres ne savent que ma vraie joie, c’est de demeurer
auprès de Marguerite, ma pauvre chère Marguerite, trop souvent seule,
que je voudrais si heureuse et qui, j’en suis certaine, ne l’est
guère..., du moins, comme elle espérait l’être au temps de ses
fiançailles.

«Et cela, je ne puis le pardonner à André, qui devrait être en adoration
devant le trésor de femme qu’il possède.

«En adoration? Ah! Dieu, non, il ne l’est pas, il se laisse aimer. Il
accepte avec une simplicité révoltante que, même dans l’état où elle
est, en toute occasion, elle se dévoue à son agrément, à son bien-être,
à sa parfaite tranquillité, elle se dérange, se fatigue pour lui. Et, à
peine s’il l’en remercie, tant la chose lui paraît naturelle. Pourtant,
il n’est ni méchant ni sot. Je crois que, surtout, il est d’une légèreté
inouïe qui le rend parfois, sans qu’il en ait conscience, d’un égoïsme
monstrueux.

«Un tout jeune garçon qui serait à l’aube de sa vie d’homme n’aurait pas
plus d’ardeur pour jouir de toutes les distractions qui s’offrent à lui.
Peut-être parce qu’il vient de passer trois années dans un pays perdu,
il est atteint maintenant d’une sorte de fièvre de vie mondaine. Et
comme il a des allures de gentilhomme, qu’il sait être fort séduisant,
son succès est complet. Il est maintenant de toutes les parties, quand
il ne file pas à Trouville où les _petits chevaux_ l’attirent fort,
hélas!

«Et pendant ce temps, Marguerite souffrante sort à peine de son
jardinet, où elle surveille Bob, où elle travaille pour lui quand,
malgré les prescriptions du médecin, elle ne s’épuise pas, à «faire le
ménage», comme dit André dédaigneusement. Je bondis d’indignation quand
il parle ainsi!... Car enfin, si elle s’astreint à cette insipide
besogne, c’est pour lui, pour qu’il ne méprise pas tout à fait le
modeste petit _home_ dont l’humilité lui paraît mal supportable. Elle le
sait bien, la pauvre chérie, qui fait des prodiges pour donner un
semblant d’élégance à leur intérieur et qui passe tant de minutes
énervantes à chercher les moyens d’équilibrer leur mince budget,
toujours culbuté par son insouciance, à lui.

«L’autre matin, quand je suis arrivée, elle était si absorbée dans ses
comptes, qu’elle ne m’a pas entendue entrer. Elle murmurait:

«--Comment peut-il être si léger et jouer pareillement! S’il continue,
jamais nous n’arriverons à finir notre séjour sans dettes!

«Quelle anxiété il y avait dans son accent!... Cinq minutes plus tôt, je
venais d’apercevoir André qui, toujours très chic, parcourait les
journaux, installé sur la terrasse du Casino, ayant tout à fait un air
de gentleman possesseur de rentes sérieuses.

«Cela, tandis que sa pauvre petite femme, habillée d’un méchant peignoir
d’indienne, ne valant pas cinq francs! s’énervait à compter, pour lui
donner la possibilité de jouer quelques semaines un brillant personnage.
Oh! cet égoïsme masculin!... Jamais encore je n’en avais eu, peut-être,
la conscience plus nette. Dans la famille d’Humières, c’est bien comme
dans la famille Danestal! Ce sont les femmes qui portent le poids si
lourd des soucis d’argent que font naître les hommes!... Maman, elle, en
gémit hautement. Marguerite, pas. Jamais elle ne se plaint, et dans nos
causeries qui redeviennent bien intimes, grâce à Dieu! jamais il ne lui
échappe même un mot de blâme indirect pour son mari, ni une réflexion
amère ou seulement désillusionnée, sur la solitude où il la laisse sans
scrupule, parce qu’elle paraît trouver tout simple que lui jouisse de
distractions dont elle est privée. Elle insiste même pour qu’il en
profite si, par aventure, pour la forme, il s’avise de quelques
cérémonies et lui offre de rester avec elle. Oh! ces propositions faites
avec le secret désir qu’elles soient repoussées!... Comme je comprends
que Marguerite les accueille sans joie et ne les accepte pas!...

«Avec son joli sourire doux qui enferme tant de mélancolie, elle lui
répond, indulgente, comme si elle parlait à Bob:

«--Allez, André... Cela me fait plaisir que vous vous amusiez!

«Certes, voilà un plaisir qu’il est toujours prêt à lui offrir.

«Si je ne me souvenais qu’il a été, pour elle, tellement autre, je
craindrais moins que, tout bas, elle ne souffre beaucoup d’avoir perdu
des joies trop fragiles et sans prix...


«10 août.

«Maman, docile aux injonctions de Colette, a demandé à Mme Asseline
quand elle recevait, et cette désagréable personne, prise sans doute au
dépourvu, a indiqué son jour de réception où fréquentent les «gros»
propriétaires bourgeois de Villers et les baigneurs parisiens de ses
amis.

«Il est évident que l’adversaire de Colette, douée d’une jolie dose de
vanité, s’est avisée, nous voyant pourvues de brillantes relations sur
toute la côte, à Trouville, à Houlgate, à Villers même; s’est avisée
que, même dénuées de millions, nous pouvions cependant n’être pas tout à
fait à dédaigner, d’autant que nous portons un nom qu’on lui a dit être
illustre.

«Vraiment, n’était son pressentiment qu’elle marche vers une catastrophe
où elle perdra son cher Paul; n’était la certitude si cruelle pour ses
instincts autoritaires qu’elle sera vaincue par la souriante et ferme
volonté de ma sœur, elle serait même très flattée de compter dans son
cercle habituel l’épouse et la fille d’un homme célèbre.

«Je dis «la fille», car, en toute humilité, il me faut reconnaître que
ma chétive personne continue à attirer toute la rigueur de ses jugements
sur les jeunes filles modernes. O mes sœurs en indépendance, que nous
sommes donc vertement traitées par cette horrible bourgeoise qui me
tient, en particulier, pour une gamine mal élevée, pas du tout
_Sacré-Cœur_, férue d’idées subversives et saugrenues sur la vie, les
gens, les choses; une petite fille romanesque, ne rêvant qu’artistes,
poètes, romances à la lune... Cela dit sous forme de considérations
générales dont l’intention est évidente, grâce aux regards qu’elle
dirige avec soin de mon côté. Maman, absorbée par la seule idée de ne
pas entraver la marche de Colette vers le succès, laisse passer
philosophiquement ces boutades furibondes, sans paraître se douter
qu’elles sont offertes à la dernière des «petites Danestal». Il lui
suffit de constater que, positivement, avec Colette, Mme Asseline est
beaucoup moins «porc-épic». Mon adroite sœur la dompte insensiblement.
C’est un merveilleux et pitoyable dressage par la patience. Rien ne
rebute Colette, ni paroles, ni allusions désagréables. Sans se troubler,
toujours gracieuse, elle se tait ou répond, si maîtresse d’elle-même,
qu’il faut la bien connaître comme moi pour soupçonner, au pli léger
creusé une seconde entre ses sourcils, qu’elle ménage pour l’avenir à
Mme Asseline de justes représailles.

«Je savais ma sœur très forte diplomate, mais à ce point!... oh! non!
Elle eût été une remarquable ambassadrice. Avec quel art elle joue de la
célébrité de père, dont elle s’enveloppe comme d’un joli rayonnement de
gloire!... Tantôt, pendant l’odieuse visite chez les Asseline, elle m’a
remplie d’admiration par le tact avec lequel, sans paraître y prendre
garde, elle a placé le récit des ovations faites au poète Robert
Danestal par un cercle de lettrés de Munich, juste après avoir mentionné
incidemment notre rencontre, ce matin, avec la princesse Blancovana.

«Dans ce salon ultra-cossu, bourgeois à faire hurler d’horreur un
artiste; auprès de cette femme aux allures de mercière enrichie, elle
avait l’air d’une duchesse fourvoyée chez de petites gens parvenus; et
elle était si jolie, habillée d’un bleu délicat, que je ne m’étonnais
pas que le gros Asseline père s’appliquât de toutes ses forces--elles
sont considérables--à diriger un peu vers lui l’attention de cette
princesse des contes de fées.

«Vraiment, comment, douée si bien pour la conquête, ne place-t-elle pas
ses ambitions plus haut que Paul Asseline!... Il est riche...
considérablement! Il est doux, généreux, docile, très bien habillé, et
si peu transcendant!... Et elle est bien trop intelligente pour ne pas
savoir à quoi s’en tenir là-dessus. Elle ne l’aime pas. Tout juste, à
ses yeux, il est un bon garçon dont elle fera tout ce qui lui plaira,
qui l’adorera et l’admirera comme une idole précieuse, qui la comblera
de cadeaux rares et réalisera tous ses caprices. Ses belles épaules se
trouveront déchargées à jamais du faix des embarras d’argent. Elle sera
très élégante, très enviée et très satisfaite, son idéal rempli.
Heureuse Colette! Il y a des minutes--pas nombreuses--où je l’envie de
n’être pas, comme moi, une misérable petite chose toujours vibrante,
désirant, rêvant des bonheurs si hauts que, bien sûr, la vie ne les lui
accordera pas, si elle ne veut plus se contenter de ceux que lui donnent
divinement la poésie et la musique.

«La «petite chose» en question s’est, en son for intérieur, très mal
comportée pendant la visite qui lui était imposée. Elle trépignait, en
son cœur, d’impatience devant les déclarations omnipotentes de Mme
Asseline, et résistait à peine à la tentation, combien violente! de dire
justement les choses qui exaspéreraient cette pontifiante créature. Je
vois d’ici la mine de père quand il sera introduit dans un pareil
milieu, quand il lui faudra subir, par exemple, les conversations de M.
Asseline père, dont j’ai joui, à moi toute seule, tantôt, tandis qu’il
nous faisait visiter son parc; résolument, Paul avait accaparé sa
bien-aimée, et dans le salon, maman restait la proie de Mme Asseline...

«Ce parc est beau comme un Éden, beau à faire pardonner à la villa
d’être une somptueuse bâtisse où un architecte inqualifiable a pris soin
de réunir à peu près tous les styles. Les jardiniers de Mme Asseline,
eux, sont de véritables artistes en leur empire. Ils ont créé des
massifs qui sont un enchantement pour les yeux et dessiné des allées qui
ont des lointains de songe, sous une voûte d’ombre transparente,
pailletée d’éclairs de soleil; des pelouses d’herbe veloutée, distillant
une fraîcheur d’eau limpide!... Oh! l’admirable parc où, dans l’air
chaud, errait la petite âme odorante des fleurs...

«Au sortir du salon trop riche de Mme Asseline, il était tellement
exquis à contempler, qu’il m’a soudain donné des trésors d’indulgence
pour accepter la société de son prosaïque propriétaire, ravi de mes
admirations. Tandis que Colette avançait devant moi, escortée de son
chevalier; que nous allions ainsi en procession, ou en noce, dans les
allées embaumantes où c’eût été une douceur divine de marcher seule,
avec du rêve plein le cœur et, aux lèvres, le murmure de vers aimés, il
m’entretenait, et avec quelle abondance! des plaisirs de la navigation
et de la pêche, pour lesquelles il manifeste une passion excessive. Où
donc ce marchand de toile d’emballage a-t-il pris un pareil amour des
choses de la mer?...

«Je le lui pardonne, parce qu’au demeurant s’il possède la distinction
d’un épicier, c’est un fort brave homme, très intelligent en sa sphère,
et qui aurait la richesse supportable s’il consentait à ne pas juger de
si haut les gens qui ne sont pas, comme lui, de grands manieurs
d’argent. Ceux-là seuls existent à ses yeux. Les autres, il les englobe
dans un mépris de potentat, égal au dédain que papa éprouve, lui, pour
les hommes d’affaires, égal à celui dont Mme Asseline accable les jeunes
personnes sans dot.

«Ce soir, comme maman discourait sur les potinages racontés par Mme
Asseline, j’ai murmuré à Colette:

«--Cela t’amuse, des visites comme celle de tantôt?

«Elle m’a répliqué avec une résolution froide qui nous a jetées très
loin l’une de l’autre:

«--En ce moment, je ne fais rien pour m’amuser!... Cela viendra plus
tard!

«Je n’ai rien répondu, et pour oublier, je m’en suis allée batailler sur
la terrasse avec Rozenne, en regardant la lune, qui était une admirable
faucille d’argent...

«Parce que Claude Rozenne n’est pas un brin ambitieux, j’ai été pour lui
pleine de grâce au cours de nos escarmouches habituelles, et il en a
paru si aise que j’ai cru devoir honnêtement lui exposer, à l’aide de
considérations philosophiques, le pourquoi de mon humeur conciliante.


«12 août.

«Ce matin, quelques lignes de papa, enthousiastes dans leur brièveté,
qui m’ont redonné un regret fou de n’être pas là-bas, en Bavière, comme
lui. Non avec lui, je le gênerais!... Avant tout, il aime sa liberté et
ce doit être de lui que je tiens mon besoin d’indépendance.

«Aller là-bas, à Bayreuth! Quel rêve réalisé c’eût été. Un instant, j’ai
espéré qu’il n’était pas impossible. Une matinée entière, je m’étais
plongée, tête baissée, dans les comptes, moi aussi, pour voir si,
réunissant toutes mes maigres économies, j’arriverais à rassembler une
somme assez convenable pour que maman voulût bien la compléter avec
l’argent que je lui aurais coûté à Villers. Alors j’aurais supplié papa
de se charger de moi, lui promettant de ne pas l’encombrer de ma pauvre
présence si peu désirée.

«Je n’ai pas eu de requête à présenter. Mes comptes mont prouvé, avec
une impitoyable évidence, que mon souhait était digne de ceux qui font
la joie des tout petits, dans les contes de fées... Je n’ai rien dit à
papa qui, d’ailleurs, sans doute, m’aurait, avec un sourire distrait,
répondu en me caressant les cheveux:

«--Un peu de patience, enfant... Tu iras à Bayreuth en voyage de noces!
Ce sera bien mieux... Demande à ta mère ce qu’elle penserait d’une telle
fugue aujourd’hui.

«Ce qu’elle en aurait pensé et m’aurait répondu... «--Que j’étais une
bien égoïste créature de souhaiter pour moi seule une telle dépense,
alors qu’il y avait à faire les frais d’un séjour à Villers; que...
que...» Ah! toujours les mêmes propos qui me prouvent qu’avec mes dehors
de fille fortunée je suis plus pauvre que les misérables ouvrières qui,
du moins, possèdent un argent gagné par elles.

«Oh! de l’argent! de l’argent! Comme je voudrais, moi aussi, en
gagner!... Même avec ma musique, même avec mes vers!... Autrefois, quand
j’étais encore une petite fille fermement confiante en ses illusions,
une telle idée m’aurait fait bondir d’indignation, comme un
sacrilège!... Maintenant, je suis sage, et je serais bien heureuse si
les deux vrais dons que j’ai reçus me procuraient un peu, un tout petit
peu, d’indépendance personnelle! En mes rêvasseries, la musique et la
poésie m’apparaissent comme des magiciennes puissantes qui peuvent me
donner _tout_, pour me récompenser de me donner à elles! Dans quel monde
divin elles me font vivre!

«Ici, encore, je leur dois, pendant que je travaille à mon poème
nouveau, des jouissances telles, si enivrantes, que jamais je n’en
pourrai, même sous une autre forme, goûter de comparables, de
meilleures, de plus fortes, de plus _prenantes_, qui me fassent
pareillement oublier le monde entier... Non, je ne les paye pas trop
cher par mes heures, terribles pourtant! de découragement, où mon
inspiration me semble morte..., où il me vient la terreur de ne plus
pouvoir composer, écrire jamais, de m’être illusionnée sur mes œuvres...

«Ah! la délicieuse communion en laquelle nous vivons, l’Art et moi; moi,
toute petite, tout humble, craintive et ravie devant lui, si grand!...
Mais aussi, moi si aimante et docile, tellement dévouée, à lui toute!...
Avec quel amour je me consacre à l’œuvre qu’il m’inspire en ce moment,
qui est née autant de mon cœur que de mon cerveau, que je vois se
développer lentement, peu à peu, sortir des limbes de ma pensée, revêtir
insensiblement la forme harmonieuse que je rêve pour elle, qui est
vivante en moi et que je lui donnerai, il le faudra bien! telle que je
la sens.

«Oh! travailler ainsi, créer, quelle ivresse, mon Dieu! une ivresse à
faire plaindre comme des déshérités ceux qui ne la connaîtront jamais...
J’ai vécu des heures, des minutes, qui enfermaient un infini de bonheur,
alors que, sur la falaise, devant la mer, recueillie dans la solitude de
ma petite allée, j’écrivais les vers que toute mon âme chantait, adorant
la beauté des choses...


«16 août.

«Maman a fait ses comptes, et le résultat de toutes ses additions est,
comme à l’ordinaire, plutôt regrettable! A Villers, de même qu’à Paris,
nous avons, paraît-il, trop, bien trop dépensé pour l’équilibre instable
de notre budget... L’hôtel de premier ordre,--nous autres Danestal ne
fréquentons que ceux-là, dans les pays où nous pouvons être
rencontrées,--les promenades à Trouville, les soirées au Casino, les
excursions en voiture, tout enfin a contribué à jeter, une fois de plus,
le désarroi dans les finances de maman.

«C’est moi qui ai reçu ses doléances. Colette les voyant venir et les
redoutant,--sa sagesse les juge bien inutiles,--s’en était allée sur la
plage poursuivre la conquête de Mme Asseline. Si cette difficile
victoire n’est pas remportée à la fin du mois, il nous faudra cependant
quitter Villers, sous peine de nous endetter piteusement, et regagner
Paris, où nous devrons sans doute demeurer. En effet, la sévère
Économie--avec un E majuscule--nous interdira d’accepter les nombreuses
invitations qui nous sont adressées dans les châteaux de très fortunés
amis, lesquels possèdent des kyrielles de valets; ce qui est ruineux
pour les invités de modeste bourse.

«Si maman n’avait le respect de sa coiffure, elle se fût volontiers, je
suis sûre, arraché les cheveux devant le pitoyable de notre situation.

«Pauvre maman! quand je l’ai ainsi entendue gémir, j’en arrive presque à
pardonner à Colette sa résolution de faire, à n’importe quel prix, un
mariage riche, qui la sorte à jamais de la sphère où depuis tant
d’années nous devons parader élégamment, déguisées en filles riches.
Est-ce que la vraie sagesse serait la sienne, qui tient pour synonymes,
amour et billevesée?

«Pourquoi suis-je plus exigeante? Pourquoi aurais-je horreur d’acheter
si cher le luxe dont--mon Dieu, c’est vrai...--je suis désireuse, autant
qu’elle, pour les précieuses jouissances qu’il peut donner?... Pourquoi
aussi suis-je incapable d’accepter comme ma vaillante Marguerite une
existence besogneuse dont il faut dorer les apparences?... Pourquoi
n’aurai-je jamais la résignation de maman qui, satisfaite dans sa vie
mondaine, s’arrange si bien du rôle sacrifié d’épouse d’un homme
illustre, ne se révolte pas de n’être en sa maison qu’une façon de femme
de charge bien élevée, qui dirige son ménage et ses finances, reçoit ses
invités et fait bonne figure dans son salon?... Pourquoi enfin, dans la
jeune Parisienne bien moderne que je suis, dépouillée déjà de tant
d’illusions, demeure-t-il, vivace, une folle créature qui se rebelle
désespérément devant de pareilles destinées?... Pourquoi cette même
créature réclame-t-elle le droit de donner son cœur seulement à celui
qui méritera qu’elle ait foi en lui... s’il paraît jamais ce
désintéressé, qui voudra faire sienne une fille sans dot?

«En ce moment, Claude Rozenne--après les autres--me fait une cour
discrète, mais empressée, telle que si je n’avais mon expérience, je
pourrais m’imaginer que je vais, un beau jour, le voir apparaître dans
le salon de maman, pour lui demander mon cœur et ma main, sinon ma
fortune absente.

«Pourtant, il est certain que dans la sympathie très évidente, très
vive, dont il veut bien m’honorer, il n’entre pas le moindre sentiment
matrimonial. Je suis pour lui une fantaisie. Il daigne me trouver
amusante, parce que je ne suis pas tout à fait semblable à la généralité
des filles de mon âge. Il est agacé de voir que ses attentions très
marquées ne m’enlèvent pas un atome de ma liberté de cœur et d’esprit
et, en son petit amour-propre masculin, il s’est peut-être juré de ne
pas me laisser quitter Villers sans qu’il m’ait obligée à garder son
souvenir... Peu lui importerait de jeter ainsi en moi un espoir d’avenir
qu’il ne songe pas du tout à réaliser, car il déteste les charges,
entraves, devoirs, en parfait dilettante, soucieux de ne connaître que
les distractions de choix.

«Non, ce n’est pas lui encore qui m’enseignera la douceur d’aimer, de
vivre deux en une seule âme. Qu’importe? Je n’ai besoin ni de lui ni
d’un autre même. Je me sens si forte pour suivre toute seule mon chemin,
sans le semblant d’une protection masculine.

«Ah! oui, le _semblant_, presque toujours, quoi qu’en disent les doctes
matrones qui veulent en faire accroire aux petites filles. Mais quand
les petites filles ont beaucoup entendu parler les grandes personnes,
qu’elles ont vu leurs actes, elles ne peuvent plus avoir une foi
d’enfant. Bon gré mal gré, il leur a fallu--avec quelle déception
cruelle!--apprendre que l’amour, le bel amour généreux, dévoué, plus
fort que la mort, ne se rencontre guère que dans les livres et dans
leurs rêves. Elles ont dû s’apercevoir que très peu d’hommes existent
qui méritent le don sans prix d’un cœur. Elles ont peur de leur égoïsme
féroce et elles les dédaignent pour tous leurs calculs, leurs mensonges,
leurs petites et leurs grandes cruautés, dissimulées parfois sous de si
beaux dehors... Alors elles en arrivent, tout naturellement, à penser
que pour elles le bonheur, c’est de ne leur rien devoir ni demander, de
ne compter que sur elles-mêmes.

«Comme à la terre promise, je rêve à l’existence que je voudrais...
Vivre pour ce qui est la beauté, pour l’art; pour donner un son, une
langue harmonieuse à tout ce qui chante, palpite, vit en mon âme que
j’ai la grâce de posséder vibrante comme une corde sonore. Vivre pour
apprendre... Vivre pour me voir révéler les inconnus qui tentent mon
esprit jamais rassasié... Vivre avec quelques amis très chers, des
livres, de la musique, des fleurs, et contempler des paysages qui sont
une poésie vivante; en savourer la forme, la couleur, la pensée... Vivre
en goûtant cette jouissance--une de celles que j’envie le plus!--de
pouvoir donner à tous ceux qui viennent à vous...

«Et penser que ce sont là des rêves irréalisables!... Que cela ne
«rapporte» rien du tout d’écrire des vers ni de la musique! C’est un
plaisir des dieux, des dieux qui n’ont rien--les privilégiés!--à démêler
avec mille quotidiennes dépenses, plus ou moins stupides. A moi, pauvre
mortelle, il n’est pas permis de vivre ainsi en plein ciel. Quand je
m’oublie dans mon beau palais enchanté, bien vite j’en suis rappelée par
quelque prosaïque ennui qui me fait bondir d’impatience et de regret,
dans la poussière terrestre où ma destinée est de piétiner piteusement.


«18 août.

«C’était un pressentiment que cette appréhension éveillée en moi par la
passion de M. Asseline père pour les plaisirs maritimes.

«Dans quelle aventure nous jette-t-elle!...

«J’en rage et je ris quand j’y pense.

«A midi, comme je redescendais de ma falaise où j’avais délicieusement
conversé avec les règles de la prosodie, je rencontre Colette qui
rentrait de la plage, escortée des deux Asseline.

«Elle m’aperçoit, m’appelle de façon à me rendre la fuite impossible, et
pendant que je réponds aux saluts du père et du fils, elle me dit,
souriant à Asseline père avec une grâce enchanteresse:

«--France, j’ai à te transmettre une aimable proposition de M. Asseline
qui nous offre de nous emmener à la pêche au congre.

«Ahurie, je répète:

«--A la pêche au congre?...

«--Oui... On y va, vers trois heures du matin, en barque.

«Malgré moi, je considérais Colette, me demandant si elle parlait
sérieusement ou se moquait de ma crédulité.

«--Et nous irions la nuit, avec...

«--Avec M. Asseline, M. Paul, Claude Rozenne, le ménage Détreil et des
marins.

«Les Détreil, ce sont des cousins des Asseline. Un couple--très riche,
bien entendu--qui est toujours en quête de parties, quelles qu’elles
soient.

«Enfourchant tout de suite son dada, M. Asseline est parti en
explications abondantes sur la pêche au congre. J’attendais la minute où
il perdrait haleine pour me dérober à son invitation... Colette a vu mes
lèvres s’entr’ouvrir et elle m’a lancé un tel regard que la phrase est
restée dans ma pensée. Vite, elle en a profité pour brusquer les adieux,
entrecoupés de ses remerciements. Et nous nous sommes retrouvées seules,
marchant d’un pas vif vers l’hôtel.

«J’ai demandé alors, et je n’étais plus du tout d’humeur souriante,
toute la joie de ma bonne matinée de travail disparue:

«--M’expliqueras-tu, Colette, ce que c’est que cette ridicule aventure
où tu veux m’entraîner?

«Elle, toujours calme, m’a dit:

«--Il n’est question d’aucune ridicule aventure, seulement d’une
promenade originale à laquelle on te convie.

«--Et toi qui détestes la pêche, l’eau froide, cela te tente d’aller
barboter la nuit dans la mer, avec tous ces gens, pour voir attraper des
congres?

«Elle m’a regardée bien en face, la tête relevée dans un mouvement de
défi:

«--Cela me tente de gagner la partie que je joue. Après, sois sans
crainte, je rattraperai mes avances!

«Une seconde, j’ai eu presque pitié de Mme Asseline.

«Ainsi, la pêche au congre fait partie des moyens de conquête de
Colette. Comme son assistance à la distribution des prix de l’école, où,
auprès de Mme Asseline, elle a couronné force visages émus... Comme sa
présence à la procession du 15 août... Elle, Colette, à la procession!
Et maman aussi!... Tout cela, pourquoi?... Ah! misère, misère, pauvre
humanité!

«Mais moi qui ne prétends pas aux millions de Paul Asseline, je n’ai nul
besoin d’aller à la pêche au congre avec toute cette bande!

«Je suis sûre que Marguerite le pensera aussi. Elle seule, peut-être,
m’en préservera en pénétrant maman de l’idée que nous allons courir un
réel danger, sur mer, en barque, la nuit... Il est vrai que si Colette
veut...

«Forte de sa décision, elle avançait, souriante et paisible, près de
moi, exaspérée de mon impuissance. Et atteignant l’hôtel, nous nous
sommes trouvées en présence de Rozenne qui rentrait aussi; son air
allègre m’a fait frémir d’envie. Il s’est écrié gaiement, tout de suite,
remarquant ma mine:

«--Quel front chargé d’ennui!... Est-ce que vous avez appris une très
mauvaise nouvelle?

«--Une détestable et stupide!... Vous pouvez la demander à Colette...

«Et, toute à mon indignation, je me suis enfuie dans le vestibule,
envahi par le flot des convives que la cloche appelait à la table
d’hôte...


«20 août.

«J’avais bien deviné que Marguerite penserait comme moi, au sujet de
l’absurde équipée où nous entraînent les ambitions de Colette. Mais son
intervention est demeurée nulle parce que maman voit les choses
seulement comme Colette prétend les lui faire voir.

«Or, Colette affirmait qu’avec M. Asseline nous étions en parfaite
sûreté; qu’il était ravi de nous emmener et que nous ne pouvions nous
dérober à son invitation sous peine de nous montrer fort impolies, etc.,
etc.

«Bref, pour éviter des scènes bien inutiles, il ne me restait plus qu’à
m’exécuter, puisque j’étais indispensable pour chaperonner ma sœur.

«Et maintenant, si je veux être sincère, il me faut bien avouer que je
ne regrette plus d’avoir dû subir la force des choses, car sûrement je
n’aurai pas, une seconde fois, l’occasion de faire une promenade plus
ridiculement comique. Aussi j’ai pardonné à Colette de m’avoir jetée
dans cette grotesque aventure qui, du moins, a eu pour elle le résultat
qu’elle voulait, la conquête glorieusement achevée de M. Asseline, qui
est, à cette heure, son allié dévoué.

«Donc à trois heures du matin, toute la troupe des pêcheurs était venue
nous chercher. En silence, nous avions abandonné l’hôtel sous l’aile de
Rozenne, après que, des profondeurs de son lit, maman nous avait, en
guise d’adieu, recommandé de ne nous enrhumer ni noyer.

«J’étais de furieuse humeur. Colette, gracieuse à son ordinaire, avait
des exclamations ravies, jolie à souhait sous son béret de drap, sa
veste collante, sa jupe courte--une jupe de pluie sacrifiée, qu’elle
avait passé son après-midi à raccourcir... Dame! quand on n’a pas de
femme de chambre à ses ordres!... Et dans cette tenue, si simple, elle
n’en arrivait pas moins à éclipser tout à fait la toilette de Mme
Détreil, pimpante comme si le tout-Villers devait la voir passer.

«Asseline père, costumé en marin, paraissait, affublé de la sorte, aussi
volumineux que jubilant et marchait d’un pas allègre dans son escorte de
pêcheurs. Quant à Rozenne, il avait pris une silhouette drôle de vieux
loup de mer et semblait si disposé à s’amuser des imprévus de cette
absurde promenade que, volontiers, je l’aurais écrasé sous une avalanche
de paroles désagréables. Mais j’avais l’irritation muette; et très
digne, je cheminais sans mot dire près de lui qui, bien vite, s’était
improvisé mon chevalier protecteur, avec une simplicité fraternelle et
amicale dont je lui sais encore gré.

«Je devinais bien que mon silence l’intriguait et qu’il était
aiguillonné par le désir d’en pénétrer la cause... Cela me détendait les
nerfs de le voir ainsi. Et puis, tout à coup aussi, le charme de cette
nuit d’été où les étoiles commençaient à pâlir, ce charme opérait
délicieusement sur moi. Les rues endormies semblaient des chemins de
rêve où frémissait la brise fraîche de la mer. L’air était tout vibrant
du chant des vagues invisibles; et leur musique berceuse apaisait si
bien mon ennui que j’ai un peu tressauté d’entendre, tout à coup,
Rozenne me demander discrètement:

«--Êtes-vous songeuse ou de méchante humeur? Ceci dit, non par
curiosité, mais pour que mes paroles conviennent à l’un ou à l’autre de
ces états d’âme.

«J’ai répliqué:

«--Je suis de très méchante humeur.

«--Pourquoi? Cela ne vous amuse pas, cette pittoresque course dans la
nuit?... Une course que vous ne referez sans doute pas souvent.

«--Oh! je n’en sais rien! S’il prend de nouveau fantaisie à M. Asseline
d’aller pêcher des congres et de nous emmener, il faudra y retourner!

«--Alors, vous ne venez cette nuit que contrainte et forcée?

«--Bien entendu! Et je n’aime pas du tout que l’on m’oblige à faire des
choses que je trouve stupides!

«Il m’a lancé gaiement:

«--Moi non plus! Mais pensez que les choses stupides sont quelquefois
bien amusantes, et pour vous consoler d’être avec nous contre votre gré,
préparez-vous à jouir des aperçus rares dont, sûrement, nous allons être
gratifiés!

«Il me parlait comme à un bébé qu’on raisonne. Cela m’a semblé tout à
coup si drôle que je me suis mise à rire. Après tout, ce qui m’avait
exaspérée, c’était la pensée que nous faisions cette équipée pour plaire
à un Asseline. Autrement, la nouveauté de la promenade m’aurait bien
vite séduite...

«Ah! Rozenne avait raison de m’annoncer des spectacles réjouissants!...
La représentation a commencé dès notre arrivée sur la plage, la plage
silencieuse qui, dans la nuit, semblait immense, fuyant vers un
invisible horizon de mer. Le programme portait que nous irions en barque
jusqu’aux rochers où devait s’opérer la pêche miraculeuse.

«Nous arrivons, impossible d’embarquer. La mer était déjà trop
descendue. Les pêcheurs et leur grand chef Asseline père, dont rien ne
troublait l’allégresse, déclarent alors, sans la moindre hésitation, que
nous n’avons qu’une chose bien simple à faire, gagner les rochers par
les sables. Ils veulent bien ajouter que pour éviter à nous autres,
faibles femmes, de piétiner dans ce sol encore détrempé, ils nous
porteront sur leurs filets entre-croisés.

«Je lance un coup d’œil discret vers Colette, en entendant cette
décision. Elle se disait très amusée du mode imprévu de locomotion qui
lui était offert... Mais... hum! sûrement sa joie n’était pas égale à
celle du bon Paul, qui exultait à l’idée seule d’avoir à soutenir sa
bien-aimée. Quant à Mme Détreil, qui est une forte personne, il était
évident qu’elle ressentait quelque inquiétude à la pensée de s’aventurer
ainsi entre ciel et mer...

«Mais que faire? Rentrer?... C’était bien tôt abandonner la partie... Et
marcher sur ce sable mouillé la séduisait encore moins...

«Vraiment, il n’y avait qu’à se laisser emporter dans ces chaises à
porteurs nouveau modèle.

«Rozenne, toujours fraternel, je pourrais presque dire paternel! m’a
bien installée, puis s’est mis en devoir de me porter sur mon siège
improvisé, avec l’aide d’un solide pêcheur, toute notre caravane dirigée
par Asseline père, affairé comme un commandant en un jour de péril.

«Pour nous femmes, surtout pour moi, qui suis du genre _plume_, cette
promenade discrètement aérienne était plutôt agréable. Mais elle l’était
beaucoup moins pour les hommes, qui se mouillaient, enfonçaient dans des
abîmes insoupçonnés et manquaient de nous y entraîner. Le beau Détreil a
ainsi opéré, le nez en avant, une chute peu dangereuse mais glaciale qui
a failli amener celle de sa femme qu’il soutenait. Elle ponctuait,
d’ailleurs, notre route de cris de terreur au moindre faux pas de ses
porteurs. Colette, j’en suis certaine, moi qui la sais peu brave,
n’était guère plus rassurée... Mais elle ne bronchait pas et se
contentait de tenir ferme l’épaule de son Paul qui, lui, ne chavirait
pas... Moi, je finissais par m’amuser beaucoup de ces péripéties... Je
ne savais pas ce qui nous attendait!...

«Enfin, nous voici aux fameuses roches!

«Avec soin, nos porteurs nous déposent sur le sol... Quel sol! revêtu de
varechs trempés d’eau de mer, glissants, oh! combien... Une roche
hérissée, fertile en entorses...

«Je crois vraiment que Colette, malgré sa vaillance, commençait à
regretter de s’être lancée dans une si périlleuse aventure... Comme moi,
elle se demandait ce que nous allions bien pouvoir faire pour nous
occuper, tandis que M. Asseline père et ses hommes se donneraient la
satisfaction d’arracher à la mer tous les congres qu’ils pourraient
saisir.

«Rozenne, lui, manquait de conviction comme pêcheur et se contentait de
raconter à Mme Détreil des choses terrifiantes, dues à son imagination,
sur les féroces instincts des congres; si bien que, prise de panique,
les pieds trempés et les yeux ensommeillés, elle voulait absolument s’en
aller, sommant son mari de l’emmener sur-le-champ. Lui, que l’eau de mer
avait gelé, n’aurait pas demandé mieux. Mais le moyen!... Il ne pouvait
l’emporter seul dans ses bras et elle n’était pas du tout disposée à
regagner le rivage en marchant à travers les petits lacs bien froids qui
luisaient sur le sable.

«Ah! quelle partie de plaisir!

«Sous prétexte de mieux faire voir à Colette les péripéties de la pêche,
Paul l’avait emmenée avec précaution, à travers les roches, jusqu’au
bord de l’eau. Alors, pour me distraire, vite désintéressée des
monotones évolutions des pêcheurs, je me suis résignée à me promener sur
le sable humide, sans avoir même, pour m’escorter, mon fidèle chevalier
qui était harponné par M. Asseline.

«Heureusement, peu à peu, le jour naissait. Une clarté laiteuse
emplissait le ciel, qui avait des tons de nacre rose. La mer remontait
avec de petites vagues veinées d’argent. Peu à peu, comme si des voiles
se relevaient, les brumes de l’horizon devenaient plus fines, plus
transparentes, découvrant des lointains pareils à des images de rêve,
dans une incomparable lumière blonde qui s’avivait de lueurs pourpres.
Un trait étincelant ourlait de frêles nuages qui erraient, petits
flocons de neige dans le bleu très doux, épandu sur nos têtes, sur la
plage d’or pâle, sur les bouquets d’arbres dont la verdure humide
luisait...

«C’était un spectacle qui me prenait tellement que j’en oubliais les
ridicules péripéties de la nuit. Dans l’intimité de mon cœur, je sentais
s’ouvrir la chère source vive de l’inspiration. Des vers commençaient à
y chanter, imprécis et fugitifs, mais si vivants que ce soir même, dans
ma chambre, en regardant la nuit pointillée d’étoiles, je les entendais
encore... Et docilement alors, je les ai écrits, tels qu’ils m’étaient
venus, devant l’immense frisson de la mer, odorants de son parfum qui
s’élevait avec le beau soleil matinal...

«Donc j’étais si absorbée par ma contemplation extasiée que le temps ne
me semblait plus long.

«J’ai été presque étonnée d’entendre tout à coup la voix de Rozenne, qui
avait couru après moi sur le sable. Il me demandait:

«--Vous n’êtes pas glacée, par cette interminable nuit?

«--Oh! non, il fait si beau!

«Mais il avait dissipé l’enchantement. Je me suis alors aperçue que
j’étais très fatiguée; et j’ai eu prosaïquement une furieuse envie
d’aller me coucher, comme un bébé.

«--Nous rentrons!... Venez-vous? Comme vous vous êtes sauvée loin! Je ne
vous apercevais plus... Vous m’avez fait peur!

«--Vous m’avez crue mangée par un congre?... Combien en avez-vous
pêchés?

«--Deux!

«--Quelle richesse!

«Nous nous sommes mis à rire; et très gais, nous sommes venus, en
bavardant, rejoindre le groupe des pêcheurs. Colette et Mme Détreil
avaient des mines plutôt longues; et certes autant que moi, elles
aspiraient à leur lit!

«Mais il a fallu encore aller prendre le thé à la villa Asseline pour
satisfaire les instincts hospitaliers de son propriétaire, enchanté
d’avoir barboté toute la nuit dans l’eau de mer et convaincu,
l’excellent homme! que nous partagions sa satisfaction.

«Je ne dirai pas que nous étions jolies, jolies... Pourtant c’était
encore mieux qu’après certaines nuits de bal. Mais Colette, trouvant ce
«mieux» insuffisant, a terminé la séance en disant que j’avais l’air
fatiguée. O sollicitude fraternelle!

«Et toujours escortée de Rozenne et de Paul Asseline, nous avons
enfin... oh! enfin! regagné nos pénates.

«Il faisait grand jour, un jour doré, lumineusement bleu, inondé de
soleil, dont la chaleur, douce encore, effaçait en moi toute lassitude.
Cette aurore d’été, vraiment, était d’une beauté divine! A la
contempler, j’oubliais le sable glacial, les congres, les varechs
trempés... Mais Colette maintenant était pressée de rentrer. Avec son
adorateur fervent, elle n’avait plus besoin de se mettre en frais; et
son sourire avait disparu.

«Rozenne s’en est aperçu et m’a glissé, remarquant de quel air ravi je
humais l’air tiède:

«--Les vents ont changé! Le ciel de Mlle Colette s’est voilé et le vôtre
est tout rose. Savez-vous que cette nuit tant redoutée vous a été
excellente? Si vous vouliez bien me le permettre, je dirais que vous
êtes l’incarnation même de ce matin si frais! Plus que jamais, vos yeux
ressemblent à deux gouttes d’eau de mer, avec un reflet de ciel...

«Il avait son accent coutumier de badinage; mais il me regardait avec
quelque chose de si sincèrement charmé au fond des prunelles, que mon
stupide petit amour-propre de femme en a tressailli d’aise une seconde.
Je me suis vite ressaisie et j’ai répliqué en riant, contente de sentir
sur mon visage la brûlure de l’air de mer:

«--Que je dois donc être jolie! Je me sauve bien vite pour m’admirer
dans ma glace!...

«Et je suis entrée dans l’hôtel, à la suite de Colette.

«Maman nous a entendues et a demandé, d’une voix somnolente:

«--Eh bien! mes enfants, vous êtes-vous amusées?

«Colette n’a pas osé dire oui...


«21 août.

«Réjouissons-nous! Ce n’est pas inutilement que nous aurons passé la
nuit à la recherche de congres rares! M. Asseline père a été si bien
subjugué par notre vaillance qu’il est tout à fait passé à l’ennemi; et,
sans doute, de par sa volonté, très énergique à l’occasion, nous avons
eu l’honneur d’une invitation à dîner, pour mardi, à la villa Asseline.

«Maman exulte, voyant déjà la partie gagnée et se prépare à avertir
papa, indifférent aux machinations diplomatiques, qu’elle va lui
présenter le gendre rêvé. Colette, elle, ne manifeste aucun orgueil
devant l’approche de son triomphe, et elle garde avec Mme Asseline
l’incomparable souplesse qui lui a permis de dominer peu à peu
l’opposition de la vieille dame.

«Mais quelle revanche prendra Colette, devenue sa belle-fille! Pauvre
Mme Asseline!... Sûrement, alors, Colette ne parlera plus avec elle,
pendant des heures, confitures, bonnes œuvres, raccommodages,
sermons,--elle qui ne va jamais au sermon!--Elle n’écoutera plus avec un
sourire d’intérêt les propos insipides, les papotages malveillants, les
commérages du petit cercle de matrones, cher à Mme Asseline, au milieu
duquel ma jolie sœur, le front barré d’un pli volontaire et les lèvres
frémissantes d’agacement, distribue de respectueux égards, et joue
supérieurement son rôle de jeune fille bien élevée, modeste, sérieuse,
autant qu’elle est belle... Aussi, toutes les vieilles dames sont-elles
sous le charme. Quand, un moment, il m’est arrivé de lui voir jouer ce
personnage, je m’enfuis auprès de Marguerite, si simple et vraie. Je
cherche son cœur, son pauvre cœur mélancolique, aimant et dévoué,
qu’André meurtrit si légèrement... Je lui demande de demeurer ma chère
conscience, et je tâche d’oublier les projets ambitieux de Colette, en
faisant des pâtés de sable avec Bob, l’être heureux par excellence!...


«24 août.

«Donc nous avons dîné chez les Asseline. Et le dîner a été ce qu’il
pouvait être: d’une écrasante somptuosité! Douze invités; les plus
jeunes des convives féminines, habillées, de toute évidence, par des
couturiers de haute marque, et s’en faisant gloire avec une vanité
indiscrète; les convives masculins, célébrant l’excellence du festin, ne
causant qu’affaires et politique, tous fort mécontents du gouvernement
qui, paraît-il, néglige tout à fait les intérêts du commerce... Maman,
souriante et digne, trônait--ô honneur!--à la droite du maître de céans,
peut-être en sa qualité de doyenne. Colette, habillée de blanc comme une
fiancée, et jolie comme une princesse de légende, était, en revanche,
placée loin de son adorateur, car sa future belle-mère ne désarme pas
encore complètement, si adoucie soit-elle. J’avais, moi, hérité dudit
adorateur qui, avec une ingénuité touchante, m’entretenait sans relâche
des qualités de ma sœur, de l’admiration qu’elle lui inspire, du bonheur
qu’on doit éprouver à vivre près d’elle... Il était édifiant, mais
monotone, à la longue... Et qu’il me faisait regretter Rozenne, sa
causerie capricieuse et fine de dilettante, ses drôleries spirituelles,
son scepticisme nonchalant qui m’exaspère et m’amuse...

«A mesure que défilait la suite des plats, que s’allongeait la litanie
amoureuse de Paul Asseline, je me sentais prise d’une de ces terribles
crises d’ennui qui me saisissent quand je me trouve isolée dans un
milieu où je suis sans aucune attache. Maman, Colette, me semblaient,
elles aussi, des étrangères, tout à coup... Maman, gracieuse, opinait à
toutes les déclarations de M. Asseline et Colette était toute à son
rôle. L’idée qu’après ce mortel dîner suivrait une soirée, pareillement
insipide, me devenait aussi douloureuse qu’une souffrance physique et je
n’avais même plus la curiosité d’observer autour de moi la comédie
humaine. Oh! cette heure pendant que les hommes étaient au fumoir! Les
histoires de domestiques et de nourrices, les potins de plage, l’échange
des recettes, les appréciations sur les couturiers illustres, le tout
entremêlé d’oracles rendus par Mme Asseline!...

«Encore si la nuit avait été belle, j’aurais pu, un moment, m’échapper
dans le parc, pour me retremper par quelques bonnes minutes de solitude.
Mais un vent furieux soufflait; les averses alternaient avec les rafales
et me retenaient, de force, prisonnière dans ce salon sans âme.

«Découragée et polie, j’ai essayé de causer avec ma voisine, une grosse
jeune femme, trop élégante, qui, de très bonne grâce, m’a entretenue des
embellissements qu’elle avait faits dans son château (!), du nombre de
ses domestiques, des chasses qui avaient lieu dans son domaine... Je me
sentais devenir féroce.

«Les hommes se sont enfin résignés à abandonner les délices du fumoir.
Ils étaient plus ou moins congestionnés, bavards et parlaient très haut.
Un baccara d’importance s’est alors organisé. Maman en a frémi, pensant
à la pitoyable figure qu’allaient faire les maigres finances de la
famille Danestal... Puis son visage s’est éclairé parce qu’elle a vu que
les seuls joueurs étaient les invités masculins. Paul, lui, rôdait
autour de Colette. Les jeunes femmes et les dames d’âge respectable
faisaient cercle autour de Mme Asseline, qui a prié l’une d’elles de
nous faire de la musique.

«Oh! j’aime mieux ne pas me souvenir du grand air de _la Reine de Saba_
chanté par elle!... Pourtant, il lui a valu de tels applaudissements
qu’elle a cru devoir y répondre par de nouveaux chants, véritable crime
de lèse-musique. C’était terrible! Ah! comme je comprenais les braves
chiens que certains accents font hurler!

«Il me semblait qu’elle ne se tairait jamais; que cette soirée ne
finirait jamais; que je ne pourrais plus m’échapper de ce salon trop
doré et cesser d’entendre les commérages de Mme Asseline et de ses
amies, les exclamations bruyantes des joueurs, les cris de cette
infatigable chanteuse.

«Enfin, maman s’est levée! Elle avait toujours son sourire, mais ses
yeux étaient somnolents. Une imperceptible contraction rapprochait les
sourcils de Colette... Pour elle aussi, l’épreuve avait été rude!

«Le bon Paul, toujours plein de sollicitude, avait fait atteler un de
ses équipages pour nous ramener au gîte. En voiture, ni les unes ni les
autres, nous n’avons parlé, peut-être parce que nous avions peur de dire
des paroles trop sincères... Après tout, je crois que maman dormait un
peu... Colette, elle, regardait dans la nuit et réfléchissait... à
quoi?...

«Et j’avais, moi, le désir éperdu de ma petite chambre silencieuse qui
sentait bon les roses, où m’attendaient mon travail, les livres que
j’aime le plus et que j’avais soif d’ouvrir pour purifier mon esprit de
tant de pauvretés entendues.

«Aussi quand, enfin, je m’y suis retrouvée, pour me laisser mieux
envelopper par son calme, par son obscurité délicieuse, je n’ai pas
allumé ma lampe. Sans même ôter mon manteau du soir, je me suis assise
dans l’ombre, devant ma fenêtre large ouverte, et j’ai tâché d’oublier
les Asseline, leur luxe, les ambitions de ma grande sœur, en contemplant
la sereine immensité du ciel où luisait un mince croissant de lune. Le
vent avait balayé les nuages et la nuit était pure infiniment, vibrante
du chant grave de la mer, du frôlement de la brise dans les feuilles. De
toute mon âme, je souhaitais être pénétrée par cette paix qui calmait la
fièvre dont tous mes nerfs étaient douloureux...

«Tout à coup, ma porte s’est ouverte devant Colette. Elle avait sans
doute quelque chose à me demander. Voyant la pièce obscure, elle a dit,
étonnée:

«--Comment, tu es déjà couchée?

«--Non, je me repose.

«--Tu étais fatiguée? Et de quoi?

«Sa voix était ironique et a cinglé mon énervement.

«--De quoi je suis fatiguée? De l’odieuse soirée que je viens de passer!
Oh! Colette, comment peux-tu, pour de l’argent, vouloir entrer dans un
pareil milieu!

«Les mots m’étaient échappés, tant je ressentais d’humiliation et de
révolte. Colette m’a sentie si sincère que son empire sur elle-même en a
été ébranlé. Je l’ai deviné au léger frémissement de sa voix, tandis
qu’elle me répondait:

«--Ce n’est pas moi qui entrerai dans ce milieu, c’est Paul qui viendra
dans le mien.

«--Soit, mais tu n’en seras pas moins obligée de subir le sien où il te
conduira d’autant plus volontiers qu’il y sera dans son véritable
élément, tandis que dans le nôtre, dans celui de papa...

«--Dans celui de papa, il n’y serait pas?... C’est là ce que tu veux
dire?... Il n’y serait pas parce que?...

«Son accent était un défi.

«--Parce que, intellectuellement, il est une nullité. Et tu le sais
bien!

«Comment ai-je dit cela?... Jamais en plein jour, jamais même sous une
clarté de lampe, de telles paroles, sans doute, ne me seraient sorties
des lèvres. Mais nous étions dans l’ombre; et devant ce large ciel
paisible, seuls des mots vrais pouvaient être dits. Un reflet de lune
baignait le visage de Colette, qui avait pris quelque chose de dur, dans
son expression de volonté.

«Presque violemment, elle, toujours si calme, elle m’a jeté:

«--Ah! naturellement, parce qu’il ne vit pas hypnotisé par les livres,
les opéras et les tableaux, c’est une nullité!... L’intelligence!
l’art!... Papa et toi, vous n’avez jamais que ces mots sur les lèvres...
Eh bien! pour ta gouverne, retiens-le: il y a autre chose que l’art et
l’intelligence dans la vie. Il y a les moyens d’en profiter. Et ces
moyens, je veux les avoir... Je vais à qui peut me les donner!

«--Sans craindre de préparer ainsi ton malheur?

«--Mon malheur?... Pourquoi?...

«--Parce que tu seras liée toute ta vie... y songes-tu?... _toute ta
vie!_... à un être que tu n’aimes pas!

«--Que je n’aime pas?... Qu’en sais-tu?

«--Je le sais comme toi-même. Il n’est pas un homme que tu puisses
aimer.

«--Pourquoi? encore. Parce qu’il n’est pas un homme supérieur? je le
reconnais... Ah! ils rendent heureuse leur femme, les hommes
supérieurs!... L’une comme l’autre, nous savons ce qu’il en est!... Et
je ne veux pas du misérable et fugitif bonheur que leur égoïsme leur
permet de nous donner quelquefois, un instant. Ils vivent les yeux
abîmés dans la contemplation de leur mérite, grisés par l’admiration du
public, toujours juchés sur leur piédestal d’où ils ne descendent que
quand leur propre satisfaction les y invite. Ah! non! je n’ai jamais
ambitionné, depuis que j’ai l’âge de comprendre, d’être la femme d’un
homme illustre!... Paul Asseline est simplement bon, c’est vrai!... Mais
au moins, ce n’est pas _lui_, c’est _moi_ qu’il aime. Et cela me plaît
qu’il en soit ainsi!

«Je n’avais plus la tentation de répondre à Colette. Ses paroles
montaient vers moi comme de grandes vagues d’amertume. Tout ce qu’elle
disait était vrai si tristement!... Alors, après un court silence, elle
a repris, de la même voix martelée, comme si, pour une fois, il lui
semblait bon d’ouvrir, un peu, son âme fermée:

«--C’est vrai, il me plaît aussi d’être riche! Il n’y a que cela
d’enviable, sagement! Retiens-le encore, en passant, petite fille
rêvassante... Une fois riche, je suis certaine, tu entends, _certaine_
d’être heureuse, puisque je serai délivrée de l’horreur des soucis
d’argent, des odieuses et perpétuelles économies, de ces incertitudes
d’avenir dont je suis lasse... à être prête à tous les sacrifices pour
en être délivrée! Cette fois, puisque la destinée--ou la
Providence!--amène sur mon chemin un homme qui ne me demande pas
seulement un flirt de quelques mois, mais m’offre un mariage inespéré,
je serais folle, absolument folle! de ne pas saisir cette chance unique.
Peu m’importe que les Asseline soient des parvenus, puisqu’ils peuvent
me donner la sécurité que je veux... Les filles sans dot, comme nous,
rappelle-le-toi, ma chère, ne doivent pas se donner le plaisir d’être
sentimentales... Ce ne sont pas leurs beaux danseurs qui les
épousent!...

«Il leur faut donc se contenter des autres, des braves garçons sans
ambition qui s’estiment très heureux de leur offrir leur fortune, et se
dire privilégiées, elles, quand elles les rencontrent... Et puis, jamais
plus, n’est-ce pas, France, nous ne reparlerons de ces choses. Une fois
pour toutes, je t’ai dit ce que je pensais... C’est vrai, je joue une
partie que je veux gagner... Et je la gagnerai!... Bonsoir, enfant.

«Elle a effleuré mes cheveux d’un vague baiser. Je n’ai pas fait un
mouvement pour le lui rendre... Quand elle a été sortie de ma chambre,
que j’ai été seule, je me suis mise à pleurer désespérément...

«Que la vie est donc triste et mauvaise pour les filles pauvres!»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

France cessa de lire et elle demeura immobile, les mains jointes sur les
feuillets, contemplant avec des yeux qui ne voyaient pas le jeu mouvant
des vagues.

Soudain, elle ne jouissait plus de l’éclatante fête des choses qui, une
heure plus tôt, lui emplissait l’âme d’une sorte de joie enivrée.

Sa pensée venait de soulever trop de graves questions pour qu’elle n’en
demeurât pas troublée.

Deux jours s’étaient écoulés depuis sa conversation avec Colette. Ni
l’une ni l’autre n’y avaient fait allusion et toutes deux savaient bien
que jamais même elles n’en rappelleraient le souvenir. Peut-être Colette
n’y pensait déjà plus, absorbée par son rêve. Mais elle, France, n’avait
pas oublié une des paroles de sa sœur, dont l’impression lui demeurait
singulièrement amère et douloureuse...

--Tante! voilà tante France! jeta une petite voix d’enfant.

Elle redressa la tête... Et alors elle aperçut, débouchant sous la voûte
ombreuse de l’allée, Rozenne qui avait Bob dans ses bras. Une bonne
suivait traînant une voiture d’enfant. France ferma son cahier et se
leva, un peu effarouchée de voir sa retraite si lestement troublée.

--Comment m’avez-vous découverte? fit-elle prenant la main du petit
garçon qui, séduit par l’herbe veloutée, avait voulu être mis à terre.

--C’est un heureux... hasard! fit Rozenne tranquillement.

Mais une lueur de malice pointait dans ses yeux gris.

--... En quittant la plage qui ressemblait au Sahara, j’ai eu la
nostalgie des arbres et je suis grimpé vers les bois, où j’ai trouvé ce
jeune personnage qui se promenait sous l’œil de sa bonne. Ensemble nous
vous avons aperçue et nous sommes venus bien poliment dire bonjour à
«tante France». Est-ce que vous nous en voulez?

Elle sourit, malgré elle, de le sentir très satisfait parce qu’il
l’avait retrouvée, ne croyant guère que le hasard seul l’eût conduit
dans cette allée. Pourtant, elle dit, sincère:

--Je ne vous en veux pas parce que, ce matin, mon esprit flânait...
Autrement, je vous en voudrais... Je suis très jalouse de ma solitude
parce qu’il me la faut absolument pour bien travailler.

--Travailler! Toujours!... C’est donc un vœu?

--Pas du tout, c’est un plaisir... Et une nécessité aussi. Je vous
félicite si vous ne la connaissez pas.

--Vous me dites cela comme vous me diriez «tant pis pour vous»!

Elle eut un petit rire, mais ne répondit pas. Elle s’était mise à
marcher lentement. Au loin, des sonneries de cloches annonçaient, dans
les hôtels, l’heure du déjeuner. La chaleur de midi alourdissait l’air,
même sous les branches, que brûlait le soleil. La mer était une nappe
étincelante et, sur la plage, il n’y avait pas la découpure d’une ombre.

De l’accablante température, France ne semblait pas même s’apercevoir.
Un peu plus rose, peut-être, sous le seul abri de sa large capeline de
paille, elle cheminait, en avant, souple et fine, avec cette allure de
jeune nymphe qui ravissait toujours les yeux de Rozenne... Mais, tout à
coup, il s’avisa que l’expression de ses traits était devenue sérieuse
et il eut l’intuition que, dans la pensée de France Danestal, il pouvait
bien y avoir un blâme à son adresse.

Alors, aussitôt, dans une brusque impulsion, il dit, la rejoignant:

--Vous avez très mauvaise opinion de moi, n’est-ce pas?

--Sur quel chapitre?

--Celui de mon amour passionné pour la flânerie; si vous êtes une sévère
moraliste, je mérite, en effet, vos foudres, car, ainsi que je vous l’ai
déjà avoué, je crois, j’estime que la vraie sagesse consiste à vivre,
tant qu’il est possible, à sa fantaisie, sans souci de rien d’autre.

Une seconde, elle arrêta sur lui, avec une singulière expression, ses
prunelles profondes. Mais ses lèvres demeurèrent closes. Il interrogea,
impatient:

--Pourquoi me considérez-vous ainsi?

--Je me demande jusqu’à quel point vous êtes sincère?

--Je le suis en toute simplicité et humilité.

--Ah!...

Elle se tut; puis, la bouche soulignée d’une petite moue dédaigneuse,
elle jeta avec une drôlerie qui atténuait sa sincérité:

--Cette fois, je vous le dis: tant pis pour vous! Je regrette bien que
votre idéal ne soit pas de plus haute envolée!...

Rozenne la trouva délicieuse d’expression; mais en même temps, son
amour-propre tressaillit désagréablement de la sentir si convaincue.

--Alors vous me mettriez en meilleure place dans votre estime si je
m’appliquais, toutes les heures de ma vie, à opérer des affaires
productives; ou si, comme un garçon bien pondéré, je passais des
journées à griffonner des chiffres dans un bureau, ou je brandissais un
sabre devant mes recrues ahuries, ou...

Elle se mit à rire; et de sa manière gaîment moqueuse, elle interrompit:

--Mon Dieu, qu’est-ce que vous allez chercher là?... Et quel honneur
excessif vous me faites, en vous appliquant ainsi à vouloir me persuader
que vous avez bien raison de vivre à votre seule guise, puisque la bonne
destinée vous y autorise!... Je vous assure que ma modeste opinion est
sans importance aucune... Vous savez bien que j’ai parfois des idées de
ma façon, un peu bizarres, sur les gens et les choses... Mais je les
tiens pour ce qu’elles valent et ne leur laisse voir le jour que
lorsqu’on m’y invite expressément.

--Et alors, gare à ceux qui, n’ayant pas la conscience bien nette, ont
eu l’imprudence de vous questionner à leur sujet!

Du bout de sa canne il fouettait les herbes minces qui bordaient le
chemin dévalant sur Villers. Et après un imperceptible silence, il jeta
en boutade:

--C’est étonnant combien il m’est désagréable de sentir peser sur ma
chétive personne la sévérité de vos jugements. Je suis navré que vous ne
soyez pas un tantinet paresseuse... Du moins, à Villers!

--Parce que? interrogea-t-elle, curieuse.

--D’abord, parce qu’on vous verrait peut-être plus souvent sur la plage,
que vous fuyez dès qu’elle n’est pas à vous toute seule, et surtout à
l’heure du bain...

--A cette heure-là, elle est trop chic pour moi!

--Ou vous l’êtes trop pour elle...

--Ce serait une question à débattre!

--Alors, vous n’y paraîtrez jamais quand vos frères les hommes, et vos
sœurs les femmes y figureront brillamment?

--Vous parlez comme saint François d’Assise!... Et vous vous trompez! Si
la fantaisie me prend d’aller admirer les belles toilettes des femmes
mes sœurs, pour employer votre langage évangélique, vous êtes certain de
m’y voir arriver un matin, à l’improviste.

--Dieu! que vous êtes taquine... autant que méchante!

--Je ne suis ni l’une ni l’autre. Je vous fais tout bonnement l’honneur
de vous informer, en toute sincérité, de mes opinions, et je suis très
convaincue qu’il ne vous déplairait pas de faire, le matin, un brin de
causette avec moi, sur la plage, tandis que Colette éblouit Paul
Asseline... Seulement...

--Seulement, vous ne daignez pas me faire la charité de ce brin de
causette.

--Parce que j’estime que vous n’êtes pas des pauvres gens auxquels on
fait l’aumône. Voilà... Mais vous ne m’avez pas dit pour quelles autres
raisons vous me souhaitiez paresseuse?

Elle l’interrogeait sans un atome de coquetterie; mais une séduction
émanait de son sourire, du regard d’eau bleue jailli entre les cils
noirs, très longs... Et un peu brusquement, il lança:

--Ensuite, parce que si vous ne viviez pas, comme vous le faites, en
l’habituelle société des individus supérieurs qui sont les auteurs de
vos livres favoris, les humbles mortels auraient peut-être alors quelque
chance d’attirer un peu votre attention!

--Mon attention? N’en ayez donc pas cure! Elle est fantasque, de façon
déplorable... Elle se donne à des sujets, à des occupations, à des
objets qui la passionnent et que les gens raisonnables qualifieraient
d’absurdes, neuf fois sur dix.

France s’arrêta. Ils allaient entrer dans les rues claires où s’épandait
la splendeur du soleil de midi. A leurs pieds, par delà les chalets, les
villas enserrées dans les bouquets d’arbres déjà tachetés d’or roux, la
mer d’un bleu profond, à peine ridé de frissons légers, mouillait
doucement le sable de la plage déserte.

Le regard de France enveloppa ce paysage d’eau et de lumière et
s’immobilisa à le contempler. Mais vers elle monta la voix de Rozenne
qui disait d’un ton mi-sérieux, mi-plaisant:

--Comment, vous, qui sentez si vivement la beauté des choses, ne vous
contentez-vous pas, pendant quelques semaines, de contempler les
spectacles offerts par la nature à ses fidèles?... vous laissant vivre,
tout simplement, comme une exquise petite fleur humaine...

Elle secoua la tête et sourit.

--Cela ne me suffirait pas... Ce que je sens très profondément, il faut,
presque malgré moi, que je le traduise en des vers... Et ensuite, ces
vers, j’ai la coquetterie de les ciseler pour qu’ils ne soient pas trop
indignes de ceux de mon père. Vous savez, noblesse oblige!

--Quand me permettrez-vous d’en lire, de ces vers qui m’apparaissent
comme le fruit défendu?

--Que sait-on? Je crois bien que je demeurerai jalouse de les conserver
pour moi seule, jusqu’au jour où quelque grave raison me décidera à les
livrer au public... Et puis, là-dessus, je vous quitte, car je voudrais
reconduire Bob, afin d’embrasser Marguerite. Sans rancune, n’est-ce pas?

Une expression très douce, bien féminine, souriait dans son regard bleu,
entr’ouvrait ses lèvres, dont le souple dessin avait une grâce
caressante.

Et Rozenne, sincère, répéta, serrant la main dégantée qu’elle lui
tendait:

--Sans rancune!

Elle se détourna et descendit la pente raide qui conduisait chez sa
sœur. Lui, continua son chemin, impatienté contre lui-même pour toute
sorte de complexes raisons.




IV


De sa fenêtre, France regardait sa sœur Colette qui escaladait
adroitement les hauteurs du mail des Asseline; puis, par les soins
empressés de Paul, se voyait installée en place d’honneur, où, vêtue de
rose, elle apparaissait comme une exquise aurore, très parisienne. Et
France, admirative, en artiste, de la beauté de sa sœur, pensa que les
Asseline pouvaient s’estimer fiers d’emmener une aussi jolie femme au
_Grand Prix_ de Deauville... Opinion qui était, d’ailleurs, celle de
Colette elle-même, et pareillement de Mme Danestal, partie en landau
avec Mme Asseline, devenue presque aimable.

Elle, France, s’était dispensée de cette promenade saupoudrée de
poussière, ayant, depuis le commencement de la _grande semaine_, goûté
bien plus qu’elle ne l’eût souhaité aux distractions d’ordre hippique
offertes aux amateurs. Elle avait décliné l’invitation des Asseline,
ravie d’une pleine après-midi d’intimité avec Marguerite, à qui elle
avait promis la lecture du poème auquel, passionnément, elle travaillait
depuis son arrivée à Villers.

Le mail avait disparu dans la foule des équipages de toute sorte qui
filaient vers Trouville par la route sans ombre, allongée en bordure,
derrière les dunes basses de la côte. France, une seconde, demeura à
considérer l’horizon tourmenté d’un ciel lourd d’orage et la mer
haletante, d’un vert glauque, que des nuages marbraient de nappes
sombres... Puis, l’esprit traversé par l’idée que Marguerite, peut-être,
avait besoin d’elle pour garder le remuant petit Bob, vite elle
s’arracha à un spectacle dont elle n’était jamais lasse pour aller
trouver sa sœur.

Une exclamation de plaisir salua son entrée dans le minuscule salon où
Marguerite s’était réfugiée pour fuir l’étouffante atmosphère du jardin.

--Oh! France, déjà! Que tu es gentille de me sacrifier ainsi ton
après-midi entière!

En guise de réponse, France embrassa sa sœur avec tant de tendresse que
la jeune femme put être éclairée sur la valeur du sacrifice qu’elle lui
faisait...

--Tu es seule, Marguerite? André est déjà parti pour Trouville?

--Non, pas encore. Il devrait être en route; mais, après le déjeuner, je
me suis trouvée un peu fatiguée et il n’a pas voulu me quitter.

--Et maintenant, chérie, tu es mieux?

--Oui; le temps orageux m’avait énervée. Les futures mamans, dans mon
état, sont exposées à ces petites misères. Ce n’est rien!

France n’insista pas, sachant combien Marguerite redoutait qu’on prît
garde à sa santé; mais son regard anxieux s’attacha une seconde sur le
visage altéré de sa sœur. La crainte l’effleurait que son beau-frère,
par quelque parole malencontreuse, n’eût, une fois de plus, attristé
Marguerite, trop aimante pour ne pas sentir le moindre froissement. Il
entrait justement, très souriant, lui, habillé avec un soin raffiné,
dont il était coutumier, la jumelle de courses en sautoir. Il se
découvrit à la vue de la jeune fille; et, courtoisement, baisa la main
qu’elle lui tendait.

--Comment, France, vous êtes ici? Pas aux courses?

--Non, je n’aime ni la cohue ni la poussière. Et Marguerite, toujours
hospitalière, veut bien me recueillir!

--Mais c’est une vraie joie pour elle de vous avoir!... Ainsi, je n’ai
plus de scrupules à la laisser. Vous allez mieux, n’est-ce pas,
Marguerite? Votre mal de tête s’est dissipé?

--Il se dissipera sûrement...

André ne répondit pas. Attentif, il passait dans sa boutonnière un
merveilleux œillet qu’il venait d’enlever dans le vase de cristal placé
près de la jeune femme. Il y eut un silence qui laissa entendre dans le
jardin la petite voix de Bob entrecoupée de larmes.

--Qu’a-t-il donc? fit Mme d’Humières tout de suite debout.

--Je vais voir, Marguerite; ne t’agite pas, dit aussitôt France, qui
avait l’intuition que sa sœur désirait être seule pour recevoir l’adieu
de son mari.

Elle passa dans le jardinet, où Bob trépignait devant la chute d’un pâté
de sable. Elle le calma; mais discrète elle demeura près de lui,
l’aidant à la construction d’une nouvelle pyramide. Par la fenêtre large
ouverte, lui arrivaient cependant les paroles que sa sœur disait d’une
voix assourdie:

--André, vous serez raisonnable cette fois, vous ne jouerez pas?

--Mais non, mais non!... Je ne jouerai pas; je serai sage comme les
pauvres mioches qu’on mène dans les beaux magasins avec la seule
permission de regarder, sans toucher à rien.

--André, promets-moi sérieusement, je t’en prie!... Sans quoi, toute la
journée encore, je serai tourmentée!

--Et tu te rendras malade bien inutilement; car je ne puis jamais
oublier tout à fait que le jeu est un plaisir interdit aux pauvres
diables comme moi! Sois donc en paix, ma chère Minerve.

Elle insistait:

--Tu me promets que tu ne te laisseras pas entraîner quand tu verras
jouer Paul Asseline et les autres?

--J’aurai l’héroïsme d’un saint et je résisterai. Je me contenterai,
pour toute distraction, de contempler les belles toilettes féminines,
celles dont j’aimerais à vous voir habillée, petite Cendrillon, qui
poussez vraiment un peu loin l’amour de la simplicité. Ah! Marguerite,
quand serez-vous coquette!

France entendit la voix un peu lasse de sa sœur répondre:

--En mon état, je n’ai vraiment que faire de l’être!

--Mais, au contraire, ma chère, vous devriez lutter pour triompher des
malices de la nature. C’est là, justement, le grand art de la femme! Je
vous garantis que Colette le pratiquera.

--C’est qu’elle en aura les moyens, le loisir, la force et le goût! Tout
cela me manque, à moi, en ce moment!

--Ce qui est bien dommage pour vous et pour moi! répliqua-t-il, un peu
sèchement. Quand vous voudrez bien être plus élégante, j’en serai ravi!

France tressaillit, indignée. Ah! comme elle eût voulu répondre à son
beau-frère. Mais Marguerite, elle, disait simplement avec un peu
d’ironie triste:

--Je serai élégante, du moins, j’essaierai de l’être, quand je ne me
préparerai plus à être une maman et quand nous serons riches!

--Alors, ce n’est pas de sitôt!... Et vous seriez charitable de ne pas
me le rappeler. Allons, ne parlons plus de tout cela!... Au revoir,
Margot. Tâchez de ne pas vous ennuyer. Heureusement, vous avez France,
aujourd’hui; je vous laisse donc sans remords...

A l’accent d’André, France devina que son baiser d’adieu avait dû être
bien léger. Il sortit de la maison et se trouva devant la jeune fille,
agenouillée dans l’herbe auprès de Bob. Il lui lança un amical:

--Au revoir, France, je vous confie votre sœur.

Et il passa, après une petite caresse à Bob, qui avait couru vers lui en
trottinant. France, encore un instant, joua avec l’enfant; puis, le
voyant de nouveau occupé à fourrager sur la pelouse, elle revint vers le
salon dans la crainte que sa sœur n’eût besoin d’elle. Mme d’Humières
n’avait pas dû bouger depuis que son mari l’avait quittée. Immobile sur
la chaise longue, les mains tombées sur ses genoux, elle regardait loin
devant elle, avec des yeux qui ne voyaient pas, dans l’infini de ce ciel
d’orage, lourdement gris; et, très lentes, de grosses larmes glissaient
entre les paupières à demi closes.

Une angoisse éperdue bouleversa France qui s’était arrêtée sur le seuil
de la pièce, n’osant aller vers la jeune femme dans la crainte d’être
indiscrète. Mais Marguerite sentit tout de suite sa présence et, se
redressant, tourna la tête pour cacher son visage... Déjà France était
près d’elle, agenouillée à côté de la chaise longue, et ardemment, tout
bas, comme une enfant, elle lui murmurait:

--Oh! Marguerite, ma chère aimée, ne sois pas triste!

Elle n’osait rien ajouter, arrêtée par la crainte délicate de prononcer
un mot qui pût être pénible à sa sœur.

Les doigts de Marguerite effleurèrent ses cheveux d’un geste tendre,
tandis qu’elle disait, la voix assourdie:

--Ma petite chérie, ne t’agite pas pour moi! Je suis nerveuse en ce
moment, parce que je ne suis pas très bien portante. N’y prends pas plus
garde que je ne le fais moi-même. Et surtout, ne t’imagine pas des
folies à mon sujet.

--Je ne m’imagine rien, Marguerite, fit lentement la jeune fille.

Elle ne continua pas; mais son regard achevait ce que sa bouche
n’articulait pas, et le pâle visage de Marguerite se rosa une seconde;
elle sentait bien qu’elle ne pouvait tromper l’intuition du cœur aimant
de France. Ses yeux graves arrêtés sur ceux de sa jeune sœur, elle dit
doucement:

--France, crois-moi, on peut être heureuse encore, très heureuse, même
quand on l’est _autrement_ qu’on l’avait souhaité...

--Oh! pourquoi l’est-on «autrement»?

--Sans doute parce que, quand on est très jeune, on rêve des bonheurs si
grands qu’ils sont irréalisables.

--Marguerite, penses-tu donc qu’ils le sont tous et toujours?

Mme d’Humières eut un sourire mélancolique.

--Je pense que, du moins, il n’est pas donné à beaucoup de créatures de
les posséder. Je pense que si l’on veut pouvoir se dire heureux, il faut
très peu demander à la vie, se contenter des miettes de bonheur dont
elle nous fait parfois la charité, n’avoir pas d’espoirs ambitieux, pour
n’être pas déçu...

France avait écouté sa sœur avec une attention passionnée. Toute sa
jeunesse se révoltait devant l’austère destinée évoquée par les paroles
de la jeune femme.

--Et tu trouves qu’ainsi l’on est heureux? Il faut être _toi_, ma
dévouée grande sœur, pour avoir une pareille sagesse! Jamais, moi, je ne
me contenterais d’un aussi misérable bonheur! Je suis prête à donner...
ah! beaucoup! mais je veux recevoir autant que je donnerai... être aimée
autant que j’aimerai!... Sinon, je préfère mille fois rester seule et
libre toute ma vie.

Marguerite la regarda, les yeux pleins de pitié tendre. D’un geste
maternel, elle posa sa main sur le front de la jeune fille restée tout
près d’elle.

--France, tu parles comme une enfant. La vie n’est pas un roman... Tu le
sais bien, pourtant...

--Mais chacun peut y avoir son roman, un roman très cher qui, seul, fait
qu’elle vaille la peine d’être vécue...

Les mains de Marguerite se joignirent d’un geste inconscient; et une
contraction donna une seconde, à ses lèvres, une intense expression
d’amertume:

--Moi aussi, France, quand j’avais ton âge, j’ai rêvé tout ce que tu
rêves... et j’ai cru que je le trouverais... La réalité m’a appris que
c’était là une illusion de petite fille et elle m’en a sagement guérie,
pour mon bien... Seulement, ces guérisons-là s’achètent si durement que
je voudrais, chérie, te préserver d’en avoir besoin!... Prends garde de
vivre trop dans le rêve!

--Non, Marguerite, je ne vis pas dans le rêve, puisque je comprends
parfaitement que je souhaite l’impossible, à peu près. Mais je suis
comme celles qui ont eu, tellement belle, une vision, qu’elles ne
peuvent plus l’oublier et se contenter d’une mesquine réalité!... Si je
ne puis être aimée comme je veux l’être... eh bien! je ne me marierai
pas... Et je serai peut-être bien plus heureuse ainsi!

Mme d’Humières eut un geste de la main, comme pour arrêter la jeune
fille. Entre elles tomba un silence, lourd de leurs pensées dont nul
bruit extérieur ne les distrayait. Car, au dehors, c’était le grand
calme des après-midi de dimanche, animé seulement par le murmure
lointain de la mer, par de sourds grondements d’orage dans le ciel
plombé. A peine, par instant, montait un éclat de voix, de quelque
jardin tout proche.

France, d’un geste machinal, tourmentait les pages d’une Revue, les yeux
tournés vers les eaux assombries qui frémissaient sous d’invisibles
souffles. Mais elle rejeta le volume, car Marguerite reprenait
lentement, comme si elle précisait une pensée gardée confuse en elle
jusqu’alors:

--Ce n’est pas une destinée pour la femme de demeurer seule. Elle a
besoin d’un compagnon et d’un enfant...

--D’un compagnon... oui, si ce compagnon doit être un protecteur, un
soutien, un ami très tendre et très dévoué, comme il désire que la femme
soit pour lui dévouée et tendre... Combien y en a-t-il ainsi?

--France, France, tu parles de ce que tu ignores! Tu es trop jeune, mon
enfant chérie, pour bien juger les hommes... Tu ne les connais pas
encore assez!

La voix de France s’éleva presque amère.

--Oh! si, Marguerite, je les connais déjà bien... Dans le monde où nous
vivons, on a très vite une vieille âme, trempée par l’expérience. Ne le
regrette pas trop pour ta petite France, ma chérie... Mieux vaut être
renseignée tout de suite! Ainsi l’on s’évite peut-être de grosses
désillusions, surtout de celles qui bouleversent quelquefois toute une
vie...

France s’arrêta pensive, et sa sœur n’essaya pas de lui répondre, si
mélancolique qu’il lui semblât d’entendre ainsi parler une enfant.

Elle voulait connaître toute sa pensée pour trouver les mots qu’il
faudrait lui dire. D’ailleurs, France reprenait:

--Tu as protesté tout à l’heure, Marguerite, quand je t’ai dit que, sans
doute, je ne me marierai jamais. Moi, j’ai tellement l’idée que ce sera,
fatalement, ma destinée, qu’à l’avance je l’accepte et sans peine...

--Tu en es sûre, pourquoi?

--Parce que je sais très bien dans quelle situation fausse se trouvent
les filles sans fortune comme moi quand elles vivent dans un milieu tel
que le nôtre... Qui m’épouserait?... Les garçons riches recherchent les
héritières... Les autres, les travailleurs, qui, eux, accepteraient
peut-être bien une femme pauvre, sont effarouchés de notre élégance et
ne devinent pas qu’elle est, très souvent, l’œuvre de notre adresse;
qu’elle ne nous empêche en rien d’être d’aimantes, fidèles, raisonnables
petites femmes... Alors, que pouvons-nous devenir?... Je ne me
résignerai jamais, moi, à me marier comme veut le faire Colette; et je
ne suis pas bonne et généreuse comme toi, Marguerite... Jamais, non
plus, je n’aurai la vertu d’être satisfaite dans une existence pétrie de
calculs incessants, de préoccupations de ménagère, en gardant pour moi
seule la plus lourde part des ennuis, des responsabilités, des
devoirs... Ce qui me paraît une odieuse injustice!

Un sourire très doux glissa sur les lèvres de la jeune femme.

--Tu dis cela, France, parce que tu n’aimes pas. Autrement, tu saurais
que c’est une vraie joie de se dévouer au repos de quelqu’un qui vous
est cher... Et cela semble si naturel et si facile!

--Cela surtout le paraît à ceux qui en profitent; tellement même, qu’ils
ne songent guère à en être reconnaissants... Encore une chose qui me
révolte, peut-être plus que bien d’autres injustices!

Les mots étaient échappés à France, tant ils étaient le cri de tout son
cœur, tant elle était sincère toujours avec sa sœur. Elle les regretta
quand elle vit devenir presque sévère le visage de la jeune femme dont
les doigts avaient instinctivement saisi son anneau de mariage.

--C’est en pensant à André, n’est-ce pas, que tu viens de parler... Tu
es dure pour lui... Pourquoi?...

--Parce que, ma grande sœur chérie, il me semble qu’il ne te rend pas
heureuse autant que tu le mérites...

--Je suis heureuse...

--Heureuse par lui?... Comme tu l’avais rêvé, attendu, espéré quand tu
es devenue sa femme?... Oh! Marguerite, si je pouvais le croire...

Ardemment, avec une infinie tendresse, les yeux de France interrogeaient
ceux de sa sœur.

--Je suis heureuse différemment peut-être, fit Mme d’Humières d’une voix
basse qui tremblait un peu; mais je suis heureuse entre mon mari et mon
enfant, mon beau petit Bob... France, ma chérie, crois-moi, je te parle
en toute sincérité... Depuis notre arrivée ici, j’ai senti bien des fois
que tu jugeais mal cette jeunesse morale d’André qui le rend si avide de
distractions, de mouvement, même des plaisirs mondains dont il est sevré
d’ordinaire... Mais c’est, justement, parce que je le vois jeune ainsi,
que je ne veux à aucun prix lui apparaître comme une entrave maussade...

--Oui; et lui trouve parfait que tu le gâtes déplorablement!

Une ombre de gaîté effleura, cette fois, le visage de Mme d’Humières.

--Je le gâte en quoi?

--En tout!... Tu le traites comme s’il était le frère aîné de Bob; un
grand enfant auquel il faut tout passer et qui n’a, lui, d’autre souci à
avoir que son propre plaisir, sans s’inquiéter que tu en jouisses ou
non, que...

France ne continua pas. D’un geste faible, sa sœur l’arrêtait.

--Je te le répète, France, il est jeune! Les années le transformeront
assez vite!...

--Mais, toi aussi, tu es jeune... et tu uses ta jeunesse à garder pour
toi seule la part des soucis.

Mme d’Humières eut un mouvement d’épaules.

--Qu’est-ce que cela fait... Il partage mes préoccupations quand il les
connaît... Seulement, autant qu’il dépend de moi, j’évite de les lui
faire connaître... Ici, surtout, je souhaite le laisser jouir de tout ce
dont il se trouvera de nouveau sevré dans le petit pays perdu qui va
être encore notre résidence. La pensée qu’il est content suffit pour que
je le sois, moi aussi... Puisque Dieu m’a armée de courage et de
patience, je puis bien attendre que l’avenir me donne, comme j’en ai la
ferme confiance, André tel que je le souhaite... Vois-tu, ma petite
France,--retiens-le pour plus tard,--nous autres femmes, nous, devons
beaucoup pardonner, être patientes infiniment et ne jamais désespérer de
connaître, un jour, le parfait unisson avec celui qui nous est cher
par-dessus tout...

France répéta, pensive:

--Le parfait unisson...

--Oui, le vrai!... Non pas celui qu’on croit posséder aux premiers jours
du mariage quand on vit dans une ivresse qui ne dure pas... qui ne peut
pas durer...

--Oh! pourquoi, Marguerite?

--Parce que les jours qui passent en guérissent!... Bienheureux, les
époux qui en guérissent en même temps...

France ne répondit pas. Elle sentait bien que sa sœur venait, peut-être
involontairement, de penser tout haut. Pour le cœur aimant de la jeune
femme, il avait dû y avoir des froissements, des révoltes que ses lèvres
n’avoueraient jamais, dont elle avait triomphé, à un prix qu’elle seule
savait, peut-être avec l’espoir que l’avenir et son influence feraient,
de son mari, l’homme qu’elle avait cru rencontrer au temps de ses
fiançailles... Et France, une seconde, la contempla avec une sorte de
respect tendre, où il y avait une estime très haute. Puis, d’un élan,
elle se pencha, et ses lèvres baisèrent la main de la jeune femme.

--Marguerite, ma chère aimée, tu as bien raison d’espérer dans
l’avenir!... Il est impossible qu’un cœur comme le tien n’obtienne pas
tout le bonheur qu’il mérite!

--Que Dieu t’entende! murmura Mme d’Humières avec une ferveur grave...
Et puis, maintenant...

Et elle changea de ton soudain...

--... Maintenant parlons de choses moins austères... Ma pauvre petite
France, je t’ai attristée avec toutes mes réflexions décourageantes!...
Pour que nous les oubliions, veux-tu me lire ton poème, comme tu me l’as
promis?... Seulement j’aimerais bien l’entendre avec la musique dont tu
l’accompagnes. Allons trouver ton piano...

--Oui, si l’orage le permet. Regarde, Marguerite, voici la pluie...

De larges gouttes s’abattaient, en effet, sur le jardin poudreux; et,
dans le vestibule, on entendait la petite voix de Bob qui protestait
parce que sa bonne le rentrait précipitamment.




V


Ce ne fut qu’une courte averse dont le résultat fut de mettre dans
l’air, tout à coup fraîchi, une senteur de verdure mouillée. Puis le
ciel s’éclaira.

--La pluie est finie. Profitons-en vite pour aller trouver ton piano,
France, dit Mme d’Humières.

Debout devant la glace, elle mettait son chapeau avec un coup d’œil de
pitié moqueuse pour la lourde silhouette qu’elle voyait reflétée. Mais
au même moment, la cloche de la porte d’entrée tinta.

--Qu’est-ce qui peut bien arriver pour nous déranger? Veux-tu voir,
France?

La jeune fille apparut au seuil du jardin.

--Oh! monsieur Rozenne!... Comment, vous n’êtes pas à Deauville?

--J’y suis allé faire un tour et j’en suis revenu parce que je
m’ennuyais. C’est une cohue poussiéreuse et trop parfumée d’odeurs
multiples... Alors j’ai pensé, comme à une oasis, au petit salon de Mme
d’Humières et j’ai eu, si fort, l’envie de m’y trouver que me voici!...
Seulement vous sortez!...

Il avait l’air si sincèrement déçu que France se mit à rire:

--Nous sortons, en effet; mais puisque notre société vous paraît à ce
point précieuse, car je suppose que ce n’est pas le salon tout seul de
Marguerite qui vous tentait, nous vous emmènerons pour peu que cela vous
plaise... J’allais faire un peu de musique à Marguerite et lui lire
quelques vers...

--Lui lire votre poème, n’est-ce pas?...

--Oui...

--Ah! quelle bonne inspiration j’ai eue de revenir!

Si vraiment il paraissait ravi, qu’elle en eut au cœur une petite
sensation de plaisir. Et comme Marguerite les rejoignait, elle dit
gaîment:

--Chérie, voici un transfuge de Deauville!...

--Vous y avez vu notre colonie? interrogea Mme d’Humières.

--Parfaitement, madame. Votre mari était un type parfait de gentleman
très chic. Quant à Mlle Colette, elle éblouissait tous ceux qui
l’apercevaient. Même l’austère Mme Asseline était admirative et elle m’a
fait l’honneur de me confier qu’elle ne voyait pas, sur l’hippodrome, de
femme qu’on pût trouver plus jolie que Mlle Colette!...

Il n’ajouta pas qu’André d’Humières était parmi les joueurs et que,
pensant à sa jeune femme, il avait discrètement essayé de l’entraîner,
mais sans succès... Et pas davantage, il ne dit que s’il était si vite
revenu, c’est que France Danestal n’était pas à Deauville... Soudain, il
avait eu la pensée tentatrice que ce serait charmant, une causerie avec
elle dans Villers déserté; et aussitôt, il s’était jeté dans le premier
train qui remontait vers la petite plage, certain de trouver la jeune
fille chez Mme d’Humières.

Et, en effet, il l’y avait trouvée. Une fois de plus, la destinée
réalisait son désir; et, par surcroît, il allait lui être donné de
savoir enfin quelle valeur avait l’œuvre poétique de cette petite fille
qu’on disait étonnamment douée; qui, du moins, travaillait avec passion.

Attentif, il l’observait, tandis qu’elle s’empressait pour bien
installer sa sœur dans le salon où elle venait faire de la musique, hors
de l’hôtel dans une annexe, solitaire cet été-là. C’était une pièce
souriante, tendue de toile de Jouy, qui s’ouvrait sur une allée
conduisant à la plage. Tout à coup, comme elle rencontrait, par hasard,
le regard de Rozenne, France eut conscience de cette curiosité qui,
violemment, s’attachait à elle. Une flambée rose lui monta aux joues; et
gamine, elle jeta:

--Vous ne pouvez pas savoir à quel point tous deux vous me semblez
intimidants, tout prêts à m’écouter solennellement...

--Nous ne sommes pas solennels, mais recueillis. N’est-il pas vrai,
madame?

--Soit... Mais votre recueillement me paraît terrible!... Aussi, pour me
donner du courage, je vais commencer par vous dire quelques-unes de mes
premières poésies, celles qui se sont fait déjà des amis...

--Ce que tu voudras, chérie, dit doucement Marguerite.

France lui sourit. Elle resta debout devant la fenêtre ouverte, adossée
à l’appui de la croisée, son harmonieuse silhouette dressée, dans la
robe claire, sur l’horizon des eaux frémissantes, du ciel éclairci où
flottait maintenant un reflet d’or blond. Délicatement, la lumière
estompait le dessin de la petite tête, allumant des clartés capricieuses
dans la moire des cheveux. Sans regarder sa sœur ni Rozenne, les yeux
arrêtés sur les roses qui s’épanouissaient dans un vase de vieille
faïence, elle commençait d’une voix que l’intime émotion faisait
trembler un peu...

Et Claude Rozenne, alors, oublia le plaisir que ses yeux d’artiste
trouvaient à l’observer, dans la stupéfaction qu’une enfant de dix-huit
ans eût été capable d’écrire de tels vers, si personnels de forme;
d’exprimer, avec cette incomparable poésie, des impressions, des
pensées, des sentiments que, seule, une femme supérieure pouvait
connaître...

Et comme elle les disait, ces vers!... avec une absolue simplicité, sans
geste, ni intention cherchée, mais en artiste qui vit son œuvre, d’une
voix dont le seul timbre était un chant...

Il allait trahir son enthousiasme... Du geste, elle l’arrêta. Un sourire
étrangement lumineux était sur sa bouche:

--Ne me dites rien avant d’avoir entendu mon poème!... Je n’ai plus
peur. Je sens que nos pensées sont en communion...

C’était vrai que toute appréhension venait de s’évanouir en elle, dans
sa jouissance de communiquer à d’autres âmes l’ivresse divine qui lui
faisait battre le cœur, à elle, la créatrice.

Elle s’assit au piano, tout près de la fenêtre large ouverte qui lui
laissait apercevoir comme elle aimait l’infini de la mer. Rozenne,
alors, vint s’adosser au mur, devant elle, avide de suivre l’expression
de son visage. Marguerite, la tête renversée sur le dossier de son
fauteuil, écoutait avec des yeux qui rêvaient.

Les notes d’abord chantèrent la féerie de l’été. Elles s’égrenèrent en
sonorités richement colorées qui éveillaient la vision des midis
brûlants, ivres de soleil, des crépuscules recueillis, des nuits
chaudes, distillant des parfums de fleurs, dans une clarté d’argent...

Puis leur timbre s’assourdit; elles se firent lointaines. Alors, comme
un musical murmure, elles suivirent le rythme du vers auquel,
étroitement, elles s’attachaient. Et ces vers évoquèrent des paysages
entrevus par un regard d’artiste, par une âme de poète qui adorait la
beauté des choses créées et le disait avec des mots où tressaillait
l’écho profond des pensées, des désirs, des espoirs, des regrets, des
joies, d’une créature jeune, passionnément vivante.

Avec une attention presque grave, maintenant, Rozenne regardait la jeune
fille; et, en l’écoutant, il sentait que l’art était vraiment son dieu,
fervente petite prêtresse éprise de l’Idéal, dont le cœur demeurait
fermé--encore...--à l’amour des hommes. Jamais il n’en avait eu
l’impression si forte et si irritante.

Pourtant, quand elle se tut, toute frémissante d’avoir ainsi livré son
âme, il eut un cri enthousiaste:

--C’est un vrai petit chef-d’œuvre que vous avez créé là!... Ah! comme
vous êtes bien la fille de votre père!...

Un éclair de joie flamba dans le large iris bleu de la jeune fille:

--Réellement, cela vous semble bien?...

--C’est beaucoup mieux que bien... Je comprends maintenant que vous ne
trouviez rien de plus délicieux que votre travail!

--Oui, j’aime la musique et la poésie plus que tout au monde, dit-elle
d’une voix contenue. Elles me donnent des joies qui ne sont comparables
à aucune autre... Marguerite, tu es contente?

Mme d’Humières eut un sourire tendre.

--Je ne suis pas seulement contente, je suis bien fière de ma «fille»...
Oh! chérie, tu as le don de Dieu, toi aussi...

La même clarté splendide jaillit du regard de France. Cette émotion
qu’elle sentait dans l’âme de sa sœur, dans celle de Rozenne, c’était la
consécration d’une œuvre où, vraiment, elle avait jeté le cri de sa
jeunesse, enivrée de la vie.

Très rose, maintenant, une fièvre délicieuse dans la pensée, elle
analysait son poème en même temps que Rozenne; elle recueillait les
impressions éveillées chez lui, cherchait une critique précieuse, se
réjouissait d’un éloge qui était une sanction...

Marguerite, rappelée par la nécessité de garder son fils, était sortie
doucement de la pièce, sans troubler la causerie...

Spontanée toujours, France disait, ravie:

--Vous ne pouvez savoir comme il me semble bon que vous trouviez un peu
de valeur à mon œuvre!... A certaines heures, j’ai été hantée si
durement par l’idée que je m’étais trompée sur son compte, qu’elle
n’exprimait en rien ce que j’avais voulu lui faire dire... que j’avais
pris un amusement de gamine pour un travail digne d’être lu... Ah! j’ai
pensé des choses bien décourageantes!

--Mais, à d’autres heures aussi, vous n’avez pas été une femme de peu de
foi?

--Heureusement! Ce sont ces heures-là qui m’ont soutenue et aidée à
supporter les autres.

--Et maintenant que l’œuvre est vivante, qu’elle est bonne--cela, j’en
suis certain--vous n’allez pas la garder pour vous toute seule?... Il
faut la faire connaître...

Elle ne répondit pas tout de suite. Une ombre avait passé sur son visage
expressif. Il la regarda, surpris.

--A quoi pensez-vous?... Est-ce que vous hésitez à faire éditer votre
poème?

--Il y a un an, j’aurais bondi à la seule idée de le livrer au public...
Cela m’aurait semblé une profanation... Aujourd’hui, je suis bien plus
sage. Oui, si quelque éditeur veut bien accepter mes vers, et même ma
musique, je les lui donnerai avec beaucoup de joie, parce que je suis
devenue une femme raisonnable et que j’ai de grandes ambitions très
pratiques!

Il se mit à rire, tant ces derniers mots lui semblaient bizarres dans sa
bouche de petite muse... Mais, tout à coup, la petite muse avait
disparu; il n’avait plus sous les yeux qu’une très moderne Parisienne,
qui avait d’exquises lèvres moqueuses et de grands yeux clairs, larges
ouverts sur la réalité.

Il demanda:

--Que rêvez-vous donc?

--De gagner de l’argent!

--Pourquoi?...

--Pour n’avoir plus à en demander!... Ce qui est odieux... surtout quand
on demande très souvent en vain!... Pour pouvoir en dépenser qui serait
à moi, autant que je voudrais!... Oh! je sais bien que j’ai toute sorte
de chances pour en rester avec mes inutiles vœux!... Mais peu
importe!... Je suis résolue à tenter l’aventure. De si rares moyens sont
à ma disposition pour améliorer l’état de mes finances, que je serais
bien lâche de me laisser arrêter par la crainte de ne pas réussir!
Seulement, j’envie, oh! de toute mon âme! ceux qui peuvent aimer l’Art
pour lui seul!... Vraiment, s’il m’était donné d’écrire des vers, de
composer de la musique uniquement pour mon plaisir intime, je trouverais
ma part de richesse large à n’en pas désirer d’autre!

Rozenne la sentit entièrement sincère. Et soudaine, une sorte de colère
cingla son orgueil masculin, parce que cette trop séduisante créature
prétendait, à lui aussi, demeurer insaisissable, vivant dans son Éden,
dédaigneuse des joies humaines, sans prix pour les simples mortels.

Il eût voulu lui crier de ces mots qui ouvrent les cœurs, la voir enfin
toute vibrante, troublée par lui, pour lui... Mais il rencontra son
regard limpide...

Et simplement, il s’exclama, voyant que, tout à coup, elle se levait
d’un bond souple, après un regard vers la pendule:

--Vous voulez partir déjà?

--Déjà! Mais savez-vous qu’il est plus de six heures!... Comme nous
avons bavardé longtemps!

--Croyez-vous? fit-il avec une sincérité caressante. Cela m’a paru si
court!

--Oh! à moi aussi! Vous avez été un auditeur tellement délicieux, que
jamais je ne pourrai assez vous en remercier.

Elle parlait sans coquetterie aucune, lui tendant ses deux mains avec un
sourire dont la grâce le grisait comme un philtre.

Il en eut conscience et il eut peur des paroles que sa fragilité pouvait
lui faire prononcer.

Résolument alors, il se détourna, regardant dehors, vers la mer, tandis
que, debout devant la glace, elle remettait son chapeau.

Alors, il s’aperçut que France avait eu, peut-être, un auditeur de plus
qu’elle ne le pensait. Sur le banc de l’étroite allée, juste sous la
baie de la croisée, était assis un homme d’une cinquantaine d’années;
sans doute, quelque touriste de passage. Il semblait attendre quelqu’un
ou quelque chose. Quand France parut, sortant du salon, ses
yeux--de petits yeux vifs sous d’épais sourcils en broussaille
blanche--s’attachèrent sur elle avec une attention et une surprise si
évidente que Rozenne en fut frappé.

Elle, France, regarda distraitement l’inconnu et ne remarqua pas que,
d’une façon discrète, il la suivait de loin. Après un amical adieu à
Rozenne, elle revenait vers l’hôtel, l’âme en fête, délicieusement
absorbée par son rêve intime; et elle eut un tressaut de créature
soudain réveillée, à la vue du mail des Asseline arrêté devant l’hôtel,
après avoir ramené Colette.

Paul était descendu pour accompagner la jeune fille, qui lui parlait
sous la haute porte d’entrée, et France fut frappée de l’expression
triomphante du visage de sa sœur...

Mais soudain elle oublia Colette, et ses visées ambitieuses et son
succès possible... Elle venait d’apercevoir, traversant la rue, André
d’Humières qui rentrait les traits si altérés, qu’avec un tressaillement
d’angoisse elle pensa:

--Mon Dieu, je suis sûre qu’il a joué et perdu!...




VI


--Il y a au salon un monsieur qui attend Mademoiselle.

--Qui m’attend?... moi?... répéta France, surprise.

C’était le lendemain matin de l’inoubliable dimanche, et elle rentrait
d’une anxieuse visite à sa sœur, qu’elle avait trouvée très pâle,
«brisée par une mauvaise nuit», avait expliqué Marguerite, mais
silencieuse, comme d’ordinaire, sur le nouveau souci que pouvait lui
avoir apporté la légèreté de son mari... Aussi France n’avait-elle rien
laissé voir de la crainte jetée en elle par l’attitude de son beau-frère
et quelques paroles échappées à Paul Asseline.

--C’est bien Mademoiselle que ce monsieur a demandée après s’être
informé si Mme Danestal était là... Mais Madame venait de sortir avec
Mlle Colette.

Qui pouvait bien désirer lui parler? L’idée traversa son esprit que,
peut-être, il s’agissait de quelque dette d’André, contractée la
veille... Rapidement, elle ouvrit la porte... Et elle se trouva face à
face avec un homme de petite taille, coiffé de cheveux blancs, plantés
drus sur un large front pensif, que coupaient des rides profondes...
C’était un inconnu pour elle... Cependant, elle eut l’impression d’avoir
vu déjà ces traits violemment dessinés.

Au bruit de la porte, il avait cessé d’arpenter la pièce, et elle
rencontra le regard attentif et pénétrant, presque aigu, de deux yeux
très vifs... Un souvenir, alors, jaillit dans sa pensée. Son visiteur,
c’était l’étranger qu’elle avait croisé la veille, au sortir de
l’audition donnée à sa sœur et à Claude Rozenne... Elle le reconnaissait
soudain. Il se découvrait et s’inclinait devant elle qui, un peu saisie,
attendait une explication.

--Mademoiselle Danestal, n’est-ce pas?

Elle eut un signe de tête et resta debout, attachant sur l’inconnu des
prunelles attentives. Il continuait:

--Je vous demande tout d’abord pardon, mademoiselle, de me présenter à
vous aussi brusquement... Mais je ne connaissais ici personne qui pût
m’amener vers vous; ou, du moins, quittant Villers aujourd’hui, je
n’avais pas le loisir de chercher si le hasard ne nous avait pas donné
quelques communes relations...

--Pour?

Il eut un sourire qui éclaira son masque tourmenté.

--Je vais vous le dire, mademoiselle, si vous voulez bien m’accorder un
moment d’audience.

Silencieusement, elle lui indiqua un siège et s’assit elle-même, devenue
curieuse.

--Il faut d’abord, mademoiselle, que je vous confesse une indiscrétion
dont je me suis rendu coupable à votre égard. Je passais hier dans
l’allée où s’ouvre une fenêtre, devant laquelle il se trouvait que vous
récitiez des vers... J’étais fatigué... Un banc était là. Je me suis
assis; et ainsi, par hasard, j’ai entendu le premier quatrain d’un
sonnet que vous commenciez... Ce quatrain a suffi pour me donner le
désir d’entendre le sonnet tout entier, car la poésie me passionne comme
aux beaux jours de ma jeunesse... A ce point que je ne me suis pas
contenté d’être l’éditeur de vrais poètes; j’ai créé une Revue qui leur
est consacrée et qui, d’ailleurs, ne me conduira pas à la fortune, car
je prétends n’y publier que des œuvres originales et de valeur.

Toujours muette, France écoutait avec la sensation qu’elle était soudain
emportée en plein rêve... Et pourtant, c’était bien dans la réalité
qu’elle était assise dans ce salon d’hôtel, à écouter un gros homme
inconnu qui venait lui parler de ses vers, qui était le directeur d’une
Revue très estimée, comme le lui révélait le nom écrit sur sa carte...
Avec la même décision un peu brusque, il poursuivait:

--Donc, je vous ai écoutée, sans réfléchir à mon indiscrétion, très
attentivement... J’ai surpris ainsi des fragments de votre poème qui
m’ont intéressé, beaucoup intéressé, tellement que, ma foi, j’ai été
bien près d’aller vous demander l’autorisation de le mieux entendre. Je
n’ai pas succombé à la tentation; mais, suivant mes habitudes, je me
suis renseigné. J’ai appris que le poème était de vous et que vous étiez
la fille d’un _maître_. Alors, je me suis moins étonné que vous fussiez
pareillement douée... Car vous l’êtes, d’une façon prodigieuse! Vous
pouvez en croire mon expérience... Votre œuvre a cette originalité, ce
sceau d’une personnalité que j’exige de tout artiste; du moins, elle l’a
dans ce que j’ai pu en entendre... Et c’est pourquoi je me suis mis en
quête de vous, afin de vous demander une complète lecture. Ensuite, je
l’espère, nous pourrons traiter pour que j’offre à mes lecteurs, de
véritables lettrés, la primeur de votre poème... Si toutefois vous ne
l’avez pas encore donné à un éditeur...

Elle secoua la tête. Une joie éperdue faisait battre son cœur à larges
coups pressés. Lentement elle dit, et sa voix lui semblait tout à coup
celle d’une autre:

--Le poème que vous avez entendu m’appartient encore... Je viens de
l’achever ici même.

--Bien! parfait!... Et vous consentez, n’est-ce pas, à me le redire?

--Oh! oui, bien volontiers... Voulez-vous l’entendre avec la musique?

--Oui... Et tout de suite, s’il vous est possible. Car je repars dans
deux heures pour Trouville, et de là, pour Paris, où je suis attendu...

Elle jeta de côté son chapeau, ses gants et ouvrit le piano. Il resta un
peu en arrière, attentif... Elle, en tout son être, sentit cette
attention; elle comprit qu’elle allait être jugée par un homme qui,
autant qu’elle-même, avait le culte de la poésie.

Et alors, elle dit ses vers comme jamais plus, peut-être, elle ne devait
les redire, frémissante de la sensation d’une victoire qu’il fallait
gagner; et aussi de la jouissance aiguë qu’elle éprouvait à voir son
œuvre entendue et comprise par un merveilleux connaisseur.

Il s’était rapproché; debout auprès du piano, d’un air d’intense intérêt
qui contractait son front, il écoutait, l’interrompant parfois de son
approbation ou de sa critique: «C’est bien... Ce n’est pas cela!... Vous
auriez pu trouver mieux!...»

Avec des mots pittoresques, il étudiait les différentes parties du
poème, lui offrant l’hommage d’une attention dont elle sentait toute la
valeur. Et autant qu’il le souhaitait, elle lui redisait les passages
qu’il voulait entendre encore. Elle n’était plus qu’une sensibilité
vibrante, un admirable instrument que l’ordre d’un maître faisait
résonner...

Quand sa voix tomba sur le dernier vers, alors seulement, elle s’aperçut
qu’elle était brisée par l’émotion, par la tension de tous ses nerfs qui
frémissaient à l’exclamation de l’éditeur:

--Décidément, c’est bien, c’est très bien!... Vous êtes stupéfiante pour
votre âge... Car vous devez être très jeune... Vous avez l’air d’une
gamine!

Il avait pour la regarder un sourire paternel, charmé de voir, à son âme
de poète, une enveloppe si joliment féminine.

Elle eut un rire gai:

--J’ai dix-huit ans et demi!... Je ne suis pas un bébé comme vous
paraissez le croire!

--Non, mais vous n’atteignez pas encore l’extrême vieillesse!... Allons,
vous voilà toute pâle... Je vous ai fatiguée comme un vieux fou que je
suis... Vous auriez dû me le dire!

Elle secoua la tête et un rayonnant sourire passa sur sa bouche un peu
contractée:

--Ne regrettez rien... Grâce à vous, je viens de vivre des minutes sans
prix pour moi!... Jamais, je crois, je n’avais rencontré un auditeur tel
que vous!

Il se mit à rire:

--Bien, bien... C’est que nous sommes deux prêtres d’un même culte...
Allons, je ne m’étonne plus que votre poésie soit si vivante!... Plus
tard, évidemment, vous pourrez avoir plus de science, plus de maîtrise,
mais je doute bien que vous retrouviez quelque chose qui vaille cette
fougue de jeunesse!... Surtout, continuez à travailler!... Ne vous fiez
pas à votre don naturel... Ah! pourquoi n’êtes-vous pas un homme?... Je
suis sûr que vous pourriez aller loin...

--J’essaierai de faire comme si j’étais un homme! jeta-t-elle avec un
rire léger.

--Bah! les femmes!... tant de choses les distraient de l’art et des
lettres!... Enfin, contentons-nous du présent... Je suis diantrement
ravi de vous avoir découverte hier!... par hasard, c’est vrai...

--Et ce matin, comment avez-vous pu me retrouver? interrogea-t-elle d’un
air de petite fille heureuse.

Il passa ses doigts dans ses cheveux rudes:

--Ça n’a pas été trop compliqué encore! Je me suis arrangé pour suivre,
hier, le jeune homme qui vous accompagnait... Il est entré au Casino. Je
l’ai abordé carrément; je lui ai expliqué mon cas; il m’a répondu de
très bonne grâce... C’est pour vous un ami bien dévoué, mademoiselle,
que ce garçon-là!... Il m’a dépêché vers vous ce matin!... Et
maintenant, terminons vite notre affaire, car le temps me presse...
Quand vous allez avoir fini de mettre au point votre poème,
envoyez-le-moi; ou mieux, si vous êtes à Paris, apportez-le-moi, que
nous établissions notre petit traité... Seulement, je dois, en toute
honnêteté, vous avertir tout de suite que je ne pourrai vous offrir de
très brillantes conditions, car on ne devient pas millionnaire à ne
publier que des œuvres de valeur, dédaignées de la foule incapable de
les comprendre... Donc, nous nous entendrons seulement si vous n’êtes
pas exigeante!...

Elle allait s’écrier:

--Je ne le suis pas du tout!

Elle s’arrêta court, pensant à Marguerite, qu’elle désirait si
passionnément aider... Et avec un sourire qui demandait grâce, elle
répliqua:

--Mais c’est que... je suis exigeante... Je voudrais tant avoir un peu
d’argent gagné par moi!... C’est si ennuyeux de devoir toujours en
demander!

De nouveau, l’éditeur se mit à rire; et l’expression de son visage fut
paternellement bonne.

--Un peu de patience, mademoiselle... La jeunesse doit se résigner à
être en tutelle. Le temps viendra peut-être assez vite, où vous devrez
compter sur vous seule...

France ne répondit pas... La porte du salon s’ouvrait pour laisser
passage à Mme Danestal, retour de la plage. Elle s’arrêta saisie, à la
vue de sa fille, devant le piano, auprès d’un petit homme ébouriffé qui
se découvrait poliment devant elle.

--Mais, France, que se passe-t-il donc?

--Ceci, maman, que je te présente M. Flamin, directeur de la _Revue
mauve_, qui a bien voulu m’exprimer le désir de publier mon poème.

--Ton poème!... publier ton poème?... Quel poème?... Et comment
connais-tu monsieur?

Cette nouvelle incroyable la prenait tellement par surprise que toute
son habitude du monde ne pouvait triompher du désarroi de sa pensée. Ce
fut Flamin lui-même qui, amusé, se chargea de lui donner les
explications nécessaires. Colette, arrêtée au seuil du salon, écoutait,
intéressée et curieuse.

Flamin terminait, très correct:

--Vous ne voyez nul inconvénient, n’est-il pas vrai, madame, à ce que je
traite avec mademoiselle?

--Oh! pas le moindre! D’ailleurs, en la circonstance, c’est à elle seule
qu’il appartient de décider ce qu’il lui convient de faire de ses vers.
Je suis charmée que vous trouviez quelque valeur à ses essais.

--Quelque valeur! répéta l’éditeur presque irrité... Eh! madame, ils en
ont une si réelle que, depuis le moment où le hasard me les a fait
entendre à demi, je suis à la recherche de mademoiselle pour la prier de
me les faire connaître tout à fait, afin que j’aie la satisfaction de
les offrir à mes lecteurs!

Il se détourna de cette belle dame qui lui paraissait cruellement dénuée
du sens poétique et demanda à France, dont les yeux rêvaient:

--Vous serez à Paris bientôt, mademoiselle?

--Dans quelques semaines, je pense.

--Pas plus tôt! jeta Colette avec une telle certitude dans la voix que
France la regarda, attentive soudain.

--Allons, mademoiselle, j’attends votre manuscrit pour cette époque...

--Et sûrement, n’est-ce pas, vous serez toujours décidé à le publier?

Il eut un rire de bonne humeur, amusé de lui voir cet air de fillette
suppliante.

--Sûrement, je n’aurai pas changé d’avis. Madame, je vous présente mes
hommages... Au revoir, mademoiselle. Vous me pardonnerez d’avoir eu
l’audace de vous relancer jusqu’en votre hôtel.

--Je crois, en effet, que je vous pardonne! Et de plus, je vous
remercie... Je vous remercie beaucoup!

Elle lui tendait sa main fine. Il la serra cordialement. Puis, après un
dernier salut, il disparut dans le flot des promeneurs que ramenait la
cloche du déjeuner, tandis que Mme Danestal, poursuivie par l’obsédant
souci de l’exactitude, montait en hâte ôter, dans sa chambre, ses
vêtements de sortie.

Colette, elle, n’avait pas bougé. Droite dans la pièce, un mystérieux
sourire sur ses belles lèvres, elle contemplait, avec des yeux qui
étincelaient, la dentelle frémissante des branches que la brise
balançait. Au pas de sa sœur, elle tourna la tête et son regard
s’attacha sur le visage de France que rosait une fièvre de joie.

--Eh bien! France, te voilà en route pour la célébrité!... Cette journée
est décidément favorable aux Danestal...

Elle s’arrêta une seconde; puis reprit:

--J’ai, moi aussi, une nouvelle à t’annoncer... Je suis fiancée! Et
c’est Mme Asseline qui m’a elle-même demandé d’accueillir son fils!

Une orgueilleuse allégresse vibrait triomphalement dans la voix de
Colette. Elle l’avait gagnée, la partie jouée avec une audacieuse
volonté!

France, à son tour, la regarda, cherchant à maîtriser l’espèce de honte
qui lui meurtrissait le cœur, soudain. Une fois, elle avait dit à sa
sœur ce qu’elle pensait de ses ambitieuses manœuvres; et cette fois
devait être unique... D’un accent qui tremblait un peu, elle articula:

--Tant mieux, Colette, si tu es contente... Je te souhaite de ne jamais
regretter ce que tu as voulu aujourd’hui!

Colette, certainement, s’attendait à d’autres félicitations. Le front
rayé d’un pli dur, elle se détourna; et, sans un mot, sortit de la
pièce.

France, immobile, ne songeait même pas à la suivre. Il lui semblait
qu’avec les paroles de sa sœur, toute joie s’en était allée de son cœur,
tant était pénible le sentiment d’humiliation qu’elle éprouvait; et
arrachée à l’ivresse de son propre rêve, elle murmurait:

--Oh! pourquoi faut-il que Colette se marie ainsi!...




VII


Sans souci des sages avertissements du _Touring-Club_, France avait
lancé, à rapide allure, sa bicyclette, dans la descente d’Houlgate. Mais
tout à coup, elle en ralentit le mouvement à la grande surprise de
Rozenne qui pédalait près d’elle, pendant que, derrière eux, Asseline
escortait sa fiancée Colette.

Il questionna vite:

--Vous êtes fatiguée?

--Non, mais j’ai envie de jouir de la jolie vue de la vallée, puisque
c’est sans doute la dernière fois, de cette saison tout au moins, que je
viens ici! Pour la bien contempler, je vais faire la descente à pied...

Elle avait arrêté sa machine; et elle sauta à terre avec cette grâce
souple qui charmait, comme au premier jour, le regard de Claude Rozenne.
Lui, aussitôt, avait suivi son exemple. Et, une seconde, tous deux
demeurèrent immobiles, contemplant le paysage de verdure, d’eau et de
clarté. Une brume dorée flottait sur les lointains de Dives et de
Cabourg; mais, à leurs pieds, Houlgate apparaissait très clair, pareil à
un immense bouquet d’arbres qui ombrageait des terrasses fleuries
descendant vers la mer.

Et Rozenne, soudain, pensa que c’était un plaisir des dieux de voir, à
ses côtés, dans ce cadre lumineux, une fine et enthousiaste créature
comme celle qui s’était remise à cheminer près de lui, toute rose de la
rapidité de sa course, les lèvres un peu entr’ouvertes pour mieux
aspirer la brise du large qui baignait la brûlure de sa peau fraîche.

Même en sa tenue de bicycliste, elle gardait son harmonieuse silhouette.

La jupe sombre moulait étroitement des hanches de petite nymphe; et sous
la blouse, d’un bleu pâle de pervenche, le buste se devinait modelé
d’une ligne impeccable, dans sa sveltesse jeune.

Un regret aigu s’avivait en Rozenne, à l’idée que, dans quelques jours,
ce serait fini de regarder vivre près de lui cette séduisante
créature... Certes, à Paris, il pourrait la revoir. Mais ce ne serait
plus la même chose. Il la rencontrerait dans des salons pleins de monde
où, sous peine de mettre en branle le carillon des potinages, il ne
pourrait plus librement bavarder avec elle, la rechercher autant qu’il
le souhaiterait, savourer le parfum de sa jeunesse.

Et il demanda:

--Est-ce que vous partez toujours lundi?

--Oui, maintenant que le mariage de Colette est décidé, il faut revenir
à Paris pour présenter le futur époux à papa, retour d’Allemagne, et
surtout pour commencer les grands préparatifs de ces justes noces. Paul
Asseline et Colette désirent les voir célébrer fin octobre... Ils ont à
peine six semaines devant eux...

Distraitement, il fit:

--Oui... je comprends...

Puis, il interrogea:

--Vous regrettez de partir?

--Beaucoup! Je suis un peu de l’espèce «chat»... Je m’attache,
déplorablement!... aux endroits où je vis et les départs sont toujours
pour moi une espèce d’arrachement, petit ou grand... Vous savez, le
poète l’a dit: «Partir, c’est mourir un peu!» Et je l’éprouve tout à
fait... Oui, je regretterai Villers pour lui-même... Pourtant, il me
paraît bien vide depuis que Marguerite en est partie... Et si
brusquement!

Rozenne eut un imperceptible tressaillement. Il savait bien qu’il ne
comptait pas dans la vie de France Danestal; mais il lui fut désagréable
de recevoir ainsi la confirmation de son sentiment intime.

Si dépourvu de fatuité qu’il fût, il trouvait dur pour son amour-propre
masculin une si parfaite indifférence; et parce que cette indépendante
petite fille l’intéressait prodigieusement, il acceptait fort mal de
n’avoir pu éveiller en elle quelque chose de l’attrait souverain qu’elle
exerçait sur lui.

Devenue pensive, elle marchait à ses côtés, sans souci de lui, songeant
sans doute à sa sœur, partie--Rozenne le savait--à cause d’une folle et
grosse perte au jeu, d’André d’Humières au _Grand Prix_ de Deauville.

Il avait alors sincèrement plaint la jeune femme; mais, à cette heure,
il était tout prêt à la maudire de lui enlever la pensée de France; et
il éprouva un intense plaisir à entendre Colette appeler:

--France! ne te sauve pas ainsi!... Nous allons nous asseoir un moment,
pour nous reposer, sur les hauteurs du bois de Boulogne.

--Très volontiers! approuva-t-elle distraite de sa songerie...

Alors, elle remarqua l’expression assombrie du visage de Rozenne; et
surprise, elle demanda drôlement:

--Pourquoi donc avez-vous cet air lamentable? Cela vous ennuie d’aller
vous asseoir dans le bois?

--Pas du tout!... Cela m’ennuie de vous voir partir...

--C’est gentil de le dire, surtout si c’est sincèrement!

--Très sincèrement. Vous en doutez?

Une seconde, elle leva sur lui un regard qui ne raillait plus:

--Non, je n’en doute pas... Je crois que... vraiment... vous ne me
trouvez pas ennuyeuse!... Et je tiens cet honneur pour ce qu’il vaut!

Déjà elle avait retrouvé son sourire moqueur et gai. Une bizarre
sensation de colère le secoua tout entier. Pareil à une onde furieuse,
le désir passait en lui de la saisir entre ses bras comme une enfant
rebelle; de l’arracher, à n’importe quel prix, à son exaspérante
sérénité; de la voir tressaillir sous des baisers qui meurtriraient sa
peau fraîche, fleurant la jeunesse...

Tentation folle dont il jugea aussitôt la valeur. Mais, décidément,
cette petite fille le faisait déraisonner! Irrité contre lui, contre
elle-même, il ralentit un peu le pas pour se rapprocher d’Asseline et de
Colette qui marchaient en arrière.

Si France s’aperçut de ce brusque abandon, elle n’en témoigna rien et
continua d’avancer de ce pas léger qui semblait un vol... Quand il la
rejoignit, elle était déjà assise au bord du sentier; les coudes sur les
genoux, le menton appuyé sur ses mains jointes, elle regardait vers
l’horizon où étincelaient des vagues lointaines.

Dans ses prunelles d’eau bleue, une expression de rêve flottait... Il
eut peur de la voir lui échapper dans une de ces songeries où elle
s’enfuyait si volontiers, alors, justement, qu’il avait, si impérieuse,
la soif de goûter encore au charme désormais fugitif de sa causerie
capricieuse.

Et, d’une voix où implorait une prière, il demanda, debout près d’elle:

--Mademoiselle France, est-ce que vous avez subitement fait vœu de
silence?

Elle releva la tête vers lui, une preste riposte sur les lèvres; mais
elle rencontra son regard et la riposte ne jaillit pas. Elle dit
seulement, un pli malicieux, soulignant sa bouche:

--Quelle délicate manière de me rappeler que les gens bien élevés ne
restent pas silencieux en compagnie de leurs semblables!... Mais depuis
près de six semaines que vous me connaissez, vous ne vous êtes donc pas
encore avisé que j’étais une jeune personne très mal élevée?...

Elle s’interrompit; puis jeta, gaiement:

--Voyons, ne prenez pas cette mine furieuse!... Et asseyez-vous ici; il
y fait délicieux!... Je vous promets que je serai très polie, que je
causerai probablement!

Avec un sérieux affecté, il dit:

--Très bien, je prends acte de la promesse et je vous la rappellerai
sans pitié, s’il y a lieu. Nous demeurons installés sur ce talus?

--Oui; je pense que nous y sommes suffisamment loin des fiancés pour ne
pas les gêner. Car en la circonstance nous représentons les parents qui
chaperonnent; et notre rôle est d’être discrets!

--Nous le serons, révérende dame, fit-il si gravement qu’elle se mit à
rire.

Sur leurs têtes, les aiguilles des sapins vibraient au souffle de la
brise du large et animaient d’un indéfinissable chant berceur l’air
lumineux et tiède où flottaient confondus l’odeur des pins, la senteur
de la mer, les vagues parfums qu’épandaient les massifs en fleurs des
villas.

--Comme il fait bon! murmura France qui, les lèvres avides, humait le
vent de la mer.

Rozenne répondit quelque chose qu’elle n’entendit pas; elle regardait
vers sa sœur et Asseline, assis un peu plus bas; son œil clairvoyant
observait le jeu de leurs deux physionomies. La voix de Rozenne s’éleva:

--Oserais-je, mademoiselle France, vous rappeler votre promesse et vous
demander quelle pensée vous absorbe ainsi... Ce n’est pas agréable du
tout d’être condamné au silence quand on a une terrible envie de causer!

France eut un petit rire:

--Mon Dieu! quel homme curieux et bavard vous êtes aujourd’hui!... Eh
bien! je songeais que Paul Asseline contemplant Colette avec des yeux de
caniche amoureux avait l’air d’un si brave garçon que, vraiment, il
méritait que Colette fît quelque chose pour son bonheur!...

--Mais elle fera beaucoup! marmotta-t-il.

Tout de suite il regretta sa réflexion, voyant le froncement fugitif des
sourcils de France qui poursuivit, sans relever le propos:

--J’espère que Colette ne lui laissera pas trop sentir qu’il est tout à
fait en son pouvoir...

--Tout à fait... et il en exulte!

Ensemble, une seconde, comme de vieilles gens très sages observent les
plaisirs des enfants, ils contemplèrent Asseline et Colette... Lui,
presque à ses pieds, l’enveloppait d’un regard d’adoration, tandis qu’il
écoutait les paroles qu’elle disait de son air de jolie souveraine
dictant des ordres, de tout droit... Ah! certes, ce qu’elle voudrait, il
le ferait toujours et il lui serait reconnaissant qu’elle eût daigné le
vouloir, heureux de lui rendre un culte digne de sa beauté...

France eut l’intuition de tout cela.

Un sourire retroussa un peu sa lèvre et elle murmura:

--Oh! oui, il est bien son humble sujet! Et vraiment, quand je le vois
ainsi près d’elle, j’en viens à penser que, tout de même, l’amour peut,
par aventure, exister ailleurs que dans les romans et les contes de
fées!

--Par aventure!... Vous ne dites pas ce que vous pensez en ce moment,
avouez-le!

Elle tourna la tête vers lui et il vit une sincérité absolue dans ses
prunelles profondes.

--Je dis absolument ce que je pense, au contraire. Je crois que le beau,
le fidèle, le généreux amour, celui qui vaut seul qu’on se livre à lui,
cet amour-là se rencontre surtout dans les livres des auteurs persuadés
que donner une illusion est un bienfait... Mais dans la vie?... Un amour
éternel, qui ne s’altère pas à l’usage?... Ça n’existe pas... ou guère!
Avouez à votre tour!

--C’est rare!... Mais ça peut se rencontrer pourtant, fit Rozenne qui
écrasait rageusement les aiguilles de sapin sous son pied...

--Oui, ça peut se rencontrer, comme vous dites, par hasard... Mais les
petites filles sages et prudentes ne comptent pas sur la rencontre d’un
pareil trésor!

--Et vous êtes de ces petites filles-là?

--Bien entendu!... C’est pourquoi je me vois toute sorte de chances pour
devenir une vieille demoiselle... Et je n’en suis pas effrayée du tout,
d’ailleurs.

--Une vieille demoiselle?... parce que?...

Tranquille elle dit, jouant avec l’opale de sa bague, d’une eau pareille
à celle de la mer:

--Parce que je me marierai seulement si je rencontre un homme que je
puisse aimer... comme j’aime la musique, la poésie, les belles choses,
par exemple,--sans comparaison oiseuse,--avec la même foi absolue,
fortifiante... Un homme aussi qui m’aime comme il faut que je le sois
pour être heureuse! Et tout cela, c’est bien trop demander pour pouvoir
espérer l’obtenir! Conclusion, je resterai demoiselle...; sans doute,
pour mon plus grand bonheur.

D’un geste brusque, Rozenne brisa une baguette de bois mort qui se
trouvait sous sa main. Le dédain paisible de cette enfant lui semblait
intolérable parce qu’elle était une exquise petite vierge moderne,
d’autant plus attirante qu’elle ne se souciait pas de lui!... En cette
minute il eût acheté, par une folie même, le secret pour être aimé
d’elle... Presque rude, il lui jeta:

--Vous parlez comme une enfant de ce que vous ne savez pas!

Marguerite aussi lui avait dit cela un jour... Elle en eut le vague
souvenir.

--Oh! si, je sais... Je sais très suffisamment... Et c’est pour cela que
je doute et que je n’espère pas... Mais peu importe, d’ailleurs. Il y a
tant d’autres choses, belles et bonnes, qui valent autant, sinon mieux
que l’amour!

Il comprit qu’elle pensait à la Poésie, à l’Art, qu’elle adorait à cette
heure avec une ferveur d’enfant illusionnée. Et dans la révolte de son
orgueil d’homme, il dit, secoué d’un aveugle besoin de revanche et de
conquête:

--Peut-être ne penserez-vous pas toujours ainsi!

--Peut-être... C’est possible... Mais en ce moment je pense... tout ce
que je viens de vous dire!... et même beaucoup d’autres choses encore!
Je vis dans le présent et je m’y trouve résolue, ah! bien résolue! à ne
pas permettre à l’homme de me faire souffrir... comme j’ai vu souffrir
de pauvres femmes trop généreuses ou trop lâches!

--Souffrir! Mais où avez-vous pris de pareilles idées fausses!

--Fausses?... Croyez-vous sincèrement qu’elles soient fausses?

Le clair regard bleu l’interrogeait avec une attention presque grave. Il
répéta seulement:

--Souffrir!... Pourquoi souffririez-vous?

--Parce que c’est presque toujours là que nous en arrivons quand nous
livrons notre cœur! C’est tellement rare que les hommes méritent l’amour
que nous leur donnons!... Ils s’en amusent, ils s’en distraient... Puis
quand le jouet ne leur plaît plus, ils le rejettent ou le brisent... Que
Dieu me garde d’aimer, c’est peut-être la plus grande grâce qu’il pourra
me faire!

Elle parlait très simple, comme elle eût pensé tout haut, les yeux
arrêtés sur les eaux ombrées d’or; mais peut-être sans qu’elle en eût
conscience, sa voix, son visage trahissaient qu’elle disait là des
choses qui étaient pour elle la vérité même. En lui, s’exaspérait le
désir d’ouvrir ce cœur fermé si jalousement...

--Vous ne savez pas ce que vous dites là!... Une folie! un blasphème que
vous regretterez un jour et que... ah! que je voudrais bien, moi, vous
faire regretter!

--Ah!... Vraiment?...

Il y avait de la surprise, de l’ironie, de l’incrédulité dans son
accent. Sa petite tête volontaire s’était dressée et elle le regardait
un peu inquiète, curieuse aussi. Est-ce que, par hasard, à la dernière
heure, Rozenne allait imaginer de prendre au sérieux sa fantaisie pour
elle?... C’était bien inutile. Et résolument, elle jeta d’un ton voulu
de badinage:

--Je vous en prie, parce que je vous ai laissé voir bien franchement mes
idées, ne vous croyez pas obligé de protester et de me donner
délicatement à entendre que vous me trouvez spirituelle, originale,
délicieuse, quoi encore?...

--C’est vrai, je vous trouve tout cela!

--Ne le dites pas, au moins; vous auriez l’air de me faire des
compliments.

--Je ne vous fais pas de compliments; je vous dis la simple vérité...

Elle corrigea, avec une imperceptible raillerie:

--Ce que vous croyez être la vérité... parce que vous êtes sous
l’influence d’une jolie villégiature, de la mer, du soleil, que
sais-je?... qui me font un cadre poétique. Mais si vous me revoyez à
Paris, il y a bien des chances pour que vous vous étonniez alors de
votre enthousiasme d’aujourd’hui.

--Si je vous revois! Ah!... çà, quelle femme êtes-vous donc pour ne pas
comprendre, pour ne pas vouloir comprendre, que j’en suis arrivé à
n’avoir plus qu’un rêve, gagner votre cœur que je veux à moi!

Dans le regard bleu de France, une flamme passa; puis l’expression en
devint singulièrement profonde et sa bouche eut un pli d’ironie
mélancolique:

--Vous voulez mon cœur! Pour en faire quoi? mon Dieu...

--Pour en faire mon trésor!... Mais comprenez donc enfin, France, que je
vous aime et que vous me faites perdre la raison avec votre indifférence
moqueuse!

Les mots lui étaient échappés parce que, en cette minute, il ne voyait
plus au monde que cette railleuse petite fille qui, éveillée à l’amour,
serait une femme adorable... Parce que, fidèle à lui-même, il allait au
gré de son caprice sans souci d’avoir à regretter des paroles follement
prononcées.

Une seconde, tous deux, ils se regardèrent avec des yeux où leurs deux
âmes apparaissaient, s’interrogeaient passionnément: celle de l’homme
impérieuse et suppliante; celle de la femme sceptique, curieuse,
troublée cependant... Très nette, France avait l’intuition qu’en cet
instant Claude Rozenne était à sa merci. Qu’elle le voulût... et elle
serait fiancée comme sa sœur Colette, quand elle sortirait de l’ombre
odorante des sapins...

Mais nul désir semblable ne s’élevait en son cœur, auquel Rozenne
n’avait pas su donner la foi.

Elle dit avec des lèvres qui tremblaient:

--A quoi bon parler de ces choses? Vous ne m’aimez pas comme je veux
être aimée!

--Qu’en savez-vous? fit-il presque violemment.

--Je le sens... Je suis pour vous un caprice... qui passera... Ce n’est
pas assez pour moi... Je veux être aimée pour toujours ainsi que je
veux, moi, aimer pour toujours... avec une confiance absolue, comme je
me repose en Dieu!

--Mais les hommes ne sont pas Dieu!... Et cette confiance, je ne vous
l’inspire pas?...

Elle secoua la tête et murmura lentement:

--Non... Pardonnez-moi de vous dire cela... Mais...

--Mais? insista-t-il, voyant qu’elle s’arrêtait.

Son visage s’était contracté. Jamais plus il n’avait souhaité la voir
conquise par lui qu’à cette heure où elle se refusait, si résolue.

Elle hésita une seconde; son regard errait, pensif, sur le décor riant
des choses, autour d’elle; puis, devenue grave, elle finit simplement:

--Mais je ne me sens pas la foi qu’il me faut en votre constance, en la
profondeur, la force, le sérieux du sentiment qui vous attire vers
moi...

Il mordit sa lèvre avec colère... Ah! qu’elle avait bien su discerner de
quel alliage était fait l’amour qu’il lui offrait!...

--Comme vous me jugez!... Soit, je vous aime peut-être mal, mais je vous
aime comme je puis... Et bien autrement que je ne le pensais moi-même!

--En cette minute, oui... Je le crois et je vous en remercie parce que
c’est toujours une douceur de se sentir aimée... Mais demain, dans un
mois, dans un an, m’aimeriez-vous encore, votre fantaisie passée?...
Avec vous, il me faut du temps pour être convaincue... Ne m’en veuillez
pas, je vous en prie, si aujourd’hui je peux seulement voir en vous un
nouvel ami à qui je donne une très sincère et grande sympathie...

Il ne répondit pas. A quoi bon?... Il était vaincu et sa défaite lui
était étrangement douloureuse. A peine un ami!... Il n’était rien de
plus pour elle.

Avant ce jour, cette heure, cette minute, jamais, c’est vrai, il n’avait
précisé le rêve de l’avoir sienne pour toujours, de faire de cette
petite muse, de cette fine et originale fille du monde, la femme
d’élection à laquelle il eût sacrifié la liberté dont il était jaloux...

Mais parce qu’elle, France, ne voulait pas que ce fût, il en éprouvait
un regret aigu, le regret d’un paradis entrevu un instant et qui se
fermait devant lui...

Elle en eut l’intuition et une pitié lui vint pour ce mal, oh! léger,
fugitif, elle en était sûre!... qu’elle venait de faire; et, un peu bas,
avec une grâce jeune, elle dit:

--Je vous assure que je voudrais n’être ni insensible ni froide ainsi...

--Ah! Dieu, vous n’êtes rien de semblable! fit-il, amèrement... Au
contraire, vous êtes une des plus vibrantes créatures que j’aie jamais
rencontrées... Seulement...

--Seulement? répéta-t-elle se levant, car depuis un moment Colette avait
tourné la tête vers eux, étonnée que sa sœur ne répondît pas à son
appel.

--Seulement, votre heure n’est pas encore venue!

Elle resta silencieuse. Immobile, elle regardait vers la mer que le
couchant moirait de rose et d’or pourpre... Au plus profond de son âme,
elle cherchait à lire... Elle y trouvait, avec une réelle sympathie pour
Rozenne, la conviction, oh! si forte! qu’il lui avait ainsi parlé dans
une minute imprévue d’entraînement... Non parce qu’il l’avait, dans son
cœur et dans sa pensée, librement choisie afin qu’elle fût à jamais
l’_Unique_ pour lui...

Elle y apercevait aussi, impérieuse, une sorte de révolte et de terreur
à l’idée d’avoir sa vie déjà fixée, enserrée dans les soucis qu’elle
avait vus lourdement peser sur sa sœur Marguerite... Elle y découvrait
le désir passionné de demeurer libre afin de réaliser son rêve d’une vie
orientée toute vers l’Idéal qui la ravissait... Et encore, elle y voyait
la crainte de l’amour qui lui apparaissait, le plaisir pour l’homme, la
souffrance pour la femme...

Tout haut elle pensa, la voix lente, pendant que sur son visage
expressif Rozenne suivait le reflet de sa pensée, et son accent avait
une étrange gravité:

--Vraiment, vous avez raison, je crois, mon heure n’est pas encore
venue... Jusqu’ici, personne n’a pu éveiller en moi le désir de faire le
don entier de ma vie, en échange de celui qui m’est offert... Je veux
jouir, à mon gré, de ma jeunesse... Je veux travailler pour acquérir un
semblant d’indépendance, dû à mon seul effort... Et aussi, parce que
j’adore ce travail qui donne des bonheurs sans désillusions, les seuls
qui vaillent la peine d’être souhaités!... Les autres? ils ne me tentent
pas... Peut-être parce que je n’y crois pas!

Elle s’arrêta un peu, trop clairvoyante pour ne pas savoir qu’elle
décidait peut-être de toute sa vie, en ce moment; mais aussi trop vraie,
pour ne pas révéler sa pensée entière à cet homme qui venait de lui dire
qu’il l’aimait... Et elle reprit encore:

--Je suis peut-être très lâche, mais j’ai peur du mariage... J’ai peur
de ses difficultés, de ses chagrins, de sa chaîne qui me semble
terrible... Peut-être, plus tard, je le verrai différent...

--Oui, quand l’amour vous le fera paraître tout autre...

Sur la bouche fraîche, pareille à une fleur, courut encore une fois,
l’expression sceptique:

--Est-ce que je le connaîtrai jamais, moi, cet amour si puissant et si
magicien? Pourtant, de toute mon âme, je l’accueillerais!...

Il ne répondit pas; Colette revenait vers eux, appelant:

--France! France!... Il est l’heure de partir! Tu ne m’entends donc
pas?... Ah çà! que racontez-vous de si intéressant?...

Elle se rapprochait. Son regard, un peu aigu, considérait curieusement
le visage animé de sa jeune sœur, l’altération des traits de Rozenne; et
le soupçon de la vérité traversa sa pensée en éveil... Mais France, sans
se livrer, répliquait hardiment:

--Nous étions lancés dans une discussion psychologique que votre vue, ô
jeunes fiancés, nous avait inspirée!

Colette n’insista pas, sachant bien que France ne disait jamais que ce
qu’elle voulait... Seulement, la certitude pénétra son esprit avisé que
sa sœur venait de tenir l’avenir dans une main qu’elle avait laissée
ouverte...

Tous se remirent en marche. Mais Rozenne n’avançait plus près de la
jeune fille; il demeurait, sans parler, d’ailleurs, aux côtés des
fiancés. France ne se retourna pas alors qu’elle montait le sentier qui
rejoignait la route, et il n’osa s’approcher d’elle, sentant que ce
jour-là elle et lui n’avaient plus rien à se dire. Il ne voyait pas son
visage; mais il la devinait pensive à l’attitude un peu inclinée de sa
petite tête, d’ordinaire portée si droite, à la lenteur inaccoutumée de
son pas, au mouvement distrait de sa main qui, au passage, arrachait des
brindilles, tout de suite jetées à terre.

Quand la montée fut achevée, elle s’arrêta, attendant la bicyclette
qu’il lui amenait.

Le petit bois s’enveloppait d’une ombre pourpre sous la lueur du
couchant qui violaçait le fût svelte des pins... La mer étincelait
splendidement irisée, et son soupir lointain vibrait dans l’air tiède...
C’était l’heure exquise où se sentent tout proches les cœurs de ceux qui
aiment...

France le pensa avec un tressaillement... Elle contemplait Rozenne qui
venait vers elle... Il était pourtant un homme que la plupart, sûrement,
trouvaient séduisant... Elle-même goûtait fort la grâce capricieuse et
l’ironie piquante de son esprit très vif, comme aussi l’élégance
nerveuse de sa haute taille, l’éclair joyeux et la caresse de son
regard, le charme de son sourire qui savait exprimer tant de choses...
Alors pourquoi était-elle demeurée près de lui si maîtresse d’elle-même,
si jalousement désireuse de conserver sa liberté; alors qu’il
l’implorait, avec une ardeur fervente, devant l’horizon de mer qu’elle
aimait, à cette heure de la fin du jour qui lui était chère entre
toutes?... Pourquoi n’avait-elle pas senti en elle cet élan merveilleux
qui enivre d’autres femmes?...

Sans doute, il avait dit vrai, «son heure n’était pas encore venue...»
Elle n’était pas mûre pour l’amour... Pas encore!

Il était tout près d’elle, le visage sérieux, comme jamais encore elle
ne le lui avait vu... Spontanément, elle lui murmura comme une enfant,
d’un ton de prière très douce:

--Je vous en supplie, ne m’en veuillez pas... J’ai réfléchi encore
depuis que vous m’avez quittée... Ne regrettez rien... A cette heure, je
serais une épouse détestable!

Il la regarda dans l’âme même... Il était seul à peu près avec elle,
dans un paysage délicieux, sous un ciel de couchant, beau comme un ciel
de rêve... La douceur du crépuscule les enveloppait... En lui, criait le
désir de la sentir frémissante dans ses bras, de connaître la saveur des
lèvres jeunes dont il rêvait la caresse... Et elle était devant lui,
comme un petit oiseau fou qui bat des ailes pour s’envoler hors du nid,
insouciant, enivré de liberté!... Les larges prunelles, ardemment
lumineuses, étaient, pour lui, sans amour, comme la bouche qu’il voyait
trembler un peu, dans l’ombre dorée du bois... Et il n’avait pas le
droit de l’effleurer même du doigt, cependant qu’avec tout son être, en
cette minute, il l’appelait, il la désirait, il la voulait... Alors,
d’une voix basse, que l’émotion brisait, il dit, les yeux arrêtés sur le
visage charmant:

--Ne regretter rien, ce m’est impossible!... Mais je ne vous en veux
pas... Seulement, je pense que, pour une chimère, vous venez peut-être
de sacrifier le bonheur de deux vies...




DEUXIÈME PARTIE




I


Conscient d’avoir conquis et de dominer en maître son brillant
auditoire, le conférencier achevait son étude sur le _féminisme dans le
roman_, étude inspirée par une œuvre récemment parue qu’avait signée un
nom célèbre. Et avec une pénétration de psychologue subtil et de
moraliste volontiers philosophe, avec une pensée alerte de causeur très
spirituel, il résumait les raisons qui doivent rendre vaine la tentative
de la femme pour n’être plus qu’un cerveau, une pure intellectuelle,
dédaigneuse de l’amour comme du souci et de l’orgueil de la maternité,
prétendant demeurer la «vierge forte» devant l’homme qu’elle méprise et
dont elle rejette l’égoïste protection.

Il parlait éloquemment, avec une conviction chaude et un tact parfait,
disant des choses très justes--conçues, d’ailleurs, par une intelligence
masculine--dans une langue forte et pittoresque, souple pour exprimer
toutes les nuances. Et comme il eut le talent de terminer par une habile
et délicate esquisse du vrai rôle de la femme--compagne aimante et
généreuse de l’homme, dispensatrice de la vie par les êtres dont la
création est sa suprême gloire, ses derniers mots se perdirent dans la
houle des applaudissements jaillis de tous les rangs du très élégant
auditoire qui emplissait la petite salle de la Bodinière... Un auditoire
mondain à souhait; où coquet, parfumé, curieux, dominait l’élément
féminin, attiré entre deux visites--les visites de janvier!
pourtant...--par la réputation du conférencier.

Mais pas une, certes, n’avait, avec plus d’intérêt, suivi l’évolution de
sa pensée, que France Danestal, amenée par une amie américaine, grande
admiratrice de l’orateur. Quand les applaudissements accueillirent sa
conclusion ainsi qu’une approbation unanime, elle eut un petit mouvement
de tête qui protestait, comme l’expression de ses lèvres qu’elle
mordillait impatiemment. Son amie s’en aperçut et se mit à rire, tout en
se levant pour suivre le flot qui se dirigeait vers la sortie.

--Eh bien, France, qu’y a-t-il?... Vous n’êtes pas satisfaite?

Elle eut un sourire gai.

--Votre conférencier, Suzy, est un maître orateur, je vous l’accorde;
mais quant à la sagesse de ses jugements et à la justesse de ses idées,
il est au niveau du moins éclairé de ses frères. Les hommes sont tous
pareils et toujours les mêmes... Ils ne peuvent, ni les uns ni les
autres, se résigner à admettre qu’ils ne nous sont pas du tout
indispensables!... Et, pourtant, Dieu sait qu’on vit bien agréablement
sans eux!

Et avait dit cela d’un accent de conviction très drôle, tandis que ses
doigts distraits rattachaient sa veste de fourrure; Suzan Mackley
l’enveloppa d’un coup d’œil amusé, la voyant toute rose encore de
l’attention donnée à la conférence et si séduisante sous son chapeau
hérissé de larges ailes, comme une coiffure de Walkyrie,
qu’invariablement, elle retenait le regard de tous ceux qu’elle frôlait
dans la cohue de la sortie.

--France, décidément, le sexe fort est sans attrait pour vous!... Je
commence à désespérer que nous vous voyions jamais enlevée par le prince
Charmant!

--Ma chère amie, il faudrait d’abord que le prince Charmant existât!...
Je vous assure que je l’attends et que le jour où il paraîtra, je ne le
prierai pas de repasser à une autre heure!

--A moins, petite muse, que vous ne soyez justement alors en
l’absorbante société du dieu de l’Inspiration!

--Bah! il y a du temps pour tout et chacun!

Mme Mackley ne répondit pas, car un remous de la foule les séparait une
seconde. Quand elles se rejoignirent, Suzan demanda:

--Je vous ramène, n’est-ce pas?

--J’espère bien ne pas vous en donner la peine. Maman m’a dit qu’elle
viendrait me reprendre. Seulement, elle va, je suis sûre, être en
retard, parce qu’elle était allée voir les enfants de Colette; et quand
elle est avec son petit-fils et sa petite-fille, dame! elle oublie tout
le reste du monde, y compris ma modeste personne! Je vous en supplie,
Suzan, ne l’attendez pas... Une vieille fille de mon âge peut bien
rester seule un moment!

--Vous avez calomnié votre mère, France. La voici, et même Mme Asseline
avec elle!

En effet, remontant le flot qui se déversait vers la sortie, saluant au
passage des visages connus, elles avançaient toutes deux parmi les
groupes qui encombraient la longue galerie dirigée vers la porte.

Les cinq années écoulées depuis le mariage de Colette avaient laissé
quelques traces sur les traits un peu alourdis de Mme Danestal, dont
l’embonpoint s’était accru avec l’âge, malgré des soucis, des
préoccupations demeurés toujours les mêmes. En revanche, elles avaient
été douces à Colette, épanouissant, dans le cadre d’un luxe somptueux et
raffiné, sa grâce de femme, qui lui méritait justement le nom dont elle
était partout saluée, «la belle Mme Asseline».

Très svelte, même avec son collet de zibeline, ses cheveux blonds
artistement mousseux sous la précieuse dentelle rousse, piquée de roses,
qui ourlait sa toque de fourrure, elle faisait dans la foule un de ces
passages sensationnels qui lui étaient toujours nécessaires, cherchant
sa sœur avec des yeux qui notaient surtout l’effet produit.

--Colette, nous voilà! jeta France, glissant sa fine personne à travers
les rangs pressés, arrêtés par la pluie, devant la sortie.

--Ah! très bien! Nous vous avons fait attendre, n’est-ce pas? Mais maman
ne pouvait se décider à dire adieu aux petits... Bonjour, chère amie.

Elle serrait la main de Mme Mackley qui venait de saluer Mme Danestal,
et toutes deux échangèrent quelques propos de pure politesse, car elles
n’éprouvaient nulle attirance l’une vers l’autre. Suzan Mackley
considérait comme une sorte de poupée l’exquise mondaine qu’était la
belle Colette. Celle-ci trouvait plutôt absurdes les idées
philanthropiques, teintées de socialisme, de cette richissime
américaine, qui, veuve, n’ayant pas d’enfants, usait de sa liberté et de
sa fortune pour s’occuper de toute sorte de questions scientifiques,
intellectuelles, voire même politiques, distraction ordinaire des
cerveaux masculins. «Une détestable relation pour France, si férue déjà
d’idées bizarres», répétait-elle en toute occasion à Mme Danestal, qui
en eût volontiers jugé de même si, en bonne mère, elle n’avait gardé
l’arrière-pensée que, peut-être, dans la colonie américaine, France
rencontrerait le riche époux qu’elle lui souhaitait, frère en fortune de
Paul Asseline...

Tout en causant, les quatre femmes avaient enfin atteint la porte;
pendant que France disait adieu à son amie, Colette proposait:

--Maman, veux-tu que je te remette chez toi?

--Avec plaisir, accepta Mme Danestal, qui jouissait très volontiers des
voitures de sa fille favorite.

Toutes trois montèrent dans le coupé attelé avec une impeccable
correction; et, tout de suite, entre Mme Danestal et Colette, ce fut une
conversation affairée au sujet d’une robe de bal que la jeune femme se
créait, en collaboration avec son couturier.

--Voyons, France, donne-nous ton avis, fit Mme Danestal très occupée...
Tu t’enfermes dans un silence bien intempestif!

--Je vous écoute, maman.

--Ou plutôt, tu écoutes encore la conférence, remarqua Colette. Elle
était intéressante?

--Très intéressante.

La jeune femme n’insista pas. La conférence lui était fort indifférente;
et elle se remit à discuter avec sa mère le projet de robe dont elle
était enthousiasmée. Puis, ce fut le récit, lestement troussé, d’une
petite scène avec sa belle-mère qui s’était permis de blâmer la
somptuosité de ladite robe de bal dont un hasard lui avait fait voir le
modèle.

France, de nouveau, n’écoutait plus. Ces éternels papotages sur des
chiffons, sujet intarissable pour sa mère et Colette, lui semblaient
insipides; et, de plus, il lui était toujours désagréable de voir la
désinvolture avec laquelle la jeune femme traitait les opinions de sa
belle-mère, car elle se souvenait trop bien de la respectueuse déférence
témoignée jadis, à Villers, par Colette jeune fille, à la vieille dame
qu’il fallait séduire. La conquête faite, le mariage célébré, Colette,
paisible dans sa victoire, sans brusquerie inutile, mais avec une
volonté inflexible, s’était mise doucement à agir selon son seul bon
plaisir, certaine d’être toujours approuvée par un mari follement épris;
cela, à la stupéfaction profonde et exaspérée de sa belle-mère, qui ne
s’attendait pas à cette transformation inattendue.

Elle avait bien essayé de ressaisir la domination qu’elle considérait
comme son juste privilège, de diriger le ménage de son fils et de
morigéner à son gré sa belle-fille; mais après quelques tentatives
absolument vaines, elle avait bien été forcée de s’avouer qu’elle se
trouvait en face d’une puissance avec laquelle il lui fallait compter;
et pour ne pas avoir l’humiliation de se voir vaincue, elle avait, la
rage au cœur, opéré une habile et prudente retraite. Mais elle se
vengeait par de mordantes paroles, des critiques, des escarmouches dont
Colette n’avait cure, ayant la riposte facile, sans d’ailleurs se
départir d’une parfaite correction de ton et de langage.

France avait violemment l’horreur des trahisons. Or, elle estimait que
sa sœur avait trompé Mme Asseline et chaque circonstance qui le lui
prouvait réveillait chez elle un bizarre sentiment de honte, si peu
sympathique que lui fût l’impérieuse vieille dame, toujours pétrie
d’idées mesquines, pitoyablement bourgeoise, vaniteuse et omnipotente.
Tout autant que son père, qui ne mettait jamais les pieds dans le monde
des Asseline, elle redoutait d’y aller; mais enfin puisque Colette avait
jugé bon d’y entrer et s’accommodait bien des millions qu’elle y avait
trouvés, il semblait à France d’une stricte justice qu’elle payât
loyalement la dette contractée envers sa belle-mère. Une fois, parce que
l’occasion s’en présentait, elle avait exprimé cette opinion à Colette,
qui l’avait d’ailleurs fort mal prise; mais jamais plus elle ne lui en
avait reparlé, trop jalouse de sa propre liberté d’action pour ne pas
respecter celle des autres. Et toutes deux avaient continué, tout en se
voyant très souvent, à vivre aux antipodes l’une de l’autre, tant il
existait moralement peu de points de contact entre elles. France savait
à merveille que sa sœur la tenait pour une absurde rêveuse, incapable de
se créer dans le monde un brillant avenir comme le sien; et Colette, en
secret, s’irritait de se sentir jugée par la droite et inflexible
conscience de sa jeune sœur, sur laquelle échouait sa coquette
séduction.

La voiture s’arrêta rue de Courcelles, devant la maison des Danestal.

--Alors, Colette, fit Mme Danestal, à ce soir, chez les de Tavannes. Tu
arriveras vers onze heures?

--Ça, je n’en sais rien... J’arriverai quand je serai prête...

--Hum! voilà qui promet encore quelques quarts d’heure d’attente à ce
bon Paul!... Un de ces jours, il regimbera!

Colette eut un rire expressif.

--Lui? Maman, tu ne connais donc pas encore ton gendre?... Tout ce que
je veux, il le veut... Tout ce qui me plaît, lui plaît!... Au revoir,
maman. France, à ce soir.

Rapidement, les deux femmes descendirent; derrière elles, le valet de
pied ferma la portière du coupé qui s’éloigna tandis qu’elles
commençaient la montée de leurs quatre étages.

A l’appel du timbre, la femme de chambre accourut et ouvrit. Dans
l’antichambre, décorée de vieux panneaux artistiques, mais mal
éclairée,--ce n’était pas jour de réception,--se trouvait M. Danestal
qui rentrait aussi. Encore enveloppé de sa pelisse ourlée de fourrure,
il prenait le courrier du soir, déposé sur un plateau. Il sourit à sa
fille.

--France, la _Revue_ est arrivée. Tu peux voir l’effet qu’y produisent
tes sonnets des _Heures brèves_.

--Un bon effet?

--Je n’ai pas encore constaté... J’arrive... Viens en juger toi-même.

Elle le suivit dans son cabinet qui avait vraiment une somptuosité de
petit musée et se rapprocha du bureau Empire--absolument
authentique!--surchargé de papiers et de livres, sur lequel brûlait une
lampe.

Elle ouvrit la livraison et regarda, attentive.

--Lis tout haut, dit son père.

Il s’était assis sous la clarté de la lampe qui accusait le dessin de sa
tête puissante dont les yeux avaient une ardeur pensive. La bouche était
sensuelle et passionnée, soulignée par le menton volontaire qu’effilait
la barbe encore brune, mais largement striée de blanc.

Entre lui et sa fille, c’était maintenant un lien que cet amour pour la
poésie qui les dominait tous deux. Lien si léger, il est vrai, qu’il ne
suffisait pas pour le retenir davantage dans un foyer dont il s’était
depuis longtemps détaché; mais qui, entre temps, lui faisait trouver
plaisir dans la jeune société de sa fille.

Elle lut, d’un ton un peu bas que timbrait la sonorité musicale de sa
voix et qui était en admirable et instinctif unisson avec le caractère
du poème.

Ah! c’était bien la même artiste qui avait écrit jadis, et qui lisait
maintenant, cette poésie frémissante, où palpitait la vie fugitive des
heures dont le souvenir demeure inoubliable...

Le front appuyé sur sa main, dans un geste de recueillement, Robert
Danestal écoutait; et il la regardait, se demandant comment une fillette
de vingt ans à peine avait pu être capable de créer une telle œuvre
d’art d’une impeccable forme, d’une stupéfiante intensité de pensée...

Pourtant, il avait déjà lu ces vers qu’elle lui avait soumis avant de
les envoyer à la _Revue_. Quelle ardente vie intérieure ils trahissaient
chez cette fine créature, aux allures de simple fille du monde qui
songeait tour à tour en artiste, en philosophe, et en femme exquisément
vibrante...

Quand elle se tut, il secoua la tête comme dans un réveil.

--Eh bien! France, tu peux être satisfaite de ton œuvre, fit-il
pensivement, avec un tel accent de sincérité qu’une bouffée de joie la
fit tressaillir, car elle savait le prix d’une semblable approbation.

Il la précisait en reprenant les vers, les uns après les autres; les
étudiant avec un soin qui révélait la valeur qu’il y trouvait.

Des minutes incomparables coulèrent ainsi pour tous deux... Mais, par
hasard, les yeux de Robert Danestal tombèrent sur le cartel suspendu
entre les deux fenêtres.

--Diable! Comment, sept heures moins dix?... Je dîne au Cercle... Et je
ne suis pas habillé pour ce soir.

--Ni moi déshabillée, dit France, apercevant dans la glace sa tête
brune, toujours coiffée du chapeau aux grandes ailes.

Elle se levait, prenant la _Revue_.

--Nous te verrons ce soir chez les de Tavannes, père?

--Oui... J’irai y faire un tour... Ou doit m’y présenter un jeune
artiste--dont je ne me rappelle plus le nom, d’ailleurs--qui
illustrerait volontiers mon volume des _Gloires_.

--Alors, à ce soir, père.

Saisissant sa veste de fourrure jetée sur un fauteuil, elle disparut
prestement et regagna sa chambre.

C’était vraiment là son _home_ d’élection, celui qu’elle avait créé
selon ses goûts, grâce à des meubles, des livres, des gravures, des
bibelots d’art qu’elle y avait peu à peu réunis, avec une joie de
collectionneur toujours en quête.

Dominant son étroite couchette, se dressait un christ d’ivoire ancien
qui était une pièce rare, découverte par hasard chez un brocanteur où
elle était allée fureter avec son père. Dans une vitrine, des figurines
de Saxe voisinaient avec de précieux éventails, des faïences curieuses,
une fragile statuette antique... Sur le piano, drapé d’une vieille soie
à ramages, d’un vert pâlissant, des capillaires épanouissaient leur
feuillage léger dans une jatte d’étain qui devait dater de plusieurs
siècles. Près de la fenêtre, s’allongeait la table-bureau, vivante de
livres, de feuillets, de portraits,--portraits d’artistes surtout, mais
la place d’honneur appartenant à une petite photographie de sa sœur
Marguerite;--d’une aiguière opaline, en cristal de Nancy, jaillissait
une gerbe d’œillets dont le parfum montait vers les livres préférés de
France, placés sur un rayon ouvert de sa bibliothèque, bien à portée de
la main.

Elle s’assit sur un pliant bas, devant le feu, en attendant que le dîner
lui fût annoncé; d’un regard d’amie, elle enveloppait son harmonieux
petit logis qu’éclairait seule la flambée d’une grosse bûche; et un
sourire de malice flottait sur sa bouche, car elle songeait à
l’audacieuse--et mensongère--affirmation du conférencier, décrétant que,
seulement par l’amour de l’homme, la femme peut être heureuse. Oh! la
fatuité masculine! Dans quelle erreur elle faisait tomber même un
psychologue délicat! N’en était-elle pas, elle-même, la preuve vivante?
C’était dommage que, pour convaincre cet incrédule, elle ne pût, une
seconde, lui entr’ouvrir le sanctuaire de sa pensée et de son cœur. Il
eût vu alors qu’une femme, même jeune,--quoi qu’il en dît!--peut trouver
son bonheur dans son indépendance, son travail, l’affection d’amis de
choix, et les jouissances artistiques et intellectuelles données à ceux
qui les cherchent d’un esprit et d’un cœur fervents.

Vraiment, à cette heure de sa vie, rien ne lui manquait--sauf de
l’argent! Et, de nouveau, un sourire souleva ses lèvres... Ce qu’elle en
gagnait avec ses travaux littéraires ne lui fournissait pas des rentes
bien brillantes. Et elle avait hérité--peut-être pour son grand
dommage!--de la générosité de son père; toujours prête à donner, aux
autres et à elle-même, pour satisfaire sa chaude bonté et son goût du
beau.

Jusqu’alors, certes, elle ne regrettait pas de n’être pas mariée. Pas
une fois elle n’avait eu le désir ou même entrevu la possibilité
d’accepter les quelques partis convenables, selon le monde, qui
s’étaient offerts à elle; partis d’ailleurs rares... Car, de toute
évidence, si simple qu’elle fût, elle effrayait beaucoup d’hommes par sa
valeur intellectuelle; et ceux qui n’en étaient pas effarouchés
s’étaient toujours trouvés d’honnêtes garçons qui ne pouvaient lui
plaire... Pourtant, certes, l’exemple de son père la protégeait contre
le rêve de devenir la femme d’un homme illustre!

Jamais, non plus, elle n’avait pensé avoir mal fait en laissant Claude
Rozenne s’éloigner d’elle; et cela, d’autant qu’il l’avait bien vite
oubliée, lui donnant la mesure de l’amour qu’il prétendait avoir pour
elle. L’hiver même qui avait suivi leur commun séjour à Villers, passant
la saison en Italie, il y avait épousé une étrangère très riche et très
belle. Depuis, elle l’avait perdu de vue.

Quelquefois, elle pensait: «Je me marierai quand je rencontrerai un
homme qui mérite que je lui sacrifie tout ce qui fait ma vie heureuse à
ne pouvoir la désirer meilleure!...»

Mais celui-là, arriverait-il qu’elle le rencontrât?... Le conférencier
prétendait que, fatalement, à une heure ou à une autre, la femme éprouve
la soif de se donner... Cette soif, l’éprouverait-elle donc un jour?...
Vraiment, en la sincérité de son âme, elle ne le souhaitait pas.
L’amour, instinctivement, elle le considérait comme un beau joujou
dangereux auquel il est très sage de ne pas toucher, car il blesse le
cœur, presque toujours.

Et ce qu’elle apercevait autour d’elle ne la détrompait pas. Le mariage
d’amour de Marguerite avait été une faillite. Colette ne voyait dans son
mari que la source de son luxe. Suzan Mackley, une des femmes qu’elle
fréquentait avec le plus de plaisir, libérée du mariage, semblait vivre
dans l’allégement d’une délivrance...

Qu’en adviendrait-il d’elle-même?... Curieusement, tout à coup, elle se
le demandait. Se pût-il qu’un jour dût venir où le monde idéal que l’art
lui créait ne lui suffirait plus; où son existence, si délicieusement
remplie, lui semblerait vide; où, pour combler ce vide, il lui faudrait
l’amour d’un homme?...

Encore une fois, elle eut un instinctif geste d’épaules, comme pour
rejeter bien loin ces vaines idées; un sourire d’incrédulité sceptique
et gaie errait sur sa bouche... Mais elle continua pourtant à songer aux
mystérieux problèmes d’une vie de femme, tout en regardant les braises
qui s’écroulaient avec des lueurs capricieuses.




II


Le dîner en tête à tête avec sa mère rapidement achevé, France eut à
elle un long moment de liberté avant l’heure de s’habiller; car Mme
Danestal avait regagné sa chambre pour y commencer sa toilette,
occupation aussi longue pour elle qu’au temps même de sa jeunesse.

C’est pourquoi, France, instruite par l’expérience, se prit à faire la
sienne seulement quand elle eut constaté que sa mère entrevoyait enfin
un heureux résultat à ses efforts. Alors, elle-même s’habilla avec un
soin instinctif, parce qu’elle était artiste en toute chose. Elle
s’intéressait à sa toilette comme à une œuvre fragile qu’elle souhaitait
harmonieuse, pour satisfaire son propre goût; mais dans l’attention
qu’elle y donnait, il y avait une étrange absence de coquetterie.

Elle fut d’ailleurs vite prête, habituée à se servir seule, la femme de
chambre absorbée par sa mère. Puis, une seconde, elle regarda l’image
que lui renvoyait la glace: celle d’une mince créature qui avait une
fraîcheur de fleur blanche, de larges prunelles profondes dans un iris
très bleu, sous les cheveux châtains où couraient des moires d’or, qui
était modelée comme une pure statuette par l’étoffe soyeuse, couleur
d’une rose jaunissante, étroitement drapée sur sa forme svelte.

Dans l’échancrure du corsage elle glissa des roses vivantes qui
confondirent le doux coloris de leurs pétales avec la teinte délicate de
la robe et le jeune éclat de la peau... Puis, rapidement, elle
s’enveloppa de sa mante du soir, et ses pieds, chaussés de satin,
exposés à la flamme du foyer, elle se mit à lire des feuillets
d’épreuves, à les annoter avec une attention qui creusait un pli entre
les sourcils, tracés d’un seul jet.

--France, tu es prête? vint enfin dire à la porte de sa chambre Mme
Danestal qui était toute souriante, sortant à son gré des mains de sa
femme de chambre. Dans sa robe perlée, elle était vraiment très
majestueuse, ses cheveux, dont la poudre unifiait la blancheur, lui
donnant un air de jeune douairière. France le lui dit; elle parut ravie
et arriva au bal d’humeur charmante.

Il était déjà tard, car Mme Danestal avait mis beaucoup de temps pour
parfaire l’œuvre de sa toilette. Les salons étaient encombrés par des
couples si nombreux de danseurs qu’à peine les plus intrépides pouvaient
accomplir la lente évolution du boston.

Dans la galerie d’entrée, beaucoup d’hommes s’étaient réfugiés. Les
curieux s’entassaient dans les embrasures des portes pour contempler le
très brillant coup d’œil offert par les salons où beaucoup de femmes
étaient jolies, où toutes étaient habillées, pour la joie des yeux, par
les soins d’experts couturiers.

D’autres, les privilégiés qui avaient pu découvrir une place sur les
banquettes de la galerie, devisaient librement et, volontiers,
appréciaient les danseuses avec des mots de connaisseurs en beautés
féminines. Ceux enfin que n’intéressaient ni la danse ni les femmes, que
le seul devoir mondain avait amenés et retenait, ceux-là somnolaient
discrètement, les yeux ouverts à demi, sous les paupières fatiguées,
aspirant à l’heure du retour, dans la bonne nuit glacée où ils
oublieraient les salons surchauffés et la senteur trop forte des fleurs
répandues à profusion pour fêter les vingt ans de la petite Jacqueline
de Tavannes.

Elle, toute menue, toute blonde, dans l’envolement de sa robe de tulle,
dansait avec des yeux rieurs où, par éclairs, passait une gravité
tendre, quand son regard s’arrêtait sur une silhouette masculine,
correctement confondue dans la foule des habits noirs.

Parmi leur phalange, France distingua tout de suite son beau-frère qui,
conscient d’être le mari de la reine, s’effaçait discrètement, fier de
la beauté de la jeune femme, attendant, docile, son bon plaisir pour
regagner leur gîte fastueux.

Dès qu’il reconnut sa belle-mère et France, il se précipita,
s’empressant afin de leur découvrir des sièges. Mais il n’eut pas la
peine d’en chercher un pour France. Tout de suite entourée d’un cercle
de danseurs, la jeune fille devait inscrire une série de noms sur son
carnet; puis s’éloigner au bras d’un beau garçon qui avait eu le talent
de se faire agréer avant les autres et la conduisait adroitement à
travers le flot des couples dont la musique rythmait l’évolution.

La grâce souple de France faisait d’elle une incomparable danseuse de
boston et le cavalier qu’elle venait d’accepter était digne d’elle. Avec
un plaisir d’enfant, elle se laissa entraîner dans une ondulation
berceuse et lente qui enroulait autour d’elle la soie molle de sa robe,
les joues un peu plus roses, les lèvres silencieuses, son regard, dont
l’expression était distraite, errant autour d’elle pour reconnaître, au
passage, des visages connus. Une seconde, il s’arrêta sur Colette qui,
admirablement habillée, décolletée comme le méritaient ses belles
épaules, s’accordait le plaisir d’un flirt coquet. Aussitôt, elle
détourna la tête et ses yeux effleurèrent un groupe masculin immobilisé
dans l’embrasure d’une porte. Alors, tout à coup, une surprise enleva à
son regard l’expression indifférente et une question lui monta aux
lèvres:

--Est-ce que vous savez quel est ce grand jeune homme debout, là-bas,
près de la porte du petit salon?... Il me semble que je le connais...

--Là-bas?... qui cause avec Luzarches?... C’est un artiste, je crois, un
certain Claude Rozenne qui a, dit-on, beaucoup de talent...

--Claude Rozenne... C’est bien ce qu’il me semblait, fit-elle la voix un
peu lente.

Son cavalier lui parlait encore. Elle ne l’entendit pas.

Claude Rozenne! Brusquement, dans son souvenir, se dressait la vision du
bois d’Houlgate, où un grand garçon, sceptique et charmant, lui parlait
d’amour, devant la splendeur du couchant sur la mer. Et cela lui
paraissait vieux, si vieux, comme le dernier épisode d’un roman lu dans
sa toute jeunesse et un peu oublié... Depuis ce jour-là, elle ne l’avait
pas revu, ce Claude Rozenne, aperçu seulement dans la cohue du mariage
de Colette. Il partait pour l’Italie où l’attendait cette union
imprévue.

Que s’était-il passé ensuite? Au bout de près de deux années d’absence,
Rozenne avait été revu seul à Paris, pendant quelques semaines; il
n’avait cherché à se rapprocher d’aucun ami, puis il était parti pour
des voyages sans fin, semblait-il, ne se rappelant au souvenir de
personne... Aussi était-il bien oublié quand, au commencement de
l’hiver, il était réapparu soudain, et toujours seul, dans le monde
parisien. De sa femme, pas un mot; tout juste, aux quelques indiscrets
qui avaient osé aventurer une allusion à son mariage, il avait répondu
que Mme Rozenne vivait en Angleterre; et son accent eût suffi pour
arrêter toute investigation.

Ces détails, France se souvenait de les avoir entendu donner par Paul
Asseline, en diverses circonstances; et, récemment, l’entrefilet d’un
journal lui avait appris, par hasard, qu’une exposition allait avoir
lieu d’œuvres et croquis rapportés de ses voyages par Claude Rozenne,
exposition qui était annoncée comme devant être absolument
remarquable...

Pensive, elle le regardait, tandis que son danseur la ramenait, la valse
finie, et il lui semblait un frère aîné du Rozenne qu’elle avait connu.
De silhouette, il restait un jeune homme; mais sur les tempes, les
cheveux grisonnaient un peu et la dure empreinte de la vie s’accusait
dans les rides précoces du visage fatigué, dans l’expression de
lassitude amère et méprisante, de révolte qu’avait la bouche, au
repos... Quelle tempête avait donc passé sur cet homme qu’elle avait
connu si joyeusement insouciant, pour qu’il eût à ce point changé?... Un
impérieux désir s’élevait en elle de lui parler, d’évoquer avec lui les
quelques semaines d’un passé dont le souvenir lui demeurait souriant. La
reconnaissait-il?...

D’un signe, elle appela Paul Asseline.

Toujours complaisant, il approcha aussitôt.

--Paul, c’est bien votre ancien ami Rozenne qui est là, n’est-ce pas?

--Oui... Ç’a été pour moi une stupéfaction de le voir ici. Il ne m’avait
pas donné signe de vie depuis son retour à Paris.

--Je pense que vous n’êtes pas brouillés?... Amenez-le-moi... Cela me
ferait plaisir de causer avec lui du vieux temps de Villers...

--Très bien... Je vais vous le chercher...

Le Rozenne qu’elle venait d’apercevoir lui semblait si différent du
Rozenne d’autrefois, qu’elle ne songeait plus à la scène du bois
d’Houlgate... Elle attendit, impatiente, craignant qu’un nouveau danseur
ne vînt la quérir, car l’orchestre préludait pour une valse... Mais Paul
Asseline reparut. Rozenne le suivait. Un éclair de plaisir passa dans
les yeux de France. Devant elle, était Claude Rozenne. D’un geste
spontané, elle lui tendit la main, avec un joli sourire:

--Alors, vraiment, c’est bien vous?... Et vous ne venez pas même saluer
vos anciens amis! Il faut que ce soient eux qui vous reconnaissent!

Il s’était incliné très bas; mais à peine il avait effleuré les doigts
qu’elle lui donnait. Un pli barrait son front et il n’y avait pas de
sourire sur son visage un peu contracté comme s’il eût subi le choc de
quelque émotion soudaine. Tout de suite, d’ailleurs, il se ressaisit et
la regardant il dit:

--Je suis, en effet, très coupable, mademoiselle, de venir si
tardivement vous saluer. Mon excuse est que vous aviez autour de vous
une telle cour que je n’ai pas osé aller vous importuner.

--Hum! Quelle cérémonie!... Peut-être, tout simplement, la vérité
est-elle que vous ne m’avez pas reconnue!

--Avant même d’avoir vu votre visage, je vous avais devinée en vous
apercevant de loin qui dansiez... Vous avez une silhouette qu’on
n’oublie pas!

Elle sourit, trop femme pour ne pas sentir l’hommage, peut-être
involontaire.

--Et aussitôt, n’est-ce pas, vous vous êtes cru revenu à Villers! Ah!
que ce temps est loin déjà!...

--Oui, bien loin!... Il y a des moments où il m’apparaît comme un bon
rêve dont la vie s’est chargée de me réveiller.

Il s’arrêta court... Sa voix était rude et, de nouveau, une contraction
fugitive avait crispé ses traits, une seconde. Elle eut sur lui un
regard rapide, un peu saisie de son accent. Les années qui venaient de
s’écouler lui avaient donc été bien lourdes? Pourquoi et comment?...

Encore une fois elle eut, très forte, l’impression que quelque événement
douloureux avait ainsi transformé l’homme qu’elle avait rencontré
autrefois, goûtant la vie comme un fruit savoureux.

Sans répondre à ses paroles, elle dit avec cette grâce qui la rendait si
attirante:

--Vous ne pouvez savoir combien j’ai, en ce moment, la tentation de
bavarder un peu avec vous sur ce séjour à Villers... Donnez-moi votre
bras, voulez-vous, et réfugions-nous dans la bibliothèque... Mon danseur
n’aura pas l’idée d’aller m’y chercher.

Elle ne le regardait pas et ne vit pas l’hésitation qui passait dans ses
yeux. Évidemment, la conversation qu’elle souhaitait lui était pénible,
à lui... Mais il se domina et la conduisant vers la bibliothèque, il
interrogea, avec une politesse un peu machinale, comme s’il voulait
échapper à la hantise du souvenir, même par une question banale:

--Alors, vous n’aimez pas à danser?

--Oh! vous comprenez bien que c’est un plaisir sur lequel je suis blasée
depuis que j’en use... Je suis maintenant presque une vieille fille, pas
selon les apparences, peut-être, mais au moral...

--Non, c’est vrai, pas selon les apparences, répéta-t-il après elle,
avec un étrange sourire, s’effaçant pour la laisser passer.

La petite pièce où ils entraient était à peu près déserte dans
l’instant. Quelques hommes âgés y causaient; ils s’éloignèrent à la vue
du jeune couple, avec l’idée instinctive de ne pas troubler un flirt.

France le devina et, une seconde, ses lèvres eurent une expression
malicieuse. Elle et Rozenne pensaient si peu à flirter!... Elle s’assit
dans un grand fauteuil, de dossier très élevé, où sa forme mince se
découpa d’un trait délicat sur les verdures sombres de la tapisserie.
Lui resta debout, adossé à la cheminée, devant elle. Avec ses yeux
d’artiste, il remarquait, même en de menus détails, la charmante vision
féminine qu’elle évoquait ainsi, dans sa robe couleur d’aurore qui
enveloppait d’un reflet caressant la tête expressive, les épaules, les
bras, d’une rare pureté de ligne...

Si jadis, pourtant, elle ne l’avait pas éloigné d’elle, sa destinée, à
lui, eût été autre, peut-être très heureuse. Et, tout à coup, une sorte
de colère contre elle, si sereine, bouleversa en lui tous les bas-fonds
creusés par la vie. D’un accent bizarre, il jeta:

--Comme l’on devine mal la vérité!... J’aurais juré que je vous
retrouverais mariée!

--Pourquoi? Je ne montrais pourtant pas dans ma prime jeunesse de très
grandes dispositions matrimoniales, si je me rappelle bien.

Il haussa imperceptiblement les épaules.

--Parce que vous êtes de celles que les hommes veulent à tout prix
conquérir.

La bouche de France eut une moue gaiement moqueuse.

--A la condition, toutefois, que celles-là soient des héritières... Et
ce n’était pas mon cas.

--Ce qui ne vous empêche pas d’être entourée comme il m’a été donné de
le constater tout à l’heure...

Elle inclina sa tête fine.

--Très entourée, comme vous dites... Vraiment, je crois bien qu’il y a,
pour le moins, ce soir, dans le grand salon, une dizaine d’hommes,
jeunes ou mûrissants, qui me trouvent délicieuse et sont tout prêts à me
faire la cour pour peu que le jeu paraisse m’agréer... Mais laissons là
tous ces enfantillages et parlons de choses plus intéressantes, comme
aux beaux jours de Villers, quand nous bataillions si bien... Alors,
vous devenez un homme célèbre?... Vous allez, paraît-il, exposer des
pastels dont on parle déjà...

--Sans les connaître, oui. Je vais, en effet, exposer le fruit de mes
labeurs, comme disent les bonnes gens. Car je travaille maintenant.

--C’est très bien!... Vous êtes devenu tout à fait un homme sérieux!

--Je vous en prie, ne m’admirez pas trop vite, fit-il ironique. C’est la
nécessité qui me fait accepter le joug... austère du travail. Ayant eu
de fortes raisons de chercher à me distraire, la malencontreuse idée
m’est venue de jouer; et j’ai perdu si remarquablement que ma modeste
fortune en a subi une brèche des plus regrettables. D’ailleurs, il est
peut-être fort heureux que je me sois vu dans l’obligation de «peiner».
Quand la jeunesse est finie, on en arrive si vite à découvrir que la vie
est supportable à la seule condition de la surcharger d’occupations qui
en comblent le vide effroyable!...

Comme ces paroles sonnaient étranges dans une atmosphère de fête... Mais
avant que France y eût répondu, il reprenait, changeant de ton, avec un
regret peut-être de son aveu pessimiste:

--En venant ici, ce soir, je pensais que, peut-être, je vous
rencontrerais, car je dois être présenté à monsieur votre père, dont il
m’est offert d’illustrer les poèmes.

--Ah!... c’était vous l’artiste dont mon père m’a encore parlé
tantôt?... Comme c’est curieux!... Je serais ravie que ce soit vous qui
vous occupiez des _Gloires_...

--En attendant que vous me fassiez l’honneur de me confier vos propres
œuvres... Car vous avez tenu tout ce que vos amis attendaient de vous.
Même en mes pérégrinations lointaines, il m’est arrivé plusieurs fois de
lire de vos vers... Ils n’étaient pas signés de votre nom; mais je ne
sais quelle intuition m’avait fait deviner qui était _Francis Danes_. Il
pensait et sentait tellement comme Mlle France Danestal... Pas en tout,
pourtant...

--Vraiment?...

--Oui; Mlle Danestal avait, autrefois, le seul culte du beau et,
d’instinct, fuyait la pensée et le spectacle de toutes les laideurs, des
problèmes de la misère, de la maladie qui sont le partage de la pauvre
humanité et n’ont rien d’esthétique...

--Autrement dit, j’étais un petit monstre d’égoïsme!

--Non; vous étiez seulement une artiste, éprise de beauté, comme les
jeunes Hellènes auxquelles vous ressemblez. Mais votre vision de la vie
s’est élargie, si j’en crois vos vers...

--Je l’espère bien, fit-elle avec un léger sourire. Les années nous
apprennent à voir et à sentir tant de choses!... Vous souvenez-vous qu’à
Villers vous me taquiniez sur mon audacieux désir de savoir et de
comprendre toujours plus?... Je crois qu’avec l’âge ma curiosité s’est
encore avivée; mais elle s’est orientée autrement. Ce ne sont pas les
choses du passé qui m’intéressent le plus, mais celles du présent... Mon
temps me passionne tel qu’il est, si complexe avec ses défauts, ses
erreurs, ses gloires, ses inquiétudes, que sais-je? Peut-être parce que
je me sens tellement sa vraie fille!

Elle disait tout cela très simple, jouant avec son éventail, dont le
battement effleurait son bras nu. Lui, l’écoutait, la pensée envahie par
le ressouvenir de leurs causeries d’autrefois.

Tout haut, il songea:

--Comme vos vers portent l’empreinte de cette évolution de votre
pensée!... Je ne suis, moi, qu’un profane en matière de poésie; mais je
me permets pourtant de trouver, à la suite de maîtres compétents, qu’ils
sont absolument remarquables.

Cette fois, il avait parlé avec l’accent de jadis dont la sincérité
donnait une singulière force à son éloge. Une flamme rose courut, puis
s’éteignit sur le visage de France; et doucement, elle dit:

--Tant mieux si mes vers vous plaisent, puisque vous avez été un peu, en
somme, mon parrain littéraire... Je ne l’oublie pas et je vous en garde
un reconnaissant souvenir...

--C’est beaucoup trop pour le peu, très peu, que le hasard m’a fait
faire...

--Le peu? Non, j’ai su comme vous aviez mis en goût de connaître
davantage ma poésie l’éditeur qui en avait entendu quelques bribes, au
passage. Et ce premier succès a été pour moi un immense encouragement!
Peut-être, si je ne l’avais pas eu, aurais-je fini par renoncer à écrire
des vers... Et je me serais privée d’une telle jouissance!

Il la regardait. Ses traits avaient repris quelque chose de dur.
Lentement, il dit:

--Alors, votre vie est ce que vous désiriez la faire? Vous êtes
heureuse?

Une lumière passa dans les prunelles ardentes.

--Je suis très heureuse!... J’ai la vie que je souhaitais sans oser la
croire réalisable... Mes rêves les plus ambitieux ont été dépassés...
Non seulement, le public lettré--oh! pas la foule, sûrement!--commence à
connaître un peu le nom de Francis Danes,--poète et
compositeur!--mais...

Ici sa bouche prit une expression gamine.

--... Mais ce qui me paraissait le plus enviable des dons, je gagne de
l’argent,--pas des sommes considérables!... et avec ma prose plus
qu’avec mes vers et ma musique, bien entendu!--mais enfin!... Je n’ai
plus à demander toujours des capitaux à ma famille! Et cela seul
suffirait déjà à me faire trouver le travail un délice...

--Et vous avez l’intention de poursuivre longtemps votre existence de
bénédictine?

--Oh! de bénédictine!...

Un sourire fin glissait sur sa bouche, tandis que son regard effleurait
la soie rose de sa robe et les fleurs qui se fanaient sur sa peau
fraîche. Il corrigea, toujours railleur sans gaîté:

--Mettons de bénédictine qui vit dans le siècle et s’accommode des
mœurs, des goûts, de l’esprit de son temps... Et l’avenir que vous vous
préparez ainsi, volontairement, ne vous effraie pas?

--Pourquoi m’effraierait-il? Je me donne à moi-même mon bonheur, je ne
me l’enlèverai pas!

--Soit; mais ce que vous voulez bien appeler aujourd’hui du bonheur ne
vous suffira peut-être pas toujours...

Elle se redressa inconsciemment; et, avec une imperceptible hauteur,
elle jeta:

--Je verrai bien, alors.

--Oui, c’est vrai, vous verrez bien--et peut-être trop tard!... Ainsi,
l’heure n’est pas encore venue.

--L’heure?...

Étonnée, elle levait vers lui des yeux qui interrogeaient.

Mais, tout de suite, elle comprit, et ses sourcils se rapprochèrent.

--Me permettrez-vous de vous dire que je vous trouve bien indiscret?

--Pourquoi? fit-il, la regardant en face. Parce que j’émets l’opinion
que vous n’avez pas encore trouvé votre maître?

--Quelle perspicacité!... Eh bien! croyez, s’il vous convient, que
j’attends encore l’heure, comme vous dites... l’entraînement de la
passion... C’est bien cela, n’est-ce pas, que vous êtes désireux de me
voir goûter?

Une gaîté jeune flottait sur son visage, tandis qu’elle soulignait les
mots avec une emphase moqueuse, ouvrant son éventail dont les paillettes
étincelèrent.

Oh! cette insolente quiétude de vierge sûre d’elle-même... Un désir
jaillit en lui comme une flamme... Obtenir dans l’avenir, à n’importe
quel prix, l’audacieuse et exquise créature; la sentir à son tour,
vaincue, brisée par le terrible mal d’aimer... Il se souvint; jadis, sur
la route d’Houlgate, quand elle marchait insouciante devant lui, épris
follement, il avait connu déjà cette tentation insensée de la saisir
dans ses bras pour la meurtrir de baisers, en lui murmurant, sur les
lèvres, les mots qui font défaillir... Et devenue plus femme, elle était
plus séduisante encore. D’un regard violent il enveloppa la peau
veloutée comme un pétale de camélia, le visage mobile et fin, les yeux
ardemment profonds, la bouche que nuls baisers n’avaient fanée,--il
l’eût juré!--la forme modelée merveilleusement dans l’argile humaine que
trahissait l’étroite ligne de la robe... Ah! aucune des créatures
auxquelles, depuis des mois, il s’était tour à tour attaché dans une
soif désespérée d’oubli, aucune ne l’avait enivré comme eût pu le faire
cette vierge délicieuse. Le jour où elle aimerait, non seulement elle
serait une incomparable amoureuse, mais aussi l’amie par excellence, la
vraie compagne de la pensée, du cœur, de l’âme...

Après elle, il répéta, droit devant elle:

--L’entraînement de la passion! Vous en parlez comme une enfant joue
avec le feu, sans le connaître! Si j’étais charitable, je vous
souhaiterais, sans doute, de l’ignorer toujours, mais je ne suis pas
charitable. A quoi bon mentir? Je désire, au contraire, par amour de la
justice, que vous connaissiez un jour cette force de la passion dont
vous riez, dédaigneuse; que vous soyez à votre tour vaincue par elle,
vaincue à crier grâce!

Elle eut de la main un geste léger qui l’arrêta. Elle ne souriait plus
et se levait, les yeux presque graves.

--Vous semblez vraiment me jeter une malédiction. Que savez-vous si je
ne considérerai pas ma défaite comme un bienfait qui me fera paraître
très pâle mon bonheur d’aujourd’hui?...

--Je le souhaite de toute ma volonté.

Ils se regardèrent, une seconde, jusqu’au fond de l’âme... Dans celle de
Rozenne, elle devina tant de misère que son cœur de femme pardonna. Le
sourire charmant reparut sur ses lèvres.

--Ne soyez pas mauvais ainsi pour moi, sans que je l’aie mérité. J’ai si
bonne envie que nous soyons de vrais amis! Nous sommes destinés à nous
voir souvent si vous devenez le collaborateur de mon père... Et puis,
maintenant, ramenez-moi en plein bal, car nous accaparons un peu le
sanctuaire du flirt! Et Dieu sait pourtant que nous n’avons pas essayé
ce jeu-là!

Il n’eut aucun mouvement pour lui offrir son bras. Elle était pour lui
l’incarnation même d’un éden où il n’entrerait pas; la conscience lui en
était si douloureuse qu’il eût voulu ne l’avoir jamais revue... Et,
pourtant, il éprouvait l’âpre désir de la retenir encore, de l’avoir
ainsi, quelques minutes de plus, sous son seul regard, dans l’intimité
de cette pièce paisible où se fondaient, très doux, le chant de
l’orchestre et la senteur chaude des fleurs qui se mouraient dans l’air
alourdi.

Mais déjà elle écartait la portière qui fermait à demi la bibliothèque;
et la rumeur du bal les enveloppa avec l’éblouissante clarté des grandes
fleurs électriques qui ruisselait sur les épaules nues, avivant l’éclair
des satins. Devant eux, dans la foule des couples, passait la petite
Jacqueline de Tavannes, qui bostonnait toute rose, les paupières
abaissées, les lèvres joyeuses, avec celui dont, secrètement, son jeune
cœur faisait l’élu.

France sourit de lui voir un air de petite fille sagement heureuse.
Rozenne ne l’aperçut même pas; il pensait, impatient, que les règles de
l’étiquette mondaine lui interdisaient de retenir davantage France
Danestal... Alors, il souleva la portière, tandis qu’elle effleurait de
ses doigts le bras qu’il se résignait à lui offrir...

--Où désirez-vous que je vous conduise?

Avant qu’elle eût répondu, une exclamation saluait leur réapparition.

--Ah! mais voici notre artiste! Maître, il flirtait, et c’était avec
votre fille!

France tourna la tête et vit son père qui les regardait, elle et
Rozenne, d’un air si surpris qu’elle se mit à rire.

--Père, ne t’étonne pas autant!... M. Rozenne est pour moi une vieille
connaissance que j’ai eu grand plaisir à retrouver... Il y a cinq ans,
nous avons passé ensemble un mois bien gai à Villers. Je lui rends sa
liberté aussitôt qu’il m’aura découvert un siège quelconque...

--Bien, bien, très bien, petite fille. Monsieur, je vous attends ici
pour que nous causions dès que vous aurez un moment à me consacrer...

Avec quelques paroles courtoises, Rozenne s’était incliné; mais il n’eut
pas la peine de chercher, pour France, la chaise demandée. Tout de
suite, déjà, elle était entourée par ses danseurs qui venaient lui
réclamer les valses promises. Alors, soulevant les doigts qu’elle avait
laissés sur le bras de Rozenne, elle dit, et aux lèvres elle avait le
sourire où voltigeait une ironie caressante:

--Vous voyez que vous pouvez, sans scrupule, m’abandonner pour mon
père... Au revoir, n’est-ce pas?

Il eut une imperceptible hésitation. Dans ses yeux passa l’expression
qu’elle ne s’expliquait pas, où il y avait quelque chose de violent et
de dur. Puis, se courbant très bas, il répéta après elle:

--Au revoir.




III


L’hiver semblait vraiment finir, chassé par un printemps frileux encore,
que glaçaient parfois de brusques giboulées, mais pourtant déjà tiédi
par les premiers soleils. Çà et là, une brume verte baignait les
branches, et de la terre vivifiée commençaient à jaillir les jeunes
pousses qui cherchaient la lumière du ciel encore pâle, d’un bleu
fragile.

France, dans le wagon qui l’emportait vers Amiens, où son beau-frère
d’Humières venait d’être nommé, aspirait à pleines lèvres, la vitre
abaissée, la brise très fraîche où flottaient les premières senteurs
d’avril.

Mais absorbée par une songerie que berçait le mouvement régulier du
train, elle ne prenait point garde au renouveau tardif du pays picard
dont les interminables plaines fuyaient, monotones, vers l’horizon.

C’était la première fois, depuis cinq années, depuis leur commun séjour
à Villers, qu’elle allait se retrouver à vivre intimement près de sa
sœur. Et la même question qui, jadis, la troublait si fort, au moment de
leur réunion à Villers, l’occupait de nouveau, anxieusement: Marguerite
était-elle heureuse? Son généreux amour avait-il, comme elle l’espérait,
transformé son léger époux?... Ou bien était-il demeuré l’être
égoïstement frivole qui, tant de fois, avait révolté France, à Villers?

Villers! ce nom qui traversait sa pensée en fit dévier le cours, y
ramenant, par l’impérieuse association des idées, le souvenir de Claude
Rozenne, devenu si différent, lui, de ce qu’il était cinq ans plus tôt.
Elle l’avait revu souvent depuis deux mois; et chacune de leurs
rencontres avait avivé en elle l’impression de la première heure, quand
elle avait causé avec lui chez les de Tavannes. Avec le Rozenne de
jadis, il semblait n’avoir de commun que son sens délicat et si aiguisé
des choses de l’art et des lettres. Il illustrait décidément les poèmes
de Robert Danestal; et cela, avec une telle intuition du caractère de
l’œuvre, qu’elle eût aimé le voir s’occuper de même de ses poésies à
elle...

Mais elle ne lui en avait rien dit, car leurs rapports n’avaient pas
repris le caractère de sympathie joyeuse et confiante qui les avait
rapprochés à Villers. Elle était trop femme pour n’avoir pas l’intuition
qu’elle l’intéressait comme autrefois; elle sentait son attention tendue
vers elle, dès que les obligations de la vie mondaine les rapprochaient;
mais, loin de la rechercher, il l’évitait; et si quelque circonstance
les réunissait forcément, elle retrouvait vite, sous la correction polie
des paroles, l’espèce de mordante et agressive rudesse dont elle avait
été frappée, le soir au bal. Que lui avait-elle donc fait?... Gardait-il
contre elle une mesquine rancune parce qu’elle avait jadis décliné sa
capricieuse recherche, oubliée par lui tout le premier, d’ailleurs,
comme l’avait prouvé son prompt mariage.

S’irritait-il de la voir satisfaite d’une destinée qu’elle s’était
créée, ne réalisant aucune des prédictions par lesquelles il répondait
autrefois à ses déclarations de faire _seule_ son bonheur?...

Mais quoi qu’il pensât, elle était toute prête à le lui pardonner,
d’abord parce qu’il avait beaucoup de talent, et elle possédait pour les
artistes des trésors d’indulgence; parce qu’il avait une intelligence
largement ouverte à toutes les idées; surtout, enfin, parce qu’elle
devinait en lui une blessure très douloureuse dont il n’était pas guéri,
s’il devait l’être jamais.

De là, sans doute, le pessimisme railleur et amer dont toutes ses
paroles semblaient imprégnées; de là, ses brusques sautes d’humeur qui,
tour à tour, faisaient de lui un étincelant causeur et un homme morose
et silencieux, indifférent à toute conversation.

D’instinct, elle était désormais certaine qu’il avait souffert par sa
femme de façon inoubliable... Mais comment?... Tous l’ignoraient. Jamais
il n’avait une allusion à sa qualité d’homme marié, et il menait, au
contraire, une vraie vie de garçon, terriblement folle. France avait
entendu conter sur lui plusieurs historiettes qui eussent, à ce sujet,
édifié même de moins éclairées, et elle savait à merveille quel nom de
très belle comédienne on accolait invariablement au sien.

Donc, il était pareil à la majorité des autres hommes. Alors pourquoi
est-ce que, tout à la fois, il l’intéressait et l’irritait? pourquoi
chacune de leurs rencontres éveillait-elle en son esprit l’involontaire
curiosité de pénétrer le mystère de sa transformation? curiosité dont
elle s’irritait toutes les fois qu’elle en prenait conscience.

Et de nouveau elle eut un petit froncement de sourcils, quand une
secousse plus brusque du train la rappela soudain à elle-même. Alors
elle fit un geste d’épaules comme pour rejeter loin d’elle le souvenir
même de Claude Rozenne.

Amiens, maintenant, était proche, tout proche. Le train filait entre les
terres basses, découpées de menus canaux... Puis apparurent les
premières maisons des faubourgs, aux briques enfumées. Après, ce fut la
lourde masse de la gare. Et la machine, bruyamment, s’engagea sous la
voûte noircie, entre les quais dont elle faisait frémir l’asphalte.

Aussitôt les portières s’ouvrirent, déversant le flot des voyageurs.
France, entraînée par le mouvement général, se glissa alertement à
travers la foule qui s’engouffrait sous la porte de sortie; et, soudain,
un sourire heureux lui monta aux lèvres, car elle apercevait le cher
visage de sa sœur qui lui souhaitait la bienvenue, avant même que la
douce voix eût dit avec un accent de tendresse:

--Ah! France! petite France! te voilà, pour de bon!... Jusqu’à la
dernière minute, j’ai eu peur d’une dépêche m’annonçant que tu renonçais
à venir.

--Que je renonçais... pourquoi? mon Dieu...

--Parce qu’il me semblait que notre province et notre modeste petit
intérieur n’avaient rien de bien attirant!

--Marguerite, si tu dis de pareilles folies, je reprends le train tout
de suite et je refile vers Paris... Je suis tellement contente de me
retrouver avec toi et les enfants! Est-il possible que ce soit Bob, ce
grand garçon? Veux-tu embrasser tante, mon chéri?

Un peu timide, le petit s’approcha; puis, tout de suite conquis, il
glissa sa menotte ronde sous les doigts effilés de la jeune fille dont
André d’Humières venait de serrer chaleureusement la main.

--André, dit la jeune femme, tu vas, n’est-ce pas? t’occuper des bagages
de France. Nous rentrons en avant parce que je ne veux pas laisser les
deux petites seules longtemps avec leur bonne. Ah! France, je vais
pouvoir te présenter ta filleule!

--Enfin! enfin! Il me semblait, Marguerite, que jamais le moment de
notre réunion n’arriverait! Il me faut vraiment, pour ne pas croire que
je le rêve encore une fois, sentir la main de Bob et voir tes chers yeux
et ton sourire. Que c’est donc bon d’être ici!

Une telle allégresse chantait dans son accent, que la jeune femme eut
vers elle un regard presque reconnaissant, heureuse de cette joie qui
lui montrait, toujours si vivante, la tendresse de sa jeune sœur. Et,
leurs deux cœurs soudain rapprochés, elles se mirent à causer avec une
intimité joyeuse.

Elles avaient laissé derrière elles une large rue qui s’ouvrait devant
la gare, animée par la course incessante des tramways; et elles
marchaient dans la paisible allée d’un boulevard où les croisaient de
rares promeneurs qui, invariablement, se retournaient pour regarder la
jolie inconnue dont Mme d’Humières était accompagnée. Marguerite,
distraite de sa causerie par le salut d’un passant, s’en aperçut tout à
coup et, gaiement, lança:

--France, demain le tout-Amiens va savoir ton arrivée en nos murs et
Dieu sait les visites que j’aurai, en ton honneur, mardi, quand pour la
première fois, je vais ouvrir, à mon tour, mon salon, mon petit salon!

--Si petit que cela?... Je croyais qu’en province on avait tant de
place!

--Quand on peut largement payer cette place, oui... Mais... mais ce
n’est pas tout à fait notre cas. Tu vas juger de l’exiguïté de notre
_home_; nous arrivons...

Elles s’étaient engagées dans une paisible petite rue qui s’élevait en
pente douce pour finir brusquement sur un large horizon de ciel.

France demanda, étonnée:

--N’y a-t-il plus de maisons par là?

--Non, de ce côté, ce sont les champs... Et ce m’est bien précieux pour
mes trois poussins qui, grâce à ce voisinage, peuvent conserver leur
bonne mine. Ah! te voici chez toi, chérie, dans un bien modeste logis de
gens pas fortunés du tout, qui, pour tout luxe, ne peuvent te donner que
de l’affection.

--Marguerite, ma chère, bien chère grande sœur, que pourrais-tu m’offrir
de meilleur!

Mme d’Humières sourit, ouvrit la porte étroite, et dans la pénombre d’un
petit vestibule dallé, donnant sur un jardin, France aperçut une
fillette toute menue, qui trottinait vers Marguerite, tandis qu’une
bonne, sortant de la cuisine, apparaissait, un poupon dans les bras.

--Tes nièces, France, dit la jeune femme avec un regard ravi; et prenant
le bébé, elle ajouta:

--Ta filleule! Tu peux en être fière, tu sais, car elle est un des plus
beaux bébés d’Amiens. Ne te moque pas de mon orgueil, je suis sa
nourrice!

Sa voix avait le même accent de gaieté que France ne lui entendait pas
jadis. Évidemment, sa triple maternité lui était un bonheur qui eût
suffi peut-être à lui tenir lieu de tout autre. Son univers, ce devait
être vraiment ces trois petites créatures qui transfiguraient, pour
elle, le modeste logis, arrangé certes avec goût, mais où mille détails
révélaient une envahissante présence d’enfants: joujoux tombés dans un
coin, brassières de tricot dans la corbeille à ouvrage, petits manteaux
suspendus aux patères du vestibule.

Chacun d’un côté de leur mère, les deux aînés, Bob et Étiennette,
semblaient résolus à ne pas la quitter; même, la main de la petite fille
tenait ferme les plis de la robe de la jeune femme qu’elle ne lâcha pas,
quand Mme d’Humières, le bébé toujours dans les bras, s’engagea dans
l’escalier pour guider sa sœur.

--Ta filleule est très sage la nuit, France. J’espère qu’elle ne
t’éveillera pas, car ta chambre n’est pas loin de la nôtre. Chérie,
j’aurais voulu te bien mieux installer; mais, du moins, c’est avec tout
mon cœur que je t’accueille dans cette humble petite pièce.

--Oh! Marguerite, comme je vais y être bien près de toi! Si bien que le
courage me manquera pour retourner à Paris.

Un sourire de malice, un peu mélancolique, passa sur les lèvres de la
jeune femme.

--Malheureusement pour nous, ce n’est pas à craindre... Tu te lasseras
bien vite de la monotonie de notre vie provinciale!... Maintenant, il me
faut te laisser un instant, car j’entends mon unique camériste qui me
réclame. Quand tu auras ôté tes affaires, viens me retrouver en bas,
petite France, ou appelle-moi...

Elle prit la main d’Étiennette et disparut, le bébé toujours blotti
contre elle.

France entendit son pas s’éloigner dans l’escalier. Ce fut, au
rez-de-chaussée, un bruit de voix; puis le silence se fit, silence dans
la maison, silence dans la rue où ne circulait nul passant.

--Que c’est calme ici! calme à donner le spleen ou la paix!
murmura-t-elle, saisie de cette complète absence de vie qui la
stupéfiait au sortir de son fiévreux Paris.

Tout à coup, il lui semblait en être si loin, jetée dans une atmosphère
étrangère où son âme ne se reconnaissait pas.

Elle se rapprocha de la fenêtre. Sa chambre s’ouvrait sur le jardinet où
de petits parterres s’étendaient, dans des bordures de buis, autour
d’une pelouse minuscule. Sur la terre brune, les premières pousses
pointaient et leurs vagues senteurs s’épandaient dans l’air vif. Par
delà les murs du jardin, elle aperçut d’autres jardins paisibles, aux
branches encore nues, découpées sur le ciel rose du couchant. Puis, plus
loin, c’était l’infini des champs qui s’allongeaient jusqu’à l’horizon,
plaine sans fin, pareille à l’étendue déserte de quelque falaise. Très
haut, les premières hirondelles voletaient éperdument; et, dans la
douceur du crépuscule, une claire sonnerie de cloches tintait sans
relâche, car le lendemain était un dimanche. D’une église à l’autre, les
carillons, vibrant à pleine volée, semblaient se répondre, hymne
joyeusement pur que recueillait l’âme de France, son âme impressionnable
d’artiste et de poète.

Et des vers, aussitôt, chantèrent confusément dans sa pensée, évocateurs
des sensations imprécises qu’éveillaient en elle ces voix musicales des
cloches, dans le jour finissant... Elle entendit son beau-frère qui
rentrait et appelait dans le jardin:

--Marguerite!... Où es-tu, chérie?

«Chérie!» L’appellation caressante la frappa. Avec le temps enfin, en
était-il venu à comprendre quel trésor était sa jeune femme?... Alors,
Marguerite pouvait être heureuse, malgré ses abominables soucis de
ménagère, ses tracas d’argent, ses préoccupations maternelles?...

France entendit le rire de sa sœur, puis son exclamation:

--André, puisque tu as oublié ma commande au pâtissier, il faut que tu
ailles vite chercher mes brioches; Léonie n’a pas le temps d’y courir.

De la fenêtre, France jeta gaiement:

--Marguerite, ne dérange pas André. Nous ne sommes pas gourmands et nous
attendrons à demain pour croquer tes brioches.

--Oh! non, tante France, pas demain, ce soir! cria Bob avec un tel élan
que tous se mirent à rire.

--Alors, c’est moi qui irai à la recherche des brioches, dit France.

--Mais tu ne sais pas le chemin...

--Eh bien! j’emmènerai Bob qui me conduira.

--Et pour conduire Bob et sa tante, voulez-vous, France, accepter le
papa de Bob? proposa André d’un ton de bonne humeur. Descendez vite, je
serai très flatté de vous faire faire votre première promenade
amiénoise.

En hâte, elle rattacha sa veste et descendit dans le petit vestibule où
l’attendaient son beau-frère et Bob, déjà sur le seuil de la porte, ravi
de la promenade inattendue.

Le retenant, tandis qu’André recevait les instructions de Marguerite,
elle regardait dans la rue solitaire, qu’un unique passant traversait
d’un pas vif. Et une exclamation alors lui échappa:

--Oh! c’est singulier comme cet Amiénois a l’allure de Claude Rozenne!

--Qu’est-ce donc qui vous étonne, France? interrogea son beau-frère qui
se rapprochait.

--La ressemblance de silhouette d’un de vos compatriotes actuels avec un
de nos amis, Claude Rozenne, l’artiste qui illustre les poèmes de mon
père.

--Claude Rozenne... Je me rappelle ce nom vaguement...

--Il y a cinq ans, il était à Villers en même temps que nous.

--Ah! parfaitement; je me souviens. Un grand garçon très chic qui vous
faisait la cour...

--André! quelle imagination rétrospective!... Tenez-lui la bride, car,
depuis Villers, Claude Rozenne a pris femme!

Il n’insista pas et, devisant avec la jeune fille, il la conduisit vers
la ville que dominait la flèche aérienne de sa vieille cathédrale.




IV


Trois jours s’étaient écoulés.

France, maintenant, connaissait la physionomie d’un dimanche en
province. Une sortie de messe d’onze heures qui offrait aux toilettes
amiénoises l’occasion de se produire, et qui lui avait valu à elle-même
un succès de curiosité. Puis, dans l’après-midi, quelques tours sur les
grands boulevards baignés de soleil, où les promeneurs circulaient dans
leurs atours du dimanche. Et, avant de regagner les hauts quartiers où
s’abritait le petit foyer de Marguerite, une première visite à la
cathédrale; une visite exquise au jour baissant, alors qu’un dernier
reflet du couchant empourprait les verrières, que l’ombre envahissait
les allées et, autour de la vaste nef, les chapelles où, devant l’autel,
tremblait la flamme de quelques cierges.

Combien, volontiers, elle fût demeurée dans la grande basilique
silencieuse où flottait encore le parfum d’encens d’une cérémonie
achevée! Mais il eût fallu qu’elle fût seule, et André l’accompagnait,
Marguerite rentrée auprès de ses petites filles qu’elle devait garder
tandis que l’unique servante s’affairait dans les préparatifs du repas
du soir. Et France ne s’attarda pas dans la cathédrale, pensant à sa
sœur dont, tout bas, elle plaignait l’esclavage de toutes les minutes.

Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’elle se trouvait
auprès de la jeune femme; et elle savait déjà quelle vie de complet
dévouement aux siens était l’existence de sa sœur.

Et aussi quelle vie de ménagère aux prises, sans cesse, avec les
difficultés de tout petits revenus, la lourde charge de trois enfants à
élever, le soin d’une maison qui devait offrir aux visiteurs une
physionomie coquette et confortable... Aussi combien fallait-il que
Marguerite se prêtât, sans compter, à toutes les tâches, même les plus
humbles; des tâches tellement multiples que France, observatrice
discrète et aimante, était, tout à la fois, remplie d’admiration pour la
vaillance si simple de sa sœur et révoltée de lui voir dépenser ainsi,
en vulgaires besognes, toutes les belles heures de sa jeunesse. Quel
temps lui restait-il pour cette vie intellectuelle et artistique qui
semblait aussi indispensable à France que l’air pour respirer? Tout
juste, elle avait le temps de parcourir, dérangée par les enfants, une
revue ou un journal; d’écouter, l’aiguille en main, la lecture qu’André
offrait de lui faire, car lui, avait des loisirs pour se distraire.

Jadis, Marguerite jeune fille adorait les occupations littéraires autant
que France elle-même. Mais, sans doute, elle avait fait ce sacrifice
comme tant d’autres. La veille même, comme France, incidemment, lui
parlait d’un livre qui venait de paraître, elle avait répondu, avec son
charmant sourire:

--Ne me demande pas si je connais tel ou tel ouvrage. Il n’existe plus
pour moi aujourd’hui que deux auteurs: Robert Danestal et Francis Danes.
Les autres, hélas! je n’ai plus le temps de les lire... Il est si rare
que j’aie le loisir même d’ouvrir un volume, maintenant, qu’il me semble
goûter au fruit défendu quand cela m’arrive par hasard.

--Et tu peux ainsi te passer de lire, Marguerite? avait involontairement
laissé échapper France.

--Chérie, il faut bien que je m’en passe! Les mamans, tu verras cela un
jour, les mamans doivent lire surtout la vie de leurs tout petits!

Et raccommoder leurs affaires, les promener, leur donner la becquée, les
faire jouer, voire même leur apprendre à lire... De plus, être la
compagne d’un mari qui, d’instinct, ne goûtait que les coquettes femmes
du monde, pomponnées, parfumées, et qu’il fallait savoir garder tout en
étant, par la force des choses, une humble ménagère, obligée à des
prodiges d’économie qui devaient être dérobés à la maligne clairvoyance
du monde...

Et de ces responsabilités de toute sorte, dont la seule idée réveillait,
chez France, l’ivresse de son indépendance, était fait le bonheur de
Marguerite!

Très sincèrement, la jeune femme semblait satisfaite de son sort,
pourtant; heureuse de se dévouer à ses enfants, au mari à qui elle
gardait le fervent amour qu’elle avait jadis offert à son fiancé.

Mieux qu’autrefois, il paraissait avoir conscience du prix d’une telle
affection, prendre souci de la reconnaître un peu, s’efforcer d’alléger
la tâche de la jeune femme. Comme elle l’avait rêvé, par la puissance de
sa tendresse lui révélait-elle, insensiblement, l’idéale conception du
mariage?

Cela, c’était une belle œuvre que comprenait l’âme ardente de France!
Mais à elle, il eût semblé impossible de donner son amour à un homme
qu’elle ne se fût pas senti supérieur, de faire de lui son maître, si
elle connaissait la nécessité de le garder et de le soutenir pour qu’il
marchât sans mesquine défaillance.

Ah! quel mystère c’était un cœur de femme! Et savait-elle ce que la vie
ferait du sien? La veille, à cette messe où elle était allée avec
Marguerite, elle avait entendu un vieux prêtre enseigner que chacun doit
chercher sa voie... Se trompait-elle donc en croyant avoir trouvé celle
qui devait assurer son bonheur?...

Vaguement, elle songeait à toutes ces choses, pendant que, dans le
tranquille petit jardin, elle surveillait les jeux de Bob et
d’Étiennette, afin de donner un peu de liberté à sa sœur, retenue dans
la maison. A une fenêtre, la jeune femme apparut et, une seconde, en
silence, elle considéra France qui, son livre tombé sur ses genoux,
regardait dans l’azur pâle du ciel d’avril. Puis, tendrement, elle lui
jeta:

--France, ma chérie, j’ai une peur terrible que tu ne t’ennuies dans ma
calme province!

France leva, en souriant, la tête vers la fenêtre où s’encadrait la tête
blonde de la jeune femme.

--Marguerite, tu me calomnies! Je me sens déjà, au contraire, une vraie
âme de provinciale.

--Tu en es sûre?

--Dame, il me semble...

--Eh bien! tu vas être mise à l’épreuve bien vite. Aujourd’hui, je dois
recevoir pour la première fois, et j’ai tant fait de visites depuis mon
arrivée ici que, fatalement, le nombre des visiteuses va être
abondant...

--Si abondant que cela? laissa échapper France, la mine un peu effrayée.

--Très abondant, ne t’illusionne pas, ma chère petite sauvage, d’autant
plus qu’il va se mêler à l’affaire un vif sentiment de curiosité à ton
endroit. Tu es une façon de femme célèbre, ma chérie. A l’heure
actuelle, sûrement le tout-Amiens qui va m’honorer de ses relations sait
que j’ai chez moi une jeune personne extrêmement chic, poétesse,
compositeur, qui mérite d’être vue de près.

--Marguerite, tais-toi, je t’en supplie! Tu vas me faire sauver avec
André et les petits dans les champs pour toute l’après-midi!

--Du tout, du tout, tu m’aideras à recevoir, toi qui es une personne
d’expérience. Mais je bavarde et il me faut aller fleurir le salon.

--Laisse-moi faire; par la fenêtre ouverte, je surveillerai très
facilement les enfants; et tu sais que je m’entends à arranger les
fleurs!

Elle s’y entendait si bien que toutes les visiteuses qui, avec ensemble,
affluèrent quelques heures plus tard dans la petite pièce,
s’avouèrent--avec plus ou moins de bonne grâce--que peu de luxueux
salons avaient meilleur air que celui de la «jeune Mme d’Humières...».
Et comme celle-ci était une femme du monde accomplie, sachant mettre
chacune sur son sujet favori, elle fut, ce jour-là, sacrée «une
charmante Parisienne».

France, habillée avec cette simplicité d’une élégance si personnelle
dont elle avait le secret, l’aidait de son mieux; mais, en dépit de sa
bonne volonté, une énervante sensation d’ennui s’emparait d’elle peu à
peu, devant ce défilé d’inconnues, banales la plupart, qui toutes
disaient les mêmes paroles quelconques de politesse, racontaient les
mêmes menues histoires de la ville et, invariablement, parlaient de la
kermesse de charité qui se préparait pour le mois de mai, dont les
préparatifs occupaient fort la société amiénoise.

Une grosse dame, haute en couleur, qui était une des dames patronnesses
et s’en montrait ravie, dit à France, d’un air entendu:

--J’ai pensé que nous pourrions peut-être obtenir, pour notre concert,
un programme illustré par Claude Rozenne, en chargeant sa mère de la
négociation. Il paraît qu’il est un grand artiste!

Une curiosité, brusquement, cingla l’indifférence de France. Dans son
souvenir, jaillissait l’image du promeneur entrevu le jour de son
arrivée... Elle demanda:

--Est-ce que la famille de M. Rozenne habite Amiens?

--Sa mère, oui, depuis bien des années, déjà. Elle est Amiénoise,
d’ailleurs. Mais lui, Claude, y vient fort peu, et seulement en passant,
depuis son malheur.

Un tressaillement secoua les nerfs de France. Jamais, jusqu’à cette
heure, elle n’avait eu le désir bien précis de savoir quel douloureux
secret semblait enfermer désormais la vie de Claude Rozenne. Comme sous
un choc mystérieux, ce désir, tout à coup, s’avivait en elle, si
impérieux que ses lèvres prononcèrent, interrogatives, avant que sa
volonté les eût closes:

--Depuis son malheur?

--Mais oui... Est-ce que vous ne savez pas?... Pourtant vous le
connaissez...

--Je l’ai rencontré, il y a cinq ans, à Villers.

--Avant son mariage... Son lamentable mariage!...

France resta muette, s’interdisant une question. Mais ses yeux
parlaient, tandis qu’autour d’elle les propos se croisaient; et la
vieille dame, enchantée de son air d’intérêt, se pencha un peu et lui
expliqua:

--Vous avez peut-être entendu dire qu’à Florence il s’était toqué d’une
Anglaise très belle et très riche, qui y passait l’hiver avec une
parente. Eh bien! cette Anglaise était d’une famille de fous. Elle s’est
gardée d’en rien dire. Cet absurde Claude, aveuglé par sa passion, ne
s’est pas renseigné. Il a épousé la personne, là-bas, à l’étranger. Et
un an après, à la naissance d’un enfant, la crise a éclaté. Elle aussi
est folle... Et inguérissable, m’a dit Mme Rozenne.

Sans en avoir conscience, France avait pâli, le cœur frémissant d’une
infinie pitié pour Rozenne. Sa sœur l’effleura d’un coup d’œil surpris,
un peu inquiète. France ne s’en aperçut pas. Les prunelles ardemment
attentives, elle demandait encore:

--Et l’enfant, il est mort?

--Mais non, il vit. Sa grand’mère l’élève ici, à Amiens. C’est un pauvre
petit bonhomme très délicat. Mais jusqu’ici, il semble avoir sa raison.

--Et... la mère?

--Sa parente l’a remmenée en Angleterre, dans son château, à moins
qu’elle ne soit dans quelque maison de santé. Je ne sais au juste.
Jamais Claude ni sa mère ne parlent d’elle. Même, beaucoup de personnes,
ici, croient qu’elle est morte. Mais je suis sûre que non... Claude,
alors, ne serait pas si sombre! Le fait est que c’est épouvantable de se
trouver ainsi lié à une folle.

Ah! oui, épouvantable!... Mais France n’eut pas à répondre à la bavarde
vieille dame; de nouvelles visiteuses entraient dans le salon exigu, si
bien que quelques personnes se levèrent et prirent congé.

--France, veux-tu offrir une tasse de thé à ces dames? demanda
Marguerite.

France obéit aussitôt, avec l’impression vague qu’elle allait échapper à
un cauchemar... Mais non, elle n’avait pas rêvé. Pour s’en convaincre,
il lui suffisait de regarder le visage animé de la grosse dame qui
venait, si aisément, de lui raconter la triste aventure conjugale de
Claude Rozenne et n’y pensait déjà plus, occupée de nouveau à parler de
la kermesse.

Un irrésistible désir saisissait France de s’échapper du salon; d’avoir
quelques minutes au moins de solitude pour se reprendre, pour réagir
contre l’impression d’angoisse éperdue dont l’avait bouleversée la
révélation du lamentable roman de Rozenne. Mais c’était impossible; elle
était prisonnière dans la petite pièce dont la porte s’ouvrait de
nouveau; cette fois, devant un homme jeune,--d’une trentaine
d’années,--vêtu avec un soin correct, l’air provincial. Il avait des
traits réguliers, une physionomie intelligente, douce et un peu
froide...

Profondément, il s’inclina devant la jeune femme qui lui tendait la main
et disait, l’accueillant d’un sourire:

--Comme c’est aimable à vous, si occupé, de venir me voir!... France, je
te présente M. Albert Chambry, un très bon ami d’André qu’il a retrouvé
à notre arrivée ici... Ma sœur, Mlle Danestal.

Le jeune homme salua de nouveau; et, volonté ou hasard, prit une chaise
voisine de celle de France qui, la pensée distraite, avait à peine
entendu les paroles de sa sœur...

Mais, tout de suite, Albert Chambry, avec une politesse courtoise,
entamait la conversation par une question banale:

--Vous êtes depuis peu à Amiens, je crois, mademoiselle?

--Depuis trois jours.

--Et vous n’avez pas déjà la nostalgie de l’atmosphère parisienne?...
Notre ville doit être tellement morte, pour une femme habituée à une
existence remplie de distractions...

--Vous voulez dire une femme mondaine? Je le suis si peu, que vraiment
ce n’est pas la peine d’en parler.

--C’est vrai, vous êtes beaucoup mieux et plus...

Elle le regarda, surprise. Il sourit et sa physionomie s’anima:

--Votre réputation de poète vous a précédée, mademoiselle.

--Par les soins de mon beau-frère.

--Avant qu’il m’eût révélé la véritable personnalité de Francis Danes,
j’avais remarqué, dans la dernière Revue, des vers dont l’inspiration
m’avait donné le très vif désir de connaître le poète qui les avait
écrits.

--Ah! vraiment?... pourquoi? interrogea-t-elle machinalement, tant sa
pensée demeurait obsédée de la révélation qui venait de lui être
faite...

--Parce qu’il me semblait tout à fait sincère dans sa pitié pour les
humbles... Et c’est chose très rare chez les auteurs qui, les trois
quarts du temps, ne font que de la littérature sur ce chapitre.

--Croyez-vous?... dit-elle saisie d’un impérieux désir d’échapper à la
hantise du souvenir de Rozenne.

--Autant du moins que j’ai pu en juger, car j’ai peu de loisirs pour
lire les poètes. Je suis un homme d’affaires. Avec mon frère aîné, je
dirige une des plus importantes filatures du département. Et c’est une
tâche très absorbante.

--Et intéressante?

--Intéressante... A vous, mademoiselle, elle semblerait sans doute
insipide... Mais il ne saurait en être de même pour ceux qui en
connaissent les moindres rouages. De plus, elle me fournit de très
utiles documents pour des études sur les questions ouvrières qui
m’occupent beaucoup. C’est un problème si grave aujourd’hui!

--Oui, bien grave, je crois, dit France devenant attentive.

Pour la première fois de l’après-midi, son esprit trouvait où se prendre
dans la conversation; et c’était pour elle un plaisir dont elle savait
gré à cet étranger. Sans doute, il sentit quelle intelligente sympathie
il trouvait dans cette pensée de femme, car il expliqua, avec une sorte
d’abandon qui ne devait pas lui être familier:

--Vous ne sauriez croire quelles natures on trouve dans ce peuple
d’ouvriers!... Certes, il y en a de misérables, de vicieuses; mais il
s’en rencontre aussi qui ont une véritable valeur morale... Tenez...

Rapidement, il lui citait des faits qu’il contait bien, presque trop
bien, avec une parole facile d’avocat, comme il eût parlé devant un
auditoire. Mais ce qu’il disait--en somme--était observé, senti; et,
s’animant un peu à le dire, il sortait de sa froideur correcte,
légèrement compassée... Cette froideur, dissipée peut-être, sans qu’il
en eût conscience, par la chaude clarté du regard bleu. France, à son
tour, l’interrogeait sur la destinée des femmes ouvrières, voulant
savoir ce qu’il y avait de vrai, rigoureusement, dans les études écrites
à leur sujet, pour lesquelles elle s’était passionnée, à la suite de sa
philanthrope amie, Suzan Mackley.

Bien volontiers il répondait à une curiosité qui le stupéfiait chez
cette jeune fille; car elle lui semblait ne devoir être qu’une créature
de luxe. Par quel phénomène, éprise de poésie, de musique, comme il
savait qu’elle l’était, pouvait-elle, cependant, s’intéresser si
vivement à la sombre prose d’humbles existences?... Une telle femme ne
ressemblait à aucune qu’il eût encore rencontrées; et si peu romanesque
qu’il fût, il se félicita d’avoir eu, ce jour-là, l’inspiration d’aller
présenter ses devoirs de politesse à Mme d’Humières.

Mais, soudain, un mouvement parmi les visiteuses coupa net sa
conversation avec France, que sa sœur appelait d’un signe. Et alors,
seulement, à sa grande confusion, il s’aperçut que lui, si soucieux
toujours de l’étiquette, avait totalement oublié les personnes présentes
en causant avec Mlle Danestal. Quelles conclusions allaient en être
tirées!... Et une irritation contre lui-même troubla son calme habituel,
tandis qu’il s’appliquait à réparer sa faute en se mêlant à la
conversation générale.

Mais malgré lui, son regard allait encore par instants chercher France
Danestal, assise maintenant à l’autre extrémité de la pièce. Elle ne
causait plus avec son animation charmante, et il y avait le reflet de
quelque pensée absorbante dans le regard distrait qu’elle attachait sur
les hôtes de sa sœur. Quand il s’inclina profondément devant elle, pour
prendre congé, elle ne paraissait plus se souvenir qu’elle s’était
intéressée à causer avec lui et, avec un regret singulier, il la sentit
lointaine...




V


C’était un joli matin clair et la Somme luisait au soleil, creusée
d’étincelants sillons quand, lourdement, descendait vers la ville
quelque large bateau plat qui s’éloignait entre les rives poudrées par
la floraison blanche des cerisiers.

--Quelle bonne promenade! s’écria France. Toute rose, elle revenait
d’une course sur le chemin de halage avec son beau-frère et Bob, ses
deux fidèles cavaliers.

--Comme il est dommage que Marguerite n’ait pu nous accompagner!... Il
fait délicieux!

Avec des lèvres gourmandes, elle humait l’air tiède où le voisinage de
la Somme mettait une senteur fraîche; et, une seconde, elle s’arrêta,
ravie, à considérer cette souriante aurore du renouveau. Ce paysage
lumineux, si proche de la ville, ce n’était pas tout à fait la campagne;
mais pour une Parisienne, cependant, c’était presque cela...

--Si vous voulez, France, nous pouvons ne pas rentrer encore, proposa
André, qui se plaisait fort à promener sa jeune belle-sœur.

--Oh! oui, tante, restons en route, appuya Bob bondissant comme un jeune
chevreau.

Mais elle pensa que, peut-être, elle pouvait être utile à Marguerite en
revenant sans tarder; et elle ne se laissa pas séduire par la
proposition d’André. Tous trois alors, d’une allure flâneuse d’êtres
épanouis par l’allégresse printanière, ils regagnèrent le paisible
quartier où les passants se comptaient. Dans la rue qu’ils suivaient,
seule une vieille servante marchait, tenant par la main un tout petit
garçonnet, presque un bébé, quatre ans à peine, qui avançait près
d’elle, trop sage, d’une allure lente et fatiguée. Quand il passa près
de France, elle le vit frêle, pâle, avec de grands yeux dont le regard
était vague, un petit visage nerveusement contracté... Et une fugitive
idée courut dans son esprit:

--Peut-être est-ce le fils de Claude Rozenne?...

Instinctivement, elle regarda vers les maisons closes... L’une d’elles,
peut-être, abritait l’homme dont, la veille, on lui avait raconté la
triste destinée...

La pensée encore une fois rejetée vers lui, elle n’entendait plus le
joyeux bavardage de Bob qui trottinait près d’elle... Soudain, elle
s’arrêta saisie. Dans le cadre d’une grand’porte ouverte, parlant à une
femme âgée qui semblait l’accompagner, il y avait Claude Rozenne...
C’était bien lui!... Elle n’était pas trompée par une ressemblance...

Une involontaire exclamation lui échappa. Rozenne entendit. Il regarda:

--Oh! Mlle Danestal!

Elle aurait été quelque tragique apparition qu’il ne l’eût pas
considérée avec plus de stupeur et d’angoisse... Ce ne fut d’ailleurs
qu’une seconde.

La vie avait dû lui apprendre à se maîtriser...

Avant que France eût fait même un mouvement pour reprendre son chemin,
il s’était découvert, et, s’avançant, il s’exclamait d’un accent de
politesse dont elle distingua l’altération:

--Quelle surprise de vous voir ici!... Vous êtes à Amiens en touriste?

--Du tout, j’y suis en séjour chez ma sœur, Mme d’Humières.

--Madame votre sœur habite Amiens?

--Mon beau-frère y a été nommé récemment.

Du geste, elle indiquait André que, dans son désarroi, Rozenne n’avait
pas remarqué.

Les regards des deux hommes se croisèrent tandis que dans leur esprit
s’élevait le confus ressouvenir du passé qui, jadis, les avait
rapprochés. France sentit combien était forcé le sourire de bienvenue de
Rozenne. Sûrement il pensait que par l’inévitable force des choses elle
allait apprendre--si elle ne le connaissait déjà!--son lugubre secret,
et il en souffrait...

Avec un désir instinctif de le distraire de sa pensée, elle reprenait,
souriant un peu:

--Je ne vous savais pas ici... Je vous croyais voyageant au loin...
Depuis quinze jours, vous vous êtes fait invisible!

--J’étais venu travailler dans le calme... sans pareil!... d’une maison
de province, auprès de ma mère...

Et il eut un mouvement vers la vieille dame qui était demeurée dans le
vestibule, occupée à examiner des plantes vertes, et que son nom
prononcé ramenait tout à coup vers le groupe, arrêté à sa porte.

--Voulez-vous me présenter à madame votre mère, dit France délicatement,
car elle lisait une question dans les yeux de Mme Rozenne.

Il s’inclina:

--Maman, Mlle Danestal, la fille du grand poète pour lequel tu me vois
travailler ces jours-ci...

Le visage de Mme Rozenne s’éclaira:

--Je sais... je sais... Et je sais aussi que mademoiselle est un vrai
poète comme son père... Je n’ai pas oublié les vers que tu m’as donnés à
lire, signés par elle... Comme au temps de ma jeunesse, j’aime la belle
poésie.

Elle avait parlé avec une simplicité qui faisait de ses paroles toute
autre chose qu’un compliment banal. France le sentit, et son joli
sourire lui vint aux lèvres.

--Je vous remercie beaucoup, madame, de vouloir bien me dire que mes
poèmes de débutante vous ont plu un peu.

--Ah! mon enfant, vous faites trop d’honneur à ma sympathie!... Vous
devez être habituée à recevoir l’hommage de lecteurs dont le jugement a
une valeur bien autre que celui d’une vieille femme de province...

Sa bouche fanée s’éclairait d’un sourire très bon, mais si frêle... un
sourire de femme qui a beaucoup pleuré. Et France eut l’impression
qu’elle devait souffrir encore, comme au premier jour, du malheur qui
avait brisé la vie de son fils. Quelle mélancolie il y avait sur son
mince visage creusé de rides, dans la douceur de ses yeux bleu clair qui
demeuraient arrêtés sur France avec une indéfinissable expression!...
Ainsi elle devait contempler toute jeune fille qui eût pu être la femme
de son fils...

Rozenne, silencieux, avait écouté les paroles échangées entre sa mère et
France Danestal; son regard errait sur le clair lointain de la rue, et
du bout de sa canne il tourmentait une imperceptible motte de terre
jaillie entre deux pavés. Mais, comme s’il eût pris une résolution, il
se tourna alors vers André et demanda:

--Si vous voulez bien m’y autoriser, monsieur, j’irai présenter mes
hommages à Mme d’Humières.

--Elle aura grand plaisir à renouveler les relations si agréablement
commencées autrefois à Villers... Vous êtes encore à Amiens pour quelque
temps?

--Je ne sais cela!... Comme au temps de ma jeunesse, je me laisse
diriger par le hasard des circonstances... Et du jour au lendemain je
puis repartir pour Paris...

--Où tu vas faire de fréquentes apparitions, remarqua doucement Mme
Rozenne.

Dans l’esprit de France s’éleva aussitôt le souvenir de la belle
comédienne dont elle savait le nom lié à celui de Rozenne, dans les
propos du «Tout Paris»... Et sans qu’elle en eût conscience, des paroles
d’adieu lui vinrent aux lèvres pour Rozenne...

--Au revoir... Faites des merveilles; et quand vous serez redevenu
Parisien, venez nous les montrer...

Elle n’attendit pas sa réponse et, se détournant, s’inclina pour prendre
congé de Mme Rozenne, qui la regardait de ses yeux tristes.

--Est-ce adieu qu’il faut vous dire, mon enfant? Vous n’êtes ici qu’un
oiseau de passage, sans doute.

--Je ne serai guère, en effet, à Amiens qu’une dizaine de jours, madame.

--Eh bien! si vous avez une minute à perdre; si la maison d’une vieille
femme ne paraît pas trop triste à votre jeunesse, j’aurai grand plaisir
à vous recevoir, ainsi que madame votre sœur.

France eut un remerciement et quelques mots de politesse, sans vouloir
engager Marguerite. Mais son beau-frère, lui, acceptait; se répandait en
propos courtois auxquels France, impatiente, sans trop savoir pourquoi,
coupa court en reprenant la main de Bob pour partir. Rozenne, lui,
n’avait rien dit pour appuyer l’invitation de sa mère. Un pli dur
creusait son front. Sans un mot, il s’inclina devant France, puis serra
la main d’André d’Humières.

--Il paraît avoir terriblement changé d’humeur depuis Villers, votre ami
Rozenne, remarqua André quand, de nouveau, il marcha auprès de sa
belle-sœur qui avançait pensive. Elle vit qu’il ne savait rien et
répondit par quelques paroles vagues; puis elle détourna la conversation
avec une question à Bob.

Même à sa sœur, elle ne parla que brièvement de cette rencontre, la lui
racontant dans un moment où la jeune femme était distraite par la garde
des enfants. Il lui déplaisait de sentir sa pensée soudain occupée de
Rozenne; d’être hantée par le souvenir de l’expression d’angoisse
désespérée qu’elle avait surprise dans ses yeux quand il l’avait aperçue
soudain; d’éprouver pour lui un intérêt jailli de la pitié que lui
inspirait son malheur... Mais ce malheur, après tout, il en était
responsable; et dans une bonne mesure, d’ailleurs, il s’en consolait...

Et, impatiente, pour oublier, elle se mit au travail, s’absorbant vite
dans ses _Croquis de province_, que lui inspirait la révélation
d’existences orientées si différemment de la sienne.

Sa sœur était sortie promener les enfants. Rien ne la distrayait de son
œuvre de création et les minutes, alors, coulèrent sans durée pour elle,
dans le domaine enchanté où sa pensée l’emportait d’un coup d’aile
enivrant. Puis, les vers esquissés, elle se mit au piano pour se les
réciter à demi-voix, rythmés par le murmure des sons...

Le tintement de la sonnette la fit tout à coup tressaillir, l’arrachant
au songe où elle venait d’oublier le monde entier...

Dans le vestibule, elle entendit un bruit de voix; puis, presque
aussitôt, la porte du salon s’ouvrit et la petite bonne, peu stylée
encore, déclara:

--Entrez, monsieur; madame est sortie, mais Mlle France est là...

France, stupéfaite et mécontente, s’était levée du piano, se demandant
quel visiteur provincial il allait lui falloir accueillir...

Et pourtant elle n’eut pas de surprise, reconnaissant dans le cadre de
la porte Claude Rozenne... En le voyant, elle comprit qu’elle avait été
certaine qu’il viendrait, pour avoir la certitude qu’elle savait...

Elle eut un battement de cœur qu’un effort de volonté domina; et
maîtresse d’elle-même, en souriant, elle lui tendit la main:

--C’est vrai, Mlle France est là et elle va vous recevoir de son mieux,
en attendant le retour de sa sœur, qui ne tardera pas beaucoup...

Il dit:

--Je vous prie de m’excuser si je suis indiscret sans le vouloir, en
venant ainsi vous troubler... Peut-être vous travailliez...

--J’ai travaillé toute l’après-midi, ma tâche est finie... J’ai bien
droit maintenant à une récréation.

--C’en est une piètre que la venue d’un visiteur tel que moi!

Elle l’interrompit du geste:

--Ne dites donc pas des choses qui sont dépourvues de vérité, pour vous
comme pour moi!... Vous savez bien que les amis sont toujours les
bienvenus...

Une étrange expression--douloureuse et résolue, presque rude--passa sur
le visage de Rozenne. Il interrogea:

--Vous aimez qu’on dise seulement ce qui est vrai?... Eh bien, alors, il
me faut vous faire une confession pour ne pas pécher davantage contre la
sincérité...

Elle le regardait, les mains jointes sur ses genoux d’un geste
d’attention. Il continua durement:

--J’aime mieux vous avouer tout de suite qu’en venant ici je savais fort
bien, grâce au hasard d’une rencontre, que je ne trouverais pas Mme
d’Humières et que vous étiez seule.

Elle comprenait trop bien pourquoi il avait souhaité la voir sans
présence étrangère entre eux.

Cependant, ses lèvres articulèrent:

--Et vous désiriez me trouver seule?

--Oui; et cela, je le désire depuis que, ce matin, je vous ai
soudainement vue apparaître. Ah! la destinée est une terrible force...
Pourquoi vous a-t-elle amenée dans cette ville! Il y en a tant d’autres
où votre beau-frère eût pu être envoyé!...

Il allait vers le but de sa visite, insouciant de garder à ses paroles
le caractère mensonger d’une conversation mondaine.

Brusquement il interrogea, parce qu’elle demeurait silencieuse, hésitant
sur ce qu’il fallait lui dire:

--On vous a parlé de moi, ici, n’est-ce pas?

Elle pencha la tête, tandis que son cœur recommençait à battre à coups
pressés...

--On vous a dit une histoire que, usant de toute ma volonté, j’étais
parvenu à taire, pour qu’elle fût ignorée du monde que je vois à Paris
et qu’ainsi il me fût possible de l’oublier un peu. A l’expression de
vos yeux, ce matin, j’ai eu la certitude que vous aviez appris... Avant
même que la réflexion m’eût dit que, certainement, il avait dû se
trouver à Amiens de bonnes âmes pour vous renseigner, si vous aviez
adressé la moindre question à mon sujet.

Elle dit très douce, bouleversée par ce qu’elle sentait d’émotion
poignante dans la rudesse de son accent:

--Je n’ai adressé aucune question. Ce que vous taisiez ne me regardait
pas. C’est un hasard qui a fait prononcer votre nom et amené une
explication que je n’avais pas à demander.

Il eut un haussement d’épaules.

--Qu’importe après tout!... Je suis toujours à la merci d’un hasard qui
renseignera le premier venu sur ma misérable aventure et m’en
rappellera, bon gré mal gré, le souvenir. Vous avez dû trouver que mon
histoire ressemblait terriblement à un roman d’outre-Manche. Mais je
vous jure que cela n’a pas été un roman drôle à vivre...

Avec des lèvres qui tremblaient, elle dit gravement:

--Je le crois... Et quand je l’ai appris, je vous ai plaint de toute mon
âme... Et je vous plains toujours autant!...

Il arrêta sur elle des yeux où il y avait cette expression d’ironie et
de colère qu’elle y avait surprise déjà, sans parvenir à se l’expliquer.
Puis, âprement, il jeta:

--Oui, vous pouvez être compatissante pour moi, et ce ne sera que
justice! Car, dans une mesure que vous ne soupçonnez peut-être pas, vous
êtes responsable de mon malheur!

--Moi!

--Oui... vous! Aussi, combien de fois je vous ai maudite!

--Pourquoi?... fit-elle ardemment.

Il la regardait en face.

--Parce que je savais clairement que si, à Villers, surtout le jour de
notre dernière promenade, à Houlgate, vous ne m’aviez pas repoussé,
c’est à vous que ma vie aurait appartenu... Et aujourd’hui, je ne me
trouverais pas jeté dans un enfer dont je n’ai aucune espérance de
sortir!

Elle le regarda avec une sorte de stupeur.

Elle était devenue blanche et sa main tourmentait, d’un geste
inconscient, la même bague d’opale--couleur de mer--qu’elle portait en
ce jour lointain où il lui avait parlé dans le bois d’Houlgate... Ce
qu’il lui disait, était-ce donc la vérité?... Se pouvait-il que,
vraiment, elle eût sa part de responsabilité--et une part bien
grande--dans le malheur dont lui seul portait le poids!... C’était
impossible!

Elle secoua la tête, comme pour échapper à l’angoisse de cette idée, et
lentement elle dit:

--Si je vous avais écouté, votre destinée eût été autre, mais peut-être
elle n’eût pas été meilleure... Je n’étais pour vous... qu’un caprice...

Presque violent, il lui jeta:

--Qu’en savez-vous?... Moi, je sais bien que de ce caprice, comme vous
dites, vous auriez pu faire un amour tel qu’il eût mérité d’être votre
bonheur... Si vous l’aviez permis alors, je vous aurais tant aimée!...

--Aimée pour toujours?... Je ne le crois pas... Et puis, à quoi bon
rappeler ces choses du passé, ce qui aurait pu être?... Ce ne sont
qu’inutiles paroles...

Elle disait cela sans le regarder, de la même voix un peu lente, avec
des yeux qui contemplaient, sans le voir, le doux ciel d’avril dont
l’azur se rosait à l’approche du couchant. Elle pensait tout bas que
s’il l’avait aimée vraiment, il l’avait bien vite oubliée; et dans la
profonde pitié qu’elle éprouvait pour lui, il y avait un détachement
sceptique.

--Soit, mes pauvres paroles vous semblent inutiles et vaines! J’espère
que je ne vous en ferai plus entendre de semblables... Mais retenez bien
ceci, qui est la simple vérité... Au beau temps de ma jeunesse, ce temps
que je n’aurai pas assez de larmes pour pleurer, vous avez été pour moi
la _seule_ que j’aie désiré faire ma femme... Si vous m’aviez écouté, à
Houlgate, je suis sûr... vous entendez, _sûr_, que sous votre influence
toute-puissante je serais devenu l’homme que vous souhaitiez... C’est
pour vous oublier, par un besoin stupide de me détacher de vous qui
m’aviez dédaigné, de vous rendre indifférence pour indifférence, que je
me suis lancé là-bas, à Florence, dans la colonie étrangère où j’ai
trouvé... ce que vous savez...

Elle inclina la tête. Un désir douloureux comme une soif s’emparait
d’elle de savoir comment cette femme l’avait conquis. Il disait l’avoir
aimée profondément, elle; mais combien vite cette inconnue l’avait
remplacée dans son cœur et sa vie...

Peut-être, il eut l’intuition de ce qu’elle pensait, car il reprit, d’un
ton un peu étrange, envoûté par le souvenir:

--J’arrivais absurdement prêt à me laisser entraîner dans la première
aventure qui me tenterait. Ah! cette femme était la séduction même,
quand elle le voulait... Une séduction capiteuse, bizarre, malsaine,
oui...--c’était celle d’une malade!--mais qui aurait fait défaillir
toute volonté chez de bien plus sages que moi... qui enivrait comme le
font ces parfums très forts et pénétrants, dont on subit la griserie,
affolé, avec une soif de les respirer encore et encore, dût-on en
mourir!

Un pli s’était creusé entre les sourcils de France.

Mais Rozenne ne la regardait pas. Comme si un sceau eût été soudain
rompu sur ses lèvres, il continuait, du même accent assourdi et violent,
oublieux peut-être même qu’une pensée recueillait la sienne:

--Pourtant, ce que je ne pourrai jamais lui pardonner, c’est de m’avoir
caché à quelle race de misérables malades elle appartenait. Sa mère
était morte folle, peu après sa naissance. Et ce n’était pas le premier
accident de ce genre qu’on eût pu trouver dans sa noble famille qui,
pour cette raison, sans doute, daignait s’ouvrir à un humble roturier de
mon espèce.

--_Elle_ savait la vérité et elle ne vous en a rien dit?...

--Elle la savait, tout aussi bien que sa cousine, la belle comtesse dans
le salon de qui je l’ai rencontrée... Car elle était de très bonne
naissance et de fortune... incontestable! Si j’avais eu la prétention de
faire un mariage d’argent, je pourrais m’estimer satisfait et j’aurais
vraiment mauvaise grâce à me plaindre... Seulement, je n’avais pas tant
d’ambition... J’étais absurdement conquis, comme on pouvait l’être par
une telle créature!... J’imagine que la Circé antique eût pu être
ainsi... Elle et sa cousine ne se sont guère mises en peine de ce qu’il
adviendrait si le mal héréditaire se déclarait... Elles étaient lasses,
l’une de chaperonner, l’autre d’être chaperonnée!... Elles ont rencontré
un individu assez stupide pour se laisser affoler par une femme que
n’effrayait pas une audacieuse partie à gagner...; assez naïf pour
croire... tout ce qu’on voudrait bien lui faire croire... Et les choses
se sont passées, comme elles l’avaient souhaité... Ah! cette Maud, elle
possédait une adresse de démon, comme disent les bonnes gens.

De toute son âme, France écoutait:

--Et personne ne s’est trouvé pour vous renseigner, vous arrêter...

--Personne ne s’est trouvé... Mais après tout, ai-je même cherché à être
renseigné?... Elle m’avait ensorcelé... Et l’on prétend que le
scepticisme nous ronge, nous autres enfants du vingtième siècle!... J’ai
été candide comme un amoureux de dix-huit ans... J’ai accepté tout ce
qui m’a été dit... Je n’ai consulté personne; et les objections, les
craintes, les questions de ma pauvre vieille maman qu’un semblable
mariage épouvantait, ne m’ont pas donné, je crois, un quart d’heure
d’hésitation ou de doute... Je vous ai maudite!... C’est bien injuste à
moi... Seul, je suis responsable de ma destinée, que j’ai faite... C’est
par ma faute que je suis lié à une créature insensée, que je suis le
père d’une misérable petite larve humaine à qui, charitablement, je ne
peux que désirer une fin prochaine!

Elle eut une exclamation sourde:

--Pourquoi dites-vous cela?... Vous ne devez pas... C’est cruel!...

Il passa la main sur son visage contracté.

--Cruel?... Ce qui serait cruel, ce serait de lui souhaiter de vivre!
Avec le sang que sa mère lui a donné, que voulez-vous qu’il devienne?...
S’il dépendait de moi,--et je vous jure que ce n’est pas là une parole
vaine,--je terminerais aujourd’hui même sa chétive existence, certain de
lui épargner les pires douleurs...

Dans tout son être, il vibrait d’une révolte désespérée... Et elle
l’avait connu si joyeux et ardent pour goûter la saveur de la vie!...
Quelles heures il avait dû traverser depuis ce temps-là!... Elle aurait
voulu trouver des mots qui lui eussent fait un peu de bien. Mais
qu’étaient-ce que des paroles devant une épreuve comme celle qui s’était
abattue sur lui! Instinctivement, elle serra ses deux mains, écrasée par
son impuissance, tandis qu’elle reprenait:

--Peut-être, avec des soins, le pauvre petit se fortifiera... Il est
votre fils aussi... pas seulement l’enfant de... de celle qui vous a
fait souffrir...

--Je ne peux pas voir en lui mon fils! Ah! ce n’est pas de l’amour qu’il
m’inspire, c’est du dégoût... C’est une espèce d’horreur... Si ma pauvre
mère ne l’avait réclamé comme son bien, quand elle a appris... la
vérité, je l’aurais laissé bien loin de moi, dans sa vraie famille,
celle de sa mère... Peut-être alors aurais-je pu oublier plus
facilement... Ah! oublier!!! Je ferais l’impossible pour y arriver!...
Il n’y a pas de folie devant laquelle j’hésiterais, si je croyais à ce
prix ne plus me souvenir...

Comme elle le sentait d’une terrible sincérité! et qu’elle trouvait
triste, affreusement triste de lui entendre dire ces choses alors que
l’idée, impérieusement entrée en elle, lui demeurait--telle une épine
dans la chair--que peut-être elle avait été, sans le vouloir, la cause
première de son malheur.

Avec des lèvres qui tremblaient, elle murmura:

--Ce qui aide à oublier, peut-être mieux que tout, c’est le travail...

--Le travail?... Pour moi, il est maintenant la nécessité... Ne vous
ai-je pas dit que je m’étais à peu près ruiné en jouant?... Vous voyez
que je suis tombé bien bas et que vous pouvez m’accorder un peu de
pitié; me pardonner cette colère contre vous qui m’a saisi quand, à ce
bal où je vous retrouvais tout à coup, vous m’avez orgueilleusement
montré votre joie de posséder la vie que vous aviez souhaitée!

Très douce, elle dit presque bas:

--Je ne savais pas... je ne pouvais savoir... Je regrette de vous avoir
fait souffrir et je vous plains de tout mon cœur...; aussi, avec le
regret que vous me donnez de mon involontaire responsabilité...

Il leva la tête vers elle, et il vit qu’elle avait les yeux pleins de
larmes. Un cri lui échappa:

--France, je vous en supplie, ne pleurez pas à cause de moi!

Elle tressaillit. En son cœur même, avait résonné son nom, jeté ainsi
passionnément; et le choc fut si fort que, une seconde, ses paupières
s’abaissèrent avec un battement des cils, comme si elle avait peur qu’il
ne lût en elle. Il y eut un silence entre eux...

D’un sursaut de volonté, elle se ressaisit... Un frêle sourire effleura
sa bouche. Alors elle dit, essuyant d’un doigt vif les larmes qui
avaient glissé sur sa joue:

--Chut! il ne faut pas m’appeler «France», mais me promettre que vous ne
serez plus dur pour moi, que vous me traiterez en amie, à qui vous
viendrez quand vous aurez besoin d’une sympathie profonde comme celle
que je vous offre...

Il l’écoutait avec un regard où il y avait le regret aigu et douloureux
de ce qu’elle aurait pu être pour lui, le désir irréalisable d’oublier
par elle la souffrance connue; où il y avait aussi une reconnaissance
pour la pitié donnée par son cœur de femme. Quand elle se tut, il se
courba et, prenant sa main que l’émotion avait glacée, il la baisa. Avec
la même amertume désespérée, il la regardait:

--Vous êtes bonne, très bonne; vous faites généreusement l’aumône aux
misérables... Vous oubliez que vous êtes heureuse--et par votre propre
soin--pour compatir à l’épreuve des autres... Pourquoi vous ai-je parlé
de moi?... Parce que les hommes de mon espèce sont très égoïstes; et
comme les enfants, quand ils souffrent, ils ont besoin d’être plaints...
Savez-vous que vous êtes la première à qui j’aie parlé de tout ce
passé?... Avec ma mère, jamais nous ne l’effleurons... A quoi bon lui
rappeler le supplice que j’ai connu!... Elle n’y songe déjà que trop, la
pauvre femme... Mais j’ai senti votre sympathie et je suis devenu
lâche... J’ai succombé à la tentation de crier, au moins une fois, mon
mal... C’est fini, je ne vous importunerai plus...

Elle murmura, bouleversée de l’accent dont il parlait:

--Vous savez bien que vous ne m’avez pas importunée... Je voudrais tant
pouvoir vous faire un peu de bien!...

--Je ne mérite guère cette charité, moi qui ai, depuis si longtemps, le
désir mauvais de troubler votre quiétude en vous révélant la part que je
vous donne dans... l’événement qui a brisé toute ma vie... Car je vous
connaissais trop bien pour ne pas savoir que cela ne vous laisserait pas
indifférente...

Ah! oui, il la connaissait bien!... Mieux encore qu’elle ne se
connaissait elle-même... Car jamais elle n’eût soupçonné que le malheur
de Claude Rozenne éveillerait en elle cette violence d’émotion, ce désir
éperdu de panser la plaie vive qu’elle devinait en lui, d’être pour lui
douce et bonne infiniment, parce qu’elle avait l’intuition de ce qu’il
avait souffert.

Elle ne parlait plus, l’âme meurtrie; et son regard errait autour d’elle
avec une surprise inconsciente de sentir, demeurée la même, la paisible
atmosphère du petit salon, alors qu’elle avait l’impression de sortir
d’une tempête... Debout devant la fenêtre, Rozenne, lui aussi, demeurait
silencieux, les traits tendus, songeant à toutes ces choses du passé
dont il venait de remuer les cendres...

Dans le jardin, une voix s’éleva; par la croisée ouverte, la brise
faisait frissonner les rideaux. Rozenne tressaillit. Alors il eut un
geste instinctif comme pour effacer de la main l’altération de son
visage; et il dit, revenant vers la jeune fille:

--J’imagine qu’il doit y avoir très longtemps que je vous retiens. J’ai
été bien indiscret! Voulez-vous m’excuser... et ne pas vous étonner si
je n’attends pas le retour de madame votre sœur... Je n’aurais pas le
courage, en ce moment, de causer de choses indifférentes. Je préfère ne
pas voir aujourd’hui Mme d’Humières.

--Oui, je comprends... Allez, avant que Marguerite ne revienne. Au
revoir... mon ami.

Jamais elle ne l’avait appelé ainsi, et il sentit tout ce que,
spontanément, de toute son âme, elle lui donnait; tout ce que, bien
mieux que les lèvres, disait le regard...

Un instant, il la contempla, comme jadis il l’avait contemplée dans le
bois d’Houlgate quand il savait l’avoir perdue,--avec le regret
douloureux, comme une blessure, du bonheur insaisissable. Oh! être guéri
par son amour!... Pourquoi ne pouvait-il souhaiter cela?... Ce que les
autres femmes étaient incapables de lui donner, comme elle eût été,
elle, puissante pour le lui apporter!...

Après elle, il répéta:

--Au revoir... et merci!

Puis, sans se retourner, il sortit.

Elle restait immobile, écoutant le bruit des pas qui s’éloignaient sur
les dalles du vestibule; ses yeux étaient tombés sur les feuillets qui
l’absorbaient quand Claude Rozenne était entré. Mais elle n’éprouvait
nul désir de reprendre son travail qui, tout à coup, lui apparaissait
misérablement vain... Et, cachant son visage dans ses mains, elle éclata
en sanglots...




VI


--Vraiment vous trouviez quelque intérêt à venir visiter notre usine
comme mon frère y avait invité Mme d’Humières? demanda Albert Chambry
qui marchait auprès de France, à travers le jardin séparant la maison
d’habitation des bâtiments de la filature.

France eut un sourire:

--Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que je suis demeurée
incapable, malgré conseils, reproches, etc., de dire ce que je ne pense
pas!... Très sincèrement, j’étais curieuse de voir de tout près un grand
centre ouvrier... Ce sera la première fois... Et tout ce qui est nouveau
pour moi me tente!

Il lui jeta un rapide coup d’œil, un peu surpris par la franchise de son
aveu. Lentement, Marguerite cheminait près d’eux, escortée de Lucien
Chambry et de sa femme, une gentille provinciale un peu timide, pas
jolie, très fraîche sous des cheveux blonds, lissés soigneusement, qui
causait fort peu, en laissant le soin à son mari qu’elle paraissait
entourer d’un culte admiratif. Il ressemblait à son frère. C’était la
même régularité de traits, mais chez lui, trop accentuée; le masque
avait quelque chose d’autoritaire, révélant l’homme habitué à commander,
avec la conscience de ses pouvoirs et de ses droits, comme la conviction
que toutes ses opinions enfermaient l’absolue vérité et devaient être
tenues pour indiscutables.

Cela, il avait suffi à France de l’entendre causer dix minutes, écouté
avec déférence par sa femme, pour être édifiée; et comme ce genre
d’homme lui semblait odieux, elle avait laissé à Marguerite le soin de
l’entretenir et accepté avec plaisir d’avoir pour guide Albert Chambry.
Lui, du moins, semblait admettre que tout le monde ne pensât pas comme
lui.

Très courtois, avec une bonne grâce aimable, mais aussi avec sa
correction un peu froide, il répondait aux questions de France sur son
peuple d’ouvriers, auquel il s’intéressait non pas seulement en paroles.

--Mon beau-frère est, en effet, président du nouveau patronage pour
lequel aura lieu la vente dont vous avez peut-être entendu parler depuis
votre arrivée, dit la jeune Mme Chambry qui s’était rapprochée, sur un
signe de son mari, du groupe formé par France et son beau-frère.

En sa qualité de chef de famille, Lucien Chambry ne trouvait pas sage
que son frère s’absorbât dans un tête-à-tête avec cette jolie fille
qu’on lui avait dit être sans fortune, et qui cependant était d’une
élégance incontestable, habillée de drap fin, couleur mastic, juponnée
de soie,--chacun de ses pas le révélait,--gantée de blanc, coiffée d’une
capeline printanière fleurie de muguet, merveilleusement seyante...
Comme l’avait dit son frère après la visite chez Mme d’Humières, elle ne
pouvait être comparée à aucune Amiénoise. Cela, à lui aussi,
apparaissait de toute évidence. Ne la connaissant pas, il avait pu
dédaigneusement la traiter de _bas bleu_; mais force lui était bien de
constater que cette _poétesse_ était une vraie fille du monde qui ne
trahissait rien de ses goûts littéraires et n’avait nullement des
allures de demi-vierge.

France, sans soupçon du muet examen de Lucien Chambry, détournait
adroitement les explications trop souvent entendues déjà au sujet de la
vente de charité et, au hasard, demandait à la jeune femme si elle-même
était dame patronnesse.

--Oui, je suis présidente du comptoir des ouvrages de dames. C’est mon
mari qui m’a choisi celui-là, car il trouve que j’y serai dans mon
élément. J’aime beaucoup les petits travaux d’aiguille... C’est que je
ne suis pas capable, moi, d’avoir des occupations remarquables comme les
vôtres, mademoiselle.

France, amusée, se mit à rire.

--Je vous assure que mes occupations n’ont rien de remarquable, madame.

--Oh! si! Vous écrivez de si beaux vers!... Tout le monde le dit...
Comme vous devez être fière d’être célèbre ainsi à votre âge!

--Mais je ne suis pas célèbre du tout...

--Oh! je sais bien que vous l’êtes... J’ai bien deviné ce que pensait de
vous mon beau-frère Albert qui, pourtant, est très sévère pour les
femmes occupées d’autres choses que de leur famille et de leur ménage...
Je veux dire pour celles qui prétendent travailler comme le ferait un
homme!

Les prunelles de France luisaient avec la même expression d’amusement,
et elle eut un coup d’œil rapide, un peu moqueur, vers le jeune homme
qui maintenant marchait auprès de son frère et de Marguerite.

--C’est un travail masculin d’écrire des vers et de composer de la
musique?

La petite femme rougit, soudain confuse.

--Je m’explique très mal... Je trouve qu’il est rare qu’une femme soit
assez bien douée pour être capable de tels travaux! Mon mari le dit
toujours et il le répétait encore ces jours-ci...

«A propos de France Danestal!» finit, en sa pensée, la voyant s’arrêter,
France qui devinait, rieuse, que sa personnalité avait dû être, de docte
façon, discutée par les deux frères. Ni l’un ni l’autre ne semblaient
disposés à goûter fort les Èves modernes, compagnes hardiment instruites
et bien féminines, cependant, de l’homme du vingtième siècle...

Mais la conversation fut interrompue, car tous étaient arrivés devant
l’entrée de la filature et Albert Chambry ouvrait la porte du premier
atelier.

Par son amie, Suzan Mackley, France avait souvent entendu parler de la
classe des humbles travailleurs... Mais jamais encore il ne lui avait
été donné d’en rencontrer le contact aussi immédiat; et avec un intense
intérêt elle se prit à observer.

Elle pénétrait dans un hall immense, bien éclairé, où vibrait,
assourdissante, la rumeur des métiers en mouvement. Devant ces métiers,
d’un geste régulier, une soixantaine de femmes réglaient et
surveillaient la marche immuable des bobines que faisaient mouvoir les
machines. Sans relâche, elles allaient et venaient devant la longueur
des métiers, les yeux immobilisés sur la course incessante des bobines.

Le regard de France enveloppa la phalange de ces femmes, quelques-unes
très jeunes, presque des fillettes, toutes avec le même visage fané, que
la rude vie avait marqué de son empreinte, pauvres créatures qui, les
unes comme les autres, avaient dû connaître, quelque jour, l’angoisse du
manque de travail. Ce travail, pour elles, le pain même...

Avec leurs mouvements toujours les mêmes, elles semblaient des machines
humaines vouées à un éternel labeur. L’idée en déchira l’esprit de
France.

--Est-ce que ces femmes n’ont jamais d’autre tâche que celle-ci?
murmura-t-elle à Albert Chambry, près de qui elle avançait, attentive.

--Ces ouvrières-là? Non, certes, puisque c’est celle qu’elles
connaissent!

--Et elles font, combien de temps, cette insipide besogne?

--Mais tout le jour. C’est leur métier, répéta-t-il en souriant, du ton
où il eût répondu à une enfant irréfléchie. Je vous assure qu’elles ne
qualifient pas aussi durement que vous leur travail.

Elle ne parut pas l’entendre. Ses prunelles profondes contemplaient
avidement les ouvrières que la présence du maître rendait plus
attentives encore à leur tâche.

--Mais comment, mon Dieu! leur intelligence peut-elle résister à une
occupation si stupidement machinale!... Des journées entières occupées à
pousser des bobines, à surveiller des fils qui se cassent, à les
renouer... Je me demande comment leur cerveau ne s’atrophie pas!... Les
malheureuses créatures! Leur existence est vraiment celle des travaux
forcés.

Tout son être de femme artiste, intelligente supérieurement, se
révoltait, dans une sorte d’épouvante, devant cette destinée d’un
travail sans pensée.

Albert Chambry la regardait, surpris et intéressé.

--Quelle intellectuelle vous êtes!... Je vous affirme que toutes ces
femmes n’ont pas même soupçon du souci qui vous agite pour elles.
Croyez-moi, elles ne sont pas exigeantes, quant à la qualité du travail
qui leur est donné... Ce qui les inquiète seulement, c’est d’avoir ce
travail. Il ne faudrait pas d’ailleurs qu’elles en fussent distraites
par les fantaisies de leur imagination. Il serait mal fait.

Elle inclina la tête. Ce que lui disait Albert Chambry était vrai.
Pourtant ses paroles ne pouvaient dissiper en elle l’impression de
révolte et d’effroi, devant l’existence de machines qui était celle de
ces êtres. Qu’elles eussent à travailler pour gagner leur pain
quotidien, soit... Cela, c’était l’antique loi sous laquelle tous, plus
ou moins, mais tous, étaient courbés. Seulement que ce labeur fût tel
qu’il dût fatalement anéantir, peu à peu, en elles toute activité de
pensée, cela lui semblait monstrueux, comme un crime.

Quelques jours plus tôt, elle plaignait Marguerite de sa vie de mère de
famille, de maîtresse de maison, absorbée par mille détails matériels
dont l’humilité lui paraissait lamentable. Mais cette existence, si
austère fût-elle, était paradisiaque comparée à celle de ces
malheureuses qui, éternellement condamnées à un labeur stupide,
n’avaient pas le loisir d’être des mères pour les petits dont elles
devaient gagner le pain.

Et sa pensée agitait toutes ces questions, tandis qu’elle avançait à
travers les ateliers, distraite aux explications que donnait largement
Lucien Chambry avec une compétence un peu autoritaire. Au passage, son
regard inspectait les ouvrières qui semblaient affairées devant les
métiers, mais, le groupe passé, se détournaient pour examiner les jeunes
«dames» étrangères, avec des yeux de prolétaires fixés sur des
patriciennes.

Albert Chambry, qui semblait s’être fait le guide particulier de France,
voyant son expression attentive, s’était mis en devoir de lui expliquer,
comme on explique à une femme, le jeu des engrenages dont elle semblait
observer curieusement la marche. Même, il ne lui faisait pas grâce d’une
visite à la machine à vapeur, dont il lui indiquait les diverses pièces,
intéressé par ses propres explications.

A peine elle l’entendait. Que lui importait ce savant mécanisme? Devant
toutes ces pièces métalliques, admirablement assemblées, elle ne voyait
que les travailleurs qui les surveillaient, prisonniers tout le jour
dans cette atmosphère brûlante, poudrée de charbon, où résonnait, sans
arrêt, l’effrayante rumeur des machines...

Eux aussi, comme les ouvrières qu’elle venait de voir dans les ateliers,
avaient une existence où, nécessairement, devait mourir leur
intelligence... Rien ni personne, sans doute, n’éclairait leur monde
obscur d’un peu de lumière. Et cependant d’autres êtres, des privilégiés
par excellence, ceux-là, ne vivaient que pour faire de leur existence
une source de jouissances, de plaisirs de toute sorte, tandis que toute
une fourmilière humaine était soumise à un labeur qui meurtrissait les
pensées bien autrement que les corps.

Soudain, comme elle ne répondait pas à une explication qu’il venait de
lui donner, Albert Chambry eut conscience qu’elle ne l’écoutait pas. Une
seconde, il observa l’air pensif qu’avait pris son visage; et de bonne
grâce, il dit:

--Je vous ai fatiguée, n’est-ce pas, avec mes explications?...
Voulez-vous m’excuser?... Je n’ai pas souvent l’honneur de me trouver
dans la société d’artistes et de poètes, et je sais mal ce qui peut les
intéresser. Je comprends que mes explications techniques vous paraissent
bien arides!...

Elle secoua la tête, et comme tous se dirigeaient lentement vers le
jardin, la visite achevée, elle dit:

--J’étais un peu distraite parce que je songeais à la terrible destinée
de toutes les misérables qui travaillent là-bas.

--Terrible?... Mais en quoi?... Je vous assure que nous ne les rendons
pas malheureuses!

--Vous, non. Mais la force des choses... Je trouve épouvantable que des
créatures intelligentes soient condamnées, sous peine de mourir de faim,
à un métier qui, forcément, tue en elles toute pensée... Il me semble
que, maintenant, leur souvenir m’empêchera de jouir sans remords du
bonheur que me donne mon propre travail, qui est un plaisir d’art...

De nouveau, il l’enveloppa d’un regard étonné. Décidément, il n’avait
jamais rencontré de femme qui ressemblât à France Danestal... Pensif à
son tour, il dit:

--Il est évident que, envisagée au point de vue où vous vous placez,
l’existence de nos ouvrières doit paraître lamentable. Croyez que nous
ne nous désintéressons pas autant que vous le supposez de leur vie
morale. Pour les jeunes ouvriers et ouvrières, nous venons encore de
créer deux patronages où nous nous efforcerons de les distraire avec des
plaisirs honnêtes; et l’un des comptoirs de notre vente de charité est
destiné à pourvoir à l’achat d’une bibliothèque que mon frère veut
installer dans la salle des réunions dominicales.

Plus sympathique, le regard de France s’attacha sur Lucien Chambry qui
s’arrêtait devant la porte de la grande maison d’habitation, pour en
offrir l’entrée à Marguerite.

A la suite de sa sœur, elle pénétra dans le salon où, tout de suite, la
petite Mme Chambry s’empressa pour les recevoir. C’était l’intérieur
correct et bourgeois par excellence. De beaux meubles destinés à
demeurer intacts pendant des générations successives, disposés
soigneusement dans un ordre qui devait être immuable. Près de la
fenêtre, ouverte sur la perspective du jardin, était disposé un métier à
broder qui supportait une nappe de toile, ouvragée avec un art minutieux
et compliqué, œuvre sans doute de la jeune femme. Laissant celle-ci
causer avec Marguerite, Lucien Chambry s’était rapproché de France, avec
qui il jugeait correct de parler un peu, en attendant le goûter.

--Vous avez été bien aimable, mademoiselle, de vous prêter ainsi à une
visite qui n’était guère pour plaire à une artiste telle que vous.

--Pourquoi donc?

--Parce qu’il n’y a guère, ce me semble, matière à charmer un poète dans
la vue de vulgaires travailleuses.

--Sans doute, les poètes transfigurent tout ce qu’ils voient. La visite
de votre filature m’a, au contraire, tellement intéressée, que je
n’oublierai jamais l’enseignement qui m’a été donné par le spectacle de
toutes ces pauvres ouvrières...

Il eut la même exclamation que son frère, avec une nuance de
mécontentement:

--Mais nos ouvrières ne sont nullement malheureuses. Leur travail leur
fournit du pain.

France sourit un peu:

--Il y a aussi le pain de l’esprit qu’il ne leur donne pas... Jamais
encore, je n’avais compris combien ont raison ceux qui tentent de le
procurer à ces misérables!

Le regard un peu impératif de Lucien Chambry chercha celui de France.

--Qu’entendez-vous donc par le pain de l’esprit?

--Mais l’aliment qui le fait vivre, dont il a besoin, comme le corps
lui-même!... Aussi c’est pourquoi je trouve une œuvre pie de travailler
à développer un peu le niveau intellectuel de ces pauvres gens...

--Oui... par des lectures? des concerts?... Je sais qu’à Paris on a
imaginé cela. A quoi bon?... Pour arriver à faire des déclassés,
dégoûtés de leur vrai milieu!... C’est inutile et dangereux...

--Peut-être, si l’enseignement est donné d’une façon inintelligente,
jeta France, impatientée du ton dogmatique et absolu de Lucien
Chambry... Autrement non... Pourquoi serait-il mauvais de distraire un
peu un être de sa misère quotidienne en lui révélant de belles œuvres,
en l’aidant à les comprendre?

M. Chambry la regarda, stupéfait. Évidemment, il n’était pas habitué à
ce qu’une femme, surtout une jeune fille, se permît de discuter ses
opinions. Avec une condescendance où il entrait une sorte de dépit, il
déclara:

--Ces braves gens n’apprécieraient pas du tout vos bonnes intentions,
soyez-en persuadée. J’ai été, mieux que personne, à même d’étudier la
classe ouvrière; je m’en suis beaucoup occupé; eh bien! j’ai la
conviction, reposant sur des faits, que ce qu’il lui faut, ce sont des
leçons pratiques pour la conduite ordinaire de la vie... Il faut
développer chez ces êtres primitifs le sentiment moral; apprendre aux
hommes l’économie, l’épargne, l’hygiène; aux femmes, la science du
ménage, les soins pour leurs petits... Le reste, la connaissance d’un
monde littéraire, artistique qui n’est pas pour eux, cette
connaissance-là est inutile, je le répète, et j’ajouterai même mauvaise.
Elle ouvre à leur esprit des aperçus qui ne peuvent, en définitive, que
leur faire prendre en dégoût leur travail journalier. Croyez-moi,
mademoiselle, je suis dans le vrai...

Il en était tellement convaincu, que France n’essaya même pas de lui
répondre. Autant elle aimait la discussion avec un esprit accueillant à
toutes les idées, autant elle la trouvait sans intérêt quand son
interlocuteur était incapable d’admettre des opinions autres que les
siennes propres.

D’ailleurs, le thé était prêt et Mme Chambry lui en apportait une tasse
avec un sérieux de petite fille soigneuse de ne commettre aucune bévue.
A tout instant, son regard cherchait celui de son mari, demandant une
approbation. La conversation redevenait générale. A la demande de
Marguerite, les enfants avaient été amenés.

Albert Chambry, qui avait écouté sans un mot pour intervenir, mais très
attentif, la conversation de son frère et de France, se rapprocha de la
jeune fille debout près de la table à thé. A belles dents, elle croquait
une mince galette. Et avec son calme sourire, il demanda:

--Mon frère, n’est-il pas vrai, mademoiselle, ne vous a pas convaincue?
Il va à l’encontre de toutes vos idées.

Elle, aussi, sourit:

--Je crois, en effet, que sur ce chapitre nous parlons des langues qui
sont tout à fait étrangères l’une à l’autre. Monsieur votre frère ne
songe qu’au pot-au-feu pour ses ouvrières; et moi, je suis peut-être
trop préoccupée des roses que je voudrais auprès du pot-au-feu...

--Parce que vous êtes poète et que vous jugez la vie et les êtres à
travers votre amour du beau.

Elle mordit sa lèvre que relevait une moue gamine et moqueuse.

--Quelle singulière créature vous tenez à faire de moi parce qu’il m’est
arrivé d’écrire des vers pas trop mauvais! Je vous assure que, moi
aussi, comme M. Chambry, je parle en connaissance de cause. Je possède,
à Paris, une amie américaine qui est une fervente philanthrope. Elle m’a
enrôlée sous sa bannière. A sa suite et à celle d’hommes très artistes,
très bons, très généreux, j’ai pris part à ces concerts, à ces lectures
d’œuvres littéraires que condamne si dédaigneusement monsieur votre
frère. Et si vous aviez vu avec quel intérêt nous écoutaient ces
simples, vous ne vous étonneriez plus que les appréciations de M.
Chambry ne me découragent pas du tout et me laissent toute prête à
reprendre ma modeste tâche!

Elle parlait gaiement, vibrante d’une conviction qui avivait l’éclat de
son regard si bleu.

Il la contempla avec une sympathie où il y avait une curiosité presque
naïve:

--Et moi qui me figurais qu’une _poétesse_, doublée d’une élégante femme
du monde, devait vivre les yeux clos aux laideurs de la vie des pauvres!

--C’est-à-dire en parfaite égoïste... Ah! autant que je puis, j’essaie
qu’il n’en soit pas ainsi... J’essaie de ne pas m’absorber trop dans mon
amour pour les belles choses...

Elle s’arrêta court. Elle se souvenait que Rozenne lui avait reproché
d’avoir voulu garder sa vie pour l’employer à un égoïste culte du beau,
et elle revoyait son visage tourmenté tandis qu’il lui parlait... Un
moment, elle fut très loin de ce salon provincial où s’échangeaient
d’indifférents propos, toute sa pensée enfuie vers Rozenne, sans même
qu’elle en eût conscience.

Mais la voix calme d’Albert Chambry la rappela à elle-même:

--Savez-vous ce que je pensais tout à l’heure en vous entendant soutenir
si chaudement cette théorie que les pauvres ont besoin, eux aussi, de la
manne intellectuelle?...

--Vous pensiez?...

--Qu’il était bien dommage que vous ne fussiez pas Amiénoise, car alors
je vous aurais demandé, de temps en temps, pour mes ouvriers, l’aumône
de votre temps... Et au lieu de cela, je ne puis que vous dire: «Vous
retournez bientôt à Paris?»

--Oui, dans quelques jours...

--Et vous reviendrez?...

--Ah! je n’en peux rien savoir...

--Peut-être pour voir la fameuse vente de charité dont vous avez été si
copieusement entretenue?... Ou, mieux encore, pour faire à nos humbles
la charité de dire à cette vente quelques-uns de vos poèmes...

A son tour, elle le regarda stupéfaite. Puis elle se mit à rire.

--Mon Dieu, quelle étrange idée vous avez là! Si vous me connaissiez,
vous sauriez qu’à peine dans un cercle intime, où je me sens en absolue
communion d’âmes, je m’aventure à dire quelques-uns de mes vers...

--Alors, il me faut renoncer à vous rien demander?...

Il y avait un regret très sincère dans la voix d’Albert Chambry. Sur ses
lèvres, à elle, courut le joli sourire, ironique et charmeur.

--Je suppose que mes «rêvasseries» vous sembleraient des billevesées...

--Que nous ne sommes pas dignes d’entendre, nous autres gens de
province.

--Qui, sans doute, ne vous plairaient guère. Croyez-moi sur parole, je
vous assure.

Il eût voulu insister, causer encore un instant au moins avec elle. Mais
elle avait fini son thé et se rapprochait du cercle général où sa sœur
l’appelait d’un signe, trouvant l’heure largement venue de prendre
congé.




VII


Dès que la porte fut retombée derrière elles, Marguerite eut un coup
d’œil d’excuse tendre vers sa sœur.

--Chérie, quelle visite, n’est-ce pas?... Ne m’en veuille pas trop de te
l’avoir infligée... Je ne me doutais pas qu’elle pourrait être si
longue!

--Guite, ne t’agite pas. Je ne me suis pas ennuyée du tout chez ces
braves gens. Ils m’ont intéressée chacun en leur genre. Le docte Lucien
est exaspérant; mais sa petite femme est touchante de modestie et de
docilité; et le sage Albert a l’air d’un excellent jeune homme!

--S’il t’entendait, je crois qu’il ne serait pas autrement flatté.

France eut un rire gai.

--Parce que je lui rends justice?... Il serait bien difficile.

--Il y a manière et manière de rendre justice, glissa Marguerite. Et je
trouve qu’en ce moment tu te montres très ingrate envers Albert Chambry.

--Pourquoi? interrogea France avec des yeux surpris.

Marguerite la regarda avec une affectueuse malice.

--Parce que tu parais tout à fait insensible à l’impression évidente que
tu as produite sur lui.

--Elle m’est si indifférente, cette impression!

--Ah! ah! petite France, vous êtes à ce point blasée sur vos conquêtes?

--Oh! des conquêtes comme celles que nous faisons, malheureuses filles
sans dot, ça ne vaut pas la peine de les remarquer même... N’en parlons
pas, veux-tu? Guite... Causons plutôt de nos petites affaires et
rentrons par les boulevards, non par la ville... J’aime tant ces grandes
allées qui me donnent tout de suite une impression de campagne...

--Prends garde, France, tu finiras par froisser l’orgueil des Amiénois,
s’ils apprennent que tu considères leur ville à peu près comme un grand
village.

--Bah! ils n’en sauront rien!... Oh! voilà André! Quelle surprise!... Et
avec lui, Claude Rozenne...

Une telle expression de plaisir éclaira les traits de Mme d’Humières que
France en fut saisie. Quelle tendresse sa sœur gardait à l’homme dont la
légèreté pourtant l’avait tant fait souffrir...

Peut-être, après tout, elle lui appartenait justement par tous les
chagrins qu’elle avait acceptés de lui, pour l’amour de lui. Les cœurs
qui se sont donnés à jamais possèdent sans doute d’intarissables trésors
pour pardonner--et accepter le joug qui apparaissait à France si
redoutable, alors que d’autres, pourtant, le trouvaient doux,
semblait-il.

Confusément elle songeait à cela, tandis qu’elle regardait approcher les
deux hommes.

Avec un sourire heureux, Marguerite s’exclama:

--Par quel hasard, André, es-tu dans nos parages?

--J’avais envie de marcher. J’ai rencontré Rozenne que j’ai entraîné et
qui a reconnu France du plus loin que vous êtes apparues.

Il avait parlé si naturellement qu’elle ne put deviner s’il y avait une
malicieuse intention dans sa phrase. Laissant Marguerite causer avec son
mari, elle se prit à marcher en silence, les yeux arrêtés sur la
perspective fuyante des boulevards dont les branches s’estompaient sous
la brume verte des premières feuilles.

Mais elle ne pensait pas à cette éclosion printanière dont la fraîcheur,
en d’autres jours, l’eût ravie. La soudaine présence de Rozenne
réveillait trop impérieux en elle le souvenir de leur conversation,
quelques jours plus tôt... Pourtant, il n’avait pas la physionomie
douloureuse qu’elle lui avait vue alors. Au contraire, une expression
presque gaie détendait ses traits, ressuscitant, pour un instant, le
Rozenne d’autrefois--insouciant et jeune.

Comme au vieux temps, il s’était tout de suite mis à marcher près
d’elle. Mais en ces heures enfuies elle avançait avec une âme étrangère
à lui, sereine et libre... Aujourd’hui...

Sa pensée s’arrêta sous l’effort de sa volonté qui lui interdisait une
inutile investigation. Et tout de suite, alors, d’un accent de
conversation mondaine, elle commença:

--André vous a raconté que, tantôt, Marguerite et moi, tout comme de
sages petites filles soucieuses de s’instruire, nous sommes allées
visiter la filature de MM. Chambry?

--Alors, vous avez dû les combler d’aise, Lucien parce qu’il aura
sûrement trouvé l’occasion de manifester son universelle compétence; le
grave Albert parce que vous lui avez produit un effet foudroyant, si
j’en juge d’après les quelques paroles dont il m’a honoré à votre sujet,
il y a deux jours, quand je l’ai rencontré sur la route de Dury.

Le ton de Rozenne était sarcastique; et l’expression gaie de son visage
avait disparu. Elle dit, avec le même imperceptible haussement d’épaules
qui avait répondu à une semblable déclaration de Marguerite:

--Je crois que vous vous faites de singulières illusions sur l’état de
«foudroiement» où vous voyez M. Albert Chambry. Il m’a paru en parfaite
santé morale et m’a intéressée beaucoup par tout ce qu’il m’a raconté de
ses ouvriers. Mais des beaux ateliers de MM. Chambry je suis sortie
cependant remplie de compassion pour les pauvres créatures qui doivent y
peiner et ravie de retrouver le jardin plein de soleil qui sentait bon
le printemps... Le renouveau, vraiment, me grise un peu! Il me donne une
soif de campagne, d’horizons sans fin, d’air vif, fleurant la verdure
fraîche!... Vous ne pouvez imaginer combien, en ce moment, je trouverais
délicieux de marcher en pleins champs, là-bas, dans les chemins déserts
qui sont en haut de la ville, derrière la maison de Marguerite... d’y
regarder le soleil couchant... et les paysages de féerie qu’il crée
divinement!

Il l’avait écoutée sans la regarder... Et pourtant il voyait--avec quels
yeux!--le dessin charmant du profil, l’éclair bleu du regard sous la
grande capeline fleurie de muguet, la ligne caressante des lèvres
entr’ouvertes. Et la voix un peu basse, il dit:

--A moi aussi, une telle promenade semblerait délicieuse!... Et si la
seule volonté suffisait, vous seriez déjà transportée sur ces chemins
que vous aimez et j’y marcherais près de vous... Ce qui me serait une
douceur... Je sais maintenant ce que c’est que la compassion d’un cœur
comme le vôtre..., mon amie...

Pour la première fois, il l’appelait de ce nom qu’il venait de prononcer
d’un indéfinissable accent, avec une sorte de gravité tendre, amère,
douloureuse. «Mon amie!» elle lui avait donné le droit de la nommer
ainsi. Pourquoi avait-elle tressailli de l’entendre? et, peut-être parce
qu’il lui avait ainsi parlé, sentait-elle, de nouveau, sourdre en elle
la source vive de sa pitié pour lui, avec le désir passionné de lui
faire un peu de bien?...

Comme s’il en avait eu l’intuition, il continuait, trouvant un
apaisement à dire sa misère:

--Maintenant, je redoute à tel point d’être seul dans la campagne! Son
silence me permet trop bien de me souvenir... Je m’y trouve, plus que
partout ailleurs, face à face avec ce que, de toute ma volonté, j’essaie
d’oublier... Ah! ce calme effroyable de la nature!... Il m’est presque
aussi terrible que celui de la province... que je suis incapable de
supporter plus de quelques jours.

--Ce qui veut dire que vous partez bientôt pour Paris, n’est-ce pas?

--Demain soir.

--Ah! demain...

Elle s’arrêta. Elle regardait vers le lointain fuyant de l’allée avec,
soudain, une image dans les yeux: celle d’une très jolie femme dont les
journaux illustrés avaient récemment reproduit le portrait, car elle
venait de s’affirmer grande comédienne dans une création récente.
Celle-là, mieux que n’importe quelle autre, savait consoler la misère de
Claude Rozenne.

Quel besoin avait-elle, alors, d’en avoir elle-même souci?...

Machinalement, elle dit:

--Madame votre mère doit être triste de vous voir partir...

--Elle sait que je ne puis pas lui rester longtemps. C’est au-dessus de
mes forces. Trouvez-moi égoïste, lâche, que sais-je? Mais c’est la
vérité, quand j’ai vécu quelques jours près de la malheureuse petite
créature que vous savez, dont la vue me parle sans cesse... du passé, il
me faut, si je ne veux devenir fou, moi aussi... m’enfuir, retrouver la
fièvre de la vie, m’en étourdir... Quelquefois jusqu’à l’ivresse, c’est
vrai!... Il me faut sentir que, malgré tout, il me reste des jouissances
qui font juger, même à des misérables de mon espèce, que l’existence a
encore une saveur moins amère que la mort!

Elle ne répondit pas. Son regard, obstinément, considérait un vol
d’hirondelles dans le ciel devenu rose... Elle savait bien comment
Rozenne essayait d’oublier; et soudain cette idée semblait glacer en
elle la compassion... Cependant pourquoi était-elle plus sévère pour lui
que pour d’autres, alors qu’elle lui connaissait une excuse que les
autres, sûrement, n’avaient pas?...

Confuses, ses impressions se heurtaient tandis qu’elle avançait près de
Rozenne dans la paisible allée où de rares promeneurs les croisaient.
Derrière eux, à quelques pas, Marguerite marchait, causant avec son
mari... Mais elle et Rozenne les avaient oubliés. Étonné de son silence,
il la regardait. Et parce qu’il connaissait toutes les expressions de
son visage, il devina ce qu’elle pensait...

Presque bas alors, il dit, tout ensemble impératif et suppliant:

--Soyez-moi indulgente!... Que voulez-vous que je fasse de ma vie?... Je
ne suis pas un saint... Je ne puis me cloîtrer dans la solitude; j’ai
maintenant, je vous l’ai dit, la terreur de la solitude... Si vous
connaissiez l’enfer que j’ai dû traverser, vous n’auriez plus le courage
de me condamner! Vous vivez enfermée dans votre rêve de beauté... Vous
ne savez pas ce que c’est d’avoir livré son cœur à une créature qui le
torture en se jouant! Si, par hasard, un jour vient où l’on retrouve sa
liberté, on ressemble à un pauvre être qui, ayant traversé un brasier,
demeure avec l’épouvante de la fournaise, et des cicatrices que rien ne
peut effacer!... Oh! ma sereine petite amie, ne me jugez pas et
pardonnez-moi n’importe quelle folie parce que je suis un malheureux!

Elle murmura, inconsciente qu’une sorte de prière tremblait soudain dans
sa voix:

--Il ne faut pas faire de folies... A quoi bon? Ce n’est pas là ce qui
vous fera oublier ni vous consolera...

--Rien, vous entendez, _rien_ ne me consolera de ma vie gâchée!...
J’appartiens maintenant au monde des misérables qui sont sans espoir, et
je ne peux m’y résigner... Mais ne parlons plus de moi... La pitié dont
vous voulez bien me faire la charité me rend trop lâche... Si j’osais,
je vous adresserais une demande...

--Laquelle?

--M. d’Humières m’a dit que madame votre sœur veut bien aller voir ma
pauvre vieille mère... Est-ce que vous consentiriez à l’accompagner?

Elle leva vers lui un regard étonné. Mais elle ne rencontra pas ses yeux
qui regardaient au loin, droit devant lui.

Elle dit pensivement:

--Si je suis encore à Amiens quand Marguerite ira chez madame votre
mère, je ferai volontiers ce que vous me demandez...

--Bien que vous ne compreniez pas pourquoi je vous le demande, n’est-ce
pas? finit-il. Je sais que ma mère aura plaisir à vous voir... Vous
l’avez spontanément conquise...

Il s’arrêta court. Elle se rappela le regret qu’elle avait deviné chez
la vieille femme, voyant près de son fils une jeune fille... Doucement,
elle dit:

--Ce qui ferait plus de plaisir encore à Mme Rozenne, ce serait, j’en
suis bien sûre, que vous lui restiez quelques jours de plus...

--Cela, c’est impossible!... Il faut que je parte... Il le faut!

Pourquoi?... Était-il attendu? Ou était-ce seulement la paix accablante
de la province qui le faisait fuir?... La double question traversa
l’esprit de France. Mais il n’en put rien soupçonner. Marguerite se
rapprochait. Il s’en aperçut; et alors, rapidement, il pria:

--A Paris, n’est-ce pas, vous garderez mon secret?... Je suis encore
incapable d’être plaint ou raillé. Avec le temps seulement, je
m’aguerrirai.

Elle eut un regard qui promettait le silence, car André était près
d’eux. Et Rozenne, courtoisement, prit congé de Mme d’Humières; puis
s’inclinant devant France, il lui serra la main dans une étreinte brève,
mais si doucement forte qu’elle la sentit jusque dans son cœur.

Ce soir-là, le dîner fut particulièrement gai chez les d’Humières. André
taquinait sa belle-sœur sur les perturbations évidentes, prétendait-il,
qu’elle causait dans le ciel paisible d’Albert Chambry.

--Prenez garde, France, il va vous disputer à votre grand flirt, Claude
Rozenne.

Elle eut un tressaillement d’impatience:

--André, ne dites donc pas de pareilles folies!

--Des folies... hum! hum!... Enfin, laissons Rozenne puisque vous le
souhaitez et plaignons seulement Chambry qui va rester en sa bonne ville
d’Amiens, avec le souvenir d’une trop séduisante Parisienne, retournée
dans son paradis...

--Son paradis, c’est Paris?... André, vous devenez tout à fait lyrique.

--Ah! oui, c’est un paradis après lequel je soupire!... Quand donc me
sera-t-il donné d’y vivre!

Marguerite, avec une malice joyeuse, glissa, tout en surveillant Bob qui
barbouillait son assiette de confitures:

--Mon pauvre André, quelle figure y feraient de petites gens comme nous!

--Bah! chérie, tu es une telle fée que, grâce à toi, nous arriverions
peut-être à ce que cette figure fût brillante...

--Ce serait, je le crains, trop demander à la fée qui n’a pas de
baguette magique pouvant lui donner des rentes, ou même, tout
simplement, le costume nouveau dont elle aurait fort besoin pour être un
brin élégante!

--Guite, pourquoi ne l’achètes-tu pas, ce costume? dit France,
affectueuse.

La jeune femme sourit:

--Parce que mes petits ont tellement grandi depuis l’année dernière
qu’il me faut les rhabiller des pieds à la tête... Puis, nous avons eu
nos frais de déménagement... Alors ma belle robe neuve sera pour l’hiver
prochain... si mes ressources me le permettent!

Elle parlait gaiement, sans nul regret de la fortune qui lui manquait.
France pensa à Colette, insatiable de luxe; Colette, à qui l’admiration
fervente de son mari offrait chaque année, pour ses toilettes, des
sommes bien supérieures au revenu entier du ménage d’Humières; Colette,
qui se délectait à remplir brillamment son personnage de divinité
mondaine et ne connaissait d’autre préoccupation que le souci constant
de ses succès de femme. Ainsi elle possédait la destinée qu’elle avait
si âprement souhaitée; une destinée que France jugeait mesquine et
misérable, indigne d’être comparée même à l’humble bonheur de
Marguerite, créé par son amour dévoué.

Tout bas, France songeait, regardant la jeune femme qui, en hâte, pliait
sa serviette pour aller coucher les petits.

--S’il me fallait choisir, que prendrais-je, l’existence de Colette ou
celle de Marguerite?... Ah! ni l’une ni l’autre ne me tentent!... Quelle
âme ai-je donc?... Suis-je insensible, ou lâche, ou trop exigeante?...
Colette est heureuse, très heureuse... Marguerite semble l’être aussi...
Moi... mais moi, je le suis aussi..., autrement encore...

L’était-elle vraiment ainsi qu’elle le croyait, avec tant de sincérité,
deux mois plus tôt? Avait-elle toujours absolue la certitude que sa
destinée n’aurait pu être meilleure, qu’elle n’avait rien à regretter ni
à souhaiter?...

Inconsciemment, elle fit un mouvement de tête, comme pour chasser une
pensée importune; et elle entendit alors son beau-frère qui
interrogeait, un peu impatient:

--Marguerite, pourquoi es-tu si pressée de te sauver en haut?

--Pour mettre les enfants au lit; il est huit heures.

--Et tu ne peux laisser ta bonne faire cela?

--Il faut qu’elle dîne, tu le sais bien, et qu’elle s’occupe de son
ménage du soir, dit paisiblement Marguerite.

--Eh bien! elle dînerait un quart d’heure plus tard... Il est insipide
de te voir toujours absorbée par une foule d’occupations que tu te crées
à plaisir!

--Non, pas à plaisir, parce qu’il le faut, corrigea Marguerite avec
douceur. Tu m’excuses, France?

--Chérie, veux-tu que j’aille t’aider?

--Non, merci, c’est inutile, j’ai l’habitude de coucher seule mes
petits... Je te confie André pour qu’il attende sagement mon retour,
sans maugréer contre nos poussins. Ah! mon Dieu, voilà Bébé qui se
réveille; je l’entends crier. Elle réclame son lait... Vite, les
enfants, montons.

Rapidement, elle les envoyait présenter leur front à France et à leur
père; puis elle les fit sortir et, dans l’escalier, résonna son pas
hâté, avec le piétinement des deux petits.

Les traits d’André s’étaient rembrunis; et un peu ironique il jeta, se
levant pour suivre France dans le salon:

--Et voilà pourtant ce que le mariage fait d’une femme!

--Vous voulez dire une mère admirable et la plus dévouée des épouses!
riposta France, vertement.

--Dites mieux, une nourrice absorbée par toute sorte de soins stupides
pour ses poupons. Ah! France, comme vous avez mille fois raison de ne
pas vous marier!... Restez la femme d’élégance et de poésie que vous
êtes pour la joie de nos yeux et de notre esprit!...

--André, vous perdez un peu la tête... Je l’espère, du moins... pour
oser dire de pareilles inepties!... Comment pouvez-vous comparer la vie
de Marguerite à la mienne, inutile aux autres, égoïstement remplie par
les soucis de ma propre satisfaction!

Elle ne continua pas, frappée soudain par l’idée qu’elle venait de juger
son existence comme l’avait fait Rozenne lui-même.

André d’Humières n’avait pas répondu, un peu saisi de la vive réponse de
la jeune fille. Il avait parlé dans un mouvement d’humeur, parce qu’il
supportait mal ce qui lui rappelait l’exiguïté de ses ressources... Mais
avec les années il avait appris à connaître tout ce que valait la femme
qui s’était donnée à lui pour la peine, plus encore que pour la joie...

Dans le salon, un silence régna. André, comme France, songeait. Elle
regardait vers le ciel de printemps qui se découpait étoilé dans le
cadre de la fenêtre. Du jardin, un souffle tiède arrivait qui sentait la
jeune verdure et les violettes.

--France, vous avez très mauvaise opinion de moi, vous me jugez fort
mal, n’est-ce pas?

Elle tressaillit. Sa pensée lui avait, de nouveau, échappé et
s’attachait anxieusement à ce problème de sa destinée que, depuis
quelque temps, les circonstances évoquaient pour elle, avec une
insistance qui la troublait un peu. Alors elle s’aperçut qu’une fois
encore elle venait de songer à la responsabilité que Rozenne lui donnait
dans son malheur. Impatiente, elle mordit sa lèvre; et aussitôt, elle
dit hâtivement:

--Je ne vous juge pas mal, je crois, André.

--En êtes-vous bien sûre?...

Hésitant un peu, elle continua:

--Autrefois, c’est vrai, je vous en ai voulu de n’être pas pour
Marguerite tout ce qu’elle méritait que vous fussiez...

--C’est-à-dire?... interrogea-t-il avec une espèce de gravité bien
inaccoutumée chez lui. Dites, France, j’aime mieux savoir pour ne plus
mériter à l’avenir des reproches trop justes.

Sincère, elle avoua:

--Je vous en voulais d’accepter que Marguerite prît toujours pour elle
la peine, le souci, les ennuis, n’ayant d’autre pensée que de vous
simplifier l’existence autant qu’il dépendait d’elle... Ce que vous
paraissiez trouver tout naturel... Je parle au passé, André.

--Autrement dit, vous me trouviez un parfait spécimen d’égoïste?

L’ombre d’un sourire un peu amer passa sur les lèvres de France. Son
regard demeurait attaché sur le ciel obscur où montait un lumineux
croissant qui poudrait de clarté l’allée du jardin.

--Peut-être est-ce ainsi que je vous jugeais... Et je n’en avais guère
le droit, moi qui toute la première ne songeais qu’à mon propre
bonheur...

Du même accent pensif et sérieux, il dit:

--Vous n’aviez pas, comme moi, charge d’âme... Vous n’aviez pas accepté
le don d’un cœur venu à vous plein de foi, de dévouement, d’amour; qui
méritait de tout recevoir pour tout ce qu’il apportait...

Le don d’un cœur!... A elle aussi, il avait été offert, en ces jours
morts, qu’aucune volonté ne pouvait ressusciter...

Elle secoua la tête pour fuir la hantise du souvenir et cessa de
regarder vers la nuit printanière. André était debout devant la cheminée
et la lumière de la lampe éclairait, presque violemment, ses traits dont
l’expression avait changé. Tout à coup il semblait avoir, non pas
vieilli, mais mûri de plusieurs années.

--Vous avez eu raison, France, d’être sévère pour moi. Je ne méritais
pas mieux. Mon excuse pitoyable, c’est que je ne comprenais pas quel
trésor m’avait été donné... Je ne savais pas ce que c’est qu’une femme
comme Marguerite...

--Mais enfin, vous l’avez compris, n’est-ce pas, André?

--Oui, je l’espère... Et par la grâce de son amour, si fidèle que rien
n’a pu le lasser, rien!... C’est à Villers, il y a cinq ans, que j’ai eu
la révélation inoubliable de tout ce qu’elle valait... pendant une crise
difficile qu’il nous fallait traverser, par ma faute...

France pensa qu’il devait faire allusion à sa folle perte au jeu, le
jour du _Grand Prix_ de Deauville; mais elle n’en trahit rien et demeura
attentive, assise dans l’ombre.

--Quand j’ai vu Marguerite si courageuse, si patiente, j’ai eu, pour la
première fois, conscience d’être, près d’elle, une espèce de monstre
moral; et, en même temps, j’ai éprouvé pour elle une admiration et une
estime qui n’égalaient que le sentiment de ma propre indignité. Vous
voyez, France, que je suis bien de votre avis en ce qui me concerne et
je vous l’avoue humblement, pour me réhabiliter un peu à vos yeux...

Elle le regarda avec une sympathie amicale que, rarement, elle avait
éprouvée pour lui ainsi.

--André, vous êtes tout réhabilité parce que vous pensez maintenant,
comme moi, que Marguerite, si oublieuse d’elle-même, toujours, mérite
bien que les autres, à leur tour, pensent à elle sans cesse...

Souriant un peu, André dit avec sa bonne grâce séduisante:

--France, je vous assure que je fais de mon mieux; mais c’est très
difficile de dépouiller le vieil homme!... Je suis tellement habitué à
être gâté par elle qui semble trouver cela la chose la plus naturelle du
monde, que j’ai beaucoup de peine à ne pas me laisser faire tout
simplement.

France eut un rire léger.

--Laissez-vous faire, mais rendez gâterie pour gâterie. Cela lui
semblera si bon!... Aimez-la autant qu’elle désirait l’être quand elle
était votre précieuse petite fiancée, et elle aura sa part de bonheur...
Je vous remercie beaucoup, André, de m’avoir parlé comme vous venez de
le faire. Vous m’avez donné une très grande joie, parce qu’il me semble
que Marguerite va être enfin heureuse, comme je le désire... de toute
mon âme!

--Et comme je le souhaite, France, autant que vous-même...

--Alors, tout est bien, dit-elle lentement, avec une sorte de gravité.

Il inclina la tête: et tous deux, alors, demeurèrent silencieux,
songeant à mille choses du passé et de l’avenir.

Au dehors, le jardin était maintenant baigné d’une lueur d’argent et la
rosée perlait la pelouse. Les murs avaient des lignes très nettes sur le
ciel lumineux. La brise soufflait plus forte, et, dans le salon, faisait
doucement battre comme une aile la mousseline d’un rideau... Les minutes
coulèrent. La pendule sonna l’heure. France tressaillit ainsi que dans
un réveil.

--Neuf heures déjà!... Comme Marguerite est longue à revenir!...
Peut-être elle est retenue auprès des enfants. Je vais voir...

Elle se levait. André dit alors, il avait repris son accent habituel:

--En vous attendant toutes deux, je vais fumer dans le jardin.

Très doucement, pour ne pas réveiller les petits, France monta au
premier étage que le silence enveloppait. La même clarté blanche qui
ruisselait sur le jardin inondait aussi l’étroit couloir. A travers les
vitres, France aperçut son beau-frère qui suivait lentement la petite
allée dont les cailloux luisaient, un peu humides. Le feu de son cigare
brillait en un point clair.

A quoi songeait-il?... Peut-être encore à la femme qu’il commençait à
savoir aimer comme l’_Unique_?... Un jour allait venir où, l’un par
l’autre, ils seraient heureux infiniment.

France appuya son front contre les vitres, comme pour écraser des
pensées confuses qu’elle avait l’instinctive crainte de voir se
préciser... L’amour, c’était donc la source par excellence du
bonheur!... Un bonheur supérieur à celui dont elle-même vivait depuis
des années, n’en désirant pas d’autre... Un bonheur fugitif, redoutable,
fragile, criminel parfois même, soit; mais un bonheur tel que, pour le
goûter, nul sacrifice n’arrêtait ceux que la soif en possédait... Elle
le savait bien. Elle en avait tant d’exemples dans le monde où elle se
mouvait!

L’amour, il donnait la joie à Paul Asseline, épousé pour sa fortune
seulement... L’amour, il avait été le viatique de Marguerite et il avait
transfiguré son humble vie... Mais aussi, il avait dévasté celle de
Rozenne, dont il était le maître, quand il le jetait, la volonté morte,
vers cette femme qui, sans scrupule, préparait son malheur.

L’amour... Était-ce donc lui encore qui, jadis, amenait près d’elle ce
même Rozenne, par qui elle eût été adorée si elle l’avait voulu,
disait-il.

Avec un tressaillement elle se redressa, écartant son front de la vitre.
Cette nuit de printemps la faisait déraisonner. Comment pouvait-elle
s’abandonner ainsi à ces rêvasseries de pensionnaire romanesque et
pourquoi s’y attardait-elle stupidement, au lieu d’aller retrouver
Marguerite?...

Impatiente, elle se détourna du clair de lune enchanté et se dirigea
vers la chambre des enfants. Avec précaution, elle entr’ouvrit la porte.
Sous la frêle clarté de la veilleuse, elle aperçut sa sœur, assise
auprès du lit d’Étiennette, le visage tourné vers la forme mince qui
soulevait la couverture. A la vue de France, Mme d’Humières se dressa un
peu et murmura:

--Comment, c’est toi, chérie?... Tu te demandais ce que j’étais
devenue?... Étiennette s’est réveillée et j’attendais, pour aller te
retrouver, qu’elle fût bien rendormie...

France s’était approchée du petit lit; silencieuse près de sa sœur, elle
contemplait l’enfant. Sous la lumière voilée, elle distinguait le duvet
clair des cheveux, la rondeur de la joue, les lèvres entr’ouvertes, la
main menue qui serrait la couverture...

Et tout à coup la pensée lui vint, imprévue, de cet autre petit qui
dormait dans une maison presque voisine, réprouvé de son père, n’ayant
pour veiller sur ses nuits troublées qu’une pauvre vieille femme, tandis
que la mère était loin, et non pas seulement séparée par la distance,
mais par l’abîme de sa raison perdue... Alors, France eut infiniment
pitié de ce petit, comme elle avait eu pitié du père...

Marguerite s’était penchée vers le lit pour voir si l’enfant dormait
bien; et son visage avait une telle expression de sollicitude joyeuse et
tendre que France lui murmura:

--Comme tes enfants te rendent heureuse, ma chérie!...

--Pas seulement les enfants, France, mais lui aussi, André...

Oui, lui aussi, c’était vrai, parce qu’il entendait maintenant le divin
appel de ce cœur aimant. Le jour approchait où ils iraient dans la vie
comme les bénis qui sont deux en une seule âme...

Et soudain France se sentit toute seule dans l’existence.




VIII


A son ordinaire, Mme Danestal était en courses et visites avec Colette;
et France qui rentrait pensa, regardant la pendule du salon, qu’elle
pouvait espérer une heure de pleine liberté pour faire de la musique
tout à son gré, sans être incessamment dérangée par sa mère qui n’avait
jamais cure qu’elle fût occupée.

Parce que, la veille, il y avait eu réception pour quelques hôtes de
choix, la pièce, riche de meubles artistiques, demeurait somptueusement
fleurie, les roses de juin épanouies en profusion dans ces vases
précieux qu’affectionnait le goût de Robert Danestal. Mais quelques-unes
déjà s’effeuillaient et leurs pétales jaunissants se mouraient sur la
soie des tapis, distillant une senteur capiteuse. Pourtant, du balcon
s’épandait un souffle d’air chaud, sous le store encore baissé que le
soleil poudrait d’or, en descendant vers l’horizon, sous la menace de
lourdes nuées d’orage.

France s’assit devant le piano à queue, mais elle ne joua pas. Elle se
mit à feuilleter un cahier de mélodies un peu étranges que, la veille
même, elle avait entendu exécuter par leur auteur, un Norvégien, qui,
très empressé à lui être agréable, les lui avait envoyées le matin même.

--Tout simplement parce qu’il sait combien j’aime la musique et qu’il
m’a vue intéressée par la sienne, avait-elle répondu aux réflexions de
Mme Danestal qui, hantée par le désir de la marier, voyait des
intentions matrimoniales dans le plus insignifiant hommage offert à sa
fille...

Mais sincère avec elle-même, France savait parfaitement que son charme
de femme, tout autant que ses dons d’artiste, avait séduit le robuste
garçon du Nord pour qui elle était la révélation d’une race féminine
qu’il ne connaissait pas encore. Et de même elle savait que la soirée de
la veille avait été pour elle un de ces succès dont les moins vaniteuses
ont conscience...

Elle avait eu l’impression qu’il en serait ainsi quand elle s’était
regardée dans la glace, au moment de quitter sa chambre, svelte dans sa
longue robe de crêpe de Chine blanc qui la modelait avec une hardiesse
discrète; car elle avait, en toute simplicité, la coquetterie de sa
forme très pure, comme les sculpteurs ont l’amour des belles lignes.

Les yeux arrêtés sur l’image que reflétait la glace, elle avait murmuré,
comme s’il se fût agi d’une étrangère:

--Tiens, je suis jolie, ce soir!

Et s’il lui avait fallu, pour la convaincre qu’elle ne se trompait pas,
l’approbation d’autrui, le seul regard de Rozenne surpris par hasard sur
elle, eût suffi pour lui dire que, ce soir-là, même à Colette, elle
pouvait être comparée...

Rozenne... Qu’il avait encore été bizarre avec elle, la veille!... Sa
pensée ramenée vers lui, elle ne songeait plus aux mélodies qu’elle
avait voulu revoir. D’un geste distrait elle reposa le cahier; et, les
mains jointes sur le bois du piano, elle réfléchit... Rozenne avait dû
arriver dans la soirée, vers dix heures et demie, tandis qu’elle
écoutait, avec un plaisir, évident sans doute, la musique originale de
Peer Stavensend. Elle ne l’avait pas vu entrer. Encore un long moment,
elle était restée à causer avec le compositeur, qui la retenait, sans
qu’elle éprouvât d’ailleurs le désir d’interrompre une conversation qui
l’intéressait profondément, puisque c’était un échange d’idées et
d’impressions sur la composition musicale...

--Combien de temps ai-je pu causer ainsi avec Stavensend?... Vingt
minutes, peut-être? songea-t-elle les yeux arrêtés sur le battement
léger du store que la brise soulevait.

Tout à coup, tournant la tête pour répondre à une question de sa mère,
elle avait aperçu Rozenne qui la regardait... Et, dans les yeux, il
avait cette expression qui, bien autrement que les paroles, dit à une
femme qu’elle est mieux que belle...

Mais, en même temps, elle avait remarqué que son visage était celui des
mauvais jours, un visage douloureux et révolté qu’elle avait appris à
reconnaître, même sous le masque impassible que le monde imposait.

Tout de suite, d’instinct, elle aurait voulu aller à lui, qui ne venait
pas même la saluer cependant. Mais elle était prisonnière des
convenances et elle se devait d’abord aux hôtes de son père, des lettrés
illustres, des maîtres artistes qui la recherchaient avec une attention
flatteuse.

Quand elle avait pu, enfin, se trouver près de Claude, elle lui avait
demandé, rieuse et amicale:

--Alors, décidément, vous ne voulez pas même m’honorer d’un pauvre
salut?

--Je me serais fait scrupule de vous enlever à des admirations qui
paraissent vous charmer!

Lui, ne souriait pas; et son accent était âprement ironique. Elle avait
riposté:

--Ne parlez pas ainsi, vous auriez l’air jaloux! Et les amis, vous
savez, n’ont pas le droit d’être jaloux!

--Je le suis, moi; et je ne partage mes amis avec personne...

Elle avait pensé:

«Mais les vôtres doivent être moins exclusifs!»

Seulement, ses lèvres n’avaient pas articulé de telles paroles. Elle
avait dit simplement.

--Je n’aime pas, moi, les amitiés tyranniques...

Sa voix avait quelque chose d’un peu dur; elle l’avait senti et, tout de
suite, regretté... Alors, avec la grâce caressante que, inconsciemment,
elle apportait maintenant dans leurs rapports, elle avait repris, la
voix changée:

--Nous nous disputons comme des enfants! Faisons la paix, voulez-vous?

Il avait eu un haussement d’épaules, avait murmuré:

--A quoi bon?...

Puis il s’était détourné, profitant de ce que Mme Danestal appelait de
nouveau sa fille.

Un moment après, elle avait constaté qu’il n’était plus dans le salon.
Et un regret, aigu à en devenir une souffrance, l’avait meurtrie qu’il
fût ainsi parti, irrité contre elle, si injustement!

Très bas, ses lèvres articulèrent, tandis que ses doigts erraient sur le
piano, le murmure des notes berçant sa songerie:

--Comme il est bizarre avec moi, quelquefois!

Ah! oui, bien bizarre! fantasque d’humeur, parfois rude et agressif sous
les dehors d’une politesse froide; et pourtant, prodigue d’attentions
délicates, toujours... Si attirant d’esprit avec sa pensée admirablement
ouverte et sa sensibilité d’artiste; et de cœur aussi, car il savait
trouver des mots exquis pour lui montrer sa reconnaissance de la
sympathie profonde qu’elle lui donnait, depuis qu’elle savait...

Il ne faisait jamais allusion au tragique événement qui pesait sur sa
vie; et, pas davantage, il ne parlait de son fils. Mais cette
connaissance qu’elle avait de son lugubre secret semblait avoir noué
entre eux un lien dont elle avait conscience--et lui aussi... Vraiment,
pour lui, elle paraissait être devenue l’amie par excellence, à laquelle
il trouvait bienfaisant et doux de venir;--à certaines heures surtout,
quand il avait trop torturante l’angoisse du souvenir... Jalousement
alors, il appelait sa présence, il cherchait le baume de sa compassion,
l’apaisement d’une causerie qui l’arrachait à lui-même, le distrayait,
berçait sa désespérance...

A elle, ces causeries révélaient quelles profondeurs le malheur avait
mises en sa pensée. L’épreuve l’avait guéri de son insouciance, avait
mûri et élargi son esprit de dilettante, élevé sa conception de la vie,
éveillant, en lui, une source vive de sympathie, que des actes
trahissaient, pour la misère des destinées humaines.

Si mal qu’il vécût, au gré des gens d’une rigoureuse sagesse, elle
savait bien que Claude Rozenne avait, à l’heure présente, une valeur
morale bien supérieure à celle que possédait le nonchalant Rozenne
d’autrefois.

Et c’est pourquoi, sans doute, elle trouvait une saveur qu’elle ne se
dissimulait pas à cette amitié d’homme entrée tout à coup dans sa vie;
pourquoi elle pardonnait à Rozenne la dualité de son existence
sentimentale qu’il partageait entre elle et d’autres auxquelles il ne
donnait pas la meilleure part... C’est pourquoi elle ne s’irritait pas
qu’une destinée étrangère vînt ainsi frôler la sienne, s’y mêler avec
une mystérieuse force qu’elle subissait sans révolte... Toujours, pour
faire du bien à une créature éprouvée, elle avait été prête à donner de
son âme sans compter.

Cette fois, du moins, la charité lui était bien facile et apportait dans
sa vie un rayonnement qui l’enivrait subtilement. Elle ne se rappelait
pas avoir, depuis bien des années, passé un printemps comparable à celui
qui venait de s’écouler, ni possédé une pareille intensité de vie
intérieure; ni joui, avec cette force délicieuse, de tout ce qui la
charmait ou de ce qu’elle aimait...

Et sans penser à l’avenir, confiante, elle se laissait emporter par la
course des jours, reconnaissante parce qu’ils étaient bons...

... Ses doigts modulaient au gré de sa songerie...

Mais, tout à coup, elle s’interrompit, avec la sensation qu’elle n’était
plus seule dans la pièce. Elle se détourna, regardant autour d’elle...
Alors, à l’entrée du salon, adossé au mur, elle aperçut Rozenne...

Un choc la secoua. Les prunelles un peu dilatées par la surprise, elle
le contemplait:

--Comment, vous êtes là?... Depuis longtemps?...

--Non, depuis un instant... J’apportais pour votre père des croquis que
je lui avais promis hier soir. J’ai entendu votre piano... Et je suis
entré pour vous offrir quelques fleurs qui m’avaient tenté pour vous...

Sur une table, il y avait en effet une gerbe d’admirables œillets qu’il
venait, sans doute, d’y poser.

Elle eut une exclamation ravie:

--Oh! qu’ils sont beaux!

Dans la chair odorante des pétales, elle enfouissait son visage, si
avidement que des gouttelettes d’eau mouillèrent ses lèvres.

Quand elle releva la tête, elle souriait d’un joli sourire affectueux où
était un peu de malice:

--Ce sont les fleurs de la réconciliation, n’est-ce pas?... Pourquoi
êtes-vous parti sans me dire adieu, hier, comme si vous étiez fâché
après moi de... je ne sais quoi?...

Elle lui tendait sa main qui gardait le parfum des œillets dont elle
avait doucement caressé les pétales. Il se pencha et baisa ses doigts.
Puis, la regardant, il dit:

--Parce que j’étais à bout de résignation, de patience... de vertu...
Mettez le mot que vous voudrez!

Elle s’était rassise sur le tabouret de piano; les plis légers de sa
robe, d’un bleu pâle de lavande, ruisselaient autour d’elle; et elle
l’écoutait, regardant droit devant elle, vers les sombres iris, au cœur
tigré d’or, qui se dressaient sur la cheminée.

Quand il se tut, elle répliqua tout de suite, du même accent où elle
mettait volontairement un badinage gai:

--Avouez, en toute humilité, que vous avez montré, hier soir, un
détestable caractère, sans motif... Et n’en parlons plus.

--Sans motifs? vous pensez, répéta-t-il amèrement. Croyez-vous qu’il y
ait beaucoup d’hommes qui, ayant... une amie telle que vous,
accepteraient de bonne grâce de la voir accaparée par d’autres... de la
voir surtout se laisser très volontiers accaparer!

Elle ne voulut relever que les derniers mots de Rozenne; et, tout en
détachant, de la gerbe, quelques œillets qu’elle glissa dans sa
ceinture, elle dit, très simple:

--C’est vrai, les opinions musicales de Stavensend m’intéressaient
beaucoup... Et elles vous auraient intéressé également si, au lieu de
bouder dans votre coin, vous étiez venu gentiment causer avec nous!...
Vous n’avez pas entendu ses mélodies?... Voulez-vous que je vous en
chante quelques-unes, pour vous tout seul?... J’ai encore un petit
instant de liberté!

--Pourquoi «petit»?

--Parce que... C’est toute une histoire... Asseyez-vous là, près du
piano, et je vous la conte en deux mots... Imaginez-vous que, ces
jours-ci, j’ai reçu une lettre de Marguerite m’adressant, au nom des
Chambry, une bien singulière demande, celle de faire entendre, au
concert de la vente de charité qui aura lieu le 22 juin, mon poème de
_l’Eau dormante_, avec la musique dont je l’ai agrémenté... Cela, pour
l’amour des pauvres!... Vous pensez bien que j’avais décliné l’honneur
trop grand... Et puis, sur de nouvelles instances, de plus en plus
pressantes, j’ai faibli et promis de demander à Marceline Herrène qui a
récité _l’Eau dormante_, il y a trois semaines, chez Colette, si elle
consentirait à la redire à Amiens, par charité! Elle doit venir à six
heures m’apporter sa réponse. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous
disais n’avoir qu’un moment pour vous faire de la musique.

--Oui, je comprends que vous êtes insaisissable toujours et qu’il ne
m’est presque jamais donné de vous voir à mon gré, mon amie...

Oh! ce nom! toujours il la faisait tressaillir, à cause de
l’indéfinissable accent dont Rozenne le disait, avec une sorte de
douceur tendre, qui lui donnait la même sensation qu’un baiser très
aimant mis sur son front ou sur ses cheveux. En l’entendant, elle avait
l’impression d’être chère encore à Claude Rozenne... Et cela lui
semblait bon...

Mais, avec une instinctive volonté de fuir un charme qu’elle ne voulait
pas subir, elle ouvrit le cahier des mélodies et le feuilleta. Alors,
tout de suite, la musique l’envoûta et elle redevint maîtresse
d’elle-même.

Il le sentit et une angoisse crispa tout son être, de l’avoir si près de
lui, et pourtant lointaine, dans cette pièce solitaire, où la senteur
trop forte des fleurs lui montait au cerveau comme une ivresse. Debout
près d’elle, il la contemplait, fine sous le voile de sa robe pâle. Sur
la floraison pourpre d’une gerbe de pivoines, le profil expressif se
découpait d’un trait délicat, le regard voilé par l’épaisseur sombre des
cils ourlés d’or, les lèvres entrouvertes, un peu humides car elle les
mouillait, par instants, d’un preste petit mouvement de la langue, très
jeune.

Elle, absorbée par la musique, ne songeait guère à observer Rozenne.
Elle disait, indiquant deux pages du cahier qu’elle feuilletait:

--Écoutez ces mélodies-là. Elles sont exquises!

A mi-voix, elle les commença; et ce quelque chose de contenu que prenait
ainsi son accent donnait une émouvante intimité aux brèves chansons
d’amour, passionnément plaintives et tendres, que la musique modulait en
sonorités inattendues, d’une expression rare...

Toute vibrante, elle s’arrêta pour demander:

--N’est-ce pas que ces deux pièces sont de vrais petits chefs-d’œuvre?

Il ne répondit pas. Elle leva la tête, surprise, une question aux
lèvres. Mais elle se tut... Dans le regard de Rozenne qui rencontrait le
sien, elle apercevait cette lueur profonde, trouble et brûlante, qu’elle
avait surprise déjà en d’autres regards arrêtés sur elle--expressive
plus encore que l’aveu des lèvres... Seulement dans les yeux de Rozenne
il y avait, de plus, quelque chose de douloureux et de désespéré, de
suppliant...

Et une pensée bouleversa son âme:

--Il m’aime!... Il m’aime plus encore qu’autrefois!

Elle eut la sensation d’une clarté qui l’éblouissait et dont elle avait
peur--que cependant elle souhaitait ne pas voir s’éteindre...

Et ce fut une seconde telle que jamais encore elle n’en avait vécu de
semblable--enivrante à lui donner le vertige, splendide comme ce
couchant, pareil à une gloire, dont elle voyait luire le reflet d’or
incandescent.

Mais aussitôt jaillit dans sa pensée le souvenir de la misérable
créature à qui Rozenne était lié... Et la clarté merveilleuse
s’éteignit...

D’un geste vif elle referma le cahier et se leva. Un frémissement
ébranlait tous ses nerfs. Elle respira profondément, avec un besoin
d’air pur... Puis, d’un accent assourdi un peu, elle dit:

--Et maintenant, laissons la musique, n’est-ce pas?... Je voudrais,
puisque Marceline est en retard, vous lire les vers que j’ai
retravaillés dans le sens que vous m’avez indiqué... Mais, auparavant,
montrez-moi les croquis nouveaux que vous apportez.

Instinctivement elle allait vers le balcon et releva le store. La
lumière du couchant envahit victorieusement la pièce avec une bouffée
d’air chaud qui emporta une seconde la senteur capiteuse des fleurs.

Alors, elle vit Rozenne, debout aussi, le visage altéré, une contraction
aux lèvres, comme s’il eût voulu arrêter d’inutiles paroles, et dans ses
yeux, dont elle aimait le regard, cette expression qui attirait à lui
toute son âme...

Elle eut peur un peu... de lui... d’elle?... Sa pensée n’aurait pu
préciser. Presque impérative, elle répéta:

--Montrez-moi vos croquis!

Il prit le portefeuille qu’il avait, en arrivant, jeté sur une table et
le lui tendit, sans un mot.

Comme si la pensée de Rozenne était devenue pour elle un livre ouvert,
elle y voyait clairement, en cette minute, un détachement absolu pour
les œuvres nées de son cerveau. Celles qu’il lui montrait, parce qu’elle
le voulait, n’existaient même plus pour lui. Seule, une créature
l’absorbait tout entier... Et cette créature, elle en avait l’intuition
souveraine, en cet instant, c’était elle-même... Les mêmes mots alors
palpitèrent éperdument en son cœur: «Il m’aime!... Il m’aime!...»

Ses doigts tourmentaient les œillets glissés dans sa ceinture. Elle se
pencha vers le portefeuille qu’il lui avait ouvert, sur le piano à
queue. Restée debout, elle regardait les feuilles, avec un effort pour
fixer sa pensée qui lui échappait.

Tout à coup, pourtant, son attention se tendit... Un détail la frappait
impérieusement, auquel, dans son trouble, d’abord, elle n’avait pas pris
garde... Mais elle ne se trompait pas... Cette jeune femme qui
apparaissait presque sur chacune des esquisses... c’était elle-même,
elle-même poétisée par le rêve d’un artiste, telle une créature de
songe, soit; mais cependant si reconnaissable! Et avant que sa volonté
eût fermé ses lèvres, elle avait laissé échapper:

--Comme cette femme me ressemble! Vous m’avez fait poser sans me le
dire, n’est-ce pas?... Avouez-le. Pourquoi vous êtes-vous permis cela?

Sans la regarder, il dit:

--Il s’agissait d’une œuvre de votre père...

Elle ne souriait plus. Pourtant, elle reprit d’un ton qu’elle
s’efforçait de rendre léger:

--Alors, cette ressemblance est volontaire?

Il secoua la tête.

--Non, elle n’est pas volontaire... Je n’en avais pas conscience quand
mon crayon a créé. Je travaille toujours au hasard de l’inspiration. Je
ne choisis pas mes figures, elles s’imposent à moi. Il y en a certaines
qui me hantent... Je ne vous ai pas offensée? dites... Vous êtes une
petite muse, comme cette femme à qui j’ai donné vos traits.

Lentement elle dit, les cils abaissés sur son regard:

--Non, je ne suis pas offensée...

Il lui semblait être mécontente que Rozenne eût ainsi usé de son image.
Pourtant, elle éprouvait une joie mystérieuse à lui être si présente
toujours...

--Non, je ne suis pas offensée... Mais cela m’effarouche un peu de me
voir ainsi livrée au public.

--Vous lui livrez bien plus que vos traits quand vous lui donnez des
vers où vous avez mis votre âme... Ah! ces vers-là... Comme je voudrais
les garder pour moi seul, jalousement!... être seul à en connaître
certains dans lesquels vous êtes toute... A cause de cela, sans doute,
ils me sont précieux, comme rien d’autre ne l’est davantage au monde,
pour moi... Et cependant...

--Cependant?... répéta-t-elle presque bas, enveloppée par la caresse des
mots. D’un geste inconscient elle déchirait un œillet dont la senteur
imprégnait sa main. Ses yeux regardaient vers le lointain du ciel
empourpré où s’amoncelaient des nuages lourds, cernés de flamme; mais
son âme attentive était tout près de Rozenne, entièrement à lui...

--Cependant je voudrais pouvoir, dans mes heures mauvaises, vous enlever
à jamais ce don d’écrire, de créer, qui vous fait vivre dans un monde où
vous m’échappez, parce que vous y êtes heureuse seule... Je voudrais
vous enlever, non pas seulement votre talent, mais aussi votre beauté
qui appelle trop de regards...

--Je ne suis pas belle, fit-elle sourdement.

--Ah! si, vous l’êtes!... mais à la façon des glaciers qui se dressent
orgueilleusement en plein ciel, en pleine lumière!... Et je voudrais que
vous fussiez une simple femme, pitoyable et tendre, qui n’ait à donner
que son cœur et en fasse le don suprême à celui qui crie vers elle...

Elle eut un geste pour l’arrêter et, suppliante, elle articula, ses
lèvres tremblaient:

--Mon ami, mon ami, qu’avez-vous donc aujourd’hui?... Vous
déraisonnez!... Ne dites pas de ces choses inutiles et folles qui sont
mauvaises et ne peuvent que nous faire du mal à tous les deux!

Il demeura silencieux... La tentation grondait en lui, si forte! de
crier à France Danestal qu’elle lui était chère, mille fois plus encore
que jadis, quand un juvénile attrait le jetait vers elle... La tentation
aussi, tant de fois éprouvée déjà, de connaître enfin la saveur de ses
lèvres, l’abandon de son corps souple, la douceur des paupières closes
sous le baiser qui les fermerait... Oh! la sentir entre ses bras, sur
son cœur et l’emporter ainsi, vaincue enfin!... pour oublier tout ce qui
ne serait pas elle.

Si vague, la conscience lui demeurait encore que céder à une telle
tentation serait une infamie, à lui qui était aussi misérablement
enchaîné qu’un criminel... Car elle n’était pas une femme brûlée par la
vie, mais une vierge ayant droit à son respect. Et parce qu’il sentait
sa volonté défaillir, il eut peur, à son tour. Résolument, il se leva:

--Vous avez raison; aujourd’hui, je ne saurais vous dire que des folies
que je regretterais ensuite, comme j’ai dû en regretter bien d’autres.
Adieu!

Il s’arrêta. Dans l’antichambre, venait de résonner l’appel du timbre.
Ce devait être Marceline Herrène. Son arrivée allait le sauver de
lui-même... C’était bien!

Comme lui, France avait entendu; et en elle un bizarre sentiment
s’élevait, fait d’un regret aigu et d’une sensation de délivrance.

Claude répéta, d’un accent bas, comme si la tragédienne eût été là,
déjà, pour l’entendre:

--Adieu, ma chère, bien chère petite amie... Faites-moi la charité de
penser à moi avec beaucoup de douceur et de compassion parce que je suis
très malheureux.

Un froufrou de soie bruissait dans la pièce voisine. La porte du salon
fut ouverte. Marceline Herrène entrait, superbe d’allure autant que sous
le péplum grec, dans sa robe soyeuse de Parisienne élégante, un joli
sourire sur le masque tragique du visage où étincelait la flamme des
prunelles. Gaiement, elle s’exclamait:

--Je suis en retard, n’est-ce pas, ma belle petite muse?

Elle s’interrompit à la vue de Rozenne qui, correctement, prenait congé.
France présenta:

--Notre ami, M. Claude Rozenne, à qui mon père va devoir l’illustration
de ses sonnets des _Gloires_!... Vous, Marceline, je n’ai pas à vous
nommer, vous êtes une femme célèbre!

Rozenne s’inclina avec quelques mots qui étaient un hommage pour la
tragédienne. Puis, se courbant très bas, il baisa la main que France lui
tendait. Quand il se redressa, il articula, presque cérémonieux, les
yeux arrêtés sur elle:

--J’enverrai donc à monsieur votre père les autres esquisses.

Elle pencha la tête et dit simplement:

--Merci... Et au revoir.

Marceline Herrène les considérait de ses yeux brûlants dont l’expression
était si franche. Quand la portière fut retombée sur Rozenne, elle
demanda, affectueuse et spontanée:

--Est-ce enfin celui que vous épouserez?...

France eut la sensation d’un choc en plein cœur, et une ondée de sang
courut sur son visage.

--Claude Rozenne n’est pas à marier.

--Ah!

Leurs deux regards se confondirent: celui de la tragédienne
sympathiquement sceptique et curieux; celui de France, large ouvert,
avec une assurance orgueilleuse... Mais, de nouveau, tintaient follement
en elle les mots qu’elle ne pouvait étouffer: «Il m’aime!... Il m’aime!»

--Si ce n’est pas celui-là, que ce soit un autre. N’attendez pas trop
tard pour aimer, France... Ne vivez pas seulement pour être une divine
petite muse... Croyez-moi, un jour ou l’autre, fatalement, vous sentirez
qu’il ne suffit pas à un cœur de femme d’inspirer de beaux vers... Un
cœur, c’est un être qui vit, qui appelle; qui veut sa joie, son bonheur,
ce bonheur comparable à nul autre, et à qui ne suffit pas l’immatérielle
beauté des choses...

Elle se tut une seconde; puis, plus bas, de sa belle voix de contralto,
si aisément émouvante, elle dit, la main sur l’épaule de France:

--Écoutez mon conseil, petite France, aimez, aimez! même dussiez-vous en
souffrir... Et dans votre amour, donnez-vous toute, généreusement, pour
en être enivrée, comme le plongeur se jette dans la mer, pour s’y
perdre!... Autrement, vous arriverez à connaître, un jour plus ou moins
proche, la solitude, l’horrible solitude du cœur, le pire de tous les
supplices, sentir qu’on n’est pour personne au monde, la vie, l’âme, le
tout, l’_Unique_... Aimez, France, pendant que vous êtes jeune; que,
sûrement, il y a des cœurs qui appellent le vôtre... Aimez; quand vous
en aurez connu la douceur, l’ivresse, vous vous jugerez insensée d’avoir
si longtemps voulu vivre dans votre beau rêve glacé!...

Imperceptiblement, France avait pâli et ses paupières s’étaient
abaissées, voilant son regard. Sur ses joues blanches, les cils
battirent très vite, tandis que Marceline finissait avec un sourire:

--Je regrette que ce Claude Rozenne ne soit pas l’élu... Il semblait
fait pour vous... Et je m’y connais en hommes, je vous jure!

Alors, elle eut le fier petit mouvement de tête qui lui était familier
et ses lèvres articulèrent les mots que sa pensée lui criait
impérieusement:

--Je ne veux pas aimer... Je ne peux pas!...

Les yeux de la jeune femme disaient la question que sa bouche ne
prononçait pas. Mais France, changeant de ton, jeta avec une vivacité
gamine:

--Je ne peux pas aimer... Je n’ai pas le temps, j’ai trop de choses à
faire! Chère bonne amie, causons vite de ma requête, voulez-vous?




IX


Une rumeur de curiosité courut à travers la très nombreuse assemblée que
réunissait le concert de charité,--dans l’hôtel particulier qui abritait
la kermesse,--car, sur l’estrade, venait d’apparaître Marceline Herrène
pour dire le poème de Francis Danes.

Dans un mouvement de houle, les têtes se dressèrent. Les regards
féminins étudièrent la sobre richesse de la robe de mousseline de
l’Inde, incrustée de dentelles d’une fabuleuse valeur, tandis que les
yeux des hommes s’attachaient au buste admirable sous l’étoffe souple,
au visage qui semblait modelé dans la lumière, coiffé de cheveux
sombres, tordus sur la nuque en un nœud lourd.

Debout, immobile, une sorte de rêve dans la chaude profondeur des
prunelles, elle semblait écouter le chant que modulait l’orchestre et
par lequel s’ouvrait le poème,--un chant si admirablement adapté au
caractère du poème que, seul, un même cerveau pouvait avoir conçu la
musique et la poésie.

Se penchant vers sa sœur, Marguerite murmura:

--Elle est bien belle!... Tu es gâtée, chérie, d’avoir une pareille
interprète!

France inclina la tête en silence. De loin, elle souriait à Marceline
qui venait de la distinguer dans la foule du public et lui avait envoyé
un imperceptible signe de bienvenue. Puis, elle aussi, se prit à écouter
cette musique qui était la sienne, pour elle, évocatrice puissamment
d’impressions vécues par elle.

L’orchestre venu de Paris, dont elle avait suivi toutes les répétitions,
était vraiment très bon. Mais elle ne l’entendait pas avec cette
attention qui, en d’autres jours, lui faisait sciemment détailler le jeu
des musiciens. Son regard errait sur les rangs des auditeurs, cherchant,
sans qu’elle en eût conscience peut-être, un visage qu’elle n’apercevait
pas. Dans cette réunion du tout Amiens _select_,--où fraternisaient pour
quelques heures armée, magistrature, riche bourgeoisie, voire même
noblesse, protectrice des bonnes œuvres,--presque toutes les
physionomies lui étaient étrangères. A peine elle reconnaissait quelques
femmes rencontrées dans le salon de Marguerite... Devant elle, un peu,
elle apercevait le groupe des Chambry, la petite femme habillée avec un
soin correct et une richesse toute provinciale, assise entre son mari et
son beau-frère... Tous trois, l’air très attentif.

A travers la distance, France sentait, tendue vers elle, toute la pensée
d’Albert Chambry, avec une curiosité et une surprise qui l’arrachaient à
son calme coutumier. Bien vite, il l’avait découverte dans la foule où
elle demeurait discrètement confondue; et, si soucieux qu’il fût des
convenances, il n’arrivait pas à s’interdire de la regarder dès qu’il
croyait pouvoir le faire sans être remarqué--par elle surtout. Il
n’était pas connaisseur en musique et la valeur des harmonies originales
du prélude, dont un mélomane eût été ravi, lui échappait complètement.
Mais l’oreille charmée par les sonorités expressives et colorées du
chant, il écoutait stupéfait, presque désorienté par l’idée que c’était
vraiment cette jeune fille qui avait créé cela, que tout ce public était
réuni pour être enchanté par la beauté de son œuvre de femme--et de
femme de vingt ans à peine!

D’autres, comme lui, de ceux qui savaient quel était Francis Danes,
observaient aussi, avec la même curiosité, la fine créature habillée de
linon rose, coiffée d’une large capeline tout en fleurs, qui se tenait
auprès de sa sœur, comme une fille du monde très bien élevée, auditrice
correcte; de telle sorte que personne, la voyant ainsi, n’aurait pu
soupçonner que c’était elle qui avait écrit cette musique et ce poème.

Elle, ne s’occupait guère de l’attention qu’elle excitait ainsi;
sourdement nerveuse, elle continuait sa recherche inconsciente, parmi
tous ces inconnus... Non, décidément, elle n’apercevait pas Claude
Rozenne. Il n’était pas là!... Il n’était pas venu assister à cette
audition solennelle, devant un public _payant!_ de l’œuvre de sa
«précieuse petite amie», comme il semblait se plaire à l’appeler.
Pourquoi?... Pourtant, il était à Amiens, l’avant-veille encore. De
loin, elle l’avait aperçu, en arrivant de Paris, quand elle sortait de
la gare avec Marguerite... Mais il n’avait pas paru chez sa sœur, bien
que certainement il sût qu’elle était à Amiens, où les plus petites
nouvelles étaient vite colportées.

Alors, il continuait à la fuir, comme il semblait le faire depuis quinze
jours... Même, il se désintéressait de ce qui la touchait.

Ses doigts froissèrent la gaze de son éventail, si fort qu’une paillette
blessa la peau sous le gant.

Alors, soudain, elle s’aperçut de l’impatience où la jetait l’absence de
Rozenne; et irritée contre elle-même, sans remuer les lèvres, elle
murmura:

--Qu’est-ce que cela peut me faire après tout, qu’il soit là ou non?

... Tout à coup, une détente se fit en elle, Marceline commençait le
poème; et son admirable voix, grave et pleine, d’une souplesse
caressante, donnait si merveilleusement aux vers leur relief, leur
couleur; en faisait jaillir, si lumineuse, la pensée, que toute
préoccupation étrangère disparut du cerveau de France, dans la
jouissance aiguë d’entendre l’œuvre de son âme, dite par une artiste
telle que celle-là.

La musique accompagnait la parole humaine, qui, parfois, faisait silence
un moment, pour laisser la mélodie lui répondre; puis reprenait la
légende symbolique, contée en une langue d’une incomparable poésie dont
les moins lettrés eux-mêmes subissaient le charme. Mais France ne
s’apercevait pas de ce triomphant succès de son œuvre, ni des regards
qui allaient à elle, l’auteur!... Même, elle avait oublié l’absence de
Rozenne. Rien n’existait plus pour elle que l’intense plaisir artistique
qu’elle savourait passionnément. Et elle tressaillit dans une sensation
de brusque réveil quand des applaudissements éclatèrent enthousiastes,
alors que l’orchestre achevait le motif final. Marceline, rappelée
éperdument, reparaissait les mains pleines de fleurs, jetant le nom du
poète que saluaient les acclamations.

Avec une malice un peu émue André glissa à sa belle-sœur qui, devenue
toute rose, écoutait, une petite fièvre au fond des prunelles:

--Quel succès! France... Prenez garde, on va vous enlever pour vous
porter en triomphe!

--Avant cela, vite, je me sauve pour aller remercier Marceline qui
mérite bien, elle, d’être portée en triomphe!... Quelle artiste!...
Guite, tu me retrouveras dans le petit salon...

Correctement escortée par son beau-frère, elle se glissait parmi les
groupes qui se formaient; car la première partie du concert était
achevée et les dames patronnesses commençaient la quête dans les rangs
nombreux du public.

Tous les regards invariablement la suivaient, autant parce que la rumeur
commençait à la désigner pour le poète de _l’Eau dormante_ que parce
qu’elle était une très jolie femme, totalement différente des plus
élégantes Amiénoises réunies dans le hall, par son allure et par la
discrète originalité de la toilette créée par son goût.

Elle, indifférente, passait vite; et bientôt elle disparut, entrant dans
le salon où, avant le concert, elle était avec Marceline.

Devant la glace, la tragédienne attachait sa longue mante, déjà prête à
partir.

Elle se retourna au bruit de la porte et sourit à France qui venait à
elle, une clarté rayonnante dans les yeux.

--Oh! Marceline! Marceline! quel don royal vous m’avez fait ce soir
encore!... Je ne connais pas, je crois, de jouissance comparable à celle
d’entendre mes vers récités par vous!

--Alors, vous êtes satisfaite, petite Muse?

D’un geste spontané, France, comme une enfant, enlaça la jeune femme,
jetant un chaud baiser sur son visage... Ardemment, elle admirait son
talent qui, si souvent, était du génie; elle aimait son inépuisable
bonté et, sans effort, elle lui pardonnait les généreuses folies où
l’entraînait son cœur d’amoureuse...

--Je suis, Marceline, comme tous ceux qui vous entendent, ivre de la
musique de votre voix, de vos paroles...

--Mes paroles, ce soir, c’étaient les vôtres, France.

--Oui; mais comme vous les avez dites! Jamais je ne vous remercierai
assez d’avoir bien voulu faire ainsi connaître mes vers... Ah! je
comprends que mon père ne veuille permettre à personne de réciter,
devant lui, certains de ses sonnets qu’il vous a entendus!

Marceline eut un imperceptible recul. Elle se souvenait de la manière
dont Robert Danestal avait jadis souhaité lui témoigner son admiration,
alors qu’elle aimait ailleurs...

Mais ce fut, chez elle, impression fugitive; sa main effleurant les
cheveux de France, elle dit:

--Maintenant que je ne suis plus bonne à rien, France, je vais vite
filer à l’hôtel, car je repars tout à l’heure pour Paris... et voilà la
foule qui va envahir cette retraite afin de vous apporter ses
félicitations...

Du salon voisin, en effet, montait de plus en plus vive la rumeur des
conversations, car l’entr’acte continuait.

--Marceline, attendez une seconde, je vais appeler mon beau-frère pour
vous mettre en voiture.

--Je n’ai besoin de personne. Au revoir, ma chère petite amie.

Elle eut un regard d’affection vers la jeune fille qu’elle avait vue
presque enfant, alors qu’elle-même, en ses débuts au théâtre, venait
réciter des vers chez Robert Danestal, pour se faire connaître... Puis,
soulevant une portière, elle s’échappa, tandis que la porte du salon
s’entr’ouvrait devant Marguerite qui, discrète, demandait:

--Chérie, peut-on entrer?... Tu es seule? Marceline est partie?...
Alors, il est possible de venir te féliciter, sans vous déranger... Oh!
ma petite France, tu peux être fière de toi!... Moi qui viens d’entendre
ce que tous disent, je suis pénétrée d’orgueil!

Elle tressaillait d’une joie maternelle, en lui murmurant cela, tandis
que le salon s’emplissait de visiteurs qui souhaitaient être présentés
au poète de _l’Eau dormante_.

France les regardait; et, sourdement, une pensée lui faisait battre le
cœur d’un regret âpre:

«Pourquoi Rozenne n’était-il pas de ceux-là qui s’empressaient autour
d’elle?... Oh! pourquoi?...»

Jamais elle n’eût soupçonné que son absence pourrait lui être ainsi
pénible; qu’elle aurait, à ce point, trouvé bon, ce soir-là, de
rencontrer son regard avec l’expression qu’elle ne pouvait plus oublier,
de sentir autour d’elle l’indéfinissable sentiment qui lui était devenu
cher...

De se voir fêtée par tous ces inconnus, alors que lui--son
ami!--demeurait invisible, ainsi qu’un indifférent, une sensation aiguë
de désillusion, une tristesse douloureuse s’insinuaient en elle; un
désir, aussi, de fuir ces étrangers, de s’en aller toute seule, dans
l’ombre bleue de la nuit qu’elle apercevait par les portes-fenêtres,
grandes ouvertes sur le jardin...

Pourtant, bravement, elle jouait son personnage de femme célèbre dans sa
petite sphère. Elle répondait, comme il convenait, à tous les
compliments; aux félicitations majestueuses de Lucien Chambry, aux
exclamations enthousiastes de sa petite femme...

Albert Chambry, lui, les laissait parler, attendant qu’il lui fût
possible d’aborder, à son tour, la jeune fille trop entourée. Avec un
regard qui n’avait plus son calme coutumier, il contemplait la jolie
tête expressive, les lèvres souples, les prunelles d’eau bleue, les
moires dorées des cheveux sous la capeline de fleurs. Pour la première
fois, il avait eu l’entière conscience de l’intensité de vie qui animait
le cerveau et l’âme de France Danestal, et il en demeurait ébloui et
troublé.

Soudain rapprochée de lui par un remous dans le flot des visiteurs, elle
rencontra, par hasard, ces yeux qui ne la quittaient plus. Et, sans,
réfléchir alors, avec un petit sourire, elle demanda drôlement:

--Pourquoi donc me regardez-vous ainsi?

--Parce que je vous admire... comme je n’ai jamais admiré aucune femme!

--Rien que cela! fit-elle rieuse, un peu saisie, mais touchée de l’aveu.
Lui-même en avait l’air si stupéfait qu’elle fut amusée, une seconde. Il
commença, suppliant:

--Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie... Je sais très bien que
mon admiration est de mince valeur; mais je vous l’offre bien sincère...

--Et c’est pourquoi elle m’est précieuse. Un jour où nous serons plus
tranquilles que ce soir, vous me direz, n’est-ce pas, en quoi mes vers
vous ont plu?... Cela m’intéressera beaucoup!...

Il sentit la délicate intention d’effacer sa riposte un peu malicieuse.

--Si vous restez quelques jours à Amiens, me permettrez-vous d’aller
vous dire toute mon impression chez madame votre sœur?... Je suis...

Mais France ne l’entendait plus. Quelqu’un, derrière elle, venait de
prononcer le nom de Rozenne, et les nerfs tendus elle écoutait,
oublieuse de l’existence même d’Albert Chambry qui lui parlait. Que
disait-on?

Justement, ce qu’elle-même avait, tant de fois, pensé dans la soirée:

--Il est étonnant que Rozenne ne soit pas ici!

Et, entre haut et bas, la voix de Lucien Chambry prononçait, mordante:

--Rozenne ici?... Vous ne savez donc pas que ce soir Gillette Harcourt
reprend le rôle qui a été son triomphe au commencement de l’hiver? Une
nouvelle _première_ à laquelle ses... admirateurs ne pouvaient manquer
d’assister!

France n’entendit rien de plus; car André d’Humières approchait, lui
amenant un ami qui, à son tour, désirait être présenté. Elle accueillit
cet inconnu comme elle en avait accueilli tant d’autres depuis un
moment, avec une indifférence souriante. Mais les mots qu’il lui disait
lui arrivaient dépourvus de sens. Tressaillante comme après un choc très
douloureux, elle pensait:

«C’est pour cela qu’il n’est pas là!... Je comprends maintenant!»

Ah! oui! elle comprenait... Et c’était si simple!... Ayant à choisir, ce
même soir, entre l’amante et l’amie, «la précieuse petite amie!» ce
n’était pas vers celle-ci qu’il était allé!... De quoi donc
s’étonnait-elle?... Tous, ils étaient pareils, les hommes, elle le
savait bien, depuis très longtemps... Et après tout, il était si naturel
que Rozenne eût agi ainsi... Elle, France, était tellement peu de chose
dans sa vie, dont elle n’avait pas voulu...

--Oh! France, qu’est-ce que tu as?... Comme tu es devenue pâle!... lui
murmura la voix anxieuse de Marguerite.

Un sursaut de colère contre elle-même, contre Rozenne l’ébranla tout
entière. Au hasard, elle dit:

--Je suis lasse de tout ce monde... Et puis, il fait si chaud ici... Je
vais respirer une seconde sur la terrasse. Ne t’inquiète pas de moi, ma
chérie.

Sans attendre la réponse de sa sœur, elle se glissa dehors, sur le
perron qui s’allongeait en terrasse, et descendit les marches.

Le souffle de la nuit l’enveloppa, très doux, odorant d’une senteur de
verdure et de fleur, où dominait l’arome des œillets qui montait d’un
massif tout proche... Un souvenir jaillit en elle; celui de l’après-midi
où Rozenne lui parlait dans le salon si fleuri, qu’il semblait distiller
l’ivresse...

Oui, elle était follement grisée, ce jour-là, quand son cœur bondissait
d’allégresse parce que la croyance était entrée en elle que Rozenne
l’aimait encore, l’aimait plus qu’autrefois... Oh! la stupide
allégresse! dont la seule pensée était pour elle, en ce moment, une
humiliation intolérable... Ah! oublier, oublier, oublier!... Sentir
descendre en elle quelque chose de la grande paix de la nuit...

Autour d’elle, sous le ciel de velours, étoilé à l’infini, c’était un
tel silence, après le vain bruit des conversations!... A peine, le
bruissement léger de la brise, à travers les feuilles. Les allées
fuyaient dans l’ombre des arbres; une seule, qui enserrait la pelouse,
semblait un chemin de lumière, sous le reflet de lune qui argentait
aussi les arbustes...

France détourna la tête pour ne plus voir les fenêtres éclairées qui lui
rappelaient que le monde était là, tout proche, prêt à la reprendre...
Et instinctivement, dans sa soif douloureuse d’être pénétrée--un peu! au
moins...--par cette sérénité des choses impassibles, elle ferma les
yeux,--comme une enfant très lasse qui appelle le repos...

Mais alors, sous les paupières abaissées, des larmes jaillirent et
vinrent mouiller ses lèvres...




X


Septembre s’achevait, avec une température d’été, aux heures lumineuses
du jour; et seul, l’or fauve, l’éclat pourpré des frondaisons disaient
l’approche de l’automne.

Tout particulièrement, Colette était ravie de ces beaux jours
persistants. Elle recevait beaucoup en son château de Chevregny, pendant
la saison des chasses, et elle aimait à pouvoir distraire ses invitées
féminines par de longues promenades en voiture, à travers la jolie
campagne de l’Aisne, tandis que les hommes abattaient le gibier.

--Colette, quel est, en définitive, le programme de la journée? lui
demanda sa mère, comme elle arrivait rejoindre ses hôtes qui, sur la
pelouse, à l’ombre des tilleuls, confortablement installés dans de
larges fauteuils de paille, attendaient que les voitures fussent
annoncées.

La jeunesse était encore dispersée dans les allées du parc. Seules, les
«personnes d’âge» étaient là, rassemblées autour de Mme Danestal: les
femmes causaient; les hommes fumaient ou parcouraient les journaux;
quelques-uns somnolaient un peu, les yeux entr’ouverts sur les lointains
dorés... Tous, en vérité, avaient un air de béatitude parfaite; et, leur
attention réveillée par la question de Mme Danestal, ils regardèrent,
avec des yeux charmés, la belle maîtresse de maison qui approchait,
vraiment digne de toutes les admirations. Habillée de mousseline blanche
ourlée de précieuses guipures, des roses pourpres dans sa ceinture, sa
jolie tête blonde coiffée d’un grand chapeau fleuri, elle réalisait, en
vérité, la vision d’élégance et de beauté qu’elle s’appliquait à évoquer
toujours, ne désirant rien d’autre, pour pouvoir se dire heureuse.

--Ce que nous faisons tantôt, mère?... Eh bien! nous allons goûter au
bois de la Brosse et nous reviendrons par Vauclair. La voiture va nous
attendre à trois heures; mais s’il y a des amateurs de marche, ils
pourront aller à pied jusqu’à la Brosse.

--Nous autres, alors! jetèrent des voix jeunes, celles de la petite
Jacqueline de Tavannes et de son fiancé, Maurice Derombies, qui
passaient, sortant de la bibliothèque, dont l’asile leur était
gracieusement abandonné pour abriter l’intimité de leurs tête-à-tête.

Mme de Tavannes protesta un peu, malgré la grande liberté qu’elle
jugeait nécessaire d’accorder aux fiancés pour qu’ils pussent bien se
connaître.

--Jacqueline, quelle singulière idée d’aller à pied! Tu auras chaud! Tu
seras fatiguée!

--Oh! maman, vous savez bien que jamais je ne suis fatiguée.

--Et puis, tu ne peux ainsi courir les bois seule avec Maurice!

--Eh bien!... nous demanderons à... à... à France de nous chaperonner.
Elle est aussi marcheuse que nous. Je vais l’en prier. Elle joue au
tennis... Ah! la voilà!

Elle venait, en effet, sa raquette à la main, de petites mèches folles
moussant autour du front, sous la paille du chapeau, très rose de
l’animation de la lutte dont le reflet luisait encore dans l’éclat des
prunelles souriantes. Avec sa robe un peu relevée pour le jeu, elle
avait l’air d’une toute jeune fille et elle semblait, absolument, la
contemporaine d’âge de Jacqueline, malgré les quelques années qu’elle
avait de plus.

La petite fiancée avait couru vers elle.

--France, n’est-ce pas, vous voulez bien venir à pied avec nous à la
Brosse? Dites oui, chérie, vous serez si bonne!... En voiture, c’est
tellement ennuyeux!... Nous sommes tous en «paquet» et Maurice et moi,
nous ne pouvons causer!...

France, amusée, se mit à rire.

--Oui... oui, je comprends... C’est convenu, Jacqueline, nous n’irons
pas à la Brosse en «paquet», mais tous les trois, gentiment; et je vous
promets d’être très discrète, de marcher toute seule, en avant, sans me
retourner!

La petite l’embrassa joyeusement.

--France, vous êtes un amour! Maurice, c’est arrangé! Maman, soyez
satisfaite, nous aurons France pour veiller sur nous!...

Mme de Tavannes--qui était paisible et douce--eut un sourire indulgent.

--Allons! bien, bien... Seulement, je trouve que le chaperon n’a pas
l’air plus respectable que les chaperonnés!... Enfin...

--Madame, je suis une vieille fille, vous n’avez pas l’air de vous le
rappeler... Je n’ose plus dire mon âge, glissa France gaiement, tandis
que d’un doigt vif elle détachait les épingles qui avaient raccourci sa
jupe.

--France, vous avez l’air d’une vraie gamine comme Jacqueline.

--Ah! elle devrait bien lui ressembler en choisissant enfin un mari!
soupira Mme Danestal, qui ne se consolait pas de voir sa fille libre
encore du lien conjugal.

Le brillant mariage de Colette était pour elle la félicité quotidienne;
d’autant qu’elle-même profitait fort du luxe de la jeune femme, grâce à
l’aimable bonté de Paul Asseline et à la communauté de ses propres goûts
mondains avec ceux de sa fille.

Aussi, il lui semblait intolérable que France, douée comme elle l’était,
d’une incontestable séduction, ne se mît en peine nullement de trouver,
à l’exemple de sa sœur aînée, un époux fortuné; même plus, eût,
jusqu’alors, laissé échapper avec une indifférence absolue les partis,
quelques-uns vraiment tout à fait «convenables», qui lui avaient été
offerts.

Ce souci mis à part, Mme Danestal se trouvait fort satisfaite de sa
destinée. Elle ne s’inquiétait point de la modeste position de sa fille
Marguerite, puisque celle-ci s’en accommodait. Ses petits-enfants la
ravissaient, ceux de Colette surtout qu’elle se faisait une joie de
«pomponner». Il y avait beau temps qu’elle n’avait plus cure des
excursions--à peu près constantes--de son mari hors du foyer conjugal,
et elle se tenait pour satisfaite de vivre dans le rayonnement de sa
célébrité; à la longue, résignée à le voir dépenser comme s’il eût
possédé d’inépuisables rentes. L’habitude l’avait rendue habile à
réparer tant bien que mal--surtout en apparence--les brèches ainsi
causées dans leurs piètres revenus.

Oui, si France eût été mariée, elle n’eût plus rien désiré. Mais quand
se produirait enfin l’événement tant désiré?...

La jeune fille n’avait pas répondu à l’exclamation de sa mère. Tout en
causant avec Jacqueline et Maurice Derombies, caressant d’un geste
instinctif ses joues encore brûlantes, du bout de ses doigts rafraîchis,
elle regardait approcher son beau-frère suivi d’un domestique porteur du
courrier que venait d’apporter le facteur.

Cinq années d’existence sans souci et de complète félicité--Paul
Asseline n’était pas difficile sur la qualité de son bonheur--avaient
fait de lui un gros garçon souriant et rouge, qui eût pu paraître un peu
vulgaire d’aspect s’il n’avait eu, stylé par Colette, des allures de
parfait homme du monde, et n’avait toujours été habillé à l’avenant.

La mine épanouie, il avançait vers Colette qui respirait discrètement le
parfum d’adulation dont l’entourait sa cour masculine, et lui tendant
une petite boîte:

--Ceci est pour vous, madame, fit-il, la couvrant d’un regard enchanté.
Même après cinq années d’union, il s’étonnait encore qu’une telle femme
lui eût été donnée.

Sans hâte, en souveraine à qui tout hommage est dû, elle prit l’écrin,
trop accoutumée aux gâteries pour s’étonner; un peu ennuyée que devant
tous Asseline fît ainsi preuve de sa générosité. Heureusement, à son
gré, le domestique qui présentait à chacun son courrier distrayait
l’attention; et seule, Mme Danestal suivait avec intérêt les mouvements
de sa fille, dont la calme lenteur, en la circonstance, l’impatientait
un peu:

--Voyons, Colette, dépêche-toi, tu n’en finis pas d’ouvrir cette
boîte!...

--Voici, voici, maman. Quelle curiosité!

Elle pressa le bouton de l’écrin; et sur le velours pâle une bague
étincela d’une somptuosité princière, arrachant à Mme Danestal une
exclamation enthousiaste:

--Oh! Paul, c’est superbe!... Vous comblez votre femme, mon ami.

--Rien n’est trop beau pour elle! Est-ce bien ce que vous désiriez,
Colette?

Elle souriait, regardant les jeux de lumière dans les gemmes
étincelantes, serties avec art.

--Tout à fait bien. Vous vous êtes admirablement rappelé le modèle qui
m’avait plu. Je vous remercie.

Il baisa la main, déjà enserrée de bagues de prix, qu’elle lui tendait.
Puis, heureux de l’idée qu’elle était satisfaite, il reprit, changeant
de ton:

--A propos, Colette, pour ne pas l’oublier, que je vous dise tout de
suite... Le courrier m’a apporté un mot de Rozenne; il m’écrit qu’il ne
peut venir ce soir avec nos autres chasseurs. Il est retenu à Paris par
toute sorte d’affaires, paraît-il, car il part pour l’Espagne le mois
prochain, afin d’y passer une partie de l’hiver.

Une voix masculine jeta:

--Est-ce que les affaires actuelles de Rozenne ne pourraient pas
s’appeler Gillette Harcourt?

--Chut! chut!... glissa discrètement Mme de Tavannes. Nous avons ici des
jeunes filles. Les hommes ne respectent rien!

Colette n’avait pas répondu. Mais son regard, facilement aigu, avait
glissé vers sa sœur. Elle n’aperçut pas le visage de la jeune fille.
Auprès des fiancés qui causaient joyeusement, France regardait vers
l’étang dont la nappe luisait sous le voile des saules; et Mme Asseline
ne vit pas que, dans les plis de sa robe, la main de France s’était
crispée, une seconde, sur les lettres que le domestique venait de lui
remettre.

D’ailleurs, un coup de cloche annonçait que le break était avancé, et
sur le pavé de la cour, on entendait battre le sabot impatient des
chevaux. De la maison, des allées, surgissaient les «jeunes», que le
flirt, le tennis et autres occupations avaient distraits avant l’heure
de la promenade; les femmes, toutes non moins élégantes que Colette.

--Décidément, alors, mes enfants, vous allez à pied? soupira Mme de
Tavannes. Elle avait, pour sa part, horreur de la marche.

--Oh! oui! certes!...

France avait laissé répondre les deux fiancés. Elle demeurait
silencieuse, derrière eux, sans prendre garde qu’autour d’elle rôdaient
quelques membres de la cour masculine de Colette, qui se seraient très
volontiers arrangés de l’accompagner à travers bois. Mais comme elle ne
les y invitait pas, force leur fut de se diriger vers la voiture où,
très empressé, Paul installait les femmes les plus âgées. Les jeunes
bavardaient autour du grand break, tandis que Colette embrassait au
passage ses enfants que la gouvernante emmenait jouer dans le parc. Elle
était fière de son fils qui avait hérité de sa propre beauté, mais
supportait mal que sa fille fût une vraie Asseline.

Du doigt, elle arrangea ses cheveux, sous la capote de batiste; puis, la
dernière avant Asseline, elle monta en voiture. Alors, celui-ci prit
place à côté d’elle. Le valet de pied ferma la portière et s’élança près
du cocher qui, raidi sur son siège, enlevait les chevaux, en maître
conducteur, les faisant évoluer par une courbe savante, dans la cour
seigneuriale. Entre les cils, le regard de Colette brillait avec cette
expression de muet orgueil que lui donnait encore, au bout de cinq
années, la conscience de posséder la fortune qu’elle avait voulue... Une
fortune dont elle jouissait si pleinement, qu’il ne restait pas en elle
place pour le désir d’une vie sentimentale.

France et les fiancés étaient demeurés devant le perron, regardant
sortir la voiture. Quand elle eut disparu, la petite Jacqueline eut un
bond de joie:

--Ah! nous voilà libres!

--Oui, libres de nous mettre en route...

--Oh! France, nous sommes si bien seuls!

--Jacqueline, si nous tardons trop, nous arriverons quand les autres
seront partis...

--Alors, nous irons très lentement?

--Aussi lentement que vous le souhaiterez, mais il faut partir...

Elle avait un impérieux besoin de mouvement et en même temps de
solitude; un désir âpre de voir clair en elle-même et aussi une frayeur
de ce qu’elle y découvrirait.

Ce qu’elle y découvrirait?... Ah! déjà, elle le savait bien, sans même
se le demander. Il lui semblait que tout son être criait son regret que
Rozenne ne vînt pas.

Pourquoi ne venait-il pas?... A cause de Gillette Marcourt, comme on
l’avait insinué? d’une autre, peut-être?... Ou à cause d’elle-même que,
depuis quelques mois, il semblait fuir résolument.

Comme elle l’avait peu vu pendant cet été, et jamais plus dans
l’intimité, depuis le jour de juin où elle avait eu, si forte,
l’impression qu’elle lui était chère, plus encore que jadis...

Elle ne lui avait jamais demandé pourquoi il n’avait pas paru à la
kermesse de charité. Elle avait écouté, sans la relever, l’explication
brève qu’il lui avait donnée à ce sujet, durant un grand dîner chez
Colette; et, très simple, elle avait répondu à ses questions sur cette
soirée dont il semblait, d’ailleurs, connaître déjà tous les détails.

Il avait dû venir à Villers, où elle passait le mois d’août. Et là, non
plus, il n’avait pas paru, écrivant à Paul Asseline qu’un voyage imprévu
l’appelait d’un autre côté. Invité plusieurs fois à chasser à Chevregny,
toujours pour une raison ou une autre il s’était excusé. Et voici que,
de nouveau, il ne tenait pas une promesse qui semblait cependant bien
précise... Elle avait entendu Colette lire la lettre à sa mère, devant
elle.

Pourquoi?... Et pourquoi, aussi, ce désir presque douloureux, à cause de
son acuité sans doute, qu’elle avait de le revoir comme au printemps; de
causer avec lui, longuement, intimement, de ce qui le touchait, lui! de
ce qui l’intéressait, elle!... Pourquoi eût-elle souhaité sentir de
nouveau autour d’elle le frôlement de sa vie, de sa pensée, de son
âme?...

Ah! ce désir, si elle avait voulu se le dissimuler, elle ne le pouvait
plus, maintenant qu’elle se savait encore toute meurtrie de la déception
qui s’était abattue sur elle quand elle avait entendu les paroles de son
beau-frère. Alors, en cette seconde, comme on voit les choses dans une
lueur d’éclair, elle avait compris combien elle l’attendait...

Tout bas, irritée contre elle-même, elle murmura énervée:

--Je suis folle... mais je suis folle!... Que m’arrive-t-il?

Et pour fuir sa pensée elle adressa une question à Maurice Derombies,
qui marchait près d’elle, Jacqueline à ses côtés. Tous trois ensemble,
correctement, descendaient la grande rue du village, suivis par les yeux
des vieilles qui tricotaient devant les portes, par la curiosité des
filles qui les croisaient et se retournaient ensuite pour regarder les
«demoiselles du château».

Puis, les dernières petites maisons laissées en arrière, la route
s’enfonça dans la pleine campagne, d’abord à travers les prairies
veloutées par l’herbe drue; puis sous le dôme léger des arbres, dont le
feuillage se cuivrait çà et là, touché par le souffle de l’automne.

Jacqueline, alors, eut un imperceptible mouvement pour ralentir son pas.
France le vit et tout de suite, elle dit:

--Maintenant que nous sommes à l’abri des regards curieux, je vous
abandonne et vais trotter en avant.

--Vous allez pouvoir en paix rêver à vos vers, mademoiselle France,
lança gaiement Maurice Derombies.

Rêver à des vers!... Oui, autrefois, l’année précédente, même quelques
mois plus tôt, marchant ainsi sous la voûte ombreuse des bois, tachetée
de soleil; ses yeux charmés par la floraison rose des bruyères, par la
verte fraîcheur de l’herbe que foulait son pied, par les lointains
délicatement embrumés, par le bleu du ciel entre la fauve dentelle des
branches; oui, elle eût avancé ravie de la beauté des choses dont elle
eût joui ardemment...

Et aujourd’hui, elle se sentait si indifférente à cette beauté qu’elle
la remarquait à peine. Et cela pourquoi?... Parce que Claude Rozenne
avait écrit qu’il ne viendrait pas, parce qu’elle pensait qu’il allait
partir pour plusieurs mois?...

De quel charme l’avait-il donc enveloppée pour lui donner cette âme
nouvelle qu’elle ne reconnaissait plus pour la sienne, à qui, tout à
coup, ne semblaient plus suffire les idéales jouissances dont elle
faisait son bonheur depuis des années, pourtant!...

Une fois déjà, elle avait éprouvé cette obscure détresse, cet effroi
d’une vérité pressentie, encore cachée en elle. C’était à Amiens, le
soir du concert où elle avait tant regretté que Rozenne ne fût pas;
quand réfugiée un instant dans le jardin désert elle avait, une minute,
sangloté follement, comme on le fait seulement après une déception très
cruelle. Mais depuis, elle s’était reprise... Du moins, elle l’avait
cru. Résolument, elle s’était appliquée à ne plus songer à cet homme
dont la vie appartenait à une autre--à d’autres... Elle s’était donnée à
ses multiples travaux, avec la fougue dont elle était coutumière; à
Villers, elle avait rempli des heures par les longues courses qu’elle
aimait, que son insatiable pensée peuplait d’images et de souvenirs.
Même, elle avait été mondaine, pendant cette saison; elle avait
accompagné Colette au casino pour les soirées musicales ou
théâtrales--elle qui avait horreur des casinos!

Et alors elle s’était crue sûre d’elle-même, échappée au charme que
Rozenne semblait exercer sur elle--à son tour, lui qui, autrefois,
n’était pas parvenu à l’émouvoir. Maintenant...

Elle n’acheva pas et son pied froissa avec colère une branche fleurie
qui avait jailli dans l’herbe. Il lui devenait intolérable tellement de
subir les clairvoyantes révélations de sa pensée qu’elle cessa de
marcher, pour se rapprocher des deux jeunes gens, qui cheminaient en
arrière.

Elle se détourna. Alors elle les aperçut arrêtés au milieu de l’allée,
Maurice le bras enroulé autour des épaules de sa petite fiancée et leurs
deux visages si proches, si proches...

Au mouvement de France, ils s’écartèrent brusquement comme des enfants
en faute, avec des mines saisies et confuses dont elle eût souri en
d’autres jours... Mais elle pensa seulement à l’amour qui joignait leurs
bouches... Elle n’avait vu que l’expression de leurs visages... Et
sourdement, sa pensée précisa, avec une telle netteté qu’une rougeur
empourpra ses joues:

--Je voudrais que Rozenne fût près de moi, marchant dans cette allée,
sous cette ombre... Je voudrais l’entendre me parler, comme il savait le
faire; rencontrer ses yeux avec l’expression qui me dit que je lui suis
chère, très chère... qui semblait me le dire il y a deux mois...

D’un sursaut de volonté, elle tenta de se ressaisir et ses lèvres
articulèrent avec une impérieuse résolution où frémissait sa détresse
éperdue:

--Je ne veux pas penser à lui ainsi... Je ne veux pas... Oh! comment me
guérir?... Comment?

Se guérir de quoi?... De l’aimer?...

Les mots déchirèrent sa pensée... Aimer!... Elle aimait Claude Rozenne!

Là, dans la solitude de ce bois où elle était en face d’elle-même, dont
le silence laissait bien haut parler la vérité, elle ne pouvait plus se
le dissimuler... Oui, son cœur que nul jusqu’alors n’avait possédé, à
cette heure il appartenait tout entier à Claude Rozenne. Depuis deux
mois, sans se l’être jamais avoué, elle l’avait bien compris...

--Je l’aime... mais je ne veux pas l’aimer! Il est le mari de cette
femme... Il est épris d’une autre et il ne songe guère à moi... Je ne
veux pas l’aimer!

Sa bouche tremblante martelait tout bas les mots que nul ne devait
entendre. Paroles vaines! Elle pouvait se révolter sous le joug qui
s’était lentement appesanti sur elle. A quoi bon?... Elle était
vaincue... Lui, Claude, triomphait à son tour. Elle le connaissait, et
par lui!... ce mal d’aimer qu’il avait jadis appelé sur elle... Et
c’était dans son cœur un chaos où se heurtaient l’humiliation, la
colère, la souffrance de sa défaite--et aussi une sorte de joie éperdue
dont elle avait peur...

Ah! si Rozenne eût été libre encore, même se fût-il détaché d’elle,
peut-être, insouciante de l’avenir, elle eût abandonné son âme à cet
amour qui la prenait en maître. Mais l’idée qu’elle aimait le mari d’une
autre femme la révoltait comme une déchéance à laquelle elle se
refusait... Pourquoi... comment l’avait-elle aimé?... Elle avait eu
pitié de lui... Oh! oui, une pitié immense... Pour lui faire du bien,
elle s’était montrée accueillante et douce infiniment, elle lui avait
donné une place dans sa vie... Alors elle l’avait mieux connu; et cette
âme nouvelle qu’elle lui découvrait l’avait peu à peu conquise, si
absolument qu’elle se demandait, avec épouvante, comment elle
recouvrerait jamais sa liberté...

Ce qui lui arrivait, c’était l’histoire de tant d’autres! D’abord
l’amitié... Puis l’amour... Folle, de s’être crue invulnérable, d’avoir
ainsi marché droit devant elle, sans réfléchir, comme une petite fille
naïve et téméraire, elle, pourtant, que la vie mondaine avait faite bien
clairvoyante pour les autres!... Et maintenant, où allait-elle?...
Comment pourrait-elle guérir du mal d’aimer? Elle savait bien, instruite
par l’exemple, à quel prix l’on y échappe. Et puis, tout bas, il lui
semblait qu’elle ne souhaitait pas sincèrement être guérie... Ah!
c’était doux et effrayant d’aimer!... C’était aller, dans un infini de
joie, vers la souffrance... Ah! quelle torture de penser toutes ces
choses!... La solitude silencieuse du bois lui devenait un supplice.
Elle aurait voulu être jetée dans une foule qui l’arracherait à
elle-même, entendre autour d’elle des voix amies qui l’empêcheraient de
songer, de comprendre, de se souvenir...; être comme les insectes
qu’elle regardait voler dans la lumière, comme les feuilles luisantes de
soleil, comme l’herbe que sa robe courbait, comme la terre insensible...

Ses mains, qu’une angoisse faisait trembler, sentirent tout à coup le
frôlement des lettres qu’elle avait glissées dans sa poche, d’un geste
machinal, quand elle les avait reçues, au moment de sortir. Elle se
souvint... Sur l’une des enveloppes, elle avait reconnu l’écriture de
Marguerite... Puis elle avait oublié cette lettre comme le reste du
monde. Peut-être, en lisant la causerie de sa sœur, elle allait calmer
un peu la fièvre qui tendait tous ses nerfs...

Elle déchira l’enveloppe. Mais ses yeux seuls lisaient les lignes
affectueuses de la jeune femme qui lui rappelait qu’elle l’attendait aux
premiers jours d’octobre et lui donnait de menus détails sur les
enfants. En finissant, elle racontait encore:

«Que je te confie aussi, ma chère aimée, une nouvelle apprise par
hasard, hier, de source très sûre, dont je suis encore toute saisie. Il
paraîtrait qu’il y a six semaines environ la femme de Claude Rozenne est
morte subitement dans un accès de folie. Je ne suis pas sûre qu’elle ne
se soit pas tuée; mais je n’ai aucuns détails. Rozenne t’avait-il parlé
de cet événement dont sa mère ne m’a rien dit, convaincue, sans doute,
que j’ignorais la situation de son fils...»

France releva la tête avec l’impression qu’elle rêvait... Et pourtant,
c’était bien dans la réalité qu’elle marchait, suivant une longue allée
moussue, la lettre de Marguerite dans les mains, sans tourner la tête,
pour ne plus troubler les jeunes gens qui cheminaient derrière elle...

Était-il possible que Rozenne fût libre tout à coup, libre de
recommencer sa vie, délivré de l’horrible lien... Libre!... C’était
tellement inattendu, stupéfiant, inouï, qu’elle répétait le mot,
machinalement, pour se convaincre qu’il enfermait la vérité... Libre!

Il était libre... Et à elle, qu’il appelait son amie, il n’avait rien
dit d’un événement si grave... Il n’était pas venu à Villers, alors
qu’elle s’y trouvait; il se refusait à paraître à Chevregny où il savait
la retrouver... Et il partait pour plusieurs mois en Espagne...

Ah! quelle preuve de plus lui eût-il fallu qu’elle s’était stupidement
imaginé être encore aimée par lui... Peut-être, tout simplement, dans un
désir de revanche, il s’était juré de la conquérir, alors qu’il était
enchaîné à une autre femme; puis, du jour où il avait recouvré son
indépendance, il s’était dérobé, trouvant sans doute le jeu dangereux,
n’ayant plus besoin d’une amie compatissante..., vengé parce qu’il
lisait en elle, avant elle...

Une ondée de sang lui monta aux joues. Elle eût voulu pouvoir arracher
d’elle-même jusqu’au souvenir de Claude Rozenne, oublier qu’il
existait... Oublier!... Est-ce que cela se pouvait ainsi, à volonté!...
Comment ferait-elle pour y parvenir?...

... Presque à ses côtés, s’éleva la voix de Jacqueline qui accourait
vers elle:

--France! France! ne rêvez plus... Chérie, nous voilà arrivés... Vous
allez toujours droit devant vous; il faut tourner...

Avec un regard de songe, France contempla les deux jeunes gens, puis
l’admirable cirque de verdure qui entourait la clairière où le goûter
était dressé; et, sur l’herbe, les groupes dont les voix arrivaient à
son oreille. Il lui semblait que tous étaient des étrangers pour elle
qui revenait de si loin qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même...




XI


Sous le jour blafard de la gare, France aperçut son beau-frère qui
l’attendait, seul, sans Marguerite.

Et, tout de suite, il lui dit, serrant affectueusement ses deux mains:

--Vous excuserez votre sœur, n’est-ce pas, France, de n’être pas venue
vous recevoir? Elle est restée auprès de Bébé qui, hier, nous a donné
une grosse alerte, avec une espèce d’attaque de faux croup. Nous avons
eu très peur.

--Mais maintenant, vous êtes tranquillisés? questionna France anxieuse,
avec l’intuition des minutes d’angoisse vécues par sa sœur.

--Oh! oui, heureusement. Le médecin nous a tout à fait rassurés ce matin
et, en même temps, il nous a certifié qu’il n’y avait aucune imprudence
à vous laisser venir... Sans quoi, nous vous aurions télégraphié.

Elle eut un geste d’indifférence.

--Les grandes filles comme moi n’attrapent pas le faux croup! Seulement,
j’ai peur de vous embarrasser si Bébé est encore malade...

--La crise est passée; demain, elle sera remise. N’ayez aucun regret.
Marguerite se fait une telle joie de vous avoir quelques jours... Vous
êtes un oiseau fugitif, France.

--Mon ami, je fais ce que je puis!... Vous voyez, cet été encore, je
suis venue...

Elle s’arrêta court. Tout de suite, le souvenir se ravivait en elle--si
fort!--de cette soirée où, pour la première fois, elle avait souffert de
voir Rozenne demeurer loin d’elle.

Rozenne!... toujours Rozenne!... Ah! quels jours troublés elle lui avait
dus, pendant ces dernières semaines surtout! Jamais jusqu’alors elle
n’en avait traversé de semblables... Où était sa sérénité d’antan, ses
joies idéales quand son travail la ravissait, quand elle vivait
soucieuse seulement des jouissances de l’esprit, des œuvres d’art qui la
passionnaient et qu’elle les goûtait sans désir d’autres bonheurs... Ah!
qu’il était fini, ce temps-là!

Comme toute sa volonté était impuissante--autant que celle d’un petit
enfant--pour lui rendre son indépendance d’âme!

Tous, heureusement, l’ignoraient; mais elle savait bien, elle, qu’elle
n’était plus qu’une pauvre petite créature dont l’amour avait fait sa
proie. Elle disait encore: «Je voudrais guérir!»

Parole menteuse! Maintenant que Claude Rozenne était libre, elle avait
perdu le désir âpre et désespéré de guérir. Son mal lui était précieux,
bien qu’elle sentît sans relâche la blessure dont elle souffrait, comme
d’un cilice qui aurait enserré son cœur.

A Amiens, peut-être, enfin, elle allait le revoir; apprendre quelque
chose de lui, de ses projets; savoir le pourquoi de son silence, de ses
absences, de son départ...

Et tandis qu’elle causait avec son beau-frère, instinctivement, dans le
jour qui tombait, elle observait les rares passants sur les boulevards à
peu près déserts où les feuilles mortes s’écrasaient, tout humides, sous
les pas. Mais nul ne ressemblait à Rozenne.

Confusément, elle songeait à cette fin de jour printanière, où revenant
de chez les Chambry elle l’avait rencontré... Tout de suite, alors, il
s’était pris à marcher près d’elle. Comme en ce temps-là elle était sûre
d’elle-même... Et comme lui, se montrait avide du peu qu’elle voulait
bien lui donner...

Encore une fois, elle pensa ce qu’elle s’était répété si souvent depuis
quelques semaines:

«Si j’ai mal agi envers lui autrefois, c’était sans le savoir... Je ne
mérite pas d’être punie pour cela!... Où vais-je maintenant?...»

Elle éprouvait l’épouvante et le vertige d’un être qui se voit emporté
par un courant irrésistible, ignorant sur quelle rive il sera jeté.

Elle secoua la tête pour échapper à la hantise du souvenir. La nuit
venait; des réverbères s’allumaient dans l’obscurité grandissante.
Protégée par l’ombre, elle laissa jaillir la question qui lui brûlait
les lèvres:

--Est-ce que Claude Rozenne est ici?

--Il y était avant-hier encore. Je l’ai entrevu... Je dis «entrevu», car
il paraît dans une crise de sauvagerie et ne nous honore pas de ses
visites. On m’a dit qu’il allait passer l’hiver en Espagne.

Encore ce voyage! France eut un frémissement, mais elle ne questionna
pas davantage son beau-frère et se reprit à parler du mal qui, la
veille, avait subitement frappé le bébé.

--Marguerite ne s’est pas trop affolée?

--Elle?... Ah! vous la connaissez... Jamais elle ne se plaint ni ne se
révolte. Sur sa pauvre figure décolorée, je voyais son inquiétude; mais
elle ne songeait qu’à soigner Bébé comme avait dit le médecin.
Marguerite! C’est le courage même, un admirable courage très simple,
sans phrase, ni éclat!... Ah! comme elle mérite que le mieux ait
continué!

--Nous allons le savoir... Nous arrivons!... Oh! Guite, es-tu
tranquillisée? jeta France courant à sa sœur qui apparaissait au coup de
sonnette.

--Oui, grâce à Dieu!... Le médecin sort d’ici et m’a répété que tout
danger était écarté. C’est bien bon!... Comme cela, chérie, je vais
pouvoir jouir, le cœur en paix, de ta chère présence.

Elle souriait à sa jeune sœur avec un air de joie, insouciante que la
lampe éclairât l’altération de son visage. France la regarda avec une
tendresse compatissante.

--Guite, tu as bien besoin de te reposer après cette alerte!

--Bah! ce n’est rien... Le tout est que le mal ne soit plus qu’un
souvenir. Mais c’est vrai, qu’André et moi, nous avons passé une dure
nuit!... Je voulais qu’André allât se reposer, puisque je restais
debout. Mais il n’a jamais voulu me laisser seule.

--Il a eu joliment raison!

--N’est-ce pas, France? Dites donc à votre sœur que je ne mérite pas
d’être traité comme l’aîné de ses poupons.

Il avait dit cela si plaisamment que tous trois se mirent à rire; et
France envoya un coup d’œil amical à son beau-frère. La certitude
pénétrait en elle qu’André devenait vraiment pour Marguerite l’époux
qu’elle avait souhaité.

Le miracle s’était donc accompli; le généreux amour de la jeune femme
avait peu à peu transformé l’homme égoïste et léger par qui elle avait
connu des heures bien cruelles.

Dans cette atmosphère familiale, la fièvre de France tombait un peu.
Cette nuit-là, elle dormit plus calme qu’elle ne l’avait fait depuis
bien des nuits. Auprès de Marguerite, elle retrouvait toujours la
sensation d’apaisement et de sécurité qui lui était si bonne au temps de
sa jeunesse. A son réveil, elle jouit d’être enveloppée par la
tranquillité berceuse de la province; d’entendre, pour tout bruit, de
rares appels de marchands dans la rue, et, dans la maison, la douce voix
de Marguerite qui donnait des ordres, son pas glissant sur le parquet,
et les bonds joyeux de Bob qui courait comme un poulain échappé, à
travers le couloir. Il ne tarda pas, d’ailleurs, à venir gratter, de
façon discrète, à la porte de «tante France», pour recevoir la
permission d’une petite visite. Elle venait de se lever et dit:

--Entrez!

Il adorait la voir ainsi en sa longue robe flottante du matin, ses
cheveux sur les épaules, retenus à demi par un ruban; et sautant autour
d’elle, il cria, ravi:

--Tante France, vous êtes gentille!... Vous avez l’air d’une petite
fille!... Et puis, vous sentez bon comme une fleur!...

Dans sa joie, il appela sa sœur:

--Étiennette! Étiennette! Viens voir tante! Elle veut bien! Tu peux
arriver!

La petite, qui rôdait aussi autour de la chambre, accourut vite, un peu
timide d’abord, puis bientôt enhardie, pour regarder avec son frère, la
mine curieuse, les jolis bibelots échappés du sac de voyage--ce fameux
sac d’où, la veille, étaient sortis pour eux joujoux et bonbons.

Alors France, redevenue enfant, se prit à jouer avec ces petits qui la
dévoraient de caresses et de baisers, et, finalement, s’assit par terre,
comme eux, pour leur conter une merveilleuse histoire qu’ils écoutaient
les lèvres entr’ouvertes, buvant ses paroles. Avec peine, elle put les
décider à partir quand, l’heure avançant, elle dut les renvoyer pour
s’habiller. Mais ces instants d’enfantillage avaient été pour elle une
détente bienfaisante.

Le bébé était vraiment remis et sa figure menue, un peu pâlie, s’égayait
aux jeux turbulents de Bob et d’Étiennette.

--Guite, veux-tu que je les emmène promener? proposa France après le
déjeuner, voyant un rai de soleil filtrer entre les nuées grises.

--J’aimerais mieux que tu accompagnes André, qui a besoin d’aller
demander un renseignement chez les Chambry. Ils sont encore à leur
campagne de Dury. Cela te ferait du bien, une promenade à travers
champs; tu es un peu pâle, ma petite France. L’air de Chevregny ne
paraît pas t’avoir très bien réussi.

France détourna la tête, tressaillante, avec une frayeur de la
perspicacité de sa sœur. A quoi bon trahir son secret?... Marguerite ne
pourrait rien pour lui ramener Rozenne s’il ne l’aimait plus. Alors elle
se devait à elle-même de bien cacher sa défaite. Pas encore elle n’avait
parlé, avec la jeune femme, de Rozenne ni des tragiques circonstances
qui lui avaient rendu sa liberté, car Marguerite était absorbée par son
enfant, et elle eût mieux aimé apprendre tout par André. Aussi,
volontiers, elle se laissa tenter par la proposition de sa sœur. Mais le
même besoin de mouvement qui, à Chevregny, l’entraînait en
d’interminables courses, lui fit refuser la voiture qu’André lui offrait
pour la conduire à Dury.

Elle préférait mille fois marcher sur la grande route qui fuyait entre
des plaines sans fin, balayée par la brise humide, presque tiède, dont
le souffle jetait les feuilles roussies sur la terre, détrempée par les
pluies récentes. Le pâle soleil s’était perdu sous un voile de nuées, et
le ciel, ouaté de brouillard, était d’un gris morne, lourd d’averses,
strié par des vols noirs de corbeaux.

Ses yeux errant sur les lointains embrumés, où s’estompaient quelques
bouquets d’arbres, des meules isolées, brunies par les mauvais temps,
France causait avec son beau-frère, la pensée distraite, cherchant à
engourdir, dans la griserie de l’air qui battait son visage, le désir,
douloureux comme une soif, de savoir enfin quelque chose de Rozenne.

Un sursaut, tout à coup, la secoua. André lui demandait, du même ton de
causerie:

--Marguerite vous a-t-elle raconté que Mme Rozenne lui avait parlé de la
fin inattendue de sa belle-fille?

Ah! enfin, elle allait donc savoir... Enfin!... S’appliquant à ne pas
laisser frémir sa voix, elle dit:

--Non, Marguerite n’a pas eu encore le temps de me raconter cela...
Comment est-ce arrivé?

--Dans une crise de cette malheureuse. Elle s’est échappée et est allée
se jeter dans un étang proche de la maison où elle était gardée.

--Et elle s’est noyée?

--Non. On l’a sortie vivante de l’eau. Mais elle avait été saisie par le
froid. Elle a eu une congestion qui l’a emportée...

Tout bas, France murmura:

--Pauvre, pauvre créature!

Vaguement, elle entendait André déclarer bien heureux pour Rozenne
d’avoir été libéré ainsi d’un épouvantable mariage, et d’autres choses
encore auxquelles son esprit ne parvenait pas à donner attention, tant
ses propres pensées l’absorbaient.

Heureusement, pour la dispenser de poursuivre cette conversation, le
petit village de Dury apparaissait et, par delà les arbres du parc, se
dressait la toiture effilée du château.

Tous les dimanches, jusqu’à la fin de l’automne, la jeune Mme Chambry,
sur le désir exprès de son mari, y recevait ceux de ses amis amiénois
que tentait une promenade à la campagne ou une partie de tennis. Et le
domestique qui apparut, appelé par la cloche de la grille, expliqua tout
de suite, introduisant les visiteurs:

--Madame reçoit dans le parc. Si mademoiselle et monsieur veulent me
suivre...

France enveloppa d’un œil charmé les perspectives ombreuses auxquelles
le feuillage d’or roux donnait l’aspect d’un paysage de féerie. A son
beau-frère, elle murmura, distraite un instant d’elle-même:

--C’est joli, ici!

--Oui, le parc est très beau... Vous allez voir...

Guidés par le domestique, ils traversaient de grandes allées paisibles
qui s’allongeaient entre les pelouses décorées de statues un peu verdies
par la mousse, et les massifs admirablement fleuris de chrysanthèmes
dont la senteur d’automne imprégnait l’air. Une rumeur joyeuse montait
du tennis, et les exclamations des joueurs arrivaient, coupées de rires
et d’éclats de voix.

L’allée tourna et le large espace sablé apparut, enserré par la fragile
muraille du filet, derrière lequel se mouvaient des hommes en tenue de
jeu, des jeunes filles en jupe courte qui bondissaient, alertes, suivant
le caprice des balles.

Devant le _tennis court_, Mme Chambry était assise au milieu du groupe
de ses visiteurs, de la phalange des parents qui chaperonnaient les
joueuses.

A la vue de France, elle se dressa, rose de saisissement, avec un cri de
plaisir:

--Oh! vous êtes à Amiens?... Quelle bonne surprise de vous voir! Que
vous êtes aimable d’être venue jusqu’ici!... Seulement je suis désolée
que mon mari ne se trouve pas là pour vous recevoir; il est à la chasse.
Mais mon beau-frère, du moins, est des nôtres!

Oui, il était là; et il contemplait France avec une sorte de stupeur
ravie. S’il eût été aussi sincère que sa jeune belle-sœur, il se fût,
lui aussi, écrié, envahi par une allégresse à laquelle il était livré
tout entier:

--Oh! la bonne surprise... Est-il possible que ce soit bien vous!...

Cependant, toujours correct, il s’appliquait à ne rien trahir de
l’émotion qui vibrait en lui comme un hosanna; et simplement, il saluait
France par quelques mots de bienvenue courtoise. Inutile effort!
Clairement, avec son intuition de femme, elle le devinait bouleversé par
son apparition imprévue, car il ne pouvait commander à l’expression de
ses yeux, de sa bouche, au timbre de sa voix. Se pouvait-il vraiment
qu’elle eût produit pareille impression sur ce garçon si calme?...

--Mademoiselle France, vous allez faire une partie de tennis, n’est-ce
pas? proposa, un peu timide, Mme Chambry, qui ne savait comment montrer
à la jeune fille son plaisir de la voir chez elle. Tout à son gré, elle
eût voulu pouvoir causer avec cette France Danestal à qui elle avait
voué une enthousiaste admiration. Mais elle se devait à ses autres
visiteuses, de respectables mères de famille qui eussent trouvé très
mauvais de voir la maîtresse de maison empressée auprès de l’élégante
Parisienne dont elles examinaient avec une attention aiguë le sobre
costume tailleur, d’un brun fauve, moulé sur sa forme souple, la toque
de faisan doré dont les ailes avaient le chaud reflet des feuilles
d’automne.

France n’était nullement tentée de se mettre à jouer avec ces jeunes
gens inconnus et elle préféra la promenade dans le parc que la jeune
femme proposait à ses visiteuses, craignant pour elles le froid si elles
s’attardaient à contempler les joueurs. Ah! que France eût aimé s’en
aller seule, à sa fantaisie, dans les belles allées dont l’automne
poudrait les branches d’or et de pourpre! Mais quel inutile vœu! Il lui
fallait poliment tenir des propos quelconques avec les respectables
dames qui se complaisaient dans la paraphrase des menues nouvelles
amiénoises...

--Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous faire les honneurs de
notre parc?

Près d’elle était Albert Chambry. Résolument il avait laissé les
joueurs, les vieilles dames, les spectateurs masculins, parmi lesquels
André d’Humières; et, comme au printemps, alors qu’il la conduisait vers
la filature, par le jardin fleurissant, il marchait lentement, à ses
côtés.

Elle sourit:

--Votre parc est beau comme un jardin des fées, ainsi vêtu par
l’automne!

--Réellement, il vous plaît?... J’en suis très heureux!... Je l’aime
comme un ami. Quand j’étais enfant, il était mon univers, et un univers
enchanté où je connaissais l’ivresse de me sentir, de me croire libre!
Plus tard, ses allées discrètes ont reçu la muette confidence de mes
espoirs... Oui, ce parc renferme vraiment quelque chose de ma vie
même... Et il me semble que je fais un rêve qui, éveillé, m’aurait
semblé irréalisable, en vous y voyant marcher ainsi près de moi!...

Elle l’écoutait, surprise. Jamais elle n’eût imaginé que le correct
Albert Chambry pût ainsi sortir de sa réserve, surtout avec elle,
presque une étrangère pour lui. S’il donnait à ses paroles une forme un
peu trop littéraire, le sentiment qui les inspirait paraissait très
sincère; et, séduite par cette sincérité, elle dit avec un abandon
amical:

--Je vous envie de posséder ainsi un petit empire, tout peuplé de
souvenirs chers!... Moi, dans tous les lieux que j’ai aimés, j’ai
presque toujours été seulement une passante et j’ai laissé un peu de mon
cœur à des paysages que je ne reverrai peut-être jamais... Aussi quand
il me faut partir, sans espoir de retour, j’éprouve toujours une vraie
sensation de déchirement. Et maintenant, j’en arrive à ne plus souhaiter
voir certains pays lointains, dont j’ai rêvé passionnément!... parce que
j’ai conscience de l’angoisse que j’aurai à les quitter, sachant n’y
plus revenir jamais.

A son tour, il l’écoutait attentif, heureux qu’elle lui livrât ainsi
quelque chose de sa pensée intime. Il reprit:

--Je crois que le déchirement dont vous parlez, on peut l’éprouver même
avec la vision du retour... J’en ai eu la sensation, cet été même, quand
ayant accepté un mandat de député j’ai pris conscience nettement que je
venais de renoncer à vivre désormais uniquement à l’ombre de ma vieille
cathédrale, pour me lancer... dans un inconnu plus ou moins hostile...

--C’est vrai, vous êtes devenu député depuis notre première rencontre!
Alors la politique vous tentait?

Elle levait vers lui de grands yeux, gaiement sceptiques et moqueurs. Il
dit, un peu lentement:

--Non, pas la politique...

Elle eut, pour lui, un sourire de sympathie et se reprit:

--Vous avez raison. Ce n’est pas la politique qui vous a attiré. C’est,
je suis sûre, le désir de pouvoir mieux défendre les intérêts de vos
ouvriers!

Mais il secoua la tête. Son visage était grave et ses yeux contemplaient
le visage de France avec une sorte de douceur ardente:

--Ce n’est pas cela, non plus. Je ne puis vous laisser une aussi haute
opinion de ma générosité. Ce serait hypocrisie... Non, si j’ai tant
souhaité être nommé, ce n’est guère pour mes ouvriers...

Il s’arrêta encore, comme s’il hésitait à poursuivre. Le regard de
France, entre les cils, filtrait surpris vers lui qui, maintenant,
avançait près d’elle, silencieusement, sans prendre garde que le groupe
des promeneurs ne les suivait plus. Au hasard, tous deux suivaient de
petites allées désertes qui semblaient fuir indéfinies, vers la longue
charmille que l’automne dorait magnifiquement. Dans l’air humide,
tintait la sonnerie des cloches, annonçant le _Salut_ à l’église de
Dury.

La voix d’Albert Chambry s’éleva de nouveau et son accent avait quelque
chose de résolu, de vibrant aussi, apportant l’écho de quelque obscure
émotion dont il n’était pas maître:

--Il vaut mieux que, dès maintenant, vous sachiez la vérité; j’étais
décidé à vous la dire... bientôt... Ce n’est ni par ambition, ni par
philanthropie que j’ai souhaité obtenir la députation...

Il s’interrompit encore; mais ce ne fut qu’une seconde et il acheva:

--... C’était à cause de vous.

--De moi?...

--Oui, de vous...

Elle le considéra, stupéfaite. Il avait pâli; mais ses traits avaient
une expression de calme volonté.

Où prétendait-il en venir? Lui, n’était pas un _flirt_ prompt à faire
entendre de vagues déclarations aux jolies filles sans dot. Ses paroles
étaient réfléchies, mesurées; il en acceptait la responsabilité.

Alors... quoi?... Se pût-il que cet homme sagement pondéré fût cependant
un romanesque et se fût épris de la fuyante Parisienne que le hasard
avait quelquefois rapprochée de lui?... Si vraiment elle était devenue
plus qu’une passante dans sa vie, il valait mieux qu’elle le sût pour
lui enlever une inutile espérance. Et, avec une gravité pensive, elle
dit:

--Je ne comprends pas pourquoi, à cause de moi, vous avez désiré venir à
Paris...

--Vous ne comprenez pas que j’ai désiré me rapprocher de vous... parce
que j’espérais ainsi parvenir... oh! peu à peu! lentement! à réaliser un
rêve auquel je pense, à toute heure, je puis dire... dès que je suis
seul avec moi-même surtout... Un rêve qui est entré en moi, dès le
premier jour où je vous ai vue peut-être, mais sûrement cette après-midi
où vous êtes venue à la filature... Vous vous souvenez?

Elle écoutait la tête un peu penchée, regardant la terre brunie sous la
rouille des feuilles; et elle pensait, non pas à Albert Chambry, mais à
celui qui, jadis, dans le crépuscule d’été, l’avait suppliée de devenir,
pour lui, l’_Unique_... Comme une enfant ignorante et folle, elle avait
refusé de l’entendre, dédaigneuse de l’amour humain, ayant cette foi
orgueilleuse que le travail, le culte du Beau suffiraient à lui donner
le bonheur... Aujourd’hui, elle savait la vérité; impérieusement, le
cœur veut plus... Et pour cela, elle avait pitié--ah! grand’pitié--de
cet homme qui, peut-être aussi, allait souffrir par elle.

Lentement, après Albert Chambry, elle répéta:

--Oui, je me souviens du jour dont vous parlez. Je voudrais connaître le
rêve qu’il vous a apporté. Je crois que je puis vous le demander,
puisque vous semblez dire que j’y suis mêlée...

--Vous n’y êtes pas seulement mêlée, vous en êtes l’âme même. Ce rêve,
je vous l’avoue, avec tout l’infini respect que j’ai pour vous, parce
que je ne sais quand il me sera encore donné de vous voir seule... Ce
rêve... c’est qu’un jour vienne où vous consentirez à me confier votre
vie pour que j’essaie de vous rendre tout le bonheur que vous me
donnerez ainsi...

Une légère flamme monta au visage de France. Ce qu’Albert Chambry lui
disait depuis un instant, elle était certaine qu’il allait le lui
dire... Tous deux s’étaient arrêtés. Dans les déchirures de la charmille
qui les enveloppait du voile fauve de son feuillage, elle apercevait, au
delà des plaines, le lointain de la ville où la vie les appelait... Mais
lui, la regardait seule, une expression de prière dans les yeux.

Avec effort, elle articula:

--Vous souhaitez faire de moi votre femme, mais...

--Mais je ne suis pour vous qu’un indifférent... Je le sais... Aussi, je
n’ai pas l’espérance orgueilleuse et insensée que vous allez ainsi, tout
de suite, accueillir la demande que je vous conjure seulement de ne pas
oublier. Je n’espère que dans l’avenir.

--Alors... alors pourquoi m’avez-vous parlé aujourd’hui?

--Est-ce qu’on est toujours maître de ses résolutions? Je vous ai vue
apparaître tout à coup, quand je vous croyais très loin... Et cette joie
inattendue a jeté en moi la terreur de vous perdre, si je me taisais
plus longtemps... Et puis, je me suis trouvé seul avec vous dans ce parc
où vit ma jeunesse; où, pendant ces derniers mois, j’ai tant pensé à
vous... Et mon secret m’a échappé... Ne me répondez pas... En ce moment,
je le sais, vous direz _non_ à ce que je désire... comme je n’avais
encore rien désiré au monde!...

Elle murmura, tressaillante:

--C’est vrai, je ne souhaite pas me marier...

--Maintenant, oui... Mais il faut penser à l’avenir... Croyez-moi.

L’avenir!...

Elle eut un faible geste d’épaules. Toute son âme s’enfuyait vers
Rozenne.

Ah! Dieu, pourquoi l’aimait-elle ainsi?...

Elle s’était remise à marcher dans la charmille, lumineuse sous son
feuillage de légende. Au loin, les cloches sonnaient toujours et leur
chant semblait emplir l’infini pâle du ciel d’automne.

Albert Chambry répéta avec une autorité douce:

--Oui, l’avenir, il faut y penser! En ce moment, comme vous êtes très
jeune, vous n’y songez pas. L’heure présente vous suffit, parce qu’elle
est bonne... Vous avez près de vous votre mère, votre père... Vous ne
connaissez pas la solitude!... Mais qu’ils vous manquent, vous
regretterez de n’avoir pas votre foyer à vous; de ne pas sentir autour
de vous une protection très tendre, dévouée infiniment, qui remplace
celle des parents que vous avez aimés...

Un pli un peu amer souligna, une seconde, la bouche de France. Il ne
connaissait pas le foyer où elle avait grandi; sans quoi, il aurait su
qu’elle y avait été plus seule qu’elle ne pourrait jamais l’être dans la
vie!... Il continuait à lui parler, mais elle l’entendait à peine. Si
vivant se réveillait en son cœur le souvenir du beau crépuscule d’été
dans le bois d’Houlgate, des vagues nacrées par le couchant, de la voix
ardente de Rozenne qui l’implorait... Aujourd’hui, c’était l’automne...
Et celui qui lui demandait, d’un accent doux et résolu, le don de sa
vie, était un homme en pleine possession de sa volonté, qui savait bien
ce qu’il souhaitait pour y avoir longtemps pensé...

Docile, il la suivait dans le labyrinthe des allées étroites où elle
avançait distraite et il parlait, dans un désir profond de la
convaincre. Il lui disait les mêmes choses que Rozenne lui avait dites
cinq ans plus tôt... Des choses que Marguerite aussi lui avait fait
entendre, que Marceline Herrène lui avait répétées ce jour où Rozenne
avait aux lèvres un aveu qu’elle ne voulait pas écouter--alors...

--Fatalement, un jour ou l’autre, vous comprendrez, je vous assure, que
le travail, les jouissances artistiques ne suffisent pas à satisfaire le
cœur... Vous arriverez à penser qu’il est bon de se sentir chérie; de
devenir pour quelqu’un l’être par excellence, celle vers qui vont toutes
les pensées, les tendresses, les désirs, comme vers une divinité
adorée... Ah! je sais bien que je n’ai pas les mêmes goûts que vous, que
nous avons vécu dans des milieux intellectuels très différents, que je
ne suis pas artiste du tout... Mais j’apprendrai à aimer les choses que
vous aimez... Et puis, ne pensez-vous pas que l’affection peut
rapprocher même les esprits?... D’ailleurs, vous vous intéressez aux
questions ouvrières qui sont, pour moi, capitales... Ce serait un lien
entre nous... Je vous laisserais, naturellement, toute liberté pour vous
livrer aux travaux que vous aimez... Tant que ma vie était fixée à
Amiens, je jugeais impossible de vous demander le sacrifice d’accepter
la monotone existence de la province, même auprès de votre sœur. Et
c’est pourquoi j’ai tant souhaité la députation qui m’amène à Paris, et
qu’une circonstance imprévue m’offrait tout à coup puisque celui que je
remplace a dû, pour raisons de santé, donner sa démission...

Ah! comme il avait pensé à tout, comme il avait prévu toutes les
objections!... Une sorte d’effroi s’emparait d’elle devant cette
tranquille volonté qui s’appliquait à dominer la sienne; un désir fou la
prenait de s’enfuir en criant à cet homme qu’elle ne voulait pas être à
lui, qu’un autre lui avait pris le cœur; de voir la fin de ces allées
qui se suivaient éternellement comme dans un bois enchanté... Et,
instinctive, d’un accent d’enfant en détresse, elle murmura:

--Je réfléchirai à tout ce que vous m’avez dit... Mais... il faut
retourner vers les autres... Ramenez-moi... Je ne sais pas le chemin...
Il me semble que je suis perdue dans un labyrinthe!

Il tressaillit, comme arraché à un rêve, et il la vit près de lui, une
expression anxieuse au fond de ses prunelles qui étincelaient dans son
visage que l’émotion avait décoloré. Seules, les lèvres gardaient leur
éclat de fleur de sang...

Il respira profondément, avec un effort pour dominer l’émoi qui
bouleversait tout son être; puis il dit, la voix assourdie:

--Vous avez raison, il faut que je vous ramène, je suis fou, je l’ai été
de vous parler ainsi. Venez.

Il se remit à marcher et, un instant, tous deux avancèrent en silence.
Son angoisse, à elle, se calmait, car elle ne se sentait plus perdue
dans cet immense parc solitaire... Et, tout à coup, elle demanda:

--Vous avez parlé à votre frère de... de votre désir?

--Non, je lui en parlerai seulement le jour où vous m’aurez autorisé à
le faire...

--Et vous ne croyez pas qu’un tel projet lui déplairait?

--Pourquoi?

--Ah! pour bien des raisons!... D’abord, parce que j’appartiens à un
monde de lettrés et d’artistes qui, je le sais, ne lui est pas
sympathique... Aussi, parce que je suis, comme on dit maintenant, une
Ève moderne, espèce de femme qu’il condamne!

Il attachait sur elle des yeux pleins d’une espèce de tendresse
fervente:

--Et encore?... Qu’allez-vous trouver?

--Ceci... Je suis sans fortune. Mon semblant de dot ne valant pas même
la peine qu’on en parle!

Il haussa les épaules d’un geste d’indifférence absolue:

--Je vous en supplie, ne pensez pas même à cette misérable question
d’argent!... Je suis, grâce au ciel, assez pourvu pour n’avoir pas à
m’en préoccuper. Je pourrai offrir à ma femme tout le luxe qu’elle
désirera, les belles choses qui la tenteront...

Elle dit, touchée, comprenant bien tout ce qu’il était prêt à lui
donner:

--Vous êtes bon, très bon!

--Non, ce n’est pas par bonté que je voudrais avoir le droit de vous
faire la vie aussi heureuse, aussi large qu’il me serait possible...
Vous le méritez tellement!... Jamais je n’avais rencontré de femme
pareille à vous!

--Vous ne me connaissez pas! fit-elle avec une ombre de sourire.

--Oh! si je vous connais!... Bien plus que vous ne le supposez... Je
vous connais par ce que vous avez écrit... par ce que je vous ai entendu
dire, par ce que ceux que vous voyez disent de vous... Et c’est pour
cela que je vous supplie de penser à ma prière, quand vous allez être
partie, quand vous aurez regagné votre Paris où vous me permettrez bien,
n’est-ce pas, d’aller essayer de gagner ma cause près de vous?

Pourquoi ne lui disait-elle pas tout de suite qu’elle était certaine que
cette cause, il ne la gagnerait pas?... Pourquoi avait-elle cette
lâcheté de redouter ainsi la déception que lui infligerait un refus trop
brusque?... La voyant silencieuse, il interrogea, une anxiété soudaine
dans l’accent:

--Est-ce que je vous ai offensée, en vous parlant si franchement?...
J’aurais dû d’abord exprimer mon désir à madame votre sœur, mais je vous
ai dit comment j’avais succombé à la tentation de vous avouer la
vérité... Vous me pardonnez?

--Vous pardonner!... Vous avez eu bien raison de vous adresser à
moi-même... Je suis une femme, à mon âge!... C’est vrai, aujourd’hui, il
me serait impossible de vous répondre comme vous le souhaitez et je ne
sais pas ce que sera l’avenir; mais je vous remercie de tout cœur de
vouloir me faire une existence très douce, tranquille, protégée... Je
vous en demeurerai toujours reconnaissante... Seulement...

Elle s’arrêta... Le tennis était tout près maintenant. Elle entendait,
très nettes, les exclamations des joueurs:

--Seulement, je voudrais bien que vous n’espériez pas ainsi en moi parce
que... je crains bien de vous donner une déception!...

--Jusqu’au moment où vous me direz: «J’en aime un autre!...»
j’espérerai...

Elle eut aux lèvres un cri instinctif: «Oui, j’en aime un autre!...»
Mais sa fierté de femme lui scellait la bouche.

Enfin elle apercevait l’étendue sablée du tennis et le groupe des
spectateurs que présidait de nouveau Mme Chambry qui servait le thé. Il
devait y avoir très longtemps qu’elle était seule dans le parc, avec
Albert Chambry. Que devait penser toute cette réunion provinciale? Un
petit sourire ironique lui montait aux lèvres... Mais il s’effaça, à
peine esquissé, tandis qu’un choc l’ébranlait tout entière. Auprès de
Mme Chambry, la regardant approcher, elle apercevait Rozenne.




XII


Bien avant qu’elle le vît, il avait dû l’observer. Leurs regards se
croisèrent. Elle eut la peur de ce que le sien pouvait trahir. Dans
celui de Rozenne, il y avait une sorte d’ironie dure, mais aussi
d’indéfinissable souffrance, et elle le connaissait trop pour ne pas le
deviner énervé jusqu’à l’angoisse... De quoi?

Mais elle ne pouvait pas plus l’interroger qu’il ne lui était permis de
trahir la joie éperdue qui s’élevait en elle, impérieuse autant qu’un
souffle de tempête. Ah! où était-il, le temps où, près de lui, elle
était si calme!

Son cœur heurtait follement sa poitrine. Seul, son extrême usage du
monde lui permettait de rester maîtresse d’elle-même. Sans trahir rien
de l’émotion qui la brisait, elle put aller à Mme Chambry et lui dire en
souriant:

--Votre parc est une merveille, madame. Mais il est, je crois, enchanté
un peu, car les allées y sont sans fin... J’ai cru, un moment, que
jamais je ne retrouverais le chemin du tennis!

--C’est qu’Albert, sans doute, vous avait conduite dans notre labyrinthe
dont nous sommes très fiers, car, réellement, on peut s’y perdre!

Mais France ne distinguait pas le sens de ses paroles. Elle sentait sur
elle, pareil à un appel, le regard de Rozenne qui semblait la
supplier... Pourtant, elle ne bougea pas. Lui, alors, approcha. Ses yeux
avaient la même expression, amère et douloureuse.

Elle dit, très doucement, et son cœur battait toujours à gros coups
pressés:

--Comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus! Vous êtes donc de
ceux qui oublient leurs amis?...

--Dites que je suis de ceux qui ont la prétention d’être discrets...

--Discrets?... En quoi?

--On m’avait offert une partie de tennis avec vous, en m’engageant à
aller dans le parc à votre rencontre. Mais il semblait vous plaire de
demeurer seule avec Albert Chambry, et je n’ai pas voulu vous troubler.

Sans répondre, elle le regarda, sentant qu’il souffrait. Il avait
l’accent des jours où il semblait jaloux d’elle... Puis, avec la même
douceur, elle murmura:

--Qu’avez-vous, mon ami? Ce n’est pas ainsi que vous devriez me parler,
la première fois que nous nous retrouvons!

Qu’allait-il lui répondre? Quelque chose, sûrement, qu’il ne devait pas
lui dire, car il mordit sa lèvre violemment comme pour retenir les mots
inutiles; puis, entre les dents, il jeta, pour elle seule:

--J’admire la femme nouvelle que j’ai vue surgir en vous!...

Saisie, elle demeura muette. D’ailleurs, elle ne pouvait lui demander
aucune explication dans un milieu où tous les regards l’examinaient,
pleins d’une médiocre bienveillance... De plus, Albert Chambry
s’empressait pour lui servir une tasse de thé; et son beau-frère, venu
près d’elle, lui murmurait que l’après-midi était bien avancée et qu’il
fallait songer à regagner Amiens.

Docile, elle dit:

--Quand vous voudrez!...

Mais une révolte lui faisait bondir le cœur à l’idée qu’il allait
peut-être lui falloir partir sans avoir une minute encore de
conversation avec Rozenne, sans pouvoir lui demander ce qu’il avait
contre elle. Correcte, elle causait dans un cercle strictement féminin,
attendant la voiture que Mme Chambry tenait à mettre à sa disposition
pour regagner Amiens.

Albert Chambry restait un peu à l’écart, paraissant absorbé par les
péripéties d’une nouvelle partie qui s’engageait. Elle ne se souvenait
même plus qu’il était là. A peine, lui demeurait l’impression confuse
d’un entretien grave qu’elle avait eu avec lui. Tout son être frémissait
de l’humiliation et de l’émoi de sa défaite qu’elle n’avait jamais
pareillement mesurée; et aussi d’une joie, qui la pénétrait divinement
parce que, sans cesse, le regard de Rozenne la cherchait, comme
insatiable de la contempler... S’il eût été détaché d’elle, il n’eût pas
eu cette expression dans les yeux qu’il arrêtait sur elle...

Ah! que n’avait-elle le droit de courir à lui pour lui murmurer ce que
répétait son faible cœur de femme:

--Ne soyez plus triste!... Oubliez le passé et pardonnez-moi de vous
avoir fait souffrir autrefois... Je suis à vous et je vous aime!

Mais elle ne disait rien de semblable; et lui, il parlait de son très
prochain voyage en Espagne, où il désirait aller faire des études, et
qui l’entraînerait peut-être jusqu’en Afrique.

--La voiture est avancée, vint annoncer le domestique.

Partir! Il fallait partir! André se fût étonné que sa belle-sœur
prolongeât encore la visite. Partir, il le fallait... Elle se leva; et
sans se trahir, elle prit congé de Mme Chambry, saluant les autres
visiteurs. Sa main effleura celle de Rozenne. Alors, souverainement, une
résolution la domina; et sans hésiter, presque impérative, elle
prononça:

--Je voudrais bien causer avec vous, avant de regagner Paris. Si vous
avez un moment, demain, voulez-vous passer chez ma sœur?... Nous ne
sortons jamais avant trois heures.

Il s’inclina:

--Je suis tout à vos ordres.

Elle s’éloigna avec un signe de tête. Albert Chambry les accompagnait
jusqu’à la voiture. Machinalement, elle s’appliquait à lui parler, se
souvenant de tout ce qu’il lui avait offert; mais elle se savait si loin
de lui!

La voiture roula, et elle se trouva seule avec son beau-frère. Il était
trop courtois pour se permettre de la questionner ou même lui faire une
allusion à sa longue promenade solitaire avec Albert Chambry. Mais
peut-être il pensait qu’elle en avait rapporté une préoccupation
sérieuse, car, la voyant distraite dans ses réponses, il cessa de lui
parler. Elle ne s’en aperçut même pas, tant le tumulte de ses pensées la
bouleversait.

Aussitôt arrivée, après un rapide baiser à sa sœur et aux petits,
laissant à André le soin de raconter la promenade, elle monta dans sa
chambre, car elle avait soif de silence et de solitude. Très vite, au
hasard, elle rejeta son chapeau, sa veste; puis, sans allumer de lampe,
elle vint s’asseoir devant le feu. Alors ses mains jointes, le regard
fixe sur la lueur vagabonde des flammes, elle chercha à voir dans son
âme... Si fort elle avait le sentiment que, de nouveau, elle arrivait à
une heure très grave de sa vie!... Qu’allait-elle faire, vouloir,
devenir dans la tempête morale qui s’abattait sur elle?... En son cœur
elle trouvait le confus souvenir des paroles d’Albert Chambry; une
allégresse affolante d’avoir revu Rozenne, de le savoir près d’elle,
dans la même ville; de posséder l’espoir de sa venue, le lendemain; mais
aussi l’inquiétude lancinante de son attitude à Dury, de l’incertain
avenir qui échappait à sa volonté...

Elle avait cédé à une impulsion irréfléchie quand elle avait demandé à
Rozenne de venir lui parler. Elle avait fait cela parce qu’elle ne
pouvait plus supporter qu’il partît sans qu’elle eût tenté de lire en
lui... Et s’il ne venait pas, s’il se dérobait, ainsi qu’il l’avait fait
tant de fois depuis l’été, pour une raison qu’elle ignorait...

Comme une enfant, elle murmura passionnément:

--Mais je ne veux pas qu’il parte... surtout qu’il parte ainsi!... Nous
pourrions être si heureux!...

Oui, comme elle l’avait pensé un soir de printemps, être les deux qui
vont en une seule âme...

Ah! comme elle comprenait maintenant la sublime simplicité de l’amour de
sa sœur!... Comme elle comprenait le pourquoi des miracles accomplis par
les cœurs qui se donnent!... Bizarrement, revenaient à son esprit des
paroles de l’_Imitation_ que le hasard d’un livre ouvert lui avait mises
sous les yeux, le matin même: «C’est quelque chose de grand que l’amour
et un bien au-dessus de tous les biens... Rien ne lui pèse, rien ne lui
coûte... Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner
entièrement à la volonté de son bien-aimé, ne sait pas ce que c’est que
d’aimer... Il faut que celui qui aime embrasse avec joie ce qu’il y a de
plus dur, de plus amer pour son bien-aimé, et qu’aucune traverse ne le
détache de lui...»

C’était vrai, vrai, vrai, tout cela! De toute son âme, elle le
sentait!... Elle avait été insensée de croire que nul bonheur ne
vaudrait jamais les joies de la pensée, les enthousiasmes, les
admirations dont elle se leurrait, misérablement ignorante du divin
poème de l’amour.

Comme si elle eût répondu à quelque reproche, elle murmura:

--Je ne savais pas... J’étais bien sincère et je n’ai jamais dit que je
voulais garder mon cœur... J’attendais que le désir me vînt de le
donner... Lui, Claude, me l’a pris sans que j’y pense... Je l’ai fait
souffrir... C’est juste que je souffre par lui...

Elle cacha dans ses deux mains son visage que l’émotion brûlait.
Qu’allait-il arriver s’il était détaché d’elle et ne l’aimait plus assez
pour la vouloir sienne à jamais?... S’il souhaitait garder sa liberté
reconquise?... C’était bien possible, cela, après tout, et ce serait
l’expiation de son orgueilleuse témérité...

Alors que deviendrait-elle, obstinément voulue, elle le pressentait, par
Albert Chambry qui aurait pour alliés sa mère, sa famille entière, ses
amis, unanimes à approuver ce brillant mariage?...

Si son entrevue, le lendemain, avec Rozenne, était inutile, s’il partait
pour revenir... Dieu seul savait quand!... s’il ne prétendait plus qu’à
des Gillettes Harcourts, pourquoi, après tout, résisterait-elle à la
douce et tenace volonté d’Albert Chambry?... Il ne lui serait pas offert
une seconde fois de devenir la femme d’un homme aussi généreusement
dévoué... Ce qu’il lui offrait, c’était une vie large, paisible,
honorée...

Un mariage comme celui de Colette, alors?... Un mariage d’argent,
d’ambition?...

Elle dressa vivement sa tête enfiévrée:

--Non! Albert Chambry est, intellectuellement, bien supérieur à Paul...
N’importe qui le jugerait un homme de valeur!

Il s’intéresserait aux travaux littéraires qu’elle aimait, lui laissant
toute l’indépendance qu’elle réclamerait dans sa vie morale... D’esprit,
oui, elle serait libre... Mais de corps...

Un frisson la secoua. Elle n’était pas une vierge ignorante; et elle
savait bien que, mariée, elle ne pourrait ni ne devrait se refuser à
l’homme dont elle aurait accepté la fortune, la protection, le serment
d’éternelle fidélité, après être librement venue à lui... sans amour...
Car elle n’en avait ni n’en aurait pour lui... Tout au plus, elle lui
donnerait une reconnaissante affection et une estime profonde...
Peut-être, cela lui suffirait, à lui... Il était si calme, si pondéré...
Mais elle-même, que pourrait-elle devenir dans une pareille union?...
Ah! aujourd’hui, à elle, il fallait bien plus! Le cœur qui, maintenant,
battait dans sa poitrine, était autrement exigeant... Il voulait, pour
en faire son bonheur, l’amour dont parlait le livre saint, l’amour dont
on souffre, dont on vit, dont on meurt...

Et elle pensa, farouche:

--Si Claude me repousse, non, je n’épouserai pas Albert Chambry... Je
resterai seule!... Je reprendrai ma vie de cérébrale. J’aimerai
seulement--avec mon travail--les belles choses créées par Dieu et par
les hommes; et aussi, les pauvres êtres dont j’aurai pitié!... J’ai été
heureuse ainsi pendant des années. Pourquoi ne le serais-je plus?

Pourquoi?... Parce qu’elle n’était plus la même!...

La flamme l’avait touchée; et la destinée qui jadis lui semblait
meilleure que toute autre ne lui suffisait plus. Tout son être se
révoltait devant la seule vision d’un avenir semblable, si mortellement
vain dans sa solitude glacée, avec ses joies et ses consolations
illusoires, autant que le bruit des grelots qu’un enfant agiterait dans
une boîte vide pour passer les heures...

Elle se souvenait bien de certaines vieillesses de femmes demeurées sans
époux, presque toujours par la force des choses, hélas! et qui, n’ayant
pas le passé, comme les veuves, sans attache avec nulle créature née de
leur chair et de leur cœur, restaient de pauvres épaves tristes, dans la
foule des couples unis.

Ah! la vie, c’était de se donner à un autre être, pour sa joie,
généreusement, corps et âme, avec le beau mépris de l’épreuve, acceptée
bravement, comme la rançon de l’ivresse d’aimer...

Et tout bas, avec la même sincérité passionnée, France murmura encore:

--Ah! je veux vivre!... vivre par _lui!_




XIII


--M. Rozenne fait demander si ces dames peuvent le recevoir?

--Très bien; nous descendons, dit Marguerite qui considérait d’un regard
ravi sa toute petite, occupée à jouer sur le tapis.

France s’était levée, devenue toute blanche.

L’heure qu’elle avait appelée commençait et, parce qu’elle la savait
décisive peut-être, une émotion poignante l’abattait tout à coup.

Une seconde, elle demeura silencieuse, recueillie en elle-même... Puis,
résolue, elle se pencha vers sa sœur avec un baiser et demanda, la voix
un peu assourdie:

--Guite, veux-tu me permettre d’aller seule, d’abord, recevoir Claude
Rozenne?... J’ai besoin de lui parler. Peut-être... peut-être mon avenir
dépend de cette conversation... Tu as confiance en moi, n’est-ce pas, ma
grande sœur chérie?

Mme d’Humières avait relevé la tête à cette soudaine demande. Mais ce ne
fut chez elle qu’une surprise fugitive. Son mari lui avait parlé de la
longue promenade faite, la veille, à Dury, par France et Albert Chambry;
et, bien que la jeune fille ne lui eût rien dit au retour, elle la
connaissait trop bien pour ne pas la deviner troublée par quelque
préoccupation sérieuse à laquelle, délicatement, elle n’avait pas même
fait allusion.

Ses yeux s’arrêtèrent, pleins de tendresse, sur le visage devenu grave
de la jeune fille qu’elle attira dans ses bras:

--Oui, j’ai confiance en toi, petite France... Mais si ton avenir est en
jeu, je t’en supplie, sois sage, réfléchis, ne l’aventure pas
follement... Va. Je descendrai seulement quand tu me feras demander.

France murmura:

--Merci!

Un instant, toutes deux se regardèrent avec leur mutuelle affection.
Puis, spontanément, Marguerite eut le geste dont elle bénissait, chaque
soir, ses enfants couchés et effleura, d’une croix, le front penché de
France.

--Descends, chérie. Que Dieu soit avec toi!

France se détourna. Elle sentait bien que nul conseil n’eût pu en ce
moment l’influencer. A elle seule, il appartenait de préparer l’avenir.

Son cœur battait à coups pressés, si fort qu’elle s’arrêta derrière la
porte close du salon, avant d’en tourner le bouton. Mais ses lèvres
articulèrent, sous l’impérieux effort de sa volonté:

--Il faut!... Il faut!...

Et elle entra.

Droit devant la fenêtre, Rozenne attendait, les traits étrangement
altérés, quelque chose de dur dans l’expression. Peut-être pensait-il
voir apparaître Marguerite d’Humières, car il eut un mouvement brusque
quand il reconnut France. Elle lui tendit ses deux mains, ainsi qu’elle
faisait dans les jours passés où elle lui voyait l’âme en détresse. Il
les enveloppa d’une étreinte presque violente et les porta à ses lèvres
qui les effleurèrent d’un baiser lent...

Puis les laissant retomber, il demanda:

--Mme d’Humières n’est-elle pas là?

France s’assit, inclinant la tête.

--Ma sœur descendra dans un instant. Mais je l’ai priée d’attendre un
peu pour le faire... Je vous l’ai dit hier, je souhaitais vous parler...

Lui, était demeuré debout. Il la regardait comme s’il avait peur de ce
qu’elle allait dire.

--Vous souhaitez me parler?... à moi?... et de quoi?

Elle aussi le regardait, soudain très calme parce qu’elle savait où elle
voulait aller, parce qu’il était là, devant elle, enfin! et qu’elle
était certaine qu’il ne la tromperait pas... Pourtant, une seconde
encore, elle resta silencieuse, songeant...

Puis, avec une franchise fière, gravement, elle dit, très simple et très
douce:

--Je ne puis supporter que mes amis aient à me reprocher quelque chose
qu’ils me cachent; et puisque vous allez partir, puisque je ne sais ni
quand, ni où nous nous reverrons, j’ai voulu vous demander ici...--à
Paris, vous avez l’air de me fuir!...--en quoi encore j’ai pu vous faire
mal, involontairement... Vous demander ce que vous avez contre moi?...

--Ce que j’ai contre vous?... Moi?...

--Oh! ne dites pas que vous n’avez rien! Mes intuitions ne me trompent
jamais... Et j’ai... oh! si forte!... celle que, volontairement, vous
vous éloignez de moi depuis cet été... que je ne suis plus pour vous une
amie...

--Jamais vous n’avez été pour moi une amie plus chère! fit-il
sourdement.

--Oh! non! puisque...

--Puisque?

--Puisque vous m’avez tu un événement qui était pour vous la délivrance!

Il tressaillit. Cependant, il n’ignorait pas qu’elle devait savoir. Il
la contemplait comme le bonheur irréalisable...

--C’est vrai, je me suis interdit de vous en parler! jeta-t-il avec une
sorte d’âpreté douloureuse.

--Pourquoi?

--Parce que j’ai jugé que cela était plus sage,... qu’il était inutile
de vous occuper encore une fois de moi, à ce sujet.

Elle prononça lentement:

--Ici même, dans ce salon, au printemps, je vous ai dit que jamais plus
ce qui vous touchait ne me laisserait indifférente... Et je crois que
depuis ce jour j’ai été pour vous une vraie amie, très fidèle... Alors
pourquoi depuis plus de trois mois m’avez-vous laissée sans un signe de
souvenir?... Pourquoi hier m’avez-vous parlé durement sans que...

--Sans que vous l’ayez mérité, n’est-ce pas? interrompit-il violemment.
Ah! ne me parlez pas d’hier... A moins que ce ne soit pour m’annoncer ce
que vous avez décidé avec M. Albert Chambry... Que je sois, du moins, le
premier à vous féliciter!

--Me féliciter!... Que supposez-vous donc qu’il m’ait demandé?...

D’un geste inconscient, il passa la main sur son visage contracté.

--Je ne suppose pas... Je _sais!_... Car il y a deux mois Chambry, avec
une candeur confiante, m’a parlé de vous... Et parlé de telle sorte que
j’ai compris à quel point vous l’aviez conquis..., comme les autres...
Seulement...

Elle répéta, attentive, son cœur battait si vite qu’il la rendait
haletante:

--Seulement?

Il martela les mots:

--Seulement je crois que vous ne l’éconduirez peut-être pas comme les
autres...

--Parce que?

--Parce que c’est un excellent parti qui vaut la peine d’être accueilli!

--Vous voulez dire qu’il est intelligent?... très bon? d’une famille
honorable et de sentiments délicats?

Elle parlait lentement, comme elle eût récité une leçon ou comme si elle
eût voulu se pénétrer de ce qu’elle disait.

--Tout cela est très vrai! Je comprends que tant de qualités réunies
vous donnent enfin le goût du mariage et culbutent vos résistances et
vos appréhensions... Votre heure est venue!... Mais je ne pensais pas
qu’elle viendrait pour un homme comme celui-là!

Quelle souffrance criait désespérément dans son accent!... Ah! il n’eût
pas ainsi parlé s’il n’avait été jaloux d’Albert Chambry! Alors... alors
c’était donc le bonheur qui venait à elle?... Elle demanda:

--Pourquoi supposez-vous que l’heure dont vous parlez est venue?

--Croyez-vous donc que moi, qui connais toutes les expressions de votre
visage, je n’aie pas compris tout de suite quand enfin... enfin! vous
êtes reparue avec lui, qu’il venait de vous dire... ce que vous étiez
devenue pour lui, de vous offrir son cœur... et sa bourse!

Elle eut un geste d’épaules et répéta, un peu amère:

--Sa bourse!... Et vous avez tout de suite pensé que j’acceptais
l’offre?... Vous qui prétendez me connaître?

--Il n’avait pas le visage d’un homme dont on a brisé l’espoir... Je
n’ai pas eu de peine à comprendre que vous avez dû lui dire que vous
réfléchiriez... Autrefois, c’est en un instant que vous avez résolu de
prononcer le «non» qui a fait mon malheur...

--J’étais une enfant, alors... J’ai répondu comme une enfant...
Maintenant les années m’ont rendue plus sage...

--Et plus pratique!

--Oh!

Elle pâlit, tant il l’avait atteinte. Il la vit blanche jusqu’aux
lèvres, une expression de souffrance dans les yeux qu’elle levait vers
lui... Et avant qu’il eût maîtrisé son mouvement, il était debout devant
elle, emprisonnant les mains qui tremblaient et, penché vers elle, il
suppliait tout bas:

--France, ma précieuse, mon adorée petite amie!... pardonnez-moi!... Je
suis fou... Vous savez bien que je ne pense pas la chose insensée que je
viens de vous dire... pour vous faire mal... parce que je suis
incapable, comme autrefois, plus encore!...--de supporter de vous avoir
perdue... de penser qu’un autre aura le bonheur qui m’est refusé!...
France, vous avez raison, épousez Albert Chambry. C’est un honnête homme
qui vous aime et dont la tendresse vous sera infiniment bonne... Je vous
jure que tout cela, je me le répète sans cesse depuis qu’il m’a parlé...
Vous avez raison... Vous êtes sage en l’écoutant!

Il avait gardé entre les siennes les mains toujours frémissantes; et
elle sentait la souffrance qui le broyait à cause d’elle et lui
apportait la certitude bénie qu’il était bien à elle toujours, à elle
seule!...

Elle le regarda:

--Alors... vous me conseillez d’épouser Albert Chambry?... Dites-le-moi,
vos yeux dans les miens... Dites-le-moi...

Elle s’arrêta un peu, toujours assise, sans lui enlever ses mains. Elle
continuait à le regarder. Presque bas, elle prononça, avec son âme qui
se donnait:

--Dites-le-moi en me jurant que vous ne regrettez rien de ce qui aurait
pu être, il y a cinq ans... de ce qui pourrait être maintenant puisque
vous, comme moi, vous êtes libre... Jurez-moi cela, Claude... Et, selon
votre conseil, j’épouserai Albert Chambry...

Violemment, il laissa retomber ses mains et recula:

--Oh! France, vous êtes cruelle!... Pourquoi me tentez-vous?

--Ah! Dieu! enfin!!!

Le mot lui était échappé comme un cri de joie.

--Je vous tente, pourquoi?... Parce que vous m’aimez?

--France, par pitié, taisez-vous!... Ne me faites plus de mal!

--Répondez-moi, Claude... Parce que vous m’aimez?...

--France, cette nuit, je suis resté debout, ivre de jalousie, arpentant
ma chambre comme une bête en cage, parce que j’avais compris que cet
homme vous avait parlé...

--Parce que vous m’aimez? répéta-t-elle une troisième fois.

--Ah! oui, parce que je vous aime!... Oh! France, pourquoi voulez-vous
que je vous le dise?

--Maintenant, vous en avez le droit!...

Il l’arrêta avec le même emportement désespéré:

--France, ne me faites pas entrevoir l’impossible!... Je ne suis pas un
saint!... Je suis un pauvre homme qui, tout comme les autres, ai soif de
bonheur... Ne me tentez pas!... Je n’aurai pas le courage de vous
repousser!...

--Me repousser... pourquoi?...

Elle n’était plus pâle et une splendeur d’aurore grandissait au fond de
son regard.

--Mais je serais criminel, France, de ne pas vous repousser!...
Maintenant, je suis presque pauvre... J’ai le souci terrible d’un
malheureux petit être, maladif, dont un jour ou l’autre, j’aurai
l’entière charge, qui exige des soins qu’une mère seulement pourrait
accepter... Non, je n’ai pas le droit, maintenant, de vous demander
votre vie que d’autres peuvent rendre heureuse et fortunée...
Qu’aurais-je, moi, à vous offrir!... Jamais je ne l’ai vu si clairement
que le jour où j’ai recouvré ma liberté... Alors, je me suis appliqué à
vous fuir, car je savais ma faiblesse!... comme je le faisais depuis le
moment où j’avais compris que je vous aimais trop pour continuer à voir
en vous une amie!

--C’était pour cela!!!... Oh! que c’est bon de vous l’entendre dire!!...
Claude, je veux votre pauvreté... Je veux votre petit enfant pour qu’il
soit à moi... Je veux...

Elle s’interrompit encore. Ses lèvres tremblaient; mais, dans ses
prunelles dilatées, il y avait l’infini de l’amour humain:

--... Je veux votre âme entière, et fidèle, et confiante!... Je ne vous
demande que cette richesse-là pour en faire mon bonheur...

--Votre bonheur!... France, vous ne jouez pas, n’est-ce pas?... Vous
savez quelle espérance... merveilleuse! vous me donnez?... Est-ce qu’il
serait possible... Votre bonheur!... sincèrement, et non par pitié, par
générosité, vous pensez cela?...

--Claude, laissez-moi être heureuse par vous... Prenez-moi pour
toujours... si vous voulez bien encore de moi!

Il la contemplait sans oser encore l’attirer dans ses bras, sous ses
lèvres, comme son trésor:

--Mais, France, comprenez donc que c’est une vraie vie de sacrifices que
vous voulez accepter! Grâce à mes folies, je ne pourrai vous donner les
belles choses qui vous charment, vous connaîtrez peut-être les soucis
d’argent dont vous avez l’horreur...

Elle eut un faible geste pour l’arrêter. Un sourire joyeux passait sur
sa bouche:

--Ils ne me feront pas peur si vous êtes avec moi pour les supporter...
Je ne suis plus un bébé... J’ai compris--très tard, c’est vrai!--qu’il
faut accepter la vie telle qu’elle est, avec tout ce qu’elle apporte
d’épreuves, de difficultés; parce qu’elle peut aussi donner des bonheurs
qui consolent de tout... Si vous m’aimez, Claude, je ne souhaiterai rien
d’autre...

--Et si je vous aime mal, si je vous fais souffrir!... Albert Chambry,
lui, vous serait fidèle, sans défaillance!

--Vous aussi, vous le serez! jeta-t-elle dans un cri passionné où il y
avait de la ferveur et de la fierté... Je saurai bien vous ôter la
tentation de me délaisser!

La délaisser!... Il était bien certain qu’il l’adorerait aussi longtemps
qu’un souffle de vie l’animerait. Elle n’était pas de celles qu’on
délaisse quand elles se sont données!

--Vous délaisser! vous, mon amour, vous que j’ai toujours aimée avec ce
que j’avais de meilleur en moi!... Il y a cinq ans, à Villers, c’était
ainsi déjà... Écoutez ma confession. Cet hiver, quand je vous ai
retrouvée si sereine, si étrangère au mal que vous m’aviez fait, j’ai eu
la tentation bien violente, je vous jure, de tout essayer pour me faire
aimer de vous et alors me venger de ce que vous m’aviez fait souffrir...
Cela, me le pardonnez-vous, France?

Elle dit, songeant à d’autres choses encore qu’elle devait oublier
généreusement:

--Je vous pardonne tout ce que je puis pardonner...

--Oui, _tout_, répéta-t-il, la comprenant. Tout, parce que j’ai bien
lutté contre la tentation pour agir en honnête homme!... Autant que je
le pouvais, je me suis appliqué à ne pas vous trahir cet amour que vous
aviez mis en moi, qui était entré dans ma vie pour n’en sortir
jamais!... Mes folies, que votre regard condamnait, c’était pour
m’éloigner de vous, pour mieux vous fuir; pour essayer de me détacher de
vous, puisque je n’étais pas libre!... Vous savez toute la vérité,
maintenant... Oh! France, mon amour, mon unique, est-il possible que
vous vouliez bien être à moi enfin... et malgré tout!...

Cette fois, il l’attirait, dans un geste de bonheur jaloux, car il
l’avait bien conquise... Elle, soumise délicieusement, appuya la tête
contre sa poitrine. Blottie entre ses bras, elle comprenait qu’elle se
fût laissée emporter par lui dans la mort même, comme dans un paradis...
Et les paupières closes, frémissante sous les baisers dont il lui
couvrait le visage, et qu’elle sentait en son cœur même, elle murmurait
lentement:

--Claude, c’est divin, le mal d’aimer!...


FIN


PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--25732.




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ROMANS--NOUVELLES--MÉMOIRES

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QUELQUES TITRES


  Paul BOURGET
    Un Cœur de femme
    Monique
  Henry BORDEAUX
    La Neige sur les pas
  A. LICHTENBERGER
    Petite Madame
  H. GRÉVILLE
    Les Épreuves de Raïssa
  Paul ARÈNE
    La Chèvre d’or
  Albert SOREL
    La Grande Falaise
  H. ARDEL
    La Faute d’autrui
  Eug. FROMENTIN
    Dominique
  Élémir BOURGES
    Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent (2 vol.)
  E. DAUDET
    Les Victimes de Paris
  MISTRAL
    Mémoires et Récits
  Général Baron de MARBOT
    Mémoires (2 vol.)
  Louis MADELIN
    Le Chemin de la Victoire (2 vol.)
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  Émile MOSELLY
    Jean des Brebis ou le livre de la misère

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E. SAINTE-MARIE PERRIN

LA BELLE VIE

DE

SAINTE COLETTE

DE CORBIE

(1381-1447)

Avec une Préface de Paul Claudel

Un volume in-16      7 fr. 50


Dans cet exposé consciencieux, ému, fortement documenté, la figure de la
sublime visionnaire qui accomplit, dans l’ordre surnaturel, la mission
de restauratrice de l’unité catholique, de l’unité nationale et de la
stricte observance franciscaine, apparaît avec une merveilleuse clarté.
Colette explique, précède et permet Jeanne d’Arc, avec qui elle dut être
liée, car leurs voies étaient parallèles.




ERNEST PÉROCHON

NÊNE

Un volume in-16      7 fr.

PRIX GONCOURT 1920


Imaginez un livre complètement affranchi des modes littéraires
d’aujourd’hui: il commencera par surprendre jusqu’à ce que cette
première impression le cède au délicieux étonnement d’avoir devant soi
une œuvre qui ne date pas. Tel est le cas de _Nêne_.

En prenant soin des enfants d’un veuf, une servante de ferme, Madeleine
ou Nêne, comme ils l’appellent, en vient à les aimer comme si elle était
leur mère et qu’elle dût toujours vivre pour eux. Trois ou quatre ans se
passent. Le veuf se remarie et Nêne, aussitôt chassée par la jeune femme
qui la hait, pâle de douleur, se jette dans un étang.

Contée sans l’ombre d’artifice, cette simple histoire est de celles où
l’on ne sent nulle part l’auteur. Tout l’intérêt se porte sur les
personnages, qui vivent de leur vie propre. Êtres simples qui ne
s’analysent point: tout instinctifs parfois, ils sont vrais et leur
vérité nous émeut.

M. Ernest Pérochon a fait une œuvre humaine, et c’est un grand éloge.




ROMANS POUVANT ÊTRE MIS ENTRE TOUTES LES MAINS

Cartonnage toile, fers artistiques, médaillon en couleurs dessiné par
PIERRE BRISSAUD

Tête de couleur.--Chaque volume: 10 francs.


  ACKER (P.).
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    Romance de Joconde.
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    Heure décisive.
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    Esclave... ou Reine?
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    Sous le masque.
    Le Secret du Kou-kou-noor.
  GRÉVILLE (H.).
    Dosia.
    La Fille de Dosia.
    Perdue.
    La Seconde Mère.
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  LA BRÈTE (J. de)
    Mon Oncle et mon Curé.
    Caractère de Française.
  LE MAIRE (E.).
    Le Prince.
    Le Cœur et la Tête.
  LICHTENBERGER.
    Les Contes de Minnie.
    Notre Minnie.
    Mon Petit Trott.
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    Ma Grande.
  MARGUERITTE (P. et V.).
    Zette.
  NOËL (Alexis).
    Paulette se marie.
  SCHULTZ (Y.).
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    La Mésangère.








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        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
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        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
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        Literary Archive Foundation.”
    
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Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
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including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
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facility: www.gutenberg.org.

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