L'heure décisive

By Henri Ardel

The Project Gutenberg eBook of L'heure décisive
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: L'heure décisive

Author: Henri Ardel

Release date: June 15, 2025 [eBook #76307]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1899

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HEURE DÉCISIVE ***






  HENRI ARDEL

  L’HEURE DÉCISIVE


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  RUE GARANCIÈRE, 10

  Tous droits réservés




L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction
et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la
Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au ministère de l’Intérieur (section de la
librairie) en novembre 1899.




DU MÊME AUTEUR:


  Cœur de sceptique, 1 vol. in-18. 5e édit.      3 fr. 50
        (Couronné par l’Académie française.)
  Au Retour, 1 vol. in-18. 4e édit.              3 fr. 50
  Rêve blanc, 1 vol. in-18. 3e édit.             3 fr. 50
  Mon Cousin Guy, 1 vol. in-18. 9e édit.         3 fr. 50
  Renée Orlis, 1 vol. in-18. 5e édit.            3 fr. 50
  Tout arrive, 1 vol. in-18. 5e édit.            3 fr. 50


PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE--514.




L’HEURE DÉCISIVE




I


Un remous se produisit à travers la phalange des hommes massés dans
l’écartement des portières. Presque tous tentaient d’apercevoir la
chanteuse apparue en cet instant sur l’espèce d’estrade, élevée de deux
marches, qui occupait l’une des extrémités de l’immense salon. Une
balustrade basse, de vieux chêne ouvragé, l’enserrait et en formait une
façon de petit sanctuaire, riche de tapisseries anciennes,
harmonieusement pâlies, de meubles rares, de bibelots précieux,
rassemblés par un collectionneur amoureux des belles choses et assez
fortuné pour s’en pouvoir offrir...

«Le sanctuaire de l’art», l’avaient baptisé les intimes de Mme Arnales,
non seulement à cause des trésors que son mari y avait groupés, mais
encore parce qu’elle avait le talent d’y faire défiler, pour la
distraction des invités de ses _cinq heures_, les artistes dont elle
possédait le secret d’avoir la primeur...

Par les fenêtres larges ouvertes sur le jardin de l’hôtel, entrait
librement la lumière blonde d’une belle après-midi de juin finissante.
Un souffle chaud, par moments, agitait d’un frémissement les palmes
découpées des plantes vertes, soulevait de petits cheveux légers au
front des femmes, animant d’un frisson la dentelle de leurs robes
d’été... Alors aussi s’épandait, plus forte et plus subtile, la senteur
des roses qui, à profusion, se mouraient dans des aiguières de Venise.

A la vue de la chanteuse, un léger murmure avait couru dans la très
brillante assemblée, panachée de femmes du monde, savamment élégantes,
et de clubmen; de personnalités connues des lettres et des arts que leur
célébrité avait fait adopter par cette société assez snob pour daigner
mettre à haut prix les gloires consacrées.

Devant Bertrand d’Astyèves, quelqu’un expliqua:

--Il paraît que cette Denise Muriel est une future étoile, une élève de
Mme Delborde qui a, dit-on, une voix étonnante. Elle va chanter les
_Poèmes sylvestres_ de Vanore, qui sont encore à peu près inédits. Il
n’en a donné aucune audition publique.

Des exclamations s’entre-croisaient fondues dans un murmure discret où
palpitait le battement léger des éventails.

--Qui l’accompagne?

--Vanore lui-même. Il s’intéresse beaucoup à elle.

--Ah! Ah! souligna une jeune femme qui, à travers sa face-à-main,
examinait l’artiste.

--En tout bien, tout honneur, madame. Ne commettez point le péché de
jugement téméraire... Vous savez bien que si Vanore est un emballé,
c’est un emballé qui, du moins pour l’heure, ne prétend plus adorer
d’autre divinité que la musique! On dit qu’il veut lancer la jeune
personne pour le théâtre...

--Diable! jeta un voisin. Espérons-le... C’est une jolie fille, toute
jeune... Il a bon goût! Vanore. Si le ramage ressemble au plumage!
Comment trouvez-vous l’objet? d’Astyèves.

--Mon cher, votre étoile est encore invisible à mes humbles regards.

--Approchez-vous, un peu... Vous restez campé dans votre indifférence de
blasé et dans votre embrasure de fenêtre. Ah! quel parfait diplomate
vous êtes, toujours maître de votre impassibilité, et quelle puissance
vous deviendrez quand votre ministre vous enverra jouer votre personnage
dans quelque ambassade!...

Le jeune homme eut un sourire imperceptiblement railleur que voila sa
courte moustache blond fauve.

--Mon ami, vous me comblez et, par suite, vous me plongez dans la
confusion! Faites-moi plutôt une petite place, afin que je jouisse moi
aussi, du rayonnement de l’étoile, à supposer que les étoiles
rayonnent!... Par tout ce que j’entends dire d’elle, je suis induit en
violente tentation de l’entrevoir...

Tout en parlant, il avait fait un pas en avant et, à son tour, soudain,
il aperçut la chanteuse que son regard de connaisseur en beauté féminine
enveloppa toute... Très svelte, d’une sveltesse de jeune pin riche de
sève ardente, elle se tenait immobile près du piano à queue, souple et
droite dans les plis sobres de sa robe d’un rose pâle d’hortensia;
l’échancrure du corsage dégageant la nuque fine, la tête un peu rejetée
en arrière... La claire lumière d’été baignait la chevelure châtain dont
elle cuivrait les moires blondes, nimbait le visage si blanc que les
cils y faisaient une ombre noire sous les paupières abaissées, que les
lèvres y prenaient un éclat de fleur de sang; de belles lèvres jeunes
qui, au repos, avaient ainsi une singulière expression de gravité
mélancolique, presque amère.

--Tiens, tiens!... Pas banale du tout, cette Denise Muriel! murmura
d’Astyèves avec une curiosité d’observer mieux la jeune fille qui, les
yeux attachés sur la musique que tenaient ses doigts gantés de clair,
attendait que Vanore, assis au piano, eût joué le prélude.

Lui, répondait à l’acclamation qui avait salué son entrée, inclinant sa
tête blanchissante dont le masque tourmenté s’éclairait d’un sourire.
Les choristes avaient fini de se masser derrière la chanteuse. Il les
inspecta d’un coup d’œil aigu qui tendait leur attention. Puis il
murmura à la jeune fille:

--Vous y êtes? enfant.

Elle eut un léger signe affirmatif et abaissa le cahier de musique
qu’elle relisait... Alors ses yeux apparurent très noirs, presque
troublants par le mystère de leur iris velouté qu’on eût dit fait
d’ombre brûlante, des yeux inoubliables qui semblaient absorber tout le
visage dans leur splendeur sombre et, en cette seconde, ne voyaient
personne, fermés à la contemplation du monde des êtres et des choses
extérieures.

Vanore avait commencé le prélude, et les touches d’ivoire vibraient
lentement, soudain évocatrices, de par le pouvoir de cet homme, qui
était vraiment un maître. En leur langue sacrée, les sons chantaient
l’hymne du jour naissant. La flûte du vieux Pan modulait le divin poème
de la nature dont le chœur des faunes et des sylvains célébrait
l’éternel renouveau... La forêt s’éveillait. Une rumeur de vie courait
sous l’ombre verte des rameaux bruissants... Dans les sonorités
caressantes de la mélodie, il y avait le frisson des battements d’ailes.
Les notes claires appelaient des visions de verdure fraîche trempée de
soleil. C’était l’universel épanouissement dans l’allégresse du jour
ressuscité...

Un accord résonna pareil à un appel, l’appel des choses à la créature
souveraine... Alors, réponse splendide, la voix humaine s’éleva,
résonnant seule dans le silence subit des instruments, en une phrase
lente, d’un rythme étrange... Et cette voix était si absolument belle,
dans l’ampleur grave de ses notes profondes qui semblaient palpitantes
d’une obscure passion, qu’un frémissement fit tressaillir jusqu’aux plus
frivoles...

Dans tout son être de raffiné, vibrant à toutes les émotions
artistiques, Bertrand d’Astyèves sentit l’écho de cette voix
merveilleuse, pénétrante comme un philtre, si dominatrice qu’il ne
songea même pas à tout ce qu’elle révélait d’étude et de science.
Subitement, elle abolissait en lui tout jugement dans une sensation de
jouissance aiguë.

Car c’était un vrai dilettante que ce clubman très intelligent, ce futur
diplomate encore nonchalamment ambitieux, capable d’élans d’âme dont le
scepticisme de son esprit se plaisait à avoir raison, comme d’une
inquiétante flambée que la sagesse lui commandait d’éteindre dès qu’il
n’en prisait plus la clarté, ou la jugeait dangereuse... Être de luxe
qui eût pu être quelqu’un s’il n’avait eu contre lui une fortune de fils
unique qui lui avait permis d’user et de mésuser de son indépendance au
gré de ses curiosités, de ses fantaisies de toute nature, selon son bon
plaisir... Bien moderne par sa complexité qui le faisait capable de
subir puissamment les plus vives impressions sans rien perdre de sa
froide liberté d’esprit, alors même que tout son être sensitif
s’abandonnait, pour mieux savourer l’impression éprouvée.

Et c’est ainsi qu’il recevait, comme un trésor précieux, l’immatérielle
caresse de la voix magnifique qui s’emparait de lui avec une force
délicieusement impérieuse. Ce lui était une exquise sensation d’art
d’entendre une telle musique chantée par cette bouche juvénile, fraîche
comme une fleur, dans un cadre somptueux... En cette minute, vraiment,
il n’existait plus pour lui au monde que cette jeune fille inconnue qui
se révélait déjà une grande artiste.

Maintenant, elle n’était plus pâle. Une lueur rose flambait sur
l’excessive blancheur de la peau et, dans la profondeur des larges
prunelles sombres, le regard semblait une clarté de feu dans la nuit,
tandis que la voix, alternant avec les chœurs, avec le chant de
l’orchestre, suivait la marche harmonieuse de la symphonie qui
s’épanouissait en sonorités rares, d’une originalité puissante.

Comme elle avait dit l’allégresse de l’aube printanière, la fête
éclatante de l’été lumineux, elle disait aussi l’inexprimable mélancolie
des crépuscules d’automne, des feuilles jaunies tombant comme des
espoirs morts, la désolation de l’hiver glacé, l’horreur superbe des
jours de tempête... Et tout cela, elle semblait l’éprouver, le sentir
par chaque fibre de son être. Ce n’était pas la science seule qui
pouvait donner à son chant cette intensité de vie ardente, c’était une
âme de femme toute vibrante des espoirs, des rêves, des angoisses qui
troublent les créatures jeunes... Et d’Astyèves pensa, entendant le
cantique d’amour que jetaient maintenant, toutes palpitantes, les belles
lèvres pourpres:

--Comme cette femme-là sait ou saurait aimer!

Un élan obscur l’emportait vers cette attirante inconnue, un désir de
voir luire, pour lui seul, la brûlante clarté du regard, de jouir seul
de la voix qui s’emparait de lui tout entier, ressuscitant, en son
souvenir, les fantômes d’heures exquises du passé, lui donnant la soif
d’en revivre de semblables, comme aussi la fièvre des désirs
irréalisés...

Mais un bruit formidable d’applaudissements éclatait, l’enlevant à
l’ivresse douce du rêve. Vanore venait de jouer le dernier accord. Il se
levait du piano, le visage ravagé d’émotion, les deux mains tendues vers
la jeune fille que, soudain, d’un geste spontané, il attira et embrassa,
tandis que ses lèvres tremblantes articulaient:

--Ah! ma petite, quelle artiste vous êtes! Et quelle joie sans pareille
pour un compositeur de rencontrer une telle interprète!... Comme vous
venez de chanter cela!

Une acclamation avait salué le mouvement et les paroles de Vanore.
Maintenant, une rumeur d’enthousiasme emplissait le hall, un bruit
d’exclamations, de propos flatteurs; et vers l’estrade, pour féliciter
le maître et son interprète, montait le flot de tous ces mondains que le
souffle de l’art avait un instant soulevés au-dessus d’eux-mêmes; les
hommes, très expressifs dans leur admiration pour la chanteuse; les
femmes, mettant dans leurs félicitations une imperceptible réserve qui
maintenait les distances.

Mme Arnales triomphait avec une vanité de maîtresse de maison qui offre
à ses hôtes un régal précieux auquel nul encore n’a goûté. Elle ne
patronnait, d’ailleurs, que les gloires naissantes, autant par chic que
par sagesse pratique,--malgré sa fortune princière.--Car on ne paye
guère ces jeunes, envers qui l’on croit s’acquitter en révélant leur
talent inconnu à un bel auditoire de mondains désœuvrés.

--Eh bien, êtes-vous content? jeta-t-elle, en passant, à d’Astyèves
qu’elle savait connaisseur.

--Moi? je suis encore sous le charme. Votre chanteuse est tout bonnement
admirable!

Elle approuva d’un accent de protection bienveillante:

--Oui, n’est-ce pas, elle est étonnante! Je m’intéresse beaucoup à elle.
C’est une contemporaine de ma fille aînée. Elles ont été au catéchisme
ensemble. Elle est la fille de Paul Muriel, vous savez, l’agent de
change...

--Ruiné par le krach des mines de cuivre, je crois?

--Justement... J’étais même autrefois en relations de visite avec Mme
Muriel, une jolie femme très élégante, très lancée. Mais je l’ai
naturellement tout à fait perdue de vue. Elle vit hors du monde, et je
crois qu’elle n’a guère autre chose à faire, sa position étant
aujourd’hui des plus modestes.

--C’est cette jeune fille qui la fait vivre? demanda d’Astyèves, avec
une précision un peu brutale.

--Dans une large mesure, oui, je le crois. On m’a dit pourtant que Paul
Muriel avait trouvé je ne sais quelle petite place, dont il s’arrangeait
d’ailleurs fort mal... Pas plus que sa femme, il ne semblait créé pour
vivre sans fortune! Ce qui les remettrait le mieux à flot, ce serait que
Denise entrât au théâtre, comme Vanore veut l’y pousser. Elle y ferait
sûrement son chemin; elle a tout ce qu’il faut pour y réussir!

Une bizarre sensation de révolte fouetta le scepticisme nonchalant de
d’Astyèves, devant la paisible indifférence avec laquelle cette mère de
famille émettait l’idée qu’une enfant de vingt ans devait être jetée
dans la périlleuse carrière du théâtre, afin de rendre un semblant de
luxe aux siens. Mais il connaissait trop bien ses devoirs d’homme du
monde pour laisser rien transparaître de cette impression, et Mme
Arnales n’aperçut pas la courte flamme railleuse de son regard, tandis
qu’il répondait:

--Peut-être, madame, le chemin dont vous parlez ne serait-il pas
absolument celui qu’il faudrait voir suivre à Mlle Muriel pour son
bonheur...

Le visage artistement soigné de Mme Arnales prit une expression de
banale compassion:

--Il est évident que les filles pauvres sont bien exposées, et que le
théâtre est, pour elles, plein de dangers. Mais, comme il leur faut
vivre, le choix n’est guère permis quand s’offrent certaines positions
avantageuses!... Vanore et les différents compositeurs qui ont entendu
Denise Muriel sont tous d’accord qu’elle ne doit pas hésiter... Elle n’a
pas seulement la voix, mais aussi le physique... C’est une jolie fille,
n’est-ce pas?

--Elle est mieux que jolie, fit-il avec un singulier sourire, impatienté
d’entendre cette poupée de salon, vaniteuse et nulle, parler ainsi d’une
créature qui lui était supérieure de toute la richesse de son
tempérament d’artiste.

Elle répéta, sans trop comprendre:

--Mieux que jolie?... Qu’entendez-vous par là? N’allez pas avoir de
mauvaises intentions à l’égard de ma protégée. Je vous le défends
bien... Ah! quels mauvais sujets sont tous ces hommes!

Elle lui effleura l’épaule de son éventail, en souriant, car elle tenait
en faveur particulière ce beau grand garçon, d’aristocratique allure,
qui, pensait-elle, pourrait peut-être lui fournir un gendre de haute
mine, au jour approchant où elle allait devoir mettre en puissance
maritale sa plus jeune fille, Yvonne... Pas d’aussi grande fortune
qu’elle l’eût souhaité, mais de vieille famille et destiné, selon les
vraisemblances, à une brillante carrière dans les ambassades... Un parti
très sortable, en somme...

Parce qu’elle en jugeait ainsi, elle avait eu, pour lui, le sourire
réservé aux privilégiés. Puis, ressaisie par ses devoirs de maîtresse de
maison, elle se détourna; et, dans la brillante cohue qui remplissait le
hall, disparut sa silhouette un peu alourdie par la quarantaine bien
sonnée. D’instinct, Bertrand d’Astyèves évolua vers la chanteuse, avec
une curiosité de démêler un peu ce qu’étaient l’âme et la pensée
enfermées dans cette forme jeune, dont les yeux, la bouche grave,
gardaient si jalousement le secret.

Devant lui, un groupe de jeunes gens exhalaient leur sentiment:

--Épatante, cette petite! Quel gosier! Quelle flamme!

--Vanore a fichtre raison de l’envoyer au théâtre! Elle a été créée et
mise au monde à cet effet!... Et à tous les points de vue!

--Tous les points de vue, comme vous dites! Eh! c’est une belle
créature, et qui a l’air rudement bien bâtie! Le peu qu’elle laisse voir
promet!... Ce sera un savoureux morceau à déguster!

Ce qu’ils disaient là, d’Astyèves, obscurément, l’avait pensé aussi,
tout au plus avec moins de brutale netteté. Pourtant, il eut un sursaut
d’irritation à ces propos saisis au passage, une instinctive envie de
jeter l’ordre de se taire à ces hommes qui, maintenant, détaillaient
avec leur science masculine l’originale beauté de la chanteuse.

Elle, cependant, répondait aux hommages de toute sorte avec une grâce un
peu hautaine, sans sourire presque, ayant, dans sa tenue, une telle
réserve de fille du monde très bien élevée, que pas un de ceux dont elle
venait d’ébranler tout l’être sensitif n’eût osé lui faire entendre un
mot d’admiration trop vif. La lueur rose des joues était tombée; la peau
avait repris son pâle éclat de pétale immaculé, mais la bouche, aussi,
son indéfinissable pli d’amertume mélancolique.

Un désir impérieux de se faire présenter à elle traversa la pensée de
Bertrand; et aussitôt, en homme habitué à toujours suivre sa fantaisie,
il se prit à louvoyer parmi le flot des invités, évitant, par d’habiles
manœuvres, de se laisser capturer au passage; fuyant surtout la blonde
Yvonne, dont il était le _flirt_ favori. Et il se trouva devant Vanore,
auquel il tendit les deux mains, reconnaissant de la jouissance goûtée:

--Maître, comment vous remercier des minutes exquises que je vous ai
dues?

--Mon cher ami, le meilleur de vos remerciements, ce n’est pas à moi
qu’il faut le donner, c’est à cette enfant qui a fait jaillir pour vous
l’âme même de ma musique. Ah! si nous avions toujours des interprètes
comme celle-là, qui est à la fois une vraie femme et une vraie artiste,
dont la voix est un instrument si parfait que jamais je n’aurais osé en
rêver un pareil, quand j’ai conçu mes _Poèmes sylvestres_! Aussi, à
cette heure, suis-je absolument résolu à ne donner au théâtre l’œuvre
qui occupe en ce moment toute ma vie, que si je puis avoir Denise Muriel
pour la chanter.

--Et qui vous en empêcherait?

--Une toute petite et toute-puissante volonté de femme! mon ami, celle
de cette gamine qui se cantonne dans une horreur enfantine du théâtre.
Comme si ce ne serait pas un crime d’enfouir une voix semblable, une
telle puissance d’expression! Mon cher d’Astyèves, à l’occasion,
chapitrez-la donc.

Bertrand sourit de l’ardeur du maître, toujours pareil à lui-même, dès
que son art était en jeu.

--Bien volontiers, s’il m’était possible, je joindrais mes instances aux
vôtres. Mais je n’ai pas l’honneur de connaître Mlle Muriel.

Vanore se mit à rire, reprenant pied dans le monde réel.

--Mon cher d’Astyèves, sans but intéressé, seulement pour vous être
agréable, je vais vous présenter, si vous le désirez.

--J’en serais très heureux.

--Alors, mon ami, approchons-nous.

Il se tourna vers la jeune fille qui, près d’eux, répondait de sa voix
chaude, musicalement timbrée, même en parlant, aux compliments d’un
interlocuteur empressé:

--Mon enfant, voulez-vous me permettre de vous faire connaître un
fervent musicien, par conséquent un fervent admirateur de votre talent,
le comte Bertrand d’Astyèves?

Elle inclina légèrement la tête, en femme habituée à de pareilles
présentations, sans qu’un sourire éclairât ses belles prunelles de vie
ardente, demeurant enveloppée dans la réserve fière qui la séparait
volontairement de l’élégant public qu’elle avait eu pour mission de
distraire un moment. Et cette indifférence tomba sur d’Astyèves avec le
cinglant d’un coup de fouet.

Mme Arnales, qui passait, lui jeta:

--Monsieur d’Astyèves, voulez-vous offrir votre bras à Mlle Muriel pour
la conduire au buffet? Je ne vois plus mon mari qui allait venir se
mettre à sa disposition.

--Je vous remercie, madame, dit aussitôt la jeune fille. Je n’ai besoin
de rien et je vais me retirer.

--Mais, du tout, mademoiselle, je tiens à ce que vous preniez quelque
chose. Il fait si chaud! Monsieur d’Astyèves, je vous confie Mlle
Muriel.

Il s’inclina, puis, se tournant vers Denise, il demanda:

--Voulez-vous, mademoiselle, m’accorder l’honneur que Mme Arnales
sollicite pour moi?

Il s’adressait à elle aussi respectueusement que s’il eût parlé à une
altesse royale; mais ses yeux, qui interrogeaient, trahissaient la
complexe impression qu’elle avait éveillée en lui. Elle ne parut pas le
remarquer, et ses traits gardèrent leur expression sérieuse, tandis
qu’elle répondait simplement:

--Si ce n’est pas abuser de votre obligeance, monsieur, j’irai
volontiers au buffet boire quelque chose de frais.

--Pas trop frais! protesta Vanore. Sapristi, mon enfant, prenez garde à
votre voix! D’Astyèves, ne lui laissez pas faire d’imprudence!

Il promit en souriant et emmena la jeune fille dont les doigts
effleuraient à peine son bras.

--Votre compositeur, mademoiselle, est comme les heureux qui ont trouvé
un trésor et vivent dans l’incessante inquiétude de se le voir ravir,
parce qu’ils en savent tout le prix.

La bouche grave s’éclaira un peu.

--Encore faudrait-il que le trésor,--si vraiment trésor il y a,--fût
exposé à être enlevé, et je ne sache pas qu’il coure pareille aventure.

--Heureusement pour le maître et pour nous. Êtes-vous très indulgente?
mademoiselle.

--C’est selon les droits de ceux qui sollicitent mon indulgence.

--Et leur humilité est le premier de ces droits, n’est-ce pas? Alors,
vous me permettrez bien, sans me renvoyer gracieusement sur mes terres,
de venir, après tant d’autres, vous dire en toute simplicité que je vous
ai dû aujourd’hui l’une des plus intenses joies artistiques qu’il me
souvienne d’avoir jamais goûtées!

La jeune fille ne pouvait se méprendre à l’accent d’enthousiaste
sincérité de Bertrand; mais si elle y fut sensible, elle ne le laissa
guère paraître, répondant seulement par quelques mots brefs de politesse
à l’hommage qu’il lui adressait. D’ailleurs, ils atteignaient le buffet,
aussi encombré que les salons, où l’entrée de la chanteuse excita une
rumeur d’attention. Car les femmes, même les moins disposées à admettre
pareille vérité, étaient bien contraintes, par l’évidence, de
reconnaître que cette petite fille inconnue était de celles qui, nulle
part, ne pourraient passer inaperçues. Comme les hommes, eux, l’avaient
bien vite proclamé, c’était une créature singulièrement séduisante...

--Que dois-je vous servir? mademoiselle.

--Peu importe. Un verre de sirop, ou mieux encore, une glace, s’il est
possible.

--Une glace? Et qu’en dira le maître?

--Il n’en dira rien puisqu’il n’en saura rien, fit-elle répondant du
même accent de badinage dont il avait parlé. Je vais attendre dans cette
embrasure que vous ayez pu me procurer quelque chose. Le buffet me
paraît inabordable.

Bertrand d’Astyèves sut pourtant s’y faire servir assez prestement pour
revenir en moins d’une minute auprès de la jeune fille; il n’avait nulle
envie de se voir subtiliser son rôle de cavalier servant, par quelqu’un
des admirateurs qui rôdaient autour d’elle,--sans oser toutefois
l’aborder. Et il ne s’en étonna pas, tant son attitude trahissait la
hautaine volonté de rester étrangère à ces gens du monde qui
l’examinaient avec une curiosité discrètement impertinente. Debout
devant la fenêtre grande ouverte, sa forme svelte s’enlevant toute
claire sur l’horizon vert du jardin, avec ses yeux songeurs, elle avait
un air de jeune sphinx dont le mystère distillait un charme troublant.

D’un geste lent, très souple, elle se prit à déguster la glace apportée.
Une clarté rose de fin de jour baignait sa nuque dorée, ferme et ronde;
et d’Astyèves fut frappé de la fraîcheur juvénile de la peau, alors que,
pourtant, la vie avait déjà mis son empreinte sur le visage, un léger
pli vertical rayant le front entre les deux sourcils.

Il était resté debout devant elle pour empêcher toute importune
invasion. Devinant qu’elle se fût dérobée à une conversation dont elle
eût été le sujet, même indirect, il s’était remis à parler des _Poèmes
sylvestres_ qu’il analysait avec une sûreté de sens musical qu’elle ne
s’attendait sans doute pas à rencontrer chez un homme du monde, car il y
avait de la surprise un peu, dans l’attention de ses larges prunelles
chaudement vivantes.

Elle écoutait, d’ailleurs, plus qu’elle ne parlait, répondant surtout,
enfermée dans cette réserve qui lui donnait, pour d’Astyèves, une
irritante saveur d’énigme...

A une réflexion qu’il faisait, particulièrement flatteuse pour le
compositeur, elle répliqua:

--Je regrette que Vanore ne se trouve pas ici pour vous entendre,
monsieur; ce lui serait un plaisir très vif de voir combien peuvent être
goûtés ses _Poèmes sylvestres_!

--Mais c’est un plaisir sur lequel il doit être fort blasé.

--Pas autant que vous le supposez. Les vraies dilettantes surtout
peuvent l’apprécier. Sa musique n’est pas pour les profanes.

--C’est la foule du public que vous qualifiez ainsi? Peut-être, en
effet, n’en saisit-elle pas toute la riche, la savante originalité...
Mais je défie bien les plus simples de n’en pas subir la beauté
suggestive..., surtout quand elle est chantée comme elle l’a été
aujourd’hui! Ce n’est pas une musique intellectuelle que celle de
Vanore; elle est, au contraire, superbement physique,--pour rééditer le
mot de Stendhal, à l’adresse de Wagner.

Sur les lèvres de la jeune fille, flottait le mystérieux sourire où il y
avait une foule de choses que d’Astyèves eût aimé à démêler. Mais elle
ne paraissait guère disposée à réaliser un tel désir. Sans discuter
l’appréciation, elle dit seulement, coupant un petit morceau de sa
glace:

--Vous aimez beaucoup la musique, n’est-ce pas? En particulier, quand
elle revêt une certaine forme...

--Laquelle?

--Sa forme la plus séduisante, peut-être. Quand elle se fait humaine,
qu’elle a corps et âme; quand elle est à la fois _physique_, pour parler
comme vous, et, comment dirais-je?... idéaliste, les deux qualités
s’amalgamant de façon à créer un tout, capable de vous satisfaire en vos
goûts les plus divers.

Intéressé, il s’inclina, surpris d’être à ce point deviné.

--Vous êtes, mademoiselle, d’une pénétration... inquiétante! Vous avez
bien raison de penser que j’adore la musique; mais c’est en profane, moi
aussi; car je ne suis pas grand clerc en harmonie, et s’il me fallait
expliquer le pourquoi de mes sympathies, je ne pourrais, sans doute, le
faire qu’en commettant force hérésies... Mais je la sens comme je la
goûte, physiquement et «spirituellement»,--au sens ecclésiastique du
mot,--et elle m’ouvre un monde merveilleux, celui-là même où je vous
dois de m’avoir conduit aujourd’hui de façon inoubliable!... Vous voyez
que j’y reviens encore et toujours! Mais vous m’avez donné une telle
fête, que je ne résiste pas à la tentation de vous le répéter encore une
fois, bien qu’il doive vous sembler d’une odieuse banalité, je le
reconnais, d’entendre de nouveau ce qui vous a tant et tant été dit
depuis un moment!

Le même sourire de sphinx reparut une seconde sur la bouche expressive.

--Il me semble, monsieur, que vous êtes fort affirmatif en ce qui
concerne mes sentiments.

--Est-ce que je me trompe?

--En quoi!... En supposant que peu m’occupe l’impression que je produis?

--C’est cela, justement. Avouez, par amour de la vérité, que j’ai bien
deviné.

Elle secoua la tête presque gaiement.

--Ce ne serait pas poli. Et non plus, ce ne serait pas tout à fait
exact!... Comme une autre, j’ai ma petite vanité qui ne s’accommode pas
trop mal d’un parfum d’hommage. Elle est seulement difficile sur la
qualité de cet encens dont elle démêle très vite la valeur et qu’elle
accueille en conséquence. La vérité, que vous invoquez, m’oblige à
confesser que je ne chante pas souvent pour mon public, car j’ai reçu ce
don, sans pareil, de pouvoir l’oublier dès que j’entends ma voix...
Alors je suis prise toute par la musique et, moi aussi, j’entre dans le
monde enchanté dont vous parliez.

--Parce que vous êtes artiste dans l’âme... Comme je comprends que
Vanore ne veuille pas d’autre interprète que vous pour ses œuvres! Vous
sentez si merveilleusement sa musique!

--Je l’aime pour l’infini qu’elle enferme, pour ce que j’y trouve...
Peut-être aussi pour ce que j’y mets, pour ce que je m’imagine y
découvrir... Nous autres femmes, nous sommes toujours, plus ou moins,
des imaginatives, des créatrices de chimères!

--Et c’est pourquoi, n’est-ce pas, nous pouvons espérer que vous
réaliserez le rêve du maître, en incarnant l’héroïne de son nouvel
opéra?

Un léger pli rapprocha soudain les sourcils de la jeune fille dont une
ombre voila le visage.

--Si vous ne craignez pas d’espérer en vain, faites-le; rien n’est plus
incertain que mon entrée au théâtre.

--Malgré le succès qui vous y attend?

La violente sincérité d’accent de Bertrand donnait une singulière force
à ses paroles, sous leur forme banale. La jeune fille ne parut pas s’en
apercevoir. Un sourire de subtile ironie avait glissé sur sa bouche.

--Grâce aux circonstances, je possède déjà une sagesse de vieux
sceptique et je ne tiens pas le succès pour un fruit auquel il soit
aussi aisé de mordre. Et puis, je ne suis pas gourmande de gloire!...
Maintenant, du moins. Qui peut répondre de l’avenir? Ne savez-vous donc
pas que l’ambition, en dépit des apparences, n’est pas un mot féminin?

--C’est selon ce qui s’y trouve enfermé.

--Oh! nous irions loin ainsi!... Et voici que j’ai fini ma glace...

--Eh bien, qu’importe? fit-il avec une impatience de voir en elle la
volonté de se dérober.

Avec une imperceptible hauteur, elle dit:

--Eh bien, il ne me reste plus qu’à vous remercier de m’avoir
accompagnée et à vous rendre bien vite votre liberté.

--Que je n’ai nulle envie de reprendre!

Les mots lui étaient échappés, et leur spontanéité en faisait plus
qu’une simple formule de courtoisie. Nulle femme ne s’y serait trompée.
Mais celle-ci ne daignait accepter aucun hommage qui ne fût pas adressé
à sa seule personnalité d’artiste. Sans paraître avoir entendu
l’exclamation de Bertrand, elle demanda simplement:

--Voulez-vous bien me ramener vers Mme Arnales pour que je prenne congé
d’elle?

--Que vous preniez congé? Est-ce que nous n’allons plus vous entendre?

--Oh! non. Je suis venue ici seulement pour chanter les _Poèmes
sylvestres_. Maintenant, mon rôle est fini.

Elle lui tendait la petite soucoupe vide pour qu’il l’en débarrassât. Il
obéit et revint lui offrir son bras, dans la conviction qu’il n’avait
nul moyen de la retenir davantage. Mais, tandis qu’il la ramenait, il
reprit encore:

--Alors, c’est bien vraiment qu’il faut perdre l’espoir de vous écouter
de nouveau? Pardonnez-moi de vous importuner de mon insistance, mais on
prétend que les hommes sont de grands enfants. Or les enfants ne savent
guère se résigner à n’avoir pas ce qu’ils désirent ardemment!

--Et pourtant, force leur est souvent de s’en passer. Bon gré, mal gré,
il est tant de choses auxquelles petits et grands doivent apprendre à se
résigner!

Une intense mélancolie,--un peu amère aussi,--vibrait dans son badinage.
Elle s’arrêta. Ils étaient revenus dans le hall, et ses doigts
quittèrent le bras du jeune homme.

Elle commençait:

--Encore une fois, monsieur, tous mes remerciements...

Mais il l’arrêta:

--Je vous en prie, mademoiselle, vous me rendriez confus... Veuillez
croire que je vous suis infiniment reconnaissant de m’avoir fait
l’honneur d’accepter que je vous accompagne.

Il s’inclina très bas. Elle répondit par un signe de tête d’une grâce un
peu fière. Puis, elle se détourna et, dans la brillante cohue des
invités, il la vit s’éloigner, seule, comme elle l’avait voulu. A peine
un instant encore, il distingua le profil expressif, la nuque charmante,
les cheveux sombres, moirés de lumières blondes... Puis, soudain, devant
lui, il aperçut, campé, un de ses amis, le grand d’Estourville, qui lui
chuchotait familièrement:

--Ah çà, d’Astyèves, serait-ce l’aube d’une grande passion?... Diable!
prenez garde à vous! Elle a des yeux, une bouche et une voix qui
promettent, la jeune protégée de Mme Arnales!... Et si la fantaisie lui
en prenait, elle vous mènerait loin son homme!

Bertrand eut un froncement de sourcils.

--Franchement, mon cher, vous avez trop d’imagination, du moins en ce
qui me concerne!... Mais, quitte à encourir encore vos téméraires
suppositions, j’avoue, à la face du ciel et de la terre, que je trouve
Mlle Muriel une incomparable artiste!

--Et une femme délicieuse à accaparer dans les embrasures de fenêtre,
n’est-ce pas? Diable! ne manifestez pas trop votre enthousiasme... Qu’en
dirait votre flirt, la blonde Yvonne? Les femmes n’aiment point que
leurs chevaliers servent plusieurs couleurs.

D’Astyèves eut un haussement d’épaules et, machinalement, chercha des
yeux Yvonne Arnales. Au passage, son regard effleura la foule de ces
femmes et de ces jeunes filles qu’il jugeait avec une clairvoyance
aiguë: créatures de serre, éternellement curieuses et lassées de
plaisirs toujours les mêmes, fanées par leur vie de mondaines,--au moral
autant qu’au physique,--parmi lesquelles les meilleures, celles qui
étaient ou seraient les moins inquiétantes épouses, étaient encore les
plus frivoles, les jolies et futiles poupées de salon...

Et, tout au fond de son âme, à lui qui, pourtant, était bien de même
race, qui ne concevait pas la femme en dehors de cette atmosphère de
luxe, de ce décor somptueusement raffiné, il y avait un impitoyable
dédain pour ces filles du monde,--banales, artificielles ou obscurément
perverses,--dans le nombre desquelles un jour, proche peut-être, il
allait choisir sa femme; puisqu’il en était arrivé à la lassitude de sa
vie de garçon...

Enfin, il aperçut Yvonne Arnales. Au milieu d’un groupe, elle causait
d’une voix haute, avec son aisance de très riche héritière. Un sourire
sans lumière retroussait sa lèvre, et ses dents très blanches luisaient
dans son visage quelconque de Parisienne blonde, gentiment mièvre sous
l’envolement léger des cheveux qui moussaient autour du front étroit. Un
peu raide de silhouette, dans la mollesse vaporeuse de sa robe d’été,
elle se tenait debout près du piano à queue, à la place même où, une
demi-heure plus tôt, se trouvait Denise Muriel. Et d’Astyèves,
l’apercevant tout à coup, eut une seconde la vision de l’_autre_, de
l’artiste toute pâle sous la clarté ardente de ses prunelles
passionnées, tandis que ses jeunes lèvres chaudes frémissaient au
cantique d’amour...

Il songea:

«Quel dommage que cette petite Arnales ne lui ressemble pas!»

Et il se rapprocha d’Yvonne, qui l’appelait d’un geste coquet de son
éventail.




II


Comme elle l’avait dit à d’Astyèves, Denise Muriel avait entièrement
rempli son personnage d’artiste. Elle était libre, enfin, de quitter le
superbe hôtel dont l’atmosphère lui était lourde à respirer; et, prenant
soin de ne pas attirer l’attention de Vanore, qui eût peut-être prétendu
la retenir, elle se dirigea vers la porte ouverte, à l’extrémité du
hall, sur le petit salon. Mais là, elle se heurta à Mme Arnales
elle-même, qui s’était immobilisée une seconde pour un ordre à donner.

--Mademoiselle, où fuyez-vous donc? Êtes-vous déjà lasse de vous
entendre acclamer? Nous ne le sommes pas, nous, de vous écouter, et je
compte vous mettre encore à contribution...

Sous leur forme aimable, les paroles de Mme Arnales révélaient son
intime pensée: profiter pleinement du talent de cette débutante
remarquable. Denise Muriel était, ce jour-là, une façon de jouet
précieux à son usage qui, douée d’intelligence, devait s’estimer bien
heureuse d’avoir eu l’occasion de se révéler à un auditoire d’élite...
Par conséquent, témoigner sa reconnaissance en chantant autant qu’on
l’en prierait... Cela, Denise le comprit aussi clairement que si elle
avait lu dans l’esprit de Mme Arnales, et une petite révolte contre
cette indiscrétion mit quelque chose d’imperceptiblement bref dans son
accent, tandis qu’elle répondait:

--Je serai toujours, madame, toute à votre disposition; mais, pour
aujourd’hui, je vous prierai de vouloir bien m’excuser... Je me sens un
peu lasse et je craindrais de détruire l’impression favorable que j’ai
pu produire, comme vous êtes assez bonne pour me l’assurer...

Et vraiment, ce n’était pas un prétexte que sa fatigue. Sur elle, pesait
cette lourde mélancolie qui la meurtrissait souvent quand elle s’était
donnée toute dans son chant pour distraire des indifférents. Mais Mme
Arnales n’en crut rien, n’admettant jamais ce qui était en contradiction
avec son bon plaisir; et elle jugea tout à fait inconvenant que sa
protégée ne se mît pas aussitôt à ses ordres quand elle exprimait un
désir.

--Réellement, mademoiselle, vous ne consentez plus à nous faire de
musique?

--Je vous serais infiniment reconnaissante de m’en dispenser.
D’ailleurs, voyez vous-même, madame, vos hôtes m’ont déjà oubliée, et
j’aurais mauvaise grâce à imposer le silence pour me faire écouter.

--De cela, mademoiselle, vous m’accorderez que je suis meilleur juge que
vous. Mais, enfin, je ne veux pas être indiscrète, reconnaissant que
vous avez largement rempli le programme que vous aviez accepté. Je
regrette seulement la malencontreuse fatigue qui nous prive de vous
applaudir de nouveau. Il ne me reste plus qu’à vous remercier et à vous
remettre ce dont je vous suis redevable pour l’audition que vous venez
de donner.

--Oh! madame, je vous en prie, rien ne presse.

Au fond du regard de la jeune fille, une flamme avait jailli, et la peau
mate s’était un peu rosée.

--Du tout, mademoiselle, je ne sais si j’aurai l’occasion de vous
revoir, je préfère m’acquitter dès maintenant. Ayez la bonté de me
suivre dans la bibliothèque.

Elle n’attendait pas la réponse et soulevait la portière. Denise la
suivit, redevenue vite maîtresse d’elle-même; mais ses lèvres avaient
repris leur gravité fière, et elle demeura à l’entrée de la pièce
remplie de trésors artistiques, sans en remarquer aucun, regardant au
dehors, vers le ciel dont les pourpres pâlissaient derrière les cimes
odorantes des tilleuls.

Mme Arnales prit, dans son bureau, un petit portefeuille préparé:

--Voici, mademoiselle, la somme dont nous étions convenues. J’y joins
tous mes remerciements, mes félicitations, avec mon espoir de vous
entendre bientôt sur une vraie scène, digne de votre talent, qui, je
l’espère, s’étant fortifié, vous permettra de chanter sans autant de
fatigue.

Elle tendait, à la jeune fille, sa main où scintillait une clarté de
diamants. Mais Denise ne parut pas s’en apercevoir; elle s’inclinait
dans un salut d’adieu et disait, avec une obscure ironie que l’étroite
cervelle de Mme Arnales ne discerna pas:

--Vous êtes trop bonne, madame, de songer à m’adresser de tels vœux
d’avenir. Quoique je me sente capable de porter le poids d’un rôle au
théâtre, je ne sais encore si je posséderai jamais le courage ou le goût
d’en essayer l’aventure.

--Mais vous auriez le plus grand tort d’hésiter; vous pouvez m’en
croire, moi qui, bien des fois déjà, ai vu débuter chez moi des
artistes, lesquels se sont toujours fort bien trouvés, à l’occasion,
d’avoir écouté mon avis. Vous êtes douée à miracle pour le théâtre!...
Au revoir, mademoiselle, je pense que j’ai bien mis dans ce portefeuille
la somme décidée; vous voudrez bien vous en assurer et m’avertir si j’ai
fait erreur.

Denise Muriel ne répondit pas. Peut-être n’avait-elle pas entendu, car
Mme Arnales s’éloignait, écartant déjà la portière pour aller rejoindre
ses hôtes; et la rumeur joyeuse des conversations s’engouffrait dans le
silence de la bibliothèque.

--Au revoir, mademoiselle. Vos affaires ont été mises à part au
vestiaire. Je viens de sonner ma femme de chambre, qui va être à vos
ordres; la voici, d’ailleurs. Céline, veillez à faire donner à
mademoiselle tout ce qui lui appartient.

Elle disparut dans le bruissement soyeux de sa jupe claire, après un
dernier petit geste d’adieu. Alors, rapidement, Denise piqua l’épingle
de son chapeau et s’enveloppa de sa longue mante qui lui donnait une
silhouette pittoresque de femme du siècle dernier.

Dans le vestibule, les valets de pied formaient la haie, attendant
l’ordre de faire avancer les voitures. Des visiteurs partaient déjà. Les
femmes, devant le vestiaire, rattachaient leurs légers manteaux d’été;
des hommes causaient qui, en s’écartant et se découvrant sur le passage
de Denise, l’enveloppaient d’un dernier coup d’œil. Ni aux unes ni aux
autres, la jeune fille ne prit garde. Aussi souverainement élégante que
ces femmes qui ne la tenaient point pour leur égale, elle descendit les
marches du perron et gagna la voiture qui l’attendait.

Mais quand elle eut quitté la cour de l’hôtel, qu’elle sentit, sur elle,
l’ombre verte d’une avenue paisible, un ardent soupir d’allégement lui
échappa:

--Enfin, c’est fini!

Brusquement, cessait cette tension de ses nerfs qui lui permettait de
dérober toutes ses impressions aux étrangers, et la sensation éprouvée
de délivrance était si vive, qu’une buée humide voila ses yeux, une
seconde.

C’est qu’elles lui avaient été si pénibles, ces heures passées dans un
milieu tout plein, pour elle, de souvenirs de sa jeunesse heureuse. Dans
le même hall où elle venait de chanter, payée pour distraire un public
blasé, elle avait été reçue autrefois comme l’amie de Suzette Arnales,
maintenant baronne Suzanne de Vire. Mais ni l’une ni l’autre n’avaient
effleuré, d’une allusion même, ce passé mort, quand elles avaient
échangé quelques paroles, après l’exécution des _Poèmes sylvestres_. Pas
davantage, Mme Arnales ne paraissait se rappeler qu’elle avait jadis
reçu en amie celle qui était alors «la belle Mme Muriel».

Pourquoi donc, elle, Denise, quand elle était entrée dans le hall,
avait-elle eu, tout à coup, si nette, l’ironique vision d’une visite de
sa mère dans ce même salon, de l’accueil empressé de Mme Arnales; comme
aussi, du geste affectueux avec lequel Suzette,--son amie, en ces temps
lointains!--l’avait entraînée vers ce même jardin dont tout à l’heure,
en chantant, elle avait contemplé les cimes vertes, richement
feuillues...

C’était cinq ans plus tôt, alors que personne,--sa mère, ignorante comme
les autres,--ne soupçonnait que la ruine fût si proche... Trois mois
après, elle éclatait, brutale, complète, à la suite d’un gros krach qui
avait achevé, pour Paul Muriel, le désastre secrètement amené par la
témérité de spéculations avortées...

Oh! quels mois avaient suivi! tels que Denise en gardait encore une
impression de cauchemar, bouleversée dans tout son être jeune par ce
subit changement de vie auquel sa mère ne se résignait point,--et ne
s’était jamais résignée d’ailleurs.

Élevée dans le luxe, habituée à en respirer la seule atmosphère, Mme
Muriel s’était trouvée incapable d’accepter l’existence étroite,
besogneuse, qui, d’un jour à l’autre, lui était rudement imposée. Cette
privilégiée, frappée tout à coup, avait été brisée par l’épreuve,
d’abord abattue dans la stupeur de se rencontrer face à face avec une
destinée dont elle avait l’horreur, puis soulevée dans une révolte
désespérée.

Du jour où avait été atteinte, en elle, la mondaine adulée,
spirituellement bienveillante et gaie, épanouie à la façon d’une belle
fleur de serre, elle était devenue une créature fantasque, irritable et
amère, exaspérée par les incessantes difficultés nées de ressources
exiguës. Jamais elle n’avait pu pardonner à son mari,--épousé surtout
par convenances mondaines,--d’avoir attiré pareille catastrophe sur elle
et sur ses enfants; sur son fils surtout, un garçon de treize ans pour
qui elle avait une prédilection exaltée. Pas plus, elle ne se faisait à
l’idée que sa fille dût utiliser son admirable voix soit dans le
professorat, soit dans une carrière d’artiste.

Contrainte par la nécessité brutale, elle n’avait pu s’y opposer; mais
elle en souffrait si fort, dans sa nervosité maladive, elle en
supportait si mal les conséquences, que Denise avait fini par ne jamais
lui parler des réunions et des concerts où elle remplissait son
personnage de chanteuse. En silence, elle mettait l’argent ainsi gagné
dans la bourse commune, sans que Mme Muriel parût en soupçonner la
source et s’en informât.

Il n’y avait, d’ailleurs, nulle intimité morale entre cette mère et
cette fille, si profonde que fût, cependant, leur mutuelle affection.
Mais elles étaient trop différentes pour pouvoir mêler leurs deux vies;
nature de mondaine brillante et tempérament d’artiste, développé à une
rude école... La mère, absorbée par le regret de son existence dévastée,
obscurément froissée de voir sa fille accepter mieux qu’elle leur
situation précaire, parce qu’elle considérait cette jeune vaillance
comme un blâme de sa propre faiblesse, et, dominée par cette impression,
n’admettant pas que Denise pût connaître les heures de défaillance...
L’enfant dédaigneuse en effet des inutiles regrets; sensible, sans en
montrer rien, à la préférence témoignée pour son jeune frère, gardant le
secret de ses tristesses et de ses joies que personne ne lui demandait;
repliée sur elle-même parce qu’elle savait ne pouvoir s’appuyer ni sur
son père, ni sur sa mère qu’il lui fallait traiter en enfant gâtée dont
elle s’efforçait, avec une délicate bonté, de respecter toutes les
susceptibilités, bien que certaine qu’il ne lui en serait su aucun gré.

Et ce jour-là encore, songeant à Mme Muriel, elle pensa, après avoir
quitté l’hôtel Arnales:

--Dieu merci! elle ignorait où je chantais tantôt! Elle en aurait tant
souffert!

Pourtant, il fallait bien vivre!... Et voici que commençait cette saison
d’été durant laquelle leçons, concerts, auditions, tout ce qui était sa
seule richesse cessait. On lui avait proposé un engagement de chanteuse
dans un grand casino de ville d’eaux. Mais Mme Muriel n’avait pas permis
qu’elle acceptât. Devant son opiniâtre résistance, elle avait cédé.
Alors ç’allait être encore ces mois pénibles d’excessive économie pour
équilibrer le budget dont elle avait la responsabilité. Ah! certes, tout
autant que sa mère, elle étouffait dans cette étroite existence; mais à
quoi bon se plaindre? Que pouvait-elle, sinon lutter énergiquement pour
y échapper un peu, tout au moins...

Eût-elle mieux fait d’entrer au théâtre, comme tous l’y poussaient?
Vraiment, il y avait des minutes où elle pensait qu’elle eût dû maudire
sa voix, source de ses plus intenses joies pourtant. Mais, douée moins
richement, elle fût sans doute demeurée enfermée dans la phalange
laborieuse des professeurs... Puisque, pour elle aussi, c’était le
terrible problème du pain quotidien à gagner.

«Il faut aller au théâtre! il le faut!» Oh! cette phrase tant de fois
entendue déjà, comme elle la hantait, menaçante ainsi que le mot même de
sa destinée, une destinée à laquelle, désespérément, elle cherchait
encore à se dérober, malgré l’obscure conviction que toutes ses révoltes
ne l’en sauveraient pas!

Car elle savait ce que c’est qu’une vie d’artiste. Sans illusion, elle
en mesurait les difficultés, les tentations, les dangers; elle en
connaissait les inévitables promiscuités qui choquaient tous ses
instincts de femme née, élevée dans un milieu raffiné. Et puis, elle
avait peur aussi, non seulement de son horreur secrète pour un avenir de
pauvreté, mais du grand souffle de passion qui jaillissait de l’essence
même de son âme quand s’élevait sa voix... Peur plus encore de l’espèce
d’ivresse qui l’envahissait toute lorsqu’elle sentait la triomphante
domination de son chant sur les êtres dont les âmes, alors, vibraient
par elle, comme des claviers sonores.

Tandis que la voiture l’emportait, elle revivait les dernières heures
écoulées chez Mme Arnales. Dans sa rêverie, flottaient des visages de
femmes, banalement aimables, curieux ou indifférents, des visages
d’hommes hardiment admiratifs. Et sur la foule confuse de ces derniers,
se détachait l’intelligente physionomie de Bertrand d’Astyèves. Mais,
comme les autres, elle le jugeait avec un détachement sceptique, bien
qu’elle sentît, à n’en pouvoir douter, avoir fait sur lui une de ces
impressions violentes qui jettent les folles prières dans le regard, sur
les lèvres des hommes.

Que lui importait? Il n’était pas le premier et ne serait pas le
dernier. Tout au plus, elle pouvait lui savoir gré d’avoir daigné la
traiter en fille du monde en ne lui infligeant pas une trop vive
expression de son sentiment. Parce qu’il avait cette délicatesse, elle
s’était laissée aller, plus encore qu’elle ne l’aurait voulu, à causer
un peu avec lui, car il l’intéressait, aussi bien par la sûreté de son
goût en musique que par le mélange d’enthousiasme et de froideur,
sceptique et nonchalante, qui semblait constituer sa personnalité.

Une minute, elle songea à lui, à leur brève conversation près de la
fenêtre, à ce que son regard, plus encore que ses paroles, lui avait
murmuré de flatteur. Mais elle s’en souvenait avec une mélancolique
amertume, avec la notion railleuse de tout ce qui la séparait de cet
aristocratique clubman qui, comme les autres, l’avait souhaitée au
théâtre,--pour son plaisir.

Elle eut un geste d’épaules qui semblait rejeter loin en arrière l’image
de Bertrand d’Astyèves, et son regard, plein d’une envie inconsciente,
s’arrêta sur des enfants qui jouaient sur le trottoir. Que c’eût été bon
de redevenir ainsi une petite chose joyeuse qui n’a nul souci de
l’avenir! Mais aussi quel souhait inutile et fou! Et sa bouche eut un
fugitif sourire de pitié pour elle-même qui se laissait effleurer par un
pareil désir...

D’ailleurs, la voiture s’arrêtait dans la petite rue de la plaine
Monceau où elle demeurait. Elle en descendit, puis s’engagea dans
l’étroit escalier qui, après une montée de quatre étages, la conduisit
devant sa porte.

Comme elle pénétrait dans l’antichambre, la voix de son frère appela
gaiement:

--C’est toi? Denise.

Et toujours prompt à laisser de côté son travail de collégien, il
accourut au-devant de la jeune fille, très affectueux, souple et fin
comme elle de silhouette.

--Tu rentres tard! Comme ils t’ont gardée longtemps! Ça a bien marché?

--Oui, très bien.

Elle était entrée dans le petit salon auquel son goût d’artiste était
parvenu à donner un aspect d’élégance originale, si modeste qu’il fût
réellement, et elle rejetait son manteau, saisie par l’étouffante
chaleur de la pièce exiguë. Son frère l’enveloppa d’un coup d’œil
admiratif.

--Mâtin! Denise, que tu étais belle! Ce qu’ils ont dû t’applaudir!

Elle eut son indéfinissable sourire de détachement profond et répéta:

--Ils m’ont beaucoup applaudie! Et Mme Arnales a été si flattée d’avoir
pu offrir à ses invités une débutante à ce point remarquable, qu’elle a
trouvé parfait de me payer incontinent ce qu’elle me devait.

Et elle sortit le petit portefeuille glissé machinalement dans son
corsage quand Mme Arnales le lui avait remis.

--Maman ne m’a pas demandée?

--Non, elle se repose dans sa chambre. Elle a, je crois, été faire des
courses et elle est rentrée fatiguée. Va la trouver, si tu veux!

Denise inclina la tête; mais avant d’entrer chez sa mère, elle devait
remettre sa simple robe de maison, car Mme Muriel détestait la voir dans
une toilette faite pour le public.

Intention inutile! Au passage, Mme Muriel entendit le frôlement soyeux
de la robe de la jeune fille dans le couloir et appela:

--Denise!

--Me voici, mère.

Elle pénétrait dans la chambre et vint embrasser le visage altéré que
son apparition n’éclairait pas.

--A quoi songes-tu donc de rentrer à pareille heure? Ton père va revenir
pour dîner, et tu n’es pas même déshabillée!

--J’ai été retenue, mère, plus que je ne le pensais et le voulais...

--Ah!

Elle ne fit pas l’instinctive question de Robert au sujet de l’audition
donnée, elle le savait, par sa fille, ce jour même; mais d’un coup
d’œil, elle l’enveloppa toute, son goût féminin flatté de la voir vêtue
avec tant d’harmonieuse élégance.

--Ta robe n’est pas mal réussie! Pour une ouvrière, cette Adèle n’est
pas trop maladroite! Ce qui se trouve bien, puisqu’il nous faut nous en
contenter. Si je n’étais toujours tenaillée par cette idiote question
d’économie, que de jolies choses, j’aurais achetées tantôt au _Louvre_!
Il y avait des foulards exquis; j’avais envie d’en prendre un costume;
mais j’ai pensé que ta sagesse ne s’en trouverait pas satisfaite et je
me suis abstenue, rapportant seulement une bonne migraine. J’étais
parvenue à m’endormir. Ton coup de sonnette m’a réveillée.

--Je le regrette, maman.

--C’est un regret inutile. Il te fallait bien rentrer, j’imagine. Va
vite ôter cette robe, tu m’as l’air déguisée en fille riche, et c’est
une mascarade qui m’est odieuse et pénible!

Mme Muriel était décidément dans ses jours de nervosisme sombre. Denise
savait que ces jours-là, le plus sage était de la laisser à elle-même.
Sans lui répondre, elle passa dans la toute petite pièce qui était sa
chambre, sa cellule comme elle disait, mais une cellule bien chère qui
l’enveloppait de sa paix calmante aux heures difficiles,--troublées ou
tristes,--toute vivante de sa pensée, de ses goûts, de ses affections,
dont elle aimait l’horizon large, le balcon qui, à cet étage élevé, lui
donnait parfois une exquise sensation de plein ciel... Peu de bibelots,
mais tous de valeur; des livres nombreux, empilés sur la table toujours
fleurie, devant la fenêtre; de rares portraits. Car elle n’avait pas
d’amies, Mme Muriel ayant absolument rompu avec ses relations
d’autrefois, et dans le milieu d’artistes que les circonstances
faisaient le sien, elle gardait instinctivement son intimité fermée.

Sur la cheminée, pourtant, une photographie, celle d’une femme d’une
cinquantaine d’années, dont la physionomie semblait faite d’intelligence
hardie, de bonté et d’énergie. C’était l’écrivain qui signait Claude
Champdray, dont l’affection l’entourait presque maternellement depuis
trois années que le hasard d’une rencontre les avait rapprochées pour la
première fois. Vers elle seule, Denise allait quand l’angoisse de sa
solitude morale l’étreignait trop douloureuse...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--Denise, père est rentré! Le dîner est servi, clama, à sa porte, la
voix de Robert. Maman te fait dire de te dépêcher et de venir.

Vite, elle finit sa toilette de maison, puis s’en alla vers la salle à
manger où l’unique servante,--un peu stylée, bon gré, mal gré, par Mme
Muriel,--apportait le potage. Son père, qui fumait sur le balcon, vint à
elle dès qu’il l’aperçut.

C’était à lui qu’elle ressemblait. Il avait, avec plus d’insouciance et
moins de volonté, la même expression un peu hautaine, le même pli
d’amertume dans la bouche, au repos, et sur tous les traits, ce reflet
d’obscure passion qui lui donnait encore cette séduction qu’elle
possédait si forte. Il avait été et, malgré tout, il restait de ceux qui
veulent faire de la vie une agréable aventure; et même dans sa situation
présente, il s’y employait avec un égoïsme léger, aussi incapable que sa
femme de se résigner aux conséquences de leur ruine qu’il gardait la
volonté audacieuse de réparer, d’une façon ou d’une autre...

Très fier de sa fille, il l’attira affectueusement pour la questionner.
De bonne grâce, il acceptait, lui, qu’elle tirât parti de sa voix.

--Eh bien, Denise, as-tu été contente tantôt?... Pas trop d’émotion?

Le sourire de mélancolique ironie souleva les lèvres fraîches:

--Je suis maintenant aguerrie. J’ai si souvent fait mes preuves cet
hiver!

--Oui, tu commences à être connue. Tu étais annoncée aujourd’hui en
grande pompe dans le _Figaro_, le _Gaulois_...

--Par des articles envoyés par Mme Arnales.

--Petite sceptique! J’imagine, moi...

--Père, laissons tout cela. Voici maman...

Elle s’interrompit et lui ne poursuivit pas la causerie, les traits
imperceptiblement durcis soudain. Mme Muriel entrait, de son allure
lassée, et prit place à table, indifférente, semblait-il, à tout ce qui
pouvait se dire autour d’elle, dès que ce n’était pas Robert qui
parlait. Lui seul paraissait avoir le don de l’intéresser. Elle ne se
mêla pas aux propos qu’échangeaient son mari et sa fille sur les menus
événements du jour, ni à la discussion d’un article tout récemment paru
de Mme Champdray; elle avait perdu le goût des choses littéraires, qui
lui paraissaient distractions oiseuses alors qu’on s’est trouvé aux
prises avec la brutale réalité.

Elle reprit un peu de vivacité seulement pour s’impatienter après la
jeune bonne, qui avait tardé à répondre à l’appel du timbre, et prit
fort mal que son mari trouvât l’observation hors de propos. L’un près de
l’autre, ils vivaient comme des étrangers de bonne éducation, qui
s’efforcent de toujours conserver les dehors stricts de la politesse,
mais dont le plus futile incident trahit le désaccord moral.

Le dîner fini, elle emmena son fils dans sa chambre, où elle voulait se
reposer; et, comme d’ordinaire, par les belles soirées d’été, Paul
Muriel se prépara à sortir. Il offrit à Denise, qui regardait loin
devant elle, vers la nuit étoilée:

--Tu ne veux pas, Denise, venir faire avec moi un tour aux
Champs-Élysées? Il fait si bon!

--Non, père, merci. Je suis un peu lasse. Je prendrai l’air suffisamment
sur le balcon.

Il n’insista pas... Peut-être parce qu’il aimait mieux profiter à son
gré de sa soirée.

Quelques minutes après avoir reçu son baiser d’adieu, elle le vit
traverser la rue, son cigare aux lèvres, d’une allure flâneuse d’homme
dégagé de tout souci. Sa mère, contente de la présence de Robert qui,
sans enthousiasme, s’était remis au travail, ne songeait point à la
réclamer auprès d’elle.

Librement, elle pouvait demeurer sur le balcon, seule avec elle-même,
comme toujours... Le regard enfui vers les profondeurs mystérieuses de
la nuit bleue, elle se laissa envelopper, songeuse, par le souffle tiède
qui lui apportait la confuse rumeur de la grande ville, obscure sous la
flambée scintillante des étoiles.

Dans la foule de ces maisons dont les fenêtres étoilaient l’ombre,
combien y en avait-il d’âmes esseulées comme la sienne, de cœurs
tourmentés dans de jeunes corps, que la belle nuit d’été caressante
oppressait...

Oui, elle était vaillante, prête à la lutte,--puisqu’il le
fallait!--cette Denise Muriel que les hommes, troublés par son charme,
s’étonnaient de trouver si hautainement indifférente à leurs hommages.
De toute sa volonté, elle acceptait la loi du travail qui lui était
imposée, si difficile et si rude fût-elle... Mais il y avait des heures,
pourtant, où toute sa jeunesse protestait contre l’impitoyable nécessité
qui murait sa vie dans un absorbant labeur; des heures de défaillance
dont elle gardait si bien le secret que personne au monde, sauf Mme
Champdray, ne soupçonnait qu’elle pût les connaître.

Ce soir-là, une infinie mélancolie montait peu à peu en elle, tandis
qu’elle demeurait, immobile, à réfléchir solitairement dans la douceur
du soir, ses mains jointes sur la balustrade du balcon. Les yeux vers
l’immensité paisible, elle murmura si bas, que ses lèvres à peine
articulaient les mots:

--Ah! qu’il est difficile de vivre! Je me sens si faible et j’ai si peur
de l’avenir!... Tout ce que je puis arriver à faire, c’est de cacher ma
faiblesse!... Mais je voudrais tant être heureuse comme certaines le
sont!... Je voudrais ne plus me sentir seule... Je voudrais être
aimée... et aimer, aimer, aimer...

Son accent avait l’abandon suppliant d’une prière d’enfant. Elle répéta
le dernier mot très lentement, comme s’il eût été lourd pour ses lèvres,
parce qu’il enfermait un infini où son âme jeune avait soif de pénétrer
et qui était, pour elle, l’Éden fermé. Car la divine ivresse d’aimer, en
devenant l’élue, celle à qui l’on donne son nom, avec sa vie, son être,
la goûterait-elle jamais?... Cet avenir de suprême amour, elle le savait
clairement, était pour elle mille fois plus irréalisable que pour la
plupart de ses sœurs en pauvreté, qui, nées, grandies dans leur humble
condition, n’avaient pas des goûts, des habitudes, des délicatesses de
fille riche, ne pouvant faire le don d’elle-même qu’à un être de même
race.

Et de ceux-là, dont les curiosités, l’attention, le désir la frôlaient
sans cesse, parmi ces hommes du monde qu’attiraient sa voix et sa
séduction de femme, y en avait-il même un seul qui eût songé à la
vouloir sienne par le mariage?... Ah! pour tous, comme elle était bien
seulement la chanteuse qu’on peut aimer, mais qu’on n’épouse pas!

Ainsi que les autres, il pensait cela, ce Bertrand d’Astyèves, qui
s’était montré si empressé auprès d’elle, chez Mme Arnales; et un léger
sursaut de révolte la fit tressaillir. Dans la nuit, les sourcils
rapprochés donnèrent au visage une indomptable expression de volonté et
les lèvres prononcèrent comme une cinglante réponse aux muets désirs de
son cœur de vingt ans:

--S’il le faut, soit, je suivrai mon chemin toute seule, sans que
personne ait jamais le droit de dire un mot contre moi.

Et, fuyant résolument la belle nuit troublante, elle rentra dans sa
petite chambre et alluma sa lampe de travail.

Nulle intuition ne l’avertissait qu’à cette heure l’élégant clubman,
dont elle avait si profondément secoué la nonchalance de blasé, songeait
à elle avec ses curiosités d’homme et de dilettante et se disait:

--Il faut que je revoie cette Denise Muriel!




III


Les plus malveillants mêmes se voyaient bien contraints, par l’évidence,
de reconnaître que nulle femme n’était plus digne de respect que Mme
Claude Champdray, quel que fût son dédain avoué pour les conventions et
les préjugés du monde; et, de même, force leur était de rendre hommage à
son intelligence hardie, à sa prodigieuse puissance de travail comme à
sa chaude bonté de cœur.

Jeune, elle avait été la dévouée collaboratrice de son mari, un érudit
original et subtil. Ensemble, ils réalisaient vraiment l’union idéale,
une seule vie en deux êtres. Mais dans sa pleine force, Albert Champdray
avait été enlevé par la brutalité stupide d’un accident de voiture. Elle
avait survécu à cet effondrement de son existence, parce qu’il y avait
en elle la source vive de toutes les énergies, même celle de souffrir
sans être, pourtant, broyée par sa souffrance. Mais désormais seule,
morte au bonheur, fuyant la pitié, elle était sortie de l’affreuse
épreuve, l’âme à jamais ouverte à la compassion de toutes les misères de
ses frères en douleur.

Vingt années s’étaient écoulées depuis le jour où elle avait été
frappée; elle ne s’était pas consolée, mais le temps avait fait son
œuvre de baume. Le travail aussi avait été pour elle un viatique. Tout
d’abord, afin d’achever une œuvre commencée par son mari, elle avait
repris l’ouvrage préparé ensemble; puis elle avait continué à écrire
dans l’instinctif besoin d’échapper à elle-même, à la déchirante hantise
du bonheur fini.

Désintéressée de sa propre destinée, elle s’était prise à observer celle
des autres avec une sympathie mélancolique, son esprit intuitif et
pénétrant attiré par l’étude des âmes; aussi bien des âmes
contemporaines, que des âmes d’antan qui avaient animé des êtres
disparus qu’elle évoquait en des études psychologiques d’une sagacité
ingénieuse et profonde, sous leur forme singulièrement vivante; études
dont la savoureuse originalité lui avait fait très vite un nom parmi les
lettrés.

Puis, la masse du public avait connu ce nom dont elle s’était servie
pour discuter les questions littéraires, sociales, artistiques, qui
avaient intéressé son esprit toujours en éveil. Hautement, avec une
franchise fière, elle avait soutenu ou combattu les uns et les autres,
se créant ainsi des ennemis sans en avoir cure, mais aussi des amis qui
pouvaient dire ce qu’il y avait de délicate bonté sous le masque un peu
frondeur de l’écrivain. Très accueillante pour ceux qui avaient besoin
d’elle, aux autres elle n’ouvrait sa porte qu’à bon escient, trop
ménagère de son temps pour le gaspiller avec des fâcheux, des
indifférents ou des snobs.

Bertrand d’Astyèves savait qu’il pouvait se tenir pour un privilégié,
d’avoir été récemment convié à venir chez elle lui présenter ses
hommages, après qu’il l’avait rencontrée tout l’hiver chez de communes
connaissances.

Mais ce n’était pas l’unique désir de quelques moments de causerie avec
une femme très intelligente qui l’attirait chez Mme Claude Champdray, le
mardi suivant la matinée Arnales. Dans le tréfonds de sa pensée, un
désir flottait, désir compliqué de dilettante, d’entendre parler de
cette Denise Muriel, qui avait si fort intéressé sa nonchalance et
qu’Yvonne Arnales, incidemment, lui avait dit être très amie de Mme
Champdray.

Jamais pourtant, il ne l’avait rencontrée chez l’écrivain, mais,
confiant en sa bonne étoile, il espérait qu’un heureux hasard voudrait
bien l’y amener, justement ce même jour; et il ne lui resta plus qu’à
dissimuler sa déception quand il put constater que la destinée ne
s’était pas, cette fois, montrée bienveillante à l’égard de sa
fantaisie.

Aucun des visiteurs qui se trouvaient dans le salon de Mme Champdray ne
pouvait, à son goût, remplacer Denise Muriel: un vieil académicien à
tête d’oiseau, qui écrivait des romans psychiques et assaillait de
questions géographiques un grand et solide garçon, attaché militaire en
Perse, venu à Paris en congé de quelques mois... Et encore, un fin
critique, conférencier humoristique d’autant plus apprécié que son
auditoire pouvait toujours se demander s’il se moquait ou non de lui.
Puis, une vieille dame spirituelle, d’une élégance de douairière, qui
avait signé un volume de pensées de son nom très aristocratique, et avec
elle, sa belle-fille; point femme de lettres celle-là, délicieux joujou
pour amateur masculin, poudrée, parfumée, habillée pour la fête des yeux
qui papotait avec une désinvolture gamine, sans perdre son allure de
grande dame.

Et, dirigée par l’esprit alerte de Mme Champdray, animée par la sonorité
claire de sa voix un peu mordante, la conversation, interrompue une
seconde par l’entrée de d’Astyèves, reprit son allure capricieusement
vivante, s’éleva de nouveau amusante d’imprévu, évocatrice d’idées,
emplissant de sa rumeur, la grande pièce lambrissée dont les hautes
fenêtres, à multiples carreaux, s’ouvraient sur le jardin d’un vieil
hôtel voisin.

Une question jetée tout à coup par la jeune vicomtesse d’Auroche fit
tressaillir d’Astyèves, le désintéressa net des pittoresques récits de
l’attaché militaire sur les danseuses de Téhéran. A Mme Champdray, elle
venait de demander:

--Étiez-vous au dernier _cinq heures_ de Mme Arnales? Je n’ai pu y aller
et je l’ai regretté fort, car il paraît qu’on y a entendu, dans les
_Poèmes sylvestres_, de Vanore, une jeune chanteuse qui est une
merveille.

Les yeux gris de Mme Champdray s’éclairèrent d’un sourire.

--Cette chanteuse n’est autre que ma petite amie, Denise Muriel. Il
m’est déjà revenu qu’elle avait été admirable dans la symphonie de
Vanore, que je n’ai pu moi-même aller écouter, et je suis ravie de
constater de nouveau que son succès a été très grand.

--Chère madame, il a été plus que grand. Il avait toutes les allures
d’un triomphe! Mon mari m’est revenu emballé de la chanteuse à m’en
rendre jalouse. Et la chronique affirme que tous ces messieurs étaient,
plus ou moins, dans cet état d’enthousiasme aigu. Monsieur d’Astyèves,
faut-il déclarer ici que,--c’est la chronique qui parle,--vous sembliez
tout particulièrement sous le charme et que vous vous êtes montré, au
buffet, le plus courtois chevalier de Mlle Muriel?

--Déclarez, madame, sans scrupule, et ajoutez que je suis, comme il y a
quelques jours, tout prêt à proclamer cette jeune fille une artiste
rare, d’autant plus puissante sur ses auditeurs qu’en elle semble brûler
le feu sacré, le feu dévorant!

La petite femme se mit à rire:

--Destiné à dévorer qui?... Elle ou ses admirateurs?

--Les uns et les autres en une commune flambée, glissa philosophiquement
le critique.

Mme Champdray, d’un geste qui lui était familier, secoua en arrière sa
tête grise, dont les cheveux frisaient drus, rejetés autour du front
large:

--Vraiment! Vous imaginez cela? Eh bien, mon ami, j’ai grand’peur pour
le bien fondé de vos suppositions. A ma connaissance, Denise Muriel est
une façon de petite salamandre humaine; elle passe et, selon toute
apparence, elle passera à travers le feu sans se brûler. Monsieur
d’Astyèves, pourquoi y a-t-il un doute au fond de vos yeux?

Il sourit:

--Chère madame, je ne me permettrais pas de placer un doute là où vous
apportez une affirmation; et j’en possède d’autant moins le droit que je
n’ai pas l’honneur de connaître Mlle Muriel.

--Ah! que vous êtes tous les mêmes, vous autres hommes... Parce qu’une
femme a le secret de vous émouvoir tout entiers, d’ébranler en vous
toutes les fibres sensibles, immédiatement vous regimbez dans votre
orgueil masculin et vous vous redressez, émettant en principe qu’elle
aussi, par un juste retour, est nécessairement fragile... à votre
mesure...

--Ce n’est pas moi qui l’ai dit, madame, c’est un grand poète: «Femme,
ton nom est fragilité!»

--Bah! les grands poètes ne sont pas toujours de grands psychologues!
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes! Et ma petite amie Muriel
m’a l’air d’humeur à considérer avec un détachement sceptique, dont je
ne saurais trop la féliciter, les incendies qu’elle allume! Vous pouvez
lui faire l’hommage de votre respect, croyez-m’en. Elle n’a pas
seulement l’incomparable tempérament d’artiste que vous lui reconnaissez
justement, c’est de plus une fille de grand cœur, une vaillante et brave
enfant que je plains avec toute ma sympathie pour les jeunes.

--Que vous plaignez? répéta d’Astyèves interrogateur.

--Oui, parce que la vie ne sera pas aisée pour elle!

--Peut-on demander pourquoi?

Mais Mme Champdray n’eut pas le loisir de répondre. Le timbre d’entrée
avait annoncé un nouveau visiteur. Sur le seuil du salon, dont la porte
venait de s’ouvrir, se découpait une svelte silhouette de femme. Et
Bertrand songea que le destin était pour lui! Il apercevait soudain,
sous son regard, le jeune visage volontaire et passionné de Denise
Muriel.

Les hommes s’étaient levés, même le vieil académicien, qui saluait d’un
coup d’œil charmé cette fraîche apparition que la petite Mme d’Auroche
considérait avec une curiosité sympathique.

Elle, tout droit, allait à Mme Champdray, lui présentant son front, d’un
geste juvénile. L’écrivain l’embrassa maternellement avec un bon
sourire:

--Ma chère petite fille, vous voulez donc donner raison au vieux
proverbe: «Quand on parle des roses...» Frémissez si vous êtes de celles
qui tiennent leurs amis pour redoutables... Au moment où vous êtes
entrée, nous étions tous à potiner sur le compte d’une jeune chanteuse
qui s’est couverte de gloire chez Mme Arnales.

Elle laissa tomber le compliment sans répondre, mais son regard se fit
très affectueux:

--Je ne frémirai jamais, madame, quand je saurai que l’amie c’est vous!
Pour moi, vous êtes incapable de vous montrer autrement que l’indulgence
même.

--En l’occasion, tout au moins, enfant, vous n’avez eu guère besoin
d’indulgence, si je m’en rapporte à l’universel ouï-dire. Et je puis
vous citer mes auteurs! L’un d’eux même est ici présent...

Et elle désignait d’Astyèves qui, courtoisement, s’était effacé pour
laisser prendre un fauteuil à la jeune fille,--un fauteuil en son
immédiat voisinage d’ailleurs.

--Monsieur d’Astyèves qui, peut-être, vous a déjà été présenté...

La jeune fille attacha sur lui ce regard qui la faisait si lointaine.

--En effet, chez Mme Arnales... Je me souviens.

--Alors, ma petite, comme de juste, vous devez déjà soupçonner tout ce
qu’il pense de votre chant... Ne froncez pas le sourcil, nous n’allons
pas vous mettre sur la sellette, et je vous abandonne M. d’Astyèves s’il
ne résiste pas à la tentation de vous remercier encore du régal
artistique que vous lui avez offert! Nous autres, pour être agréables à
votre farouche modestie, nous retournons en Perse, vers les danseuses de
Téhéran, dont M. de Vernes veut bien nous décrire les brillantes
évolutions.

La conversation redevenait générale. D’Astyèves en profita:

--Ne craignez pas, mademoiselle, que je succombe à la tentation, si
grande envie que j’en puisse avoir. Je me souviens trop bien que...

--Vous avez affaire à une personne aussi désabusée que le sage Salomon
lui-même pour s’être pénétrée de la salutaire pensée émise par lui:
«Vanité des vanités...» et le reste!

Elle parlait avec cette ironie légère qui éveillait chez d’Astyèves un
désir aigu de l’arracher à son indifférence un peu dédaigneuse. Et se
mettant à l’unisson, il demanda en souriant:

--Ne craignez-vous pas, mademoiselle, de commettre le péché
d’ingratitude en exprimant de pareils sentiments, avec une pareille
conviction?

--Parce que...?

--Parce que vous n’avez pas le droit d’en être arrivée à un tel degré de
pessimisme ou de sagesse.

--Je suis trop jeune, n’est-ce pas? fit-elle avec une imperceptible
raillerie mélancolique.

Hardiment, il répéta:

--Vous êtes trop jeune et vous avez reçu... beaucoup pour votre part...

Sans qu’il le cherchât, son accent avait fait de ses paroles un
enthousiaste hommage. Un instant, elle attacha sur lui ses prunelles
profondes, où passait un vol de pensées dont elle gardait le mystère;
mais elle savait déjà la valeur de ces admirations d’homme, et avec le
même détachement sceptique, elle dit, obligeant sa belle voix musicale à
prendre un ton de badinage:

--Je suis absolument de votre avis, je possède plus que beaucoup
d’autres. J’ai un gagne-pain, une santé... de fer, un fonds d’énergie
qui ne s’épuisera pas trop vite, j’espère... Je suis encore bien jeune,
heureusement, et j’ai tout l’avenir devant moi... Un avenir que, sans
doute, je ferai. Ce dont je suis un peu fière,--faute de mieux,
allez-vous penser!--parce qu’ainsi j’acquiers le droit de traiter de
puissance à puissance avec ceux des hommes qui, ne trouvant pas leur
route toute frayée, doivent la tracer eux-mêmes...

--Ceux-là seulement, n’est-ce pas, existent pour vous?

--Pourquoi cette question?

--Parce que j’ai la tentation de me révolter contre le dédain dont vous
cinglez les infortunés à qui la destinée n’a pas imposé l’obligation de
peiner tout le jour pour gagner leur pain quotidien, qui se trouvent
réduits à n’être que des hommes du monde.

Elle sourit un peu.

--Mais je ne dédaigne nullement les hommes du monde! Même, je les estime
à leur valeur. N’imaginez pas que je condamne ceux-là surtout qui,
sciemment ou non, se laissent dominer par le constant souci de donner à
leur existence, l’harmonie, la séduction d’une œuvre d’art. Je crois
bien même, au contraire, que j’envie ces privilégiés-là! Seulement,
comme entre eux et moi, il ne peut rien y avoir de commun, je les
considère du même œil dont les petits, très sages, contemplent les
brillants personnages d’une belle comédie dans laquelle ils n’ont à
jouer que l’humble rôle de spectateurs. Je ne me sens en communion
qu’avec les humbles travailleurs... Et je vais peut-être vous
scandaliser...

--Ce serait pour moi une impression toute neuve dont je devrais vous
être infiniment reconnaissant...

--Eh bien, il y a des jours...--j’avoue, n’est-ce pas?--où je crains
fort d’avoir une âme d’anarchiste, où je sens miens tous les
découragements, les révoltes, les colères, que sais-je? moi, de ceux
qui, corps et âme, sont meurtris par la misère tous les jours de leur
vie, pour arriver juste à ne pas mourir de faim! Ah! comme je comprends
qu’ils supportent impatiemment certaines inégalités! Moi non plus, je ne
possède guère la vertu des humbles et des résignés, qui courbent la tête
et acceptent sans plainte...

Elle parlait avec une apparente légèreté, mais aussi avec une aisance
tranquille de femme indifférente à l’impression éveillée chez son
interlocuteur; et ainsi, s’avivait en elle une irritante séduction dont
Bertrand subissait toute la puissance. Non, certes, elle n’était pas de
la race de ceux qui demeurent écrasés sous leur destinée, cette jeune
créature qui semblait pétrie de passion et de fière volonté.

D’un involontaire coup d’œil, Bertrand l’observait, tandis qu’elle
faisait sa profession de foi avec une hardiesse paisible, de cette voix
chaude dont la seule vibration était un chant. Dieu! qu’elle était loin
des misérables dont elle prétendait avoir l’âme, si élégante sous la
blouse de linon mauve à plis, serrée à la taille par la ceinture de cuir
blanc sur la jupe bleu sombre; une toilette qui eût semblé insignifiante
à un profane. Mais, à l’œil exercé de Bertrand, la seule forme
impeccable du soulier, du gant de chevreau blanc, révélait la vraie
femme de race.

Autour d’eux, on causait; le vieil académicien à tête d’oiseau pérorait
en longues périodes, tout juste coupées par les vives répliques de Mme
Champdray, ou les réflexions fines de la douairière. La vicomtesse
d’Auroche bavardait avec le conférencier, qu’amusait l’imprévu piquant
de sa causerie, et qui, galamment, le lui laissait voir. Mais ses yeux
vifs de mondaine clairvoyante observaient le groupe formé par Denise et
d’Astyèves dont elle était trop loin pour suivre la conversation...

Bertrand reprit en souriant:

--Je crois bien que ceux dont vous vous faites généreusement la sœur
considéreraient que vous appartenez à une aristocratie qui leur sera
toujours fermée, celle de l’art...

--Oui, mais je vis de l’art, tout comme eux de leur travail...

--Avec cette capitale différence qu’il vous apporte des jouissances que
ne leur donnera jamais leur labeur brutalement matériel.

Elle se mit à rire.

--De quel esprit subtil, vous êtes doué! Je pourrais vous répondre que
si, pour ma part, j’ai des jouissances esthétiques bien profondes qu’ils
n’ont pas, j’ai aussi une part de tourments qu’ils ne peuvent connaître.
Avouez-le...

D’Astyèves ne demandait pas mieux que d’avouer tout ce qu’elle
souhaiterait, car il lui plaisait de voir s’émousser la réserve de cette
séduisante créature qui prétendait si bien tenir son monde à distance.
Mais ici un nouveau venu entrait, Gabriel Bollène, le critique d’art
d’une grande revue qui, tout récemment, avait publié sur Denise Muriel
un article très flatteur. De toute évidence, il la prisait comme femme
autant que comme artiste; car il ne dissimula pas son plaisir très
sensible de la rencontrer. Tout de suite, il s’occupa d’elle, la
félicitant de son interprétation des _Poèmes sylvestres_. Et, parce
qu’elle répondait en femme qui sait la valeur de l’approbation donnée,
d’Astyèves en éprouva un bizarre sentiment d’impatience où dominait le
vif regret de ne pouvoir éconduire le fâcheux qui se mêlait d’accaparer
à son profit l’attention de la jeune fille. Alors comme la musique était
devenue le sujet de la causerie et qu’il était, lui aussi, un
connaisseur délicat, il se lança brillamment dans la mêlée pour obliger
Denise à lui répondre, comme à lui parler...

Le vieil académicien, point mélomane, n’en croyait pas moins devoir
doctement exprimer ses opinions:

--C’est une marotte de ne vouloir plus, aujourd’hui, trouver de talent
qu’aux compositeurs dont le premier mérite est de n’être pas Français!

Et se tournant vers sa voisine, la petite vicomtesse d’Auroche, il
questionna:

--Me ferez-vous, par exemple, madame, l’honneur de me dire ce que vous
adorez dans la musique du dieu Wagner?

Elle eut un sourire fin:

--Moi, très profane, j’admire au petit bonheur, confiante dans le
jugement des personnes compétentes.

--Mais, encore? madame.

--Je m’incline surtout devant... la richesse de l’orchestration...

--Eh bien, madame, permettez-moi de vous le dire, vous n’êtes pas du
tout wagnérienne; vous devriez surtout être abîmée devant la beauté
symbolique de l’œuvre, dans laquelle deux arts, la poésie et la musique,
communient magnifiquement. Ah! le symbolisme de Wagner! ils me font
rire, ceux qui en parlent sérieusement! Je ne suis pas un imbécile, mais
j’avoue très hautement que ce symbolisme me paraît digne des contes de
la mère l’Oie. Les fameux sujets d’opéras devant lesquels le public se
pâme docilement sont d’enfantines histoires que seules des cervelles de
snobs imaginent d’affubler d’un sens métaphysique. Voilà pour le
poème!... Quant à la musique...

--Quant à la musique? répéta Gabriel Bollène tout prêt à se révolter
contre la boutade rageuse du vieil académicien.

--Pour la musique, je déclare mon incompétence, mais quand il m’arrive
de devoir entendre un opéra de Wagner, j’en sors plus profondément
convaincu, chaque fois, que votre maître allemand, pour composer ses
œuvres, prenait au hasard des poignées de notes et les égrenait sur le
papier, au petit bonheur... Ce qui m’explique les sonorités stupéfiantes
qui font hurler de douleur tous ceux dont le fanatisme et le
snobisme--je répète le mot!--ne sont pas en jeu.

Mme Champdray écoutait, amusée.

--Mon ami, vous doutez-vous que vous articulez des monstruosités et que
ma petite Muriel--pour parler d’elle seule--vous considère en ce moment
comme le dernier des mécréants... Mais elle ne veut pas la mort du
pécheur, seulement qu’il se convertisse. Denise, ma mie, savez-vous ce
qu’il faut faire? Au lieu de traiter ce pécheur selon son crime de
lèse-musique, travaillez à son amendement et chantez-lui quelque chose
de ces maîtres étrangers qu’il anathématise.

Ce fut, dans le salon, une acclamation enthousiaste.

--Oh! oui, mademoiselle, je vous en supplie! pria la petite vicomtesse.
Depuis que vous êtes ici, je ruminais l’idée de vous entendre et je
n’osais prendre la liberté grande de vous demander de réaliser mon désir
très vif!

Un peu interdite, Denise hésitait.

--Allons, enfant, soyez bonne! insista affectueusement Mme Champdray.
Accordez-nous la faveur que nous sollicitons!

--Accordez-la nous! répéta d’Astyèves, presque bas, avec une ardente
sincérité d’accent dans sa prière.

Elle ne lui répondit pas; mais un sourire indéfinissable flottait sur sa
bouche.

--Madame, que voulez-vous que je chante?... du Schumann?...

--Oui... _les Amours du poète_!...

--Soit, si vous le désirez.

--Qui vous accompagnera, Denise?

--Oh! moi-même, madame.

Elle enleva ses gants et s’assit au piano. Alors un grand silence se fit
dans la haute pièce, si profond que, seul, s’entendait, presque fort, un
gazouillis d’oiseau dans les rameaux feuillus que l’air chaud balançait
devant la fenêtre ouverte... Puis, des notes vibrèrent, la voix de la
chanteuse s’éleva...

Et une sensation d’ivresse, aiguë à en être affolante, ébranla Bertrand;
celle-là même qui avait étreint tout son être nerveux quand, pour la
première fois, il avait entendu Denise Muriel. Comme ce jour-là,
soudain, pour lui, n’exista plus que cette enfant dont l’art faisait une
admirable créature de passion. A peine elle lui semblait la même femme,
tant était devenue grave la belle ligne expressive du profil, et pâle le
blanc visage sous l’ardente lumière jaillie de l’âme même qui palpitait
dans la voix...

Oh! cette voix! profonde et veloutée, d’une ampleur incomparable,
troublante comme un philtre versé par ces lèvres qui semblaient une
fleur de sang... En lui, elle pénétrait de nouveau avec une puissance
impérieuse qui ne laissait plus subsister que le seul désir, pareil à
une soif, de l’entendre longtemps, toujours, pour s’enivrer de sa
beauté!... Et le même mot: «Encore!» dont tous l’imploraient quand elle
eut fini la première mélodie, fut aussi celui qu’instinctivement il
trouva seul à lui murmurer, ainsi qu’un pauvre demanderait une aumône
sans prix pour lui...

D’ailleurs, elle ne se fit pas prier. Sans doute, elle se sentait en
communion d’art avec ceux qui l’écoutaient dans la paix recueillie de la
grande pièce silencieuse. Et, l’une après l’autre, elle chanta les
mélodies qui racontaient l’éternel et douloureux drame d’amour dont elle
faisait un vivant poème, frémissant des appels désespérés, des désirs,
des regrets mélancoliques ou éperdus, des sanglots qui déchirent les
âmes humaines, aimant en vain... Puis la voix se brisa sur les lèvres
pâlies, les dernières notes modulèrent leur plainte poignante...

Alors elle se détourna et aperçut d’Astyèves debout près d’elle, une
flamme dans le regard, et aussi Mme Champdray, les yeux voilés de
grosses larmes.

--Oh! madame! fit-elle, saisie.

--Ma petite, vous êtes une _preneuse_ d’âmes. Le jour où vous le
voudrez, vous aurez à vos pieds une foule à qui vous ne laisserez pas un
atome de liberté pour juger de votre talent... Ah! quel don vous avez
reçu! enfant.

Une expression presque douloureuse contracta une seconde les lèvres de
la jeune fille.

--Oh! madame, ne me tentez pas et ne vous mettez pas contre moi! C’est
tout mon avenir de femme qui est en jeu...

--Mais, mademoiselle, vous êtes sûre de gagner la partie! jeta la petite
d’Auroche avec enthousiasme. Ah! que je comprends l’emballement de mon
mari! votre voix fait perdre la raison! Je suis sûre qu’elle me rendrait
capable de toutes les folies... si j’étais homme! En vous entendant,
j’oublierais que, de par le monde, il existe d’autres femmes que vous,
et je ne sais jusqu’où pourrait m’entraîner le charme que vous possédez!

Tous se mirent à rire de la sortie qui avait rosé le visage de Denise.
Ce que la vive petite femme disait sous une forme plaisante, combien
l’avaient éprouvé, combien même s’étaient cru permis de le murmurer à la
trop séduisante chanteuse! N’était-ce pas là l’impression violente qui
mettait en déroute la sceptique sagesse de Bertrand d’Astyèves quand
s’élevait la voix troublante?...

Des rafraîchissements avaient été apportés et des groupes se formaient.
Bertrand se rapprocha de la jeune fille, lui présentant un verre de
sirop glacé.

--Voulez-vous m’accorder encore l’honneur de vous servir et, en même
temps, de vous avouer très respectueusement que j’envie à Mme d’Auroche
la liberté de vous dire ce qu’est votre chant pour ceux qui l’entendent?

Il avait parlé avec une sorte d’emportement contenu dans l’accent,
vibrant encore de l’émotion éprouvée, et elle sentit tout ce que
l’hommage enfermait de complexe, s’adressant à la femme autant qu’à
l’artiste. Imperceptiblement, ses lèvres se firent hautaines, alors
qu’elle répondait pourtant avec un enjouement voulu:

--Prenez garde, vous allez me rendre bien orgueilleuse!

--Aucune femme ne pourrait, plus que vous, avoir le droit de l’être!

Une seconde, leurs regards se croisèrent, ceux de Denise pleins d’une
gravité fière, ceux du jeune homme disant sa sincérité hardie. Mais elle
ne répondit pas et se rapprocha de sa vieille amie.




IV


Les visiteurs de Mme Champdray s’étaient dispersés, Denise partie l’une
des premières; et si Bertrand était resté, retenu en apparence par le
seul attrait d’une causerie animée, c’est que la jeune fille lui avait
laissé le besoin de parler d’elle encore ou d’en entendre parler.

Pourtant, maintenant qu’elle n’était plus là, le charme grisant qu’avait
pour lui sa présence se dissipait et il redevenait le sceptique
doucement railleur, indulgent aux enthousiasmes de sa personnalité
sentimentale. A son tour, il prenait congé, resté seul visiteur après le
départ de Gabriel Bollène, quand Mme Champdray l’arrêta par une soudaine
question, qu’adressaient aussi ses yeux, habiles à fouiller les âmes:

--Vous m’avez fait une visite comme je les aime. Mais avouez une chose,
mon ami. Tantôt, en venant me voir, vous espériez un peu, sinon
rencontrer ma petite Muriel, du moins apprendre quelque chose d’elle.

Il s’inclina en souriant, maître de lui maintenant.

--En toute vérité, chère madame, je suis venu ici pour le très grand
plaisir d’être reçu par vous. Mais ce ne m’est pas un motif de ne pas
reconnaître l’impression que m’a produite votre jeune amie.

--Ajoutez l’impression très forte, pour être sincère jusqu’au bout. Eh
bien, je vais vous rendre franchise pour franchise, et vous déclarer
tout nettement que je vous préférerais moins enthousiasmé de Denise. En
votre for intérieur, vous souhaitez la rencontrer encore, et vous vous y
emploierez de votre mieux, je n’en doute pas. A quoi bon? Elle n’est pas
du nombre des femmes qui peuvent exister pour vous, n’étant ni de celles
qu’on épouse ni de celles dont on s’amuse!

Mme Champdray parlait d’un ton léger en apparence. En réalité, il y
avait un avis sérieux dans ses paroles. Bertrand savait bien qu’elle
disait vrai, mais il trouva désagréable d’entendre articuler si
clairement ce qu’il n’avait nulle tentation de s’avouer.

--Tout au moins, chère madame, Mlle Muriel est de celles qu’on admire.
Vous me permettrez bien de dire cela, en ajoutant que j’admire avec le
sentiment qu’éveille une belle œuvre d’art.

--Hum!... Encore faudrait-il que l’œuvre d’art ne fût pas une créature
de vingt ans, toute vibrante de vie jeune, et singulièrement séduisante!
Mon cher ami, pardonnez-moi, mais je suis trop vieille pour croire bien
possibles le désintéressement et le platonisme des admirations
masculines quand leur objet est une jolie femme... Admiration qui,
manifestée, est, à mes yeux, une mauvaise action, en certaines
circonstances.

--C’est-à-dire...

--Quand elle s’adresse à qui ne peut la connaître ou la sentir sans
danger.

--Chère madame, vous êtes très sévère, ou très indulgente, pour la
fatuité masculine.

--Ni l’un ni l’autre. J’étudie simplement une pure question d’humanité à
un point de vue général. Ah çà! vous imaginez-vous qu’une enfant de
vingt ans, parce qu’elle n’est pas une héritière, et est une honnête
fille, n’a pas, elle aussi, le désir de goûter la saveur de l’amour?...
Supposez-vous que la sève ardente qui fait palpiter la jeunesse est
morte en elle dans cette fameuse lutte pour la vie dont ceux-là seuls
peuvent parler légèrement qui ne l’ont pas soutenue? Vous figurez-vous
qu’elle est tout bonnement une machine à gagner de l’argent? Vous savez
aussi bien que moi le contraire. Seulement...

--Seulement?... répéta-t-il.

Mme Champdray eut un sourire de mélancolique ironie.

--Seulement, vous ne songez qu’à votre unique bon plaisir, vous autres
hommes... Ayez donc, de temps à autre du moins, un peu plus de
générosité à l’égard de ces petites, qui n’ont rien de bon à attendre de
vous, et ne leur approchez pas des lèvres le fruit tentateur, puisqu’il
leur est interdit d’y mordre!... Ne m’objectez pas que vous êtes
honnêtement résolus à ne le leur présenter que sous la forme, soi-disant
innocente, du flirt... Je répète _soi-disant_! Si vous voulez flirter,
faites-le avec les filles de votre monde... Elles, du moins, trouveront
toujours à qui donner, ou même jeter, la fleur d’amour que vos soins
intéressés auront fait naître en elles... Mais les autres? Que
voulez-vous que les pauvres petites éprouvent quand vous les avez
grisées de rêve, et qu’un beau jour il leur faut voir en face, toujours
grâce à vous, la pitoyable réalité!

Brusquement, Mme Champdray s’arrêta. Elle avait parlé avec cette
conviction profonde qui la faisait comparer à un apôtre, quand elle
défendait ou voulait propager une idée. D’Astyèves l’écoutait, attentif;
toute opinion vivement soutenue l’intéressait, et celle-ci avait pour
elle la vérité.

--Eh bien, sont-elles si à plaindre d’avoir eu au moins le rêve, qui est
peut-être, en somme, le plus précieux trésor que se soit vu accorder la
pauvre humanité!

--Opinion de dilettante, celle-là, mon ami... Ah! s’il dépendait de moi
de préserver à jamais toutes ces petites des rêves irréalisables, de
quel cœur je le ferais!... Je suis maintenant une vieille femme, mais je
me souviens encore de ma jeunesse de fille sans fortune! Et parce que je
me souviens, je sais tout ce que peuvent enfermer de désirs angoissants,
de détresses, d’espoirs naïvement fous, de confiance mélancolique,
absurde, touchante, les âmes de ces jeunes, qui voudraient leur part de
bonheur humain, d’amour!... puisqu’il faut toujours en revenir là...
Sciemment ou non, les plus pures comme les autres, toutes, mon Dieu!
ont, à une heure quelconque, la nostalgie des mots, des regards qui
caressent, de tout ce qui, en somme, fait qu’on peut pardonner à la vie
même ses pires cruautés... Eh bien, laissez à ceux qui en ont le droit
le soin de guérir cette nostalgie... Vous, les brillants clubmen pour
femmes du monde, laissez tranquilles ces humbles! Maintenant, en manière
de conclusion, je passe du général au particulier, et je reviens au
point de départ de ma petite conférence philanthropique, en vous disant:
N’allez pas rôder autour de Denise Muriel...

--D’autant que ce serait en pure perte!... Chère madame, j’en suis
convaincu autant que vous.

_Presque_ autant, pensait son scepticisme. Mais il n’articula pas le mot
de doute.

--Vous pouvez l’être, en effet, dit Mme Champdray, le regardant droit;
et vous vous tromperiez fort en vous figurant que je monte la garde
autour de cette enfant! Je vous répète encore que je la crois assez
solidement trempée pour supporter même l’épreuve du théâtre...

--Y entrera-t-elle, décidément? Vous ne l’en détournez pas, vous,
madame, qui avez si grand souci de la santé morale de vos jeunes
protégées?

--Eh! je sais bien que c’est la précipiter dans la fournaise, et je ne
l’y enverrai pas... Mais si les circonstances l’y jettent, je l’estime
d’âme assez forte pour y passer à son honneur... Il faut bien voir les
choses comme elles sont. Que son père perde le petit emploi qui est tout
leur revenu avec ce qu’elle gagne à l’aide de sa voix, c’est sur elle
que retombera la charge de soutenir toute la famille! La mère serait
nulle en l’occasion et le frère n’est encore qu’un enfant.

--Elle sera sacrifiée, alors...

--Non, elle fera ce qu’elle doit, dit presque gravement Mme Champdray.
D’ailleurs, il se pourrait qu’elle fût récompensée de son dévouement...
Ne trouvez pas le mot trop fort, elle a une horreur du théâtre,
inévitable chez une femme de sa nature... Il se pourrait que, devenue
célèbre, s’étant fait un nom sur les planches, elle rencontrât quelque
galant homme qui s’éprendra d’elle pour le bon motif et l’épousera,
l’enlevant ainsi à une situation pour laquelle elle n’est pas née. Fait
qui ne se produirait sûrement pas aujourd’hui qu’elle est encore presque
une fille du monde, mais sans dot!

--Pourquoi non? Tout arrive, comme dit l’autre, jeta d’Astyèves un peu
âprement.

--Tout! mais pas cela, vous le savez aussi bien que moi. Un homme est
très capable de faire sa femme, envers et contre tous, d’une drôlesse
quelconque qui a su le secret de l’affoler; mais quant à ce qui est
d’épouser une charmante fille sans fortune, combien en trouverez-vous
qui en aient l’héroïsme?

--C’est vrai, fit Bertrand, amer, nous sommes lâches! Nous payons la
rançon de notre fortune par le peu que nous valons. Elle nous rend
incapables d’un effort ou d’un sacrifice qui nous atteigne dans nos
stupides besoins de luxe. J’avoue, pour ma part, en toute humilité, que
j’ai une horreur misérable pour les soucis matériels! L’idée d’être
obligé de compter m’est odieuse, me gâcherait mon amour pour une femme,
sinon tout de suite, du moins quand l’ivresse première serait dissipée
et que le _moi_ qui raisonne reparaîtrait ressuscité et toujours vivace,
pareil à lui-même.

--C’est-à-dire froidement sage et pratique! Après tout, vous et vos
pareils avez raison de penser que les héritières pouvant être aussi
séduisantes que leurs sœurs pauvres, il est bien naturel de leur donner
la préférence!

Bertrand sourit, et il y avait encore une amertume dans son sourire.

--Quels trésors de dédain renferme votre indulgence à notre égard!
Pourtant, je crois bien que, dans l’âme des plus positifs d’entre nous
couve toujours la petite flamme qu’il suffit d’un souffle de passion
bien vraie pour faire jaillir et qui réduit en cendres toutes les
spéculations de notre piteux égoïsme! Dites-moi charitablement, chère
madame: «C’est la grâce que je vous souhaite,» et je vous présenterai
mes respectueux hommages, en m’excusant de vous avoir fait une si longue
visite.

Il se levait, s’inclinait devant elle. D’un ton mi-sérieux mi-plaisant,
elle répéta:

--C’est la grâce que je vous souhaite. Faut-il ajouter que je ne crois
guère à son opération? Ni vous non plus, n’est-ce pas?

Il eut un imperceptible geste d’épaules. Lui non plus, qui se
connaissait bien, n’y croyait guère, en effet.




V


Avec les premiers jours d’août, Paris avait décidément pris sa vraie
physionomie d’été. Certains quartiers, devenus tout à fait déserts,
s’étaient ensevelis dans un silence morne de rues de province; des
maisons entières avaient leurs volets clos. Mais dans les centres où la
vie continuait d’affluer, sur les boulevards, dans les promenades, dont
les arbres se tachaient, çà et là, de rouille sous une gaze de
poussière, c’était un défilé de silhouettes exotiques ou provinciales
et, devant les magasins, des flâneries de touristes en tenue de voyage
ou accoutrés de modes parisiennes qui détonnaient, comme des notes
fausses, avec les types étrangers. Vers le Bois, aux heures plus
fraîches des après-midi finissantes, les voitures n’emportaient plus de
visages connus, fiacres, équipages de rencontre qui emmenaient des
promeneurs curieux ou fatigués.

--Décidément, il serait temps de partir, Paris ne nous appartient plus,
songea Bertrand d’Astyèves, qui suivait d’un œil distrait la marche
paresseuse des voitures sillonnant l’avenue des Champs-Élysées à travers
la brume d’une chaude journée d’été.

Avant d’aller dîner au Cercle, il rentrait un instant chez lui, par les
Champs-Élysées, devenus paisibles autant qu’un jardin de
sous-préfecture.

Pourtant au passage, tout à coup, une voix l’arrêta:

--Tiens, d’Astyèves! Comment va, mon vieux?... Vous êtes encore ici?

--Comme vous-même, fit-il, serrant la main qui se tendait vers lui,
celle d’un citadin convaincu.

--Oh! moi, mon cher, vous savez, je ne puis vivre loin de mon asphalte
et de tout ce qu’il supporte, comporte, apporte, etc.! Bien juste,
j’irai à Deauville pour la grande semaine, parce que mon vague instinct
de sportsman m’y pousse... Autrement, sapristi non, je ne lâcherais pas
mon Paris à l’époque juste où j’en peux jouir le mieux! Vous ne bougez
pas non plus?

--C’est-à-dire que je me prépare, au contraire, à lui brûler la
politesse, car, envahi par les barbares, il me paraît odieux, quoi que
vous en disiez. Peut-être vais-je filer faire un tour dans les Vosges.

--Ah!... parce que?

--Parce que j’ai reçu une invitation de Mme Arnales, tendant à me faire
figurer dans sa prochaine série d’invités à Gérardmer.

--Honneur dont vous vous méfiez, attendu que Mme Arnales est animée d’un
désir tout maternel de faire convoler en justes noces la brillante
Yvonne! Vous avez peur d’être harponné? Vous avez tort. Elle n’est pas
mal, la blonde Yvonne... Un peu maigrelette et acidulée!... Encore un
peu pomme verte... Mais elle mûrira... Et puis, elle a le sac! Si je ne
me savais absolument sûr d’être blackboulé, je me mettrais sur les
rangs.

--Différence capitale avec moi, qui ne prétends pas m’y mettre.

--Parce que vous êtes un sage qui laisse monter le vent et attend
majestueusement, sous sa tente, qu’on vienne le prier d’en sortir...

--Est-ce que vous ne pensez pas que _majestueusement_ est un peu
excessif? La vérité, mon cher ami, est que la blonde Yvonne éveillerait
tout juste, en mon indifférence, un vague, très vague, goût de flirt...
Je ne me sens pas encore assez développée la vocation matrimoniale pour
être invinciblement attiré par les mérites... sonnants de Mlle Arnales!

Et, là-dessus, d’Astyèves échangea distraitement une poignée de main
avec son frère en solitude et reprit son chemin.

Mais cette rencontre avait ravivé en lui la pensée d’un mot de Mme
Arnales reçu la veille et dont quelques phrases étaient demeurées bien
nettes en son souvenir. Les premières lignes étaient une invitation
gracieuse pour qu’il vînt passer quelques jours dans la villa
Belle-Rive, qu’elle occupait l’été à Gérardmer, y recevant par série des
hôtes nombreux. Puis elle ajoutait, après avoir exprimé son désir d’une
réponse favorable: «Arrivez-nous bientôt, vous qui êtes un fervent
mélomane et un non moins vif admirateur, si je me rappelle bien, du
talent de Denise Muriel. Vous serez à même de l’entendre souvent, car
elle est ici pour la saison, en villégiature chez Mme Champdray, en même
temps que Vanore, de plus en plus féru de l’idée de la faire débuter,
l’hiver prochain, dans son nouvel opéra. Elle chante beaucoup dans notre
colonie et, sans doute, l’air des Vosges lui est bon; jamais sa voix n’a
été plus belle; depuis cet été, elle semble encore s’être développée
étonnamment...»

Les yeux seuls de Bertrand avaient parcouru les dernières lignes du
billet de Mme Arnales, sa pensée immobilisée sur la phrase concernant
Denise Muriel. Et, sa volonté raidie contre un instinctif élan, il avait
murmuré:

--Certes non, je n’irai pas là-bas! ce serait fou!...

Et il en jugeait justement, instruit par cette clairvoyance aiguë qui ne
lui permettait que de volontaires illusions. Oui, c’était absurde de
s’exposer de nouveau au charme qu’exerçait sur lui Denise Muriel. Bien
qu’elle appartînt au monde des artistes, il ne pouvait en agir avec elle
comme avec quelque gamine sortie du Conservatoire, déjà brûlée par la
vie, dont la destinée était fatale. De par sa naissance, son éducation,
sa tenue même, elle demeurait une fille du vrai monde, à laquelle il
était dû d’autant plus de respect qu’elle était moins protégée; et un
instinct chevaleresque, vivace chez Bertrand, lui faisait,--à cette
heure encore, du moins,--condamner comme méprisable tout effort pour se
faire aimer d’elle, en parfaite insouciance de l’avenir...

Mais il savait bien aussi qu’il avait cette sagesse surtout alors
qu’elle était loin. Près d’elle, la tentation l’obsédait bien vite de
troubler, à n’importe quel prix, cette indifférence fière dont elle
s’enveloppait jalousement, de s’ouvrir cette âme close dont le mystère
l’attirait avec une force de vertige.

Ensemble, ils avaient dîné chez Vanore, où il avait su se faire recevoir
en même temps qu’elle. Placés à table l’un près de l’autre, ils avaient
beaucoup causé, et dans ce milieu ami, où elle était entourée
d’affection, aussi bien par le compositeur que par sa femme, elle lui
était apparue une nouvelle Denise, très jeune, presque gaie, malgré la
sourde amertume, la mélancolie subtile qui imprégnaient les paroles même
qu’elle disait en riant. Et sa causerie avait une savoureuse allure de
spontanéité et de caprice, de franchise un peu hautaine, une souplesse
fine pour s’intéresser à tous les sujets, les comprendre tous, d’une
façon qui la révélait une femme très intelligente, mûrie avant l’heure
par les rudes souffles de l’épreuve, mais en qui vibrait aussi une
vierge, délicieusement palpitante de vie jeune.

Ainsi elle ne ressemblait à aucune autre; à ce point différente de
celles qu’il côtoyait d’ordinaire, dans tous les mondes, qu’elle
exerçait sur lui, si blasé, une séduction à laquelle il trouvait un goût
rare. Vraiment, il avait pensé, rêvé, souhaité des choses insensées
pendant cette exquise soirée où elle chantait, accompagnée par Vanore,
d’étranges mélodies du maître, capiteuses autant qu’un parfum violent,
dans leur charme tourmenté qui affolait les nerfs et faisait les cœurs
frémissants sous leur immatérielle caresse.

Elle avait chanté la suite entière de ces mélodies, que tous lui
demandaient, lui faisaient répéter, insatiables... Et quand d’Astyèves
était sorti de chez Vanore, il sentait que jamais plus, il n’en pourrait
entendre une seule note sans revoir Denise Muriel, debout auprès du
piano, ses deux mains tombant, avec une grâce harmonieuse, dans les plis
de sa robe; pâle silhouette blanche dans la pièce obscure, éclairée par
les seules bougies du piano, qui nimbaient de clarté le jeune visage
grave et passionné. C’était cette vision-là qu’il conservait d’elle,
plus vivante que toute autre, si nette qu’il eût pu dire de quelle ombre
les jeux de la flamme voilaient la peau de fleur immaculée, soulignaient
les lignes souples, presque caressantes, du profil découpé, tout
lumineux, sur la profondeur obscure de la fenêtre, ouverte dans la
nuit... Une amoureuse nuit d’été, qu’en chantant elle contemplait avec
des prunelles de rêve, troublantes comme le timbre même de sa voix.

Ah! qu’il lui avait su gré d’être une telle artiste!... Mais quelle
tentation aussi l’avait bouleversé tout entier de voir, allumée par lui,
une clarté d’amour dans ce regard d’ombre ardente qui, si détaché,
rencontrait le sien!

Le lendemain de cette soirée, son ivresse dissipée dans la railleuse
clarté du grand jour, il avait eu pourtant un sourire d’ironie à
l’adresse de l’enthousiaste qui s’obstinait à vivre en lui, et il avait
pensé, suivant des yeux la spirale légère échappée de son cigare:

--En vérité, je crois que si elle avait seulement deux cent mille francs
de dot, je serais capable de l’épouser tout de suite! il est vrai que si
elle était une héritière, même aussi médiocrement pourvue, elle aurait
toute sorte de chances pour ressembler à la phalange des poupées,--ou
des demi-vierges,--qui nous sont destinées de par les lois de notre
monde et nous apporteront ledit sac bien garni, objet premier de nos
désirs matrimoniaux.

Ce sac bien garni, Yvonne Arnales le possédait assez précieux pour que
d’Astyèves, pareil à tous les jeunes hommes, ses contemporains, hésitât,
malgré tout, à refuser la très aimable invitation de Mme Arnales;
discrète insinuation qu’il ne serait point mal venu s’il se plaçait
parmi les prétendants à la main de cette richissime petite fille à
laquelle il semblait particulièrement plaire.

--Irai-je décidément ou n’irai-je pas? songea-t-il de nouveau, ramené
par sa rencontre à cette question qu’il fallait résoudre, et résoudre
promptement, la politesse lui faisant un devoir strict d’envoyer sa
réponse sans tarder.

Pourquoi, en somme, eût-il refusé? Parce qu’il redoutait la séduction
trop puissante de Denise Muriel? Mais si vraiment il avait peur d’elle,
peur de lui-même, il lui serait facile de la fuir... D’ailleurs enfin,
même cédât-il un moment à l’élan qui l’entraînait vers elle, ne
savait-il pas que le ressort de sa froide volonté ne manquerait point de
l’arrêter en temps utile, quand la sagesse l’exigerait?...

Avant d’aller au Cercle, il passa chez lui où son courrier l’attendait.
Une lettre était arrivée de sa mère, installée depuis plusieurs semaines
dans son château de Touraine. Il la décacheta, la lut, et tout à coup
eut une petite exclamation, avec un bizarre sourire. A la dernière page
de sa causerie, Mme d’Astyèves écrivait:

  «Je ne te demande plus quand tu m’arrives, car il me revient que Mme
  Arnales compte te recevoir à Gérardmer, et je ne puis, mon cher grand
  nonchalant, que souhaiter, en mes ambitions maternelles, te voir
  répondre à une invitation qui n’est point pour être dédaignée.
  L’expérience te murmure que, bon gré, mal gré, l’heure du mariage
  sonne pour les plus endurcis célibataires comme pour les autres et que
  tu ne te trouverais pas mal de l’entendre tinter.

  «Je crois, mon Bertrand, qu’elle ne pourrait t’annoncer plus
  souhaitable fiancée que certaine blonde héritière qui, me dit-on, te
  tient en sensible faveur; et j’aurais mauvaise grâce, moi, à désirer
  une belle-fille plus accomplie; jolie, fort bien élevée, voire même
  sérieusement élevée, instruite sans pédanterie et,--qualité d’un autre
  ordre, nullement à dédaigner--pouvant apporter à mon cher grand la
  fortune qu’exigent ses goûts et ses habitudes.

  «Ce sont peut-être là rêves de fumée; mais, de par le monde, il arrive
  parfois que la réalité est faite des rêves auxquels un peu de volonté
  a donné corps. Mon cher fils, comportez-vous en sage. Ne lassez point
  la chance si tant est qu’elle vous soit favorable et souvenez-vous de
  la bonne vieille allégorie de l’Occasion qu’il fallait adroitement
  saisir au passage, sous peine de la voir fuir sans retour.»

Le même sourire étrange, tout plein d’ironie, continuait à errer sur la
bouche de Bertrand. Une minute, il resta songeur, considérant d’un
regard distrait la lettre de sa mère.

Puis, une brusque décision culbuta soudain toutes ses hésitations.

--Tant pis! Arrive que pourra. Je pars.

Et, du Cercle même, il envoya sa réponse à Mme Arnales.




VI


Huit jours plus tard, il était dans le wagon qui l’amenait vers
Gérardmer. Ses journaux rejetés de côté, il se laissait bercer par le
mouvement monotone du train, regardant naître peu à peu, puis grandir,
puis envelopper l’horizon de leurs sommets mollement arrondis, les
Vosges toutes bleues,--d’un bleu vert sombre,--sous le ciel lavé par de
chaudes averses. Et si Parisien qu’il fût, jusque dans les
moelles,--peut-être _parce que_ Parisien!--il éprouvait une sorte de
jouissance à se sentir tout à coup transplanté hors de l’atmosphère
boulevardière qu’il n’était plus d’humeur à goûter. Il aspirait, avec
une avidité gourmande, l’air vif qui balayait les derniers nuages
déchiquetés en lambeaux et moirait, de larges ondulations, la floraison
rose des bruyères dans les plaines que son regard contemplait avec un
plaisir charmé.

Puis, soudain, le large horizon disparut; le train s’engageait dans une
vallée magnifiquement étroite, enserrée entre deux murailles de sapins,
d’un vert sans reflet, marbré par les taches grises des roches éboulées
sur leurs flancs; des murailles si hautes qu’elles faisaient le ciel
invisible, et que le train semblait courir dans une coulée de verdure,
de mystérieuse issue, fuyant le long d’un ruisselet dont les eaux
transparentes mouillaient leur lit de pierre presque au ras du sol.

Pourtant une éclaircie déchira, un moment, le sombre et superbe voile
qui murait les deux côtés de la route, et découvrit quelques chalets
groupés autour d’une minuscule station. Le train s’arrêta une minute, le
temps de recueillir une bande de promeneurs, Parisiens et Parisiennes
d’allures, qui s’engouffrèrent dans les wagons avec un bruit joyeux.

Brusquement, ils réveillèrent chez Bertrand le souvenir du milieu vers
lequel il allait. Évoqué dans cette vallée sauvage, il lui apparaissait
tout à coup si absurdement artificiel, qu’un instinctif désir jaillit en
lui de retourner en arrière pour aller se réfugier devant quelque beau
paysage solitaire dont il jouirait en paix, sans avoir à craindre les
paroles dissonantes comme des notes fausses.

Désir absurde, auquel il répondit comme il convenait, se gourmandant
railleusement:

--Quel animal romanesque je suis encore capable de constituer à
l’occasion! Allons, un peu plus de vaillance. Si la fastueuse
hospitalité de Mme Arnales me devient à charge, il ne me sera pas bien
difficile de reconquérir ma liberté et de me réfugier dans la solitude
de quelque village pittoresque, primitif à souhait! Peut-être, après
tout, est-ce que je calomnie mes hôtes et leurs invités en les
soupçonnant atteints de _parisianisme_ aigu!

Si vraiment Bertrand d’Astyèves craignait de s’être ainsi rendu coupable
de jugement téméraire, il put se sentir délivré de tout scrupule sur ce
chef quand, trois heures plus tard, il descendit sur la terrasse où
était groupée, avant le dîner, la brillante société, réunie à la villa
Belle-Rive. Et une involontaire réflexion jaillit en son esprit:

--Ils ont l’air de jouer une pièce du Gymnase!

C’était bien là le monde qu’il s’était attendu à rencontrer, très
choisi. Des invités triés parmi les ultra-nombreuses relations de Mme
Arnales: femmes célèbres dans le tout-Paris mondain par leur fortune et
leur chic, voire même par leur beauté consacrée; auxquelles nulle
scandaleuse aventure n’aurait pu être imputée, toutes en puissance
maritale, sans être pour cela dépourvues du _montant_ nécessaire pour
tenir en galante humeur la colonie masculine... Celle-ci représentée,
outre la phalange des maris, par Étienne Daloy le romancier, le peintre
Stanay et, dans le clan des célibataires, par un groupe de clubmen,
d’âge flottant entre trente et cinquante ans, tous pourvus de quelque
mérite particulier qui faisait priser leur présence.

Peu de jeunes filles avec Yvonne; une jolie perruche, nulle, bavarde et
coquette, Marguerite d’Hennecour, qu’elle tenait pour son «amie de
cœur», et sa cousine, Sabine Lozanne, une fillette de dix-sept ans,
spirituelle et gamine, sous la tutelle d’une mère éprise de correction,
très bonne avec une clairvoyance redoutable, _flirt_ comme une jeune
miss, sachant, d’instinct, user sans pitié du charme piquant de son
irrégulière petite figure de brune.

Tous étaient, plus ou moins, des familiers pour Bertrand d’Astyèves. En
les trouvant réunis, toujours pareils à eux-mêmes, absorbés par les
mêmes préoccupations mondaines, ayant mêmes allures, mêmes
conversations, il aurait vraiment pu s’imaginer n’avoir pas quitté
Paris, n’eût été l’admirable décor sur lequel s’ouvrait la terrasse.

Elle s’allongeait sur le bord même du lac dont la belle nappe tranquille
flambait sous les lueurs du couchant qui avait la splendeur d’une
gloire; et sur ce ciel empourpré, se découpaient, très nettes, les cimes
effilées des sapins dressés d’un jet svelte à l’extrémité du lac, les
silhouettes noires et fines des barques qui filaient avec de grandes
ondulations larges vers les hautes masses boisées des montagnes,
roussies par une clarté d’incendie sur l’une des rives, alors que, déjà,
l’autre s’enfonçait, tout obscure, dans le crépuscule bleu. Mais avec
Bertrand, le peintre Stanay était peut-être le seul à contempler les
fantastiques jeux de lumière qui irisaient le lac éblouissant. Près de
lui, Étienne Daloy flirtait en phrases quintessenciées et incisives avec
Sabine dont il cherchait à provoquer les ripostes drôles et qui se
dérobait malicieuse.

Du fond du _rocking chair_ où elle se balançait nonchalamment, Yvonne
appela:

--Monsieur d’Astyèves! Peut-on sans trop de scrupule vous distraire de
la contemplation de ce coucher de soleil?

Contraint par la nécessité, il se rapprocha, courtois:

--On peut... Et ce sera même œuvre de charité, car cette généreuse orgie
de lumière commençait, je crois, à m’hypnotiser!

--Oui, le coup d’œil est beau ce soir. Il y a là une étonnante richesse
de tons!

Une telle indifférence était dans son accent, donnait une si franche
banalité à ses paroles qu’un sourire d’ironie passa, imperceptible, sous
la moustache de Bertrand.

--Votre enthousiasme ne semble pas excessif, mademoiselle!

--Je ne suis pas enthousiaste! Et puis, avouez que n’arrivant pas en
droite ligne de Paris, comme vous, j’ai le droit d’être blasée sur un
pareil spectacle. Depuis des années, j’en jouis tous les étés, et c’est
beaucoup pour une fervente citadine de mon espèce!

--Alors, la nature?... la campagne?... Non!

--La nature? la campagne?... Non, pas du tout! J’avoue que je ne vibre
pas sur ces cordes-là. A un Parisien convaincu comme vous, je puis bien
confier mon intime opinion, sans être obligée, comme si je causais avec
Étienne Daloy, de me livrer à des variations, par exemple sur le thème:
«Un paysage est un état d’âme!»

--En vous inspirant d’Amiel lui-même?

--Amiel? Qui ça, Amiel?

--Celui-là même qui a écrit la pensée que vous exprimez.

Elle se mit à rire:

--Je suis charmée de rendre à César ce qui est à César. Mais j’avoue que
j’ignorais complètement l’existence de votre Amiel, et n’en ai cure. Je
vous ai tout bonnement servi au passage une phrase dont j’avais vague
souvenance pour l’avoir entendu commenter par quelque docte professeur.

--J’aime mieux cela!

--Parce que?

--Parce que, fit-il, avec une hardiesse qu’elle ne soupçonna pas, vous
auriez autrement culbuté l’idée que mon esprit prend la liberté grande
de se faire sur vos goûts...

--Vraiment? Et serait-il très indiscret de vous demander quelle est
cette idée?

Elle avait cessé de se balancer dans son fauteuil et le regardait
curieusement.

--Indiscret? Certes non, mais... imprudent peut-être, car vous pourriez
bien m’amener à vous confier des choses... un peu bien difficiles pour
moi à formuler, un peu délicates pour vous à entendre, si vous entourez
la modestie d’un culte spécial... Prenez seulement que c’est l’idée en
question qui m’a enlevé de Paris pour m’amener ici même, ce soir, près
de vous...

Elle était incapable de discerner toute l’ironie dont ce madrigal était
saupoudré, et une lueur plus vive anima une seconde son regard un peu
froid. Décidément, il lui plaisait, cet aristocratique garçon de
hautaine allure, qui ne se livrait guère et qu’elle comprenait mal.
Pourtant, elle jeta d’un ton léger, dissimulant son plaisir:

--C’est gentil, ce que vous dites... Surtout s’il s’y trouve un grain de
sincérité! Soyez tranquille, nous ferons de notre mieux pour que vous ne
regrettiez pas trop Paris, _notre_ Paris après lequel je soupire, moi,
de toutes les fibres de mon cœur... Si je n’avais la crainte de vous
paraître un recueil de citations, j’ajouterais que je soupire après le
petit ruisseau de la rue du Bac, à la suite de Mme de Staël. Cette fois,
je nomme mon auteur!...

--Alors, vraiment, c’est à ce point?

--A ce point! Aussi, pour me donner l’illusion de n’être plus loin de ma
bonne ville...

--Comme eût dit le roi Henri lui-même!

--Que vous êtes moqueur!... Je continue... Pour me donner l’illusion
d’être dans Paris, racontez-m’en tous les petits potins que vous jugerez
dignes de m’être offerts! Je les dégusterai ainsi que des bonbons...
Avez-vous vu les Debiennes avant leur départ pour Villers? il paraîtrait
que...

Elle avait bien raison de dire qu’elle était gourmande de racontars
mondains, des plus insignifiants détails sur les uns et sur les autres
dont ardemment elle provoquait le récit, s’y intéressant avec une
vivacité puérile, dont Bertrand fut tout à coup frappé comme jamais
encore il ne l’avait été... Peut-être parce qu’il souffrait, ainsi que
d’une note fausse, du désaccord entre la futilité pitoyable de ces
propos de salon et la beauté recueillie de ce crépuscule d’été.

Comment n’avait-elle pas l’intuition de cette dissonance aiguë, ne
subissait-elle pas un peu, rien qu’un peu même, la pénétrante poésie de
cette nuit proche, qui transfigurait sa joliesse de Parisienne, mettait
des profondeurs inattendues sur son visage mièvre, estompait l’élégance
trop cherchée de sa toilette pour en fondre les détails en un seul
ensemble harmonieusement pâle...

Tout en l’écoutant bavarder, en lui répondant sur un ton léger de flirt,
il se prenait à l’observer, dans un dédoublement de pensée qui lui était
familier. Qu’elle était donc banalement quelconque, cette héritière qui
n’avait ni la candeur délicieuse des vierges naïves, ni le ragoût
piquant des gamines trop libres, s’enfermant dans une rigoureuse
correction de tenue par unique souci de sa réputation mondaine, sans
sincérité dans sa réserve démentie souvent par le sourire, le regard, la
discrète équivoque des mots!

Nettement, il avait l’intuition de la femme qu’elle serait. Une mondaine
accomplie, à coup sûr, point sotte en son genre, assez intelligente même
pour parler à l’occasion, tout comme une autre, le jargon du bel esprit,
ayant été saturée de leçons, cours, conférences; peu sensible, point
passionnée, jamais oublieuse de son immense fortune ni des égards que
cette fortune devait lui valoir; coquette, peut-être; par vanité
surtout, sans rien perdre de sa froide raison qui ne lui permettrait ni
une incartade dangereuse ni une généreuse folie, pas plus que jamais
elle ne serait capable de haute envolée d’âme ou de pensée.

--Et pourtant, c’est peut-être elle que j’épouserai, songea-t-il
railleusement. Il faut être pratique et prévoyant à l’heure présente!

La voix trop claire d’Yvonne le fit tressaillir par une soudaine
exclamation:

--Tiens! voici Denise Muriel!... Et, comme de juste, à sa suite, son
fidèle chevalier!

En effet, sur la route qui passait au pied de la terrasse, une forme
féminine s’avançait, très fine dans le crépuscule bleu; à ses côtés, un
homme de robuste stature marchait.

La brise apporta les lointaines sonorités d’une voix musicale et grave.
D’Astyèves eut un frémissement. Une singulière impatience l’avait secoué
aux dernières paroles d’Yvonne, qui continuait d’un accent détaché, un
peu sec:

--Sans doute, elle revient de quelque excursion. C’est une promeneuse
fanatique; elle est toujours sur les routes. Si vous désirez la voir,
c’est là que vous aurez le plus de chances pour la rencontrer, car elle
fuit le monde autant qu’elle le peut. C’est une sauvage que cette jolie
fille!

Il demanda, les yeux arrêtés sur la silhouette souple que l’ombre lui
voilait peu à peu, sans qu’il eût pu distinguer le visage:

--Mlle Muriel n’est point d’humeur visiteuse?

--Du moins, en ce qui nous concerne. Elle ne sort guère de la colonie
Champdray et Vanore, qui, peu sociable, joue volontiers au petit
cénacle. Nous n’avons fait qu’une commune excursion avec Denise Muriel
et les Vanore, Mme Champdray s’étant dérobée. Et c’est même pendant
cette excursion qu’il m’a été donné de constater que les admirateurs de
la belle chanteuse, dont vous êtes, je crois, tout particulièrement...

Elle le regardait avec une sorte de coquetterie, renversée un peu dans
son fauteuil:

--Particulièrement? Qu’entendez-vous par là?

Le mot lui était échappé, elle se reprit tout de suite, très correcte:

--J’entends que vous savez, dit-on, apprécier en connaisseur tout ce
qu’elle vaut comme artiste, voire même comme femme... Toujours est-il
que vous et vos pareils avez ici un rival sérieux...

--Si sérieux que cela?

--Mon Dieu, oui! Il serait emballé pour le bon motif que personne n’en
serait autrement surpris! C’est un brave Nancéen, cousin de Mme Vanore,
possesseur de nombreuses manufactures dont il est très fier, se pavanant
volontiers, mais un bon garçon! du genre colosse... Denise Muriel paraît
l’avoir complètement ahuri, pardon, je veux dire ébloui, par sa
beauté... Pour son talent, il est incapable d’en juger, n’entendant rien
à la musique. Il la contemple avec des yeux de caniche dévoué tout à
fait amusants et la suit dans ses promenades dès qu’il en peut trouver
l’occasion!

--Ce qui rentre dans son rôle de caniche.

--Pas tout à fait. Les caniches ont, d’ordinaire, pour charge de
conduire les aveugles, et Denise Muriel a des yeux dont elle sait se
servir!

--Ai-je le droit de demander encore, «qu’entendez-vous par là?»

--Mais... tout bonnement ce qu’en entendent ces messieurs qui, plus ou
moins, flambent tous en son honneur!

Il y avait l’écho d’une jalousie de femme dans la sécheresse presque
dédaigneuse de l’accent. Et, sans permettre une réplique à d’Astyèves,
elle continua, se balançant un peu, d’un mouvement capricieux:

--Je vous disais qu’elle ne nous gratifie guère de ses visites. C’est
preuve de tact chez elle! En somme, elle n’est plus de notre monde et si
elle entre au théâtre, il est inutile qu’elle ait paru être de nos
relations, puisqu’alors nous ne pourrons plus la recevoir avec nos amis.
Seulement, comme maman était désireuse de la faire entendre dans notre
cercle,--car elle a une voix étonnante!--il a été convenu qu’elle
viendrait ici chanter chaque semaine, en artiste...

Une révolte passa, comme un souffle d’orage, dans tout l’être de
Bertrand, lui jetant aux lèvres une mordante réponse. Mais il ne
l’articula pas. De quel droit l’eût-il fait? Ce que disait si
brutalement cette élégante petite fille, de sa voix claire et froide,
c’était l’absolue vérité, au point de vue de la sagesse mondaine. Sans
doute, ils en jugeaient tous ainsi, les privilégiés réunis sur cette
terrasse fleurie, auxquels la destinée bienveillante avait épargné les
angoisses d’un avenir matériel incertain, qui pouvaient jouir, dans
l’ignorance du terrible souci d’argent, de ce beau crépuscule d’été...

Et, tout à coup, Bertrand songea qu’un seul des êtres groupés là
connaissait l’amertume du pain péniblement gagné, l’institutrice
d’Yvonne, une pauvre créature timide, par qui Mme Arnales venait de
faire apporter un châle à sa fille. L’écharpe posée sur les épaules
d’Yvonne, elle était restée à l’écart. Elle aussi contemplait le lac
devenu pareil à une nappe immense de métal sombre, sous le ciel qui
s’étoilait...

Pas plus que Bertrand qui réfléchissait, elle ne semblait entendre la
rumeur des conversations; et, comme lui, elle tressaillit au son de la
cloche qui annonçait le dîner.




VII


Denise cessa de ramer et permit à sa barque de dériver lentement sur
l’eau miroitante du lac que le soleil piquait d’éclairs. Alors, la main
arrêtée sur les rames immobiles, elle s’abandonna toute à l’allégresse
de cette matinée d’août, se laissant pénétrer par la grâce pittoresque
de ce joli pays vert, par le charme du ciel limpide que des vols
d’hirondelles striaient d’ailes noires.

Grisée d’air vif, de chaude lumière, elle songeait seulement que c’est
une douceur de vivre parfois, fût-ce un seul instant, dans l’oubli
absolu du passé comme de l’avenir, et la pensée muette, de se perdre
dans l’apaisante inconscience des choses. D’un regard voilé de rêve,
elle contemplait la route qui fuyait à l’ombre des arbres, frôlant
presque les eaux fraîches, et, sous les rameaux feuillus du quai, les
promeneuses qui passaient en toilettes claires, prenant ainsi à distance
des airs de grandes fleurs vivantes, jaillies de l’herbe des pelouses.
Sur le lac, autour d’elle, des embarcations glissaient qui moiraient
l’eau de leur sillage rapide ou lent; périssoires effilées, lancées avec
une prestesse de flèche, barques moins sveltes, souvent pavoisées
d’oriflammes, qui, presque toutes, emportaient des êtres jeunes; les
hommes courbés sur leurs avirons, les femmes nonchalantes, amusées ou
rêveuses, pailletant l’étendue bleue de la clarté de leurs corsages
pâles, de leurs chapeaux fleuris sur les cheveux nimbés de lumière.

--Eh! là-bas! gare! jeta une voix sonore.

Denise tressaillit, rappelée à elle-même. Sa barque, dérivant, s’en
allait vers la petite flottille qui bordait le quai, et un canotier
avertissait la promeneuse distraite. Vite, elle reprit les rames et ses
mains nerveuses éloignèrent adroitement sa petite embarcation d’une
grande qui arrivait, décorée du pavillon des Arnales, couleur d’or,
comme les cheveux d’Yvonne moussant sous le chapeau de paille,
enguirlandé de coquelicots. Denise distingua vite la jeune fille, assise
auprès de ses deux amies, au milieu de son habituelle escorte masculine,
augmentée d’un nouveau venu, en qui, tout de suite, elle reconnut
Bertrand d’Astyèves, bien qu’il fût perdu parmi les rameurs. D’ailleurs,
eût-elle hésité que le doute lui eût été aussitôt enlevé, car, dans le
silence vibrant du lac, la voix haute d’Yvonne montait et appelait, avec
un petit rire mordant:

--Monsieur d’Astyèves? voulez-vous voir comment une belle artiste
utilise ses loisirs en villégiature? Regardez canoter la charmante
Denise Muriel!

Elle n’entendit pas la réponse et ne put savoir qu’un tressaillement
d’impatience irritée avait secoué Bertrand, certain qu’elle avait saisi
le propos articulé avec une parfaite désinvolture.

Très profondément, il la saluait, tandis que Sabine lui lançait un
amical:

--Bonjour, mademoiselle Denise!

Elle eut, pour la jeune fille, un léger sourire et passa inclinant un
peu, très peu, la tête, pour répondre au salut des autres, dédaignant
l’hommage de tous ces regards d’homme qui, si elle eût voulu les
comprendre, lui disaient quelle vision charmante elle évoquait, souple
et jeune, dans sa barque solitaire, le visage rosé par ses mouvements de
rameuse, par le souffle vif de la brise qui illuminait la peau d’un
éclat de belle fleur.

D’un élan sûr, elle dirigea son canot vers le quai, laissant derrière
elle celui des Arnales et, en droite ligne, elle vint aborder au
débarcadère.

Encore une finie, de ces promenades capricieuses qui étaient l’un des
enchantements de ce séjour à Gérardmer que lui offrait l’affection de
Mme Champdray; un séjour qui avait pour elle la douceur d’un rêve très
bon et d’une joie imprévue.

L’invitation de sa vieille amie lui était arrivée au moment où elle
avait l’unique perspective d’un été solitaire et maussade à Paris, sa
mère partie pour les eaux avec Robert dont il fallait occuper les
vacances; et les frais d’un inutile séjour à l’hôtel pour elle-même lui
étant interdits par les ressources exiguës de leur budget d’été.

Aussi, elle avait tressailli d’un plaisir d’enfant, se voyant soudain
enlevée à son isolement, transplantée dans une atmosphère de chaude
sympathie où elle pouvait sans scrupule, comme tout l’y conviait,
oublier que la vie lui était lourde de responsabilités et de
difficultés.

Oh! se laisser vivre! quelle jouissance inattendue c’était pour elle! Et
comme elle la goûtait, dans tout son être jeune, ardemment
reconnaissante à la femme délicate qui se faisait un maternel plaisir de
la lui procurer; touchée aussi des attentions dont l’entourait Mme
Vanore, une excellente petite femme, mère de famille convaincue, guère
artiste, admiratrice touchante de son illustre mari qu’elle adorait,
sans idée même qu’il eût pu jamais lui être infidèle, ayant gardé une
invraisemblable naïveté au milieu du monde d’artistes où elle vivait
sans s’effaroucher de rien, grâce à sa merveilleuse candeur.

Lentement, pour jouir plus longtemps de la belle matinée bleue, Denise
allait reprendre le chemin des Xettes, groupe de chalets et de fermes,
sur le flanc de la montagne, parmi lesquels se dressait la villa de Mme
Champdray.

Mais, sur le quai, elle s’arrêta; la pâle institutrice d’Yvonne, Mlle
Dusouy, y était assise, attendant le retour des promeneuses qui avaient
jugé sa présence superflue. Et dans sa solitude, avec une expression
songeuse sur son visage fané, elle avait un tel aspect de mélancolie,
qu’instinctivement Denise interrompit sa marche, dans un désir d’offrir
à cet isolement, la douceur d’un peu de sympathie. Cette pauvre fille,
traitée chez les Arnales à la façon d’une utile machine, était la seule
de cette brillante maison qu’elle trouvât plaisir à voir. Et, lui
tendant la main, elle dit amicalement:

--C’est bon, n’est-ce pas, de jouir en liberté d’une matinée comme
celle-ci?

--Ce _serait_ bon, corrigea l’institutrice avec douceur. Je ne sais pas
beaucoup ce que c’est que d’être libre. Et il ne m’est pas permis de
désirer l’apprendre. Je le saurai toujours trop tôt!

Les yeux de Denise interrogeaient, Mlle Dusouy expliqua avec la même
simplicité résignée:

--Je vous étonne? C’est que, pour posséder mon indépendance, il me faut
être sans position, et rien ne peut m’arriver de plus fâcheux puisque je
dois travailler pour vivre... C’est un malheur qui ne tardera guère à
m’atteindre, je le crains, car, d’un jour à l’autre, Yvonne va se
marier. Il en est sans cesse question... Alors, pour moi, ce sera une
nouvelle place à trouver. Et si vous saviez quelle perspective c’est là!
Il y a tant de demandes et si peu d’occupations, en somme, pour y
répondre!

Une détresse frémissait dans la voix de l’institutrice, quoiqu’elle
parlât très calme, en femme qui, de longtemps, a compris la vanité des
révoltes contre la destinée. Mais son angoisse qui vibrait ironiquement
dans la triomphante joie des choses, lui était jaillie des lèvres parce
qu’elle l’étreignait toute, et elle trouva un écho dans le cœur même de
Denise. La jeune fille, elle aussi, connaissait le souci de l’avenir!

Presque affectueuse, elle lui dit:

--Oh! oui, je comprends votre inquiétude. Mais ne vous alarmez pas trop
à l’avance, cela sert si peu heureusement. Très souvent, les choses
s’arrangent autrement et mieux que nous ne le pensons. D’ailleurs,
peut-être, Mlle Arnales ne se mariera-t-elle pas aussi vite que vous le
supposez. Elle est très difficile!

L’institutrice sourit:

--Il suffit d’une fois. La villa abrite tant de beaux messieurs tout
l’été! Il vient encore d’en arriver un nouveau, M. d’Astyèves, qui plaît
particulièrement à Yvonne.

Denise revit le jeune homme assis dans la barque, non loin d’Yvonne, il
est vrai, mais l’enveloppant elle-même au passage d’un regard auquel une
femme ne pouvait se tromper. Elle demanda, sceptique:

--Et vous pensez qu’elle lui plaît aussi?

--Les héritières comme elle paraissent toujours charmantes.

Il n’y avait pas une ombre de malice dans l’accent de Mlle Dusouy. En
toute simplicité, elle reconnaissait un fait. Denise, à son tour,
sourit.

--Vous avez raison, mademoiselle, mais vous parlez à la façon d’un vieux
misanthrope. Voici vos promeneuses qui reviennent. Moi qui ne suis pas
de leur monde, je me sauve avant leur arrivée. Au revoir et bon courage!
Si je puis vous être utile en quelque chose, je vous en prie, usez de
moi sans cérémonie...

Et avec la même grâce amicale qu’elle avait mise dans son accueil, elle
quitta l’institutrice pour s’engager sur la route des Xettes dont elle
gravit lentement la côte assez rude, s’abandonnant de nouveau, avec une
ivresse jeune, au charme que distillait en elle ce paysage de lumière.

Dans le salon, tendu d’étoffe persane, madame Champdray écrivait. Elle
releva la tête, entendant le bruit léger des pas de Denise, et lui
sourit.

--Vous voilà rentrée? petite fille. Comme vous êtes rose! Le canotage
vous réussit. Vous n’avez pas eu d’aventure sur le lac? Vous n’avez ni
chaviré ni fait chavirer personne?

--Personne! ma grande amie. J’ai même savamment louvoyé autour du canot
Arnales.

--La blonde Yvonne naviguait?

--Elle naviguait, suivie de sa cour, à laquelle s’était jointe un nouvel
admirateur de sa précieuse petite personne, M. d’Astyèves!

--Comment, d’Astyèves est ici?... Celui-là, ma petite, m’a un peu l’air
d’être votre admirateur plus encore que celui d’Yvonne.

--N’en croyez rien! madame. Il a, pour chacune de nous deux, une forme
particulière d’admiration et celle dont il me fait hommage est de telle
qualité que mieux vaut n’en pas parler!

Une seconde, Mme Champdray considéra cette créature charmante dont la
jeunesse avait dû apprendre déjà tant de scepticisme. Il y avait un peu
d’amertume dans le léger sourire des lèvres,--ces lèvres désirables pour
ceux-là mêmes qui restaient de froids dilettantes jusque dans la
vivacité même de leur entraînement.

--Décidément, ma mie, vous êtes sage autant que clairvoyante... Je n’ose
pas dire «trop sage». Mais que je regrette de ne pouvoir vous prêcher
l’illusion!... Enfin, laissons tout cela... Ah! j’oubliais, il y a là
une lettre pour vous.

Elle lui tendait une enveloppe timbrée de Vichy, où Mme Muriel faisait
sa saison. Depuis une semaine qu’elle y était installée, pour la
première fois, elle donnait signe de vie à sa fille; et Denise, en
recevant la lettre savait bien qu’elle n’y trouverait, sans doute,
aucune chaude caresse de pensée ou même de mot...

Elle emporta la lettre dans le jardin, voulant la lire seule parce
qu’elle était jalouse du secret de ses impressions. Une petite anxiété
frémissait en elle devant cette enveloppe encore close, car bien souvent
les lettres, comme les paroles de sa mère, l’avaient meurtrie; et, une
seconde, elle s’attarda instinctivement à respirer l’odeur fraîche d’un
brin de réséda cueilli au passage, enviant la sérénité des choses qui,
un moment, lui avait fait l’âme joyeuse.

Puis, elle rompit le cachet et lut:

  «Ma chère Denise, comment t’es-tu si mal renseignée au sujet de
  l’hôtel où tu m’as envoyée? Il est détestable à tous les points de
  vue, société, chambre, cuisine... Avec tes manies d’économie à
  outrance, tu en arrives par trop à oublier qu’un certain confort m’est
  indispensable. Aussi ai-je dû changer et me suis-je enfin installée
  beaucoup plus à ma convenance. Une autre fois, je saurai que je ne
  puis me fier à toi, quant à cet ordre de choses!

  «Seulement, les conditions de mon nouveau gîte sont naturellement plus
  élevées que celles du petit hôtel où tu avais jugé bon de m’envoyer.
  Aussi, puisque tu es, de par ta volonté, la caissière de la famille,
  je te serais obligée de me faire parvenir, sans trop de retard, des
  capitaux. Je n’aime pas à courir le risque de me trouver à court,
  d’autant que je désire pouvoir faire faire quelques excursions à ton
  frère et que les cochers se montrent fort exigeants. Adresser pareille
  demande à ton père serait inutile, car il m’a l’air de s’être, à son
  ordinaire, mis dans les embarras d’argent... Ce qui me force à
  recourir encore à toi...

  «A part ces ennuis pécuniaires, dont je ne puis me défendre de
  souffrir comme aux premiers jours de notre ruine, je suis satisfaite
  de mon traitement; et ton frère, peu blasé, le pauvre enfant! jouit
  beaucoup de son séjour ici... Mais combien je voudrais, moi, en être
  loin! Je me sens enveloppée d’une atmosphère de vie facile et
  luxueuse, de gaieté, d’animation,--dans notre nouvel hôtel
  surtout!--qui m’est insupportable. Je n’ai ni la santé ni la
  résignation de m’accommoder d’un pareil voisinage et j’ai hâte de
  regagner ma solitude de Paris où s’engourdit un peu l’amertume de ma
  vie gâchée!

  «Donc, ma chère enfant, envoie-moi bien vite ce que je te demande et
  faisant ce sacrifice de tes sages principes d’ordre, puise dans ta
  réserve les quelques cents francs dont j’ai besoin absolument.
  Continue à jouir de ta villégiature auprès d’une amie qui a l’heur de
  te plaire beaucoup, en qui tu trouves sûrement une société plus gaie
  que la mienne. Ne t’imagine pas de vouloir jouer là-bas, encore, ton
  personnage d’artiste. Puisque, pour un instant, tu en as la
  possibilité, redeviens la vraie fille du monde que tu aurais dû
  être... Hélas! hélas! nulle mère ne peut souffrir plus que moi de la
  destinée qui est faite à son enfant!...

  «Mais je ne veux pas t’attrister une fois de plus. Au revoir, ma
  Denise. Reçois les plus affectueux baisers de ta mère et amie,

  «Germaine MURIEL.»

Denise reposa la lettre sur ses genoux. Loin devant elle, c’était
toujours le même horizon baigné de clarté blonde, le même frémissement
léger des eaux bleues pointillées de voiles blanches; dans l’air chaud,
la même joyeuse rumeur de vie... Mais elle ne pouvait plus jouir de
l’éblouissante fête de cette matinée d’été. Ses yeux regardaient sans
voir. Et, amère, elle murmurait:

--De l’argent, où en trouverai-je? Maman sait pourtant bien que, tout
juste, nous avons la somme nécessaire pour traverser les mois d’été
pendant lesquels je ne gagnerai rien. Si je lui envoie ce qu’elle
demande, que ferons-nous ensuite?...

Ah! cette misérable question d’argent, sans cesse renaissante, puisque
ni sa mère ni son père même ne savaient se plier aux obligations
imposées pourtant par leurs ressources étroites, comme elle en
connaissait le poids, elle qui avait la charge d’équilibrer le
chancelant budget! Elle avait justement pressenti que la lettre de sa
mère lui ravirait sa fragile quiétude! Obsédée par le souci de répondre
à la demande de Mme Muriel, en même temps de lui rappeler, et avec
combien de discrétion! quelle rigoureuse économie leur était imposée,
elle ne pouvait plus jouir de la belle journée d’été.

--Denise, ma petite, vous êtes devenue bien songeuse, remarqua
affectueusement, un peu plus tard, Mme Champdray. N’oubliez pas que si
votre vieille amie peut vous être utile pour une chose ou une autre, il
faut recourir à elle tout simplement.

Mais le tourment qui troublait Denise était de ceux qu’elle jugeait
devoir garder pour elle seule. Elle remercia Mme Champdray, et même,
pour répondre à sa mère, après s’être livrée à d’énervants calculs, elle
attendit que son amie fût partie en excursion. Alors seulement, sa
lettre achevée, elle sentit moins pesante, la mélancolie qui s’était
abattue sur elle. Quand elle revint à sa place favorite, dans le jardin,
elle n’avait plus dans l’âme que le désir d’oublier ses préoccupations,
si mesquines et si graves, dans la paix profonde des fins de jour dont
le silence tombait sur elle, fait de calme et de douceur berceuse. Même,
elle n’ouvrit pas le livre qu’elle avait apporté et qui restait
abandonné sur ses genoux...

Mais, derrière elle, la cloche d’entrée tinta. Était-ce déjà Mme
Champdray, qui revenait? Non, à la grille, un visiteur parlait à la
femme de chambre qui l’introduisait; c’était Bertrand d’Astyèves. Il
était si près d’elle que, l’eût-elle voulu, elle n’eût pu dérober sa
présence. Elle n’y songea pas. Échapper à elle-même lui semblait, à
cette heure, désirable par-dessus tout!

D’ailleurs, ce n’était pas pour elle un étranger importun que ce
Bertrand d’Astyèves qu’elle savait pouvoir tenir pour un agréable
causeur, supérieur en culture littéraire et artistique à la bonne
moyenne des hommes du monde. Et puis, son scepticisme ne l’empêchait pas
d’être bien femme; et l’intuition que, si la fantaisie lui en prenait,
elle pourrait réduire à sa merci ce beau garçon dédaigneux, l’animait
d’une complexe sensation de revanche, d’ironie triste, et aussi
d’indulgence pour la franchise hardie avec laquelle il la recherchait.

Voyant qu’elle avait eu vers lui un geste léger d’accueil, il
s’approchait:

--Je vous fais toutes mes excuses de troubler ainsi indiscrètement votre
solitude. Je venais présenter mes hommages d’arrivée à Mme Champdray,
que l’on m’avait dit être, en général, chez elle, à la fin de
l’après-midi.

--Elle ne tardera pas, en effet, à rentrer. Voulez-vous l’attendre?

--Si vous daignez m’y autoriser.

Elle sourit un peu.

--Je pourrais vous répondre que je n’ai pas qualité pour vous autoriser
ou non. Mais ce serait vraiment oublier que je suis traitée ici en
enfant de la maison et me montrer très ingrate. Au nom de Mme Champdray,
soyez donc le bienvenu. Je ferai de mon mieux pour bien pratiquer
l’hospitalité en son absence.

Il s’inclina, envahi par une sensation de plaisir très vif. Le hasard
lui était plus favorable qu’il n’eût jamais osé l’espérer.

--Je vous remercie et j’use de votre bonne grâce, au risque d’être un
gêneur, car vous lisiez.

Elle eut, de nouveau, le fugitif sourire qui donnait au visage une
délicieuse expression de toute jeunesse.

--J’aurais lu, peut-être, sans doute même; mais quand vous êtes arrivé,
je faisais, je crois bien, tout comme les petites filles, je rêvassais
en regardant le paysage qui m’est un ami avec lequel je m’oublie en
interminables conversations! Avouez qu’il mérite tant d’honneur et que,
si accueillant que soit le salon de Mme Champdray, le jardin où je vous
retiens vaut mieux encore pour la vue dont on y jouit...

Et, du geste, elle indiquait l’horizon dont le large cercle enveloppait
le lac, les montagnes noires de sapins, les coteaux veloutés par l’herbe
haute, la petite ville souriante et, s’en détachant, la route étroite et
blanche qui fuyait, dominée par la chaîne onduleuse des Vosges que le
crépuscule bleuissait, toutes sombres sous le ciel rose du couchant.

Et Bertrand pensa tout à coup qu’il se souviendrait toujours du paysage
évoqué par la voix musicale dont l’accent venait, une fois encore, de
trahir une si forte intensité d’impression. En son dilettantisme, il
goûtait tout à la fois la beauté des choses et l’effleurement de cette
âme de femme, palpitante de vie ardente et jeune dans une forme
charmante. Et, très sincère, il dit:

--Vous avez bien raison de planter ici votre tente! Les minutes doivent
s’y écouler exquises, surtout quand on a le secret d’y enfermer... tout
ce que vous y mettez...

--Tout?... Mais laissez-moi vous dire que vous ne savez guère quel est
ce «tout»!

--Oh! je le devine bien un peu.

--Vraiment?... Quelle ambition grande! M’expliquerez-vous d’où vous
prenez le droit de l’avoir?

Il se mit à rire.

--C’est la récompense de mes profondes méditations.

--De vos méditations... à mon sujet?

--Si j’osais, je répondrais... oui. Ne m’en veuillez pas trop de mon
audace. Elle vient de ce que... Mais faut-il vous avouer quelque chose?

--Quoi donc?... Avouez toujours, nous verrons ensuite...

--Eh bien, elle vient de ce que j’ai rarement rencontré de femme qui,
autant que vous, m’induise en tentation de curiosité et d’investigations
psychologiques!

Elle arrêta sur lui ses larges prunelles, dont la chaude lumière
laissait pourtant les secrets de l’âme bien voilés. Une lueur
d’amusement y brillait, tandis qu’elle interrogeait, un peu moqueuse:

--Et alors, ayant succombé à la tentation, vous êtes arrivé à la
conclusion que vous pourriez, à merveille, démêler ce qui se passe dans
mon cerveau, étant donné que, par discrétion, vous avez, bien entendu,
laissé mon cœur de côté?...

Du même ton de badinage qui atténuait ses paroles, il dit en souriant:

--J’ai, au contraire, constaté que vous étiez très difficile à
connaître. Or le mystère attire fatalement les curieux de mon espèce.

Elle secoua la tête. Appuyée au dossier de son fauteuil de paille, elle
regardait droit devant elle, et il apercevait seulement le profil
souple, les lèvres un peu entr’ouvertes par une expression de
scepticisme.

--Vous me faites trop d’honneur! J’imagine que si les curieux
pénétraient le mystère qui les tente,--surtout parce que c’est le
mystère!--ils se trouveraient alors fort déçus et s’aviseraient qu’ils
se sont mis en bien inutiles frais d’imagination!

--Non, fit-il hardiment. De cela, je suis bien sûr!

--Parce que?

--Parce qu’il y a en vous plusieurs personnes possédant chacune ses
richesses propres et son imprévu...

Elle eut un imperceptible froncement de sourcils et le regarda bien en
face, intéressée malgré elle, pourtant.

--Je ne comprends pas très bien. Aussi quoique je déteste me voir mise
en jeu, je serai, pour une fois, indifférente à cette impression afin
d’apprendre quelles sont les différentes femmes que vous avez
découvertes en moi. Il est toujours bon de s’instruire, n’est-ce pas?

--Du moins, les gens sages l’affirment. Mais je pense qu’en la
circonstance, vous êtes savante à ne pouvoir désirer l’être davantage!
Ne vous moquez donc pas de ma petite science et des résultats de mon
humble travail d’observation... La première _vous_ que j’ai rencontrée
chantait chez Mme Arnales, où, dédaigneuse, elle enthousiasmait un
public de snobs, qui l’écoutait pourtant de son mieux; sans mériter,
d’ailleurs, pareille fortune, je le reconnais en toute conviction... Et
cela est ma très modeste opinion!

Cette fois, elle riait franchement.

--Vous faites bien d’ajouter cette explication, car j’allais renier
cette _moi_, si ridiculement juchée sur le piédestal de sa haute opinion
d’elle-même.

--Vous l’eussiez reniée, soit! Mais si vous daigniez livrer toute votre
pensée, vous avoueriez que vous teniez en piètre considération, la
partie peut-être la plus brillante de votre brillant auditoire, et que
les hommages les plus respectueux étaient impuissants à monter jusqu’à
vous!

Presque bas, elle murmura avec amertume:

--Les plus respectueux!...

--Oui, les plus respectueux; il n’en est pas d’autres qui puissent
s’adresser à vous...

De nouveau, elle le regarda bien droit et elle le comprit si
sincère,--en cette minute-là, du moins!--qu’elle eut envie de lui crier
merci. Mais ses yeux seuls murmurèrent le mot qui scellait un lien
fragile tendu tout à coup entre eux.

--Me direz-vous comment vous êtes arrivé à une telle conclusion quant à
mes impressions chez Mme Arnales?

--En vous entendant chanter chez Mme Champdray et chez Vanore. Vous
étiez toujours la même admirable artiste,--laissez-moi vous le dire,
c’est tout uniment la vérité...,--mais vous n’aviez plus à faire
l’effort d’oublier votre public; vous vous sentiez trop bien, chez
Vanore, en union d’âme avec ceux qui vous écoutaient, des fervents de
musique comme vous-même... Aussi, comme vous avez chanté ce soir-là! Je
crois que dans mes plus vieux jours, je posséderai encore vivant le
souvenir de l’absolue jouissance artistique que je vous ai due pendant
cette inoubliable soirée.

Son visage se rosa un peu, tant était expressif l’accent de d’Astyèves.
Sans répondre, elle songea tout haut, très simple:

--Oui, je me souviens de la soirée dont vous parlez... La nuit était
admirable!... Je me rappelle que, tout en chantant, je la regardais, et
sa beauté opérait sur moi comme un charme... Encore une autre _moi_,
celle qui subit si fort la magie des belles nuits d’été...

--La même qui, ce matin, trouvait exquis d’aller à la dérive sur le
lac...

Sur sa bouche, glissa le mystérieux sourire, moqueur et caressant:

--Décidément, vous êtes un homme de grande perspicacité! Comment
avez-vous deviné que je goûtais autant mes promenades sur le lac?

--Il suffisait de vous voir, vos rames abandonnées, pour vous sentir
conquise toute par la beauté souriante de ce paysage de verdure et d’eau
bleue...

Elle regardait, vers les montagnes lointaines, le lac qui se moirait de
pourpre et d’or et, pensive, elle dit:

--C’est vrai, j’aime Gérardmer... Vous, pas?

--Oh! moi, je l’ai exploré, depuis mon arrivée, en trop mondaine
compagnie pour avoir eu le loisir même d’en sentir le charme...

--Eh bien, si vous voulez être séduit en une seule promenade, si vous ne
craignez pas les montées un peu abruptes, allez-vous-en, à votre heure
favorite, sans importune société, en un lieu tout près d’ici, appelé les
Gouttridos. Vous y trouverez une ferme isolée sur la hauteur d’une
colline, au milieu d’une petite prairie qui dévale vers un creux de
vallon tout boisé... Puis, par delà le lac, vous apercevrez un lointain
de montagnes fuyant les unes derrière les autres, obscures ou presque
pâles dans la lumière. Autour de vous, ce sera un calme vivant, un
souffle d’air vif délicieux, pur comme l’eau des sources de ce pays!...
Et tout cela vous fera rêver ou penser,--selon que vous avez une âme de
poète ou de... philosophe... Tout cela vous charmera, si vous avez des
yeux de peintre. Et tout cela vous laissera indifférent, si vous avez
tout bonnement une âme mondaine de clubman!

--Espèce d’âme que vous méprisez de toutes vos forces! Ah! quelle
artiste vous êtes aussi pour peindre la nature!...

De la sentir ainsi vibrante, le désir impérieux se ravivait en
lui,--envahissant comme un flot,--de tenter de l’éveiller à l’amour qui
ferait d’elle une incomparable créature, de conquérir son âme et sa
pensée closes, pour obtenir le don entier de sa jeune beauté.

L’idée vague flottait en lui que l’heure avançait, que, peut-être, il
eût dû prendre congé. Mais il ne se résignait pas à dire les mots qui
rompraient le charme que tout son être subissait, surtout à cette heure
exquise des fins de jour qu’il aimait entre toutes. Les paroles que les
âmes entendent lui montaient aux lèvres. Il se tut, pourtant, mais sans
avoir le mérite d’avoir résisté à la tentation. La cloche d’entrée
vibrait de nouveau, et Mme Champdray apparaissait sur le seuil du
jardin.




VIII


Dans son grand cabinet de travail, ouvert sur l’horizon du lac, où la
lumière pénétrait doucement tamisée par les larges stores écrus, Mme
Champdray écrivait. Elle s’arrêta, entendant sous sa fenêtre la voix de
Denise et, repoussant un peu le feuillet que noircissait sa haute
écriture, presque masculine, elle appela:

--Denise, vous sortez?

La porte s’ouvrit.

--Oui, madame. Peut-on, sans vous déranger, entrer vous dire au revoir?

--Entrez, enfant. Vous êtes toujours la très bien venue. Où courez-vous
encore après avoir circulé toute la matinée? intrépide petite
promeneuse.

--Ce matin, je n’étais pas en route pour mon plaisir. J’avais la
répétition du concert de charité au casino et de la messe en musique de
dimanche. Vanore est sans pitié quand il s’agit de me produire. Toutes
les occasions lui paraissent bonnes.

--Parce que, sachant mieux que personne tout ce que vous valez, petite,
il est fier de vous et prépare, dans son affection pour vous et dans son
amour pour la musique, votre avenir d’artiste dont vous ne vous souciez
pas assez.

Une ombre voila le jeune visage souriant.

--Follement, j’espère toujours y échapper, quoique chaque jour me
pénètre davantage de la conviction que j’espère en vain. Les
circonstances seront plus fortes que moi, et le théâtre me prendra à un
moment ou à un autre. Pendant que je suis ici, au moins, je veux
l’oublier...

--Et moi, maladroite, je vous rappelle vos craintes, ma pauvre petite.
Pourtant Dieu sait que je trouve sage de vivre pleinement dans l’heure
présente quand elle n’est pas trop mauvaise... Fuyez-moi, ma chérie.
Allez-vous-en jouir de cette belle journée... Où cela?

--Aux Gouttridos. Mme Vanore y emmène goûter ses enfants et leurs amis.

--Une petite fête enfantine à laquelle leur père se dérobera, tandis que
le bon Grisel y figurera allégrement dans la certitude de vous y
retrouver. Ma mie, ayez donc un peu pitié de ce garçon et ne lui tournez
pas absolument la tête comme aux autres...

--Aux autres?...

Mme Champdray sourit:

--Je parle de la colonie masculine habitant la villa Arnales qui m’a
l’air de brûler en votre honneur plus ou moins discrètement.

--Comme on brûle pour un modeste professeur de chant, puisque c’est
surtout le personnage que je remplis chaque jour en ce moment chez Mme
Arnales.

--Une vraie corvée que vous avez acceptée là, enfant. Il fallait confier
à Vanore le soin de leur déclarer que les amateurs de leur qualité ne
devaient point se mêler de chanter sa musique et laisser ces
musiciennes, du genre perruches, patauger à leur aise dans les chœurs
qu’elles ont la regrettable ambition d’exécuter!

Une amertume un peu mélancolique effleura la bouche fraîche.

--Ç’aurait été plus agréable pour moi évidemment, car j’ai le caractère
si malheureux que le professorat me paraît sans nul charme; mais ce
n’eût pas été raisonnable. Et, bon gré, mal gré, je dois être sage!

Elle s’arrêta court, ne voulant pas s’abandonner à d’inutiles
confidences sur ses soucis matériels. Ah! oui, certes, elle n’avait que
trop de motifs de ne négliger nulle occasion de parer aux dépenses
inattendues provoquées par la façon de vivre de Mme Muriel, aux eaux.
Mais cela ne devait regarder qu’elle seule. Et, sans permettre à sa
vieille amie de lui répondre, elle poursuivit, s’obligeant à trouver un
accent gai:

--D’ailleurs, ces séances musicales ne sont pas aussi absolument
insipides que vous le supposez! Elles se trouvent coupées par toutes
sortes d’incidents pouvant être qualifiés d’amusants, quand on les
regarde d’un certain côté. Ce sont les conseils et les appréciations de
Mme Arnales sur l’effet des chœurs, les rappels à l’ordre adressés à
Sabine qui bavarde, flirte hors de propos, et riposte aux observations
avec sa désinvolture pittoresque, les impatiences contenues d’Yvonne,
quand elle s’aperçoit trop bien de tout ce qui manque à sa voix, etc.,
etc... C’est une façon de vraie petite comédie qui se joue aux
répétitions! Les choristes masculins, heureusement, relèvent le niveau
des chanteurs. Plusieurs sont vraiment bons musiciens...

--Surtout d’Astyèves, n’est-ce pas? Ce garçon est décidément doué à
merveille en tout. Il est né pourvu de ce qui peut constituer un
séducteur moderne... Physiquement, il a pour lui son allure de
gentilhomme, aujourd’hui on dit de clubman aristocratique... Au moral,
il possède une très vive intelligence de raffiné, une discrète ambition,
un égoïsme nonchalant et distingué d’homme de goût habitué à suivre sa
seule fantaisie, à rechercher les choses finement délectables, pour sa
propre satisfaction; susceptible d’emballements violents que sa froide
volonté saura toujours maîtriser, coûte que coûte, quand il le jugera
sage, ayant juste assez de cœur pour réussir à jouer un personnage de
charmeur, sans compromettre son propre repos... Une nature intéressante
à étudier, en somme; sinon à laquelle il faudrait se fier! Cet homme, si
chevaleresquement courtois pour les femmes, saurait, j’en suis sûre, se
montrer cruel,--dans l’ordre sentimental, s’entend!--non pas avec une
inconscience, mais avec une insouciance parfaite!

Mme Champdray avait parlé d’un seul jet de pensée, avec la mordante
vivacité dont elle était coutumière quand un sujet la préoccupait.
Denise, droite devant elle, le regard enfui vers les lointains fleuris
du jardin, l’écoutait attentive, devinant que ce jugement très net,
qu’elle sentait si juste, lui était délicatement destiné. Car la femme
clairvoyante qu’était Mme Champdray avait vite pénétré l’œuvre de
séduction entreprise par Bertrand d’Astyèves, volontairement ou non...

Une seconde, le regard de Denise s’arrêta dans celui de sa vieille amie,
avouant sans honte qu’elle avait compris le conseil; puis, se penchant,
d’un geste d’affection, elle embrassa Mme Champdray:

--Merci de veiller ainsi sur votre fille! Mais ne craignez rien pour
elle... Vous savez que les circonstances se sont chargées de la rendre
aussi sceptique que votre prudence peut le souhaiter et qu’elle est bien
résolue à ne pas se permettre de souffrir par le fait de M. d’Astyèves
ni d’un autre...

--Et ce sera sagement à elle!... Sur cette double conclusion,
sauvez-vous, ma chérie, vous serez en retard, et j’oublie, moi, tout à
fait mes paperasses en bavardant avec vous.

Elle obéit et sortit.

Dehors, c’était toujours la fête lumineuse d’un été remarquablement
beau. A travers les frondaisons vertes, l’air vibrait de chaud soleil et
bruissait dans les aiguilles des sapins dont la senteur subtile flottait
dans la brise... Et une fois encore, tandis que de son pas souple, elle
descendait la côte des Xettes, toute la jeunesse de Denise lui monta au
cerveau, la pénétrant de l’invincible besoin d’oublier tout souci dans
la sérénité de l’heure présente. En bas de la côte, elle dut s’arrêter,
au moment de traverser la route pour gagner le sentier qui grimpait aux
Gouttridos. Dans un fin poudroiement de poussière, un mail arrivait,
lancé au trot de ses quatre chevaux dont les sabots heurtaient la terre
très sèche, celui des Arnales illuminé de visages jeunes, de robes
claires, de chapeaux fleuris...

Un petit sourire de raillerie retroussa une seconde la bouche de Denise:

--Eux en haut! moi en bas, dans la poussière, ainsi qu’il convient!
Comme c’est symbolique!

Les hommes s’étaient découverts pour la saluer, plus d’un, avec le
regret ravivé qu’elle se fût refusée le matin à faire partie de la
promenade. Bertrand d’Astyèves, lui, n’était pas parmi eux; peut-être
retenu auprès de sa mère, arrivée depuis plus d’une semaine à Gérardmer,
et installée dans une villa où il habitait maintenant avec elle.

Il avait su la décider à ce voyage en lui laissant l’espoir que son
séjour à Gérardmer, en même temps que les Arnales, pourrait favoriser le
mariage avec Yvonne que souhaitait tout bas son ambition maternelle.

La vérité, c’est qu’il avait voulu reconquérir sa liberté d’action qu’il
ne pouvait posséder, étant l’hôte de Mme Arnales, afin d’user à son gré
de toutes les occasions de rencontrer Denise, sans être entravé par
l’hospitalité reçue.

Et cela, elle l’avait bien deviné, avant même qu’il le lui eût hardiment
avoué dans l’abandon soudain d’une causerie...

Oh! ces causeries, comme elles avaient été nombreuses, nouant entre eux
d’indéfinissables liens dont elle avait à peine conscience. Tout à coup,
parce qu’elle regardait en arrière vers ces jours d’août qui s’étaient
écoulés légers et doux, elle s’apercevait soudain de la place qu’y avait
tenue Bertrand d’Astyèves. A peu près quotidiennement, elle l’avait vu,
pendant des excursions faites en une même société; aux brillantes
réceptions de Mme Arnales où elle remplissait son personnage d’artiste;
et bien plus, bien mieux encore, durant d’exquises soirées musicales
chez les Vanore et chez Mme Champdray. Ensemble, ils avaient parlé de
toutes choses, en des conversations qui, jamais, ne se ressemblaient;
quelques-unes avaient été spirituellement gaies; d’autres, presque
graves, les meilleures peut-être... D’autres encore avaient ressemblé à
des escarmouches dans lesquelles leurs deux personnalités,--masculine et
féminine,--s’attiraient, se dérobaient, se heurtaient, se séduisaient;
dans lesquelles, sourdement, grondait la passion de l’homme...

Et, sans cesse, partout, elle lui avait senti la même curiosité, le
souci constant d’elle, vers qui il était jeté par l’attrait violent dont
elle avait eu l’intuition dès leurs premières rencontres. Elle avait
reçu de lui ces mille soins délicats et discrets qui disent à une femme
qu’elle est l’unique, fût-ce même pour un fugitif instant... Mais
toujours aussi, avec sa clairvoyance de vierge qui sait, elle avait
senti le frôlement d’un désir impérieux de la conquérir, de faire naître
en elle, le même vertige qui l’entraînait, lui...

D’abord indifférente et sceptique, elle s’était dérobée, dédaigneuse de
cette attention dont il lui faisait l’honneur; autant qu’elle l’était
des hommages des autres hommes rencontrés chez Mme Arnales, qui, tous,
pour peu qu’elle parût y consentir, lui eussent volontiers murmuré
qu’elle était mieux que belle, exquisement faite pour éveiller l’amour!
Pourquoi donc peu à peu, l’avait-elle distingué parmi les autres?
Comment avait-il su l’intéresser, l’étonner, la charmer même
quelquefois; faire qu’elle ne s’offensât pas d’être recherchée par lui
avec une sorte d’audace passionnée qui contredisait bizarrement son
apparence de froideur nonchalante...

Songeuse maintenant, elle avançait d’une allure plus lente, sa pensée,
aiguisée par les dernières réflexions de Mme Champdray, fouillant dans
son souvenir pour y chercher le pourquoi de l’intense et nouvelle
sensation d’allégresse sans nom, dans laquelle il lui semblait délicieux
de vivre. Était-il possible que le parfum d’amour dont Bertrand
l’enveloppait en fût l’aliment; qu’elle, toujours si bien gardée dans sa
hautaine volonté de ne se permettre ni un rêve, ni un espoir, pût avoir
laissé cet étranger se mêler même un peu à sa vie solitaire, alors que,
jamais, il ne devait être rien pour elle!... Puisqu’elle n’était pas de
celles qu’on épouse, elle ne devait pas s’exposer à ce qu’on pût la
croire des autres...

Lui, Bertrand, comment la jugeait-il?... Une rougeur passa sur son
visage. Gravement, elle songea:

--Il me faut prendre garde à moi! En ce moment, j’ai trop fort le désir
d’aimer, le besoin d’être aimée. Et je n’en ai pas le droit...

Une impatience fière la secouait d’être faible ainsi, de ne pouvoir
mieux étouffer la plainte sourde de son cœur de vingt ans. Certes non,
elle n’aimait pas d’Astyèves! Mais c’était déjà trop qu’il lui plût si
fort, qu’elle goûtât vraiment sa présence, qu’elle éprouvât un dangereux
plaisir à le sentir, près d’elle, tout vibrant du trouble où elle le
jetait, non plus seulement par son chant, mais par son charme de femme.
Si sûre d’elle-même qu’elle pût espérer l’être, la sagesse lui criait de
se dérober--pour n’être pas tentée,--à la douceur grisante de se savoir
la toute-puissante...

--Mademoiselle Muriel, peut-on vous accompagner?

Elle tourna la tête, arrachée brusquement à sa rêverie. En bas de la
rude côte qui montait aux Gouttridos, elle aperçut la figure ronde et
souriante de Charles Grisel qui soulevait son chapeau de paille pour la
saluer. Jeté sur ses larges épaules, des épaules de charretier, disait
dédaigneusement Yvonne Arnales, il portait un filet gonflé de paquets.

En quelques enjambées, il l’eut rejointe et alors s’arrêta, pour
tamponner son front moite, son cou vigoureux que le soleil avait tanné
et qui luisait, avec des tons de cuivre, dans la blancheur du col de
flanelle.

--Quelle chaleur! Comment pouvez-vous trotter si vite, mademoiselle
Denise! Je vous voyais détaler avec tant de prestesse que j’ai eu peur
un instant de ne pouvoir vous rejoindre. Vous êtes une sylphide...
Auprès de vous, je me produis l’effet d’un éléphant!

Il parlait avec sa bonne humeur communicative, immobilisé pour reprendre
haleine, sa large poitrine de garçon trop gros, se dilatant éperdument.
Il était si serviable et de commerce si facile, qu’elle lui accordait
une bonne amitié, lui pardonnant une inconsciente et naïve vanité de sa
grande fortune de manufacturier, son manque de distinction qui
n’atteignait, d’ailleurs, point la vulgarité, son absence totale de
culture artistique, voire même littéraire, avec une intelligence très
vive d’homme d’affaires.

A cette heure, où il troublait sa songerie, il n’était guère le
bienvenu. Mais il paraissait si content de l’avoir rencontrée qu’elle
n’eut pas le courage de se dérober et, résignée, elle interrogea,
attendant de bonne grâce qu’il eût retrouvé assez de souffle pour
entreprendre la montée:

--Mme Vanore est déjà partie avec les enfants?

--Oui, des enfants, des gouvernantes et une voiture à âne, emportant les
provisions du goûter.

--Y en avait-il donc tant que cela?

--Mais... suffisamment; j’y ai veillé et je crois que nous goûterons
bien!

Il avait une telle conviction d’accent qu’elle se mit à rire, distraite,
malgré elle, de ses préoccupations.

--Est-ce que vous seriez gourmand?

--Très gourmand! je l’avoue à ma grande confusion. J’espère qu’en vous
faisant ma confession, je ne vous choque pas trop, vous qui avez
l’appétit d’oiseau d’une Parisienne. Pour me pardonner ce défaut, si
vous jugez que c’en est un, songez que dans notre province, les
distractions chôment et que les bons repas finissent par en constituer
une qui n’est pas à dédaigner. Ma table est célèbre dans notre région!

De toute évidence, il en était satisfait,--comme de tout ce qu’il disait
ou faisait,--mais avec tant de candeur, qu’on eût été bien rigoureux de
lui en vouloir. Instinctivement, Denise s’était remise à marcher. D’un
pas lourd, il la suivit sur la route ensoleillée où, trop rarement, des
bouquets d’arbres jetaient leurs découpures d’ombre. Il répliquait avec
le même entrain:

--Je voudrais bien, mademoiselle, vous faire goûter de ma cuisine, car
elle serait digne de vous, j’en suis sûr, et capable de vous rendre
gourmande à votre tour! Et puis, j’aimerais beaucoup à vous faire
connaître ma maison et mes serres qui sont tout à fait remarquables,
disent tous les connaisseurs, mes usines et mes terres qui les
entourent, riches en bois superbes dont les chasses sont fameuses. Ne
pourriez-vous...

Et soudain son accent devint presque timide, ses yeux bleu pâle prirent
une expression de prière:

--Ne pourriez-vous venir avec les Vanore passer une journée chez moi?...
Je serais très heureux de vous faire les honneurs de ma maison. Elle ne
vous déplairait pas, il me semble. Le salon est orné de belles tentures
que m’a procurées un tapissier de Paris. Vous trouverez, par exemple,
qu’il y manque un piano; mais je ne suis malheureusement pas musicien du
tout. Jamais je ne l’avais regretté avant cet été, quand j’ai vu comme
tous trouvaient beau ce que vous chantez...

--Cela ne vous semble pas ainsi? interrogea-t-elle, amusée de nouveau.

De son accent de bonne humeur, il avoua, sans façons:

--La musique de Vanore me paraît un bruit discordant et
incompréhensible, qui me ferait volontiers hurler comme une bête! Je
puis le déclarer carrément, car il le sait et en rit. Et pourtant,
croyez-moi, c’est la simple vérité que je vous dis! Quand vous la
chantez, elle me semble tout autre... Le son de votre voix est une
caresse...

Un pli léger raya le front de Denise; et, pour empêcher que la
conversation n’évoluât vers elle, sans relever les paroles du jeune
homme, elle reprit, la pensée un peu distraite:

--Vous ne devez guère avoir de loisirs pour regretter de n’être pas
musicien! Vos journées semblent remplies par tant d’occupations!

--Ah! diable, oui, elles le sont! bien plus encore, j’en suis certain,
que vous ne pouvez l’imaginer; tellement que je me sens tout désorienté
quand je me vois, par hasard, comme ici, libre de disposer de mes heures
pour mon seul plaisir!

--Cela ne vous paraît pas très agréable?

--Agréable, oui, dans une certaine mesure... Mais, par moments, j’ai
l’impression de commettre une mauvaise action en me déchargeant ainsi de
mon travail, alors que mes ouvriers continuent à peiner pour moi! C’est
que, voyez-vous, mademoiselle Denise, je vis tellement mêlé à eux, que
nous finissons par former tous une grande famille dont je me sens le
chef, un peu le père... Et il n’est pas chic à un père de famille de
prendre des vacances quand ses enfants en sont sevrés!

Une vraie sympathie éclairait le regard dont Denise enveloppa une
seconde son robuste compagnon de route. Elle savait qu’il était
réellement bon, que son exclamation n’était pas une phrase vaine, et
elle eut un sourire très amical pour lui répondre:

--Je crois qu’en pensant ainsi, vous devez bien simplifier le problème,
qu’on dit si difficile à résoudre, des rapports entre les patrons et les
ouvriers!

--Bah! il ne l’est pas autant que le prétendent tous les politiciens de
malheur dont le terrible bavardage envenimerait toutes les situations!
Ah! que je les exècre! Autant que les écrivassiers qui, à tort et à
travers, se mêlent de donner leur avis, au gré de leur imagination, sur
ce qu’ils appellent la question sociale, alors qu’ils n’y connaissent
rien, mais rien du tout! en somme, parce qu’il leur manque l’expérience
que nous autres, hommes d’action, pouvons seuls avoir... Sapristi!
qu’ils se taisent donc sur ce qu’ils ignorent! S’ils veulent barbouiller
du papier, qu’ils imitent la foule de leurs confrères qui se complaisent
à couper des cheveux en quatre, à disséquer leurs soupirs et à présenter
la vie humaine comme un écheveau d’inextricables difficultés... alors
qu’en vérité, elle est si simple! Ne trouvez-vous pas?

Si simple! En l’entière sincérité de son âme, il en jugeait ainsi; et,
une seconde, Denise l’envia, elle qui ne savait que trop combien, au
contraire, peut être douloureusement compliqué le problème d’une
destinée! D’instinct, il s’était arrêté, mis hors d’haleine, autant par
sa loquacité que par la rudesse de la côte, pénible pour sa corpulence;
et, d’un œil d’envie, il considérait le bouquet d’arbres qui avoisinait
la ferme des Gouttridos, but de leur excursion. Elle, pensive, regardait
l’horizon qui, superbement, s’élargissait à leurs pieds, moiré d’ombres
et de lumières, enserrant de ses montagnes bleues la nappe étincelante
du lac...

Secouant la tête, elle dit d’un ton léger, peu soucieuse de discuter
avec Grisel:

--Non, je ne suis pas tout à fait de votre avis, ni sur la simplicité de
la vie, ni sur la réprobation que méritent, d’après vous, les écrivains
qui étudient uniquement nos pauvres âmes avec un intérêt que je
comprends fort!... peut-être parce que je vis auprès de Mme Champdray,
qui est une admirable psychologue. Songez que nos actes, surtout les
plus graves ne sont, en somme, que la mise en œuvre de nos idées, de nos
sentiments! Comment ne pas s’intéresser tout d’abord à leur origine?

La figure joyeuse de Charles Grisel s’était un peu assombrie. Il
semblait perplexe, presque confus, et se remit à marcher, la tête
penchée vers la terre, blonde de soleil:

--Vous trouvez, n’est-ce pas? que je parle comme un ignorant, un idiot!
et que je ferais mieux de me taire que de juger de ce qui n’est pas de
ma compétence...

--Mais du tout! Je...

--Oh! si, si! Et vous avez raison! Je suis un homme d’affaires, rien de
plus! Je ne me connais pas un brin aux choses de l’esprit, et les
méditations philosophiques me sont impossibles. Elles m’endorment
fatalement! Pourtant, je ne suis pas tout à fait ennemi de la lecture.
Je reçois cinq ou six journaux d’opinions contraires, afin d’éclairer
mon jugement; mais les romans ne sont guère mon fort. Puisque je vous
fais mon humble confession, je vous avouerai que je n’ouvre guère ces
sortes de bouquins-là que, par hasard, en chemin de fer. Ainsi, l’autre
jour, en venant ici, j’en ai acheté un, qui ne m’a pas ennuyé,
d’ailleurs, car il renferme des idées justes. Je l’avais choisi parce
que je sais son auteur un de nos plus célèbres écrivains!

--Quel était ce roman? questionna Denise intriguée.

--_Le Maître de forges._ Il est vraiment fait avec beaucoup de talent et
je comprends que l’auteur ait tant d’admirateurs! Vous l’avez lu?

--Oui, je le connais..., dit-elle évasivement, redoutant un peu une
digression littéraire de Grisel, qui n’eût pas plus hésité sur ce sujet
que sur celui de ses machines ou de ses propriétés...

Mais si, volontiers, il eût développé son sentiment sur le roman en
question, stimulé par le désir de ne point passer pour un complet
illettré aux yeux de Denise, il n’en eut pas le loisir, car la ferme
était atteinte; et, dévalant à leur rencontre, accourait Jean Vanore,
l’aîné des enfants, le fidèle chevalier de Denise, qui la saluait d’une
exclamation de reproche:

--Comme vous arrivez tard! Maman avait peur que vous ne veniez pas. Vous
lui aviez promis d’être ici de bonne heure!

Prestement, Grisel riposta:

--C’est moi qui ai retardé Mlle Muriel, en lui demandant la permission
d’être son cavalier... Et les gros individus de mon espèce ne montent
pas vite! Ne la gronde pas, mon garçon... Et puis, mets-toi bien dans la
tête que, autant que toi, j’aime la compagnie de Mlle Denise... Chacun
son tour d’en profiter!...




IX


Tout en parlant, ils avaient laissé la route derrière eux et entraient
dans la prairie qui, sous les arbres, s’allongeait tout autour de la
chaumière du tisserand. Solitaire sur le flanc de la colline, elle y
dominait le large horizon des sommets onduleux, des plaines vertes, des
ravins boisés que mouillait la fraîcheur d’invisibles ruisselets,
creusant, parmi les mousses, leur fin sillage.

Mais de cette beauté des choses qui, au premier regard, pénétrait
Denise, si souvent qu’elle en eût joui déjà en ce lieu même, nul
sûrement ne prenait souci à cette heure aux Gouttridos... Ni le
tisserand qui, derrière sa petite fenêtre, travaillait sans jamais
tourner la tête vers l’admirable paysage, courbé impassible sur son
métier; ni sa femme, absorbée comme lui par sa tâche, dans la pièce
basse où s’épandait l’odeur forte des _géromés_ empilés sur des claies,
près du lit... Tous deux, enfermés dans l’humble monde de leur labeur
quotidien, n’entrevoyaient rien au delà, ni au dehors, l’âme sans désir,
la pensée muette, à peine distraits par la présence de ces étrangers qui
venaient, pour une heure, leur demander l’ombre fraîche de leurs arbres;
indifférents à l’éclat de la gaieté des petits, dont les rires
montaient, en sonorités claires, dans l’air chaud.

Toute rouge sous son grand chapeau de paille, tour à tour impatientée et
amusée par les évolutions capricieuses des enfants autour d’elle, Mme
Vanore s’affairait avec les gouvernantes dans les apprêts de leur
goûter. Ils étaient une dizaine, fillettes et garçons, dont l’aîné se
trouvait être Jean, qui employait ses quatorze ans à exciter les plus
jeunes, malgré les prières de sa sœur, la sage Madeleine, et ses efforts
pour maîtriser l’exubérance de Huguette, le numéro trois des Vanore,
aussi _garçon_ que son jumeau Robert.

--Denise! voici Denise! avaient clamé les voix enfantines à l’apparition
de la jeune fille.

Car tous, elle les gâtait, l’âme tendre à ces petites créatures
joyeuses; et tous, en troupe folle, accouraient vers elle, entraînés par
Huguette qui bondissait à sa rencontre, dans l’envolement soyeux de ses
cheveux cuivrés, délivrant ainsi la pauvre Madeleine, dont l’exclamation
trahit la détresse:

--Denise, heureusement, vous arrivez! Vous allez savoir vous faire
obéir, vous! Ils ne m’écoutent pas!

--Vous voyez si vous étiez désirée, fit amicalement Mme Vanore,
tellement qu’on surveillait votre arrivée! Huguette vous avait aperçue
de loin sur la route, flanquée d’un cavalier qu’elle prétendait être
d’Astyèves.

--Parce que? fit Denise avec un léger tressaillement.

La petite femme se mit à rire, tout en continuant à sortir des fruits
d’un panier.

--Parce que, ce matin, mon mari, le voyant mis en goût par les
perspectives alléchantes de notre lunch champêtre aux Gouttridos, l’a
invité, en manière de plaisanterie, à venir en prendre sa part, si bon
lui semblait. Et je crois que bon lui semblera; notre société ne
paraissant pas trop lui déplaire!

Denise ne répondit pas. Un sentiment bizarre d’impatience et de plaisir
l’énervait soudain; et, à peine, elle entendit Charles Grisel s’écrier
gaiement:

--Je suis, en vérité, très flatté d’avoir été pris, par les bons yeux de
Huguette, pour l’élégant Bertrand d’Astyèves!

--Mon ami, ne vous pavanez pas, la confusion n’a pas été longue!
D’ailleurs, j’ajoute tout de suite que la jeunesse n’a nullement
regretté de vous voir apparaître en la place d’Astyèves, car elle sait
votre complaisance à son égard. Et, là-dessus, pour prouver que vous
méritez sa confiance, venez m’aider à lui donner la pâture et délivrer
ainsi Denise... Tous, ils l’accaparent plus que de raison!

--Fichtre! je le comprends! Je voudrais bien, moi aussi, l’accaparer!

Entre haut et bas, il avait marmotté ces mots. Sa cousine le regarda un
peu surprise.

--Bah! Charles!... Vraiment? Je ne m’en étonne pas; mais, vous savez, si
le cœur vous en dit, accaparez!

Il eut un haussement d’épaules:

--Je ne serais pas de force... Du moins, maintenant! Les objets d’art ne
sont pas encore à mon usage. Je ne suis ni un homme d’imagination ni un
romanesque!

Elle n’insista pas, rappelée par le souci des enfants qui s’agitaient de
plus belle autour des paniers entr’ouverts, dont Denise et les
gouvernantes sortaient les richesses. Lui, la suivit, sans un mot de
plus, se prêtant bientôt, avec une bonne humeur joyeuse, à tous les
menus services qu’on réclamait de lui, bavard et gai, obligeant pour Mme
Vanore, très attentif auprès de Denise. Elle aussi, tout à coup,
semblait devenue franchement souriante, sans nul souci d’âme, jeune
presque autant que les petits dont elle s’occupait avec une inépuisable
complaisance, amusée de la naïve drôlerie de leurs réflexions, de leurs
caprices, de leurs volontés.

Pourtant, par instants, elle avait un regard d’envie vers le vieux banc
vermoulu, isolé près de la chaumière, devant l’incomparable horizon, au
sommet du coteau dont les pentes vertes s’enfonçaient très bas dans
l’épaisse frondaison des arbres de la vallée. Et tout à coup, comme une
fois encore, elle tournait la tête vers le chemin désert, une pensée
déchira son esprit, incisive:

--Je regarde ainsi vers la route, parce que je m’attends à y voir
apparaître Bertrand d’Astyèves.

Un petit choc la secoua. Mais elle était trop fière pour se dissimuler
la vérité. Soudain, elle en prenait pleine conscience; depuis la minute
où Blanche Vanore avait annoncé la visite possible du jeune homme, elle
l’attendait, avec la certitude muette qu’il allait venir, venir pour
elle... Ah! qu’elle était folle! Mais que cette folie avait de charme,
et que c’eût été bon de s’y abandonner un moment, de ne pas lutter,
toujours lutter! contre elle-même, contre la destinée... Que Grisel
était donc privilégié de pouvoir trouver la vie simple!

Résolument, elle détourna la tête, appliquant sa volonté à être occupée
de la phalange d’enfants qui l’entourait, à aider Blanche Vanore dans
son rôle maternel, à se distraire en écoutant les intarissables propos
de Grisel, qui goûtait avec conviction, engloutissant, à belles dents,
les tartines de pain bis, son appétit rival de celui de Jean.

Il eut fini le dernier, tandis que les enfants, avides de mouvement
après leur immobilité pendant le goûter, s’éparpillaient en courses
folles à travers la prairie. Alors, il s’allongea paresseusement au pied
d’un arbre, alluma sa pipe et se mit à en tirer de lentes bouffées,
laissant, cette fois, aux femmes, le soin de remettre un peu d’ordre
dans les paniers dépouillés de presque tout leur contenu. En conscience,
Denise remplissait la tâche qu’elle s’était imposée, fuyant sa pensée,
sourde à l’obscur vœu qui palpitait toujours en son cœur de femme.

Derrière elle, une exclamation de Mme Vanore éclata soudain, amicale et
familière:

--Eh bien, d’Astyèves, si vous venez pour goûter, vous arrivez trop
tard, mon ami. Nous avons tout mangé!

Denise ne bougea pas, raidie contre le mouvement instinctif de tourner
la tête vers lui. Il ne fallait pas qu’il pût même soupçonner la chaude
sensation de plaisir qui passait en elle comme une large vague
caressante. Elle l’entendit répondre du même ton qui l’avait accueilli,
échanger quelques brèves paroles avec Grisel. Puis elle devina qu’il
venait à elle.

--Êtes-vous donc si occupée que vous ne puissiez me faire même l’aumône
d’un pauvre mot de bienvenue?

Il était devant elle, lui tendant la main. Elle donna la sienne qu’il
effleura des lèvres, pendant qu’elle répondait avec un badinage voulu:

--Je joue au naturel, aujourd’hui, les héroïnes de Gœthe! Un peu plus
tôt, vous auriez pu voir _Charlotte_ faisant la légendaire distribution
de tartines. Maintenant, la représentation est finie.

--Je sais; Mme Vanore m’a déjà averti de ma malechance. Mais l’homme ne
vit pas seulement de pain, et ce n’est pas pour réclamer ma part de
goûter que je suis venu... J’aspire à plus et à mieux... Vous vous en
doutez bien un peu?

--Pourquoi m’en douterais-je? Ne soyez pas trop ambitieux, si vous
craignez les déceptions...

--Est-ce me montrer trop ambitieux que de souhaiter,--de toute mon âme,
c’est vrai!--jouir de la réalisation d’un rêve que vous avez fait
naître, dès notre première rencontre dans le jardin des Xettes, vous
souvenez-vous?... celui de me trouver avec vous ici, devant ce paysage
que vous m’avez appris à aimer, avant même que je l’aie connu, par la
façon dont vous m’en avez parlé! Seulement...

--Seulement...? répéta-t-elle, cherchant à fuir la caresse de son
accent.

--Seulement, dans mon rêve, je vous avais toute à moi... Il est
certaines présences dont je suis jaloux, à souffrir follement de devoir
les partager! Aussi, je vous préviens que, pendant ma montée solitaire
jusqu’ici, j’ai combiné les plans les plus machiavéliques pour pouvoir,
pendant le chemin du retour, à cette heure du crépuscule dont j’ai le
culte comme vous-même, vous enlever sans pitié à Mme Vanore et à sa
suite!

Un sourire léger flottait sur la bouche de Denise.

--Je vous disais bien que vous étiez très ambitieux. Et si je refusais
de vous laisser ainsi disposer de moi?

--Vous seriez une amie cruelle pour le plaisir de l’être...

--Nous ne sommes pas des amis et nous ne le serons jamais. Ne protestez
pas, insista-t-elle, arrêtant les mots qu’elle lui devinait sur les
lèvres. Vous savez aussi bien que moi que c’est chose impossible!... Du
moins, tant que nous ne serons pas de vieilles gens, très rassis!

Elle disait vrai, bien vrai. Ce n’était pas une amie qu’il rêvait de
trouver en elle! Et une impatience le fit tressaillir de la voir si
clairvoyante et, en même temps, si insaisissable. Ne connaîtrait-il donc
jamais la douceur de ses lèvres? Ne verrait-il jamais luire, dans ses
yeux, l’expression dont il avait la hantise?

Et, un peu amer, il dit:

--Quelle estime et quelle confiance, je vous inspire!

--Ne vous en offensez pas... Je n’ai confiance en aucun homme et n’ai
foi qu’en quelques femmes, très rares...

--Vous êtes dure, si vous êtes sincère!

--Je le suis toujours... Ne vous en êtes-vous pas encore aperçu?

--Oh! si! Comme je sais que vous êtes une farouche petite Valkyrie, à
qui j’ose à peine livrer un peu de ma pensée... quand vous l’emplissez
toute!...

Elle sourit un peu, mais son sourire avait une amertume mélancolique.

--Ne me reprochez pas mon scepticisme, j’en souffre la première! Si vous
saviez comme j’envie les femmes qui peuvent vivre encore dans
l’illusion!... Ce n’est pas seulement la fortune que m’a prise notre
ruine, c’est ma part de vraie jeunesse qui ne me sera jamais rendue. Ah!
quel regret fou j’en ai par moments! Et comme j’ai soif, à certaines
heures, de jouir,--même jusqu’à en être enivrée,--de la belle richesse
de mes vingt ans, dont chaque jour m’enlève une parcelle... Gardez-m’en
le secret, n’est-ce pas? C’est déjà trop que j’aie le ridicule de vous
laisser voir ainsi ma faiblesse!

--Le ridicule! C’est vous, la sincérité absolue, qui osez dire cela?
Comme si vous ne soupçonniez même pas quelle joie vous m’apportez, quand
vous voulez bien m’abandonner même un rien de votre vraie _vous_ dont je
suis avide!

Il avait dit les derniers mots presque bas, de cet accent qui fait les
âmes plus proches. Denise le sentit si sincère qu’un frémissement la
secoua. Machinalement, ils avaient marché vers le banc solitaire où
personne ne venait les rejoindre. Grisel fumait toujours en silence, et
Blanche Vanore, son dernier bébé dans les bras, surveillait les petits
qui jouaient autour d’elle. Les grands exploraient les alentours de la
chaumière où le tisserand continuait son travail monotone.

Lentement, une brume fine enveloppait le lointain bleu des montagnes.
Les ombres se mouraient dans les lumières pâlies; le ciel se rosait; et,
dans le creux des vallées, les bois devenaient obscurs, nappes sombres
d’un vert sans reflet. Une immense paix tombait sur les êtres et les
choses.

Denise regarda, une seconde, le paysage qui lui était cher; puis, sans
relever les mots échappés à d’Astyèves, elle demanda, très simple:

--Vous comprenez, n’est-ce pas, maintenant, que j’aime les Gouttridos?
J’y laisserai beaucoup de moi, car j’y ai beaucoup songé; même,--écoutez
ceci, puisque vous appréciez les confidences!--j’y ai pensé des choses
irréalisables, comme de m’enfouir dans une solitude pareille à celle-ci
pour y connaître, au moins, la paix, à défaut de...

--De bonheur? Ce serait un espoir bien inutile! Vous n’y trouveriez
sûrement pas cette paix à laquelle vous aspirez, parce que votre
jeunesse se révolterait contre la mort dans laquelle vous prétendriez la
jeter toute vivante. Laissez donc à ceux qui ont eu le temps d’être
lassés par les années trop nombreuses, de rêver l’apaisement glacial de
la solitude! Vous, restez dans la vie! demandez-lui ce qu’on ne lui
demande que dans la jeunesse, ce que vous-même souhaitez... Goûtez-en la
saveur qu’on n’oublie pas quand on l’a une fois sentie!

--Et qu’il est si douloureux de ne pouvoir plus retrouver quand on l’a
perdue... Eh bien, je suis un peu lâche! J’ai peur de souffrir,
tellement qu’il y a des minutes où je voudrais pouvoir devenir une
pierre inerte pour ne rien sentir; d’autres, où j’envie les êtres très
simples, très calmes et raisonnables qui, sans désir ni regret,
acceptent paisiblement les jours comme ils se présentent à eux. J’ai
envié, ici, à un point que vous ne pouvez comprendre, le tisserand qui
passe toutes ses heures devant son métier, sans rien souhaiter d’autre
que d’achever sa tâche quotidienne, n’ayant pas même la tentation de
regarder parfois, pour se délasser, ce paysage qui me ravit. Lui est
autrement heureux que moi, que tous les tourmentés auxquels je
ressemble! Il ne demande rien à la vie et la subit sans plainte, ni
révolte, ni espoirs inutiles... Ce que je ne puis faire encore.

--Heureusement! car alors vous ne seriez pas _vous_.

--Moi! que suis-je, mon Dieu! Une pauvre créature qui se débat contre sa
destinée! j’imagine que si je jouis à ce point de mon séjour à
Gérardmer, ce n’est pas seulement parce que la campagne me grise de
lumière et d’air vif; c’est aussi parce que ce séjour est pour moi comme
une halte--délicieuse et reposante!--dans ma vie toujours surchargée de
travaux, de préoccupations, de responsabilités... Voilà une sensation
que vous ne connaissez pas, vous qui êtes du monde des privilégiés, de
ceux qui peuvent considérer l’existence comme une pittoresque aventure à
courir.

--Tant pis pour moi! fit-il âprement. Me ferez-vous l’honneur de croire
que j’estime à sa valeur le personnage que je joue en ce monde? Le
malheur est que je ne vois guère la possibilité d’en créer un autre et
que j’ai seulement à envier ceux qui méritent d’être estimés par vous...
Celui-là surtout dont vous accepterez le bonheur que je souhaiterais,
moi, vous donner absolu, comme je le rêve!

Que voulait-il dire? Elle cessa de contempler les lointains assombris
doucement, et son regard, avec une gravité frémissante, chercha celui de
Bertrand qui lui murmurait une folle prière.

Mais il ne prononça pas les mots que sa volonté défaillante ne cherchait
plus à taire... Blanche Vanore approchait, leur jetant gaiement:

--Vous oubliez un peu, ce me semble, que les apartés sont interdits en
société. Charles et moi, nous demandons la faveur de nous mêler à votre
conversation...




X


Dans la coquette petite salle de théâtre du casino, brillamment remplie
de spectatrices en toilettes claires, Charles Grisel, enfoncé dans son
fauteuil, ne voyait ce soir-là en cette minute-là, qu’une seule femme,
Denise, debout sur la scène, blanche autant que les roses glissées dans
sa ceinture, blanche comme l’était pareillement sa robe de souple
mousseline de l’Inde... Denise qui s’inclinait, répondant aux
acclamations du public qui la rappelait pour la troisième fois.

Le concert de charité, dont la musique de Vanore était l’élément, avait
superbement réussi. Mais violoniste, orchestre, choristes, auraient en
vain tenté de se le dissimuler, le succès éclatant, souverain,
triomphal, était pour Denise Muriel. Succès d’artiste, mais aussi succès
de femme.

Ébloui, Charles Grisel la contemplait maintenant comme une merveilleuse
inconnue dont il venait d’avoir la révélation; bouleversé, non par la
magie de la musique, mais par l’immatérielle caresse d’une voix que tous
disaient destinée à devenir célèbre! et surtout par la séduction qui
émanait de cette jeune créature vibrante, par le caractère de beauté
passionnée qui transfigurait le visage pâli où il ne voyait plus que les
larges prunelles d’ombre ardente, et la bouche très rouge, fraîche
autant qu’un fruit savoureux.

Et, comme les autres, il l’avait applaudie avec une fougue éperdue,
tressaillant d’un complexe sentiment, fait d’admiration et, en même
temps, d’impatience irritée, parce qu’elle était livrée ainsi à la
curiosité d’un public, qui avait, autant que lui, le droit de la
contempler et de l’entendre, de la juger, de goûter le charme de sa
beauté de femme.

Il n’était pas le seul à éprouver cette impression qui, plus intense,
aiguë à en être une souffrance, énervait d’Astyèves à quelques pas de
lui! Placé un peu en dehors du cercle des Arnales, il n’applaudissait
pas, lui, exaspéré de la fumée d’encens dont cette foule enveloppait
Denise, des acclamations, des réflexions dont elle était l’objet qui se
croisaient autour de lui, des sourires sottement satisfaits de Mme
Arnales, des froids éloges d’Yvonne,--sourdement envieuse,--de
l’admiration trop vive des hommes qui détaillaient sa beauté avec des
mots hardis, en lui jetant des fleurs qu’elle laissait s’écraser à ses
pieds.

Et tandis qu’il gardait son masque de froide nonchalance,--la furieuse
contraction de ses lèvres voilée par la moustache,--un désir jaloux et
fou grondait en lui de saisir, d’emporter dans ses bras, comme un trésor
précieux, cette vierge à laquelle jamais encore il n’avait osé adresser
une parole d’amour, de lui murmurer enfin les mots qui, divinement,
alanguissent l’âme des plus hautaines...

Une dernière fois, elle s’inclinait... Ce fut pour lui une délivrance de
la voir disparaître. Le concert s’achevait par une marche sonore, et les
dames quêteuses se plaçaient aux portes de sortie qui conduisaient vers
l’espèce de hall où le bal allait avoir lieu... Parmi elles, était
Denise. Ainsi maintenant encore, elle appartenait au public!...
Peut-être même de toute la soirée, il ne pourrait la trouver seule un
instant...

Du moins, il voulait se donner cette chance, pour la voir mieux, de
l’aborder seulement quand la cohue aurait défilé devant elle. Et
laissant passer le flot, il resta debout, la regardant, hanté par le
rêve d’aller vers elle sans souci de rien ni de personne; ce rêve qui
l’avait fait tressaillir en ce jour d’été où il la rencontrait pour la
première fois.

Ainsi qu’il l’avait souhaité en cette minute-là, il n’était plus un
étranger pour elle, il avait su briser un peu sa réserve orgueilleuse de
jeune sphinx et il avait entrevu quelle source vive de tendresse,
d’énergie, de douceur et de passion enfermait l’apparence un peu
hautaine. Guidé par le tact subtil que surexcitait en lui le souci de la
femme qui lui plaisait, il avait, sans se l’avouer, entrepris et
conduit, avec une sûreté délicate, l’œuvre de séduction; attiré d’autant
plus vers Denise, qu’il la sentait plus résolue à ne pas se laisser
conquérir.

Par d’autres déjà, il avait connu la séduction des causeries qui sont
une fête pour l’esprit, la révélation exquise d’une vraie âme de femme,
enfermée dans une forme charmante... Pour d’autres, il avait éprouvé la
même soif de la présence, le même besoin obsédant de la lumière d’un
regard, d’un sourire, de la caresse d’une voix... Pas une, peut-être, ne
lui avait en même temps inspiré cet involontaire respect, cette estime
très haute qui arrêtaient sur ses lèvres les folles paroles d’aveu.

Mais comme, ce soir-là, était forte la tentation, tandis qu’à quelques
pas de lui, il la sentait palpitante encore de l’émotion artistique
éprouvée! Maintenant qu’il connaissait toutes les expressions de son
visage, il voyait, comme si la foule ne les eût pas séparés, le
frémissement des lèvres, la flamme plus rose des pommettes, l’éclat des
yeux, le frisson de tous les nerfs; si maîtresse d’elle-même qu’elle se
montrât, répondant aux hommages avec cette réserve presque grave qui ne
permettait nulle équivoque sur sa personnalité de femme.

Devant elle, défilait la colonie Arnales: Mme Arnales bienveillante et
protectrice, prodigue d’exclamations flatteuses; les femmes de son
cercle à l’unisson, quelques-unes enthousiastes avec sincérité, les
autres aimables des lèvres, avec une secrète impatience d’un succès
auquel il leur était impossible de prétendre et qui exaltait l’attention
des hommes pour cette trop séduisante chanteuse.

En effet, très volontiers, ouvertement ou non, la plupart évoluaient
vers elle, ou se massaient de façon à la contempler à leur guise dans
son rôle de quêteuse, attendant qu’ils pussent se faire présenter, s’ils
n’avaient acquis déjà le droit de la saluer.

Perdu à dessein dans la phalange masculine, le peintre Stanay crayonnait
sa svelte silhouette, tout en expliquant à Étienne Daloy qui, lui aussi,
observait la jeune fille avec sa curiosité de romancier psychologue:

--Avez-vous remarqué comme elle a le don de s’habiller? Regardez-la
auprès des autres femmes, même des plus «réussies» de cette brillante
société! Chez toutes, plus ou moins, vous sentez l’œuvre du couturier,
greffée sur celle de la corsetière. Elle! voyez comme elle a l’intuition
de ce qu’il faut pour conserver, à sa forme jeune, cette souplesse de
ligne qui est un délice pour les yeux!... Comme elle sait mettre
d’harmonieuse originalité dans sa toilette, de telle sorte qu’elle en
fait une délicate œuvre d’art dont elle est la vraie créatrice. Il faut
que j’obtienne d’elle quelques séances. Telle qu’elle est ce soir,
drapée plutôt qu’habillée dans cette étoffe vaporeuse, avec son visage
de jeune muse grave, mais aussi de femme passionnément féminine, elle
réalise un type d’une séduction rare...

--Oui, fit Daloy qui avait écouté la digression, son regard aigu,
toujours arrêté sur Denise; et vous avez raison de dire qu’elle est bien
femme! Quel merveilleux instrument d’amour, elle serait ou sera!

Stanay se mit à rire:

--Pas commode à faire vibrer! paraît-il.

--Bah! il suffirait d’un exécutant habile!

--Que j’aimerais fort à pouvoir être! Mais je n’ai pas l’espoir. Et,
comme disent les bonnes gens, m’est avis que beaucoup sont dans mon cas!
Son heure n’est pas encore venue!

Un remous dans la foule sépara brusquement les deux hommes. La salle
maintenant était comble. Le murmure des voix se fondait en une rumeur
joyeuse, dans l’air alourdi par le parfum des fleurs, disposées en
corbeilles dans le hall. Des groupes se formaient. Mme Vanore, radieuse,
recevait les félicitations auxquelles son mari se dérobait résolument.
Avec un plaisir naïf, elle y répondait, un peu grisée par le succès de
l’homme qu’elle adorait; succès auquel, largement, comme tous, elle
associait Denise, dont elle célébrait, la première, l’admirable voix de
théâtre, exhalant son désir de lui voir accepter le rôle écrit pour elle
par Vanore.

--Bon gré, mal gré, il faudra bien qu’elle se décide à le chanter!
répétait-elle, souriante. Aucune artiste ne pourrait le faire comme
elle! Déjà, elle serait engagée à l’Opéra-Comique, en de très brillantes
conditions, si elle y avait consenti; mais elle est une vraie enfant sur
ce chapitre. Mon mari a déjà eu fort à faire pour la déterminer à
aborder les concerts! Demandez-lui ce qu’il pense de la sauvagerie de sa
belle interprète! Le voici qui veut bien reparaître!

Il circulait, en effet, causant avec M. Arnales, qui promenait un œil
distrait et ennuyé sur ce décor banal de casino; lui qui était un
amoureux fervent des belles œuvres d’art et prenait de moins en moins
son parti de dépenser dans le monde, de façon stupide à son gré, les
heures qu’il eût pu voir fuir si douces, dans sa bibliothèque, parmi ses
collections précieuses...

Mais il était trop courtois pour se dispenser d’accompagner sa femme et
il se contenta de soupirer en constatant qu’elle ne paraissait nullement
en dispositions de partir.

Avec son imperturbable aisance, elle avait su bien vite s’arroger les
meilleures places, pour elle et ses amis; et, à travers sa face-à-main,
elle lorgnait de haut la foule qui l’entourait, s’interrompant pour
envelopper d’un coup d’œil satisfait sa fille Yvonne, jolie silhouette
ennuagée de rose, autour de laquelle s’empressait une cour masculine,
soigneuse de se faire inscrire sur le petit carnet de bal.

--Sa robe est infiniment mieux réussie que celle de Marguerite, qui
ressemble décidément à une vraie poupée! remarquait-elle, observant
«l’amie de cœur» de sa fille. Cette petite ne supporte pas l’examen!...
Des yeux de porcelaine! Un nez trop court! Une bouche quelconque!

Marguerite d’Hennecour n’avait certes pas conscience de l’aimable
jugement ainsi porté sur elle; mais elle n’en était pas moins de
méchante humeur, exaspérée de constater que le chef-d’œuvre qui
l’habillait ne lui permettait cependant pas d’éclipser son amie; ni
surtout Sabine, dont la petite figure irrégulière rayonnait sous la
clarté des yeux magnifiques. Toujours gamine, sinon de tenue, car le
regard maternel la maintenait, du moins de langage; coquette avec une
audacieuse insouciance d’enfant, elle avait déjà le secret de tenir en
éveil, autour d’elle, les hommes séduits par sa piquante drôlerie... Ce
dont Yvonne lui en voulait un peu, ce que ne lui pardonnait pas
Marguerite qui, en phrases poliment désagréables, la rabrouait sur sa
juvénile admiration pour Denise. Mais la petite ripostait:

--Marguerite, ma chère, ne vous montrez pas si dédaigneuse pour le
charme et le talent de Mlle Muriel, car les mauvaises langues pourraient
murmurer: «Ils sont trop verts!»

--Quelle stupidité! Sabine. Que voulez-vous, grand Dieu! que j’envie à
votre étoile?

--Dame! je vois bien des choses dont vous et moi, nous ne sommes pas
pourvues comme elle... Des choses qui font que ces messieurs frétillent
avec ensemble en son honneur! Oh! ce qu’à sa place, je m’amuserais à les
faire griller à petit et à grand feu!... Mais elle, point! Elle les
traite par le mépris... Ce qui, après tout, est peut-être encore le
moyen le meilleur pour se faire adorer!

--Conclusion, elle est de l’espèce des grandes coquettes, jeta Yvonne de
sa voix haute.

Sabine bondit, abandonnant le cavalier avec lequel elle commençait à
flirter.

--Par exemple! en voilà une invention!

--Une invention?... Hum!... Monsieur d’Astyèves, qu’en pensez-vous?
Regardez-la donc, la belle Denise, causer avec ce gros garçon, le riche
cousin de Mme Vanore, qu’elle a complètement subjugué! Demain, il
s’apercevra qu’il est amoureux fou d’elle; alors, il mettra ses gants
blancs et s’en ira lui offrir sa bourse et son cœur. Ce après quoi, nous
irons assister à la célébration de leurs justes noces!

Un sursaut de colère fit bondir le cœur de Bertrand et sa réponse tomba
incisive:

--Mlle Muriel ne me paraît pas femme à se vendre!

--Non..., mais il faut bien se faire une raison. Et, somme toute, je
crois qu’il est plus agréable de devenir la femme d’un garçon riche que
de gagner sa vie sur les planches!

Elle sentait bien qu’elle allait trop loin et ne serait pas suivie par
cet homme-là même qu’elle souhaitait presque jalousement s’attacher.
Mais sa vanité ne pardonnait pas à Denise un trop éclatant succès.
Bertrand s’inclina avec une ironie discrète:

--De cela, mademoiselle, je suis mauvais juge, puisqu’il s’agit d’un
sentiment tout féminin.

L’orchestre jetait les premières notes d’_Estudiantina_ avec un bruit
sec de castagnettes... Aussitôt, il y eut, vers la phalange des
danseuses, un mouvement général de tous les jeunes hommes et des couples
se levèrent, commençant à tournoyer. Yvonne s’était détournée pour
répondre à l’invitation, respectueusement murmurée, d’un cavalier qui
venait réclamer la valse promise. Bertrand, lui, n’avait encore formulé
aucune demande, résolu à garder sa liberté...

Peut-être, enfin, il allait pouvoir approcher Denise. Jusqu’alors, il
avait dû renoncer à l’aborder tant elle était entourée. Grisel avait été
plus heureux, et le souvenir de la mordante réflexion d’Yvonne le fit
tressaillir. Que ce garçon fût amoureux d’elle, rien de plus naturel ni
de plus vraisemblable; mais qu’elle en fût touchée, au point de se
laisser épouser, elle, le jeune sphinx dédaigneux?... Il haussa les
épaules à cette perspective vague, soudain évoquée. Pourtant, une
obscure inquiétude en restait en lui, irritante comme une épine dans la
chair...

Tout à coup, il s’apercevait que la seule idée qu’elle pourrait être à
quelqu’un lui était intolérable.

Il s’approcha d’elle qui s’était assise, lassée de son long rôle de
parade, laissant, à quelques pas d’elle, Grisel causer avec Mme Vanore.
Elle lui sourit, non pas seulement des lèvres, mais aussi de son regard
que faisait si profond le cerne des yeux, ce soir-là.

Il s’inclina sur la main qu’elle lui tendait:

--Enfin, on peut arriver jusqu’à vous!

--Mais ce n’était pas chose si difficile! Savez-vous qu’en vous voyant
ainsi rester à l’écart, j’avais fini par croire que...

Elle s’arrêta. Un éclair de malice avait passé sur son visage, lui
donnant un charme inattendu de petite fille rieuse.

--Que...

--Que je n’avais pas chanté à votre gré et que vous me fuyiez... par
politesse, craignant ma pénétration.

--Est-ce que, par suite de je ne sais quel phénomène, vous seriez
subitement devenue coquette? Car vous n’avez jamais pensé pareille
chose!

Elle se mit à rire.

--Si, vraiment, un peu.

--Alors, pour vous rassurer, bien que vous pratiquiez la sainte horreur
des compliments, fussent-ils seulement la vérité même, je vous dirai...

--Que c’était bien?

--Mieux que bien!

Son regard avouait tout ce qu’il n’articulait pas, ayant peur d’en trop
dire. Elle le sentit et son visage, pâli un peu, se rosa:

--Ainsi je puis partir avec la certitude que, comme Vanore, vous êtes
content de moi, vous, un vrai connaisseur?

--Partir! Vous n’allez pas partir encore si vite?... Vous allez rester
pour le bal?

--Non, je suis fatiguée. D’ailleurs, les artistes ne peuvent se mêler à
leur public, ce serait contre tous les usages.

Presque violemment, il jeta:

--Ne dites donc pas de pareilles choses! Vous savez bien que vous êtes
au-dessus de toutes les femmes, ici, et qu’il n’y a pas un homme qui
n’en juge ainsi!

--Pas un homme, peut-être... Et encore! Mais il n’y a pas que les
hommes...

Elle disait cela avec un détachement si sincère qu’il n’eut même pas
l’idée de protester. Il pria seulement:

--Vous allez partir, soit. Mais avant, accordez-moi une valse, je vous
en supplie.

Un désir aigu, presque douloureux dans son intensité, l’étreignait de
posséder un instant l’illusion qu’il l’emportait, appartenant à lui
seul, comme il l’avait rêvé. Elle ne répondit pas. Une clarté étrange
s’était soudain allumée dans les prunelles qu’elle attachait sur lui.
Elle n’avait plus rien d’une petite fille. Elle était une vraie femme,
l’énigme charmeuse dont le mystère l’affolait. Il répéta:

--Je vous en supplie... Vous voulez bien, n’est-ce pas?

Mais elle secoua la tête, se ressaisissant dans un sursaut de sa volonté
pour échapper au charme subtil. Devant eux, les couples valsaient et
l’orchestre jetait dans l’air chaud la griserie de ses sonorités
caressantes.

--Ce que vous me demandez n’est pas possible. Pour toutes sortes de
raisons, je préfère ne pas danser. Il est plus sage, bien plus sage que
je parte. Et si vous saviez à quel point j’ai soif de silence, d’ombre,
de calme, vous auriez pitié de moi et n’essayeriez plus de me retenir!
D’ailleurs, voyez vous-même, on vient me chercher.

Mme Champdray, en effet, avançait vers eux, un léger pli d’ennui barrant
son front entre les sourcils; et, tout de suite, elle expliqua:

--Denise, ma petite, Grisel m’annonce un contretemps bien fâcheux, nous
sommes sans voiture; la nôtre nous a été subtilisée et il ne s’en
trouve, en ce moment, aucune devant le casino. Les Vanore sont dans le
même cas et s’effrayent aussi d’avoir à subir encore cette cohue
dansante, sans savoir même quand ils auront chance d’en être délivrés.

Une exclamation jaillit des lèvres de Denise:

--Il fait si beau! partons à pied, puisque vous ne craignez pas la
marche.

--A pied? Y pensez-vous? enfant. Comment s’arrangerait votre voix de
l’humidité de la nuit?

--Ma voix! Oh! madame, vous savez bien que rien ne lui fait mal. Elle
est aussi solide que moi.

C’était vrai. Pourtant Mme Champdray hésitait encore. Mais Blanche
Vanore aussi était prête à partir pédestrement, tentée, non par la magie
du clair de lune, mais par la pensée de retrouver plus vite ses enfants,
quoiqu’elle demandât, un peu craintive:

--Est-ce que la route ne va pas être bien déserte?

--Blanche, nous serons là pour vous défendre, soyez sans crainte,
répliqua aussitôt Grisel.

--Mais Mme Champdray et Denise pensent comme moi...

--Mme Champdray, je l’espère, me fera l’honneur d’accepter que je
l’accompagne jusque chez elle.

C’était d’Astyèves qui intervenait, résolu à ne pas se laisser enlever
cette jouissance imprévue du retour dans la nuit auprès de Denise. Mme
Champdray arrêta sur lui un regard pensif, trop clairvoyante pour
n’avoir pas démêlé ce qui se passait en son faible cœur d’homme. Mais
elle était de la race des joueuses qui ne craignent point les coups
audacieux; et, sûre de Denise, elle ne redoutait pas de voir s’aviver le
sentiment qui jetait d’Astyèves vers la jeune fille...

Lentement, elle répondit d’un ton qui ne refusait pas:

--Ne serais-je pas indiscrète en vous enlevant à toutes les jeunes
filles qui, sans doute, vous attendent comme danseur? Les Vanore sont
assez nos voisins pour qu’ils puissent nous ramener au logis sans
dérangement.

--C’est un soin dont je me permets de réclamer la faveur, car je serais
infiniment heureux de me le voir confié! Le bal ne va pas s’achever si
vite que je n’aie tout le temps d’y remplir mes devoirs de politesse,
après avoir eu le plaisir de vous escorter.

Mme Champdray fit un geste d’acquiescement.

Denise, elle, n’avait pas dit un mot, comme si elle n’entendait pas le
débat. Mais, obscurément, une pensée vague flottait en elle, qu’elle
aimerait à marcher, dans la belle nuit paisible, auprès de cet homme
qu’elle sentait à elle, ce soir-là, tout à elle! Ses nerfs détendus
soudain, une étrange soif de repos, de protection, de tendresse
l’envahissait...

Avec un abandon d’enfant très lasse, elle se laissa envelopper par lui
dans sa mante de drap rose dont le capuchon, ourlé de dentelle, nimbait
son visage.

Devant le casino, sous le couvert des rameaux épais, s’allongeait
l’avenue baignée d’ombre avec de fugitifs sillages de lumière d’argent;
les cimes des arbres, pâlies par la clarté de lune qui descendait du
ciel immense. C’était bien la nuit qu’elle avait espérée dont la
sérénité tomba comme un baume sur sa fièvre. Et instinctivement, dans un
besoin impérieux d’en jouir à son gré, sans conversation importune à son
oreille, elle laissa les groupes se former et fit quelques pas en
avant...

Mais bien vite près d’elle, s’éleva la voix tentatrice:

--Ne vous enfuyez pas ainsi toute seule! Laissez-moi marcher près de
vous... Laissez-moi jouir d’un bonheur tellement inespéré qu’il me
semble le posséder en rêve seulement...

Il lui parlait du même accent de chaude prière qu’un moment plus tôt au
bal.

Elle dit, la voix un peu lente, tressaillant d’un sourd frémissement qui
avait la douceur d’une joie:

--Je ne m’enfuyais pas. Je me sentais seulement d’humeur trop
silencieuse pour infliger ma société à quelqu’un. Cette nuit est pour
moi apaisante comme une berceuse... Je voudrais pouvoir longtemps ainsi
en être enveloppée!

--Moi aussi, puisqu’elle me permet d’oublier le reste du monde et
m’apporte l’illusion d’avoir enfin le droit d’aller près de vous, qui
semblez devenue l’âme même de ma vie...

Pour la première fois, il lui parlait ainsi... Mais pour l’enhardir,
lui, pour la rendre faible, elle, il y avait l’envoûtement de la nuit
amoureuse, le mystère troublant de l’obscurité à travers laquelle ils
avançaient, oublieux déjà de ceux qui les suivaient...

Pourtant, elle avait eu un léger mouvement. Il eut peur de la voir se
dérober. L’heure, pour lui, était bien passée où, par un chevaleresque
scrupule, il cherchait à se détourner d’elle, ayant pleine conscience de
ce qu’il avait à lui offrir en retour de ce qu’il souhaitait d’elle.
Aujourd’hui, il était prêt à une folie pour la conquérir... Mais, aussi,
il savait bien quelle femme elle était; qu’un mot, un geste lui eussent
irréparablement enlevée, prononcés ou tentés avant la minute suprême où
la volonté défaille... Et sa voix se fit suppliante pour implorer:

--Soyez très bonne, très indulgente! J’irai près de vous, si vous le
préférez, sans vous parler, sans vous demander même le don de votre
voix, de cette voix dont la magie a fini par me faire perdre toute ma
raison... Je vous jure que je mérite que vous vous montriez généreuse,
car j’ai si peur de vous déplaire,--et ainsi, de vous perdre!--que cette
crainte m’a donné le courage, dont je ne me serais jamais cru capable,
de vous taire... ce que vous semblez ne pas vouloir entendre... Et
pourtant si vous saviez--écoutez ceci comme une confession que j’ose
parce que je ne vois pas vos yeux sévères--quels rêves je fais, j’ai
envie de vous murmurer, comme une prière très humble... Des rêves qui me
hantent depuis que je vis près de vous, avec l’espoir insensé que votre
cœur enfin sera entraîné par le mien!

Presque bas, elle dit avec une sorte de supplication grave:

--Ne parlez pas ainsi, il ne faut pas...

--Pourquoi? Au contraire, il faut que vous sachiez. La vérité a toujours
le droit d’être entendue, parce qu’elle est la vérité... Demain, vous
ferez de mon aveu ce que vous voudrez, vous oublierez toutes les paroles
que, ce soir, je n’ai plus la sagesse d’enfermer dans ma pensée! Demain,
je recommencerai à me taire si vous l’exigez... Mais laissez-moi, une
fois au moins, vous dire un peu ce que vous m’avez jeté dans l’âme...
Jamais encore aucune femme n’avait exercé sur moi cette incessante et
irrésistible attraction qui, tous les jours, me ramène vers vous avec
l’espérance qu’enfin je découvrirai le secret de vous toucher...

Elle répéta encore, un peu d’une voix de rêve:

--Il ne faut pas dire ces choses, que je ne devrais pas écouter...

Mais il ne parut pas l’entendre; pas plus qu’il ne s’apercevait
maintenant que, l’obscure avenue traversée, la route montait vers les
Xettes dans la blanche clarté que versait le disque pâle, suspendu très
haut dans la nuit.

Il ne savait plus qu’une chose, c’est qu’il marchait à côté d’elle, si
près qu’il avait aux lèvres la senteur d’œillet, qui était son parfum;
qu’à chaque pas, il frôlait les plis du manteau qui emprisonnait tout
entier son jeune corps svelte... Ainsi que sa fière volonté gardait,
bien caché, le mystère de son cœur.

Et, de cet accent très doux que l’âme écoute, il continua:

--Vous avez bien accepté les fleurs que vous jetaient les autres, dont
l’admiration m’était un supplice, vous pouvez bien me permettre de vous
offrir l’aveu de ce que j’ai dans le cœur pour vous qui vous êtes
emparée dédaigneusement de moi, non pas seulement par votre merveilleux
talent, mais par... tout ce qui fait de vous une femme ne ressemblant à
aucune autre!

--Oh! si, pareille à toutes les autres! murmura-t-elle, secouant la
tête.

--Pas pour moi... Vous êtes l’unique!... Vous êtes entrée dans ma vie
dès le premier jour où je vous ai vue, là-bas, chez Mme Arnales; entrée
si victorieusement que j’ai eu peur de vous, parce que je vous devinais
trop puissante... J’ai hésité à venir ici, sachant que je vous y
trouverais et je prévoyais quelle tentation serait pour ma faiblesse ce
bonheur délicieux de sentir quelque temps ma vie effleurer la vôtre,
sans avoir le droit de vous en dire merci... Ce bonheur, je l’ai goûté,
mais il ne me suffit plus!... Je ne puis plus me résigner à vous
entrevoir seulement, lointaine et indéchiffrable, à jouir seulement
comme les autres du timbre affolant de votre voix, des clartés et du
mystère de votre regard, de vos sourires et de vos silences, de vos
pensées dont vous livrez juste assez pour qu’on désire passionnément les
pénétrer toutes; de la grâce jeune de vos gestes, de vos fiertés, de vos
froideurs, qui sont une séduction devant laquelle je ne puis plus me
défendre... J’ambitionne tous ces trésors pour moi seul... J’ai la soif
de trouver les mots qui m’ouvriront votre âme close, qui me mériteront
de pouvoir enfin vous donner tout bas le nom qui est le vôtre dans ma
pensée, _ma_ Denise.

Elle n’essayait plus de l’interrompre. Ce qu’il lui disait là, depuis
bien des jours, elle en entendait l’aveu silencieux. Mais les mots qui
le lui murmuraient soudain, dans la douceur recueillie de cette nuit
tiède, distillaient une ivresse qui, délicieusement, brisait sa volonté.

Elle avançait maintenant, envahie par la sensation de se mouvoir en un
rêve charmeur, le regard perdu vers les lointains, voilés d’une gaze de
brume, de ce paysage vaste dont la clarté de lune faisait un paysage de
songe; où, à leurs pieds, frissonnait un lac d’argent entre des
montagnes d’ombre. Elle avait oublié ceux qui marchaient derrière elle,
sur la route blanche; bien seule avec cet homme qui la berçait de
l’éternel cantique d’amour, dont le murmure fait tressaillir divinement
l’âme de toutes les jeunes, quand elles ont aux lèvres le goût chaud de
la vie.

A travers la nuit silencieuse, elle entendait monter vers elle sa voix
soudain changée, assourdie et profonde, dont les sonorités passaient sur
elle comme une enveloppante caresse, et, plus que les paroles mêmes, lui
révélait quel émoi bouleversait l’orgueilleux dilettante jusqu’alors si
maître de lui-même. Tout son être, à cette heure, criait vers elle; et
elle éprouvait une sorte de joie étrange à le sentir vaincu; à se
sentir, elle, la toute-puissante, la femme dispensatrice suprême d’un
bonheur dont, seule, elle possédait pour lui la source vive... Elle ne
le jugeait plus; pas plus qu’elle ne songeait à se dérober, ni ne
raisonnait, emportée par le grand souffle de passion dont il
l’enveloppait impérieusement... Elle n’était plus que l’aimée écoutant
celui qui l’aime, et elle eût voulu que cet instant ne s’achevât pas
encore, où chantait en tout son être l’allégresse divine...

Pourtant, le terme en était venu. La côte était gravie et devant eux,
c’était la maison de Mme Champdray. Machinalement, elle s’arrêta. Lui,
comme elle. Sous la pâle lueur d’argent, il la vit, silhouette souple
dans son grand manteau rose, son jeune visage ébloui, avec des prunelles
profondes où flottait la même mystérieuse expression d’ivresse grave qui
entr’ouvrait les lèvres et les faisait trembler...

Alors, comme un torrent, la tentation jaillit en lui de l’attirer dans
ses bras, de meurtrir de baisers les yeux dont il adorait le regard, la
bouche désirable qu’il avait soif de sentir brûler sous la sienne...

Pourtant, il ne fit pas un geste vers elle... Un instinct lui criait que
s’il s’abandonnait ainsi, il la perdait!

Mais la tentation était si violente que, cette fois, avec une sensation
de délivrance, il vit approcher Mme Champdray, qui avait monté la côte
au bras de Grisel. La voix sourde, il dit:

--Denise, vous me pardonnez de vous avoir ainsi parlé?... Je vous aimais
trop, je ne pouvais plus me taire...

Sans un mot, elle inclina la tête et resta immobile, la bouche close,
tandis que les adieux s’échangeaient autour d’elle; et, à peine, il
effleura la main dégantée que la sienne avait implorée, tant elle la
déroba vite. Mais nulle parole ne lui eût été plus précieuse que le
regard rencontré une seconde dans la double étoile des yeux...

Il la vit lentement, aux côtés de Mme Champdray traverser le jardin,
puis elle disparut dans la maison...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--Bonsoir, petite, allez vite dormir maintenant et ne rêvez pas trop à
vos succès! dit Mme Champdray, embrassant le jeune front qui se tendait,
comme chaque soir, vers elle.

Dormir! Un bizarre sourire passa sur les lèvres de Denise. Une fièvre
semblait la brûler; et, seule dans sa chambre où la lune découpait un
carré de lumière, elle rejeta instinctivement son manteau, avec
l’impression d’une flamme qui lui dévorait le visage. Mais elle ne
s’approcha pas du cadre de la fenêtre ouverte sur la nuit enchantée,
comme si elle eût eu peur de retrouver là d’Astyèves, lui murmurant les
mots que toute sa jeunesse souhaitait entendre encore... Ah! ces mots,
éternellement les mêmes, éternellement charmeurs, comme ils avaient
pénétré dans son cœur de vingt ans, son pauvre cœur de femme créé pour
se donner, qui étouffait dans la fière solitude où elle l’enfermait!

--Il m’aime! mais moi, moi, pourtant, je ne l’aime pas? pensa-t-elle
avec une sorte d’épouvante.

Alors pourquoi l’avait-elle écouté?... Comment avait-il pu jeter en elle
cette ivresse qui la dominait peu à peu quand il lui parlait sur la
route solitaire...

Pourtant, elle n’était pas une fille romanesque et elle savait bien de
quel alliage était fait l’amour dont elle venait d’entendre l’aveu. Il
l’aimait, comme d’autres déjà l’avaient aimée! Non pour l’épouser et
pour l’arracher ainsi à son avenir de travail, à cette vie de théâtre
dont elle était menacée!... Alors, pourquoi ne lui avait-elle pas
répondu comme aux autres, dédaignant leur injurieux hommage?...
Pourquoi, à cette heure où elle descendait dans l’intimité de son âme, y
découvrait-elle que s’il fût venu à elle lui demandant d’être sienne à
jamais, la petite graine d’amour qu’il avait déposée en son cœur, que de
toute sa volonté elle avait empêchée de germer, se fût épanouie en une
plante superbe dont le fruit les eût divinement enivrés...

Oh! être aimée! Être la vie, l’âme, le tout d’une autre créature, quelle
douceur! En était-il une comparable à celle-là, même ne donnât-elle
qu’une illusion de bonheur? D’où venait donc que tout à coup, elle le
sentait ainsi avec cette intensité douloureuse? D’où venait qu’à cette
heure tout son être jeune appelait cette caresse du regard, de la voix,
des lèvres qui fait défaillir l’âme dans une félicité sans nom dont le
souvenir demeure vivant même au cœur des aïeules...

Ah! Dieu, était-ce donc qu’elle aimait d’Astyèves? qu’il l’avait vaincue
parce que son amour, dominateur et suppliant, l’avait enveloppée alors
que, pour un moment, nul souci matériel, nulle préoccupation de la vie
quotidienne ne la maintenait de force hors du rêve... Parce que cet
amour s’était révélé à elle dans l’enchantement des jours d’été, des
crépuscules tièdes, des soirs étoilés, dans le silence vibrant des beaux
bois où l’ombre était parfumée, où l’air bruissait comme un chant dans
les aiguilles des sapins...

Les mains jointes d’un geste d’angoisse, elle songeait, toute brisée,
inconsciente des minutes qui s’enfuyaient, son regard fixe arrêté sur le
vaste ciel limpide. La lune était maintenant très haut et la nuit claire
épandait son calme infini sur les montagnes obscures estompées par la
brume, sur les bois silencieux, sur les métairies blanches où les êtres
reposaient dans la mort bienfaisante du sommeil...

Discrètement, sa porte s’entr’ouvrit.

--Denise, ma chérie, êtes-vous souffrante? Depuis que vous êtes rentrée
dans votre chambre, je ne vous ai pas entendue remuer. J’ai frappé et
vous ne m’avez pas répondu.

C’était Mme Champdray qui, devant l’obscurité de la pièce, s’arrêtait
surprise.

Denise tourna la tête et son blanc visage alors apparut très grave sous
le reflet de lune qui, seul encore, éclairait la pièce. D’un mouvement
de créature qui s’éveille, elle se dressa. Une ombre de sourire glissa
sur sa bouche et, la voix lente, elle dit:

--Ma chère grande amie, c’est ma sagesse qui est malade! Il me vaudrait
mieux, je crois, repartir pour Paris. Je me croyais bien forte et je
découvre que je suis faible autant que les autres... Ah! je désire trop
être aimée!

A peine, vraiment, elle avait conscience qu’une âme entendait ce cri
jailli de la sienne. Elle songeait tout haut, certaine d’être comprise,
quel que fût l’aveu qui lui échapperait.

Mme Champdray l’attira doucement:

--Pauvre enfant! sûrement, vous l’aurez, votre part d’amour... Mais il
faut l’attendre de qui seulement peut vous la donner! Ne vous fiez pas
aux autres hommes. Ils vous feront souffrir quand vous leur aurez
abandonné votre cœur...

--Je le sais..., sans illusion... C’est pourquoi je n’ai aucune excuse
pour montrer cette misérable lâcheté!

--Enfant, il ne faut pas être si sévère pour vous-même; demain, vous
retrouverez toute votre vaillance et je vous y aiderai de mon mieux, si
vous le désirez. Ce soir, petite Denise, vous avez mal aux nerfs; vous
avez trop chanté de musique capiteuse, trop entendu de paroles qui
grisent... Et aussi trop regardé le clair de lune! Il faut maintenant
que l’enfant soit sage, qu’elle ferme sa fenêtre, allume prosaïquement
sa lampe et s’en aille bien vite dormir sans plus rêver ni penser...

Il y avait une autorité apaisante dans l’accent de Mme Champdray; et de
lui trouver cette délicate tendresse de mère, une reconnaissance infinie
pénétra Denise. Comme une enfant fatiguée, elle appuya sa tête sur
l’épaule de son amie.

--Oh! madame, que vous êtes bonne, et que toute mon âme vous remercie...

--De bien peu de chose, ma chère petite fille... Allez vite vous
reposer. Et que la paix soit avec vous...

D’un geste affectueux qui ressemblait à une bénédiction, elle avait posé
la main sur les cheveux de Denise. Puis, doucement, comme elle était
venue, ayant elle-même allumé la lampe, elle sortit de la pièce...




XI


D’Astyèves arrivait à la Schlucht. Il laissa souffler son cheval qu’il
avait rudement mené depuis Gérardmer, dans sa crainte de ne pouvoir
rejoindre Denise si elle avait commencé l’ascension du Hoheneck. Vanore,
le matin même, lui avait incidemment appris que sa femme emmenait la
jeune fille et les enfants, sous l’escorte de Grisel, en excursion à la
Schlucht; et, sans hésiter, il avait dirigé sa promenade de ce côté,
cédant à ce désir impérieux de voir Denise que chaque jour avivait en
lui, sans qu’il en prît désormais souci.

Dans son égoïsme d’homme violemment épris, il allait maintenant droit
devant lui où son désir le poussait, insouciant de ce qui en résulterait
pour elle, comme pour lui, dans une détente consentie de sa froide
volonté. Il était comme un homme qui s’enivre, avec la conscience du
danger couru, mais trouve l’ivresse si douce qu’il s’y abandonne corps
et âme, dominé par la magie de l’heure présente... Toujours ainsi, il
avait suivi son bon plaisir, avec un orgueilleux dédain des
conséquences...

Il avait tout juste aperçu Denise, depuis le soir où il s’était trahi.
Et dans leurs brèves rencontres chez Vanore d’où elle sortait quand il
arrivait, chez Mme Arnales où elle était apparue seulement un moment
pour chanter, il l’avait retrouvée insaisissable comme aux premiers
temps où il la voyait; libre d’esprit, ne semblant avoir nul souvenir de
l’aveu dont pourtant il avait bien senti l’écho frémir en elle. Et, à
son exemple, il ne s’était pas même permis une allusion.

De la part d’une autre, il eût pu croire à une manœuvre de coquette,
mais elle était incapable de pareils calculs, il en avait la certitude,
si sceptique fût-il... Alors pourquoi semblait-elle résolue à se faire
«lointaine» comme jadis? Oh! ce «pourquoi?» Combien de réponses il lui
avait cherchées tandis que, pour aller à elle, encore, il lançait son
cheval sur la belle route boisée que ses yeux ne voyaient pas...

Maintenant la dernière côte était gravie; il arrêta la bête ruisselante.

Mais son regard ne chercha pas le décor magnifique de la vallée de
Munster qui s’allongeait à l’horizon. D’un coup d’œil, il enveloppait un
groupe de touristes arrêtés devant l’hôtel unique, dressé en cette
solitude; puis la silhouette de ceux qui s’éloignaient sur la route vers
les roches du Kruppenfels, ou s’engageaient dans les sentiers coupant la
frontière pour monter au Hoheneck... Mais aucune n’était celle de
Denise. L’idée lui traversa l’esprit que, peut-être, il ne parviendrait
pas à la rencontrer et il tressaillit d’une anxiété d’homme altéré, qui
craint de voir lui échapper la source d’eau vive.

Il se dirigea vers l’hôtel et demanda:

--N’avez-vous pas eu à déjeuner une dame avec trois ou quatre enfants et
une jeune fille brune, accompagnées d’un homme grand et très fort?...

--Oui, monsieur, mais cette société-là est partie pour le Hoheneck.

--Il y a longtemps?

--Une demi-heure à peu près.

--Savez-vous par quel sentier, français ou allemand?

Le domestique donna l’indication approximative; et Bertrand, ayant
laissé son cheval, s’engagea dans le chemin indiqué qui montait
doucement sous la ramure des arbres. Il espérait bien que les promeneurs
n’auraient pas sur lui grande avance, car il savait combien Mme Vanore
et Grisel marchaient lentement et il songea:

--Mme Vanore aura, sûrement, demandé à se reposer au point de vue des
_Rochers de la Source_... Je vais les y trouver...

Le sentier tourna. Une fois encore, la destinée était pour lui. Sous le
dôme léger des branches, il aperçut Mme Vanore retenant Huguette à ses
côtés, puis Grisel qui fumait, paresseusement allongé sur l’herbe; et
enfin, entre Jean et Madeleine, elle, Denise, contemplant les sauvages
profondeurs de l’admirable ravin boisé, hérissé de roches, qui dévalait
à pic, cerné à l’horizon par les crêtes onduleuses des Vosges. La petite
Huguette l’aperçut tout de suite.

--Ah! monsieur d’Astyèves!

Les autres tournèrent la tête avec des exclamations. Mais, en cette
minute, lui ne voyait que Denise. Leurs regards se rencontrèrent. Elle
comprit pourquoi il était là, et victorieuse de sa volonté, une douceur
ardente s’épandit en elle, pareille à une joie, cette joie qui pénètre
les plus fières quand elles se sentent l’aimée...

Mme Vanore s’écriait, accueillant d’Astyèves d’un sourire de bienvenue:

--C’est une bonne surprise de vous voir surgir ainsi! Est-ce le hasard
qui vous amène, ou saviez-vous que nous étions ici?

Il ne daigna pas éviter une franche réponse.

--Je le savais; j’ai rencontré ce matin Vanore qui me l’a dit; et, en
dirigeant ma promenade de ce côté, cette après-midi, j’espérais bien
avoir quelque chance de vous retrouver.

Naïvement, elle approuva:

--C’est gentil, cela! Une excellente inspiration que vous avez eue là!
Alors vous recommencerez avec nous l’ascension du Hoheneck?

--Si je ne suis pas indiscret...

--Pas du tout. Quelle idée! N’est-ce pas? Denise. Seulement, je ne vous
promets pas que Charles et moi nous monterons jusqu’en haut, car nous ne
sommes, ni l’un ni l’autre, des spécimens d’alpinistes. Je vous
confierai les enfants, du moins les grands, je garderai Huguette. Cela
dit, je ne vous offre pas de vous asseoir, car il faut nous remettre en
route. Jean ne tient plus en place.

Elle se levait sans enthousiasme, vaincue par les appels réitérés de son
fils, et, lentement, elle se reprit à marcher dans le sentier qui, en
pente insensible, s’élevait vers les hauteurs du Hoheneck. Mais elle ne
paraissait pas songer à rendre la liberté à Bertrand et continuait à
bavarder avec lui. Il l’accompagnait, secoué d’une furieuse impatience
en voyant, devant lui, avancer Denise, escortée de Grisel, avec qui elle
causait, sans qu’il pût entendre une de leurs paroles.

Mais, tout à coup, il dressa la tête, tout son être attentif au
caquetage de Mme Vanore. Elle disait:

--Je suis ravie que nous ayons pu faire aujourd’hui cette excursion à la
Schlucht, afin que Denise en profite avant son départ.

--Avant son départ?...

--Mais oui; vous ne saviez pas?... Mon mari ne vous a pas raconté?... Sa
mère la réclame et elle est sous le coup d’une lettre qui lui dise quel
jour elle est attendue. Nous en sommes tous désolés, à commencer par Mme
Champdray qui espérait la garder jusqu’en octobre.

Il demanda encore:

--Mlle Muriel savait qu’elle pouvait ainsi être rappelée?

--Oh! de la part d’une femme fantasque comme sa mère, rien ne doit la
surprendre beaucoup! Pourtant, elle ne prévoyait pas ce brusque rappel
dont elle a eu l’annonce hier matin. Mais vous savez comme elle est
dévouée! Du moment qu’on la demande, elle est prête à partir, à
sacrifier toute la fin de ses vacances, même pour satisfaire un caprice.

Bertrand n’écoutait plus. Une pensée avait chassé toutes les autres de
son cerveau: elle allait partir, lui échapper...

Sa volonté se cabra en une révolte aveugle.

--Je ne veux pas la perdre!... Je ne veux pas!

Ce devenait pour lui un supplice de devoir continuer à marcher
courtoisement auprès de Mme Vanore, de lui répondre, de ne pouvoir aller
vers Denise dont la présence allait lui être enlevée... Comment
n’avait-elle pas pitié de lui, ne sentait-elle pas que le regard, les
mots de bienvenue dont elle l’avait accueilli étaient une goutte d’eau
pour sa soif d’elle, que, impérieusement, il appelait par toutes les
fibres de son être...

Mais, enfin, le sentier finissait devant l’étendue des prairies qui
s’élevaient maintenant jusqu’au sommet du Hoheneck. Les arbres
disparaissaient, même les buissons de hêtres, courbés par les vents,
écrasés par les neiges. Dans l’herbe courte, des gentianes jaunes
fleurissaient.

Denise s’arrêta, enfin!... Sans doute, pour mieux contempler l’horizon;
un de ces larges horizons qu’elle adorait, enveloppant la terre de
Lorraine et ses lacs dont les eaux luisaient dans la noire verdure des
sapins; la terre d’Alsace, baignée par son large fleuve qu’enserraient
et les cimes bleuâtres de la forêt Noire et les sommets arrondis des
Vosges, marbrés d’ombres par les nuages que le vent emportait en lourdes
masses floconneuses, à travers l’immensité du ciel.

Bertrand s’approcha. Elle le devina plus qu’elle ne l’entendit et tourna
un peu la tête vers lui.

Dans les yeux, elle avait cette expression qui illuminait le visage
comme une flamme. Avant qu’il eût parlé, elle dit:

--C’est beau ici, n’est-ce pas?... Plus encore qu’aux Gouttridos!

--Et vous en jouissez comme on jouit de ce qu’on va perdre! Est-ce donc
vrai que vous allez partir?

La question lui était échappée irrésistiblement.

--Oui, c’est vrai.

--Vous partez..., pourquoi?

Elle eut l’intuition qu’il craignait un rapport entre ce départ
inattendu et l’aveu qu’il lui avait fait. Alors, arrêtant sur lui son
regard clair, elle expliqua simplement:

--Parce que ma mère est rentrée à Paris, très fatiguée de sa saison
d’eaux et qu’elle a besoin de moi.

Ainsi c’était vrai, bien vrai. Cette chose si naturelle à laquelle il
n’avait pas songé, vite habitué à l’effleurement délicieux de sa jeune
vie, cette chose allait s’accomplir! Elle allait s’éloigner, disparaître
dans la foule des êtres que le grand Paris absorbe. De nouveau, une
révolte gronda en lui, l’animant d’une volonté invincible de ne pas la
laisser lui échapper. Soudain, il lui paraissait impossible d’accepter
de ne plus la voir chaque jour, de ne plus la sentir vivre près de lui,
de renoncer à l’espoir de l’enivrer enfin du parfum d’amour dont il
l’enveloppait... Et une prière inconsciente lui jaillit des lèvres:

--Ne partez pas encore! Restez, je vous en supplie...

--Rester..., pourquoi? Je ne puis pas. N’avez-vous pas compris que je
suis attendue le plus tôt possible?...

Comme elle regardait droit devant elle, il ne vit pas qu’au fond de ses
yeux, s’allumait la mystérieuse clarté dont, un soir unique, il avait vu
déjà le rayonnement. Il entendit seulement l’accent résolu de la belle
voix grave, et une sorte de colère le bouleversa de la voir calme ainsi,
alors qu’elle avait soulevé en lui un souffle de tempête.

--Soit, il faut, en effet, que vous partiez... Et peu vous importe!...
Avec quelle sérénité d’âme vous acceptez de faire souffrir en vous
éloignant...

--De faire souffrir? Oh! non, je ne ferai souffrir personne. Vous me
supposez trop de puissance. Tout au plus, pourrais-je peut-être laisser
quelques regrets, parmi de très bons amis... Mais, heureusement, ces
regrets-là n’ont rien de douloureux!

--Denise! ah! Denise, est-ce vous, la sincérité même, qui pouvez parler
ainsi!

Il avait jeté les mots presque violemment. Elle tressaillit et,
d’instinct, leva les yeux vers lui. Mais ce ne fut qu’une seconde, elle
avait peur du charme tout-puissant qui, une fois déjà, l’avait
divinement vaincue...

--Denise, pour dire... ce que vous dites, vous n’avez donc pas senti ce
que vous êtes devenue pour moi, tellement l’âme même de ma vie, que je
ne puis plus concevoir l’existence sans vous, loin de vous; que l’idée
de vous laisser partir, ou de ne pas vous suivre, me paraît monstrueuse,
insensée, impossible enfin à accepter... Car, lorsqu’on est un pauvre
homme fait de chair, de sang, de passion, non pas un saint! on n’accepte
pas ce qu’on sait être pour soi un supplice...

Oh! Dieu, pourquoi avait-il cette ardente sincérité d’accent qui faisait
ses paroles si dangereuses, distillant le vertige... Ah! heureusement,
elle allait partir... Alors, elle redeviendrait sage... Et lui, il
oublierait, quoi qu’il en dît...

Comme s’il avait l’intuition de son scepticisme, il demandait, avec une
sorte d’autorité suppliante:

--Denise, vous ne me croyez pas?

--Oh! si je vous crois... Je ne doute pas qu’en ce moment vous...
n’aimiez la femme séduisante que vous imaginez voir en moi, mais...

--Mais vous n’en prenez guère souci... Ah! quel cœur avez-vous donc pour
rester ainsi... indifférente et froide!... quand vous devez vous sentir
aimée follement, au point que, si vous daigniez le vouloir, vous feriez
votre chose de l’homme qui n’a plus que vous en lui...

Elle devint très pâle et, machinalement, regarda autour d’elle, comme un
être ébloui qui cherche un appui... La grande solitude des sommets
l’entourait. Elle avait continué à monter, et bien loin en arrière,
étaient Blanche Vanore et Grisel, qui se reposaient de nouveau. En
avant, Jean avait entraîné sa sœur, et les cheveux d’or blond de
Madeleine ne formaient plus qu’une petite tache lumineuse... Elle était
toute seule avec le tentateur, encore une fois, n’étant protégée que par
sa science triste de la vie.

Frémissante, elle dit:

--Vous ne vous étonneriez pas de me voir tant de scepticisme, tant de
sagesse, si vous saviez combien déjà j’ai entendu de telles paroles!
combien j’ai pu mesurer la valeur de ce qu’elles enfermaient!... C’est
pour cela que, maintenant, tous peuvent inutilement me parler d’amour.

--C’est parce que, comme moi, les autres ignorent les mots qui ouvriront
votre cœur... Ah! vous le gardez bien...

--Oui, de toutes mes forces, de toute ma volonté!

Et la voix musicale s’éleva avec une gravité passionnée:

--Je ne le donnerai, je l’espère, que quand je pourrai le faire, non
seulement avec amour, mais encore avec foi; quand ce sera pour tout
l’avenir, pour être la femme, porter le nom de celui qui me dira qu’il
m’aime... Et cela, je sais, sans illusion, qu’à cette heure, ce n’est
pas un honneur auquel il me soit permis de prétendre!... Aussi, tout ce
qu’il peut y avoir en moi de raison, je l’emploie à me défendre, autant
contre les autres que contre moi-même... Car je ne suis ni froide, ni
indifférente, hélas! Je ne suis pas arrivée encore à me rendre
insensible comme je m’y applique, c’est vrai, autant que j’en ai le
courage... Et je me le reproche! Mais toute la volonté du monde ne peut
faire qu’à mon âge, on atteigne aussi aisément au paisible détachement
d’une vieille femme..., ne peut faire qu’on n’ait plus dans l’âme la
soif,--ah! bien douloureuse, quelquefois!--de connaître le bonheur de
celles qui sont aimées, et d’être ainsi heureuse, à ne plus rien
demander à la vie!... Vous voyez que je suis franche! Seulement...

Elle s’arrêta une seconde, tant son cœur battait à coups pressés dans sa
poitrine.

--... Seulement, grâce à Dieu! j’ai aussi l’horreur invincible de tout
ce qui salit et l’orgueil de croire que je vaux plus que ce qui m’est
seulement offert! Et c’est cet orgueil, sans doute, qui me rend forte
comme je veux, comme je dois l’être!

Avec le meilleur de lui-même, vraiment, il l’avait écoutée, sans un
geste même pour l’arrêter ou la prier. Cette fois, elle venait de lui
ouvrir toute, largement, comme il l’avait tant souhaité, sa jeune âme de
passionnée, mais aussi de droite et fière créature. Et, en lui, soudain,
avait pénétré, avec la certitude que, _jamais_, elle n’accepterait un
amour qui serait une insulte, l’intolérable sensation de s’être conduit
vis-à-vis d’elle comme un voleur qui cherche à détrousser une créature
que nul ne défend...

Mais aussi combien elle lui apparaissait désirable, d’autant plus
qu’elle ne voulait pas se donner!... Et, soudain, un irrésistible élan
abolit en lui sa volonté, un de ces élans qui élèvent un être au-dessus
de lui-même, l’entraînent aux généreuses folies dans lesquelles sombrent
les misérables calculs de l’égoïsme humain... Les mots que criait toute
son âme lui échappèrent:

--Denise, je vous aimerai comme vous voulez l’être... Soyez mienne...
Devenez ma femme...

Il y eut un silence. Une seconde, elle ferma les yeux, blanche jusqu’aux
lèvres. Puis, elle répéta d’un ton bas:

--Que je sois votre femme?... Moi?... c’est là ce que vous me
demandez?...

Elle s’était arrêtée; lui aussi. Ils se regardaient dans la solitude de
la montagne, qui les isolait du reste de la terre. Leurs âmes
s’interrogeaient, palpitantes, à cette heure décisive où s’engageaient
leurs destinées...

Elle dit, d’une voix qui tremblait:

--Pourquoi essayez-vous de me tenter? C’est mal!

--Denise, je vous veux toute, comme je vous aime toute!

--Vous voulez que je devienne votre femme... Vous le voulez..., depuis
quand? depuis un moment?...

Il n’y avait ni amertume ni ironie dans son accent. C’était une question
solennelle de créature loyale, en un instant où la vérité seule devait
être dite.

--Depuis la minute où j’ai compris que, par-dessus tout, je voulais
votre chère présence pour la vie entière...

Et il était sincère. Le monde était loin, si loin que ses préjugés, ses
ambitions, ses exigences, lui apparaissaient comme des ombres vaines;
aussi insignifiantes que le semblaient les lointaines maisons dispersées
dans la vallée qui, vues de ce sommet, étaient pareilles à de minuscules
jouets d’enfants... La seule réalité, exquise, divine, c’était cette
jeune créature qui, tout à coup, lui paraissait l’incarnation même de
son bonheur humain; dont, à cette heure, il n’adorait plus seulement la
grâce de femme, la forme charmante, les prunelles d’ombre, la bouche
hautaine et caressante, mais aussi l’âme de vierge, orgueilleusement
gardée...

Elle ne répondait pas. L’angoisse de ne pas l’obtenir étreignit
Bertrand.

--Denise, pourquoi vous taisez-vous? Je sais bien que je ne suis rien
pour vous, à peine plus qu’un étranger... Aussi, ce que je vous demande,
c’est seulement de vous laisser aimer, en attendant que j’aie conquis
votre cœur, pour que nous soyons heureux follement... Et c’est si bon
d’être heureux! Denise, ne réfléchissez pas, ne me repoussez pas!
Donnez-moi votre vie pour que j’essaye d’y mettre du bonheur en vous
adorant...

Elle répéta, suppliante:

--Ne me tentez pas!... Soyez généreux puisque je vous ai avoué que
j’étais faible, que, moi aussi,--comme toutes les jeunes, je
suppose,--je trouverais... si bon! de me donner toute en me sentant le
tout d’un autre être!

--Alors, Denise, soyez confiante, laissez-moi vous apprendre cette joie
que vous ne connaissez pas et que votre jeunesse appelle...

Oh! la redoutable puissance des mots qui effleurent comme des caresses,
qui jettent dans l’âme l’enivrante certitude d’être l’élue, celle pour
qui les sacrifices sont des joies... Pourquoi donc ne pouvait-elle s’y
abandonner, sans regret, sans crainte, sans pensée, dans l’allégresse
d’un bonheur suprême venu à elle tout à coup? Pourquoi ne pouvait-elle,
comme lui, oublier l’existence d’un monde tout-puissant, hostile et
ironique, prêt à se dresser contre elle si elle se permettait d’oublier
les lois qu’il formule pour parquer les êtres en castes, selon leur
fortune...

D’un geste d’angoisse, elle serra ses deux mains:

--C’est un rêve irréalisable que vous essayez de me faire faire!

--Irréalisable, pourquoi?

--Parce que tout nous sépare..., tout! et que demain, peut-être même
dans un moment, vous en aurez conscience aussi clairement que moi, vous
vous apercevrez de tout ce que vous m’avez sacrifié!

--Et vous pensez que je regretterai d’avoir voulu être infiniment
heureux par vous?... Ah! Denise, comme vous me jugez!... Vous raisonnez
parce que vous n’aimez pas! Vous ne parleriez pas ainsi, si j’avais pu
éveiller en vous une ombre même de la passion que vous m’avez jetée dans
tout l’être!

La voix lente, elle dit un peu bas:

--Pour que j’aime, il faut que je puisse croire... presque comme on
croit en Dieu, en s’abandonnant à lui, dans une foi sans limite...

--Et cette foi, vous ne l’avez pas!

--Je voudrais tant l’avoir! Ah! mon ami, pardonnez-moi, si je vous fais
injure... C’est si cruel pour moi, cette crainte qui m’obsède, qui
m’empêche d’aller à vous, comme vous le souhaitez...

--Laquelle? Dites-la-moi, même si en parlant, vous allez vous montrer
dure...

Elle le regarda. Il y avait dans ses yeux une expression que jamais
encore il n’y avait vue, de douceur infinie et tendre, de prière triste:

--Ne me jugez pas encore insensible, mauvaise... Que sais-je? Oui, je
crois, je suis certaine que je vous suis chère en ce moment, à vous
faire oublier tout! pour que nos deux existences se confondent... Mais,
en même temps, j’ai... si forte!... la conviction décevante que vous
m’avez parlé dans un élan que vous regretterez quand je serai loin, que
vous aurez repris l’entière possession de votre jugement... Je crois que
vous m’aimez avec tout votre être, sauf avec votre raison... Et j’ai
peur de votre raison...

Oh! cette clairvoyance aiguë qui fouillait les obscurs bas-fonds de son
âme d’homme, y découvrait l’éternelle présence de l’égoïsme étouffé sous
une rafale de passion... Il avait pâli. Pourquoi lui disait-elle ces
choses que, confusément, il sentait trop vraies?... Alors que, lui-même,
tout bas, redoutait, autant qu’elle, le réveil de la froide sagesse,
quand il ne subirait plus le charme triomphant de sa présence qui
enlevait en lui toute autre pensée que celle de la retenir toujours...
Pourtant, est-ce qu’il pourrait regretter ou souhaiter quelque chose de
meilleur au monde, s’il lui était donné de la tenir entre ses bras, sous
ses lèvres, sienne à jamais de corps et d’âme!... Et il supplia:

--Denise, ne parlez pas ainsi... Ayez pitié de nous... N’écoutez pas
votre scepticisme. Dites que vous consentez à être ma femme et vous
ferez de moi un autre homme qui ne méritera plus que vous doutiez de
lui... Ne vous refusez plus... Laissez-nous essayer d’être heureux,
comme tous deux nous en avons soif! Vous m’apprendrez à être ce que vous
voulez que je sois, à valoir plus que je ne vaux, à obtenir votre foi,
votre amour, vous, mon _unique_...

Elle tressaillit! Et s’il disait vrai? Si la sagesse était de faire du
bonheur avec la fragilité d’un caprice?... Ah! si elle eût ignoré ses
ambitions, ses goûts et ses besoins de luxe, si elle eût été son égale
en fortune devant le monde, comme elle se fût enfin confiée à lui,
délicieusement conquise! Mais sa délicate fierté de fille pauvre lui
scellait les lèvres pour accepter si vite qu’il lui sacrifiât son avenir
d’homme. Et, avec une douceur profonde et grave, elle dit lentement:

--Toute ma vie, quelle qu’elle soit, je me rappellerai comment vous êtes
venu à moi, me recherchant pour moi seule, qui suis pauvre, sans
relations dans votre monde qui n’est plus le mien, puisque j’appartiens
maintenant à la classe de celles qui gagnent leur pain. Mais pour cela,
justement, je ne puis aujourd’hui, oh! non, je ne puis vous promettre
d’être votre femme comme vous me le demandez... Je ne le dois pas... Ce
serait mal!

--Denise, prenez garde! C’est peut-être notre bonheur à tous deux que
vous jouez en ce moment par orgueil!

--Peut-être... Mais je ne veux pas avoir conquis le mien par surprise!
Mon ami, de toute mon âme, je vous remercie de m’avoir parlé comme vous
l’avez fait... Écoutez-moi, et je vous en supplie, comprenez-moi...

Elle s’interrompit encore, l’émotion brisait sa voix. Elle sentait bien
qu’il avait raison, qu’elle jouait son avenir, mais elle était incapable
de passer outre le scrupule qui la dominait...

--Denise, que pensez-vous?

--Ceci. Demain ou après, je vais partir... Vous resterez des semaines
sans me voir, selon toutes prévisions. Puis, la vie de Paris vous
reprendra comme elle m’aura déjà reprise, alors...

--Alors? Denise.

--Alors, si, à ce moment, je suis encore pour vous... la même, si
vraiment vous souhaitez que je devienne votre femme, malgré tout ce qui
est entre nous; après que vous aurez bien réfléchi à ce _tout_!...
alors, vous pourrez venir me chercher... Je ne me défendrai plus d’aimer
et je l’apprendrai de vous de tout mon cœur...

Il allait parler. Elle l’arrêta d’un faible geste:

--Laissez-moi vous dire tout ce que je pense... Si, au contraire, vous
en venez à trouver, comme moi, que trop nous sépare, je ne m’en
étonnerai pas, car je vous considère comme libre, autant que moi-même,
après mon refus aujourd’hui! Je me souviendrai seulement de cette
heure-ci comme d’un rêve très bon dont je suis réveillée et que je vous
resterai reconnaissante de m’avoir donné... oh! bien reconnaissante, mon
ami...

Ce qu’elle disait là lui semblait, à lui, poignant comme un adieu. Il
eût voulu la supplier de l’enchaîner à jamais par une de ces promesses
qu’un homme d’honneur ne peut rompre... Pourtant ses lèvres ne
prononcèrent pas les mots qui eussent imploré, quoiqu’il jugeât son
silence misérablement lâche, alors que nul effort ne lui eût paru trop
pénible pour qu’elle fût à lui en dehors de tout lien! Et le mépris
qu’il éprouvait de lui-même lui arracha un cri d’une sincérité amère:

--Ah! vous avez raison de ne pas vouloir vous confier à moi! Je ne
mérite guère une femme telle que vous... Et c’est tout ce que vous valez
qui nous met loin l’un de l’autre, bien plus que les misérables
questions auxquelles votre générosité a songé!

Il ne poursuivit pas. D’un mouvement rapide, elle lui imposait le
silence; tout près d’eux, arrivait Blanche Vanore.

Il regarda la jeune femme avec stupeur. Il avait si bien oublié son
existence,--comme celle de tous les êtres, hors un seul,--que son
apparition lui semblait un fait anormal dont le sens lui échappait...

Et la voix joyeuse, un peu haletante, qui appelait «Denise!» sonna à son
oreille comme une note discordante. Derrière elle, arrivait Grisel qui
tenait Huguette par la main, puis d’autres promeneurs, dont les paroles
vibraient dans l’air vif.

Elle s’arrêta hors d’haleine, si absorbée, heureusement, par sa fatigue,
qu’elle ne remarquait même pas l’étrange expression qui flottait sur le
visage de Denise ni la contraction des traits de Bertrand. Gaie, elle
s’exclamait:

--Eh bien, vous connaîtrez le panorama du Hoheneck! Vous a-t-il assez
fait disserter! Charles et moi, nous finissions par être tellement
intrigués de vous voir ainsi immobilisés à la même place, que la
curiosité nous a rendu des forces pour venir voir à notre tour ce qui
vous intéressait tant!

Denise dit machinalement:

--La vue est magnifique ici... Il semble qu’on y soit en plein ciel!

Elle y avait aperçu l’entrée de l’éden dont, volontairement, elle
s’était fermé la porte. L’arrivée de Blanche Vanore la rejetait dans la
réalité des choses; et, presque, elle eût pu croire sortir d’un rêve si
elle n’avait vu le visage altéré de Bertrand dont les yeux lui
murmuraient encore la même prière éperdue: «Laissez-vous aimer...
Oubliez votre mortelle sagesse!»

Charles Grisel les rejoignait, laissant échapper Huguette qui voulait
courir vers son frère, aperçu un peu plus haut encore, sur le faîte du
Hoheneck. Lui aussi se chargeait de rompre le charme redoutable. Avec un
rire sonore, il interrogeait:

--Eh bien, on ne monte plus?... Est-ce Mlle Denise qui vous arrête?
Blanche. Diable! quelle ascension, j’en suis époumoné! Si jamais l’on
m’y reprend...

--Allons, Charles, un peu de courage... Nous sommes presque arrivés à
notre but... Il faut bien aller voir ce que deviennent les enfants. Jean
a entraîné sa sœur, comme toujours... Pourvu qu’elle n’ait pas eu
froid... L’air est si vif à cette hauteur! Charles, voulez-vous mettre
le manteau de Huguette?... Oh! pardon, Denise, de vous en donner la
peine...

La jeune fille, en effet, avait pris le petit collet, trop heureuse
d’avoir un prétexte pour se dérober à ceux qui l’entouraient. Mais sa
tâche remplie, les laissant achever l’ascension, elle continua de monter
seule; et son pas vif l’enleva bientôt au bavardage de Blanche Vanore,
aux prosaïques réflexions de Grisel, surtout à la muette supplication de
Bertrand que tout son cœur entendait...

Là-haut, c’était la paix sereine des sommets. Dans le cirque majestueux
des montagnes, s’allongeaient des vallées paisibles, des bois, des
prairies d’herbe veloutée, sous le ciel immense dont l’infini bleu
s’épandait dans la déchirure des grosses nuées que le vent amenait. A
ses pieds, bien loin, elle apercevait des villages, des petites villes
perdues dans la brume fine de l’horizon, où vivaient des êtres qui, eux
aussi, sans doute, connaissaient les heures de doute sur la route à
suivre... Et elle songea encore, meurtrie par l’angoisse:

--Ai-je bien fait ou ai-je mal fait?

Éperdument, elle s’interrogeait. Mais toute son âme vibrait encore des
paroles de Bertrand et elle ne pouvait plus bien lire en elle-même...

D’ailleurs, tous déjà la rejoignaient. Les enfants et Grisel
s’emparaient d’elle. Et, la pensée absente, elle devait écouter,
répondre, causer; même, pour satisfaire Jean, regarder la table
d’orientation qui donnait aux touristes curieux les noms des montagnes
dressées à l’horizon.

Mais cette contrainte lui était si dure, qu’avec une sensation de
délivrance, elle entendit Mme Vanore demander à redescendre, craignant
le froid pour Huguette. Bertrand avait fait un mouvement pour se
rapprocher d’elle.

Soit hasard, soit intention secrète, la jeune femme l’arrêta par une
question et, comme au départ, se prit à causer avec lui, l’obligeant
ainsi à cheminer près d’elle. Bientôt même, elle lui demanda son bras,
rappelant qu’elle était une pitoyable marcheuse:

--A mon tour de vous accaparer, lui dit-elle en riant, à celui de
Charles de profiter un peu de la présence de Denise que, jusqu’ici, vous
avez gardée pour vous tout seul! Mon cher ami, il est heureux qu’elle
s’en aille, vous finiriez par la compromettre. Vous savez que Grisel
était tout à fait déconfit de vous voir tant bavarder tous les deux si
longuement, sans que nous pussions nous mêler à votre conversation, qui
avait l’air, d’ailleurs, fort intéressante.

Intéressante! Presque un sourire passa sur les lèvres de Bertrand. Cette
jeune femme était donc à ce point aveugle qu’elle ne soupçonnait
rien?...

Peut-être, Grisel avait-il été plus clairvoyant. Il n’avait pas son
habituel entrain et descendait, silencieux, avec Jean, après avoir
marché d’abord auprès de Denise. Mais la jeune fille, qui s’était prêtée
de son mieux au désir de conversation qu’il manifestait, lui avait, de
nouveau, échappé et cheminait, en avant de tous, la petite main
d’Huguette glissée dans la sienne, Madeleine l’escortant de l’autre
côté...

Que pensait-elle? De la voir s’éloigner ainsi, devant lui, sans se
retourner, de ce pas rapide qui, à chaque seconde, mettait entre eux une
plus grande distance, l’impression décevante s’emparait de lui, qu’ainsi
elle s’éloignait de sa vie; ombre exquise qu’il n’avait pas su
retenir...

Ce fut seulement devant l’hôtel de la Schlucht qu’il se retrouva près
d’elle enfin, mais dans le milieu bruyant des touristes dont on attelait
les voitures pour redescendre vers Gérardmer.

Grisel s’agitait pour faire préparer celle de Mme Vanore, occupée du
goûter des enfants. Il se rapprocha, les nerfs tendus jusqu’à la
souffrance.

--Denise, pourquoi m’avez-vous fui ainsi?

--J’avais besoin d’être seule, mon ami; mais j’ai tant pensé à vous, à
_nous_, que vous ne deviez pas me sentir loin...

--Vous êtes loin, toujours trop loin!

Il mordit ses lèvres pour arrêter les vaines paroles prêtes à s’en
échapper... Mais ses yeux disaient ce que sa bouche n’articulait pas...
Une seconde, elle lui abandonna les siens, tout pleins d’une infinie
douceur, bien qu’ils fussent pensifs et graves, dans leur chaude clarté.
Puis elle murmura, pour elle-même plus que pour lui:

--Que c’est donc étrange un amour d’homme.

--Pourquoi?...

Elle eut un geste lent d’épaules. Mais elle ne répondit pas; Jean
arrivait, lui annonçant que la voiture était attelée et que sa mère
l’attendait.

--Je viens tout de suite, Jean. Voulez-vous prendre mon manteau dans le
vestibule de l’hôtel?

Il disparut. Elle tendit la main à d’Astyèves.

--Adieu, mon ami.

--Pas adieu, au revoir! Vous viendrez ce soir chez Mme Arnales.

--Non... Il y a soirée dansante, et je vais chez elle seulement pour
chanter! Vous y êtes un invité; moi pas...

Il avait eu un tressaillement, comme sous le coup d’une secrète
blessure.

--Un jour viendra où c’est vous qui choisirez parmi ces snobs ceux que
vous daignerez recevoir.

--Peut-être... Mais ce jour n’est pas encore tout proche, je crois. Au
revoir...

Très bas, il s’inclina et baisa la main qu’il avait gardée jalousement
emprisonnée dans la sienne.

--Au revoir, en attendant que vous me permettiez de vous dire: «A
toujours...»

Jean reparaissait:

--Denise, j’ai votre manteau. Vous venez?

--Oui, Jean, me voici.

Elle le suivit. Mme Vanore était déjà montée dans le break où elle
s’affairait pour envelopper ses filles, car la fraîcheur tombait avec le
soleil, qui s’embrumait au couchant. Grisel fumait, considérant les
chevaux d’un œil distrait.

--Vite, Denise, voulez-vous monter? Il est déjà tard. Nous ne serons à
Gérardmer qu’à la nuit.

Elle obéit. D’Astyèves, correct, échangeait les propos d’adieu avec Mme
Vanore et Grisel, expliquant:

--Je vais vous suivre de bien près. On prépare mon cheval.

Le break s’ébranlait. Avec toute son âme, Denise regarda le paysage
superbe que, peut-être, elle ne reverrait jamais et devant lequel son
avenir de femme s’était décidé, sans doute. A cette terre d’Alsace, elle
laissait de sa vie... Même quand des années et des années auraient
passé, elle se souviendrait encore des lointains bleus qu’elle
contemplait tandis qu’elle entendait l’aveu inoubliable...

Les chevaux l’emportaient. De plus en plus petite, se découpait sur
l’horizon clair, la silhouette haute et mince de Bertrand d’Astyèves,
debout au milieu de la route, immobile à la place où il lui avait dit
adieu. Puis la distance le fit invisible...

La voiture filait avec un roulement sonore sur la terre très sèche,
suivant la même route que le matin Denise avait parcourue avec une
gaieté d’enfant. A peine, maintenant, elle en remarquait le décor
pittoresque. Ses yeux, indifférents pour la première fois, voyaient fuir
les sous-bois obscurcis, les allées vertes allongées entre les fûts
sveltes des sapins, les ravins au fond desquels, sous le ciel rose,
s’endormaient les prairies et les grands lacs paisibles. Immobile, elle
songeait. Blanche Vanore s’étonna.

--Denise, êtes-vous fatiguée? Vous ne causez pas!

Elle fit un effort pour répondre.

--Excusez-moi, Blanche, le crépuscule me rend volontiers silencieuse!
C’est mon heure de prédilection et je résiste mal à la tentation d’en
jouir en silence.

--Comme vous voudrez, ma chérie. Avez-vous assez chaud? Votre
compositeur ne me pardonnerait pas si je vous ramenais enrhumée!

Presque comme la voiture atteignait Gérardmer, un cavalier la rejoignit;
d’Astyèves qui, ayant été retardé à la Schlucht, avait mené son cheval
un rude galop pour regagner le temps perdu. Mais dans la nuit venue, il
ne pouvait même plus distinguer les traits du visage cher... Non plus,
il ne lui était plus donné d’aller à elle pour la supplier de ne pas
persévérer dans son fier refus!

Alors, exaspéré de sentir l’impuissance de sa volonté, il continua
solitairement sa route, laissant le break derrière lui.

Seuls, maintenant, les enfants y causaient. Blanche Vanore somnolait;
près du cocher, Grisel fumait; Denise, elle, rêvait, la nuit tentatrice
réveillant en elle, tout bas, la soif éperdue de se laisser emporter
vers l’amour...

Quand elle entra dans le salon des Xettes, Mme Champdray lui tendit une
lettre; quelques lignes de sa mère lui disant qu’elle était attendue le
surlendemain...




XII


Le train courait dans la nuit, approchant de Paris.

Sous la tremblante lueur de la lampe, Denise regarda sa montre. Une
demi-heure à peine restait avant que son voyage de retour fût achevé.

Quelques heures seulement avaient passé depuis qu’elle avait vu
disparaître les belles montagnes sombres, les horizons boisés de
Gérardmer... Et pourtant, comme elle se sentait loin de ce petit pays
des Vosges, où elle venait de vivre des jours qui demeureraient parmi
les meilleurs qu’eût connus sa jeunesse sevrée de quiétude et de joie...
Si loin déjà, qu’un regret nostalgique lui serra le cœur quand elle eut,
de nouveau, le sentiment aigu de cette fuite rapide d’un passé qui
tombait derrière elle, tout palpitant de sa vie...

Alors, d’instinct, elle ferma les yeux pour pouvoir l’évoquer plus
présent, avant que la réalité l’eût définitivement rejeté en arrière. Le
bruit monotone du train sur les rails berçait sa rêverie; et, à sa
volonté, les journées mortes ressuscitaient, les souriantes, les
joyeuses, les inquiètes, mais les autres aussi, plus proches, si
troublantes que toute son âme tressaillait encore au seul effleurement
de leur souvenir. Elle revivait son retour le soir du concert sous le
clair de lune d’argent, puis les inoubliables minutes de la Schlucht, et
le même jour encore, l’instant où, dans la nuit bleue du crépuscule,
elle avait senti un regard d’homme fouiller éperdument l’ombre pour la
revoir encore... Enfin, sa dernière journée là-bas,--la veille
même!--l’adieu ému de Grisel et surtout celui de Bertrand, rendu
correctement banal par la présence de Blanche Vanore...

Si elle l’eût vu seul pendant le suprême moment qui les rapprochait,
quel eût été l’avenir?... Elle avait bien lu dans ses yeux, qui
l’imploraient avec la même ferveur brûlante, qu’elle demeurait pour lui
l’élue; d’autant plus chère, qu’elle se fait plus lointaine. Alors,
pourquoi l’impression lui avait-elle traversé l’âme qu’il l’enveloppait
de ce regard profond, douloureux, presque violent dans son acuité, dont
on contemple ceux que l’on n’est pas certain de retrouver jamais? Et la
foi divine n’était pas entrée en elle quand il lui avait murmuré:

--A Paris, maintenant. Au revoir, Denise...

A Paris, où l’attendaient les rudes devoirs, les difficultés de toute
espèce, un instant oubliées; à Paris, où il allait lui falloir
recommencer la lutte pour la vie, sans le viatique d’une chaude
tendresse autour d’elle pour la soutenir... Était-il possible que le
rêve jeté en elle par un caprice d’homme devînt la réalité même?...
Quelle folie d’espérer! alors qu’elle savait si bien combien c’est chose
vaine,--autant que de se plaindre...

Pourtant, malgré tout, elle espérait... Pourtant, une supplication
inconsciente jaillissait de tout son être jeune pour que cet avenir dont
elle avait peur ne lui fût pas trop rude. Elle ne demandait même pas
qu’il devînt, comme pour d’autres, lumineux et bon;--les années
d’épreuves lui avaient appris à n’être pas exigeante, et enseigné le
courage;--mais seulement qu’il ne la meurtrît pas trop rudement...

Au dehors, la nuit s’étoilait des lumières grandissantes de Paris, noyé
dans la brume d’une petite pluie fine, une pluie d’automne, pénétrante
et froide. Les feux des signaux flambaient dans l’ombre, allumant des
éclairs sur les rails humides; de lourdes silhouettes de wagons
s’allongeaient de chaque côté du train qui courait d’une allure
haletante vers la ville immense dont les hautes maisons montraient leurs
façades trouées par la lueur des fenêtres éclairées. Puis, lourdement,
il entra en gare.

Denise se dressa et sauta sur le quai, parmi la cohue indifférente que
déversaient les wagons. Elle suivit le flot, cherchant à distinguer un
visage ami parmi ceux que baignait l’aveuglante clarté des lampes. Un
besoin éperdu la poignait, de sentir la chaleur d’une affection à cette
heure où elle faiblissait devant les tristesses pressenties, pénétrée
toute par l’intense mélancolie de ce retour dans la nuit froide, sous la
pluie maussade...

--Denise! Denise! par ici! Nous sommes là!

C’était la voix joyeuse de son jeune frère.

Près de lui, en même temps, elle reconnaissait le visage
fatigué,--toujours séduisant,--de son père qui lui souriait, lui
souhaitant la bienvenue. Tous deux semblaient vraiment heureux de la
revoir, et elle se reprocha sa détresse dans le wagon solitaire.

--Eh bien, ma fille, tu n’es pas trop lasse? Non? Ta mine, d’ailleurs,
répond pour toi. Tu nous reviens toute rose! L’air des montagnes vous a
réussi, mademoiselle.

Il la considérait d’un regard charmé où s’amalgamaient, de façon
bizarre, l’orgueil du père et l’instinctif plaisir de l’homme à la vue
d’une très jolie femme. Elle demanda tout de suite:

--Comment est maman?

Brièvement, il répondit, le visage aussitôt assombri, devenu presque
dur:

--Pas mal, mais toujours très nerveuse, se faisant des monstres de tout!
Elle a eu des ennuis de domestiques.

Il s’interrompit comme pour s’occuper des bagages; mais quand tous trois
furent dans la voiture qui les conduisait vers la rue de Vigny, il
laissa son fils répondre aux nouvelles questions de Denise sur Mme
Muriel, sur le séjour à Vichy et celui fait ensuite chez une vieille
amie à la campagne... Puis bientôt même, il interrompit le petit garçon,
et, à son tour, interrogea la jeune fille sur Gérardmer. Elle lui donna
tous les détails qu’il désirait; mais, à mesure qu’elle parlait, la
sensation l’envahissait, que cette Denise dont elle racontait la vie
souriante et facile, dans un pays très beau, était une autre
qu’elle-même, une étrangère heureuse avec qui elle n’avait rien de
commun.

Son regard dépaysé cherchait les lointains charmants des sentiers,
l’éternelle féerie du lac, l’ondulation molle des montagnes bleues, et
il ne rencontrait que des rues grises dont les magasins avaient, presque
tous, leurs façades closes, et, sur les trottoirs mouillés, des passants
qui filaient vite sous les parapluies ruisselants; car la pluie,
maintenant, s’abattait en une grosse averse cinglante. Quelquefois, la
lueur d’un réverbère illuminait l’obscurité de la voiture. Alors, elle
remarquait l’expression sombre et fiévreuse du regard de son père que
n’adoucissait plus le sourire de l’arrivée. De nouveau, il se taisait,
absorbé, laissant Robert questionner sa sœur avec une curiosité gaie.
Elle n’osait plus parler de sa mère, pressentant qu’elle arrivait dans
un de ces moments de crise qu’elle connaissait trop bien, où les
rapports devenaient si difficiles entre ses parents...

Et seulement quand, avec Robert, elle monta l’escalier étroit, elle
interrogea:

--Pourrai-je voir maman ce soir?

--Oh! je pense que oui! Elle s’endort si tard... Elle a bien recommandé
que tu ailles dans sa chambre aussitôt arrivée!

«Madame attend mademoiselle»; ce fut le premier mot de la servante
inconnue qui lui ouvrait la porte, la débarrassant de ses bagages dans
la petite antichambre qui lui apparaissait minuscule comparée au grand
vestibule clair de la villa des Xettes.

--Maman, voici Denise! annonça joyeusement Robert, entrant dans la
chambre où sa mère était couchée.

--Ah! enfin!... Il n’est pas trop tôt!

Était-ce un cri affectueux ou un reproche? Denise ne se le demanda pas.
Elle se pencha vers la mince forme blanche qui se soulevait pour
l’accueillir, et, très tendre, elle murmura:

--Mère, pourquoi m’as-tu caché que tu avais besoin de moi? J’aurais pu
revenir à Paris, même avant ton arrivée, pour que tu ne t’y trouves pas
seule!...

Mme Muriel renversa un peu sa tête sur l’oreiller, d’un mouvement lassé:

--A quoi bon, puisque tu étais bien là-bas et que tu t’y amusais!
Robert, va vite dormir maintenant. Il est si tard! Ta sœur va me tenir
compagnie. Nous avons bien des choses à nous dire...

Le petit garçon obéit, et Denise s’assit tout près du lit. Habituée
maintenant à la faible clarté de la chambre où un abat-jour épais
voilait la lampe, elle restait saisie de l’altération du visage de sa
mère qui semblait d’ivoire jaune, creusé de rides, les cheveux
blanchissant sur les tempes. Alors, inquiète, elle interrogea doucement:

--Maman, es-tu contente de ta saison?

--Elle m’aurait fait assez de bien si j’avais pu être délivrée de mes
soucis. Mais ils se font, au contraire, plus lourds encore; trop lourds
pour moi! Vois-tu, Denise, jamais je ne m’habituerai à végéter
pauvrement comme nous le faisons depuis des années! C’est au-dessus de
mes forces! Cela me tue!...

Denise tressaillit et, dans l’ombre, ses mains se serrèrent dans un
geste de détresse... Plus vite encore qu’elle ne l’avait prévu, les
tourments s’abattaient sur elle, dès le premier instant de son retour...
Avant même qu’elle eût dépouillé sa tenue de voyageuse! Le cri
d’angoisse de sa mère l’avait bouleversée. Du même accent de tendresse
profonde, elle dit, de toute son âme:

--Ma pauvre chère maman! que je voudrais n’être pas ainsi impuissante à
te rendre l’existence qui devait être la tienne!... Accorde-moi un peu
de temps... Peut-être nos plus mauvais jours sont-ils passés...
Peut-être, grâce à ma voix, parviendrai-je à te donner une vie moins
étroite, moins maussade et pénible! Sois patiente encore!

Mme Muriel caressa d’un geste léger les mains de sa fille, jointes près
des siennes sur le drap.

--Tu es une bonne enfant, Denise. Je voudrais être patiente, comme tu
dis, mais je ne puis plus... Je suis à bout de résignation. Ce que j’ai
souffert à Vichy, tu ne peux l’imaginer, toi qui t’arranges si bien de
notre pitoyable position! Cette incessante nécessité de calculer
m’exaspérait tant, que j’ai fini par renoncer à compter... De même,
depuis mon retour... Aussi, je ne saurais guère te dire en quel état est
notre budget. Tu auras, je le crains, un peu à faire pour l’équilibrer
et ce n’est pas sur ton père que tu pourras compter pour t’y aider. Il
ne songe qu’à laisser ses occupations actuelles pour se lancer Dieu sait
en quelles spéculations!

--Mère, oh! ce n’est pas possible...

Une véritable épouvante la saisissait à l’idée que son père était
capable d’une pareille folie, qu’il était homme à renoncer au poste qui
était, avec son propre travail, leur unique ressource, pour courir
l’aventure hardie de recommencer une fortune; cela, sans être arrêté par
la crainte d’échouer.

Un sourire amer avait contracté la bouche de Mme Muriel.

--C’est, au contraire, tellement possible, que je m’attends d’un jour à
l’autre à apprendre qu’il a repris sa liberté d’action dont il ne peut
plus se passer et rejeté un emploi qui lui est odieux. J’ai reçu de lui,
à ce sujet, depuis mon retour, des déclarations qui m’ont édifiée et
auxquelles j’ai répondu en lui exprimant ma pensée sur cette conduite
insensée; sans espoir, d’ailleurs, d’être entendue, Ah! j’ai passé,
depuis une semaine, par des scènes qui n’étaient pas faites pour me
réconcilier avec ma destinée! Maintenant, je n’en puis plus!... Ton père
s’est irrité quand je lui ai dit que je n’avais plus confiance dans le
succès de ses entreprises financières... C’est vrai, littéralement
vrai!... Je suis, vois-tu, Denise, broyée par l’idée, la certitude,
qu’il échouera encore... Alors, pour nous, ce ne sera même plus la gêne,
ce sera la misère! Car ce n’est pas avec ton chant que tu nous feras
tous vivre. Comprends-tu qu’une pareille perspective me torture jour et
nuit?

Elle jetait les mots, d’un ton bas et martelé, avec un emportement
contenu, dans un besoin aveugle de crier à quelqu’un la crainte qui,
sans relâche, meurtrissait son être nerveux. Denise sentit que sa mère
avait dû, en effet, souffrir beaucoup pendant ces dernières journées,
toujours face à face avec ses inquiétudes trop fondées... Cela, tandis
qu’elle-même, au contraire, vivait, un instant, en plein rêve!

En cette minute, bien plus encore que dans la voiture, elle avait
l’impression que les lumineuses semaines écoulées à Gérardmer avaient
été vécues par une autre femme avec laquelle elle n’avait rien de
commun. Ce n’était certes pas à la pauvre Denise, contrainte de se
débattre dans les difficiles soucis d’argent, que Bertrand d’Astyèves
adressait, devant un admirable paysage, sa fervente prière d’amour,
écoutée par un cœur, frémissant d’espoir... Ah! qu’il était donc loin,
ce passé, vieux de deux journées seulement, et pourtant pareil déjà à
quelque page d’un roman délicieux qu’elle ne pourrait pas relire... Que
la réalité était autre, regardée en face, dans cette chambre sombre, au
bruit de la pluie d’automne qui battait les vitres, auprès de cette
femme découragée dont il fallait soutenir la faiblesse!

Le cœur plein de pitié, elle murmura:

--Maman, je t’en supplie, ne t’agite pas ainsi. Confie-toi à moi...
J’obtiendrai de père qu’il soit patient jusqu’à ce que je gagne assez
pour que nous n’ayons pas matériellement à souffrir s’il ne réussit pas
malgré ses espérances... J’espère avoir un bon hiver; je commence à être
connue. Vanore doit me faire chanter au Conservatoire, à Colonne...

Elle s’interrompit, ne voulant pas faire allusion même, à l’impérieux
désir du compositeur de la voir au théâtre. Si elle y entrait,
rendrait-elle donc à sa mère l’aisance qui lui manquait si péniblement?
Était-il possible que ce fût pour elle le devoir de se sacrifier toute à
ce point?... Comme il lui avait semblé être le devoir de ne pas
consentir à devenir, dans le présent, la femme de Bertrand d’Astyèves...
Quelle fiancée elle eût donnée à ce brillant clubman, lui apportant sa
pauvreté, ses responsabilités, ses charges de famille!

La voix de sa mère s’éleva:

--Denise, à quoi songes-tu silencieusement?

--A tout ce que tu me dis, à ce que tu m’apprends, mère.

--Je suis égoïste! J’aurais dû te donner le temps de te réhabituer à
l’atmosphère de tristesse qui est désormais la nôtre. Par bonheur, tu es
une vaillante, toi, tu sais tout supporter!

Une expression d’indicible amertume crispa une seconde la bouche de
Denise. Quelle ironie de s’entendre dire qu’elle était vaillante, au
moment même où son énergie faiblissait, alors que des larmes
alourdissaient ses paupières, qu’un besoin de sangloter follement, comme
font les enfants, l’étreignait jusqu’à l’angoisse!... Mais elle ne
devait pas trahir sa détresse. Et, la voix seulement un peu assourdie,
elle dit, se penchant avec un baiser vers sa mère:

--Je fais de mon mieux pour être brave, mais il faut que tu le sois
aussi, maman, pour ne pas m’enlever mon courage... Ce soir, nous avons
assez causé de toutes ces choses qui t’agitent... N’y pense plus puisque
me voici revenue pour t’alléger un peu ta grosse part de tourments.
Demain, j’essayerai de voir clairement où nous en sommes...; mais, à
cette heure, il faut, l’une et l’autre, nous reposer... Je vais te dire
bonsoir, si tu le veux bien...

--C’est vrai, il est tard! Tu dois être fatiguée de ton voyage. Va
dormir, Denise, puisque tu le peux... A moi, c’est une consolation qui
est refusée! Bonsoir, mon enfant.

Et les lèvres de Mme Muriel effleurèrent le front que lui tendait sa
fille.




XIII


C’était un commencement de novembre doucement humide, presque tiède
encore aux heures brèves où le soleil allumait une flambée d’or sur le
pourpre des rameaux, sur la jonchée frissonnante des feuilles roussies
qui s’écrasaient sur la terre humide.

Bertrand avait toujours aimé ce somptueux décor d’automne. Mais, cette
après-midi-là, revenant de chasser dans les bois qui s’étendaient
derrière le château d’Astyèves, il ne songeait pas, pourtant, à
remarquer qu’il semblait avancer à travers un paysage de légende, où les
arbres étaient d’or. Il se demandait, distrait, quels visiteurs
annonçait le sillon nouveau creusé par les roues sur le sable de l’allée
menant au perron d’entrée. Il fit encore quelques pas. Alors, il
aperçut, immobilisé dans un angle de la cour, dite d’honneur, l’équipage
bien connu des Arnales.

Encore eux! Sans cesse, depuis quelques mois, il les trouvait sur sa
route; Yvonne, tentation brillante et coquette, redoutable pour un homme
qui avait, aussi dominateurs, des besoins, des goûts, des habitudes de
luxe, dont il ne se sentait ni le désir ni la volonté de se défaire.

Et parce qu’il se connaissait bien et savait la mesure de sa fragilité,
qu’il devinait autour de lui la double complicité de sa mère et de Mme
Arnales, il voulut se dérober à cette visite et se dirigea vers une
petite allée qui fuyait discrètement sous la voûte d’or fauve de ses
branches pressées.

Trop tard! Du haut de la terrasse sur laquelle s’ouvraient les
appartements du rez-de-chaussée, une voix claire, d’une froide sonorité
de cristal, lui jetait:

--Impossible de vous sauver! Monsieur d’Astyèves, je vous ai aperçu...

Il s’arrêta, levant la tête et vit Yvonne qui le saluait d’un sourire
coquet. Habillée d’un costume sombre, artistement taillé, son visage
menu coiffé d’une toque à grandes ailes, ennuagé par le long boa de
plumes d’un gris de perle très pâle, elle incarnait ainsi une jolie
vignette de Parisienne blonde dont les yeux connaisseurs de Bertrand
furent flattés. Tout de suite, elle discerna le muet éloge et une
sensation de plaisir anima sa physionomie sans charme.

Lui répondait, se rapprochant, vaincu par les circonstances:

--Je désirais me dérober parce que ma tenue de chasseur me fermait la
porte du salon. Mais si vous voulez bien excuser mon accoutrement,
j’aurai l’honneur de me joindre à ma mère pour recevoir votre très
aimable visite.

--Prenez garde, monsieur d’Astyèves, si vous étiez femme, on pourrait
justement vous accuser de coquetterie.

--Parce que...?

--Parce que...,--prenez ma déclaration pour ce qu’elle est, la simple
constatation d’un petit fait,--parce que votre accoutrement, comme vous
dites, ne vous donne vraiment pas le droit de fuir vos semblables,
fussent-elles même réunies dans un salon.

Bertrand s’inclina:

--Vous êtes infiniment indulgente, mademoiselle.

Ils étaient demeurés sur la terrasse. Du salon, une voix s’éleva, celle
de Mme d’Astyèves:

--Bertrand, est-ce toi? Entre donc et ramène Yvonne, elle va avoir
froid.

--Me voici, ma mère. Je m’excusais auprès de Mlle Yvonne d’avoir à me
présenter en tenue de chasseur et j’ai le même pardon à solliciter de
Mme Arnales.

--N’importe comment, vous savez que vous êtes toujours le bienvenu.
C’est pourquoi nous trouvons que vous vous êtes fait un peu rare à la
Saulaie depuis notre retour! Vous allez avoir à vous prodiguer, si vous
souhaitez faire oublier votre négligence à vos amis et voisins.

--Madame, je m’y emploierai de mon mieux.

Elle lui tendait sa main qu’il baisa. Sous sa voilette, amincie par le
costume tailleur bleu foncé, elle semblait vraiment beaucoup plus la
sœur aînée que la mère de sa fille. Il le lui fit délicatement entendre,
et ce discret compliment parut lui être très sensible. C’était
décidément un parfait gentilhomme que ce Bertrand d’Astyèves, et elle ne
pouvait s’étonner qu’il plût si fort à sa fille, que celle-ci parût
s’être, sérieusement, mis en tête de ne pas vouloir d’autre époux.

--Bertrand, une tasse de thé? proposa sa mère qui avait noté la petite
scène. Je vais t’en verser.

--Ma mère, je vous en conjure, ne vous dérangez pas, je me servirai fort
bien seul.

--Hum! tu sauras bien user de mon samovar?

--Madame, voulez-vous me permettre de vous remplacer et d’offrir du thé
à M. d’Astyèves? proposa Yvonne, se levant de la petite banquette où,
attentive, elle écoutait en silence les propos échangés.

--Mademoiselle, vous me remplissez de confusion. Ne prenez, je vous en
prie, nul souci de moi. Ma mère me fait injure en me croyant incapable
de me servir d’un samovar.

--Bah! le dérangement ne vaut même pas la peine qu’il en soit question,
et verser le thé rentre dans mes attributions de jeune fille.

Elle s’était rapprochée de la table où luisait l’éclair d’argent de la
théière, sur la nappe ourlée de guipure; et sa main dégantée versait le
liquide brûlant, offrait le sucre.

--Un morceau? deux? trois?

Près de la cheminée qu’embrasait une joyeuse flambée de bois, les deux
mères causaient, liées plus encore par leur commun séjour à Gérardmer.
Une même arrière-pensée flottait en leur esprit, tandis qu’elles
échangeaient de menus propos de salon. De la même voix haute, qui était
si désagréable à Bertrand chez Yvonne, Mme Arnales expliquait:

--Ce que fait mon mari? chère madame. Il est en Italie, attiré par sa
passion de collectionneur, pour assister à je ne sais quelle vente de
bibelots anciens qu’on lui a annoncés comme fort précieux. Il en est
fanatique, comme sa fille l’est, du reste, de peinture, surtout depuis
quelques semaines. Elle prétend que les nuances d’automne sont un
véritable régal pour les yeux et que les chrysanthèmes valent, pour
elle, toutes les roses de juin!... Et, à ce propos, il paraît que vous
avez une admirable collection de chrysanthèmes?

--Oui, assez réussie, en effet. S’il vous était agréable de la voir...

--Chère madame, je vous avoue que je crains beaucoup l’humidité, mais
Yvonne serait ravie de contempler vos fleurs.

--Bertrand est tout à ses ordres pour lui en faire les honneurs, si vous
l’y autorisez et si Yvonne le désire.

--J’accepte bien volontiers pour ma fille; n’est-ce pas? Yvonne.
Monsieur d’Astyèves, je vous la confie. Ne la laissez pas s’éterniser
dehors. En cette saison et à cette heure, un rhume est vite attrapé.

Ravie, Yvonne l’était aussi profondément que le lui permettait sa froide
nature, et bien plus encore que sa mère ne le supposait. D’un pas léger,
elle descendit les marches de la terrasse auprès de Bertrand, qui
n’avait pas eu un mot pour appuyer l’offre de Mme d’Astyèves.

Un souffle humide les enveloppa d’une averse de feuilles mortes. Au
passage, Yvonne en saisit une et se mit à rire:

--Ne vous moquez pas de moi, la légende veut qu’une feuille d’automne
ainsi prise au vol porte bonheur.

--Le bonheur? Mais je pense que vous êtes de celles qui n’ont pas à le
désirer...

Elle glissa vers lui un regard rapide.

--Qu’en savez-vous?

--Rien, en effet, si je ne m’en rapporte aux apparences.

--Dans quelques années, je vous dirai si les apparences étaient justes
ou non, pour peu qu’il nous soit encore donné de cheminer ainsi
solitairement, par une tiède après-midi d’automne.

Bertrand mordit sa lèvre avec impatience. Quelle lubie prenait à la
futile Yvonne de se montrer sentimentale après avoir laissé afficher un
instant plus tôt ses ridicules prétentions à la qualité d’artiste...
Elle, artiste! Éprise de peinture! Quelle comédie jouait-elle là?

Une envie mauvaise lui traversa l’esprit de répondre par une de ces
ripostes qui, sous leur forme courtoise, écrasent les rêves, de telle
sorte que jamais plus ils ne peuvent renaître. Mais il l’aperçut à ses
côtés, si élégamment svelte et blonde, que, l’œil charmé de nouveau, il
désarma.

Tournant vers lui son visage souriant, elle interrogeait:

--L’automne est votre saison favorite, n’est-ce pas?

--Du moins, je l’ai en sympathie particulière pour tout ce qu’elle
renferme de poésie mélancolique, pour son charme triste d’adieu, pour
ses lumières voilées et l’harmonie incomparable de ses feuillages...

Il songeait tout haut, insoucieux d’être entendu par l’étroite cervelle
de cette petite mondaine. Mais, d’instinct, elle répliqua, cherchant à
se mettre à l’unisson:

--Oui, les bois sont étonnants de couleur à ce moment... Et puis, c’est
joli ce petit bruit de feuilles qui s’écrasent sous les pieds... Joli et
amusant! je dois me hâter de jouir de cette fête de l’automne, car nous
ne tarderons plus beaucoup à regagner Paris.

--Perspective qui vous est fort agréable?

--Comme vous dites! d’autant que je compte bien profiter de mon dernier
hiver d’entière liberté.

--Votre dernier hiver?

Hardiment, elle expliqua, les yeux arrêtés sur la pointe effilée de sa
bottine:

--Mon dernier hiver de jeune fille. Mon père trouve qu’il m’a donné un
assez long crédit pour me décider à fixer mon avenir... conjugal!
Qu’enfin il me faut faire un choix...

--Et cela vous effraie?

--Un peu!

Pour éviter un silence, il demanda machinalement:

--Pourquoi?

--Parce que j’entends être heureuse à ma guise, que je vois comment je
puis l’être, mais que je ne suis pas sûre d’obtenir jamais la
réalisation de mon désir! Je sais ce que je veux, mais il ne suffit pas
toujours de vouloir...

Presque une émotion vibrait dans la voix trop claire d’Yvonne; et son
visage coquettement mièvre, avait une vie inaccoutumée, tandis qu’elle
avançait dans l’allée sur la jonchée d’or rouge que foulaient ses pieds
menus. Il s’étonna; et, si indifférente lui fût-elle, il se demanda,
avec une curiosité détachée, quel pouvait bien être le rêve de cette
parfaite poupée de salon, de cœur sec, d’esprit frivole, que ses lèvres
minces trahissaient de volonté tenace pour réaliser ses désirs comme ses
fantaisies.

Sincère, il dit:

--Vous n’avez guère non plus, je le crois, le droit de craindre que ce
que vous souhaitez ne puisse s’accomplir...

--Le croyez-vous..., vraiment?

--Je le pense, du moins.

Une seconde, elle demeura silencieuse; puis, d’un accent singulier, elle
dit:

--J’accepte l’augure. Mais n’allez pas trop, je vous en prie, imaginer,
parce que votre parc encourage, par sa poésie, aux belles rêvasseries,
que je suis devenue une langoureuse créature! Personne n’est moins
sentimentale que moi...

--Vous le regrettez?

--Non. Je tiens le sentiment comme de trop fragile qualité pour tenter
d’en faire du bonheur.

--Ce qui est infiniment sage de votre part.

Un sourire d’ironie crispait la bouche de Bertrand. Elle ne s’en aperçut
pas. Ils arrivaient devant le massif de chrysanthèmes qui lui
arrachaient une exclamation charmée.

En son genre, le jardinier de Mme d’Astyèves était un artiste, et il
avait créé là une admirable symphonie de couleurs, une floraison presque
fabuleuse de pétales soyeux, contournés, touffus, qui composaient de
grandes fleurs étranges, pareilles à des fleurs de rêve.

--Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous offrir quelques-uns de
ces chrysanthèmes, puisqu’ils vous plaisent? Avez-vous une couleur
préférée?

--Le jaune d’or, si vraiment je ne suis pas indiscrète de dépouiller
ainsi madame votre mère.

Des chrysanthèmes d’or! C’était bien ceux-là, en effet, qu’il fallait à
une aussi riche héritière. Il lui en cueillit une superbe moisson,
tandis qu’elle s’exclamait en phrases d’admiration puérile, un peu
mignarde, exprimée avec des termes de peintre. L’éblouissante gerbe
enserrée à peine par ses mains gantées de blanc, elle la contemplait;
contente, bien moins des fleurs que de l’attention qu’il avait eue de
les lui offrir, de sa solitude avec lui dans ce grand parc majestueux
dont les lointains embrumés les isolaient du reste du monde. A travers
le ciel gris, de rares oiseaux passaient. Autour d’eux, les branches
frissonnaient sous leur feuillage de légende. Elle vit qu’il regardait
les rameaux empourprés; et, aussitôt, dit en souriant:

--Vous préférez, n’est-ce pas, ces feuilles rousses aux aiguilles vertes
des sapins de Gérardmer?

Mais la réponse se fit attendre un peu et la voix d’Astyèves semblait
s’être tout à coup assourdie, quand il dit d’un indéfinissable accent:

--J’aimais tout à Gérardmer... J’y ai passé des semaines que je
n’oublierai jamais, de celles qui vous hantent plus tard quand on a la
certitude de n’en plus pouvoir revivre de semblables!

Elle ne pouvait savoir que ce seul nom de Gérardmer vibrait en tout son
être, évoquant aussitôt, au plus intime de son âme, la vision de la
jeune fille qui était le fantôme exquis et redouté de ses heures de
solitude... Elle ne pouvait savoir. Et, revenant auprès de lui, vers la
terrasse, elle réveillait légèrement le souvenir des jours d’été. Tout à
coup, très naturelle, elle nomma Denise, expliquant:

--Maman pense reprendre ses quinzaines musicales dès janvier et y faire
figurer assez souvent Denise Muriel, qui est, paraît-il, en train de
passer _étoile_. Elle est annoncée aux concerts du Conservatoire et
aussi à Colonne. Vous allez pouvoir vous offrir, de nouveau, le plaisir
de l’entendre...

--Ce n’est pas chose certaine, car j’ai toute sorte de chances pour
n’être pas à Paris cet hiver...

Elle le considéra saisie, tellement qu’elle s’arrêta.

Il avait toujours son masque de froideur nonchalante, et, comme il
regardait devant lui, elle ne vit pas l’amertume sombre, presque
douloureuse de ses yeux.

--Où serez-vous donc?

--Je l’ignore encore. Je n’en suis qu’à la période des négociations pour
être attaché à quelque ambassade.

Alors rien n’était perdu! Elle respira plus librement et se reprit à
marcher. Tout haut, elle dit, redevenue bien maîtresse d’elle-même, d’un
simple ton de politesse:

--Vos amis ne doivent guère souhaiter que vous réussissiez dans vos
négociations.

--Pourquoi?

--Parce qu’ils préfèrent vous garder à Paris.

--Vous me faites trop d’honneur, mademoiselle. Je vous assure que je ne
mérite pas tant...

Elle ne répondit pas, cette fois. A quelques pas d’elle, venant à leur
rencontre, apparaissaient Mme d’Astyèves et sa mère. Celle-ci s’arrêta
et s’exclama d’un accent de reproche aimable:

--Monsieur d’Astyèves, vous abusez de ma confiance en ne me ramenant pas
Yvonne! Je viens vous l’enlever. Il est déjà quatre heures et nous
n’aurons pas regagné notre _home_ avant la nuit...

Il s’excusa courtoisement. Devant le perron, en effet, les chevaux
étaient avancés, fouillant le sable d’un sabot impatient. Mme Arnales,
d’ailleurs, ne paraissait nullement contrariée, et, très gracieuse, tout
en se dirigeant vers sa voiture, elle retint Bertrand à causer près
d’elle. Devant eux, avançait Yvonne dont Mme d’Astyèves avait, d’un
geste amical, glissé le bras sous le sien.

--Alors, monsieur d’Astyèves, c’est entendu, nous comptons sur vous à
dîner, jeudi prochain. Madame votre mère a bien voulu me donner sa
promesse. J’emporte aussi la vôtre, n’est-ce pas?

Il s’inclina, avec quelques mots d’acceptation polie, mais un pli
presque dur s’était creusé entre ses sourcils. Les adieux
s’échangeaient. Mme Arnales, prodigue de démonstrations sympathiques,
Yvonne correcte, remerciant encore des fleurs qu’elle emportait.

--Il faudra revenir en chercher si vous les trouvez jolies, ma petite
amie.

--Oh! madame, vous êtes trop bonne...

Et, avec une révérence de jeune fille bien élevée, elle s’inclina sur la
main que lui tendait Mme d’Astyèves. A Bertrand, elle dit adieu en
dernier; puis, appelée par sa mère, elle monta en voiture.

L’équipage s’ébranla. Sur la robe sombre, rayonnaient les chrysanthèmes
d’or, la lumineuse nuque blonde dont les cheveux moussaient dans le
duvet pâle du boa... Puis la vision s’enfonça dans la brume qui voilait
maintenant la clarté grise tombée du ciel d’automne...

Mme d’Astyèves, frissonnante, était vite rentrée dans la tiédeur du
salon. Elle s’étonna, voyant que son fils ne l’avait pas suivie.
Immobile sur la terrasse, il songeait, sa pensée enfuie très loin, car
il tressaillit quand elle l’appela:

--Bertrand! tu restes dehors à rêver?

--Rêver! Mère, vous savez bien que les diplomates, de mon espèce du
moins, ne rêvent pas!... Ce sont des gens d’un prosaïsme... pitoyable,
qui leur donne, d’ailleurs, un très juste mépris pour eux-mêmes, dès
qu’ils en ont conscience.

Mme d’Astyèves regarda son fils avec surprise. Pour ne pas la retenir au
froid, il était rentré dans le salon, et, adossé à la cheminée, l’œil
distrait, il parlait d’une voix brève et mordante.

--Mon Dieu, Bertrand, quelle sévérité! Et quelle misanthropie!
Heureusement, mon cher grand, tous,--et toutes surtout!--ne vous jugent
pas à cette impitoyable mesure...

--C’est que ceux-là--et celles-là!--ne me connaissent pas comme je me
connais...

Mme d’Astyèves ne pouvait savoir à quel point il était sincère; et, un
peu impatientée, elle dit:

--Voyons, Bertrand, assez plaisanté. Tu sais très bien, humilité à part,
que tu as l’heur de plaire... très fort! non pas seulement à Yvonne,
mais encore à sa mère qui vient de me le laisser très clairement
entendre, il y a un instant, tandis que vous étiez dans le parc.

Bertrand avait eu un léger mouvement qui rejetait son visage dans la
pénombre, et Mme d’Astyèves n’en vit pas la soudaine altération.

--Et quand cela serait? ma mère.

--Cela est, Bertrand! A ce point que, si tu le veux, Yvonne Arnales est
à toi... Et c’est une fiancée telle qu’il ne t’en sera pas souvent
offert de semblable...

--Au point de vue dot, je vous l’accorde. Le malheur est que je ne me
sens nulle disposition pour essayer, en ces conditions, de la vie
conjugale.

Il s’exprimait avec une sorte de résolution froide, âprement ironique,
qui lui était si étrangère dans ses rapports avec sa mère, qu’elle le
regarda de nouveau, étonnée, un peu inquiète; son beau visage
d’aristocratique douairière s’était soudain assombri.

--Yvonne ne te plaît pas?

--Elle m’est trop absolument indifférente pour me déplaire. Si, comme
vous le désirez, je l’épousais, ce serait sans nul espoir de bonheur
conjugal, uniquement pour faire un brillant mariage! Et vous m’accordez
que la perspective n’a rien d’engageant!...

--Je ne la trouve pas, moi, si terrible! En vérité, Bertrand, tu es
inouï. On t’offre une jolie fille, dotée de neuf cent mille francs, que
tous recherchent inutilement... Et tu n’as même pas une bonne raison à
articuler pour te dérober!

Il ne répondit pas. A peine, il avait entendu. Les yeux arrêtés sur
l’horizon obscurci des bois, il songeait à la femme qui avait été la
tentation vivante de ces jours d’été dont le souvenir était, pour
toujours, entré dans sa vie. L’image qu’il gardait d’elle n’avait pas
perdu son charme troublant et délicieux; mais elle lui semblait
lointaine, pareille à une vision de rêve. Pourtant l’écho vibrait encore
en lui, bien puissant, de la passion qui lui avait jeté aux lèvres une
folle demande, folle mais si douce...

Il savait bien qu’aucune femme ne serait pour lui ce qu’était
celle-là...

Soudain, un regret d’elle l’étreignit, aigu à en être une souffrance. Si
elle eût été près de lui, il l’eût suppliée de ne plus le repousser, car
il comprenait qu’elle lui était précieuse comme nulle autre ne le serait
jamais...

Mme d’Astyèves l’observait, anxieuse:

--Bertrand, à quoi songes-tu? Si tu refuses Yvonne Arnales, est-ce...
parce que tu lui en préfères une autre?

--Et s’il en était ainsi?

Un peu pâle, elle se redressa, et sa main cessa de jouer avec le gland
du coussin sur lequel elle s’accoudait:

--Veux-tu me dire qu’il y a une femme, une jeune fille que... tu aimes?

--Que j’aime autant que je suis capable d’aimer, avec toute la passion,
tout l’égoïsme, toute la fragilité d’un homme?... Oui, peut-être!

Sa voix résonnait ironique et dure. Un lourd silence s’abattit dans la
pièce. Mme d’Astyèves avait peur de la réponse qu’allait amener la
question qui lui montait impérieusement aux lèvres:

--C’est une fille du monde que tu pourrais m’amener, certain que je
serais heureuse de l’accueillir?

--Si vous renoncez à tout rêve ambitieux, oui, vous serez heureuse...
Autrement, non; la jeune fille dont je parle, qui appartient à notre
monde par la naissance et l’éducation, est pauvre; pauvre à devoir
travailler pour gagner sa vie...

Il ne finit pas, «elle est artiste». Car, s’il était possible, il ne
voulait pas qu’à cette heure encore, sa mère devinât que Denise Muriel
était en jeu. Bouleversée, elle le regardait.

--Qu’est-ce que cette folie? Bertrand.

--Une folie? Pourquoi? ma mère.

--Parce qu’avec ton caractère, tes besoins, tes habitudes, ton ambition,
tu souffrirais tous les jours, en la moindre occasion, d’avoir sacrifié
ta vie entière à un caprice sentimental, si séduisant fût-il!

Pas plus que Denise, sa mère n’avait foi en lui. Aprement, il jeta:

--Vous me jugez bien lâche!

--Dis que je juge de la situation avec mon expérience de mère et de
vieille femme qui sait que, neuf fois sur dix, un homme qui engage tout
son avenir dans une heure de passion n’a souvent pas assez de jours
ensuite pour le regretter!

Elle parlait avec la force de sa conviction, très maîtresse d’elle-même
en apparence. Mais son cœur battait à grands coups dans sa poitrine et
ses pommettes se tachaient de rose dans la pâleur ivoirine du visage.
Ambitieuse pour ce fils unique à qui son veuvage prématuré l’avait
donnée toute, elle l’était jalousement; et la brusque révélation la
meurtrissait d’une angoisse aiguë qu’il voulût vraiment une pareille
union...

--Enfin, Bertrand, quelle est cette jeune fille?

--A quoi bon vous dire son nom puisqu’elle refuse d’être ma femme!

--Elle refuse!

Il semblait à Mme d’Astyèves qu’elle échappait à un abîme, et une
sensation irraisonnée de délivrance lui dilata le cœur.

--Elle refuse... Mais alors?...

--Alors, je garde l’espoir de vaincre son refus auquel je ne me résigne
pas, parce qu’on ne se résigne pas à perdre son bonheur!

--D’autant, n’est-ce pas,--sois franc!--que ce refus n’a pu être qu’une
suprême habileté de sa part... Une fille pauvre ne repousse pas un parti
comme celui que tu lui as follement offert!

Ses lèvres tremblantes martelaient les mots presque avec violence.
Bertrand devint livide comme si l’insulte eût été lancée contre
lui-même.

--Ma mère, je vous en supplie, ne prononcez pas des paroles dont vous ne
pouvez mesurer la monstrueuse injustice! C’est d’abord parce qu’elle est
sans fortune qu’elle s’est refusée à moi... Puis aussi, hélas! parce
qu’elle me juge comme vous-même venez de le faire, qu’elle n’a pas eu
confiance dans la sincérité, ni dans la durée de l’amour qui m’amenait à
elle..., pourtant avec tout ce qui peut exister de meilleur en moi!

--Et... depuis ce moment... tu ne l’as pas revue?

--Non.

--Eh bien? Bertrand.

--Eh bien, vous comprenez qu’ayant dans tout l’être la pensée et le
regret d’une femme, je ne me sens pas le courage de me laisser jeter
dans une aventure matrimoniale où je ne serais qu’un corps sans âme!

Doucement, elle répéta:

--Oui, je comprends.

Son intuition de femme l’avertissait que la sagesse était, à cette
heure, de ne pas entrer en lutte avec son fils, de laisser l’absence
accomplir son œuvre dissolvante. Rien n’était perdu encore puisque cette
mystérieuse inconnue avait été assez imprudente pour n’accepter aucune
promesse...

En silence, comme lui, elle réfléchissait, n’essayant plus de
poursuivre,--à cette heure, du moins,--une conversation trop délicate...
Un domestique entra, apportant les lampes.

Alors, il se leva aussitôt, prétextant qu’il avait à s’habiller, et elle
ne chercha pas à le retenir.




XIV


Sur le seuil du magasin de musique, tandis que l’employé fermait la
porte derrière elle, Denise demeura une seconde immobile. D’un œil
presque dur, elle contemplait ce Paris qui l’avait reprise, pauvre
petite unité, dans le nombre formidable des créatures. Elle regardait ce
décor de grande ville qui lui était si familier, les hautes maisons aux
façades monotones, la perspective fuyante des rues, des boulevards
dominés par la coupole de Saint-Augustin; et sur la place, devant
l’église, la course incessante des voitures, des tramways bruyants, des
lourds omnibus; comme sur le trottoir poudreux, la marche capricieuse
des passants, hâtée par l’âpre morsure du froid.

Une rafale courba les branches dévastées des arbres du boulevard, et
Denise frissonna. Alors elle jeta un dernier regard, à travers les
vitres du magasin, vers la haute affiche blanche sur laquelle son nom
s’étalait au programme d’un des premiers grands concerts de la saison.
Puis, elle reprit sa marche, de ce pas vif qui illuminait son visage
d’un éclat de fleur rose.

Mais elle ne pensait plus à cette audition prochaine qu’elle allait
donner, lourde pour elle de préoccupations, de fatigues, d’incertitudes
énervantes que le succès même ne pourrait lui faire oublier... Et, non
plus, elle ne songeait pas, en ce moment, aux soucis de toute sorte, qui
faisaient son foyer si sombre...

Toutes ses tristesses s’étaient soudain confondues en une seule
impression de mélancolie, devant cet horizon morne qui éveillait en elle
la nostalgie des lumineuses journées d’été à Gérardmer; journées
d’apaisement, de liberté, d’insouciance joyeuse, dont les
meilleures,--elle le savait clairement aujourd’hui!--avaient été
celles-là mêmes où elle sentait un cœur d’homme appeler souverainement
le sien, son faible cœur que troublait l’ardent murmure d’amour.

Bientôt trois mois passés de cela, trois mois que Bertrand lui avait dit
adieu au seuil du salon des Xettes... Et, depuis, elle ne savait rien de
lui. Un silence que rien ne semblait plus devoir rompre était tombé
entre eux. Incidemment, Mme Champdray avait dit devant elle qu’il
voyageait, puis qu’il chassait dans la propriété de Sologne des
Arnales...

En rien, il n’avait tenté de se rapprocher d’elle, et elle ne s’en
étonnait pas. Elle avait déjà, par la force des choses, une expérience
de femme, et surtout elle avait trop bien compris quelle sorte d’amour
l’amenait vers elle...

Alors pourquoi avait-elle dans l’âme tant d’amertume et de révolte quand
le souvenir lui revenait de l’aveu, le soir, sur la route blanche, de la
prière passionnée dont il l’enivrait sur le sommet solitaire du
Hoheneck?... Pourquoi, aux premiers jours de son retour à Paris,
avait-elle vécu avec un obscur espoir qu’elle ne s’avouait pas? Pourquoi
avait-elle attendu le courrier avec une sorte de petite fièvre
d’anxiété? Pourquoi, chaque fois qu’elle rentrait du dehors, avait-elle
dans l’esprit, l’idée instinctive qu’elle allait trouver sa carte?...
Pourquoi donc enfin, avait-elle désiré, aux heures silencieuses où, dans
l’ombre, l’âme rêve, qu’il l’aimât comme elle voulait l’être, qu’elle
connût ce bonheur de lui être reconnaissante parce qu’il venait à elle,
malgré tout ce qui creusait entre eux une séparation si profonde...

Oh! ce _tout_! comme elle en avait l’impitoyable conscience! Que c’était
triste, affreusement triste de vivre ainsi, sans espérer rien, et
qu’elle se sentait seule pour suivre son chemin... Comme elle les
enviait, les aimées, celles qui sont la joie, la vie, l’être même d’un
autre être auquel elles se confient toutes et qui, blotties contre lui,
enveloppées de son amour, s’en vont la tête haute, dans l’ivresse de
leur bonheur consacré!...

--Eh bien, eh bien, petite, on passe ainsi, sans même regarder ses vieux
amis?

Et Vanore, qui arrivait au-devant d’elle, l’arrêta, lui tendant
affectueusement la main, sa grosse tête tourmentée éclairée d’un
sourire. Elle aussi sourit un peu, ramenée de bien loin...

--Je ne vous voyais pas, maître, pardon.

--Eh! parbleu, je m’en apercevais bien, ma petite amie, est-ce qu’il y a
quelque chose qui ne va pas? Vous aviez, en marchant, une mine grave à
décourager tous les coureurs d’aventures... Il faut être un vieux brave
comme moi pour trouver l’audace de vous arrêter!... Plaisanterie à part,
mon enfant, je suis bien aise de vous saisir au vol, car j’ai à vous
parler.

--A me parler?

--Oui, j’ai vu, hier, Martens, le directeur de l’Opéra-Comique...

--Ah!

Instinctivement, elle avait eu un léger mouvement en arrière. Vanore,
tout à son idée, ne s’en aperçut pas. Il continuait:

--Ce diable d’homme m’a encore reparlé de vous, car vous occupez
rudement sa cervelle de directeur depuis qu’il vous a entendue à la
maison. Il m’a dit qu’il désirait beaucoup vous revoir, causer avec vous
et finalement m’a déclaré que mon opéra passerait vers la fin de l’hiver
et qu’il était tout disposé à accepter l’interprète qui me semblerait
incarner le mieux mon héroïne!

Denise ne répondit pas. D’un regard qui ne voyait pas, elle contemplait
un petit enfant qui jouait devant une nourrice enrubannée. Autour d’eux,
les passants circulaient. Les hommes la regardaient, l’œil attiré par sa
jeune beauté. Il y eut une seconde de silence entre elle et Vanore.
Puis, lentement, elle interrogea, une flamme lointaine dans ses
prunelles:

--Et cette interprète, c’est...

--Vous! fit-il presque impérieusement. Je ne veux que _vous_ parce que
vous êtes, non pas seulement l’artiste, mais la femme même qui réalisera
le personnage que j’ai rêvé!... parce que j’ai plus que l’espérance, la
certitude absolue que le rôle rempli par vous serait notre triomphe à
tous deux! J’en suis sûr, vous entendez, mon enfant, sûr comme de vous
tenir en ce moment sous mes yeux, avec le désir de vous pénétrer de la
foi que j’ai en vous.

Presque sévère, elle dit, avec des lèvres qui tremblaient:

--C’est un rôle de tentateur que vous jouez près de moi!

Il secoua sa crinière blanche d’un mouvement de défi:

--Ah! si vraiment je réussissais à vous tenter comme j’ai la volonté d’y
arriver, quelle belle partie nous jouerions tous deux! Croyez-vous donc,
enfant, que quand on a reçu le don d’une voix telle que la vôtre, d’un
pur tempérament d’artiste comme celui que vous possédez, on ait le droit
d’enfouir une pareille richesse? Allons donc!... et ne vous imaginez pas
que ce soit seulement pour mon bien que je parle; c’est aussi pour le
vôtre, pour vous que je sais de taille à remplir la destinée que vous
souhaite ma sincère affection... Votre avenir maintenant dépend de votre
seule volonté!

Cette fois, elle ne protesta pas. A quoi bon? Elle avait eu raison de
dire qu’il était un tentateur. Il la bouleversait dans toute l’âme avec
la perspective qu’il évoquait et qui éveillait en elle une effrayante
sensation de vertige... Et elle eut un élan de douloureuse envie vers
deux jeunes femmes qui passaient d’une allure de promeneuses, avec des
visages gais.

Mais, après tout, savait-elle si quelque mystère d’angoisse ne se
cachait pas derrière leur masque souriant? Est-ce qu’elle-même, en cette
minute où une conversation mettait en jeu tout son avenir de femme,
n’avait pas l’attitude même qu’elle eût gardée pour parler d’un chiffon
de toilette, trouvant une ombre de sourire pour répondre?

--Peut-être bien, maître, vous illusionnez-vous sur mon compte?

--Non, non, ma petite. Croyez-en ma vieille expérience qui me permet de
juger les cantatrices sans crainte d’erreur. Mais ce n’est pas ici le
lieu de vous convaincre et le boulevard Haussmann n’est pas un endroit
précisément commode pour traiter pareille question. Ces jours-ci,
j’irai, si vous le voulez bien, causer sérieusement avec vous et faire
de mon mieux pour dissiper vos appréhensions d’enfant qui m’étonnent...
Pourquoi ne pas accepter simplement la situation qui vous est offerte,
en des conditions plus que brillantes pour une débutante, qui vous
délivrerait, vous et les vôtres, de tout souci matériel?... Vous êtes
pourtant parmi les braves qui ne craignent pas la lutte, puisque leur
destinée est de lutter... Je le remarquais, il y a trois jours encore,
avec quelqu’un qui, soit dit en passant, me paraît s’intéresser à vous
de façon particulière.

--Qui donc?

--Bertrand d’Astyèves.

Avant qu’il eût dit le nom, elle avait la certitude que ce serait
celui-là qu’il prononcerait. Pourtant, elle tressaillit comme sous un
choc violent.

--Ah! M. d’Astyèves est à Paris?

--De passage, je crois; je l’ai rencontré l’autre soir à l’Opéra où nous
avons occupé, à causer, les loisirs d’un entr’acte. Le fait est qu’il ne
se connaît vraiment pas trop mal du tout en musique; il est étonnamment
artiste même, pour un homme du monde! Nous avons aussi parlé de
Gérardmer. Voilà un beau garçon, ma petite fille, qui me paraît fort de
vos admirateurs et je ne jurerais pas que...

Elle l’interrompit, incapable de supporter même un badinage qui
rapprochât son nom de celui de Bertrand.

--Maître, je vous en prie, ne jurez pas et n’imaginez rien! Vous savez
aussi bien que moi la somme d’importance qu’il faut accorder à
l’enthousiasme des clubmen, fussent-ils des dilettantes.

Il l’enveloppa d’un coup d’œil aigu, frappé de l’ironie âpre de son
accent. Mais il n’insista pas; et, avec une bonté délicate, il changea
de ton:

--Enfant, vous êtes la sagesse même! Et vous avez le droit de me dire
que je suis un vieux fou de vous retenir ainsi au froid quand, tout le
premier, je devrais songer à votre précieuse gorge. Au revoir, petite;
et à bientôt, n’est-ce pas?

--Au revoir, maître, à bientôt!

Il serra affectueusement les petits doigts gantés, et reprit sa route de
cette allure dominatrice qui le distinguait de la foule banale des
passants. Elle aussi se remit à marcher. Dans son cerveau, les idées se
heurtaient. Surtout, une bizarre et complexe sensation, faite de douceur
et de souffrance, la poignait parce que Bertrand avait parlé d’elle,
mais parlé, semblait-il, comme d’une artiste pour qui le premier venu
même peut exprimer son admiration... Non pas comme de la fiancée qu’on
espère tout bas...

Il était à Paris et le hasard seul le lui apprenait. C’était donc
qu’elle l’avait bien jugé tel qu’il était! Sa fierté lui avait épargné
la blessure de le voir regretter une prière insensée. Sans doute, il
s’était reconquis et, pour avoir mesuré sa faiblesse, il se tenait à
l’écart, afin de se dérober à une irréparable erreur, acceptant un refus
qui lui rendait, heureusement, sa liberté compromise.

Tout arrivait comme elle l’avait prévu...

Mais cette clairvoyance ne pouvait empêcher qu’elle ne portât en elle,
depuis que Vanore lui avait parlé, l’écrasante sensation d’une mort sans
résurrection possible, qu’elle n’eût l’âme douloureuse à crier
d’angoisse, broyée par une désespérance infinie... Alors qu’elle se
rappelait tout à coup tant de détails qui lui avaient révélé la
séduction qu’elle exerçait, mystérieuse caresse des mots, des sourires,
des regards qui implorent et appellent jalousement l’élue...

Rêve que tout cela! La réalité, c’était la vie que Vanore voulait lui
donner. Le cercle se resserrait autour d’elle. Puisque celui qui avait
dit l’aimer par-dessus tout ne l’arrachait pas à sa destinée de travail,
en lui donnant son nom, fatalement, elle appartiendrait au théâtre! Elle
y était entraînée par l’invincible force des choses, par l’influence
autoritaire du maître, par l’insouciance de son père, par l’égoïsme
maladif de sa mère que Vanore gagnerait vite, en lui offrant l’espoir
d’échapper ainsi à la position précaire qui, chaque jour, la faisait
davantage souffrir...

Tout et tous étaient contre elle. Comment, combien de temps
pourrait-elle résister? Et puis, pourquoi résister? A quoi bon?...

Un lourd soupir lui échappa. Mais elle ne pouvait même plus s’abandonner
à sa douloureuse songerie. Voici qu’elle arrivait chez elle et qu’il lui
fallait dissimuler l’amertume désespérée qu’elle avait plein le cœur.

Elle sonna. Une exclamation accueillit son apparition.

--Ah! c’est mademoiselle! Madame a bien recommandé que mademoiselle
aille la trouver aussitôt rentrée.

--Est-ce que ma mère est souffrante?

--Oh! non, je ne crois pas. Madame est peut-être un peu fatiguée,
seulement, parce qu’elle a reçu la longue visite d’un monsieur.

Denise ne fit aucune question; mais un frémissement la secoua,
bouleversée par une pensée folle, oh! bien folle, sans doute. Dans sa
chambre, où elle était entrée pour ôter ses vêtements de sortie, elle
s’aperçut un peu pâlie, avec une petite lueur de fièvre soudain allumée
au fond de ses prunelles. Alors elle eut un sourire railleur pour la
romanesque créature qui s’obstinait à vivre en elle. Puis, elle alla
frapper chez sa mère.

Celle-ci, à son ordinaire, était sur sa chaise longue.

--Denise, comme tu reviens tard! Je commençais à croire que tu ne
reparaîtrais pas avant le dîner... Et j’avais besoin de te parler...
tranquillement...

Une animation inaccoutumée colorait le visage de Mme Muriel; et le cœur
de Denise se mit à battre à coups rapides.

--Voyons, Denise, assieds-toi. Ne reste pas là à m’examiner comme si
j’étais, tout à coup, devenue un phénomène! Je désirais causer avec toi,
en toute intimité parce que j’ai reçu tantôt une visite qui t’était
destinée beaucoup plus qu’à moi... Et c’est même à ton absence que j’ai
dû d’apprendre un... détail de ton séjour à Gérardmer que tu avais jugé
à propos de nous cacher...

Denise arrêta ses larges prunelles, imperceptiblement dilatées, sur le
visage énigmatique de sa mère.

--Un détail? Je ne comprends pas très bien, maman, ce que tu veux
dire...

--Je veux dire qu’étant donné ton parti pris de me tenir en dehors de ce
qui te touche le plus, tu n’as pas jugé à propos de m’apprendre que tu
t’étais acquis un profond admirateur pendant ton séjour dans les Vosges.
Il a fallu la visite de cet admirateur, que j’ai reçue par hasard, pour
que je sache ce qu’il en était.

Une seconde, Denise attendit pour répondre; il ne fallait pas que sa
voix trahît les battements éperdus de son cœur. Avait-elle donc calomnié
Bertrand en doutant de lui?... Ah! s’il en était ainsi, comme elle
saurait se donner à lui pour qu’il ne pût regretter rien!...

--Je pense, mère, que tu attaches trop d’importance à quelques hommages
sans portée...

--Vraiment? Tu es trop modeste, Denise. Des hommages sans portée! On ne
peut guère appeler ainsi ceux d’un homme qui vient offrir son nom à la
femme qu’il aime et qui sollicite humblement la faveur de le lui
dire!...

Humblement! d’Astyèves, humble! Ah! ce n’était pas lui qui pouvait être
qualifié ainsi! De qui donc parlait Mme Muriel? Qui donc avait songé à
lui offrir, non pas seulement son amour,--de ceux-là, il s’en
rencontre,--mais son nom?

--Eh bien, Denise, quel mutisme? Tu ne me dis pas ce qu’il te semble de
la proposition?

--J’attends que tu la précises, mère. Il me paraît si invraisemblable
qu’une demande en mariage me soit adressée, à moi, une chanteuse de
concert, sans autre fortune que sa voix!

Elle s’arrêta une seconde encore, pour conserver, un instant de plus,
l’involontaire espoir qui s’était allumé en elle, flamme vacillante
qu’un mot éteindrait, ou ferait jaillir superbe. Mais elle se ressaisit
aussitôt et interrogea, résolue:

--Pourquoi, mère, ne nommes-tu pas l’homme extraordinairement généreux
dont tu parles?

--Parce qu’il me semblait que tu devais savoir aussi bien que moi de qui
il s’agissait. Mais tu demeures fidèle à ton système de silence. Bref,
puisque tu tiens à une déclaration officielle, tu es demandée par un
parent de Mme Vanore, un M. Charles Grisel, sur qui tu as fait à
Gérardmer une impression assez forte pour que, me trouvant seule tantôt,
il m’ait avoué ses sentiments à ton égard; ajoutant que sa fortune lui
permettait de t’offrir un luxe digne de toi... Ce sont ses propres
paroles.

Denise n’entendit même pas les derniers mots de sa mère, pas plus
qu’elle ne remarquait le bizarre mélange de satisfaction et de dédain
que trahissait son accent. La même sensation de mort qui l’avait
accablée quand elle marchait seule après avoir quitté Vanore,
l’envahissait de nouveau, tellement intolérable que ses mains se
crispèrent d’angoisse... Cependant elle n’avait pas vraiment cru que
Bertrand revenait ainsi à elle; tout son scepticisme lui avait, dès la
première minute, crié l’inanité d’un tel rêve...

Comme elle était assise loin de la lampe, Mme Muriel ne vit pas la
contraction douloureuse qui, tout à coup, creusait son visage.

--Eh bien, Denise, interrogea-t-elle, un peu impatientée, tu as donc
achevé de perdre l’usage de la parole?

La jeune fille respira profondément, comme pour retrouver un souffle
devenu rare.

--Je suis surprise, maman. Cette demande est pour moi tellement
inattendue...

--A ce point? Il me paraît difficile d’admettre que tu ne soupçonnais
pas l’impression que tu avais produite sur un homme aussi... expansif
que M. Grisel!

Elle eut un geste lassé.

--J’avais, en effet, remarqué vaguement que M. Grisel semblait me
trouver à son gré; mais quelle importance aurais-je attaché à cela?
Est-ce que, tous les jours, il n’arrive pas aux artistes de se découvrir
des admirateurs qui, certes, ne songent point à offrir leur nom,--tout
au plus leur bourse ou leurs phrases... Voilà tout! Et réellement,
j’aurais été bien naïve ou bien présomptueuse d’espérer jamais plus!

--Denise!

--Quoi? mère. Pourquoi te révoltes-tu parce que je constate une vérité
que tu connais aussi bien que moi? Ce qui est, est... A quoi bon
protester, mon Dieu!

--Parce que, justement, tu n’as pas le droit de parler ainsi quand un
honnête garçon te fait la demande que je te transmets, comme je l’ai
reçue. Lorsque, à mon immense surprise, sur laquelle je ne reviens pas,
M. Grisel m’a tout à coup révélé la place que tu avais prise dans son
existence, lorsqu’ensuite il m’a fait connaître sa brillante situation
de fortune, je lui ai aussitôt rendu franchise pour franchise et déclaré
que nous étions aussi absolument ruinés qu’il était possible de l’être;
que c’était une fille sans dot qu’il recherchait. Il m’a répondu que sa
fortune lui permettait de choisir la femme qui lui plaisait, sans avoir
aucune autre préoccupation.

Sa fortune! Comme ce seul mot qu’il prononçait trop souvent dressait,
vivant, dans la pensée de Denise, ce gros garçon joyeux, bavard,
vaniteux et bon, à qui elle avait accordé une sympathie vague et qui, la
jugeant un bibelot précieux, voulait l’acheter parce qu’elle l’avait
tenté, lui aussi... Mais du moins, il était plus généreux et plus galant
homme que d’Astyèves, si inférieur lui fût-il par l’éducation et
l’intelligence; épris d’elle, il avait souhaité qu’elle devînt sa femme,
non pas seulement sa maîtresse, comme l’autre le rêvait, dans les
obscurs bas-fonds de sa nature d’égoïste viveur... Pourtant, épouser
Charles Grisel lui paraissait aussi impossible que de se donner au
premier passant venu...

Avec une gravité ardente, elle interrogea:

--Mère, qu’as-tu dit à M. Grisel?

--Que je te ferais part de sa demande.

--Dont tu penses... Quoi?

Les paupières de Mme Muriel voilaient son regard.

--Qu’elle est tellement inespérée qu’il serait bien déraisonnable de la
rejeter...

--Même si je me sens incapable, malgré mon... estime pour M. Grisel, de
l’aimer comme une femme doit aimer son mari pour que l’un et l’autre
aient quelque chance de bonheur?

--Pourquoi ne l’aimerais-tu pas?

--Pourquoi? Oh! maman, me connais-tu donc si peu que, après avoir causé
avec M. Grisel, tu ne pressentes même pas qu’entre lui et moi, il n’y a
de commun ni éducation, ni goûts, ni habitudes, ni idées... rien, enfin,
rien! me comprends-tu? et qu’il me paraisse insensé de songer même à lui
livrer ma vie, toute ma vie, de me murer ainsi, à mon âge, dans une
existence dont rien ne pourra ensuite me délivrer, même si j’y étouffe!

Mme Muriel eut un geste irrité, et ses doigts nerveux tordirent l’étoffe
de sa robe.

--Prends garde, Denise, tu tombes dans le roman! Ne gâche pas ton avenir
pour une enfantine raison sentimentale. Le brave garçon qui te recherche
aujourd’hui n’est peut-être pas, en effet, l’homme qui, spontanément,
pouvait te plaire. Je n’avais pas attendu tes déclarations pour m’en
douter. Il ne me semble guère, c’est vrai, posséder les mérites,--ni les
dehors,--que tu parais surtout priser... Et après? C’est une telle
illusion d’espérer que deux êtres atteindront jamais l’unisson absolu.
Vouloir mettre de l’amour dans sa vie, ma pauvre Denise, c’est un rêve
de pensionnaire! C’est y semer de la douleur en germe... Pas autre
chose!

--Mère, ne sois pas aussi décevante! Laisse-moi espérer que même les
pauvres, dont je suis, peuvent avoir leur part de bonheur humain, la
meilleure, celle qui console de tout...

Les mots lui étaient échappés dans une protestation de toute sa
jeunesse. Sa mère la regarda surprise, tant c’était chose inaccoutumée
qu’elle s’abandonnât ainsi. Et dans ses yeux, une pitié amère passa.

--Denise, tu parles comme une enfant... Non comme la femme que tu es par
la force des circonstances, sachant bien quelle est la réalité. Moi
aussi, quand j’avais ton âge, j’ai souhaité de vivre en plein roman! Tu
vois ce qu’il en est advenu de mon roman... Tout à l’heure, tu
t’effrayais de la vie qui serait la tienne si tu épousais M. Grisel!
Pourtant, est-elle même comparable à l’existence mesquine et besogneuse
dans laquelle tu te débats comme nous, comme moi qui y étouffe autant
que dans un misérable vêtement trop étroit,... une existence qui ne te
promet d’autre avenir possible que le théâtre?...

--Mère, je t’en supplie! interrompit-elle, frémissante.

--Pourquoi,--c’est toi-même qui le disais il y a un moment,--ne pas
regarder les choses telles qu’elles sont? J’ai eu le loisir de réfléchir
pendant mes nuits sans sommeil et je n’ai plus d’illusions. Oui, tu n’as
pas d’autre avenir que le théâtre, je le répète, si tu ne veux te
résigner à la monotonie stupide des leçons à donner ou continuer dans
les salons et les concerts tes exhibitions de chanteuse qui ne te mènent
à rien, en somme! Tu ne peux compter ni sur ton père ni sur moi pour
t’aider à gagner ta vie... Tout juste, nous reste-t-il à souhaiter de
n’être jamais pour toi un embarras et un fardeau!... C’est pourquoi je
te dis qu’il te faudrait une bien grave raison pour repousser un mariage
inespéré avec un homme honnête et bon qui te ferait indépendante, libre
des mortels soucis qui sont ta part aujourd’hui et semblent devoir
continuer à l’être... Ah! ma pauvre Denise, ne rejette pas la délivrance
par une absurde sentimentalité de petite fille romanesque! Parce que tu
es très jeune encore, tu ne comprends pas les misères, les dégoûts, les
dangers d’une existence de femme pauvre!... Si tu les connaissais, tu
n’hésiterais même pas...

Oh! les cruelles vérités que Mme Muriel venait de dire là! En les
entendant, Denise avait souffert comme si elles tombaient sur son cœur
même à vif. Mais son instinctive horreur du mariage que lui conseillait
la désespérance de sa mère restait en elle aussi invincible.

Ah! certes, oui, l’avenir lui apparaissait difficile, bien difficile!
Oui, elle avancerait dans son chemin de labeur bien souvent froissée,
meurtrie, quelquefois même tentée... Mais enfin, elle y avancerait
libre, pouvant garder, dans l’intimité de son âme, l’espoir d’un bonheur
inconnu...

Et pour être délivrée de tout souci matériel,--seulement pour
cela!--elle se marierait sans amour, sans espérance possible d’aimer
jamais, se refusant, pour toutes les minutes de sa vie, le droit de
goûter sans honte à la source vive dont toute sa jeunesse avait soif!...

Elle épouserait un honnête homme qui aurait, lui, le droit de la vouloir
toute, puisqu’elle se serait donnée toute, volontairement.

Une révolte secouait tout son être, à l’idée seule de cette espèce de
marché. Oui, même pour lutter, pour souffrir, elle voulait demeurer
libre,--libre de faire le don d’elle-même, seulement quand elle
aimerait... Mais il était bien inutile qu’elle prononçât un tel aveu.
Elle ne serait pas comprise; elle et sa mère, à cette heure, ne
parlaient pas la même langue. Et, simplement, elle dit:

--Mère, je connais déjà beaucoup des épreuves auxquelles tu fais
allusion... Les autres..., les autres, je les devine bien. Mais,
vois-tu, je sens que, pour moi, la pire, la plus dangereuse, celle que
je redoute plus que toutes les autres, ce serait d’être mariée avec un
homme à qui je demeurerais moralement étrangère!... Celle-là, je t’en
supplie, maman, ne l’attire pas sur moi, en voulant, au contraire, mon
repos. J’espère n’être pas aussi romanesque que tu me le reproches... Je
réfléchirai encore à tout ce que tu m’as dit... Mais si, ensuite, ma
réponse à M. Grisel ne peut être ce que tu souhaiterais, il faudra me le
pardonner... C’est qu’en ma conscience j’aurai compris que je ne pouvais
pas agir autrement...

Et la sincérité grave de son accent lui donnait tant d’autorité, que Mme
Muriel n’essaya pas de la contredire, dominée par sa jeune et loyale
volonté.




XV


A travers la phalange pressée des musiciens de l’orchestre massés sur la
scène, Denise s’avançait jusqu’à la rampe, encouragée par l’exclamation
de Vanore:

--Allez bravement, ma petite, et gagnez notre partie comme vous savez le
faire!

«Notre» partie! Il parlait justement ainsi, puisque c’était un fragment
des _Poèmes sylvestres_ qu’elle allait chanter à ce concert dominical,
devant une salle comble, et de son succès d’artiste dépendait peut-être
son avenir...

Mais, en cet instant, elle n’y songeait guère, les nerfs tendus par
cette sorte de fièvre qui l’envahissait toute, quand elle sentait le
contact du grand public et qui donnait, au jeune visage, l’inoubliable
expression.

Quand elle s’arrêta sur le bord de la scène, svelte et fine dans la
gaine sombre de sa robe noire toute perlée de jais, dont le corsage
s’échancrait sur la chaude pâleur des épaules, les manches longues
suivant étroitement la ligne souple du bras, des lorgnettes, de tous
côtés se braquèrent sur elle, détaillèrent la silhouette harmonieuse,
les traits expressifs sous la lumière des yeux, graves comme les lèvres
de pourpre sanglante, devenues un peu hautaines... Car toute sa fière
volonté ne pouvait maîtriser un tressaillement de révolte devant cette
curiosité dont elle était l’objet.

Mais, du moins, elle avait appris à ne rien trahir de son impression;
et, pour se dominer, tandis que l’orchestre préludait, elle regarda son
auditoire. Il était brillant. Dans la profondeur rouge des loges, sous
la ruisselante clarté des lustres, c’était un joli spectacle de femmes
parées avec leur coquette élégance de Parisiennes. Une vraie salle
d’hiver, animée de visages connus, peuplée de gens du même monde, la
plupart mélomanes convaincus, pour qui la reprise des auditions
dominicales était une véritable fête. Et parmi cette foule dont
l’attention était tendue vers elle, Denise distinguait des physionomies
qui lui étaient familières, visages de critiques, d’amis, d’ennemis
aussi,--rivales envieuses, admirateurs éconduits,--tous attendant les
premières notes qu’allait donner sa voix presque célèbre déjà.

Mais elle ne vit pas Charles Grisel qui, assis dans l’un des premiers
rangs de fauteuils, la contemplait comme un fervent lève les yeux vers
sa madone. Tout à coup, par hasard, dans l’obscurité d’une baignoire,
elle venait d’apercevoir Yvonne Arnales qui parlait en souriant, la tête
un peu penchée, avec un mouvement d’une grâce familière, à un jeune
homme assis derrière elle. Il avait le visage dans l’ombre. Mais Denise
n’hésita pas une seconde. C’était bien Bertrand d’Astyèves...

Imperceptiblement, ses doigts se crispèrent dans le tulle scintillant de
sa robe. Comme un torrent, passait en elle le souvenir des jours d’été
inoubliables, de l’heure où cet homme, si attentif aujourd’hui auprès
d’une riche héritière, lui avait passionnément demandé d’être sa
femme... Alors c’était ainsi qu’elle devait le revoir?...

L’orchestre continuait le prélude, celui-là même qui, quelques mois plus
tôt, montait dans le salon de Mme Arnales, le jour où, pour la première
fois, elle s’était trouvée en présence de Bertrand d’Astyèves. Une
seconde, elle songea à cette après-midi-là; elle revit l’expression
d’admiration ardente qui luisait, ce jour-là, dans ses yeux d’homme.
Aujourd’hui encore, il la contemplait comme si jamais, il n’eût dû
pouvoir détacher d’elle son regard.

Et elle eut l’intuition que, lui aussi, se rappelait ces heures mortes,
qu’il subissait le charme de la musique évocatrice, des harmonies qui
chantaient la poésie mystérieuse de la forêt. Toute sa froide sagesse ne
pouvait abolir en lui la pensée de ce qui avait été, de ce qui aurait pu
être--et que, peut-être, il regrettait,--des jours d’été enfuis...

Irrémédiablement enfuis! Elle en prenait tout à coup l’impitoyable
conscience, dans ce seul fait qu’elle était là, debout, sur une scène de
théâtre, payée pour procurer une jouissance artistique, non seulement à
une foule étrangère, mais à cette petite fille blonde qui la
considérait, à travers sa lorgnette, avec une impertinente aisance, à
cet homme dont l’amour l’avait humblement implorée un jour et qui,
redevenu maître de lui-même, ne daignait plus voir en elle qu’une
artiste à écouter... Elle n’était pas de leur monde. Ils en jugeaient
ainsi autant qu’elle-même.

Comme un éclair dévorant, cette impression lui traversa le cœur, y
allumant une soif de se sentir, une fois au moins encore,
toute-puissante sur cet homme qui eût fait d’elle la bien-aimée, si elle
n’avait été pauvre...

Le prélude se mourait avec des modulations pareilles à des appels
lointains... Puis, tous les instruments se turent. Alors la voix humaine
s’éleva en un chant grave, si émouvant de vie ardente et douloureuse,
que les âmes tressaillirent, sans que nul,--pas même d’Astyèves, dont
tout l’être frémissait,--pût soupçonner le drame muet qui se jouait dans
le cœur de cette jeune femme, si exquisement pâle, droite sous les mille
regards que ses prunelles d’ombre ne semblaient pas voir.

Aucun ne pouvait savoir qu’elle revivait un passé très doux, qui était
mort. De nouveau, elle marchait sous l’ombre fraîche des arbres, elle
goûtait la senteur des sapins dont elle voyait les ombres bleues moirer
l’eau scintillante... Elle entendait la rumeur cristalline des
sources... Mais surtout, elle écoutait, une dernière fois, le murmure
d’amour dont s’était enivrée sa jeunesse, le murmure, charmeur et
décevant, si tôt étouffé, que, désespérément, pleurait son pauvre cœur
de femme...

Et, pour tout cela, son chant ne ressemblait à nul autre; plainte
poignante et passionnée, palpitante de sanglots, cri de révolte d’une
créature injustement meurtrie... Jamais plus, peut-être, elle ne devait
chanter le poème de la _Forêt_ comme elle le dit ce jour-là, non pas
seulement en cantatrice merveilleuse, mais en femme qui a vu l’abîme des
divines et mortelles tendresses...

Quand elle se tut, vibrante jusqu’à la souffrance, au bruit affolant des
applaudissements d’une salle soulevée d’enthousiasme, quand ses
prunelles, dilatées dans son visage pâle, s’arrêtèrent sur Bertrand
d’Astyèves, elle comprit que son obscur désir s’était accompli. Elle
seule, une fois encore, existait pour lui! Livide, il la regardait avec
cette expression qu’elle avait voulu revoir, qui, jadis, avait brisé son
scepticisme, dans l’aube délicieuse d’une espérance. Mais elle s’était
reprise...

Elle s’inclina encore, répondant aux bravos qui l’avaient rappelée et la
sacraient solennellement grande artiste. Yvonne, comme sa mère,
applaudissait d’un geste coquet. Mais lui, d’Astyèves, ne bougeait pas,
les yeux toujours rivés vers elle, les traits contractés. Leurs regards
se croisèrent une seconde, demeurèrent perdus l’un dans l’autre, pleins
de tant de choses!... Puis elle se détourna, sans avoir même remarqué
Charles Grisel, à demi soulevé de son fauteuil pour la mieux applaudir.

Au sortir de la scène, Vanore l’attendait, aussi frémissant
qu’elle-même, et, près de lui, Martens, le directeur de l’Opéra-Comique,
qui, aussitôt, vint à elle, les deux mains tendues... Mais, comme s’il
eût parlé à une autre, elle l’écouta lui dire qu’il était prêt à signer
avec elle tel engagement qui lui plairait, lui demander la permission
d’aller, dès le lendemain, en causer avec elle. Machinalement, elle
répondait, acceptait le rendez-vous, dont elle donnait l’heure, avec la
sensation d’être une fragile épave qu’emportait un flot impossible à
remonter...

Très entourée, elle parlait à tous... Mais, un instant, elle cessa
d’entendre ce que lui disait Gabriel Bollène, le critique. Une haute
silhouette, d’aristocratique allure, entrevue soudain, l’avait fait
tressaillir...

Elle s’était trompée, ce n’était pas d’Astyèves. De nouveau, par son
absence, il lui signifiait qu’il ne songeait pas à ressusciter le passé
mort.

Elle entendit la rumeur lointaine de l’orchestre qui recommençait à
jouer. Le concert continuait. Elle y avait rempli son rôle. Maintenant,
elle n’avait plus qu’à disparaître.

Elle tendit la main à Vanore.

--Vous partez? enfant.

--Oui, je me sens affreusement lasse...

--Et vous avez bien gagné votre repos, car vous vous êtes donnée toute
dans votre chant! L’avenir est à vous, petite... Vous avez le don de
Dieu... Ah! que d’Astyèves a raison quand il dit que vous prenez tout
entiers ceux qui vous écoutent, jusqu’à abolir en eux toute pensée qui
n’aille pas à vous!

Un bizarre sourire effleura les lèvres frémissantes de Denise.

--N’en croyez rien! M. d’Astyèves est un homme de beaucoup
d’imagination... Cela seul est vrai... Au revoir, maître.

--Denise, attendez une seconde, je vais vous mettre en voiture.

--Oh! c’est inutile, merci. Je n’ai pas l’habitude d’être accompagnée.
Ne vous dérangez pas à cause de moi.

--Me déranger! Petite, vous perdez la tête. Allons, l’enfant a
décidément, comme elle le dit, besoin de repos! Enveloppez-vous bien
dans votre manteau et venez. Remontez surtout votre col. Il fait un
froid de Sibérie!

Avec des soins prévenants, il dressait lui-même le col très haut ourlé
de plume qui enveloppait doucement la charmante tête brune. Elle se
laissait faire, sans un mot, brisée par une impression aiguë de
détachement, d’infinie lassitude,--morale ou physique, elle ne savait
plus,--qui lui emplissait la gorge de sanglots; sans que Vanore,
d’ailleurs, s’étonnât de son silence, vivant trop parmi les artistes
pour ne pas connaître cet abattement qui suit les grandes tensions
nerveuses.

Il sortit pour faire lui-même avancer la voiture. Elle attendit, la
pensée vide.

Tout à coup, elle tressaillit, quelqu’un venait de l’appeler un peu bas:

--Mademoiselle Denise!

Elle se détourna, une ondée de sang aux joues... Et, devant elle, alors,
elle vit Charles Grisel...

Lui! Ah! pourquoi était-ce lui?...

Comment était-il là, non pas au loin, comme elle le croyait, en
Lorraine! Il devina cette surprise et parla vite, un peu gauche, presque
timide.

--J’espère que je ne vous ai pas offensée en venant vous écouter. J’ai
vu dans un journal l’annonce de votre concert, et je n’ai pas résisté à
la tentation de profiter de cette circonstance pour vous revoir...

Il demeurait toujours tête découverte, et la lumière d’un lustre
éclairait bizarrement la forme trop ronde du crâne, le front découronné,
les moustaches longues, un peu hérissées sous les pommettes saillantes,
la lourde et haute stature.

Comme s’il eût eu peur de ce qu’elle allait répondre, il poursuivit
hâtivement:

--Je m’étais promis que je ne vous parlerais pas, que je respecterais le
désir--si naturel!--de réfléchir longtemps à ma demande, que m’a exprimé
madame votre mère dans la lettre qu’elle a bien voulu m’écrire tout
récemment encore!

--Ma mère vous a écrit cela?

Il ne prit pas garde à l’accent de son exclamation où il y avait, non
seulement de la surprise, mais aussi une sorte d’indignation. Il ne
pouvait savoir qu’une colère secouait un instant sa fatigue devant la
nouvelle que sa mère n’avait pas transmis son refus, comme elle l’en
avait priée. Il expliquait:

--Oui, madame votre mère a eu la bonté de me dire qu’il vous fallait du
temps pour vous habituer à l’idée d’accepter la vie hors de Paris...

Elle le regardait avec des yeux profonds.

--Et vous attendez ainsi, sans vous révolter contre tant d’exigence de
ma part?

--Me révolter? Comment en aurais-je le droit? Je comprends si bien,
surtout maintenant, qu’une femme faite pour être, comme vous, admirée de
tous, hésite à aller s’enfouir dans un pays perdu, pour la satisfaction
d’un seul! Tout à l’heure, quand j’ai vu toute cette foule,
enthousiasmée par votre chant, vous applaudir furieusement, quand j’ai
entendu répéter, par des centaines de personnes, que vous étiez une
artiste rare, alors j’ai pensé que j’étais fou de prétendre vous enlever
à la vie brillante qui vous attend. Je me suis, pour la première fois de
ma vie, peut-être! jugé d’une témérité stupide, moi qui suis incapable
de rien comprendre aux beautés de la musique que vous chantez, qui ne
suis et ne serai jamais qu’un vulgaire manufacturier, bon seulement à
gagner de l’argent, et n’ayant à vous offrir que sa grosse fortune...

Elle l’écoutait, songeant, l’esprit enfiévré:

--«Cet homme-là m’aime, lui! Il ne me dédaigne pas parce que je suis
pauvre; il m’offre un avenir d’indépendance... Et, cependant, il me
demeure aussi indifférent que ces étrangers qui s’agitent autour de
moi... L’idée seule d’être sa femme me paraît monstrueuse! Mais il est
bon, je ne voudrais pas le faire souffrir... Comme tout est compliqué!»

Elle aurait souhaité le détromper, lui dire qu’il n’avait pas à espérer
en elle... Mais ce n’était ni le lieu ni l’heure d’un pareil aveu.
Vanore revenait. Elle tendit à Grisel sa main glacée et dit doucement:

--Je ne vous trouve pas téméraire, moi, mais très généreux... Merci de
tout cœur de ce que vous m’avez offert... Vous me pardonnerez, n’est-ce
pas, si je ne puis l’accepter? C’est moi qui aurai le plus à souffrir de
ce refus...

Vanore était là. Il n’osa rien dire. Depuis qu’il l’avait vue acclamée
par toute une salle, il se sentait timide devant elle, ayant perdu
confiance en lui-même, dans le prestige de sa fortune. Quand il vit la
portière de la voiture retomber derrière elle avec un bruit sec, il eut
l’idée qu’elle était perdue pour lui...

D’un petit geste de la main, elle salua encore les deux hommes,
immobiles sur le trottoir; puis, le cheval en marche, elle s’adossa dans
la voiture, abîmée dans une sensation d’immense fatigue qui ne lui
laissait que le seul désir de ne plus penser... A travers la vitre
relevée, elle contemplait les passants qui allaient et venaient,
silhouettes d’ombre dans la brume d’hiver. Certains marchaient,
rapprochés par la nuit complice; et sa rêverie vague lui rappela un
retour de promenade à Gérardmer, d’Astyèves assis, en voiture, près
d’elle, lui parlant un peu bas dans le silence du crépuscule, attentif à
ce qu’elle fût bien enveloppée dans son manteau...

Rêve d’été... La réalité, c’était Bertrand d’Astyèves empressé auprès
d’une brillante héritière, écoutant avec un plaisir de raffiné la
musique chantée par une artiste que sa dédaigneuse fantaisie lui avait
un jour fait distinguer...

La voiture s’arrêtait. Elle tressaillit, ramenée tout à coup de bien
loin...

--Il y a au salon une visite qui attend mademoiselle.

On l’attendait! Qui?...

Ah! le faible cœur qui s’obstinait à espérer contre toute espérance!

Elle entra, sans prendre le soin d’enlever sa mante...

Et, devant elle, près du feu, elle aperçut l’institutrice d’Yvonne qui
était assise, immobile, la tête un peu penchée, les yeux arrêtés sur les
braises, si absorbée que le bruit de la porte la fit tressaillir.

--Oh! mademoiselle Denise, je vous demande pardon d’être venue vous
importuner un jour où vous chantiez... Je ne le savais pas. Quand je
l’ai appris ici, il y a un quart d’heure, on m’a annoncé en même temps
que vous alliez revenir, et comme j’avais grand besoin de vous voir, je
me suis permis de vous attendre.

--Vous avez très bien fait, dit Denise, frappée de l’expression triste
de ce pâle visage. Vous souhaitez me parler?

Elle s’asseyait, son manteau rejeté, et les flammes du foyer allumèrent
des éclairs sur sa robe perlée.

--Oui, je désire vous parler, car j’ai grand besoin d’aide. Ce que je
redoutais égoïstement, arrive... Yvonne se marie; il me faut chercher
une position nouvelle. Et c’est si difficile à trouver!

A peine, Denise entendit l’exclamation désolée de la pauvre fille. Avec
le regard de l’âme, elle voyait Yvonne penchée familièrement vers
Bertrand, assis derrière elle, dans la pénombre de la loge. D’un accent
un peu assourdi, elle répéta:

--Ah! Yvonne se marie?

--Oui, ce n’est pas encore officiel. Aussi, je vous prierais de n’en
rien dire. Mme Arnales m’en a avertie afin que je puisse, dès
maintenant, me mettre en quête d’une situation. J’avais prévu juste cet
été... Car vous devinez, n’est-ce pas, qui elle épouse?

--Bertrand d’Astyèves?

Sa voix montait presque dure.

--Oui, M. d’Astyèves. Yvonne était vraiment éprise de lui et, entre
nous, c’est elle qui a voulu ce mariage. Ils se sont beaucoup vus cet
automne. M. d’Astyèves était sans cesse au château. Ensemble, ils
montaient à cheval, jouaient au tennis, se promenaient. Lui a fini par
se laisser convaincre que ce n’était pas bien terrible d’épouser une
jolie héritière qui l’aimait...

--Elle lui donnera, en effet, le bonheur qu’il est fait pour goûter.

Machinalement, elle passa la main sur son front comme pour en chasser la
pensée. Elle ne souffrait pas cependant; toute sensibilité semblait
disparue en elle. Pourtant, tout à coup, elle eut un frisson douloureux.
L’institutrice, lui répondant sans qu’elle y prît garde, venait de
prononcer le nom de Gérardmer...

Gérardmer! la Schlucht! le jour de rêve où cet homme qui la dédaignait,
comme un caprice oublié, lui avait dit qu’il ne pouvait plus imaginer
même la vie sans elle...

L’ombre d’un sourire d’ironie crispa sa bouche. Mlle Dusouy poursuivait,
sans soupçonner rien, un peu troublée, toutefois, par son silence, par
l’expression indéfinissable du visage, que la lueur du foyer baignait de
clartés fugitives.

--Je vous demande pardon d’être venue tout de suite à vous dans mon
inquiétude. Mais vous avez été si bonne pour moi cet été, si
compatissante, que je me suis permis de penser à vous comme à une
amie... J’ai espéré que vous pourriez peut-être me recommander de côtés
et d’autres, vous qui avez tant de relations!

--Parmi les artistes; non parmi les gens du monde dont je ne fais plus
partie.

Elle avait parlé avec une espèce d’âpreté, et l’institutrice la regarda,
inquiète, craignant de l’avoir blessée en quelque chose. Timide, elle
dit:

--Je vous demande pardon si j’ai été indiscrète en vous occupant ainsi
de moi. Mais les soucis matériels me font perdre la tête; ils sont si
graves de conséquences pour moi qui suis l’aînée de la famille et qui ai
charge d’âmes! Ce que je gagne est indispensable, tout à fait
indispensable à la maison; et c’est pourquoi je suis si tourmentée de
l’idée d’être sans place! Vous m’excusez, n’est-ce pas, d’être venue me
recommander à vous?...

Une infinie pitié souleva Denise au-dessus de sa propre misère. Elle que
la désespérance broyait, elle aurait voulu trouver, pour cette pauvre
créature angoissée, les mots qui réconfortent, écarter d’elle l’épreuve,
tout au moins, lui en promettre la fin prochaine. Et de se sentir
impuissante, misérable atome humain dont se jouait la mystérieuse force
des choses, des larmes lui brûlèrent les yeux. Elle tendit ses deux
mains à la jeune fille:

--Vous avez bien fait de voir en moi une amie. Je m’emploierai de mon
mieux pour vous; et s’il dépend de ma volonté, je réussirai. Est-ce...

Elle s’arrêta un peu.

--... Est-ce bientôt que vous quittez Yvonne?

--A la fin de décembre. Mme Arnales m’a dit qu’elle n’aurait plus besoin
de mes services pendant les semaines qui précéderont le mariage, car
elle-même, alors, accompagnera partout Yvonne.

--Et le mariage aura lieu quand?

--Pas avant février, je crois, car M. d’Astyèves souhaite avoir sa
nomination d’attaché d’ambassade avant d’épouser Yvonne. Il tient
absolument à quitter Paris, paraît-il; et sa fiancée ne s’en effraie
pas. D’ailleurs, tout ce que désire M. d’Astyèves lui plaît. Vous ne la
reconnaîtriez pas, tant le bonheur la rend gaie. Elle est transformée!
Lui est beaucoup plus froid; mais c’est un vrai gentilhomme de ton et de
manières. Il sera le mari très brillant qu’elle rêvait, par qui elle
sera fière d’être accompagnée dans le monde... Mme Arnales aussi le juge
ainsi. C’est pourquoi elle lui pardonne de n’avoir pas une aussi grande
fortune qu’Yvonne...

Denise répondit par un vague signe de tête. Un besoin grandissant de
solitude s’emparait d’elle, aigu à devenir une souffrance. Mlle Dusouy,
la voyant si pâle, la crut fatiguée et se leva, confuse, s’excusant
encore de sa visite.

Très douce, Denise dit:

--Il faudra revenir et me tenir au courant de vos démarches. De mon
côté, je penserai beaucoup à vous, et dès que j’entreverrai la
possibilité de vous aider, je vous avertirai...

Elle reconduisit l’institutrice jusqu’au seuil de l’appartement. Quand
la porte retomba, un soupir de délivrance souleva sa poitrine. Enfin,
elle pouvait abandonner son masque, et seule, au moins,--puisqu’il n’y
avait pas une âme à qui elle pût confier la sienne,--regarder en face sa
destinée...




XVI


Denise s’éveilla du sommeil, lourd de rêves, qui l’avait prise enfin
après de longues heures d’énervante insomnie.

Une maussade aube d’hiver blanchissait à peine l’obscurité de la
chambre. Il devait être tôt, très tôt. C’eût été bienfaisant, pour sa
pensée meurtrie, de reposer encore dans cet oubli du sommeil, pareil à
une mort...

Mais elle reprenait conscience d’elle-même, avec le sentiment d’avoir
subi l’étreinte d’un cauchemar; et, dans l’effort instinctif qu’elle
faisait pour se rappeler, sa pensée se ranimait, chassant le sommeil.
Les visions confuses du réveil se précisaient. Non, ce n’était pas un
rêve mauvais qui lui avait jeté dans l’âme la sensation de désespérance
absolue dont la blessure se ravivait à mesure qu’elle retrouvait le
souvenir...

Elle n’avait pas rêvé le concert de la veille, la présence de Bertrand
d’Astyèves dans une loge de théâtre, auprès d’une petite fille blonde
qui était sa fiancée, à qui il allait répéter les mêmes mots d’amour
qu’il lui avait dits à elle-même... Elle n’avait pas rêvé, non plus, la
visite qui lui avait brutalement appris le dénouement si simple de son
roman... Ni, le même soir, la terrible scène qu’un incident futile avait
provoquée entre son père et sa mère, durant laquelle s’étaient
prononcées les paroles qu’on ne pardonne pas; une scène qui lui avait
fait mesurer à quel point sa mère, aigrie et malade, était devenue
incapable de supporter les conséquences de leur ruine...

Tout cela, c’était la réalité même, une réalité qui s’imposait à elle si
impérieusement, qu’elle n’essayait plus de s’y dérober. Avec cette
clairvoyance aiguë qui éclaire la pensée aux heures décisives, elle
avait compris qu’elle n’avait plus qu’à subir la destinée que les
circonstances lui créaient.

Mais, quel que fût l’avenir, elle n’oublierait jamais sa veillée, cette
nuit-là, si douloureuse, que le seul souvenir l’en faisait frissonner...
Désespérément, elle avait eu soif de soutien, de tendresse, soif des
mots qui consolent et sont un viatique! Comme font les petits, elle
avait sangloté, écrasée par une impression d’isolement qui brisait son
énergie. Elle s’était révoltée contre la tâche qui s’appesantissait
lourdement sur ses jeunes épaules, contre le devoir qui s’imposait à
elle, sous cette forme étrange, faire aux siens le sacrifice de se
donner au théâtre!

Follement aussi, elle s’était reprise à vivre, encore une fois, les
jours d’été de Gérardmer, un paradis fermé où elle n’entrerait plus.
Avec un mépris amer, où il n’y avait point de désillusion, elle s’était
rappelé la prière ardente que cet homme, qui la rejetait afin d’épouser
une héritière, lui avait murmurée pour qu’elle acceptât son amour.

Son amour! Ce qu’il avait rêvé, c’était seulement obtenir sa beauté de
femme. Mais, par malheur pour lui, elle l’avait mise à trop haut prix
pour qu’il pût satisfaire son caprice et, sagement, il y avait
renoncé... Alors qu’elle-même, tout bas,--en entendant annoncer son
mariage, elle l’avait bien compris!--s’obstinait à espérer en lui, bien
qu’elle l’eût jugé...

Eh bien, elle s’était leurrée comme eût pu le faire une niaise petite
pensionnaire. A elle, il n’était pas permis d’oublier qu’un homme riche
n’épouse pas une fille qui ne l’est pas, fût-il même assez absurdement
épris d’elle pour s’oublier une minute jusqu’à lui demander de devenir
sa femme... Seul, un Charles Grisel était capable de cet héroïsme!

Elle ne devait songer qu’à gagner son pain quotidien, à travailler pour
donner aux autres le bien-être dont ils ne pouvaient se passer. L’heure
décisive tant redoutée était venue; il ne lui était plus possible
d’hésiter; mais quelle que fût sa destinée au théâtre, elle ne l’avait
pas cherchée; la vie avait été plus forte qu’elle...

Alors, vaincue par le sentiment de l’inévitable, d’un seul jet, elle
avait écrit à Vanore pour lui dire qu’elle acceptait le rôle écrit pour
elle.

A la clarté morne du jour embrumé, elle distinguait, sur sa table à
écrire, le buvard où était enfermée cette lettre que, dans quelques
heures, elle-même allait faire partir, quand elle sortirait pour se
rendre chez Mme Champdray qui l’attendait, dans la matinée. Mais à cette
résolution si grave, elle songeait maintenant sans émotion même, comme
si, dans la tourmente qui l’avait abattue, toute sensibilité était morte
en elle.

La tête abandonnée sur l’oreiller, lasse infiniment, elle regardait,
avec de grands yeux sombres, la lumière envahir peu à peu sa petite
chambre. L’heure avançait; il fallait se reprendre à vivre. Des bruits
de pas résonnaient dans l’appartement. Elle entendait son frère se
préparer pour le collège. L’instant des rêveries, des réflexions était
passé; elle devait recommencer à agir. C’était chose si vaine de
s’apitoyer sur son épreuve! Tous les pleurs, toutes les révoltes, toutes
les prières n’empêcheraient pas que sa destinée ne fût ce qu’elle
était...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme elle finissait de s’habiller, et, debout devant la glace, mettait
son chapeau, un coup fut frappé à sa porte. Le courrier lui était
apporté.

Elle prit les lettres et les posa sur la cheminée, les éparpillant d’un
doigt distrait. Mais, tout à coup, une lueur flamba dans ses yeux; sur
une enveloppe, son nom était tracé par une écriture d’homme qui
ressemblait... oh! qui ressemblait si fort à celle de Bertrand
d’Astyèves...

D’un geste brusque, elle arracha le papier et lut:

  «Vous souvenez-vous encore, là-bas, à la Schlucht, dans cette heure
  dont le souvenir me hante toujours, je vous ai dit que je n’étais pas
  digne de vous? Maintenant, seulement, je puis mesurer à quel point
  c’était la vérité, puisque j’en suis arrivé à commettre cette suprême
  lâcheté de me marier--comme je me marie! Si bas que vous me mettiez
  dans votre pensée, dans votre cœur que j’ai adorés,--je n’ai plus le
  droit de dire que j’adore!--vous ne me jugerez jamais avec un mépris
  plus sincère et plus absolu que je ne le fais moi-même.

  «Et pourtant, vous pourriez m’accorder un peu de pitié! Je paye
  chèrement ma lâcheté. Si j’en avais douté, je l’aurais senti tantôt
  quand j’ai revu votre visage, vos yeux surtout, quand j’ai de nouveau
  entendu votre voix... Votre voix qui me jetait vers vous
  irrésistiblement, pour être votre chose, si vous le vouliez, et qui me
  prenait ma raison... Qui me l’a prise encore, puisque je fais cette
  folie de vous écrire pour que vous n’appreniez pas par d’autres ce que
  je vaux! Et puis, je n’ai pu résister à la tentation d’aller à vous
  encore une fois.

  «Je devrais vous dire adieu; le mot m’est impossible à écrire! Denise,
  il y a des rêves dont on ne se réveille jamais; quand on les a faits
  un instant, ils demeurent en vous, en votre pensée, votre âme, votre
  chair, quoi que vous tentiez désespérément pour les en arracher, tant
  ils vous torturent! Celui dont vous étiez la vie est bien de ces
  rêves-là... S’il existe un enfer, comme le pensent les croyants, on
  n’y doit pas plus souffrir que je n’ai souffert aujourd’hui, par ma
  faute!

  «A n’en pouvoir douter, je sais maintenant que jusqu’à ma dernière
  minute, vous serez toujours pour moi, malgré tout, _ma_ Denise.»

Elle écarta la lettre et se vit dans la glace avec un visage de cire
blanche où luisaient des yeux brûlants de fièvre. Dans son cœur, il y
avait bien le sentiment qu’il avait prévu, un mépris si intense que la
pitié en devenait facile, cette pitié dont on fait l’aumône à ceux qui
ont failli.

Il était tout entier dans cette lettre, bien pareil à lui-même, comme
elle l’avait jugé. A cette heure encore, de tout son être, il la
souhaitait, il la regrettait, il souffrait de la perdre... Et cependant,
libre d’aller à elle, alors que rien,--sauf une dot!--ne les séparait,
assez riche pour s’accorder la fantaisie d’épouser une femme sans
fortune; de par sa froide volonté d’ambitieux, dans son égoïsme féroce
de jouisseur, il s’était détourné et passait, oublieux de sa demande
absurde, pour s’en aller vers l’héritière qui assurait le luxe de son
avenir!

Sans relire même une ligne de la lettre, elle la déchira lentement, puis
elle en jeta les quatre morceaux dans les braises incandescentes du
foyer... Une flamme jaillit, mordant le papier, qui se tordit, devint
roux...

Les traits rigides, elle regardait. Une lueur, une seconde, illumina,
sur la feuille presque consumée, son nom, Denise, qu’il lui avait donné,
dans la montagne... avec quel accent! Puis, de la lettre de Bertrand
d’Astyèves, il ne resta plus que des cendres...

Alors elle abaissa son voile, prit ses gants, après avoir glissé dans
son manchon le mot pour Vanore, et elle sortit.

Le brouillard faisait invisibles les lointains, mouillait les pavés,
imprégnant l’air d’une humidité glaciale. Denise frissonna. Mais elle
n’en eut pas conscience. C’était au cœur qu’elle avait froid, qu’elle
sentait la tristesse morne de cette matinée d’hiver qui semblait née
dans les larmes... Et elle s’en alla droit devant elle à travers le flot
des passants.

Parce que sa pâleur avivait étrangement l’éclat de ses yeux, de sa
bouche très rouge, beaucoup la remarquaient au passage, si simplement
qu’elle fût vêtue, d’un costume de couleur foncée. Des regards d’hommes
s’attachaient à elle, cherchant ses yeux qui ne voyaient personne,
tournés vers l’invisible monde de la pensée.

Désintéressée infiniment d’elle-même à cette heure de crise où elle se
mouvait avec le calme sombre de ceux qui n’ont plus rien à perdre, elle
songeait à toutes les misères qui ne sont pas consolées... Combien y en
avait-il de désolés, d’inquiets, de meurtris comme elle parmi ces
inconnus dont la vie l’effleurait ce matin-là, parmi ces humbles qui la
coudoyaient, accomplissant leur tâche quotidienne, subissant comme elle,
plus lourdement peut-être encore, la loi du pain à gagner...

De quel droit eût-elle été, plus que tant d’autres, heureuse, riche,
aimée?... Plus que cette pauvre Henriette Dusouy qu’angoissait
l’incertitude de l’avenir?... Plus que la pâle fillette qui marchait là
devant elle, transie sous son mince vêtement d’ouvrière?... Plus que la
mendiante infirme qui marmottait sa demande d’aumône, pauvre loque
humaine inerte sur le pavé?...

Elle, du moins, possédait sa belle jeunesse, son talent, son charme de
femme si puissant--et si faible, puisqu’il éveillait seulement ce qu’il
y a de plus bas dans l’amour... De quoi se plaignait-elle? En la mesure
seulement de ses forces, elle était atteinte.

Comme elle approchait de Saint-Sulpice, elle croisa deux religieuses qui
cheminaient, les yeux indifférents aux choses extérieures. Oh! les
heureuses! les bienheureuses! De toute son âme douloureuse, elle les
envia, ainsi qu’un jour elle avait envié Grisel, qui trouvait la vie
très simple. Mais même eût-elle souhaité une telle existence de paix
recueillie, sa place était marquée ailleurs. Sa mission n’était pas
d’aller, sereine de cœur et de pensée, instruire des petits ou soigner
et consoler des souffrances, elle avait un autre devoir...

Et l’ombre d’un sourire d’amertume infinie passa sur ses lèvres. A
travers la brume froide, elle apercevait une colonne bariolée d’annonces
de spectacles... Un jour donc allait venir où elle serait de celles dont
les passants lisent les noms sur des affiches de théâtre. Rien ne l’en
sauverait puisque Bertrand d’Astyèves l’abandonnait et qu’elle ne
voulait pas se vendre en épousant Grisel...

Elle songea, avec une ironie désespérée:

--«Je me suis déjà habituée à tant de choses; à être pauvre, à dépendre
du bon plaisir des autres, à être à la merci du public, une artiste
qu’on paye, qu’on lorgne, qu’on discute, que certains même pensent
pouvoir acheter... Peut-être, il arrivera aussi un temps où je ne
souffrirai plus d’être une femme de théâtre, de chanter maquillée,
costumée sur des planches, de vivre dans un monde pour lequel je n’étais
pas faite et qui me semble odieux--parce que je n’en suis pas encore
venue à me dépouiller de tous les préjugés que je tiens sans doute de
mon éducation d’enfant... Maintenant, à la grâce de Dieu!»

Ces derniers mots étaient sortis de son cœur même, comme une muette
prière. Elle les répéta une seconde fois, de toute son âme. Elle était
presque à la porte de Mme Champdray, devant un bureau de poste...

Une seconde, elle demeura immobile, avec le sentiment très net que ce
petit fait, si simple, déposer sa lettre dans la boîte, était pour elle
l’acte qui scellait sa destinée; un acte sur lequel elle ne reviendrait
pas, en ayant mesuré, devant sa conscience, les conséquences qu’elle
acceptait. A tout ce qu’avait désiré, attendu, espéré, rêvé son cœur de
vierge, à sa vraie jeunesse, en cet instant, elle disait adieu... Puis
d’un geste lent, sans hésitation, elle prit l’enveloppe, et la laissa
tomber dans la foule anonyme des lettres...


FIN




PARIS

TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie

rue Garancière, 8




EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE


  HENRI ARDEL
    Tout arrive. 5e édit. 1 vol.           3 fr. 50
    *Rêve blanc. 3e édit. 1 vol.           3 fr. 50
    *Renée Orlis. 5e édit. 1 vol.          3 fr. 50
    *Mon Cousin Guy. 9e édit. 1 v.         3 fr. 50
    *Au retour. 4e édit. 1 vol.            3 fr. 50
    *Cœur de sceptique. 5e édit. 1 vol.    3 fr. 50

  HENRY GRÉVILLE
    Petite Princesse. 8e éd. 1 vol.        3 fr. 50
    Vie d’hôtel. 14e édit. 1 vol.          3 fr. 50
    Villoré. 12e édit. 1 vol.              3 fr. 50
    Céphise. 16e édit. 1 vol.              3 fr. 50
    Le Fil d’or. 17e édit. 1 vol.          3 fr. 50
    Fidèlka. 16e édit. 1 vol.              3 fr. 50
    L’Aveu. 16e édit. 1 vol.               3 fr. 50
    Un Vieux Ménage. 18e édit.             3 fr. 50
    Jolie propriété à vendre. 21e é.       3 fr. 50
    Chénerol. 18e édit. 1 vol.             3 fr. 50
    Le Mari d’Aurette. 19e édit.           3 fr. 50
    L’Héritière. 17e édit. 1 vol.          3 fr. 50
    Péril. 18e édit. 1 vol.                3 fr. 50
    Aurette. 22e édit. 1 vol.              3 fr. 50
    Le Passé d’une mère. 18e éd.           3 fr. 50
    Un Mystère. 18e édit. 1 vol.           3 fr. 50
    L’Avenir d’Aline. 16e édit.            3 fr. 50
    *La Seconde Mère. 25e édit.            3 fr. 50
    Nikanor. 14e édit. 1 vol.              3 fr. 50
    *La Fille de Dosia. 26e édit.          3 fr. 50
    Frankley. 14e édit. 1 vol.             3 fr. 50
    L’Amie. 20e édit. 1 vol.               3 fr. 50
    *Dosia. 97e édit. 1 vol.               3 fr.  »
    Angèle. 19e édit. 1 vol.               3 fr. 50
    Folle Avoine. 16e édit. 1 vol.         3 fr. 50
    L’Ingénue. 14e édit. 1 vol.            3 fr. 50
    Cléopâtre. 16e édit. 1 vol.            3 fr. 50
    Louis Breuil. 16e édit. 1 vol.         3 fr. 50
    Une Trahison. 19e édit. 1 vol.         3 fr. 50
    *Le Vœu de Nadia. 18e édit.            3 fr. 50
    Rose Rozier. 12e édit. 2 vol.          6 fr.  »
    *Perdue. 48e édit. 1 vol.              3 fr. 50
    Le Fiancé de Sylvie. 19e édit.         3 fr. 50
    Madame de Dreux. 15e édit.             3 fr. 50
    Le Moulin Frappier. 15e édit.          6 fr.  »
    L’Héritage de Xénie. 18e édit.         3 fr. 50
    Lucie Rodey. 16e édit. 1 vol.          3 fr. 50
    *Princesse Oghérof. 30e édit.          3 fr. 50
    *Suzanne Normis. 18e édit.             3 fr. 50
    Un Violon russe. 15e édit.             6 fr.  »
    Bonne-Marie. 14e édit. 1 vol.          3 fr.  »
    Ariadne. 22e édit. 1 vol.              3 fr. 50
    *Marier sa fille. 27e édit. 1 vol.     3 fr. 50
    Les Koumiassine. 19e éd. 2 v.          7 fr.  »
    *Sonia. 40e édit. 1 vol.               3 fr. 50
    *La Niania. 24e édit. 1 vol.           3 fr. 50
    L’Expiation de Savéli. 8e éd.          3 fr.  »
    Épreuves de Raïssa. 31e édit.          3 fr. 50
    Nouvelles russes. 6e édit.             3 fr. 50

  JEAN BLAIZE
    La Monégasque. 1 vol.                  3 fr. 50
    Le Tribut passionnel. 1 vol.           3 fr. 50

  PIERRE CLESIO
    Le roman de Claude Lenayl. 1 vol.      3 fr. 50
    Mariage de raison. 1 vol.              3 fr. 50

  JULES PRAVIEUX
    Monsieur l’Aumônier. 1 vol.            3 fr. 50
    Ami des jeunes. 1 vol.                 3 fr. 50

  JEAN DE LA BRÈTE
    *Un Vaincu. 13e édit. 1 vol.           3 fr. 50
    *Mon oncle et mon curé. 82e é.         3 fr. 50
    *L’imagination fait le reste. 8e é.    3 fr. 50
    *L’esprit souffle où il veut. 8e éd.   3 fr. 50
    *Badinage. 11e édit. 1 vol.            3 fr. 50
    *Le Comte de Palène. 11e éd.           3 fr. 50

  PAUL MARGUERITTE
    Ame d’enfant. 7e édit. 1 vol.          3 fr. 50
    Simple histoire. 4e édit. 1 v.         3 fr. 50
    Amants. 20e édit. 1 vol.               3 fr. 50
    L’Essor. 22e édit. 1 vol.              3 fr. 50
    La Force des choses. 21e édit.         3 fr. 50
    Fors l’honneur. 12e édit. 1 vol.       3 fr. 50
    Jours d’épreuve. 11e éd. 1 vol.        3 fr. 50
    *Ma Grande. 20e édit. 1 vol.           3 fr. 50
    Pascal Géfosse. 13e édit. 1 vol.       3 fr. 50
    Sur le retour. 20e édit. 1 vol.        3 fr. 50
    La Tourmente. 20e édit. 1 vol.         3 fr. 50

  PAUL ET VICTOR MARGUERITTE
    Femmes nouvelles. 13e édit.            3 fr. 50
    Le Désastre. 63e édit. 1 vol.          3 fr. 50
    *Poum. 8e édit. 1 vol.                 3 fr. 50
    Le Carnaval de Nice. 4e édit.          3 fr. 50
    La Pariétaire. 3e édit. 1 vol.         3 fr. 50

  CHAMPOL
    Les Justes. 2e édit. 1 vol.            3 fr. 50
    *Le Mari de Simone. 2e édit.           3 fr. 50
    *La Conquête du bonheur. 3e édit.      3 fr. 50

  ERNEST DAUDET
    Mademoiselle de Circé. 5e éd.          3 fr. 50
    La Mongautier. 4e édit. 1 vol.         3 fr. 50
    Pauline Fossin. 5e édit. 1 vol.        3 fr. 50
    Rolande et Andrée. 4e édit.            3 fr. 50
    Fiançailles tragiques. 5e éd.          3 fr. 50
    Drapeaux ennemis. 5e édit.             3 fr. 50
    Don Rafaël. 5e édit. 1 vol.            3 fr. 50
    Aveux de femme. 10e éd. 1 vol.         3 fr. 50
    La Vénitienne. 6e édit. 1 vol.         3 fr. 50
    Pervertis. 8e édit. 1 vol.             3 fr. 50
    Défroqué. 14e édit. 1 vol.             3 fr. 50
    Mon frère et moi. 6e édit.             3 fr. 50
    Le Mari. 10e édit. 1 vol.              3 fr. 50
    La Maison de Graville. 7e éd.          3 fr. 50

  J.-H. ROSNY
    Un autre monde. 3e éd. 1 vol.          3 fr. 50
    Une Rupture. 4e édit. 1 vol.           3 fr. 50
    L’Impérieuse Bonté. 4e édit.           3 fr. 50
    Renouveau. 4e édit. 1 vol.             3 fr. 50
    Résurrection. 4e édit. 1 vol.          3 fr. 50
    Profondeurs de Kyamo. 3e é.            3 fr. 50
    L’Autre femme. 5e édit. 1 vol.         3 fr. 50
    Un double amour. 5e édit.              3 fr. 50
    Eyrimah. 4e édit. 1 vol.               3 fr. 50
    L’Indomptée. 5e édit. 1 vol.           3 fr. 50
    Vamireh. 5e édit. 1 vol.               3 fr. 50

  ANDRÉ LICHTENBERGER
    *Mon petit Trott. 4e édit. 1 v.        3 fr. 50
    *La petite sœur de Trott. 4e é.        3 fr. 50


Paris.--Typographie de E. Plon, Nourrit et Cie, 8, rue Garancière.--514.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HEURE DÉCISIVE ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.