CÅ“ur de sceptique

By Henri Ardel

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Title: Cœur de sceptique


Author: Henri Ardel

Release date: February 9, 2024 [eBook #72912]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1893

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CŒUR DE SCEPTIQUE ***






  HENRI ARDEL

  CŒUR DE SCEPTIQUE

  OUVRAGE COURONNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE, PRIX MONTYON


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  8, RUE GARANCIÈRE--6e

  Tous droits réservés




L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction
et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la
Suède et la Norvège.


Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la
librairie) en janvier 1893.


PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--4336.




A HÉLÈNE

SOUVENIR DE SUISSE

(Août 1891)

H. A.




CŒUR DE SCEPTIQUE




I


--Alors, décidément, vous me quittez?... Vous préférez rentrer sans
visiter la sculpture?

--Chère, entre nous, rien ne me laisse plus froide que les statues...
Puis, il est déjà cinq heures et demie. Il faut que je retourne chez moi
m’habiller; je dîne en ville, et mon mari, vous le savez, est
l’exactitude personnifiée!

Les deux jeunes femmes s’étaient arrêtées devant l’escalier qui
conduisait des salons de peinture dans le jardin que la profusion des
statues semait de formes blanches, profilées sur le fond verdoyant des
massifs. Elles descendirent lentement les marches, d’un pas nonchalant
de très jolies femmes, certaines qu’aucun détail de leur mise ne pouvait
donner prise à une critique. Sûrement, elles n’avaient point trop
piétiné à travers les salles nombreuses, ni ne s’étaient fatigué les
yeux à contempler les toiles exposées; leurs visages, aussi reposés que
deux heures plus tôt quand elles étaient entrées au Salon, le révélaient
hautement. Elles avaient simplement fait une agréable promenade
qualifiée d’artistique par suite du milieu où elles l’effectuaient, et
durant laquelle, surtout, elles avaient goûté le plaisir tout féminin de
se sentir très regardées et de recevoir l’hommage discret des yeux
qu’elles charmaient au passage.

--Ainsi, Isabelle, vous restez encore?

--Très chère, j’ai envie d’accomplir mon pèlerinage au complet... Et
puis, raison majeure, je dois attendre l’heure du rendez-vous que j’ai
donné à mes bébés et à leur gouvernante... six heures moins le quart...
j’ai encore vingt minutes devant moi... Mais je ne veux pas vous
retenir... Alors, ce soir, vous serez chez les de Bernes... pour vous
livrer aux douceurs du poker?... Au revoir et à bientôt, n’est-ce pas?

Elles se serrèrent la main en souriant, comme des amies qui s’apprécient
d’autant plus que, physiquement, elles n’ont rien à s’envier, ayant été
également bien servies par la bonne nature; et la comtesse Isabelle de
Vianne demeura une seconde immobile, au seuil du jardin, à suivre des
yeux sa compagne qui s’éloignait, laissant traîner sur le sable les plis
de sa longue robe soyeuse, la taille cambrée, les cheveux d’un or roux
serrés en une torsade mousseuse sous la paille sombre du chapeau voilé
de dentelle.

Alors elle eut un retour vers sa propre beauté, dont, quelques instants
plus tôt, elle avait constaté l’éclat dans les hautes glaces du Salon de
conversation; et un léger sourire de satisfaction, à peine esquissé,
courut sur ses lèvres: elle se savait capable de soutenir toutes les
comparaisons. Puis, suivant au hasard une allée du jardin, elle se mit
nonchalamment à marcher droit devant elle, de son allure distinguée et
indifférente, sans embarras de sa solitude, en femme habituée, par un
veuvage prématuré, à compter sur elle seule dans tous les milieux et
dans toutes les circonstances.

Mais, tout à coup, ses traits perdirent leur expression distraite, et
une imperceptible exclamation lui échappa à la vue d’un homme
jeune,--trente-cinq ans environ,--debout devant un marbre dont il
étudiait les détails si attentivement qu’il ne remarquait pas la jeune
femme arrêtée à ses côtés, le contemplant avec un demi-sourire.

--Quel homme absorbé vous êtes aujourd’hui, mon beau cousin! fit-elle,
la voix moqueuse.

Mais l’expression soudain éclairée de son visage disait que la rencontre
ne lui déplaisait point. Le jeune homme se détourna.

--Isabelle!... Pardonnez-moi... Vous avez raison, cette œuvre s’était si
bien emparée de moi que...

--Que vous étiez en passe d’oublier complètement les vivantes pour les
statues!... Enfin, je ne vous en veux pas... Y a-t-il longtemps que vous
êtes au Salon?

--J’y arrive. En ma qualité d’original, puisque telle est l’épithète
dont vous voulez bien me gratifier souvent, j’aime à venir voir certains
marbres à la lumière des fins d’après-midi. J’avais remarqué celui-ci,
il y a trois jours au Vernissage... Et vous-même, vous êtes ainsi toute
seule?

--Toute seule! Mme Dartigue m’a quittée il y a quelques minutes, et
j’attends l’heure à laquelle je vais être remise en possession, tout
ensemble, de mes enfants et de ma voiture! Je vous préviens que, jusqu’à
ce moment, je vous garde comme cavalier. Puisque vous connaissez la
sculpture, faites-la-moi visiter...

Il s’inclina au moment où, derrière lui, quelqu’un disait en le
désignant:

--Oui, c’est bien Robert Noris, l’écrivain, avec cette jeune femme...

Isabelle saisit au passage ces paroles, et un fugitif éclair de plaisir
traversa ses yeux brillants. Si habituée qu’elle fût à vivre dans un
monde lettré, entourée d’hommes possédant une notoriété quelconque, elle
s’accommodait fort, dans sa vanité féminine, de respirer le parfum d’un
encens flatteur, encore que cet encens ne brûlât pas pour elle.

D’ailleurs, il lui plaisait beaucoup ce Robert Noris, un cousin si
éloigné que, en vérité, il fallait une certaine dose de patience pour
démêler entre eux un degré de parenté. A coup sûr, ils étaient de
vieilles connaissances. Autrefois même, si elle l’eût permis, il lui eût
demandé de porter son nom, car il était passionnément épris d’elle; mais
il ne jouissait alors d’aucune célébrité consacrée et se bornait à
paraître un écrivain très bien doué, cherchant sa voie dans le roman.
Aussi n’avait-elle point pris garde à lui, étant de nature
essentiellement ambitieuse. Elle avait fait le brillant mariage vers
lequel l’attirait son insatiable vanité, elle avait chiffré son papier
d’une couronne comtale, possédé l’un des plus magnifiques hôtels de
Paris, satisfait ses plus coûteuses fantaisies; cela, en devenant la
femme d’une parfaite nullité, égoïste et violente, d’un homme qui avait
été pour elle, durant huit années, un assez mauvais mari, et lui avait
fait le plus précieux des présents, le jour où il lui avait donné la
liberté du veuvage.

Depuis deux années pleines maintenant, elle usait de sa vie nouvelle,
qui lui semblait charmante; et, chaque jour, elle se pénétrait davantage
de l’idée que Robert Noris, devenu illustre, remplacerait fort bien le
comte de Vianne. En effet, à trente-cinq ans, il possédait une renommée
que des écrivains même de talent,--des vétérans dans la
littérature,--étaient destinés à ne jamais connaître; et c’était là, aux
yeux d’Isabelle, une immense qualité. Elle était dominée toujours par le
besoin inné de rechercher, pour en faire son bien propre, ce que les
autres n’étaient point en mesure d’avoir; que ce fût la présence d’un
homme célèbre dans son salon, ou simplement un bijou, un bibelot rare,
une façon de robe inédite. Or Robert lui plaisait d’autant plus qu’il
avait la réputation d’être inaccessible,--désormais,--à toute puissance
féminine, et qu’il se montrait, avec elle, bien résolu à ne point
ressusciter le passé.

Certes, très souvent, il venait chez elle, et avait même une place
marquée dans son cercle intime. En vertu des droits de la parenté, il
l’accompagnait dans les menues expéditions que la mode impose à ses
fidèles, visites dans les expositions de toute sorte, représentations de
cercle, et le reste. Dès qu’il y avait réunion chez elle, ses hôtes
pouvaient être certains de distinguer, dans la phalange masculine, la
haute taille de Robert Noris, son visage brun, son front large sous les
cheveux châtains coupés courts, ses yeux brillants, dans l’orbite
creusé, avec un regard pénétrant, pensif, chercheur; son sourire
sceptique et spirituel qui, en s’effaçant, laissait à la bouche une
expression de lassitude mélancolique.

Donc il venait beaucoup chez Mme de Vianne; seulement il existait ainsi,
dans Paris, plusieurs autres salons qu’il fréquentait pareillement. Mais
ce fait indiscutable ne troublait nullement Isabelle; en sa courte
sagesse, elle jugeait que Robert ne pourrait lui tenir toujours rigueur
du passé, car il était homme, et elle était bien séduisante,
l’expérience le lui avait appris. C’est pourquoi elle s’était juré de
l’amener à lui offrir un nom jadis dédaigné, souvenir qu’elle prétendait
lui faire oublier.

Tout en arpentant le jardin, sous son escorte, elle effleurait d’un
regard distrait les œuvres qu’il lui indiquait; elle causait, souriante,
animée, rencontrant des mots piquants, excitée par cette pensée qu’il
était un merveilleux et terrible observateur de la nature féminine.
Puis, tout à coup, elle interrogea:

--Qu’est-ce que vous écrivez maintenant, Robert, pour continuer votre
grand succès de la fin de l’hiver?

Il eut un froncement léger des sourcils, car il n’aimait guère qu’on lui
parlât de ses œuvres. Hors de son cabinet de travail, il était homme de
lettres aussi peu que possible.

--Ce que j’écris?... Rien, absolument rien... Ces journées de printemps
me rendent d’une abominable paresse... D’ailleurs, il m’est impossible
de travailler à Paris en cette saison qui est une véritable reproduction
de l’agréable période du carême, remplie de concerts, bals et autres
divertissements variés... Aussi ai-je renoncé à l’espoir de pouvoir
commencer un nouveau travail, et vais-je partir...

--Décidément? fit la jeune femme, dont un pli creusa soudain le front.
Ainsi vous ne renoncez pas à vos projets de villégiature anticipée... Et
vous comptez aller?...

--Sur les bords du Léman, sans doute. Si je suivais mon goût intime, je
chercherais tout de suite le village le plus isolé et le plus solitaire
que je puisse rencontrer. Mais il me faut gagner mon repos. Je dois
d’abord aller étudier quelques types d’étrangers que je trouverai
inévitablement dans les hôtels, pensions et abris de toute sorte qui
fourmillent en Suisse.

--Quels types? demanda curieusement Isabelle.

Il sourit, de ce demi-sourire indéfinissable qui laissait toujours
douter s’il raillait ou non.

--Si je vous dis quel est celui que je suis le plus désireux de
rencontrer, vous allez rire et me trouver d’humeur bien romanesque... Et
cependant Dieu sait que ce serait là un reproche immérité! Je voudrais
connaître une _vraie_ jeune fille, car je ne me souviens pas d’en avoir
vu depuis... des temps préhistoriques.

De nouveau, le front d’Isabelle eut une légère contraction.

--Robert, quelle déclaration!... Alors comment qualifiez-vous les jeunes
personnes bien élevées, pourvues de mères prudentes, d’institutrices, de
professeurs, de cours, de leçons, dont vous rencontrez les spécimens
dans les maisons sérieuses où vous allez encore de temps à autre?

Robert se mit à rire.

--Ces jeunes personnes modèles sont de petites tours d’ivoire dont les
mécréants de mon espèce n’ont point le droit d’approcher. Ainsi que vous
le disiez, elles sont en puissance maternelle; et si j’avais le malheur
de témoigner quelque attention à l’une d’elles je me verrais
immanquablement attribuer toute sorte d’intentions matrimoniales...
Quant aux autres, aux petites filles _fin de siècle_, selon l’expression
consacrée, qui ont des allures de femmes, des propos à l’avenant, des
hardiesses inconcevables, qui, à dix-huit ans, possèdent un cœur, des
yeux, des sourires de coquettes, elles me font tout bonnement horreur!

--Robert, quel moraliste sévère vous faites quand vous vous y mettez!...
Pourquoi en voulez-vous si fort à nos pauvres jeunes filles du monde?

--Parce que je trouve que toutes ces charmantes personnes, élégantes,
jolies à souhait, pomponnées suivant les règles du _chic_ ainsi que de
précieuses poupées, jouent un personnage qui n’est pas le leur et le
déflorent en se rendant ridicules... Probablement parce que je suis un
pauvre homme très compliqué, j’adore la simplicité, en vertu de la loi
des contrastes... Ce doit être curieux et charmant à observer une nature
de jeune fille, très pure, très sincère, très candide.

Robert s’arrêta une seconde, puis acheva, intéressé par la question
qu’il venait de toucher:

--Puisqu’à Paris une pareille étude m’est impossible, je vais la tenter
en Suisse, dans la colonie étrangère qui voyage... Je n’en aurai que
plus de chances de rencontrer un caractère original. Là-bas, peut-être,
découvrirai-je une nature féminine qui m’instruise et me permette de
bien me rendre compte de ce qui passe d’impressions dans une âme
vraiment jeune...

Isabelle ne répondit pas. Le départ, certain maintenant, de Robert
l’irritait comme une défaite personnelle. Elle voulait reconquérir cet
homme qui l’avait tant aimée autrefois; elle déployait dans ce but son
charme tout-puissant... Et voici qu’elle le sentait de nouveau
insaisissable, maître de lui-même, se dérobant avec une volonté très
ferme à l’empire qu’elle essayait de retrouver sur lui. Elle le
connaissait trop bien d’humeur indépendante et résolue pour tenter de
lui faire abandonner ses projets d’éloignement et reprit seulement d’un
ton de raillerie légère:

--Et où irez-vous chercher votre jeune fille idéale?

--Je ne sais trop encore... A Lausanne ou ailleurs, dans cette région;
les bords du lac sont encore abordables ce mois-ci, sans grandes
chaleurs et sans Parisiens. Peut-être vais-je m’installer à Vevey.

Un éclair de satisfaction traversa le regard d’Isabelle.

Vevey était bien près d’Évian; et il était si facile de se faire
ordonner une saison dans la petite ville d’eaux.

--Oui, vous auriez bien raison de rester quelque temps à Vevey; la
société étrangère y est nombreuse, puis vous y retrouveriez notre
vieille amie Mme de Grouville, qui reçoit beaucoup et qui, étant donnés
son humeur et ses goûts, doit certes connaître tout ce que la colonie
exotique renferme de plus original et de plus _select_... Chez elle,
vous rencontreriez aisément, je suis sûre, un sujet digne de votre
affreux petit travail de dissection et capable de vous inspirer une
collection de ces fameuses notes que le public serait si curieux de
connaître. Vous êtes trop jaloux de les garder, Robert.

D’un mouvement distrait il écrasa sous son pied une petite motte de
terre, et une expression d’amusement éclaira son regard sérieux.

--Mes notes, je vous prie de le croire, ne valent pas l’honneur que vous
leur faites en ce moment;... une suite de phrases rédigées en style
télégraphique, qui n’ont d’autre mérite que leur grande sincérité...

Isabelle n’insista pas, dépitée de ce qu’il se refusait, comme toujours,
malgré sa grande courtoisie, à la laisser pénétrer un peu dans
l’intimité de sa pensée. Les promeneurs devenaient rares dans le jardin;
elle se décida à rejoindre la haute porte de sortie qui, grande ouverte,
laissait apercevoir, dans un lointain vert et lumineux, l’avenue des
Champs-Élysées, inondée d’une clarté de soleil couchant. Et, d’un ton de
badinage destiné à cacher sa déception, elle interrogea encore:

--Et quand vous aurez découvert votre petite merveille de jeune fille,
Robert, peut-on, sans trop d’indiscrétion, vous demander comment vous
vous y prendrez pour étudier sa personne morale qui, seule, vous
intéresse?

Sur les lèvres de Robert Noris reparut le même demi-sourire étrange,
tout ensemble triste et railleur.

--Je m’y prendrai comme font les naturalistes qui examinent de
remarquables papillons. Ils les contemplent au microscope, afin de
savoir d’où vient leur beauté, leur découvrent alors des imperfections,
des défauts non soupçonnés au premier regard; et, finissant par ne plus
voir dans ces brillants papillons, tout comme leurs frères les plus
humbles, qu’une pauvre petite chose faite de poussière, détournent
dédaigneusement la tête et cherchent un nouveau sujet d’observation.
Voilà, au dédain près, toute l’histoire de ma future étude en Suisse!...

--Vous êtes un homme abominable, Robert, sans ombre de cœur!...

--Vous avez raison, Isabelle, sans ombre de cœur, je le reconnais
humblement, fit-il, s’écartant pour la laisser passer, car ils
s’engageaient dans le vestibule où les visiteurs affluaient, sortant des
salons de peinture, maintenant fermés.

Elle fit quelques pas, puis s’arrêta, pour lui permettre de la
rejoindre, le regardant approcher. Elle était vraiment en beauté ce
jour-là, ainsi qu’elle en avait la parfaite conscience: les yeux
étincelaient à l’ombre des paupières un peu lourdes; les cheveux noirs,
ondés et souples, s’échappaient artistement de la petite capote de
paille claire, caressant la pâleur chaude du teint, qui, dans la lumière
adoucie de cette fin de jour, retrouvait un incomparable éclat; et la
soie molle du corsage dessinait hardiment les lignes harmonieuses du
buste pleinement épanoui, allongé par la taille svelte comme une taille
de jeune fille. Il était évident qu’avant de sortir Isabelle avait passé
une somme respectable de minutes devant sa psyché, afin d’obtenir cet
ensemble irréprochable dont elle était jalouse. Mais peu importait à
Robert; il ne demandait à la jeune femme que d’être, à l’occasion, un
joli régal pour ses yeux de blasé; et il eut une exclamation sincère en
la rejoignant:

--Tout homme abominable que vous me jugez, m’est-il permis de vous dire,
Isabelle, que vous êtes adorablement habillée?

Elle répondit par un sourire charmé qui entr’ouvrit ses lèvres d’un
carmin foncé, très fines... Trop fines, avait bien souvent pensé Robert:
ces lèvres-là savaient être spirituelles, séduisantes, non pas aimantes.

--Le compliment vous est permis, parce que je sais que vous êtes un
connaisseur, fit-elle, tendant la main au jeune homme, en guise d’adieu.

Au bord du trottoir, en effet, se rangeait son coupé, laissant
apercevoir, derrière la glace, deux petites têtes d’enfants.

--A bientôt, n’est-ce pas, Robert? Vous n’allez pas partir pour Vevey
mystérieusement, sans venir me faire vos adieux?

--Pour Vevey?... C’est décidément là que vous prétendez m’envoyer?...

--Pourquoi non? Vous y trouverez, ce me semble, votre Saint-Graal, en la
personne d’une petite Anglaise quelconque, et vous aurez, pour champ
d’expériences, le salon de Mme de Grouville. Écoutez-moi, et vous me
remercierez à votre retour... Au revoir.

--Au revoir, répéta-t-il.

Il s’inclina très bas devant elle, eut un geste de caresse pour les deux
mignonnes fillettes assises, d’un air grave, dans la voiture, referma la
portière, et le cocher enleva ses chevaux.

Un instant, il demeura immobile à suivre distraitement des yeux le coupé
qui s’éloignait; à travers la glace de la portière, il distingua une
dernière fois une silhouette menue d’enfant, un élégant profil de femme,
puis cette double vision s’effaça. Alors il se mit à descendre les
Champs-Élysées, songeur, laissant sa pensée fuir vers ce prochain voyage
de Suisse, dont il jouissait étrangement à l’avance, par la seule idée
qu’il échapperait ainsi à cette fiévreuse vie parisienne et mondaine,
dont il était excédé jusqu’à l’écœurement,--autant pour en avoir usé que
pour l’avoir observée avec une impitoyable pénétration. Ah! qu’il les
connaissait ces femmes du monde occupées seulement de leurs succès de
beauté, de leurs chiffons, de leurs rivalités, de leurs intrigues,
livrées toutes à leur vie factice, pareille à la vie de plantes
précieuses et délicates élevées en serre chaude!

Combien de fois, sortant d’un _five o’clock_ où il était venu pour
observer, ou simplement pour remplir une obligation de société,
s’était-il senti envahi par un mépris amer pour l’atmosphère
artificielle, énervante par sa mollesse, dans laquelle se mouvaient les
hommes de cercle, les femmes délicieusement élégantes qu’il venait de
quitter! Qui eût soupçonné que lui, le Parisien sceptique,
désillusionné, passionné par son indépendance, il éprouvait l’âpre
nostalgie d’un vrai foyer très simple et très intime, tout parfumé de
tendresse, semblable à celui qu’il avait vu, enfant, dans la maison
paternelle et dont il gardait le souvenir infiniment cher...

Tout en songeant, il avait atteint l’extrémité de l’avenue des
Champs-Élysées; et, avant de l’abandonner, il s’arrêta un moment pour
contempler le panorama parisien qui s’allongeait sous son regard.

Dans cette approche du crépuscule, le ciel prenait des tons d’or vert
d’une douceur exquise; une première étoile flamboyait solitaire dans
l’immensité limpide, et les têtes fleuries des marronniers avaient un
parfum pénétrant.

Certes, Robert Noris était trop artiste pour ne point sentir la poésie
qui se dégageait de ce renouveau fraîchement épanoui; mais il n’en
jouissait pas à la manière des simples, qui subissent leurs impressions
sans les comprendre. En cet instant, comme toujours, il demeurait le
dilettante blasé, soigneux de tout ce qui pouvait éveiller en lui une
sensation esthétique.

Il s’était regardé vivre et il avait regardé vivre les autres, avec une
clairvoyance aiguë, se plaçant, pour cette étude constante, en
spectateur curieux et de goût raffiné à qui rien d’intéressant ne doit
échapper. Il s’était plu à rechercher toujours le pourquoi de ses
impressions, douloureuses ou bienfaisantes, comme de celles des autres.
Son esprit insatiable et chercheur avait fouillé toutes les questions,
appris à douter beaucoup et acquis trop vite la certitude décevante que
les grands problèmes de la vie morale ne peuvent avoir que des solutions
relatives.

Ainsi, il était arrivé à se créer une âme compliquée, profondément
triste, impossible à satisfaire, incapable d’illusions, que le travail
seul pouvait encore passionner. Non pas qu’il l’aimât comme un élément
de succès. Il ne tenait point au succès, l’appréciant en sceptique. Sa
brillante réputation le laissait insensible. S’il souhaitait que ses
œuvres fussent remarquables, c’était pour lui-même, pour la jouissance
intellectuelle qu’il éprouvait à les écrire telles; mais il était fort
indifférent à l’opinion que pouvait s’en former la majorité de ses
contemporains.

De là venait que plusieurs le disaient volontiers d’humeur hautaine et
d’âme sèche, ce en quoi ils commettaient une grande erreur. Robert Noris
ne se livrait pas, parce qu’il avait le dédain extrême des effusions
banales. Au fond, il était seulement un délicat qui, ayant été tout
d’abord cruellement atteint par une inoubliable déception, s’était
replié sur lui-même et, depuis lors, efforcé de briser en lui cette
puissance de sentir, de s’attacher par le cœur, qu’il avait si
entièrement possédée.

En aimant Isabelle, il avait fait autrefois un vrai rêve de la vingtième
année, et il avait horriblement souffert quand elle l’avait écarté comme
un indifférent qui la gênait. Puis, avec le temps, à mesure qu’il
pénétrait davantage dans la compréhension de l’âme humaine, il était
devenu d’une indulgence un peu dédaigneuse, mêlée d’ironie et de
mélancolie, pour les êtres et leurs actions, considérant qu’il ne faut
point demander à des créatures fragiles plus qu’elles ne peuvent donner,
acquérant chaque jour davantage la conviction de sa propre faiblesse et
de celle des autres. Il avait bien pardonné à Isabelle son dédain et son
insensibilité d’antan; il avait rencontré tant d’autres femmes lui
ressemblant! Il la jugeait maintenant froidement, mais avec son
implacable perspicacité: intelligente et fine, plus que jolie, belle à
ravir les yeux, mais frivole, incapable d’un véritable élan du cœur,
faite de vanité et de coquetterie, et devenant impitoyable dès que cette
vanité et cette coquetterie étaient en jeu. Il reconnaissait que peu de
femmes savaient être aussi séduisantes qu’elle; mais ce charme même dont
elle était revêtue ne résultait que de sa volonté de plaire. Et
justement à cause de cela, elle l’amusait, l’intéressait, comme une
charmante manifestation de l’éternel féminin...

Mais le vieil homme n’était point complètement mort en lui. A l’essence
même de son être moral, qu’il considérait avec rigueur comme un tout
composé de curiosité, d’intelligence et d’égoïsme, restaient une sorte
de soif douloureuse et secrète de tendresse très pure, de sincérité, un
désir sourd d’oublier toute connaissance psychologique, de vivre comme
les sages qui savent être heureux parce qu’ils n’analysent point toutes
leurs joies.

Au moment même où il allait pénétrer sous la porte cochère de son
cercle, un couple jeune passa près de lui, la femme fluette et mignonne
dans sa robe du bon faiseur, appuyée avec une grâce câline sur le bras
de son cavalier, un clubman insignifiant et distingué. Ils le frôlèrent
presque; elle, riait d’un joli rire gai; et lui semblait l’écouter
charmé. Par habitude, Robert les analysa d’un coup d’œil:

--Très bien assortis, très contents l’un de l’autre, très heureux pour
l’instant!... Quels mortels privilégiés! murmura-t-il, railleur, mais
une secrète amertume vibrait dans son accent.

Alors il eut un haussement d’épaules et entra au cercle.




II


La petite ville de Vevey reposait, silencieuse, dans son cadre de
montagnes, sous le rayonnement d’une blanche clarté de lune; les arbres,
immobiles, semblaient dormir comme les êtres vivants qu’ils
enveloppaient de leur ombre, comme dormaient les eaux paisibles du lac,
à peine palpitantes sous la caresse d’imperceptibles souffles.

Assis devant sa table à écrire, Robert Noris restait pensif, le regard
loin de la page blanche allongée sous ses yeux. Et pourtant, cette heure
de calme absolu devait lui être précieuse; aucun bruit de pas dans
l’hôtel, devenu tranquille comme un cloître, ni un son de voix, ni le
heurt d’une porte. D’ordinaire, il aimait à travailler ainsi, enveloppé
par cette paix silencieuse de la nuit; mais, ce soir, nuls caractères ne
venaient noircir la page immaculée.

--Je suis incapable aujourd’hui d’écrire quoi que ce soit, fit-il tout à
coup, jetant la plume au hasard, si bien qu’elle roula hors de la table
sur le tapis.

Il se mit à marcher dans la pièce, d’un pas nerveux; puis, brusquement,
il chercha dans un tiroir bien fermé une suite de feuillets,--les notes
écrites par lui depuis le jour où, deux mois plus tôt, il avait quitté
Paris. Et il se prit à lire:


9 mai (en route pour Vevey).

Le jour vient de naître brumeux; il est bien pâle encore, mais il me
permet cependant de tracer mes hiéroglyphes et de distinguer vaguement
la physionomie des compagnes de voyage dont je jouis depuis la moitié de
mon trajet. Grâce à une certaine dépense de diplomatie et d’arguments
sonnants, j’avais pu me conserver une solitude complète au départ de
Paris... Je jouissais de mon bonheur silencieusement, avec l’égoïsme
propre aux individus civilisés, ayant eu soin de plonger mon wagon dans
une obscurité bienfaisante, quand, à Dijon, la portière s’ouvre
brusquement et une voix quelconque d’employé crie, triomphante à
souhait:

--Mais il y a de la place ici!

L’instinct du confort dominant, j’ai un mouvement de protestation; mais
deux silhouettes de femmes apparaissent; et la courtoisie devenant
obligatoire alors, je laisse l’invasion s’accomplir. Le wagon s’emplit
d’un bruissement de soie, d’un parfum de violettes, et une voix jeune
s’écrie avec un léger accent anglais:

--Dieu, qu’il fait noir ici!

Et avant que j’aie pu tenter le moindre mouvement dans ce sens, une main
impatiente a relevé le store qui voilait la lumière; et, tandis que le
train s’ébranle, je distingue, à la flamme vacillante et timide de notre
lampe, l’ovale fin et les cheveux blonds d’une jeune femme ou jeune
fille encore debout. Sa compagne qui, selon les apparences, pourrait
être sa mère, est déjà installée dans le wagon. D’ailleurs, elle-même
est bientôt blottie dans le «coin» qu’elle a adopté; sa petite toque a
été prestement jetée dans le filet et remplacée par un capuchon de
dentelle; les mains, soudain dégantées,--ne portant ni bague ni anneau
de mariage,--se sont glissées dans les profondeurs du manteau de voyage;
et un silence complet règne bientôt dans le wagon qui nous emporte, de
nouveau plongé dans l’ombre.

... Maintenant le grand jour est venu et je puis mieux voir les deux
étrangères, ou plutôt l’une d’elles, la plus âgée, qui me fait
vis-à-vis: cinquante ans environ, un air distingué de femme de race. La
peau a des tons de cire jaunissante; les cheveux gris sont lissés en
bandeaux réguliers. Elle sommeille encore, le buste droit, superbe dans
ses lignes majestueuses et pleines. Ainsi, au repos, les traits ont une
singulière expression de tristesse; une ride profonde creuse le front et
y semble tracée par un souci constant. Cette femme doit porter le
fardeau d’une épreuve,--peut-être ancienne,--qui l’a durement meurtrie.

De la jeune fille qui l’accompagne, je ne puis distinguer qu’une forme
mince, singulièrement élégante, et, se dégageant à demi d’un vaporeux
fouillis de dentelle noire, quelques mèches blondes, un petit nez droit,
de vraies lèvres de bébé toutes fraîches, des cils qui font une ombre
sur la joue d’une carnation transparente...

Je finis de griffonner ces quelques notes et je m’aperçois, en relevant
la tête, que ma jeune compagne ne dort plus; elle a rejeté son capuchon,
et ses cheveux apparaissent ayant une couleur de feuilles mortes très
lumineuse, formant un joli contraste avec les sourcils brun foncé. A son
tour, elle m’examine, la bouche un peu fière, avec des yeux d’une
hardiesse candide que l’iris, de teinte bleu sombre, semble emplir tout
entiers.

Voyant que je n’écris plus, elle se détourne et, après avoir frotté la
vitre avec un microscopique mouchoir, elle y appuie son visage et
regarde attentivement fuir les pâturages trempés de rosée, les lointains
changeants, les collines basses de l’horizon qui se dégagent de la
brume... Le paysage est exquis à cette heure matinale; le ciel semble
pâle encore, d’une nuance indécise; des lambeaux de nuage traînent
nonchalamment sur les coteaux boisés, noirs de sapins, et des chalets
qui révèlent l’approche du pays suisse se dressent, pareils à des
maisons de poupées, au bord de ruisselets d’une adorable limpidité. Je
ne vois que de profil ma petite inconnue,--pourquoi «petite»?... elle
est plutôt grande, au contraire...,--mais son œil bleu, large ouvert
sous l’arcade légèrement saillante du sourcil, m’apprend qu’elle jouit
avec une profondeur étonnante du charme de cette campagne maintenant
dorée de soleil.

Puis, tout à coup, la vue d’une station que nous laissons passer sans
nous y arrêter la fait sortir de sa contemplation. Elle regarde sa
montre, entr’ouvre son sac de voyage; et avec une aisance parfaite,
comme si elle était seule dans son appartement, elle en tire une petite
glace qu’elle suspend à sa hauteur, vis-à-vis d’elle. Alors, en quelques
mouvements dont la vivacité stupéfierait ma belle cousine de Vianne,
elle rétablit l’harmonie dans la masse blonde et souple de ses cheveux,
se coiffe de la petite toque abandonnée dans le filet depuis la nuit,
et, toujours avec la même rapidité, referme le précieux sac sur les
trésors d’utilité qu’il contient.

--Lilian, vous voilà déjà réveillée?... Approchons-nous?

--Oui, _aunt_ Katie. Dans vingt-cinq minutes, nous serons à
Pontarlier...

Et miss Lilian, puisque tel est son nom, se lève, jette au hasard deux
ou trois baisers chauds et caressants sur le visage mélancolique dont
l’expression est devenue bien tendre en la regardant. Ensuite, sur une
question de sa compagne, elle se met à parcourir le Guide, l’éternel
Guide, qui reposait près d’elle, et parait amusée de ce qu’elle lit...
J’imagine qu’elle doit, en effet, trouver en toute chose un sujet
d’intérêt; il y a en elle une intensité de vie qui frappe et la rend
curieuse à suivre dans les manifestations de cette activité tant morale
que physique...

Une ou deux fois, elle interrompt sa lecture et regarde vers sa tante;
elle semble deviner que je l’observe, si discrètement que je m’efforce
de le faire; et ses sourcils se rapprochent un peu, donnant une énergie
inattendue à son visage de jeune fille. Les lèvres, devenues presque
hautaines, s’écartent comme pour laisser échapper une parole de
protestation contre l’audace de cet étranger qui se permet de fixer son
attention sur elle... Puis, brusquement, elle détourne la tête.

D’ailleurs, voici Pontarlier. Sans doute, de même que moi, miss Lilian
et sa tante se dirigent vers Lausanne, car elles aussi descendent pour
le changement de train.

Battues par l’air vif du matin dont la fraîcheur les fait frissonner,
bon nombre des voyageuses rassemblées dans la gare ne sont guère en
beauté; les cheveux ont des enroulements singuliers dus au hasard et les
yeux sont cerclés d’une ombre très visible dans la pâleur des visages
fatigués. Miss Lilian est étonnante; le teint, éclairé maintenant par la
pleine lumière, est d’une exquise finesse de coloris, d’un ton laiteux
qui s’avive aux joues d’un reflet rose. Du pas rapide et léger de ses
petits pieds bien chaussés, elle arpente le quai, suivie d’une sorte de
vieille gouvernante ou femme de chambre, la taille dessinée à souhait
par la longue casaque qui en trahit les contours jeunes; et toujours,
les larges prunelles, fidèles à leur mission, s’attachent à tous et
tout, attentives et intéressées.

Un instant, la pensée me vient de suivre cette enfant, là où elle se
rend, puisque, en somme, rien ne m’oblige à gagner Vevey; peut-être me
fournirait-elle un sujet d’étude; elle doit être amusante à regarder
vivre... Un employé vient aimablement m’avertir que l’heure est arrivée
de monter dans le paisible petit chemin de fer suisse qui va désormais
nous transporter; alors je fais quelques pas pour atteindre le
compartiment vers lequel je vois se diriger mes compagnes de la nuit.
Mais je rencontre les yeux de miss Lilian qui paraissent me dire qu’elle
a soupçonné mon intention. A coup sûr, elle en est mécontente, si j’en
juge d’après la légère contraction de ses sourcils bruns... Et, rappelé
de cette façon muette aux lois sévères de la discrétion absolue, je
renonce à suivre mon vague désir... Seul, cette fois, dans mon wagon, je
rassemble ces quelques notes. A Lausanne, j’ai l’avantage d’apercevoir,
sur le quai, miss Lilian, debout auprès d’une collection de malles dont
elle paraît la souveraine maîtresse...

Pourquoi, en définitive, ne suis-je pas resté à Lausanne, comme j’en ai
eu la tentation? Cette petite Anglaise, que le hasard mettait sur ma
route, fût peut-être devenue pour moi le Saint-Graal, selon l’expression
de Mme de Vianne.


14 mai.

Je savais qu’à l’hôtel où je suis descendu était installé Nodestorf,
l’écrivain russe, que je n’avais pas revu depuis son mariage, qui semble
l’avoir fixé à Moscou. Et c’est pourquoi, afin de profiter de ce
rapprochement inattendu et fugitif, je suis venu élire domicile dans ce
caravansérail de grand style, riche et banal, où je retrouve la
brillante société cosmopolite que j’ai rencontrée maintes et maintes
fois dans mes pérégrinations à travers le monde.

Quand les Nodestorf seront partis, dans une huitaine de jours, j’irai
m’établir dans une vraie pension suisse, bien paisible, dépourvue d’un
luxe insipide, une pension dans laquelle les hommes ne seront point des
clubmen et les femmes ne porteront point de noms aristocratiques, ne
seront point coquettes, banales, ou encore,--il en est ici même
plusieurs exemples,--enfermées dans les règles d’une étiquette
cérémonieuse qui anéantit leur personnalité.

Dans la petite pension que je chercherai, je rencontrerai des créatures
féminines infiniment plus humbles, selon les castes sociales, mais chez
lesquelles je trouverai peut-être des «caractères». Beaucoup parmi elles
sont de pauvres filles sans _home_, qui s’en vont ballottées d’hôtel en
hôtel, jusqu’au moment où, les forces leur manquant, la nécessité les
contraint à se créer enfin un asile stable, afin de pouvoir y mourir
tant bien que mal comme elles ont vécu. Mais cette obligation même, qui
les suit partout, de se conduire seules, de ne compter sur personne
qu’elles-mêmes, leur donne une résolution, une indépendance d’esprit et
d’allure qui les rend intéressantes.

Dans notre somptueux hôtel, rien de pareil: une société de gens envers
qui la fortune a été fort généreuse; plusieurs, portant des noms connus,
illustres même, mais d’une sonorité étrangère; peu ou point de Français;
quelques familles allemandes, passablement de Russes, et une colonie
anglaise et américaine très nombreuse. Quant au clan des jeunes filles,
il est assez mal représenté; sur leur ensemble insignifiant, une seule
se détache, miss Enid Lyrton, pas jolie, mais de physionomie spirituelle
et drôle, fille d’un père vigoureux et d’une mère presque diaphane,
l’aînée d’un garçonnet de quinze ans et de deux petites personnes,
véritables et délicieuses vignettes de Kate Greenaway. En résumé, miss
Enid ne vaut point, en apparence du moins, sa compatriote, miss Lilian.
Cette dernière méritait vraiment que je fisse, à son intention, une
station d’un jour à Lausanne, quitte à la trouver ensuite aussi banale
que la grande foule de ses sœurs en jeunesse.

Sceptique, toujours sceptique! me dirait Nodestorf. Lui ne l’est point;
il possède même un fonds d’optimisme très sincère qui lui crée une
originalité véritable, à notre époque où les pessimistes
foisonnent,--qui le sait mieux que moi!--De là, chez lui, une façon
particulière de juger les hommes et les événements, qui donne une saveur
inoubliable à sa conversation.

Parmi ses compatriotes il possède un grand renom et, de plus, a un
nombre considérable d’admirateurs dans tout le monde lettré en Europe.
Or, il jouit extrêmement de sa célébrité. Il y a une heure encore,
tandis que, la nuit venue, nous longions le lac, il me parlait, avec un
accent de bonne humeur robuste et naïve, des éloges, des ovations et
honneurs qui lui sont prodigués; et finalement, il a conclu en riant,
mais c’était sa pensée sincère qu’il trahissait:

--Mon cher, moquez-vous de moi, mais je ne suis point un dédaigneux
comme vous; j’avoue en toute humilité que j’aime la gloire. D’ailleurs,
j’ai une femme qui l’adore... Rien que pour elle, je serais heureux de
la posséder!

Cela est très bien et parfaitement conjugal... Aussi n’ai-je rien à
répondre à cette déclaration... Suis-je donc un dédaigneux comme il le
dit? Autrefois, j’ai rêvé, moi aussi, cette célébrité que je possède
aujourd’hui... Je l’ai rêvée quand j’étais très jeune et que je la
voulais, comme Nodestorf, pour la femme à qui je souhaitais voir porter
mon nom... Quand je l’ai eu acquise, je l’ai aimée avec amertume, parce
qu’elle me vengeait, en m’élevant sur le piédestal qui eût été capable
de séduire ma belle et ambitieuse cousine... Maintenant je ne l’aime
plus; elle m’est indifférente. Je m’en soucie comme de la cendre du
cigare que j’ai secouée par hasard, au moment même où Nodestorf me
faisait son aveu...,--cela, sans doute, parce que je la possède
pleinement. Il est probable que j’en sentirais bien vite le prix si elle
m’échappait.

Mais je ne puis me faire d’illusions, dans cinquante ou soixante ans,
mes œuvres, à cette heure très recherchées parce qu’elles répondent à la
situation présente des esprits, paraîtront lettre morte à la génération
nouvelle qui les entourera de cette admiration respectueuse et lointaine
dont nous gratifions nos prédécesseurs, démodés aux yeux du public... Je
ne serai plus qu’un nom appris avec ennui par la collection des lycéens
français et qui éveillera seulement, dans les esprits curieux, l’idée de
documents susceptibles d’être consultés sur l’état moral d’un temps qui
n’est plus... Certains trouveront encore que c’est beaucoup. Et moi, je
ne me sens capable que de répéter les paroles désolées du grand
pessimiste de l’Écriture: «Vanité des vanités...»


16 mai.

Au moment où je rentrais, l’omnibus de l’hôtel débarquait son monde de
voyageurs; et avant même que j’eusse pu distinguer quels étaient les
nouveaux venus, j’avais entendu, devant le vestibule, un bruit de voix
joyeuses, des rires jeunes et, à ma grande surprise, en approchant, j’ai
aperçu sur la première marche du perron, auprès de miss Enid, ma jeune
compagne de voyage, escortée de sa tante et de sa respectable duègne
qui, en la regardant, a vraiment des yeux d’animal fidèle et dévoué.

Elle et miss Enid devaient être de très bonnes amies, car, tout en ayant
l’air de surveiller la descente des bagages perchés sur l’omnibus, elles
bavardaient sans discontinuer; entre elles, c’était un continuel échange
d’exclamations, d’éclats de rire, de baisers qui tombaient en averse
aussi vite rendus qu’ils étaient donnés; et les questions et les
réponses s’entre-croisaient avec une prodigieuse vivacité, en anglais,
ce qui donnait à leurs paroles une sonorité claire de gazouillement.

Miss Lilian m’a reconnu; je l’ai vu à l’imperceptible éclair qui a
traversé ses yeux; et nous avons été l’un et l’autre d’une parfaite
politesse. Je l’ai saluée, elle m’a répondu par un petit signe de tête
d’une irréprochable correction, tout imprégné d’une grâce fière, et elle
a passé devant moi, appuyée, dans une attitude tendre et câline, sur le
bras de son amie...

Et maintenant va-t-elle rester ici, a Vevey?... Si le nombre des malles
signifie quelque chose en pareille occurrence, je suis fixé sur ce
point; mais dans la gare de Lausanne, j’ai vu autour d’elle égale
abondance de bagages... Il me plairait qu’elle demeurât ici quelque
temps; mon pauvre esprit, éternellement épris de psychologie, espérant
trouver en elle matière à observer... Pour moi, elle deviendrait le
petit papillon à disséquer... Et pourquoi non?... La dissection
s’opérerait sans qu’elle en souffrît et j’y gagnerais peut-être la
connaissance exacte d’un cœur de jeune fille...


17 mai.

En vérité, la destinée se montre bienveillante à mon égard. Miss Lilian
Evans doit rester à Vevey un mois, peut-être même six semaines ou
davantage, selon que la période des chaleurs viendra plus ou moins vite,
m’a dit Mme de Nodestorf, qui a le talent d’être toujours admirablement
renseignée. Par l’effet de son charme insinuant de Slave, elle a su
conquérir la sympathie de Mrs Lyrton et se montre, de plus, toujours
prête à écouter les récits de la causeuse Enid. De très amusante façon,
elle s’est mise à nous instruire, son mari et moi, de détails que nous
ne lui demandions pas sur les nouvelles arrivées... Nodestorf a épousé
un véritable reporter!

Grâce à ses excellents offices, j’ai appris, bon gré, mal gré, que miss
Lilian est orpheline et ne quitte jamais sa tante, lady Evans, qui
partage son existence entre le séjour de son château de Cornouailles et
ses stations plus ou moins longues à l’étranger... De même, je sais
maintenant que la vénérable duègne est la gouvernante qui a élevé miss
Lilian et lui demeure dévouée corps et âme, prête à accomplir ses
moindres fantaisies... Enfin, conclusion fort appréciable pour moi, lady
Evans est liée avec Mme de Grouville; d’où la probabilité que je
rencontrerai plusieurs fois chez elle miss Lilian, et aurai ainsi une
occasion sérieuse de lui être présenté; par suite, de la mieux étudier.

Une femme très originale que la baronne de Grouville. Au physique, la
majorité la juge, et sans conteste, franchement laide... Et pourtant...
Les traits irréguliers sont d’une rudesse masculine et déconcertante;
mais les yeux petits ont une vivacité étincelante, les dents sont
admirables et la bouche aux lèvres fortes est bien spirituelle. Il y a
infiniment d’intelligence dans cette femme brusque et capricieuse, dont
l’activité, sans cesse en quête d’aliments, se traduit par des œuvres
artistiques et littéraires d’un caractère inoubliable: dans les
expositions, par des statuettes hardiment campées et exécutées avec une
brutale inexpérience; par des toiles impressionnistes aussi; dans les
journaux et revues que lui ouvre sa position, par des romans, nouvelles,
articles animés d’une imagination débordante, originale, et qui semblent
écrits avec une massue. Je crois bien que Mme de Grouville a autant
d’ennemis que d’amis, car, si elle est en réalité très bonne, elle a
parfois des mots mordants, à l’emporte-pièce; et d’ailleurs elle aime
ses amis comme elle agit dans la vie, à tort et à travers, de façon à
justifier la prière célèbre: «Seigneur, préservez-moi de mes amis, je me
charge de mes ennemis!»

Cette femme fantasque possède l’un des plus agréables salons que l’on
puisse fréquenter, et elle en fait les honneurs avec un tact surprenant,
eu égard à sa nature d’essence volcanique. Elle est, il est vrai,
secondée en cela par le baron, son mari, un homme sec et maigre, d’une
courtoisie d’un autre âge, d’une rare finesse d’esprit, et qu’elle adore
comme le ferait la plus sage petite bourgeoise venue, probablement parce
que, très calme et très égal d’humeur, il ne lui ressemble en rien.

Durant les mois qu’elle passe chaque année à Vevey, sa villa est le lieu
de réunion du monde cosmopolite le plus choisi. Cette semaine, elle
donne une _garden-party_ pour laquelle je viens de recevoir une carte
d’invitation. Quoique je sois bien résolu à fuir ici les réceptions
mondaines, j’irai cependant passer quelques instants aux Cytises,
certain de n’y point trouver une société banale.


21 mai.

Ainsi que je le prévoyais, lady Evans et sa nièce assistaient à la
_garden-party_ en question. Quand je suis entré dans le salon de Mme de
Grouville, il s’y trouvait déjà nombreuse société. Dehors, sur une
terrasse sablée, se poursuivait l’inévitable partie de tennis.

J’ai rempli en conscience mon rôle d’être revêtu d’une notoriété
quelconque, et fait une suffisante dépense de saluts, sourires,
compliments. Je me suis laissé présenter par Mme de Grouville à
plusieurs femmes de types et d’âges divers, qui ont cru devoir me parler
de mon dernier roman, ce dont je les eusse volontiers dispensées...
Seule, lady Evans n’a heureusement pas pensé nécessaire de se répandre
en félicitations plus ou moins quelconques, et j’ai goûté près d’elle le
très vif plaisir de causer avec une femme vraiment supérieure. Pour la
première fois, depuis qu’un même toit nous abrite, nous avons échangé
autre chose que des paroles de pure politesse, et j’ai vu lady Evans
sortir de la réserve mélancolique et légèrement hautaine, dont elle
paraît s’envelopper pour empêcher les paroles indifférentes ou curieuses
d’arriver jusqu’à elle, capables de raviver peut-être quelque ancienne
blessure.

Tout en causant avec elle, je cherchais du regard miss Lilian, que je ne
voyais pas dans le salon. Tout à coup, je l’ai aperçue. Elle était sur
le seuil de la porte-fenêtre, vêtue d’une robe claire, d’un bleu de pâle
turquoise; une grande collerette de crêpe, de même teinte, dégageait la
nuque et le col très fin; et la pleine lumière baignait, sans scrupule,
sa belle carnation de blonde. En ce moment, avec quelqu’un que je ne
voyais pas, elle riait, d’un rire franc de petite fille, qui relevait
pleinement ses lèvres sur des dents incomparables. Puis elle est entrée,
en compagnie de son inséparable Enid, a pris une glace sur la table de
lunch, et, pour la manger, est demeurée debout, comme si son corps
souple et jeune fût destiné à ne sentir jamais la nécessité d’un repos.
Ses yeux limpides, d’une étonnante vivacité d’expression, faisant le
tour du salon, m’ont effleuré. Ensuite elle s’est détournée, et s’est
mise à causer avec un grand et assez beau garçon de vingt-quatre à
vingt-cinq ans, Henry Digbay, blond, robuste et musclé, qui est en état
de constante admiration à son égard.

Alors, comme Mme de Grouville passait près de moi, je l’ai arrêtée, lui
demandant de me présenter à miss Evans. Elle a répété, avec une
expression malicieuse et amusée:

--A miss Evans? Parfaitement... Le charme opère donc sur vous aussi?...
Vous avez raison, d’ailleurs, de désirer connaître ma petite amie
autrement que de vue... Elle est adorable, et vaut la peine d’attirer
votre attention de psychologue.

Et, sans plus attendre, s’avançant vers miss Lilian, elle lui a dit, de
sa façon brusque, en souriant:

--Ma petite, je vous présente l’auteur d’un certain nombre de livres
affreusement beaux... Faites de lui tout ce que vous voudrez, et bien
vite, car, dans un moment, je vais venir vous enlever.

Et, sur cette déclaration, elle nous a laissés. Miss Lilian y avait
répondu par un léger signe de tête, toujours debout et droite, avec cet
air de dignité fière qui contraste d’une façon si piquante avec
l’extrême jeunesse de toute sa svelte personne. Mais un sourire fin a
glissé sur sa bouche.

--Savez-vous, monsieur, que Mme de Grouville a une façon de parler de
vos œuvres qui me donne bien envie de les connaître autrement que de
nom... Jusqu’ici, je ne les ai guère vues en ma possession.

--Parce qu’elles ne méritaient pas d’y être mises, ai-je répondu en
toute sincérité. Et certes, en cet instant, j’eusse mieux aimé brûler
certaines d’entre elles que de voir ces yeux clairs de jeune fille les
parcourir même.

Une légère flamme rose a passé sur ses joues et drôlement elle m’a dit,
avec son très léger accent anglais:

--Alors il me faut les réserver pour plus tard, quand je serai vieille
ou mariée. En attendant, je suis aise de vous connaître parce que
j’avais entendu bien des fois prononcer votre nom, et parce que j’aime
beaucoup à connaître les hommes célèbres.

Cela dit très simplement, sans ombre de compliment dans la voix, tandis
qu’elle fendait un petit morceau de glace et le portait à sa bouche
d’enfant aux lèvres caressantes. Je n’ai point relevé ses paroles, et,
désireux d’échapper à une conversation dont j’étais l’objet, j’ai
demandé, au hasard, à miss Lilian:

--Vous plaisez-vous à Vevey?

--Oui... oh! mon Dieu, oui!... Mais je m’y plairais bien plus encore, si
je n’y trouvais tant de tramways, de lumière électrique, de magasins et
d’autres choses du même genre!

--Vraiment?... Alors vous n’appréciez pas ce qu’il est d’usage d’appeler
les «bienfaits du progrès»?

Elle s’est mise à rire.

--Pas toujours autant que je le devrais! Mais je suis une vraie sauvage,
prétend Enid. Certainement je trouve admirables bien des œuvres et des
inventions de mes semblables; mais, par-dessus tout, j’aime ce qui est
beau sans qu’ils y aient touché. Ici, par bonheur, s’il y a des
tramways, il y a aussi le lac, les couchers de soleil, la neige, la Dent
du Midi, des roses qui sentent bon, etc. Et puis les montagnes ne sont
point trop hautes, et ainsi me paraissent moins irritantes!

--Irritantes?

--Mais oui, irritantes; elles se dressent pour empêcher la vue: il est
vrai qu’elles font ainsi leur rôle de montagnes!... Mais elles écrasent
de leur grandeur les pauvres mortels microscopiques devant elles. Les
montagnes très élevées me donnent une sensation d’étouffement, un désir
de bébé d’étendre les mains en avant pour les repousser... J’aime tant
l’espace! Sans doute, parce que j’ai grandi au bord de la mer et que je
l’adore comme une vraie amie...

--Pas plus vraie ni meilleure que moi! conclut miss Enid, qui vient se
mêler à la conversation et interrompre miss Lilian dans la révélation de
ses goûts.

Elle est suivie aussitôt de Mme de Grouville, dont la grande et belle
main se pose sur la tête blonde de miss Evans.

--Ma petite fille, vous avez fait connaissance avec notre ami Noris, qui
souhaitait vous être présenté. Vous le retrouverez ce soir à l’hôtel.
Maintenant, je vous réclame: venez nous faire un peu de musique.

Quel talent possède donc cette enfant, pour que Mme de Grouville, dont
le goût est si difficile, la fasse entendre chez elle, dans son salon,
connu pour les remarquables séances musicales qu’elle y donne.

Miss Lilian s’est assise au piano, elle enlève ses longs gants, les
jette de côté sur une petite table, et sourit à Henry Digbay, qui les
ramasse précieusement, car ils ont glissé à terre. Puis elle se met à
chanter...

J’ai entendu de très grandes cantatrices dans ma vie, j’ai admiré des
voix splendides, je n’en ai pas écouté qui, plus que celle de cette
jeune fille, fût capable de s’emparer des âmes, de les étreindre, de les
emporter en plein rêve... Le contralto, qu’elle a très étendu, avec de
superbes notes graves, sonores et chaudes, gagnera en souplesse et en
moelleux avec le travail et les années, mais il ne pourra gagner en
puissance d’expression... Elle possède en elle-même ce don qui ne
s’acquiert pas...

J’ai cru un instant que je la jugeais ainsi parce que la musique, pour
peu qu’elle soit bonne, opère sur moi à la manière d’un charme; mais,
regardant froidement autour du salon, j’ai constaté que, chez tous les
auditeurs, à des degrés divers, selon les natures, l’impression était
identique à la mienne.

Miss Lilian ne semblait plus la même en chantant: elle n’était plus une
enfant, une jeune fille, mais une femme, surtout une artiste. L’œil bleu
brillait très grave et très profond sous la ligne fine et sombre des
cils; le dessin juvénile du profil s’était accentué, et, perdant quelque
chose de sa grâce capricieuse, avait pris une régularité de marbre
antique.

Quand miss Lilian s’est tue, elle était blanche et ses lèvres
tremblaient; mais quelqu’un l’a félicitée, et, au bout d’une seconde,
j’ai entendu de nouveau son rire de petite fille. A mon tour, je me suis
approché d’elle, et nous nous sommes mis à causer musique jusqu’au
moment où le bel Henry Digbay est venu implorer la grâce de l’avoir pour
partner dans une nouvelle partie qui s’organisait sur le _tennis court_.

Lorsque je suis parti de chez Mme de Grouville, elle était toute au jeu,
animée, rieuse, la raquette à la main. Et je suis rentré charmé, en ma
qualité d’analyste, d’avoir, dès le premier moment, compris que miss
Lilian n’était point quelconque; charmé aussi de penser qu’en elle
j’allais avoir un joli «papillon» à étudier...


25 mai.

Vers onze heures, pour rentrer à l’hôtel, je m’engage sur le quai
presque désert, dans ce quartier voisin de la Veveyse, qui promène
quelques filets d’eau mousseuse et jaunâtre sur un lit de cailloux. Au
bord de la chaussée, solitairement, un pauvre diable casse des pierres,
sans penser à rien, comme le dit hautement l’œil terne qu’il lève sur
moi quand je passe; existence de bête de somme qui semble peut-être
aussi compliquée à ce malheureux qu’elle nous paraît simple, dans sa
brutalité, à nous autres raffinés qui nous plaignons parce que nous
possédons trop.

Assise sur le parapet du quai, les jambes pendantes, les pieds nus, une
fillette regarde, avec un intérêt qui lui entr’ouvre les lèvres, le
groupe formé à quelques pas d’elle par une jeune femme, en robe blanche,
et trois gamins debout devant elle, l’attitude embarrassée. L’un d’eux
tient attaché à une corde un chat, le plus maigre de tous les chats, le
plus horrible produit, je veux l’espérer, de la race féline, d’une
laideur fantastique, le poil rebroussé, l’air effaré et peureux. Je fais
encore quelques pas, et je reconnais la forme élégante de miss Lilian,
ses cheveux couleur de feuilles mortes, sa taille d’une invraisemblable
souplesse.

J’approche encore et je la vois très bien maintenant: les sourcils se
rapprochent de cette façon que je connais bien, la bouche est sévère et
elle paraît absorbée dans la contemplation du chat maigre; sa voix très
vibrante arrive jusqu’à moi, impérative et fâchée.

--Donnez-moi ce chat... Je vous l’achète, puisque vous prétendez qu’il
est à vous... Regardez dans quel état vous l’avez mis... Vous l’avez
frappé. C’est affreux d’être ainsi cruels!

Miss Lilian parle avec la conviction qui lui est habituelle, et son
indignation semble ahurir complètement les trois coupables qui demeurent
tout gauches, et considèrent leur victime, aplatie sur le pavé chaud de
soleil... La scène est amusante, et j’ai bonne envie de continuer à
jouer le rôle de spectateur. Mais miss Lilian m’aperçoit et me prend à
témoin qu’elle a le droit d’acheter le chat pour l’arracher à ses
ennemis. J’entre aussitôt dans les intérêts de l’animal infortuné, je
traite ses persécuteurs comme il convient, pour satisfaire l’humanité et
miss Lilian, qui, contente d’être arrivée à ses fins, distribue force
pièces blanches aux trois petits drôles, lesquels, enchantés de la
conclusion de l’aventure, détalent joyeusement.

Miss Lilian et moi, nous restons seuls sur le trottoir; l’homme continue
à casser des pierres et la fillette est toujours en observation sur le
parapet, insoucieuse du brûlant soleil qui l’enveloppe. Entre ses mains
finement gantées, miss Lilian a pris l’objet de son sauvetage, et une
exclamation bien sincère lui échappe:

--Mon Dieu, comme cet animal est laid!

Et avec une égale conviction je lui réponds:

--Il est affreux et sale! Maintenant que vous l’avez délivré, laissez-le
partir, c’est un vrai monstre en son genre...

--Le laisser partir!... Oh non!... Ces abominables enfants pourraient le
rattraper; ils voulaient lui faire faire des exercices de cirque,
m’ont-ils avoué, et comme le malheureux ne comprenait pas leurs
intentions, ils le battaient pour le rendre plus intelligent. Mais vous
avez raison, il est bien sale! Pour le rapporter à l’hôtel, je vais le
mettre dans mon mouchoir. Aidez-moi, je vous prie.

Et nous voilà, appuyés sur le rebord du parapet, installant le chat, qui
se montre rebelle à nos désirs, dans un petit carré de batiste qui
embaume le muguet... Alors, tout à coup passe, dans mon esprit, la
vision de l’artistique salon d’Isabelle de Vianne, des correctes visites
que j’y fais à l’heure de son _five o’clock_, et je pense, amusé, aux
sourires de Mme de Vianne et de ses belles amies, si elles voyaient à
quelle bizarre occupation m’entraîne une petite Anglaise que je trouve
curieuse à observer.

Par acquit de conscience, eu égard, toujours, aux inflexibles lois de la
courtoisie, j’offre à miss Lilian, avec un très vif désir qu’elle
n’accepte pas, de prendre le fardeau d’une nouvelle espèce dont elle
s’est chargée. Mais elle a dû deviner ma secrète pensée, car elle me
regarde, une indéfinissable malice rit dans ses yeux et elle répond:

--Vous êtes bien obligeant; je vous remercie beaucoup; mais je sais que
les hommes détestent porter des paquets; et puis j’aurais trop peur de
vous voir laisser échapper mon protégé...

Là-dessus, nous voilà partis, tous les deux, grâce à la liberté que nous
donnent les mœurs anglaises, miss Lilian ayant son chat aux trois quarts
mort entre les bras. Le soleil de midi rend le lac éblouissant, mais les
arbres du quai nous donnent un peu d’ombre, atténuent la pleine lumière
et la transforment en une clarté discrète et voilée, qui baigne d’une
façon exquise la beauté blonde de miss Lilian.

Ma jeune compagne, je ne sais à quel propos, s’est mise tout à coup à
réveiller le souvenir de notre première rencontre, dans le train de
Lausanne. De sa manière simple et franche, elle me raconte qu’elle était
fort intriguée de ce que je pouvais griffonner sur mon carnet; un
moment, elle m’a pris pour un artiste, a cru que je faisais d’elle un
croquis, devinant mon intention tendue de son côté, et m’a jugé alors
fort impertinent.

Ici elle s’interrompt pour calmer son protégé, qui s’agite éperdument;
et, après l’avoir ramené de son mieux à une immobilité relative, elle me
demande en riant:

--Vous m’avez trouvée ridicule, tout à l’heure n’est-ce pas, quand vous
m’avez aperçue en compagnie des petits misérables et du pauvre animal?
Nous devions avoir l’air échappés d’un livre d’images d’enfants, un de
ces livres anglais que l’on me donnait quand j’étais très jeune, où l’on
voyait d’excellentes petites filles qui sauvaient de malheureuses bêtes
martyrisées... En France, vous devez avoir aussi des histoires
édifiantes comme celles-là?

Dans les profondeurs de ma mémoire, je cherche et je trouve le nom d’un
auteur vertueux appelé «l’Ami des enfants», que j’ai eu dans les mains,
il y a très, très longtemps, aux jours de ma prime jeunesse... J’annonce
le résultat de mes investigations à miss Lilian, qui en a l’air fort
amusée...

Quels vieux souvenirs me fait-elle réveiller de la sorte, des souvenirs
du temps où j’étais un petit garçon très ardent, très curieux et très
naïf... Il doit y avoir des siècles de cela!... Et parce qu’elle
m’adresse, devenue sérieuse, une nouvelle question sur cette époque
lointaine de ma vie, son œil bleu si clair levé vers moi, je me mets à
parler avec elle de ces heures, les plus chères de ma vie passée, que,
depuis des années, je n’ai effleurées d’un mot avec personne. Mais cette
enfant est très différente des femmes que j’ai l’habitude de rencontrer
partout où je vais...


27 mai.

Quelles pensées douloureuses ou amères éveillent donc parfois dans
l’esprit de lady Evans certaines paroles prononcées par sa nièce? Il y a
deux heures, nous causions sous la véranda, attendant la cloche du
dîner. Un hasard avait amené miss Lilian à parler de son enfance, à en
raconter divers épisodes, avec cette vivacité qu’elle apporte à tout ce
qu’elle fait; et les souvenirs défilaient pêle-mêle, au hasard, les uns
par-dessus les autres, évoqués de cette façon pittoresque et imprévue
qui rend si piquants ses moindres récits; le nom de sa mère revenait à
chaque instant sur ses lèvres.

Tout à coup elle a prononcé celui de son père, dont elle parle fort peu
en général, ne se le rappelant pas, m’a-t-elle dit un jour, car elle l’a
perdu quand elle était tout enfant... Par hasard, mes yeux sont tombés,
à ce moment, sur le visage de lady Evans; les tons de cire en
paraissaient plus pâles encore, la bouche avait une ligne méprisante et
dure, et sa haute taille s’était redressée dans une sorte de mouvement
orgueilleux. Mais, sans doute, elle a eu soudain conscience de sa
transformation inattendue; elle a fait un léger geste de la main vers
son front, comme pour chasser une pensée importune, et elle est
redevenue, ainsi qu’elle est toujours, d’une affabilité calme de grande
dame: de nouveau, ses yeux doux et tristes se sont arrêtés avec beaucoup
de tendresse sur miss Lilian.

Cette enfant paraît posséder le secret d’attirer à elle toutes les
sympathies et les affections. Mistress Bessy, son ex-gouvernante, a pour
elle, non pas seulement de la tendresse, mais une adoration touchante,
telle qu’il ne faudrait pas que la tante et la nièce se trouvassent, sur
un même sujet, à donner des ordres différents à mistress Bessy.
Celle-ci, sans hésiter, je le crains bien, accomplirait la seule volonté
de miss Lilian!


5 juin.

Pourquoi ne le reconnaîtrais-je pas et ne l’avouerais-je pas en toute
sincérité, d’autant que mon amour-propre ne laisse point que d’être
satisfait de ma perspicacité?...

Miss Lilian, «ma petite amie Lilian», comme disait Nodestorf,
m’intéresse réellement, plus même que je ne l’avais prévu. En son
honneur, je ne songe pas à quitter Vevey. Elle m’intéresse, parce que,
en dépit de sa jeunesse, elle possède déjà, dans sa petite sphère, une
personnalité étonnante, et n’est point coulée dans le moule général des
jeunes filles de son monde. Cela tient, sans doute, à ce qu’elle a
grandi isolée, au seul gré, en réalité, de sa nature qui est
remarquablement riche, je le constate chaque jour davantage, à mesure
que je la connais plus, que nous causons plus longuement ensemble,
qu’elle me permet de pénétrer davantage dans l’intimité de sa pensée,
dont elle est singulièrement jalouse en dépit de sa grande franchise.
Mme de Grouville, à qui je parlais d’elle, me dit qu’elle a été élevée
solitairement, lady Evans redoutant tout commerce mondain, en
Angleterre, et vivant toujours, sauf ses quelques mois de voyage à
l’étranger, dans la retraite de son domaine de Kilworth. Est-ce donc là
un effet du mystérieux souci que je la devine incapable d’oublier et au
sujet duquel je me suis interdit toute question, même à Mme de
Grouville?

J’imagine qu’au temps où miss Lilian était une écolière, elle a dû être
généreusement dotée d’institutrices et professeurs variés, car elle a
«des clartés de tout». Mais, de la manne intellectuelle qui lui était
ainsi prodiguée, elle n’a pris, grâce à sa naturelle indépendance
d’esprit, que ce qui attirait son âme ardente et chaude. Et ainsi elle
s’est fait, sur bien des questions littéraires, artistiques ou morales,
des opinions à elle, d’une justesse surprenante, originales et
primesautières, et d’une sincérité absolue.

Elle sent ce qu’elle pense et ce qu’elle dit avec une intensité et une
fraîcheur d’impressions qui sont un régal pour un esprit tourmenté comme
le mien. Ce qu’elle admire, elle l’admire profondément, passionnément,
en toute franchise, à moins qu’elle n’ait la résolution de concentrer
son sentiment, si elle croit devoir le faire.

Le dessin très ferme de ses sourcils bruns, de ses lèvres souriantes, de
son menton effilé, ne trompe point; il y a, chez cette jeune fille, une
énergie latente, qui la rendrait capable de sacrifier tout à un devoir
qu’elle reconnaîtrait. Elle pourra se tromper plus d’une fois dans
l’avenir, par l’effet même de sa nature vive, mais elle le fera
loyalement, trop droite pour ne pas avouer son erreur quand elle en aura
la conscience.

Mais une véritable originalité chez elle, c’est une complète absence de
coquetterie, qui vient de son amour même de la sincérité et de la
conception profonde qu’elle a de la dignité féminine. Une discussion
curieuse s’était élevée sur ce chapitre même de la coquetterie, hier,
durant le _five o’clock_ de lady Evans. Miss Enid et ses jeunes
compatriotes présentes soutenaient hautement, avec une franchise drôle,
la cause du flirt à outrance; et je dois rendre cette justice à miss
Enid, qu’elle met admirablement ses principes en action: la colonie
masculine de l’hôtel en sait quelque chose. Miss Lilian, elle, en
revanche, s’insurgeait contre les opinions... libérales de son amie;
elle avait de petites phrases indignées, méprisantes contre tous les
manèges de la vanité féminine. Qu’eussent dit, en l’entendant, Mme de
Vianne et tant d’autres?--Et elle défendait bravement sa conviction,
debout, tout ensemble rieuse et frémissante, adorable dans sa fierté
jeune.

Mais, après tout, elle n’a qu’un mérite bien mince à ne point user des
artifices qu’emploient tant de femmes pour nous attirer et nous retenir.
Elle est assez séduisante pour plaire sans effort, par la seule
puissance de son charme qui n’a rien de grisant, de capiteux, mais, au
contraire, est apaisant par sa pureté. Je défierais l’homme le plus
hardi d’adresser à miss Lilian un mot d’admiration trop vive; il y a
dans son regard expressif un rayonnement candide qui déconcerterait
toutes les audaces...

Et moi, je l’envie parfois, cette enfant, quand je la vois, toute
vibrante, défendre une idée qui lui est chère, parler d’un poète ou
d’une œuvre musicale qu’elle aime... Je l’envie, quand j’entends son
rire joyeux, quand je constate combien la vie l’intéresse.


10 juin.

Une partie de _tennis_ très animée se poursuit en ce moment jusque sous
mes fenêtres, tandis que j’écris; et, pour peu que je relève la tête,
j’aperçois les moindres mouvements des joueurs. Je puis noter les gestes
secs et précis de miss Enid, ses coups de raquette d’une sûreté
remarquable. J’aperçois aussi une autre silhouette de jeune fille, une
lourde torsade blonde ébouriffée sous le béret de laine, et aux seules
attitudes que prend, selon les instants, cette fine silhouette, je sais
quelles sont les impressions qui agitent successivement miss Lilian.

Toute la jeunesse anglaise de l’hôtel,--masculine et féminine,--est
groupée sur le _tennis-ground_, les hommes alertes et robustes dans
l’aisance des costumes de flanelle. Les péripéties du jeu les
passionnent, car ils sont avant tout des êtres d’action, ils ont
l’intelligence saine et vigoureuse comme le corps. Ces jeunes gens ne
sont point des rêveurs, des désabusés, des sceptiques, et je les envie
dans la sincérité de mon âme, que je sens aussi lasse que si elle
portait le poids de plusieurs existences antérieures. A quoi suis-je
arrivé, en somme, à l’heure présente, avec ma soif de constante
analyse?... A ruiner en moi la faculté de jouir pleinement. J’ai
contemplé, discuté, observé, avec des yeux de myope saisissant les plus
menus détails, des choses qui étaient belles et bonnes; j’ai pénétré
leur essence; et ensuite je n’ai plus su sentir ni goûter leur charme
dont je connaissais la cause.

Aujourd’hui le hasard place sur ma route une créature assez séduisante
pour être follement aimée, même par un être blasé comme je le suis. Je
m’en rends compte nettement. Un autre s’arrêterait, s’efforcerait de
conquérir ce trésor, une âme fraîche de jeune fille... Mais je suis un
disciple de la psychologie, et je songe seulement à noter, dans toutes
ses manifestations, le charme de fleur à peine épanouie qu’elle possède;
je dissèque son être moral frémissant qui m’intéresse, m’attire et me
repose; et je ne sais pas, comme le fera bientôt un plus sage,
simplement l’adorer, être heureux par elle...

A ce moment arrive jusqu’à moi son beau rire insouciant et jeune. Mes
yeux s’arrêtent sur les feuillets que je viens de noircir et je me
produis l’effet d’un insensé qui, glacé de froid, resterait
volontairement éloigné de la flamme capable de le ranimer.

Alors je repousse tout ce griffonnage inutile, les pages de mon œuvre
nouvelle, que j’ai écrites ce matin... et, à mon tour, je descends sur
le _tennis-ground_...


18 juin.

Aujourd’hui dimanche, Vevey est transformé en une petite ville morte
dont les magasins sont impitoyablement clos. Tantôt ses minuscules
tramways seront bondés de promeneurs du cru... Mais à ces premières
heures du matin, ils passent presque vides. Les femmes,--les hommes
aussi,--qui traversent les rues ne se promènent pas; elles s’en vont à
leurs temples respectifs pour assister au service religieux, très suivi
en pays protestant.

Ma flânerie m’amène devant l’église catholique, et je me souviens que
j’y ai vu partir lady Evans et sa nièce, qui doivent, à leur origine
irlandaise, de ne point appartenir au culte anglican... Alors l’envie me
prend d’entrer et de me mêler à la foule des fidèles; et j’entre, non
pas, hélas! entraîné par un mobile religieux ou même élevé, mais attiré
par le désir secret, dont j’ai pleine conscience, de pénétrer plus
avant, plus profondément dans la connaissance de l’âme de feu de ma
petite amie. Elle semble croyante; l’est-elle réellement?...

L’atmosphère est chaude et, par les fenêtres grandes ouvertes, des
rameaux d’arbres apparaissent d’un vert adorable. Un vague parfum
d’encens flotte sous les voûtes, et les chants qui s’y élèvent sont
remarquables. Très vite, je découvre la tête blonde de miss Lilian...
Alors je me dissimule dans la foule des assistants, me méprisant d’être
venu l’observer jusque dans sa prière,--et restant toutefois. Je me suis
mis à l’écart, précaution inutile; elle ne songe point à remarquer ceux
qui l’entourent; ses lèvres sont infiniment sérieuses, sa physionomie si
expressive a pris un air de gravité recueillie qui fait d’elle une
Lilian encore inconnue pour moi. Durant quelques minutes, la tête un peu
levée, elle contemple l’ostensoir qui flamboie sur l’autel; et son œil
bleu a ce regard profond que j’y ai surpris déjà quand elle parlait des
questions qui lui sont très chères.

Je le sais maintenant, cette enfant aime et croit; elle ne discute point
sa foi. Elle est mille fois plus sage et plus heureuse que nous autres
hommes qui nous jugeons des penseurs, détruisons incessamment nos
croyances à peine définies, et ne réussissons qu’à faire de nous-mêmes
de pauvres épaves désemparées, ballottées, meurtries par les remous de
nos incertitudes, de nos doutes, par les élans vite brisés de notre âme
qui ne sait plus où se prendre. L’arbre de science est toujours
dangereux à approcher... Bienheureux ceux qui ignorent et ne font point
une divinité de leur intelligence!

Ce soir, comme miss Lilian venait de chanter et que j’avais encore dans
l’oreille sa voix merveilleuse, je me suis rappelé la musique que
j’avais entendue le matin même dans l’église et j’en ai parlé à lady
Evans. Miss Lilian, qui, encore assise au piano, jouait en sourdine une
mélodie très douce, s’est interrompue en m’entendant et m’a demandé:

--Comment vous étiez ce matin à la messe? C’est très bien!

Elle paraissait étonnée, et l’expression de ses yeux clairs était bien
révélatrice. Il est évident qu’elle m’avait, et avec raison, jugé pour
un mécréant... Et soudain, quand ce «très bien» tout chaud de sympathie
est tombé de ces lèvres qui ne savent pas mentir, la pensée m’est venue,
aiguë comme un remords, que je la trompais. Elle croyait qu’un sentiment
religieux m’avait amené dans cette église, et j’y étais entré en
dilettante, en indifférent, en curieux, dans le seul but de continuer
l’analyse sans merci dont elle était l’objet...

Alors je me suis juré que désormais je ne chercherais pas à savoir de
son âme plus qu’elle ne m’en laisserait voir librement...


25 juin.

Y a-t-il réellement six semaines que je suis ici? Le temps est exquis...
Aucune chaleur excessive encore, mais une tiédeur de printemps, une
admirable éclosion de fleurs... Ce séjour à Vevey restera pour moi une
halte inoubliable dans ma vie agitée et fiévreuse... Il y a des instants
délicieux où je parviens à vivre sans faire de psychologie à mon égard
ou à l’égard des autres, et je _veux_ qu’il continue à en être ainsi
encore quelque temps. Quand j’aurai quitté Vevey, que j’aurai, à Paris,
repris possession de mon _moi_ habituel, j’arriverai bien assez vite à
comprendre de quoi était faite la sensation d’apaisement que j’ai
goûtée. Ici, pour un instant, je souhaite vivre comme ceux que j’ai
enviés tant de fois, et accepter, sans en chercher le pourquoi, cette
rare minute de bien-être moral.


28 juin.

En vérité, l’homme est un étrange animal... Je n’ignore pas que Henry
Digbay,--Mme de Grouville ne m’en a point fait mystère,--est animé des
intentions les plus matrimoniales à l’égard de miss Lilian... Je n’ai
vraiment qu’à leur souhaiter à tous deux une longue suite de
prospérités, au cas échéant, et ne me reconnais nul motif pour
m’inquiéter de la réponse que fera «ma petite amie» le jour où Digbay
lui adressera sa demande. Il est clair qu’il l’aime; il le laisse
d’ailleurs voir avec une naïveté touchante, en homme très jeune. De
plus, il est beau garçon, de bonne naissance, d’âme excellente, je suis
sûr, et d’intelligence bien moyenne...

Miss Lilian ne paraît guère lui donner plus d’attention qu’elle n’en
accorde aux autres; et ni avec lui, ni avec personne, elle ne flirte,
tout Anglaise qu’elle est. Et moi, je suis charmé, sans me l’avouer,
parce qu’elle rit des phrases sentimentales qu’il lui débite; elle en
rit d’une jolie façon moqueuse et fine, sans nul soupçon de
méchanceté... Je suis charmé, parce que, quand nous causons ensemble, je
la sens toute aux idées que nous échangeons, parce qu’elle ne paraît
jamais pressée d’interrompre ces conversations dans lesquelles sa parole
révèle toujours sa pensée vraie...

Hier soir, cependant, nous n’avons pas eu notre habituelle causerie. Une
réunion dansante s’était organisée dans l’hôtel, et miss Lilian s’en
amusait en vraie petite fille, fort occupée à griffonner des noms sur
son carnet, les yeux étincelants, la bouche rieuse, une flambée rose aux
joues, ses cheveux d’or roux moussant autour de la nuque et du front.
Pour la première fois, je la voyais décolletée, et les épaules
adorablement jeunes s’échappaient d’un harmonieux fouillis de tulle ou
de dentelle, que sais-je?...

Tout à coup, je l’ai aperçue assise sous un lustre dont la lumière
ruisselait sur sa fraîcheur de blonde; Digbay, derrière elle, lui
parlait si penché que son visage effleurait les cheveux légers des
tempes; et il avait sur les traits un air de satisfaction qui a fait
tressaillir en moi quelque chose d’obscur et m’a jeté vers elle
brusquement, sans réflexion, pour lui adresser une prière que je n’avais
pas prononcée depuis bien longtemps:

--N’avez-vous point un pauvre tour de valse pour moi?

Et comme il a été dit: «Demandez et vous recevrez», je n’ai pas été
repoussé; j’ai obtenu la faveur convoitée; et, à ma honte, j’avoue que
j’en ai éprouvé un plaisir analogue à celui que je ressentirais en
voyant l’excellent Digbay partir seul et pour toujours à l’extrême fond
de l’Angleterre...

N’avais-je pas raison de dire que l’homme est un étrange animal?


1er juillet.

J’ai la nostalgie de la vraie montagne, de la Suisse sauvage... Je rêve
d’un petit village solitaire, où jadis j’ai écrit quelques-unes de mes
meilleures pages peut-être. Ce village s’appelait Ballaigues; on y
jouissait d’incomparables couchers de soleil, d’une constante et
délicieuse odeur de sapins, d’aperçus fugitifs et charmants sur la
chaîne des Alpes Bernoises. Les habitants y étaient très calmes et très
polis, d’une honnêteté idéale telle que jamais on ne prenait soin d’y
tenir sa porte bien close. Les bois y avaient des solitudes à peine
connues, et des senteurs pénétrantes et sauvages emplissaient le matin
leurs sentiers déserts... Les champs, vers l’automne, étaient mauves de
colchiques.

Je rêve de ce petit village, sa vision me hante et m’attire... Aucune
obligation ne m’arrête à Vevey, et pourtant j’y reste et je sais que si
je partais, j’éprouverais une sorte de sourd déchirement, un de ces
déchirements bizarres et inexplicables, subtils, et dont cependant la
cicatrice demeure sensible longtemps après que le mal est guéri...


5 juillet.

Une explication a-t-elle donc eu lieu entre miss Lilian et Henry
Digbay?... Tantôt, j’ai entendu ce dernier annoncer son départ pour
demain, et il n’a pas paru à la table d’hôte. Durant le dîner, miss
Lilian avait une fièvre dans les yeux et elle était plus grave que je ne
l’avais jamais vue. De bonne heure, elle est remontée dans l’appartement
de lady Evans. Celle-ci paraissait préoccupée et triste; mais les
rapports de la tante et de la nièce avaient toujours la même tendresse.
En France, je connais plus d’une mère et d’une tante qui n’eussent point
laissé de la sorte s’éloigner un prétendant aussi bien pourvu que Henry
Digbay, sous le rapport de la fortune... Mais, miss Lilian, en sa
qualité d’Anglaise, est laissée absolument libre de disposer de sa vie.


8 juillet.

J’arrive chez Mme de Grouville. Je la trouve fourrageant dans une revue,
animée, nerveuse, son coupe-papier froissant les feuilles qu’elle lit.
Par extraordinaire, elle est seule; il est vrai qu’il est encore de fort
bonne heure. Et tout de suite, elle commence, me montrant les pages
qu’elle tient entr’ouvertes, et avec la véhémence qui lui est
particulière:

--Avez-vous lu cet article?... La police traduit en justice les gens qui
écrivent des livres pornographiques, et elle laisse tranquillement
poursuivre leur œuvre ceux qui s’efforcent d’ôter à leurs concitoyens
toute illusion, toute foi, tout espoir... C’est insensé et criminel,
oui, criminel!... Ces écrivains-là mériteraient d’être pendus comme des
misérables!

Je connais l’article dont elle me parle; il est subtil, amer et décevant
dans son ironie aiguë, discrète et éveillant, en effet, l’impression
poignante du vide de tout ce qui est humain... Mais comment
condamnerais-je ces pages?... Sous une autre forme, n’en ai-je pas écrit
de semblables, qui arrivaient à la même conclusion de désespérance
absolue?...

--Ah! vous faites de jolie besogne, vous autres psychologues, termine
Mme de Grouville du même accent emporté.

Et elle envoie loin d’elle, au hasard, la revue qu’elle tenait. Puis, me
regardant, les yeux fâchés, elle me dit:

--Savez-vous de quoi vous êtes coupable, en ce moment, vous, Robert
Noris? Tout simplement de la rupture des projets de fiançailles entre
Henry Digbay et ma petite Lilian.

Pourquoi, au dedans de moi-même, ce frémissement qui m’a secoué les
nerfs, tandis qu’à haute voix je répondais:

--Quel singulier reproche!... Voulez-vous me permettre, chère madame, de
vous demander comment je l’ai mérité?

--Comment!... Vous demandez comment vous avez pu arriver à un aussi
heureux résultat?... Tout simplement parce qu’avec votre gloire, votre
célébrité, grâce à l’attention constante que vous prodiguez à Lilian,
vous avez éclipsé l’infortuné Digbay, tout beau garçon qu’il était... Le
malheureux n’était pas de force à rivaliser avec vous, surtout aux yeux
d’une femme aussi intelligente que Lilian; et pourtant il se fût dévoué
à elle tout entier, il lui eût donné autant de bonheur que possible...
C’était le meilleur des hommes, et le voilà désolé!

Une exclamation presque impatiente m’est venue:

--Ne regrettez pas ainsi la non-réussite de ce mariage projeté... Henry
Digbay était intellectuellement d’une parfaite insignifiance; il eût
bien vite semblé insipide à miss Lilian; et, grâce à l’heureuse nature
qu’il possède, il se consolera de sa déception, je puis vous le
certifier.

--Il se consolera, c’est évident; et même il ne fera pas, comme vous n’y
manqueriez pas, à sa place, un livre dans lequel il racontera, pour 2
fr. 75, ses chagrins d’amour... Ce n’était pas un aigle... eh! mon Dieu!
je suis de votre avis; mais peut-être se fût-elle contentée de lui si
vous n’étiez venu vous jeter à la traverse... Ne m’interrompez pas; les
vieilles femmes comme moi ont le droit de tout dire aux jeunes gens...
Donc vous vous êtes jeté à la traverse, sans le vouloir, je vous
l’accorde, parce que vous n’avez pensé seulement qu’à votre propre
plaisir d’observateur. Mon cher maître, vous et vos pareils, vous êtes
des voleurs d’âmes... Savez-vous maintenant ce que vous auriez de mieux
à faire? Épouser Lilian.

Épouser Lilian Evans! J’ai regardé Mme de Grouville, un tourbillon
d’idées soudaines dans l’esprit, tout prêt à relever ses étranges
paroles. Mais on eût dit vraiment qu’elle avait attendu, pour me les
jeter, la minute où il ne serait plus possible de les discuter avec
elle, des visiteurs entraient. Je suis resté quelques instants espérant,
sans conviction, qu’un moment de solitude avec elle me permettrait de
l’interroger sur le mobile qui la dirigeait quand elle m’avait parlé
ainsi. Mais j’ai vu bientôt que je souhaitais une chose impossible... Et
puis n’eût-elle pas, après tout, été surprise de l’importance que je
donnais à un mot tombé par hasard peut-être de sa bouche, qui en
prononce tant au hasard...

En entrant à l’hôtel, j’ai aperçu miss Lilian sous la véranda, un lire
ouvert sur ses genoux, ses doigts tordant, d’un geste distrait, quelques
pétales de fleur, ses yeux perdus vers le lac. Au bruit de mes pas sur
le sable, elle a tourné la tête, j’ai rencontré son regard profond dans
lequel a passé soudain un fugitif éclair, et ses lèvres ont eu pour moi
un beau sourire de bienvenue... Alors, brusquement, la pensée m’a
traversé l’esprit, brûlante, pareille à un trait de feu, que je devrais
aller prendre dans les miennes les petites mains croisées sur la robe,
et dire à cette jeune fille tout ce qu’elle pourrait être pour moi...

Un homme qui ne serait point un analyste aurait pu obéir à cette
impulsion violente qui l’emportait peut-être vers le bonheur... Moi, je
n’ai pas su le faire... J’ai simplement salué miss Lilian et j’ai
passé...


10 juillet.

Pourquoi Mme de Grouville m’a-t-elle jeté ainsi tout à coup dans l’âme
une pensée que je n’aurais jamais osé formuler, et qui, depuis lors, me
revient obsédante, et,--pourquoi ne l’avouerais-je pas?--douloureuse
avec sa poésie de rêve irréalisable.

Et pourtant... non, je ne puis dire que cette possibilité soudain émise
soit absolument neuve pour moi. Une parole inattendue lui a donné corps;
mais dans les abîmes les plus secrets de mon être sensitif, elle était
déjà née et existait flottante et vague.

Mais ai-je donc le droit, moi blasé, désillusionné, moi dont l’âme est
triste et fatiguée, de vouloir faire mon bien de cette jeune créature
qui respire la joie de vivre?... suis-je même capable de discerner à
cette heure, si ce n’est pas encore mon misérable dilettantisme qui
m’entraîne vers elle, justement parce qu’elle est une révélation pour
moi?... Serait-elle assez puissante pour me faire oublier, dès qu’il
s’agirait d’elle, mes curiosités impitoyables d’analyste?... J’ai bien
dédaigneusement parlé de Henry Digbay; et avec lui, elle eût peut-être
été mille fois plus heureuse qu’elle ne pourrait l’être à mes côtés,
alors même que je lui consacrerais tout ce qui peut encore exister de
bon en moi...

Il y a une heure, elle était, comme bien souvent le soir, assise à son
piano, dans le petit salon de lady Evans, où n’étant, en définitive,
qu’un étranger pour elle, je n’avais pas la liberté de la suivre; et je
l’écoutais, arpentant l’allée qui longe les fenêtres, secoué d’un désir
irrésistible et jaloux d’aller la rejoindre; sa belle voix passionnée
m’arrivait avec des notes d’une douceur et d’une puissance infinies.

Était-ce donc parce qu’elle chantait ainsi qu’il me revenait soudain mes
anciens rêves de bonheur intime, ceux que je formais, il y a plus de dix
grandes années, quand j’espérais avoir, moi aussi, ce trésor des plus
humbles, un foyer; quand j’aimais si stupidement Isabelle... Et je me
prenais à penser que ce serait un bonheur exquis de commencer, auprès de
cette enfant devenue femme, une existence nouvelle, dont elle serait
l’âme; de me dévouer tout à elle; de vivre dans une atmosphère de
tendresse, stable, très pure, très forte; d’oublier à ses côtés les
heures fiévreuses, vides et mauvaises d’autre fois, de devenir autre
pour être mieux à elle...

Je songeais cela... et je ne sais seulement si elle ne répondrait pas à
ma prière comme à celle de Henry Digbay, si elle n’aurait pas tout
simplement un petit sourire indulgent pour la folie qui m’a fait
espérer, même une seconde, le don de son âme aimante et fière...

Parce qu’une parole est tombée dans mon oreille: «c’est à cause de vous
qu’elle a refusé Henry Digbay», la tentation me poursuit, âpre,
incessante, de chercher à lire dans ses prunelles bleues qui ne se
détournent pas des miennes, d’y découvrir le secret de sa pensée intime,
d’y apprendre si je suis pour elle plus qu’un indifférent avec qui elle
aime, tout au plus, à causer. En l’observant, j’arriverais bien vite à
démêler ce qui se passe en elle; mais je ne veux plus, à son égard, être
un voleur d’âme...


15 juillet.

Épouser Lilian!... Toujours les mêmes mots me reviennent... Est-ce donc
le parfum de jeunesse émanant d’elle qui m’a grisé et m’ôte la
conception nette de mes sentiments réels?... Par un effort de volonté,
je m’efforce de reconquérir mon entière liberté de jugement; et
froidement, comme s’il s’agissait du destin d’un étranger, je me mets à
raisonner... Si je redoute d’être entraîné par un enthousiasme passager
que je regretterai plus tard d’avoir subi, je puis partir, afin de
secouer le charme dont elle m’a enveloppé inconsciemment. Je ne lui ai
jamais adressé une parole qui ressemblât même à un aveu; et eût-elle
vraiment éprouvé quelque chose du sentiment que lui prête Mme de
Grouville, elle est trop jeune,--et trop fière,--pour ne pas oublier, si
profondément qu’elle soit capable de sentir. Elle pensera que je ne
méritais pas l’amour qu’elle m’eût donné,--et elle aura raison.

Donc, je le répète, je puis partir, reprendre l’existence qui m’est
habituelle et que je connais tant,--que je connais trop! Je retrouverai
cette atmosphère intellectuelle, mondaine, fiévreuse à laquelle je suis
accoutumé, que j’ai aimée avec passion,--cela est vrai,--et dont la
sécheresse dissolvante m’apparaît formidable aujourd’hui. Je publierai
le livre auquel j’ai travaillé ici même, sous l’influence de «ma petite
amie», et le «livre de Lilian», ainsi qu’il restera secrètement nommé
pour moi, deviendra, j’en ai la conscience, l’une de mes meilleures
œuvres, à coup sûr l’une des moins décevantes... Ce qui ne l’empêchera
point, durant un mois ou six semaines, d’être autant critiquée que
louée. J’entendrai cependant les paroles flatteuses d’un millier
d’individus dont l’opinion est nulle à mes yeux et me laissera
indifférent. Je recueillerai l’approbation, je l’espère, de quelques-uns
dont le jugement m’est précieux. Des lèvres féminines, carminées à
souhait, m’appelleront «cher maître», et me feront encore quelques-unes
de ces confidences que j’ai tant de fois écoutées comme la révélation
d’un état psychologique curieux à noter.

Et après?... Je continuerai à porter le poids de cette solitude morale
dont j’ai tant souffert autrefois, quand Isabelle a disparu de ma vie
qu’elle avait toute remplie, et qui, depuis lors, ne m’a jamais
entièrement quitté au milieu même de la foule. Avec une impitoyable
clairvoyance, je comprends que, si je pars, il se trouvera, dans
l’avenir, bien des heures où je reverrai mon séjour à Vevey, où je
penserai à ce qui aurait pu être...

Parmi les hommes que je rencontre dans le monde, il en est
quelques-uns,--très rares!--qui ont réalisé, même en pleine société
parisienne, ce rêve d’un autre âge, un réel et parfait bonheur dans le
mariage. Et tout bas, moi qui me montrais si jaloux de mon indépendance,
en paraissais si satisfait, je les ai enviés de toute l’ardeur de mon
âme... Combien de fois, quand je les quittais vers la fin du jour, à
l’heure où ils rentraient, n’ai-je pas éprouvé une sorte de jalousie
douloureuse et naïve,--oui naïve,--à cette idée qu’ils étaient attendus
par une femme qu’ils pouvaient adorer sans avoir à dissimuler leur
amour; à l’idée de leur bonheur hautement avoué, parce qu’il n’était pas
fait du bien d’autrui... Oui, je les ai enviés, alors même que mes
œuvres et mes actes semblaient en contradiction absolue avec mon
sentiment intime.

Oh! oublier près de cette enfant qui ne sait rien ce que je sais trop;
ne plus être avant tout un cérébral; exister, sans torturer mon esprit à
vouloir arracher aux êtres et aux choses le secret des mouvements qui
les agitent; ne plus m’attacher désespérément à la compréhension
impossible des éternels et insolubles problèmes de la vie... Est-ce donc
un rêve impossible à réaliser?


17 juillet.

Il y a deux heures, nous étions à Clarens, au château des Crêtes.
D’ordinaire, je ne me joins guère aux excursions de notre petit cercle
anglais; mais _elle_ m’avait demandé de venir... Et je l’avais suivie,
irrité seulement de voir miss Enid, qui part dans quelques jours, sans
cesse à ses côtés. A peine, durant le chemin, avais-je pu échanger avec
elle de rares paroles. D’un peu loin seulement, je la voyais, dans
l’étroit sentier que nous suivions, marcher de son pas infatigable et
souple, arrachant au passage, d’un geste distrait, des herbes hautes
qu’elle jetait ensuite, sur l’herbe froissée.

Nous arrivons enfin; et aussitôt elle se fait couper une véritable
profusion de roses par le gardien du château inhabité; puis elle revient
vers moi. Ses petites mains d’enfant ont peine à enserrer sa moisson
fleurie dont le parfum flotte autour d’elle. Je fais un mouvement pour
la décharger de son précieux fardeau, mais elle ne veut point
l’abandonner.

--Non, merci, je vais arranger tout de suite ces roses, elles ne sont
pas pour moi.

Nous sommes un peu à l’écart, elle a déposé ses fleurs sur la balustrade
en pierre de la terrasse qui domine le lac et elle demeure songeuse.
Mais elle a vu pourtant que mes yeux l’interrogeaient; et, en quelques
mots tout simples, tout frémissants de compassion, elle me raconte
l’histoire d’une pauvre vieille fille que, tout enfant, elle a connue en
Angleterre, et qui, après avoir vécu d’une existence d’humble sacrifiée,
est venue mourir enfin à Vevey...

--Dans sa dernière lettre, finit doucement Lilian, elle me racontait
avec admiration une promenade au château des Crêtes et me parlait des
roses qu’elle y avait vues et trouvées belles comme des fleurs de
rêve!... Je me rappelle encore son expression... Aussi demain je veux
aller lui en porter au petit cimetière de Vevey...

Ces graves paroles sont bizarres à entendre avec leur évocation d’images
funèbres, tombées de ces lèvres chaudes que la vie empourpre, devant cet
horizon éblouissant qui rayonne d’une beauté presque insolente.

Lilian est restée silencieuse, les mains jointes sur les roses; et d’un
ton assourdi où palpite une sorte d’angoisse douloureuse, elle demande:

--Pourquoi y a-t-il donc ainsi de pauvres créatures qui ont si petite
leur part de joie?... Comme il est triste de penser que l’on ne peut
rien pour elles quand on est soi-même si heureux!

Je l’interroge, Dieu sait avec quel secret élan:

--Vous êtes heureuse?

--Oh! oui, fait-elle un peu bas; et une allégresse contenue semble la
faire tressaillir toute. Il est si bon de vivre!

Ses lèvres entr’ouvertes ont l’air d’aspirer non seulement l’air pur,
mais la lumière, mais les senteurs pénétrantes qui l’enveloppent. Et
quand je l’entends parler ainsi, quand je la contemple à mes côtés toute
jeune, l’âme frémissante d’espoirs, l’irrésistible désir me vient de
l’emporter jalousement dans mes bras, de la voir devenir mienne, afin
d’écarter d’elle les difficultés, les chagrins, les souffrances, autant
qu’il me sera humainement possible...

Et peut-être, j’allais lui dire tout ce qu’elle est devenue pour moi,
entraîné par le grand souffle qui emportait, dans un brusque tourbillon,
mes doutes, mes hésitations, mes scrupules... Quelqu’un s’est approché;
lady Evans, je crois, l’a appelée; miss Enid est revenue se placer près
d’elle... Et je me suis tu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Robert Noris avait fini de lire; les derniers feuillets étaient tombés
de sa main et la brise tiède de la nuit les soulevait, arrivant par la
fenêtre large ouverte... Des heures et encore des heures, il pourrait
réfléchir ainsi. Maintenant, sans qu’il lui fût possible d’en douter, il
savait qu’il aimait Lilian... Mais était-ce assez entièrement pour avoir
le droit de vouloir en faire sa femme et d’éveiller à l’amour cette âme
candide de jeune fille?...

N’ignorait-il pas aussi ce que Lilian pensait réellement de lui et ce
que dirait l’aristocratique lady Evans de cette demande d’un étranger
que les hasards de la vie d’hôtel lui avaient seuls fait connaître?...




III


--Lilian, es-tu là? Pourquoi ne me réponds-tu pas?

Et la porte de la chambre s’ouvrit devant Enid, qui vint glisser son
bras autour de la taille de son amie. Lilian, accoudée sur l’appui de la
fenêtre, le regard perdu dans la nuit criblée d’étoiles, se retourna
vivement et rencontra sous ses lèvres le visage d’Enid, dont les yeux
riaient d’une façon caressante, levés vers elle.

--Tu oublies que je pars demain, Lilian. Il y a deux mois, tu ne
m’aurais pas ainsi laissée te chercher partout sans me répondre, alors
que nous allons être quelque temps peut-être sans nous voir, car il n’a
pas été décidé du tout que vous viendriez nous rejoindre à Lugano.

--Non, c’est vrai, nous ne pensons pas encore à quitter Vevey, fit
Lilian avec un imperceptible frémissement dans la voix. Nous y sommes si
bien! Toute ma vie, je me souviendrai des semaines que je viens d’y
passer.

Une flamme malicieuse étincelait sur le visage d’Enid.

--Et tu crois que nulle part ailleurs tu ne pourrais être aussi bien
qu’à Vevey, même si nous nous trouvions de nouveau réunies? Lilian, je
ne compte décidément plus pour toi...

Lilian, d’un geste de tendresse, se pencha vers son amie.

--Ne dis pas cela... Je t’aime toujours autant, ma chérie.

--Seulement..., continua Enid.

Les yeux de Lilian interrogeaient.

--Seulement, je ne suis plus toute seule à occuper ta pensée, n’est-ce
pas, ma Lilian?... Je n’arrive plus en première ligne..., voilà tout?

Une rougeur ardente envahit le visage de Lilian, et elle tourna vivement
la tête vers l’ombre de la fenêtre... Enid la considéra une seconde avec
un affectueux petit sourire de triomphe, satisfaite d’avoir deviné si
juste; puis, elle alla s’asseoir sur le pied de l’étroite couchette de
son amie, et, après un léger silence, elle appela:

--Lilian, ne regarde plus ainsi la lune, viens près de moi que nous
profitions de notre dernière soirée.

Lilian obéit, approcha du lit un siège bas, et s’assit dans une attitude
d’enfant câline, la tête appuyée à demi sur les genoux de son amie; et
quand elles furent ainsi, Enid s’inclina, et très doucement, tout bas,
elle demanda:

--_Il_ te plaît donc beaucoup, chérie?

D’un mouvement rapide, Lilian se redressa.

--O Enid, comment peux-tu parler ainsi?... Comment sais-tu?... Qu’est-ce
qui te fait croire?...

--Mes constantes observations... J’ai deviné tout simplement, puisque tu
n’avais plus confiance en moi, et ne me disais rien.

--Oh! ne me parle pas de ces choses, fit Lilian avec une sorte de
révolte.

Elle était bien toujours pareille à elle-même, ne voulant point qu’on
pénétrât sa pensée intime quand elle croyait devoir la cacher.
Seulement, Enid avait des privilèges que ne possédaient point les
autres; elle le savait et usait de son droit. Un instant, elle demeura
silencieuse, caressant les cheveux de Lilian qui songeait, contemplant,
sans le voir, un mince croissant de lune profilé sur le ciel insondable.
Puis, elle reprit:

--Et _il_ t’a plu ainsi, tout de suite, du premier coup?

Lilian réfléchit. Elle revoyait soudain le wagon à peine éclairé par les
lueurs pâles du jour naissant, un homme d’allures froides et distinguées
qui, en dépit des mouvements du train, griffonnait des notes sur un
carnet, mais aussi l’examinait avec des yeux dont l’expression profonde
et attentive l’avait frappée, ainsi arrêtés parfois sur elle.

--Non, _il_ ne m’a pas plu tout d’abord, fit-elle lentement, très
sincère, s’interrogeant elle-même. Je sentais qu’il m’observait, en
dépit de son air correct, respectueux même... J’en étais mécontente,
irritée, et j’aurais voulu, je m’en souviens bien, avoir l’occasion de
lui dire quelque chose de désagréable pour lui faire comprendre à quel
point je trouvais... déplaisante la liberté qu’il prenait de m’examiner.

--O Lilian, quel aveu!... Tu mériterais qu’il fût porté à la
connaissance de M. Noris.

--Ce ne serait pas une révélation pour lui... Il y a longtemps que je le
lui ai fait!...

--Ah! fit Enid, d’un ton tellement significatif que, de nouveau, une
flambée pourpre s’alluma sur la peau fine de Lilian.

--Enid, si tu te moques ainsi de moi, je ne te dirai plus rien...

--Mais, chérie, je ne me moque pas du tout de toi, je constate et
j’écoute... Alors...

Jusqu’à cette heure, Lilian avait employé tout ce qu’elle possédait de
résolution fière à garder le secret de sa jeune âme; mais Enid avait
brisé le sceau qu’elle y avait mis, et elle éprouvait tout à coup une
infinie douceur à penser tout haut...

--Alors j’ai été surprise, reprit-elle du même accent sérieux et rêveur,
quand je l’ai aperçu à l’hôtel même où nous descendions; surtout quand
j’ai appris son nom que j’avais souvent entendu citer.

--Tu l’as appris par moi; ne l’oublie pas dans l’avenir, Lilian. Mais
dès que tu as vu M. Noris, tu m’as demandé d’un air... mettons ennuyé...
si «ce monsieur désagréable» demeurait dans l’hôtel, et quel il était...

Un sourire éclaira la physionomie de Lilian.

--Tu as raison, je l’aurais volontiers qualifié longtemps de cette
façon, peut-être, si je ne l’avais rencontré chez Mme de Grouville... La
vérité _vraie_, je crois, c’est qu’il me semblait surtout l’homme le
plus... intimidant que j’eusse jamais rencontré. Je savais qu’il
composait des œuvres très remarquables, qu’il était un grand écrivain;
et surtout ses yeux observateurs avaient toujours l’air de vouloir aller
chercher tout au fond de ma pensée ce qui y était enfermé. J’avais peur
qu’il n’y découvrît que... je l’avais remarqué... Puis aussi, je m’étais
fait de lui une idée si sotte...

Et le sourire de Lilian s’accentua, illuminant de gaieté ses traits
expressifs.

--Je m’imaginais que les hommes célèbres comme lui devaient être très
différents des autres, qu’ils considéraient les simples mortels
dédaigneusement, leur parlant du haut de leur talent, jouant enfin le
rôle de divinités littéraires.

--Et puis? fit Enid qui écoutait d’un air d’extrême attention, toujours
assise au pied du lit, le menton appuyé dans le creux de sa main.

--Et puis il m’a parlé, simplement, comme l’eût fait Henry Digbay
lui-même... quoique d’une autre façon, tellement plus intéressante que
le soir...

--Le soir? interrogea encore Enid, voyant que Lilian s’arrêtait,
redevenue sérieuse. Voyons, chérie, sois bonne jusqu’au bout. Tu
t’arrêtes toujours dans les moments intéressants. On voit bien que tu
fréquentes des auteurs maintenant!

--Quand je me suis rappelé tous les détails de notre rencontre chez Mme
de Grouville, j’ai compris que je l’avais mal jugé; et même, ensuite,
quand je l’ai connu davantage, j’ai pensé que... plus tard, je
trouverais bon d’être aimée par quelqu’un qui lui ressemblât... Lorsque
j’étais petite, ma vieille Bessy me répétait toujours que j’étais une
orgueilleuse parce que je disais vouloir devenir la femme d’un roi très
puissant; c’était pour avoir le bonheur d’être protégée par lui, afin de
pouvoir être fière de lui!... Maintenant...

Et un indéfinissable sourire passa encore sur les lèvres de Lilian:

--Oh! maintenant, je suis devenue très raisonnable; je ne demanderais
plus un roi pour époux; mais je pense toujours que, pour être pleinement
heureuse, je voudrais que mon mari me fût supérieur, qu’il me parût
vraiment mon maître!... Je voudrais éprouver pour lui la confiance que
m’inspirait tante Katie, alors que j’étais encore _une little thing_.
Quand elle tenait ma main dans la sienne, elle m’aurait emmenée
n’importe où.

Lilian ne riait plus. On eût dit qu’une flamme brûlait dans son grand
œil bleu, dont le regard était devenu singulièrement profond. Et Enid la
considérait presque étonnée. Tant de fois ensemble, elles s’étaient
amusées de ce qu’Enid appelait «les conquêtes de miss Evans»... Lilian y
demeurait si indifférente!... Était-il donc sérieux à ce point, le
sentiment qui la dominait aujourd’hui?

Pensive d’abord, puis peu à peu égayée, Enid reprit, examinant la pointe
de son petit soulier verni:

--Lilian, je ne t’ai jamais vue ainsi, ni avec Henry Digbay, qui était
charmant, je t’assure, quoique tu l’aies dédaigné, ni avec Georges
Undwood, ni avec les autres... Tu les recevais tous d’une si étrange
manière! Tu n’avais pas l’air du tout de t’apercevoir de l’admiration,
de l’intérêt ou de l’affection même qu’ils avaient pour toi!... Tous les
hommes paraissaient te charmer à peu près autant que des habitants de la
lune!

--M. Noris ne ressemble pas à ceux dont tu parles, fit Lilian secouant
la tête. Lui ne m’a jamais dit qu’il me trouvait... bien, ni demandé
même un brin de fleur; il n’a rien fait de toutes les choses de ce genre
qui me déplaisent tant..., et cependant il me semble qu’il m’est dévoué
plus que tous les autres... Auprès de lui, je me sens si bien
protégée!... Où il me dirait d’aller, j’irais, car je suis sûre qu’il ne
pourrait rien me demander qui fût mal!

Elle s’arrêta: sa voix, toute vibrante de conviction, avait résonné d’un
accent bas et contenu qui donnait une force singulière à ses paroles.
Combien il lui semblait étrange à elle-même de ne plus vivre insouciante
des sentiments qu’elle inspirait. Maintenant elle eût tant souhaité que
cet étranger sérieux, hautain, un peu triste, lui donnât quelque chose
de l’affection dévouée qu’elle avait déjà inspirée à certains hommes
sans la partager jamais!... Mais, comme une réponse à ce désir
mystérieux et fou qui s’agitait inavoué en elle, voici qu’Enid disait,
d’un petit ton maternel:

--J’ai peur, Lilian, que tu ne t’enthousiasmes trop pour M. Noris et
qu’il ne vaille pas la peine d’être remarqué par toi! Tu sais, les
Français sont légers, ils admirent les jolis visages,--et tu es bien
jolie! ma Lilian,--et puis, en réalité, rien de sérieux dans leurs
intentions: des hommages, des phrases, oh! des phrases surtout, voilà
tout ce dont ils se montrent prodigues; puis quand nous les croyons bien
à nous, ils nous tirent leur révérence, et adieu!

Tout cela, Enid le disait surtout par malice. Elle regretta ses paroles
quand elle vit Lilian tressaillir, la bouche serrée par une contraction
douloureuse. Vivement, elle reprit:

--Lilian, chère, pardonne-moi. Je te tourmente, et mes plaisanteries ne
signifient rien du tout. N’y fais pas attention!

Une fois encore, Lilian secoua la tête.

--Je n’aime pas à t’entendre parler ainsi de... de M. Noris.--On eût dit
que ce nom lui brûlait les lèvres.--Je comprends qu’il n’ait aucun motif
de s’intéresser vraiment à moi. Il m’est tellement supérieur!...
Qu’est-ce que je suis auprès de lui?... Une petite fille
insignifiante... une enfant!

Enid devint très sérieuse.

--Lilian, écoute-moi bien et crois-moi... Il n’y a ici, dans l’hôtel,
personne, tu entends, _personne_, dont, au fond, M. Noris s’occupe comme
de toi... Nous autres, nous ne comptons pas pour lui! Tu dois bien t’en
apercevoir un peu.

--Oui, fit Lilian, l’accent assourdi et pensif, je l’amuse peut-être...
Il est très bon pour moi... Je ne puis lui demander rien de plus, je ne
le _veux_ pas, mais...

--Mais?... répéta Enid penchée vers son amie.

--Mais je sais bien que partout où il n’est pas, je me sens isolée,
alors même que ceux que j’aime le plus sont autour de moi; et quand il
sera parti, quand nous serons retournées en Angleterre...

--Il faudra qu’il vienne t’y chercher, s’il ne veut point que miss
Lilian soit bien malheureuse, n’est-ce pas, chérie? conclut Enid,
abandonnant soudain le pied du lit où elle était si bien installée, car,
à travers la porte, discrètement, une femme de chambre venait de la
demander pour des ordres à donner.

Elles s’embrassèrent avant de se séparer; et les baisers de Lilian
furent aussi affectueux que de coutume. Pourtant elle avait encore
tressailli, comme froissée par les dernières et trop directes paroles
d’Enid. Elle eût voulu ne les lui avoir jamais entendu prononcer... Ah!
pourquoi avait-elle permis à Enid de s’exprimer de la sorte!... Pour
quoi s’était-elle trahie, alors que personne, pas même sa meilleure
amie, n’aurait dû soupçonner ce qui se passait en elle!

Pauvre petite Lilian! Elle était arrivée dans cet hôtel, quelques
semaines plus tôt, sans que son âme, tout ensemble candide et
passionnée, se fût jamais donnée; et, auprès d’elle, lui témoignant une
attention constante, s’était, depuis lors, trouvé un homme dont elle
était trop intelligente pour ne point sentir la supériorité, qui l’avait
conquise par cette supériorité même. Par lui, elle avait connu le
plaisir infini de mettre sa pensée en contact avec une autre plus
robuste, plus haute, plus puissante, qui la soutenait de son vol. Elle
avait goûté la douceur extrême de se voir toujours comprise, enveloppée
de sympathie... Et maintenant que les allusions trop claires d’Enid
avaient, presque brutalement, précisé son rêve confus et délicieux, elle
ne pouvait plus se cacher que jamais elle n’oublierait Robert Noris et
ne rencontrerait d’homme auquel elle eût été plus entièrement heureuse
de se confier pour toujours... Dieu! comme elle s’était attachée à lui
sans le savoir! Quelle place elle lui avait laissé prendre dans sa vie,
elle, la fière et indépendante Lilian!

Cependant il partirait bientôt peut-être; il la quitterait avec un
simple mot d’adieu, un serrement de main rapide, tout au plus une parole
de regret sur leur séparation... Soit; à l’avance, elle acceptait le
déchirement de cette minute, mais jusqu’alors elle voulait jouir
silencieusement, avec toute son intelligence et tout son cœur, de la
présence de Robert.

Elle eut un frémissement de plaisir quand, le lendemain, elle l’aperçut
à la gare, où il était venu saluer encore, au moment du départ, la
famille Lyrton. Il resta sur le quai, auprès d’elle, jusqu’au moment où
le train s’ébranla. En même temps qu’elle, il envoya un dernier signe
d’adieu à Enid, qui leur souriait, un rayon de malice au fond de ses
yeux bruns.

--Vite, Lilian, il faut rentrer maintenant, dit lady Evans, quand le
dernier wagon ne fut plus qu’un imperceptible point s’effaçant de
l’horizon.

Alors, à travers la petite ville inondée de soleil, ils revinrent
lentement tous les trois, Robert ayant demandé à lady Evans la
permission de l’accompagner. Et Lilian pensa tout à coup que jamais elle
n’oublierait ce retour par les rues pleines de lumière, toutes riantes
avec leurs échappées soudaines sur le lac d’un bleu intense. Les plus
petits détails de cette promenade se gravaient dans sa pensée si
nettement que longtemps après, elle se les rappelait tous; elle revoyait
une odorante gerbe de réséda à la porte d’une fleuriste, la vue
d’Interlaken que lady Evans s’était arrêtée un instant à regarder, le
titre d’une Revue dans laquelle Robert publiait une série d’articles et
qu’elle avait lu au passage.

Pourtant elle avait la sensation de marcher en plein rêve et d’être
absolument heureuse durant cet instant fugitif de sa vie... Elle eût
voulu pouvoir demeurer ainsi des années, et encore des années, ayant
Robert à ses côtés, écoutant résonner la voix mâle dont elle connaissait
maintenant les moindres vibrations, sans crainte de se heurter à la
brutalité cruelle d’un réveil soudain... Et un regret lui serra le cœur,
quand elle aperçut, à travers les découpures du feuillage, la haute
masse grise de l’hôtel, quand son pied foula les allées du parc. Sur le
seuil même du hall d’entrée, une jeune femme se tenait, enveloppée dans
une soyeuse pelisse de voyage, la petite toque couronnée d’ailes
dégageant l’ovale parfait du visage, d’une blancheur mate. Les yeux
fixés sur Lilian, elle la regardait approcher, marchant auprès de
Robert. Celui-ci, occupé de sa seule causerie avec la jeune fille,
avançait distraitement, si occupé qu’il ne remarqua point la voyageuse
jusqu’au moment où celle-ci, retenant toujours autour d’elle les longs
plis de son manteau, lui jeta, d’une voix très claire, presque mordante:

--Bonjour, Robert!

Il releva la tête et s’arrêta:

--Isabelle!... vous ici!

--Moi-même, en personne, comme vous voyez, fit-elle d’un ton de
badinage, lui tendant la main. Pensez-vous donc que Vevey soit votre
domaine privé et que le commun des mortels n’y puisse pénétrer?

--J’aurais bien mauvaise grâce à m’accorder cette prétention, dit-il du
même accent qu’elle avait employé. Et si j’avais su que vous dussiez
arriver, je...

--Vous seriez venu au-devant de moi, n’est-il pas vrai? C’eût été
vraiment gentil de votre part, car vous devez être fort occupé ici et ne
point manquer de distractions...

Elle avait achevé sa phrase du bout des lèvres, avec un singulier
sourire, et ses yeux avaient glissé entre les cils vers Lilian qui
montait l’escalier, enveloppée par la clarté d’une haute fenêtre.

--Occupé? Absorbé?... Mon Dieu, je ne le suis pas plus qu’à Paris, quand
j’ai le plaisir de vous voir chaque jour.

Elle avait commencé l’attaque; elle ne s’étonna pas de la riposte et
reprit en souriant:

--Admettons que le mot «plaisir» n’est pas venu se placer dans votre
réponse par un simple effet de politesse et laissez-moi vous annoncer
que vous allez jouir du plaisir en question durant quelque temps.

Il s’inclina légèrement.

--Est-il indiscret de vous demander quel heureux hasard vous amène à
Vevey?

--Un hasard, oui!... Mais heureux! Le mot est tout au moins
discutable... Vous savez que mon père fait une saison à Évian; et ma
mère, bien résolue à l’y accompagner, m’avait entraînée à sa suite pour
ne point se séparer de mes enfants dont elle ne peut plus se passer...
Mais nous avions un temps abominable à Évian, très froid; ma petite
Sabine s’y est enrhumée, s’est mise à tousser d’une façon inquiétante;
le médecin m’a engagée à l’emmener dans une station plus chaude, sur
l’autre rive du lac, et finalement m’a envoyée à Vevey.

--D’où il suit que nous devons être reconnaissants à l’amour maternel de
votre arrivée parmi nous, fit-il avec une imperceptible raillerie dans
la voix qu’elle ne remarqua pas.

Elle se trompait étrangement, si elle espérait qu’il ne pénétrerait
point le vrai motif de son installation à Vevey. Il comprenait qu’elle
s’était étonnée de l’y voir prolonger son séjour. Il se pouvait aussi
qu’une chronique bavarde eût rapproché son nom de celui de miss Evans...
Et cela avait suffi pour qu’elle vînt, avide de savoir si elle devait
redouter cette inconnue.

A coup sûr, elle s’était préparée à soutenir toute comparaison, car elle
était merveilleusement en beauté quand elle descendit pour le déjeuner,
suscitant sur son passage cet insaisissable murmure charmé qu’elle
adorait entendre. Durant tout le repas, elle se fit un amusement de
causer avec Robert à demi-voix, comme pour mieux l’isoler des étrangers
présents et affirmer hautement l’intimité naturelle que les liens de
famille mettaient dans leurs rapports. Elle se sentait surtout joyeuse,
parce qu’ainsi elle forçait Robert à détourner son attention de cette
miss Evans, en qui elle avait, du premier regard, redouté une rivale.
Mais de cette impression, elle ne voulait rien laisser voir.

--C’est le modèle que vous rêviez à Paris, cette petite Anglaise?
demanda-t-elle tout à coup à Robert, quand, quelques minutes après le
déjeuner, Lilian sortit du salon. Voilà donc le pauvre petit papillon
que vous avez disséqué... Vous l’avez bien choisi... en apparence, tout
au moins... Mes compliments! Robert.

Elle parlait d’un ton léger, allongée nonchalamment dans son fauteuil,
ayant examiné Lilian, d’un coup d’œil perçant, à l’ombre de ses
paupières mi-closes. Robert n’avait pas relevé ses paroles, et elle
continua, voulant l’obliger à répondre:

--Savez-vous, mon ami, que je plains un peu cette petite... Peut-être
a-t-elle attaché une certaine importance à l’intérêt dont vous jugiez à
propos de la gratifier; et trouvera-t-elle fort désagréable, un jour, de
découvrir que son cavalier assidu n’était qu’un observateur curieux...
Quant à vous, j’imagine que vous m’êtes très reconnaissant de vous avoir
engagé à venir à Vevey...

Il eut un étrange regard vers elle.

--Je ne sais ce que l’avenir me tient en réserve comme résultat final de
mon séjour en Suisse, mais, quoi qu’il en soit, je vous serai toujours,
en effet, fort reconnaissant de m’avoir engagé à choisir Vevey comme
champ d’observations.

La jeune femme tressaillit. Pourquoi Robert parlait-il ainsi? Était-il
possible que, réellement, comme elle en avait eu l’intuition, cette
jeune fille ne fût plus une indifférente pour lui? Là où, avec toute son
habileté, son charme, son éclatante beauté, elle avait échoué, une
enfant de dix-huit ans allait-elle réussir!

--Il éprouve pour elle une curiosité de dilettante, avait-elle pensé
tout d’abord. Elle l’amuse et il l’étudie.

L’amusait-elle seulement? Quelques jours à peine après son arrivée,
Isabelle ne pouvait plus le croire. Elle était trop fine pour n’avoir
point saisi mille nuances délicates et expressives dans les égards qu’il
montrait à la jeune fille, pour ne point se rendre compte qu’elle lui
inspirait plus qu’un simple intérêt d’artiste. Et une colère sourde
s’éveillait en elle contre Lilian. Elle était allée voir Mme de
Grouville, avide de la questionner; et quand elle avait négligemment
jeté dans la conversation le nom de Lilian Evans, elle avait entendu
qualifier la jeune fille de «délicieuse enfant», lady Evans de «nature
d’élite, de femme éminemment distinguée, toute dévouée à sa nièce
orpheline». Et Mme de Grouville avait continué avec son impétuosité
habituelle: «La chère créature ne sera heureuse que le jour où elle
verra mariée sa pauvre petite Lilian... Ce qui ne sera point aisé!»
avait-elle fini tout bas, comme pour elle seule.

D’abord, Isabelle n’avait point pris garde à ces derniers mots surpris
par son oreille attentive, non plus qu’au qualificatif inattendu ajouté
par la baronne de Grouville au nom de la jeune fille: «Pauvre Lilian...»
Pourquoi?... Mme de Grouville avait-elle donc un motif de désigner ainsi
celle qu’elle appelait «sa petite Lilian»? Isabelle fit tout à coup
cette réflexion quand, le soir de sa visite, elle se retrouva seule dans
son appartement, fiévreuse, irritée, parce qu’elle venait de constater
quelle musicienne consommée était Lilian.

Y avait-il donc quelque mystère pénible concernant la jeune fille que
tenaient caché ceux qui l’aimaient?... Peut-être était-ce là le moyen
sûr de séparer Robert de cette Lilian qui le lui enlevait... Mais qui
questionner?... Comment savoir? Chez Mme de Grouville, une nombreuse
société anglaise était reçue... Peut-être y rencontrerait-elle celui ou
celle qui pourrait lui donner les renseignements qu’elle désirait
soudain, avec une ardeur fébrile et méchante. Et, en vérité, le hasard
la servait, car une nouvelle _garden-party_ allait avoir lieu aux
Cytises; elle pourrait donc commencer tout de suite cette espèce
d’enquête vers laquelle elle se précipitait avec la passion d’une
coquette atteinte cruellement dans sa vanité et qui, à n’importe quel
prix, veut avoir sa revanche.

Elle avait bien prévu; toute la colonie cosmopolite la plus choisie de
Vevey était réunie chez Mme de Grouville quand elle y entra, deux jours
plus tard, et elle fut bientôt aussi entourée qu’elle le pouvait
souhaiter. Mais que lui faisaient, en cette minute, son succès de femme,
cet empressement qu’apportaient les hommes à lui être présentés, puisque
le seul qui l’occupât, Robert, n’était point là... Viendrait-il
seulement!... Et, nerveuse, elle causait avec une animation qui lui
donnait un incomparable éclat.

--Est-il possible, comtesse, d’arriver jusqu’à vous? fit une voix
derrière elle.

Indifférente, elle se retourna et reconnut le baron Hurel, une façon de
vieux diplomate aimable et insignifiant qu’elle voyait à Paris, chez Mme
de Grouville.

--Comtesse, quelle divinité bienfaisante vous amène ici pendant mon
court passage à Vevey?

En quelques mots, Isabelle lui eut répondu. Il l’écouta d’un air charmé,
s’assit près d’elle, enchanté de leur rencontre; et, pendant un moment,
elle prit plaisir à évoquer avec lui toute sorte de souvenirs parisiens,
à écouter ses compliments, qu’elle dégustait sans s’occuper de leur
valeur, comme une enfant gourmande grignote tous les bonbons
indifféremment.

Mais, soudain, elle cessa de l’entendre, et il lui parut importun. Dans
le grand salon, venaient d’entrer lady Evans et Lilian.

Ah! certes, Isabelle était encore bien belle mais elle n’eût jamais pu
effacer cette enfant de dix-huit ans, qui avait pour elle sa jeunesse en
fleur. D’un œil jaloux, Isabelle l’examina depuis la pointe de son petit
soulier jusqu’aux mèches blondes qui volaient au hasard sur son front...
A quoi bon! Ce qui la rendait si séduisante, ce n’était point la robe
qu’elle portait, mais ses yeux de fleur bleue, brillants de vie, sa
carnation fine et splendide, ses lèvres rondes qui se relevaient si
joliment sur les dents laiteuses... Isabelle le comprit et un désir
aveugle de briser ce charme juvénile lui étreignit tous les nerfs... Ne
venait-elle point aussi de surprendre le regard rapide de Lilian autour
du salon cherchant Robert... Lui, absent, les autres n’existaient pas;
et Isabelle triompha de cette déception de la jeune fille. Puis envahie
du besoin âpre de savoir tout ce que l’on disait de Lilian, elle se
tourna vers le baron Hurel et demanda dédaigneusement, la désignant de
son éventail:

--Qui est-ce?

--Cette jeune fille? une Anglaise, lady Lilian Evans.

--Oui, je sais cela. Elle est au même hôtel que moi.

--Au même hôtel aussi que notre ami Noris, fit le baron plissant avec
malice sa bouche trop mince. Et tout écrivain psychologue, tout blasé
qu’il est, Noris me paraît avoir pris rang parmi les admirateurs de
cette jeune beauté, la plus remarquable de notre société, avant que vous
fussiez ici, comtesse.

Elle eut une faible inclinaison de la tête, et, l’accent bref, demanda
encore:

--C’est une héritière, n’est-ce pas?... de vieille famille?

--Hum... hum... une héritière... Lady Evans a une immense fortune, mais
sa nièce... Si j’en crois mes vieux, vieux souvenirs,--et encore ne
pourrais-je rien affirmer,--le père de Mlle Evans, à ce que j’ai entendu
dire en Angleterre, aurait été un assez triste personnage et n’aurait
guère laissé des richesses à sa fille...

--Ah! fit Isabelle avec un accent d’intérêt si vif que le diplomate se
sentit tout aise de l’avoir ainsi captivée.

Et, encouragé par ce début, il continua très empressé:

--Mon Dieu, comtesse, personnellement je suis assez mal renseigné au
sujet de la famille de Mlle Evans, que je ne connais pas, en définitive.
Mais s’il vous était agréable d’avoir quelques détails sur l’origine de
cette jeune fille, je suis tout à votre disposition pour vous les
procurer, aussi complets que vous le désirerez. Je sais que lady Evans
possède des domaines héréditaires dans le Cornouailles, et j’ai, en
Angleterre, des amis, dans cette même région, qui me fourniront tous les
documents possibles.

--J’userai alors bien volontiers de votre aimable proposition, fit
Isabelle dont la gorge était sèche et les lèvres brûlantes. J’ai un
motif très sérieux de souhaiter connaître tout ce qui concerne miss
Lilian. Mais je vous serais obligée de ne point parler de cette mission
que j’ai le plaisir de vous confier. Si vous le voulez bien, ce sera un
secret entre nous.

Isabelle avait achevé sa phrase d’un ton de demi-badinage,
l’accompagnant de ce sourire qu’elle réservait à ceux qui avaient eu le
don de la satisfaire et qui rendait si brillantes ses prunelles
noires... Mais ce sourire s’effaça vite, elle venait d’apercevoir Robert
auprès de Lilian...




IV


Le courrier du soir était encore passé sans apporter les nouvelles
qu’Isabelle attendait avec une impatience fiévreuse. Sur sa table, il y
avait là les journaux que la femme de chambre avait apportés; et des
larmes de dépit lui montaient aux yeux devant son impuissance à empêcher
que Robert et Lilian ne fussent chaque jour plus rapprochés l’un de
l’autre par l’effet même de leur vie sous le même toit.

--Et c’est moi qui stupidement ai engagé Robert à venir ici!
pensa-t-elle mordant si fort la dentelle de son mouchoir qu’elle la
déchira. Mais aussi pouvais-je m’imaginer qu’un sceptique comme lui
s’éprendrait d’une fillette de dix-huit ans et serait capable de devenir
fou d’elle, de l’aimer réellement?

Elle connaissait trop bien Robert pour ne pas être certaine que quelque
chose avait changé en lui depuis le jour où il lui avait dit adieu à
Paris, pour ne pas avoir acquis la conviction implacable et très nette
que jamais maintenant elle ne l’amènerait à elle comme elle l’avait
voulu. Et la vanité blessée, l’orgueil l’affolaient de jalousie, la
pénétrant du désir invincible de le séparer de Lilian à tout prix.
Heureusement, Robert allait partir pour quelques jours à Genève, où il
avait promis depuis longtemps de faire deux conférences pour une œuvre
de charité, et elle profiterait de cette absence pour se rendre
elle-même à Évian avec ses petites filles que sa mère souhaitait voir.

Par la fenêtre ouverte, la brise lui apporta tout à coup les premiers
accords par lesquels préludait un invisible orchestre... Ah! oui, il y
avait concert ce soir-là dans les jardins de l’hôtel... Elle l’avait
oublié depuis qu’elle demeurait là, dans son appartement, où l’avaient
rappelée des ordres à donner au sujet de ses enfants. Et, pendant ce
temps, Robert était en bas, dans le salon, auprès de Lilian! D’un
mouvement brusque, elle se leva du fauteuil où elle s’était jetée,
examina soigneusement, dans la glace, son beau visage, afin de voir si
ses larmes n’y avaient point laissé de traces. Puis, rassurée sur ce
point, elle descendit.

La porte du salon n’était point fermée, et, du vestibule, elle
distinguait nettement un groupe formé par Robert Noris et Lilian. La
jeune fille était assise, la main posée sur un album entr’ouvert, les
yeux levés vers Robert; il semblait lui donner une explication, et elle
l’écoutait la tête un peu renversée, dans une attitude confiante et
jeune...

Si Mme de Vianne avait encore douté que Lilian aimait Robert, elle en
eût acquis la certitude dans ce regard d’enfant qui cherchait celui du
maître. Jamais non plus, sur le visage de cet homme hautain, elle
n’avait vu pareille expression de douceur.

Son sang se mit à courir brûlant dans ses artères, et sans attendre
plus, elle entra dans le salon. Mais son instinct de femme du monde
était si puissant, la dominait si bien, que personne de ceux qui la
virent traverser lentement la pièce, pour se diriger vers les deux
jeunes gens, ne soupçonna la tempête qui grondait en elle.

--Eh bien, miss Lilian, dit-elle avec un sourire de sa belle bouche
frémissante, vous ne sortez pas ce soir?... Il fait si beau! Ne
venez-vous pas écouter la musique dehors?

Lilian hésita... Pourquoi sortir quand elle était si bien dans ce salon,
Robert près d’elle? Mais le regard de la jeune femme errant avec
insistance autour de la pièce presque déserte l’atteignit comme une
insinuation malveillante. Elle se leva aussitôt.

--Volontiers, madame, je vous accompagnerai, si vous le permettez.

Robert intervint:

--Vous ne pouvez aller dans le jardin ainsi. Il faut vous couvrir.

--Est-ce bien nécessaire, croyez-vous? Je ne suis pas frileuse du tout.

Pour toute réponse, très simplement, il prit l’écharpe de souple laine
blanche jetée derrière elle sur le canapé, et l’en enveloppa avec autant
de soin que l’eût pu faire lady Evans elle-même.

--Et maintenant, je vous rends votre liberté, miss Lilian.

--Vous ne nous suivez pas, Robert? demanda Isabelle, qui, la physionomie
impassible et dure, avait contemplé toute la scène.

--Excusez-moi, je suis obligé d’aller répondre à quelques lettres. Je
vous rejoindrai tout à l’heure.

La jeune femme inclina la tête et prit le bras de Lilian pour sortir,
comme si elle eût craint que sa compagne ne lui échappât. Elle ne
chercha pas à se rapprocher des groupes déjà installés sur la terrasse
ni des promeneurs qui arpentaient l’allée sablée, tandis que l’orchestre
entamait un chant de valse, et s’assit avec la jeune fille presque à
l’écart. Puis, d’un indéfinissable accent, elle commença:

--Vous m’en voulez beaucoup, j’en suis sûre, de vous avoir privée de la
conversation de Robert, qui paraissait vous captiver fort?

--M. Noris était assez aimable pour répondre à mes questions sur le
sujet de ses conférences à Genève.

--Alors, miss Lilian, vous voici décidément en passe de devenir une
vraie collaboratrice pour lui...

Lilian sourit.

--Moi? madame... Oh! je ne vois guère comment je pourrais jamais mériter
un si beau titre!

--Ma chère, laissez-moi vous dire que vous le méritez déjà, et rendez
même grand service à Robert.

Pour la seconde fois, un cri de surprise s’échappa des lèvres de Lilian.

--Je lui rends service? moi?

--Très grand service, je vous le répète, et je m’étonne même qu’il n’ait
point songé à vous le dire et à vous remercier. En vérité, il est bien
ingrat!

Les yeux noirs d’Isabelle étincelaient dans la nuit. Elle devinait,
palpitante d’une joie secrète, l’âme de la jeune fille, devant sa
révélation; et elle fut envahie par une satisfaction cruelle, à l’idée
qu’elle travaillait à éloigner Lilian de Robert... L’orchestre résonnait
avec des accords éclatants et pressés; elle pouvait parler sans crainte
d’être entendue par d’autres que par la jeune fille. Dépliant son
éventail d’un geste léger, elle poursuivit:

--Vraiment, Robert ne vous a point appris, dès le début, ce qu’il
attendait de vous?... Il est étonnant!... Car enfin, ne le connaissant
pas, vous pouviez supposer... bien des choses... le voyant ainsi sans
cesse occupé de vous!... Je crois qu’il sera sage à moi de réparer sa
négligence... Donc, figurez-vous que Robert écrit un roman pour lequel
il lui fallait un type de jeune fille étrangère... Vous n’êtes pas sans
avoir entendu parler un peu de ses procédés de composition!... Vous
savez qu’il étudie autant que possible ses caractères d’après nature, et
met tout en œuvre pour bien observer les personnes qui lui semblent
l’incarnation des héros ou des héroïnes qu’il veut créer...

Isabelle s’arrêta une seconde, cherchant à voir dans l’obscurité le
visage de Lilian. La jeune fille n’avait pas bougé; mais ses mains
étaient jointes, très serrées l’une contre l’autre; et ses grands yeux
clairs demeuraient attachés sur ceux d’Isabelle avec une attention
profonde.

--Alors, madame? interrogea-t-elle.

--Alors, ma chère, au moment où Robert m’a mise au courant de ses
nouveaux projets littéraires, je l’ai engagé à venir faire à Vevey ses
études sur les jeunes filles étrangères... et il a été bien récompensé
d’avoir suivi mes conseils... puisqu’il vous a trouvée sur son chemin!

--Voulez-vous dire, madame, que M. Noris m’ait fait la grâce de me
considérer comme un modèle... à la disposition de sa curiosité?

Un frémissement faisait trembler sa voix, Isabelle devina qu’elle était
atteinte dans son âme, dans sa dignité fière; et, impitoyable, elle
poursuivit:

--Dès le premier abord, M. Noris vous a considérée, ma chère miss
Lilian, comme un charmant petit modèle bien confiant, qui se laissait
pénétrer de la plus aimable façon, chose que notre auteur a fort
appréciée, je vous prie de le croire; il y gagnera, ce à quoi il tient
le plus, un grand succès pour son livre.

--De telle sorte que les modèles se payant, si je suis bien renseignée,
il ne me reste qu’à demander mon salaire? fit Lilian se levant toute
droite, avec la sensation qu’une invisible étreinte lui broyait le cœur,
y brisant quelque chose qui, peu d’instants plus tôt, chantait en elle
comme un oiseau joyeux.

Isabelle eut un haussement d’épaules; une flamme méchante brillait dans
son regard.

--Mon Dieu, quelle façon tragique, mon enfant, de prendre un fait bien
simple et dont vous avez tout lieu d’être flattée... Vous serez tout
bonnement immortalisée par ce prochain roman de Robert...

Elle s’arrêta encore. Peut-être attendait-elle une réponse, un mot de
Lilian qui lui prouvât qu’elle avait bien commencé son œuvre de
destruction. Mais la jeune fille s’était rassise, et Mme de Vianne
distinguait seulement, découpé sur la nuit bleuâtre, son profil délicat,
dont les lignes avaient pris tout à coup une rigidité étrange.

De sa voix un peu chantante, Isabelle reprit encore:

--Je serais désolée, miss Lilian, de vous avoir enlevé une illusion sur
le compte de Robert... Mais un jour ou l’autre, vous auriez perdu la
bonne opinion que vous avez de lui... Si vous l’avez pris pour un homme
de sentiment, vous vous êtes bien trompée... Chez lui, le cerveau a
absorbé le cœur... Voyez-vous, ma chère, il nous considère comme les
petites filles considèrent les poupées qu’on leur donne... Et encore,
certaines aiment les leurs!... Il nous étudie ainsi qu’il étudierait un
jouet bien construit, plus ou moins original, amusant, dont il est
intéressant de démonter le mécanisme... Mais voilà tout ce qu’il nous
donne; c’est du haut de ses observations qu’il nous contemple et nous
juge... Il semble occupé de nous seules, attentif à nos moindres
paroles, à nos gestes; ses yeux ne nous abandonnent pas; et, naïvement,
nous nous persuadons que nous sommes devenues tout pour lui!... Quelle
sottise!... C’est l’auteur prenant des notes qui ne nous quitte pas...,
par métier;... l’homme, chez lui, a disparu devant l’écrivain... Du jour
où il n’attend plus de nous aucune révélation, quand nous sommes
devenues banales à ses yeux, nous pouvons être sûres de ne plus le
rencontrer sur notre chemin. Soyez tranquille, ma chère, quand Robert
Noris vous aura suffisamment analysée, quand vous ne posséderez plus
pour lui la saveur de la nouveauté, quand son roman sera en bonne voie,
il ne songera plus à vous regarder vivre!

L’accent d’Isabelle résonnait plein d’une amertume sourde et violente,
éveillée par la blessure de son orgueil féminin; et il était si sincère
que Lilian frissonna. Tout à l’heure, des mots de protestation indignée
lui étaient montés aux lèvres devant les insinuations de la jeune femme.
Elle les avait arrêtés par un suprême effort de volonté, soutenue par
l’instinct qu’elle ne devait point trahir la violence de son émotion.
Mais maintenant sa foi en Robert s’écroulait sous le coup des
affirmations d’Isabelle, car elle jugeait la jeune femme à sa mesure,
incapable d’un mensonge. D’ailleurs, Mme de Vianne connaissait Robert
Noris de longue date; mille fois mieux qu’une jeune fille étrangère,
elle savait ce qu’il était... Et ce cruel jugement qu’elle portait sur
lui devait être vrai, affreusement vrai!

Une révolte poignante grondait dans l’âme de Lilian, et le même
frémissement l’ébranlait toute, que si on lui eût dit que Robert l’avait
trahie... Ainsi, depuis deux mois, elle servait de modèle à cet
écrivain; et, croyant trouver en lui presque un ami, elle lui avait
naïvement laissé voir toutes ses impressions, elle lui avait larges
ouvert sa pensée et son cœur, lui avait bien souvent permis d’y lire...
Et peut-être, lui si perspicace, il y avait, vu quelle sympathie
irrésistible et chaude l’emportait vers lui... Alors il avait dû trouver
amusant cet enthousiasme de petite fille, en suivre le développement...,
y trouver le sujet de notes pour son œuvre...

Dans la nuit, une flamme lui empourpra le visage. Seulement aussi, en
dépit de toute sa volonté, une larme glissa sous sa paupière alourdie.
Mais il faisait trop sombre pour qu’Isabelle pût le remarquer.

--Il m’a menti!... Il n’a pas agi loyalement envers moi! Oh! que c’est
mal! murmura-t-elle avec passion, d’un insensible mouvement des lèvres.

Il lui venait une soif de s’enfuir, d’aller se réfugier dans sa chambre,
de cacher son visage dans l’oreiller, et puis de pleurer jusqu’au moment
où elle n’aurait plus de larmes, de s’abandonner à cette détresse qui
s’emparait d’elle, l’accablant d’une affreuse sensation de vide.

--Comme vous êtes silencieuse, miss Lilian, fit la jeune femme, qui, du
même geste distrait, continuait d’agiter son éventail.

Elle se raidit contre le chagrin qui lui étreignait le cœur.

--J’écoute la musique, madame; l’orchestre est excellent ce soir,
dit-elle lentement avec un courageux effort pour que l’accent de sa voix
ne la trahît point. Mais elle comprenait bien qu’elle ne pourrait
longtemps conserver ce calme apparent.

Heureusement quelques hommes s’approchaient et ils allaient rompre son
douloureux tête-à-tête avec Mme de Vianne.

--Mademoiselle Lilian, fit gaiement l’un d’eux, un Français, Paul de
Gayres, grande fête ce soir à l’hôtel; l’orchestre nous promet autant de
tours de valse que nous pouvons en souhaiter. Voulez-vous me faire
l’honneur de m’accorder le premier?

Danser! quand elle se sentait la poitrine pleine de sanglots! Pourtant
elle répondit, trouvant même un faible sourire:

--Bien volontiers, je vais écrire votre nom sur mon carnet, en tête de
tous ceux qui viendront.

Sa fierté, qu’Isabelle avait si habilement mise en jeu quelques instants
plus tôt, la soutenait maintenant dans son angoisse. Ni Mme de Vianne ni
_lui_ ne devaient soupçonner ce qu’elle souffrait. Il fallait qu’elle
demeurât la même; qu’elle se montrât très gaie afin que cette Isabelle
sans pitié ignorât qu’elle l’avait désespérée. Et aussitôt elle se leva
pour suivre, dans le salon, le jeune homme qui s’inclinait devant elle,
lui offrant son bras.

En traversant le hall, elle jeta dans la glace un regard furtif; elle
avait peur que son visage ne fût bien altéré et qu’_il_ ne le remarquât.
Mais elle était seulement très pâle, ayant à peine aux joues une frêle
petite flamme rose, et ses yeux brillaient comme si un feu secret y eût
brûlé.

Autant qu’il lui fut possible, elle dansa durant toute la soirée, pour
échapper à la moindre possibilité d’une conversation avec Robert. Elle
qui, d’ordinaire, eût tout sacrifié pour une minute de causerie! Mais
une fois cependant, comme, dans l’intervalle de deux valses, elle
s’était assise, toute brisée par l’émotion éprouvée, elle l’entendit
derrière elle qui l’interrogeait avec cet accent qu’elle avait tant aimé
à lui entendre:

--Qu’avez-vous, miss Lilian? Êtes-vous souffrante? Vous aurez eu froid
dans le jardin.

--Non, fit-elle brièvement, serrant ses lèvres l’une contre l’autre pour
mieux retenir les mots qui lui venaient en foule.

Il l’enveloppait de son regard pénétrant; elle ne put en soutenir la
question et se détourna pour parler à l’un de ses danseurs... Ah! si
Robert avait su quelle souffrance la meurtrissait tandis qu’elle se
levait pour valser, répondant par un petit sourire plein de fièvre aux
paroles de son cavalier.--S’il l’avait connue, cette souffrance, il y
eût sans doute trouvé matière à de nouvelles études!

Plus d’une fois, durant la soirée, elle rencontra ses yeux qui
l’observaient toujours avec une expression qui la remuait toute, une
expression triste. Mais, obstinément, elle tournait la tête ne voulant
point le voir.

Oh! comme c’était un bienheureux hasard qu’il partît le lendemain même
pour Genève, de très bonne heure! Quand il reviendrait, elle serait plus
forte pour cacher la révolte douloureuse qu’il excitait eu elle.
Soigneusement, elle veillerait sur elle-même, afin de lui enlever la
pensée qu’il n’était pas un indifférent pour elle. Et puis, si le rôle
lui semblait trop difficile à jouer, elle partirait, voilà tout!

--Oui, je partirai! Mais comment ferai-je pour l’oublier? murmura-t-elle
passionnément quand elle fut enfin seule dans sa chambre, et des larmes,
les premières, inondèrent son visage.

Elle s’endormit, lasse de pleurer. Quand elle ouvrit les yeux, le
lendemain, il lui restait seulement l’impression vague que, le soir
précédent, elle avait éprouvé un violent chagrin; trop vite, elle se
rappela... La journée commençait si belle qu’aussitôt habillée elle
s’enfuit dehors, pensant bien qu’elle ne rencontrerait personne à cette
heure matinale; elle voulait retrouver dans les allées solitaires à
travers lesquelles, la veille encore, elle marchait si joyeuse, quelque
chose de son rêve fini. Tout de suite, elle se dirigea vers la terrasse
allongée au bord du lac où, si souvent, ils avaient causé.

Elle s’assit là, songeuse, le cœur meurtri, insouciante des minutes qui
s’écoulaient... Un pas broyant le sable de l’allée lui fit relever la
tête, et un désir de fuir l’ébranla tout entière en reconnaissant
Robert. Était-ce le hasard qui l’amenait, ou bien savait-il qu’elle
était là?... Alors que lui voulait-il?

Elle s’était dressée, avec un mouvement pour s’échapper, mais il était
trop près d’elle. D’ailleurs, sans qu’il lui eût dit un mot, elle avait
compris qu’il ne la laisserait pas ainsi se dérober. Ah! bien vite, il
avait remarqué que, subitement, elle était devenue autre pour lui...
Comment avait-elle pu espérer qu’elle tromperait sa clairvoyance!...

Elle n’eut pas un geste pour lui tendre la main et resta immobile, le
cœur frémissant:

--Est-ce que réellement vous me laisserez ainsi partir pour Genève sans
une parole d’adieu, avec la pensée que vous êtes irritée contre moi et
que vous êtes résolue à ne point me dire pourquoi?... Qu’est-il
arrivé?... Ne sommes-nous plus amis?

Il avait dans la voix ces notes profondes qui avaient eu si grand empire
sur elle, mais qui demeurèrent sans effet, tant le souvenir des paroles
d’Isabelle était encore brûlant dans sa pensée. Et le cri de tout son
être jaillit de son âme franche, emportée dans un irrésistible élan qui
bouleversait d’un seul coup toutes ses résolutions de silence:

--Pourquoi m’interrogez-vous? Est-ce encore une scène de votre roman que
vous préparez?... Dans ce cas, prévenez-moi afin que je joue mieux mon
personnage!

--Votre personnage?... De quel roman parlez-vous?... Qu’y a-t-il?

--De celui auquel vous travaillez! Pourquoi feindre de ne pas me
comprendre? poursuivit-elle ardemment... Oh! je sais qu’il y a des
femmes qui seraient très orgueilleuses d’avoir été pour vous un... type
à étudier... Moi pas!... Je ne puis accepter l’idée que depuis deux mois
tous prenez soin de noter mes sentiments, mes idées, mes impressions...
que sais-je encore?... afin d’en faire des documents, comme l’on dit,
pour vos livres; que vous causiez avec moi dans ce seul but, que... Ah!
j’aurais mille fois mieux aimé vous entendre me dire franchement ce que
vous attendiez de moi... Au moins, vous ne m’auriez pas prise en
traître... Je ne vous aurais permis de voir que ce qu’il m’était
indifférent de laisser connaître! Je me serais tenue en garde contre
votre curiosité... Vous m’avez trompée... C’est mal, bien mal!

Elle s’arrêta net; des larmes faisaient trembler sa voix, et elle ne
voulait pas pleurer devant lui. Obstinément, elle considérait un massif
d’héliotropes à ses côtés; pour lui dérober son visage, elle se pencha
et cueillit une des branches parfumées. Elle ne vit pas qu’il était
devenu très pâle et qu’un pli d’amertume douloureuse soulignait sa
bouche.

--Alors vous pensez, dit-il après quelques secondes de silence, que je
ne me suis pas comporté envers vous comme un honnête homme?... Vous êtes
dure, très dure... C’est Mme de Vianne, n’est-il pas vrai, qui a pris
soin de vous édifier de la sorte au sujet de mes intentions?... J’aurais
dû prévoir qu’elle ne vous emmenait pas sans motif, hier soir, et vous
retenir, vous garder...

--Afin de pouvoir continuer votre étude sans être troublé! acheva-t-elle
avec une vivacité douloureuse, froissant entre ses doigts tremblants la
petite branche d’héliotrope. Je ne regrette pas d’avoir appris la vérité
par Mme de Vianne. Il vaut toujours mieux savoir ce qui est..., dût-on
en souffrir!

Il ne releva point cette exclamation échappée au cœur même de Lilian et
reprit d’un ton grave et contenu:

--Alors vous partagez l’opinion de Mme de Vianne en ce qui me
concerne?... Vous croyez que, par pure curiosité de dilettante, je
prenais plaisir à causer avec vous, je souhaitais vous quitter le moins
possible, je m’intéressais à tout ce qui vous touchait? Dites,
répondez-moi..., je vous en prie, Lilian.

Elle frissonna à ce nom de Lilian qu’il venait soudain de lui donner. Il
eût parlé ainsi dans un salon de l’hôtel que, peut-être, elle lui eût
répondu hautaine et se fût dérobée; mais, dans ce parc solitaire, inondé
d’une pure clarté matinale, l’idée ne l’effleura même pas de n’être pas
entièrement sincère.

--Oui, j’ai cru tout ce que vous dites, fit-elle les yeux perdus vers
les lointains bleus du lac.

Sans s’en apercevoir, elle avait parlé au passé; on eût dit que les
paroles d’Isabelle avaient tout à coup perdu pour elle de leur valeur.
Elle écoutait seulement Robert debout devant elle et qui maintenant
poursuivait, du même accent qui la dominait:

--Écoutez ma confession, Lilian et tenez-m’en compte, puisque vous aimez
tant la franchise. Mme de Vianne vous a dit vrai... Je suis venu à Vevey
pour travailler, pour observer, en quête de caractères originaux... Elle
vous a dit vrai encore en vous apprenant que, dès notre première
rencontre,--en wagon, vous souvenez-vous?--j’avais entrevu en vous
l’incarnation même du type de jeune fille qui me paraissait le plus
charmant... Pour cette raison d’abord, en effet, j’ai désiré me
rapprocher de vous...

Il s’arrêta, et le vol bourdonnant des abeilles arriva très fort aux
oreilles de Lilian, dont l’âme même écoutait, apaisée soudain et envahie
par un calme délicieux...

--Puis, pour un autre motif, Lilian, j’ai ensuite continué à vous
rechercher sans cesse... Cela, Mme de Vianne ne vous l’a pas dit; et
c’était pourtant la seule vérité qu’elle eût désormais à vous révéler...
En apprenant à vous connaître, Lilian, j’avais appris à vous aimer...

--A m’aimer! mon Dieu!

--Est-ce que vous ne voulez pas me le permettre? dit-il d’un accent bas
qui monta vers elle comme une prière.

Et aussi simplement, aussi ardemment que l’eût pu faire l’homme le plus
dénué de mérites aux yeux d’une femme, il poursuivit:

--Je sais bien que je suis d’une extrême audace en vous parlant
ainsi...; que je ne possède rien de ce qui peut plaire à une enfant
comme vous, et pourtant je n’ai pas le courage de me taire... Lilian,
avez-vous confiance en moi, maintenant, pleine et entière confiance?

Elle inclina la tête, incapable de parler. Elle ne sentait plus que le
rayonnement du regard qu’il attachait sur elle; et toute sa vie semblait
immobilisée dans l’impression d’une douceur exquise qu’éveillait en elle
ce regard. Il y eut entre eux un imperceptible silence ainsi que dans
les moments où les âmes se recueillent; puis Robert continua d’une voix
qui tremblait:

--Lilian, avez-vous assez grande confiance en moi pour devenir ma femme?

Il regardait, suppliant, la jeune fille qui l’écoutait enveloppée par un
souffle d’allégresse infinie... L’avait-elle bien compris?... Était-il
possible qu’il voulût faire sa femme d’une petite fille comme elle,
qu’il l’aimât autant qu’elle l’aimait en dépit des réflexions méchantes
d’Isabelle, oubliées maintenant comme un mauvais rêve?

--Mon enfant chérie, murmura-t-il, emprisonnant les mains effilées dans
les siennes, vous ai-je trop demandé?... Pourquoi ne répondez-vous pas?

--Parce que j’ai trop de joie dans le cœur, fit-elle levant enfin sur
lui ses larges prunelles sombres que des larmes soudaines voilaient.
Elle éprouvait une si intense impression de bonheur que cette impression
même en devenait douloureuse.

--Lilian, je voudrais entendre vos lèvres chères dire que vous consentez
à vivre auprès de moi toujours...

Elle répéta, employant les mots mêmes du rituel anglais:

--Oui, toujours, dans la joie et dans la peine!

--Enfin!!! dit-il. Est-il donc vrai que je puisse dire enfin de vous,
_ma_ Lilian?

A cet instant, dans son souvenir passait la vision de cette fin
d’après-midi, en mai, où Isabelle de Vianne l’avait engagé à partir pour
Vevey. Était-il possible que l’écrivain sceptique, le pessimiste qui
écoutait alors la jeune femme, fût le même homme qui se sentait en ce
moment au cœur une joie de rêve, parce qu’une enfant venait de prononcer
pour lui la promesse d’éternel amour.

Il ne se rappela jamais combien s’étaient écoulées de ces minutes
inoubliables quand, brutalement, l’idée lui revint qu’il allait partir.

Le temps avait marché depuis qu’il était auprès de Liban. Il fit un
mouvement et elle devina sa pensée au coup d’œil qu’il jeta vers le lac,
sur le sillage d’un vapeur.

--Mon Dieu, j’avais oublié!... Est-ce qu’il est déjà l’heure du départ?

Ainsi qu’une réponse, à ce moment même tintait la cloche de l’hôtel,
celle qui chaque matin avertissait les voyageurs prêts à s’éloigner. Il
s’était levé; elle aussi, devenue très blanche, et une plainte lui
échappa.

--Oh! pourquoi me laissez-vous?... Si vous vous éloignez, il me semble
que nous ne nous retrouverons plus... Ne vous en allez pas.

Il hésita, ayant lui aussi la tentation profonde de rester, de ne point
abandonner le trésor qu’il possédait enfin, de ne pas quitter sa jeune
fiancée avant d’avoir entendu lady Evans lui promettre aussi que Lilian
deviendrait sienne.

Mais l’impossibilité de manquer à la parole donnée à Genève lui apparut
en même temps.

--Je suis attendu, ma Lilian, et il est trop tard maintenant pour que je
puisse me dégager de ma promesse... Mais je serai bien vite de retour...
Vous comprenez, dites-le-moi, que ce m’est un très dur sacrifice de vous
quitter au moment même où je vous ai enfin conquise... J’ai peur que
vous ne m’échappiez si je vous abandonne à vous-même!

Elle secoua la tête avec un rayonnant sourire.

--Vous avez peur de cela vraiment?... Oui, je comprends qu’il faut que
vous partiez; mais... je voudrais être déjà au moment de votre
retour!...

Il reprit la petite main tout imprégnée d’un parfum d’héliotrope; une
lumière nouvelle éclairait son visage pensif et lui donnait un caractère
inattendu de jeunesse.

--Dès mon arrivée à Genève, reprit-il doucement, je vais écrire à lady
Evans pour lui dire quel bien j’ai acquis ce matin et recevoir d’elle,
au plus vite, l’assurance que vous êtes bien à moi, mon enfant chérie.

Machinalement, ils s’étaient rapprochés de l’hôtel dont ils
distinguaient maintenant, entre les massifs, la majestueuse stature;
sous la véranda, plusieurs silhouettes se montraient; mais sur cette
terrasse abritée par la voûte verdoyante des arbres, ils étaient encore
bien l’un à l’autre; et ces minutes de solitude semblaient si exquises à
Robert, qu’il eût voulu n’en voir jamais la dernière... Quoi que
l’avenir lui réservât, il ne pourrait en oublier l’infinie douceur...

Le dernier tintement de la cloche d’appel résonnait, Robert s’arrêta:

--Dans un instant, fit-il devant tout le monde, je vais adresser mes
adieux à miss Evans... Mais, maintenant, c’est de ma fiancée que je me
sépare... Vous ne me refuserez plus votre main comme tout à l’heure,
n’est-ce pas, Lilian?

--Oh! non! dit-elle, lui jetant ses deux mains.

Il l’attira vers lui... Mais il aimait cette enfant d’un amour si
différent de celui qu’il avait éprouvé pour d’autres femmes qu’il n’eut
pas même la tentation de chercher les lèvres chaudes pour y mettre le
baiser des fiançailles, et sa bouche effleura seulement les doigts fins
qu’il tenait jalousement emprisonnés...

Quand, une demi-heure plus tard, le vapeur passa au pied de la terrasse,
Robert aperçut, dans le sombre encadrement des arbres, une mince forme
claire, couronnée de cheveux blonds dont le soleil faisait une auréole;
et ce fut la dernière vision qu’il emporta. Lilian resta penchée sur la
balustrade de pierre jusqu’au moment où le bateau ne fut plus qu’un
point blanc, pareil à ceux que formaient, sur l’eau bleue, les oiseaux
qui voletaient à la surface du lac.

Alors, elle revint vers l’hôtel. A cette heure, elle pouvait, sans
scrupule, pénétrer dans l’appartement de lady Evans et tout lui dire.
Lady Evans était à son bureau, écrivant. A la vue de la jeune fille,
elle repoussa le buvard ouvert devant elle, et sourit:

--Comme vous venez tard me trouver, aujourd’hui, enfant... Quelle longue
promenade aviez-vous donc entreprise?... Je pensais que vous
m’oubliiez...

--Tante, chère tante, pardonnez-moi... Tant de choses se sont passées ce
matin, et je suis si heureuse!

Lady Evans regarda la belle et fraîche créature qui se tenait droite
devant elle, une rayonnante clarté de soleil baignant sa tête blonde.
Dans le cadre d’une fenêtre, la taille souple se découpait sur le fond
lointain du lac criblé de nappes éblouissantes; et c’était vraiment un
mystérieux chant de joie qui s’élevait des choses, comme du regard, du
sourire, de tout l’être de cette enfant.

--Vous êtes si heureuse que cela, chérie? Que vous est-il arrivé?

La voix jeune s’éleva soudain presque grave.

--M. Noris m’a demandé d’être sa femme...

--Sa femme? interrompit lady Evans, avec un tel accent que Lilian la
regarda surprise,--un accent indéfinissable, rempli de tristesse ou de
joie, elle n’eût pas su le dire.

--Et vous lui avez répondu?

--Que je lui donnais toute ma vie..., fit-elle du même ton.

--Votre vie!... Lilian, vous aimez M. Noris?

--Je l’aime comme je ne croyais pas que l’on pût aimer, dit-elle
simplement, et son regard bleu, si clair, sembla venir de très loin, du
fond même de son âme.

Lady Evans passa la main sur son front, avec l’air de vouloir chasser
une pensée importune.--Mais ses beaux traits sévères ne reprirent point
leur habituelle expression de calme.

--Pourquoi M. Noris ne m’a-t-il pas parlé avant de vous adresser sa
demande?... Étant Français, il eût dû se conformer aux usages de son
pays...

--Mais je suis Anglaise, moi!... Tante, j’étais tellement heureuse, ne
troublez point mon bonheur, je vous en supplie.

Elle s’était agenouillée devant lady Evans dans une attitude de prière
caressante. Lady Evans abaissa sur elle un regard d’inexprimable
tendresse, quoique son visage restât pensif, altéré par un souci.

--Mon enfant, personne plus que moine souhaite votre mariage! mais...
tout cela est bien soudain... Vous connaissez si peu M. Noris.

--Si peu!... chère tante, voici deux mois que nous nous voyons chaque
jour!

--Oui... vous avez raison... Et pourtant, les uns pour les autres, nous
ne sommes, en réalité, que des étrangers.

Et si bas que Lilian devina plutôt qu’elle n’entendit ces paroles, elle
acheva:

--Je prévoyais bien ce qui arrive, c’était fatal... Lui ou un autre...

Elle se tut quelques secondes, puis reprit doucement:

--Dites-moi comment M. Noris a été amené à faire de vous sa fiancée?

Assise aux pieds de lady Evans, Lilian se prit à raconter. Sa tante
l’écoutait, la tête un peu penchée en avant, le visage plus pâle encore
que de coutume. Et quand la jeune fille se tut:

--Je crois, en effet, que M. Noris vous aime, mon enfant; et j’espère
que vous serez sa femme, oui, je l’espère, dit-elle, baisant le front de
Lilian.

On eût dit qu’elle gardait cependant un doute secret sur la réalisation
de l’espoir que formulaient ses lèvres. Mais elle ne prononça plus un
mot qui pût troubler l’enfant.




V


Aucune inquiétude sérieuse n’avait agité le cœur de Lilian pendant sa
conversation avec lady Evans. Et pourtant, dans l’après-midi du même
jour, quand elle fut seule, quand elle eut laissé partir, pour Montreux,
lady Evans, attendue par une amie souffrante, une sorte d’angoisse, tout
irraisonnée, l’envahit peu à peu au souvenir de l’étrange attitude de sa
tante... Si Robert eût été là auprès d’elle, cette impression se fût
vite évanouie sans doute; elle eût, de nouveau, éprouvé la confiance que
rien ne pouvait plus maintenant la séparer de lui, ni Isabelle ni
personne au monde.

Mais il était parti au moment même où il venait de lui donner une joie
qu’elle n’eût pas osé rêver, et qui la laissait étourdie comme d’un
songe délicieux qu’elle avait la crainte instinctive de voir se
dissiper.

Elle n’avait pas voulu accompagner lady Evans à Montreux, justement
parce qu’elle redoutait tout ce qui pourrait la distraire de ce bonheur
infini dont elle avait l’âme remplie. Mais maintenant, assise songeuse
dans sa chambre, incapable, ce jour-là, d’une occupation suivie, elle
regrettait presque d’être restée seule, obsédée par le souvenir du
regard dont sa tante l’avait enveloppée en l’embrassant, une demi-heure
plus tôt, au moment de sortir, un regard triste, tendre, tourmenté, qui,
brusquement, avait réveillé dans son esprit tous les détails de sa
conversation du matin avec lady Evans.

Si elle était ainsi troublée de ce regard, c’est qu’elle ne l’apercevait
point pour la première fois dans les yeux de sa tante. En certaines
circonstances déjà, l’année précédente, quand il avait été question d’un
mariage pour elle, Lilian l’avait déjà surpris plein d’une sorte de
pitié émue; et, obscure, fugitive, elle avait eu l’intuition vague qu’on
lui cachait quelque chose la concernant, un secret pénible, semblait-il.
Lequel?

--Y aurait-il vraiment une raison qui pût m’empêcher de l’épouser,
_lui_? songea-t-elle soudain avec une précision qui la fit tressaillir
toute. Est-ce donc là ce que pensait tante Katie en m’écoutant ce
matin?...

Puis elle se prit à sourire de cette crainte absurde, et ses yeux
tombèrent sur un petit portrait de sa mère qui ne quittait jamais la
place d’honneur dans sa chambre. Quelle expression mélancolique avait ce
beau visage dont elle eût pu dessiner de mémoire chacun des traits tant
elle l’avait de fois contemplé!... Quels chagrins avaient donc accablé
cette jeune femme pour donner à sa bouche ce quelque chose d’infiniment
triste, pour voiler de la sorte le regard de ses yeux bleu sombre,
pareils à ceux de Lilian, pour l’emporter enfin de la vie, toute brisée,
alors que, jeune fille, elle avait été si joyeuse?... Cela, Lilian le
savait bien; sa vieille Bessy lui avait souvent parlé de sa mère...

Maintenant, avec une perspicacité anxieuse, elle s’efforçait de se
souvenir des plus petits détails du passé, de nouveau envahie par l’idée
poignante que lady Evans avait peut-être un motif grave de croire
difficile son mariage avec Robert. Et cette pensée lui était si
douloureuse qu’elle se remit à chercher dans sa mémoire les plus
lointains incidents de sa vie comme pour se prouver à elle-même, par
l’évidence des faits, qu’elle n’avait rien à redouter.

Alors, peu à peu, elle se rappela mille choses oubliées, des images qui
sommeillaient dans son souvenir depuis des années; surtout, en cette
minute, une vision surgissait: sa mère, très pâle, étendue sur un divan
les paupières closes, des larmes sur les joues amaigries et répétant des
mots qui s’étaient gravés inoubliables dans sa mémoire d’enfant: «_Il_
m’a fait trop souffrir, je suis trop faible, je ne puis plus supporter
cela...»

_Il_? Quel était celui que la jeune femme désignait ainsi?... Lilian eut
un léger frémissement. S’agissait-il donc de son père?... De lui, elle
n’entendait jamais prononcer le nom... Depuis sa petite enfance, elle
était habituée à prier chaque jour pour lui; mais elle ne savait rien de
ce qu’il avait été et, instinctivement, elle n’adressait jamais une
question sur son compte. Elle avait peu à peu compris qu’il n’avait
point rendu sa mère heureuse, que même la vie commune leur avait été
impossible... Était-ce donc lui qui, aujourd’hui, allait venir briser le
bonheur de l’enfant, après avoir jadis détruit celui de la mère?

Quelle folie! Pourquoi supposait-elle de semblables choses? Une soif
pourtant lui venait d’être rassurée entièrement, d’entendre quelqu’un
lui dire que son inquiétude était pur enfantillage... Mais à qui
s’adresser, qui interroger pour recevoir l’assurance qu’elle souhaitait
si ardemment?... Questionner lady Evans, il n’y fallait pas songer; elle
ne permettrait pas qu’on lui parlât jamais du passé qui semblait lui
avoir laissé de très douloureux souvenirs. Le nom de Bessy traversa
l’esprit de Lilian; ce n’était pas une servante pour elle que cette
vieille femme dévouée qui l’avait vue tout enfant, qui avait tant aimé
sa mère, ne la quittant point jusqu’à la dernière heure... Vivement,
elle se leva pour l’appeler; puis un battement de cœur la prit, le même
qu’elle eût éprouvé à remuer des choses sacrées dont l’attouchement
pouvait être mortel... Elle regarda la pendule et se dit:

--Quand cinq heures sonneront, je ferai venir Bessy.

Et elle resta debout, immobile devant la fenêtre, les yeux fixés sur la
brume bleuâtre qui limitait l’horizon; sa pensée s’en allait par delà ce
voile vaporeux, vers Genève, où _il_ était, où _il_ pensait à elle!
Qu’eût-il dit de la savoir ainsi anxieuse et agitée?

Le tintement clair de la pendule résonnant dans la chambre la fit
tressaillir. Mais elle n’hésita plus, et appela, entr’ouvrant la porte:

--Bessy, Bessy!

La vieille femme, qui travaillait dans la pièce voisine, releva les yeux
et un sourire éclaira sa bonne figure calme à la vue de la jeune fille:

--Qu’y a-t-il, _my child_?

Lilian si franche pourtant, hésita sur ce qu’il fallait dire; et,
songeant seulement à amener Bessy dans son propre appartement afin de
lui parler en toute liberté, elle répondit, la pensée absente de ses
paroles:

--Bessy, voulez-vous venir faire quelques points à la dentelle de ma
robe?

--Tout de suite, lady Lilian, dit Bessy.

Elle était tellement habituée à n’avoir d’autre volonté que celle de
Lilian qu’elle déposa immédiatement son ouvrage et suivit la jeune
fille. Sur ses genoux, elle prit la robe de mousseline soyeuse étendue
sur le lit et se mit à coudre.

Lilian la regardait; son cœur battait si follement qu’elle hésitait à
parler, ayant peur du frémissement qu’aurait sa voix. Puis soudain, elle
s’assit près de la vieille femme, ainsi qu’elle le faisait quand elle
était toute petite, et demanda:

--Bessy, vous m’avez vue bien jeune, n’est-ce pas?

--Bien jeune, oh oui, ma chère petite fille! Quand je vous ai embrassée
pour la première fois, vous étiez un baby avec des cheveux légers et
fins comme le duvet d’un petit oiseau; et depuis cet instant, je ne vous
ai jamais quittée?

--Alors vous avez connu maman quand elle avait à peu près mon âge
aujourd’hui, puisque, à dix-sept ans, elle était mariée... Trouvez-vous
vraiment que je lui ressemble?... Tante Katie le dit toujours...

Bessy laissa tomber son ouvrage et contempla le jeune visage levé vers
le sien avec une indéfinissable expression. Ah! oui, la ressemblance
était complète; c’étaient bien les mêmes traits avec leur irrésistible
charme, la même carnation transparente, les mêmes reflets lumineux dans
l’épaisse chevelure blonde, la même taille élancée comme le tronc svelte
d’un jeune pin.

--En vous regardant, je crois voir votre mère, lady Lilian, dit Bessy,
dont la voix tremblait tout à coup.

On aurait dit que, à elle aussi, le passé semblait émouvant à effleurer
même d’un mot.

--Oui, mais moi j’ai de la gaieté plein les yeux, sur les lèvres, dans
le cœur; et elle, ma pauvre maman, me paraît si triste sur le dernier
portrait que je possède d’elle!

Une seconde, elle s’arrêta; puis, ardemment, elle acheva, avec une
intonation basse et suppliante:

--Pourquoi était-elle ainsi?... Le savez-vous, ma chère vieille Bessy?

L’aiguille tomba des mains de Bessy et une exclamation lui jaillit des
lèvres:

--Comment eût-il pu en être autrement avec tous les chagrins qu’elle a
éprouvés, la pauvre créature!... Elle était bien vaillante, mais elle en
a eu trop pour sa part!...

Lilian tressaillit, et le silence fut durant une minute si profond dans
la chambre qu’elle entendit nettement toute une phrase d’une romance
chantée en bas, dans le salon, et le bruit de l’aiguille de Bessy qui
courait de nouveau dans l’étoffe soyeuse. Mais une irrésistible
impulsion la poussait avec une force mystérieuse à savoir enfin ce
qu’avait été son père. Pour sa nature passionnée, l’incertitude était
une torture... Le cœur battant à se rompre, elle demanda:

--Bessy, pourquoi ne me parlez-vous jamais de mon père?

Un tressaillement secoua la vieille femme si fort que l’aiguille se
cassa net entre ses doigts.

--Vous parler de votre père!!! Pourquoi, grand Dieu! mon enfant.

--Parce que je voudrais tant, tant le connaître un peu!

--Le connaître!... A quoi bon? Il faut laisser les morts dormir en
paix...

--Et pourtant, Bessy, jamais vous ne refusez de me parler de maman...
Seulement, quand il s’agit de mon père, vous ne voulez plus me
répondre...

--Je ne le voyais pas beaucoup, lady Lilian.

--Mais assez cependant pour être capable de me dire comment il était...

--Un beau et brillant cavalier, certes, fit Bessy d’un étrange accent,
amer et violent.

Instinctivement, Lilian ferma les yeux, ainsi que l’on fait à l’approche
d’un coup inévitable. Puis elle se pencha vers la dévouée créature, dont
le visage s’était creusé sous la force d’une émotion secrète et lui
demanda du même ton très bas:

--Bessy, ma chère Bessy, dites-moi, est-ce à cause de... de _lui_ que
maman a été si malheureuse?

--Oui, fit la vieille femme frémissante.

Cette brusque évocation du passé la prenait par surprise, ne lui
laissant pas la faculté de calculer ses paroles; et les jours
d’autrefois se dressaient tout à coup dans son souvenir, l’emportant,
dans le mystère de leur résurrection soudaine, jusqu’à lui faire oublier
à qui elle parlait. En ce moment, elle ne songeait même plus à la
présence de Lilian... Tout haut, elle se rappelait; et, pour elle seule,
elle acheva tout à coup, la voix sourde:

--Ah! la pauvre jeune dame, l’a-t-il assez martyrisée, le misérable, en
dépit de sa jolie figure et de ses belles manières!... et cependant,
pour la tuer, il a fallu qu’il se soit déshonoré!

Un cri étouffé jaillit du cœur même de Lilian, rempli d’une détresse si
poignante que Bessy, rappelée à elle-même, la regarda, avec une stupeur
des paroles qui lui étaient échappées:

--O lady Lilian!... Qu’ai-je fait! mon Dieu! Pourquoi m’avez-vous parlé
de toutes ces choses!...

--Un jour ou l’autre, j’aurais toujours su, dit faiblement Lilian,
faisant un effort pour aspirer l’air qui lui manquait. Elle n’entrevit
même pas la possibilité de douter. Le souffle de la vérité l’avait
frappée au visage, la pénétrant jusqu’au plus intime de l’âme. Alors,
saisie d’une sorte de besoin âpre d’épuiser toute sa souffrance, de
connaître en entier l’affreuse vérité, elle reprit presque impérieuse,
insensible à sa propre angoisse...:

--Vous dites que... que mon... père s’est déshonoré... Comment? je veux
savoir... N’essayez pas de me rien cacher... Ce serait pire que tout
maintenant...

Son jeune visage était devenu d’une blancheur de cire; et le nom de
Robert, monté à sa pensée, la fit tressaillir comme une brûlure. Mais
Bessy ne remarqua rien, bouleversée par l’émotion et subjuguée par cette
soif de tout apprendre qu’elle sentait en Lilian.

--Il jouait, reprit-elle d’une voix basse comme elle eût parlé en rêve,
courbée machinalement vers son ouvrage... Il jouait tellement qu’il
s’est ruiné! Tout y a passé jusqu’à son dernier, penny... Puis la
fortune de Madame a eu le même sort que la sienne. Et, malgré cela, il a
voulu continuer à jouer...

--Alors?... questionna Lilian, l’accent impératif, les yeux agrandis,
brûlants de fièvre.

--Alors... ô ma petite fille! pourquoi m’interrogez-vous?... Alors sont
venues les heures terribles... Il n’avait plus d’argent... Il s’est mis
à s’en procurer par... tous les moyens, et, pour finir, il a fait de
fausses signatures. Un jour, tout s’est découvert... les tribunaux s’en
sont mêlés et...

--Et il a été condamné, acheva Lilian avec l’impression que tout
croulait autour d’elle. Instinctivement, elle étendit les mains en avant
comme pour se rattacher à un appui. Mais le vide était autour d’elle, de
même que dans sa jeune âme éperdue.

--Oui, il a été durement condamné, fit Bessy courbant encore sa tête
blanche.

Lilian serra l’une contre l’autre ses deux mains d’un geste d’infinie
souffrance et interrogea une dernière fois, d’une voix sans timbre, le
regard rempli d’épouvante:

--Où est-_il_ maintenant?...

--Il est mort il y a bientôt six ans... Déjà, depuis longtemps, sa
pauvre femme avait fini de souffrir, et vous étiez auprès de lady Evans.

--Ainsi, tout le monde, en Angleterre, connaît cette horrible histoire,
tous ceux que je vois savent ou peuvent apprendre qui je suis...

Elle s’interrompit, incapable de continuer. Elle avait la sensation que,
vers elle, montait un flot d’humiliation, où elle allait s’abîmer sans
espoir, emportée loin de Robert Noris qu’elle ne reverrait plus jamais,
jamais!

--Ne croyez pas, Lilian, ma chère petite enfant, que l’on se souvienne
encore de ces tristes événements... Il y a des années qu’ils se sont
passés... Et puis vous portez le nom de votre tante! finit Bessy, dont
le visage était inondé de larmes.

--Oui, c’est vrai, dit Lilian frissonnante... Jusqu’ici j’avais toujours
cru que tante Katie me l’avait fait prendre par affection, mais
maintenant je comprends... je comprends tout!

Oh oui! elle comprenait, la pauvre enfant, pourquoi, le matin même, lady
Evans était devenue pensive en apprenant la demande de Robert Noris...
Et un besoin fou l’envahissait de se débattre, de se révolter contre le
malheur qui la saisissait à l’heure où elle était le plus heureuse, de
se répéter à elle-même jusqu’au moment où elle en serait convaincue,
qu’elle avait fait un rêve affreux ou que Bessy s’était trompée.

Pourtant elle gardait un calme effrayant, droite devant la vieille Bessy
qui la considérait d’un air de détresse, et elle dit seulement d’une
voix plaintive:

--Laissez-moi maintenant...

--O lady Lilian, pourquoi ai-je parlé?... Pourquoi m’avez-vous
interrogée ainsi tout à coup?...

--Un jour ou l’autre, j’aurais toujours su, Bessy, répéta-t-elle encore.
Laissez-moi... Je veux être seule!

Et son accent était tout ensemble si absolu et si douloureux que,
lentement, la pauvre femme sortit sans oser ajouter un mot.

Lilian l’avait regardée partir, rassemblant toute sa force pour ne point
trahir la souffrance qui l’écrasait. Mais, quand elle fut seule, elle
tomba épuisée sur un fauteuil, cacha son visage dans ses mains et un
gémissement sourd lui échappa.

--Mon Dieu, mon Dieu, c’est trop cruel! Être séparée de _lui_!

Ainsi il ne l’avait pas trompée, cet obscur pressentiment qui l’avait
poussée à questionner Bessy... Maintenant que l’entière clarté s’était
faite, elle se rappelait mille incidents, des mots qui, jadis, étaient
tombés, dépourvus de sens, dans son oreille et dont, à cette heure, elle
ne saisissait que trop la signification... Chaque minute qui s’écoulait
apportait à son souvenir une nouvelle preuve de la véracité de Bessy.
Vainement, désormais, elle eût voulu douter... Ah! pourquoi, pourquoi
avait-elle entendu l’affreuse révélation qui la séparait irrévocablement
de Robert Noris!... Sans hésitation, sans pitié pour elle-même, elle
jugeait qu’elle ne pouvait plus se considérer comme sa fiancée. Il avait
voulu faire sa femme de la nièce de lady Evans, de la descendante d’une
vieille famille honorée et respectée; mais non de la fille d’un homme
publiquement flétri... Toute union entre eux était devenue impossible,
impossible, impossible!...

Un frisson l’ébranla tout entière à la seule idée qu’il pourrait
apprendre la vérité... Oh! cela, elle n’aurait pas la force de le
supporter; de voir rejaillir sur elle quelque chose du mépris qu’il
éprouverait pour... son père... N’était-il pas aussi fier
qu’elle-même,--qu’elle avait été du moins!--Elle se souvenait bien, tout
à coup, en quels termes elle l’avait entendu un jour parler d’un homme
qui avait lâchement failli... A tout prix, il fallait qu’il continuât
d’ignorer le cruel secret... La première, elle devait amener entre eux
une rupture désormais inévitable... Mieux valait n’importe quelle
souffrance plutôt que celle de le voir se détourner d’elle. Partir, il
fallait partir avant qu’il revînt; car s’il l’interrogeait, elle serait
incapable de se dérober à la double question de ses lèvres et de son
regard!... Mais quelle raison, quel prétexte donner pour qu’il ne
songeât point à la suivre?...

Dans son esprit surexcité, rempli de fièvre, les idées tourbillonnaient;
une seule demeurait claire, obsédante et très nette: empêcher Robert
d’apprendre la vérité... Tout à coup, un moyen sûr lui apparut de
l’éloigner d’elle; et incapable de raisonner, emportée par l’élan d’un
irrésistible désespoir, elle écrivit:

«Vous souvenez-vous qu’une fois,--nous étions dans la montagne,--vous
m’avez reproché d’être trop fière? Vous aviez raison, je le savais; je
le sais plus encore aujourd’hui. Ce matin, je vous ai cru quand vous
m’avez dit que vous ne vous intéressiez plus à moi seulement par
curiosité... Maintenant je n’ai plus foi et je sens que ma confiance est
bien morte. Désormais, quand je vous verrais auprès de moi, je ne
pourrais m’empêcher de penser que vous m’observez afin de prendre des
notes pour vos romans... Nous nous sommes trompés l’un sur l’autre...
Mieux vaut nous séparer dès maintenant. Une grave et subite raison nous
oblige à partir avant votre retour. Il est bien qu’il en soit ainsi...
Adieu, pardonnez-moi et oubliez-moi... Je vous jure que j’agis en ce
moment comme je crois devoir le faire.»

--Est-ce que je vais signer le mensonge que je viens d’écrire?
pensa-t-elle avec une sorte d’horreur.

Pourtant elle se pencha encore vers la table et traça le nom que, le
matin même, il lui donnait: Lilian. Puis elle mit l’adresse. La même
crainte affolante l’emportait qu’il en arrivât à la mépriser, s’il
savait... Et cette impression était si forte que, fiévreusement, elle
sortit de sa chambre pour jeter la lettre dans la boîte de l’hôtel, afin
que la distance fût tout de suite établie entre eux. Mais, quand elle
revint, cette énergie factice l’avait abandonnée. Anéantie, sans force,
elle se jeta sur son lit...

Au dehors, elle apercevait le paysage lumineux qu’elle avait tant aimé à
contempler, le ciel empourpré vers le couchant, puis nuancé de tons
exquis très doux, gris de perle, mauves, vert pâle; au loin, elle
distinguait les crêtes neigeuses, à cette heure teintées de rose; et,
plus près, les massifs fleuris du parc, la terrasse où, le matin même,
_il_ lui avait dit qu’il l’aimait. Rien n’avait changé autour d’elle;
rien ne portait la trace du déchirement qui venait de s’accomplir dans
sa jeune vie. Alors elle ferma les yeux pour ne plus voir, meurtrie plus
encore par cette sereine indifférence des choses...

Dans l’hôtel, à chaque instant, des pas retentissaient. Le moment du
dîner approchait, les femmes regagnaient leurs appartements.
Qu’auraient-ils dit tous ces étrangers,--et Mme de Vianne la
première,--s’ils avaient su quel était le père de Lilian Evans, ou
plutôt de Lilian Vincey? Mais ils ne sauraient pas! Demain à cette même
heure, elle serait loin, n’importe où, dans quelque village perdu de la
montagne, là où elle serait sûre que personne ne viendrait la
retrouver... pas même _lui_!... Ah! comme elle comprenait maintenant que
sa pauvre mère eût succombé sous le poids d’une souffrance dont elle
devinait l’incessante torture.

--Oh! pourquoi ne suis-je pas morte, ce matin, quand j’étais si
heureuse! murmura-t-elle dans une plainte désespérée, répétant le cri de
suprême angoisse que tant d’autres créatures, atteintes en pleine joie,
avaient proféré avant elle.

La porte de sa chambre s’ouvrant tout à coup lui fit à peine soulever
les paupières. Sur le seuil de la pièce apparaissait lady Evans encore
habillée de ses vêtements de sortie. Elle tressaillit à la vue de Lilian
étendue toute blanche sur le lit:

--Lilian, chérie, qu’y a-t-il?

L’enfant se redressa et serra ses doigts minces les uns contre les
autres. Elle ne pleurait toujours pas; seulement, ses yeux bleus
semblaient devenus immenses dans l’altération de son visage souffrant.

--Oh! tante! tante! fit-elle passionnément, je comprends maintenant
pourquoi... le mariage dont je vous ai parlé ce matin vous paraissait
impossible... Ah! vous aviez raison... trop raison!

--Lilian, mon enfant chérie, que vous est-il arrivé? questionna
avidement lady Evans, effrayée de l’accent désolé de cette voix qu’elle
avait entendue si joyeuse quelques heures auparavant. Avez-vous reçu de
mauvaises nouvelles de M. Noris?

Lilian se souleva un peu de nouveau sur son oreiller, les yeux perdus
dans ceux de lady Evans.

--Non, je ne sais rien de... de _lui_... Mais tantôt, j’étais
tourmentée, inquiète, parce que j’avais deviné que vous voyiez un
obstacle à... mon bonheur. Alors j’ai questionné Bessy, et, sans le
vouloir, la pauvre femme! elle m’a appris toute l’histoire du passé. Oh!
tante, c’est horrible!

--Elle vous a appris... Comment a-t-elle osé?

--Qu’importe!... Aujourd’hui ou plus tard, la vérité devait toujours
m’être révélée, murmura Lilian du même ton brisé.

Lady Evans la serra contre elle. L’émotion l’étouffait.

--Mon enfant chérie, dit-elle tout bas, ne vous découragez pas ainsi.
Tout n’est pas perdu. Si M. Noris vous aime réellement, il songera que
vous n’êtes point responsable des actes de votre père, et il les
oubliera par tendresse pour vous...

Lilian secoua la tête d’un mouvement de révolte:

--Oh! je ne veux pas qu’il sache la vérité... Je ne le veux pas. Je ne
pourrais me résigner à être dédaignée par lui ou épousée par pitié... Et
puis, dès qu’il s’agit de questions d’honneur, les hommes n’ont plus le
droit d’hésiter... Je ne veux pas mettre à l’épreuve l’affection qu’il a
pour moi... Oh! tante, emmenez-moi avant qu’il soit de retour!...

Lady Evans enlaça l’enfant plus étroitement encore; elle sentait qu’à
cette heure rien ne pourrait apaiser son infinie détresse.

--Oui, nous partirons, ma bien-aimée... Nous ne verrons M. Noris que
quand vous le voudrez. Calmez-vous...

Et, pareils à des baisers de mère, les baisers de lady Evans couvrirent
le pauvre petit visage inondé de larmes tout à coup.




VI


Le vapeur filait rapidement vers Vevey, et Robert Noris arpentait le
pont, impatient de voir apparaître la petite ville que voilait un
brouillard léger.

Il venait d’obtenir, à Genève, un éclatant succès d’orateur. Jamais il
ne s’était montré plus original, plus charmeur, plus captivant; jamais
sa pensée n’avait été plus haute, soudain dégagée du pessimisme railleur
dont elle était d’ordinaire attristée. Un vrai triomphe! reconnaissaient
ses critiques mêmes, triomphe devant lequel il était resté distrait et
indifférent, tant l’unique intérêt de son existence était ailleurs
concentré.

Rien mieux que cette séparation de quelques jours ne lui eût montré
quelle place Lilian occupait maintenant dans sa vie; et lui-même
tressaillait en y songeant, tandis que, debout sur le pont, il regardait
fuir l’eau mouvante. A n’en pouvoir douter, il savait désormais que ce
n’était pas un attrait fugitif qui l’entraînait vers cette enfant.

Encore quelques instants, et il allait donc retrouver la caresse de ses
prunelles sombres, sentir vibrer son âme jeune, entendre sa voix tout
ensemble grave et fraîche qui avait prononcé pour lui tant de
consolantes paroles.

Telle qu’il la connaissait, il espérait presque la trouver tout à
l’heure, sur le quai, pour l’arrivée du vapeur.

--Vevey, Vevey--grand hôtel! Vevey! répéta le capitaine.

Le bateau stoppait. Les yeux chercheurs de Robert coururent sur les
groupes qui stationnaient au débarcadère; mais ils n’aperçurent point la
silhouette élégante et jeune de Lilian, et ne rencontrèrent point son
regard brillant sous le petit chapeau masculin. Rien que des visages
étrangers ou indifférents autour de lui; et, à l’imperceptible sensation
du froid qu’il en éprouva au cœur, il comprit à quel point il avait
espéré la voir dès la première minute de son retour à Vevey.

Il regarda l’heure; le bateau avait du retard. Quand il allait arriver à
l’hôtel, elle serait au dîner de table d’hôte et il ne pourrait
l’aborder qu’au milieu d’un monde curieux... Mais enfin il la verrait.

--Lady Evans est encore dans la salle à manger?

Ce fut sa première question, quand il pénétra dans le hall brillamment
éclairé.

--Lady Evans?... Mais madame et mademoiselle sont parties, monsieur.

--Parties?... vous dites parties?

--Oui, Monsieur, hier matin même, par le premier train.

Robert, d’un geste machinal, passa la main sur son front avec l’idée
qu’il ne comprenait pas les paroles qui lui étaient adressées.

--Elles sont allées en excursion?... Elles vont revenir? insista-t-il.

--Oh! je ne pense pas, monsieur. Lady Evans a dit que l’on pouvait
disposer de son appartement et tous les bagages ont été emportés.

Et il ajouta, dominé par cette volonté de savoir qu’il sentait en Robert
Noris:

--Ces dames ont, parait-il, reçu des lettres qui les rappelaient
subitement en Angleterre.

Robert eut un léger signe de tête, et une sorte de sourire étrange
effleura sa bouche à la pensée qu’il en était à solliciter les
renseignements d’un domestique sur sa fiancée. Par un suprême effort de
volonté, il parvint à rester absolument maître de lui et dit, la voix
presque indifférente et calme:

--Vous aurez l’obligeance de me donner l’adresse actuelle de lady Evans.

--Nous ne l’avons pas, monsieur; lady Evans ne nous l’a pas laissée; et
nous avons même ici plusieurs lettres pour elle que nous ne savons où
lui renvoyer.

--Des lettres! fit Robert, songeant à celle qu’il avait écrite à lady
Evans. Ne l’avait-elle pas vue?

Et d’un accent si impératif que le domestique n’osa répliquer, il
ajouta:

--Montrez-moi ces lettres. Il en est une que j’ai adressée de Genève à
lady Evans, et j’ai besoin de savoir si elle l’a reçue avant son départ.

L’homme obéit et, parmi les enveloppes qu’il rapporta bientôt, d’un coup
d’œil, Robert distingua celle qui venait de lui... Ainsi lady Evans
n’avait pas eu connaissance de la demande qu’il lui adressait!

Un ébranlement secoua ses nerfs; il prit le papier cacheté, et du même
ton bref et absolu qui rendait toute observation impossible, il dit au
domestique:

--Cette lettre est de moi. Je la ferai parvenir moi-même à lady Evans,
dès que je saurai où la lui adresser.

Et d’un pas lent, il monta dans sa chambre.

Lilian partie! tandis qu’il était absent, sans un mot pour lui dire où
elle se rendait!... Mais, après tout, était-ce bien sans un mot qu’elle
était partie? Dans son appartement, sans doute, il allait trouver un
billet d’explication... Comment n’avait-il pas immédiatement pensé à
cette probabilité si évidente...

Et il avait bien deviné; au-dessus même des lettres et des journaux
arrivés en son absence et amassés sur son bureau, s’étalait une
enveloppe sur laquelle une écriture anglaise avait tracé son nom en
caractères rapides qu’on eût dits pleins de fièvre: l’écriture de
Lilian. Il déchira le cachet et lut... une fois, puis deux, puis une
troisième encore, et à demi-voix, il répéta lentement d’un accent
monotone et distinct certains mots du billet: «Je n’ai plus confiance...
Nous nous sommes trompés l’un sur l’autre... Mieux vaut nous séparer...»

C’était elle, Lilian, qui avait écrit ces lignes... Mais c’était
impossible, impossible!... Il lisait mal! il ne comprenait pas! Il était
fou de croire à de semblables paroles!

Et pourtant?... Il reconnaissait bien là son écriture, haute et
droite,--moins qu’à l’ordinaire cependant!--sa signature «Lilian», avec
cette seule différence qu’aujourd’hui un trait dur, écrasé, finissait le
dernier caractère du nom! Quelqu’un lui avait dicté cette lettre froide
et cruelle, la lui avait imposée, mais elle ne l’avait pas pensée, elle
qui, trois jours plus tôt, répondait, vibrante d’émotion, à la prière
humble et suppliante qu’il lui adressait de devenir sa femme.

Qu’avait-il pu survenir?... Était-il vrai, ce rappel subit en
Angleterre!... Ou bien lady Evans, s’opposant pour un motif quelconque
au mariage de Lilian avec lui, avait-elle emmené la jeune fille?... Mais
comment croire cela?... Lilian était ferme et loyale autant qu’un homme
eût pu l’être. Elle ne se fût pas laissé entraîner ainsi, après sa
parole donnée. Alors c’était librement qu’elle était partie?...
Quelqu’un avait-il donc entrepris de les séparer, de la lui enlever?...
Isabelle, peut-être?

Violemment, il sonna et demanda:

--Mme de Vianne est-elle de retour?

--Non, monsieur, Mme la comtesse de Vianne est encore absente. Elle a
seulement annoncé son arrivée pour ce soir ou demain matin.

--Et elle n’est pas revenue à l’hôtel depuis trois jours?

--Non, monsieur, fit encore le domestique, qui, tout en gardant une
tenue respectueuse, considérait Robert avec surprise.

--C’est bien, merci. Vous pouvez vous retirer.

Fiévreusement, il se prit à marcher dans sa chambre, l’âme étreinte par
le mystère de ce départ. Un fait existait, défiant toute discussion.
Lilian lui avait promis de devenir sienne, et le lendemain même, pendant
qu’il était absent, elle s’était éloignée après lui avoir rendu sa
parole! Pourquoi?... C’était ce pourquoi qui lui torturait l’esprit,
surexcitant ses nerfs et sa pensée, devant l’impossibilité d’obtenir une
réponse... L’un après l’autre, les instants s’enfuyaient; il songeait
toujours et un déchirement sourd lui meurtrissait l’âme, car un doute
lui venait, pénétrant peu à peu son esprit.

Tout d’abord, il avait cru impossible que l’étrange lettre de Lilian fût
l’expression de la vérité. Mais, en définitive, pourquoi refusait-il
d’admettre l’évidence? Avec sa nature loyale et fière, Lilian avait dû
être profondément atteinte par les révélations d’Isabelle. Il avait cru
avoir cicatrisé cette blessure; mais leur dernier entretien avait été si
court! Comment pouvait-il être certain qu’en écoutant sa prière, elle
n’avait pas voulu seulement mettre un baume sur le coup reçu par sa
fierté... Si elle l’avait aimé, eût-elle disparu ainsi; n’eût-elle pas
oublié sa dignité froissée, elle qui était d’âme si tendre?...

Et la conclusion de l’analyse qu’il poursuivait âprement s’imposait à
lui dans sa cruelle évidence. Lilian Evans avait été flattée, dans son
orgueil féminin, de l’attention que lui montrait un homme qui n’était
pas, à ses yeux, le premier venu: elle ne l’avait pas aimé... Il en eut
soudain la pensée décevante. La foi qu’il s’était obstiné à conserver en
elle croulait, et son scepticisme des mauvais jours renaissait,
reprenant l’œuvre de destruction.

Ah! toutes les femmes étaient bien pareilles, des êtres pétris de
vanité, même celles qui paraissaient les plus franches, même celles qui
semblaient posséder des âmes fraîches de petite fille. Et lui qui, par
métier, savait cela, qui les avait étudiées et jugées avec une
pénétration implacable, il s’était laissé prendre comme le plus naïf et
le plus inexpérimenté des hommes. Il avait donné à cette enfant un amour
qu’il n’avait jamais offert à aucune femme; pour nulle autre, il n’avait
éprouvé ce respect profond, cette soif de se dévouer, cette crainte de
prononcer un mot qui pût blesser une illusion ou un sentiment...

--Et maintenant, il ne me reste plus qu’à l’oublier, fit-il avec un
hautain mouvement d’épaules... Avec du temps et de la volonté, j’y
arriverai bien...

Sur sa table de travail, il aperçut, enfermée dans son enveloppe, la
lettre qu’il avait écrite à Genève pour lady Evans; et une contraction
douloureuse crispa sa bouche. Il prit le papier qui avait enfermé
l’expression profonde de tout son espoir, le déchira, en alluma les
débris à la flamme tremblante d’une bougie et, au hasard, jeta, dans la
nuit, les cendres mortes... Puis il revint vers son bureau... Le travail
seul était capable d’engourdir un peu cette âpre douleur qu’il
éprouvait; rassemblant toute sa volonté, il s’assit, résolu à écrire;
mais c’était son propre cœur qu’il scrutait, l’interrogeant sans pitié,
l’obligeant à confesser le découragement, l’amertume affreuse dont il
était envahi.

Vainement aussi, il s’efforçait d’oublier Lilian telle qui l’avait
connue. Il la revoyait durant les promenades, alors qu’elle marchait
auprès de lui de son pas vif, léger comme un vol d’oiseau; il la
revoyait, grave et recueillie, dans la petite église de Vevey; puis,
dans le salon de l’hôtel, assise à sa place favorite, près d’une
fenêtre, sa tête blonde un peu levée vers lui, l’interrogeant de son
regard charmant. Mais surtout, avec une ténacité obsédante, il
l’apercevait au château des Crêtes, un peu penchée sur la balustrade de
la terrasse, une gerbe de fleurs sous ses mains dégantées, la lumière
avivant sa fraîcheur éblouissante, ses lèvres chaudes entr’ouvertes sur
les dents laiteuses. Il se rappelait tous les détails de sa toilette ce
jour-là, même les plus insignifiants: la blouse rose pâle qui
emprisonnait son buste souple, le ruban de satin blanc noué autour de la
taille, les souliers de cuir fauve cambrés sous la jupe bleu sombre.
Quel désir fou il avait eu alors de lui dire à quel point elle lui était
devenue chère!...

Là, dans son bureau, il avait, soigneusement enfermés, les feuillets qui
composaient le «livre de Lilian»; et tout à coup, il se leva, prêt à les
réduire en cendres comme la lettre. Mais il s’arrêta avec un sourire de
suprême ironie...

--Ce serait un crime, murmura-t-il, de brûler des documents si
précieux!...

Et il se remit à écrire...

Le lendemain, le domestique, entrant dans sa chambre, l’avertit que Mme
de Vianne venait d’arriver. Voir Isabelle?... Il le pouvait maintenant.
A quoi bon? Qu’était pour lui Lilian désormais? Toute la nuit n’avait-il
pas été dominé par la résolution de respecter la distance qu’elle avait
mise entre eux?... Et pourtant quel besoin ardent s’agitait sourdement
en lui d’interroger Isabelle au sujet de la jeune fille!

--Je l’aime toujours autant! dit-il à demi-voix, considérant fixement
dans la glace son visage altéré par les émotions de la nuit, et je ne
songe qu’à acquérir la preuve que sa lettre ne contenait pas la vérité
entière!

Avec une impatience nerveuse qu’il ne se dissimulait pas, il attendit
l’heure où il lui serait possible de se présenter chez la jeune femme.
Chose étrange, on eût dit qu’elle prévoyait cette visite et avait tenu à
se montrer à lui, une fois de plus, aussi belle qu’elle savait l’être.
Quand il entra, elle était debout devant la cheminée, arrangeant des
gerbes de roses, drapée dans une sorte de déshabillé de crêpe de Chine
jaune pâle; une ceinture byzantine retenait à demi les plis souples
autour de la taille, et les bras admirables se dégageaient de l’ampleur
des manches ourlées de fines broderies.

Mais si elle avait espéré charmer ainsi Robert, elle dut être bien
trompée dans son attente. Il ne parut point remarquer l’éclatante beauté
de la jeune femme et serra d’un geste distrait, tout en s’informant de
son voyage, la main qu’elle lui tendait.

--Il a été excellent, je vous remercie. Je suis revenue par Lausanne
avec les de Moussy; nous avons couché à Beau-Rivage; ce matin, j’ai
repris le vapeur, et me voici de nouveau débarquée à Vevey..., où
m’attendaient toute sorte de nouvelles intéressantes!...

--Vraiment?

Aussi clairement que s’il eût pénétré dans la pensée même de la jeune
femme, Robert savait qu’elle allait lui parler de Lilian.

--Tout d’abord, la disparition de vos... amies Evans.

Elle s’était un peu arrêtée avant de prononcer le mot «amies», et elle
l’avait dit ensuite d’une façon dédaigneuse qui en faisait une véritable
insolence. Il sentit l’attaque, et sa voix devint brève et froide:

--J’ai, en effet, appris hier soir, en arrivant ici, que lady Evans et
sa nièce n’étaient plus à Vevey.

--Et vous avez été surpris, désolé de ce départ?... Voyons, avouez-le!
dit-elle, la bouche railleuse et souriante, se renversant un peu dans
son fauteuil... Vous m’aviez l’air, en votre qualité d’homme illustre,
de vous trouver fort avant dans la faveur de ces dames.

Il dédaigna de relever le propos, et dit lentement:

--J’ai, comme vous le devinez très bien, été fort surpris...

--En vérité?... Eh bien, moi, je ne l’ai pas été du tout!

--Parce que vous étiez au courant des projets de lady Evans?

--Moi?... Mon cher ami, vous rêvez, j’imagine. A quel propos aurais-je
reçu les confidences de lady Evans?

Elle souriait toujours, d’une sorte de sourire triomphant; et, entre ses
lèvres pourpres, ses petites dents avaient l’air prêtes à mordre. Robert
n’avait plus désormais l’ombre d’un doute, Isabelle connaissait le motif
qui avait éloigné Liban de lui.

--Isabelle, reprit-il, je vous prie de croire que je n’ai nulle
intention de vous froisser ou de vous offenser..., mettez le mot qui
vous conviendra..., en vous adressant une question; mais j’ai besoin de
savoir si, depuis le moment où j’ai quitté Vevey, vous avez parlé, écrit
ou fait écrire à miss Lilian ou à lady Evans elle-même.

Une faible rougeur courut sur la peau mate de Mme de Vianne.

--Mon Dieu! quel ton solennel pour peu de chose. Vous faut-il un
serment?... Je vous jure que je n’ai ni parlé ni écrit à l’une des deux
personnes auxquelles vous vous intéressez si particulièrement... Et
maintenant que vous êtes tranquillisé sur ce point, voulez-vous me
permettre de vous dire que je suis, sinon offensée, grâce à vos
précautions oratoires, du moins peu flattée de voir à quel degré vous
redoutez de me voir approcher votre jeune amie... Car j’imagine qu’elle
seule vous occupe réellement.

Il regarda la jeune femme bien en face; il devinait en elle, désormais,
une ennemie sans pitié... En d’autres temps, il eût trouvé curieux de
suivre les évolutions de cette âme féminine, mais il ne songeait plus à
la psychologie durant cette heure suprême de sa vie. La voix dure, il
demanda:

--Ne pensez-vous pas, Isabelle, que j’aie quelque droit de craindre les
entretiens que vous pourriez avoir avec miss Lilian?

Elle se redressa, le bravant d’un sourire insolent:

--Pourquoi?... Parce que, l’autre soir, j’ai eu la charité d’avertir
cette petite fille du rôle que vous lui faisiez jouer... Il était temps;
elle prenait au sérieux vos attentions et était en passe de croire
que...

--Que je l’aimais, n’est-ce pas? Elle ne se trompait pas, Isabelle; il
n’y a maintenant personne au monde qui me soit cher comme elle.

Et il disait vrai. A cette heure encore, toute son âme appartenait à
Lilian. La jeune femme devint très pâle, et une expression cruelle
contracta son visage.

En vérité, c’est une si grande passion?... Mon cher Robert, je crois que
vous perdez votre temps... Miss Lilian est, ce me semble, une honnête
fille!

--Isabelle! fit-il avec un tel accent de colère qu’une seconde elle eut
peur du résultat de sa méchanceté.

Mais il se contint, et, hautain, presque menaçant, il continua:

--Une fois pour toutes, je vous avertis que jamais je ne supporterai
d’entendre insulter Mlle Evans comme vous vous permettez de le faire, et
cela, parce que, le jour où elle le voudra, elle sera ma femme.

Isabelle eut un éclat de rire sec, cinglant; mais, sur ses joues sans
couleur, les cils s’agitaient dans un battement éperdu.

--Ainsi vous voilà prêt à épouser miss Lilian?... Rien ne pouvait
vraiment lui arriver de meilleur? Si j’avais la moindre vengeance à
tirer de vous, mon cher cousin, je pourrais m’estimer satisfaite plus
que je n’eusse osé l’espérer... Et il se trouve que votre... fiancée a
disparu dès que vous l’avez eu quittée!...

Les yeux étincelants, elle le contemplait, la bouche railleuse et
méchante... Elle sentait la curiosité douloureuse de cet homme qu’elle
haïssait maintenant autant qu’elle avait été prête à l’aimer. Quand elle
avait appris le départ de Lilian, elle avait espéré que le charme serait
rompu, et qu’elle pourrait le reconquérir. Maintenant, elle comprenait
que Robert Noris s’était irrévocablement éloigné d’elle, que son rêve
ambitieux était bien fini; et elle n’éprouvait plus que le seul et
affolant désir de le faire souffrir pour se venger de son indifférence
dédaigneuse.

Il était debout devant elle, impérieux, irrité, la dominant malgré elle,
et il l’interrogeait:

--Vous venez de faire, au sujet de miss Lilian, une allusion dont j’ai
le droit de connaître le sens... Vous soupçonnez ou vous n’ignorez pas
la cause certaine de son départ?

Elle inclina la tête, tout en jouant avec ses bagues.

--Peut-être suis-je, en effet, un peu plus instruite que vous sur ce
sujet... Désirez-vous que je vous donne des éclaircissements?... Tout à
l’heure vous paraissiez supposer que j’étais pour quelque chose dans
la... fuite de votre fiancée. Cherchez plutôt le motif de cette
disparition dans la famille Evans elle-même.

--Parce que? dit-il, devenu si calme en apparence qu’elle tressaillit,
secouée d’un besoin furieux de briser cette impassibilité orgueilleuse
dans laquelle il s’enveloppait.

--Parce que vous y trouverez le mot de l’énigme que vous cherchez et que
je connais, moi!... Je suis curieuse aussi, Robert; plus que vous, car
j’ai voulu savoir tout ce qui concernait miss Lilian; je me suis
informée à de bonnes sources, en Angleterre... et j’ai obtenu de
curieuses révélations sur la famille de miss Lilian et miss Lilian
elle-même...

Une seconde, elle s’arrêta, fixant ses yeux ardents sur Robert qui
semblait insensible à toutes ses attaques, avide de constater la
poignante angoisse qui devait l’étreindre... Tout au plus avait-elle une
preuve qu’il était violemment atteint, dans la ligne profonde qui
creusait son front. Elle ignorait que Robert ne se souvenait pas d’avoir
souffert, à aucune heure de sa vie, comme il souffrait en ce moment.

--Eh bien? fit-il.

--Eh bien! miss Lilian ne s’appelle pas du tout Lilian Evans, mais bien
Lilian Vincey... Vous avez eu bien raison, Robert, de venir, en preux
chevalier, lui offrir votre nom... Le sien,--son véritable,--n’est point
de ceux que l’on aime à porter. Il faut en prendre votre parti, mon beau
cousin, le père de miss Lilian, tout noble lord qu’il était, n’a pas
hésité à se rendre coupable de faux, et il a été traité par la justice
tout comme un simple malfaiteur!... Je...

Elle s’arrêta court devant l’expression terrible qu’avait prise le
visage de Robert.

--Quelle infâme calomnie racontez-vous là? fit-il avec une violence qui
l’ébranla toute, bouleversant ses nerfs d’une impression faite de peur
et de plaisir... M’expliquerez-vous de quel droit vous osez la forger?

--La forger?... Ah çà, Robert, vous devenez parfaitement insolent!...
Vous m’interrogez; mais me ferez-vous la grâce de me dire à quel propos
j’aurais pris la peine d’inventer une pareille histoire?... Je ne suis
pas un romancier, moi!... Si vous ne me croyez pas, allez en Angleterre,
dans le comté de Cornouailles. Informez-vous... Et en attendant, songez
au départ subit de votre fiancée, au moment même où vous ne pouviez
manquer d’apprendre la petite anecdote concernant son père...

Elle s’interrompit, espérant qu’il allait lui répondre. A l’altération
profonde de ses traits, elle avait maintenant la certitude qu’il était
frappé en plein cœur, ainsi qu’elle l’avait souhaité. Il rencontra ses
yeux noirs, splendides, qui l’examinaient, brillant d’une flamme de
triompha et la voix âpre et méprisante, il lui jeta violemment:

--Quelle femme êtes-vous donc pour vous abaisser à de pareilles
vengeances!

Elle releva le mot, redevenue maîtresse d’elle-même, souriante même dans
la joie de son succès.

--Vous parlez de vengeance?... De quoi voulez-vous que je me venge?...
De ce que vous êtes résolu désormais à porter tous vos hommages à la
seule miss Lilian? Vous êtes bien fat, mon cousin, et il vous faut
renoncer à vos prétentions! Je sais bien que nous autres femmes nous
contribuons fort à vous les donner; nous avons l’air de nous laisser
prendre au prestige des noms célébrés dans les journaux, mais en
réalité...

Il la regardait de ses yeux d’une clairvoyance sans merci; et tout à
coup, elle se sentit entièrement pénétrée jusqu’au plus profond de son
cœur. Une espèce de colère aveugle lui monta au cerveau à cette idée
qu’il devinait aussi aisément que si elle les lui eût dits les mobiles
qui la faisaient parler; et, le ton insultant, elle acheva, interrompant
sa propre phrase:

--Réellement, miss Lilian avait bien joué son personnage de petite fille
naïve et su vous amener là où elle prétendait. Il est vraiment dommage
que la hardiesse lui ait manqué au dernier moment et qu’après avoir si
bien réussi elle ait jugé à propos de disparaître mystérieusement avec
sa tante...

Il ne l’entendait plus... Lilian, fille d’un homme flétri! Lilian,
présentée à lui comme une aventurière!... Et brusquement, tandis qu’il
songeait cela, l’âme torturée d’angoisse, dans sa pensée, se dressait la
vision d’un délicieux visage de jeune fille, illuminé par deux grands
yeux clairs et francs, par une bouche d’enfant rieuse. Si un homme lui
eût parlé comme Isabelle venait de le faire, il l’eût souffleté et tué.
Mais, elle, il n’avait pas même le droit de l’effleurer d’un geste. Il
devait résister à cette tentation folle qu’il avait de lui étreindre les
poignets jusqu’à les lui briser pour lui faire avouer qu’elle avait
menti en insultant Lilian.

--Alors vous prétendez, reprit-il encore, rassemblant toute sa volonté
pour se maîtriser, que l’accusation portée par vous contre le père de
Mlle Evans est l’entière vérité?

--Le père de miss Vincey, voulez-vous dire? Parfaitement; ne vous ai-je
pas dit déjà que je tenais de sources très sûres les petits détails
biographiques en question?...

L’accent d’Isabelle était si absolu qu’il ne douta plus cette fois de sa
parole. Mais était-il donc possible que Lilian connût la vérité au
moment où elle mettait sa main dans celle de l’homme qui avait foi en
elle... Était-il vrai qu’elle se fût enfuie, effrayée par la pensée
qu’il pouvait apprendre le secret qu’elle lui avait caché... Oh! s’il
lui avait été possible de la voir, de lui parler... Mais où
était-elle?... Il demanda une dernière fois:

--Et maintenant, me direz-vous de qui vous avez reçu les...
renseignements que vous venez de me donner?... Vous comprenez qu’ils
sont assez graves pour que j’aie le droit de vouloir en connaître
l’auteur, afin de le questionner à mon tour...

Elle secoua négativement la tête:

--Pour un homme d’esprit, mon cher ami, vous vous montrez bien naïf...
Alors vous supposez que je vais, de l’humeur où vous êtes, vous nommer
la personne qui a été assez aimable pour m’instruire? Nullement! Allez,
je vous le répète, dans le Cornouailles. Interrogez de droite et de
gauche, et vous serez bientôt suffisamment édifié, j’imagine. Ensuite,
vous agirez comme bon vous semblera... Et je comprendrai qu’alors, avec
vos opinions d’homme moderne sur l’atavisme, vous hésitiez à poursuivre
vos projets matrimoniaux.

Il ne lui répondit même pas. Il se leva, ayant la même impression que si
d’interminables années s’étaient écoulées depuis le moment où il avait
franchi le seuil de ce salon fleuri de roses.

--Je vous remercie, dit-il avec une indescriptible ironie, du grand
intérêt que vous avez bien voulu montrer pour mon avenir et que je
n’oublierai jamais...

Il la salua profondément. Elle répondit par un léger signe de tête.
Comme au début de leur entretien, ses yeux étincelaient sous ses
paupières un peu tombantes, et ses petites dents mordaient ses lèvres
pourpres, éclairées par un sourire de triomphe.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque, quinze jours plus tard, Robert Noris débarqua d’Angleterre, il
avait la preuve qu’Isabelle lui avait dit vrai au sujet de Charles
Vincey.




VII


Le matin où, quelques jours à peine après son départ de Vevey, Lilian
était, selon son désir, arrivée à Ballaigues, elle s’était sentie prise
tout de suite de sympathie pour cet humble village de montagne; d’abord
parce que Robert Noris l’avait aimé, s’était plu à y venir travailler,
lui en avait parlé plusieurs fois; puis parce que le pays lui-même
l’avait conquise au premier regard.

Une telle sensation de calme puissant se dégageait de cette solitude
abritée, non encaissée, par les cimes du Jura, noires de sapins dont
l’odeur parfumait l’air vivifiant!... Elle avait l’impression bizarre de
se sentir protégée par ces montagnes mêmes qui semblaient faire bonne
garde autour d’elle, la séparer du monde cruel, empêcher qu’une parole
méchante ne vînt l’atteindre, la délivrant de sa crainte obsédante: voir
connu de tous, autour d’elle, le pénible secret qui la concernait.

Certes, la colonie anglaise était relativement assez nombreuse à
Ballaigues; mais ceux qui la composaient lui étaient étrangers. Tous lui
faisaient bon accueil, voyant son charme, sa simplicité exquise et aussi
la jugeant une riche héritière. Elle le savait et un pauvre petit
sourire amer errait sur ses lèvres quand un mot ou un détail trahissait
cette opinion flatteuse que l’on avait d’elle.

--S’ils connaissaient la vérité, ils se détourneraient de moi,
pensait-elle avec un sombre découragement.

Elle, si spontanée, si franche, si accueillante, était devenue d’humeur
sauvage. Cette nombreuse société qu’elle trouvait autour d’elle lui
était pénible; et si elle avait écouté son seul sentiment, elle se fût
invariablement dérobée à toutes les invitations de promenade, à toutes
les réunions du soir qui la rapprochaient des autres habitants de
l’hôtel.

Pourtant, afin de rassurer lady Evans, inquiète à son sujet, par fierté
aussi, parce qu’elle ne voulait point trahir le regret poignant et
constant qui lui déchirait le cœur au souvenir de Robert, elle ne
repoussait pas toutes les avances qui venaient à elle. Seulement elle
avait bien perdu sa belle gaieté juvénile, son rire joyeux et sonore; et
sa vivacité originale de pensée et d’expressions l’avait abandonnée.

Elle causait bien encore quelquefois avec une animation presque
fiévreuse; mais un observateur eût vite remarqué combien les paroles
qu’elle prononçait paraissaient lui être indifférentes. Dès qu’elle se
trouvait livrée à elle-même, son visage prenait une expression
d’indicible mélancolie; et les yeux devenaient profonds et sombres avec
un regard désolé qui bouleversait lady Evans quand elle le surprenait
dans ses larges prunelles.

Jamais Lilian ne prononçait le nom de Robert dont elle ne savait rien...
Pas un mot n’était venu de lui! De Vevey, plusieurs lettres avaient été
renvoyées à lady Evans; mais celle qu’il devait lui adresser de Genève
ne s’y trouvait point mêlée.

Ah! elle avait bien réussi à établir entre eux une séparation
irrévocable! Sa volonté ne chancelait pas; elle demeurait ferme dans sa
résolution de ne point le revoir, puisqu’une fatalité impitoyable les
éloignait l’un de l’autre.

Mais, obscurément, quelquefois, au fond de son cœur, une révolte
grondait qu’il eût accepté sa décision sans protester, sans lutter pour
la vaincre, qu’il n’eût pas deviné qu’elle lui avait donné seulement un
prétexte, et tenté de la rejoindre pour lui arracher la véritable raison
de son départ...

Pourtant, même s’il avait souhaité la revoir, comment eût-il eu la
pensée qu’elle pouvait être dans ce village solitaire? N’avait-elle pas
tout fait pour qu’il ignorât où elle se trouvait, pour le détacher
d’elle?... Ne lui avait-elle pas surtout adressé une lettre?... Ah!
cette lettre!

«Vous avez eu grand tort de l’écrire, Lilian, puisqu’elle ne contenait
point la vérité», avait dit gravement lady Evans.

«Vous avez eu grand tort!» Que de fois les mots lui étaient revenus,
durs implacables, lui broyant le cœur... Certes! si elle avait commis
une faute alors, elle en était cruellement punie... Mais savait-elle
seulement ce qu’elle faisait, le jour où, dans une fièvre de désespoir,
elle avait tracé ces malheureuses lignes!... Combien aussi elle se
répéta cela dans ses promenades solitaires!...

Il y avait, dans la montagne, un sommet voisin du village qu’on appelait
le _Signal de Ballaigues_. Dès son arrivée, elle se l’était fait
indiquer, se souvenant que Robert y était venu souvent... Et, chaque
jour, à l’heure où le soleil allait mourir, elle s’y rendait toute
seule; elle s’asseyait sur une roche d’où la vue s’étendait très loin;
et les mains tombées sur ses genoux, la pensée reprise par le souvenir
des heureux jours, elle restait les yeux perdus vers l’horizon admirable
des Alpes, toutes de neige, qui, sous le reflet pourpre du couchant, se
rosaient, devenaient insensiblement mauves, puis violettes, et
disparaissaient enfin dans une brume d’un gris de perle. Surtout, elle
aimait à regarder vers le lointain bleu où frémissaient les eaux du
Léman, au pied de Vevey. Elle les contemplait jusqu’à la dernière minute
où il lui était possible de les apercevoir, jusqu’au moment où tout se
voilait sous l’ombre sans cesse grandissante qui enveloppait étrangement
vite les villages épars au loin dans la vallée. Alors, un peu
frissonnante sous l’humidité du soir tout proche, elle redescendait vers
le village par les sentiers déserts; à peine, parfois, elle rencontrait
quelque montagnard allant vers le pâturage trempé de rosée, visiter son
troupeau dont les clochettes tintaient avec une harmonie mélancolique
dans la paix silencieuse du crépuscule.

Elle se plaisait surtout aux longues courses qui, la fatiguant,
parvenaient à l’endormir d’un sommeil sans rêves; car elle redoutait ses
réveils subits dans la nuit, alors qu’une vision bienheureuse lui avait
donné l’illusion de la présence de Robert. Alors, parfois, tandis
qu’elle était là, immobile, la tête abandonnée sur l’oreiller, les
paupières grandes ouvertes dans l’ombre, quand rien ne la distrayait de
son chagrin, il lui venait le désir fou d’écrire à Robert que jamais
elle n’avait douté de lui, de l’appeler par un mot pour lui tout
expliquer!... Oh! comment lui, si perspicace, avait-il pu croire aux
caractères glacés et froids de sa lettre, plus qu’aux paroles tombées de
ses lèvres frémissantes quand elle lui répondait dans la paisible allée
du parc...

Mais si, par hasard, il venait, se rendant à sa prière, quand il serait
là, devant elle, que lui dire?... La vérité?... Rien qu’à cette pensée,
dans la nuit, son visage devenait brûlant... S’il se fût agi d’elle
seulement, elle eût maintenant fait bon marché de son orgueil et accepté
sans hésiter, pour obtenir le droit d’être réunie à lui, la souffrance
de le voir instruit, même de l’instruire elle-même du douloureux secret.
Mais c’était à lui surtout qu’elle songeait désormais, et,
impitoyablement, elle se disait qu’elle n’avait pas le droit de lui
demander une pareille preuve d’amour. En vain, lady Evans, effrayée de
la voir ainsi, tentait de l’encourager, de lui rendre confiance dans
l’avenir; elle n’avait plus foi.

--Tante, que voulez-vous que j’espère?... Rien ne peut changer ma
position... Vous ne pouvez pas empêcher que le passé n’existe et qu’il
ne soit impossible de m’épouser à un homme qui tient à sa réputation...

La voix jeune avait un accent de désespoir calme, en prononçant ces
mots. Lilian énonçait simplement des faits indiscutables sur lesquels,
pendant de longues heures, elle avait dû réfléchir... Le chagrin l’avait
atteinte en plein bonheur, au plus profond du cœur; et il se trouvait
des moments où sa pauvre âme ne savait plus où se prendre, des moments
où, contemplant le mélancolique portrait de sa mère, elle se prenait à
murmurer, avec un désir ardent d’être exaucée:

--O maman, maman, prenez-moi avec vous, c’est trop dur et trop difficile
de vivre!

Elle avait si soigneusement fait le vide autour d’elle, dans son
fiévreux désir de fuir tous ceux qui pourraient connaître son origine,
qu’aucunes nouvelles d’amis ne lui parvenaient plus.

--Lilian, une lettre pour vous! dit cependant un soir lady Evans, comme
elle rentrait d’une courte promenade dans le village, en compagnie de
plusieurs jeunes femmes de l’hôtel.

--Pour moi? tante Katie.

Elle prit l’enveloppe que lui tendait lady Evans venue à sa rencontre
dans le jardin. Soudain, son cœur avait des battements éperdus. Il
faisait trop sombre pour qu’elle pût reconnaître l’écriture, et elle dut
rassembler toute sa volonté pour ne point gravir en courant les marches
du perron afin de gagner le vestibule éclairé. Mais elle arriva
cependant bien vite, et la faible rougeur qui avait un instant coloré
son blanc visage s’effaça. Non, ce n’était point Robert qui lui
écrivait! Sa raison le lui avait crié tout de suite. La lettre que
tenaient ses petites mains tremblantes venait d’Enid. Elle allait
l’emporter, indifférente, pour la lire; mais elle aperçut, à ses côtés,
lady Evans qui l’avait suivie et attendait, anxieuse. Elle devina que sa
tante avait eu, durant une seconde fugitive, la même pensée qu’elle au
sujet de la lettre, et, s’efforçant de parler, la voix indifférente,
elle dit:

--Ce sont des nouvelles d’Enid, tante. Je vais les lire tranquillement,
puis je me coucherai; je suis un peu lasse. Bonsoir, chère tante.

Oui, elle était bien lasse! L’émotion qui l’avait ébranlée dans une
espérance folle la laissait sans force. Elle s’assit épuisée, et sans
faire un mouvement, elle regarda, de ses yeux tristes, bien loin dans la
nuit. Un souffle léger, parfumé de senteurs balsamiques, arrivait
jusqu’à elle par la fenêtre restée ouverte, soulevant le rideau de
mousseline, faisant vaciller un peu la flamme de la lampe, autour de
laquelle voletait éperdument un frêle papillon. De même que jadis, à
Vevey, le soir où elle avait, pour la première fois, parlé de Robert
avec Enid, un admirable croissant de lune illuminait les profondeurs
bleues de l’espace assombri; et la cime découpée des montagnes se
dentelait merveilleusement sur l’horizon plus clair.

Elle demeurait immobile, et, sans qu’elle en eût conscience, une à une,
de grosses larmes ruisselaient sur son visage. La saveur amère lui
imprégnant les lèvres la rappela à elle-même. Alors elle se redressa,
aperçut la lettre jetée sur la table près d’elle, la prit lentement et
commença à lire:

«Ma Lilian chérie, pourquoi restes-tu ainsi sans m’écrire, sans répondre
à la lettre que je t’ai adressée il y a plus de trois longues
semaines?... Tu étais plus confiante à Vevey, quand, la veille de mon
départ, nous parlions d’une personne qui t’intéressait tant... Te
souviens-tu?...»

Si elle se souvenait!... Le papier lui échappa et glissa à terre.

--Pourquoi Enid me parle-t-elle de tout cela? murmura-t-elle d’un accent
douloureux et bas. Je voudrais tant oublier!

La lettre lui semblait poignante à lire; pourtant elle la reprit et
continua:

«Tu m’avais écrit, chérie, que je ne devais plus jamais te parler de
_lui_, que tu m’en faisais l’ardente prière, et je t’ai obéi... Je
t’obéirais même encore, si je ne croyais aujourd’hui, pour ton bonheur
même, devoir aller contre ton désir. Entends-moi bien, ma Liban; Robert
Noris est ici, à Lugano, depuis trois jours. En ce moment, tandis que je
t’écris, je le vois de ma chambre, qui arpente avec mon père une allée
sous ma fenêtre, et souvent il lève la tête de mon côté... Je devine
bien pourquoi; il sait à qui va être adressée la lettre que je griffonne
à cette heure.

«Ma bien chérie, j’ai tenu la promesse que je t’avais faite de ne point
dire où tu étais..., mais je me demande si je fais bien en t’obéissant.
Je suis sûre maintenant que M. Noris est venu à Lugano, sachant que nous
y étions, afin d’obtenir de tes nouvelles. Le premier jour, simplement,
comme pour s’acquitter d’un devoir de politesse, il s’est informé de
lady Evans et de toi; et je lui ai répondu par quelques mots brefs, car,
je ne sais pourquoi, je m’imaginais qu’il avait mal agi à ton égard, ma
Lilian. Puis, hier, sa présence me rappelait tant de choses qu’avec les
enfants je me suis mise à parler de toi, à me souvenir de notre cher
séjour à Vevey; et malgré moi, pensant que tu étais triste, mon aimée,
je t’appelais «ma pauvre Lilian», quand j’avais à prononcer ton nom.

«Je ne croyais pas que M. Noris, arrêté à quelque distance, m’entendît;
mais je me trompais... Un peu plus tard, comme je me trouvais à l’écart
dans le salon, il est venu s’asseoir près de moi et m’a dit de sa
manière grave, avec ce regard qui oblige toujours à lui donner une
franche réponse:

«--Sans le vouloir, j’ai été indiscret tantôt et j’ai surpris l’une de
vos paroles dont je voudrais bien avoir l’explication...; seriez-vous
assez bonne pour me la donner? En parlant de Mlle Evans, vous paraissiez
la plaindre; lui est-il arrivé un malheur?

«--Je ne sais, ai-je dit; Lilian, depuis son départ de Vevey, ne m’a
écrit que quelques lignes; mais elles étaient si courtes et si brèves!
Autrefois, quand nous étions séparées, elle m’envoyait des volumes! Il y
a tant d’années que nous sommes amies! Nous étions encore des bébés
quand nous nous sommes connues, et, jamais, avant ces derniers jours,
nous n’avions eu de secret l’une pour l’autre...» Il a insisté avec un
singulier accent: «Jamais?» J’ai répété: «Jamais!» Et j’en avais le
droit, n’est-ce pas? ma Lilian.

«Alors il s’est mis à me parler de notre enfance, à m’interroger, non
pas curieusement, mais avec quelque chose de si vibrant et de si triste
dans la voix, que moi, qui le matin même eusse été charmée de lui être
désagréable, je me suis efforcée de lui donner sur toi tous les détails
dont je me souvenais... Ils avaient l’air de lui paraître si bons à
entendre! et je voyais bien qu’il s’intéressait à toi, Lilian, comme à
Vevey... Aussi je ne comprenais plus, je ne comprends plus ce qui se
passe entre vous... De même que toi, il semble changé! Chérie, ne
veux-tu plus m’accorder ta confiance? Dis-moi ce que tu souhaites que je
fasse... Tu sais bien que je te suis dévouée du fond du cœur.»

La lettre retomba sur les genoux de Lilian. En elle, venait de se
réveiller plus ardent que jamais l’irrésistible désir de ne plus
soutenir son rôle d’indifférence aux yeux de Robert, de lui révéler
qu’elle s’était éloignée seulement pour un motif grave, si grave que ses
lèvres n’avaient pu se résoudre à le prononcer.

Et la tentation d’agir ainsi était si forte en elle, était tellement le
cri de tout son être, que, machinalement, elle se leva pour aller écrire
les mots qui se pressaient dans sa pensée. Mais son mouvement même
l’arrêta. A quoi bon cette lettre! Ne regrettait-elle pas déjà bien
amèrement celle qu’elle lui avait adressée ainsi, emportée par une folle
et première impulsion... Si cette fois encore elle allait se tromper!...
Attendre, elle devait attendre; et puis quand elle serait plus calme,
elle s’efforcerait de faire ce qui lui paraîtrait juste et bien, elle
demanderait conseil à lady Evans.

N’était-ce pas déjà une douceur inespérée et suprême de savoir que
Robert ne l’avait point rejetée tout à fait de sa pensée..., même plus,
semblait encore aimer à parler d’elle?...

Était-ce l’influence de la lettre d’Enid? le lendemain elle désira avec
une sorte d’impatience fébrile le moment du courrier de midi. Mais
l’heure passa, n’apportant rien pour elle. Il lui fallait maintenant
attendre jusqu’au soir; et, sans qu’elle se le fût avoué, elle sentit
bien que, durant plusieurs jours, ces apparitions quotidiennes du
facteur seraient le seul intérêt de sa vie... Pourtant, que pouvait-elle
espérer?

Vers la fin de l’après-midi, elle sortit pour sa chère promenade de
chaque jour dans la montagne; et quand elle fut assise à sa place
accoutumée, elle prit la lettre d’Enid pour la lire, la relire, bien
qu’elle la sût désormais par cœur...

Mais soudain, brusquement, elle releva la tête, croyant avoir entendu
prononcer son nom tout près d’elle; et ses mains s’ouvrirent et la
lettre d’Enid glissa sur le sol... Debout devant elle, la regardant avec
cette expression qu’elle n’aurait plus jamais espéré revoir, était
Robert Noris... Elle se leva toute droite, incapable de dire un mot, de
faire un geste, presque effrayée de cette réalisation d’un rêve cru
impossible; mais son regard bleu avait un indicible rayonnement.

--Vous n’avez pas même une pauvre parole d’accueil pour moi, Lilian?...
Êtes-vous donc si irritée que je sois venu sans votre consentement?
dit-il d’un ton bas et vibrant, sans cesser de la contempler, comme s’il
eût eu peur qu’elle ne lui échappât encore. D’un seul coup d’œil, il
avait lu l’affreuse tristesse des jours écoulés sur le jeune visage
effilé et pâli, dans lequel les yeux paraissaient immenses.

Avant qu’il eût fini même de parler, d’un geste irréfléchi, elle avait
mis ses deux petites mains dans celle qu’il lui tendait, ainsi que le
matin où il l’avait quittée à Vevey.

--Irritée? répéta-t-elle doucement avec une voix de rêve. Oh! non, il me
paraît si bon de vous voir!... Et pourtant... pourquoi, oh! pourquoi
êtes-vous venu?... Qui vous a dit que j’étais ici?...

--Votre amie, à Lugano... Elle n’a pas été sans pitié, comme vous! Elle
a compris que, pour notre bonheur à tous deux, je devais vous parler, et
elle m’a révélé où vous étiez cachée, Lilian, afin que je pusse venir
vous demander pourquoi vous m’avez si durement repoussé.

--Mon Dieu, mon Dieu! fit-elle remuée jusqu’au fond de l’âme par cet
accent dont il parlait et qui résonnait plein d’une douceur grave dans
ce grand silence de la montagne. Ils étaient aussi seuls qu’ils
l’avaient été à Vevey la dernière fois qu’ils s’étaient vus.

--Lilian, continua-t-il du même ton;--il était debout devant elle,
assise à sa même place, blanche comme sa robe,--Lilian, vous
souvenez-vous qu’un matin vous m’avez promis d’être ma femme «dans la
joie et dans la peine»...? Et pourtant, vous vous êtes reprise tout de
suite!...

--Parce qu’il le fallait, dit-elle faiblement; et le flot des pensées
torturantes monta soudain dans son âme avec une irrésistible force,
dissipant la joie infinie et fugitive qui l’avait envahie à la vue de
Robert. Le jour où je vous ai fait la promesse dont vous parlez, je
croyais en avoir le droit; mais, le soir même, quand vous avez été
là-bas, à Genève, j’ai appris que je ne pouvais devenir votre femme...,
qu’une raison très grave me le défendait.

--Et vous n’avez pas voulu même me faire connaître cette raison!...
Pourquoi, Lilian, ne m’avoir pas demandé ce que je pensais de l’obstacle
auquel vous faites allusion?

--C’était impossible! fit-elle passionnément.

--Et voilà pourquoi vous m’avez écrit des choses si cruelles, vous avez
voulu me faire douter de vous! Pourquoi vous vous êtes calomniée...

Elle l’interrompit:

--Oh! pardonnez-moi... j’ai eu tort... mais je souffrais tant, je ne
réfléchissais plus! Je savais seulement que je ne pouvais plus vous
revoir, que je devais tout faire pour vous détacher de moi, pour que
vous m’oubliiez, car, cela, il le fallait absolument?...

Il gardait toujours les mains tremblantes serrées dans les siennes.

--Lilian, répondez-moi, je vous en supplie... Aviez-vous donc pour moi
si peu d’affection que vous acceptiez ainsi sans hésitation l’idée que
nous ne nous retrouverions peut-être jamais?

Elle avait une telle soif de sincérité que l’aveu jaillit de son cœur
tout frémissant.

--Parce que votre bonheur m’était mille fois plus cher que le mien, je
me suis résignée à être séparée de vous... Du moins, j’ai essayé de me
résigner!

Une sorte de sourire étrangement lumineux passa sur la physionomie grave
de Robert et détendit ses traits.

--Alors écoutez-moi, Lilian. Vous m’avez demandé tout à l’heure pourquoi
j’étais revenu? C’est que je ne vous avais pas rendu votre parole, moi,
que je vous considérais toujours comme mienne et voulais retrouver mon
trésor... Seulement...

Il s’arrêta, se pencha vers elle, et sa voix devint basse et tendre
comme s’il eût eu peur de l’effrayer.

--Seulement, ce n’est plus Lilian Evans que je désire pour femme, mais
Lilian Vincey...

Elle se rejeta en arrière avec un cri d’indicible souffrance et cacha
son visage dans ses mains.

--Mon Dieu, vous savez!!! Oh! qui vous a dit?...

--Alors vous pensez que je vous aurais ainsi laissée disparaître sans
chercher à connaître le motif qui entraînait ma Lilian à se dérober à sa
promesse?

--Mais maintenant, vous le connaissez!... Pourquoi êtes-vous ici?...
Pourquoi n’avez-vous pas eu pitié de moi et me rappelez-vous mon pauvre
rêve fini?... J’ai trop souffert, je n’en puis plus!...

Les mêmes mots lui venaient aux lèvres que sa mère avait prononcés des
années auparavant. Il l’enveloppa d’un regard de suprême tendresse:

--Ma pauvre petite enfant, murmura-t-il.

Et il écarta les doigts minces qui voilaient le visage pâli.

--Lilian, mon enfant chérie, regardez-moi. Vous me demandez pourquoi je
suis venu vous trouver? Est-ce que vous ne le savez pas?... Est-ce que
depuis longtemps vous n’avez pas compris à quel point je vous aimais...
Et maintenant que je vous ai près de moi, aurez-vous le courage de me
repousser?

Elle eut la tentation poignante de répondre à cet amour qui s’offrait
généreusement à elle en dépit de tout, d’oublier auprès de cet homme,
prêt pour elle à tous les sacrifices, la douloureuse épreuve qu’elle
venait de traverser, de s’abriter sous sa protection mâle et dévouée.
Mais elle l’aimait trop pour ne pas songer à lui seul, malgré l’élan
éperdu de sa jeune âme qui l’emportait vers le bonheur possible.

--Oui, je dois vous repousser, reprit-elle, raidie contre son ardent
désir. Je ne puis être votre femme! Je ne puis vous apporter un nom
déshonoré... Je ne veux pas que vous puissiez être insulté peut-être à
cause de moi. Dans Paris, tout le monde connaîtrait bien vite cette
cruelle histoire...

Il passa la main sur son visage. Ce qu’elle disait là, durant des nuits
entières, il y avait réfléchi depuis le jour où Isabelle de Vianne lui
avait fait sa terrible révélation, depuis qu’en Angleterre, il avait
appris tous les détails du procès de Charles Vincey. L’âme déchirée et
irrésolue, il était arrivé à Lugano sachant y trouver encore la famille
Lyrton, altéré d’entendre parler de Lilian. Était-elle responsable,
elle, l’enfant adorée, du crime de son père, le seul qui eût failli dans
les deux vieilles et respectables familles dont elle descendait, et que
lady Evans représentait aujourd’hui, toute la première, avec tant de
dignité?

Et cependant il avait hésité. Elle le connaissait bien, Lilian, sévère,
inflexible par nature sur les questions d’honneur, jaloux que pas une
ombre ne passât sur sa réputation d’homme. Il avait hésité malgré la
révolte de son amour, jusqu’au jour où les naïves confidences d’Enid lui
avaient révélé que Lilian souffrait, lui prouvant en même temps que la
jeune fille avait toujours ignoré la malheureuse destinée de son père.
Alors, soudain, les scrupules hautains qui l’arrêtaient avaient été
emportés comme des feuilles mortes par un tourbillon de tempête...

Et maintenant qu’il l’avait revue, qu’il la retrouvait toujours la même,
délicate jusqu’au scrupule, qu’il subissait de nouveau le charme de sa
jeunesse franche, passionnée et fière, il comprenait qu’aucune insulte
ne serait capable de l’atteindre quand elle, l’aimée, serait auprès de
lui... N’avait-il pas, un jour, au château des Crêtes, souhaité, dans
l’absolue sincérité de son âme, de lui faire un avenir heureux et béni,
autant qu’une puissance humaine pouvait le permettre...

--Lilian, reprit-il avec la même tendresse absolue et grave, il ne faut
plus songer au passé, ni à un malheureux homme qui a expié durement ses
folies, mais à tous ceux de votre famille qui ont été des gentilshommes,
à votre mère, dont le nom est sans tache... Il faut oublier, comme je le
fais, cette triste histoire dont bientôt personne ne se souviendra
plus... Il faut avoir confiance en moi surtout, ma Lilian... Je vous
jure que jamais un mot offensant ne pourra monter jusqu’à vous...

Il vit qu’elle allait parler... mais il l’arrêta d’un geste. Il ne
voulait plus entendre une parole de refus tomber des lèvres chères...
Autour d’eux, c’était toujours ce grand silence qui permet aux âmes de
se parler; à peine, au loin, une faible sonnerie de clochettes. La
lumière se faisait plus douce et l’horizon se voilait sous l’approche du
crépuscule. Dans cette brève minute de silence entre eux, Robert Noris
eut la vision rapide de son existence passée dont le vide l’avait si
souvent accablé; ce but, cet aliment suprême de la vie qu’il avait tant
désiré rencontrer, il le possédait enfin; il lui était donné de se
dévouer, jusqu’au sacrifice de son légitime orgueil d’homme, au bonheur
d’un être cher...

--Lilian, acheva-t-il, et sa voix résonnait suppliante, j’ai vécu
longtemps isolé, même au milieu de la foule, triste jusqu’au plus
profond de mon âme, avec la conviction désolante que je dépensais
inutilement mes heures;... aujourd’hui, tout ce que je n’avais pas, tout
ce dont le manque m’a si souvent fait souffrir, vous pouvez me le
donner... Vous êtes toute ma joie, tout mon espoir; par vous seule, je
puis être heureux... Ma chère aimée, n’écoutez plus votre orgueil. Ayez
pitié de moi, et, comme à Vevey, dites que vous serez ma femme...

Elle avait courageusement lutté, mais elle était vaincue. Elle le
regarda de ses yeux pleins de lumière; et alors, sans un mot, elle vint
s’abattre palpitante et brisée sur ce cœur de sceptique qu’elle avait
rendu capable d’aimer et de croire, et qui lui appartenait désormais
tout entier...


FIN




    PARIS
    TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie
    Rue Garancière, 8.






        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CŒUR DE SCEPTIQUE ***
        

    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
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While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
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ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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