La pudique Albion

By Hector France

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Title: La pudique Albion

Author: Hector France

Release date: December 3, 2024 [eBook #74832]

Language: French

Original publication: Paris: Librairie des publications à 5 centimes

Credits: René Galluvot (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  PETITE BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE

  LA
  Pudique Albion

  PAR
  Hector FRANCE


  PARIS
  Librairie des Publications à 5 centimes
  36, RUE DE LA MONTAGNE SAINTE-GENEVIÈVE, 34




LA PUDIQUE ALBION

        «_Perfide Albion_ est le terme de reproche que depuis un temps
        immémorial nos voisins nous ont jeté au travers du détroit. Mais
        dès maintenant, depuis le livre de M. Hector France,
        l’Angleterre sera connue dans le monde sous le nom de _Pudique
        Albion_. Nous ne pouvons que gagner à ce changement de nom,
        quoique ironiquement donné.»

        (Morning Advertiser.)


C’est pour complaire au critique littéraire du _Morning Advertiser_ que
j’ai donné ce titre général aux chapitres _objectionnables_ et
grassouillets qui suivent.

Je devais bien cela à cet écrivain, car il est presque le seul de la
presse anglaise qui ne m’ait pas assommé de la lourde massue de John
Bull, et je lui adresse ici mes remerciements pour l’étude qu’il a faite
de mes _Va-nu-pieds de Londres_[1], dans laquelle il s’étonne des
critiques enfiellées et de mauvaise foi de la plupart de ses confrères.

  [1] _Low Life in London_. (Morning Advertiser, 26 déc. 1883.)

«Les journalistes comme M. George Sims, écrit-il, sont effrayés de
dévoiler la moitié de ce qu’ils ont vu, mais M. Hector France ne se
laisse pas aller à de telles délicatesses. Les plus écœurants détails de
misère et de vice sont accentués dans son livre avec une énergie un peu
étrange pour des oreilles anglaises. Rien n’est voilé, il n’y a nulle
ambiguïté, tout est tracé avec une fidélité révoltante. A la vérité, ce
livre était écrit pour des lecteurs français, qui aiment, dit-on, les
forts assaisonnements: et même s’il n’en était pas ainsi, notre
effarouchement devant ce trop franc-parler, ne ferait que confirmer M.
Hector France, nous le soupçonnons fort, dans son appréciation de la
pruderie anglaise.»

Cette appréciation, M. W. Saunders, le rédacteur du _Morning Advertiser_
ne doit pas l’ignorer, est malheureusement pour ses compatriotes,
appréciation générale. L’hypocrite pudibonderie des insulaires de la
Grande-Bretagne fait depuis nombre de lustres la joie du continent. Un
peuple, aussi bien qu’un individu, qui se pose vis-à-vis de ses voisins
comme le représentant de la pudeur et de la vertu est toujours
profondément ridicule, et il devient odieux quand rien ne justifie chez
lui ces hautes prétentions. Quand on traite les étrangers d’immoraux, il
ne faut pas soi-même donner prise à la critique, il faut être vraiment
moral et vertueux, et ne pas se contenter de s’envelopper d’un
accoutrement d’austère puritain, car alors l’_étranger_ soulève les plis
rigides du manteau de Socrate et s’aperçoit qu’ils ne couvrent que la
chemise de Tartufe.

C’est ce que j’ai essayé de faire dans mes _Va-nu-pieds_ et mes _Nuits
de Londres_, c’est ce que je vais continuer encore dans les chapitres
suivants[2].

  [2] Ces chapitres ont été écrits et les premières éditions de ce livre
    ont paru bien avant les scandales révélés par la _Pall-Mall
    Gazette_.

Charlton villa, 1884.




I

RESPECTABILITÉ

        Le scandale du monde est ce qui fait l’offense
        Et ce n’est pas pécher que pécher en silence.

        (MOLIÈRE, _Tartufe_.)


I

_To be or not to be!_ s’écria Hamlet. Être ou ne pas être, voilà la
question. John Bull l’a posée autrement. _Paraître ou ne pas paraître_
c’est ce qu’il faut dire; question de vie ou de mort sociale. Entre ces
deux pôles, s’étalent toutes les nuances de sa rigidité.

Tout faire et n’être soupçonné de rien, point capital. Pouvoir répondre
hardiment, la main prise barbotant dans le tronc des pauvres: «Voyez,
j’y dépose un _souverain_», comble de l’art. Et en cela, il est passé
maître. Qu’importe l’opinion intime d’autrui si les apparences sont
sauves!

Platon prétendait qu’il y avait huit vertus dans le ciel. C’est
beaucoup, quand une seule peut suffire. Il est vrai que ces vertus
étaient le soleil, la lune, les étoiles et les cinq planètes connues.
Les Anglais s’intitulent le peuple le plus vertueux de la terre, mais
leur vertu est aussi sérieuse que celles du firmament de Platon, elle
consiste principalement à masquer leurs vices.

Aussi que d’enduits pour couvrir la lèpre! Que de précautions, de soins,
de sollicitudes pour envelopper ces vices, crevant çà et là, malgré
tout, suintant leur pourriture en dépit des épais bandages évangéliques
et des cataplasmes religieux. Quelles circonlocutions, quelle prudence,
quelle pudeur en paroles! Ce n’est pas ici qu’on répète avec Hugo:

    O fils et frères, ô poètes,
    Quand la chose est, dites le mot.

Le mot! mais c’est là justement le terrible. Il effraye cent fois plus
que la chose, et c’est surtout quand la chose est qu’on ne peut le
prononcer.

On sait si les jeunes _misses_ flirtent avec passion. A l’âge où Jeanne
et Titine viennent à peine de casser leur dernière poupée, Kate et Nelly
provoquent aux petits jeux innocents les amis de leurs frères, et
ceux-ci malgré l’éducation avancée d’_Eton_, de _Charterhouse_, des
_Blue-Coats_ ou de _Harrow-on-the-Hill_, désigné dans le monde des
écoles sous le sobriquet caractéristique de _Sodome-sur-la-Colline_,
sont de beaucoup les plus niais. Nos _horizontales_ du boulevard
trouveraient à s’instruire au gracieux marivaudage de ces ingénues, tant
dans les avances les plus risquées elles savent garder un œil candide et
un air indifférent.

Un baiser ne les trouble guère, s’il est donné derrière la porte; et les
mains peuvent s’égarer pourvu que les lèvres ne remuent.

Avec la Française l’amoureux ose dire bien des choses. Elle rougit, mais
elle est contente et ne commence à se fâcher que quand l’action galope
avec le discours. La pudeur de l’Anglaise lui interdit d’écouter une
déclaration. Ses oreilles sont _horrifiées_ d’entendre le mot amour,
mais on peut l’exprimer par gestes. Si l’on parle, tout est rompu.

Vous vous souvenez, n’est-ce pas, de la scandaleuse affaire du colonel
Baker? Les vieilles dames du Royaume-Uni en frémissent encore.

Ce scélérat se trouvait seul en wagon avec une aimable voyageuse.
N’ayant pas été présentés l’un à l’autre, leur tête-à-tête est d’abord
plein de froideur et de circonspection. Chacun dans son coin observe
l’ennemi. Enfin, le colonel commence l’attaque. La jeune miss riposte
bravement. Simples escarmouches d’avant-garde. Elle avance, elle recule,
elle avance pour reculer encore, elle flirte de son mieux, et quand le
combat est bien engagé, que les feux s’allument sur toute la ligne, elle
bat soudain en retraite et fait mine de dormir.

Le vaillant hussard, en capitaine expert, continue silencieusement le
siège de la place. Il tâte les points sensibles. Il pousse de hardies
reconnaissances à droite et à gauche, devant et derrière, en haut, en
bas, bref de tous les côtés. La place cernée, serrée de près, sommeille
toujours. L’officier se croit vainqueur. Le moment est venu. Il faut
frapper le coup décisif. Assez d’armes légères. En avant la grosse
artillerie! Et dans la joie prématurée du triomphe, le voilà qui chante
victoire:--_My darling! My ducky!_ (ma chérie, mon petit canard).

Mais le petit canard s’éveille soudain... ce n’est plus un caneton,
c’est l’oie du Capitole et elle pousse des cris de paon.

Horreur! _For shame! aoh! Shocking!_ Elle se jette à la portière et fait
un tel tapage, que le malheureux colonel qui, cependant, a battu en
retraite, remisé son artillerie dans ses parcs et vainement tenté de
capituler, est saisi, traîné en prison, destitué et finalement a couru
cacher la honte de sa désastreuse défaite dans la gendarmerie du
Grand-Turc.

Voici bientôt dix années et la rancuneuse hypocrisie anglaise ne lui a
pas encore pardonné. Après la campagne d’Égypte les officiers
adressèrent une pétition pour que Baker-Pacha, alors général, reprît son
rang de colonel dans l’armée de la Grande-Bretagne. Aussitôt de tous les
points de l’Angleterre arrivèrent des protestations indignées. Une
contre-pétition signée par des milliers de dames anglaises et apostillée
par autant de vertueux _clergymen_ déclara que si le suborneur Baker
rentrait dans l’armée, le corps d’officiers serait déshonoré et le nom
anglais à jamais flétri, et malgré les sollicitations du prince de
Galles, ami intime de Baker, la reine, devant les menaces de mistress
Grundy[3], n’osa passer l’éponge sur cette peccadille d’un vaillant
officier.

  [3] On appelle ainsi l’opinion publique dans ce qu’elle a de plus
    étroit et de plus intolérant.

Parmi les lettres contre l’_infâme_ Baker que publièrent plusieurs
journaux, il en est de bien curieuses. Une dame déclare que toutes les
femmes de l’Angleterre ont été insultées par l’insulte faite à miss
Diskenson. Une autre est absolument choquée et stupéfiée qu’il ait pu se
trouver des officiers de la Grande-Bretagne assez peu soucieux de leur
dignité, de leur honneur, de celui de leur uniforme, de la
respectabilité enfin, pour aller serrer la main de Baker à son arrivée à
Londres, et s’asseoir à la même table que cet homme _innommable_. «Sa
présence en Angleterre, écrit une troisième, est une injure à toutes les
femmes de la nation» et une quatrième déclare «que prononcer le nom d’un
tel profanateur est une grossière indécence. Parler de lui doit être
interdit.»

A vrai dire il est peu de sujets de conversation qui ne soient interdits
au delà des lieux communs, car il est difficile de traiter les questions
les plus anodines sans s’exposer à se heurter à quelque susceptibilité.
De là le calme, la gravité, l’ennui pesant des réunions anglaises. Ce
n’est pas là que l’on s’échauffe pour des idées que chacun se hâte de
renfermer en soi, ni que l’on s’emporte comme chez nous, pour soutenir
des théories philosophiques, littéraires, politiques ou religieuses, qui
heurteraient celles de respectables voisins, car la première condition
du savoir-vivre est de penser comme les voisins respectables! On a
souvent parlé de l’originalité de l’Anglais, de sa liberté d’allure,
mais ceux-là seuls qui n’ont connu John Bull que sur le continent, ont
pu parler ainsi. Tranchant au milieu de nous par ses habitudes de
terroir, son attachement à ses coutumes, son accent et jusqu’à son
habillement, il peut paraître original, tandis que son impolitesse
native, son insolent mépris de l’étranger, même celui dont il est
l’hôte, font croire à un laisser-aller plein de franchise et à des
excentricités de manières, excentricités qui ne sont que des explosions
d’un féroce égoïsme.

Au fond rien de plus banal, de plus esclave des préjugés, de plus courbé
sous le joug de l’opinion. Tous semblent taillés sur le même patron,
coulés dans le même moule. Même raideur, même froideur du regard, même
physionomie impassible, et c’est pourquoi ils diffèrent tant de nous. Et
qu’on ne dise pas: la race est ainsi. Cela est faux. John Bull n’est pas
venu au monde avec cet air de commissaire des pompes funèbres. Enfant il
est charmant. Fillettes et garçonnets anglais sont entre tous adorables.
Pas de cheveux plus blonds, d’yeux plus beaux, d’expression plus
charmante; pas de sourire plus doux et de rire plus joyeux sur des
lèvres plus roses. Jusqu’à dix ou douze ans le bouton s’épanouit. Mais
voici venir mistress _Grundy_ l’implacable, escortée du _Cant_, de
l’hypocrisie sociale, des faux dehors religieux, des conventions
abêtissantes, des préjugés imbéciles, des sermons, des psaumes, de la
Bible, du _qu’en dira-t-on?_ de la _respectabilité_; elle s’empare de la
jeune cervelle, la pétrit et la façonne dans le moule réglementaire.

Les filles, il faut se hâter de le dire, résistent d’avantage à cette
asphyxie cérébrale. Plus vives, plus indépendantes, plus éveillées que
leurs frères, elles gardent longtemps leur allure individuelle. Il y a
chez elles moins de morgue, plus de laisser-aller et de franchise, et
chose remarquable plus d’intelligence. Aussi mistress Grundy a-t-elle
plus d’efforts à faire que le garçon pour chasser le généreux naturel,
mais une fois chassé, à l’encontre du proverbe, il ne revient plus.

«Oh! limace qui baves sur les plus belles fleurs! chenille venimeuse qui
détruis les promesses de la jeune année! ver rongeur qui empoisonne le
bourgeon, et change en jaune livide le frais incarnat de la rose[4]!»

  [4] Richardson, _Clarisse Harlowe_.

On a dit souvent que l’Angleterre en embrassant les principes de la
Réforme y avait trouvé l’occasion de développer son indépendance
d’esprit. Mais à part les plus grandes audaces possibles en matière de
sectes où donc prend-on l’indépendance d’esprit des Anglais? Rien au
contraire de plus routinier, de moins intellectuellement hardi, de plus
imitatif.

En religion--je mets à part le nombre infiniment restreint que Charles
Bradlaugh a entraîné à sa suite dans les champs de la libre-pensée--la
Grande-Bretagne est à peu près aujourd’hui ce qu’elle était au temps de
Cromwell, de Knox, de Wesley, enserrée dans un étau qui retient et
écrase toute grande idée, ne laissant place qu’à l’esprit de
prosélytisme et à la rage des controverses bibliques.

Ne pas être religieux, c’est être mal élevé. Un gentleman ne peut et ne
doit pas être libre penseur. Le _credo_ anglican est le _credo_ de tout
homme qui veut être respectable. Un libre-penseur quelque haut placé
qu’il soit perd toute considération dans ce qu’on appelle la bonne
compagnie.

En politique? Que dire d’une nation où il suffit de se déclarer
républicain pour être aussitôt mis à l’index comme manquant à la
première condition de respectabilité qui est le dévouement et
l’admiration pour sa gracieuse Majesté la reine!

Et pour le reste tous se copient ou du moins cherchent à se copier, de
bas en haut.


II

Imiter les autres, faire comme tout le monde; voilà le but. Refouler ses
élans, cacher ses sentiments, dissimuler ses impressions, car élans,
sentiments, impressions, peuvent faire sortir de la gravité prescrite.
«Une grande pensée dans le langage, dit un écrivain anglais, P. G.
Hamerton, paraît improbable chez nous, parce que nous évitons si
soigneusement d’exprimer quoi que ce soit ressemblant à des sentiments
élevés, que de tels sentiments seraient vraiment extraordinaires dans un
dialogue.»

Mais pour les puérilités que d’engouement! Le _cricket_, le _football_,
les noms des vainqueurs des _boat-race_, sont des sujets de conversation
jamais épuisés.

Dernièrement les journaux de _Sport_ racontaient la vie et la mort d’un
chien fameux. Les colonnes de tous les organes sérieux reproduisirent
ces articles avec force agrément et longs commentaires. Qu’était ce
chien? Qu’avait-il fait pour fixer ainsi l’attention du public, remuer
une presse, l’oracle du monde. Rien de plus que les autres chiens, il
avait bu, mangé, chassé, s’était battu, avait hurlé à la lune, couru la
chienne, flatté son maître, aboyé après les mendiants, rongé les os,
gratté ses puces, mais c’était le chien d’un lord, un chien respectable,
et dont _tout Londres_ avait été engoué dans le temps, parce qu’il avait
gagné un prix à une exposition quelconque ou à un combat de chiens. Et
non seulement la noblesse et la gentry, mais la petite bourgeoisie, les
boutiquiers, les commis de la banque et d’épicerie ne s’abordaient dans
la rue qu’en se disant, après toutefois s’être fait part de leurs
impressions sur le beau temps ou la pluie: «Vous savez, ce pauvre
_Black_ est mort?--Oui, ripostait l’autre, c’est bien triste», car il
était _respectable_ de montrer qu’on s’intéressait, comme tout le monde,
au sort de l’illustre _Black_.

Deux graves personnages sont assis dans un parc. L’un est chanoine de la
haute Église, l’autre un savant professeur de l’université d’Oxford. Ils
sont là depuis plus de deux heures, causant avec une animation de
jeunes. Sans doute ils traitent quelque point important de l’histoire ou
de la science. Erreur! ils discutent les différents coups d’une partie
de cricket qui se joue sur la pelouse voisine, et le soir les trouvera à
la même place discutant ou absorbés. Je leur fais l’honneur de croire
qu’ils se soucient au fond d’une partie de cricket comme d’une guigne,
mais il ne serait pas respectable, sans doute, de ne paraître vivement
s’intéresser à un jeu national.

C’est surtout en Angleterre que l’on prête aux choses reçues par la
mode, adoptées par la _gentry_ un engouement factice et une passion
conventionnelle atteignant les dernières limites de l’absurde.

Un jour, après un accident, la princesse de Galles boita, toutes les
Anglaises de bon ton se mirent à boiter et conservèrent fièrement leur
claudication tant que dura celle de la princesse. A la suite d’une
névralgie, une haute dame dut se faire couper les cheveux, aussitôt l’on
vit une partie des Anglaises tondues... Un marchand qui veut se défaire
d’un rebut de magasin n’a qu’à lui coller une étiquette déclarant que
l’objet invendable a été remarqué et admiré par la reine ou le prince de
Galles; aussitôt les amateurs se pressent, admirent et enlèvent!


III

En morale comme en toilette le dehors, l’extérieur, ce qui se voit, tout
est là, et il n’y a rien de plus. Grattez cette écorce, vous trouverez
la moisissure; levez ces oripeaux de velours et de soie, vous avez le
haillon. Voici sur cette gorge de superbes dentelles, écartez-les, la
chemise est sale. Troussez cette jupe festonnée de guipure, le jupon est
crotté. Et dans certaines classes, tous se ressemblent, hommes, femmes,
fillettes et garçonnets; les bébés seuls sont mieux tenus qu’ailleurs.
Qu’ai-je dit? Tous! C’est tout qu’il faut mettre à la place, car tout
est marqué à ce cachet: «Paraître». Le dessus, le dessus! Qu’importe le
dessous!

Voyez sur cette table, ces riches albums dorés sur tranche avec une
couverture de nacre, d’ivoire sculpté ou d’or. Ils valent assurément dix
louis. Prenez-les. L’illusion cesse. Le dessous non exposé est en
vulgaire maroquin, le papier de qualité inférieure. Un côté seul a
demandé le travail de l’artiste, celui qui paraît. Ce que vous estimiez
deux cents francs, regardé à l’envers, ne vaut plus cent sous.

A la fenêtre du rez-de-chaussée des petites maisons bourgeoises, l’objet
le plus beau de la chambre est en vue, sur un guéridon. C’est une
luxueuse bible de famille, un vase, une statuette, une pendule dont le
cadran fait face à la rue.

Dans les pauvres familles d’artisans, on étale jusqu’à des jouets,
cadeaux de quelque parrain ou d’une tante aisée: navires, arches de Noé,
poupées, chalets suisses sont offerts à l’admiration publique. Huit
jours avant _Christmas_, tout ménage à enfants expose vaniteusement à sa
fenêtre son arbre de Noël.

Il semble que chacun s’efforce d’exciter l’attention du passant et
l’envie du voisin: «Regardez comme je suis riche et comme nous faisons
bien les choses ici.» De même, la conduite extérieure crie à tous:
«Voyez comme je suis vertueux.»

Richesse ou du moins _aisance_ et _vertu_, deux conditions de la
respectabilité.

«La position sociale d’un Anglais dépend beaucoup du nombre de
domestiques qu’il a, et il ne lui est pas possible de jouir d’une
considération exempte de toute équivoque, sans un établissement complet.
Il n’est pas rare de voir, surtout dans le Nord, des _Squires_
entretenir douze à quinze domestiques; je connais quelques maisons où il
y en a trente, et tous les soirs à la prière vous pouvez admirer une
véritable congrégation de servantes et de laquais. Il y a une maison
dans le Yorkshire où, lorsque la famille est _at home_, on ne compte pas
moins de cent domestiques. Utiles ou non, ils sont considérés
nécessaires à la dignité, et comme dans de telles matières tout dépend
de l’opinion, _ils sont nécessaires_. En France, personne ne s’inquiète
du nombre de servantes que vous avez[5].»

  [5] Philip. G. Hamerton (_Round my house_.)

L’écrivain anglais, dont je viens de traduire ces lignes, cite avec
stupéfaction un conseiller général, officier de la Légion d’honneur
qu’il a connu en France, et qui jouissait d’une grande considération et
d’une grande influence dans son département. «Imaginez-vous,
s’écrie-t-il, qu’il n’avait qu’un jardinier, un domestique et une unique
servante!!! En Angleterre, un tel homme ne pourrait aspirer à aucune
position politique: il serait méprisé dans sa propre paroisse. Il ne
serait personne.»

Passons à l’étalage de morale.

Une après-midi, dans une des ruelles de _Drury Lane_, une belle grosse
Irlandaise, ivre de colère et de gin, troussée jusqu’aux hanches,
montrait son derrière, en signe de mépris, à une Anglaise laide et
maigre, à la grande joie de la foule généralement peu choisie de ce
quartier de Saint-Patrick.

Un clergyman de la haute Église, aussi raide et gourmé qu’un clergyman
puisse l’être, passait juste à temps pour être témoin du spectacle. Il
détourna pudiquement la tête, mais pas assez vite au gré d’une jeune
dame qui marchait à côté de lui.

--_Aoh! Shocking! Disgusting!_ fit-elle. Vous avez vu, Harry? J’en suis
suffoquée.

--Je n’ai rien vu... qu’une femme ivre, chose commune dans cette
paroisse de papistes.

--Oh! Harry, la partie _objectionnable_ de son corps était sans costume.

--Voudriez-vous dire qu’il n’était pas même couvert du vêtement de nuit?

--Oui, Harry. Imaginez-vous cela? Est-ce possible?

--Je ne l’ai pas vu, répliqua sévèrement le _clerc des ordres sacrés_.
Je _ne dois pas_ l’avoir vu. Ni vous non plus, ma chère, vous ne pouvez,
vous ne _devez_ pas l’avoir vu. Ce serait impropre.

Tel est le fond de la moralité anglaise. Ne pas parler de choses
_impropres_, les faire sans avoir l’air d’y toucher, et surtout ne rien
voir.

Dépourvu, je l’ai confessé déjà, de ces respectables scrupules, je vais
continuer en _immoral foreigner_ à dérouler devant le lecteur certains
dessous de la _pudique Albion_.




II

LE CABINET DE MISS RABBIT

        Si ta femme, ta maîtresse, ta fille ou ta servante mérite une
        correction, ne te sers pour la frapper que d’une poignée de
        fleurs.

        (_Proverbe des Ksours du Souf._)


Je me demandais quel crime avait pu commettre cette jolie petite Nelly
Fergusson pour exciter ainsi la colère de miss Rabbit. Nelly est une
blonde à l’œil noir; ses joues sont fraîches et douces à la vue comme
les primevères au bord du bois et ses lèvres si rouges qu’on les
croirait barbouillées de mûres, si bien que lorsqu’elle conjuguait le
prétérit du verbe être avec son gentil accent anglais donnant aux _u_ le
son de l’_ou_, j’avais envie de les croquer.

Son front est caché par une broussaille touffue de petits cheveux
rebelles qui donnent à sa délicieuse figure ronde un ravissant air
mutin. Elle est grassouillette comme une caille en juin et depuis deux
ans déjà la couturière est obligée tous les six mois d’élargir son
corsage à l’endroit où se logent ses blanches pommes d’amour.

Elle a bientôt seize ans; c’est donc déjà une grande personne et je
l’admirais à travers la porte vitrée qui sépare le _parlour_ du cabinet
de miss Rabbit, la _head mistress_ de l’orphelinat des filles
d’officiers pauvres, morts au service de Sa Majesté. Par quelle
étourderie une servante novice m’avait-elle introduit dans ce sanctuaire
à l’usage privé de la maîtresse de céans pour y attendre l’heure du
cours?

C’est de quoi je ne me préoccupais guère, occupé que j’étais ailleurs.
Un bruit terrible de tempête m’avait arraché aux annonces du _Times_ et
comme un larbin indiscret j’avais risqué un œil à un entrebâillement de
rideau. Mais ma crainte d’être surpris nuisait au spectacle et les
scènes les plus pathétiques furent gâtées par les calculs que je faisais
en dedans de moi-même, à savoir combien il me faudrait de sauts pour
atteindre, en cas d’alerte, le siège le plus voisin et m’y plonger dans
les colonnes du _Times_.

Oui, quoi donc avait pu exciter la colère de miss Rabbit qui ne rit
jamais et badine encore moins? C’est même à cause de sa sévérité et de
son inexorable justice que _vestrymen_, _churchmen_, _clergymen_, toute
la respectabilité administrative de la paroisse, pénétrés de cet axiome
que pauvreté est mère de tous les vices, l’ont, depuis dix ans, choisie
pour diriger dans le droit chemin ces jeunes personnes qui, déshéritées
des biens du monde, ne peuvent être traitées comme des filles de
banquiers.

Sa face a la couleur des vieilles poupées de cire de Mme Tussaud, celles
de rebut que l’on dissimule dans les coins, derrières les neuves et qui,
après avoir servi de bouche-trous dans la chambre des horreurs,
finissent dans les _musées_ des Barnum forains où elles sont livrées à
l’admiration des foules sous l’étiquette de M. de Bismarck, de Mac-Mahon
ou de Louise Michel.

--C’en est trop, s’exclamait miss Rabbit, il faut en finir. Des filles
élevées presque par charité n’ont droit à nulle compassion. Nelly
Fergusson! Une des plus pauvres de l’orphelinat! La fille d’une veuve
qui a huit enfants. C’est une honte en vérité!

--Madame, je vous en prie, répondait la fillette terrifiée,
pardonnez-moi pour cette fois, chère madame!

--Vous pardonner! Quelle outrecuidance! C’est une chose à laquelle je
n’avais pas songé encore. Ah! ah! vous pardonner!

Et elle se dirigea avec la raideur d’une marionnette dans un coin de la
chambre, prit un objet qu’elle serra contre sa robe, tandis que Nelly
sanglotait le visage caché dans ses mains:

«Madame, madame, je vous en prie.» Pauvre petite! J’eusse aimé
l’entourer de mes bras pour la protéger contre les violences de cette
désexée, me placer entre elle et cette furie et, au risque de perdre la
demie-guinée que le _Vestry_ m’octroyait pour deux leçons de français
par semaine, j’étais presque résolu à crier à cette hommasse: «Laissez
donc cette pauvre enfant, vieille chèvre enragée», lorsque d’une voix
brève, impérieuse, expression d’une volonté contre laquelle se seraient
brisées les supplications des onze mille vierges dont parlent les pieux
livres, elle ordonna à la petite Nelly de relever ses jupes et de
dégrafer son _inexpressible_.

Ai-je bien entendu?

Hein! Dégrafer... et pourquoi faire? Ne serait-ce donc pas sur ces
belles joues roses qu’elle va appliquer des gifles? J’en restais frappé
de stupeur. Le _Times_ et ses annonces m’échappèrent des mains. Je ne
songeais plus à me ménager une retraite rapide et, oubliant toute
prudence je collai l’autre œil à la vitre de la porte.

Oui, tant pis. Dussé-je être découvert et chassé de l’école comme un
frère ignorantin, il me faut voir le pantalon de miss Nelly. Mes idées
d’intervention s’étaient évanouies. Après tout cette jeune personne
avait sans doute mérité une punition exemplaire. Pourquoi serais-je
intervenu? Entre l’arbre et l’écorce... Vous savez le proverbe. Du
moment que la digne miss Rabbit, femme sévère mais juste, lui ordonnait
d’ôter ses culottes, il valait mieux laisser la justice suivre son
cours.

Et je vis son inexpressible, un pantalon comme tous les autres, blanc,
en fin calicot avec une petite bordure de fausse dentelle au bas. Il
cachait la jarretière, mais laissait découvert un mollet bien dodu tout
habillé de bleu. Un drôle de petit tire-bouchon, comme aux polissons qui
vont à l’école, frémissait par derrière.

Certes, si miss Nelly eût soupçonné que des regards indiscrets
s’arrêtaient sur son inexpressible, elle eût rentré bien vite ce bout de
vêtement intime, mais tout entière à sa douleur, elle ne savait que
sangloter et dire:

--Madame! oh madame! je vous en prie, ma chère dame.

--_Be quick!_ faites vite, répondit sèchement madame, vous vous
lamenterez après à votre aise.

Ce que c’est que l’énergie! Cependant, je ne sais pas si je me serais
laissé attendrir; je crois que, comme miss Rabbit, j’eusse été
impitoyable. Décidément, c’est une femme de tête. Elle a raison après
tout. Allons, petite Nelly, je vous aime bien, j’aime à vous entendre
conjuguer le prétérit du verbe être, mais il faut obéir et dégrafer
culotte. _Be quick! Be quick!_ On a beau être gentille, quand on mérite
un châtiment, on doit le recevoir. Je ne connais que cela, moi.

C’est _in petto_, bien entendu, que je me disais ces paroles; mais les
eussé-je exprimées tout haut, miss Rabbit ne les eût pas entendues, la
colère la rendant sourde. Lèvres pincées, œil en feu et face blême, elle
répéta:

--_Be quick! Be quick!_

A la vérité, cette petite Nelly était bien longue à se dégrafer.

Alors, voici que d’un autre bout de la chambre s’élève une voix
aigrelette. Lentement et sentencieusement elle semble réciter un passage
de l’Évangile:

--Les branches mauvaises de l’arbre malade doivent être coupées pour
donner plus de force à la sève, et elles sont jetées au feu pour
chauffer le bûcheron; ainsi la grâce de Notre-Seigneur Jésus, sève
sainte, ne peut pénétrer dans l’âme malade qu’à condition qu’elle ait
été, au préalable amputée de ses branches mortes, qui sont les vices,
par le glaive tranchant de l’humiliation, lesquels vices sont passés au
feu de la honte. Madame, ne pensez-vous pas que plus profitable serait
le châtiment, s’il était infligé devant la classe réunie, comme cela se
pratique encore dans l’école où j’avais l’honneur d’appartenir avant
d’être sous-maîtresse ici.

--Miss Gospel, répliqua sèchement la directrice, je sais ce que j’ai à
faire; seulement nous n’en finirons plus avec ces pleurnicheries si vous
ne mettez vous-même la main à la besogne.

Miss Gospel s’inclina avec respect et s’avança d’un pas ferme et
délibéré comme un soldat qui défile la parade. Grande, étroite, osseuse
avec son long cou, son front énorme et ses cheveux coupés courts un peu
au-dessous de la nuque, elle avait l’aspect d’un pommeau de canne
sortant d’un fourreau de parapluie. Il était facile de voir que même aux
jours les plus plantureux du printemps de sa vie, la couturière n’avait
jamais eu besoin d’élargir le devant du corsage.

Mettre la main à la besogne, ce fut bientôt fait. Elle n’eut qu’à poser
sa dextre sur l’épaule de la victime qui, demi-morte de peur, plia comme
un roseau sous le poids d’une grue; et en moins d’une seconde, le
pantalon avait glissé jusqu’aux chevilles, tandis que jupes et chemise
remontées par dessus la tête laissaient exposé au regard ce que de nos
jours on ne montre même plus à M. Diafoirus.

Sans s’attarder à un spectacle dépourvu pour elle d’attrait, miss Rabbit
brandit d’une façon terrible une baguette flexible que six fois elle
leva et baissa avec force et méthode, marbrant les grasses chairs de
cette belle fille de six longues rayures rouges.




III

FILLES FESSÉES

        Que ce ne soit pas la crainte du diable qui vous empêche de
        faire le mal, mademoiselle. Cette menace est un propos de bonne
        femme ou de capucin, qui n’intimide que pour un quart d’heure et
        qui n’a jamais retenu personne. On oublie son devoir en sortant
        du sermon, si l’on est attendue avec impatience par son amant.
        C’est le respect humain, mademoiselle, c’est la crainte de ce
        monde, et non de l’autre, qu’il faut ne point perdre de vue.

        (_Madame de Rieux._)


Je pensais bien que le chapitre qu’on vient de lire soulèverait des
protestations. Mes récits des misères et des débauches de Londres
avaient déjà trouvé des incrédules même et surtout parmi quelques-uns de
ceux que les haines bourgeoises tinrent pendant dix années en
Angleterre, et qui, paraît-il, ayant étudié les mœurs britanniques au
_Café Royal_ et dans les divers restaurants français et tavernes
cosmopolites de Soho Square et de Charlotte street, s’étonnaient que je
racontasse des choses inconnues dans ces divers établissements.

«A beau mentir qui vient de loin», dit le proverbe. Mais comme Londres
est à nos portes, qu’on peut en moins de dix heures être transporté du
boulevard Montmartre au centre de Trafalgar Square, c’était mentir par
trop impudemment.

La promiscuité étalée dans les bouges, les petites prostituées de neuf
ans, les scènes de l’Arétin jouées en plein carrefour, les mères offrant
leurs enfants impubères, cela se voit un peu partout, mais des filles
bonnes à marier recevant le fouet dans les écoles! histoires à reléguer
au temps où la reine Anne filait ou dans les contes de Canterbury!

Parbleu, si le fait n’était pas étrange, je n’eusse pas pris la peine de
le dire, et peut-être même n’aurais-je pas osé le dire, si je n’avais pu
le prouver.

La Cecilia, le premier, il y a quelques dix ans, me le signala. Cet
homme extraordinaire qui parlait et écrivait vingt-sept langues, réduit
comme tous les proscrits à la portion congrue, donnait alors des leçons
de français dans une école de filles du sud de Londres. Traversant un
matin un corridor pour se rendre à sa classe, il entendit des
supplications suivies d’un bruit ressemblant à ce que nos pères
appelaient une _cinglade_, et nous, une forte fessée. Or, comme les
jeunes élèves de l’école n’avaient pas moins de douze ans, le châtiment
lui parut si extraordinaire en raison de la pudibonderie anglaise qu’il
prit, avec toutes sortes de précautions, des informations sur la nature
de ce bruit insolite, près de la sous-maîtresse assistant à son cours.

--Oh! répondit-elle en rougissant un peu, c’est une petite fessée
(_little whipping_) qu’on a infligée à cette mauvaise tête de miss
O’Brien.

Miss O’Brien était précisément une des plus grandes élèves, superbe
Irlandaise de dix-sept ans mais qui en paraissait vingt, tant la nature
avait pour elle été prodigue.

--Vous ne voulez pas dire, répliqua La Cecilia stupéfait, qu’on a donné
le fouet à cette grande fille?

--Parfaitement, «le fouet», comme vous l’appelez; c’est l’usage de la
maison.

La Cecilia n’osa entrer dans de plus amples détails, et lorsqu’il me
raconta la chose, elle me parut si monstrueuse que je fis comme les
anciens clients des _bars_ de Charlotte Street, je refusai d’y ajouter
foi.

Ce ne fut que bien plus tard, alors que l’héroïque défenseur de
Châteaudun, souffrant du mal qui devait le tuer à Alexandrie, m’ayant
prié de le remplacer provisoirement dans son cours, je me trouvai à même
de reconnaître la véracité du fait.

Il ne faudrait pas croire qu’il s’agit ici d’un épisode isolé, cas
particulier à une école dirigée par une vieille fille hystérique qui
passe ses rages de chair séchée et les colères de ses attentes déçues en
meurtrissant des chairs fraîches; il est, sinon général, au moins très
commun, ainsi que le prouveront surabondamment les pages qui vont
suivre.

A plusieurs reprises déjà se sont élevées des protestations indignées de
pères et de mères; mais, comme la pruderie anglaise ne permet pas que
l’on touche à des questions de certaine nature, il est _improper_ et
_skocking_ d’en parler, et sous prétexte de ne pas effaroucher les
pudeurs extrêmement susceptibles des lecteurs et des lectrices, la
presse entière s’accorde à mettre systématiquement la lumière sous le
boisseau.

Un journal hebdomadaire, le _Town Talk_, a cependant attaché le grelot,
entreprenant une campagne contre ces fessées scolastiques, non pas qu’il
les trouve mauvaises en elles-mêmes,--«la fessée a du bon, nos aïeules
étaient fouettées et ne s’en portaient pas plus mal: pourquoi nos filles
ne le seraient-elles pas? Et il est certainement plus d’une de ces
grandes turbulentes, effrontées, impertinentes et paresseuses qui
méritent la schlague autant et plus que les garçons»,--mais il ne veut
pas qu’on la donne en public.

Sous le titre _indecent whipping_, il publie chaque semaine une ou
plusieurs lettres donnant de très intéressants détails sur ce sujet
délicat et glissant et, comme disent les Anglais, très _objectionnable_,
mais qui apportent d’étonnantes éclaircies dans ce recoin, resté
jusqu’ici pudiquement voilé aux étrangers, des dessous de la pudeur
britannique.

Tableaux et descriptions y sont tracés avec naïveté et franchise, mais
aussi avec une précision telle que, si j’en traduisais littéralement les
passages, je ne manquerais pas d’être poursuivi par notre très vertueuse
magistrature, pour outrages aux bonnes mœurs.

Nous n’avons pas pris à nos voisins que les _railways_, les _tramways_,
le _jockey club_, le _five o’clock tea_, et le _turf_, certains leur ont
emprunté leur hypocrisie et comme tous les imitateurs, ont exagéré.

Je vais donc citer quelques-unes de ces lettres ou du moins en donner
les passages les plus saillants.

La première est d’un gentleman nommé G. Ferguson:

«Quant à l’abominable pratique de fouetter les jeunes filles dans les
écoles, écrit-il, je veux vous relater ce qui vient d’arriver dans une
pension du nord de Londres à une jeune personne dont je suis le tuteur.
Elle a dix-huit ans et y fut envoyée pour terminer sa dernière année
d’éducation. Un soir, une des plus jeunes du pensionnat, fillette de
douze ans, ayant été fort désobéissante, la maîtresse ordonna à ma
pupille de fouetter en sa présence la petite dont elle retroussa
aussitôt elle-même les jupons. L’autre naturellement, stupéfiée de cet
ordre, refusa nettement de l’exécuter. Alors, la maîtresse, après avoir
fessé très sévèrement la fillette, conduisit ma pupille dans la classe
où sept ou huit autres de ses compagnes travaillaient, leur disant
qu’elle allait faire un exemple. Elle ordonna à la jeune fille d’ôter sa
robe et son pantalon, la menaçant, si elle n’obéissait pas, d’envoyer
chercher le maître d’allemand pour la déshabiller. Affolée, elle céda et
fut contrainte de se tenir devant ses camarades dans la plus humiliante
et la plus indécente des attitudes, la moitié de ses effets enlevée et
l’autre moitié retroussée jusque sur ses épaules, tandis que la
maîtresse la frappait avec une verge de bouleau jusqu’à ce que le sang
ruisselât sur les cuisses. Alors seulement elle s’arrêta et l’envoya au
lit.»

La lettre suivante est signée G. Palmer:

«Pendant mon séjour à la campagne, je mis ma fille dans une école qui
passe cependant pour l’une des meilleures de Bayswater. Je dus bientôt
l’en retirer, et voici dans quelles circonstances. Les élèves ont de
onze à dix-huit ans, ma fille en a quinze, et c’est la coutume de la
maîtresse où sous-maîtresse de service, quand les leçons ne sont pas
bien apprises ou même pour des causes encore plus futiles, de fouetter
la coupable au milieu de la classe, jupes troussées et pantalon bas,
avec une canne et souvent une forte lanière de cuir. Mais ceci n’est
rien. Ma fille est arriérée en arithmétique; aussi la maîtresse l’a
placée dans une classe inférieure avec six ou sept jeunes garçons,
élèves externes. Un jour ma fille et un petit garçon d’environ dix ans
ne firent pas convenablement leur devoir; aussitôt après la leçon la
sous-maîtresse les conduisit à la directrice qui ordonna la peine du
fouet; elle les mena dans sa chambre et malgré les pleurs de ma pauvre
fillette qui suppliait qu’on ne la fouettât pas devant le petit garçon,
et d’égales supplications de celui-ci pour ne pas l’être devant une
fille, ces deux femmes, après avoir déculotté le garçon, relevé sa
chemise, puis mis presque à nu ma pauvre enfant qui se défendait de
toutes ses forces, les couchèrent tous deux sur un sopha et les
fouettèrent avec une canne, de la plus cruelle façon.»

Troisième tableau.

Il est signé _Pater familias_. L’auteur a craint sans doute de se
compromettre, car il peut passer pour le bouquet. «Fouetter, dit-il,
n’est pas une mauvaise chose, si la punition est infligée en secret. Je
ne suis pas pudibond et ne fais pas de sensiblerie et je n’interviendrai
jamais pour ma part, si une mère de famille ou une maîtresse de pension
juge nécessaire d’infliger _in strict privacy_ à une fille ou une élève
réfractaire, eût-elle dix-huit ans, la bonne vieille fessée de nos aïeux
(_old fashionned whipping_). Nous savons que ces demoiselles sont
souvent turbulentes, désobéissantes, mauvaises têtes. Le châtiment en
question est salutaire, efficace, et ne me paraît pas le moins du monde
indécent, appliqué avec discrétion. Ce n’est pas plus inconvenant qu’une
fille soit fouettée en privé par une femme qu’un garçon par un homme;
peut-être moins. Mais fouetter de grandes filles devant leurs compagnes
est, je le déclare, hautement inconvenant (_grossly improper_). Les
fouetter devant des hommes est absolument horrible. C’est une pratique
que la législation ne devrait pas tolérer plus longtemps. Et j’ai le
regret de l’avouer, la chose existe, et plus j’ai pris des informations
près de mes amis, plus je l’ai trouvée commune. Dans une école
religieuse de premier ordre (_high class and religions school_), j’ai
appris de la bouche même d’un ami intime que sa fille, une jeune et
belle personne de dix-neuf ans et à la veille de se marier, fut fouettée
avec une branche de bouleau devant toute l’école, en présence du vicaire
de la paroisse.»

Je pensais qu’après ceci on pouvait tirer l’échelle, mais à mesure que
l’on s’avance dans ces mystérieux recoins, le panorama se déroule
pittoresque et varié.

Quatrième tableau.

De plus fort en plus fort comme chez Nicolet.

C’est une dame, cette fois, qui écrit, et ses renseignements n’en sont
que plus précieux. Elle déclare qu’étant depuis huit années dans
l’enseignement elle est par conséquent en position de parler avec
autorité.

La fessée, selon elle, est indispensable pour maintenir la discipline.
Les élèves se rient des pensums, et les retenues, outre qu’elles sont
nuisibles à la santé en privant les enfants d’exercice et du grand air,
deviennent une vraie farce dont les malheureuses sous-maîtresses sont
les premières victimes. Mais laissons la parole à cette dame:

«Au pensionnat que pendant plusieurs années je dirigeais en second, nous
n’infligions la peine du fouet que pour de sérieuses offenses:
conversations indécentes dans les dortoirs, lecture de livres prohibés
(faute très commune), surprise de billets doux ou de conversation
secrète avec des jeunes gens ou de petits garçons, mensonges incessants
ou paresse invétérée. Le châtiment était infligé soit par la directrice,
soit par une sous-maîtresse en sa présence, et un jour après la faute
pour donner le temps de la réflexion.

«Le lendemain matin donc, la prière faite, la coupable était mandée dans
le cabinet de la directrice qui lui ordonnait de se dépouiller de tous
ses vêtements sauf la chemise. Une servante se trouvait là pour prêter
main-forte. La dite servante la plaçait alors sur un canapé dans la
posture obligatoire pour recevoir sur sa personne nue (_on the bare
person_) six à dix-huit coups de baguette.

«La directrice frappait de telle sorte que souvent la jeune fille
demandait grâce au premier ou au second coup; mais je vis une fois une
fillette de quatorze ans en recevoir douze vigoureux sans faire entendre
la moindre plainte, tandis qu’une forte et solide gaillarde de dix-huit
ans poussa des gémissements au premier. Elle cria et hurla pendant toute
la durée du supplice, mais comme elle était punie pour un acte
d’immoralité, elle dut le subir jusqu’au bout. Dix-huit coups lui
rayèrent le bas des reins.

«La punition de ces deux pensionnaires eut lieu en même temps dans le
cabinet de la directrice, mais la plus jeune étant passée la première
sous la verge s’amusa fort, tandis qu’elle remettait ses vêtements, des
cris et des contorsions de son aînée exécutée en sa présence. C’est même
à partir de ce jour qu’on décida que les demoiselles ne seraient plus
fouettées les unes devant les autres, car on s’était déjà aperçu que
beaucoup d’entre elles se seraient volontiers soumises à une fessée, à
condition de voir fouetter leurs camarades. «Ces jeunes personnes sont
parfois si étranges!» s’exclame la vieille dame.

Elle continue en déclarant que l’âge où le fouet agit le plus
efficacement sur les filles varie entre 15 et 18 ans. «C’est l’époque,
dit-elle, où les passions fermentent, prennent de la force, et il faut
user d’un traitement radical. Pour les plus jeunes, quelques coups de
baguette bien appliqués sur le gras des jambes ou des bras produit
d’ordinaire l’effet désiré. Naturellement il n’est pas possible
d’établir une règle quant au nombre de coups. Tout dépend des
tempéraments et des caractères. Deux filles recevant le fouet ne se
conduisent pas toutes deux de même façon sous la douleur; les unes ont
la chair plus sensible que les autres, mais en général, un coup par
année est ce qu’il y a de plus équitable et de plus logique. Ainsi douze
coups pour une fillette de douze ans. Une de trois lustres en recevra
quinze, et ainsi de suite.»

A cette théorie si simplement exposée, je n’ajouterai pas un mot,
jugeant tout commentaire superflu.




IV

LA DOMPTEUSE DE FILLES

        O combien il y a d’écolières qui voudraient que fesserie fût
        éteinte, et que l’on n’en parlât non plus que de noces en
        paradis!

        (_Le moyen de parvenir_.)


Ce n’est pas si facile qu’on pourrait le croire de dompter les jeunes
_misses_ et depuis mes _Chroniques_[6] sur les fessées administrées dans
les pensions anglaises aux petites et grandes demoiselles
récalcitrantes, le _Town Talk_ qui a rompu avec la respectabilité et la
pudibonderie ordinaires des organes britanniques, a ouvert ses colonnes
à une polémique sur cet important sujet d’éducation.

  [6] Ces chapitres ont paru en chroniques hebdomadaires dans le
    _Réveil_.

Pères, mères, institutrices ont écrit, les uns pour se plaindre, les
autres pour demander que les choses restassent dans le _statu quo_.
D’honnêtes matrones ayant reçu le fouet dans leur enfance et leur
adolescence et ne s’en étant pas plus mal portées depuis, demandent avec
aigreur pourquoi leurs filles seraient exemptées de cette petite
correction.

C’est ce qui s’appelle être conservateur jusqu’au bout des doigts; et
comme l’Angleterre est avant tout le pays des excentricités, on devait
s’attendre à une foule de discussions sur ce thème, pourtant bien
scabreux à étaler aux yeux du public.

Les partisans de la fessée, les seuls dignes de nos études, se divisent
en deux camps: les uns, les timides, la veulent privée, au coin du feu,
sur le lit de la maîtresse d’école, dans le secret de l’intimité comme
toutes les vraies joies de la famille; les autres, et ce sont les plus
nombreux, la désirent publique.

Voici les objections d’une maman en faveur de cette dernière forme. Je
n’ai pas besoin de dire que je traduis textuellement du journal précité,
portant la date du 30 décembre. Ce n’est plus une primeur, mais il est
des fruits qui sont toujours de saison.

«Je suis fortement en faveur de la fessé publique, écrit cette dame,
parce que la publicité est le meilleur préservatif des excès. Une femme
est généralement beaucoup plus cruelle qu’un homme dans le châtiment
qu’elle inflige. Il n’y a rien chez elle de la justice calme, mêlée de
dégoût, si visible chez le principal de nos grands collèges lorsqu’il se
sert de la verge. Une de mes amies, sous-maîtresse dans un pensionnat de
filles, m’a affirmé que la directrice fouettait en privé ses plus
grandes élèves avec une telle violence, que le sang ruisselait sur les
cuisses; et il arrivait souvent que comme préliminaire au supplice cette
dame exposait pendant une heure les jeunes personnes dans la posture
traditionnelle, avant de leur donner le fouet. C’est un fait
physiologique bien connu, que la vue du sang a un plus grand effet sur
les femmes que sur les hommes, elles éprouvent d’abord un sentiment
pénible, mais bientôt s’endurcissent et s’échauffent. La fessée
publique, au contraire, est toujours accomplie avec une formalité
froide, et la présence des sous-maîtresses et des élèves tempère les
excès.

»Dans les écoles de jeunes garçons tenues par des femmes, toute fessée
privée devrait être défendue. En maints endroits, on a vu, derrière la
punition, le vice se glisser. Parents, soyez avertis! En outre, la
crainte d’une scène ridicule pousse les enfants à se soumettre
tranquillement à un châtiment public, tandis qu’en particulier, ils
résistent, se défendent et s’exposent ainsi à d’indécentes luttes et à
d’indécents étalages. Tous les parents devraient apprendre à leurs
enfants à supporter la souffrance bravement et sans plainte. J’ai connu
une jeune fille qui s’est laissé amputer de deux doigts sans pousser un
cri; et comme on louait son courage, elle répondit: «Étant à l’école,
j’ai enduré beaucoup de fessées qui m’ont fait bien plus de mal que
cette amputation, et je gardais le silence, car si l’une de nous criait
ou gémissait, toutes ses camarades se moquaient d’elle et la
tourmentaient pendant le reste de la journée.»

Prôner le fouet comme moyen d’augmenter le courage et la résistance à la
douleur, ne pouvait entrer que dans les cervelles britanniques!

Et maintenant laissez-moi vous décrire une fessée exécutée selon les
minutieuses règles de l’art.

Je fais bien observer aux lecteurs que c’est une maîtresse de pension
qui parle, que je traduis textuellement la lettre comme j’ai traduit les
précédentes, et que je renvoie ceux qui me taxeraient d’exagération au
numéro 156 du _Town Talk_.

«Je dirigeais avec succès depuis dix ans une grande école de demoiselles
lorsqu’un jour, une vieille amie à moi, une veuve, me demanda la faveur
de prendre sa fille qui, en l’espace de dix-huit mois, avait été chassée
de trois pensionnats à cause d’un caractère si indomptable que personne
ne pouvait en venir à bout.

»J’avoue que ce fut avec répugnance et hésitation que je consentis à
m’en charger. Avant de me quitter, mon amie me prévint que sa fille
avait été fouettée très sévèrement dans son dernier pensionnat, mais que
cela semblait l’avoir plutôt endurcie que corrigée; néanmoins elle me
laissait toute latitude d’agir à ma guise.

»Quelques jours après, m’arrive une forte et vigoureuse luronne de
quinze à seize ans, très jolie et très développée. C’était miss
Arabella. Dès le premier jour, sa conduite fut abominable (_unruly and
disgraceful_).

»Après l’avoir réprimandée sérieusement et vainement à plusieurs
reprises, je lui ordonnai de me suivre dans mon cabinet et, la jetant en
travers sur mes genoux, je la troussai et la fouettai vigoureusement
avec ma pantoufle. Elle ne fit que rire.

»Sa conduite ne changeant en rien, et, voyant qu’il fallait en arriver
aux grands moyens, je la pris dans ma chambre à coucher, lui ordonnai de
se dévêtir, de s’allonger sur mon lit et alors je lui donnai de toutes
mes forces sur le bas des reins dix coups de la verge dont je me servais
pour les petites filles.

»Ce châtiment lui cuisit fort, mais elle emporta sa cinglade en me riant
au nez. Je sus peu de temps après par une des sous-maîtresses qu’elle en
avait fait des gorges chaudes avec ses camarades en leur détaillant les
péripéties.

»Sa conduite devint bientôt si insupportable, que je la prévins, après
avoir encore essayé la douceur et l’avoir gentiment réprimandée, que si
elle continuait, je me verrais forcée de la fouetter publiquement devant
la pension réunie. Décidée à me braver, miss Arabella fut, dès le
lendemain, plus indisciplinée que jamais, à tel point qu’à la fin de la
classe elle jeta son livre à la tête de la maîtresse de français.
C’était trop. J’allai au jardin, je choisis de fortes branches de bois
vert dont je façonnai une verge. Je pris ensuite une de mes robes et la
fendit de chaque côté, par derrière, depuis la taille jusqu’au bas.

»Puis aidée par mon mari, je fis les préparatifs suivants: un grand et
solide pupitre dont je me servais pour mes leçons fut placé au bout de
la classe avec une chaise haute à côté. Sur le pupitre et sur la chaise
je fixai un coussin.

»Aussitôt que les élèves et les sous-maîtresses, à l’exception de
l’institutrice française qu’Arabella avait insultée, furent entrées,
j’envoyai chercher Jane, ma femme de charge, solide matrone de
trente-cinq ans, puis ayant fait avancer Arabella, je lus à haute voix
le détail des méfaits dont elle s’était rendue coupable, et déclarai
que, avec l’approbation de toutes les sous-maîtresses présentes--ici,
elles se levèrent et saluèrent--j’étais déterminée à fouetter la
coupable devant toute l’école.

»Deux sous-maîtresses prirent alors miss Arabella, la conduisirent dans
la pièce voisine, lui ôtèrent ses vêtements, _moins un_, retroussèrent
ce dernier au-dessus de la taille, l’y fixèrent par un cordon, la
vêtirent de ma robe, et ainsi accoutrée, l’introduisirent.

»Je lui ordonnai de s’agenouiller sur la chaise et de se courber sur le
pupitre, où je l’attachai par les bras et le haut du corps avec de
fortes courroies; j’attachai également ses jambes à la chaise. Et
lorsque la jeune personne fut ainsi placée, faisant face _par le dos_
aux élèves, les sous-maîtresses allèrent lentement se mettre à la tête
de leurs classes, me laissant avec ma femme de charge près d’Arabella.

»Je me levai alors et dis: «J’ai décidé que miss Arabella recevrait
quinze coups de verge, et comme je ne veux qu’aucun sentiment de colère
entre dans ce châtiment, Jane frappera sous ma direction.»

»Évidemment Arabella n’était pas à son aise, cependant elle eut l’audace
de rire et de faire des grimaces à ses camarade en tournant un peu la
tête et disant des impertinences que je feignis ne pas entendre.

»Jane se plaça à gauche, retroussa ses manches, prit la verge de bois
vert, tandis qu’à droite, je relevais jusqu’aux épaules le morceau de
robe dont j’avais décousu les lés, et l’exécution commença. La coupable
cria, pleura, demanda grâce; je fus inflexible. Elle reçut ses quinze
coups. Puis aidée par Jane et les sous-maîtresses, je rajustai sa robe,
la détachai, et tandis qu’elle sanglotait convulsivement, je la
conduisis dans une chambre où je lui fis donner un verre de vin de
Porto, et où pendant deux jours sur ses supplications, je lui permis de
rester et d’avoir ses repas. Le troisième jour, elle reprit sa place
dans la classe.

»--Qui de vos lecteurs peut appeler cela une indécente fessée? ajoute
naïvement l’excellente dame. Peut-être objectera-t-on que la correction
a été trop sévère, mais il faut se rappeler que de plus douces mesures
n’ont pas eu d’effet et surtout qu’à partir de ce jour jusqu’aux
vacances--l’espace de trois mois--cette demoiselle si intraitable n’a
plus donné lieu à une seule plainte!»

La fin justifie les moyens.




V

DOCUMENTS HUMAINS

        Là commençai à penser qu’il est bien vrai ce que l’on dict, que
        la moitié du monde ne sçait comme l’aultre vit. Vu que nul avoit
        encores escript de ce pays là...

        (Rabelais.)


Je n’aurais certainement pas ramené sur le tapis ce sujet grassouillet
et délicat si le récent pamphlet de l’auteur anonyme de la _Voisine de
John Bull_ ne m’y avait poussé. Cet aimable voisin, outre qu’il nous
gratifie de toutes les laideurs physiques et morales et de tous les
vices publics et privés, accuse les maîtresses de pension françaises de
faire un abus immodéré du fouet. «C’est, dit-il, la punition ordinaire
pour filles petites et grandes.» Si, en effet, on peut encore dans
certaines écoles congréganistes donner quelquefois la fessée à des
enfants au-dessous de dix ans, je ne pense pas qu’il soit jamais arrivé,
quelque envie que puissent en avoir parfois les bonnes sœurs, d’infliger
cet humiliant châtiment à des jeunes filles de seize à dix-huit ans, et
surtout, comme le cas se présente, paraît-il, quelquefois, d’après ce
que nous avons vu précédemment, sous les yeux du vicaire paroissial!

Donc, ce que l’enquête commencée et poursuivie par le _Town Talk_ en
dépit des cris d’indignation des vieilles dames et surtout des vicaires,
a pleinement démontré que cette antique habitude de la _cinglade_ n’est
pas particulière aux écoles de filles, avec ou sans l’approbation des
parents--car il est reconnu par un nombre formidable de pères et de
mères de famille, que le fouet est absolument logique, rationnel,
_moral_ et surtout efficace à l’égard des grandes demoiselles
récalcitrantes et de plus, une institution respectable, ancienne et
vraiment nationale--mais que la chose est pratiquée plus qu’on ne le
croit généralement par des matrones hypocondriaques et de vieilles
vierges hystériques à l’égard de leurs jeunes servantes, et qui
éprouvent, paraît-il, un plaisir sadique à repaître leurs regards des
contorsions et des souffrances de la victime.

J’ai dit institution ancienne et vraiment nationale, et pour beaucoup de
mes lecteurs j’ai l’air de faire une mauvaise plaisanterie; rien,
néanmoins, n’est plus vrai et plus sérieux. Les récits abondent,
prouvant l’antiquité et le respect attaché à cet usage tout saxon. Au
siècle dernier, les filles de toutes classes et de tous âges, petites
marquises ou petites paysannes, étaient fouettées par leur mères jusque
bien au-delà de leur nubilité, jusqu’au delà de leur adolescence,
jusqu’à la veille de leur mariage même, et l’on vit quelquefois de
désobéissantes et têtues célibataires de 40 à 45 ans, fouettées par les
vieux parents. Ceux qui doutent de la véracité de ces faits n’ont qu’à
consulter la littérature de cet époque et particulièrement la vie du
célèbre docteur Johnson.

Pas de matrone d’alors n’était jugée bonne et digne mère, soucieuse de
ses devoirs, si elle ne savait appliquer le fouet avec vigueur et
sévérité, et les dames du plus haut rang, les reines de la mode,
tiraient entre elles vanité de leur habileté et de la grâce merveilleuse
avec laquelle elles administraient une vigoureuse fessée. Elles se
donnaient quelquefois de petites représentations, s’invitant les unes et
les autres dans leur boudoir pour étaler leur art, comme à une sorte de
concours dont le derrière d’une servante, d’un page ou d’une fille de
charité faisait le spectacle et les frais.

Il n’y a pas bien longtemps, c’est-à-dire au commencement de ce siècle,
les enfants et adolescents des deux sexes des orphelinats, dont les
matrones ou directeurs avaient à se plaindre, étaient fouettés de la
blanche main des _ladies_ investies du patronage de l’établissement, et
qui visitaient à cet effet la maison une ou deux fois par semaine. Et la
pauvre fille de chambre qui, en coiffant sa maîtresse, lui arrachait
maladroitement quelques cheveux, était certaine de recevoir aussitôt sur
la partie _objectionnable_ de son individu une correction manuelle,
aussi bien que le groom qui répandait une sauce ou brisait un flacon.

Voilà certes des documents humains, et, je le répète, ils abondent, et
le curieux sceptique qui sait bien ce que cachent la cuirasse de carton
de l’hypocrisie moderne et les piètres mensonges de ce que nous appelons
les convenances sociales, peut fouiller, sans jamais craindre de revenir
bredouille, les fourrés et les bruyères de l’histoire des mœurs des
_classes dirigeantes_ du passé, car il y apprend à chaque découverte
comme il faut rire des vertus de celles du présent.

Et ainsi que le disait J.-B. Rousseau:

    Ce monde-ci n’est qu’une œuvre comique
    Où chacun joue un rôle différent,
    Là, sur la scène, en habit dramatique,
    Brillent prélats, ministres, conquérant.
    Pour nous, vil peuple, assis au dernier rang,
    Troupe futile et des grands rebutée,
    Par nous, d’en bas, la pièce est écoutée.
    Mais nous payons, utiles spectateurs
    Et, quand la farce est mal représentée,
    Pour notre argent, nous sifflons les acteurs.




VI

LETTRES ÉDIFIANTES

        Ici je ferai fin à ce livre; la teste me faict un peu de mal, et
        sens bien que les registres de mon cerveau sont quelque peu
        brouillés de cette purée...

        (Rabelais.)


«Au fond, il n’y a ni crimes, ni délits; tout n’est que convention,
écrivait Aurélien Scholl. Les boulevards, les rues, le Palais de
Justice, les prisons, les églises, ne sont que des décors.» Effaçons le
mot _crime_ et laissons l’autre, le _délit_, qui n’est qu’une infraction
à une loi, votée souvent par une poignée d’imbéciles, ou d’hypocrites,
ou de vicieux; ou une infraction à la morale du jour, aussi variable et
élastique que la conscience des juges qui, en tant que _délit_, n’existe
que suivant l’interprétation que trois bonshommes plus ou moins
éclairés, plus ou moins ennuyés, prévenus ou tartufes, donnent à ce
texte de loi.

Et la preuve est que le même acte condamné par un tribunal est absous
par le tribunal voisin, et qu’un fait qualifié outrageant les bonnes
mœurs dans un pays est prôné dans celui d’à côté comme indispensable au
maintien des bonnes mœurs.

Affaire de mode, d’appréciation, de milieu, des préjugés, de point de
vue, d’époque.

Nulle idée d’indécence n’était autrefois attachée à la peine du fouet en
public. C’était la punition légale et ordinaire pour quantité de délits.
Le coupable, homme ou femme, était dépouillé de ses vêtements, lié
derrière une charrette et exposé ainsi jusqu’à ce que l’exécuteur
accomplît son œuvre. Sous le règne d’Élisabeth, un décret du Parlement
ordonna que tout vagabond--_mâle_ ou _femelle_--fût fouetté en place
publique les jours de marché jusqu’à ce que le corps fût en sang.

Jusqu’en 1817, femmes et jeunes filles reçurent ainsi le fouet avec la
sanction de l’aristocratie, de la magistrature et du clergé. Ce ne fut
que vers cette époque que l’opinion s’éleva contre ces exécutions sur
les femmes nues en présence des hommes, et le Parlement les fit cesser,
du moins publiquement, car elles continuèrent dans les prisons longtemps
après.

Je ne parle pas, bien entendu, du _chat à neuf queues_, martinet à neuf
lanières de cuir, encore en usage dans les geôles, qui l’était aussi il
n’y a pas dix ans dans l’armée et la marine, et ne s’applique que sur le
dos et les reins, mais du vrai fouet dans son cynisme brutal et
grossier, l’indécente fessée enfin.

Et cependant, voilà qu’un gentleman de la vieille roche s’indigne de cet
adjectif _indécent_ accolé au substantif _fessée_, et s’en plaint dans
une lettre. Je copie:

«Voulez-vous, mon cher monsieur, me permettre de vous faire observer que
l’épithète d’_indécent_ ne devrait s’appliquer que dans le cas où des
filles sont fouettées par des hommes et de jeunes garçons par des
femmes, surtout si filles et garçons sont pubères. Alors c’est une
grossière indécence et j’espère que votre voix s’élèvera pour détruire
une telle iniquité. Mais quelle indécence y a-t-il à ce que le fouet
soit infligé par des personnes du même sexe? Les jeunes filles des
pensions et des écoles sont accoutumées à se voir nues les unes les
autres au dortoir et au bain. Rien donc d’indécent à ce qu’on fouette
une compagne en leur présence. La majorité de nos correspondantes,
maîtresses de pensionnats, s’accordent à reconnaître qu’une fessée en
public est plus efficace qu’en privé. Et à l’appui de ceci,
permettez-moi de terminer en altérant légèrement Shakespeare:

    _How oft the sight of the reward of ill
          Makes good deeds done!_

»Que de fois la vue des suites du mal fait naître les bonnes actions!»

Cette étude sur l’_objectionnable_ des jeunes Anglaises est plus longue
que je ne pensais la faire, et je croyais avoir complètement épuisé le
sujet dans mes précédents chapitres. Grave erreur, je n’en étais qu’aux
préliminaires, car ce que j’ai écrit ne pourrait guère servir que
d’avant-propos et d’introduction à ce que j’aurais encore à dire si je
voulais tout raconter.

Si j’ai ajouté un nouveau chapitre, c’est que force lettres sont venues
me relancer dans ma solitude du _Kent_ pour m’engager à poursuivre, mais
j’ai dit dans un précédent chapitre le motif qui m’empêchait non
seulement de donner des détails, mais de simplement traduire ce qui
ouvertement se publie dans la pudique Albion.

Il n’y a pas un crime, dit encore Aurélien Scholl, dont l’exemple ne
soit donné d’en haut.» J’ajoute: ni une folie, ni une sottise, ni une
excentricité, ni un vice, ni une aberration.

Je parlais d’honnêtes et hautes dames qui éprouvent un singulier plaisir
à fouetter les petites pauvresses, les grooms et les filles de chambre,
et voici que je trouve dans l’_Histoire de la Verge_ (_History of the
Rod_), par un clergyman de l’Église anglicane, le révérend W. M. Cooper,
à la page 257--vous voyez que je ne cite pas de mémoire et que je mets
les points sur les _i_--que l’impératrice de Russie, celle que
l’histoire a appelée la grande Catherine, raffolait de ce petit
divertissement: «Elle ne dédaignait pas de se servir personnellement de
la verge et, par le fait, la _cinglade_ (_whipping_) était pour elle un
passe-temps ou plutôt une passion. Elle fouettait ses filles de chambre,
ses habilleuses, ses cuisinières, ses pages, ses valets de pied,
lorsqu’elle était ennuyée et trouvait à cet exercice un grand confort et
une amusante distraction; les filles étaient hissées sur le dos des
laquais, et les laquais à leur tour sur le dos des filles...» etc., etc.
Glissons et n’insistons pas, car j’ai hâte d’arriver à mes lettres
édifiantes, non celles que j’ai reçues, mais celles encore cueillies çà
et là dans le _Town Talk_ et que je livre _expurgées_ comme les vieux
livres à l’usage du dauphin, afin de compléter l’édification du lecteur
sur l’éducation donnée aux demoiselles du Royaume-Uni.

La première, celle d’un autre gentleman qui signe gravement _a married
man of forty_ (un homme marié de quarante ans) sans doute pour se donner
un plus haut caractère de sérieux et de respectabilité, trop longue et
contenant des passages trop _objectionnables_ pour être entièrement
traduite, se termine ainsi:

«Je n’hésite pas à déclarer que la fessée est nécessaire à la fois pour
les garçons et les filles, mais au-dessus de 9 ou 10 ans elle doit être
infligée par une personne du même sexe, _autant que faire se peut_. Je
ne vois cependant nulle indécence à ce qu’une femme de trente-cinq ans
fouette un garçon de douze ou treize ans ni à ce qu’un père fouette ses
filles, quand il en voit la nécessité, à moins toutefois qu’elles
n’aient pas plus de seize à dix-sept ans. J’ai moi-même fouetté
plusieurs fois les miennes, et ai obtenu de bons résultats.

»Mais de même que je crois à la nécessité et à la bienséance
(_propriety_) du fouet avec la main, je dois emphatiquement déclarer
que, excepté pour les garçons au-dessus de douze ou treize ans, la verge
de bouleau est beaucoup trop cruelle et que son application sur les
filles est, à mon opinion, brutale. La fessée manuelle sur la partie nue
de la coupable, est assez sévère, et j’en ai de nombreuses preuves par
ma femme, propriétaire d’une école de demoiselles.» Suit la description
détaillée de plusieurs de ces châtiments que je n’oserais donner; puis
le bonhomme continue avec flegme:

»Plus d’une forte fille de dix-sept ou dix-huit ans pousse de véritables
hurlements en recevant cette punition, qui a l’avantage de ne laisser
d’autres marques que des rougeurs passagères sur la peau blanche.»

_L’homme marié de quarante ans_ a la bonté d’informer ses lecteurs que
naturellement il n’a jamais été témoin de ces exécutions, et cependant,
continue-t-il, je fus une fois, et une fois seulement, appelé pour
fouetter une des élèves de ma femme, et comme cette jeune personne avait
commis une faute d’indécence, je ne pense pas être à blâmer. Je la
conduisis dans ma chambre, et avec l’aide d’une file de service, m’étant
assuré de sa personne, je levai ses vêtements, mis à nu la partie
inférieure de son dos, et lui donnai le fouet de ma propre main.

»Aucune des autres élèves ne l’a jamais su, c’eût été une humiliation
inutile et, quelque temps après, la mère de la jeune demoiselle vint
m’adresser pour ce fait des remerciements chaleureux.»

Je le répète, j’ai passé une partie de la lettre dont il m’eût été
impossible de donner la traduction, mais je renvoie les lecteurs qui
lisent l’anglais au numéro du 26 avril du _Town Talk_.

Voici une correspondance plus récente parue dans le numéro du 14 juin;
celle-ci est d’une mère de famille qui raconte un cas de sa propre
expérience, et donne le fait, dit-elle, sans commentaires. Il n’en est,
du reste, pas besoin.

«Mistress A... se plaignit au révérend M. B... de la mauvaise conduite
de sa fille aînée, Isabel, âgée de quinze ans. Elle avait commis une
faute sérieuse et méritait le fouet. Mais miss Isabel, belle et forte
fille, déclina de recevoir le fouet; aussi mistress A... pria-t-elle le
clergyman d’officier en cette circonstance à la place du père défunt.

»En conséquence, miss Isabel fut appelée et engagée à s’étendre sur le
sopha et à relever ses jupes. Elle refusa; le recteur alors s’empara
d’elle, la jeta sur ses genoux, et la frappa de sa canne sur toutes les
parties du corps qu’il pouvait atteindre, pendant la lutte. Ceci, lui
fut-il dit, était seulement pour la châtier de son impudence;
maintenant, elle devait se soumettre à la punition méritée pour sa
faute. Bref, elle eut à retirer son pantalon, à se placer elle-même en
position (_place herself in position_) et à recevoir sans plus de
résistance la vieille _cinglade_ (_an old fashionned spanking_), d’abord
de la main du révérend M. B... et ensuite de celle de mistress A... La
douleur fut cuisante, mais, naturellement il n’y eut nulle injure
physique (_no physical injury_) et Isabel dut, dans cette ignominieuse
position, remercier sa mère et l’ami de sa mère, après on lui permit de
rajuster ses vêtements et de se retirer. La mère a déclaré que, depuis,
sa fille était complètement changée et devenue une jeune personne
accomplie.»

On le voit, les lettres que publie hebdomadairement le _Town Talk_
apportent de piquantes révélations sur les dessous de la société
anglaise, et montrent naïvement ce qui se cache derrière ses décors
d’honnêteté et de décence.

Les jeunes _misses_, beaucoup plus délurées que nos demoiselles, moins
niaises et plus indépendantes donnent, paraît-il, du fil à retordre aux
maîtresses de pension. Ce ne sont pas de petites brebis que le pasteur
ou la pastourelle conduit paisiblement ainsi qu’un docile troupeau, mais
des chevrettes récalcitrantes et fantasques bravant l’autorité, faisant
tapage et flirtage en dépit du _qu’en dira-t-on_.

«Personne, excepté ceux qui ont charge de filles, écrit piteusement un
autre correspondant qui signe _Pro Rod_ (Pour la trique), ne peut savoir
combien elles sont désobéissantes, turbulentes, déréglées; et à moins
que la maîtresse qui les dirige n’ait tous pouvoirs sur ses élèves, elle
doit abandonner l’espoir de se faire obéir.»

Aussi nombre de matrones s’accrochent-elles à la verge séculaire comme à
un bâton de commandement, prétendant que, si elle était plus en usage,
il serait plus aisé de maintenir la discipline, spécialement chez les
grandes demoiselles, et que celles-ci surtout ont plus besoin du fouet
que les petits garçons.

«Il est absurde de s’imaginer qu’une grosse et impertinente fille de
seize ans (_sturdy young hussy of sixteen_), écrit une directrice
d’école publique, peut être corrigée par des pensums ou des
remontrances; une souple et solide branche de bouleau est ce qu’il y a
de mieux, particulièrement si on la trempe au préalable dans l’eau pour
en augmenter les propriétés mordantes, et à défaut une canne de jonc
d’un _penny_ ou même une cravache de dame, pour les jeunes personnes
très développées. Une lanière écossaise en cuir (_tawse_) n’est pas à
dédaigner. Et quand on s’en est servi pendant quelque temps, sévèrement,
sans faiblesse, à nu, et sans crainte d’injurier la santé de la
délinquante, rien que la menace d’une expérience nouvelle fait rentrer
les plus récalcitrantes et les plus arrogantes dans l’humilité et le
devoir.»

Je termine, car je suppose les lecteurs pleinement édifiés.

Au cas contraire, je leur répondrais comme maître Alcofribas: «_Bonsoir,
messieurs, PARDONNATE MI; et ne pensez tant à mes faultes que ne pensez
bien ès vostres... Si vous me dictes: «Maistre, il semblerait que ne
fussiez grandement sage de nous escrire ces balivernes et plaisantes
moquettes;» je vous respond que vous ne l’estes guères plus de vous
amuser à les lire._»




VII

PENSIONNAIRES

        Je crois que l’on trouvera mes petites Anglaises un peu trop
        libres, un peu trop hardies, exagérées, chargées, en un mot hors
        nature, et, en conséquence, que l’on croira devoir tirer de
        cette histoire (fondée sur des faits d’une authenticité
        incontestable), cette conclusion qu’elle est une censure des
        mœurs anglaises.

        (Justin Amero, _Les jolies filles de Grovenhill_.)


On comprendra facilement, d’après les documents qui précèdent et dont je
laisse toute la responsabilité à la feuille qui la première les a livrés
au public, que la modestie des jeunes pensionnaires doit avoir
quelquefois beaucoup à souffrir. Aussi, s’étonnera-t-on médiocrement en
apprenant, toujours sur la foi du même organe, que les pensionnats en
général ne sont pas précisément des temples de chasteté. La tendre
innocence n’y serait guère plus en sûreté que dans certains couvents
célèbres, et la timide et rougissante demoiselle en saurait aussi long,
théoriquement du moins, sur des sujets scabreux que la petite rôdeuse
nocturne des parcs et des carrefours.

Notez, et je ne saurais trop le redire, que ce n’est pas moi qui avance
ces faits; aussi, pour me décharger de toute accusation d’exagération et
de parti pris de malveillance, je m’empresse de m’abriter derrière les
guillemets de l’emprunt:

«La pensionnaire de «fiction» nous est familière à tous. On a fait
d’elle les esquisses les plus attrayantes. Elle est tout innocence ou
tout ignorance, deux termes identiques en ce cas. Des mystères de
l’alcôve, auxquels tôt ou tard elle doit être initiée, elle est
généralement censée ne savoir rien ou moins que rien. Poëtes et
romanciers insistent sur cette enfantine et radieuse candeur. Qu’une
telle ignorance soit une qualité qu’il faille cultiver comme les rimeurs
et les confectionneurs de nouvelles semblent le croire, c’est une
question à débattre; mais avouons qu’en réalité elle est d’une rareté
extrême.

»Elle peut exister, sans nul doute, et nous serions désolés d’affirmer
qu’elle est aussi éteinte que certaines races antédiluviennes; mais la
pure et innocente pensionnaire du XIXe siècle en sait fort long sur bien
des choses qu’elle est supposée ne pas connaître, et le mystère même
dont ces choses sont entourées a pour résultat immédiat d’appeler toute
son attention.

»Nous nous aventurons donc jusqu’à avancer hardiment que si ces mêmes
rimailleurs et écrivassiers pouvaient, sans crainte d’être vus, entendre
les conversations courantes des élèves des plus respectables et des plus
recommandables pensionnats, ils ouvriraient considérablement les yeux et
les oreilles.»

L’auteur de l’article entre dans des détails qu’il me serait impossible
de reproduire et qui tendraient à démontrer par quantité de faits dont
il affirme posséder les preuves que nombre de ces vierges saturées de
parfums bibliques sont dignes en tous points de s’ébattre dans l’île
chantée par Baudelaire dans ses _Femmes damnées_:

    Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
    Lesbos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Tout cela, continue le reporter de ces mœurs... légères, ne peut être
ignoré. Il n’est pas possible que les maîtresses et les sous-maîtresses,
aux soins desquelles sont confiées tant de filles de tout âge, restent
dans un état de candide inconscience de ces turpitudes commises en
quelques sortes sous leurs yeux. Cependant nulle n’en souffle mot. Une
misérable fausse pruderie, la plus grande malédiction qui pèse sur
l’Angleterre, tient les bouches closes. On aurait honte de prononcer une
parole qui pourrait _choquer la modestie_ des coupables. Et, en
attendant, ces jeunes filles détruisent à plaisir et faute d’avis
salutaire, cette innocence et cette même modestie qu’elles devraient si
soigneusement conserver... Quelques avis donnés discrètement par une
directrice sage et dévouée arracheraient annuellement des milliers de
jeunes personnes à des pratiques dégradantes pour le corps et pour
l’âme. Mais ces quelques mots, il faudrait nécessairement les lâcher,
explicites et crus; et l’imbécile pruderie, qui passe dans ce pays pour
de la moralité, nous contraint tous à un silence cent fois plus
destructif que la guerre ou la peste.

»Jusqu’où s’étendra cette abomination?

»Les docteurs eux-mêmes gardent sur ce sujet un étrange mutisme. Ils
savent sûrement, et ils ne peuvent manquer de savoir, combien ces
détestables habitudes sont propagées. L’hystérie, si commune chez les
filles, et quantité d’autres formes de désordres nerveux, sont neuf fois
sur dix la conséquence de ces pratiques. Elles dévorent le sang et la
vie jusqu’au cœur de la plus tendre et de la plus délicate moitié des
jeunes générations. Elles infusent les germes de faiblesse, de ruine, de
folie, dans celles qui sont appelées à devenir les mères des Anglais de
l’avenir.

»La contagion marche d’un pas sûr au travers du pays et s’y étale sans
entraves. Pourquoi donc les docteurs n’avertissent-ils pas les parents
des dangers qui menacent leurs enfants? Les parents, hélas! en savent
autant qu’eux; mais ils ont tous la placide imbécillité de croire que,
si la jeunesse est corrompue, leur seule progéniture échappe à la
corruption; et si même un docteur osait s’aviser d’ouvrir les yeux à une
mère sur les habitudes vicieuses de sa fille, il recevrait sûrement un
prompt et énergique congé[7].»

  [7] _Town Talk_, _The horrors of girls’ Schools_.

Et, dans un autre numéro, le même journal revient à la charge:

«Je déclare sans la moindre hésitation, dans l’intérêt des parents, à
quelque rang de la société qu’ils appartiennent, que la majorité de nos
pensions de jeunes filles sont des antres d’iniquité, et que c’est à
leur néfaste influence que beaucoup d’infortunées doivent les premiers
pas faits dans le chemin du déshonneur. Je ne veux pas outrager cette
légendaire pruderie qui nous a rendus fameux, nous autres Anglais, car
alors je dévoilerais des choses telles qu’elles soulèveraient un si
terrible cri d’indignation contre ces écoles de pestilence, que le
public ne serait satisfait que lorsqu’il les aurait vu raser du sol. Les
maisons d’éducation pour les garçons valent-elles mieux? Interrogez les
médecins. Moi, je n’ose répondre[8].»

  [8] Nº 267. Dans une lettre adressée au _Town Talk_ sur le même sujet,
    le correspondant déclare que, dans la plupart des pensionnats, le
    moral des filles diminue à mesure qu’elles grandissent. «Plusieurs
    jeunes personnes qui passaient pour accomplies furent aperçues d’une
    fenêtre engagées dans une occupation horrible à voir. Croyez-vous
    qu’on les ait renvoyées de l’école? Non, certes, car le pire de ceci
    est qu’une maîtresse n’oserait jamais avouer aux parents que de
    telles abominations se sont passées chez elles. Tous retireraient
    aussitôt leurs enfants. Ce serait la ruine de sa maison.»

Je n’ai pas à insister; mais j’ai trouvé curieux, instructif, édifiant
et à la fois plaisant d’extraire d’une feuille anglaise dont la vente
est considérable cette opinion de journalistes anglais sur la moralité
et les vertus si hautement prônées de la fine fleur de la jeunesse
britannique.

Il n’est pas, je le pense, de meilleure réponse aux accusations
incessantes d’immoralité, d’impudeur et de dévergondage dont nous
accablent nos chastes voisins. Romans français, théâtre français, mœurs
et coutumes françaises, tout est indécent, _objectionnable_, _shocking_!
On n’ose en parler que comme de choses déshonnêtes et malpropres, nez
bouché et paupières basses. Un journal satirique illustré, le _Fun_,
représentait l’autre jour le vertueux _John Bull_ repoussant notre
littérature avec des pincettes. Le dessin eut un succès fou.

Tout cela est très risible, en effet. C’est la parabole de la poutre et
de la paille dans l’œil, que Jésus raconta, voici bientôt deux mille
ans, aux pharisiens de la Judée, ancêtres de ceux de la Grande-Bretagne.




VIII

LA LIVRÉE CONQUÉRANTE

        L’espérance et la consolation naissent des affections sociales.

        (Lord Beaconsfield, _Vivian Grey_.)


Dernièrement un révérend _clergyman_ visitant une école publique,
questionnait une fillette de six à sept ans, dont la physionomie
intéressante l’avait frappé.

--Quel est votre nom, petite fille?

--Mary Jane.

--Et quel est le nom de votre mère?

--Maman, c’est mistress Cole.

--Et que fait votre papa?

--Mon papa?

--Oui, comment votre papa gagne-t-il sa vie?

--Oh! J’en ai beaucoup, monsieur, mais je crois qu’ils sont tous
cochers.

Je ne sais si les nombreux papas de la petite Mary Jane Cole étaient de
vulgaires _cabmen_ ou des cochers de bonne maison; mais depuis quelque
temps les exploits des gentilshommes du fouet se sont partagés, avec
ceux des _don Juan_ du grand monde, les éclats de trompette de la
scandaleuse renommée. Comme variante au refrain de la chanson
parisienne, _On n’entend parler que d’malheurs!_ les Londonniens
pourraient dire:

    On n’entend parler que de cochers

et de leurs hauts faits sur les champs de bataille cythéréens.

Les amours des grandes et petites dames pour leur valet de pied, leur
cocher ou leur groom ne sont pas chose nouvelle et, sans remonter à Mme
Putiphar qui peut passer pour la patronne de la congrégation, les
histoires secrètes de tous les pays à toutes les époques, les mémoires
privés et les chroniques scandaleuses, y compris celles de
l’_Œil-de-Bœuf_, témoignent en bien des pages de ces bizarreries du
goût, en même temps qu’elles prouvent que, quand il s’agit de «l’affaire
de canapé», comme disait Napoléon, le cocher vaut souvent mieux que le
maître, et Lafleur remplace avantageusement M. le marquis.

Les reporters des équipées de la haute vie parisienne racontaient
récemment un nouvel exemple de ces fantaisies hystériques, l’histoire
d’une jolie mondaine, partisante de l’égalité sociale, enfuie dans un
hôtel du West-End de Londres pour y cacher de phaétonesques amours.

Mais la terre vraiment classique de ces frasques est la vertueuse
Angleterre: phénomène facile à comprendre en raison de l’excessive
liberté dont jouissent les _demoiselles_ d’une part, et de l’autre la
bonne mine obligatoire, _sine qua non_ professionnel de messieurs de la
livrée.

Imaginez une jeune amazone forte en santé, mais faible en expérience,
surexcitée par les capiteuses odeurs printanières, stimulée par un temps
de galop, émotionnée par de récentes lectures ou les yeux ardents de
cousins amoureux mais timides, chevauchant dans un bois, seule à seul
avec un jockey entreprenant, et dont une culotte en peau de daim
rehausse la prestance et la vigueur.

John aide _miss_ ou _mylady_ à descendre et à monter, lui donne
respectueusement quelques petits conseils équestres; il dit son mot, on
l’encourage. Pendant que personne n’est là, on peut bien mettre la
respectabilité de côté et s’amuser des histoires du groom, et il en sait
de belles sur les gens de mylord A... et la femme de chambre de lady
Z... Les cancans de l’office ne restent pas en arrière des médisances du
salon. John raconte bien, et n’est pas si bête qu’il en a l’air. Quand
il place le pied de _miss_ ou _mylady_ dans l’étrier, il sait faire
comprendre combien il le trouve mignon, et combien aussi l’habit de
madame se moule divinement sur de puissants reliefs. Ah! mon Dieu! John
est un homme, après tout, et si bien dans sa culotte collante!

Eh quoi! vous vous récriez? Il n’en faut pas davantage, cependant. Et la
preuve qu’il n’en faut pas plus, c’est que les cas de séduction de John
sur _miss_ ou _mylady_ sont nombreux et pressés. Il ne se passe guère de
mois qu’on ne raconte l’_elopement_ d’une dame ou d’une demoiselle de
qualité avec son domestique. Il y a même une époque toute spéciale pour
cela,

    Le temps où le pinson
    Mignotte sa pinsonne...

et qu’on appelle _elopement Season_, saison des enlèvements.

                   *       *       *       *       *

A l’heure où j’écris ces lignes le _West of England_ est encore tout
atterré d’un scandale de ce genre, une dame du plus haut monde ayant
échangé son mari contre son cocher; et, dans la Cornouailles, voici
qu’une jeune et belle _miss_, fille du principal magistrat du comté,
disparaît avec le groom du papa. Dans la même semaine, une autre _young
lady_, élégante et accomplie, disent les journaux qui relatent le fait,
se lance dans le vaste monde, avec l’ami de son cœur, jeune écuyer aux
gages qui la suivait dans ses promenades équestres.

Mais ce n’est pas toujours au salon que les Lovelace de l’office ou de
l’écurie vont chercher leur douce Clarisse. On en voit de moins
présomptueux passer à la salle d’étude.

Tout récemment, une poétique institutrice _leva le pied_ avec le groom
de sa jeune élève. Mais son bonheur fut de courte durée, hélas! comme
tous les bonheurs! le temps de manger ses économies (à elle, bien
entendu) c’est-à-dire le nombre de jours que vit une rose; et quand il
ne lui resta plus que les deux yeux pour pleurer, le larbin séducteur
mais ingrat l’engagea avec un calme et un sang-froid vraiment
britanniques à les porter à Belzébuth.

Ces _gentlemen_, du reste, une fois arrivés à leurs fins, ne se piquent
pas plus que leurs maîtres de constance ni de courtoisie. La fille d’un
baronnet du Middlesex ayant pris pour époux légitime l’automédon
paternel, ce butor, avant même l’échéance du premier mois de la lune de
miel, traita sa jeune épouse plus mal que ses chevaux, car elle fut
obligée d’implorer, contre le seigneur de son choix, la protection de la
magistrature, qui, moins ici qu’ailleurs, ne l’accorde gratis.

Cependant, dans toutes ces histoires de prétendues séductions, ces
enlèvements de majeures et ces détournements de mineures par une
_indélicate livrée_, les plus coupables, assurément, ne sont-elles pas,
neuf fois sur dix, les enlevées, les détournées, les séduites?

Pour qu’un domestique ose s’enfuir avec la femme ou la fille de son
maître, quels encouragements n’a-t-il pas dû recevoir au préalable! Et
que d’artifices a dû user la _séduite_, pour provoquer les audaces et
faire taire, je ne dirai pas les scrupules, mais les appréhensions et
les craintes du _séducteur_, dans ce pays surtout, où l’offense à la
pudeur d’une dame est punie d’une façon draconienne!

Pas n’est la coutume du groom de s’installer au salon ni au boudoir; il
faut donc, si l’on veut flirter, aller le chercher à l’office, ou
l’appeler bien souvent par le petit escalier; l’exciter et l’encourager
ferme, mettre clairement les points sur les _i_ et les étincelles dans
les yeux.

Mais pourquoi des laquais, quand il serait si facile de saisir dans le
tas complaisant des soupirants et des _mashers_? C’est que soupirants et
_mashers_ sont gens compromettants et peu discrets d’habitude; en outre,
ils ne sont pas toujours présents, ont moins d’occasions, et le laquais
se trouve à point au moment psychologique. De plus, la journée des
Anglaises riches est un complet désœuvrement. A la campagne, surtout,
que faire à moins de flirter et s’il n’y a personne que John ou Bob, et
que John et Bob soient des gaillards de mine avenante et d’amoureuses
dispositions, on flirte avec Bob ou John, suivant l’axiome bien connu
que faute de grives on prend des merles, ce que l’on traduit ici par _la
moitié d’une poire vaut mieux que pas du tout_.

                   *       *       *       *       *

L’illustre auteur de l’immortel _Tom Jones_, Henry Fielding, que Walter
Scott appelait le créateur du roman anglais, et qui, ayant usé sa trop
courte vie à lutter contre le puritanisme étroit et l’abominable
hypocrisie de ses compatriotes, n’est pas ici en odeur de sainteté, a
raconté dans un amusant chapitre des _Aventures de Joseph Andrews_,
parues en 1742, les assauts d’une grande dame sur son valet de chambre.

Le chapitre est intitulé: _la Mort de sir Thomas Boob, avec la Conduite
de sa veuve aimante et désolée et la grande Pureté de Joseph Andrews_.
Joseph Andrews est le valet en question, et vous allez voir la dame à
l’œuvre. Son mari est mort et pendant six jours la veuve inconsolable
est restée enfermée dans sa chambre, comme si elle était atteinte
elle-même d’une maladie mortelle. Sont venues, il est vrai, trois ou
quatre de ses amies qui ont joué avec elle aux cartes; mais ce remède ne
suffit pas pour combattre sa douleur. Elle prend donc un parti décisif,
et, le septième jour, elle sonne le digne Joseph, lui ordonnant
d’apporter sa bouillote. Je laisse parler l’auteur:

«La dame, étant au lit, appela Joseph près d’elle, lui dit de s’asseoir,
et, ayant accidentellement posé sa main sur la sienne, lui demanda s’il
avait jamais été amoureux.

»Joseph répondit avec quelque confusion, qu’il avait bien le temps, à
son âge, de songer à de telles choses.

»--Tout jeune que vous soyez, répondit la dame, je suis convaincue que
vous n’êtes pas étranger à l’amour. Approchez, Joé; dites-moi
franchement quelle est l’heureuse fille dont les yeux ont fait votre
conquête?

»Joseph expliqua, en rougissant, que toutes les femmes lui étaient
également indifférentes.

»--Oh! alors, dit la dame, vous les aimez toutes. Vraiment, vous autres,
beaux garçons, vous êtes comme les jolies femmes, très longs et très
difficiles à faire un choix; mais, cependant, vous ne me persuaderez
jamais que votre cœur soit si incombustible. J’attribuerai plutôt cette
prétendue incombustibilité à votre discrétion, qualité très estimable,
et que je suis bien loin de vous reprocher. Rien de plus indigne pour un
jeune homme que de trahir de secrètes intimités qu’il peut avoir eues
avec des dames.

»--Avec des dames! s’écria Joseph, oh! que Votre Seigneurie croie bien
que je n’ai jamais eu l’impudence d’oser lever ma pensée sur une dame.

»--N’affectez pas une trop grande modestie, dit-elle; car une
affectation de ce genre est parfois de l’impertinence, mais, je vous
prie, répondez à ma question. Supposez qu’une dame condescende à vous
aimer; supposez qu’elle arrive à vous préférer à tous les autres membres
de votre sexe et vous autorise les familiarités que vous auriez
seulement pu espérer si vous aviez été son égal, êtes-vous certain que
la vanité ne vous pousserait pas à vous vanter de votre bonne fortune?
Répondez-moi loyalement, Joseph; avez-vous plus de bon sens, plus de
vertu que n’en ont généralement les beaux garçons comme vous, qui ne se
font nul scrupule de sacrifier notre chère réputation à leur vanité,
sans considération pour la grande obligation qu’ils doivent à notre
condescendance et notre confiance? Savez-vous garder un secret, mon Joé?

»--Madame, dit-il, j’espère que Votre Seigneurie ne m’accusera pas
d’avoir jamais trahi les secrets de la famille, et j’espère aussi que si
vous me chassez jamais, vous m’en donnerez l’attestation.

»--Je n’ai pas l’intention de vous chasser, Joé, fit-elle avec un
soupir. Et je crains bien que quand même je le voudrais, je ne le
pourrais pas.

»Ce disant, elle se souleva un peu sur son lit et découvrit une des
gorges les plus blanches qu’on ait jamais vues, ce qui fit monter le
rouge au front de Joseph.

»--Là! dit-elle en affectant la surprise, qu’ai-je fait? Me voici seule
à la merci d’un homme, toute nue dans mon lit. Supposez que vous ayez de
méchantes intentions sur mon honneur, comment pourrai-je me défendre
maintenant?

»Joseph jura avec énergie qu’il n’avait pas la moindre méchante
intention.

»--Non, dit-elle; peut-être vous-même n’appelez-vous pas méchants vos
desseins, et peut-être ne le sont-ils pas?

»Il jura qu’ils ne l’étaient pas.

»--Vous ne me comprenez pas, dit-elle. Je veux dire que, s’ils sont
contre mon honneur, ils peuvent ne pas être méchants; mais le monde les
nomme ainsi. Mais, d’après vos dires, le monde ne saura jamais rien de
la chose. Cependant, mon honneur ne reposerait-il pas entièrement sur
votre discrétion? Ma réputation ne serait-elle pas en votre pouvoir? Ne
deviendriez-vous pas mon maître?

»Joseph supplia Sa Seigneurie de se rassurer, car il n’imaginerait
jamais la moindre méchante action contre elle, et il préférait souffrir
mille morts que de lui donner une seule raison de le soupçonner.

»--Cependant, dit-elle, je puis avoir des raisons de vous soupçonner.
N’êtes-vous pas un homme? et, sans vanité, je me flatte de posséder
quelques charmes. Mais peut-être craignez-vous que je ne vous poursuive
en justice?--oui, vraiment, je le crois. Et cependant, Dieu sait si
j’aurais jamais le courage d’affronter un tribunal; et, du reste, vous
le savez, Joé, je pardonne facilement les offenses. Dites-moi Joé, ne
pensez-vous pas que je vous pardonnerais?

»Je vous jure, madame, répondit Joseph, que je ne ferai jamais rien qui
puisse désobliger Votre Seigneurie.

»--Comment dit-elle, pensez-vous donc alors que cela ne me désobligerait
pas? Pensez-vous que je vous supporterais volontiers?

»--Je ne vous comprends pas, madame, dit Joseph.

»--Vraiment? Alors vous êtes un imbécile ou vous faites l’imbécile. Je
vois que je me suis trompée. Retournez à l’office, et que je ne revoie
plus jamais votre face. Votre prétendue innocence ne peut m’en imposer.

»--Madame, dit Joseph, je ne voudrais pas que Votre Seigneurie pensât
mal de moi. J’ai toujours fait mon possible pour être un serviteur
respectueux envers vous et mon maître.

»--Oh! scélérat que tu es, répliqua la dame, pourquoi mentionnes-tu le
nom de ce cher homme? C’est donc pour me faire souffrir, pour me
rappeler sa mémoire chérie?

»Et, fondant en larmes:

»--Éloigne-toi de ma vue; je ne saurais endurer davantage ta présence.

»A ces mots elle lui tourna brusquement le dos, et Joseph battit en
retraite dans la plus profonde consternation.»

La veuve, on le pense bien, ne devait pas s’arrêter en si beau chemin,
et Fielding avec son admirable connaissance du cœur humain et aussi de
ce grand monde hypocrite et vicieux où il avait été élevé[9], nous la
montre, dans un autre chapitre, revenant à la charge.

  [9] Le père d’Henry Fielding était lieutenant général.

Pour être bien certaine de l’innocence du benêt, elle l’a accusé de
tentative déshonnête sur la personne d’une de ses filles de chambre.

«--Venez ici, Joseph, toute autre maîtresse que moi vous eût déjà
congédié pour de telles offenses dans sa maison; mais je prends en
compassion votre jeunesse; et si j’étais bien certaine que vous ne vous
rendissiez plus coupable... (Posant en même temps la main sur la
sienne): Considérez donc, enfant, vous êtes un superbe jeune homme, et
vous pourriez faire mieux; oui, vous pourriez faire votre fortune.

»--Madame, dit Joseph, je jure à Votre Seigneurie que je serais
incapable d’affirmer si aucune servante de la maison est homme ou femme.

»--Oh! fi Joseph! répondit la dame; ne commettez pas un second crime en
niant la vérité. Je pourrais pardonner le premier: mais j’ai l’horreur
du mensonge.

»--Madame, cria Joseph, j’espère que Votre Seigneurie ne s’offensera pas
si je persiste à affirmer mon innocence; mais je jure par tout ce qui
est sacré que je n’ai jamais été plus loin que donner des baisers.

»--Des baisers! dit la dame avec un grand trouble et plus de rougeur sur
ses joues que de colère dans ses yeux; et vous n’appelez pas ça un
crime? Des baisers, Joseph, mais c’est le prologue de la pièce. Puis-je
croire qu’un jeune drôle de votre carrure et de votre tempérament se
contente de baisers? Non, Joseph, une femme qui accorde des baisers,
accorde davantage; et je me tromperais grandement sur votre compte si
vous vous étiez arrêté là. Que penseriez-vous, Joseph, si je vous
autorisais à me donner des baisers?

»Joseph répondit qu’il préférerait mourir que d’avoir une telle pensée.

»--Et cependant, Joseph, continua-t-elle, des dames ont permis à leurs
laquais de ces familiarités, et des laquais, je vous l’avoue, qui ne
vous valaient pas, des laquais qui n’avaient pas la moitié de vos
attractions;--car de telles attractions excusent presque la faute.
Dites-moi donc, Joseph, si je vous autorisais de telles libertés, que
penseriez-vous de moi? Parlez franchement.

»--Madame, dit Joseph, je penserais que Votre Seigneurie condescendrait
à beaucoup s’abaisser.

»--Peuh! fit-elle, c’est ce dont je n’ai à rendre compte qu’à moi-même;
mais n’insisteriez-vous pas pour avoir davantage! Vous contenteriez-vous
d’un baiser? Une telle faveur ne vous mettrait-elle pas tout le corps en
feu?

»--Madame, dit Joseph, s’il en était ainsi, j’espère que j’aurais assez
d’empire sur moi-même pour m’empêcher de commettre quelque chose de
contraire à la morale...»

Tout cela est vrai, achevé, et cette haute comédie de mœurs laisse bien
loin en arrière les platitudes sentimentales, les fades et
_irréprochablement morales_ billevesées à grand succès du roman anglais
moderne.

Je dis moderne, car cette littérature incolore, qui semble créée tout
exprès pour des filles de clergyman, est de date récente et fut mise à
la mode par la reine Victoria, qui, on le sait, a frappé la nôtre
d’ostracisme de la façon la plus absolue. Jamais sa royale main ne s’est
souillée au contact d’un de nos livres, tant est grande son aversion
pour la littérature française _in all its branches_, dans toutes ses
branches. M. Ohnet lui-même est compris dans cette réprobation.
_Immoral, improper, shocking, objectionnable_, tels sont les
qualificatifs donnés par Sa Majesté à tout ce que vous pouvons écrire.
Nous sommes jugés en bloc, et c’est sans appel.

Consolons-nous en pensant que nos écrivains les plus «grivois»
pourraient aller de l’autre côté de la Manche chercher leurs devanciers;
que toute la littérature anglaise du XVIe siècle, Shakespeare en tête,
est des plus _objectionnables_; que celle du XVIIe et du XVIIIe, y
compris le théâtre, dépasse en immoralité la nôtre, et que les plus
grands noms, Milton, Fielding, Sterne, Swift, Dryden, Byron, se sont
servis de mots que l’on n’ose prononcer et ont représenté des scènes
«que l’on ne saurait voir».

Ne nous abîmons pas trop dans la honte de nos souillures; mais
rappelons-nous que les égrillarderies de la Bible sont l’oracle de la
nation, que les adultères, les viols, les incestes, les bestialités
ordinaires au saint peuple de Dieu font l’objet des commentaires des
jeunes misses, qui ne manquent jamais, dans les loisirs de l’école, de
se poser des devinettes érotiques tirées des épisodes des Livres sacrés.

Il est juste d’ajouter qu’à côté de cela, les fabricants de romans
vertueux, et ils sont les premiers à s’en flatter, n’écrivent ni une
ligne ni un mot qui pourrait choquer la pudeur de ces jeunes personnes,
et qu’une mère laisse en confiance entre les mains de sa fille toutes
les nouvelles à la mode, sans craindre de l’exposer à rougir.




IX

COMPLÉMENT D’UN PRÉCÉDENT CHAPITRE[10]

  [10] Voir les _Nuits de Londres_.

        As a general statement, it is perfectly true that in this
        country juvenile crime holds a fearful preponderance.

        (Rév. Henry Worsley, _Juvenile Depravity_.)


L’ancien directeur des investigations criminelles, Vincent Howard, dans
un rapport au comité de la Chambre des lords (_select committee of the
House of lords_) sur une loi relative à la protection des jeunes filles,
déclare qu’il existe à Londres, et dans quantité de quartiers, une foule
de gens dont la seule industrie est de procurer des enfants à la basse
débauche. Je n’ai pas sous les yeux le texte entier du rapport, mais
j’en ai quantité d’extraits, suffisants pour réfuter les reproches
d’exagération dont j’ai été assailli quand j’ai soulevé dans mes
_Va-nu-pieds de Londres_ le voile de ces effrayantes misères sociales.
«Sans difficulté aucune (_without any difficulty whatsoever_), dit-il,
on vous procure des enfants de treize ans; quant à ceux de quatorze,
quinze ou seize, ils sont sans nombre. Le superintendant Dunlop vous
dira que la prostitution juvénile s’ébat en ce moment même,
principalement aux environs de _Haymarket_, de _Waterloo Place_ et de
_Piccadilly_, où, dès la nuit tombée, des fillettes de treize et
quatorze ans vont par les rues, s’offrant ouvertement à qui veut les
prendre.

«Il arrive fréquemment, et je suis convaincu que c’est la généralité des
cas, que des enfants vivant dans leur famille (_at home_) se prostituent
avec l’entière connaissance et même la complicité de leur mère, à qui
elles rapportent leurs profits. Je parle de faits avérés, dont je suis
absolument certain. Les procureuses s’entendent avec la mère, qui, à une
heure convenue, leur adresse la fillette dans telle ou telle maison.
Quel recours à la police? Aucun. Elle ne peut que maintenir le bon ordre
dans la rue.

»La conséquence de notre impuissance, continue le chef de la police
métropolitaine, est que, dans Londres, dès quatre heures de
l’après-midi, je dirai même dès trois heures, une honnête femme ne peut
aller à pied de l’extrémité de _Haymarket_ à _Wellington Street_. Dès
trois ou quatre heures _Villiers street_, _Charing Cross station_, le
_Strand_, sont encombrées de prostituées de tout âge qui sollicitent les
passants. On a fait récemment le calcul que passé minuit, plus de cinq
cent filles se promènent entre _Piccadilly Circus_, et _Waterloo
Place_,--un espace de quelques centaines de mètres. Et quelles sont ces
filles? Des prostituées de profession? Pas toutes. Un grand nombre sont
des employées de magasins, des demoiselles de comptoir.»

Ces documents, venant d’une telle source, sont précieux. En voici
d’autres fournis au même comité par un superintendant divisionnaire,
celui du district de Saint-James, l’officier de police Dunlop. Il
concerne la prostitution des petites servantes. Il n’est pas inutile de
dire que les loueuses de pauvres garnis, les employés, les artisans
aisés et grand nombre de boutiquiers des quartiers populeux emploient,
pour aider au ménage, de toutes jeunes filles de quatorze, treize et
même douze ans, auxquelles ils ne donnent que de très minimes gages.

«Ces petites servantes abondent dans mu division. Leurs parents sont
généralement dans la plus grande pauvreté, et elles sont elles-mêmes,
pour la plupart, très misérablement vêtues. En allant faire des
commissions, elles se croisent continuellement avec des camarades du
même âge, hier encore servantes comme elles, aujourd’hui habillées de
soie et de satin (_dressed in silks and satins_). On s’accoste, on se
cause, et le mal est fait.

»--Comment, deux schellings par semaine pour travailler tout le jour
comme une esclave! Moi je ne travaille pas, je m’amuse; j’ai de belles
robes et je gagne beaucoup d’argent!

»J’ai observé les allées et venues de ces petites filles, appartenant
généralement aux plus basses classes des quartiers de _Newport Market_,
_Bedford_ ou _Seven Dials_, en ce qui concerne ma division. On les voit
d’abord errer deux par deux, très pauvrement mises, avec un mauvais
mouchoir de couleur sur les épaules; quelques jours après, je remarque
que le costume est un peu plus soigné, et enfin paraissent les chapeaux
à plumes et les vêtements _de soie et de satin_.»

Un certain nombre poussent dans les rues, les squares, et les parcs--si
le parc n’est pas éloigné du logis--de petites voitures d’enfants, avec
un ou deux, quelquefois trois marmots attachés à leurs jupes. Elles
peuvent ainsi échapper pendant plusieurs heures à la surveillance des
parents ou des maîtres, flirter à leur aise et accepter des rendez-vous.
Le _perambulateur_ et les marmots attendent à la porte de l’allée où a
disparu la petite servante ou la _grande_ sœur pour satisfaire un
prétendu besoin pressant. Ces enfants sont viciés dès le plus bas âge,
et le séducteur, si séduction il y a, n’a qu’à se baisser pour ramasser
sa proie.

--Un membre du comité, lord Leigh, demande si, dans les logis où ont
grandi ces filles, les deux sexes ne sont pas mêlés.

«Généralement, filles et garçons couchent dans la même chambre, avec le
père et la mère, qui, eux-mêmes, vivent en état irrégulier.

»Souvent une femme délaissée par son amant avec deux ou trois enfants et
quelquefois davantage, s’associe à un veuf qui, de son côté, traîne une
nichée de fillettes et de garçonnets. Tout cela cohabite ensemble,
n’ayant qu’une couche unique qu’on dédouble pour la nuit. Les filles du
veuf vont avec les fils de la nouvelle belle-mère, et _vice versa_ et
souvent l’aînée de toute la bande n’a pas dix ans. Le plus grand nombre
de ces filles, sitôt leur nubilité, s’empressent de quitter le toit
familial pour se _mettre_ avec quelque jeune rufian du voisinage.

»--J’en ai encore eu un exemple ce matin, dit le superintendant de
Saint-James. Deux garçons de quinze à seize ans furent amenés à mon
poste de police pour tentative de vol. Comme toujours en pareil cas,
nombre de polissons et de voyous se groupèrent, attendant la voiture
cellulaire pour y voir monter les prisonniers. Dans le tas je remarquai
une petite fille très proprement mise et chaussée de luxueuses bottines
à hauts talons, montantes et boutonnées jusqu’à mi-jambes. Les jupes,
très courtes, descendaient à peine au-dessous du mollet. Une polonaise
bien taillée serrait sa taille, et ses cheveux bouclés ondulaient sur
ses épaules. Je m’approchai et essayai d’entamer la conversation. Elle
vit bien que j’étais de la police, et me répondit qu’elle attendait pour
voir sortir du poste _son homme_. Je dis alors: «Lui est-il arrivé une
fâcheuse histoire? Marchons un peu, nous allons causer.» Je flairais
quelques renseignements intéressants à ajouter à ceux déjà recueillis
pour apporter à Vos Seigneuries; mais elle se méfiait trop de moi. «Oh
non, dit-elle, oh non.» Je remarquais qu’elle avait ses doigts couverts
de bagues. Une enfant si jeune!

»Lord Cairns.--Quel âge paraissait-elle avoir?

»--A peine treize ans.

»--Et vous ne l’avez pas questionnée davantage?

»--Elle devina bien que telle était mon intention, et se mit à rire,
s’éloigna de moi, courut sur le passage de la voiture cellulaire et
attendit jusqu’à ce qu’elle ait vu _son homme_ y monter, puis s’élança
dans la direction du tribunal pour assister à l’interrogatoire.»

Lord Norton demande candidement si c’est le jeune monsieur arrêté qui
entretenait cette petite personne.

L’officier de police, étonné, répond que vraisemblablement c’est au
contraire la jeune personne qui entretient le petit monsieur.

«--Ils vivent donc ensemble comme mari et femme?

»--Il n’y a pas le moindre doute à cet égard.»

Ce simple compte rendu, avec sa sécheresse et sa brutalité de
procès-verbal, n’a nul besoin de commentaires plus amplement
explicatifs.

Je dois ajouter, cependant, une remarque, remarque qui se présentera
d’elle-même à tous ceux qui se sont donné la peine, non de jeter en
passant un regard furtif, mais de visiter les bas-fonds, soit de
Londres, soit de Birmingham, Manchester, Liverpool, enfin de toute
grande cité du Royaume-Uni, c’est que--dans ce rapport, il n’est
question que des jeunes filles qui se livrant ouvertement à la
prostitution, attirent par leurs allures ou leur mise l’œil de la
police, c’est-à-dire celles ayant atteint leurs treize ans. Mais il
en est quantité d’autres, au-dessous de cet âge,--_bien
au-dessous_,--suivant secrètement les traces de leurs aînées. En France
et, je crois, sur tout le continent, la loi punit le séducteur ou
l’industriel exploitant la débauche de toute fille au-dessous de
vingt-et-un ans en le poursuivant pour détournement de mineure ou
excitation à la débauche; en Angleterre, c’est au-dessous de treize ans
seulement que la loi peut sévir[11].

  [11] Il faut se rappeler que ces chapitres ont été écrits bien avant
    les révélations de la _Pall-Mall Gazette_. L’âge, depuis, a été
    élevé à 16 ans.

J’ai déjà parlé de ces infiniment mineures, et je ne reviendrai plus sur
cet horrible sujet; mais par cela seul que le délit tombe sous le coup
de la loi il se cache davantage, prend plus de précautions et échappe
ainsi à la surveillance, aux répressions, aux statistiques des
philanthropes et aux rapports des policiers.




X

LE JEU DU MOUCHOIR

        The reason why so many persons act foolishly, and consequently,
        lay themselves open to ridicule, under the influence of love, I
        believe to originate in the grand popular mistake of dismissing
        this subject from our serious reading, our conversation and
        leaving it to the unceremonious treatment of light novels, and
        low jest.

        (Mrs Ellis, _The Daughters of England_.)


L’éventail fut de tous temps un des principaux auxiliaires du flirtage;
mais, outre que le maniement en est sans règles précises et varie
suivant le tempérament ou le caprice de Célimène, il expose à des
méprises et à des lenteurs.

De plus, il n’est pas à portée de toutes les mains; on ne peut en jouer
en tous lieux, ni dans la rue, ni pendant la messe, ni aux enterrements,
ni au sermon, ni à cheval, ni quand il gèle. Il exige un concours de
circonstances et un milieu défini.

Le langage des fleurs est encore moins pratique. On n’est pas toujours
en possession d’une tulipe pour exprimer délicatement et poétiquement
son amour, ni d’un aloès succotrin pour faire entendre à l’objet adoré
qu’on est pénétré de douleur, ni d’une giroflée rouge pour lui témoigner
son dépit, encore moins d’une menthe poivrée pour lui démontrer l’ardeur
dont on brûle.

Quoi qu’en chante le poète:

    Livre charmant de la nature,
    Que j’aime ta simplicité!
    Ta science n’est point obscure;
    Tu nous plais par la vérité...

Ce livre charmant doit être relégué, avec l’_Astrée_, le _Roman de la
Rose_ ou l’_Art d’aimer_ d’Ovide, parmi les archives sentimentales,
comme compliqué, obscur, coûteux, toupillant et nullement expéditif à
notre époque, où tout, même l’amour, doit marcher à la vapeur.

Persuadées de ces axiomes; que la jeunesse n’a qu’une saison, que le
temps est de l’argent, que l’on doit profiter de l’un et ne pas
gaspiller l’autre, et que la première condition, pour atteindre un but,
est de se mettre immédiatement en route par la ligne la plus directe,
les jeunes Anglaises n’ont pas tergiversé.

Or, le but à atteindre est, pour les demoiselles à marier, le mariage,
et pour les autres, l’amour. Ceci entendu et bien compris, en avant!
Plus tôt partie, plus vite arrivée. Ne comptant que sur elles,--les
papas et les mamans n’ayant qu’une faible voix au chapitre et ne prenant
pas, comme chez nous, la mauvaise habitude de s’immiscer dans les
affaires où ils ne sont pas conviés,--les demoiselles s’approvisionnent
de précautions et s’arment pour la bataille de la vie et la conquête de
l’époux. Laissez-les se démener; elles s’entendent à la besogne, et s’il
y a des chutes et des blessures en champ clos, c’est, neuf fois sur dix,
le vainqueur qui est le véritable vaincu, et en ce cas il paye la casse.
Ah! elles ne sont pas si niaises que les nôtres, les fillettes
anglaises! Convaincues, comme le sage _Vicaire de Wakefield_, que les
jours de flirtation, sont les plus heureux jours de la vie, elles
veulent, et elles ont raison, de bonne heure en jouir; aussi à peine
ont-elles vu quatorze fois fleurir les primevères qu’elles cherchent à
s’assurer d’un cœur. Et il faut se hâter; nombreuses sont les rivales:
pour un seul Acis au moins trois Galatées.

Ce ne sont donc pas les atermoiements et les lenteurs du _Voyage au Pays
de Tendre_, les sentimentales promenades de _Soupir_ à _Petits Soins_,
les haltes à _Doux Espoir_ et les séjours forcés au port de
_Mélancolie_, pour s’embarquer ensuite sur la mer de _Désespoir_. Les
excursions amoureuses tournent rarement au tragique. Ce qui peut arriver
de pis, c’est la justice de paix ou quelque chose d’analogue pour le
compagnon de route ingrat, laquelle le condamne généralement à payer les
frais du voyage sentimental. Après celui-ci un autre. Un de perdu, deux
de retrouvés. Le tout est d’être habile.

De jeunes personnes sans patrimoine se font ainsi d’honnêtes dots.

La jolie actrice miss Fortescue se fit donner dix mille livres sterling
(250,000 francs) par un lord lâcheur, sans qu’il y eût eu le moindre
accroc à sa robe d’innocence.

On comprend que dans ce pays pratique il faille aller pratiquement, et
sur cette terre de pudeur marcher avec décence. Églantier, lilas,
pensée, pervenche ont un langage éloquent pour entamer sous l’œil de
tous une conversation amoureuse; mais soupirants et flirteuses n’ont
constamment un bouquet en main, pas plus qu’un parterre en poche; en
revanche ils y ont un mouchoir; et même, si cet indispensable manque, un
journal, ou le moindre papier fait l’office.

Ce moyen de converser publiquement sans que personne que l’intéressé n’y
voie goutte, de s’entendre dire «je t’aime» sans en avoir l’air, et de
donner un rendez-vous sans se croire obligée de rougir, est tellement
simple et explicite que les intelligences les plus rétives le saisissent
du premier coup, et qu’il ne laisse au mari que l’on convoite ou à
l’importun dont on veut se défaire aucun sujet d’erreur.

Aussi, on peut affirmer que ce jeu est vraiment populaire. La fille du
savetier en connaît le secret comme la fille du pair, et en même temps
que la petite pensionnaire s’y essaye au salon, la petite souillon le
répète à la cuisine.

Pas de fillette qui ne sache mieux que sa grammaire ce syllabaire de
maçonnerie d’amour, permettant de dire à l’impatient cousin: «Je
t’attends ce soir» en même temps que l’on présente un front impassible
au baiser maternel.

Je ne saurais trop le recommander à celles de mes jeunes compatriotes
qui ont tout particulièrement besoin d’être déniaisées et de s’échapper
de temps à autre de l’atmosphère des jupes familiales, en attendant
qu’on les livre à l’idéal que les parents sages ont fait passer dans
leurs rêves de vierge: un mari cossu et mûr; fonctionnaire et décoré.

Le voici dans sa simplicité ingénieuse:

1.--_Passer le mouchoir sur les lèvres._--Désir d’entrer en relations.
(La manifestation de ce désir n’engage, du reste, à rien.)

2.--_Le passer sur les yeux._--Je suis triste. Si vous saviez comme je
m’ennuie près de la cotte de maman. Si vous pouviez me distraire un peu.

3.--_Le prendre par le milieu._--Oh! monsieur! vous allez trop vite.
Doucement. Calmez-vous.

4.--_Le laisser tomber._--Je crois que nous nous entendrons.

5.--_Le faire tourner dans les mains._--Vous m’êtes indifférent.

6.--_Le passer sur la joue._--Je vous aime.

7.--_Le passer sur les mains._--Je vous déteste.

8.--_Le laisser un instant sur la joue droite._--Oui.

9.--_Idem sur la joue gauche._--Non.

10.--_Le tourner dans la main gauche._--Vous m’ennuyez. Je désire être
débarrassée de vous.

11.--_Le tourner dans la droite._--Vous perdez votre temps. J’en aime un
autre.

12.--_Le plier._--Je veux vous parler.

13.--_Le jeter sur l’épaule droite._--Suivez-moi. Ne craignez rien. Vous
pouvez m’aborder hardiment.

14.--_Idem sur la gauche._--Ne me suivez pas, ou cessez de me suivre.

15.--_Prendre les coins opposés du mouchoir dans les deux
mains._--Attendez-moi.

16.--_Passer le mouchoir sur le front._--faites attention. On nous
surveille. Voyez un peu la tête de la tante à lunettes.

17.--_Le placer sur l’oreille droite._--Qu’est-ce que vous avez donc?
Vous n’êtes plus le même. Je vous trouve un drôle d’air.

18.--_Idem sur l’oreille gauche._--Je vais vous passer un billet.
Préparez-vous.

19.--_Laisser un instant le mouchoir sur les yeux._--Oh! le méchant!
Vous êtes cruel. Fi! le vilain!

20.--_Le rouler autour de l’index._--Trop tard, mon petit ami; je suis
engagée.

21.--_Autour de l’annulaire._--Je suis mariée.

On le voit, tous les cas sont prévus, depuis A jusqu’à Z, et en moins de
chiffres qu’il n’y a de lettres dans l’alphabet. Vingt et un, trois fois
sept, le nombre sacré, comme disait _miss Sweethole_[12], le synonyme de
complet. Comptez, en effet, pas un de trop, pas un qui manque. En ce
nombre, cependant restreint, des amants peuvent se dire tout ce que des
amants ont ordinairement à se dire depuis l’entrée en matière jusqu’à la
conclusion.

  [12] Voir les _Nuits de Londres_.

La bouche est muette, le regard impassible ou dirigé ailleurs; le
mouchoir seul s’agite, parle, explique, prie, accepte ou refuse; comme
le latin, il brave l’honnêteté. Pas un mot n’est dit, personne n’a rien
vu; la pudeur est sauve et l’affaire est faite. C’est le comble de
l’art.




XI

LA COLONNE D’ANGOISSE

        However obscure the language of love may be, women have a
        particular talent for seising the sense of it.

        (_Dictionary of Love_.)


J’ai connu une jolie _miss_ répondant au doux nom de Connie (Constance)
qui attendait chaque matin le journal avec impatience.

Elle n’y cherchait pas les plaintives péripéties d’une nouvelle
moralement amoureuse ni les chapitres effrayants d’un _grand roman_ à
sensation, bien pimenté d’empoisonnements, de coups de poignard et de
pendaisons, car les feuilles quotidiennes anglaises ne publient ni
romans ni nouvelles.

Les _roublardises_ de la politique la laissaient froide, et c’est à
peine si elle prêtait une plus grande attention aux exploits du général
Wolseley en Égypte qu’à ceux du maréchal Booth dans Whitechapel.

Elle ne jetait qu’un coup d’œil distrait sur les procès pour _Breach of
Promise_ (manquement à une promesse de mariage), généralement pleins
d’intérêt pour les demoiselles, ni sur ceux de divorce, plus
intéressants encore, et qui ouvrent de si étonnantes éclaircies dans les
recoins mystérieux des intérieurs de la haute vie britannique; elle ne
lisait pas avec une attention plus sérieuse les beaux extraits des
sermons du dimanche, les péroraisons stupéfiantes des prêcheurs à la
mode, ni les articles palpitants des missionnaires sur la providentielle
propagation dans les tribus du centre de l’Afrique, des articles de
Birmingham combinés avec ceux de la foi.

Non; ce qui la préoccupait dès son réveil, ce qui attirait sa curiosité,
ce qu’elle parcourait avec des yeux avides, c’est la colonne d’angoisse,
l’_agony column_.

D’ordinaire la deuxième de la première page, sa hauteur ne dépasse guère
trois ou quatre pouces; mais dans cet espace restreint s’agite, prie,
pleure, espère et sanglote tout un coin de l’humanité.

Surpris d’abord, je ne tardai pas à m’expliquer l’ardeur de la sensible
Connie; je compris combien pouvaient se passionner les imaginations
rêveuses des jeunes et vieilles demoiselles qui trouvent une pâture
quotidienne dans ces entrefilets mystérieux, exposant au public, avec la
brutalité de l’annonce, les angoisses des amantes, des épouses et des
mères.

L’_agony column_ est, certes, de toutes les colonnes du journal, la plus
excentriquement anglaise, offrant en quelques lignes écourtées comme des
télégrammes une série jamais interrompue de drames, de comédies, de
larmes, de misères et de hontes où l’amour joue le premier rôle sous
l’œil généralement indifférent du lecteur.

Mais ceux qui, comme miss Connie, se donnent la peine de suivre ces
correspondances si brèves et si passionnées, d’écouter ces cris de
détresse et ces appels à un seul, au milieu de la foule impassible ou
railleuse, y trouvent bientôt tout l’attrait d’un roman.

--Ah! me dit-elle un matin, je suis bien heureuse!

--Que vous est-il arrivé, chère miss Connie?

--Ce n’est pas à moi qu’il est arrivé rien d’heureux, c’est à cette
pauvre miss S. T.

--Esther?

--Non, S. T. Je suppose que son nom est Sophia, ou Sis, ou Suky; mais
peu importe, je me contente d’S. T.

--Eh bien?

--Eh bien elle a retrouvé W.

--Vraiment?

--Oui, c’est-à-dire Wat, Will ou Win.

Et, comme mon sourcil s’arrondissait en signe d’interrogation, la
pétulante Connie continua avec volubilité:

--La pauvre S. T. était abandonnée par le perfide W.; du moins elle l’a
cru longtemps, la chère petite. Mais le perfide W. a eu des remords, et
à l’heure qu’il est, le cœur de la mignonne doit bondir de joie, car
cette après-midi, entre trois et cinq, elle pardonnera à l’ingrat
repentant. Il est si doux à une femme d’avoir à pardonner. Tenez, lisez
plutôt, là, dans l’_agony column_.

_Cher W._--Vous m’avez fait bien souffrir. Quelle terrible attente!
Quels horribles doutes! Viens, tout est oublié. Entre trois et cinq
maman et tante seront sorties.

--Pensez, ajouta miss Connie, voici plus de deux mois qu’il la laissait
sans nouvelles.

--Comment le saviez-vous?

--Par elle-même. Trois fois par semaine elle adressait au perfide un
appel désespéré.

_Cher W._--Chéri, je meurs sans vous. Trois fois par semaine je vous
écris, et pas un signe de pitié! Répondez, oui ou non, si je dois
mourir.

--Et il a répondu _non_.

--Avant-hier seulement. Voici:

_S. T._--Est toujours la bien-aimée de mon cœur. Elle n’est et ne sera
jamais oubliée. W. passera demain devant la maison. Trois heures
précises. Réponse par voie ordinaire.

--Enfin, conclut-elle avec un soupir, l’ingrat est revenu. Il peut se
vanter d’être aimé!

J’ai imité la douce Connie, et bientôt je me suis pris, non à verser
comme elle, des larmes sympathiques sur des lettres majuscules, mais à
m’intéresser aux appels et aux correspondances de la colonne d’angoisse;
car j’en ai trouvé grand nombre qui offraient, aussi clairement que les
toiles de William Hogarth, des drames ou des comédies en quatre ou en
huit tableaux.

Je commence par un drame qui, bien que composé de sept, n’en est pas
moins complet. Une ceinture de vierge dénouée en avril et renouée en
décembre sous forme de linceul.

_H. chéri._--C’est la quatrième fois que j’écris. (Je sais que chaque
matin vous lisez ce journal), la quatrième fois que je dis «je
t’attends», et vous ne répondez pas.

_H. chéri._--Je ne me lasserai pas de te dire «je t’aime». Je
continuerai à braver tout. Je serai fière quand viendra le gage de notre
amour. Ce qui fait la honte des autres sera mon orgueil.

Voilà évidemment une jeune personne très exaltée, et cette exaltation
prouve que son amant est d’une position sociale supérieure à la sienne.
Elle se calmera, je l’espère. Mais non, car quatre mois après, en
septembre, je vis reparaître l’H majuscule suivie du même mot _darling_
(chéri).

--Cinquième lettre sans réponse. Vais-je recommencer la série. Oh! pour
l’amour de Dieu, que je ne la recommence pas! Autrefois vous reveniez à
moi. Les temps sont changés. C’était le printemps, nous voici bientôt à
l’automne. Je redoute l’hiver.

_H. chéri._--Vous n’avez pas voulu me voir. Pourquoi? Vous le pouviez
cependant. Lundi vous saviez que j’étais seule. Mardi je vous ai attendu
à Hyde-Park. Que vous ai-je fait? Je vous attendrai encore demain. Oh!
venez. Le temps est proche.

Cet appel était du commencement d’octobre; six semaines après, je lus,
toujours sous la même rubrique:

_H. chéri._--La solitude et le silence. Baby est mort. Dernier appel.
Venez de suite. Est-il possible que j’arriverais à vous écrire que la
misère est proche et que j’ai peur de moi.

Novembre, et décembre presque entier passent; je n’avais plus revu l’_H_
fatidique lorsque, tout à coup, il reparut deux ou trois jours avant
Noël.

_H. chéri._--Si celle qui écrivait à cette adresse veut écrire de
nouveau pour dire ce qu’elle est devenue, on ira la chercher avec un
cœur aimant.

Était-ce le séducteur pris de remords? était-ce la mère ou le père qui à
la veille de la grande fête de l’année voulait revoir la fille chassée
ou enfuie reprendre sa place au foyer? Mais ni chez l’amant, ni au doux
_home_ l’enfant égarée ne revint; car pendant un mois l’annonce se
répéta régulièrement chaque jour. Puis l’_H_ reparut suivi du libellé
habituel, et ce fut le dernier, car immédiatement au-dessous se lisait
le mot final:

_H. chéri._ Maudit cent fois plutôt (!).--Doit cesser ses démarches. La
réponse est au cimetière de Highgate, 4e rangée, 22e ligne, S. E.
Maudit! Maudit! Maudit!

On le voit, rien ne manque au drame: enlèvement, abandon, mort de
l’enfant, misère et peut-être suicide. C’est la vieille histoire. En
voici d’autres, aussi complètes, en un seul chapitre:

--J’ai tout entendu, je sais tout. Il est dur de savoir que vous m’avez
si facilement écartée de vous. Mais, mon ami, vous aussi, je le sais,
vous avez longtemps lutté et souffert. Un éloignement était inévitable.
Vous ne connaîtrez jamais les trésors de tendresse de ce cœur qui aurait
dû vous appartenir. J’ai prié pour vous nuit et jour. Oh! si seulement
nous avions été présentés l’un à l’autre. Cela aurait éclairci tous les
malentendus. Nos vies sont séparées maintenant. La façon dont votre père
a agi à mon égard, et à laquelle vous sembliez acquiescer m’a empêchée
de vous parler. Son dernier mot, je ne puis le comprendre. En quoi
l’ai-je offensé? Cher bien-aimé, adieu. Je vous envoie mes souhaits les
meilleurs et les plus sincères pour votre jour de noces, et une longue
et heureuse vie. Je ne vous oublierai jamais. Adieu. Adieu.

                   *       *       *       *       *

_Tito._--Très cher, pour l’amour de Dieu, écrivez. Je suis presque folle
de douleur. Les avertissements du 11, du 14, du 20, et celui
d’aujourd’hui sont seuls de moi, tous les autres sont faux. O mon amour,
pourquoi écrire si tendrement le 8 «espérant vous rencontrer bientôt»,
et écrire ces cruelles paroles du 13? Écrivez, je vous implore. Ne me
poussez pas au désespoir. Je vous en prie, cherchez une autre rubrique
pour notre correspondance.

                   *       *       *       *       *

_Enfant chérie._--Une froide lettre en trois mois. Puis-je m’empêcher de
douter de vous? Vous rappelez-vous le 27 juillet de l’année dernière?
J’attendrai jusqu’au 27 juillet de cette année avant de croire que vous
êtes perfide. Je vous ai envoyé un mot pour le 1er juin; on l’a inséré
le 30 mai, par erreur. Mais nul doute que vous ne l’ayez vu. Vous m’avez
rendu bien malheureux, moi qui avais tant de confiance en vous. Chérie,
je vous aime comme autrefois.--_Jack._

                   *       *       *       *       *

_Kathleen Mavourneen._--Si j’avais été riche et que vous eussiez été
libre je vous aurais demandé, lorsque nous étions seuls mercredi, de
m’épouser. Mais, sachant tout et étant pauvre, il a été bien mal à moi
de vous montrer tant d’attentions et de vous faire comprendre que je
vous aimais si tendrement. Oubliez-moi et pardonnez-moi, je vous en
prie. Avec un petit et discret amoureux baiser.

Cette annonce, qui me paraît être celle d’un parfait roublard à la
chasse d’une héritière, est signée du nom de _Ravenshoe_ (soulier de
corbeau).

                   *       *       *       *       *

En voici d’une simplicité sinistre:

_Willie B._, qui a quitté la maison en juin dernier, est instamment
supplié de retourner chez sa mère. Son père est mort.

Il en est d’aussi tristes, répétées continuellement. C’est l’appel
monotone et douloureux comme une plainte de blessé qui s’échappe à
intervalles égaux, des cris de désespérés toujours les mêmes, jetés
pendant des semaines et quelquefois des mois entiers, appels désolés à
un enfant ingrat, un lâche amant, une amante envolée, un mari disparu.
Puis tout cesse. Est-ce l’ingrat revenu? l’oubli? la mort?

Celles-ci parurent bien longtemps et à l’heure où je les transcrivais
ici, elles paraissaient encore.

_Cher Allan._--Cette incertitude est terrible; je vous en supplie,
revenez à la maison ou donnez de suite de vos nouvelles. Vous n’avez
rien à craindre. Cardiff.

_A. B._--Je vous attends chaque jour. A chaque bruit je tressaille. Vos
chers petits enfants vous demandent. Votre mère ne veut pas mourir sans
vous pardonner. De grâce, revenez.

Tout au-dessous de cette dernière, parut un jour celle-ci, exaltante
d’allégresse et comme pour accentuer la tristesse de l’autre:

_Mère._--Hurrah! Les cloches joyeuses sonnent à toute volée. Les enfants
chantent. Venez compléter le chœur.

Sous la rubrique _For ever and ever_, a paru pendant plus d’un mois:

--Amour chéri, ma pensée n’a jamais cessé d’être pleine de vous.
J’aspire à vous. Un mot, un mot.

A la huitième annonce le mot est venu:

--Très fâchée, trop tard. Je me dois à un autre.

Répétée bien souvent aussi, celle-ci plus énigmatique, obtint une
identique réponse.

_Élaine._--Bateau de Ryde. Est-il possible qu’il y ait quatre ans. Pas
d’école à W... alors. Mais si Élaine veut bien écrire à l’ancienne
adresse, ou correspondre par la voie de ce journal, elle n’aura pas à
s’en repentir.

Élaine se décida enfin à répondre:

--Il y a maintenant une école à W... Quatre ans, quatre siècles. Élaine
n’a rien autre à dire. Le bateau de Ryde fume toujours.

Mais comme galimatias, rien ne vaut le suivant, qui a réjoui je ne sais
combien de fois la colonne d’angoisse du _Standard_:

_Hermose._--La même route aux franges de fleurs, royal bouton de rose
qui s’épanouit, puis grandiose visage de fleur magnifié par une dame au
port superbe et majestueux, beauté splendide (dont la noble image est
faite pour les hommages du cœur, l’épanouissement plus grand et plus
profond des yeux brillants et du noir cadre de ses cheveux) forte est
mon admiration, intense était mon amour alors et depuis il s’est agrandi
encore plus passionné jusqu’au dernier moment sombre d’une vie
d’idolâtrie avec une véhémence de tous les fibres, de tous les nerfs,
force et pensée de ma virilité, mon cœur à vous, tout, tout à
vous.--_Vraie rose._

                   *       *       *       *       *

N’ignorant pas avec quelle assiduité est parcourue l’_agony column_ et
l’intérêt qu’elle excite chez nombre de jeunes gens des deux sexes, un
fanatique puritain a jugé que nulle place n’était meilleure pour la
propagande religieuse et entre un appel de maîtresse en couches et un
rendez-vous d’amoureux, on rencontre de temps à autre, le désopilant
_advertissement_ qui suit:

«Anglais! Votre pays est dégradé. Son prestige s’est évanoui, sa
suprématie navale n’est plus. Il fait le chien couchant devant toutes
les puissances étrangères; Ichabod, ta gloire est partie. Et pourquoi?
Parce que l’Angleterre a abandonné son protestantisme. Par l’acte fatal
de «l’Émancipation catholique romaine» en 1829, la Constitution
protestante fut renversée, et le papisme et l’idolâtrie triomphèrent
encore une fois. Notre grandeur et notre protestantisme vont de concert.
Le papisme est maintenant dominant dans l’Église et dans l’État, et du
papisme coule fatalement la profonde humiliation nationale. Il n’est
qu’un seul remède. Retourner au Dieu que nous avons apostasié.
Rétablissons à tous risques et à tous prix notre constitution
protestante. Alors l’Angleterre, une fois encore, portant témoignage à
la vérité biblique, recouvrera d’un coup sa situation première, se
lèvera au milieu des nations, terreur et envie de l’univers. Dieu sauve
la reine!»

                   *       *       *       *       *

Passons à la série légère des amours en floraison et des rendez-vous,
c’est surtout là que la pudique Albion se montre sans fard. Rendez-vous
dans les parcs, rendez-vous dans les rues sous l’œil de papa et de
maman, rendez-vous dans les cabs, rendez-vous dans les hôtels.

--Je serai où il a été convenu à l’heure précise.--_Sally._

_W. à Phyllis._--Je suis chez moi. Venez vite.

_Fanny._--Le jour et l’heure que vous m’indiquez me conviennent. Mais ne
manquez pas cette fois. Je rentre en pension après-demain.

_U. B._--Maman garde la chambre. Papa est à Brighton pour huit jours
avec Harry. A bon entendeur salut.

_Yeux bleus._--Vous êtes fou. Vous ne savez pas vous y prendre.
Faites-vous présenter à maman.--_Ruban rose._

_Francesca._--Ainsi soit-il. Il se pourrait que je sois samedi à
l’endroit que vous savez. Tenez un cab prêt.

_Avenue._--Mardi 6 h. 30. Quelle pièce joue-t-on? Vous souvenez-vous de
la Fille de l’air, P. m’accompagnait au piano. Peut-être pourra-t-il
m’accompagner en voiture?

_S._--Jamais ce que vous me proposez, Un cab ou rien.--_Lili._

On le voit, nombre de ces amoureuses, ne voulant pas ou n’osant pas se
compromettre dans un hôtel, se décident à prendre une voiture. Le plus
souvent après un entretien en plein air où l’amant n’a pu exprimer ses
sentiments que _viva voce_ et à la face du ciel, la jeune personne ayant
en pitié sa cruelle déception, lui fait héler un _cabman_:

--Reconduisez-moi chez ma mère, dit-elle.

Le couple monte, Dieu sait, si à Londres, les cochers sont
complaisants--et l’on roule doucement par les rues solitaires.

Mais il arrive que le cab traverse soudainement de populeux carrefours,
et, si c’est le soir, la traînée lumineuse d’une flamboyante boutique;
le cocher fouette alors le cheval et le véhicule passe rapide, offrant
au passant indigné ou charmé, l’image fugitive mais distincte du
bonheur.

Voici une annonce qui parut simultanément dans les quatre grands
journaux de la métropole:

_Cab! cab! cab!_--Si le monsieur à moustache blonde qui se trouvait hier
dans un cab paraissant venir de Charing-Cross, avec une valise jaune, se
souvient d’une dame qu’il a tendrement regardée, cette dame sera très
heureuse de correspondre avec lui à l’adresse _M. S. L. Poste restante,
Hackney._

--_La dame_ sera charmée d’avoir des nouvelles du gentleman qui s’est
rendu si délicieusement agréable dans un compartiment de première
classe, mardi dernier, de Victoria station à Turnbridge Wells.
Voudrait-il écrire à Violetta, aux soins de Mills, libraire, Union
Street, Ryde.

--_Le gentleman_ qui, dimanche dernier, a voyagé de Maïda Vale à Oxford
Circus en omnibus, vis-à-vis d’une dame en robe couleur crème et qu’il a
aidée à descendre, pourra avoir de ses nouvelles en écrivant à _Verona,
poste restante, Cricklerwood_.

--_Le jeune homme_ qui voyageait en 3e classe par le train de 8 h. 35 de
Chippenham à Bristol, lundi 17 août, serait bien aimable d’envoyer
discrètement son nom et son adresse au clergyman qui était assis à côté
de lui. _L. J. K. 33 Hamilton Road. S. W. London_.

A côté de ces rencontres de voyage, et, qu’en gens pratiques on veut
utiliser, les rencontres dans la rue ou dans le parc:

--_Le gentleman brun_ qui avait une rose blanche à la boutonnière peut
écrire à la demoiselle blonde en robe bleue qu’il a rencontrée à Hyde
Park accompagnée d’une dame d’un âge moyen.

Adresser à Mand, sous l’enveloppe de Jane Collins, 22, Southampton
Street.

_Rose mousseuse._--Si vous n’avez pas oublié le jeune homme en veston
clair, avec des cheveux châtains et une moustache blonde, qui s’est
assis près de vous à Kensington Gardens, et à qui vous avez bien voulu
sourire, il serait heureux de vous retrouver là ou ailleurs. Répondez,
sous le même titre, par le même journal.

_Amazone._--Vous l’avez trouvée belle et vous lui plaisez. Soyez mardi à
Rotten Row. Suivez les chevaux à la sortie du parc. Il est possible que
je laisse tomber un billet.

Plus de vingt fois _Tom_ a averti l’indifférente _Lizzie_ qu’il brûlait
de lui parler. L’annonce parut en mai; fin juillet on la voyait encore,
rédigée avec ténacité:

_Tom_ voudrait parler à Lizzie, désigner un endroit.

Enfin, Lizzie s’est laissé toucher par tant de constance, et elle a
répondu:

_Lizzie_ rencontrera Tom mercredi près de Morgate Station.

Voilà Tom au comble de ses vœux; il a rencontré _Lizzie_, cette fois, et
sans doute bien d’autres encore, sans qu’il soit besoin de renouveler
les avertissements. Août et septembre se passent, et les noms de Tom et
de Lizzie reparaissent. C’est Lizzie qui commence le feu:

_Tom._--Impossible. Maman vient. A huitaine.

_Lizzie._--Pas de lettre, pas d’annonce. Je suis plein d’anxiété. Un
mot, de grâce.

_Tom._--J’ai quitté la pension. N’écrivez plus. Grand tapage. Vous
saurez tout. Mardi à l’endroit ordinaire.

Espérons que, pour miss Lizzie et l’heureux Tom, les affaires se sont
arrangées.

Au sentimental. C’est le pauvre Tool; pendant des semaines il n’a cessé
d’affirmer quotidiennement, dans le _Standard_, sa sincérité.

_Tool._--Toujours vrai. N’oubliera jamais. Crois et espère.

_Pauvre Tool._--N’a jamais oublié et n’oubliera jamais. Franc comme
l’acier.

_Pauvre Tool._--Ne se décourage pas. Il aime, il espère. Le reste
viendra.

A la bonne heure, nous avons affaire à un philosophe; mais voici un
amoureux, maître Ralph, qui l’est moins:

_Ralph._--Dévoré d’impatience. Ne puis attendre plus longtemps. Écrivez
ou j’irai. Prêt à braver tout.

_Ralph._--Perfidie? Indifférence? Coquetterie? Votre lettre m’a
désappointé en plus d’un sens. Les hommes ne sont pas de simples
machines. La chose est faite, cependant. Il faut me récompenser de mes
peines. Je ne me contente pas si facilement. Qu’il parte: j’ai le droit
de l’exiger.

_Ralph._--Ce soir, vous entendez, et pas demain.

S’il n’est pas philosophe, il commande du moins en maître. Félicitations
à Ralph.

                   *       *       *       *       *

Mlles _Lilly et Rose jaune_ m’ont intrigué longtemps et m’intriguent
encore. Écoutez-les gazouiller comme deux mésanges, se béqueter comme
tourterelles, se quereller comme pierrettes et se plumer comme de jeunes
coqs:

_Lilly et Rose jaune._--Certainement, et merci; mais vous devez envoyer
votre nom et votre adresse.

_Lilly et Rose jaune._--Délicieuse soirée. Souvenir ineffaçable.
Suavité. Merci. Merci. Merci.

_Lilly et Rose jaune._--Je n’ai jamais trouvé de semaine aussi longue.
Et ne pas pouvoir s’écrire! Aimez-moi comme je vous aime. Baisers et
encore baisers.

_Lilly et Rose jaune._--Vos explications ne me suffisent pas. J’ai des
preuves, moi. Assez de perfidie. Depuis longtemps vous souhaitez une
rupture. Vos souhaits sont accomplis.

_Lilly et Rose jaune._--Je décline respectueusement de prêter la moindre
attention aux lettres anonymes. Je sais d’où elles viennent. Inutile
d’insister. Adieu et pour toujours. Je vous méprise.

Encore quelques extraits pris au hasard:

_A. I._--J’avais promis de ne plus vous écrire. Trois fois j’ai écrit
par la poste; la dernière lettre, portant mon nom et mon adresse, m’a
été retournée; les deux autres ne vous sont pas sans doute parvenues. Je
ne vous fais pas l’injure de vous accuser de songer à l’argent; mais
sachez que je suis riche, très riche.

_Nadine._--Impossible. Répondez par le journal. Dites-moi où ma lettre
vous trouvera. Crains maman.

_Baby._--Je n’oublie pas votre anniversaire. Ma lettre vous attend où
vous savez. Accusez réception par une ligne. Tout ne marche pas comme je
le désire. Obstacles. Pourrai sortir seule mercredi prochain. Attendez
avec voiture place ordinaire.

_Mon amour._--Je vous aime follement. Je pense toujours à vous avec un
cœur reconnaissant. Votre amour patient et fidèle m’est précieux. Quel
bonheur j’ai goûté! Dites-moi vos projets, amour. J’ai pleine confiance
en vous, mais mon anxiété est grande.--Y. O. C.

                   *       *       *       *       *

_L. M._--Bien malheureux. Pourquoi hésitez-vous? Si votre amour
ressemblait au mien, tout serait fait. Ce n’est pas l’argent qui vous
manque. C’est donc le courage? Oh! je ne veux pas le croire. J’attendrai
encore après-demain même heure. Ce sera la dernière fois; si vous n’êtes
pas prêt, tout sera fini. Au revoir!

_L. M._--Vous êtes un lâche.

                   *       *       *       *       *

_P. à B._--Acceptez tout mon amour et tous mes vœux. Je craignais de
vous écrire. Quand pourrez-vous arranger un rendez-vous? Essayez, je
vous en prie. Je brûle de vous revoir. Je n’ai pas encore vendu mes
propriétés. Dites un mot.

_B. à P._--Tout est arrivé sain et sauf. J’essayerai d’être brave,
puisque vous l’êtes. Ayons foi l’un dans l’autre. Gardez-vous de vendre
vos propriétés. Demain 9 heures, à l’endroit où nous nous sommes
rencontrés. Voiture.

                   *       *       *       *       *

_Minnie._--J’ai su par M... que vous étiez de retour. Je suis toujours à
la même adresse. Maison vide. Venez vite et sans crainte.

_S._--J’ai reçu votre lettre. Je m’en moque. Vous savez bien ce que je
demande.

_Charing Cross._--Trois heures. Sur la plate-forme. Vous me reconnaîtrez
à un bouquet rouge et blanc posé sur la poitrine. Je suis blonde.

                   *       *       *       *       *

_Mary._--Vous êtes un ange. Depuis que j’ai eu le bonheur de vous
rencontrer dans ce bal j’ai juré de ne pas avoir d’autre femme que vous.

_Mary._--Si c’est le gentleman brun avec une moustache et de petits
favoris, qui a dansé deux fois avec Mary, qui a écrit l’avertissement du
6, qu’il se trouve demain à 3 heures précises devant Marble-Arche.

                   *       *       *       *       *

_M. G. U._ Voudrait-il passer au numéro 20? Mabel sera seule jeudi et
vendredi.

La _colonne d’angoisse_ sert, on le voit, de complément au jeu de
mouchoir. Discrète, nullement compromettante, on y peut tout dire et
tout écrire, donner et accepter des rendez-vous sous l’œil du papa, de
la maman, des frères, des sœurs, des rivales du mari. Masqué par un faux
nom, un chiffre convenu ou de simples initiales, il est d’autant plus
difficile d’être reconnu que la même rubrique sert souvent pour l’amant
et la maîtresse, et que, les adjectifs n’ayant pas de genre, la
rédaction peut être faite de façon à laisser indécis sur le sexe du
rédacteur.

Les jeunes Anglaises, on en est maintenant convaincu, vont droit au but,
en filles pratiques. Elles sont indomptables et terribles dès que des
parents indiscrets se mêlent de traverser malencontreusement leurs
propres affaires ou essayent de leur barrer la route du bonheur.

On a été édifié sur les moyens employés pour dompter ces rebelles; aussi
ne sera-t-on pas surpris de rencontrer des demandes comme celles-ci:

_Poignées de verges._--Une dame ayant deux filles insubordonnées
désirerait trouver une institutrice qui consentirait à entreprendre,
pendant trois mois, leur redressement.

Une dame voudrait-elle se charger de l’éducation de trois jeunes filles
déréglées (_unruly_) qui ont besoin toutes trois d’une sévère correction
quotidienne? _J. Bradshaw. Post Office. Brighton._

_Discipline._--Un monsieur demande une institutrice compétente de moins
de 40 ans et sévère _disciplinarienne_. Elle doit être grande et
d’aspect imposant. Bons appointements.




XII

LES NOUVELLES MATRIMONIALES

        Commit not matrimony except under the strongest provocation.

        (_English proverb._)


«NOUVELLES MATRIMONIALES, _journal hebdomadaire consacré à la
propagation du mariage et à la félicité conjugale_.»

Voilà, certes, le journal le plus extraordinaire, le plus anglais, le
plus excentrique, le plus original et le plus amusant de la
Grande-Bretagne, le seul et unique qui réponde exactement à son titre et
remplisse scrupuleusement sa mission.

Vierges en mal d’amour, veuves en mal de mari, douairières aux lèvres
pâlies, brûlant de recevoir encore une fois, avant le baiser final de la
mort, celui d’un époux légitime; jeunes gens, hommes murs, vieux
garçons, Céladons et Adonis, répondent chaque semaine au prud’hommesque
et désopilant appel placé en tête du journal, et dont la teneur est
immuable:

«Le mariage est une institution si ancienne, il a de tout temps excité
un intérêt si universel dans la famille humaine, qu’en offrant au public
un journal spécialement consacré à la propagation des félicités
conjugales, nous sommes certains de répondre à un besoin national.

»La civilisation, combinée avec les froides formalités de la société et
les règles de l’étiquette, impose de telles réserves aux sexes qu’il y a
des milliers d’hommes et de femmes de tous âges capables de faire le
bonheur les uns des autres et qui n’ont jamais l’occasion de se
rencontrer, soit à la ville, soit à la campagne; par conséquent, la
nécessité d’avoir un organe au moyen duquel les dames et les messieurs
aspirant au mariage peuvent entrer en communication d’une façon
honorable, est trop évidente pour qu’il soit nécessaire d’insister; et
comme nous sommes fermement résolus de consacrer nos forces et notre
énergie aux intérêts et au bonheur de nos lecteurs et de nos
correspondants, nous sommes assurés que les _Nouvelles Matrimoniales_
recevront un généreux appui.»

L’appui attendu n’a pas fait défaut. Le _Matrimonial News_ en est à sa
quinzième année d’existence, et sa vente est considérable. N’ayant pas
de rédaction à payer, puisqu’il ne se compose que d’annonces, les
profits de l’entrepreneur ne peuvent manquer d’être énormes.

Chaque semaine, cinq ou six cents aspirants au bonheur conjugal, dont la
partie féminine est représentée par 80 p. 100, exposent aux amateurs
leurs chaleureux désirs avec une naïveté ou un cynisme étalés à l’aise
derrière le voile de l’anonymat. Il faut être bien blasé ou bien
difficile pour ne pas trouver dans le nombre l’idéal de ses rêves.
Toutes les femmes y sont jolies, aimables, aimantes, douces, et n’ont
qu’un but unique, la félicité de l’époux futur. De pauvres filles
dépourvues de dot, pensez-vous? Sans doute, il en est un grand nombre;
mais d’autres, riches, jeunes et belles, demandent un mari avec autant
d’anxiété que les disgraciées du sort.

Et dans cette chasse à l’époux légitime, dans leur ardent désir
d’atteindre le but elles mettent de côté toute modestie.

Les hommes ne se montrent pas moins âpres à la curée, mais tandis que
c’est généralement un cœur, un ami, un soutien que poursuit la femme,
eux courent après le sac d’écus, le déclarant avec une hypocrite
candeur, ou un absolu dédain de l’opinion.

Qu’importe après tout? Personne, à l’exception des correspondants, ne
connaît et ne connaîtra jamais ni les uns ni les autres. En huit pages
de trois colonnes, classés par numéros ou sous des pseudonymes,
l’_entrepreneur_ a seul les noms et les adresses et ce n’est que par son
intermédiaire que les _avertisseurs_ peuvent entrer en contact. Toutes
précautions sont prises pour éviter des mystifications ou des
indiscrétions. Nul doute que de temps en temps il ne se commette des
unes et des autres, mais ces faits sont rares; l’esprit positif de nos
voisins les éloigne des farces de ce genre, d’autant plus que le jeu
peut coûter gros, car on a vu plus d’un plaisant pris à son propre
piège.

Il est évident que si le mariage ne suit pas toujours les préliminaires,
il se fabrique de jolis petits romans d’amour sous le couvert de la
feuille matrimoniale, et ce n’est pas la partie la moins amusante. Plus
d’une postulante ne fait ainsi un appel public à l’épouseur que pour
trouver aisément un amant de son goût.

Sans qu’il soit besoin de plus amples détails, je vais donner une série
d’extraits pris dans deux numéros de janvier dernier, celui du 7 et du
21, scrupuleusement et littéralement traduits.

Commençons par le clan le plus intéressant, celui des amoureuses qui
veulent un homme pour l’amour de lui:

2091.--_Gordon_, jeune demoiselle, 18 ans, fille d’un docteur, 50 livres
sterling par an, cheveux châtain clair, yeux gris, belle complexion,
expression souriante, taille moyenne et bien prise, tempérament gai et
aimable, femme d’intérieur, très musicienne, serait dévouée et utile
petite femme pour un bel homme de n’importe quel âge.

3726.--Une dame de bonne famille, 25 ans, grande, brune et belle, désire
entendre parler d’un gentleman qui voudrait une jeune et jolie femme.
Aucune considération d’argent ne pourrait l’influencer; mais elle
suivrait l’homme aimé jusqu’au bout du monde.

8843.--_Maudie_, 19 ans, superbe fille, taille moyenne, blonde, traits
exquis et bien définis, aimables dispositions, arts d’agrément, ferait
une femme aimable; demande à correspondre avec un gentleman d’environ 23
ans, de taille moyenne, pas gros, cheveux bruns et moustaches; doit
connaître quelques langues étrangères; le manque de fortune n’est pas un
obstacle.

3484.--_Laura_, âgée de 22 ans, taille moyenne, séduisant extérieur,
habitudes modestes et sédentaires, mais nullement ennemie des voyages,
ayant une suffisante aisance, désire correspondre avec un monsieur en
vue d’un prompt mariage. Elle ferait moins attention à l’âge qu’à un
caractère enjoué et aimable.

8730.--_Bessie_, 22 ans, très aimable, très bonne famille, blonde, bien
élevée et bien instruite, très musicienne, ferait une femme aimante, ne
demande pas d’argent, car elle a un revenu de cinquante mille francs par
an, désire entrer en relations avec un gentleman qui apprécierait une
compagne au cœur chaud.

3558.--Une dame, 28 ans, brune et très belle, taille fine, aimable,
chaleureuse, de dispositions aimantes, demande à entrer en relations
avec un gentleman de n’importe quel âge qui voudrait apprécier une telle
femme.

3445.--_Senga_ désirerait correspondre avec un homme honorable, aimable,
affectueux; un homme à qui elle pourrait se fier, honorer, respecter; un
bon chrétien aurait l’avantage. Elle a les yeux bleus, les cheveux
châtains, une douce et mignonne figure, une taille moyenne et 26 ans.
Elle ne possède rien, mais est soigneuse, économe et bien élevée.

3824.--_Lily_, blonde et jolie, yeux bleus, musicienne, aimante et gaie,
bien élevée, avec un peu de fortune, désire donner le tout, orné de ses
doux dix-sept ans, à un jeune homme aimant capable de l’apprécier.

3712.--Une belle jeune veuve, 25 ans, voudrait se remarier. Elle a
d’excellentes relations, elle est aimable et accomplie et ferait une
épouse aimante: préférerait un gentleman d’un âge mûr mais doué de
qualités solides.

Quelles qualités? la belle veuve ne les énumère pas; les suivantes sont
plus explicites:

_Mariage._--Une veuve superbe, brune, aimable et aimante, 30 ans,
désirerait entrer en correspondance en vue d’un prochain mariage avec un
jeune gentleman qui aurait un tempérament plein de vigueur et
apprécierait davantage une jeune et belle femme que l’argent.

3485.--_Madge_ désirerait correspondre avec les messieurs suivants:
3353, 3194, 3249, 3423, 3300, 3427. Excellente femme de ménage, 29 ans,
5 pieds 2 pouces, figure agréable, aimable, affectueuse; elle est
certaine qu’elle serait une épouse dévouée pour tout homme bon,
honorable et viril.

3490.--Une belle jeune demoiselle, âgée de 19 ans, douce, charmante,
accomplie et aimante, désire entrer en relations avec un jeune homme de
22 ou 23 ans ayant de la fortune. Il doit être beau, viril, grand, brun,
pas gros. Elle ferait une femme bien désirable.

Si nombre de dames et demoiselles aspirent à des hommes à tempérament,
et vraiment virils, en voici une série qui paraît avoir relégué au
second plan les amoureuses bagatelles:

9941.--Orpheline, fille d’un officier, jeune, remarquablement belle,
haute éducation, très aimable, cœur très chaud, désire rencontrer un
monsieur âgé voulant une jeune et jolie femme.

3723.--Belle et jeune demoiselle de 20 ans avec 12,500 francs désire se
marier. Elle préférerait un gentleman de 40 ans, bien posé, affectueux
et chrétien.

3728.--Veuve de 30 ans, belle, aimable et avenante, 7,500 francs de
rente, veut se marier. Un gentleman de 50 ans et même plus serait le
bienvenu, pourvu qu’il ait une fortune en rapport avec la sienne.

Faisons une petite excursion au côté des hommes:

3675.--Un gentleman de très bonne famille, d’une éducation exquise, d’un
caractère excellent, âgé de 28 ans et paraissant beaucoup plus jeune,
blond et de belle apparence, très belles moustaches d’un brun doré,
taille 5 pieds 8 pouces et un revenu actuel de 5,000 fr. avec de bonnes
espérances d’augmentation, désire communiquer avec Bessy, Flory, Myra,
Alice Beaufort, Geraldine et voir leur photographie.

3629.--Gentleman, 28 ans, 5 pieds 8 pouces, belle mine, un peu brun,
petites moustaches, cheveux bouclés, bien élevé, bon chanteur, joue bien
du piano, bon caractère, aimable et joyeux, aimant le chez soi, employé
dans la Cité, 3,750 francs par an; pas d’autres revenus, désire se
rencontrer avec une jeune demoiselle en vue d’un prompt mariage; elle
doit être bien élevée et accomplie, aussi bien que femme de ménage. Un
cœur vrai et aimant serait préféré à une jolie figure. Les numéros 3501,
2097, 3293, 3588, 3184, du 3 janvier, et Alice Beaufort voudraient-ils
entrer en correspondance?

3679.--Un jeune artiste, 23 ans, désire correspondre avec une dame ou
demoiselle aimante et aimable. Apparence personnelle, etc.; jugez par
vous-même: trois photographies sont chez l’éditeur. Les suivantes
voudraient-elles correspondre? Alice Beaufort, Éveline, Geraldine?

Il ne m’a pas été difficile de trouver le nom de cette Alice Beaufort,
qui semble attirer tant de convoitises, et je m’expliquais alors ses
désirs tendres. Son annonce est revenue bien des fois et à l’heure où
j’écris, se renouvelle encore. Cette jeune Alice est difficile sans
doute et lente à se fixer, elle en a le droit du reste, s’il faut s’en
rapporter à elle. Jugez-en.

_Mariage._--Une jeune et belle demoiselle, orpheline, âgée de 24 ans,
hautement apparentée et avec un revenu de 50,000 francs désire se
marier. Elle n’exige pas un mari d’une grande fortune, mais un gentleman
de bonne mine, aimable et viril, tel enfin qu’une femme au cœur tendre
puisse l’aimer et le respecter.--Alice Beaufort.

Sans vouloir en rien nuire à miss Alice Beaufort, il me semble que
j’aimerais mieux la petite Lily, qui n’y va pas par quatre chemins:

_Lily_, blonde et jolie, 18 ans, demande un bon mari, qu’elle aimerait
bien.

J’espère qu’elle aura rencontré le jeune clerc, numéro 3425:

3425.--Un clerc, âgé de 22 ans, veut se marier. Quelque jolie fille
veut-elle lui écrire?

Encore de belles occasions pour les coureurs de dot:

--Une dame blonde, jeune et belle avec un revenu de 26,250 francs,
désire entrer en relation avec un jeune homme en vue du mariage. La
fortune n’est pas exigée, pourvu que le gentleman plaise. Myra.

Cette héritière doit être aussi fort difficile à contenter, car
l’annonce est revenue souvent sous des formes différentes, ainsi que
celles-ci:

--Une dame possédant jeunesse, beauté, fortune, veut se marier. Elle ne
demande pas de l’homme qu’elle prendrait, la richesse, Elle veut, au
contraire, ne tenir qu’avec ses propres ressources son rang et sa
maison. Geraldine.

3657.--Monica et Gladys, âgées l’une de 21 ans, l’autre de 19 ans,
taille moyenne, jolies, bien élevées, blondes, ayant des revenus
suffisants, désirent correspondre avec deux amis en vue du mariage.
Toutes deux ont un cœur très chaud, sont très aimables et d’un naturel
gai. Au bras d’un mari viril, elles braveraient tout. Elles
préféreraient une entrevue, si possible. La plus extrême discrétion est
promise et demandée. L’éditeur a leur adresse.

Les chasseurs ne manquent pas pour ces gibiers; l’on voit les noms des
héritières ou leur numéro d’inscription, revenir sans cesse dans les
demandes en mariage.

Beaucoup, afin de mieux attirer l’attention et de mériter du premier
coup les sympathies jouent au désintéressement et à la vertu.

3651. Un gentleman, 25 ans, belle mine, capital médiocre, mais santé
supérieure, serait heureux de communiquer avec une dame de revenus
modestes, en vue du mariage. L’avertisseur place une plus haute valeur
sur un caractère strictement moral que sur l’argent; tout ce qu’il
désire, c’est d’avoir un petit appoint pour se lancer convenablement
dans les affaires. Il apprécierait hautement une dame d’un caractère
aimant et sensible, mais avant tout vertueux. Il est bon chrétien,
s’abstient des liqueurs fortes et ferait tous ses efforts pour rendre sa
femme heureuse. Geraldine Myra, Alice Beaufort voudraient-elles bien lui
écrire?

Le jeune Tennyson, nº 3244 qui s’intitule _a Young medical man from
abroad_ n’est pas modeste. Écoutez le détail de ses qualités et de ses
exigences:

--Je suis très aimant, très beau, hautement moral. Je désire
correspondre avec dame ou demoiselle riche, de bonne famille, de belle
figure, de traits délicats et fins, d’un caractère noble et vertueux. Il
est essentiel qu’elle ait des talents nombreux et variés, des goûts
littéraires de premier ordre. Je n’ai pas d’argent, mais de bons
projets, et j’estime une digne et chrétienne compagne au-dessus de tous
les biens de la terre. Alice Beaufort, Bessie, Myra, Eveleen, Geraldine,
Gordon voudraient-elles correspondre avec moi?

Le beau Tennyson n’est pas le seul de son genre sur la brèche, un autre
suit immédiatement:

--Un gentleman étranger, 27 ans, blond, beau, distingué, large poitrine,
taille moyenne et bien prise, musculeux, naturel aimable, grande
moralité, parlant trois langues, voudrait se marier de suite avec veuve
ou demoiselle qui n’aurait aucune objection à vivre en Allemagne et à
l’aider de son argent.

Je lui propose cette vieille, inscrite sous le nº 3444.

--Veuve de 60 ans, très bien conservée, caractère enjoué, sans
_encumbrance_, désire entendre parler d’un gentleman respectable,
vertueux et parfait chrétien, en vue d’un prompt mariage. Elle peut
disposer de 5,000 francs comptant.

Les officiers, les retraités surtout, en quête de femmes sont nombreux.
D’ordinaire leur demande est brève comme un commandement. Les deux
suivantes font exception.

8398.--Un lieutenant-colonel retraité, veuf, sans _encumbrance_ (sans
enfants), homme chrétien, Église d’Angleterre, fortune suffisante, 48
ans, yeux bleus foncés, moustaches et cheveux bruns, taille moyenne,
teint frais, passant pour beau garçon, caractère égal, état de premier
ordre quant au corps et à l’intelligence, est tout disposé à
s’abandonner de nouveau à une digne et chrétienne épouse qui dans le
bien-être comme dans la malechance, l’aimerait, l’honorerait et lui
obéirait, et ajouterait à tout cela une aimable parole et un doux
sourire au cher vieux camarade qui lui assurerait en échange le repos,
l’amour, l’honneur et le confort avec l’aide de Dieu. Les dames
suivantes, inscrites au _Matrimonial News_ du 21 octobre, sont invitées
à correspondre avec «cavalier» brûlant de le devenir: Grace Granville,
Eveleen, Nelly, miss Elliott, Minnie, Connie, mistress Branscourbe,
Lena, Ada, Longfor, et les numéros 7400, 7406, 7338 et 7292.
Photographies reçues, envoyées et retournées. La plus grande discrétion
de part et d’autre.

2999.--Un officier de ligne en activité, qui s’est élevé des rangs, est
très désireux de se marier. Il a 34 ans, est grand, blond, bien portant,
d’un caractère aimant et généreux, sent qu’il ferait un excellent mari.
Il voudrait une femme qui ait quelque fortune; mais elle doit avant tout
être une _dame_; elle doit être aussi affectueuse, bonne ménagère,
au-dessous de 40 ans et capable d’aimer son mari. Il lui rendrait son
amour avec intérêts. Quelque dame veut-elle correspondre? Il enverra sa
photographie, ou arrangera une entrevue si on le désire.

Encore un médecin. Il se déclare _medical gentleman_ éminent:

2502.--Un médecin éminent, âgé de 40 ans, l’un des premiers praticiens
du Canada, 5 pieds 9 pouces, superbe physionomie, belles dents blanches,
magnifique voix de ténor, bon pianiste et bon organiste, parlant quatre
langues, auteur et conférencier, ayant voyagé dans toutes les parties du
monde, et tout à fait cosmopolite, très affectueux et désireux d’un
intérieur, relations de _première classe_, belle résidence, voudrait
correspondre avec une dame riche, en vue du mariage, et qui consentirait
à demeurer au Canada; aimant beaucoup les enfants, une veuve avec deux
ou trois ne lui serait nullement désagréable.

3677.--_Henry_, 31 ans, 5 pieds 8 pouces, 500 livres sterling par an,
poids 150 livres, projets de première classe, désire correspondre avec
une dame en vue d’un prompt mariage. Il a voyagé dans le monde entier,
fait des vers, est d’un tempérament chaud et aimant. La dame doit avoir
des rentes, être bien élevée et musicienne.

Les Alphonses du mariage abondent. Je cueille dans le tas:

3630.--_Albert_, grand, brun, 27 ans, pas d’autre fortune que ses
appointements de 2,000 francs par an, demande à lier connaissance avec
une dame de 30 à 45 ans qui aurait les moyens de lui faire un intérieur
confortable. Envoyer sa photographie.

3514.--_Robert_, ingénieur, 27 ans, 6 pieds, beau garçon, brun et
solide, bien élevé, bonnes relations, veut se marier. Sa position est
bonne, mais insuffisante. Il désirerait correspondre avec une dame âgée
ou une veuve ayant de la fortune.

3604.--_Hubert_, 26 ans, 5 pieds 8 pouces, brun, considéré comme très
beau garçon, de dispositions aimables et amoureuses, commerce facile et
agréable, appointements modestes, désire correspondre avec une dame
âgée, mais pas au-dessus de 60 ans, en vue d’un mariage immédiat. Elle
doit avoir les moyens de tenir confortablement sa maison.

3676.--_Fred_, 22 ans, 5 pieds 10 pouces, brun, yeux très noirs, belle
prestance et belle santé, gentleman par la naissance et l’éducation,
mais sans argent, désirerait entrer en relation avec une dame riche en
vue d’un prompt mariage. Il ferait un mari ardent, fidèle et dévoué.

3527.--Un gentleman allemand, 26 ans, grand, professeur de langues, sans
fortune, désire correspondre avec une dame ayant de l’aisance et qui
voudrait un mari aimable, au cœur dévoué et brûlant. Il est passionné
pour la musique, la peinture et les voyages. Les dames suivantes
voudraient-elles avoir la gracieuseté de correspondre, si elles en ont
l’envie: Alice Beaufort, lady Alice, Bessie, Lilian, Geraldine, Nora,
Myra, Eveleen, 3315, 3130, 3160, 3187, 3280, 3286, 3291, 3284, 3506 ou
d’autres inscrites dans le numéro du 13 décembre. Le plus profond secret
doit être observé de part et d’autre. L’éditeur a l’adresse et la
photographie.

Voici le rastaquouère.

3516.--Un jeune, brun, et titré gentilhomme étranger, 5 pieds 11 pouces,
yeux noirs, cheveux noirs, noble naissance, occupant une haute position
diplomatique, reçu à la cour, désire épouser une jeune demoiselle
agréable et affectueuse. Son mariage la rendra comtesse. Nulle objection
quant à la religion. Elle doit avoir au moins 75,000 francs de revenus.

Les Allemands ont une prédilection marquée pour les Anglaises, celles
_qui ont le sac_, bien entendu, car en voici un autre qui les relance de
Berlin.

2388.--Un gentleman allemand _orphelin_ (!), âgé de 34 ans et demi, 5
pieds 7 pouces, bien portant, cheveux et favoris blond clair, considéré
comme beau garçon, doux, bien élevé, d’une apparence de gentleman, très
sobre, parlant l’anglais, le hollandais et assez bien le français,
employé dans le gouvernement avec des appointements de cent livres par
an, qui s’augmenteront, sans fortune, désire correspondre avec une dame
anglaise ou une veuve sans enfants, de l’âge de 24 à 45 ans, une
orpheline préférée, ayant de la fortune et consentant à vivre en
Allemagne. L’avertisseur a un esprit droit, un cœur chaud, une âme
vertueuse, et serait un mari très dévoué, excessivement passionné pour
son intérieur; il préférerait un doux caractère à la beauté. Il demande
et il promet la plus grande discrétion. Est-ce que Bessie, Geraldine,
Alice Beaufort, Myra, Eveleen et la veuve nº 3444 voudraient répondre?

3688.--Un gentleman, 57 ans, bonne famille, belle manières, excellente
santé, grande expérience, a vécu longtemps à l’étranger, aimant son
intérieur, aimable, gai, possédant tous les attributs virils capables de
faire le bonheur d’une femme, est désireux, en vue d’un prochain
mariage, de lier connaissance avec une dame d’âge, de respectabilité, de
dispositions semblables et de suffisantes ressources pour que, les deux
fortunes réunies, on puisse s’assurer une existence confortable et
heureuse.

3425.--Un gentleman américain, 26 ans, résidant à New-York, demande à
correspondre avec quelques dames, en vue d’une amélioration mutuelle et
peut-être de mariage. Suis un agent d’une compagnie de chemin de fer, et
ai tout le temps voulu pour répondre aux lettres. Celles qui contiennent
une photographie recevront une attention toute spéciale. Dire si l’on a
de l’éducation et des connaissances musicales. Les lettres pour
l’Amérique demandent un timbre extra. Je ne suis pas laid. Yeux bleus,
cheveux bruns ondoyants, 5 pieds 9 pouces. _Pèse 15 stones_ (210
livres).

Encore un Allemand; décidément dans la chasse aux héritages, à eux le
point. _Germanus tulit punctum qui miscuit utile dulci._

3635.--Jeune gentleman. Allemand d’origine, 26 ans, ayant l’air d’en
avoir 30, 5 pieds 6 pouces, fort et sain, sobre, très affectionné, très
naturel, tranquille, modeste, pas encombrant, considéré comme un peu
timide, pas mal comme figure, a des propriétés en Amérique, serait
désireux de correspondre avec une dame chrétienne, pieuse et sage en vue
du mariage. Elle doit avoir des rentes, car lui n’en a pas; mais il aime
beaucoup un intérieur et est d’un tempérament très aimant. L’âge de la
dame est de nulle importance, et il prendrait aussi bien une veuve que
toute autre.

Il n’aura pas en tout cas celle-ci.

3448.--Une dame parisienne, résidant en Angleterre, désire se marier à
un monsieur plus âgé qu’elle, de n’importe quelle nationalité, excepté
un Allemand: elle prendrait volontiers un veuf. Elle a 28 ans, elle est
aimable, spirituelle, bonne ménagère. Elle gagne environ 3,000 fr. par
an, et pourrait continuer à exercer sa profession étant mariée.

Voici maintenant le Werther ardent:

--Un gentleman prussien ayant de bons revenus, désire faire la
connaissance d’une dame entre 25 et 35 ans. Elle doit être grande, douée
d’une bonne santé et d’un embonpoint raisonnable, avoir la peau brune et
des cheveux noirs et abondants. S’adresser en toute confiance.

Un autre jeune passionné, mais que dès l’entrée en matière on reconnaît
pour britannique:

3631.--Hautement respectable et respecté. Beau jeune homme de 25 ans.
Petits revenus. Châtain foncé, moustaches. Yeux noisette. Bien constitué
et solide en tous points; désire se marier tout de suite à belle dame ou
jolie demoiselle ayant des revenus. Elle doit être très aimante et très
affectionnée, car il est lui-même de joyeuse, aimante, affectueuse
disposition et sait qu’il fera un excellent mari capable d’attacher à
jamais une épouse.

3079.--Une respectable personne de 40 ans, cheveux et yeux noirs, 5
pieds, extérieur mignon, pas de parents, 3 à 400 livres sterling,
économe et excellente ménagère, faisant ses propres robes, désire
correspondre avec un homme dans les affaires et qui soit d’à peu près
son âge. L’argent est moins pour elle-même un objet d’attention que la
fermeté, la constance, la sobriété et les dispositions à réussir en
affaires; de plus elle veut un gentleman de manières et d’aspect; un
veuf avec un ou deux enfants ne serait pas repoussé. Elle ferait une
industrieuse, constante, fidèle, dévouée épouse et mère.

3181.--Une dame veuve, 30 ans, en paraissant 25, cheveux bruns, yeux
noisette, complexion saine, taille moyenne, charmante tournure, chante
avec une douceur attrayante, joue modérément bien, très bon naturel et
dispositions aimantes, excellente femme d’intérieur, très bonne santé, a
beaucoup voyagé, 1,500 francs de rente, aura davantage; elle désire
ardemment devenir la petite femme aimante et dévouée d’un gentleman au
cœur chaud et à principes solides avant que le printemps de sa vie soit
passé.

3780.--La fille d’un clergyman, 24 ans, d’un naturel brillant et
aimable, musicienne, serait heureuse de correspondre avec le numéro
8398, ou tout autre semblable gentleman. Elle est grande, a les cheveux
noirs, les yeux d’un bleu sombre. Le principal mérite de son mari serait
d’être un bon et chaleureux chrétien. La dame est très femme de ménage,
très sobre, très affectueuse; elle ne voit nul inconvénient à un échange
de photographies, si on le désire. Son père est à la tête d’une paroisse
de Londres. Ses vues religieuses sont strictement évangéliques.

3377.--Un monsieur de 60 ans très grand, plus grand que la moyenne et de
bonne mine, bon tempérament, et persuadé qu’il peut rendre heureuse
toute femme raisonnable, veut se marier. Il a un revenu de plusieurs
milliers de livres sterling, une magnifique résidence à la campagne,
chevaux et voitures et ferait un mari bon et indulgent.

3443.--Une dame de physionomie agréable, beau teint, convenable en tous
points pour un clergyman, ou un gentleman évangélique ou appartenant à
une profession chrétienne, ou tout autre cherchant une compagne
intellectuelle et agréable et une épouse affectionnée. On préférerait
Londres et les environs. Le revenu actuel est de 50 livres sterling;
augmentation probable. Nulle objection pour un veuf avec enfants, pourvu
qu’il ait de quoi les entretenir.

Le souci de leur salut, celui du troupeau et l’attente des joies
célestes ne font pas dédaigner les terrestres aux pieux _clergymen_. Je
ne les en blâme pas, je constate simplement.

_Divinité._--Étudiant pour les ordres sacrés, 24 ans, grand, blond,
viril, aimant, tendre, cherche une compagne affectueuse. Nombreux
projets d’avenir, perspectives inattendues, moyens désirables, la dame
jugera. J’aimerais à correspondre avec Alice Beaufort ou toute autre de
même catégorie.

_Mariage._--Clergyman de l’Église d’Angleterre, gradé célibataire, 32
ans, grand, bien fait, considéré comme possédant des avantages
physiques, désire épouser une dame riche, bien élevée, d’un caractère
aimable, et pas au-dessus de 33 ans, capable d’apprécier un époux
aimant. Malheureusement l’avertisseur n’a que des revenus très
médiocres.

Celui-ci, plus bref, semble ne douter de rien.

3606.--Un clergyman, 70 ans, recteur, revenus modestes, désire se
remarier avec une aimable dame qui ait un peu d’aisance. Celles
au-dessous de 40 ans préférées.

Plus je vais, plus je trouve à puiser dans cette mine riche, où jeunesse
et vieillesse dévorées du même mal, assoiffées des mêmes désirs ou de
cupidités identiques, se coudoient au même _handicap_.

Ne sont-elles pas bien naturelles, ces jeunes _misses_, ces veuves
ardentes, ces vieilles à qui il faut un mari à tout prix! Et ces escrocs
à la chasse aux héritières, ces pieux oints du Seigneur voulant aimer,
et jouir gratis de la vie sont-ils assez dans la note humaine! Le tout
suant le vice, puisque _vice_ ils prétendent qu’il y a, sous le manteau
de la vertu.

Je me hâte de terminer, laissant au lecteur le soin de conclure; mais
avant de finir ma récolte dans ces terres grasses d’excentricités, je
veux encore cueillir ces deux fleurs pour compléter le bouquet:

3644.--Un prêtre français, 38 ans, occupant une haute position en
Angleterre, désire se rencontrer avec une dame d’un cœur tendre et
fidèle qui comprendrait sa solitude et consentirait à une prompte union.

Aucune pieuse personne n’ayant répondu à cet émule du père Hyacinthe, il
fit dans le numéro suivant un nouvel appel:

3744.--Rencontrera-t-il jamais le prêtre français qui occupe une haute
position en Angleterre, un cœur compatissant qui comprendrait ses
souffrances et sa captivité (?). L’éditeur a l’adresse et la
photographie.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  Chap.                                      Pages
       --Avant-propos                            3
     I.--Respectabilité                          6
    II.--Le cabinet de miss Rabbit              23
   III.--Filles fessées                         31
    IV.--La dompteuse de filles                 43
     V.--Documents humains                      52
    VI.--Lettres édifiantes                     57
   VII.--Pensionnaires                          68
  VIII.--La livrée conquérante                  75
    IX.--Complément d’un précédent chapitre     92
     X.--Le jeu du mouchoir                    101
    XI.--La colonne d’angoisse                 109
   XII.--Les nouvelles matrimoniales           133


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES


ASNIÈRES, IMP. LOUIS BOYER ET Cie, 7, RUE DU BOIS






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PUDIQUE ALBION ***


    

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