L'amour au pays bleu

By Hector France

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Title: L'amour au pays bleu

Author: Hector France

Release Date: January 22, 2006 [EBook #17573]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AMOUR AU PAYS BLEU ***




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L'Amour au Pays Bleu

A ma chère Irma, mon amie fidèle dans mes bons et mauvais jours, je
dédie cette nouvelle édition du livre qu'elle aime.

                               Hector France

       *       *       *       *       *

IL A ÉTÉ TIRÉ 25 EXEMPLAIRES SUR JAPON TOUS NUMÉROTÉS A LA PRESSE
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HECTOR FRANCE

       *       *       *       *       *

L'Amour

au Pays Bleu

Eau-forte de A. BALLIN
d'après un dessin à la plume de GODEFROY DURAND

LONDRES A. Martin et V. Hubert
LIBRAIRES-ÉDITEURS
Prince's Buildings, Coventry Street, W.

       *       *       *       *       *
1885




Avant-Propos des Éditeurs.


_Pour nos débuts, nous avons la bonne fortune d'offrir au public un
livre d'Hector France; ce n'est, il est vrai, qu'une réédition, mais
nous sommes fermement convaincus qu'en rééditant l'oeuvre saisissante et
très originale qu'on va lire, oeuvre pour les délicats, comme l'écrivait
M. Octave Uzanne, nous ne pouvions entrer dans l'arène sous de meilleurs
auspices.

Hector France--et il nous permettra de le lui dire--n'écrit pas
d'habitude pour les délicats. Ayant porté pendant dix ans le sabre et le
burnous de spahis à travers les smalas d'Afrique, il a introduit dans
beaucoup de ses livres la brutale franchise des gens de guerre et les
gaillardises des camps. Aussi, considérons-nous comme une curiosité
littéraire et comme une haute oeuvre artistique l_'Amour au Pays Bleu.

_Notre plume n'a point autorité pour faire ici la biographie de l'auteur
qui s'est taillé une large place dans la littérature française; nous
rappellerons seulement Le_ Roman du Curé _et l_'Homme qui tue, _ces deux
ouvrages qui, du premier coup, comme l'a dit Léon Cladel dans une
remarquable préface, placèrent Hector France au rang des écrivains de
race._

_Et, sans insister davantage, nous nous contenterons de donner quelques
extraits pris au hasard parmi les critiques littéraires de toutes
nuances qui signalèrent à l'attention l'_Amour au Pays Bleu.

Le _Pays Bleu_, écrivait M. Masseras dans la _Nouvelle Revue_ (15
novembre 1880), c'est l'Afrique, où l'on reconnaît sans peine que
l'auteur a vécu longtemps et qu'il l'a étudiée dans sa langue, dans ses
moeurs, dans sa vie intime. La couleur particulière, sincèrement locale,
qui résulte de cette connaissance, est le caractère distinctif du livre;
elle lui fait une place à part au milieu des banalités qui se
multiplient en librairie, avec une profusion monotone, sous prétexte de
romans. L'action porte un cachet qui n'est plus celui de notre vie
européenne; les détails font pénétrer dans cette existence algérienne,
dont nous avons eu tant d'esquisses superficielles et si peu de vrais
tableaux. Il y a là de curieuses scènes et des descriptions d'après
nature comme nous en avons rarement rencontrées et que l'auteur a su ne
pas gâter par une touche trop française. Nous l'en félicitons, quoiqu'il
soit....

       *       *       *       *       *

Journal du Dimanche (supplément de l'Europe).

(_Bruxelles, 16 janvier 1881_).

J'ai eu, plus d'une fois déjà, l'occasion de dire tout le bien que je
pense du talent d'Hector France. Il est un des rares écrivains d'une
réelle valeur qui ne s'embarrassent d'aucune école et suivent droit
leur chemin, s'en rapportant uniquement à leurs impressions.

Il possède, en un mot, sa manière, qui se reconnaît parmi les autres, et
cette manière est faite de grâce et de force. On se souvient de l'âpreté
de son premier roman, de celui qui le révéla conteur et poète, ce
terrible _Homme qui tue_, et combien pourtant l'effroyable récit était
tempéré par des qualités d'émotion pénétrante et délicate. C'est qu'avec
une entente très particulière des conditions du roman, il avait su
peindre l'homicide dans un beau cadre de nature, et les immolations s'y
enveloppaient de splendeurs.

Une pente naturelle l'emporte, en effet, vers le drame; dès qu'il touche
à l'humanité, il devient effrayant; mais il semble redouter par moments
d'y descendre trop avant, et brusquement la grande paix des choses
succède aux passions furieuses. Si l'on pouvait étudier un peu
longuement ses livres, on y reconnaîtrait la présence d'un esprit à la
fois candide et corrompu, demeuré vierge à travers les orages de la
pensée, et en qui l'habitude des réalités les plus sombres n'a pas tué
le rêve.

L'_Amour au Pays Bleu_ en est une preuve nouvelle; je ne connais pas de
récit qui, mieux que celui-là, porte le double caractère de rouerie
froide et de jeune poésie inaltérée. Il en sort comme un parfum
dangereux qui grise la cervelle, l'image troublante d'un paradis d'amour
qui crève inopinément et vous laisse, désenchanté, devant d'horribles
bestialités. Ici encore, sous les pleurs et la lumière, la brute humaine
se déchaîne; l'ogre apparaît, immolant tout à ses convoitises: et, à
longs jets, le sang coule sur les paysages. C'est le _Cantique des
Cantiques_ du rapt et du viol.

D'ailleurs, de fond et de forme, l'_Amour au Pays Bleu_ est bien tout ce
qu'on peut rêver de plus oriental: nulle part, l'homme des froides
contrées septentrionales ne se décèle; la langue, fleurie et ciselée,
garde, même dans la description, la netteté étincelante des centons; et
l'on admire ce tour de force d'un esprit très littéraire, en regrettant
un peu qu'une si rare virtuosité ne s'applique à des sujets plus
rapprochés de nous. En outre, les caractères sont fortement tracés, par
grands plans, sans surcharge inutile; et Mansour, dans son âpre
concupiscence sénile, a même une grandeur tragique qui le met à part
parmi ses pareils. Oeuvre d'art luxuriant et de chaude imagination,
toute semée de descriptions exquises, et qui laisse dans l'imagination
la nostalgie vague des tendresses mortelles.

CAMILLE LEMONNIER.

       *       *       *       *       *

Le Soleil (15 novembre 1880).

L'éditeur Alphonse Lemerre vient d'ajouter à sa collection de romans,
peu nombreux, mais choisis, un livre de M. Hector France, l'_Amour au
Pays Bleu_, qui est une sorte de poème en prose d'une intensité de
couleurs et de vie remarquable. C'est en même temps, sous une forme très
artistique, une histoire amoureuse des plus originales et des plus
dramatiques....

Il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans le pays de l'Islam, où
les moeurs sont faites pour atténuer beaucoup certaines couleurs qui
nous paraîtraient trop crues. N'est-il pas curieux qu'un écrivain de
cette valeur, un poète pour tout dire, se montre assez peu soucieux de
son grand talent pour oser signer quelques-uns de ces feuilletons qui,
au rez-de-chaussée de certains journaux, sont des armes de guerre aussi
peu sincères que peu loyales, et qui pervertissent l'imagination
populaire par l'exposition de tableaux inventés à plaisir pour être mis
au service des passions politiques les plus acharnées? Dans la masse de
romans dont je ne signale ici que la quintessence, celui-ci tranche par
son originalité et par le charme réel de la forme qui revêt la couleur
vive et l'ardeur brûlante du pays bleu, c'est-à-dire de l'Algérie, où
l'homme a toutes les intempérances du climat imperturbablement beau et
où l'on cueille les femmes comme les fleurs, à peine écloses sur leur
tige.

Ch. Canivet.

       *       *       *       *       *

Courrier du Soir _(28 novembre 1880)_.

En Algérie, les passions sont violentes; l'amour est fougueux; si nous
ne le savions pas, le livre de M. Hector France nous l'apprendrait. Des
moeurs âpres, des caractères impétueux, des scènes poignantes, voilà ce
que nous offre ce livre, à chaque page. Certains tableaux ont une
couleur brutale, toute primitive, dont la Bible seule nous donne
l'équivalent. Telle est la vie au désert, au «pays bleu» où M. Hector
France nous conduit. L'amour italien, tel que Stendhal le décrit n'est
que froideur à côté de celui que respirent les fils du Souf, les enfants
de Djenara, la perle des Ksours. Au reste, comme le dit fort bien le
Thaleb Ali-bou-Nahr, les gens du Nord ne peuvent rien comprendre à ces
amours redoutables.

La donnée est dramatique; et elle aboutit à une sévère moralité. M.
Hector France a développé son sujet en écrivain qui connaît l'Algérie et
qui l'aime profondément. Il n'en parle point avec le sang-froid d'un
Occidental; son style se revêt d'une riche couleur orientale; et,
vraiment, il nous offre certaines descriptions fort remarquables.

Cette histoire touche à la pastorale: par moments, on croit lire les
scènes d'une luxuriante et barbare églogue. Si la touche est excessive,
il se dégage, de plus d'un tableau, une âpre poésie. Peut-être, pour
nous paraître vrai, ce livre ne pouvait-il guère être écrit autrement.

Il est fait pour ne point passer inaperçu; il est entraînant et
passionné; par le temps qui court, ces défauts doivent servir à appeler
l'attention du public.

Antony Valabreque.

       *       *       *       *       *

Le Livre _(décembre 1880)_.

Nous devons à Hector France le _Roman du Curé_, l'_Homme qui tue_ et le
_Péché de Soeur Cunégonde_. Ces oeuvres ont obtenu un succès mérité dans
la mesure de leur valeur. Le roman que vient de publier la librairie
Lemerre surpasse, à notre sens, les précédents ouvrages du même auteur.
Sans aucun doute il aura moins de succès, car plus l'art s'élève, moins
il est entouré. Les plus grands romanciers modernes ne sont pas plus
populaires. L'admirable auteur de la _Vieille Maîtresse_ est connu et
apprécié du petit nombre et nous voyons tous les jours des études
contemporaines d'une haute supériorité dont l'unique édition s'enlève
lentement. Le grand public s'inquiète peu du beau; il veut se distraire
et pour son imagination le premier jouet lourdement bâti lui est bon.

L'_Amour au Pays Bleu_ est une oeuvre ensoleillée, chaude et vivante.
Dans les tableaux que nous trace magistralement M. France, nous
retrouvons toute la couleur d'un Fromentin et la poésie d'un Gérome. Ce
roman très original nous montre la fatalité orientale d'une façon
saisissante.... Canevas superbe, canevas très bien brodé avec des
arabesques d'un art infini. Qu'on lise ce volume, ceci est pour les
délicats.

Octave Uzanne.

       *       *       *       *       *

République Française _(17 janvier 1881)_.

Il y a beaucoup d'étrange et de pittoresque, beaucoup de prose, même
naturaliste, en même temps que de poésie exubérante, dans cette histoire
d'un Don Juan arabe débauché, très voleur de femmes et de filles, à qui
l'idée vient tout à coup, comme à l'Arnolphe de Molière, d'élever une
Agnès toute petite pour l'épouser plus tard, sûrement vierge de corps et
de pensée. L'amour jeune, ici comme toujours, déjoue les plans du vieux
séducteur, et la vengeance de ses victimes d'autrefois se lève tout à
coup devant lui. La peinture des moeurs privées dans ce beau coin
d'Algérie, _le pays bleu_, a ici un caractère nouveau et original. Le
paysage y est à la fois familier et presque lyrique. On ne peut mieux
définir la saveur de ce singulier livre qu'en disant qu'il fait penser
à la fois au _Dernier des Abencerages_ et à _Madame Bovary_. On le voit,
comme mélange c'est tout à fait neuf. L'unité d'impression et de vérité
y est néanmoins.

Fabrice W.

       *       *       *       *       *

Moniteur Universel _(24 novembre 1880)_.

M. Hector France nous a retracé un épisode terrible de la passion sous
le ciel africain, ce ciel perpétuellement azuré sous lequel il a
longtemps vécu, et jeté à cheval, au milieu des cavaliers rouges, les
premières ébauches du roman qu'il publie aujourd'hui sans aucune de ces
préoccupations politiques ou sociales qui se remarquent dans ses autres
écrits. Ce sont des tableaux de la vie pastorale, les uns riants, les
autres plus sombres, mais tous fortement empreints du souvenir des
moeurs arabes et des aspects de cette pittoresque contrée, et auxquels
un style coloré et vigoureux donne un puissant relief.

Eug. Asse.

Justice (_12 décembre 1880_).

Voici un nouveau livre de l'auteur de l'_Homme qui tue_, qui, lui, ne
nous présente pas un Arabe de convention parcourant sur son légendaire
coursier un désert brûlant décrit par le romancier, les pieds sur les
chenets. C'est en Algérie même, sous la tente, à cheval, que M. France a
jeté sur le papier les premières ébauches de son oeuvre.

Le lecteur sent, dès les premières lignes, qu'on ne lui offre pas des
esquisses faites de chic, mais bien de beaux tableaux que l'auteur a vus
et qu'il a reproduits avec une grande puissance d'observation et
d'originalité. A la vérité, l'_Amour au Pays Bleu_ est l'oeuvre d'un
poète plutôt que celle d'un romancier.

A.B.

       *       *       *       *       *

Le Pays (_3 novembre 1880_).

Le pays bleu, c'est l'Algérie avec son beau ciel. Rien n'y ressemble à
ce que nous voyons dans nos contrées changeantes sous les diverses
températures qui les éprouvent. A peindre les moeurs et les amours
étranges de ce pays qu'il a habité, M. France a déployé beaucoup
d'habileté; s'il cherche à passionner ses lecteurs, suivant son
habitude, il se tient pourtant dans une mesure convenable et qui le met
à l'abri des reproches que lui ont attirés quelques-uns de ses premiers
livres.

Pellerin.

       *       *       *       *       *

Le Panthéon de l'Industrie (_14 novembre 1880_).

Voici une oeuvre charmante et originale, roman algérien sauvage et
poétique, d'un style moitié biblique, moitié moderne, très châtié et
très imagé.

C'est l'histoire d'un débauché, Mansour, espèce de Don Juan arabe qui,
après avoir séduit la belle Meryem, la jeune femme de son propre père,
poursuit jusque dans sa vieillesse l'idéal d'amour, et en vient à
adopter une petite fille, Afsia, dont il se réserve la virginité...

Toute cette narration, écrite plutôt à la manière d'un poème que d'un
roman, est entremêlée de descriptions ravissantes, quelquefois un peu
risquées, mais dont l'audace est voilée d'un mysticisme oriental qui les
rend pleines de charme.

En tout cas, on préférera cette littérature tout idéale aux plates et
écoeurantes élucubrations de l'école naturaliste.

C. George.

       *       *       *       *       *

Le Républicain de Tarn-et-Garonne

_(19 décembre 1880)_.

...Le _Pays Bleu_ dont nous parle M. Hector France n'est point le pays
des rêves, mais bien celui de tragiques réalités. C'est sous le ciel
d'airain de l'Afrique, de cette Afrique qui est nôtre et que par cela
même, peut-être, nous connaissons si peu, que se passe l'action du
livre. Le héros, un type de Don Juan africain, rusé, patient, brutal,
brûlé par tous les feux de la concupiscence, ne recule devant rien pour
assouvir ses désirs effrénés....

L'homme tragique du _festin de pierre_ n'a rien de plus saisissant et de
plus inattendu. Telle est la donnée du livre. Ajoutez à cela un style
chaud, des descriptions superbes d'une couleur toute locale, car
l'auteur parle de l'Afrique en réalité, en homme qui a vu et non point
en romancier d'imagination, et vous aurez une faible idée de ce livre,
reflet de l'Orient dans ses amours naïves, ses emportements féroces et
ses ardentes voluptés. A.Z.

       *       *       *       *       *

La vie Moderne _(26 février 1881)_.

Je ne connais ni le _Roman du Curé_, ni l'_Homme qui tue_, ni le _Péché
de Soeur Cunégonde_, et je ne puis que le regretter après la lecture de
l'_Amour au Pays Bleu_. C'est l'oeuvre d'un homme qui a déjà un talent
robuste et qui en aura bien davantage, quand il se sera défait de
quelques brutalités de forme, voulues peut-être, mais inutiles, à mon
sens. M. Hector France est, si j'en crois la préface de son livre, un
ancien spahis qui a longtemps vécu en Algérie. Je n'ai jamais rien lu de
plus coloré que cet ardent poème d'amour qui se déroule au milieu des
riches paysages du Tell, parmi ces paisibles habitants aux moeurs
pastorales, dont, en qualité de sabre civilisateur, il a jadis été
troubler la paix par de sanglantes chevauchées. M. Hector France est un
écrivain de race et un conteur très attachant. J'ai lu l'_Amour au Pays
Bleu_ tout d'une traite, et je gage que vous en ferez autant, cher
lecteur.

d'Artois.

_C'est aussi notre avis et nous pensons que ces divers extraits, pris
dans la presse parisienne, dans celle de province et de l'étranger,
disent assez que nous rééditons l'oeuvre d'un maître.

Cette nouvelle édition ne le cède en rien comme exécution typographique
à la première et, grâce au concours de M. Godefroy Durand, le célèbre
dessinateur du_ Graphic, _nous avons pu l'illustrer d'une magnifique
eau-forte.

Nous croyons donc faire à la fois oeuvre utile et agréable, persuadés
que le succès ne nous fera pas défaut._

Londres, le 25 mai 1885.




Préface DE LA PREMIÈRE ÉDITION

A Camille Delthil


_A cheval, au milieu des cavaliers rouges, j'ai jeté les premières
ébauches de ce livre. Et ces feuilles volantes, roussies par le soleil,
maculées par la pluie et les nuits humides, froissées sur la selle,
lacérées, perdues dans les camps, je les avais oubliées.

Mais un soir de décembre, alors que le brouillard de Londres, pesant sur
les poitrines, glissait avec le_ spleen _par les fissures des portes
et des fenêtres mal closes, j'ai voulu aussi oublier et l'exil et
l'heure et l'inexorable temps.

Et ainsi qu'une cavale que l'amour talonne, ma pensée, brisant ses
entraves, s'est échappée dans les espaces, remontant les jours écoulés,
jusqu'aux rives lointaines où le ciel est bleu.

Ah! les joyeuses gambades au fond des vallées, que bordent les coteaux
où poussent drus, oliviers, grenadiers et cactus; les courses dans la
plaine, le long des rubans de lauriers roses, gracieux festons de la
rivière aux bords effrités et crayeux, les longues haltes sous les
tamariniers touffus, près de la source fraîche où, dans une amphore
étrusque, vient puiser la fille aux yeux noirs. Puis, à l'entrée des
solitudes où s'aventurent les caravanes, les furieux galops derrière les
gazelles, tandis qu'au fond des ardents horizons, la blanche silhouette
du minaret du ksour et la tête chevelue des dattiers de l'oasis
tremblent dans l'air diaphane!

J'ai rassemblé les pages éparses, et pendant les longues heures de nuit,
alors que la froide bise heurtait à ma porte, je me bouchais les
oreilles, et, capitonné dans mes rêves, caressé des rayons d'or des
souvenirs, j'ai effacé le présent et j'ai vécu du passé...._

       *       *       *       *       *

_Que les âmes pudibondes, scandalisées par mes précédents livres, se
rassurent! Elles ne trouveront ici aucun sujet dangereux._

_Ce sont des tableaux de la vie pastorale, et je vous les dédie, cher
poète; j'y parle de la nature, que vous aimez, des grands horizons, des
filles brunes et des moissons blondes, et aussi des primitifs et naïfs
amours, chantés dans vos _Poèmes Rustiques,_ et que votre compatriote et
notre ami _Léon Cladel_ a jetés, comme des fleurs sauvages, sur le socle
de granit de ses rudes _Paysans._

Mais ce n'est pas dans les frais sentiers «tout baignés d'aurore», où

          Près de vous passe parois,
          En chantant, un clair minois
          De brune fillette,
          Portant l'amphore de grès,
          Ignorante du progrès,
          Et pourtant coquette.

que je veux vous conduire; mais par les grandes plaines chauves, non
loin des palmiers, là où la rustique fillette, vêtue de la tunique de
Rébecca, offre, insoucieuse, ses seins, ses bras et ses jambes nus aux
baisers du soleil; là-bas, sous la maison de poil des paysans du _Tell_,
plus majestueux sous leurs burnous en loques que jamais ne le furent les
plus nobles patriciens, chez les paisibles pasteurs _bédouis_ enfin, que
le sabre civilisateur a été, tant de fois, réveiller brusquement de
leurs tranquilles rêves et arracher à leurs bibliques amours._

Hector FRANCE.

_Charlton villa, Kent, mai 1880._

       *       *       *       *       *




L'Amour au Pays Bleu

_PROLOGUE_


Derrière les molles ondulations bleues qui festonnaient le rideau du
couchant, le ciel flamboyait comme une gigantesque Sodome, empourprant
des ardents reflets de ses fournaises les hautes crêtes de l'Orient.

Nous étions encore enveloppés de cette lumière fauve, et déjà la plaine
se noyait sous les larges couches d'ombre. Les bizarres crevasses
sombres, les taches calcinées, les touffes vertes, les bosselures du
sol, la nappe foncée des marais d'_Ain-Chabrou_, la bordure de lauriers
accrochés aux flancs crayeux du torrent aux eaux rousses, le long ruban
gris du chemin déroulant ses zigzags jusqu'aux palmiers du _Ksour_, tout
s'effaçait sous le noir uniforme et profond.

Le Ksour! _Djenarah_, la perle du Souf! Des pentes élevées du _Djebel_,
mon guide m'avait montré son haut minaret, dressé comme un frêle mât
d'albâtre dans les vagues azurées de l'horizon. Longtemps nous vîmes la
blanche aiguille étinceler aux feux de l'Occident; puis, peu à peu, elle
disparut à mesure que nous descendions la montagne et que nous nous
enfoncions dans la nuit.


       *       *       *       *       *

Des formes indécises traversèrent brusquement le chemin, et de grandes
chauves-souris, s'élançant des crevasses, tournoyaient autour de nos
têtes.

Parfois deux étincelles ardentes luisaient dans un noir fourré, et des
épaisseurs des broussailles se levaient de vagues frémissements.

Nous allions dans cette solitude peuplée d'invisibles, dans ce silence
coupé de bruissements. J'écoutais machinalement le pas de nos chevaux
frappant le sol pierreux d'un pied fatigué et lourd, et la note grêle
des hôtes du marais qui arrivait, par intervalle, du fond de la vallée,
lorsque la voix du spahis éclata gaiement dans cette tristesse:

          De Skikdad à Constantine,
          De Constantine à Bathna,
          Quelle est donc la plus mutine
          Des filleules de Fathma?
              C'est Kreira!
              C'est Kreira!
          C'est Kreira, la jolie fille,
          C'est la rose de Ouargla!

C'était un de ces poèmes lascifs que les Arabes affectionnent et
chantent dans le chemin monotone, quand, pendant de longues heures, la
plaine succède à la plaine et que l'oeil n'a pour se reposer des teintes
grises du sol brûlé que le bleu de l'horizon fuyant sans cesse devant
lui.

       *       *       *       *       *

A peine au bas de la montagne, je sommeillais, l'oreille caressée par le
chant et le corps bercé par le mouvement du cheval, lorsque, dans les
profondeurs silencieuses, il me sembla entendre des accents de détresse.

--Tais-toi! dis-je à Salah.

Je ne m'étais pas trompé; une seconde fois la voix retentit grave,
douloureuse, lamentable. Nul mot n'arrivait distinct, mais la note
désolée déchirait lugubrement la nuit.

Puis tout se tut; un silence profond s'étendit dans la plaine. On eût
dit que les fauves et les reptiles, l'armée des rôdeurs nocturnes,
écoutaient.

--As-tu entendu?

--Oui, répondit le spahis.

Et il continua:

          Dans ses seins quand je me plonge,
          L'oeil perdu au paradis,
          Je m'enivre, sans mensonge,
          Des caresses des houris,
             Par Kreira!
             Par Kreira!
          Par Kreira, la jolie fille,
          Par la rose de Ouargla!

--Tais-toi donc! répétai-je indigné. Quelqu'un appelle au secours.

--Je sais ce que c'est. Il n'y a rien à faire: c'est la voix de
_Sidi-Messaoud_ (Monseigneur l'Heureux).

       *       *       *       *       *

_Monseigneur l'Heureux!_ Quelle dérision! J'étais tout remué par cette
clameur sinistre qui vibrait à travers la distance comme les derniers
échos d'un désastre. Quel est donc l'_heureux_ qui gémit ainsi?

Nous allions, et plus d'une heure s'était écoulée, que ma pensée, encore
arrêtée là-bas où j'avais entendu le cri lugubre, s'y cramponnait et ne
voulait plus revenir. Salah continuait ses couplets avec une infatigable
ardeur, mais soudain il se tut.

La voix venait de retentir plus rapprochée, et nous entendîmes
distinctement, par trois fois, ce nom jeté comme un sanglot:

--Afsia! Afsia! Afsia!

L'appel déchirant remuait douloureusement le coeur. Il sembla pour un
moment avoir touché celui du spahis, perçant comme une vrille la rude
écorce de soldat, car il arrêta son cheval.

Dans les teintes grises du chemin, je voyais sa grande silhouette noire,
son fusil posé en travers sur le _Kerbouk_ de la selle, et, sous la
cuisse, son sabre, dont le fourreau d'acier et la poignée de cuivre
scintillaient dans la nuit.

La tête enveloppée du capuchon pointu, les burnous serrés au corps, il
restait incliné, immobile et pensif.

--Qu'est-ce donc? lui demandai-je, lorsque, pour la troisième fois, les
accents désespérés furent éteints; qui appelle ainsi, à pareille heure
et dans ce désert?

--Rien qui puisse t'inquiéter, me répondit-il en riant. C'est
Sidi-Messaoud qui demande sa fiancée.

Et il reprit le chant d'amour:

          Ses lèvres sont une coupe
          Où je bois la volupté.
          Et sur sa divine croupe
          J'irais dans l'éternité
             Sur Kreira!
             Sur Kreira!
          Sur Kreira, la jolie fille,
          Sur la rose de Ouargla!

       *       *       *       *       *

Je ne pus rien tirer de lui, et pendant mon passage au Ksour les hommes
de Djenarah évitèrent de me répondre; puis, devant les incidents si
multiples de la vie d'un soldat d'Afrique, ce souvenir s'effaça.

Ce ne fut que plusieurs années après, de retour à Constantine, que
j'appris par hasard, du _Thaleb_ El-Hadj-Ali-bou-Nahr, la dramatique
histoire de Monseigneur l'Heureux.

Ce Thaleb, Ali-bou-Nahr, décoré du titre d'El Hadj comme tous les
musulmans ayant fait le pèlerinage de la Mecque, il est peu de spahis
français qui ne l'aient connu. Je parle de ceux qui ont séjourné à
Constantine vers 1860, alors que nous habitions la caserne
_Sidi-Nemdil_, au centre du quartier arabe, en face d'une petite mosquée
pittoresque depuis longtemps tombée sous la pioche des niveleurs de
rues.

Le thaleb avait ouvert boutique à quelques pas de notre porte; là, il
louait sa plume et son style aux amants illettrés, calligraphiait d'une
main magistrale des versets du Koran, posait des ventouses et vendait
des amulettes. C'est dire qu'il était à la fois écrivain public,
barbier, chirurgien et quelque peu sorcier.

Homme juste et jouissant d'une grande réputation de sagesse, philosophe
et lettré, il avait, de la Mecque, voyagé dans l'Europe. Citateur
enthousiaste du Koran, qu'il interprétait à sa façon comme les Puritains
interprètent la Bible, il observait ostensiblement le Ramadan et ne
buvait du vin que la nuit.

--Les lois du Prophète, disait-il, sont faites pour le vulgaire
imbécile. Pour nous, les sages, notre loi, c'est notre conscience. Mais
il faut sauvegarder les apparences, à cause des ignorants. Si le Koran
autorisait le vin, toute la canaille se soûlerait.

       *       *       *       *       *

J'ai dit qu'il vendait des amulettes.

Cette branche d'affaires était la plus lucrative. C'est à lui qu'on
s'adressait de préférence quand on avait, au lever de la lune, rencontré
un gros crapaud embusqué au bord du chemin, ou un petit serpent à demi
caché sous l'herbe, qui vous avait regardé avec des yeux jaunes.

Il n'est pas de bonne-femme de Philippe-ville à Tuggurt, ni de pâtre du
Tell, ni de chamelier du Souf, ni d'ânier de Constantine, qui ne sache
que les _djenouns_[1] prennent de préférence ces formes pour lancer
plus aisément leur fluide sur le passant sans défiance. Alors, malheur à
celui-ci, s'il ne se hâte de courir chez le marabout le plus proche ou,
à son défaut, chez son voisin le _tebib_, acheter un talisman, unique
remède contre l'esprit du mal.

[Note 1: Démons de nuit.]

Sur un petit carré de papier, de toile ou de parchemin de la grandeur et
de la forme de nos vénérés scapulaires, est tracée la formule magique.

On se l'attache dévotement au cou, et pour peu qu'on ait la foi, la
guérison est certaine.

Il y en a pour tous les maux et tous les maléfices. Ils préservent de la
gale ou de la peste, de la mort subite ou des ophtalmies, des femmes
malpropres ou du cocuage, des balles ou de la vermine. Tout dépend du
prix qu'on y met.

--Quoi! disais-je, toi qu'on appelle le savant et le sage, n'as-tu pas
honte de spéculer sur l'imbécillité publique?

--O mon fils! tu parles bien comme les infidèles, qui jettent de grands
mots pour couvrir le vide des pensées. Est-ce moi qui ai créé
l'imbécillité publique? Non; elle existe, et, comme toute infirmité
humaine, elle doit profiter au savant et au sage. Est-ce le médecin qui
crée les fièvres et les ophtalmies? Non, il en vit. Il vit des poudres
qui tuent et des eaux qui rendent borgnes. Moi, je vis de mes amulettes,
qui, si elles ne guérissent pas de l'imbécillité, guérissent du mal que
cause l'imbécillité. Nous sommes tous plus ou moins charlatans, mon
fils.

Le médecin est un charlatan de science, le magistrat un charlatan de
morale, le soldat un charlatan de bravoure, le prêtre un charlatan de
vertu. Chacun vit de son état: permets que je vive du mien. Le soleil
luit pour tous; mais tant que la foule restera stupide et ignorante,
elle sera la proie des habiles.

       *       *       *       *       *

Comme tout vrai musulman, il enveloppait les chrétiens dans un profond
mépris, non parce qu'ils étaient chrétiens, mais parce qu'il trouvait
leur religion puérile, _étriquée_ et ridicule... et s'il daigna
m'honorer de son estime, c'est que je déclarai un jour être fataliste et
priser le Koran fort au-dessus de l'Évangile, à cause des joies de son
paradis.

--Oui, me disait-il, il y aura pour les justes des beautés éternellement
vierges, des sources éternellement pures, des ombrages éternellement
frais; cela ne vaut-il pas mieux que chanter éternellement des hymnes.
Le fils d'Abdallah était plus pratique que le fils de Meryem. Mais
hymnes ou houris, tout cela est bon pour la foule misérable.

Tu es fataliste, dis-tu? Mais le fort peut tracer sa voie à travers la
fatalité.

Et il me cita ces paroles du Livre:

«A ceux qui feront le bien, le bien sera un surplus. Ni la noirceur ni
la honte ne terniront l'éclat de leurs visages. A ceux qui feront le
mal, la rétribution sera pareille au mal, l'ignominie les couvrira et
leurs visages seront comme un lambeau de nuit.»

Quelquefois le vulgaire myope, qui ne voit que la surface des choses,
dira: Regarde cet homme, il adore ses passions, il fait le mal pour le
mal, son coeur est fermé comme sa main, la misère d'autrui est pour lui
un bénéfice, et cependant il est gras, il est florissant, il a un beau
vêtement et une belle demeure, il est heureux! Qu'il attende, le
vulgaire myope, et ses yeux s'ouvriront, et à pas de géant il verra
venir le châtiment vengeur, le malheur qui guette cette tête
orgueilleuse et la courbera comme celle du coupable en prière. Car le
Destin, Maître de l'heure, n'attend pas pour punir que la chair se
détache des os, il frappe celui qui est debout.

Je connais un homme que les gens du Tell et ceux du Souf, et ceux du
Sahara ont, pendant de longues années, appelé _Monseigneur l'Heureux_,
et il fait pitié aux plus misérables.

--Oh! m'écriai-je, je me souviens. Une fois, non loin de Djenarah, sa
voix frappa mon oreille: «Afsia! Afsia! Afsia!» Ce nom m'a longtemps
poursuivi.

Et pendant que je racontais il m'écoutait d'un air sombre,
m'interrompant par ses exclamations:

--_Allah Kebir! Allah Kebir!_

Puis il ajouta:

--Apporte ce soir deux peaux de bouc pleines de ce vin d'Espagne qui met
la gaieté au coeur, et loin des sots qui médisent, des curieux qui
envient et des femmes qui troublent, dans ma boutique bien close, je te
raconterai l'histoire du _Thaleb El Messaoud_.





PREMIÈRE PARTIE

MERYEM

I


«Il n'y a de Dieu que Dieu et Mohamed est le Prophète de Dieu.»

«A lui appartiennent le levant et le couchant; de quelque côté que vous
vous tourniez, vous rencontrez sa face.»

Telles sont les paroles écrites dans le Livre, mais je puis te dire ce
qui n'est pas écrit et que répètent ceux d'entre nous, nommés les
sages.

Entre Dieu et le Prophète, est un Maître tout-puissant; il fait et
défait; il éclaire et éteint.

Les uns l'appellent l'universelle Vie, mais son vrai nom, c'est
l'universel Amour.

De l'homme au ciron, de la forêt de palmiers superbes à l'humble brin
d'alpha, rien n'existe et ne vit que par lui. Il courbe tout ce qui est,
comme l'ouragan courbe les roseaux de la source, il jette les races sur
la surface du globe, comme le semeur jette les grains dans le champ.

Son temple est l'univers et la femme son autel, car, sous notre soleil,
c'est ce qu'il y a de plus parfait.

Et nous disons à la place des paroles du Prophète:

«A lui appartiennent le levant et le couchant et de quelque côté que
vous vous tourniez, vous rencontrez sa puissance.»

De lui tout découle, peines et joies, la mort et la vie. Il fait les
sages et les fous, les heureux et les misérables, les héros et les
criminels.

Sans lui l'homme est eunuque, et va châtré dans la vie comme les nègres
dans le sérail.

S'il fait dévoyer le faible, il montre la route au fort et dit: «Pour
moi, taille ta destinée.»

Car à moins d'être harcelé par une fatalité maudite, conséquence des
crimes ou des imbécillités de ceux dont il a le sang dans les veines, le
fort, ici-bas, doit faire son destin. Il tient son heur et son malheur.
Et si aux portes de la vieillesse, les soucis, comme les ténèbres,
s'amoncellent sur son front, qu'il n'en accuse que lui et cherche la
cause en fouillant les vomissements de son passé.




II


Si ceux de Djenarah ne t'ont pas raconté l'histoire du Thaleb
_El-hadj-Mansour El-Messaoud_, c'est qu'il se trouve encore dans le
Ksour des hommes et des femmes que ce nom fait rougir. L'infortune qui
pèse sur lui n'a pas éteint toutes les colères. Les meilleurs
pardonnent, mais ne peuvent oublier.

Moi, j'estime _Sidi-Mansour_ et je respecte sa misère, et si le Maître
de l'heure prolonge mes jours, alors que les siens seront effacés,
j'irai déposer sur le coin de terre où sa chair se transformera les
offrandes dues à un grand marabout.

Cependant, celui qui sera peut-être après sa mort honoré à l'égal de
_Sidi-Ibrahim_ ou de _Sidi-Abd-el-Kader_, fut dans sa jeunesse un homme
comme il n'en faut pas.

On le disait plein d'esprit, car il avait la sagesse du diable. Tout lui
réussissait parce qu'il était habile, mais il entreprenait trop souvent
le mal.

Il fit de l'amour un jeu où il mit toutes ses audaces. Ah! combien il a
dupé de maris et de pères, combien il a trompé de femmes, combien il a
pris de virginités de filles! Qui le sait? les gens même de Djenarah ne
pourraient les compter tous, car nul n'est juge dans son propre malheur;
mais on raconte que non seulement Djenarah la Perle, mais les douars de
Nememchas et des Ouled-Abid, les oasis du Souf jusqu'à Ouargla et
Rhadamés étaient remplis des scandales de ses amours.

Il disait: «Il n'y en a pas un qui me vaille!»

Et, en effet, personne ne le valait, car personne ne put l'arrêter dans
ses débordements.

Et quand les vieillards lui adressaient des reproches:

«O Mansour, celui qui prend Satan pour compagnon choisit un mauvais
voisin de route», ou bien: «Un jour viendra où l'opprobre s'étendra
comme une tente au-dessus de ta tête.»

Enflé d'orgueil ainsi qu'Eblis le Maudit[2], il répondait: «Je lèverai
la tête et je crèverai l'opprobre, car je ne suis pas de ceux qui
courbent le front.»

[Note 2: Le diable.]

Alors ils lui disaient: «Prends garde! Il sera trop tard quand tu
crieras: Je me repens. Implorerais-tu le pardon soixante-dix fois, comme
il est écrit dans le Livre; invoquerais-tu Dieu par ses
quatre-vingt-dix-neuf noms, ce sera trop tard.»

Et ils ajoutaient: «Souviens-toi des paroles du Prophète: «Ame pour âme,
oeil pour oeil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent.» La
justice du talion est la saine justice.»

Mais il répondait, en riant: «Dieu seul connaît demain!»

Sous les tentes du _Beled-el-Djerid_[3] comme sous les toits des Ksours,
on raconte bien des aventures de sa jeunesse et je veux te dire la
première, parce qu'elle influa sur toute sa vie.

[Note 3: Pays des dattes.]

O Dieu! ôte le regard du méchant de ses yeux, ôte lui la langue des
lèvres; taille-le entre les jambes pour qu'il ne puisse engendrer des
méchants comme lui. Mais pour celui qui a expié avant l'heure, sois
plein de miséricorde!




III


Il avait à peine seize ans, et déjà il savait habiller le mensonge de la
robe de la vérité. C'est dire qu'il était homme. Et comme il avait de
l'audace et que les filles des tribus le trouvaient beau, il profitait
de ces avantages pour semer le désordre. Il se glissait entre les coeurs
et les séparait.

Longtemps on ignora ses intrigues, car il fut assez habile pour les
tenir secrètes: seulement de vagues soupçons planaient.

C'est sur ces entrefaites que son père, _Ahmed-ben-Rahan_, cheik aux
_Ouled-Ascars_, fraction des _Ouled-Sidi-Abid_, prit sa quatrième
épouse.

La deuxième et la troisième étaient mortes depuis plus d'un an, et la
première, la mère de Mansour, restée seule, avait dit au cheik:

--Seigneur, je suis fatiguée; je me fais vieille car j'ai bientôt
trente-cinq ans et depuis vingt je te sers, fidèle, laborieuse et
soumise; je t'ai toujours gardé précieusement ce que Dieu ordonne à la
femme de garder à son époux et tu n'eus jamais contre moi un sujet de
plainte.

Dieu a béni ma couche, car je t'ai donné pour fils le plus beau et le
plus fier garçon des Ouled-Ascars. Maintenant, voici: j'ai besoin de
repos. Je serai toujours ta servante et ton épouse. Mais je te prie,
prends-en une autre qui m'aide à aplanir ta vie. Prends-la belle, pour
qu'elle réjouisse ta vue; jeune et forte, pour qu'elle puisse longtemps
te servir.

Et le cheik choisit une toute jeune fille du pays des _Beni-Mzab_ aux
plaines sablonneuses, qui n'avait pas encore vu quatorze fois fleurir
les palmiers. Ses lèvres avaient la couleur des grenades rouges et ses
yeux le reflet des lames des yatagans tirés au soleil.

Elle s'appelait _Meryem_.




IV


Dès qu'il vit cette douce étoile briller sous la tente paternelle,
Mansour sentit son coeur s'amollir; et quand pour la première fois elle
laissa tomber devant lui le voile de sa face, il crut contempler une des
houris que le Prophète promet aux élus.

Il sortit tout agité de la tente et s'en alla, marchant sans savoir où.
Il voulait cacher à tous son trouble, car il craignait qu'on ne lût sur
son front les pensées qui l'agitaient.

Le lendemain, il dit à _Kradidja_, sa mère:

--Mère, il faut que je parte d'ici.

--Pourquoi? tu ne peux quitter la tente au moment où vient d'entrer une
hôtesse nouvelle. Les noces ne sont pas finies et tu parles de partir?
Veux-tu donc irriter ton père, qui supposera que l'étrangère s'est
attiré ta malveillance?

--Qui pourrait croire une telle chose! Oh! plut à Dieu, ma mère, que tu
me trouves une pareille épouse.

--Je te trouverai mieux, dit-elle.

Mais il secoua la tête.

Alors elle le regarda attentivement. Ce fils, elle l'aimait et
l'admirait; c'était sa joie et son orgueil et elle avait pour lui toutes
les coupables faiblesses des mères.

Déjà plus d'une fois, elle avait entendu quelques propos des équipées de
Mansour, lorsque les femmes vont à la fontaine et se racontent les
choses que les maris doivent ignorer; elle écoutait les récits et les
plaintes et souriait.

Elle pensait dans son maternel égoïsme:

--Qu'il n'arrive rien de fâcheux à l'enfant; les autres, c'est leur
affaire. Dieu veille sur tous; chacun veille sur soi.

Et jamais à son fils elle n'adressa un reproche; jamais elle ne dit au
père: «Ton aîné suit une mauvaise voie.»

Mais cette fois, elle eut peur et, prenant la tête du jeune homme dans
ses mains, l'attira sous ses lèvres:

--Enfant, oui, je le vois, il faut que tu partes. Tu iras t'asseoir
sous la tente de mon frère, le caïd Abdallah; il t'inscrira au nombre
des cavaliers de son _goum_ et s'il plaît à Dieu, tu reviendras avec une
épouse. Ce jour même, j'en parlerai à Ahmet; en attendant, veille sur
toi, veille sur tes actes et sur tes regards. Le Prophète a dit: «Ne
prenez pas les femmes qui ont été les épouses de vos frères, c'est une
turpitude.» Mais il n'a pas parlé de celui qui volerait l'épouse de son
père, tant est grande l'abomination.

Mansour troublé et confus voulut se récrier; alors Kradidja mit un doigt
sur ses lèvres et répéta:

--Une abomination!




V


Mais quand Kradidja parla d'éloigner Mansour, le cheik répondit qu'il ne
consentirait pas, à l'heure présente, de se séparer de l'aîné de ses
fils. Il en avait besoin pour surveiller ses troupeaux et surtout pour
la moisson prochaine. La femme n'osa pas insister et Mansour resta sous
la tente.

En apprenant la décision du cheik, il ne put éteindre l'éclair qui
alluma son regard.

--O pervers, lui dit sa mère, à quoi penses-tu?

--Je pense que dans toutes les tribus du Souf, il n'en est pas de plus
folle que toi. Que vas-tu imaginer? Et en supposant que ce que tu
imagines soit réel, est-ce que jamais Meryem consentirait?

--La femme est comme le jonc qui croît au bord des sources, répondit
Kradidja; elle se plie aux caprices de celui qui la tient.

--Je ne la tiens pas, puisqu'elle est à mon père.

--La femme n'a qu'un coeur, et son coeur n'est qu'à celui qui sait le
prendre.... Paix! enfant, et veille sur toi.

Mais ces paroles, loin de l'effrayer, semblaient un encouragement. Il en
est ainsi qui, par leur criminelle complaisance, poussent leurs fils à
toutes les folies.

Quoi qu'il en fut, lorsqu'un matin le cheik s'éloignait de la tente, il
s'y glissait sans bruit et, caché derrière les hamals de grains qui
contiennent la provision de l'année pour les gens et les bêtes, immobile
et silencieux, il feignait de dormir. Mais il regardait Meryem à travers
les interstices et les ouvertures, et parfois même, s'enhardissant, il
soulevait du doigt le bas du tag bariolé qui divise en deux les maisons
de poil et assistait, invisible, à la toilette de la nouvelle épousée.

Elle avait la peau brune aux reflets dorés et de grands cheveux noirs
ondoyant jusqu'au bas des reins. Il y plongeait ses regards et noyait
ses pensées en une mer de désirs, tandis que les capiteuses odeurs,
particulières aux brunes, mélangées aux parfums de la rose et du musc
troublaient son cerveau. Il comprenait alors qu'il n'aurait plus la
force de rien respecter et se levait sans bruit, courant rejoindre ses
troupeaux dans la plaine, croyant respirer encore, bien qu'il fut loin,
les senteurs enivrantes et laissant son âme attachée où s'étaient
attachés ses yeux.




VI


Il n'allait plus attendre les femmes, quand elles vont chercher les
branches sèches des genêts et du chich ou la provision d'eau dans les
peaux de bouc noires; on ne le voyait plus, comme autrefois, diriger son
troupeau du côté de la rivière à l'heure où, demi-nues, elles font la
grande ablution.

Alors les jeunes filles rougissaient et chuchotaient entre elles,
lorsqu'elles apercevaient tout à coup près d'une touffe de lauriers
roses les yeux ardents du fils du cheik.

Quelques-unes, feignant de ne pas le voir, continuaient l'aspersion des
flancs, tandis que les plus modestes se relevaient vivement en baissant
leur gandourah, effrayées et honteuses. Mais les vieilles, entraient
dans de grandes colères et criaient:

--Que regardes-tu, enfant du mal?

--Pas vous, ripostait-il. Vous pouvez vous laver sans crainte.

--Va, va; tu te laverais pendant l'éternité que tu ne parviendrais pas à
effacer tes abominations.

--Ni vous, vos laideurs. Cachez-les, elles salissent ma vue.

--Tu deviendras vieux à ton tour; les jeunes ne voudront plus de toi et
cracheront sur ta barbe.

--Est-ce parce qu'ils ne veulent plus de vous que vous crachez sur les
jeunes?

Elles bavaient de rage et lançaient leur salive dans sa direction en
signe de mépris, et lui s'en allait en les narguant, poursuivi par leurs
furieuses menaces:

--Oh! le fils de chien! oh! le juif maudit! tes femmes te feront cocu
cent fois et mettront des montagnes d'ignominie sur ta tête. Tu fais
honte aux croyants! Tu ne passeras jamais le _Sirak!_ Tu rouleras
d'abîmes en abîmes! Juif! cocu! proxénète! chien!

D'autres fois, caché dans les buissons de genévriers, il guettait les
jeunes filles au passage et lorsqu'elles étaient près de lui, qu'il
voyait leur légère tunique onduler sous le souffle du soir, il les
appelait tout bas par leur nom:

--Fathma, je t'aime!

--Embarka, je meurs d'amour!

--Yamina, tout pour toi.

--Mabrouka, ma vie pour ton regard.

Et ainsi à toutes, car il les aimait toutes, selon l'habitude des
adolescents qui se sentent pousser le duvet au menton.




VII


Maintenant les filles des Ouled-Ascars ne le rencontraient plus. Elles,
ne sentaient plus ses regards s'attacher à elles, les déshabiller et les
suivre; elles n'entendaient plus les propos dont elles aimaient à rire,
ni la grande colère des vieilles qui les mettaient en joie.

Et on dit à Kradidja:

--Ou le génie des bons conseils a soufflé à l'oreille de ton fils, ou
bien l'amour l'a pris.

Elle connaissait bien la passion qui l'étreignait, mais n'eût osé le
dire. Pour le plaisir de ce fils, elle aurait tout sacrifié: les filles
de la tribu, l'honneur des familles, Meryem, sa co-épouse, et son époux
Ahmet.

Elle fit cependant une nouvelle tentative.

--O cheik, lui dit-elle, une nuit qu'il vint la trouver dans sa
couche,--car la bienséance exige que l'homme donne également à chacune
de ses femmes la part qui lui est due, et il est écrit: «Celui qui a
deux femmes et qui se penche vers l'une plutôt que vers l'autre,
paraîtra au Jugement avec des fesses inégales.»--O mon cher époux, je ne
demande rien de mes droits, tu es mon seigneur et mon maître, conserve
ta vigueur pour Meryem, car je sais ce que le Prophète a dit:

«Tu peux donner de l'espoir à celle que tu voudras, et recevoir dans ta
couche celle que tu voudras, et celle que tu désires de nouveau après
l'avoir négligée. Qu'elles ne soient jamais affligées, que toutes soient
satisfaites de ce que tu leur accordes.»

Je suis satisfaite de ta bonne volonté; car que peuvent être pour toi
mes charmes flétris, après l'enivrement des charmes de la belle Meryem.
Je ne suis pas jalouse; j'ai eu ma part et ce fut la plus belle, puisque
j'ai eu ta jeunesse et ta pleine virilité. Mais écoute un conseil de ta
vieille et première épouse: Éloigne ton fils d'ici. Dans les plaines
paisibles des Ouled-Ascars, les jeunes gens s'endorment dans l'oisiveté.
Envoie-le aux Ksours chez le caïd des Nememchas; qu'il apprenne la
science des _tolbas_ ou qu'il entre dans ses _mokalis_, car ici il se
perd avec les filles de la tribu et nous attirera quelque fâcheuse
affaire.

Le cheik réfléchit un instant, puis répondit:

--Kradidja, bien-aimée, toi qui fus la fraîcheur de ma vue et qui es
maintenant le repos de ma tête, ne sais-tu pas que tous les jeunes gens
sont ainsi? C'est aux mères à garder leurs filles et non aux pères à
garder leurs fils. Mais puisque tu tiens à ce que ton fils s'éloigne, ce
ne peut être que pour son bien. Donc, plus tard, nous en reparlerons,
quand la moisson sera faite. Viens donc, la nouvelle amie ne peut faire
oublier l'ancienne.

--Hélas! pensa Kradidja, c'est pour éviter qu'il ne moissonne dans ton
champ que je voudrais voir l'enfant partir. Maintenant, fais ce que tu
veux.

Mais elle n'osait donner des paroles à ses pensées, de peur d'attirer
sur la tête chérie du fils la malédiction du père.




VIII


Les vieux maris sont soupçonneux et la jalousie cruelle les talonne sans
relâche. C'est un _dijn_ malfaisant et moqueur qui se plaît à harceler
le coupable; car il est coupable celui qui glace de ses froids hivers
les doux bourgeons du printemps.

Déjà le cheik marchait à grands pas vers la quarantaine, que celle qu'il
devait prendre pour femme sortait à peine du ventre de sa mère; aussi il
la surveillait et la gardait comme l'avare qui ayant empilé ses douros
dans un _fondouk_, se couche dessus nuit et jour, et crève en disant:
«Nul ne me volera.»

Alors quelqu'héritier jette en bas la carcasse, force le coffre et
dissipe le _magot_.

Il ne pouvait la garder dans un sac, ni la tenir cousue à son burnous,
mais il avait l'oeil constamment ouvert. Elle n'allait pas à la
fontaine avec les autres femmes, ni dans la plaine arracher les tiges
desséchées des herbes dures, ni casser les branches mortes des genêts
qui servent à alimenter les feux; mais, au lever de l'aurore, elle
tournait le moulin de pierre qui broie le blé du jour. Elle avait soin
de relever un pan de la tente pour que son époux pût la voir, et
celui-ci, étendu sur les toisons épaisses du lit conjugal, suivait dans
un demi-sommeil les mouvements gracieux et lents de la jeune femme, dont
la blanche silhouette se dessinait toute radieuse dans les molles
clartés du matin. Rassuré par cette douce vue, endormi par le monotone
grincement de la meule, il se berçait dans sa quiétude de trop heureux
époux.

Puis le douar s'éveillait, le jour était venu, et la belle Meryem
vaquait aux soins de la tente; c'était sa besogne allouée, celle que les
femmes laissent d'ordinaire, d'un commun accord, à la nouvelle venue,
afin que l'époux puisse pleinement en jouir. Peut-être pensent-elles
aussi que par l'incessant contact il en sera plus vite lassé.

Il restait assis près de là, immobile et silencieux, le regard dans le
vide, laissant couler les heures, jouissant de la vie.




IX


Il était rare que Mansour trouvât un instant où il pût être seul avec
elle; cependant il en trouvait. Pour lui, le père n'avait aucune
méfiance; et un jour même, forcé de s'absenter quand les autres femmes
étaient dehors, il l'appela et dit:

--Reste près de Meryem.

Mansour s'assit en silence, ému et troublé; il n'osa parler ni lever les
yeux, de crainte que la jeune femme ne reconnût son trouble et ne lût
ses convoitises; aussi, au retour du cheik, Meryem s'écria:

--Ton fils est timide comme une fiancée.

Mais Kradidja lui ayant rapporté en plaisantant ces paroles, il
s'enhardit, et un soir, comme il ramenait les troupeaux et que Meryem
fit quelques pas à sa rencontre pour s'emparer d'une chèvre rétive, il
lui jeta une fleur dans le sein.

Elle la retira en riant et l'attacha dans ses cheveux.

Le lendemain, il lui dit:

--Je voudrais une femme comme toi, Meryem, où la trouverai-je?

--Va, répondit-elle, va chez les Beni-Mzab, où ton père est allé, et tu
en trouveras.

--Ont-elles tes grands cheveux soyeux et tes yeux qui étincellent?
Ont-elles ta jolie bouche et ta voix qui fait sauter le coeur?

--Elles ont tout cela et encore autre chose.

--O Meryem, il sort de tous tes gestes des parfums qui brûlent.

--Tais-toi, petit garçon, ton père va venir.

Elle l'appelait petit garçon, bien qu'il eût deux ans de plus qu'elle;
mais elle voulait arrêter ses paroles indiscrètes, et nos soeurs
cadettes sont déjà femmes que nous sommes encore des enfants.

Il rougit et se tut, mais le soir il dit au cheik:

--Père, c'est après-demain le grand marché des Beni-Mzab; je serais
désireux d'y aller.

--Va, mais que ton absence soit courte.

Il resta absent plus d'une semaine et dit à son retour avoir été retenu
par le père de Meryem.

Celle-ci sourit, et lorsqu'ils furent seuls, elle lui demanda:

--A quand la noce, fils d'Ahmet?

--Pour moi, répondit-il, il n'y aura jamais de noce.

--Quoi! n'as-tu pas trouvé là-bas de jolies filles? Es-tu donc si
difficile, que celles de ma tribu ne te plaisent pas? J'en connais
cependant de plus vives et de plus gracieuses que la gazelle, avec des
yeux aussi grands et aussi doux que ceux de la vache blanche qui nous
donne tant de lait.

--Peut-être, dit-il; je ne les ai pas regardées. Oui, j'en ai vu qui
devant moi se plaisaient à entr'ouvrir leur voile, mais ma pensée
n'accompagnait pas mes yeux. Je me suis assis sous la tente de ton père;
j'ai parcouru la plaine où tu es née; je me suis couché sous les
lauriers de la rivière où tu allais jouer quand tu étais petite; j'ai
suivi les ondulations des collines de l'horizon où tes yeux s'arrêtaient
le matin à ton réveil: j'ai regardé longtemps tout cela et je suis
revenu.

Elle feignit de ne pas comprendre et haussa les épaules:

--Mansour-ben-Ahmed est fou, dit-elle.

Elle comprenait trop bien quelle était cette folie et se tenait sur ses
gardes. Cependant les propos d'Ahmet lui plaisaient. De quelque part
qu'elle vienne, la flatterie est douce à l'oreille des femmes.

Peut-être aussi se disait-elle que dans les bras de cet adolescent elle
se fût trouvée plus doucement bercée que dans ceux de son vieil époux?

«Pourquoi ne nous est-il pas permis de choisir selon notre coeur et
sommes-nous obligées de prendre des mains d'un père celui qui veut nous
acheter?»

La plainte était juste, et c'est là ce qu'on nous reproche. Chez vous
autres, Roumis, n'en est-il pas de même? Nous payons la femme pour sa
valeur réelle, mais vous, vous l'appréciez d'après sa dot.

Et c'est pourquoi parmi les enfants des hommes, chez les croyants comme
chez les infidèles, il y a tant d'unions mal assorties. Les jeunes aux
jeunes, c'est la loi.

Car le vieillard qui achète une jeune épouse commet une abomination.

Le père et la mère qui vendent la virginité de leur fille à un mari
chargé d'années commettent une abomination.

Qu'importe que le cadi ou le prêtre ait consacré cette prostitution;
les paroles qu'il lit dans le livre sur la tête des époux n'effacent ni
la souillure ni la honte du trafic.

Il commet une abomination, celui qui se prête à ce scandale, et plus le
vieillard est riche, plus de témoins festoient au repas de noce, plus la
prostitution est publique et le scandale abominable.

Et si la jeune épouse, livrée ainsi, de par la loi, à l'assouvissement
des appétits d'un vieux, se lasse des caresses immondes et prend en
dégoût le mari et le mariage, il y aura pour elle un lac de miséricorde;
car elle a racheté d'avance, dans les répugnances des attouchements qui
souillent, les turpitudes que forcément elle commettra plus tard.

Ainsi il est écrit, ou à peu près, dans le livre de Monseigneur Ali le
Sublime, fils d'Abou-Taleb, 4e calife, l'époux de Fathma, la Porte de
la Science et le Lion de Dieu, au chapitre de la _Kouffa_: «O croyants,
répétez souvent le nom d'Allah, célébrez-le matin et soir.»




X


Mais depuis qu'il avait osé parler, les désirs et l'audace débordant de
son coeur arrivaient constamment sur ses lèvres.

--Meryem, lui dit-il, s'il te fallait choisir entre mon père et moi, qui
préférerais-tu?

Elle répondit en rougissant, mais sans colère:

--Tais-toi, fils d'Ahmet, il n'est pas bienséant de parler ainsi.

Il se tut par obéissance ou par crainte, et la jeune femme, qui
s'étonnait en elle-même de ne pas s'irriter de telles paroles, se promit
d'éviter d'être seule avec son dangereux beau-fils. Mais en même temps,
les yeux fixés sur les immenses étendues de la plaine, elle resta toute
pensive, n'entendant rien, ne voyant rien, perdue dans une pensée
unique qui l'obsédait depuis quelques jours:

--Pourquoi le jeune n'est-il pas venu me demander à mon père à la place
du vieux?

Pourquoi? C'est ce que seul aurait pu dire le Maître de l'heure. La
marche de bien des vies eût été changée. Le faible dans l'inconnu erre à
l'aventure, et chaque minute qui passe peut faire dévier l'aiguille de
son destin.

Si le fils d'Ahmet avait devancé son père au pays des Beni-Mzab et pris
dans son lit la belle Meryem, les grandes solitudes de Djenarah ne
retentiraient pas, après trente années, de cet appel désespéré que tu as
entendu dans la nuit:

--Afsia! Afsia! Afsia!




XI


Cependant les petits de l'alouette se montraient en couvées joyeuses
dans les blés déjà grands, l'air se chargeait de chauds parfums, et de
toutes parts, autour des garçons et des filles, s'émanaient des bouffées
langoureuses.

Kradidja appréhendait ce moment; c'est la saison bénie des amours
illicites partout où la plaine devient blonde. Quand l'herbe de vie
prend force et commence à cacher la terre brune, les amants se
regardent, et soupirant se disent: «Bientôt!» Car bientôt les champs
mûrs leur ouvriront de faciles cachettes. Partant chacun de son côté,
ils pourront se glisser le long des sillons, s'allonger dans les épis,
pour se rencontrer au bon endroit, entre les molles ondulations des
vagues dorées.

Que de baisers volés, repris, donnés, rendus!

Et le ciel bleu rit au-dessus de leurs têtes: la vie luxuriante et en
liesse bourdonne, chante, siffle, gazouille autour d'eux; des frissons
courent sur les hautes tiges; les bleuets et les coquelicots
s'épanouissent, tandis que les nichées babillardes, un instant
effarouchées par la fougue première de la rencontre, se rassurent et
chantent gaiement leurs amours:

            Va, bon drille
            Au larcin!
            Doux butin!
            Pille, pille!

          Loin du larron
          L'époux surveille,
          Mais il ne veille
          Que sa moisson;

          Et du pillage
          De tout son bien
          Il ne voit rien,
          Plaisant mirage!

          Que du blé mûr
          La tige haute,
          La blonde côte,
          Le ciel d'azur;

          Du babillage
          Tout haletant,
          Rien il n'entend,
          Plaisant ramage!

          Que les gais chants
          Que l'alouette
          Dans les blés jette
          Aux deux amants.

            Va, bon drille,
            Au larcin!
            Doux butin!
            Pille, pille!

Et quand demain viendra le moissonneur, il relèvera du bout de sa
faucille les gerbes foulées, maugréant ou riant, suivant l'âge, sans
songer que c'est là peut-être qu'est, pour toujours, couché son
honneur.




XII


Donc les petits de l'alouette se culbutaient dans les blés et Kradidja
devenait plus pensive. Le souci se logeait au fond de sa pensée, car
elle craignait non pour la tête de l'époux, mais pour celle du fils.

Il ne quittait plus le douar. On le rencontrait errant près des tentes
et tous l'observaient. On chuchotait et bientôt on parlerait tout haut.

Elle prit Mansour à part et, s'étant assurée que nul ne pouvait
l'entendre:

--O mon fils, fruit béni et trop aimé de mes entrailles, je t'en
supplie, éloigne de toi, de moi, de nous, le désastre. Retourne, comme
tu le faisais, à la rivière, et attends dans les genêts le passage des
jeunes filles; que toutes te voient, et t'entendent leur parler
d'amour. Eh quoi! ne peux-tu fixer ton choix sur aucune? De jolies et de
douces, rougissent à ton aspect.... Pourquoi désirer le seul fruit qui
te soit défendu, quand tu as sous la main une savoureuse récolte? Écoute
ta mère, enfant. Il est deux hommes ici que la nuit enveloppe, car ils
semblent ne pas voir ce qui se passe et ignorer ce qui se dit: Ahmed et
le fils d'Ahmed. O imprudente jeunesse! ô sourde vieillesse! ô aveugle
amour!

Elle dit et pleura; et ses larmes et ses craintes firent réfléchir le
jeune homme. Pour donner un démenti aux médisances, il reprit ses folies
d'autrefois. Il alla attendre les filles de la tribu et leur tint des
propos lascifs. Elles recommencèrent à rire et les vieilles à crier:

--Oh! le maudit! le voici revenu! N'as-tu donc pas fait la récolte
espérée? Que prends-tu tant de soucis pour satisfaire ta chair damnée;
c'est de la pâture pour les vers!

De son côté, Khradidja, redoublant de surveillance, disait au cheik:

--Ne laisse jamais Meryem seule.

Et comme il s'étonnait de ces paroles, elle ajouta:

--La solitude n'est pas une saine compagne pour les jeunes cervelles.
Lorsque la femme est seule, Satan l'attire et fait glisser son pied.
Veille, seigneur, Meryem est une enfant.




XIII


Sur ces entrefaites, deux cavaliers des Nememchas arrivèrent un matin.
Ils avaient chevauché toute la nuit, car les nouvelles étaient d'une
nature grave.

Le cheik et les hommes du douar allèrent à leur rencontre pour leur
souhaiter la bienvenue et les conduire à la tente des hôtes.

Les femmes avaient préparé le _dar-diaf_, étendu les larges tapis à
laine épaisse et soulevé sur leurs piquets les coins de la tente pour
établir des courants d'air et entretenir la fraîcheur. Des alcarasas à
terre poreuse contenant une eau limpide se balançaient aux cordes de
poil de chameau, réjouissant la vue des voyageurs altérés.

Ils s'étendirent à l'ombre, et quand ils se furent abreuvés d'eau et du
lait qu'on leur présenta dans des _settlas_ de fer étamé, qu'ils eurent
cassé quelques galettes de dattes et de farine d'orge, en attendant le
couscous qui cuisait, les hommes s'assirent en cercle autour d'eux et
ils parlèrent.

Mauvaise nouvelle; il s'éleva de douloureuses exclamations. Le caïd
Hasseim, beau-frère d'Ahmed-ben-Rahan, envoyait prévenir de l'approche
des Roumis.

Déjà ils campaient dans la plaine de la _Meskiana_ et en tel nombre que
les envoyés affirmaient qu'un grain d'orge n'aurait pu tomber du ciel
sans rencontrer une de leurs têtes maudites, et que leurs tentes
blanchissaient la plaine comme la neige dans les rigoureux hivers.

C'était la grande malédiction.

--Qu'avons-nous fait aux Roumis, s'écria le cheik; que nous veulent-ils?
Nous sommes des hommes de paix et ne demandons qu'à vivre tranquilles
avec nos troupeaux. Nous ne devons rien à personne; nous ne voulons rien
de personne. Ceux du Souf qui ont dix fois conduit nos moutons vers le
Nord, peuvent encore se souvenir de l'année où le nom des Roumis a
frappé leurs oreilles; et avant cela nous ignorions qu'au-delà de la mer
bleue il existât des Francs; et maintenant les voilà établis en maîtres
sur le sol de nos pères. Ils détruisent nos moissons, volent nos
troupeaux, brûlent nos palmiers, ruinent nos douars, sous prétexte que
des Turcs d'Alger, inconnus de nous, ont, il y a vingt ans, attaqué
leurs navires. Que demandent-ils? Leur pays est, dit-on, riche et
fertile, leurs plaines produisent en abondance du blé et de l'orge, ils
possèdent des jardins magnifiques, des cités opulentes et nombreuses;
nous, nous sommes pauvres. Nous n'avons rien que la grande plaine nue.
Que viennent-ils donc chercher dans nos sables? De l'argent! Nous n'en
avons guère, mais afin de les éloigner nous leur enverrons nos épargnes,
car ils sont les plus forts. Qu'ils nous laissent en paix!

--Est-ce là l'opinion des hommes de ta tribu?

--Oui, répondit le cheik; si l'un d'eux pense autrement, qu'il parle.

Mais tous gardèrent le silence.

Alors, irrités, les cavaliers d'Hasseim s'écrièrent:

--O hommes pusillanimes; sont-ce là vos pensées? Sont-ce bien là les
paroles des fils de l'Islam; et le caïd, notre seigneur, s'est-il trompé
en comptant sur votre concours? Il a dit: «Les _Ouled-Sidi-Abid_ sont
des hommes.» Que répondra-t-il, quand nous lui rapporterons ce que nous
rougissons d'avoir entendu?

Déjà les tribus du nord du Tell sont debout. Seuls resterez-vous couchés
avec vos femmes, enveloppés de votre honte et isolés dans votre
opprobre? O cheik, es-tu donc de ceux qui disent:

          «La peste est arrivée dans le pays;
          Allah, fais qu'elle épargne ma tribu!»
          «La peste est arrivée dans la tribu;
          Allah, fais qu'elle épargne mon douar!»
          «La peste est arrivée dans le douar;
          Allah, fais qu'elle épargne ma tente!»
          «La peste est arrivée dans la tente;
          Allah, fais qu'elle épargne ma tête!»

De l'argent aux Roumis! O déshérités de Dieu! A quoi songez-vous? Le
seul métal que nous leur devions, c'est le plomb.

--C'est le plomb, c'est le plomb! répétèrent plusieurs voix.

--Et vos femmes? Y avez-vous pensé? Que diront-elles de vous, lorsque
les guerriers des tribus du Tell vous auront inscrits au rang des
hésitants et des lâches?

--Nous marcherons avec vous, crièrent les jeunes hommes.

Mais les vieux réfléchissaient et secouaient la tête.

Longtemps ils discutèrent, et le cheik, plein de sombres appréhensions,
écoutait et donnait son avis d'une voix grave, oubliant la belle
Meryem.




XIV


Midi. C'est l'heure où le cheval marche sur son ombre. Pas un nuage ne
flotte dans le bleu limpide, pas un souffle ne courbe les épis
mûrissants des orges et des blés. L'_alpha_ sous les rayons ardents tord
ses tiges blanches, et ça et là, la terre trop sèche se fend.

C'est l'heure du grand silence; l'alouette se tait, la perdrix se tient
immobile sous les asphodèles, le lièvre roux sommeille dans le sillon.
Seules, quelques cigales jettent, dans les herbes brûlées, leur note
stridente et grêle; et l'on entend dans les broussailles le bruit sec
des graines de genévrier qui éclatent au soleil.

Les femmes sont allées remplir leurs outres à la petite rivière et,
assises sur les bords, à l'ombre des lauriers, elles attendent pour le
retour le premier souffle dans la plaine. Enfants, vieilles et chiens
dorment accablés sous les tentes et, à part les hommes réunis dans le
_dar-diaf_, le douar semble désert.

C'est alors que Mansour, ayant laissé ses troupeaux à la garde de ses
plus jeunes frères, revenait à grands pas. Il avait vu de loin arriver
les cavaliers et il voulait connaître les nouvelles.

Peut-être n'était-ce pas cela qui le rappelait, mais le désir, pendant
qu'il savait son père occupé, de se rapprocher de Meryem? L'amour avait
grandi dans cette nature indomptable et en était venu à ce point où il
n'y a d'autre apaisement que l'assouvissement, et d'autre remède que la
fuite.

Mais au lieu de fuir, il venait; il venait hâtivement, imprudent et
troublé. Il avait remarqué que la jeune femme l'évitait, et ce nouvel
obstacle irritait ses désirs. Sans doute, il ne se rendait pas compte de
la monstruosité d'un pareil amour, ni de l'énormité du crime médité.
Peut-être encore ne méditait-il rien, si ce n'est de s'approcher de la
bien-aimée, d'en abreuver ses yeux, de se repaître de son sourire, de
voir sa robe légère serrée sur ses belles hanches et flotter sur ses
jambes nues.

Je ne le juge pas, je raconte et je dis:

«L'amour est fort! L'amour est fort!»




XV


Il se glissa dans les orges hautes, se traçant un sillon jusqu'en face
de la tente de son père, et là, étendu sur la terre chaude, il attachait
sur la belle Meryem ses regards ardents. Il suivait ses mouvements lents
et onduleux, et dans la pénombre, sous le haik de soie blanche, elle lui
semblait, dépouillée de sa robe, vêtue de lumière. Bientôt il la vit se
coucher sur la fraîche natte d'alpha, il distingua vaguement, sous le
frêle tissu de gaze, les harmonieux contours embellis et ensoleillés par
la surexcitation de ses désirs.

Le dur et chaud contact de la vieille nourrice lui caressait la
poitrine, tandis que les rayons du père de l'universelle vie tombaient
comme des flammes sur sa tête exaltée. Des atomes embrasés scintillaient
dans l'air et des fourmillements silencieux s'agitaient dans les gerbes.
Les pierres qu'il touchait brûlaient ses jambes et il lui semblait
entendre autour de lui des tressaillements et des soupirs. La terre en
rut se fécondait sous les embrassements du soleil. L'incendie gagnait
ses sens, il se dressa tout d'un coup, et, après avoir hésité quelques
secondes, son long bâton de pasteur à la main, il marcha vers la tente.

Au bruit, si léger qu'il fût, de son pied nu sur la terre sèche, Meryem
releva brusquement la tête et, ramenant en toute hâte ses haiks sur le
moustiquaire qui seul la couvrait, lui cria courroucée:

--Que viens-tu faire? Va-t-en! Va-t-en!

--Pourquoi te fâches-tu, Meryem? dit-il, humilié d'être de la sorte
reçu. J'ai soif et je venais prendre une _settla_ de lait aigre.

--Il n'y a pas de lait; va-t-en!

Il regarda ses épaules, ses bras, son cou, avec de furieuses envies d'y
rassasier ses lèvres; mais l'oeil brillant de colère l'arrêta et il
sortit se dirigeant vers la tente des hôtes.

Les hommes étaient toujours là, discutant sur la redoutable question
subitement dressée comme un cauchemar dans leur vie paisible et calme.

On avait relevé les bords de la grande tente jusqu'à hauteur de
poitrine, afin que l'air pénétrât de tous côtés et que chacun eût sa
part d'ombre. Mais beaucoup restaient au soleil. La sueur coulait de
leur front cuivré, descendant par les plis profonds des joues sur leur
barbe noire et symétriquement taillée. Mais ils ne sentaient ni la
chaleur ni la soif, tout entiers à la funeste menace.

Mansour s'approcha silencieusement du groupe et s'assit sur ses talons.




XVI


Le cheik Ahmed-ben-Rahan était de mauvaise humeur. L'annonce d'une
guerre prochaine lui répugnait à double titre, et comme homme paisible
et comme nouvel époux. Ce n'est pas qu'il ne fût vaillant et n'eût,
ainsi que tous les fils de l'Islam, un sang généreux et chaud. Mais
l'âge avait refroidi sa première ardeur; puis, quand on court les
hasards des batailles, on n'aime pas être exposé aux autres hasards
suspendus sur les fronts des vieux maris. Comme l'amour, la guerre est
pour les jeunes. Il est difficile d'être à la fois père de famille et
bon soldat. Au moment du danger, l'image des enfants et de l'épouse
vient se placer entre les périls et la valeur. Elle paralyse le bras des
plus braves. Les hommes qui mettent la famille la patrie sont en petit
nombre; le plus grand nombre, et c'est celui-là qui pèse dans les
batailles, pense, s'il n'ose l'avouer: La famille, puis la patrie!

Le cheik, en outre, venait d'écouter des paroles désagréables. Comme on
énumérait le nombre de cavaliers que pouvait fournir la tribu et qu'il
avait prononcé le nom de son fils, un des anciens du douar dit avec
mépris:

--Celui-là, ne le comptons pas; sa place est dans les jupes de nos
filles.

Le père, indigné, demanda l'explication de cette parole injurieuse, et
tous avaient répondu:

--Il dit vrai, cheik! Es-tu donc le dernier à connaître les déportements
de l'aîné de tes fils?

Et pendant que pères et époux se plaignaient le cheik aperçut Mansour.

--Que fais-tu ici? s'écria-t-il. Comment n'es-tu pas à la rivière à
guetter les femmes? Je viens d'apprendre de honteuses choses. Tous
t'accusent et puisque te voilà, tu recevras le châtiment devant tous.

--Un châtiment! répéta le jeune homme.

--Oui, un châtiment, que je vais t'infliger avec mon bâton, en attendant
mieux. Prends garde! ne sais-tu pas que ta tête branle sur tes épaules.

--Non, répondit Mansour, voulant cacher sous le rire, l'affront qu'il
recevait. Ma tête est solide sur mon cou et il faudra pour l'en détacher
un _flissa_ tenu par une main vigoureuse.

Mais nul dans le groupe ne répondit à son rire, et les envoyés du caïd
Hasseim fixaient sur lui un regard sévère et froid.

Une voix grave se leva:

--Il y a de vigoureuses mains chez les _Sidi-Abid_.

--Oui, ajouta un autre, quelque jour un d'entre nous ira trouver
Ahmed-ben-Rahan et lui dira: «Cheik Ahmed, je t'aime et te respecte,
mais ton fils Mansour a insulté ma soeur ou ma fille; je l'ai tué.
Vois-tu, là-bas, les chiens du douar qui lèchent le sang de sa nuque.»
Et Ahmed-ben-Rahan sera contraint de se courber et de répondre: «Tu as
fait un acte juste. C'était écrit.»

--Certes, je le dirai; j'en jure par le tombeau du Prophète. Mais assez
parlé de ces choses mal sonnantes à l'oreille d'un père. Et toi, écoute
ceci. Les Roumis approchent. Ils avancent, détruisant tout comme un
nuage de sauterelles. Ils ont brûlé les villages, les moissons dans le
Tell; ils ont détruit les oliviers, les grenadiers et les vignes et les
voilà qui coupent les palmiers; les palmiers, ces dons de Dieu qui
demandent vingt étés pour donner leurs fruits. C'est la grande
malédiction. Les hommes que voici affirment que la plaine de la Meskiana
est couverte de leurs tentes comme le firmament d'étoiles, et que dans
tous les points où fouille le regard on n'aperçoit que des capotes
bleues. On fait appel aux tribus du Beled-el-Djerid, pour qu'elles
s'unissent à celles du Tell afin de chasser les maudits. Mais, tandis
que les jeunes gens monteront à cheval, tu resteras au seuil de la tente
avec les petites filles et tu les regarderas partir. Oui, tous te jugent
indigne d'entendre parler la poudre, toi qui ne te plais qu'à écouter
les propos des femmes. Car il y a en ceci des signes certains pour ceux
qui réfléchissent, et les hommes des Sidi-Abid commencent à dire en te
voyant: «Celui-là ne sera jamais le cavalier des jours noirs.»

--Ils ont menti, répondit le jeune homme frémissant de colère; oui, ils
ont menti et je le leur prouverai.

Tous, devant cette bravade, restèrent impassibles et un sourire erra sur
les lèvres de plusieurs.

--Tu parles comme une nouvelle épousée qui se vante et dit à ses
compagnes: «je suis la plus belle;» mais ce n'est pas en s'habillant de
paroles qu'on se pare. Il faut des actes pour prouver ce qu'on sait
faire et tes actes ont été jusqu'ici ceux d'un esclave de la chair.
Comme les filles de Fathma livrées au péché, tu seras traité ainsi
qu'elles. Pourquoi te raser la tête? Laisse croître tes cheveux. Je te
donnerai des anneaux pour tes bras et tes jambes, des boucles pour tes
oreilles. En attendant, prends une cruche et cours à la fontaine
rejoindre tes soeurs.

--Cheik, cria Mansour, plein de honte et de colère, je saurai te prouver
quelque jour que tu as tort de me compter parmi les femmes, et à vous
tous aussi. Je ne coucherai pas une nuit de plus dans ce douar où les
hommes me repoussent de leur goum. Sur votre tête à tous, si vous avez
dit cette parole, vous vous en repentirez et vous voudrez ne pas l'avoir
dite, le jour où vous viendrez baiser mon étrier et m'appeler seigneur.

Tous ricanaient, et il continua:

--Cheik, donne-moi un cheval et un fusil, j'irai chez le caïd Hasseim.
Il me prendra dans son goum et, puisque vous m'avez renié, je serai
désormais des siens. Par le tombeau du Prophète, vous pouvez dès
aujourd'hui effacer mon nom des Ouled-Sidi-Abid.... Cavaliers des
Nememchas, je vous suivrai où vous irez, et pendant qu'ils délibéreront
encore sur ce qui leur reste à faire, les jeunes et les vieux d'ici
entendront parler de Mansour-ben-Ahmed.

Tous continuaient à rire et l'un des anciens murmura:

--Il a une peau de lion sur un dos de vache.

--Tu as la langue dorée, comme celle d'un Thaleb, dit un autre, et nous
consentons dès aujourd'hui à t'appeler Sidi. Sidi-Thaleb-Mansour-ben-Ahmed,
je te salue!

--Oui, ajouta le cheik; mais les tolbas[4] ne sont que les chiens des
batailles; le bruit qu'ils font les empêche de se mettre en besogne. Ils
aboient et ne mordent pas.

[Note 4: Pluriel de thaleb.]

--Je mordrai, dit le jeune homme.

--Mon fils, je lis la fureur dans tes yeux comme je l'entends sortir de
ta bouche. Cela me fait plaisir; car quiconque est sensible à l'outrage
doit apprendre à le punir. Je prends acte de tes paroles et te donne mon
consentement; ta mère depuis longtemps m'en prie. Tu peux devancer nos
jeunes hommes. Tu confirmeras de ta bouche ce que nous venons de dire
aux envoyés d'Hasseim: «Aussitôt qu'il le demandera, il aura notre
_goum_.» Va, et selle le poulain noir. C'est le premier-né de ma jument
_Naama_ et puisse-t-on dire un jour qu'il t'a désaltéré de joies.
Qu'après la bataille la femme que tu auras choisie le prenne par la
tête, et détache son haik pour essuyer la sueur de sa face. Va, que le
salut t'accompagne.

Et comme il s'éloignait, le cheik lui cria:

--Que Meryem ouvre le fondouk, qu'elle te donne deux douros et
vingt-cinq cartouches. Au reste, Dieu pourvoiera.




XVII


Mansour s'éloigna, et derrière lui éclatèrent quelques rires.

Les hommes du douar disaient: «A sa vue les Roumis fuiront!»

Il se retourna et vit son père le sourire aux lèvres. Ce fut comme un
coup de verge cinglé sur le coeur, et, de nouveau, y fit jaillir la
colère, car il n'entendit pas ce que le père ajoutait: «Patience, il est
de bonne race et lorsque le poil de son menton aura cru, il saura tenir
sa place au rang des guerriers.»

Sur le seuil de la tente, il jeta son bâton de pasteur qui roula aux
pieds de Meryem.

--Quoi! te voilà encore? s'écria-t-elle. Mais, effrayée du feu sombre de
son regard, elle se recula jusqu'au milieu de la maison de poils,
s'adossant à l'un des piquets.

Elle venait d'achever sa toilette et elle était toute fraîchement
peinte. Ses grands yeux noirs, encore agrandis par le koheul, buvaient
l'âme, et ses sourcils, arcs gracieux, descendaient jusqu'aux tempes et
se joignaient par une ligne délicate. Elle avait mâché la plante qui
colore les lèvres d'un rouge grenat et collé sur ses joues de petites
paillettes d'or; Mansour les regardait et brûlait de les prendre à sa
bouche. Le large turban des filles du Souf enveloppait sa jolie tête
encadrée par les anneaux lourds de ses tresses noires, d'où se
détachaient pleins d'éclat ses larges anneaux d'argent. Par la fente de
la gandourah de soie rayée, on entrevoyait les dures mamelles que les
baisers de l'époux et les fatigues de la vie n'avaient pas eu le temps
de flétrir; elles soulevaient harmonieusement le léger corsage que
serrait à la taille une ceinture brochée d'or. Bras et jambes nus, elle
avait teint avec le _henné_ ses mains jusqu'aux poignets et ses pieds
jusqu'à la cheville, de sorte que le bout de ses doigts ressemblait aux
fruits du jujubier.

Il est écrit: «Quand une femme s'est orné les yeux de koheul, paré les
doigts de henné, et qu'elle a mâché la branche du souak qui parfume
l'haleine, fait les dents blanches et les lèvres de pourpre, elle est
plus agréable aux yeux de Dieu, car elle est plus aimée de son mari.»

Et comme elle levait le bras droit pour saisir le piquet de la tente, en
y appuyant nonchalamment la tête, l'oeil ravi de Mansour s'arrêta sur
l'aisselle soigneusement épilée et les harmonieuses attaches du cou et
des seins.

Non, jamais il ne l'avait vue si charmante, jamais, depuis le jour de
ses noces, elle ne l'avait autant ébloui.

Et tout frémissant devant ce poème de beauté, il demeura sans parole.




XVIII


Elle rougit sous ce regard plus éloquent que les phrases mélodieuses et
se sentit délicieusement flattée d'être trouvée si belle.

--Toi encore! Toi encore! je t'avais pourtant chassé.

Meryem voulait donner à sa voix une intonation de colère; mais elle ne
le pouvait pas. Les mots commencés avec éclat mouraient en syllabes
douces, et plutôt étonnée que mécontente, elle vit Mansour tirer de sa
ceinture une petite bague d'argent et s'emparer de sa main.

Son regard était si suppliant qu'elle n'osa refuser cette offrande. Elle
se laissa faire, toute rougissante, et riait pour cacher son trouble.

--Sont-ce nos fiançailles? demanda-t-elle.

Lui, n'avait d'autre dessein que de la prier de garder ce souvenir en
lui disant adieu. Peut-être rêvait-il aussi de prendre un baiser sur sa
bouche, le rire de sa belle-mère l'enhardit et il répondit aussitôt:

--Oui, ce sont nos fiançailles. N'es-tu pas parée pour la noce?

--Ah! la noce, elle est depuis longtemps passée; tu le sais bien: ton
père ne m'a pas répudiée encore et je ne suis plus à marier.

Il y eut un soupir à la fin de ces paroles et le jeune homme avança les
lèvres pour le recueillir. Mais il n'osa; il se saisit seulement de la
petite main qu'il avait abandonnée après y avoir glissé la bague et la
pressa dans les siennes.

Puis il s'assit aux pieds de l'idole et dans cette douce main, pleura.

Émue, elle se pencha sur son épaule:

--Pourquoi pleures-tu?

Il ne répondit pas, et elle sentait glisser dans ses doigts les larmes.

--Pourquoi pleurer comme un enfant que sa mère gronde? Tu n'es plus un
enfant, je ne suis pas ta mère et je ne te gronde pas. Relève-toi,
Mansour! Que penserait le cheik, s'il te voyait ainsi? Que penserait la
soupçonneuse Kradidja? Mansour! Mansour! Que diraient les hommes du
douar?

--Et que m'importe? laisse-moi à tes pieds, je suis bien.

--Mansour, je t'en supplie, relève-toi.

--Tu demandes ce qu'on dirait, reprit-il, Eh! que ne dirait-on pas qu'on
ait déjà dit: Le fils d'Ahmed se meurt d'amour pour la Rose des
_Ouled-Sidi-Abid!_

Elle retira brusquement sa main et le regarda tout interdite.

--Quoi! on s'est aperçu que tu m'aimais?

--Ah! s'écria-t-il en lui saisissant les jambes et lui baisant les
pieds, je t'aime, je t'aime; tu le savais!

--Je ne sais rien, je ne veux rien savoir. Relève-toi, Mansour! es-tu
fou?

--Oui, je suis fou, je le vois bien, car j'ai fait tout ce que j'ai pu
pour arracher ta pensée de mon coeur. Je me suis roulé dans les épines
des genêts; j'ai passé de longues heures pleurant caché dans les
lauriers-roses, mais en dépit de moi-même, mes lèvres murmuraient:
«Meryem! Meryem!» J'ai essayé d'aimer les filles du douar, je n'ai pas
pu, je n'ai pas pu. C'était toi que j'aimais quand je leur murmurais des
mots d'amour; et quand je soupirais près d'elles, c'était vers toi que
volaient mes soupirs. Meryem! Meryem! oui, je suis fou.

--Tais-toi, enfant, tais-toi.

--Depuis le jour où tu es venue, hôtesse cent fois bénie et cent fois
maudite, t'asseoir sous la tente de mon père, et où je t'ai vue soulever
ton voile de ta main gracieuse et montrer l'éblouissement de ta face;
depuis le jour où les cavaliers de la tribu ont fait éclater autour de
toi la joyeuse fantasia, et que toute pensive tu regardais devant toi,
n'entendant ni la voix de la poudre, ni les hennissements des chevaux
impatients, ni les cris de joie des femmes, ne voyant rien, alors que
tous ne voyaient que toi; depuis l'abominable nuitée d'amour où je t'ai
entendue pousser tes premières plaintes, que les baisers de mon père ne
pouvaient étouffer, oui, je suis devenu fou!

--Tu me fais mourir de honte.

--Ne m'interromps pas, Meryem. Je les ai comptées, toutes tes plaintes.
Et tandis que j'entendais les autres femmes chuchoter et rire tout bas,
je me déchirais la poitrine de mes ongles.

Vois, Meryem, tu peux savoir combien de fois, car c'est à peine si
depuis, les dattes des oasis ont eu le temps de mûrir.

Il se leva et, ouvrant sa _gandourah_, montra sur sa poitrine de grandes
rayures rouges.

--Va-t-en, aie pitié de moi. Je ne peux plus, je ne dois plus
t'entendre; va-t-en!

Elle voulut s'échapper, mais il se plaça devant elle, les bras ouverts,
essayant de la saisir.

--Oh! disait-il, je veux les fleurs de ton sein, je veux y boire, je
veux y mourir.




XIX


L'indomptable passion s'était ruée sur lui avec ses fureurs et le
rendait sourd à tout cri de la conscience. Les femmes ont dit pour son
excuse qu'il était jeune et n'avait pas réfléchi; elles ont rejeté la
faute sur Meryem, l'accusant de coquetterie et de faiblesse. Mais les
femmes sont les pires ennemies des femmes; si les laides s'érigeaient en
tribunal, elles condamneraient toutes les belles à mort. Les hommes,
plus froids et plus sages, ont jeté la malédiction sur Mansour. Ainsi,
la justice humaine a deux manières d'envisager les actes; l'Immuable
seul lit au fond des coeurs.

Vous autres, gens du Nord, vous ne comprenez pas ces amours redoutables.

Chez vous, la passion est chétive; elle fait des esclaves humbles à
tête basse, au regard soumis; on vous voit, papillons ridicules,
voltiger autour des femmes, roucouler comme des tourtereaux ou des
courtisanes pâmées; on se demande quel est le plus féminin d'elles ou de
vous, et il n'est pas étonnant que de mâles fils du Prophète, à la vue
de vos petits jeunes gens presqu'imberbes, au visage peint, à la
chevelure parfumée et onduleuse se soient trompés de sexe et se soient
pris d'amour.

Sous les froids rayons de votre soleil pâle, avec votre vie sans dangers
et sans fatigues, votre coeur s'est affadi.

Aussi vos femmes peuvent impunément essayer la puissante artillerie de
leurs gestes, de leurs toilettes, de leurs paroles et de leurs regards;
elles découvrent à tous, non-seulement leurs visages, qu'elles
embellissent pour mieux vous séduire, mais dans vos fêtes, elles étalent
leurs grasses épaules, l'appétissante raie de leur dos velouté où la
pensée se laisse couler jusqu'en bas comme un filet d'eau qui suit une
rigole, leur sein où l'oeil aime à fouiller et qu'elles rehaussent par
de secrets apprêts; et ce qu'elles n'osent laisser voir, elles le font
deviner avec art et complaisance pour mieux exciter les désirs.

Mais, qu'est-ce que vos désirs?

Si, séduits par tout ce que vous avez vu, effleuré ou senti, tout ce
qu'on vous a montré ou laissé entrevoir, vous murmurez humble--ment: «Je
t'aime», elles vous répondent offensées et le dédain aux lèvres: «J'ai
un époux». Et alors, comme un enfant que sa mère menace du fouet, vous
vous en allez honteux.

Et que m'importe? Si tu as un époux, pourquoi t'étale-t-il comme une
étoffe à vendre? Qu'il garde ta nudité et tes chairs pour lui seul et
n'aille pas, repu épanoui, promener devant la faim des maigres, ses
plantureuses victuailles.

Cacher son bien, c'est le moyen le plus sûr que nul ne le volera.

Mais on sait que parmi vous, ces étalages sont sans grandes
conséquences. Vous soupirez et tout est dit. Chez les enfants de
l'Arabie, où le simoun souffle dans le sang ses bouillantes ardeurs, il
n'en est pas de même. Je ne parle ni des _Chaouias_ ni des _Bedouis_
dont on voit dans les champs du Tell les femmes demi-nues exposer à
l'étranger leur corps de jument efflanquée et leur mamelles de chèvre.
Ce ne sont que des femelles que la misère a prises au ventre de leur
mère pour les livrer au travail trop rude et qu'une hâtive débauche a
rapidement souillées et abruties. Mais nul ne peut, sans danger, se
trouver en face des belles filles du Souf. Blanches ou dorées, leurs
grands yeux noirs boivent l'âme et celui de nos jeunes hommes que son
destin appelle à entrevoir les éblouissantes clartés, se dit en jurant
sur la tête du Prophète: Baiser sa bouche et mourir!

C'est ce que jura Mansour lorsque, l'oeil brillant de délire, il
cherchait à enlacer Meryem.




XX


Elle le repoussait, affolée.

--A quoi songes-tu? disait-elle; Mansour, écoute-moi. Non, tu n'as pas
ton bon sens. Les vieilles de la tribu t'ont-elles jeté un sort? Oh! je
vais crier! Ne me fais pas violence! Ne m'oblige pas à appeler! Songe
qu'au moindre bruit ton père accourra, que tous viendront et qu'il y
aura un grand scandale. Oublies-tu à qui j'appartiens? Mansour! Mansour!

Il vit que la force serait inutile et qu'il était préférable de ruser.

--Écoute, Meryem. Ce que je vais te dire, je crois devoir le faire. Les
hommes que tu vois là-bas sont des cavaliers du caïd Hasseim; ils
viennent appeler la tribu à la guerre sainte. Tous sont prêts. Mais l'un
d'eux a dit en raillant: «Le cheik Ahmed ne l'est pas, car il a épousé
une jeune femme et il préfère l'odeur de sa jupe à celle de la poudre.»
Mon père s'est récrié avec indignation; alors le cheik des Ouled-Rabah a
pris la parole:

«--D'après ce qu'on m'en a raconté, Ahmed, cette fleur du Souf
s'épanouirait mieux aux lèvres de ton fils que plantée dans ta barbe
grise. Chacun est libre; mais c'est un grand mal quand une jeune femme
s'attache au bras d'un vieux guerrier. Elle l'empêche de porter des
coups sûrs, car sa pensée le suit jusque dans la bataille.

«--Tu dis vrai, a répondu mon père, le diable m'a tenté le jour où j'ai
eu envie de la trouver dans ma couche. Ce n'est qu'une petite fille qui
n'a d'autre préoccupation que de peindre ses sourcils et les doigts de
ses pieds. J'eus mieux fait de dire à mon fils: «Prends-la!»

--Il a dit cela? s'écria la jeune femme.

--Sur ma tête! Et le cheik des Ouled-Rabah a ajouté: «Tu as raison; les
jeunes aux jeunes!»

--Si ce sont là ses paroles, je demanderai le divorce; mais tu mens, je
sais que tu mens.

--Tu vas savoir que je dis vrai, car moi qui me tenais à l'écart, je me
suis alors avancé.

--Je t'ai vu.

--Et j'ai dit: «Mon père, il n'est pas trop tard, et si tu es las... me
voici.» Tous se sont mis à rire.

--Imprudent! s'écria Meryem. Ah! j'ai entendu les rires.

--Et mon père a répondu: «La loi le défend.»

--Et c'est la seule raison donnée? demanda la naïve épouse.

--La seule. N'est-ce pas assez? Oh! Meryem, Meryem, as-tu donc supporté
sans répugnance les caresses de cet homme plus que mûr? Ne sens-tu pas
que les draps de ton lit d'amour ne sont qu'un froid linceul? Moi, je
suis jeune comme toi. Écoute la fantasia de mon coeur et goûte comme mes
lèvres brûlent.

--Que je sois maudite avant de commettre ce crime. Pervers! maudit
sois-tu, qui veux souiller la couche de celui qui t'a engendré!

--Rose du paradis, il n'y a pas souillure, puisque de lui-même il se
repent de t'avoir pour épouse.

--Tu mens, enfant du mal. Ce que tu racontes est impossible. Tu es
semblable aux chrétiens qui déplacent les phrases, les dénaturent et
les embrouillent à dessein avec leurs langues perfides.

--Que le Prophète me confonde, si ce n'est la vérité. Honteux de la
raillerie du cheik des Ouled-Rabah, voilà mot pour mot les paroles du
père devant tous:

«Nous divorcerons quelque jour, et je te la donnerai pour servante,
comme notre seigneur Soliman reçut de la couche de son père sa servante
Abisag.»

--Il n'a pu dire cela. Tu mens!

--Oserais-je ainsi mentir, quand tu peux à l'instant me confondre?

--Tu mens.

--O Meryem, plus belle que la gazelle, mais plus entêtée que la chèvre,
assure-toi donc de la vérité.

Et sans lui laisser le temps de réfléchir, il la saisit par le bras et,
l'entraînant hors de la tente, appela le bonhomme qui pérorait au milieu
du groupe:

--O cheik! ô cheik! Ahmed-ben-Rahan.

--Quoi? demanda le vieillard impatienté.

--Meryem refuse de me croire. Elle dit que je mens.

Le vieillard, furieux de ce que sa jeune épouse se montrât sans voile à
des étrangers, cria tout en colère:

--L'enfant dit vrai. Sur ta tête, écoute-le. Et qu'on ne m'importune
plus.

Humiliée de ces brusques paroles devant tous, humiliée surtout de
l'affront bien plus grand qu'elle croyait avoir reçu, elle se rejeta
sous la tente, indignée et stupéfaite.

--Tu le vois, dit Mansour, tôt ou tard tu m'appartiendras. Laisse-moi
donc toucher à mon bien.

Et il avait déjà baisé son cou et ses bras et ses lèvres, lorsqu'elle
revint à elle.

--Je me plaindrai au cadi, dit-elle. Mansour, ton père est un maudit.
Laisse-moi.

--Oui, douce fleur du matin, que la malédiction retombe sur sa tête.

Il avait glissé à ses pieds et, la fit choir près de lui.

--Laisse-moi, répétait-elle, je me plaindrai au cadi.

Mais sa résistance plus molle faiblissait à mesure que croissait
l'audace de l'amant; elle cessa bientôt tout à fait, et Mansour
n'entendit plus qu'un murmure s'échapper de la bouche de la jeune femme
éperdue:

--Je me plaindrai au cadi....




XXI


L'abomination accomplie, le mal sans remède, à quoi les plaintes
eussent-elles servi?

Lorsque Meryem connut le subterfuge qui avait aidé à sa défaite, elle ne
cria, ni ne s'arracha les cheveux. Elle ne dit pas:

--«Tu m'as perdue!»

Elle ne dit pas:

--«Tu es un infâme!»

Elle se sentait aussi coupable, et, posant un doigt sur sa bouche,
regarda l'incestueux en face:

--Maintenant, c'est fini. Il faut partir. Ta présence est une souillure.
Nous ne devons plus nous revoir. Jure-moi, jure-moi que tu ne reviendras
plus.

--Je ne reviendrai plus, répéta Mansour.

--Quelle foi puis-je ajouter à tes paroles, toi qui t'es servi si
habilement du mensonge?

Mais Mansour répéta simplement:

--Je jure que je ne reviendrai plus.

Alors elle l'aida à seller le poulain noir.

Dans l'intérêt du jeune homme autant que dans le sien, elle voulait
l'éloigner. Elle savait que le premier pas serait, s'il restait, suivi
de bien d'autres, jusqu'à ce que le châtiment frappât les têtes
criminelles.

Car il vient toujours, et plus sa marche est lente, plus il est
redoutable.

Et quand elle le vit monter sur le poulain noir, elle pleura. Mais
Kradidja qui surprit plus d'une fois après ces larmes, n'aurait pu dire
si elle pleurait sa faute, ou le départ précipité de celui qui emportait
son coeur.

Les cavaliers du caïd Hasseim l'attendaient. Ils partirent.

--Va-t-en avec la bénédiction de Dieu et la mienne! lui dit le cheik.

--Reviens avec le bien, lui crièrent les autres.

Mais il ne put répondre. Déjà le remords lui montait à la gorge et lui
coupait la voix.

--Il faut lui pardonner, dit le père, il est encore sous le poids de
l'affront reçu. Mais nous entendrons parler de lui. Je connais le sang
de ses veines.

Les autres souriaient.

Meryem, sur le seuil de la tente, le suivit longtemps des yeux, la main
pressée sur son sein, rouge encore des furieuses caresses, et ne sentant
plus rien y battre, elle se dit avec angoisse:

--Mon coeur s'en va rivé au sien. Et je lui ai fait jurer de ne plus
revenir!

Lorsqu'il fut au loin, prêt à disparaître derrière la première
ondulation de la plaine, il arrêta son cheval et, se retournant, resta
un moment immobile, éclairé par les feux du couchant.

Alors les hommes du douar, qui tous s'étaient levés, lui crièrent en
riant:

--_Sidi-Thaleb! Sidi-Thaleb!_ Salut.

Mais lui ne les vit pas et ne les entendit pas; il ne vit même pas son
père qui secouait convulsivement son burnous, ni sa mère qui pleurait en
lui criant: «Que ton ventre n'ait jamais faim!», ni les filles du douar
qui l'accompagnaient de leurs voeux; il ne vit qu'un coin de haik de
soie agité par une petite main à la porte de la tente paternelle, et
deux larmes coulèrent sur ses joues.

Et quand il eut disparu, la belle Meryem reporta ses regards sur
l'époux qui, debout, les yeux fixés sur l'horizon, semblait chercher
l'image évanouie du fils.

--Oh! murmura-t-elle, que celui-là ignore à jamais le crime! Qu'il n'ait
pas ce deuil étendu sur ses heures. Oui, il vaut mieux que l'autre ne
revienne plus!




XXII


Il rejoignit les goums, et dans les heures rouges où le sabre boit le
sang, où l'oeil rencontre l'oeil, il se conduisit de telle sorte que les
vieux guerriers lui dirent après la bataille:

«C'est bien.»

Il augmenta le renom de sa tribu. On disait: «Celui-là est des
_Ouled-Sidi-Abid!_» et le vieux cheik Ahmed tressaillit d'orgueil, car
un jour il entendit ces paroles: «Voici le père de Mansour le Brave.»

Mais il ne le revit plus; et Meryem non plus ne devait le revoir. Elle
cherchait à oublier, mais longtemps elle attendit. Bien souvent elle
interrogea la plaine du côté où le soleil se lève et du côté où il se
couche, au Midi et au Nord, se demandant: «D'où donc et quand
viendra-t-il?» Et lorsqu'à l'extrémité de l'horizon elle voyait poindre
un groupe de cavaliers ou se lever un petit nuage de poussière, tout son
être tressaillait et elle disait: «C'est lui!»

--C'est lui! répétait le cheik, qui fouillait aussi la plaine, et une
larme de joie perlait au bord de sa paupière ridée.

--C'est lui! répétait la vieille Kradidja, toute frémissante; Dieu m'a
entendue, je ne mourrai pas sans revoir le premier et le plus beau fruit
de mes entrailles.

Et les serviteurs et les servantes, et les hommes du douar regardaient
aussi et disaient: «C'est lui!»

Mais jamais ce ne fut lui. Les semaines, les mois, les années passèrent
sans ramener ni le fils aîné du cheik ni le fils aîné de Naama. Une fois
cependant, tous crurent l'apercevoir, et une grande joie et un grand
trouble emplirent leur coeur. On vit venir un cavalier monté sur un
cheval que le douar entier reconnut pour le fils de la Buveuse d'Air.

--C'est lui! c'est lui! Kradidja! Meryem! Qu'on tue le plus gros mouton.
C'est lui! Femmes, déroulez le vieux tapis de Tunis. O mes enfants, je
vais pouvoir mourir. C'est Mansour! mon fils! ô mon fils!

Et tous couraient agités, disant:

--Holà! jeunes hommes! Debout! Fête au douar! Que la poudre salue le
Brave! Voilà Mansour-ben-Ahmed!

Ils ne l'appelaient plus par dérision le _Thaleb_, mais ils criaient
tous à la fois:

--Le Brave! le Brave! _Marhababek! Marhababek!_ Sois le bienvenu! Sois
le bienvenu!

Meryem pâlissait et tremblait comme si la fièvre d'_El-Meridj_ avait
passé dans ses veines, et la vieille Kradidja la gourmanda en la
secouant avec rudesse:

--Eh bien, femme! eh bien, du courage! ou ta honte va se trahir!

Mais le cavalier s'était arrêté à une portée de fusil et restait
immobile.

Il voyait les préparatifs faits en son honneur et il ne bougeait plus.

Alors le vieillard s'avança à sa rencontre, suivi d'un groupe d'hommes,
et comme il s'étonnait de le voir arrêté à la même place, retenant son
cheval qui piétinait d'impatience, saluant de ses hennissements joyeux
les tentes des _Ouled-Ascars_, il agita son burnous et cria d'une voix
forte:

--Mais viens donc! Mais viens donc!

Et il lut tendait les bras, puis montrait son coeur.

Les hommes du douar agitaient aussi leurs burnous et criaient:

--Mansour! Mansour! _Marhababek! Marhababek!_

Soudain ils virent le cavalier lever sa main droite.

Il la tint longtemps étendue dans la direction du douar; ensuite, la
portant à sa bouche, il semblait envoyer toute son âme dans un baiser.

C'était le premier salut et le dernier adieu de Mansour, à la face
vénérable et à la barbe blanchie de son père, à sa mère qui l'appelait,
à une lumineuse et légère silhouette debout à ses côtés, à la grande
tente brune rayée de jaune qui le vit naître et pendant tant d'années
abrita son sommeil, aux jeunes filles à qui il avait parlé d'amour,
maintenant épouses et mères, aux hommes, aux femmes, aux troupeaux, à
tous, et il cria:

--Salut à tous, gens de bénédiction, je ne veux pas apporter le malheur
sur vos têtes, car je suis le maudit! le maudit!

Et saisis d'étonnement, ils le virent faire brusquement volte-face,
éperonner son cheval avec rage, et disparaître, sans regarder en
arrière, dans un nuage de poussière dorée.

Il avait failli violer son serment, mais le remords le saisit. Il n'osa
pas dormir sous la tente qu'il avait souillée et qui était celle de son
père, ni revoir la femme qu'il avait souillée et qui était celle de son
père, ni affronter le regard de celui qu'il avait trahi. Et ce fut son
châtiment. Dieu décide comme il lui plaît.




XXIII


Le temps s'écoula; on espérait toujours. Par moment le bruit des
batailles apportait son nom jusqu'au douar. C'était tout. Mais on
attendait encore, lorsqu'un matin le douar fut emporté comme par un
tourbillon du simoun.

Au jour levant, à l'heure où l'on trouve l'homme sans fusil, la jument
sans bride et la femme sans ceinture, les Roumis passèrent; et le soleil
n'était pas encore haut dans le ciel qu'il ne restait plus rien dans la
plaine.

Du douar aux soixante-dix tentes, des troupeaux que jadis gardait
Mansour, de la belle Meryem, de l'altière Kradidja, du vieux cheik et de
la fraction des _Ouled-Sidi-Abid_, il n'y eut plus que le souvenir.

Au crépuscule, les rôdeurs de nuit se jetèrent sur les cadavres. Ils
virent des femmes éventrées qu'avaient violées les cavaliers du
_Magzen_. C'est la guerre. Elles avaient été dépouillées de leurs
anneaux d'argent, de leurs bracelets et de leurs bagues. A chaque peine
son salaire; le soldat, qui vend sa vie, doit jouir après le combat.

Cependant on trouva sur le coeur de l'une d'elles une amulette qui
cachait un petit anneau d'argent.

Il n'y avait plus à _razer_ que des burnous sanglants, des tentes
trouées, des lambeaux de haik; ils les volèrent, laissant le reste aux
chacals.

Il faut bien que le pauvre vive.




XXIV


Mansour se jeta au plus épais des batailles. Il voulait venger les siens
et voulait oublier.

La mort, qui saisit à la nuque ceux qui ont peur, s'efface devant ceux
qui la bravent. Il la chercha le fusil à l'épaule et le sabre au
poignet. Les Roumis n'ont pu compter les poitrines crevées par sa lame,
et sa balle, dit-on, ne toucha jamais le sol.

Mais qu'était pour lui la gloire? Il n'aspirait qu'à l'oubli.

Quand nous fûmes vaincus par la force, le nombre, la discipline de
l'ennemi, et, il faut l'avouer, aussi par la trahison, il courba comme
les autres la tête devant le grand désastre.

Pourquoi lutter contre le destin?

C'est le torrent furieux qui se précipite tout à coup de la montagne.
Les sages s'écartent; seuls, les insensés se jettent devant lui, et
bientôt leurs cadavres vont grossir le tas des débris de la plaine.

Il s'écarta et laissa se ruer la tempête.

Mais dans les épreuves se trempe l'âme des forts, et celui qui reste
assis au seuil de sa tente écoutant couler les heures, satisfait de ce
que Dieu lui donne, celui-là n'aura jamais pour compagnes la Fortune et
la Renommée.

Elles sont femmes et ne se livrent qu'aux audacieux, et Mansour, âme
inquiète, les trouva l'une et l'autre, en courant après l'oubli par les
grands chemins de la vie.

Il les rencontra au pays de la Soif, à travers les vastes solitudes, et
sut saisir les robes diaphanes de ces divines houris.

Il les força comme des filles dans la route hérissée de périls, suivie
par les caravanes qui vont chercher au-delà du Sahara les peaux de
buffle et la poudre d'or, les dents d'éléphant et les belles négresses.

Et de même qu'il avait acquis un renom parmi les braves, il s'en fit un
autre parmi les riches et les marchands hardis.

Tout lui réussissait, et on le surnomma _Sidi-Messaoud_, Monseigneur
l'Heureux; car chez les croyants comme chez les infidèles, la foule
s'incline devant le succès.

L'Heureux! Il aurait pu l'être, s'il avait pu oublier.

Il aurait pu être heureux, car, plus sage que beaucoup de riches dont le
premier souci est d'entasser _douros_ sur _douros_ pour ne plus y
toucher, il employait le fruit noblement gagné de ses fatigues et de ses
audaces à s'acheter des plaisirs, ces miettes de bonheur que nous jette
le Maître pour nous attacher à la vie.

Pour quelques instants alors, le souvenir implacable ne le tourmentait
plus: la vipère attachée à ses flancs ne lui faisait plus sentir ses
morsures; il oubliait qu'il était maudit.




XXV


À son retour des solitudes où l'on voyage de longs mois sans en découvrir
les limites, lorsqu'aux approches du Souf il rencontrait les caravanes
des Sahariens qui, vers l'été, s'arrêtent au Nord pour y faire paître
les troupeaux et y échanger contre les grains du Tell les plumes
d'autruche et les dattes des oasis, il demandait à mêler sa caravane à
la leur.

Fatigués de la longue monotonie de la marche, ils acceptaient avec joie,
car on savait qu'il organisait des chasses et des fêtes.

Alors la poudre, dont il n'était pas avare, éclatait tout à coup dans
les grands silences; du haut des palanquins, les femmes, frappant du
bout de leurs doigts leur bouche rieuse, jetaient dans l'air sonore les
bruyantes saccades de leur joie, gamme mélodieuse qui émeut le coeur
des hommes et grise autant que le vin proscrit; les chameaux, dressant
la tête, allongeaient leurs grands cous fauves; les troupeaux effarés
galopaient en avant, tandis que sur les flancs de la colonne, les nobles
étalons du _Haymour_, au vigoureux poitrail, et les juments à large
croupe, frémissantes d'impatience, piétinaient le sol.

Fantasia! Fantasia! Les coups de feu se précipitent; les cavaliers
s'ébranlent; les longs _chelils_ de soie aux franges d'or flottent sur
les croupes; les fusils lancés retombent dans les mains habiles; jeunes
et vieux, courbés sur les encolures, partent au galop et suivis des
éclats stridents des femmes, disparaissent dans les tourbillons de sable
jaune.

Et dans les grandes lignes dorées de la plaine, on voit fuir les couples
d'autruches et bondir les troupeaux de gazelles.

«Beau pays aimé de Dieu, loin des Roumis et des sultans! Où es-tu? où
es-tu?»




XXVI


Mais la principale affaire était la chasse à l'amour. Là encore, on le
voyait au premier rang des braves, et comme il avait l'audace, il avait
le succès.

Les noires esclaves du Soudan venaient de le saouler de leurs furieuses
caresses, et il sentait le besoin de se rafraîchir sur le sein parfumé
des blanches filles du _Souf_, l'oreiller le plus doux que l'homme ait
reçu de Dieu.

O merveilles des merveilles, filles du Souf et du _Beled-el-Djerid_,
dont les yeux boivent les coeurs et ont l'éclat des yatagans, votre vue
ranime comme le brasier des grand'gardes, quand l'aube commence à
blanchir les collines, aux premiers frissons du matin!

Entre tous il savait, à l'heure où le ciel prend la couleur de l'airain
rougi, guetter pendant la marche les timides filles d'Agar qui
curieuses passaient la tête par la _taka_ de leur litière, et leur
montrer, de façon à n'être vu que d'elles, les foulards rayés d'or, ou
les colliers de corail, ou les anneaux ciselés, au les amulettes
magiques, toutes les clefs qui, comme le _Sésame_ de nos contes, ouvrent
les serrures et les portes verrouillées par l'époux.

Quand la longue caravane glissait sans bruit dans les horizons bleus,
que le soleil touchant les mamelons rayait l'espace de larges bandes
d'or, et que les cavaliers en avant, le fusil sur l'épaule, poussaient
les troupeaux fatigués, en fouillant les lointains pour y découvrir les
palmiers de la source, Mansour avait fait son choix.

C'est le moment où l'on peut, derrière le mari, escalader la litière
rouge huchée sur le chameau docile.

Et la fille des Oasis, tremblante et toute chargée de parfums amoureux,
l'aidait de son bras potelé où les bracelets d'argent s'entrechoquent
avec un joyeux cliquetis, et, fermant le rideau jaune, le recevait entre
ses seins.

Ainsi il augmenta le nombre de ces heures, dont le ciel est si
parcimonieux et qui passent si rapides qu'elles ne comptent pas dans la
marche du temps.

Et dans les longues journées fatigantes et arides, sous le soleil qui
embrase et sur le sable qui brûle, dans la poussière épaisse que
soulèvent les chameaux sous leurs pas lents et lourds, au milieu des
périls et des veilles, par la soif ardente, il sut se verser à lui-même
ces gouttes de rosée de la vie qu'on appelle l'amour.

Il oubliait. Il oubliait.

Les instants sont dans les mains du fort. Après Dieu, c'est le maître de
l'heure.




XXVII


Combien de fois aussi, dans les nuits sans lune, alors que seuls, les
chiens gardaient le douar endormi, il a rôdé, hardi larron, convoitant
le bien de l'époux.

Il avait la magie des braves; il savait les signes qui rendent les
aboyeurs silencieux, les mots qu'on dit aux _djinns_ invisibles pour les
forcer à balayer la voie.

Nu comme le père des hommes et le _flissa_ aux dents, il se glissait
dans la tente où l'attendait, effrayée, celle qu'il avait choisie. Alors
près de l'époux, dont il entendait le souffle, il volait sur la
bien-aimée tremblante sa large part d'amour.

Puis il partait pour ne plus revenir. Car c'était ainsi: jamais deux
fois il ne buvait à la même coupe. La cruche ébréchée ne lui servait
plus.

Il l'avait juré sur la mémoire de Meryem.

Et les jeunes gens l'enviaient et disaient, quand ils le voyaient passer
sur la belle Oureka, la fille du poulain noir que jadis lui donna son
père:

--Le voilà, le voilà, celui qui commande aux _djinns_.




XXVIII


Mais l'âge vint, hôte non convié; il vint un matin frapper à sa porte.

Mansour se réveilla en sursaut, rêvant de son vieux père, et se
soulevant sur le coude, il se trouva les membres roidis.

Il s'étonna et dit: «Qu'est-ce?» Alors il remarqua pour la première fois
que sa barbe n'était plus noire; et comme ses poils, un à un, se
vêtissaient de blanc, ses heures se vêtirent de deuil.

Sous le haik qui couvrait son front, il n'avait pas songé encore à
compter les rides. La fantaisie lui prit de les voir, et, devant sa
glace muette et brutale, il se demanda, soucieux, quelle lourde charrue
creusait ces sillons.

C'était la charrue de la débauche, celle que ne suit pas le semeur et
qui laisse les sillons stériles.

Et une femme, qu'il convoitait depuis longtemps, lui dit en face:

--Va-t'en, tu es vieux!

Ainsi donc, il était vieux, lui qui croyait sa jeunesse éternelle; il
était vieux, puisqu'une femme osait le lui dire. L'amour qui l'avait
tant gorgé lui faisait enfin banqueroute.

Ce fut le coup de massue.

Son cerveau en resta fêlé. Lui, «l'Heureux», n'allait donc plus l'être;
lui, accoutumé à plier la fortune à ses caprices, allait-il à son tour
devenir le jouet des caprices?

Il ne le croyait pas; ne voulait pas le croire; il essaya ailleurs; mais
partout on lui dit:

--Tu es vieux!

--Elles se sont donné le mot, pensa-t-il.

Car il se sentait jeune, en dépit de ses poils gris et de la roideur de
ses membres. Si le corps avait vieilli, le coeur, resté le même, n'avait
que vingt ans.

Cependant le vide se faisait autour de lui, car tous le haïssaient; ses
anciens compagnons et ses admirateurs d'autrefois, devenus époux et
pères, le tenaient avec soin, depuis longtemps, à l'écart. Célibataire
stérile et jaloux, il se voyait entouré de défiance et de haine.

Qu'allait-il faire? Après s'être si longtemps repu aux frais et aux
dépens des autres, il ne lui restait plus qu'à se repaître à son propre
compte et à ses propres risques. Certes, malgré les larges brèches
creusées dans son avoir par les vingt années de jouissance, il était
assez riche pour acheter une femme et la choisir parmi les belles; mais
c'était une affaire grave.

Il avait joué tant de maris! ne serait-il pas joué à son tour? Lui, si
audacieux et si habile, trouverait-il enfin son maître?

C'est écrit: «Celui qui a trompé sera trompé; celui qui a battu sera
battu; celui qui a volé sera volé; et celui qui a souillé la femme de
son voisin, s'endormira enveloppé de souillures. Le mal doit être
rétribué par le mal.»




XXIX


Cependant, plus que jamais, la solitude lui pesait. Il était las de la
vie vagabonde. Et si les femmes ne voulaient pas de lui, il voulait au
moins une femme.

L'homme ne peut rester seul. Il faut qu'une douce main passe sur lui
pour assouplir sa dure écorce. Il faut le rayon d'une prunelle de femme
pour chauffer son foyer et éclairer sa vie. De tous temps l'ont dit les
sages: «L'homme sans compagne marche à tâtons; il s'égare, trébuche et
roule dans la boue.» Car dans la rude et sombre route, c'est elle qui
tient le flambeau, tandis que lui, ouvre la marche.

Ceux qui ne réfléchissent pas ont dit:

«L'épouse se ceinture avec des vipères, elle s'épingle avec des
scorpions.»

«La femme, c'est le mal.»

Elle n'est le mal que parce que l'homme a jeté sur elle ses souillures,
et les vipères de sa ceinture sont celles dont son maître l'a enlacée.

Non; l'homme ne doit pas rester seul. Il ne doit pas non plus, muet
envieux, s'asseoir en parasite près de la joie des autres. Il lui faut
son foyer à lui, sa femme à lui, ses enfants à lui. C'est encore la
grande loi. L'intrus dans le foyer éteint le foyer.

Mansour le comprit, mais trop tard. Lui qu'on appelait l'heureux et
l'habile, il se trouva misérable et reconnut qu'il n'était que fou. Avec
le vide de sa maison, il sentit le vide de sa vie.

Les amours d'une heure n'y avaient pas laissé plus de traces que n'en
laisse dans l'air où il passe le reflet des sabres tirés.

Oui, il lui fallait prendre femme. Il l'aimerait de l'amour des jeunes,
avec un coeur de jeune, une force et une énergie de jeune; il l'aimerait
jusqu'à la fin, jusqu'à ce que son heure ait sonné, et alors il
partirait en disant:

--J'ai goûté à tout!




XXX


Mais chaque jour il hésitait, assailli d'appréhensions.

Ce qu'il redoutait, c'était de ne pas humer les premiers parfums de la
fleur qu'il cueillerait pour embaumer le reste de ses ans.

Être dupé pendant le mariage est une honte--du moins d'après les
préjugés des hommes qui attachent la honte à un acte auquel ils sont
étrangers,--mais dupé avant! quelle misère!

Payer comme neuve une marchandise avariée; acheter une orange déjà sucée
par un autre; fouiller dans une pastèque vide; ouvrir une grenade où il
n'y a plus de pépins; verser son bonheur dans un vase et trouver une
fissure au fond!

Voilà ce qu'il ne voulait pas. Il le jura sur les cendres de son père,
oubliant son compte avec l'éternelle Justice.

Le Prophète a dit: «La femme doit être obéissante et soumise. Elle doit
conserver, en l'absence du mari, ce qui n'appartient qu'au mari.
Celle-là est vertueuse, elle fait la joie de l'époux, l'orgueil de la
famille, et ses actes sont inscrits au livre des bonnes oeuvres.
Honore-la à l'égal des anges.»

--Mais celle-là, se demandait-il, où est-elle?

Il avait longtemps cherché, bravant la loi du Koran qui punit
l'adultère. Il avait cherché du Midi au Nord, dans le Sahara et dans le
Tell, sous la maison de poil du _bedoui_ ou dans la maison de pierre du
_hadar_, et partout trouvé des épouses faciles. Avec les plus farouches,
le succès avait été une question d'adresse, de _douros_ et de temps.
Peut-être frappait-il aux mauvaises portes, mais cependant il entendait
chacun dire:

--Mes femmes, à moi, sont fidèles.

Et pour les filles, mêmes banalités. Coeurs et corps prêts à s'ouvrir au
premier qui se présente, et il fallait arriver de bonne heure pour s'y
trouver le premier.

Comment compter sur une fille sage, lui qui vit de jeunes hommes
prendre pour épouses plus d'une dont il avait acheté l'honneur et qui
disaient le lendemain des noces:

--Le ventre de ma bien-aimée était vierge, comme celui de
Lalla-Fathma[5].

[Note 5: Voir l'_Homme qui tue_.]

L'heureux époux parlait avec conviction, mais Mansour pensait, en
souriant, que par les tribus aussi bien que dans les cités, il est
d'habiles matrones.

Il songeait alors et se rappelait; ce n'est pas impunément que l'on
fouille dans les cendres du passé.

--Meryem! Meryem!

Ce nom revenait à lui, triste et doux, radieux et lamentable.

Il avait cru parfois l'effacer dans les étourdissements de sa jeunesse
et les mâles passions de l'âge mûr.

Il avait cru lui creuser une fosse, l'enfouir comme un cadavre et jeter
dessus les pelletées de noms de toutes ses maîtresses d'un jour; il le
croyait bien enterré et bien oublié, mais voilà maintenant que l'âge
viril s'en allait et qu'il frappait aux portes de la vieillesse, le
souvenir enseveli se dressait tout à coup et, se dépouillant de son
linceul d'oubli, étalait, vivante et vengeresse, cette terrible épave de
jadis:

--Meryem! Meryem!




XXXI


Meryem! Meryem!

Nom fatidique qui le poussa dans tous les orages de la vie. Inceste et
adultère! Trahison et rapt!

Meryem! Laquelle? Car il y en avait deux, et toutes deux perdues par
lui, toutes deux jetées par lui hors de la voie droite, se confondaient
dans sa pensée en ce radieux nom de vierge.

Il ne pouvait arrêter son souvenir sur l'une, sans que l'autre vint
aussitôt présenter son image.

Commencement et fin, premier et dernier amour, première et dernière page
du livre de son coeur. Le reste ne lui semblait que boue.

Le dernier amour! Alors il était vigoureux et fort, il s'en souvenait;
sa barbe était encore noire et son jarret musculeux; il avait déjà bien
vécu, mais les yeux des femmes lui souriaient et nulle ne songeait à lui
dire: Tu es vieux.

Y avait-il donc si longtemps? Sa mémoire en était toute fraîche. Hier!
c'était d'hier, et cependant dix fois déjà les palmiers du
_Beled-el-Djerid_ avaient donné à ses paisibles habitants leur double
moisson de dattes. Dix ans! un abîme dans la vie! une seconde dans le
souvenir!

Oui, il s'en souvenait. Et la douce vision, évanouie comme un rêve,
revenait distincte se placer devant lui.




XXXII


C'était un soir. Assis contre un des petits murs qui séparent les uns
des autres les jardins de _Msilah_, il rêvait solitaire et soucieux dans
le chemin désert.

La voix grave, lente et solennelle du muezzin vibra tout à coup dans
l'air, et il écouta machinalement le prêtre crier du haut du minaret aux
quatre coins de l'horizon:

«--A Dieu appartiennent le levant et le couchant; de quelque côté que
vous vous tourniez, vous rencontrerez sa face;

»Dieu est un;

»Élevez vos âmes et adorez!»

Alors il s'agenouilla et, le front dans la poussière, fit, tourné vers
l'Orient, la prière prescrite, puis il se rassit, le dos appuyé aux
pierres, et regarda entre les palmiers les petits nuages pourpres
flotter dans un bain d'or au-dessus des mamelons bleus de l'occident.

Le grand calme planait tout autour. Les bruits du Ksour s'étaient peu à
peu éteints, et dans les jardins de l'oasis, il entendait le bruissement
des chacals qui, se glissant par les brèches des murs, commençaient leur
maraude nocturne.

A quoi songeait-il? Peut-être à la fille du muezzin _El-Ketib_, dont la
voix venait d'évoquer l'image. On l'appelait _la Perle du Ksour_, et
l'avant-veille il l'avait aperçue sur la terrasse, sans voile, avec ses
grands yeux noirs et ses seins de houri. Elle arrosait des grenadiers en
fleurs et, pendant plus d'un quart d'heure, caché derrière le treillis
d'une fenêtre de la maison de son hôte, il suivit ses mouvements
gracieux. Tantôt accroupie près des vases, émondant délicatement
l'arbuste, tantôt debout, la tête inclinée sur l'épaule, elle laissait
tomber d'une urne de terre rouge un mince filet d'eau.

Puis, de ce pas nonchalant et avec cette voluptueuse ondulation des
hanches de la jouvencelle qui sent venir l'amour, elle allait remplir sa
_djouna_.

Il s'y connaissait bien, à ces délicieux symptômes, et ce n'est pas lui
qui, en cette matière, pouvait se laisser tromper.

Aussi comme il se sentait pris! «Celle-là, disait-il, je l'aimerai plus
que les autres; elle fixera mon coeur.» Car c'est toujours ainsi qu'il
parlait, quand il convoitait une proie nouvelle.

Et dès le jour même, stratégiste habile en ces genres de batailles, il
étudiait la place qu'il voulait assiéger.

Le muezzin vieillard avare, borgne, pieux et sévère, gardait sa fille
comme son oeil unique. C'était la plus jeune, et, selon toute
probabilité, il n'en aurait plus d'autre. Aussi, ayant grossi ses
revenus par les riches sadoukas des amoureux époux de ses premières
filles, il comptait avec la dernière, la plus belle de toutes, arrondir
définitivement son bien. Il veillait donc sur elle comme on veille sur
un sac d'écus.

Mais Mansour n'était pas homme à s'étonner et à se rebuter devant les
obstacles, et dans ses équipées d'autrefois, il avait rompu de plus
puissantes barrières et bravé de plus redoutables dangers.




XXXIII


Il calculait dans le petit chemin jusqu'à quel prix l'une des servantes
de la fille pourrait élever la vente de sa conscience en lui facilitant
les moyens d'approcher de sa jeune maîtresse, lorsqu'il entendit un
léger bruit de pas, et vit s'avancer un homme que malgré l'obscurité il
crut reconnaître.

C'était le fils d'_El-Arbi-ben-Souafa_, l'ancien caïd des _Ouled-Amdou_,
dont les troupeaux avaient été rasés par les Roumis, dans l'affaire de
Tuggurt, et qui, du soir au matin, d'homme riche et puissant, s'était
trouvé pauvre entre les pauvres.

Ce jeune homme lui plaisait; il avait une figure sympathique et douce,
et le malheur récent tombé sur sa famille le rendait encore plus digne
d'intérêt. A peine âgé de vingt ans il se proposait, n'ayant nulle
ressource, d'entrer dans les mokalis du caïd de Msilah.

Mansour se préparait à l'interpeller au passage, mais le jeune homme
s'arrêta, regarda sans le voir dans les jardins d'alentour, puis
escalada le mur.

--Oh! oh! se dit Mansour, la misère le pousse-t-elle à ce point qu'il va
voler des grenades dans le jardin du muezzin?

Il reconnut bientôt son erreur et quelle était la grenade que venait
voler Lagdar, car il entendit un chuchotement confus, puis distinctement
ces paroles:

--Quatre cents douros! Il demande quatre cents douros, ma blanche
gazelle. Certes, tous les palmiers des oasis et les grands troupeaux qui
paissent dans les plaines du Tell et les juments des _Ouled-Nayl_ ne
pourraient payer seulement un de tes regards; si j'étais le maître de
l'Univers, je retendrais comme un tapis devant toi, en échange d'un
sourire; mais où veut-il donc, le vieillard au coeur de roche, que moi,
le fils d'El-Arbi le ruiné, je ramasse quatre cents douros?

--Je ne sais pas compter, dit une douce voix qui fit tressaillir
Mansour; c'est donc une bien grosse somme?

--C'est le prix de quatre juments du Haymour!

--Qu'Allah nous protège!... Quatre juments du Haymour!...

--Et je n'ai même pas de quoi acheter un âne de Biskara.

--Eh bien, Lagdar, je veux être à toi pour rien.

--Oh! joie de mes yeux, lune de mon âme, soleil de mon coeur, rose et
parfum de ma vie, j'attendais cela de toi.... Eh bien, nous fuirons! Je
te conduirai au ksour d'_El-Djema_, chez ma mère, et le muezzin El-Ketib
viendra, s'il le peut, t'arracher de mes bras. Oui, nous irons. Dussé-je
faire la route à genoux dans les sables avec toi dans les bras, je
trouverais le chemin court et le fardeau léger.

--Elle est encore vierge, se dit Mansour.

--Mais il faut se hâter, continua Lagdar; peut-être demain ton père
acceptera les offres d'un riche. Chaque heure qui passe jette une pierre
entre nous, et bientôt il y aurait un mur. Il faut partir demain. Que
dit ton coeur?

--Mon coeur tremble, mais il dit oui.

--Et la tête?

--Ma tête veut ce que tu veux.

Il y eut un moment de silence. Mais les lèvres l'une sur l'autre,
continuèrent à s'agiter.

--Alors demain, à la même heure, je serai ici avec un homme du
_Djebel-Sahari_, un ami dévoué. Il amènera pour toi une mule grise dont
le pas est rapide et sûr, et au lever du soleil, s'il plaît à Dieu, nous
aurons atteint le Ksour.

--Qu'il plaise à Dieu!

--Et maintenant, laisse-moi encore goûter à tes lèvres.

Ils restèrent longtemps embrassés, puis chacun s'enfuit en se jetant
cette promesse:

--A demain!

--A demain!

Mansour, immobile dans l'ombre, laissa passer l'amant heureux.

--Ça n'a pas un _boudjou_ et ça aime! murmura-t-il. Attends donc que tu
aies gagné de l'argent pour connaître le prix d'une femme. Et moi,
ajouta-t-il avec amertume, je suis venu trop tard. La _Perle du Ksour_
appartient à un autre. Maudit soit le jeune drôle! Comme pour Meryem,
l'épouse de mon père, je suis venu trop tard!




XXXIV


Le lendemain, de grand matin, il se trouvait sur la place. Déjà elle
était toute ensoleillée, et il s'assit à l'ombre de l'auvent de la
boutique de ton serviteur _Ali-bou-Nahr_. Je débutais alors dans l'art
divin de la médecine, triste métier dans le Souf, où les barbiers et les
maréchaux se partagent la clientèle! Aussi, pour utiliser mes trop
nombreux loisirs j'écrivais des amulettes et je calligraphiais des
copies du Koran.

Mansour me demanda du feu pour allumer son chibouk, et après avoir suivi
quelque temps les spirales bleues qui montaient lentement et se
perdaient dans l'air diaphane, il me dit:

--Vends-tu des philtres pour se faire aimer, thébib?[6]

[Note 6: Médecin.]

--Je vends de tout; l'amour comme la haine. J'écris les mots magiques
qui préservent des balles et ceux qui garent du _flissa_ du mari
outragé. La foi guérit.

Mais quoi! Mansour, toi qu'on surnomme l'Heureux, as-tu besoin de
pareilles amulettes?

Il se mit à rire et répondit:

--Quelquefois.

--Le meilleur talisman est d'être beau et bien fait.

--J'en connais un meilleur encore: c'est l'audace.

En ce moment un jeune homme passa d'un air effaré près de nous; Mansour
l'appela:

--Lagdar-ben-El-Arbi, je te croyais déjà enrôlé dans le Mag'zen.

--Pas encore, dit Lagdar.

--Tu as peut-être raison d'attendre. Ton père était mon ami et je te
veux du bien.

--Parle, homme. Tes paroles sont comme toi, les bienvenues.

--Tu me connais sans doute de nom, quoique je sois étranger au Ksour. Je
m'appelle Mansour-ben-Ahmed, mais le thaleb Ali-bou-Nahr te dira que
les gens du Tell et ceux du _Beled-el-Djerid_ ont ajouté à mon nom celui
de _Messaoud_, parce qu'ils prétendent que tout me réussit.

--Je le sais, répondit Lagdar.

--Alors, écoute. Je vais faire un nouveau voyage au pays des nègres. Tu
n'ignores pas que c'est une périlleuse et dure entreprise; aussi, j'ai
besoin de jeunes hommes, braves et solides. J'ai pensé à toi. Veux-tu
m'accompagner?

--Ta proposition m'honore, Mansour, je t'en remercie. Et quand veux-tu
partir?

--Tu me vois attendant mes chameaux qui doivent arriver de Constantine
avec un chargement d'étoffes de soie, de chechias, de burnous et de
haiks. S'ils sont ici demain, je les ferai reposer un jour et nous
partirons.

--C'est impossible, répondit le jeune homme, et je le regrette, tout en
étant plein de gratitude pour ton offre, mais j'ai une affaire sérieuse.

--Sérieuse! Qu'est-ce qui peut être plus sérieux que la fortune dans
cette vie? Car c'est la fortune, la belle fortune toute ruisselante de
douros et de séquins que te procurera ce voyage. Qu'est-ce qui peut être
plus sérieux quand on a vingt ans, si ce n'est la misère des misères:
l'amour!

Lagdar jeta sur ce blasphémateur un regard d'indignation et de pitié.

--Tu t'indignes et tu me méprises, parce que je méprise l'amour, jeune
présomptueux. O ignorance bénie! Mais crains que la science trop tôt ne
t'arrive. Oui, l'amour pauvre; entends-tu? _pauvre_, est la misère des
misères et il te vaudrait mieux coucher toute nue ta bien-aimée, sous le
soleil brûlant et les piqûres des moustiques, que l'exposer aux froides
morsures de la pauvreté. Elle y perdra son amour, sa beauté et son
coeur; ses mains glacées n'auront plus de caresses. Et, quand tu voudras
baiser sa bouche maigrie, tu ne sentiras que ses dents et l'odeur de son
estomac vide.... Allons, jeune homme, sois des miens, et tu sauras bien
trouver au Soudan les quatre cents douros exigés par le père avide.

--Par les quatre-vingt-dix-neuf noms d'Allah, qui t'a parlé de ceci?
s'écria le jeune homme.

--Bah! je sais tout et bien d'autres choses encore, Lagdar-ben-El-Arbi.
Les gens d'ici m'appellent l'_Heureux_, mais il y a longtemps que ceux
de ma tribu m'ont salué du nom de _Thaleb_.

Non, je n'avais pas encore ton âge, quand les vieillards des
_Ouled-Sidi-Abid_ m'ont crié à mon départ: «Sidi-Thaleb, je te salue.»
Ah! c'est loin! c'est loin!

Et, penchant la tête sur sa poitrine, sa bouche, sans qu'il y prît
garde, laissa échapper le nom de _Meryem_.




XXXV


Ladgar le recueillit comme une perle qui tombe. Il eût voulu le prendre
avec ses lèvres.

--Qui t'a dit son nom? s'écria-t-il, furieux qu'un autre osât le
prononcer. Parle, je veux savoir qui s'occupe ainsi de mes secrets.

Mansour releva la tête.

--Ai-je dit son nom? Alors, je te le jure, c'est sans le vouloir; il m'a
échappé comme un oiseau qui s'envole. Ah! s'il pouvait ne jamais
revenir! Mais, puisque tu t'emportes et que tu insistes, je te dirai
encore autre chose. Viens ici et parlons à voix basse: tu dois l'enlever
ce soir au moment de l'_eucha_[7].

[Note 7: _Lalat-el-eucha_, prière de huit heures du soir.]

N'ouvre pas ainsi les yeux comme un Roumi à qui l'on a coupé les
paupières, écoute plutôt un conseil: n'escalade plus le mur du jardin du
Muezzin, car à la place de la fille aux doux yeux, tu pourrais ne
rencontrer que la pointe d'un _flissa_. J'ai dit.

--On m'a trahi. Maudit soit celui qui a pu me surprendre et saisir mes
paroles. Je saurai me venger!

Mansour, voyant ces lèvres presqu'imberbes proférer des menaces, sourit:

--Songes plutôt à devenir riche, dit-il. Et alors tu achèteras la fille
le prix que le père en demande.... Si tu l'aimes encore et si tu crois
qu'elle vaille quatre cents douros.

--Elle en vaut quatre mille et je l'aimerai toujours.

--Quatre mille, c'est beaucoup; et _toujours_ en amour est un mot
ridicule.

--Dix mille douros ne pourraient la payer.

--Arrêtons-nous à quatre cents, dit froidement Mansour, c'est déjà une
somme. Cela fait deux mille francs, comme comptent les Roumis, et l'on
ne donne plus guère ce prix pour une fille dont on a goûté les primeurs.

--Homme, s'écria Ladgar, frémissant de colère, tu mens! Qui t'a dit
qu'elle s'était livrée à moi? Qui t'a dit que j'avais fait autre chose
que baiser le velours de sa joue rougissante et le bas de sa gandourah?
Que la malédiction du Prophète tombe sur ta tête, ô toi, qui insultes de
tes jugements téméraires la Perle de Msilah!

Mansour sourit de nouveau devant cette indignation furieuse. Elle lui
mettait la joie au coeur: «Je ne me suis pas trompé, elle est vierge»,
pensa-t-il. Et tout haut:

--Ta colère me plaît, fils d'El-Arbi; j'aime voir défendre l'honneur des
femmes. Cela montre un homme de coeur. D'ordinaire, ceux de ton âge en
parlent avec dédain. Les amours dans les oasis et les ksours sont
faciles; et parce qu'ils n'ont pas respecté leur fiancée, les jeunes
hommes disent: «Il n'en est pas de respectable.»

Mais nous autres, qui avons plus vécu, et heurté vainement à bien des
portes, nous savons la vérité. Oui, par Allah, il est des filles
honnêtes, et celle du Muezzin est du nombre. Elle vaut les quatre cents
douros!... Quatre cents douros! Cela se compte pourtant, et cela fait
poids et est long à amasser! Songe que son père a pris d'elle bien des
soins, espérant qu'un jour viendrait où il en toucherait la récompense.
Chaque peine mérite salaire. Et la virginité d'une fille ne se garde pas
sans plus d'une veille, d'une inquiétude et d'un souci. Tout semeur
doit récolter; celui qui sème le bien comme celui qui sème le mal. Le
Muezzin a semé une merveille; veux-tu le priver de sa moisson?... Fils
d'El-Arbi, ton père était un homme intègre. Il disait: «A chacun le
sien.» Il avait une parole droite, et dans ses actions allait droit
devant lui. N'es-tu pas de sa race? Alors, pourquoi prendre des chemins
tortueux? Pourquoi tenter de frustrer ce vieillard de ses espérances?
Pourquoi lui voler du même coup son enfant et sa _sadouka_? Ah! il est
toujours aisé de séduire une vierge et de l'entraîner dans une voie
obscure. Les anciens ont dit à la femme: «Tu quitteras ton père et ta
mère pour suivre ton époux.» Mais ces prescriptions étaient inutiles,
car elles sont écrites dans la Loi de Nature: «Toute fille quittera père
et mère pour suivre le premier venu qui est entré dans son coeur.» C'est
donc pour toi une victoire facile, mais ce qui le sera moins, c'est de
chasser le remords. Le remords! sur la tête sacrée du Prophète,
n'apprends jamais à le connaître. C'est le venin jeté sur les fleurs de
la vie. Il les souille et empêche d'en goûter les parfums. Oui, après
les premiers transports, la vieille honnêteté que tu tiens de ton père
El-Arbi se révoltera à la pensée des quatre cents douros, prix de la
_sadouka_ volée au vieillard.

--Je crois que tu as raison, homme.

--Inaugureras-tu par la fraude l'ère de ton amour? En même temps que ton
premier baiser, ton nom sera-t-il inscrit dans le _Siddjin_[8] avec ceux
des fourbes et des prévaricateurs? Le dol sera-t-il le _djinn_ qui
présidera à ta nuit de noces? J'en jure sur ma tête et sur la tienne,
même dans les bras de ta jeune épouse, tu sentiras sur tes épaules le
poids des écus volés.

[Note 8: Livre où sont inscrites les mauvaises actions des hommes.
Le livre des Justes est l'_Illioum_.]

--Tu es de bon conseil; parle, je suivrai tes avis.

--Je n'ai qu'à te réitérer mes offres. Je te l'ai dit; je voulais
t'emmener au pays des nègres. Si tu veux ton bien toi-même, tu me
suivras et nous reviendrons avec la _sadouka_ de ta fiancée.

--Combien de temps durera ce voyage?

--Six mois au plus et tu seras riche.

--Six mois! Mais le Muezzin l'aura livrée à un autre? Elle se fait
femme; elle a bientôt quatorze ans!

--Rassure-toi. On ne trouve pas tous les jours dans le _Beled-el-Djerid_
un amoureux capable de donner quatre cents douros pour... les yeux d'une
fille.

--Il en trouvera. Il en trouvera qui la paieraient davantage.

--Eh bien! je ferai plus pour toi que te donner un conseil stérile. Je
tiens à toi et je veux, sur les bénéfices futurs de notre voyage,
t'avancer cent douros que tu porteras en à-compte au Muezzin.

--Est-il possible? Quoi, tu ferais cela pour moi, ô le plus juste et le
plus généreux des croyants!

--Viens à l'heure de l'_eucha_, je te compterai cette somme, et sans
plus tarder tu iras frapper chez le vieillard. On t'ouvrira. Nul ne
refuse la porte à qui se présente avec un sac d'écus. Le bonhomme, trop
heureux de les prendre, se trouvera ainsi engagé.

--L'_eucha_, dis-tu? J'avais fixé cette heure à ma bien-aimée! Ne
peux-tu en choisir une autre?

--Non, elle seule me convient. J'ai affaire tout le jour. Est-ce
entendu?

--Je vais te dire: Meryem sera au rendez-vous, et je n'ai pas d'autre
moment ni d'autre endroit pour la prévenir.

--Eh bien, laisse-la attendre. Elle n'en deviendra que plus amoureuse,
surtout lorsqu'elle saura pourquoi elle a attendu.

--O mon père! s'écria le jeune homme en se précipitant pour baiser le
bas du burnous de Mansour, que la bénédiction d'Allah et celle du
Prophète se rencontrent sur ta tête, et que tu continues jusqu'à la
dernière minute à mériter ton surnom d'_Heureux_!

--Ne manque pas l'heure! Aussitôt que les dernières paroles du Muezzin
auront vibré dans les espaces, frappe à ma porte. L'exactitude est la
soeur de la réussite.

--S'il plaît à Dieu, j'y serai.




XXXVI


La nuit descendait. Le Muezzin s'était tu. Sur la place, au coin des
rues, près de la fontaine, des hommes debout, agenouillés ou étendus
pour le prosternement, tournaient leurs faces vers l'Est. «Car chacun a
une plage du ciel vers laquelle il se tourne,» mais c'est toi, Orient,
l'oratoire sacré, la source du monde; c'est sous tes ardeurs qu'a jailli
le germe d'où sont écloses et ont coulé les nations.

Les bras en croix sur la poitrine, ou élevés à hauteur du visage, ils
faisaient monter leur pensée jusqu'au Maître des crépuscules et des
aubes. C'était l'heure silencieuse et solennelle de la prière et de
l'adoration.

La grande silhouette du minaret se dressait toute blanche dans le bleu
sombre du ciel. Les palmiers passaient leur tête chevelue derrière les
terrasses, et dans les interstices des troncs noirs éclataient encore
les flamboiements de l'Occident. Des cigognes perchées sur une patte,
immobiles comme le temps au-delà des mondes, sommeillaient sur les
arêtes des toitures, au-dessus de ce peuple recueilli, et des ombres de
femmes glissaient silencieusement le long des murs blanchâtres.

Alors on frappa à la porte de la maison qu'habitait Mansour.

Quelques minutes s'écoulèrent, puis il y eut les pourparlers habituels:

--Qui est là?

--Un homme.

--Qui es-tu?

--Lagdar-ben-El-Arbi.

--Que demandes-tu?

--Mansour-ben-Ahmed.

--Tu veux lui parler?

--S'il plaît à Dieu.

--Redis ton nom.

--Lagdar-ben-El-Arbi.

--Attends.

Un jeune garçon fit entrer le visiteur dans le petit vestibule dallé et
garni de bancs de pierre qui sépare la rue de la cour intérieure et que
nul étranger ne franchit.

--Assieds-toi, homme, dit-il à Lagdar, je vais appeler Mansour.

Il referma avec soin la porte, et bientôt deux ou trois femmes crièrent
l'une après l'autre d'un ton dolent:

--Mansour! Sidi-Mansour! ô homme! Mansour-ben-Ahmed! _Ia radjel!_ ô
homme! Sidi-Mansour-ben-Ahmed!

Sidi-Mansour-ben-Ahmed ne répondant pas, la porte se rouvrit et le jeune
garçon conseilla au visiteur d'attendre un instant.

Lagdar attendit donc, dévoré d'impatience, car l'_instant_ fut de longue
durée. Il se disait qu'il aurait eu deux fois le temps de courir au
rendez-vous de Meryem; cependant, encore plein de confiance, il écoutait
les moindres bruits du dedans et du dehors, se levant et disant à tout
pas qui approchait: «Enfin, le voici,» et ce ne fut qu'après une heure
passée ainsi, longue et stérile, qu'un vague soupçon traversa son
esprit.

Et ce démon aux griffes aiguës qui s'appelle _Inquiétude_ le tordit et
le tenailla.

Il frappa de nouveau et cria:

--Femmes, Mansour-ben-Ahmed est-il ici?

Les voix dolentes recommencèrent:

--Mansour! Sidi-Mansour! _Ia radjel!_ ô homme! Mansour-ben-Ahmed!
Sidi-Mansour-ben-Ahmed! ô homme!

Puis des bruits confus. On monta et on redescendit l'escalier de pierre,
et une vieille cria d'une galerie haute:

--Comment t'appelles-tu?

--Lagdar-ben-El-Arbi.

--Que veux-tu?

--Parler à Mansour-ben-Ahmed, s'il plaît à Dieu!

--Il n'est pas ici; il est sorti pour ses affaires, mais il a dit qu'il
reviendrait.

Lagdar, furieux, ne voulut pas attendre davantage; il se précipita au
dehors. Peut-être trouverait-il encore Meryem? Mais il se heurta à un
grand nègre qui le retint par l'épaule.




XXXVII


Es-tu Lagdar-ben-El-Arbi?

--Oui, noir.

--Dieu soit loué! tu es l'homme que je cherche.

--Tu es envoyé par Mansour?

--Ah! ah! saintes mamelles! Mansour-ben-Ahmed, Mansour l'Heureux,
Mansour le père du fusil, Mansour le maître du sabre, Mansour le thaleb,
c'est mon maître; oui, oui, le maître du _negro_. Il n'y en a pas un qui
le vaille. Tu chercherais longtemps avant de rencontrer son pareil. Il
te faudrait marcher jusqu'à Constantine, et peut-être jusqu'à Alger la
Sainte, pour trouver le frère à _Bou-Zeb_. Car on l'appelle aussi
_Bou-Zeb!_ Ah! ah! ah! Le savais-tu?

--Oui; dépêche-toi. Que t'a-t-il dit?

--Je suis stupide comme un mouton écorché. Je te demande si tu connais
Mansour! Qui est-ce qui ne connaît pas Mansour dans le Tell et le
Beled-el-Djerid?

--Homme, explique-toi. De quelle mission t'a-t-il chargé?

--Il m'a dit: «Salem--je m'appelle Salem,--tu iras vers
Lagdar-ben-El-Arbi, qui attend dans ma demeure.» Mais es-tu bien
Lagdar-ben-El-Arbi? Vois-tu, moi, on peut me tromper facilement; je
suis, comme mon maître, étranger au Ksour, et nous autres, pauvres
ignorants nègres, nous croyons tout ce qu'on nous dit.

--Sors et appelle le premier passant, il te dira mon nom.

--Ah! ah! tu es l'homme, je le vois bien. Alors, que vais-je te donner?

--Toi, je ne sais; mais j'attendais ton maître, qui doit me donner cent
douros.

--Cent douros! saintes mamelles! cent douros! Jamais le pauvre nègre ne
possédera pareille somme. Si j'avais cent douros, j'achèterais toutes
les filles du Soudan.

--Hâte-toi! nègre. Sur ta tête, hâte-toi!

--Voici. Je reconnais bien que tu es l'homme. Si je t'apportais cent
coups de bâton, tu ne serais pas si impatient. Oui, tu es l'homme. Le
Prophète soit loué! Je l'ai prié tout le long du chemin pour qu'il me
fasse te trouver sans trop de recherches, car mon maître m'a dit
justement ce que tu viens de me dire: «Hâte-toi!»

--Tu ne suis guère son avis ni le mien.

--Comment! tu ne vois donc pas comme j'ai couru? Je sue l'eau ainsi
qu'une source agréable à l'oeil. Oui, tu vois en moi une source. Mais je
me suis goûté et je me suis trouvé salé! Par la mère d'Aissa[9], qui
était pucelle comme la mienne le jour où elle m'a engendré, les chameaux
ne voudraient pas de moi! Ha! ha! ha!

[Note 9: Jésus.]

--Au fait, noir, sur ta tête, au fait!

--Le fait, le voici: Mon maître m'a parlé en ces termes: «Tu vois ce
sac, Salem?--Oui, maître.--Il contient cent douros.--Oui, maître.--Tu
vas les porter...--Oui, maître.--A celui qui s'appelle
Lagdar-ben-El-Arbi.--Oui, maître.» Alors je suis parti et il m'a
rappelé, et je suis retourné sur mes pas, et il m'a encore parlé en ces
termes: «Tu ajouteras ces mots: Fais ce qui est convenu.--C'est
tout?--C'est tout.» Et me voici. Les mots, je viens de te les dire, et
voilà les cent douros.

Et il tira de dessous son burnous un sac de cuir qu'il secoua en riant
et qui rendit un joyeux son d'écus.

--Voilà de quoi acheter toutes les vierges du Soudan! ah! ah! ah!

Et il se mit à danser et à chanter en agitant le sac au-dessus de sa
tête:

          Cent douros pour cent pucelles,
          Cela vaut le Paradis!
          Cent douros! deux cents mamelles!
          On peut narguer les houris!

--Ivrogne! s'écria Lagdar, c'est toi la cause de ma longue attente. Tu
t'es arrêté dans quelque bouge, car tu pues l'anisette[10].

[Note 10: Liqueur extraite de l'oignon, appelée communément
_anisette juive_.]

--O Dieu! entendre de telles choses! Moi qui, de ma vie, n'ai bu que de
l'eau de la fontaine. J'ai couru, te dis-je, c'est la sueur que tu sens.

Lagdar mit la main sur le sac.

--Non, non, dit vivement le nègre, il faut compter.

--C'est inutile. Bien que tu pues, comme un chrétien, les liqueurs
fermentées, je m'en rapporte à toi. Si tu as disposé d'un douro sur ton
chemin, je te le donne.

--Par les quatre mamelles de mes femmes! demande-moi ma tête, mais ne me
demande pas le sac avant d'avoir compté les douros. Il se pourrait que
tu en perdes un ou deux et tu dirais: «Ce coquin m'a volé.» Dieu! moi
qui n'ose pas ramasser une datte tombée de l'arbre! J'ai la peau noire,
mais ma conscience est blanche. Je veux compter devant toi.




XXXVIII


Ah! mon fils, ce fut une longue et rude besogne. D'abord il fallait une
lumière, et quand après bien des pourparlers il l'eût obtenue, il vida
le sac sur le banc de pierre avec une telle brusquerie qu'une partie des
pièces roula dans tous les coins.

Pendant que Lagdar bouillait d'impatience, il les chercha à tâtons,
maudissant à grand bruit sa maladresse, puis quand il crut les avoir
trouvées toutes, il les disposa par petites rangées de trois.

--Ce n'est pas ainsi, dit Lagdar, ce n'est pas ainsi qu'on compte....

--Laisse-moi faire, ne touche pas. Tu m'as fait tromper.

Alors il recommença par tas de six.

--Compte par quatre, cria Lagdar.

--Ah! laisse-moi faire! Je compte à ma manière, moi. Je ne suis pas un
savant. Voilà que tu viens encore de me faire tromper.

Il s'embrouillait de plus en plus. C'était d'abord 98, puis 97 douros.
Il finit par n'en plus trouver que 80.

Lagdar, tremblant de colère:

--Remets tout dans le sac, homme, je me contente de ce qu'il y a.

--Mon maître me chasserait. J'ai un peu bu, vois-tu, chemin faisant; il
faut bien que je l'avoue, puisque tu trouves que je sens l'anisette,
mais sur le ventre de ma mère qui n'en fera plus comme moi, et sur la
tête de la tienne, je te le jure, je n'ai pas touché un seul de tes
écus. Écoute-moi bien, je vais te raconter comment il se fait que j'ai
bu pour la première fois de ma vie, oui, la première, une toute petite
goutte d'anisette.

--Inutile, nègre, tes histoires ne me regardent pas. Allons, donne les
douros.

--Jamais! à moins de vérifier toi-même devant moi, parce que je vois
bien que je ne pourrais pas m'en tirer. Oui, compte, mon fils. Je veux
que tu partes d'ici le coeur dégagé de soupçon; compte toi-même,
compte.

Lagdar se mit à la besogne et n'en trouva que 99.

--Je m'en contente, dit-il, en les jetant dans le sac. Je les prends
pour cent. Adieu.

--Non, Sidi, non, arrête. Jamais un vrai croyant ne m'a soupçonné de
vol. Mon maître m'a donné cent douros, je dois te remettre cent
douros.... Arrête! arrête! ah! la voici, la pièce ensorcelée, tiens, là,
sous ma sebate. C'est pour sûr un djin malfaisant qui l'y avait cachée.
Par les mamelles de ma mère que j'aimais à sucer quand j'étais petit, et
par celles plus douces de mes femmes, c'est un douro de malheur. A ta
place je ne le mettrais pas en compagnie des autres et je le jetterais à
quelque gueux.

Lagdar, heureux d'en avoir fini, le lui jeta et prit la fuite.




XXXIX


Depuis l'instant où il était entré dans la maison de l'hôte de Mansour,
jusqu'à celui où le nègre, avec un rire muet, eût vérouillé derrière lui
la porte, près de deux heures s'étaient écoulées. Le Ksour dormait. Sur
la place, de grands chameaux roux étaient accroupis près de leurs
charges, le cou dressé et immobiles, et les chameliers enveloppés dans
leurs burnous, allongés sur la terre sèche, oubliaient, dans le sommeil,
les fatigues du jour et celles du lendemain. Il pensa que c'était la
caravane annoncée par Mansour et, avec ces folles espérances des
amoureux, il n'en eût que plus de hâte pour courir vers les jardins, où
il s'imaginait encore trouver Meryem. Il souffrait de l'inquiétude de la
jeune fille, se disant que ces cent douros, promesse de son bonheur à
venir, serrés contre sa poitrine, payaient bien faiblement les tourments
de son attente et les larmes de ses beaux yeux.

Il pensait que des joies futures et problématiques encore ne valaient
pas les joies que l'on tient et que, sans sa rencontre avec Mansour, il
cacherait à l'heure présente sa maîtresse sur son coeur, au lieu d'un
sac d'écus. Elle serait chaudement enveloppée dans ses bras; blottie là,
heureuse et confiante, toute à lui et lui tout à elle, sans autres
témoins que les étoiles et les horizons déserts; et, tandis qu'il lui
fermerait les yeux sous ses lèvres, la mule fidèle les emporterait d'un
pas rapide à travers les sables.

Bonheur d'aujourd'hui! Bonheur d'aujourd'hui! Gardons-le, quand nous le
tenons; enfermons-le dans notre coeur comme l'amour de la bien-aimée et
ne le livrons pas aux caprices et aux incertitudes de ce ravisseur avide
et changeant qui s'appelle: Demain!

Insensés, ceux qui prétendent accumuler comme des grains leurs heures
heureuses dans les réserves de l'avenir! Les greniers de l'avenir sont
bâtis dans les nuées. Ils disparaissent au premier coup de vent ou se
fendent aux premières tempêtes. Jouis sainement du moment; lui seul
t'appartient. Demain est au Maître de l'heure et, quoi que tu fasses,
les tiennes sont comptées.

Et il courut donc, le fou, après ce bonheur qu'il avait eu sous la main
et avait remis à huitaine, comme un billet à payer au destin. Il courait
et nul autre n'errait par les rues désertes, si ce n'est sa fatalité,
qui, moqueuse, suivait ses talons.

Quelques chiens affamés rôdaient, s'écartant pour laisser passer ce
gêneur; d'autres raclaient avec un bruit de scie des os déjà rongés par
des chameliers faméliques et ouïssant ce pas précipité, craignant pour
leur maigre proie, fuyaient en grondant le long des murs gris.

Derrière lui, le haut minaret, dressé dans le ciel noir comme un génie
immense, semblait veiller sur cette petite cité silencieuse, endormie
dans les vastes solitudes du désert.




XL


Il arriva haletant dans le dédale des chemins de l'oasis. Alors il
ralentit le pas et se glissa derrière le mur du jardin du Muezzin. Il
écouta. Comme dans les rues solitaires, le grand silence planait dans
les fouillis de verdure.

--Meryem! Meryem!

Nulle voix ne répondit.

Il en fut plus contrarié qu'inquiet: la fille du Muezzin ne pouvait
l'avoir attendu si tard. Vesper ardait déjà haut dans le ciel et depuis
longtemps l'heure du rendez-vous avait fui. Il escalada le mur et erra
dans le jardin.

--Meryem! Meryem! disait-il tout bas aux buissons et aux arbres.

Quelques chacals jappèrent, et, soucieux et pensif, il rentra à la
maison. De quoi se préoccupait-il? Il avait cent douros et avec cet
acompte respectable il obtiendrait sûrement la parole du père; il
reviendrait riche du Soudan, il aurait la perle de Msilah. De quoi se
préoccupait-il, puisque l'avenir rayonnait?

C'est que l'avenir était loin encore; l'avenir c'était huit mois, et
huit mois font deux cent cinquante fois demain. Et que d'heures, que de
soucis, que d'imprévus, que d'incertitudes. Il était jeune, fort,
intrépide. Il ne redoutait ni les fatigues, ni la soif, ni le simoun, ni
les balles, ni le danger. Mais, comme tous les amants, il eût voulu
jouir de suite et il se disait qu'ayant tenu le bonheur, peut-être il
l'avait laissé fuir.

On connaît l'heure du départ; qui peut dire celle du retour?




XLI


Il ne dormit guère, et l'aube le trouva debout. Il s'était repenti de ne
pas avoir suivi le conseil de Mansour en portant sur-le-champ l'acompte
au vieillard et rêva qu'un plus heureux l'avait prévenu. Aussi les
cigognes venaient de s'éveiller et le soleil ruisselait à peine le long
des toits de tuile, glissant sur les blanches terrasses, que, son sac
d'écus sous le burnous, il se dirigeait vers la demeure du Muezzin.

Mais comme il approchait, il entendit une grande rumeur.

Malgré l'heure matinale, la rue était pleine de monde et l'on
s'entretenait dans les groupes de choses qui tout d'abord le firent
frissonner; plus mort que vif, et sentant son coeur s'en aller, il
essayait et craignait de comprendre, lorsque la porte s'ouvrit avec
fracas et le Muezzin, la face rouge et boursouflée, la tête pelée et
nue, l'oeil sanguinolent, parut sur le seuil. Il enfonçait ses doigts
osseux dans sa barbe blanche et criait:

--Volée, on me l'a volée. Meryem, ma douce Meryem, la perle de l'oasis.
Cinq cents douros, mes enfants, j'en avais refusé cinq cents douros. Et
voilà que je perds tout à la fois, les écus et le sang de mon sang.
Justice, braves gens, justice! Laisserez-vous dépouiller un père? Je
sais qui a fait le coup, c'est ce chacal maudit, ce vagabond voleur à
qui je l'ai refusée. Lagdar, le chien Lagdar, le fils du caïd El-Arbi.
Khaoui-bel-Khaoui! Ruiné, fils de ruiné; oui, il l'aura cachée chez une
hideuse vieille qui fait trafic d'amour. Sus à lui, mes enfants! Gens de
Msilah, sus à lui.

Et par la porte ouverte on entendait les cris aigus des femmes, qui
hurlaient toutes à la fois comme une nuée de corneilles en délire:

--Sus à lui! Sus à lui!

Et un grand nègre brandissant un long bâton, criait plus fort que les
autres:

--Sus à lui!




XLII


C'était là un bien vieux souvenir, mais la pensée de Mansour s'y
arrêtait avec complaisance. Il revoyait la scène comme si elle était
d'hier, car son fidèle nègre lui avait tout raconté. Ha! ha! il riait
encore en songeant à ce bon tour. Il riait puis soupirait, car il
revoyait la douce image. Presque effacée, elle reparaissait peu à peu
nette et lumineuse. Meryem! Meryem! La dernière! L'autre, même évoquée,
ne revenait plus.

Cent douros! Il avait payé cent douros, la vierge radieuse. Et ce
n'était pas trop cher; maintenant encore il voudrait la payer mille; car
Lagdar ne lui avait pas menti, elle était bien vierge, autant que
l'autre Meryem[11], avant qu'elle enfantât le prophète Aissa que les
Roumis imbéciles adorent sous le nom tronqué de Jésus! et qu'ils donnent
comme fils à Dieu!

[Note 11: Marie.]

Allah est unique. Comment aurait-il un fils?

N'imitez pas les chrétiens insensés et idolâtres qui se courbent devant
un morceau de bois, l'adorent, le baisent et disent: «C'est Dieu.» Mais
lui, sans être chrétien, était devenu idolâtre, il adorait ses passions
sous le nom de Meryem.

Celle-la lui avait fait oublier la première et avait été bien longtemps
bénie.

--En avant! En avant, dans la plaine déserte!

Dieu puissant! quelle nuit d'ivresse dans les solitudes profondes,
lorsque assez loin pour ne plus redouter de poursuite, il s'était arrêté
à la fontaine d'_El-Abiod_ et l'avait descendue de sa mule, demi-morte
de fatigue et de peur.

Là, à six heures de l'oasis, au pied des trois palmiers que l'on y voit
encore veillant sur le frais trésor de ses eaux, à la face des étoiles
fuyantes devant les premières lueurs du matin, il s'était enivré de
toutes les saveurs du péché, roulé avec elle sur les touffes de diss,
l'enveloppant de ses bras, mordant ses tresses noires. Ah! elle avait
supplié et pleuré, elle avait comme une fille vaillante défendu de
toutes ses forces le bien de Lagdar, mais ses cris et ses pleurs
restaient sans écho; vains et stériles, ils se perdaient sur la surface
muette des sables.

Elle appelait: «Lagdar! Lagdar!» C'était Mansour qui répondait, et
lassée de la lutte inutile, elle s'était livrée au vainqueur. Quand le
premier rayon du soleil glissa au-dessus des mamelons mouvants de
l'horizon, depuis longtemps la fille du Muezzin s'était tue. Enfourchée
sur la selle du maître qui l'avait conquise et pressée contre lui, elle
pleurait silencieusement ses amours laissées derrière elle, ses timides
amours perdues; épouvantée, mais courbée sous cette destinée fatale qui
l'en arrachait pour toujours.




XLIII


Il l'entraîna bien loin et la cacha pendant trois mois dans les cités du
Tell, à Batna, puis à Setif, enfin à Constantine. Peut-être avait-elle
fini par aimer cet audacieux plein de violences et oublié le doux
Lagdar? Du moins, elle n'en parlait plus, elle se faisait à cette vie,
et un soir elle annonça qu'elle ressentait dans ses entrailles
d'étranges tressaillements. Mansour, à cette nouvelle qui met le coeur
des époux en fête et les fait redoubler d'attentions et de caresses pour
la femme aimée, Mansour fronça le sourcil.

Et au matin, à la porte de la Brèche, il s'enquit des chameliers qui
partaient pour le Souf.

Quelques jours après il fit monter Meryem dans un palanquin et
l'escorta à cheval jusqu'à l'entrée du Beled-el-Djerid.

--Retourne à ton père, dit-il, en déposant dans la litière un lourd sac
de cuir, voici le prix de ta _sadouka_; et la baisant une dernière fois
sur la bouche, il la confia aux chameliers et lui dit adieu.




XLIV


Il est écrit dans le Livre «Ne tuez point vos enfants par crainte de la
pauvreté. Le meurtre que vous commettriez serait un péché atroce.»

Mais celui qui abandonne à tous les hasards de la vie l'enfant qu'il a
mis aux flancs d'une femme, commet un crime bien plus atroce. Et Mansour
n'avait pas la pauvreté pour excuse; mais, comme beaucoup, s'il voulait
de l'amour, il ne voulait pas des charges de l'amour.

Il disait: «Les enfants sont oublieux, ingrats et cupides, ils sont pour
les parents une source intarissable de déboires et de larmes.»

Puis il secoua le front, n'y pensa plus et se mit en quête d'autres
aventures.

Or, une nuit, comme il chevauchait seul dans la plaine de Djenarah pour
rendre visite au caid, son frère, un homme, sortit d'un paquet de
broussailles, se rua à son côté et le frappant en pleine poitrine, lui
cria:

--Je m'appelle Lagdar-ben-El-Arbi.

Aux premières lueurs de l'aube quelques chameliers le trouvèrent couché
dans une mare de sang. La mort est une contribution frappée sur nos
têtes, mais souvent nous hâtons sa visite. Cependant cette nuit, la
collecteuse de taxes de Dieu regarda l'homme étendu et passa outre.

Il s'éveilla dans la maison de son frère. Un _tebib_ penché sur sa tête,
prononçait les mots qui guérissent, tandis qu'une jeune négresse ramenée
par lui du Soudan aidait à la conjuration, en versant sur sa blessure
une décoction de fleurs qu'elle avait été cueillir.

Le délire le hanta et il demanda Meryem.

Mais nul ne connaissait la fille du Souf.

Alors il appela: Meryem! Meryem!

--Tais-toi! dit la négresse, il est de belles filles dans le Tell.

Mais il continuait sans l'entendre:

--Meryem! Meryem! pourquoi tes flancs se sont-ils ouverts? Pas
d'enfants! Je ne voulais pas d'enfants.

--Ne parle plus, dit la négresse, tes paroles te donnent la fièvre.

Elle passa la main lentement sur son front et sur ses yeux, et il
s'endormit en murmurant:

--Meryem!

Depuis qu'il l'avait perdue, le nom de la jeune mère abandonnée était
souvent revenu sur ses lèvres, mais il semblait que le coup de poignard
de Lagdar eût ravivé ses regrets.

La pensée que son rival possédait cette fille, de son plein gré pourtant
renvoyée souillée et la honte au front, lui mordait le coeur et il
gémissait sourdement sur sa couche.

--Seigneur, disait la négresse, n'es-tu plus _Sidi-Messaoud_?

--L'heureux! L'heureux! oui tu as raison, noire odalisque. Tes paroles
sont douces comme le calme du soir et tu es belle comme la nuit étoilée.
Quand je serai fort, je me reposerai sur ton sein d'ébène et j'oublierai
celle qui n'est plus.

--Tu es mon seigneur et mon maître, et rien ne te résiste.

Il resta longtemps cloué sur sa couche et bien souvent, quand la fièvre
travaillait ses veilles, il répétait le nom chéri de la fille du
Muezzin.

Tel avait été son dernier amour. La mort entrevue de si près le fit
réfléchir; devenu plus prudent sinon plus sage, enfermé dans son
égoïsme de célibataire, il n'acheta désormais que de faciles plaisirs.

Puis il fit le pèlerinage de la Mecque, et, après s'être humilié sur le
tombeau du Prophète, il revint sanctifié.

Mais les leçons de l'âge mûr sont sans force dans la vie! Aux premiers
ouragans des passions, elles disparaissent comme les nids des oiseaux.




XLV


Et maintenant qu'il y pensait, que son souvenir venait de se reporter à
ce drame effacé depuis si longtemps, il revoyait avec amour la radieuse
figure de la vierge que, par une nuit d'été, il avait audacieusement
volée à son père et à son amant.

C'est une femme comme celle-là qu'il lui fallait; immaculée de corps,
pure de pensées, jeune et belle, douce, aimable et docile. Mais où la
trouver? Quelle terre bénie contenait ce trésor? Quel toit de poil ou de
tuile abritait cette merveille? Quelle natte ou quel tapis foulaient ses
pieds nus?

Il chercha longtemps. Il parcourut le Tell et le Beled-el-Djerid. Il
visita les douars. Il s'informa dans les villes. Il pourparla avec les
matrones. Il n'était plus jeune, mais il était riche, et il s'aperçut
bien vite que toutes voulaient spéculer sur lui. Il faillit prendre des
filles déflorées, et d'autres souillées par le baiser public; mais la
chance, qui, depuis sa jeunesse, s'asseyait à ses côtés et sautait en
croupe sur son cheval, resta sa compagne fidèle et le sauva de maintes
ridicules aventures.

Et plus le temps passait, plus s'augmentait le nombre de ses poils gris,
plus le but devenait douteux et difficile, plus il s'entêtait et disait:

--Je l'aurai.

En vieillissant, nous devenons fous.

Enfin lui vint une pensée de sage:

«Les plus habiles sont trompés. En ces matières, le hasard est le
maître. Pourquoi chercher et essayer de choisir? Il arrive que le vrai
est le faux et que le faux devient le vrai. La vie est un moulin qui
tourne, et la femme une de ces feuilles légères que les hommes du Nord
placent sur le toit de leur maison pour savoir d'où vient le vent. Avec
elles, demain est la contradiction d'hier. Les filles douces font
souvent des épouses acariâtres, les timides se transforment en hardies,
les modestes jettent leurs voiles, et les bazars de prostituées sont
remplis de vierges d'autrefois. Compter sur la femme, c'est compter sur
le nuage qui passe; c'est dire au caméléon: «Ne change pas de couleur.»
Insensé est celui qui affirme: «Ma femme fera ceci demain.» Prenons au
hasard, mais tâchons de la prendre immaculée.»

Or, pour être certain de ce cas, il n'y avait qu'un moyen, et inutile de
se fier aux matrones: il décida qu'il prendrait son épouse au berceau.

C'est ce qu'il fit.

Une belle jeune femme de la grande tribu des Ouled-Nayl, si fertile en
beautés, mourut en accouchant d'une fille. Le père venait de tomber, la
poitrine en face, aux sanglantes affaires des Babors, et le chagrin,
plus que les couches laborieuses, avait tué la jeune mère.

Mansour déclara qu'il adoptait l'enfant. Et les parents, qui s'étaient
vus avec ennui chargés d'une orpheline, lui dirent:

--O homme généreux, elle est à toi.

Mollement enveloppée dans des haiks, il l'emporta sur son cheval.

--Oh! s'écria-t-il en la regardant avec des yeux pleins de tendresse, la
voici, la voici, ma fiancée! Dans quatorze ans, jour pour jour, je
mettrai cette enfant dans ma couche.

Et la main tendue vers l'Orient, il prononça le serment solennel:

--Par le Maître de l'aube! par le Koran glorieux! par la Sainte-Caaba!
sur la tête sacrée du Prophète! sur la mémoire des deux femmes que j'ai
aimées: Meryem! Meryem! je le jure, je l'épouserai vierge! Et que je
sois à jamais maudit si je m'approche d'elle avant l'heure! Et que je
sois à jamais maudit si quelque larron d'honneur me vole ma fiancée! Ah!
celui-là sera habile! Et je jure sur ma tête que, prosterné devant lui,
je baiserai le bas de son burnous et je l'appellerai Seigneur!




DEUXIÈME PARTIE




LA VIERGE

I


Il renvoya serviteurs et servantes et ne garda que la négresse qui jadis
avait pansé sa blessure et veillé dans ses nuits de délire. Elle avait
alors vingt-cinq ans et lui était dévouée comme le chien au maître;
quand il jetait les yeux sur elle, elle était prête à lui baiser les
pieds. Elle faisait tout: couscous et galette, confitures et parfums;
elle lavait le linge et sellait le cheval. Docile à ses moindres
caprices, elle introduisait sans murmure la maîtresse d'une nuit et
quand, lassé de la blanche, il voulait goûter aux âcres saveurs de la
noire, sur un signe il la trouvait dans sa couche, heureuse et disposée
à tout.

Sous les yeux du maître, elle allaita la petite fille et fut sa première
nourrice. Et pendant que les joues roses de l'enfant s'appuyaient sur ce
sein de cuivre, les mignonnes mains pressant les noires mamelles,
Mansour s'asseyait à côté, fumant sa longue pipe au fourneau de terre
rouge. Autant que _Mabrouka_, il veilla sur son sommeil, anxieux et
inquiet, debout au moindre cri, aussi attentif qu'une mère, et
remplaçant une mère, si une mère pouvait se remplacer.

C'était son bonheur qu'il gardait comme on garde un trésor, son bonheur
qui grandissait et s'épanouissait sous ses yeux, radieux bouton, fleur
de l'avenir.

Et quand l'enfant put se tenir sur ses jambes et trottiner devant lui,
les bras en avant, avec de petits éclats de joie, il renvoya chez son
frère la négresse qui pleurait, en disant:

--La femme est la corruptrice de la femme.




II


C'est alors qu'il fit bâtir la maison des champs, le _haouch_, comme
nous l'appelons, que l'on voit non loin des marais d'_Ain-Chabrou_ à une
demi-journée de _Djenarah_, la _Perle du Souf_, dont son frère puîné,
le fils de sa mère Kradidja, était le caïd.

Il voulait vivre seul, à l'écart des chemins et des hommes, «loin des
sultans», le rêve de tout Arabe; loin des envieux, des moqueurs, des
curieux et des jaloux, l'aspiration de tout sage. Il voulait surtout
préserver la petite fille des contacts impurs des douars et des exemples
plus impurs des villes.

Car même avec sa mère et au milieu de ceux qui le veillent, l'enfant
surprend les choses qui pour son bien doivent lui être cachées. Un coup
d'oeil, un mot, un geste suffisent pour déflorer une âme. L'impression
reçue s'y grave comme l'empreinte d'un sceau rouge et ne s'efface plus.
L'âme s'enferme avec le souvenir, et là germe le mal.

Aussi, expérimenté et devenu prudent, il se traça un plan de conduite:
«Cette fleur élevée par moi sera sans souillure, disait-il; pas de larve
ne viendra baver sur ce bouton non éclos. Rose de ma vieillesse, elle
enveloppera ma dernière heure de lumière et de parfums. Jusqu'à la nuit
bénie où je la porterai dans ma couche, elle sera vierge comme celles du
Paradis.»




III


Et désormais ses aspirations, ses ambitions, ses désirs autrefois jamais
satisfaits, ses passions et ses inquiétudes, s'absorbèrent en cette
enfant. La belle petite tête brune semblait avoir chassé de son coeur
les pensées sombres et mauvaises. Radieuse lumière, elle effaçait les
noires esquisses des regrets du passé.

Rien autour de lui qui pût le distraire, et il l'enveloppait des chaudes
effluves de son amour, se disant qu'il saurait bien mettre entre elle et
le monde externe une si douce atmosphère de parfums, de caresses et de
bien-être, que même grandissant, elle n'aurait pas le désir de regarder
au-delà.

Parfois, lorsqu'elle jouait sur le seuil du haouch, il l'appelait, et
l'enfant accourait, toute rieuse. Il la prenait sur ses genoux, passait
la main sur son front, mesurait la longueur de ses cheveux, se mirait
dans ses grands yeux noirs, souriait à ses lèvres, rouges comme des
grenades ouvertes, regardait les blanches perles de sa bouche et se
plaisait à enfermer dans ses doigts ses petits pieds nus. Il la berçait
en chantant quelque vieux refrain du Tell, et l'enfant se sentant aimée,
souriait à la vie et s'endormait dans ce tiède édredon de soins et
d'amour. Elle jetait la gaîté autour d'elle, comme le soleil jette ses
rayons, illuminant tout de sa présence. Quand elle s'éveillait, c'était
un ruissellement de joie. La petite maison vibrait de sa gaîté,
retentissait de ses rires, s'ensoleillait de ses yeux. Le chien
gambadait autour d'elle, les poules caquetaient bruyamment dans ses
jambes, le coq battait ses flancs de ses ailes diaprées, lançant dans
l'air son chant d'allégresse, les moineaux pépiaient, le merle voisin
lui criait: _Salamelek_! _Salamelek_! et jusqu'à la chèvre, sa seconde
nourrice, qui accourait de loin en sautant, lorsqu'elle l'appelait de sa
voix fraîche: _Maaza_! _Maaza_!

Aux rayonnements de ses grands yeux tout se chauffait et s'épanouissait,
et Mansour, le coeur dilaté, sentait qu'alors seulement il méritait son
nom d'Heureux.




IV


Derrière et sur les côtés du haouch croissait avec l'enfant un petit
jardin entouré d'une haie de figuiers de Barbarie. Le ruisseau qui
filtrait au bas de la montagne venait l'arroser en courant, avant de se
perdre dans les roseaux du marais. Quelques coups de pioche, des plants
et une poignée de semences transformèrent un tas de broussailles en
Éden. Des pastèques et des grenades, des oranges et des ceps de vigne,
des mûriers et des jujubiers poussaient pêle-mêle au gré des caprices du
planteur et la nature luxuriante jeta sur le tout son magique manteau.

Dans ce sol vierge et chaud, en un désordre pittoresque et harmonieux,
les fleurs abondaient vigoureuses et parfumées.

Des fleurs, des légumes et des fruits, ils ne demandaient rien de plus.
Mais le caïd envoyait de temps à autre du couscous blanc comme du riz et
des dattes de Biskara. Quand Mansour voulait un mouton, il faisait
prévenir son frère. Alors on choisissait dans le grand troupeau qui
paissait dans la vallée au nord de Djenarah.

Parfois, pour distraire l'enfant ou faire quelque achat, il allait à la
ville. Il chargeait un des chameliers dont les _mahara_ broutaient les
touffes de _chiehh_ dans la plaine, de surveiller le haouch. Il lui
donnait deux _sordis_, une setla pleine de couscous, ou bien la tête
d'un mouton, et partait tranquille.

De plus, il s'était procuré trois veilleurs de nuit, de cette bonne race
qui mange les hommes, issue de l'accouplement des louves avec les chiens
des oasis. Sans crainte du cavalier, ils se jettent au ventre des
chevaux, mordent la trique qui les frappe et mettent les rôdeurs en
pièces, puis dans les entrailles du larron, ils font large ripaille.

Avec de telles sentinelles, les voleurs de jour pas plus que ceux de
nuit n'eussent osé approcher. Ils savaient, du reste, ne trouver là ni
douros, ni étoffes précieuses, ni bijoux luxueux. Les douros de Mansour
reposaient dans les _fondouks_ du caïd, et ses biens, les gras
troupeaux, paissaient de l'autre côté du Djebel. Le seul trésor était
Afsia; mais sur nos marchés, ce genre de joyau n'a plus de cours.

Il emmenait donc la petite fille, assise devant lui sur la selle de sa
jument ou le _berda_ de sa mule. Les passants se les montraient en riant
et disaient:

--Voilà Sidi-Messaoud et sa fiancée!

Mais il répondait en colère:

--Oui, c'est ma fiancée, et elle sera vierge au matin des noces. Fils de
Fathma, pouvez-vous en dire autant des vôtres? Pouvez-vous, enfants du
péché, jurer de même de vos filles et de vos soeurs?

Alors ils haussaient les épaules, riant plus fort:

--_Adda maboul!_ Il est fou! disaient-ils.

Mais d'autres ajoutaient:

--Le doigt de Dieu s'est posé sur son front. Enfants, ne raillez pas cet
homme. Il méritera jusqu'à la mort son surnom d'El-Messaoud.




V


Cependant la fiancée poussait comme un jeune palmier, frêle et délicate
d'abord, mais laissant pressentir qu'elle serait savoureuse.

Encore une fois, l'_Heureux_ était le bien-nommé; car il eût pu arriver
que l'enfant fût laide, mais elle se montrait déjà beauté parfaite;
exquise et suave comme les sultanes chantées par nos poètes; belle comme
les houris que peignent vos artistes d'Occident.

Ivresse pour le coeur et pour l'oeil; tout charmait en elle, depuis
l'ongle rose de son petit orteil jusqu'à ses longs cheveux, plus fins
que la soie et si noirs qu'ils jetaient des reflets bleus.

Son visage enfantin aux tons chauds et dorés, ses lèvres rouges, la plus
délicieuse des coupes d'amour, ses grands yeux rayonnant de clartés,
faisaient présager une de ces beautés ruisselantes de sève comme il n'en
éclot que sous l'ardent soleil.

Mansour ne pouvait assez en repaître ses regards. Il s'admirait dans son
oeuvre, fier comme s'il l'eût engendrée. Il aurait rempli un livre aussi
gros que le Koran rien qu'à détailler, énumérer, vanter ses charmes,
ceux qu'il voyait, ceux qu'il entrevoyait et ceux qu'il ne faisait que
deviner.

Était-il père? Était-il amant? Il ne le savait lui-même. Il était tous
les deux, et les deux amours se fondaient en un seul, chaste, austère et
fort.

Devant cette enfant, il croyait redevenir jeune; il se trouvait tout
léger et tout aise; il ne sentait plus ses membres raidis; il ne voyait
plus l'écorce rude, l'enveloppe usée qui recouvrait son coeur resté
vert.

Toutes ses maîtresses passées, il les retrouvait en elle, mais elle
était plus belle que toutes; elle réunissait les beautés éparses chez
les autres et qui, une à une, l'avaient séduit. De _Fathma_, elle avait
les longs cheveux de soie qui, dénoués, descendaient en chatoyantes
cascades, plus bas que les reins; de _Meryem_, la première, les yeux à
l'éclat des sabres tirés au soleil; elle avait le pied mignon
d'_Embarka_ la Saharienne, les formes rondes et chastes de la seconde
_Meryem_, le nez aquilin de _Yamina_; ses dents brillaient d'une
bleuâtre blancheur comme les dents de _Mabrouka_, et les fines attaches
de ses membres lui rappelaient _Aicha_, la danseuse que les jeunes
hommes de Biskara ont appelé _la Divine_.

Toute cette nuée d'amour, nimbe de certaines femmes; ces parfums
innommés exhalés d'elles, venus on ne sait d'où, de leurs cheveux, de
leur sein, des plis de leur robe, enivrant mélange, rose et violette,
lait et nard, encens et musc, lis et jasmin, terre et ciel, délicieuses
et sauvages âcretés de la brune et voluptueuses suavités de la blonde,
odeurs de la femme aimée qui vous suivent dans les rêves et qu'on aspire
tout ému au réveil, elle les avait.

Et lui, l'_Heureux_, se repaissait de tout cela.

Il la flairait comme on flaire un fruit savoureux avant d'oser y mordre.
Il s'en grisait le coeur et la cervelle, mais sans jamais rien laisser
paraître, de crainte d'effaroucher sa native pudeur, ne soupçonnant pas
dans sa science du vice, qu'elle était si ignorante que rien n'eût pu
l'effaroucher.

Et devant elle, il oubliait les blasphèmes que jadis il avait répété
tant de fois au temps où, blasé et repu, ses scandaleuses amours
défrayaient les conversations intimes des filles des tribus:

«La femme est fille du mal.

»La femme a inventé le vice.

»La ruse est sortie du front de la femme, le mensonge de sa bouche, la
gangrène de ses flancs.

»La plus pure d'entre elles laisse au coeur une plaie et au corps une
souillure.

»Insensés, vous cherchez une épouse parfaite, et le Prophète lui-même en
les comptant depuis la mère des hommes, n'en a trouvé que quatre[12].»

[Note 12: Voici les noms des quatre femmes que Mohammed a jugées
parfaites: Asia, femme de Pharaon; Marie, mère de Jésus; Khadidja, sa
première épouse, et Fathma, sa fille, qui fut mariée à Ali.]

Mais il disait à genoux, veillant sur son sommeil:

«La femme, c'est l'ange, la joie, le bien et la vie!»




VI


Dans le frais bocage de son jardin vierge, jacassait une légion ailée de
joyeux et bruyants hôtes. Leur ramage la réveillait aussitôt que le
soleil glissait ses rayons par le grillage de bois doré de sa petite
fenêtre. Et vite, elle se levait et descendait au jardin. Elle y faisait
ses ablutions dans le petit ruisseau sous deux ou trois grands saules
que Mansour avait plantés, quand elle était toute petite, et qui
maintenant étendaient leurs bras chevelus jusque sur le toit du haouch.

Elle s'y mettait à l'ombre sans voile, et sous le feuillage vert, entre
le haouch et l'épaisse haie de cactus, dans le fourmillement des lis,
des jasmins et des roses, nul oeil indiscret n'eût pu l'apercevoir.

D'ailleurs, depuis qu'elle avait grandi, Mansour respectait ses petits
secrets de fille, et pendant sa toilette, l'_Oudou-el-Kebir_ que le
Prophète a prescrit comme acte religieux, sachant bien que la propreté
du corps est l'avant-garde de celle de l'âme, et que ceux qui ne se
lavent pas ont l'âme aussi sale que les flancs--pendant la grande
ablution alors que, nue et rayonnante de sa naissante beauté, elle
faisait couler sur ses épaules, ses seins, ses hanches et toutes ses
chairs jeunes et fermes, les vivifiants ruissellements de l'onde
fraîche, il n'eût pas voulu hasarder un regard. Il eût trop craint
d'être surpris par elle, et qu'alors une pensée mauvaise ne vînt
déflorer la virginité de ce coeur.

Il la laissait donc seule, plein de respect pour son enfantine chasteté,
faisant bonne garde au dehors, certain de la retrouver le jour où il la
voudrait, dans tout l'éblouissement de sa beauté immaculée.




VII


Après l'ablution, lorsqu'elle reparaissait sous le haik de laine, il se
plaisait à la voir se parer.

Tantôt il lui faisait revêtir le coquet costume des Mauresques
d'_El-Bahadja_ la guerrière[13]; tantôt il la voulait vêtue comme les
filles du Souf. D'autres fois, il l'enveloppait comme celles de
Constantine avec le foutah serré sur les hanches, ou la grande
_gandourah_ tombant aux talons. Mais ce qui lui plaisait le plus,
c'était de la voir, avec la simple tunique des nomades du Tell, ouverte
sur les côtés, les bras nus jusqu'aux épaules où s'attachaient les
boucles d'argent, et, aussi peu habillée qu'une fille puisse l'être,
vaquer aux travaux de l'intérieur et aller et venir dans la maison.

[Note 13: Alger.]

Car il savait que l'oisiveté souffle des pensées malsaines, et il
voulut, dans ce cercle étroit, ne jamais laisser ses heures vides.

Lorsqu'elle était toute petite, il avait installé près d'elle, les unes
après les autres, des filles des tentes et des filles des _Hadars_, et
sous ses yeux, sans qu'il les quittât d'une minute, elles apprirent à
l'enfant comment on façonne les _gandourah_, comment on tisse les haiks
et comme on brode sur la laine blanche les frais dessins de soie. Elle
savait encore, dans le grand plat de bois percé de trous, posé sur la
chaudière où cuisent les quartiers de viande, préparer l'appétissant
couscous, rehaussé de piment, d'oeufs durs et de blancs de poulets; elle
savait faire les galettes au miel, pétrir le pain d'orge et les gâteaux
de dattes.

Et aussi sur la _tarbouka_ sonore, elle savait chanter les chansons des
douars. Mais il avait soigneusement éloigné les églogues amoureuses. Les
hymnes de combat, le chant douloureux sur la perte d'Alger la brillante,
composaient seuls le répertoire; et dans cette bouche enfantine, avec la
douce mélodie de sa voix, cette poésie guerrière avait un charme
indicible.

Mais pendant ces leçons, toujours là, comme une vieille qui guette les
amours des jeunes, il ne souffrait pas qu'on lui parlât de choses
étrangères. Et un jour une _tofla_ des _Beni-Mzab_, qui lui enseignait
à mélanger sur la laine les fils d'or et de soie, ayant fredonné devant
elle ce refrain des douars:

          J'attends mon bien-aimé;
          D'amour, son oeil fier brille;
          Et quand j'entends sa voix
          Ou le bruit de ses pas
          Ou le hennissement de son cheval,
          Que je reconnais entre mille,
          Il me semble mourir!

--Mourir! avait demandé Afsia; pourquoi mourir, puisqu'elle attend son
bien-aimé?

Devant cette innocence, la Mozabite se mit à rire, mais Mansour irrité
ne laissa pas à l'imprudente le temps de répondre.

--Va-t'en, dit-il, destructeuse de vertu, va trouver celui qui t'attend;
il doit être impatient, car je l'entends braire près du marais; va, va,
il a de quoi te satisfaire!

Aussi, élevée loin des femmes, à l'abri du coudoiement trop souvent
impur de petites amies viciées, elle était si chaste que, lorsque pour
la première fois elle entendit Mansour vanter orgueilleusement sa
virginité aux hommes de Djenarah, elle demanda ce qu'était une vierge.

--C'est une fille que n'a effleurée nulle pensée mauvaise, répondit-il.

--Les femmes de Djenarah ont-elles toutes des pensées mauvaises, que tu
as dit aux gens de la ville que leurs filles et leurs soeurs n'étaient
pas vierges. Qu'est-ce donc qu'une mauvaise pensée?

--Celle qu'on n'ose avouer sans rougir.

--Alors je n'en ai pas, dit-elle, et je suis vraiment vierge.




VIII


Il souriait; c'était bien la fiancée rêvée: la suave jeune fille, chaste
comme le calice du lis qui vient d'éclore au premier baiser du jour,
pure comme le _Selsebil_, la source du Paradis.

Aussi, comme il couvait ce délicieux bouton poussant pour lui seul et
qui pour lui seul allait s'épanouir! Comme il l'entourait de soins et de
surveillance! comme il faisait appel à toute sa vieille expérience
d'ancien débauché! comme il connaissait les effets et les causes! comme
il pesait le _si_ et le _mais_, le _pourquoi_ et le _donc_! Vieux
chacal, il avait tant de fois rôdé près des poules que, s'il savait
comme on les prend, il savait aussi comme on les garde, et ce n'est pas
à lui qu'on pouvait rien montrer. Filles de Fathma, vos ruses sont sans
égales, mais sans égales aussi étaient sa vigilance, sa prudence et ses
précautions.

Son haouch, je l'ai dit, il l'avait bâti loin des chemins, afin d'éviter
autant que possible les visites inattendues et importunes, l'arrivée de
ces voyageurs fâcheux s'imaginant que tout leur est dû, parce qu'ils
viennent hurler devant votre demeure: «Salut, maître de la maison, je
suis un hôte de Dieu.» Il avait mis le marais entre lui et la grande
route, et il fallait, par de petits sentiers perdus dans les roseaux,
faire de longs détours pour atteindre sa porte.

Cependant, s'il arrivait qu'un attardé ou un passant pauvre vînt porter
chez lui sa faim, sa soif et sa fatigue, il disait:

--Sois le bienvenu.

Et il faisait bon visage. Il le recevait comme nous autres, musulmans,
nous devons recevoir nos hôtes, car le Prophète a donné ces paroles:

«Pieux et béni est celui qui partage sa table et sa couche avec
l'orphelin, le pauvre, le voyageur et tous ceux qui ont besoin.
Celui-là, Dieu le préservera du mal qui peut tomber du ciel ou sortir de
la terre.» Ou encore: «Soyez généreux envers votre hôte, car, en
entrant, il vous apporte une bénédiction; en sortant, il emporte vos
péchés.» Et encore: «Dieu ne fera jamais de mal à la main qui aura
donné» ainsi, qu'il est écrit au chapitre de _la Vache_.

Il faisait taire les chiens et tenait l'étrier, pour aider le voyageur à
descendre; s'il était à pied et las, il le prenait par le bras et
l'aidait à s'asseoir.

Ce jour-là, il allumait un grand feu, rôtissait un quartier de mouton et
tuait deux poules, afin que son hôte fût rassasié et pût dire en
partant: «Mon ventre est plein.»

Afsia ne se montrait pas, mais elle préparait un gâteau au miel et
l'envoyait à l'étranger.

Quand l'hôte, repu, se couchait près des derniers tisons du foyer, sur
les toisons blanches au poil épais des moutons du Haut-Tell, Mansour
s'étendait sur une natte d'_alpha_, au travers de la porte de l'escalier
de pierre, qui conduisait à la chambre de la jeune fille, et, un oeil
constamment ouvert, attendait venir le jour.

Et alors, sans avoir demandé ni son nom, ni sa qualité, ni où il allait,
ni d'où il venait, il lui présentait son cheval tout sellé, et repu
comme le maître, ou, s'il n'avait ni cheval, ni jument, ni mule, son
bâton de voyage et sa besace garnie par Afsia, et lui disait:

--Va, avec ma bénédiction.

Mais ces visites étaient rares. Le voisinage de la ville ôtait au
voyageur l'envie de se détourner de son chemin et d'aller frapper à ce
haouch solitaire; et le nom du caïd son frère, la noblesse de sa
famille, l'éclat non encore effacé de son antique bravoure, et, plus que
cela, l'auréole de folie qui entourait ce front farouche, attiraient une
crainte trop respectueuse, pour qu'on songeât à s'en jouer.




IX


Cependant Afsia grandissait et montait toute brillante dans la vie,
tandis que lui se courbait, descendant le chemin. Les enfants nous
poussent à la chute finale. Quand nous les voyons fleurir, nous
défleurissons, notre sève s'en va, quand la leur monte, et lorsqu'ils
sont en fleur, c'est que bientôt nous ne serons plus que le fruit
desséché.

Jeunesse d'un côté et vieillesse de l'autre, un vide s'ouvrait entre
eux; mais ni l'un ni l'autre ne le mesurait. Lui, sentant son coeur
jeune, ne voyait pas le corps usé; elle, inexpérimentée et naïve, ne
sentait encore ni son coeur, ni les exigences que la nature nous a
logées aux flancs.

Aimante et aimée, elle poussait doucement dans cette paix, ne
soupçonnant pas d'autre vie.

Haouch, jardin, saules au bord de la source, le marais et ses roseaux,
avec les vapeurs flottantes le matin, et le soir la brume légère, la
grande plaine grise, et, au-delà, la légère ondulation des montagnes
bleues, c'était sa patrie, ses horizons, son univers.

Elle y vivait indifférente au reste.

Parfois elle se tournait, en rêvant, du côté de la ville, essayant de
voir ses vieux murs lézardés, qui s'allongeaient au milieu de la
végétation échevelée de l'oasis; elle ne distinguait que la riante nappe
verte d'où s'élançait gracieusement le frêle minaret de la mosquée.

Elle avait un secret effroi de ces tas de maisons, de ce fourmillement
de gens et de bêtes, de ces hommes et de ces femmes qui, lorsqu'elle
passait sur sa mule, enveloppée dans les bras de Mansour, semblaient
vouloir la dévisager sous son voile.

Ah! comment pouvait-on respirer et vivre dans cet amoncellement de
pierres, ce mélange d'haleines, cet étouffement de poitrines! Comme elle
était bien mieux dans sa solitude, libre dans sa maison libre!

Elle y chantait en son âme des poèmes qu'elle n'avait appris dans aucun
livre d'homme, par aucune langue de femme, mais que lui soufflait à
l'oreille la voix grave des ouragans d'automne, lorsque, rués dans la
grande plaine, ils couchaient les roseaux sur le marais et secouaient
les burnous des cavaliers galopant au loin, courbés sur l'encolure des
buveurs d'air.

Ou bien, quand le ciel est rouge et jaune, elle écoutait venir le simoun
et, l'oeil noyé de plaisir, les narines dilatées, elle courait au-devant
de ses baisers de feu.

Ces symptômes alarmaient Mansour, qui lui criait:

--Pourquoi fais-tu ainsi? les morsures du simoun sont fatales aux jeunes
filles.

--Il ne mord pas, il caresse, répondait-elle; c'est bon.

D'autres fois, recueillie et attentive, on eût dit qu'elle attendait.
Elle souriait, rêvant peut-être à l'inconnu, qui tout à coup se lève
dans les destinées.

--A qui songes-tu? lui demandait le vieillard.

Et elle répondait:

--J'entends là-bas la chanson des oiseaux et j'écoute la caille parler
dans le champ d'orge. Toi qui sais tout, apprends-moi ce qu'elle dit.




X


Dans ses grands yeux noirs on lisait le reflet d'une âme où flotte un
vague étonnement; ses idées, non encore formulées, nageaient dans les
limbes de l'ignorance des choses; ses sentiments ou plutôt ses
sensations n'osaient et ne pouvaient éclore et se féconder à côté de cet
homme, dont les formidables passions avaient trop tôt mûri le corps.

L'amour des vieux est un foyer sans rayons; il s'émane d'eux une sorte
de rigidité et de froideur qui glace et paralyse. Les enfants élevés par
les vieillards s'étiolent comme des plantes poussées à l'ombre. Car ils
sont l'hiver, et l'épanouissement des jeunes a besoin de chaleur, de
force et de virilité.

Comme ces fleurs qui, aux froidures, ferment leurs pétales, Afsia
s'enfermait dans ses rêves bleus d'enfant, bâtissant, sans en rien dire,
dans sa petite cervelle, quelque brillant autel d'amour, avec la vague
intuition des filles les plus ignorantes de ce nom.

Parfois on apercevait, cheminant au fond de la plaine, la longue file
d'une caravane. Elle la suivait longtemps du regard, cherchant les hauts
palanquins où étaient cachées les filles des nomades, envoyant sa
pensée, avec un soupir, à celles qui allaient ainsi à travers les
étendues.

Le sang saharien, qui circulait dans ses veines, lui rappelait
qu'au-delà de la montagne il y avait les horizons sans limite, et elle
eût voulu y courir avec la pensée.

Mais le Thaleb, qui l'observait, ne manquait pas de lui dire:

--O folle entre les folles, tu trouves lourdes ta paix et ta quiétude.
Peux-tu envier celles qui, sous le soleil brillant ou les tempêtes des
horizons rouges, la gorge sèche et les yeux mangés par les sables,
suivent la destinée fatale de leur père et de leur époux. La vie, pour
elles, est une incessante lutte; et, toujours loin de leur pain et près
de leur soif, elles vont, elles vont enviant le pâtre assis sur le bord
du chemin et qui les regarde passer. Pendant des jours sans nombre,
elles aspirent au bonheur qui se jette à chaque heure devant toi et que
tu oublies de saisir.

--Quel bonheur? demandait Afsia.

--L'ombre, le repos et un ruisseau d'eau fraîche.

Et Afsia ne trouvait rien à répondre. Elle n'avait jamais eu ni faim, ni
soif. Elle avait un abri contre les journées trop chaudes et les nuits
trop humides, elle ne connaissait pas la douloureuse fatigue, ni les
saisissantes angoisses aux approches des périls. Mais elle se disait en
elle-même que toute la vie ne devait pas être là, dans le lourd
bien-être et dans la quiétude, et que si, hors de là, il y avait des
misères et des dangers, il devait y avoir de plus larges joies.




XI


Elle aimait aussi à accompagner du regard les cavaliers des _goums_ aux
grands chapeaux de paille couverts de plumes d'autruches noires,
chevauchant dans la plaine en un désordre majestueux. Elle distinguait à
leurs burnous écarlates le caïd et les cheiks qui s'avançaient en tête,
les _mokalis_ au burnous bleu; les autres tout en blanc, le long fusil
haut sur la cuisse, suivant en groupe serré. Quelques-uns galopaient sur
les flancs de la troupe, soulevant des flots de poussière jaune. Elle
admirait les longues housses de soie flotter au vent, l'ardent reflet
des armes, les fanions verts au croissant argenté; elle écoutait les
joyeux accents du tam-tam et de la flûte, les bruyants éclats de la
poudre, et il lui semblait voir passer une féerie enveloppée dans un
nuage d'or.

Mais ce qu'elle préférait, c'étaient les files de cavaliers rouges qui
rayaient, deux ou trois fois par an, la large plaine grise. Ceux-là
marchaient deux par deux et en ordre. Ils n'avaient ni housse de soie,
ni plumes d'autruches; ils étaient uniformément habillés de blanc, de
rouge et de bleu. Un sabre au fourreau d'acier, passé sous la cuisse
gauche, s'allongeait sur le feutre noir de leur selle, et sur leur dos,
le cuivre et l'acier du fusil scintillaient au soleil.

C'était le peloton des spahis de Constantine, qui allait relever le
poste avancé de _Zery-bet-el-Oued_.

Elle les suivait longtemps, émue et pensive, prêtant l'oreille comme si
elle eût essayé d'entendre le cliquetis des lames dansant dans le
fourreau, ou le bruit des éperons et des étriers.

Car c'est ainsi: la femme aime le sabre, dont elle a peur. Créature
faible et douce, elle se sent attirée par la force des contrastes vers
le sanglant éclat des armes; elle se passionne pour _l'homme qui tue_.

Et Afsia eût bien voulu que le chemin fût plus près du haouch, afin de
contempler les faces mâles des soldats.

Elle se rappelait qu'étant plus petite et revenant de Djenarah, assise
sur la mule de Mansour, elle s'était croisée avec les cavaliers rouges
et l'un d'eux avait dit:

--Oh! l'heureuse rencontre! Enfants! voici la fiancée d'El-Messaoud. On
ne voit que ses grands yeux, mais ils brillent comme deux étoiles et
sont doux comme une source au milieu des sables. Homme, avec une telle
bénédiction sur ta selle, nul ne doit s'étonner qu'on t'aie surnommé
l'_Heureux_.

Les spahis attachaient leurs yeux ravis sur elle, et, à mesure qu'ils
passaient, disaient à Mansour:

--Homme, salut! Que le Prophète enveloppe la _tofla_ d'un manteau de
bénédictions.

--Qu'elle soit sur vous et les vôtres, répondait Mansour glorieux.

Ils continuaient leur route en silence. Mais dans tout groupe d'hommes,
il en est qui jettent la discorde et la haine, car, comme ils étaient à
quelques pas, un de ces maudits se tourna et cria:

--O l'Heureux! garde le bouton de rose jusqu'à ce qu'il soit éclos;
alors nous viendrons le cueillir.

Tous s'étaient mis à rire, et Mansour, frémissant de colère, avait
répondu:

--Il ne sera pas pour toi, fils de chien, qui sers les chiens.

Et les autres, que cette insulte irritait, répondirent:

--Nous le volerons: nous le volerons à la jolie fille. Il n'est pas fait
pour les vieux boucs.

Afsia n'avait rien compris, elle aurait bien voulu savoir ce qu'on
menaçait de lui voler; mais Mansour était si furieux qu'elle n'osa le
questionner, et quand elle lui en parla un peu plus tard, il lui ordonna
brusquement de se taire.

C'était la seule fois qu'il l'avait rudoyée; aussi, quand elle voyait
passer au loin les cavaliers rouges, elle se rappelait l'admiration de
leurs regards, les propos flatteurs à son adresse, la colère de Mansour
et leur moqueuse menace.




XII


Alors, sans savoir pourquoi, elle se sentait triste, et Mansour, pour la
distraire, lui contait quelque merveilleuse histoire d'Orient, dont il
écartait avec soin la seule chose qui pouvait lui plaire, les belles
aventures d'amour.

Aussi, d'une oreille elle écoutait la voix du Thaleb, mais l'autre
restait tendue vers le murmure confus et doux qui, depuis quelque temps,
parlait à son coeur. Il semblait venir d'une région inconnue, dont ni sa
noire nourrice du Soudan, ni Mansour, qui savait tant de choses, ne
l'avaient jamais entretenue dans leurs récits de génies, de palais et de
mages.

Elle fermait les yeux, abritant ses pensées sous le voile de ses
paupières et continuait à écouter, sans les entendre, les paroles du
vieillard.

Un spasme nerveux courait dans ses membres, elle étirait les bras
au-dessus de sa tête, comme si elle sentait venir le sommeil, et,
accablée de lassitude, elle restait de longs moments affaissée,
immobile, rêvant éveillée, laissant couler le temps. Et, vers le soir,
lorsque la brise du nord frémissait sur ses épaules et ses bras, courant
amoureusement le long de ses jambes nues, la fouettant à petits coups,
elle recevait ses caresses et secouait l'engourdissement qui l'avait
oppressée sous le soleil; elle sentait une étrange ardeur se glisser
dans ses veines et soupirait.

--A quoi penses-tu? disait Mansour.

Et, rougissante, comme si elle eût été prise en faute:

--A rien, répondait-elle. C'est ce qui est dans ma tête qui voyage et va
je ne sais où.

Elle se sauvait alors dans son petit jardin, et, la tête penchée sur les
fleurs, plongeait son regard jusqu'au fond des calices, essayant d'en
surprendre les mystérieuses merveilles; éblouie des brillantes couleurs,
enivrée des suaves parfums, elle souhaitait d'être petite mouche bleue,
pour pénétrer à l'aise dans ces fragiles palais, plus magnifiques que
ceux dont le Thaleb lui racontait les magies:

--Tais-toi, lui disait-elle; ce que je vois au fond de mes fleurs est
plus beau que tout ce que tu me dis.




XIII


Il avait fixé à quatorze ans l'âge où il devait la prendre pour femme;
il voulait attendre cette époque, afin que la jeune fille fût bien
formée et prête à lui donner des enfants vigoureux. Quelques-uns d'entre
nous prennent à douze ans leurs épouses. C'est un tort. La fille forcée
trop jeune est bientôt flétrie et n'enfante que des rejetons malingres
et chétifs. Ils conservent dans la vie les pâleurs de la faiblesse de
leur mère, et leur âme mal trempée s'émousse au premier choc.

Le Prophète a dit: «Ne décidez des liens du mariage, que quand le temps
sera accompli.»

Il ne prescrit pas le temps, mais il le laisse à la sagesse de l'homme.
D'ailleurs, nos mères et nos matrones, qui vont chercher la fiancée,
voient bien si le bouton est ouvert. Elles savent mieux que nous
distinguer l'instant où la rose n'est pas encore éclose, mais où
cependant elle n'est plus le bouton. C'est le moment délicieux où il
nous faut prendre nos épouses, et Mansour attendait ce moment.

Il s'en manquait de quelques semaines qu'elle n'ait atteint l'âge, et,
devant cet épanouissement de vierge, il se recueillait plein
d'admiration, enveloppé de sa double affection de père et d'amant.
Peut-être cette dernière était-elle encore vague et s'effaçait-elle
devant l'austérité de l'autre.

Certes, si elle lui eût été étrangère, s'il n'avait pas, jour par jour,
assisté ravi, à quelque nouvelle et soudaine éclosion de beauté dans
cette vierge luxuriante de merveilles, ses sens, usés par tant de
frottements, se fussent réveillés avec leur ancienne et furieuse ardeur;
mais, l'ayant abritée sous son bras comme un oiseau réfugié sous l'aile
maternelle, couvée et élevée dans son nid; et s'étant entendu salué
chaque matin à son réveil du doux nom de père qui, de cette bouche
rieuse sortait comme une caresse, le vieux débauché, suborneur de tant
de filles, eût regardé comme un sacrilège de toucher à celle-là.

L'idée de la posséder avant le mariage ne passait devant lui que comme
une monstruosité, et même il se demandait parfois si, le mariage
célébré, il ne serait pas honteux de la prendre dans sa couche, et ne
rougirait pas, lui, grison lamentable, de souiller de baisers lascifs
les lèvres de cette radieuse enfant?

Parfois, lorsqu'elle sommeillait, il s'approchait sans bruit, et, voyant
ses seins naissants se soulever sous son léger souffle, il jouissait en
silence de sa chaste beauté. Mais c'était l'orgueil de l'artiste qui a
créé une oeuvre d'art et s'admire dans son oeuvre, plutôt que la
convoitise de l'amant.

--Elle est à moi, disait-il. Je l'ai élevée, nourrie, vu grandir. J'ai
été son père et sa mère, son frère et sa soeur, son maître et son ami.
J'ai partagé ses premiers jeux et essuyé ses premières larmes. Ce
qu'elle sait, je le lui ai appris; les pensées immaculées qui roulent
dans son cerveau, c'est moi qui les y ai mises. J'ai fermé la porte au
mal. A moi elle doit sa beauté, sa santé et sa force; car je l'ai
laissée se développer à l'aise comme une fleur des champs; je lui ai
donné pour seuls compagnons le ciel, les nuages, les étoiles, la plaine,
les montagnes, la liberté. Elle est à moi, rien qu'à moi, et elle le
sait. Elle sait qu'elle est mon bien, depuis ses noirs cheveux jusqu'à
ses ongles roses.

Et il prenait ses petits pieds dans ses longues et dures mains de bronze
et, courbé comme s'il eût fait une prière, les baisait.

Parfois la jeune fille s'éveillait sous le souffle chaud de sa bouche,
et, le voyant agenouillé près d'elle, elle entr'ouvrait les lèvres pour
sourire, puis, refermant les paupières, retournait à ses rêves bleus.




XIV


Un matin, Mansour lui dit:

--Afsia, le jour béni approche. Lorsque tu auras vu quinze fois le
coucher du soleil, tu entreras dans ta quinzième année. C'est l'âge que
depuis quatorze ans j'ai attendu. J'ai attendu avec patience, car chaque
jour ajoutait une pétale à la fleur de ta beauté. Maintenant elle est
complète. Le bouton s'épanouit, le moment de le cueillir est venu.
Afsia, je veux te dire un grand secret, resté pendant quatorze ans le
secret de mon coeur. Je l'y avais enseveli, afin qu'il ne pût mettre une
ombre sur la blancheur de tes pensées. Maintenant, le voici. Afsia, ma
jeunesse s'est enfuie comme l'eau d'une source qu'a tari le simoun, ne
laissant plus que le squelette de son lit, mais j'ai compté sur toi,
source pure, pour rafraîchir le lit desséché et combler les bords
arides. Afsia, poème de ma vie, j'ai compté sur ton sourire, pour qu'il
fasse descendre sur mon vieux coeur, usé et refroidi par l'hiver, tous
les rayons du printemps. Afsia, dis-moi si j'ai bien fait?

--Je ne te comprends pas bien, père. Mais si ton coeur a compté sur le
mien et ta volonté sur mon obéissance, tous deux ont bien fait.

--Merci, enfant. Je vais expliquer mes paroles. Celui que les hommes du
Tell ont nommé _Thaleb_, et ceux du Beled-el-Djerid _Messaoud_, celui
que tous appellent _Sidi-el-Hadj_, Mansour-ben-Ahmed, enfin, va te
donner le nom d'épouse.... Afsia, le veux-tu?

--Ton épouse, dit-elle étonnée, comment cela se peut-il, puisque je suis
ta fille?

--Tu es ma fille d'adoption. Afsia, mais aucun lien du sang ne nous
attache. Rien ne s'oppose à ce que tu sois la chair de ma chair, le
vêtement de ma vie, le champ fécond où je dois planter ma vigne; rien,
que ta volonté; et je viens te le demander: le veux-tu?

--Tes paroles sont encore obscures pour moi, Mansour, et sans doute je
suis un peu sotte. Je ne sais pas tout, comme toi; mais voici: S'il te
convient que je ne sois plus ta fille et que je devienne ta femme, je le
veux bien. Mais pourquoi attendre quinze jours? Puisque tu parais le
désirer si ardemment, ne peux-tu m'épouser aujourd'hui?

--Eh quoi! âme de ma vie; le désires-tu donc avec tant d'ardeur, et ton
amour serait-il égal au mien?

--L'amour?

--Oui! sentirais-tu remuer ton coeur pour ma vieille barbe grise?

--Oui, je t'aime. N'es-tu pas mon père et ma mère, et toute ma famille?

--Oh! ce n'est pas ainsi qu'un époux veut être aimé; il doit être aimé
d'amour.

--D'amour?... Alors tu m'apprendras comment je dois faire. Je t'aimerai
comme tu le voudras, et je désire ce que tu veux.

Il prit ses mains et les baisa.

--Blanche fleur de la plaine, dit-il, transporté de joie, ô toi dont le
regard est doux comme celui des génisses du Tell, toi dont la vue seule
est tout un chant, femme et fleur, ange et houri, je t'enseignerai ce
qu'il faudra faire, mais modère ton impatience et attendons le jour
béni.




XV


Afsia resta longtemps pensive. Jamais, non, jamais, elle n'avait rêvé
une chose si bizarre. Etre l'épouse de Mansour! de cet homme arrivé aux
portes de la vieillesse, tandis qu'elle entrait à peine dans la vie!
Cela lui semblait bien étrange; mais sa pensée n'allait pas au-delà.

Ce mot d'_épouse_ qui trouble tant de jeunes têtes n'avait pas de
signification pour elle; et elle se demanda quelle différence
apporterait dans sa vie le titre de femme, au lieu de celui de fille du
Thaleb.

Il n'y avait au fond de son coeur tout chaud et tout prêt à éclore au
feu des tendresses, nul désir comme nul regret, nulle répulsion et nulle
crainte. «Je suis bien inexpérimentée pour devenir sa femme,
disait-elle, mais il est bon et m'apprendra mes devoirs.» Elle
acceptait donc son nouveau rôle, parce que telle était la volonté de
Mansour, parce que cela paraissait lui plaire, comme elle eût consenti,
pour lui plaire, à changer de robe ou à dénouer ses cheveux.

Ce vague émoi qu'éprouve la vierge des villes, toujours un peu
instruite, quoi qu'ait fait sa mère pour la tenir le plus longtemps
possible dans cette virginité de corps et de coeur que déflorera tout
d'un coup et si brutalement le mari, Afsia ne l'éprouvait pas.

Elle n'éprouvait pas, non plus, la joie amoureuse de la fille des
champs, qui, témoin journalier de l'accouplement des bêtes, peut arriver
dans le lit de l'époux, chaste de corps, mais jamais de pensée.

Elle était aussi ignorante du mystère qui perpétue les races, que le
jour où le Thaleb l'avait prise au ventre de sa mère et emportée roulée
dans un haik.

Ainsi, à la veille de cette grande époque des femmes, aucun de ces
_djinns_ lascifs qui viennent faire pâmer les vierges, roidir leurs
seins sous les frissons, n'avait flotté dans ses nuits, et, quand sa
pensée s'en allait au pays du rêve, l'ange Asraël eût pu l'y suivre.

Et l'heureux Mansour, près de son but, pouvait dire avec orgueil:

--Elle est vierge, la perle de Djenarah; son oeil limpide est comme
l'aumône, il ferme les portes du mal.... Elle est vierge, la fiancée de
Sidi-Messaoud, son ventre est aussi pur que la source qui sort de la
roche, aussi pur que sa pensée. J'en jure:

          Par Dieu le puissant;
          Par la tête du prophète de Dieu;
          Par le serment de Brahim, le chéri de Dieu;
          Par le Koran, le vrai livre.

Aucun autre que moi n'a vu sa face et nul regard n'a souillé sa pudeur!




XVI


Il décida que les noces se feraient à la ville, où désormais il
habiterait. Son temps d'épreuve était fini. Cette enfant avait retrempé
son âme et effacé de son passé toutes les souillures. Une vie nouvelle
allait s'ouvrir.

Les vieillards ne doutent de rien, plus que les jeunes, ils font des
projets, et tout le passé qu'ils ont laissé derrière, ils croient
l'avoir devant eux. Les uns entassent des écus, les autres bâtissent des
maisons coûteuses, d'autres plantent de jeunes palmiers. Ne croyez pas
que c'est pour leur fils! ils le disent, mais telle n'est pas leur
pensée secrète; ils travaillent pour eux, ils veulent encore jouir. Ils
ne voient pas la mort à leur côté, la main levée sur leur nuque, et qui,
au moment où ils vont étendre le bras pour saisir le fruit qu'ils
convoitent et ont tant de peine à faire mûrir, va clouer leur bouche à
jamais.

Mansour avait juré à lui et aux autres d'épouser une vierge. Voilà
bientôt son but atteint, encore quelques jours et les premières
jouissances satisfaites, il va peut-être se demander s'il ne poursuivra
pas d'autre but.

Il avait fait acheter par son frère une maison digne de la perle qu'il
voulait enchasser, avec jardin et cour intérieure, et des orangers qui
l'emplissaient de parfums. La porte faite de chêne massif, coupé dans
les forêts de la Kabylie orientale, était garnie de clous à large tête
forgés par les ouvriers de Flissa.

Une seule fenêtre s'ouvrait sur la rue et il comptait la faire murer le
second jour du mariage.

Sûr désormais de son trésor, n'ayant plus la garde difficile d'une
virginité, mais celle plus aisée d'une femme sage et soumise, il
pourrait reprendre sa vie d'autrefois! Il y songeait, le vieillard!
mais, jusqu'à la fin nous faisons des rêves; et nous avons raison, le
rêve habille la vie. Malheur à l'insensé qui, se croyant sage, arrache
d'une main brutale le frêle et léger tissu. Il se dépouille du seul
manteau qui nous empêche de sentir les morsures du temps.




XVII


Il voulait un festin dont on se souviendrait, où toute la ville serait
conviée: cent moutons, vingt charges de couscous et vingt charges de
dattes. Jeunes et vieux, riches et pauvres, gens des douars, gens de la
ville, étrangers et passants, auraient place à la ripaille. Tous les
fusils l'acclameraient et le caïd fournirait la poudre.

Par Allah! on en parlerait longtemps dans les Ksours, et dans le
Beled-el-Djerid, et dans le Tell. Il restait des vieux d'autrefois, de
ceux dont il avait jadis pris les femmes, les soeurs ou les filles, et
ceux-là surtout, il voulait les voir assis au banquet. Ils ignoraient ou
feignaient d'ignorer, mais, s'ils avaient des doutes, ils se vengeaient
par leurs sarcasmes, de ce mal qui ronge si fort, et que ce passant
maudit leur avait jeté, comme une vieille haineuse jette le malheur.

C'étaient là ses ennemis _intimes_; n'avait-il pas fouillé au plus
profond de leur intimité, pour y mettre sa semence de ruine? Mais loin
de les craindre, le valeureux d'autrefois les laissait depuis quatorze
ans baver sur lui leurs injures.

Il n'était pour eux ni le thaleb, ni l'heureux, ni le brave, il était
Mansour le fou.

D'autres encore poussaient plus loin les rancunes: ils prétendaient que
le vieux libertin avait pris la petite Afsia pour la souiller plus à son
aise, à un âge où l'enfant n'a pas encore perdu ses premières dents, et
ne la cachait si bien que pour que nul ne pût découvrir sur son visage
flétri les traces révélatrices des débauches précoces.

Enfin, on avait tant ri de lui, on l'avait tant calomnié, qu'il voulait
donner à son triomphe le plus retentissant éclat.




XVIII


Il dut se rendre à Djenarah huit jours avant la noce, cédant à un
caprice de l'enfant curieuse de voir sa demeure nouvelle; de plus, il
avait besoin de surveiller les derniers apprêts. Comme autrefois, il
l'assit devant lui sur sa mule, plus soigneusement que jamais enveloppée
de son haik et ne montrant que la ligne noire et profonde de ses grands
yeux.

La petite sauvage, qui ne connaissait que son haouch de pierre et de
plâtre, fut émerveillée de la splendeur de cette maison digne du harem
d'un _bach-agha_. Tout le luxe arabe, venu à grand frais des bazars de
Tunis et de Constantine, s'y étalait avec ses chatoyantes miroiteries.

L'ancien marchand jetait là une partie de sa fortune. Encadrer l'idole!
il ne pouvait trouver de meilleur placement.

Ainsi, j'ai ouï dire, font chez vous de vieux débauchés ou des fils de
joie, pour des courtisanes sans beauté et sans jeunesse; mais le
musulman est de cent coudées au-dessus du chrétien.

Il lui présenta ses servantes: trois jeunes filles du pays de _Souab_,
et la négresse qui avait été sa nourrice et qui, pleurant et riant à la
fois, baisa les mains et les pieds de cette douce merveille. Il lui
montra la chambre préparée pour recevoir la vierge; elle s'ouvrait dans
la galerie du premier étage, déjà tout imprégnée des parfums des
sérails. Ses petits pieds disparaissaient sous la toison épaisse des
riches tapis de Tunis, et, s'étant assise, elle resta enfouie dans les
brillants coussins de soie. De grands lis, dans des pots de terre rouge
et bleue, balançaient leur tête gracieuse, et, à la petite fenêtre
dorée, des poignées de fleurs des oasis descendaient en girandoles.

C'est là, qu'après la défaite, une matrone devait, suivant la coutume, à
la foule impatiente, exposer triomphalement, sur le drap étendu, les
preuves irrécusables de la virginité.




XIX


Or, au moment où ils entraient en ville par la porte de Biskara, un
cavalier portant le burnous rouge des spahis se trouva sur leur chemin.
Il suivait le milieu de la voie, monté sur un cheval nu, qu'il allait
faire boire à la petite rivière qui arrose les jardins. A cet endroit la
rue est étroite, disposition qui facilite la défense en cas d'attaque,
et les maisons à terrasse, basses et serrées, permettent à peine à trois
cavaliers de passer de front. Aussi le _thaleb_ rangea un peu sa mule
et, comme l'autre passait, leurs regards se croisèrent. Ce regard laissa
le _thaleb_ rêveur: mais le spahis insoucieux continua son chemin, et,
tandis qu'il sortait par la haute porte, flanquée de tours, il entendit
des voix qui disaient:

--Holà, hommes! Voilà Sidi-Messaoud et sa fiancée!

Ces mots l'intriguèrent, et, touchant du doigt l'épaule d'un passant qui
suivait Mansour de l'oeil:

--Ami, dit-il, quel est ce cheik à barbe grise, qui, contre les usages,
porte devant lui sa fiancée sur le _berda_ de sa mule?

--Tu es étranger, répondit le passant, car tu le connaîtrais.

--Tu l'as dit, homme, je suis étranger dans la ville.

--Il est bien connu dans le _Beled-el-Djerid_ et le sud du _Tell_, et
depuis bientôt quinze ans on parle de lui dans Djenarah la Perle. C'est
le frère du caïd _Brahim-ben-Ahmed_. Il s'appelle Mansour, mais on le
nomme _El-Messaoud_, parce que tout lui réussit, et le voilà, vieux
grison, qui garde la virginité de sa future épouse.

Le cavalier sourit:

--Oh! oh! la bonne histoire! il n'est virginité si bien gardée qui, à la
fin ne se sauve. Ami, le pucelage des filles, c'est comme un jour
heureux, il est déjà au diable quand on croit le tenir. Ce bouc amoureux
ne serait-il pas semblable au chaouch qui fit longtemps bonne garde
autour de la prison, alors que le prisonnier s'était enfui?

--Le prisonnier y est encore, répondit l'autre en riant, s'il faut s'en
rapporter au dire, mais bientôt il n'y sera plus.

--Les noces sont prochaines?

--Dans huit jours, mon fils. La ville entière est conviée. On parle de
cent moutons rôtis à un douro la pièce! Et il y aura plus de trois cents
fusils. Si tu n'as rien à faire, tu peux rester jusque-là.

--Peut-être. Cela en vaut la peine. Homme, merci.

Et il continua son chemin jusqu'à la rivière. Lui aussi était devenu
pensif:

--Mansour-ben-Ahmed l'Heureux! murmurait-il; sur la tête du Prophète,
c'est là le nom que ma mère a maudit!

Il resta longtemps sous les arbres touffus, qui penchent sur l'eau
fraîche leurs vigoureuses ramures, lava avec soin son cheval, le ramena
à l'écurie et lui donna l'orge. Puis il revint s'asseoir à la porte du
_caouadji_ de la rue de Biskara et se fit servir une tasse de café.

Comme il buvait lentement et à petites gorgées, l'oeil perdu dans le
vide, il entendit le pas d'une mule, et vit Mansour et Afsia qui
sortaient de la ville.




XX


Instinctivement il se leva pour examiner la face du vieillard, mais
devant le regard clair et froid de Mansour, il baissa les yeux, honteux
de ce mouvement de curiosité malséante, et, mettant la main sur son
coeur, il dit à haute voix:

--_Salamalek oum_!

--Sur toi, soit le salut, répliqua Mansour; et il passa outre.

Debout, au milieu de la rue, le spahis le regardait pendant qu'il
s'engageait sous la longue voûte de la porte du ksour, lorsqu'une main
se posa familièrement sur son épaule:

--Omar, que fais-tu là?

Celui qui l'interpellait était un homme de quarante-cinq ans, gros et
fleuri, et vêtu comme le sont les marchands riches.

--C'est toi, mon hôte, répondit le spahis; je suis heureux de te
trouver. Quel est donc ce bonhomme que tu vois là-bas portant accrochée
devant lui cette incomparable pucelle?

--Il s'appelle Mansour-ben-Ahmed... répondit l'autre lentement, et on le
surnomme l'_Heureux_.

--Et il garde la virginité de sa fiancée. Je le sais depuis deux heures;
mais c'est tout!

--Et tu veux en apprendre davantage. Tu as raison, Omar, car il se peut
que l'histoire de cet homme soit mêlée à la tienne, à la mienne, comme
elle est mêlée à celle de beaucoup de gens d'ici. Il se pourrait que ce
soit pour cela que je t'ai écrit de me rejoindre.

--Sur la tête de mon père, qui m'a laissé comme un chien errant dans le
monde, sur la tête sacrée de ma mère, morte avec la honte au front et la
malédiction à la bouche, tes paroles font poindre d'étranges lueurs en
ma cervelle. Parle, Lagdar, fils d'El-Arbi, explique-toi.

Alors le marchand prit le bras du spahis:

--Viens donc, dit-il.




XXI


A quelques jours de là, le vent du Sud soufflait dans la plaine,
l'enveloppant d'une poussière rouge qui mordait la gorge comme la poudre
du _kari_. Rien ne bougeait, bêtes et gens avaient cherché un abri
contre les brûlures du simoun. Les chameaux accroupis, le cou allongé
sur le sable, respiraient bruyamment, tandis que les chameliers, la tête
enfouie sous un pan de burnous en guenilles, cherchaient un peu d'ombre
derrière les hautes bosses, ou s'étendaient à demi suffoqués sous
quelque maigre touffe de chiech ou d'alpha.

Mansour avait fait la nuit dans les chambres du haouch en tendant des
_frechias_ sur toutes les ouvertures d'où la lumière pouvait filtrer. Un
seul rayon eût rempli la maison de clarté et de moustiques. Mais tout
était bien noir et bien clos, et des gargoulettes suantes se balançaient
aux cordes, répandant un peu de leur fraîcheur.

L'homme et l'enfant dormaient sur les nattes de ce lourd sommeil du jour
qui met du plomb sur les paupières et couvre les membres de chaînes
d'acier, lorsque les chiens firent entendre un sourd grognement.

Mansour se réveilla et ouvrit brusquement la porte. La veille, à la même
heure, ils avaient poussé des aboiements furieux. Il se le rappelait,
et, promenant son regard autour de lui, cria de sa voix forte:

--O hommes, si vous avez besoin de boire ou de manger, approchez la face
haute, mais si vous n'êtes que des rôdeurs et que vous tourniez autour
de moi, je vous le dis ici: vous tournez autour de votre mort.

Il regarda longtemps et écouta, mais il n'aperçut que la chèvre et son
chevreau, revenant du côté des marais d'Ain-Chabrou, et n'entendit que
la grande clameur du simoun.




XXII


Les ardentes teintes de cuivre dont se pare l'Occident après le passage
du vent du désert, rougissaient le ciel au-dessus des montagnes
bleuâtres, lorsqu'Afsia descendit de sa chambre.

Elle avait les yeux fatigués et lourds, et éprouvait le malaise de ceux
qui ont trop dormi; elle s'agenouilla nonchalamment sur le tapis et,
pendant qu'elle tressait, devant une petite glace encadrée de cuivre,
ses longues nattes défaites par le sommeil, continuant à demi un rêve
commencé, le thaleb l'examinait en souriant.

Elle surprit ce regard et rougit. Ses seins étaient découverts et elle
venait de s'apercevoir que sur eux s'arrêtaient les regards de Mansour.
Bien des fois, cependant, il les avait, sans qu'elle y prît garde,
enveloppés ainsi d'idéales caresses, mais le sentiment de la pudeur
semblait lui être venu tout à coup, car elle ramena rapidement sa
_gandourah_ sur sa poitrine, et dit du ton boudeur d'un enfant gâté:

--Je n'aime pas que tu me voies quand je m'habille.

--Le mari, répondît Mansour, a le droit de tout voir.

--Tu n'es pas encore mon mari, fit-elle.

Il pensa que cette petite fille avait raison de le rappeler aux
bienséances et, pour la laisser finir en toute liberté sa toilette, il
alla s'asseoir au dehors et promena son oeil de vautour sur tous les
points de la plaine.

Tout s'éveillait comme au lever de l'aurore, mais avec un mouvement
silencieux et lent. Les chiens encore assoupis se vautraient sur le
sable, et la chèvre d'Afsia broutait avec son chevreau les jeunes
pousses de cactus qui perçaient le sol pierreux auprès de la haie vive,
tandis que dans le jardin on entendait les battements d'ailes des petits
oiseaux.

A l'horizon, le disque du soleil descendait dans un bain d'or en fusion,
et, avec la brise, arrivaient les accents lointains de la voix du
Muezzin qui, du haut de la mosquée de Djenarah, criait aux quatre points
du monde:

--Allah Kebir! Allah Kebir!




XXIII


C'est le moment où les plantes exhalent leurs plus pénétrantes senteurs.
Comme des vierges amoureuses que la chaleur a oppressées et qui, à la
chute du jour, veulent dilater leurs poumons et soulagent leur poitrine
par de longs et profonds soupirs, les roses, les lis et les hyacinthes,
toutes les fleurs aimées d'Afsia, envoyèrent jusque dans le haouch la
plus pure essence de leurs parfums.

Elles semblaient l'appeler et dire à ses sens: «Viens, viens!» Et Afsia,
fraîche et légère et parfumée comme elles, alla s'asseoir au milieu de
ses soeurs.

Il n'y avait ni chemin tracé, ni plates-bandes, ni lignes droites, ni
parterres artistement dessinés, mais un ruissellement de fleurs et un
ruissellement de verdure. Les semences jetées par le Thaleb s'étaient
mêlées à d'autres venues on ne sait d'où, confondues, entrelacées,
mariées. La nature, l'inimitable et puissant maître inondait ce petit
coin de terre vierge de ses caprices et de ses magies.

J'ai dit qu'Afsia allait s'y blottir, lorsque sa pensée, emportée par
les nuages d'or, voulait voyager dans l'azur.

Enfouie dans ses fleurs, imprégnée de leurs parfums, grisée de leur
éclat, elle écoutait le petit ruisseau jaboter en courant, les insectes
bruire, les oiseaux chanter, et, allongée sous les larges feuilles des
bananes, les yeux noyés dans l'extase, elle rêvait à ces jardins que le
Prophète promet aux élus et dont elle était la houri.

Or, comme elle venait de s'asseoir, le chevreau vint gambader près
d'elle, et la chèvre lui caressa la face de sa barbe pointue. C'était
l'heure où elle prenait le lait, et elle cria au Thaleb de lui jeter une
setla pour qu'elle pût l'emplir.

Elle passait ses doigts sous les longues mamelles gonflées, pressant et
tirant à petits coups les grands pis chauds et raidis, lorsqu'elle
poussa une exclamation.

--Qu'est-ce? demanda l'autre, assis sur le seuil du haouch, et égrenant
son chapelet d'ivoire.

Elle réfléchit un instant et répondit:

--Rien... c'est Maaza qui marche sur mon pied.

Mais Maaza, calme et immobile, ne s'était pas rendue coupable de ce dont
on l'accusait. Docile et patiente, elle attendait que les mains de sa
jeune maîtresse eussent repris la besogne, tandis que la vierge du
haouch, immobile aussi, mais le coeur agité, venait, pour la première
fois, de mentir.




XXIV


Elle venait de mentir, d'instinct, sans savoir pourquoi, sans que
personne lui eut jamais enseigné le mensonge. Elle avait menti, parce
qu'elle était femme et faible, et que le mensonge est le refuge des
faibles.

Aux cornes de la chèvre, dans les blanches touffes de poil, un petit
morceau de carton, large comme un doigt d'enfant, se balançait à un
cordon de soie, et sur ce carton était écrit ce mot:

--_Naabek_! je t'aime.

Elle avait d'abord poussé un cri de surprise, mais en lisant le mot
magique, s'était ravisée et avait menti. Aimer! ce devait être mal,
puisqu'on se cachait pour le lui dire; et puisque c'était mal, elle
devait, elle aussi, le cacher.

Et elle se rappela une question jadis faite au Thaleb, et lui, qui
savait tout, n'y avait pas répondu.

--Qu'est-ce que l'amour?

Mais à ce mot: «je t'aime», la femme s'éveillait.

Cachant le talisman entre ses seins et, affectant un air tranquille,
elle se leva et alla présenter la _setla_ pleine de lait à Mansour.
Mais, saisie de trouble, elle jetait à la dérobée un regard effrayé
autour d'elle, se disant que quelque part, caché dans les cactus du
jardin ou les roseaux du marais, un inconnu l'observait. Sensation si
forte, qu'elle en était presque douloureuse, et l'enfant porta la main à
son coeur, battant sous sa dure mamelle un _tam-tam_ précipité.

Si elle avait eu son haik, elle l'eût ramené sur son visage, tant elle
était émue de se sentir ainsi déflorée par un regard curieux. Ce trouble
n'eût pas échappé à une mère, mais un père, même un amant, ne pouvait
rien voir, et le Thaleb ne vit rien.

Elle n'osa retourner au jardin et courut se réfugier dans sa chambre,
pour être seule avec elle-même et écouter ce que disaient les
battements de son coeur.

C'était un étonnement, une joie troublée, une crainte mêlée de plaisir.

Qui était-il? Où se cachait-il? Était-il jeune? Était-il beau? Etait-ce
le fils d'un émir ou d'un bach-agha? Comment l'aimait-il? Où l'avait-il
vue? Comment avait-il pu attacher ce charme aux cornes de la chèvre?

Et elle regardait timidement à travers la petite fenêtre grillée, vers
les marais d'Ain-Chabrou, curieuse, anxieuse, épouvantée, s'attendant à
voir se dresser tout à coup une tête d'homme au-dessus des roseaux.

Elle regarda, longtemps, jusqu'à ce que la nuit fut venue, mais elle ne
vit rien que la grande ligne sombre qui tranchait crûment sur la plaine
grise, dans les lueurs du couchant.




XXV


Le lendemain, à l'heure où la campagne se baigne dans les molles clartés
de l'aube, où les touffes vertes des coteaux frissonnent aux premiers
baisers de la brise, à l'heure claire où l'alouette s'élève en chantant
dans le ciel, le spahis Omar se glissait dans les roseaux du marais
d'Ain-Chabrou.

Là, il attendit. Il avait la patience, qui vaut la force, et
l'opiniâtreté qui fait la réussite. C'était un homme plein de
ressources. Il savait chercher les lignes à travers les routes barrées.
Il ne disait pas: «Arrêtons-nous, voici l'obstacle.» Il ne disait pas:
«Sautons par-dessus l'obstacle.» Silencieux, il le tournait.

Dès son enfance, il s'était heurté aux hommes, et de ces heurts, avait
conservé des meurtrissures. Il avait dit en grandissant: «Je meurtrirai
à mon tour.» On ne lui connaissait pas de père, et il s'appelait Omar;
mais lorsqu'il vint s'offrir à _Dar-el-Bey_, à l'escadron des spahis de
Constantine, il présenta un cheval de prix de la race des _Bou-Ghareb_
et de bons certificats des Bureaux arabes. Aussi il avait été incorporé
sur-le-champ, et lorsque le fourrier qui inscrivait son nom lui demanda:
«Omar, fils de qui?» il répondit fièrement: _Bou-Skin_, père du sabre.

Tous les scribes avaient en riant levé la tête; mais devant son oeil
clair et hardi, les rires s'arrêtèrent, et le _marchef_ dit froidement:
«Inscrivez Omar-bou-Skin.»

Il était, à la vérité, sans peur, s'il n'était pas sans reproche; il le
prouva, en rougissant de sang musulman le sabre que lui confièrent les
Roumis. Il fut fidèle dans sa trahison et brave dans sa lâcheté. Chacun
doit vivre. Pour vivre, il faut des douros, et ce sont les Roumis qui
les vendent. Dieu seul connaît ses voies. On l'a payé par des grades,
et, bien qu'il ne fût qu'un bâtard, tous le tinrent de race noble.

Donc, caché dans les roseaux, le plus près possible du haouch, il
attendait patiemment. Il agissait avec prudence, il avait tâté le
terrain la veille, et, incertain de la réussite, il se demandait ce qui
allait arriver. Bientôt la porte s'ouvrit, et il vit paraître la blanche
silhouette d'Afsia. Il ne distinguait pas les traits, mais il devinait
la délicatesse des formes, et admirait la grâce des mouvements. Il lui
sembla qu'elle regardait du côté des roseaux, mais Mansour se montra et
elle s'enfonça dans son petit jardin.

--Elle n'a rien dit, murmura Omar, en voyant le thaleb s'accroupir
tranquillement à sa porte.

Il avait bien prévu qu'elle resterait silencieuse, que, sans connaître
le mal, elle aurait la secrète intuition que ce mot d'amour, que la
chèvre lui avait apporté la veille, était le mal, et, en fille de
Fathma, elle voudrait y goûter.

Il resta de longues heures, immobile, étudiant les lieux, comme un chef
de goums, près d'un douar qu'il veut raser; il guetta les allées et
venues du haouch, les chiens et surtout la chèvre. Elle vint brouter les
touffes de thym, près des roseaux; il la saisit, comme la veille, et lui
attacha aux cornes un second «je t'aime» qu'il tenait tout prêt.

Ainsi que les éclaireurs qui tâtent le camp ennemi en envoyant une balle
perdue sur les grand'gardes, il essayait un second coup sur le coeur
d'Afsia, puis, regagnant en rampant la route, il rentra, à l'heure de la
sieste, à Djenarah où, dans une alcôve tendue de _frechias_ de Tunis,
l'attendait, impatiente et toute parfumée de musc, une brune courtisane
des Ouled-Nayl.




XXVI


Le second billet, comme le premier, parvint à son adresse; comme le
premier, le second coup porta. Afsia y pensa la nuit et le jour.

C'était comme un poids de bonheur sur sa poitrine. Elle se sentait
heureuse et fière. On l'aimait. On l'aimait! Et tout oppressée de
l'ivresse débordante, elle avait besoin de soulager son coeur, qui
battait plus vite.

On l'aimait. On l'aimait! Et elle sentait ses yeux humides, et des
larmes, qui lui faisaient du bien, coulaient lentement sur ses joues, et
elle remontait vingt fois dans sa chambre ou se cachait dans les plus
épais fouillis de son oasis, pour lire et relire, et tourner dans ses
doigts, les deux petits morceaux de carton ensorcelés de ce mot magique:
«Je t'aime.»

Elle ne se lassait pas de le répéter. Il sortait de ses lèvres comme une
caresse, et chaque fois elle eût voulu donner un baiser. Elle le
prononçait en dedans, puis à demi-voix, et elle s'écoutait le prononcer,
tout étonnée de l'effet qu'il produisait sur elle. «Je t'aime! Je
t'aime!» sensation délicieuse, mêlée de crainte et de frissons. Et les
paroles de la _tofla_ des Beni-M'zab, que son _père_ chassa jadis, parce
qu'elle les chantait devant elle, lui revenaient distinctes et fraîches
en la mémoire:

      J'attends mon bien-aimé; Son oeil brille d'amour!
      Et quand j'entends sa voix Ou le bruit de ses pas
      Ou le hennissement de son cheval,
      Que je reconnais entre mille,
      Il me semble mourir!

Celui-là donc serait son bien-aimé, qui lui écrivait ce doux mot: «Je
t'aime!» Un bien-aimé! Elle n'avait qu'un sens vague du mot, et elle
ignorait l'homme; mais elle sentait qu'elle l'aimerait avec ardeur.
C'était l'inconnu, la joie inconnue, la vie inconnue, le sixième sens
vierge, qui s'ouvrait comme un calice de fleur au chaud soleil de la
passion, quelque chose de meilleur que la coupe de lait frais dans la
grande soif, que le bain sous les saules aux heures où souffle le
simoun.

Un bien-aimé! qu'est-ce que cela pouvait être? Elle ne le savait pas;
elle n'avait été à nulle école où elle eût pu l'apprendre; nulle petite
amie ne lui avait soufflé à l'oreille le venin des mauvaises pensées;
nul homme ne lui avait mis au coeur la souillure des mauvais désirs; pas
de servante qui lui ait glissé de ces mots qui étonnent et qu'on ne
comprend pas la première fois, mais qui font rougir la seconde. Vierge
d'âme, de corps, de pensée, des yeux et des lèvres, elle répétait
cependant tout bas:

          J'attends mon bien-aimé.




XXVII


Et le troisième jour, toute tremblante, elle appela la chèvre. Son coeur
battait bien fort, et à mesure que la chèvre approchait, capricieuse et
indocile, s'arrêtant à chaque pas pour brouter de jeunes pousses de
diss, elle distinguait avec émoi et épouvante le petit billet accroché à
l'une des cornes. Ah! si le thaleb allait le découvrir! Et elle se jeta
au-devant d'elle, le lui arracha bien vite en rompant le fil de soie, et
l'enfouit dans sa cachette habituelle.

Ce n'était plus un morceau de carton avec ce seul mot «Naabek»; mais un
papier plié, un billet, un vrai billet: que pouvait-il contenir? Elle
mourait d'impatience de le savoir, mais elle attendit longtemps avant
d'oser le lire, et, à la place où il touchait ses seins, il lui
semblait sentir un fer rouge. Deux ou trois fois, elle faillit dire à
Mansour:

--Regarde, Thaleb, ce que j'ai trouvé aux cornes de Maaza.

Mais Mansour aurait répondu:

--Pourquoi as-tu attendu pour me le montrer?

Et il aurait fait peser sur elle son oeil scrutateur, son oeil qui
voyait tout, savait tout, excepté que, depuis trois jours, elle
commettait une action mauvaise.

--Car c'est bien une mauvaise action, disait-elle, puisque je n'ose
l'avouer; et voilà que, comme les femmes de Djenarah, je cache mes
pensées et que, peut-être, je ne suis plus vierge.

Et, lorsqu'après le repas du soir, le thaleb eut barricadé la porte et
se fut étendu au travers sur son tapis de laine, quand, réfugiée dans sa
chambre elle se fut assurée qu'il dormait, elle alluma sa lampe et tira
en tremblant le billet de son sein.

Toute pâle elle déchiffrait les brûlantes paroles, et, avec les mots
qu'elle lisait, une sensation nouvelle filtrait par ses yeux, jusqu'au
fond de son coeur.

«O douce gazelle, avait écrit Omar, ton regard m'a blessé comme un coup
de cimeterre. Mon coeur est tout saignant. Je vais mourir, si tu ne me
guéris pas.»

--Le guérir? Comment? se demanda Afsia, tremblante; mais aussitôt
s'offrait le remède.

«Si tu ne veux pas que je meure, demain, à l'heure où le soleil touchera
la cime du Djebel, tu te tourneras vers l'Occident et tu agiteras ton
haik. Je t'aime!»

--Pauvre garçon, se dit Afsia. Ce qu'il demande est bien facile! Eh
quoi, faut-il si peu pour guérir!




XXVIII


Elle ne dormit guère. Toute la nuit elle dessina, en de gracieuses
lignes d'azur sur le fond d'or de ses rêves, l'image de cet inconnu,
blessé par elle à en mourir.

Où donc l'avait-il vue? Et si, lui, l'avait vue, elle aussi avait pu le
voir. Et elle cherchait à se rappeler les visages de tous ceux sur
lesquels, pendant son dernier voyage à Djenarah, s'était arrêté son
regard; mais elle ne se souvenait que d'indifférents, de figures
curieuses ou hostiles. Rien, rien ne lui remuait le coeur. Et cependant
ses yeux avaient fait des ravages. Un homme était là qui voulait mourir.
Mourir, pour l'avoir vue. Allah! Allah! cela ne pouvait être; demain, il
le fallait, elle agiterait son haik!

Les vieillards, non plus, ne dorment guère. Le sommeil est un parent de
la mort, il empiète sur la vie et lui vole bien des heures, et les
vieux, à mesure qu'ils approchent de l'ombre, arrachent, autant qu'ils
le peuvent, les instants à la nuit.

Et au matin, Mansour dit à la jeune fille, en remarquant ses yeux battus
et fatigués par la longue insomnie:

--Qu'avais-tu donc à te remuer de la sorte?

--Rien, père, répondit-elle, rougissante, comme s'il surprenait ses
secrètes pensées, ce sont les moustiques qui m'ont empêchée de dormir.

Mais lui, expérimenté et méfiant, répliqua:

--Le tentateur Eblis le lapidé prend quelquefois la forme d'un moustique
pour harceler et troubler les jeunes cervelles. Il tient les pucelles
éveillées aux heures noires, et leur entr'ouvre la porte du mal. O
Afsia, rose de ma vie, prunelle de mes yeux, foyer de mon coeur, prends
garde que ta pensée, arrêtée sur le seuil maudit, ne le franchisse et ne
passe outre.

Puis, comptant sur ses doigts:

--Encore trois fois douze heures, et la fiancée d'El-Messaoud sera la
femme d'El-Messaoud.




XXIX


Omar, caché dans les joncs, attendait le résultat. Il savait qu'il
viendrait de lui-même et qu'il n'avait qu'à laisser faire le destin.

Étendu sur le dos, il regarda le soleil descendre lentement vers le
Djebel, empourprant l'Occident de ses teintes ardentes. Dans la plaine,
au loin, de grands chameaux roux broutaient les blancs bouquets d'alpha
et les vertes touffes de diss qui perçaient, çà et là, le sol
rocailleux; quelques petits chameliers déguenillés et demi-nus, assis en
rond, tranquilles et calmes comme des vieillards, semblaient deviser des
choses du temps, et là-bas, à l'horizon, au milieu d'une vapeur couleur
de topaze, le blanc minaret de la mosquée du ksour étincelait dans le
bleu sombre des collines sous les derniers feux du couchant.

Lorsque le disque radieux sembla effleurer la montagne, Omar regarda le
haouch. Il vit le maître debout sur la porte et paraissant fouiller du
regard tous les coins du marais.

--Cette petite fille serait-elle une sotte, pensa-t-il, et m'aurait-elle
trahi?

Mais presqu'aussitôt il la vit paraître et se diriger du côté du jardin.

Elle se plaça de façon à n'être pas aperçue de Mansour, et, détachant
lentement son haik, elle l'agita trois fois dans la direction de
l'Occident.

--Elle est à moi, se dit Omar en riant. Et sans plus attendre, il reprit
le chemin de la ville.




XXX


Il était si certain de la réussite, qu'il laissa tranquillement
s'écouler deux jours. Homme habile, il voulait donner à la jeune fille
l'impatience qui fait hâter les décisions et commettre les actes
téméraires.

Il avait aussi besoin de se consulter lui-même, pour examiner les plus
sûrs moyens de succès. L'assentiment d'une fille est beaucoup, c'est
presque tout, mais enfin ce n'est pas tout. Il est des obstacles
matériels qui brisent les volontés et des imprévus qui déjouent les
calculs. Le hasard est un détrousseur, il faut compter avec lui.

De plus, son hôte lui disait:

--Ne te hâte pas; attends!

Et il avait attendu jusqu'à la veille des noces.

Il avait bien calculé quant à l'ingénuité d'Afsia.

Après avoir agité son haik, elle s'enfuit bouleversée, comme si elle
avait commis un crime, puis courut à sa chèvre, et fut très désappointée
de ne pas trouver un nouveau billet.

Ce qui lui était arrivé lui semblait si extraordinaire, ses idées en
avaient été si bouleversées, cela faisait une irruption si violente et
si subite dans sa vie, qu'elle s'attendait à tout, et l'ordinaire lui
semblait l'étrange.

Elle espéra et redouta, le coeur et le ventre serrés, quelque grand
événement pour la nuit. Elle s'éveilla plusieurs fois en sursaut, et
tremblait comme une feuille que la brise agite, au moindre grognement
des chiens.

--C'est lui, murmura-t-elle, c'est lui? Que va-t-il arriver?

Deux jours se passèrent; elle ne pensait plus à sa noce; elle oublia
qu'elle devait changer de vie le lendemain, et ses yeux restaient fixés
sur les roseaux du marais d'Ain-Chabrou, d'où elle sentait qu'allait
surgir l'inconnu.

Le troisième jour, elle n'y tint plus; la curiosité, l'âpre désir de
savoir, l'emportèrent sur toute prudence, elle feignit de chercher les
fleurs du chiech, et, tout en jouant avec la chèvre, s'approcha peu à
peu des premières touffes de joncs.




XXXI


Elle chantait, à demi-voix, cette chanson du Beled-el-Djerid entendue
une seule fois, lorsqu'elle était encore toute petite, et pourtant si
bien retenue.

--Oh! se dit Omar, qui la guettait de son poste, la gazelle ne me semble
pas farouche. Aussi bien que nous, les filles de Fathma sont les enfants
du péché. Ouvrez l'oeil sur elles, vieillards jaloux et vieilles
envieuses, vous aurez beau multiplier les veilles, les conseils et les
serrures, vous ne les empêcherez pas de brûler d'envie de perdre ce que
vous gardez si bien. Elles aiment le vice sans le connaître, et parce
que c'est le vice. La nature est plus forte que la morale, et ce qu'on
appelle vertu, n'est qu'affaire d'occasion ou de tempérament. En voici
une que les femmes de Djenarah prétendent digne d'ajouter son nom sur
la liste des quatre femmes que le Prophète jugeait parfaites, et la
voilà qui, curieuse ou en rut comme une génisse, accourt au-devant d'un
amant inconnu!

Et, caché dans les hautes touffes des glaïeuls, il la voyait lentement
s'approcher sans pouvoir être aperçu d'elle, et il fut réellement
ébloui.

--Elle est plus belle que je ne pensais, murmura-t-il, et elle vaut tous
les douros du _khasnadji_. Oh! si le vieux bouc pouvait avoir pendant un
quart-d'heure une ophthalmie qui lui brûle les yeux, ou une paralysie
subite qui le cloue à sa natte, ou, mieux, un coup de bâton sur le
crâne, qui l'étourdisse pendant que je tiendrai la chevrette, quitte à
se réveiller au moment où je lui crierai: «C'est fini, bonhomme, c'est
fini!»

Elle glissait le long des glaïeuls, les effleurant de sa gandourah, et
n'étant plus qu'à quelques pas de lui; il appela à voix basse:

--_Tofla_! _Tofla_! Je suis ici! Je t'aime! Viens de ce côté. Couche-toi
dans les joncs, le vieux ne t'a pas vue!

Elle tressaillit au son de cette voix, que le spahis voulut rendre
douce, mais qui lui fit peur comme une menace. Son coeur battit avec
violence, et elle fut prête à défaillir.

Mais elle n'osa tourner la tête, et continua de marcher, ne pouvant
courir, sentant ses jambes chanceler.

En même temps, le Thaleb criait:

--Afsia! Afsia!

Cette voix aimée lui fit du bien. Elle revint à elle et reprit à grands
pas le chemin du haouch.

--Pourquoi t'éloignes-tu ainsi? demanda-t-il. Je n'aime pas te voir
approcher du marais! Ne t'ai-je pas dit déjà que Satan l'empoisonneur
est caché dans ces touffes noires, et qu'il souffle, avec la fièvre, des
mauvais propos aux oreilles des jeunes filles?

Afsia ne répondit pas; elle ne s'approcha pas du Thaleb, de crainte de
déceler l'émoi qui la pâlissait, elle alla derrière le haouch et s'assit
au bord du ruisseau.

Elle pensait. Elle pensait à cette voix qui l'avait tant effrayée, et
s'accusait d'être une sotte, se disant que c'était _lui_ qui se cachait
là, celui qui l'_aimait_, et que, puisqu'il l'aimait, il ne lui aurait
pas fait de mal. Pourquoi ne s'était-elle pas couchée dans les joncs,
comme il l'en priait. Le Thaleb ne l'aurait pas aperçue et elle aurait
pu le voir, _lui_, le consoler, lui dire de ne pas mourir. Et au lieu
de cela, elle n'avait pas répondu, et s'était enfuie semblable à une
folle! Comme elle devait lui paraître stupide, grossière et sauvage!
C'est fini, il ne l'aimerait plus.

Et de dépit, elle arrachait de grosses poignées de fleurs qu'elle jetait
dans le courant.

--Eh! dit Mansour, pourquoi noyer ces fleurs que tu aimes?




XXXII


Il s'était approché sans qu'elle l'entendît et la regardait en souriant.

--Tu es fâchée, reprit-il, et tu fronces le sourcil?

--Oui, répondit-elle, du ton boudeur d'un enfant gâté, car je ne puis
marcher devant moi, ni aller à droite ni tourner à gauche, sans entendre
ta voix m'appeler et me dire: «Où vas-tu?»

--Il faut me pardonner, dit doucement le Thaleb, en s'asseyant près
d'elle; tu es mon bien et je tremble constamment de te perdre, car avec
toi s'en irait ma vie. Par le Dieu miséricordieux, je ne veux pas que tu
t'exposes à te faire voler le trésor que tu possèdes et que, depuis
quatorze ans, je garde avec tant de soins.

--Quel trésor?

--Un joyau aussi précieux que le plus précieux diamant du sultan de
Stamboul; une perle comme le chef des croyants n'en a pas et n'en a
jamais eu dans son gynécée.

--Je ne possède rien, dit Afsia, qui regarda avec étonnement le Thaleb,
je n'ai d'autres bijoux que les anneaux d'argent de mes oreilles, de mes
jambes et de mes bras, et cette petite bague que tu m'as dit venir de ta
première amie, et tout cela est à toi, puisque c'est toi qui me l'as
donné.

--Et n'as-tu rien autre?

--Moi, moi tout entière, je t'appartiens, je suis ta fille et ton
esclave, et demain je serai ta femme, mais toujours ton esclave et ta
fille.

--O ma rose parfumée, s'écria Mansour, qui devant cette innocence et
cette jeunesse, se sentait purifié et rajeuni, tu es semblable aux
houris que le Prophète envoie aux fidèles alors qu'ils ont pu, allégés
par leurs bonnes oeuvres passer le Sirak tranchant et qu'ils nagent au
milieu des délices dans les jardins des Élus.

--Les houris ont-elles aussi un trésor à donner?

--Comme toi, comme toi, ma vie. Mais que le Prophète m'accuse de
blasphème, le leur ne vaut pas le tien.

Elle resta rêveuse et l'homme la regardait en silence, plein d'orgueil
et d'amour.

Lui, le voluptueux, adonné si longtemps au péché, le destructeur de
renommée, le souilleur de couches, il avait fait cet ouvrage sans prix,
ce joyau de la nature, cette perle entre les perles, cette fleur des
fleurs: Une fille nubile restée chaste, une vierge sans une tache dans
la pensée, une pucelle immaculée comme la neige qui couvre aux jours des
grands froids les hautes crêtes du Djurjura, comme le bouton du palmier
qui, au matin du printemps, s'entr'ouvre au premier baiser du soleil.

Et il la regardait attendri, jouissant de l'étonnement qui éclatait dans
ses grands yeux limpides.




XXXIII


C'est demain le grand jour, chère Afsia; il te faudra dire adieu à notre
haouch, à la petite fontaine et au saule sous lequel tu te baignais;
adieu à ton jardin où tu aimais à te cacher de longues heures, aux
oiseaux qui saluaient ton réveil, aux roseaux du marais qui rayent de
vert la plaine grise, à la montagne bleue où le soleil se couche, à la
solitude, à la poussière et au simoun.

--Je suis triste, dit Afsia.

--Triste, et pourquoi? là-bas tu n'auras ni poussière ni simoun, mais un
jardin aussi beau que celui-ci, avec des oiseaux qui, comme ceux-ci,
chanteront à ton réveil; une maison plus belle que celle du caïd, avec
des dalles de terre émaillée, et une cour où fleurissent de grands
orangers, et un jet d'eau au milieu, avec des poissons rouges.

--Je suis triste, dit Afsia.

--Écoute ce que tu auras encore: Une galerie fraîche et ombreuse où,
autour du grillage peint en rouge, serpente la vigne, et le
chèvrefeuille et les beaux liserons aux clochettes de mille couleurs. Là
tu feras la sieste et le rideau de feuillage sera si épais que c'est à
peine si tu pourras voir l'azur du ciel. Tu auras sous tes pieds des
tapis de Tunis, avec de belles étoffes de soie pour t'envelopper, une
veste soutachée d'or comme les femmes de Constantine et des sebates
rouges brodées d'or et de soie bleue.

--Je suis triste, dit Afsia, triste, triste.

--Égaye-toi, mon enfant chérie; ta tristesse couvre mon âme d'un nuage.
Pourquoi devenir triste à l'heure où tant de filles sont joyeuses? Que
diraient les femmes qui viendront te prendre au matin, si elles te
voient le souci dans les yeux? Elles croiraient que les vieilles à
l'oeil mauvais ont jeté un sort sur tes fiançailles et que tu pleures
parce que tu hais ton époux.

--Elles mentiraient! car, je t'aime bien, et ce n'est pas cela qui me
rend triste....

Elle hésita, elle allait tout avouer, mais il répéta, craignant
entendre de cette bouche naïve que c'était sa barbe grise qui
assombrissait sa fiancée:

--Éclaire ta face, lune de mon âme, ta douce lumière sera désormais le
flambeau de mes nuits. Oh! que te rendrai-je pour tout le bonheur que tu
vas me donner. Je voudrais être la frange de ton haik, pour ne pas te
quitter le jour, ou mieux une boucle de tes cheveux noirs pour ne te
quitter ni jour ni nuit. Je voudrais être le _Meroued_ qui te noircit
les yeux, ou mieux la couleur de grenade mûre qui te rougit les lèvres.
Allons, lève-toi, aimée de mon coeur, laisse ta source courir et
pleurer, et va te faire belle.

--Où seras-tu, Mansour, quand les femmes me prendront?

--Je suivrai ta mule sur un cheval de race que m'enverra le caïd, un
descendant d'un étalon noir, fils d'une jument de mon père, sur le dos
duquel j'ai acquis du renom, et je veillerai, le sabre nu, sur le trésor
que Dieu m'a donné!




XXXIV


Elle alla se parer de ses plus beaux atours, de ceux que Mansour lui
avait achetés à sa dernière visite à la ville.

Et quand elle eut tressé ses lourdes nattes noires, épaisses comme la
_berima_ que les nobles fils des tentes roulent autour de leur tête, et
qui tombaient, voluptueuses cordes de soie, de chaque côté de ses
épaules si souvent baisées du soleil; quand elle eut mis une
_gandourah_, si fine qu'à travers la trame se reflétaient les tons rosés
de sa chair, et enfermé ses hanches dans le large pantalon de soie jaune
qui laissait ses mollets nus, elle serra ses flancs du foutah
multicolore, noua sa large ceinture d'or et, prenant un miroir à manche,
elle s'assit sur ses coussins de laine, et tout en mâchant la branche
du _souak_ qui parfume l'haleine et fait les lèvres pourpres, s'admira.

Comme un enfant que sa mère a revêtu d'habits neufs et qui n'ose plus
remuer, de crainte de se salir et de déranger les plis méthodiques de
son accoutrement, elle restait là, immobile, radieuse, se souriant à
elle-même.

Elle ne pensait plus à son mariage, ni à Mansour, ni à l'homme caché
dans les roseaux, ni aux petits billets qu'il lui avait écrits, ni à sa
voix qui lui avait fait peur; elle ne pensait qu'à se trouver belle, et
certes, jamais plus charmant spectacle ne pouvait frapper sa vue.

Et pour donner encore plus d'éclat à ses grâces, à ses splendeurs et à
son sourire, le père du monde qui avait aidé à l'épanouissement de cette
merveille, rougi ses lèvres, rosé ses joues, gonflé ses seins et allumé
ses yeux, le soleil, le radieux soleil vint du fond de l'Occident lui
rendre visite.

Il jaillit tout à coup à travers le treillage de sa petite fenêtre,
l'inondant de ses rayons pour caresser une fois encore, avant qu'elle
fût à jamais partie, cette virginité éclose et mûrie sous ses baisers.
Comme on entoure un être cher, qu'on ne doit plus revoir, ne pouvant se
détacher de lui, l'embrassant, puis le repoussant, puis, revenant
l'embrasser encore, disant: «Adieu! adieu!» il l'enveloppa tout entière,
illuminant sa face, se jouant dans les reflets bleus de sa chevelure,
miroitant dans les anneaux d'argent de ses oreilles, de ses bras et de
ses chevilles, scintillant dans le chapelet de sequins qui encadrait ses
joues brunes et les paillettes d'or de sa calotte de velours violet,
courant sur elle comme un frisson, fouillant partout, jetant partout de
subites ténèbres et de subites clartés, des torrents de couleur fauve,
des ruissellements rouges, des cascades de feu, éparpillant au moindre
mouvement d'elle, les ombres et les éclairs.

Au milieu de ces rayonnements, l'enfant ressemblait à ces idoles de
femmes éclairées de lueurs artificieuses et devant lesquelles, au fond
de mystérieuses chapelles, se prosternent les idolâtres adorateurs de
Jésus. Ainsi que ces symboles éternels de l'abêtissement humain, elle
s'était entourée des parfums qui grisent et troublent le cerveau des
plus forts. D'un petit réchaud de cuivre placé devant elle, montaient
les nuages bleus des pastilles odorantes, et des plis de ses vêtements
et du gonflement de ses seins s'émanait l'essence des roses. Le poison
subtil et délicieux emplissait l'_oda_, chargeant l'air de mollesse et
de langueur. Défiez-vous de ces enivrements. Dans vos mosquées, ils
courbent la femme sous vos prêtres, mais sur les coussins voluptueux de
l'alcôve et derrière le rideau du Gynécée des tentes, c'est l'homme fort
qu'ils courbent sous la femme chétive. A la fille la plus frêle ils
livrent les rudes et durs soldats, plus soumis que les esclaves noires
que jadis nos caravanes ramenaient des terres chaudes, de l'autre côté
des sables, pour les vendre aux marchands chrétiens. C'est pourquoi, si
tu veux rester homme, ne t'attarde pas en la compagnie des femmes.

Celui qui vit au milieu d'elles devient eunuque par le coeur. Car si le
fer tranche à l'eunuque ses parties charnelles et créatrices, les
émanations de la femme lui châtrent la virilité de l'âme.

Ainsi il a été recueilli, ou à peu près, dans les paroles du sage
Lockman, qui n'est autre que le grand Salomon.

Et lorsque le Thaleb poussa doucement la porte de l'_oda_, il fut ravi
en extase, en même temps il sentit la chaleur de trente ans courir dans
ses veines et son coeur mollir.

Et devant ce bouquet sans pareil, rose et violette, hyacinthe et lys,
épanoui au milieu des ardentes vapeurs de l'encens, devant cette idole
parée que les derniers feux du couchant illuminaient pour l'adoration,
il tendit les mains et tomba sur ses genoux.




XXXV


Le soleil disparaissait derrière la montagne, envoyant un rayon, le
dernier, caresser le visage de la _tofla_, faisant jaillir encore une
fois les étincelles de ses sequins et de ses dorures, et aux yeux
éblouis de Mansour elle parut la vivante merveille qui emplissait l'oda
de lumières et de parfums.

Puis tout rentra dans la pénombre et il ne resta de lumineux que les
étincelles de leurs regards.

Car ils plongeaient leurs yeux dans leurs yeux, lui haletant, ému,
assailli de désirs; elle étonnée, sérieuse et calme. A la vue de ce
vieillard à genoux, nulle pensée railleuse ne courut sur son front et ne
releva les coins de ses lèvres. Elle se dit que c'étaient sans doute
les préliminaires de l'oeuvre de l'époux, et était prête à demander:

--Que dois-je faire?

Mais elle n'osa, crainte de le voir sourire de son ignorance, et comme
il restait agenouillé, la dévorant du regard, elle lui prit la tête et
le baisa au front.

Il frémit au contact de ses lèvres et passa ses mains brûlantes sur les
hanches de la vierge.

--Rayon de ma vie, pourquoi m'embrasses-tu?

--Parce que je t'aime.

--Comment m'aimes-tu, dit le vieillard doucement chatouillé par cette
caresse; comme un père ou comme un amant?

--Je ne sais pas. Je t'aime parce que tu es bon; parce que tu as veillé
sur mon enfance, parce que tu me donnes tout ce que je veux; mais je
suis prête à t'aimer comme tu voudras. Dis-moi seulement comme tu veux
l'être et, puisque je vais devenir ta femme, enseigne-moi comme une
femme doit aimer.

Et, fière de sa réponse, elle attendit son approbation.

--O lac de pureté! murmura Mansour, qui oserait troubler ton âme
limpide!

Et après avoir appuyé longuement ses lèvres sur ses petites mains aux
ongles roses, il se leva, craignant de ne pouvoir rester plus longtemps
maître de lui. Il eut peur de se voler lui-même. Et, le cerveau troublé
par l'amour et les parfums, sentant son énergie chanceler, il descendit
brusquement, sans ajouter un mot, traversa la chambre du bas et ouvrit
la porte du haouch.

Debout sur le seuil, il regarda les rayons jaillir de l'Occident, comme
les feux d'une fournaise où le bras du Puissant eût jeté tous les
empires, et il lui sembla que, dans ce gigantesque embrasement, il
voyait fondre son bonheur.

--Au nom de Dieu le Miséricordieux, s'écria-t-il, que nul vent funeste
ne se lève cette nuit et qu'aucune tempête ne vienne troubler la
sérénité de demain!




XXXVI


En ce moment les chiens aboyèrent, et une voix d'enfant cria d'un ton
traînard et monotone:

--Thaleb! Eh! Thaleb-El-Mansour! Sidi-Thaleb!

--Qu'y a-t-il? demanda brusquement le Thaleb.

Et il vit un petit garçon d'une dizaine d'années, arrêté à deux cents
pas du côté du marais, avec un chien en laisse.

--Puis-je approcher? dit l'enfant, tes slouguis ne me feront pas de mal?

--Ils sont attachés; que veux-tu?

--Voilà, dit le petit en s'avançant de quelques pas; je viens de la part
du Cheik Ben-Kaouaidi du douar qui est là-bas, au bout de la plaine; il
t'envoie sa chienne pour tes slouguis.

--Que le diable te prenne avec ta chienne et ton cheik! cria Mansour;
drôle, va-t-en!

--La bête est de bonne race, riposta l'enfant sans se déconcerter, et
Sidi-ben-Kaouaidi voudrait qu'elle ait une portée de tes chiens.

--Va lui dire que s'il veut des chiens, il les fasse lui-même, et
sauve-toi, ou je lâche les miens à tes fesses.

Les slouguis, qui flairaient l'odeur de la femelle, gémissaient avec
convoitise.

Le petit garçon hésita quelque temps comme s'il ne savait que faire,
puis se décida à s'en aller lentement, tirant sa chienne qui pissotait
tout le long du chemin.

--J'irai tancer moi-même, murmura Mansour furieux, ce cheik imbécile,
qui m'envoie sa chienne à faire accoupler. Joli tableau pour Afsia, la
veille de ses noces!

Et il suivit des yeux le petit bédouin qui s'enfonçait dans les roseaux
du marais, comme un point gris dans le noir.

Les gloires du couchant s'étaient effacées peu à peu; il ne restait plus
qu'une teinte ardente et l'étoile du soir monta.




XXXVII


Bientôt les bruits inconnus au jour se levèrent dans les profondeurs
sombres. Chacals, hyènes, chats sauvages, vipères à cornes, scorpions
noirs, petits serpents gris aux yeux d'émeraude, allèrent par les
chemins, cherchant leur proie. Toute la canaille de nuit, les hôtes des
solitudes, les rôdeurs affamés et osseux, les visqueux, les glauques et
les fauves, la légion sinistre des voleurs, qui s'aventurent à l'heure
où l'homme de bien se couche et cherchent la vie de leur ventre, alors
que les autres sont repus, commençaient à bruisser dans l'ombre.

Pourquoi celui qu'on nomme Dieu a-t-il voulu des affamés et des maigres,
et n'a-t-il pas jeté large pitance à tous. C'est là ce que crie le
vulgaire, oubliant que tout bien doit être conquis. Aussi, pour ceux
qui n'ont pas leur part, le Maître a fait la nuit; c'est la bénédiction
du pauvre, et puisque tu lui refuses la pâture, il te la volera.

C'est à toi, gorgé, à garder tes victuailles.

Et avec la nuit, les ténèbres descendaient dans le coeur de Mansour.

Au matin, le monde entier lui semblait en fête, tout s'inondait de joie,
et maintenant, son âme était triste comme si elle avait suivi son propre
corps, porté sur le brancard funèbre, enveloppé dans le linceul vert.

--Eh quoi donc? dit-il, en écoutant les lointains jappements qui
perçaient l'obscurité comme des avertissements sinistres, pourquoi la
voix de ces voleurs t'attriste-t-elle? Ils n'en veulent ni à toi ni à
ton bien, et tu n'as rien à redouter d'eux. Ne les connais-tu pas? Ne
les as-tu pas frôlés cent fois dans tes courses nocturnes, alors que,
rôdeur de nuit comme eux, tu allais comme eux repaître ta chair. Tu les
rencontrais au détour des sentiers et au coin des broussailles, et tu
leur disais: «Passe.» Et nous allions chacun où nous poussait notre
faim!

Ah! c'était le bon temps, c'était le bon temps où je volais ma pitance
chez les heureux qui l'avaient trop plantureuse. Et que ne
gardaient-ils mieux leurs femmes, ces gras, insolemment vautrés dans les
chairs fraîches. C'était ma part, alors, la part des autres, et je la
gagnais, car les femmes aiment les audacieux. Et maintenant, c'est à mon
tour de garder la mienne.

Chaouias, Hadars, Giaours, je vous ai défiés et bravés, quand j'étais
jeune; me voici vieux, et encore je vous brave et je vous défie. Tant
que j'ai été fort, vous m'avez appelé l'Heureux, parce que j'ai su me
tailler ma voie dans la vie; mais depuis que ma barbe a grisonné, vous
m'avez appelé le Fou. Vous avez raillé, vous avez poussé des éclats de
rire entre vous et avec vos femmes, et vous avez dit: «Il garde
précieusement le bien qu'un autre lui volera.» Qu'il vienne, cet autre,
car voici l'heure, voici l'heure où nul ne pourra plus me l'enlever!

Et alors, il éleva sa voix mâle, et cria l'avertissement qu'il lançait
dans le désert, lorsqu'au milieu du silence de la nuit tout, excepté
lui, dormait dans la caravane:

--Qu'il prenne garde! qu'il prenne garde! Celui qui tourne autour de
nous, tourne autour de sa mort.




XXXVIII


La douce voix d'Afsia, toute tremblante, vint murmurer à ses côtés, et
le rappeler à lui-même:

--Qui donc menaces-tu ainsi?

Il sourit sans répondre.

--Je n'entends rien, reprit-elle après un moment de silence, rien que le
jappement des chacals et le bruit des pas de quelques chevaux du côté
d'Alloufa. Que fais-tu là? rentrons.

Il la prit sous la taille, la poussa dans le haouch.

Tout était prêt pour le départ. Les objets qu'ils devaient emporter, les
vêtements de la jeune fille, les _frechias_ multicolores, le beau Koran
enluminé et écrit tout entier de la main du _thaleb
El-Hadj-Ali-bou-Nahr_, le plus habile calligraphe de la province de
Constantine et ton serviteur, ses _flissas_ à manche de bois sculpté
dans leurs fourreaux de cuir rouge, son fusil damasquiné aux capucines
d'argent, qui avait fait tant de veuves et de mères sans fils, et la
bride aux oeillets brodés de soie et d'or, tout usée et tailladée dans
les batailles, la bride de la belle coureuse, issue du fils de Naama,
qu'il avait montée après lui aux grands jours de la poudre, et ses
étriers sonores et ses éperons d'argent aux rudes arabesques, vieux
serviteurs conservés à travers les vicissitudes et les périls! Que de
souvenirs attachés à tout cela! Que d'événements! Que d'émotions! Que
d'heures lourdes et légères, lumineuses ou sanglantes! Et tout ce passé
lugubre ou radieux, il l'entassa pêle mêle dans un grand _fondouk_.

Et quand le coffre de chêne fut fermé, quand il eut jeté autour de lui
un dernier coup d'oeil, visité, une fois encore, la chambre d'Afsia, il
le poussa contre la porte de l'escalier et s'assit dessus comme sur les
cendres de son passé, ne regardant plus que l'avenir.

L'avenir! Il était devant lui tout radieux; il avait des yeux noirs
chargés d'étoiles, brillantes comme autant de promesses et qui le
regardaient.

Il fit un signe, et la fiancée s'approcha, pesant de son poids léger sur
sa robuste poitrine. Délicieuse charge. Un poids de bonheur, une
accumulation de biens; quelque chose de suave comme l'oiseau qui agite
ses ailes entre deux mamelles, comme des lèvres frissonnantes sur des
chairs pâmées.

Ce doux fardeau, il eût voulu l'avoir dans son coeur, enfermé, blotti,
caché jusqu'au lendemain.




XXXIX


Afsia avait bien entendu la voix de l'enfant, et avait tressailli. Elle
sentait maintenant qu'elle avait mal fait de garder le secret de son
aventure, et son instinct l'avertissait qu'une oeuvre louche se tramait
dans l'ombre par sa propre faute. Elle brûlait de tout avouer, mais ne
savait comment faire pour tout avouer et surtout comment commencer
l'aveu; elle ouvrait les lèvres, mais le feu lui montait au visage et sa
langue se glaçait. Alors elle s'appuyait plus étroitement contre
Mansour, implorant mentalement du fond du coeur le pardon de la faute.

Lui, la regardait, la pressant de ses mains fiévreuses. En apparence,
indifférent et calme, il était ému comme un adolescent à son premier
rendez-vous. Il fallait qu'il se reportât aux jours lointains de son
amour illicite avec sa belle-mère Meryem pour se rappeler un pareil
trouble. Que d'heures passées depuis! Que de semaines, que de mois, que
d'années! Les épis blancs de sa barbe étouffaient depuis longtemps les
noirs, et cependant il sentait se lever en lui les aboiements furieux
d'une passion de vingt ans!

Il la regardait; ses bras avaient glissé jusqu'à ses hanches, et il
voyait le sein virginal se soulever doucement sous la respiration de la
vierge.

Il voyait la bien-aimée toute blanche, toute enveloppée des voluptueux
rayonnements de sa grâce, de sa beauté, de sa parure et de ses parfums!

Elle était donc à lui, cette belle fille, à lui, le vieux bouc, à lui,
rien qu'à lui. C'était son bien, sa chose, sa fiancée, sa femme, et il
pouvait en jouir sur l'heure, s'il le désirait. Cette pensée faisait
bouillonner son sang; et le brûlant simoun qui avait soufflé tout le
jour, la toilette de la jeune fille, ses odeurs, ses ignorantes et
dangereuses familiarités, la tiède brise du soir, entrée par la porte
entr'ouverte, la nuit chaude et chargée de miasmes amoureux, le
rossignol chantant dans la saule, et, là-bas, les voix mélancoliques
qui saluaient, du milieu des roseaux, le doux lever de la lune, tout lui
criait: «Prends-la! Prends-la!»




XL


Non loin, sur un escabeau, une lampe de terre rouge jetait, dans l'oda,
une mystérieuse et fauve lueur, et, dans un des coins, une large natte
de diss flanquée d'épais coussins de laine restait déployée. C'est là
que tous deux allaient se reposer en attendant les invités de la noce
qui devaient venir les prendre aux premières clartés du matin.

Il la lui montra, l'éloignant de lui presque avec rudesse:

--Va dormir, enfant.

Une enfant! hier encore, c'en était une; mais aujourd'hui, il ne savait
pourquoi, elle lui paraissait femme. Son coeur jusqu'alors l'avait
aimée; maintenant ses sens la désiraient. En quelques heures s'était
opérée cette métamorphose, et il la repoussait, craignant de succomber.

Elle s'éloigna, docile; et détachant de son cou son chapelet à grains
d'ivoire, faisant passer chaque grain sous ses doigts, il murmura à
demi-voix, comme pour ne pas entendre la pensée qui l'assiégeait:
«Allah! Allah! Allah!»

Car il est écrit dans le Livre que ce nom sacré chasse les désirs
impurs.

Afsia, obéissante, s'était assise sur les coussins de laine, mais comme
il prononçait pour la centième fois le nom de Dieu, il lui sembla
entendre une voix gémissante éclater, claire et distincte au milieu des
jappements des chacals.

Elle se releva aussitôt et courut se réfugier entre les jambes du
Thaleb:

--Entends-tu? dit-elle; j'ai peur.

Et, se pressant de nouveau sur sa poitrine, elle se cacha sous ses
burnous.

Il prit la tête de l'enfant et se mit à baiser ses grands cheveux noirs.

Elle se laissait faire, toute heureuse. C'étaient les caresses d'un
père, et elle n'en soupçonnait pas d'autres. Le moment était-il venu de
lui avouer le secret qui la tourmentait depuis quelques jours? Mais lui,
se dressant tout à coup, la repoussa encore. Il courut à la porte et
fouilla l'espace noir.

Un être gémissait là-bas. Il y fit à peine attention. Il comptait
combien d'heures à attendre l'arrivée des hôtes, et disait:

--S'ils pouvaient avancer le temps!

--J'ai peur, répéta Afsia, qui le suivait et s'attachait à lui, j'ai
peur. Ne t'en va pas. Écoute, Mansour, j'ai quelque chose à te dire.
Reste avec moi. Ne me quitte pas! ne me quitte pas!




XLI


Rester avec elle! c'était justement ce qu'il redoutait, car il venait
d'être pris de cette fureur qui saisit les hommes et, parfois aussi,
dit-on, les femmes, à la veille de passer la porte de la vieillesse.
C'est l'âge critique des passions comme de la vie. L'amour s'allume et
éclate ainsi qu'une arme chargée par une main malhabile. Ceux qui ont
franchi l'âge mûr et jouent le jeu des jeunes se blessent et se font
huer.

Les huées, il n'en voulait pas. Il voulait la vierge, mais ne voulait
pas les rires, et il y aurait des rires, le lendemain, dans Djenarah la
Perle, si par malheur il allait faiblir.

Et cependant, plusieurs fois en quelques minutes il avait vu venir le
moment où il ne pourrait plus être le maître de lui-même, où, larron de
son propre bien, il allait déflorer sa fiancée, se faire cocu la veille
de ses noces, livrer le reste de sa vie à l'éternelle risée. Car, quel
bruit, lorsque la matrone, ouvrant la fenêtre, au lever de l'aurore,
présenterait, aux éclats de rire de la foule impatiente, un linge
immaculé!

--Par le Prophète, dirait-on, voilà quatorze ans que le vieil âne garde
sa fiancée, prise par lui au maternel ventre pour être plus certain de
l'avoir pucelle, et, la nuit des épousailles, elle n'a même pas taché sa
couche. Ah! le maudit de Dieu! Est-il donc si faible, ce vieux suborneur
de femmes, ou l'oiseau qu'il tenait en cage s'est-il enfui sous son nez?
Tahan! Tahan! Cocu! cocu!

Oui, oui; on crierait cela et bien d'autres choses encore en le montrant
du doigt, lorsque, honteux et farouche, il se glisserait le long des
maisons, son capuchon sur les yeux, comme un pauvre, et le burnous serré
à son grand corps maigri.

Il prendrait les rues désertes, il suivrait l'ombre, il s'effacerait le
long du mur; mais quelque passant se trouverait toujours, qui pousserait
son voisin du coude en le montrant, ou quelque mauvais petit drôle qui
crierait de toutes ses forces:

--Oh! Thaleb! oh! cocu! Qui donc fut avant toi l'amant de ton épouse?

Ou bien encore une vieille, ses anciennes amours, qui lui cracherait sur
le capuchon en montrant ses dents jaunes.




XLII


Il avait pris son bâton et marchait à grands pas devant sa porte,
frappant l'air comme s'il frappait sur les têtes des calomniateurs,
croyant entendre déjà les huées et les rires.

--Non, cela ne sera pas. Les maudits ne me jetteront pas leurs insultes.
Hadars et Chaouias, vous savez comment je me nomme.

Je suis l'Heureux, l'Heureux et, jusqu'à la dernière heure, vous
baiserez mon étrier, et m'appellerez Seigneur!

Non, non, dût la vierge me supplier et mettre ses lèvres sur ma bouche,
m'enlaçant comme un rameau de lierre, mon coeur et mes sens resteront
comme le marbre de la mosquée.

Et la vierge, en effet, l'appela, le supplia et lui cria du seuil:

--Mansour, Mansour, reviens ici.

--Rentre, ma gazelle, répondit le Thaleb, ne cherche pas à me suivre;
détache les chiens; qu'ils veillent près de toi! entends-tu cette voix
en détresse. Je cours jusqu'aux premiers roseaux du marais.

--Mansour, ne va pas là-bas, je t'en conjure; Satan le mauvais est caché
dans les joncs, tendant comme une araignée sa toile de maléfices.

Le Thaleb sourit à ces paroles, qu'Afsia répétait d'après lui.

--Rassure-toi, enfant; il ne tend ses toiles que devant les jeunes
filles, les femmes et les faibles, mais les hommes comme moi, d'un coup
de bâton crèvent le tissu. Il n'y a là bas qu'un petit drôle venu ici
tout à l'heure et qui, sans doute, aura glissé dans quelque trou du
marais. Je reconnais sa voix? La malédiction tomberait sur ma tête si je
laissais périr cet enfant.

--Ne me laisse pas seule, Mansour. Je te jure que c'est un maléfice.
Reviens, écoute-moi, j'ai un aveu sur les lèvres.

Mais lui, craignant un nouvel assaut à ses sens:

--Un aveu, candide gazelle! Tu me le feras à mon retour. Ne crains rien:
les chiens feront bonne garde et ma vue ne quittera pas le haouch.
Reste, tofla, et pousse les verrous.

Et il se mit à courir.




XLIII


Il courait plein de pensées, et arriva sans y songer à l'endroit où la
terre est humide et commence à se hérisser de glaïeuls.

Et comme il s'arrêtait, il entendit devant lui la voix gémissante crier:

--A l'aide! à l'aide!

--Toi, petit drôle, répondit le Thaleb! Où es-tu? Tu t'es chargé des
commissions du diable et le diable t'a lâché en chemin. Tu es dans la
boue avec tes vices! Restes-y.

--Sauve-moi, gémit l'enfant.

Mansour s'enfonçait dans les roseaux, par le sentier qui serpente autour
des flaques immobiles, lorsqu'il s'aperçut que ses chiens le suivaient.

Étonnés des mouvements de sa trique qu'il brandissait dans l'air,
menaçant d'invisibles ennemis, ils trottinaient silencieux, flairant une
piste, à une distance prudente.

Dans les roseaux noirs, il vit leurs yeux luisants.

--Chiens du diable, cria-t-il furieux, que venez-vous faire avec moi?
Qui vous a demandés, fils de louves? Pourquoi me suivez-vous comme des
djinns sinistres, misérables? au haouch, canailles! au haouch! voleurs!
au haouch!

Et il lança sur eux son bâton.

Ils battirent en retraite au galop, oreilles basses et queue serrée sous
les jambes; mais bientôt s'arrêtèrent tous trois, regardant leur maître
s'éloigner.

Il s'était remis à courir, car la voix plaintive retentissait plus fort,
avec un accent de détresse: «A l'aide! à l'aide!» Mais toujours à la
même distance et de l'autre côté d'un des bras du marais. Pour y
arriver, il devait faire un détour; il s'arrêta, hésitant à s'y décider,
et jeta un regard en arrière.

Le haouch était là-bas, bien loin déjà. Il eût pu voir encore sa
silhouette blanche dans la nuit claire; mais un gros nuage couvrait la
lune et il ne l'apercevait plus. Il ne distinguait même plus le bouquet
de la fraîche oasis épanoui autour comme un sourire du ciel. Tout
s'effaçait dans les grandes couches d'ombre.




XLIV


Mais la voix de l'enfant appelait, toujours plus lamentable, et il
continua sa course.

Déjà il avait traversé la ligne sombre des roseaux et se trouvait sur le
bord du marais étendu comme une nappe noire, qu'hérissaient çà et là les
pointes aiguës des grands joncs.

Il écouta: plus rien. Dans la plaine, les jappements lointains des
chacals, et tout prêt le battement d'ailes d'une poule d'eau troublée
dans son sommeil, le clapotement des grenouilles qui plongeaient dans
les eaux profondes.

A son tour, il appela.

Un souffle léger agitait les herbes; avec des grouillements, des lueurs
glauques, des glapissements confus dans des amoncellements de noir, où
éclataient, tout à coup, des flaques d'un blanc mat, sans lumière et
sans reflet.

Il répéta son appel:

--Où es-tu? fils du diable, où es-tu?

Mais rien ne répondit, et cet homme qui n'avait jamais connu la peur,
eut un tressaillement qui lui serra le ventre.

--C'est l'heure infernale des djinns, dit-il, et il se répéta à lui-même
ce qu'il avait crié à ses chiens:

--Au haouch! au haouch!

Et, au même instant, il entendit non loin de lui un grand bruit dans les
hautes herbes. Et s'étant avancé, il vit les noires silhouettes des
slouguis, dont l'un s'accouplait à la chienne, tandis que les autres se
livraient bataille et se roulaient en hurlant dans les fanges du
marais.




XLV


Oui, le haouch était perdu dans les noires profondeurs. Il avait rayonné
trop longtemps dans la plaine, avec son toit rouge et ses murailles
blanches et sa joyeuse oasis verte. Il avait vibré trop longtemps sous
les gais éclats de son hôtesse, les gais chants de ses oiseaux. C'était
assez. Voilà que l'ombre sinistre s'étend sur lui, et le malheur qui
l'avait oublié, s'arrête, et secoue sur sa quiétude son aile toute
chargée de pleurs.

Chacun son tour. Chacun son tour. C'est le frère aîné de la mort. Il
lève avant elle la contribution posée sur nos têtes. Tous passent par
ses mains brutales, car, petit est le nombre des justes qui ont su les
éviter. «A moi aujourd'hui, demain à toi.» C'est le mot écrit à
l'entrée des champs où l'on enfouit notre chair morte; c'est la menace
que jette à ceux qui rient ou qui pleurent l'ombre de celui qu'on va
donner aux vers. Mais c'est surtout le mot qu'à l'heureux qui festoie
doit jeter le misérable.

O toi qui souris à la vie, adolescent, adolescent aux yeux humides, toi
qui au milieu des roses savoures le sein de ta maîtresse, la tête
enfouie dans le doux sillon, hâte-toi de rire, de jouir et d'aimer, car,
l'infortune est là qui te guette pour te glacer, à jamais, et les lèvres
et le coeur.

--Allah! Allah! pourquoi ces misères? gémit l'insensé qui s'est laissé
surprendre par le visiteur lugubre.

Mais il répond:

--Rentre en toi-même, imbécile, et ne t'en prends qu'à toi des colères
du destin. Regarde derrière. Ne m'as-tu pas frayé une route assez large?
Voilà vingt ans que tu travailles à m'aplanir la voie. Je passais, je
l'ai vue toute tracée et toute droite; je l'ai prise et maintenant me
voici.

Et le voilà qui frappe à la porte du haouch et qui dit:

--C'est moi, me voici!

--Qui, toi? demanda la jeune fille plus blanche que son blanc haik.

--Moi, celui que tu attends.

--Je n'attends personne. Qui es-tu?

--Moi! ne sais-tu pas? Moi, l'amant, celui qui t'aime, celui qui meurt
d'amour. Ouvre, ouvre-moi.

--Toi! murmura Afsia tremblante, toi qui m'as écrit que tu voulais
mourir. Je n'ose pas t'ouvrir; je ne le dois pas et j'ai peur.

--O vierge dont le visage est plus radieux que l'étoile du matin; dont
la voix est plus mélodieuse que le son des instruments aux jours de
fête; vierge plus douce à la vue que les dattiers de l'oasis, plus
fraîche que la source qui jaillit du rocher; de quoi donc as-tu peur,
toi qui peux commander aux hommes comme une sultane aux nègres du
sérail?

--Va-t'en! va-t'en! dit Afsia.

--Laisse-moi entrer, car tu es la fontaine, et j'ai soif. Je suis le
palmier altéré de la source et, qui, loin d'elle, va mourir. Ouvre-moi,
car je me sens sécher d'amour.

Pendant les longues heures passées dans les grands roseaux, il avait eu
le loisir de préparer ces belles paroles, filets dorés auxquels les
femmes laissent prendre leur coeur.

--Je ne puis t'ouvrir, répondait Afsia. Le Thaleb El-Mansour, mon
maître, me l'a défendu. Il ne faut pas que je parle à aucun homme, car
il m'épouse demain. Retire-toi donc, étranger; dès l'aurore, j'irai à
Djenarah, et, si tu veux me voir, mêle-toi à ceux de la
noce; il y aura place au banquet pour tous.

--Quoi! c'est donc bien vrai! ce vieux, qui a un pied dans la tombe,
mettra-t-il l'autre dans ta couche? Il se trompe; ce n'est pas toi,
c'est la mort qu'il doit épouser. On me l'avait pourtant affirmé, mais
je ne pouvais le croire. Je répondais: «Mauvaises gens, vous mentez.
Non, la rose de Djenarah ne peut épouser ce débris d'homme.» Je le crois
maintenant, puisque tu l'avoues. Le malheur est-il à ce point pendu sur
ta tête! Oh! tu n'as pas réfléchi; il abuse de ta naïveté et de ton
innocence! Cependant, tu as des yeux; tu vois. T'a-t-il donc jeté un
sort, avec son regard de vautour chauve, que tu consentes à remettre ta
jeunesse, ta beauté, ta virginité en ses bras raidis et froids? Ah! il
ne te fera rien goûter et, avec lui, tu ne connaîtras pas les extases.
Pauvre bouton, il te déflorera brutalement, sans que tu aies senti
pousser tes feuilles; tu t'étioleras sous ce souffle glacé! tu te
sécheras sur cette terre aride, et tu pleureras jusqu'à la dernière
heure, ta virginité, ton bonheur et ta jeunesse, perdus et flétris.
Songes-y, ô toi dont les yeux sont des étoiles et la bouche une source
de volupté; il te faut l'amour des jeunes. Ouvre-moi, et je te donnerai
un avant-goût des joies du Paradis.

--Je ne puis pas. Ne me parle pas ainsi. Je ne veux pas t'écouter
davantage. Va-t-en!

--M'as-tu donc fait venir pour me chasser? N'as-tu pas agité ton haik,
comme je te le demandais, et t'ai-je forcé de donner le signe convenu?

--Je n'ai pas su ce que tu voulais, quand tu m'as demandé cela. Mais
maintenant, je vois que j'ai mal fait. Tu m'as envoyé de douces paroles,
et je voulais voir le visage de celui qui me les envoyait.

--Eh bien, me voici. Ouvre-moi, et tu verras mon visage.

--Je ne veux pas le voir, car j'ai fait mal, et j'ai eu des remords, et
je ferais plus mal en te voyant. Retire-toi, Mansour va venir, et s'il
te trouvait à sa porte....

--Ne crains rien. Le vieux est loin. Il a affaire à un rusé drôle, un
petit chamelier à qui j'ai donné une pièce blanche et promis le double
s'il le tenait pendant une heure éloigné d'ici. Ah! c'est un coquin
hardi, il le fera courir longtemps à travers les roseaux, tandis que sa
chienne occupe les slouguis. Tu vois, tous font l'amour; il n'y a que
toi, ignorante tourterelle, qui refuses ton bien. Hâte-toi; et puisque
tu veux le vieillard malgré tout, je partirai ensuite, et nul, pas même
l'époux à ta nuit de noce, ne soupçonnera le doux larcin. Je sais les
secrets qu'on dit aux jeunes filles, et je t'enseignerai comme on trompe
les vieux.

--Je ne veux tromper personne.... Quels secrets me diras-tu?

--Des secrets qui ne se murmurent que bouche contre bouche.

--Alors, va-t'en.

--Si tu ne m'ouvres pas, je vais me coucher au travers de la porte, afin
que le vieillard me heurte du pied.

--Oh! ne fais pas cela! Mansour te tuerait!...

--Oui, à cause de toi. Car pour toi je me livrerai aux coups comme un
chien docile. Oh! mourir pour toi et te laisser mon souvenir! Je verrais
couler mon sang avec joie, si je ne craignais qu'il ne retombe sur ta
couche nuptiale. Songes-y, du sang qui ne sera pas le tien, dans le lit
de noces. Me voir venir, la poitrine souillée de rouge et le visage
pâle, troubler ta première nuit. Quoi! pour un mot, pour un seul mot, un
pauvre petit mot que je veux te dire, en regardant tes grands yeux
noirs, ne peux-tu éviter ce malheur? J'en jure sur ma tête, sur la
tienne et sur celle de l'homme qui va te tenir demain dans ses bras,
Mansour l'Heureux sera, par ta faute, appelé le Misérable. Le Prophète
l'entend.

--Je t'en conjure, n'empoisonne pas ma vie, ni celle de celui qui fut un
tendre père. Que me veux-tu dire? Que me veux-tu?

--T'aimer, t'aimer!

--Ne peux-tu m'aimer de loin, et de l'autre côté de la porte?

--Un baiser, rien qu'un, et je partirai aussitôt.

--Tu le jures?

--Sur le tombeau du Prophète et sur le châtiment de Dieu.




XLVI


Elle ouvrit, et il se rua sur elle.

Par une pudeur instinctive, elle avait éteint la lampe; elle ne voulait
pas que, pour la première fois, il pût contempler sa face. Ils étaient
dans l'ombre; elle sentait son souffle brûlant, elle entendait sa
poitrine haletante, elle était éperdue et affolée de ses audaces et de
ses actions.

--Que fais-tu? que fais-tu?

Elle se débattait dans ses bras, ignorante de ce qu'il exigeait,
indignée et pleine d'épouvante.

--Pardon! pardon! répétait-elle. Que t'ai-je fait? ne me tue pas.
Pourquoi me fais-tu mal? A moi, Mansour, à moi!

Mais lui, allait toujours, profitant de l'ombre, étouffant ses plaintes
sous la furie des baisers.




XLVII


Et quand ce fut fait, il voulut la voir, pour jouir plus pleinement de
son triomphe; et, ayant rallumé la lampe, il la reprit dans ses bras.

Jamais, dans ses courses à travers les tribus, il n'avait rencontré plus
ravissant visage, jamais, soulevant le voile des filles des Hadars, il
n'avait baisé d'aussi appétissantes lèvres, jamais, dans les races de
l'Islam, si fertiles en beautés, il n'avait vu briller des yeux aussi
noirs. Il ne se lassait pas de la regarder, et souriait.

Elle le regardait aussi, mais ses lèvres étaient sans sourire. À travers
ses larmes, on voyait l'épouvante. Son coeur, étonné, restait triste.
Elle entrait dans la vie par la porte mauvaise, et la vue de cet amant
ne lui laissait que le remords.

«Quoi! est-ce donc là l'amour?» disait son regard; mais peut-être ne
pensait-elle pas encore; elle était anéantie en face de cet homme qui
venait, d'une façon si subite, se ruer au milieu de ses jours. «Quoi!
c'est là tout? c'est là tout! Oh! El-Messaoud, El-Messaoud! c'était donc
ce que voulait cet homme!» Mais elle ne savait pas. Pourquoi lui
avait-il laissé ignorer? Elle se serait défendue, elle n'aurait pas
ouvert. Il avait cru garder sa chasteté en la tenant dans l'ignorance du
mal, et voilà que sa chasteté ignorante a ouvert toute grande la porte
au larron d'honneur. Elle savait maintenant; elle comprenait.
Qu'allait-elle devenir! Et l'autre, pourquoi n'était-il pas accouru?

Tout cela passa en deux secondes dans son cerveau. Puis il cessa de
penser. Il semblait se paralyser sous les âpres morsures d'un vent
glacial, et cependant sa tête brûlait. Quant à son coeur, elle ne le
sentait plus. Elle avait la poitrine oppressée comme ceux sur lesquels a
fondu une subite infortune; ses entrailles se tordaient, et elle sentait
grandir sa terreur.

La voyant ainsi accablée, le séducteur haussa les épaules.

--Toutes les mêmes, murmura-t-il; elles veulent, puis ne veulent plus,
puis elles veulent encore, et elles pleurent quand elles ont voulu.

Et n'ayant plus rien à tirer d'elle, il la baisa en riant, sur la
bouche, et lui dit adieu.

Mais, comme il rajustait sa ceinture, il entendit un pas précipité et
presque aussitôt des coups brusques à la porte:

--Afsia, disait Mansour, ma gazelle, c'est moi.




XLVIII


Il revenait plus tôt qu'Omar ne s'y attendait. Le spahis comptait sur
une absence d'une heure et la moitié à peine était écoulée. Il s'était
hâté; il haletait, ramenant avec lui une poignante inquiétude.

Là-bas dans les noires touffes des hauts glaïeuls, une lumière sinistre
avait lui dans son cerveau.

N'avait-on pas voulu l'éloigner? ses chiens n'avaient-ils pas été
attirés avec intention, loin du haouch au moyen de cette chienne
maudite? et dans quel but? dans quel but?

Alors un frisson passa sur sa tête, comme si son crâne rasé avait été
exposé au vent du Nord, et il rebroussa chemin, entendant derrière lui
la voix du petit garçon semblable à un rire de djinn.

--Oh! disait-il en courant de toutes ses forces. Suis-je joué? suis-je
joué? Et par qui? par un enfant! Maudit! maudit!

Il ne pouvait en dire plus; et il courait, talonné par le soupçon.

Puis, quand la fatigue brisa ses jambes et qu'il dut reprendre le pas
pour respirer, il essaya de mettre quelques douches bienfaisantes sur sa
brûlante inquiétude:

--Afsia n'ouvrira pas, j'en jurerais sur ma tête. C'est une fille sage.
Elle déjouera les plans de mes ennemis. Comment ouvrirait-elle? Est-ce
qu'elle sait ce qu'est le mal? Est-ce que son oeil a jamais été terni
par une image malsaine? Non, je suis sûr d'elle, comme de moi, plus que
de moi. Et les fils du diable en seront pour leurs peines. La dérision
tombera sur eux. Que Dieu les maudisse! qu'il les maudisse dans leurs
pensées! qu'il les pourrisse, eux et leur génération. Ah! ah! ils s'en
vont déjà, sans doute, plus honteux que des juifs qui se sont laissés
voler par des chrétiens. Ah! ah! ah! nous allons rire.

Et il s'efforçait de rire, mais les sons qui s'échappaient de sa gorge
sèche étaient si lugubrement saccadés, qu'ils ressemblaient à des
sanglots.




XLIX


Cependent la lune, par-delà les limites de l'horizon venait de se
débarrasser de son rideau de nuage, ainsi qu'une femme qui s'est
dépouillée de ses vêtements et se montre toute éblouissante des éclats
de sa jeunesse. Son globe démesuré inonda la campagne de sa molle et
pâle clarté, éclairant la petite façade du haouch et aussi le coeur de
Mansour. La maison était si tranquille, si enveloppée de silence et de
calme, perle blanche dans son écrin vert, qu'il en fut tout joyeux. Il
lui sembla même voir filtrer un filet de lumière, et il dit;

--Elle est là!

Et en même temps, la brise qui avait passé sur le jardin d'Afsia, lui
arriva chargée des arômes familiers, comme si les fleurs aimées de la
jeune fille venaient le saluer de leurs parfums et répéter avec lui:
«Elle est là! Elle est là!»

Et à mesure que la petite maison grandissait et sortait plus
distinctement des épaisseurs de l'ombre, toute trace de souci s'effaçait
de son front et de son coeur. Il cessa de courir, se gourmandant même de
ne pas être allé plus loin, au secours de l'enfant. «Car, disait-il, il
est peut-être vrai que le petit drôle se soit enfoncé dans la boue du
marais.» Et, si cela était, il passerait aux yeux du Cheik Ben-Kaouaidi
et des chameliers de la plaine pour un homme au coeur dur et à la main
fermée.

Mais il se consola bien vite, en pensant que l'enfant s'était tiré
d'affaire, et que, dès le lendemain, il enverrait le plus beau de ses
chiens au Cheik Ben-Kaouaidi.

Et, s'étant essuyé le front et le visage ruisselants de sueur, il arriva
à la porte et frappa, tout joyeux de la trouver close.

--Ouvre, Afsia, ma gazelle, c'est moi.

Mais la porte ne s'ouvrit pas.

Il pensa que la jeune fille s'était endormie, et comme il écoutait,
croyant saisir un bruit léger, il entendit dans le lointain, du côté de
Djenarah, les premiers coups de fusil annonçant la sortie des gens de la
noce.

Alors, il frappa de nouveau et plus fort, répétant:

--Afsia! Afsia! C'est moi.




L


Elle ne se leva pas; elle ne fit aucun mouvement. Cette voix la clouait
au sol. Elle n'éprouvait qu'une sensation, celle de ses entrailles qui
se tordaient, et de son coeur qui battait si fort que sa gandourah en
marquait les sauts. Ses yeux agrandis par l'épouvante, restaient fixés
sur la porte, et à contempler son visage, on eût dit que le sceau dont
sont stigmatisés les infidèles qui ne voient ni n'entendent, venait
d'être posé sur ses oreilles et sur ses yeux.

Elle se disait: «Je vais mourir», et elle attendait la mort. Mais comme
Mansour redoublait ses appels avec inquiétude d'abord, puis avec colère,
elle implora du regard le spahis et le vit debout, immobile et fronçant
son épais sourcil. Pâle comme elle, et les yeux fixés sur la porte
ébranlée, il sortait lentement d'un fourreau de cuir rouge, un de ces
longs couteaux à lame rayée, que forgent les armuriers Kabyles, et qui
en un tour de main détachent des épaules la tête la mieux rivée. Il
avait déjà fouillé la chambre et s'était assuré qu'il n'était d'autre
issue que la porte de l'escalier conduisant à l'_oda_ de la jeune fille.
Mais là, pas d'échappée possible, car les deux fenêtres grillées étaient
à peine assez larges pour laisser passer la tête d'un enfant. Il le
savait; il avait étudié le haouch du dehors et n'ignorait pas qu'en cas
de surprise, il lui faudrait livrer bataille, lutter de force, ou lutter
de ruse. Il prit vite son parti, et, posant un doigt sur sa bouche pour
commander le silence, se dirigea vers l'escalier, écarta le fondouk et
disparut.

Quand il se fut enfoncé dans l'ombre, Afsia se leva avec effort, comme
si le fardeau d'opprobre pesait déjà sur ses épaules, et alla tirer le
verrou.

--Que faisais-tu? s'écria Mansour.

--Rien, dit-elle.

--Pourquoi n'ouvrais-tu pas? Pourquoi ne répondais-tu pas? Tu m'as mis
la nuit au coeur. Mais te voici! te voici!

Et il la prit dans ses bras, la regardant avec ivresse. Il pouvait la
tenir maintenant sur sa poitrine; la course, l'inquiétude, la fraîcheur
de la nuit avaient calmé ses sens; il n'en sentait plus les impétueuses
exigences, et il appuya longtemps ses lèvres sur les tresses parfumées.

--Sais-tu, tofla? j'ai fait une course inutile. Rien là-bas, rien. Je
soupçonne avoir été joué par un mauvais petit drôle, qui a voulu se
venger de ce que je l'ai chassé avec son chien. Ah! j'ai eu peur un
instant. Oui, tofla, j'ai eu peur qu'on ne vienne te voler.

Et il caressait les lourdes tresses, les prenait dans sa main comme pour
s'assurer de leur poids, les soulevait, baisait les boucles frisottantes
qui s'échappaient sur le cou nu.

Elle se laissait faire, ne parlant pas, n'écoutant pas, tout entière à
son épouvante, tremblant entre ses bras comme une feuille qu'agite le
vent.

--Puis, murmurait le thaleb, comme je frappais à la porte, j'ai entendu
un bruit joyeux. Dans le lointain, dans le lointain, les premiers coups
de fusil de la cavalcade nuptiale. Notre noce! tofla, notre noce!

Et comme il la regardait, prêt à lui couvrir de baisers le visage, il
remarqua enfin son trouble.

--Sur la tête du Prophète! s'écria-t-il. Ma douce colombe, qu'as-tu?

--Moi! je n'ai rien, Mansour.

Il courut chercher la lampe, pour mieux éclairer sa face.

--Tu es pâle, comme si un noir _djinn_ t'avait frappé de son aile. Es-tu
malade, enfant? Afsia, chère Afsia, qu'est-il arrivé?

--J'ai besoin d'air. Laisse-moi sortir. Viens avec moi. Je veux entendre
le bruit de la poudre. Partons, allons au-devant des cavaliers.

Il la retint par le bras.

--Tu me caches quelque chose, dit-il, possédé par le soupçon. Petite
fille, je lis le trouble dans tes yeux comme en un miroir. En mon
absence que s'est-il passé?

--En ton absence? balbutia-t-elle. Rien que je sache. Je t'attendais, et
me suis endormie.

--Et le froid t'a saisie pendant ton sommeil, car tu trembles; et
maintenant voici que tu as trop chaud; car le feu s'allume sur tes
joues. Afsia! Afsia! qu'est-ce que tout cela signifie? Afsia! me
tromperais-tu?




LI


Non, elle ne trompait pas, elle ne pouvait tromper, car la vérité se
lisait sur son visage candide et dans ses yeux naïfs. Et cependant le
vieux Thaleb, si expert en tous les artifices, n'y pouvait croire; le
noir souci s'était logé dans les plis de son front, et le doute entrait
dans les sombres abîmes de la navrante certitude, qu'il voulait encore
espérer.

--Ce n'est pas possible, disait-il; non, cela ne peut être.

Ainsi, il arrive que, lorsque nous assistons tout à coup à la trahison
d'un être aimé, nous ne pouvons d'abord en croire ni nos yeux qui voient
le crime, ni nos oreilles qui entendent le parjure. Nous nous disons:
«C'est un rêve», et nous nous tâtons pour voir si nous sommes éveillés.
La folie de nos sens nous paraît plus possible que celle de notre coeur,
et nous aimons mieux être hallucinés que dupes. Mais, hélas! la vérité
éclate; il faut nous rendre à l'évidence, nous sommes dans notre bon
sens, et c'est notre coeur qui est fou.

C'est pourquoi Mansour cherchait à s'abuser, tandis que sa pensée se
débattait dans les angoisses du délire. Il s'était reculé pour mieux
examiner la jeune fille, voulant plonger ses yeux dans son âme. Mais,
elle, naïve dans le mal et ignorante dans le mensonge, tenait ses
paupières baissées.

--Lève la tête, dit-il, montre ton visage, et, comme une fille dont
nulle tache n'a souillé le front, mets ton oeil dans mon oeil.

Elle essaya d'obéir, mais ses grands yeux craintifs ne purent soutenir
son farouche regard.

--Oh! répéta-t-il, par Dieu, qui ne dort ni ne rêve, que s'est-il donc
passé?

Et lui meurtrissant les poignets, dans sa colère grandissante, il cria:

--Fille de Fathma! Par le Maître des Nuits, réponds; sur ta tête,
réponds; qu'as-tu fait?

--Laisse-moi, supplia-t-elle, ne me fais pas de mal.

--Dussé-je briser ces bras et faire entrer ces anneaux dans ta chair, je
ne te lâcherai pas avant que tu ne m'aies dit pourquoi tu n'oses me
regarder en face.

--Parce que tu me fais peur.

--Je te fais peur! Peur! Depuis que je t'ai appris à balbutier tes
premiers mots, et il y aura quatorze ans demain, tu ne m'as jamais jeté
cette odieuse parole. De quoi donc as-tu peur? Les coupables seuls
doivent trembler!

Et, regardant autour de lui, il remarqua le _fondouk_ déplacé et la
porte de l'escalier restée entr'ouverte.

--Oh! oh! quelle main a remué ce fondouk?

--Moi, dit la jeune fille, que le sentiment du danger rappelait à elle;
je suis montée dans ma chambre pour voir si rien n'y avait été oublié;
mais il n'y a rien, plus rien.

--Toi! Malédiction de Dieu! Toi! Par celles qui éparpillent la race
d'Adam et secouent le malheur comme un tapis souillé, au-dessus de nos
têtes, tu es devenue forte en peu d'heures! Le sommeil et mon absence
t'ont profité. C'est bien! J'aurai une épouse vigoureuse. Elle pourra
porter mes besaces, si quelque jour la pauvreté me harcèle sur les
chemins. Mais les senteurs dont ta chambre est encore pleine,
descendent jusqu'ici et me montent à la tête; va fermer la porte et
pousse le fondouk, pour qu'elle ne s'ouvre plus.

Afsia alla. Mais vainement elle y employa toutes ses forces; sous ses
petites mains, le grand coffre de chêne ne s'ébranla pas plus qu'un roc
sous le souffle du soir.

Elle se retourna et vit Mansour, les bras croisés, les yeux attachés sur
elle.

--Je suis fatiguée, balbutia-t-elle; je ne puis plus, non, je ne puis
plus.

Il la regardait, et l'ironie plissait ses lèvres blanches. Ce n'est plus
Mansour le père, Mansour le Bienveillant, Mansour l'Heureux: c'est un
homme qu'elle ne reconnaît plus, et qui porte, sur sa face, dans ses
yeux jaunis par la bile, dans le rictus convulsif de ses joues, la
marque des colères implacables.

Alors, affolée, elle se recula jusqu'au mur et murmura, les mains
jointes:

--Pardon!

--Pardon! répéta-t-il d'une voix creuse. Tu demandes pardon! Mais de
quoi donc te pardonnerai-je, puisque j'ignore le crime commis... tu
n'oses le dire, est-il donc si honteux, que tu rougisses de l'avouer....
Alors, je vais moi-même le découvrir, car je commence à comprendre...
oui, je vois ce que c'est.




LII


Ainsi qu'il eût fait d'une gerbe, il la coucha sur son bras gauche, lui
arrachant sa ceinture, le _foutah_ et le pantalon de soie. Puis,
soulevant la chemise de gaze collée à ses flancs, il la lui rejeta sur
le visage, comme on jette le linceul sur la face des morts.

Et, toute frissonnante, elle resta étalée, nue depuis les seins
jusqu'aux chevilles.

Alors parurent les souillures de la profanation.

Sans prononcer une parole, il repoussa violemment la fille déflorée, et
porta la main à son front, s'appuyant, en chancelant, à la muraille. On
eût dit qu'il venait d'être frappé à la tête; seul le coeur avait reçu
le coup, et il en restait étourdi.

Mais, se souvenant que son rival était là sans doute, moqueur et
triomphant, il se roidit contre la douleur. Son orgueil d'homme fort, sa
vieille énergie, la mémoire du passé, il fit appel à tout pour lutter
contre le présent, et, remonté comme un rouage, tous les ressorts de ses
nerfs tendus, il poussa un grand éclat de rire.

Ce rire, semblable à un cri d'angoisse, il l'avait poussé déjà, alors
qu'il courait dans la plaine, à la certitude de son infortune. C'étaient
ses larmes qu'il essayait de refouler, ses gémissements qu'il voulait
étouffer et qui s'échappaient sous cette forme de sanglot. Il résolut de
se montrer plus calme.

Du ton bas et lent d'un homme qui réfléchit et cause avec lui-même, il
parla au-dessus de la tête d'Afsia, accroupie sur le sol, dans la
position où elle était tombée, couvrant de ses bras son visage et sa
honte.

--Fini, disait-il, fini. On ne peut rien contre ce qui est. Je voudrais
oublier, je ne le pourrais pas. Je voudrais pardonner, je ne le pourrais
pas. J'essaierais de fermer la blessure, que resterait éternellement la
cicatrice. Prophète de Dieu, c'est donc le châtiment qu'Allah me
réservait!

Un soir, solitaire, accablé et las, je me suis dit: «Assez! La débauche
laisse l'étourdissement, mais ne laisse pas l'oubli; l'ivresse partie,
la mémoire revient; et il me faut ensevelir tout mon passé dans un
coeur.» Ce coeur, je l'ai cherché du Nord au Midi, du couchant à
l'aurore. Car, pour que la bien-aimée ne traîne, comme moi, derrière
elle, une souillure qui noircisse sa vie, que nulle tache ne vienne
s'étendre sur l'azur de ses heures, qu'elle n'ait ni le regret d'un
souvenir, ni le remords d'un passé boiteux et louche, pour que je trouve
dans l'étincelle de ses yeux, l'illumination de mon avenir... il me la
fallait vierge.... Et dans un jour de folie, j'ai été la prendre au
ventre de sa mère, pour être certain de l'avoir immaculée. Et depuis, je
ne l'ai pas quittée; pendant quatorze ans j'ai veillé sur elle. Pas une
pensée d'elle qui n'ait été à moi; pas un geste que je n'aie connu; pas
une parole que je n'aie entendue. Et lorsqu'après quatorze ans, j'allais
me donner cette femme que j'avais bien gagnée par mes soins, mes
sacrifices et mon amour, lorsqu'elle était pure comme Ève avant qu'Adam
n'ait planté dans ses flancs la race maudite, il a suffi d'un instant où
mon oeil n'était pas sur elle, pour que, ayant laissé une vierge, je
retrouve, quoi?... Quoi?... Comment cela est-il arrivé?... Elle n'avait
cependant pas les désirs malsains qui tourmentent les jeunes et les
poussent à fuir le toit béni du père, à chercher dans l'inconnu funeste,
un autre toit et un autre horizon. Rien n'avait encore souillé sa
pensée. Elle ignorait dans son innocence la différence entre les fils et
les filles d'Adam! Un bouton de rose! Une fleur entr'ouverte au matin et
sur laquelle nul souffle n'a passé! Une vierge sans pareille,
inconsciente de sa virginité! Et voilà! Fini, c'est fini! Une seconde et
tout s'écroule! Souillé, le bouton! Flétrie, la fleur! Une sale chenille
a bavé dans ce calice. Quelque pourceau ivre est venu se vautrer sur
cette rose! Sur ce ventre de houri, il s'est pollué et a craché ses
immondices. Sous mes yeux, oui! jusque sous mes yeux, pendant qu'il me
faisait duper par un enfant, un lâche coquin m'a volé ma joie, mon
honneur, mon bonheur, mon avenir, quatorze ans de sollicitudes, mes
espérances, toute ma vie, et de cette merveille humaine, de cette houri
du ciel, de cette vierge, il me laisse une prostituée!

Et, à mesure qu'il parlait, il perdait son calme et reprenait sa colère.

--Une prostituée! continua-t-il. Une prostituée qui ment et qui trompe
et qui se couvre le visage du masque du repentir. Chienne, fille de
chienne, debout! hurla-t-il en la poussant du pied; depuis quand me
trompes-tu? Où l'as-tu vu! De quel art infernal as-tu su envelopper tes
mensonges, pour qu'ils ne s'étalent pas à mon regard! Et combien
t'a-t-il payé ta honte, celui qui se cache là-haut, le voleur, le chien,
le destructeur de renommée, le lâche larron d'honneur! Car il est
là-haut, n'est-ce pas? il est là-haut celui dont je vais faire un
cadavre, que dépèceront mes chiens.

Ah!

Ah! grasse pâture! Debout, slouguis, à la curée! à la curée!

Et il décrocha de la muraille son long fusil de guerre, chargé et prêt
pour la fantasia.




LIII


Afsia n'avait pas tressailli sous l'insulte, et lorsque le pied de
Mansour la frappa sur les hanches, elle resta courbée; mais entendant le
craquement de l'arme, elle se dressa et bondit sur lui.

--Ne le tue pas, cria-t-elle, ne le tue pas, je ne veux pas que tu le
tues.

Elle pesait de toutes ses forces sur sa poitrine, essayant de saisir le
fusil, plongeant, ayant banni toute honte, ses yeux terrifiés et
suppliants dans ses yeux durs et secs.

--Ah! tu crains pour sa vie!

--Tue-moi. C'est moi qui ai ouvert, c'est moi qui ai agité mon haïk, et
il a cru qu'il fallait venir. Tue-moi, c'est ma faute; c'est moi qui ai
tout fait. Oh! si tu m'as aimée, tue-moi.

Il la regardait et ses yeux brillaient d'un éclat farouche.

--Comme tu l'aimes! dit-il.

--Non, je ne l'aime pas, je ne le connais pas; mais, c'est moi qui suis
coupable et je ne veux pas que tu le tues.

--Toi coupable! Toi! _Allah Kebir! Allah Kebir!_ C'était écrit. La tête
du fort est courbée sous la main implacable. Les vieux me l'ont dit aux
jours de ma jeunesse: «Ame pour âme, oeil pour oeil, dent pour dent,
blessure pour blessure.» Celles du coeur comptent double; car elles ne
guérissent plus; c'est le coeur que j'ai frappé jadis, je suis puni.
C'est justice. Rassure-toi pour la vie de l'homme. Sa vie, il y a
quatorze ans que je la lui ai promise, je l'ai juré sur ton berceau. Par
la fosse ouverte au bout de la route humaine, et où, grands ou petits,
heureux ou misérables, voleurs ou dupes, nous serons tous couchés, la
fortune qui m'a trop longtemps caressé, me brise aujourd'hui. Elle a
placé sur mes pas mon maître, elle a dressé, pour me barrer le chemin,
un plus habile et plus fort, je dois le saluer, oui, je me souviens, et
l'appeler Seigneur!

Et, écartant brusquement la jeune fille:

--Eh! là-haut, cria-t-il, l'homme, l'amant, le djinn, le diable, qui
que tu sois, descends et montre à ton esclave la face de son Seigneur.

Il y eut un instant de silence. Enfin, on entendit un pas lent, et Omar,
poussant du pied la porte, se montra dans la pénombre, le poignard à la
main.




LIV


Le regard du jeune et celui du vieux se croisèrent comme des lames
sanglantes. La main de chacun se crispa sur son arme, mais le vieux posa
sur le sol la crosse de son fusil.

--Fais un pas, homme, encore un pas, que je contemple ta face. Et toi,
_tofla_, arrière. Ah! je t'ai vu une fois, je me souviens, et ton oeil a
laissé sur mon âme une empreinte sinistre. Avance, ne crains rien. Par
le Koran glorieux! par la sainte Kaaba! par l'étoile, quand elle se
couche! par le souverain des deux Orients et des deux Occidents! je le
jure, homme, tu peux remettre ton flissa dans sa gaine.

Mais l'autre:

--Me prends-tu pour un fou de penser que je resterai désarmé devant ta
furie?

--Ta méfiance m'est une preuve que tu manques de foi. Le soupçon chez
les jeunes est l'indice d'une âme basse. O Afsia! Afsia! à qui t'es-tu
livrée? Mais ce que j'ai dit est dit. Homme, quand j'avais ton âge, j'ai
voulu rompre la destinée en prenant une route mauvaise, c'est elle qui
m'a rompu. Elle me rend ton jouet. Mais, malgré mon abaissement, je suis
de ceux dont la parole est sûre. Cette arme, la voici. Et maintenant,
maître, apprends-moi de quel nom je dois te saluer.

--Je voulais te le demander, répondit froidement le soldat; car je
m'appelle Omar tout court, Omar, sans nom de père; mais le marchand
Lagdar-ben-El-Arbi, du Ksour de Msilah, m'a affirmé que toi seul pouvais
me renseigner.

Mansour leva ses bras au-dessus de sa tête:

--Ladgar! Lagdar-ben-El-Arbi! C'est donc lui qui t'envoie! Lui qui t'a
conseillé? Je comprends, je comprends tout. O Meryem! Meryem!

--C'est le nom de ma mère, riposta le spahis. Pourquoi l'évoques-tu? Y
a-t-il quelque chose de commun entre elle et toi? Quand j'étais enfant,
mes petits camarades, ceux qui avaient un père, prononçaient en riant ce
nom devant moi et ils y ajoutaient celui de _Cabah_ (fille perdue), je
les battais, mais ils se liguaient tous contre moi et criaient plus fort
_Ben-Cabah! Ben-Cabah!_ fils de prostituée! fils de prostituée! Et c'est
moi l'insulté qui étais le battu. Je me révoltais plein de rage contre
cette injustice d'enfant, mais j'ai su depuis que c'était la justice des
hommes! Entends-tu, homme, Meryem, appelée _Cabah! Cabah!_ Ma mère au
doux visage et au regard modeste! Ma mère chassée avec son fils dans le
désert, comme on nous enseigne que jadis le fut Hadjira[14] par le
scélérat Ibrahim[15]; ma mère, errante dans les chemins sans asile et
morte dans la misère et sous l'affront. Et par la faute de qui? et par
le crime de qui? Pourquoi me regardes-tu, comme si tu voyais la face
d'un fantôme? Parle, homme! Ah! tandis qu'on t'appelait Mansour
l'Heureux, le bruit de tes insolentes bonnes fortunes est arrivé aux
oreilles d'un petit enfant qui s'appelait lui-même Omar le Maudit!

[Note 14: Agar.]

[Note 15: Abraham.]

Mansour voulut parler; il ne put. Sa gorge était sèche et son oeil
humide. Il tendit un bras vers le fils de Meryem et une larme coula sur
sa joue ridée.

--Réponds donc, homme, répéta Omar. Est-il vrai que tu puisses me dire
le nom de celui qui m'a engendré?

--Fils de _Meryem-bent-El-Kétib_, répondit enfin le Thaleb d'une voix
sourde, si tu connais le nom de ton père, pourquoi me le demandes-tu? Si
tu ne le connais pas, sache qu'il est à jamais souillé et il vaut mieux
que tu l'ignores. Pars en paix, et retourne vers celui qui t'a envoyé,
vers ce marchand Ladgar et dis-lui qu'il est... vengé.

--Je ferai comme tu le désires. Mais je veux entendre de ta bouche le
nom de celui qui m'a jeté aux flancs de Meryem.

--Ton insistance me peine. C'était assez d'humiliations en un jour. Que
veux-tu faire de ce nom?

--Le maudire!

Mansour courba la tête. Mais, se redressant tout à coup, il regarda son
fils en face:

--Écoute, dit-il. Je vois à tes paroles et plus encore au feu de tes
yeux que tu sais la vérité. Tu as raison, tu ne me dois rien que la
haine. Celui qui sème l'ivraie ne doit compter que sur une récolte
d'ivraie.

Mais entends ceci. Celle que tu vois, éplorée et écoutant avec épouvante
se déchirer le rideau que j'avais mis entre elle et les immondices de
la vie, celle-là est la fleur la plus suave de la plaine, et jamais, de
la mer aux flots bleus jusqu'à celle qui roule ses vagues grises au-delà
des palmiers, les croyants et les giaours n'ont vu pareille merveille.
Elle est souillée par toi, mais tu peux en effacer la souillure. Je te
la donne. Prends-la. En te la donnant de plein gré, je m'acquitte de
tout ce que je pouvais devoir au fils de Meryem. Adieu.

Il dit, et, baissant ses yeux farouches, il s'assit sur la natte de
jonc. Et, détachant de son cou le chapelet à grains d'ivoire, seule
relique qui lui restât de son père, il l'égrena fiévreusement, murmurant
d'une voix rauque «_Allah Kebir! Allah Kebir! Allah Kebir!_». Il
essayait ainsi de faire taire sa pensée et de rester sourd à l'agonie de
son âme.

L'accent douloureux vibra jusque dans le coeur d'Afsia, et elle se
prosterna à ses pieds, suppliante.

--Non! garde-moi. Je ne veux pas aller avec lui. Permets-moi de rester
ici, je serai ta servante... ta servante seulement, Mansour.

Mais lui, s'enveloppant dans son infortune comme dans une écorce de
chêne, où heurtaient vainement les sanglots:

--Éloigne-toi, dit-il rudement; ce qui est fait est fait, ce qui est
dit est dit. Les pleurs peuvent laver la faute, ils glissent sur
l'affront. Va-t'en.

Puis, mettant ses regards en-dedans de lui-même, ne voulant plus rien
voir, ni rien entendre, il rabattit sur sa tête le capuchon de son
burnous et continua d'une voix forte:

_«Allah Kebir! Allah Kebir! Allah Kebir!»_

Omar sourit, et, saisissant la jeune fille par le bras, l'entraîna au
dehors.

--Viens, dit-il, puisqu'il te chasse!

Mais sur le seuil elle s'arrêta, et, jetant un regard désolé sur cet
homme qui voulait s'isoler dans son malheur, sur cette chambre illuminée
pendant tant d'années de sa gaîté et de sa jeunesse, elle fut prise
d'angoisses, et s'attachant à la porte de sa petite main restée libre,
elle cria:

--Mansour! Mansour!

Mais lui, sans faire un mouvement, répétait son invocation:

_«Allah Kebir! Allah Kebir! Allah Kebir!»_




LV


Mansour écouta le bruit des pas qui se perdait dans la nuit, puis, quand
tout se tût, il releva la tête; la lampe, posée devant lui, éclaira la
face d'un vieillard. L'infortune venait de lui arracher son masque de
virilité, et de l'homme fort de jadis, il ne restait qu'un feu sombre
dans la prunelle: la dernière lueur du foyer qui s'éteint. Son âme
mourante concentrait là son reste de vigueur.

Il regarda la chambre vide, comme s'il s'étonnait de la trouver vide,
puis il voulut se lever; ses jambes fléchirent et il retomba lourdement
sur la natte.

--Eh quoi! dit-il ricanant, suis-je si vieux? Ah! le beau fiancé!

Ce mot de fiancé fut comme un coup de fouet cinglant sa vieille
carcasse; il se traîna jusqu'à la porte et écouta. Mais il n'entendit
rien de ce qu'il espérait entendre, le pas de celle qu'il avait tant
aimée.

--Partie, dit-il, partie! Est-ce bien possible! Afsia est partie, et
c'est moi qui l'ai chassée, et je ne la verrai plus. Pour la dernière
fois, j'ai entendu le bruit de ses pas qui m'égayait le coeur, le son de
sa voix qui chantait dans mon âme; sa voix, sa douce voix! je ne
l'entendrai plus! Afsia, ma gazelle blanche! Et c'est moi qui l'ai
chassée! Je l'ai chassée! Elle! elle! Que n'a-t-elle tardé une minute!
Que n'est-elle venue une seconde fois pleurer sur ma main! J'aurais tout
pardonné. Oui, j'allais tout pardonner, malgré l'autre qui était là et
qui raillait. Mais elle a voulu le suivre; elle s'est laissée
brutalement pousser par cet homme, sans protestation, sans revenir sur
ses pas, déjà soumise à lui, comme s'il avait d'autre droit sur elle que
le viol et le rapt, se contentant de crier à la porte: Mansour! Mansour!
Ah! si elle revenait, si elle s'échappait de ses mains, si elle courait
à moi et qu'elle me crie encore: Mansour! Mansour! Il en est temps:
Comme j'ouvrirais mes bras. Je la lui disputerais bien. Que m'importe sa
souillure! Je la laverais, je l'effacerais, j'y mettrais à la place
l'immensité de mon amour. Qu'importe qui lui ait mis cette souillure? Je
ne le connais pas. Sais-je s'il dit vrai? Le fils de Meryem! je ne le
connais pas; je ne veux pas le connaître. Je connais Afsia! Afsia!
Afsia!

Il écouta; son cri resta sans écho. Rien ne répondit qu'un bourdonnement
confus du côté de Djenarah; des voix d'hommes et des pas de chevaux.

--Et les autres qui approchent, dit-il, qui viennent avec leur insolente
joie. Oh! ce ne sera pas. Non, ce ne sera pas. Les forts font plier le
malheur et brisent comme un bâton le _sort_ que leur jettent les
_djenouns_. Je suis fort, je suis fort, et pendant plus de trente ans,
les hommes m'ont appelé l'Heureux.

Étendant le bras, il ressaisit son grand fusil de guerre, le _moukhalah_
qui ne manquait jamais son coup, puis, secouant ses membres roidis, il
crut sentir encore une fois couler en lui toute la vigueur des jeunes,
et s'élança dans les ténèbres:

--Fils de Meryem, à nous deux!




LVI


Il prit sa course à travers la plaine, suivant le même sentier parcouru
une heure avant, alors que, poussé par les aboiements de ses sens en
délire, il craignait de prolonger son dangereux contact avec sa fiancée.

Oh! qu'il eût mieux fait d'oublier ses serments, de se moquer des rires
du lendemain, de se voler lui-même; elle ne s'en irait pas avec un
autre, la nuit, à travers les chemins!

Et il courait vers le marais. C'est la voie qu'ils avaient dû prendre,
fuyards honteux, pour éviter les gens de la noce.

Bientôt, en effet, il aperçut les deux ombres qui allaient lentement
dans les hautes herbes. Il voyait leurs têtes et de temps en temps celle
de l'homme se penchait sur celle de la _fiancée_.

--Arrête, cria-t-il haletant, car la course l'avait rompu, arrête, toi
qui me voles mon épouse.

--Ton épouse est à moi, riposta l'autre. Quoi! t'es-tu ravisé et
viens-tu la reprendre. Les gens de Djenarah ont donc dit vrai, en
affirmant que tu n'avais pas de scrupules et qu'aux jours de ta jeunesse
tu cherchas une maîtresse dans le lit de ton père? Mais tu te trompes,
vieillard, si tu crois que je veuille laisser cette belle fille en
pâture à ta froide lubricité.

Sous cette insulte, les yeux de Mansour lancèrent des reflets rouges
comme aux heures de tempête où il criait aux guerriers de son goum:

«En avant, jeunes gens, à la nage, à la nage! Ce n'est pas le plomb,
c'est le destin qui tue!»

Et il épaula l'arme:

--Afsia, cria-t-il, baisse-toi.

Mais ce ne fut qu'un éclair, il remit son fusil au pied et se contenta
de dire:

--O toi qui es entré dans une maison calme et radieuse, et en es sorti y
laissant la mort et la nuit, oublie mon nom, moi je ne te connais plus.
Oublie-le jusqu'à l'heure où le châtiment ouvrira brusquement ta porte
et entrera sous ton toit comme tu es entré sous le mien; alors tu te
souviendras de ton père _Mansour-ben-Ahmed._

--Tu l'as dit toi-même, je ne lui dois rien, répliqua l'autre. Que la
malédiction dont il me menace retombe sur sa tête!

--O fils de Meryem, je ne te maudis pas. Que le prophète me garde de te
maudire, c'est assez que ma tête soit vouée. Mais écoute mon conseil ou
plutôt ma prière. Que celle que tu emmènes ne trouve jamais ses heures
lourdes; enveloppe-la de bien-être et d'amour.

Puis, s'attendrissant en dépit de lui-même:

--Et toi, Afsia, tu emportes ma vie et je n'ai plus le droit de te
retenir. A côté de la tienne, pleine d'espérance, la mienne, pleine de
désolation ne doit pas compter. Mais j'ai peur pour toi, je crains que
tu ne t'en ailles accouplée au mal à quelque destinée maudite. Écoute,
mon enfant, écoute mes dernières paroles. Si jamais le désastre venait
frapper ta tête, souviens-toi! souviens-toi qu'il y a quelque part dans
la plaine, loin des sultans, des méchants et des envieux, un haouch, le
tien, qui restera dans la tristesse et dans l'ombre jusqu'à ce que tu
viennes l'ensoleiller par ton retour. La porte en sera pour toi
constamment ouverte; viens le jour, si tu peux marcher le front haut;
viens la nuit, si tu redoutes les regards; viens couverte d'habits de
fête ou couverte d'opprobre et vêtue des haillons des misérables, viens
maudite des hommes et délaissée de Dieu; le vieillard qui devait être
ton époux et qui n'eût dû songer qu'à rester ton père, t'attendra, te
gardant jusqu'à son heure dernière ta place à son foyer et ta place dans
son coeur. Et maintenant, un mot d'adieu: Va avec la paix! Va avec la
paix! Va avec la paix!

Et il écouta si elle lui répondrait, si elle lui criait adieu, mais il
n'entendit rien; alors, il s'agenouilla le front sur la terre, mouillant
de ses larmes la poussière du chemin.

Entraînée par la main impitoyable, Afsia marchait toujours et,
lorsqu'elle voulait se retourner, émue jusqu'au fond des entrailles par
cette voie douloureuse, lorsqu'elle voulait revenir sur ses pas et
crier: «Mansour, Mansour, me voici!» l'autre lui fermait la bouche en la
poussant devant lui:

--Marche! marche! disait-il.

Et elle marchait en sanglotant. Elle marcha jusqu'à ce qu'elle entendit
par trois fois son nom dans la nuit:

--Afsia! Afsia! Afsia!

Et elle s'affaissa sur le chemin.




LVII


Cependant, les invités de la noce s'avançaient, bruyants et joyeux.

Jeunes et vieux étaient à cheval, et le Caïd les précédait. Pour faire
honneur à son frère, il avait convoqué les cheiks d'alentour, et tous
avec leurs cavaliers, le fusil sur la cuisse, chatouillaient de leurs
longs éperons ou du coin aigu de l'étrier, les flancs des fiers étalons
et des ardentes cavales qui, surexcités et narines fumantes,
bondissaient en mâchant le mors, impatients d'être lancés à la brillante
fantasia.

Car déjà, on approchait du haouch; on l'apercevait noyé dans les
premières lueurs de l'aube, enfoui dans sa verdoyante oasis.

«A la nage, jeunes hommes, à la nage! A la nage sur vos coursiers! Voici
le moment de déployer votre force et votre adresse, le moment de
montrer, aux plus beaux yeux du Souf, comment les enfants de la plaine
savent manier un fusil et un cheval.

«Car, la belle Afsia, la fiancée du vieux Thaleb, ouvrira sur tous ses
grands yeux de gazelle et qui sait si elle ne remarquera pas quelqu'un
d'entre vous. Alors, ce soir, dans les bras de son vieil époux, le
souvenir du cavalier traversera peut-être sa pensée et elle se dira:
«Que n'est-il à mes côtés à la place du vieux!» Et assister, en tiers
invisible, à la nuit amoureuse, n'est-ce pas un pas pour entrer dans le
coeur?

A la nage, jeunes gens, à la nage! Aujourd'hui, c'est jour de poudre.
Haut les fusils et feu!»

Et retentit la détonation, longue, crépitante, qui déchira, joyeuse
pétarade, le grand silence de la vallée.

Et tous s'élancèrent au galop.




LVIII


A la nage, à la nage! Et, comme un escadron de _djenouns_, ils
passèrent, tumultueux et rapides, ébranlant le sol sous leurs pieds.

«A la nage! à la nage! Thaleb! Thaleb-El-Messaoud! Le salut soit sur
toi! La bénédiction sur ta tête! L'Heureux, l'Heureux! gloire à
l'Heureux et à sa fiancée!»

Et les jeunes, et les vieux, et les femmes et les filles assises sur les
mules, acclamant de leurs cris saccadés, et les krammès qui couraient
derrière, et la négresse Mabrouka qui témoignait sa joie par ses éclats
de rire, et l'étalon du marié, l'arrière-petit-fils de Naama, la belle
coureuse, tout bridé et harnaché de cuir rouge brodé d'or, présent du
Caïd, et la mule blanche caparaçonnée d'or et de soie, destinée à
l'épousée, tout passa comme un éclair. A la nage! à la nage!

Et, dans les hautes herbes du petit chemin creux, un homme à barbe
blanche et aux yeux farouches, accroupi comme un fauve sinistre, les
coudes sur les genoux et la face dans les poings, les regardait passer.

Et à cinquante pas derrière la cavalcade il vit, sur une mule grise
pareille à celle qui avait emporté jadis la fille du Muezzin El-Ketib
dans les sables, un gros homme à mine florissante et railleuse qu'il
reconnut pour être le marchand Lagdar-ben-El-Arbi, l'ancien fiancé de
Meryem.

Et les petits oiseaux éveillés emplirent les buissons voisins de leurs
premières notes joyeuses, les poules d'eau battirent des ailes, et
l'alouette, s'élevant dans les airs, lança gaîment sa chanson:

          Va, bon drille.
          Au larcin!
          Doux butin,
          Pille, pille!




LIX


Ce fut une grande risée dans la ville, et les ennemis de Mansour s'en
allaient criant par les rues, et sur les marchés:

«C'est le châtiment! c'est le châtiment!»

Le Caïd, honteux de son frère, défendit qu'on prononçât son nom devant
lui.

Quant à Mansour, il ne se montra plus.

Et, depuis ce temps, le haouch de la plaine d'Ain-Chabrou est triste
comme une fosse qui attend son mort. Cependant, de même qu'autrefois, le
soleil le caresse, l'oasis verdoie, les chants des oiseaux éclatent dans
les buissons, et le ruisseau s'en va courant sous les saules. Mais les
grandes herbes sauvages ont envahi le seuil; la mousse, semblable à des
plaques de lèpre, ronge les murs crevassés, le toit effondré laisse
entrer les pluies d'orage, et la porte, battue dans une nuit de
tempête, tombe à moitié brisée sur l'un de ses gonds tordus. Dans la
chambre d'Afsia, de grandes araignées rousses tendent à tous les coins
leurs toiles perfides, et les couleuvres font leur nid sur la couche où
elle reposait.

Parfois, dans les nuits noires, il s'y élève des clameurs sinistres,
mêlées aux aboiements des chiens affamés et aux jappements des chacals.
Nul n'ose en approcher, car les chameliers de la plaine le disent hanté
par Eblis le Maudit. Mais ce n'est que Mansour le Maudit qui l'habite et
qui paye au destin les trente années où on le surnommait l'_Heureux!_

Les bruits entendus, c'est sa voix lamentable, lorsque l'insomnie le
chasse de sa natte de jonc pourri pour l'envoyer errer dans les noirs
sentiers du marais. Le vieux fou s'imagine que sa fiancée doit revenir,
et il appelle et attend toujours.

Mais ni lui, ni les gens de Djenarah, ni les chevriers de la montagne,
ni les chameliers de la plaine, ni les pâtres de la vallée n'ont revu
celle qu'on appelait la _Fiancée de Sidi-Messaoud_, ou la _Vierge
d'Ain-Chabrou_.




ÉPILOGUE


Par une chaude après-midi, le lieutenant _Omar-bou-Skin_ vint s'asseoir
sur un banc de pierre de la voûte _Dar-el-Bey_.

Les chevaux de l'escadron de Constantine étaient partis à la rivière, et
il attendait leur retour en chantonnant quelques-uns de ses couplets
favoris:

          Ses lèvres sont une coupe
          Où je bois la volupté,
          Et sur sa divine croupe
          J'irais dans l'éternité.

Il devait se marier le lendemain avec une fillette de douze ans, jolie
comme un rêve d'amour, qu'il avait payée deux cents douros, et il était
tout joyeux.

En ce moment, une femme arabe enveloppée d'une élégante moulaia de laine
fine et la jambe couverte du bas blanc bien tiré qu'affectionnent les
filles libres, s'approcha lentement.

L'officier la regardait en souriant, car elle avait de grands yeux de
gazelle, purs et pleins d'éclat, et sous son haik on devinait la
jeunesse et la grâce.

Quand elle fut près de lui, elle s'arrêta et de ses yeux jaillirent des
étincelles.

Il continuait à sourire, et tout à coup le sourire se glaça sur ses
lèvres: la jeune femme avait écarté son voile.

--Toi! dit-il, pâlissant et presque effrayé... que veux-tu?

Il fit un mouvement pour se lever, mais il retomba lourdement sur le
siége de pierre. Le manche en bois d'un long poignard kabyle planté dans
sa poitrine se dressa au-dessous du cou.

Il ouvrit la bouche pour crier, et une seule syllabe, répétée trois
fois, s'échappa comme d'un râle:

--Af.... Af.... Af....

Le sang qui jaillit à flots emporta le reste dans l'éternité.

Toute blanche et l'oeil hagard, la femme resta quelques secondes penchée
sur sa tête, puis, froidement:

--Il est mort! dit-elle; c'était écrit! Mansour est vengé!

Les spahis de garde se ruèrent furieux, quelques-uns le poing levé,
mais, la voyant si belle, aucun ne frappa.

Elle ne prononça pas une parole et se laissa emmener sans résistance.
Aux questions du juge français et même à celles du cadi, elle garda un
silence obstiné.

Tout ce qui fut révélé par l'enquête, c'est qu'elle avait été longtemps
la maîtresse favorite du lieutenant Omar-bou-Skin, et qu'elle était bien
connue des officiers sous le nom de _Meryem_.

On la fusilla, un matin de mai, sans grand appareil, dans un champ en
friche, au sud de Constantine, près de la route qui conduit au Pays des
Palmiers.

_Allah Kebir! Allah Kebir! Allah Kebir!_



FIN



_ACHEVÉ D'IMPRIMER_
le 4 juillet 1885.

DU MÊME AUTEUR

Le Roman du Curé.
L'Homme qui tue.
Le Péché de Soeur Cunégonde.
Marie Queue-de-Vache.
Les Va-nu-Pieds de Londres.
Les Nuits de Londres.
Musc, Haschisch et Sang.

SOUS PRESSE:

La Pucelle de Tebessa.
L'Armée de John Bull.
Vertu et Tempérament.







End of the Project Gutenberg EBook of L'amour au pays bleu, by Hector France

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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

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