Thermidor: d'après les sources originales et les documents authentiques

By Hamel

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Title: Thermidor

Author: Ernest Hamel

Posting Date: May 31, 2013 [EBook #8739]
Release Date: August, 2005
First Posted: August 6, 2003

Language: French


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ERNEST HAMEL



THERMIDOR


D'APRÈS LES SOURCES ORIGINALES

ET LES DOCUMENTS AUTHENTIQUES

AVEC UN PORTRAIT DE ROBESPIERRE

gravé sur acier.

DEUXIÈME ÉDITION




PRÉFACE


_Scribitur ad narrandum_ ET PROBANDUM.

La pièce, récemment représentée au Théâtre-Français sous le titre de
_Thermidor_, a réveillé l'attention publique sur un des événements
les plus controversés de la Révolution française: la chute de Maximilien
Robespierre.

Des innombrables discussions auxquelles a donné lieu la pièce de M.
Sardou, il est résulté pour moi cette conviction, à savoir que presque
personne, parmi ceux qui ont la prétention de bien connaître la
Révolution, ne sait le premier mot de la basse intrigue qui a amené la
catastrophe du 9 thermidor.

Pour un certain nombre de républicains de nos jours, peu d'accord avec
la grande école républicaine de 1830, avec les Armand Carrel, les
Godefroy Cavaignac, les Garnier-Pagès, les Buchez, les Raspail, les
Armand Barbès et tant d'autres, Robespierre est resté l'incarnation de
la Terreur. On a beau leur rappeler le mot que prononçait Barère, au nom
du comité de Salut public, dans la séance du 10 thermidor, mot qui donna
à la tragédie de ce jour sa véritable signification: «Robespierre a péri
pour avoir voulu arrêter le cours terrible, majestueux de la
Révolution», rien n'y fait. Il n'y a pires sourds que ceux qui ne
veulent entendre.

Comme le disait si bien Henry Maret, il y a quelques mois, avec son bon
sens gaulois: «C'est le vieux préjugé, la vieille légende persistante,
qui fait de Robespierre un bouc émissaire, chargé de tous les méfaits de
la Terreur».

Songez donc, c'est si commode! Chacun s'est débarrassé de sa part de
responsabilité en rejetant tout sur les vaincus qui, muets dans leur
tombe, n'étaient plus là pour répondre. Et malheur à qui eût osé élever
la voix pour les défendre; on lui aurait fait voir que le règne de la
guillotine n'était point passé. Aussi la légende a-t-elle pu s'établir
avec une facilité merveilleuse. Il y a même de graves docteurs qui vous
disent qu'il n'y a point d'intérêt à la détruire; que chacun a le droit
d'édifier sur elle tous les contes en l'air que peut enfanter une
imagination maladive ou perverse, comme si la vérité n'était pas d'un
intérêt supérieur à tout.

S'il faut en croire certains publicistes qui présentent plaisamment
_M. de Robespierre_ comme «le plus noir scélérat des temps
modernes», les choses sans lui se seraient passées le plus doucement du
monde. Otez Robespierre de la Révolution, et les principes de 1789,
qu'il n'avait pas peu contribué à faire proclamer, se seraient défendus
tout seuls. Pas d'émigration, pas de manifeste de Brunswick; Louis XVI
et Marie-Antoinette se seraient agenouillés devant la Révolution; la
Vendée ne se serait pas soulevée; soixante départements ne se seraient
pas insurgés contre la Convention; l'armée de Condé n'aurait pas
bivouaqué sur nos frontières dès les premiers mois de 1792; toute
l'Europe ne se serait pas levée en armes contre nous; les millions de
l'Angleterre n'auraient pas servi à alimenter la coalition; Danton enfin
ne se serait pas cru obligé de réclamer l'établissement du tribunal
révolutionnaire et de faire mettre la terreur à l'ordre du jour. Non,
mais vraisemblablement il y aurait eu soixante-treize Girondins de plus
exécutés sur la place de la Révolution.

Nul n'ignore aujourd'hui la réponse de Cambacérès à Napoléon lui
demandant ce qu'il pensait du 9 thermidor: «C'est un procès jugé, mais
non plaidé». Cambacérès avait été le collègue et l'ami de Robespierre;
il s'était bien gardé de tremper dans le 9 thermidor; personne n'était
donc mieux placé que lui pour faire la lumière complète sur cette
journée lugubre. Mais l'archichancelier avait alors d'autres soucis en
tête que celui de blanchir la mémoire de son ancien collègue, ce qui
l'eût obligé de dresser un acte d'accusation formidable contre
l'ex-mitrailleur Fouché, devenu l'un des hauts dignitaires de l'Empire.

Ce procès, je l'ai plaidé, preuves en mains, d'après d'irréfutables
documents, en des circonstances et dans un temps où il y avait peut-être
quelque courage à le faire. Mon _Histoire de Saint-Just_ avait été
saisie, poursuivie et détruite en 1859. Je ne m'étais pas découragé. Les
recherches qu'avait nécessitées cette première étude sur les vaincus de
Thermidor m'avaient fait découvrir les documents les plus précieux sur
la principale victime de cette journée. A quelques années de là
paraissait le premier volume de l'_Histoire de Robespierre et du coup
d'État de Thermidor_. Seulement les éditeurs, aux yeux desquels le
mot de _coup d'État_ flamboyait comme un épouvantail avaient, par
prudence, supprimé la seconde partie du titre[1].

[Note 1: Le titre a été rétabli _in extenso_ dans l'édition
illustrée publiée en 1878.]

Cette précaution n'empêcha pas l'_Histoire de Robespierre_ d'être
l'objet des menaces du parquet de l'époque. «Nous l'attendons au second
volume», s'était écrié un jour le procureur impérial en terminant son
réquisitoire dans un procès retentissant. Cette menace produisit son
effet. Les éditeurs Lacroix et Verboekoven, effrayés, refusèrent de
continuer la publication du livre, il me fallut employer les voies
judiciaires pour les y contraindre. Un jugement, fortement motivé, les
condamna à s'exécuter, et ce fut grâce aux juges de l'Empire que
l'oeuvre, interrompue pendant dix-huit mois, put enfin paraître
entièrement.

Ni l'auteur, ni l'éditeur, ne furent inquiétés. Et pourquoi
l'auraient-ils été? La situation s'était un peu détendue depuis la
saisie de mon _Histoire de Saint-Just_. Et puis, le livre n'était
pas une oeuvre de parti: c'était l'histoire dans toute sa sérénité, dans
toute sa vérité, dans toute son impartialité.

«En sondant d'une main pieuse, comme celle d'un fils, disais-je alors,
les annales de notre Révolution, je n'ai fait qu'obéir à un sentiment de
mon coeur. Car, au milieu de mes tâtonnements, de mes incertitudes et de
mes hésitations avant de me former un idéal d'organisation politique et
sociale, s'il est une chose sur laquelle je n'aie jamais varié, et que
j'aie toujours entourée d'un amour et d'une vénération sans bornes,
c'est bien toi, ô Révolution, mère du monde moderne, _alma parens_.
Et quand nous parlons de la Révolution, nous entendons tous les
bienfaits décrétés par elle, et dont sans elle nous n'aurions jamais
joui: la liberté, l'égalité, en un mot ce qu'on appelle les principes de
1789, et non point les excès et les erreurs auxquels elle a pu se
laisser entraîner. Prétendre le contraire, comme le font certains
publicistes libéraux, c'est ergoter ou manquer de franchise. Jamais, ô
Révolution, un mot de blasphème n'est tombé de ma bouche sur tes
défenseurs consciencieux et dévoués, qu'ils appartinssent d'ailleurs à
la Gironde ou à la Montagne. Si, en racontant leurs divisions fatales,
j'ai dû rétablir, sur bien des points, la vérité altérée ou méconnue,
j'ai, du moins, reconcilié dans la tombe ces glorieux patriotes qui tous
ont voulu la patrie honorée, heureuse, libre et forte. Adversaire
décidé, plus que personne peut-être, de tous les moyens de rigueur, je
me suis dit que ce n'était pas à nous, fils des hommes de la Révolution,
héritiers des moissons arrosées de leur sang, à apprécier trop
sévèrement les mesures terribles que, dans leur bonne foi farouche, ils
ont jugées indispensables pour sauver des entreprises de tant d'ennemis
la jeune Révolution assaillie de toutes parts. Il est assurément fort
commode, à plus d'un demi-siècle des événements, la plume à la main, et
assis dans un bon fauteuil, de se couvrir majestueusement la face d'un
masque d'indulgence, de se signer au seul mot de Terreur; mais quand on
n'a pas traversé la tourmente, quand on n'a pas été mêlé aux enivrements
de la lutte, quand on n'a pas respiré l'odeur de la poudre, peut-on
répondre de ce que l'on aurait été soi-même, si l'on s'était trouvé au
milieu de la fournaise ardente, si l'on avait figuré dans la bataille?
Il faut donc se montrer au moins d'une excessive réserve en jugeant les
acteurs de ce drame formidable; c'est ce que comprennent et admettent
tous les hommes de bonne foi et d'intelligence, quelles que soient
d'ailleurs leurs opinions.»

Il y a vingt-sept ans que j'écrivais ces lignes, et elles sont
aujourd'hui plus vraies que jamais.

Sans doute il y a eu dans la Révolution des sévérités inouïes et de
déplorables excès. Mais que sont ces sévérités et ces excès, surtout si
l'on considère les circonstances effroyables au milieu desquelles ils se
sont produits, comparés aux horreurs commises au temps de la monarchie?
Que sont, sans compter les massacres de la Saint-Barthélémy, les
exécutions de 1793 et de 1794 auprès des cruautés sans nom qui ont
déshonoré le règne de Louis XIV avant et après la révocation de l'édit
de Nantes? Et nous-mêmes, avons-nous donc été si tendres, pour nous
montrer d'une telle rigueur dans nos jugements sur les grands lutteurs
de la Révolution? N'avons-nous pas vu fusiller de nos jours, après le
combat, froidement, indistinctement, au hasard, des milliers et des
milliers de malheureux? Un peu plus de réserve conviendrait donc,
surtout de la part de gens chez qui ces immolations impitoyables n'ont
pas soulevé beaucoup d'indignation.

Ah! combien M. Guizot appréciait plus sainement les choses, quand il
écrivait à propos de la Révolution d'Angleterre et de la nôtre: «Qu'on
cesse donc de les peindre comme des apparitions monstrueuses dans
l'histoire de l'Europe; qu'on ne nous parle plus de leurs prétentions
inouïes, de leurs infernales inventions, elles ont poussé la
civilisation dans la route qu'elle suit depuis quatorze siècles....

«Je ne pense pas qu'on s'obstine longtemps à les condamner absolument
parce qu'elles sont chargées d'erreurs, de malheurs et de crimes: il
faut en ceci tout accorder à leurs adversaires, les surpasser même en
sévérité, ne regarder à leurs accusations que pour y ajouter, s'ils en
oublient, et puis les sommer de dresser à leur tour le compte des
erreurs, des crimes et des maux de ces temps et de ces pouvoirs qu'ils
ont pris sous leur garde. Je doute qu'ils acceptent le marché.»

Il ne s'agit donc pas d'écheniller la Révolution. Il faut, dans une
certaine mesure, la prendre en bloc, comme on l'a dit si justement. Mais
cela n'empêche de rendre à chacun des acteurs du drame immense la
justice qui lui est due, et surtout de réduire à leur juste valeur les
anathèmes, faits de mensonges et de calomnies, dont on s'est efforcé
d'accabler la mémoire de quelques-uns des plus méritants. C'est ce que
j'ai fait pour ma part, avec la sérénité d'un homme qui n'a jamais
demandé ses inspirations qu'à sa conscience. Les fanatiques de la
légende ont hurlé, mais tous les amis de la vérité m'ont tendu la main.
«Vous êtes le laborieux reconstructeur du vrai, m'écrivait Victor Hugo
en 1865. Cette passion de la vérité est la première qualité de
l'historien.» Elle n'a fait que grandir en moi devant la persistance de
l'erreur et de la calomnie.

Dans les polémiques soulevées par la pièce de Thermidor, et auxquelles
je ne me suis point mêlé, j'ai été plusieurs fois pris à partie.
Celui-ci, qui n'a jamais lu mes livres, s'imagine que je ne jure que par
Saint-Just et par Robespierre; celui-là insinue que je n'ai dégagé la
responsabilité de ce dernier qu'en la rejetant sur Pierre, Jacques et
Paul. Ce brave homme ne s'aperçoit pas qu'il a fait, dans un sens
contraire, ce qu'il me reproche si légèrement.

Je demande, moi, que les responsabilités, si responsabilités il y a,
soient partagées. Je ne réclame pour Robespierre que la justice, mais
toute la justice, comme pour les autres. Que fait-il, lui? Il ramasse
tous les excès, toutes les erreurs, toutes les sévérités de la
Révolution, et il les rejette bravement sur Robespierre, sans avoir
l'air de se douter du colossal et impuissant effort de ce dernier pour
réprimer tous ces excès, «arrêter le cours terrible de la Révolution» et
substituer la justice à la terreur.

Voilà bien la méthode de M. Sardou. Il prétend connaître la Révolution.
Oui, il la connaît, à l'envers, par le rapport de Courtois et les plus
impurs libelles que la calomnie ait jamais enfantés. C'est ainsi que
Robespierre lui apparaît comme un tyran, comme un dictateur, comme un
Cromwell. Un exemple nous permettra de préciser.

M. Sardou met à la charge de Robespierre toutes les horreurs de la
Révolution; en revanche, il en exonère complètement celui-ci ou
celui-là, Carnot par exemple. Cependant M. Sardou, qui connaît si bien
son histoire de la Révolution, même par les libelles où il a puisé ses
inspirations, ne doit pas ignorer que du 29 prairial au 8 thermidor,
c'est-à-dire dans les quarante jours où la Terreur a atteint son maximum
d'intensité, Robespierre est resté à peu près étranger à l'action du
gouvernement, qu'il n'est pour rien, en conséquence, dans les actes de
rigueur qui ont signalé cette période de six semaines, et qu'il s'est
volontairement dessaisi de sa part de dictature, alors que tel autre,
absous par lui, est resté jusqu'au bout inébranlable et immuable dans la
Terreur.

Est-ce Robespierre, oui ou non, qui, en dehors de l'action
gouvernementale, s'est usé à faire une guerre acharnée à certains
représentants en mission, comme Fouché et Carrier, et à leur demander
compte «du sang versé par le crime»?

Est-ce Robespierre, oui ou non, qui s'est efforcé d'empêcher qu'on
n'érigeât en crime ou des préjugés incurables ou des choses
indifférentes?

Est-ce Robespierre, oui ou non, qui s'est plaint si amèrement que l'on
persécutât les nobles uniquement parce qu'ils étaient nobles, et les
prêtres uniquement parce qu'ils étaient prêtres?

Est-ce Robespierre, oui ou non, qui demandait que l'on substituât la
Justice à la Terreur?

Est-ce enfin Robespierre qui est mort dans la journée du 10 thermidor,
pour avoir voulu, suivant l'expression de Barère, parlant au nom des
survivants du Comité de Salut public, «arrêter le cours terrible,
majestueux de la Révolution?»

Eh bien! l'histoire inflexible répond que c'est Robespierre.

Mais M. Sardou se soucie bien de la vérité historique. Aux gémonies les
vaincus de Thermidor! et vive Carnot! dont le petit-fils occupe
aujourd'hui, si correctement d'ailleurs, la première magistrature de la
République.

Ah! les vainqueurs de Thermidor! Écoutez ce que l'on en pensait, non pas
sous la République, mais en pleine Restauration. Voici ce qu'écrivait
Charles Nodier, en 1829, dans la _Revue de Paris_: «La nouvelle du
9 thermidor, parvenue dans les départements de l'Est, développa un vague
sentiment d'inquiétude parmi les républicains exaltés, qui ne
comprenaient pas le secret de ces événements, et qui craignaient de voir
tomber ce grand oeuvre de la Révolution avec la renommée prestigieuse de
son héros, car derrière cette réputation d'incorruptible vertu qu'un
fanatisme incroyable lui avait faite, il ne restait plus un seul élément
de popularité universelle auquel les doctrines flottantes de l'époque
pussent se rattacher. Hélas! se disait-on à mi-voix, qu'allons-nous
devenir? Nos malheurs ne sont pas finis puisqu'il nous reste encore des
amis et des parents et que MM. Robespierre sont morts! Et cette crainte
n'était pas sans motifs, car le parti de Robespierre venait d'être
immolé par le parti de la Terreur.»

Il faut croire que Charles Nodier, qui avait traversé la Révolution,
était mieux à même que M. Sardou de juger sainement les choses.

Je sais bien que les suppôts de la Terreur n'ont pas tardé à être dupés;
que l'arme sanglante a passé de gauche à droite, et que la Terreur
blanche s'est promptement substituée à la Terreur révolutionnaire. Mais
la moralité du 9 thermidor n'en reste pas moins la même. Quiconque garde
au coeur le culte de la Révolution, ne saurait avoir assez de mépris
«pour cet exécrable parti des Thermidoriens, qui, suivant l'expression
du même Charles Nodier, n'arrachait la France à Robespierre que pour la
donner au bourreau, et qui, trompé dans ses sanguinaires espérances, a
fini par la jeter à la tête d'un officier téméraire; pour cette faction
à jamais odieuse devant l'histoire qui a tué la République au coeur dans
la personne de ses derniers défenseurs, pour se saisir sans partage du
droit de décimer le peuple, et qui n'a même pas eu la force de profiter
de ses crimes». Les républicains de nos jours, qui font chorus avec «cet
exécrable parti des Thermidoriens», feraient peut-être bien de méditer
ces paroles du royaliste auteur des _Souvenirs de la Révolution et de
l'Empire_.

Eh bien! ce qu'il importe de rétablir à cette heure, c'est la vérité
toute nue sur le sanglant épisode de Thermidor.

C'est ce que je me suis efforcé de faire en remettant sous les yeux du
lecteur l'histoire des faits dégagée de tout esprit de parti, l'histoire
impartiale et sereine, qui ne se préoccupe que de rendre à tous et à
chacun une exacte justice distributive.

Je ne saurais donc mieux terminer cette courte préface qu'en rappelant
ces lignes que je traçais en 1859 à la fin du préambule de mon
_Histoire de Saint-Just_, et dont je me suis inspiré dans mon
_Précis de l'Histoire de la Révolution_:

«Quant à l'écrivain qui s'imposera la tâche d'écrire sincèrement la vie
d'un de ces grands acteurs, il ne devra jamais perdre de vue que tous
les hommes de la Révolution qu'a dirigés un patriotisme sans
arrière-pensée, ont un droit égal à son respect. Son affection et son
penchant pour les uns ne devra diminuer en rien l'équité qu'il doit aux
autres. S'il considère comme un devoir de se montrer sévère envers ceux
qui n'ont vu dans la Révolution qu'un moyen de satisfaire des passions
perverses, une ambition sordide, et qui ont élevé leur fortune sur les
ruines de la liberté, il bénira sans réserve, tous ceux qui, par
conviction, se sont dévoués à la Révolution, qu'ils s'appellent
d'ailleurs Mirabeau ou Danton, Robespierre ou Camille Desmoulins, Carnot
ou Saint-Just, Romme ou Couthon, Le Bas ou Merlin (de Thionville),
Vergniaud ou Cambon. Il se rappellera que la plupart ont scellé de leur
sang la fidélité à des principes qui eussent assuré dans l'avenir la
grandeur et la liberté de la France, et qu'il n'a pas tenu à eux de
faire triompher; il réconciliera devant l'histoire ceux que de
déplorables malentendus ont divisés, mais qui tous ont voulu rendre la
patrie heureuse, libre et prospère: son oeuvre enfin devra être une
oeuvre de conciliation générale, parce que là est la justice, là est la
vérité, là est le salut de la démocratie.»

ERNEST HAMEL

Mars 1891.




CHAPITRE PREMIER


Enfance et jeunesse de Robespierre.--Ses succès au barreau.--Son goût
pour les lettres.--La société des Rosati.--Discours sur les peines
infamantes.--L'éloge de Gresset.--Robespierre est nommé député aux
États-généraux.--Le suffrage universel.--Juifs et comédiens.--
Popularité de Robespierre.--La pétition Laclos.--Robespierre chez
Duplay.--Triomphe de Robespierre.--Discussions sur la guerre.--
Dumouriez aux Jacobins.--Le bonnet rouge.--Le 10 août.--Les massacres de
septembre.--L'accusation de dictature.--Lutte entre la Gironde et la
Montagne.--Le tribunal révolutionnaire.--Les 31 mai et 2 juin.--Les 73
girondins sauvés par Robespierre.--Voix d'outre tombe.--Le colossal
effort de la France.--Lutte en faveur de la tolérance religieuse.
--Maladie de Robespierre.--Fin de l'hébertisme.--Les Dantonistes
sacrifiés.--Effet de la mort des Dantonistes.--Hoche et Robespierre.--
Reconnaissance de l'Être suprême.


I.


Avant de mettre sous les yeux du public le drame complet de Thermidor,
d'en exposer, à l'aide d'irréfutables documents, les causes
déterminantes, et d'en faire pressentir les conséquences, il importe,
pour l'intelligence des faits, d'esquisser rapidement la vie de l'homme
qui en a été la principale victime et qui est tombé, entraînant dans sa
chute d'incomparables patriotes et aussi, hélas! les destinées de la
République.

Maximilien-Marie-Isidore de Robespierre naquit à Arras le 6 mai 1758[2].
Sa famille était l'une des plus anciennes de l'Artois. Son père et son
grand-père avaient exercé, l'un et l'autre, la profession d'avocat au
conseil provincial d'Artois. Sa mère, femme d'une grâce et d'un esprit
charmants, mourut toute jeune encore, laissant quatre enfants en bas
âge, deux fils et deux filles. Le père, désespéré, prit en dégoût ses
affaires; il voyagea pour essayer de faire diversion à sa douleur, et,
peu de temps après, il mourut à Munich, dévoré par le chagrin.

[Note 2: Nous empruntons, en partie, cette esquisse de la vie de
Robespierre à la _Biographie universelle de Michaud_ (nouvelle
édition), pour laquelle nous avons écrit, il y a une trentaine d'années,
les articles Robespierre aîné, Robespierre jeune, Charlotte Robespierre,
etc.]

Maximilien avait un peu plus de neuf ans; c'était l'aîné de la famille.
D'étourdi et de turbulent qu'il était, il devint étonnamment sérieux et
réfléchi, comme s'il eût compris qu'il était appelé à devenir le soutien
de ses deux soeurs et de son jeune frère.

On le mit d'abord au collège d'Arras; puis bientôt, par la protection de
M. de Conzié, évêque de la ville, il obtint une bourse au collège
Louis-le-Grand. Il y fut le plus laborieux des élèves, le plus soumis
des écoliers, et, chaque année, son nom retentissait glorieusement dans
les concours universitaires. Il y avait en lui comme une intuition des
vertus républicaines. Son professeur de rhétorique, le doux et savant M.
Hérivaux, l'avait surnommé le _Romain_.

Ses études classiques terminées, il fit son droit, toujours sous le
patronage du collège Louis-le-Grand, dont l'administration, dès qu'il
eut conquis tous ses grades, voulant lui donner une marque publique de
l'estime et de l'intérêt qu'elle lui portait, décida, par une
délibération en date du 19 juillet 1781 que, «sur le compte rendu par M.
le principal, des talents éminents du sieur de Robespierre, boursier du
collège d'Arras, de sa bonne conduite pendant douze années et de ses
succès dans le cours de ses classes, tant aux distributions de
l'Université qu'aux examens de philosophie et de droit», il lui serait
alloué une gratification de six cents livres.

Après s'être fait recevoir avocat au parlement, il retourna dans sa
ville natale, où une cause célèbre ne tarda pas à le mettre en pleine
lumière. Il s'agissait d'un paratonnerre que M. de Bois-Valé avait fait
élever sur sa maison et dont les échevins de Saint-Omer avaient ordonné
la destruction comme menaçant pour la sûreté publique. Robespierre, dans
une fort belle plaidoirie, n'eut pas de peine à démontrer le ridicule
d'une sentence «digne des juges grossiers du quinzième siècle», et il
gagna son procès sur tous les points.

Nommé juge au tribunal criminel d'Arras par M. de Conzié, il donna
bientôt sa démission, de chagrin d'avoir été obligé de prononcer une
condamnation à mort, et il se consacra entièrement au barreau et aux
lettres.

Ces dernières étaient son délassement favori. Il entra dans une société
littéraire, connue sous le nom de _Société des Rosati_, dont
faisait partie Carnot, alors en garnison à Arras, et avec lequel il noua
des relations d'amitié, comme le prouve cette strophe d'une pièce de
vers qu'il composa pour une des réunions de la société:

  Amis, de ce discours usé,
  Concluons qu'il faut boire;
  Avec le bon ami Ruzé
  Qui n'aimerait à boire?
  A l'ami Carnot,
  A l'aimable Cot,
  A l'instant, je veux boire....

Peu de temps avant la Révolution, il était président de l'académie
d'Arras. En 1784, la Société royale des arts et des sciences de Metz
couronna un discours de lui sur les peines infamantes et l'opprobre qui
en rejaillissait sur les familles des condamnés. L'année suivante, il
écrivit un éloge de Gresset, où se trouvent quelques pages qui semblent
le programme du romantisme et que l'on croirait détachées de la célèbre
préface de Cromwell, s'il n'était pas antérieur de plus de trente ans au
manifeste de Victor Hugo.

Cependant, on entendait retentir comme le bruit avant-coureur de la
Révolution. A la nouvelle de la convocation des États-généraux,
Robespierre publia une adresse au peuple artésien, qui n'était autre
chose qu'un acte d'accusation en bonne forme contre l'ancienne société
française. Aussi, sa candidature fût-elle vivement combattue par les
privilégiés qui, dans le camp du tiers-état, disposaient de beaucoup
d'électeurs. Il n'en fut pas moins élu député aux États-généraux le 26
avril 1789, et, presque tout de suite, il partit pour Paris où
l'attendait une carrière si glorieuse et si tragique.




II.


Ses débuts à l'Assemblée constituante furent modestes; mais il allait
bientôt s'y faire une situation prépondérante. Assis à l'extrême gauche
de l'Assemblée, il était de ceux qui voulaient imprimer à la Révolution
un caractère entièrement démocratique, et il s'associa à toutes les
mesures par lesquelles le tiers-état signala son avènement. Toutes les
libertés eurent en lui le plus intrépide défenseur. Répondant à ceux qui
s'efforçaient d'opposer des restrictions à l'expansion de la pensée, il
disait: «La liberté de la presse est une partie inséparable de celle de
communiquer ses pensées; vous ne devez donc pas balancer à la déclarer
franchement.» Lorsque l'Assemblée discuta une motion de Target, tendant
à faire proclamer que le gouvernement était monarchique, il demanda que
chacun pût discuter librement la nature du gouvernement qu'il convenait
de donner à la France.

Accueilli par les cris: _A l'ordre! à l'ordre!_ il n'en insista pas
moins, vainement d'ailleurs, pour la prise en considération de sa
motion. Ses tendances démocratiques se trouvaient donc nettement
dessinées dès cette époque, et la cour le considérait comme son plus
terrible adversaire, d'autant plus redoutable qu'elle le savait
inaccessible à toute espèce de corruption.

Sa renommée allait grandissant de jour en jour. Ses efforts désespérés
et vains pour faire pénétrer dans la Constitution nouvelle le suffrage
universel, achevèrent de porter au comble sa popularité.

Mais il n'y avait pas que les prolétaires qui fussent privés du droit de
participer aux affaires publiques. Deux classes d'hommes, sous l'ancien
régime, étaient complètement en dehors du droit commun, c'étaient les
juifs et les comédiens. L'abbé Maury, ayant proposé de maintenir leur
exclusion de la vie civile, Robespierre s'élança à la tribune: «Il était
bon, dit-il, en parlant des comédiens, qu'un membre de cette Assemblée
vînt réclamer en faveur d'une classe trop longtemps opprimée....» Et, à
propos des juifs: «On vous a dit sur les juifs des choses infiniment
exagérées et souvent contraires à l'histoire. Je pense qu'on ne peut
priver aucun des individus de ces classes des droits sacrés que leur
donne le titre d'hommes. Cette cause est la cause générale....» Plus
heureux cette fois, il finit par triompher, grâce au puissant concours
de Mirabeau.

«Cet homme, ira loin, disait ce dernier, il croit tout ce qu'il dit.» Il
n'était pas de question importante où il n'intervînt dans le sens le
plus large et le plus démocratique. Dans les discussions relatives aux
affaires religieuses, il se montra, ce qu'il devait rester toujours, le
partisan de la tolérance la plus absolue et le défenseur résolu de la
liberté des cultes, n'hésitant pas d'ailleurs à appuyer de sa parole,
même contre le sentiment populaire, ce qui lui paraissait conforme à la
justice et à l'équité.

Ce fut à sa voix que l'Assemblée constituante décida qu'aucun de ses
membres ne pourrait être promu au ministère pendant les quatre années
qui suivraient la session, ni élu à la législature suivante, double
motion qui dérangea bien des calculs ambitieux, et qui témoignait de son
profond désintéressement. Il jouissait alors d'un ascendant considérable
sur ses collègues. Les journaux de l'époque célébraient à l'envi ses
vertus, ses talents, son courage, son éloquence. Déjà, le peuple l'avait
salué du nom d'_Incorruptible_, qui lui restera dans l'histoire.

En revanche, il était en butte à la haine profonde de la réaction. Mais
cela le touchait peu. «Je trouve un dédommagement suffisant de la haine
aristocratique qui s'est attachée à moi dans les témoignages de
bienveillance dont m'honorent tous les bons citoyens», écrivait-il à un
de ses amis, le 1er avril 1790. Il venait d'être nommé président de la
_Société des Amis de la Constitution_, dont il avait été l'un des
fondateurs.

Au mois de juin de l'année suivante, il était nommé accusateur public
par les électeurs de Versailles et de Paris. Il accepta, non sans
quelque hésitation, la place d'accusateur près le tribunal criminel de
Paris. «Quelque honorable que soit un pareil choix», écrivait-il à l'un
de ses amis à Arras, «je n'envisage qu'avec frayeur les travaux pénibles
auxquels cette place va me condamner ... mais, ajoute-t-il avec une
sorte de tristesse et un étrange pressentiment, je suis appelé à une
destinée orageuse; il faut en suivre le cours jusqu'à ce que j'aie fait
le dernier sacrifice que je pourrai offrir à ma patrie.» Il venait à
peine d'être appelé à ces fonctions que le roi et la reine quittaient
les Tuileries et Paris.

On connaît les tristes péripéties de l'arrestation de Varennes.
Robespierre fut de ceux qui alors proposèrent la mise en accusation du
roi pour avoir déserté son poste. Toutefois, il se montra opposé, comme
s'il eût prévu un piège, à la pétition fameuse, rédigée par Laclos, au
sujet de la déchéance, pétition que l'on devait colporter au
Champ-de-Mars dans la journée du 17 juillet, et qui devait être arrosée
de tant de sang français.

Le soir même de cette journée, un grand changement se fit dans la vie de
Robespierre. Jusque-là, il avait demeuré, isolé, dans un petit
appartement de la rue de Saintonge, au Marais, depuis le retour de
l'Assemblée à Paris. Dans la soirée du 17, comme on craignait que la
cour et les ministres ne se portassent à quelque extrémité sur les
meilleurs patriotes, M. et Mme. Roland l'engagèrent à venir habiter avec
eux, mais il préféra l'hospitalité qui lui fut offerte par le menuisier
Duplay, son admirateur passionné, qui allait devenir son ami le plus
cher, et dont, jusqu'à sa mort, il ne devait plus quitter la maison,
située rue Saint-Honoré, à quelques pas de  l'ancien couvent des
Jacobins.

Jusqu'à la fin de la Constituante, il ne cessa de lutter avec une
intrépidité stoïque contre l'esprit de réaction qui l'avait envahie.
Lorsque le dernier jour du mois de septembre 1791, le président Thouret
eut proclamé que l'Assemblée avait terminé sa mission, une scène étrange
se passa à la porte de la salle. Là, le peuple attendait, des couronnes
de chêne à la main. Quand il aperçut Robespierre et Pétion, il les leur
mit sur la tête. Les deux députés essayèrent de se dérober à ce triomphe
en montant dans une voiture de place, mais aussitôt les chevaux en
furent dételés et quelques citoyens s'attelèrent au fiacre, tenant à
honneur de le traîner eux-mêmes. Mais déjà Robespierre était descendu de
la voiture; il rappela le peuple au respect de sa propre dignité, et,
accompagné de Pétion, il regagna à pied la demeure de son hôte, salués
l'un et l'autre, sur leur passage, de ces cris d'amour: «Voilà les
véritables amis, les défenseurs des droits du peuple.» Ici finit la
période la plus heureuse et la moins connue de la vie de Robespierre.




III


Après être allé passer quelques semaines dans son pays natal, qu'il
n'avait pas revu depuis deux ans, et où il fut également l'objet d'une
véritable ovation, il revint à Paris qu'il trouva en proie à une
véritable fièvre belliqueuse. Les Girondins, maîtres de l'Assemblée
législative, y avaient prêché la guerre à outrance, et leurs discours
avaient porté au suprême degré l'exaltation des esprits.

Au risque de compromettre sa popularité, Robespierre essaya de calmer
l'effervescence publique et de signaler les dangers d'une guerre
intempestive. La guerre, dirigée par une cour évidemment hostile aux
principes de la Révolution, lui semblait la chose la plus dangereuse du
monde. Ce serait, dit-il, la guerre de tous les ennemis de la
Constitution française contre la Révolution, ceux du dedans et ceux du
dehors. «Peut-on, raisonnablement, ajouta-t-il, compter au nombre des
ennemis du dedans la cour et les agents du pouvoir exécutif? Je ne puis
résoudre cette question, mais je remarque que les ennemis du dehors, les
rebelles français et ceux qui passent pour vouloir les soutenir,
prétendent qu'ils ne sont les défenseurs que de la cour de France et de
la noblesse française.» Il parvint à ramener à son opinion la plus
grande partie des esprits; les Girondins ne le lui pardonnèrent pas, et
ce fut là le point de départ de leur acharnement contre lui.

La guerre se fit néanmoins. Mais ses débuts, peu heureux, prouvèrent
combien Maximilien avait eu raison de conseiller à la France d'attendre
qu'elle fût attaquée avant de tirer elle-même l'épée du fourreau.

On vit alors Robespierre donner sa démission d'accusateur public, aimant
mieux servir la Révolution comme simple citoyen que comme fonctionnaire.
Il fonda, sous le titre de _Défenseur de la Constitution_, un
journal pour défendre cette Constitution, non pas contre les idées de
progrès, dont il avait été à la Constituante l'ardent propagateur, mais
contre les entreprises possibles de la cour, convaincu, dit-il, que le
salut public ordonnait à tous les bons citoyens de se réfugier à l'abri
de la Constitution pour repousser les attaques de l'ambition et du
despotisme. Il mettait donc au service de la Révolution son journal et
la tribune des Jacobins, dont il était un des principaux orateurs, se
gardant bien, du reste, d'être le flagorneur du peuple et n'hésitant
jamais à lui dire la vérité.

Cela se vit bien aux Jacobins, le 19 mars 1792, quand le ministre
girondin Dumouriez vint, coiffé du bonnet rouge, promettre à la société
de se conduire en bon patriote. Au moment où, la tête nue et les cheveux
poudrés, Robespierre se dirigeait vers la tribune pour lui répondre, un
_sans-culotte_ lui mit un bonnet rouge sur la tête. Aussitôt il
arracha le bonnet sacré et le jeta dédaigneusement à terre, témoignant,
par là, combien peu il était disposé à flatter bassement la multitude.

Dès le mois de juillet, il posa nettement, dans son journal et à la
tribune des Jacobins, la question de la déchéance et de la convocation
d'une Convention nationale. «Est-ce bien Louis XVI qui règne?
écrivit-il. Non, ce sont tous les intrigants qui s'emparent de lui tour
à tour. Dépouillé de la confiance publique, qui seule fait la force des
rois, il n'est plus rien par lui-même.»

«... Au-dessus de toutes les intrigues et de toutes les factions, la
nation ne doit consulter que les principes et ses droits. La puissance
de la cour une fois abattue, la représention nationale régénérée, et
surtout la nation assemblée, le salut public est assuré.»

Le 10 août, le peuple fit violemment ce que Robespierre aurait voulu
voir exécuter par la puissance législative. Il le félicita de son
heureuse initiative et complimenta l'Assemblée d'avoir enfin effacé, au
bruit du canon qui détruisait la vieille monarchie, l'injurieuse
distinction établie, malgré lui, par la Constituante entre les citoyens
actifs et les citoyens non actifs.

Dans la soirée même, sa section, celle de la place Vendôme, le nomma
membre du nouveau conseil général de la commune. Élu président du
tribunal institué pour juger les conspirateurs, il donna immédiatement
sa démission en disant qu'il ne pouvait être juge de ceux qu'il avait
dénoncés, et qui, «s'ils étaient les ennemis de la patrie, s'étaient
aussi déclarés les siens».[3]

[Note 3: Lettre insérée dans le _Moniteur_ du 28 août 1792.]

Nommé également membre de l'assemblée électorale chargée de choisir les
députés à la Convention nationale, Il prit peu de part aux délibérations
de la Commune. Le bruit des affreux massacres de septembre vint
tardivement le frapper au milieu de ses fonctions d'électeur. A cette
nouvelle, il se rendit au conseil général où, avec Deltroy et Manuel, il
reçut la mission d'aller protéger la prison du Temple qui fut, en effet,
épargnée par les assassins.[4]

[Note 4: Procès-verbaux du conseil général de la commune de Paris.
_Archives de la ville_, v. 22, carton 0.70.]

Jusqu'ici, rien de sanglant n'apparaît ni dans ses actes ni dans ses
paroles. Maintenant, jusqu'où doit aller, devant l'histoire, sa part de
responsabilité dans les mesures sévères, terribles que, pour sauver la
Révolution et la patrie, la Convention allait bientôt prendre ou
ratifier? C'est ce dont le lecteur jugera d'après ce récit, écrit
d'après les seules sources officielles, authentiques et originales.




IV


Élu membre de la Convention nationale par les électeurs de Paris,
Robespierre fut, dès les premières séances, l'objet d'une violente
accusation de la part des hommes de la Gironde. Déjà Guadet, aux
Jacobins, lui avait reproché amèrement d'être l'idole du peuple, et
l'avait exhorté naïvement à se soustraire par l'ostracisme à cette
idolâtrie. Lasource l'accusa d'aspirer à la dictature. A l'accusation
dirigée contre lui, il opposa toute sa vie passée. «La meilleure réponse
à de vagues accusations est de prouver qu'on a toujours fait des actes
contraires. Loin d'être ambitieux, j'ai toujours combattu les ambitieux.
Ah! si j'avais été l'homme de l'un de ces partis qui, plus d'une fois,
tentèrent de me séduire, si j'avais transigé avec ma conscience et trahi
la cause du peuple, je serais à l'abri des persécutions....»

Barbaroux et Louvet vinrent à la rescousse. Le frivole auteur de
_Faublas_, devançant les Thermidoriens, voulait absolument que la
Convention frappât d'un acte d'accusation l'adversaire de son parti,
parce qu'on l'avait proclamé l'homme le plus vertueux de France et que
l'idolâtrie dont un citoyen était l'objet pouvait être mortelle à la
patrie, parce qu'on l'entendait vanter constamment la souveraineté du
peuple, et qu'il avait abdiqué le poste périlleux d'accusateur public.
Malgré le vide et le ridicule de ces accusations, une partie de la
Convention applaudit à la robespierride de Louvet, que le ministre
Roland fit répandre dans les provinces à quinze mille exemplaires.

Écrasante fut la réponse de Robespierre. Il n'eut pas de peine à prouver
qu'à l'époque où l'on prétendait qu'il exerçait la dictature, toute la
puissance était entre les mains de ses adversaires. Après avoir reproché
à ceux-ci de ne parler de dictature que pour l'exercer eux-mêmes sans
frein, il termina par un appel à la conciliation, ne demandant d'autre
vengeance contre ses calomniateurs «que le retour de la paix et le
triomphe de la liberté».

Mais sourds à cet appel à la conciliation, les imprudents Girondins ne
firent que redoubler d'invectives et d'animosité à l'égard de
Robespierre et de Danton. La lutte entre la Gironde et la Montagne
s'envenimait chaque jour et ne devait se terminer que par
l'extermination d'un des deux partis. Mais d'où vinrent les attaques
passionnées et les premiers traits empoisonnés? La justice nous commande
bien de le dire, elles vinrent des Girondins.

Le jugement du roi, dans lequel Girondins et Montagnards votèrent en
grande majorité pour la mort, fut à peine une halte au milieu de cette
lutte sans trêve ni merci.

Le jour même où Louis XVI était décapité, Robespierre prenait la parole
pour faire l'éloge de son ami Lepeletier de Saint-Fargeau, qui venait de
tomber sous le poignard d'un assassin. Lorsque, dans la même séance,
Bazire proposa que la peine de mort fût décrétée contre quiconque
cacherait le meurtrier ou favoriserait sa fuite, il attaqua avec force
cette motion comme contraire aux principes. «Quoi! s'écria-t-il, au
moment où vous allez effacer de votre code pénal la peine de mort, vous
la décréteriez pour un cas particulier! Les principes d'éternelle
justice s'y opposent.» Et, sur sa proposition, l'Assemblée passa à
l'ordre du jour.

Déjà, du temps de la Constituante, il avait éloquemment, mais en vain,
réclamé l'abolition de la peine de mort. Que ne fût-il écouté alors!
Peut-être, comme il le dit lui-même un jour, l'histoire n'aurait-elle
pas eu à enregistrer les actes sanglants qui jettent une teinte si
sombre sur la Révolution. Mais on approchait de l'heure des sévérités
implacables.

La Convention, croyant reconnaître la main de l'étranger et celle des
éternels adversaires de la Révolution dans les agitations qui marquèrent
le mois de mars 1793, commença à prendre des mesures terribles contre
les ennemis du dedans et du dehors. Le 10 mars, sur la proposition de
Danton, elle adopta un projet de tribunal révolutionnaire, projet rédigé
par le girondin Isnard, décrétant virtuellement ainsi le régime de la
Terreur.

Dans les discussions auxquelles donna lieu l'organisation de ce
tribunal, Robespierre se borna à demander qu'il fût chargé de réprimer
les écrits soudoyés tendant à pousser à l'assassinat des défenseurs de
la liberté, et surtout que l'on définît bien ce que l'on entendait par
conspirateurs. «Autrement, dit-il, les meilleurs citoyens risqueraient
d'être victimes d'un tribunal institué pour les protéger contre les
entreprises des contre-révolutionnaires.»

Nommé membre du comité de Défense nationale, dit _Commission de Salut
public_, dont faisaient également partie Isnard, Vergniaud, Guadet et
quelques autres Girondins, il donna presque aussitôt sa démission, ne
voulant pas s'y trouver, dit-il, avec Brissot, qu'il regardait comme un
complice de Dumouriez. Il refusa également d'entrer dans le grand comité
de Salut public qui succéda à celui de défense nationale.

Les débats sur la Constitution firent à peine trêve aux querelles
intestines qui divisaient la Convention. C'est au moment où les
Girondins ressassaient contre Robespierre et Danton leur éternelle
accusation de dictature que le premier, après avoir exposé, aux
applaudissements de l'Assemblée, son mémorable projet de Déclaration des
droits de l'homme, prononçait ces paroles, toujours dignes d'être
méditées: «Fuyez la manière ancienne des gouvernements de vouloir trop
gouverner; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire
ce qui ne nuit point à autrui; laissez aux communes le droit de régler
elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient point
essentiellement à l'administration générale de la République; rendez à
la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas naturellement à
l'autorité publique, et vous aurez laissé d'autant moins de prise à
l'ambition et à l'arbitraire.» Sages paroles, dont il serait bien temps
de s'inspirer.

Mais, à chaque instant, de nouvelles explosions interrompaient ces
pacifiques discussions. Lorsque les Girondins avaient proposé la mise en
accusation de Marat pour ses écrits violents, Danton s'était écrié:
«N'entamez pas la Convention», et Robespierre avait également essayé de
s'opposer à l'adoption d'un décret qui devait être suivi, hélas! de bien
d'autres décrets analogues. Les Girondins ne firent que ménager à
l'_Ami du peuple_ un triomphe éclatant.

On sait comment ils finirent par sombrer dans les journées du 31 mai et
du 2 juin, sous l'irrésistible impulsion du peuple de Paris, qu'ils
avaient exaspéré. Depuis huit mois qu'ils étaient en possession du
pouvoir, ils n'avaient su que troubler le pays et l'Assemblée par leurs
haines implacables et leurs rancunes immortelles. «Encore quelques mois
d'un pareil gouvernement, a écrit leur chantre inspiré, et la France, à
demi conquise par l'étranger, reconquise par la contre-révolution,
dévorée par l'anarchie, déchirée de ses propres mains, aurait cessé
d'exister et comme république et comme nation. Tout périssait entre les
mains de ces hommes de paroles. Il fallait ou se résigner à périr avec
eux ou fortifier le gouvernement[5].

[Note 5: Les _Girondins_, par M. de Lamartine. T. VI, p. 155.]

Les journées des 31 mai et 2 juin, que trois mois après le 9 thermidor,
Robert Lindet qualifiait encore de «grandes, heureuses, utiles et
nécessaires», ne coûtèrent pas une goutte de sang au pays, et
vraisemblablement les Girondins n'auraient pas été immolés, s'ils
n'avaient point commis le crime de soulever une partie de la France
contre la Convention.




V


«La liberté ne sera point terrible envers ceux qu'elle a désarmés,
s'était écrié Saint-Just, dans la séance du 8 juillet 1793, en terminant
son rapport sur les Girondins décrétés d'accusation à la suite du 31
mai. Proscrivez ceux qui ont fui pour prendre les armes ... non pour ce
qu'ils ont dit, mais pour ce qu'ils ont fait; jugez les autres et
pardonnez au plus grand nombre, l'erreur ne doit pas être confondue avec
le crime, et vous n'aimez point à être sévères.»

Mais le décret, rendu à la suite de ce rapport, ne proscrivait que neuf
représentants, qui s'étaient mis en état de rébellion dans les
départements de l'Eure, du Calvados et de Rhône-et-Loire, et ne frappait
d'accusation que les députés Gensonné, Guadet, Vergniaud, Gardien et
Mollevault. Cela parut infiniment trop modéré aux ardents de la
Montagne, aux futurs Thermidoriens.

Le 3 octobre, Amar parut à la tribune pour donner lecture d'un nouveau
rapport contre les Girondins, au nom du comité de Sûreté générale.
Quarante-six députés, cette fois, étaient impliqués dans l'affaire et
renvoyés devant le tribunal révolutionnaire. Mais ce n'était pas tout.
Amar termina son rapport par la lecture d'une protestation, restée
secrète jusque-là, contre les événements des 31 mai et 2 juin, et
portant les signatures de soixante-treize membres de l'Assemblée, dont
il réclama l'arrestation immédiate.

Cette mesure parut insuffisante à quelques membres qui, appuyés par le
rapporteur, proposèrent, aux applaudissements d'une partie de
l'Assemblée, de décréter également d'accusation les soixante-treize
signataires de la protestation. C'était le glaive suspendu sur les têtes
de ces malheureux. Où donc étaient alors ceux qui, depuis, se sont
donnés comme ayant voulu les sauver? L'Assemblée allait les livrer au
bourreau quand Robespierre, devenu, depuis le mois de juillet, membre du
comité de Salut public, s'élança à la tribune. En quelques paroles
énergiques, il montra combien il serait injuste et impolitique de livrer
au bourreau les signataires dont on venait de voter l'arrestation, et
dont la plupart étaient des hommes de bonne foi, qui n'avaient été
qu'égarés.

L'Assemblée, ramenée à de tout autres sentiments, ne resta pas sourde à
ce langage généreux, et, au milieu des applaudissements décernés au
courageux orateur, elle se rangea à son avis. Les soixante-treize
étaient sauvés.

Les témoignages de reconnaissance n'ont pas manqué à Robespierre,
témoignages que les Thermidoriens avaient eu grand soin de dissimuler.
Fort heureusement nous avons pu les faire revenir au jour. Je me
contenterai d'en citer quelques-uns.

«Citoyen notre collègue, lui écrivaient, au nom de leurs compagnons
d'infortune, le 29 nivôse an II, les députés Hecquet, Queinec, Arnault,
Saint-Prix, Blad et Vincent, nous avons emporté, du sein de la
Convention et dans notre captivité, un sentiment profond de
reconnaissance, excité par l'opposition généreuse que tu formas le 3
octobre, à l'accusation proposée contre nous. La mort aura flétri notre
coeur avant que cet acte de bienfaisance en soit effacé.»

Écoutez Garilhe, député de l'Ardèche à la Convention: «La loyauté, la
justice et l'énergie que vous avez développées le 3 octobre, en faveur
des signataires de la déclaration du 6 juin, m'ont prouvé que, de même
que vous savez, sans autre passion que celle du bien public, employer
vos talents à démasquer les traîtres, de même vous savez élever votre
voix avec courage en faveur de l'innocent trompé. Cette conduite
généreuse m'inspire la confiance de m'adresser à vous....»

Lisez enfin ces quelques lignes écrites de la Force à la date du 3
messidor an II (21 juin 1794), c'est-à-dire un peu plus d'un mois avant
le 9 thermidor, et signées de trente et un Girondins: «Citoyen, tes
collègues détenus à la Force t'invitent à prendre connaissance de la
lettre dont ils t'envoient copie. Ils espèrent que, conséquemment à tes
principes, tu l'appuieras. Quoique nous te devions beaucoup, nous ne te
parlerons point de notre reconnaissance, il suffit de demander justice à
un républicain tel que toi.»

Combien y en a-t-il qui, après Thermidor, se souviendront de ce cri de
reconnaissance? C'est triste à dire, mais beaucoup, comme
Boissy-d'Anglas, qui comparait alors Robespierre à Orphée, feront chorus
avec les calomniateurs de celui qui les avait arrachés à la mort.




VI


C'était le temps où, suivant l'expression du général Foy, la France
accomplissait son colossal effort. Sans doute, on peut maudire les
sévérités de 1793, mais il est impossible de ne pas les comprendre.
Croit-on que c'est avec des ménagements que la République serait
parvenue à rejeter l'Europe coalisée et les émigrés en armes au delà du
Rhin, à écraser la Vendée, à faire rentrer sous terre l'armée des
conspirateurs? Comme tous ses collègues du comité de Salut public et de
la Convention, Robespierre s'associa à toutes les mesures inflexibles
que commandait la situation.

Mais, plus que ses collègues du comité, il eut le courage de combattre
les excès inutiles, ce qu'il appelait «l'exagération systématique des
faux patriotes» et les fureurs anarchiques si propres à déconsidérer la
Révolution française. «La sagesse seule peut fonder une République,
disait-il, le 27 brumaire (17 novembre 1793), à la Convention. Soyez
dignes du peuple que vous représentez; le peuple hait tous les excès.»

Avec Danton, il s'éleva courageusement contre les saturnales de la
déprêtrisation et l'intolérance de quelques sectaires qui transformaient
la dévotion en crime d'État. «De quel droit, s'écriait-il, le 1er
frimaire, aux Jacobins, des hommes inconnus jusqu'ici dans la carrière
de la Révolution viendraient-ils troubler la liberté des cultes au nom
de la liberté? De quel droit feraient-ils dégénérer les hommages rendus
à la vérité pure en des farces éternelles et ridicules? Pourquoi leur
permettrait-on de se jouer ainsi de la dignité du peuple et d'attacher
les grelots de la folie au sceptre même de la philosophie? La Convention
ne permettra pas qu'on persécute les ministres paisibles du culte. On a
dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe. Celui qui veut les empêcher
est plus fanatique que celui qui dit la messe.» Il faut avouer que si
c'était là de la _religiosité_, il y avait quelque courage à en
faire parade, au moment où l'on emprisonnait comme suspects ceux qui
allaient aux vêpres, et où, malgré son immense influence morale et sa
qualité de membre du comité de Salut public, il lui fut impossible, à
lui Robespierre, de réprimer ces odieux excès.

Quelques jours après, Danton disait à la Convention: «Si nous n'avons
pas honoré le prêtre de l'erreur et du fanatisme, nous ne voulons pas
plus honorer le prêtre de l'incrédulité. Nous voulons servir le peuple.
Je demande qu'il n'y ait plus de mascarade antireligieuse.»

Le 15 frimaire, Robespierre, revenant encore sur le même sujet,
demandait instamment à la Convention qu'on empêchât les autorités
particulières de servir les ennemis de la République par des mesures
irréfléchies et qu'il fût sévèrement interdit à toute force armée de
s'immiscer dans ce qui appartenait aux opinions religieuses.

Écoutons-le encore, le 18 pluviôse, stigmatisant les exagérés de sa
mordante ironie: «Faut-il reprendre nos forteresses? ils veulent prendre
d'assaut les églises et escalader le ciel; ils oublient les Autrichiens
pour faire la guerre aux dévotes. Faut-il appuyer notre cause de la
fidélité de nos alliés? ils déclameront contre tous les gouvernements,
et vous proposeront de mettre en état d'accusation le Grand Mogol
lui-même.... Vous ne pourriez jamais vous imaginer certains excès commis
par des contre-révolutionnaires hypocrites pour flétrir la cause de la
Révolution.»

Épuisé par ces luttes continuelles, il tomba malade à cette époque, et,
pendant trois semaines (du 30 pluviôse au 23 ventôse), il fut obligé de
garder la chambre. Quand il reparut, l'hébertisme, foudroyé par le
_Vieux Cordelier_ de Camille Desmoulins et par un virulent rapport
de Saint-Just à la Convention, était terrassé, et ses plus ardents
sectaires, accusés d'avoir conspiré le renversement de la Convention,
étaient livrés au tribunal révolutionnaire.

Mais ce coup porté aux exagérés eut cela de funeste qu'il engagea
certains membres des comités de Salut public et de Sûreté générale à
poursuivre ceux qui s'étaient le plus violemment déchaînés contre les
hébertistes et qu'on appelait les _Indulgents_. Depuis quelque
temps déjà, Danton et Camille Desmoulins, considérés comme les chefs de
ce parti, après avoir tant poussé eux-mêmes aux mesures extrêmes,
avaient été l'objet des plus amères dénonciations. A diverses reprises,
Robespierre défendit, avec une énergie suprême, à la Convention et aux
Jacobins, ses deux amis et compagnons d'armes dans la carrière de la
Révolution. Pourquoi aurait-il attaqué Camille? Est-ce que le _Vieux
Cordelier_ n'est pas d'un bout à l'autre un véritable dithyrambe en
son honneur[6]. Le jour où, au sein du comité de Salut public, Billaud-
Varenne proposa la mise en accusation de Danton, Robespierre se leva
comme un furieux en s'écriant que l'on voulait perdre les meilleurs
patriotes[7].

[Note 6: Un journal a récemment publié certains extraits du numéro 7
du _Vieux Cordelier_, défavorables à Robespierre. Mais ce numéro 7,
arrangé ou non après coup, n'a paru que six mois après la mort de
Camille Desmoulins, un mois après celle de Robespierre; celui-ci n'avait
donc pu s'en montrer froissé.]

[Note 7: Déclaration de Billaud-Varenne dans la séance du 9
thermidor.]

Robespierre ne consentit à abandonner Danton que lorsqu'on fut parvenu à
faire pénétrer dans son esprit la conviction que Danton s'était laissé
corrompre, conviction partagée par l'intègre Cambon. Dans son procès,
Danton a parlé, sans les nommer, des deux plats coquins qui l'avaient
perdu dans l'esprit de Robespierre. Quoiqu'il en soit, le sacrifice de
Danton et de ses amis fut un grand malheur. «Soixante-quatre ans se sont
écoulés depuis le jour où la Convention nationale a immolé Danton, ai-je
écrit dans mon _Histoire de Saint-Just_, et, depuis cette époque,
les historiens n'ont cessé d'agiter les discussions autour de ce fatal
holocauste. Les uns ont cherché à le justifier; les autres se sont
efforcés d'en rejeter tout l'odieux sur Robespierre; les uns et les
autres sont, je crois, hors de la vérité. La mort de Danton a été une
irréprochable faute; mais elle n'a pas été le fait particulier de
celui-ci ou de celui-là, elle a été le fait de la Convention entière; ça
été le crime, je me trompe, ça été la folie de tous[8].» La mort de
Danton fut un coup de bascule, une sorte de revanche de celle des
hébertistes; mais ce n'en fut pas moins une proie nouvelle jetée à la
réaction[9].

[Note 8: _Histoire de Saint-Just_, édition princeps, p. 444.]

[Note 9: J'ai sous les yeux le mandat d'arrêt rendu contre les
dantonistes par les comités de Salut public et de Sûreté générale. Il
est écrit ou plutôt griffonné entièrement de la main de Barère tout en
haut d'une grande feuille de papier bleuté, ne porte aucune date, et est
ainsi conçu: «Les comités de Salut public et de Sûreté générale arrêtent
que Danton, Lacroix (du département d'Eure-et-Loir), Camille Desmoulins
et Philippeaux, tous membres de la Convention nationale, seront arrêtés
et conduits dans la maison du Luxembourg pour y être gardés séparément
et au secret....»

La première signature est celle de Billaud-Varenne; il était naturel que
le principal instigateur de la mesure signât le premier. Puis ont signé,
dans l'ordre suivant: Vadier, Carnot, Le Bas, Louis (du Bas-Rhin)
Collot-d'Herbois, Barère, Saint-Just, Jagot, C.-A. Prieur, Couthon,
Dubarran, Voulland, Moïse Bayle, Amar, Élie Lacoste, Robespierre,
Lavicomterie.... Un seul parmi les membres du comité de Salut public ne
donna pas sa signature, ce fut Robert Lindet.

Carnot, qui a signé le troisième, s'est excusé plus tard en disant que,
fidèle à sa doctrine de solidarité dans le gouvernement collectif, il
n'avait pas voulu refuser sa signature à la majorité qu'il venait de
combattre (_Mémoires sur Carnot_, t. 1er, page 369). Mauvaise
excuse. Qui l'empêchait de faire comme Robert Lindet en cette occasion,
ou comme fit Robespierre, en maintes autres circonstances, de
s'abstenir? Mieux valait avouer que, comme Robespierre, il avait fini
par céder aux obsessions de Billaud-Varenne.]




VII


Toutefois, il faut bien le dire, l'effet immédiat de cette sanglante
tragédie, fut de faire rentrer sous terre la contre-révolution. L'idée
républicaine, loin de s'affaiblir, éclata plus rayonnante que jamais, et
se manifesta sous toutes les formes.

Au lendemain de la chute des dantonistes, la Convention, sur un rapport
de Carnot, supprimait l'institution des ministères et la remplaçait par
l'établissement de douze commissions, comprenant les diverses
attributions des anciens ministères. Il y avait la commission de
l'instruction publique, si négligée jadis, et qui, pour la première
fois, figurait au rang des premiers besoins du pays.

Presque en même temps, dans un accès de sombre enthousiasme, l'Assemblée
décrétait que tout individu qui usurperait la souveraineté du peuple
serait mis à mort sur-le-champ, et que, dans le délai d'un mois, chacun
de ses membres rendrait compte de sa conduite politique et de l'état de
sa fortune. C'était là sans doute un décret très austère et personne
moins que Robespierre ne pouvait en redouter les effets; il le critiqua
néanmoins, parce qu'il craignit que les malveillants ne s'en fissent une
arme contre les riches et ne portassent dans les familles une
inquisition intolérable. Il était en cela fidèle au système de
modération et de bon sens qui, quelques jours auparavant, l'avait engagé
à défendre les signataires des fameuses pétitions des huit mille et des
vingt mille, que certains énergumènes voulaient ranger en bloc dans la
catégorie des suspects.

Jusqu'au dernier jour, il ne se départit pas du système qu'il avait
adopté: guerre implacable, sans trêve ni merci, à tous les ennemis
actifs de la République, à tous ceux qui conspiraient la destruction de
l'ordre de choses résultant des principes posés en 1789; mais tolérance
absolue à l'égard de ceux qui n'étaient qu'égarés. Il ne cessa de
demander que l'on ne confondît pas l'erreur avec le crime et que l'on ne
punît pas de simples opinions ou des préjugés incurables. Il voulait, en
un mot, que l'on ne cherchât pas partout des coupables.

Nous le voyons, à la fin de germinal, refuser sa signature à la
proscription du général Hoche, qui avait été arrêté à l'armée des Alpes
sur un ordre écrit de Carnot et signé par ce dernier et
Collot-d'Herbois. Le 22 germinal (11 avril 1794), le comité de Salut
public eut à statuer sur le sort du général. Neuf de ses membres étaient
présents: Barère, Carnot, Couthon, Collot-d'Herbois, C.-A. Prieur,
Billaud-Varenne, Robespierre, Saint-Just et Robert Lindet. Deux étaient
en mission aux armées, Jean-Bon Saint-André et Prieur (de la Marne), le
douzième, Hérault-Séchelles, venait d'être guillotiné.

Le résultat des débats de cette séance du 22 germinal fut l'arrêté
suivant: «Le comité de Salut public arrête que le général Hoche sera mis
en état d'arrestation et conduit dans la maison d'arrêt dite des Carmes,
pour y être détenu jusqu'à nouvel ordre.» Tous signèrent, tous excepté
Robespierre qui, n'approuvant pas la mesure, ne voulut pas l'appuyer de
l'autorité de son nom[10].

[Note 10: Ont signé, dans l'ordre suivant: Saint-Just,
Collot-d'Herbois, Barère, C.-A. Prieur, Carnot, Couthon, Robert Lindet
et Billaud-Varenne.--M. Hippolyte Carnot, dans ses _Mémoires sur
Carnot_, fait figurer Robespierre au nombre des signataires de cet
arrêté. C'est une grave erreur. Nous avons relevé nous-même cet arrêté
sur les catalogues de M. Laverdet. Nous avons fait mieux, nous avons été
consulter--ce que chacun peut faire comme nous--l'ordre d'écrou du
général aux archives de la préfecture de police, et nous l'avons trouvé
parfaitement conforme au texte de l'arrêté publié dans le catalogue
Laverdet.]

Hoche n'ignora point qu'il avait eu Robespierre pour défenseur au Comité
de Salut public, et, le 1er prairial, il lui écrivit la lettre suivante
que nous avons révélée à l'histoire: «L. Hoche à Robespierre. Le soldat
qui a mille fois bravé la mort dans les combats ne la craint pas sur
l'échafaud. Son seul regret est de ne plus servir son pays et de perdre
en un moment l'estime du citoyen qu'il regarda de tout temps comme son
génie tutélaire. Tu connais, Robespierre, la haute opinion que j'ai
conçue de tes talents et de tes vertus; les lettres que je t'écrivis de
Dunkerque[11] et mes professions de foi sur ton compte, adressées à
Bouchotte et à Audoin, en sont l'expression fidèle; mais mon respect
pour toi n'est pas un mérite, c'est un acte de justice, et s'il est un
rapport sous lequel je puisse véritablement t'intéresser, c'est celui
sous lequel j'ai pu utilement servir la chose publique. Tu le sais,
Robespierre, né soldat, soldat toute ma vie, il n'est pas une seule
goutte de mon sang que je n'ai (_sic_) consacré (_sic_) à la
cause que tu as illustrée. Si la vie, que je n'aime que pour ma patrie,
m'est conservée, je croirai avec raison que je la tiens de ton amour
pour les patriotes. Si, au contraire, la rage de mes ennemis m'entraîne
au tombeau, j'y descendrai en bénissant la République et Robespierre. L.
HOCHE.» Cette lettre ne parvint pas à son adresse[12]. Hoche était
certainement de ceux auxquels Robespierre faisait allusion lorsque, dans
son discours du 8 thermidor, il reprochait aux comités de persécuter les
généraux patriotes[13].

[Note 11: Ces lettres ont disparu. C'est encore là un vol fait à
l'histoire par les Thermidoriens.]

[Note 12: Cette lettre de Hoche à Robespierre a été trouvée dans le
dossier de Fouquier-Tinville, accompagnée de celle-ci: «Je compte assez,
citoyen, sur ton attachement aux intérêts de la patrie pour être
persuadé que tu voudras bien remettre la lettre ci-jointe à son adresse.
L. Hoche.»--Fouquier garda la lettre. On voit avec quel sans façon le
fougueux accusateur public agissait à l'égard de Robespierre.
(_Archives_, carton W 136, 2e dossier, cotes 90 et 91).]

[Note 13: On lit dans les _Mémoires sur Carnot_, par son fils,
t. I, p. 450: «J'avais sauvé la vie à Hoche avec beaucoup de peine, du
temps de Robespierre, et je l'avais fait mettre en liberté
_immédiatement_ après Thermidor.» C'est là une allégation démentie
par tous les faits. Hoche ne recouvra sa liberté ni le 11, ni le 12, ni
le 13 thermidor, c'est-à-dire au moment où une foule de gens notoirement
ennemis de la Révolution trouvaient moyen de sortir des prisons où ils
avaient été enfermés.

Hoche n'obtint sa liberté, à grand peine, que le 17. Voici l'arrêté, qui
est de la main de Thuriot: «Le 17 Thermidor de l'an II.... Le comité de
Salut public arrête que Hoche, ci-devant général de l'armée de la
Moselle, sera sur-le-champ mis en liberté, et les scellés, apposés sur
ses papiers, levés.... Signé Thuriot, Collot-d'Herbois, Tallien, P.-A.
Lalloy, C.-A. Prieur, Treilhard, Carnot. (_Archives_, A. T. II,
60.)]

Ce fut surtout dans son rapport du 18 floréal, sur les fêtes décadaires,
que Robespierre s'efforça d'assurer le triomphe de la modération et de
la tolérance religieuse, sans rien diminuer de l'énergie révolutionnaire
qui lui paraissait nécessaire encore pour assurer le triomphe de la
République.

C'était Danton qui, le premier, avait réclamé, à la Convention, le culte
de l'Être suprême. «Si la Grèce eut ses jeux Olympiques, disait-il, dans
la séance du 6 frimaire an II (26 novembre 1793), la France solennisera
aussi ses jours sans-culottides. Le peuple aura des fêtes dans
lesquelles il offrira de l'encens à l'Être suprême, le maître de la
nature; car nous n'avons pas voulu anéantir la superstition pour établir
le règne de l'athéïsme.»

On voit combien, sur ce point, il marchait d'accord avec Robespierre, et
l'on ne peut que déplorer qu'il n'ait plus été là pour soutenir avec lui
les saines notions de la sagesse et de la raison.

Dans la reconnaissance de l'Être suprême, qui fut avant tout un acte
politique, Robespierre vit surtout le moyen de rassurer les âmes faibles
et de ramener le triomphe de la raison «qu'on ne cessait d'outrager,
dit-il, par des violences absurdes, par des extravagances concertées
pour la rendre ridicule, et qu'on ne semblait reléguer, dans les
temples, que pour la bannir de la République».

Mais, en même temps, il maintenait strictement la liberté des cultes,
maintes fois déjà défendue par lui, et qui ne sombra tout à fait
qu'après le 9 thermidor. «Que la liberté des cultes, ajoutait-il, soit
respectée pour le triomphe même de la raison.» Et l'article XI du décret
rendu à la suite de ce rapport, et par lequel la Convention instituait
des fêtes décadaires pour rappeler l'homme à la pensée de la Divinité et
à la dignité de son être portait: «La liberté des cultes est maintenue,
conformément au décret du 18 frimaire.»

Il fut décidé, en outre, qu'une fête en l'honneur de l'Être suprême
serait célébrée le 2 prairial, fête qui fut remise au 20, et à laquelle
Robespierre dut présider, comme président de la Convention.

C'étaient donc la liberté de conscience et la tolérance religieuse qui
triomphaient, et c'est ce qui explique pourquoi le rapport du 18 floréal
souleva, dans la France entière, des acclamations presque unanimes.




CHAPITRE DEUXIÈME


Le lendemain de la Fête de l'Être suprême.--Projet d'arrêter la
Terreur.--La commission d'Orange.--Les commissions populaires.--La loi
de prairial.--Dénégations mensongères.--Séance du 22 prairial à la
Convention.--Protestation de Bourdon (de l'Oise).--Fausses
interprétations.--Bourdon apostrophé.--Tallien pris en flagrant délit de
mensonge.--Mensonge historique.--Deux lettres de Tallien.--Sa mission à
Bordeaux.--Thérézia Cabarrus et Tallien.--Fouché, le futur duc
d'Otrante.--Robespierre lui demande compte du sang versé par le
crime.--Séance du 23 prairial aux Jacobins.--Les conjurés de
Thermidor.--Prétendues listes de proscrits.


I


Nous sommes au lendemain de la fête de l'Être suprême, à laquelle
Robespierre, comme on l'a vu, avait présidé en sa qualité de président
de quinzaine de la Convention, et où il était apparu comme un
modérateur.

Si le décret relatif à l'Être suprême et à l'immortalité de l'âme avait
été reçu par l'immense majorité des Français comme un rayon d'espérance
et le gage d'une pacification prochaine à l'intérieur, il avait
indisposé un certain nombre d'hébertistes de la Convention; mais, au
fond, les ennemis de Robespierre, les Fouché, les Tallien, les Bourdon,
les Courtois, se souciaient fort peu de Dieu ou de la déesse Raison; ils
faisaient de l'irréligion un trafic, comme plus tard quelques-uns
d'entre eux mettront leurs intérêts sous la sauvegarde de la religion
restaurée. Ce qui les irrita le plus dans cette cérémonie imposante, ce
fut le triomphe éclatant de celui dont déjà ils conspiraient la perte.
Aux marques de sympathie de la foule pour le président de l'Assemblée,
aux acclamations enthousiastes et affectueuses du peuple, ils
répandirent par des cris de haine et de fureur. _«Voyez-vous comme on
l'applaudit»!_ disaient les uns en allant de rang en rang pour semer
le soupçon contre lui dans le coeur de ses collègues[14]. _Il n'y a
qu'un pas du Capitole à la roche Tarpéienne_, s'écriait celui-ci,
parodiant un mot de Mirabeau; et celui-là, irrité des applaudissements
qui marquaient sa présence, _Je te méprise autant que je
t'abhorre_[15]. Bourdon (de l'Oise) fut celui qui se fit remarquer le
plus par ses grossiers sarcasmes et ses déclamations indécentes[16].

[Note 14: Discours de Robespierre à la séance du 8 thermidor.]

[Note 15: Lecointre a revendiqué l'honneur de cette insulte; il faut
le lui laisser tout entier. Ainsi, aux yeux de ce maniaque, le grand
crime de Robespierre, c'était «les applaudissements qui marquaient sa
présence». (_Conjuration formée dès le 5 prairial_, p. 3.)]

[Note 16: Notes de Robespierre sur certains députés. _Papiers
inédits_, t. II, p. 19.]

Aux injures vomies par l'envie, Robespierre se contenta d'opposer le
mépris et le dédain. N'avait-il pas d'ailleurs une compensation
suffisante dans l'ovation dont il était l'objet, et les cris d'amour
poussés à ses côtés n'étaient-ils pas assez puissants pour étouffer les
discordantes clameurs de la haine? Aucune altération ne parut sur son
visage, où se reflétait dans un sourire la joie universelle dont il
était témoin. Les chants patriotiques entonnés sur la montagne
symbolique élevée au milieu du champ de la Réunion, l'hymne de Chénier à
l'Être suprême, qui semblait une paraphrase versifiée de ses discours,
et auquel Gossec avait adapté une mélodie savante, tempérèrent, et au
delà, pour le moment, l'amertume qu'on s'était efforcé de déposer dans
son coeur. Mais quand, à la fin du jour, les derniers échos de
l'allégresse populaire se furent évanouis, quand tout fut rentré dans le
calme et dans le silence, il ne put se défendre d'un vague sentiment de
tristesse en songeant à l'injustice et à la méchanceté des hommes.
Revenu au milieu de ses hôtes, qui, mêlés au cortège, avaient eux-mêmes
joui du triomphe de leur ami, il leur raconta comment ce triomphe avait
été flétri par quelques-uns de ses collègues, et d'un accent pénétré, il
leur dit: «Vous ne me verrez plus longtemps[17].» Lui, du reste, sans se
préoccuper des dangers auxquels il savait sa personne exposée, ne se
montra que plus résolu à combattre le crime sous toutes ses formes, et à
demander compte à quelques représentants impurs du sang inutilement
versé et des rapines exercées par eux.

[Note 17: Je ne trouve nulle trace de cette confidence dans le
manuscrit de Mme Le Bas. Je la mentionne d'après M.A. Esquiros, qui la
tenait de Mme Le Bas elle-même.]




II


Du propre aveu de Robespierre, le jour de la fête à l'Être suprême
laissa dans le pays une impression de calme, de bonheur, de sagesse et
de bonté[18]. On s'est souvent demandé pourquoi lui, le véritable héros
de cette fête, lui sur qui étaient dirigés en ce moment les regards de
la France et de l'Europe, n'avait pas profité de la dictature morale
qu'il parut exercer en ce jour pour mettre fin aux rigueurs du
gouvernement révolutionnaire? «Qu'il seroit beau, Robespierre», lui
avait écrit, la veille même de la fête à l'Être suprême, le député
Faure, un des soixante-treize Girondins sauvés par lui «(si la politique
le permettoit) dans le moment d'un hommage aussi solennel, d'annoncer
une amnistie générale en faveur de tous ceux qui ont résidé en France
depuis le temps voulu par la loi, et dont seroient seulement exceptés
les homicides et les fauteurs d'homicide[19].» Nul doute que Maximilien
n'ait eu, dès cette époque, la pensée bien arrêtée de faire cesser les
rigueurs inutiles et de prévenir désormais l'effusion du sang «versé par
le crime». N'est-ce pas là le sens clair et net de son discours du 7
prairial, où il supplie la République de rappeler parmi les mortels la
liberté et la justice exilées? Cette pensée, le sentiment général la lui
prêtait, témoin cette phrase d'un pamphlétaire royaliste: «La fête de
l'Être suprême produisit au dehors un effet extraordinaire; on crut
véritablement que Robespierre allait fermer l'abîme de la Révolution, et
peut-être cette faveur naïve de l'Europe acheva-t-elle la ruine de celui
qui en était l'objet[20].» Rien de plus vrai. S'imagine-t-on, par
exemple, que ceux qui avaient inutilement désolé une partie du Midi, ou
mitraillé indistinctement à Lyon, ou infligé à Nantes le régime des
noyades, ou mis Bordeaux à sac et à pillage, comme Barras et Fréron,
Fouché, Carrier, Tallien, aient été disposés à se laisser, sans
résistance, demander compte des crimes commis par eux? Or, avant de
songer à supprimer la Terreur aveugle, sanglante, pour y substituer la
justice impartiale, dès longtemps réclamée par Maximilien, il fallait
réprimer les terroristes eux-mêmes, les révolutionnaires dans le sens du
crime, comme les avait baptisés Saint-Just. Mais est-ce que
Billaud-Varenne, est-ce que Collot-d'Herbois, entraînant avec eux
Carnot, Barère et Prieur (de la Côte-d'Or), étaient hommes à laisser de
sitôt tomber de leurs mains l'arme de la Terreur? Non, car s'ils
abandonnèrent Robespierre, ce fut, ne cessons pas de le répéter avec
Barère, l'aveu est trop précieux, ce fut parce qu'il voulut arrêter
_le cours terrible_ de la Révolution[21].

[Note 18: Discours du 8 thermidor.]

[Note 19: Lettre inédite de Faure, en date du 19 prairial.]

[Note 20: Mallet-Dupan. _Mémoires_, t. II, p. 99.]

[Note 21: Paroles de Barère à la séance du 10 thermidor.]

Il ne se décida pas moins à entrer résolument en lutte contre les
scélérats «gorgés de sang et de rapines», suivant sa propre expression.
Un de ces scélérats, de sinistre mémoire, venait d'être tout récemment
condamné à mort par le tribunal révolutionnaire, pour s'être procuré des
biens nationaux à vil prix en abusant de son autorité dans le district
d'Avignon, où il commandait en qualité de chef d'escadron d'artillerie.
C'était Jourdan Coupe-Tête, qui avait eu pour complice des vols et des
dilapidations ayant motivé sa condamnation le représentant du peuple
Rovère, un des plus horribles coquins dont la présence ait souillé la
Convention nationale, et un de ceux dont Robespierre poursuivit en vain
le châtiment [22]. Jourdan Coupe-Tête avait été dénoncé par Maignet.

[Note 22: Dénoncé aux Jacobins le 21 nivôse de l'an II (10 janvier
1794) comme persécutant les patriotes du Vaucluse, Rovère avait trouvé
dans son ami Jourdan Coupe-Tête un défenseur chaleureux. (_Moniteur_
du 1er pluviôse (20 janvier 1794.)) Il n'y a pas à demander s'il fut
du nombre des Thermidoriens les plus acharnés. Un tel homme ne pouvait
être que l'ennemi de Robespierre. Connu sous le nom de marquis de
Fonvielle avant la Révolution, Rovère devint, après Thermidor, un des
plus fougueux séides de la réaction. Déporté au 18 fructidor comme
complice de machinations royalistes, il mourut un an après dans les
déserts de Sinnamari.]

C'était ce même député, Maignet (du Puy-de-Dôme), qui s'était si
vivement plaint, auprès du comité de Salut public, des excès commis à
Marseille par Barras et Fréron; et, grâce à lui, la vieille cité
phocéenne avait pu conserver son nom, dont l'avaient dépouillée ces
coryphées de la faction thermidorienne. Placé au centre d'un département
où tous les partis étaient en lutte et fomentaient des désordres chaque
jour renaissants, Maignet avait fort à faire pour sauvegarder, d'une
part les institutions républicaines dans le pays où il était en mission,
et, de l'autre, pour éviter dans la répression les excès commis par les
Fouché et les Fréron. Regardant comme impossible d'envoyer à Paris tous
les prévenus de conspiration dans son département, comme le voulait le
décret du 26 germinal, il demanda à être autorisé à former sur les lieux
mêmes un tribunal extraordinaire.

Patriote intègre, à la fois énergique et modéré, connu et apprécié de
Robespierre, Maignet n'avait pas à redouter un refus. Une commission
composée de cinq membres, chargée de juger les ennemis de la Révolution
dans les départements du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône, fut en effet
établie à Orange par arrêté du comité de Salut public en date du 21
floréal. L'établissement de cette commission fut l'oeuvre collective du
comité de Salut public, et, longtemps après Thermidor, Billaud-Varenne
put dire, sans être démenti, que la Convention n'avait point désapprouvé
cette mesure de son comité[23].

[Note 23: Les diverses pièces relatives à la commission d'Orange
sont signées par Collot-d'Herbois, Barère, Robespierre, Robert Lindet,
Carnot, Billaud-Varenne et Couthon. Ces trois derniers ont même signé
seuls les pièces les plus importantes. Voyez à ce sujet le rapport de
Saladin, p. 50.]

Pareil accord présida à la formation des commissions populaires établies
à Paris en vertu du décret du 23 ventôse. Ces commissions étaient
chargées de dresser le recensement de tous les gens suspects à déporter
aux termes de la loi des 8 et 13 ventôse, de prendre des renseignements
exacts sur les individus détenus dans les prisons de Paris, et de
désigner aux comités de Salut public et de Sûreté générale les patriotes
qui se trouveraient en état d'arrestation. De semblables commissions
pouvaient rendre les plus grands services; tout dépendait du patriotisme
et de la probité de leurs membres. Aussi, leur fut-il recommandé de
tenir une conduite digne du ministère imposant qu'ils avaient à remplir,
de n'écouter jamais que la voix de leur conscience, d'être inaccessibles
à toutes les sollicitations, de fuir enfin toutes les relations capables
d'influencer leurs jugements. Ces commissions furent d'ailleurs
composées d'hommes d'une probité rigoureuse et d'un patriotisme
éprouvé[24]. En même temps, le comité de Salut public arrêta qu'au
commencement de chaque décade l'accusateur public près le tribunal
révolutionnaire lui remettrait les listes des affaires qu'il se
proposait de porter au tribunal dans le courant de la décade[25]. Ce
sont ces listes auxquelles nous verrons bientôt Robespierre refuser sa
signature.

[Note 24: Séance du comité de Salut public des 24 et 25 floréal (13
et 14 mai 1794). Étaient présents: Barère, Carnot, Collot-d'Herbois,
Couthon, Billaud-Varenne, Robespierre, C.-A. Prieur, Robert Lindet.
(Registre des arrêtés et délibérations du comité de Salut public.
_Archives_, 436 _a a_ 73.)]

[Note 25: Séance du 29 floréal (14 mai 1794).]




III


Eh bien! il y eut, on peut l'affirmer, au sein du comité de Salut
public, pour l'adoption du projet de loi connu sous le nom de loi du 22
prairial, une entente égale à celle qui avait présidé à l'établissement
de la commission d'Orange et à la formation des commissions populaires.

Ancien magistrat, Couthon fut chargé, par ses collègues du comité, de
rédiger le projet et de le soutenir devant la Convention. Un des
articles, le seul peut-être qui devait susciter une violente opposition
dans l'Assemblée, était celui qui donnait aux comités la faculté de
traduire au tribunal révolutionnaire les représentants du peuple.

En voulant réagir contre les terroristes par la Terreur, en voulant
armer les comités d'une loi qui leur permît de frapper avec la rapidité
de la foudre les Tallien, les Fouché, les Rovère, ces hommes «gorgés de
sang et de rapines», qui, forts déjà de leurs partisans et de leurs
complices, trouvaient encore une sorte d'appui dans les formes de la
procédure criminelle, les auteurs de la loi de prairial commirent une
faute immense; mais ce ne fut pas la seule. Parce qu'ils avaient vu
certains grands coupables échapper à la rigueur des lois, qui
n'épargnait point les petits, ils crurent qu'il suffisait de la
conscience des juges et des jurés pour juger les prévenus de
conspiration contre la sûreté de la République; et parce que certains
défenseurs rançonnaient indignement les accusés, parce que les
malheureux étaient obligés de s'en passer, ils s'imaginèrent qu'il était
plus simple de supprimer la défense; ce fut un tort, un tort
irréparable, et que Robespierre a, Dieu merci! cruellement expié pour sa
part, puisque cette loi de prairial est restée sur sa mémoire comme une
tache indélébile. Jusqu'alors il n'avait coopéré en rien à aucune des
lois de la Terreur, dont les législateurs principaux avaient été
Cambacérès, Merlin (de Douai) et Oudot. Otez de la vie de Robespierre
cette participation à la loi du 22 prairial, et ses ennemis seront bien
embarrassés pour produire contre lui un grief légitime.

Ce qu'il y a de certain et d'incontestable, malgré les dénégations
ultérieures des collègues de Maximilien, c'est que le projet de loi ne
rencontra aucune espèce d'opposition de la part des membres du comité de
Salut public, lequel avait été invité par décret, dès le 5 nivôse
précédent, à réformer le tribunal révolutionnaire[26]. Tous les membres
du Comité jugèrent bon le projet préparé par Couthon, puisqu'il ne donna
lieu à aucune objection de leur part. Un jour, paraît-il, l'accusateur
public, informé par le président Dumas qu'on préparait une loi nouvelle
par laquelle étaient supprimés la procédure écrite et les défenseurs des
accusés, se présenta au comité de Salut public, où il trouva
Collot-d'Herbois, Billaud-Varenne, Carnot, Barère et C.-A. Prieur,
auxquels il témoigna ses inquiétudes de ce qu'on abrogeait les
interrogatoires et la défense des accusés. Fouquier-Tinville pris d'un
tendre intérêt pour les prévenus! c'est à n'y pas croire. Ces membres du
comité se bornèrent à lui répondre que «cet objet regardait Robespierre,
_chargé du travail_[27]».

[Note 26: Article 1er du décret: «Le comité de Salut public fera
dans le plus court délai son rapport sur les moyens de perfectionner
l'organisation du tribunal révolutionnaire.» _Moniteur_ du 7 nivôse
(27 décembre 1793.)]

[Note 27: Mémoire pour Antoine Quentin-Fouquier..., cité dans
l'_Histoire parlementaire_, t. XXXIV, p. 247.]

Or, s'ils avaient soulevé la moindre objection contre le projet de loi
confié aux soins de Couthon, Fouquier-Tinville n'eût pas manqué de le
rappeler, car ils étaient debout et puissants encore, et l'ex-accusateur
public avait tout intérêt à s'attirer leurs bonnes grâces.

Plus tard, il est vrai, certains d'entre eux, devenus à leur tour
l'objet de graves accusations, essayèrent de rejeter sur Robespierre et
sur Couthon seuls la responsabilité de cette loi; ils poussèrent le
mépris de la vérité jusqu'à prétendre qu'elle avait été présentée à la
Convention sans que les comités eussent été même avertis, et ils
inventèrent cette fameuse scène qui aurait eu lieu au comité, le matin
même du 23 prairial, dans laquelle Billaud-Varenne, apostrophant
Robespierre, lui aurait reproché d'avoir porté seul «le décret
abominable qui faisait l'effroi des patriotes». A quoi Maximilien aurait
répondu en accusant Billaud de défendre ses ennemis et en reprochant aux
membres du comité de conspirer contre lui. «Tu veux guillotiner la
Convention»! aurait répliqué Billaud.--Nous sommes en l'an III, ne
l'oublions pas, et Billaud-Varenne avait grand intérêt à se poser comme
un des défenseurs de l'Assemblée.--Alors Robespierre, avec agitation:
«Vous êtes tous témoins que je ne dis pas que je veuille faire
guillotiner la Convention nationale.» Je te connais maintenant,
aurait-il ajouté, en s'adressant à Billaud; et ce dernier lui aurait
répondu: «Et moi aussi je te connais _comme un contre-
révolutionnaire_[28].» Tout cela doit être sorti de l'imagination
féconde de Barère, car dans sa réponse particulière à Lecointre,
Billaud fait à peine allusion à cette scène[29]. Homme probe
et rigide au fond, Billaud eût hésité à appuyer sa justification sur des
mensonges dont sa conscience avait horreur. Il faut être, en vérité,
d'une insigne mauvaise foi ou d'une bien grande naïveté, pour accepter
bénévolement les explications des membres des anciens comités. La
Convention ne s'y laissa pas prendre, et elle eut raison; il lui suffit
de se rappeler avec quelle ardeur Barère et même Billaud-Varenne
défendirent, comme on le verra tout à l'heure, cette néfaste loi du 22
prairial. Saladin, arraché au bourreau par Robespierre, se chargea de
répondre au nom des vaincus de Thermidor, muets dans leurs tombes[30].

[Note 28: Voy. la _Réponse des anciens membres des comités aux
imputations de Lecointre_, p. 38, 39, et la note de la page 108.]

[Note 29: _Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre_, p. 56.]

[Note 30: Rapport de Saladin, p. 55. «On vous a dit, s'écriait
Clauzel, dans la séance du 12 vendémiaire de l'an III (3 octobre 1794),
que c'était pendant les quatres décades que Robespierre s'était éloigné
du comité, que nos armées avaient remporté tant de victoires; eh bien!
tous les massacres du tribunal révolutionnaire ne se sont-ils pas commis
pendant ces quatre décades?» (_Moniteur_, du 14 vendémiaire, an
III).]

La scission qui n'allait pas tarder à éclater entre Robespierre et
quelques-uns de ses collègues du comité de Salut public n'eut donc point
pour cause cette loi du 22 prairial, mais bien l'application désastreuse
qu'on en fit, et surtout la merveilleuse et criminelle habileté avec
laquelle certains Conventionnels menacés, aussi habiles à manier
l'intrigue que prompts à verser le sang, semèrent le soupçon contre lui
dans l'âme de quelques patriotes ardents. Au reste, transportons nous au
milieu de la Convention nationale, et nous verrons si les discussions
auxquelles donna lieu la loi du 22 prairial ne sont pas la démonstration
la plus péremptoire de notre thèse.




IV


Robespierre présidait. Le commencement de la séance avait été rempli par
un discours de Barère sur le succès de nos armes dans le Midi; Barère
était, comme on sait, le narrateur officiel des victoires de la
République. Les membres des comités de Sûreté générale et de Salut
public étaient à peu près au complet, lorsque Couthon, après avoir rendu
compte lui-même de quelques prises maritimes, présenta, au nom du comité
de Salut public, son rapport sur le tribunal révolutionnaire et les
modifications demandées par la Convention.

Ce qu'il y avait surtout d'effrayant dans la nouvelle organisation de ce
tribunal révolutionnaire institué pour punir les ennemis du peuple, et
qui désormais ne devait plus appliquer qu'une seule peine, la mort,
c'était la nomenclature des signes auxquels se pouvaient reconnaître les
ennemis du peuple. Ainsi étaient réputés tels ceux qui auraient provoqué
le rétablissement de la royauté ou la dissolution de la Convention
nationale, ceux qui auraient trahi la République dans le commandement
des places ou des armées, les fauteurs de disette, ceux qui auraient
abusé des lois révolutionnaires pour vexer les citoyens, etc. C'était là
des définitions bien vagues, des questions laissées à l'appréciation du
juge.

Ah! certes, si la conscience humaine était infaillible, si les passions
pouvaient ne pas s'approcher du coeur de l'homme investi de la
redoutable mission de juger ses semblables, on comprendrait cette large
part laissée à l'interprétation des jurés, dont la conviction devait se
former sur toute espèce de preuve morale ou matérielle, verbale ou
écrite; mais, en politique surtout, ne faut-il pas toujours compter avec
les passions en jeu? Si honnêtes, si probes qu'aient été la plupart des
jurés de la Révolution, ils étaient hommes, et partant sujets à
l'erreur. Pour n'avoir point pris garde à cela, les auteurs de la loi de
prairial se trouvèrent plus tard en proie aux anathèmes d'une foule de
gens appelés, eux, à inonder la France de tribunaux d'exception, de
cours prévôtales, de chambres étoilées, de commissions militaires
jugeant sans l'assistance de jurés, et qui, pour de moins nobles causes,
se montrèrent plus impitoyables que le tribunal révolutionnaire.

Il y avait, du reste, dans cette loi de prairial, dont on parle trop
souvent sans la bien connaître, certains articles auxquels on ne doit
pas se dispenser d'applaudir. Comment, par exemple, ne pas approuver la
suppression de l'interrogatoire secret, celle du résumé du président,
qui est resté si longtemps le complément inutile de nos débats
criminels, où le magistrat le plus impartial a beaucoup de peine à
maintenir égale la balance entre l'accusation et la défense? Enfin, par
un sentiment de défiance trop justifié, en prévision du cas où des
citoyens se trouveraient peut-être un peu légèrement livrés au tribunal
par des sociétés populaires ou des comités révolutionnaires égarés, il
était spécifié que les autorités constituées n'auraient le droit de
traduire personne au tribunal révolutionnaire sans en référer au
préalable aux comités de Salut public et de Sûreté générale. C'était
encore une excellente mesure que celle par laquelle il était enjoint à
l'accusateur public de faire appeler les témoins qui pourraient aider la
justice, sans distinction de témoins à charge et à décharge[31]. Quant à
la suppression des défenseurs officieux, ce fut une faute grave et,
ajoutons-le, une faute inutile, car les défenseurs ne s'acquittaient pas
de leur mission d'une manière compromettante pour la Révolution, tant
s'en faut[32]! Ce fut très probablement parce qu'ils s'étaient
convaincus de l'inefficacité de leur ministère, que les rédacteurs de la
loi de prairial prirent le parti de le supprimer; mais, en agissant
ainsi, ils violèrent un principe sacré, celui du droit de la défense, et
ils ont donné aux malédictions hypocrites de leurs ennemis un semblant
de raison.

[Note 31: Voyez le rapport de Couthon et le décret portant
réorganisation du tribunal, dans le _Moniteur_ du 24 prairial (12
juin 1794.)]

[Note 32: Voici ce que, le 20 germinal de l'an II (9 avril 1794),
écrivait «aux citoïens composant le tribunal révolutionnaire» le plus
célèbre des défenseurs officieux, celui auquel la réaction a tressé le
plus de couronnes, Chauveau-Lagarde: «Avant même que le tribunal eût
arrêté de demander aux défenseurs officieux des certificats de civisme,
j'ai prouvé par ma conduite combien cette mesure est dans mes principes:
j'avois déjà obtenu de l'assemblée générale de ma section l'inscription
préliminaire; j'aurois même depuis longtemps mon certificat si la
distribution n'en avoit été suspendue par l'ordre de la commune, et je
ne doute pas que, lorsque je le demanderai, l'on ne me l'accorde sans
difficulté, si l'on ne consulte que les preuves de patriotisme que j'ai
données avant et depuis la Révolution.

«Mais j'ai le malheureux honneur d'être défenseur au tribunal
révolutionnaire, et cette qualité seule suffit pour inspirer de
l'ombrage aux patriotes qui ne savent pas de quelle manière j'ai exercé
ces fonctions.

«D'ailleurs, parmi tous ceux qui suivent aujourd'hui la même carrière,
il n'en est pas à qui ce titre puisse nuire autant qu'à moi; si l'on
sait bien que j'ai défendu la _Capet_ et la _Cordai_, l'on
ignore que le tribunal m'avoit nommé d'office leur défenseur, et cette
erreur est encore propre à m'aliéner l'esprit de ceux de mes concitoïens
qui seroient, du reste, les plus disposés à me rendre justice.

«Cependant, citoïens, votre intention, en exigeant de nous un certificat
de civisme, n'est pas qu'un titre _honnorable_ et votre confiance,
plus _honnorable_ encore, me tachent d'incivisme.

«Je demande que le tribunal veuille bien m'accorder, s'il croit que je
ne l'ai pas démérité, un témoignage ostensible de sa bienveillance, en
déclarant dans les termes et dans la forme qu'il jugera convenables, de
quelle manière je remplis comme citoïen mes devoirs de défenseur, et
jusqu'à quel point je suis digne, sous ce rapport de son
estime.--Chauveau.

«Ce 20 germinal, l'an deux de la République, une et indivisible.»

La suscription porte: Au citoïen Dumas, président du tribunal
révolutionnaire.»

L'original de cette lettre est aux _Archives_.]

Couthon avait à peine terminé la lecture du décret, qu'un patriote
connu, le député Ruamps, en réclamait l'ajournement. Lecointre (de
Versailles) appuya la proposition. Alors Barère demanda s'il s'agissait
d'un ajournement indéfini. «Non, non», s'écrièrent plusieurs voix.
«Lorsqu'on propose une loi tout en faveur des patriotes», reprit Barère,
«et qui assure la punition prompte des conspirateurs, les législateurs
ne peuvent avoir qu'un voeu unanime»; et il demanda que l'ajournement ne
dépassât pas trois jours.--«Deux seulement», répliqua Lecointre.

On voit avec quelle impudence mentirent les membres du comité quand,
après Thermidor, ils prétendirent que le décret avait été présenté pour
ainsi dire à leur insu. Robespierre quitta le fauteuil pour combattre
toute espèce d'ajournement, et l'on put connaître par ses paroles que
les tentatives d'assassinat dont certains représentants avaient été
l'objet n'étaient pas étrangères aux dispositions rigoureuses de la loi.
Le nouveau décret augmentait, dans une proportion assez notable, le
nombre des jurés. Or, chaque jour, le tribunal passait quelques heures
sans pouvoir remplir ses fonctions, parce que les jurés n'étaient pas au
complet. Robespierre insista surtout sur cette considération. Depuis
deux mois l'Assemblée n'avait-elle pas réclamé du comité une loi plus
étendue encore que celle qu'on présentait aujourd'hui? Pourquoi donc un
ajournement? La loi n'était-elle pas entièrement en faveur des patriotes
et des amis de la liberté? Était-il naturel de venir élever une sorte de
barrière entre des hommes également épris de l'amour de la
République?--Dans la résistance au décret, Maximilien avait bien aperçu
la main des ennemis du comité de Salut public; ce n'étaient pas encore
les siens seulement.--Aussi se plaignit-il de voir une coalition se
former contre un gouvernement qui se dévouait au salut de la patrie.
«Citoyens, on veut vous diviser».--Non, non, s'écria-t-on de toutes
parts, on ne nous divisera pas.--«Citoyens, reprit Robespierre, on veut
vous épouvanter.» Il rappela alors que c'était lui qui avait sauvé une
partie de la Convention des poignards aiguisés contre elle par des
hommes animés d'un faux zèle. «Nous nous exposons aux assassins
particuliers pour poursuivre les assassins publics», ajouta-t-il. «Nous
voulons bien mourir, mais que la Convention et la patrie soient
sauvées!»

Bourdon (de l'Oise) protesta que ni lui ni ses amis ne voulaient
entraver la marche de la justice nationale--ce qui était parfaitement
vrai--à la condition qu'elle ne les atteignît pas.--Il proposa donc à
l'Assemblée de voter, dès à présent, l'article relatif aux jurés, et
d'ajourner quant au reste. Robespierre insista pour que le projet de loi
fût voté article par article et séance tenante, ce qui fut aussitôt
décrété. Cela, certes, témoigne de l'influence de Maximilien sur la
Convention à cette époque; mais cette influence, toute morale, ne lui
donnait pas un atome de plus de pouvoir réel, et nous le verrons bientôt
se dépouiller volontairement, en quelque sorte, de ses fonctions de
membre du comité de Salut public, quand il se trouvera dans
l'impuissance d'empêcher les maux auxquels il aurait voulu remédier. Les
articles du projet de loi furent successivement adoptés, après une
courte discussion et sans changements notables.

Ce jour-là même expiraient les pouvoirs du comité de Salut public;
Couthon en prévint l'Assemblée, le comité ne pouvant continuer de les
exercer sans l'assentiment de la Convention nationale, laquelle, du
reste, s'empressa, suivant sa coutume, d'en voter le renouvellement. La
Convention votait-elle ici sous une pression quelconque? Oui, sous
l'impérieuse nécessité du salut public, qui lui commandait de ne pas
rompre en ce moment l'unité du gouvernement. Mais était-elle
_terrorisée_, comme l'ont prétendu tant d'écrivains? En aucune
façon, car le comité de Salut public n'avait pas un soldat pour la
forcer à voter, et il était aussi facile à l'Assemblée de briser
l'homogénéité du comité au 22 prairial qu'au 9 thermidor. Soutenir le
contraire, en se prévalant de quelques lâches déclarations, c'est
gratuitement jeter l'insulte à une Assemblée à la majorité de laquelle
on ne saurait refuser une grande âme et un grand coeur.




V


Aucun membre de la droite ou du centre, ne se leva pour protester contre
la loi nouvelle. Seuls, quelques membres, qui se croyaient menacés,
virent dans certains articles du décret une atteinte aux droits de
l'Assemblée. Mais ils ne se demandèrent pas si dans ce décret de
prairial certaines règles de la justice éternelle n'étaient point
violées; ils ne se demandèrent pas si l'on avait laissé intactes toutes
les garanties dont doit être entouré l'accusé; non, ils songèrent à eux,
uniquement à eux. De l'humanité, ils avaient bien souci!

Dès le lendemain, profitant de l'absence du comité de Salut
public,--Voulland occupait le fauteuil--ils jetèrent les hauts cris
presque au début de la séance conventionnelle. En vain Robespierre
avait-il affirmé que le comité n'avait jamais entendu rien innover en ce
qui concernait les représentants du peuple[33], il leur fallait un
décret pour être rassurés. Bourdon (de l'Oise) manifesta hautement ses
craintes et demanda que les représentants du peuple arrêtés ne pussent
être traduits au tribunal révolutionnaire sans un décret préalable
d'accusation rendu contre eux par l'Assemblée. Aussitôt, le député
Delbrel protesta contre les appréhensions chimériques de Bourdon, auquel
il dénia le droit de se défier des intentions des comités[34]. Bourdon
insista et trouva un appui dans un autre ennemi de Maximilien, dans
Bernard (de Saintes), celui dont Augustin Robespierre avait dénoncé les
excès dans le Doubs, après y avoir porté remède par tous les moyens en
son pouvoir. On était sur le point d'aller aux voix sur la proposition
de Bourdon, quand le jurisconsulte Merlin (de Douai) réclama fortement
la question préalable en se fondant sur ce que le droit de l'Assemblée
de décréter elle-même ses membres d'accusation et de les faire mettre en
jugement était un droit inaliénable. L'Assemblée se rendit à cette
observation, et, adoptant le considérant rédigé par Merlin, décréta
qu'il n'y avait lieu à délibérer [35].

[Note 33: Discours du 8 thermidor, p. 10 et 12.]

[Note 34: Député du Lot à la Convention, Delbrel fut un des membres
du conseil des Cinq-Cents qui résistèrent avec le plus d'énergie au coup
d'État de Bonaparte, et on l'entendit s'écrier au 19 brumaire que les
baïonnettes ne l'effrayaient pas. Voy. le _Moniteur_ du 20 brumaire
an VIII (10 novembre).]

[Note 35: _Moniteur_ du 24 prairial (12 juin 1794) et
_Journal des débats et des décrets de la Convention_, numéro 620.]

La proposition de Bourdon parut au comité une grave injure. A la séance
du 24 prairial (12 juin 1794), au moment où Duhem, après Charlier,
venait de prendre la défense du décret, de comparer le tribunal
révolutionnaire à Brutus, assis sur sa chaise curule, condamnant ses
fils conspirateurs, et de le montrer couvrant de son égide tous les amis
de la liberté, Couthon monta à la tribune. Dans un discours dont la
sincérité n'est pas douteuse, et où il laissa en quelque sorte son coeur
se fondre devant la Convention, il repoussa comme la plus atroce des
calomnies lancées contre le comité de Salut public les inductions tirées
du décret par Bourdon (de l'Oise) et Bernard (de Saintes), et il demanda
le rapport du considérant voté la veille comme un _mezzo termine_.

Les applaudissements prodigués par l'Assemblée à l'inflexible mercuriale
de Couthon donnèrent à réfléchir à Bourdon (de l'Oise). Il vint, poussé
par la peur, balbutier de plates excuses, protester de son estime pour
le comité de Salut public et son rapporteur, pour l'inébranlable
Montagne qui avait sauvé la liberté. Robespierre ne fut dupe ni de cette
fausse bonhomie ni de cette reculade. N'était-ce pas ce même Bourdon
qui, depuis si longtemps, harcelait le gouvernement et cherchait à le
perdre dans l'esprit de la Convention? Robespierre ne lui ménagea pas la
vérité brutale. Déjà, d'ailleurs, le comité était instruit des
manoeuvres ténébreuses de certains députés, sur qui il avait l'oeil.
Après avoir repoussé dédaigneusement les rétratactions de Bourdon,
Maximilien lui reprocha de chercher à jeter la division entre le comité
et la Montagne. «La Convention, la Montagne, le comité», dit-il, «c'est
la même chose.» Et l'Assemblée d'applaudir à outrance. «Tout
représentant du peuple qui aime sincèrement la liberté», continua-t-il,
«tout représentant du peuple qui est déterminé à mourir pour la patrie,
est de la Montagne.» Ici de nouvelles acclamations éclatèrent, et toute
la Convention se leva en signe d'adhésion et de dévouement.

«La Montagne», poursuivit-il, «n'est autre chose que les hauteurs du
patriotisme; un montagnard n'est autre chose qu'un patriote pur,
raisonnable et sublime. Ce serait outrager la patrie, ce serait
assassiner le peuple, que de souffrir que quelques intrigants, plus
misérables que les autres parce qu'ils sont plus hypocrites,
s'efforçassent d'entraîner une partie de cette Montagne et de s'y faire
les chefs d'un parti.» A ces mots, Bourdon (de l'Oise) interrompant:
«Jamais il n'est entré dans mon intention de me faire le chef d'un
parti.»--«Ce serait, reprit Robespierre sans prendre garde à
l'interrupteur, ce serait l'excès de l'opprobre que quelques-uns de nos
collègues, égarés par la calomnie sur nos intentions et sur le but de
nos travaux....--«Je demande, s'écria Bourdon (de l'Oise), qu'on prouve
ce qu'on avance; on vient de dire assez clairement que j'étais un
scélérat.» Alors Robespierre d'une voix plus forte: «Je demande, au nom
de la patrie, que la parole me soit conservée. Je n'ai pas nommé
Bourdon; malheur à qui se nomme lui-même.» Bourdon (de l'Oise) reprit:
«Je défie Robespierre de prouver....» Et celui-ci de continuer: «Mais
s'il veut se reconnaître au portrait général que le devoir m'a forcé de
tracer, il n'est pas en mon pouvoir de l'en empêcher. Oui, la Montagne
est pure, elle est sublime; et les intrigants ne sont pas de la
Montagne»!--«Nommez-les, s'écria une voix».--«Je les nommerai quand il
le faudra», répondit-il. Là fut son tort. En laissant la Convention dans
le doute, il permit aux quatre ou cinq scélérats qu'il aurait dû
démasquer tout de suite, aux Tallien, aux Fouché, aux Rovère, de semer
partout l'alarme et d'effrayer une foule de représentants à qui lui et
le comité ne songeaient guère. Il se contenta de tracer le tableau, trop
vrai, hélas! des menées auxquelles se livraient les intrigants qui se
rétractaient lâchement quand leurs tentatives n'avaient pas réussi.

Bourdon (de l'Oise), atterré, garda le silence[36]. Maximilien cita, à
propos des manoeuvres auxquelles il avait fait allusion, un fait qui
s'était passé l'avant-veille au soir. En sortant de la Convention, trois
députés, parmi lesquels Tallien, fort inquiets du décret de prairial,
dont ils craignaient qu'on ne fit l'application sur eux-mêmes,
manifestaient tout haut leur mécontentement. Ayant rencontré deux agents
du gouvernement, ils se jetèrent sur eux et les frappèrent en les
traitant de coquins, de mouchards du comité de Salut public, et en
accusant les comités d'entretenir vingt mille espions à leur solde.
Après avoir raconté ce fait, sans nommer personne, Robespierre protesta
encore une fois du respect des comités pour la Convention en général,
et, de ses paroles, il résulte incontestablement qu'à cette heure il n'y
avait de parti pris contre aucun des membres de l'Assemblée. Il adjura
seulement ses collègues de ne pas souffrir que de ténébreuses intrigues
troublassent la tranquillité publique. «Veillez sur la patrie», dit-il
en terminant, «et ne souffrez pas qu'on porte atteinte à vos principes.
Venez à notre secours, ne permettez pas que l'on nous sépare de vous,
puisque nous ne sommes qu'une partie de vous-mêmes et que nous ne sommes
rien sans vous. Donnez-nous la force de porter le fardeau immense, et
presque au-dessus des efforts humains, que vous nous avez imposé. Soyons
toujours justes et unis en dépit de nos ennemis communs, et nous
sauverons la République.»

[Note 36: Devenu après Thermidor un des plus violents séides de la
réaction, Bourdon (de l'Oise) paya de la déportation, au 18 fructidor,
ses manoeuvres contre-révolutionnaires. Il mourut à Sinnamari.]

Cette énergique et rapide improvisation souleva un tonnerre
d'applaudissements. Merlin (de Douai), craignant qu'on n'eût mal
interprété le sentiment auquel il avait obéi en s'interposant la veille,
voulut s'excuser; mais Robespierre, qui avait une profonde estime pour
l'éminent jurisconsulte, s'empressa de déclarer que ses réflexions ne
pouvait regarder Merlin, dont la motion avait eu surtout pour but
d'atténuer et de combattre celle de Bourdon. «Ceux que cela regarde se
nommeront», ajouta-t-il. Aussitôt Tallien se leva. Le fait,
prétendit-il, ne s'était pas passé l'avant-veille, mais bien la veille
au soir, et les individus avec lesquels une collision s'était engagée
n'étaient pas des agents du comité de Salut public. «Le fait est faux»,
dit Robespierre; «mais un fait vrai, c'est que Tallien est de ceux qui
affectent de parler sans cesse publiquement de guillotine pour avilir et
troubler la Convention».--«Il n'a pas été du tout question de vingt
mille espions», objecta Tallien.--Citoyens, répliqua Robespierre, vous
pouvez juger de quoi sont capables ceux qui appuient le crime par le
mensonge: il est aisé de prononcer entre les assassins et les
victimes».--«Je vais....» balbutia Tallien.

Alors Billaud-Varenne, avec impétuosité: «La Convention ne peut pas
rester dans la position où l'impudeur la plus atroce vient de la jeter.
Tallien a menti impudemment quand il a dit que c'était hier que le fait
était arrivé; c'est avant-hier que cela s'est passé, et je le savais
hier à midi. Ce fait eut lieu avec deux patriotes, agents du comité de
Salut public. Je demande que la Convention ouvre enfin les yeux sur les
hommes qui veulent l'avilir et l'égarer. Mais, citoyens, nous nous
tiendrons unis; les conspirateurs périront et la patrie sera sauvée.»
Oui, oui! s'écria-t-on de toutes parts au milieu des plus vifs
applaudissements[37].

[Note 37: Voyez, pour cette séance, le _Moniteur_ du 26
prairial (14 juin 1794), et le _Journal des débats et des décrets de
la Convention_, numéros 630 et 631.]

Or, les paroles de Billaud-Varenne prouvent surabondamment deux choses:
d'abord, que ce jour-là, 24 prairial (12 juin 1794), la désunion n'avait
pas encore été mise au sein du comité de Salut public; ensuite que les
rapports de police n'étaient pas adressés à Robespierre
particulièrement, mais bien au comité tout entier. On sentira tout à
l'heure l'importance de cette remarque.

Barère prit ensuite la parole pour insister sur la suppression du
considérant voté la veille, sur la demande de Merlin (de Douai), aux
intentions duquel lui aussi, du reste, s'empressa de rendre hommage;
seulement ce considérant lui paraissait une chose infiniment dangereuse
pour le gouvernement révolutionnaire, parce qu'il était de nature à
faire croire aux esprits crédules que l'intention du comité avait été de
violer une des lois fondamentales de la Convention. Et, afin d'entraîner
l'Assemblée, il cita les manoeuvres indignes auxquelles nos ennemis
avaient recours pour décrier la Révolution et ses plus dévoués
défenseurs. Il donna notamment lecture de certains extraits d'une
feuille anglaise, intitulée _l'Étoile_ (_the Star_), envoyée
de Brest par Prieur (de la Marne), feuille pleine de calomnies atroces
contre les hommes de la Révolution, contre Jean-Bon Saint-André, entre
autres, et dans laquelle on rendait compte d'un bal masqué récemment
donné à Londres au Ranelagh. A ce bal, une femme, déguisée en Charlotte
Corday, sortie du tombeau et tenant à la main un poignard sanglant,
avait poursuivi toute la nuit un individu représentant Robespierre,
qu'elle jurait de _maratiser_ en temps et lieu. A cette citation,
un mouvement d'horreur se produisit dans l'Assemblée. Jouer à
l'assassinat des républicains français, c'étaient là distractions de
princes et d'émigrés.

Ce n'était pas la Terreur qu'on voulait tuer en Robespierre, c'était la
République elle-même. Après avoir flétri ces odieux passe-temps de
l'aristocratie et montré le sort réservé par nos ennemis aux membres du
gouvernement révolutionnaire, Barère termina en demandant le rapport du
considérant de la veille et l'ordre du jour sur toutes les motions
faites à propos du décret concernant le tribunal révolutionnaire. Ce que
l'Assemblée vota au milieu des plus vifs applaudissements[38].

[Note 38: _Moniteur_ du 26 prairial an II.]

Tout cela est-il assez clair, et persistera-t-on à représenter le décret
de prairial comme ayant été soumis à la Convention sans qu'il ait eu
l'assentiment de tous les membres du comité? L'opposition dont il fut
l'objet de la part de deux ou trois représentants vint des moins nobles
motifs et naquit d'appréhensions toutes personnelles. Quant à l'esprit
général du décret, il eut l'assentiment général; pas une voix ne
réclama, pas une objection ne fut soulevée. La responsabilité de cette
loi de prairial ne revient donc pas seulement à Robespierre ou à Couthon
en particulier, ou au comité de Salut public, mais à la Convention
nationale tout entière, qui l'a votée comme une loi de salut.




VI


Est-il vrai que, dès le lendemain même du jour où cette loi fut votée,
c'est-à-dire le 25 prairial, Robespierre ait, en plein comité, demandé
la mise en accusation ou, comme on dit, les têtes de Fouché, de Tallien
et de sept de leurs amis, et que le refus de ses collègues amena sa
retraite volontaire du comité? C'est ce qu'a prétendu le duc d'Otrante;
mais quelle âme honnête se pourrait résoudre à ajouter foi aux
assertions de ce scélérat vulgaire, dont le nom restera éternellement
flétri dans l'histoire comme celui de Judas? La vérité même paraîtrait
suspecte venant d'une telle source.

Mais si pareille demande eût été faite, est-ce que les membres des
anciens comités ne s'en fussent pas prévalus dans leur réponse aux
imputations de Lecointre? Comment! ils auraient arraché neuf
représentants du peuple à la férocité de Robespierre, et ils ne s'en
seraient pas fait un titre d'honneur aux yeux de la Convention, à
l'heure où on les poursuivait comme des proscripteurs? Or, à quoi
attribuent-ils le déchirement qui eut lieu au comité de Salut public?
Uniquement aux discussions--très problématiques--auxquelles aurait donné
lieu la loi de prairial. «Robespierre», disent-ils, «devint plus ennemi
de ses collègues, s'isola du comité et se réfugia aux Jacobins, où il
préparait, acérait l'opinion publique contre ce qu'il appelait les
conspirateurs connus et contre les opérations du comité[39].»

[Note 39: _Réponse des membres des deux anciens comités aux
imputations de Laurent Lecointre_, p. 39 et 109.]

Eh bien! la scission ne se produisit pas le 25 prairial, mais seulement
au commencement de messidor, comme cela résulte des propres aveux des
membres du comité, rapprochés de la déclaration de Maximilien. En effet,
ceux-là limitent à quatre décades la durée de ce qu'ils ont appelé la
retraite de Robespierre[40], et celui-ci dit très haut, à la séance du 8
thermidor, que la force de la calomnie et l'impuissance de faire le bien
l'avaient obligé de renoncer en quelque sorte depuis six semaines à ses
fonctions de membre du comité de Salut public. Quatre décades, six
semaines, c'est la même chose. Ce fut donc vers le 1er messidor que la
désunion se mit parmi les membres du comité. Chaque jour ici a son
importance.

[Note 40: _Ibid_., p. 44.]

Quelle fut la cause positive de cette désunion et comment les choses se
passèrent-elles? A cet égard, nous sommes réduits à de pures
conjectures, les vaincus de Thermidor ayant eu la bouche fermée par la
mort, et les anciens membres du comité s'étant entendus comme larrons en
foire pour se donner une apparence de raison contre leurs victimes.
Encore doit-on être étonné du vide de leurs accusations, qui tombent
d'elles-mêmes par suite des contradictions étranges et grossières
échappées à leurs auteurs. Nous dirons tout à l'heure à quoi l'on doit
attribuer vraisemblablement la brouille survenue parmi les membres du
comité, mais il faut ranger au nombre des plus lourds mensonges
historiques, la légende des neuf têtes--d'aucuns disent
trente--demandées par Robespierre à ses collègues, légende si légèrement
acceptée.

La vérité est que le nombre des misérables auxquels il aurait voulu
qu'on demandât compte de leurs rapines et du sang criminellement versé
par eux, s'élevait à peine à cinq ou six[41], et que les quelques
membres menacés s'ingénièrent, comme on le verra bientôt, pour grossir
indéfiniment ce chiffre, et firent circuler des listes fabriquées afin
de jeter l'épouvante au milieu de la Convention et de recruter par la
peur des ennemis à Maximilien. Nous allons bientôt tracer le tableau des
machinations infernales tramées dans l'ombre contre ce patriote intègre;
je ne sais s'il y a dans l'histoire exemple d'un aussi horrible complot.
Mais, auparavant, il convient de dire comment Robespierre avait mérité
l'animadversion de cette horde de scélérats, à la tête desquels on doit
ranger l'atroce Fouché, le mitrailleur de Lyon, et le _héros_
Tallien.

[Note 41: Voyez à cet égard le discours de Saint-Just dans la séance
du 9 thermidor.]

Robespierre professait depuis fort longtemps, un souverain mépris pour
Tallien, ce véritable histrion de la Révolution. Une lettre qu'il reçut
de lui, le lendemain même du jour où il l'avait si hautement flétri en
pleine Convention, n'était pas de nature à le relever dans son opinion.
«L'imposture soutenue par le crime..., ces mots terribles et injustes,
Robespierre, retentissent encore dans mon âme ulcérée. Je viens, avec la
franchise d'un homme de bien, te donner quelques éclaircissements....»
écrivait Tallien, le 25 prairial.--La franchise d'un homme de bien!...
Ces mots, sous la plume de Tallien, durent singulièrement faire sourire
Robespierre. Dans cette lettre, dictée par la frayeur, Tallien se
donnait comme un ami constant de la justice, de la vérité et de la
liberté. Les intrigants seuls avaient pu, disait-il, susciter des
préventions contre lui, mais il offrait sa conduite tout entière à
l'examen de ses concitoyens. Ce n'était pas la crainte qui lui inspirait
ce langage, ajoutait-il, par une sorte d'antiphrase où il essayait
vainement de dissimuler sa lâcheté, mais bien le désir de servir sa
patrie et de mériter l'estime de ses collègues[42].

[Note 42: Courtois s'est bien gardé de publier cette lettre.
Voyez-la dans les _Papiers inédits_, t. I, p. 115.]

Robespierre ne répondit pas. Trois jours après, le même Tallien
s'adressait en ces termes à Couthon: «Je t'adresse, mon cher Couthon,
l'exposé justificatif dont je t'ai parlé dans ma lettre d'hier. Je te
prie de bien vouloir le mettre sous les yeux du comité. Si tu pouvois me
recevoir à l'issue de ton dîner, je serois bien aise de causer un
instant avec toi et de te demander un conseil d'ami. La trop confiante
jeunesse a besoin d'être guidée par l'expérience de l'âge mûr[43].» Au
moment où Tallien s'exprimait ainsi, il conspirait la perte de
Maximilien. Il est bon de dire maintenant par quelle série de méfaits
cet ancien secrétaire de la commune de Paris s'était rendu suspect, non
pas seulement à Robespierre, mais au comité de Salut public tout entier.

[Note 43: Cette lettre, également supprimée par les Thermidoriens,
faisait partie de la collection Portiez (de l'Oise). On y lit en
post-scriptum: «Si le comité désire quelques explications verbales, je
suis prêt à les lui donner; je resterai à la Convention jusqu'à la fin
de la séance.» M. Louis Blanc en a donné un extrait dans son _Histoire
de la Révolution_, t. XI, p. 171.]




VII


Envoyé en mission à Bordeaux, Tallien s'y était montré tout d'abord,
comme son collègue Baudot, un des plus terribles agents de la Terreur.
Non content de faire tomber les têtes des meneurs contre-révolutionnaires,
et «de saigner fortement la bourse des riches égoïstes,» il montait à
l'assaut des clochers, dépouillait les églises de leur argenterie,
arrachait aux prêtres des actes d'abjuration[44], et jetait l'épouvante
dans toutes les consciences, en violant effrontément la liberté des
cultes.

[Note 44: Voy. à ce sujet une lettre curieuse d'Ysabeau et de
Tallien au club des Jacobins, en date du 29 brumaire, dans le
_Moniteur_ du 12 frimaire (2 décembre 1793).]

Tout à coup on vit, comme par enchantement, tomber ce zèle exagéré. Le
farouche proconsul se fit le plus doux des hommes, et bientôt, à la
place d'un austère envoyé de la Convention, Bordeaux posséda une sorte
de satrape asiatique. Sous quelle mystérieuse influence s'était donc
opéré ce changement subit? Ah! c'est que, dans le coeur du patriote
Tallien, une autre affection avait pris la place de celle de la
République. Fasciné par les charmes de Thérézia Cabarrus, qui, après
avoir habité successivement Boulogne-sur-Mer et Paris, s'était rendue à
Bordeaux afin de terminer l'affaire de son divorce avec son premier
mari, le terrible Tallien était devenu en quelque sorte l'espoir des
contre-révolutionnaires et des royalistes. Le régime de la clémence
succéda aux barbaries passées; mais clémence pour les riches surtout; la
liberté devint vénale. S'il faut en croire l'espion Senar, la Cabarrus
tenait chez elle bureau de grâces où l'on traitait à des prix excessifs
du rachat des têtes[45]. Ce qu'il y a de vrai peut-être, selon nous,
dans cette accusation terrible, c'est que la citoyenne Thérézia
acceptait de magnifiques présents des familles riches auxquelles elle
rendait service, et dont certains membres lui durent la vie. Son empire
sur Tallien était sans bornes. Par lui elle obtint une concession de
salpêtre, source de revenus considérables[46]. Ne fallait-il pas
subvenir au faste tout à fait royal dans lequel vivaient l'amant et la
maîtresse? Tallien, comme son collègue Ysabeau, avait chevaux et
voitures, l'équipage d'un ci-devant noble; il avait sa loge au théâtre,
et sa place marquée dans tous les lieux publics[47]. Les denrées les
plus exquises, les meilleurs vins, un pain blanc comme la neige étaient
mis en réquisition pour le service des représentants[48]. Théâtrale dans
toutes ses actions, la citoyenne Thérézia Cabarrus aimait à se montrer
en public auprès du tout-puissant proconsul. Vêtue à l'antique, la tête
affublée d'un bonnet rouge d'où s'échappaient des flots de cheveux
noirs, tenant d'une main une pique, et de l'autre s'appuyant sur
l'épaule de son amant, elle se plaisait à se promener en voiture
découverte dans les rues de la ville et à se donner en spectacle à la
population bordelaise[49]. Cela n'étonne guère quand on se rappelle les
excentricités auxquelles se livra plus tard Mme Tallien lorsque, reine
de la mode, elle habita Paris, où l'on put admirer, aux Tuileries, ses
charmes nus livrés à la curiosité obscène du premier venu.

[Note 45: _Mémoires_ de Senar, p. 201. Nous avons dit ailleurs
pourquoi la seule partie des Mémoires de Senar qui nous paraisse mériter
quelque créance est celle qui concerne Tallien. Voy. notre _Histoire
de Saint-Just_, livre V, chapitre II.]

[Note 46: Rapport de Boulanger sur l'arrestation de la citoyenne
Cabarrus. _Papiers inédits_, t. I, p. 269.]

[Note 47: Voy. ce que dit Jullien dans une lettre à Saint-Just en
date du 25 prairial, publiée sous le numéro CVII, à la suite du rapport
de Courtois, et dans les _Papiers inédits_, t. III, p. 37.]

[Note 48: Rapprocher à cet égard les _Mémoires_ de Senar, p.
199, et l'_Histoire impartiale_, par Prudhomme, t. V, p. 436, des
lettres de Jullien à Robespierre sur l'existence des représentants à
Bordeaux.]

[Note 49: _Mémoires_ de Senar, p. 199.]

Les deux amants n'étaient pas moins luxueux dans leur intérieur. Un
personnage de l'ancien régime, le marquis de Paroy, nous a laissé une
description curieuse du boudoir de la ci-devant marquise de Fontenay
qu'il avait eu l'occasion de voir en allant solliciter auprès d'elle en
faveur de son père, détenu à la Réole. «Je crus», dit-il, «entrer dans
le boudoir des muses: un piano entr'ouvert, une guitare sur le canapé,
une harpe dans un coin ... une table à dessin avec une miniature
ébauchée,--peut-être celle du patriote Tallien--un secrétaire ouvert,
rempli de papiers, de mémoires, de pétitions; une bibliothèque dont les
livres paraissaient en désordre, et un métier à broder où était montée
une étoffe de satin[50]...»

[Note 50: Voy. la _Biographie universelle_, à l'art. PRINCESSE
DE CHIMAY.]

Dès le matin, la cour de l'hôtel où demeuraient les deux amants était
encombrée de visiteurs, qui attendaient le lever du fastueux commissaire
de la Convention. La belle Espagnole--car Thérézia était
Espagnole--avait imaginé, afin de distraire Tallien de ses occupations
patriotiques, de paraître désirer vivement son portrait. Le plus habile
peintre de la ville avait été chargé de l'exécution, les séances avaient
été adroitement prolongées, et par cet _ingénieux artifice_
Thérézia était parvenue à si bien occuper son amant qu'il avait oublié
l'objet de sa mission.

C'est du moins ce qu'a bien voulu nous apprendre un admirateur
enthousiaste de la citoyenne Cabarrus. Ordre exprès de ne laisser entrer
personne avait été donné aux domestiques. Cependant, un jour, le
directeur du théâtre, Lemayeur, parvint à forcer la consigne, et il
trouva «Tallien mollement assis dans un boudoir, et partagé entre les
soins qu'il donnait au peintre et les sentiments dont il était animé
pour la belle Cabarrus»[51]. Ainsi la République entretenait quatorze
armées, le sang de toute la jeunesse française coulait à flots sur nos
frontières dévastées, Saint-Just et Le Bas sur le Rhin et dans le Nord,
Jean-Bon Saint-André sur les côtes de l'Océan, Cavaignac dans le Midi,
Bô dans la Vendée, et tant d'autres, s'épuisaient en efforts héroïques
afin de faire triompher la sainte cause de la patrie, le comité de Salut
public se tenait jour et nuit courbé sous un labeur écrasant, la
Convention nationale enfin frappait le monde d'épouvanté et
d'admiration, tout cela pour que le voluptueux Tallien oubliât dans les
bras d'une femme aux moeurs équivoques les devoirs sévères imposés par
la République aux députés en mission.

[Note 51: _Les Femmes célèbres de 1789 à 1795, et de leur
influence dans la Révolution_, par C. Lairtullier, t. II, p. 286.]

Ah! ces devoirs, le jeune envoyé du comité de Salut public, l'ami dévoué
de Maximilien, le fils du représentant Jullien (de la Drôme), les
comprenait autrement. «J'ai toujours suivi dans ma mission», écrivait-il
de Bordeaux à Robespierre, le 1er floréal (20 avril 1794), «le même
système, que, pour rendre la Révolution aimable, il falloit la faire
aimer, offrir des actes de vertu, des adoptions civiques, des mariages,
associer les femmes à l'amour de la patrie et les lier par de solennels
engagements[52].»

[Note 52: Voy. cette lettre dans les _Papiers inédits_, t. III,
p. 5, et à la suite du rapport de Courtois sous le numéro CVII
_a_.]

La conduite de Tallien n'avait pas été sans être dénoncée au comité de
Salut public. Obligé d'obéir à un ordre de rappel, l'amant de Thérézia
Cabarrus partit, assez inquiet sur son propre compte et sur celui de la
femme à laquelle il avait sacrifié les intérêts de la patrie. Il se
plaignit à la Convention d'avoir été calomnié[53], et, pour le moment,
l'affaire en resta là. Mais, tremblant toujours pour sa maîtresse, qui,
en sa qualité d'étrangère et de femme d'un ex-noble, pouvait être deux
fois suspecte, il eut recours à un singulier stratagème afin de la
mettre à l'abri de tout soupçon. Il lui fit adresser de Bordeaux, où il
l'avait provisoirement laissée, une longue pétition à la Convention
nationale, pétition très certainement rédigée par lui, et dans laquelle
elle conjurait l'Assemblée d'ordonner à toutes les jeunes filles
d'aller, avant de prendre un époux, passer quelque temps «dans les
asiles de la pauvreté et de la douleur pour y secourir les malheureux».
Elle-même, qui était mère et déjà _n'était plus épouse_, mettait,
disait-elle, toute son ambition à être une des premières à se consacrer
à ces _ravissantes fonctions_[54].

[Note 53: Séance du 22 ventôse (12 mars 1794). _Moniteur_ du 25
ventôse.]

[Note 54: Voyez cette pétition dans le _Moniteur_ du 7 floréal
an II (26 avril 1794), séance de la Convention du 5 floréal.]

La Convention ordonna la mention honorable de cette adresse au
_Bulletin_ et la renvoya aux comités de Salut public et
d'instruction. La citoyenne Thérézia Cabarrus s'en tint, bien entendu, à
ces vaines protestations de vertu républicaine. Quant au comité de Salut
public, il n'eut garde de se laisser prendre à cette belle prose, où il
était si facile de reconnaître la manière ampoulée de Tallien, et,
voulant être complètement renseigné sur les opérations de ce dernier, il
renvoya à Bordeaux, par un arrêté spécial, son agent Jullien, qui en
était revenu depuis peu[55]. Les renseignements recueillis par lui
furent assurément des plus défavorables, car, le 11 prairial, en
adressant à Robespierre l'extrait d'une lettre menaçante de Tallien au
club national de Bordeaux, Jullien écrivait: «Elle coïncide avec le
départ de la Fontenay, que le comité de Salut public aura sans doute
fait arrêter»; et quatre jours plus tard, le 15 prairial, il mandait
encore à Maximilien: «La Fontenay doit maintenant être en état
d'arrestation.» Il croyait même que Tallien l'était aussi[56]. Il se
trompait pour l'amant; mais quant à la maîtresse, elle était en effet
arrêtée depuis trois jours.

[Note 55: Arrêté du 29 floréal an II, signé: Carnot, Robespierre,
Billaud-Varenne et Barère (_Archives_, A F, II, 58).]

[Note 56: Voyez ces deux lettres dans les _Papiers inédits_, t.
III, p. 32 et 30, et à la suite du rapport de Courtois, sous les numéros
CVII _h_ et CVII _g_. Si Jullien fils ne monta pas sur l'échafaud
au lendemain de Thermidor, ce ne fut pas la faute de Tallien,
qui, lorsqu'il fut entré dans le comité de Salut public, s'empressa de
le faire jeter en prison. «Paris, le 28 thermidor. Le comité de Salut
public arrête que le citoyen Jullien fils, adjoint à la commission de
l'instruction publique, et précédemment agent du comité de Salut public,
est destitué de ses fonctions, qu'il sera mis en arrestation, et que les
scellés seront apposés sur ses papiers. Collot-d'Herbois, Tallien,
Eschasseriaux, Treilhard, Bréard, G.-A. Prieur.» (_Archives_, A F,
II, 60.)--Si terrible fut le coup d'État de Thermidor, et si violente
fut la réaction pendant de longues années, que les plus chers amis de
Robespierre n'osaient plus avouer leur intimité avec lui. Jullien fils,
pendant la grande période révolutionnaire, avait donné, malgré son
extrême jeunesse, les preuves d'un talent, d'une honnêteté et d'une
modération qui l'avaient rendu cher à Robespierre, que lui-même à tout
propos il appelait _son bon ami_. Eh bien! lui aussi, il renia ce
_bon ami_, si nous devons nous en rapporter à une lettre de
l'ingénieur Jullien, son fils, lettre où nous lisons ces lignes: «Mon
père a très peu connu Robespierre; je crois même lui avoir entendu dire
qu'il ne l'avait vu qu'une ou deux fois. C'est mon grand-père Jullien
(de la Drôme), député à la Convention, qui seul a connu Robespierre....»
Or il suffit des citations par nous faites d'extraits de lettres de
Jullien fils à Robespierre pour qu'il n'y ait pas de doute possible sur
leur parfaite intimité,--intimité, du reste, aussi honorable pour l'un
que pour l'autre. Quant aux lettres de Robespierre à Jullien, elles ont
été supprimées par les Thermidoriens, et pour cause. Maintenant, on peut
voir, par l'extrait de la lettre de l'ingénieur Jullien, combien, dans
la génération qui nous a précédés, les hommes mêmes les plus distingués
sont peu au courant des choses de la Révolution.]

Contrainte par le représentant du peuple Ysabeau de quitter Bordeaux à
cause des intrigues auxquelles on la voyait se livrer, Thérézia était
accourue à Fontenay-aux-Roses, dans une propriété de son premier mari,
où elle avait reçu de fréquentes visites de Tallien. Souvent elle était
venue dîner avec lui à Paris chez le restaurateur Méot. Tallien avait
pour ami Taschereau-Fargues, commensal de la maison Duplay, et
admirateur enthousiaste de Robespierre; ce qui ne l'empêchera pas, après
Thermidor, de le déchirer à belles dents. Ce Taschereau proposa à
Tallien de loger sa maîtresse, quand elle viendrait à Paris, rue de
l'Union, aux Champs-Élysées, dans une maison appartenant à Duplay, et
qu'on pouvait en conséquence regarder comme un lieu de sûreté. Mais déjà
le comité de Salut public avait lancé contre Thérézia Cabarrus un mandat
d'arrestation. Avertie par Taschereau, elle courut se réfugier à
Versailles; il était trop tard: elle y fut suivie de près et arrêtée,
dans la nuit du 11 au 12 prairial, par les généraux La Vallette et
Boulanger[57].

[Note 57: Le mandat d'arrestation est de la main de Robespierre, et
porte, avec sa signature, celles de Billaud-Varenne, de Collot-d'Herbois
et de Barère.]

L'impunité assurée à Tallien par la catastrophe de Thermidor,
l'influence énorme qu'il recueillit de sa participation à cet odieux
guet-apens, n'empêchèrent pas, à diverses reprises, des bouches
courageuses de lui cracher ses méfaits à la face. «Entrons en lice,
Tallien et moi», s'écria un jour Cambon. «Viens m'accuser, Tallien; je
n'ai rien manié, je n'ai fait que surveiller; nous verrons si dans les
opérations particulières tu as porté le même désintéressement; nous
verrons si, au mois de septembre, lorsque tu étais à la commune, tu n'as
pas donné ta griffe pour faire payer une somme d'un million cinq cent
mille livres dont la destination te fera rougir. Oui, je t'accuse,
monstre sanguinaire, je t'accuse ... on m'appellera robespierriste si
l'on veut ... je t'accuse d'avoir trempé tes mains, du moins par tes
opinions, dans les massacres commis dans les cachots de Paris[58]!» Et
cette sanglante apostrophe fut plusieurs fois interrompue par les
applaudissements. «Nous n'avons pas les trésors de la Cabarrus, nous»!
cria un jour à Tallien Duhem indigné[59].

[Note 58: Séance du 18 brumaire an III, _Moniteur_ du 20
brumaire (10 novembre 1794).]

[Note 59: Séance du 11 nivôse an III. Voyez le _Moniteur_ du 13
nivôse (2 janvier 1795).]

Maintenant, que des romanciers à la recherche de galantes aventures, que
de pseudo-historiens s'évertuent à réhabiliter Tallien et Thérézia
Cabarrus, c'est chose qu'à coup sûr ne leur envieront pas ceux qui ont
au coeur l'amour profond de la patrie et le respect des moeurs, et qui
ne peuvent pas plus s'intéresser à l'homme dont la main contribua si
puissamment à tuer la République qu'à la femme dont la jeunesse
scandaleuse indigna même l'époque corrompue du Directoire. N'est-ce pas
encore un des admirateurs de Thérézia qui raconte qu'un jour qu'elle se
promenait sur une promenade publique, les bras et les jambes nus, et la
gorge au vent, ses nudités attroupèrent la populace, laquelle, n'aimant
ni les divorces ni les apostasies, se disposait à se fâcher tout rouge?
Thérézia eût couru grand risque d'essuyer un mauvais traitement si, par
bonheur, un député de sa connaissance ne fût venu à passer juste à temps
pour la recueillir dans sa voiture[60]. «Notre-Dame de Thermidor»,
disaient en s'inclinant jusqu'à terre les beaux esprits du temps, les
courtisans de la réaction, quand par exemple la citoyenne
Fontenay-Cabarrus, devenue Mme Tallien, apparaissait au bal des
victimes. Ah! laissons-le lui ce nom de Notre-Dame de Thermidor, elle
l'a bien gagné. N'a-t-elle pas présidé à l'orgie blanche, cynique et
sans frein, où l'on versait, pour se désaltérer, non plus le sang des
conspirateurs, des traîtres, des ennemis de la Révolution, mais celui
des meilleurs patriotes et des plus dévoués défenseurs de la liberté?
N'a-t-elle pas été la reine et l'idole de tous les flibustiers,
financiers, agioteurs, dilapidateurs de biens nationaux et renégats qui
fleurirent au beau temps du Directoire? Oui, c'est bien la Dame de
Thermidor, l'héroïne de cette journée où la Révolution tomba dans
l'intrigue, où la République s'abîma dans une fange sanglante.

[Note 60: _Les Femmes célèbres_, par Lairtullier, t. II, p. 3
et 5.]

On avait, en prairial, comme on l'a vu, songé à donner pour asile à
Thérézia Cabarrus une maison des Champs-Élysées appartenant à Duplay. Ce
nom amène sous ma plume un rapprochement bien naturel et qui porte en
soi un enseignement significatif. A l'heure où, libre, fêtée, heureuse,
la ci-devant marquise de Fontenay payait en sourires les têtes coupées
dans les journées des 10, 11 et 12 thermidor et se livrait aux baisers
sanglants de son héros Tallien, une des filles de Duplay était jetée
dans les cachots de la Terreur thermidorienne avec son enfant à la
mamelle: c'était la femme du député Le Bas, le doux et héroïque ami de
Robespierre, une honnête femme celle-là! Une nuit, à la prison de
Saint-Lazare, où elle avait été déposée, le geôlier vint la réveiller en
sursaut. Deux inconnus, envoyés par quelque puissant personnage du jour,
la demandaient. Elle s'habilla à la hâte et descendit. On était chargé
de lui dire que si elle consentait à quitter le nom de son mari, elle
pourrait devenir la femme d'un autre député; que son fils,--le futur
précepteur de l'empereur Napoléon III--alors âgé de six semaines à
peine, serait adopté comme enfant de la patrie, enfin qu'on lui
assurerait une existence heureuse. Mme Le Bas était une des plus
charmantes blondes qu'on pût voir, la grâce et la fraîcheur mêmes.
«Allez dire à ceux qui vous envoient», répondit-elle, «que la veuve Le
Bas ne quittera ce nom sacré que sur l'échafaud.»--«J'étais», a-t-elle
écrit plus tard, «trop fière du nom que je portais, pour l'échanger même
contre une vie aisée[61].» Demeurée veuve à l'âge de vingt-trois ans,
Elisabeth Duplay se remaria, quelques années après, à l'adjudant général
Le Bas, frère de son premier mari, et elle garda ainsi le nom qui était
sa gloire. Elle vécut dignement, et tous ceux qui l'ont connue, belle
encore sous sa couronne de cheveux blancs, ont rendu témoignage de la
grandeur de ses sentiments et de l'austérité de son caractère. Elle
mourut dans un âge avancé, toujours fidèle au souvenir des grands morts
qu'elle avait aimés, et dont, jusqu'à son dernier jour, elle ne cessa
d'honorer et de chérir la mémoire. Quant à la Dame de Thermidor,
Thérézia Cabarrus, ex-marquise de Fontenay, citoyenne Tallien, puis
princesse de Chimay, on connaît l'histoire de ses trois mariages, sans
compter les intermèdes. Elle eut, comme on sait, trois maris vivants à
la fois. Comparez maintenant les deux existences, les deux femmes, et
dites laquelle mérite le mieux le respect et les sympathies des gens de
bien.

[Note 61: Manuscrit de Mme Le Bas.]




VIII


On sait à quoi s'en tenir désormais sur Tallien, _le sauveur de la
France_, suivant les enthousiastes de la réaction. N'omettons pas de
dire qu'il fut le défenseur de Jourdan Coupe-Tête au moment où celui-ci
fut appelé à rendre compte de ses nombreux forfaits au tribunal
révolutionnaire. Du 24 prairial au 9 thermidor, on n'entendit plus
parler de lui. Pendant ce temps-là, il fit son oeuvre souterraine.
Courtier de calomnies, il s'en allait de l'un à l'autre, colportant le
soupçon et la crainte, tirant profit de l'envie chez celui-ci, de la
peur chez celui-là, et mettant au service de la contre-révolution même
sa lâcheté et ses rancunes[62].

[Note 62: Un des coryphées de la réaction thermidorienne, Tallien se
vit un moment, sous le Directoire, repoussé comme un traître par les
républicains et par les royalistes à la fois. Emmené en Egypte, comme
_savant_, par Bonaparte, il occupa sous le gouvernement impérial
des fonctions diplomatiques, et mourut oublié sous la Restauration et
pensionné par elle.]

Mais Tallien n'était qu'un bouffon auprès du sycophante Fouché. Saluons
ce grand machiniste de la conspiration thermidorienne; nul plus que lui
ne contribua à la perte de Robespierre; il tua la République en
Thermidor par ses intrigues, comme il tua l'Empire en 1815. Une place
d'honneur lui est certainement due dans l'histoire en raison de la part
considérable pour laquelle il a contribué aux malheurs de notre pays.
Rien du reste ne saurait honorer davantage la mémoire de Robespierre que
l'animadversion de Fouché et les circonstances qui l'ont amenée.

Ses relations avec lui remontaient à une époque antérieure à la
Révolution; il l'avait connu à Arras, où le futur mitrailleur de Lyon
donnait alors des leçons de philosophie. Fouché s'était jeté avec ardeur
dans le mouvement révolutionnaire, bien décidé à moissonner largement
pour sa part dans ce champ ouvert à toutes les convoitises. Ame vénale,
caractère servile, habile à profiter de toutes les occasions capables de
servir sa fortune, il s'était attaché à Robespierre à l'heure où la
faveur populaire semblait désigner celui-ci comme le régulateur obligé
de la Révolution. L'idée de devenir le beau-frère du glorieux tribun
flattait alors singulièrement son amour-propre, et il mit tout en oeuvre
pour se faire agréer de Charlotte. Sa figure repoussante pouvait être un
obstacle, il parvint à charmer la femme à force d'esprit et d'amabilité.
Charlotte était alors âgée de trente-deux ans, et, sans être d'une
grande beauté, elle avait une physionomie extrêmement agréable; mais,
comme il est fort probable, Fouché ne vit en elle que la soeur de
Robespierre. Charlotte subordonna son consentement à l'autorisation de
son frère, auquel elle parla des avances de Fouché. Plein d'illusions
encore sur ce dernier, et confiant dans la sincérité de sa foi
démocratique, Maximilien ne montra aucune opposition à ce mariage[63].
La sanguinaire conduite de Fouché dans ses missions brisa tout.

[Note 63: _Mémoires de Charlotte Robespierre_, p. 123. Les
relations de Charlotte et de Fouché ont donné lieu à d'infâmes propos,
et l'on a prétendu qu'elle avait été sa maîtresse. M. Michelet, en
accueillant la calomnie, aurait dû tenir compte des protestations
indignées d'une femme, aigrie et triste si l'on veut, mais à qui l'on
n'a à reprocher ni dépravation, ni vénalité. (Voy. _Mémoires de
Charlotte_, p. 125.)]

Après la prise de Lyon, Couthon avait exécuté avec une extrême
modération les rigoureux décrets rendus par la Convention nationale
contre la ville rebelle. A la place de ce proconsul, dont les moyens
avaient été trouvés trop doux, on avait envoyé Collot-d'Herbois et
Fouché, deux messagers de mort. Aussi le départ du respectable ami de
Robespierre donna-t-il lieu à de longs et profonds regrets. «Ah? si le
vertueux Couthon fût resté à la Commune-Affranchie, que d'injustices de
moins![64]» Citons également cet extrait d'une autre lettre adressée à
Robespierre: «Je t'assure que je me suis senti renaître, lorsque l'ami
sûr et éclairé qui revenait de Paris, et qui avait été à portée de vous
étudier dans vos bureaux, m'a assuré que, bien loin d'être l'ami intime
de Collot-d'Herbois, tu ne le voyais pas avec plaisir dans le comité de
Salut public[65]....» Collot d'Herbois et Fouché, c'est tout un.

[Note 64: Lettre de Cadillot. Voyez _Papiers inédits_, t. II,
p. 139, et numéro CVI, à la suite du rapport de Courtois.]

[Note 65: Lettre en date du 20 messidor, citée plus haut. (Voy.
_Papiers inédits_, t. I, p. 144, et numéro CV, à la suite du
rapport de Courtois.)]

Prédestiné à la police, Fouché écrivait de Nevers à son ami Chaumette,
dès le mois d'octobre 1793: «Mes mouchards m'ont procuré d'heureux
renseignements, je suis à la découverte d'un complot qui va conduire
bien des scélérats à l'échafaud.... Il est nécessaire de s'emparer des
revenus des aristocrates, d'une manière ou d'une autre....» Un peu plus
tard, le 30 frimaire, il lui écrivait de Lyon, afin de se plaindre que
le comité de Salut public eût suspendu l'exécution des mesures prises
par lui pour saisir tous les trésors des départements confiés à sa
surveillance, et il ajoutait: «Quoi qu'il en soit, mon ami, cela ne peut
diminuer notre courage et notre fermeté. _Lyon ne sera plus_, cette
ville corrompue disparaîtra du sol républicain avec tous les
conspirateurs[66].» Qui ne connaît les atrocités commises à Lyon par les
successeurs de Couthon, et qui ne frémit à ce souvenir sanglant?

[Note 66: Les originaux de ces deux lettres, inédites toutes deux,
sont aux _Archives_, F 7, 1435, liasse A.]

Collot-d'Herbois parti, on aurait pu espérer une diminution de rigueurs;
mais Fouché restait, et, le 21 ventôse (11 mars 1794), il écrivait à la
Convention nationale: «... Il existe encore quelques complices de la
révolte lyonnaise, nous allons les lancer sous la foudre; il faut que
tout ce qui fit la guerre à la liberté, tout ce qui fut opposé à la
République, ne présente aux yeux des républicains que des cendres et des
décombres[67]....» Les cris et les plaintes des victimes avaient
douloureusement retenti dans le coeur de Maximilien. Son silence glacial
à l'égard de Collot-d'Herbois, son obstination à ne point répondre à ses
lettres, tout démontre qu'il n'approuvait nullement les formes
expéditives qu'apportaient dans leurs missions les sauvages exécuteurs
des décrets de la Convention. Lui cependant ne pouvait rester plus
longtemps sourd aux gémissements dont les échos montaient incessamment
vers lui: «Ami de la liberté, défenseur intrépide des droits du peuple»,
lui écrivait encore un patriote de Lyon, «c'est à toi que je m'adresse,
comme au républicain le plus intact. Cette ville fut le théâtre de la
contre-révolution et déjà la plupart des scélérats ne respirent plus....
Mais malheureusement beaucoup d'innocents y sont compris.... Porte ton
attention, et promptement, car chaque jour en voit périr.... Le tableau
que je te fais est vrai et impartial, et on en fait beaucoup de faux....
Mon ami ... on attend de toi la justice à qui elle est due, et que cette
malheureuse cité soit rendue à la République.... Dans tes nombreuses
occupations, n'oublie pas celle-ci[68].» Le 7 germinal (27 mars 1794),
c'est-à-dire moins de quinze jours après la réception de la lettre où
Fouché parlait de lancer sous la foudre les derniers complices de la
révolte lyonnaise, Robespierre le faisait brusquement rappeler par un
ordre du comité de Salut public[69].

[Note 67: Lettre citée par Courtois, à la suite de son rapport, sous
le numéro XXV.]

[Note 68: Lettre non citée par Courtois. L'original est aux
_Archives_, F 7, 4435, liasse O.]

[Note 69: Arrêté signé: Robespierre, Carnot, Collot-d'Herbois,
Billaud-Varenne, Barère, C.-A. Prieur, Saint-Just et Couthon. Il est
tout entier de la main de Robespierre. _Archives_, A F, II. 58.]

A peine de retour à Paris, Fouché courut chez Maximilien pour avoir une
explication. Charlotte était présente à l'entrevue. Voici en quels
termes elle a elle-même raconté cette scène: «Mon frère lui demanda
compte du sang qu'il avait fait couler et lui reprocha sa conduite avec
une telle énergie d'expression que Fouché était pâle et tremblant. Il
balbutia quelques excuses, et rejeta les mesures cruelles qu'il avait
prises sur la gravité des circonstances. Robespierre lui répondit que
rien ne pouvait justifier les cruautés dont il s'était rendu coupable;
que Lyon, il est vrai, avait été en insurrection contre la Convention
nationale, mais que ce n'était pas une raison pour faire mitrailler en
masse des ennemis désarmés.» A partir de ce jour, le futur duc
d'Otrante, le futur ministre de la police impériale, devint le plus
irréconciliable ennemi de Robespierre.




IX


Dès le 23 prairial (11 juin 1794), une réclamation de la société
populaire de Nevers fournit à Maximilien l'occasion d'attaquer très
énergiquement Fouché au club des Jacobins, dont Fouché lui-même était
alors président. Les pétitionnaires se plaignaient des persécutions et
des exécutions dont les patriotes étaient victimes dans ce département
où Fouché avait été en mission. Celui-ci rejeta tout sur Chaumette,
frappé après Hébert et Danton.

«Il ne s'agit pas, s'écria Robespierre, de jeter à présent de la boue
sur la tombe de Chaumette.... Il en est d'autres qui paraissent tout de
feu pour défendre le comité de Salut public et qui aiguisent contre lui
les poignards.» C'était l'heure, ne l'oublions pas, où s'ourdissait
contre Maximilien la plus horrible des machinations, et déjà sans doute
Robespierre soupçonnait Fouché d'en être l'agent le plus actif. Quant à
lui, ne séparant pas sa cause de celle de la Convention nationale et du
gouvernement, dont elle était le centre, disait-il, il engageait
fortement les vrais patriotes, ceux qui, dans la carrière de la
Révolution, n'avaient cherché que le bien public, à se rallier autour de
l'Assemblée et du comité de Salut public, à se tenir plus que jamais sur
leurs gardes et à étouffer les clameurs des intrigants. Aux patriotes
opprimés il promit la protection du gouvernement, résolu à combattre de
tout son pouvoir la vertu persécutée. «La première des vertus
républicaines», s'écria-t-il en terminant, «est de veiller pour
l'innocence. Patriotes purs, on vous fait une guerre à mort,
sauvez-vous, sauvez-vous avec les amis de la liberté». Cette rapide et
éloquente improvisation fut suivie d'une violente explosion
d'applaudissements. Fouché, atterré, balbutia à peine quelques mots de
réponse[70].

[Note 70: Voir, pour cette séance, le _Moniteur_ du 20 prairial
an II (16 juin 1794) et le _Journal de la Montagne_, numéro 47 du
t. III.]

Il n'eut plus alors qu'une pensée, celle de la vengeance. Attaquer
Robespierre de front, c'était difficile; il fallait aller à lui par des
chemins ténébreux, frapper dans l'ombre sa réputation, employer contre
lui la ruse, l'intrigue, la calomnie, le mensonge, tout ce qui, en un
mot, révolte la conscience humaine. Fouché et ses amis ne reculèrent pas
devant cette oeuvre de coquins. On a parlé de la conjuration de
Robespierre, et un écrivain en a même écrit l'histoire, si l'on peut
profaner ce nom d'écrivain en l'appliquant au misérable qui a signé cet
odieux pamphlet[71]. La conjuration de Robespierre! c'est là une de ces
bouffonneries, une de ces mystifications dont il est impossible d'être
dupe si l'on n'y met une excessive bonne volonté; mais ce qui est bien
avéré, c'est la conjuration contre Robespierre, c'est cette conspiration
d'une bande de scélérats contre l'austère tribun.

[Note 71: _Histoire de la conjuration de Robespierre_, par
Montjoie.]

On chercherait en vain dans l'histoire des peuples l'exemple d'un si
horrible complot. Les conjurés, on les connaît. A Fouché et à Tallien il
faut ajouter Rovère, le digne associé de Jourdan Coupe-Tête dans le
trafic des biens nationaux; les deux Bourdon, déjà nommés; Guffroy, le
journaliste à la feuille immonde et sanglante; Thuriot, un de de ceux
qui, avec Montaut, avait le plus insisté pour le renvoi des
soixante-treize girondins devant le tribunal révolutionnaire[72]; enfin
Lecointre, Legendre et Fréron. Ces trois derniers méritent une mention
particulière. Lecointre était ce marchand de toiles qui commandait la
garde nationale de Versailles aux journées des 5 et 6 octobre. La
dépréciation de ses marchandises contribua sans doute quelque peu à
refroidir son ardeur révolutionnaire; cependant ses spéculations comme
accapareur paraissent avoir largement compensé ses pertes comme
commerçant[73]. Extrême en tout, Laurent Lecointre fut d'abord un
révolutionnaire forcené, et il devint plus tard le boule-dogue de la
réaction. Toutefois, tant que vécut Robespierre, il se tint sur une
réserve prudente, et ce fut seulement un mois après sa chute qu'il se
vanta d'avoir pris part à une conjuration formée contre lui dès le 5
prairial. C'était du reste un des intimes de Fouquier-Tinville. Le jour
où l'accusateur public fut mandé à la barre de la Convention, après le 9
thermidor, Lecointre s'écria en le voyant: «Voilà un brave homme, un
homme de mérite»[74]. Les Thermidoriens étaient donc loin de considérer
Fouquier comme une créature de Robespierre.

[Note 72: Après le coup d'État de Brumaire, Thuriot _de La
Rosière_ fut, par la grâce de Sieyès, nommé juge au tribunal criminel
de la Seine. Il était en 1814 substitut de l'avocat général à la cour de
Cassation.]

[Note 73: Voyez à cet égard l'accusation formelle de Billaud-Varenne
dans sa _Réponse à Lecointre_, p. 40.]

[Note 74: Ce fut Louchet qui, après Thermidor, reprocha à Lecointre
ses relations avec Fouquier. A quoi Lecointre répondit, après avoir
avoué qu'il avait eu Fouquier-Tinville à dîner chez lui, en compagnie de
Merlin (de Thionville), qu'il ne pouvait pas regarder comme coupable un
homme proposé, trois jours auparavant, comme accusateur public par le
comité de Salut public régénéré. (Voy. les _Crimes des sept membres
des anciens comités_, p. 75.)]

Quant à Legendre ... qui ne connaît le fameux boucher? Il y a de lui un
fait atroce. Dans la journée du 25 prairial, il reçut de Roch
Marcandier, vil folliculaire dont nous avons déjà eu l'occasion de
parler, une lettre par laquelle cet individu, réduit à se cacher depuis
un an, implorait sa commisération. Le jour même, Legendre faisait sa
déclaration au comité de Sûreté générale et promettait de prendre toutes
les mesures nécessaires pour lui livrer Marcandier[75]. A quelque temps
de là cet homme était guillotiné. Il semble que Legendre ait voulu se
venger de sa lâcheté sur la mémoire de Maximilien. C'était lui pourtant
qui avait tracé ces lignes: «Une reconnaissance immortelle s'épanche
vers Robespierre toutes les fois qu'on pense à un homme de bien»[76].

[Note 75: Voyez, dans les _Papiers inédits_, la lettre de
Marcandier à Legendre et la déclaration de celui-ci au comité de Sûreté
générale, t. I, p. 179 et 183.]

[Note 76: _Papiers inédits_, t. I, p. 180.]

Que dire de Fréron, ce démolisseur stupide qui voulut raser l'Hôtel de
ville de Paris, ce maître expert en calomnies, ce chef de la jeunesse
dorée? Son nom seul n'est-il pas une injure[77]? A ce groupe impur,
joignez les noms maudits de Courtois, dénoncé à diverses reprises au
comité de Salut public comme dilapidateur des fonds de l'État, de
Barras, ce gentilhomme déclassé qu'on eût cru payé pour venger sur les
plus purs défenseurs de la Révolution les humiliations de sa caste;
d'André Dumont, qui s'entendait si bien à mettre Beauvais au bouillon
maigre et à prendre dans son large filet tout son gibier de guillotine,
c'est-à-dire les nobles et les animaux noirs appelés prêtres[78], de
Carrier, de ces hommes enfin dont Robespierre voulait punir les crimes,
réprimer les excès, et vous aurez la liste à peu près complète des
auteurs de la conjuration thermidorienne.

[Note 77: Aussi violent contre les patriotes après Thermidor qu'il
l'avait été jadis contre les ennemis de la Révolution, Fréron faillit
épouser une soeur de Bonaparte, par lequel il fut, sous le Consulat,
nommé sous-préfet à Saint-Domingue, où il mourut peu de temps après son
arrivée.]

[Note 78: Voy. notamment le _Moniteur_ des 5 brumaire (26
octobre) et 22 frimaire (13 décembre 1793).]




X


Faire le vide autour de Robespierre en l'isolant à la fois, par les plus
infâmes calomnies, et des gens de la droite et des membres les plus
avancés de la Montagne, lui imputer toutes les rigueurs de la
Révolution, attirer dans la conjuration le plus grand nombre de députés
possible en répandant de prétendues listes de représentants voués par
lui au tribunal révolutionnaire, tel fut le plan adopté par les
conjurés, plan digne du génie infernal de Fouché! Ce n'est pas tout. Les
Girondins avaient autrefois, à grand renfort de calomnies, dressé contre
Maximilien une monstrueuse accusation de dictature. On n'a pas oublié
les diffamations mensongères tombées de la bouche de leurs orateurs et
propagées par leurs journaux; les Thermidoriens n'eurent pas à se mettre
en frais d'imagination, ils reprirent tout simplement la thèse
girondine; seulement, au lieu d'attaquer leur adversaire de front, ils
le frappèrent traîtreusement par derrière, ils le combattirent
sourdement, lâchement, bassement. Ils rencontrèrent de très utiles
auxiliaires dans les feuilles étrangères, leurs complices peut-être, où
l'on s'ingéniait aussi pour tout rapporter à Maximilien. _Les agents
de Robespierre, les soldats de Robespierre_, etc.[79]. On eût pu
croire à une entente merveilleuse. Les Girondins avaient imaginé le
triumvirat Danton, Marat et Robespierre; les Thermidoriens inventèrent
le triumvirat de Robespierre, Couthon et Saint-Just.

[Note 79: Le plan adopté par les Thermidoriens contre le comité de
Salut public d'abord, puis contre Robespierre seul, peut être considéré
comme étant d'invention royaliste; jugez-en plutôt. Voici ce qu'on lit
dans les _Mémoires_ de Mallet-Dupan: «Il faudrait, en donnant le
plus de consistance possible et d'étendue à la haine qu'inspire le
comité de Salut public dans Paris, s'occuper surtout à organiser sa
perte dans l'Assemblée, après avoir démontré aux membres qui la
composent la facilité du succès et même l'absence de tout danger pour
eux.... Il existe dans la Convention nationale plus de deux cents
individus qui ont voté contre la mort du roi; leur opinion n'est pas
douteuse.... Tous ceux qui ont été entraînés dans une conduite contraire
par faiblesse cherchent l'occasion de s'en relever s'il est possible.
Dans ce qu'on appelle la Montagne, plusieurs sont en opposition. Tout ce
qui a eu des relations avec Danton, Bazire et les autres députés
sacrifiés prévoient qu'ils seront ses victimes; il est donc évident que
la majorité contre lui peut se composer; il suffirait de concerter
fortement les hommes qui conduisent ces différentes sections ... qu'ils
fussent prêts à parler, à dénoncer le comité, qu'ils rassemblassent dans
leur pensée des chefs d'accusation graves soit contre lui, soit contre
ses principaux membres; profitant alors de l'occasion de quelques revers
importants, ils se montreraient avec énergie, accableraient le comité de
la responsabilité, l'accuseraient d'avoir exercé la plus malheureuse, la
plus cruelle dictature, d'être l'auteur de tous les maux de la France.
La conclusion naturelle serait le renouvellement à l'instant des comités
de Salut public et de Sûreté générale, dont le remplacement serait
préparé d'avance. Aussitôt nommés, les membres des nouveaux comités
feraient arrêter les membres des anciens et leurs adhérents principaux.
On conçoit, après ce succès, la facilité de détruire le tribunal
révolutionnaire, les comités de sections; en un mot, de marcher à un
dénoûment utile.» T. II, p. 95.

Ces lignes sont précédées de cette réflexion si juste de Mallet-Dupan:
«Les moyens qu'ils se proposaient d'employer étaient précisément ceux
qui amenèrent en effet la perte de Robespierre.»]

Le lendemain même du 22 prairial, les conjurés se mirent en devoir de
réaliser, suivant l'expression de Maximilien, «des terreurs ridicules
répandues par la calomnie[80],» et ils firent circuler une première
liste de dix-huit représentants qui devaient être arrêtés par les ordres
des comités. Dès le 26 prairial (14 juin 1794), Couthon dénonçait cette
manoeuvre aux Jacobins, en engageant ses collègues de la Convention à se
défier de ces insinuations atroces, et en portant à six au plus le
nombre des scélérats et des traîtres à démasquer[81]. Cinq ou six
peut-être, tel était en effet le nombre exact des membres dont
Maximilien aurait voulu voir les crimes punis par l'Assemblée[82].
Est-ce qu'après Thermidor la Convention hésitera à en frapper davantage?
Mais la peur est affreusement crédule; le chiffre alla grossissant de
jour en jour, et il arriva un moment où trente députés n'osaient plus
coucher chez eux[83]. «Est-il vrai», s'écriait Robespierre, à la séance
du 8 thermidor, «que l'on ait colporté des listes odieuses où l'on
désignait pour victimes un certain nombre de membres de la Convention,
et qu'on prétendait être l'ouvrage du comité de Salut public et ensuite
le mien? Est-il vrai qu'on ait osé supposer des séances du comité, des
_arrêtés rigoureux qui n'ont jamais existé, des arrestations non moins
chimériques_? Est-il vrai qu'on ait cherché à persuader à un certain
nombre de représentants irréprochables que leur perte était résolue; à
tous ceux qui, par quelque erreur avaient payé un tribut inévitable à la
fatalité des circonstances et à la faiblesse humaine, qu'ils étaient
voués au sort des conjurés? Est-il vrai que l'imposture ait été répandue
avec tant d'art et tant d'audace qu'un grand nombre de membres n'osaient
plus habiter la nuit leur domicile? Oui, les faits sont constants, et
les preuves de ces manoeuvres sont au comité de Salut public[84].» De
ces paroles de Couthon et de Robespierre, dites à plus de six semaines
d'intervalle, il résulte deux choses irréfutables: d'abord, que les
conjurés, en premier lieu, en voulaient au comité de Salut public tout
entier; ensuite, que ces prétendues listes de proscrits, dont les
ennemis de Robespierre se prévalent encore aujourd'hui avec une insigne
mauvaise foi, n'ont jamais existé. De quel poids peuvent être, en
présence de dénégations si formelles, les assertions de quelques
misérables?

[Note 80: Discours du 8 thermidor.]

[Note 81: Séance des Jacobins du 26 prairial. (Voy. le
_Moniteur_ du 1er messidor [9 juin 1794].)]

[Note 82: Consultez à cet égard le discours de Saint-Just au 9
thermidor.]

[Note 83: C'est le chiffre donné par Lecointre; on l'a élevé jusqu'à
soixante.]

[Note 84: Discours du 8 thermidor, p. 8.]

La vérité est que des listes couraient, dressées non point par les
partisans de Robespierre, mais par ses plus acharnés ennemis. En mettant
sur ces listes les noms des Voulland, des Vadier, des Panis, on entraîna
sans peine le comité de Sûreté générale, dont les membres, à l'exception
de deux ou trois, étaient depuis longtemps fort mal disposés envers
Robespierre; mais on n'eut pas si facilement raison du comité de Salut
public, qui continua de surveiller les conjurés pendant tout le courant
de messidor, comme nous en avons la preuve par les rapports de police,
où nous trouvons le compte rendu des allées et venues des Bourdon (de
l'Oise), Tallien et autres. Le prétendu espionnage organisé par
Robespierre est, nous le démontrerons bientôt, une fable odieuse et
ridicule inventée par les Thermidoriens. Malgré les divisions nées dans
les derniers jours de prairial entre Maximilien et ses collègues du
comité, ceux-ci hésitèrent longtemps, jusqu'à la fin de messidor, à
l'abandonner; un secret pressentiment semblait les avertir qu'en le
livrant à ses ennemis, ils livraient la République elle-même. Ils ne
consentirent à le sacrifier que lorsqu'ils le virent décidé à mettre fin
à la Terreur exercée comme elle l'était et à en poursuivre les criminels
agents.

A Fouché revient l'honneur infâme d'avoir triomphé de leurs hésitations.
A la séance du 9 thermidor, Collot-d'Herbois prétendit qu'il était resté
deux mois sans voir Fouché[85]. Mais c'était là une allégation
mensongère, s'il faut s'en rapporter à la déclaration de Fouché
lui-même, qui ici n'avait aucun intérêt à déguiser la vérité: «J'allai
droit à ceux qui partageaient le gouvernement de la Terreur avec
Robespierre, et que je savais être _envieux et craintifs_ de son
immense popularité. Je révélai à Collot-d'Herbois, à Carnot, à Billaud
_de_ Varenne les desseins du moderne Appius». Les démarches du
futur duc d'Otrante réussirent au delà de ses espérances, car le 30
messidor, il pouvait écrire à son beau-frère, à Nantes: «Soyez
tranquille sur l'effet des calomnies atroces lancées contre moi; je n'ai
rien à dire contre les _autheurs_, ils m'ont fermé la bouche. Mais
le gouvernement prononcera entre eux et moi. Comptez sur la vertu de sa
justice[86].»

[Note 85: _Moniteur_ du 12 thermidor (30 juillet 1794).]

[Note 86: Lettre saisie à Nantes par le représentant Bô, et envoyée
au comité de Salut public, auquel elle ne parvint qu'au lendemain de
Thermidor. L'original est aux _Archives_.]

Que le futur duc d'Otrante ait trouvé dans Billaud-Varenne et dans
Carnot des envieux de l'immense popularité de Robespierre, cela est
possible; mais dans Collot-d'Herbois il rencontrait un complice, c'était
mieux. En entendant Maximilien demander compte à Fouché de l'effusion de
sang répandu par le crime Collot se crut menacé lui-même, et il conclut
un pacte avec son complice de Lyon; il y avait entre eux la solidarité
du sang versé.




CHAPITRE TROISIÈME


Affaire des chemises rouges.--La famille Saint-Amaranthe.--Affaire de
Catherine Théot.--Que Robespierre ne déserta point le comité.--De sa
retraite toute morale.--Le bureau de police général.--Rapports avec le
tribunal révolutionnaire.--Fouquier-Tinville et Robespierre.--Trames
contre Robespierre.--La proclamation du duc d'York.--Explications aux
Jacobins.--Appel à la justice et à la probité.--Violente apostrophe
contre Fouché.


I


Que reprocha surtout Robespierre à ses ennemis? Ce fut d'avoir multiplié
les actes d'oppression pour étendre le système de terreur et de
calomnie[87]. Ils ne reculèrent devant aucun excès afin d'en rejeter la
responsabilité sur celui dont ils avaient juré la perte.

[Note 87: Discours du 8 thermidor.]

L'idée de rattacher l'affaire de Ladmiral et de Cécile Renault à un
complot de l'étranger et de livrer l'assassin et la jeune royaliste au
tribunal révolutionnaire en compagnie d'une foule de gens avec lesquels
ils n'avaient jamais eu aucune relation, fut très probablement le
résultat d'une noire intrigue. Chargé de rédiger le rapport de cette
affaire, Élie Lacoste, un des plus violents ennemis de Robespierre,
s'efforça, dans la séance du 20 prairial, de rattacher la faction
nouvelle aux factions de Chabot et de Julien (de Toulouse), d'Hébert et
de Danton.

On aurait tort, du reste, de croire que l'accusation était dénuée de
fondement à l'égard de la plupart des accusés; méfions-nous de la
sensiblerie affectée de ces écrivains qui réservent toutes leurs larmes
pour les victimes de la Révolution et se montrent impitoyables pour les
milliers de malheureux de tout âge et de tout sexe immolés par le
despotisme. Ni Devaux, commissaire de la section _Bonne-Nouvelle_
et secrétaire du fameux de Batz, le conspirateur émérite et
insaisissable, ni l'épicier Cortey, ni Michonis, n'étaient innocents.
Étaient-ils moins coupables, ceux qui furent signalés par Lacoste comme
ayant cherché à miner la fortune publique par des falsifications
d'assignats? Il se trouva qu'un des principaux agents du baron de Batz,
nommé Roussel, était lié avec Ladmiral. Cette circonstance permit à Élie
Lacoste de présenter Ladmiral et la jeune Renault comme les instruments
dont s'étaient servis Pitt et l'étranger pour frapper certains
représentants du peuple. Le père, un des frères et une tante de Cécile
Renault, furent enveloppés dans la fournée, parce qu'en faisant une
perquisition chez eux, on avait découvert les portraits de Louis XVI et
de Marie-Antoinette. Un instituteur, du nom de Cardinal, un chirurgien
nommé Saintanax et plusieurs autres personnes arrêtées pour s'être
exprimées en termes calomnieux et menaçants sur le compte de
Collot-d'Herbois et de Robespierre, furent impliqués dans l'affaire avec
la famille Saint-Amaranthe et quelques personnages de l'ancien régime.

Robespierre resta aussi étranger que possible à cet affreux amalgame et
à la mise en accusation de la famille Renault, cela est clair comme la
lumière du jour. Il y a mieux, un autre frère de la jeune Renault,
quartier-maître dans le deuxième bataillon de Paris, ayant été
incarcéré, à qui s'adressa-t-il pour échapper à la proscription de sa
famille?... A Maximilien. «A qui avoir recours»? lui écrivit-il. «A toi,
Robespierre! qui dois avoir en horreur toute ma génération si tu n'étais
pas généreux.... Sois mon avocat....» Ce jeune homme ne fut point livré
au tribunal révolutionnaire[88]. Fut-ce grâce à Robespierre, dont
l'influence, hélas! était déjà bien précaire à cette époque, je ne
saurais le dire; mais comme il ne sortit de prison que trois semaines
après le 9 thermidor, on ne dira pas sans doute que s'il ne recouvra
point tout de suite sa liberté, ce fut par la volonté de Maximilien.

[Note 88: Voyez cette lettre de Renault à Robespierre, en date du 15
messidor, non citée par Courtois, dans les _Papiers inédits_, t. I,
p. 196.]

Il faut avoir toute la mauvaise foi des ennemis de Robespierre, de ceux
qui, par exemple, ne craignent pas d'écrire qu'_il s'inventa un
assassin_, pour lui donner un rôle quelconque dans ce lugubre drame
des _chemises rouges_, ainsi nommé parce qu'il plut au comité de
Sûreté générale de faire revêtir tous les condamnés de chemises rouges,
comme des parricides, pour les mener au supplice. C'était là, de la part
du comité un coup de maître, ont supposé quelques écrivains; on voulait
semer à la fois l'indignation et la pitié: voilà bien des malheureux
immolés pour Robespierre! ne manquerait-on pas de s'écrier.--Pourquoi
pas pour Collot-d'Herbois?--Ce qu'il y a seulement de certain, c'est que
les conjurés faisaient circuler ça et là dans les groupes des propos
atroces au sujet de la fille Renault. C'était, sans doute, insinuait-on,
une affaire d'amourette, et elle n'avait voulu attenter aux jours du
_dictateur_ que parce qu'il avait fait guillotiner son amant[89].
Ah! les Thermidoriens connaissaient, comme les Girondins, la sinistre
puissance de la calomnie!

[Note 89: Discours de Robespierre à la séance du 13 messidor aux
Jacobins. _Moniteur_ du 17 messidor (5 juillet 1794).]




II


Une des plus atroces calomnies inventées par les écrivains de la
réaction est à coup sûr celle à laquelle a donné lieu le supplice de la
famille de Saint-Amaranthe, comprise tout entière dans le procès des
_chemises rouges_. Le malheur de ces écrivains sans pudeur et sans
foi est de ne pouvoir pas même s'entendre. Les uns ont attribué à
Saint-Just la mort de cette famille. Nous avons démontré ailleurs la
fausseté et l'infamie de cette allégation[90]. Les autres, en ont rejeté
la responsabilité sur Maximilien. Leur récit vaut la peine d'être
raconté; il n'est pas mauvais de flétrir les calomniateurs par la seule
publicité de leurs oeuvres de mensonge.

[Note 90: Voyez notre _Histoire de Saint-Just_, liv. V, ch.
II.]

Suivant eux, Robespierre se serait laissé mener un soir dans la maison
de Mme de Saint-Amaranthe par Trial, artiste du théâtre des Italiens.
Là, il aurait soupé, se serait enivré, et «au milieu des fumées du vin»,
il aurait laissé échapper «de redoutables secrets»[91]. D'où la
nécessité pour lui de vouer à la mort tous ceux dont l'indiscrétion
aurait pu le compromettre. Le beau moyen, en vérité, et comme si ce
n'eût pas été là, au contraire, le cas de les faire parler. On a honte
d'entretenir le lecteur de pareilles inepties.

[Note 91: Il faut lire les Mémoires du comédien Fleury, qui fut le
commensal de la maison de Mme de Saint-Amaranthe, pour voir jusqu'où
peuvent aller la bêtise et le cynisme de certains écrivains. Ces
Mémoires (6 vol. in-8°) sont l'oeuvre d'un M. Laffitte, qui les a,
pensons-nous, rédigés sur quelques notes informes de M. Fleury.]

Au reste, les artisans de calomnies, gens d'ordinaire fort ignorants,
manquent rarement de fournir eux-mêmes quelque preuve de leur imposture.
C'est ainsi que, voulant donner à leur récit un certain caractère de
précision, les inventeurs de cette fameuse scène où le «monstre se
serait mis en pointe de vin» l'ont placée dans le courant du mois de
mai. Or Mme de Saint-Amaranthe avait été arrêtée dès la fin de mars et
transférée à Sainte-Pélagie le 12 germinal (1er avril 1794)[92]. Quant à
l'acteur Trial, il était si peu l'un des familiers de Robespierre, qu'il
fut, au lendemain de Thermidor, un des membres de la commune régénérée,
et qu'il signa comme tel les actes de décès des victimes de ce glorieux
coup d'État. Du reste, il opposa toujours le plus solennel démenti à la
fable ignoble dans laquelle on lui donna le rôle d'introducteur[93].

[Note 92: Archives de la préfecture de police.]

[Note 93: Parmi les écrivains qui ont propagé cette fable, citons
d'abord les rédacteurs de l'_Histoire de la Révolution, par deux amis
de la liberté_, livre où tous les faits sont sciemment dénaturés et
dont les auteurs méritent le mépris de tous les honnêtes gens. Citons
aussi Nougaret, Beuchot, et surtout Georges Duval, si l'on peut donner
le nom d'écrivain à un misérable sans conscience qui, pour quelque
argent, a fait trafic de prétendus souvenirs de la Terreur. Il n'y a pas
à se demander si le digne abbé Proyard a dévotement embaumé l'anecdote
dans sa _Vie de Maximilien Robespierre_. Seulement il y a introduit
une variante. La scène ne se passe plus chez Mme de Saint-Amaranthe,
mais chez le citoyen Sartines. (P. 168.)

On ne conçoit pas comment l'auteur de l'_Histoire des Girondins_ a
pu supposer un moment que Robespierre dîna jamais chez Mme de
Saint-Amaranthe, et qu'il y «entr'ouvrit ses desseins pour y laisser
lire l'espérance». (T. VIII, p. 255). Du moins M. de Lamartine a-t-il
répudié avec dégoût la scène d'ivresse imaginée par d'impudents
libellistes.]

La maison de Mme de Saint-Amaranthe était une maison de jeux,
d'intrigues et de plaisirs. Les dames du logis, la mère, femme séparée
d'un ancien officier de cavalerie, et la fille, qu'épousa le fils fort
décrié de l'ancien lieutenant général de police, de Sartines, étaient
l'une et l'autre de moeurs fort équivoques avant la Révolution. Leur
salon était une sorte de terrain neutre où le gentilhomme coudoyait
l'acteur. Fleury et Elleviou en furent les hôtes de prédilection.
Mirabeau y vint sous la Constituante, y joua gros jeu et perdit
beaucoup. Plus tard, tous les révolutionnaires de moeurs faciles, Proly,
Hérault de Séchelles, Danton, s'y donnèrent rendez-vous et s'y
trouvèrent mêlés à une foule d'artisans de contre-révolution.
Robespierre jeune s'y laissa conduire un soir au sortir de l'Opéra, avec
Nicolas et Simon Duplay, par l'acteur Michot, un des sociétaires de la
Comédie-Française. C'était longtemps avant le procès de Danton. Quand
Robespierre eut eu connaissance de cette escapade, il blâma si
sévèrement son frère et les deux neveux de son hôte que ceux-ci se
gardèrent bien de remettre les pieds chez Mme de Saint-Amaranthe, malgré
l'attrait d'une pareille maison pour des jeunes gens dont l'aîné n'avait
pas vingt-neuf ans [94].

[Note 94: Voyez à ce sujet une lettre de M. Philippe Le Bas à M. de
Lamartine, citée dans notre _Histoire de Saint-Just_, liv. V, ch.
II.--La maison de Mme de Saint-Amaranthe, désignée par quelques
écrivains comme une des maisons les mieux hantées de Paris, avait été,
même avant la Révolution, l'objet de plusieurs dénonciations. En voici
une du 20 juin 1793, qu'il ne nous paraît pas inutile de mettre sous les
yeux de nos lecteurs: «Georges-Antoine Fontaine, citoyen de Paris, y
demeurant, rue Fromenteau, hôtel de Nevers, nº 38, section des _Gardes
françaises_, déclare au comité de Salut public du département de
Paris, séant aux Quatre-Nations, qu'au mépris des ordonnances qui
prohibent toutes les maisons de jeux de hasard, comme _trente-et-un_
et _biribi_, et même qui condamnent à des peines pécuniaires et
afflictives les délinquans, il vient de s'en ouvrir deux, savoir:
une de _trente-et-un_ chez la citoyenne Saint-Amaranthe, galerie
du Palais-Royal, n° 50, et une autre, de _biribi_, tenue par le
sieur Leblanc à l'hôtel de la Chine, au premier au-dessus de
l'entresol d'un côté, rue de Beaujolloy, en face du café de
Chartres, et de l'autre rue Neuve-des-Petits-Champs, en face la
Trésorerie nationale.

Déclare, en outre, que ces deux maisons de jeux sont tolérées par la
section de la _Butte des Moulins_ et nommément favorisées par les
quatre officiers de police de cette section qui en reçoivent par jour,
savoir: huit louis pour la partie de _trente-et-un_, et deux pour
celle de _biribi_.» (_Archives_, comité de surveillance du
département de Paris, 9e carton.)]

La famille de Saint-Amaranthe fut impliquée par le comité de Sûreté
générale dans la conjuration dite de Batz, parce que sa demeure était un
foyer d'intrigues et qu'on y méditait le soulèvement des prisons [95].
Vraie ou fausse, l'accusation, habilement soutenue par Élie Lacoste,
établissait entre les membres de cette famille et les personnes arrêtées
sous la prévention d'attentat contre la vie de Robespierre et de
Collot-d'Herbois un rapprochement étrange, dont la malignité des ennemis
de la Révolution ne pouvait manquer de tirer parti.

[Note 95: Rapport d'Élie Lacoste, séance du 26 prairial
(_Moniteur_ du 27 [15 juin 1794]).]

Y eut-il préméditation de la part du comité de Sûreté générale, et
voulut-il, en effet, comme le prétend un historien de nos jours [96],
placer ces femmes royalistes au milieu des assassins de Robespierre
«pour que leur exécution l'assassinât moralement»? Je ne saurais le
dire; mais ce qu'il est impossible d'admettre, c'est qu'Élie Lacoste ait
obéi au même sentiment en impliquant dans son rapport comme complices du
baron de Batz les quatre administrateurs de police Froidure, Dangé,
Soulès et Marino, compromis depuis longtemps déjà, et qui se trouvaient
en prison depuis le 9 germinal (29 mars 1794) quand Fouquier-Tinville
les joignit aux accusés renvoyés devant le tribunal révolutionnaire sur
le rapport de Lacoste.

[Note 96: Michelet, _Histoire de la Révolution_, t. VIII, p.
358.]

A la suite de ce rapport, la Convention nationale chargea, par un
décret, l'accusateur public de rechercher tous les complices de la
conspiration du baron de Batz ou de l'étranger qui pourraient être
disséminés dans les maisons d'arrêt de Paris ou sur les différents
points de la République. Voilà le décret qui donna lieu aux grandes
fournées de messidor, qui permit à certaines gens de multiplier les
actes d'oppression qu'on essayera de mettre à la charge de Robespierre,
et contre lesquels nous l'entendrons s'élever avec tant d'indignation.




III


Si l'affaire des _Chemises rouges_ ne fut pas positivement dirigée
contre Robespierre, on n'en saurait dire autant de celle dont le
lendemain, 27 prairial (15 juin 1794), Vadier vint présenter le rapport
à la Convention nationale.

Parce qu'un jour, aux Jacobins, Maximilien avait invoqué le nom de la
Providence, parce qu'il avait dénoncé comme impolitiques d'abord, et
puis comme souverainement injustes, les persécutions dirigées contre les
prêtres en général et les attentats contre la liberté des cultes, les
Girondins, l'avaient autrefois poursuivi de leurs épigrammes les plus
mordantes, et ils s'étaient ingéniés pour faire de ce propre fils de
Rousseau et du rationalisme ... un prêtre. On a dit, il y a longtemps,
que le ridicule tue en France, et l'on espérait tuer par le ridicule
celui dont la vie privée et la vie publique étaient au-dessus de toute
attaque. Copistes et plagiaires des Girondins, les Thermidoriens
imaginèrent de transformer en une sorte de messie d'une secte
d'illuminés l'homme qui, réagissant avec tant de courage contre
l'intolérance des indévots, venait à la face de l'Europe de faire, à la
suite du décret relatif à l'Être suprême, consacrer par la Convention la
pleine et entière liberté des cultes[97].

[Note 97: Dans le chapitre de son _Histoire_, consacré à
Catherine Théot, M. Michelet procède à la fois des Girondins et des
Thermidoriens. Il nous montre d'abord Robespierre tenant sur les fonts
de baptême l'enfant d'un _jacobin catholique_, et obligé de
promettre que l'enfant serait catholique. (P. 365.) Ici M. Michelet ne
se trompe que de deux ans et demi; il s'agit, en effet, de l'enfant de
Deschamp, dont Robespierre fut parrain en janvier 1792. Puis, parce que,
dans une lettre en date du 30 prairial, un vieillard de
quatre-vingt-sept ans écrit à Robespierre qu'il le regarde comme le
Messie promis par l'Être éternel pour réformer toute chose (numéro XII,
à la suite du rapport de Courtois), M. Michelet assure que _plusieurs
lettres lui venaient qui le déclaraient un messie_. Puis il nous
parle d'une foule de femmes ayant chez elles son portrait appendu
_comme image sainte_. Il nous montre des généraux, des femmes,
portant un petit Robespierre dans leur sein, baisant et priant la
_miniature sacrée_. Dans tous les cas, cela prouverait qu'on ne
regardait guère Maximilien comme un suppôt de la Terreur. Et, entraîné
par la fantaisie furieuse qui le possède, M. Michelet nous représente
_des saintes femmes_, une baronne, une Mme de Chalabre, qu'il
transforme en agent de police de Robespierre, joignant les mains et
disant: «Robespierre, tu es Dieu». Et de là l'historien part pour
accuser Maximilien d'encourager ces outrages à la raison. (T. VII, p.
366). Comme si, en supposant vraies un moment les plaisanteries de M.
Michelet, Robespierre eût été pour quelque chose là dedans.]

Il y avait alors, dans un coin retiré de Paris, une vieille femme nommée
Catherine Théot, chez laquelle se réunissaient un certain nombre
d'illuminés, gens à cervelle étroite, ayant soif de surnaturel, mais ne
songeant guère à conspirer contre la République. La réception des élus
pouvait prêter à rire: il fallait, en premier lieu, faire abnégation des
plaisirs temporels, puis on se prosternait devant la _mère de
Dieu_, on l'embrassait sept fois, et ... l'on était consacré. Il n'y
avait vraiment là rien de nature à inquiéter ni les comités ni la
Convention, c'étaient de pures mômeries dont la police avait eu le tort
de s'occuper jadis, il y avait bien longtemps, quinze ans au moins. La
pauvre Catherine avait même passé quelque temps à la Bastille et dans
une maison de fous. Or, cette arrestation qui pouvait se comprendre
jusqu'à un certain point sous l'ancien régime, où les consciences
étouffaient sous l'arbitraire, était inconcevable en pleine Révolution.
Eh bien! le lieutenant de police fut dépassé par le comité de Sûreté
générale; les intolérants de l'époque jugèrent à propos d'attaquer la
superstition dans la personne de Catherine Théot, et ils transformèrent
en crime de contre-révolution les pratiques anticatholiques de quelques
illuminés.

Parmi les habitués de la maison de la vieille prophétesse figuraient
l'ex-chartreux dom Gerle, ancien collègue de Robespierre à l'Assemblée
constituante, le médecin de la famille d'Orléans, Etienne-Louis
Quesvremont, surnommé Lamotte, une dame Godefroy, et la ci-devant
marquise de Chastenois; tels furent les personnages que le comité de
Sûreté générale imagina de traduire devant le Tribunal révolutionnaire
en compagnie de Catherine Théot. Ils avaient été arrêtés dès la fin de
floréal, sur un rapport de l'espion Senar, qui était parvenu à
s'introduire dans le mystérieux asile de la rue Contrescarpe en
sollicitant son initiation dans la secte, et qui, aussitôt reçu, avait
fait arrêter toute l'assistance par des agents apostés.

L'affaire dormait depuis trois semaines quand les conjurés de Thermidor
songèrent à en tirer parti, la jugeant un texte excellent pour détruire
l'effet prodigieux produit par la fête du 20 prairial et l'éclat nouveau
qui en avait rejailli sur Robespierre. En effet, la vieille Catherine
recommandait à ses disciples d'élever leurs coeurs à l'Être suprême, et
cela au moment où la nation elle-même, à la voix de Maximilien, se
disposait à en proclamer la reconnaissance. Quel rapprochement! Et puis
on avait saisi chez elle, sous son matelas, une certaine lettre écrite
en son nom à Maximilien, lettre où elle l'appelait son premier prophète,
son ministre chéri. Plus de doute, on conspirait en faveur de
Robespierre. La lettre était évidemment fabriquée; Vadier n'osa même pas
y faire allusion dans son rapport à la Convention; mais n'importe, la
calomnie était lancée.

Enfin, dom Gerle, présenté comme le principal agent de la conspiration,
était un protégé de Robespierre; on avait trouvé dans ses papiers un mot
de celui-ci attestant son patriotisme, et à l'aide duquel il avait pu
obtenir de sa section un certificat de civisme, marque d'intérêt bien
naturelle donnée par Maximilien à un ancien collègue dont il estimait
les vertus. Dom Gerle avait eu jadis la malencontreuse idée de proposer
à l'Assemblée constituante d'ériger la religion catholique en religion
d'État; le rapporteur du comité de Sûreté générale ne manqua pas de
rappeler cette circonstance pour donner à l'affaire une couleur de
fanatisme; mais il n'eut pas la bonne foi d'ajouter qu'éclairé par ses
collègues de la gauche, sur les bancs de laquelle il siégeait, dom Gerle
s'était empressé, dès le lendemain, de retirer sa proposition, au grand
scandale de la noblesse et du clergé.

Robespierre occupait encore le fauteuil quand Vadier prit la parole au
nom des comités de Sûreté générale et de Salut public. Magistrat de
l'ancien régime, Vadier avait toutes les ruses d'un vieux procureur. Cet
implacable ennemi de Maximilien mettait une sorte de point d'honneur à
obtenir des condamnations. Il y a, à cet égard, des lettres de lui à
Fouquier-Tinville où il _recommande_ nombre d'accusés, et qui font
vraiment frémir[98]. Tout d'abord, Vadier dérida l'Assemblée par force
plaisanteries sur les prêtres et sur la religion; puis il amusa ses
collègues aux dépens de la vieille Catherine, dont, par une substitution
qu'il crut sans doute très ingénieuse, il changea le nom de Théot en
celui de Théos, qui en grec signifie Dieu. A chaque instant il était
interrompu par des ricanements approbateurs et des applaudissements.
Robespierre n'était point nommé dans ce rapport, où le nombre des
adeptes de Catherine Théot était grossi à plaisir, mais l'allusion
perfide perçait ça et là, et des rires d'intelligence apprenaient au
rapporteur qu'il avait été compris. Conformément aux conclusions du
rapport, la Convention renvoya devant le tribunal révolutionnaire
Catherine Théot, dom Gerle, la veuve Godefroy et la ci-devant marquise
de Chastenois, comme coupables de conspiration contre la République, et
elle chargea l'accusateur public de rechercher et de punir tous les
complices de cette prétendue conspiration.

[Note 98: Voyez ces lettres à la suite du rapport de Saladin, sous
les numéros XXXII, XXXIV et XXXV.]

C'était du délire. Ce que Robespierre ressentit de dégoût en se trouvant
condamné à entendre comme président ces plaisanteries de Vadier, sous
lesquelles se cachait une grande iniquité, ne peut se dire. Lui-même a,
dans son dernier discours, rendu compte de sa douloureuse impression:
«La première tentative que firent les malveillants fut de chercher à
avilir les grands principes que vous aviez proclamés, et à effacer le
souvenir touchant de la fête nationale. Tel fut le but du caractère et
de la solennité qu'on donna à l'affaire de Catherine Théot. La
malveillance a bien su tirer parti de la conspiration politique cachée
sous le nom de quelques dévotes imbéciles, et on ne présenta à
l'attention publique qu'une farce mystique et un sujet inépuisable de
sarcasmes indécents ou puériles. Les véritables conjurés échappèrent, et
l'on faisait retentir Paris et toute la France du nom de la mère de
Dieu. Au même instant on vit éclore une foule de pamphlets dégoûtants,
dignes du _Père Duchesne_, dont le but était d'avilir la Convention
nationale, le tribunal révolutionnaire, de renouveler les querelles
religieuses, d'ouvrir une persécution aussi atroce qu'impolitique contre
les esprits faibles ou crédules imbus de quelque ressouvenir religieux.
En même temps, une multitude de citoyens paisibles et même de patriotes
ont été arrêtés à l'occasion de cette affaire; et les coupables
conspirent encore en liberté, car le plan est de les sauver, de
tourmenter le peuple et de multiplier les mécontents. Que n'a-t-on pas
fait pour parvenir à ce but? Prédication ouverte de l'athéisme,
violences inopinées contre le culte, exactions commises sous les formes
les plus indécentes, persécutions dirigées contre le peuple sous
prétexte de superstition ... tout tendait à ce but[99]....»

[Note 99: Discours du 8 thermidor.]

Robespierre s'épuisa en efforts pour sauver les malheureuses victimes
indiquées par Vadier. Il y eut au comité de Salut public de véhémentes
explications. J'ai la conviction que ce fut au sujet de l'affaire de
Catherine Théot qu'eut lieu la scène violente dont parlent les anciens
membres du comité dans leur réponse à Lecointre, et qu'ils prétendent
s'être passée à l'occasion de la loi de prairial. D'après un historien
assez bien informé, Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois auraient résisté
aux prétentions de Robespierre, qui voulait étouffer l'affaire ou la
réduire à sa juste valeur, c'est-à-dire à peu de chose. Billaud se
serait montré furieux et prodigue d'injures[100]. Quoi qu'il en soit,
Robespierre finit par démontrer à ses collègues combien il serait odieux
de traduire au tribunal révolutionnaire quelques illuminés, tout à fait
étrangers aux passions politiques, et un ancien Constituant qui avait
donné à la Révolution des gages de dévouement.  [Note 100: Tissot,
_Histoire de la Révolution_, t. V, p. 237. Tissot était le
beau-frère de Goujon, une des victimes de prairial an III.]

L'accusateur public fut aussitôt mandé, et l'ordre lui fut donné par
Robespierre lui-même, au nom du comité de Salut public, de suspendre
l'affaire. Fouquier objecta en vain qu'un décret de la Convention lui
enjoignait de la suivre, force lui fut d'obéir, et de remettre les
pièces au comité[101]. Très désappointé, et redoutant les reproches du
comité de Sûreté générale, auxquels il n'échappa point,
Fouquier-Tinville s'y transporta tout de suite. Là il rendit compte des
faits et dépeignit tout son embarras, sentant bien le conflit entre les
deux comités. «_Il, il, il_», dit-il par trois fois, «s'y oppose au
nom du comité de Salut public».--«_Il_, c'est-à-dire Robespierre»,
répondit un membre, Amar ou Vadier. Oui, répliqua Fouquier[102]. Si la
volonté de Robespierre fut ici prépondérante, l'humanité doit s'en
applaudir, car, grâce à son obstination, une foule de victimes
innocentes échappèrent à la mort.

[Note 101: Mémoires de Fouquier-Tinville, dans l'_Histoire
parlementaire_, t. XXXIV, p. 246.]

[Note 102: Mémoires de Fouquier-Tinville, _ubi supra_.--M.
Michelet, qui marche à pieds joints sur la vérité historique plutôt que
de perdre un trait, a écrit: «Le grand mot _je veux_ était rétabli,
et la monarchie existait». (T. VII, p. 372.) Quoi! parce que, dans un
dernier moment d'influence et par la seule force de la raison,
Robespierre était parvenu à obtenir de ses collègues qu'on examinât plus
attentivement une affaire où se trouvaient compromises un certain nombre
de victimes innocentes, le grand mot _je veux_ était rétabli, et la
monarchie existait! Peut-on déraisonner à ce point! Pauvre monarque! Il
n'eut même pas le pouvoir de faire mettre en liberté ceux que, du moins,
il parvint à soustraire à un jugement précipité qui eût équivalu à une
sentence de mort. Six mois après Thermidor, dom Gerle était encore en
prison.]

L'animosité du comité de Sûreté générale contre lui en redoubla. Vadier
ne se tint pas pour battu. Le 8 thermidor, répondant à Maximilien, il
promit un rapport plus étendu sur cette affaire des illuminés dans
laquelle il se proposait de faire figurer tous les conspirateurs anciens
et modernes[103]. Preuve assez significative de la touchante résolution
des Thermidoriens d'abattre la Terreur. Ce fut la dernière victoire de
Robespierre sur les exagérés. Lutteur impuissant et fatigué, il va se
retirer, moralement du moins, du comité de Salut public, se retremper
dans sa conscience pour le dernier combat, tandis que ses ennemis,
déployant une activité merveilleuse, entasseront pour le perdre
calomnies sur calomnies, mensonges sur mensonges, infamies sur infamies.

[Note 103: _Moniteur_ du 11 thermidor (29 juillet 1794).]




IV


Tous les historiens sans exception, favorables ou hostiles à
Robespierre, ont cru que, durant quatre décades, c'est-à-dire quarante
jours avant sa chute, il s'était complètement retiré du comité de Salut
public, avait cessé d'y aller. C'est là une erreur capitale, et l'on va
voir combien il est important de la rectifier. Si, en effet, depuis la
fin de prairial jusqu'au 9 thermidor, Maximilien s'était purement et
simplement contenté de ne plus paraître au comité, il serait
souverainement injuste à coup sûr de lui demander le moindre compte des
rigueurs commises en messidor, et tout au plus serait-on en droit de lui
reprocher avec quelques écrivains de n'y avoir opposé que la force
d'inertie.

Mais si, au contraire, nous prouvons, que pendant ces quarante derniers
jours, il a siégé sans désemparer au comité de Salut public, comme dans
cet espace de temps il a refusé de s'associer à la plupart des grandes
mesures de sévérité consenties par ses collègues, comme il n'a point
voulu consacrer par sa signature certains actes oppressifs, c'est donc
qu'il y était absolument opposé, qu'il les combattait à outrance; c'est
donc que, suivant l'expression de Saint-Just, il ne comprenait pas
«cette manière prompte d'improviser la foudre à chaque instant»[104].
Voilà pourquoi il mérita l'honorable reproche que lui adressa Barère
dans la séance du 10 thermidor, d'avoir voulu arrêter le cours
_terrible, majestueux_ de la Révolution; et voilà pourquoi aussi,
n'ayant pu décider les comités à s'opposer à ces actes d'oppression
multipliés dont il gémissait, il se résolut à appeler la Convention à
son aide et à la prendre pour juge entre eux et lui.

[Note 104: _Réponse des membres des deux anciens comités_, p.
107, en note.]

Les Thermidoriens du comité ont bien senti l'importance de cette
distinction; aussi se sont-ils entendus pour soutenir que Robespierre ne
paraissait plus aux séances et que, durant quatre décades, il n'y était
venu que deux fois, et encore sur une _citation_ d'eux, la première
pour donner les motifs de l'arrestation du comité révolutionnaire de la
section de l'_Indivisibilité_, la seconde pour s'expliquer sur sa
prétendue absence[105]. Robespierre n'était plus là pour répondre. Mais
si, en effet, il eût rompu toutes relations avec le comité de Salut
public, comment ses collègues de la Convention ne s'en seraient-ils pas
aperçus? Or, un des chefs de l'accusation de Lecointre contre certains
membres des anciens comités porte précisément sur ce qu'ils n'ont point
prévenu la Convention de l'absence de Robespierre. Rien d'embarrassé sur
ce point comme la réponse de Billaud-Varenne: «C'eût été un fait trop
facile à excuser; n'aurait-il pu prétexter une indisposition?»[106]

[Note 105: _Réponse des membres des deux anciens comités_, p.
7. Voyez aussi le rapport de Saladin, p. 99. «_Il est convenu_»,
dit ironiquement Saladin, «que depuis le 22 prairial Robespierre
s'éloigne du comité».]

[Note 106: _Réponse des membres des deux anciens comités_, p.
61.]

Mais, objectait-on, et les signatures apposées par Robespierre au bas
d'un assez grand nombre d'actes? Ah! disent les uns, il a pu signer
quand deux fois il est venu au comité pour répondre à certaines
imputations, ou quand il _affectait_ de passer dans les salles,
vers cinq heures, après la séance, ou quand il se rendait
_secrètement_ au bureau de police générale[107]. Il n'est pas
étonnant, répond un autre, en son nom particulier, que les chefs de
bureau lui aient porté chez lui ces actes à signer au moment où il était
au plus haut degré de sa puissance[108]. En vérité! Et comment donc se
fait-il alors que dans les trois premières semaines de ventôse an II,
lorsque Robespierre était réellement retenu loin du comité par la
maladie, les chefs de bureau n'aient pas songé à se rendre chez lui pour
offrir à sa signature les arrêtés de ses collègues? Et comment expliquer
qu'elle se trouve sur certains actes de peu d'importance, tandis qu'elle
ne figure pas sur les arrêtés qui pouvaient lui paraître entachés
d'oppression? Tout cela est misérable.

[Note 107: _Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre_, p. 81.]

[Note 108: _Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre_, p. 82.]

Quand Saladin rédigea son rapport sur la conduite des anciens membres
des comités, il n'épargna pas à Robespierre les noms de traître et de
tyran, c'était un tribut à payer à la mode du jour; mais comme il le met
à part de ceux dont il était chargé de présenter l'acte d'accusation, et
comme, sous les injures banales, on sent percer la secrète estime de ce
survivant de la Gironde pour l'homme à qui soixante-douze de ses
collègues et lui devaient la vie et auquel il avait naguère adressé ses
hommages de reconnaissance!

L'abus du pouvoir poussé à l'extrême, la terre plus que jamais
ensanglantée, le nombre plus que doublé des victimes, voilà ce qu'il met
au compte des ennemis, que dis-je? des assassins de Robespierre, en
ajoutant à l'appui de cette allégation, justifiée par les faits, ce
rapprochement effrayant: «Dans les quarante-cinq jours qui ont précédé
la retraite de Robespierre, le nombre des victimes est de cinq cent
soixante-dix-sept; il s'élève à mille deux cent quatre-vingt-six pour
les quarante-cinq jours qui l'ont suivie jusqu'au 9 thermidor[109].»
Quoi de plus éloquent? Et combien plus méritoire est la conduite de
Maximilien si, au lieu de se tenir à l'écart, comme on l'a jusqu'ici
prétendu, il protesta hautement avec Couthon et Saint-Just contre cette
_manière prompte d'improviser la foudre à chaque instant_!

[Note 109: Rapport de Saladin, p. 100.]  De toutes les listes
d'accusés renvoyés devant le tribunal révolutionnaire du 1er messidor au
9 thermidor par les comités de Salut public et de Sûreté générale, une
seule, celle du 2 thermidor, porte la signature de Maximilien à côté de
celles de ses collègues[110]. Une partie de ces listes, relatives pour
la plupart aux conspirations dites des prisons, ont été détruites, et à
coup sûr celles-là n'étaient point signées de Robespierre[111]. Il n'a
pas signé l'arrêté en date du 4 thermidor concernant l'établissement
définitif de quatre commissions populaires créées par décret du 13
ventôse (3 mars 1794) pour juger tous les détenus dans les maisons
d'arrêt des départements[112].--Ce jour-là, du reste, il ne parut pas au
comité, mais on aurait pu, d'après l'allégation de Billaud, lui faire
signer l'arrêté chez lui.

[Note 110: Voyez à cet égard les pièces à la suite du rapport de
Saladin et les _Crimes des sept membres des anciens comités_, par
Lecointre, p. 132, 138. «Herman, son homme», dit M. Michelet, t. VII, p.
426, «qui faisait signer ces listes au comité de Salut public, se
gardait bien de faire signer son maître». Où M. Michelet a-t-il vu
qu'Herman fût l'homme de Robespierre? Et, dans ce cas, pourquoi
n'aurait-il pas fait signer _son maître_? Est-ce qu'à cette époque
on prévoyait la réaction et ses fureurs?]

[Note 111: D'après les auteurs de l'_Histoire parlementaire_,
les signatures qui se rencontraient le plus fréquemment au bas de ces
listes seraient celles de Carnot, de Billaud-Varenne et de Barère. (T.
XXXIV, p. 13.) Quant aux conspirations des prisons, Billaud-Varenne a
écrit après Thermidor: «Nous aurions été bien coupables si nous avions
pu paraître indifférents....» _Réponse de J.-N. Billaud à Laurent
Lecointre_, p. 75.]

[Note 112: Arrêté signé: Barère, Dubarran, C.-A. Prieur, Amar, Louis
(du Bas-Rhin), Collot-d'Herbois, Carnot, Voulland, Vadier, Saint-Just,
Billaud-Varenne.]

En revanche, une foule d'actes, tout à fait étrangers au régime de la
Terreur, sont revêtus de sa signature. Le 5 messidor, il signe avec ses
collègues un arrêté par lequel il est enjoint au citoyen Smitz
d'imprimer en langue et en caractères allemands quinze cents exemplaires
du discours sur les rapports des idées religieuses et morales avec les
principes républicains[113]. Donc ce jour-là l'entente n'était pas tout
à fait rompue. Le 7, il approuve, toujours de concert avec ses
collègues, la conduite du jeune Jullien à Bordeaux, et les dépenses
faites par lui dans sa mission[114]. La veille, il avait ordonnancé avec
Carnot et Couthon le payement de la somme de 3,000 livres au littérateur
Demaillot et celle de 1,500 livres au citoyen Tourville, l'un et l'autre
agents du comité[115]. Quelques jours après, il signait avec
Billaud-Varenne l'ordre de mise en liberté de Desrozier, acteur du
théâtre de l'Égalité[116], et, avec Carnot, l'ordre de mise en liberté
de l'agent national de Romainville[117]. Le 18, il signe encore, avec
Couthon, Barère et Billaud-Varenne, un arrêté qui réintégrait dans leurs
fonctions les citoyens Thoulouse, Pavin, Maginet et Blachère,
administrateurs du département de l'Ardèche, destitués par le
représentant du peuple Reynaud[118]. Au bas d'un arrêté en date du 19
messidor, par lequel le comité de Salut public prévient les citoyens que
toutes leurs pétitions, demandes et observations relatives aux affaires
publiques, doivent être adressées au comité, et non individuellement aux
membres qui le composent, je lis sa signature à côté des signatures de
Carnot, de C.-A. Prieur, de Couthon, de Collot-d'Herbois, de Barère et
de Billaud-Varenne[119]. Le 16, il écrivait de sa main aux représentants
en mission le billet suivant: «Citoïen collègue, le comité de Salut
public désire d'être instruit sans délai s'il existe ou a existé dans
les départements sur lesquels s'étend ta mission quelques tribunaux ou
commissions populaires. Il t'invite à lui en faire parvenir sur-le-champ
l'état actuel avec la désignation du lieu et de l'époque de leur
établissement. Robert Lindet, Billaud-Varenne, C.-A. Prieur, Carnot,
Barère, Couthon et Collot-d'Herbois signaient avec lui[120].» Le 28,
rappel de Dubois-Crancé, alors en mission à Rennes, par un arrêté du
comité de Salut public signé: Robespierre, Carnot, Barère,
Collot-d'Herbois, Billaud-Varenne, C.-A. Prieur, Couthon, Saint-Just et
Robert Lindet[121].

[Note 113: Registre des arrêtés et délibérations du comité de Salut
public, _Archives_, 436 _a a_ 73.]

[Note 114: Registre des arrêtés et délibérations du comité de Salut
public, _Archives_ 436 _a a_ 73.]

[Note 115: _Archives_, F. 7, 4437.]

[Note 116: _Ibid._]

[Note 117: _Ibid._]

[Note 118: _Ibid._]

[Note 119: _Archives_, A. F, II, 37.]

[Note 120: _Archives_, A, II, 58.]

[Note 121: Registre des délibérations et arrêtés du comité de Salut
public, _Archives_ 436, _a a_ 73.]

L'influence de Maximilien est ici manifeste. On sait en effet combien ce
représentant lui était suspect. Après lui avoir reproché d'avoir trahi à
Lyon les intérêts de la République, il l'accusait à présent d'avoir à
dessein occasionné à Rennes une fermentation extraordinaire en déclarant
qu'il y aurait des chouans tant qu'il existerait un Breton[122]! A cette
date du 28 messidor, il signe encore avec Collot-d'Herbois, C.-A.
Prieur, Carnot, Couthon, Barère, Saint-Just, Robert Lindet, le mandat de
mise en liberté de trente-trois citoyens détenus dans les prisons de
Troyes par les ordres du jeune Rousselin. Enfin, le 7 thermidor, il
était présent à la délibération où fut décidée l'arrestation d'un des
plus misérables agents du comité de Sûreté générale, de l'espion
Senar[123], dénoncé quelques jours auparavant, aux Jacobins, par des
citoyens victimes de ses actes d'oppression, et dont Couthon avait dit:
«S'il est vrai que ce fonctionnaire ait opprimé le patriotisme, il doit
être puni. Il existe bien évidemment un système affreux de tuer la
liberté par le crime[124].» Nous pourrions multiplier ces citations,
mais il n'en faut pas davantage pour démontrer de la façon la plus
péremptoire que Robespierre n'a jamais déserté le comité dans le sens
réel du mot.

[Note 122: Note de Robespierre sur différents députés. (Voy.
_Papiers inédits_, t. II, p. 17, et numéro LI, à la suite du
rapport de Courtois.)]

[Note 123: Registre des délibérations et arrêtés, _ubi supra_.]

[Note 124: Séance des Jacobins du 3 thermidor. Voy. le
_Moniteur_ du 9 (27 juillet 1794).]

Au reste, ses anciens collègues ont accumulé dans leurs explications
évasives et embarrassées juste assez de contradictions pour mettre à nu
leurs mensonges. Ainsi, tandis que d'un côté ils s'arment contre lui de
sa prétendue absence du comité pendant quatre décades, nous les voyons,
d'un autre côté, lui reprocher d'avoir assisté muet aux délibérations
concernant les opérations militaires, et de s'être abstenu de
voter[125]. «Dans les derniers temps», lit-on dans des Mémoires sur
Carnot, «il trouvait des prétextes pour ne pas signer les instructions
militaires, afin sans doute de se ménager, en cas de revers de nos
armées, le droit d'accuser Carnot[126]». Donc il assistait aux séances
du comité.

[Note 125: _Réponse des membres des deux anciens comités_, p.
10.]

[Note 126: _Mémoires sur Carnot_, par son fils, t. I, p. 523.
Nous avons peu parlé de ces Mémoires, composés d'après des souvenirs
thermidoriens, et dénués par conséquent de toute valeur historique. On
regrette d'y trouver des erreurs et, il faut bien le dire, des calomnies
qu'avec une étude approfondie des choses de la Révolution, M. Carnot
fils se serait évité de laisser passer. Le désir de défendre une mémoire
justement chère n'autorise personne à sortir des bornes de
l'impartialité et de la justice.

De tous les anciens membres du comité de Salut public, Carnot, j'ai
regret de le dire, est certainement un de ceux qui, après Thermidor, ont
calomnié Robespierre avec le plus d'opiniâtreté. Il semble qu'il y ait
eu chez lui de la haine du sabre contre l'idée. Ah! combien Robespierre
avait raison de se méfier de l'engouement de notre nation pour les
entreprises militaires!

Dans son discours du 1er vendémiaire an III (22 septembre 1794), deux
mois après Thermidor, Carnot se déchaîna contre la mémoire de Maximilien
avec une violence inouïe. Il accusa notamment Robespierre de s'être
plaint avec amertume, à la nouvelle de la prise de Niewport, postérieure
au 16 messidor, de ce qu'on n'avait pas massacré toute la garnison. Voy.
le _Moniteur_ du 4 vendémiaire (25 septembre 1794). Carnot a trop
souvent fait fléchir la vérité dans le but de sauvegarder sa mémoire aux
dépens d'adversaires qui ne pouvaient répondre, pour que nous ayons foi
dans ses paroles. A sa haine invétérée contre Robespierre et contre
Saint-Just, on sent qu'il a gardé le souvenir cuisant de cette phrase du
second: «Il n'y a que ceux qui sont dans les armées qui gagnent les
batailles». Lui-même, du reste, Carnot, n'écrivait-il pas, à la date du
8 messidor, aux représentants Richard et Choudieu, au quartier général
de l'armée du Nord, de concert avec Robespierre et Couthon: «Ce n'est
pas sans peine que nous avons appris la familiarité et les égards de
plusieurs de nos généraux envers les officiers étrangers que nous
regardons et voulons traiter comme des brigands....» Catalogue Charavay
(janvier-février 1863).]

Mais ce qui lève tous les doutes, ce sont les registres du comité de
Salut public, registres dont Lecointre ne soupçonnait pas l'existence,
que nous avons sous les yeux en ce moment, et où, comme déjà nous avons
eu occasion de de le dire, les présences de chacun des membres sont
constatées jour par jour. Eh bien! du 13 prairial au 9 thermidor,
Robespierre, manqua de venir au comité SEPT FOIS, en tout et pour tout,
les 20 et 28 prairial, les 10, 11, 14 et 29 messidor et le 4
thermidor[127].

[Note 127: Registre des délibérations et arrêtés du comité de Salut
public, _Archives_, 433 _a a_ 70 jusqu'à 436 _a a_ 73.]

Ce qu'il y a de certain, c'est que, tout en faisant acte de présence au
comité, Robespierre n'ayant pu faire triompher sa politique, à la fois
énergique et modérée, avait complètement résigné sa part d'autorité
dictatoriale et abandonné à ses collègues l'exercice du gouvernement.
Quel fut le véritable motif de la scission? Il est assez difficile de se
prononcer bien affirmativement à cet égard, les Thermidoriens, qui seuls
ont eu la parole pour nous renseigner sur ce point, ayant beaucoup varié
dans leurs explications.

La détermination de Maximilien fut, pensons-nous, la conséquence d'une
suite de petites contrariétés. Déjà, au commencement de floréal, une
altercation avait eu lieu entre Saint-Just et Carnot au sujet de
l'administration des armes portatives. Le premier se plaignait qu'on eût
opprimé et menacé d'arrestation arbitraire l'agent comptable des
ateliers du Luxembourg, à qui il portait un grand intérêt. La discussion
s'échauffant, Carnot aurait accusé Saint-Just _et ses amis_
d'aspirer à la dictature. A quoi Saint-Just aurait répondu que la
République était perdue si les hommes chargés de la défendre se
traitaient ainsi de dictateurs. Et Carnot, insistant, aurait répliqué:
«Vous êtes des dictateurs ridicules». Le lendemain, Saint-Just s'étant
rendu au comité en compagnie de Robespierre: «Tiens», se serait-il écrié
en s'adressant à Carnot, «les voilà, mes amis, voilà ceux que tu as
attaqués hier». Or, quelle fut en cette circonstance le rôle de
Robespierre? «Il essaya de parler des torts respectifs _avec un ton
très hypocrite_», disent les membres des anciens comités sur la foi
desquels nous avons raconté cette scène, ce qui signifie, à n'en pas
douter, que Robespierre essaya de la conciliation[128].

[Note 128: _Réponse des membres des deux anciens comités aux
imputations de Laurent Lecointre_, p. 103, 104, note de la p. 21.--M.
H. Carnot, dans les Mémoires sur son père, raconte un peu différemment
la scène, d'après un récit de Prieur, et il termine par cette
exclamation mélodramatique qu'il prête à Carnot s'adressant à Couthon, à
Saint-Just et à Robespierre: «Triumvirs, vous disparaîtrez». (T. I, p.
524.) Or il est à remarquer que dans la narration des anciens membres du
comité, écrite peu de temps après Thermidor, il n'est pas question de
Couthon, et que Robespierre ne figure en quelque sorte que comme
médiateur. Mais voilà comme on embellit l'histoire.]

Si donc ce récit, dans les termes mêmes où il nous a été transmis, fait
honneur à quelqu'un, ce n'est pas assurément à Carnot. Que serait-ce si
Robespierre et Saint-Just avaient pu fournir leurs explications!
Dictateur! c'était, paraît-il, la grosse injure de Carnot, car dans une
autre occasion, croyant avoir à se plaindre de Robespierre, au sujet de
l'arrestation de deux commis des bureaux de la guerre, il lui aurait
dit, en présence de Levasseur (de la Sarthe): «Il ne se commet que des
actes arbitraires dans ton bureau de police générale, tu es un
dictateur». Robespierre furieux aurait pris en vain ses collègues à
témoins de l'insulte dont il venait d'être l'objet. En vérité, on se
refuserait à croire à de si puériles accusations, si cela n'était pas
constaté par le _Moniteur_[129].

[Note 129: Voy. le _Moniteur_ du 10 germinal, an III (30 mars
1795). Séance de la Convention du 6 germinal.]

J'ai voulu savoir à quoi m'en tenir sur cette fameuse histoire des
secrétaires de Carnot, dont celui-ci signa l'ordre d'arrestation _sans
s'en douter_, comme il le déclara d'un ton patelin à la Convention
nationale. Ces deux secrétaires, jeunes l'un et l'autre, en qui Carnot
avait la plus grande confiance, pouvaient être fort intelligents, mais
ils étaient plus légers encore. Un soir qu'ils avaient bien dîné, ils
firent irruption au milieu d'une réunion sectionnaire, y causèrent un
effroyable vacarme, et, se retranchant derrière leur qualité de
secrétaires du comité de Salut public, menacèrent de faire guillotiner
l'un et l'autre[130]. Ils furent arrêtés tous deux, et relâchés peu de
temps après; mais si jamais arrestation fut juste, ce fut assurément
celle-là, et tout gouvernement s'honore qui réprime sévèrement les excès
de pouvoir de ses agents[131].

[Note 130: _Archives_, F. 7, 4437.]

[Note 131: Rien de curieux et de triste à la fois, comme l'attitude
de Carnot après Thermidor. Il a poussé le mépris de la vérité jusqu'à
oser déclarer, en pleine séance de la Convention (6 germinal an III),
que Robespierre avait lancé un mandat d'arrêt contre un restaurateur de
la terrasse des Feuillants, uniquement parce que lui, Carnot, allait y
prendre ses repas. Mais le bouffon de l'affaire, c'est qu'il signa
aussi, _sans le savoir_, ce mandat. Aussi ne fut-il pas
médiocrement étonné lorsqu'on allant dîner on lui dit que son traiteur
avait été arrêté par son ordre. Je suis fâché, en vérité, de n'avoir pas
découvert, parmi les milliers d'arrêtés que j'ai eus sous les yeux, cet
ordre d'arrestation. Fut-ce aussi sans le savoir et dans l'innocence de
son coeur que Carnot, suivant la malicieuse expression de Lecointre,
écrivit de sa main et signa la petite _recommandation_ qui servit à
Victor de Broglie de passeport pour l'échafaud?]

Je suis convaincu, répéterai-je, que la principale raison de la retraite
toute morale de Robespierre fut la scène violente à laquelle donna lieu,
le 28 prairial, entre plusieurs de ses collègues et lui, la ridicule
affaire de Catherine Théot, lui s'indignant de voir transformer en
conspiration de pures et innocentes mômeries, eux ne voulant pas
arracher sa proie au comité de Sûreté générale. Mon opinion se trouve
singulièrement renforcée de celle du représentant Levasseur, lequel a dû
être bien informé, et qui, dans ses Mémoires, s'est exprimé en ces
termes: «Il est constant que c'est à propos de la ridicule superstition
de Catherine Théot qu'éclata la guerre sourde des membres des deux
comités»[132]. Mais la résistance de Robespierre en cette occasion était
trop honorable pour que ses adversaires pussent l'invoquer comme la
cause de sa scission d'avec eux; aussi imaginèrent-ils de donner pour
prétexte à leur querelle le décret du 20 prairial, qu'ils avaient
approuvé aveuglément les uns et les autres.

[Note 132: _Mémoires de Levasseur_, t. III, p. 112.]

Au reste, la résolution de Maximilien eut sa source dans plusieurs
motifs. Lui-même s'en est expliqué en ces termes dans son discours du 8
thermidor: «Je me bornerai à dire que, depuis plus de six semaines, la
nature et la force de la calomnie, l'IMPUISSANCE DE FAIRE LE BIEN ET
D'ARRÊTER LE MAL, m'ont forcé à abandonner absolument mes fonctions de
membre du comité de Salut public, et je jure qu'en cela même je n'ai
consulté que ma raison et la patrie. Je préfère ma qualité de
représentant du peuple à celle de membre du comité de Salut public, et
je mets ma qualité d'homme et de citoyen français avant tout[133].»
Disons maintenant de quelles amertumes il fut abreuvé durant les six
dernières semaines de sa vie.

[Note 133: Discours du 8 thermidor, p. 30.]




V


Les anciens collègues de Robespierre au comité de Salut public ont fait
un aveu bien précieux: la seule preuve matérielle, la pièce de
conviction la plus essentielle contre lui, ont-ils dit, résultant de son
discours du 8 thermidor à la Convention, il ne leur avait pas été
possible de l'attaquer plus tôt[134]. Or, si jamais homme, victime d'une
accusation injuste, s'est admirablement justifié devant ses concitoyens
et devant l'avenir, c'est bien Robespierre dans le magnifique discours
qui a été son testament de mort.

[Note 134: _Réponse des membres des deux anciens comités aux
imputations de Laurent Lecointre_, p. 14.]

Et comment ne pas comprendre l'embarras mortel de ses accusateurs quand
on se rappelle ces paroles de Fréron, à la séance du 9 fructidor (26
août 1794): «Le tyran qui opprimait ses collègues puis encore que la
nation était tellement enveloppé dans les apparences des vertus les plus
populaires, la considération et la confiance du peuple formaient autour
de lui un rempart si sacré, que nous aurions mis la nation et la liberté
elle-même en péril si nous nous étions abandonnés à notre impatience de
l'abattre plus tôt[135].»

[Note 135: _Réponse des membres des deux anciens comités aux
imputations de Laurent Lecointre_, p. 24.]

On a vu déjà comment il opprimait ses collègues: il suffisait d'un coup
d'oeil d'intelligence pour que la majorité fût acquise contre lui.
Billaud-Varenne ne se révoltait-il pas à cette supposition que des
hommes comme Robert Lindet, Prieur (de la Côte-d'Or), Carnot et lui
avaient pu se laisser mener[136]? Donc, sur ses collègues du comité, il
n'avait aucune influence prépondérante, c'est un point acquis. Mais, ont
prétendu ceux-ci, tout le mal venait du bureau de police générale, dont
il avait la direction suprême et au moyen duquel il gouvernait
despotiquement le tribunal révolutionnaire; et tous les historiens de la
réaction, voire même certains écrivains prétendus libéraux, d'accueillir
avec empressement ce double mensonge thermidorien, sans prendre la peine
de remonter aux sources.

[Note 136: _Réponse de J.-N. Billaud à Laurent Lecointre_, p.
94.]

Et d'abord signalons un fait en passant, ne fût-ce que pour constater
une fois de plus les contradictions habituelles aux calomniateurs de
Robespierre. Lecointre ayant prétendu n'avoir point attaqué Carnot,
Prieur (de la Côte-d'Or) et Robert Lindet, parce qu'ils se tenaient
généralement à l'écart des discussions sur les matières de haute police,
de politique et de gouvernement,--tradition menteuse acceptée par une
foule d'historiens superficiels,--Billaud-Varenne lui donna un démenti
sanglant, appuyé des propres déclarations de ses collègues, et il
insista sur ce que les meilleures opérations de l'ancien comité de Salut
public étaient précisément celles de ce genre[137].

[Note 137: _Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre_, p. 41.]

Seulement, eut-il soin de dire, les attributions du bureau de police
avaient été dénaturées par Robespierre. Établi au commencement de
floréal, non point, comme on l'a dit, dans un but d'opposition au comité
de Sûreté générale, mais pour surveiller les fonctionnaires publics, et
surtout pour examiner les innombrables dénonciations adressées au comité
de Salut public; ce bureau avait été placé sous la direction de
Saint-Just, qui, étant parti en mission très peu de jours après, avait
été provisoirement remplacé par Robespierre.

Écoutons à ce sujet Maximilien lui-même: «J'ai été chargé, en l'absence
d'un de mes collègues, de surveiller un bureau de police générale,
récemment et faiblement organisé au comité de Salut public. Ma courte
gestion s'est bornée à provoquer une trentaine d'arrêtés, soit pour
mettre en liberté des patriotes persécutés, soit pour s'assurer de
quelques ennemis de la Révolution. Eh bien! croira-t-on que ce seul mot
de police générale a servi de prétexte pour mettre sur ma tête la
responsabilité de toutes les opérations du comité de Sûreté
générale,--ce grand instrument de la Terreur--des erreurs de toutes les
autorités constituées, des crimes de tous mes ennemis? Il n'y a
peut-être pas un individu arrêté, pas un citoyen vexé, à qui l'on n'ait
dit de moi: «Voilà l'auteur de tes maux; tu serais heureux et libre s'il
n'existait plus». Comment pourrais-je ou raconter ou deviner toutes les
espèces d'impostures qui ont été clandestinement insinuées, soit dans la
Convention nationale, soit ailleurs, pour me rendre odieux ou
redoutable[138]!»

[Note 138: Discours du 8 thermidor, p. 30.]

J'ai sous les yeux l'ensemble complet des pièces relatives aux
opérations de ce bureau de police générale[139]; rien ne saurait mieux
démontrer la vérité des assertions de Robespierre; et, en consultant ces
témoins vivants, en fouillant dans ces registres où l'histoire se trouve
à nu et sans fard, on est stupéfait de voir avec quelle facilité les
choses les plus simples, les plus honorables même, ont pu être
retournées contre lui et servir d'armes à ses ennemis.

[Note 139: _Archives_, A F 7, 4437.]

Quand Saladin présenta son rapport sur la conduite des membres de
l'ancien comité de Salut public, il prouva, de la façon la plus
lumineuse, que le bureau de police générale n'avait nullement été un
établissement distinct, séparé du comité de Salut public, et que ses
opérations avaient été soumises à tous les membres du comité et
sciemment approuvées par eux. A cet égard la déclaration si nette et si
précise de Fouquier-Tinville ne saurait laisser subsister l'ombre d'un
doute: «Tous les ordres m'ont été donnés dans le lieu des séances du
comité, de même que tous les arrêtés qui m'ont été transmis étaient
intitulés: _Extrait des registres du comité de Salut public_, et
signés de plus ou de moins de membres de ce comité[140].»

[Note 140: Voy. le rapport de Saladin, où se trouve citée la
déclaration de Fouquier-Tinville, p. 10 et 11.]

Rien de simple comme le mécanisme de ce bureau. Tous les rapports,
dénonciations et demandes adressés au comité de Salut public étaient
transcrits sur des registres spéciaux. Le membre chargé de la direction
du bureau émettait en marge son avis, auquel était presque toujours
conforme la décision du comité. En général, suivant la nature de
l'affaire, il renvoyait à tel ou tel de ses collègues.

Ainsi, s'agissait-il de dénonciations ou de demandes concernant les
approvisionnements ou la partie militaire: «Communiquer à Robert Lindet,
à Carnot», se contentait d'écrire en marge Maximilien. Parmi les ordres
d'arrestation délivrés sur l'avis de Robespierre, nous trouvons celui de
l'ex-vicomte de Mailly, dénoncé par un officier municipal de Laon pour
s'être livré à des excès dangereux en mettant la Terreur à l'ordre du
jour[141].

[Note 141: 8 prairial (27 mai 1794). _Archives_, F, 7, 4437.]

Chacune des recommandations de Robespierre ou de Saint-Just porte
l'empreinte de la sagesse et de la véritable modération. L'agent
national du district de Senlis rend compte du succès de ses courses
républicaines pour la destruction du fanatisme dans les communes de son
arrondissement; on lui fait répondre qu'il doit se borner à ses
fonctions précisées par la loi, respecter le décret qui établit la
liberté des cultes et _faire le bien sans faux zèle_[142]. La
société populaire du canton d'Épinay, dans le département de l'Aube,
dénonce le ci-devant curé de Pelet comme un fanatique dangereux et
accuse le district de Bar-sur-Aube de favoriser la caste nobiliaire;
Robespierre recommande qu'on s'informe de l'esprit de cette société
populaire et de celui du district de Bar[143]. L'agent du district
national de Compiègne dénonce des malveillants cherchant à plonger le
peuple dans la superstition et dans le fanatisme; réponse: «Quand on
envoie une dénonciation, il faut la préciser autrement». En marge d'une
dénonciation de la municipalité de Passy contre Reine Vindé, accusée de
troubler la tranquillité publique par ses folies, il écrit: «On enferme
les fous»[144]. Au comité de surveillance de la commune de Dourdan, qui
avait cru devoir ranger dans la catégorie des suspects ceux des
habitants de cette ville convaincus d'avoir envoyé des subsistances à
Paris, il fait écrire pour l'instruire des inconvénients de cette mesure
et lui dire de révoquer son arrêté. La société populaire de Lodève
s'étant plainte des abus de pouvoir du citoyen Favre, délégué des
représentants du peuple Milhaud et Soubrany, lequel, avec les manières
d'un intendant de l'ancien régime, avait exigé qu'on apportât chez lui
les livres des délibérations de la société, il fit aussitôt mander le
citoyen Favre à Paris[145]. Un individu, se disant président de la
commune d'Exmes, dans le département de l'Orne, avait écrit au comité
pour demander si les croix portées au cou par les femmes devaient être
assimilées aux signes extérieurs des cultes, tels que croix et images
dont certaines municipalités avaient ordonné la destruction, Robespierre
renvoie au commissaire de police générale la lettre de l'homme en
question pour s'informer si c'est un sot ou un fripon. Je laisse pour
mémoire une foule d'ordres de mise en liberté, et j'arrive à
l'arrestation des membres du comité révolutionnaire de la section de
_l'Indivisibilité_, à cette arrestation fameuse citée par les
collègues de Robespierre comme la preuve la plus évidente de sa
_tyrannie_.

[Note 142: 13 prairial (1er juin). _Ibid_.]

[Note 143: 10 floréal (29 avril). _Ibid_.]

[Note 144: 19 floréal (8 mai). _Ibid_.]

[Note 145: 21 prairial (9 juin 1794) _Archives_, 7, 7, 4437.]

A la séance du 9 thermidor, Billaud-Varenne lui reprocha, par-dessus
toutes choses, d'avoir défendu Danton, et fait arrêter le _meilleur
comité révolutionnaire_ de Paris; et le vieux Vadier, arrivant
ensuite, lui imputa à crime d'abord de s'être porté ouvertement le
défenseur de Bazire, de Chabot et de Camille Desmoulins, et d'avoir
ordonné l'incarcération du comité révolutionnaire _le plus pur_ de
Paris.

Le comité que les ennemis de Robespierre prenaient si chaleureusement
sous leur garde, c'était celui de _l'Indivisibilité_. Quelle faute
avaient donc commise les membres de ce comité? Étaient-ils des
continuateurs de Danton? Non, assurément, car ils n'eussent pas trouvé
un si ardent avocat dans la personne de Billaud-Varenne. Je supposais
bien que ce devaient être quelques disciples de Jacques Roux ou
d'Hébert; mais, n'en ayant aucune preuve, j'étais fort perplexe,
lorsqu'en fouillant dans les papiers encore inexplorés du bureau de
police générale, j'ai été assez heureux découvrir les motifs très graves
de l'arrestation de ce comite.

Elle eut lieu sur la dénonciation formelle du citoyen Périer, employé de
la bibliothèque de l'Instruction publique, et président de la section
même de l'_Indivisibilité_, ce qui ajoutait un poids énorme à la
dénonciation. Pour la troisième fois, à la date du 1er messidor, il
venait dénoncer les membres du comité révolutionnaire de cette section.
Mais laissons ici la parole au dénonciateur: «Leur promotion est le
fruit de leurs intrigues. Depuis qu'ils sont en place, on a remarqué une
progression dans leurs facultés pécuniaires. Ils se donnent des repas
splendides. Hyvert a étouffé constamment la voix de ses concitoyens dans
les assemblées générales. Despote dans ses actes, il a porté les
citoyens à s'entr'égorger à la porte d'un boucher. Le fait est constaté
par procès-verbal. Grosler a dit hautement que les assemblées
sectionnaires étoient au-dessus de la Convention. Il a rétabli sous les
scellés des flambeaux d'argent qu'on l'accusoit d'avoir soustraits.
Grosler a été prédicateur de l'athéisme. Il a dit à Testard et à Guérin
que Robespierre, malgré son foutu décret sur l'Être suprême, seroit
guillotiné.... Viard a mis des riches à contribution, il a insulté des
gens qu'il mettoit en arrestation. Laîné a été persécuteur d'un Anglais
qui s'est donné la mort pour échapper à sa rage; Allemain, commissaire
de police, est dépositaire d'une lettre de lui.... Fournier a traité les
représentants de scélérats, d'intrigants qui seraient guillotinés....»
En marge de cette dénonciation on lit de la main de Robespierre: «Mettre
en état d'arrestation tous les individus désignés dans l'article[146].»
Nous n'avons point trouvé la minute du mandat d'arrêt, laquelle était
probablement revêtue des signatures de ceux-là même qui se sont fait une
arme contre Robespierre de cette arrestation si parfaitement motivée. On
voit en effet maintenant ce que Billaud-Varenne et Vadier entendaient
par le comité révolutionnaire le meilleur et le plus pur de Paris.

[Note 146: 1er messidor (19 juin). _Archives_, F, 7, 4437.]

Ainsi, dans toutes nos révélations se manifeste la pensée si claire de
Robespierre: réprimer les excès de la Terreur sans compromettre les
destinées de la République et sans ouvrir la porte à la
contre-révolution. A partir du 12 messidor--je précise la date--il
devint complètement étranger au bureau de police générale. Au reste, les
Thermidoriens ont, involontairement bien entendu, rendu plus d'une fois
à leur victime une justice éclatante. Quoi de plus significatif que ce
passage d'un Mémoire de Billaud-Varenne où, après avoir établi la
légalité de l'établissement d'un bureau de haute police au sein du
comité de Salut public, il s'écrie: «Si, depuis, Robespierre, marchant à
la dictature par la compression et la terreur, _avec l'intention
peut-être de trouver moins de résistance au dénouement par une clémence
momentanée_, et en rejetant tout l'odieux de ses excès sur ceux qu'il
aurait immolés, a dénaturé l'attribution de ce bureau, c'est une de ces
usurpations de pouvoir qui ont servi et à réaliser ses crimes et à l'en
convaincre.» Ses crimes, ce fut sa résolution bien arrêtée et trop bien
devinée par ses collègues d'opposer une digue à la Terreur aveugle et
brutale, et de maintenir la Révolution dans les strictes limites de la
justice inflexible et du bon sens.




VI


Il nous reste à démontrer combien il demeura toujours étranger au
tribunal révolutionnaire, à l'établissement duquel il n'avait contribué
en rien. Et d'abord, ne craignons pas de le dire, comparé aux tribunaux
exceptionnels et extraordinaires de la réaction thermidorienne ou des
temps monarchiques et despotiques, où le plus grand des crimes était
d'avoir trop aimé la République, la patrie, la liberté, ce tribunal
sanglant pourrait sembler un idéal de justice. De simples rapprochements
suffiraient pour établir cette vérité; mais une histoire impartiale et
sérieuse du tribunal révolutionnaire est encore à faire.

Emparons-nous d'abord de cette déclaration non démentie par des membres
de l'ancien comité de Salut public: «Il n'y avoit point de contact entre
le comité et le tribunal révolutionnaire que pour les dénonciations des
accusés de crimes de lèse-nation, ou des factions, ou des généraux, pour
la communication des pièces et les rapports sur lesquels l'accusation
était portée, ainsi que pour l'exécution des décrets de la Convention
nationale.»[147] Cela n'a pas empêché ces membres eux-mêmes et une foule
d'écrivains sans conscience d'attribuer à Robespierre la responsabilité
d'une partie des actes de ce tribunal.

[Note 147: _Réponse des membres des anciens comités aux
imputations de Laurent Lecointre_, p. 43.]

Assez embarrassés pour expliquer l'absence des signatures de
Robespierre, de Couthon et de Saint-Just sur les grandes listes
d'accusés traduits au tribunal révolutionnaire en messidor et dans la
première décade de thermidor, les anciens collègues de Maximilien ont
dit: «Qu'importe! si c'était leur voeu que nous remplissions»![148]
Hélas! c'était si peu leur voeu que ce que Robespierre reprocha
précisément à ses ennemis, ce fut--ne cessons pas de le
rappeler--«d'avoir porté la Terreur dans toutes les conditions, déclaré
la guerre aux citoyens paisibles, érigé en crimes ou des préjugés
incurables ou des choses indifférentes, pour trouver partout des
coupables et rendre la Révolution redoutable au peuple même».[149] A
cette accusation terrible ils n'ont pu répondre que par des mensonges et
des calomnies.

[Note 148: _Réponse des membres des anciens comités aux
imputations de Lecointre_, p. 44.]

[Note 149: Discours du 8 thermidor, p. 8.]

Présenter le tribunal révolutionnaire comme tout dévoué à Maximilien,
c'était chose assez difficile au lendemain du jour où ce tribunal
s'était mis si complaisamment au service des vainqueurs, et,
Fouquier-Tinville en tête, avait été féliciter la Convention nationale
d'avoir su distinguer les _traîtres_[150]. Si parmi les membres de
ce tribunal, jurés ou juges, quelques-uns professaient pour Robespierre
une estime sans borne, la plupart étaient à son égard ou indifférents ou
hostiles. Dans le procès où furent impliquées les _fameuses
vierges_ de Verdun figuraient deux accusés nommés Bertault et Bonin,
à la charge desquels on avait relevé, entre autres griefs, de violents
propros contre Robespierre. Tous deux se trouvèrent précisément au
nombre des acquittés[151].

[Note 150: Séance du 10 thermidor (_Moniteur_ du 12 [30 juillet
1794]).]

[Note 151: Audience du 12 floréal (25 avril 1794), _Moniteur_
du 13 floréal (2 mai 1794).]

Cependant il paraissait indispensable de le rendre solidaire des actes
de ce tribunal. «On s'est attaché particulièrement», a-t-il dit
lui-même, «à prouver que le tribunal révolutionnaire était un tribunal
de sang créé par moi seul, et que je maîtrisais absolument pour faire
égorger tous les gens de bien, et même tous les fripons, car on voulait
me susciter des ennemis de tous les genres»[152]. On imagina donc, après
Thermidor, de répandre le bruit qu'il avait gouverné le tribunal par
Dumas et par Coffinhal. On avait appris _depuis_, prétendait-on,
qu'il avait eu avec eux des conférences journalières où _sans
doute_ il conférait des détenus à mettre en jugement[153]. On ne s'en
était pas douté auparavant. Mais plus la chose était absurde,
invraisemblable, plus on comptait sur la méchanceté des uns et sur la
crédulité des autres pour la faire accepter.

[Note 152: Discours du 8 thermidor, p. 22.]

[Note 153: _Réponse des membres des anciens comités aux
imputations de Lecointre_, p. 44.]

Hommes de tête et de coeur, dont la réputation de civisme et de probité
est demeurée intacte malgré les calomnies persistantes sous lesquelles
on a tenté d'étouffer leur mémoire, Dumas et Coffinhal avaient été les
seuls membres du tribunal révolutionnaire qui se fussent activement
dévoués à la fortune de Robespierre dans la journée du 9 thermidor.

Emportés avec lui par la tempête, ils n'étaient plus là pour répondre.
A-t-on jamais produit la moindre preuve de leurs prétendues conférences
avec Maximilien? Non; mais c'était chose dont on se passait volontiers
quand on écrivait l'histoire  sous la dictée des vainqueurs. Dans les
papiers de Dumas on a trouvé un billet de Robespierre, un seul: c'était
une invitation pour se rendre ... au comité de Salut public[154].

[Note 154: Voici cette invitation citée en fac-similé à la suite des
notes fournies par Robespierre à Saint-Just pour son rapport sur les
dantonistes: «Le comité de Salut public invite le citoïen Dumas,
vice-président du tribunal criminel, à se rendre au lieu de ses séances
demain à midi.--Paris, le 12 germinal, l'an II de la République.
--Robespierre.»]

S'il n'avait aucune action sur le tribunal révolutionnaire, du moins,
a-t-on prétendu encore, agissait-il sur Herman, qui, en sa qualité de
commissaire des administrations civiles et tribunaux, avait les prisons
sous sa surveillance. Nous avons démontré ailleurs la fausseté de cette
allégation. Herman, dont Robespierre estimait à juste titre la probité
et les lumières, avait bien pu être nommé, sur la recommandation de
Maximilien, président du tribunal révolutionnaire d'abord, et ensuite
commissaire des administrations civiles, mais ses relations avec lui se
bornèrent à des relations purement officielles, et dans l'espace d'une
année, il n'alla pas chez lui plus de cinq fois; ses déclarations à cet
égard n'ont jamais été démenties[155].

[Note 155: Voyez le mémoire justificatif d'Herman, déjà cité _ubi
supra_.]

Seulement il était tout simple qu'en marge des rapports de dénonciations
adressées au comité de Salut public, Maximilien écrivît: _renvoïé_
à Herman, autrement dit au commissaire des administrations civiles et
tribunaux, comme il écrivait: _renvoïé_ à Carnot, à Robert Lindet,
suivant que les faits dénoncés étaient de la compétence de tel ou tel de
ces fonctionnaires. Ainsi fut-il fait pour les dénonciations relatives
aux conspirations dites des prisons[156]; et lorsque dans les premiers
jours de messidor, le comité de Salut public autorisait le commissaire
des administrations civiles à opérer des recherches dans les prisons au
sujet des complots contre la sûreté de la République, pour en donner
ensuite le résultat au comité, il prenait une simple mesure de
précaution toute légitime dans les circonstances où l'on se
trouvait[157].

[Note 156: Voyez entre autres les dénonciations de Valagnos et de
Grenier, détenus à Bicètre. _Archives_, F, 7, 4437.]

[Note 157: Arrêté signé: Robespierre, Barère, Carnot, Couthon, C.-A.
Prieur, Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et Robert Lindet.]

Au reste, Herman était si peu l'homme de Robespierre, et il songea si
peu à s'associer à sa destinée dans la tragique journée de Thermidor,
qu'il s'empressa d'enjoindre à ses agents de mettre à exécution le
décret de la Convention qui mettait Hanriot, son état-major et plusieurs
autres individus, en état d'arrestation.

Quoi qu'il en soit, Herman, sans être lié d'amitié avec Robespierre,
avait mérité d'être apprécié de lui, et il professait pour le caractère
de ce grand citoyen la plus profonde estime. Tout au contraire,
Maximilien semblait avoir pour la personne de Fouquier-Tinville une
secrète répulsion. On ne pourrait citer un mot d'éloge tombé de sa
bouche ou de sa plume sur ce farouche et sanglant magistrat, dont la
réaction, d'ailleurs, ne s'est pas privée d'assombrir encore la sombre
figure. Fouquier s'asseyait à la table de Laurent Lecointre en compagnie
de Merlin (de Thionville); il avait des relations de monde avec les
députés Morisson, Cochon de Lapparent, Goupilleau (de Fontenay) et bien
d'autres[158]; mais Robespierre, il ne le voyait jamais en dehors du
comité de Salut public; une seule fois il alla chez lui, ce fut le jour
de l'attentat de Ladmiral, comme ce jour-là il se rendit également chez
Collot-d'Herbois[159]. Il ne se gênait même point pour manifester son
antipathie contre lui. Un jour, ayant reçu la visite du représentant
Martel, député de l'Allier à la Convention, il lui en parla dans les
termes les plus hostiles, en l'engageant à se liguer avec lui, afin,
disait-il, de sauver leurs têtes[160].

[Note 158: Mémoire de Fouquier-Tinville dans l'_Histoire
parlementaire_, t. XXXIV, p. 241.]

[Note 159: Mémoire de Fouquier, _ubi supra_, p. 239.]

[Note 160: Mémoire de Fouquier, _ubi supra_, p. 247, corroboré
ici par la déposition de Martel. (_Histoire parlementaire_, t.
XXXV, p. 16.)]

Fouquier-Tinville était-il de la conjuration? On pourrait le croire. Il
recevait de fréquentes visites d'Amar, de Vadier, de Voulland et de
Jagot--quatre des plus violents ennemis de Robespierre--qui venaient lui
recommander de mettre en jugement tel ou tel qu'ils désignaient[161]. On
sait avec quel empressement il vint, dans la matinée du 10 thermidor,
offrir ses services à la Convention nationale; on sait aussi comment le
lendemain, à la séance du soir, Barère, au nom des comités de Salut
public et de Sûreté générale, parla du tribunal révolutionnaire, «de
cette institution salutaire, qui détruisait les ennemis de la
République, purgeait le sol de la liberté, pesait aux aristocrates et
nuisait aux ambitieux»; comment enfin il proposa de maintenir au poste
d'accusateur public ... Fouquier-Tinville[162]. Ce n'était donc pas le
tribunal de Robespierre, bien que dans la matinée du 10, quelques-uns
des calomniateurs jurés de Robespierre, Élie Lacoste, Thuriot, Bréard,
eussent demandé la suppression de ce tribunal comme étant composé de
créatures de Maximilien. Mais admirez les contradictions de ces
sanguinaires Thermidoriens, le soir même Barère annonçait que les
_conjurés_ avaient formé le projet de faire fusiller le tribunal
révolutionnaire[163].

[Note 161: Déposition d'Etienne Masson, ex-greffier au tribunal
révolutionnaire, dans le procès de Fouquier. (_Histoire
parlementaire_, t. XXXV, p. 89.)]

[Note 162: Voy. le _Moniteur_ du 14 thermidor an II (1er août
1794).]

[Note 163: _Ibid_.]

La vérité est que Robespierre blâmait et voulait arrêter les excès
auxquels ce tribunal était en quelque sorte forcément entraîné par les
manoeuvres odieuses de certains membres du gouvernement. Quant à son
influence sur les décisions du tribunal révolutionnaire, elle était
nulle, absolument nulle; mais en eût-il eu la moindre sur quelques-uns
de ses membres, qu'il lui eût répugné d'en user. Nous avons dit comment,
ayant négligemment demandé un jour à Duplay ce qu'il avait fait au
tribunal, et son hôte lui ayant répondu: «Maximilien, je ne vous demande
jamais ce que vous faites au comité de Salut public», il lui avait
étroitement serré la main, en signe d'estime et d'adhésion.




VII.


Quand les conjurés virent Robespierre fermement décidé à arrêter le
débordement des excès, ils imaginèrent de retourner contre lui l'arme
même dont il entendait se servir, et de le présenter partout comme
l'auteur des actes d'oppression qu'ils multipliaient à dessein. Tous
ceux qui avaient une mauvaise conscience, tous ceux qui s'étaient
souillés de rapines ou baignés dans le sang à plaisir, les Bourdon, les
Carrier, les Guffroy, les Tallien, les Rovère, les Dumont, les Vadier,
s'associèrent à ce plan où se devine si bien la main de l'odieux Fouché.
D'impurs émissaires, répandus dans tous les lieux publics, dans les
assemblées de sections, dans les sociétés populaires, étaient chargés de
propager la calomnie.

Mais laissons ici Robespierre dévoiler lui-même les effroyables trames
dont il fut victime: «Pour moi, je frémis quand je songe que des ennemis
de la Révolution, que d'anciens professeurs de royalisme, que des
ex-nobles, que des émigrés peut-être, se sont tout à coup faits
révolutionnaires et transformés en commis du comité de Sûreté générale,
pour se venger sur les amis de la patrie de la naissance et des succès
de la République.... A ces puissants motifs qui m'avaient déjà déterminé
à dénoncer ces hommes, mais inutilement, j'en joins un autre qui tient à
la trame que j'avais commencé à développer: nous sommes instruits qu'ils
sont payés par les ennemis de la Révolution pour déshonorer le
gouvernement révolutionnaire en lui-même et pour calomnier les
représentants du peuple dont les tyrans ont ordonné la perte. Par
exemple, quand les victimes de leur perversité se plaignent, ils
s'excusent en leur disant: _C'est Robespierre qui le veut: nous ne
pouvons pas nous en dispenser_.... Jusques à quand l'honneur des
citoyens et la dignité de la Convention nationale seront-ils à la merci
de ces hommes-là? Mais le trait que je viens de citer n'est qu'une
branche du système de persécution plus vaste dont je suis l'objet. En
développant cette accusation de dictature mise à l'ordre du jour par les
tyrans, on s'est attaché à me charger de toutes leurs iniquités, de tous
les torts de la fortune, ou de toutes les rigueurs commandées par le
salut de la patrie. On disait aux nobles: _c'est lui seul_ qui vous
a proscrits; on disait en même temps aux patriotes: _il veut sauver
les nobles_; on disait aux prêtres: _c'est lui seul qui vous
poursuit, sans lui vous seriez paisibles et triomphants_; on disait
aux fanatiques: _c'est lui qui détruit la religion_; on disait aux
patriotes persécutés: _c'est lui qui l'a ordonné ou qui ne veut pas
l'empêcher._ On me renvoyait toutes les plaintes dont je ne pouvais
faire cesser les causes, en disant: _Votre sort dépend de lui
seul._ Des hommes apostés dans les lieux publics propageaient chaque
jour ce système; il y en avait dans le lieu des séances du tribunal
révolutionnaire, dans les lieux où les ennemis de la patrie expient
leurs forfaits; ils disaient: _Voilà des malheureux condamnés; qui
est-ce qui en est la cause? Robespierre_.... Ce cri retentissait dans
toutes les prisons; le plan de proscription était exécuté à la fois dans
tous les départements par les émissaires de la tyrannie.... Comme on
voulait me perdre surtout dans l'opinion de la Convention nationale, on
prétendit que moi seul avais osé croire qu'elle pouvait renfermer dans
son sein quelques hommes indignes d'elle. On dit à chaque député revenu
d'une mission dans les départements que moi seul avais provoqué son
rappel; je fus accusé, par des hommes très officieux et très insinuants,
de tout le bien et de tout le mal qui avait été fait. On rapportait
fidèlement à mes collègues et tout ce que j'avais dit, et surtout ce que
je n'avais pas dit. On écartait avec soin le soupçon qu'on eût contribué
à un acte qui pût déplaire à quelqu'un; j'avais tout fait, tout exigé,
tout commandé, car il ne faut pas oublier mon titre de dictateur.... Ce
que je puis affirmer positivement, c'est que parmi les auteurs de cette
trame sont les agents de ce système de corruption et d'extravagance, le
plus puissant de tous les moyens inventés par l'étranger pour perdre la
République....[164]»

[Note 164: Discours du 8 thermidor, p. 20, 21, 22, 23.--Et voilà ce
que d'aveugles écrivains, comme MM. Michelet et Quinet, appellent le
_sentiment populaire._]

Il n'est pas jusqu'à son immense popularité qui ne servît
merveilleusement les projets de ses ennemis. L'opinion se figurait son
influence sur les affaires du gouvernement beaucoup plus considérable
qu'elle ne l'était en réalité. N'entendons-nous pas aujourd'hui encore
une foule de gens témoigner un étonnement assurément bien naïf de ce
qu'il ait abandonné sa part de dictature au lieu de s'opposer à la
recrudescence de terreur infligée au pays dans les quatre décades qui
précédèrent sa chute? Nous avons prouvé, au contraire, qu'il lutta
énergiquement au sein du comité de Salut public pour refréner la
Terreur, cette Terreur déchaînée par ses ennemis sur toutes les classes
de la société; l'impossibilité de réussir fut la seule cause de sa
retraite, toute morale. «L'impuissance de faire le bien et d'arrêter le
mal m'a forcé à abandonner absolument mes fonctions de membre du comité
de Salut public»[165]. Quant à en appeler à la Convention nationale,
dernière ressource sur laquelle il comptait, il sera brisé avec une
étonnante facilité lorsqu'il y aura recours. Remplacé au fauteuil
présidentiel, dans la soirée du 1er messidor, par le terroriste Élie
Lacoste, un de ses adversaires les plus acharnés, peut-être aurait-il dû
se méfier des mauvaises dispositions de l'Assemblée à son égard; mais il
croyait le côté droit converti à la Révolution: là fut son erreur.

[Note 165: Discours du 8 thermidor, p. 30.]

On se tromperait fort, du reste, si l'on s'imaginait qu'il voulût ouvrir
toutes grandes les portes des prisons, au risque d'offrir le champ libre
à tous les ennemis de la Révolution et d'accroître ainsi les forces des
coalisés de l'intérieur et de l'extérieur. Décidé à combattre le crime,
il n'entendait pas encourager la réaction. Ses adversaires, eux, n'y
prenaient point garde; peu leur importait, ils avaient bien souci de la
République et de la liberté! Il s'agissait d'abord pour eux de rendre le
gouvernement révolutionnaire odieux par des excès de tous genres, et
d'en rejeter la responsabilité sur ceux qu'on voulait perdre. Il y a
dans le dernier discours de Robespierre un mot bien profond à ce sujet:
«Si nous réussissons, disaient les conjurés, il faudra contraster par
une extrême indulgence avec l'état présent des choses. Ce mot renferme
toute la conspiration»[166].

[Note 166: Discours du 8 thermidor, p. 29.]

Cela ne s'est-il point réalisé de point en point au lendemain de
Thermidor, et n'a-t-on point usé d'une extrême indulgence envers les
traîtres et les conspirateurs? Il est vrai qu'en revanche on s'est mis à
courir sus aux républicains les plus purs, aux meilleurs patriotes. Ce
que Robespierre demandait, lui, c'était que, tout en continuant de
combattre à outrance les ennemis déclarés de la Révolution, on ne
troublât point les citoyens paisibles, et qu'on n'érigeât pas en crimes
ou des préjugés incurables, ou des choses indifférentes, pour trouver
partout des coupables[167]. Telle fut la politique qu'il s'efforça de
faire prévaloir dans le courant de messidor, à la société des Jacobins,
où il parla, non point constamment, comme on l'a si souvent et si
légèrement avancé, mais sept ou huit fois en tout et pour tout dans
l'espace de cinquante jours.

[Note 167: _Ibid_., p. 8.]

Ce fut dans la séance du 3 messidor (21 juin 1794) qu'à propos d'une
proclamation du duc d'York, il commença à signaler les manoeuvres
employées contre lui. Cette proclamation avait été rédigée à l'occasion
du décret rendu sur le rapport de Barère, où il était dit qu'il ne
serait point fait de prisonniers anglais ou hanovriens. C'était une
sorte de protestation exaltant la générosité et la clémence comme la
plus belle vertu du soldat, pour rendre plus odieuse la mesure prise par
la Convention nationale.

Robespierre démêla très bien la perfidie, et, dans un long discours
improvisé, il montra sous les couleurs les plus hideuses la longue
astuce et la basse scélératesse des tyrans. Reprenant phrase à phrase la
proclamation du duc, après en avoir donné lecture, il établit un
contraste frappant entre la probité républicaine et la mauvaise foi
britannique. Sans doute, dit-il, aux applaudissements unanimes de la
société, un homme libre pouvait pardonner à son ennemi ne lui présentant
que la mort, mais le pouvait-il s'il ne lui offrait que des fers? York
parlant d'humanité! lui le soldat d'un gouvernement qui avait rempli
l'univers de ses crimes et de ses infamies, c'était à la fois risible et
odieux. Certainement, ajoutait Robespierre, on comptait sur les trames
ourdies dans l'intérieur, sur les pièges des imposteurs, sur le système
d'immoralité mis en pratique par certains hommes pervers. N'y avait-il
pas un rapprochement instructif à établir entre le duc d'York, qui, par
une préférence singulière donnée à Maximilien, appelait les soldats de
la République _les soldats de Robespierre_, dépeignait celui-ci
comme entouré d'une garde militaire, et ces révolutionnaires équivoques,
qui s'en allaient dans les assemblées populaires réclamer une sorte de
garde prétorienne pour les représentants? «Je croyais être citoyen
français», s'écria Robespierre avec une animation extraordinaire, en
repoussant les qualifications que lui avait si généreusement octroyées
le duc d'York, «et il me fait roi de France et de Navarre»! Y avait-il
donc au monde un plus beau titre que celui de citoyen français, et
quelque chose de préférable, pour un ami de la liberté, à l'amour de ses
concitoyens? C'étaient là, disait Maximilien en terminant, des pièges
faciles à déjouer; on n'avait pour cela qu'à se tenir fermement attaché
aux principes. Quant à lui, les poignards seuls pourraient lui fermer la
bouche et l'empêcher de combattre les tyrans, les traîtres et tous les
scélérats.

La Société accueillit par les plus vives acclamations ce chaleureux
discours, dont elle vota d'enthousiasme l'impression, la distribution et
l'envoi aux armées[168].

[Note 168: Il n'existe de ce discours qu'un compte rendu très
imparfait. (Voy. le _Moniteur_ du 6 messidor (24 juin 1794)). C'est
la reproduction pure et simple de la version donnée par le _Journal de
la Montagne_. Quant à l'arrêté concernant l'impression du discours,
il n'a pas été exécuté. Invité à rédiger son improvisation, Robespierre
n'aura pas eu le temps ou aura négligé de le faire.]




VIII


Retranché dans sa conscience comme dans une forteresse impénétrable,
isolé, inaccessible à l'intrigue, Robespierre opposait aux coups de ses
ennemis, à leurs manoeuvres tortueuses, sa conduite si droite, si
franche, se contentant de prendre entre eux et lui l'opinion publique
pour juge. «Il est temps peut-être», dit-il aux Jacobins, dans la séance
du 13 messidor, «que la vérité fasse entendre dans cette enceinte des
accents aussi mâles et aussi libres que ceux dont cette salle a retenti
dans toutes les circonstances où il s'est agi de sauver la patrie. Quand
le crime conspire dans l'ombre la ruine de la liberté, est-il pour des
hommes libres des moyens plus forts que la vérité et la publicité?
Irons-nous, comme des conspirateurs, concerter dans des repairs obscurs
les moyens de nous défendre contre leurs efforts perfides? Irons-nous
répandre l'or et semer la corruption? En un mot, nous servirons-nous
contre nos ennemis des mêmes armes qu'ils emploient pour nous combattre?
Non. Les armes de la liberté et de la tyrannie sont aussi opposées que
la liberté et la tyrannie sont opposées. Contre les scélératesses des
tyrans et de leurs amis, il ne nous reste d'autre ressource que la
vérité et le tribunal de l'opinion publique, et d'autre appui que les
gens de bien.»

Il n'était pas dupe, on le voit, des machinations ourdies contre lui; il
savait bien quel orage dans l'ombre se préparait à fondre sur sa tête,
mais il répugnait à son honnêteté de combattre l'injustice par
l'intrigue, et il succombera pour n'avoir point voulu s'avilir.

La République était-elle fondée sur des bases durables quand l'innocence
tremblait pour elle-même, persécutée par d'audacieuses factions? On
allait cherchant des recrues dans l'aristocratie, dénonçant comme des
actes d'injustice et de cruauté les mesures sévères déployées contre les
conspirateurs, et en même temps on ne cessait de poursuivre les
patriotes. Ah! disait Robespierre, «l'homme humain est celui qui se
dévoue pour la cause de l'humanité et qui poursuit avec rigueur et avec
justice celui qui s'en montre l'ennemi; on le verra toujours tendre une
main secourable à la vertu outragée et à l'innocence opprimée». Mais
était-ce se montrer vraiment humain que de favoriser les ennemis de la
Révolution aux dépens des républicains? On connaît le mot de Bourdon (de
l'Oise) à Durand-Maillane: «Oh! les braves gens que les gens de la
droite»! Tel était le système des conjurés. Ils recrutaient des alliés
parmi tous ceux qui conspiraient en secret la ruine de la République, et
qui, tout en estimant dans Robespierre le patriotisme et la probité
même, aimèrent mieux le sacrifier à des misérables qu'ils méprisaient
que d'assurer, en prenant fait et cause pour lui, le triomphe de la
Révolution.

La crainte de Robespierre était que les calomnies des tyrans et de leurs
stipendiés ne finissent par jeter le découragement dans l'âme des
patriotes; mais il engageait ses concitoyens à se fier à la vertu de la
Convention, au patriotisme et à la fermeté des membres du comité de
Salut public et de Sûreté générale. Et comme ses paroles étaient
accueillies par des applaudissements réitérés: «Ah! s'écria ce
_flatteur du peuple_, ce qu'il faut pour sauver la liberté, ce ne
sont ni des applaudissements ni des éloges, mais une vigilance
infatigable. Il promit de s'expliquer plus au long quand les
circonstances se développeraient, car aucune puissance au monde n'était
capable de l'empêcher de s'épancher, de déposer la vérité dans le sein
de la Convention ou dans le coeur des républicains, et il n'était pas au
pouvoir des tyrans ou de leurs valets de faire échouer son courage.
«Qu'on répande des libelles contre moi», dit-il en terminant, «je n'en
serai pas moins toujours le même, et je défendrai la liberté et
l'égalité avec la même ardeur. Si l'on me forçait de renoncer à une
partie des fonctions dont je suis chargé, il me resterait encore ma
qualité de représentant du peuple, et je ferais une guerre à mort aux
tyrans et aux conspirateurs[169].» Donc, à cette époque, Robespierre ne
considérait pas encore la rupture avec ses collègues du comité de Salut
public, ni même avec les membres du comité de Sûreté générale, comme une
chose accomplie. Il sentait bien qu'on s'efforçait de le perdre dans
l'esprit de ces comités, mais il avait encore confiance dans la vertu et
la fermeté de leurs membres, et sans doute il ne désespérait pas de les
ramener à sa politique à la fois énergique et modérée. Une preuve assez
manifeste que la scission n'existait pas encore, au moins dans le comité
de Salut public, c'est que vers cette époque (15 messidor) Couthon fut
investi d'une mission de confiance près les armées du Midi, et chargé de
prendre dans tous les départements qu'il parcourrait les mesures les
plus utiles aux intérêts du peuple et au bonheur public[170].

[Note 169: Voyez ce discours dans le _Moniteur_ du 17 messidor
an II (5 juillet 1794).]

[Note 170: Séance du comité de Salut public du 15 messidor (3
juillet 1794). Etaient présents: Barère, Carnot, Collot-d'Herbois,
Couthon, C.-A. Prieur, Billaud-Varenne, Saint-Just, Robespierre,
Robert-Lindet. (Registre des délibérations et arrêtés.) L'arrêté est
signé, pour extrait, de Carnot, Collot-d'Herbois, Billaud-Varenne et
C.-A. Prieur, _Archives_, A F, II, 58.]

En confiant à Couthon, une importante mission, les collègues de
Robespierre eurent-ils l'intention d'éloigner de lui un de ses plus
ardents amis? On le supposerait à tort; ils n'avaient pas encore de
parti pris. D'ailleurs Maximilien et Saint-Just, revenu depuis peu de
l'armée du Nord après une participation glorieuse à la bataille de
Fleurus et à la prise de Charleroi[171], n'avaient-ils pas approuvé
eux-mêmes la mission confiée à leur ami? Si Couthon différa son départ,
ce fut sans doute parce que de jour en jour la conjuration devenait plus
manifeste et plus menaçante, et que, comme il allait bientôt le déclarer
hautement, il voulait «partager les poignards dirigés contre
Robespierre»[172].

[Note 171: Nous avons, dans notre histoire de Saint-Just, signalé
l'erreur capitale des historiens qui, comme Thiers et Lamartine, ont
fait revenir Saint-Just la veille même du 9 thermidor. (Voy. notre
_Histoire de Saint-Just_, liv. V, ch. v.)]

[Note 172: Séance des Jacobins du 23 messidor (11 juillet 1794).]




IX


L'horreur de Maximilien pour les injustices commises envers les
particuliers, son indignation contre ceux qui se servaient des lois
révolutionnaires contre les citoyens non coupables ou simplement égarés,
éclatèrent d'une façon toute particulière aux Jacobins dans la séance du
21 messidor (9 juillet 1794). Rien de plus rare, à son sens, que la
défense généreuse des opprimés quand on n'en attend aucun profit. Or, si
quelqu'un usa sa vie, se dévoua complètement à soutenir la cause des
faibles, des déshérités, sans même compter sur la reconnaissance des
hommes, ce fut assurément lui. Ah! s'il eût été plus habile, s'il eût
prêté sa voix aux puissants de la veille, destinés à redevenir les
puissants du lendemain, il n'y aurait pas assez d'éloges pour sa
mémoire; mais il voulait le bonheur de tous dans la liberté et dans
l'égalité; il ne voulait pas que la France devînt la proie de quelques
misérables qui dans la Révolution ne voyaient qu'un moyen de fortune; il
ne voulait pas que certains fonctionnaires trop zélés multipliassent les
actes d'oppression, érigeassent en crimes des erreurs ou des préjugés
pour trouver partout des coupables et rendre la Révolution redoutable au
peuple même. Comment n'aurait-il pas été maudit des ambitieux vulgaires,
des fripons, des égoïstes, des spéculateurs avides qui finirent par tuer
la République après l'avoir déshonorée?

Un décret avait été rendu qui, en mettant à l'ordre du jour la vertu et
la probité, eût pu sauver l'État; mais des hommes couverts du masque du
patriotisme s'en étaient servi pour persécuter les citoyens. «Tous les
scélérats», dit Robespierre, «ont abusé de la loi qui a sauvé la liberté
et le peuple français. Ils ont feint d'ignorer que c'était la justice
suprême que la Convention avait mise à l'ordre du jour, c'est-à-dire le
devoir de confondre les hypocrites, de soulager les malheureux et les
opprimés, et de combattre les tyrans; ils ont laissé à l'écart ces
grands devoirs, et s'en sont fait un instrument pour tourmenter le
peuple et perdre les patriotes.» Un comité révolutionnaire avait imaginé
d'ordonner l'arrestation de tous les citoyens qui dans un jour de fête
se seraient trouvés en état d'ivresse, et une foule d'artisans, de bons
citoyens, avaient été impitoyablement incarcérés. Voilà ce dont
s'indignait Robespierre, qui peut-être avait plus que «ces inquisiteurs
méchants et hypocrites», comme il les appelait, le droit de se montrer
sévère et rigide, car personne autant que lui ne prêcha d'exemple
l'austérité des moeurs. Après avoir parlé des obligations imposées aux
fonctionnaires publics dont il flétrit le faux zèle, il ajoutait: «Mais
ces obligations ne les forcent point à s'appesantir avec une inquisition
sévère sur les actions des bons citoyens pour détourner les yeux de
dessus les fripons; ces fripons qui ont cessé d'attirer leur attention
sont ceux-là même qui oppriment l'humanité, et sont de vrais tyrans. Si
les fonctionnaires publics avaient fait ces réflexions, ILS AURAIENT
TROUVÉ PEU DE COUPABLES A PUNIR, car le peuple est bon, et la classe des
méchants est la plus petite.» Elle est la plus petite, il est vrai, mais
elle est aussi la plus forte, aurait-il pu ajouter, parce qu'elle est la
plus audacieuse.

En recommandant au gouvernement beaucoup d'unité, de sagesse et
d'action, Robespierre s'attacha à défendre les institutions
révolutionnaires devenues le point de mire des attaques de tous les
intrigants et de tous les fripons, devant les convoitises desquels elles
se dressaient comme un obstacle infranchissable. Il ne venait point
réclamer des mesures sévères contre les coupables, mais seulement
prémunir les citoyens contre les pièges qui leur étaient tendus, et
tâcher d'éteindre la nouvelle torche de discorde allumée au milieu de la
Convention nationale, qu'on s'efforçait d'avilir par un système de
terreur. A la franchise on avait substitué la défiance, et le sentiment
généreux des fondateurs de la République avait fait place au calcul des
âmes faibles. «Comparez», disait Robespierre, «comparez avec la justice
tout ce qui n'en a que l'apparence». Tout ce qui tendait à un résultat
dangereux lui semblait dicté par la perfidie. «Qu'importaient,
ajoutait-il, des lieux communs contre Pitt et les ennemis du genre
humain, si les mêmes hommes qui les débitaient attaquaient sourdement le
gouvernement révolutionnaire, tantôt modérés et tantôt hors de toute
mesure, déclamant toujours, et sans cesse s'opposant aux moyens utiles
qu'on proposait. Ces hommes, il était temps de se mettre en garde contre
leurs complots.

Les hommes auxquels Robespierre faisait allusion, c'étaient les Bourdon
(de l'Oise), les Tallien, les Fouché, les Fréron, les Rovère; c'était à
ces hommes de sang et de rapine qu'il jetait ce défi hautain: «Il faut
que ces lâches conspirateurs ou renoncent à leurs complots infâmes, ou
nous arrachent la vie.» Car il ne s'illusionnait pas sur leurs desseins;
il savait bien qu'on en voulait à ses jours.

Cependant il avait confiance encore dans le génie de la patrie, et, en
terminant, il engageait vivement les membres de la Convention à se
mettre en garde contre les insinuations perfides de certains personnages
qui, en craignant pour eux-mêmes, cherchaient à faire partager leurs
craintes. «Tant que la terreur durera parmi les représentants, ils
seront incapables de remplir leur mission glorieuse. Qu'ils se rallient
à la justice éternelle, qu'ils déjouent les complots par leur
surveillance; que le fruit de nos victoires soit la liberté, la paix, le
bonheur et la vertu, et que nos frères, après avoir versé leur sang pour
nous assurer tant d'avantages, soient eux-mêmes assurés que leurs
familles jouiront du fruit immortel que doit leur garantir leur généreux
dévouement.[173]» Comment de telles paroles n'auraient-elles pas produit
une impression profonde sur une société dont la plupart des membres
étaient animés du plus pur patriotisme. Ah! si tous les hommes de cette
époque avaient été également amis de la patrie et des lois, la
Révolution se serait terminée d'une manière bien simple, sans être
inquiétée par les factieux comme venait de le déclarer Robespierre.
Mais, tandis que de sa bouche sortait cet éloquent appel à la justice, à
la probité, à l'amour de la patrie, la calomnie continuait son oeuvre
souterraine, et tous les vices coalisés se préparaient dans l'ombre à
abattre la plus robuste vertu de ces temps héroïques.

[Note 173: Voyez ce discours dans le _Moniteur_ du 30 messidor
(18 juillet 1794). Il est textuellement emprunté au _Journal de la
Montagne_.]




X


Parmi les hommes pervers acharnés à la perte de Robespierre, nous avons
déjà signalé Fouché, le futur duc d'Otrante, qui, redoutant d'avoir à
rendre compte du sang inutilement répandu à Lyon, cherchait dans un
nouveau crime l'impunité de ses nombreux méfaits. Une adresse des
habitants de Commune-Affranchie, en ramenant aux Jacobins la discussion
sur les affaires lyonnaises, fournit à Robespierre l'occasion de
démasquer tout à fait ce sanglant maître fourbe.

C'était le 23 messidor (11 juillet 1794). Reprenant les choses de plus
haut, Maximilien rappela d'abord la situation malheureuse où s'étaient
trouvés les patriotes de cette ville à l'époque du supplice de Chalier,
supplice si cruellement prolongé par les aristocrates de Lyon. Par
quatre fois le bourreau avait fait tomber la hache sur la tête de
l'infortuné maire, et lui, par quatre fois, soulevant sa tête mutilée,
s'était écrié d'une voix mourante: _Vive la République! attachez-moi
la cocarde_. Nous avons dit avec quelle modération Couthon avait usé
de la victoire. Collot-d'Herbois lui avait reproché de s'être laissé
entraîner par une pente naturelle vers l'indulgence; il avait même
dénoncé à Robespierre ce système d'indulgence inauguré par Couthon, en
rendant d'ailleurs pleine justice aux intentions de son collègue. La
commission temporaire, établie pour juger les conspirateurs, avait
commencé par déployer de l'énergie; mais bientôt, cédant à la séduction
de certaines femmes et à de perfides manoeuvres, elle s'était relâchée
de sa pureté; les patriotes avaient été de nouveau en butte aux
persécutions de l'aristocratie, et, de désespoir, le républicain
Gaillard, un des amis de Chalier, s'était donné la mort. Cette
commission ne fonctionnait pas d'ailleurs à titre de tribunal; il ne
s'agissait donc nullement de la terrible commission des _sept_
instituée par Fouché et par Collot-d'Herbois à la place des deux anciens
tribunaux révolutionnaires également créés par eux, et qui, astreints à
de certaines formes, n'accéléraient pas à leur gré l'oeuvre de vengeance
dont ils étaient les sauvages exécuteurs. C'était cette dernière
commission à laquelle Robespierre reprochait de s'être montrée
impitoyable, et d'avoir proscrit à la fois la faiblesse et la
méchanceté, l'erreur et le crime.

Eh bien! un historien de nos jours, par une de ces aberrations qui font
de son livre un des livres les plus dangereux qui aient été écrits sur
la Révolution française, confond la commission temporaire de
surveillance républicaine avec la sanglante commission dite des
_sept_, tout cela pour le plaisir d'affirmer, en violation de la
vérité, que Robespierre soutenait à Lyon les ultra-terroristes contre
l'exécrable Fouché[174]. Et la preuve, il la voit dans ce fait que
l'austère tribun invoquait à l'appui de son accusation le souvenir de
Gaillard, «le plus violent des ultra-terroristes de Lyon». On ne saurait
vraiment avoir la main plus malheureuse. Il est faux, d'abord, que
Gaillard ait été un violent terroriste. Victime lui-même de longues
vexations de la part de l'aristocratie, il s'était tué le jour où, en
présence de persécutions dirigées contre certains patriotes, il avait
désespéré de la République, comme Caton de la liberté. Son suicide avait
eu lieu dans les derniers jours de frimaire an II (décembre 1793). Or,
trois mois après environ, le 21 ventôse (11 mars 1794), Fouché écrivait
de Lyon à la Convention ces lignes déjà citées en partie: «La justice
aura bientôt achevé son cours terrible dans cette cité rebelle; il
existe encore quelques complices de la révolte lyonnaise, _nous allons
les lancer sous la foudre_; il faut que tout ce qui fit la guerre à
la liberté, tout ce qui fut opposé à la République, ne présente aux yeux
des républicains que des cendres et des décombres[175].» N'est-il pas
souverainement ridicule, pour ne pas dire plus, de venir opposer le
prétendu terrorisme de Gaillard à la modération de Fouché!

[Note 174: _Histoire de la Révolution_, par M. Michelet, t.
VII, p. 402.--M. Michelet reproche à MM. Buchez et Roux de profiter des
moindres équivoques pour faire dire à Robespierre le contraire de ce
qu'il veut dire. Et sur quoi se fonde-il pour avancer cette grave
accusation? Sur ce que les auteurs de l'_Histoire parlementaire_
ont écrit à la table de leur tome XXXIII: _Robespierre declare qu'il
veut arrêter l'effusion du sang humain_. Mais ils renvoient à la page
341, où ils citent textuellement et _in extenso_ le discours de
Robespierre dont la conclusion est, en effet, qu'il faut arrêter
l'effusion du sang humain «versé par le crime.» Que veut donc de plus M.
Michelet? Est-ce que par hasard on a l'habitude de ne lire que la table
des matières? Il sied bien, du reste, à cet écrivain de suspecter la
franchise historique de MM. Buchez et Roux, lui dont l'_histoire_
est trop souvent bâtie sur des suppositions, des hypothèses et des
équivoques!]

[Note 175: Voyez cette lettre à la suite du rapport de Courtois,
sous le numéro XXV.]

Ce dont Robespierre fit positivement un crime à Fouché, ce furent les
persécutions indistinctement dirigées contre les ennemis de la
Révolution et contre les patriotes, contre les citoyens qui n'étaient
qu'égarés et contre les coupables. Tout concourt à la démonstration de
cette vérité. Son frère ne lui avait-il pas, tout récemment, dénoncé la
conduite «extraordinairement extravagante» de quelques hommes envoyés à
Commune-Affranchie[176]? Les plaintes des victimes n'étaient-elles pas
montées vers lui[177]? Que dis-je, à l'heure même où il prenait si
vivement à partie l'impitoyable mitrailleur de Lyon, ne recevait-il pas
une lettre dans laquelle on lui dépeignait le massacre d'une grande
quantité de pères de famille, dont la plupart n'avaient point pris les
armes[178]? Ce que voulait Robespierre, c'était le retour à la justice,
à la modération, sinon à une indulgence aveugle; il n'y a point d'autre
signification à attribuer à ces quelques mots dont se sont contentés les
rédacteurs du _Journal de la Montagne_ et du _Moniteur_ pour
indiquer l'ordre d'idées développé par lui dans cette séance du 23
messidor, mais qui nous paraissent assez significatifs: «LES PRINCIPES
DE L'ORATEUR SONT D'ARRÊTER L'EFFUSION DU SANG HUMAIN VERSÉ PAR LE
CRIME»[179].

[Note 176: Lettre d'Augustin Robespierre à Maximilien, de Nice, en
date du 16 germinal. _Vide supra_.]

[Note 177: Voyez les lettres de Cadillot, sous le numéro CVI, à la
suite du rapport de Courtois, et de Jérôme Gillet, dans les _Papiers
inédits_, t. I, p. 217.]

[Note 178: Lettre en date du 20 messidor, déjà citée, d'une
chaumière au midi de Ville-Affranchie, numéro CV, à la suite du rapport
de Courtois.]

[Note 179: M. Michelet trouve que le rédacteur du journal a étendu
complaisamment la pensée de Robespierre. (T. VII, p. 402.) En vérité,
c'est par trop naïf!]

Et il ne s'agissait pas ici seulement des horreurs commises à Lyon par
Fouché, Robespierre entendait aussi flétrir les actes d'oppression
multipliés sur tous les points de la République; il revendiquait pour
lui, et même pour ses collègues du comité, dont il ne séparait point sa
cause, l'honneur d'avoir distingué l'erreur du crime et défendu les
patriotes _égarés_. Or, l'homme qui, au dire de Maximilien, avait
persécuté les patriotes de Commune-Affranchie «avec une astuce, une
perfidie aussi lâche que cruelle», c'est-à-dire Fouché, n'était-il pas
le même qui, à cette heure, se trouvait être l'âme d'un complot ourdi
contre les meilleurs patriotes de la Convention? Mais le comité de Salut
public ne serait point sa dupe, Robespierre le croyait du moins. Hélas!
dans quelle erreur il était! «Nous demandons enfin», dit-il, «que la
justice et la vertu triomphent, que l'innocence soit paisible, le peuple
victorieux de tous ses ennemis, et que la Convention mette sous ses
pieds toutes les petites intrigues»[180]. On convint, sur la proposition
de Robespierre, d'inviter Fouché à se disculper des reproches dont il
avait été l'objet.

[Note 180: Comment s'étonner que, dès 1794, Fouché ait été le fléau
des plus purs patriotes! Ne fut-ce pas lui qui, sous le Consulat, lors
de l'explosion de la machine infernale, oeuvre toute royaliste, comme on
sait, proscrivit tant de républicains innocents? Ne fut-ce pas lui qui,
en 1815, fournit à la monarchie une liste de cent citoyens voués
d'avance par lui à l'exil, à la ruine, à la mort?]

Les fourbes ont partout des partisans, et Fouché n'en manquait pas au
milieu même de la société des Jacobins, dont quelques jours auparavant
on l'avait vu occuper le fauteuil. Robespierre jeune, revenu depuis peu
de temps de l'armée du Midi, ne trouvant pas suffisante l'indignation de
la société contre les persécuteurs des patriotes, s'élança à la tribune,
et, d'une voix émue, raconta qu'on avait usé à son égard des plus basses
flatteries pour l'éloigner de son frère. Mais, s'écria-t-il, on
chercherait en vain à nous séparer. «Je n'ambitionne que la gloire
d'avoir le même tombeau que lui». Voeu touchant qui n'allait pas tarder
à être exaucé. Couthon vint aussi réclamer le privilège de mourir avec
son ami: «Je veux partager les poignards de Robespierre».--«Et moi
aussi! et moi aussi»! s'écria-t-on tous les coins de la salle[181].
Hélas! combien, au jour de de l'épreuve suprême, se souviendront de leur
parole!

[Note 181: Voyez cette séance des Jacobins reproduite d'après le
_Journal de la Montagne_, dans le _Moniteur_ du 26 messidor
(14 juillet 1794).]

Le jour fixé pour entendre Fouché (26 messidor) était un jour solennel
dans la Révolution, c'était le 14 juillet; ce jour-là, tous les coeurs
devaient être à la patrie, aux sentiments généreux. On s'attendait, aux
Jacobins, à voir arriver Fouché; mais celui-ci n'était pas homme à
accepter une discussion publique, à mettre sa vie à découvert, à ouvrir
son âme à ses concitoyens. La dissimulation et l'intrigue étaient ses
armes; il lui fallait les ténèbres et les voies tortueuses.

Au lieu de venir, il adressa à la société une lettre par laquelle il la
priait de suspendre son jugement jusqu'à ce que les comités de Salut
public et de Sûreté générale eussent fait leur rapport sur sa conduite
politique et privée. Cette méfiance à l'égard d'une société dont tout
récemment il avait été le président était loin d'annoncer une conscience
tranquille. Aussitôt après la lecture de cette lettre, Robespierre prit
la parole: il avait pu être lié jadis avec l'individu Fouché, dit-il,
parce qu'il l'avait cru patriote; et s'il le dénonçait, c'était moins
encore à cause de ses crimes passés que parce qu'il le soupçonnait de se
cacher pour en commettre d'autres.

Nous savons aujourd'hui si Robespierre se trompait dans ses prévisions.
N'était-il pas dans le vrai quand il présentait Fouché comme le chef,
l'âme de la conspiration à déjouer? Et pourquoi donc cet homme, après
avoir brigué le fauteuil où il avait été élevé grâce aux démarches de
quelques membres qui s'étaient trouvés avec lui à Commune-Affranchie,
refusait-il de soumettre sa conduite à l'appréciation de ceux dont il
avait sollicité les suffrages? «Craint-il», s'écria Robespierre, cédant
à l'indignation qui l'oppressait, «craint-il les yeux et les oreilles du
peuple? Craint-il que sa triste figure ne présente visiblement le crime?
que six mille regards fixés sur lui ne découvrent dans ses yeux son âme
tout entière, et qu'en dépit de la nature qui les a cachées on n'y lise
ses pensées[182]? Craint-il que son langage ne décèle l'embarras et les
contradictions d'un coupable?»

[Note 182: Dans le tome XX de l'_Histoire du Consulat et de
L'Empire_, M. Thiers, parlant de ce même Fouché, dit: «En portant à
la tribune _sa face pâle, louche, fausse_».]

Puis, établissant entre Fouché et les véritables républicains un
parallèle écrasant, Robespierre le rangea au nombre de ces hommes qui
n'avaient servi la Révolution que pour la déshonorer, et qui avaient
employé la terreur pour forcer les patriotes au silence. «Ils
plongeaient dans les cachots ceux qui avaient le courage de le rompre,
et voilà le crime que je reproche à Fouché». Étaient-ce là les principes
de la Convention nationale? Son intention avait-elle jamais été de jeter
la terreur dans l'âme des bons citoyens? Et quelle ressource
resterait-il aux amis de la liberté s'il leur était interdit de parler,
tandis que des conjurés préparaient traîtreusement des poignards pour
les assassiner? On voit avec quelle perspicacité Robespierre jugeait dès
lors la situation. Fouché, ajoutait-il, «est un imposteur vil et
méprisable»[183]. Et comme s'il ne pouvait se résoudre à croire que la
Providence abandonnât la bonne cause, il assurait, en terminant, que
jamais la vertu ne serait sacrifiée à la bassesse, ni la liberté à des
hommes dont les mains étaient «pleines de rapines et de crimes»[184].
Mais, hélas il se trompait ici cruellement; la victoire devait être du
parti des grands crimes. Toutefois, ses paroles n'en produisirent pas
moins une impression profonde, et, sur la proposition d'un membre
obscur, Fouché fut exclu de la société.

[Note 183: Fouché, avons-nous dit, a contribué activement à perdre
la République au thermidor, comme l'Empire en 1815. La postérité a
ratifié le jugement de Robespierre sur ce personnage. «Je n'ai jamais vu
un plus hideux coquin», disait de lui l'illustre Dupont (de l'Eure).
Voyez à ce sujet _l'Histoire des deux Restaurations_, par M. de
Vaulabelle, t. III, p. 404.]

[Note 184: Voyez, pour cette séance, _le Moniteur_ du 3
thermidor (12 juillet 1794).]

Le futur duc d'Otrante continua de plus belle ses sourdes et coupables
intrigues. «Je n'ai rien à redouter des _calomnies_ de Maximilien
Robespierre», écrivait-il vers la fin de messidor à sa soeur, qui
habitait Nantes ... «dans peu vous apprendrez l'issue de cet événement,
qui, j'espère, tournera au profit de la République». Déjà les conjurés
comptaient sur le succès. Cette lettre, communiquée à Bô, alors en
mission à Nantes, où il s'était fait bénir par une conduite semblable à
celle de Robespierre jeune, éveilla les soupçons de ce représentant,
homme à la fois énergique et modéré, patriote aussi intègre
qu'intelligent. Il crut urgent de faire parvenir ce billet de Fouché au
comité de Salut public, et il chargea un aide de camp du général
Dufresne de le porter sans retard[185]. Quelques jours après, nouvelles
lettres de Fouché et nouvel envoi de Bô. «Mon affaire ... est devenue
celle de tous les patriotes depuis qu'on a reconnu que c'est à ma vertu,
qu'on n'a pu fléchir, que les ambitieux du pouvoir déclarent la guerre»,
écrivait le premier à la date du 3 thermidor. La vertu de Fouché!! Et le
surlendemain: «... Encore quelques jours, les fripons (_sic_), les
scélérats seront connus; l'intégrité des hommes probes sera triomphante.
Aujourd'hui peut-être nous verrons les traîtres démasqués...» Non,
jamais Tartufe n'a mieux dit. C'est Tartufe se signant avec du sang au
lieu d'eau bénite. De plus en plus inquiet, Bô écrivit au comité de
Salut public: «Je vous envoie trois lettres de notre collègue
_Fouchet_, dont les principes vous sont connus, mais dont il faut
se hâter, selon moi, de confondre et punir les menées
criminelles....[186]» Par malheur cette lettre arriva trop tard et ne
valut à Bô qu'une disgrâce. Quand elle parvint au comité, tout était
consommé. Nous sommes en effet à la veille d'une des plus tragiques et
des plus déplorables journées de la Révolution.

[Note 185: Lettres de Bô au comité de Salut public, en date du 2
thermidor. _Archives_.]

[Note 186: Ces lettres de Bô et de Fouché, révélées pour la première
fois, sont en originaux aux _Archives_, où nous en avons pris
copie.]




CHAPITRE QUATRIÈME


Situation de la République en Thermidor.--Participation de Robespierre
aux affaires.--La pétition Magenthies.--Plaintes des amis de
Robespierre.--Joseph Le Bon et Maximilien.--Tentatives pour sortir de la
Terreur.--Comment on est parvenu à noircir Robespierre--Les deux amis
de la liberté.--Le rapport du représentant Courtois.--Cri de
Choudieu.--Les fraudes thermidoriennes.--Une lettre de Charlotte
Robespierre.--Question de l'espionnage.


I


Avant de commencer le récit du drame où succomba l'homme dont le malheur
et la gloire sont d'avoir entraîné dans sa chute les destinées de la
Révolution, arrêtons-nous un moment pour contempler ce qui fut si grand;
voyons l'oeuvre des quatorze mois qui viennent de s'écouler, et
comparons ce qu'était devenue la République dans les premiers jours de
thermidor avec ce qu'elle était quand les hommes de la Montagne la
prirent, défaillante et bouleversée, des mains de la Gironde.

A l'intérieur, les départements, soulevés l'année précédente par les
prédications insurrectionnelles de quelques députés égarés, étaient
rentrés dans le devoir; de gré ou de force, la contre-révolution avait
été comprimée dans le Calvados, à Bordeaux, à Marseille; Lyon s'était
soumis, et Couthon y avait paru en vainqueur modéré et clément; Toulon,
livré à l'ennemi par la trahison d'une partie de ses habitants, avait
été repris aux Anglais et aux Espagnols à la suite d'attaques hardies
dans lesquelles Robespierre jeune avait illustré encore le nom si
célèbre qu'il portait; la Vendée, victorieuse d'abord, et qui, au bruit
de ses succès, avait vu accourir sous ses drapeaux tant de milliers de
combattants, était désorganisée, constamment battue, réduite aux abois,
et à la veille de demander grâce.

Sur nos frontières et au dehors, que de prodiges accomplis! Où est le
temps où les armées de la coalition étaient à peine à deux journées de
la capitale? Les rôles sont bien changés. D'envahissante, l'Europe est
devenue envahie; partout la guerre est rejetée sur le territoire ennemi.
Dans le Midi, Collioures, Port-Vendre, le fort Saint-Elme et Bellegarde
sont repris et nos troupes ont mis le pied en Espagne. Au Nord,
Dunkerque et Maubeuge ont été sauvées; les alliés ont repassé la Sambre
en désordre après la bataille de Wattignies; Valenciennes, Landrecies,
Le Quesnoy, Condé, ont été repris également; enfin, sous les yeux de
Saint-Just, nos troupes se sont emparées de Charleroi et ont gagné la
bataille de Fleurus, qui va nous rendre la Belgique. Un port manquait à
la sûreté de nos flottes, Ostende est à nous. A l'Est, grâce encore, en
grande partie, aux efforts énergiques de Saint-Just et de Le Bas, Landau
a été débloqué, les lignes de Wissembourg ont été recouvrées; déjà voici
le Palatinat au pouvoir de nos armes; la France est à la veille d'être
sur tous les points circonscrite dans ses limites naturelles.

Etait-ce l'esprit de conquête qui animait le grand coeur de la
République? Non certes; mais, exposée aux agressions des États
despotiques, elle avait senti la nécessité de s'enfermer dans des
positions inexpugnables et de se donner des frontières faciles à garder:
l'Océan d'une part, les Pyrénées, les Alpes et le Rhin de l'autre.

Le comité de Salut public, dans sa sagesse, n'entendait pas
révolutionner les peuples qui se contentaient d'assister indifférents au
spectacle de nos luttes intérieures et extérieures. «Nous ne devons
point nous immiscer dans l'administration de ceux qui respectent la
neutralité», écrivait-il, le 22 pluviôse an II (10 février 1794), au
représentant Albite. «Force, implacabilité aux tyrans qui voudroient
nous dicter des lois sur les débris de la liberté; franchise, fraternité
aux peuples amis. Malheur à qui osera porter sur l'arche de notre
liberté un bras sacrilège et profanateur, mais laissons aux autres
peuples le soin de leur administration intérieure. C'est pour soutenir
l'inviolabilité de ce principe que nous combattons aujourd'hui. Les
peuples faibles se bornent à suivre quelquefois les grands exemples, les
peuples forts les donnent, et nous sommes forts.» Ce langage, où semble
se reconnaître l'âpre et hautain génie de Saint-Just, n'était-il pas
celui de la raison même[187]?

[Note 187: La minute de cette lettre est aux _Archives_, A F
II, 37.]

Pour atteindre les immenses résultats dont nous avons rapidement tracé
le sommaire, que d'efforts gigantesques, que d'énergie et de vigilance
il fallut déployer! Quatorze armées organisées, équipées et nourries au
milieu des difficultés d'une véritable disette, notre marine remontée et
mise en état de lutter contre les forces de l'Angleterre, tout cela
atteste suffisamment la prodigieuse activité des membres du comité de
Salut public.

Lorsque, après Thermidor, les survivants de ce comité eurent, pour se
défendre, à dresser le bilan de leurs travaux, ils essayèrent de ravir à
Robespierre sa part de gloire, en prétendant qu'il n'avait été pour rien
dans les actes utiles émanés de ce comité, notamment dans ceux relatifs
à la guerre, et Carnot ne craignit pas de s'associer à ce mensonge, au
risque de ternir la juste considération attachée à son nom. Robespierre,
Couthon, Saint-Just n'étaient plus là pour confondre l'imposture;
heureusement le temps est passé où l'histoire des vaincus s'écrivait
avec la pointe du sabre des vainqueurs.

Nous avons prouvé ailleurs avec quelle sollicitude Maximilien s'occupa
toujours des choses militaires. Ennemi de la guerre en principe, il la
voulut poussée à outrance pour qu'elle fût plus vite terminée; mais sans
cesse il s'efforça de subordonner l'élément militaire à l'élément civil,
le premier ne devant être que l'accessoire dans une nation bien
organisée. Tant qu'il vécut, pas un général ne fut pris de l'ambition du
pouvoir et n'essaya de se mettre au-dessus des autorités constituées.
Quand ils partaient, nos volontaires de 92, à la voix des Robespierre et
des Danton, ce n'était point le bâton de maréchal qu'ils rêvaient,
c'était le salut, le triomphe de la République, puis le prochain retour
au foyer.

Quelle était donc la perspective que Robespierre montrait à nos troupes
dans les lettres et proclamations adressées par lui aux officiers et aux
soldats, et dont nous avons pu donner quelques échantillons? Etait-ce la
gloire militaire, mot vide et creux quand il ne se rattache pas
directement à la défense du pays? Non, c'était surtout la récompense que
les nobles coeurs trouvent dans la seule satisfaction du devoir
accompli. Et à cette époque le désintéressement était grand parmi les
masses. Comment oser révoquer en doute les constants efforts de
Maximilien pour hâter le moment du triomphe définitif de la République?
Plus d'une fois ses collègues du comité de Salut public se servirent de
lui pour parler aux généraux et aux représentants du peuple en mission
près les armées le langage mâle et sévère de la patrie. Il s'attacha
surtout à éteindre les petites rivalités qui, sur plusieurs points,
s'élevèrent parmi les commissaires de la Convention. «Amis, écrivait-il
en nivôse à Saint-Just et à Le Bas, à propos de quelques discussions
qu'ils avaient eues avec leurs collègues J.-B. Lacoste et Baudot, «j'ai
craint, au milieu de nos succès, et à la veille d'une victoire décisive,
les conséquences funestes d'un malentendu ou d'une misérable intrigue.
Vos principes et vos vertus m'ont rassuré. Je les ai secondés autant
qu'il étoit en moi. La lettre que le comité de Salut public vous adresse
en même temps que la mienne vous dira le reste. Je vous embrasse de
toute mon âme[188].»

[Note 188: Lettre inédite en date du 9 nivôse an II (27 février
1791), de la collection Portiez (de l'Oise).]

Un peu plus tard, il écrivait encore à ces glorieux associés de sa
gloire et de son martyre: «Mes amis, le comité a pris toutes les mesures
qui dépendoient de lui dans le moment pour seconder votre zèle; il me
charge de vous écrire pour vous expliquer les motifs de quelques-unes de
ces dispositions; il a cru que la cause principale du dernier échec
étoit la pénurie de généraux habiles; il vous adressera les militaires
patriotes et instruits qu'il pourra découvrir.» Puis, après leur avoir
annoncé l'envoi du général Stetenofer, officier apprécié pour son mérite
personnel et son patriotisme, il ajoutait: «Le comité se repose du reste
sur votre sagesse et sur votre énergie».[189] On voit avec quel soin,
même dans une lettre particulière adressée à ses amis intimes,
Robespierre s'effaçait devant le comité de Salut public; et l'on sait si
Saint Just et Le Bas ont justifié la confiance dont les avait investis
le comité.

[Note 189: Lettre en date du 15 floréal an II (4 mai 1794), de la
collection de M. Berthevin.]

Maintenant,--toutes concessions faites aux nécessités de la défense
nationale--que Robespierre ait eu la guerre en horreur, qu'il l'ait
considérée comme une chose antisociale, antihumaine, qu'il ait eu pour
«les missionnaires armés» une invincible répulsion, c'est ce dont
témoigne la lutte ardente soutenue par lui contre les partisans de la
guerre offensive. Les batailles où coulait à flots le sang des hommes
n'étaient pas à ses yeux de bons instruments de civilisation. Si les
principes de la Révolution se répandirent en Europe, ce ne fut point par
la force des armes, comme le prétendent certains publicistes, ce fut par
la puissance de l'opinion. «Ce n'est ni par des phrases de rhéteur, ni
même par des exploits guerriers, que nous subjuguerons l'Europe», disait
Robespierre, «mais par la sagesse de nos lois, la majesté de nos
délibérations et la grandeur de nos caractères[190].»

[Note 190: Discours du 8 thermidor.]

Les nations, tout en combattant, s'imprégnaient des idées nouvelles et
tournaient vers la France républicaine de longs regards d'envie et
d'espérance. Nos interminables courses armées à travers l'Europe ont
seules tué l'enthousiasme révolutionnaire des peuples étrangers et rendu
au despotisme la force et le prestige qu'il avait perdus. Si Robespierre
engageait vivement ses concitoyens à se méfier de l'engouement
militaire, s'il avait une très médiocre admiration pour les
_carmagnoles_ de son collègue Barère, si, comme Saint-Just, il
n'aimait pas qu'on fît trop _mousser_ les victoires, c'est qu'il
connaissait l'ambition terrible qui d'ordinaire sollicite les généraux
victorieux, c'est qu'instruit par les leçons de l'histoire, il savait
avec quelle facilité les peuples se jettent entre les mains d'un chef
d'armée habile et heureux, c'est qu'il savait enfin que la guerre est
une mauvaise école de liberté; voilà pourquoi il la maudissait. Quel
sage, quel philosophe, quel véritable ami de la liberté et de l'humanité
ne lui en saurait gré?

Si nous examinons la situation intérieure, que de progrès accomplis ou à
la veille de l'être! Tous les anciens privilèges blessants pour
l'humanité, toutes les tyrannies seigneuriales et locales avec le
despotisme monarchique au sommet--en un mot l'oeuvre inique de quatorze
siècles--détruits, anéantis, brisés. Les institutions les plus
avantageuses se forment; l'instruction de la jeunesse, abandonnée ou
livrée aux prêtres depuis si longtemps, est l'objet de la plus vive
sollicitude de la part de la Convention; des secours sont votés aux
familles des défenseurs de la République; de sages mesures sont prises
pour l'extinction de la mendicité; le code civil se prépare et se
discute; enfin une Constitution, où le respect des droits de l'homme est
poussé aux dernières limites, attend, pour être mise à exécution,
l'heure où, débarrassée de ses ennemis du dedans et du dehors, la France
victorieuse pourra prendre d'un pas sûr sa marche vers l'avenir, vers le
progrès. Contester à Robespierre la part immense qu'il eut dans ces
glorieuses réformes, ce serait nier la lumière du jour. Au besoin, ses
ennemis mêmes stipuleraient pour lui. «Ne sentiez-vous donc pas que
j'avois pour moi une réputation de cinq années de vertus...; que j'avois
beaucoup servi à la Révolution par mes discours et mes écrits; que
j'avois, en marchant toujours dans la même route à côté des hommes les
plus vigoureux, su m'élever un temple dans le coeur de la plus grande
partie des gens honnêtes....» lui fait dire, comme contraint et forcé,
un de ses plus violents détracteurs[191].

[Note 191: _La tête à la queue, ou Première lettre de Robespierre
à ses continuateurs_, p. 5 et 6.]

Cet aveu de la part d'un pamphlétaire hostile est bien précieux à
enregistrer. Robespierre, en effet, va mourir en cette année 1794,
fidèle à ses principes de 1789; et ce ne sera pas sa moindre gloire que
d'avoir défendu sous la Convention les vérités éternelles dont, sous la
Constituante, il avait été le champion le plus assidu et le plus
courageux. Il était bien près de voir se réaliser ses voeux les plus
chers; encore un pas, encore un effort, et le règne de la justice était
inauguré, et la République était fondée. Mais il suffit de l'audace de
quelques coquins et du coup de pistolet d'un misérable gendarme pour
faire échouer la Révolution au port, et peut-être ajourner à un siècle
son triomphe définitif.




II


Revenons à la lutte engagée entre Robespierre et les membres les plus
gangrenés de la Convention; lutte n'est pas le mot, car de la part de
ces derniers il n'y eut pas combat, il y eut guet-apens. Nous en sommes
restés à la fameuse séance des Jacobins où Robespierre avait dénoncé
Fouché comme le plus vil et le plus misérable des imposteurs. Maximilien
savait très bien que les quelques députés impurs dont il avait signalé
la bassesse et les crimes à ses collègues du comité de Salut public
promenaient la terreur dans toutes les parties de la Convention; nous
avons parlé déjà des listes de proscription habilement fabriquées et
colportées par eux. Aussi Robespierre se tenait-il sur ses gardes, et,
s'il attaquait résolument les représentants véritablement coupables à
ses yeux, il ne manquait pas l'occasion de parler en faveur de ceux qui
avaient pu se tromper sans mauvaise intention.

On l'entendit, à la séance du 1er thermidor (18 juillet 1794), aux
Jacobins, défendre avec beaucoup de vivacité un député du Jura nommé
Prost, accusé, sans preuve, d'avoir commis des vexations. Faisant
allusion aux individus qui cherchaient à remplir la Convention de leurs
propres inquiétudes pour conspirer impunément contre elle, il dit:
«Ceux-là voudraient voir prodiguer des dénonciations hasardées contre
les représentants du peuple exempts de reproches ou qui n'ont failli que
par erreur, pour donner de la consistance à leur système de terreur.»

Il fallait se méfier, ajoutait-il, de la méchanceté de ces hommes qui
voudraient accuser les plus purs citoyens ou traiter l'erreur comme le
crime, «pour accréditer par là ce principe affreux et tyrannique inventé
par les coupables, que dénoncer un représentant infidèle, c'est
conspirer contre la représentation nationale.... Vous voyez entre quels
écueils leur perfidie nous force à marcher, mais nous éviterons le
naufrage. La Convention est pure en général; elle est au-dessus de la
crainte comme du crime; elle n'a rien de commun avec une poignée de
conjurés. Pour moi, quoiqu'il puisse arriver, je déclare aux
contre-révolutionnaires qui ne veulent chercher leur salut que dans la
ruine de la patrie qu'en dépit de toutes les trames dirigées contre moi,
je continuerai de démasquer les traîtres et de défendre les
opprimés[192].» On voit sur quel terrain les enragés pouvaient se
rencontrer avec les ennemis de la Révolution, comme cela aura lieu au 9
thermidor.

[Note 192: Voy. _le Moniteur_ du 6 thermidor (24 juillet
1794).]

Cependant, en dépit de Robespierre, la Terreur continuait son mouvement
ascensionnel. Ecoutons-le lui-même s'en plaindre à la face de la
République: «Partout les actes d'oppression avaient été multipliés pour
étendre le système de terreur et de calomnie. Des agents impurs
prodiguaient les arrestations injustes; des projets de finance
destructeurs menaçaient toutes les fortunes modiques et portaient le
désespoir dans une multitude innombrable de familles attachées à la
Révolution; on épouvantait les nobles et les prêtres par des motions
concertées....[193]» Comment ne pas s'étonner de l'injustice de ces
prétendus libéraux qui après tous les pamphlétaires de la réaction,
viennent lui jeter à la tête les mesures tyranniques, les maux auxquels
il lui a été impossible de s'opposer et dont il était le premier à
gémir! Tout ce qui était de nature à compromettre, à avilir la
Révolution lui causait une irritation profonde et bien légitime.

[Note 193: Discours du 8 thermidor.]

Un jour, il plut à un individu du nom de Magenthies de réclamer de la
Convention la peine de mort contre quiconque profanerait dans un
jurement le nom de Dieu: n'était-ce point là une manoeuvre
contre-révolutionnaire? Robespierre le crut, et, dans une pétition
émanée de la Société des Jacobins, pétition où d'un bout à l'autre son
esprit se reconnaît tout entier, il la fit dénoncer à l'Assemblée comme
une injure à la nation elle-même. «N'est-ce pas l'étranger qui, pour
tourner contre vous-mêmes ce qu'il y a de plus sacré, de plus sublime
dans vos travaux, vous fait proposer d'ensanglanter les pages de la
philosophie et de la morale, en prononçant la peine de mort contre tout
individu qui laisserait échapper ces mots: _Sacré nom de
Dieu_[194]?»

[Note 194: Voy. cette pétition dans _le Moniteur_ du 8
thermidor (26 juillet 1794).]

N'était-ce pas aussi pour déverser le ridicule sur la Révolution que
certains personnages avaient inventé les repas communs en plein air,
dans les rues et sur les places publiques, repas où l'on forçait tous
les citoyens de se rendre. Cette idée d'agapes renouvelées des premiers
chrétiens, d'une communion fraternelle sous les auspices du pain et du
vin, avait souri à quelques patriotes de bonne foi, mais à courte vue.
Ils ne surent pas démêler ce qu'il y avait de perfide dans ces dîners
soi-disant patriotiques. Ici l'on voyait des riches insulter à la
pauvreté de leurs voisins par des tables splendidement servies; là des
aristocrates attiraient les sans-culottes à leurs banquets somptueux et
tentaient de corrompre l'esprit républicain. Les uns s'en faisaient un
amusement: «_A ta santé, Picard_,» disait telle personne à son
valet qu'elle venait de rudoyer dans la maison. Et la petite maîtresse
de s'écrier avec affectation: «Voyez comme j'aime l'égalité; je mange
avec mes domestiques.» D'autres se servaient de ces banquets comme
autrefois du bonnet rouge, et les contre-révolutionnaires accouraient
s'y asseoir, soit pour dissimuler leurs vues perfides, soit au contraire
pour faciliter l'exécution de leurs desseins artificieux. Payan à la
commune[195], Barère à la Convention[196], Robespierre aux
Jacobins[197], dépeignirent sous de vives couleurs les dangers de ces
sortes de réunions, et engagèrent fortement les bons citoyens à
s'abstenir d'y assister désormais. Ces conseils furent entendus; les
repas prétendus fraternels disparurent des rues et des places publiques,
comme jadis, à la voix de Maximilien, avait disparu le bonnet rouge dont
tant de royalistes se couvraient pour mieux combattre la Révolution.

[Note 195: Séance du Conseil général du 27 messidor (15 juillet).
Voy. le discours de Payan dans _le Moniteur_ du 2 thermidor.]

[Note 196: Séance du 28 messidor (16 juillet 1794), _Moniteur_
du 29 messidor.]

[Note 197: Séance des Jacobins du 28 messidor (16 juillet 1794).
Aucun journal que je sache, n'a rendu compte de cette séance. Je n'en ai
trouvé mention que dans une lettre de Garnier-Launay à Robespierre. Voy.
cette lettre dans les _Papiers inédits_..., t. 1er p. 231.]




III


Mais c'était là une bien faible victoire remportée par Robespierre, à
côté des maux qu'il ne pouvait empêcher. Plus d'une fois son coeur
saigna au bruit des plaintes dont il était impuissant à faire cesser les
causes.

Un jour un immense cri de douleur, parti d'Arras, vint frapper ses
oreilles: «Permettez à une ancienne amie d'adresser à vous-même une
faible et légère peinture des maux dont est accablée votre patrie. Vous
préconisez la vertu: nous sommes depuis six mois persécutés, gouvernés
par tous les vices. Tous les genres de séduction sont employés pour
égarer le peuple: mépris pour les hommes vertueux, outrage à la nature,
à la justice, à la raison, à la Divinité, appât des richesses, soif du
sang de ses frères. Si ma lettre vous parvient, je la regarderai comme
une faveur du ciel. Nos maux sont bien grands, mais notre sort est dans
vos mains; toutes les âmes vertueuses vous réclament....» Cette lettre
était de Mme Buissart[198], la femme de cet intime ami à qui Robespierre
au commencement de la Révolution, écrivait les longues lettres dont nous
avons donné des extraits. Depuis, la correspondance était devenue
beaucoup plus rare.

[Note 198: Nous avons sous les yeux l'original de cette lettre de
Mme Buissart, en date du 26 floréal (15 mai 1794). Supprimée par
Courtois, elle a été insérée, mais d'une façon légèrement inexacte, dans
_les Papiers inédits_..., t. 1er, p. 254.]

Absorbé par ses immenses occupations, Maximilien n'avait guère le temps
d'écrire à ses amis; l'homme public avait pour ainsi dire tué en lui
l'homme privé. Ses amis se plaignaient, et très amèrement quelquefois.
«Ma femme, outrée de ton silence, a voulu t'écrire et te parler de la
position où nous nous trouvons; pour moi, j'avois enfin résolu de ne
plus te rien dire[199]....», lui mandait Buissart de son côté.--«Mon
cher Bon bon...», écrivait d'autre part, le 30 messidor, à Augustin
Robespierre, Régis Deshorties, sans doute le frère de l'ancien notaire
Deshorties qui avait épousé en secondes noces Eulalie de Robespierre, et
dont Maximilien avait aimé et failli épouser la fille, «que te
chargerai-je de dire à Maximilien? Te prierai-je de me rappeler à son
souvenir, et où trouveras-tu l'homme privé? Tout entier à la patrie et
aux grands intérêts de l'humanité entière, Robespierre n'existe plus
pour ses amis....[200]» Ils ne savaient pas, les amis de Maximilien, à
quelles douloureuses préoccupations l'ami dont ils étaient si fiers
alors se trouvait en proie au moment où ils accusaient son silence.

[Note 199: Voy. _Papiers inédits_..., t. 1er, p. 253.]

[Note 200: Lettre en date du 30 messidor (18 juillet 1794). Elle
porte en suscription: Au citoïen Robespierre jeune, maison du citoïen
Duplay, au premier sur le devant, rue Honoré, Paris.]

Les plaintes dont Mme Buissart s'était faite l'écho auprès de
Robespierre concernaient l'âpre et farouche proconsul Joseph Le Bon, que
les Thermidoriens n'ont pas manqué de transformer en agent de
Maximilien. «Voilà le bourreau dont se servait Robespierre», disaient
d'un touchant accord Bourdon (de l'Oise) et André Dumont à la séance du
15 thermidor (2 août 1794)[201]; et Guffroy de crier partout que Le Bon
était un complice de la conspiration ourdie par Robespierre, Saint-Just
et autres[202]. Nul, il est vrai, n'avait plus d'intérêt à faire
disparaître Le Bon, celui-ci ayant en main les preuves d'un faux commis
l'année précédente par le misérable auteur du _Rougyff_. Si quelque
chose milite en faveur de Joseph Le Bon, c'est surtout l'indignité de
ses accusateurs. Il serait, d'ailleurs, injuste de le mettre au rang des
Carrier, des Barras et des Fouché. S'il eut, dans son proconsulat, des
formes beaucoup trop violentes, du moins il ne se souilla point de
rapines, et lors de son procès, il se justifia victorieusement
d'accusations de vol dirigées contre lui par quelques coquins.

[Note 201: _Moniteur_ du 16 thermidor (3 août 1794).]

[Note 202: Voy. notamment une lettre écrite par Guffroy à ses
concitoyens d'Arras le 16 thermidor (3 août 1794).]

Commissaire de la Convention dans le département du Pas-de-Calais, Le
Bon rendit à la République des services dont il serait également injuste
de ne pas lui tenir compte, et que ne sauraient effacer les griefs et
les calomnies sous lesquels la réaction est parvenue à étouffer sa
mémoire. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il fut le ministre implacable
des vengeances révolutionnaires, et qu'il apporta dans sa mission une
dureté parfois excessive. Ce fut précisément là ce que lui reprocha
Robespierre.

Compatriote de ce dernier, Joseph Le Bon avait eu, dans les premières
années de la Révolution, quelques relations avec Maximilien. Il lui
avait écrit à diverses reprises, notamment en juin 1791, pour l'engager
à renouveler sa motion contre le célibat des prêtres[203], et un peu
plus tard, en août, pour lui recommander chaudement un des vainqueurs de
la Bastille, le citoyen Hullin, qui, arrivé au grade de capitaine,
venait d'être suspendu de ses fonctions[204]. Joseph Le Bon fut, du
reste, nommé membre de la Convention sans autre recommandation que
l'estime qu'il avait su inspirer à ses concitoyens par ses vertus
patriotiques.

[Note 203: Voy. cette lettre dans les _Papiers inédits_..., t.
III, p. 237.]

[Note 204: _Papiers inédits_..., t. III, p. 254. Général de
division et comte de l'Empire, le protégé de Joseph Le Bon était
commandant de la 1re division militaire lors de la tentative du général
Malet pour renverser le gouvernement impérial. Le général Hullin est
mort à Paris dans un âge assez avancé.]

Chargé, au mois de brumaire de l'an II, de se rendre dans le
Pas-de-Calais pour y réprimer les manoeuvres et les menées
contre-révolutionnaires dont ce département était le théâtre[205], il
déploya contre les aristocrates de ce pays une énergie terrible. Mais
par qui fut-il encouragé dans sa redoutable mission? Fut-ce par
Robespierre? Lisez cette lettre:

[Note 205: Arrêté signé: Robespierre, Barère, Collot-d'Herbois,
Billaud-Varenne, C.-A. Prieur et Carnot, _Archives_.]

«... Vous devez prendre dans votre énergie toutes les mesures commandées
par le salut de la patrie. Continuez votre attitude révolutionnaire;
l'amnistie prononcée lors de la Constitution captieuse et invoquée par
tous les scélérats est un crime qui ne peut en couvrir d'autres. Les
forfaits ne se rachètent point contre une République, ils s'expient sous
le glaive. Le tyran l'invoqua, le tyran fut frappé.... Secouez sur les
traîtres le flambeau et le glaive. Marchez toujours, citoyen collègue,
sur la ligne révolutionnaire que vous suivez avec courage. Le comité
applaudit à vos travaux. _Signé_ «Billaud-Varenne, Carnot,
Barère[206].»

[Note 206: Lettre en date du 26 brumaire an II (16 novembre 1793),
_Rapport de Saladin_, p. 68.]

Lisez encore cette autre lettre à propos de la ligne de conduite suivie
par Le Bon: «Le comité de Salut public applaudit aux mesures que vous
avez prises.... Toutes ces mesures sont non seulement permises, mais
encore commandées par votre mission; rien ne doit faire obstacle à votre
marche révolutionnaire. Abandonnez-vous à votre énergie; vos pouvoirs
sont illimités....» _Signé_ Billaud-Varenne, Carnot, Barère et
Robert Lindet[207].

[Note 207: Cette lettre est également du mois de brumaire.
_Rapport de Saladin_, p. 69.]

Certes, je ne viens pas blâmer ici les intentions du comité de Salut
public; mais j'ai tenu à montrer combien Robespierre était resté en
définitive étranger aux missions de Joseph Le Bon. Et quand on voit
Carnot se retrancher piteusement et humblement derrière une excuse
banale, quand on l'entend soutenir qu'il signait de complaisance et
_sans savoir_, on ne peut s'empêcher de sourire. Carnot, dans tous
les cas, jouait de malheur, car on chercherait vainement la signature de
Robespierre au bas d'actes du comité de Salut public recommandant aux
commissaires de la Convention de secouer, même sur les traîtres, le
flambeau et le glaive.

Ce n'est pas tout: lorsqu'en exécution du décret du 14 frimaire (4
décembre 1793), le comité de Salut public fut autorisé à modifier le
personnel des envoyés conventionnels, Joseph Le Bon se trouva désigné
pour les départements du Pas-de-Calais et du Nord. Par qui? par
Billaud-Varenne, Barère, Collot-d'Herbois et Carnot[208].

[Note 208: Arrêté en date du 9 nivôse an II (29 décembre 1793),
_Archives_.]

Revenu à Paris au commencement de pluviôse, sur une invitation pressante
de Saint-Just et de Collot-d'Herbois, Le Bon repartait au bout de
quelques jours à peine, en vertu d'un arrêté ainsi conçu: «Le comité de
Salut public arrête que le citoyen Le Bon retournera dans le département
du Pas-de-Calais, en qualité de représentant du peuple, pour y suivre
les opérations déjà commencées; il pourra les suivre dans les
départements environnants. Il est revêtu à cet effet des pouvoirs qu'ont
les autres représentants du peuple.» _Signé_ Barère, Collot-d'Herbois
et Carnot[209].»

[Note 209: Arrêté en date du 11 ventôse (1er mars 1794),
_Archives_, A F II, 58.]

Je n'ai aucunement l'intention, je le répète, d'incriminer les
signataires de ces divers arrêtés, ni de rechercher jusqu'à quel point
Joseph Le Bon dépassa, dans la répression des crimes contre
-révolutionnaires, les bornes d'une juste sévérité; seulement il
importe de laisser à chacun la responsabilité de ses actes, et de
montrer une fois de plus ce que valent les déclamations de tous ces
écrivains qui persistent à attribuer à Robespierre ce qui fut l'oeuvre
commune du comité de Salut public et de la Convention nationale.

Il y avait à Arras un parti complètement opposé à Joseph Le Bon, et dans
lequel figuraient Buissart et quelques autres amis de Maximilien, ce qui
explique la lettre de Mme Buissart à Robespierre. Mais une chose me rend
infiniment suspecte la prétendue modération de ce parti: il avait pour
chef de file et pour inspirateur Guffroy, l'horrible Guffroy, dont
l'affreux journal excita tant l'indignation de Maximilien. Quoi qu'il en
soit, Mme Buissart accourut auprès de Robespierre et vint loger sous le
même toit, dans la maison de Duplay, ou elle reçut la plus affectueuse
hospitalité. Elle profita de son influence sur Maximilien pour lui
dépeindre sous les plus sombres couleurs la situation de sa ville
natale.

De son côté, le mari écrivait à son ami, à la date du 10 messidor (18
juillet 1794): «N'accordez rien à l'amitié, mais tout à la justice; ne
me voyez pas ici, ne voyez que la chose publique, et peut-être
vous-même, puisque vous la défendez si bien....» On comptait beaucoup
alors à Arras sur la prochaine arrivée d'Augustin Robespierre, dont il
avait été un moment question pour remplacer Joseph Le Bon. «Quand
viendra Bon bon tant désiré?» ajoutait Buissart; «lui seul peut calmer
les maux qui désolent votre patrie...[210]»

[Note 210: Cette lettre, supprimée par Courtois, et dont nous avons
l'original sous les yeux, a été insérée dans les _Papiers
Inédits_..., t. 1er, p. 247.]

On n'ignorait pas, en effet, comment, dans ses missions, Augustin
Robespierre avait su allier la sagesse, la modération à une inébranlable
fermeté et à une énergie à toute épreuve.

Trois jours après, Buissart écrivait encore, à sa femme cette fois:
«L'arrivée de Bon bon est l'espoir des vrais patriotes et la terreur de
ceux qui osent les persécuter; il connaît trop bien les individus de la
ville d'Arras pour ne pas rendre justice à qui il appartient. Sa
présence ne peut être suppléée par celle d'aucun autre. Il faut donc
qu'il vienne à Arras pour rendre la paix et le calme aux vrais
patriotes.... Embrassez-le pour moi, jusqu'à ce que je puisse le faire
moi-même; rendez-moi le même service auprès de Maximilien[211]....» Mais
Augustin n'était pas homme à quitter Paris à l'heure où déjà il voyait
prêt à éclater l'orage amassé contre son frère.

[Note 211: _Papiers inédits_..., t. 1er, p. 250. Cette lettre
porte en suscription: «A la citoyenne Buissart, chez M. Robespierre, rue
Saint-Honoré, à Paris.»--Telle fut la terreur qui, après le 9 Thermidor,
courba toutes les consciences, que les plus chers amis de Maximilien ne
reculèrent pas devant une apostasie sanglante. Au bas d'une adresse de
la commune d'Arras à la Convention, adresse dirigée contre Joseph Le
Bon, et dans laquelle Robespierre «Cromwell» est assimilé à Tibère, à
Néron et à Caligula, on voit figurer, non sans en être attristé, la
signature de Buissart. (Voir le _Moniteur_ du 27 Thermidor an II
(11 août 1794)). Ceux qu'on aurait crus les plus fermes payèrent du reste
ce tribut à la lâcheté humaine. Citons, parmi tant d'autres, l'héroïque
Duquesnoy lui-même, lequel, dans une lettre adressée à ses concitoyens
d'Arras et de Béthune, à la date du 16 fructidor (12 septembre 1794),
pour se défendre d'avoir été _le complice_ de Maximilien, jeta
l'insulte aux vaincus; acte de faiblesse que d'ailleurs il racheta
amplement en prairial an III, quand il tomba sous les coups de la
réaction. «Ménage-toi pour la patrie, elle a besoin d'un défenseur tel
que toi,» écrivait-il à Robespierre en floréal. (Lettre inédite de la
collection Portiez [de l'Oise]).]

Cependant Robespierre, ému des plaintes de ses amis, essaya d'obtenir du
comité de Salut public le rappel de Le Bon, s'il faut s'en rapporter au
propre aveu de celui-ci, qui plus tard rappela qu'en messidor sa
conduite avait été l'objet d'une accusation violente de la part de
Maximilien[212]. Mais que pouvait alors Robespierre sur ses collègues?
Le comité de Salut public disculpa Joseph Le Bon en pleine Convention
par la bouche de Barère, et l'Assemblée écarta par un ordre du jour
dédaigneux les réclamations auxquelles avaient donné lieu les opérations
de ce représentant dans le département du Pas-de-Calais[213]. Toutefois,
le 6 thermidor, Robespierre fut assez heureux pour faire mettre en
liberté un certain nombre de ses compatriotes, incarcérés par les ordres
du proconsul d'Arras, entre autres les citoyens Demeulier et Beugniet,
les frères Le Blond et leurs femmes. Ils arrivèrent dans leur pays le
coeur plein de reconnaissance, et en bénissant leur sauveur, juste au
moment où y parvenait la nouvelle de l'arrestation de Maximilien; aussi
il faillit leur en coûter cher pour avoir, dans un sentiment de
gratitude, prononcé avec éloge le nom de Robespierre[214].

[Note 212: Séance de la Convention du 15 thermidor (2 août 1794),
_Moniteur_ du 16 thermidor.]

[Note 213: Séance de la Convention du 21 messidor (9 juillet 1794),
_Moniteur_ du 22 messidor.]

[Note 214: Ceci, tiré d'un pamphlet de Guffroy intitulé: _les
Secrets de Joseph le Bon et de ses complices, deuxième censure
républicaine_, in-8º de 474 p., an III, p. 167.]

Quand, victime des passions contre-révolutionnaires, Joseph Le Bon
comparut devant la cour d'assises d'Amiens, où du moins l'énergie de son
attitude et la franchise de ses réponses contrastèrent singulièrement
avec l'hypocrisie de ses accusateurs, il répondit à ceux qui
prétendaient, selon la mode du jour, voir en lui un agent, une créature
de Robespierre: «Qu'on ne croie point que ce fût pour faire sortir les
détenus et pour anéantir les échafauds qu'on le proscrivît; non, non;
qu'on lise son discours du 8 à la Convention et celui que Robespierre
jeune prononça la veille aux Jacobins, on verra clairement qu'il
provoquait lui-même l'ouverture des prisons et qu'il s'élevait contre la
multitude des victimes que l'on faisait et que l'on voulait faire
encore[215]....» Et l'accusation ne trouva pas un mot à répondre. «Qu'on
ne s'imagine point», ajouta Le Bon, «que le renversement de Robespierre
a été opéré pour ouvrir les prisons; hélas! non; ç'a été simplement pour
sauver la tête de quelques fripons[216]». L'accusation demeura muette
encore.

[Note 215: _Procès de Joseph Le Bon_, p. 147, 148.]

[Note 216: _Ibid._, p. 167.]

Ces paroles, prononcées aux portes de la tombe, en face de l'échafaud,
par un homme dont l'intérêt au contraire eût été de charger la mémoire
de Maximilien, comme tant d'autres le faisaient alors, sont
l'indiscutable vérité. Il faut être d'une bien grande naïveté ou d'une
insigne mauvaise foi pour oser prétendre que la catastrophe du 9
thermidor fut le signal du réveil de la justice. Quelle ironie
sanglante!




IV


Que Robespierre ait été déterminé à mettre fin aux actes d'oppression
inutilement et indistinctement prodigués sur tous les points de la
République, qu'il ait été résolu à subordonner la sévérité nationale à
la stricte justice, en évitant toutefois de rendre courage à la
réaction, toujours prête à profiter des moindres défaillances du parti
démocratique; qu'il ait voulu enfin, suivant sa propre expression,
«arrêter l'effusion de sang humain versé par le crime», c'est ce qui est
hors de doute pour quiconque a étudié aux vraies sources, de sang-froid
et d'un esprit impartial, l'histoire de la Révolution française. La
chose était assez peu aisée puisqu'il périt en essayant de l'exécuter.
Or l'homme qui est mort à la peine dans une telle entreprise mériterait
par cela seul le respect et l'admiration de la postérité.

De son ferme dessein d'en finir avec les excès sous lesquels la
Révolution lui paraissait en danger de périr, il reste des preuves de
plus d'un genre, malgré tout le soin apporté par les Thermidoriens à
détruire les documents de nature à établir cette incontestable vérité.
Il se plaignait qu'on prodiguât les accusations injustes pour trouver
partout des coupables. Une lettre du littérateur Aignan, qui alors
occupait le poste d'agent national de la commune d'Orléans, nous apprend
les préoccupations où le tenait la moralité des dénonciateurs[217]. Il
avait toujours peur que des personnes inoffensives, que des patriotes
même ne fussent victimes de vengeances particulières, persécutés par des
hommes pervers; et ses craintes, hélas! n'ont été que trop justifiées.
Il lui semblait donc indispensable de purifier les administrations
publiques, de les composer de citoyens probes, dévoués, incapables de
sacrifier l'intérêt général à leur intérêt particulier, et décidés à
combattre résolûment tous les abus, sans détendre le ressort
révolutionnaire.

[Note 217: Lettre à Deschamps, en date du 17 prairial an II (5 juin
1794). Devenu plus tard membre de l'Académie française, Aignan était,
pendant la Révolution, un partisan et un admirateur sincère de
Robespierre. «Je suis bien enchanté du retour de Saint-Just et de
l'approbation que Robespierre et lui veulent bien donner à mes
opérations. Le bien public, l'affermissement de la République une et
indivisible, le triomphe de la vertu sur l'intrigue, tel est le but que
je me propose, tel est le seul sentiment qui m'anime», écrivait-il à son
«cher Deschamps» qui sera frappé avec Robespierre. (_Papiers
inédits_,.., t. 1er, p. 162). Eh bien! telle est la conscience, la
bonne foi de la plupart des biographes, qu'ils font d'Aignan une victime
_de la tyrannie de Robespierre_, tandis qu'au contraire, Aignan fut
poursuivi comme un ami, comme une créature de Maximilien. (Voy.
notamment la _Biographie universelle_, à l'article AIGNAN). Chose
assez singulière, cet admirateur de Robespierre eut pour successeur à
l'Académie française le poète Soumet, qui fut un des plus violents
calomniateurs de Robespierre, et qui mit ses calomnies en assez mauvais
vers. (Voy. _Divine Épopée_.)]

Les seuls titres à sa faveur étaient un patriotisme et une intégrité à
toute épreuve. Ceux des représentants en mission en qui il avait
confiance étaient priés de lui désigner des citoyens vertueux et
éclairés, propres à occuper les emplois auxquels le comité de Salut
public était chargé de pourvoir.

Ainsi se formèrent les listes de patriotes trouvées dans les papiers de
Robespierre. Ainsi fut appelé au poste important de la commission des
hospices et secours publics le Franc-Comtois Lerebours. Mais trouver des
gens de bien et de courage en nombre suffisant n'était pas chose facile,
tant d'indignes agents étaient parvenus, en multipliant les actes
d'oppression à jeter l'épouvante dans les coeurs! «Tu me demandes la
liste des patriotes que j'ai pu découvrir sur ma route,» écrivait
Augustin à son frère, «ils sont bien rares, ou peut-être la torpeur
empêchoit les hommes purs de se montrer par le danger et l'oppression où
se trouvoit la vertu»[218].

[Note 218: Lettre en date du 16 germinal an II (5 avril 1794), déjà
citée.]

Robespierre pouvait se souvenir des paroles qu'il avait laissé tomber un
jour du haut de la tribune: «La vertu a toujours été en minorité sur la
terre». Aux approches du 9 thermidor, il fit, dit-on, des ouvertures à
quelques conventionnels dont il croyait pouvoir estimer le caractère et
le talent, et il chargea une personne de confiance de demander à
Cambacérès s'il pouvait compter sur lui dans sa lutte suprême contre les
révolutionnaires dans le sens du crime[219]. Homme d'une intelligence
supérieure, Cambacérès sentait bien que la justice, l'équité, le bon
droit, l'humanité étaient du côté de Robespierre; mais, caractère
médiocre, il se garda bien de se compromettre, et il attendit patiemment
le résultat du combat pour passer du côté du vainqueur. On comprend
maintenant pourquoi, devenu prince et archichancelier de l'Empire, il
disait, en parlant du 9 thermidor: «Ça été un procès jugé, mais non
plaidé». Personne n'eût été plus que lui en état de le plaider en toute
connaissance de cause, s'il eût été moins ami de la fortune et des
honneurs.

[Note 219: Ce fait a été assuré à M. Hauréau par Godefroy Cavaignac,
qui le tenait de son père; et la personne chargée de la démarche auprès
de Cambacérès n'aurait été autre que Cavaignac lui-même. Pour détacher
de Robespierre ce membre de la Montagne, les Thermidoriens couchèrent
son nom sur une des prétendues listes de proscrits qu'ils faisaient
circuler. Après Thermidor, Cavaignac se rallia aux vainqueurs et trouva
en eux un appui contre les accusations dont le poursuivit la réaction.]

Tandis que Robespierre gémissait et s'indignait de voir des préjugés
incurables, ou des choses indifférentes, ou de simples erreurs érigés en
crimes[220], ses collègues du comité de Salut public et du comité de
Sûreté générale proclamaient bien haut, au moment même où la hache
allait le frapper, que les erreurs de l'aristocratie étaient des crimes
irrémissibles[221]. La force du gouvernement révolutionnaire devait être
centuplée, disaient-ils, par la chute d'un homme dont la popularité
était trop grande pour une République[222].

[Note 220: Discours du 8 thermidor.]

[Note 221: Discours de Barère à la séance du 10 thermidor (28
juillet 1794) Voy. le _Moniteur_ du 12.]

[Note 222: _Ibid._]

Le désir d'en finir avec la Terreur était si loin de la pensée des
hommes de Thermidor, que, dans la matinée du 10, faisant allusion aux
projets de Robespierre de ramener au milieu de la République «la justice
et la liberté exilées», ils s'élevèrent fortement contre l'étrange
présomption de ceux qui voulaient arrêter le cours _majestueux,
terrible_ de la Révolution française[223].

[Note 223: Discours de Barère à la séance du 10 thermidor
(_Moniteur_ du 12).]

Les anciens membres des comités nous ont du reste laissé un aveu trop
précieux pour que nous ne saisissions pas l'occasion de le mettre encore
une fois sous les yeux du lecteur. Il s'agit des séances du comité de
Salut public à la veille même de la catastrophe: «Lorsqu'on faisoit le
tableau des circonstances malheureuses où se trouvait la chose publique,
disent-ils, chacun de nous cherchoit des mesures et proposoit des
moyens. Saint-Just nous arrêtoit, jouoit l'étonnement de n'être pas dans
la confidence de ces dangers, et se plaignoit de ce que tous les coeurs
étoient fermés, suivant lui; qu'il ne connaissoit rien, qu'il ne
concevoit pas cette manière prompte d'improviser la foudre à chaque
instant, et il nous conjuroit, au nom de la République, de revenir à des
idées plus justes, à des mesures plus sages[224]». C'étaient ainsi,
ajoutent-ils, que le _traître_ les tenait en échec, paralysait
leurs mesures et refroidissait leur zèle[225]. Saint-Just se contentait
d'être ici l'écho des sentiments de son ami, qui, certainement, n'avait
pas manqué de se plaindre devant lui de voir certains hommes prendre
plaisir à multiplier les actes d'oppression et à rendre les institutions
révolutionnaires odieuses par des excès[226].

[Note 224: _Réponse des membres des deux anciens comités de Salut
public et de Sûreté générale aux imputations de Laurent Lecointre_,
note [illisible] Voy. p. 107.]

[Note 225: Voy. notre _Histoire de Saint-Just_.]

[Note 226: Discours du 8 thermidor.]

Un simple rapprochement achèvera de démontrer cette vérité, à savoir que
le 9 Thermidor fut le triomphe de la Terreur. Parmi les innombrables
lettres, trouvées dans les papiers de Robespierre, il y avait une
certaine quantité de lettres anonymes pleines d'invectives, de bave, de
fiel, comme sont presque toujours ces oeuvres de lâcheté et d'infamie.
Plusieurs de ces lettres provenant du même auteur, et remarquables par
la beauté et la netteté de l'écriture, contenaient, au milieu de
réflexions sensées et de vérités, que Robespierre était le premier à
reconnaître, les plus horribles injures contre le comité de Salut
public. A la suite de son rapport, Courtois ne manqua pas de citer avec
complaisance une de ces lettres où il était dit que Tibère, Néron,
Caligula, Auguste, Antoine et Lépide n'avaient jamais rien imaginé
d'aussi horrible que ce qui se passait[227]. Et Courtois de
s'extasier,--naturellement[228].

[Note 227: Pièce à la suite du rapport de Courtois, numéros XXXI et
XXXII.]

[Note 228: P. 18 du rapport.]

Ces lettres étaient d'un homme de loi, nommé Jacquotot, demeurant rue
Saint-Jacques. Robespierre ne se préoccupait guère de ces lettres et de
leur auteur, dont, sur plus d'un point du reste, il partageait les
idées. Affamé de persécution comme d'autres de justice, l'ancien avocat,
lassé en quelque sorte de la tranquillité dans laquelle il vivait au
milieu de cette Terreur dont il aimait tant à dénoncer les excès,
écrivit une dernière lettre, d'une violence inouïe, où il stigmatisa
rudement la politique extérieure et intérieure du comité de Salut
public; puis il signa son nom en toutes lettres, et, cette fois, il
adressa sa missive à Saint-Just: «Jusqu'à présent j'ai gardé l'anonyme,
mais maintenant que je crois ma malheureuse patrie perdue sans
ressource, je ne crains plus la guillotine, et je signe[229].»

[Note 229: L'original de cette lettre est aux _Archives_. Elle
porte en suscription: Au citoyen Saint-Just, député à la Convention et
membre du comité de Salut public.]

D'autres, les Legendre, les Bourdon (de l'Oise), par exemple, se fussent
empressés d'aller déposer ce libelle sur le bureau du comité afin de
faire montre de zèle, eussent réclamé l'arrestation de l'auteur;
Saint-Just n'y fit nulle attention; il mit la lettre dans un coin, garda
le silence, et Jacquotot continua de vivre sans être inquiété jusqu'au 9
thermidor. Mais, au lendemain de ce jour néfaste, les glorieux
vainqueurs trouvèrent les lettres du malheureux Jacquotot, et, sans
perdre un instant, ils le firent arrêter et jeter dans la prison des
Carmes[230], tant il est vrai que la chute de Robespierre fut le signal
du réveil de la modération, de la justice et de l'humanité!

[Note 230: Voici l'ordre d'arrestation de Jacquotot: «Paris, le 11
thermidor.... Les comités de Salut public et de Sûreté générale arrêtent
que le nommé Jacquotot, ci-devant homme de loi, rue Saint-Jacques, 13,
sera mis sur-le-champ en état d'arrestation dans la maison de détention
dite des Carmes; la perquisition la plus exacte de ses papiers sera
faite, et ceux qui paraîtront suspects seront portés au comité de Sûreté
générale de la Convention nationale. Barère, Dubarran, Billaud-Varenne,
Robert Lindet, Jagot, Voulland, Moïse Bayle, C.-A. Prieur,
Collot-d'Herbois, Vadier.» (_Archives_. coll. 119.)]




V


C'est ici le lieu de faire connaître par quels étranges procédés, par
quels efforts incessants, par quelles manoeuvres criminelles les ennemis
de Robespierre sont parvenus à ternir sa mémoire aux yeux d'une partie
du monde aveuglé. Nous dirons tout à l'heure de quelle réputation
éclatante et pure il jouissait au moment de sa chute, et pour cela nous
n'aurons qu'à interroger un de ses plus violents adversaires. Disons
auparavant ce qu'on s'est efforcé d'en faire, et comment on a tenté de
l'assassiner au moral comme au physique.

Un historien anglais a écrit: «De tous les hommes que la Révolution
française a produits, Robespierre fut de beaucoup le plus
remarquable.... Aucun homme n'a été plus mal représenté, plus défiguré
dans les portraits qu'ont faits de lui les annalistes contemporains de
toute espèce[231].» Rien de plus juste et de plus vrai. Pareils à des
malfaiteurs pris la main dans le sac et qui, afin de donner le change,
sont les premiers à crier: au voleur! les Thermidoriens, comme on l'a
vu, mettaient tout en oeuvre pour rejeter sur Robespierre la
responsabilité des crimes dont ils s'étaient couverts. D'où ce cri
désespéré de Maximilien: «J'ai craint quelquefois, je l'avoue, d'être
souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur des hommes
pervers qui s'introduisaient parmi les sincères amis de
l'humanité[232].» Et ces hommes, quels étaient-ils? Ceux-là mêmes qui
avaient poursuivi les Dantonistes avec le plus d'acharnement. Nous le
savons de Robespierre lui-même: «Que dirait-on si les auteurs du complot
... étaient du nombre de ceux qui ont conduit Danton et Desmoulins à
l'échafaud[233]?» Les hommes auxquels Robespierre faisait ici allusion
étaient Vadier, Amar, Voulland, Billaud-Varenne. Ah! à cette heure
suprême, est-ce qu'un bandeau ne tomba pas de ses yeux? Est-ce qu'une
voix secrète ne lui reprocha pas amèrement de s'être laissé tromper au
point de consentir à abandonner ces citoyens illustres?

[Note 231: Alison, _History of Europe_, t. II, p. 145.]

[Note 232: Discours du 8 thermidor.]

[Note 233: _Ibid._]

Cependant, une fois leur victime abattue, les Thermidoriens ne songèrent
pas tout d'abord à faire de Maximilien le bouc émissaire de la Terreur;
au contraire, ainsi qu'on l'a vu déjà, ils le dénoncèrent bien haut
comme ayant voulu arrêter le cours _majestueux, terrible_ de la
Révolution. Il est si vrai que le coup d'État du 9 thermidor eut un
caractère ultra-terroriste, qu'après l'événement Billaud-Varenne et
Collot-d'Herbois durent quitter leurs noms de Varenne et de d'Herbois
comme entachés d'aristocratie[234]. Et, le 19 fructidor (1er septembre
1794), on entendait encore le futur duc d'Otrante, l'exécrable Fouché,
s'écrier: «Toute pensée d'indulgence est une pensée contre
-révolutionnaire[235].»

[Note 234: Aucun historien, que je sache, n'a jusqu'à ce jour
signalé cette particularité.]

[Note 235: Voy. le _Moniteur_ du 19 fructidor an II (5
septembre 1794).]

Mais quand la contre-révolution en force fut venue s'asseoir sur les
bancs de la Convention, quand les portes de l'Assemblée eurent été
rouvertes à tous les débris des partis girondin et royaliste, quand la
réaction enfin se fut rendue maîtresse du terrain, les Thermidoriens
changèrent de tactique, et ils s'appliquèrent à charger Robespierre de
tout le mal qu'il avait tenté d'empêcher, de tous les excès qu'il avait
voulu réprimer. Les infamies auxquelles ils eurent recours pour arriver
à leurs fins sont à peine croyables.

On commença par chercher à ternir le renom de pureté attaché à sa vie
privée. Comme il arrive toujours au lendemain des grandes catastrophes,
il ne manqua pas de misérables pour lancer contre le géant tombé des
libelles remplis des plus dégoûtantes calomnies. Dès le 27 thermidor (14
août 1794), un des hommes les plus vils et les plus décriés de la
Convention, un de ceux dont Robespierre aurait aimé à punir les excès et
les dilapidations, l'ex-comte de Barras, le digne acolyte de Fréron,
osait, en pleine tribune, l'accuser d'avoir entretenu de nombreuses
concubines, de s'être réservé la propriété de Monceau pour ses plaisirs,
tandis que Couthon s'était approprié Bagatelle, et Saint-Just le
Raincy[236]. Et les voûtes de la Convention ne s'écroulèrent pas quand
ces turpitudes tombèrent de la bouche de l'homme qui plus tard achètera,
du fruit de ses rapines peut-être, le magnifique domaine de
Grosbois[237].

[Note 236: _Moniteur_ du 29 thermidor (16 août 1794).]

[Note 237: De graves accusations de dilapidation furent dirigées
contre Barras et Fréron, notamment à la séance de la Convention du 2
vendémiaire an III (_Moniteur_ du 6 vendémiaire, 27 septembre
1794). L'active participation de ces deux représentants au coup d'État
de Thermidor contribua certainement à les faire absoudre par
l'Assemblée. Consultez à ce sujet les Mémoires de Barère qui ici ont un
certain poids. (T. IV, p. 223.) L'auteur assez favorable d'une vie de
Barras, dans la _Biographie universelle_ (Beauchamp), assure que ce
membre du Directoire recevait des pots-de-vin de 50 à 100,000 francs des
fournisseurs et hommes à grandes affaires qu'il favorisait. Est-il vrai
que, devenu vieux, Barras ait senti peser sur sa conscience, comme un
remords, le souvenir du 9 thermidor? Voici ce qu'a raconté à ce sujet M.
Alexandre Dumas: «Barras nous reçut dans son grand fauteuil qu'il ne
quittait guère plus vers les dernières années de sa vie. Il se rappelait
parfaitement mon père, l'accident qui l'avait éloigné du commandement de
la force armée au 13 vendémiaire, et je me souviens qu'il me répéta
plusieurs fois, ce jour-là, ces paroles, que je reproduis textuellement:
«Jeune homme, n'oubliez pas ce que vous dit un vieux républicain: je
n'ai que deux regrets, je devrais dire deux remords, et ce seront les
seuls qui seront assis à mon chevet le jour où je mourrai: J'ai le
double remords d'avoir renversé Robespierre par le 9 thermidor, et élevé
Bonaparte par le 13 vendémiaire.» (_Mémoires d'Alexandre Dumas_, t.
V, p. 299.)]

Barras ne faisait du reste qu'accroître et embellir ici une calomnie
émanée de quelques misérables appartenant à la société populaire de
Maisons-Alfort, lesquels, pour faire leur cour au parti victorieux,
eurent l'idée d'adresser au comité de Sûreté générale une dénonciation
contre un chaud partisan de Robespierre, contre Deschamps, le marchand
mercier de la rue Béthisy, dont jadis Maximilien avait tenu l'enfant sur
les fonts de baptême. Deschamps avait loué à Maisons-Alfort une maison
de campagne qu'il habitait avec sa famille dans la belle saison, et où
ses amis venaient quelquefois le visiter. Sous la plume des
dénonciateurs, la maison de campagne se tranforme en superbe maison
d'émigré où Deschamps, Robespierre, Hanriot et quelques officiers de
l'état-major de Paris venaient se livrer à des orgies, courant à cheval
quatre et cinq de front à bride abattue, et renversant les habitants qui
avaient le malheur de se trouver sur leur passage. Quelques lignes plus
loin, il est vrai, il est dit que Robespierre, Couthon et Saint-Just
avaient promis de venir dans cette maison, mais qu'ils avaient changé
d'avis. 11 ne faut point demander de logique à ces impurs artisans de
calomnies[238].

[Note 238: Les signataires de cette dénonciation méritent d'être
connus: c'étaient Preuille, vice-président, Bazin et Trouvé, secrétaires
de la Société populaire de Maisons-Alfort. Voyez cette dénonciation,
citée _in extenso_, à la suite d'un rapport de Courtois sur les
événements du 9 Thermidor, p. 83.--Les dénonciateurs se plaignaient
surtout qu'à la date du 28 thermidor, Deschamps n'eût pas encore été
frappé du glaive de la loi. Leur voeu ne tarda pas à être rempli; le
pauvre Deschamps fut guillotiné le 5 fructidor an II (22 août 1794).]

Que de pareilles inepties aient pu s'imprimer, passe encore, il faut
s'attendre à tout de la part de certaines natures perverses; mais
qu'elles se soient produites à la face d'une Assemblée qui si longtemps
avait été témoin des actes de Robespierre; qu'aucune protestation n'ait
retenti à la lecture de cette pièce odieuse, c'est à confondre
l'imagination. Courtois, dans son rapport sur les papiers trouvés chez
Robespierre et _ses complices_, suivant l'expression thermidorienne,
n'osa point, il faut le croire, parler de ce document honteux; mais
un peu plus tard, et la réaction grandissant, il jugea à propos d'en
orner le discours prononcé par lui à la Convention sur les événements
du 9 thermidor, la veille de l'anniversaire de cette catastrophe.

Comme Barras, Courtois trouva moyen de surenchérir sur cette
dénonciation signée de trois habitants de Maisons-Alfort. Par un procédé
qui lui était familier, comme on le verra bientôt, confondant
Robespierre avec une foule de gens auxquels Maximilien était
complètement étranger, et même avec quelques-uns de ses proscripteurs,
proscrits à leur tour, il nous peint ceux qu'il appelle _nos
tyrans_ prenant successivement pour lieu de leurs plaisirs et de
leurs débauches, Auteuil, Passy, Vanves et Issy [239]. C'est là que
d'après des notes anonymes [240], on nous montre Couthon s'apprêtant à
établir son trône à Clermont, promettant quatorze millions pour
l'embellissement de la ville, et se faisant préparer par ses créatures
un palais superbe à Chamallière![241] Tout cela dit et écouté
sérieusement.

[Note 239: Rapport sur les événements du 9 thermidor, p. 24.]

[Note 240: Voyez ces notes à la suite du rapport de Courtois sur les
événements du 9 thermidor, p. 80]

[Note 241: _Ibid._, p. 31. J'ai eu entre les mains l'original
de cette note, en marge de laquelle Courtois a écrit: _Verités
tardives!_]

Du représentant Courtois aux coquins qui ont écrit le livre intitulé:
_Histoire de la Révolution par deux amis de la liberté_, il n'y a
qu'un pas. Dans cette oeuvre, où tant d'écrivains, hélas! ont été puiser
des documents, on nous montre Robespierre arrivant la nuit, à petit
bruit, dans un beau château garni de femmes de mauvaise vie, s'y livrant
à toutes sortes d'excès, au milieu d'images lubriques réfléchies par des
glaces nombreuses, à la lueur de cent bougies, signant d'une main
tremblante de débauches des arrêts de proscription, et laissant échapper
devant des prostituées la confidence qu'il y aurait bientôt plus de six
mille Parisiens égorgés[242]. Voilà bien le pendant de la fameuse scène
d'ivresse chez Mme de Saint-Amaranthe. C'est encore dans ce livre
honteux qu'on nous montre Robespierre disposé à frapper d'un seul coup
la majorité de la Représentation nationale, et faisant creuser de vastes
souterrains, des catacombes où l'on pût enterrer «des immensités de
cadavre»[243]. Jamais romanciers à l'imagination pervertie, depuis Mme
de Genlis jusqu'à ceux de nos jours, n'ont aussi lâchement abusé du
droit que se sont arrogé les écrivains de mettre en scène dans des
oeuvres de pure fantaisie les personnages historiques les plus connus,
et de dénaturer tout à leur aise leurs actes et leurs discours.

[Note 242: _Histoire de la Révolution, par deux amis de la
liberté_, t. XIII p. 300 et 301.]

[Note 243: _Ibid._, p. 362, 364. C'est encore là, une
amplification du récit de Courtois. Voyez son rapport sur les événements
du 9 thermidor, p. 9.]

Devant ces inventions de la haine où l'ineptie le dispute à l'odieux, la
conscience indignée se révolte; mais il faut surmonter son dégoût, et
pénétrer jusqu'au fond de ces sentines du coeur humain pour juger ce
dont est capable la rage des partis. Ces mêmes _Amis de la liberté_
ont inséré dans leur texte, comme un document sérieux, une lettre
censément trouvée dans les papiers de Robespierre, et signée
_Niveau_, lettre d'un véritable fou, sinon d'un faussaire. C'est un
tissu d'absurdités dont l'auteur, sur une foule de points, semble
ignorer les idées de Robespierre; mais on y lit des phrases dans le
genre de celle-ci: «Encore quelques têtes à bas, et la dictature vous
est dévolue; car nous reconnaissons avec vous qu'il faut un seul maître
aux Français». On comprend dès lors que d'honnêtes historiens, comme les
«_deux Amis de la liberté_», n'aient pas négligé une telle pièce.
Cette lettre ne figure pas à la suite du premier rapport de Courtois: ce
représentant l'aurait-il dédaignée? C'est peu probable. Il est à
présumer plutôt qu'elle n'était pas encore fabriquée à l'époque où il
écrivit son rapport[244].

[Note 244: Les éditeurs des _Papiers inédits_ ont donné cette
lettre comme inédite; ils n'avaient pas lu apparemment _l'Histoire de
la Révolution par deux amis de la liberté_. Voy. _Papiers
inédits_, t. I, p. 261.]




VI


J'ai nommé Courtois! Jamais homme ne fut plus digne du mépris public. Si
quelque chose est de nature à donner du poids aux graves soupçons dont
reste encore chargée la mémoire de Danton, c'est d'avoir eu pour ami
intime un tel misérable. Aucun scrupule, un mélange d'astuce, de
friponnerie et de lâcheté, Basile et Tartufe, voilà Courtois. Signalé
dès le mois de juillet 1793 comme s'étant rendu coupable de
dilapidations dans une mission en Belgique, il avait été, pour ce fait,
mandé devant le comité de Salut public par un arrêté portant la
signature de Robespierre[245]. Les faits ne s'étant pas trouvés
suffisamment établis, il n'avait pas été donné suite à la plainte; mais
de l'humiliation subie naquit une haine qui, longtemps concentrée, se
donna largement et en toute sûreté carrière après Thermidor[246]. Chargé
du rapport sur les papiers trouvés chez Robespierre, Couthon, Saint-Just
et autres, Courtois s'acquitta de cette tâche avec une mauvaise foi et
une déloyauté à peine croyables. La postérité, je n'en doute pas, sera
étrangement surprise de la facilité avec laquelle cet homme a pu, à
l'aide des plus grossiers mensonges, de faux matériels, égarer pendant
si longtemps l'opinion publique.

[Note 245: Voici cet arrêté: «Du 30 juillet 1793, les comités de
Salut public et de Sûreté générale arrêtent que Beffroy, député du
département de l'Aisne, et Courtois, député du département de l'Aube,
seront amenés sur-le-champ au comité de Salut public pour être entendus.
Chargent le maire de Paris de l'exécution du présent arrêté.
Robespierre, Prieur (de la Marne), Saint-Just, Laignelot, Amar,
Legendre.»]

[Note 246: Les dilapidations de Courtois n'en paraissent pas moins
constantes. L'homme qui ne craignit pas de voler les papiers les plus
précieux de Robespierre, était bien capable de spéculer sur les
fourrages de la République. Sous le gouvernement de Bonaparte, il fut
éliminé du Tribunal à cause de ses tripotages sur les grains. Devenu
riche, il acheta en Lorraine une terre où il vécut isolé jusqu'en 1814.
On raconte qu'en Belgique, où il se retira sous la Restauration, les
réfugiés s'éloignaient de lui avec dégoût. Voyez à ce sujet les
_Mémoires de Barère_ t. III, p. 253.]

Le premier rapport de Courtois se compose de deux parties bien
distinctes[247]: le rapport proprement dit et les pièces à l'appui.
Voici en quels termes un écrivain royaliste, peu suspect de partialité
pour Robespierre, a apprécié ce rapport: «Ce n'est guère qu'une mauvaise
amplification de collège, où le style emphatique et déclamatoire va
jusqu'au ridicule[248].» L'emphase et la déclamation sont du fait d'un
méchant écrivain; mais ce qui est du fait d'un malhonnête homme, c'est
l'étonnante mauvaise foi régnant d'un bout à l'autre de cette indigne
rapsodie. Il ne faut pas s'imaginer, d'ailleurs, que Courtois en soit
seul responsable; d'autres y ont travaillé;--Guffroy notamment.--C'est
bien l'oeuvre de la faction thermidorienne, de cette association de
malfaiteurs pour laquelle le monde n'aura jamais assez de mépris.

[Note 247: Il y a de Courtois deux rapports qu'il faut bien se
garder de confondre: le premier, sur les papiers trouvés chez
Robespierre et autres, présenté à la Convention dans la séance du 16
nivôse de l'an III (5 janvier 1795), imprimé par ordre de la Convention,
in-8° de 408 p.; le second, sur les événements du 9 thermidor, prononcé
le 8 thermidor de l'an III (26 juillet 1795), et également imprimé par
ordre de la Convention, in-8° de 220 p.; ce dernier précédé d'une
préface en réponse aux détracteurs de la journée du 9 thermidor.]

[Note 248: Michaud jeune, Article COURTOIS, dans la _Biographie
universelle_.]

La tactique de la faction, tactique suivie, depuis, par tous les
écrivains et historiens de la réaction, a été d'attribuer à Robespierre
tout le mal, toutes les erreurs inséparables des crises violentes d'une
révolution, et tous les excès qu'il combattit avec tant de courage et de
persévérance. Le rédacteur du laborieux rapport où l'on a cru ensevelir
pour jamais la réputation de Maximilien a mis en réquisition la
mythologie de tous les peuples. L'amant de Dalila, Dagon, Gorgone,
Asmodée, le dieu Vishnou et la bête du Gévaudan, figurent pêle-mêle dans
cette oeuvre. César et Sylla, Confucius et Jésus-Christ, Épictète et
Domitien, Néron, Caligula, Tibère, Damoclès s'y coudoient, fort étonnés
de se trouver ensemble; voilà pour le ridicule.

Voici pour l'odieux: De l'innombrable quantité de lettres trouvées chez
Robespierre on commença par supprimer tout ce qui était à son honneur,
tout ce qui prouvait la bonté de son coeur, la grandeur de son âme,
l'élévation de ses sentiments, son horreur des excès, sa sagesse et son
humanité. Ainsi disparurent les lettres des Girondins, dont nous avons
pu remettre une partie en lumière, celles du général Hoche, la
correspondance échangée entre les deux frères et une foule d'autres
pièces précieuses à jamais perdues pour l'histoire. Ce fut un des
larrons de Thermidor, le député Rovère, qui le premier se plaignit qu'on
eut _escamoté_ beaucoup de pièces[240]. Courtois, comme on sait,
s'en appropria la plus grande partie[250]. Portiez (de l'Oise) en eut
une bonne portion; d'autres encore participèrent au larcin. Les uns et
les autres ont fait commerce de ces pièces, lesquelles se trouvent
aujourd'hui dispersées dans des collections particulières. Enfin une
foule de lettres ont été rendues aux intéressés, notamment celles
adressées à Robespierre par nombre de ses collègues, dont les
Thermidoriens payèrent par là la neutralité, ou même achetèrent
l'assistance.

[Note 249: Séance de la Convention du 20 frimaire an III (10
décembre 1794), _Moniteur_ du 22 frimaire.]

[Note 250: En 1816, le domicile de Courtois fut envahi par les
ordres du ministre de la police Decaze, et tout ceux de ses papiers
qu'il n'avait point vendus ou cédés se trouvèrent saisis. Casimir Perier
lui en fit rendre une partie après 1830.]

Même au plus fort de la réaction, ces inqualifiables procédés
soulevèrent des protestations indignées. Dans la séance du 29 pluviôse
de l'an III (17 février 1795), le représentant Montmayou réclama
l'impression générale de toutes les pièces, afin que tout fût connu du
peuple et de la Convention, et un député de la Marne, nommé Deville, se
plaignit que l'on n'eût imprimé que ce qui avait paru favorable au parti
sous les coups duquel avait succombé Robespierre [251]. Les voûtes de la
Convention retentirent ce jour-là des plus étranges mensonges. Le
boucher Legendre, par exemple, se vanta de n'avoir jamais écrit à
Robespierre. Il comptait sans doute sur la discrétion de ses alliés de
Thermidor; peut-être lui avait-on rendu ses lettres, sauf une, où se lit
cette phrase déjà citée: «Une reconnaissance immortelle s'épanche vers
Robespierre toutes les fois qu'on pense à un homme de bien.» Gardée par
malice ou par mégarde, cette lettre devait paraître plus tard comme pour
attester la mauvaise foi de Legendre [252].

[Note 251: Journal des débats et des décrets de la Convention,
numéro 877, p. 415.]

[Note 252: Nous avons déjà cité cette lettre en extrait dans notre
premier volume de l'Histoire de Robespierre. Voyez-la, du reste, dans
les Papiers inédits, t. I, p. 180.]

Le même député avoua--aveu bien précieux--qu'une foule d'excellents
citoyens avaient écrit à Robespierre, et que c'était à lui que, de
toutes les parties de la France, s'adressaient les demandes des
infortunés et les réclamations des opprimés [253]. Preuve assez
manifeste qu'aux yeux du pays Maximilien ne passait ni pour un
terroriste ni pour l'ordonnateur des actes d'oppression dont il était le
premier à gémir. Décréter l'impression de pareilles pièces, n'était-ce
point condamner et flétrir les auteurs de la journée du 9 thermidor?
André Dumont, devenu l'un des insulteurs habituels de la mémoire de
Maximilien, protesta vivement. Comme il se targuait, lui aussi, de
n'avoir pas écrit au vaincu:--«Tes lettres sont au _Bulletin_», lui
cria une voix.--Choudieu vint ensuite, et réclama à son tour
l'impression générale de toutes les pièces trouvées chez
Robespierre.--«Cette impression», dit-il, «fera connaître une partialité
révoltante, une contradiction manifeste avec les principes de justice
que l'on réclame. On verra qu'on a choisi toutes les pièces qui
pouvaient satisfaire des vengeances particulières pour refuser la
publicité des autres[254]». L'honnête Choudieu ne se doutait pas alors
que les auteurs du rapport n'avaient pas reculé devant des faux
matériels. L'Assemblée se borna à ordonner l'impression de la
correspondance des représentants avec Maximilien, mais on se garda bien,
et pour cause, de donner suite à ce décret.

[Note 253: Journal des débats et des décrets de la Convention,
numéro 877.]

[Note 254: _Moniteur_ du 3 ventôse an III (21 février 1795).]




VII


On sait maintenant, par une discussion solennelle et officielle, avec
quelle effroyable mauvaise foi a été conçu le rapport de Courtois. Tous
les témoignages d'affection, d'enthousiasme et d'admiration adressés à
Robespierre y sont retournés en arguments contre lui. Et il faut voir
comment sont traités ses enthousiastes et ses admirateurs. Crime à un
écrivain nommé Félix d'avoir exprimé le désir de connaître un homme
aussi vertueux[255]; crime à un vieillard de quatre-vingt-sept ans
d'avoir regardé Robespierre comme le messie annoncé pour réformer toutes
choses[256]; crime à celui-ci d'avoir baptisé son enfant du nom de
Maximilien; crime à celui-là d'avoir voulu rassasier ses yeux et son
coeur de la vue de l'immortel tribun; crime au maire de Vermanton, en
Bourgogne, de l'avoir regardé comme la pierre angulaire de l'édifice
constitutionnel, etc.[257]. Naturellement Robespierre est un profond
scélérat d'avoir été l'objet de si chaudes protestations[258]. S'il faut
s'en rapporter aux honorables vainqueurs de Thermidor, il n'appartient
qu'aux gens sans courage, sans vertus et sans talents de recevoir tant
de marques d'amour et de soulever les applaudissements de tout un
peuple.

[Note 255: P. 10 du rapport de Courtois.]

[Note 256: P. 11.]

[Note 257: Toutes les lettres auxquelles il est fait allusion
figurent à la suite du rapport de Courtois.]

[Note 258: P. 13 du rapport.]

Comme dans toute la correspondance recueillie chez Robespierre tout
concourait à prouver que c'était un parfait homme de bien, les
Thermidoriens ont usé d'un stratagème digne de l'école jésuitique dont
ils procèdent si directement. Ils ont fait l'amalgame le plus étrange
qui se puisse imaginer. Ainsi le rapport de Courtois roule sur une foule
de lettres et de pièces entièrement étrangères à Maximilien, lettres
émanées de patriotes très sincères, mais quelquefois peu éclairés, et
dont certaines expressions triviales ou exagérées ont été relevées avec
une indignation risible, venant d'hommes comme les Thermidoriens. Ce
rapport est plein, du reste, de réminiscences de Louvet, et l'on sent
que le rédacteur était un lecteur assidu, sinon un collaborateur des
journaux girondins. La soif de la domination qu'il prête si gratuitement
à Robespierre, et qui chez d'autres, selon lui,--chez les Thermidoriens
sans doute--peut venir d'un mouvement louable, naquit chez le premier de
l'égoïsme et de l'envie[259]. Quel égoïste en effet! Jamais homme ne
songea moins à ses intérêts personnels; l'humanité et la patrie
occupèrent uniquement ses pensées. Quant à être envieux, beaucoup de ses
ennemis avaient de fortes raisons pour l'être de sa renommée si pure,
mais lui, pourquoi et de qui l'aurait-il été?

[Note 259: P. 23 du rapport.--Le rapporteur veut bien avouer (p. 25)
que quelques hommes _superficiels_ ont cru au courage de
Robespierre. D'après Courtois, ce courage n'était que de l'insolence. Il
y a toutefois là un aveu involontaire dont il faut tenir compte, surtout
quand on songe que tant d'écrivains, parmi lesquels on a le regret de
voir figurer M. Thiers,--je ne parle pas de Proudhon--ont fait de
Robespierre un être faible, timide, pusillanime].

Un exemple fera voir jusqu'où Courtois a poussé la déloyauté. Dans les
papiers trouvés chez Robespierre il y a un certain nombre de lettres
anonymes, plus niaises et plus bêtes les unes que les autres. Le premier
devoir de l'homme qui se respecte est de fouler aux pieds ces sortes de
lettres, monuments de lâcheté et d'ineptie. Mais les Thermidoriens!!
Parmi ces lettres s'en trouve une que le rapporteur dit être écrite sur
le ton d'une réponse, et qui n'est autre chose qu'une plate et ignoble
mystification. On y parle à Robespierre de la _nécessité_ de fuir
un théâtre où il doit bientôt paraître pour la dernière fois; on
l'engage à venir jouir des trésors qu'il a amassés; tout cela écrit d'un
style et d'une orthographe impossibles. Courtois n'en a pas moins feint
de prendre cette lettre au sérieux, et, après en avoir cité un assez
long fragment, auquel il a eu grand soin de restituer une orthographe
usuelle, afin d'y donner un air un peu plus véridique, il s'écrie
triomphalement: «Voilà l'incorruptible, le désintéressé
Maximilien[260]!» Non, je ne sais si dans toute la comédie italienne on
trouverait un fourbe pareil.

[Note 260: Rapport de Courtois, p. 54.--On a honte vraiment d'être
obligé de prémunir le lecteur contre de si grossières inventions. Voici
le commencement de cette lettre dont les Thermidoriens ont cru avoir
tiré un si beau parti, et que nous avons transcrite aux _Archives_
sur l'original, en en respectant soigneusement l'orthographe: «Sans
doute vous être inquiette de ne pas avoire reçu plutôt des nouvelles des
effet que vous m'avez fait adresser pour continuer le plan de faciliter
votre retraite dans ce pays, soyez tranquille sur tout les objest que
votre adresse a su me fair parvenir depuis le commencement de vos
crainte personnel et non pas sans sujet, vous savez que je ne doit vous
faire de reponce que par notre courrier ordinaire comme il a été
interrompu par sa dernière course, ce qui est cause de mon retard
aujourd'huit, mais lorsque vous la rêceverêz vous emploirêz toute la
vigilance que l'exige la nesesité de fuir un théâtre ou vous deviez
bientôt paraître et disparaître pour la dernière fois; il est inutil de
vous rappeller toutes les raison qui vous expose car ce dernier pas qui
vient de vous mettre sur le soffa de la présidence vous raproche de
l'échafaut ou vous verriez cette canaille qui vous cracherait au visage
comme elle a fait à ceux que vous avez jugé, l'Égalité, dit d'Orléans,
vous en fournit un assez grand exemple, etc.

«Je finis notre courrier parti je vous attend pour reponce.»

Cette lettre, d'un fou ou d'un mystificateur, porte en suscription: «Au
cytoyen cytoyen Robespierre, président de la Convention national, en son
hotel, a Paris.» (_Archives_, F. 7, 4436.)]

Au reste, de quoi n'étaient pas capables des gens qui ne reculaient
point devant des faux matériels? Courtois et ses amis, comme s'ils
eussent eu le pressentiment qu'un jour ou l'autre leurs fraudes
finiraient par être découvertes, refusaient avec obstination de rendre
les originaux des pièces saisies chez les victimes de Thermidor. Il
fallut que Saladin, au nom de la commission des Vingt et un, chargée de
présenter un rapport sur les anciens membres des comités, menaçât
Courtois d'un décret de la Convention, pour l'amener à une restitution.
Mais cet habile artisan de calomnies eut bien soin de ne rendre que les
pièces dont l'existence se trouvait révélée par l'impression, et il
garda le reste; de sorte que ce fameux rapport qui, depuis si longues
années fait les délices de la réaction, est à la fois l'oeuvre d'un
faussaire et d'un voleur.




VIII


Nous avons déjà signalé en passant plusieurs des fraudes de Courtois, et
le lecteur ne les a sans doute pas oubliées. Ici, au lieu des écrivains
mercenaires dont parlait Maximilien, on a généralisé et l'on a écrit:
_les écrivains_; là, au lieu d'une couronne _civique_, on lui
fait offrir _la couronne_, et cela suffit au rapporteur pour
l'accuser d'avoir aspiré à la royauté. Mais de tous les faux commis par
les Thermidoriens pour charger la mémoire de Robespierre, il n'en est
pas de plus odieux que celui qui a consisté à donner comme adressée à
Maximilien une lettre écrite par Charlotte Robespierre à son jeune frère
Augustin, dans un moment de dépit et de colère. A ceux qui révoqueraient
en doute l'infamie et la scélératesse de cette faction thermidorienne
que Charles Nodier a si justement flétrie du nom d'exécrable, de ces
_sauveurs de la France_, comme disent les fanatiques de Mme
Tallien, il n'y a qu'à opposer l'horrible trame dont nous allons placer
le récit sous les yeux de nos lecteurs. Les individus coupables de ce
fait monstreux étaient, à coup sûr, disposés à tout. On s'étonnera moins
que Robespierre ait eu la pensée de dénoncer à la France ces hommes
«couverts de crimes», les Fouché, les Tallien, les Rovère, les Bourdon
(de l'Oise) et les Courtois. Je ne sais même s'il ne faut pas
s'applaudir à cette heure des faux dont nous avons découvert les preuves
authentiques, et qui resteront comme un monument éternel de la bassesse
et de l'immoralité de ces misérables.

Charlotte Robespierre aimait passionnément ses frères. Depuis sa sortie
du couvent des Manares, elle avait constamment vécu avec eux et, grâce
aux libéralités de Maximilien, qui suppléaient à la modicité de son
patrimoine, elle avait pu jouir d'une existence honorable et aisée.
Séparée de lui pendant la durée de la Constituante et de l'Assemblée
législative, elle était venue le rejoindre après l'élection d'Augustin à
la Convention nationale, et elle avait pris un logement dans la maison
de Duplay. Toute dévouée à des frères adorés, elle était malheureusement
affectée d'un défaut assez commun chez les personnes qui aiment
beaucoup: elle était jalouse, jalouse à l'excès. Cette jalousie, jointe
à un caractère assez difficile, fut plus d'une fois pour Maximilien une
cause de véritable souffrance. Charlotte avait accompagné Augustin
Robespierre dans une de ses missions dans le Midi; mais elle avait dû
précipitamment quitter Nice, sur l'ordre même de son frère, à la suite
de très vives discussions avec Mme Ricord, dont les prévenances pour
Augustin l'avaient vivement offusquée.

Fort contrariée d'avoir été ainsi congédiée, elle était revenue à Paris
le coeur gonflé d'amertume. A son retour, Augustin ne mit point le pied
chez sa soeur, et, sans l'avoir vue, il repartit pour l'armée
d'Italie[261]. Charlotte en garda un ressentiment profond. Au lieu de
s'expliquer franchement auprès de son frère aîné sur ce qui s'était
passé entre elle, Mme Ricord, et Augustin, elle alla récriminer
violemment contre ce dernier dans le cercle de ses connaissances, sans
se soucier du scandale qu'elle causait. Ce fut en apprenant ces
récriminations que Robespierre jeune écrivit à son frère: «Ma soeur n'a
pas une seule goutte de sang qui ressemble au nôtre. J'ai appris et j'ai
vu tant de choses d'elle que je la regarde comme notre plus grande
ennemie. Elle abuse de notre réputation sans tache pour nous faire la
loi.... Il faut prendre un parti décidé contre elle. Il faut la faire
partir pour Arras, et éloigner ainsi de nous une femme qui fait notre
désespoir commun. Elle voudrait nous donner la réputation de mauvais
frères[262].»

[Note 261: _Mémoires de Charlotte Robespierre_, p. 125.]

[Note 262: Cette lettre, dont l'original est aux _Archives_ (F
7, 4436, liasse R.), ne porte point de date. Elle figure à la suite du
rapport de Courtois, sous le numéro XLII (_a_).]

Maximilien, dont le caractère était aussi doux et aussi conciliant dans
l'intérieur que celui de Charlotte était irritable, n'osa adresser de
reproches à sa soeur, craignant de l'animer encore davantage contre
Augustin; mais Charlotte vit bien, à sa froideur, qu'il était mécontent
d'elle[263]. Son dépit s'en accrut, et Augustin n'étant pas allé la voir
en revenant de sa seconde mission dans le Midi, elle lui écrivit, le 18
messidor, la lettre suivante: «Votre aversion pour moi, mon frère, loin
de diminuer comme je m'en étois flattée, est devenue la haine la plus
implacable, au point que ma vue seule vous inspire de l'horreur; ainsi,
je ne dois pas espérer que vous soyez assez calme pour m'entendre; c'est
pourquoi je vais essayer de vous écrire....»

[Note 263: _Mémoires de Charlotte Robespierre_, p. 126.]

Cette lettre est longue, très longue et d'une violence extrême; on
s'aperçoit qu'elle a été écrite sous l'empire de la plus aveugle
irritation, et cependant, au milieu des expressions de colère: _Si
vous pouvez, dans le désordre de vos passions, distinguer la voix du
remords.... Que cette passion de la haine doit être affreuse,
puisqu'elle vous aveugle au point de me calomnier_ ... on sent bien
vibrer la corde douce et tendre de l'affection fraternelle, et les
sentiments de la soeur aimante percent instinctivement à travers
certaines paroles de fureur irréfléchie. On l'avait, s'il faut l'en
croire, indignement calomniée auprès de son frère[264]. Ah! si vous
pouviez lire au fond de mon coeur, lui disait-elle, «vous y verriez,
avec la preuve de mon innocence, que rien ne peut en effacer
l'attachement tendre qui me lie à vous, et que c'est le seul sentiment
auquel je rapporte toutes mes affections; sans cela me plaindrois-je de
votre haine? Que m'importe à moi d'être haïe par ceux qui me sont
indifférens et que je méprise! Jamais leur souvenir ne viendra me
troubler; mais être haïe de mes frères, moi pour qui c'est un besoin de
les chérir, c'est la seule chose qui puisse me rendre aussi malheureuse
que je le suis». Puis, après avoir déclaré à son frère Augustin que,
_sa haine pour elle étant trop aveugle pour ne pas se porter sur tout
ce qui lui porterait quelque intérêt_, elle était disposée à quitter
Paris sous quelques jours, elle ajoutait: «_Je vous quitte donc
puisque vous l'exigez_; mais, malgré vos injustices, mon amitié pour
vous est tellement indestructible que je ne conserverai aucun
ressentiment du _traitement cruel que vous me faites essuyer_,
lorsque désabusé, tôt ou tard, vous viendrez à prendre pour moi les
sentiments que je mérite. Qu'une mauvaise honte ne vous empêche pas de
m'instruire que j'ai retrouvé votre amitié, et, en quelque lieu que je
sois, _fusse-je par delà les mers_, si je puis vous être utile à
quelque chose, sachez m'en instruire, et bientôt je serai auprès de
vous....»

[Note 264: _Mémoires de Charlotte Robespierre_.]

Là se termine la version donnée par les Thermidoriens de la lettre de
Charlotte Robespierre. Jusqu'à ce jour, impossible aux personnes non
initiées aux rapports ayant existé entre la soeur et les deux frères de
savoir auquel des deux était adressée cette lettre. Quelle belle
occasion pour les Thermidoriens de faire prendre le change à tout un
peuple, sans qu'une voix osât les démentir, et d'imputer à Maximilien
tous les griefs que, dans son ressentiment aveugle, Charlotte se croyait
en droit de reprocher à son frère Augustin! Ils se gardèrent bien de la
laisser échapper; ils n'eurent qu'à supprimer vingt lignes dont nous
parlerons tout à l'heure, qu'à remplacer la suscription: _Au citoyen
Robespierre cadet_, par ces simples mots: _Lettre de la citoyenne
Robespierre à son frère_, et le tour fut fait.

Quand plus tard, longtemps, bien longtemps après, il fut permis à
Charlotte Robespierre d'élever la voix, elle protesta de toutes les
forces de sa conscience indignée et elle déclara hautement, d'abord que
cette lettre avait été adressée à son jeune frère, et non pas à
Maximilien, ensuite qu'elle renfermait des phrases apocryphes qu'elle ne
reconnaissait pas comme siennes. Elle déniait, notamment, les passages
soulignés par nous[265]. Sur ce second point, Charlotte commettait une
erreur. La colère est une mauvaise conseillère, et l'on ne se souvient
pas toujours des emportements de langage auxquels elle peut entraîner.
Or, ne pas s'en souvenir, c'est déjà avouer qu'on avait tort de s'y
laisser aller. Les termes de la lettre, telle qu'elle a été insérée à la
suite du rapport de Courtois sont bien exacts; je les ai collationnés
avec le plus grand soin sur l'original.

[Note 265: Voyez, à cet égard, la note de Laponneraye, p. 133 des
_Mémoires de Charlotte Robespierre_.]

Beaucoup de personnes ont cru et plusieurs même ont soutenu que Mlle
Robespierre n'avait fait cette déclaration que par complaisance et à
l'instigation de quelques anciens amis de son frère aîné. Charlotte ne
s'est pas aperçue de la suppression d'un passage qui, placé sous les
yeux du lecteur, eût coupé court à tout débat. Deux lignes de plus et il
n'y avait pas de confusion possible. Quel ne fut pas mon étonnement, et
quelle ma joie, puis-je ajouter, quand, ayant mis, aux _Archives_,
la main sur les pièces citées par Courtois et qu'il ne restitua, comme
je l'ai dit, qu'un décret sur la gorge en quelque sorte, je lus dans
l'original de la lettre de Charlotte ces lignes d'où jaillit la lumière:
«Je vous envoie l'état de la dépense que j'ai faite depuis VOTRE DÉPART
POUR NICE. J'ai appris avec peine que vous vous étiez singulièrement
dégradé par la manière dont vous avez parlé de cet affaire
d'intérêt....» Suivent des explications sur la nature des dépenses
faites par Charlotte, dépenses qui, paraît-il, avaient semblé un peu
exagérées à Augustin. Charlotte s'était chargée de tenir le ménage de
son jeune frère, avec lequel elle avait habité jusqu'alors; quelques
reproches indirects sur l'exagération de ses dépenses n'avaient sans
doute pas peu contribué à l'exaspérer. «Je vous rends tout ce qui me
reste d'argent», disait-elle en terminant, «si cela ne s'accorde pas
avec ma dépense, cela ne peut venir que de ce que j'aurai oublié
quelques articles[266]». On comprend de reste l'intérêt qu'ont eu les
Thermidoriens à supprimer ce passage: toute la France savait que c'était
Augustin et non pas Maximilien qui avait été en mission à Nice; or, pour
tromper l'opinion publique, ils n'étaient pas hommes à reculer devant un
faux par omission.

[Note 266: L'original de la lettre de Charlotte Robespierre est aux
_Archives_, où chacun peut le voir (F 7, 4436 liasse R).]

Comment sans cela le rédacteur du rapport de Courtois eût-il pu écrire:
«Il se disoit philosophe, Robespierre, hélas! il l'étoit sans doute
comme ce Constantin qui se le disoit aussi. Robespierre se fût teint
comme lui, sans scrupule, du sang de ses proches, puisqu'il avoit déjà
menacé de sa fureur une de ses soeurs...» Et, comme preuve, le
rapporteur a eu soin de renvoyer le lecteur à la lettre tronquée citée à
la suite du rapport[267]. Eh bien! je le demande, y a-t-il assez de
mépris pour l'homme qui n'a pas craint de tracer ces lignes, ayant sous
les yeux la lettre même de Charlotte Robespierre? On n'ignore pas quel
parti ont tiré de ce faux la plupart des écrivains de la réaction. «Il
avait résolu de faire périr aussi sa propre soeur», a écrit l'un d'eux
en parlant de Robespierre[268]. Et chacun de se lamenter sur le sort de
cette pauvre soeur. Ah! je ne sais si je me trompe, mais il y a là, ce
me semble, une de ces infamies que certains scélérats n'eussent point
osé commettre et contre laquelle ne saurait trop se révolter la
conscience des gens de bien. Quelle infernale idée que celle d'avoir
falsifié la lettre de la soeur pour tâcher de flétrir le frère!

[Note 267: Voyez le rapport de Courtois, p. 25. La lettre tronquée
de Charlotte figure à la suite de ce rapport, sous le numéro XLII
(_b_). Elle a été reproduite telle quelle par les éditeurs des
_Papiers inédits_, t. II, p. 112. Dans des Mémoires, dont quelques
fragments ont été récemment publiés, un des complices de Courtois, le
cynique Barras, a écrit: «Courtois n'a point calomnié Robespierre en
disant qu'il n'avait point d'entrailles, même pour ses parents. _Les
lettres que sa soeur lui a écrites_ sont l'expression de la douleur
et du désespoir». N'ai-je pas eu raison de dire que ces Thermidoriens
s'étaient entendus comme des larrons en foire. Ce passage, du reste, a
son utilité; il donne une idée du degré de confiance que méritent les
Mémoires de Barras.]

[Note 268: L'abbé Proyard. _Vie de Robespierre_, p. 170. Nous
avons plusieurs fois déjà cité ce libelle impur, fruit d'une imagination
en délire, et où se trouvent condensées avec une sorte de frénésie
toutes les calomnies vomies depuis Thermidor sur la mémoire de
Robespierre.]

Charlotte ne se consola jamais de la publicité donnée, par une odieuse
indiscrétion, à une lettre écrite dans un moment de dépit, et dont le
souvenir lui revenait souvent comme un remords. La pensée qu'on pouvait
supposer que cette lettre ait été adressée par elle à son frère
Maximilien la mettait au supplice[269]. Cette lettre avait été écrite le
18 messidor; à moins de trois semaines de là, dans la matinée du 10
thermidor, une femme toute troublée, le désespoir au coeur, parcourait
les rues comme une folle, cherchant, appelant ses frères. C'était
Charlotte Robespierre. On lui dit que ses frères sont à la Conciergerie,
elle y court, demande à les voir, supplie à mains jointes, se traîne à
genoux aux pieds des soldats; mais, malheur aux vaincus! on la repousse,
on l'injurie, on rit de ses pleurs. Quelques personnes, émues de pitié,
la relevèrent et parvinrent à l'emmener; sa raison s'était égarée.
Quant, au bout de quelques jours, elle revint à elle, ignorant ce qui
s'était passé depuis, elle était en prison[270].

[Note 269: _Mémoires de Charlotte Robespierre_, p. 123.]

[Note 270: _Mémoires de Charlotte Robespierre_, p. 145.]

Voici donc bien établis les véritables sentiments de Charlotte pour ses
frères, et l'on peut comprendre combien elle dut souffrir de l'étrange
abus que les Thermidoriens avaient fait de son nom. Tous les honnêtes
gens se féliciteront donc de la découverte d'un faux qui imprime une
souillure de plus sur la mémoire de ces hommes souillés déjà de tant de
crimes, et je ne saurais trop m'applaudir, pour ma part, d'avoir pu, ici
comme ailleurs, dégager l'histoire des ténèbres dont elle était
enveloppée.




IX


Un faux non moins curieux, dont se sont rendus coupables les
Thermidoriens pour charger la mémoire de Robespierre, est celui qui
concerne les pièces relatives à l'espionnage, insérées à la suite du
rapport de Courtois. De leur propre aveu ils avaient, on l'a vu, formé,
dès le 5 prairial, contre Robespierre, et très certainement contre le
comité de Salut public tout entier, une conjuration sur laquelle nous
nous sommes déjà expliqué en détail. Leurs menées n'avaient pas été sans
transpirer. Rien d'étonnant, en conséquence, à ce que les membres
formant le noyau de cette conjuration fussent l'objet d'une surveillance
active. Des agents du comité épièrent avec le plus grand soin les
démarches de Tallien, de Bourdon (de l'Oise) et de deux ou trois autres.
Mais est-il vrai que Robespierre ait eu des espions à sa solde, comme on
l'a répété sur tous les tons depuis soixante-dix ans? Pas d'historien
contre-révolutionnaire qui n'ait relevé ce fait à la charge de
Maximilien, en se fondant uniquement sur l'autorité des pièces imprimées
par Courtois, lesquelles pièces sont en effet données comme ayant été
adressées particulièrement à Robespierre. Les écrivains les plus
consciencieux y ont été pris, notamment les auteurs de l'_Histoire
parlementaire_; seulement ils ont cru à un espionnage officieux
organisé par des amis dévoués et quelques agents sûrs du comité de Salut
public[271].

[Note 271: _Histoire parlementaire_, t. XXXIII, p. 359.]

Cependant la manière embrouillée et ambiguë dont Courtois, dans son
rapport, parle des documents relatifs à l'espionnage, aurait dû les
mettre sur la voie du faux. Il était difficile, après la scène violente
qui avait eu lieu à la Convention nationale, le 24 prairial, entre
Billaud-Varenne et Tallien, d'affirmer que les rapports de police
étaient adressés à Robespierre seul. Courtois, dont le rapport fut
rédigé après les poursuites intentées contre plusieurs des anciens
membres des comités et qui, par conséquent, put déterrer à son aise dans
les cartons du comité de Salut public les pièces de nature à donner
quelque poids à ses accusations, s'attacha à entortiller la question.
Ainsi, après avoir déclaré qu'il y avait des crimes communs aux membres
des comités et communs à Robespierre, comme espionnage exercé sur les
citoyens et surtout sur les députés[272], il ajoute: «L'espionnage a
fait toute la force de Robespierre et des comités...; il servit aussi à
alimenter leurs fureurs par la connaissance qu'il donnait à Robespierre
des projets vrais ou supposés de ceux qui méditaient sa perte....[273]»
Billaud-Varenne, il est vrai, à la séance du 9 thermidor, essaya, dans
une intention facile à deviner, de rejeter sur Robespierre la
responsabilité de la surveillance exercée par le comité sur certains
représentants du peuple; mais combien mérité le démenti qu'un peu plus
tard lui infligea Laurent Lecointre, en rappelant la scène du 24
prairial[274]!

[Note 272: _Rapport fait au nom de la commission chargée de
l'examen des papiers trouvés chez Robespierre et ses complices, par
L.-B. Courtois_, représentant du département de l'Aube, p. 16.]

[Note 273: _Ibid._, p. 17.]

[Note 274: _Les crimes des sept membres des anciens comités_,
etc., par Laurent Lecointre, p. 53.]

Quoi qu'il en soit, les Thermidoriens jugèrent utile d'appuyer d'un
certain nombre de pièces la ridicule accusation de dictature dirigée par
eux contre leur victime, et comme ils avaient décoré du nom de _gardes
du corps_ les trois ou quatre personnes dévouées qui, de loin et
secrètement, veillaient sur Maximilien, ils imaginèrent de le gratifier
d'espions à sa solde, que, par parenthèse, il lui eût été assez
difficile de payer. Comme à tous les personnages entourés d'un certain
prestige et d'une grande notoriété, il arrivait à Robespierre de
recevoir une foule de lettres plus ou moins sérieuses, plus ou moins
bouffonnes, et anonymes la plupart du temps, où les avis, les
avertissements et les menaces ne lui étaient pas épargnés. C'est, par
exemple, une sorte de déclaration écrite d'une femme Labesse, laquelle
dénonce une autre femme nommée Lacroix comme ayant appris d'elle,
quelque jours après l'exécution du père Duchesne, que la faction
_Pierrotine_ ne tarderait pas à tomber. Voilà pourtant ce que les
Thermidoriens n'ont pas craint de donner comme une des preuves du
prétendu espionnage organisé par Robespierre. Cette pièce, d'une
orthographe défectueuse[275], ne porte aucune suscription; et de
l'énorme fatras de notes adressées à Maximilien, suivant Courtois, c'est
à coup sur la plus compromettante, puisqu'on l'a choisie comme
échantillon. Jugez du reste.

[Note 275: Cette pièce figure à la suite du rapport de Courtois,
sous le numéro XXVIII; mais elle n'a pas été imprimée conforme à
l'original, qu'on peut voir aux _Archives_, F 7, 4336, liasse R.]

Viennent ensuite une série de rapports concernant le boucher Legendre,
Bourdon (de l'Oise), Tallien, Thuriot et Fouché, signés de la lettre G.
Ces rapports vont du 4 messidor au 29 du même mois; ainsi ils sont d'une
époque où Robespierre se contentait de faire acte de présence au sein du
comité de Salut public, sans prendre part aux délibérations; où le
fameux bureau de police générale, dont il avait eu un moment la
direction, n'existait plus; où enfin il avait complètement abandonné à
ses collègues l'exercice du pouvoir. C'était donc aussi bien sous les
yeux de ces derniers que sous les siens que passaient ces rapports. On a
dit, il est vrai, et Billaud-Varenne l'a soutenu quand il s'est agi pour
lui de se défendre contre les inculpations de Lecointre, que certaines
pièces étaient portées à la signature chez Maximilien lui-même par les
employés du comité--allégation dont nous avons démontré la fausseté--et
l'on pourrait supposer que ces rapports de police lui avaient été
adressés chez lui.

Si en effet le rédacteur de ces rapports, lequel était un nommé Guérin,
eût été un agent particulier de Robespierre, les Thermidoriens se
fussent empressés, après leur facile victoire, de lui faire un très
mauvais parti, cela est de toute évidence. Plus d'un fut guillotiné qui
s'était moins compromis pour Maximilien. Or, ce Guérin continua pendant
quelque temps encore, après comme avant Thermidor, son métier d'agent
secret du comité; on peut s'en convaincre en consultant ses rapports
conservés aux Archives. Voici, du reste, un arrêté en date du 26
messidor, rendu sur la proposition de Guérin. «Le comité de Salut public
arrête que le citoyen Duchesne, menuisier..., se rendra au comité le 28
de ce mois, dans la matinée, pour être entendu.» Arrêté signé:
Billaud-Varenne, Saint-Just, Carnot, C.-A. Prieur. Cet homme avait été
surpris par Guérin en possession de faux assignats[276].

[Note 276: _Archives_, F 7, 4437. Voici, d'ailleurs, deux
arrêtés en date du 1er thermidor qui tranchent bien nettement la
question: «Le comité de Salut public arrête qu'il sera délivré au
citoyen Guérin un mandat de deux mille 166 livres 10 sous à prendre sur
les 50 millions à la disposition des membres du comité de Salut public.

«Le comité de Salut public arrête que les appointements du citoyen
Guérin, son agent, seront de cinq cents livres par mois, et que les dix
citoyens qu'il occupe pour l'aider dans ses opérations seront payés à
raison de 166 livres 13 sous.» (_Archives_, F 7, 4437).]

Mais les Thermidoriens avaient à coeur de présenter leur victime comme
ayant tenu seule, pour ainsi dire, entre ses mains les destinées de ses
collègues. Quel effet magique ne devait pas produire sur des
imaginations effrayées l'idée de ce Robespierre faisant épier par ses
agents les moindres démarches de ceux des représentants que, disait-on,
il se disposait à frapper! Trente, cinquante députés devaient être
sacrifiés par lui; on en éleva même le nombre à cent quatre-vingt-douze,
cela ne coûtait rien[277]. Le comité de Salut public s'était borné à
surveiller cinq ou six membres de la Convention dont les faits et gestes
lui causaient de légitimes inquiétudes; n'importe! il fallait mettre sur
le compte de Robespierre ce fameux espionnage qui depuis soixante-dix
ans a défrayé presque toutes les _Histoires de la Révolution_. Les
Thermidoriens ont commencé par supprimer des rapports de Guérin tout ce
qui était étranger aux représentants, notamment une dénonciation contre
un bijoutier du Palais-Royal nommé Lebrun; car, se serait-on demandé,
quel intérêt pouvait avoir Robespierre à se faire rendre compte, à lui
personnellement, de la conduite de tel ou tel particulier? Ensuite,
partout où dans le texte des rapports il y avait le pluriel, preuve
éclatante que ces pièces étaient adressées à tous les membres du comité
et non pas à un seul d'entre eux, ils ont mis le singulier: ainsi, au
lieu de citoyens, ils ont imprimé CITOYEN[278].

[Note 277: Voyez à cet égard une vie apologétique de Carnot, publiée
en 1817 par Rioust, in-8 de 294 pages, p. 145.]

[Note 278: Voyez aux _Archives_ les rapports manuscrits de
Guérin, F 7, 4436, liasse R. Ces pièces figurent à la suite du rapport
de Courtois, sous le numéro XXVIII, p. 128 et suiv.]

Je ne saurais rendre l'impression singulière que j'ai ressentie
lorsqu'en collationnant aux _Archives_ sur les originaux les pièces
insérées par Courtois à la suite de son rapport, j'ai découvert cette
supercherie, constaté ce faux. Quel qu'ait été dès lors mon mépris pour
les vainqueurs de Thermidor, je ne pouvais croire qu'il y eût eu chez
eux une telle absence de sens moral, et plus d'un parmi ceux dont le
jugement sur Robespierre s'est formé d'après les données thermidoriennes
partagera mon étonnement. La postérité, qui nous jugera tous, se
demandera aussi, stupéfaite, comment, sur de pareils témoignages, on a
pu, durant tant d'années, apprécier légèrement les victimes de
Thermidor, et elle frappera d'une réprobation éternelle leurs bourreaux,
ces faussaires désormais cloués au pilori de l'histoire.




CHAPITRE CINQUIÈME


Lâchetés et apostasies.--Rares exemples de fidélité.--Moyens d'action de
la calomnie.--Les continuateurs de Courtois.--Rouget de Lisle et
Robespierre.--Les vaincus au théâtre.--L'historien Montjoie.--Le
véritable sentiment populaire.--L'opinion de Boissy d'Anglas.
--Hésitation du comité de Salut public.--Cri d'indignation.--De Carnot
et de Robespierre.--L'accusation de dictature.--Protestations de
Saint-Just.--Manoeuvres thermidoriennes.--Amar et Voulland aux
Madelonnettes.--Les conjurés et les députés de la droite.--Lettres
anonymes.--Inertie de Robespierre.--Ses alliés.--Le général
Hanriot.--Séances des comités les 4 et 5 thermidor.--Avertissement de
Saint-Just.


I


Après Thermidor, une effroyable terreur s'abattit sur les patriotes; ce
fut le commencement de la Terreur blanche. De toutes les communes de
France, une seule, je crois, eut le courage de protester contre cette
funeste journée, ce fut la commune de Dijon. Mais ce fut une
protestation isolée, perdue dans le concert des serviles adresses de
félicitations envoyées de toutes parts aux vainqueurs. Malheur en effet
à qui eût osé ouvrir la bouche pour défendre la mémoire de Robespierre!
On vit alors se produire les plus honteuses apostasies. Tels qui avaient
porté aux nues Maximilien vivant et s'étaient extasiés sur son humanité,
sur son amour de la justice, firent chorus avec ses calomniateurs et ses
assassins, et l'accablèrent, mort, des plus indignes outrages.

Les Girondins sauvés par lui, les Mercier, les Daunou, les Saladin, les
Olivier de Gérente et tant d'autres injurièrent bassement l'homme qui,
de leur propre aveu, les avait par trois fois sauvés de la mort, et vers
lequel ils avaient poussé un long cri de reconnaissance. Mais, passé
Thermidor, leur reconnaissance était avec les neiges d'antan. Celui
qu'en messidor de l'an II, Boissy-d'Anglas présentait au monde comme
l'Orphée de la France, enseignant aux peuples les principes de la morale
et de la justice, n'était plus, en ventôse de l'an III (mars 1795), de
par le même Boissy, qu'un hypocrite à la tyrannie duquel le 9 Thermidor
avait heureusement mis fin[279].

[Note 279: Séance de la Convention du 30 ventôse an III (20 mars
1795), _Moniteur_ du 3 germinal (23 mars).]

Toutes les lâchetés, toutes les turpitudes, toutes les apostasies
débordèrent des coeurs comme d'un terrain fangeux. Barère, malgré
l'appui prêté par lui aux assassins de Robespierre, n'en fut pas moins
obligé de venir un jour faire amende honorable pour avoir, à diverses
reprises, parlé de lui avec éloge[280]. On entendit, sans que personne
osât protester, les diffamations les plus ineptes, les plus saugrenues,
se produire en pleine Convention. Ici, Maximilien est désigné par le
montagnard Bentabole comme le chef de la faction d'Hébert[281]. Là, deux
républicains, Laignelot et Lequinio, qui toute leur vie durent
regretter, j'en suis sûr, d'avoir un moment subi l'influence des
passions thermidoriennes, en parlent comme ayant été d'intelligence avec
la Vendée[282]. Tandis que Thuriot _de Larozière_, le futur
magistrat impérial, demande que le tribunal révolutionnaire continue
d'informer contre les nombreux partisans de Robespierre, Merlin (de
Douai), le législateur par excellence de la Terreur, annonce que les
rois coalisés, et spécialement le pape, sont désespérés de la
catastrophe qui a fait tomber la tête de Maximilien[283]. Catastrophe,
le mot y est. Merlin l'a-t-il prononcé intentionnellement? Je n'en
serais pas étonné. Quel ami des rois et du pape, en effet, que ce
Maximilien Robespierre! et comme les partisans de la monarchie et du
catholicisme ont pris soin de défendre sa mémoire!

[Note 280: _Ibid_ du 7 germinal an III (27 mars),
_Moniteur_ du 11 germinal (31 mars 1795).]

[Note 281: Séance des Jacobins du 26 thermidor an II (8 août 1794),
_Moniteur_ du 30 thermidor.]

[Note 282: Séance de la Convention du 8 vendémiaire an III (29
septembre 1794), _Moniteur_ des 11 et 12 vendémiaire.]

[Note 283: Séance de la Convention du 12 vendémiaire an III (3
octobre 1794), _Moniteur_ du 13 vendémiaire.]

On frémit d'indignation en lisant dans le _Moniteur_, où tant de
fois le nom de Robespierre avait été cité avec éloge, les injures
crachées sur ce même nom par un tas de misérables sans conscience et
sans aveu. Un jour, ce sont des vers d'un bailli suisse, où nous voyons
«qu'il fallait sans tarder faire son épitaphe ou bien celle du genre
humain[284]». Une autre fois, ce sont des articles d'un des rédacteurs
ordinaires du journal, où sont délayées en un style emphatique et diffus
toutes les calomnies ayant cours alors contre Robespierre[285]. Ce
rédacteur, déjà nommé, s'appelait Trouvé. Auteur d'un hymne à l'Être
suprême, qui apparemment n'était pas fait pour déplaire à Robespierre,
et qui, par une singulière ironie du sort, parut au _Moniteur_, le
jour même où tombait la tête de Maximilien, Trouvé composa une ode sur
le 9 Thermidor, et chanta ensuite tous les pouvoirs qui s'élevèrent
successivement sur les ruines de la République. Après avoir été baron et
préfet de l'Empire, cet individu était devenu l'un des plus serviles
fonctionnaires de la Restauration. Les injures d'un tel homme ne
pouvaient qu'honorer la mémoire de Robespierre[286].

[Note 284: Voyez ces vers dans le _Moniteur_ du 3 frimaire an
III (29 novembre 1794).]

[Note 285: Voyez notamment le _Moniteur_ des 3 et 27 germinal
an III (23 mars et 16 avril 1795), des 12 et 28 floréal an III (1er et 7
mai 1795), des 2 et 11 thermidor an III (20 et 29 juillet 1795), etc.]

[Note 286: Il faut lire dans l'_Histoire de la Restauration_,
par M. de Vaulabelle, les infamies dont, sous la Restauration, le
_baron_ Trouvé s'est rendu complice comme préfet.]

Aucun genre de diffamation ou de calomnie n'a été épargné au martyr dans
sa tombe. Tantôt c'est un député du nom de Lecongne qui, rompant le
silence auquel il s'était à peu près condamné jusque-là, a l'effronterie
de présenter comme l'oeuvre personnelle de Robespierre les lois votées
de son temps par la Convention nationale, effronterie devenue commune à
tant de prétendus historiens; tantôt c'est l'épicurien Dupin, l'auteur
du rapport à la suite duquel les fermiers généraux furent traduits
devant le tribunal révolutionnaire, et leurs biens, de source assez
impure du reste, mis sous le séquestre, qui accuse Maximilien d'avoir
voulu spolier ces mêmes fermiers généraux[287]. A peine si, de temps à
autre, une voix faible et isolée s'élevait pour protester contre tant
d'infamies et de mensonges.

[Note 287: Séance de la Convention du 16 floréal an III (5 mai
1795). Voy. le _Moniteur_ du 20 floréal.]

Tardivement, Baboeuf, dans le _Tribun du peuple_, présenta
Robespierre comme le martyr de la liberté, et qualifia d'exécrable la
journée du 9 thermidor; mais, à l'origine, il avait, lui aussi,
calomnié, à l'instar des Thermidoriens, ce véritable martyr de la
liberté. Plus tard encore, dans le procès de Baboeuf, un des accusés,
nommé Fossar, s'entendit reprocher comme un crime d'avoir dit devant
témoins que le peuple était plus heureux du temps de Robespierre. Cet
accusé maintint fièrement son assertion devant la haute cour de Vendôme.
«Si ce propos est un crime», ajouta-t-il, «j'en suis coupable, et le
tribunal peut me condamner». Mais ces exemples étaient rares.

La justice thermidorienne avait d'ailleurs l'oeil toujours ouvert sur
toutes les personnes suspectes d'attachement à la mémoire de Maximilien.
Malheur à qui osait prendre ouvertement sa défense. Un ancien commensal
de Duplay, le citoyen Taschereau, dont nous avons déjà eu l'occasion de
parler, craignant qu'on ne lui demandât compte de son amitié et de ses
admirations pour Robespierre, avait, peu après Thermidor, lancé contre
le vaincu un long pamphlet en vers. Plus tard, en l'an VII, pris de
remords, croyant peut-être les passions apaisées, et que l'heure était
venue où il était permis d'ouvrir la bouche pour dire la vérité, il
publia un écrit dans lequel il préconisait celui qu'un jour, le couteau
sur la gorge, il avait renié publiquement[288]; il fut impitoyablement
jeté en prison[289].

[Note 288: Taschereau avait été mis hors la loi dans la nuit du 9 au
10 thermidor. Voy. le _Moniteur_ du 11 thermidor (29 juillet
1795).]

[Note 289: Voy. le _Moniteur_ du 13 germinal an VII (2 avril
1799).]

Tel était le sort réservé aux citoyens auxquels l'amour de la justice,
ou quelquefois un reste de pudeur, arrachait un cri de protestation. Les
honnêtes gens, ceux en qui le sentiment de l'intérêt personnel n'avait
pas étouffé toute conscience, les innombrables admirateurs de Maximilien
Robespierre, durent courber la tête; ils gémirent indignés, et gardèrent
le silence. Qu'eussent-ils fait d'ailleurs? Ce n'étaient pour la plupart
ni des écrivains ni des orateurs; c'était le peuple tout entier, et, au
9 thermidor, la parole fut pour bien longtemps ôtée au peuple. Puis
l'âge arriva, l'oubli se fit; et la génération qui succéda aux rudes
jouteurs des grandes années de la Révolution fut bercée uniquement au
bruit des déclamations thermido-girondines. Dans son oeuvre de calomnie
et de diffamation, la réaction se trouva merveilleusement aidée par les
apostasies d'une multitude de fonctionnaires, désireux de faire oublier
leurs anciennes sympathies pour Robespierre[290], et surtout par
l'empressement avec lequel nombre de membres de la Convention
s'associèrent à l'idée machiavélique d'attribuer à Maximilien tous les
torts, toutes les erreurs, toutes les sévérités de la Révolution,
croyant dans un moment d'impardonnable faiblesse se dégager, par ce
lâche et honteux moyen, de toute responsabilité dans les actes du
gouvernement révolutionnaire.[291]

[Note 290: Beaucoup de personnes avaient donné à leurs enfants le
nom de Robespierre, tant ce grand citoyen était en effet un monstre
horrible et sanguinaire. En l'an VI il se trouva, au conseil des
Anciens, un compatriote de Maximilien, nommé Dauchet, qui poussa le
dédain de la vérité jusqu'à prétendre que c'étaient les officiers de
l'état civil qui avaient contraint les parents de donner à leurs enfants
ce _nom odieux_. Ingénieuse manière d'excuser les admirateurs du
vaincu. (Séance des Anciens du 15 prairial an VI [3 juin 1797].)]

[Note 291: Le père de Georges Sand, M. Maurice Dupin, écrivait, à la
date du 10 thermidor de l'an II: «C'est à la Convention que nous devons
notre salut. Sans elle, dit-on, tous les patriotes eussent été victimes
de la tyrannie de Robespierre.»

Mme Georges Sand, qui a cité cette lettre dans sa _Correspondance_,
l'a fait suivre d'une note où il est dit:

«Voici l'effet des calomnies de la réaction. De tous les terrroristes,
Robespierre fut le plus humain, le plus ennemi par nature et par
conviction des apparentes nécessités de la Terreur et du fatal système
de la peine de mort. Cela est assez prouvé, et l'on ne peut pas recuser
à cet égard le témoignage de M. de Lamartine. La réaction thermidorienne
est une des plus lâches que l'histoire ait produites. Cela est encore
suffisamment prouvé. A quelques exceptions près, les Thermidoriens
n'obéirent à aucune conviction, à aucun cri de la conscience, en
immolant Robespierre. La plupart d'entre eux le trouvaient trop faible
et trop miséricordieux la veille de sa mort, et le lendemain ils lui
attribuèrent leurs propres forfaits pour se rendre populaires. Soyons
justes enfin, et, ne craignons plus de le dire: Robespierre est le plus
grand homme de la Révolution, et l'un des plus grands hommes de
l'histoire....»]

Dans les premiers jours de ventôse an III (février 1795), quelques
patriotes de Nancy, harcelés, mourant de faim, ayant osé dire que le
temps où vivait Robespierre était l'âge d'or de la République, furent
aussitôt dénoncés à la Convention par le représentant Mazade, alors en
mission dans le département de la Meurthe. «Hâtons-nous», écrivit ce
digne émule de Courtois, «de consigner dans les fastes de l'histoire que
les violences de ce monstre exécrable, _que le sang des Français qu'il
fit couler par torrents, que le pillage auquel il dévoua toutes les
propriétés_, ont seuls amené ce moment de gêne....»[292]

[Note 292: Voyez cette lettre de Mazade dans le _Moniteur_ du
12 ventôse de l'an III (3 mars 1795).]

Tel fut en effet l'infernal système suivi par les Thermidoriens. La
France et l'Europe se trouvèrent littéralement inondées de libelles, de
pamphlets, de prétendues histoires où l'odieux le dispute au bouffon. Le
rapport de Courtois fut naturellement le grand arsenal où les écrivains
mercenaires et les pamphlétaires de la réaction puisèrent à l'envi;
néanmoins, des imaginations perverties trouvèrent moyen de renchérir sur
ce chef-d'oeuvre d'impudence et de mensonge. D'anciens collègues de
Maximilien s'abaissèrent jusqu'à ramasser dans la fange la plume du
libelliste. Passe encore pour Fréron qui, dans une note adressée à
Courtois, présente la figure de Robespierre comme ressemblant beaucoup à
celle du chat[293]! il n'y avait chez Fréron ni conscience ni moralité;
mais Merlin (de Thionville)! On s'attriste en songeant qu'un patriote de
cette trempe a prêté les mains à l'oeuvre basse et ténébreuse entreprise
par les héros de Thermidor. Son _Portrait de Robespierre_ et sa
brochure intitulée _Louis Capet et Robespierre_ ne sont pas d'un
honnête homme.

[Note 293: Voyez cette note dans les _Papiers inédits_, t. I,
p. 154.]

Mais tout cela n'est rien auprès des calomnies enfantées par
l'imagination des Harmand (de la Meuse)[294] et des Guffroy. Des presses
de l'ancien propriétaire-rédacteur du _Rougyff_ sortirent des
libelles dont les innombrables exemplaires étaient répandus à profusion
dans les villes et dans les campagnes. Parmi les impostures de cette
impure officine citons, outre les élucubrations de Laurent Lecointre,
_la Queue de Robespierre, ou les dangers de la liberté de la
presse_ par Méhée fils; _les Anneaux de la queue; Défends ta queue;
Jugement du peuple souverain qui condamne à mort la queue infernale de
Robespierre; Lettre de Robespierre à la Convention nationale; la Tête à
la Queue, ou Première Lettre de Robespierre à ses continuateurs_;
j'en passe et des meilleurs[295]. Ajoutez à cela des nuées de libelles
dont la seule nomenclature couvrirait plusieurs pages. Prose et vers,
tout servit à noircir cette grande figure qui rayonnait d'un si
merveilleux éclat aux yeux des républicains de l'an II. Les poètes, en
effet, se mirent aussi de la partie, si l'on peut prostituer ce nom de
poètes à d'indignes versificateurs qui mirent leur muse boiteuse et
mercenaire au service des héros thermidoriens. Hélas! pourquoi faut-il
que parmi ces insulteurs du géant tombé, on ait le regret de compter
l'auteur de la _Marseillaise_! Mais autant Rouget de Lisle, inspiré
par le génie de la patrie, avait été sublime dans le chant qui a
immortalisé son nom, autant il fut plat et lourd dans l'hymne calomnieux
composé par lui sur la _conjuration de Robespierre_, suivant
l'expression de l'époque[296].

[Note 294: Préfet sous le gouvernement consulaire, Harmand (de la
Meuse) publia en 1814, sous ce titre: _Anecdotes relatives à quelques
personnes et à plusieurs événements remarquables de la Révolution_,
un libelle effrontément cynique qu'une main complaisante réédita en
1819, en y ajoutant douze anecdoctes qui, prétendit-on, avait été
supprimées lors de la première édition. C'est là qu'on lit que
Saint-Just s'était fait faire une culotte de la peau d'une jeune fille
qu'il avait fait guillotiner. De pareilles oeuvres ne s'analysent ni ne
se discutent; il suffit de les signaler, elles et leurs auteurs, au
mépris de tous les honnêtes gens.]

[Note 295: Nombre de ces pamphlets sont l'oeuvre de Méhée fils,
lequel signa: _Felhemesi_, anagramme de son nom. Nous avons déjà
dit autre part quel horrible coquin était ce Méhée, qui ne put jamais
pardonner à Robespierre d'avoir en 1792 combattu sa candidature à la
Convention nationale. Rappelons ici que, sous le nom de Méhée de la
Touche, il fut un des mouchards de la police impériale, et qu'après la
chute de Napoléon, il tenta de se mettre au service de la Restauration.]

[Note 296: _Hymne dithyrambique sur la conjuration de Robespierre
et la révolution du 9 Thermidor_, par Joseph Rouget de Lisle,
capitaine au corps du génie, auteur du chant marseillais, à Paris, l'an
deuxième de la République une et indivisible. Le couplet suivant, qui a
trait directement à Robespierre, peut donner une idée de cet hymne, que
par une sorte de profanation, l'auteur mit sur l'air de la
_Marseillaise_:

  Voyez-vous ce spectre livide
  Qui déchire son propre flanc;
  Encore tout souillé de sang,
  De sang il est encore avide.
  Voyez avec un rire affreux
  Comme il désigne ses victimes,
  Voyez comme il excite aux crimes
  Ses satellites furieux.
Chantons, la liberté, couronnons sa statue, etc....

Rouget de Lisle avait été arrêté avant Thermidor, sur un ordre signé de
Carnot. On ne manqua pas sans doute de lui persuader que son arrestation
avait été l'oeuvre de Robespierre.]

Le théâtre n'épargna pas les vaincus, et l'on nous montra sur la scène
Maximilien Robespierre envoyant à la mort une jeune fille coupable de
n'avoir point voulu sacrifier sa virginité à la rançon d'un père[297].

[Note 297: Le nom de l'auteur de cette belle oeuvre nous a échappé,
et c'est dommage. Il est bon que le nom d'Anitus vive à côté de celui de
Socrate. Le roman moderne offre quelques équivalents d'inepties
pareilles.

Nous ne connaissons guère qu'une oeuvre dramatique, représentée au
théâtre, où la grande figure de Robespierre ait été sérieusement
étudiée. Elle est de M. le docteur Louis Combe, ancien adjoint au maire
de Lyon, mort il y a trois ans, et auquel la population lyonnaise a fait
de magnifiques funérailles.

Cette pièce intitulée _Robespierre_ ou les _Drames de la
Révolution_, a été représentée en 1888 sur les théâtres Voltaire, de
Batignolles et de Montmartre. Elle y a obtenu le plus légitime succès,
ainsi que le constate une lettre de M. Pascal Delagarde, directeur de
ces théâtres, en date du 17 juillet 1888. «Cette oeuvre, dit-il,
méritait d'être représentée sur une scène du boulevard, où elle aurait
obtenu, je le garantis, cent représentations».

Elle a été imprimée, après la mort de son auteur, par les soins pieux de
sa fille, Mlle Marie Combe, avec cette épigraphe de M. Louis Combet: «Ce
livre n'est point une oeuvre de parti, c'est un essai de réparation et
de justice. C'est un appel à l'impartiale histoire pour la revision d'un
jugement hâtivement rendu contre l'homme le plus pur de la Révolution
française, et que la calomnie et la haine n'ont cessé de poursuivre
jusqu'au delà de la tombe.»]

Mais les oeuvres d'imagination pure ne suffisaient pas pour fixer
l'opinion des esprits un peu sérieux, on eut des _historiens_ à
discrétion. Dès le lendemain de Thermidor parut une _Vie secrète,
politique et curieuse de Robespierre_, déjà mentionnée par nous, et
dont l'auteur voulut bien reconnaître que «ce monstre _feignit_ de
vouloir épargner le sang»[298].

[Note 298: _Vie secrète, politique et curieuse de Maximilien
Robespierre, suivie de plusieurs anecdotes sur la conspiration sans
pareille_, par L. Duperron, avec une gravure qui représente une main
tenant par les cheveux la tête de Maximilien, in-12 de 36 pages.]

Pareil aveu ne sortira pas de la plume du citoyen Montjoie, que dis-je!
du sieur Félix-Christophe-Louis Ventre de Latouloubre de Galart de
Montjoie, auteur d'une _Histoire de la conjuration de Robespierre_
qui est le modèle du genre, parce qu'elle offre les allures d'une oeuvre
sérieuse, et semble écrite avec une certaine modération. On y lit
cependant des phrases dans le genre de celle-ci: «Chaque citoyen arrêté
étoit destiné à la mort. Robespierre n'avoit d'autre soin que de grossir
les listes de proscription, que de multiplier le nombre des assassinats.
Le fer de la guillotine n'alloit point assez vite à son gré. On lui
parla d'un glaive qui frapperoit neuf têtes à la fois. Cette invention
lui plut. On en fit des expériences à Bicêtre, elles ne réussirent pas;
mais l'humanité n'y gagna rien. Au lieu de trois, quatre victimes par
jour, Robespierre voulut en avoir journellement cinquante, soixante, et
il fut obéi[299].» Il faut, pour citer de semblables lignes, surmonter
le dégoût qu'on éprouve. C'est ce Montjoie qui prête à Maximilien le mot
suivant: «Tout individu qui avait plus de 13 ans en 1789 doit être
égorgé[300].» C'est encore lui qui porte à cinquante-quatre mille le
chiffre des victimes mortes sur l'échafaud durant les six derniers mois
_du règne de Robespierre_[301]. Y a-t-il assez de mépris pour les
gens capables de mentir avec une telle impudence? Eh bien! toutes ces
turpitudes s'écrivaient et s'imprimaient à Paris en l'an II de la
République, quand quelques mois à peine s'étaient écoulés depuis le jour
où, dans une heure d'enthousiaste épanchement, Boissy-d'Anglas appelait
Robespierre l'_Orphée de la France_ et le félicitait d'enseigner
aux peuples les plus purs préceptes de la morale et de la justice.

[Note 299: _Histoire de la conjuration de Robespierre_, par
Montjoie, p. 149 de l'édit. in-8° de 1795 (Lausanne).]

[Note 300: _Ibid._, p. 154.]

[Note 301: _Ibid._, p. 158.]

Il n'y a pas à se demander si un pareil livre fit fortune[302]. Réaction
thermidorienne, réaction girondine, réaction royaliste battirent des
mains à l'envi. Les éditions de cet ouvrage se trouvèrent coup sur coup
multipliées; il y en eut de tous les formats, et il fut presque
instantanément traduit en espagnol, en allemand et en anglais. C'était
là sans doute que l'illustre Walter Scott avait puisé ses renseignements
quand il écrivit sur Robespierre les lignes qui déshonorent son beau
talent.

[Note 302: Collaborateur au _Journal général de France_ et au
_Journal des Débats_, Montjoie reçut du roi Louis XVIII une pension
de trois mille francs et une place de conservateur à la Bibliothèque
Mazarine. Son panégyriste n'a pu s'empêcher d'écrire: «Le respect qu'on
doit à la vérité oblige de convenir que Montjoie n'était qu'un écrivain
médiocre; son style est incorrect et déclamatoire, et ses ouvrages
historiques ne doivent être lus qu'avec une extrême défiance.» (Art.
MONTJOIE, par Weiss, dans la _Biographie universelle_).]

Est-il maintenant nécessaire de mentionner les _histoires_ plus ou
moins odieuses et absurdes de Desessarts, _la Vie et les crimes de
Robespierre_ par Leblond de Neuvéglise, autrement dit l'abbé Proyard,
ouvrage traduit en allemand, en italien, et si tristement imité de nos
jours par un autre abbé Proyard? Faut-il signaler toutes les rapsodies,
tous les contes en l'air, toutes les fables acceptés bénévolement ou
imaginés par les écrivains de la réaction? Et n'avions-nous pas raison
de dire, au commencement de notre histoire de Robespierre, que, depuis
dix-huit cents ans, jamais homme n'avait été plus calomnié sur la terre?
Ah! devant tant d'infamies, devant tant d'outrages sanglants à la
vérité, la conscience, interdite, se trouble; on croit rêver. Heureux
encore, Robespierre, quand ce ne sont pas des libéraux et des démocrates
qui viennent jeter sur sa tombe l'injure et la boue.




II


On voit à quelle école a été élevée la génération antérieure à la nôtre.
Nous avons dit comment l'oubli s'était fait dans la masse des
admirateurs de Robespierre. Gens simples pour la plupart, ils moururent
sans rien comprendre au changement qui s'était produit dans l'opinion
sur ce nom si respecté jadis.

Une foule de ceux qui auraient pu le défendre étaient morts ou
proscrits; beaucoup se laissaient comprimer par la peur ou s'excusaient
de leurs sympathies anciennes, en alléguant qu'ils avaient été trompés.
Bien restreint fut le nombre des gens consciencieux dont la bouche ne
craignit pas de s'ouvrir pour protester. D'ailleurs, dans les quinze
années du Consulat et de l'Empire, il ne fut plus guère question de la
Révolution et de ses hommes, sinon de temps à autre pour décimer ses
derniers défenseurs. Quelle voix assez puissante aurait couvert le bruit
du canon et des clairons? Puis vint la Restauration. Oh! alors, on ne
songea qu'à une chose, à savoir, de reprendre contre l'homme dont le nom
était comme le symbole et le drapeau de la République la grande croisade
thermidorienne, tant il paraissait nécessaire à la réaction royaliste
d'avilir la démocratie dans l'un de ses plus purs, de ses plus ardents,
de ses plus dévoués représentants. Et la plupart des libéraux de
l'époque, anciens serviteurs de l'Empire, ou héritiers plus ou moins
directs de la Gironde, de laisser faire.

Eh bien! qui le croirait? toutes ces calomnies si patiemment, si
habilement propagées, ces mensonges inouïs, ces diffamations éhontées,
toutes ces infamies enfin, ont paru à certains écrivains aveuglés, je
devrais dire fourvoyés, l'opinion des contemporains et l'expression du
sentiment populaire[303]. Ah! l'opinion des contemporains, il faut la
chercher dans ces milliers de lettres qui chaque jour tombaient sur la
maison Duplay comme une pluie de bénédictions. Nous avons déjà
mentionné, en passant, un certain nombre de celles qui, au point de vue
historique, nous ont paru avoir une réelle importance. Et, ceci est à
noter, presque toutes ces lettres sont inspirées par les sentiments les
plus désintéressés. Si dans quelques-unes, à travers l'encens et
l'éloge, on sent percer l'intérêt personnel, c'est l'exception[304].

[Note 303: MM. Michelet et Quinet.]

[Note 304: Voy. notamment une lettre de Cousin dans les _Papiers
inédits_, t. III, p. 317, et à la suite du rapport de Courtois, sous
le n° LXXIV. Volontaire à l'armée de la Vendée, Cousin avait avec lui
deux fils au service de la République. Robespierre, paraît-il, avait
déjà eu des bontés pour lui; Cousin le prie de les continuer «à un père
de famille qui ne veut rentrer, ainsi que ses deux fils, dans ses foyers
que lorsque les tyrans de l'Europe seront tous extirpés». Quelle belle
occasion pour les Thermidoriens de flétrir un solliciteur! Voy. p. 61 du
rapport.]

En général, ces lettres sont l'expression naïve de l'enthousiasme le
plus sincère et d'une admiration sans bornes. «Tu remplis le monde de ta
renommée; tes principes sont ceux de la nature, ton langage celui de
l'humanité; tu rends les hommes à leur dignité ... ton génie et ta sage
politique sauvent la liberté; tu apprends aux Français, par les vertus
de ton coeur et l'empire de ta raison, à vaincre ou mourir pour la
liberté et la vertu...», lui écrivait l'un[305].--«Vous respirez encore,
pour le bonheur de votre pays, en dépit des scélérats et des traîtres
qui avoient juré votre perte. Grâces immortelles en soient rendues à
l'Être suprême.... Puissent ces sentiments, qui ne sont que l'expression
d'un coeur pénétré de reconnaissance pour vos bienfaits, me mériter
quelque part à votre estime. Sans vous je périssois victime de la plus
affreuse persécution[306]....», écrivait un autre.

[Note 305: Lettre de J.-P. Besson, de Manosque, en date du 23
prairial; citée sous le n° 1, à la suite du rapport de Courtois. _Vide
suprà_.]

[Note 306: Lettre de Hugon jeune, de Vesoul, le 11 prairial, citée à
la suite du rapport sous le n° IV. L'_honnête_ Courtois a eu soin
de supprimer le dernier membre de phrase. Nous l'avons rétabli d'après
l'original conservé aux Archives, et en marge duquel on lit de la main
de Courtois: _Flagorneries_. Voy. _Archives_, F. 7, 4436,
liasse X.]

Un citoyen de Tours lui déclare que, pénétré d'admiration pour ses
talents, il est prêt à verser tout son sang plutôt que de voir porter
atteinte à sa réputation[307]. Un soldat du nom de Brincourt, en
réclamant l'honneur de verser son sang pour la patrie, s'adresse à lui
en ces termes: «Fondateur de la République, ô vous, incorruptible
Robespierre, qui couvrez son berceau de l'égide de votre
éloquence»[308]!...

[Note 307: Lettre en date du 28 germinal, citée à la suite du
rapport de Courtois sous le numéro VII. L'original est aux
_Archives_, F 7, 4436, liasse R.]

[Note 308: Lettre de Sedan en date du 19 août 1793, citée par
Courtois sous le numéro VIII.]

Vers lui, avons-nous dit déjà, s'élevaient les plaintes d'une foule de
malheureux et d'opprimés, plaintes qui retentissaient d'autant plus
douloureusement dans son coeur que la plupart du temps il était dans
l'impuissance d'y faire droit. «Républicain vertueux et intègre», lui
mandait de Saint-Omer, à la date du 2 messidor, un ancien commissaire
des guerres destitué par le représentant Florent Guyot, «permets qu'un
citoyen pénétré de tes sublimes principes et rempli de la lecture de tes
illustres écrits, où respirent le patriotisme le plus pur, la morale la
plus touchante et la plus profonde, vienne à ton tribunal réclamer la
justice, qui fut toujours la vertu innée de ton âme.... Je fais reposer
le succès de ma demande sur ton équité, qui fut toujours la base de
toutes tes actions....[309]» Et le citoyen Carpot: «Je regrette de
n'avoir pu vous entretenir quelques instants. Il me semble que je laisse
échapper par là un moyen d'abréger la captivité des personnes qui
m'intéressent.»[310]

[Note 309: Lettre citée à la suite du rapport de Courtois sous le
numéro IX. Le dernier membre de phrase a été supprimé par Courtois.]

[Note 310: Lettre omise par Courtois, provenant de la précieuse
collection Beuchot, que le savant conservateur de la bibliothèque du
Louvre, M. Barbier, a bien voulu mettre à notre disposition.]

Un littérateur du nom de Félix, qui depuis quarante ans vivait en
philosophe dans un ermitage au pied des Alpes, d'où il s'associait par
le coeur aux destinées de la Révolution, étant venu à Paris au mois
d'août 1793, écrit à Robespierre afin de lui demander la faveur d'un
entretien, tant sa conduite et ses discours lui avaient inspiré d'estime
et d'affection pour sa personne; et il lui garantit d'avance «la plus
douce récompense au coeur de l'homme de bien, sa propre estime, et celle
de tous les gens vertueux et éclairés»[311]. Aux yeux des uns, c'est
l'apôtre de l'humanité, l'homme sensible, humain et bienfaisant par
excellence, «réputation», lui dit-on, «sur laquelle vos ennemis mêmes
n'élèvent pas le plus petit doute»[312]; aux yeux des autres, c'est le
messie promis par l'Eternel pour réformer toutes choses[313]. Un citoyen
de Toulouse ne peut s'empêcher de témoigner à Robespierre toute la joie
qu'il a ressentie en apprenant qu'il y avait entre eux une ressemblance
frappante. Il rougit seulement de ne ressembler que par le physique au
régénérateur et bienfaiteur de sa patrie[314]. Maximilien est regardé
comme la pierre angulaire de l'édifice constitutionnel, comme le
flambeau, la colonne de la République[315]. «Tous les braves Français
sentent avec moi de quel prix sont vos infatigables efforts pour assurer
la liberté, en vous criant par mon organe: Béni soit Robespierre»! lui
écrit le citoyen Jamgon[316]. «L'estime que j'avois pour toi dès
l'Assemblée constituante», lui mande Borel l'aîné, «me fit te placer au
ciel à côté d'Andromède dans un projet de monument sidéral»[317]....

[Note 311: Lettre citée par Courtois sous le numéro X.]

[Note 312: Lettres de Vaquier, ancien inspecteur des droits
_réservés_, insérée par Courtois sous le numéro XI et déjà citée
par nous. _Vide suprà_.]

[Note 313: Lettre du citoyen Chauvet, ancien capitaine-commandant de
la compagnie des vétérans de Château-Thierry, en date du 30 prairial,
déjà citée. Dans cette lettre très-longue d'_un jeune homme de
quatre-vingt-sept ans_, lettre dont l'original est aux _Archives_,
Courtois n'a cité qu'une vingtaine de lignes, numéro XII.]

[Note 314: Lettre en date du 22 messidor, tronquée et altérée par
Courtois, sous le numéro XIII.]

[Note 315: Lettre de Dathé, ancien maire de Vermanton, en Bourgogne,
et de Picard, citées sous le numéro XV à la suite du rapport de
Courtois.]

[Note 316: Lettre citée par Courtois sous le numéro XXIV. _Vide
suprà_.]

[Note 317: Lettre en date du 15 floréal an II, citée par Courtois
sous le numéro XXIV.]

Et Courtois ne peut s'empêcher de s'écrier dans son rapport: «C'étoit à
qui enivreroit l'idole.... Partout même prostitution d'encens, de voeux
et d'hommages; partout on verserait son sang pour sauver ses
jours[318].» Le misérable rapporteur se console, il est vrai, en
ajoutant que si la peste avait des emplois et des trésors à distribuer,
elle aurait aussi ses courtisans[319]. Mais les courtisans et les rois,
c'est l'exception, et les hommages des courtisans ne sont jamais
désintéressés. Robespierre, lui, d'ailleurs, n'avait ni emplois ni
trésors à distribuer. On connaît sa belle réponse à ceux qui, pour le
déconsidérer, allaient le présentant comme revêtu d'une dictature
personnelle: «Il m'appellent tyran! Si je l'étais, ils ramperaient à mes
pieds, je les gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de commettre
tous tes crimes, et ils seraient reconnaissants....[320].»

[Note 318: Rapport de Courtois, p. 9 et 10.]

[Note 319: _Ibid._, p. 12.]

[Note 320: Discours du 8 thermidor, p. 16.]

Nous pourrions multiplier les citations de ces lettres, dont le nombre
était presque infini, du propre aveu de Courtois[321], avons-nous dit,
et Courtois s'est bien gardé, comme on pense, de publier les plus
concluantes en faveur de Robespierre[322]. Or, comme contre-poids à ces
témoignages éclatants, comme contre-partie de ce concert d'enthousiasme,
qu'a trouvé Courtois à offrir à la postérité? quelques misérables
lettres anonymes, les unes ineptes, les autres ordurières, oeuvres de
bassesse et de lâcheté dont nous aurons à dire un mot, et que tout homme
de coeur ne saurait s'empêcher de fouler aux pieds avec dédain.

[Note 321: Rapport de Courtois, p. 103.]

[Note 322: Nous avons déjà dit l'indigne trafic qu'a fait Courtois
des innombrables lettres trouvées chez Robespierre.]




III


On sait maintenant, à ne s'y pas méprendre, quelle était l'opinion
publique à l'égard de Robespierre. Le véritable sentiment populaire pour
sa personne, c'était de l'idolâtrie, comme l'impur Guffroy se trouva
obligé de l'avouer lui-même[323]. Ce sentiment, il ressort des lettres
dont nous avons donné des extraits assez significatifs; il ressort de
ces lettres des Girondins sauvés par Robespierre, lettres que nous avons
révélées et qui reviennent au jour pour déposer comme d'irrécusables
témoins; ce sentiment, il ressort enfin des aveux involontaires des
Thermidoriens.

[Note 323: Lettre de Guffroy à ses concitoyens d'Arras, écrite de
Paris le 29 Thermidor an II (16 août 1793).]

D'après Billaud-Varenne, dont l'autorité a ici tant de poids, Maximilien
était considéré dans l'opinion comme l'être le plus essentiel de la
République[324]. De leur côté, les membres des deux anciens comités ont
avoué que, _quelque prévention qu'on eût_, on ne pouvait se
dissimuler quel était l'état des esprits à cette époque, et que la
popularité de Robespierre dépassait toutes les bornes[325].

[Note 324: _Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre_, p. 25.]

[Note 325: _Réponse des anciens membres des deux comités aux
imputations de L. Lecointre_, p. 19.]

Écoutons maintenant Billaud-Varenne, atteint à son tour par la réaction
et se débattant sous l'accusation de n'avoir pas dénoncé plus tôt la
_tyrannie_ de Robespierre: «Sous quels rapports eût-il pu paraître
coupable? S'il n'eût pas manifesté l'intention de frapper, de dissoudre,
d'exterminer la représentation nationale, si l'on n'eût pas eu à lui
reprocher jusqu'à sa POPULARITÉ même ... popularité si énorme qu'elle
eût suffi pour le rendre suspect et trop dangereux dans un État libre,
en un mot s'il ne se fût point créé une puissance monstrueuse tout aussi
indépendante du comité de Salut public que de la Convention nationale
elle-même, Robespierre ne se seroit pas montré sous les traits odieux de
la tyrannie, et tout ami de la liberté lui eût conservé son
estime[326].» Et plus loin: «Nous demandera-t-on, comme on l'a déjà
fait, pourquoi nous avons laissé prendre tant d'empire à Robespierre?
Oublie-t-on que dès l'Assemblée constituante, il jouissoit déjà d'une
immense popularité et qu'il obtint le titre d'Incorruptible?
Oublie-t-on, que pendant l'Assemblée législative sa popularité ne fit
que s'accroître...? Oublie-t-on que, dans la Convention nationale,
Robespierre se trouva bientôt le seul qui, fixant sur sa personne tous
les regards, acquittant de confiance qu'elle le rendit prépondérant, de
sorte que lorsqu'il est arrivé au comité de Salut public, il étoit déjà
l'être le plus important de la France? Si l'on me demandoit comment il
avoit réussi à prendre tant d'ascendant sur l'opinion publique, je
répondrais que _c'est en affichant_ LES VERTUS LES PLUS AUSTÈRES,
LE DÉVOUEMENT LE PLUS ABSOLU, LES PRINCIPES LES PLUS PURS[327].» Otez de
ce morceau ce double mensonge thermidorien, à savoir l'accusation
d'avoir eu l'intention de dissoudre la Convention, et d'avoir exercé une
puissance monstrueuse en dehors de l'Assemblée et des comités, il reste
en faveur de Robespierre une admirable plaidoirie, d'autant plus
saisissante qu'elle est comme involontairement tombée de la plume d'un
de ses proscripteurs.

[Note 326: Mémoire de Billaud-Varenne conservé aux _Archives_,
F 7, 4579, p. 5 du manuscrit.]

[Note 327: _Ibid._, p. 12 et 13.]

Nous allons voir bientôt jusqu'où Robespierre poussa le respect pour la
Représentation nationale; et quant à cette puissance monstrueuse,
laquelle était purement et simplement un immense ascendant moral, elle
était si peu réelle, si peu effective, qu'il suffisait à ses collègues,
comme on l'a vu plus haut, d'un simple coup d'oeil pour
qu'instantanément la majorité fût acquise contre lui. Son grand crime,
aux yeux de Billaud-Varenne et de quelques républicains sincères, fut
précisément le crime d'Aristide: sa popularité; il leur répugnait de
l'entendre toujours appeler _le Juste_.

Mais si le sentiment populaire était si favorable à Maximilien, en
était-il de même de l'opinion des gens dont l'attachement à la
Révolution était médiocre? Je réponds oui, sans hésiter, et je le
prouve. Pour cela, je rappellerai d'abord les lettres de reconnaissance
adressées à Robespierre par les soixante-treize Girondins dont il avait
été le sauveur; ensuite je m'en référerai à l'avis de Boissy-d'Anglas,
Boissy le type le plus parfait de ces révolutionnaires incolores et
incertains, de ces royalistes déguisés qui se fussent peut-être
accommodés de la République sous des conducteurs comme Robespierre, mais
qui, une fois la possibilité d'en sortir entrevue, n'ont pas mieux
demandé que de s'associer aux premiers coquins venus pour abattre
l'homme à l'existence duquel ils la savaient attachée.

Nous insistons donc sur l'opinion de Boissy-d'Anglas, parce qu'il est
l'homme dont la réaction royaliste et girondine a le plus exalté le
courage, les vertus et le patriotisme. Or, quelle nécessité le forçait
de venir en messidor, à moins d'être le plus lâche et le dernier des
hommes, présenter Robespierre en exemple au monde, dans un ouvrage dédié
à la Convention nationale, s'il ne croyait ni aux vertus, ni au courage,
ni à la pureté de Maximilien? Rien ne nous autorise à révoquer en doute
sa sincérité, et quand il comparait Robespierre à Orphée enseignant aux
hommes les principes de la civilisation et de la morale, il laissait
échapper de sa conscience un cri qui n'était autre chose qu'un splendide
hommage rendu à la vérité[328]. L'opinion postérieure de Boissy ne
compte pas.

[Note 328: _Essai sur les fêtes nationales_, adressé à la
Convention, in-8º de 192 p., déjà cité. Membre du Sénat et comte de
l'Empire, grand officier de la Légion d'honneur, pair de France de la
première Restauration, pair de France de l'Empire des Cent jours, pair
de France de la seconde Restauration, Boissy-d'Anglas mourut considéré
et comblé d'honneurs en 1826. C'était un sage!

«Homme qui suit son temps à saison opportune», dirai-je avec notre vieux
poète Régnier.]

Ainsi, à l'exception de quelques ultra-révolutionnaires de bonne foi, de
royalistes se refusant à toute espèce de composition avec la République,
de plusieurs anciens amis de Danton ne pouvant pardonner à Maximilien de
l'avoir laissé sacrifier, et enfin d'un certain nombre de Conventionnels
sans conscience et perdus de crimes, la France tout entière était de
coeur avec Robespierre et ne prononçait son nom qu'avec respect et
amour. Il était arrivé, pour nous servir encore d'une expression de
Billaud-Varenne, à une hauteur de puissance morale inouïe jusqu'alors;
tous les hommages et tous les voeux étaient pour lui seul, on le
regardait comme l'être unique; la prospérité publique semblait inhérente
à sa personne, on s'imaginait, en un mot, que sa perte était la plus
grande calamité qu'on eût à craindre[329]. Eh bien! je le demande à tout
homme sérieux et de bonne foi, est-il un seul instant permis de supposer
la forte génération de 1789 capable de s'être éprise d'idolâtrie pour un
génie médiocre, pour un vaniteux, pour un rhéteur pusillanime, pour un
esprit étroit et mesquin, pour un être bilieux et sanguinaire, suivant
les épithètes prodiguées à Maximilien par tant d'écrivains ignorants, à
courte vue ou de mauvaise foi, je ne parle pas seulement des
libellistes?

[Note 329: Mémoire manuscrit de Billaud-Varenne, _Archives_, F.
7, 4579², p. 38 et 39.]

Au spectacle du déchaînement qui, après Thermidor, se produisit contre
Robespierre, Billaud-Varenne, quoique ayant joué un des principaux rôles
dans le lugubre drame, ne put s'empêcher d'écrire: «J'aime bien voir
ceux qui se sont montrés jusqu'au dernier moment les plus bas valets de
cet homme le rabaisser au-dessous d'un esprit médiocre, maintenant qu'il
n'est plus[330].» On remarqua en effet, parmi les plus lâches
détracteurs de Maximilien, quelques-uns de ceux qui, la veille de sa
chute, lui proposaient de lui faire un rempart de leurs corps[331].

[Note 330: _Ibid._, p. 40.]

[Note 331: Mémoire manuscrit de Billaud-Varenne, _Archives_, F.
7, 4579², p. 40.]

Ah! je le répète, c'est avoir une étrange idée de nos pères que de les
peindre aux pieds d'un ambitieux sans valeur et sans talent; on ne
saurait les insulter davantage dans leur gloire et dans leur oeuvre. Il
faut en convenir franchement, si ces fils de Voltaire et de Rousseau, si
ces rudes champions de la justice et du droit, eurent pour Robespierre
un enthousiasme et une admiration sans bornes, c'est que Robespierre fut
le plus énergique défenseur de la liberté, c'est qu'il représenta la
démocratie dans ce qu'elle a de plus pur, de plus noble, de plus élevé,
c'est qu'il n'y eut jamais un plus grand ami de la justice et de
l'humanité. L'événement du reste leur donna tristement raison, car, une
fois l'objet de leur culte brisé, la Révolution déchut des hauteurs où
elle planait et se noya dans une boue sanglante.




IV


Il est aisé de comprendre à présent pourquoi les collègues de Maximilien
au comité de Salut public hésitèrent jusqu'au dernier moment à conclure
une alliance monstrueuse avec les conjurés de Thermidor, avec les
Fouché, les Tallien, les Fréron, les Rovère, les Courtois et autres. Un
secret pressentiment semblait les avertir qu'en sacrifiant l'austère
auteur de la Déclaration des droits de l'homme, ils sacrifiaient la
République elle-même et préparaient leur propre perte. C'est un fait
avéré que tout d'abord on songea à attaquer le comité de Salut public en
masse.

Certains complices de la conjuration ne comprenaient pas très-bien
pourquoi l'on s'en prenait à Robespierre seul, et ils l'eussent moins
compris encore s'ils avaient su que, depuis plus d'un mois, le comité
exerçait un pouvoir dictatorial en dehors de la participation active de
Maximilien. Un de ces mannequins de la réaction, le député Laurent
Lecointre, ayant conçu le projet de rédiger un acte d'accusation contre
tous les membres du comité, reçut le conseil d'attaquer Robepierre seul,
afin que le succès fût plus certain[332]. On sait comment il se rendit à
cet avis, et tout le monde connaît le fameux acte d'accusation qu'il
révéla courageusement ... après Thermidor, et dont le titre se trouve
pompeusement orné du projet d'immoler Maximilien Robespierre en plein
Sénat[333]. Le conseil était bon, car si les Thermidoriens s'en fussent
pris au comité en masse, s'ils ne fussent point parvenus à entraîner
Billaud-Varenne, qui devint leur allié le plus actif et le plus utile,
ils eussent été infailliblement écrasés.

[Note 332: _Conjuration formée dès le 5 prairial par neuf
représentants du peuple, etc. Rapport et projet d'accusation par Laurent
Lecointre_, in 8º de 38 p., de l'Imprimerie du _Rougyff_, p. 4.]

[Note 333: _Ibid._ Voyez le titre.]

Billaud, c'était l'image incarnée de la Terreur. «Quiconque»,
écrivait-il en répondant à ses accusateurs, «est chargé de veiller au
salut public, et, dans les grandes crises, ne lance pas la foudre que le
peuple a remise entre ses mains pour exterminer ses ennemis, est le
premier traître à la patrie[334].» Étonnez-vous donc si, en dépit de
Robespierre, les exécutions sanglantes se multipliaient, si les
sévérités étaient indistinctement prodiguées, si la Terreur s'abattait
sur toutes les conditions. Il semblait, suivant la propre expression de
Maximilien, qu'on eût cherché à rendre les institutions révolutionnaires
odieuses par les excès[335].

[Note 334: Mémoire de Billaud-Varenne, _ubi suprà_, p. 69 du
manuscrit.]

[Note 335: Discours du 8 thermidor, p. 19.]

Le 2 thermidor, Robespierre, qui depuis un mois avait refusé d'approuver
toutes les listes de détenus renvoyés devant le tribunal
révolutionnaire, en signa une de 138 noms appartenant à des personnes
dont la culpabilité sans doute ne lui avait pas paru douteuse; mais le
lendemain il repoussait, indigné, une autre liste de trois cent dix-huit
détenus offerte à sa signature[336], et, trois jours plus tard, comme
nous l'avons dit déjà, il refusait encore de participer à un arrêté
rendu par les comités de Salut public et de Sûreté générale réunis,
arrêté instituant, en vertu d'un décret rendu le 4 ventôse, quatre
commissions populaires chargées de juger promptement les ennemis du
peuple détenus dans toute l'étendue de la République, et auquel
s'associèrent cependant ses amis Saint-Just et Couthon[337].

[Note 336: Les signataires de cette liste sont: «Vadier, Voulland,
Élie Lacoste, Collot-d'Herbois, Barère, Ruhl, Amar, C.-A. Prieur,
Billaud-Varenne». _Archives_, F 7, 4436, _Rapport de Saladin_,
p.142 et 254.]

[Note 337: Arrêté signé: Barère, Dubarran, C.-A. Prieur, Louis (du
Bas-Rhin), Lavicomterie, Collot-d'Herbois, Carnot, Couthon, Robert
Lindet, Saint-Just, Billaud-Varenne, Voulland, Vadier, Amar, Moyse Bayle
(cité dans l'_Histoire parlementaire_, t. XXXIII, p. 393).]

En revanche, comme nous l'avons dit aussi, il avait écrit de sa main et
signé l'ordre d'arrestation d'un nommé Lépine, administrateur des
travaux publics, lequel avait abusé de sa position pour se faire adjuger
à vil prix des biens nationaux[338].

[Note 338: Arrêté en date du 26 messidor, signé: Robespierre,
Carnot, Collot-d'Herbois, Barère, Couthon, Billaud-Varenne, C.-A.
Prieur, Robert Lindet (_Archives_ F 7, 4437). _Vide suprâ_.]

A son sens, on allait beaucop trop vite, et surtout beau-trop légèrement
en besogne, comme le prouvent d'une façon irréfragable ces paroles
tombées de sa bouche dans la séance du 8 thermidor, déjà citées en
partie: «Partout les actes d'oppression avaient été multipliés pour
étendre le système de terreur ... Est-ce nous qui avons plongé dans les
cachots les patriotes et porté la terreur dans toutes les conditions? Ce
sont les monstres que nous avons accusés. Est-ce nous qui, oubliant les
crimes de l'aristocratie et protégeant les traîtres, avons déclaré la
guerre aux citoyens paisibles, érigé en crime ou des préjugés incurables
ou des choses indifférentes, pour trouver partout des coupables et
rendre la Révolution redoutable au peuple même? Ce sont les monstres que
nous avons accusés. Est-ce nous qui, recherchant des opinions anciennes,
fruit de l'obsession des traîtres, avons promené le glaive sur la plus
grande partie de la Convention nationale, demandions dans les sociétés
populaires les têtes de six cents représentants du peuple? Ce sont les
monstres que nous avons accusés....[339]» Billaud-Varenne ne put
pardonner à Robespierre de vouloir supprimer la Terreur en tant que
Terreur, et la réduire à ne s'exercer, sous forme de justice sévère, que
contre les seuls ennemis actifs de la Révolution. Aussi fut-ce sur
Billaud que, dans une séance du conseil des Anciens, Garat rejeta toute
la responsabilité des exécutions sanglantes faites pendant la durée du
comité de Salut public[340].

[Note 339: Discours du 8 thermidor, p. 10, 7 et 8.]

[Note 340: Séance du 14 thermidor an VIII (1er août 1799).
_Moniteur_ du 20 Thermidor.]

Cependant, comme averti par sa conscience, Billaud hésita longtemps
avant de se rendre aux invitations pressantes de ses collègues du comité
de Sûreté générale, acquis presque tous à la conjuration. Saint-Just,
dans son dernier discours, a très bien dépeint les anxiétés et les
doutes de ce patriote aveuglé. «Il devenait hardi dans les moments où,
ayant excité les passions, on paraissait écouter ses conseils, mais son
dernier mot expirait toujours sur ses lèvres, il appelait tel homme
absent Pisistrate; aujourd'hui présent, il était son ami; il était
silencieux, pâle, l'oeil fixe, arrangeant ses traits altérés. La vérité
n'a point ce caractère ni cette politique[341]». Un montagnard austère
et dévoué, Ingrand, député de la Vienne à la Convention, alors en
mission, étant venu à Paris vers cette époque, alla voir
Billaud-Varenne. «Il se passe ici des choses fort importantes», lui dit
ce dernier, «va trouver Ruamps, il t'informera de tout». Billaud eut
comme une sorte de honte de faire lui-même la confidence du noir
complot.

[Note 341: Discours du 9 thermidor.]

Ingrand courut chez Ruamps, qui le mit au courant des machinations
ourdies contre Robespierre en l'engageant vivement à se joindre aux
conjurés. Saisi d'un sombre pressentiment, Ingrand refusa non seulement
d'entrer dans la conjuration, mais il s'efforça de persuader à Ruamps
d'en sortir, lui en décrivant d'avance les conséquences funestes, et
l'assurant qu'une attaque contre Robespierre, si elle était suivie de
succès, entraînerait infailliblement la perte de la République[342].
Puis il repartit, le coeur serré et plein d'inquiétudes. Égaré par
d'injustifiables préventions, Ruamps demeura sourd à ces sages conseils;
mais que de fois, plus tard, pris de remords, il dut se rappeler la
sinistre prédiction d'Ingrand!

[Note 342: Ces détails ont été fournis aux auteurs de l'_Histoire
parlementaire_ par Buonaroti, qui les tenait d'Ingrand lui-même.
Membre du conseil des Anciens jusqu'en 1797, Ingrand entra vers cette
époque dans l'administration forestière et cessa de s'occuper de
politique. Proscrit en 1816, comme régicide, il se retira à Bruxelles, y
vécut pauvre, souffrant stoïquement comme un vieux républicain, et
revint mourir en France, après la Révolution de 1830, fidèle aux
convictions de sa jeunesse.]

La vérité est que Billaud-Varenne agit de dépit et sous l'irritation
profonde de voir Robespierre ne rien comprendre à son système
«d'improviser la foudre à chaque instant». Ce fut du reste le remords
cuisant des dernières années de sa vie. Il appelait le 9 thermidor sa
véritable faute. «Je le répète», disait-il, «la Révolution puritaine a
été perdue le 9 thermidor. Depuis, combien de fois j'ai déploré d'y
avoir agi de colère[343].» Ah! ces remords de Billaud-Varenne, ils ont
été partagés par tous les vrais républicains coupables d'avoir, dans une
heure d'égarement et de folie, coopéré par leurs actes ou par leur
silence à la chute de Robespierre.

[Note 343: Dernières années de Billaud-Varenne, dans la _Nouvelle
Minerve_, t. 1er, p. 351 à 358. La regrettable part prise par Billaud
au 9 Thermidor ne doit pas nous empêcher de rendre justice à la fermeté
et au patriotisme de ce républicain sincère. Au général Bernard, qui,
jeune officier alors, s'était rendu auprès de lui à Cayenne pour lui
porter sa grâce de la part de Bonaparte et de ses collègues, il
répondit: «Je sais par l'histoire que des consuls romains tenaient du
peuple certains droits; mais le droit de faire grâce que s'arrogent les
consuls français n'ayant pas été puisé à la même source, je ne puis
accepter l'amnistie qu'ils prétendent m'accorder.» Un jour, ajoute le
général Bernard, «il m'échappa de lui dire sans aucune précaution: Quel
malheur pour la Convention nationale que la loi du 22 prairial ait taché
de sang les belles pages qui éternisent son énergie contre les ennemis
de la République française, c'est-à-dire contre toute l'Europe
armée!--«Jeune homme, me répondit-il avec un air sévère, quand les os
des deux générations qui succéderont à la vôtre seront blanchis, alors
et seulement alors l'histoire s'emparera de cette grande question.»
Puis, se radoucissant, il me prit la main en me disant: «Venez donc voir
les quatre palmiers de la Guadeloupe, que Martin, le directeur des
épiceries, est venu lui-même planter dans mon jardin.»

(_Billaud-Varenne à Cayenne_, par le général Bernard, dans la
_Nouvelle Minerve_, t. II, p. 288.)]




V


Un des hommes qui contribuèrent le plus à amener les membres du comité
de Salut public à l'abandon de Maximilien fut certainement Carnot.
Esprit laborieux, honnête, mais caractère sans consistance et sans
fermeté, ainsi qu'il le prouva de reste quand, après Thermidor, il lui
fallut rendre compte de sa conduite comme membre du comité de Salut
public, Carnot avait beaucoup plus de penchant pour Collot-d'Herbois et
Billaud-Varenne, qui jusqu'au dernier moment soutinrent le système de la
Terreur quand même, que pour Robespierre et Saint-Just qui voulurent en
arrêter les excès et s'efforcèrent d'y substituer la justice[344]. Les
premiers, il est vrai, s'inclinaient respectueusement et sans mot dire
devant les aptitudes militaires de Carnot, dont les seconds s'étaient
permis quelquefois de critiquer les actes. Ainsi, Maximilien lui
reprochait de persécuter les généraux patriotes, et Saint-Just de ne pas
assez tenir compte des observations que lui adressaient les
représentants en mission aux armées, lesquels, placés au centre des
opérations militaires, étaient mieux à même de juger des besoins de nos
troupes et de l'opportunité de certaines mesures: «Il n'y a que ceux qui
sont dans les batailles qui les gagnent, et il n'y a que ceux qui sont
puissants qui en profitent....[345]», disait Saint-Just. Paroles trop
vraies, que Carnot ne sut point pardonner à la mémoire de son jeune
collègue.

[Note 344: Voy., au sujet de la préférence de Carnot pour
Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois, les _Mémoires sur Carnot_ par
son fils, t. 1er, p. 511.]

[Note 345: Discours de Saint-Just dans la séance du 9 Thermidor.]

Nous avons déjà parlé d'une altercation qui avait eu lieu au mois de
floréal entre ces deux membres du comité de Salut public, altercation à
laquelle on n'a pas manqué, après coup, de mêler Robespierre, qui y
avait été complètement étranger. A son retour de l'armée, vers le milieu
de messidor, Saint-Just avait eu avec Carnot de nouvelles discussions au
sujet d'un ordre malheureux donné par son collègue. Carnot, ayant dans
son bureau des Tuileries imaginé une expédition militaire, avait
prescrit à Jourdan de détacher dix-huit mille hommes de son armée pour
cette expédition. Si cet ordre avait été exécuté, l'armée de
Sambre-et-Meuse aurait été forcée de quitter Charleroi, de se replier
même sous Philippeville et Givet, en abandonnant Avesnes et
Maubeuge[346]. Heureusement les représentants du peuple présents à
l'armée de Sambre-et-Meuse avaient pris sur eux de suspendre le
malencontreux ordre. Cette grave imprudence de Carnot avait été signalée
dès l'époque, et n'avait pas peu contribué à lui nuire dans l'opinion
publique[347].

[Note 346: _Ibid._]

[Note 347: Nous lisons dans un rapport de l'agent national de
Boulogne au comité de Salut public, en date du 25 messidor (13 juillet
1794), que ce fonctionnaire avait appris par des connaissances que
Carnot avait failli faire manquer l'affaire de Charleroi (Pièce de la
collection Beuchot). Les membres des anciens comités, dans la note 6 où
il est question des discussions entre Saint-Just et Carnot, n'ont donné
aucune explication à ce sujet. (Voy. leur _Réponse aux imputations de
Laurent Lecointre_, p. 105.)]

Froissé dans son amour-propre, Carnot ne pardonna pas à Saint-Just, et
dans ses rancunes contre lui il enveloppa Robespierre, dont la
popularité n'était peut-être pas sans l'offusquer. Tout en reprochant à
son collègue de persécuter les généraux fidèles[348], Maximilien,
paraît-il, faisait grand cas de ses talents[349]. Carnot, nous dit-on,
ne lui rendait pas la pareille[350]. Cela dénote tout simplement chez
lui une intelligence médiocre, quoi qu'en aient dit ses apologistes. Il
fut, je crois, extrêmement jaloux de la supériorité d'influence et de
talent d'un collègue plus jeune que lui; et, sous l'empire de ce
sentiment, il se laissa facilement entraîner dans la conjuration
thermidorienne. Le 9 thermidor, comme en 1815, Carnot fut le jouet et la
dupe de Fouché.

[Note 348: Discours du 8 Thermidor.]

[Note 349: C'est ce que M. Philippe Le Bas a assuré à M. Hippolyte
Carnot.]

[Note 350: _Mémoires sur Carnot_, par son fils, t. 1er, p.
510.]

Dans les divers Mémoires publiés sur lui, on trouve contre Robespierre
beaucoup de lieux communs, d'appréciations erronées et injustes, de
redites, de déclamations renouvelées des Thermidoriens, mais pas un fait
précis, rien surtout de nature à justifier la part active prise par
Carnot au guet-apens de Thermidor. Rien de curieux, du reste, comme
l'embarras des anciens collègues de Maximilien quand il s'est agi de
répondre à cette question: Pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour
le démasquer?--Nous ne possédions pas son discours du 8 thermidor,
ont-ils dit, comme on a vu plus haut, et c'était l'unique preuve, la
preuve matérielle des crimes du _tyran_[351]. A cet égard
Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et Barère sont d'une unanimité
touchante. Dans l'intérieur du comité Robespierre était inattaquable,
paraît-il, car «il colorait ses opinions de fortes nuances de bien
public et il les ralliait adroitement à l'intérêt des plus graves
circonstances[352].» Aux Jacobins, ses discours étaient remplis de
patriotisme, et ce n'est pas là sans doute qu'il aurait divulgué ses
plans de dictature ou son ambition triumvirale[353]. Ainsi il a fallu
arriver jusqu'au 8 thermidor pour avoir seulement l'idée que Robespierre
eût médité des plans de dictature ou fût doué d'une _ambition
triumvirale_. Savez-vous quel a été, au dire de Collot-d'Herbois,
l'instrument terrible de Maximilien pour dissoudre la Représentation
nationale, amener la guerre civile, et rompre le gouvernement? son
discours[354]. Et de son côté Billaud-Varenne a écrit: «Je demande à mon
tour qui seroit sorti vainqueur de cette lutte quand pour confondre le
tyran, quand pour dissiper l'illusion générale nous n'avions ni son
discours du 8 thermidor ... ni le discours de Saint-Just[355]?» C'est
puéril, n'est-ce pas? Voilà pourtant sur quelles accusations s'est
perpétuée jusqu'à nos jours la tradition du fameux triumvirat dont le
fantôme est encore évoqué de temps à autre par certains niais solennels,
chez qui la naïveté est au moins égale à l'ignorance.

[Note 351: _Réponse des membres des deux anciens comités aux
imputations de Laurent Lecointre_, p. 14.]

[Note 352: _Réponse des membres des deux anciens comités aux
imputations de Laurent Lecointre_, p. 13.]

[Note 353: _Ibid._, p. 15.]

[Note 354: Séance du 9 Thermidor. Voy. le _Moniteur_ du 12 (30
juillet 1794).]

[Note 355: Mémoire de Billaud-Varenne. _Ubi Suprà_, p. 43 du
manuscrit.]

Que les misérables, coalisés contre Robespierre, se soient attachés à
répandre contre lui cette accusation de dictature, cela se comprend de
la part de gens sans conscience: c'était leur unique moyen d'ameuter
contre lui certains patriotes ombrageux. «Ce mot de dictature a des
effets magiques», répondit Robespierre dans un admirable élan, en
prenant la Convention pour juge entre ses calomniateurs et lui; «il
flétrit la liberté, il avilit le gouvernement, il détruit la République,
il dégrade toutes les institutions révolutionnaires, qu'on présente
comme l'ouvrage d'un seul homme; il rend odieuse la justice nationale,
qu'il présente comme instituée pour l'ambition d'un seul homme; il
dirige sur un point toutes les haines et tous les poignards du fanatisme
et de l'aristocratie. Quel terrible usage les ennemis de la République
ont fait du seul nom d'une magistrature romaine! Et si leur érudition
nous est si fatale, que sera-ce de leurs trésors et de leurs intrigues?
Je ne parle point de leurs armées.» N'est-ce pas là le dédain poussé
jusqu'au sublime[356]? «Qu'il me soit permis», ajoutait Robespierre, «de
renvoyer au duc d'York et à tous les écrivains royaux les patentes de
cette dignité ridicule qu'ils m'ont expédiées les premiers. Il y a trop
d'insolence à des rois qui ne sont pas sûrs de conserver leurs
couronnes, de s'arroger le droit d'en distribuer à d'autres.... J'ai vu
d'indignes mandataires du peuple qui auraient échangé ce titre glorieux
(celui du citoyen) pour celui de valet de chambre de Georges ou de
d'Orléans. Mais qu'un représentant du peuple qui sent la dignité de ce
caractère sacré, qu'un citoyen français digne de ce nom puisse abaisser
ses voeux jusqu'aux grandeurs coupables et ridicules qu'il a contribué à
foudroyer, et qu'il se soumette à la dégradation civique pour descendre
à l'infamie du trône, c'est ce qui ne paraît vraisemblable qu'à ces
êtres pervers qui n'ont pas même le droit de croire à la vertu. Que
dis-je, vertu? C'est une passion naturelle, sans doute; mais comment la
connaîtraient-elles, ces âmes vénales qui ne s'ouvrirent jamais qu'à des
passions lâches et féroces, ces misérables intrigants qui ne lièrent
jamais le patriotisme à aucune idée morale?... Mais elle existe, je vous
en atteste, âmes sensibles et pures, elle existe cette passion tendre,
impérieuse, irrésistible, tourment et délices des coeurs magnanimes,
cette horreur profonde de la tyrannie, ce zèle compatissant pour les
opprimés, cet amour sacré de la patrie, cet amour plus sublime et plus
saint de l'humanité, sans lequel une grande révolution n'est qu'un crime
éclatant qui détruit un autre crime; elle existe cette ambition
généreuse de fonder sur la terre la première république du monde, cet
égoïsme des hommes non dégradés qui trouve une volupté céleste dans le
calme d'une conscience pure et dans le spectacle ravissant du bonheur
public? Vous la sentez en ce moment qui brûle dans vos âmes; je la sens
dans la mienne. Mais comment nos vils calomniateurs la devineraient-ils?
comment l'aveugle-né aurait-il l'idée de la lumière[357]?...» Rarement
d'une poitrine oppressée sortirent des accents empreints d'une vérité
plus poignante. A cette noble protestation répondirent seuls l'injure
brutale, la calomnie éhontée et l'échafaud.

[Note 356: «Ce trait sublime: _Je ne parle pas de leurs
armées_, est de la hauteur de _Nicomède_ et de Corneille,» a
écrit Charles Nodier. _Souvenirs de la Révolution_, t. 1er, p. 294
de l'édit. Charpentier.]

[Note 357: Discours du 8 thermidor, p. 15 et 16.]

Ce fut, j'imagine, pour s'excuser aux yeux de la postérité d'avoir
lâchement abandonné Robespierre, et aussi pour se parer d'un vernis de
stoïcisme républicain, que ses collègues du comité prétendirent, après
coup, l'avoir sacrifié parce qu'il aspirait à la dictature. Ce qui les
fâchait, au contraire, c'était d'avoir en lui un censeur incommode, se
plaignant toujours des excès de pouvoir. Les conclusions de son discours
du 8 thermidor ne tendaient-elles pas surtout à faire cesser
l'arbitraire dans les comités? Constituez, disait-il à l'Assemblée,
«constituez l'unité du gouvernement sous l'autorité suprême de la
Convention nationale, qui est le centre et le juge, et écrasez ainsi
toutes les factions du poids de l'autorité nationale, pour élever sur
leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté[358]...»

[Note 358: _Ibid._, p. 43.]

Et de quoi se plaignait Saint-Just dans son discours du 9? Précisément
de ce qu'au comité de Salut public les délibérations avaient été livrées
à quelques hommes «ayant le même pouvoir et la même influence que le
comité même», et de ce que le gouvernement s'était trouvé «abandonné à
un petit nombre qui, jouissant d'un absolu pouvoir, accusa les autres
d'y prétendre pour le conserver[359]». Les véritables dictateurs étaient
donc Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois, Barère, Carnot, C.-A. Prieur et
Robert Lindet, nullement Robespierre, qui avait, en quelque sorte,
résigné sa part d'autorité, ni Couthon, presque toujours retenu chez lui
par la maladie, ni Saint-Just, presque toujours aux armées, qu'on
laissait à l'écart et paisible, «comme un citoyen sans prétention»[360].

[Note 359: Discours de Saint-Just dans la séance du 9 thermidor.]

[Note 360: Discours de Saint-Just dans la séance du 9
thermidor.--Nous avons dit qu'il n'existait presque point d'arrêtés
portant les seules signatures de Robespierre, de Couthon et de
Saint-Just. En voici un pourtant du 30 messidor: «Le comité de Salut
public arrête que les citoyens Fijon et Bassanger, patriotes liégeois,
seront mis sur le champ en liberté ... Couthon, Robespierre,
Saint-Just.» _Archives_, F 7, 4437. Eh bien! après Thermidor, il se
trouvera des gens pour accuser Robespierre d'être l'auteur des
persécutions dirigées contre certains patriotes liégeois.]

C'est donc le comble de l'absurdité et de l'impudence d'avoir présenté
ce dernier comme ayant un jour réclamé pour Robespierre la ...
dictature. N'importe! comme Saint-Just était mort et ne pouvait
répondre, les membres des anciens comités commencèrent par insinuer
qu'il avait proposé aux comités réunis de faire gouverner la France par
des _réputations patriotiques_, en attendant qu'il y eut des
institutions républicaines[361]! L'accusation était bien vague; tout
d'abord on n'osa pas aller plus loin; mais plus tard on prit des airs de
Brutus indigné. Dans des Mémoires où les erreurs les plus grossières se
heurtent de page en page aux mensonges les plus effrontés, Barère
prétend que, dans les premiers jours de messidor, Saint-Just proposa
formellement aux deux comités réunis de décerner la dictature à
Robespierre.--Dans les premiers jours de messidor, notons-le en passant,
Saint-Just n'était même pas à Paris; il n'y revint que dans la nuit du
10. Telle est, du reste, l'inadvertance de Barère dans ses mensonges,
qu'un peu plus loin il transporte la scène en thermidor, pour la
replacer ensuite en messidor[362]. Pendant l'allocution de Saint-Just,
Robespierre se serait promené autour de la salle, «gonflant ses joues,
soufflant avec saccades». Et il y a de braves[363] gens, sérieux,
honnêtes, qui acceptent bénévolement de pareilles inepties!

[Note 361: _Réponse des membres des deux anciens comités aux
imputations de L. Lecointre_, p. 16.]

[Note 362: Mémoires de Barère, t. II, p. 213, 216 et 232. Voy. au
surplus, à ce sujet, notre _Histoire de Saint-Just_.]

[Note 363: C'est M.H. Carnot qui, dans ses _Mémoires_ sur son
père, raconte ce fait comme l'ayant trouvé dans une note «_évidemment
émanée d'un témoin oculaire_» qu'il ne nomme pas (t. 1er, p. 530).]

Pour renfoncer son assertion, Barère s'appuie d'une lettre adressée à
Robespierre par un Anglais nommé Benjamin Vaughan, résidant à Genève,
lettre dans laquelle on soumet à Maximilien l'idée d'un protectorat de
la France sur les provinces hollandaises et rhénanes confédérées, ce
qui, suivant l'auteur du projet, aurait donné à la République huit ou
neuf millions d'alliés[364]; d'où Barère conclut que Robespierre était
en relations avec le gouvernement anglais, et qu'il aspirait à la
dictature, «demandée en sa présence par Saint-Just»[365]. En vérité, on
n'a pas plus de logique! La dictature était aussi loin de la pensée de
Saint-Just que de celle de Robespierre. Dans son discours du 9
thermidor, le premier disait en propres termes: «Je déclare qu'on a
tenté de mécontenter et d'aigrir les esprits pour les conduire à des
démarches funestes, et l'on n'a point espéré de moi, sans doute, que je
prêterais mes mains pures à l'iniquité. Ne croyez pas au moins qu'il ait
pu sortir de mon coeur l'idée de flatter un homme! Je le défends parce
qu'il m'a paru irréprochable, et je l'accuserais lui-même s'il devenait
criminel»[366].--Criminel, c'est-à-dire s'il eut aspiré à la dictature.

[Note 364: Voy. cette lettre de l'Anglais Vaughan, dans les Mémoires
de Barère (t. II, p. 227). Robespierre n'en eut même pas connaissance,
car, d'après Barère, elle arriva et fut décachetée au comité de Salut
public dans la journée du 9 thermidor.]

[Note 365: Mémoires de Barère, t. II, p. 232. Il faudrait tout un
volume pour relever les inconséquences de Barère.]

[Note 366: Discours de Saint-Just dans la séance du 9 thermidor.
Saint-Just, comme on sait, ne put prononcer que les premières paroles de
son discours.]

Enfin--raison décisive et qui coupe court au débat--comment! Saint-Just
aurait proposé en pleine séance du comité de Salut public d'armer
Robespierre du pouvoir dictatorial, et aucun de ceux qu'il accusait
précisément d'avoir exercé l'autorité à l'exclusion de Maximilien ne se
serait levé pour retourner contre lui l'accusation! Personne n'eût songé
à s'emparer de cet argument si favorable aux projets des conjurés et
bien de nature à exaspérer contre celui qu'on voulait abattre les
républicains les plus désintéressés dans la lutte! Cela est
inadmissible, n'est-ce pas? Eh bien! pas une voix accusatrice ne se fit
entendre à cet égard. Et quand on voit aujourd'hui des gens se prévaloir
d'une assertion maladroite de Barère, assertion dont on ne trouve aucune
trace dans les discours prononcés ou les écrits publiés à l'époque même
par ce membre du comité de Salut public, on se prend involontairement à
douter de leur bonne foi. Robespierre garda jusqu'à sa dernière heure
trop de respect à la Convention nationale pour avoir jamais pensé à
détourner à son profit une part de l'autorité souveraine de la grande
Assemblée, et nous avons dit tout à l'heure avec quelle instance
singulière il demanda que le comité de Salut public fût, en tout état de
cause, subordonné à la Convention nationale.

Comme Billaud-Varenne, dont il était si loin d'avoir les convictions
sincères et farouches, Barère eut son heure de remords. Un jour, sur le
soir de sa vie, peu de temps après sa rentrée en France, retenu au lit
par un asthme violent, il reçut la visite de l'illustre sculpteur David
(d'Angers). Il s'entretint longtemps de Robespierre avec l'artiste
démocrate.

Après avoir parlé du désintéressement de son ancien collègue et de ses
aspirations à la dictature--deux termes essentiellement
contradictoires--il ajouta: «Depuis, j'ai réfléchi sur cet homme; j'ai
vu que son idée dominante était l'établissement du gouvernement
républicain, qu'il poursuivait, en effet, des hommes dont l'opposition
entravait les rouages de ce gouvernement.... Nous n'avons pas compris
cet homme ... il avait le tempérament des grands hommes, et la postérité
lui accordera ce titre.» Et comme David confiait au vieux Conventionnel
son projet de sculpter les traits des personnages les plus éminents de
la Révolution et prononçait le nom de Danton:--«N'oubliez pas
Robespierre!» s'écria Barère en se levant avec vivacité sur son séant,
et, en appuyant sa parole d'un geste impératif: «c'était un homme pur,
intègre, un vrai républicain. Ce qui l'a perdu, c'est sa vanité, son
irascible susceptibilité et son injuste défiance envers ses
collègues.... Ce fut un grand malheur!...» Puis, ajoutent ses
biographes, «sa tête retomba sur sa poitrine, et il demeura longtemps
enseveli dans ses réflexions» [367]. Ainsi, dans cet épanchement
suprême, Barère reprochait à Maximilien ... quoi? ... sa vanité, sa
susceptibilité, sa défiance. Il fallait bien qu'il colorât de l'ombre
d'un prétexte sa participation trop active au guet-apens de Thermidor.
Etonnez-vous donc qu'en ce moment des visions sanglantes aient traversé
l'esprit du moribond, et qu'il soit resté comme anéanti sous le poids du
remords!

[Note 367: _Mémoires de Barère_. Notice historique par MM.
Carnot et David (d'Angers), t. 1er, p. 118, 119.--David (d'Angers) a
accompli le voeu de Barère. Qui ne connaît ses beaux médaillons de
Robespierre?]




VI


Cependant les Thermidoriens continuaient dans l'ombre leurs manoeuvres
odieuses. Présenter Robespierre, aux uns comme l'auteur des persécutions
indistinctement prodiguées, aux autres comme un modéré, décidé à arrêter
le cours terrible de la Révolution, telle fut leur tactique. On ne saura
jamais ce qu'ils ont répandu d'assignats pour corrompre l'esprit public
et se faire des créatures. Leurs émissaires salariaient grassement des
perturbateurs, puis s'en allaient de tous côtés, disant: «Toute cette
canaille-là est payée par ce coquin de Robespierre». Et, ajoute l'auteur
de la note où nous puisons ces renseignements, «voilà Robespierre qui a
des ennemis bien gratuitement, et le nombre des mécontents bien
augmenté»[368].

[Note 368: Pièce anonyme trouvée dans les papiers de Robespierre, et
non insérée par Courtois. Elle faisait partie de la collection Beuchot
(4 p. in-4°), et elle a été publiée dans l'_Histoire parlementaire_,
t. XXXIII, p. 360.]

Mais c'était surtout comme contre-révolutionnaire qu'on essayait de le
déconsidérer aux yeux des masses. Comment, en effet, aurait-on pu le
transformer alors en agent de la Terreur, quand on entendait un de ses
plus chers amis, Couthon, dénoncer aux Jacobins les persécutions
exercées par l'espion Senar, ce misérable agent du comité de Sûreté
générale, et se plaindre, en termes indignés, du système affreux mis en
pratique par certains hommes pour tuer la liberté par le crime. Les
fripons ainsi désignés--quatre à cinq scélérats, selon Couthon--
prétendaient qu'en les attaquant on voulait entamer la représentation
nationale. «Personne plus que nous ne respecte et n'honore la
Convention», s'écriait Couthon. «Nous sommes tous disposés à verser
mille fois tout notre sang pour elle. Nous honorons par-dessus
tout la justice et la vertu, et je déclare, pour mon compte, qu'il n'est
aucune puissance humaine qui puisse m'imposer silence toutes les fois
que je verrai la justice outragée[369].»

[Note 369: Séance des Jacobins du 3 thermidor, _Moniteur_ du 9
Thermidor (27 juillet 1794).]

Robespierre jeune, de son côté, avec non moins de véhémence et
d'indignation, signalait «un système universel d'oppression». Il fallait
du courage pour dire la vérité, ajoutait-il. «Tout est confondu par la
calomnie; on espère faire suspecter tous les amis de la liberté; on a
l'impudeur de dire dans le département du Pas-de-Calais, qui méritait
d'être plus tranquille, que je suis en arrestation comme modéré. Eh
bien! oui, je suis modéré, si l'on entend par ce mot un citoyen qui ne
se contente pas de la proclamation des principes de la morale et de la
justice, mais qui veut leur application; si l'on entend un homme qui
sauve l'innocence opprimée aux dépens de sa réputation. Oui, je suis un
modéré en ce sens; je l'étais encore lorsque j'ai déclaré que le
gouvernement révolutionnaire devait être comme la foudre, qu'il devait
en un instant écraser tous les conspirateurs; mais qu'il fallait prendre
garde que cette institution terrible ne devînt un instrument de
contre-révolution par la malveillance qui voudrait en abuser, et qui en
abuserait au point que tous les citoyens s'en croiraient menacés,
extrémité cruelle qui ne manquerait pas de réduire au silence tous les
amis de la liberté[370]....» Voilà bien les sentiments si souvent
exprimés déjà par Maximilien Robespierre, et que nous allons lui
entendre développer tout à l'heure, avec une énergie nouvelle, à la
tribune de la Convention.

[Note 370: Séance des Jacobins du 3 thermidor, _ubi suprà_.]

Robespierre pouvait donc compter, c'était à croire du moins, sur la
partie modérée de l'Assemblée, je veux dire sur cette partie incertaine
et flottante formant l'appoint de la majorité, tantôt girondine et
tantôt montagnarde, sur ce côté droit dont il avait arraché
soixante-treize membres à l'échafaud. Peu de temps avant la catastrophe
on entendit le vieux Vadier s'écrier, un jour où les ménagements de
Robespierre pour la droite semblaient lui inspirer quelques craintes:
«Si cela continue, je _lui_ ferai guillotiner cent crapauds de son
marais»[371]. Cependant les conjurés sentirent la nécessité de se
concilier les membres de la Convention connus pour leur peu d'ardeur
républicaine; il n'est sorte de stratagèmes dont ils n'usèrent pour les
détacher de Maximilien.

[Note 371: Ce mot est rapporté par Courtois à la suite de la préface
de son rapport sur les événements du 9 thermidor, note XXXVIII, p. 39.
Courtois peut être cru ici, car c'est un complice révélant une parole
échappée à un complice.]

Dans la journée du 5 thermidor, Amar et Voulland se transportèrent, au
nom du comité de Sûreté générale, dont la plupart des membres, avons
nous dit, étaient de la conjuration, à la prison des Madelonnettes, où
avaient été transférés une partie des soixante-treize Girondins; et là,
avec une horrible hypocrisie, ils témoignèrent à leurs collègues détenus
le plus affectueux intérêt. Ces hommes qui, de si bon coeur, eussent
envoyé à la mort les auteurs de la protestation contre le 31 mai, que
Robespierre leur avait arrachés des mains, parurent attendris.
«Arrête-t-on votre correspondance?... Votre caractère est-il méconnu
ici? Le concierge s'est-il refusé à mettre sur le registre votre qualité
de députés? Parlez, parlez, nos chers collègues; le comité de Sûreté
nous envoie vers vous pour vous apporter la consolation et recevoir vos
plaintes....» Et sur les plaintes des prisonniers que leur caractère
était méconnu, qu'on les traitait comme les autres prisonniers, Amar
s'écria: «C'est un crime affreux», et il pleura, lui, le rédacteur du
rapport à la suite duquel les Girondins avaient été traduits devant le
tribunal révolutionnaire! Quelle dérision!

Les deux envoyés du comité de Sûreté générale enjoignirent aux
administrateurs de police d'avoir pour les détenus tous les égards dus
aux représentants du peuple, de laisser passer toutes les lettres qu'ils
écriraient, toutes celles qui leur seraient adressées, _sans les
ouvrir_. Ils donnèrent encore aux administrateurs l'ordre de choisir
pour les députés une maison commode avec un jardin. Alors tous les
représentants tendirent leurs mains qu'Amar et Voulland serrèrent
alternativement, et ceux-ci se retirèrent comblés des bénédictions des
détenus[372]. Le but des conjurés était atteint.

[Note 372: _Rapport fait à la police par Faro, administrateur de
police, sur l'entrevue qui a eu lieu entre les représentants du peuple
Amar et Voulland, envoyés par le comité de Sûreté générale, et les
députés détenus aux Madelonnettes_. Ce rapport est de la main même de
l'agent national Payan, dans les papiers duquel il a été trouvé. Payan
ne fut pas dupe du faux attendrissement d'Amar et de Voulland; il sut
très bien démêler le stratagème des membres du comité de Sûreté
générale. (Voyez ce rapport à la suite du rapport de Courtois, sous le
numéro XXXII, p. 150.) Il a été reproduit dans les _Papiers
inédits_, t. II, p. 367.]

Ainsi se trouvait préparée l'alliance thermido-girondine. Les Girondins
détenus allaient pouvoir écrire librement à leurs amis de la droite, et
sans doute ils ne manqueraient pas de leur faire part de la sollicitude
avec laquelle ils avaient été traités par le comité de Sûreté générale.
Or, ce n'était un mystère pour personne qu'à l'exception de trois ou
quatre de ses membres, ce comité, instrument sinistre de la Terreur,
était entièrement hostile à Robespierre. D'où la conclusion toute
naturelle que Robespierre était le persécuteur, puisque ses ennemis
prenaient un si tendre intérêt aux persécutés. Quels maîtres fourbes que
ces héros de Thermidor!




VII


Toutefois les députés de la droite hésitèrent longtemps avant de se
rendre, car ils craignaient d'être dupes des manoeuvres de la
conspiration. Ils savaient bien que du côté de Robespierre étaient le
bon sens, la vertu, la justice; que ses adversaires étaient les plus
vils et les plus méprisables des hommes; mais ils savaient aussi fort
bien que son triomphe assurait celui de la démocratie, la victoire
définitive de la République, et cette certitude fut la seule cause qui
fit épouser aux futurs comtes Sieyès, Boissy-d'Anglas, Dubois-Dubais,
Thibaudeau et autres la querelle des Rovère, des Fouché, des Tallien,
des Bourdon et de leurs pareils.

Par trois fois ceux-ci durent revenir à la charge, avoue
Durand-Maillane[373], tant la conscience, chez ces députés de la droite,
balançait encore l'esprit de parti. Comment, en effet, eussent-ils
consenti à sacrifier légèrement, sans résistance, celui qui les avait
constamment protégés[374], celui qu'ils regardaient comme le défenseur
du faible et de l'homme trompé[375]? Mais l'esprit de parti fut le plus
fort. Il y eut, dit-on, chez Boissy-d'Anglas des conférences où, dans le
désir d'en finir plus vite avec la République, la majorité se décida,
non sans combat, à livrer la tête du Juste, de celui que le maître du
logis venait de surnommer hautement et publiquement l'Orphée de la
France[376]. Et voilà comment des gens relativement honnêtes conclurent
un pacte odieux avec des coquins qu'ils méprisaient.

[Note 373: _Mémoires de Durand-Maillane_, p. 199.]

[Note 374: _Ibid._]

[Note 375: Lettre de Durand-Maillane, citée _in-extenso_ dans
son second volume. «Il n'était pas possible de voir plus longtemps
tomber soixante, quatre-vingts têtes par jour sans horreur....» dit
Durand-Maillane dans ses mémoires, qui sont, comme nous l'avons dit
déjà, un mélange étonnant de lâcheté et de fourberie. Singulier moyen de
mettre fin à cette boucherie que de s'allier avec ceux qui en étaient
les auteurs contre celui qu'on savait décidé à les poursuivre _pour
arrêter l'effusion du sang versé par le crime_.]

[Note 376: A l'égard de ces conférences chez Boissy-d'Anglas, je
n'ai rien trouvé de certain. Je ne les mentionne que d'après un bruit
fort accrédité. Ce fut, du reste, à Boissy-d'Anglas particulièrement, à
Champeaux-Duplasne et à Durand-Maillane que s'adressèrent les conjurés.
(_Mémoires de Durand-Maillane_, p. 199.)]

Outre l'élément royaliste, il y avait dans la _Plaine_, cette
pépinière des serviteurs et des grands seigneurs de l'Empire, une masse
variable, composée d'individus craintifs et sans convictions, toujours
prêts à se ranger du côté des vainqueurs. Un mot attribué à l'un d'eux
les peint tout entiers.

«Pouvez-vous nous répondre du _ventre_»? demanda un jour
Billaud-Varenne à ce personnage de la _Plaine_. «Oui», répondit
celui-ci, «si vous êtes les plus forts». Abattre Robespierre ne
paraissait pas chose aisée, tant la vertu exerce sur les hommes un
légitime prestige.

Lui, pourtant, en face de la coalition menaçante, restait volontairement
désarmé. Dépouillé de toute influence gouvernementale, il ne songea même
pas à tenter une démarche auprès des députés du centre, qui peut-être se
fussent unis à lui s'il eût fait le moindre pas vers eux. Tandis que
l'orage s'amoncelait, il vivait plus retiré que jamais, laissant à ses
amis le soin de signaler aux Jacobins les trames ourdies dans l'ombre,
car les avertissements ne lui manquaient pas. Je ne parle pas des
lettres anonymes auxquelles certains écrivains ont accordé une
importance ridicule. Il y avait alors, ai-je dit déjà, une véritable
fabrication de ces sortes de productions, monuments honteux de la
bassesse et de la lâcheté humaines.

J'en ai là, sous les yeux, un certain nombre adressées à Hanriot, à
Hérault-Séchelles, à Danton. «Te voila donc, f.... coquin, président
d'une horde de scélérats», écrivait-on à ce dernier; «j'ose me flatter
que plus tôt que tu ne penses je te verrai écarteler avec
Robespierre.... Vous avez à vos trousses cent cinquante _Brutuse_
ou _Charlotte Cordé_[377]». Toutes ces lettres se valent pour le
fond comme pour la forme. A Maximilien, on écrivait, tantôt:
«Robespierre, Robespierre! Ah! Robespierre, je le vois, tu tends à la
dictature, et tu veux tuer la liberté que tu as créée.... Malheureux, tu
as vendu ta patrie! Tu déclames avec tant de force contre les tyrans
coalisés contre nous, et tu veux nous livrer à eux.... Ah! scélérat,
oui, tu périras, et tu périras des mains desquelles tu n'attends guère
le coup qu'elles te préparent[378]....» Tantôt: «Tu es encore....
Ecoute, lis l'arrêt de ton châtiment. J'ai attendu, j'attends encore que
le peuple affamé sonne l'heure de ton trépas.... Si mon espoir était
vain, s'il était différé, écoute, lis, te dis-je: cette main qui trace
ta sentence, cette main que tes yeux égarés cherchent à découvrir, cette
main qui presse la tienne avec horreur, percera ton coeur inhumain. Tous
les jours je suis avec toi, je te vois tous les jours, à toute heure mon
bras levé cherche ta poitrine.... O le plus scélérat des hommes, vis
encore quelques jours pour penser à moi; que mon souvenir et ta frayeur
soient le premier appareil de ton supplice. Adieu! ce jour même, en te
regardant, je vais jouir de ta terreur[379].» A coup sûr, le misérable
auteur de ces lignes grotesques connaissait bien mal Robespierre, un des
hommes qui aient possédé au plus haut degré le courage civil, cette
vertu si précieuse et si rare. Croirait-on qu'il s'est rencontré des
écrivains d'assez de bêtise ou de mauvaise foi pour voir dans les
lettres dont nous venons d'offrir un échantillon des caractères
_tracés par des mains courageuses_, des traits aigus lancés par
_le courage et la vertu_[380]. C'est à n'y pas croire!

[Note 377: Les originaux de ces lettres sont aux _Archives_, F
7, 4434.]

[Note 378: Cette lettre, dont l'original est aux _Archives_, F
7, 4436, liasse R, figure à la suite du rapport de Courtois, sous le
numéro LVIII; elle a été reproduite dans les _Papiers inédits_, t.
II, p. 151.]

[Note 379: Cette autre lettre, dont l'original est également aux
_Archives_ (_ubi suprà_), est d'une orthographe qu'il nous a
été impossible de conserver. On la trouve _arrangée_ à la suite du
rapport de Courtois, sous le numéro LX, et dans les _Papiers
inédits_, t. II, p. 155.]

[Note 380: Ce sont les propres expressions dont s'est servi le
rédacteur du rapport de Courtois, p. 51 et 52.]

De ces lettres anonymes, Robespierre faisait le cas qu'un honnête homme
fait ordinairement de pareilles pièces, il les méprisait. Quelquefois,
pour donner à ses concitoyens une idée de l'ineptie et de la méchanceté
de certains ennemis de la Révolution, il en donnait lecture soit aux
Jacobins, soit à ses collègues du comité de Salut public, mais il n'y
prenait pas autrement garde. Seulement d'autres avertissements plus
sérieux ne lui manquèrent pas. Nous avons mentionné plus haut une pièce
dans laquelle un ami inconnu lui rendait compte des menées de la
conjuration. Dans la journée du 5 thermidor, le rédacteur de
l'_Orateur du peuple_, Labenette, un des plus anciens collaborateurs
de Fréron, lui écrivant pour réclamer un service, ajoutait: «Qui sait?
Peut-être que je t'apprendrai ce que tu ne sais pas». Et il terminait
sa lettre en prévenant Maximilien qu'il irait le voir le lendemain pour
savoir l'heure et le moment où il pourrait lui ouvrir son coeur[381].
Celui-là devait être bien informé. Vit-il Robespierre, et déroula-t-il
devant lui tout le plan de la conjuration? C'est probable. Ce qu'il y a
de certain, c'est que Maximilien, comme on peut s'en convaincre par son
discours du 8 thermidor, connaissait jusque dans leurs moindres détails
les manoeuvres de ses ennemis.

[Note 381: Cette lettre figure à la suite du rapport de Courtois,
sous le numéro XVI, p. 113. Courtois n'a donné que l'initiale du nom de
Labenette. Nous l'avons rétabli d'après l'original de la lettre, qu'on
peut voir aux _Archives_.]

S'il eût été doué du moindre esprit d'intrigue, comme il lui eût été
facile de déjouer toutes les machinations thermidoriennes, comme
aisément il se fût rendu d'avance maître de la situation! Mais non, il
sembla se complaire dans une complète inaction. Loin de prendre la
précaution de sonder les intentions de ses collègues de la droite, il
n'eut même pas l'idée de s'entendre avec ceux dont le concours lui était
assuré! La grande majorité des sections parisiennes, la société des
Jacobins presque tout entière, la commune lui étaient dévouées; il ne
songea point à tirer parti de tant d'éléments de force et de succès. Les
inventeurs _de la conspiration de Robespierre_ ont eu beau
s'ingénier, ils n'ont pu prouver un lambeau de papier indiquant qu'il y
ait eu la moindre intelligence et le moindre concert entre Maximilien et
le maire de Paris Fleuriot-Lescot, par exemple, ou l'agent national
Payan[382]. Si ces deux hauts fonctionnaires, sur le compte desquels la
réaction, malgré sa science dans l'art de la calomnie, n'est parvenue à
mettre ni une action basse ni une lâcheté, ont, dans la journée du 9
thermidor, pris parti pour Robespierre, ç'a été tout spontanément et
emportés par l'esprit de justice. En revanche on a été beaucoup plus
fertile en inventions sur le compte d'Hanriot, le célèbre général de la
garde nationale parisienne[383].

[Note 382: Il n'existe qu'une seule lettre de Payan à Robespierre;
elle est datée du 9 messidor (2 juin 1794). Cette lettre, dont nous
avons déjà parlé plus haut, est surtout relative à un rapport de Vadier
sur Catherine Théot, rapport dans lequel l'agent national croit voir le
fruit d'une intrigue contre-révolutionnaire. Elle est très loin de
respirer un ton d'intimité, et, contrairement aux habitudes du jour,
Payan n'y tutoie pas Robespierre. (Voyez-la à la suite du rapport de
Courtois, sous le numéro LVI, p. 212, et dans les _Papiers
inédits_, t. II, p. 359.)]

[Note 383: M. Thiers, dont nous avons renoncé à signaler les erreurs
étranges, les inconséquences, les contradictions se renouvelant de page
en page, fait offrir par Hanriot à Robespierre le _déploiement de ses
colonnes_ et une énergie plus grande qu'au 2 juin. (_Histoire de la
Révolution_, ch. XXI.) M. Thiers, suivant son habitude, du reste,
n'oublie qu'une chose, c'est de nous dire d'où lui est venu ce
renseignement; nous aurions pu alors en discuter la valeur.]




VIII


Oh! pour celui-là la réaction a été impitoyable; elle a épuisé à son
égard tous les raffinements de la calomnie. Hanriot a payé cher sa
coopération active au mouvement démocratique du 31 mai. De cet ami
sincère de la Révolution, de ce citoyen auquel un jour, à l'Hôtel de
Ville, on promettait une renommée immortelle pour son désintéressement
et son patriotisme, les uns ont fait un laquais ivre, les autres l'ont
malicieusement confondu avec un certain Hanriot, compromis dans les
massacres de Septembre.

On a jusqu'à ce jour vomi beaucoup de calomnies contre lui, on n'a
jamais rien articulé de sérieux. Dans son commandement il se montra
toujours irréprochable. Sa conduite, durant le rude hiver de 1794, fut
digne de tous éloges. Si la paix publique ne fut point troublée, si les
attroupements aux portes des boulangers et des bouchers ne dégénérèrent
pas en collisions sanglantes, ce fut grâce surtout à son énergie
tempérée de douceur.

S'il est vrai que le style soit l'homme, on n'a qu'à parcourir les
ordres du jour du général Hanriot, et l'on se convaincra que ce
révolutionnaire tant calomnié était un excellent patriote, un pur
républicain, un véritable homme de bien. A ses frères d'armes, de
service dans les maisons d'arrêt, il recommande de se comporter avec le
plus d'égards possible envers les détenus et leurs femmes. «La justice
nationale seule», dit-il, «a le droit de sévir contre les
coupables[384].... Le criminel dans les fers doit être respecté; on
plaint le malheur, mais on n'y insulte pas»[385]. Pour réprimer
l'indiscipline de certains gardes nationaux, il préfère l'emploi du
raisonnement à celui de la force: «Nous autres républicains, nous devons
être frappés de l'évidence de notre égalité et pour la soutenir il faut
des moeurs, des vertus et de l'austérité»[386]. Ailleurs il disait: «Je
ne croirai jamais que des mains républicaines soient capables de
s'emparer du bien d'autrui; j'en appelle à toutes les vertueuses mères
de famille dont les sentiments d'amour pour la patrie et de respect pour
tout ce qui mérite d'être respecté, sont publiquement connus»[387].
Est-il parfois obligé de recourir à la force armée, il ne peut
s'empêcher d'en gémir: «Si nous nous armons quelquefois de fusils, ce
n'est pas pour nous en servir contre nos pères, nos frères et amis, mais
contre les ennemis du dehors[388]....»

[Note 384: Ordre du jour en date du 26 pluviôse (14 février 1794).]

[Note 385: _Ibid._ du 1er germinal (21 mars 1794).]

[Note 386: _Ibid._ du 14 nivôse (3 janvier 1794).]

[Note 387: _Ibid._ en date du 19 pluviôse (7 février 1794).]

[Note 388: Ordre du jour en date du 17 pluviôse an II (5 février
1794).]

Ce n'est pas lui qui eût encouragé notre malheureuse tendance à nous
engouer des hommes de guerre: «Souvenez-vous, mes amis, que le temps de
servir les hommes est passé. C'est à la chose publique seule que tout
bon citoyen se doit entièrement.... Tant que je serai général, je ne
souffrirai jamais que le pouvoir militaire domine le civil, et si mes
frères les canonniers veulent _despotiser_, ce ne sera jamais sous
mes ordres»[389].

[Note 389: Ordre du jour en date du 29 brumaire (19 novembre 1793).]

Dans nos fêtes publiques, il nous faut toujours des baïonnettes qui
reluisent au soleil; Hanriot ne comprend pas ce déploiement de
l'appareil des armes dans des solennités pacifiques. Le lendemain d'un
jour de cérémonie populaire, un citoyen s'étant plaint que la force
armée n'eût pas été là avec ses fusils et ses piques pour mettre l'ordre
dans la foule: «Ce ne sont pas mes principes», s'écrie Hanriot dans un
ordre du jour; «quand on fête, pas d'armes, pas de despote; la raison
établit l'ordre, la douce et saine philosophie règle nos pas ... un
ruban tricolore suffit pour indiquer à nos frères que telles places sont
destinées à nos bons législateurs.... Quand il s'agit de fête, ne
parlons jamais de force armée, elle touche de trop près au
despotisme....»[390].

[Note 390: _Ibid._ du 21 brumaire (11 novembre 1793).]

A coup sûr, le moindre chef de corps trouverait aujourd'hui cet Hanriot
bien arriéré. «Dans un pays libre», dit encore cet étrange général, «la
police ne doit pas se faire avec des piques et des baïonnettes, mais
avec la raison et la philosophie. Elles doivent entretenir un oeil de
surveillance sur la société, l'épurer et en proscrire les méchants et
les fripons.... Quand viendra-t-il ce temps désiré où les fonctionnaires
publics seront rares, où tous les mauvais sujets seront terrassés, où la
société entière n'aura pour fonctionnaire public que la loi[391]....! Un
peuple libre se police lui-même, il n'a pas besoin de force armée pour
être juste[392]...; La puissance militaire exercée despotiquement mène à
l'esclavage, à la misère, tandis que la puissance civile mène au
bonheur, à la paix, à la justice, à l'abondance[393]....»

[Note 391: _Ibid._ du 6 brumaire (27 octobre 1793).]

[Note 392: _Ibid._ du 19 brumaire (9 novembre 1793).]

[Note 393: Ordre du jour en date du 25 prairial (13 juin 1794).]

Aux fonctionnaires qui se prévalent de leurs titres pour s'arroger
certains privilèges, il rappelle que la loi est égale pour tous. «Les
dépositaires des lois en doivent être les premiers esclaves» [394]. Un
arrêté de la commune ayant ordonné que les citoyens trouvés mendiant
dans les rues fussent arrêtés et conduits à leurs sections respectives,
le général prescrit à ses soldats d'opérer ces sortes d'arrestations
«avec beaucoup d'humanité et d'égards pour le malheur, qu'on doit
respecter»[395]. Aux gardes nationaux sous ses ordres, il recommande la
plus grande modération dans le service: «Souvenez-vous que le fer dont
vos mains sont armées n'est pas destiné à déchirer le sein d'un père,
d'un frère, d'une mère, d'une épouse chérie.... Souvenez-vous de mes
premières promesses où je vous fis part de l'horreur que j'avois pour
toute effusion de sang.... Je ne souffrirai jamais qu'aucun de vous en
provoque un autre au meurtre et à l'assassinat. Les armes que vous
portez ne doivent être tirées que pour la défense de la patrie, c'est le
comble de la folie de voir un Français égorger un Français; si vous avez
des querelles particulières, étouffez-les pour l'amour de la
patrie»[396].

[Note 394: _Ibid._ du 4 septembre 1793.]

[Note 395: _Ibid._ du 21 prairial an II (9 juin 1794).]

[Note 396: _Ibid._ du 27 ventôse (17 mars 1794).]

Le véritable Hanriot ressemble assez peu, comme on voit, à l'Hanriot
légendaire de la plupart des écrivains. Le bruit a-t-il couru, au plus
fort moment de l'hébertisme, que certains hommes songeraient à ériger
une dictature, il s'empresse d'écrire: «Tant que nous conserverons notre
énergie, nous défierons ces êtres vils et corrompus de se mesurer avec
nous. Nous ne voulons pour maître que la loi, pour idole que la liberté
et l'égalité, pour autel que la justice et la raison[397].»

[Note 397: Ordre du jour du 16 ventôse an II (6 mars 1794).]

A ses camarades il ne cesse de prêcher la probité, la décence, la
sobriété, toutes les vertus. «Ce sont nos seules richesses; elles sont
impérissables. Fuyons l'usure; ne prenons pas les vices des tyrans que
nous avons terrassés[398].... Soyons sobres, aimons la patrie, et que
notre conduite simple, juste et vertueuse remplisse d'étonnement les
peuples des autres climats»[399].

[Note 398: _Ibid._ du 16 floréal (5 mai 1794).]

[Note 399: _Ibid._ du 26 prairial (14 juin 1794).]

Indigné de l'imprudence et de la brutalité avec lesquelles certains
soldats de la cavalerie, des estafettes notamment, parcouraient les rues
de Paris, au risque de renverser sur leur passage femmes, enfants,
vieillards, il avait autorisé les gardes nationaux de service à arrêter
les cavaliers de toutes armes allant au grand galop dans les rues.
«L'honnête citoyen à pied doit être respecté par celui qui est à
cheval»[400].

[Note 400: _Ibid._ du 15 pluviôse (3 février 1794).]

Un matin, l'ordre du jour suivant fut affiché dans tous les postes:
«Hier, un gendarme de la 29ème division a jeté à terre, il était midi
trois quarts, rue de la Verrerie, au coin de celle Martin, un vieillard
ayant à la main une béquille.... Cette atrocité révolte l'homme qui
pense et qui connaît ses devoirs. Malheur à celui qui ne sait pas
respecter la vieillesse, les lois de son pays, et qui ignore ce qu'il
doit à lui-même et à la société entière. Ce gendarme prévaricateur, pour
avoir manqué à ce qui est respectable, gardera les arrêts jusqu'à nouvel
ordre[401].» Quand je passe maintenant au coin de la rue Saint-Martin, à
l'angle de la vieille église Saint-Méry qui, dans ce quartier
transformé, est restée presque seule comme un témoin de l'acte de
brutalité si sévèrement puni par le général de la garde nationale, je ne
puis m'empêcher de songer à cet Hanriot dont la réaction nous a laissé
un portrait si défiguré.

[Note 401: Ordre du jour en date du 27 floréal (16 mai 1794).]

Aux approches du 9 thermidor ses conseils deviennent en quelque sorte
plus paternels. Il conjure les femmes qui, par trop d'impatience à la
porte des fournisseurs, causaient du trouble dans la ville, de se
montrer sages et dignes d'elles-mêmes. «Souvenez-vous que vous êtes la
moitié de la société et que vous nous devez un exemple que les hommes
sensibles ont droit d'attendre de vous[402].» Le 3 thermidor, il
invitait encore les canonniers à donner partout le bon exemple: «La
patrie, qui aime et veille sur tous ses enfants, proscrit de notre sein
la haine et la discorde.... Faisons notre service d'une manière utile et
agréable à la grande famille; fraternisons, et aimons tous ceux qui
aiment et défendent la chose publique[403].» Voilà pourtant l'homme
qu'avec leur effronterie ordinaire les Thermidoriens nous ont présenté
comme ayant été jeté ivre-mort par Coffinhal dans un égout de l'Hôtel de
Ville.

[Note 402: Ordre du jour en date du 22 messidor (10 juillet 1794).]

[Note 403: _Ibid._, du 3 thermidor (21 juillet 1794). Les
ordres du jour du général Hanriot se trouvent en minutes aux
_Archives_, où nous les avons relevés. Un certain nombre ont été
publiés, à l'époque, dans le _Moniteur_ et les journaux du temps.]

Ces citations, que nous aurions pu multiplier à l'infini, témoignent
assez clairement de l'esprit d'ordre, de la sagesse et de la modération
du général Hanriot; car ces ordres du jour, superbes parfois d'honnêteté
naïve, et révélés pour la première fois, c'est l'histoire prise sur le
fait, écrite par un homme de coeur et sans souci de l'opinion du
lendemain.

En embrassant, dans la journée du 9 thermidor, la cause des proscrits,
Hanriot, comme Dumas et Coffinhal, comme Payan et Fleuriot-Lescot, ne
fit que céder à l'ascendant de la vertu. Si, vingt-quatre heures
d'avance seulement, Robespierre avait eu l'idée de s'entendre avec ces
hauts fonctionnaires, si aux formidables intrigues nouées depuis si
longtemps contre lui il avait opposé les plus simples mesures de
prudence, s'il avait prévenu d'un mot quelques membres influents de la
Commune et des sections, s'il avait enfin pris soin d'éclairer sur les
sinistres projets de ses adversaires la foule immense de ses admirateurs
et de ses amis inconnus, la victoire lui était assurée; mais, en dehors
de la Convention, il n'y avait pas de salut à ses yeux; l'Assemblée,
c'était l'arche sainte; plutôt que d'y porter la main, il aurait offert
sa poitrine aux poignards. Pour triompher de ses ennemis, il crut qu'il
lui suffirait d'un discours, et il se présenta sans autre arme sur le
champ de bataille, confiant dans son bon droit et dans les sentiments de
justice et d'équité de la Convention. Fatale illusion, mais noble
croyance, dont sa mémoire devrait rester éternellement honorée.




IX


D'ailleurs Robespierre ne put se persuader, j'imagine, que ses collègues
du comité de Salut public l'abandonneraient si aisément à la rage de ses
ennemis. Mais il comptait sans les jaloux et les envieux, à qui son
immense popularité portait ombrage. La persistance de Maximilien à ne
point s'associer à une foule d'actes qu'il considérait comme
tyranniques, à ne pas prendre part, quoique présent, aux délibérations
du comité, exaspéra certainement quelques-uns de ses collègues, surtout
Billaud. Ce dernier lui reprochait d'être le tyran de l'opinion, à cause
de ses succès de tribune. Singulier reproche qui fit dire à Saint-Just:
«Est-il un triomphe plus désintéressé? Caton aurait chassé de Rome le
mauvais citoyen qui eût appelé l'éloquence dans la tribune aux harangues
le tyran de l'opinion[404].» Son empire, ajoute-t-il excellemment, se
donne à la raison et ne ressemble guère au pouvoir des gouvernements.
Mais Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois, forts de l'appui de Carnot,
avaient pour ainsi dire accaparé à cette époque l'exercice du
pouvoir[405]: ils ne se souciaient nullement de voir la puissance du
gouvernement contre balancée par celle de l'opinion.

[Note 404: Discours du 9 Thermidor.]

[Note 405: «Vous avez confié le gouvernement à douze personnes, il
s'est trouvé, en effet, le dernier mois, entre deux ou trois.»
Saint-Just, _discours du 9 thermidor_.]

Cependant diverses tentatives de rapprochement eurent lieu dans les
premiers jours de thermidor, non seulement entre les membres du comité
de Salut public, mais encore entre les membres des deux comités réunis.
On s'assembla une première fois le 4. Ce jour-là l'entente parut
probable, puisqu'on chargea Saint-Just de présenter à la Convention un
rapport sur la situation générale de la République, Saint-Just dont
l'amitié et le dévouement pour Robespierre n'étaient ignorés de
personne. L'âpre et fier jeune homme ne déguisa ni sa pensée ni ses
intentions. Il promit de dire tout ce que sa probité lui suggérerait
pour le bien de la patrie, rien de plus, rien de moins, et il ajouta:
«Tout ce qui ne ressemblera pas au pur amour du peuple et de la liberté
aura ma haine[406].» Ces paroles donnèrent sans doute à réfléchir à ceux
qui ne le voyaient pas sans regret chargé de prendre la parole au nom
des comités devant la Convention nationale. Billaud-Varenne ne dissimula
même pas son dessein de rédiger l'acte d'accusation de Maximilien[407].

[Note 406: Discours du 9 thermidor.]

[Note 407: _Ibid._]

Le lendemain, on se rassembla de nouveau. Les membres des anciens
comités ont prétendu que ce jour-là Robespierre avait été cité devant
eux pour s'expliquer sur les conspirations dont il parlait sans cesse
vaguement aux Jacobins et sur son absence du comité depuis quatre
décades. Il ne faut pas beaucoup de perspicacité pour découvrir la
fourberie cachée sous cette déclaration intéressée. D'abord il n'y avait
pas lieu de citer Robespierre devant les comités, puisque, du propre
aveu de ses accusateurs, il n'avait encore accompli aucun de ces actes
ostensibles et nécessaires «pour démontrer une conjuration à l'opinion
publique abusée»[408]. Cet acte _ostensible et nécessaire_ ce fut,
comme l'ont dit eux-mêmes ses assassins, son discours du 8
thermidor.--Secondement, l'absence de Robespierre a été, comme nous
l'avons prouvé, une absence toute morale; de sa personne il était là;
donc il était parfaitement inutile de le mander, puisque chaque jour on
se trouvait face à face avec lui.

[Note 408: _Réponse de J.-N. Billaud à Lecointre_, p. 89. M.
Michelet trouve moyen de surenchérir sur les allégations inadmissibles
des membres des deux anciens comités. Il raconte que le soir du 5
thermidor, le comité, _non sans étonnement, vit arriver
Robespierre_. Et que voulait-il? se demande l'éminent écrivain; les
tromper? gagner du temps _jusqu'au retour de Saint-Just_? Il ne le
croit pas, et c'est bien heureux; mais s'il avait étudié avant d'écrire,
il se serait aperçu que Robespierre n'avait pas à gagner du temps
jusqu'au retour de Saint-Just, puisque ce représentant était de retour
depuis le 10 messidor, c'est-à-dire depuis plus de trois semaines, et
que, dans son dernier discours, il a raconté lui-même avec des détails
qu'on ne trouve nulle part ailleurs cette séance du 5 thermidor, où il
joua un rôle si important. (Voy. l'_Histoire de la Révolution_ par
M. Michelet, t. VII, p. 428.)]

La vérité est que le 5 thermidor il consentit à une explication. Cette
explication, que fût-elle? Il est impossible d'admettre tous les contes
en l'air débités là-dessus par les uns et par les autres. Les anciens
membres des comités ont gardé à cet égard un silence prudent[409]. Seul,
Billaud-Varenne en a dit quelques mots. A l'en croire, Robespierre
serait devenu lui-même accusateur, aurait désigné nominativement les
victimes qu'il voulait immoler, et surtout aurait reproché aux deux
comités l'inexécution du décret ordonnant l'organisation de six
commissions populaires pour juger les détenus[410]. Sur ce dernier point
nous prenons Billaud en flagrant délit de mensonge, car, dès le 3
thermidor, quatre de ces commissions étaient organisées par un arrêté
auquel Robespierre, ainsi qu'on l'a vu plus haut, avait, quoique présent
au comité, refusé sa signature. Quant aux membres dénoncés par
Robespierre à ses collègues des comités pour leurs crimes et leurs
prévarications, quels étaient-ils? Billaud-Varenne s'est abstenu de
révéler leurs noms, et c'est infiniment fâcheux; on eût coupé court
ainsi aux exagérations de quelques écrivains, qui, feignant d'ajouter
foi aux récits mensongers de certains conjurés thermidoriens, se sont
complu à porter jusqu'à dix-huit et jusqu'à trente le chiffre des
Conventionnels menacés. Le nombre des coupables n'était pas si grand;
rappelons que, d'après les déclarations assez précises de Couthon et de
Saint-Just, il ne s'élevait pas à plus de quatre ou cinq, parmi
lesquels, sans crainte de se tromper, on peut ranger Fouché, Tallien et
Rovère. «Robespierre s'est déclaré le ferme appui de la Convention», a
écrit Saint-Just, «il n'a jamais parlé dans le comité qu'avec ménagement
de porter atteinte à aucun de ses membres[411]». C'est encore au
discours de Saint-Just qu'il faut recourir pour savoir à peu près au
juste ce qui s'est passé le 5 thermidor dans la séance des deux comités.

[Note 409: _Réponse des membres des deux anciens comités_, p. 7
et 61. Barère n'a pas été plus explicite dans ses _Observations sur le
rapport de Saladin_.]

[Note 410: _Réponse de J.-N. Billaud à Laurent Lecointre_, p.
89.]

[Note 411: Discours du 9 Thermidor.]

Au commencement de la séance tout le monde restait muet, comme si l'on
eût craint de s'expliquer. Saint-Just rompit le premier le silence. Il
raconta qu'un officier suisse, fait prisonnier devant Maubeuge et
interrogé par Guyton-Morveau et par lui, leur avait confié que les
puissances alliées n'avaient aucun espoir d'accommodement avec la France
actuelle, mais qu'elles attendaient tout d'un parti qui renverserait la
forme terrible du gouvernement et adopterait des principes moins
rigides. En effet, les manoeuvres des conjurés n'avaient pas été sans
transpirer au dehors. Les émigrés, ajouta Saint-Just, sont instruits du
projet des conjurés de faire, s'ils réussissent, contraster l'indulgence
avec la rigueur actuellement déployée contre les traîtres. Ne verra-t-on
pas les plus violents terroristes, les Tallien, les Fréron, les Bourdon
(de l'Oise), s'éprendre de tendresses singulières pour les victimes de
la Révolution et même pour les familles des émigrés?

Arrivant ensuite aux persécutions sourdes dont Robespierre était
l'objet, il demanda, sans nommer son ami, s'il était un dominateur qui
ne se fût pas d'abord environné d'un grand crédit militaire, emparé des
finances et du gouvernement, et si ces choses se trouvaient dans les
mains de ceux contre lesquels on insinuait des soupçons. David appuya
chaleureusement les paroles de son jeune collègue. Il n'y avait pas à se
méprendre sur l'allusion. Billaud-Varenne dit alors à Robespierre:
_Nous sommes tes Amis, nous avons toujours marché ensemble._ Et la
veille, il l'avait traité de Pisistrate. «Ce déguisement», dit
Saint-Just, «fit tressaillir mon coeur»[412].

[Note 412: Discours du 9 thermidor.]

Il n'y eut rien d'arrêté positivement dans cette séance; cependant la
paix parut, sinon cimentée, au moins en voie de se conclure, et l'on
confirma le choix que, la veille, on avait fait de Saint-Just, comme
rédacteur d'un grand rapport sur la situation de la République. Les
conjurés, en apprenant l'issue de cette conférence, furent saisis de
terreur. Si cette paix eût réussi, a écrit l'un d'eux, «elle perdait à
jamais la France»[413]; c'est-à-dire: nous étions démasqués et punis,
nous misérables qui avons tué la République dans la personne de son plus
dévoué défenseur. De nouveau l'on se mit à l'oeuvre: des listes de
proscription plus nombreuses furent lancées parmi les députés.
«Epouvanter les membres par des listes de proscription et en accuser
l'innocence», voilà ce que Saint-Just appelait un blasphème[414].

[Note 413: _Les Crimes de sept membres des anciens comités, etc.,
ou Dénonciation formelle à la Convention nationale_, par Laurent
Lecointre, p. 194.]

[Note 414: Discours du 9 Thermidor.]

Tel avait été le succès de ce stratagème, qu'ainsi que nous l'avons dit,
un certain nombre de représentants n'osaient plus coucher dans leurs
lits. Cependant on ne vint pas sans peine à bout d'entraîner le comité
de Salut public; il fallut des pas et des démarches dont l'histoire
serait certainement instructive et curieuse. Les membres de ce comité
semblaient comme retenus par une sorte de crainte instinctive, au moment
de livrer la grande victime. Tout à l'heure même nous allons entendre
Barère, en leur nom, prodiguer à Robespierre la louange et l'éloge. Mais
ce sera le baiser de Judas.




CHAPITRE SIXIÈME


Sortie de Couthon contre les conjurés.--Une pétition des Jacobins.
--Justification de Dubois-Crancé.--Réunion chez Collot-d'Herbois.
Robespierre la veille du 8 thermidor.--Discours testament.--Vote de
l'impression du discours.--Vadier à la tribune.--Intervention de
Cambon.--Billaud-Varenne et Panis dans l'arène.--Fière attitude de
Robespierre.--Sa faute capitale.--Remords de Cambon.--Séance du 8
thermidor aux Jacobins.--David et Maximilien.--Tentative suprême auprès
des gens de la droite.--Nuit du 8 au 9 thermidor.


I


Aux approches du 9 thermidor, il y avait dans l'air une inquiétude
vague, quelque chose qui annonçait de grands événements. Les
malveillants s'agitaient en tous sens et répandaient les bruits les plus
alarmants pour décourager et diviser les bons citoyens. Ils intriguaient
jusque dans les tribunes de la Convention. Robespierre s'en plaignit
vivement aux Jacobins dans la séance du 6, et il signala d'odieuses
menées dont, ce jour-là même, l'enceinte de la Convention avait été le
théâtre[415]. Après lui Couthon prit la parole et revint sur les
manoeuvres employées pour jeter la division dans la Convention
nationale, dans les comités de Salut public et de Sûreté générale. Il
parla de son dévouement absolu pour l'Assemblée, dont la très-grande
majorité lui paraissait d'une pureté exemplaire; il loua également les
comités de Salut public et de Sûreté générale, où, dit-il, il
connaissait des hommes vertueux et énergiques, disposés à tous les
sacrifices pour la patrie. Seulement il reprocha au comité de Sûreté
générale de s'être entouré de scélérats coupables d'avoir exercé en son
nom une foule d'actes arbitraires et répandu l'épouvante parmi les
citoyens, et il nomma encore Senar, ce coquin dont les Mémoires plus ou
moins authentiques ont si bien servi la réaction. «Il n'est pas»,
dit-il, «d'infamies que cet homme atroce n'ait commises». C'était là un
de ces agents impurs dénoncés par Robespierre comme cherchant partout
des coupables et prodiguant les arrestations injustes[416]. Couthon ne
s'en tint pas là: il signala la présence de quelques scélérats jusque
dans le sein de la Convention, en très petit nombre du reste: cinq ou
six, s'écria-t-il, «dont les mains sont pleines des richesses de la
République et dégouttantes du sang des innocents qu'ils ont immolés»;
c'est-à-dire les Fouché, les Tallien, les Carrier, les Rovère, les
Bourdon (de l'Oise), qu'à deux jours de là Robespierre accusera à son
tour--malheureusement sans les nommer--d'avoir porté la Terreur dans
toutes les conditions.

[Note 415: _Journal de la Montagne_ du 10 thermidor (28 juillet
1794).]

[Note 416: Senar, comme on sait, avait fini par être arrêté sur les
plaintes réitérées de Couthon.]

Trois jours auparavant, Couthon, après avoir récriminé contre les cinq
ou six coquins dont la présence souillait la Convention, avait engagé la
société à présenter dans une pétition à l'Assemblée ses voeux et ses
réflexions au sujet de la situation, et sa motion avait été unanimement
adoptée. Il y revint dans la séance du 6. C'était sans doute, à ses
yeux, un moyen très puissant de déterminer les gens de bien à se
rallier, et les membres purs de la Convention à se détacher des cinq ou
six êtres tarés qu'il considérait comme les plus vils et les plus
dangereux ennemis de la liberté[417]. Quelques esprits exaltés
songèrent-ils alors à un nouveau 31 mai? Cela est certain; mais il est
certain aussi que si quelqu'un s'opposa avec une énergie suprême à
l'idée de porter atteinte à la Convention nationale, dans des
circonstances nullement semblables à celles où s'était trouvée
l'Assemblée à l'époque du 31 mai, ce fut surtout Robespierre. Il ne
ménagea point les provocateurs d'insurrection, ceux qui, par leurs
paroles, poussaient le peuple à un 31 mai. «C'était bien mériter de son
pays», s'écriat-il, «d'arrêter les citoyens qui se permettraient des
propos aussi intempestifs et aussi contre-révolutionnaires»[418].

[Note 417: Le compte rendu de la séance du 6 thermidor aux Jacobins
ne figure pas au _Moniteur_. Il faut le lire dans le _Journal de
la Montagne_ au 10 thermidor (28 juillet 1794), où il est très
incomplet. La date seule, du reste, suffit pour expliquer les lacunes et
les inexactitudes.]

[Note 418: On chercherait vainement dans les journaux du temps trace
des paroles de Robespierre. Le compte rendu très incomplet de la séance
du 6 thermidor aux Jacobins n'existe que dans le _Journal de la
Montagne_. Mais les paroles de Robespierre nous ont été conservées
dans le discours prononcé par Barère à la Convention le 7 thermidor, et
c'est là un document irrécusable. (Voyez le _Moniteur_ du 8
thermidor [26 juillet 1794].)]

Rien de plus légal, d'ailleurs, que l'adresse présentée par la société
des Jacobins à la Convention dans la séance du 7 thermidor (25 juillet
1794), rien de plus rassurant surtout pour l'Assemblée. En effet, de
quoi y est-il question? D'abord, des inquiétudes auxquelles donnaient
lieu les manoeuvres des détracteurs du comité de Salut public,
manoeuvres que les Amis de la liberté et de l'égalité ne pouvaient
attribuer qu'à l'étranger, contraint de placer sa dernière ressource
dans le crime. C'était lui, disait-on, qui «voudrait que des
conspirateurs impunis pussent assassiner les patriotes et la liberté, au
nom même de la patrie, afin qu'elle ne parût puissante et terrible que
contre ses enfants, ses amis et ses défenseurs....» Ces conspirateurs
impunis, ces prescripteurs des patriotes et de la liberté, c'étaient les
Fouché, les Tallien, les Rovère, etc., les cinq ou six coquins auxquels
Couthon avait fait allusion la veille. Ils pouvaient triompher grâce à
une indulgence arbitraire, tandis que la justice mise à l'ordre du jour,
cette justice impartiale à laquelle se fie le citoyen honnête, même
après des erreurs et des fautes, faisait trembler les traîtres, les
fripons et les intrigants, mais consolait et rassurait l'homme de
bien[419]. On y dénonçait comme une manoeuvre contre-révolutionnaire la
proposition faite à la Convention, par un nommé Magenthies, de prononcer
la peine de mort contre les auteurs de jurements où le nom de Dieu
serait compromis, et d'ensanglanter ainsi les pages de la philosophie et
de la morale, proposition dont l'infamie avait déjà été signalée par
Robespierre à la tribune des Jacobins[420]. La désignation de prêtres et
de prophètes appliquée, dans la pétition Magenthies, aux membres de
l'Assemblée qui avaient proclamé la reconnaissance de l'Être suprême et
de l'immortalité de l'âme, était également relevée comme injurieuse pour
la Représentation nationale.

[Note 419: Impossible de travestir plus déplorablement que ne l'a
fait M. Michelet le sens de cette pétition. «Elle accusait les
indulgents,» dit-il, t. VII, p. 435. Les indulgents! c'est-à-dire ceux
«qui déclaraient la guerre aux citoyens paisibles, érigeaient en crimes
ou des préjugés incurables ou des choses indifférentes pour trouver
partout des coupables et rendre la Révolution redoutable au peuple
même.» Voilà les singuliers indulgents qu'accusait la pétition
jacobine.]

[Note 420: Voyez à ce sujet le discours de Barère dans la séance du
7 thermidor (25 juillet 1794).]

Comment, était-il dit dans cette adresse, la sollicitude des amis de la
liberté et de l'égalité n'aurait-elle pas été éveillée quand ils
voyaient les patriotes les plus purs en proie à la persécution et dans
l'impossibilité même de faire entendre leurs réclamations? Ici, bien
évidemment, ils songeaient à Robespierre. Leur pétition respirait, du
reste, d'un bout à l'autre, le plus absolu dévouement pour la
Convention, et ils y protestaient avec chaleur de tout leur attachement
pour les mandataires du pays. «Avec vous», disaient-ils en terminant,
«ce peuple vertueux, confiant, bravera tous ses ennemis; il placera son
devoir et sa gloire à respecter et à défendre ses représentants jusqu'à
la mort»[421]. En présence d'un pareil document, il est assurément assez
difficile d'accuser la société des Amis de la liberté et de l'égalité de
s'être insurgée contre la Convention, et il faut marcher à pieds joints
sur la vérité pour oser prétendre qu'à la veille du 9 Thermidor on
sonnait le tocsin contre la célèbre Assemblée.

[Note 421: Cette adresse de la Société des Jacobins se trouve dans
le _Moniteur_ du 8 thermidor (26 juillet) et dans le _Journal des
Débats_ et des décrets de la Convention, numéro 673.]




II


Au moment où l'on achevait la lecture de cette adresse, Dubois-Crancé
s'élançait à la tribune comme s'il se fût senti personnellement désigné
et inculpé. Suspect aux patriotes depuis le siège de Lyon, louvoyant
entre tous les partis, ce représentant du peuple s'était attiré
l'animosité de Robespierre par sa conduite équivoque. Récemment exclu
des Jacobins, il essaya de se justifier, protesta de son patriotisme et
entra dans de longs détails sur sa conduite pendant le siège de Lyon. Un
des principaux griefs relevés à sa charge par Maximilien était d'avoir
causé beaucoup de fermentation dans la ci-devant Bretagne, en s'écriant
publiquement à Rennes, qu'il y aurait des chouans tant qu'il existerait
un Breton[422]. Dubois-Crancé ne dit mot de cela, il se contenta de se
vanter d'avoir arraché la Bretagne à la guerre civile. «Robespierre a
été trompé», dit-il, «lui-même reconnaîtra bientôt son erreur[423]».
Mais ce qui prouve que Robespierre ne se trompait pas, c'est que ce
personnage, digne allié des Fouché et des Tallien, devint l'un des plus
violents séides de la réaction thermidorienne. On voit, du reste, avec
quels ménagements les conjurés traitaient Maximilien à l'heure même où
ils n'attendaient que l'occasion de le tuer. Le comité de Salut public
n'avait pas dit encore son dernier mot.

[Note 422: Note de Robespierre sur quelques députés, à la suite du
rapport de Courtois, sous le numéro LI, et dans les _Papiers
inédits_, t. II, p. 17.]

[Note 423: Voyez le discours de Dubois-Crancé dans le
_Moniteur_ du 8 thermidor (26 juillet 1794).]

On put même croire un moment qu'il allait prendre Maximilien sous sa
garde, et lui servir de rempart contre ses ennemis. Barère présenta au
nom du comité de Salut public un long rapport dans lequel il refit le
procès des Girondins, des Hébertistes et des Dantonistes, porta aux nues
la journée du 31 mai, et traça de Robespierre le plus pompeux éloge. Des
citoyens aveuglés ou malintentionnés avaient parlé de la nécessité d'un
nouveau 31 mai, dit-il; un homme s'était élevé avec chaleur contre de
pareilles propositions, avait hautement préconisé le respect de la
Représentation nationale, et cet homme, c'était, comme on l'a vu plus
haut, Maximilien Robespierre. «Déjà», ajouta Barère, «un représentant du
peuple qui jouit d'une réputation patriotique méritée par cinq années de
travaux et par ses principes imperturbables d'indépendance et de
liberté, a réfuté avec chaleur les propos contre-révolutionnaires que je
viens de vous dénoncer[424]».

[Note 424: Voyez le _Moniteur_ du 8 thermidor (26 juillet
1794).]

En entendant de telles paroles, les conjurés durent trembler et sentir
se fondre leurs espérances criminelles. Qui pouvait prévoir qu'à deux
jours de là Barère tiendrait, au nom de ce même comité, un tout autre
langage?

Après la séance conventionnelle, les conjurés se répandirent partout où
ils espérèrent rencontrer quelque appui. Aux yeux des gens de la droite
ils firent de plus belle miroiter la perspective d'un régime
d'indulgence et de douceur; aux yeux des républicains farouches, celle
d'une aggravation de terreur. Un singulier mélange de coquins,
d'imbéciles et de royalistes déguisés, voilà les Thermidoriens. Une
réunion eut lieu Chez Collot-d'Herbois, paraît-il[425], où l'on parvint
à triompher des scrupules de certains membres qui hésitaient à sacrifier
celui qu'avec tant de raison ils regardaient comme la pierre angulaire
de l'édifice républicain, et qu'ils ne se pardonnèrent jamais d'avoir
livré à la fureur des méchants. Fouché, prédestiné par sa basse nature
au rôle d'espion et de mouchard, rendait compte aux conjurés de ce qui
se passait au comité de Salut public. Le 8, il arriva triomphant auprès
de ses complices; un sourire illuminait son ignoble figure: «La division
est complète», dit-il, «demain il faut frapper[426]».

[Note 425: Renseignement fourni par Godefroy Cavaignac à M.
Hauréau.]

[Note 426: Déclaration de Tallien dans la séance du 22 thermidor an
III (9 août 1795). _Moniteur_ du 27 thermidor (14 août).]

Cependant, au lieu de chercher des alliés dans cette partie indécise,
craintive et flottante de la Convention qu'on appelait le centre, et qui
n'eût pas mieux demandé que de se joindre à lui s'il eût consenti à
faire quelques avances, Robespierre continuait de se tenir à l'écart.
Tandis que les conjurés, pour recruter des complices, avaient recours
aux plus vils moyens, en appelaient aux plus détestables passions,
attendant impatiemment l'heure de le tuer à coup sûr, il méditait ... un
discours, se fiant uniquement à son bon droit et à la justice de sa
cause. La légende nous le représente s'égarant dans ces derniers temps
en des promenades lointaines; allant chercher l'inspiration dans les
poétiques parages où vivait le souvenir de J.-J. Rousseau, son maître,
et où il lui avait été permis, tout jeune encore, de se rencontrer avec
l'immortel philosophe. C'est là une tradition un peu incertaine.

Il ne quitta guère Paris dans les jours qui précédèrent le 8 thermidor;
sa présence s'y trouve constatée par les registres du comité de Salut
public. Ce qui est vrai, c'est que le soir, après le repas, il allait
prendre l'air aux Champs-Élysées, avec la famille Duplay. On se rendait,
de préférence, du côté du jardin Marboeuf[427]. Robespierre marchait en
avant, ayant au bras la fille aînée de son hôte, Éléonore, sa fiancée,
et, pour un moment, dans cet avant-goût du bonheur domestique, il
oubliait les tourments et les agitations de la vie politique. Derrière
eux venaient le père, dont la belle tête commandait le respect, et la
mère toute fière et heureuse de voir sa fille au bras de celui qu'elle
aimait comme le meilleur et le plus tendre des fils.

[Note 427: Manuscrit de Mme Lebas.]

Dès qu'on était rentré, Maximilien reprenait son travail quand il ne se
rendait pas à la séance des Jacobins, où il n'alla pas du 3 au 8. Ce fut
vraisemblablement dans cet intervalle qu'il composa son discours dont le
manuscrit, que j'ai sous les yeux, porte les traces d'une composition
rapide et pressée. Robespierre se retrouve tout entier, avec son
système, ses aspirations, sa politique en un mot, dans cette volumineuse
harangue, qu'il a si justement appelée lui-même son testament de mort.

Ce n'est point, tant s'en faut, comme on l'a dit, une composition
laborieusement conçue, et péniblement travaillée; on y sent, au
contraire, tout l'abandon d'une inspiration soudaine. Ce discours est
fait d'indignation. C'est la révolte d'une âme honnête et pure contre le
crime. Les sentiments divers dont le coeur de l'auteur était rempli se
sont précipités à flots pressés sous sa plume; cela se voit aux ratures,
aux transpositions, au désordre même qui existe d'un bout à l'autre du
manuscrit[428]. Nul doute que Robespierre n'ait été content de son
discours, et n'y ait compté comme sur une arme infaillible. La veille du
jour où il s'était proposé de le prononcer devant la Convention
nationale, il sortit avec son secrétaire, Simon Duplay, le soldat de
Valmy, celui qu'on appelait Duplay, à la jambe de bois, et il dirigea
ses pas du côté du promenoir de Chaillot tout en haut des
Champs-Élysées. Il se montra gai, enjoué jusqu'à poursuivre les
hannetons fort abondants cette année[429].

[Note 428: Ce discours, a écrit Charles Nodier, «est surtout
vraiment monumental, vraiment digne de l'histoire, en ce point qu'il
révèle d'une manière éclatante les projets d'amnistie et les théories
libérales et humaines qui devaient faire la base du gouvernement, sous
l'influence modératrice de Robespierre, si la Terreur n'avoit triomphé
le 9 thermidor». (_Souvenirs de la Révolution_, t. I. p. 292, édit.
Charpentier).]

[Note 429: Renseignements fournis par M. le docteur Duplay, fils de
Duplay à la jambe de bois et père de l'éminent professeur de clinique
chirurgicale.

J'ai sous les yeux l'interrogatoire qu'au lendemain de Thermidor, on fit
subir à Simon Duplay, qui avait servi de secrétaire à Robespierre. Le
lecteur ne sera peut-être pas fâché de connaître ce curieux document,
dont nous devons la communication à notre cher et vieil ami Jules
Claretie.

INTERROGATOIRE DE SIMON DUPLAY

Demeurant à Paris, rue Honoré, section des Piques, n° 366, chez son
oncle, Maurice Duplay.

D. N'est-ce pas chez ton oncle que logeaient les Robespierre?

R. Oui, mais Robespierre jeune en est sorti après son retour de l'armée
d'Italie pour aller loger rue Florentin.

D. N'as-tu pas connaissance que le 8 thermidor ou quelques jours
auparavant plusieurs membres du comité de Salut public dinèrent chez
Robespierre aîné?

R. Non. Excepté Barère qui y dîna dix, douze ou quinze jours auparavant
sans préciser le jour.

D. N'as-tu pas connaissance que Saint-Just et Le Bas y dînèrent à la
même époque?

R. Non.

D. Dans le dîner où s'est trouvé Barère, ne l'as-tu pas entendu proposer
à Robespierre de se raccommoder avec les membres de la Convention et des
Comités, qui paraissaient lui être opposés?

R. Non. Je crois même que le dîner dont il s'agit précéda la division
qui, depuis, a éclaté au Comité.

D. Ne sais-tu pas que Robespierre, indépendamment de la police générale
de la République, dont il s'était chargé, voulait encore diriger les
armées, et que c'est de là qu'est née la division dont il s'agit?

R. Non. Je crois même que Robespierre n'entendait rien à l'art
militaire.

D. Ne l'as-tu pas entendu différentes fois, le même Robespierre,
déclamer contre les victoires des armées de la République, les tourner
en ridicule, et dire, dans d'autres moments, que le sacrifice de 6,000
hommes n'était rien quand il s'agissait d'un principe?

R. Non. Je l'ai vu, au contraire, différentes fois, se réjouir de nos
victoires, et je ne l'ai jamais entendu tenir ce dernier propos. Simon
Duplay nie que Robespierre ait fait enlever des cartons à la police, que
Robespierre reçût des Anglais, des étrangers. Parfois des étrangers qui,
obligés de sortir de Paris, réclamaient l'exception.

Il n'a vu ni Fleuriot, ni Hanriot, venir chez Robespierre.

(_Archives_ W, 79.)]

Néanmoins, par instant, un nuage semblait voiler sa physionomie, et il
se sentait pris de je ne sais quelle vague inquiétude, de cette
inquiétude qu'on ne peut s'empêcher de ressentir la veille d'une
bataille.

En rentrant dans la maison de son hôte, il trouva le citoyen Taschereau,
dont nous avons déjà eu occasion de parler, et il lui fit part de son
dessein de prendre la parole le lendemain à l'Assemblée.--«Prenez
garde», lui dit Taschereau, «vos ennemis ont beaucoup intrigué, beaucoup
calomnié».--«C'est égal», reprit Maximilien, «je n'en remplirai pas
moins mon devoir».




III


Depuis longtemps Robespierre n'avait point paru à la tribune de la
Convention, et son silence prolongé n'avait pas été sans causer quelque
étonnement à une foule de patriotes. Le bruit s'étant répandu qu'il
allait enfin parler, il y eut à la séance un concours inusité de monde.
Il n'était pas difficile de prévoir qu'on était à la veille de grands
événements, et chacun, ami ou ennemi, attendait avec impatience le
résultat de la lutte.

Rien d'imposant comme le début du discours dont nous avons mis déjà
quelques extraits sous les yeux de nos lecteurs, et que nous allons
analyser aussi complètement que possible. «Que d'autres vous tracent des
tableaux flatteurs; je viens vous dire des vérités utiles. Je ne viens
point réaliser des terreurs ridicules, répandues par la perfidie; mais
je veux étouffer, s'il est possible, les flambeaux de la discorde par la
seule force de la vérité. _Je vais dévoiler des abus qui tendent à la
ruine de la patrie et que votre probité seule peut réprimer_[430]. Je
vais défendre devant vous votre autorité outragée et la liberté violée.
_Si je vous dis aussi quelque chose des persécutions dont je suis
l'objet, vous ne m'en ferez point un crime; vous n'avez rien de commun
avec les tyrans que vous combattez_. Les cris de l'innocence outragée
n'importunent point vos oreilles, et vous n'ignorez pas que cette cause
ne vous est point étrangère.»

[Note 430: Nous prévenons le lecteur que nous analysons ce discours
d'après le manuscrit de Robespierre, manuscrit dans la possession
duquel, quelque temps après le 9 thermidor, la famille Duplay parvint à
rentrer. Les passages que nous mettons en italique ont été supprimés ou
[illisible] dans l'édition donnée par la commission thermidorienne.]

Après avoir établi, en fait, la supériorité de la Révolution française
sur toutes les autres révolutions, parce que seule elle s'était fondée
sur la théorie des droits de l'humanité et les principes de la justice,
après avoir montré comment la République s'était glissée pour ainsi dire
entre toutes les factions, il traça rapidement l'historique de toutes
les conjurations dirigées contre elle et des difficultés avec
lesquelles, dès sa naissance, elle s'était trouvée aux prises. Il
dépeignit vivement les dangers auxquels elle était exposée quand, la
puissance des tyrans l'emportant sur la force de la vérité, il n'y avait
plus de légitime que la perfidie et de criminel que la vertu. Alors les
bons citoyens étaient condamnés au silence et les scélérats dominaient.
«Ici, ajoutait-il, j'ai besoin d'épancher mon coeur, vous avez besoin
aussi d'entendre la vérité. Ne croyez pas que je vienne intenter aucune
accusation; un soin plus pressant m'occupe et je ne me charge pas des
devoirs d'autrui; il est tant de dangers imminents que cet objet n'a
plus qu'une importance secondaire.»

Arrêtant un instant sa pensée sur le système de terreur et de calomnies
mis en pratique depuis quelque temps, il demandait à qui les membres du
gouvernement devaient être redoutables, des tyrans et des fripons, ou
des gens de bien et des patriotes. Les patriotes! ne les avait-il pas
constamment défendus et arrachés aux mains des intrigants hypocrites qui
les opprimaient encore et cherchaient à prolonger leurs malheurs en
trompant tout le monde par d'inextricables impostures? Étaient-ce
Danton, Chabot, Ronsin, Hébert, qu'on prétendait venger? Mais il fallait
alors accuser la Convention tout entière, la justice qui les avait
frappés, le peuple qui avait applaudi à leur chute. Par le fait de qui
gémissaient encore aujourd'hui dans les cachots tant de citoyens
innocents ou inoffensifs? Qui accuser, sinon les ennemis de la liberté
et la coupable persévérance des tyrans ligués contre la République?
Puis, dans un passage que nous avons cité plus haut, Robespierre
reprochait à ses adversaires, à ses persécuteurs, d'avoir porté la
terreur dans toutes les conditions, déclaré la guerre aux citoyens
paisibles, érigé en crime des préjugés incurables ou des choses
indifférentes, d'avoir, recherchant des opinions anciennes, promené le
glaive sur une partie de la Convention et demandé dans les sociétés
populaires les têtes de cinq cents représentants du peuple. Il rappelait
alors, avec une légitime fierté, que c'était lui qui avait arraché ces
députés à la fureur des monstres qu'il avait accusés. «Aurait-on oublié
que nous nous sommes jeté entre eux et leurs perfides adversaires?» Ceux
qu'il avait sauvés ne l'avaient pas oublié encore, mais depuis!

Et pourtant un des grands arguments employés contre lui par la faction
acharnée à sa perte était son opposition à la proscription d'une grande
partie de la Convention nationale. «Ah! certes», s'écriait-il,
«lorsqu'au risque de blesser l'opinion publique, ne consultant que les
intérêts sacrés de la patrie, j'arrachais seul à une décision précipitée
ceux dont les opinions m'auraient conduit à l'échafaud si elles avaient
triomphé; quand, dans d'autres occasions, je m'exposais à toutes les
fureurs d'une faction hypocrite pour réclamer les principes de la
stricte équité envers ceux qui m'avaient jugé avec plus de
précipitation, j'étais loin sans doute de penser que l'on dût me tenir
compte d'une pareille conduite; j'aurais trop mal présumé d'un pays où
elle aurait été remarquée et où l'on aurait donné des noms pompeux aux
devoirs les plus indispensables de la probité; mais j'étais encore plus
loin de penser qu'un jour on m'accuserait d'être le bourreau de ceux
envers qui je les ai remplis, et l'ennemi de la Représentation
nationale, que j'avais servie avec dévouement. Je m'attendais bien moins
encore qu'on m'accuserait à la fois de vouloir la défendre et de vouloir
l'égorger.»

N'avait on pas été jusqu'à l'accuser auprès de ceux qu'il avait
soustraits à l'échafaud d'être l'auteur de leur persécution! Il avait
d'ailleurs très bien su démêler les trames de ses ennemis. D'abord on
s'était attaqué à la Convention tout entière, puis au comité de Salut
public, mais on avait échoué dans cette double entreprise, et à présent
on s'efforçait d'accabler un seul homme. Et c'étaient des représentants
du peuple, se disant républicains, qui travaillaient à exécuter l'arrêt
de mort prononcé par les tyrans contre les plus fermes amis de la
liberté! Les projets de dictature imputés d'abord à l'Assemblée entière,
puis au comité de Salut public, avaient été tout à coup transportés sur
la tête d'un seul de ses membres. D'autres s'apercevraient du côté
ridicule de ces inculpations, lui n'en voyait que l'atrocité. «Vous
rendrez au moins compte à l'opinion publique de votre affreuse
persévérance à poursuivre le projet d'égorger tous les amis de la
patrie, monstres qui cherchez à me ravir l'estime de la Convention
nationale, le prix le plus glorieux des travaux d'un mortel, que je n'ai
ni usurpé ni surpris, mais que j'ai été forcé de conquérir. Paraître un
objet de terreur aux yeux de ce qu'on révère et de ce qu'on aime, c'est
pour un homme sensible et probe le plus affreux des supplices; le lui
faire subir, c'est le plus grand des forfaits»[431]!

[Note 431: On trouve dans les Mémoires de Charlotte Robespierre
quelques vers qui semblent être la paraphrase de cette idée.

  Le seul tourment du juste à son heure dernière,
  Et le seul dont alors je serai déchiré,
  C'est de voir en mourant la pâle et sombre envie
  Distiller sur mon nom l'opprobre et l'infamie,
  De mourir pour le peuple et d'en être abhorré.

Charlotte attribue ces vers à son frère. (Voy. ses Mémoires, p. 121.) Je
serais fort tenté de croire qu'ils sont apocryphes.]

Après avoir montré les arrestations injustes prodiguées par des agents
impurs, le désespoir jeté dans une multitude de familles attachées à la
Révolution, les prêtres et les nobles épouvantés par des motions
concertées, les représentants du peuple effrayés par des listes de
proscription imaginaires, il protestait de son respect absolu pour la
Représentation nationale. En s'expliquant avec franchise sur
quelques-uns de ses collègues, il avait cru remplir un devoir, voilà
tout. Alors tombèrent de sa bouche des paroles difficiles à réfuter et
que l'homme de coeur ne relira jamais sans être profondément touché:

«Quant à la Convention nationale, mon premier devoir comme mon premier
penchant est un respect sans bornes pour elle. Sans vouloir absoudre le
crime, sans vouloir justifier en elles-mêmes les erreurs funestes de
plusieurs, sans vouloir ternir la gloire des défenseurs énergiques de la
liberté ... je dis que tous les représentants du peuple dont le coeur
est pur doivent reprendre la confiance et la dignité qui leur convient.
Je ne connais que deux partis, celui des bons et celui des mauvais
citoyens; le patriotisme n'est point une affaire de parti, mais une
affaire de coeur; il ne consiste ni dans l'insolence ni dans une fougue
passagère qui ne respecte ni les principes, ni le bon sens, ni la
morale.... Le coeur flétri par l'expérience de tant de trahisons, je
crois à la nécessité d'appeler surtout la probité et tous les sentiments
généreux au secours de la République. Je sens que partout où l'on
rencontre un homme de bien, en quelque lieu qu'il soit assis, il faut
lui tendre la main et le serrer contre son coeur. Je crois à des
circonstances fatales dans la Révolution, qui n'ont rien de commun avec
les desseins criminels; je crois à la détestable influence de l'intrigue
et surtout à la puissance sinistre de la calomnie. Je vois le monde
peuplé de dupes et de fripons; mais le nombre des fripons est le plus
petit; ce sont eux qu'il faut punir des crimes et des malheurs du
monde....»

C'était au bon sens et à la justice, ajoutait-il, si nécessaires dans
les affaires humaines, de séparer soigneusement l'erreur du crime.
Revenant ensuite sur cette accusation de dictature si traîtreusement
propagée par les conjurés: «Stupides calomniateurs»! leur disait-il,
«vous êtes-vous aperçus que vos ridicules déclamations ne sont pas une
injure faite à un individu, mais à une nation invincible qui dompte et
qui punit les rois?... Pour moi, ajoutait-il en s'adressant à tous ses
collègues, «j'aurais une répugnance extrême à me défendre
personnellement devant vous contre la plus lâche des tyrannies, si vous
n'étiez pas convaincus que vous êtes les véritables objets des attaques
de tous les ennemis de la République. Eh! que suis-je pour mériter leurs
persécutions, si elles n'entraient dans le système général de
conspiration contre la Convention nationale? N'avez-vous pas remarqué
que, pour vous isoler de la nation, ils ont publié à la face de
l'univers que vous étiez des dictateurs régnant par la Terreur et
désavoués par le voeu tacite des Français? N'ont-ils pas appelé nos
armées des _hordes conventionnelles_, la Révolution française le
_jacobinisme_? Et lorsqu'ils affectent de donner à un faible
individu, en butte aux outrages de toutes les factions, une importance
gigantesque et ridicule, quel peut être leur but, si ce n'est de vous
diviser, de vous avilir, en niant votre existence même!...»

Puis venaient l'admirable morceau sur la dictature cité plus haut, et
cette objurgation à ses calomniateurs, trop peu connue et d'une si
poignante vérité: «Ils m'appellent tyran! Si je l'étais, ils ramperaient
à mes pieds, je les gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de
commettre tous les crimes, et ils seraient reconnaissants. Si je
l'étais, les rois que nous avons vaincus, loin de me dénoncer (quel
tendre intérêt ils prennent à notre liberté!), me prêteraient leur
coupable appui, je transigerais avec eux. Dans leur détresse
qu'attendent-ils, si ce n'est le secours d'une faction protégée par eux?
On arrive à la tyrannie par le secours des fripons. Où courent ceux qui
les combattent? Au tombeau et à l'immortalité.... Qui suis-je, moi qu'on
accuse? Un esclave de la liberté, un martyr vivant de la République, la
victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons m'outragent; les
actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la part des
autres, sont des crimes pour moi.... Otez-moi ma conscience, je suis le
plus malheureux de tous les hommes!...» Il était certainement aussi
habile que conforme, du reste, à la vérité, de la part de Robespierre,
de rattacher sa situation personnelle à celle de la Convention et de
prouver comment les attaques dont il était l'objet retombaient, en
définitive, de tout leur poids sur l'Assemblée entière; mais il ne
montra pas toujours la même habileté, et nous allons voir tout à l'heure
comment il apporta lui-même à ses ennemis un concours inattendu.

«Eh quoi!» disait-il encore, «on assimile à la tyrannie l'influence
toute morale des plus vieux athlètes de la Révolution! Voulait-on que la
vérité fût sans force dans la bouche des représentants du peuple? Sans
doute elle avait des accents tantôt terribles, tantôt touchants, elle
avait ses colères, son despotisme même, mais il fallait s'en prendre au
peuple, qui la sentait et qui l'aimait».

Combien vraie cette pensée! Ce qu'on poursuivait surtout en Robespierre,
c'était sa franchise austère, son patriotisme, son éclatante popularité.
Il signala de nouveau, comme les véritables alliés des tyrans, et ceux
qui prêchaient une modération perfide, et ceux qui prêchaient
l'exagération révolutionnaire, ceux qui voulaient détruire la Convention
par leurs intrigues ou leur violence et ceux qui attentaient à sa
justice par la séduction et par la perfidie. Etait-ce en combattant pour
la sûreté matérielle de l'Assemblée, en défendant sa gloire, ses
principes, la morale éternelle, qu'on marchait au despotisme?
Qu'avait-il fait autre chose jusqu'à ce jour?

Expliquant le mécanisme des institutions révolutionnaires, il se
plaignit énergiquement des excès commis par certains hommes pour les
rendre odieuses. On tourmentait les citoyens nuls et paisibles; on
plongeait chaque jour les patriotes dans les cachots. «Est-ce là»,
s'écria-t-il, «le gouvernement révolutionnaire que nous avons institué
et défendu»? Ce gouvernement, c'était la foudre lancée par la main de la
liberté contre le crime, nullement le despotisme des fripons,
l'indépendance du crime, le mépris de toutes les lois divines et
humaines. Il était donc loin de la pensée de Robespierre, contrairement
à l'opinion de quelques écrivains, de vouloir détruire un gouvernement
indispensable, selon lui, à l'affermissement de la République.
Seulement, ce gouvernement devait être l'expression même de la justice,
sinon, ajoutait-il, s'il tombait dans des mains perfides, il deviendrait
l'instrument de la contre-révolution. C'est bien ce que l'on verra se
réaliser après Thermidor.

Maximilien attribuait principalement à des agents subalternes les actes
d'oppression dénoncés par lui. Quant aux comités, au sein desquels il
apercevait des hommes «dont il était impossible de ne pas chérir et
respecter les vertus civiques», il espérait bien les voir combattre
eux-mêmes des abus commis à leur insu peut-être et dus à la perversité
de quelques fonctionnaires inférieurs. Ecoutez maintenant l'opinion de
Robespierre sur l'emploi d'une certaine catégorie d'individus dans les
choses de la police: «En vain une funeste politique prétendrait-elle
environner les agents dont je parle d'un prestige superstitieux: je ne
sais pas respecter les fripons; j'adopte bien moins encore cette maxime
royale, qu'il est utile de les employer. Les armes de la liberté ne
doivent être touchées que par des mains pures. Epurons la surveillance
nationale, au lieu d'empailler les vices. La vérité n'est un écueil que
pour les gouvernements corrompus; elle est l'appui du nôtre.» Ne sont-ce
point là des maximes dont tout gouvernement qui se respecte devrait
faire son profit?

L'orateur racontait ensuite les manoeuvres criminelles employées par ses
ennemis pour le perdre. Nous avons cité ailleurs le passage si frappant
où il rend compte lui-même, avec une précision étonnante, des
stratagèmes à l'aide desquels on essayait de le faire passer pour
l'auteur principal de toutes les sévérités de la Révolution et de tous
les abus qu'il ne cessait de combattre. Déjà les papiers allemands et
anglais annonçaient son arrestation, car de jour en jour ils étaient
avertis que «cet orage de haines, de vengeances, de terreur,
d'amours-propres irrités, allait enfin éclater».

On voit jusqu'où les conjurés étaient allés recruter des alliés.
Maximilien était instruit des visites faites par eux à certains membres
de la Convention, et il ne le cacha pas à l'Assemblée. Seulement il ne
voulut pas--et ce fut sa faute, son irréparable faute--nommer tout de
suite les auteurs des trames ténébreuses dont il se plaignait: «Je ne
puis me résoudre à déchirer entièrement le voile qui couvre ce profond
mystère d'iniquités».

Il assigna, pour point de départ à la conjuration ourdie contre lui, le
jour où, par son décret, relatif à la reconnaissance de l'Être suprême
et de l'immortalité de l'âme, la Convention avait raffermi les bases
ébranlées de la morale publique, frappé à la fois du même coup le
despotisme sacerdotal et les intolérants de l'athéisme, avancé d'un demi
siècle l'heure fatale des tyrans et rattaché à la cause de la Révolution
tous les coeurs purs et généreux. Ce jour-là, en effet, avait, comme le
dit très bien Robespierre, «laissé sur la France une impression profonde
de calme, de bonheur, de sagesse et de bonté». Mais ce fut précisément
ce qui irrita le plus les royalistes cachés sous le masque des
ultra-révolutionnaires, lesquels, unis à certains énergumènes plus ou
moins sincères et aux misérables qui, comme les Fouché, les Tallien, les
Rovère et quelques autres, ne cherchaient dans la Révolution qu'un moyen
de fortune, dirigèrent tous leurs coups contre le citoyen assez osé pour
déclarer la guerre aux hypocrites et tenter d'asseoir la liberté et
l'égalité sur les bases de la morale et de la justice.

Maximilien rappela les insultes dont il avait été l'objet de la part de
ces hommes le jour de la fête de l'Être suprême, l'affaire de Catherine
Théot, sous laquelle se cachait une véritable conspiration politique,
les violences inopinées contre le culte, les exactions et les pirateries
exercées sous les formes les plus indécentes, les persécutions
intolérables auxquelles la superstition servait de prétexte. Il rappela
la guerre suscitée à tout commerce licite sous prétexte
d'accaparement.--Il rappela surtout les incarcérations indistinctement
prodiguées. «Toute occasion de vexer un citoyen était saisie avec
avidité, et toute vexation était déguisée, selon l'usage, sous des
prétextes de bien public».

Ceux qui avaient mené à l'échafaud Danton, Fabre d'Églantine et Camille
Desmoulins, semblaient aujourd'hui vouloir être leurs vengeurs et
figuraient au nombre de ces conjurés impurs ligués pour perdre quelques
patriotes. «Les lâches»! s'écriait Robespierre, «ils voulaient donc me
faire descendre au tombeau avec ignominie! et je n'aurais laissé sur la
terre que la mémoire d'un tyran! Avec quelle perfidie ils abusaient de
ma bonne foi! Comme ils semblaient adopter les principes de tous les
bons citoyens! Comme leur feinte amitié était naïve et caressante! Tout
à coup leurs visages se sont couverts des plus sombres nuages; une joie
féroce brillait dans leurs yeux, c'était le moment où ils croyaient
leurs mesures bien prises pour m'accabler. Aujourd'hui ils me caressent
de nouveau; leur langage est plus affectueux que jamais. Il y a trois
jours ils étaient prêts à me dénoncer comme un Catilina; aujourd'hui ils
me prêtent les vertus de Caton.»--Allusion aux éloges que la veille lui
avait décernés Barère.

Comme nous avons eu soin de le dire déjà, la calomnie n'avait pas manqué
de le rendre responsable de toutes les opérations du comité de Sûreté
générale, en se fondant sur ce qu'il avait dirigé pendant quelque temps
le bureau de police du comité de Salut public. Sa courte gestion,
déclara-t-il sans rencontrer de contradicteurs, s'était bornée, comme on
l'a vu plus haut, à rendre une trentaine d'arrêtés soit pour mettre en
liberté des patriotes persécutés, soit pour s'assurer de quelques
ennemis de la Révolution; mais l'impuissance de faire le bien et
d'arrêter le mal l'avait bien vite déterminé à résigner ses fonctions,
et même à ne prendre plus qu'une part tout à fait indirecte aux choses
du gouvernement. «Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, voilà au moins six
semaines que ma dictature est expirée et que je n'ai aucune influence
sur le gouvernement; le patriotisme a-t-il été plus protégé, les
factions plus timides, la patrie plus heureuse? Je le souhaite. Mais
cette influence s'est bornée dans tous les temps à plaider la cause de
la patrie devant la Représentation nationale et au tribunal de la raison
publique....» A quoi avaient tendu tous ses efforts? à déraciner le
système de corruption et de désordre établi par les factions, et qu'il
regardait comme le grand obstacle à l'affermissement de la République.
Cela seul lui avait attiré pour ennemis toutes les mauvaises
consciences, tous les gens tarés, tous les intrigants et les ambitieux.

Un moment, sa raison et son coeur avaient été sur le point de douter de
cette République vertueuse dont il s'était tracé le plan. Puis, d'une
voix douloureusement émue, il dénonça le projet «médité dans les
ténèbres», par les monstres ligués contre lui de lui arracher avec la
vie le droit de défendre le peuple. «Oh! je la leur abandonnerai sans
regret: j'ai l'expérience du passé et je vois l'avenir. Quel ami de la
patrie peut vouloir survivre au moment où il n'est plus permis de la
servir et de défendre l'innocence opprimée? Pourquoi demeurer dans un
ordre de choses où l'intrigue triomphe éternellement de la vérité, où la
justice est un mensonge, où les plus viles passions, où les craintes les
plus ridicules occupent dans les coeurs la place des intérêts sacrés de
l'humanité? Comment supporter le supplice de voir cette horrible
succession de traîtres plus ou moins habiles à cacher leurs âmes
hideuses sous le voile de la vertu et même de l'amitié, mais qui tous
laisseront à la postérité l'embarras de décider lequel des ennemis de
mon pays fut le plus lâche et le plus atroce? En voyant la multitude des
vices que le torrent de la Révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus
civiques, j'ai craint, quelquefois, je l'avoue, d'être souillé aux yeux
de la postérité par le voisinage impur des hommes pervers qui
s'introduisaient parmi les sincères amis de l'humanité, et je
m'applaudis de voir la fureur des Verrès et des Catilina de mon pays
tracer une ligne profonde de démarcation entre eux et tous les gens de
bien. Je conçois qu'il est facile à la ligue des tyrans du monde
d'accabler un seul homme, mais je sais aussi quels sont les devoirs d'un
homme qui sait mourir en défendant la cause du genre humain. J'ai vu
dans l'histoire tous les défenseurs de la liberté accablés par la
calomnie; mais leurs oppresseurs sont morts aussi. Les bons et les
méchants disparaissent de la terre, mais à des conditions différentes.
Français, ne souffrez pas que nos ennemis osent abaisser vos âmes et
énerver vos vertus par leurs désolantes doctrines. Non, Chaumette, non,
Fouché[432], la mort n'est pas un sommeil éternel. Citoyens, effacez des
tombeaux cette maxime gravée par des mains sacrilèges qui jette un crêpe
funèbre sur la nature, qui décourage l'innocence opprimée et qui insulte
à la mort; gravez-y plutôt celle-ci: «_La mort est le commencement de
l'immortalité_».

[Note 432: Ces mots _Non, Fouché_, ne se trouvent point à cette
place dans l'édition imprimée par ordre de la Convention, où ce passage
a été reproduit deux fois avec quelques variantes.]

Certes, on peut nier l'existence de Dieu, et il est permis de ne pas
croire à l'immortalité de l'âme; mais il est impossible de ne pas
admirer sans réserve cette page magnifique du discours de Robespierre,
et l'on est bien forcé d'avouer que de tels accents ne seraient point
sortis de la bouche d'un homme lâche et pusillanime.

Les lâches et les pusillanimes connaissent l'art des ménagements;
Robespierre, lui, dans son austère franchise, ne savait ni flatter ni
dissimuler. «Ceux qui vous disent que la fondation de la République est
une entreprise si facile vous trompent....» Et il demanda où étaient les
institutions sages, le plan de régénération propres à justifier cet
ambitieux langage. Ne voulait-on pas proscrire ceux qui parlaient de
sagesse? Depuis longtemps il s'était plaint qu'on eût indistinctement
prodigué les persécutions, porté la terreur dans toutes les conditions,
et la veille seulement le Comité de Salut public, par la bouche de
Barère, avait promis que dans quatre jours les injustices seraient
réparées: «Pourquoi», s'écria-t-il, «ont-elles été commises impunément
depuis quatre mois»? C'était encore à l'adresse de Barère cette phrase
ironique: «On vous parle beaucoup de vos victoires, avec une légèreté
académique qui ferait croire qu'elles n'ont coûté à nos héros ni sang,
ni travaux»; et Barère en fut piqué jusqu'au sang. «Ce n'est ni par des
phrases de rhéteurs ni même par des exploits guerriers que nous
subjuguerons l'Europe», ajouta-t-il, «mais par la sagesse de nos lois,
par la majesté de nos délibérations et par la grandeur de nos
caractères».

Aux bureaux de la guerre il reprocha de ne pas savoir tourner les succès
de nos armes au profit de nos principes, de favoriser l'aristocratie
militaire, de persécuter les généraux patriotes.--On se rappelle
l'affaire du général Hoche.--Maintes fois déjà il avait manifesté ses
méfiances à l'égard des hommes de guerre, et la crainte de voir un jour
quelque général victorieux étrangler la liberté lui arracha ces paroles
prophétiques: «Au milieu de tant de passions ardentes et dans un si
vaste empire, les tyrans dont je vois les armées fugitives, mais non
enveloppées, mais non exterminées, se retirent pour vous laisser en
proie à vos dissensions intestines, qu'ils allument eux-mêmes, et à une
armée d'agents criminels que vous ne savez même pas apercevoir. LAISSEZ
FLOTTER UN MOMENT LES RÊNES DE LA RÉVOLUTION, VOUS VERREZ LE DESPOTISME
MILITAIRE S'EN EMPARER ET LE CHEF DES FACTIONS RENVERSER LA
REPRÉSENTATION NATIONALE AVILIE. Un siècle de guerre civile et de
calamités désolera notre patrie, et nous périrons pour n'avoir pas voulu
saisir un moment marqué dans l'histoire des hommes pour fonder la
liberté; nous livrons notre patrie à un siècle de calamités, et les
malédictions du peuple s'attacheront à notre mémoire, qui devait être
chère au genre humain. Nous n'aurons même pas le mérite d'avoir
entrepris de grandes choses par des motifs vertueux. On nous confondra
avec les indignes mandataires du peuple qui ont déshonoré la
Représentation nationale.... L'immortalité s'ouvrait devant nous, nous
périrons avec ignominie....»

Le 19 brumaire devait être une conséquence fatale et nécessaire du 9
Thermidor; Robespierre le prédit trop bien[433].

[Note 433: Le coup d'État connu sous le nom de 18 Brumaire, n'a eu
lieu en réalité que le 19.]

Il accusa aussi l'administration des finances, dont les projets lui
paraissaient de nature à désoler les citoyens peu fortunés et à
augmenter le nombre des mécontents; il se plaignit qu'on eût réduit au
désespoir les petits créanciers de l'État en employant la violence et la
ruse pour leur faire souscrire des engagements funestes à leurs
intérêts; qu'on favorisât les riches au détriment des pauvres, et qu'on
dépouillât le peuple des biens nationaux. Combien Robespierre était ici
dans le vrai! On commit une faute immense en vendant en bloc les biens
nationaux, au lieu de les diviser à l'infini, sauf à les faire payer par
annuités, comme l'eussent voulu Maximilien et Saint-Just. Aux anciens
propriétaires on en a substitué de nouveaux, plus avides et non moins
hostiles, pour la plupart, à la liberté, à l'égalité, à tous les
principes de la Révolution.

  Des grands seigneurs un peu modernes,
  Des princes un peu subalternes
  Ont aujourd'hui les vieux châteaux,

a dit Chénier. Ces grands seigneurs un peu modernes, ces princes un peu
subalternes ont figuré en grand nombre dans les rangs des Thermidoriens;
ils sont devenus, je le répète, les pires ennemis de la Révolution, qui,
hélas! a été trahie par tous ceux qu'elle a gorgés et repus.

En critiquant l'administration des finances, Robespierre nomma Ramel,
Mallarmé, Cambon, auxquels il attribua le mécontentement répandu dans
les masses par certaines mesures financières intempestives. Il était
loin, du reste, d'imputer tous les abus signalés par lui à la majorité
des membres des comités; cette majorité lui paraissait seulement
paralysée et trahie par des meneurs hypocrites et des traîtres dont le
but était d'exciter dans la Convention de violentes discussions et
d'accuser de despotisme ceux qu'ils savaient décidés à combattre avec
énergie leur ligue criminelle. Et ces oppresseurs du peuple dans toutes
les parties de la République poursuivaient tranquillement, comme s'ils
eussent été inviolables, le cours de leurs coupables entreprises!
N'avaient-ils pas fait ériger en loi que dénoncer un représentant
infidèle et corrompu, c'était conspirer contre l'Assemblée? Un opprimé
venait-il à élever la voix, ils répondaient à ses réclamations par de
nouveaux outrages et souvent par l'incarcération. «Cependant»,
continuait Maximilien, «les départements où ces crimes ont été commis
les ignorent-ils parce que nous les oublions, et les plaintes que nous
repoussons ne retentissent-elles pas avec plus de force dans les coeurs
comprimés des citoyens malheureux? Il est si facile et si doux d'être
juste! Pourquoi nous dévouer à l'opprobre des coupables en les tolérant?
Mais quoi! les abus tolérés n'iront-ils pas en croissant? Les coupables
impunis ne voleront-ils pas de crimes en crimes? Voulons-nous partager
tant d'infamies et nous vouer au sort affreux des oppresseurs du
peuple?» C'était là, à coup sûr, un langage bien propre à rasséréner les
coeurs, à rassurer les gens de bien; mais on comprend aussi de quel
effroi il dut frapper les quelques misérables qui, partout sur leur
passage, avaient semé la ruine et la désolation.

La péroraison de ce discours fut le digne couronnement d'une oeuvre
aussi imposante, aussi magistrale: «Peuple, souviens-toi que si dans la
République la justice ne règne pas avec un empire absolu, et si ce mot
ne signifie pas l'amour de l'égalité et de la patrie, la liberté n'est
qu'un vain mot. Peuple, toi que l'on craint, que l'on flatte et que l'on
méprise; toi, souverain reconnu qu'on traite toujours en esclave,
souviens-toi que partout où la justice ne règne pas, ce sont les
passions des magistrats, et que le peuple a changé de chaînes et non de
destinées.

«Souviens-toi qu'il existe dans ton sein une ligue de fripons qui lutte
contre la vertu publique, qui a plus d'influence que toi-même sur tes
propres affaires, qui te redoute et te flatte en masse, mais te proscrit
en détail dans la personne de tous les bons citoyens.

«Rappelle-toi que, loin de sacrifier cette poignée de fripons à ton
bonheur, tes ennemis veulent te sacrifier à cette poignée de fripons,
auteurs de tous nos maux et seuls obstacles à la prospérité publique.

«Sache que tout homme qui s'élèvera pour défendre ta cause et la morale
publique sera accablé d'avanies et proscrit par les fripons; sache que
tout ami de la liberté sera toujours placé entre un devoir et une
calomnie; que ceux qui ne pourront être accusés d'avoir trahi seront
accusés d'ambition; que l'influence de la probité et des principes sera
comparée à la force de la tyrannie et à la violence des factions; que ta
confiance et ton estime seront des titres de proscription pour tous tes
amis; que les cris du patriotisme opprimé seront appelés des cris de
sédition; et que, n'osant t'attaquer toi-même en masse, on te proscrira
en détail dans la personne de tous les bons citoyens, jusqu'à ce que les
ambitieux aient organisé leur tyrannie. Tel est l'empire des tyrans
armés contre nous; telle est l'influence de leur ligue avec tous les
hommes corrompus, toujours portés à les servir. Ainsi donc les scélérats
nous imposent la loi de trahir le peuple, à peine d'être appelés
dictateurs. Souscrirons-nous à cette loi? Non! Défendons le peuple au
risque d'en être estimés; qu'ils courent à l'échafaud par la route du
crime et nous par celle de la vertu.»

Guider l'action du gouvernement par des lois sages, punir sévèrement
tous ceux qui abuseraient des principes révolutionnaires pour vexer les
bons citoyens, tel était, selon lui, le but à atteindre. Dans sa pensée,
il existait une conspiration qui devait sa force à une coalition
criminelle cherchant à perdre les patriotes et la patrie, intriguant au
sein même de la Convention et ayant des complices dans le comité de
Sûreté générale et jusque dans le comité de Salut public. Rien n'était
plus vrai assurément. La conclusion de Robespierre fut que, pour
remédier au mal, il fallait punir les traîtres, renouveler les bureaux
du comité de Sûreté générale, épurer ce comité et le subordonner au
comité de Salut public, épuré lui-même, constituer l'autorité du
gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention, centre et juge de
tout, et écraser ainsi les factions du poids de l'autorité nationale
pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la
liberté. «Tels sont les principes», dit-il en terminant. «S'il est
impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai
que les principes sont proscrits et que la tyrannie règne parmi nous,
mais non que je doive me taire; car que peut-on objecter à un homme qui
a raison et qui sait mourir pour son pays....[434]»

[Note 434: Ce discours a été imprimé sur des brouillons trouvés chez
Robespierre, brouillons couverts de ratures et de renvois, ce qui
explique les répétitions qui s'y rencontrent. L'impression en fut votée,
sur la demande de Bréard, dans la séance du 30 thermidor (17 août 1794).
On s'expliquerait difficilement comment les Thermidoriens ont eu
l'imprudence d'ordonner l'impression des discours de Robespierre et de
Saint-Just, où leur atroce conduite est mise en pleine lumière et leur
système de terreur voué à la malédiction du monde, si l'on ne savait que
tout d'abord le grand grief qu'ils firent valoir contre les victimes du
9 Thermidor fut d'avoir voulu «arrêter le cours majestueux, terrible de
la Révolution». Ce discours de Robespierre a eu à l'époque deux éditions
in-8°, l'une de 44 pages de l'Imprimerie nationale, l'autre de 49 p. Il
a été reproduit dans ses _Oeuvres_ éditées par Laponneraye, t. III;
dans l'_Histoire parlementaire_, t. XXXIII, p. 406 à 409; dans le
_Choix de rapports, opinions et discours_, t. XIV, p. 266 à 309, et
dans les Mémoires de René Levasseur, t. III, p. 285 à 352.]

Il faut n'avoir jamais lu ce discours de Robespierre, digne couronnement
de tous ceux qu'il avait prononcés depuis cinq ans, et où ses vues, ses
tendances, sa politique, en un mot, se trouvent si nettement et si
fermement formulées, pour demander où il voulait aller, et quels
mystérieux desseins il couvait. Personne ne s'expliqua jamais plus
clairement. La Convention lui prouva tout d'abord qu'elle l'avait
parfaitement compris: Robespierre obtint un éclatant triomphe. Ce devait
être le dernier. Electrisée par le magnifique discours qu'elle venait
d'entendre, l'Assemblée éclata en applaudissements réitérés quand
l'orateur quitta la tribune. Les conjurés, éperdus, tremblants n'osèrent
troubler d'un mot ni d'un murmure ce concert d'enthousiasme[435].
Evidemment ils durent croire la partie perdue.

[Note 435: Ceci est constaté par tous les journaux qui rendirent
compte de la séance du 8, avant la chute de Robespierre. Voy. entre
autres le _Journal de la Montagne_ du 9 thermidor, où il est dit:
«Ce discours est fort applaudi.» Quant au _Moniteur_, comme il ne
publia son compte rendu de la séance du 8 thermidor que le lendemain de
la victoire des conjurés, ce n'est pas dans ses colonnes qu'il faut
chercher la vérité.]




IV


Pendant que les applaudissements retentissaient encore, Rovère, se
penchant à l'oreille de Lecointre, lui conseilla de monter à la tribune
et de donner lecture à l'Assemblée de ce fameux acte d'accusation
concerté dès le 5 prairial, avec huit de ses collègues, contre
Robespierre. C'est du moins ce qu'a depuis prétendu Lecointre[436]. Si
ce maniaque avait suivi le conseil de Rovère, la conspiration eût été
infailliblement écrasée, car, l'acte d'accusation incriminant au fond
tous les membres des comités sans exception, les uns et les autres se
fussent réunis contre l'ennemi commun, et Maximilien serait, sans aucun
doute, sorti victorieux de la lutte. Telle fut l'excuse, donnée plus
tard par Lecointre, de sa réserve dans cette séance du 8 thermidor[437].
Mais là ne fut point, suivant nous, le motif déterminant de sa prudence.
A l'enthousiasme de la Convention, il jugea tout à fait compromise la
cause des conjurés, et voulant se ménager les moyens de rentrer en grâce
auprès de celui dont, après coup, il se vanta d'avoir dressé l'acte
d'accusation plus de deux mois avant le 9 Thermidor, il rompit le
premier le silence ... pour réclamer l'impression du discours de
Robespierre[438].

[Note 436: _Les crimes des sept membres des anciens comités_ ou
_dénonciation formelle à la Convention nationale_, par Laurent
Lecointre, p. 79.]

[Note 437: _Ibid._]

[Note 438: Nous racontons cette séance du 8 thermidor d'après le
_Moniteur_, parce que c'est encore là qu'elle se trouve reproduite
avec le plus de détails; mais le compte rendu donné par ce journal étant
postérieur à la journée du 9, le lecteur ne doit pas perdre de vue que
notre récit est entièrement basé sur une version rédigée par les pires
ennemis de Maximilien.]

Bourdon (de l'Oise) s'éleva vivement contre la prise en considération de
cette motion. Ce discours, objecta-t-il, pouvait contenir des erreurs
comme des vérités, et il en demanda le renvoi à l'examen des deux
comités. Mais, répondit Barère, qui sentait le vent souffler du côté de
Maximilien, «dans un pays libre la lumière ne doit pas être mise sous le
boisseau». C'était à la Convention d'être juge elle-même, et il insista
pour l'impression. Vint ensuite Couthon. Demander le renvoi du discours
à l'examen des comités, c'était, selon ce tendre ami de Maximilien,
faire outrage à la Convention nationale, bien capable de sentir et de
juger par elle-même. Non seulement il fallait imprimer ce discours, mais
encore l'envoyer à toutes les communes de la République, afin que la
France entière sût qu'il était ici des hommes ayant le courage de dire
la vérité. Lui aussi, il dénonça les calomnies dirigées depuis quelque
temps contre les plus vieux serviteurs de la Révolution; il se fit
gloire d'avoir parlé contre quelques hommes immoraux indignes de siéger
dans la Convention, et il s'écria en terminant: «Si je croyais avoir
contribué à la perte d'un seul innocent, je m'immolerais moi-même de
douleur». Ce cri, sorti de la bouche d'un homme de bien, acheva
d'entraîner l'Assemblée. L'impression du discours, l'envoi à toutes les
communes furent décrétés d'enthousiasme. On put croire à un triomphe
définitif.

A ce moment le vieux Vadier parut à la tribune. D'un ton patelin, le
rusé compère commença par se plaindre d'avoir entendu Robespierre
traiter de farce ridicule l'affaire de Catherine Théot, dont lui Vadier,
on s'en souvient, avait été le rapporteur. Se sentant écouté, il prit
courage et s'efforça de justifier le comité de Sûreté générale des
inculpations dont il avait été l'objet. On l'avait accusé d'avoir
persécuté des patriotes, et sur les huit cents affaires déjà jugées par
les commissions populaires, de concert avec les deux comités, les
patriotes, prétendit Vadier, s'étaient trouvés dans la proportion d'un
sur quatre-vingts. Mais Robespierre ne s'était pas seulement plaint des
persécutions exercées contre les patriotes; il avait aussi reproché à
quelques-uns de ses collègues d'avoir porté la Terreur dans toutes les
conditions, érigé en crimes des erreurs ou des préjugés afin de trouver
partout des coupables, et voilà comment, sur un si grand nombre
d'accusés, les commissions populaires, de concert avec les comités, dont
s'était séparé Maximilien, avaient rencontré si peu d'innocents. Du
reste, il n'y eut de la part de Vadier nulle récrimination contre
Robespierre.

Cambon, qui prit ensuite la parole, se montra beaucoup plus agressif. Il
avait sur le coeur une accusation peut-être un peu légèrement tombée de
la bouche de Maximilien. «Avant d'être déshonoré, je parlerai à la
France», s'écria-t-il. Et il défendit avec une extrême vivacité ses
opérations financières, et surtout le dernier décret sur les rentes,
auquel on reprochait d'avoir jeté la désolation parmi les petits
rentiers, des nécessiteux, des vieillards pour la plupart[439].

[Note 439: M. Michelet, qui est bien forcé d'avouer avec nous que la
République a été engloutie dans le guet-apens de Thermidor, mais dont la
déplorable partialité contre Robespierre ne se dément pas jusqu'au
dénoûment, a travesti de la façon la plus ridicule et la plus odieuse ce
qu'il appelle le discours accusateur de Robespierre, à qui il ne peut
pardonner son attaque contre Cambon. (Voy. t. VII, liv. XXI, ch. III.)
Mais les opérations de Cambon ne parurent pas funestes à Robespierre
seulement, puisque après Thermidor elles furent, à diverses reprises,
l'objet des plus sérieuses critiques, et qu'à cause d'elles leur auteur
se trouva gravement inculpé. M. Michelet a-t-il oublié ce passage de la
Dénonciation de Lecointre: «Cambon disait à haute voix, en présence du
public et de notre collègue Garnier (de l'Aube): Voulez-vous faire face
à vos affaires? guillotinez. Voulez-vous payer les dépenses immenses de
vos quatorze armées? guillotinez. Voulez-vous payer les estropiés, les
mutilés, tous ceux qui sont en droit de vous demander? guillotinez.
Voulez-vous amortir les dettes incalculables que vous avez? guillotinez,
guillotinez, et puis guillotinez.» (P. 195.)--Assurément je n'attache
pas grande importance aux accusations de Lecointre; mais on voit que les
reproches de Maximilien à Cambon sont bien pâles à côté de ceux que le
grand financier de la Révolution eut à subir de la part des hommes
auxquels il eut le tort de s'allier. Avant de se montrer si injuste, si
passionné, si cruel, si ingrat envers Robespierre, M. Michelet aurait
bien dû se rappeler que son héros, Cambon, manifesta tout le reste de sa
vie l'amer regret d'avoir moralement coopéré au crime de Thermidor.]

Puis, prenant à partie Robespierre, il l'accusa de paralyser à lui tout
seul la volonté de la Convention nationale. Cette inculpation contre un
représentant qui, depuis six semaines, n'avait pas paru à la tribune de
l'Assemblée, était puérile; et Robespierre répondit avec raison qu'une
telle accusation lui paraisssit aussi inintelligible qu'extraordinaire.
Comment aurait-il été en son pouvoir de paralyser la volonté de la
Convention, et surtout en fait de finances, matière dont il ne s'était
jamais mêlé? Seulement, ajouta-t-il, «par des considérations générales
sur les principes, j'ai cru apercevoir que les idées de Cambon en
finances ne sont pas aussi favorables au succès de la Révolution qu'il
le pense. Voilà mon opinion; j'ai osé la dire; je ne crois pas que ce
soit un crime». Et tout en déclarant qu'il n'attaquait point les
intentions de Cambon, il persista à soutenir que le décret sur les
rentes avait eu pour résultat de désoler une foule de citoyens pauvres.

Quoi qu'il en soit, l'intervention de Cambon dans le débat modifia
singulièrement la face des choses. Les connaissances spéciales de ce
représentant, ses remarquables rapports sur les questions financières,
l'achèvement du grand-livre, dont la conception lui appartenait, lui
avaient attiré une juste considération et donné sur ses collègues une
certaine influence. Des applaudissements venaient même d'accueillir ses
paroles. C'était comme un encouragement aux conjurés. Ils sortirent de
leur abattement, et Billaud-Varenne s'élança impétueusement à la
tribune. A son avis, il était indispensable d'examiner très
scrupuleusement un discours dans lequel le comité était inculpé.--Ce
n'est pas le comité en masse que j'attaque, objecta Robespierre; et il
demanda à l'Assemblée la permission d'expliquer sa pensée. Alors un
grand nombre de membres se levant simultanément:

«Nous le demandons tous». Sentant la Convention ébranlée,
Billaud-Varenne reprit la parole. Mais au lieu de répondre aux nombreux
griefs dont Robespierre s'était fait l'écho, il balbutia quelques
explications; puis, s'enveloppant dans le manteau de Brutus, il s'écria
que Robespierre avait raison, qu'il fallait arracher le masque sur
quelque visage qu'il se trouvât: «S'il est vrai que nous ne jouissions
pas de la liberté des opinions, j'aime mieux que mon cadavre serve de
trône à un ambitieux que de devenir, par mon silence, le complice de ses
forfaits». Après cette superbe déclaration, il réclama le renvoi du
discours à l'examen des deux comités. C'était demander à la Convention
de se déjuger.

A Billaud-Varenne succéda Panis, un de ces représentants mous et indécis
à qui les conjurés avaient fait accroire qu'ils étaient sur la prétendue
liste de proscription dressée par Maximilien. Cet ancien membre du
comité de surveillance de la Commune de Paris somma tout d'abord Couthon
de s'expliquer sur les six membres qu'il poursuivait. Ensuite il raconta
qu'un homme l'avait abordé aux Jacobins et lui avait dit: «Vous êtes de
la première fournée ... votre tête est demandée; la liste a été faite
par Robespierre.» Après quoi il invita ce dernier à s'expliquer à son
égard et sur le compte de Fouché. Touchante sollicitude pour un
misérable! Quelques applaudissements ayant éclaté aux dernières paroles
de Panis: «Mon opinion est indépendante», répondit fièrement
Robespierre; «on ne retirera jamais de moi une rétractation qui n'est
pas dans mon coeur. En jetant mon bouclier, je me suis présenté à
découvert à mes ennemis; je n'ai flatté personne, je ne crains personne;
je n'ai calomnié personne».--«Et Fouché»? répéta Panis, comme Orgon eût
dit: Et Tartufe?--«Fouché! reprit Maximilien d'un ton méprisant, je ne
veux pas m'en occuper actuellement ... je n'écoute que mon devoir; je ne
veux ni l'appui ni l'amitié de personne, je ne cherche point à me faire
un parti; il n'est donc pas question de me demander que je blanchisse
tel ou tel. J'ai fait mon devoir, c'est aux autres de faire le leur».

Couthon expliqua comment, en demandant l'envoi du discours à toutes les
communes, il avait voulu que la Convention en fît juge la République
entière. Mais c'était là ce qu'à tout prix les conjurés tenaient à
empêcher. Ils savaient bien qu'entre eux et Robespierre l'opinion de la
France ne pouvait être un moment douteuse.

Bentabole et Charlier insistent pour le renvoi aux comités. «Quoi»!
s'écria Maximilien, «j'aurai eu le courage de venir déposer dans le sein
de la Convention des vérités que je crois nécessaires au salut de la
patrie, et l'on renverrait mon discours à l'examen des membres que
j'accuse»! On murmure à ces paroles. «Quand on se vante d'avoir le
courage de la vertu, il faut avoir celui de la vérité», riposte
Charlier; et les applaudissements de retentir.

L'apostrophe de Charlier indique suffisamment la faute capitale commise
ici par Robespierre. Ce n'était pas à lui, ont prétendu quelques
écrivains, de formuler son accusation; il n'avait qu'à indiquer aux
comités la faction qu'il combattait les abus et les excès dont elle
s'était rendue coupable, et il appartenait à ces comités de prendre
telles mesures qu'ils auraient jugées nécessaires. C'est là, à notre
avis, une grande erreur; et telle était aussi l'opinion de Saint-Just à
cet égard, puisqu'il a écrit dans son discours du 9 Thermidor: «Le
membre qui a parlé longtemps hier à cette tribune ne me paraît point
avoir assez nettement distingué ceux qu'il inculpait». Le mystère dont
Maximilien eut le tort d'envelopper son accusation servit
merveilleusement les conjurés. Grâce aux insinuations perfides répandues
par eux, un doute effroyable planait sur l'Assemblée. Plus d'un membre
se crut menacé, auquel il n'avait jamais songé. Quelle différence s'il
avait résolûment nommé les cinq ou six coquins dont le châtiment eût été
un hommage rendu à la morale et à la justice! L'immense majorité de la
Convention se fût ralliée à Robespierre; avec lui eussent définitivement
triomphé, je n'en doute pas, la liberté et la République. Au lieu de
cela, il persista dans ses réticences, et tout fut perdu.

Amar et Thirion insistèrent, à leur tour, pour le renvoi aux comités, en
faveur desquels étaient toutes les présomptions, suivant Thirion,
montagnard aveuglé qui, plus d'une fois, plus tard, dut regretter la
légèreté avec laquelle il agit en cette circonstance. Barère, sentant
chanceler la fortune de Robespierre, jugea prudent de prononcer quelques
paroles équivoques qui lui permissent, à un moment donné, de se tourner
contre lui. Enfin l'Assemblée, après avoir entendu Bréard en faveur des
comités, rapporta son décret et, par une ironie sanglante, renvoya le
discours de Robespierre à l'examen d'une partie de ceux-là mêmes contre
lesquels il était dirigé[440]. Ce n'était pas encore pour les conjurés
un triomphe définitif, mais leur audace s'en accrut dans des proportions
extrêmes; ils virent qu'il ne leur serait pas impossible d'entraîner
cette masse incertaine des députés du centre, dont quelques paroles de
Cambon avaient si subitement modifié les idées. Jamais, depuis,
l'illustre et sévère Cambon ne cessa de gémir sur l'influence fâcheuse
exercée par lui dans cette séance mémorable. Proscrit sous la
Restauration, après s'être tenu stoïquement à l'écart tant qu'avaient
duré les splendeurs du régime impérial, il disait alors: «Nous avons tué
la République au 9 Thermidor, en croyant ne tuer que Robespierre! Je
servis, à mon insu, les passions de quelques scélérats! Que n'ai-je
péri, ce jour-là avec eux! la liberté vivrait encore»[441]! Combien
d'autres pleurèrent en silence, avec la liberté perdue, la mémoire du
Juste sacrifié, et expièrent par d'éternels remords l'irréparable faute
de ne s'être point interposés entre les assassins et la victime!

[Note 440: Voyez, pour cette séance du 8 thermidor, le
_Moniteur_ du 11 (29 juillet 1794). Avons-nous besoin de dire que
le compte-rendu de cette feuille, fait après coup, eût été tout autre si
Robespierre l'avait emporté?]

[Note 441: Paroles rapportées à M. Laurent (de l'Ardèche) par un ami
de Cambon, (Voy. la _Réfutation de l'Histoire de France de l'abbé de
Montgaillard_, XIe lettre, p. 332.) J'ai connu un vieillard à qui
Cambon avait exprimé les mêmes sentiments.]




V


Il était environ cinq heures quand fut levée la séance de la Convention.
S'il faut en croire une tradition fort incertaine, Robespierre serait
allé, dans la soirée même, se promener aux Champs-Élysées avec sa
fiancée, qui, triste et rêveuse, flattait de sa main la tête de son
fidèle chien Brount. Comme Maximilien lui montrait combien le coucher du
soleil était empourpré: «Ah»! se serait écriée Eléonore, «c'est du beau
temps pour demain[442].». Mais c'est là de la pure légende. D'abord, les
moeurs étaient très-sévères dans cette patriarcale famille Duplay, et
Mme Duplay, si grande que fût sa confiance en Maximilien, n'eût pas
permis à sa fille de sortir seule avec lui[443]. En second lieu, comment
aurait-il été possible à Robespierre d'aller se promener aux
Champs-Élysées à la suite de cette orageuse séance du 8, et dans cette
soirée où sa destinée et celle de la République allaient être en jeu?

[Note 442: C'est M. Alphonse Esquiros qui raconte cette anecdote
dans son _Histoire des Montagnards_. Mais, trompé par ses
souvenirs, M. Esquiros a évidemment fait confusion ici. Nous avons sous
les yeux une lettre écrite par Mme Le Bas au rédacteur de l'ancienne
_Revue de Paris_, à propos d'un article dans lequel M. Esquiros
avait retracé la vie intime de Maximilien d'après une conversation avec
Mme Le Bas, lettre où la vénérable veuve du Conventionnel se plaint de
quelques inexactitudes commises par cet estimable et consciencieux
écrivain.]

[Note 443: Mme Le Bas ne dit mot, dans son manuscrit, de cette
prétendue promenade du 8, tandis qu'elle raconte complaisamment les
promenades habituelles de Maximilien aux Champs-Élysées avec toute la
famille Duplay.]

Ce qu'on sait, c'est qu'en rentrant chez son hôte il ne désespérait pas
encore; il montra même une sérénité qui n'était peut-être pas dans son
coeur, car il n'ignorait pas de quoi était capable la horde de fripons
et de coquins déchaînée contre lui. Toutefois, il comptait sur la
majorité de la Convention: «La masse de l'Assemblée m'entendra», dit-il.
Après dîner, il se hâta de se rendre aux Jacobins, où, comme on pense
bien, régnait une animation extraordinaire. La salle, les corridors même
étaient remplis de monde[444]. Quand parut Maximilien, des transports
d'enthousiasme éclatèrent de toutes parts; on se précipita vers lui pour
le choyer et le consoler. Cependant, cà et là, on pouvait apercevoir
quelques-uns de ses ennemis. Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois, qui
depuis longtemps n'avaient pas mis les pieds au club, étaient accourus,
fort inquiets de la tournure que prendraient les choses.

[Note 444: Réponse de J.N. Billaud à Laurent Lecointre; p. 36.]

Que se passa-t-il dans cette séance fameuse? Les journaux du temps n'en
ayant pas donné le compte rendu, nous n'en savons absolument que ce que
les vainqueurs ont bien voulu nous raconter, puisque ceux des amis de
Robespierre qui y ont joué un rôle ont été immolés avec lui. Quelques
récits plus ou moins travestis de certains orateurs à la tribune de la
Convention, et surtout la narration de Billaud dans sa réponse aux
imputations personnelles dont il fut l'objet après Thermidor, voilà les
seuls documents auxquels on puisse s'en rapporter pour avoir une idée
des scènes dramatiques dont la salle des Jacobins fut le théâtre dans la
soirée du 8 thermidor.

Dès le début de la séance, Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et
Robespierre demandèrent en même temps la parole. Elle fut accordée au
dernier, qu'on invita à donner lecture du discours prononcé par lui dans
la journée. S'il faut en croire Billaud, Maximilien commença en ces
termes: «Aux agitations de cette Assemblée, il est aisé de s'apercevoir
qu'elle n'ignore pas ce qui s'est passé ce matin dans la Convention. Les
factieux craignent d'être dévoilés en présence du peuple. Mais je les
remercie de s'être signalés d'une manière aussi prononcée et de m'avoir
mieux fait connaître mes ennemis et ceux de ma patrie». Après quoi, il
lut son discours qu'accueillirent un enthousiasme sans bornes et des
applaudissements prolongés. Quand il eut achevé sa lecture, il ajouta,
dit la tradition: «Ce discours que vous venez d'entendre est mon
testament de mort. Je l'ai vu aujourd'hui, la ligue des méchants est
tellement forte que je ne puis espérer de lui échapper. Je succombe sans
regret; je vous laisse ma mémoire; elle vous sera chère et vous la
défendrez.»

On prétend encore que, comme à ce moment ses amis s'élevaient avec
vivacité contre un tel découragement et s'écriaient en tumulte que
l'heure d'un nouveau 31 mai avait sonné, il aurait dit: «Eh bien!
séparez les méchants des hommes faibles; délivrez la Convention des
scélérats qui l'oppriment; rendez-lui le service qu'elle attend de vous
comme au 31 mai et au 2 juin». Mais cela est tout à fait inadmissible.
L'idée d'exercer une pression illégale sur la Représentation nationale
n'entra jamais dans son esprit. Nous avons montré combien étranger il
était resté aux manifestations populaires qui, au 31 mai et au 2 juin de
l'année précédente, avaient précipité la chute des Girondins, et l'on a
vu tout à l'heure avec quelle énergie et quelle indignation il s'était
élevé deux jours auparavant contre ceux qui parlaient de recourir à un
3l mai; bientôt on l'entendra infliger un démenti sanglant à
Collot-d'Herbois, quand celui-ci l'accusera implicitement d'avoir poussé
les esprits à la révolte. Si la moindre allusion à un nouveau 31 mai fût
sortie de sa bouche dans cette soirée du 8 thermidor, est-ce qu'on ne se
serait pas empressé le lendemain d'en faire un texte d'accusation contre
lui? Est-ce que la réponse de Billaud-Varenne, où il est rendu compte de
la séance des Jacobins, n'en aurait pas contenu mention?

Non, Robespierre, disons-le à son éternel honneur, ne songea pas un seul
instant à en appeler à la force. Dans l'état d'enthousiasme et
d'exaspération où la lecture de son discours avait porté l'immense
majorité des patriotes, il n'avait qu'un signal à donner, et c'en était
fait de ses ennemis; la Convention, épurée de [sic] par la volonté
populaire, se fût avec empressement ralliée à lui, et il n'eût pas
succombé le lendemain, victime de son respect pour le droit et pour la
légalité.

«_Custodiatur igitur mea vita reipublicae._ Protégez donc ma vie
pour la République», aurait-il pu dire avec Cicéron[445]; et cette
exclamation eût suffi, je n'en doute pas, pour remuer tout le peuple de
Paris. Il ne voulut pas la pousser. Mais que, cédant à un sentiment de
mélancolie bien naturel, il se soit écrié: «S'il faut succomber, eh
bien! mes amis, vous me verrez boire la ciguë avec calme», cela est
certain. Non moins authentique est le cri de David: «Si tu bois la
ciguë, je la boirai avec toi»! Et en prononçant ces paroles d'une voix
émue, le peintre immortel se jeta dans les bras de Maximilien et
l'embrassa comme un frère[446]. Le lendemain, il est vrai, on ne le vit
pas se ranger parmi les hommes héroïques qui demandèrent à partager le
sort du Juste immolé. Averti par Barère du résultat probable de la
journée[447], il s'abstint de paraître à la Convention. On l'entendit
même, dans un moment de déplorable faiblesse, renier son ami et
s'excuser d'une amitié qui l'honorait, en disant qu'il ne pouvait
concevoir jusqu'à quel point ce _malheureux_ l'avait trompé par ses
vertus hypocrites[448].

[Note 445: XIIe Philippique.]

[Note 446: Voyez à cet égard la déclaration de Goupilleau (de
Fontenay) dans la séance du 13 thermidor au soir (31 juillet 1794).
David nia avoir embrassé Robespierre; mais il avoua qu'il lui dit en
effet: «Si tu bois la ciguë, je la boirai avec toi.» (Voy. le
_Moniteur_ du 15 thermidor de l'an II [2 août 1794].)]

[Note 447: _Mémoire de Barère_.]

[Note 448: Séance du 12 thermidor (30 juillet 1794), _Moniteur_
du 15.]

L'artiste effrayé s'exprimait ainsi sous la menace de l'échafaud. Mais
ce ne fût là qu'une faiblesse momentanée, qu'une heure d'égarement et
d'oubli. Jamais le culte de Maximilien ne s'effaça de son coeur. Très
peu de temps après le 9 thermidor, David s'exprimait en ces termes
devant ses deux fils: «On vous dira que Robespierre était un scélérat;
on vous le peindra sous les couleurs les plus odieuses: n'en croyez
rien. Il viendra un jour où l'histoire lui rendra une éclatante
justice[449].» Plus tard, pendant son exil, se trouvant un soir au
théâtre de Bruxelles, il fut abordé par un Anglais qui lui demanda la
permission de lui serrer la main.

[Note 449: Biographie de David, dans le _Dictionnaire
encyclopédique_ de Philippe Le Bas.]

Le grand peintre se montra très flatté de cette marque d'admiration,
qu'il crut tout d'abord due à la notoriété dont il jouissait, à son
génie d'artiste; et, entre autres choses, il demanda à l'étranger s'il
aimait les arts.--L'Anglais lui répondit: «Ce n'est pas à cause de votre
talent que je désire vous serrer la main, mais bien parce que vous avez
été l'ami de Robespierre.--Ah! s'écria alors David, ce sera pour
celui-là comme pour Jésus-Christ, on lui élèvera des autels[450].»
Jusqu'à la fin de sa vie l'illustre artiste persista dans les mêmes
sentiments. Il revenait souvent sur ce sujet, comme s'il eût senti le
besoin de protester contre un moment d'erreur qu'il se reprochait, a dit
un de ses biographes. Peu de jours avant sa mort, l'aîné de ses fils,
Jules David, l'éminent helléniste, lui dit: «Eh bien! mon père, trente
ans sont écoulés depuis le 9 thermidor, et la mémoire de Robespierre est
toujours maudite.--Je vous le répète, répondit le peintre, c'était un
vertueux citoyen. Le jour de la justice n'est pas encore venu; mais,
soyez en certains, il viendra[451].» Est-il beaucoup d'hommes à qui de
semblables témoignages puissent être rendus?

[Note 450: David a souvent raconté lui-même cette anecdote à l'un de
ses élèves les plus aimés, M. de Lafontaine, mort au mois de décembre
1860, à l'âge de quatre-vingt-sept ans; elle m'a été transmise pur M.
Campardon, archiviste aux _Archives nationales_, et, si je ne me
trompe, proche parent de M. de Lafontaine.]

[Note 451: Biographie de David, _ubi suprà_.]

L'émotion ressentie par David aux Jacobins fut partagée par toute
l'assistance. Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois essayèrent en vain de
se faire entendre, on refusa de les écouter. Depuis longtemps ils ne
s'étaient guère montrés aux Jacobins; leur présence au club ce soir-là
parut étrange et suspecte. Conspués, poursuivis d'imprécations, ils se
virent contraints de se retirer, et dès ce moment ils ne songèrent plus
qu'à se venger[452].

[Note 452: Nous avons dit les regrets, les remords de
Billaud-Varenne d'avoir agi de colère. Quelques instants avant cette
scène, Collot-d'Herbois s'était, dit-on, jeté aux genoux de Robespierre
et l'avait conjuré de se réconcilier avec les comités. Mais c'est là une
assertion qui ne repose sur aucune donnée certaine.]

Le silence se rétablit un instant à la voix de Couthon, dont la parole
ardente et indignée causa une fermentation extraordinaire. Deux députés
soupçonnés d'appartenir à la conjuration, Dubarran et Duval, furent
ignominieusement chassés. Quelques hommes de tête et de coeur, l'agent
national Payan, Dumas, Prosper Sijas, Coffinhal, patriotes intègres, qui
lièrent volontairement leur destinée à celle de Maximilien, auraient
voulu profiter de l'enthousiasme général pour frapper un grand coup. Ils
pressèrent Robespierre d'agir, assure-t-on, de se porter sur les
comités; Robespierre demeura inflexible dans sa résolution de ne pas
enfreindre la légalité. Il lui suffisait, pensait-il, de l'appui moral
de la société pour résister victorieusement à ses ennemis. Dernière
illusion d'un coeur flétri pourtant déjà par la triste expérience de la
méchanceté des hommes.

Au lieu de s'entendre, de se concerter avec quelques amis pour la
journée du lendemain, il se retira tranquillement chez son hôte. On se
sépara aux cris de _Vive la République! Périssent les traîtres!_
Mais c'étaient là des cris impuissants. Il eût fallu, malgré
Robespierre, se déclarer résolument en permanence. Les Jacobins avaient
sur la Convention, divisée comme elle l'était, l'avantage d'une majorité
compacte et bien unie. Sans même avoir besoin de recourir à la force,
ils eussent, en demeurant en séance, exercé la plus favorable influence
sur une foule de membres de l'Assemblée indécis jusqu'au dernier moment;
les événements auraient pris une tout autre tournure, et la République
eût été sauvée.




VI


Tandis que Robespierre allait dormir son dernier sommeil, les conjurés,
peu rassurés, se répandirent de tous côtés et déployèrent l'énergie du
désespoir pour tourner contre Maximilien les esprits incertains,
hésitants, ceux à qui leur conscience troublée semblait défendre de
sacrifier l'intègre et austère tribun. De l'attitude de la droite
dépendait le sort de la journée du lendemain, et dans la séance du 8
elle avait paru d'abord toute disposée en faveur de Robespierre.

On vit alors, spectacle étrange! les Tallien, les Fouché, les Rovère,
les Bourdon (de l'Oise), les André Dumont, tous ces hommes dégouttants
de sang et de rapines, se jeter comme des suppliants aux genoux des
membres de cette partie de la Convention dont ils étaient haïs et
méprisés. Ils promirent de fermer l'ère de la Terreur, eux qui dans
leurs missions avaient commis mille excès, multiplié d'une si horrible
manière les actes d'oppression, et demandé mainte et mainte fois
l'arrestation de ceux dont ils sollicitaient aujourd'hui le concours. A
ces républicains équivoques, à ces royalistes déguisés, ils
s'efforcèrent de persuader que la protection qui leur avait été
jusqu'alors accordée par Maximilien n'était que passagère, que leur tour
arriverait; et naturellement ils mirent sur le compte de Robespierre les
exécutions qui s'étaient multipliées précisément depuis le jour où il
avait cessé d'exercer aucune influence sur les affaires du gouvernement.

A deux reprises différentes, les gens de la droite repoussèrent
dédaigneusement les avances intéressées de ces _bravi_ de
l'Assemblée; la troisième fois ils cédèrent[453]. La raison de ce
brusque changement s'explique à merveille. Avec Robespierre triomphant,
la Terreur pour la Terreur, cette Terreur dont il venait de signaler et
de flétrir si éloquemment les excès, prenait fin; mais les patriotes
étaient protégés, mais la justice sévère continuait d'avoir l'oeil sur
les ennemis du dedans et sur ceux du dehors, mais la Révolution n'était
pas détournée de son cours, mais la République s'affermissait sur
d'inébranlables bases. Au contraire, avec Robespierre vaincu, la Terreur
pouvait également cesser, se retourner même contre les patriotes, comme
cela arriva; mais la République était frappée au coeur, et la
contre-révolution certaine d'avance de sa prochaine victoire. Voilà ce
qu'à la dernière heure comprirent très-bien les Boissy-d'Anglas, les
Palasne-Champeaux, les Durand-Maillane, et tous ceux qu'effarouchaient
la rigueur et l'austérité des principes républicains[454]; et voilà
comment fut conclue l'alliance monstrueuse des réactionnaires et des
révolutionnaires dans le sens du crime.

[Note 453: Voyez l'_Histoire de la Convention_, par
Durand-Maillane, p. 199.]

[Note 454: Buonaroti a prétendu, d'après les révélations de
quelques-uns des proscripteurs de Robespierre, que les idées sociales
exprimées en diverses occasions par ce dernier n'avaient pas peu
contribué à grossir le nombre de ses ennemis. Voyez sa Notice sur
Maximilien Robespierre.]

Sur les exagérés de la Montagne la bande des conjurés agit par des
arguments tout opposés. On peignit Robespierre sous les couleurs d'un
modéré, on lui reprocha d'avoir protégé des royalistes, on rappela avec
quelle persistance il avait défendu les signataires de la protestation
contre le 31 mai, et cela eut un plein succès. Il n'y eut pas, a-t-on
dit avec raison, une conjuration unique contre Robespierre; la
contre-révolution y entra en se couvrant de tous les masques. C'était
son rôle; et, suivant une appréciation consciencieuse et bien vraie, les
ennemis personnels de Maximilien se rendirent les auxiliaires ou plutôt
les jouets de l'aristocratie et ne crurent pas payer trop cher la
défaite d'un seul homme par le deuil de leur pays[455].

[Note 455: _Choix de rapports, opinions et discours_, t. XIV,
p. 264. Paris, 1829.]

Pour cette nuit du 8 au 9 thermidor, comme pour la journée du 8, nous
sommes bien obligé de nous en tenir presque entièrement aux
renseignements fournis par les vainqueurs, la bouche ayant été à jamais
fermée aux vaincus. Rien de dramatique, du reste, comme la séance du
comité de Salut public dans cette nuit suprême.

Les membres présents, Carnot, Robert Lindet, Prieur (de la Côte-d'Or),
Barère, Saint-Just, travaillaient silencieusement. Saint-Just rédigeait
à la hâte son rapport pour le lendemain, «et ne témoignait ni
inquiétude, _ni repos_[456]», quand arrivèrent Billaud-Varenne,
Collot-d'Herbois et certains membres du comité de Sûreté générale. A la
vue de Collot-d'Herbois, dont les traits bouleversés accusaient le
trouble intérieur, Saint-Just lui demanda froidement ce qu'il y avait de
nouveau aux Jacobins. Sur quoi Collot-d'Herbois, hors de lui, l'aurait
traité de traître, de lâche, etc. Puis Élie Lacoste, se levant furieux,
se serait écrié que Robespierre, Couthon et Saint-Just étaient un
triumvirat de fripons machinant contre la patrie. Que venait faire ici
le sauvage rapporteur de l'affaire des _Chemises rouges_? Et
Barère, l'héroïque Barère, d'apostropher à son tour Robespierre, Couthon
et Saint-Just. A l'en croire, il les aurait appelés des pygmées
insolents. Maximilien, qui la veille encore jouissait, disait-il, d'une
réputation patriotique méritée par cinq années de travaux et par ses
principes imperturbables d'indépendance et de liberté, est devenu tout à
coup, du jour au lendemain, un scélérat; le second n'est qu'un éclopé;
le troisième un enfant. Robespierre et Couthon n'étaient pas là, notez
bien. Oh! le beau courage, la noble conduite, en admettant comme vraies
les assertions des membres des anciens comités,--que de se mettre à
trois, à quatre contre un _enfant_, à qui ils ont été obligés de
rendre cette justice qu'au milieu de leurs vociférations il était resté
calme et n'avait témoigné aucune inquiétude!

[Note 456: _Réponse des membres des deux anciens comités aux
imputations de Laurent Lecointre_, note 7, p. 105.]

Cet _enfant_, dont l'assurance et le sang froid annonçaient une
conscience pure, les glaçait d'épouvante.--«Tu prépares notre acte
d'accusation»? lui dit brusquement Collot-d'Herbois.--Saint-Just
pâlit-il à cette interrogation, comme l'ont prétendu ses meurtriers?
C'est assez peu probable, puisqu'il leur offrit de leur donner, séance
tenante, communication du discours qu'il préparait. Personne ne voulut y
jeter les yeux.

Saint-Just se remit à l'oeuvre en promettant à ses collègues, s'il faut
s'en rapporter à eux, de leur lire son discours le lendemain avant de le
prononcer devant la Convention. Quand il eut achevé son travail, il prit
part à la conversation, comme si de rien n'était, jouant, paraît-il,
l'étonnement de n'être pas dans la confidence des dangers dont il
entendait parler, et se plaignant de ce que tous les coeurs étaient
fermés. Ce fut alors qu'il ajouta qu'il ne concevait pas cette manière
prompte _d'improviser la foudre_ à chaque instant, et que, au nom
de la République, il conjura ses collègues de revenir à des idées et à
des mesures plus justes. Cet aveu, que nous avons déjà relaté, venant
des assassins de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon, est bien
précieux à recueillir[457]. Suivant Collot-d'Herbois et ses amis, il est
vrai, Saint-Just ne s'exprimait ainsi que pour les tenir en échec,
paralyser leurs mesures, et refroidir leur zèle; mais c'était si peu
cela, qu'à cinq heures du matin il sortit, les laissant complètement
maîtres du terrain.

[Note 457: _Réponse des membres des deux anciens comités, aux
imputations de Laurent Lecointre_, note 7, p. 107.]

Vers dix heures du matin, les comités de Sûreté générale et de Salut
public, je veux dire les membres appartenant à la conjuration, se
réunirent. Comme on délibérait sur la question de savoir si l'on ferait
arrêter le général de la garde nationale, entra Couthon, qui prit avec
chaleur la défense d'Hanriot. Une scène violente s'ensuivit entre lui et
Carnot. «Je savais bien que tu étais le plus méchant des hommes», dit-il
à Carnot.--«Et toi le plus traître», répondit celui-ci[458]. Que Carnot
ait agi méchamment dans cette journée du 9 thermidor, c'est ce que
malheureusement il est impossible de contester. Quant au reproche tombé
de sa bouche, c'est une de ces niaiseries calomnieuses, dont, hélas! les
Thermidoriens se sont montrés si prodigues à l'égard de leurs victimes.

[Note 458: _Ibid._, p. 108.]

Il était alors midi. En cet instant se présenta un huissier de la
Convention, porteur d'une lettre de Saint-Just ainsi conçue:
«L'injustice a fermé mon coeur, je vais l'ouvrir à la Convention[459].»
Si nous devons ajouter foi au dire des membres des anciens comités,
Couthon, s'emparant du billet, l'aurait déchiré, et Ruhl, un des membres
du comité de Sûreté générale, indigné, se serait écrié: «Allons
démasquer ces traîtres ou présenter nos têtes à la Convention»[460]! Ah!
pauvre jouet des Fouché et des Tallien, vieux et sincère patriote, tu
songeras douloureusement, mais trop tard, à cette heure d'aveuglement
fatal, quand, victime à ton tour de la réaction, tu échapperas par le
suicide à l'échafaud où toi-même tu contribuas à pousser les plus fermes
défenseurs de la République.

[Note 459: _Ibid._ note 7, page 108.]

[Note 460: _Réponse aux imputations de Laurent Lecointre_, note
7, p. 108.]




CHAPITRE SEPTIÈME


Un mot de Bourdon (de l'Oise).--Cause du succès de la faction.--Séance
du 9 thermidor.--Tallien à la tribune.--La parole ôtée à
Robespierre.--Rapport de Barère.--L'accusation de Billaud-Varenne.--Cri
de Garnier (de l'Aube).--Le montagnard Louchet.--Les décrets
d'arrestation et d'accusation.--Dévouements sublimes.--Les proscrits à
la barre.--Réunion de la Commune.--La dernière charrette.--L'arrestation
d'Hanriot.--Mesures prises par les comités.--Attitude des Jacobins.
--Mouvement des sections.--Conseil exécutif provisoire.--Délivrance des
députés détenus.--Robespierre à la Commune.--Il s'oppose à l'insurrection.
--Le décret de mise hors la loi.--Appel à la section des Piques.
--Proclamation conventionnelle.--Assassinat de Robespierre.--Mort de Le
Bas.--Longue agonie de Maximilien.--Le tribunal révolutionnaire à la
barre.--Exécution de Robespierre et de ses amis.--Moralité du 9
thermidor.--Conclusion.


I


Ce fut, sous tous les rapports, une triste et sombre journée que celle
du 9 thermidor an II, autrement dit 27 juillet 1794. Le temps, lourd,
nuageux, semblait présager les orages qui allaient éclater. On eût dit
qu'il se reflétait dans le coeur des membres de la Convention, tant au
début de la séance la plupart des physionomies étaient chargées
d'anxiété. Les conjurés seuls paraissaient tranquilles. Sûrs désormais
des gens de la droite, lesquels, malgré leur estime pour Maximilien,
s'étaient décidés à l'abandonner, sachant que, lui tombé, la République
ne tarderait pas à tomber aussi[461], ils s'étaient arrêtés à un moyen
sûr et commode, c'était de couper la parole à Robespierre, de
l'assassiner purement et simplement; et en effet, la séance du 9
Thermidor ne fut pas autre chose qu'un guet-apens et un assassinat. Peu
d'instants avant l'ouverture de la séance, Bourdon (de l'Oise) ayant
rencontré Durand-Maillane aux abords de la salle, lui prit la main en
disant: «Oh! les braves gens que les gens du côté droit[462].» Un moment
après on pouvait voir Durand-Maillane se promener avec Rovère dans la
salle de la Liberté[463]. Et c'était bien là le vrai type de la faction
thermidorienne: le brigandage et le meurtre alliés à la réaction et à
l'apostasie.

[Note 461: «La droite,» dit avec raison M. Michelet, «finit par
comprendre que si elle aidait la Montagne à ruiner ce qui, dans la
Montagne était la pierre de l'angle, l'édifice croulerait....» (T. VII,
p. 459). Voilà qui est bien assurément, et tout à fait conforme à la
vérité; mais par quelle inconséquence M. Michelet a-t-il pu écrire un
peu plus haut: «La droite pensait (aussi bien que l'Europe), qu'après
tout il était homme d'ordre, nullement ennemi des prêtres, donc un homme
de l'ancien régime». (P. 451). Comment Robespierre pouvait-il être à
fois l'homme de l'ancien régime et la pierre de l'angle de l'édifice
républicain? Il faudrait des volumes pour relever toutes les erreurs,
les inconséquences et les contradictions de M. Michelet.]

[Note 462: Mémoires de Durand-Maillane, p. 199.]

[Note 463: _Ibid._]

Au reste, jamais cette alliance impure et monstrueuse ne fût parvenue à
renverser Robespierre, si à cette époque du 9 Thermidor les membres les
plus probes et les plus patriotes de la Convention ne s'étaient pas
trouvés en mission auprès des armées, dans les départements et dans les
ports de mer où ils avaient été envoyés à la place de la plupart des
Thermidoriens, des Rovère, des Fouché, des Carrier, des Fréron, des
André Dumont et des Tallien. Le triomphe de la faction tint à l'absence
d'une cinquantaine de républicains irréprochables. Laporte et Reverchon
étaient à Lyon, Albite et Salicetti à Nice, Laignelot à Laval, Duquesnoy
à Arras, Duroy à Landau, René Levasseur à Sedan, Maure à Montargis,
Goujon, Soubrany, ces deux futures victimes de la réaction, dans le
Haut-Rhin et dans les Pyrénées-Orientales, Bô à Nantes, Maignet à
Marseille, Lejeune à Besançon, Alquier et Ingrand à Niort, Lecarpentier
à Port-Mâlo, Borie dans le Gard, Jean-Bon Saint-André et Prieur (de la
Marne), tous deux membres du comité de Salut public, sur les côtes de
l'Océan, etc. Si ces représentants intègres et tout dévoués à l'idée
républicaine se fussent trouvés à Paris, jamais une poignée de scélérats
ne seraient venus à bout d'abattre les plus fermes appuis de la
démocratie.

Au moment où Robespierre quitta, pour n'y plus rentrer, la maison de son
hôte, cette pauvre et chère maison où, depuis quatre ans, il avait vécu
avec la simplicité du sage, entouré d'amour et de respect, Duplay ne put
s'empêcher de lui parler avec beaucoup de sollicitude, et il l'engagea
vivement à prendre quelques précautions contre les dangers au-devant
desquels il courait. «La masse de la Convention est pure; rassure-toi;
je n'ai rien à craindre», répondit Maximilien[464]. Déplorable
confiance, qui le livra sans défense à ses ennemis! On s'attendait bien
dans Paris à un effroyable orage parlementaire, mais c'était tout; et il
y avait si peu d'entente entre Robespierre et ceux dont le concours lui
était assuré d'avance, que le général de la garde nationale, Hanriot,
s'en était allé tranquillement déjeuner au faubourg Saint-Antoine chez
un de ses parents.

[Note 464: Détail transmis à. MM. Buchez et Roux, par Buonaroti qui
le tenait de Duplay lui-même. (_Histoire parlementaire_, t. XXXIV,
p. 3).]




II


Comme d'habitude, la séance du 9 Thermidor commença par la lecture de la
correspondance. Cette lecture à peine achevée, Saint-Just, qui attendait
au bas de la tribune, demanda la parole. Collot-d'Herbois occupait le
fauteuil. Pour cette séance, nous devons prévenir le lecteur, ainsi que
nous l'avons fait pour les séances de la Convention et des Jacobins de
la veille, qu'il n'existe pas d'autres renseignements que ceux qu'il a
plu aux vainqueurs de fournir eux-mêmes. Comme les historiens qui nous
ont devancé, nous sommes réduit ici à écrire d'après des documents
longuement médités et arrangés pour les besoins de leur cause par les
Thermidoriens eux-mêmes[465].

[Note 465: Il y a deux versions, quasi officielles, de la séance du
9 thermidor, celle du _Moniteur_ et le projet de procès-verbal de
Charles Duval, imprimé par ordre de la Convention. Charles Duval était
de la conjuration. On peut juger par là si son procès-verbal est bien
digne de foi. Nous ne parlons pas de la version donnée par le _Journal
des Débats et des Décrets de la Convention_. C'est presque absolument
la même que celle du _Moniteur_.]

«Je ne suis d'aucune faction, je les combattrai toutes. Elles ne
s'éteindront jamais que par les institutions qui produiront les
garanties, qui poseront la borne de l'autorité, et feront ployer sans
retour l'orgueil humain sous le joug des libertés publiques». Ces
paroles ne sont assurément ni d'un triumvir ni d'un aspirant à la
dictature; c'était le début du discours de Saint-Just. Dès les premiers
mots, le jeune orateur fut interrompu par Tallien. Il fallait empêcher à
tout prix la lumière de se produire; car si Saint-Just avait pu aller
jusqu'au bout, nul doute que la Convention, éclairée et cédant à la
force de la vérité, n'eût écrasé la conjuration. En effet, de quoi se
plaignait Saint-Just? De ce que dans les quatre dernières décades,
c'est-à-dire durant l'époque où il avait été commis le plus d'actes
oppressifs et arbitraires, l'autorité du comité de Salut public avait
été en réalité exercée par quelques-uns de ses membres seulement; et ces
membres étaient Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois, Barère et Carnot.
Toute délibération du comité ne portant point la signature de six de ses
membres devait être, selon Saint-Just, considérée comme un acte de
tyrannie. Et c'était lui et ses amis que la calomnie accusait d'aspirer
à la dictature! La conclusion de son discours consistait dans le projet
de décret suivant: «La Convention nationale décrète que les institutions
qui seront incessamment rédigées présenteront les moyens que le
gouvernement, sans rien perdre de son ressort révolutionnaire, ne puisse
tendre à l'arbitraire, favoriser l'ambition et opprimer ou usurper la
Convention nationale[466].

[Note 466: Voyez, pour plus de détails sur le discours de
Saint-Just, notre _Histoire de Saint-Just_, t. II, liv. V, ch. VII,
édition Méline et Cans.]

En interrompant Saint-Just, Tallien eut l'impudence de dire que, comme
lui, il n'était d'aucune faction; on entendit ce misérable déclarer
qu'il n'appartenait qu'à lui-même et à la liberté, et il n'était que le
jouet de ses passions, auxquelles il avait indignement sacrifié et sa
dignité de représentant du peuple et les intérêts du pays. Il demanda
hypocritement que le voile fût tout à fait déchiré, à l'heure même où
ses complices et lui se disposaient à étrangler la vérité. La bande
accueillit ses paroles par une triple salve d'applaudissements. Mais ce
personnage méprisé de Robespierre, qui même avant l'ouverture de la
Convention nationale avait deviné ses bas instincts, n'était pas de
taille à entraîner l'Assemblée[467]. Billaud-Varenne l'interrompit
violemment à son tour, et s'élança à la tribune en demandant la parole
pour une motion d'ordre.

[Note 467: On sait ce qu'il advint de Tallien. Nous avons dit plus
haut comment, après avoir été l'un des coryphées de la réaction
thermidorienne, il suivit le général Bonaparte en Egypte, où il demeura
assez longtemps, chargé de l'administration des domaines. Tout le monde
connaît l'histoire de ses disgrâces conjugales. Sous la Restauration, il
obtint une pension de deux mille francs sur la cassette royale, qui, dit
avec raison un biographe de Tallien, devait bien ce secours à l'auteur
de la révolution du 9 Thermidor. Tallien était bien digne d'être célébré
par Courtois. (Voyez les louanges que lui a décernées ce député dans son
rapport sur les événements du 9 Thermidor (p. 39)).]

A ce moment, assure-t-on, Barère dit à son collègue: «N'attaque que
Robespierre, laisse là Couthon et Saint-Just»[468]; comme si attaquer le
premier, ce n'était pas en même temps attaquer les deux autres, comme si
ceux-ci n'étaient pas résolus d'avance à partager la destinée du grand
citoyen dont ils partageaient toutes les convictions. Egaré par la
colère, Billaud n'écoute rien. Il se plaint amèrement des menaces qui,
la veille au soir, avaient retenti contre certains représentants au club
des Jacobins, où, dit-il, on avait manifesté l'intention d'égorger la
Convention nationale. C'était un mensonge odieux, mais n'importe! il
fallait bien exaspérer l'Assemblée. Du doigt, il désigne sur le sommet
de la Montagne un citoyen qui s'était fait remarquer par sa véhémence au
sein de la société. «Arrêtez-le! arrêtez-le»! crie-t-on de toutes parts,
et le malheureux est poussé dehors au milieu des plus vifs
applaudissements.

[Note 468: Courtois, dans son second rapport (p. 39), donne en note
ce détail comme le tenant du représentant Espert, député de l'Ariége à
la Convention.]

A Saint-Just il reproche ... quoi? de n'avoir point soumis au comité le
discours dont ce député avait commencé la lecture, et il en revient à
son thème favori: le prétendu projet d'égorgement de la Convention. Le
Bas, indigné, veut répondre; on le rappelle à l'ordre! Il insiste, on le
menace de l'Abbaye[469]. Billaud reprend, et, durant dix minutes, se
perd en des divagations calomnieuses qui pèseront éternellement sur sa
mémoire. Il ose accuser Robespierre, la probité même, de s'être opposé à
l'arrestation d'un secrétaire du comité de Salut public accusé d'un vol
de 114,000 livres (_Mouvement d'indignation de la part de tous les
fripons de l'Assemblée_)[470]. Il l'accuse d'avoir protégé Hanriot,
dénoncé dans le temps par le tribunal révolutionnaire comme un complice
d'Hébert; d'avoir placé à la tête de la force armée des conspirateurs et
des nobles, le général La Valette, entre autres, dont Robespierre avait
pris la défense jadis, et qui, à sa recommandation, était entré dans
l'état-major de la garde nationale de Paris.

[Note 469: _Procès-verbal_ de Charles Duval, p. 5 et
_Moniteur_ du 11 thermidor (29 juillet 1794).]

[Note 470: _Moniteur_ du 11 thermidor (29 juillet 1794).]

Maximilien ne croyait pas qu'on dût proscrire les nobles par cela même
qu'ils étaient nobles, s'ils n'avaient, d'ailleurs, rien commis de
repréhensible contre les lois révolutionnaires! Quel crime! On tuera La
Valette comme noble et comme protégé de Robespierre. Maximilien,
prétendait Billaud, ne trouvait pas dans toute la Convention vingt
représentants dignes d'être investis de missions dans les départements.
Encore un moyen ingénieux de passionner l'Assemblée. Et la Convention de
frémir d'horreur! A droite, à gauche, au centre, l'hypocrisie commence
de prendre des proportions colossales. Si Robespierre s'était éloigné du
comité, c'était, au dire de son accusateur, parce qu'il y avait trouvé
de la résistance au moment où seul il avait voulu faire rendre le décret
du 22 prairial. Mensonge odieux habilement propagé. La loi de prairial,
nous l'avons surabondamment prouvé, eut l'assentiment des deux comités,
et si Robespierre, découragé, cessa un jour de prendre réellement part à
la direction des affaires, ce fut précisément à cause de l'horrible
usage qu'en dépit de sa volonté ses collègues des deux comités crurent
devoir faire de cette loi.

«Nous mourrons tous avec honneur», s'écrie ensuite Billaud-Varenne; «je
ne crois pas qu'il y ait ici un seul représentant qui voulût exister
sous un tyran». Non, non! _périssent les tyrans!_ répondent ceux
surtout qu'on devait voir plus tard, trente ans durant, se coucher à
plat ventre devant toutes les tyrannies. Dérision! Quel tyran que celui
qui, depuis quarante jours, s'était abstenu d'exercer la moindre
influence sur les affaires du gouvernement, et à qui il n'était même pas
permis d'ouvrir la bouche pour repousser d'un mot les abominables
calomnies vomies contre lui par des royalistes déguisés, des bandits
fieffés et quelques patriotes fourvoyés. Continuant son réquisitoire,
Billaud reproche à Maximilien d'avoir fait arrêter le meilleur comité
révolutionnaire de Paris, celui de la section de l'_Indivisibilité_.
Or, nous avons raconté cette histoire plus haut. Ce comité
révolutionnaire, le meilleur de Paris, avait, par des excès de tous
genres, jeté l'épouvante dans la section de l'_Indivisibilité_; et
voilà pourquoi, d'après l'avis de Robespierre, on en avait ordonné
l'arrestation[471]. Billaud-Varenne termine enfin sa diatribe par un
trait tout à l'avantage de Robespierre, trait déjà cité, et dont les
partisans de Danton n'ont pas assez tenu compte à Maximilien. Laissons-le
parler: «La première fois que je dénonçai Danton au comité, Robespierre
se leva comme un furieux, en disant qu'il voyait mes intentions, que je
voulais perdre les meilleurs patriotes»[472]. Billaud ne soupçonnait
donc guère que certains députés songeassent à venger Danton en
proscrivant Robespierre.

[Note 471: Voy. plus haut l'affaire du comité révolutionnaire de la
section de l'_Indivisibilité_.]

[Note 472: _Moniteur_ du 11 thermidor (29 juillet 1794).]




III


Maximilien, qui jusqu'alors était resté muet, monte précipitamment à la
tribune. On ne le laisse point parler. _A bas le tyran! à bas le
tyran!_ hurle la troupe des conjurés. Encouragé par la tournure que
prenaient les choses, Tallien remonte à la tribune au milieu des
applaudissements de ses complices. On l'entend déclarer, en vrai
saltimbanque qu'il était, qu'il s'est armé d'un poignard--le poignard de
Thérézia Cabarrus, selon les chroniqueurs galants--pour percer le sein
du nouveau Cromwell, au cas où l'Assemblée n'aurait pas le courage de le
décréter d'accusation. Ah! si Robespierre eût été Cromwell, comme
Tallien se serait empressé de fléchir les genoux devant lui! On n'a pas
oublié ses lettres à Couthon et à Maximilien, témoignage immortel de sa
bassesse et de sa lâcheté. Il cherche à ménager à la fois les exagérés
de la Montagne et les timides de la droite en se défendant d'être modéré
d'une part, et, de l'autre, en réclamant protection pour l'innocence. Il
ose, lui, le cynique proconsul dont le faste criminel avait indigné les
patriotes de Bordeaux, accuser Robespierre d'être servi par «des hommes
crapuleux et perdus de débauche», et la Convention indignée ne lui ferme
point la bouche[473]! Loin de là, elle vote, sur la proposition de cet
indigne historien, l'arrestation d'Hanriot et de son état-major, et elle
se déclare en permanence jusqu'à ce que le glaive de la loi ait
_assuré la Révolution_.

[Note 473: _Moniteur_ du 11 thermidor (29 juillet 1794).
Charles Duval se contente de dire dans son procès-verbal que Tallien
compara Robespierre à Catilina, et ceux dont il s'était entouré à
Verrès. (P. 9.)--La veille même du 9 Thermidor, un de ces Montagnards
imprudents qui laissèrent si lâchement sacrifier les plus purs
républicains, le représentant Chazaud, député de la Charente, écrivait à
Couthon: «Un collègue de trois ans, qui te chérit et qui t'aime, et qui
se glorifie de ne s'être pas écarté une minute du sentier que tes
talens, ton courage et tes vertus ont tracé dans la carrière politique,
désireroit épancher dans ton âme une amertume cruelle...» Lettre inédite
en date du 8 thermidor (de la collection Portiez (de l'Oise)).]

Le branle était donné. Billaud-Varenne réclame à son tour surtout
l'arrestation du général Boulanger, auquel il reproche d'avoir été l'ami
de Danton[474], celle de Dumas, coupable d'avoir la veille, aux
Jacobins, traité Collot-d'Herbois de conspirateur, celle de La Vallette
et celle du général Dufraisse, dénoncés jadis l'un et l'autre par
Bourdon (de l'Oise) et défendus par Maximilien. L'Assemblée vote en
aveugle et sans discussion la triple arrestation[475]. Il est impossible
qu'Hanriot ne se soit pas entouré de suspects, fait observer Delmas, et
il demande et obtient l'arrestation en masse des adjudants et
aides-de-camp de ce général. Sont également décrétés d'arrestation, sans
autre forme de procès, Prosper Sijas et Vilain d'Aubigny, ce dantoniste
si souvent persécuté déjà par Bourdon (de l'Oise), dont la satisfaction
dut être au comble. C'était du délire et du délire sanglant, car
l'échafaud était au bout de ces décrets rendus contre tous ces
innocents.

[Note 474: Le général Boulanger fut également accusé par
Billaud-Varenne d'avoir été «conspirateur avec Hébert», en sorte que ce
fut surtout comme Hébertiste et Dantoniste qu'il fut décrété
d'arrestation. (_Moniteur_ du 11 thermidor.) Bien que n'ayant joué
aucun rôle le 9 Thermidor, il n'en fut pas moins mis hors la loi et
guillotiné le 11, sans autre forme de procès, avec les membres de la
commune.]

[Note 475: Projet de procès-verbal de Charles Duval (p. 9). Plus
heureux que La Valette, cet autre protégé de Robespierre, le général
Dufraisse échappa à l'échafaud et put encore servir glorieusement la
France.]

Robespierre s'épuise en efforts pour réclamer en leur faveur; mais la
Convention semble avoir perdu toute notion du juste et de l'injuste.
_A bas le tyran! à bas le tyran!_ s'écrie le choeur des conjurés.
Et chaque fois que, profitant d'une minute d'apaisement, Maximilien
prononce une parole: _A bas le tyran! à bas le tyran!_ répète comme
un lugubre refrain la cohue sinistre.

Cependant Barère paraît à la tribune et prononce un discours d'une
modération étonnante, à côté des scènes qui venaient de se
dérouler[476]. Robespierre y est à peine nommé. Il y est dit seulement
que les comités s'occuperont de réfuter avec soin les faits mis la
veille à leur charge par Maximilien. En attendant, que propose Barère à
l'Assemblée? D'adresser une proclamation au peuple français, d'abolir
dans la garde nationale tout grade supérieur à celui de chef de légion
et de confier à tour de rôle le commandement à chaque chef de légion,
enfin de charger le maire de Paris, l'agent national et le commandant de
service de veiller à la sûreté de la Représentation nationale. Ainsi, à
cette heure, on ne suppose pas que Fleuriot-Lescot et Payan prendront
parti pour un homme contre une Assemblée tout entière; mais cet homme
représentait la République, la démocratie, et de purs et sincères
patriotes comme le maire et l'agent national de la commune de Paris ne
pouvaient hésiter un instant.

[Note 476: On a dit que Barère était arrivé à la Convention avec
deux discours dans sa poche. Barère n'avait pas besoin de cela.
Merveilleux improvisateur, il était également prêt à parler pour ou
contre, selon l'événement. La manière dont il s'exprima prouve, du
reste, qu'il était loin de s'attendre, au commencement de cette séance,
à une issue fatale pour le collègue dont l'avant-veille encore il avait,
à la face de la République, célébré le patriotisme.]

Quant à la proclamation au peuple français, il y était surtout question
du gouvernement révolutionnaire, objet de la haine des ennemis de la
France et attaqué jusque dans le sein de la Convention nationale. De
Robespierre pas un mot[477]. Barère avait parlé au nom de la majorité de
ses collègues, et la modération de ses paroles prouve combien peu les
comités à cette heure se croyaient certains de la victoire.

[Note 477: Voyez cette proclamation dans le _Moniteur_ du 11
thermidor (29 juillet 1794).]

Mais tant de ménagements ne convenaient guère aux membres les plus
compromis. Le vieux Vadier bondit comme un furieux à la tribune. Il
commence par faire un crime à Maximilien d'avoir pris ouvertement la
défense de Chabot, de Bazire, de Camille Desmoulins et de Danton, et de
ne les avoir abandonnés qu'en s'apercevant que ses liaisons avec eux
pouvaient le compromettre.

Puis, après s'être vanté, à son tour, d'avoir, le premier, démasqué
Danton, il se flatte de faire connaître également Robespierre, et de le
convaincre de tyrannie, non par des phrases, mais par des faits[478]. Il
revient encore sur l'arrestation du comité révolutionnaire de la section
de l'_Indivisibilité, le plus pur de Paris_, on sait comment. Cet
infatigable pourvoyeur de l'échafaud, qui s'entendait si bien à
recommander les victimes à son cher Fouquier-Tinville, recommence ses
plaisanteries de la veille au sujet de l'affaire de Catherine Théot, et,
comme pris de la nostalgie du sang, il impute à crime à Maximilien
d'avoir couvert de sa protection les illuminés et soustrait à la
guillotine son ex-collègue dom Gerle et la malheureuse Catherine[479].
Il se plaint ensuite de l'espionnage organisé contre certains députés
(les Fouché, les Bourdon (de l'Oise), les Tallien), comme si cela avait
été du fait particulier de Robespierre, et il prétend que, pour sa part,
on avait attaché à ses pas le citoyen Taschereau, qui se montrait pour
lui d'une complaisance rare, et qui, sachant par coeur les discours de
Robespierre, les lui récitait sans cesse[480].

[Note 478: Procès-verbal de Charles Duval, p. 15.]

[Note 479: Procès-verbal de Charles Duval, p. 16, et _Moniteur_
du 11 thermidor (29 juillet 1794).]

[Note 480: _Moniteur_ du 11 thermidor.]

Ennuyé de ce bavardage, Tallien demande la parole pour ramener la
discussion à son vrai point. «Je saurai bien l'y ramener», s'écrie
Robespierre. Mais la horde recommence ses cris sauvages et l'empêche
d'articuler une parole.

Tallien a libre carrière, et la seule base de l'accusation de tyrannie
dirigée contre Robespierre, c'est aussi, de son propre aveu, le discours
prononcé par Maximilien dans la dernière séance; il ne trouve qu'un seul
fait à articuler à sa charge, c'est toujours l'arrestation du fameux
comité révolutionnaire de la section de l'_Indivisibilité_.
Seulement, Tallien l'accuse d'avoir calomnié les comités sauveurs de la
patrie; il insinue hypocritement que les actes d'oppression particuliers
dont on s'était plaint avaient eu lieu pendant le temps où Robespierre
avait été chargé d'administrer le bureau de police générale
momentanément établi au comité de Salut public.--Le mandat d'arrêt de
Thérézia Cabarrus, la maltresse de Tallien, était parti de ce
bureau.--«C'est faux, je....» interrompt Maximilien; un tonnerre de
murmures couvre sa voix.

Sans se déconcerter, toujours froid et calme, Robespierre arrête un
moment son regard sur les membres les plus ardents de la Montagne, sur
ceux dont il n'avait jamais suspecté les intentions, comme pour lire
dans leurs pensées si en effet ils sont complices de l'abominable
machination dont il se trouve victime. Les uns, saisis de remords ou de
pitié, n'osent soutenir ce loyal regard et détournent la tête; les
autres, égarés par un aveuglement fatal, demeurent immobiles. Lui,
dominant le tumulte, et s'adressant à tous les côtés de
l'Assemblée[481]: «C'est à vous, hommes purs, que je m'adresse, et non
pas aux brigands....» Si en ce moment une voix, une seule voix d'honnête
homme, celle de Romme ou de Cambon, eût répondu à cet appel, on aurait
vu la partie saine de la Convention se rallier à Robespierre; mais nul
ne bouge, et la bande, enhardie, recommence de plus belle son effroyable
vacarme. Alors, cédant à un mouvement d'indignation, Robespierre s'écrie
d'une voix tonnante: «Pour la dernière fois, président d'assassins, je
te demande la parole[482].... Accorde-la-moi, ou décrète que tu veux
m'assassiner[483].» L'assassinat, telle devait être en effet la dernière
raison thermidorienne.

[Note 481: Et non pas à la droite seulement, comme le prétend M.
Michelet, t. VII, p. 405. «La masse de la Convention est pure, elle
m'entendra», avait dit Robespierre à Duplay au moment de partir. Il ne
pouvait s'attendre à être abandonné de tout ce qui restait de membres de
la Montagne à la Convention. Voyez, au surplus, le compte rendu de cette
séance dans l'_Histoire parlementaire_, t. XXXIV, p. 33.]

[Note 482: _Histoire parlementaire_, t. XXXIV, p. 33.--Le
_Moniteur_ s'est bien gardé de reproduire cette exclamation. Il se
contente de dire que «Robespierre apostrophe le président et l'Assemblée
dans les termes les plus injurieux». (_Moniteur_ du 11 thermidor.)
--Le _Mercure universel_, numéro du 10 thermidor, rapporte ainsi
l'exclamation de Robespierre: «Vous n'accordez la parole qu'à mes
assassins....» M. Michelet, qui chevauche de fantaisie en fantaisie,
nous montre Robespierre menaçant du poing le président. Si, en effet,
Maximilien se fût laissé aller à cet emportement de geste, les
Thermidoriens n'eussent pas manqué de constater le fait dans leur compte
rendu, et ils n'en ont rien dit. M. Michelet écrit trop d'après son
inépuisable imagination.]

[Note 483: Ces derniers mots ne se trouvent pas dans le compte rendu
thermidorien. Nous les empruntons à la narration très détaillée que nous
a laissée Levasseur (de la Sarthe) des événements de Thermidor.
(Mémoires, t. III, p. 146.) Levasseur, il est vrai, était en mission
alors, mais il a écrit d'après des renseignements précis, et sa version
a le mérite d'être plus désintéressée que celle des assassins de
Robespierre.]

Au milieu des vociférations de la bande, Collot-d'Herbois quitte le
fauteuil, où le remplace Thuriot. A Maximilien s'épuisant en efforts
pour obtenir là parole, le futur magistrat impérial répond ironiquement:
«Tu ne l'auras qu'à ton tour»; flétrissant à jamais sa mémoire par cette
lâche complicité dans le guet-apens de Thermidor.

Comme Robespierre, brisé par cette lutte inégale, essayait encore, d'une
voix qui s'éteignait, de se faire entendre: «Le sang de Danton
t'étouffe»! lui cria un Montagnard obscur, Garnier (de l'Aube),
compatriote de l'ancien tribun des Cordeliers. A cette apostrophe
inattendue, Maximilien, j'imagine, dut comprendre son immense faute
d'avoir abandonné celui que, tant de fois, il avait couvert de sa
protection. «C'est donc Danton que vous voulez venger?» dit-il[484], et
il ajouta--réponse écrasante!--«Lâches, pourquoi ne l'avez-vous pas
défendu»[485]? C'eût été en effet dans la séance du 11 germinal que
Garnier (de l'Aube) aurait du prendre la parole en se dévouant alors à
une amitié illustre; il se fut honoré par un acte de courage, au lieu de
s'avilir par une lâcheté inutile. On aurait tort de conclure de là que
la mort de Danton fut une des causes efficientes du 9 Thermidor; les
principaux amis du puissant révolutionnaire jouèrent dans cette journée
un rôle tout à fait passif. Quant aux auteurs du guet-apens actuel, ils
se souciaient si peu de venger cette grande victime que, plus d'un mois
plus tard, Bourdon (de l'Oise), qui pourtant passe généralement pour
Dantoniste, et qui se vanta un jour, en pleine Convention, d'avoir
_combiné la mort de Robespierre_[486], traitait encore Maximilien
de complice de Danton et se plaignait très vivement qu'on eût fait
sortir de prison une créature de ce dernier, le greffier Fabricius[487].

[Note 484: _Histoire parlementaire, ubi suprà_.]

[Note 485: Mémoires de Levasseur, t. III, p. 147.]

[Note 486: Séance du 12 vendémiaire an III (30 octobre 1794). Voy.
le _Moniteur_ du 14 vendémiaire.]

[Note 487: Séance du 13 fructidor an II (30 août 1794). Voy. le
_Moniteur_ du 16 fructidor (2 septembre).]

Cependant personne n'osait conclure. Tout à coup une voix inconnue: «Je
demande le décret d'arrestation contre Robespierre». C'était celle du
montagnard Louchet, député de l'Aveyron. A cette motion, l'Assemblée
hésite, comme frappée de stupeur. Quelques applaudissements isolés
éclatent pourtant. «Aux voix, aux voix! Ma motion est appuyée»! s'écrie
alors Louchet[488]. Un montagnard non moins obscur et non moins
terroriste, le représentant Lozeau, député de la Charente-Inférieure,
renchérit sur cette motion, et réclame, lui, un décret d'accusation
contre Robespierre; cette nouvelle proposition est également appuyée.

[Note 488: Un des plus violents terroristes de l'Assemblée, Louchet,
demanda, après Thermidor, le maintien de la Terreur, qu'il crut
consolider en abattant Robespierre. Digne protégé de Barère et de
Fouché, le républicain Louchet devint par la suite receveur général du
département de la Somme, emploi assez lucratif, comme on sait, et qu'il
occupa jusqu'en 1814. Il mourut, dit-on, du chagrin de l'avoir perdu,
laissant une fortune considérable.]

A tant de lâchetés et d'infamies il fallait cependant un contraste.
Voici l'heure des dévouements sublimes. Un jeune homme se lève, et
réclame la parole en promenant sur cette Assemblée en démence un clair
et tranquille regard. C'est Augustin Robespierre[489]. On fait silence.
«Je suis aussi coupable que mon frère», s'écrie-t-il; «je partage ses
vertus, je veux partager son sort. Je demande aussi le décret
d'accusation contre moi». Une indéfinissable émotion s'empare d'un
certain nombre de membres, et, sur leurs visages émus, on peut lire la
pitié dont ils sont saisis. Ce jeune homme, en effet, c'était un des
vainqueurs de Toulon; commissaire de la Convention, il avait délivré de
l'oppression les départements de la Haute-Saône et du Doubs; il y avait
fait bénir le nom de la République et l'on pouvait encore entendre les
murmures d'amour et de bénédiction soulevés sur ses pas. Ah! certes, il
avait droit aussi à la couronne du martyre. La majorité, en proie à un
délire étrange, témoigne par un mouvement d'indifférence qu'elle accepte
ce dévouement magnanime[490].

[Note 489: Robespierre jeune était alors âgé de 31 ans, étant né le
21 janvier 1763.]

[Note 490: _Histoire parlementaire_, t. XXXIV, p. 34.]

Robespierre a fait d'avance le sacrifice de sa vie à la République, peu
lui importe de mourir; mais il ne veut pas entraîner son frère dans sa
chute, et il essaye de disputer aux assassins cette victime inutile.
Vains efforts! Sa parole se perd au milieu de l'effroyable tumulte. On
sait comme est communicative l'ivresse du sang. La séance n'est plus
qu'une orgie sans nom où dominent les voix de Billaud-Varenne, de Fréron
et d'Élie Lacoste. Ironie sanglante! un député journaliste, Charles
Duval, rédacteur d'un des plus violents organes de la Terreur, demande
si Robespierre sera longtemps le maître de la Convention[491]. Et un
membre d'ajouter: «Ah! qu'un tyran est dur à abattre»! Ce membre, c'est
Fréron, le bourreau de Toulon et de Marseille, l'affreux maniaque à qui,
un jour, il prit fantaisie d'appeler _Sans nom_ la vieille cité
phocéenne, et qui demain réclamera la destruction de l'Hôtel de Ville de
Paris. Le président met enfin aux voix l'arrestation des deux frères;
elle est décrétée au milieu d'applaudissements furieux et de cris
sauvages. Les accusateurs de Jésus n'avaient pas témoigné une joie plus
féroce au jugement de Pilate.

[Note 491: Il est assez remarquable que dans son projet de
procès-verbal, Charles Duval n'a pas osé donner place à son exclamation
dérisoire. Charles Duval rédigeait _le Républicain, journal des hommes
libres_. M. Michelet dit de Charles Duval: «Violent journaliste,
supprimé par Robespierre.» Où M. Michelet a-t-il pris cela? Commencé le
4 novembre 1792, le _Journal des hommes libres_ se continua sans
interruption jusqu'au 28 germinal de l'an VI (15 avril 1798), pour
paraître ensuite sous diverses dénominations jusqu'au 27 fructidor an
VIII. Après le coup d'État de Brumaire, Charles Duval ne manqua pas
d'offrir ses services au général Bonaparte, et il fut casé comme chef de
bureau dans l'administration des _Droits réunis_.]

En ce moment, la salle retentit des cris de _Vive la liberté! Vive la
République!_ «La République! dit amèrement Robespierre, elle est
perdue, car les brigands triomphent». Ah! sombre et terrible prophétie!
comme elle se trouvera accomplie à la lettre! Oui, les brigands
triomphent, car les vainqueurs dans cette journée fatale, ce sont les
Fouché, les Tallien, les Rovère, les Dumont, les Bourdon (de l'Oise),
les Fréron, les Courtois, tout ce que la démocratie, dans ses bas-fonds,
contenait de plus impur. Oui, les brigands triomphent, car Robespierre
et ses amis vont être assassinés traîtreusement pour avoir voulu
réconcilier la Révolution avec la justice; car avec eux va, pour bien
longtemps, disparaître la cause populaire; car sur leur échafaud
sanglant se cimentera la monstrueuse alliance de tous les véreux de la
démocratie avec tous les royalistes déguisés de l'Assemblée et tous les
tartufes de modération.

Cependant Louchet reprend la parole pour déclarer qu'en votant
l'arrestation des deux Robespierre, on avait entendu voter également
celle de Saint-Just et de Couthon. Quand les Girondins s'étaient trouvés
proscrits, lorsque Danton et ses amis avaient été livrés au tribunal
révolutionnaire, nul des leurs ne s'était levé pour réclamer hautement
sa part d'ostracisme. Le dévouement d'Augustin Robespierre, de ce
magnanime jeune homme qui, suivant l'expression très vraie d'un poète de
nos jours,

  Environnait d'amour son formidable aîné,

peut paraître tout naturel; mais voici que tout à coup se lève à son
tour un des plus jeunes membres de l'Assemblée, Philippe Le Bas, le doux
et héroïque compagnon de Saint-Just.

En vain quelques-uns de ses collègues le retiennent par les pans de son
habit et veulent le contraindre à se rasseoir, il résiste à tous leurs
efforts, et, d'une voix retentissante: «Je ne veux pas partager
l'opprobre de ce décret! je demande aussi l'arrestation». Tout ce que le
monde contient de séductions et de bonheurs réels, avons-nous dit autre
part[492], attachait ce jeune homme à l'existence. Une femme adorée, un
fils de quelques semaines à peine, quoi de plus propre à glisser dans le
coeur de l'homme le désir immodéré de vivre? S'immoler, n'est-ce pas en
même temps immoler, pour ainsi dire, le cher petit être dont on est
appelé à devenir le guide et l'appui? Le Bas n'hésita pas un instant à
sacrifier toutes ses affections à ce que sa conscience lui montra comme
le devoir et l'honneur mêmes. Il n'y a point en faveur de Robespierre de
plaidoirie plus saisissante que ce sacrifice sublime. Un certain nombre
de membres se regardent indécis, consternés; je ne sais quelle pudeur
semble les arrêter au moment de livrer cette nouvelle victime; mais les
passions mauvaises l'emportent, et Le Bas est jeté comme les autres en
proie aux assassins.

[Note 492: Voyez notre _Histoire de Saint-Just_.]

Fréron peut maintenant insulter bravement les vaincus. Mais que dit-il?
Ce n'est plus Robespierre seul qui aspire à la dictature. A l'en croire,
Maximilien devait former avec Couthon et Saint-Just un triumvirat qui
eût rappelé les proscriptions sanglantes de Sylla; et cinq ou six
cadavres de Conventionnels étaient destinés à servir de degrés à Couthon
pour monter au trône. «Oui, je voulais arriver au trône», dit avec le
sourire du mépris, l'intègre ami de Robespierre. On ne sait en vérité ce
qu'on doit admirer le plus, des inepties, des mensonges, ou des
contradictions de ces misérables Thermidoriens.

Debout au pied de la tribune, Saint-Just, calme et dédaigneux,
contemplait d'un oeil stoïque le honteux spectacle offert par la
Convention[493]. Après Fréron, on entend Élie Lacoste, puis
Collot-d'Herbois. C'est à qui des deux mentira avec le plus d'impudence.
Le dernier accuse ceux dont il est un des proscripteurs d'avoir songé à
une nouvelle insurrection du 31 mai. «Il en a menti», s'écrie
Robespierre d'une voix forte. Et l'Assemblée de s'indigner, à la manière
de Tartufe, comme si, l'avant-veille, le comité de Salut public n'avait
point, par la bouche de Barère, hautement félicité Robespierre d'avoir
flétri avec énergie toute tentative de violation de la Représentation
nationale.

[Note 493: C'est ce que Charles Duval a, dans son procès-verbal,
appelé «avoir l'air d'un traître», p. 21.]

C'en est fait, Maximilien et son frère, Couthon, Saint-Just et Le Bas
sont décrétés d'accusation. A la barre, à la barre! s'écrient, pressés
d'en finir, un certain nombre de membres parmi lesquels on remarque le
représentant Clauzel[494]. Les huissiers, dit-on, osaient à peine
exécuter les ordres du président tant, jusqu'alors, ils avaient été
habitués à porter haut dans leur estime ces grands citoyens réduits
aujourd'hui au rôle d'accusés. Les proscrits, du reste, ne songèrent pas
à résister; ils se rendirent d'eux-mêmes à la barre; et, presque
aussitôt, on vit, spectacle navrant! sortir entre des gendarmes ces
véritables fondateurs de la République. Il était alors quatre heures et
demie environ.

[Note 494: Député de l'Ariège à la Convention, Clauzel, après avoir
affiché longtemps un républicanisme assez fervent, acceuillit avec
transport le coup d'État de Brumaire. Devenu membre du Corps législatif
consulaire, il ne cessa de donner au pouvoir nouveau des gages de
dévouement et de zèle. (_Biographie universelle_.)]

Eux partis, Collot-d'Herbois continua tranquillement sa diatribe.
L'unique grief invoqué par lui contre Maximilien fut--ne l'oublions pas,
car l'aveu mérite assurément d'être recueilli,--son discours de la
veille, c'est-à-dire la plus éclatante justification qui jamais soit
tombée de la bouche d'un homme. Je me trompe: il lui reprocha encore de
n'avoir pas eu assez d'amour et d'admiration pour la personne de Marat.
Tout cela fort applaudi de la bande. On cria même beaucoup _Vive la
République!_ les uns par dérision, les autres, en petit nombre
ceux-là, dans l'innocence de leur coeur. Les malheureux, ils venaient de
la tuer!




IV


Cette longue et fatale séance de la Convention avait duré six heures;
elle fut suspendue à cinq heures et demie pour être reprise à sept
heures; mais d'ici là de grands événements allaient se passer.

Le comité de Salut public, réduit à Barère, Billaud-Varenne, Carnot,
Collot-d'Herbois, Robert Lindet et C.-A. Prieur, comptait sur le
concours des autorités constituées, notamment sur la Commune de Paris,
le maire et l'agent national. La Convention, comme on l'a vu, avait
chargé ces deux derniers de l'exécution des décrets rendus dans la
journée. Mais, patriotes éclairés et intègres, auxquels, ai-je dit avec
raison, on n'a jamais pu reprocher une bassesse ou une mauvaise action,
Fleuriot-Lescot et Payan ne devaient pas hésiter à se déclarer contre
les vainqueurs et à prendre parti pour les vaincus, qui représentaient à
leurs yeux la cause de la patrie, de la liberté, de la démocratie. La
Commune tout entière suivit héroïquement leur exemple.

  _Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni._

L'agent national reçut à cinq heures, par l'entremise du commissaire des
administrations civiles, police et tribunaux, notification du décret
d'arrestation des deux Robespierre, de Saint-Just, de Couthon, Le Bas et
autres[495].

[Note 495: Dépêche signée d'Herman et Lannes, son adjoint. (Pièce de
la collection Beuchot.) Immolés bientôt après comme Robespierristes par
la rédaction thermidorienne, Herman et Lannes ne prirent nullement fait
et cause pour Robespierre dans la journée du 9 Thermidor.]

Précisément, à la même heure, le conseil général de la Commune, réuni en
assemblée extraordinaire à la nouvelle des événements du jour, venait
d'ouvrir sa séance sous la présidence du maire. Quatre-vingt-onze
membres étaient présents. «Citoyens, dit Fleuriot-Lescot, c'est ici que
la patrie a été sauvée au 10 août et au 31 mai; c'est encore ici qu'elle
sera sauvée. Que tous les citoyens se réunissent donc à la Commune; que
l'entrée de ses séances soit libre à tout le monde sans qu'on exige
l'exhibition de cartes; que tous les membres du conseil fassent le
serment de mourir à leur poste»[496].

[Note 496: Renseignements donnés par les employés au secrétariat sur
ce qui s'est passé à la Commune dans la nuit du 9 au 10 thermidor.
(Pièce de la collection Beuchot.)]

Aussitôt, tous les membres de se lever spontanément et de prêter avec
enthousiasme ce serment qu'ils auront à tenir, hélas! avant si peu de
temps. L'agent national prend ensuite la parole et peint, sous les plus
sombres couleurs, les dangers courus par la liberté. Il trace un
parallèle écrasant entre les prescripteurs et les proscrits: ceux-ci,
qui s'étaient toujours montré les constants amis du peuple; ceux-là, qui
ne voyaient dans la Révolution qu'un moyen de fortune et qui, par leurs
actes, semblaient s'être attachés à déshonorer la République. Sans
hésitation aucune, le conseil général adhère à toutes les propositions
du maire et de l'agent national, et chacun de ses membres, pour
revendiquer sa part de responsabilité dans les mesures prises, va
courageusement signer la feuille de présence, signant ainsi son arrêt de
mort[497].

[Note 497: _Ibid._]

Tout d'abord, deux officiers municipaux sont chargés de se rendre sur la
place de Grève et d'inviter le peuple à se joindre à ses magistrats afin
de sauver la patrie et la liberté. On décide ensuite l'arrestation
_des nommés_ Collot-d'Herbois, Amar, Léonard Bourdon, Dubarran,
Fréron, Tallien, Panis, Carnot, Dubois-Crancé, Vadier, Javogues, Fouché,
Granet et Moyse Bayle, pour délivrer la Convention de l'oppression où
ils la retiennent. Une couronne civique est promise aux généreux
citoyens qui arrêteront ces ennemis du peuple[498]. Puis, le maire prend
le tableau des Droits de l'homme et donne lecture de l'article où il est
dit que, quand le gouvernement viole les droits du peuple,
l'insurrection est pour le peuple le plus saint et le plus indispensable
des devoirs. Successivement on arrête: que les barrières seront fermées;
que le tocsin de la ville sera sonné et le rappel battu dans toutes les
sections; que les ordres émanant des comités de Salut public et de
Sûreté générale seront considérés comme non avenus; que toutes les
autorités constituées et les commandants de la force armée des sections
se rendront sur-le-champ à l'Hôtel de Ville afin de prêter serment de
fidélité au peuple; que les pièces de canon de la section des _Droits
de l'homme_ seront placées en batterie sur la place de la Commune;
que toutes les sections seront convoquées sur-le-champ pour délibérer
sur les dangers de la patrie et correspondront de deux heures en deux
heures avec le conseil général; qu'il sera écrit à tous les membres de
la Commune du 10 août de venir se joindre au conseil général pour aviser
avec lui aux moyens de sauver la patrie[499]; enfin que le commandant de
la force armée dirigera le peuple contre les conspirateurs qui
opprimaient les patriotes, et qu'il délivrera la Convention de
l'oppression où elle était plongée[500].

[Note 498: Arrêté, signé Payan, _Archives_, F. 7, 4579.]

[Note 499: Renseignements donnés par les employés au secrétariat,
_ubi suprà_. Voyez aussi le procès-verbal de la séance du 9
Thermidor à la Commune, dans l'_Histoire parlementaire_, t. XXXIV,
p. 45 et suiv.]

[Note 500: Arrêté de la main de Lerebours, signé: Lerebours, Payan,
Bernard, Louvet, Arthur, Coffinhal, Chatelet, Legrand.]

Le substitut de l'agent national, Lubin, avait assisté à la séance de
l'Assemblée. Il raconte les débats et les scènes dont il a été témoin,
l'arrestation des deux Robespierre, de Saint-Just, de Couthon et de Le
Bas. Aussitôt il est enjoint aux administrateurs de police de prescrire
aux concierges des différentes maisons d'arrêt de ne recevoir aucun
détenu sans un ordre exprès de l'administration de police[501]. Puis,
sur la proposition du substitut de l'agent national, une députation est
envoyée aux Jacobins afin de les inviter à fraterniser avec le conseil
général. Cependant les moments sont précieux: il ne faut pas les perdre
en discours, mais agir, disent quelques membres. Jusque-là, du reste,
chaque parole avait été un acte. Le conseil arrête une mesure d'une
extrême gravité en décidant que des commissaires pris dans son sein
iront, accompagnés de la force armée, délivrer Robespierre et les autres
prisonniers arrêtés. Enfin, en réponse à la proclamation
conventionnelle, il adopte l'adresse suivante et en vote l'envoi aux
quarante-huit sections.

[Note 501: Voici le modèle de la prescription adressée aux
concierges des différentes maisons d'arrêt: «Commune de Paris,
département de police.... Nous t'enjoignons, citoyen, sous ta
responsabilité, de porter la plus grande attention à ce qu'aucune lettre
ni autres papiers ne puissent entrer ni sortir de la maison dont la
garde t'est confiée, et ce, jusqu'à nouvel ordre. Tu mettras de côté,
avec soin, toutes les lettres que les détenus te remettront.

«Il t'est personnellement _défendu_ de recevoir aucun détenu ni de
donner aucune liberté que par les ordres de l'administration de police.
Les administrateurs de police: Henry, Lelièvre, Quenet, Faro,
Wichterich.» (Pièce de la collection Beuchot). L'ordre dont nous donnons
ici la copie textuelle est précisément celui qui fut adressé au
concierge de la maison du Luxembourg, où se trouva envoyé Robespierre.]

«Citoyens, la patrie est plus que jamais en danger.

«Des scélérats dictent des lois à la Convention, qu'ils oppriment. On
proscrit Robespierre, qui fit déclarer le principe consolant de l'Être
suprême et de l'immortalité de l'âme; Saint-Just, cet apôtre de la
vertu, qui fit cesser les trahisons du Rhin et du Nord, qui, ainsi que
Le Bas, fit triompher les armes de la République; Couthon, ce citoyen
vertueux, qui n'a que le coeur et la tête de vivant, mais qui les a
brûlants de l'ardeur du patriotisme; Robespierre le jeune, qui présida
aux victoires de l'armée d'Italie.»

Venait ensuite l'énumération des principaux auteurs du guet-apens
thermidorien. Quels étaient-ils? Un Amar, «noble de trente mille livres
de rente»; l'ex-vicomte du Barran et des «monstres de cette espèce».
Collot-d'Herbois y était qualifié de partisan de Danton, et accusé
d'avoir, du temps où il était comédien, volé la caisse de sa troupe. On
y nommait encore Bourdon (de l'Oise), l'éternel calomniateur, et Barère,
qui tour à tour avait appartenu à toutes les factions. La conclusion
était celle-ci: «Peuple, lève-toi! ne perds pas le fruit du 10 août et
du 31 mai; précipitons au tombeau tous ces traîtres»[502].

[Note 502: Cette adresse est signée: Lescot-Fleuriot, maire; Blin,
secrétaire-greffier adjoint, et J. Fleury, secrétaire-greffier. Il
existe aux _Archives_ quarante-six copies de cette proclamation. (F
7, 32.)]

Le sort en est jeté! Au coup d'État de la Convention la Commune oppose
l'insurrection populaire. On voit quelle énergie suprême elle déploya en
ces circonstances sous l'impulsion des Fleuriot-Lescot, des Payan, des
Coffinhal et des Lerebours. Si tous les amis de Robespierre eussent
montré la même résolution et déployé autant d'activité, c'en était fait
de la faction thermidorienne, et la République sortait triomphante et
radieuse de la rude épreuve où, hélas! elle devait être si durement
frappée.




V


La nouvelle de l'arrestation de Robespierre causa et devait causer dans
Paris une sensation profonde. Tout ce que ce berceau de la Révolution
contenait de patriotes sincères, de républicains honnêtes et convaincus,
en fut consterné. Qu'elle ait été accueillie avec une vive satisfaction
par les royalistes connus ou déguisés, cela se comprend de reste,
Maximilien étant avec raison regardé comme la pierre angulaire de
l'édifice républicain. Mais fut-elle, suivant l'assertion de certains
écrivains, reçue comme un signe précurseur du renversement de
l'échafaud[503]? Rien de plus contraire à la vérité. Quand la chute de
Robespierre fut connue dans les prisons, il y eut d'abord, parmi la
plupart des détenus, un sentiment d'anxiété et non pas de contentement,
comme on l'a prétendu après coup. Au Luxembourg, le député Bailleul, un
de ceux qu'il avait sauvés de l'échafaud, se répandit en doléances[504],
et nous avons déjà parlé de l'inquiétude ressentie dans certains
départements quand on y apprit les événements de Thermidor. Parmi les
républicains, et même dans les rangs opposés, on se disait à mi-voix:
«Nos malheurs ne sont pas finis, puisqu'il nous reste encore des amis et
des parents, et que MM. Robespierre sont morts[505]! Il fallut quelques
jours à la réaction pour être tout à fait certaine de sa victoire et se
rendre compte de tout le terrain qu'elle avait gagné à la mort de
Robespierre.

[Note 503: C'est ce que ne manque pas d'affirmer M. Michelet avec
son aplomb ordinaire. Et il ajoute: «Tellement il avait réussi, dans
tout cet affreux mois de thermidor, à identifier son nom avec celui de
la Terreur». (t. VII, p. 472.) Est-il possible de se tromper plus
grossièrement? Une chose reconnue de tous, au contraire, c'est que dans
cet affreux mois de thermidor, Robespierre n'eut aucune action sur le
gouvernement révolutionnaire, et l'on n'a pas manqué d'établir une
comparaison, toute en sa faveur, entre les exécutions qui précédèrent sa
retraite et celles qui la suivirent. (Voir le rapport de Saladin.) Que
pour trouver partout des alliés, les Thermidoriens l'aient présenté aux
uns comme le promoteur de la Terreur, aux autres comme un
antiterroriste, cela est vrai; mais finalement ils le tuèrent pour avoir
voulu, suivant leur propre expression, arrêter le cours terrible,
majestueux de la Révolution, et il ne put venir à l'esprit de personne
au premier moment, que Robespierre mort, morte était la Terreur.]

[Note 504: Ceci attesté par un franc royaliste détenu lui-même au
Luxembourg, et qui a passé sa vie à calomnier la Révolution et ses
défenseurs. Voy. _Essais historiques sur les causes et les effets de
la Révolution_, par C.A.B. Beaulieu, t. V, p. 367. Beaulieu ajoute
que, depuis, pour effacer l'idée que ses doléances avaient pu donner de
lui, Bailleul se jeta à corps perdu dans le parti thermidorien. Personne
n'ignore en effet avec quel cynisme Bailleul, dans ses _Esquisses_,
a diffamé et calomnié celui qu'il avait appelé son sauveur.]

[Note 505: Nous avons déjà cité plus haut ces paroles rapportées par
Charles Nodier, lequel ajoute: «Et cette crainte n'étoit pas sans
motifs, car le parti de Robespierre venoit d'être immolé par le parti de
la Terreur». (_Souvenirs de la Révolution_, t. I, p. 305, éd.
Charpentier).]

On doit, en conséquence, ranger au nombre des mensonges de la réaction
l'histoire fameuse de la _dernière charrette_, menée de force à la
place du Trône au milieu des imprécations populaires. D'aucuns vont
jusqu'à assurer que les gendarmes, Hanriot à leur tête, durent disperser
la foule à coups de sabre[506]. Outre qu'il est difficile d'imaginer un
général en chef escortant de sa personne une voiture de condamnés,
Hanriot avait, à cette heure, bien autre chose à faire. Il avait même
expédié l'ordre à toute la gendarmerie des tribunaux de se rendre sur la
place de la Maison commune, et les voitures contenant les condamnés
furent abandonnées en route par les gendarmes d'escorte, assure un
historien royaliste[507]; si donc elles parvinrent à leur funèbre
destination, ce fut parce que la foule dont les rues étaient encombrées
le voulut bien. Il était plus de cinq heures quand les sinistres
charrettes avaient quitté le Palais de justice[508], or, à cette heure,
les conjurés étaient vainqueurs à la Convention, et rien n'était plus
facile aux comités, s'ils avaient été réellement animés de cette
modération dont ils se sont targués depuis, d'empêcher l'exécution et de
suspendre au moins pour un jour cette Terreur dont, la veille,
Robespierre avait dénoncé les excès; mais ils n'y songèrent pas un
instant, tellement peu ils avaient l'idée de briser l'échafaud. La
dernière charrette! quelle mystification! Ah! bien souvent encore il
portera sa proie à la guillotine, le hideux tombereau! Seulement ce ne
seront plus des ennemis de la Révolution, ce seront des patriotes,
coupables d'avoir trop aimé la République, que plus d'une fois la
réaction jettera en pâture au bourreau.

[Note 506: M. Michelet ne manque pas de nous montrer Hanriot sabrant
la foule, et assurant une dernière malédiction à son parti (t. VII, p.
473). M. Michelet n'hésite jamais à marier les fables les plus
invraisemblables à l'histoire. C'est un moyen d'être pittoresque.]

[Note 507: Toulongeon, t. II, p. 512.]

[Note 508: Lettre de Dumesnil, commandant la gendarmerie des
tribunaux, à la Convention, en date du 12 thermidor (30 juillet 1794).
Voy. cette lettre sous le numéro XXXI, à la suite du rapport de Courtois
sur les événements du 9 Thermidor, p. 182.]

Une chose rendait incertaine la victoire des conjurés malgré la force
énorme que leur donnait l'appui légal de la Convention, c'était l'amitié
bien connue du général Hanriot pour Robespierre. Aussi s'était-on
empressé de le décréter d'arrestation un des premiers. Si la force armée
parisienne demeurait fidèle à son chef, la cause de la justice
l'emportait infailliblement. Malheureusement la division se mit, dès la
première heure, dans la garde nationale et dans l'armée de Paris, en
dépit des efforts d'Hanriot. On a beaucoup récriminé contre cet
infortuné général; personne n'a été plus que lui victime de l'injustice
et de la calomnie. Tous les partis semblent s'être donné le mot pour le
sacrifier[509], et personne, avant nous, n'avait songé à fouiller un peu
profondément dans la vie de cet homme pour le présenter sous son vrai
jour. Il est temps d'en finir avec cette ivresse légendaire dont on l'a
gratifié et qui vaut le fameux verre de sang de Mlle de Sombreuil.
Peut-être Hanriot manqua-t-il du coup d'oeil, de la promptitude
d'esprit, de la décision, en un mot des qualités d'un grand militaire,
qui eussent été nécessaires dans une pareille journée, mais le
dévouement ne lui fit pas un instant défaut.

[Note 509: M. Michelet en fait un ivrogne et un bravache.
(_Histoire de la Révolution_, t. VII, p. 467.) Voilà qui est
bientôt dit; mais où cet historien a-t-il puisé ses renseignements?
Evidemment dans les écrits calomnieux émanés du parti thermido-girondin.
Quelle étrange idée M. Michelet s'est-il donc faite des hommes de la
Révolution, de croire qu'ils avaient investi du commandement général de
l'armée parisienne «un ivrogne et un bravache»? Voilà, il faut l'avouer,
une _histoire singulièrement républicaine_.]

A la nouvelle de l'arrestation des cinq députés, il monta résolûment à
cheval avec ses aides de camp, prit les ordres de la Commune, fit appel
au patriotisme des canonniers, convoqua la première légion tout entière,
et quatre cents hommes de chacune des autres légions, donna l'ordre à
toute la gendarmerie de se porter à la Maison commune, prescrivit à la
commission des poudres et de l'Arsenal de ne rien délivrer sans l'ordre
exprès du maire ou du conseil général, convoqua tous les citoyens dans
leurs arrondissements respectifs en les invitant à attendre les
décisions de la Commune, installa une réserve de deux cents hommes à
l'Hôtel de Ville pour se tenir à la disposition des magistrats du
peuple, fit battre partout la générale et envoya des gendarmes fermer
les barrières; tout cela en moins d'une heure[510]. Il faut lire les
ordres dictés par Hanriot ou écrits de sa main dans cette journée du 9
Thermidor, et qui ont été conservés, pour se former une idée exacte de
l'énergie et de l'activité déployée par ce général[511].

[Note 510: On ne saurait, à cet égard, mieux rendre justice à
Hanriot que Courtois ne l'a fait involontairement, et pour le décrier
bien entendu, dans son rapport sur les événements du 9 Thermidor (p. 60
et suiv.).]

[Note 511: Voy. les ordres divers insérés par Courtois dans son
rapport sur les événements de Thermidor, sous les numéros VII'1, VII'2,
VIII, IX, X, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI et XXVII, et qui se trouvent
en originaux et en copies, soit aux _Archives_, soit dans la
collection Beuchot.]

Suivi de quelques aides de camp et d'une très faible escorte, il se
dirigea rapidement vers les Tuileries afin de délivrer les députés
détenus au comité de Sûreté générale sous la garde de quelques
gendarmes. Ayant rencontré, dans les environs du Palais-Royal, le député
Merlin (de Thionville), dont le nom avait été prononcé à la Commune
comme étant celui d'un des conjurés, il se saisit de lui et le confina
au poste du jardin Égalité. Jusqu'à ce moment de la journée, Merlin
n'avait joué aucun rôle actif, attendant l'issue des événements pour se
déclarer. En se voyant arrêté, il protesta très hautement, assure-t-on,
de son attachement à Robespierre et de son mépris pour les
conjurés[512]. La nuit venue, il tiendra un tout autre langage, mais à
une heure où la cause de la Commune se trouvera bien compromise.

[Note 512: C'est ce qu'a raconté Léonard Gallois, comme le tenant
d'une personne témoin de l'arrestation de Merlin (de Thionville). La
conduite équivoque de ce député dans la journée du 9 Thermidor rend
d'ailleurs ce fait fort vraisemblable. Voy. _Histoire de la
Convention_, par Léonard Gallois, t. VII, p. 267.]

Cependant Hanriot avait poursuivi sa course. Arrivé au comité de Sûreté
générale, il y pénétra avec ses aides de camp, laissant son escorte à la
porte. Ce fut un tort, il compta trop sur son influence personnelle et
sur la déférence des soldats pour leur général. Robespierre et ses amis
se trouvaient encore au comité. Il engagea vivement Hanriot à ne pas
user de violence. «Laissez-moi aller au tribunal, dit il, je saurai bien
me défendre»[513]. Néanmoins Hanriot persista à vouloir emmener les
prisonniers; mais il trouva dans les hommes qui gardaient le poste du
comité de Sûreté générale une résistance inattendue. Des grenadiers de
la Convention, aidés d'une demi-douzaine de gendarmes de la 29e
division, se jetèrent sur le général et ses aides de camp et les
garrottèrent à l'aide de grosses cordes[514]. Les députés furent
transférés dans la salle du secrétariat, où on leur servit à dîner, et
bientôt après, entre six et sept heures, on les conduisit dans
différentes prisons. Maximilien fut mené au Luxembourg, son frère à
Saint-Lazare d'abord, puis à la Force, Le Bas à la Conciergerie[515],
Couthon à la Bourbe, et Saint-Just aux Écossais. Nous verrons tout à
l'heure comment le premier fut refusé par le concierge de la maison du
Luxembourg et comment ses amis se trouvèrent successivement délivrés.

[Note 513: Léonard Gallois, _Histoire de la Convention_, t.
VII, p. 268.]

[Note 514: Nous empruntons notre récit à la déposition fort
désintéressée d'un des aides de camp du général Hanriot, nommé Ulrik,
déposition faite le 10 thermidor à la section des _Gravilliers_.
(Voy. pièce XXVII, à la suite du rapport de Courtois sur les événements
du 9 Thermidor, p. 126.) Il y a sur l'arrestation du général Hanriot une
autre version d'après laquelle il aurait été arrêté rue Saint-Honoré,
par des gendarmes de sa propre escorte, sur la simple invitation de
Courtois qui, d'une fenêtre d'un restaurant où il dînait, leur aurait
crié «de la manière la plus énergique, d'arrêter ce conspirateur». Cette
version, adoptée par la plupart des historiens, est tout à fait
inadmissible. D'abord elle est de Courtois (voy. p. 65 de son rapport);
ensuite elle est formellement contredite par le récit que Merlin (de
Thionville) fit de l'arrestation d'Hanriot à la séance du soir
(procès-verbal de Charles Duval, p. 27); et par un des collègues de
Courtois, cité par Courtois lui-même, par le député Robin, qui déclare
que Courtois courut au Palais-Égalité pour inviter la force armée à
marcher sur Hanriot (note de la p. 66 dans le second rapport de
Courtois). La version résultant de la déposition d'Ulrik est la seule
qui soit conforme à la vérité des faits. (Voy. aussi cette déposition
dans les _Papiers inédits_, t. III, p. 307.) Voici d'ailleurs une
déclaration enfouie jusqu à ce jour dans les cartons des
_Archives_, et qui ajoute encore plus de poids à la version que
nous avons adoptée, c'est celle du citoyen Jeannelle, brigadier de
gendarmerie, commandant le poste du comité de Sûreté générale, où
avaient été consignés les cinq députés décrétés d'arrestation: «Vers
cinq heures, Hanriot avec ses aides de camp, sabre en main,
_viennent_ pour les réclamer, forçant postes et consignes,
redemandant Robespierre. Un autre député est entré dans notre salle, a
monté sur la table, a ordonné de mettre la pointe de nos sabres sur le
corps d'Hanriot et de lui attacher les pieds et les mains. Ce qui fut
fait avec exactitude, ainsi qu'à ses aides de camp.» _Archives_, F
7, 32.]

[Note 515: D'après le récit de Courtois, Le Bas a été conduit à la
Conciergerie (p. 67). Il aurait été mené à la Force suivant Mme Le Bas.]




VI


Tandis que la Commune de Paris s'efforçait d'entraîner la population
parisienne à résister par la force au coup d'État de la Convention, les
comités de Salut public et de Sûreté générale ne restaient pas inactifs,
et, aux arrêtés de la municipalité, ils répondaient par des arrêtés
contraires. Ainsi: défense de fermer les barrières et de convoquer les
sections, ils avaient peur du peuple assemblé; ordre d'arrêter ceux qui
sonneraient le tocsin et les tambours qui battraient le rappel; défense
aux chefs de légion d'exécuter les ordres donnés par Hanriot, etc. En
même temps ils lançaient des mandats d'arrestation contre le maire,
Lescot-Fleuriot, contre tous les membres de l'administration de police
et les citoyens qui ouvertement prenaient part à la résistance, et ils
invitaient les comités de section, notamment ceux des _Arcis_ et de
l'_Indivisibilité_, à faire cesser les rassemblements en apprenant
au peuple que les représentants décrétés d'arrestation par l'Assemblée
étaient les plus _cruels ennemis de la liberté et de l'égalité_. On
verra bientôt à l'aide de quel stratagème les Thermidoriens essayèrent
de justifier cette audacieuse assertion. De plus, les comités
convoquaient autour de la Convention la force armée des sections de
_Guillaume Tell_, des _Gardes françaises_ et de la _Montagne_ (Butte
des Moulins)[516]. Cette dernière section avait, dans tous les temps,
montré peu de penchant pour la Révolution, et l'on songea sans aucun
doute à tirer parti de ses instincts réactionnaires. Enfin le commandant
de  l'école de Mars, le brave Labretèche, à qui la Convention avait
décerné jadis une couronne civique et un sabre d'honneur, était arrêté
à cause de son attachement pour Robespierre, et Carnot mandait autour
de la Convention nationale les _jeunes patriotes_ du camp des
Sablons[517].

[Note 516: Nous avons relevé aux _Archives_ les différents
arrêtés des comités de Salut public et de Sûreté générale. Les
signatures qui y figurent le plus fréquemment sont celles d'Amar, de
Dubarran, Barère, Voulland, Vadier, Élie Lacoste, Carnot. C.-A. Prieur,
Jagot, Louis (du Bas-Rhin), Ruhl et Billaud-Varenne. On y voit aussi
celle de David; mais c'est encore là, je le crois, une supercherie
thermidorienne.]

[Note 517: _Archives_, A F, 11, 57.]

Les Jacobins, de leur côté, s'étaient réunis précipitamment à la
nouvelle des événements; il n'y eut de leur part ni hésitation ni
faiblesse. Ils ne se ménagèrent donc pas, comme on l'a écrit fort
légèrement[518], ceux du moins--et c'était le plus grand nombre--qui
appartenaient au parti de la sagesse et de la justice représenté par
Robespierre, car les conjurés de Thermidor comptaient au sein de la
grande société quelques partisans dont les rangs se grossirent, après la
victoire, de cette masse d'indécis et de timorés toujours prêts à se
jeter entre les bras des vainqueurs. Un républicain d'une énergie rare,
le citoyen Vivier, prit le fauteuil. A peine en séance, les Jacobins
reçurent du comité de Sûreté générale l'ordre de livrer le manuscrit du
discours prononcé la veille par Robespierre et dont ils avaient ordonné
l'impression. Refus de leur part, fondé sur une exception
d'incompétence[519]. Sur le champ ils se déclarèrent en permanence,
approuvèrent, au milieu des acclamations, tous les actes de la Commune,
au fur et à mesure qu'ils en eurent connaissance, et envoyèrent une
députation au conseil général pour jurer de vaincre ou de mourir, plutôt
que de subir un instant le joug des conspirateurs. Il était alors sept
heures[520].

[Note 518: M. Michelet, t. VII, p. 485. Aucun journal du temps n'a
reproduit la séance des Jacobins du 9 thermidor, et les procès-verbaux
de la société n'existent probablement plus. Mais ce qu'en a cité
Courtois, dans son rapport sur les événements de Thermidor, et ce qu'on
peut en voir par le procès-verbal de la Commune démontre suffisamment
l'ardeur avec laquelle la majorité de la société embrassa la cause de
Robespierre.]  [Note 519: Extrait du procès-verbal de la séance des
Jacobins, cité par Courtois dans son rapport sur les événements du 9
Thermidor, p. 51.]

[Note 520: Extrait du procès-verbal, etc., p. 58.]

La société décida ensuite, par un mouvement spontané, qu'elle ne
cesserait de correspondre avec la Commune au moyen de députations et
qu'elle ne se séparerait qu'après que les manoeuvres des traîtres
seraient complètement déjouées[521]. Elle reçut, du reste, du conseil
général lui-même, l'invitation expresse de ne pas abandonner le lieu de
ses séances[522], et l'énorme influence des Jacobins explique
suffisamment pourquoi la Commune jugea utile de les laisser agir en
corps dans leur local ordinaire, au lieu de les appeler à elle. Le
député Brival s'étant présenté, on le pria de rendre compte de la séance
de la Convention. Il le fit rapidement. Le président lui demanda alors
quelle avait été son opinion. Il répondit qu'il avait voté pour
l'arrestation des deux Robespierre, de Saint-Just, de Couthon et de Le
Bas. Aussitôt il se vit retirer sa carte de Jacobin et il quitta
tranquillement la salle. Mais, sur une observation du représentant
Chasles, et pour éviter de nouvelles divisions, la société rapporta
presque immédiatement l'arrêté par lequel elle venait de rayer de la
liste de ses membres le député Brival, à qui un commissaire fut chargé
de rendre sa carte[523]. Comme la Commune, elle déploya une infatigable
énergie. Un certain nombre de ses membres se répandirent dans les
assemblées sectionnaires pour les encourager à la résistance, et, du
rapport de ces commissaires, il résulte que, jusqu'à l'heure de la
catastrophe, la majorité des sections penchait pour la Commune. A deux
heures et demie du matin, la société recevait encore une députation du
conseil général et chargeait les citoyens Duplay, l'hôte de Maximilien,
Gauthier, Roskenstroch, Didier, Faro, Dumont, Accart, Lefort, Lagarde et
Versenne, de reconduire cette députation et de s'unir à la Commune, afin
de veiller avec elle au salut de la chose publique[524]. Mais déjà tout
était fini; il avait suffi de la balle d'un gendarme pour décider des
destinées de la République.

[Note 521: _Ibid._]

[Note 522: Lettre signée Lescot-Fleuriot, Arthur, Legrand, Payan,
Chatelet, Grenard, Coffinhal et Gibert, et citée en note dans le second
rapport de Courtois, p. 51.]

[Note 523: Extrait du procès-verbal de la séance des Jacobins, cité
en note dans le second rapport de Courtois, p. 59. Voyez du reste
l'explication donnée par Brival lui-même à la Convention dans la séance
du soir. Le Thermidorien Brival est ce député qui, après Thermidor,
s'étonnait qu'on _eût épargné les restes de la race impure des
Capet_. (Séance de la Convention.)]

[Note 524: Arrêté signé Vignier, président, et Cazalès, secrétaire,
Pièce XXI, à la suite du second rapport de Courtois, p. 123. Pour avoir
ignoré tout cela, M. Michelet a tracé de la séance des Jacobins dans la
journée du 9 Thermidor le tableau le plus faux qu'on puisse imaginer.]

Avec Robespierre finit la période glorieuse et utile des Jacobins.
Maximilien tombé, ils tombèrent également, et, dans leur chute, ils
entraînèrent les véritables principes de la démocratie, dont ils
semblaient être les représentants et les défenseurs jurés. A cette
grande école du patriotisme va succéder l'école des mauvaises moeurs,
des débauches et de l'assassinat. Foin des doctrines sévères de la
Révolution! Arrière les ennuyeux sermonneurs, les prêcheurs de liberté
et d'égalité! Il est temps de jouir. A nous les châteaux, à nous les
courtisanes, à nous les belles émigrées dont les sourires ont fléchi nos
coeurs de tigres! peuvent désormais s'écrier les sycophantes de
Thermidor. Et tous de suivre à l'envi le choeur joyeux de l'orgie
lestement mené par Thérézia Cabarrus devenue Mme Tallien, et par Barras,
tandis que, dans l'ombre, à l'écart, gémissaient, accablés de remords,
les démocrates imprudents qui n'avaient pas défendu Robespierre contre
les coups des assassins.

Nous avons eu, en ces derniers temps, et nous avons aujourd'hui encore
la douleur d'entendre insulter la mémoire des Jacobins par certains
écrivains affichant cependant une tendresse sans égale pour la
Révolution. Si ce n'est mauvaise foi, c'est à coup sûr ignorance inouïe
de leur part que d'oser nous présenter les Jacobins comme ayant peuplé
les antichambres consulaires et monarchistes. Ouvrez les almanachs
impériaux et royaux, vous y verrez figurer les noms de quelques anciens
Jacobins, et surtout ceux d'une foule de Girondins; mais les membres du
fameux club qu'on vit revêtus du manteau de sénateur, investis de
fonctions lucratives et affublés de titres de noblesse, furent
précisément les alliés et les complices des Thermidoriens, les Jacobins
de Fouché et d'Élie Lacoste. Quant aux vrais Jacobins, quant à ceux qui
demeurèrent toujours fidèles à la pensée de Robespierre, il faut les
chercher sous la terre, dans le linceul sanglant des victimes de
Thermidor; il faut les chercher sur les plages brûlantes de Sinnamari et
de Cayenne, non dans les antichambres du premier consul. Près de cent
vingt périrent dans la catastrophe où sombra Maximilien; c'était déjà
une assez jolie trouée au coeur de la société. On sait comment le reste
fut dispersé et décimé par des proscriptions successives; on sait
comment Fouché profita d'un attentat royaliste pour débarrasser son
maître de ces fiers lutteurs de la démocratie et déporter le plus grand
nombre de ces anciens collègues qui, un jour, à la voix de Robespierre,
l'avaient, comme indigne, chassé de leur sein. Chaque fois que, depuis
Thermidor, la voix de la liberté proscrite trouva en France quelques
échos, ce fut dans le coeur de ces Jacobins qu'une certaine école
libérale se fait un jeu de calomnier aujourd'hui. C'est de leur
poussière que sont nés les plus vaillants et les plus dévoués défenseurs
de la démocratie.




VII


Il ne suffisait pas, du reste, du dévouement et du patriotisme des
Jacobins pour assurer dans cette journée la victoire au parti de la
justice et de la démocratie, il fallait encore que la majorité des
sections se prononçât résolûment contre la Convention nationale. Un des
premiers soins de la Commune avait été de convoquer extraordinairement
les assemblées sectionnaires, ce jour-là n'étant point jour de séance.
Toutes répondirent avec empressement à l'appel du conseil général. Les
sections comprenant la totalité de la population parisienne, il est
absolument contraire à la vérité de croire, avec un historien de nos
jours, à la neutralité de Paris dans cette nuit fatale[525]. Les masses
furent sur pied, flottantes, irrésolues, incertaines, penchant plutôt
cependant du côté de la Commune; et si, tardivement, chacun prit parti
pour la Convention, ce fut grâce à l'irrésolution de Maximilien et
surtout grâce au coup de pistolet du gendarme Merda.

[Note 525: Michelet, _Histoire de la Révolution_, t. VII. 488.]

Trois sources d'informations existent qui sembleraient devoir nous
renseigner suffisamment sur le mouvement des sections dans la soirée du
9 et dans la nuit du 9 au 10 thermidor: ce sont, d'abord, les registres
des procès-verbaux des assemblées sectionnaires[526]; puis les résumés
de ces procès-verbaux, insérés par Courtois à la suite de son rapport
sur les événements du 9 thermidor[527]; enfin les rapports adressés à
Barras par les divers présidents de section quelques jours après la
catastrophe[528]. Mais ces trois sources d'informations sont également
suspectes. De la dernière il est à peine besoin de parler; on sent assez
dans quel esprit ont dû être conçus des rapports rédigés à la demande
expresse des vainqueurs quatre ou cinq jours après la victoire. C'est le
cas de répéter: _Malheur aux vaincus!_

[Note 526: Ces registres des procès-verbaux des sections existent
aux _Archives_ de la préfecture de police, où nous les avons
consultés avec le plus grand soin. Malheureusement ils ne sont pas
complets; il en manque seize qui ont été détruits ou égarés. Ce sont les
registres des sections des _Tuileries_, de la _République_, de
la _Montagne_ (Butte-des-Moulins), du _Contrat social_, de
_Bonne-Nouvelle_, des _Amis de la Patrie_, _Poissonnière_, _Popincourt_,
de la _Maison-Commune_, de la _Fraternité_, des _Invalides_, de la
_Fontaine-Grenelle_, de la _Croix-Rouge_, _Beaurepaire_, du
_Panthéon français_ et des _Sans-Culottes_. (_Archives_ de la
préfecture de police.)]

[Note 527: Voyez ces résumés, plus ou moins exacts, à la suite du
rapport de Courtois sur les événements du 9 Thermidor, de la p. 126 à la
p. 182.]

[Note 528: _Archives_ F 7, 1432.]

Suivant les procès-verbaux consignés dans les registres des sections et
les résumés qu'en a donnés Courtois, il semblerait que la plus grande
partie des sections (assemblées générales, comités civils et comités
révolutionnaires) se fussent, dès le premier moment, jetées
d'enthousiasme entre les bras de la Convention, après s'être
énergiquement prononcées contre le conseil général de la Commune. C'est
là, on peut l'affirmer, une chose complètement contraire à la vérité.
Les procès-verbaux sont d'abord, on le sait, rédigés sur des feuilles
volantes, puis mis au net, et couchés sur des registres par les
secrétaires. Or, il me paraît hors de doute que ceux des 9 et 10
thermidor ont été profondément modifiés dans le sens des événements; ils
eussent été tout autres si la Commune l'avait emporté. N'ont point tenu
de procès-verbaux, ou ne les ont pas reportés sur leurs registres, les
sections du _Muséum_ (Louvre)[529], du _Pont-Neuf_[530], des
_Quinze-Vingts_ (faubourg Saint-Antoine)[531], de la _Réunion_[532],
de l'_Indivisibilité_[533] et des _Champs-Elysées_[534]. De ces six
sections, la première et la dernière seules ne prirent pas résolument
parti pour la Commune; les autres tinrent pour elle jusqu'au dernier
moment. Plus ardente encore se montra celle de l'_Observatoire_, qui ne
craignit pas de transcrire sur ses registres l'extrait suivant de son
procès-verbal: «La section a ouvert la séance en vertu d'une convocation
extraordinaire envoyée par le conseil général de la Commune. Un membre a
rendu compte des événements importants qui ont eu lieu aujourd'hui.
L'Assemblée, vivement affligée de ces événements alarmants pour la
liberté, et de l'avis qu'elle reçoit d'un décret qui met hors la loi des
hommes jusqu'ici regardés comme des patriotes zélés pour la défense du
peuple, arrête qu'elle se déclare permanente et qu'elle ajourne sa séance
à demain, huit heures du matin...[535].» Mais toutes les sections n'eurent
pas la même fermeté.

[Note 529: Suivant Courtois, cette section ne se serait réunie
qu'_après la victoire remportée sur les traîtres_. Voy. pièces à
l'appui de son rapport sur les événements du 9 Thermidor, p. 146.]

[Note 530: D'après Courtois, cette section, dans l'enceinte de
laquelle se trouvaient la mairie et l'administration de police, n'aurait
pas voulu se réunir en assemblée générale, et elle se serait conduite de
manière à _mériter les éloges_. On comprend tout l'intérêt qu'avait
Courtois à présenter l'ensemble des sections comme s'étant montré
hostile à la Commune. (Voy. p. 153.)]

[Note 531: Pour ce qui concerne cette section, Courtois paraît avoir
écrit sa rédaction d'après des rapports verbaux (Voy. p. 173). A cette
section appartenait le général Rossignol, lequel, malgré son attachement
pour Robespierre, qui l'avait si souvent défendu, trouva grâce devant
les Thermidoriens. «Le général Rossignol, dit Courtois, s'est montré la
section des Quinze-Vingts, et n'a pris aucune part à ce qui peut avoir
été dit de favorable pour la Commune....» (P. 174.)]

[Note 532: Le commandant de la force armée de cette section avait
prêté serment à la Commune, mais Courtois ne croit pas _qu'il se soit
éloigné de la voie de l'honneur_ (p. 145). Livré néanmoins au
tribunal révolutionnaire, ce commandant eut la chance d'être acquitté.]

[Note 533: Courtois paraît avoir eu entre les mains la minute du
procès-verbal de la séance de cette section, qui, dit-il, flotta
longtemps dans l'incertitude sur le parti qu'elle prendrait (p. 142.)]

[Note 534: «La section des Champs-Elysées, dit Courtois, a cru plus
utile de défendre de ses armes la Convention.» (P. 141.)]

[Note 535: Archives de la préfecture de police.]

Voici vraisemblablement ce qui se passa dans la plupart des sections
parisiennes. Elles savaient fort bien quel était l'objet de leur
convocation, puisqu'à chacune d'elles la Commune avait adressé la
proclamation dont nous avons cité la teneur. Au premier moment, elles
durent prendre parti pour le conseil général. A dix heures du soir,
vingt-sept sections avaient envoyé des commissaires pour fraterniser
avec lui et recevoir ses ordres[536]. Nous avons sous les yeux les
pouvoirs régulièrement donnés à cet effet par quinze d'entre elles à un
certain nombre de leurs membres[537], sans compter l'adhésion
particulière de divers comités civils et révolutionnaires de chacune
d'elles. Plusieurs, comme les sections _Poissonnière_, de _Brutus_,
de _Bondy_, de la _Montagne_ et autres, s'empressèrent d'annoncer à la
Commune qu'elles étaient debout et veillaient pour sauver la patrie[538].
Celle de la _Cité_, qu'on présente généralement comme s'étant montrée
très opposée à la Commune, lui devint en effet très hostile, mais après
la victoire de la Convention. A cet égard nous avons un aveu très curieux
du citoyen Leblanc, lequel assure que le procès-verbal de la séance du 9
a été tronqué[539]. On y voit notamment que le commandant de la force
armée de cette section, ayant reçu de l'administrateur de police Tanchoux
l'ordre de prendre sous sa sauvegarde et sa responsabilité la personne de
Robespierre, refusa avec indignation et dénonça le fonctionnaire
rebelle[540]. Or, les choses s'étaient passées tout autrement.

[Note 536: C'est ce qui résulte du procès-verbal même de la section
de _Mutius Scaevola_. (Archives de la préfecture de police.)]

[Note 537: Pouvoirs émanés des sections de la _Fraternité_, de
l'_Observatoire_, du _Faubourg du Nord_, de _Mutius Scaevola_, du
_Finistère_, de la _Croix-Rouge_, _Popincourt_, _Marat_, du _Panthéon
français_, des _Sans-Culottes_, des _Amis de la Patrie_, de _Montreuil_,
des _Quinze-Vingts_, du _Faubourg-Montmartre_, des _Gardes-Françaises_.
(Pièce de la collection Beuchot.)]

[Note 538: Rapports adressés à Barras. (_Archives_, F. 7, 1432.)]

[Note 539: _Ibid._]

[Note 540: Registre des procès-verbaux des séances de la section de
la Cité. (Archives de la préfecture de police.)]

Cet officier, nommé Vanheck, avait, au contraire, très chaudement pris
la parole en faveur des cinq députés arrêtés. Racontant la séance de la
Convention à laquelle il avait assisté, et où, selon lui, «les vapeurs
du nouveau _Marais_ infectaient les patriotes», il s'était écrié:
«Toutes les formes ont été violées; à peine un décret d'arrestation
était-il proposé qu'il était mis aux voix et adopté. Nulle discussion.
Les cinq députés ont demandé la parole sans l'obtenir; ils sont
maintenant à l'administration de police[541].» Invité à prendre ces
représentants sous sa sauvegarde, il s'y était refusé en effet, par
prudence sans doute, mais en disant qu'à ses yeux Robespierre était
innocent. Il y a loin de là, on le voit, à cette indignation dont parle
le procès-verbal remanié après coup. Eh bien! pareille supercherie eut
lieu, on peut en être certain, pour les procès-verbaux de presque toutes
les sections.

[Note 541: Rapport à Barras. _Archives, ubi suprà._]

Celle des _Piques_ (place Vendôme), dans la circonscription de
laquelle se trouvait la maison de Duplay, se réunit dès neuf heures du
soir, sur la convocation de la Commune, et non point vers deux heures du
matin seulement, comme l'allègue mensongèrement Courtois, qui d'ailleurs
est obligé de convenir qu'elle avait promis de fraterniser avec la
Société des Jacobins, «devenue complice des rebelles»[542]. Le
procès-verbal de cette section, très longuement et très soigneusement
rédigé, proteste en effet d'un dévouement sans bornes pour la
Convention; mais on sent trop qu'il a été fait après coup[543]. Là, il
n'est point question de l'heure à laquelle s'ouvrit la séance; mais, des
pièces que nous avons sous les yeux, il résulte que, dès neuf heures,
elle était réunie; que Maximilien Robespierre, son ancien président, y
fut l'objet des manifestations les plus chaleureuses; que l'annonce de
la mise en liberté des députés proscrits fut accueillie vers onze heures
avec des démonstrations de joie; qu'on y proposa de mettre à la
disposition de la Commune toute la force armée de la section, et que la
nouvelle du dénoûment tragique et imprévu de la séance du conseil
général vint seule glacer l'enthousiasme[544].

[Note 542: Pièces à la suite du rapport de Courtois sur les
événements du 9 Thermidor, p. 159.]

[Note 543: Voyez le procès-verbal de la séance de la section des
Piques. (Archives de la préfecture de police.)]

[Note 544: _Archives_, F 7, 1432.]

Il en fut à peu près de même partout. Toutefois, dans nombre de
sections, la proclamation des décrets de mise hors la loi, dont nous
allons parler bientôt, commença de jeter une hésitation singulière et un
découragement profond. Ajoutez à cela les stratagèmes et les calomnies
dont usèrent certains membres de la Convention pour jeter le désarroi
parmi les patriotes. A la section de Marat (Théâtre-Français), Léonard
Bourdon vint dire que, si jusqu'alors les cendres de Marat n'avaient pas
encore été portées au Panthéon, c'était par la basse jalousie de
Robespierre, mais qu'elles allaient y être incessamment
transférées[545]. Le député Crassous, patriote égaré, qu'à moins d'un
mois de là on verra lutter énergiquement contre la terrible réaction,
fille de Thermidor, annonça à la section de Brutus qu'on avait trouvé
sur le bureau de la municipalité un cachet à fleurs de lys[546], odieux
mensonge inventé par Vadier, qui s'en excusa plus tard en disant que le
danger de perdre la tête donnait de l'imagination[547]. Il suffit de la
nouvelle du meurtre de Robespierre et de la dispersion des membres de la
Commune pour achever de mettre les sections en déroute. Ce fut un
sauve-qui-peut général. Chacun d'abjurer et de se rétracter au plus
vite[548]. Le grand patriote, qui, peu d'instants auparavant, comptait
encore tant d'amis inconnus, tant de partisans, tant d'admirateurs
passionnés, se trouva abandonné de tout le monde. Les sections renièrent
à l'envi Maximilien; mais en le reniant, en abandonnant à ses ennemis
cet intrépide défenseur des droits du peuple, elles accomplirent un
immense suicide; la vie se retira d'elles; à partir du 9 Thermidor elles
rentrèrent dans le néant.

[Note 545: Pièces à la suite du rapport de Courtois, p. 136.]

[Note 546: _Archives_, F 7, 1432.]

[Note 547: Aveu de Vadier à Cambon. Voyez à ce sujet une note des
auteurs de l'_Histoire parlementaire_, t. XXXIV, p. 59.]

[Note 548: Voici un spécimen du genre: «Je soussigné, proteste
contre tout ce qui s'est passé hier à la Commune de Paris, et que
lorsque j'ai vu ce que l'on proposait étoit contraire aux principes, je
me suis retiré. Ce 10 thermidor, Talbot.» (Pièce annexée au
procès-verbal de la section du _Temple_ (Archives de la préfecture
de police.)) Le malheureux Talbot n'en fut pas moins livré à
l'exécuteur.]




VIII


On peut juger de quelle immense influence jouissait Robespierre: il
suffit de son nom dans cette soirée du 9 Thermidor pour contrebalancer
l'autorité de la Convention tout entière; et l'on comprend maintenant
les inquiétudes auxquelles fut en proie l'Assemblée quand elle rentra en
séance. Le peuple se portait autour d'elle menaçant[549]; les conjurés
durent se croire perdus.

[Note 549: Déclaration de l'officier municipal Bernard au conseil
général de la Commune. (Pièce de la collection Beuchot).]

Le conseil général de la Commune siégeait sans désemparer, et continuait
de prendre les mesures les plus énergiques. A la nouvelle de
l'arrestation d'Hanriot, il nomma, pour le remplacer, le citoyen Giot,
de la section du _Théâtre-Français_, lequel, présent à la séance,
prêta sur le champ serment de sauver la patrie, et sortit aussitôt pour
se mettre à la tête de la force armée[550]. Après avoir également reçu
le serment d'une foule de commissaires de sections, le conseil arrêta,
sur la proposition d'un de ses membres, la nomination d'un comité
exécutif provisoire composé de neuf membres, qui furent: Payan,
Coffinhal, Louvet, Lerebours, Legrand, Desboisseau, Chatelet, Arthur et
Grenard. Douze citoyens, pris dans le sein du conseil général, furent
aussitôt chargés de veiller à l'exécution des arrêtés du comité
provisoire[551]. Il fut ordonné à toute personne de ne reconnaître
d'autre autorité que celle de la Commune et d'arrêter tous ceux qui,
abusant de la qualité de représentant du peuple, feraient des
proclamations perfides, et mettraient hors la loi ses défenseurs[552].

[Note 550: Voy. le procès-verbal de la séance du conseil général
dans l'_Histoire parlementaire_, t. XXXIV, p. 50.]

[Note 551: Furent désignés: les citoyens Lacour, de _Brutus_;
Mercier, du _Finistère_; Leleu, des _Invalides_; Miché, des
_Quinze-Vingts_; d'Azard, des _Garde-Françaises_; Cochois, de
_Bonne-Nouvelle_; Aubert, de _Poissonnière_; Barel, du _Faubourg
-du-Nord_; Gilbert, de la même section; Jault, de _Bonne-Nouvelle_;
Simon, de _Marat_; et Gency, du _Finistère_; arrêté signé: Fleuriot
-Lescot, et Blin, cité par Courtois à la suite de son rapport sur les
événements du 9 thermidor, p. 111.]

[Note 552: Pièce de la collection Beuchot, citée par Courtois dans
son rapport sur les événements du 9 thermidor, p. 159.]

Cependant il avait été décidé qu'on délivrerait, à main armée, s'il en
était besoin, Robespierre, Couthon et tous les patriotes détenus. Ame
intrépide, Coffinhal s'était chargé de cette expédition. Il partit à la
tête de quelques canonniers et se porta rapidement vers les Tuileries.
Mais quand il pénétra dans les salles du comité de Sûreté générale,
Hanriot seul s'y trouvait. Les gendarmes, chargés de la garde du général
et de ses aides de camp n'opposèrent aucune résistance. Libre de ses
liens, Hanriot monta à cheval dans la cour, et fut reçu avec les plus
vives démonstrations de fidélité et de dévouement par les troupes dont
elle se trouvait garnie[553].

[Note 553: Voy., au sujet de la délivrance d'Hanriot, une
déclaration du citoyen Vilton, du 25 thermidor, en tenant compte
nécessairement des circonstances dans lesquelles elle a été faite.
(Pièce XXXI à la suite du rapport de Courtois, p. 186.)]

La Convention était rentrée en séance depuis une heure environ, et
successivement elle avait entendu Bourdon (de l'Oise), Merlin (de
Thionville), Legendre, Rovère et plusieurs autres conjurés; chacun
racontant a sa manière les divers incidents de la soirée.
Billaud-Varenne déclamait à la tribune, quand Collot-d'Herbois monta
tout effaré au fauteuil, en s'écriant: «Voici l'instant de mourir à
notre poste». Et il annonça l'envahissement du comité de Sûreté générale
par une force armée. Nul doute, je le répète, qu'en cet instant les
conjurés et toute la partie gangrenée de la Convention ne se crurent
perdus. L'Assemblée était fort perplexe; elle était à peine gardée, et
autour d'elle s'agitait une foule hostile. Ce fut là que Hanriot manqua
de cet esprit d'initiative, de cette précision de coup d'oeil qu'il eût
fallu en ces graves circonstances au général de la Commune. Si, ne
prenant conseil que de son inspiration personnelle, il eût résolument
marché sur la Convention, c'en était fait de la conspiration
thermidorienne. Mais un arrêté du comité d'exécution lui enjoignait de
se rendre sur le champ au sein du conseil général[554]; il ne crut pas
devoir se dispenser d'y obéir, et courut à toute bride vers l'Hôtel de
Ville.

Quand il parut à la Commune, où sa présence fut saluée des plus vives
acclamations[555], Robespierre jeune y était déjà. Conduit d'abord à la
maison de Saint-Lazare, où il n'avait pas été reçu parce qu'il n'y avait
point de _secret_ dans cette prison, Augustin avait été mené à la
Force; mais là s'étaient trouvés deux officiers municipaux qui l'avaient
réclamé au nom du peuple et étaient accourus avec lui à la Commune.
Chaleureusement accueilli par le conseil général, il dépeignit, dans un
discours énergique et vivement applaudi, les machinations odieuses dont
ses amis et lui étaient victimes. Il eut soin, du reste, de mettre la
Convention hors de cause, et il se contenta d'imputer le décret
d'accusation à quelques misérables conspirant au sein même de
l'Assemblée[556]. A peine avait-il fini de parler que le maire, sentant
combien il était urgent, pour l'effet moral, de posséder Maximilien à la
Commune, proposa au conseil de l'envoyer chercher par une députation
spécialement chargée de lui faire observer qu'il se devait tout entier à
la patrie et au peuple[557]. Fleuriot-Lescot connaissait le profond
respect de Robespierre pour la Convention, son attachement à la
légalité, et il n'avait pas tort, on va le voir, en s'attendant à une
vive résistance de sa part.

[Note 554: Arrêté signé: Louvet, Payan, Legrand et Lerebours. (Pièce
de la collection Beuchot.)]

[Note 555: Procès-verbal de la séance du conseil général, dans
l'_Histoire parlementaire_, t. XXXIV, p. 53.]

[Note 556: Procès-verbal de la séance de la Commune (_Histoire
parlementaire_, t. XXXIV, p. 52). A l'appui de cette partie du
procès-verbal, voyez la déclaration de Robespierre jeune au comité civil
de la section de la _Maison-Commune_, lorsqu'il y fut transporté à
la suite de sa chute. «A répondu ... que quand il a été dans le sein de
la Commune, il a parlé pour la Convention en disant qu'elle était
disposée à sauver la patrie, mais qu'elle avait été trompée par quelques
conspirateurs; qu'il fallait veiller à sa conservation.» (Pièce XXXVIII
à la suite du rapport de Courtois sur les événements du 9 thermidor, p.
205.)]

[Note 557: Procès-verbal de la séance de la Commune, _ubi
suprà_.]

Transféré vers sept heures à la prison du Luxembourg, sous la garde du
citoyen Chanlaire, de l'huissier Filleul et du gendarme Lemoine[558],
Maximilien avait été refusé par le concierge, en vertu d'une injonction
des administrateurs de police de ne recevoir aucun détenu sans leur
ordre. Il insista vivement pour être incarcéré. Esclave du devoir, il
voulait obéir quand même au décret qui le frappait. «Je saurai bien me
défendre devant le tribunal», dit-il. En effet, il pouvait être assuré
d'avance d'un triomphe éclatant, et il ne voulait l'emporter sur ses
ennemis qu'avec les armes de la légalité. Billaud-Varenne ne se trompait
pas en écrivant ces lignes: «Si, dans la journée du 9 thermidor,
Robespierre, au lieu _de se faire enlever_ pour se rendre à la
Commune et y arborer l'étendard de la révolte, eût obéi aux décrets de
la Convention nationale, qui peut calculer ce que _l'erreur_, moins
affaiblie par cette soumission, eût pu procurer de chances favorables à
son ascendant[559]?» La volonté de Maximilien échoua devant la
résistance d'un guichetier.

[Note 558: Pièce XIX à la suite du rapport de Courtois sur les
événements du 9 thermidor, p. 113.]

[Note 559: Mémoires de Billaud-Varenne, p. 46 du manuscrit.
(_Archives, ubi suprà_.)]

Du Luxembourg, Robespierre avait été conduit à l'administration de
police, située à côté de la mairie, sur le quai des Orfèvres, dans les
bâtiments aujourd'hui démolis qu'occupait la préfecture de police. Il y
fut reçu avec les transports du plus vif enthousiasme, aux cris de
_Vive Robespierre_[560]! Il pouvait être alors huit heures et
demie. Peu après, se présenta la députation chargée de l'amener au sein
du conseil général. Tout d'abord Maximilien se refusa absolument à se
rendre à cette invitation. «Non, dit-il encore, laissez-moi paraître
devant mes juges.» La députation se retira déconcertée. Mais le conseil
général, jugeant indispensable la présence de Robespierre à l'Hôtel de
Ville, dépêcha auprès de lui une nouvelle députation aux vives
insistances de laquelle Robespierre céda enfin. Il la suivit à la
Commune, où l'accueillirent encore les plus chaleureuses
acclamations[561]. Mais que d'heures perdues déjà!

[Note 560: Déclaration de Louise Picard, pièce XXXII, à la suite du
rapport de Courtois sur les événements du 9 thermidor, p. 194.]

[Note 561: Renseignements donnés par les employés au secrétariat sur
ce qui s'est passé à la Commune. (Pièce de la collection Beuchot.)]

En même temps que lui parurent ses chers et fidèles amis, Saint-Just et
Le Bas, qu'on venait d'arracher l'un et l'autre aux prisons où les avait
fait transférer le comité de Sûreté générale. Au moment où Le Bas
sortait de la Conciergerie, un fiacre s'arrêtait au guichet de la
prison, et deux jeunes femmes en descendaient tout éplorées. L'une était
Elisabeth Duplay, l'épouse du proscrit volontaire, qui, souffrante
encore, venait apporter à son mari divers effets, un matelas, une
couverture; l'autre, Henriette Le Bas, celle qui avait dû épouser
Saint-Just. En voyant son mari libre, et comme emmené en triomphe par
une foule ardente, Mme Le Bas éprouva tout d'abord un inexprimable
sentiment de joie, courut vers lui, se jeta dans ses bras, et se dirigea
avec lui du côté de l'Hôtel de Ville. Mais de noirs pressentiments
assiégeaient l'âme de Philippe. Sa femme nourrissait, il voulut lui
épargner de trop fortes émotions, et il l'engagea vivement à retourner
chez elle, en lui adressant mille recommandations au sujet de leur fils.
«Ne lui fais pas haïr les assassins de son père, dit-il; inspire-lui
l'amour de la patrie; dis-lui bien que son père est mort pour elle....
Adieu, mon Elisabeth, adieu[562]!» Ce furent ses dernières paroles, et
ce fut un irrévocable adieu. Quelques instants après cette scène, la
barrière de l'éternité s'élevait entre le mari et la femme.

[Note 562: Manuscrit de Mme Le Bas. D'après ce manuscrit, ce serait
à la Force que Lebas aurait été conduit; mais Mme Le Bas a dû confondre
cette prison avec la Conciergerie. Comme tous les membres de sa
malheureuse famille, Mme Le Bas fut jetée en prison avec son enfant à la
mamelle par les _héros_ de Thermidor, qui la laissèrent végéter
durant quelques mois, d'abord à la prison Talarue, puis à Saint-Lazare,
dont le nom seul était pour elle un objet d'épouvante. Toutefois elle se
résigna. «Je souffrais pour mon bien-aimé mari, cette pensée me
soutenait.» On lui avait offert la liberté, une pension même, si elle
voulait changer de nom; elle s'y refusa avec indignation. «Je n'aurais
jamais quitté ce nom si cher à mon coeur, et que je me fais gloire de
porter.» Femme héroïque de l'héroïque martyr qui ne voulut point
partager l'opprobre de la victoire thermidorienne, elle se montra,
jusqu'à son dernier jour, fière de la mort de son mari: «Il a su mourir
pour sa patrie, il ne devait mourir qu'avec les martyrs de la liberté.
Il m'a laissée veuve et mère à vingt et un ans et demi; je bénis le Ciel
de me l'avoir ôté ce jour-là, il ne m'en est que plus cher. On m'a
traînée de prison en prison avec mon jeune fils de cinq semaines; il
n'est de souffrances que ne m'aient fait endurer ces monstres, croyant
m'intimider. Je leur ai fait voir le contraire; plus ils m'en faisaient,
plus j'étais heureuse de souffrir pour eux. Comme eux, j'aime la
liberté; le sang qui coule dans mes veines à soixante-dix-neuf ans est
le sang de républicains.» (Manuscrit de Mme Le Bas.) Et en parlant de
ces morts si regrettés elle ne manque pas d'ajouter «Comme vous eussiez
été heureux de connaître ces hommes vertueux sous tous les rapports»!]




IX


La présence de Robespierre à la Commune sembla redoubler l'ardeur
patriotique et l'énergie du conseil général; on y voyait le gage assuré
d'une victoire prochaine, car on ne doutait pas que l'immense majorité
de la population parisienne ne se ralliât à ce nom si grand et si
respecté.

Le conseil général se composait de quatre-vingt-seize notables et de
quarante-huit officiers municipaux formant le corps municipal, en tout
cent quarante-quatre citoyens élus par les quarante-huit sections de la
ville de Paris. Dans la nuit du 9 au 10 thermidor, quatre-vingt-onze
membres signèrent la liste de présence, c'est-à-dire leur arrêt de mort
pour la plupart. D'autres vinrent-ils? c'est probable; mais ils ne
signèrent pas, et évitèrent ainsi la proscription sanglante qui frappa
leurs malheureux collègues.

Parmi les membres du conseil général figuraient un certain nombre de
citoyens appartenant au haut commerce de la ville, comme Arthur,
Grenard, Avril; beaucoup de petits marchands, un notaire comme Delacour;
quelques hommes de loi, des employés, des artistes, comme Lubin,
Fleuriot-Lescot, Beauvallet, Cietty, Louvet, Jault; deux ou trois hommes
de lettres, des médecins, des rentiers et plusieurs professeurs.
C'étaient presque tous des patriotes d'ancienne date, dévoués aux
grandes idées démocratiques représentées par Robespierre. L'extrait
suivant d'une lettre d'un officier municipal de la section du
_Finistère_, nommé Mercier, directeur de la fabrication des
assignats, lettre adressée à l'agent national Payan, peut servir à nous
renseigner sur les sentiments dont la plupart étaient animés: «La
faction désorganisatrice, sous le voile d'un patriotisme
ultrarévolutionnaire, a longtemps agité et agite encore la section du
_Finistère_. Le grand meneur est un nommé Bouland, ci-devant garde
de Monsieur. Ce motionneur à la Jacques Roux, en tonnant à la tribune
contre la prétendue aristocratie marchande, a maintes fois tenté
d'égarer par les plus dangereuses provocations la nombreuse classe des
citoyens peu éclairés de la section du _Finistère_.... Cette cabale
a attaqué avec acharnement les révolutionnaires de 89, trop purs en
probité et patriotisme pour adopter les principes désorganisateurs. Leur
grand moyen était de les perdre dans l'opinion publique par les plus
atroces calomnies; quelques bons citoyens ont été leurs
victimes...[563]» Ne sent-on pas circuler dans cette lettre le souffle
de Robespierre? Mercier, on le voit, était digne de mourir avec lui.

[Note 563: Pièce de la collection Beuchot.]

Il était alors environ dix heures du soir. Il n'y avait pas de temps à
perdre; c'était le moment d'agir. Au lieu de cela, Maximilien se mit à
parler au sein du conseil général, à remercier la Commune des efforts
tentés par elle pour l'arracher des mains d'une faction qui voulait sa
perte. Les paroles de Robespierre avaient excité un irrésistible
enthousiasme; on se serrait les mains, on s'embrassait comme si la
République était sauvée, tant sa seule parole inspirait de
confiance[564].

[Note 564: Voy. à ce sujet un extrait du procès-verbal de la section
de l'_Arsenal_, cité sous le numéro XXXIV, p. 196, à la suite du
rapport de Courtois sur les événements du 9 Thermidor.]

Déjà, avant son arrivée, un membre avait longuement retracé, avec
beaucoup d'animation, le tableau des services innombrables et
désintéressés que, depuis cinq ans, Maximilien n'avait cessé de rendre à
la patrie[565]. Le conseil général n'avait donc nul besoin d'être excité
ou encouragé. C'étaient le peuple et les sections en marche qu'il eût
fallu haranguer. Aussi bien le conseil venait d'ordonner que la façade
de la Maison commune serait sur le champ illuminée. C'était l'heure de
descendre sur la place de Grève et de parler au peuple.

[Note 565: Rapport de Degesne, lieutenant de la gendarmerie des
tribunaux. (Pièces à la suite du rapport de Courtois sur les événements
du 9 thermidor, n° XIX, 9e pièce, p. 119.) Si Robespierre l'eût emporté,
ce rapport eût été tout autre, comme bien on pense. On en peut dire
autant de celui du commandant Dumesnil, inséré sous le n° XXXI, p. 182,
à la suite du rapport. Degesne et Dumesnil se vantent très fort d'avoir
embrassé chaudement le parti de la Convention dès la première heure,
mais nous avons sous les yeux une pièce qui affaiblit singulièrement
leurs allégations; c'est une lettre du nommé Haurie, garçon de bureau du
tribunal révolutionnaire, où il est dit: «Le 9 thermidor, des officiers
de la gendarmerie des tribunaux sont venus dans la chambre du conseil du
tribunal révolutionnaire promettre de servir Robespierre.... Les noms de
ces officiers sont: DUMESNIL, Samson, Aduet, DEGESNE, Fribourg, Dubunc
et Chardin. Il est à remarquer que Dumesnil et Degesne ont été
incarcérés par les rebelles. Le commandant de la gendarmerie à cheval
est venu leur assurer que tout son corps était pour Robespierre.»
(_Archives_, F. 7, 4437.)]

Un mot de Robespierre, et les sections armées et la foule innombrable
qui garnissaient les abords de l'Hôtel de Ville s'ébranlaient, se
ruaient sur la Convention, jetaient l'Assemblée dehors. Mais ce mot, il
ne voulut pas le dire. Pressé par ses amis de donner un signal que
chacun attendait avec impatience, il refusa obstinément. Beaucoup de
personnes l'ont accusé ici de faiblesse, ont blâmé ses irrésolutions;
et, en effet, en voyant les déplorables résultats de la victoire
thermidorienne, on ne peut s'empêcher de regretter amèrement les
scrupules auxquels il a obéi. Néanmoins, il est impossible de ne pas
admirer sans réserve les motifs déterminants de son inaction.
Représentant du peuple, il ne se crut pas le droit de porter la main sur
la Représentation nationale. Il lui répugnait d'ailleurs de prendre
devant l'histoire la responsabilité du sang versé dans une guerre
civile. Certain du triomphe en donnant contre la Convention le signal du
soulèvement, il aima mieux mourir que d'exercer contre elle le droit de
légitime défense.

Tandis que l'énergie du conseil général se trouvait paralysée par les
répugnances de Maximilien à entrer en révolte ouverte contre la
Convention, celle-ci n'hésitait pas, et elle prenait des mesures
décisives. Un tas d'hommes qui, selon la forte expression du poète,

  Si tout n'est renversé ne sauraient subsister,

les Bourdon, les Barras, les Fréron, vinrent, pour encourager
l'Assemblée, lui présenter sous les couleurs les plus défavorables les
dispositions des sections. Sur la proposition de Voulland, elle chargea
Barras de diriger la force armée contre l'Hôtel de Ville, et lui
adjoignit Léonard Bourdon, Bourdon (de l'Oise), Fréron, Rovère, Delmas,
Ferrand et Bollet, auxquels on attribua les pouvoirs dont étaient
investis les représentants du peuple près les armées. A l'exception des
deux derniers, qui n'avaient joué qu'un rôle fort effacé, on ne pouvait
choisir à Barras de plus dignes acolytes.

Mais les conjurés ne se montraient pas satisfaits encore: il fallait
pouvoir se débarrasser, sans jugement, des députés proscrits dans la
matinée; or, ils trouvèrent un merveilleux prétexte dans le fait, de la
part de ces derniers, de s'être, volontairement ou non, soustraits au
décret d'arrestation. Élie Lacoste commença par demander la mise hors la
loi de tous les conseillers municipaux qui avaient embrassé la cause de
Robespierre et l'avaient traité en frère. Décrétée au milieu des
applaudissements, cette mesure ne tarda pas à être étendue à Hanriot.
Personne ne parlait des députés, comme si, au moment de frapper ces
grandes victimes, on eût été arrêté par un reste de pudeur. Bientôt
toutefois Voulland, s'enhardissant, fit observer que Robespierre et
_tous les autres_ s'étaient également soustraits au décret
d'arrestation, et, à sa voix, l'Assemblée les mit aussi hors la
loi[566].

[Note 566: Voy. le _Moniteur_ du 12 thermidor (30 juillet
1794). Malgré le décret du matin, par lequel avait été supprimé le grade
de commandant général de la garde nationale, la Convention avait mis à
la tête de l'armée parisienne un chef de légion nommé Esnard. Mais cet
officier avait été arrêté à la Commune par ordre du maire et de l'agent
national près desquels il s'était rendu aussitôt pour leur donner
communication de ses pouvoirs.]

Aussitôt des émissaires sont envoyés dans toutes les directions, dans
les assemblées sectionnaires, sur la place de Grève, pour y proclamer le
formidable décret dont on attendait le plus grand effet. En même temps
Barras, Léonard Bourdon et leurs collègues courent se mettre à la tête
de la force armée, qu'ils dirigent en deux colonnes, l'une par les
quais, l'autre par la rue Saint-Honoré, vers l'Hôtel de Ville. A
grand'peine, ils avaient pu réunir un peu plus de deux mille hommes,
mais leur troupe grossit en route, et, comme toujours, après la
victoire, si victoire il y eut, elle devint innombrable. Il pouvait être
en ce moment un peu plus de minuit.

Cependant le conseil général continuait de délibérer. Impossible de
déployer plus d'énergie et de résolution que n'en montra le comité
d'exécution. Décidé à défendre jusqu'à la mort les principes pour
lesquels il était debout, il avait fait apporter des armes dans la salle
de ses délibérations, voisine de celle où se tenait le conseil
général[567]. De plus, il venait d'inviter de nouveau, à cette heure
suprême, toutes les sections à faire sonner le tocsin, battre la
générale, et à réunir leurs forces sur la place de la Maison-commune,
afin de sauver la patrie[568]. Mais cela n'était pas encore suffisant à
ses yeux; il lui paraissait nécessaire, pour achever de produire un
grand effet sur les masses, d'avoir la sanction d'un grand nom
populaire, du nom de Robespierre, qui équivalait à un drapeau et
représentait la Convention.

[Note 567: «Commune de Paris. Le 9 thermidor..., le général Hanriot
fera passer au comité d'exécution des fusils, des pistolets et des
munitions pour douze membres. _Signé_: Arthur, Legrand, Louvet,
Grenard, Coffinhal.» (Pièce de la collection Beuchot.)]

[Note 568: «Il est ordonné aux sections, pour sauver la chose
publique, de faire sonner le tocsin et de faire battre la générale dans
toute la commune de Paris, et de réunir leurs forces dans la place de la
Maison-commune, où elles recevront les ordres du général Hanriot, qui
vient d'être remis en liberté, avec tous les députés patriotes, par le
peuple souverain. _Signé_: Arthur, Legrand, Grenard, Desboisseau et
Louvet.» (Pièce de la collection Beuchot.)]

Parmi les commissaires faisant fonction de ministres, deux seulement,
Payan, frère aîné de l'agent national, commissaire de l'instruction
publique, et Lerebours, commissaire des secours publics, prirent parti
pour Robespierre. Les autres, quoique tous dévoués pour la plupart aux
idées de Maximilien, jugèrent prudent d'attendre le résultat des
événements. Républicain enthousiaste, patriote ardent, Lerebours s'était
rendu un des premiers à la Commune où, comme on l'a vu, il avait été
nommé membre du comité d'exécution. Seul il échappa au massacre des
membres de ce comité[569]. C'est sur les indications écrites, sous sa
dictée, par son propre fils, que nous allons retracer la scène qui va
suivre[570], et pour la description de laquelle on s'est beaucoup trop
fié jusqu'ici aux relations plus ou moins mensongères de l'assassin
Merda ou du mouchard Dulac, grand ami de Tallien[571].

[Note 569: Parvenu à s'échapper dans le tumulte, Lerebours alla se
réfugier dans un égout des Champs-Élysées, près du Pont-Royal, où il se
tint caché pendant vingt-quatre heures, à cent pas de l'échafaud qui
l'attendait. Ayant pu, le lendemain, sortir de Paris, il se rendit
d'abord en Suisse, puis en Allemagne, et rentra en France sous le
Directoire. Il est mort, il n'y a pas longtemps, à l'âge de
quatre-vingt-dix ans. Devenu vieux, il essaya de décliner toute
participation active de sa part à la résistance de la Commune. Il
disait, à qui voulait l'entendre, que le 9 thermidor il s'était trouvé
_par hasard, sans savoir pourquoi_, à l'Hôtel de Ville, où _on
lui avait fait signer un ordre à la section des Piques_. Et cet ordre
est tout entier de sa main. (Voy. à ce sujet _le Journal_, par M.
Alp. Karr, numéro du 17 octobre 1848.) Mais ce raisonnement d'un
vieillard craintif indignait à bon droit le propre fils de Lerebours.
«Mon père», a-t-il écrit dans une note que nous avons sous les yeux,
«aurait dû se glorifier d'avoir participé à la résistance de la
Commune».]

[Note 570: Pierre-Victor Lerebours, plus connu sous le nom de
Pierre-Victor, est mort il y a deux ans, fidèle au culte que son père,
dans sa jeunesse, avait professé pour Robespierre. Auteur de la tragédie
des _Scandinaves_ et de divers opuscules, il brilla un instant au
théâtre où, dans les rôles tragiques, il se fit applaudir à côté de
Talma. Nous tenons de lui-même les notes d'après lesquelles il nous a
été permis de tracer un tableau exact de la scène sanglante qui mit fin
à la résistance de la Commune.]

[Note 571: C'est ce qu'assuré M. Michelet, t. VII, p. 480. Voy. le
récit de Dulac, à la suite du rapport de Courtois sur les événements du
9 thermidor, n° XXXIV, p. 107. Ce Dulac a tout vu, tout conduit, tout
dirigé. Il a joué, à proprement parler, le rôle de la mouche du Coche.
Somme toute, son rapport, adressé à Courtois un an après les événements,
n'est qu'un placet déguisé, une forme nouvelle de mendicité.]

Lerebours rédigea et écrivit de sa main l'appel suivant à la section des
Piques, celle de Robespierre: «COMMUNE DE PARIS. _Comité
d'exécution_. Courage, patriotes de la section des Piques, la liberté
triomphe! Déjà ceux que leur fermeté a rendus formidables aux traîtres
sont en liberté; partout le peuple se montre digne de son caractère. Le
point de réunion est à la Commune...; le brave Hanriot exécutera les
ordres du comité d'exécution, qui est créé pour sauver la patrie.» Puis,
il signa; avec lui signèrent: Legrand, Louvet et Payan.

Il s'agissait de faire signer Robespierre, assis au centre de la salle,
à la table du conseil, entre le maire Fleuriot-Lescot et l'agent
national Payan. Longtemps Saint-Just, son frère et les membres du comité
d'exécution le supplièrent d'apposer sa signature au bas de cet appel
énergique; mais en vain. Au nom de qui? disait Maximilien. «Au nom de la
Convention, répondit Saint-Just; elle est partout où nous sommes». Il
semblait à Maximilien qu'en sanctionnant de sa signature cette sorte
d'appel à l'insurrection contre la Convention, il allait jouer le rôle
de Cromwell, qu'il avait si souvent flétri depuis le commencement de la
Révolution, et il persista dans son refus. Couthon, tardivement
arrivé[572], parla d'adresser une proclamation aux armées, convint qu'on
ne pouvait écrire au nom de la Convention; mais il engagea Robespierre à
le faire au nom du peuple français, ajoutant qu'il y avait encore en
France des amis de l'humanité, et que la vertu finirait par
triompher[573]. La longue hésitation de Maximilien perdit tout.

[Note 572: Couthon ne sortit que vers une heure du matin de la
prison de Port-Libre, autrement dit la Bourbe, où il avait été
transféré. (Déclaration de Petit, concierge de la prison de Port-Libre,
pièce XXXV, à la suite du rapport de Courtois sur les événements du 9
thermidor, p. 108.) Un officier municipal était venu le chercher et lui
avait remis un billet ainsi conçu: «Couthon, tous les patriotes sont
proscrits, le peuple entier est levé; ce seroit le trahir que de ne pas
te rendre à la Maison commune, où nous sommes.» Ce billet, signé
Robespierre et Saint-Just, fut trouvé sur lui au moment de son
arrestation.]

[Note 573: Déclaration de Jérôme Murou et Jean-Pierre Javoir,
gendarmes près des tribunaux. Ils avaient accompagné l'officier
municipal qui était allé chercher Couthon et étaient entrés avec lui à
l'Hôtel de Ville dans la salle du conseil général. (_Archives_, F.
7, 32.)]

Pendant ce temps, les émissaires de la Convention proclamaient, à la
lueur des torches, le décret de l'Assemblée. Des fenêtres de l'Hôtel de
Ville on en aperçut plusieurs au coin de la rue de la Vannerie, laquelle
débouchait sur la place de Grève. Ils cherchaient à ameuter le peuple
contre la Commune. Quelques membres du conseil général s'offrirent
d'aller les arrêter, partirent et revinrent bientôt, ramenant avec eux
deux de ces émissaires. Fleuriot-Lescot donna à l'assistance lecture de
la proclamation saisie sur les agents de la Convention. Parmi les
signatures figurant au bas de cette pièce, il remarqua celle de David.
«C'est une scélératesse de plus de la part des intrigants»!
s'écria-t-il; «David ne l'a pas signée, car il est chez lui
malade»[574].

[Note 574: Renseignements donnés par les employés au secrétariat,
sur ce qui s'est passé à la Commune dans la nuit du 9 au 10 thermidor.
(Pièce de la collection Beuchot.) Dans une note placée à la suite de son
rapport sur les événements du 9 thermidor (nº 37, p. 56), Courtois
prétend que ce fut Payan qui donna lecture du décret mettant hors la loi
les membres du conseil général et autres, et qu'il ajouta au texte du
décret _ces mots perfides_: «et le peuple qui est dans les
tribunes», espérant par là augmenter l'exaspération contre la
Convention. Mais cette note, en désaccord avec les pièces authentiques
où nous avons puisé nos renseignements, ne repose sur aucune donnée
certaine, et Courtois, par lui-même, ne mérite aucune espèce de
confiance.]

Le grand peintre, avons-nous dit déjà, avait, sur le conseil de Barère,
prudemment gardé la chambre.

Ce formidable décret de mise hors la loi ne laissa pas que de produire
dans les rues un très-fâcheux effet. L'ardeur d'un certain nombre de
membres de la Commune, ne se trouvant pas soutenue par une intervention
directe de Robespierre, se ralentit singulièrement. Beaucoup de
citoyens, ne sachant ce qui se passait à cette heure avancée de la nuit,
rentrèrent tranquillement chez eux. Il n'est pas jusqu'au temps qui ne
vînt en aide aux conjurés de la Convention. Le ciel avait été triste et
sombre toute la journée. Vers minuit, une pluie torrentielle tomba et ne
contribua pas peu à dissiper la foule. Quand, deux heures plus tard, les
colonnes conventionnelles débouchèrent sur la place de Grève, elle était
presque déserte. Tandis qu'une escarmouche insignifiante s'engageait sur
le quai, entre la force armée dirigée par Barras, et les canonniers
restés autour d'Hanriot, Léonard Bourdon, à la tête de sa troupe, put
pénétrer sans obstacle dans l'Hôtel de Ville, par le grand escalier du
centre, et parvenir jusqu'à la porte de la salle de l'Egalité. Il était
alors un peu plus de deux heures du matin[575].

[Note 575: Voir le procès-verbal de la séance de la Commune dans
l'_Histoire parlementaire_, t. XXXIV, p. 56.]

En ce moment, Robespierre, vaincu par les obsessions de ses amis et
songeant, un peu tard, à la gravité des circonstances, se décidait enfin
à signer l'adresse à la section des Piques. Déjà il avait écrit les deux
premières lettres de son nom, _Ro_, quand un coup de feu, parti du
couloir séparant la salle du conseil général de celle du corps
municipal, retentit soudainement[576]. Aussitôt on vit Robespierre
s'affaisser, la plume lui échappa des mains, et, sur la feuille de
papier où il avait à peine tracé deux lettres, on put remarquer de
larges gouttes de sang qui avaient jailli d'une large blessure qu'il
venait de recevoir à la joue[577]. Fleuriot-Lescot, consterné, quitta le
fauteuil, et courut vers l'endroit d'où le coup était parti. Il y eut
dans l'assistance un désarroi subit. On crut d'abord à un suicide.
Robespierre, disait-on, s'est brûlé la cervelle[578]. L'invasion de la
salle par la troupe conventionnelle ne tarda pas à mettre fin à
l'incertitude.

[Note 576: Renseignements donnés par les employés au secrétariat,
_ubi suprà_.]

[Note 577: Note fournie par M. Lerebours fils. J'ai vu chez M.
Philippe de Saint-Albin, cette pièce toute maculée encore du sang de
Robespierre. Rien d'émouvant comme la vue de cette pièce, qui suffit, à
elle seule, à donner la clef du drame qui s'est passé. Saisie par Barras
sur la table du conseil général, elle passa plus tard, avec les papiers
de l'ex-Directeur, entre les mains de l'ancien ami de Danton, Rousselin
de Saint-Albin.]

[Note 578: Renseignements fournis par les employés au secrétariat
sur ce qui s'est passé à la Commune dans la nuit du 9 au 10 thermidor.
(Pièce de la collection Beuchot.) Entre ce récit et celui que j'ai donné
dans mon _Histoire de Saint-Just_, il existe une légère différence;
cela tient à ce que, à l'époque où j'ai écrit la vie de Saint-Just, je
n'avais ni les renseignements donnés par les employés au secrétariat ni
les notes de M. Lerebours fils.]




XI


Voici ce qui était arrivé. A tout prix les Thermidoriens voulaient se
débarrasser de Robespierre. C'était beaucoup d'avoir obtenu contre lui
un décret d'accusation, de l'avoir fait mettre hors la loi, mais cela ne
leur suffisait pas. Le peuple laisserait-il jamais mener à l'échafaud
cet héroïque défenseur de ses droits? Tant que Maximilien serait debout,
les conjurés avaient tout à craindre; mieux valait en finir par un coup
de couteau ou une balle. Lui mort, on était à peu près sûr de voir
tomber d'elle-même la résistance de la Commune. Restait à trouver
l'assassin. La chose n'était pas difficile, il se rencontre toujours
quelque coupe-jarret prêt à tuer un homme moyennant salaire. Or, frapper
Robespierre en cette occurence pouvait être une occasion de fortune. Il
y avait justement parmi les gendarmes de la troupe conduite par Léonard
Bourdon un jeune drôle du nom de Merda[579], qui ne demanda pas mieux
que de saisir cette occasion. Il avait à peine vingt ans.

[Note 579: Tel était son véritable nom, que par euphémisme il
changea en celui de Méda. Il avait un frère qui mourut chef de bataillon
et qui garda toujours son nom patronymique, sous lequel fut liquidée la
pension de sa veuve. (Renseignements fournis par le ministère de la
guerre.)]

Ce fut, à n'en point douter, Léonard Bourdon qui arma son bras; jamais
il n'eût osé prendre sur lui d'assassiner Robespierre sans l'ordre
exprès d'un membre de la Convention. Intrigant méprisé, suivant la
propre expression de Maximilien, complice oublié d'Hébert, Léonard
Bourdon était ce député à qui Robespierre avait un jour, à la
Convention, reproché d'avilir la Représentation nationale par des formes
indécentes. Comme Fouché, comme Tallien, comme Rovère, il haïssait dans
Robespierre la vertu rigide et le patriotisme sans tache. Il fit, c'est
très probable, miroiter aux yeux du gendarme tous les avantages, toutes
les faveurs dont le comblerait la Convention s'il la débarrassait de
l'homme qui à cette heure encore contre-balançait son autorité. La
fortune au prix du sang du Juste? Merda n'hésita point.

Parvenu avec son gendarme à la porte de la salle où siégeait le conseil
général[580], laquelle s'ouvrait à tout venant, Léonard Bourdon lui
désigna du doigt Maximilien assis dans un fauteuil et se présentant de
profil, la partie droite du corps tournée vers la place de Grève. Du
couloir où se tenait l'assassin à la place où était la victime, il
pouvait y avoir trois ou quatre mètres au plus. Armé d'un pistolet,
Merda étendit brusquement le bras et fit feu, avant que personne eût pu
prévenir son mouvement[581].

[Note 580: «Ce brave gendarme ne m'a pas quitté», avoua Léonard
Bourdon quelques instants après, en présentant l'assassin à la
Convention nationale. (Voy. le _Moniteur_ du 12 thermidor (30
juillet 1794.))]

[Note 581: De l'assassinat commis par lui Merda a laissé une
relation où, sauf le coup de pistolet, tout est faux. Beaucoup
d'écrivains se sont laissé prendre à cette relation si grossièrement
mensongère; mais nous ne comprenons pas comment M. Michelet a pu baser
son récit tout entier sur une oeuvre qui n'est, d'un bout à l'autre,
qu'un tissu d'inexactitudes, d'invraisemblances et d'inepties. (Voy.
_Histoire de la Révolution_, t. VII, liv. XXI, ch. IX.) Merda
prétend qu'il s'élança sur Robespierre et qu'il lui présenta la pointe
de son sabre sur le coeur, en lui disant: «Rends-toi, traître! etc.»
Comment les amis dévoués qui entouraient Maximilien eussent-ils laissé
pénétrer jusqu'à lui ce polisson de dix-neuf ans. Dans son récit, publié
longtemps après les événements, Merda raconte qu'ayant fouillé
Robespierre, il trouva sur lui pour plus de dix mille francs de bonnes
valeurs.... On voit qu'on ne pouvait mentir plus bêtement ni avec plus
d'impudence que ce lâche et misérable assassin. Sa relation a été
précieusement recueillie et publiée par MM. Barrière et Berville dans
leur collection des Mémoires relatifs à la Révolution française.]

Nous avons dit comment Robespierre s'affaissa en éclaboussant de son
sang la feuille de papier contenant l'appel à la section des Piques. La
question a été longtemps débattue de savoir si Maximilien avait été
réellement assassiné, ou s'il y avait eu de sa part tentative de
suicide. Le doute ne saurait être cependant un seul instant permis.
Pourquoi d'abord Robespierre aurait-il eu l'idée de recourir à ce moyen
extrême quand tout paraissait sourire à sa cause, et que, tardivement,
il s'était décidé à en appeler lui-même au peuple des décrets de la
Convention? Il aurait au moins fallu, pour le porter à cet acte de
désespoir, que l'irruption de la horde conventionnelle eût précédé le
coup de pistolet de Merda, et nous avons vu par un document entièrement
inédit et tout à fait désintéressé (le rapport des employés au
secrétariat) que c'était tout le contraire qui avait eu lieu. Le simple
examen de la blessure suffit d'ailleurs pour détruire tout à fait
l'hypothèse du suicide. En effet, le projectile dirigé de haut en bas,
avait déchiré la joue à un pouce environ de la commissure des lèvres,
et, pénétrant de gauche à droite, il avait brisé une partie de la
mâchoire inférieure[582]. Or, peut-on imaginer un homme qui, voulant se
tuer, se tirerait un coup de pistolet de gauche à droite et de haut en
bas? C'est tout simplement impossible; tandis qu'au contraire le coup
s'explique tout naturellement par la position de l'assassin tirant
debout sur Maximilien assis et présentant son profil gauche.

[Note 582: Rapport des officiers de santé sur les pansements des
blessures de Robespierre aîné. (Pièce XXXVII, p. 202, à la suite du
rapport de Courtois sur les événements du 9 thermidor.)]

A la nouvelle du meurtre de Robespierre, les Thermidoriens éprouvèrent
une joie indicible; cependant, malgré leur cynisme et leur effronterie,
ils ne tardèrent pas à comprendre eux-mêmes tout l'odieux qui
rejaillirait sur eux de ce lâche assassinat, et après que le président
de la Convention (c'était Charlier) eut, au milieu des applaudissements,
donné l'accolade à celui qu'on présenta hautement à l'Assemblée comme le
meurtrier de Maximilien, on s'efforça de faire croire à un suicide.
Voilà pourquoi Barère, affectant d'oublier l'enthousiasme produit la
veille par l'apparition de l'assassin, se contenta de dire dans son
rapport du 10: «Robespierre aîné s'est frappé». Voilà pourquoi, un an
plus tard, Courtois, dans son rapport sur les événements du 9 thermidor,
assurait, sur le témoignage complaisant d'un concierge, que Merda avait
manqué Robespierre et que celui-ci s'était frappé lui-même[583]. Mais
les Thermidoriens ont eu beau faire, tout l'odieux de cet assassinat
pèsera éternellement sur leur mémoire, et la postérité vengeresse ne
séparera pas leurs noms de celui de l'assassin dont Léonard Bourdon arma
le bras et qui ne fut que l'instrument de la faction[584].

[Note 583: Rapport de Courtois sur les événements..., p. 70. Rien de
curieux et de bête à la fois comme la déclaration du concierge Bochard:
«Sur les deux heures du matin», dit-il, «un gendarme m'a appelé et m'a
dit qu'il venait d'entendre un coup de pistolet dans la salle de
l'Égalité. J'ai entré, j'ai vu Le Bas étendu par terre, et de suite
Robespierre l'aîné s'est tiré un coup de pistolet dont la balle, en le
manquant, a passé à trois lignes de moi; j'ai failli être tué. (Pièce
XXVI, page 201, à la suite du rapport.) Ainsi il a vu Robespierre ... SE
MANQUER et la balle passer à trois lignes de lui. Ce prétendu témoignage
ne mérite même pas la discussion. Et voilà pourtant les autorités
thermidoriennes!]

[Note 584: Merda, ce brave gendarme, au dire de Léonard Bourdon, ne
cessa de battre monnaie avec le meurtre de Robespierre. Nommé
sous-lieutenant au 5e régiment de chasseurs, dès le 25 thermidor, pour
avoir fait feu sur _les traîtres Couthon et Robespierre_
(_Moniteur_ du 28 thermidor [15 août 1794]), il ne tarda pas à se
plaindre de l'ingratitude des Thermidoriens. On lui avait donné, dit-il
deux ans après, la place la plus inférieure de l'armée. Un jour même,
paraît-il, fatigué de ses obsessions, Collot-d'Herbois et Barère lui
avaient déclaré, furieux, qu'on ne devait rien à un assassin. (Lettre de
Merda au Directoire en date du 20 germinal de l'an IV, de la collection
de M. de Girardot, citée par M. L. Blanc, t. XI, p. 270.) Grâce à la
protection de son ancien complice Barras, il finit par obtenir de
l'avancement. Devenu, sous l'Empire, colonel et baron, il fut tué à la
bataille de la Moskowa.]

A peine Merda eut-il lâché son coup de pistolet que la horde
conventionnelle fit irruption dans la salle du conseil général dont les
membres, surpris sans défense, ne purent opposer aucune résistance.
Quelques-uns furent arrêtés sur-le-champ, d'autres s'échappèrent à la
faveur du tumulte; mais, trahis par la fatale liste de présence, dont se
saisirent les vainqueurs, ils furent repris dès le lendemain.
Saint-Just, s'oubliant lui-même, ne songeait qu'à donner des soins à
Robespierre[585]. Le Bas crut blessé à mort celui à qui il avait dévoué
sa vie, il ne voulut pas lui survivre. Jugeant d'ailleurs la liberté et
la République perdues, il passa dans une salle voisine, dite salle de la
veuve Capet, celle où siégeait le comité d'exécution; là il s'empara
d'un des pistolets apportés par l'ordre de ce comité et se fit sauter la
cervelle[586]. Il se tua sur le coup; ce fut la mort de Caton.

[Note 585: Extrait des Mémoires de Barras cité dans le 1er numéro de
la _Revue du XIXe siècle_. Disons encore que le peu qui a paru des
Mémoires de ce complice des assassins de Robespierre ne donne pas une
idée bien haute de leur valeur historique.]

[Note 586: Rapport de Raymond, fonctionnaire public, et de Colmet,
commissaire de police de la section des _Lombards_, assistés du
citoyen Rousselle, membre du comité révolutionnaire de la section de la
_Cité_, en l'absence du citoyen juge de paix. (Pièce de la
collection Beuchot.) Le corps de Le Bas fut levé à sept heures du matin,
et porté immédiatement au cimetière de Saint-Paul, section de
l'_Arsenal_. (_Ibid._) MM. Michelet et de Lamartine ont donc
commis une grave erreur en prétendant que le cadavre de Le Bas avait été
mené à la Convention pêle-mêle avec les blessés.]

Moins heureux fut Robespierre jeune. Ne voulant pas tomber vivant entre
les mains des assassins de son frère, il franchit une des fenêtres de
l'Hôtel de Ville, demeura quelques instants sur le cordon du premier
étage à contempler la Grève envahie par les troupes conventionnelles,
puis il se précipita la tête la première sur les premières marches du
grand escalier. On le releva mutilé et sanglant, mais respirant encore.
Transporté au comité civil de la section de la _Maison-commune_, où
il eut la force de déclarer que son frère et lui n'avaient aucun
reproche à se faire et qu'ils avaient toujours rempli leur devoir envers
la Convention, il y fut traité avec beaucoup d'égards, disons-le à
l'honneur des membres de ce comité, qui ne se crurent pas obligés, comme
tant d'autres, d'insulter aux vaincus. Quand on vint le réclamer pour le
transférer au comité de Sûreté générale, ils se récrièrent, disant qu'il
ne pouvait être transporté sans risque pour ses jours, et ils ne le
livrèrent que sur un ordre formel des représentants délégués par la
Convention[587].

[Note 587: Procès-verbal du comité civil de la
_Maison-commune_, cité sous le numéro XXXVIII, p. 203, à la suite
du rapport de Courtois sur les événements du 9 thermidor.]

Couthon, sur lequel Merda avait également tiré sans l'atteindre, s'était
gravement blessé à la tête en tombant dans un des escaliers de l'Hôtel
de Ville. Il avait été mené, vers cinq heures du matin, à l'Hôtel-Dieu,
où il reçut les soins du célèbre chirurgien Desault, qui le fit placer
dans le lit n° 15 de la salle des opérations. Au juge de paix chargé par
Léonard Bourdon de s'enquérir de son état il dit: «On m'accuse d'être un
conspirateur, je voudrais bien qu'on pût lire dans le fond de mon
âme[588].» Le pauvre paralytique, à moitié mort, inspirait encore des
craintes aux conjurés, car Barras et son collègue Delmas enjoignirent à
la section de la _Cité_ d'établir un poste à l'Hôtel-Dieu, et ils
rendirent le commandant de ce poste responsable, sur sa tête, de la
personne de Couthon[589]. Peu après, le juge de paix Bucquet reçut
l'ordre exprès d'amener le blessé au comité de Salut public[590].

[Note 588: Procès-verbal de Jean-Antoine Bucquet, juge de paix de la
section de la _Cité_. (Pièce inédite de la collection Beuchot). La
fameuse légende de Couthon gisant sur le parapet du quai Pelletier et
que des _hommes du peuple_ voulaient jeter à la rivière, est une
pure invention de Fréron. (Voy. p. 12 du rapport de Courtois sur les
événements du 9 thermidor.)]

[Note 589: «La section de la _Cité_ fera établir un poste à
l'Hôtel-Dieu, où l'on a porté Couthon, représentant du peuple, mis en
état d'arrestation par décret de la Convention nationale. Le commandant
du poste répondra sur sa tête de la personne de Couthon. _Signé_:
Barras, J.-B. Delmas, représentants du peuple.» (Pièce inédite de la
collection Beuchot.)]

[Note 590: Procès-verbal du juge de paix Bucquet (_ubi
suprà_).]

Quant à Hanriot, il ne fut arrêté que beaucoup plus tard. S'il avait
manqué de cet éclair de génie qui lui eût fait saisir le moment opportun
de fondre sur la Convention, de se saisir des conjurés et de délivrer la
République d'une bande de coquins par lesquels elle allait être
honteusement asservie, ni le dévouement ni le courage, quoi qu'on ait pu
dire, ne lui avaient fait défaut. Trahi par la fortune et abandonné des
siens, il lutta seul corps à corps contre les assaillants de la Commune.
Il venait de saisir Merlin (de Thionville) au collet[591], quand
l'assassinat de Robespierre trancha tout à fait la question. Obligé de
céder à la force, le malheureux général se réfugia dans une petite cour
isolée de l'Hôtel de Ville, où il fut découvert dans la journée, vers
une heure de l'après-midi[592]. On le trouva tout couvert de blessures
qu'il avait reçues dans la lutte ou qu'il s'était faites lui-même[593],
ayant peut-être tenté, comme Robespierre jeune, mais en vain également,
de s'arracher la vie. Ainsi finit, par une épouvantable catastrophe,
cette résistance de la Commune, qui fut si près d'aboutir à un triomphe
éclatant.

[Note 591: Extrait des Mémoires de Barras. _Ubi suprà_.]

[Note 592: Déclaration de Dumesnil, commandant la gendarmerie des
tribunaux, pièce XXXI, p. 182 à la suite du rapport de Courtois sur les
événements de Thermidor.]

[Note 593: Procès-verbal de l'arrestation d'Hanriot par Guynaud et
Chandedellier, agents du comité de Sûreté, Bonnard, secrétaire agent;
Lesueur, _id._, Martin, agent principal, et Michel. (Pièce XL, p.
214, à la suite du rapport de Courtois.) Tous les historiens ont
raconté, d'après Barère et Dumesnil, qu'Hanriot avait été jeté par
Coffinhal d'une _fenêtre du troisième étage_ dans un égout de
l'Hôtel de Ville. Mais c'est là une fable thermidorienne. «C'est une
déclaration faite hier au tribunal révolutionnaire,» dit Barère dans la
séance du 11 thermidor. Une déclaration de qui? Ni Dumesnil ni Barère ne
méritent la moindre confiance. Si en effet Hanriot eût été précipité
d'une fenêtre du _troisième étage_, il est à croire que les agents
du comité de Sûreté générale chargés d'opérer son arrestation en eussent
su quelque chose, et ils n'en ont rien dit dans leur rapport; il est à
présumer surtout que les Thermidoriens n'auraient pas eu à le faire
transporter à la Conciergerie et de là à l'échafaud.]




XII


Placé sur un brancard, Robespierre fut amené à la Convention par des
canonniers et quelques citoyens armés. Il était si faible, qu'on
craignait à chaque instant qu'il ne passât. Aussi ceux qui le portaient
par les pieds recommandaient-ils à leurs camarades de lui tenir la tête
bien élevée, pour lui conserver le peu de vie qui lui restait[594]. Ni
l'outrage ni l'injure ne lui furent épargnés en chemin. Insulter le
géant tombé, n'était-ce pas une manière de faire sa cour aux assassins
vainqueurs? Quand Jésus eut été mis en croix, ses meurtriers lui
décernèrent par dérision le titre de roi des Juifs; les courtisans
thermidoriens usèrent d'un sarcasme analogue à l'égard de Maximilien.
«Ne voilà-t-il pas un beau roi»! s'écriaient-ils. Allusion délicate au
cachet fleurdelisé qu'on prétendait avoir trouvé sur le bureau de la
Commune.

[Note 594: _Faits recueillis aux derniers instants de Robespierre
et de sa faction, du 9 au 10 thermidor_. Paris, in-8° de 7 p. De
l'imp. de Pain, passage Honoré. Cette brochure, sans nom d'auteur,
paraît rédigée avec une certaine impartialité, c'est-à-dire qu'on n'y
rencontre pas les calomnies ineptes et grossières dont toutes les
brochures thermidoriennes du temps sont remplies. C'est pourquoi nous
avons cru devoir y puiser quelques renseignements.]

«Le lâche Robespierre est là», dit le président Charlier en apprenant
l'arrivée du funeste cortège. «Vous ne voulez pas qu'il entre?»--Non,
non, hurla le choeur des forcenés. Et Thuriot, le futur serviteur du
despotisme impérial, d'enchérir là-dessus: «Le cadavre d'un tyran ne
peut que porter la peste; la place qui est marquée pour lui et ses
complices, c'est la place de la Révolution[595].» Ces lâches appelaient
lâche celui qu'ils venaient de frapper traîtreusement, et tyran celui
qui allait mourir en martyr pour la République et la liberté perdues.

[Note 595: _Moniteur_ du 12 thermidor (30 juillet 1794).]

Robespierre fut transporté au comité de Salut public, dans la salle
d'audience précédant celle des séances du comité et étendu sur une
table[596]. On posa sous sa tête, en guise d'oreiller, une boîte de
sapin où étaient renfermés des échantillons de pain de munition. Il
était vêtu d'un habit bleu de ciel et d'une culotte de nankin, à peu
près comme au jour de la fête de l'Être suprême, jour doublement
mémorable, où tant de bénédictions étaient montées vers lui et où aussi
plus d'une voix sinistre avait pu jeter dans son coeur de sombres
pressentiments. On crut pendant longtemps qu'il allait expirer,
tellement on le voyait immobile et livide. Il était sans chapeau, sans
cravate, sa chemise entr'ouverte se trouvait teinte du sang qui
s'échappait en abondance de sa mâchoire fracassée. Au bout d'une heure
il ouvrit les yeux et, pour étancher le sang dont sa bouche était
remplie, il se servit d'un petit sac en peau blanche, qu'un des
assistants lui donna sans doute, et sur lequel on lisait ces mots: _Au
grand monarque, Lecourt, fourbisseur du roi et de ses troupes, rue
Saint-Honoré, près de celle des Poulies, Paris_[597]. Pas une plainte
ne s'échappa de sa bouche; les mouvements spasmodiques de son visage
dénotèrent seuls l'étendue de ses souffrances. Ajoutez à la douleur
physique les outrages prodigués à la victime par des misérables sans
conscience et sans coeur, et vous aurez une idée du long martyre
héroïquement supporté par ce grand citoyen. «Votre Majesté souffre», lui
disait l'un; et un autre: «Eh bien, il me semble que tu as perdu la
parole»[598]. Certaines personnes cependant furent indignées de tant de
lâcheté et se sentirent prises de compassion. Un des assistants lui
donna, faute de linge, un peu de papier blanc pour remplacer le sac dont
il se servait, et qui était tout imbibé de sang[599]. Un employé du
comité, le voyant se soulever avec effort pour dénouer sa jarretière,
s'empressa de lui prêter aide. «Je vous remercie, monsieur», lui dit
Robespierre d'une voix douce[600]. Mais ces témoignages d'intérêt et
d'humanité étaient à l'état d'exception.

[Note 596: Cette table se trouve aujourd'hui aux _Archives_.]

[Note 597: Les Thermidoriens, qui ont voulu faire croire au suicide,
se sont imaginé avoir trouvé là un appui à leur thèse. Courtois, après
avoir montré dans son rapport sur les événements du 9 thermidor le
gendarme Merda _manquant_ Robespierre, représenté celui-ci «tenant
dans ses mains le sac de son pistolet, qui rappeloit à ses yeux par
l'adresse du marchand qui l'avoit vendu, et dont l'enseigne étoit _Au
Grand Monarque_, le terme qu'avoit choisi son ambition» (p. 73).
Honnête Courtois!--Sur le revers de ce sac on pouvait lire le nom du
propriétaire, M. Archier. Il est fort probable que c'est un citoyen de
ce nom, peut-être l'ancien député des Bouches-du-Rhône à la Législative,
qui, ému de pitié, aura, à défaut de linge, donné ce sac à la victime.]

[Note 598: _Faits recueillis aux derniers instants de Robespierre
et de sa faction_, du 9 au 10 thermidor (_ubi suprà_).--Voy.
aussi, au sujet des mauvais traitements infligés au vaincu, les notes
relatives à Maximilien Robespierre lorsqu'il fut apporté au comité de
Salut public, pièce XLI, p. 215, à la suite du rapport de Courtois.]

[Note 599: Notes relatives à Maximilien Robespierre, _ubi
suprà_.]

[Note 600: Nous empruntons ce trait à M. Michelet, à qui il fut
raconté par le général Petiet, lequel le tenait de l'employé remercié
par Robespierre. (_Histoire de la Révolution_, t. VII, p. 514.)]

Saint-Just et Dumas se trouvaient là. Quand on les avait amenés,
quelques-uns des conjurés, s'adressant aux personnes qui entouraient
Robespierre, s'étaient écriés ironiquement: «Retirez-vous donc, qu'ils
voient leur roi dormir sur une table comme un homme»[601]. A la vue de
son ami étendu à demi mort, Saint-Just ne put contenir son émotion; le
gonflement de ses yeux rougis révéla l'amertume de son chagrin[602].
Impassible devant l'outrage, il se contenta d'opposer aux insulteurs le
mépris et le dédain. On l'entendit seulement murmurer, en contemplant le
tableau des Droits de l'homme, suspendu à la muraille: «C'est pourtant
moi qui ai fait cela[603]!» Ses amis et lui tombaient par la plus
révoltante violation de ces Droits, désormais anéantis, hélas!

[Note 601: _Faits recueillis aux derniers instants de Robespierre
et de sa faction._]

[Note 602: _Ibid._]

[Note 603: Notes relatives à Maximilien Robespierre, _ubi
suprà_.]




XIII


Vers cinq heures du matin, les Thermidoriens, craignant que leur victime
n'eût pas la force de supporter le trajet de l'échafaud, firent panser
sa blessure par deux chirurgiens. Élie Lacoste leur dit: «Pansez bien
Robespierre, pour le mettre en état d'être puni»[604]. Pendant ce
pansement, qui fut long et douloureux, Maximilien ne dit pas un mot, ne
proféra pas une plainte. Cependant quelques misérables continuaient de
l'outrager. Quand on lui noua au-dessus du front le bandeau destiné à
assujettir sa mâchoire brisée, une voix s'écria: «Voilà qu'on met le
diadème à Sa Majesté». Et une autre: «Le voilà coiffé comme une
religieuse»[605]. Il regarda seulement les opérateurs et les personnes
présentes avec une fermeté de regard qui indiquait la tranquillité de sa
conscience et le mettait fort au-dessus des lâches dont il avait à subir
les insultes[606]. On ne put surprendre chez lui un moment de
défaillance. Ses meurtriers eux-mêmes, tout en le calomniant, ont été
obligés d'attester son courage et sa résignation[607].

[Note 604: _Faits recueillis aux derniers instants de Robespierre
et de sa faction._]

[Note 605: _Faits recueillis aux derniers instants de
Robespierre_.]

[Note 606: Rapport des officiers de santé Vergez et Martigues (pièce
XXXVI, à la suite du rapport de Courtois), et Notes relatives à
Maximilien, _ubi suprà_.]

[Note 607: Notes relatives à M. Robespierre.]

Le pansement terminé, on le recoucha sur la table, en ayant soin de
remettre sous sa tête la boîte de sapin qui lui avait servi d'oreiller,
«en attendant, dit un des plaisants de la bande, qu'il aille faire un
tour à la petite fenêtre»[608]. Le comité de Salut public ne tarda pas à
l'envoyer à la Conciergerie avec Couthon et l'officier municipal Gobeau,
que le juge de paix Bucquet venait de ramener de l'Hôtel-Dieu. Ce
magistrat fut chargé de faire toutes les réquisitions nécessaires pour
que les proscrits fussent conduits sous bonne et sûre garde, tant on
redoutait encore une intervention du peuple en faveur des vaincus[609].
Le comité chargea, de plus, les chirurgiens qui avaient pansé Maximilien
de l'accompagner à la prison, et de ne le quitter qu'après l'avoir remis
entre les mains des officiers de santé de service à la Conciergerie; ce
qui fut ponctuellement exécuté[610]. Il était environ dix heures et
demie quand s'ouvrirent devant le grand proscrit les portes de la maison
de justice du Palais[611].

[Note 608: _Faits recueillis aux derniers instants de Robespierre
et de sa faction_.]

[Note 609: «Le comité de Salut public arrête que sur-le-champ
Robespierre, Couthon et Goubault seront transférés à la Conciergerie,
sous bonne et sûre garde. Le citoyen J.-A. Bucquet, juge de paix de la
section de la _Cité_, est chargé de l'exécution du présent arrêté,
et de faire toutes les réquisitions nécessaires à ce sujet. Le 10
thermidor, B. Barère, Billaud-Varenne, p. 260.» (Pièce de la collection
Beuchot.)]

[Note 610: Rapport des officiers de santé, _ubi suprà_.--M.
Michelet s'est donc trompé quand il a écrit, sur nous ne savons quel
renseignement que les comités «firent faire à Robespierre l'inutile et
dure promenade d'aller à l'Hôtel-Dieu». (_Histoire de la
Révolution_, t. VII, p. 517.)]

[Note 611: «Reçu à la Conciergerie le _nomé_ Robespierre aîné,
Couthon, Goubeau, _amené prisonnié_ par le citoyen Bucquet, juge de
paix de la section de la _Cité_, le 10 thermidor de l'an IIe de la
République une et indivisible. V. Richard fils.» (Pièce de la collection
Beuchot.)]

Nous avons dit comment Charlotte Robespierre s'était alors présentée à
la Conciergerie, demandant à voir ses frères; comment, après s'être
nommée, avoir prié, s'être traînée à genoux devant les gardiens, elle
avait été repoussée durement, et s'était évanouie sur le pavé. Quelques
personnes, saisies de commisération, la relevèrent et l'emmenèrent,
comme on a vu plus haut, et quand elle recouvra ses sens, elle était en
prison[612]. Les Thermidoriens avaient hâte de faire main basse sur
quiconque était soupçonné d'attachement à la personne de leur victime.

[Note 612: Mémoires de Charlotte Robespierre, p. 145.]

A l'heure où Robespierre était conduit à la Conciergerie, la séance
conventionnelle s'était rouverte, après une suspension de trois heures.
On vit alors se produire à la barre de l'Assemblée toutes les lâchetés
dont la bassesse humaine est capable. Ce fut à qui viendrait au plus
vite se coucher à plat ventre devant les vainqueurs et faire oeuvre de
courtisan en jetant de la boue aux vaincus.

Voici d'abord le directoire du département de Paris qui, la veille,
avait commencé par s'aboucher avec la Commune, qu'il s'était empressé
d'abandonner dès que les chances avaient paru tourner du côté des
conjurés de la Convention[613]. Il accourait féliciter l'Assemblée
d'avoir sauvé la patrie. Quelle dérision!

[Note 613: Vers sept heures, le directoire s'adressa en ces termes à
la Commune: «Les administrateurs du département au conseil général de la
commune. Citoyens, nous désirons connaître les mesures que la Commune a
prises pour la tranquillité publique, nous vous prions de nous en
informer.» Trois heures plus tard, il écrivait au président de la
Convention: «Citoyen, le département, empressé de faire exécuter les
décrets de la Convention nationale, me charge de vous inviter à lui
envoyer sur-le-champ une expédition.» (Pièce de la collection Beuchot.)]

Ensuite se présenta le tribunal révolutionnaire, si attaché à
Maximilien, au dire de tant d'écrivains superficiels. Un de ses membres,
dont le nom n'a pas été conservé, prodigua toutes sortes d'adulations à
la Convention, laquelle, dit-il, s'était couverte de gloire. Tout dévoué
à la Représentation nationale, le tribunal venait prendre ses ordres
pour le prompt jugement des conspirateurs. Une difficulté cependant
entravait sa marche, et, par la bouche de Fouquier-Tinville, il pria
l'Assemblée de la lever au plus vite. Afin d'exécuter les décrets de
mort, il n'y avait plus qu'à les sanctionner judiciairement; mais pour
cela la loi exigeait que l'identité des personnes fût constatée par deux
officiers municipaux de la commune des prévenus; or tous les officiers
municipaux se trouvaient eux-mêmes mis hors la loi; comment faire? Ce
scrupule de juriste sembla irriter les cannibales altérés du sang de
Maximilien. «Il faut, dit Thuriot, que l'échafaud soit dressé
sur-le-champ, que le sol de la République soit purgé d'un monstre qui
_était en mesure de se faire proclamer comme roi_.» Sur la
proposition d'Élie Lacoste, l'Assemblée dispensa le tribunal de
l'assistance des deux officiers municipaux, et elle décida que
l'échafaud serait dressé sur la place de la Révolution, d'où il avait
été banni depuis quelque temps[614].

[Note 614: _Moniteur_ du 12 thermidor (30 juillet 1794).]

Fouquier-Tinville et le tribunal révolutionnaire se le tinrent pour dit.
Des ordres furent donnés en conséquence par l'accusateur public, et,
tandis qu'au Palais s'accomplissait la formalité de la constatation de
l'identité des victimes par le tribunal, l'instrument sinistre s'élevait
à la hâte. Vers cinq heures du soir vingt-deux victimes, premier
holocauste offert à la réaction par les pourvoyeurs habituels de la
guillotine, se trouvèrent prêtes pour l'échafaud. Parmi ces premiers
martyrs de la démocratie et de la liberté figuraient Maximilien et
Augustin Robespierre, Saint-Just, Couthon, Le Bas, les généraux
Lavalette et Hanriot, le maire Fleuriot-Lescot, l'agent national de la
commune Payan, l'officier municipal Bernard, et un jeune homme nommé
Vivier, mis hors la loi uniquement pour avoir présidé la société des
Jacobins dans la nuit précédente.

Ce jour-là, 10 thermidor, devait avoir lieu une fête patriotique en
l'honneur des jeunes Bara et Viala, dont Robespierre avait prononcé
l'éloge. Mais au lieu d'une solennité destinée à fortifier dans les
coeurs l'amour de la patrie, la République allait offrir au monde le
spectacle d'un immense suicide.

Quand les funèbres charrettes sortirent de la cour du Palais, des
imprécations retentirent dans la foule, et les outrages aux vaincus
commencèrent pour ne cesser qu'avec le dernier coup de hache. On eut
dans la rue comme le prélude de l'immonde comédie connue sous le nom de
_bal des victimes_. De prétendus parents des gens immolés par la
justice révolutionnaire hurlaient en choeur au passage des condamnés;
insulteurs gagés sans doute, comme ces pleureuses antiques qu'en Grèce
et à Rome on louait pour assister aux funérailles des morts. Partout,
sur le chemin du sanglant cortège, se montraient joyeux, ivres,
enthousiastes, le ban et l'arrière-ban de la réaction, confondus avec
les coryphées de la guillotine et les terroristes à tous crins. Derrière
les charrettes, se démenant comme un furieux, un homme criait de tous
ses poumons: «A mort le tyran!» C'était Carrier[615]. Il manquait
Tallien et Fouché pour compléter ce tableau cynique.

[Note 615: _Histoire parlementaire_, t. XXXIV, p. 96.]

Dans les rues Saint-Denis, de la Ferronnerie et sur tout le parcours de
la rue Saint-Honoré, les fenêtres étaient garnies de femmes qui,
brillamment parées et décolletées jusqu'à la gorge, sous prétexte des
chaleurs de juillet, s'égosillaient à vociférer: «A la guillotine!» Une
chose visible, c'est que le règne des filles, des prostituées de tous
les mondes, des agioteurs, de tous les grands fripons, commençait.
Grâces en soit rendues aux Fréron, aux Lecointre et à toute leur
séquelle! Ah! ces femmes avaient bien raison d'applaudir et de
vociférer, à l'heure où toutes les vertus civiques allaient s'abîmer
dans le panier de Sanson. Patience! vingt ans plus tard enverra les
mêmes mégères, aussi joyeuses, aussi richement vêtues, accoudées sur le
velours aux fenêtres des boulevards, et de leurs mains finement gantées
agitant des mouchoirs de batiste, on les verra, dis-je, accueillir par
des sourires et des baisers les soldats de l'invasion victorieuse.

Quand le convoi fut arrivé à la hauteur de la maison Duplay, des femmes,
si l'on peut donner ce nom à de véritables harpies, firent arrêter les
charrettes et se mirent à danser autour, tandis que trempant un balai
dans un seau rempli de sang de boeuf, un enfant aspergeait de ce sang la
maison, où durant quatre ans Maximilien avait vécu adoré au milieu de sa
famille adoptive. Si ce fait atroce est exact[616], il était sans
portée, car à cette heure la maison de Duplay se trouvait veuve de tous
ceux qui l'avaient habitée: père, mère, enfants, tout le monde avait été
plongé déjà dans les cachots de la terreur thermidorienne[617]. Enfermée
à Sainte-Pélagie, avec des femmes de mauvaise vie, la malheureuse Mme
Duplay y fut en butte aux plus odieux traitements, et elle mourut tout à
coup le surlendemain, étranglée, dit-on, par ces mégères. Son crime
était d'avoir servi de mère au plus pur et au plus vertueux citoyen de
son temps.

[Note 616: Ce fait est affirmé par Nougaret et par les auteurs de
l'_Histoire de la Révolution par deux amis de la liberté_, double
autorité également contestable. On aurait peine à croire à une aussi
horrible chose si l'on ne savait que les hommes de Thermidor étaient
capables de tout.]

[Note 617: Lettre de Mme Le Bas au directeur de la _Revue de
Paris_, année 1844.]

On raconte encore--est-ce vrai?--que lorsque le convoi des martyrs fut
arrivé au milieu de la rue ci-devant Royale, une femme jeune encore et
vêtue avec une certaine élégance s'accrocha aux barreaux de la
charrette, et vomit force imprécations contre Maximilien. J'incline à
croire que c'est là de la légende thermidorienne. Robespierre se
contenta de lever les épaules, avoue l'écrivain éhonté à qui nous
empruntons ce détail[618]. A ces vociférations de la haine le mépris et
le dédain étaient la seule réponse possible. Qu'importait d'ailleurs à
Maximilien ces lâches et stupides anathèmes? il savait bien que le vrai
peuple n'était pas mêlé à cette écume bouillonnante soulevée autour des
charrettes fatales. Le vrai peuple se tenait à l'écart, consterné. Parmi
les patriotes sincères beaucoup s'étaient laissé abuser par les
mensonges des Barras et des Vadier, au sujet des emblèmes royaux
trouvés, disait-on, en la possession de Robespierre,--qui ne sait avec
quelle facilité les fables les plus absurdes sont, en certaines
circonstances, accueillies par la foule?--beaucoup aussi gémissaient de
leur impuissance à sauver ce grand citoyen. Mais toute la force armée,
si disposée la veille à se rallier à la cause de Robespierre, avait
passé du côté des Thermidoriens; une masse imposante de troupes avait
été déployée, et il eût été difficile d'arracher aux assassins leur
proie.

[Note 618: Desessarts, auteur d'un pamphlet cynique intitulé: _La
Vie, les Crimes et le Supplice de Robespierre et de ses principaux
complices_, p. 156 de la 1re édition.]

Parvenus au lieu de l'exécution, les condamnés ne démentirent pas le
stoïcisme dont ils avaient fait preuve jusque-là; ils moururent tous
sans forfanterie et sans faiblesse, bravement, en gens qui défiaient
l'avenir et embrassaient la mort avec la sérénité d'une conscience pure
et la conviction d'avoir jusqu'au bout rempli leur devoir envers la
patrie, la justice et l'humanité.

Par un raffinement cruel, on avait réservé Robespierre pour le dernier.
N'était-ce pas le tuer deux fois que d'achever sous ses yeux son frère
Augustin, ce pur et héroïque jeune homme, qu'on attacha tout mutilé sur
la planche. Un jour de plus, il mourait de ses blessures, les bêtes
féroces de Thermidor n'eurent pas la patience d'attendre. Maximilien
monta d'un pas ferme les degrés de l'échafaud. Quand il apparut,
sanglant et livide, sur la plate-forme où se dressait la guillotine, un
murmure sourd courut dans la foule. Soit barbarie, soit maladresse,
l'exécuteur s'y prit si brusquement en enlevant l'appareil qui couvrait
la blessure de la victime qu'il lui arracha, dit-on un cri déchirant. Un
instant après, la tête de Robespierre tombait[619]. Fervent royaliste,
le bourreau dut tressaillir d'aise, car il sentait bien qu'il venait
d'immoler la Révolution et de décapiter la République dans la personne
d'un de ses plus illustres représentants. Robespierre avait trente-cinq
ans et deux mois[620].

[Note 619: «Ce grand homme n'était plus», a écrit M. Michelet, t.
VII. p. 520. Et un peu plus loin: «Nous n'avons pas à raconter l'aveugle
réaction qui emporta l'Assemblée.... L'horreur et le ridicule y luttent
à force égale. La sottise des Lecointre, l'inepte fureur des Fréron, la
perfidie mercenaire des Tallien, encourageant les plus lâches, une
exécrable comédie commença, d'assassinats lucratifs au nom de
l'humanité, la vengeance des hommes serviles massacrant les
patriotes....»

Les quelques pages consacrées par M. Michelet à la fin de Robespierre
sont vraiment d'une beauté poignante, mais c'est en même temps la plus
amère critique qui puisse être faite de son livre. Pour nous, après
avoir signalé les contradictions, les erreurs accumulées dans une oeuvre
qui a contribué à égarer beaucoup d'esprits, nous ne pouvons que nous
féliciter de voir l'illustre écrivain aboutir à une conclusion qui est
la nôtre.]

[Note 620: Robespierre et ses compagnons d'infortune furent enterrés
derrière le parc de Monceau, dans un terrain où il y eut longtemps un
bal public. Après la Révolution de 1830, de généreux citoyens firent
faire des fouilles dans cet endroit pour retrouver les restes du grand
martyr de Thermidor, mais ces recherches sont restées infructueuses.
Depuis, en défonçant ce terrain pour le passage du boulevard
Malesherbes, on a découvert les ossements des victimes de cette époque,
auxquelles la démocratie doit bien un tombeau.]




XIV


A l'heure où cette terrible tragédie se jouait sur la place de la
Révolution, la Convention nationale prenait soin de bien déterminer
elle-même le sens du sanglant coup d'État. Se fiant au langage tenu par
certains conjurés pour attirer à eux les gens de la droite, nombre de
gens parlaient hautement d'ouvrir les portes des prisons à toutes les
personnes détenues pour crime ou délit contre-révolutionnaire. Mais,
afin qu'il n'y eût pas de méprise possible, Barère, qui ne craignit pas
de présenter comme un mouvement royaliste la résistance de la Commune,
s'écria, parlant au nom des comités de Salut public et de Sûreté
générale: «... Quelques aristocrates déguisés parlaient d'indulgence,
comme si le gouvernement révolutionnaire n'avait pas repris plus
d'empire par la révolution même dont il avait été l'objet, comme si la
force du gouvernement révolutionnaire n'était pas centuplée, depuis que
le pouvoir, remonté à sa source, avait donné une âme plus énergique et
des comités mieux épurés. De l'indulgence! il n'en est que pour l'erreur
involontaire, mais les manoeuvres des aristocrates sont des forfaits, et
LEURS ERREURS NE SONT QUE DES CRIMES». L'Assemblée décréta l'impression
du rapport de Barère et l'envoi de ce rapport à tous les
départements[621].

[Note 621: _Moniteur_ du 12 thermidor (30 juillet 1794).]

Robespierre, lui, s'était plaint amèrement qu'on portât la terreur dans
toutes les conditions, qu'on rendit la Révolution redoutable au peuple
même, qu'on érigeât en crimes des préjugés incurables ou des erreurs
invétérées et l'on venait de le tuer. Toute la moralité du 9 thermidor
est là.

Vingt-deux victimes, sans compter Le Bas, ne suffisaient pas à apaiser
la soif de sang dont étaient dévorés les vainqueurs: soixante-dix furent
encore traînées le lendemain à l'échafaud, et douze le surlendemain, 12
thermidor. C'étaient en grande partie des membres du conseil général,
dont la plupart ne connaissaient Robespierre que de nom et s'étaient
rendus à la Commune sans même savoir de quoi il s'agissait.

Cent cinq victimes auxquelles il convient de joindre Coffinhal, arrêté
et guillotiné quelques jours plus tard, tel fut le bilan de 9 thermidor
et telle fut l'immense tuerie par laquelle la terreur blanche inaugura
son règne. On ne vit jamais plus effroyable boucherie. Ah! certes, la
Révolution avait déjà coûté bien des sacrifices à l'humanité, mais les
gens qu'avait jusqu'alors condamnés le tribunal étaient, pour la plus
grande partie, ou des ennemis déclarés de la Révolution, ou des fripons,
ou des traîtres; cette fois, c'étaient les plus purs, les plus sincères,
les plus honnêtes patriotes que venait de frapper la hache
thermidorienne. Cent quatre-vingt-onze personnes furent poursuivies; on
n'épargna ni femmes ni enfants[622]. Mme de Chalabre végéta longtemps en
prison. Quel était son crime? Elle avait été l'amie de Robespierre.

[Note 622: Voy. _Liste des noms et domiciles des individus
convaincus ou prévenus d'avoir pris part à la conjuration de l'infâme
Robespierre_, signée Guffroy, Espers, Courtois et Calés. In-8.]

Et par qui tant de braves gens, tant d'excellents citoyens avaient-ils
été immolés ou se trouvaient-ils persécutés? Par les plus odieux et les
plus méprisables des hommes, par les Fouché, les Tallien, les Fréron,
les Rovère, les Courtois mêlés, par une étrange promiscuité, à une
partie de ceux qu'on est convenu d'appeler--singulière dérision--les
_modérés_. Étonnez-vous donc que dans les prisons et les
départements on ait frémi à la nouvelle de la chute de Robespierre! La
réaction seule dut s'ébattre de joie; sa cause était gagnée.

Bonaparte, très fervent républicain alors, et dont la sûreté de coup
d'oeil, la haute intelligence et la perspicacité ne sauraient être
révoquées en doute, regarda la révolution du 9 thermidor comme un
malheur pour la France[623].

[Note 623: Voy., à ce sujet, les _Mémoires du duc de Raguse_,
«Il m'a dit à moi-même ces propres paroles», ajoute Marmont: «Si
Robespierre fût resté au pouvoir, il aurait modifié sa marche; il eût
rétabli l'ordre et le règne des lois. On serait arrivé à ce résultat
sans secousses, parce qu'on y serait venu par le pouvoir; on y prétend
marcher par une révolution, et cette révolution en amènera beaucoup
d'autres.» La prédiction s'est vérifiée: les massacres du Midi, exécutés
immédiatement au chant du _Réveil du Peuple_, l'hymne de cette
époque, étaient aussi odieux, aussi atroces, aussi affreux que tout ce
qui les avait devancés.» (P. 56.)]

Les flatteurs ne manquèrent pas aux vainqueurs. Comme toujours, les
adresses d'adhésion affluèrent de toutes parts; prose et vers
célébrèrent à l'envi le guet-apens victorieux. Ceux-là même qui
n'eussent pas mieux demandé que d'élever un trône à Maximilien furent
les premiers à cracher sur sa mémoire. Comment, sans courir risque de
l'échafaud, aurait-on pu protester? Il est du reste à remarquer que la
plupart des adresses de félicitations parlent de Robespierre comme ayant
voulu attenter au gouvernement de la Terreur et se faire proclamer roi,
suivant l'expression de Thuriot[624]. Mais au milieu de ce concert
d'enthousiasme emprunté, de ces plates adulations murmurées aux oreilles
de quelques assassins, retentit une protestation indignée que l'histoire
ne doit pas oublier de mentionner.

[Note 624: Voyez, pour les adresses d'adhésion et de félicitations,
les procès-verbaux de thermidor et de fructidor an II.]

Ce fut une protestation toute populaire; elle se produisit d'une manière
naïve et touchante par la voix d'une pauvre femme de la campagne. Nous
avons rapporté ailleurs l'exclamation de cette jeune fermière qui, à la
nouvelle de la mort de Robespierre, laissa tomber à terre, de surprise
et de douleur, un jeune enfant qu'elle avait dans les bras, et s'écria
tout éplorée, en levant les yeux et les mains vers le ciel: «O qu'os nes
finit pol bounheur del paouré pople. On a tuat o quel que l'aimabo
tant.--Oh! c'en est fini pour le bonheur du pauvre peuple, on a tué
celui qui l'aimait tant[625]!»

[Note 625: Voy. notre _Histoire de Saint-Just_, p. 617 de la
1re édition. Ce fait a été rapporté par un témoin oculaire, l'illustre
Laromiguière, à M. Philippe Le Bas, de qui nous le tenons nous-mêmes.]

Ce jour-là, on peut le dire, une simple fermière fut la conscience du
pays. Comme elle comprit bien la signification des événements qui
venaient de se passer! Ah! oui, c'en est fait, et pour longtemps, du
bonheur du pauvre peuple, car il n'est plus celui qui lui avait donné
toute sa jeunesse, tout son génie et tout son coeur. Elle est pour
jamais éteinte la grande voix qui si longtemps, dans la balance des
destinées de la démocratie, pesa plus que les armées de la coalition et
que les intrigues de la réaction. Les intérêts du peuple? On aura
désormais bien d'autres soucis en tête! Assez de privations et de
sacrifices! Allons à la curée tous les héros de Thermidor!
Enrichissez-vous, mettez la République en coupe réglée; volez, pillez,
jouissez. Et si par hasard le peuple affamé vient un jour troubler vos
orgies en vous réclamant la Constitution et du pain, répondez-lui à
coups d'échafaud; vous avez pour vous le bourreau et les prétoriens.
N'ayez pas peur, car il n'est plus celui qu'on appelait l'Incorruptible
et qui avait fait mettre la probité à l'ordre du jour, car il est glacé
pour toujours ce coeur affamé de justice qui ne battit jamais que pour
la patrie et la liberté.

Certes, les idées et les doctrines dont il a été le plus infatigable
propagateur et le plus fidèle interprète, ces grandes idées de liberté,
d'égalité, d'indépendance, de dignité, de solidarité humaine qui forment
la base même de la démocratie, et dont l'application fut à la veille de
se réaliser de son vivant, ont trouvé un refuge dans une foule de coeurs
généreux, mais elles ont cessé depuis lors d'être l'objectif des
institutions politiques. On voit donc combien il est difficile et
surtout combien il serait souverainement injuste de faire l'histoire des
idées sans celle des hommes, puisque la destinée des premières est si
intimement liée à la destinée de ceux-ci. Et pour en revenir à
Robespierre, ce sera, à n'en point douter, l'étonnement des siècles
futurs qu'on ait pu si longtemps mettre les ténèbres à la place de la
lumière, le mensonge à la place de la vérité, et qu'à l'aide des
artifices les plus grossiers, des calomnies les plus saugrenues, on soit
parvenu à tromper ainsi les hommes sur une des plus puissantes
individualités qu'ait produites la Révolution française. La faute en a
été jusqu'ici au peu de goût d'une partie du public pour les lectures
sérieuses; on s'en est tenu à la tradition, à la légende, aux narrations
superficielles; cela dispensait d'étudier. Et puis, ajoutez la force des
préjugés; on ne renonce pas aisément à des erreurs dont on a été
longtemps le jouet. Plus d'un, forcé de s'avouer vaincu par la puissance
de la vérité, ne vous en dit pas moins, en hochant la tête: «C'est égal,
vous ne ferez pas revenir le monde sur dés idées préconçues».

Aussi, en présence du triomphe persistant des préventions, de la
mauvaise foi et de l'ignorance, et quand on voit ce Juste poursuivi
encore des malédictions de tant de personnes abusées, on est saisi de je
ne sais quel trouble, on se sent, malgré soi, défaillir; on se demande,
effaré, si l'humanité vaut la peine qu'on s'occupe d'elle, qu'on lui
sacrifie ses veilles, son génie, ses vertus, ce qu'on a de meilleur en
soi; si la fraternité n'est pas un vain mot, et s'il ne vaut pas mieux,
suivant l'expression d'un grand poète de nos jours:

  Laisser aller le monde à son courant de boue.

Mais non, il ne faut ni douter des hommes ni se décourager de faire le
bien pour quelques injustices passagères que réparera l'avenir. La
postérité, je n'en doute pas, mettra Maximilien Robespierre à la place
d'honneur qui lui est due parmi les martyrs de l'humanité, et nous
serons trop payé, pour notre part, de tant d'années de labeur consacrées
à la recherche de la vérité, si nous avons pu contribuer à la
destruction d'une iniquité criante.

Ceux qui ont suivi avec nous, pas à pas, heure par heure, l'austère
tribun, depuis le commencement de sa carrière, peuvent dire la pureté de
sa vie, le désintéressement de ses vues, la fermeté de son caractère, la
grandeur de ses conceptions, sa soif inextinguible de justice, son
tendre et profond amour de l'humanité, l'honnêteté des moyens par
lesquels il voulut fonder en France la liberté et la République.

Est-ce à dire pour cela qu'il ne se soit pas trompé lui même en
certaines circonstances? Certes, il serait insensé de le soutenir. Il
était homme; et, d'ailleurs, les fautes relevées par nous-même à sa
charge, d'autres les eussent-ils évitées? C'est peu probable.

Sans doute, nous aurions aimé qu'échappant à la tradition girondine, il
eût énergiquement défendu le principe de l'inviolabilité des membres de
la Représentation nationale; mais, outre qu'au milieu des passions
déchaînées il se fût probablement épuisé en vains efforts, il faut tenir
compte des temps extraordinaires où il a vécu, et surtout lui savoir gré
de ce qu'à l'heure de sa chute il mérita l'honneur de s'entendre
reprocher comme un crime d'avoir élevé la voix en faveur de Danton et de
Camille Desmoulins.

Un jour, c'est notre plus chère espérance et notre intime conviction,
quand les ténèbres se seront dissipées, quand les préventions se seront
évanouies devant la vérité, quand l'histoire impartiale et sereine aura
décidément vaincu la légende et les traditions menteuses, Robespierre
restera, non seulement comme un des fondateurs de la démocratie, dont il
a donné la véritable formule dans sa Déclaration des droits de l'homme,
mais, ce qui vaut mieux encore, comme un des plus grands hommes de bien
qui aient paru sur la terre.




TABLE DES MATIÈRES


PREFACE.


CHAPITRE PREMIER

Enfance et jeunesse de Robespierre.--Ses succès au barreau.--Son goût
pour les lettres.--La société des Rosati.--Discours sur les peines
infamantes.--L'éloge de Gresset.--Robespierre est nommé député aux
États-Généraux.--Le suffrage universel.--Juifs et comédiens.--Popularité
de Robespierre.--La pétition Laclos.--Robespierre chez Duplay.
--Triomphe de Robespierre.--Discussion sur la guerre.--Dumouriez
aux Jacobins.--Le bonnet rouge.--Le 10 août.--Les massacres de
septembre.--L'accusation de dictature.--Lutte entre la Gironde et la
Montagne.--Le tribunal révolutionnaire.--Les 31 mai et 2 juin.--Les 73
girondins sauvés par Robespierre.--Voix d'outre-tombe.--Le colossal
effort de la France.--Lutte en faveur de la tolérance religieuse.
--Maladie de Robespierre.--Fin de l'hébertisme.--Les Dantonistes
sacrifiés.--Effet de la mort des Dantonistes.--Hoche et Robespierre.
--Reconnaissance de l'Être suprême.


CHAPITRE DEUXIÈME

Le lendemain de la Fête de l'Être suprême.--Projet d'arrêter la
Terreur.--La commission d'Orange.--Les commissions populaires.--La loi
de prairial.--Dénégations mensongères.--Séance du 22 prairial à la
Convention.--Protestation de Bourdon (de l'Oise).--Fausses
interprétations.--Bourdon apostrophé.--Tallien pris en flagrant délit de
mensonge.--Mensonge historique.--Deux lettres de Tallien.--Sa mission à
Bordeaux.--Thérézia Cabarrus et Tallien.--Fouché, le futur duc
d'Otrante.--Robespierre lui demande compte du sang versé par le
crime.--Séance du 23 prairial aux Jacobins.--Les conjurés de
Thermidor.--Prétendues listes de proscrits.


CHAPITRE TROISIÈME

Affaire des chemises rouges.--La famille Saint-Amaranthe.--Affaire de
Catherine Théot.--Que Robespierre ne déserta point le comité.--De sa
retraite toute morale.--Le bureau de police générale.--Rapports avec le
tribunal révolutionnaire.--Fouquier-Tinville et Robespierre.--Trames
contre Robespierre.--La proclamation du duc d'York.--Explications aux
Jacobins.--Appel à la justice et la probité.--Violente apostrophe contre
Fouché.


CHAPITRE QUATRIÈME

Situation de la République en Thermidor.--Participation de Robespierre
aux affaires.--La pétition Magenthies.--Plaintes des amis de
Robespierre.--Joseph Le Bon et Maximilien.--Tentatives pour sortir de la
Terreur.--Comment on est parvenu à noircir Robespierre.--Les deux amis
de la liberté.--Le rapport du représentant Courtois.--Cri de
Choudieu.--Les fraudes thermidoriennes.--Une lettre de Charlotte
Robespierre.--Question de l'espionnage.


CHAPITRE CINQUIÈME

Lâchetés et apostasies.--Rares exemples de fidélité.--Moyens d'action de
la calomnie.--Les continuateurs de Courtois.--Rouget de Lisle et
Robespierre.--Les vaincus au théâtre.--L'historien Montjoie.--Le
véritable sentiment populaire.--L'opinion de Boissy-d'Anglas.
--Hésitation du comité de Salut public.--Cri d'indignation.--De Carnot
et de Robespierre.--L'accusation de dictature.--Protestation de
Saint-Just.--Manoeuvres thermidoriennes.--Vadier aux Madelonnettes.--Les
conjurés et les députés de la droite.--Lettres anonymes.--Inertie de
Robespierre.--Ses alliés.--Le général Hanriot.--Séances des comités les
4 et 5 thermidor.--Avertissement de Saint-Just.


CHAPITRE SIXIÈME

Sortie de Couthon contre les conjurés.--Une pétition des Jacobins.
--Justification de Dubois-Crancé.--Réunion chez Collot-d'Herbois.
--Robespierre la veille du 8 thermidor.--Discours testament.--Vote de
l'impression du discours.--Vadier à la tribune.--Intervention de
Cambon.--Billaud-Varenne et Panis dans l'arène.--Fière attitude de
Robespierre.--Sa faute capitale.--Remords de Cambon.--Séance du 8
thermidor aux Jacobins.--David et Maximilien.--Tentative suprême auprès
des gens de la droite.--Nuit du 8 au 9 thermidor.


CHAPITRE SEPTIÈME

Un mot de Bourdon (de l'Oise).--Cause du succès de la faction.--Séance
du 9 thermidor.--Tallien à la tribune.--La parole ôtée à
Robespierre.--Rapport de Barère.--L'accusation de Billaud-Varenne.--Cri
de Garnier (de l'Aube).--Le montagnard Louchet.--Les décrets
d'arrestation et d'accusation.--Dévouements sublimes.--Les proscrits à
la barre.--Réunion de la Commune.--La dernière charrette.--L'arrestation
d'Hanriot.--Mesures prises par les comités.--Attitude des Jacobins.
--Mouvement des sections.--Conseil exécutif provisoire.--Délivrance des
députés détenus.--Robespierre à la Commune.--Il s'oppose à l'insurrection.
--Le décret de mise hors la loi.--Appel à la section des Piques.
--Proclamation conventionnelle.--Assassinat de Robespierre.--Mort de Le
Bas.--Longue agonie de Maximilien.--Le tribunal révolutionnaire à la
barre.--Exécution de Robespierre et de ses amis.--Moralité du 9
thermidor.--Conclusion.









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*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation information page at www.gutenberg.org


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at 809
North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887.  Email
contact links and up to date contact information can be found at the
Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
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particular state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
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Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For forty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

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editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
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