Le penseur et la crétine : récits

By H.-R. Lenormand

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Title: Le penseur et la crétine
        récits

Author: H.-R. Lenormand

Release date: April 4, 2025 [eBook #75792]

Language: French

Original publication: Paris: Crès, 1920

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PENSEUR ET LA CRÉTINE ***





  H.-R. LENORMAND

  Le Penseur
  et la Crétine

  --RÉCITS--


  PARIS
  ÉDITIONS GEORGES CRÈS & Cie
  21, RUE HAUTEFEUILLE

  MCMXX




DU MÊME AUTEUR


Théâtre:

TROIS DRAMES (_Les Possédés_, _Terres chaudes_, _Les Ratés_) (Éditions
Georges Crès et Cie).

LE TEMPS EST UN SONGE, drame en 6 tableaux (Paris-Magazine, éditeur).

AU DÉSERT, deux actes (G. Oudet, éditeur).


Pour paraître:

POUSSIÈRE, trois actes (Théâtre Antoine).




IL A ÉTÉ TIRÉ

Vingt-cinq exemplaires (dont cinq hors commerce) sur vélin pur fil des
Papeteries Lafuma, numérotés.


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.

Copyright by Georges Crès et Cie, 1920.




LE PENSEUR ET LA CRÉTINE


Auvernier ruminait des phrases, dans la diligence qui l’acheminait vers
sa résidence d’été, un village valaisan juché à mille mètres au-dessus
des trains.

Il ne venait pas en cette vallée pour y chercher l’inspiration, ou un
stimulant quelconque. Il ne croyait qu’au travail lent et continu, dans
une pièce à peu près vide, entre des murs nus. Il eût, certes, préféré
demeurer dans sa villa de Passy, mais comment s’y appartenir?

Le cours à la Sorbonne, les conférences, les amitiés, autant d’entraves
précieuses. Aussi avait-il résolu de rompre tout lien pour trois mois et
d’écrire enfin les cent dernières pages de _Bonheur et Pensée_. Voilà
des années que le monde des lettres attendait ce livre; on en
connaissait le titre; on en pressentait les conclusions; des disciples y
faisaient allusion dans leurs articles avec un émerveillement gênant. Ce
serait «l’aboutissement des recherches inspirées par un vigilant amour
des hommes», «l’expression la plus complète des bienfaisantes doctrines
du grand penseur». Il fallait que le manuscrit fût prêt cet automne.

Auvernier, qui avait fermé les yeux un instant, prit son calepin et
nota: _A l’exercice des plus hautes facultés, correspond la plus grande
somme de bonheur._

Puis, il plissa le front, comme à l’éclair d’une vague réminiscence,
leva le doigt, se sourit avec indulgence et ajouta: _(Voir si pas déjà
dit par Stuart Mill.)_

Les mulets s’abreuvaient. Il mit la tête à la portière et regarda les
montagnes. Il fut surpris de leur immense complexité. Il avait traversé
des montagnes en chemin de fer; il avait pensé à des montagnes; il
s’était servi du _concept_ montagne pour éclairer certaines de ces
comparaisons qui lui valaient sa réputation de styliste... Mais ce qui
s’étageait devant ses yeux était assez différent des formes élancées,
brillantes et rudimentaires qui avaient peuplé son esprit.

Il y avait d’abord des pentes de terre grise, hérissées de bizarres
pyramides et dévalant jusqu’au torrent. Au-dessus de la route, c’était
un damier de petits champs jaunes ou verts, très inclinés, entourés de
murs de pierres sèches; puis venaient des forêts, l’immense rideau bleu
des pins, plaqué sur le roc, sillonné de dévaloirs et de pierriers. Plus
haut, la zone cuivrée des alpages s’étalait, se bossuait, se renflait et
venait mourir dans une région métallique de gravats, de pierrailles, de
débris; on eût dit un pays de vieille ferraille. C’était la base
d’arêtes noires zébrées de neige, entre lesquelles apparaissait la
courbure livide des glaciers,--ce point tragique de leur descente où la
carcasse éclate, se désagrège en séracs et montre à nu le cœur bleuâtre
du monstre. Alors seulement s’élançaient les cimes, caparaçonnées de
glace luisante et finissant nettement dans l’azur.

Auvernier se reconnaissait avec difficulté dans ce chaos. Son œil mal
adapté commettait de grossières erreurs sur les distances, les
altitudes, l’inclinaison des plans.

Il se rappelait avoir écrit qu’_en présence des plus hauts glaciers de
la terre, l’esprit humain, loin d’être écrasé, se libère dans un
mouvement de fierté sublime_.

Il n’éprouvait qu’un sourd malaise. Le détail, la pesanteur et la
brutalité de ce monde étaient impensables. C’était un univers absolument
étranger à la pensée.

La diligence repartait. Il se remit au travail. _Le jour_, écrivit-il,
_où la culture cessera d’être l’apanage d’une minorité pour devenir le
partage des foules, la vie deviendra satisfaisante. Tout être cultivé
est susceptible de mener une existence qu’on peut qualifier d’enviable_.

Auvernier était hanté par le bonheur des hommes. Dans ses livres, dans
ses conférences revenaient continuellement des formules comme celles-ci:
_Le principe auquel toutes les règles de la pratique doivent être
conformées est ce qui tend à procurer le bonheur du genre humain...
Promouvoir le bonheur est le principe fondamental de la morale..._ Et
comme, par suite d’une respectable association d’idées, le bonheur, pour
lui, naissait infailliblement du développement intellectuel, il avait
lutté pour le Progrès et la Pensée. Il avait patronné des œuvres, siégé
sur les estrades où l’on récite _l’Après-midi d’un faune_ à des
menuisiers. Il était membre d’honneur de théâtres à naître et de revues
trépassées. Ce prêt bénévole de sa personne représentait pour lui
_l’Action_,--et il s’admirait secrètement des heures qu’il dérobait pour
elle à la _Spéculation_. Les cyniques tournaient en ridicule son noble
visage rasé, ses yeux clairs et sa bouche d’honnête homme; mais lequel
d’entre eux, à telle époque de sa vie, n’avait eu confiance et n’avait
étayé sa foi de mots ambitieux?

A un tournant de la route, il aperçut le village, en contre-bas. Il eût
pu compter les soixante-quinze chalets de mélèze rougeâtre, serrés
autour du bulbe en fer blanc de la petite église. L’unique maison de
pierre à volets verts, la pension où il descendrait, s’isolait près du
torrent. Celui-ci, gris et sèchement sonore, coulait entre des blocs
gris. Immédiatement au-dessus, s’étageaient les petits champs de luzerne
et de choux. On voyait une vieille et sa chèvre dans un carré vert.

La tristesse mesquine du lieu ne déplut pas à Auvernier. Il n’avait pas
choisi sans arrière-pensée ce village perdu. Il manquait péniblement de
documents pour son chapitre des «échelons inférieurs». Il s’agissait
d’exposer dans une dissertation victorieuse la fatalité de souffrance
qui pèse sur les attardés de l’espèce humaine. Il fallait que le
lecteur, effrayé par les exemples de dégradation et d’abrutissement qui
lui seraient montrés, s’élançât, plein d’ardeur, vers l’idéal lumineux
du philosophe. Or, un disciple voyageur, au courant des embarras de son
maître, lui avait signalé les habitants de cette vallée comme
particulièrement arriérés.

--Songez, avait-il dit, que pendant trois mois d’hiver, le village ne
sort pas de l’ombre de la montagne. Le soleil ne leur revient que le 10
février. Il paraît qu’ils sont livrés à toutes sortes de superstitions.
Vous trouverez certainement là ce qu’il vous faut.

Aussi, le grand écrivain observait-il avec sympathie, en se promenant
dans l’unique rue, les lambeaux d’ours et les ailes d’orfraies cloués
aux façades brunes des chalets. Il guettait les visages derrière les
vitres minuscules. Il eut une déception en voyant trois bambins fardés
de santé jouer sur le foin d’un _mayen_. Mais le lendemain, à la
grand’messe, il connut une jubilation silencieuse.

Plusieurs hommes étaient verdâtres et pointillés de noir. Il y avait des
goitreux; à côté de lui, une vieille femme au cou pendant comme une
poche vide. Plus bas, un jeune homme au goitre plein. A gauche, une
grosseur en formation, jaune sous une face jaune à lunettes, penchée en
avant et lisant. Des sillons verts au coin de la bouche et un pli
circulaire de peau blanche, sous l’enflure du cou. Sa voisine exhibait
un mufle de bête, un nez cassé au milieu et relevé du bout. La lèvre
supérieure, énorme, poussait de l’avant.

Auvernier prenait furtivement des notes pour les «échelons inférieurs».
De temps à autre, l’orgue au repos laissait échapper une éructation ou
un sifflement aigu, une note d’essai, incohérente. Le bedeau promenait
au-dessus des têtes un petit tambour à grelot emmanché d’un long bâton.
Des pattes crochues se levaient et y laissaient tomber des centimes. Les
chantres hurlaient sauvagement.

A la sortie, le philosophe découvrit un monstre. Une créature d’un mètre
de haut, affublée d’une robe de femme et qui essayait de fixer le
soleil. Il s’approcha. La figure terreuse et plissée n’avait de vivant
que la bouche; de temps à autre, sa lippe avançait, puis rentrait, comme
la langue d’un fourmilier. La grosse tête, chauve, à part un petit
chignon sous lequel passait le ruban noir d’un chapeau de paille
penchant, oscillait devant le soleil.

La naine s’éloigna, de la démarche cassée d’un automate détraqué.

Auvernier frémit de ravissement.

--Quelle est cette malheureuse? demanda-t-il à un paysan.

--Mossieu voit bien que c’est une toca.

--Une...

--Une crétine, quoi! Mossieu n’en a jamais vu?

--Jamais.

--Ah bien, fit le paysan, un vieillard noueux et tortu comme un arole,
Mossieu en verra quèques-unes, dans c’te vallée!

Il souriait, sans aucune nuance de pitié, avec une espèce de fierté
goguenarde. Auvernier continua l’interrogatoire.

--En est-il de même dans toutes les vallées?

--Point.

--A quoi cela tient-il?

Le vieux hocha la tête.

--Savoir... savoir...

Puis tout à coup, il s’égaya:

--Y en a qui disent que ça tient à l’eau... Moi, je crois plutôt que ça
tient au vin.

--Au vin?

Il planta ses petits yeux d’animal dans ceux de l’étranger, pour lui
faire savourer la drôlerie:

--Vers chez nous, voyez-vous, ils ont l’estomac plus résistant qu’une
peau de bouc. Les samedis soir, ils boivent du Fendant jusqu’à tant
qu’ils roulent sous la table... Alors, dame, si l’amour les démange,
sœur, mère ou fille, c’est tout comme, quand la chandelle est éteinte.

Le philosophe rougit et murmura:

--C’est effrayant... cette... cette bestialité.

--C’est ce que leur dit le curé, acquiesça le vieux.

Il ajouta, désignant la crétine qui oscillait vers sa demeure:

--Il est tout de même obligé de baptiser ces paroissiens-là, quand il
s’en présente.

Et il conclut sentencieusement:

--L’homme saccage la vigne et la vigne saccage l’homme. C’est justice.

Auvernier travailla toute la journée au chapitre des «échelons
inférieurs». Le soir, il rêva longuement sur la terrasse de la petite
pension. Entre ces hautes parois de la vallée, il lui semblait
contempler le ciel du fond d’un entonnoir. Le torrent invisible
s’irritait sur les blocs. La solitude lui donnait l’impression d’être,
sur cette terre, le seul témoin des étoiles. Elles chaviraient lentement
dans l’éther. Il discernait la Grande Ourse, Cassiopée. Mais ce soir,
son esprit se refusait à relier les mondes par ces lignes idéales que
l’homme traça de l’un à l’autre pour tromper son effroi. Dans
l’atmosphère subtile de la haute montagne, on percevait les différents
plans célestes et l’œil, soupçonnant d’immenses profondeurs entre les
astres d’un même signe, disloquait la chimère des figures sidérales. Une
inquiétude vague emplissait le philosophe. Il songeait aux limites de
cette pensée, qu’il voulait faire régner parmi les hommes. Elle était et
serait éternellement impuissante à élucider le mystère des espaces.--Au
delà des dernières étoiles?--D’autres étoiles, d’autres systèmes...--Et
au delà?--Encore d’autres systèmes.--Et plus loin?--Toujours de même, _à
l’infini_... Il sentait péniblement la débilité de ces réponses et comme
pressée par un cœur anxieux, la pensée, tout de suite, se mettait à
produire des mots, ébranlements sonores aussi incapables d’expliquer la
réalité que l’aboiement d’un chien.

La pensée? Mais on ne pouvait même pas la définir. D’où venait-elle? Des
gouffres noirs de l’éther? Où allait-elle? Se perdait-elle en eux?
S’anéantissait-elle à la mort? Qu’était-elle? Une vibration? Une
radiation? Une... Il revenait à la duperie des mots. Il sourit de
lui-même, d’être une fois de plus tombé dans le vieux piège et rentra se
coucher.

Il s’avoua, dans la chambre aux cloisons de sapin, que, depuis quelque
temps, ces retours à la vaine métaphysique devenaient trop fréquents.
Sans doute fallait-il considérer le besoin de certitude comme un
aboutissement de la culture intellectuelle. Mais pas chez tous; il
admettait avec une ironie un peu orgueilleuse, que ce qui était pour les
masses humaines une source de bien-être, fût pour lui et ses pareils une
cause d’inquiétude. Il connaissait une espèce de bonheur à se sentir
tourmenté par une force bienfaisante. C’était là un tranchant secret, un
noble et perfide venin de l’arme qu’il tendait aux hommes. Il ne
craignait pas que cette puissance maléfique se tournât contre eux. A lui
seul le doute et la souffrance.

Car il souffrait. Longtemps il s’était cru malheureux du malheur des
autres. Une pitié pas encore éteinte le brûlait par crises. Mais ce
soir, entre ses quatre murs de bois, au grondement de l’eau brutale,
tout seul pensant, il dut reconnaître qu’il souffrait de lui-même, d’un
mal de conscience pieusement nourri pendant trente années.

Le lendemain, il flânait dans le village, en quête de notes. Il trouva
la crétine sur le seuil d’un «raccard», mangeant gloutonnement sa soupe
dans une écuelle en bois. Ses grosses mains aux doigts courts
tremblèrent à la vue de l’étranger; elle grogna sourdement et cacha sa
pâtée.

--Hon... hon... hon... menaçait-elle.

Auvernier lui souriait, sans trop s’approcher.

--N’ayez pas peur, dit-il, je ne vous ferai pas de mal.

Et il déposa une piécette sur le plancher de la grange. L’idiote cessa
de grogner, ramassa l’aumône et reprit sa soupe. Sa lippe rétractile
allait et venait si hideusement que le philosophe ne pouvait en détacher
ses yeux. A la fin du repas, elle hocha la tête, sourit et tenta de
parler; des sons pâteux, rauques, titubants:

--Be... be... bonne soupe...

Auvernier fut plus impressionné par ce contentement et par son
expression qu’il ne l’avait été par l’aspect physique de la crétine. Il
l’eût préférée sans un rudiment de sensation, sans rien de commun avec
l’homme.

Le paysan qu’il avait interrogé la veille flânait dans la rue.

--Alors, voilà que Mossieu a fait amitié avec la toca?

--Elle parle donc! remarqua tristement l’écrivain.

--Bien sûr qu’elle parle. Hé, enfant de l’amour, dis-nous voir la messe.

La toca se mit debout et bégaya d’un ton aigu, insupportable, parmi un
chaos de syllabes mortes:

--Heu... Do... do... dominous... vobiscum... heu... cum... cum, cum,
heu... heu... spiritu... tau... tau!

--Amen, fit le vieux en riant. Et comme l’idiote tendait avidement la
main: donnez-lui dix centimes, ajouta-t-il.

Auvernier s’exécuta.

--Que peut-elle en faire?

Mais le monstre avait compris. Empochant la nouvelle piécette, elle
grogna, dans un rire de satisfaction:

--Ta... ta... tabac... et s’en fut, de sa démarche brisée.

--Ouai, acquiesça le vieux. Elle n’aime rien tant que fumer.

--Comment vit-elle? Elle ne peut pas travailler.

--Chacun lui baille un peu de pitance.

--Pourquoi ne l’envoie-t-on pas à l’hospice de la ville?

Le paysan se rembrunit:

--Et pourquoi donc que nous enverrions notre crétine à l’hospice? Nous
ne sommes point tant regardants sur la soupe. Et puis, une toca, ça
porte bonheur au village.

--Vraiment?

--Ouai. Ces canailles-là, c’est plus sûr que vous et moi de visiter le
paradis.

--Pourquoi donc?

--Les crétins vont droit au ciel, c’est connu, affirma le vieux avec
envie. C’est pour une mule que le sort est triste; trimer sur les
montagnes et finir tout entier dans la terre. Pas ça de vie éternelle!
Mais une toca, ça porte le paradis dans son goitre, chacun peut vous le
dire.

L’écrivain rentra rédiger des notes sur son carnet alphabétique. Il y
eut bientôt trois pages au B (bestialité) et deux à l’S (superstition).
Cette moisson ne le satisfaisait pourtant pas. Non que ses modèles
l’eussent déçu; il n’avait encore jamais considéré d’«échelons» à ce
point «inférieurs». Mais pourquoi, chez ces déchus, la souffrance
n’était-elle pas plus évidente? Est-ce l’insensibilité de la brute? se
demandait-il, un durcissement tel que la douleur elle-même ne pénètre
plus? Non, car l’idiote avait manifesté une espèce de joie en avalant sa
soupe. Et pouvait-on imaginer qu’un être vivant sensible au plaisir ne
le fût pas à la peine? Cependant, la conscience de la peine... etc.

Ses méthodes habituelles de raisonnement ne lui apportaient pas
l’éclaircissement cherché. Au moins l’aidaient-elles à repousser une
pensée qui commençait à l’envahir et à l’approche de laquelle il se
sentait vacillant, écœuré, fasciné, comme un vieillard au bord d’un
précipice.

Il sortit vers six heures. La vallée était pleine d’un chaud soleil
tranquille. Les forêts, sur les pentes, passaient doucement du bleu au
mauve. Plus haut, les ombres des nuées somnolentes se traînaient sur le
manteau d’or des alpages. Une grande lumière rousse caressait les
glaciers. Auvernier s’avançait à travers les prés, vers un jeune mélèze
qui, juché sur un roc vert de lichens, semblait aspirer toute la
fraîcheur du moment. La crétine vaguait dans l’herbe haute. Se
dissimulant derrière le rocher, Auvernier l’observa.

Les ciguës lui venaient à la taille. Certaines touffes atteignaient son
épaule. Sa tête noirâtre, errant au-dessus des plantes, semblait quelque
fantôme de la terre. Elle souriait au soleil; ce disque de lumière,
tournant à toute vitesse derrière une brume, l’emplissait d’un
émerveillement joyeux. Elle lui faisait des signes de la main, lui
envoyait des espèces de baisers, lui grognait des tendresses, dans un
délire d’affection. Elle l’imaginait évidemment tout près. Nul être
pensant n’avait à ce point cru en lui.

--Heureuse!... murmurait le philosophe. Elle est heureuse!

Une guêpe alourdie s’enivrait sur les fleurs. La toca la suivit, faisant
lever par dizaines des sauterelles à dos rouge. Elle soufflait entre ses
lippes monstrueuses, pour imiter la stridulation des insectes. La guêpe
se posa sur la mousse du rocher, puis s’éleva lentement dans le bleu,
au-dessus du mélèze.

D’une fente, un lézard sortit.

Toute l’attention de l’idiote se porta sur lui.

--Heu... fit-elle en riant, jo... joli... andjerdé[1]... Heu... heu...

  [1] Andjerdé, lézard, en patois valaisan.

Elle étendit la main et le lézard rentra dans son trou. L’oubliant
aussitôt, comme le soleil, comme la guêpe, comme les sauterelles, elle
descendit en zigzags au plus profond des herbes, s’assit, sortit de sa
poche du tabac, une courte pipe noire et se mit à fumer.

Elle fumait sans avidité, les yeux clos sur sa volupté. Parfois, un
petit rire guttural exprimait l’excès de son contentement. Au penchant
du jour, son tabac fut épuisé. S’abandonnant en arrière, elle disparut
entièrement dans les herbes. On entendit un souffle puissant; elle
s’emplissait de l’air du soir. Puis, le silence se fit sur son repos
comme sur celui d’un animal; elle dormait, dans la plus haute béatitude
qu’un être vivant puisse atteindre.

Auvernier regagna lentement sa pension. Il méditait un précepte
bouddhiste qu’il avait âprement réfuté: «De même que le vent chasse les
nuages, ainsi le sage devrait-il chercher à bannir la pensée, à bannir
la conscience du monde...»

Si le bonheur humain était à ce prix, que valait son œuvre, son effort,
lui-même?

Il écrivit cependant le chapitre des «échelons inférieurs». Il termina
même _Bonheur et Pensée_, mais à dater de ce jour, un sourd travail de
désagrégation s’accomplit en lui. Brique à brique, tout ce qu’il avait
édifié s’effritait. Le piédestal de ses croyances, de ses doctrines
s’effondrait, sapé par une pioche inconnue. Au début, Auvernier
assistait avec épouvante à cette destruction, mais peu à peu, la joie
lui revint. Il se sentit libéré d’un poids inutile et ridicule. Bientôt,
il s’abandonna, dans une sorte d’ivresse, à cette dévastation secrète.
Pour tous, il était resté le «noble penseur», l’«apôtre de la culture»,
le «grand théoricien du bonheur». Lui seul se savait un homme nouveau,
un homme heureux, debout sur les décombres de son idéal, sans espoir ni
crainte, aimant la vie comme la mort.

Deux ans après, il cessa d’écrire.




PRINTEMPS MAROCAIN


La maison que le colonel Green avait louée était au milieu des jardins.
Quand on a longé, des jours durant, les sables de la côte marocaine,
quand on n’a reposé ses yeux que sur les coques des navires naufragés,
les uns, couchés vers la terre et bombant à la vague un flanc rouillé,
les autres, morts debout et prêts, semble-t-il, à chevaucher les dunes,
on est disposé à prendre au sérieux les jardins de Saffi.

Le vent de mer enfile la vallée de désolation dont ils occupent le fond;
le sirocco les saupoudre de poussière jaune, mais ce sont pourtant des
jardins. On y trouve des haies de figuiers de Barbarie, de petits champs
de maïs, des mûriers, des grenadiers, et même le rare éventail de
quelques palmiers. Il y fait bon à midi. On voit, au-dessus de soi, les
chameaux trimer sur les pistes ocreuses qui serpentent aux flancs de la
combe. Et l’on surveille d’en bas le sommeil de la vieille ville étagée
sur ses rocs.

Le colonel Green était un de ces officiers de l’armée des Indes, jaunis
et desséchés par trente ans d’Asie, qui voyagent en quête d’un climat
propice. Saffi, découvert pendant une croisière, l’avait séduit. Il
résolut d’y passer un hiver avec sa fille et la vieille _ayah_
cinghalaise qui l’avait élevée.

Certain matin de novembre, on eût pu voir les trois étrangers accroupis
au milieu de leurs bagages, à l’arrière d’une des barcasses qui
franchissent la barre.

Elle était praticable, ce jour-là, et bombait sans écumer son dos vert
entre les rochers du goulet. Dix Marocains en haillons se levaient
ensemble, piquaient l’aviron dans la lame et se laissaient choir sur les
bancs en geignant rythmiquement. De temps en temps, ils exhalaient un
triste: _ha... ha... ha..._ Un pilote noir, debout à l’arrière,
gouvernait de côté avec une longue rame, harcelant ses hommes de:
«_Siet!... siet!... siet!..._» continuels. Par le travers des roches,
les plaintes et les efforts s’exaspérèrent. On arriva sans accident au
sable de l’étroite plage, et, la barcasse échouée, les rameurs se
disputèrent les voyageurs dans la bruyante bave du flot.

D’une corniche de la falaise, une femme accroupie observait la scène,
délicat oiseau mauve au repos.

Les nouveaux venus furent vite installés. Quelques étoffes, des tapis,
deux chaises de pont furent tout ce qu’ils ajoutèrent au mobilier de la
petite maison. Ils engagèrent comme cuisinier un certain Amram, juif du
Mellah, qui parlait un anglais hypocrite appris dans le Devonshire.

Il s’était trouvé là, au débarquement, avait protégé les arrivants
contre la rapacité des portefaix, les avait guidés au consulat, dans la
ville, chez eux, et finalement, avait offert ses services. Agé, souple,
on sentait qu’il avait dû copier les manières d’un pasteur. Son
obséquiosité native était mêlée d’une espèce de dignité apprise, visant
à donner l’impression des plus hautes vertus.

Il est peu d’endroits où une Anglaise se trouverait dépaysée. Miss Green
n’était pas une rêveuse. Elle avait, comme la plupart de ses
compatriotes exilées en pays musulman, la notion de devoirs précis à
remplir envers les indigènes. Il semble à ces jeunes hygiénistes aux
cheveux dorés que l’Islam, depuis des siècles, attende leur venue, dans
ses plaies et sa pestilence.

Elle s’était tout de suite enfoncée dans les méandres du Mellah,
enjambant les flaques d’eau verte, caressant les beaux enfants
chassieux.

Un garçon de quatorze ans lui parla français. Malicieux, le poitrail nu,
deux mèches brunes aux tempes, chaussé de vase noire jusqu’aux mollets,
il demandait un sou.

--Pourquoi ne vous lavez-vous pas? dit-elle.

--Me laver? Pour quoi faire?

--Alors, vous ne vous lavez jamais?

--Si. Une fois par mois.

--Eh bien, vous salissez vos draps.

--Non, réfléchit le gamin, parce que mes draps, je les lave deux fois
par an...

Les Marocains l’accueillaient sans bienveillance. Pour avoir sermonné
des parents qui promenaient sur un âne leur marmot en pleine éruption de
variole, elle fut injuriée, presque piétinée.

Il y avait, dans le haut quartier, une femme qui défendait jalousement
sa progéniture contre toute tentative de nettoyage: beau et grand corps
brun, une tête noire dévastée, un œil crevé, l’autre vitreux, elle se
dressait sur son seuil et éclatait en imprécations au passage de miss
Green.

Celle-ci comprit bientôt que les seules relations possibles avec les
indigènes étaient d’ordre financier. Moyennant cinquante centimes par
semaine, Youssef, le jeune juif aux mèches brunes, consentait à
décrasser ses jambes. Les enfants laissaient laver leurs plaies à l’eau
boriquée, à condition qu’ils serrassent dans leurs menottes le prix de
l’opération.

Chaque soir, sous la charmille poussiéreuse attenante à la petite
maison, Ellen racontait au colonel ses expériences de la journée.

--Drôles de gens, se plaignait-elle. Ils comprennent que je veux leur
bien et ils ont l’air de me détester. Pourquoi?

Le colonel était moins que personne en mesure d’éclairer la psychologie
des Marocains de la côte. Pendant ses trente années de vie coloniale, il
n’avait fait qu’accumuler des informations de guide, concrètes et
impersonnelles. Il pouvait définir, situer, décrire un nombre
incalculable d’endroits ou d’objets. Mais ses auditeurs s’étonnaient
toujours qu’il eût _vu_. Les splendeurs de l’Orient s’étaient déroulées
en vain devant cet œil terne. Si le secret des univers lui avait été
dévoilé, il l’eût relaté le soir à sa fille, du ton mesuré dont il la
renseignait sur les plantations d’aloès ou sur les caprices de sa fièvre
des foins.

                   *       *       *       *       *

Un soir de printemps, elle rentrait découragée.

Tout à l’heure, dans une rue voûtée de la ville haute, elle avait croisé
quatre vieillards juifs en haillons bleus, aux chevelures pendantes, qui
montaient à la file, se tenant par la main,--aveugles tous les quatre.
Elle se sentait mesquine, devant la grandeur de pareilles déchéances.

Avant de sortir des murs, elle avait entendu, montant d’une impasse, une
musique étouffée, les tintements, les grondements et les voix en folie
de quelque orgie souterraine. Sans savoir pourquoi, prise de peur, elle
avait couru jusqu’à une porte.

A présent, d’un tertre jaunâtre, elle regardait le soleil couchant
cuivrer la vieille forteresse portugaise. Il faisait moite et le ciel
brouillé annonçait les vents du sud. A ses pieds, gisait un mannequin
dont les Joyeux se servaient pour leurs exercices de tir.

Youssef sortit d’un café en planches où il buvait les sous de la jeune
fille et l’aborda:

--Grande fête, ce soir, annonça-t-il de sa voix enrouée. Le marabout, il
est revenu.

--Quel marabout?

--Sidi Abdallah. Grand saint pour les musulmans. Il est allé en
pèlerinage dans le pays, avec des Marocains. Ils sont devant la porte de
la marine: tu peux les voir en rentrant chez toi.

Tout en parlant, le garçonnet, qui tenait un bambou, s’amusait à en
labourer le mannequin. Il s’acharnait à la place du sexe, en souriant de
travers.

Miss Green le quitta sans répondre. Au lieu de dévaler directement les
pentes qui dominaient les jardins, elle fit un crochet vers la plage,
guidée par la rumeur d’une foule. Tout Saffi était là. Débardeurs
encapuchonnés de sacs à charbon, Maures en _djellabas_ brunes, enfants
nus sous leurs chemises sales, échancrées à l’épaule, juifs haillonneux,
nègres à l’œil sadique, formaient le cercle autour de la troupe sainte.
Celle-ci, massée au pied des remparts, s’exaltait autour du marabout.
C’était un homme au visage blême, horriblement tendu, ruisselant de
sueur. Il dansait en jonglant avec une boule d’ébène. Il bondissait, sa
longue chevelure dardée comme une flamme noire. Les pèlerins
esquissaient les évolutions de leur chef et les scandaient de cris
gutturaux, de fragments de mélopées extatiques. Les uns battaient des
tambourins contre leur oreille; les autres se livraient à la flûte arabe
comme au vin. Certains, coiffés du turban vert, balançaient des
étendards de soie à rayures jaunes et rouges. On brûlait de l’encens; on
aspergeait la foule d’eau de fleurs d’oranger. Les plus fanatiques, le
poitrail nu, cheveux flottants, s’entaillaient les bras avec des sabres.

Miss Green en remarqua un qui tournait furieusement sur lui-même en se
labourant les côtes. Une face mitraillée de variole et des yeux qui
dévoraient le vide...

Le sang coulait avec la sueur. Cela sentait la panthère en cage. La
jeune fille se trouva tout à coup si faible qu’elle dut s’asseoir à
l’écart, sur le sable.

Pendant le dîner, elle décrivit la scène à son père.

--Marabout... commenta le vieillard. C’est un homme qui lutte contre les
passions de la chair, pour arriver à l’union avec Allah. Il a des
extases qui lui révèlent les secrets du monde intangible et il passe
pour commander aux forces de la nature. Il ajouta, quelques instants
après:

--C’est aussi un oiseau à cou dénudé.

Ils se levèrent de table et l’_ayah_ leur servit une infusion sous la
charmille. Le colonel lisait un livre sur l’Islam, près du photophore.

La fête continuait dans les murs et les premières bouffées de sirocco
transportaient ses clameurs enragées.

                   *       *       *       *       *

Deux jours plus tard, en sortant, miss Green vit un homme accroupi au
bord de la piste poussiéreuse, en face de la maison. Elle reconnut le
fanatique au visage grêlé qu’elle avait remarqué dans l’entourage du
marabout. Il se tenait immobile, ses longs cheveux blanchis à la cendre,
son chapelet au poing, en prières, semblait-il.

Il ne parut pas la voir.

Quand elle rentra, l’homme était encore là. Pendant le lunch, elle le
fit remarquer à son père.

--Je l’ai déjà vu, dit le vieux soldat.

--Et que pensez-vous qu’il attende?

--L’aumône, probablement. Étant un personnage religieux, comme l’indique
son chapelet, il ne peut mendier. Mais sa présence veut dire:
«Donnez-moi.» C’est ce que nous ferons tout à l’heure.

Le colonel, dont la santé s’était améliorée, sortait maintenant à cheval
avec sa fille. On leur amena leurs montures vers trois heures. En
passant devant le fanatique, ils jetèrent une poignée de sous à ses
pieds, sans qu’il parût s’en apercevoir.

Ils trottèrent sur les pistes bordées d’aloès, entre les maigres champs
de maïs envahis par les pierres et dont les Marocains défendent la
moindre pousse avec des vociférations. Au ciel, le blanc des nuages
était épars, comme en bouillie. Le vent transportait du sable chaud.
Miss Green avait la migraine... Ils rentrèrent longtemps avant le
coucher du soleil.

L’homme était toujours là.

--Nous n’avons peut-être pas assez donné, supposa la jeune fille.

--Non. Il est sûrement en prières, déclara le colonel. Je l’ai observé.

--Mais si ce n’est pas de l’argent qu’il attend, pourquoi serait-il venu
s’installer ici?

--Il doit y avoir quelque indice qui lui désigne cette place comme
favorable. Remarquez qu’il est tourné vers l’Est, c’est-à-dire vers La
Mecque.

--Il ne perd pas la maison des yeux.

--Je parierais qu’il ne la voit même pas.

Le sirocco souffla toute la nuit. Les rafales arrivaient par séries,
avec une force croissante, puis cessaient pour reprendre aussitôt. Les
palmiers se froissaient dans une colère métallique. Ellen ne dormit pas.

En ouvrant sa fenêtre, vers huit heures, elle vit avec étonnement le
saint personnage à la même place que la veille. Des colonnes de sable
tournoyaient dans la vallée; les arbustes geignaient, harassés. L’homme
était immobile, blanc de poussière, pareil à un mort.

Elle se promit d’interroger le cuisinier à son sujet.

--C’est singulier, Amram, lui dit-elle en prenant son thé. Cet Arabe est
toujours là. Si tu allais lui demander ce qu’il veut?

Il la dévisagea, fermant à demi les yeux, pour en atténuer la flamme.

--Je suis un pauvre juif, répondit-il humblement. Pour lui, musulman, je
ne suis qu’une vermine. D’ailleurs, il est en extase. Autant questionner
une pierre.

--Si tu le renvoyais?

--Ce n’est pas un serviteur comme moi qui oserait chasser un _Hadj_.
Tous ceux qui suivaient le marabout sont des _Hadj_, de saintes gens qui
reviennent de La Mecque. S’ils apprenaient qu’un juif a offensé l’un
d’eux, ils l’assommeraient à coups de bâton!

Tout en dispersant avec une palme sèche les mouches obstinées, il
examinait la jeune fille, un pli d’attendrissement sous ses poils
blancs. Elle le renvoya, disant:

--C’est bien. J’en parlerai au colonel.

Celui-ci fut d’avis de ne plus s’occuper de l’intrus.

--Aux Indes, déclara-t-il, on voit des fakirs incrustés des années à la
même place. C’est comme un arbre, ou une fontaine; on les frôle, on les
piétine presque, on ne les remarque plus.

Le sirocco soufflant encore dans l’après-midi, les Green ne sortirent
pas. Ellen, qui suffoquait dans sa chambre, voulut faire sa sieste sous
la charmille. Soleil et poussière passaient par la claire-voie, mais la
touffeur était moindre que dans les pièces closes, du moins à ce que
prétendait la jeune fille.

Le lendemain, un azur lumineux, immobile, voûtait le monde.

Le saint paraissait aussi indifférent à l’embellie qu’aux rafales qui
l’avaient assailli trente-six heures durant. Au lunch, le colonel
annonça:

--J’ai demandé les chevaux pour trois heures. Nous irons voir ces
grandes _noriahs_, sur la route de Mogador.

--Je préfère ne pas sortir, père, répondit instinctivement Ellen.

--Tu n’es pas malade?

--Non... fatiguée seulement.

Elle passa l’après-midi sous la charmille, à lire un roman. En tournant
la tête, elle voyait le religieux de l’autre côté du chemin, tache brune
sur le vert pourpré des figuiers de Barbarie. Elle distinguait son
visage, plaque de cendre où brûlait la braise noire des yeux, mais elle
s’efforçait de n’y plus attacher la valeur d’une présence humaine, de le
considérer comme une plante un peu plus étrange que la nature aurait
fait germer devant sa porte.

Dans la nuit, elle eut un cauchemar. Des nuées jaunes chargées de sable
fuyaient dans le ciel, à toute vitesse. Elle contemplait ce spectacle
d’en haut, sans le comprendre, car l’atmosphère était parfaitement
tranquille. Soudain, elle aperçut, au-dessous d’elle, se tordant dans le
creux d’une dune, la forme démesurée du religieux. Il avait une poitrine
affreusement dilatée et son corps élastique, ondulant au soleil comme
celui d’un ver, commandait à la course des nuages.

                   *       *       *       *       *

Au matin, une petite inquiétude vivait en elle.

--Père, déclara-t-elle après le déjeuner, je ne sortirai pas encore
aujourd’hui. Je ne me sens pas bien.

Le vieillard la regarda:

--C’est vrai. Tu es un peu pâle... Ce coup de sirocco m’a fatigué aussi.
Je te donnerai de la quinine.

Elle passa de nouveau la journée sous la charmille. Sans savoir
pourquoi, elle avait pris sa chambre en dégoût. Vers six heures, le ciel
devint d’or. Les palmiers se dilatèrent. Les verdures semblèrent soudain
étonnamment jeunes. Une volupté rapide, intense, submergea la vallée.

Youssef parut.

--Regarde comme je suis propre, cria-t-il. Donne-moi trois francs!

Elle s’étonna du chiffre accru de ses exigences. Il sourit vicieusement,
en fixant l’échancrure de son corsage.

--C’est pour ma femme, expliqua-t-il.

Et comme elle riait, incrédule, il releva brusquement son burnous,
exhibant sa virilité.

Elle rougit très fort et le renvoya. Il s’en fut, ricanant de la gorge.

L’_ayah_ avait surpris la scène.

--S’il revient, dit la jeune fille, tu le chasseras. C’est un petit
voyou.

--Un grand voyou, maîtresse! Un très grand voyou!... Mais aussi,
ajouta-t-elle à voix basse, maîtresse est trop charitable. Ici, ce n’est
pas comme à Ceylan, où chaque mendiant vous bénit pour l’aumône qu’il
reçoit. Ici, on ne connaît pas le Bouddah et on se rit du bien.
Maîtresse va, vient; elle parle aux Marocains; elle a pitié d’eux; elle
leur donne des sous et des médicaments... Mais les Marocains ne s’en
soucient guère... Ils regardent maîtresse, quand elle passe... Si elle
savait comment ils la regardent!... J’en frémis parfois dans ma vieille
peau... Oui, tous, même cette tige boueuse de Youssef, même le juif!

                   *       *       *       *       *

Dans la nuit, Ellen s’éveilla tout à coup avec la sensation qu’on venait
de lui toucher l’épaule. Une angoisse la chassa du lit, la poussa vers
la fenêtre.

L’odeur intime, réelle, de la terre et des plantes était libérée. Dans
une mare, des grenouilles coassaient furieusement, toutes ensemble, puis
se taisaient ensemble. Leur chant avait une force extraordinaire; on eût
dit un aboiement de chiens. Sous un figuier, on entendait des
gémissements humains, une voix de très jeune fille, qui semblait
sangloter et un halètement d’homme, rapide, enivré.

Elle sentait ses jambes mollir. La nature avait, cette nuit, une face
nouvelle; les êtres, couverts par le soleil d’une dorure factice,
étaient, dans cette noirceur, plus vrais, plus puissants, et brutalement
obsédés.

Certes, il y avait dans l’univers d’autres forces que les orages du sud
ou que la poussée de la barre contre les rocs, des forces tout aussi
impétueuses et indifférentes, mais dont on ne parlait jamais...

                   *       *       *       *       *

La journée du lendemain se passa comme les précédentes. Après le dîner,
le colonel but son whisky sous la charmille, à la lueur du photophore.

Il faisait une de ces soirées parfaitement sèches où il semble que la
terre africaine, privée d’atmosphère, touche les régions supérieures du
ciel.

Ellen brodait des mouchoirs, se débattant en silence contre elle ne
savait quoi. Voilà plus d’une heure qu’elle voulait se mettre au lit,
mais ployer le genou, lever la main était impossible. Elle sentait la
sueur perler sous ses bras.

Le vieillard parti, elle appela l’_ayah_.

--Arrange-moi mes cheveux, pria-t-elle.

La Cinghalaise dénoua la chevelure qui ondoya jusqu’à terre, et se mit à
la peigner, tout en murmurant des louanges d’une voix enfantine et
chantante.

Quand elle fut seule, Ellen s’abandonna en arrière, cédant à l’ennemi
inconnu.

Elle s’éveilla en sursaut et referma aussitôt les yeux, dans une nausée
d’effroi: à trois pas d’elle, se tenait le religieux. Parfaitement
immobile, il la fixait avec une ardente sévérité. Les yeux seuls
semblaient maintenir en vie cet assemblage de chairs sèches, ravagées
par la variole, entaillées de blessures volontaires, encroûtées
d’ulcères.

--Que faites-vous là? implora-t-elle faiblement.

En même temps, elle cherchait à se réfugier dans la salle à manger. Mais
elle se sentait tout entière enveloppée dans un filet pesant. Le mieux
qu’elle put faire fut de se lever et de se roidir contre la claire-voie.
Il lui était impossible de frapper l’intrus, de le chasser, ou même de
lui parler avec rudesse.

--Comment êtes-vous entré? murmura-t-elle. Pourquoi me regardez-vous
ainsi? Qu’est-ce que vous voulez?

Il étendit une main desséchée vers les cheveux épars de la jeune fille.
De son autre main, étrangement agile et expressive, il lui faisait signe
d’en couper une mèche.

--N’approchez pas, supplia-t-elle.

S’arrachant par un violent effort de volonté, elle s’enfuit jusque dans
sa chambre. Un instinct de défense, éveillé subitement, lui conseillait
la ruse.

Il y avait, devant son lit, la peau d’un lion que le colonel avait tué
jadis dans l’Afrique du Sud. Elle prit des ciseaux, trancha dans la
crinière, puis eut le courage d’affronter de nouveau le religieux.

Il attendait, impassible. Elle lui tendit la pincée de soies blondes, en
s’efforçant de sourire. Il la porta sans mot dire à ses lèvres, à son
front, et sortit.

Elle était parfaitement lucide. Elle remarqua qu’il avait aux chevilles,
comme beaucoup de pèlerins, deux plaies rondes habitées par les mouches.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, une sorte de pudeur l’empêcha de raconter l’aventure à son
père. Elle n’osa se confier qu’à la Cinghalaise.

--Voyez-vous, le chien rogneux! gronda la vieille. Qui sait ce qui
serait arrivé, si maîtresse lui avait donné une de ses boucles? Il
tiendrait maîtresse en son pouvoir...

Et elle ajouta, plus bas:

--Maîtresse ne sait donc pas que cette bête sauvage la désire?

La jeune fille rougit violemment:

--Tais-toi! Je le savais.

En réalité, cette idée l’atteignait pour la première fois. Elle avait
envisagé des chances de meurtre, de vol, d’empoisonnement, mais non la
possibilité qu’en cette ruine humaine habitât la même volonté qui
faisait se clore les yeux d’Amram en sa présence, la même qui amenait un
sourire vicieux sur les lèvres de Youssef. Elle éprouvait une
stupéfaction mêlée de dégoût. Revivant ses derniers jours, ses abandons
pesants sous la charmille et l’étrange torpeur qui la clouait sous l’œil
fixe du fanatique, elle avait envie de se plonger dans l’eau pure. Elle
s’interrogeait vainement sur la nature de cette force, capable de
troubler un être à distance, d’enchaîner les membres et la pensée,
d’éveiller des remous jusque dans le profond domaine des songes. Elle ne
savait pas que si l’homme mettait au service de ses instincts la
puissance accumulée par l’ascétisme, il deviendrait une espèce de démon,
devant qui plieraient les corps et les âmes les plus fiers.

Malgré le soleil, qui désolait majestueusement la vallée, elle sortit
volontiers avec son père et se promena dans les jardins, légère, la tête
vide, comme après une fièvre. Ils allèrent jusqu’aux dernières verdures,
d’où l’on voit un rideau de feu ondoyer sur les sables.

En rentrant, ils passèrent devant le religieux qui roulait entre ses
doigts la mèche dorée.

Elle se retira de bonne heure, ce soir-là.

La nuit tempérait à peine la chaleur. Portes et fenêtres ouvertes, les
maisons attendaient anxieusement un souffle, un remous de l’air fixe.

Vers une heure, Ellen s’éveilla. Un clair de lune puissant comme une
aurore avait envahi la pièce. Une sensation de vie accrue, de force
irritante et insolite parcourait ses membres. Il lui semblait respirer
une odeur de suint, l’odeur animale des mendiants, des chameaux et des
chiens vautrés sur une terre brûlante. Elle voulut se rendormir, enfouit
son visage dans l’oreiller. Cette odeur la poursuivait. L’immobilité
n’était plus supportable. Elle se dressa, tordit ses bras minces,
qu’elle sentait plus robustes que des câbles et finit par se glisser
hors de la moustiquaire.

Ses pieds nus rencontrèrent le carrelage... Elle était sûre d’avoir
foulé la peau de lion en se couchant et elle la voyait, maintenant, au
milieu de la chambre. Que s’était-il passé? Elle pensa qu’elle faisait
un de ces rêves où la conscience dédoublée enregistre des événements
absurdes, tout en les niant ironiquement. En effet, _voici que la
dépouille se mettait à bouger_... Mais ce chacal qui ricanait, là-bas,
dans les jardins?... La fraîcheur du pavé, sous ses pieds?... Non, elle
ne rêvait pas et la chose morte avait encore frémi, animée d’une vie
fantômale!

Miss Green passa le restant de la nuit, pelotonnée contre le mur,
mordant sa moustiquaire pour ne pas crier.

Quand elle osa jeter les yeux à terre, dans l’avant-lueur orangée du
jour, la peau de lion gisait contre la porte, comme si le balai d’une
servante, et non un puissant orage d’énergies inconnues, l’avait fait
échouer là.

                   *       *       *       *       *

Au lever du soleil, le fanatique aboya une injure, se dressa sur ses
jambes desséchées et s’en alla vers les sables.




A L’ÉCART

        Ce sont les conditions exceptionnelles qui créent l’artiste:
        tous les états intimement liés aux phénomènes maladifs, de sorte
        qu’il ne semble pas possible d’être artiste sans être malade.

        (NIETZSCHE, _la Volonté de Puissance._)

        Les artistes ne sont pas les hommes de la grande passion, quoi
        qu’ils s’imaginent et quoi qu’ils nous disent.

        (ID. _Ibid._)


I

Je fis sa connaissance au deuxième relais de la route de Laghouat au
M’Zab. Je roulais depuis neuf heures à travers la _Daya_, dans le coupé
de l’énorme voiture. J’étais descendu péniblement, en chancelant dans la
nuit. La diligence dételée semblait une épave du désert. Un Arabe était
étendu sur le marchepied arrière, blanc et immobile comme un cadavre
sous son drap. Un bref tourbillon de poussière se soulevait parfois,
au-devant du fanal. On se sentait rejeté du monde, vomi au hasard, en un
point quelconque de l’immensité plate et morte.

Pourtant, un rectangle de lumière, dressé sur l’obscurité, attestait
l’existence d’une maison. J’entrai dans une pièce où s’entendaient le
tic-tac d’un réveil et la respiration d’hommes endormis. Un feu de
tourbe éclairait suffisamment. Le cocher buvait du café, accroupi devant
la flamme. Des Arabes étaient allongés sur la terre battue. Au fond de
la chambre, adossé au mur, un Européen me regardait. Je lui offris une
cigarette, qu’il accepta avec une espèce d’empressement inquiet.

Dès les premières paroles, il me fut évident qu’il n’appartenait pas aux
catégories humaines le plus souvent rencontrées dans ces parages:
officiers en tournée d’inspection, ou fonctionnaires civils rejoignant
leur poste. Je lui demandai s’il descendait au M’Zab avec moi. Non, il
venait d’errer à cheval parmi les tribus et il regagnait Laghouat en
flânant.

Au bout d’un quart d’heure de causerie, il me dit, à brûle-pourpoint:

--D’ailleurs, vous ne trouverez rien, là-bas.

Je le regardai avec surprise.

--A quel point de vue?

--Musique, sourit-il brièvement, en baissant les yeux.

--Mais je suis peintre, protestai-je.

--Oui... Vous devez être mieux doué pour la musique.

C’était cruellement exact. Je le regardai avec stupeur.

--Et vous? questionnai-je.

--Moi?... Je m’occupe de musique.

On avait attelé des mules fraîches. Nous nous séparâmes sur des paroles
banales et je continuai mon voyage.

Trois semaines plus tard, je le retrouvai dans la salle à manger de mon
auberge, à Ghardaïa. Il était arrivé de nuit. Je lui demandai s’il
comptait rester longtemps dans le M’Zab.

--Je ne sais pas, hésita-t-il. Je n’ai pas de projets... Je suis tout à
fait libre... et... Eh bien, coupa-t-il d’une voix forte, dites-moi donc
que j’avais raison. Vous n’avez rien trouvé, n’est-ce pas?

--En effet.

--C’est fini. Voilà douze siècles qu’ils dorment. Il y a d’autres races
qui dorment aussi... Mais elles chantent quelquefois en rêve...
Celle-ci, non... D’ailleurs, ajouta-t-il, je ne m’en plains pas... Ils
ont tout de même une musique... Regardez-les bien... et... vous
l’entendrez peut-être.

--Vous composez? questionnai-je.

Il me jeta un regard fuyant et répondit, comme la première fois:

--Je m’occupe de musique.

Je demandai son nom à l’hôte, après le déjeuner: Michel Sarterre. Je me
souvins, tout à coup, que six ans auparavant, tandis que je voyageais en
Orient, les artistes de Paris s’étaient émus à l’apparition d’un jeune
musicien de ce nom. Il avait fait exécuter un ballet d’une conception si
originale, d’une audace harmonique si grande, que le public s’était
révolté. Entré dans la gloire à coups de sifflet, il n’avait pas profité
de cette exaltation de colère et d’enthousiasme. Au lieu de produire,
suivant l’usage des habiles, une seconde œuvre, aux violences calculées
pour le scandale, il s’était fait oublier. Je ne doutai pas que le
hasard ne nous eût réunis, mais sa réserve me conseillait de n’en rien
témoigner.

Nous causions, un soir, sur le seuil de l’auberge, à cette heure
bienheureuse où la ville blanche devient rose, où une voix s’échappe de
son bizarre minaret, dressé comme un pistil noir sur le couchant, où
tout un peuple en burnous commence sa rumeur. Il y avait des formes
claires couchées à même la piste. Un crapaud donnait ses deux notes.
Dans un café, les chocs sourds des tambours et les broderies obsédantes
de la flûte annonçaient la volupté renaissante de la nuit.

Mon compagnon me désigna une fillette qui passait devant nous:

--Regardez.

Elle portait un turban orange d’une si riche nuance, qu’il semblait
distiller de la couleur. Le kohl entourait ses yeux d’un ovale bleu.
Deux signes bleus sur le front, drapée avec mollesse dans une robe
indigo, elle marchait fièrement, une agrafe d’argent posée sur l’épaule
nue.

--C’est pourtant vrai, dis-je. Il leur reste cette musique-là. Mais qui
peut la noter?

Il sourit vaguement, suivant des yeux l’enfant, qui se balançait dans la
cendre pourpre du crépuscule.

Quelques instants après, un garçon au burnous en loques, à l’œil
impudent, passa nonchalamment près de nous. Avant de disparaître, il se
retourna et fit un signe impatient à Sarterre, qui devint nerveux, puis
me quitta, sous un prétexte quelconque.

Vers deux heures du matin, je prenais l’air sur ma terrasse. Un grand
vent doux faisait lever des nuages bleuâtres, qui couraient timidement
vers l’ouest, comme avertis que bientôt le soleil jaillissant les
dévorerait.

Quelqu’un pénétrait dans l’auberge. Je me penchai et reconnus Sarterre.
Il me vit, leva vers moi une face illuminée par je ne sais quelle
ivresse et me fit un geste familier de la main.

Après le déjeuner, il s’approcha de ma table.

--Je ne vois pas, dit-il, pourquoi je ne vous raconterais pas ma nuit.

Je lui offris une chaise. La salle était presque fraîche. Ali, le
domestique, une grande brute arabe à la voix retentissante, allait et
venait.

--Vous avez remarqué cette fillette, hier au soir, n’est-ce pas? C’est
une amie de la petite crapule au burnous déchiré qui venait derrière
elle. Treize ans... l’âge des entremetteurs, ici. Celui-là m’a conduit
par un détour jusque dans l’oasis. On peut y aller en traversant la
ville, mais celle-ci n’est pas éclairée et ses rues voûtées, ses
impasses, ses recoins souterrains conseillent à l’Européen de ne pas s’y
risquer le soir. D’ailleurs, dans les jardins, on peut recevoir le coup
de fusil destiné au maraudeur ou à l’adultère. C’est peut-être pour cela
qu’ils sont si beaux. Ah! je suis sûr que ce vieil âne de Rimsky les
aurait aimés!

J’avais remarqué déjà sa coutume d’injurier affectueusement ses maîtres
les plus chers.

--La nuit, continua-t-il, la palmeraie sent l’eau et les roses
mouillées. On y marche sous une mer de verdure, à cause des vignes que
les Mozabites font courir d’un tronc à l’autre. Une fraîcheur faible et
sentante vous monte à la tête. Mais la plus grande ivresse, c’est encore
celle qu’on porte en soi... Le désir de cette enfant farouche, la pensée
qu’elle vous échappe de jardin en jardin, l’incertitude de la
poursuite... Oui, c’est plus fort que leur _lagmi_!

Je crois qu’elle nous guidait, tout en paraissant nous fuir, car,
arrivée près d’une porte pratiquée dans un mur de terre, elle nous
attendit et le marchandage commença. Il y eut de longs chuchotements
passionnés et gutturaux. A la fin, le petit Arabe me dit: «C’est oui.»

La porte s’ouvrit et nous pénétrâmes dans un jardin. Une forme bleue
faisait le guet. Je sentis le contact d’un bras noir et maigre cerclé
d’argent. Nous traversâmes un carré d’orge et trouvâmes une vieille,
assise près d’un gourbi. Les chuchotements recommencèrent. On paraissait
craindre l’arrivée de quelqu’un. Puis l’enfant se mit à avoir peur de
moi. La vieille lui fit honte de sa timidité. Le jeune entremetteur
l’encouragea en riant. Finalement, elle pénétra dans une espèce de cave,
où la guetteuse nous rejoignit avec une bougie allumée. Je vis une tête
noire au nez crochu, des pommettes saillantes, un œil gauche vitreux. La
pièce n’avait pas de meubles; rien qu’une natte et une toile brune. Des
babouches minuscules traînaient. La guetteuse proposa du café, que je
refusai, puis nous quitta.

La fillette se tenait debout, la tête un peu penchée. Elle toucha sa
robe d’un geste mutin, pour dire: «Faut-il l’enlever?»... Ah! comme
cette palpitation du désir est plus forte que la tendresse! L’amour que
nous imposent les femmes civilisées m’a toujours paru maladif. Il naît,
se développe et meurt dans une brume de sentiments. Et si je n’ai plus
de sentiments, moi? Si les mots qui les expriment me font défaillir de
honte et d’écœurement? Si je suis devenu pareil à un chacal? Faut-il
encore mentir? Qui donc y gagnera?

Cette enfant avait un corps brun, très clair, presque blanc; non point
potelé, mais ferme comme la terre. Elle était docile et grave. Elle ne
prononça que deux mots: _merci_, quand je jetai cinq francs sur le sol
et _demain_, quand je la quittai.

Vous êtes-vous jamais senti libre, auprès d’une femme d’Europe? Moi pas.
Je ne parle pas de celles qui nous aiment. Mais les filles elles-mêmes
nous enchaînent, par leur bavardage et leur comédie du plaisir. Ce
prétendu partage de la volupté nous oblige à une sorte de
reconnaissance, au mensonge de la camaraderie ou de la pitié. C’est un
poids à traîner en commun, une complicité de tristesse et de joie. Au
contraire, avec ces petits démons bruns, je me sens divinement seul.
Elles sont inertes et aussi privées de sentimentalité qu’une pierre
polie. Leur obéissance est servile, mais glaciale. C’est pour cela
qu’elles m’enivrent. Elles me haïssent peut-être: elles ne contrecarrent
jamais ma folie de liberté. Elles ignorent les gestes qui emprisonnent.
Combien de fois,--du temps où je me croyais capable d’aimer,--combien de
fois n’ai-je pas fait sournoisement glisser le bras qu’une femme
arrondissait autour de mon cou!

Je retrouvai mon jeune Arabe dans le jardin. La guetteuse à l’œil mort
nous ouvrit la porte et nous vagabondâmes de nouveau dans l’oasis.

Mon guide mordait une rose. Il voulait me conduire chez un de ses petits
amis, _beau comme la lumière_, disait-il. Je préférai visiter une
Ouled-Naïl qui habite hors la ville, en haut d’un roide escalier de
faïence. C’est une fille de seize ans, de la couleur du cuivre rouge.
Ses bras fluets pendent, sans vouloirs; son corps semble ramolli par le
fleuve de débauche qui, sans cesse, déferle sur lui. Ses seins renflés
résistent pourtant. Son visage, à la lèvre inférieure saillante, fait
songer à la tête d’un poisson qu’on tiendrait par les ouïes. Elle est
primitivement bestiale et ne prononce que de rares syllabes enrouées. Je
sortais de chez elle, quand vous me vîtes rentrer. J’étais ivre et je
n’avais pas bu.

Il se tut, inconscient de la gêne que ces confidences me causaient. Il
n’y attachait évidemment aucune importance. Mais sa pudeur était
ailleurs: je crus pouvoir lui dire, un instant après, que j’avais
entendu parler de sa première œuvre; aussitôt, il rougit, balbutia un
acquiescement et, pivotant sur ses talons, me demanda si je connaissais
un débit d’excellent vin de palme, à la porte du midi.

Je ne le vis pas le jour suivant.

Le surlendemain, je le trouvai hors des murs de la ville, dans un ravin
de sable désolé par la lumière. Il était échoué sur un talus où
s’étalaient des ordures, non humiliées et croupissantes, comme aux pays
humides, mais rutilant impudemment derrière un rideau de flamme. Il y
avait eu là, jadis, un cimetière et les immondices débordaient sur les
tombes en miettes. On foulait pêle-mêle des mâchoires de bêtes, des
débris de cruches, des déchets de nourriture et des stèles éclatées. Des
morceaux de fer-blanc étincelaient comme le diamant. L’astre de midi
trempait tout d’un feu jaune et rouge, qui vous revenait à la face et
vous mordait les yeux.

Sarterre était assis sur un crâne de mouton et son talon martelait une
boîte à conserves défoncée. Il me regardait approcher d’un œil lourd. Je
ne savais comment l’aborder.

--Vous vous demandez probablement ce que je fais là? me dit-il enfin. Ce
matin, vers dix heures, je suis sorti... J’ai vu, sur la route, une
tache mauve qui dansait dans la lumière. J’ai pressenti un corps de
femme. Je l’ai suivie... dépassée... Elle m’a regardé d’un air farouche.
Elle allait à Melika. Je l’ai vue entrer par la porte à cinq dents qui
ouvre sur une voûte noire. Elle m’aurait griffé, si j’avais pénétré dans
les murs. Je me suis assis au pied du rempart. Une jeune nomade est
sortie de la voûte. Je l’ai suivie jusqu’aux tentes en loques de sa
tribu. Les chiens aboyaient; les hommes me surveillaient obliquement. Je
suis revenu vers Ghardaïa. J’avais encore dans la chair cette promesse
d’un bonheur inouï, dans l’esprit ce chaud engourdissement lumineux
qu’une joie soudaine, aiguë comme l’éclair, va déchirer tout à coup...
Je suis allé... je suis venu... j’ai relevé des traces de pas...
poursuivi des silhouettes lointaines... Peu à peu, ma nuque et mes reins
se sont appesantis... J’ai viré... guetté, sous le soleil de plus en
plus lourd... Et me voici... Ma nuque s’est tout à fait prise... mon
pouce se retourne... Je sais qu’il n’y a rien... que l’heure est vide...
la piste déserte... mais j’attends... Ce n’est pas très intelligent,
n’est-ce pas?... Je ne sais rien faire d’intelligent...

--Je m’étonne, dis-je, qu’une vie comme la vôtre ne vous remonte pas
quelquefois à la gorge.

--Oh, je connais le dégoût, reprit-il sourdement. L’ivresse est brève,
incapable de délivrer un peu longuement cette carcasse. Le frisson du
désir passe comme une brise du nord. Il ne rafraîchit ni la pensée ni la
chair. A l’heure du plaisir, presque tout est bu d’avance. La lampée me
semble courte et fade. Elle est à peine engloutie que la machine reprend
sa poursuite. L’esprit pèse vainement cette folie. Quand je recompte les
secondes de joie et les heures d’angoisse... oui, la nausée m’envahit.
J’étouffe.

Je me taisais. Je venais de m’apercevoir avec émotion que celui qui me
parlait dans une si inquiète misère était un enfant. Il ricana:

--Vous n’allez pas vous apitoyer, n’est-ce pas?

Je posai ma main sur son bras:

--Excusez-moi si la question vous blesse, mais pourquoi n’avez-vous rien
produit, depuis six ans?

Il serra les lèvres, le regard fuyant:

--Un jour... je vous dirai ce qui m’est arrivé.

--En ce moment, insistai-je, pourquoi ne travaillez-vous pas?

--Ah, je vois! s’écria-t-il avec une espèce de gaieté. Vous vous
imaginez que la vie que je mène a détruit mon talent? Vous croyez que
j’ai sombré «dans la débauche»? Détrompez-vous. D’abord, je travaille.
J’écris une symphonie. Ensuite, je ne sache pas que ses vices aient
jamais entamé le pouvoir créateur d’un artiste, _à condition qu’il ne
devienne pas leur esclave_. Ils sont la goutte de poison toujours en
suspens dans son rêve. Si le poison déborde, le rêve s’alourdit... Les
miens ne sont pas assez grands pour m’apaiser, mais ils colorent
féeriquement ma musique. Longs désirs, voluptés brèves, tourments
absurdes, voilà la source de mes plus beaux songes.

--Je ne sais si je vous comprends, interrompis-je.

--Écoutez, reprit-il, c’est de nuits comme celle que je vous ai contée,
c’est de matinées comme celle-ci, qu’a jailli le meilleur de ma pensée.
Qu’y a-t-il là d’incompréhensible? La beauté peut sortir de l’ordure.
Une vie pure peut mener au desséchement. Un cœur sec peut épancher les
harmonies les plus chargées de tendresse. Le vice, engendrer la
fraîcheur. L’amour, venir de la haine et l’impuissance de la bonté.
L’agitation sans but conduit parfois à la plénitude et le dégoût aride à
la joie impétueuse. A chacun sa loi. La mienne m’a été lentement
révélée. Pendant les heures amères de la poursuite, ou dans l’étreinte
d’une chair inconnue, j’ai compris que, pour moi, l’inquiétude et le
désir _étaient créateurs_.

Il réfléchit un instant, sous le soleil pesant, puis reprit:

--J’avais tort de me plaindre, tout à l’heure. Le plus libre génie doit
payer son inspiration, comme l’ouvrier paie son pain... On paie de sa
raison, de son bonheur, quelquefois de sa vie. Moi, j’ai payé de ma paix
et de ma substance. J’ai accepté ma loi. Ce que j’endure ne compte pas.
Ma personne est sans importance. Je crois même... oui, je suis presque
heureux d’être aussi misérable!... Avez-vous remarqué cette grosse fille
du café des rouliers, avec sa tête de bœuf et son souffle asthmatique?
J’étais avec elle, l’autre jour, dans une mansarde envahie par les
cafards, sur un grabat. Sa peau est rugueuse comme l’écorce; elle sent
mauvais... Eh bien, j’étais content qu’elle fût si repoussante,
comprenez-vous? Je l’aurais souhaitée plus hideuse encore! Je ne veux
pas de l’amour! Je ne veux pas du bonheur! Je hais tout ce qui
m’arracherait à moi-même! Je crains d’être assouvi. J’ai peur de la
jouissance. J’aime mes tourments! Je ne demande qu’à rester ce que je
suis. Oui, aussi mesquin, aussi ridicule que vous me voyez, pourvu que
je puisse continuer à produire! Pourvu que ce paradis, qui est à moi
seul, ne me soit jamais repris!

Il s’était levé. Le soleil brûlait nos pieds, à travers la toile des
souliers. Une vague d’air chaud traversa le ravin.

--Vous ririez, ajouta-t-il, si je vous disais sincèrement ce que je
pense de mon œuvre. Je donnerais ce pays et la vie de ses habitants pour
une seule de mes pages!... Voilà l’homme que je suis.

Je me tus. Je réfléchissais au mystère que sera toujours pour moi
l’artiste de notre temps. Celui-ci croyait m’inspirer de l’horreur;
peut-être le souhaitait-il... Non... Non. Je le trouvais jeune, maladif
et d’une loyauté émouvante, comme la musique de son époque. J’éprouvais
pour lui la plus tendre curiosité. J’avais envie de le serrer dans mes
bras.

Nous rentrâmes en longeant les hauteurs teintées de noir, comme
goudronnées, qui dominent la _Chebka_. De là, on découvre un grand pays
mort de lumière, des houles de pierres jaunes, à l’infini.

En contournant la ville, nous vîmes, le long d’un mur, une dizaine de
prostituées au repos. Elles étaient accroupies, silencieuses, drapées
d’étoffes multicolores: on eût dit une rangée de beaux insectes
venimeux.

--La voilà, ma symphonie, dit Sarterre, avec un geste qui englobait la
_Chebka_, les femmes et la cité bruissante.


II

Il s’enferma pendant une semaine. Je le vis descendre, un matin, l’œil
vif et le pas léger.

--Je suis content, me dit-il. J’ai terminé le second mouvement de ma
symphonie. Si vous n’avez rien à faire aujourd’hui, nous irons dans les
jardins et nous causerons.

Après la sieste, nous prîmes des mules et gagnâmes la palmeraie en
contournant la ville. Il me conduisit dans un enclos où il avait accès.
Un tapis était posé sur l’orge épaisse. Les palmes et la vigne, qui
courait d’un tronc à l’autre sur des cordes, interceptaient le soleil.
Il y avait des tortues d’eau et de petits lézards à queue rose. Nous
nous étendîmes dans la béatitude toujours nouvelle du sous-bois au
désert.

--Il y a cinq ans, dit Sarterre, je n’avais pas encore hérité de la
somme qui me permet de paresser sous ces latitudes. Je vivais de leçons
nauséabondes. Je me traînais dans les bars, sur les trottoirs, dans les
parcs et brûlais d’ennui sur des corps apprivoisés. J’écrivais cependant
ce ballet qui a paru si sauvage, et qui me semble aujourd’hui
péniblement sage. Je me sentais gonflé d’une musique nouvelle, riche de
paroles jamais prononcées. Je vivais dans une solitude magnifique, sans
me rendre compte que ma puissance créatrice n’avait pas encore subi
l’épreuve du feu. Personne ne l’avait menacée, car personne ne m’avait
aimé.

Un matin de février, j’épousai assez distraitement Thérèse V. Sa voix
m’était chère, mais elle, je ne savais pas si je l’aimais. Elle le
savait probablement. Elle me comprenait mieux que moi-même. Nous vécûmes
retirés, pauvres et dans une grande indépendance mutuelle. Ma femme
s’ingéniait pour ne pas devenir un obstacle à mon travail. Son amour
avait choisi la forme la plus difficile du sacrifice: l’absence. Nous
nous voyions aussi peu que des amants clandestins. Je me souviens que
plusieurs fois, comme je m’attardais avec elle, elle se sauva sans rien
dire. J’étais touché, mais je ne sais quelle sensation de gêne se mêlait
à mon émotion. Thérèse n’avait pas tardé à reconnaître combien mes
habitudes errantes étaient liées à ma faculté d’écrire de la musique.
Aussi me poussait-elle à voyager. Quand nous avions économisé quelques
centaines de francs, elle me disait:

--Pars, mon chéri.

Je partais pour la montagne ou la mer, mais je ne retrouvais pas
l’ivresse de liberté que j’avais goûtée jadis. Il m’arrivait d’écourter
mes absences, rappelé au foyer par la pensée qu’elle y était triste et
seule. Au retour, ses premières questions étaient sur mon travail. Je
répondais avec une hâte joyeuse, pour ne pas la décevoir et aussi pour
mettre fin à la conversation, qui me rendait timide. J’aurais voulu
qu’il ne fût jamais question de mon art entre nous, qu’elle n’y pensât
même jamais. Je ne sais comment vous faire comprendre la sensation
pénible que j’éprouvais à savoir son esprit occupé de ce qui était en
train de naître dans le mien. C’était une paralysie momentanée, un
suspens douloureux de la vie intérieure. Je n’osais lui avouer cette
faiblesse. Notez que je n’aurais pu lui reprocher aucune pensée hostile,
ou seulement critique. Elle appréciait avec un sens musical délicieux ce
que je venais de composer. Elle se taisait sur mes erreurs, persuadée
que je les découvrirais seul. Elle ne discutait pas, ne conseillait pas,
ne préférait pas. Mais à un mot qui lui échappait, je comprenais qu’elle
avait longuement médité sur mon inspiration, qu’elle en connaissait les
plus secrètes ressources. Et bien souvent, indécis, buté ou mécontent,
je venais lui demander un avis, lui soumettre des variantes. Elle ne se
prononçait qu’avec timidité. Une fois la question résolue, nous parlions
plus librement. Je l’encourageais à me dire toute sa pensée. Je me
rappelle une époque où, dans une aberration de confiance mutuelle, nous
bavardions des heures sur le don mystérieux que j’avais reçu. Comment
aurais-je su qu’elle me détruisait?

Je m’apercevais pourtant d’un changement dans mon travail. A la fièvre
joyeuse et tout à fait inconsciente des années précédentes, avait
succédé une période de demi-stérilité, nous disions de recueillement,
d’attente. Je n’étais plus que rarement submergé par ce torrent
d’harmonie qu’on ne sait comment contenir. Je ne goûtais plus qu’une
espèce de plaisir froid et volontaire à noter mes pensées. Et ces
pensées, il me fallait les appeler, les faire monter avec effort d’une
région à demi vidée de musique.

Je crois vous avoir dit que nous nous aimions. Je devais bientôt
apprendre à quel point sa tendresse était généreuse. J’avais tout à fait
renoncé, dans les premiers temps de notre union, à mes habitudes de
libertinage. Un jour, cependant,--un jour de travail maussade,--je
sentis renaître le parfum de mon ancienne vie. Je longeais une avenue
déformée par la brume, quand la vue d’une prostituée fit briller de
nouveau en moi le bienfaisant mirage du désir. Je la suivis longtemps,
perdu dans cette ivresse retrouvée. Son corps ondoyait devant moi et le
brouillard me devenait un rêve sonore. Je l’accompagnai dans un hôtel.
En la quittant, je fus envahi par un sentiment nouveau. Au lieu de cet
allègement, de cette innocence que j’avais si souvent connus après la
débauche, j’éprouvais une espèce de remords, une hâte de rentrer et
d’avouer. C’est avec une oppression maladive que je parlai à Thérèse.
Elle se tut et réfléchit longuement. J’aurais voulu la voir en larmes,
jalouse, injuste. Mais elle dominait ses sentiments. Elle me questionna
sur mon existence d’autrefois, sur le lien qui, dans ma pensée, unissait
mes désordres à ma faculté créatrice... Je la vois encore, dans son
ample robe violette, sa tête blonde contre la mienne, son bras autour de
mon cou, me confessant, écoutant sans dégoût mes cyniques confidences.
Pas un reproche, pas une révolte: elle ne voulait que comprendre. Que de
noblesse perdue! Quel démon change en force dissolvante les plus
touchants sacrifices de la tendresse féminine? Elle finit par me dire:

--Il se peut que tu aies raison... Ces... ces choses peuvent t’être
nécessaires... Je ne veux pas y mettre obstacle... Tu es libre... Je ne
te demande que la vérité... Promets-la moi et je te promets, à mon tour,
de t’épargner tout reproche.

Je ne sais pourquoi cette obligation me parut si gênante, au premier
abord. J’eus une hésitation, qui lui fit dire:

--Tu ne voudrais pourtant pas me mentir?

Ah! que n’eus-je alors le courage ou la clairvoyance de lui crier:

--Si, je veux te mentir! Si, je veux préserver mon intimité! Je veux
avoir ma vie secrète! Cette liberté que tu m’offres ne m’est d’aucun
prix, si je dois t’en rendre compte. Il y a des êtres auxquels le
mystère est indispensable. Certaines explications détruisent la vie
naissante. Les paroles sont des drogues abortives. Taisons-nous et
laisse-moi seul!

Mais tout se passa comme elle l’avait décidé. Je crois qu’elle ne
souffrit pas. Elle était aisément dupe des mots. Elle croyait que la
débauche et l’amour sont des mondes séparés. D’autres femmes pouvaient
me donner _le plaisir_; il lui suffisait que ma _tendresse_ lui fût
réservée. Elle ne concevait pas que telle fille, dans le hasard d’une
rencontre, pût m’arracher des larmes. Elle ne savait pas que l’homme ne
peut étreindre un corps sans que son cœur déborde.

Je poursuivais mes aventures dans une espèce d’ivresse désespérée. La
certitude que Thérèse saurait, le lendemain, le jour même, les
dépouillait de leur charme. J’essayais parfois de me taire, mais alors,
un tourment bizarre m’empoisonnait, une sensation de faute, un besoin
d’absolution. Et après quelques heures de lutte, je parlais.

--Vois comme tu es sincère, disait-elle en riant. Tu voudrais mentir et
tu ne le peux pas.

C’était vrai. Mes pensées lui appartenaient; mes sentiments, mes
appréhensions, mes rêves, toute ma vie intérieure coulait vers elle.
Mais cette communion, qui, chez d’autres, eût été une source de bonheur,
ne m’apportait qu’une insupportable angoisse. Mon pouvoir d’artiste
s’anéantissait. Mon travail devenait pénible, mécanique. Les idées
m’arrivaient, sèches, isolées, sans cette suite pressante qui veut
s’exprimer. Construire, dominer, je ne le pouvais plus. Peut-être
aurais-je fini, dans la solitude, par retrouver cette chose sans nom qui
m’échappait. Mais mes inquiétudes étaient _nos_ inquiétudes, mes
tourments, _nos_ tourments.

Elle s’imagina que ma déchéance provenait d’un excès de complaisance à
l’égard de ce qu’elle appelait mon vice. Je tentai de changer de vie. Je
remportai sur moi-même plus d’une victoire ridicule. Bientôt, je n’eus
même plus à lutter. Je me souviens d’un jour d’hiver où j’arpentais
machinalement les mauvais quartiers d’une ville de province. Les rues
étaient vides. Parfois, un visage fardé paraissait derrière une vitre.
Mais aucune grimace de luxure ne m’émouvait. Il tombait de la neige
fondue, qui formait sur mon parapluie une lourde carapace gluante. Je ne
pouvais la secouer. Mon poignet s’engourdissait... Le poids augmentait
toujours. Il me semblait qu’on voulût m’enfoncer en terre... Ah, je l’ai
porté, le fardeau de l’existence! Je connais la charge humaine!

L’été suivant, nous restâmes à Paris. Un dimanche de juillet, j’étais
dans mon cabinet de travail, volets clos, sans pensées. Elle entra, me
croyant sorti. Je m’approchai d’elle et commençai à pleurer sur son
épaule. Elle se mit à pleurer aussi. Nous étions d’une extrême docilité
d’impressions. Elle eut pitié. Je la plaignis de souffrir par moi. Je
l’attirai, dans un mouvement de tendresse. Elle serra ma tête contre sa
joue. Mais aussitôt, un étrange instinct de révolte m’arracha d’elle. Il
me semblait que je devais fuir, qu’un danger était là, tout près...
J’avais peur. Thérèse me tendait les bras: je sortis en frémissant.

Quelques semaines plus tard, je pus nommer le mal qui m’avait atteint.
Je faisais fréquemment le même rêve. Je me voyais à ma table, en train
de travailler. Peu à peu, mes idées se brouillaient; la gêne
m’envahissait; j’éprouvais la sensation de ne plus être seul. Je me
retournais: une forme se tenait derrière moi, muette et voilée. Je
partais en voyage; je traversais les mers; j’arrivais dans un pays aux
couleurs indicibles... Mais quand je voulais le parcourir, l’angoisse
m’étreignait; je sentais la forme voilée à mes côtés. Voulais-je la
chasser, elle reculait légèrement. Si je tentais de fuir, elle glissait
derrière moi. Si, pris de colère, je la frappais, elle me regardait
d’abord avec tristesse, puis se penchait sur moi, se faisait lourde,
plus lourde et je me débattais vainement sous un fantôme de plomb.

Je compris, en analysant ce rêve, que j’avais trouvé la conscience.

Quand, voulant enfin savoir si l’espoir d’accomplir mon œuvre m’était
interdit, je confrontai mes derniers essais avec mes premières
productions, je compris que j’avais perdu mon instinct.

Il va sans dire que Thérèse fut dans le secret de cette double
découverte. Elle tenta de la nier, de l’atténuer, mais ma certitude
l’emporta sur ses raisonnements. Elle finit par me déclarer:

--Je ne puis vivre avec l’idée que je te détruis. Séparons-nous.

J’aurais dû profiter de sa générosité. Je n’en avais déjà plus la force.
Elle m’était nécessaire, parce qu’elle était une partie de moi-même.

Je lui répondis que je ne pouvais vivre sans elle.

Nous passâmes plusieurs mois dans un complet abandon. Nous avions amassé
quelque argent: elle, pendant une tournée de concerts, moi, en faisant
des transcriptions. Nous nous installâmes dans un hôtel de Nice. J’étais
la proie docile de sa tendresse. Nous parcourions ce pays d’argent aux
monts poudrés de neige. Elle était heureuse. La nappe de vin lilas d’une
rade oscillant sous la pleine lune, certains couchers de soleil,
trempant dans un bain d’or les arcades lépreuses, les barils de goudron,
les ancres et les câbles d’un vieux port, lui donnaient l’impression du
bonheur. Hélas, même devant ces spectacles, je n’entendais pas en moi le
chant fidèle de l’existence.

Je ne pouvais penser à ma vie que comme à une succession de petits
instants satisfaits ou mécontents. Vivais-je vraiment? Je répondais, je
marchais, je regardais, mais toutes ces actions disjointes étaient-elles
le fait d’une personne unique et continue? Je me semblais un fragment
d’être vivant à demi digéré.

Je ne retrouvais l’illusion de la personnalité que dans mes rêves. Il
m’arrivait alors de subir le supplice enivrant d’une musique parfaite
qu’on ne peut noter. D’autres fois, le charme de la vie des sens m’était
rendu par des visions brutales. Tantôt, c’était une sommelière aux mains
un peu rouges, mais douces quand même, comme en ont parfois les très
jeunes gardes-malades, et dont la langue folle attaquait durement mes
lèvres. Ou bien, c’était un monstrueux torse de femme cambré devant moi,
un estomac dilaté, des seins avachis, aux mamelons noirs imprégnés de
goudron. Ces songes dont vous souriez, je m’y accrochais comme aux
dernières épaves de moi-même. Ils me faisaient soupçonner l’existence
d’une région lointaine, enfouie sous la conscience et pas encore violée.
Tout le reste de mon âme était étalé, transparent, percé de lumière,
comme ces blancs nuages épars qui annoncent les vents du sud.

Ne croyez pas que cette dispersion me fût douloureuse. Au contraire.
J’en goûtais la volupté. Il ne me suffisait pas de me dissoudre sans
cesse dans un autre être. Je recherchais les amitiés et les bavardages
d’hôtel.

Il m’était égal de causer avec la dame anglaise réputée «ennuyeuse», ou
avec le professeur suédois qu’on trouve «intéressant». Si l’on parlait
du climat de Nice, je le proclamais _bracing_ avec l’une et _alcyonien_
avec l’autre. J’aimais à parler du climat de Nice. Je prenais plaisir
aux discussions éternelles sur la psychologie des races, sur l’amour et
les tables tournantes. J’éprouvais une sorte d’ivresse à exprimer des
opinions recueillies sur d’autres lèvres, et qui, par leur tour
consentant, excitaient immédiatement la sympathie. Je ne cherchais pas
ma pensée, ni celle des autres, mais ce je ne sais quoi de mêlé, de
coulant, de donné, qui est dans la nature vivante.

Je me souviens d’une promenade que nous fîmes aux ruines de Châteauneuf.
Nous étions plusieurs couples, hommes en complets et feutres clairs,
femmes en jerseys de soie jaune, violette ou cerise. Nous avancions sur
une pente de neige d’un rose vif et vermeil. Le soleil couchant nous
traçait un doux chemin de feu jusqu’en haut. Nous nous donnions la main.
Nous formions une grappe joyeuse et sonore dont les grains différaient
bien peu, sous l’abîme du ciel. Nos rires s’élevaient ensemble, au
passage d’une des pointes de roche qui ponctuaient la neige; nos
souffles s’accéléraient ensemble, quand la pente s’accentuait; nous nous
tûmes ensemble, quand, au sommet, nous découvrîmes, grise, enfoncée,
presque disparue, un grand nœud de nuées mortes au-dessus d’elle, la
Méditerranée.

Je compris alors, pour la première fois, cette idée familière aux
philosophies de l’Extrême-Orient, que la vie individuelle n’existe pas.
Oui, peut-être les sages de là-bas avaient-ils raison de nier la
personne; peut-être chacun de nous n’était-il,--dans la chimère de sa
pensée propre et de sa volonté divergente,--qu’une vaguelette unie aux
millions d’autres vaguelettes.

J’agitais ces pensées, tandis que le soleil tombait comme une fleur de
cuivre. Et je savais qu’elles préoccupaient plusieurs d’entre nous. Même
ceux qui ne les concevaient pas avec netteté en étaient confusément
impressionnés. Ils se prenaient le bras ou la main. Nous fûmes longtemps
un groupe multicolore parmi les pierres des ruines. Quand les croupes
des montagnes, qui étaient d’un rose crémeux, tournèrent au jaune, sous
la pleine lune montante, nous descendîmes. J’étais presque heureux.
Étrange rêve, en somme, que de se poursuivre, de vouloir s’attendre
seul! Comme si l’on pouvait n’être que soi! Chaque contact m’avait
modifié. J’avais donné et reçu, chaque fois qu’un corps s’était appuyé
sur le mien. Pourquoi méconnaître ces liens humains?

Oui, pensais-je le soir, mais, illusion ou réalité, une vie séparée des
autres vies est la condition de mon art. Je ne puis plus produire, si je
cesse d’y croire... Et qu’importe que je produise? me répondais-je en
m’abandonnant au sommeil.

Dès notre retour à Paris, Thérèse tomba malade. Les premières crises,
qui furent violentes, eurent une singulière répercussion sur moi.
J’étais gagné physiquement par sa souffrance. Je ressentais ses
douleurs. Quand elle gémissait, mon souffle devenait haletant, mes
jambes tremblaient, ma main se crispait sur mes yeux. Elle poussait
parfois des cris dont le souvenir me fait encore tressaillir. C’était le
hurlement clair, presque mélodieux d’un animal qu’on torture. Alors, je
sortais de sa chambre et me jetais, tout tremblant, sur mon lit. Je
sanglotais de pitié, de rage contre ce qui la broyait. J’aurais voulu,
ne fût-ce qu’une heure, assumer son supplice. Je me labourais le poignet
avec des ciseaux, pour souffrir, moi aussi. Le souvenir d’un mouvement
de tendresse, d’une phrase enfantine prononcée par elle m’emplissait de
désespoir... Mais bientôt après, un démon glacial travaillait ma pensée.
Il me représentait Thérèse plus malade, agonisante, morte. Et je cessais
de pleurer. J’écoutais, j’attendais sournoisement. Je ne pouvais
empêcher de grandir en moi je ne sais quel horrible espoir de
libération. Des promesses féroces m’étaient soufflées à l’oreille: «Tu
revivras, murmuraient-elles, tu redeviendras toi-même, tu
travailleras... mais seulement à une condition...»

Je me rends compte du dégoût que ces confidences doivent éveiller en
vous. Je ne veux ni m’accuser, ni m’excuser. J’essaye simplement de
retracer une des périodes les plus troubles, les plus contradictoires de
mon existence. Ce que j’ai encore à dire me vouera sans doute au mépris
définitif: je le dirai cependant.

Le médecin, jugeant une opération nécessaire, avait fait transporter
Thérèse dans une clinique, où j’allais la voir chaque jour. Les premiers
frais de sa maladie avaient épuisé nos ressources. Le directeur de la
clinique consentit à nous faire un crédit de plusieurs mois, mais je ne
savais plus comment vivre. J’étais trop bouleversé par ce que je
commençais à déchiffrer en moi pour chercher du travail. Je passais des
heures seul à la maison, dans la chambre qu’elle avait quittée. Je
touchais ses vêtements accrochés dans un placard obscur. Une faible
odeur de chair et de poudre les imprégnait. J’en étais plus ému que
d’une présence. Elle me faisait revivre une succession d’instants
heureux. Des plis de ces étoffes fatiguées sortait pour moi la féerie de
certains couchants, en Provence, quand la terre et les oliviers se
consument d’un feu sombre comme le sucre brûlé. Je me souvenais de
réveils alertes au soleil de neuf heures, qui vernit les palmiers et
danse sur les balcons de marbre. Je retrouvais un geste d’abandon
qu’elle avait eu, le soir, dans un chemin rocailleux, sous les oliviers,
un silence de bonheur devant la mer violette... Je l’aimais alors comme
je crois n’avoir aimé aucun être. Puis, une vague d’indifférence me
submergeait et, de nouveau, quelque chose en moi l’imaginait morte. Je
me voyais seul à jamais, au bord d’un avenir sans limites... Mon pouls
s’enfiévrait de désir. A l’heure de la visite, je courais à la clinique
et telle était la puissance de nos habitudes, que je ne pouvais
m’empêcher de lui confier mes cruelles pensées. Elle me caressait le
front, d’un petit geste d’effacement et de pardon.

--Ce n’est rien, mon chéri, murmurait-elle. Ne te tourmente pas.

Peu de jours après l’opération, une de ses amies, qui connaissait notre
gêne, lui apporta cinq cents francs. Le billet était encore sur la
table, quand j’entrai. La garde, qui sortait, me recommanda de ne pas
m’attarder. Thérèse avait passé une nuit assez douloureuse et le docteur
avait autorisé une piqûre de morphine. Elle ne souffrait pas, en ce
moment. Elle regardait devant elle d’un air voluptueux, la bouche
déclose. Sa lèvre supérieure se retroussa dans une contraction
involontaire, puis elle s’endormit paisiblement. Son sommeil m’émouvait
toujours. Elle m’apparaissait alors comme totalement innocente et je ne
m’en voulais plus de la chérir; je n’éprouvais plus cette crainte de
m’abandonner à un être. Elle n’a pas connu le meilleur de ma tendresse.

Je la contemplais, les larmes aux yeux, quand j’entendis des pas. D’un
mouvement instinctif, je pris le billet de cinq cents francs, qui était
à portée de ma main; je traversai la chambre sur la pointe du pied et
croisai la garde à la porte... Nous nous fîmes signe que «tout allait
bien».

A peine dans la rue, je fus traversé par une sensation de joie
extraordinaire. Il me semblait que je venais d’accomplir un acte
important, définitif, qui allait transformer ma vie. Je n’éprouvais
aucun remords. J’avais fait cette chose comme celles que l’on fait en
rêve. Elles semblent incohérentes, au premier abord, puis, quand on les
analyse, on leur découvre presque toujours un sens symbolique. Il en fut
ainsi de mon geste. Plus tard, j’en vins à l’interpréter comme le
sursaut désespéré d’un être en perdition. Au moment même où je pleurais
d’amour sur cette femme, l’instinct de conservation m’avait poussé à
agir contre elle. Et il fallait que l’acte fût le plus bas, le plus
ignoble, pour nous séparer à jamais. Il fallait qu’il me vengeât de
toute son œuvre destructrice, qu’il me libérât, par la honte, de ma
tendresse. Fausse et misérable impulsion! Car si Thérèse avait vécu,
elle m’eût encore emprisonné dans la douceur de son pardon. Si nous
avions pu parler ensemble de ma vilenie, elle l’eût effacée d’un: «Ce
n’est rien. Ne te tourmente pas.»

Je n’en eusse retiré que l’amertume des crimes inutiles. Mais l’homme se
retourne comme il peut, entre les bras étouffants de sa destinée.

Aucune de ces pensées ne m’effleurait alors. Je me sentais libre et
léger comme un enfant. Elle allait mieux; j’avais de l’argent; j’étais
seul. Ce triple bonheur me grisait. Je remontai les Champs-Élysées, où
coulait le ruisseau d’or du couchant, dans un de ces rêves de puissance
qui m’emplissaient à quinze ans.

Devant un bar, le regard d’une fille assise dehors m’arrêta net. Je pris
place à côté d’elle. Son bavardage me charmait. J’écoutais s’épancher,
dans une détente voluptueuse, le flot de sa sottise. J’avais à peine
besoin de lui répondre, sauf quand elle me demandait si «un poète,
c’était la même chose qu’un écrivain». Je la trouvais belle et
étrangement innocente. Nous dînâmes ensemble. Je l’accompagnai chez
elle. Nous avions bu. Elle parlait sans interruption:

--Moi, je suis surtout bien de profil. On m’a dit que j’avais un profil
de camée. Il paraît que c’est une médaille. Est-ce vrai? Souvent, on m’a
demandé la permission de dessiner mon profil... Et puis, je suis très
bonne... J’ai beaucoup de pitié...

--Va, lui disais-je, dans une exaltation qu’elle attribuait sans doute à
l’ivresse; parle!... Tu ne m’aurais pas fait de mal, toi! Tu aurais pu,
des années, déverser sur moi ta bêtise, tu ne m’aurais pas détruit. Oui,
tu es belle et bonne. Je voudrais te garder!

Elle n’écoutait pas et entamait avec importance le récit de la mort de
sa sœur:

--Elle avait une méningite. Ce sont _les cervelles_ qui s’émiettent,
vous comprenez?... Et c’était tellement grave, qu’il a fallu faire une
autopsie. Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas?

Elle ne se tut qu’assommée par le _whisky_.

Aux premières lueurs du jour, je contemplai avec émotion cette tête
ravissante, où jamais ne fermenterait le mauvais vin de la pensée.

En rentrant chez moi, je trouvai la domestique penchée sur la rampe de
l’escalier, une lettre à la main:

--On est venu trois fois de la clinique, chercher Monsieur. Madame n’est
pas bien.

Je sautai dans une automobile. Là-bas, je fus reçu par le docteur. Au
lieu de m’introduire auprès de ma femme, il me gardait dans le salon
d’attente, parlant de péritonite, d’intervention chirurgicale
impossible...

--Mais laissez-moi donc passer, criai-je en m’élançant dans les
couloirs.

La garde se tenait devant la porte de la chambre. Je n’eus qu’à la
regarder pour comprendre ce qui était arrivé. Je n’osais plus entrer. La
jeune fille chuchotait:

--Nous avons envoyé chez vous à sept heures, puis dans la soirée, puis
vers deux heures du matin.

Je me rappelle que je répondis nettement, avec la présence d’esprit que
l’on apporte aux mensonges mondains:

--J’étais à Ville-d’Avray, chez des amis.

La porte fut ouverte et Thérèse m’apparut.

La garde murmurait:

--Elle n’a presque pas souffert... Monsieur le professeur a donné de la
morphine...

C’est ainsi qu’elle m’était apparue la veille. J’étais comme paralysé,
mais froidement attentif; je n’éprouvais rien. Mon esprit ne pouvait
s’abstenir d’une comparaison odieuse: elle ressemblait à la fille que je
venais de quitter. Il y avait sur ses traits la même innocence...

Certains hommes se seraient tués, n’est-ce pas? Mais moi, est-ce que
j’ai du cœur? Est-ce que je peux souffrir plus de huit jours de suite?
L’incident du billet de banque et les circonstances de la mort de
Thérèse furent connus; des gens me tournèrent le dos. Est-ce que je m’en
souciai? Sais-je ce qu’est l’honneur? ou l’orgueil? ou seulement la
conscience du mal? Non, non. J’ai peut-être fait le mal: je ne lui ai
jamais trouvé de saveur distincte.

La morte m’avait avoué jadis, avec une sorte de bizarre tendresse:

--Mais mon chéri, tu sais bien que je te crois capable de tout.

Si j’étais arrivé trois heures plus tôt à la clinique, si elle avait pu
entendre, dans son agonie, le récit de ma nuit, je suis sûr qu’elle eût
murmuré, caressant mon front:

--Ce n’est rien. Ne te tourmente pas.


III

Sarterre reprit:

--Ma liaison avec Rébecca H. fut de courte durée. Mes liaisons furent
toujours de courte durée. Pour Thérèse, j’éprouvais des sentiments: je
crois n’en avoir éprouvé pour aucune autre femme. Je ne veux pas en
éprouver. Rien que la grimace de la passion. Une grimace assez profonde
pour pouvoir être exploitée, mais assez brève pour ne pas diminuer ma
force artistique. Rien qui puisse m’envahir ou m’épuiser. Tant pis pour
celles qui ne comprennent pas.

J’étais absolument désespéré, quand je rencontrai cette femme, à
Sils-Maria. L’espèce de lueur qui avait brillé devant moi, pendant la
maladie de Thérèse, s’était éteinte. J’errais à petits pas dans l’enfer
précis de la réalité. Mon vieil enfantillage m’avait fait espérer du
dépaysement une renaissance, un afflux de vie. J’explorais ces montagnes
tourmentées; j’escaladais leurs crêtes, je traversais leurs replis
cachés; j’évaluais les beautés et les tares de leur structure; je les
dévêtais sans amour, comme des géantes impossibles à l’homme. Et la
musique, en moi, restait muette.

Aux premiers mots échangés, je sentis que Rébecca comprenait mon
malheur. Un soir, au bord du lac, en deux ou trois phrases ambiguës,
prononcées tout bas, avec un orgueilleux sourire, elle éclaira ma
détresse. Je la pressais de questions, j’implorais des conseils et le
mensonge d’une promesse. Elle réveilla ma confiance. Par quels mots? Je
l’ai oublié. Peut-être, aujourd’hui, les trouverais-je vides ou
mensongers. Ils me semblaient alors riches de pouvoir et de vérité. Son
argumentation devait pourtant se réduire à ceci: que je l’aimasse et la
force, l’ivresse, la joie de créer me seraient rendues. Mais j’aspirais
trop à me laisser convaincre pour pénétrer ses arrière-pensées.

Je voudrais que vous puissiez connaître cette femme singulière. Elle
vieillit nonchalamment d’hôtel en hôtel, raillant les activités et les
chimères humaines, aspirant au néant; mais l’aigre chagrin d’être moins
désirée la corrode. Elle ne parle que de donner et elle prend
insatiablement. Elle croit se dépouiller au profit de ceux qui
l’entourent, mais elle leur vole, avec une impitoyable douceur, leur
personnalité. C’est un acier flexible et dur. Elle plie en frappant. Sa
pensée a dévoré tous les siens; sa tendresse même contient un germe
d’anéantissement. Elle se rit des philosophes et son cerveau subtil est
toujours en travail. Cette calculatrice ne prise que l’instinct. Elle se
nie supérieure, tout en se consumant d’orgueil. C’est une païenne: elle
croit vouloir la joie; elle ne veut que la puissance. Elle se pense
généreuse et saine: je l’ai vue méchante et maladivement raffinée. Elle
est aristocrate jusque dans ses fourberies. Le vrai, pour elle, n’a
d’autre couleur que celle de ses passions, mais vous ne la prendrez pas:
elle ment toujours à l’ombre d’une petite vérité. Elle glisse sous les
mots comme un serpent sous les pierres... Elle est d’un vieux pays de
l’Est où, derrière l’agitation moderne, les âmes demeurent incurablement
rêveuses. Près de sa maison natale, en Pologne, est une fosse d’où
sortent, la nuit, des fantômes de femmes. Elle roulera dans toutes les
fosses de la vie. Elle en sortira plus idéaliste qu’avant. Elle porte en
elle son propre fantôme, poète et visionnaire, qui songe, qui sourit et
qui efface.

Peut-être croyais-je à la vertu réparatrice de son amour; mais je la
pris surtout par désœuvrement, par curiosité. J’attache si peu
d’importance à ce geste! Je me sens parfois devant une femme comme
devant un rocher à gravir: une action rapide, un peu grisante; la rude
étreinte d’une matière que j’aime. Puis, l’abandon solitaire sous le
ciel plus proche.

Notre première nuit fut toute d’éclats de rire et de moqueries sur
nous-mêmes. Elle feignait de se prêter à cette joie détachée, à ce
libertinage distrait. Soit pudeur, soit crainte, elle taisait ses
sentiments. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir que j’étais aimé. En
même temps, je discernai les premières atteintes de sa puissance. Elle
s’installait dans ma pensée, dans mes opinions, dans mes désirs. C’était
la même imprégnation qu’avec Thérèse, mais plus subtilement impérieuse.
Consciente de cet envahissement, effrayée de sa force, elle la niait, se
faisait petite, répétait avec un sourire de soumission:

--Moi qui suis une femme sans importance...

Et elle tissait autour de moi le filet multicolore de ses imaginations.
Le monde était pour elle une féerie mystérieuse, un songe férocement
beau, traversé par la vie éphémère comme par un scintillement de
paillettes au soleil: le monde fut cela pour moi.

Je m’étais remis au travail, soulevé par une fausse inspiration. Et
c’étaient ses visions bizarres, c’étaient les hallucinations sonores de
son cerveau que je transcrivais. J’étais devenu le copiste de ses rêves.
Création plus pénible que la stérilité! Enfantement plus douloureux que
la mort! Elle ne comprenait pas le caractère épouvantable et forcé de
ces naissances. Elle s’en réjouissait. Mes monstres la charmaient, parce
qu’elle se retrouvait en eux. Elle les croyait viables et ne savait pas
qu’un poison coulait dans leurs veines.

--Il me semble que vous grandissez, disait-elle parfois.

Illusion de son orgueil, ou ruse de geôlière? Je ne sais.

De sa mâle et précise écriture musicale, elle notait entre les portées
de mes manuscrits des suggestions ou des corrections. Un jour, en marge
d’une ébauche, je trouvai quelques mesures de sa main. J’en fus surpris,
car j’étais sûr de ne pas lui avoir communiqué ce fragment. Après
examen, je reconnus que c’était moi qui avais noté la variante, _en
imitant inconsciemment son écriture_.

Cet incident, qui peut vous paraître futile, me bouleversa.

L’amant de Rébecca était venu la voir à Sils-Maria. Je l’avais rencontré
jadis à Paris, alors qu’il étudiait l’histoire. Je le retrouvai oisif et
raillant la science qu’il avait délaissée.

--On ne peut tout de même pas prendre un historien au sérieux,
disait-il. L’histoire? Mon amie en sait beaucoup plus que moi. Quand je
pense que j’ai passé dix ans sur ce piédestal! J’étais bien ridicule.
Heureusement qu’elle m’a aidé à l’abattre.

Je lui demandai s’il était heureux. Il me répondit:

--Je vais lentement vers le bonheur. Il y a encore trop de chimères, en
moi, qui ne sont pas détruites. Je suis un tel nihiliste! Je ne
connaîtrai la paix que quand tout sera par terre.

Nous causions tranquillement, mais il avait hâte d’être seul avec
Rébecca. Quoiqu’il vécut de sa pensée, il ne la voyait qu’une ou deux
fois par mois. Il lui parlait alors jour et nuit. Il ne la désirait
plus. Il la prenait parfois dans ses bras et la respirait avec
précaution, comme une fleur douteuse. Il connaissait nos relations et
affectait l’indifférence, de crainte d’être tourné en ridicule.
Peut-être souffrait-il.

Je le rencontrai le lendemain, dans la forêt. Il m’aborda avec une
cordialité exagérée. Je compris que je l’ennuyais. Nous parlâmes de
Tolstoï. Il le traita d’imbécile et ajouta, d’un ton que je connaissais
trop:

--_Guerre et paix_ est pourtant une chose charmante.

Cette phrase me fut aussi pénible qu’une difformité soudain entrevue.
Nous marchâmes un moment en silence. Quand nous reprîmes la
conversation, j’eus l’impression que son esprit n’était plus là, que je
parlais avec un mécanisme robuste, souriant, mais inanimé. Je lui
demandai:

--Que pensez-vous de la dernière pièce de Scharnhorst?

--Admirable, admirable! répondit-il vivement.

--Scharnhorst n’existe pas, repris-je. C’est un nom de fantaisie que je
viens d’inventer.

Il rougit et les coins de sa bouche s’abaissèrent.

--C’est sans importance, fit-il. Dans la conversation, je dis toujours
n’importe quoi. C’est plus facile... et... en général... on ne s’en
aperçoit pas.

Nous arrivions à un châlet-restaurant d’où l’on dominait le lac, figé,
luisant comme une coulée de cire bleue.

Il s’assit et commanda d’une voix inutilement autoritaire:

--Deux cafés, je vous prie, mademoiselle.

Depuis un moment, sa pensée était retournée auprès de son amie. Il me
parlait d’elle.

--Quel cerveau! n’est-ce pas?

Il ajouta, voyant que je l’observais:

--Je suis très content comme cela. Je vois la vie à travers elle. Elle
m’a enlevé la peine de vivre.

--Et la personnalité.

--Je ne savais pas en avoir jamais possédé une, murmura-t-il.

Il paya. Comme la sommelière tardait à rapporter la monnaie, il se
souleva plusieurs fois, tournant vers le châlet un visage plein de
souffrance.

Nous rentrâmes. Sa présence me pesait comme celle d’un malade mental.

Le lendemain de son départ, j’annonçai à Rébecca que je quitterais
Sils-Maria dans les quinze jours. J’expliquai gauchement que j’avais
besoin de solitude, que j’irais m’installer sur la côte d’Italie.

--Vous êtes libre, mon ami, sourit-elle.

Et la lutte commença. Elle avait compris que je la fuyais pour toujours.
Aussi, malgré la surprise de son orgueil, ne s’attarda-t-elle pas aux
espoirs habituels. Elle choisit délibérément la vengeance et fit appel
aux forces destructrices de sa pensée.

Vous vous rappelez cette réplique du pasteur Morell, dans _Candida_: «Il
est facile, extrêmement facile d’ébranler la confiance d’un être en
lui-même. Profiter de cela pour briser le ressort d’un homme, c’est une
œuvre diabolique.»

Comme elle sentait que l’art seul était vulnérable en moi, c’est à lui
qu’elle s’attaqua.

Peut-être serez-vous surpris du peu de consistance de ses tentatives.
Vous croirez que mon imagination les grossit et les envenime. Vous vous
demanderez comment, avec des mots,--avec si peu de mots,--un être peut
se proposer d’en abattre un autre. Je vous répondrai que tous les crimes
contre la personnalité, c’est avec des mots qu’ils ont été commis. Nul
plus que l’artiste n’est sensible aux mots. Il s’en laisse tout de suite
blesser ou enivrer. Il a la superstition des jugements. Devant la
mauvaise humeur d’un critique, il pleure, il se croit perdu. Le
sentiment de la résistance lui est un obstacle insurmontable.
L’opposition de ses ennemis le stimule parfois: celle de ses proches le
paralyse. Oui, les doutes à peine exprimés, les insinuations imprécises
de Rébecca, c’étaient là de bonnes armes.

--J’ai pleuré, me disait-elle avec tristesse. Je viens de relire
certaines de vos anciennes œuvres. Tout de même, on aurait dit que vous
seriez allé plus loin. Il y a quelque chose, en vous, qui a du se figer,
un jour. Vous ne vous rendez pas compte que dans votre art, comme dans
votre personne, il y a je ne sais quoi d’un peu oppressant?...
étouffant?... Non, vous ne le saviez pas? C’est curieux, mon ami s’en
est tout de suite aperçu.

Elle possédait l’art d’inquiéter vaguement. Je lui avais raconté certain
rêve où je m’étais vu, fuyant la caserne, un matin d’hiver, dans une
crise de dégoût. Je traînais une longue vie secrète, parmi des
étrangers, en des pensions de famille, puis je m’apprêtais pour un exil
définitif. J’arrivais à l’extrême nord de la Norvège, dans un chalet de
bois, chez une vieille femme qui prenait des pensionnaires. Et je
vieillissais là. Trois mois d’obscurité. On pêchait soi-même son poisson
dans un trou de glace. La solitude était mortelle, sous la lampe rouge
continuellement allumée... Et aucune paix, mais l’amer désir de tout ce
que j’avais méprisé.

--J’ai repensé à ce rêve, me dit-elle un jour. Je le trouve admirable,
parce qu’il révèle clairement les inquiétudes inconscientes d’un être
sur lui-même. Il est trop vrai que vous craignez d’être retranché de la
communion humaine. Et il est certain que vous le serez un jour... Oui,
c’est bien ainsi que vous finirez, loin, loin dans le nord, à l’écart,
tout seul.

Je souriais, dans une angoisse muette. J’avais échappé à la souffrance,
dans mon ivresse de solitude. Mais je regrettais parfois cette grosse
douleur commune qui courbe tout ce qui vit.--Et pourtant, mon instinct
m’avait toujours crié de la fuir.--Mon instinct, ou ma lâcheté?...
J’avais banni les sentiments habituels et les chimères banales.--Mais si
mon art périssait, faute d’aliment? Si je succombais, peu à peu, à la
soif humaine, seul et vide, parmi les stériles déserts du moi?

Elle me connaissait assez pour m’infliger à son gré les affres de
l’incertitude!

Elle me tourmenta minutieusement, pendant notre dernière promenade sur
les hauteurs. Elle montait à pas lents, avec un sourire amer, méditant
la ruse qui m’abattrait, se livrant parfois aux derniers élans d’un
orgueil bafoué.

Elle avait mis un collier de perles, négligé depuis des mois.

--Ces malheureuses s’étiolent, quand je ne les porte pas, disait-elle.
Voyez comme elles revivent contre ma peau!

Je l’écoutais, cette fois, d’une oreille habituée, presque distraite. Je
ne pensais à rien. Je regardais les cimes se préciser au soleil. J’étais
comme suspendu, absent de moi-même.

Un peu plus haut, elle s’anima pour désigner des points multicolores sur
un sentier, de l’autre côté de la vallée:

--Vous voyez? C’est H., le professeur de dessin, avec les enfants de
l’hôtel. Il y en a... trois, quatre, cinq, six... Voilà un homme
vraiment riche et qui se donne! L’autre jour, pendant que vous étiez
enfermé, triturant des accords, il a conduit toute la bande sur les
névés. Ils ont fait des glissades jusqu’au soir dans la neige. Ils sont
redescendus, trempés, ravis, en chantant dans le brouillard. J’ai eu
tout à coup une telle pitié de vous! Pauvre garçon, enchaîné par devoir
à sa petite besogne inutile! En train de «créer», pendant que les autres
vivent!

Elle me prit les mains et ajouta d’une voix tremblante:

--Je vous trouve parfois si lamentable! Je vous plains! J’ai peur pour
vous, mon amour!

Je me taisais. Ses mains blanches aux veines bleues, au toucher cruel,
m’inspirèrent soudain un tel effroi que je me dégageai. Elle eut un
mouvement des lèvres, comme pour demander pardon.

Nous étions dans un site métallique et méchant, sous des éboulis en
partie recouverts d’une couche de neige scintillante. Des dents de
pierre noire déchiquetaient l’azur avec précision. On eût dit un
mécanisme, une machine arrêtée. On ne comprenait pas que ce fussent les
mêmes formes qui, de loin, semblaient se recueillir dans une majesté
vaporeuse. De cette âme aussi, j’étais trop près. J’en distinguais
l’armature féroce. Je ne comprenais plus sa souffrance ni son secret
poétique.

Nous montâmes quelque temps sans parler. Je savais que mon geste de tout
à l’heure serait bientôt puni. En effet, comme nous débouchions sur un
alpage, elle commença:

--C’est curieux: le petit B. n’aime pas votre musique. Pour lui, les
recherches qui vous tiennent le plus à cœur sont des préoccupations
enfantines. Il m’a dit: «En somme, c’est un garçon qui a perdu son
instinct et qui fait bonne contenance comme il peut.» Je l’ai contredit.
Mais il pourrait avoir raison.

Je ne répondis pas. J’étais surpris de mon indifférence. Ces mots qui,
la veille, m’auraient longuement inquiété, me semblaient alors vidés de
leur venin. Je me sentais plein d’une puissance que les paroles
n’abattent plus. Quelque chose naissait en moi, de si fort, de si frais
que je m’en sentais étourdi.

Nous arrivions au bord d’un lac de haute montagne chargé de glace
fondante. Le temps s’était couvert. Des brouillards livides stagnaient
autour des cimes, dont on ne voyait que la base: pierriers gris, névés
souillés de débris, étranglements de neige entre des parois rugueuses.

--Ce pauvre B., murmurait-elle, ne peut plus se passer de moi. Je ne
sais vraiment pourquoi. Je suis toujours si surprise, quand je
m’aperçois que je suis nécessaire à quelqu’un! Je ne suis pas une femme
supérieure, moi. Je ne suis qu’une petite madone. Est-ce que celui-là
aussi va se mettre à vivre de moi?

Elle parlait généralement ainsi des personnalités qu’elle avait
détruites. Je crois qu’elle se nourrissait de ces meurtres
involontaires.

--Figurez-vous, ajouta-t-elle, qu’il me trouve jolie! Quel enfant!

Je la regardai. Le froid bleuissait ses joues; le hâle des hauteurs
avait jauni son cou mince. Ses yeux clairs viraient pour dissimuler la
tension de sa volonté. Les perles ornaient funèbrement sa beauté menacée
par le déclin, comme ces féroces montagnes pourries, dont les déchets
s’entassaient autour du lac. Je les contemplais, délitées, cavées,
découronnées par le temps... spectres sans tête se regrettant sous le
brouillard... Elles me semblaient aussi perfides que ma tourmenteuse,
mais aussi impuissantes qu’elle, dans le silence de leur amertume.

Rébecca parlait maintenant de la «fin de mon art».

--Je ne comprends pas qu’il y ait un musicien assez peu clairvoyant pour
échapper à une grande inquiétude. Comment n’avez-vous jamais pensé:
«Mais je n’écris pas la musique qu’il faudrait écrire?» Tout a été dit,
dans le langage dont vous vous servez. Il est, d’ailleurs, conventionnel
et borné. La nature est pleine de vibrations qui vous échappent. Un
pêcheur des îles de la Sonde en perçoit plus que vous. Et ce timide
langage, que vos prédécesseurs vous ont transmis, vous n’osez même pas
le faire éclater! Vous n’êtes pas encore libéré du système du
_tempérament_! Il faudrait d’abord vous servir des sons naturels.
Ensuite, on verrait... Mais cela vous est impossible, _parce que vous ne
les entendez pas_... Je me demande, en vérité, comment l’avenir jugera
les musiciens de ce temps. Pas même des auteurs de transition. Le jour
où quelque Orphée aura nouvellement enfanté la musique, on vous citera
peut-être comme des phénomènes de décomposition. On dira: «Voilà comment
ils grinçaient, dans leur agonie...» Ayez donc le courage de vous faire
cet aveu!

Je l’écoutais d’un air coupable. Mais une émotion qu’elle ne pouvait
soupçonner, m’emplissait. C’était comme un retour à la lumière après des
mois de cachot. Que d’imprévu dans l’homme! Cette volonté
d’anéantissement, tournée contre moi... et en moi, la sensation
délicieuse d’échapper à ces fureurs, de me redresser secrètement dans ma
force et ma plénitude perdues!

Je ne sais quelle alchimie faisait jaillir la sève sous les traits
destinés à m’abattre. Je ne la haïssais plus. J’aurais pu l’humilier. Je
ne me souciais que de renaître. Me prouver ma force. N’être pas celui
qu’elle disait, ce raté, cette épave! Je le voulais si ardemment qu’une
rupture, analogue à la grâce ou à la folie, se produisit en moi. Ces
réservoirs mystérieux de pensée et d’émotion que l’artiste porte en lui
avaient été scellés jadis et figés par un gel subtil; ils crevèrent avec
violence et débordèrent en une débâcle de création. Dès lors, volonté,
réflexion, s’abolirent. Je cessai de m’appartenir.

Le soir de cette dernière promenade, je m’enfermai. Je marchais de long
en large, obsédé par un flot d’idées musicales. Je pleurais. Je portais
la main à ma nuque. C’était trop beau, ce qui m’arrivait là! Je
chancelais comme un ivrogne. Dire que, depuis deux ans, j’avais été
sevré de _cela_! Est-ce que _cela_ était revenu pour toujours? Est-ce
que nous irions ainsi désormais dans la vie, moi et cette voix à mon
oreille? Moi et ce chuchotement, qui me rendait plus puissant qu’un
dieu? Ces années de sécheresse étaient soudain effacées. Les femmes par
qui j’avais souffert, je leur pardonnais, j’avais pitié d’elles.
Peut-être avait-il fallu qu’elles me traînassent longuement dans un
enfer aride, pour que l’étanchement de cette nuit fût possible. S’il
était vrai, pourtant, que l’homme progresse dans les tourments? «Au
travail! au travail!» me répétais-je. Mais l’abondance était trop
grande. Que choisir? Que rejeter?... Ah, tout prendre et succomber!
Boire, boire à la source jusqu’à défaillir!

C’est cette nuit-là que j’ébauchai les quatre mouvements de ma
symphonie. Je partis le lendemain matin pour Paris. Je n’ai jamais revu
Rébecca.


IV

J’avais surtout retenu de la confession de Sarterre cette tendance à
croire sa personnalité menacée. J’étais persuadé que l’influence
destructrice imputée à ces deux femmes était imaginaire. Mais je ne
voulais pas le détromper, car ces illusions lui avaient été salutaires.
L’homme que n’écrase aucun fardeau meurtrier puise sa force dans des
calamités inventées. Et il faudra toujours que l’artiste rende
responsable des caprices de son imagination les êtres qui l’auront aimé.

Je crois qu’il soupçonnait lui-même la fausseté de ses interprétations.
Il s’y tenait cependant, dans une crainte mystérieuse de plus de vérité.
Il m’avait dit un jour:

--L’existence de l’artiste serait bien belle, si elle n’était qu’une
succession d’états artistiques... Trop belle! Il faut qu’il se
contemple, qu’il se cherche, au lieu de bénir l’éphémère et de s’en
griser. Et il ne parvient même pas à se déchiffrer. Sa conscience ne lui
présente qu’une image déformée de lui-même... Mais l’exacte connaissance
le paralyserait peut-être. Je souffre de me voir faux et je pense dans
le même temps: mieux vaut que le profond, le réel de ma nature me soit
caché. Je n’oserais pas creuser plus avant; je ne veux pas tout savoir.

Ses jours d’impuissance musicale étaient fréquents. Comme il ne pouvait
accuser aucune femme de ses difficultés, il s’en prenait au climat, à la
nourriture, à l’aubergiste, «qui l’intoxiquait avec des conserves».
L’inquiétude et le désespoir régnaient alors en lui... Il ne tenait plus
en place, ne savait où se fuir. Il faisait seller des mules et nous
suivions l’oued tari, semé de petits cailloux blancs; nous longions les
rebords de la _Chebka_, ces étranges dos de pierre squameux qui semblent
des alligators gris assoupis sur le sable. Nous mettions pied à terre
sous un des palmiers isolés qui se lèvent tristement dans le lit de la
rivière et nous repartions avant d’être reposés. Il m’entraînait sur les
collines au-dessus de la ville, en quête de je ne sais quoi. Mais des
confins de l’horizon, noyé dans une brume de feu, n’accouraient que des
bouffées de désolation.

Quand son travail «marchait», je ne le voyais pas de la journée. Le
soir, il faisait parfois irruption dans ma chambre, pour m’entraîner à
quelque escapade juvénile, dans les jardins de l’oasis.

L’ennui de Ghardaïa me rongeait doucement. J’étais las de voir chaque
jour devant moi les murs ardents du _bordj_, la balustrade blanche du
jardin public où ne pousse qu’un peu d’orge jaunissante; las d’entendre
chaque après-midi la voix du négro à djellaba mauve, nasillant sur un
air éternel la complainte à mille couplets dont se berce le nonchaloir
des Arabes.

J’annonçai bientôt à Sarterre mon intention de rentrer en Europe.

--Moi, je passerai l’été ici, dit-il. Je me moque des chaleurs et
l’Europe me décourage. Ce continent, retourné comme un champ de pommes
de terre et où les bâtisses poussent comme l’herbe à cochons... Non, je
ne peux pas chanter cette nature-là. Terre trop humaine. Et l’homme y
est dangereux. J’ai peur du jour où des messieurs en redingote
m’applaudiront de nouveau. Je me dis: «Le jour où ils applaudiront les
nuages et les rivières, c’est que les nuages et les rivières se seront
laissé attraper!» Eh bien, moi, je ne veux pas me laisser attraper. Je
veux rester libre et maladroit devant cette race... terrible et furieux
en face de ses doctrines... et enragé dans ses fourmilières. Je ne suis
pas comme elle. J’aimerais mieux être un scorpion dans son trou que de
lui ressembler.

Il ajouta plus tard avec une rancune contenue:

--Il y a une espèce qui m’écrase: celle des gens au regard tendre qui
croient l’univers bâti pour eux... les bouches régulières qui parlent de
progrès... les belles consciences qui luttent pour la justice... Elles
auraient fini par me réduire au silence... J’ai besoin d’une joie
cruelle qui ne peut grandir en leur présence. J’en ai fini avec leurs
chimères. Je me suis décrassé de ce nuage gluant.

Il renversait la tête en arrière et parlait dans un abandon proche de la
violence:

--Il y a des moments où le bonheur passe à travers ma poitrine, comme le
soleil à travers un arbuste... Il y en a d’autres où je sens en moi des
forces aussi aveugles, aussi involontaires que le vent du sud, quand il
déplace les dunes... Ah, il faut tout de même que vous entendiez ma
musique, avant de partir.

Il me prit par le bras et m’emmena au premier étage, dans une pièce
carrelée, garnie d’un piano et d’une table de travail, sorte d’établi en
bois blanc posé sur des tréteaux. Les volets clos interceptaient la
lumière, mais le vent chaud qui soufflait depuis deux jours avait
saupoudré de sable les manuscrits et le pavé.

Sarterre se mit au piano.

--Vous savez, annonça-t-il en se retournant, vous grincerez des dents.
Ceci n’est pas fait pour mes «semblables». Totalement incapable de les
émouvoir. Aucune espèce de sentiments humains!

Il joua. L’instrument était faux, les marteaux, rongés par l’air du
désert. Plusieurs cordes vibraient. Mais les heurts et les tintements
s’atténuaient sous les mains légères de Sarterre. Peut-être
accentuaient-ils l’impression d’irréalité que me produisaient ces
premières mesures. Il me semblait assister à un défilé de fantômes
ivres. Je n’avais jamais entendu pareille musique, aussi incroyablement
joyeuse, aussi libre de la charge fatale que, depuis deux mille ans,
l’homme traîne partout avec lui, dans ses philosophies, dans ses
religions et jusque dans ses rêves. Je m’étais souvent demandé si un art
_différent_ du nôtre n’était pas possible. Et voici qu’une réponse
m’arrivait de ce piano discord, dans cette chambre carrelée, à bien des
lieues de la civilisation. Oui, la petite forme humaine, courbée par la
tristesse, était absente de ces pages. L’art que j’attendais existait.

Mais ma surprise était grande qu’entre tous, celui-ci l’eût créé. Que sa
musique lui ressemblait peu! Je ne savais pas encore à quel point
l’instinct poétique se joue des contradictions. Dans ce domaine, rien
d’impossible, pas même à une gorge enrouée de produire un son clair.
Voici un anxieux, un faible, assiégé de mille craintes et sa musique
reflète la joie audacieuse d’un jeune dieu. Voici un analyste, un
maniaque du moi, péniblement courbé sur lui-même et sa musique est aussi
inconsciente qu’une force de la nature. Je le sais débauché, capable des
plus cruelles bassesses et sa musique est innocente comme les jeux d’une
panthère...

Pourquoi? Peut-être,--il me l’a dit un jour,--parce que le génie se
paie; parce qu’une vie inquiète est la rançon d’une œuvre sereine.
Peut-être aussi parce que cette œuvre est le songe que l’artiste aurait
voulu vivre, l’image sacrée de ce qu’il n’a pu devenir. Plus il s’enlise
dans l’enfer qui lui est dévolu, plus son œuvre s’en dégage...

Après le premier morceau de sa symphonie, Sarterre, qui devinait ces
muettes interrogations, me dit, les yeux brillants:

--Je vais vous confier un grand secret: j’ai profité d’un moment où
personne ne me voyait, pour me débarrasser de ce que les femmes
appelaient mon âme. Cela s’est passé là-bas, sur la piste du sud. Elle
est au fond d’un puits, à quarante mètres sous les sables. Je crois
qu’elle ne remontera pas. Voilà pourquoi ma musique est libre, libre
comme un requin dans l’Atlantique!

Il riait et plaisantait tout en jouant, ou bien s’extasiait naïvement
sur la beauté d’un passage. Quand il eut terminé, il était ivre; il
ouvrit les volets sans raison, avec des gestes déréglés. Le pesant
soleil de midi nous frappa au visage. Des colonnes de poussière se
levaient sur la route, comme des vapeurs de soufre, puis retombaient.

--Vous n’allez pas sortir? dis-je en le voyant coiffer son casque. Il y
a plus de quarante degrés. La lumière est effrayante.

--C’est ce que j’aime, répondit-il en chancelant un peu. Je vais passer
chez Zorah. C’est une prostituée soudanaise qui attend, drapée de soie
jaune, à genoux derrière une porte ajourée. Son patio est badigeonné de
bleu. Il y fait une chaleur d’enfer. Cela sent l’huile frite et
l’encens. Il y a un petit monstre pourri de syphilis qui joue de la
flûte, accroupi dans un coin.

Son œil était vague, sa voix pâteuse. Je me sentais mal à l’aise.
J’aurais voulu qu’il se tût. Mais il continua:

--Ensuite, j’irai dans la _Chebka_. Je ne regarderai pas ce grand trou
azuré au-dessus de ma tête. Non, non, l’inspiration ne me tombe pas du
zénith! Ha, ha!... Ma force tient à la terre. Je crois que ma musique
m’est soufflée du sol. Elle sort des pierres calcinées et des langues de
feu qui dansent derrière les bancs de sable... Au revoir.


V

Je quittai le M’Zab avec le premier simoun.

Je fus trois ans sans revoir Sarterre. Il fit jouer sa symphonie, puis
un quatuor. Son nom, ridiculisé par la foule, devenait cher à
quelques-uns. Il vivait à l’étranger. Un trait me fut rapporté sur lui,
que l’on donna comme une rare preuve d’ingratitude.

Un Mécène, animé par la foi, avait organisé une tournée de concerts
consacrés à ses œuvres. Sarterre s’était pris d’amitié pour cet homme.
Or, le soir du premier concert, à Londres, dans un banquet, il se mit à
l’accabler de propos désobligeants. Sans qu’aucune discussion eût
éclaté, froidement, fielleusement, il lui reprocha ses prétentions
artistiques, son mauvais goût, ses ridicules, ses petitesses. Les
convives cherchèrent en vain à s’interposer; Sarterre continua, jusqu’à
ce qu’il eût vu son protecteur quitter la table.

--S’il avait bu, conclut la personne qui me rapporta le fait, il se
serait excusé, le lendemain. Mais non, il abandonna la tournée et ne
donna plus signe de vie. Il cherche à se rendre odieux et il y réussit.

Qu’il pût être avide du mépris des hommes, c’est ce que je savais déjà.
Il me semblait pourtant que, dans ce cas, un autre mobile l’avait
poussé. Cette crainte maladive de voir sa personnalité entamée, cette
horreur avouée de tout ce qui pouvait l’arracher à lui-même
m’expliquaient son acte. Il avait brutalement rompu avec cet homme,
_parce qu’il commençait à l’aimer_. Il avait immolé cette amitié
naissante à la chimère féroce qui le menait. Là aussi était le secret de
sa conduite avec les femmes. Les affections humaines étaient sa
tentation. Dans la crainte d’y céder, il tranchait tous les liens au fer
rouge. Pour n’appartenir qu’à leur Dieu, des chrétiens ont agi de même.

Au mois d’août 1914, je me trouvais à Marseille. Par un soir étouffant
de sirocco, je rencontrai Sarterre qui sortait d’une ruelle du
Port-Vieux. Il était pâle et semblait avoir bu. Je l’abordai non sans
curiosité.

--Savez-vous ce qui m’arrive? commença-t-il d’une voix assourdie par la
colère. On vient de me verser dans le service armé. Avant trois mois
d’ici, l’abattoir.

--Mais je vous croyais réformé?

--Je l’étais. Il paraît que ça ne compte plus. On m’a fait passer une
révision! Ah, les brutes! Venez, je vous raconterai.

Nous entrâmes dans un bar au plafond bas, sur le seuil duquel une fille
crépue, les jambes nues et musclées sous ses jarretelles, guettait les
hommes d’un air farouche.

--Cela s’est passé dans un hôpital, dit-il en s’asseyant. Nous étions
trois cents à nous écraser devant une porte. Le directeur, un Méridional
à barbe flottante, se frayait un chemin à travers notre cohue,
jovialement d’abord, nous appelant «mes amis»; mais bientôt, il se mit à
nous bourrer les côtes et à nous injurier comme du bétail.

Un jeune soldat borgne appelait nos noms à la porte. On nous examinait
par fournées de vingt. Mes jambes fléchissaient. Un petit rougeaud à
courte moustache noire pesait sur moi. Il critiquait le gouvernement,
l’organisation, les chefs militaires. Je parvins à le fuir et à pénétrer
dans la salle du conseil avant mon tour. Des corps demi-nus se
démenaient dans la pénombre, entre des bancs. A chaque instant, une
forme humaine passait devant une table où siégeaient des officiers. Deux
majors, une serviette à la main, l’examinaient d’un œil maussade; la
voix enrouée du commandant de recrutement criait: «Service armé!» et
d’autres formes étaient poussées devant la table. Les mots _service
armé_ retentissaient environ toutes les demi-minutes. Une seule fois,
après un bref conciliabule des officiers, j’entendis crier: «Maintenu!»
et je vis revenir vers les bancs un Méridional replet, qui disait:

--Té, je le savais bien que j’avais le cœur patraque!

A mes côtés grelottait un paysan, qui venait de se déshabiller. Il était
décharné et portait des traces d’excréments le long d’une cuisse. Il me
parlait dans une angoisse invincible:

--J’ai craché le sang trois fois. Je ne peux pas me tenir debout.

On le regarda quelques secondes avec dégoût et le _service armé_ du
commandant de recrutement retentit de nouveau. Ils appelèrent ensuite:
«Vanini!» Une voix répondit: «Décédé!» puis deux cultivateurs
produisirent un paysan auréolé de cheveux blancs et qui roulait des yeux
effarés.

--Il est fou, expliquèrent ses camarades.

Un des officiers cria: «Foutez le camp!» et ils discutèrent entre eux le
mot qu’ils inscriraient sur leurs feuilles. L’un voulait mettre
_aliéné_; l’autre, _insuffisance mentale_. Ils tombèrent d’accord sur
_faible d’esprit_. Des hommes passèrent encore. Les majors n’y faisaient
plus attention. Le colonel à barbiche blanche, qui présidait, criait
très fort devant lui des choses qui me semblaient incohérentes. Et
toujours, la voix hargneuse du commandant grinçait: _service armé_! Ils
appelèrent de nouveau: «Vanini!» Il y eut des rires et un baryton
psalmodia: «Il est aux cieux!»

Mon nom fut prononcé. J’étais ivre de colère. Je m’adressai à l’un des
majors et lui exposai mon cas en tremblant. Il ferma les yeux et parut
s’endormir. Les officiers se regardaient en souriant. Je compris qu’ils
se moquaient de moi. Il y eut quelques secondes d’amusement, puis le
_service armé_! retentit et le second major me poussa de côté. Alors,
perdant la tête, je me campai devant le colonel et criai: «Je proteste.
Je suis malade. Je suis Sarterre, le musicien.» Le vieux soldat me
regardait fixement, sans me voir. Le commandant de recrutement ricana:

--Ah, vous êtes musicien? Et bien, vous irez sur le front. C’est là
qu’on entend la meilleure musique, en ce moment.

Les officiers rirent et l’on appela le suivant. Tandis que je me
rhabillais, un montagnard qui ne comprenait pas ce qu’on voulait de lui,
me demanda confidentiellement:

--Dites donc, croyez-vous qu’on nous fera faire l’exercice?

On incorporait la dernière fournée. Pendant que je sortais, un gros
homme sautait à cloche-pied, pour faire valoir je ne sais quelle
infirmité. Les officiers s’esclaffaient. En deux heures et demie, trois
cents têtes avaient été marquées pour la boucherie.

Sarterre frappa la table du poing et se tut.

Je lui serrai le bras. Il frémissait d’une colère d’adolescent.

--Ma patrie n’est pas la leur, reprit-il en se contenant. Le vert des
prairies n’y est pas brun de sang, au bas de la tige des herbes. L’odeur
de l’été n’y est pas celle de la viande pourrie. On n’y agonise pas cinq
jours au creux d’un fossé, transformé en tison par la fièvre. On n’y est
pas saisi vivant par un engrenage qui vous pétrit, vous disloque et vous
recrache, broyé, désossé, comme fait la machine à tuer les porcs. Ma
patrie, c’est celle de Mozart, de Debussy et de Moussorgsky. Je n’en
connais pas d’autre.

Je ne pus m’empêcher de sourire.

--Vous êtes pourtant de ceux qui devriez comprendre, fit-il sèchement.

--Excusez-moi, mais nous sommes dans un bar, à neuf cents kilomètres du
front et vous distinguez, vous définissez, pendant que des milliers
d’hommes tombent...

Il m’interrompit:

--Oh! n’essayez pas de m’émouvoir: je n’ai pas de sentiments humains.

Une colère me prit:

--Au moins, taisez-vous par prudence. Vous vous ferez écraser comme une
bête venimeuse.

--C’est possible, admit-il tristement. Je ne serais pas étonné que cela
m’arrivât.

Je lui posai la main sur l’épaule.

--J’ai connu votre désarroi. Moi aussi, les premières semaines, j’ai
maudit, ergoté, demandé des raisons... Mais depuis, j’ai consenti mon
sacrifice. Je ferai ce qu’on me dira. Je me tairai. C’est tout ce qu’on
exige de nous.

Il me regardait avec surprise.

--Vous m’étonnez, répondit-il lentement. On dirait que vous ne me
connaissez pas. Écoutez. Depuis ma quinzième année, j’ai vécu pour une
seule chose. J’aurais pu avoir une jeunesse paisible, en province: j’ai
quitté ma famille pour aller travailler à Paris. J’ai couché dans des
mansardes, déjeuné d’huile de foie de morue, donné des leçons à six sous
l’heure, pour entendre de la musique, le dimanche. Plus tard, j’ai
refusé des situations, pour préserver mon temps. J’aurais pu devenir
professeur, dans ma ville natale. C’était la sécurité, mais la fixité;
je sentais que ma force dérivait de l’instable: j’ai refusé. A
vingt-deux ans, j’aurais pu me marier. Le bien-être bourgeois, les
enfants, le tilleul sous la lampe: j’ai refusé... Et depuis, que n’ai-je
pas expulsé de ma vie, pour entretenir en moi le vide sacré? Que n’ai-je
pas fait endurer aux deux femmes qui m’ont aimé? Je connais mon
effroyable injustice envers Thérèse. Je sais que j’ai traité Rébecca
comme un voyou ne traiterait pas une fille! Pourquoi? Par méchanceté?
Pour le plaisir? Non. Parce que je sentais que, d’une manière ou d’une
autre, mon art était menacé. Parce qu’un instinct, en moi, me poussait à
le libérer, par n’importe quels moyens, par-dessus n’importe quels
cadavres. Vous savez pourtant de quoi je suis capable et jusqu’où je
puis m’avilir, pour sauver la chose que j’aime. Pas une heure, dans mon
existence, qui ne soit prosternée devant elle. La perfection m’a
tourmenté jusqu’au vomissement. Je passe des nuits entières à polir
trois mesures. La gloire et l’argent me sont comme deux mouches que
j’écarte machinalement. Les joies de la vie, la volupté, la nature, je
ne peux plus les goûter. Entre les bras d’une femme, en mer et même dans
le sommeil, je ne connais pas l’abandon. Toujours et partout, un
aiguillon me pousse vers ma fonction. Mon bonheur et ma souffrance
dépendent des sons et des rythmes. Je ne trouve une paix éphémère qu’en
la beauté. J’ai trente-cinq ans. Je vis seul comme dans un tombeau. Je
suis malade et je ne veux pas guérir. Dans ma fausse liberté, je me sens
plus dépendant que l’archet entre les doigts du violoniste. Je suis un
déchet volontaire, une caverne creusée par l’idéal... et vous venez me
parler de sacrifice! Mais _vous ne voyez donc pas que je suis déjà sur
ma croix_? Que puis-je donner encore? Et comment voulez-vous que je
donne à une idole qui n’est pas la mienne? Jésus lui-même ne serait pas
mort pour les hommes, s’il les avait haïs. Il n’aurait pas enduré les
supplices pour la gloire d’un Dieu auquel il n’aurait pas cru.

--Je sais que vous avez loyalement souffert pour votre art, répondis-je.
Mais s’immoler à ce qu’on chérit, c’est la forme la plus douce du
sacrifice. Aujourd’hui, on vous demande votre vie pour ce que vous ne
comprenez pas. Voilà le difficile... Il ne me paraît plus nécessaire de
mourir pour ce que j’aime... Je n’ai même plus besoin de savoir pourquoi
je mourrai... Trouvez-vous donc la mort si importante qu’il faille la
justifier? Croyez-moi, mieux vaut se laisser emporter par une pure
folie.

--La mort n’est rien, reprit-il vivement. Mais il y a la souffrance
physique... et vous savez bien que je suis un lâche.

--Je n’en suis pas sûr. Je sais seulement que vous éprouvez une obscure
volupté à vous faire mépriser.

Ses yeux se voilèrent. Il fut presque vaincu par une crise de larmes.

--Non. Ce n’est pas cela... La vérité, c’est que je me sens ridicule...
étranger... tout seul... même avec vous!... En quelques semaines, l’art
est devenu risible. Oui... même pour vous! Ah, je souffre comme un homme
qui verrait la foule se moquer de sa mère!... Je sens que toutes mes
paroles sont attribuées au cabotinage... On ne peut plus me croire,
parce qu’on ne peut plus me comprendre! Personne, pas même vous...
Alors, j’aime mieux être appelé lâche!... Je préfère dire que je suis un
lâche!... D’ailleurs... j’en suis peut-être un... je ne sais pas...

Il pleurait, dans un désespoir d’enfant perdu. Nous nous séparâmes sans
paroles.

Je ne revins en Provence que trois mois plus tard. Je le rencontrai à
Nice, arpentant l’avenue de la gare, en uniforme, sous une épaisse pluie
d’automne. Il flottait dans une tunique graisseuse et sa tête
disparaissait dans un étrange capuchon imperméable.

Il saluait les gradés avec une raideur inquiète qui les faisait sourire.

--Ils m’ont incorporé ici, par erreur, sans doute, me dit-il. Je couche
sur deux centimètres de paille, et tout de suite le pavé! Les premières
nuits, j’ai dormi la tête sur des détritus. J’ai reçu une vieille
couverture. On me l’a volée. Il paraît que c’est l’usage. Il faut en
voler une, à son tour. Je ne sais pas m’y prendre. J’ai préféré acheter
un plaid. On me l’a volé. Alors, j’ai renoncé. Je traîne une assez
vilaine bronchite, mais le major ne veut pas de malades. Huit heures
d’exercice par jour et nous partons dans trois semaines pour le front.
J’espère claquer avant.

J’avais la gorge serrée. Je l’invitai à dîner au café de Paris.

--Non, pas là, fit-il. Mon uniforme sent trop mauvais. Je n’arrive pas à
le nettoyer.

Nous allâmes dans un caveau du vieux Nice. Il mangea silencieusement. Je
lui parlai de sa musique.

--J’ai écrit un quatuor, me dit-il.

--Naturellement, depuis la caserne, plus un projet, plus une idée?

Il me jeta un regard singulier et répondit:

--Non, heureusement.

--Pourquoi, heureusement?

--Parce que, hésita-t-il... si ça revient... Je ne sais pas ce qui
arrivera.

Il reprit, un moment après, en ricanant:

--Il paraît qu’il y a une agence de désertion, à Nice même. La caserne
est pleine d’Italiens, qui déguerpissent quand ils le peuvent. On dit
que pour cent francs, les guides vous conduisent de l’autre côté de la
frontière, par-dessus les montagnes. Il faudra que je m’informe!

Deux semaines plus tard, il m’écrivit de venir lui parler à la grille.
Je le trouvai parmi d’autres silhouettes haves, guettant la vie
extérieure entre des barreaux de fer. Il toussait affreusement; sa voix
était affaiblie.

--Voici, m’expliqua-t-il: nous partons dans huit jours pour le front.
Alors, pour nous empêcher de regretter la caserne, on nous consigne, on
nous engueule: c’est l’enfer. Je ne peux pas toucher à la nourriture. Je
voulais vous prier de m’acheter quelques provisions.

Je revins avec du chocolat, des biscuits et des fruits, que je lui
passai à travers la grille. Nous causâmes encore quelques instants.

--Je me suis fait porter malade, pour pouvoir écrire, dit-il. Je n’ai
pas été reconnu. Ils ne reconnaissent même plus les tuberculeux, avant
un départ. Il y en a un qui veut mettre le feu... Ah! c’est qu’on
devient de telles canailles, là dedans! Si je vous disais...

Il prit mon bras et m’attira tout contre les barreaux.

Un roulement de tambour l’interrompit. Il sursauta nerveusement, me
tendit une main moite et se hâta vers le fond de la cour, parmi d’autres
silhouettes effarées.

Je lus trois jours plus tard, dans les journaux, que le soldat Sarterre
avait été capturé par les gendarmes, au moment où il cherchait à
franchir la frontière.

J’obtins avec difficulté la permission de le voir. Je le trouvai
tranquillement assis dans une cellule obscure.

--Je pensais que vous seriez venu, dit-il, avec un calme que je ne lui
connaissais pas.

--Comment vous êtes-vous fait prendre? questionnai-je.

--Oh, très stupidement, avoua-t-il. J’étais sorti de la caserne avec un
détachement de corvée, le matin. J’avais endossé des vêtements civils
chez un représentant de la fameuse agence, qui m’avait, en même temps,
remis un faux laissez-passer pour St. M. Je devais trouver mon guide
dans un café de la petite ville. J’y arrivai au moment où les falaises
de pierre revêtent la couleur des jacinthes. Les cimes, vers l’Italie,
étaient chargées de neiges d’un jaune pourpré. La place aux platanes
dénudés craquait de boue gelée. Mon guide m’attendait au rez-de-chaussée
d’une maison à arcades, sur une ruelle en pente, au milieu de laquelle
fuit l’eau grise des montagnes. Malgré ma faiblesse, les détails des
sites s’imprimaient en moi avec une fraîcheur et une force incroyables.
Il me semblait n’avoir jamais su jouir auparavant du monde et de ses
spectacles.

Aux premiers mots que prononça l’homme, un sec et rusé contrebandier, je
compris que j’étais tombé entre les mains d’aigrefins. Il argua d’un
renforcement de la surveillance, pour refuser de m’accompagner. J’avais
versé l’argent d’avance à Nice. Je lui proposai le double, puis le
triple de la somme. Rien ne put le décider. Il m’offrit de me cacher
dans sa maison, moyennant deux cents francs, jusqu’à ce que les risques
eussent diminué. Je refusai, craignant un piège.

--Il est cinq heures, dis-je. Ma disparition doit être constatée. Il
faut que je passe cette nuit; je me débrouillerai sans vous.

Il rit, me toucha l’épaule et m’emmena hors du bourg, sur un chemin
verglassé qui s’enfonçait dans les montagnes. Celles-ci s’étageaient
dans le crépuscule, comme de vastes boucliers bleuâtres. Un vent aigu
nous harcelait.

--La frontière est là, dit le vieux, en désignant une vague dépression,
entre deux mamelles de neige. Il y a quatre heures de marche. Le chemin
est bon jusqu’aux dernières maisons, puis on enfonce plus haut que les
genoux et, sur le col, plus haut que le ventre.

--Vous autres, demandai-je, comment faites-vous pour passer?

--Nous mettons des skis... ou des raquettes.

--Eh bien, procurez-m’en.

Il haussa les épaules et me conduisit chez lui. Là, il essaya encore de
me retenir. Je lui achetai une paire de vieilles raquettes et un morceau
de pain. Il me regarda partir, en jurant dans son patois.

Je montai d’abord facilement. Le chemin était frayé. Sur ses bords, de
jaunes touffes d’herbe s’affligeaient sous leur gaîne de glace, comme en
une prison de verre dépoli. La vallée se rétrécit bientôt et je m’élevai
entre des couloirs où la neige ne tenait pas, mais où les cascades
figées se bossuaient en paquets livides accolés aux parois de roche. La
nuit était tombée. Une nuit du nord, au froid torturant, aux étoiles de
pierre précieuse. Comme j’avançais plus difficilement, je décidai
d’attendre le jour dans la première habitation. En débouchant des gorges
dans une vallée chaotique, j’aperçus un point lumineux au-dessus de moi,
parmi des pyramides noirâtres zébrées de neige, qu’on eût dites en
poussière de charbon. Je quittai le chemin, pour escalader un de ces
cônes friables. Là-haut, se penchait une maison, dominée par la cavité
sombre de son grenier à fourrage comme par une espèce de guignol
funèbre. Une vieille vint m’ouvrir et je me trouvai dans une salle qu’il
me semblait reconnaître...

La lampe, l’abat-jour rouge, le monde gelé du dehors, rien ne m’était
nouveau. Je crois vous avoir raconté ce rêve avec lequel Rébecca m’avait
subtilement tourmenté: un départ de la caserne et un exil atroce, dans
une pension, aux confins de la Norvège. Eh bien, l’intérieur où je
venais de pénétrer était à peu près identique à celui qui m’était
apparu, cinq ans auparavant...

Aussitôt, l’angoisse de mon rêve me reprit et j’entendis Rébecca
murmurer avec sa douceur menaçante:

--Vous serez un jour retranché de la communion humaine. Vous finirez à
l’écart, tout seul.

Ce jour devait être venu. Je m’assis sous la lampe. Je commandai du
café, car je me trouvais dans une auberge; mais à partir de ce moment,
je cessai de me défendre. Il me semblait être entré dans une vieille
histoire, écrite depuis longtemps et dont je n’avais plus à diriger les
péripéties.

L’hôtesse me questionna. Je répondis maladroitement, avec négligence. Je
lui demandai de l’encre et, toute la nuit, dans une petite chambre
qu’enfumait un feu de bois vert, j’essayai de travailler... Je ne me
couchai qu’au jour. Je me rendais compte qu’il eût fallu repartir sans
perdre un instant, et pourtant, je me mis au lit avec une singulière
sensation de quiétude. Je comprenais l’imprudence de ma conduite, mais
rien n’eût pu m’en faire changer. Il y a des moments où le raisonnable
vous apparaît clairement, où aucune impossibilité ne vous en sépare, et
où l’on incline vicieusement vers l’absurde. Peut-être ma volonté
s’était-elle relâchée, au point de me rendre incapable d’agir...
Peut-être y avait-il autre chose...

Quand je me réveillai, des figures de glace rougeoyaient sur mes
carreaux. Une grande lumière consolante régnait sur les champs de neige.
Dans l’azur, une bête de pourpre et d’or escaladait le zénith. Je fis ma
toilette et fumai devant la fenêtre. Il était dix heures.

J’inspectais les rondeurs de neige entre lesquelles j’avais à me frayer
un chemin. Le soleil les argentait par plaques; on eût dit les pièces
d’une armure éblouissante. Le ciel devenait d’un bleu de plus en plus
radieux, ce bleu des hivers alpestres, qui vous enivre d’une joie froide
et insensée.

J’allais partir, quand j’aperçus deux cavaliers qui mettaient pied à
terre sur la route. Ils escaladèrent vivement la pyramide noire où mon
auberge était juchée. Je distinguais le bleu sombre de leurs uniformes
et leurs saines faces provençales que le froid colorait. Il me prit une
fureur de liberté... Je me précipitai hors de la maison et me lançai
dans une direction opposée à la route. Vous n’avez jamais couru pour
votre vie? Non? Alors vous ne pouvez savoir quelle lucidité règne dans
votre esprit, quelle force gonfle vos muscles. Chaque fibre de l’être
est en éveil. Malgré les bonds les plus hardis, il semble impossible de
trébucher. Et nulle crainte; rien que l’excitation de la course. Je
descendais obliquement le revers de la pyramide, afin de gagner une
sorte de chaos rocheux où je comptais me dissimuler... En réalité, ma
tentative était sans espoir. A aucun moment, les gendarmes ne prirent
cette poursuite au sérieux. Je les entendais rire et plaisanter,
derrière moi. L’un d’eux me suivait sans se presser, tandis que l’autre
exécutait--un peu plus rapidement--un crochet destiné à me couper la
route. Au bout de cinq minutes, ils m’eurent cerné dans un ravin. Adossé
à une pierre, je «faisais tête», dans une attitude probablement comique.
Ils ne mirent même pas le revolver au poing, pour me capturer. Ils se
contentèrent de m’envoyer quelques boules de neige, puis me saisirent,
docile et aveuglé. La facilité de l’opération les enchantait. C’étaient
de joyeux garçons, au parler sonore. Ils sentaient le cuir et l’écurie.
L’un d’eux, pour montrer sa force, me chargea sur ses épaules, en
disant:

--Vaï, il n’est pas lourd, le moineau!

J’avais de la peine à ne pas rire avec eux, tant le jeu me semblait
merveilleux, dans l’espace blanc qui scintillait au soleil du matin.
L’hôtesse nous attendait devant l’auberge.

--Madame, criai-je d’une voix perçante, ne croyez pas que j’eusse
l’intention de partir sans vous payer. Mais ces messieurs ne m’ont pas
laissé le temps de demander ma note!

Je ris seul. La femme me regardait avec une méfiance hostile. Les hommes
étaient devenus graves. J’avais envie de faire je ne sais quoi de
généreux, d’imprévu. Je sortis un billet de cinquante francs.

--Gardez-le, dis-je à la vieille. Il vous dédommagera de la mauvaise
compagnie!

Elle n’osait prendre l’argent. Elle consulta d’abord mes gardiens qui
durent lui assurer que je n’étais pas un voleur. Alors seulement, elle
se décida. Elle empocha le billet sans un mot, puis disparut. On me
passa les menottes et nous partîmes. La meurtrissure de l’acier était
moins pénible que je ne l’eusse souhaité. Je marchais aussi vite que
possible entre les chevaux, m’efforçant de contrefaire l’attitude
humiliée du «criminel». J’aurais voulu que les gendarmes fissent trotter
leurs montures et me frappassent. Il me semblait, au contraire, qu’ils
se concertaient du regard pour modérer l’allure et me laisser souffler
de temps à autre. En approchant de St. M., nous croisâmes une bande de
gamins qui nous escortèrent en criant. Leurs quolibets, glapis à voix
claires, dans ce patois sonore que je ne comprenais pas, me causaient
une sorte d’ivresse... A l’entrée du bourg, j’aperçus mon «guide» de la
veille, qui paraissait nous guetter. Je ne doutais pas un instant qu’il
ne m’eût livré. Je lui souris amicalement au passage. Le soir même, on
m’écrouait ici. Vous voyez combien cette équipée fut absurde!

Je hochai la tête:

--Si vous aviez marché toute la nuit, ou seulement quitté l’auberge au
petit jour, vous auriez passé.

--J’en suis convaincu, répondit-il vivement.

--Alors?

Il ferma les yeux, se concentra quelques instants dans une sorte de
vision intérieure et murmura:

--Il me semble... C’est comme si j’avais _voulu_ me faire prendre.

--Oui... Pourquoi?

Il haussa les épaules en soupirant, incapable de percer cette obscurité.

Je lui demandai s’il avait pu travailler, depuis son emprisonnement.

--C’est fini, me dit-il. Je ne travaillerai plus. Ce que j’aurais à dire
doit être tu. La musique, en moi, est devenue malade.

Il ouvrit son carnet de notes et me désigna plusieurs pages de
griffonnages tourmentés.

--Voici ce que j’ai dû écrire l’autre nuit, dans cette auberge...
Lisez... Vous ne pouvez pas?... Tant mieux. C’est trop pénible. Je ne
connais rien de plus désespéré. Cela rampe, cela geint, cela étouffe...
Cela ne doit pas subsister.

Il ferma le carnet et continua d’une voix douce, mais décidée:

--Il y a une espèce de souffrance que je refuse de mêler à mon art. Ces
trois mois de caserne ont empoisonné ma source, comprenez-vous? Les
malheureux avec lesquels j’étais enfermé m’ont donné de la vie une image
que je ne peux pas chasser et que je ne veux pas transcrire. Si ce que
j’ai vu et enduré là s’appelle réalité, j’avoue que ma faiblesse et mon
épouvante m’en éloignent à jamais. Ma place était à l’écart. J’ai tenu
devant le doute, les tourments de soi, la haine et l’amour des femmes:
je me suis effondré devant la misère des hommes. Quelqu’un m’a dit un
jour: «Toute votre vie, vous avez fui une grande chose inévitable.»
C’est vrai. Et je ne le regrette pas. J’aurais eu honte de transformer
en beauté la douleur humaine. Je suis content qu’elle m’ait été si
longtemps épargnée. J’étais fait pour orchestrer des songes de lumière
et de liberté. Les dernières lignes qu’on connaîtra de moi sont quelque
chose d’incroyablement joyeux... une ivresse de par delà les nuages. Il
est bien de finir ainsi.

Il me serrait la main, comme pour me supplier de ne pas le contredire.

--D’ailleurs, ajouta-t-il en promenant un regard apaisé sur les murs de
sa cellule, je ne suis pas fâché d’avoir trouvé le repos. Je n’ai jamais
connu, dans mes vagabondages, pareille plénitude. C’est qu’il est bon
d’être certain qu’on a dit son dernier mot. Ceux que rien ne pousse à
créer doivent mener une existence bien tranquille. Moi, j’ai peiné dans
l’angoisse d’un enfantement perpétuel. Maintenant que je suis délivré,
je me sens faible, heureux et enclin à la tendresse... Oui, vous ne
sauriez croire tout ce qui peut se mettre à vivre en moi de simple,
d’ordinaire. Ainsi, je ne m’étais jamais si bien rendu compte de
l’affection que j’ai pour vous. Je vous dis que je pourrais devenir un
homme comme les autres... Aimer la première venue... M’enthousiasmer
pour n’importe quoi... Mais, ajouta-t-il, en souriant de lui-même, je
suppose que l’autorité militaire mettra bon ordre à cette sensiblerie.

Nous parlâmes de son jugement, qui devait avoir lieu la semaine
prochaine. Je lui proposai de tenter une démarche auprès du gouverneur
de la place.

--Non, non, protesta-t-il. Je trouve mon écrasement tout à fait
raisonnable, aussi naturel que l’escamotage des déchets, dans une cité
moderne. Laissez faire. Je n’ai vraiment plus aucune importance.

On me refusa la permission de le revoir avant le conseil de guerre, mais
il obtint celle de m’écrire. Il me donnait des instructions au sujet de
ses manuscrits et continuait:

«Vous savez que l’homme seul projette des fantômes. Celui de l’Afrique
me tient compagnie, depuis deux jours. Est-il donc vrai que, jusqu’à la
dernière seconde, nous ne savons ce qui est possible en nous? Je me
sentais, quand je vous ai vu, définitivement libéré de ma tâche.
Maintenant, je crois que mon art aurait surmonté la souffrance. Je
n’aurais pas succombé vulgairement à la tentation de l’exploiter. Je ne
l’aurais pas divinisée. Ma musique ne peut mentir à son sujet... Je
l’aurais simplement oubliée. Je suis assez jeune pour oublier n’importe
quelle espèce de souffrance. Il y a, dans mon cœur, quelque chose de
brûlant, d’enivré, qui demande à revivre. Je revois continuellement les
mêmes lieux. Tantôt, c’est une ligne rouge de bancs de sable, d’où
monte, incliné par le sirocco, un nuage pulvérulent; tantôt, c’est une
dune d’or, modelée par le vent en une corniche gracieuse, comme le sont
parfois, dans la très haute montagne, les arêtes de neige; enfin, je
suis hanté par les étranges sommets du Djebel-Sahari, ces cinquante pics
pareils, alignés côte à côte et envahis d’un bleu intense, alors que le
désert, à leurs pieds, flamboie encore. Je suis, devant ces spectres,
comme j’étais, il y a cinq ans, devant la réalité: soulevé, désirant,
joyeux.

L’épouvantable, ce n’est pas d’être à quelques jours du «châtiment»...
c’est de savoir que ma vie d’artiste n’était pas finie.»

Devant le conseil de guerre, son attitude fut maladroite. Il dut être
victime d’un phénomène de suggestion. Ses juges le considéraient _à
priori_ comme une sorte d’anarchiste intellectuel, d’antimilitariste.
Or, telle était sa faiblesse devant les opinions grossières, qu’il y
souscrivait tout de suite avec docilité. Il se prêta maladivement à
cette fiction de soldats peu soucieux des nuances et ne sut que leur
présenter la piteuse image d’un réfractaire à principes. Il pérora,
discuta, dogmatisa, comme on s’y attendait. J’imagine son angoisse, à se
sentir glisser sur cette pente, incapable de se taire, ou de crier: «Je
mens! Je ne suis pas cet homme-là!»

Il fut condamné à dix ans de travaux publics et envoyé par faveur sur le
front. J’appris, quelques semaines plus tard, qu’il avait été tué. Je
voulus savoir dans quelles circonstances. On prétendit longtemps
l’ignorer. Enfin, un auxiliaire du bureau de recrutement, lassé de mon
insistance, me mit rapidement sous les yeux une feuille où je lus, à
côté de son nom: «Fusillé pour lâcheté.»




LA PLUS MALHEUREUSE


Shodds était-il un maniaque, un sadique ou un apôtre? Ses amis de
Londres n’avaient pas l’intelligence assez aiguisée pour trancher la
question et lui-même ne se l’était, sans doute, jamais posée. Somme
toute, l’existence qu’il menait depuis quelques années permettait
d’adopter avec autant de vraisemblance n’importe laquelle des trois
hypothèses.

Ce petit Anglais à l’extérieur modeste, vêtu d’un complet d’alpaga noir
et coiffé d’un canotier noir, sous toutes les latitudes, avait entrepris
un des plus interminables pèlerinages qui soient: celui des lieux de
débauche de la terre.

Après vingt ans d’obscure paperasserie dans un bureau de la Cité, il
dévorait un héritage inattendu en billets de paquebots et de chemins de
fer. Il parcourait la planète, sans tenir compte des saisons, dans le
désordre inquiet d’un homme poursuivi.

Malgré son aspect de clergyman, il ne colportait pas de bibles; malgré
la fièvre de ses investigations dans les rues chaudes, il ne cédait
qu’occasionnellement à la tentation d’un corps mince et dangereux.

Voici comment il procédait: après avoir arpenté plusieurs fois les
quartiers réservés, il cherchait «la plus malheureuse» parmi les filles,
lui remettait une guinée et quittait la ville.

A mon avis, cet absurde pèlerin était un artiste, un chercheur d’infini.

Le spectacle de la prostitution donne à l’homme le plus casanier
l’illusion de la grande liberté ancestrale et le sentiment que _tout est
possible_, alors qu’il sait pourtant que rien n’est possible, sinon une
débauche misérable.

Et puis, il y a des esprits tourmentés, à qui la dégradation bestiale,
les plaies et l’ordure apportent comme une espèce de réconfort,
d’apaisement vertigineux.

Cet été-là, sans souci de la chaleur, qui emprisonnait tout le bassin de
la Méditerranée dans une cage d’or rouge, Shodds partit pour
Constantinople.

Les «flottantes» de Galata l’accueillirent cordialement. Énormes,
demi-nues, serrées les unes contre les autres, elles débordaient les
petites boutiques, dont elles étaient le vivant étalage. Leurs bras
pendaient au dehors, dans un cauchemar de viande rose.

Elles disaient:

--_Come in._

--_Good night, darling!_

--_Well, Mister Clergyman?_

Mais Shodds passait, les trouvant trop souriantes.

Derrière Péra, au fond d’un ravin jaune où stagnent des mares noires,
près des cahutes des montreurs d’ours, il découvrit quelques
Arméniennes, vivant dans un exil fort rude.

Il offrit sa guinée à une fille qui le regardait passer d’une espèce de
cave, la tête posée sur le seuil, à même la terre.

Le lendemain, il partait pour Smyrne. Là, vive déception: chaque jour,
le choléra réglait sans discussion les comptes, certainement frauduleux,
d’une vingtaine de Grecs.

_Sa_ rue était contaminée. Une ficelle négligente, posée à hauteur
d’homme, suffisait à en interdire l’accès.

Shodds n’insista pas et s’embarqua pour Alger.

La Casbah n’est plus le paradis des prostituées mauresques. Il trouva,
en haut d’un raide escalier bleu, dans une chambrette sans lit,
qu’encombrait un coffre vaguement doré, une fillette du sud, en pleurs
sur sa natte.

Le premier sirocco lui avait apporté la nostalgie des immenses plateaux
verts, où les tentes de sa famille offraient l’apparence peu glorieuse
de cinq minuscules pyramides de charbon.

Elle pleurait jour et nuit ces petites cônes sombres et les vingt francs
qui l’en rapprocheraient.

La guinée de Shodds la surprit comme une grâce d’Allah. Elle lui fit un
salam presque épouvanté, quand il sortit de chez elle.

Ensuite, ce fut Laghouat. Quarante degrés de chaleur. Le blanc des murs
pénètre en vous plus loin que les yeux. Il semble qu’on vous bâtit
quelque chose de blanc sous le crâne.

Shodds courut chez les amies tatouées des tirailleurs. Écrasées de
langueur sur leurs pavés, elles regardaient stupidement ce petit
visiteur de midi. Il garda sa guinée, n’ayant rien pu tirer d’elles que
des gestes de provocation lasse.

Il gagna Tanger, puis Madère.

A Funchal, trente degrés seulement, mais chaleur humide.

A onze heures du matin, près du torrent sans eau où sèchent les ordures,
Shodds promena son rêve entre ces longs murs ardents où s’ouvre, de loin
en loin, le gîte d’une prostituée.

Il les surprenait dans l’abrutissement du plein soleil et de la
vieillesse.

Il laissa deux guinées à deux mégères également répugnantes, qui crurent
les pièces fausses et l’injurièrent.

Un steamer partait pour les Antilles. Il le prit.

Une traversée sous les tropiques, même en été, peut être bienfaisante.
Mais Shodds n’était pas de ceux que dix jours de mer apaisent. A l’heure
de la sieste, il arpentait nerveusement les ponts, imaginant des bouges
futurs.

Peu importe le nom de l’île volcanique où il débarqua. Dès les premiers
pas sur le quai, il comprit que la chaleur devenait une affaire
sérieuse.

La rue des femmes se trouvait derrière le port. Entre ses jaunes masures
cubiques, la poussière régnait largement. Elle avait des remous, des
profondeurs, des vagues, comme un fleuve.

Un ciel sulfureux pesait sur la ville et sur les falaises de lave. On
périssait de soleil invisible.

Shodds marchait en soulevant une colonne de poussière.

Parmi les faces noires qui guettaient derrière les volets demi-clos, un
visage blanc l’arrêta.

A sa question habituelle:

--Quelle est la plus malheureuse, ici?

La femme, une Espagnole, répondit en mauvais anglais:

--Viens avec moi.

C’était une fille assez jeune, sans beauté. Shodds remarqua qu’elle
avait un pouce démis. Sa main, flétrie et mutilée, faisait penser à la
patte d’un poulet bouilli.

Il la suivit jusqu’à une partie de la ville que le dernier tremblement
de terre avait détruite.

Il n’y avait plus là que des ruines inhabitables, une désolation de
pierres sèches de tumulus, de fondrières empâtées de boue verte.

Cela sentait les excréments et la banane pourrie.

La fille s’arrêta bientôt devant trois pans de murs qu’on avait toiturés
avec des planches et de la toile goudronnée. L’entrée semblait une
brèche ouverte à coups de canon.

--C’est ici, fit l’Espagnole.

Shodds avança la tête et aperçut, accroupie dans un coin, une femme qui
ne lui parut ni laide, ni fort âgée.

Elle se détourna aussitôt et cacha son visage contre les pierres, mais
pas si vite que Shodds n’eût été intrigué par son étrange fixité et
aussi par quelque chose en lui,--il n’aurait pu dire quoi,--de
péniblement inanimé.

--Qu’est-ce qu’elle a? demanda-t-il à l’Espagnole.

--Elle ne te le dira pas.

--Pourquoi n’est-elle pas avec vous autres?

--Elle ne le dira pas.

--Elle ne doit voir personne, dans ces ruines?

Il y eut un silence. Un moustique passa près de l’oreille de Shodds,
avec son vif cinglement de guitare en sourdine.

--Dis-lui de venir, reprit-il.

--Elle ne viendra pas.

La femme écoutait douloureusement. Shodds sortit sa guinée.

Elle la vit et tendit la main sans avancer.

--Non, fit-il, viens la prendre.

Et il recula dans la poussière.

Alors, la femme avança brusquement, fixa un instant son visiteur, avec
une sorte de défi désespéré, prit la pièce d’or et retourna se cacher
contre le mur.

Shodds ne s’évanouit pas, ne cria pas. Voici pourtant ce qu’il avait vu,
dans la lumière de midi.

Cette femme avait un nez en carton, un joli nez rose découpé dans un
masque de carnaval. Et derrière le postiche, ni chair ni os, un néant
rougeâtre, un trou purulent creusé dans la face, des sourcils aux
lèvres.

Shodds souriait d’une manière incompréhensible. On eût dit le sourire de
satisfaction maladive d’un homme qui atteint une volupté trop longtemps
poursuivie.

--C’est à Cayenne qu’elle a pris ça, expliquait l’Espagnole. Pas
soignée, tu comprends, jamais soignée... On ne pouvait pas la garder
avec nous: elle faisait peur aux matelots.

Shodds s’épongeait.

--Allons, dit-il seulement.

Ils reprirent le chemin du port. Au bout de huit cents mètres, il se mit
à vomir jaune.

Il vomissait comiquement entre deux pierres et la patte mutilée de sa
compagne lui soutenait le front.

Des nègres le transportèrent à l’hôpital maritime.

Ils le cahotèrent fortement, pressés qu’ils étaient.

Il mourut de la fièvre du pays, dans les douze heures, comme l’usage le
comporte.




LA PIÉMONTAISE


J’arrivai dans ce village le 28 janvier, par un temps de brume. Il est
le dernier de la vallée et pendant trois mois, il demeure presque
constamment dans le cône d’ombre des cimes qui forment la frontière.
Elles m’apparurent de loin, ces cimes, cuirassées de glace, couronnées
de hauts brouillards immobiles, en forme d’arcs.

Le village, lui, me fut brusquement dévoilé, à la lisière d’un banc de
vapeurs. Une famille de basses maisons jaunâtres avait surgi,
immatérielle, suspendue au milieu d’un néant neigeux. Un souffle d’air
eût pu, semblait-il, chasser l’apparition.

Un soleil hâtif la frôlait, sans insister, comme une main qui se promène
sur la figure d’un enfant, vite, touchant le front, le bout du nez et le
menton. Le nuage se referma tout de suite, et c’est dans l’obscur
enveloppement des vapeurs jaunes que j’atteignis l’auberge.

Dans la cuisine, une fille hâlée, coiffée d’un mouchoir à fleurs rouges,
se chauffait, le dos voûté, toussant parfois.

--C’est une Italienne, me dit le patron. Elle nous est arrivée il y a
trois jours, à moitié morte de froid. Elle est venue du Piémont, par la
haute passe qui est à plus de deux mille mètres... Elle vous contera ça.

Et le soir, devant le feu qu’elle semblait ne pouvoir se résoudre à
quitter, la fille me «conta ça» d’une voix monotone.

--Je suis de Perosa, en Piémont. Mon oncle était Sanmartino, le
ferblantier. Notre famille est bien connue dans le pays.

Mon oncle n’avait pas de travail. Il voulait passer en France et
s’embaucher à Embrun. Son fils Marco et moi, nous nous serions placés à
maître chez des paysans. La saison n’est point bonne pour traverser le
col, mais la misère était trop grande; nous ne pouvions pas attendre
l’été.

L’oncle connaissait le chemin; il avait souvent passé des moutons par
là-haut, en automne. On partit donc tous les trois, un samedi matin et,
montant jusqu’au soir, on arriva au bout de la vallée.

On coucha dans une étable, chez des montagnards qui habitent des huttes
de pierres sèches. Ils parlent un patois que personne ne comprend et ils
mangent de la bouillie noire qui sent le bouc. L’oncle se moquait d’eux,
mais il buvait tout de même leur vin rouge, un gros vin épais qui porte
à la tête.

Le lendemain matin, il y avait une drôle de brume sur les hauteurs et,
de temps en temps, il vous arrivait une petite goutte froide contre la
joue. Le cousin, un enfant de quinze ans, serait bien redescendu, mais
l’oncle dit:

--As pas peur, c’est pas quelques nuages d’hiver qui m’arrêteront. C’est
ballonné, mais ça n’a rien dans le ventre. En route!

Et on se mit à grimper.

Au bout d’une heure, il neigeait un peu; il ne faisait pas de vent et
nous n’avions pas peur. Nous nous tenions par la main et nous montions
bravement, sans trop enfoncer.

--Dès qu’on sera de l’autre côté de la passe, dit l’oncle, on aura le
beau.

En effet, il nous semblait voir du soleil derrière le col et j’observai
même, un instant, deux jolies bandes de ciel vert, sur la France.

A cent mètres environ sous la coupure, en levant le nez, le cousin
remarqua qu’il ne devait pas faire si beau, de l’autre côté, car cette
espèce de brume brillante, qu’on voyait de loin, avait disparu et, à sa
place, il y avait des nuées grises, basses, qui allaient, qui venaient à
toute vitesse. Le vent ronflait à travers la brèche et soulevait la
neige par colonnes.

J’aurais voulu retourner; le cousin aussi, mais l’oncle se mit à nous
traiter de lâches, à nous injurier, puis, il nous fit boire un grand
coup de vin, pour nous redonner du cœur.

--As pas peur, qu’il disait toujours, j’en ai vu bien d’autres que ça,
en passant les moutons. Les nuages d’automne, c’est mauvais, c’est plein
de grêle; mais ceux d’hiver, c’est creux comme une barrique. Ça vous
lâche quelques flocons et tout est dit. En avant!

Et il nous tira le long de la dernière pente.

A peine en haut, le vent nous tomba dessus comme des coups de bâton et
nous renversa tous les trois dans la neige. L’oncle se releva en riant.
Il nous criait:

--Descendons vite! On soufflera plus bas!

Mais pendant que je me remettais sur pied, un de ces grands nuages que
j’avais remarqués s’approcha de nous. Il nous fouetta d’abord comme avec
des queues de cheveux gris, puis il nous enveloppa et nous aveugla
complètement.

En même temps, la neige se leva du sol, autour de nous, en sifflant et
se dressa de tous les côtés, comme un drap.

Cette fois, l’oncle ne riait plus. Il m’empoigna par le bras, cria au
cousin: «Suis-nous, mon fieu!» et se jeta droit en bas, pour sortir de
la tourmente.

De ce côté-ci du col, la neige était bien plus épaisse que de l’autre.
On en eut tout de suite jusqu’aux genoux. Comme nous n’avancions plus,
l’oncle essaya de tirer à droite. Après quelques pas, on en eut
jusqu’aux cuisses et il fallut revenir à gauche. Par là, ça allait un
peu mieux et on put faire une centaine de mètres sans trop de peine.

Le vent était peut-être moins fort que sur le col, mais le brouillard
était aussi épais et si on n’avait pas deviné, à la pente, qu’on
descendait, on n’aurait vraiment pas su de quel côté marcher. Et puis,
le froid, qu’on n’avait pas senti jusque-là, commençait à nous
tourmenter. J’avais les jambes tellement raides que je ne pouvais plus
les sortir de la neige.

Je le criai à l’oncle, qui s’arrêta et me fit boire une gorgée de vin.

Il se retourna pour passer la bouteille au cousin, mais,--je vois encore
la figure épouvantée qu’il fit,--le cousin n’était plus avec nous...

Je me rappelle qu’alors, je me mis à pleurer et à faire des signes de
croix.

L’oncle appelait de toutes ses forces: «Marco! Marco!» Avec le bruit du
vent, l’enfant n’aurait pas entendu à cinq pas.

--Faut remonter, dit l’oncle. Il sera tombé dans quelque trou.

Je ne répondis rien et on essaya de remonter.

Il neigeait si fort, que nos traces avaient déjà disparu. Nous ne
savions pas si nous repassions par les mêmes endroits.

Je me dis: «Avec ce qui tombe de neige, peut-être bien que nous avons
marché sur le corps du cousin, sans nous en apercevoir.» Je ne soufflai
mot de mon idée, bien entendu. Au contraire, j’appelais de toutes mes
forces, comme l’oncle: «Marco! Marco!»

Au bout d’une demi-heure, nous ne pouvions plus crier... Nous étions
tout tremblants de froid... Nous nous traînions.

L’oncle comprit que si nous restions là davantage, nous y resterions
tout à fait. Il ne dit rien, mais je devinai, à la façon dont il me prit
la main et m’entraîna tout à coup, qu’il renonçait à chercher son
enfant.

C’est effrayant comme je m’habituai facilement à l’idée que le cousin
était perdu et que nous l’abandonnions! Je crois que je n’avais plus ma
tête... Je ne sentais qu’un besoin: dormir, ne plus bouger.

L’oncle dévalait à grands pas lourds. Plus on descendait, plus le vent
diminuait; mais quelle brume! On ne savait pas si on marchait dans du
nuage, ou dans de la neige. Tout se fondait, se mêlait; on enfonçait
dans une espèce de bouillie blanche, qui vous collait froid aux jambes,
aux cuisses, qui vous bouchait la vue et vous embrouillait le cerveau.

A un moment, l’oncle en eut jusqu’au ventre. Il me dit: «N’avance pas»
et chercha à se dégager. Il se déplaça vers la gauche, enfonça encore
plus. Je poussai un cri. Il se mit en colère:

--Tais-toi donc, sacrée fillasse!

Il était à trois mètres et sa voix m’arrivait à travers des feuilles
d’ouate.

Il fit un grand mouvement du corps, les bras en l’air, comme un baigneur
qui sort de l’eau et, cette fois, il disparut jusqu’aux épaules. Je
l’entendis jurer.

--Attendez, que je lui criai; je vas vous aider.

Il ne voulait pas.

--Je te défends de bouger. Si je ne m’en tire pas tout seul, que le
diable me prenne! Il sera volé! Il sera volé, que je te dis!

Et il se démena encore pour sortir du trou. Il faut croire que la neige
était bien molle et bien profonde, à cet endroit. Plus il bougeait, plus
il enfonçait. Moi, je poussais des cris:

--Mon oncle! Au secours! Au secours!

C’est moi qui l’appelais à mon secours! On est bête, n’est-ce pas, dans
ces cas-là. Au bout de cinq minutes d’efforts, il me dit, la voix très
tranquille.

--Écoute, fillette; plus je bouge, plus j’enfonce. Je sais ce que c’est.
Je suis dans un des ravins qui sont à gauche du chemin muletier. Il y a
trente mètres de fond. Si ces chiens de Dauphinois mettaient des
perches, ces choses-là n’arriveraient pas. En attendant, je suis
fichu... Toi, tire sur la droite et tâche de descendre. A trois heures
d’ici, il y a un village. Tiens, prends le restant du vin et ménage-le.
Ça m’a l’air de se calmer, là-haut. Si tu ne gèles pas et si le
brouillard se lève, tu peux en réchapper.

Je restais là, à pleurer, sans répondre.

--Descends, qu’il me cria. Descends tout de suite, ou je te déshérite!

Sûr qu’il ne pouvait pas me déshériter, vu qu’il ne possédait rien, à
part son baluchon. Il me disait ça pour me faire de l’effet. Mais moi,
ça me coûtait de l’abandonner. Je ramassai la bouteille qu’il m’avait
lancée et je bus un coup, machinalement.

Quand je baissai les yeux sur lui, je ne le reconnus pas. Je ne voyais
plus qu’une tête à moitié effacée et des bras qui sortaient du blanc. On
aurait dit un fantôme. Il ne parlait mot, et moi, je pleurais toujours.

Alors, tout à coup, il se passa une chose effrayante. L’oncle se mit à
pousser des cris, toute une série de cris, pas des appels, mais des
hurlements de colère, des grognements, comme une bête qu’on saigne...
Puis il se tut pendant un bon moment... et j’entendis sa voix, une
dernière fois... Des paroles pesantes, comme de quelqu’un qui va
s’endormir:

--Allons va, qu’il disait. Ne t’obstine pas... Bonsoir, fillette!

Et je m’en allai.

Cent mètres plus bas, la neige était meilleure, et j’aperçus les perches
que nous avions manquées. Vers le soir, il se fit une éclaircie, un
drôle de rayon jaune, qui sortait d’une gueule de brume et qui avait
l’air de me montrer les premières maisons, droit au-dessous de moi. J’y
arrivai la nuit, les dents tellement serrées que je ne pouvais plus
parler... Les gens d’ici m’ont bien soignée: toujours du feu et du lait
chaud. S’ils voulaient me garder comme servante, je ne regretterais pas
trop d’avoir quitté ma vallée.




LA MÉTISSE


Je retrouvai mon ami le poète Z. un matin de décembre, dans une rue de
Zurich. Je le voyais venir de loin, étrangement distinct de la foule qui
s’écoulait entre les maisons. Je souffrais, ce jour-là, du ciel noir où
la bise était déchaînée, des constructions modernes aux façades
identiques. Je souffrais aussi des vêtements et des visages. Une
impression, peut-être maladive, de similitude, me contractait l’estomac
au passage de ces hommes coiffés de chapeaux melons et habillés de laine
noire.

Z. marchait lentement, un feutre clair sur sa forte tête bronzée, un
foulard de soie jaune autour du cou: on eût dit le figurant d’un autre
siècle. Il me souhaita le bonjour avec cette chaude cordialité des
grands indifférents, qui croient devoir se faire pardonner des années
d’oubli.

Il arrivait de Bombay. Il m’emmena dans une obscure «Weinstube»,
derrière le quai de la Limmat et nous causâmes. Il rapportait un volume
de vers, dont il consentit à me révéler des fragments. Cela s’appelait
_le Prince jaune_. Certaines pièces faisaient songer aux brûlantes
improvisations d’Asmapour, le poète nomade de l’Afghanistan, qui erra,
sa vie durant, à la suite des bayadères et des musiciennes. Grisé par la
sauvagerie de ses poèmes, je confessai à Z. l’accablement que
j’éprouvais dans l’enfer organisé, méticuleux, utilitaire de la cité
moderne.

--Oui, dit-il, ici, les instincts primitifs portent muselière. On leur
lime crocs et griffes. On les mortifie, on les détruit savamment.
Souvent même, par un tour de force de dressage moral, on les transforme
en énergie bienfaisante. Moi, je les ai vus en liberté. Je les ai
entendus rugir allégrement vers la lumière... Eh bien, je ne sais s’ils
pèsent aussi lourdement qu’on le dit dans le plateau du mal. Ils
concourent, au même titre que la bonne volonté du balayeur ou du
policier, à réaliser cette espèce d’équilibre indifférent qui permet à
la vie de continuer. Je les crois beaucoup moins dangereux pour l’espèce
humaine que la pensée d’un philosophe ou le génie d’un inventeur.

Je me trouvais, le printemps dernier, à bord d’un petit vapeur qui fait
le service entre Java et Haï-Nan. L’équipage était malais et nous avions
des Chinois dans l’entrepont. Le capitaine était un Hollandais tout
rond, chauve et rasé. Trente-quatre ans à la mer et l’autorité
silencieuse des tout-puissants. Il mettait fin, d’un geste, aux
altercations entre coolies. Le dimanche, il officiait lui-même, dans le
salon, lisant la Bible sans plus de passion que le livre du bord et
s’agenouillant devant un fauteuil pour le _confiteor_. Si le moindre
bruit de vaisselle montait alors de la salle à manger, il se détournait
avec une petite torsion de la bouche, qui avait pour effet de précipiter
le _steward_ en bas des escaliers, porteur de menaces et de
malédictions.

Les demi-sang étaient nombreux, parmi les passagers. Ils se réunissaient
à l’arrière, au coucher du soleil, fumant, jouant, s’éventant. Deux
jeunes filles, longues et maladives comme des fleurs épuisées,
babillaient en un idiome enfantin. Des noirs timides, enroulés dans des
_battiks_ bruns, faisaient circuler des boissons. Un rayon oblique,
filtrant sous la tente, poudrait d’or tous les visages: les robes crème,
les teints safranés, l’épaule plus foncée d’une _babou_, le corps frêle
et convulsé d’un petit enfant jaune étaient pour moi le plus émouvant
des spectacles.

Je poursuivais une métisse de Soerabaya, qui me parlait un anglais
elliptique et rauque. Je la devinais continuellement traversée par de
silencieux orages, secouée par des rafales nerveuses, harcelée par des
jalousies, des susceptibilités, des colères. On la disait folle. Elle me
fuyait d’abord avec une aversion menaçante, puis, un soir, dans un
corridor, elle me donna ses lèvres et je l’emportai dans ma cabine.

Le paquebot était une véritable fournaise flottante. Un Américain
maniaque agaçait sans trêve une guitare au-dessus de nous... Je
l’entends encore! Cet air de danse, un absurde _one-step_, le même,
toujours, pendant des heures... C’était terrible. Cette musique
disloquée me remplissait de l’épouvante des cauchemars. A certaines
reprises de l’air, la brune forme humide ondulait et tremblait à mes
côtés, comme un serpent dans l’herbe... Oui, son étreinte dissolvait la
raison, dont votre triste monde ressue. Dans ce grand corps tendu comme
un arc, habitait une force inconnue, qui entraînait loin du réel...

Un jour, après le déjeuner, j’entendis chuchoter qu’il y avait un cas de
peste, parmi les Chinois de l’entrepont. En passant dans le couloir des
cabines, je vis, par une porte entrebâillée, une dame anglaise avec un
masque de coton sur le visage, immobile devant son lavabo, les mains
plongées dans une cuvette de sublimé.

--L’homme vient de mourir, me dit un matelot. On va le descendre tout à
l’heure.

Je me rendis sur le pont, où je fus rejoint par l’Anglaise.

--Il faut du salol, radotait-elle derrière son masque. On devrait faire
laver le pont au salol, les planchers, les corridors, tout le bateau.

Je vis le capitaine sortir de sa cabine, en veste noire. J’étais accoudé
au bastingage. La tige motrice du gouvernail frémissait sous mon pied.
Le paquebot stoppa sur une mer immobile. Un paquet gris jaillit de
l’entrepont et enfonça aussi doucement que dans de l’huile tiède. Les
machines se remirent en mouvement.

En bas, le second faisait établir des barrages de cordes et de planches,
pour empêcher toute communication avec les régions contaminées. Je
trouvai la métisse en train de guetter à travers une palissade.

--Tu n’as donc pas peur, lui dis-je?

Elle répondit dans son anglais baroque:

--_Me no fear death. Me ne fear nothingness before life. So, why fear
nothingness after life[2]?_

  [2] Je ne crains pas la mort. Je n’ai pas peur du néant qui précède
    l’existence. Pourquoi craindrais-je celui qui la suit?

Et elle collait son visage aux interstices de la palissade, avec une
expression de désir incompréhensible...

Le lendemain matin nous jetâmes l’ancre devant une côte basse où
luisaient, parmi la verdure, les toits d’un lazaret. Les officiers
sautèrent dans un canot: on ne les laissa pas aborder.

Au retour, le capitaine me confia:

--Le médecin a fait dire qu’il dormait. Je crois qu’il a peur. Les
ordres sont d’attendre.

La journée se passa dans l’expectative. Un vent de terre s’était levé.
Le paquebot virait autour de son ancre, sur une mer flamboyante. Le cri
rond de la brise s’engouffrant dans une conduite d’air, ou le battement
insolite d’un panneau faisait sursauter les nerveux, pendant la sieste.
Ils écoutaient de longues minutes, le cœur battant, assis dans leurs
couchettes.

A cinq heures, le capitaine, qui fouillait la côte avec sa jumelle, me
serra le bras:

--Tenez, fit-il vivement, voilà le médecin. Ah! c’est un brave,
celui-là!

Je vis un Chinois en robe noire qui se promenait sur la berge. Le
capitaine sauta dans un canot, mais on ne lui permit toujours pas
d’aborder. Il revint furieux.

--Douze heures que je suis aux ordres de ce macaque, grondait-il. Il
prétend qu’il attend des instructions. Il ne veut ni me laisser
continuer ma route, ni recevoir mes malades.

--Vous avez donc de nouveaux cas? demandai-je.

--Oui, mais gardez ça pour vous.

La nouvelle se propagea cependant. Certains passagers s’affublèrent de
masques en coton. On les voyait glisser sur le pont, pareils à des
fantômes sans visages et leurs voix semblaient sortir d’un édredon.
D’autres fumaient continuellement. La dame anglaise brûlait des herbes
nauséabondes en toussant. Les métis passaient de l’abattement à
l’hystérie du soupçon. Ils s’épiaient mutuellement. Ils n’osaient plus
manger ni boire. Le capitaine observait ces symptômes avec un mépris
goguenard.

--Si cette vermine échappe à la peste, me dit-il, elle n’échappera pas à
la peur. Vous, au moins, vous êtes un homme.

Je gardai le silence. Je ne pouvais m’expliquer. Je n’étais pas sûr de
ce qui se passait en moi. Mais le fait est que, loin de me terrifier,
cette présence du danger me causait une sorte d’excitation joyeuse.
J’éprouvais une émotion aiguë, inhumaine. Quelque chose, en moi,
préférait secrètement la destruction. Je n’étais pourtant pas fatigué de
l’existence; au contraire, je ne l’ai jamais si fortement goûtée que ces
jours-là. Je n’éprouvais ni sentiment de haine ni désir de vengeance.
Mes compagnons m’étaient indifférents. Leurs contorsions, quoique
répugnantes à observer, ne m’offensaient pas plus que les soubresauts
argentés des poissons dans la nasse. Ne me demandez pas de raisons. Mon
intelligence ne sait rien d’une passion qui comportait mon propre
anéantissement. Je sais seulement que malgré la logique, un grand _oui_
silencieux se prononçait en moi, quand j’envisageais notre perte à tous.

Cette nuit-là, vers onze heures, je surpris la métisse en train
d’écouter à la porte de l’office. Cette porte, dont le capitaine avait
pris la clef, communiquait avec l’entrepont. Je prêtai l’oreille. On
entendait le courant d’eau de mer qui balayait continuellement le
plancher. Un moment, il me sembla percevoir un faible nasillement de
souffrance, ou les bribes d’un délire fatigué... La métisse tenait ma
main. Ce contact me renseigna sur sa folie et sur la mienne. Je compris
soudain ce qu’elle voulait, dans ses colères, dans son incohérence et
jusque dans ses ardeurs. C’était une chose très simple, que les
civilisés ont désappris à vouloir: détruire. Que ce qui était ne fût
plus. Que ce qui osait exister autour d’elle pour son tourment,
substance vivante ou inanimée, fût désagrégé! Si le feu noir de ses yeux
avait pu allumer des incendies, je vous promets que le paquebot, les
passagers et moi-même eussions été transformés en fumée. Je comprenais
du même coup d’où me venait ce que le capitaine appelait mon courage:
sans paroles, par le simple abandon de son corps, elle m’avait
communiqué cette force tournée contre l’être.

Au déjeuner du matin, on apprit qu’il n’y avait pas de nouveaux cas,
mais que les vivres allaient manquer pour les Chinois. Ils s’étaient,
jusqu’à présent, résignés à leur sort; ils s’agitèrent dès qu’ils virent
diminuer les rations. Un jeune lettré, qui conversait parfois avec eux
derrière un barrage, nous avertit qu’ils en voulaient au capitaine.
_Tête-Rouge_--c’était le nom qu’ils lui donnaient--tenait des démons
enfermés dans la cale. Les démons s’étant révoltés et ayant menacé de
tout dévorer à bord, _Tête-Rouge_ les avait mis en liberté, à condition
qu’ils se contentassent de ravager l’entrepont. On avait aperçu l’un
d’eux, un tigre à longue crinière et à face blanche, qui se promenait la
nuit, avec des yeux étincelants. Si _Tête-Rouge_ n’augmentait pas les
rations, les Chinois lâcheraient le tigre parmi nous.

Le capitaine haussa froidement les épaules à ce récit. Sa colère était
tombée. Le lazaret, sur ses instances, envoya du riz et du poisson, par
un sampan. Tard dans la soirée, le nom du paquebot retentit dans un
porte-voix. Le médecin signalait que ses instructions étaient arrivées.
Nous devions faire route vers un port où nous subirions la quarantaine.

Au milieu de la nuit, comme nous fendions à toute vitesse la mer
accablée, en vue du bourrelet noir de la côte, un coup de feu claqua
dans l’entrepont. Le lettré parlementa du haut de la passerelle. Une
voix nasillarde lui expliqua qu’on avait tiré sur le tigre, qui venait
d’assaillir une nouvelle victime.

J’étais étendu sur le pont. Vers deux heures, nous entrâmes dans une
basse brume fixe qui, déchirée par l’étrave, se mit à palpiter en formes
fantastiques. Nous avions l’air de trancher dans un peuple de fantômes.
Je descendis me coucher.

Le matin, comme je sortais de ma cabine, un Javanais au sourire
équivoque me fit signe de rentrer. Le capitaine qui passait me serra le
bras, disant:

--Non, vous pouvez venir, vous.

Je le suivis dans la salle à manger où flottait l’odeur chinoise.

--Ils sont entrés cette nuit, me dit-il en désignant des restes de
nourriture. Tenez, ils ont raflé des provisions et se sont offert un
gueuleton sur la table.

Nous pénétrâmes dans l’office, qui avait été pillé. La porte de
l’entrepont était ouverte.

--La serrure est intacte, observai-je. Il faut donc qu’ils se soient
procuré la clé?

--Inconcevable! murmura-t-il. Mais il me semblait beaucoup moins surpris
qu’il ne voulait le paraître.

--A moins, suggéra-t-il en clignant de l’œil, que la porte n’ait été
ouverte de notre côté.

--Par qui?

--S’il y a quelqu’un à bord qui aime les plaisanteries... celle-ci n’est
pas mauvaise. Vous savez, il y a des chances pour que les têtes à queue
nous aient laissé autre chose que des détritus et des fonds de verres!

A ce moment, le second nous rejoignit, accompagné du lettré, qui venait
de causer avec ses compatriotes. Le jeune homme nous exposa leur version
sur un ton poli à l’extrême.

--Ils disent que ce ne sont pas eux qui ont ouvert la porte. Cette nuit,
vers une heure, l’étoile Ti se mit à rougeoyer, ce qui est un signe
néfaste. Et bientôt, le tigre à face blanche fit de nouveau son
apparition, terrassant un Chinois. D’autres esprits devinrent visibles.
Ils suivaient le bateau sans effort, tendant le cou entre la tente et le
bastingage. C’étaient probablement des Yao-Kouai (démons étranges), ou
bien les Koueï des noyés surgissant du gouffre et devenus malfaisants.
Les coolies délibéraient dans ce grand péril, quand ils virent la porte
de l’office s’ouvrir d’elle-même. Ils comprirent aussitôt qu’un esprit
charitable venait à leur secours. Ils décidèrent de pénétrer dans la
salle à manger et d’y attirer le tigre par l’odeur d’un festin. Une fois
là, pensaient-ils, il trouvera bien son chemin jusqu’à _Tête-Rouge_...
Actuellement, conclut le lettré, ils sont tranquilles; ils croient avoir
détourné le fléau sur nos têtes.

--Ils ne se trompent peut-être pas, remarqua le capitaine.

--Si j’ai bien compris, dit le second, la clé était dans votre cabine...
Alors, qui a pu...

Le capitaine me fixa tout à coup, avec cette torsion de la bouche qui
lui était habituelle, puis sourit, dans une espèce d’indifférence pleine
de savoir. Son regard et sa grimace suffirent à me communiquer sa
pensée. Je partis à la recherche de la métisse.

Je la trouvai étendue sur la bâche d’un des canots. Je montai m’asseoir
près d’elle. Nous dominions la tente; nous ne voyions plus du paquebot
que les mâts, les cheminées et la passerelle. Nous avions l’air de
glisser dans le matin, sur le bord d’une grande aile de toile claire. A
l’Orient, les champs de la mer, glacés de rose, se fondaient peu à peu
dans le flamboiement incolore du soleil montant. La jeune femme reposait
dans une détente voluptueuse, les bras abandonnés en arrière, un
_sarong_ brun épinglé à la taille, un _cabaya_ de soie jaune entr’ouvert
sur la peau. De ses yeux révulsés, je ne voyais que deux demi-lunes d’un
blanc bleuâtre. Je me penchai sur elle et laissai tomber une main dans
le creux d’ambre de ses seins. Nous fûmes quelque temps sans parler. Sa
chair était fraîche comme une roche humide. A la fin, elle dit avec
nonchalance:

--_Me do it... Me so well now... No more suffer... Me sleep all day[3]._

  [3] C’est moi qui l’ai fait... Je suis si bien maintenant... Je ne
    souffre plus... Je dormirai tout le jour.

En tournant la tête, j’aperçus le capitaine qui se dirigeait vers nous.
Je pensai pour la première fois qu’elle devait coucher avec lui. Comment
aurait-elle pu, autrement, entrer dans sa cabine et se procurer la clé?
Cette découverte me fut à peine désagréable. Le capitaine monta
s’asseoir sur le bord du canot et m’interrogea du regard. J’inclinai
machinalement la tête. Il se tut. Nous regardâmes ensemble la coupable:
elle s’était endormie. Vraiment, ce corps était innocent comme la
nature, quand elle reprend son sommeil, après une convulsion meurtrière.

Nous descendîmes sur le pont.

--C’est entre nous, n’est-ce pas? murmura-t-il.

Il marchait à mes côtés, sa grosse tête penchée, plissant parfois les
lèvres. Il finit par allumer un cigare. Je l’observais curieusement.

--Inutile de lui faire des reproches, reprit-il. Pas plus de sentiments
qu’un volcan ou un raz de marée.

Il me quitta, disant:

--J’ai des mesures à prendre.

L’après-midi, comme nous traversions une mer figée, pareille à une
immense cuve de mercure, un boy javanais qui avait nettoyé la salle à
manger tomba sur le pont. Il portait aux métis un plateau chargé de
boissons. Le rire enfantin d’une des jeunes filles tinta, puis s’arrêta
net: le boy ne se relevait pas. Son torse ondulait, nu sous sa veste
blanche. Les demi-sang se dispersèrent comme une bande d’animaux
effarouchés, en criant sur un ton comiquement aigu. Le noir fut emporté
sous une bâche.

--Hein? Qu’est-ce que je vous disais, ce matin? chuchotait le capitaine
à mes côtés.

Je le regardai. Son attitude était toujours aussi indifférente, mais je
le sentais agité par une lutte qui n’était pas contre la peur.

--Si je fais mettre cette... cette personne aux fers, reprit-il...
l’histoire de la nuit s’ébruitera. Les passagers perdront la tête. Alors
quoi?... La livrer aux autorités, en arrivant?... Peuh!... Comprendront
pas... Condamneront pas... La colleront dans un asile... Qu’est-ce que
vous en feriez, vous?

Je souris:

--Je crois que je la lâcherais dans la prochaine jungle.

--Je comprends. Moi non plus, je n’aime pas voir les bêtes en cage...
Peut-être parce que j’en suis une moi-même.

Dans la bouche de l’homme que j’avais entendu, quinze jours auparavant,
foudroyer un subalterne à propos d’un détail de service, ce langage
effrayait presque.

Nous approchions de la terre. Au coucher du soleil, une ville chinoise
devint visible. Des milliers de toits de tuiles vertes agglomérés autour
d’un port, ou disséminés parmi les mûriers et les champs de riz, au pied
d’une chaîne de collines. Nous hissâmes le pavillon jaune et gagnâmes un
mouillage à l’écart, entre une jonque et un cargo, marqués comme nous du
signe sanitaire.

Notre captivité commença. La ville s’étageait devant nous, tantôt vernie
par le soleil de midi, tantôt couronnée par des spirales de nuées
rousses; tantôt silencieuse, tantôt déchirée par les hurlements et le
vacarme sauvage du théâtre chinois.

On avait désinfecté notre paquebot, évacué nos malades sur un lazaret.
Les passagers reprenaient espoir. A aucun moment, cependant, ils ne
pouvaient se dire sauvés. L’épidémie s’amusait de nous. On se sentait
dépendant d’un fragile hasard. Quand le mal semblait s’oublier, une vie
s’effondrait brusquement, nous avertissant du possible.

Le capitaine avait renoncé à sévir contre la métisse. Il évitait de
reparler de son acte. Mais je le sentais préoccupé, inquiet de lui-même,
ruminant des pensées qui ne l’avaient jamais effleuré, pendant sa longue
vie de devoir étroit.

Un soir, nous contemplions sur la passerelle le panorama du port que le
couchant glaçait de pourpre. On voyait la foule couler dans les rues en
pente comme le grain hors d’un sac.

--Jolie ville, n’est-ce pas? murmura le capitaine. Il y a dix ans, je
l’ai vue flamber... Les Boxers s’en étaient emparés... L’incendie
formait un demi-cercle, des collines à la mer. Tout a brûlé dans un
secteur de deux kilomètres de rayon... Une colonne de fumée de quinze
cents mètres... L’eau à vingt-six autour de ma coque... Eh bien, quoi?
Ça a tout de même recommencé à grouiller.

Il s’arrêta pour suivre du regard deux lourdes jonques regorgeantes
d’humanité, qui sortaient avec la brise de terre.

--Si l’épidémie tient ce qu’elle promet, reprit-il, il y aura de nouveau
du déchet dans la fourmilière... Et puis, dans cinq ou six ans, tout
sera réparé... L’homme veut détruire... _Il ne peut pas_... Regardez
donc le beau coucher de soleil.

La ville prenait maintenant la couleur du dedans de l’orange. La brise
nous apportait l’odeur affaiblissante d’une génération de fleurs
blanches, écloses la veille.

--Oui, dis-je. La vie est plus forte que tous les désirs de mort.

Il ne m’écoutait pas. Il continua, déchiffrant pesamment sa pensée:

--Cette personne... Vous savez comme moi ce qu’elle voulait?... Eh bien,
qu’a-t-elle obtenu?... Y a-t-il, à bord, deux ou trois décès dont elle
soit vraiment responsable? Je n’oserais pas le jurer. Le boy qui avait
désinfecté la salle à manger, peut-être... Mais les autres?...... Pas de
preuves. Pas de certitude.

Cette constatation le mettait visiblement à l’aise.

--L’homme veut détruire... _il ne peut pas_, répétait-il.

--Ou du moins, repris-je, il détruit autrement qu’il ne voudrait... Vous
ne prétendez pas que cette personne n’ait rien détruit en vous?

Il rougit:

--Que voulez-vous dire?

--Si un autre qu’elle--un homme de l’équipage, par exemple--avait _sans
intention de propager l’épidémie_, mais par négligence, ouvert la porte
aux Chinois, voilà longtemps que vous l’auriez mis aux fers.

--C’est vrai, avoua-t-il.

--Vous voyez bien que si vous avez laissé la «personne» en liberté,
c’est qu’elle a détruit en vous des habitudes de discipline, de
préservation... tout un arsenal de vieux instincts utilitaires.

--Comment diable savez-vous cela? souffla-t-il. Il soupira profondément,
cracha dans la mer, et dit:

--Voyez-vous... quand on a passé sa vie à obéir, à commander, à
prévoir... il y a une tentation qui vous guette: celle de l’anarchie, du
désordre sauvage et meurtrier. Les instincts de cette femme sont ma
tentation. Sa folie me rafraîchit...

Il avait parlé très bas, d’un ton de complicité, un pli maladif au coin
de la lèvre.

--Quel mal y a-t-il à cela? murmurait-il. Quel mal y a-t-il à n’importe
quoi? Admettons qu’elle ait réussi à propager l’épidémie? Admettons que
nous y ayons tous passé, vous, moi et la clique jaune? Qu’est-ce que
cela pouvait faire? Quelle importance peut bien avoir la préservation ou
la destruction d’une poignée d’existences? de millions d’existences?
Hein?

Il tendait la main vers la ville dont la rumeur grandissait. La nuit
était apparue, comme un lourd drap bleu présent dans les hauteurs du
ciel et soudain révélé. Des centaines de lanternes s’allumaient sur les
quais. On eût dit un nuage de lucioles.

--Quand je pense que j’ai vu là un cimetière de cendres et de flammes...
un charnier plein de cadavres carbonisés... je me demande si je rêve...
Toutes ces vies gâchées... toutes ces vies remplacées... est-ce bien
_réel_?... J’en doute quelquefois.

--Vous n’êtes pas le premier, souris-je.

--Ah?

La métisse était venue s’accouder auprès de nous. Elle sortait du bain;
elle sentait l’ambre de Malabar et ces parfums épais dont les
courtisanes jaunes se transmettent la recette. Elle fumait, en nous
lançant des œillades sournoises.

Le capitaine m’écoutait, sans faire attention à elle.

--Il y a trois mille ans, disais-je, les Hindous ont pensé que
l’existence n’était pas une réalité, mais l’écoulement d’un songe.

--Ah! ils croyaient cela, les Hindous? Pas trop bêtes pour des nègres.
Et toi, ma fille, qu’est-ce que tu en penses?

C’était la première fois qu’il lui parlait aussi familièrement en ma
présence. Elle rit, étira ses bras nus où perlaient des gouttes de sueur
et tendit son torse à la brise. On eût pu interpréter son rire et
l’offre de sa chair comme une réponse au vieux doute aryen, mais elle
n’avait pas compris la question posée. Elle riait de pure joie animale.

Le capitaine me demanda je ne sais quoi à son sujet, alors elle nous
quitta. Les conversations prolongées l’inquiétaient. Elle ne pensait
pas. Elle n’avait jamais réfléchi sur elle-même. Elle savait donner et
prendre un bonheur bref et terrible; elle ne savait pas qu’en lui
demandant la volupté, certains hommes souhaitaient obscurément
davantage: abdiquer leur raison et se perdre dans l’océan des
transformations. Elle ignorait que des consciences très dissemblables,
mais également fatiguées, avaient puisé en elle le goût secret de la
mort. Elle ignorait même qu’une puissance dissolvante habitait son
corps...

Mais les puissances dissolvantes sont aussi des puissances créatrices. A
chaque désagrégation de la substance ou de la pensée, correspond un
enfantement. La débauche, le soleil et la peste étaient devenus, en moi,
poésie et désir de poésie. Je travaillais six heures par jour, dans une
fièvre magnifique. Ne croyez-vous pas que l’artiste ressemble à la
nature? Il fait de la vie avec la mort. Et même s’il aspire à la mort,
cela se traduit par un chant. Dans la parole qui réclame le néant, il y
a une palpitation de l’être. On rêve et l’on jette son cri, penché sur
ce qui peut vous engloutir... Oui, j’ai bien travaillé, pendant ces
quarante jours.

Il se tut. Nous quittâmes la brasserie où le froid nous relançait.
Dehors, c’était l’obscur midi du temps de bise. Une foule tendue, avide,
sûre d’elle-même, sortait des banques, des magasins et des bureaux. On
sentait que ces gens collaboraient à une œuvre qu’ils trouvaient sévère,
pénible, mais qu’ils ne discutaient plus, parce qu’ils la savaient bonne
et inévitable. Tous concouraient tacitement au grand effort organisé qui
leur paraissait la raison dernière, la réalité même de l’existence.

Je me rappelle qu’alors, Z. me serra le bras et dit:

--J’ai parfois l’impression que ces foules du Nord courent au suicide.
Elles se condamnent à produire, à vendre, à gagner, à supplanter...
Elles ont construit une gigantesque machine qu’elles ont baptisée
«civilisation», mais qui ne leur obéit déjà plus. Le jour où la machine
deviendra folle, quel cataclysme!

--Et après? répondis-je. La vie continuera tout de même.

--Sans doute... Mais, ajouta-t-il en souriant, vous parlez comme le
capitaine. Et nous ne sommes pas dans les mers de Chine.




L’AMI DES JAUNES


--C’est dommage, dit Lord Minto en contemplant la ville.

Il était debout, à l’arrière du vapeur qui venait de quitter Montreux. A
côté de lui se tenaient ses amis. Il y avait Mme de Mathos, la
Portugaise au babil incessant; petite figure nerveuse et fanée
qu’encadraient deux énormes perles. Il y avait Mme Braniano, la Roumaine
poitrinaire qui fuyait la mort de ville en ville, d’hôtel en hôtel. Elle
haletait continuellement. Parfois, sur son visage terreux, paraissaient
des ombres noires qui avaient l’air de venir du dedans. Elle pouvait
mourir d’un moment à l’autre. Il y avait Souloughian, un jeune Arménien
obèse, au geste mou, à la voix criarde et satisfaite. On l’appelait
Barrique-Pacha.

Ces oisifs allaient prendre le thé à Vevey. Ils rentreraient à Montreux
au coucher du soleil, s’habilleraient soigneusement, dîneraient à huit
heures, puis se rendraient au Kursaal. Aux chaleurs, ils quitteraient le
Palace pour un hôtel d’altitude. L’automne les verrait à Lugano, l’hiver
à Saint-Moritz et le printemps les ramènerait à Montreux. Ils vivaient
ainsi depuis trois ans que la guerre durait. Ils n’en parlaient pas,
sauf pour déplorer la baisse des changes. Ils parlaient chiffons,
aventures mondaines et régimes.

Mais Lord Minto portait une pensée.

--C’est dommage, répétait-il en embrassant du regard la baie, ce
merveilleux réceptacle de lumière. La ville étage ses hôtels et ses
villas jusqu’aux vignobles; au vert tendre des prés inclinés se
superposent les abruptes forêts de pins; plus haut, les alpages se
drapent d’une légère brume rousse et, en plein ciel, la tête sévère et
bronzée des Rochers de Naye, à peine délivrée du poids de la neige,
songe et respire.

Lord Minto venait d’expliquer à ses amis que les lignes du paysage, le
rythme des pentes, la gamme des couleurs étant purement japonais,
l’architecture européenne et les costumes des habitants irritaient son
sens esthétique.

--Mais ces pauvres gens, sourit Mme de Mathos en lorgnant des vignerons
occupés à sulfater leur vigne, ils ne le savent pas, qu’ils sont
japonais! Il faut le leur dire: peut-être alors se mettront-ils à bâtir
des pagodes.

Lord Minto restait grave. La mélancolie accentuait les deux sillons qui
encadraient sa bouche. Cette figure un peu hautaine était celle d’un
rêveur que rien, sinon d’identiques habitudes sociales, n’unissait aux
êtres frivoles qui l’entouraient. Il avait passé vingt années au Japon
et, à peine revenu en Europe, s’était senti contraint de réaliser
certaine grande idée dont il ne s’ouvrait à personne. Tout l’hiver, il
avait soigné son estomac dans un des sanatoria qui dominent le Léman de
quelque trois cents mètres. On l’avait souvent rencontré, par les
sentiers rapides qui serpentent à travers les bois morts, se penchant
sur les ravins plaqués de neige, étudiant les pentes violacées de
Chambabaud. On lui prêtait l’intention de bâtir dans ces parages. Pour
le moment, il vivait au Palace.

En revenant de Vevey, les passagers admirèrent le coucher du soleil. Des
teintes épaisses, ocreuses, purpurines se jouaient sur l’eau. Il
semblait que le vent du soir les poussât au fond de la baie, contre les
quais. Un bleu intense et uniforme coulait sur les Alpes de Savoie, et
dans le ciel, au-dessus des nuages de la Dent du Midi, se coagulait une
fine gelée rose.

--Comme ce serait beau! disait Lord Minto en désignant, sur la hauteur
de Glion, un grand hôtel dont les vitres se mettaient à flamber. A la
place de cette bâtisse, un temple en bois précieux, aux toitures
relevées... un temple bouddhiste à la lisière de ces bois!

--Je n’aimerais pas vivre dans un temple, moi, plaisantait
Barrique-Pacha. Pas de _lift_, pas de salle de bain. Et des bonzes pour
vous servir! Je préfère les Vaudoises.

C’est le lendemain que Lord Minto acheta son terrain.

Quelques jours plus tard, Mme Braniano mourut subitement. Elle avait
regardé danser le tango jusqu’à minuit, au bar du Palace. Elle
s’effondra dans un couloir, cracha du sang et s’éteignit dans son lit.
Comme elle laissait des dettes et n’avait pas de famille en Suisse, Lord
Minto pourvut aux frais de l’inhumation. Il la fit enterrer dans le
petit cimetière de Veytaux. Ce n’est qu’une terrasse, un arrêt de la
pente qui, de deux mille mètres, se précipite dans le lac. On y trouve
quelques tombes anglaises cernées par les bois de Chillon et les champs
parsemés de cerisiers. Il y en a un qui se penche au-dessus du mur, au
sommet droit de l’enclos. Un matin les marbriers posèrent une stèle sous
ses branches en fleurs. C’était un très vieil arbre, drapé de lierre. Il
bénissait de sa blancheur ensoleillée la pierre où n’étaient gravés que
ces mots: _Tsuyu no inochi._

--C’est du roumain? demandait à Lord Minto Mme de Mathos, venue visiter
la tombe de son amie.

--Non, du japonais. Cela veut dire: «La vie humaine est semblable à la
rosée du matin.»

Lord Minto avait annoncé, dans les salons du Palace, une causerie sur
l’Extrême-Orient. Comme il avait donné plusieurs dîners, convié
largement à ses thés, une centaine de personnes s’étaient dérangées pour
l’entendre. Il parlait sans éclat, avec la gravité un peu sourde du
rêveur qui ne peut dévoiler sa pensée sans émotion ni souffrance.

--Je me promenais hier dans cette ville, et mon cœur se serrait.
Qu’ai-je vu? Des bâtiments à plusieurs étages surchargés de moulages et
d’écussons, des églises trapues construites sans plus d’amour qu’une
grange, un vaste marché couvert gardé par deux sphynx frappés de
jaunisse. J’ai vu un lieu de plaisir appelé Kursaal dont la façade,
véritable cauchemar grec, n’est qu’un déploiement imbécile de frises, de
médaillons, de cariatides. Des acanthes indiscrètes y lèchent
d’écrasants chapiteaux; la matière, qui est le plâtre, s’y étire, s’y
bombe, s’y convulse comme la pâte de guimauve entre les doigts du
confiseur. J’ai vu bien d’autres choses encore... Des villas
«Renaissance» coiffées de clochetons en forme d’éteignoirs, entourées de
jardins «à la française», dont la symétrie mesquine peut seul satisfaire
le cerveau tyrannique d’un logicien d’arrière-boutique. J’ai vu des
toitures houleuses où les tuiles multicolores tracent des losanges, des
balcons en proie au délire, où le fer se courbe et se tord, des lucarnes
en forme de cœur surmontées d’urnes, des fenêtres couronnées de
mosaïques, des lampadaires-fleurs à six étamines... Ma surprise était
grande de constater que tant d’outrages au bon goût étaient faits avec
l’intention de séduire. En effet, bon nombre de ces édifices portaient
des écriteaux où je lisais: _Beau-Séjour_, _Joli-Mont_,
_Riant-Château_... Il s’agissait d’hôtels, vous l’avez deviné!

Et je me rappelais une autre promenade le long de la côte japonaise, mon
arrivée en _kuruma_ dans une auberge en bois de cèdre, mon repos sur des
nattes fraîches, dans une pièce vide et mon déjeuner de pousses de
bambou, devant le bleu confondu de la mer et du ciel. J’avais goûté là,
entre ces cloisons de papier, dans cette absence totale d’ornements, une
grande somme de bonheur et de beauté. C’est pourquoi je me demandais
hier, en arpentant ces rues, si tant de laideurs péniblement élaborées,
réalisées à grand prix, sont nécessaires à la vie de l’Occidental... Il
y a des endroits où je ne me serais même pas posé la question. Je
connais des sites condamnés, mesquins, dignes de subir les pires
châtiments architecturaux. Mais celui-ci! Peut-être avez-vous regardé la
nature, hier? A travers les branches, le songe bleuâtre des eaux
ensoleillées et des hautes montagnes vaporeuses était le même que
là-bas. Les nuages, dont les ombres sur le lac semblaient d’immenses
filets roses dérivant paresseusement, étaient pareils à ceux qui
enchantent le ciel japonais... Pourquoi donc cette malédiction de la
brique et du fer? Je plains les hommes qui n’ont pas su respecter les
hasards heureux de la terre... Je les plains pour ne pas les haïr.

Puis Lord Minto évoqua des paysages du Japon. Il décrivit les rizières
au pied des falaises vertes, le long de la mer, les jonques jaunes
endormies à l’ancre, les petits sanctuaires Shinto, blottis à l’ombre
d’une chute d’eau, ou sous un bouquet de plus, dans la solitude des
montagnes...

Dans l’âme versatile de son auditoire d’oisifs naissait un subit désir
de voyages.

--On voudrait partir, lui disait Mme de Mathos, en le félicitant.

--Ce n’est peut-être pas nécessaire, sourit-il énigmatiquement. Revenez
à Montreux dans un an: vous verrez.

Le printemps suivant, entre Veytaux et Territet, une habitation
japonaise cachait ses colonnes de bois, ses toitures relevées et ses
carreaux de papier au fond d’un jardin savamment composé. D’un pavillon
de porcelaine qui s’élevait au milieu d’un étang entouré de cèdres
nains, la vue remontait cette vallée abrupte que terminent en plein ciel
les Rochers de Naye. On voyait de là les flancs verts des montagnes se
presser comme pour s’unir, puis s’écarter, livrant passage à un torrent
caché. C’était une cascade de verdure, le moutonnement de millions de
têtes vertes et si l’on regardait les nuages, on découvrait, à
d’étonnantes hauteurs, la pente rase d’un pré hasardeux. Le torrent
traversait le parc sous une voûte d’acacias et son eau grise allait se
résorber et s’attiédir dans le lac. Des vérandas de l’habitation, une
vague d’iris et de roses semblait déferler sans cesse vers le bleu.

En juin, Lord Minto convia ses amis à une fête costumée.

On dîna tôt et l’on se répandit dans les jardins, à l’heure où la
pourpre envahit les hauteurs. Les Rochers de Naye avaient l’air d’un
éventail retourné suspendu à des nuées couleur de jacinthe.
Barrique-Pacha, qui avait affublé sa corpulence d’une robe chinoise en
satin jaune, déambulait sur le vert doré des pelouses. Les femmes,
déguisées en princesses de miniatures ou en geishas, s’agenouillaient au
bord du lac artificiel et suivaient des yeux d’étranges poissons aux
formes cruelles, qui fuyaient sous les reflets du ciel crépusculaire.

--Pourquoi cette pierre? demanda Mme de Mathos à Lord Minto, qui portait
un costume de samouraï.

--Parce qu’elle est belle, répondit-il.

--Et pourquoi est-elle belle?

C’était un schiste posé sur un tertre de gazon. Rien ne semblait le
différencier des milliers de schistes qu’on eût pu trouver dans les
déserts rocheux des montagnes vaudoises.

L’Anglais réfléchit un moment, puis dit:

--Parce qu’elle est irrégulière, peut-être. En Occident, nous ne
concevons plus la beauté sans l’ordre. Et l’ordre que nous exigeons des
choses, pour les trouver belles, est à notre image. Nous sommes
tellement envahis par l’idéal anthropomorphe, que peu d’entre nous sont
encore capables de discerner la beauté, là où rien n’évoque la forme ou
les sentiments humains. Toujours, nous souhaitons de retrouver dans les
lignes, dans les volumes, dans les mouvements de la matière une
correspondance humaine. La passion de la symétrie n’est que l’amour,
transporté dans la nature, de notre squelette ou de notre visage. Un
site, pour nous plaire, devra être «souriant», «terrible» ou
«mélancolique». On peut cependant admirer l’univers sans s’y chercher;
on peut concevoir la beauté sans ce vain et puéril rappel de soi-même.
Il existe d’immenses domaines esthétiques d’où l’idée d’un ordre, d’une
harmonie peut être bannie. Cette pierre nous est absolument étrangère.
Nous ne saurions, pour la qualifier, nous servir d’aucun mot qui
convienne à quoi que ce soit d’humain. Et pourtant, elle est belle...
Elle l’est pour moi... Elle le serait pour mes amis de là-bas.

A la tombée de la nuit, une musique étouffée tinta derrière un rideau
brodé de chimères et une danseuse parut sortir de la terre. Elle mimait
un fantôme; ses voiles gris erraient tristement à la recherche des
fleurs, des oiseaux. Elle cachait son visage pour pleurer la vie. Et
quand elle se retournait, son vœu était exaucé. Elle renaissait sous des
formes végétales. Elle était une liane, à peine balancée entre deux
bambous; elle était un pin solitaire, immobile au sommet d’une montagne,
un cèdre nain contourné par deux cents ans de torture, puis elle
redevenait fantôme et, affublée d’un masque hideux, armée d’antennes
menaçantes, elle mimait les rages d’un _gaki_ voué aux tourments du
«monde des esprits affamés».

Lord Minto jouissait en silence du spectacle de ses invités épars sur la
pelouse. Quand la nuit fut tombée, une nuit chaude, un peu brumeuse,
dans laquelle les montagnes grandissaient fantastiquement, des lanternes
s’allumèrent sous les feuillages et les kimonos de satin cramoisi, les
robes de soie verte ou de velours orange circulèrent sous des dragons,
des soleils, des poissons lumineux.

--N’est-ce pas que la vie est plus belle ainsi? demandait l’Anglais à la
générale Dean. N’est-ce pas qu’une telle vie doit être vécue?

--Oui. Elle doit être vécue _ici_.

La générale était une Irlandaise quadragénaire au teint diaphane, au
parler lent. Elle était devenue bouddhiste après avoir perdu son fils
aux Indes.

--Ah, vous, du moins, vous me comprenez, reprit Lord Minto. Je n’ose
encore dévoiler mes espoirs aux gens de ce pays. Mon idée heurtera tant
de préjugés! J’hésite à commencer ma campagne. Je compte pourtant les
séduire par la supériorité morale, hygiénique, économique du monde que
je voudrais créer. Mais à vous, je peux bien l’avouer: je ne cherche que
la beauté. Je veux réaliser ici la plus grande somme de beauté
possible... et peut-être aussi préparer l’avenir, poser un jalon. On m’a
dit que vous alliez faire bâtir une villa: promettez-moi de vous
adresser à mon architecte. C’est un artiste de Kyoto que j’ai attaché à
ma personne. Ses plans vous enchanteront, je le sais.

--J’irai le voir demain, promit la générale.

--N’avez-vous pas remarqué, continua-t-il en pressant la main de son
amie, que mon rêve est partout en train de se réaliser? Où va l’élite
européenne? Vers un Orient de plus en plus lointain. La vogue de l’art
russe n’est pas due au hasard. Déjà, nos musiciens et nos décorateurs
ont dépassé la Russie. Ils avancent en plein monde jaune. On tisse
maintenant certaines étoffes à la manière des Javanais. Je vous
montrerai des ivoires travaillés par un artiste français dans un style
purement chinois. Nous lirons ensemble la dernière sonate de S. Elle
n’est déjà plus intelligible aux Européens, mais je connais un
compositeur de Samarang qui y prendrait un subtil plaisir. Ne parlez pas
là de pastiche, de mode, de suggestion collective. Ces créateurs sont
poussés par un instinct irrésistible. Peut-être obéissent-ils aussi à
des pressentiments, à la nécessité de faire place à l’avenir. Les
artistes sont meilleurs prophètes que les diplomates. Les rêveurs sont
les grands réalistes du temps qui vient.

--Les croyants aussi cherchent leur Orient, murmura l’Irlandaise.

Un oiseau, trompé par la lueur orangée d’une lanterne, s’était mis à
chanter dans le bois de bambous.

--On a réalisé des rêves plus orgueilleux que le mien, reprit Lord
Minto. Certain empereur de la vieille Chine voulait que la surface du
sol, autour de sa capitale, offrît un coup d’œil semblable à celui
qu’offrent la voie lactée et les constellations voisines. Les villages
et les champs labourés devaient représenter les espaces sombres ou moins
lumineux de la voûte céleste. Les palais et les tours devaient figurer
les étoiles. Toute la région fut renouvelée suivant le plan du ciel.
Plus de huit cents demeures impériales et un nombre incalculable de
chaumières jalonnèrent ce firmament nouveau, que soixante-dix mille
familles furent appelées à peupler...

L’automne suivant, la générale Dean vivait dans une maison de bois aux
toitures délicatement ornées de dragons.

L’aspect de la ville et des hôtels irritait si fortement Lord Minto
qu’il se confinait chez lui, travaillant avec un secrétaire. Au début de
l’hiver, il commença sa campagne. Il avait annoncé une conférence
gratuite sur certaine «réforme nécessaire» qu’il s’abstenait de définir
plus clairement. Un public assez nombreux de petits bourgeois garnissait
la salle. On croyait entendre un orateur religieux, un de ces pasteurs
dissidents qui propagent le délire innocent particulier à leur secte.
Lord Minto s’était promis d’être _pratique_.

--Vous habitez des maisons de pierre, dit-il, qui coûtent dix mille
francs. Des maisons de bois en coûteraient mille. Vos chaussures
blessent vos pieds et vous les payez trente francs la paire. De simples
sandales de paille reviennent à trois francs et on y est plus à l’aise.
Je vous apporte le moyen d’améliorer vos meubles, vos vêtements, votre
nourriture, vos mœurs, vos croyances. Je ne vous demande pas d’y
renoncer du jour au lendemain, mais de les réformer lentement.

Le public ne s’étonnait pas. La semaine précédente, à un meeting
«adventiste», un prédicateur avait dépensé une verve bien plus menaçante
pour engager son auditoire à faire de chaque samedi un dimanche, suivant
la volonté expressément déclarée du Seigneur. Lord Minto paraissait
moins exigeant. A la fin de la conférence, un auditeur converti vint le
trouver.

C’était un ancien Évangéliste, vieillard au teint jaune, aux yeux
bridés, qui avait habité la Chine du sud. Il exposa qu’il se morfondait
dans un logement de la rue du Marché. Il regrettait le temps et le pays
de son apostolat. Il possédait un lopin de terre au-dessus des Planches,
près de l’entrée des gorges, et si vraiment les frais étaient aussi
modestes... Le réformateur le contemplait avec amour. Il l’invita, lui
fit raconter ses campagnes, lui envoya son architecte, et quelques mois
plus tard, les Montreusiens voyaient s’élever sur un terrain en pente, à
la lisière des bois de Glion, une sorte de petit temple aux carreaux de
papier. Lord Minto s’y rendait souvent, moins pour écouter les récits de
l’Évangéliste que pour voir l’humble construction briller doucement au
couchant, contre la montagne dorée.

Le reste de la ville l’irritait de plus en plus. Il avait eu beau faire
distribuer à domicile des milliers de brochures de propagande, ce peuple
arriéré persistait dans sa routine. Les mois passaient et Montreux
demeurait. Parfois, le rêveur prenait une barque et gagnait le large,
dans la brume qui voilait momentanément la cité obstinée. Son
imagination bâtissait alors ce qui aurait dû être, pagodes aux toits
d’émail, palais aux murailles couleur de sang, maisons de plaisir
accrochées aux rives à pic du Chauderon...

Un coup de bise déchirait le brouillard et, précis dans la froide
lumière du soir, apparaissaient les hôtels, les églises, les magasins
éternels! Lord Minto reprenait ses rames en soupirant. Il y avait un
point du lac d’où sa propre habitation, celle de la générale Dean et le
petit temple de l’Évangéliste semblaient se superposer. Il s’y rendait
parfois, isolant entre ses mains rapprochées cette perspective heureuse.
Mais depuis longtemps déjà, ces trois îlots de beauté ne comblaient plus
son cœur anxieux.

Il avait entrepris de convertir les hôteliers à son idée. La plupart
l’avaient éconduit, avec une politesse motivée par la notoriété de sa
grosse fortune. L’un d’eux, propriétaire de terrains à Territet, promit
d’essayer le style nouveau, pourvu qu’on lui garantît les frais de la
construction. Lord Minto lui avança vingt-cinq mille francs et vit
bientôt surgir de terre un châlet suisse. Furieux d’avoir été dupé, il
intenta un procès en restitution, le perdit et se trouva, malgré lui,
actionnaire d’une «pension Joli-Site» vernie comme un jouet.

Sa grande haine, c’était le Kursaal. Il avait proposé à la direction de
le remplacer par un bateau de fleurs, une vaste jonque dans laquelle on
aurait trouvé des salles de jeu, des salons de thé, un théâtre japonais.
Il offrit une subvention de cent mille francs, à condition qu’on rasât
la hideuse bâtisse. Le Conseil d’administration, composé de madrés
Vaudois, accepta la jonque sans s’engager à la démolition. Au moment de
signer, Lord Minto déchira le contrat.

Il se rabattit sur le syndic. Celui-ci, qui rêvait d’orner Montreux d’un
jardin zoologique, ramenait tout à sa marotte. Si Lord Minto voulait
faire les frais de l’établissement, il serait libre d’en dresser les
plans. Soit! Il y aurait un pont de faïence, des arbres nains, les
animaux seraient logés dans des cabanes-bambou et la girafe habiterait
une pagode. Quant à la ville, peu importait au bonhomme qu’elle devint
arabe, chinoise ou persane. Ce qu’il voulait, c’était son jardin!
Incapable de l’arracher à cette conception mesquine, Lord Minto brisa
les pourparlers.

Il cessa de fréquenter ces Occidentaux endurcis et passa l’hiver dans sa
maison. Entre l’architecte, l’Évangéliste, à qui l’on enfilait une robe
de soie bleue dès le vestibule et la générale Dean, qui contait des
légendes bouddhistes, il vécut des heures apaisantes. O-Kamé, la jeune
femme de l’architecte, paraissait quand on l’en priait, servait le thé
avec une grâce enfantine et chantait volontiers d’une faible voix
nasillarde, en s’accompagnant sur le kotto. Ainsi confiné, le rêve
oriental devenait vrai, facile, heureux. Mais il ne fallait pas aller
voir passer les demoiselles de magasin sur la route, derrière la
clôture, ni entendre se défier les ivrognes, le samedi soir. Une simple
visite à la tombe de Mme Braniano comportait d’insupportables offenses.

Le printemps ramena les amis. On entendit de nouveau le bavardage un peu
rauque de Mme de Mathos, sur la terrasse du Palace; on revit la
silhouette monstrueuse de Barrique-Pacha, roulant à petits pas sur les
quais. Les promenades s’organisèrent. La première fois que Lord Minto
sortit de chez lui, sa haine contre les maisons le surprit. Chacune lui
semblait un vieil ennemi. Il avait cru les oublier, pendant ces trois
mois de réclusion: il s’apercevait que leurs laideurs, leurs ridicules
saignaient en lui comme des plaies ouvertes. On le trouva changé.

--Vous devez être malade, lui dit Mme de Mathos. Venez avec moi, faire
la cure de Ragatz.

--Impossible, murmura-t-il en promenant sur la ville un regard de
captif.

--Qui vous retient ici?

--Mon travail... J’ai entrepris une grande œuvre... et je rencontre de
telles difficultés...

Il allait dévoiler son idée, mais _travail_, _difficultés_, ces mots
rebutaient déjà. On parlait d’autre chose. Barrique-Pacha détaillait de
sa voix criarde une recette de _mohalebis_ qu’il voulait inculquer au
chef du Palace.

Lord Minto éprouva pour ses amis une répulsion soudaine. «Ils sont
lourds, grossiers, sensuels, pensait-il. Et leurs vêtements! C’est
certainement pour me tourmenter, qu’ils s’habillent ainsi!» L’Arménien
portait un costume de sport à carreaux. La Portugaise, tout en satin
blanc, montrait un cou bruni par le soleil de l’Engadine. Ses perles
allongées aux oreilles, un monticule de plumes blanches sur les cheveux,
elle semblait quelque oiseau étrangement bavard et agité. Lord Minto
évoquait les figures sévères des anciens samouraï, leurs robes
délicatement brodées, leurs paroles rares, leurs manières nobles. Son
mépris augmentait pour ces fantoches. «Je ne supporterais plus de les
voir chez moi,» se disait-il.

Il cessa de les fréquenter. Il traîna son printemps, solitaire, accablé
de tristesse, par les sentiers de Veytaux et les bois de Chillon. Il
sortait de bonne heure, s’arrêtait sous un cerisier en fleurs planté au
bord du chemin comme une ombrelle blanche déchirée et se récitait
quelque _tanka_. Les quatre vers précieux, qui évoquaient le charme
d’une heure semblable vécue par un poète, de l’autre côté de la terre,
le consolaient un instant. Il écoutait les herbes hautes et les ciguës
bourdonner du labeur des insectes; il regardait les montagnes de Savoie
se velouter sous le ciel plus lourd; il s’asseyait sur un banc. Il ne
pensait à rien; il se répétait machinalement des mots de là-bas, des
noms de lacs, de villages, et quand le pas d’un promeneur criait sur les
pierres, il plongeait son visage dans ses mains, pour ne pas voir un
homme en veston.

Au mois de juin, l’agitation le reprit. Il rédigea des proclamations,
arpenta la ville en tous sens avec son architecte, dressa des plans,
nivela, abattit, réédifia par la pensée des quartiers entiers.

--Il faut agir, répétait-il à la générale Dean. Si je continue à me
désoler en silence, rien ne changera.

--Mais tout change, répondait l’Irlandaise, de sa voix claire et
traînante. Tout change suivant un rythme naturel auquel vous ne pouvez
substituer celui que réclame votre esprit. Chaque heure achemine les
formes vers leur accomplissement, qui est le néant... Tout homme animé
du désir d’accélérer ou de ralentir cette marche prouve par là qu’il n’a
pas compris la loi. Cette cité que vous détestez... elle ne me gêne
plus. Elle me paraît si éphémère! Soyez tranquille, elle passera.

--Plus vite, murmurait Lord Minto. Plus vite.

Il se demandait, à part lui, si son amie, sous des dehors éternellement
apathiques, ne complotait pas _avec eux_. Car il était persuadé
maintenant que les hôteliers, le directeur du Kursaal et le syndic
s’entendaient pour tenir ses projets en échec. C’étaient eux, il le
savait bien, qui, par une habile contre-propagande, entretenaient la
lourdeur de l’esprit public. Eux seuls mettaient obstacle à la grande
transformation. Mais le jour où il aurait prouvé qu’il n’avait pas peur
de l’action, ils s’avoueraient vaincus. Une fois délivrée d’eux, la
population _comprendrait_ et tout s’accomplirait.

En attendant, ses rêves, qu’il avait pris l’habitude de noter,
devançaient l’inerte réalité. Qu’ils fussent voilés de symboles
hypocrites, ou directs comme ceux des enfants, tous témoignaient du
profond désir qui l’emplissait. Certains, expliqués par l’analyse,
eussent pu révéler des causes de son mal insoupçonnées: il ne se pensait
pas malade. Son idée lui paraissait naturelle, nécessaire. Il ne la
mettait plus en question.

Quant à ses souffrances, au lieu d’en chercher la raison en lui-même, il
la trouvait dans l’obstination avec laquelle les hommes persistaient
dans leur être haïssable.

Plus tard, en examinant ses cahiers, les médecins émirent des hypothèses
singulières. Il les repoussa avec indignation. Ses mœurs étaient pures
et il ne savait pas qu’on peut vivre innocemment, en abritant dans son
cerveau le fantôme d’un monstre ignoré.

L’avant-veille du malheur, il se promena dans le quartier des Planches,
à l’entrée des gorges du Chauderon. C’était là, sur les berges du
torrent, qu’il comptait établir les maisons de plaisir. Il les voyait,
s’étageant des deux côtés de l’eau bouillonnante, sonores de chants et
de cris d’ivrognes. Il discernait, dans l’encadrement des portes, les
faces rondes et blafardes des hétaïres, leurs tuniques de soie bleue et
leurs ornements miroitant au soleil.

Le lendemain matin, il nota ceci, qu’il venait de rêver: «Je suis dans
une rue silencieuse, entre des murs clairs. Je cause avec un _coolie_
robuste; ses bras sont nus, musclés; l’un d’eux porte une tache
noirâtre. Il me montre le plan d’une contrée au bord de la mer; il y a
des villages aux noms chinois. Je dois connaître ce pays. Nous marchons
en causant, et nous arrivons dans une impasse: deux pans de mur d’un
rose fané, dont l’un est légèrement en retrait. L’autre est décoré d’une
espèce de guirlande, peinte à la fresque. Il n’y a plus moyen d’avancer.
Mais mon guide, en souriant, me montre une fissure le long de la
guirlande, y insère ses doigts souples et ouvre une porte secrète.

--Faites attention, dit-il, c’est une maison.

Je m’informe avec timidité. Aussitôt une voix horriblement pénible,
éraillée, crapuleuse, annonce: «deux Tommies» et un domestique de
lupanar chinois apparaît. Il présente une particularité inquiétante: son
visage luit sous une couche de blanc gras. Il annonce de nouveau: «Une
femme. C’est une étoile!» et je vois sortir une créature disgracieuse au
visage coloré, aux traits marqués, vêtue d’un costume tailleur gris. Je
pense: «Toujours la même déception, dans ces maisons.» Nous rebroussons
chemin, mon guide et moi, mais la rue se met à monter. Nous gravissons
maintenant des degrés sous une voûte. Tout à coup, dans la pénombre,
apparaissent deux enfants. Ils descendent vers nous. Ils ont
d’abondantes chevelures blondes et une profusion de linge de dessous,
d’où sortent leurs jambes nues. Ils sont gracieux, équivoques et leurs
visages brillent, maquillés au blanc gras comme celui du domestique. Je
me mets à trembler et je demande à mon guide: «Comment? Est-ce qu’ils
appartiennent aussi à la maison?»--«Oui», me répond-il en souriant
toujours. Réveil.»

Dans la journée, Lord Minto manifesta une grande agitation. Il lui
fallut choisir l’emplacement d’un futur théâtre. Il harcela son
architecte, lui fit modifier ses plans et décida finalement que le
monument s’élèverait «là-haut, à la place de ce hideux hôtel à
tourelles, qui déshonore la montagne de Glion.»

--Je veux un théâtre, ajouta-t-il, qui soit comme un temple. On y
accédera par d’immenses escaliers montant en ligne droite à travers la
forêt. En ligne droite, vous entendez? Si les rochers vous gênent, vous
les ferez sauter. Je veux, toutes les cent marches, une terrasse
ombragée de cèdres et de mélèzes. Sur la dernière terrasse, des chimères
de jade seront accroupies et le portique du théâtre apparaîtra,
entièrement doré. Les toits, les clochetons, les dragons, je veux que
tout ait l’apparence de l’or. Je ne tolérerai pas une parcelle de bois
ou de métal qui n’ait l’apparence de l’or. Allez faire votre plan.»

Il sortit. Le lac roulait une houle d’émeraude éclaboussant les quais.
Dans le ciel, déchiré par un récent orage, les montagnes se dressaient,
nettes, proches et brillantes. Des verdures lavées, des rosiers écrasés
par la pluie, la chaleur évoquait un brusque arome. Il semblait vraiment
que ce pays attendît le complément de splendeur et de grâce que le
rêveur voulait lui conférer.

--Patience, murmura-t-il sur le seuil de sa propriété. Encore un peu de
patience.

Il gagna la ville. Au détour d’une des ruelles qui conduisent vers les
gorges, il aperçut, devant lui, dans un tourbillon de poussière, la
forme bien connue de Barrique-Pacha. Mais à sa grande surprise,
l’Arménien portait la robe chinoise de satin jaune qu’on lui avait vue
l’année précédente, à la fête costumée. Lord Minto pensa: «Il se moque
de moi,» et pressa le pas pour dire son fait à l’insolent. Celui-ci
montait lentement, emplissant la ruelle de sa corpulence, oscillant
entre les murs comme un absurde monstre doré.

--Hulloa, Souloughian! héla Lord Minto.

Au lieu de s’arrêter, le mauvais plaisant se retourna, sourit d’un air
gouailleur et disparut dans la cave d’une maison aux volets clos. La
porte verte s’était refermée sans bruit. L’Anglais appela, frappa en
vain... Des enfants qui jouaient bruyamment dans la poussière s’étaient
tus. Il descendit conter l’incident à la générale Dean. Il était
violemment irrité.

--Je n’étais pas sûr que Souloughian fût affilié à leur bande; à
présent, j’en ai la preuve. Et j’ai pénétré leur tactique: ils veulent
tuer mon idée _par le ridicule_.

--Mon cher Lord, protestait la générale, vous vous êtes trompé,
Souloughian est à St. Moritz. Lady Cole-Hamilton m’écrit ce matin
qu’elle a pris le thé avec lui.

--Impossible, murmura-t-il. Je l’ai vu. Et... et... je ne suis pas seul
à l’avoir vu... Il y avait des gamins qui se moquaient de sa robe jaune.

L’Irlandaise se tut. Un peu de rose affluait à ses joues fanées,
décelant son émotion.

--Rentrez chez vous, prononça-t-elle enfin. J’irai vous voir ce soir,
quand la chaleur sera tombée.

--Je ne suis pas vaincu, dit-il en la quittant. Je n’ai même jamais été
plus près du triomphe. Ils ont abattu leur jeu: tant mieux. Moi aussi,
j’abattrai le mien.

Il rentra, comme de nouveaux orages s’amoncelaient sur la Savoie. Il
pénétra sans s’annoncer dans l’appartement de son architecte. Ce dernier
était sorti, mais on grattait du kotto dans la chambre à coucher. Lord
Minto fit glisser la cloison de papier et se trouva devant O-Kamé qui
étudiait, accroupie sur sa natte, baignée de la lueur cuivrée du soir
menaçant. Elle se leva, rougit, salua, surprise de l’impolitesse. Il la
dévisagea longuement, puis s’approcha d’elle et lui dit, presque à
l’oreille:

--Vous êtes... comme une enfant, O-Kamé. Je... j’aime beaucoup les
enfants.

Avant qu’elle sût ce qu’elle devait répondre, il avait disparu.

Il ne se montra pas à table. Les domestiques le cherchèrent vainement au
jardin. Vers huit heures, l’architecte et sa femme achevaient de dîner,
quand une servante vint les prier de sortir sur le perron. Un coussin de
nuages noirs pesait sur la tête des Rochers de Naye. Le vent était
tombé. Le lac brisait toujours, éclaboussant d’eau tiède les promeneurs
du quai. La plupart s’étaient arrêtés, les yeux levés sur Glion. On
voyait un ballon de fumée se gonfler au-dessus d’un hôtel et monter
légèrement dans le crépuscule. O-Kamé, qui était cultivée, songeait à la
mésaventure de Hong, le gouverneur du Palais Impérial, laissant échapper
le roi des démons sous la forme d’une vapeur noire.

--Il y a le feu au Majestic, dit l’architecte.

De courtes flammes apparurent bientôt le long du toit qu’elles se mirent
à grignoter, comme des centaines de petites dents rouges.

Là-haut, une grande confusion régnait. Le feu ayant pris au grenier, on
sauvait le mobilier des étages supérieurs; lits, armoires, chaises
longues se fracassaient sur la pelouse. Un triple cordon de curieux et
de sinistrés commentait la défenestration. En un quart d’heure, la
toiture fut dévorée. Les poutres, qui dessinaient encore en arêtes de
feu les contours détestés des tourelles, s’abîmèrent elles-mêmes dans la
fournaise. Des matériaux carbonisés s’abattaient autour de l’hôtel. Les
volets flambaient comme de la paille. L’air, en s’engouffrant, étirait
les flammes du brasier intérieur. Parmi les gerbes d’étincelles, les
planchers s’effondraient dans un gouffre d’or.

D’un bosquet de rosiers, Lord Minto regardait. La fraîcheur du lieu, les
premières gouttes de la pluie et surtout le spectacle de la destruction
le rendaient parfaitement heureux. Dans le tourbillon de feu qui
tournoyait contre les plafonds, il cherchait des formes de démons
orientaux. L’œuvre était commencée. Que pouvait-il désirer de plus?

On l’arrêta vers dix heures. On l’avait vu dîner au restaurant, prendre
l’ascenseur et se diriger vers l’étage des domestiques, un cigare à la
bouche. Il refusa de répondre aux questions des policiers.

Dans le sanatorium des environs de Bâle où la générale Dean l’avait
conduit, un médecin le fit longuement parler, non sur son acte récent,
mais sur des faits du plus lointain passé. Lentement, avec douceur, au
jour cru d’une cellule nue, on fouillait dans la poussière de sa
première enfance.

Quand le docteur, penchant la tête en arrière et fermant à demi les
paupières, suspendait son travail d’exhumation, Lord Minto revenait à la
justification de son idée:

Les peuples d’Europe sont en train de s’anéantir dans une mer de sang.
Croyez-vous donc que les Orientaux ne profiteront pas de cet
affaiblissement pour menacer leurs anciens oppresseurs? Les obtus
habitants de ce coin de terre ont refusé d’adhérer pacifiquement aux
formes, aux couleurs et aux pensées du plus extrême Orient. Des hordes
jaunes les imposeront un jour par la force à leurs descendants, après
d’effroyables massacres. Je ne doute pas que vous n’en soyez convaincu.
Alors, par quelle aberration donnez-vous raison aux aveugles contre les
clairvoyants? Pourquoi me retient-on ici? Est-ce pour avoir prévu et
devancé le cours inéluctable des destinées? Ou simplement, parce que la
beauté n’étant plus supportable dans cette Europe agonisante, toute
atteinte à la laideur y est considérée comme un crime?

Le médecin évitait de le contredire.

--Il est dangereux, répondait-il seulement, que les prophètes et les
artistes aillent en liberté. Mieux vaut les tenir pour fous, car ils
inquiètent la conscience des gens raisonnables. Et où irait-on, si ces
derniers venaient à douter d’eux-mêmes? Restez avec nous. Au lieu d’un
sol rebelle, vous aurez tout cet espace du ciel, pour édifier vos cités
orientales. Le cerveau d’un poète peut créer plus de beauté que les
outils d’un maçon et les nuages du couchant sont, pour construire des
rêves, une base aussi ferme que les collines de Montreux.




LE COL


L’automne tardait. Nous étions quatre à l’attendre dans ce petit hôtel
des montagnes valaisannes: un professeur de Lausanne, une jeune fille de
Kharkof, son frère et moi.

Déjà décroissaient dans les champs les stridulations des sauterelles,
mais un beau temps continu estompait les glaciers d’une gaze légère.

Nous faisions des courses qui nous retenaient plusieurs jours loin de
l’hôtel. Les retours étaient délicieux. On sommeillait des heures dans
le verger en pente où le regain fauché sentait fort. Les sauterelles
semblaient de minuscules éventails rouges volants. Le chalet craquait de
chaleur. La jeune Russe jouait sur le foin de la grange avec une chatte.
Dans le pays désert, les après-midis n’étaient qu’un long silence. A
peine si, du village, montaient un accord fêlé d’accordéon ou le
gémissement d’un petit enfant.

Mais cette paix accumulait en nous des énergies nouvelles. Quand, après
deux jours de repos, nous levions les yeux vers les derniers alpages
roux qui profilaient leurs pierres foudroyées et leurs gazons brûlés sur
le bleu du ciel, nous ne pouvions plus tenir en place.

Nos capacités de grimpeurs étaient bien différentes: le jeune Borovkine
était un joyeux colosse qui dévorait les montagnes avec une passion de
sauvage. Sa sœur, un être inquiet et sensitif, nous accompagnait surtout
pour le surveiller. M. Belliard, un prudent alpiniste, prenait plaisir à
refaire--assez lentement--quelques-unes de ses plus belles courses.
Quant à moi, je parcourais les hauteurs en flânant, peu soucieux du but
à atteindre. Nous avions pour guide un chasseur de bouquetins dauphinois
appelé Fortier.

Le 15 septembre, Borovkine projetait une longue excursion. Des journées
de glacier dans le massif du Mont-Blanc, deux nuits dans les cabanes et
une escalade des plus sérieuses.

Depuis la veille, une brise piquante poussait dans le ciel pâle des
nuages cotoneux qui s’amoncelaient sur les cimes. Fortier disait:

--Le temps est là.

Il fut convenu que nous partirions ensemble, pour nous séparer à la
cabane de Saleinaz. Borovkine ferait son ascension avec le guide, et M.
Belliard, qui connaissait la région, descendrait avec nous sur
Praz-de-Fort.

Dès le départ, il fut évident que Mlle Borovkine nous gênerait. Son
frère prenait de l’avance en chantant. Nous le voyions gravir ces
alpages fauves qui semblent un immense pelage de bête, jeté sur la
montagne au hasard des plis. Sa voix emplissait le soir d’une large
mélopée.

--Le tyran! plaisantait sa sœur en montant péniblement. Le bourreau! Il
me tuera!

Elle arriva longtemps après nous à la cabane d’Orny, soutenue par
Fortier qui maugréait.

Le soleil se couchait. Des nuages roses montaient et descendaient le
long des cimes, promenant sur les névés roses leurs ombres roses. Un
dôme de glace, crevant ce matelas de nuées, rosissait à son tour en
plein ciel libre, mais sur les basses falaises noirâtres, l’adieu du
soleil devenait violet. Une arête de rocher, longue et crochue, toute
frangée de brume, fumait comme une échine en sueur.

Devant la cabane, Mlle Borovkine haletait un peu.

--Allons, petite sœur, du courage, sourit son frère. Une fois à
Saleinaz, tu pourras te reposer deux jours si tu veux.

Le souper fut gai. Borovkine raconta son ascension au Cervin et comment,
à la descente, il s’était laissé glisser le long des câbles de fer en
criant: «Ascenseur! Ascenseur!» au grand ébahissement de ses porteurs.

Le soir, je fumai assez tard, sur une pierre plate, avec le guide.

--Nous n’irons pas vite, demain, fis-je en lui offrant du tabac.

--Ma foi non. J’aimerais mieux faire passer la glace à ma mère-grand.
Faudra se lever plus matin que la lune pour être sur l’autre bord avant
le mitant du jour.

Et il ajouta dans son patois:

--_Bougri di séroulète[4]._

  [4] Petite sœur.

Ce fut une lente et rude journée. Nous prîmes tout de suite la corde,
moins par prudence que pour régulariser notre allure. Mais il fallut
bien adopter celle de Mlle Borovkine et midi nous surprit parmi les
déserts neigeux du plateau de Trient.

Nous dérivions sur une mer de vaguelettes cristallisées. Au sommet de
chacune s’érigeait un petit organisme compliqué de pointes inclinées
dans le sens du dernier coup de vent. Ce monde aigu et transparent
volait en éclats sous les pieds; nous avions la sensation énervante
d’écraser indéfiniment du cristal.

Borovkine ne chantait pas. Je crois qu’il avait pitié de sa sœur, qui
trébuchait sans se plaindre. Au passage de la fenêtre de Saleinaz, elle
s’endormit sur une pierre tiède, pendant que Fortier taillait ses
marches. Celui-ci ne voulut pas attendre.

--Deux pieds de neige molle, voilà ce qu’on trouve à la descente, quand
on emmène les _dzoennas_[5], maugréa-t-il.

  [5] Jeune fille: patois valaisan.

De fait, il était trois heures et nous enfoncions plus haut que les
genoux. Nous peinions machinalement dans ces blancheurs gluantes, les
jambes transies, les yeux brûlés. De temps à autre, l’un de nous
plongeait jusqu’à la ceinture dans une crevasse cachée.

Au milieu du glacier, Mlle Borovkine s’agenouilla dans la neige.

--Je ne peux plus, gémit-elle.

Elle secouait la tête comme un animal tombé. Son frère lui fit boire une
gorgée de rhum. Nous attendions en silence. Il y avait, tout près, une
crevasse à découvert. De sa gueule verdâtre sortait un bruit
inexplicable, un râle en deux temps, comme d’une bête qui aurait agonisé
au fond du glacier.

La jeune fille parut tout à coup terrifiée.

--Ne restons pas ici, dit-elle. Marchons!

Nous repartîmes, son frère la soutenant, malgré l’avis de Fortier qui
criait:

--A la file, s’il vous plaît. Et tendez la ficelle!

A la cabane de Saleinaz, que nous atteignîmes vers la fin du jour, elle
se laissa choir sur le gazon sec et s’enroula dans une couverture. Nous
lui portâmes du thé qu’elle but sans mot dire.

Au couchant, le cirque de glaciers s’était comme resserré autour de
nous. Des brumes, pareilles à des flammes blanches, s’élevaient du fond
des vallées. Le zénith se matelassait de nuages réfléchissant
d’arrière-lueurs jaunâtres. Dans le tiède suspens de l’heure, les chutes
de pierres sonnaient mat et sans écho.

Au milieu de la nuit, nous entendîmes parler le russe. La jeune fille
semblait supplier Borovkine avec insistance. Il répondait à peine, d’un
ton fâché. Fortier intervint:

--N’attisez point votre frère, Mam’zelle. Qui veut grimponner sur la
montagne, il faut qu’il ait son plein de sommeil. Et il ajouta dans son
jargon:

--Adieu la paix, _embé les fumelles_[6]!

  [6] Parmi les femmes.

Nous somnolions, M. Belliard et moi, quand les alpinistes quittèrent la
cabane.

Vers huit heures, nous fîmes le thé. La jeune fille avait un fort accès
de fièvre. Nous lui proposâmes d’attendre qu’elle fût remise pour
descendre, mais elle refusa.

Un vent saccadé commençait à assaillir les pierres. Nous pensions à
Borovkine. Nous le savions incapable de rebrousser chemin, en cas de
mauvais temps, et la cime qu’il voulait gravir s’était déjà voilée d’une
ceinture de brouillards. S’élevait-il dans une paisible opacité
mouvante, ou parmi les assauts d’une tempête de neige? Nous n’en
pouvions décider.

Sa sœur semblait indifférente à toute éventualité. Elle reposait sur le
foin, sans regarder les montagnes, ni prêter attention au ronflement des
rafales.

A dix heures, elle se déclara prête à partir. Elle descendait lentement,
silencieuse et prostrée. Nous fîmes halte au passage des chaînes, et
j’eus l’impression que ce que j’avais pris pour l’insensibilité de
l’extrême fatigue, était peut-être l’accablement de je ne sais quel
désespoir.

Nous avions laissé le mauvais temps très haut derrière nous. Nous
voyions, en levant la tête, un singulier nuage, transparent et furieux,
qui tourmentait les cimes, mais nous avancions à l’abri du vent, dans la
demi-obscurité des forêts de mélèzes.

Comme nous nous accotions une minute contre un énorme bloc moussu, la
jeune fille dit à voix basse:

--Je ne me marierai pas... Je ne me marierai jamais.

Nous sourîmes sans avoir compris.

La forêt nous parut interminable. Mlle Borovkine marchait devant nous,
avec cette espèce de brutalité automatique des organismes épuisés. A un
moment, elle accéléra le pas d’une manière incompréhensible et me lança,
par-dessus l’épaule:

--Cela devient tout à fait facile!

Pour la première fois, j’échangeai un regard inquiet avec M. Belliard.

--J’ai peur... chuchota-t-il en se touchant le front.

Au sortir de la forêt, il n’y eut plus de doute à avoir sur les
conditions dans lesquelles Borovkine et son guide effectuaient leur
escalade. Une chevauchée de nuages noirs piétinait les cimes. Un orage
grondait à leur base. Au milieu, les glaciers verdâtres pendaient
sinistrement. Les salves du tonnerre emplissaient la vallée. De temps à
autre, un éclair projetait sur la glace des lueurs d’acétylène.

--C’est trop absurde, s’irrita M. Belliard, à l’idée que nos compagnons
étaient accrochés à ces murailles verticales.

Nous suivions machinalement des yeux leur trajet présumé, quand Mlle
Borovkine tendit la main vers la montagne.

L’orage s’était en quelques instants dilaté dans l’espace. Il tonnait
tout près de nous, mais la foudre semblait s’acharner sur une entaille
de la paroi; une sorte de haut passage entre deux précipices. C’était le
point que nous désignait la jeune fille.

Elle me semblait emportée dans un tourbillon irréel, plongée dans une
espèce de sommeil où je me sentais glisser avec elle.

--C’est là qu’ils sont, dit-elle.

Autant pour la rassurer que pour secouer l’émotion inexplicable qui me
tenait aux épaules, je répondis:

--En admettant qu’ils aient utilisé ce col, ils sont certainement
beaucoup plus bas. Ils doivent traverser le glacier, en ce moment.

Elle hocha la tête.

--Ils sont là... Et je les vois.

--Impossible, protesta M. Belliard.

--Je vous dis que je les vois.

Mon compagnon prit sa jumelle, scruta la montagne et haussa les épaules.

--Il faudrait un télescope... Et encore... au milieu de cet orage...
deux êtres humains... on ne distinguerait pas...

Il parlait d’une voix forte, pour dominer le fracas, mais dans une
espèce de torpeur. Et il ne parvint pas à dissiper cette étrange
sensation d’irréalité, dont il était peut-être conscient lui-même.

La jeune fille n’écoutait pas. Elle parlait dans le vent, sans tourner
la tête:

--Je vois l’endroit... très distinctement. Il y a des pierres rouges...
comme des doigts penchés au-dessus du col... Et à droite... une grande
roche carrée qui est détachée de l’arête... Ils sont accrochés à cette
roche... Ils ont jeté leurs piolets... Ils ne peuvent pas descendre, à
cause du verglas... Et s’ils restent là... s’ils restent là plus
longtemps...

Elle cacha son visage dans ses mains. Je lui pris le bras, la suppliant
de secouer ce cauchemar, de revenir à elle. M. Belliard s’éloigna de
quelques pas, en proie à une émotion qu’il cherchait à dissimuler.

A ce moment, nous vîmes de nouveau le long ruban violet de la foudre
trembler au-dessus du col. La jeune fille gémit et se laissa tomber à
terre, s’accrochant convulsivement à l’herbe rousse.

Nous la relevâmes sous une rafale de grêle. Elle pleurait doucement,
demi-inconsciente et docile d’épuisement. Je lui pris le bras et une
heure plus tard, nous arrivions à Praz-de-Fort, sous des torrents d’eau
tiède. Comme l’hôtelière la conduisait à sa chambre, je dis à M.
Belliard, en déposant mon piolet dans la petite salle obscurcie par la
pluie:

--J’ai envie d’aller chercher le médecin d’Orsières... Elle est à bout
de forces. Et que ferons-nous, si les hallucinations continuent?

Mon compagnon me regardait comme un homme effrayé qui s’efforce de
parler et d’agir normalement.

--Je crois qu’il y a plus urgent... Organiser une expédition de secours.

--Qu’entendez-vous par là?

--Hallucinations?... Oui, c’est possible... Mais une chose est
certaine... Le col qu’elle a décrit tout à l’heure existe. Je le
connais. Je l’ai traversé!

--Vous ne prétendez pas qu’à six kilomètres de distance, elle ait pu
voir...

--Je ne prétends rien, dit-il avec agitation. Mais je _sais_ que ni les
pierres pointues, ni la grande roche carrée dont elle a parlé ne sont
une invention... Alors, il est à craindre que le reste n’en soit pas une
non plus.

--C’est incompréhensible, murmurai-je.

--Cela est.

Il y eut un silence. Nous entendions l’eau dévaler en torrent sur le
chemin rocailleux.

--Mais qui vous dit que Borovkine soit passé par là? repris-je. Il y a
plusieurs cols.

--Je connais les habitudes des guides... En cas de mauvais temps, ils
choisissent celui-là, malgré sa raideur... Il abrège la descente.

Nous nous étions levés. M. Belliard consulta sa montre.

--Cinq heures, fit-il. En voilà quinze qu’ils ont quitté la cabane.
S’ils n’arrivent pas avant la nuit, vous pouvez être sûr qu’il y a un
malheur.

A ce moment, l’hôtesse vint nous dire que la jeune fille s’était
endormie tout habillée.

--Qu’elle dorme, soupira mon compagnon... Et le plus longtemps possible!

Elle sommeilla vingt-huit heures. Elle ignora le départ de l’expédition
de secours, quatre guides mandés d’Orsières et qui s’enfoncèrent
posément dans la tempête nocturne. Elle ne sut rien de la trouvaille
qu’ils firent au petit jour sur le glacier...

Nous étions allés au-devant d’eux. Nous les vîmes redescendre sous la
pluie, hâlant deux colis noirs qui semblaient des charges de bois mort.
Aux premiers mayens, un paysan fournit des sacs.

--On les a trouvés l’un près de l’autre, dans la neige, m’expliqua le
chef de la caravane, à trois cents mètres sous le col, roustis comme
deux tisons. Mon grand-père aurait dit que les _bacans_[7] les ont mis
dans leur soupe.

  [7] Les esprits.

Un char attendait à l’entrée du chemin muletier. On attacha les sacs
avec des cordes. Les souliers ferrés de Borovkine dépassaient. Le petit
chapeau à demi calciné du guide ne fut pas oublié.

J’étais surpris du peu d’importance de ces deux paquets, ballottés sur
des planches au milieu de la montagne. Quelles étaient les forces
incompréhensibles entrées en jeu à propos d’un fait aussi mince que
l’extinction d’une de ces vies? Et cet étrange tourbillon de
clairvoyance déchaîné dans un autre être, que signifiait-il? Ce contact
suprême de deux consciences à travers l’espace, quel nom lui donner?

--Il va falloir le dire, murmurai-je à mon compagnon. Qui de nous s’en
chargera?

--Croyez-vous que nous ayons quelque chose à lui apprendre?
répondit-il... Elle sait depuis longtemps... C’est nous qui ne savons
rien.

Quand nous entrâmes dans la chambre de la jeune fille, elle dormait
toujours, les traits reposés, le souffle lent. Elle souriait à moitié
dans un songe d’ivresse, de secret et puissant bonheur.




TABLE


  LE PENSEUR ET LA CRÉTINE      1
  PRINTEMPS MAROCAIN           23
  A L’ÉCART                    49
  LA PLUS MALHEUREUSE         155
  LA PIÉMONTAISE              167
  LA MÉTISSE                  181
  L’AMI DES JAUNES            209
  LE COL                      247


4625.--Tours, imprimerie E. ARRAULT et Cie.






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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org.

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