The Project Gutenberg EBook of Poignet-d'acier, by Émile Chevalier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Poignet-d'acier Ou Les Chippiouais Author: Émile Chevalier Release Date: June 24, 2006 [EBook #18672] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POIGNET-D'ACIER *** Produced by Rénald Lévesque ÉMILE CHEVALIER POIGNET-D'ACIER ou LES CHIPPIOUAIS PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3 CHAPITRE PREMIER A LORETTE --Ma foi, oui, je le répète, j'envie votre sort, mon cher James. --Et moi, je le maudis; vrai Dieu! --Vous plaisantez? --Plaisanter! le diable m'emporte si je plaisante! La belle existence que j'ai en perspective! l'hiver, un froid à geler le mercure; l'été une chaleur à rôtir tous les poissons de la baie d'Hudson. Pour compagnie, des sauvages abominables; pour distraction, des femmes monstres; pour horizon, des neiges et des glaces qui durent huit à dix mois de l'année, et, brochant sur le tout, la faim, la soif qui vous font trop fidèle et constante escorte: voilà le tableau! --Bah! vous exagérez! les Indiennes ne sont pas si laides... --Pardieu, vous en parlez tout à votre aise, vous qui êtes allé chercher dans le désert la plus charmante femme du globe, répondit James avec une teinte d'amertume. Puis, il ajouta, en glissant sur son interlocuteur un coup d'oeil incisif: --Mais comment peut-on regretter la vie d'aventures, quand on a le bonheur pour hôte assidu à son foyer? L'autre soupira sans répondre. James saisit avec avidité ce signe de mécontentement. Comme un éclair, la joie brilla une seconde sur son visage; toutefois, il continua froidement: --Non-seulement vous avez épousé la personne que vous aimiez, mais vous êtes riche, considéré, artiste en renom; en faut-il plus pour être satisfait, mon bon Alfred? --J'avoue, dit celui-ci, qui n'avait point remarqué les divers mouvements de James, j'avoue qu'aux yeux du monde, je paraîtrais un ingrat si je me plaignais. Comme vous le disiez, j'adore Victorine autant qu'elle me chérit... A ces mots, le jeune homme auquel ils s'adressaient détourna la tête: ses sourcils se froncèrent et il se mordit la lèvre inférieure comme pour refouler une émotion violente. Alfred poursuivait toujours, sans se douter de rien. --Nous sommes heureux, fort heureux, et cependant... --Cependant? répéta James en tressaillant. --Cependant, je vous le confie, je m'ennuie parfois. --Vous! allons donc! --Ce n'est que trop vrai. --Que vous manque-t-il? que vous manque-t-il, jour de Dieu? Madame Robin... --Oh! je suis sûr de l'amour de ma femme, fit Alfred avec le ton et le geste d'une conviction sincère. --Eh bien, alors? articula péniblement James, dont le visage s'était rembruni tout à coup. --Eh bien, mon cher ami, j'ai malgré moi, malgré toute ma félicité domestique, la plus ardente envie de faire un nouveau voyage... dans les solitudes américaines. --Vous dites? s'exclama vivement James. --Je dis que je jalouse votre destinée et que je donnerais... Ah! je suis fou! --Je le croirais, si je ne vous savais si sage, fut-il reparti. --Mais les voyages! continua Robin, les grandes et puissantes impressions que l'on reçoit au milieu de cette nature vierge, loin des conventions ridicules, des préjugés étroits, des habitudes mesquines de la civilisation, c'est là la vie, c'est là la jouissance pour un homme intelligent! --Souffrez que je ne partage pas votre avis, dit James en riant. --Oh! vous, vous êtes un matérialiste! répondit Alfred avec un hochement de tête. --Matérialiste ou non, je déteste les Indiens et vous confesse que je ne suis rien moins que prêt à me rendre à l'ordre de monsieur mon père. --Quelle délicieuse chose pourtant qu'une expédition d'ici au fort du Prince-de-Galles! --Quelques milliers de milles à travers des terres incultes, fit James en haussant les épaules. --Je voudrais bien être à votre place, dit Alfred d'un air rêveur. --Et moi à la vôtre! James laissa tomber ces paroles sans y penser, en manière de réplique; mais, à peine les eût-il prononcées qu'il en comprit toute la signification: ses prunelles s'allumèrent d'un feu sombre qui embrasa aussi ses joues tannées, et un tremblement nerveux parcourut ses membres. Absorbé par ses réflexions, Alfred n'avait pas plus entendu la réponse qu'il ne soupçonna l'agitation de son ami. Dans sa préoccupation, il oubliait même de payer le prix du passage sur le pont Dorchester, mais la voix du collecteur [1] le rappela à la réalité. [Note 1: Par ce titre, on désigne, au Canada, tous les percepteurs de fonds publics.] Car le dialogue précédent avait eu lieu entre Alfred Robin, jeune homme d'une trentaine d'années, et James Mac Carthy, un peu moins âgé que lui, dans la voiture du premier, qui, après avoir franchi les murs de Québec, capitale du Bas-Canada, se dirigeait vers Lorette [2], petit village où il résidait, à trois lieues environ de la métropole. [Note 2: Voir la _Huronne_, dont tout ce récit est l'épilogue.] Alfred Robin emmenait James Mac Carthy dîner chez lui. C'était par une de ces splendides journées du commencement d'octobre, qui ont valu à l'automne américain le nom d'été indien. Alors le ciel et la terre semblent faire alliance et thésauriser toutes leurs ressources pour briller d'un magnifique éclat, avant de s'ensevelir dans le triste et froid linceul de l'hiver. Le pont passé, Alfred Robin reprit la conversation. --Vous pensez partir bientôt? demanda-t-il. James tressaillit. --Partir! partir! dit-il. --Mais si votre père... --Oh! nous verrons. Qu'est-ce que mon père veut que je fasse à la factorerie? Je ne suis pas né pour être traiteur ou coureur des bois, moi; la profession d'avocat me convient parfaitement, et je ne quitterai certes pas mon cabinet pour aller grelotter sur les bords de la baie d'Hudson. --Si vous ne lui obéissez pas, il vous coupera les vivres. --Par le diable, cela m'est bien égal, je n'ai pas besoin de ses subsides, répliqua James avec suffisance. --Je crois que vous avez tort, observa Robin; la proposition qu'il vous fait est très-acceptable. Le métier d'avocat ne vaut pas grand'chose à Québec et même dans tout le Canada. Nos jeunes gens répugnent au commerce; telle est la cause de l'appauvrissement journalier de la population française ici. Égarés par un système d'éducation cléricale vicieux, nous voulons faire ce que nous appelons nos classes, et ensuite, honteux ou incapables d'entrer dans le négoce, nous nous jetons dans le barreau, la médecine ou la prêtrise. Avocats sans clients, médecins sans malades, prêtres sans vocation! --Et artistes? fit James avec un éclat de rire. --Oui, artistes comme moi, sans modèles, sans critiques, par conséquent sans talent. --Je ne voulais pas dire cela, s'écria Mac Carthy avec un accent quelque peu ironique. --Passons, dit Robin, voulez-vous avoir mon opinion? --Sur quoi? --Sur votre conduite. --Allez! --Eh bien! franchement, vous devriez condescendre à la prière de votre père. --Que n'ai-je votre enthousiasme pour les Peaux-Bouges! fit distraitement James. --Il ne s'agit pas de mon enthousiasme, mais de votre avenir. Je suis votre ami, votre aîné, laissez-moi vous donner un bon et loyal conseil. --Comme il vous plaira, dit James en étouffant un bâillement. --Retournez à la factorerie. Mac Carthy lui jeta un coup d'oeil oblique. --Oui, appuya Robin, retournez-y, vos meilleurs intérêts le commandent. Car que gagnez-vous à Québec? cinq cents piastres par an au plus; à force de travail et d'intrigues, vous arriverez peut-être à mille... --Peuh! interrompit James d'un ton incrédule. --C'est comme cela, pourtant, mon cher. Tandis que, si vous écoutez votre père, dans quelques années vous le remplacerez au poste de commandant du fort du Prince-de-Galles, avec mille louis d'appointements, une indépendance complète, et la position la plus enviable du monde. --Que je vous abandonne bien volontiers, en paiement de votre avis! --Ah! si c'était possible! Et Robin retomba dans sa préoccupation, sans prêter attention aux regards de satisfaction et de haine que son compagnon dardait de temps en temps sur lui. Le reste du trajet s'effectua dans une sorte de silence, coupé seulement par quelques propos sans importance. A Lorette, Alfred Robin arrêta sa voiture devant une élégante villa, élevée dans une prairie, sur les bords de la cataracte. Un domestique indien reçut de son maître les rênes du cheval, et les deux amis s'avancèrent vers la maison. En haut du péristyle, une jeune et charmante femme attendait. C'était madame Victorine Robin, née de Nelsac. Elle avait épousé Alfred contre le gré de ses parents, et à la suite d'aventures assez romanesques, puisque son père l'ayant, pour la séparer de son amant, envoyée dans un couvent au fond de la Colombie, à plus de deux mille lieues de Québec, le jeune homme s'était bravement mis en route aussitôt la retraite de Victorine connue, et, après mille dangers, l'avait enlevée du monastère, ramenée dans les établissements civilisés, et épousée à New-York [3]. [Note 3: Pour les détails de cette aventure, voir la _Huronne_.] De là, les deux jeunes gens étaient venus se fixer à Lorette, qu'ils habitaient depuis six ans. Loin de leur pardonner, M. et madame de Nelsac avaient quitté Québec à la nouvelle de ce mariage et passé en Angleterre, où ils résidaient actuellement. Cependant, le public, d'abord peu favorablement disposé pour les héros de cette histoire, avait fini par les absoudre en faveur du rare exemple de vertus conjugales qu'ils offraient à tous. On les proposait pour modèle, et, assurément, ils étaient dignes de cet honneur. Dès qu'elle aperçut son mari, Victorine, rougissante de plaisir, se précipita dans ses bras. James Mac Carthy, qui marchait à quelques pas de Robin, frémit; il serra convulsivement les poings; une expression de jalousie atroce tortura ses traits. --Comme tu as été longtemps absent! disait madame Robin, en s'appuyant tendrement au bras d'Alfred. --Mais il est à peine midi! --Mais monsieur est parti à quatre heures du matin! câlina-t-elle. --Il en était bien cinq, chère! --Pour mon coeur il est toujours trop tôt quand tu t'éloignes de moi. Se penchant légèrement, Robin donna un baiser à Victorine. Les dents de Mac Carthy crissèrent. Il tira son mouchoir et le mit sur sa figure pour cacher l'irritation à laquelle il était en proie. --Mais tu ne dis rien à notre ami James, qui a bien voulu venir partager notre dîner? fit Alfred en se retournant. Le front de la jeune femme se couvrit d'un nuage. --Monsieur est bien bon, murmura-t-elle en baissant les yeux. --Ah ça, est-ce que vous nous bouderiez, par hasard? s'écria gaiement Robin, remarquant l'air contraint de Mac Carthy et de Victorine. --Je viens d'être pris d'un mal de dents..., commença le premier. --Mal de dents, mal d'amour, répliqua Alfred. Tenez, je vous prie, compagnie à ma femme, ajouta-t-il en souriant; j'ai laissé dans la voiture certains objets... --Quelque nouveau présent, je gage, dit Victorine, essayant de prendre un ton dégagé. --Tu verras, chère, tu verras, répondit Alfred, qui courut aussitôt vers la remise. Dès qu'il eut disparu, Mac Carthy se rapprocha vivement de la jeune femme, et, lui saisissant la main, avant qu'elle eût pu s'opposer à son dessein: --Madame, lui dit-il, vous savez que je vous aime... --Taisez-vous, monsieur! je ne souffrirai pas ce langage! répliqua-t-elle avec un brusque effort pour retirer les doigts qu'il pressait dans les siens. --Je vais partir... --Tant mieux! --Partir pour la baie d'Hudson; mais avant... --Encore un mot, monsieur, et j'appelle mon mari! Déjà Alfred reparaissait, un paquet sous le bras, en criant: --Voilà! voilà! La face de Mac Carthy était devenue livide, hideuse de méchanceté --Ah! vous ne voulez pas m'entendre! vous ne voulez pas m'entendre! eh bien, je saurai vous réduire, et vous serez ma maîtresse, madame la prude! grommela-t-il sourdement. Robin se rapprochait, en défaisant son paquet. --Que dit-on de ce _set_ [4] de pelleteries? [Note 4: Terme anglais francisé par les Canadiens: il signifie _assortiment, garniture_.] --C'est ravissant! Mais vous vous ruinez pour moi, mon ami, répliqua la jeune femme se penchant, pour dissimuler son trouble, sur une palatine en peau de renard argenté qu'il étalait complaisamment sous ses yeux. A ce moment, la sonnette de la porte d'entrée retentit. --Une lettre d'Angleterre, madame, dit une servante qui avait ouvert. --Une lettre d'Angleterre! balbutia madame Robin en pâlissant. On lui remit la missive. --C'est de ma mère! s'écria-t-elle après avoir vu la suscription. Tremblante, elle déchira l'enveloppe, cachetée de noir. --Mon père est mort et ma mère est dangereusement malade... Elle me demande... reprit madame Robin d'une voix mouillée, en parcourant la lettre. --Excusez-moi, dit alors Mac Carthy à Alfred, je crois qu'il est convenable que je me retire... Son hôte voulut le retenir; ce fut en vain. James se fit immédiatement reconduire à Québec. Demeurés seuls, les deux époux se consultèrent. Non que Victorine hésitât à se rendre à l'appel de sa mère: malgré la dureté de celle-ci à son égard, elle n'avait pas oublié son devoir filial. Mais elle eût voulu qu'Alfred l'accompagnât. Chose impossible en ce moment, car le jeune homme, affilié aux sociétés secrètes du Canada, qui préparaient un grand mouvement annexionniste, avait donné sa parole d'honneur de ne pas quitter la province avant l'exécution de ce mouvement. Quoi qu'il eût le coeur gros de larmes et l'esprit agité par de noirs pressentiments, il résista aux supplications de sa femme. Victorine partit le surlendemain de Québec, et alla «'embarquer à New-York. Trois mois après, elle apprenait à Alfred que sa mère avait succombé et qu'elle se remettait en route pour le Canada. Mais comme le jeune homme attendait à chaque heure, avec une impatience fiévreuse, le retour de sa femme, après une séparation qui lui avait paru éternelle, une dépêche télégraphique, datée d'Halifax, annonça que le vapeur sur lequel Victorine avait pris passage s'était perdu corps et biens dans le détroit de Belle-Isle. Je n'entreprendrai pas de peindre le désespoir d'Alfred Robin. Désormais sans parents avoués, sans affection sérieuse, le coeur brisé, il résolut, après avoir énergiquement repoussé l'idée du suicide, d'aller terminer ses jours dans les solitudes du désert américain. CHAPITRE II LE FORT DU PRINCE-DE-GALLES Situé sur la rivière Churchill, à son embouchure dans la baie d'Hudson, environ par les 58° de latitude et 97° de longitude, le fort du Prince-de-Galles fut élevé, vers 1718, par la Compagnie de la baie d'Hudson. Divers combats l'ont rendu, célèbre dans l'histoire de nos luttes avec la Grande-Bretagne, durant le siècle dernier. On le construisit dans un but de commerce avec les Esquimaux et tous les Indiens du Nord en général, mais principalement, je crois, pour devenir l'entrepôt des richesses que la Compagnie espérait recueillir dans les mines d'une rivière fameuse qui prit, à cause de ses productions minérales, le nom de rivière de la Mine de Cuivre _(Copper-Mine-River)_. On m'a accusé d'avoir, dans mes précédents ouvrages, montré pour la Compagnie de la baie d'Hudson une malveillance outrée. J'avoue volontiers qu'elle ne se comporte pas et ne s'est jamais comportée vis à vis des aborigènes du Nord-Ouest américain comme les Espagnols se comportèrent vis à vis des Mexicains; je me plais à reconnaître qu'elle ne les égorgea point par millions, au nom d'un Dieu de paix, et qu'on ne saurait trouver parmi ses honorables membres autant de cruelle rapacité que chez un Cortez, un Pizarre ou un Soto [5]: mais je pourrais prouver par cent exemples qu'elle employa une foule de moyens hautement criminels pour arracher aux malheureux Peaux-Rouges les objets de sa convoitise. Afin de n'en citer qu'un, je rapporterai cette phrase des _Ordres et Instructions_ donnés à Samuel Hearne, par la Compagnie de la baie d'Hudson, lors de l'expédition de ce capitaine à la rivière de la Mine de Cuivre, le 6 novembre 1769: [Note 5: «Autrefois, les îles de Cuba et des Lukayes avaient plus de six cent mille habitants. Elles n'en ont pas présentement vingt. Bartholomeo de Las Gazas, digne évêque de Chiapa, nous apprend que dans l'île Hispaniola, appelée aujourd'hui Saint-Domingue, de trois millions d'Indiens il n'en restait plus de son temps. Ils en ont tué, dit-il, près de QUINZE millions en terre ferme. «Ils ne tiennent aucun compte de leurs âmes, qui sont immortelles comme les nôtres, non plus que si ces pauvres Indiens n'étaient que des bêtes.» «Un Espagnol, interrogé comment il instruisait ces pauvres Indiens, répondit: _Que los dava al diablo, loque bastave per ello_ C'est-à-dire: Je les donne au diable, c'est assez pour eux. Quand ils les pendaient par douzaines, ils disaient que c'était en l'honneur de Notre-Seigneur et des douze Apôtres..... «Nous avons vu, dit l'évêque des Indes Occidentales, dix grands royaumes plus grands que n'est l'Espagne, et beaucoup plus peuplés, être réduits en solitude par les cruautés et l'horrible boucherie qu'ils y ont exercées.»--_Nouveaux Voyages dans l'Amérique septentrionale_, par M. Bossu An. MDCCLXXVII.] «2º Nous vous avons fait pourvoir, vous et vos compagnons, des objets que nous avons jugé vous être nécessaires; et il y a été ajouté par notre ordre différentes marchandises pour être distribuées en forme de présents seulement aux Indiens étrangers que vous rencontrerez, après avoir fumé le calumet de paix avec leurs chefs, à l'effet de vous concilier leur amitié. _Vous ne manquerez pas de les exciter à porter la guerre chez leurs voisins_, AFIN DE SE PROCURER DES FOURRURES ET AUTRES ARTICLES DE COMMERCE, en les assurant qu'on leur en paiera un très-bon prix à la factorerie de la Compagnie [6].» [Note 6: _Voyage de Samuel Hearne, du Fort du Prince-de-Galles, dans la baie d'Hudson, à l'Océan Nord_.--Introduction.] Tout commentaire pâlirait devant la sinistre éloquence de ces Instructions. Je poursuis donc mon sujet. Le fort du Prince-de-Galles est un des postes les plus septentrionaux que possède la Compagnie de la baie d'Hudson sur ses immenses territoires. On y fait principalement la traite des pelleteries provenant des régions polaires. Cette importante factorerie est parfaitement défendue par des bastions et des courtines en pierre de taille, garnis de lourdes couleuvrines. Quelques canons d'un fort calibre ont même été braqués aux angles. Dans l'enceinte de la forteresse s'élève la maison du gouverneur, les bâtiments affectés au commis, les magasins pour les fourrures et les articles d'échange, la poudrière, les ateliers de construction, et le vaste bâtiment destiné aux trappeurs, voyageurs, coureurs des bois, aventuriers de toutes origines, je pourrais dire de toutes couleurs, qui, chaque jour, y viennent chercher un abri. La plupart sont des gens au service de la Compagnie; mais bon nombre n'ont de commun avec elle que l'hospitalité temporaire qu'elle leur accorde. Autour du fort, on voit des tentes dressées par les Indiens descendus du nord pour troquer, contre des armes, des ustensiles de ménage, des outils, des colifichets et trop souvent de l'eau-de-feu,--_le lait des blancs_, comme ils disent fréquemment,--les produits de leur chasse et de leur pêche. Des parcs, protégés par des palissades, se montrent aussi ça et là, et, au bord de la mer, un pont en bois a été jeté sur une des bouches de la rivière Churchill. Du reste, partout où porte l'oeil, la plaine est nue, triste, couverte de rares bruyères, maigres mélèzes, genévriers on saules nains, quand la neige ne la revêt pas d'un blanc suaire. Jadis des forêts magnifiques l'ombrageaient mais ces forêts on les a abattues, sans mesure, sans préoccupation de l'avenir, et aujourd'hui les gens du fort sont obligés d'aller chercher leur combustible à trente et quarante milles à l'intérieur des terres. Ils y emploient les deux ou trois mois de temps chaud que laisse l'inclémence de cette haute latitude; car, du 1er septembre au 1er juillet et même plus tard, la baie d'Hudson est fermée par les glaces, tandis que son littoral reste enseveli sous une couche de neige dont l'épaisseur dépasse parfois six pieds. Horrible région que celle-là! épouvantable en hiver! Les pierres craquent et volent en pièces. Les arbres se gercent; ils éclatent avec un bruit semblable à des détonations d'armes à feu. L'alcool gèle, le mercure se fige! Ce qui n'empêche pas la gaieté de régner dans le fort du Prince-de-Galles, alors même que le thermomètre marque 40° Réaumur,--mais quand le manque de provisions ne vient pas s'allier au froid, pour faire la guerre à l'homme. Aussi, comme la chasse et la pêche avaient été des plus abondantes pendant l'été de 1882, menait-on joyeuse vie à la factorerie, vers la fin de l'automne de cette même année. Chaque soir, après les rudes travaux de la journée, mêlés aux Indiens, les braves trappeurs contaient des histoires merveilleuses, chantaient des chansons plus qu'égrillardes, et buvaient force whiskey, à la santé de leurs belles. Il fallait entendre résonner les échos de la _grand'salle_! et la voir donc! Quel spectacle! quel tohu-bohu! quel pêle-mêle de costumes, de physionomies, de races hétérogènes! Pénétrons-y. Il est sept heures de relevée. La flamme jaillit par torrents dans les deux cheminées cyclopéennes qui se font face des deux côtés de la pièce et l'éclairent. Que vous semble de ces costumes de peaux, de ces mines étranges, de ces armes barbares? Le vent souffle avec rage au dehors. Il y fait un froid mortel, et la neige tombe en bordée. Mais qu'importe? chacun ici a le sourire aux lèvres. Qui se croirait jamais à quinze cents lieues des établissements civilisés? Voici pourtant une de nos connaissances, James Mac Carthy, l'avocat de Québec. Il a endossé le vêtement de chasseur septentrional: casque de peau de loup marin, tunique en cuir de daim, doublée de peau de cygne et ornée de pimpantes broderies en rassade, mitas et mocassins en même matière. Il cause chaleureusement avec un chef indien, Kit-chi-ou-a-pous, le Grand-Lièvre, sagamo illustre dans la tribu des Chippiouais. C'est un homme d'une taille géante. Il mesure près de sept pieds. Son profil offre de l'analogie avec celui d'un bélier. Son front est fuyant, son nez busqué, ses yeux rapprochés et inclinés comme ceux de la race mongole. Deux plumes d'aigle, symbole de sa puissance, sont passées en croix dans l'unique touffe de cheveux qu'il étale au sommet de la tête. De longs anneaux d'argent pendent de ses oreilles et cliquettent contre ses épaules. Sur sa poitrine est fièrement étalé un collier composé de griffes d'ours et de dents de morse. Une peau de boeuf musqué l'enveloppe des pieds à la tête. Mais ce qui rend surtout remarquable ce personnage, ce sont cinq bandes, larges d'un demi-pouce, l'une rouge, l'autre bleue, la troisième jaune d'or, la quatrième verte, la cinquième blanche, qui se partagent horizontalement sa face, tandis qu'une sixième, noire comme l'ébène, descend perpendiculairement de son front jusque sous Se menton. Kit-chi-ou-a-pous fume avec une lenteur calculée son _poagan_, ou calumet, au fourneau en pierre rouge, représentant une figure bizarre,--sans doute quelque vague souvenir traditionnel de l'art des Asiatiques,--et au long tuyau enguirlandé de plumes omnicolores. Mac Carthy le presse de questions, mais le chef se contente de répondre, de temps en temps, entre deux bouffées de tabac, par une phrase brève et sentencieuse, qui irrite davantage encore l'impatience du jeune homme. --Tu dis, mon frère, qu'il y a une distance bien grande entre ce fort et la rivière des Mines, s'écrie James. --La distance d'une saison d'hiver à l'autre. --Et la route est pénible! --Pénible pour un coeur faible. --Mais, est-il vrai qu'on y trouve de l'or! --Les yeux de Kit-chi-ou-a-pous n'y ont point vu de ce sable jaune dont parle mon frère. --On m'a raconté qu'il y en avait en quantité. --Si mon frère sait mieux que Kit-chi-ou-a-pous, pourquoi l'interroge-t-il? répliqua sèchement le sagamo. --Voudrais-tu m'y conduire? répliqua Mac Carthy. Le Chippiouais secoua la tête. --Je te ferai, continua James, tel présent de poudre, de balles, d'eau-de-feu que tu me demanderas. Une lueur fauve raya les noires pupilles du sagamo, mais il répondit avec son impassibilité accoutumée: --L'homme demi-blanc a la langue crochue. --Veux-tu un gage de ma parole! --Non, je réfléchirai aux propositions de mon frère. --Alors, je puis compter sur toi pour aller à ces mines? --Si j'accepte les présents de mon frère, je le conduirai jusqu'au grand lac d'eau salée; mais je ne promets pas de lui montrer ce qu'il demande, car ce qu'il demande n'est plus. Mac Carthy fit un geste d'incrédulité. Mais le Grand-Lièvre, cessant de pétuner, dit d'un ton mesuré et grave: --Que mon frère écoute, afin que jamais il n'accuse Kit-chi-ou-a-pous de l'avoir faussement détourné de son sentier. --J'ouvre mon oreille à ton discours. --Il y a bien des hivers, dit le sauvage, les cavernes de pierre jaune que désire mon frère existaient. Notre race était riche, puissante alors. Elle possédait des armes terribles, redoutées des ennemis. Et ces armes avaient la couleur et l'éclat des rayons du soleil. Une grande sorcière avait indiqué aux Peaux-Rouges l'endroit où gisait la matière pour les fabriquer. Elle était belle pour tous, bonne pour eux. Aussi ils l'aimaient, la vénéraient. Par malheur, les Visages-Pâles vinrent dans le pays. Ils rencontrèrent la magicienne et lui demandèrent où étaient les cavernes. Elle répondit qu'elle les y conduirait, s'ils promettaient de la respecter. Ils le promirent. Mais, en route, les misérables lui firent violence. Elle résolut de se venger. C'est pourquoi, lorsqu'ils voulurent partir, après s'être chargés de pierre jaune, elle refusa de les accompagner, en disant qu'elle demeurerait dans la mine jusqu'à ce que la terre l'engloutît avec toutes les pierres jaunes. L'année suivante, ils revinrent et trouvèrent la femme ensevelie jusqu'à mi-corps. Les pierres jaunes avaient déjà beaucoup diminué. A leur troisième voyage, la magicienne et les portions les plus précieuses de la mine avaient disparu. Il ne restait plus que quelques cailloux jaunes dispersés à la surface du sol, à une très-grande distance les uns des autres. Mais, depuis, les Visages-Pâles ont tout enlevé. --Ça ne fait rien, j'y veux aller, dit, aussitôt que le Grand-Lièvre eut parlé, James, assez peu convaincu de la véracité de ce récit. --Mon frère aura ma réponse quand le jour paraîtra; mais l'Esprit du mal a remplacé la sorcière. Il est l'ennemi des blancs. --Bah! fit légèrement Mac Carthy, je me moque de l'Esprit du mal. --Mon frère n'est pas tout à fait blanc, dit l'Indien, d'un ton ironique. James sentit le trait et se mordit les lèvres. --N'est-ce point toi, dit-il, qui as mené dernièrement un Visage-Pâle à la mine? --Oui, un grand coeur. --Il s'appelait Robin? --Pour nous il s'appelait le Jeune-Taureau. --Et on rapporte qu'il a péri! --Il a voulu tenter l'Esprit du mal; l'Esprit du mal l'a châtié. --Ce qui veut dire qu'il a été tué par les Esquimaux? reprit James. Kit-chi-ou-a-pous ne répondit point. A cet instant, un homme de petite stature, mais d'une figure énergique, entra dans la salle. Aussitôt les conversations cessèrent comme par enchantement, et au brouhaha général succéda un silence respectueux, interrompu seulement par ces mots soufflés à voix basse, dans les groupes: --Le chef-facteur! Après un coup d'oeil rapide, mais perçant, jeté sur l'assemblée, celui-ci marcha droit au Grand-Lièvre. --Qu'est-ce que mon frère est venu faire ici? lui dit-il durement. Ne sait-il pas que j'avais donné ordre de le chasser du fort, chaque fois qu'il s'y présenterait? --Kit-chi-ou-a-pous avait perdu sa tente. Il est venu se reposer, répondit le chef sans s'émouvoir. --C'est un mensonge. Il s'est introduit dans la factorerie pour espionner et pour voler. S'il veut se reposer, qu'il aille demander l'hospitalité aux Longs-Couteaux [7], ses amis. [Note 7: Les Yankees sont connus des Indiens sous ce nom, que leur a probablement valu le couteau-bowie qu'il portent, d'ordinaire, dans leurs excursions au Nord-Ouest.] --Kit-chi-ou-a-pous n'est pas l'ami des Longs-Couteaux. --Chef, ta parole est fausse; car toi et tes Chippiouais vous avez, l'hiver passé, pris à crédit des munitions chez nous, et, au lieu de nous rembourser avec vos pelleteries, vous les avez vendues, pendant l'été, aux Longs-Couteaux. --Mon frère est dans l'erreur. La chasse n'a rien rapporté. --Tu mens! s'écria le chef-facteur; va-t'en, ou je te fais déchirer par mes chiens! Seul de sa bande dans le fort, Kit-chi-ou-a-pous ne pouvait résister à cette brutale injonction. Il dédaigna même de faire une nouvelle observation; mais, serrant autour de lui sa robe de boeuf, il traversa majestueusement la pièce et sortit. --Vous, monsieur, j'ai à vous parler, reprit le commandant du poste en s'adressant à Mac Carthy. Le jeune homme s'inclina d'un air soumis. --Suivez-moi dans ma chambre, poursuivit le chef en se dirigeant vers la porte de la salle. Comme ils arrivaient sur le seuil, cette porte s'ouvrit, et deux personnes couvertes de neige, de givre, entrèrent précipitamment. --Mon Dieu! il était temps! balbutia l'une d'une voix chevrotante en s'appuyant au bras de son compagnon. --Une femme blanche! fit le chef-facteur au comble de la surprise. --Victorine! murmura James Mac Carthy, non moins étonné. --Place! place! place auprès du feu! et un peu de whiskey pour la ranimer, car je sens que la pauvre créature va s'évanouir, ours et buffles! criait l'autre arrivant. CHAPITRE III JAMES MAC CARTHY A son air décidé, indépendant, tout autant qu'aux éclatantes broderies en poil de porc-épic et plumes d'oiseaux qui chamarraient son capot, il était facile de reconnaître que cet individu appartenait à la classe des francs trappeurs, ou trappeurs libres, classe fort mal vue des agents de la Compagnie de la baie d'Hudson, à laquelle ils enlèvent une partie de ses bénéfices, en faisant la traite pour leur compte ou celui de quelque riche particulier. --Qui es-tu et qui est-ce que cette femme! lui demanda le chef-facteur d'un ton impérieux. --On m'appelle Louis-le-Bon, répondit-il avec négligence; quant à cette dame, attendez un moment, ours et buffles, elle vous dira qui elle est. Et le trappeur se remit à frictionner vigoureusement le visage de la jeune femme qu'il avait étendue devant le feu sur un paquet de pelleteries. L'assemblée tout entière avait les yeux tournés vers les étrangers. --Louis-le-Bon, il me semble que je connais ce nom-là, murmurait le chef-facteur en passant la main sur son front. Le nouveau venu l'entendit. --Eh pourquoi ne le connaîtriez-vous pas! s'écria-t-il sans suspendre son opération. Ours et buffles! il y a trois noms que chacun connaît dans le désert, c'est celui de Poignet-d'Acier, de Nick Whiffles et de Louis-le-Bon, trois gaillards qui ne craignent ni peau rouge ni peau blanche, qu'on trouve toujours prêts à secourir quelqu'un dans le danger et à faire la guerre aux Anglais. Cette provocante déclaration, au milieu d'un fort habité en grande partie par les sujets de Sa Majesté Britannique, souleva un grondement général, et les employés interrogèrent du regard leur commandant pour savoir s'il ne fallait pas hacher sur-le-champ l'audacieux trappeur. Mais alors la jeune femme, que la chaleur avait remise, prit la parole: --Je désire qu'on me conduise au gouverneur de ce poste, dit-elle. --C'est moi, répondit celui-ci en s'avançant. Victorine se souleva sur le coude, et, tirant de son sein un parchemin, elle ajouta: --Si vous êtes le gouverneur du fort du Prince-de-Galles, monsieur, veuillez prendre connaissance de cette lettre, qui m'a été remise pour vous par sir George Simpson. Le ton de distinction avec lequel Victorine prononça ces mots, non moins que le nom du vice-roi de la baie d'Hudson, en imposèrent au chef-facteur. Il se baissa poliment pour prendre le parchemin, fit sauter le scel, et lut à la lueur d'une torche de résine qu'un commis apporta. Caché dans la pénombre derrière lui, James Mac Carthy parcourut d'un coup d'oeil la lettre, et une joie maligne se peignit sur ses traits. --Je suis fâché, madame, que vous soyez entrée ici, dit le chef-facteur en serrant la missive dans son porte-feuille. Si j'avais été prévenu de cette arrivée, j'aurais dépêché quelques hommes à votre rencontre. Je me mets, d'ailleurs, entièrement à votre disposition. Mais demain, lorsque vous serez reposée, nous causerons de l'objet de votre longue et courageuse entreprise. On va vous transporter dans une pièce plus convenable, et je donnerai des ordres pour que tous vos désirs soient satisfaits... --Je vous en remercie sincèrement, monsieur. --A demain, madame. --Aussitôt que vos occupations vous le permettront, je serai bien aise de vous entretenir. --James, faites préparer du feu dans la chambre aux Perdrix dit à mi-voix le chef-facteur à Mac Carthy. --Tout de suite, monsieur. --Vous commanderez à quelques-unes de nos femmes de veiller à ce que cette dame ne manque de rien. --Oui, monsieur. --Puis vous viendrez me retrouver. --Dans cinq minutes, monsieur, répondit James en sortant précipitamment de la salle. Le gouverneur salua Victorine et se retira à son appartement. Cet appartement, situé à l'autre extrémité du fort, se composait de deux pièces contiguës, lambrissées en pin. Un poêle de fonte était placé sous la cloison qui les séparait. Il les chauffait l'une et l'autre. La première, servant de salle à manger, contenait une longue table autour de laquelle caquetaient, en épluchant du maïs, une demi-douzaine de telles squaws,--les servantes ou, tranchons le mot, les maîtresses du chef-facteur; car il est rare que les commandants des forts de la Compagnie de la haie d'Hudson ne pratiquent pas,--devant la nature au moins,--la polygamie. Le maître donnant un si séduisant exemple, il va sans dire que les subordonnés s'empressent de l'imiter. Ah! c'est une morale facile et élastique, que celle que l'on suit sur les territoires de chasse du nord-ouest américain! Mais passons. La seconde pièce cumulait les fonctions de chambre à coucher, salon, cabinet de travail et trésorerie. Le lit occupait l'un des côtés, et ce lit, qui pouvait pécher par l'élégance, invitait irrésistiblement au sommeil, tant ses matelas de peaux de daims étaient renflés, nombreux, tant ses couvertures de robe d'ours paraissaient moelleuses. Un secrétaire se dressait vis à vis, surmonté des bustes en plâtre de Mac Kensie, Ross et Franklin. Le troisième côté était pris par une caisse de sûreté énorme (_safe_); le quatrième par la porte de communication entre les deux chambres et le poêle. Des cartes de la baie d'Hudson et de l'océan Arctique décoraient les murs, et dans les angles on remarquait encore des armes, des outils, des instruments de pêche et de chasse. Dès que le chef-facteur parut, les Indiennes suspendirent leur babil, et chacune, soit par un regard assassin, soit par une pose voluptueuse, soit même par l'exhibition ostensible d'un bijou nouveau, chercha à captiver l'attention de son seigneur. Mais, trop préoccupé probablement pour jeter ce soir-là le mouchoir à l'une de ses rouges odalisques, il passa outre, sans daigner leur accorder un moment d'attention. Entrant dans sa chambre à coucher, il en referma bruyamment la porte. --Est-ce croyable? murmura-t-il en se promenant à grands pas, un métis, un fils de squaw se poser comme mon rival! prétendra m'enlever une de mes femmes! et cela, parce que j'ai eu des bontés excessives pour cet enfant, qu'au lieu de l'envoyer traquer au Nord, je lui ai fait donner de l'instruction... Aujourd'hui, monsieur se croit mon égal! Oh! mais, je lui donnerai sur les ongles! On frappa à la porte; le chef-facteur alla ouvrir. C'était James. --Je me suis empressé..., commença-t-il. --C'est bien. J'ai des reproches à vous faire, monsieur, et si votre conduite ne change pas, je vous punirai comme vous le méritez. Qu'est-ce à dire? vous faites l'important, vous prétendez commander... --Ne suis-je pas votre fils! Le chef-facteur partit d'un éclat de rire. --Eh! j'en ai cinquante des fils comme vous! Si chacun d'eux voulait donner des ordres, nous n'aurions plus personne pour faire le service! --Mais enfin, vous m'avez permis de porter votre nom, dit James d'un ton aigre. --Cette permission, vous l'avez prise. --Qui donc m'a fait élever à Québec? --Oh! une folie! répliqua le gouverneur en haussant les épaules. Alors j'étais jeune, amoureux de votre mère, voilà! Mais je ne vous ai pas appelé ici pour me poser des questions. Vous vous êtes pris de fantaisie pour l'une de mes femmes! --Et quand cela serait! riposta l'avocat avec une vivacité qui fit bondir son interlocuteur. --Quand cela serait, polisson! hurla ce dernier en levant la main sur James. --Ah! si vous me frappez! dit-il d'un ton sourd. --Tiens! proféra le chef-facteur. Et un soufflet rudement appliqué vint empourprer la joue du jeune homme. Il frémit, son visage se marbra de taches violacées; un grondement rauque s'échappa de sa poitrine. --Je vous traînerai devant les tribunaux! dit-il après un instant de silence. --L'imbécile, qui parle de tribunaux à la baie d'Hudson, repartit le gouverneur. Il se croit à Québec, parmi les civilisés! Mais sot que tu es, il n'y a qu'un tribunal ici, c'est le mien, qu'un juge c'est moi! Ce que je veux, je le fais exécuter mieux que Sa Majesté la reine de la Grande-Bretagne, et, s'il me plaisait de te tuer comme un chien, il n'est personne qui, demain ou tout autre jour, osât me demander compte de ta vie. --Vous vous croyez plus fort que vous n'êtes! marmotta James. --Plus fort que je ne suis! en veux-tu faire l'essai? Disant ces mots, le chef-facteur armait froidement un pistolet-revolver. L'avocat crut qu'il allait le tuer, il se précipita à ses genoux en murmurant: --Pardon! --Lâche! dit le gouverneur en faisant avec les lèvres un geste de mépris; lâche! la lâcheté est un des fruits de l'instruction donnée dans les villes. Un Indien se serait fait égorger plutôt que de s'humilier ainsi. Relevez-vous, monsieur, mais retenez bien ce que je vais vous dire: S'il vous arrive de porter dorénavant les yeux sur une de mes squaws, ou de me mécontenter en quoi que ce soit, je vous ferai fouetter sur l'esplanade de la factorerie, tout avocat et mon fils que vous soyez. Cette menace ralluma l'indignation du jeune homme. --Votre langage, monsieur, dit-il avec colère, pourrait être seyant s'il s'adressait à un enfant, mais... --Mais, monsieur, je commande souverainement.. --On pourrait vous en faire rabattre, interrompit James, incapable de dompter davantage son exaspération. Le chef-facteur entra dans une fureur telle, que son visage devint aussitôt rouge comme le feu, et que le malheureux tomba à la renverse, frappé d'un coup de sang. L'excès même de cette fureur sauva de la mort celui qui l'avait causée, car il est peu douteux que, n'eût été son attaque d'apoplexie, le père eût assassiné son fils [8]. [Note 8: Les personnes qui ont vécu avec les agents de la Compagnie de la baie d'Hudson ne m'accuseront certainement pas d'avoir, à plaisir, chargé les couleurs de cette scène.] Celui-ci s'empressa d'appeler les servantes du gouverneur, puis il se réfugia prudemment dans la partie de la factorerie qu'il habitait avec sa mère, Alanck-ou-a-bi, l'Étoile-Blanche. C'était une chambre divisée en deux par va grossier paravent. Un lit de camp couvert de quelques peaux de buffle, et trois ou quatre malles, formaient tout l'ameublement. Elle tirait son calorique d'un poêle sourd, dont le tuyau se coudait et serpentait à quelques pouces du plafond. Les murs étaient en planches, consolidées par des poutres à peine équarries et complètement nues. Une fois dans cette pièce, James Mac Carthy en ferma intérieurement la porte au moyen d'un verrou, puis il prit dans une des malles un revolver, le chargea avec soin, le plaça sous un sac qui lui tenait lieu d'oreiller, et s'étendit sur son lit. Une lampe de fer, posée près de lui, sur le plancher, l'éclairait faiblement en répandant autour d'elle une nauséabonde odeur d'huile de poisson. Lorsqu'il fut couché, l'avocat alluma sa pipe et se mit à réfléchir. Il avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans, portait sur tous ses traits le cachet anguleux du demi-sang: teint olivâtre, figure allongée, front déprimé, nez à larges ailes, pommettes saillantes, bouche grande, lèvres minces, constitution robuste quoique délicate en apparence, membres grêles, mais souples comme l'acier, durs, compactes comme ce métal. L'ensemble de la physionomie n'était pas désagréable au premier aspect. Mais l'étudiiez-vous avec quelque soin, vous y découvriez le stigmate des passions mauvaises: jalousie, cupidité, violence, débauche, vanité excessive. Ce que révélait à l'observateur cette physionomie, l'esprit et le coeur de Mac Carthy ne le justifiaient que trop. Fils du gouverneur de ce nom et d'une Indienne, il avait dû à l'amour de son père pour sa mère d'être envoyé en bas âge à Québec et d'y recevoir une éducation, bien rarement le partage des enfants qui naissent de ces unions passagères. Tant que l'Étoile-Blanche conserva sa beauté, elle demeura la favorite du chef-facteur, et le jeune James fut comblé des marques de cette tendresse. Mais le jour où elle se donna à M. Mac Carthy, la pauvre squaw était déjà épouse d'un chef peau-rouge de sa tribu. Celui-ci décida de se venger. Il attendit durant plusieurs années une occasion favorable. Elle arriva enfin. Un soir, le mari délaissé rencontra sa femme à quelques milles du fort. Il lui arracha le nez avec ses dents [9], lui creva un oeil, et, après lui avoir fait plusieurs blessures hideuses aux seins et à différentes parties du corps, il l'abandonna toute sanglante sur le théâtre de cette boucherie. [Note 9: Cette coutume est fort en usage, dans de telles circonstances parmi le» Indiens de l'Amérique septentrionale.] On rapporta l'Étoile-Blanche à la factorerie. Elle passa de la chambre du gouverneur à la cuisine. Cependant, M. Mac Carthy continua de pourvoir aux besoins de leur enfant. Doué d'une facilité d'imitation extraordinaire, James fit des progrès rapides dans ses études, quoique les horizons de son intelligence fussent assez bornés. Mais il était flatteur, insinuant, et, de plus, il possédait quelques arts d'agrément; il obtint à vingt ans des succès marqués à la cour du Gouverneur-Général du Canada. C'est alors qu'il fit la connaissance d'Alfred Robin et se lia d'amitié avec lui. Nature franche et loyale, Robin ne se doutait pas qu'il réchauffait une vipère à son foyer. James s'éprit de Victorine; il eut l'audace de l'entretenir de son amour. La jeune femme aimait trop son mari pour lui causer la plus légère contrariété. Elle commit une faute que commettent bien souvent les personnes de son sexe; et, au lieu de prévenir Alfred des intentions perfides de Mac Carthy, elle se fit un scrupule de les lui dévoiler, tout en menaçant ce dernier de le faire s'il ne cessait de la persécuter par ses déclarations. Rappelé à la factorerie par son père, James ne se sentait pas disposé à obéir. Mais le départ de madame Robin pour l'Angleterre et d'autres motifs que nous ne tarderons pas à faire connaître, l'y décidèrent. On peut juger de sa stupéfaction, de sa joie, en la voyant arriver au fort, alors qu'il la croyait morte. Sa passion pour elle se ralluma plus ardente, plus impérieuse que jamais. Oubliant la scène terrible qu'il venait d'avoir avec son père et qui peut-être avait tué celui-ci, il se disait, la voix palpitante, l'oeil humide de luxure: --Oh! cette fois, je la tiens, elle sera à moi.... à moi seul, et ses enivrantes caresses me paieront de tous les dédains dont elle m'a abreuvé!.... Comme il savourait ses voluptueuses espérances, on gratta à la porte. --Qui est là? demanda-t-il, en saisissant le revolver posé sous son traversin. --Alanck-ou-a-bi, fut-il répondu. --Vous êtes seule? --Je suis seule. Après cette réplique, James sauta à bas de son lit, et alla tirer te verrou. La porte s'ouvrit, et une Indienne dont le visage couturé de profondes cicatrices était horrible à voir, parut dans l'entrebâillement. CHAPITRE IV L'ÉTOILE-BLANCHE Elle était jeune encore, et, par une amère ironie, avait conservé des vestiges d'une beauté rare, au milieu des affreux ravages que le ressentiment de son mari avait faits sur sa face. Grand, pur et d'un ovale parfait, l'oeil qui lui restait faisait doublement regretter celui qu'on lui avait arraché. Sa bouche avait dû être rose, d'un dessin aimable, un nid à baisers, mais les lèvres tourmentées et lacérées, comme si on les eût tortillées en forme de vis avec une tenaille de fer, ne montraient plus que des lambeaux informes et charnus, qui servaient de cadre à quelques dents d'une blancheur éburnéenne, à demi brisées. Elle portait le costume des squaws septentrionales: un chaud bonnet de peau de cygne, sur lequel était étendue une couverte brune, à liséré jaune, en un tissu de poil de daim et de buffle. A la vue de son fils, le regard d'Alanck-ou-a-bi prit une expression de tendresse inexprimable. Les siens, au contraire, s'armèrent de dureté. James, dans son orgueil insensé, ne pouvait supporter l'idée qu'il devait sa naissance à une Indienne: il maudissait ouvertement la pauvre femme qui lui avait donné le jour. Dès qu'elle fut entrée, il referma la porte et s'assit au bord de son lit, tandis que sa mère s'accroupissait sur les talons devant lui. La couverte de la squaw, s'entr'ouvrant alors, laissa voir une tunique élégamment brodée et un fort joli collier de coquillages; car, par un reste de coquetterie féminine, la malheureuse créature avait conservé du goût pour la parure et les colifichets brillants. --Comment avez-vous laissé cette dame? demanda James. --Elle voyage dans le monde des esprits, répondit Alanck-ou-a-bi d'une voix singulièrement harmonieuse, quoique le manque de dents la fit bégayer un peu. --C'est-à-dire qu'elle dort, reprit James. L'Indienne inclina affirmativement sa tête. --Vous l'avez placée dans la chambre que je vous ai désignée! --Oui. --Et vous en avez pris la double clé? --Cette femme blanche est bien belle; mon fils l'aime-t-il donc? interrogea Alanck-ou-a-bi, sans répondre à la question. --Cela ne vous regarde pas, repartit sèchement James; où est la clef de sa chambre, répondez-moi? --La voici, dit-elle d'un ton mélancolique, mais résigné, en lui tendant une clé qu'elle tenait cachée sous sa couverte. Le jeune homme serra vivement l'objet dans sa poche, puis il dit à sa mère en adoucissant son accent: --Vous a-t-elle parlé? --Elle m'a parlé. --Qu'a-t-elle dit? --Elle m'a interrogée pour savoir si j'avais vu ici un visage pâle qu'elle appelle son mari. --Vous avez répondu? --J'ai répondu que je ne l'avais pas vu. --C'est bien. Et, après un moment de silence, James ajouta rêveusement: --N'est-ce pas qu'elle est belle, ma Victorine? --Elle est belle et radieuse comme l'_ed-thin_ [10]; mais que mon fils prenne garde! l'amour recèle un serpent sous ses fleurs les plus embaumées; j'ai peur que la femme blanche ne soit fatale à mon fils chéri. [Note 10: Aurore boréale.] --Gardez vos craintes pour vous, je n'en ai que faire reprit-il brusquement. --Si mon fils voulait suivre les conseils de sa mère... insinua-t-elle. --Je ne veux point de vos conseils, et je vous défends de vous dire ma mère, de m'appeler votre fils! En prononçant ces mots, il se leva et arpenta la chambre à grands pas. L'Indienne avait courbé la tête d'un air triste et soumis, car tel est le servage des squaws: le père a sur elles le droit de vie ou de mort, puis vient le mari qui jouit du même droit, et enfin l'enfant mâle qui trop souvent ne craint pas de l'exercer. Après une pause de quelques minutes, James s'arrêta subitement devant l'Étoile-Blanche et lui dit: --Qui a parlé à mon père de mon caprice pour Notokouë! --Je l'ignore. --Il faut que vous le sachiez! je veux punir celui ou celle qui m'a trahi! s'écria-t-il d'une voix tonnante. --Peut-être est-ce Notokouë elle-même, dit Alanck-ou-a-bi d'un ton haineux; car la squaw dont il était question avait alors la préférence du facteur en chef, et quoique, depuis bien des années, elle n'eût plus de prétentions à ses caresses, Alanck-ou-a-bi ne voyait jamais sans un sentiment de jalousie une maîtresse nouvelle prendre la place qu'elle avait autrefois occupée. --Si c'est Notokouë, je ne la ménagerai pas plus qu'une autre! gronda James. --Mais, pauvre enfant, si tu touches un cheveu de sa tête, il te tuera! Un sourire amer plissa les lèvres du jeune homme. --Déjà, ce soir, il a voulu me tuer, dit-il sourdement. --Te tuer! s'écria l'Indienne, en se dressant sur ses pieds; te tuer! tu dis qu'il a voulu te tuer! répéta-t-elle avec un accent de fureur indicible. Ah! ne me dis pas qu'il t'a fait cette menace; non, ne me le dis pas, James! Si je l'entendais encore, j'oublierais le passé, j'oublierais ce qu'il fut pour moi, cet homme! En lui, je ne verrais plus ton père, mais l'instrument de tous mes maux, la cause de toutes ces laideurs qui font de moi un monstre, l'auteur de toutes les humiliations que j'ai souffertes, que je souffre encore par amour pour toi, parce que je voulais, James que tu fusses grand, habile et puissant comme les Visages. Pâles! En ce moment, la squaw, emportée par la passion s'était transfigurée; ses difformités physiques disparaissaient pour ainsi dire, son éloquence entraînante eût ému le coeur le plus dur. Mais James y fut insensible. Dans son âme il ne restait plus de place pour une fibre délicate Au lieu donc d'apaiser sa mère, de la remercier pour ces témoignages de tendresse sincère quoique violente, il prit plaisir à l'irriter davantage. --Et s'il lui était arrivé de me tuer ce soir, quand il dirigea un pistolet sur moi, qu'eussiez-vous fait? dit-il avec une négligence affectée. L'Indienne devint pâle, ses jambes fléchirent sous elle. Pour ne pas choir, elle dut se soutenir au lit de son fils; néanmoins, elle répondit d'une voie caverneuse: --Si tu me dis encore ces choses, James, j'irai mettre le feu à la poudrière et j'ensevelirai le chef avec tout son monde sous les ruines du fort. --Rassurez-vous, reprit le jeune homme, il a été puni de sa méchanceté. --Tu te serais vengé! --Non; mais la colère lui a fait monter le sang à la tête, et, quand je l'ai quitté, il avait perdu connaissance. Peut-être est-il mort! L'Étoile-Blanche fit un geste négatif. --Il est sujet à ces attaques, dit-elle, et toujours il en revient. Mais je t'en supplie, mon fils, ne t'expose plus aux coups de ce bison furieux; dans un moment de rage, il... James l'interrompit. --Vous connaissez, demanda-t-il, des herbes qui procurent le sommeil! --Alanck-ou-a-bi, répondit-elle, connaît aussi celles qui donnent la mort. --Ce n'est point de ces dernières que j'ai besoin. L'Indienne abaissa sur lui un regard pénétrant. --Je comprends, dit-elle ensuite, mon fils veut courir l'allumette [11] chez la femme blanche. [Note 11: Parmi les Indiens de l'Amérique septentrionale, courir l'allumette, c'est, comme on le verra plus loin, courir les belles. Cette métaphore a été empruntée à l'usage suivant; Un jeune Peau-Rouge a-t-il envie d'obtenir les faveurs d'une femme, il se glisse dans la tente de celle-ci, pendant la nuit, allume au feu un brin de bois et s'approche du lit. Si la squaw éteint la lumière, c'est signe qu'elle accède à ses désirs; si, au contraire, elle la laisse brûler, le galant est obligé de se retirer au plus vite, pour ne pas s'exposer aux railleries et même aux coups des autres personnes couchées dans la hutte.] --Je veux, répliqua James, une plante pour l'endormir. --Avant de livrer cette plante à mon fils bien-aimé, Alanck-ou-a-bi consultera les esprits. --Eh! s'écria-t-il, je ne crois point à vos superstitions ridicules. --Mon fils a tort, dit gravement l'Indienne, Kitchi-Manitou parle le langage de l'avenir à ceux qui savent l'entendre. S'il est favorable à ton amour, je te donnerai sur-le-champ la médecine que tu demandes. --Et s'il est défavorable? fit James impatienté. --S'il est défavorable, je la refuserai à mon fils, dit-elle avec fermeté. Le jeune homme fronça les sourcils, et il allait s'abandonner à un accès de colère; mais, réfléchissant que, par ce moyen, il n'obtiendrait rien de sa mère, il préféra attendre l'épreuve à laquelle l'Étoile-Blanche avait résolu de le soumettre. Avec un morceau de craie, la squaw décrivit sur le plancher une large spirale, au centre de laquelle elle enfonça un clou. Puis, dans une cage placée en un coin de la chambre, elle prit trois musaraignes, deux grises et une brune. La brune était une femelle, les grises des mâles. La brune fut attachée par la patte à une cordelette en nerf d'animal, fixée elle-même au clou planté dans la spirale. Sur l'un des mâles, Alanck-ou-a-bi traça avec sa craie une ligne droite. Sur l'autre, elle traça une ligne courbe. Ensuite, elle posa les deux musaraignes sur le cercle le plus excentrique de la spirale. Et, s'animant tout d'un coup, elle se mit à danser autour, en chantant sur un diapason bas d'abord, mais qui ne tarda pas à monter, à mesure qu'elle précipitait les mouvements de son corps: --«La musaraigne brune, c'est la femme aimée de mon fils. --«Le voici, lui, représenté par la musaraigne qui a une raie tortue sur son dos, et celle qui porte la raie droite c'est le mari de la femme aimée de mon fils. «Que Kitchi-Manitou accorde à mon fils la victoire sur son rival et que la musaraigne brune tourne ses yeux vers lui. «Mon fils est brave, il est beau, il est puissant, c'est le rejeton d'un grand chef. «Mais où va la ligne courbe? «Pourquoi ne suit-elle pas le chemin que j'ai frayé pour elle? pourquoi se précipiter sur la musaraigne brune, au lieu de se glisser doucement à elle et de gagner son coeur par des paroles sucrées comme le miel? «Mon fils n'obtiendra pas l'amour de celle qu'il aime. «Elle ronge la corde magique, elle la coupe; elle rejoint la musaraigne à la raie droite. «Et toutes deux s'unissent pour se jeter sur mon fils. Les esprits se sont prononcés contre lui.» Parvenue à ce point, l'Étoile-Blanche, qui vociférait comme une insensée et se démenait en des contorsions furibondes, tomba, épuisée, sur le plancher, où elle se roula longtemps comme si elle eût été en proie à une attaque d'épilepsie. Ainsi qu'elle l'avait indiqué dans son chant, la musaraigne à la raie courbe, une fois lâchée, avait couru directement à la musaraigne brune, en train de couper avec ses dents le lien que l'Indienne lui avait mis à la patte. Aussitôt libre, elle rejoignit la musaraigne à la raie droite, qui suivait tranquillement les enroulements de la spirale, vers le centre, et l'une et l'autre, paraissant faire cause commune, s'avançaient avec des intentions évidemment hostiles vers la musaraigne à la raie courbe, quand, le bruit causé par la chute de l'Étoile-Blanche frappant d'épouvante les trois petits quadrupèdes, ils regagnèrent leur cage en toute hâte. James Mac Carthy avait considéré cette scène avec un dégoût mêlé d'irritation. Assis sur son lit, il attendit un moment que sa mère se remît de son agitation pour lui parler; mais, voyant qu'elle continuait à se tordre et à proférer des cris assourdissants, il alla à elle, la releva brutalement, en disant: --Assez de jonglerie! Vous prendrez cette plante qui endort et la jetterez dans une boisson destinée à la femme blanche. --Jamais! s'écria l'Indienne. Le front du jeune homme se plissa. --Je le veux! dit-il d'un ton cassant. --Jamais! ce serait te donner la mort. Il eut un sourire sardonique. --Jamais! non, jamais! répétait-elle comme une folle sans l'oser regarder. --Si vous me résistez!... fit-il avec un geste terrible, en lui serrant, à le briser, le poignet dans sa main gauche. A cet instant un grand fracas de portes et de voix retentit dans la cour. --Le chef-facteur est mort! M. Mac Carthy vient de mourir! disaient ces voix. Cet incident, en appelant James au dehors, mit fin à une querelle, qui, prolongée davantage, aurait pu avoir des suites funestes pour Alanck-ou-a-bi. CHAPITRE V JAMES MAC CARTHY ET VICTORINE ROBIN L'annonce de la mort du gouverneur du fort du Prince de Galles avait été prématurée. Une atteinte de paralysie locale, accompagnée d'une syncope générale, était la cause de cette rumeur, qui se répandit le soir dans la factorerie. Mais, dès le lendemain, il allait mieux, quoiqu'il fût très-faible et incapable d'articuler une parole. Une copieuse saignée, jointe à des sinapismes, lui avait rendu le sentiment. Le médecin du poste ne désespérait pas de le sauver. Cependant son fils James se flattait que le vieux Mac Carthy succomberait à cette maladie et que lui, James, serait appelé à lui succéder dans son emploi. En se levant il résolut de visiter madame Robin. Ayant, en conséquence, fait une toilette soignée, mais qui dénotait toujours le chasseur septentrional, il se rendit à la chambre où il l'avait fait transférer. Le fourbe était sûr que sa visite serait bien reçue, et que la jeune femme oublierait les injurieuses propositions qu'il lui avait faites, pour l'interroger sur le sort de son mari. En effet, dès qu'il entra, Victorine lui tendit cordialement la main. --Assise dans son lit, elle s'occupait à réparer un grossier vêtement de peau qui la couvrait la veille. Alanck-ou-a-bi lui chauffait du bouillon près de la cheminée. La chambre de madame Robin ressemblait à toutes celles du fort. Elle ne renfermait d'autres meubles qu'une table, quelques escabeaux en bois et le grabat garni des pelleteries sur lequel Victorine avait passé la nuit. Un dessin bizarre, fait avec des têtes de perdrix fichées contre la muraille, avait valu à cette pièce son nom de chambre aux Perdrix. En y mettant le pied, James fit à sa mère un signe que madame Robin ne remarqua point, et l'Indienne sortit aussitôt. --Ah! monsieur, s'écria Victorine, je suis mille foi» heureuse de vous voir. --Et moi, madame, enchanté... --Mais, interrompit-elle vivement, donnez-moi des nouvelles d'Alfred. --Il n'est pas ici, dit Mac Carthy, en poussant près du lit un des escabeaux sur lequel il s'assit. --Je le sais; on me l'a appris; il s'est avancé plus haut encore vers le Nord. --Oui, madame, malgré mes avis. Il a voulu aller explorer l'embouchure de la rivière de la Mine de Cuivre, répondit presque affectueusement Mac Carthy, qui avait pris dans les siennes la main de Victorine et la pressait avec plus de tendresse que n'en comportait la simple amitié, tandis que ses yeux dévoraient les attraits de la jeune femme, ravissante dans son négligé à demi sauvage. C'était une de ces blondes aux yeux noirs qui cachent, sous une enveloppe délicate, un esprit vigoureusement trempé et qui sont, pour ainsi dire, des exceptions dans l'ordre des choses naturelles. En voyant ces grêles créatures, vous les croiriez phthisiques, ou atteintes d'une maladie incurable; il vous semblerait qu'elles trébuchent déjà au bord de la tombe; et peut-être que si elles demeuraient dans l'inaction, loin du tumulte du monde, du choc des passions, peut-être que la mort les saisirait avant l'âge. Pauvres fleurs exotiques, on dirait qu'elles se penchent prématurément vers la terre, qui les doit bientôt engloutir à jamais. Vienne, cependant, une émotion forte, un coup de la destinée,--coup qui écraserait l'homme le mieux doué,--et la languissante jeune fille ou jeune femme se relève. Elle reprend coloris et santé. Elle est pleine de forces. Son ardeur étonne; son infatigabilité frappe de stupéfaction. Non-seulement il y a dans cette frêle machine une volonté opiniâtre, irrésistible; mais on y découvre, tout à coup, des trésors de vigueur incroyables. Alors s'accomplissent des prodiges surhumains; alors, telle de ces femmes soulèvera un poids qui effraierait plusieurs hommes robustes; telle autre arrachera son enfant aux griffes d'un tigre; celle-ci fera reculer vingt guerriers armés jusqu'aux dents; celle-là entreprendra une tâche dont la perspective seule nous épouvanterait. Ainsi avait fait madame Robin, en se mettant intrépidement à la recherche de son mari à travers les mille périls du désert américain. Tout entière à ses inquiétudes, elle ne songeait ni à retirer sa main de celles de James, ni à se défendre contre les regards lascifs qu'il plongeait sous son peignoir. --Ah! monsieur, pourquoi l'avez-vous laissé partir? dit-elle avec des larmes dans la voix. --Vainement ai-je voulu m'opposer à son départ, répondit Mac Carthy d'un ton que l'agitation de ses sens faisait trembler. --Y a-t-il longtemps qu'il vous a quitté? --Quatre mois environ, madame. --Depuis, il a écrit, sans doute? --Non, madame, mais j'ai reçu des informations sur son compte hier au soir. --Ah! vous me sauvez la vie, monsieur Mac Carthy! s'écria Victorine en serrant avec reconnaissance les doigts de son interlocuteur. A cette pression, le jeune homme sentit un frémissement courir dans ses veines. Ses paupières devinrent humides, ses joues s'injectèrent de sang. --Il allait bien, n'est-ce pas? poursuivit madame Robin en se tournant vers James. --Oui, bien, très-bien! balbutia-t-il. Comme il faisait assez sombre dans la chambre, éclairée seulement par quelques petits carreaux de parchemin, Victorine ne vit point l'altération des traits de Mac Carthy. Cependant l'accent de sa réponse la frappa. Dégageant sa main et ramenant la couverture sur sa poitrine, elle reprit: --Mais comme vous me dites cela! Craindriez-vous de m'apprendre une mauvaise... --Du tout, du tout, madame, s'écria James, qui, refoulant les entraînements de sa passion, avait repris quelque empire sur lui-même; Alfred était en santé parfaite quand il rencontra le Grand-Lièvre sur les bords de la rivière de la Mine de Cuivre. --Le Grand-Lièvre? Je crois me rappeler ce nom. --C'est un chef indien. --Il est ici, monsieur Mac Carthy? --Non, madame. Mon père l'a chassé du fort, parce qu'il n'a pas tenu ses engagements envers la Compagnie. --Ne pourrais-je le voir? --J'en doute, fit James avec un soupir. --Vous paraissez triste, monsieur, dit la jeune femme d'un ton sympathique. --Triste! répéta-t-il, en ébauchant un pâle sourire; oui, je suis triste! Comment ne le serais-je pas? Je vois que vous aimez un ingrat... --Monsieur! --Un ingrat, je l'ai dit, s'écria-t-il, car votre mari ne vous aime pas. S'il vous eût aimée, aurait-il eu l'intention de vous quitter pour voyager, avant votre départ pour l'Angleterre... --Vous le calomniez, monsieur! --Et, continua Mac Carthy en s'excitant, se serait-il mis en route pour le désert aussitôt après avoir appris à Québec que le navire qui vous ramenait avait sombré? --De grâce, monsieur, cessez de me parler ainsi d'un mari que j'aime et de qui vous vous prétendiez l'ami, dit la jeune femme en faisant des efforts pour contenir son indignation. --Son ami! moi, l'ami de votre mari! Ah! que vous me connaissez peu! dit-il dans un rire diabolique; mais je le hais autant que je vous aime, votre Alfred! Est-ce que vous l'ignorez? Est-ce que mon amour... --Taisez-vous! taisez-vous! répliqua Victorine en se dressant, frémissante, dans son lit. --Comme vous êtes belle! comme tu es belle! comme je t'aime! dit-il avec une admiration passionnée. A son tour, il s'était levé, en prononçant ces paroles, et, le visage en feu, les narines gonflées, les prunelles flamboyantes, il étendait les bras pour saisir Victorine et l'attirer à lui. --Le misérable! le lâche! il porterait la main sur une femme sans défense! s'écria madame Robin avec plus de mépris encore que d'effroi. Puis, par un bond rapide, elle sauta à bas du lit, saisit sur la table un couteau de chasse, et se retrancha dans un coin de la pièce. --Osez me toucher, monstre! dit-elle, et je vous jure que l'un de nous deux restera mort sur la place! La hardiesse et l'imprévu de ce mouvement effrayèrent Mac Carthy. Un instant atterré, il recouvra bientôt néanmoins son cynisme habituel. --Partie remise, dit-il en affectant des dehors dégagés. Mais vous serez à moi, ravissante tigresse! En attendant, sachez que votre cher et tendre époux a été assassiné par les Esquimaux. Voilà mon bouquet de fiancé. Que vous en semble? Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir. Là-dessus Mac Carthy sortit, laissant la pauvre femme consternée par ce qu'elle venait d'entendre. Il retourna à sa chambre. --Alanck-ou-a-bi, dit-il à sa mère, qui pétunait gravement, accroupie sur les talons, ce soir vous mettrez la médecine qui endort dans les aliments de la femme blanche. C'est vous qui la servez; cela sera facile. --Non, dit l'Indienne, je ne le ferai pas. Kitchi-Manitou nous punirait. --Si vous ne m'obéissez pas, je me tue! dit-il froidement. --Mon fils se tuer! mon beau James, mon noble enfant se tuer! s'écria l'Étoile-Blanche en lui jetant un regard éploré. --Je n'ai qu'une parole, répliqua Mac Carthy, sachant bien que par cette menace il obtiendrait tout de la crédule Indienne. --Alors, dit-elle humblement, la volonté de mon fils sera faite. Alanck-ou-a-bi mêlera la médecine qui donne le sommeil à la _becatie_ [12] ou au thé de la femme au visage pâle. [Note 12: Les Indiens de la baie d'Hudson donnent ce nom à une sorte de gros boudin fait avec le sang, la graisse et les parties les plus délicates du daim, auxquels on ajoute le coeur et les poumons hachés en menus morceaux.] --En outre, continua James, comme je suivrai ce matin le parti qui va à la pêche, vous jetterez, aussitôt la nuit venue, une corde à noeuds par-dessus la palissade, et vous m'attendrez, en prenant soin que personne ne vous voie. --Il sera fait comme tu désires; mais je crains pour toi le courroux du Grand-Esprit, répondit tristement l'Indienne. Mac Carthy haussa les épaules et se, mit en devoir de changer son élégant costume contre un lourd accoutrement de cuir de buffle. Comme il terminait, le clairon retentit. --Voici, dit-il, la trompette qui appelle les engagés [13]. A cette nuit, Alanck-ou-a-bi! [Note 13: Domestiques, commis.] Il prit ses raquettes, accrochées à la muraille, et descendit dans la cour, où une centaine d'hommes, trappeurs blancs et Peaux-Rouges, composant presque toute la garnison masculine du fort, s'assemblaient pour aller faire une grande pêche sur un lac éloigné de dix milles environ. James avait le commandement de l'expédition; car, bien qu'il fût brusque avec lui jusqu'à la brutalité, son père se proposait de lui remettre un jour la charge qu'il occupait, depuis plus de trente ans, à la factorerie du Prince-de-Galles. Il n'était pas, d'ailleurs, étonnant que le jeune homme ne demeurât point près de lui pour le soigner. Les moeurs des civilisés dans ces contrées sauvages ressemblent fort à celles des Indiens. La nécessité l'emporte sur toute considération. En voyage, malheur à l'homme ou à la femme malade. On l'abandonne, sans pitié, à son triste sort. Si les forces lui reviennent, tant mieux; sinon, il lui faut mourir soit de besoin, soit sous les coups de l'ennemi qui rôde constamment autour des caravanes, soit sous la dent des bêtes féroces. Rarement même voit-on une troupe en marche s'arrêter pour permettre à une femme enceinte de faire ses couches. L'infortunée est-elle prise des douleurs de l'enfantement, elle s'écarte, cherche un ruisseau, une source, une flaque d'eau, se délivre elle-même, et rejoint ordinairement, quelques heures après, la bande qui n'a cessé de poursuivre sa route. Elles sont fortes, sans doute, les femmes du désert; mais combien succombent dans ces atroces souffrances! Il n'y a là aucune statistique pour le dire. Ces observations suffisent à expliquer la conduite de James Mac Carthy, sans la justifier le moins du monde, d'ailleurs; car le scélérat désirait la mort de son père, et, de plus, il méditait contre la pauvre Victorine le plus odieux des attentats. CHAPITRE VI PÊCHE, CHASSE, CRIME, PUNITION La réunion des trappeurs était fort bruyante. Au vacarme qu'ils faisaient, se mêlaient les hurlements des chiens-loups que l'on attelait aux traîneaux. Les pauvres bêtes faisaient résistance; mais leurs conducteurs les saisissaient brutalement, les flagellaient plus brutalement encore, avec des baguettes de fusil, et, en dépit de leurs cris, de leurs efforts pour s'échapper, finissaient par leur passer le haut collier chargé de sonnettes. Ce collier, quoique plus petit, ressemblait assez, par sa forme et les fanfreluches dont il était orné, à ceux qu'on voit au cou des mulets dans certaines parties de notre France. Nombreuse était la meute, chaque sleigh exigeant quinze à vingt chiens. Aussi y avait-il peut-être bien cent cinquante de ces animaux dans la cour de la factorerie. Jugez du vacarme! Ici, les traîneaux ne sont plus façonnés comme ceux que l'on voit dans les régions occidentales. On les fabrique avec des planchettes de mélèze. Leur longueur varie entre dix et quinze pieds; leur largeur entre douze et quatorze pouces; leur épaisseur ne dépasse guère un quart de pouce. Le devant du traîneau est fortement cintré, afin que la machine n'enfonce pas dans la neige. Les planches ou éclisses qui entrent dans sa construction sont réunies les unes aux autres par des lanières de peau de daim, et traversées, dans la partie supérieure, par des barres de bois destinées à consolider le traîneau, et à maintenir les objets qu'il contient. Un seul homme suffit à tirer un de ces véhicules quand il n'est pas trop chargé. On passe les traits sous les aisselles, on les rassemble sur la poitrine, et, chaussé de bonnes raquettes, on fait aisément douze à quinze lieues par jour. «Quelque simple que soit ce harnais, dit avec raison Samuel Hearne, je défie tous les selliers du monde d'en fabriquer un meilleur.» Aux environs des factoreries ce sont ordinairement des chiens qui sont chargés de la traction. Et Dieu sait combien cette tâche leur répugne! Mais j'entends claquer les fouets! l'attellement est fini! les trappeurs ont chaussé leurs longues raquettes en forme de galères; les portes du fort s'ouvrent! Un Canadien entonne une vieille chanson française. En avant! Voyez défiler la bande sous ce ciel plus blanc, plus lourd que la neige dont la terre est couverte, sans que rien, pas même un arbre, interrompe son uniformité, aussi loin que s'étende le rayon visuel. Voyez comme ils glissent maintenant, en silence, tous ces hommes, si enveloppés, gantés, encapuchonnés de pelleteries qu'on ne saurait distinguer un blanc d'un Peau-Rouge, que pas une molécule de leur chair n'est visible. En sortant du fort, leurs fourrures de nuances diverses faisaient contraste; leurs traîneaux peints de couleurs tranchantes égayaient le tableau. A présent, tous sont blancs comme des fantômes, blancs comme la nappe de neige qui les environne. Le souffle des haleines se condense en épais brouillard autour d'eux. Hommes, animaux, choses semblent nager dans un nuage de vapeur lactée. En avant! en avant! car le froid est intense, la troupe est affamée: elle ne doit déjeuner qu'après avoir dressé ses tentes sur le lac à la Truite, et tendu ses filets. On arrive vers le milieu du jour. Des collines abritent le lac; la température y est moins élevée que le long de la rivière Churchill. James Mac Carthy commande de faire halte. Les traîneaux sont déchargés. Au bout de dix minutes vingt tentes de peaux s'élèvent sur la glace; vingt panaches de fumée annoncent au loin qu'un parti de chasseurs est campé en ces lieux. Déjà des sons sourds montent dans l'espace. La glace gémit; elle crie, grince, vole en éclats, entamée par cent bras vigoureux, armés de larges ciseaux en fer, qu'on a préalablement fixés à un manche de quatre à cinq pieds de long. Des trous sont faits dans la croûte cristallisée. Chacun de ces trous a trois pieds de diamètre environ. Deux pas les séparent les uns des autres. On déploie les filets, faits avec des bandelettes de cuir de daim. Ils ressemblent assez, par leur figure, à ceux que nous appelons araignées. Mais leur hauteur, leur grandeur est beaucoup plus considérable. Il ne s'agit plus que de tendre ces instruments de destruction. Les trappeurs blancs se contentent d'introduire, par un des trous, la corde fixée à l'extrémité d'un filet; puis, avec une perche, ils poussent cette corde vers les trous les plus rapprochés; là un autre homme saisit l'engin à l'aide d'un bâton crochu et le passe à son voisin, en se servant du procédé employé par le premier. En moins d'un quart d'heure, on a ainsi disposé un filet qui a quelquefois cent brasses et plus d'étendue. Mais les Peaux-Rouges ne vont pas si vite en besogne. Avant d'établir une machine de pêche, les jongleurs tirent de leurs sacs à médecine une multitude de becs et de pattes d'oiseaux qu'ils distribuent aux gens de la tribu. Ceux-ci attachent ces pattes et ces becs au sommet et au pied du filet. Puis les sorciers remettent aux chefs des orteils de loutres et d'autres amphibies. Chacun desdits chefs assujettit lui-même les médecines aux quatre coins de ces rets, qui sont ensuite placés sous la glace de la manière que je viens d'indiquer. Ils ont tant de foi en leurs charmes qu'un Indien se laisserait plutôt mourir de faim, à côté d'un filet et d'un cours d'eau poissonneux, que de pêcher, s'il ne pouvait placer le premier sous l'influence de quelques-unes de ces amulettes. Là ne se bornent pas les croyances ridicules de ces peuplades ignorantes, dont nous nous moquons, quoique, à bien des égards, nous n'avons pas l'esprit plus robuste que le leur. «Le premier poisson quelconque que rapporte le filet, ils le font griller au lieu de le faire bouillir, dit un voyageur célèbre; après quoi ils en enlèvent les chairs avec beaucoup de précaution et brûlent ensuite les arêtes à un petit feu lent [14]. [Note 14: Les Indiens de la Colombie ont des croyances assez analogues. Ils arrachent et enterrent ou brûlent le coeur des saumons qu'ils prennent. Voir la _Tête-Plate_ et les _Nez-Perces_.] «A l'étroite observance de cet usage est attaché, suivant eux, l'heureux succès du nouveau filet, qui, autrement, ne produirait rien et perdrait par là toute sa valeur. «Quand ils pêchent dans les rivières ou les canaux étroits qui joignent deux lacs ensemble, au lieu de réunir plusieurs filets et de barrer le canal, comme ils pourraient le faire souvent, pour intercepter le poisson à son passage, ils tendent leurs filets à une distance considérable les uns des autres, d'après la crainte superstitieuse que, s'ils les attachaient ensemble, ils ne conçussent mutuellement de la jalousie, ce qui les empêcherait de capturer un seul poisson. «Leur manière de pêcher à la ligne est accompagnée de procédés non moins absurdes. Quand ils amorcent un hameçon, ils cachent sous l'appât, qui est toujours cousu au premier, un charme dans la composition duquel entrent quatre, cinq ou six articles différents. L'appât lui-même, qui est fait de peau de poisson et qui en a à peu près la forme, est à leurs yeux un véritable charme. Ces Indiens emploient pour leurs charmes du poil et de la graisse de castor, des dents de loutres des intestins et du poil de rat musqué, des suites d'écureuil, du lait caillé pris dans l'estomac des faons et des veaux, des cheveux d'homme ou de femme; et une infinité d'autres objets tout aussi singuliers. «Chaque chef de famille, ou plutôt presque tous les naturels du pays, et particulièrement les hommes, portent sur eux, en tout temps, l'hiver comme l'été, quelques-uns de ces charmes, et, sans cette précaution, aucun ne se risquerait à pêcher, bien convaincu qu'il vaudrait autant rester dans sa tente que d'essayer de tendre une ligne qui serait dépourvue de charme. «L'expérience ayant appris à ces Indiens que les poissons de la même espèce qui se trouvent dans les différentes parties de leur pays ne s'amorcent pas avec les mêmes substances, ils sont obligés, pour ainsi dire, à chaque lac et à chaque rivière où ils s'arrêtent, de changer la composition de leurs charmes. Ils sont très-ponctuels, aussi, à faire griller le poisson que rapporte le premier hameçon attaché à une ligne nouvelle. Un vieux hameçon dont les preuves de succès sont faites a plus de prix à leurs yeux que mille qui n'ont pas encore été éprouvés.» Ces idées stupides sont tellement enracinées chez les Indiens que, non-seulement ceux qui fréquentent les factoreries ou même sont employés dans les postes de la Compagnie de la baie d'Hudson, les conservent religieusement, mais qu'elles ont converti un grand nombre de blancs à leurs sottises et qu'on pouvait remarquer sur le lac à la Truite quelques trappeurs canadiens attacher gravement à leurs filets des becs et des pattes de mouette, de guillemots ou d'oie! Outre le poisson qui lui donne son nom, ce lac renferme une quantité prodigieuse de barbeaux, brochets, perches, dorés. On y trouve même quelques esturgeons d'une dimension colossale. Aussi la pêche fut-elle abondante. Elle dura jusque vers dix heures du soir; puis, tous les hommes se retirèrent dans leurs tentes, où flambait un bon feu de genévrier pour s'y gorger, jusqu'à en être malades, de chair de poisson, suivant le dégoûtant usage indien, ou pour s'y reposer des fatigues de la journée. Ce moment, James Mac Carthy, le métis, l'attendait avec une impatience fiévreuse. Alors, il sortit de la hutte que, seul, il occupait au centre du camp; et, sous prétexte de faire une ronde pour veiller à la sécurité de la troupe, il s'assura que personne n'épiait ses mouvements. Ces précautions prises, il s'élança sur la piste que les trappeurs avaient frayée le matin en se rendant au lac. La nuit était assez sombre. Il ventait du nord-est. Tout présageait un de ces terribles ouragans auxquels les Canadiens-Français ont donné le nom de bordées de neige. Malgré ces signes certains d'une tempête prochaine, James quitta le camp et se mit en marche vers la factorerie du Prince-de-Galles. Il était minuit quand il arriva sous le rempart. La neige tombait à larges flocons, et la bise soufflait avec furie en gémissant dans les longues meurtrières du fort. A ces lamentables accents répondaient les hennissements des chevaux et les jappements des loups qui rôdaient autour du poste, en quête d'une proie. Mac Carthy s'avança prudemment le long des bastions, les yeux dirigés vers le faite. Bientôt il aperçut une grosse corde que le vent faisait flotter contre la muraille. Il saisit cette corde, éprouva sa solidité en se suspendant après; puis, persuadé qu'elle était convenablement assujettie à la crête du rempart, il commença de gravir. L'ascension dura une minute à peine. Parvenu au terme, Mac Carthy sauta sur le chemin de ronde. Masquée par l'affût d'un canon, Alanck-ou-a-bi faisait sentinelle. --Tout est-il prêt? Dort-elle? demanda James. --Elle dort, répondit l'Indienne; mais, prends garde, car la colère de Kitchi-Manitou s'appesantit déjà sur nous: il a entraîné le père de mon fils sur le territoire des Esprits. --Le gouverneur est mort? fit James avec empressement. --Il est mort, et le sous-chef-facteur a pris le commandement du poste. --Lui! quelle impudence!... Oh! il ne le gardera pas longtemps, ce commandement, murmura le jeune homme. Mais ce n'est point pour cela que je suis venu; songeons d'abord à ce qui m'amène. Cette nuit, l'amour! demain, les affaires! --Encore une fois, écoute-moi! ne cours pas à ta perte comme un daim aveugle! observa l'Étoile-Blanche, en l'arrêtant faiblement par le bras. James la repoussa avec violence. --Vois, insista-t-elle, cette lumière qui pâlit dans le wigwam du gouverneur; elle éclaire le cadavre encore chaud de ton père. Arrête, malheureux enfant, arrête... James ne l'entendait plus. Il s'était précipité au bas du rempart et prenait le chemin de la chambre de Victorine, sans remarquer qu'une ombre le suivait de près par derrière. Le coeur palpitant d'ivresse, il se glisse dans cette chambre. Une lampe y combat à peine l'obscurité. Mais le métis n'en demande pas tant: le crime a peur de la lumière. S'étant convaincu que sa victime dort d'un sommeil voisin de la léthargie, il s'approche de la lampe pour l'éteindre, avant de consommer son épouvantable forfait, quand tout à coup la porte de la pièce se rouvre, et sur le seuil parait un trappeur, armé d'un couteau de chasse. Mac Carthy, sans se déconcerter, tire de sa poche un revolver et fait feu sur le trappeur. Il le manque. Un deuxième coup n'a pas plus d'effet. Le troisième, il ne peut le lâcher: son adversaire s'est jeté sur lui, l'a renversé, désarmé. Cet adversaire, c'est Louis-le-Bon, le franc-trappeur qui a accompagné madame Robin depuis Québec jusqu'à la factorerie du Prince-de-Galles. D'une pièce séparée de celle de la jeune femme par une mince cloison, il a, dans la matinée précédente, entendu la scène de Mac Carthy avec Victorine, et, prévoyant l'attentat auquel elle serait en butte, il s'est mis aux aguets. Le reste n'a pas besoin d'explication. Cependant, malgré le bruit de la lutte, madame Robin ne s'est pas éveillée. Mais, au retentissement des détonations, le sous-chef facteur accourt avec quelques employés restés au fort. On s'empare de Mac Carthy, on le garrotte. Ses détestables projets n'étaient que trop évidents. --Dans toute circonstance ce que vous avez fait mériterait un châtiment exemplaire, lui dit le sous-chef; mais, le jour où votre père est mort, quitter votre poste pour venir, à deux pas du lit où repose son corps inanimé, violer une femme, c'est l'acte d'un coquin de la pire espèce. Le fouet, terminé par la potence, serait une punition trop douce. Pour ne pas flétrir la mémoire de celui qui vous donna le tour, je me contenterai de vous chasser du fort avec ce stigmate. En disant ces mots, il lui cracha à la face! --Misérable! proféra James en grinçant des dents et se débattant entre les mains de ceux qui le tenaient. --Il n'y a, repris le sous-chef, de misérable ici que vous. On va vous jeter hors des murs, et si, au point du jour, vous n'avez pas quitté le pays, je ne répondrai plus de votre vie. --Oh! je me vengerai! je me vengerai! hurlait Mac Carthy pendant que quatre vigoureux commis l'entraînaient au dehors. Madame Robin dormait toujours paisiblement. CHAPITRE VII TRAÎTRE Ruminant ses projets de vengeance, Mac Carthy s'achemina vers le nord. Il faisait un froid très-vif en ce moment, mais la nuit était fort claire; elle permettait de se diriger aussi facilement qu'en plein midi. James marcha jusqu'à l'aurore sans s'arrêter. Alors, il pénétra dans une caverne, sur le bord de la route, mangea un peu de poisson fumé, se reposa deux heures, et reprit sa course. Toute la journée, il parcourut les rives sauvages de la baie d'Hudson. Impossible d'imaginer une scène plus désolée, plus désolante que celle qu'il eut sous les yeux. La neige ou la glace partout aux pieds; sur la tête, un ciel froid et terne comme le plomb; autour de soi, un horizon sans ligne, une atmosphère grise, épaisse à ce point qu'on aurait cru la pouvoir saisir avec les doigts. Rien ne troublait la vue, rien ne troublait l'oreille. Cette même solitude était encore envahie par un silence mortel. Vers le soir, néanmoins, le temps se dégagea, comme il arrive souvent dans les hautes régions septentrionales. Mac Carthy quitta les bords de la baie et s'enfonça à l'intérieur des terres. Bientôt, quelques minces filets de fumée bleuâtre qui rayaient, par ondes capricieuses, la blancheur relative de l'espace environnant, apprirent au jeune homme qu'il approchait d'un lieu habité par des humains. James alors s'arrêta. Il se mit à réfléchir. Criminelle était l'action qu'il allait commettre. Point n'était besoin d'avoir étudié la loi pour le savoir; mais sa connaissance pouvait sans doute aider à éluder la justice humaine. Ce fut pour l'examiner, pour y chercher une échappatoire en cas d'insuccès, que notre avocat fit une courte halte avant d'exécuter le sinistre projet qu'il avait conçu. Le remords ne l'épouvantait pas, il le croyait du moins, et un sourire sardonique glissa sur ses lèvres comme cette idée traversait son cerveau. Par une sorte de défi à la divinité même, Mac Carthy se mit à réciter à haute voix la terrible menace de Byron dans le _Corsaire_: «Il s'établit dans l'intelligence une guerre, un chaos, quand toutes ses puissances troublées, confondues, cèdent à la sombre violence qui les écrase et se laissent dévorer par le remords sans repentir: le remords, ce démon trompeur qui jamais ne parle avant l'acte, mais qui, l'acte accompli, vient crier: «Je t'avais averti!» Vain reproche! Une âme brûlante, inflexible, se révolte: le faible seul se repent!» --Eh! oui, le faible seul se repent! répéta-t-il avec une violence telle qu'un observateur eût pu penser que James Mac Carthy n'était pas bien sûr de son assertion. Un écho lointain répondit à diverses reprises: --Le faible seul se repent! Cette répercussion de ses propres paroles causa un tressaillement au jeune homme; tant il est vrai qu'elles sont, grâce à Dieu, bien rares ces natures perverses que n'émeut pas, plus ou moins, la perspective d'un forfait. Mac Carthy se retourna. Un personnage de grande stature était debout à quelques pas de lui. C'était un Indien armé en guerre. Il tenait à la main une carabine longue de six pieds, et, à son côté, on voyait pendre, sur sa tunique de peau de daim, la lame d'un sabre de cavalerie. Dans une touffe de cheveux, fixée droite au-dessus de sa tête, il portait deux fortes plumes que la brise du soir balançait contre chacune de ses joues. Ces plumes indiquaient un chef; les zébrures multicolores qui lui sillonnaient le visage apprirent aussitôt à Mac Carthy que ce chef avait nom Kit-chi-ou-a-pous, le Grand-Lièvre. Surmontant l'impression première qu'il avait ressentie à cette rencontre inopinée, James marcha vers le chef et allongea le bras pour lui frapper dans la main, en signe d'amitié, suivant la coutume usitée parmi les Indiens de la baie d'Hudson. Mais, loin de répondre à ce témoignage de bienveillance, le sauvage recula dédaigneusement d'un pas, en disant dans l'idiome des Chippiouais: --Les Anglais sont des méchants (_câhin nischischin Saganosch_)! --J'apporte des présents au plus illustre des sagamos, dit Mac Carthy sans paraître ni avoir remarqué le mouvement du Grand-Lièvre, ni avoir compris ses paroles. --Et, continua celui-ci d'un ton méprisant, les demi-sang sont lâches, mous comme des femmes, poltrons comme des veaux marins. Ils ont la langue crochue. --Voici du tabac des blancs, bien meilleur que le _segokimac_ [15], pour remplir le _skipertogan_ [16] de mon frère. [Note 15: C'est le nom donné par les Chippiouais à un arbrisseau rampant comme la vigne vierge, dont la feuille séchée leur sert de tabac. Ils emploient aussi l'écorce d'une espèce de saule appelée par les Canadiens-Français _bois rouge_. Quant à la première plante, les Canadiens la nomment «sac-à-commis,» parce que notre mot _tabac_ se traduit par _sakacomis_ dans quelques dialectes indiens.] [Note 16: Sac à tabac.] Kit-chi-ou-a-pous fit un geste de refus. --J'ai aussi pour mon frère un sac de poudre et une bouteille d'eau-de-feu, poursuivit intrépidement l'avocat. --Je ne veux rien d'un chien de métis, répliqua sèchement l'Indien. Mac Carthy reçut l'insulte sans broncher; il s'y attendait. --Mon frère, reprit-il doucement, consentira-t-il à me prêter son oreille? --Kit-chi-ou-a-pous n'aime pas les mensonges. --Je donnerai une grande nouvelle à mon frère. --Nouvelle de bois-brûlé, nouvelle de fausseté, répondit sentencieusement le Chippiouais. --Que mon frère m'écoute. --L'esprit de Kit-chi-ou-a-pous est fermé aux discours de ceux qui tiennent aux blancs par le sang de leur père ou de leur mère. --Il s'ouvrira à ma proposition. --Mon frère a la vanité des sangs-mêlés, fit le Peau-Rouge en haussant les épaules. --Parce qu'il parle au sagamo le plus noble, le plus vaillant, le plus hardi qui ait jamais foulé ces contrées, repartit imperturbablement Mac Carthy. Et, s'apercevant que sa flatterie produisait l'effet qu'il attendait, il ajouta: --Le nom de mon frère est partout redouté, du nord au sud, de l'est à l'ouest. Quand il élève la voix, Peaux-Rouges et Peaux-Blanches, tout tremble comme à la voix du tonnerre; quand il arme sa carabine, les ours se réfugient au plus profond de leur-tanière; quand il apprête son harpon, la baleine plonge en mugissant dans les abîmes de la mer; quand il déterre la hache de la guerre, ses ennemis fuient au loin comme une troupe de faons timides. Sensible à ces caresses données à son amour-propre, l'Indien redressa sa grande taille, et étendant la main dans la direction du fort du Prince-de-Galles, il dit avec la superbe d'un Dieu: --Kit-chi-ou-a-pous est tout puissant dans ces régions; les Visages-Pâtes l'apprendront. --Et c'est pour aider mon frère dans cette oeuvre que je suis venu à lui, dit avec rapidité Mac Carthy. Mais son offre n'eut pas le succès qu'il en espérait. --Kit-chi-ou-a-pous ne veut pas de l'aide d'un métis, lui fut-il répliqué durement. --Je sais que mon frère a des guerriers braves... --Il en a trois fois cinquante, interrompit le Grand-Lièvre. --C'est afin de les mener à la factorerie... --Ils en connaissent le chemin. --Oui, mais moi je leur indiquerai le moyen de pénétrer dans le fort. Pour la première fois, depuis cet entretien, Kit-chi-ou-a-pous daigna abaisser les yeux sur le visage de son interlocuteur. --Je croyais, dit-il en le regardant fixement, que mon frère appartenait aux gens du fort. --Ils m'ont insulté, dit James. --Insulter un demi-sang, c'est bien fait, dit l'Indien. Digérant l'affront, Mac Carthy répliqua seulement: --Si un autre que mon frère osait me parler ainsi, il paierait cher son audace. --Pourquoi alors ne t'es-tu pas vengé? reprit la Peau-Rouge. --C'est le désir de me venger qui m'a conduit à toi. --Ouah! fit le sauvage d'un ton dubitatif. --Oui, appuya Mac Carthy. J'étais présent quand tu fus chassé indignement de la factorerie... --Jamais on ne m'a chassé! s'écria le sauvage avec une incomparable fierté. --Cependant, dit James, j'ai vu dans ton coeur, Kit-chi-ou-a-pous. Il est gros de ressentiments, et si tu pouvais t'introduire dans le fort du Prince-de-Galles, tu ferais expier aux Anglais les dommages qu'ils t'ont causés. --Ton discours est droit, Double-Langue, répondit le Peau-Rouge. --Eh bien, moi, je me charge de t'y faire entrer, dès demain. --Quel est ton dessein? --Qu'importe, pourvu qu'il serve celui de mon frère, répliqua adroitement Mac Carthy. Croisant les bras sur sa poitrine, l'Indien ferma à demi les yeux, d'un air rêveur. --Mon frère, insinua James, veut probablement connaître le moyen que j'emploierai pour lui livrer le fort? Le Grand-Lièvre demeurant silencieux, il poursuivit: --Une des femmes de l'ancien chef m'est toute dévouée. --L'ancien chef! fit Kit-chi-ou-a-pous. --Oui, car il est mort. --Dent-de-Loup est mort! s'écria le sauvage avec une inflexion de surprise et de haine. Mac Carthy se méprit sur ce mouvement. Il crut que le sauvage, satisfait de la nouvelle, allait consentir à ses projets de vengeance. --Mon frère, dit-il, ignore que la factorerie renferme des armes de la poudre pour armer ses valeureux Chippiouais et de la liqueur qui rend l'homme heureux. --Dent-de-Loup est mort! répéta le chef. Mon frère dit-il vrai? --Je dis vrai. --Mais comment est-il mort? --C'est moi qui l'ai tué, répondit James avec un odieux cynisme. --D'où vient que mon frère a tué Dent-de-Loup! reprit le chef d'un ton méfiant. --Parce qu'il m'avait frappé, dit Mac Carthy. --Alors, continua finement l'Indien, Double-Langue n'a plus de raison pour vouloir entraîner les Chippiouais à Churchill. James devina la ruse. --Au contraire, dit-il en souriant, car le sous-chef-facteur m'a fait une injure... une injure que je ne pardonnerai jamais! --Et mon frère est sûr de cette squaw?... Mac Carthy allait dire: «C'est ma mère!» mais l'orgueil arrêta le mot sur ses lèvres. --Oui, je réponds d'elle, dit-il. --Est-ce une Peau-Blanche, ou une Peau-Rouge? --Elle est, répliqua indifféremment James, de la tribu de mon frère: on la nomme Alanck-ou-a-bi. --Alanck-ou-a-bi! hurla le Grand-Lièvre avec une fureur qui fit frémir Mac Carthy. --Mon frère la connaît donc? balbutia-t-il. --Kit-chi-ou-a-pous connaît tous les hommes et toutes les femmes de sa race, répondit alors l'Indien avec un calme bien opposé à l'accès d'exaspération qu'il avait eu un moment auparavant. Si corrompu que fût l'avocat, ce calme subit lui donna le frisson. Initié aux moeurs des Indiens, il ne pouvait se méprendre sur la portée de ces deux mouvements aussi brusques que tranchés. Et vraiment, lui, l'égoïste, le cruel, il se sentit avoir peur pour la femme dont il venait de prononcer le nom. Ce fut le Grand-Lièvre qui renoua la conversation. --Mon frère, dit-il froidement, est le _neconnis_ [17] d'Alanck-ou-a-bi? [Note 17: En Chippiouais, on emploie ce terme pour signifier _ami_ ou _amant_.] --Alanck-ou-a-bi est mon esclave, répliqua James, sans remarquer une contraction nerveuse dont les membres de son interlocuteur furent aussitôt agités. Mais ce nouveau symptôme d'irritation eut la durée de l'éclair. D'une voix inaltérée Kit-chi-ou-a-pous reprit: --Mon frère a confiance en elle? --Oh! une confiance entière. Alanck-ou-a-bi mourrait sur un brasier de charbons ardents plutôt que de me trahir jamais. Comme il achevait, une explosion formidable, comme si elle eût été produite par la décharge de cent pièces d'artillerie, ébranla l'atmosphère. Le chef sauvage tomba en même temps sur la neige en proférant des cris affreux. --L'imbécile! Faut-il en être réduit à se servir de pareilles brutes! ricanait James Mac Carthy. CHAPITRE VIII LES CHIPPIOUAIS Bientôt l'Indien, cessant ses contorsions, demeura étendu comme mort, la face tournée vers le sol. Mac Carthy suspendit son rire pour se jeter à terre et s'y tenir immobile, dans la même position que celui dont il se moquait une seconde auparavant. A la détonation avait succédé un long mugissement, lequel, descendant du nord vers le sud, augmentait avec une rapidité inouïe. L'explosion, elle avait été produite par l'éruption d'un _volcan de glace_; le mugissement, une bordée de la bise septentrionale le causait. Ces termes, usités par les trappeurs canadiens-français ont besoin d'une explication. La voici: Sous les latitudes élevées du nord, l'hiver accumule, au bord de la mer ou aux embouchures des grands fleuves des montagnes de glaçons, que l'intensité du froid fait parfois éclater avec un bruit foudroyant, et qui, tels que des cratères, lancent alors, à des distances prodigieuses des monceaux de débris [18]. [Note 18: On trouvera, sur ces singulières éruptions, des détails très précis dans la _Vierge Esguimaue_ (en préparation).] Vienne une rafale, un coup de vent, et ces débris, enlevés comme par une trombe, sont chassés dans l'espace, roulés au loin à travers les sauvages solitudes de la côte. Neige, glace, parcelles de terre, fragments de roches, emplissent l'air, et plus terribles, plus impitoyables que les sables africains entraînés par le simoun ou le sirocco, engloutissent, anéantissent tout ce qui s'oppose à leur passage. Bordées, nomment ces désastreux tourbillons les rôdeurs du désert américain, dans leur langage si éloquemment imagé. Et, furieuse, tonnante, fut la bordée qui passa à quelques pieds au-dessus de nos deux hommes, un moment après que Mac Carthy eut imité l'exemple du Grand-Lièvre. --Ouf! fit le premier en se relevant, il faut avoir vraiment le diable au corps pour vivre dans cet enfer de pays. --Mon frère a-t-il vu le Géant? demanda Kit-chi-ou-a-pous en regardant avec terreur autour de lui. --Quel géant? dit James. --Celui qui habite Ou-a-con-ti-bi. --Ou-a-con-ti-bi? Je ne comprends pas. --C'est la caverne des Esprits qui souffle la tempête sur les hommes méchants [19]. [Note 19: L'idée que les vents, les orages, sont produits par des géante puissants, renfermés dans une caverne, existe chez la plupart des sauvages septentrionaux, même chez les Labradoriens, les Groenlandais et les Esquimaux. Fait bien remarquable! Je laisse au lecteur le soin d'en tirer ses déductions. Mais on conviendra qu'il plaide encore contre les ethnographes qui veulent voir dans les Américains une race originale.] Mac Carthy haussa les épaules. --Et mon frère a visité cette caverne, sans doute? dit-il. --Jamais, répondit solennellement le Grand-Lièvre, jamais ni homme rouge ni homme blanc n'y est entré. --Vraiment! --Moi seul, reprit le sauvage d'un ton grave, moi seul ai rencontré un jour le chef des géants; c'est lui qui m'a donné en présent mon _mokeatogan_. En disant ces mots, l'Indien indiquait du doigt le sabre pendu à son côté. Mac Carthy contint à grand'peine une violente envie de rire. Pour dissimuler son air railleur, il se mit à examiner l'arme du sagamo. Et, après un instant de silence, il s'écria: --Voilà l'instrument qui procurera la victoire à mon frère. --Kit-chi-ou-a-pous n'a pas besoin de son mokeatogan pour être toujours victorieux, répliqua hautainement le Chippiouais. Puis, il ajouta: --Double-Langue, tu vas me suivre. Mais si tes paroles ne sont pas aussi blanches que cette neige répandue devant nous; si tu es venu pour attirer mes guerriers dans une embuscade, avant que le soleil ait paru quatre fois à l'horizon, avant que la lune ait quatre fois pris son bain dans le lac salé, tu arroseras de ton sang les ruines fumantes du fort du Prince-de-Galles. --Quand mon frère me connaîtra, il cessera de m'appeler Double-Langue, répondit Mac Carthy. Le Grand-Lièvre prit alors, dans sa poudrière en corne de boeuf musqué, une mèche de pesogan, sorte de mousseron desséché, y mit le feu, au moyen d'un silex et de son sabre, et alluma son calumet. James pensait qu'il lui présenterait la pipe, en signe d'alliance; mais l'Indien n'en fit rien. Ils marchèrent silencieusement pendant dix minutes et arrivèrent au camp des Chippiouais. C'était un groupe de huttes creusées sous la neige, dont les toits coniques ne dépassaient le sol que de deux ou trois pieds, afin que les habitations fussent à l'abri des effroyables ouragans qui ravagent fréquemment ces tristes contrées. Quelques chiens-loups, occupés à dévorer une carcasse, faisaient seuls sentinelle. Mais leur garde valait assurément bien celle des hommes; car à peine Kit-chi-ou-a-pous et son compagnon eurent-ils pénétré dans le camp, que, quittant leur proie, ces animaux se précipitèrent sur eux, en aboyant avec fureur. Aussitôt, une légion de têtes hideuses et menaçantes parurent à l'entrée des cabanes. Le Grand-Lièvre repoussait les chiens à coups de crosse, en vociférant: --_Te-kachi, alim_! Qu'on peut traduire par: --Allez-vous-en, cagnes! Mac Carthy essayait bien d'en faire autant; mais il n'y arrivait pas sans quelques accrocs à ses mitas, voire au gras de ses jambes. Il se vit même obligé,--pour se débarrasser d'un de ses ennemis trop acharné,--de jouer du couteau. Son audace eût pu lui coûter cher, car, loin de mettre en fuite les voraces animaux, l'exécution sommaire de quelques-uns enflamma le reste d'une telle rage, qu'ils eussent infailliblement dévoré l'imprudent, n'eût été l'intervention des propriétaires. Encore plusieurs minutes s'écoulèrent-elles,--au grand détriment de leur antagoniste,--avant qu'on réussit à les calmer. Le vacarme de ces animaux forcenés attira au dehors une nuée d'hommes, de femmes et d'enfants, à demi nus malgré l'inclémence du temps, dont les laides et sombres silhouettes se dessinaient, en contraste fantastique, sur la blancheur de la plaine, aux rouges clartés des torches de résine dont plusieurs étaient munis. Les hurlements de ces féroces créatures, en voyant l'étranger, ne pouvaient se comparer qu'à ceux de leurs redoutables chiens-loups. Enfin, le malheureux Mac Carthy,--les vêtements en lambeaux, le corps tout sanglant,--put, en se couchant presque sur le ventre, s'introduire dans l'une des huttes. Mais, quelques douleurs que lui causassent les blessures qu'il avait reçues, quelque effroi qu'il eût de ceux qui les lui avaient faites, il recula tout d'abord, et se sentit pris d'un invincible dégoût en allongeant la tête dans la cabane. Une odeur infecte de détritus et de viandes corrompues l'envahissait tout entière et sortait péniblement, en vapeurs épaisses, impénétrables à l'oeil par l'étroite ouverture affectée à la porte. --Mon frère ne veut-il pas avancer? dit Kit-chi-ou-a-pous en la poussant du pied. Mac Carthy eût bien plutôt voulu se retirer, protester; mais, à demi asphyxié par les miasmes pestilentiels qui se pressaient sous son nerf olfactif, inondaient sa gorge, il se trouva, sans savoir comment, précipité au milieu même du wigwam, près d'un feu au-dessus duquel était suspendue la plus étonnante marmite qui se fût jamais vue. Cette marmite était formée par l'estomac d'un gros animal. Le bouillonnement qui s'en échappait annonçait qu'il était plein de liquide en ébullition. Mac Carthy remarqua aussitôt deux femmes et trois jeunes enfants activement occupés à mâcher des graillons, qu'ils plongeaient dans leur étrange chaudière dès qu'ils étaient arrivés à un certain degré de malléabilité. Une fumée intense régnait dans la pièce souterraine, et l'obscurité était à peine combattue par les lueurs ardentes du brasier. Cependant, quand, après un instant, le jeune homme se fut un peu habitué aux senteurs écoeurantes et à la pénombre du local, il découvrit que c'était une chambre longue de douze à quinze pieds, sur sept ou huit de large, creusée dans le sol et voûtée au moyen de branches de pin recouvertes de glaise et de neige. On y voyait plusieurs canots d'écorce rangés contre l'une des parois de la muraille; au-dessus étaient accrochés des pagaies, des filets, des harpons grossièrement fabriqués. Dans le fond pendaient, suspendus à la voûte, des quartiers de venaison, des tranches ou des darnes de saumon, sous lesquels séchaient des _lots_ de pelleteries. Le long du mur opposé aux canots, des cadres, divisés par des compartiments de sapinage, composaient les lits des habitants de la hutte. Et près de ces lits différentes armes étaient disposées en faisceaux. Il y avait des fusils, des pistolets, mêlés à des arcs, des flèches, des haches, des lances, des casse-têtes et des coutelas. A la tête de l'un des cadres, deux plumes d'aigle fichées en sautoir, comme pour servir de support à une tête d'ours, indiquaient la couche du chef ou _okema_. Devant le foyer, un siège bas et large, drapé d'une riche fourrure et alors inoccupé, annonçait aussi la place de l'okema. Quoique jeunes et mises avec une sorte de coquetterie, les deux femmes étaient peu faites pour inspirer l'amour. Elles avaient le visage violemment tanné, le front étroit, fuyant en arrière, les joues creuses, aux pommettes saillantes, la bouche grande et le nez aplati. Leurs oreilles, tendues par de lourds anneaux de fer, descendaient presque sur les épaules. Des coquilles bleues et rouges étaient enfilées dans les tresses de leurs cheveux noirs, séparés par une raie au sommet du front, et qui flottaient en deux nattes sur leur dos. L'_ouabiouou_, couverture nationale, en peau de cygne, brodée avec de la passementerie écarlate et des grains de verre multicolores, constituait leur vêtement principal. Au col, elles portaient des colliers de ouampums. Les marmots, qui travaillaient avec elles à mastiquer des morceaux de graisse, étaient presque nus. --Kit-chi-ou-a-pous a faim, dit le sagamo en s'adressant à ces femmes. Aussitôt les enfants se retirèrent au bout de la hutte. Le chef s'assit sur son escabeau, et désigna à Mac Carthy une place vis à vis de lui. Il n'avait pas quitté ses armes. James crut devoir agir de même. Les squaws enlevèrent du feu l'estomac et le portèrent entre les deux convives, à l'aide des petites fourches qui avaient servi à le cuire. --Voici ton mets, mon frère, dit le Grand-Lièvre à Mac Carthy, en s'armant d'une _poche_ faite avec une espèce de buis nommé pour cette raison _bois à cuiller_ par les trappeurs canadiens-français. Et, sans plus s'inquiéter de son hôte, le Chippiouais se mit à vider le contenu du viscère avec une rapidité merveilleuse. L'avocat avait grand'faim. Le parfum qui s'exhalait de la soupe aiguisait encore son appétit, développé par un jeûne de plus de quinze heures; et, quoique élevé parmi les civilisés, il ne se sentait aucune répugnance à ce mélange d'eau, de suif et d'herbes aromatiques préparé par les dents de deux sales Indiennes et de leurs babouins plus immondes encore, dans l'estomac d'un daim. Mais notre homme était fort embarrassé. Son amphitryon le traitait un peu bien comme le renard avait traité la cigogne de la fable. Soit mégarde, soit malignité,--et les Indiens sont très-mystificateurs, Mac Carthy le savait,--Kit-chi-ou-a-pous avait oublié de lui donner une cuiller. L'avocat se garda, avec raison, d'en demander une. C'eût été s'abaisser dans l'esprit du sagamo, qui, d'ailleurs, eût sans doute fait la sourde oreille. Imposant donc silence aux tiraillements de ses entrailles, il attendit patiemment qu'il plût au Grand-Lièvre de le restaurer. Après avoir absorbé la plus grande partie de sa pâtée, celui-ci parut s'apercevoir, tout à coup, de l'inadvertance qu'il avait commise. --Mon frère ne mange donc pas? hô-hô! fit-il en exprimant en même temps, par cette exclamation, la jouissance qu'il éprouvait à savourer la nourriture. Deux fois de suite il plongea encore la cuiller dans l'estomac, la retira pleine à déborder, l'engouffra dans sa vaste bouche et ajouta, en tendant l'ustensile à Mac Carthy, mais non sans lancer un coup d'oeil de regret à la bouillie: --Oissine (mange). L'avocat ne se le fit point répéter. Il dévora le rogaton avec moins d'intrépidité et plus de plaisir qu'il ne l'avait cru [20]. [Note 20: Rien d'étonnant à cela; le dégoût qu'inspire à un étranger la préparation première étant surmonté, la soupe d'estomac constitue un mets succulent. La plupart des voyageurs, comme Franklin, le prince de Neuwied, Samuel Hearne, l'affirment. Ce dernier va jusqu'à dire que «les palais même les plus délicats le trouveraient fort agréable.» Tout est d'ailleurs affaire d'habitude. Sans parler de ces fromages bien faits, de ces viandes faisandées qui 'font nos délices, qu'on songe à la fabrication du vin, du sucre, du pain, etc., et l'on conviendra qu'il ne faut pas trop plaindre les pauvres sauvages!] Pendant ce temps l'Indien fumait son calumet. Lorsque Mac Carthy fut rassasié, le Grand-Lièvre fit signe à ses squaws, qui se jetèrent, comme des louves affamées, sur les débris du repas et les expédièrent en quelques minutes avec leurs enfants. James alors sortit de son carnier une gourde au ventre rebondi, sur laquelle Kit-chi-ou-a-pous arrêta immédiatement un regard avide. --Mon frère acceptera-t-il une gorgée d'eau-de-feu! fit l'avocat, en débouchant la gourde. --_Nebbi-scutta_! --Oui, de l'eau-de-feu! répondit Mac Carthy à cette question. --J'en accepterai, dit le sagamo. James lui tendit la gourde qu'il saisit avec empressement et porta à ses lèvres. Mais, s'arrêtant soudain sans goûter au liquide: --Que mon frère, dit-il, boive le premier. Mac Carthy comprit que le Grand-Lièvre avait peur que la gourde ne contînt du poison. Pour le rassurer, il la reprit, tira de sa carnassière une petite tasse en cuir, y versa du whiskey, le but, et repassa le flacon à son hôte. Mais la méfiance de celui-ci n'était pas vaincue. Supposant probablement que le goulot de la gourde pouvait être empoisonné, il fit signe qu'il voulait la tasse. L'ayant reçue, il la remplit, et, d'un trait, en avala le contenu. --Hô! hô! exclama-t-il voluptueusement après, en faisant claquer sa langue contre son palais. Mac Carthy crut le moment favorable pour renouveler sa proposition. --Mon frère, dit-il, est-il décidé à me suivre au fort du Prince-de-Galles? --Quand le soleil se lèvera, Kit-chi-ou-a-pous assemblera son conseil de guerre, répondit laconiquement le Peau-Rouge, en ingurgitant une nouvelle tasse de whiskey. A cette deuxième en succéda une autre, puis une autre; puis le Grand-Lièvre, à moitié ivre, dit à Mac Carthy: --Si mon frère veut pour sa couche une esclave, j'en ai de plus belles et surtout de plus jeunes qu'Alanck-ou-a-bi? James fit un geste de refus. Le sagamo continua, après avoir caressé cette fois la gourde à pleine bouche. --Si mon frère n'était pas un demi-sang, je lui offrirais une de mes propres squaws, suivant l'usage; mais... Sans achever, le chef chippiouais laissa tomber le flacon, roula de son siège près du feu, où il s'endormit profondément. CHAPITRE IX LES CHIPPIOUAIS (suite) Accablé de fatigue, Mac Carthy ne tarda pas à céder au sommeil. Il se jeta tout habillé sur un cadre, en ayant soin de placer ses armes à sa portée. Peu confiant dans la loyauté de son hôte, il espérait avoir l'oeil et l'oreille au guet. Il comptait sans les droits de la nature. Une nuit passée en plein air, à parcourir des sentiers difficiles, jointe à une longue journée de marche, l'avait abattu. Au lieu de veiller, il tomba dans un profond assoupissement. Déjà depuis plusieurs heures, James était dans cet état, quand il s'éveilla tout à coup sous l'étreinte d'une vive douleur. Instinctivement, Mac Carthy voulut étendre la main, saisir ses armes. Mais alors il s'aperçut qu'on lui avait garrotté les poings et les pieds. Jetant les regards autour de lui, il vit Kit-chi-ou-a-pous qui fumait avec calme près du feu. --Tu as manqué aux lois de l'hospitalité! cria-t-il, en faisant des efforts pour rompre ses liens. L'Indien sourit. --Il n'y a pas de lois, dit-il, pour les demi-sang. Mac Carthy ne savait que trop combien les Peaux-Rouges méprisent les métis. Cessant donc de se débattre, il essaya d'obtenir par la douceur ce que la violence ne pouvait lui faire gagner. --Pourquoi, dit-il, mon frère m'a-t-il attaché? Ne suis-je pas son ami? --Double-Langue, répondit le sagamo, n'est ni le frère, ni l'ami d'un Chippiouais. C'est un fils de chien et de renarde. --Le noble Kit-chi-ou-a-pous n'a donc pas foi en ma parole? --L'eau trouble cache souvent des serpents venimeux. --J'ai partagé le festin de Kit-chi-ou-a-pous, et il a bu à ma gourde. Que diront ses guerriers quand ils apprendront comment il m'a traité? --Ses guerriers diront qu'il a eu la prudence du cheval et la finesse du lynx. Au lever du soleil, Double-Langue jugera. --Tu me rendras ma liberté? fit avidement Mac Carthy. Le sauvage ne répondit pas. --Et, continua l'avocat, je te mènerai, comme je te l'ai promis, au fort du Prince-de-Galles. Kit-chi-ou-a-pous hocha la tête comme s'il voulait dire: --Nous verrons. Puis il se leva, alluma une torche de résine et la ficha dans le mur, près d'un fragment de miroir qu'il avait probablement acheté à quelque comptoir de la Compagnie de la baie d'Hudson. Prenant ensuite, dans son sac à médecine, un morceau de fil de laiton, il le roula on forme de tire-bouchon autour d'une aiguille. Sa vis terminée, il la promena gravement sous son menton où croissaient quelques maigres touffes de poil. A mesure que ces poils s'engageaient dans les pas de la vis, il la pressait entre le pouce et l'index, et, par un coup sec, rapide, il extirpait la végétation. Malgré les périls de sa situation, et quoique le Grand-Lièvre procédât à cette opération avec dextérité une promptitude qui eussent honoré un épilateur de profession, Mac Carthy ne pouvait s'empêcher de rire. Heureusement que, tout entier à sa besogne, Kit-chi-ou-a-pous ne le remarqua point. Quand il eut fini, notre Chippiouais prit encore, dans son sac à médecine, une petite bourse en peau, qu'il vida sur un plateau en écorce de cèdre. La bourse renfermait une poudre fine qui n'était autre chose que du noir animal. Ce noir, le Grand-Lièvre le délaya avec un peu d'eau et en fit une teinture dont il se couvrit le visage, le cou, les bras et la poitrine, jusqu'à la ceinture. Après quoi, il rajusta les plumes d'aigle dans ses cheveux, arrangea son collier de dents de morse, et saisit une hache en silex, sur le manche de laquelle on avait peint des serpentins alternativement rouges et verts. Comme il achevait ces préparatifs, l'aurore parut à travers les pierres qui bouchaient l'entrée de la cabane. Kit-chi-ou-a-pous brandit sa hache et poussa un hurlement intraduisible dans notre langue. Jusque-là les deux femmes et les enfants n'avaient bougé ni soufflé mot; à ce cri, ils répliquèrent par des chants bizarres et en dansant devant le chef. Lève-toi! dit-il à Mac Carthy. Le jeune homme montra les liens qu'il avait aux pieds. Aussitôt, d'un coup de sa hache, et avec une précision incomparable, il les fit sauter, sans effleurer seulement l'épiderme du captif. --Marche! lui ordonna-t-il ensuite en le poussant hors de la hutte. Le Grand-Lièvre sortit derrière Mac Carthy. Une foule de sauvages semblait attendre leur arrivée. Le temps était froid, le ciel lourd, couvert. L'apparition du chef et de son prisonnier fut saluée par des vociférations effroyables, auxquelles les aboiements des chiens donnaient un cachet plus horrible encore. Malgré la rigueur de l'atmosphère, Kit-chi-ou-a-pous n'avait pour tout vêtement qu'un court jupon de peau de boeuf qui lui ceignait les reins. Conduisant toujours Mac Carthy devant lui, il monta sur le toit d'une cabane plus élevée que les autres, et força James de s'asseoir à ses pieds dans la neige. Plus de deux cents Chippiouais, hommes et femmes entourèrent aussitôt l'okema [21]. [Note 21: Chef.] --Frères, dit-il, les ossements de nos compatriotes morts, tués par les Visages-Pâles, restent à découvert. Ils nous appellent pour venger leurs insultes; tarderons-nous à les satisfaire? --Ka! ka! (Non! non!) répondit unanimement l'assemblée. L'orateur reprit: --Les esprits de nos aïeux sont irrités contre nous; il les faut apaiser. Vous l'avez vu, au soleil couchant, Matcho-Manitou, le méchant génie, a soufflé la colère sur nous. Il est temps de calmer sa fureur. Allons chercher les ennemis de nos frères égorgés! Allons! et dévorons ceux qui les ont tués! Ne demeurez pas davantage oisifs! Livrez-vous à l'impulsion de votre valeur naturelle, et que les Visages-Pâles apprennent que vous êtes des hommes! Oignez vos cheveux, peignez vos faces, remplissez vos carquois; que les forêts retentissent de vos chansons guerrières pour consoler les esprits des morts et leur apprendre qu'ils vont être vengés! --_Eo! eo!_ Oui! oui! firent les auditeurs avec enthousiasme. Enchanté de l'effet qu'il avait produit, le Grand-Lièvre continua: --Hier, je me suis emparé de ce demi-sang. Il nous conduira à l'établissement des blancs; il a promis de nous y introduire; mais que chacun veille sur lui, que chacun se défie de lui; car, vous le voyez, il appartient à une race maudite! Ces paroles soulevèrent contre le métis une tempête d'imprécations et de menaces. Après avoir calmé l'effervescence des Chippiouais, Kit-chi-ou-a-pous ajouta: --Nous allons tenir un grand conseil de guerre; pendant ce temps, vous garderez le captif; mais si l'un de vous le blessait, je lui casserais la tête avec mon tomahawk. Après ces mots, le Grand-Lièvre descendit de sa tribune, et entra, avec six chefs, dans la cabane du haut de laquelle il avait parlé. L'intérieur de cette cabane n'avait rien de particulier. Un petit feu brûlait au centre. Les sagamos s'accroupirent sur les talons autour de ce feu. Kit-chi-ou-a-pous, après avoir aspiré quelques bouffées de tabac, qu'il lança vers le levant, et après avoir dit que son prisonnier, Mac Carthy, avait promis de les faire entrer dans le fort du Prince-de-Galles en échange de sa liberté, demanda aux sachems s'ils jugeaient convenable d'entreprendre cette expédition. La plupart répondirent affirmativement. Mais l'un d'eux, qui remplissait dans la tribu les fonctions de jongleur, fut d'un avis différent. La discussion s'animant, le Grand-Lièvre insulta le jongleur. --Pointe-de-Flèche, tu n'es qu'un coeur mou, sans vigueur, lui dit-il. --Je suis prudent, répliqua Pointe-de-Flèche, en portant à sa bouche le calumet de Kit-chi-ou-a-pous. --Tu veux dire lâche! cria l'autre avec plus d'emportement. Pointe-de-Flèche, à ce moment, retira vivement la pipe de ses lèvres et, d'un air assez négligent, cacha dans sa main le bout du tuyau. --Ne me force point à parler, mon frère, dit-il d'un ton grave. L'irritation du Grand-Lièvre redoubla. --Quel est ce langage! proféra-t-il avec fureur, et depuis quand les corbeaux osent-ils menacer les aigles! A ces mots, le jongleur jeta sur Kit-chi-ou-a-pous un regard où se trahissait toute la maligne méchanceté de son caractère. --Tu n'es pas sage, mon frère, dit-il avec une humilité hypocrite. --Sage! Est-ce toi qui m'apprendras la sagesse? --Oui, et, crois-moi, renonce à ton projet. --Plutôt te tuer que d'y renoncer, louveteau, vociféra l'okema. --Eh bien, que mes frères voient et qu'ils apprécient! dit lentement Pointe-de-Flèche, en montrant aux chefs le bout de la pipe qui était tout fendillé. Les Chippiouais firent un mouvement d'effroi. --Que signifie cela? reprit le jongleur, sinon que Kit-chi-ou-a-pous a eu commerce avec Kitchi-Ickoui, pendant sa retraite lunaire [22], et que les manitous ne seconderont pas une entreprise commandée par une bouche impure. [Note 22: «Il y a certaines époques où il est interdit aux femmes d'habiter dans les mêmes loges que leurs maris... C'est un usage reçu dans toutes les tribus.»--Samuel Hearne, _Voyage à l'Océan Nord_, tome II.] Cette accusation changea en rage la colère au Grand-Lièvre. Se levant tout d'une pièce, il allait se précipiter sur Pointe-de-Flèche, quand la porte s'ouvrit subitement pour donner accès à une Indienne colossale. --Kitchi-Ickoui! murmurèrent les assistants. C'était, en effet, Kitchi-Ickoui, la Grande-Femme, première épouse de Kit-chi-ou-a-pous. Elle passait pour une beauté sans rivale parmi les Chippiouais, car ses oreilles, percées d'un trou qui avait au moins dix centimètres de circonférence, pendaient sur ses omoplates comme les oreilles d'un éléphant. Pour acquérir cette rare séduction, Kitchi-Ickoui s'était, de bonne heure, habituée à porter de lourds cercles de fer au lobe de ses oreilles. Elle possédait, d'ailleurs, un autre charme non moins apprécié par ses compatriotes, c'était la dilatation de ses fosses nasales, qu'elle était parvenue à étendre jusqu'aux coins de la bouche, à l'aide de morceaux de bois introduits, par grandeur progressive, entre les ailes et la cloison du nez. Puis elle avait au moins six pieds de haut, puis elle était forte à soulever un bison sur son dos. Sachez estimer l'admiration dont elle était l'objet dans sa tribu! Tout cela cependant n'était rien en comparaison d'une qualité, d'un trait d'héroïsme qui lui valait l'insigne honneur de siéger au conseil des chefs. Jeune fille encore, Kitchi-Ickoui avait donné une fête de maïs à quarante jeunes guerriers, et, après les avoir copieusement régalés, elle avait, avec eux, renouvelé l'exploit de Messaline[23]. [Note 23: A l'appui de ces détails, j'invoque le témoignage des voyageurs qui ont publié des études sur les moeurs des Chippiouais ou Chippeways, comme ils sont improprement nommés en France. Le fait que je viens de mentionner est rapporté tout au long par Carver (_Voyage dans l'Amérique septentrionale_), qui croit cependant, mais à tort, la coutume particulière aux Nadoessis.] En récompense de sa valeur, la Grande-Femme épousa Kit-chi-ou-a-pous, principal sagamo des Chippiouais. Elle était l'orgueil de son sexe, le modèle proposé à toutes les aimables squaws. L'entrée de cette glorieuse créature dans la salle des délibérations produisit une sensation immense. --Kitchi-Ickoui a, dit-elle, entendu les paroles de Pointe-de-Flèche, et elle déclare que sa langue est fausse. Durant les huit derniers jours et nuits, elle est restée dans la loge des purifications, sans voir ni Kit-chi-ou-a-pous, ni aucun autre homme. Que Pointe-de-Flèche me donne le poagan. Le jongleur jeta aussitôt la pipe au feu, mais un chef la ramassa avant que la flamme l'eût touchée et la passa à l'Indienne. L'ayant examinée, celle-ci dit, en indiquant des traces de dents à l'extrémité du chalumeau: --Ce qui prouve que le discours de Pointe-de-Flèche n'est pas droit, c'est que le tuyau n'a pas éclaté, comme il serait advenu si l'inculpation était vraie, mais qu'il a été mâché comme un os par un chien. Cette assertion, appuyée de la preuve, ramena immédiatement à Kit-chi-ou-a-pous l'esprit du conseil. Le jongleur, couvert de honte, dut quitter la salle, et l'expédition proposée par le Grand-Lièvre fut résolue séance tenante. Les sagamos revinrent sur la place et déclarèrent cette décision à la foule. Leur déclaration fut saluée par des clameurs furibondes. Le tumulte apaisé, Kit-chi-ou-a-pous s'écria: --Nous avons donc pris la détermination de déterrer la hache de guerre et d'aller surprendre nos vils ennemis, les Visages-Pâles. Nous mangerons leur chair et nous boirons leur sang; nous leur arracherons leurs chevelures et les amènerons prisonniers ici pour être le jouet de nos femmes et de nos enfants; et si nous succombons dans cette noble entreprise, nous ne resterons pas étendus sur la neige, la proie des bêtes féroces, car ce collier sera la récompense de celui qui enterrera les morts. Avec ces mots, il lança son collier de griffes d'ours et de dents de morse au milieu de la multitude. Un guerrier, d'une apparence robuste, dont plusieurs scalpes ornaient la ceinture, se précipita dessus et le releva. Par cet acte, il exprimait son désir d'être le lieutenant du Grand-Lièvre. --C'est bien, Pied-de-Buffle, dit celui-ci. J'estime et j'aime ta vaillance. Adroit à la chasse, habile à la pêche, tu es encore un brave guerrier. Nos ennemis l'ont apprise leurs dépens. Ils l'attestent les glorieux trophées qui décorent ton wigwam; et si je péris dans cette guerre, je serai heureux de t'avoir pour successeur. Pied-de-Buffle répondit en donnant au sagamo le collier de têtes d'aigle que lui-même avait sur la poitrine. Kit-chi-ou-a-pous fut ensuite conduit processionnellement à la _loge aux sueries_; il y resta deux heures, et par une transpiration abondante, secondée de rudes frictions avec de la neige, il se débarrassa de l'épaisse couche de couleur et de crasse dont il était enduit. Quand il eut quitté son bain de vapeur, on le mena dans une autre cabane, où ses amis l'oignirent de graisse d'ours de la tête aux pieds. Après quoi ils le peignirent en rouge, et dessinèrent avec du noir, sur tout son corps, les figures les plus monstrueuses qu'ils se purent imaginer: les unes destinées à effrayer les ennemis, les autres à le préserver de leurs coups. Pendant ce temps, le sagamo chantait ses exploits et ceux de ses ancêtres. Peu à peu, les guerriers qui devaient l'accompagner entonnèrent des chants semblables et se prirent à danser autour de lui. La cérémonie de la peinture achevée, les danses et les chants devinrent généraux. Mais quels chants! quelles danses! Des éclats de voix sauvages à épouvanter les animaux féroces; des contorsions comme n'en eut peut-être jamais, dans le monde civilisé, un épileptique. Un banquet de chair de chien et de graisse de caribou couronna la solennité. Mais Kit-chi-ou-a-pous ne prit aucune part à ce festin. Il se contenta de fumer devant les convives; car le sagamo était tenu de jeûner jusqu'au moment où l'on entrerait en campagne. Kitchi-Ickoui avait, par une faveur spéciale, été invitée au repas, auquel, excepté elle, les hommes seuls pouvaient assister. Lorsqu'il fut fini, le Grand-Lièvre partit pour aller, suivant l'usage, passer la nuit dans la forêt; et sa femme rentra dans leur hutte, où l'on avait ramené Mac Carthy toujours garrotté et gardé à vue. CHAPITRE X LES OBSÈQUES DU GOUVERNEUR Le lendemain de l'infâme tentative dont elle avait failli être la victime, madame Robin fut éveillée au matin par un roulement de tambour. La jeune femme ignorait tout ce qui avait eu lieu durant la nuit. Elle se leva, mit une fourrure sur ses épaules et s'approcha du poêle, où pétillait un feu ardent. Un deuxième roulement de tambour, dont les notes graves et monotones avaient quelque chose de sinistre, puis le son de deux bugles sonnant en sourdine un appel, attirèrent l'attention de Victorine. Elle allait ouvrir la fenêtre pour voir ce qui se passait dans la cour du fort, quand on frappa à sa porte. --Qui est là? demanda la jeune femme en jetant un coup d'oeil sur sa toilette du matin. --Moi, Louis-le-Bon, castors et loutres! répondit de dehors une grosse voix joviale. --Ah! c'est vous, mon ami? --Peut-on entrer? --Attendez un peu. --J'attendrai bien une heure s'il le faut, madame, répliqua la grosse voix. --Oh! je ne vous tiendrai pas si longtemps à la porte; j'achève de m'habiller, Louis, reprit madame Robin en passant lestement une robe. Bientôt elle ajouta: --Je suis prête, vous pouvez venir. Louis-le-Bon entra et serra sans façon la main de Victorine. --Vous avez bien dormi cette nuit, madame? dit-il sous forme de question. --Mais oui, mais oui, mon ami, répondit-elle gaiement. Comparés aux endroits où il nous a fallu coucher pendant notre voyage, les lits sont excellents ici. Seulement, je ne sais pourquoi, mais j'ai un violent mal de tête. Peut-être la chaleur qu'il fait dans cette chambre... Le trappeur hocha la tête. --Vous me pardonnerez une demande, dit-il d'un ton embarrassé. --Mais tout ce que vous voudrez, mon bon Louis. --Eh bien, est-ce que vous n'avez pas bu quelque chose, hier soir, avant de vous coucher? --Assurément, une tasse de thé, suivant mon habitude. --Et qui vous l'a donnée? --Qui me l'a faite? Cette vieille Indienne. --Je m'en doutais, murmura le chasseur. --Comme vous dites cela! fit Victorine surprise. --Est-ce qu'on [24] pourrait voir la tasse? reprit-il. [Note 24: Au Canada le pronom _on_ est généralement employé à la place du pronom personnel _je_ ou _nous_, surtout par la basse classe.] --La voici, dit madame Robin, lui indiquant une coupe en bois posée sur un coffre près de son lit. --Ah! ah! il faut l'examiner, dit Louis-le-Bon, prenant la coupe, au fond de laquelle restait un peu de sucre d'érable en liquéfaction. Il fit couler ce sucre dans le creux de sa main, s'avança vers la fenêtre, considéra le résidu, le goûta et marmotta entre ses dents: --On en était sûr. C'est du pavot que cette sorcière rouge avait mis là-dedans pour endormir... --Que dites-vous donc? s'enquit madame Robin. --Je dis, je dis, repartit-il en hésitant, que ce thé a dû vous paraître mauvais. --Il était un peu amer! --Amer! je crois bien! exclama l'autre. --Au surplus, je ne l'ai pas trouvé mauvais. Mais dans quel but ces questions? --Oh! rien, rien... une idée! oui, rien qu'une idée, dit Louis-le-Bon d'un ton qui démentait ses paroles. Occupée à relever ses cheveux devant un petit miroir de poche, Victorine ne remarqua point la préoccupation du trappeur. Pour la troisième fois, le tambour battit dans la cour. --Qu'y a-t-il donc? demanda la jeune femme. --Vous ne le savez pas, madame? --Moi! --Le gouverneur est mort! --Comment! Que me dites-vous là? Le gouverneur est mort? --Oui, M. Mac Carthy. --Cet homme qui paraissait si bien portant?... --Il est mort, hier, dans la soirée, tué, dit-on, par son scélérat de fils. --Tué par son fils? --Oui, madame, un brigand qui... Louis-le-Bon s'arrêta court, se gratta le front et murmura en aparté: --Suffit! on s'entend, ours et buffles! --Mais, dit Victorine, M. Mac Carthy avait plusieurs fils! --Oh! c'est du commichon [25] que je veux parler; celui qui a été élevé aux établissements. [Note 25: Petit commis, méchant employé.] A ces mots, madame Robin frémit. --Vous voudriez parier de M. James? dit-elle avec stupeur. --Tout juste, madame, tout juste. --Il aurait... Oh! je ne puis croire cela! --Le brigand! s'écria Louis-le-Bon avec indignation; le brigand! il en a fait bien d'autres!... et si on l'avait laissé... --Poursuivez! --Bon, bon, on sait ce qu'on sait, castors et loutres. --Enfin, ce crime dont vous parlez... --Oh! reprit le trappeur, pour celui-là on n'a que des soupçons. --Des soupçons mal fondés, j'en répondrais, car je connais M. James, il est l'ami de mon mari, dit Victorine, profitant, avec bonheur, de l'occasion qui s'offrait à elle pour justifier un homme qu'elle abhorrait, mais qu'elle ne pouvait, cependant, juger capable d'un meurtre. --Mal fondés! mal fondés! grommela le trappeur; ça se peut; en attendant, si jamais le gueux me tombe sous la main... --M. James est-il informé?... commença madame Robin. --On l'a chassé du poste, interrompit brusquement Louis-le-Bon. --Comment! sur un simple soupçon? --Soupçon! soupçon! répéta le chasseur en branlant la tête d'un air significatif. Il était assez gêné par la tournure qu'avait prise l'entretien. Voulant ne point parler à madame Robin de l'attentat auquel, grâce à lui, elle avait échappé, mais craignant qu'une gaucherie ne le trahit, il prit le parti de se retirer sous le premier prétexte venu. --Vous n'avez besoin de rien, madame? dit-il. --Non, mon ami, je vous remercie. Ne me disiez-vous pas que M. James Mac Carthy avait été chassé du fort? --Oui, madame, par le sous-chef-facteur. --Quel a été le motif de son expulsion! Car je ne puis imaginer... Un coup de canon lui coupa la parole. --Ah! voici qu'on va se mettre en marche! Je descends; excusez-moi, madame. --C'est donc l'enterrement?... --Oui, madame; à la revue [26]! dit Louis-le-Bon en saluant Victorine. [Note 26: Locution canadienne employée pour: au revoir.] Il se rendit aussitôt dans la cour de la factorerie, où une grande quantité d'hommes, de femmes et d'enfants se trouvaient assemblés. Les blancs avaient endossé leurs habits de parade: les Indiens et les métis leurs accoutrements les plus sales. Placés sur deux rangs, les premiers, revêtus de chaudes tuniques en peau de daim doublée de plumes de cygne et élégamment brodée avec des piquants de porc-épic et des grains de verroterie de couleur tranchante, avaient tous à la taille la longue ceinture rouge, fléchée, d'ordonnance. Des galons sur la manche de ce capot, ou des épaulettes d'or distinguaient les différents chefs: le gouverneur provisoire, les facteurs, les commis, les voyageurs ou guides. Tous avaient, au reste, la même coiffure: un casque ou toque en peau de renard brun, dont la, queue ondulait sur leur dos; tous aussi avaient un crêpe au bras gauche. Quant aux sauvages, ils s'étaient peint le visage en noir; une méchante robe de peau de bison enveloppait la plupart des hommes; des _ouabiouous_ [27] en guenille couvraient les femmes, dont les cheveux flottaient épars, et dont la face disparaissait sous les plis du ouabiouous. [Note 27: Couvertures.] Comme Louis-le-Bon arrivait dans la cour, quatre robustes trappeurs sortirent de l'appartement occupé par feu Mac Carthy. Sur leurs épaules, ils portaient un brancard où était étendu le corps de l'ex-gouverneur dans son uniforme de grande cérémonie: chapeau à cornes noir, passementé d'or, plumet blanc, frac et pantalon garance, épaulette» à graines d'épinard, épée au côté. Dès qu'il parut, les employés du poste saluèrent, la musique joua une marche funèbre, et les Indiens se mirent à pousser des lamentations effroyables. Louis-le-Bon se joignit au cortège, qui, dirigé par le nouveau gouverneur, s'avança vers une des cours isolées de la factorerie. C'était le cimetière consacré aux gens du fort. On les enterrait là pour que leur dernière demeure fût à l'abri des violations que n'auraient pas manqué de leur faire subir les Indiens ennemis, si on les eût inhumés hors de l'enceinte de l'établissement. Dans la petite cour, des croix de bois grossières, ou le renflement du sol, marquaient les sépultures. Au milieu était ouvert un caveau. Le corps de M. Mac Carthy y fut descendu avec le brancard sur lequel il gisait. Debout devant la tombe, son successeur fit une courte prière que tous les assistants écoutèrent, la tête découverte. Puis le caveau fut scellé par une lourde-pierre: le canon résonna, et chacun des employés du fort du Prince-de-Galles retourna à ses occupations, sauf les femmes du décédé, qui demeurèrent quelque temps encore sur la fosse, en proférant des cris déchirants. Plaintes égoïstes! Elles pleuraient, ces malheureuses, la position et non l'homme qu'elles perdaient. De maîtresses elles redevenaient servantes, de l'honneur elles tombaient dans le mépris. Leurs larmes furent les seules pourtant versées sur le corps du défont. Dans le désert, l'individu est tout, la famille, l'entourage nul. Ne comptant que sur soi, n'agissant que pour soi, on n'a rien à attendre des autres. La mort ne préoccupe pas plus que l'idée d'une autre vie; l'homme mort est estimé à sa juste valeur; rarement il inspire des regrets, jamais il n'interrompt les travaux journaliers, ne change les habitudes prises. Dans les postes, il a quelque chance d'être enseveli d'une façon plus ou moins convenable, mais en campagne, les loups des prairies ou les carcajoux, les vautours et les corbeaux, voilà ses fossoyeurs ordinaires. Aussi, Louis-le-Bon, franc trappeur s'il en fut, et qui ne se souvenait pas avoir couché dans un lit, se disait-il en retournant à la grand'salle de la factorerie: --Ça n'empêche, ours et buffles, on ne doit pas être à son aise dans une cave comme celle-là, où il n'y a pas d'air et où il fait noir comme chez le diable. Si jamais je meurs, j'aime bien mieux avoir un coin de prairie pour cercueil! au moins..... --Oui-dà, maître philosophe, dit tout à coup une voix derrière lui. Le trappeur se retourna vivement. --Poignet-d'Acier! exclama-t-il avec autant de surprise que de joie. --Chut! fit l'homme qui lui avait parlé en posant le doigt sur ses lèvres. Ne prononçons pas ce nom ici. Appelez-moi, Mathieu, le capitaine Mathieu, comme dans la Colombie. --Compris, capitaine, compris, dit Louis-le-Bon, avec un coup d'oeil d'intelligence. Mais comment ça vous va-t-il? Il y a des années et des années qu'on ne s'est vu! --Très-bien, mon brave, repartit l'étranger, en lui tendant la main. --Ah! dit le trappeur, ça me fait plaisir, vrai, là, de vous revoir, ours et buffles! Vous êtes toujours jeune, quoique vos cheveux soient devenus blancs comme la laine d'un grosses-cornes. --Jeune! répéta Poignet-d'Acier, en secouant mélancoliquement la tête. --Et Nick Whiffles, reprit Louis-le-Bon, sait-on ce qu'il est devenu? --Nick Whiffles est avec moi. Le chasseur sauta d'allégresse. --Avec vous! --Oui, je l'ai laissé à quelques milles d'ici. --Ah! s'écria le premier, Nick Whiffles est avec vous, capitaine! C'est là une nouvelle! Comme nous allons nous amuser, castors et loutres! Vous avez donc une entreprise, capitaine? --On vous en causera, répondit son interlocuteur. --Tout à votre service, vous savez! --Dites-moi, fit Poignet-d'Acier, M. Mac Carthy est-il au fort? --M. Mac Carthy? --Oui, le gouverneur. --Ours et buffles, vous me faites là une belle question, capitaine. --Il y est, n'est-ce pas? --Oui, il y est pour n'en plus sortir, car il est mort et enterré, le pauvre homme. --En vérité! --Cinq minutes plus tôt, et vous nous aidiez à le porter à sa dernière loge. Le front du capitaine se plissa. --Qui donc lui a succédé? demanda-t-il. --M. Boyer, le sous-chef-facteur, en attendant les ordres de la compagnie. --M. Boyer! --Eh! oui, celui qui vous détestait tant là-bas, dans la Colombie. Mais soyez tranquille, capitaine, je suis là; et si l'on s'avisait de... --Bien, bien, dit Poignet-d'Acier d'un air rêveur; Mais, vous, que faites-vous ici? --Ah ça, c'est une histoire! j'accompagne une dame. --Madame Robin! s'écria l'étranger. --Tout juste, capitaine, tout juste. --Et... elle est au fort? --Comme de raison. --Ah! mon brave, vous me soulagez d'un grand poids dit Poignet-d'Acier d'un air satisfait. --J'en suis, ma foi, bien content, capitaine, bien content, castors et loutres! --Son mari est avec elle, n'est-ce pas? --Pour cela non, nous le cherchons, son mari. Un nuage de contrariété passa sur le visage du nouveau venu. --Mais où est Alfred? dit-il. --Alfred? qui ça? --M. Robin. --Lui, on prétend qu'il est à la rivière de la Mine de Cuivre; et sa petite femme veut l'y aller trouver. En voilà une enragée que cette créature-là! Jamais je n'en ai eu une pareille, moi qui, dans le temps, en avais des douzaines. Ah! capitaine, elle vaut son pesant de poudre! CHAPITRE XI POIGNET-D'ACIER --Est-ce vous qui l'avez amenée ici? --Comme vous dites, capitaine, c'est moi, Louis-le-Bon! et qu'elle sait marcher, la gaillarde! Il parait qu'elle avait déjà fait un tour dans le désert, à la Colombie, vous vous rappelez... A ce moment, le gouverneur provisoire du fort du Prince-de-Galles sortit de la salle aux Échanges. Poignet-d'Acier l'aperçut. --Voici M. Boyer, cessez de me parler, et même de me connaître, quoi qu'il arrive, fit-il à Louis-le-Bon. --Pour cela, si on s'avisait de vous toucher! dit celui-ci. --Non, ne vous occupez pas de moi, et comportez-vous plutôt comme mon ennemi que comme mon ami, reprit rapidement Poignet-d'Acier. --Mais où nous reverrons-nous? --A moins d'accident, ce soir, à la fumerie de l'autre côté du pont de bois. Amenez-y madame Robin s'il est possible, répondit le capitaine, s'éloignant sans affectation et gagnant la porte de la factorerie. --Quel homme! quel homme! on dirait qu'il a vingt ans, et il est vieux comme le monde! murmurait avec enthousiasme Louis-le-Bon, en le regardant partir. Il y a plus de trente ans, quand nous nous sommes vus pour la première fois, il avait la même mine, excepté que ses cheveux se sont diantrement enneigés depuis! Quel homme! quel homme! castors et loutres! il vivra éternellement comme défunt Mathusalem! De fait, et sans se servir de la plaisante comparaison du bon trappeur, la plupart dès personnes qui avaient rencontré Poignet-d'Acier, soit dans le désert américain, soit au Canada, étaient surprises de la vigueur extraordinaire qu'il conservait jusque dans ses vieux jours [28]. [Note 28: Je renvoie le lecteur aux précédents volumes de la collection, La _Huronne_, la _Tête-Plate_, les _Nez-Percés_, les _Iroquois_.] Depuis si longtemps on parlait de lui, de ses prodiges, de sa haine pour les Anglais, que toutes lui prêtaient un âge impossible. Pas une qui lui donnât moins de cent ans. Bon nombre assuraient qu'il commandait déjà un régiment de volontaires lors de la prise de Québec, en 1759. Enfin le merveilleux avait brodé à cet individu un tel manteau de mystère, que bien des gens le considéraient comme un mythe. Pour ceux qui le voyaient sans rien savoir de lui, Poignet-d'Acier était un homme d'une grande taille, maigre, sec, mais vert comme un chêne. Il avait une tête admirable d'expression, une tête sombre, passionnée, telle que les aimait Byron, Salvator Rosa ou Velasquez; son regard tombait d'aplomb, il fascinait comme celui de l'aigle; ses mouvements avaient l'élasticité de la jeunesse. Quelle que fût l'époque de sa naissance, ainsi que l'huile sur un marbre, les années avaient passé sur son corps sans en altérer la solidité. Seulement ses cheveux, sa longue barbe étaient entièrement blancs, enneigés, pour nous servir du terme de Louis-le-Bon. En entrant dans le fort du Prince-de-Galles, il portait le pittoresque costume des trappeurs du Nord. Mais à sa ceinture, un superbe couteau de chasse et deux revolvers richement montés; à sa main droite, une de ces admirables carabines à deux coups, comme sait les fabriquer la maison Lebeau, de Liège, revendiquaient pour Poignet-d'Acier un plus haut rang dans le monde des aventuriers septentrionaux. Il allait franchir la porte du fort quand le gouverneur l'avisa. --Je ne me trompe pas, pensa-t-il, en courant après lui, c'est Poignet-d'Acier, le fléau des établissements de la Compagnie, le rebelle de 1837-38. Parbleu, voilà une chance heureuse de garder le poste que j'occupe temporairement! Il faut m'en emparer. Se retournant aussitôt, il appela deux de ses commis. --Peter, Jack, saisissez-vous de cet homme; il y aura vingt guinées pour chacun de vous si vous réussissez à le prendre. Séduits par la promesse de cette libéralité, les employés ne se le firent point répéter. En même temps que M. Boyer, ils se précipitèrent sur les pas de Poignet-d'Acier. La cour de la factorerie se trouvait vide alors, car les engagés étaient occupés à leur repas du matin. Louis-le-Bon, qui avait tout vu, sans être aperçu du gouverneur, résolut de prêter assistance au capitaine, mais de façon à ne point laisser soupçonner leurs relations. Sachant Poignet-d'Acier assez habile pour avoir peu de chose à craindre de trois hommes ordinaires, notre trappeur jugea qu'en fermant la porte de la factorerie il couperait au chef facteur et à ses émissaires tout secours de l'intérieur, et fournirait ainsi à son protégé le loisir de se débarrasser d'eux. Aussitôt conçu, aussitôt exécuté. Louis-le-Bon se jette sur la porte, donne un tour de clef, envoie la clef au fond de la cour, et va se cacher derrière une pièce d'artillerie, dans l'angle d'un bastion, pour être témoin de la scène extérieure. Au moment où il allongeait prudemment sa tête par-dessus le rempart, M. Boyer criait à Poignet-d'Acier: --Rendez-vous, ou vous êtes mort! --Est-ce à moi que vous parlez? répondit le capitaine en s'arrêtant. --Oui, dit le gouverneur, vous êtes mon prisonnier. Poignet-d'Acier sourit. --Vous plaisantez, monsieur Boyer, dit-il, en plaçant tranquillement sa carabine sur son épaule. --Allons, Jack, Peter, sautez dessus! répliqua celui-ci. --Camarades, dit le capitaine, avec son calme ordinaire, on m'appelle Poignet-d'Acier. A ce nom les deux commis reculèrent, en montrant tous les signes de la plus profonde épouvante. Louis-le-Bon se prit à rire silencieusement dans son coin. --Vous verrez qu'ils n'oseront pas le toucher, se disait-il. Quel homme! ours et buffles! quel homme! --Ah! ça, dit avec colère le gouverneur à ses séides est-ce que vous aussi vous allez vous conduire comme des poules mouillées? Et pour leur donner l'exemple, il mit la main sur l'épaule de Poignet-d'Acier. --Je vous prie, monsieur, de retirer votre main, dit celui-ci d'un ton paisible, mais ferme. --Jack, à moi! clama le gouverneur. Mais Jack et Peter n'avaient plus d'oreilles. Tous leurs sens semblaient s'être réfugiés dans leurs yeux qu'ils tenaient grands ouverts sur le fameux capitaine. --Monsieur Boyer, reprit ce dernier, si vous ne me lâchez pas à l'instant, je vous corrigerai comme on corrige les petits polissons. --C'est ce que nous allons voir, impudent coquin! vociféra le chef-facteur. Il n'avait pas achevé que Poignet-d'Acier, le soulevant de terre, comme il eût fait d'un enfant, le lançait à dix pas de lui, après l'avoir gratiné de deux bruyantes claques sur les parties les plus charnues de son individu. Le malheureux gouverneur tomba dans un banc de neige, haut de huit à dix pieds, au fond duquel il disparut tout entier comme dans un abîme. Louis-le-Bon pouffait de rire sur son observatoire. --Rentrez à la factorerie, mes amis, dit le capitaine aux deux employés, qui n'avaient pas fait un seul mouvement, rentrez-y, et quand on vous commandera quelque chose contre Poignet-d'Acier, souvenez-vous de sa figure. Après ces mots, il suivit son chemin, sans plus se presser que si rien d'inusité ne lui fût arrivé. Le gouverneur hurlait, comme un fou, en cherchant à sortir de son banc de neige. Ce n'était pas chose facile, car plus il faisait d'efforts, plus il s'empêtrait. --Maintenant, se dit Louis-le-Bon, la farce est jouée; d'ici à ce que M. Boyer se soit tiré de là et d'ici à ce qu'on ait rouvert la porte du fort, le capitaine aura le temps de prendre le large. Ours et buffles, quelle pirouette il a faite en l'air, notre bourgeois! Sur ce, le trappeur descendit du rempart et alla gaiement s'asseoir au milieu des gens qui déjeunaient dans la grand'salle du fort. Bientôt des cris attirèrent les commis dans la cour. On apprit, avec étonnement, que la porte avait été fermée sur le gouverneur. Celui-ci tempêtait au dehors, ordonnant d'ouvrir sur-le-champ, de s'armer et de voler à la poursuite de Poignet-d'Acier. Mais ce n'était pas chose aisée que d'ouvrir la porte de la factorerie sans la clé. On chercha cette clé, on ne la trouva pas. --Forcez, brisez la serrure! criait M. Boyer. Autre difficulté, car la serrure était énorme,--une véritable serrure de forteresse ou de prison. Il s'écoula près d'une heure avant qu'elle pût être sise en pièces. Ajournant le soin de chercher à découvrir celui qui avait fermé la porte et soustrait la clé, M. Boyer choisit vingt hommes déterminés et partit immédiatement pour donner la chasse au terrible capitaine. A la nuit tombante, ils n'étaient pas rentrés au fort. Louis-le-Bon avait prévenu madame Robin du rendez-vous assigné par Poignet-d'Acier. La jeune femme éprouva un vif sentiment de joie, en apprenant que ce personnage la faisait demander. --C'est un ami de mon mari, c'est lui, dit-elle, qui m'a arrachée du couvent où mes parents m'avaient enfermée dans la Colombie. Dieu nous l'envoie! Louis-le-Bon ne doutait pas que le capitaine vînt au lieu indiqué, malgré le danger qu'il courait. A l'heure du crépuscule, sous prétexte d'une promenade, Victorine et le trappeur sortirent donc de la factorerie et s'acheminèrent vers ce lieu, situé à un demi-mille de distance. La fumerie était un vieux bâtiment désert, en bois, où durant la bonne saison on faisait boucaner le poisson, mais abandonné pendant l'hiver. En y entrant, madame Robin fut saluée par une exclamation de bonne humeur. --Notre petite dame; oui bien, je le jure, votre serviteur! --Nick Whiffles! s'écria Louis. --Nick Whiffles, en chair et en os, mais en os surtout, répondit un grand gaillard, mince, efflanqué, dont le visage disparaissait complètement sous la plus plantureuse barbe rouge qui se fût jamais vue. --Et ça vous va, Nick? --Entre le zist et le zest, mon cousin, repartit-il, tout comme disait mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique Centrale.... --Jetez du bois au feu, interrompit une voix. --Tout de suite, capitaine, tout de suite. --Oh! monsieur, fit Victorine, courant à Poignet-d'Acier qui se chauffait devant un ardent brasier, oh! monsieur, combien je suis heureuse... --Pas plus que moi de vous avoir rejointe, ma chère enfant, dit le capitaine. Et se levant, il prit Victorine par la main et la baisa au front. --Allons, ajouta-t-il, asseyez-vous là, sur ce tas de mousse; ce n'est pas très-confortable, mais vous devez être habituée à notre existence. Folle, va, continua-t-il tendrement, qui s'aventure dans le désert à la poursuite de plus fou qu'elle! --Vous savez donc... --Parbleu! si je sais que votre mari, vous croyant morte, s'est, par désespoir, lancé à travers les neiges de la baie d'Hudson. --On m'a assuré qu'il était à la rivière de la Mine de Cuivre, dit madame Robin. Pourvu qu'un malheur... --Il en est bien capable; mais soyez tranquille, mon enfant, je l'irai chercher. --Oh! je vous accompagnerai! --Du tout! du tout! C'est bien assez d'être venue jusqu'ici. Il ne faut pas vous exposer davantage. --Pardon, monsieur, dit fermement Victorine, ma résolution est prise. --Puérilité! fit le capitaine. Madame Robin secoua la tête d'un air décidé. --Écoutez, ma chère, dit Poignet-d'Acier, vous connaissez l'intérêt que je vous porte, à vous et à..... votre mari! --L'ignorer serait de l'ingratitude, monsieur. --Eh bien, confiez-vous à moi. Retournez au Canada. Nick Whiffles vous accompagnera. --Oui bien, je le jure votre serviteur! répondit le trappeur, tout en caressant fraternellement une gourde de whiskey avec son ami Louis-le-Bon. Poignet-d'Acier poursuivait: --C'est pour vous, pour Alfred que je suis venu ici. Soyez sûre que je vous le ramènerai. --J'en ai la conviction, monsieur; mais, je vous le répète, je suis déterminée à aller moi-même à sa recherche. Le capitaine sourit. --Eh bien, soit! dit-il, vous viendrez avec nous. Mais ne vous dissimulez pas les dangers auxquels vous vous exposerez. --Oh! je n'ai pas peur! s'écria-t-elle bravement; et avec vous, monsieur..... --C'est convenu, mon enfant. Dans quelques jours, vous partirez du fort avec Louis-le-Bon, et nous rallierez à la rivière du Veau-Marin. Je vous préviendrai lorsqu'il faudra nous mettre en route. En attendant je tâcherai de trouver un guide. Maintenant, ma chère Victorine, permettez-moi cette familiarité, au revoir! car je ne suis point tout à fait en sûreté. --Ils ne sont donc pas parvenus à vous atteindre, capitaine? demanda Louis-le-Bon. --A l'atteindre! atteindre le capitaine! essaye donc d'atteindre un éclair avec les doigts, mon cousin, dit Nick Whiffles. --Au revoir! dit encore Poignet-d'Acier en embrassant paternellement Victorine. Ils se quittèrent, et madame Robin rentra à la factorerie avec son compagnon. Le gouverneur était toujours absent. Il revint le lendemain, enragé de n'avoir pu rattraper son ennemi. Quatre jours se passèrent sans que l'on entendit parler de Poignet-d'Acier. Madame Robin trouvait le temps mortellement long. Dans la nuit du quatrième, alors que tout le monde reposait au fort du Prince-de-Galles, des hurlements féroces retentirent dans la cour. Victorine s'éveilla en sursaut. Un sauvage hideux se tenait devant elle, prêt à la saisir dans ses bras. Derrière lui apparaissait le visage cynique de James Mac Carthy. CHAPITRE XII LES ENNEMIS Par le trait que nous avons précédemment rapporté, on a pu se faire une idée de la nature et de la violence des passions de Kitchi-Ickoui. Déjà, sur la place, elle avait remarqué Mac Carthy. La vue du métis lui avait causé une vive impression. Quand elle rentra dans la hutte conjugale, il ne fut pas difficile au jeune homme de voir immédiatement qu'il l'intéressait. --Mon frère comprend-il la langue des valeureux Chippiouais? lui demanda-t-elle. James fit un signe de tête affirmatif. L'Indienne reprit d'une voix aussi caressante que possible: --Si mon frère veut faire une promesse à Kitchi-Ickoui, elle le rendra heureux. Appuyée d'un regard brûlant, cette déclaration était aussi nette que laconique. Mac Carthy la saisit parfaitement; mais il crut qu'il était de bonne politique de paraître ne pas entendre. --Quoique, dit-il, ma soeur soit aussi brillante qu'un rayon de soleil au mois des plantes, et quoique ses paroles puissent être claires comme l'eau d'une source, je ne distingue pas au fond de son discours. --Mon frère, questionna-t-elle d'un ton inquiet, n'a-t-il point d'amour pour les femmes [29]? [Note 29: La plupart des Indiens de l'Amérique septentrionale sont adonnés au vice d'Onan, et un grand nombre à celui qui, au dire de la Bible, appela sur Sodome le feu du ciel.] --Si, répondit-il, j'avais une femme aussi belle que ma soeur, je l'aimerais comme le lierre aime le chêne. L'air de désappointement qui s'était montré sur le visage de la squaw disparut aussitôt. --Alors, dit-elle, mon frère fera à Kitchi-Ickoui la promesse qu'elle désire de lui. --Aimé de ma soeur, je ne m'appartiendrais plus pour n'appartenir qu'à elle! dit-il avec vivacité. La joie brilla dans les yeux de la Grande-Femme. --Mon frère veut-il être libre? dit-elle. --Si cela est agréable à ma soeur. --Oui, mais tu n'essaieras point de t'échapper. --Mon bonheur sera de demeurer là où demeure Kitchi-Ickoui, dit-il d'un ton qui acheva de faire perdre la tête à l'indienne. Elle reprit plus bas, de façon, à n'être pas entendue des deux squaws qui babillaient avec leurs enfants au fond de la cabane, sans se préoccuper de ce que faisait la favorite de Kit-chi-ou-a-pous avec le captif: --Mon frère sait-il courir l'allumette! --Je sais, dit galamment Mac Carthy, en l'embrassant sans la moindre répugnance, tout ce qu'il plaira à ma soeur que je sache. --Alors, dit-elle, je vais couper les liens de mon frère. Mais s'il me trompait, s'il essayait de s'évader, je le ferais brûler à petit feu sur des charbons ardents. James protesta de sa bonne foi par un geste. La voluptueuse Chippiouais trancha les cordes qu'il avait aux mains, et s'étendit sur un cadre voisin de celui où il était couché. Les deux autres femmes de Kit-chi-ou-a-pous ne tardèrent pas à l'imiter. Quand Mac Carthy supposa qu'elles dormaient, il se leva doucement, alluma au brasier agonisant une brindille de sapin et s'approcha du lit de Kitchi-Ickoui. Celle-ci souffla brusquement l'allumette qui s'éteignit. C'était une preuve que la Grande-Femme n'avait plus rien à refuser au métis. Sans mot dire, il se glissa auprès d'elle. Le lendemain, Kitchi-Ickoui, à qui, durant la nuit, il avait déroulé son plan d'attaque, le conduisit au conseil des sagamos. Ce fut en vainqueur et non en prisonnier qu'il y parut. Telle était, en effet, l'influence de cette femme, que personne, pas même son mari, n'eût osé contre-balancer sa volonté. Qu'il devinât ou non ce qui s'était passé entre elle et Mac Carthy, Kit-chi-ou-a-pous fit au jeune homme un cordial accueil. Les autres chefs le reçurent avec une bienveillance marquée, et tous les guerriers se montrèrent dès lors aussi respectueux envers Visage-de-Cuivre,--ainsi le nommaient-ils à cause de la couleur de son teint,--qu'ils avaient d'abord été méprisants et insulteurs. Il fut décidé que l'expédition aurait lieu dans la nuit du surlendemain, afin que les Chippiouais eussent le temps de réclamer le concours d'une petite tribu qui résidait à quelques milles du village. On choisit le meilleur orateur chippiouais pour aller porter la proposition à cette tribu. Il partit, ayant au cou un collier de wampums, sur lequel, par des figures hiéroglyphiques, était spécifié l'objet de sa délégation. A la main droite, il tenait une hache peinte en rouge. Arrivé dans le camp de ceux auxquels il avait été dépêché, le mandataire des Chippiouais informa le principal sagamo du but de sa mission. L'okema convoqua sur-le-champ un conseil de guerre auquel l'ambassadeur fut invité. Là, celui-ci, posant à terre sa hache et montrant son collier de coquillages, prononça le discours suivant qui fut écouté avec une religieuse attention. «--Frères, je suis venu à vous, envoyé par les vaillants Chippiouais, pour vous engager à vous unir à eux, dans une campagne qu'ils vont entreprendre contre les Habits-Rouges. «Vous savez quelles injures nous ont faites les Habits-Rouges du fort de la rivière Churchill. «Vous savez qu'ils nous ont volé nos plus belles fourrures,--nos provisions de buffle fumé, et jusqu'à nos femmes! «Vous savez qu'il n'est point de jour où ils ne nous fassent un outrage sanglant. «Vous savez qu'ils ont à leurs établissements de la rivière Churchill des vivres en abondance, de la poudre, du plomb, des fusils, des couvertures pour vos squaws, et pour vous de l'eau-de-feu autant que vous voudrez. «Vous savez que si nous nous emparons de la factorerie, l'abondance régnera dans nos camps pendant plusieurs lunes. «Vous savez aussi que les Manitous nous ordonnent à tous de venger enfin nos ancêtres des injures qu'ils ont reçues des Visages-Pâles. «Mais ce que vous ne savez pas, mes frères, c'est que nous avons un moyen infaillible pour pénétrer dans les comptoirs des blancs; c'est qu'en vous appelant à eux, les Chippiouais veulent uniquement vous récompenser, par une portion du butin, de la fidélité que, jusqu'à présent, vous leur avez témoignée. «Aussi est-ce moins pour vous demander votre avis que pour vous emmener avec moi que j'ai pris le sentier qui conduit à vos wigwams.» Ayant dit, il se tut. Les chefs délibérèrent un instant, puis l'un d'eux releva la hache, tandis qu'un autre s'emparait du collier. Et tous ensuite, par des cris, proclamèrent que l'offre des Chippiouais était acceptée. L'ambassadeur reprit le chemin de sa tribu, suivi de cinquante guerriers. Ils arrivèrent le lendemain matin. Un banquet de chair de chien et de becatie de daim, arrosé avec de l'huile de phoque, avait été préparé pour les recevoir. Kit-chi-ou-a-pous, qui jeûnait depuis deux jours, prit part à ce banquet. Tandis que les convives mangeaient et chantaient leurs exploits, le sorcier Pointe-de-Flèche entra, en hurlant, dans la salle. Il avait les membres sillonnés de blessures, d'où le sang coulait à flots. --L'ennemi est parmi nous! l'ennemi est parmi nous! cria-t-il. Et ses regards, ses mains se dirigèrent vers James Mac Carthy, assis à côté de Kitchi-Ickoui. Les assistants se levèrent effrayés, menaçants. Pour tout dire, ils ne voyaient pas d'un bon oeil les attentions dont la Grande-Femme comblait cet étranger, ce demi-sang. Bien qu'il lui fît bonne figure, Kit-chi-ou-a-pous lui-même était animé contre James d'une haine féroce qui ne cherchait que son assouvissement. A l'instant le jeune homme embrassa, dans toute son étendue, l'animosité dont il était l'objet. Il se crut perdu. Mais, sans se lever, Kitchi-Ickoui dit à Pointe-de-Flèche d'un ton de défi: --De qui parle mon frère? --Du fils de louve placé à côté de ma soeur, répondit-il insolemment. --Pointe-de-Flèche oublie, dit-elle, qu'il est mon ami. --L'ami de ma soeur, repartit le sorcier avec une amère ironie, peut être l'ennemi des Chippiouais. La Grande-Femme secoua les oreilles, dont les longs pendants cliquetèrent sur ses épaules. Ce mouvement chez elle était un symptôme de colère. Les assistants ne l'ignoraient pas. Il y eut un frémissement dans l'assemblée. --Pointe-de-Flèche est jaloux, dit-elle; il a voulu courir l'allumette avec moi, je ne l'ai pas souffert. A ces mots, le Grand-Lièvre tressaillit et darda sur le magicien des prunelles flamboyantes. Celui-ci étourdissait les auditeurs de ses cris: L'ennemi est parmi nous! l'ennemi est parmi nous! Kitchi-Ickoui enfla sa voix, pour dominer celle du devin. --Si, tonna-t-elle, Pointe-de-Flèche ne cesse pas, moi je lui fermerai les lèvres. Il est l'allié des Visages-Pâles. Il a reçu des présents d'eux. Le sang qui ruisselle sur lui, c'est le sang d'un veau qu'il a égorgé ce matin. Si ma parole est fausse, qu'il nous laisse visiter son wigwam. Le sorcier s'était tu, et cette accusation avait tourné contre lui la majorité des Chippiouais. Profitant habilement de son triomphe, la Grande-Femme continua: --Qu'il nous dise d'où lui vient ce collier de grains de cuivre qu'il a sur la poitrine! qu'il nous dise d'où lui vient cette médaille avec le portrait de l'okema des Saiganosch [30]! Pointe-de-Flèche est un traître. [Note 30: Le chef ou la reine Ses Anglais.] Confus, interdit, le magicien cherchait vainement une réponse. La Grande-Femme, animée par son mutisme, poursuivit en s'exaltant et en faisant sonner ses boucles d'oreilles sur ses vastes omoplates: --Depuis longtemps j'attendais l'occasion de dire ma pensée sur Pointe-de-Flèche; depuis longtemps je voulais dévoiler et punir ses fourberies. Par amitié pour les siens, je le ménageais. Mais il a poussé ma patience à bout. Le moment est venu de lui infliger le châtiment qu'il mérite. En achevant, elle saisit un _mockoman_ [31] de cuivre dont elle s'était servie pour manger ses aliments. [Note 31: Couteau.] Alors le sorcier recouvra la parole. --Que ma soeur prenne garde, dit-il. Les Esprits protègent Pointe-de-Flèche. Si puissante que soit ma soeur, elle ne peut rien contre eux. A cette provocation, Kitchi-Ickoui répliqua par un ricanement diabolique. --Tes Esprits et toi n'avez ni coeur ni pouvoir, dit-elle; et je vais t'en convaincre. Et là-dessus, elle lança avec force au magicien le couteau qu'elle avait posé à plat dans sa main droite allongée. Pointe-de-Flèche lâcha une plainte, tourna sur lui-même et tomba baigné dans une mare de sang. L'arme lui avait traversé le poumon. Soit que l'autorité de la meurtrière fût sans contrôle, soit que les Chippiouais ne tinssent point leur devin en grande affection, ce crime les trouva indifférents. Mac Carthy avait l'âme trop noire pour s'en indigner. Les sauvages riant des contorsions que faisait sur le sol la victime expirante, il se mit à rire avec eux. --Eh bien, demande donc à tes Manitous leur protection, dit au moribond Kitchi-Ickoui, en s'avançant vers lui pour reprendre son couteau. Mais, comme elle étendait le bras vers le manche, Pointe-de-Flèche saisit l'instrument dans ses doigts déjà crispés par la mort, le retira, et d'une voix caverneuse, prononça ces mots: --Oui, les Manitous sont avec moi contre toi! Ce disant, il frappa du couteau le sein de la Grande-Femme. Kit-chi-ou-a-pous se leva d'un bond, son casse-tête à la main, se précipita sur le sorcier et lui fracassa le crâne. Le reste des assistants prenait sans doute plaisir à ce spectacle, car ils poussèrent à l'envi leur exclamation favorite:--Ouah! ouah! Kitchi-Ickoui n'était que légèrement blessée. Se redressant d'un air triomphant, elle dit à son mari, en lui présentant son sein déchiré par la lame du mockoman: --Minickouâ, (bois); ce sang te donnera de la vigueur. --Oui, je boirai, dit le sagamo, qui se mit aussitôt en devoir de sucer la plaie. Tandis qu'il se livrait avec une sorte de volupté à cette opération, sa femme lui souffla à l'oreille: --Kitchi-Ickoui ne pourra accompagner les Chippiouais sur le sentier de la guerre; mais tu me ramèneras Visage-de-cuivre, je le veux. --Je le ramènerai, dit le Grand-Lièvre. Ils partirent, au nombre de deux cent cinquante, armés d'arcs, de flèches, de lances et de fusils. Vers le milieu de la nuit, leur bande, dirigée par Mac Carthy, atteignit les bords de la rivière Churchill, et peu après le fort du Prince-de-Galles. Les guerriers se cachèrent dans un ravin, à une portée de pistolet de la factorerie. Puis Mac Carthy, suivi de Kit-chi-ou-a-pous et de son lieutenant Pied-de-Buffle, s'avança au pied du rempart. Là il siffla, plusieurs fois, d'une façon particulière. Au bout d'un quart-d'heure d'attente, le corps d'une femme se profila au sommet du mur. --Alanck-ou-a-bi! murmura le Grand-Lièvre, dans un accès de joie cruelle. --Est-ce toi, mon fils? demanda-t-elle, sans apercevoir les deux Indiens qui se tenaient effacés derrière un banc de neige. --Son fils! ce demi-sang est son fils! marmotta encore le chef indien, en serrant convulsivement la poignée de son tomahawk. CHAPITRE XIII LES SUITES D'UNE TRAHISON --Jetez-moi une corde, dit sèchement James. --Mais que désire mon fils? Ne sait-il pas que s'il rentre ici, le gouverneur... Mac Carthy l'interrompit brutalement par ces mots: --Voulez-vous vous hâter de me jeter la corde! --Les Esprits me puniront de ma faiblesse, dit Alanck-ou-a-bi, en se retirant de l'embrasure où elle s'était tenue jusqu'alors. Au bout d'un instant, elle reparut. Dans ses mains, l'Indienne avait un gros câble qu'elle déroula lentement et avec une répugnance marquée, le long du rempart. Puis elle l'attacha à l'affût d'un canon. --Est-ce fait? demanda Mac Carthy. --Oui, mais, je t'en prie, une fois encore, ne viens pas... James, sans répondre, se cramponna à la corde et escalada la muraille. Aussitôt, derrière lui, silencieusement, s'élancèrent le Grand-Lièvre et Pied-de-Buffle. --Saisis la squaw, j'en ai besoin, dit en grimpant le premier à son lieutenant; tu l'attacheras et tu la mettras en sûreté, dès que nous aurons ouvert la porte du fort. En arrivant sur le chemin de ronde, derrière Mac Carthy, Pied-de-Buffle exécuta, en partie, l'ordre du sagamo. --Pourquoi mon frère fait-il du mal à cette femme? demanda James, en voyant le Chippiouais, qui, après avoir renversé l'Étoile-Blanche, la bâillonnait avec un morceau d'étoffe arraché à la couverte de la pauvre femme. --Parce que c'est ma volonté, répondit laconiquement Kit-chi-ou-a-pous. Mac Carthy ouvrit la bouche pour protester. --Encore un mot, dit l'okema, et je te brise le crâne! Ensuite, il l'entraîna vers la porte de la factorerie et lui commanda de l'ouvrir. Ce n'était point difficile, car, la serrure n'ayant pas encore été remplacée, chaque soir ou fermait cette porte à l'aide d'une barre de bois transversale. Dès qu'elle eut été retirée, Kit-chi-ou-a-pous poussa un cri sinistre, que répétèrent deux cents vois stridentes, et les Chippiouais, qui avaient attendu au dehors, se précipitèrent tumultueusement dans l'enceinte de la factorerie. Réveillés en sursaut par le vacarme, les employés de la Compagnie furent, pour la plupart, pris d'une panique invincible; ils cherchèrent à se cacher dans les caves, dans les magasins, au lieu de s'apprêter à la résistance. Profitant de la confusion générale, Mac Carthy tenta d'échapper à la surveillance de Kit-chi-ou-a-pous, pour se glisser dans l'appartement de madame Robin. Mais il comptait sans l'esprit soupçonneux du Chippiouais, qui n'avait cessé de redouter quelque embûche. James fut suivi par le Grand-Lièvre, et le sauvage se plaça brusquement devant lui, au moment où il pénétrait dans la chambre aux Perdrix. Elle était éclairée par une lampe de cuivre, à large bec, suspendue au plafond. A la vue de Victorine, Kit-chi-ou-a-pous lâcha une exclamation de surprise. --Djecouessin-Netchegousch! [32] s'écria-t-il. [Note 32: Mot à mot; la jeune fille française.] De son côté, au milieu de sa terreur, la jeune femme parut le reconnaître, car Mac Carthy l'entendit proférer: --Le Renard-Rusé! --Ah! dit l'Indien, avec un sourire de joie, j'avais annoncé à ma soeur que je la retrouverais. Et se jetant sur elle, il l'enleva dans ses bras. A cet instant, Louis-le-Bon fit irruption dans la pièce. D'une main il tenait un pistolet, de l'autre un coutelas. Remarquant Mac Carthy le premier, il lui asséna dans le visage un coup de la crosse de son pistolet et le fit rouler tout sanglant à ses pieds. Après avoir, en un clin d'oeil, administré au métis cette punition sommaire, le brave trappeur allait décharger son arme sur Kit-chi-ou-a-pous, mais le tomahawk d'un Chippiouais, entré immédiatement après lui dans la chambre, l'atteignit à la tête et le renversa sur le plancher près de James. Ce nouvel arrivant, c'était Pied-de-Buffle. --Ouah! fit-il, en posant le talon sur l'épaule de sa victime, et tirant d'une gaine de cuivre son couteau à scalper. --Ne le tuez pas! ô mon Dieu, ne le tuez pas! suppliait Victorine se débattant aux bras du Grand-Lièvre. --Égorge-le, mon frère! ou plutôt donne-moi ton mokeatogan, que je l'achève, le brigand! dit James qui, après s'être relevé, trépignait comme un fou sur le corps de Louis-le-Bon. --Ouah! répliqua le sauvage; je ne suis pas le frère de Double-Langue. Qu'il se retire, sinon, au lieu d'une scalpe, j'en ferai deux. --As-tu placé la squaw dans un lieu sûr? s'enquit Kit-chi-ou-a-pous. --Elle est en un lieu sûr, dit Pied-de-Buffle. Puis, tandis que le Grand-Lièvre sortait, emportant Victorine, il se baissa, cerna avec son couteau le cuir chevelu de Louis-le-Bon, arracha la peau en un tour de main, suspendit à sa ceinture l'horrible trophée, et partit en répétant, pour la troisième fois, à pleins poumons, son affreux: Ouah! Mais il n'était pas trois pas à hors de la chambre, que Mac Carthy faisait feu sur lui. Pied-de-Buffle tomba raide mort. --Et d'un! voilà comment je me venge des insulteurs! A bientôt les autres! murmura James. Ensuite, il descendit dans la cour avec le projet de se rendre chez le gouverneur provisoire et de le châtier aussi des prétendus outrages qu'il en avait reçus. La Providence lui voulut éviter un nouveau forfait. Déjà une partie des employés avaient succombé dans une lutte contre les Chippiouais; le reste des commis et le chef-facteur était en fuite, et, aux lueurs des torches de résine, les sauvages commençaient une de ces orgies monstrueuses auxquelles ils ont l'habitude de se livrer, chaque fois que le hasard ou la vénalité des traitants met à leur disposition une grande quantité d'alcool. Facile avait été leur victoire, la moitié au moins des gens du fort du Prince-de-Galles étant absente à l'heure de la surprise, et occupée, on s'en souvient, à pêcher sur le lac à la Truite. Cependant les Chippiouais firent un carnage effroyable. Les scalpes fraîches dégouttantes de sang, dont plusieurs ornaient leur poitrine, leurs bras ou leurs armes, ne l'attestaient que trop. De fait, tous les hommes pris furent massacrés, mutilés ainsi que toutes les vieilles femmes. Quant aux jeunes squaws, indiennes pur ou demi-sang, ils les gardèrent pour les faire servir,--suivant l'usage,--à leurs caprices. Accoutumées, dès l'enfance aux vicissitudes d'une existence nomade, ces malheureuses s'inquiétaient assez peu de ce qui leur arriverait, depuis qu'elles étaient à peu près certaines de ne point périr. Après avoir aidé les Chippiouais à piller les caves, les entrepôts de provisions; après avoir saigné et dépecé pour eux des boeufs et des moutons qu'on nourrissait à la factorerie, elles dressèrent, dans la cour, un immense bûcher, sur lequel on mit rôtir les viandes. Aux clartés fulgurantes de ce bûcher, les sauvages, déjà à demi ivres, se prirent à danser, en faisant retentir l'air de leurs hurlements féroces. Ni plume, ni pinceau n'eût été capable de représenter cette scène digne de l'Enfer. Théâtre, décors, acteurs, ronde, chants, tout lui semblait avoir été emprunté. Pendant que ses guerriers faisaient ainsi bruyante débauche, Kit-chi-ou-a-pous avait porté madame Robin dans la grand'salle. Il la déposa sur un banc, et lui dit eu français: --Je vois que ma soeur n'a point oublié le Grand-Lièvre; et lui a toujours gardé dans son coeur l'amour qu'elle lui a inspiré, quand il chassait sur les bords du rio Columbia et qu'on le nommait le Renard-Rusé [33]. Alors, j'ai dit à ma soeur que je l'aimais; mais elle m'a repoussé. Aujourd'hui elle est en mon pouvoir. Je suis libre de faire d'elle ce que je voudrai; pourtant je lui offre encore de me suivre librement dans mon wigwam et d'y occuper, parmi mes femmes, le premier rang, après Kitchi-Ickoui. [Note 33: On sait que les Indiens changent fort souvent de nom.] Victorine ne répondant pas, le sauvage poursuivit en se redressant avec fierté: --Que ma soeur regarde. Je commande une armée de guerriers aussi nombreux que les grains de sable de la baie d'Hudson. Je suis plus puissant que tous les autres okemas du désert américain et plus fort que les blancs. Depuis les Grands Lacs jusqu'à l'Océan Glacé, depuis la mer du Nord jusqu'à la mer de l'Ouest le nom de Kit-chi-ou-a-pous est célèbre; on le respecte, on l'honore, et malheur à qui l'oserait injurier! Que ma soeur appuie son coeur contre le mien, et je la ferai aussi grande parmi les Peaux-Rouges que parmi le» Visages-Pâles. Avec ces mots Kit-chi-ou-a-pous étendit la main vers la jeune femme. Mais elle recula vivement, eu s'écriant: --Laissez-moi! laissez-moi, je vous en prie! --Ma soeur en aime donc un autre! fit-il ironiquement. --Oui. Un accès de jalousie enflamma les prunelles du sauvage. --Elle aime Double-Langue? dit-il avec un geste de mépris. --Je ne vous comprends pas, balbutia Victorine. --Double-Langue, reprit Kit-chi-ou-a-pous, c'est le Bois-Brûlé, le demi-sang. --Celui que j'aime, c'est mon mari! dit-elle résolument. Le Grand-Lièvre fronça les sourcils. --Double-Langue serait le mari de ma soeur! dit-il en arrêtant sur elle un regard d'une fixité irritante. --Encore une fois, je ne vous comprends pas. Qui est ce Double-Langue? --L'homme qui m'accompagnait dans la chambre de ma soeur. --M. Mac Carthy? --Oui. --Lui! je le hais! dit-elle avec horreur. --D'où vient alors que ma soeur ne m'aime pas! reprit Kit-chi-ou-a-pous. --Je vous l'ai dit, parce que j'aime mon mari. L'Indien fit un signe d'incrédulité. --Quand j'ai connu ma soeur, dit-il, elle n'avait pas de mari. --C'est vrai; mais il y a plus de dix ans. Mes parents m'avaient envoyée au fond de la Colombie pour me séparer de celui que j'aimais. Il est venu m'y chercher et m'a épousée. --Où donc est le mari de ma soeur? --Il voyage vers le Nord. Kit-chi-ou-a-pous secoua la tête d'un air dubitatif. --Mon frère le connaît, continua hardiment la jeune femme; car mon frère l'a vu près de là rivière de la Mine de Cuivre. Il se nomme Alfred Robin. --Le Jeune-Taureau! Oui, je le connais, c'est un brave, dit le Grand-Lièvre d'un ton calme. Victorine s'était heureusement souvenue que Mac Carthy lui avait dit qu'un chef indien appelé le Grand-Lièvre avait rencontré Alfred sur les bords du Copper-Mine-River. Cet éloge donné à son mari lui parut d'un bon augure, et elle s'imagina que le sauvage allait aussitôt cesser ses persécutions. Mais combien elle se trompait! Outre que les Peaux-Rouges de l'Amérique septentrionale sont généralement très-passionnés pour les femmes blanches, Kit-chi-ou-a-pous aimait Victorine avec l'opiniâtreté des gens de sa race. Il l'aimait depuis longtemps déjà, et les années avaient attisé sa flamme au lieu de l'affaiblir. Cet amour était né dans une entrevue qu'il avait eue fortuitement avec Victorine, quand celle-ci habitait un couvent (ou mission) non loin du fort Vancouver. A cette époque, le Grand-Lièvre chassait dans la Colombie, pour le compte de la Compagnie de la baie d'Hudson. Épris de Victorine, il s'était proposé de l'enlever. Mais pendant qu'il mûrissait son dessein, elle quittait en secret le couvent, et s'embarquait à Astoria pour les États-Unis [34]. [Note 34: Voir la _Huronne_.] Si jamais il n'avait revu la jeune femme, il n'en avait pas moins gardé sa mémoire et l'espérance de la retrouver un jour. Car les Indiens s'attachent avec une persistance incroyable à la poursuite d'un désir non satisfait. Cette ténacité est telle, que l'objet qu'ils ont souhaité et n'ont pu posséder ici-bas, beaucoup croient qu'ils en jouiront dans le monde des Esprits. --Mon frère, dit madame Robin vivement et en se rapprochant du sagamo, mon frère peut me donner des nouvelles de mon mari? Comme il gardait le silence, elle ajouta: --Mon frère lui a parlé? m'a-t-on dit. Avant que Kit-chi-ou-a-pous eût répondu, un Chippiouais entra dans la grand'salle, en disant: --Pied-de-Buffle est mort! --Qui l'a tué? demanda le Grand-Lièvre. --On l'a trouvé mort là-haut! dit le premier. Du bout du doigt, le sagamo désigna alors Victorine au Chippiouais. --Garde cette Peau-Blanche, je vais savoir qui a tué Pied-de-Buffle, lui dit-il en s'éloignant. A peine avait-il quitté la salle, que James Mac Carthy y pénétra doucement. Dissimulé derrière la porte, l'avocat avait entendu une partie de la conversation de Kit-chi-ou-a-pous avec madame Robin. En l'apercevant, la jeune femme sentit renaître toutes ses appréhensions. --Que me voulez-vous? lui dit-elle. --Continuer, chère amie, répondit-il avec un sourire moqueur, le tendre entretien que vous aviez avec cette brute... --Monsieur, je vous enjoins... --Un moment! un moment! Laissez-moi vous parler. Votre gardien ne comprend pas un mot de français. Je vous prierai donc nettement de me suivre. Je connais certain passage par lequel nous pourrons nous échapper! --Plutôt mourir cent fois... commença Victorine. --Allons, soyez raisonnable, fit-il en haussant les épaules. Nous n'avons pas de temps à perdre... Le Grand-Lièvre vous plairait-il, d'aventure, plus que moi? --Oui! répliqua-t-elle décidément. --Vous voulez donc qu'une fois encore j'use de la force! --Je ne vous crains pas, repartit Victorine. Comme elle prononçait ces paroles, Kit-chi-ou-a-pous reparut. Sur ses épaules, il portait le cadavre de Pied-de-Buffle. Sans articuler une syllabe, il le jeta au milieu de la pièce, puis il tira son couteau, pratiqua une large incision à la blessure qui avait donné la mort à son lieutenant, y plongea sa main et en retira une balle qu'il examina à la lueur d'une torche. S'adressant ensuite à Mac Carthy, que ces préliminaires ne cessaient pas d'inquiéter: --Donne-moi ton pistolet. Le jeune homme fit un geste de refus. Kit-chi-ou-a-pous lui arracha le revolver passé à sa ceinture, et essaya la balle sur la bouche de l'arme. Ensuite, froidement, il ordonna à l'Indien: --Empare-toi de ce sang-mêlé. Il est le meurtrier de Pied-de-Buffle. James ne put opposer qu'une vaine résistance. Bien vite terrassé par le Chippiouais, il fut traîné devant le bûcher, où Kit-chi-ou-a-pous le condamna à être brûlé, pour avoir assassiné son lieutenant. Les Indiens accueillirent cette sentence par un redoublement de vociférations. Cependant le coupable ne pâlissait ni ne tremblait. Il promenait sur ses bourreaux un regard audacieux, provocateur. L'un d'eux l'ayant touché avec un tison ardent, au moment où on achevait de le garrotter pour le livrer aux flammes, il se contenta de dire d'un ton élevé: --Je suis le neconnis [35] de Kitchi-Ickoui! Et tous, sans en excepter le Grand-Lièvre, reculèrent frappés d'épouvante. [Note 35: Nous avons déjà dit qu'en chippiouais ce terme signifie amant ou ami.] CHAPITRE XIV LE TALISMAN Malgré les craintes trop légitimes qu'elle pouvait entretenir pour sa sécurité personnelle, madame Robin suivait, avec une anxiété croissante, les péripéties de cette scène barbare. Assise sur un banc, près d'une fenêtre dont les carreaux de parchemin avaient été mis en pièces pendant la courte lutte des employés du fort contre les Chippiouais, elle pouvait tout voir, tout entendre. Et, miséricordieuse, clémente comme les personnes de son sexe, elle demandait à chaque instant, pitié, grâce pour le détestable auteur de ses infortunes. Mais sa voix s'abîmait dans le fracas de toutes ces voix. N'y eût-elle pas été engloutie, qu'un ricanement démoniaque seul lui eût répondu. Lorsque Mac Carthy prononça ces mots talismaniques: --Je suis le neconnis de Kitchi-Ickoui! et lorsqu'elle vit les Indiens s'écarter avec terreur, Victorine le crut sauvé, dans son coeur compatissant se formula une prière de reconnaissance à Dieu. Mais l'effroi des Peaux-Rouges fut de brève durée. Bientôt, ils se rapprochèrent à cette question que Kit-chi-ou-a-pous adressa au captif: --Double-Langue sait-il ce que signifie son discours? --Je le sais, répondit froidement James. --Sait-il que s'il a encore menti nous augmenterons les tortures qu'on lui prépare. --Je suis, répliqua hautement Mac Carthy, le neconnis de Kitchi-Ickoui. Pour la seconde fois, les Chippiouais firent un mouvement en arrière. Victorine remarqua que le Grand-Lièvre perdait lui-même de son assurance quand il reprit: --Que Double-Langue nous montre donc la clarté de sa parole. --Coupez mes liens, dit l'avocat. Cette demande parut rendre la fermeté à Kit-chi-ou-a-pous. --Le neconnis de Kitchi-Ickoui doit pouvoir se débarrasser, sans secours, de ses ennemis, dit-il d'un ton moqueur. --Yea! yea! appuyèrent en choeur les Chippiouais. --Mon frère veut-il voir dans ma poitrine? dit James sans se troubler. L'okema n'eut garde de se rendre à ce désir. --Double-Langue a menti! s'écria-t-il avec joie. C'est un fils de loup blanc et de renarde rouge; c'est le rejeton d'Alanck-ou-a-bi, qui a fui le wigwam de son maître pour aller habiter la loge d'un Visage-Pâle; il sera rôti, et les chiens des Chippiouais dévoreront ses chairs. --Ce n'est pas vrai! répliqua vivement Mac Carthy, en brisant, par un violent effort, les cordes avec lesquelles on l'avait attaché. De nouveau les Chippiouais semblèrent consternés. Ils s'éloignèrent pêle-mêle du métis, et peu s'en fallut qu'ils ne prissent la fuite. Dans leurs rangs on criait: --Il a la médecine! il a la médecine! Profitant aussitôt de la réaction qui s'était opérée en sa faveur, James écarta sa tunique, et, au-dessous de son sein droit, indiqua un tatouage récemment pratiqué. Ce tatouage, de couleur rouge, représentait un homme et une Indienne échangeant un baiser. Quoique les figures fussent grossièrement dessinées, on pouvait voir, en y mettant de la bonne volonté, que l'une, avec ses longues oreilles battant sur les épaules et son nez chargé d'ornements, était celle de la Grande-Femme; l'autre, vêtue en trappeur, celle de Mac Carthy. Les Chippiouais les reconnurent sans doute, car ils se mirent à beugler sur tous les tons: --Kitchi-Ickoui et Double-Langue! Kitchi-Ickoui et Double-Langue! Un nuage de dépit passa sur le front du Grand-Lièvre. --Qui prouve que c'est Kitchi-Ickoui qui a donné cette médecine au sang-mêlé? dit-il. --Je le prouverai, répondit James. --Et comment le prouveras-tu? --En la faisant parler elle-même. --Oui, mais elle n'est; pas ici! --Nous la verrons en retournant au village de mes frères. --S'ils t'y ramènent, Double-Langue! répliqua le sagamo avec un sourire sarcastique. --Ils m'y ramèneront, reprit James en haussant le ton, oui, ils m'y ramèneront, car Kitchi-Ickoui m'a dit, en me faisant ces signes, le soir du jour où elle fut blessée par Pointe-de-Flèche: Je t'aime; tu es mon neconnis, et si quelqu'un de mes guerriers t'outrageait, je soufflerais sur lui Matcho-Manitou, le méchant Esprit. Ces paroles raffermirent le triomphe du jeune homme. Les Chippiouais y applaudirent en masse, par une gesticulation et des cris furibonds. L'un d'eux, chef puissant, passa au Bois-Brûlé son calumet, et Kit-chi-ou-a-pous fut obligé de dévorer en silence la colère dont il était agité. Mais il lui fallait une victime: il fit venir Alanck-ou-a-bi, que deux Chippiouais gardaient près de la porte du fort. La misérable créature fut traînée devant le bûcher. Le Grand-Lièvre l'apostropha en ces termes: --Femme éhontée, tu as quitté la hutte de ton mari pour te jeter dans les bras d'un des ennemis de notre race. Je t'ai déjà punie en t'arrachant le nez avec mes dents, en te crevant un oeil avec mon doigt, mais ton supplice n'est pas fini! Sans faire attention ni à lui, ni à ses menaces, l'Étoile-Blanche considérait James avec une rayonnante expression de bonheur maternel. --Le demi-sang est ton fils, le fils de tes débauches avec un Saiganosch [36], n'est-ce pas? continua Kit-chi-ou-a-pous, heureux de trouver une occasion nouvelle pour abaisser Mac Carthy dans l'esprit des Chippiouais. [Note 36: Anglais.] --Oui, c'est mon enfant! le fruit chéri de mes entrailles! allait s'écrier Alanck-ou-a-bi. Mais un signe imperceptible du jeune homme l'arrêta. Craignant de le perdre par cet aveu, elle baissa la tête; elle refoula dans son coeur son orgueil, son amour de mère, et, d'un ton indifférent, elle dit: --Je ne connais pas cet homme. Seules, les mères ont de ces dévouements aveugles. Mais il y avait là, autour d'eux, vingt squaws, vingt autres femmes jalouses, dont pas une n'ignorait le lien qui unissait Mac Carthy à l'Étoile-Blanche. --C'est faux! c'est faux! s'écrièrent-elles. Double-Langue est fils d'Alanck-ou-a-bi et du gouverneur Mac Carthy. --Kit-chi-ou-a-pous le savait bien. On ne le peut tromper, dit le sagamo avec un accent de satisfaction cruelle. James pensa que, s'il n'intervenait, la vertu de son amulette courrait des risques. --Qu'est-ce que mon frère veut faire de cette squaw! interrogea-t-il hardiment. --Cette squaw, répondit le Grand-Lièvre, a été ma femme: elle m'a trahi. Je veux la brûler. --Mon frère ne la brûlera pas. --Qui a dit cela? s'écria le sagamo courroucé. --Moi, dit résolument Mac Carthy. --Toi! --Oui, moi, qui parle par la bouche de Kitchi-Ickoui, moi qui porte, comme mon frère, la grande médecine de vie sur la poitrine. Et, pour donner plus de poids à cette assertion, l'avocat toucha du doigt son tatouage. Kit-chi-ou-a-pous rugit de fureur et leva sur le jeune homme son tomahawk. Mais le chef qui avait prêté son calumet à Mac Carthy retint le bras du Grand-Lièvre. --Mon frère, dit-il, doit céder à Double-Langue et attendre la décision de la sage Kitchi-Ickoui. --Yea! yea! secondèrent les assistants. Se tournant alors vers James, son protecteur ajouta: --Que veux-tu? --Qu'on mette cette femme en liberté, répondit-il en désignant Alanck-ou-a-bi. --C'est impossible, dit le chef. --Alors vous la voulez brûler? reprit Mac Carthy. --Non. --Qu'en ferez-vous? --Je l'ai dit. On vous conduira l'un et l'autre à Kitchi-Ickoui, et si ton discours a été clair, si le symbole dont tu es marqué est l'oeuvre de Kitchi-Ickoui, tu prendras place à nos conseils, tu garderas cette squaw pour en faire ton esclave ou ce qu'il te plaira. --Mon frère a parlé avec la prudence d'un Manitou, dit Kit-chi-ou-a-pous, comprenant la nécessité de dissimuler son ressentiment et de faire oublier la brutalité avec laquelle il avait traité le neconnis de sa femme; car depuis son héroïque prouesse amoureuse, Kitchi-Ickoui jouissait d'un privilège bien rare, consacré, chez diverses tribus indiennes, aux squaws douées d'un tempérament aussi robuste que le sien: elle rendait inviolables tous ceux à qui elle accordait la grâce de ses faveurs. --Mon frère, répondit le chef au Grand-Lièvre, doit une réparation à Double-Langue. Qu'il fume donc avec lui le calumet de paix. --J'accepte, dit l'okema, en tendant son poagan à Mac Carthy. S'exagérant l'étendue de la victoire qu'il venait de remporter, l'avocat crut qu'il lui était possible d'en augmenter encore les profits. --Je remercie mon frère, dit-il après avoir aspiré une bouffée de tabac; il reconnaît enfin que je suis son ami; aussi je lui veux demander un présent. --Mon oreille est ouverte à ta parole. --Je désire, dit James, que mon frère me donne la femme blanche. --Djecouessin-Netchegousch? --Oui, la jeune Française. --Te la donner à toi, Double-Langue! s'écria le Grand-Lièvre, redevenu furieux. --C'est mon voeu! --Et qu'en ferais-tu si je te la donnais? observa le sagamo avec une ironie mordante. James avait prévu la question. Il répondit adroitement: --Si tu me donnes la femme blanche, j'en ferai l'esclave de Kitchi-Ickoui. Kit-chi-ou-a-pous partit d'un éclat de rire. --Double-Langue est fou, dit-il. Djecouessin-Netchegousch est ma captive, je la garde. Mais si Double-Langue ou tout autre essaie de me l'enlever, je lui briserai la tête comme je le fais à cette squaw infidèle! ajouta-t-il en dirigeant son formidable tomahawk contre le crâne d'Alanck-ou-a-bi. Par bonheur, elle sut éviter le coup en se jetant en arrière. Et le chef qui s'était déjà interposé, s'emparant de Kit-chi-ou-a-pous, lui parla bas à l'oreille. Leur conversation dura quelques minutes. Elle fut très-animée, à en juger par les gestes des interlocuteurs. Mais, à la fin, le Grand-Lièvre parut consentir à ce que l'autre exigeait de lui. --J'attendrai, dit-il. Puis il commanda à ses guerriers de s'apprêter à partir. Les uns s'empressèrent alors de charger leur butin sur des traîneaux, auxquels ils attelèrent les chiens de la factorerie. Les autres réunirent en troupeau le bétail et les chevaux qu'ils avaient trouvés. Après quoi ils mirent le feu aux bâtiments du fort, et le quittèrent en hurlant comme des démons. Kit-chi-ou-a-pous avait placé madame Robin sur un traîneau, et lui-même en dirigeait l'attelage. Les autres captives marchaient à pied entre leurs ravisseurs. L'aurore se levait sous un ciel pâle et terne, mais qui commençait à s'embraser des lueurs ardentes de l'incendie, quand les Chippiouais abandonnèrent le théâtre de leur sanglant exploit. Durant tout le jour et toute la nuit suivante ils cheminèrent pour regagner leur camp. Mais ils allaient lentement, car les gros animaux qu'ils poussaient devant eux, enfonçant à chaque pas dans la neige, n'avançaient qu'avec peine. Le lendemain soir seulement, ils approchèrent des huttes. On en distinguait déjà la fumée dans le lointain, quand Kit-chi-ou-a-pous ordonna de faire halte. La troupe se trouvait alors devant une colline de glaçons, haute d'une vingtaine de mètres; mais chacun des glaçons était énorme et mesurait de sept à huit pieds d'épaisseur sur quinze à vingt de longueur et largeur. Ça et là, ainsi que des cellules dans une ruche, apparaissaient des trous, à la base de l'édifice, laquelle pouvait bien compter dix pas de rayon. Quelques-unes de ces ouvertures avaient été bouchées tu moyen de glaces, comme le donnaient à supposer certaines nuances différentes de l'ensemble. Cette montagne de congélations était le cimetière d'hiver des Chippiouais; ils y inhumaient leurs morts. Lorsqu'arrivait la bonne saison, lorsque le sol cessait d'être aussi dur que la roche, ils enlevaient les cadavres en grande pompe, pour les déposer dans le sein de la terre. Kit-chi-ou-a-pous fit tirer d'un traîneau, où on les avait placés, les Chippiouais tués durant le combat du fort du Prince-de-Galles. On lava les corps avec de la neige, fondue sur des feux qui avaient été aussitôt allumés; puis ils furent revêtus de costumes de parade, armés en guerre et plongés, un à un, dans les trous dont nous venons de parler. Kit-chi-ou-a-pous prit alors la parole et dit: «Frères, vous êtes encore assis parmi nous; vos corps conservent les mêmes traits et continuent de nous ressembler extérieurement, si ce n'est qu'ils ont perdu la faculté de se mouvoir. Mais où est maintenant ce souffle qui, hier encore, envoyait la fumée au Grand-Esprit? Pourquoi ces lèvres, qui proféraient alors un langage si agréable et si expressif, sont-elles immobiles? Pourquoi ces pieds, qui surpassaient en vitesse les daims sur les montagnes, sont-ils maintenant engourdis? Pourquoi ces bras, qui vous servaient à gravir sur les plus hauts arbres ou à bander l'arc le plus raide, tombent-ils à vos côtés sans mouvement? Hélas! tous ces membres, toutes ces parties de vous-mêmes que nous contemplions, il y a peu, avec admiration, avec amour, sont inanimés comme si trois cents hivers s'étaient accumulés sur eux! «Cependant nous ne vous regretterons pas, braves et illustres guerriers, comme si vous étiez perdus à jamais pour nous ou que votre nom fût enseveli dans l'oubli. Non: vous êtes allés au monde des Esprits, avec ceux qui sont venus avant vous; et quoique nous ayons été laissés après vous pour perpétuer votre réputation, nous irons un jour vous rejoindre. «Animés par le respect que nous vous portions pendant qu'ici vous viviez avec nous, nous venons vous rendre le dernier devoir de tendresse qui est en notre pouvoir. «Afin que votre corps ne soit pas exposé dans la plaine et en danger d'être la proie des animaux de la terre ou des airs, nous aurons soin de vous porter sur les bords d'Athapusco où reposent vos ancêtres; nous espérons que votre esprit vivra avec les leurs et que vous nous recevrez lorsque nous arriverons, comme vous, sur ces grands territoires de chasse que nous ne connaissons pas [37].» [Note 37: Voyez Carver.] Les Chippiouais écoutèrent ce discours dans un religieux silence. Ayant terminé, le Grand-Lièvre fit fermer les tombes avec de la neige, sur laquelle on versa de l'eau chaude, laquelle, condensée aussitôt par le froid, prit la fermeté et le poli de la glace. Pendant qu'il prononçait son oraison funèbre, Mac Carthy avait réussi, grâce au crépuscule, à se rapprocher de Victorine. --Un mot, madame, lui dit-il rapidement: voulez-vous vous sauver? --Avec vous? --Il ne s'agit pas de moi... --Ne vous ai-je pas dit que je vous méprisais! l'interrompit-elle. --Mais, enfant, ce sauvage fera de vous... Victorine lui coupa encore la parole. --Il fera de moi ce que bon lui semblera. Faut-il vous répéter que je le préfère à vous? --La sotte! la folle! s'écria James, en la saisissant rudement par le bras. --Sotte ou folle, dit-elle, en se dégageant, j'ai plus de confiance en ces sauvages qu'en vous. --Mais, malheureuse, vous ne vous imaginez pas de quoi ils sont capables! Vous ne savez pas quelles féroces voluptés leur luxure sait tirer des femmes! Vous ne savez pas... --Je sais, monsieur, que votre langage est d'une grossièreté... --Victorine, je vous en conjure, laissez-moi vous arracher... --Non, répondit-elle avec impatience? non, je ne veux ni de vous ni de vos services; vous m'êtes plus odieux que le plus brutal de ces Indiens. Comme elle disait cela, et comme la cérémonie funèbre tirait à sa fin, le bruit d'une fusillade nourrie retentit, autour d'eux. CHAPITRE XV ENTRE PEAUX-BLANCHES ET PEAUX-ROUGES Tandis que les Chippiouais mettaient à sac la factorerie du Prince-de-Galles, le gouverneur et quelques-uns des employés, qui avaient, réussi à échapper à la barbarie des Indiens, couraient au lac à la Truite, où campait encore le parti de pêche, naguère commandé par James Mac Carthy. Les pêcheurs furent mis au courant de ce qui venait de se passer au fort; puis M. Boyer tint conseil avec ses principaux commis. Ignorant la trahison de James et cherchant à s'expliquer l'irruption imprévue d'une tribu de Peaux-Rouges avec laquelle la Compagnie de la baie d'Hudson se croyait en bons termes, il accusa hautement Poignet-d'Acier d'avoir exécuté cette entreprise. Les antécédents du fameux capitaine; sa haine bien connue pour les Anglais; les luttes successives que, depuis plus de trente ans, il soutenait contre eux; son apparition inopinée peu de jours avant le coup; son altercation avec le gouverneur, tout semblait justifier la présomption de M. Boyer. On sait, toutefois, que Poignet-d'Acier était bien innocent de la charge élevée si gratuitement contre lui. Mais le sous-chef-facteur n'eut pas de peine à faire partager son opinion à ses subordonnés. Après s'être consultés, ils se trouvèrent en nombre suffisant pour marcher sur le fort et tâcher de le reprendre à l'ennemi. Les tentes furent pliées hâtivement et l'on se mit en route. En approchant de la rivière Churchill, le gouverneur prit les plus grandes précautions pour ne pas tomber dans une embuscade, car il ne savait pas que les Chippiouais avaient évacué la factorerie. Une épaisse fumée, qui s'élevait lentement de l'enceinte fortifiée, lui apprit une partie de la vérité. Quelques hommes, dépêchés en éclaireurs, revinrent bientôt, annonçant que rétablissement semblait désert. Malgré cet avis, M. Boyer disposa sa troupe en ordre de bataille avant de s'avancer plus loin. Puis, assuré de pouvoir faire bonne résistance si ce calme apparent cachait un piège, il se porta résolument, mais en silence, sur le comptoir. La porte en était grande ouverte. Aux lueurs d'un immense brasier, dans la cour, on apercevait des monceaux de cadavres, de ruines et de débris,--tous les vestiges d'une place de guerre mise au pillage, mais pas un être humain. Une demi-douzaine de chiens décharnés erraient seulement autour du foyer, en poussant des hurlements plaintifs. --Si, au moins, le feu avait pu prendre à la poudrière! comme tous ces coquins vous auraient dansé la danse de Saint-Guy! murmura le gouverneur, en contemplant, avec fureur, les bâtiments à demi consumés par l'incendie. --Le capitaine! cria tout à coup un des commis qui se trouvaient à côté de lui. Quel capitaine! demanda M. Boyer. --Mais Poignet-d'Acier! Le voyez-vous? le voyez-vous, monsieur? fit l'employé en désignant du bout de sa carabine un homme trop occupé, sans doute, à fouiller les décombres fumants pour avoir remarqué l'arrivée des trappeurs. Au nom de Poignet-d'Acier, le gouverneur arma brusquement un fusil à deux coups qu'il tenait à la main. Et en même temps, d'une voix haute, il cria à ses gens: --Qu'on s'empare de lui! mort ou vif, qu'on s'empare de lui. Cent louis de récompense à celui qui me l'amènera vivant! Cet ordre parvint aux oreilles de l'homme qu'il concernait et qui se trouvait, en ce moment, à l'autre extrémité de la cour. Levant la tête, il découvrit une bande d'individus prêts à fondre sur lui. Aussitôt, et sans bouger de place, il appela: --Nick! --Qu'y a-t-il? capitaine, répondit-on du fond d'une construction que les flammes avaient peu endommagée. --Les Habits-Rouges! Gare à vous! reprit Poignet-d'Acier, saisissant un tison enflammé et se plaçant sous l'embrasure d'une porte. Cette porte, c'était celle de la poudrière. Elle avait été enfoncée par les Chippiouais, qui s'étaient emparés d'une partie des munitions contenues dans le magasin. --Si vous ou vos hommes faites encore un pas, dit alors Poignet-d'Acier au gouverneur, je mets le feu aux poudres. Déjà les trappeurs envahissaient la cour, pour se précipiter sur lui: ils reculeront frappés d'épouvante. Ferme et fier comme un Jean-Bart, le capitaine les regardait avec mépris. --Allons, Nick, dit-il, il faut en finir! venez! --Oui bien, je le jure, votre serviteur! repartit celui-ci, qui sortit tout à coup d'une salle basse, en portant un corps sanglant sur ses épaules. --Qu'avez-vous donc là? lui demanda Poignet-d'Acier. --Louis-le-Bon! ô Dieu, oui! Louis-le-Bon, qui avait trop chaud sans doute, car il s'est fait décoiffer par quelque vermine rouge. --Il est mort! laissons-le et partons! dit le capitaine en montrant la horde de commis qui refluait confusément vers la porte de la cour. --Laisser là mon camarade! non. --Il est mort... --Ni mort ni en vie, mais il y a de l'espoir. J'en ai vu revenir de plus loin, quoiqu'il ait le crâne furieusement endommagé et qu'il soit dans une maudite petite difficulté. Avec quelques gouttes d'extrait de basilic...je m'entends, capitaine. --Mais nous allons être obligés de sauter par-dessus le rempart. --On y sautera. --Avec ce fardeau? --Avec ce fardeau, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique Centrale..... --C'est impossible, mon ami, c'est impossible, dit Poignet-d'Acier en frappant du pied avec impatience. Nick Whiffles se mit à rire. --Vous allez voir, dit-il en déposant à terre le corps de Louis-le-Bon, qui remuait faiblement et proférait des plaintes entrecoupées. Ensuite, il releva un des cadavres gisant sur le sol, l'accota contre la porte de la poudrière, pendant que les employés de la Compagnie achevaient de vider la cour dans une confusion extrême, et, arrachant à Poignet-d'Acier le brandon qu'agitait celui-ci, il le fixa aux doigts crispés du cadavre. L'obscurité naissante jointe à la distance où la porte de la cour était du lieu de cette scène n'eût pas permis aux fuyards de découvrir la supercherie, en admettant même que leur panique ne les en eût point empêchés. --Maintenant, dit Nick quand il eut terminé, nous pouvons, capitaine, décamper tout à notre aise, ou continuer nos recherches si cela vous va mieux. Soyez tranquille, les Anglais ne nous troubleront pas. --J'ai soif, à boire! murmura Louis-le-Bon. --A boire! oui, mon vieux! reprit Whiffles, qui se baissa et approcha sa gourde des lèvres du blessé. --N'avez-vous rien trouvé! demanda Poignet-d'Acier. --Rien, capitaine. Mais il n'est pas probable que ces diables de serpents-à-sonnettes aient tué une si jolie petite femme! --Je ne le pense pas non plus. --Ils l'auront réservée..... --Ne me dites pas cela, Nick! ne me le dites pas! --Comme il vous plaira, capitaine. Du reste, ce serait fâcheux, n'est-ce pas, que cette créature du bon Dieu devint la femme d'un Peau-Rouge, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais attendez jusqu'à demain. Le cousin Louis-le-Bon n'aura plus cette fièvre gui lui fait battre la campagne à tort et à travers comme un cheval aveugle, et il nous dira ce qui s'est passé ici. --Oui, répondit Poignet-d'Acier d'un ton rêveur. Et, après un moment de silence, il ajouta: --Peut-être, cependant, vaudrait-il mieux se mettre sur-le-champ à la poursuite des Chippiouais, car ce sont eux assurément qui ont envahi le fort. Par bonheur qu'en nous rendant à la rivière du Veau-Marin, où nous espérions rejoindre cette pauvre Victorine, j'ai eu l'idée de remonter la rivière Churchill. Sans cela, nous aurions ignoré le désastre de la factorerie et vainement attendu. Après tout, peut-être madame Robin était-elle déjà partie. --Partie! dit Nick, en secouant la tête. Pour cela, je jurerais que non, quoique dans la famille des Whiffles on n'ait jamais eu l'habitude de jurer, ô Dieu, non! Mon grand-oncle... --Laissez vos histoires, interrompit Poignet-d'Acier. Pourquoi pensez-vous qu'elle n'était point partie? --Oh; ça, rien de plus simple, comme disait mon oncle le grand voya... --Le temps presse, trêve de digressions! --Vrai, capitaine, vrai. Mais où en étais-je? Vous m'avez coupé... --Vous supposiez que madame Robin n'avait pas encore quitté le fort. --Je ne supposais pas, capitaine, puisque j'en suis certain. --D'où vous vient alors cette certitude? --De là, dit laconiquement Nick Whiffles, en posant la main sur le bras de Louis-le-Bon. --Je ne comprends pas. --Oh! c'est facile. Mon cousin que voici accompagnait la jeune dame. On nous l'a dit quand nous sommes passés à Outaouais; eh bien, il ne l'aurait pas plus abandonnée que moi je ne l'abandonne, ô Dieu non! --C'est juste! prononça Poignet-d'Acier. --A présent, capitaine, si vous m'en croyez, nous allons déguerpir, reprit le trappeur, en chargeant de nouveau Louis-le-Bon sur ses épaules. --Mais nous ne pouvons passer par la porte! --Je le sais bien. --Comment ferez-vous avec ce corps? --N'ayez pas peur. Seulement, pour plus de sûreté, remettez, si ça ne vous désoblige pas, un autre charbon dans la main de notre mort, car celui que j'y ai placé s'éteint. --J'admire votre prudence, dit Poignet-d'Acier en suivant l'instruction que Whiffles venait de lui donner. Puis ils se glissèrent sur le rempart, derrière la poudrière. Nick s'était muni d'une corde. Après avoir examiné les lieux et s'être assuré qu'aucun des employés de la Compagnie ne rôdait de ce côté, il attacha le corps de Louis-le-Bon avec sa corde et le descendit doucement au pied du mur. Durant ce temps, Poignet-d'Acier avait sauté dans un banc de neige. Nick ne tarda pas à l'imiter, reprit son fardeau, et tous deux disparurent dans la profondeur de la nuit, en riant cordialement du bon tour qu'ils avaient joué au gouverneur du fort du Prince-de-Galles. Cependant celui-ci, qui s'était retiré à un demi-mille de la factorerie, avec tous ses gens, avait remarqué en chemin les traces laissées par le départ des Chippiouais. Quoiqu'il brûlât de se venger de Poignet-d'Acier et de le faire prisonnier, la crainte d'une explosion de la poudrière l'empêchait de revenir sur ses pas. Nul des employés, au reste, ne l'y eût accompagné à cet instant. S'étant consulté, il pensa que ce qu'il avait d'abord de mieux à faire, c'était du poursuivra les Chippiouais et de les forcer de rapporter leur butin au comptoir. En conséquence, M. Boyer donna l'ordre de prendre la piste des pillards, et, le lendemain soir, il les rattrapa, sans qu'ils s'en doutassent, devant leur cimetière hivernal, au moment où Kit-chi-ou-a-pous achevait de prononcer son discours funèbre sur la tombe des guerriers morts à l'attaque de la factorerie. Avec une vingtaine de ses trappeurs les plus intrépides le gouverneur devançait le gros de la troupe d'un quart de mille environ. Impatient du réparer l'échec qu'il avait subi, il commanda le feu dès qu'on fut à portée de fusil. Pendant quelques minutes, le bruit des détonations troubla les Peaux-Rouges. Mais ils étaient bien armés, bien approvisionnés. Ils se rallièrent A la voix du Grand-Lièvre, ripostèrent vigoureusement et se ruèrent en foule sur les agresseurs. Aussitôt, Mac Carthy avait compris que de la victoire dépendait son salut. Quittant Madame Robin, à demi morte d'effroi, il se jeta à la tête des Chippiouais. Une mêlée générale s'engagea. Dans la foule des assaillante, le métis reconnut M. Boyer. Le souvenir de l'insulte qu'il en avait reçue fit bouillonner le sang dan» ses veines, et, un poignard d'une main, un revolver de l'autre, il s'efforça de joindre le gouverneur pour le tuer. Déjà il s'en approchait, déjà il allait le frapper, quand un des employés de la Compagnie se précipita entre eux. Son bras brandissait un couteau. L'arme meurtrière s'abaissa sur Mac Carthy, qui fit un mouvement pour l'éviter: à cet instant, une Indienne couvrit le jeune homme de son corps. La lame du couteau s'enfonça tout entière dans le sein de cette malheureuse. Elle tomba en criant: Mon fils, mon fils, prends garde à la femme blanche! Elle sera pour toi une cause de malheur... --Tiens, voici pour toi, chienne amoureuse des Visages-Pâles! hurla Kit-chi-ou-a-pous, qui se mit À trépigner sur le cadavre sanglant de la moribonde. Puis, se tournant vers Mac Carthy, il ajouta avec une ironie amère: --Double-Langue a le coeur faible! Je vais lui apprendre à se débarrasser d'un ennemi. Avec ces paroles, son tomahawk, qui tournoyait aussi rapide que l'éclair, s'abattit lourdement sur la tête de l'infortuné gouverneur, dont le corps roula près de celui d'Alanck-ou-a-bi. Moins d'une minute avait suffi à l'accomplissement de ce drame. Terrifiés par la perte de leur chef, les trappeurs se replièrent, en désordre sur le reste de la troupe qui volait à leur secours. Ils y semèrent la terreur dont ils étaient agités, et toute la bande battit précipitamment en retraite. Des vociférations stridentes célébrèrent le triomphe des sauvages. De poursuivis, ils devinrent poursuivante, et, comme des cougouars avides de sang, donnèrent la chasse à la proie qui tentait de leur échapper. Exalté, enivré par le combat, Kit-chi-ou-a-pous avait oublié sa capture, sa passion, sa jalousie, pour rivaliser d'ardeur avec ses guerriers, s'acharner à l'oeuvre de destruction commencée par cette déplorable victoire. Quant à Mac Carthy, il se hâta d'abandonner le champ du carnage pour retourner vers madame Robin. La nuit était venue, mais c'était une de ces nuits claires si communes dans les régions boréales. --Voulez-vous fuir? dit le métis à la jeune femme. --Non... non... pas avec vous! balbutia-t-elle. --Je vous y obligerai! s'écria-t-il, en saisissant une verge pour en toucher les chiens attelés au traîneau où elle était assise. Madame Robin sortit alors de la stupeur dans laquelle elle paraissait plongée et se dressa dans le dessein de quitter le véhicule. James l'y rejeta en la poussant rudement avec la main et prit place à son côté. Puis, de sa baguette, de sa voix, il stimula les chiens qui partirent aussitôt. Mais ce fut dans la direction du village. En vain Mac Carthy voulut-il les contraindre à prendre une autre route, ses jurons, ses coups de houssine, loin de le servir, accélérèrent davantage encore la course des animaux têtus vers les loges des Chippiouais. Le métis était au désespoir: un pressentiment disait à Victorine que la Providence ne l'avait pas tout à fait abandonnée. CHAPITRE XVI L'AVERSION ET L'AMOUR Ces divers mouvements s'étaient succédé en moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour les décrire. Mac Carthy avait une violente envie de se jeter hors du traîneau et d'emporter madame Robin au loin. Ce désir, il eût essayé de le réaliser, malgré les cris, malgré la lutte que Victorine n'aurait certainement pas manqué de lui opposer; mais il était trop tard: de nouvelles difficultés surgissaient autour de lui. Le bruit du combat avait trouvé un écho dans le village chippiouais. Rentrés dans leurs huttes souterraines avec les enfante et quelques guerriers infirmes, les squaws attendaient le retour des vainqueurs, lorsque le retentissement de la fusillade parvint à leurs oreilles. Laissant aussitôt là les apprêts du festin dont elle s'occupait, chaque Indienne valide sortit en toute hâte de sa loge et s'avança vers le théâtre de l'engagement. Moins que l'espoir de pillage, l'idée de prêter main-forte à leurs seigneurs et maîtres les poussait [38]. [Note 38: Autant les sauvagesses du Sud sont molles et apathiques, autant celles du Nord sont hardies, belliqueuses, remplies d'initiative. On en voit figurer dans la plupart des expéditions entreprises par les Chippiouais.] Elles marchaient donc à la bataille, en proférant des cris perçants, quand le traîneau de Mac Carthy fondit comme une flèche au milieu du bataillon qu'elles formaient. Reconnaissant celles qui les nourrissaient, les chiens s'arrêtèrent. C'était la ce que Mac Carthy redoutait par-dessus tout. Il fustigea brutalement les pauvres bêtes pour les faire passer outre. Peine perdue, l'attelage ne bougea pas plus que s'il eût été gelé sur place. La vue de Victorine causa un vif étonnement aux sauvagesses, qui jamais auparavant n'avaient rencontré une blanche et s'imaginaient que toutes les femmes étaient rouges comme elles, ou au plus cuivrées comme les demi-sang. Elles entourèrent le traîneau, et, timidement d'abord, s'approchèrent de madame Robin. Mais cette timidité dura peu. Bientôt les squaws s'enhardirent. Elles allongèrent les mains sur Victorine, la touchèrent avec des rires et des grimaces grotesques, et elles finirent par lui ôter la fourrure qui recouvrait fia tête, pour mieux examiner la jeune femme. Celle-ci supporta avec patience leurs importunités, quoiqu'elle en fût cruellement blessée. Mais Mac Carthy, s'apercevant que, non contentes de regarder, de palper, les squaws paraissaient disposées à dépouiller Victorine de ses vêtements pour se les approprier et s'assurer que la Peau-Blanche avait une conformation semblable à la leur[39], Mac Carthy voulut mettre fin à leur indiscrétion. [Note 39: A cet égard, les Indiens de l'Amérique Septentrionale sont, en général, les plus curieux des humains. Deux tribus étrangères, un peu distantes l'une de l'autre, viennent-elles à se rencontrer, elles s'inspectent mutuellement le corps, afin de voir si la nature les a pourvus d'organes identiques.] --Retirez-vous! leur cria-t-il, en langue chippiouaise. Cet ordre se perdit dans les rires bruyants des Indiennes, dont les tracasseries augmentaient à chaque instant. --Veux-tu bien te retirer! continua James, en repoussant durement une squaw plus insolente que les autres et qui commençait à dégrafer la robe de Victorine. Dans ce but, la sauvagesse était montée sur le bord du traîneau et se tenait courbée en deux. Le coup que lui porta Mac Carthy lui fit perdre l'équilibre: elle roula dans la neige, à la grande hilarité de ses compagnes. Furieuse de sa déconvenue, elle se releva et se précipita sur Mac Carthy, en hurlant: --Il battu une femme! ce louveteau a battu une femme! il faut le fouetter! il faut le fouetter. Toutes les autres, après elle, répétèrent à l'envi: --Il faut le fouetter! il faut le fouetter! Et, en moins d'une minute, l'avocat, enlevé du traîneau par les Indiennes, voyait déjà la partie essentielle de son habillement céder sous leurs doigts avides, lorsque, se rappelant fort à propos la parole magique qu'il avait reçue de l'amour de la Grande-Femme, il s'écria: --Je suis le neconnis de Kitchi-Ickoui! Le mot eut tout le succès qu'il en attendait. Les Chippiouais se reculèrent immédiatement, en murmurant d'un ton respectueux et effrayé tout à la fois: --Il est le neconnis de Kitchi-Ickoui! il est le neconnis de Kitchi-Ickoui! Celle qui, la première, avait levé la main sur lui, se prosternant la face dans la neige, dit avec une humilité profonde: --Mon frère pardonnera-t-il à sa soeur l'offense qu'elle lui a faite? Et, tour à tour, les squaws prirent la même, posture et dirent: --Mon frère pardonnera-t-il à sa soeur l'offense qu'elle lui a faite? Ces moeurs bizarres, ces salamalecs étranges étonnaient si fort madame Robin, qu'un instant elle oublia, la triste condition à laquelle le sort l'avait réduite. Pour Mac Carthy, le front haut maintenant, le regard superbe, il-posait comme un dieu. --Vous remarquerez, j'espère, que je commande souverainement ici, madame! dit-il avec suffisance à Victorine. Cette observation tira la jeune femme de ses réflexions. --Que m'importe votre souverain commandement! répondit-elle dédaigneusement. --Je vais vous l'apprendre! reprit-il. Et s'adressant aux Indiennes: --Kitchi-Ickoui, dit-il, vous enjoint de me laisser passer. --Que mon frère passe! firent-elles unanimement. --Kitchi-Ickoui vous enjoint encore de m'abandonner cette femme blanche. --Est-elle la captive de mon frère? demanda une des Chippiouaises. --Oui, elle est ma captive. --Cela n'est pas, Double-Langue a menti; cette femme blanche est la captive de Kit-chi-ou-a-pous, dit soudain une voix derrière lui. Mac Carthy se retourna avec colère. --Qui donc ose contredire le neconnis de Kitchi-Ickoui? --Moi, répondit un sauvage qui arrivait en boitant, car il avait été blessé d'une balle à la jambe; moi. J'ai vu Kit-chi-ou-a-pous s'emparer de la femme au visage pâle; c'est à lui qu'elle appartient. --Elle appartient à Kitchi-Ickoui! s'écria James. L'Indien secoua dubitativement la tête. Mac Carthy continua: --Je la lui ai promise avant de partir pour cette expédition, je la lui donnerai, car c'est grâce à la médecine de Kitchi-Ickoui que les braves Chippiouais ont vaincu leurs ennemis. --Mène-la donc à Kitchi-Ickoui, Double-Langue! fit le Peau-Rouge avec un accent sarcastique. --Mon frère doute-t-il de ma parole? --Quand la glace est pourrie, l'homme prudent doit s'en défier, quoique à la surface elle soit toujours brillante. Le métis n'entendit pas ou ne voulut pas entendre cette outrageante figure de langage. Il disait en français à madame Robin: --Votre sot entêtement sera cause pour nous deux de plus d'un ennui. Mais au moins vous ne m'attribuerez pas ce qui vous arrivera. Si pourtant vous le vouliez encore... --Je veux tout, sauf votre vue odieuse! s'écria-t-elle fébrilement. --Par bonheur que les goûts ne sont pas tous les mêmes et que j'ai la sagesse qui vous manque, repartit Mac Carthy, d'un accent ironique. Avant deux jours, fière dame, vous solliciterez, vous bénirez cette présence qui vous fait, dites-vous, tant déplaisir aujourd'hui. Comme il parlait, un chuchotement circula dans la foule des squaws chippiouaises, qui s'écartèrent devant une créature géante s'acheminant péniblement vers le traîneau. L'aspect fantastique de cette créature avait attiré les regards de Victorine. Indifférente aux menaces de Mac Carthy, elle la considérait profondément. Voyant que madame Robin ne l'écoutait pas, son interlocuteur promena les yeux autour de lui. --Kitchi-Ickoui! s'écria-t-il tout à coup avec un tressaillement involontaire qui ramena sur lui l'attention de Victorine. C'était, en effet, la Grande-Femme. Elle s'approcha de Mac Carthy, l'enlaça dans ses bras robustes et le gratifia d'un déluge de baisers dont la vivacité fit sourire madame Robin. Le jeune homme, confus, cherchait à échapper à ces marques non équivoques d'une tendresse passionnée. Mais ce n'était point chose facile: Kitchi-Ickoui joignait la force à l'ardeur. --James dut se soumettre à ses caresses jusqu'au moment où elle aperçut madame Robin. Le front de la Grande-Femme se plissa. Ses yeux s'enflammèrent. Elle s'éloigna de deux pas de Mac Carthy, et fixant sur lui des prunelles embrasées: --Quelle est cette face pâle? --Une esclave pour la chérie de mon coeur, répondit Mac Carthy. --D'où vient-elle? --Du fort du Prince-de-Galles. --Qui l'a prise? --C'est Kit-chi-ou-a-pous qui l'a prise. --Et qui l'a amenée? --Lui. --Pourquoi alors se trouve-t-elle avec Visage-de-Cuivre? demanda Kitchi-Ickoui d'un ton de plus en plus sec. --Parce que, dit Mac Carthy, le mari de ma soeur est parti à la poursuite des Habits-Rouges, après les avoir vaincus, et que je suis resté pour garder sa captive. Cette réponse sembla apaiser la jalousie naissante de la Grande-Femme. --Conduis-la dans ma loge, tait-elle. Victorine n'avait rien compris à leur conversation tenue dans le dialecte chippiouais; mais elle devina dans Kitchi-Ickoui une ennemie cruelle. Quoique souffrant encore vivement de la blessure que lui avait faite Pointe-de-Flèche, cette dernière avait--mais à grand'peine--suivi les autres squaws dès que la crépitation des armes à feu se fit entendre. Ce fut toutefois moins pour prendre part à la lutte que pour avoir des nouvelles de son neconnis qu'elle quitta le wigwam conjugal. La tiédeur avec laquelle Mac Carthy la reçut surprit d'abord Kitchi-Ickoui. Cependant, elle était trop fière pour manifester son étonnement; et si, en découvrant madame Robin, elle pressentit en elle une rivale, l'Indienne dissimula bien vite ses impressions derrière un calme perfide comme la vengeance qu'elle méditait déjà. --Les braves Chippiouais ont remporté la victoire? dit-elle à Mac Carthy, en marchant à côté de lui, près du traîneau qui s'approchait doucement du village. --Oui, répondit James, ils ont vaincu les Habits-Rouges. --Rapportent-ils beaucoup de butin? --Leurs traîneaux en sont garnis. --Où sont ces traîneaux? --Près du cimetière d'hiver. --Mon frère les a donc quittés? --Je les ai quittés pour amener cette face pâle à la belle Kitchi-Ickoui, et j'ai cru que ce présent lui serait agréable. --Ton présent, dit la Grande-Femme, regardant le métis en plein visage, ton présent, je le ferai manger à mes chiens. L'expression de férocité dont elle marqua ces paroles causa un frémissement à Mac Carthy. Ils arrivaient à la cabane de Kit-chi-ou-a-pous. --Descendez du traîneau, et dorénavant écoutez mes conseils, il y va de votre vie! dit James à Victorine. Cette recommandation fut faite d'un ton si différent de celui que Mac Carthy prenait ordinairement avec elle, que madame Robin,--toujours disposée à pardonner,--le remercia par un coup d'oeil presque affectueux. --Que dis-tu à cette Peau-Blanche? interrogea impérieusement Kitchi-Ickoui. --Je lui dis que tu es sa maîtresse et qu'elle doit t'obéir en tout ce que tu lui commanderas. --Dis-lui alors que je veux sa robe de pelleteries. --Quand nous serons dans la loge de ma soeur, je le lui dirai. Et, poussant Victorine, frissonnante de froid, vers l'ouverture de la hutte: --Dépêchez-vous d'entrer, lui dit-il. En même temps il se glissait derrière elle, la soutenait et la descendait dans la salle souterraine, remplie, comme toujours, d'une fumée épaisse, nauséabonde. La jeune femme était épuisée de fatigue. James la plaça sur un lit de fourrures où elle s'endormit aussitôt. Puis, sentant qu'il fallait à tout prix rentrer dans la faveur de Kitchi-Ickoui, il s'empressa auprès d'elle, pansa habilement sa blessure, grâce à quelques notions chirurgicales qu'il avait acquises à Québec, et réussit à lui persuader qu'il brûlait pour elle d'un amour sans partage. Chez les sauvages, les passions du coeur diffèrent peu de celles des civilisés: ceux-ci et ceux-là croient aisément ce qu'ils aiment. Le lendemain matin, les Chippiouais revinrent dans leur camp, en traînant avec eux le butin qu'ils avaient fait à la factorerie du Prince-de-Galles. Ils ramenaient, en outre, une dizaine de captifs blancs. Mais Kit-chi-ou-a-pous et plusieurs autres chefs avaient disparu. Les uns prétendaient qu'ils avaient été tués, les autres qu'ils étaient encore à la poursuite des employés de la Compagnie de la baie d'Hudson. En l'absence de l'okema, la Grande-Femme le remplaçait. Ayant pris connaissance des nouvelles, elle dit à Mac Carthy: --Si mon bien-aimé le veut, il sera chef de la puissante nation chippiouaise. --Ce qui plaît à ma soeur me plaît, répondit le métis. --Alors, il deviendra mon mari. --Mais Kit-chi-ou-a-pous? observa Mac Carthy. --Kit-chi-ou-a-pous, dit-elle froidement, est au territoire des Esprits. --Le fait n'est pas encore prouvé. --Il doit l'être. --Que ma soeur s'explique. --Aujourd'hui, dit l'Indienne, le père et la mère de Kit-chi-ou-a-pous, vieux, infirmes, incapables de subvenir à leurs besoins, et n'ayant pas d'enfant pour les nourrir, ont décidé de donner leur grande fête de mort. --Qu'est-ce que cela signifie? --C'est que Manitou leur a appris en songe que Kit-chi-ou-a-pous ne reparaîtrait plus ici pour les approvisionner de viande, de gibier et de chair de poisson. Un sourire d'incrédulité erra sur les lèvres du métis, mais il s'abstint de toute réflexion. --Suis-moi, Visage-de-Cuivre, reprit l'Indienne. Mac Carthy jeta un coup d'oeil furtif sur la couche où reposait madame Robin. Elle dormait toujours. James sortit de l'a cabane avec Kitchi-Ickoui, et l'accompagna sur une sorte de place, où deux Chippiouais, homme et femme, blanchis par les ans, fumaient gravement, entourés par une multitude de sauvages qui chantaient et dansaient. Les vieillards étaient accroupis sur leurs talon». C'était le père et la mère du Grand-Lièvre. On les nommait: le Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise. Quand Kitchi-Ickoui parut, ils se levèrent, et, l'un après l'autre, lui présentèrent leur calumet. Elle aspira quelques bouffées, les chassa vers l'orient se tourna vers le cimetière, dont on apercevait le faîte, un mille environ de distance, et marcha dans cette direction. Le Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise se rangèrent derrière elle; et, à leur suite, se pressa la bande entière des Chippiouais. Observant cet ordre, ils atteignirent la colline de glace. Au sommet, dans la neige durcie, on avait creusé deux trous de quatre à cinq pieds de profondeur. Chacun des vieillards gravit le monticule,--l'homme par l'est, la femme par l'ouest,--et s'enfoncèrent, volontairement, dans les fosses, où ils demeurèrent ensevelis jusqu'au cou. Le Renard-Argenté se mit à chanter ses exploits, l'Hirondelle-Grise étendait devant elle un regard stupide. Pendant ce temps, deux devins faisaient fondre de la neige dans des vases de terre placés sur un feu qu'on avait allumé au pied du tumulus. Quand l'eau fut à demi bouillante, ils retirèrent les vases, montèrent sur le sépulcre de glace, et répandirent leur eau autour du corps des deux vieillard. Ceux-ci ne proférèrent aucune plainte, ne donnèrent aucun signe de douleur. Seulement l'eau se congelant peu à peu sous la rigueur de la température, la voix du Renard-Argenté s'affaiblit insensiblement; le regard de l'Hirondelle-Grise devint de plus en plus atone. A la base du monument funèbre, les Chippiouais formaient une ronde infernale en criant à tue-tête: --_Ele-bon-roun!_ _ele-bon-roun!_ (ils meurent! ils meurent!) CHAPITRE XVII NICK WHIFFLES ET POIGNET D'ACIER --Est-ce que je suis en paradis? demanda d'une voix faible Louis-le-Bon en roulant autour de lui des regards incertains. --O Dieu, oui, mon cousin, tu es en paradis, et tu pourras te vanter que nous t'avons tiré d'un fameux enfer, répondit en riant Nick Whiffles. --Qui est là? reprit le blessé. --Qui? des amis, comme de raison. --J'ai soif. --Ah! tu as soif? On a donc encore soif au paradis fit l'autre en riant. --Ne le tourmentez pas, Nick, intervint Poignet-d'Acier. --Le tourmenter, capitaine! tourmenter une créature souffrante! Ce n'a jamais été dans le caractère de la famille des Whiffles. Mon grand-oncle, le célèbre voyageur dans l'Afrique Centrale, avait coutume de dire... --C'est bon, c'est bon, Nick, s'écria Poignet-d'Acier. Je n'ignore pas que vous et les vôtres êtes d'excellentes gens. --Oui bien, je le jure, votre serviteur! répliqua le trappeur, en faisant boire à Louis-le-Bon quelques gouttes une infusion qu'il venait de préparer. --C'est comme du fiel, murmura celui-ci. --Amer à la bouche, doux à la santé, repartit le premier. --C'est donc toi, Nick? dit le blessé. --Moi, toujours moi, ô Dieu oui! --Nous ne sommes plus sur la terre, n'est-ce pas? --Du tout, nous sommes sur la neige, dit Whiffles avec un grand sérieux. --Que s'est-il donc passé? --Pour ça, c'est à toi à nous le dire, mon cousin. Louis-le-Bon n'entendait pas. Autour de lui, il promenait toujours des yeux inquiets, comme ceux d'un homme ivre qui tâche de rattraper le fil d'une raison fuyante. Cependant le lieu où il se trouvait ne pouvait avoir rien d'extraordinaire pour lui. C'était une hutte de peaux, au milieu de laquelle brûlait un feu pétillant, dont l'ardeur avait, toutefois, grand'peine à combattre l'intensité du froid, qui se glissait dans le wigwam. Deux hommes se chauffaient devant le foyer: l'un était Poignet-d'Acier, l'autre un Indien complètement inconnu à Louis-le-Bon, alors couché dans un coin de la tente, sur un lit de mousse, recouvert de pelleteries. Auprès de ce lit Nick Whiffles était agenouillé: sa main droite portait une écuelle de bois remplie du liquide qu'il donnait au blessé; sa main gauche, passée sous le coude de Louis-le-Bon, lui soutenait la tête pour le faire boire. --Il me semble, dit le malade, que j'ai là-dessus un sac de plomb. Et il mit le doigt sur son crâne tout enveloppé de linges grossiers. --Un sac de plomb! répéta Nick, ça se pourrait; mais si tu en as un, c'est en moins. Cette naïveté de Whiffles fit sourire Poignet-d'Acier. Louis-le-Bon poursuivait: --J'ai des douleurs du diable! --Ah! ah! tu n'es donc plus en paradis? dit Nick. --Qui a parlé de paradis? --Toi, mon cousin, rien que toi, ô Dieu oui! --J'ai encore soif! --Voyez-vous l'ivrogne! dit gaiement Whiffles en approchant le vase des lèvres du patient. Après avoir bu avec avidité deux ou trois gorgées, ce dernier balbutia, en passant la main sur son front: --Ah! je me rappelle... --Oui, essaie de te rappeler, mon cousin, dit Nick, en replaçant la tête de Louis sur l'oreiller. Alors Poignet-d'Acier se leva et s'approcha du lit. --Me reconnaissez-vous, mon ami? dit-il au blessé. --Oh! que oui, capitaine. --Bien. Vous souvenez-vous de ce qui a eu lieu au fort? --Quel fort? --Ah! votre mémoire n'est pas encore tout à fait revenue; je vais l'aider. Mais, pour ne pas trop vous fatiguer, répondez seulement à mes questions. --Oui... --Vous étiez au fort du Prince-de-Galles! Louis-le-Bon fit un signe affirmatif. --Il a été attaqué? --C'est vrai, je me rappelle maintenant. Les Chippiouais... --Des vermines! marmotta Nick entre ses dents. Poignet-d'Acier interrompit son interlocuteur. --Qu'est devenue, dans le combat, la jeune femme? --Elle, capitaine! --Oui, madame Robin. --C'est le Bois-Brûlé... --Quel Bois-Brûlé? --Le fils de l'ancien gouverneur, M. Mac Carthy. --Celui qui fut élevé aux établissements... à Québec? --Celui-là même. --Eh bien? --Il a dû l'emmener, le gredin! --Tant mieux, c'est un ami de Victorine. Alfred l'aime beaucoup. --Un ami de la jeune dame! s'écria Louis-le-Bon avec un geste de dénégation, dont la vivacité, réveillant ses souffrances, lui arracha une plainte. --Comment! ce n'est pas son ami? dit Poignet-d'Acier en fronçant le sourcil. --Non, capitaine. --Je crois que vous vous trompez. --Un métis l'ami de quelqu'un, peuh! grommela Nick. --Bois-Brûlé langue fourchue, coeur de carcajou, ventre de loup, sang de vipère, ajouta l'Indien qui fumait accroupi près du feu. --Je ne me trompe pas, répondit Louis-le-Bon. Mac Carthy a voulu l'outrager... --L'outrager! s'écria Poignet-d'Acier d'une voix tonnante. --Il s'était introduit dans sa chambre; mais je la guettais. Nous l'avons arrêté au moment où il allait... --C'est bien. Qu'en a-t-on fait? --Le chef-facteur l'a jeté à la porte du fort. --Son père? --Non, capitaine, non; mais le remplaçant de son père, car c'est dans la nuit qui suivit la mort de M. Mac Carthy... --Le scélérat! Mais il est singulier que madame Robin ne m'ait pas dit un seul mot de cet attentat. --Parce qu'elle n'en savait rien. --Je ne vous comprends pas. --Il l'avait fait endormir. --Endormir! --Oui, par sa mère, une Indienne. --Tout cela est fort étrange, proféra Poignet-d'Acier, en regardant Nick comme pour lui demander s'il ne pensait pas que Louis-le-Bon eût encore le délire. Le vieux trappeur saisit aussitôt cette interrogation muette. --Non, non, dit-il; il possède à présent sa raison, comme moi et vous, capitaine. Quoiqu'il... enfin, suffit, je m'entends. --Et vous dites qu'il l'a enlevée? reprit Poignet-d'Acier. --Je le crains, car je me souviens de l'avoir vu à côté d'elle, quand... Le blessé s'arrêta. --Eh bien! dit le capitaine. --Castors et loutres! ici je n'y suis plus. --On conçoit, intervint Nick, on conçoit, mon cousin. C'est alors que tu as reçu ce coup qui t'a fait voir autant de cierges allumés qu'il y en a dans une église un jour de grande fête. --Cela se peut, prononça Louis-le-Bon d'un ton indécis. --Mais, observa Poignet-d'Acier, puisqu'on l'avait chassé de la factorerie... --Il y était revenu. --Quand? de quelle manière? --Quand? la nuit de l'attaque. De quelle manière? c'est plus que je n'en sais, capitaine. En tout cas, il paraissait l'ami des Chippiouais. --C'est ça, oui bien, je le jure, votre serviteur! fit Nick. --Vous comprenez? s'enquit Poignet-d'Acier. --Si on comprend! répondit Nick. Mais c'est clair comme de l'eau de roche ce que dit mon cousin. --Je ne trouve pas. --Une supposition, mon oncle le grand voyageur... --Laissons là votre oncle et toutes vos histoires, Nick, dit impatiemment Poignet-d'Acier. Ce n'est pas l'heure de compter des fariboles. Puis se retournant vers Louis, il ajouta: --Les Chippiouais vous ont donc attaqués à l'improviste? --Oui, capitaine. --Par quel moyen ont-ils pu pénétrer dans le fort? --Est-ce que la mère du Bois-Brûlé n'y était pas restée? fit Whiffles avec un mouvement qui voulait dire: Ce n'est pas difficile à deviner, ça! --Oui, oui, c'est juste! reprit Poignet-d'Acier, frappé de cette idée. C'est juste. La mère de Mac Carthy aura ouvert... --Probablement, dit Louis-le-Bon. --Mais, questionna de nouveau le capitaine, n'est-ce pas vous qui avez accompagné madame Robin à la factorerie? Oui, c'est moi. --Elle vous avait pris à Québec. --Non, monsieur, à Montréal. J'étais allé visiter ma famille, que je n'avais pas vue depuis vingt ans. Mon frère, qui servait comme jardinier chez M. Robin, m'écrivit pour me demander si je voulais conduire sa maîtresse dans les pays d'en haut. Ça me fit rire d'abord de penser qu'une petite femme avait envie de se promener à travers les Indiens. Mais, pour faire plaisir à mon frère, j'acceptai, croyant bien que la créature en aurait assez dès que nous serions à vingt-cinq milles d'Outaouais. Pas du tout. Elle a marché, pagayé, chassé, tout comme un franc trappeur, et nous sommes arrivés ici après cinq mois de voyage. --C'était pas la peine de la mener si loin pour se la laisser prendre! gronda Nick. --Alors, dit Poignet-d'Acier d'un air songeur, vous présumez qu'elle est maintenant au pouvoir de ce Mac Carthy. --Oui, capitaine. --Quel est votre avis, Nick? --Mon avis est que je n'en ai pas, ô Dieu, non? dit le vieux chasseur entre deux bouffées de tabac. --Pourtant vous m'aiderez à la retrouver. --Ça c'est certain, capitaine; Nick n'a qu'une parole. Whiffles n'était pas coutumier d'un semblable laconisme. Poignet-d'Acier en fut surpris. --Vos réponses sont étrangement brèves; me bouderiez-vous, ami Nick? dit-il. --Peut-être bien, capitaine. --Parce que je vous ai empêché de nous raconter une des miraculeuses aventures de votre oncle, le grand voyageur dans l'Afrique Centrale? --Oui, dit sèchement le trappeur. Poignet-d'Acier sourit. --Bah! reprit-il, vous ne me garderez pas rancune, Nick. --De la rancune, moi? --Je savais bien; donnez-moi la main. --Voici, capitaine, voici, dit Whiffles, en allongeant sa grosse main calleuse, mais à une condition, pourtant. --Et laquelle? J'y souscris d'avance. --Une autre fois vous ne couperez pas net comme ça au milieu de mon discours, car les paroles rentrées, ça me donne des crampes de langue si violentes que j'ai failli en mourir au moins cent mille fois dans ma vie, oui bien je le jure, votre serviteur! Poignet-d'Acier partit d'un éclat de rire. --Voyons, causons sérieusement, dit-il au bout d'un instant. Mais ne sommes-nous pas sérieux comme des carpes! fit le trappeur. Sans relever cette boutade, le capitaine poursuivit: --Louis-le-Bon pourra, durant quelques jours, se passer de nos services; sa fièvre est calmée. En s'astreignant à un régime sévère, dans un mois il sera sur pied. Tu me promets d'en avoir soin, mon frère? --Corne-de-Taureau en aura soin, répondit l'indien, auquel Poignet-d'Acier avait adressé ces dernières paroles. --Surtout, dit Nick, ne lui donne pas d'eau-de-feu; car si l'eau-de-feu c'est le lait des hommes en bonne santé, c'est le poison des malades, ô Dieu oui! --Je ferai comme tu veux, Barbe-Rouge, dit le sauvage. Poignet-d'Acier reprit: --Nous allons, Nick,-chercher la piste des Chippiouais. Cela vous va-t-il? --Cela me va comme un sac de poudre. Mais une réflexion, capitaine, sauf votre respect. --Faites. --Je vous ai suivi depuis les établissements sans vous demander où nous nous dirigions, et ça parce que je vous aime. Pourtant, je le confesse, je ne suis pas sûr que ce soit vous. --Quoi? fit Poignet-d'Acier quelque peu stupéfait. --Vous allez dire que je suis un drôle de corps. Croyez-vous que ça soit ma faute? Non. Dans la famille des Whiffles nous sommes tous comme ça. S'il y a un tort, capitaine, c'est notre grand'mère, la grand'mère aux Whiffles qui est coupable. La grand'mère aux Whiffles, capitaine, était une femme... --Nick! Nick! vous vous écartez de la route. --Vrai, oui, capitaine; où en étions-nous? Ah! m'y voilà. Je vous disais donc que je désirais savoir si vous étiez vous, car c'est étonnant, excusez, qu'on vous trouve partout depuis des années et des années. Je vous ai vu à la Colombie, je vous ai vu à la rivière Rouge, je vous ai vu dans les montagnes Rocheuses, je vous ai vu à l'Assiniboine, sur le Ouinipeg, sur le lac Supérieur; je vous ai vu à Montréal, où vous commandiez les insurgés contre ces maudits Anglais; je vous ai vu...--où vous ai-je encore vu, capitaine?--et je vous retrouve un matin,--non, un soir,--n'est-ce pas que c'était un soir! Ça était-il un matin, dites, capitaine? --Une après-midi, ami Nick! dit Poignet-d'Acier en lui frappant amicalement sur l'épaule. --C'est cela, une nuit! s'écria Whiffles. Il faisait noir comme chez le diable, ce jour-là... Je vous retrouve. Étais-je content, un peu, hein? Oh! capitaine, je vous aurais bien embrassé. Voulez-vous que je vous embr... Une bêtise, n'y faites pas attention. Nous nous retrouvons; vous voulez que je vienne avec vous à la baie d'Hudson. Mauvais pays; trop de froid, trop de neige, trop de glace, ô Dieu oui! Le Grand Créateur a dû le faire dans un moment de colère. Mon oncle, le fameux voyageur... --Ah! interrompit Poignet-d'Acier, je consens à vous écouter jusqu'à la fin, mais ne troublez pas la cendre de votre oncle. --Ce n'est pas de mon oncle, mais de mon grand-père que je voulais parler. Mon grand-père... --Je vous en prie, s'écria le capitaine dans un accès d'hilarité, laissez également reposer votre grand-père, et arrivez au but. --Au but! Quel but? --Mais vous ne croyiez pas à mon identité. --Iden... quoi? répliqua Nick, en allongeant l'oreille comme s'il avait mal entendu. --Identité. --Je ne comprends pas le latin, car je ne suis jamais allé aux écoles, moi, dit-il gravement. Et apostrophant l'Indien: --Comprends-tu, toi, Corne-de-Taureau? --Non, dit le sauvage en secouant la tête. --Enfin, fit Poignet-d'Acier, vous doutiez que je fusse bien l'homme que vous avez rencontré si souvent dans le cours de votre existence? --Et j'en doute encore, sans vous offenser, capitaine. --Vous êtes fou! --Fou! Qui a jamais osé déclarer que Nick était fou? Capitaine, si vous n'étiez vous... --Vous me reconnaissez donc, à présent? --Si je vous reconnais! La preuve, c'est que si un autre que Poignet-d'Acier s'était permis de dire à Nick Whiffles qu'il est fou, le sang de Nick Whiffles aurait pris feu, et... je ne sais pas ce qui serait arrivé, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Vous vous faites plus méchant que vous ne l'êtes; mais écoutez-moi une minute. --Cinq--dix--quinze--vingt! lança le trappeur d'une seule émission de voix. Poignet-d'Acier ajouta avec un sourire: --Une me suffira, mais pas d'interruption, je vous en prie. --Des interruptions... --Ah! vous recommencez déjà! --Jamais! dit Whiffles d'un accent solennel. --Nous allons partir à la recherche de madame Robin. Il y a cinq milles d'ici à la factorerie. Dans une demi-heure, avec nos raquettes, nous y serons. Notre ami, Corne-de-Taureau qui, depuis avant-hier, nous a offert tant de preuves de dévouement, gardera Louis-le-Bon. Il veillera à ce qu'il ne manque de rien. Et je le récompenserai de ses peines en lui donnant une livre de poudre à notre retour. Mais il est décidé que nous ne rentrerons qu'avec la jeune femme, n'est-ce pas! --Oui bien, je le jure, votre serviteur! répondit Nick. Comme il articulait sa locution favorite, la peau qui servait de porte à la hutte s'écarta brusquement. CHAPITRE XVIII TRISTESSE ET L'OURS BLANC Nick Whiffles poussa une exclamation de joie. --Tristesse! ma pauvre Tristesse que je croyais perdue! Venez ici, mademoiselle la coureuse! vous mériteriez certainement d'être battue. Ne dites pas que non, ou je me fâche. Des mamours! je n'en veux pas. L'hypocrite! où êtes-vous allée! Répondez. Je l'ordonne. Voyez comme elle est arrangée! Peut-on se mettre dans un pareil état! Elle a le cou tout en sang; ô Dieu, oui! Que ça vous arrive encore une fois! Ça n'est pas Calamité, ni Infortune qui m'auraient joué de ces tours-là. Je parierais que ce sont les chiens de ces vermines d'Indiens qui me l'ont déchirée ainsi. Est-ce possible? Pauvre petite. Elle grelotte. Allons, chauffez-vous un petit brin, et promettez-moi de ne plus recommencer, ou sinon gare à la baguette de mon fusil, oui bien, je le jure, votre serviteur! En prononçant ces paroles, Nick mangeait de baisera une grande chienne, maigre comme un squelette, laide comme un loup, qui était entrée sans façon dans le wigwam. Ses longs poils, clairsemés, presque aussi roux que la barbe du vieux trappeur, étaient couverts de givre et de glaçons ensanglantés. Il était facile de voir que la misérable bête avait dû soutenir, depuis peu, une lutte acharnée avec quelque carnassier. --Qu'est-ce que je vous disais, capitaine, poursuivit Nick, en s'adressant à Poignet-d'Acier; qu'est-ce que je disais? Le Grand Créateur n'abandonne jamais ces créatures-là! Il les aime comme il nous aime. Et penser qu'il y a des brutes à deux pieds qui les rouent de coups! Eh bien, moi, je ne suis pas un savant, car je n'ai jamais été aux écoles, pourtant je crois que les chiens ont leur intelligence à eux, comme les hommes. Est-ce que vous n'êtes pas de mon avis! --Il est l'heure de partir! répondit Poignet-d'Acier, qui s'occupait à remplir de provisions une gibecière en peau de daim. --Pourquoi n'auraient-ils pas aussi une âme? reprit Nick en s'échauffant. Ils sentent la douleur et le bien-être comme nous. Regardez-moi celui-ci. Le feu le réjouit. Il s'étire, se roule et donne toutes sortes de marques de contentement. De vrai, ce n'est pas une créature ordinaire que Tristesse. Elle descend d'Infortune et de Calamité. C'est leur petite-fille. Est-ce que vous vous en souvenez, capitaine, d'Infortune et de Calamité? C'en était des créatures d'esprit [40]. Ah! on n'en fait plus comme ça. Après celle-ci le race en sera perdue. Vous figurez-vous qu'elle ne sache pas distinguer ce qui est bon et ce qui est mal? Vous vous trompez, capitaine. Elle sait parfaitement quand elle a péché, Tristesse. Je le lis dans ses yeux, dans sa mine honteuse. Elle me le confesse dans son langage de chien. Mais tout le monde ne l'entend pas, ce langage-la, ô Dieu, non! [Note 40: Voir les _Pieds-Noirs_ et la _Tête-Plate_.] --Vous êtes prêt? dit Poignet-d'Acier. --Oui, capitaine, dans un petit moment. Vous ne voulez pas vous mettre en route sans Tristesse? --Elle pourra nous être utile. --Utile! dites indispensable. --Soit, je ne dispute pas sur les mots. --Je vas lui donner à manger, car elle vient de m'avertir qu'elle avait faim. --Dépêchez, ami Nick, le temps presse. --Soyez tranquille, capitaine, avec Tristesse nous le rattraperons, capital et intérêt, le temps perdu. Ah! c'est que ça m'avait saigné le coeur, quand elle s'était égarée, l'autre jour à la chasse. Je ne disais rien, parce que c'est stupide un homme qui se plaint, mais j'avais là un poids qui me brisait les jambes. Et Nick se frappa la poitrine, sans cesser de prodiguer à son chien les plus tendres caresses. --Oui, dit-il, tout en lui coupant de menues tranches de venaison, oui, ma fille, tu as bien fait de revenir, car si tu étais restée absente, j'en aurais fait une maladie, c'est sûr. Allons, encore un morceau; mais plus qu'un. Pas de gourmandise. La gourmandise est la mère de tous les vices. C'est mon idée; et la tienne aussi, n'est-ce pas, Tristesse? As-tu soif? Un peu d'eau, avec une goutte de whiskey, ne te nuira pas. Le whiskey est l'ami des enfants du bon Dieu, lorsqu'on n'en abuse point. Calamité et Infortune ne le détestaient pas; mais ils n'en prenaient jamais trop. Ce n'était pas comme leur maître, qui quelquefois... N'est-ce pas, capitaine, que c'est drôle, ça! --Quoi? demanda Poignet-d'Acier. --Les hommes disent qu'eux seuls ont de la raison. --Oui. Après? --Après? S'ils ont seuls de la raison, pourquoi sont-ils moins raisonnables que les animaux? Voyez Tristesse, elle a mangé et bu suffisamment. Pour rien au monde elle ne toucherait maintenant à quelque chose. Mais nous autres nous prenons plaisir à dépasser les bornes de l'appétit ou de la soif. Que je prête ma gourde à Corne-de-Taureau, par exemple, il ne la quittera pas qu'il ne l'ait vidée et... --Debout, méchant professeur de philosophie, interrompit Poignet-d'Acier. --Tout de suite, capitaine, tout de suite. Avec ces mots Nick se leva et s'approcha de Louis-le-Bon. Il se pencha sur le lit pour tâter le pouls du malade, qui s'était endormi. --Ça va bien, murmura-t-il. Dans une huitaine la fièvre sera tombée, et dans quinze jours mon cousin remontera sur jambes. Avec une bonne perruque de poil de bison, il se refera une tête de jeune homme. --En avant! cria Poignet-d'Acier. --Nous y sommes, capitaine, dit le trappeur, en examinant l'amorce de sa longue carabine. Puis il chaussa ses raquettes, siffla son chien et sortit du wigwam avec Poignet-d'Acier. La nuit finissait. Les deux aventuriers s'acheminèrent rapidement vers la factorerie du Prince-de-Galles. En moins d'une demi-heure ils arrivèrent sur les ruines, de l'établissement. --Voulez-vous savoir, dit Nick, si la jeune dame accompagne les Chippiouais? --Oui, répondit Poignet-d'Acier. --Alors, tâchons de retrouver la chambre qu'elle occupait la nuit de l'attaque. --Ce ne sera pas difficile, car je crois bien que j'y suis entré pendant la visite que nous avons faite avant-hier. --A-t-elle laissé du butin [41]? [Note 41: En français-canadien, ce terme signifie: effets, hardes, vêtements.] --Sans doute, puisqu'elle a été brusquement enlevée. --Tant mieux, capitaine, tant mieux. --Pourquoi cette question? --Vous verrez. Où est la chambre? --Ici à droite, au-dessus de cet escalier à demi brûlé. --Ça n'est pas la peine de monter voir. Attendez-moi sans vous commander, capitaine. Puis Nick appela son chien. --Ici, Tristesse! ici! L'animal s'élança en bondissant sur les pas du trappeur, et Poignet-d'Acier comprit le dessein de ce dernier. Peu après, Nick Whiffles reparut. A la main il tenait un mouchoir qui avait appartenu à madame Robin. Il le fit sentir à son chien. Tristesse se mit à aboyer, en sautant autour du mouchoir. Ensuite, secouant la tête, abaissant son museau au ras du sol et reniflant l'air, elle fureta dans la cour de la factorerie. Les aventuriers ne la quittaient pas du regard. Tristesse pénétra dans la grand'salle, s'arrêta une minute, en remuant joyeusement la queue et en regardant son maître, près du banc où Victorine s'était assise. --Bon, dit Nick, la jeune dame a fait une station ici; nous sommes sur la piste, oui bien, je le jure, votre serviteur! --En effet, répondit Poignet-d'Acier, ramassant un objet qui brillait sur le plancher, voici un étui de femme. --Cherche, Tristesse! cherche, ma belle! criait Nick. La chienne prit son élan, traversa la cour et sortit de la factorerie. Mais là, les traces de pas d'hommes, d'animaux, de traîneaux, formaient un lacis des plus difficiles à débrouiller. Une à une. Tristesse flaira toutes les empreintes. Vingt fois elle se crut sur la piste, et vingt fois elle découvrit son erreur au bout de quelques secondes. Alors, désespérée, elle levait tristement la tête vers Nick Whiffles, et lui disait «dans son langage de chien», suivant l'expression du bon trappeur: «Je voudrais bien trouver, je fais tout mon possible, mais je ne puis pas. Pardonnez-moi.» Inflexible comme un bourreau, Nick commandait, par un geste de plus en plus dur, de plus en plus menaçant, de recommencer la quête. Tristesse obéissait avec une docilité parfaite. Il semblait à son air désolé, à son empressement, qu'elle se reprochât sa maladresse. Tout à coup, elle poussa un cri particulier, et courut, à toute vitesse, sur un léger sillon laissé, dans la neige, par le patin d'un traîneau. --Nous y sommes, ô Dieu oui! dit Nick, en montrant le sillon à Poignet-d'Acier. Celui-ci fit un mouvement dubitatif. --Je vous répète que nous y sommes, répéta Whiffles. Cette piste est celle du _slé_ qui a emmené la jeune femme; oui bien, je le jure, votre serviteur! j'y mettrais ma tête à couper. Cette assertion sur les lèvres du vieux trappeur équivalait à une évidence. Poignet-d'Acier le connaissait assez pour ne plus douter de sa parole. --Alors, dit-il, au pas de course! Aussitôt, ils se posèrent sur la bouche une sorte de bâillon en cuir, afin d'atténuer l'impression du froid sur leurs dents, et filèrent aussi vivement qu'ils purent dans la direction du traîneau. Toute la journée nos hommes firent diligence. Vers le soir, vaincus par la lassitude, ils cherchèrent un abri pour se reposer. La plaine était nue; pas un arbre, pas une tente sur toute l'étendue du rayon visuel. Mais à leur droite se découpait la côte de la baie d'Hudson. Fouillant les anfractuosités de cette côte, ils finirent par trouver une caverne. Elle paraissait offrir une retraite sûre: ils s'y réfugièrent. A défaut de bois, Nick ramassa de la mousse dans les fentes des rochers et alluma du feu, auprès duquel Poignet-d'Acier et lui se couchèrent, après un frugal repas arrosé de whiskey trempé d'eau. Ils dormaient profondément lorsque, soudain, Tristesse se mit à aboyer d'un ton bas et effrayé. Nick aussitôt s'éveilla, arma sa carabine. Poignet-d'Acier avait fait de même. Au cri de la chienne avait répondu un grondement sinistre. --Un ours! murmura Whiffles. --Je le sais, dit froidement Poignet-d'Acier. Cependant, on ne distinguait rien encore que la nappe de neige qui se déployait, sans tache, à l'orifice de la grotte. Mais, comme le capitaine faisait sa réponse, un corps gigantesque boucha tout à coup cet orifice. Il avait la blancheur immaculée de l'espace environnant, et paraissait ne pouvoir jamais pénétrer dans la grotte, tant il était gros. Tristesse grognait sourdement et montrait les dents; toutefois, elle se tenait tremblante à côté de son maître. --Feu! dit Nick. --Un moment! attendez qu'il soit entré. De nouveau, le monarque des régions boréales poussa un grondement terrible; des souffles de chaude baleine remplirent la caverne. L'ours fit deux pas en avant. --A présent! dit Poignet-d'Acier. Une triple détonation retentit. Au milieu des formidables échos soulevés par cette détonation, s'éleva un hurlement de rage qui fit frémir les deux chasseurs, tout aguerris qu'ils fussent à ces sortes de scènes. --Empoignez votre couteau et attention, Nick! cria le capitaine. --Ça y est, répondit le trappeur. Tristesse aboyait avec fureur, mais sans bouger de place. L'obscurité était grande dans la caverne, le feu ayant cessé de brûler et le corps de l'ours interceptant la plus grande partie de la lumière sidérale qui en éclairait l'intérieur avant son arrivée. Quelques secondes s'écoulèrent, moments d'une attente pénible, puis un grincement se fit entendre, puis un bruit lourd et mat, puis un cliquetis de fer et d'os, puis des sons épouvantables. Et là, dans cet antre noir, profond d'une vingtaine de pieds, haut de sept ou huit, se joua un de ces drames terribles, sans nom, auxquels les régions septentrionales de l'Amérique ne servent que trop fréquemment de théâtre. Courte en fut la durée, affreuse aussi. Dans la pénombre, un témoin eût vu tournoyer, se rouler l'ours, les deux hommes, le chien, enlacés les uns aux autres comme des serpents. Ses oreilles eussent été frappées par des froissements stridents, des chocs secs, des respirations sifflantes, tout cela pendant une minute à peine. Ensuite, un râle d'agonie vibrant à faire trembler la voûte de la caverne, et la voix joviale de Nick Whiffles: --De profundis pour maître Bruin [42]. [Note 42: Ce terme est anglais. Ou l'emploie habituellement dans le désert américain. Il signifie ours, et trouve son équivalent dans Martin, sobriquet que le peuple donne chez nous à cet animal.] --Êtes-vous blessé? demanda Poignet-d'Acier. --Blessé! moi blessé! jamais Nick n'a été blessé! répliqua le trappeur; mais vous, capitaine? --Quelques égratignures. --Oh! pour des égratignures, on en jouit. Vous a-t-il des griffes, le citoyen! Elles ont au moins deux pouces de long, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Maintenant, il faut sortir l'ours d'ici, car il nous barre le passage. --Hum! fit Nick, ce ne sera pas facile. Je veux être pendu s'il ne pèse pas un mille de livres. Sans vous, capitaine, ajouta-t-il, je crois pourtant que c'était fini. Il me serrait dans ses bras avec un amour... J'en ai les reins tout meurtris. --Où donc est votre chien? --Tristesse! Tristesse! Tristesse ne répondit pas. Inquiet, Nick scruta des yeux la caverne. Mais il n'aperçut pas la chienne. --Allons, dit Poignet-d'Acier, elle sera sortie. Elle reviendra bien vite. Tirons cette bête hors d'ici. --Tristesse! Tristesse! répéta Whiffles, en s'attelant au cadavre de l'ours. Un faible cri partit de dessous l'animal. --Ah! s'écria le trappeur, aidez-moi, capitaine, Bruin a écrasé ma pauvre chienne en tombant! Le coquin, s'il est arrivé malheur à Tristesse, il me le paiera! Cette naïveté fit sourire Poignet-d'Acier. --Toujours le même! dit-il. --Une, deux, ça y est-il? capitaine. --Oui. --Han! han! souffla Nick. Grâce à la vigueur extraordinaire des aventuriers, le corps du monstre fut un peu soulevé, et Tristesse délivrée du fardeau qui l'étouffait. Heureusement, elle n'avait d'autre mal que quelques contusions sans importance. L'ours tut alors traîné sur une étroite esplanade qui dominait la baie. D'une dimension colossale, il mesurait plus de douze pieds du museau à la queue. La petitesse relative de sa tête faisait ressortir davantage l'énormité de son corps. --Voilà qui fera une fameuse fourrure, dit le trappeur en se mettant immédiatement en devoir de l'écorcher. Mais ça n'empêche que si vous n'eussiez été là, capitaine, Nick y passait. Quel coup de couteau! comme c'est ajusté! En plein coeur, capitaine, en plein coeur! oui bien, je le jure! --Il faut abandonner cette carcasse et continuer notre chemin, dit Poignet-d'Acier. --Une carcasse! une carcasse! l'abandonner! Y pensez-vous, capitaine? Et les jambons! et les jambons! --Je ne m'en soucie guère. --Ah! capitaine, je ne vous reconnais plus. Abandonner des jambons d'ours comme ceux-là, ça serait tenter le Grand Distributeur. Jamais Nick ne fera cela, ô Dieu non! Le jour allait bientôt paraître. Poignet-d'Acier insista pour qu'ils reprissent leur route. Whiffles fut intraitable. --Quand, dit-il, il y aurait autour de nous cinquante vermines d'Indiens, je ne laisserais pas aux loups d'aussi beaux morceaux; le Créateur m'en punirait. Après deux ou trois heures de travail, ayant dépecé l'ours, il ralluma du feu, fit cuire quelques tranches sur des charbons, plaça dans son carnier une grosse portion de viande, et serra le reste, enveloppé de la peau dans une enfonçure de la roche, qu'avec l'aide de Poignet-d'Acier il scella d'une pierre assez lourde pour que quatre hommes de force ordinaire ne la pussent remuer. --Du diable si les Peaux-Rouges découvrent cette cache! dit-il en terminant. Quant aux ours blancs qui auraient envie de venir goûter à défunt leur frère je les défie bien d'écarter la pierre qui... --Chut! fit à cet instant Poignet-d'Acier. Et il colla son oreille contre le sol de la caverne. CHAPITRE XIX NICK WHIFFLES DANS «UNE MAUDITE PETITE DIFFICULTÉ» --Ah! marmotta Nick Whiffles entre ses dents, c'est pas pour dire, mais le capitaine commence à entendre un peu dur. On voit bien qu'il n'a plus ses vingt ans! Le moindre bruit, un caillou qui se détache d'un rocher, une feuille qui tombe lui fait peur. Peur! non, car il n'a jamais peur, le capitaine! mais ça lui donne sur les nerfs. Moi qui ne suis plus tout à fait jeune, non plus, à ce qu'on prétend, mais du diable si je sais mon âge... Le bruit d'un coup de feu arrêta le trappeur dans son soliloque. --Tiens! tiens! vous aviez donc raison, capitaine? dit-il. Poignet-d'Acier se releva vivement. --Ce sont, dit-il, des Indiens qui poursuivent des blancs. --Vous croyez. --Oui, je l'ai reconnu au grincement de la neige soin leurs raquettes. Ils sont à un demi-mille d'ici. --Vraiment, capitaine! vous avez encore de bonnes oreilles, oui bien, je le jure, votre serviteur! Moi je pensais, au contraire... --Écoutez! Diverses détonations se succédèrent: les unes rapides, pressées, mais lointaines; les autres beaucoup plus proches, mais séparées par de longs intervalles. --Qu'en dites-vous? demanda Poignet-d'Acier. --Hum! repartit Nick, je suis de votre avis, capitaine. Cependant, sans vous désobliger, rien ne prouve... --Que ce soient des Peaux-Rouges qui donnent la chasse à des gens de notre couleur? --Tout juste, capitaine, tout juste! --Est-ce bien Nick Whiffles qui m'adresse cette question? fit Poignet-d'Acier avec un accent de surprise. Le trappeur baissa la tête d'un air humilié, en murmurant: --Ours et buffles! je ne connais pas vos vermines du Nord, moi! Pour ce qui est de celles de l'Ouest, je les connais toutes, depuis la première jusqu'à la dernière, ô Dieu oui! Eh bien! dit Poignet-d'Acier, rappelez-vous, ami Nick, que les sauvages courent sur la neige aveu dix fois plus de légèreté que les civilisés. Et comme nous sommes près de l'embouchure d'un cours d'eau gelé, immédiatement au-dessus de l'endroit où il se verse dans la baie, personne ne saurait passer à un mille d'ici sur la glace qui le recouvre, sans qu'une oreille exercée comme la mienne entendît... Oui-dà, capitaine; Alors, nous allons... --Apprêtez vos armes. --Oh! ce ne sera pas long. --Et en route! --Mais, observa Nick, si c'étaient des Anglais! --Des Anglais! Qu'est-ce que cela fait? --Comment! capitaine, qu'est-ce que cela fait? --Oui. --Vous secourriez des Anglais! --Pourquoi non? Whiffles, qui rechargeait sa carabine, suspendit l'opération pour fixer sur Poignet-d'Acier un regard où se peignait la stupeur. --Mais vous oubliez donc, dit-il, que les Anglais sont vos ennemis acharnés, qu'ils ont mis votre tête à prix; qu'ils vous assassineraient s'ils le pouvaient; qu'il y a huit jours, le gouverneur du fort du Prince-de-Galles a voulu s'emparer de vous; que tout dernièrement encore, quand nous avons sauvé ce pauvre Louis-le-Bon... --Je n'oublie rien, ami Nick. Mais un adversaire dans le malheur n'est plus pour moi un adversaire. C'est un homme à aider. --Avec ça que les Anglais, c'est des hommes! grommela le trappeur. Des pas précipités retentirent à ce moment au-dessus de leurs têtes. --Allons! allons! Nick, en avant! dit Poignet-d'Acier en s'avançant vers l'orifice de la caverne. Mais, comme il allait sortir, un homme apparut tout essoufflé. --Sauvez-moi! sauvez-moi! pour l'amour du ciel sauvez-moi! cria-t-il en entrant. Ces paroles avaient été prononcées en anglais. --Qui êtes-vous et que voulez-vous? interrogea Poignet-d'Acier. --Les Indiens! les Indiens! répondit l'homme, fou de terreur. --Quels Indiens? --Les Chippiouais. --Je m'en doutais, se dit le capitaine. Et à haute voix: --Vous êtes un des employés du fort du Prince-de-Galles? --Oui, monsieur. --Vous avez été attaqué par les Chippiouais, n'est-ce pas? Le nouveau venu fit un signe de tête affirmatif. Poignet-d'Acier poursuivit: --Puis vous vous êtes mis sur leur trace? --Ils ont tué notre gouverneur. --M. Boyer? --Lui-même. --Ah! dit le capitaine en réfléchissant, je comprends! Mais où sont-ils maintenant? --Ils approchent! répondit l'étranger, en jetant autour de lui des yeux inquiets. --Où donc les avez-vous rejoints? --Près de leurs villages. --Pourriez-vous me dire s'ils avaient avec eux une jeune femme blanche? --Madame Robin? --Vous savez son nom? --Je l'ai entendu prononcer plusieurs fois au fort. --Était-elle avec eux? --Je l'ignore. --Les Chippiouais sont-ils nombreux? --Plus de deux cents! --Et votre parti? --Nous pouvions compter une centaine d'hommes, mais les Indiens en ont tué plusieurs. Le reste est dispersé. --Comment vous appelle-t-on? --Peter. --Eh bien, Peter, suivez-nous. On vous montrera la manière dont les francs trappeurs traitent les Peaux-Rouges. --Vous oseriez leur résister à vous deux! Poignet-d'Acier sourit. --Je vous le répète, dit-il en lui tendant un pistolet, suivez-nous, et prenez cette arme. --Oui bien, je le jure, votre serviteur! appuya Nick. --Jamais... commença Peter. Le chien de Whiffles se mit à gronder. --Une vermine qui approche, dit le trappeur. Mais qu'elle y vienne, je vas lui servir sa dernière maladie, ô Dieu oui! Comme il proférait ces mots, un Indien de haute taille, le visage enluminé par des peintures bizarres, se montra tout à coup à la bouche de la caverne. Le chien se jeta sur le Peau-Rouge avec une rage inexprimable. --Attrape! attrape! criait Nick en ajustant le sauvage. Tristesse n'avait pas besoin d'être excitée. De ses dents, de ses griffes elle déchirait l'Indien. Nick Whiffles pressa la détente de sa carabine. Malheureusement, dans la crainte d'atteindre son chien, il avait visé un peu haut. Sa balle effleura la joue du Chippiouais, et s'écrasa sur la roche en faisant voler cent éclats. --Le Grand-Lièvre! c'est le Grand-Lièvre! clamait le commis du fort. C'était bien réellement Kit-chi-ou-a-pous. Alors que Tristesse fondait sur lui, il lui avait plongé son couteau dans le ventre. L'animal tomba presque aussitôt, mortellement blessé, et à l'instant où Nick Whiffles, se ruant sur l'Indien et l'étreignant dans ses bras, enlevait à ses compagnons tout moyen de l'aider de leurs armes à feu. Une demi-minute au plus avait suffi à l'accomplissement de cette scène. Les deux lutteurs roulèrent à terre, hors de la grotte. Là, au bout de l'étroite esplanade dont nous avons parlé, une pente abrupte, hérissée de pointes de roc, descendait au pied de la falaise: le précipice avait cinquante ou soixante pieds de profondeur. Les deux antagonistes y furent lancés avec une rapidité foudroyante. Poignet-d'Acier et Peter sortirent pour secourir Nick Whiffles. Mais comme le crépuscule régnait encore, et comme le cap surplombait en plusieurs endroits, il leur fut impossible de rien distinguer. L'air résonnait, cependant, ébranlé par des clameurs horribles: dans l'ombre on voyait passer et repasser--ainsi que des fantômes--des formes étranges. --Ah! s'écria Peter, je suis mort! Et il chancela, pirouetta sur lui-même, s'affaissa aux pieds de Poignet-d'Acier. Il avait le coeur percé d'une flèche. --Il faut rentrer! se dit le capitaine en se réfugiant dans la caverne. Il y était à peine, qu'un cri forcené monta jusqu'à lui. --C'en est fait, ajouta Poignet-d'Acier, le pauvre Nick Whiffles a succombé... Non, le brave trappeur n'avait pas péri. Son ennemi et lui, s'embrassant, se serrant comme deux fiancés de la mort, arrivèrent à la base de la falaise, sans s'être fait d'autre mal que quelques écorchures. La neige, qui formait un épais tapis en ce lieu, amortit leur chute. Dans le parcours de la déclivité, Kit-chi-ou-a-pous avait perdu son couteau. Les chances du combat se trouvaient donc égalisées, l'Irlandais et l'Indien n'étant plus désormais servis que par la vigueur et l'agilité de leurs membres. L'un et l'autre possédaient ces qualités à un degré remarquable. Toutefois, Nick, plus vieux que Kit-chi-ou-a-pous et plus gêné par ses vêtements, ne tarda pas à sentir que le sagamo l'emportait sur lui. Alors il lâcha cette exclamation de détresse qui fut entendue par Poignet-d'Acier. --Help! help! A moi! à moi! Hélas! le capitaine ne pouvait lui donner assistance, car une nuée d'Indiens environnait sa retraite. Nick étouffait, étranglé par Kit-chi-ou-a-pous, qui avait réussi à lui nouer autour du cou ses doigts souples comme l'acier, durs comme ce métal. Maintes fois, l'honnête trappeur avait juré qu'il aimerait mieux le plus atroce des supplices imaginables, que de jamais demander grâce «à une de ces vermines de Peaux-Rouges.» Mais, en cette circonstance, l'instinct de la conservation l'emporta sur tout autre sentiment. --Mon frère ne me reconnaît-il pas? balbutia-t-il d'un ton altéré. --Kit-chi-ou-a-pous, qui l'avait sous lui, et dont l'haleine lui brûlait la face, releva la tête pour l'examiner. --Barbe-Rouge! s'écria-t-il en desserrant les doigts. --Barbe-Rouge! oui bien, je le jure, votre serviteur! repartit immédiatement Nick, avec sa jovialité habituelle. --Pourquoi mon frère m'a-t-il attaqué le premier! --Pourquoi mon frère n'a-t-il point parlé plus tôt! reprit Whiffles. Quand je l'aidai à se tirer des mains des Clallomes ses ennemis, il promit qu'il y aurait entra nous alliance éternelle. --C'est vrai. --Mon frère n'a pas tenu sa parole. --C'est parce que, dans l'obscurité, il n'avait pas vu le visage de Barbe-Rouge, dit Kit-chi-ou-a-pous en rendant à Nick Whiffles la liberté de ses mouvements. Tous deux se remettent debout, ils vont continuer leur conversation, lorsqu'une roche énorme, se détachant du cap, au sommet duquel rôdaient plusieurs Indiens, renverse Kit-chi-ou-a-pous. Une demi-douzaine de Chippiouais sont entraînés avec la masse de granit. L'un est tué raide, un second blessé grièvement, les quatre autres en sont quittes pour la frayeur. Le Grand-Lièvre avait eu le crâne fracassé. Son sang ruisselait sur la neige. --Qu'on l'épargne! il m'a sauvé la vie, dit-il d'une voix expirante, en désignant Nick Whiffles, sur lequel les sauvages attachaient des regards menaçants. --Mon frère n'a-t-il pas enlevé une femme blanche à la factorerie du Prince-de-Galles? demanda celui-ci. --Oui, dit Kit-chi-ou-a-pous. Elle est bien belle, je l'aime; je la retrouverai dans le monde des Esprits. Si elle est ton amie, Barbe-Rouge, défie-toi de Double-Langue. --Double-Langue, qui est-ce? --Un visage-cuivré, le fils... Un soupir convulsif l'empêcha d'achever, et il rendit le dernier souffle. Croyant que les Chippiouais obéiraient à la recommandation de leur chef et le laisseraient libre, Nick Whiffles se disposait à partir. Mais un Peau-Rouge l'arrêta. --Tu viendras avec nous, et Kitchi-Ickoui décidera de ton sort, lui dit-il. Toute résistance eût été de la folie. Après quelques pourparlers assez vifs, Nick se soumit. Les Indiens avaient été rejoints par une foule des leurs, la plupart chargés de chevelures arrachées aux cadavres des malheureux commis du fort du Prince-de-Galles. La mort de Kit-chi-ou-a-pous souleva plutôt leur étonnement que leurs regrets; néanmoins, ils enlevèrent son corps pour le transporter au cimetière de glace et l'y inhumer conformément à leur usage. Pendant ce temps, le jour avait paru. Les Peaux-Rouges remontèrent la falaise, avec Nick Whiffles, à qui ils avaient lié les mains derrière le dos. En passant près de la caverne, l'un d'eux proposa d'y entrer, pour voir si quelque Visage-Pâle ne s'y était pas retiré. Joignant l'action à la proposition, il allongea son cou dans l'ouverture de l'autre. Mais aussitôt il recula avec horreur: --_Meckoua-ou-abi! meckoua-ou-abi!_ (un ours blanc! un ours blanc!) Son épouvante, gagnant de proche en proche, se communiqua à tous les Chippiouais, pour qui l'ours blanc est l'objet d'un culte superstitieux. Ils s'enfuirent à toutes jambes, tandis que Nick, obligé de les suivre, riait sous cape, en murmurant: --Diable de capitaine, va! on ne le prendra jamais au dépourvu. Il leur a encore joué un tour de sa façon, ô Dieu, oui! Mais c'est un bonheur, après tout, pour moi d'être prisonnier de ces serpents venimeux. Je délivrerai la jeune dame, ou je renonce à m'appeler dorénavant Nick Whiffles! Puis, en manière de réflexion, il ajouta: --Ça n'empêche que je suis dans une maudite petite difficulté! CHAPITRE XX L'ÉVASION Vers le midi, les Chippiouais arrivèrent, avec leur captif, en vue du cimetière. A ce moment, le Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise expiraient. Leurs corps, glacés par le froid, prenaient la rigidité du marbre; telles que deux figures de bronze, leurs têtes jaillissaient au sommet de la singulière nécropole, et ajoutaient encore à l'étrangeté de son aspect. Pêle-mêle, toujours au pied du monument, dansaient les sauvages, dirigés par Kitchi-Ickoui et James Mac Carthy. Nick Whiffles avait beaucoup voyagé, c'était un des plus vieux trappeurs du désert américain. Entre la baie d'Hudson et l'océan Pacifique, il n'y avait guère d'endroits où il n'eût eu quelque «maudite difficulté» avec ces vermines d'Indiens, comme il disait. Tout ce pays ne le connaissait-il pas? Jamais, cependant, il ne s'était vu en présence d'une scène aussi bizarre, «ô Dieu non!» --Je crois bien que les serpents à sonnettes sont fous, murmurait-il en approchant du sépulcre. A quoi bon, je vous demande, se démener de la sorte, par un temps du diable! Si c'est un effet de leur tempérament, je les plains. Et cette femme qui commande leur sabbat! Vous a-t-elle une taille! Ça doit être l'épouse de mon frère aîné [43] en nom, oui bien, je le jure, votre serviteur! [Note 43: On sait que Nick est, dans le langage familier des Anglais, l'équivalent de diable.] Tandis qu'il marmottait ces réflexions, la bande dont il faisait partie s'arrêta. Le cadavre de Kit-chi-ou-a-pous fut dressé droit dans la neige, et les deux Chippiouais qui l'avaient apporté lui placèrent, l'un son calumet entre les dents, l'autre son tomahawk dans la main droite. Ensuite, ils s'avancèrent, en hurlant, près de Kitchi-Ickoui, et se postant à ses côtés, sans qu'elle interrompît la ronde qu'elle conduisait. Ils tinrent ensemble le dialogue suivant: PREMIER SAUVAGE.--L'époux de ma soeur a laissé tomber sa hache de guerre. LA GRANDE-FEMME.__Kitchi-Ickoui la relèvera. DEUXIÈME SAUVAGE.--L'époux de ma soeur était le plus brave des guerriers chippiouais. LA GRANDE-FEMME.--Kitchi-Ickoui estimait sa valeur. Elle trouvera un remplaçant digne de lui. PREMIER SAUVAGE.--Kitchi-Ickoui avait méprisé les conseils des Esprits. Matcho-Manitou l'a puni. DEUXIÈME SAUVAGE.--Il n'est point mort dans un combat glorieux. PREMIER SAUVAGE.--Ce n'est ni le feu, ni le plomb, ni le bois, ni les mains d'un robuste ennemi qui l'ont enlevé à ses jeunes hommes, mais la colère de celui qu'il avait offensé. DEUXIÈME SAUVAGE.--Une roche a écrasé Kit-chi-ou-a-pous. PREMIER SAUVAGE.--Mais nous avons saisi et amené à ma soeur le Visage-Pâle que le méchant Esprit avait envoyé pour nous ravir Kit-chi-ou-a-pous. LA GRANDE-FEMME.--Où est ce Visage-Pâle? PREMIER SAUVAGE.--Ici. Mais je dois prévenir ma soeur que Kit-chi-ou-a-pous a défendu de lui faire aucun mal. DEUXIÈME SAUVAGE.--L'oreille de ma soeur sera-t-elle ouverte à cette dernière parole de son illustre époux? LA GRANDE-FEMME.--Kitchi-Ickoui n'a plus maintenant d'autre époux que Visage-de-Cuivre. Ce qu'il commandera, elle l'exécutera. En disant ces mots, elle désignait le métis. Les deux Chippiouais firent un geste de mécontentement. Mais la Grande-Femme reprit d'un ton décidé: --Je veux qu'il soit aujourd'hui adopté par les Chippiouais et devienne leur okema comme successeur de Kit-chi-ou-a-pous. Cessant alors de danser, elle saisit Mac Carthy par le bras et le souffleta deux fois sur chaque joue, en disant: --Je te fais chef suprême. Puis divers sagamos s'approchèrent tour à tour du demi-sang et répétèrent, après l'avoir souffleté: --Je te fais chef suprême. La foule entière criait: --Il est fait chef suprême. Kitchi-Ickoui le reprit bientôt par la main et le mena près du cadavre de Kit-chi-ou-a-pous. Là, elle lui ordonna de baiser ce cadavre sur les lèvres. Malgré une profonde répugnance, Mac Carthy obéit. Kitchi-Ickoui, enlevant ensuite le calumet que le mort avait à la bouche, le remplit de tabac qu'elle alluma, et donna le poagan à notre avocat, en disant: --Fume. Mac Carthy était décidé à se soumettre à tout. Il fuma. Ce ne fut pas tout. On lui mit aux doigts le tomahawk de Kit-chi-ou-a-pous en l'invitant à charger le corps sur son épaule et à le porter dans une des cellules du tombeau d'hiver. Cela terminé, au milieu des chants et des danses, et le défunt enseveli suivant la méthode que nous avons précédemment décrite, la Grande-Femme s'arracha une dent à l'aide d'un fil de fer, exigea du misérable Mac Carthy qu'il s'en laissât arracher une par elle, et, avant qu'il eût songé à opposer quelque résistance, lui perça la cloison du nez avec le fil de fer qui avait servi à l'extirpation des deux dents. La sienne, elle la suspendit à ce fil de fer roulé en anneau; celle de Bois-Brûlé, elle s'en orna de même avec des cris de joie effroyables. Cette pratique constitue, parmi les Chippiouais, une des plus importantes cérémonies du mariage. Nick Whiffles avait trop peu souci de son existence, et il était trop habitué aux vicissitudes du métier de trappeur, pour s'inquiéter de la situation assez critique, d'ailleurs, dans laquelle il se trouvait. Aussi riait-il cordialement de la mine piteuse que faisait Mac Carthy, pendant que sa robuste amante procédait à ces diverses opérations. Il se doutait bien que c'était là le métis, ce fils de l'ancien gouverneur du fort du Prince-de-Galles dont avait parlé Louis-le-Bon. Au surplus, il l'avait déjà rencontré quelques mois auparavant et lui avait presque sauvé la vie. --J'ai été bête, marmottait Nick, avec son sourire narquois; oui bête comme une bête à quatre pattes, quoique je n'as aie que deux; mais dans la famille des Whiffles on n'en fait jamais d'autre. Si au lieu de lui donner à manger, ce jour où je le trouvai couché dans le creux d'un rocher, manquant de munitions et mourant de faim, je n'eusse point partagé mes provisions avec lui, tout ça n'aurait pas eu lieu et je ne serais pas, à présent, dans une des plus maudites petites difficultés qui me soient jamais arrivées, ô Dieu, non! Après tout, le voici joliment arrangé! Ah! ce n'est jamais impunément qu'on fait le mal en ce monde. Je suis sûr que, d'une façon ou d'une autre, ceux qui s'écartent de la bonne route sont châtiés même ici-bas! Mais il faudra ruser avec ce gaillard-là! Le voici qui me reconnaît. Jouons au plus fin. Mac Carthy avait effectivement aperçu Nick Whiffles, dont on ne pouvait oublier les traits fantastiques une fois qu'on les avait entrevus. Honteux d'abord du rôle ridicule auquel Kitchi-Ickoui le condamnait en présence d'un blanc, il détourna ses regards. Mais, après réflexion, il résolut de faire contre fortune bon coeur et d'employer Nick Whiffles à un projet qu'il méditait depuis son retour au village chippiouais. --A qui appartient cette face pâle? demanda-t-il à la Grande-Femme. --Elle appartient à Kitchi-Ickoui, répondit celle-ci. --Mon épouse chérie veut-elle m'en faire présent? --Dans quel but? --Je désire que cet homme soit mon esclave. --Si tel est le désir de mon bien-aimé, qu'il soit satisfait, dit Kitchi-Ickoui en couvant des yeux l'avocat. --Je remercie l'amante de mon coeur. --Maintenant, dit la Grande-Femme, je t'ai investi de l'autorité souveraine; tu es mon mari; je ferai tout ce qui te plaira; en moi tu trouveras la soumission, l'empressement à courir au-devant de tes souhaits, la constance, car je t'aime avec passion, et nul autre homme que toi n'entrera dans ma couche; mais, sache-le, en échange de mes preuves de tendresse, je veux une fidélité égale à la mienne; je veux que tu m'appartiennes tout entier et que tu renonces à jamais à l'idée de retourner parmi les Visages-Pâles. Mac Carthy protesta de son dévouement, et la Grande-Femme ajouta: --Prends ton esclave, conduis-le à notre wigwam, et reviens aussitôt t'asseoir au banquet de chair de phoque et d'huile de baleine que je veux offrir à nos guerriers pour les récompenser de la victoire qu'ils ont remportée! Dès qu'elle eut parlé, Mac Carthy aborda Nick. --Ne craignez rien... commença-t-il. --Craindre! fit le trappeur en haussant les épaules; est-ce que j'ai jamais eu peur, moi! --Ce n'est pas cela que je veux dire. Mais vous m'avez rendu un service..... --Ta! ta! ta! choses passées, choses oubliées, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Vous êtes un drôle de corps! dit James en souriant. --Pour ça, oui, mais pas si drôle que vous, avec votre boucle d'oreille au nez, riposta Whiffles. Mac Carthy sentit le rouge lui monter au visage. Néanmoins, il sut dissimuler son dépit. --Voulez-vous m'obliger? dit-il au bout d'un instant. --Obliger! obliger quelqu'un, c'est mon état; et quoique, entre nous, je n'aime pas beaucoup la couleur de votre peau, car les demi-sang, voyez-vous, c'est... James, prévoyant que Nick allait, avec sa rude franchise, lui lancer à la face quelque nouvelle injure, James l'interrompit. --Si vous voulez recouvrer votre liberté, il s'agit, dit-il, de suivre mes avis. --On verra, dit Whiffles d'un ton bourru. --Ici, reprit Mac Carthy, je suis le maître, comprenez-le bien. D'un mot, d'un signe, je puis vous envoyer au bûcher. Il est donc de votre intérêt de m'écouter. La nécessité d'opposer l'astuce à l'astuce avertit Nick de baisser le diapason de sa voix. --Oui bien, je le jure, votre serviteur! répondit-il avec une humilité dont, certes, il n'était guère coutumier. --Je suis prisonnier comme vous, poursuivit James, mais la passion de cette vieille folle pour moi m'a affublé de titres... --Vous appelez ça des titres? --Oh! soyez certain que je ne les ambitionnais guère. --C'est pourtant beau, ma foi, d'être le mari d'une créature comme celle-là! dit Nick avec une sorte d'ironie. Quelles épaules elle vous a! Quelle tête, quels bras quelles jambes, et les pieds! Hum! rien qu'à la regarder... --Si elle vous plaît! --Sans doute qu'elle me plairait. Mais si j'avais jamais avec elle une maudite petite difficulté... Nick s'arrêta et hocha la tête. --Eh bien? fit Mac Carthy en riant. --J'aurais peur de n'être pas le plus fort, ô Dieu, oui! --Revenons à notre sujet, dit James; vous me servirez? --Sans doute, puisqu'il le faut. --Si vous tenez votre parole, dans huit jours nous serons libres, car j'ai hâte de quitter ces horribles sauvages. Mais vous me jurez une obéissance aveugle, n'est-ce pas? --Parlez, bourgeois. --Il y a, continua James, dans la hutte où l'on vous enfermera, une jeune personne blanche, qui a été enlevée de la factorerie du Prince-de-Galles par ces brigands. La frayeur lui a fait perdre la tête. Elle me prend pour son ravisseur, et vous racontera de moi des choses insensées. N'en croyez pas un mot; car je l'aime de tout mon coeur. Elle-même a pour moi une véritable affection, et nous nous marierons dès qu'elle aura recouvré la raison... --Compris! compris! Mais auparavant il faudra nous échapper, dit Nick avec un air de bonhomie dont Mac Carthy fut complètement la dupe. --Alors c'est entendu, reprit ce dernier. --Entendu, bourgeois. --Soyez certain d'une récompense... --Bon, bon. Mais j'ai les mains attachées! --On va vous les délier, dit James en retournant vers Kitchi-Ickoui. Il lui dit un mot, et la Grande-Femme ordonna de trancher les cordes qui garrottaient les bras du trappeur. Puis les Chippiouais s'acheminèrent tumultueusement vers le village. Quatre d'entre eux conduisirent Nick Whiffles au wigwam de Kitchi-Ickoui, pendant que leurs compagnons, dirigés par le nouvel okema et sa colossale épouse, envahissaient la hutte aux banquets de grande cérémonie. Le trappeur fut introduit dans la cabane souterraine, et ses gardiens en refermèrent extérieurement la porte au moyen de lourds, quartiers de roches. --Ouais! exclama Nick en entrant, il ferait joliment bon prendre une prise de tabac avant de mettre le pied ici, car ça ne sent pas tout à fait la rose! ô Dieu! non. Et il éternua deux ou trois fois avec violence. Puis il ajouta: --Encore, si on y voyait clair. Mais c'est pis qu'au fin fond du Vésuve, où descendit une nuit mon oncle le grand voyageur dans l'Afrique Centrale, oui bien! je le jure, votre serviteur! --Est-ce vous, monsieur? demanda à cet instant une voix dans l'obscurité. --Moi-même, Nick Whiffles, fils de James, fils de Peter, fils de Joseph, fils de John, fils d'Isaac, fils d'Aaron, fils... --Mais par quel hasard? interrompit la même voix. --Ah! la jolie créature... c'est-à-dire, non, pardon, madame Robin! c'est moi qui suis aise de vous revoir, s'écria Nick en s'avançant vers Victorine, assise dans un coin de la loge. --Comment se fait-il? --On vous dira ça; on vous le dira tout de suite, chère dame du bon Dieu. Et Nick, avec la loquacité ordinaire, se hâta de raconter à madame Robin ce qui était survenu depuis l'entretien qu'elle avait eu avec Poignet-d'Acier. --Pensez-vous qu'il soit sorti de ce mauvais pas? dit-elle quand il eut fini. --Lui! pas de danger pour lui. Bientôt vous en entendrez parler. Occupons-nous de vous, c'est le plus pressé. --Ah! dit-elle, nous aurons de la peine à nous évader, ce Mac Carthy... --Qu'il s'avise de vous regarder de travers! s'écria Whiffles d'une voix tonnante. Fiez-vous à moi, madame! Je suis l'ami de Poignet-d'Acier; je m'en fais gloire, et vous verrez avant peu que le vieux Nick a encore dans sa gibecière plus de tours que l'on ne pense, sans me vanter, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Votre présence seule me rend tout mon courage dit avec joie la pauvre Victorine. --A présent, reprit le trappeur, je suis fatigué, sauf votre respect. Un peu de sommeil me rafraîchira l'esprit. Et quand je m'éveillerai, nous examinerons la situation. Sur ce, il s'étendit sans façon près du feu, et un vigoureux ronflement ne tarda pas à annoncer que le brave aventurier voyageait dans le royaume des songes. Une heure s'écoula ainsi. Madame Robin, pleine de douces espérances, rêvait avec délices au bonheur d'échapper enfin à son affreuse condition, quand une sorte de grattement continu vint frapper ses oreilles. Étonnée, indécise, elle écouta attentivement. Le son continue, il approche, il est près d'elle! --Nick! dit-elle à voix basse. --Qu'y a-t-il? demanda le trappeur en se frottant les yeux. --Entendez-vous? --Oui bien... --Qu'est-ce que cela? --Attendons! Une minute s'écoule dans un silence troublé seulement par les palpitations du coeur de la jeune femme, et tout à coup une partie de la muraille du wigwam se détache. La tête d'un ours blanc parait au milieu des décombres. Victorine pousse un cri de terreur. --Ah! je savais bien que la Providence nous tendrait la main, ô Dieu, oui! exclama Nick Whiffles. Et saisissant dans ses bras madame Robin à demi évanouie, il s'enfonça avec elle dans le trou fait par l'ours, après avoir adressé à celui-ci un regard d'intelligence. CHAPITRE XXI CONCLUSION On sait généralement que l'Outaouais ou Ottawa, séparation naturelle du Haut et du Bas-Canada, est une superbe rivière, longue de deux cents lieues environ, qui se jette dans le Saint-Laurent à quelques milles au-dessus de Montréal, après avoir arrosé dans son parcours une des régions les plus fécondes du globe. Cependant, aujourd'hui même, les rives de l'Outaouais sont à peine colonisées sur le tiers de leur étendue. Mais, depuis plus de deux siècles, cette rivière sert de grande route aux aventuriers qui voyagent du Canada aux solitudes de la baie d'Hudson. C'est leur principale voie de communication entre l'est, l'ouest ou la nord, l'océan Atlantique, le Pacifique ou la mer Glaciale [44]. [Note 44: Pour les détails de l'un de ces voyages, voir la _Huronne_.] Non loin de sa source, sur la limite extrême des établissements et du désert, entre les 47° et 48° de latitude et 80° de longitude, l'Outaouais se développe en une expansion à laquelle on a donné le nom de lac Timmiskaming. Quoique très-fertiles, les bords de ce lac étaient encore incultes en 1883. Seuls le pied de la bête fauve et le mocassin du Peau-Rouge ou du trappeur blanc les avaient foulés. Rarement, et à de grandes distances les uns des autres, y rencontrait-on quelques wigwams en peau; plus rarement encore une hutte de bois grossière, et cela quoique les prairies et forêts environnantes fussent aussi giboyeuses que les eaux du lac étaient poissonneuses. Cependant, par une chaude soirée du mois d'août de cette année 1833, on pouvait remarquer, à la pointe du promontoire qui, s'avançant au nord du lac, lui donne la figure d'un coeur, deux cabanes, d'un aspect agréable, presque élégant. L'une surtout, avec son toit et ses murs tout tapissés de chèvrefeuilles, liserons, convolvulus, clématites et autres plantes grimpantes, semblait une corbeille de fleurs, tant l'or, l'émeraude, l'écarlate, l'azur, l'ornaient de leurs vives couleurs. Placée à l'est, sa porte regardait le lac, uni comme une glace, et dont les ondes transparentes laissaient apercevoir des troupes folâtres de poissons aux écailles aussi étincelantes que le diamant. Au nord, un tertre couvert d'une fraîche verdure abritait contre la bise cette habitation primitive il est vrai, mais dont le site et le cadre conviaient irrésistiblement à l'amour. Pour moins coquette qu'elle fût, la seconde loge, élevée à vingt-cinq ou trente pas en avant de celle que nous venons d'esquisser, annonçait, dans son architecte, une main intelligente et un esprit prévoyant. Cette loge protégeait l'autre, et des meurtrières, ouvertes dans la haute palissade dont elle était entourée, annonçaient que les occupants ne se croyaient pas tout à fait en sûreté dans leur retraite. Les précautions qu'ils avaient prises n'étaient assurément pas superflues le soir dont nous parlons, car, couchés dans des buissons sur la lisière d'un petit bois, à une portée de fusil des deux huttes, une douzaine de sauvages, armés en guerre, paraissaient attendre que la nuit fût tout à fait venue pour accomplir un mauvais dessein. Ils parlaient bas; mais à la douceur, à la facilité de leur idiome, à l'abondance de leurs paroles, un nord-ouestier eût aisément reconnu des Chippiouais. Il n'y avait pas à s'y méprendre, bien que leur costume fût celui des Indiens du Sud. A quelque distance d'eux causaient chaleureusement un homme et une femme:--lui un métis, portant les insignes de chef; elle une squaw, aux proportions colossales, à la voix fière, impérieuse. C'était Kitchi-Ickoui, et c'était James Mac Carthy. --J'ai eu confiance en ta parole, disait la première mais si tu me trompais! --Te tromper! s'écria le métis avec vivacité; crois-tu donc que j'aie oublié tes bontés pour moi? crois-tu que je ne sache pas apprécier la grandeur de ta tendresse et la supériorité de tes charmes? --Oui, mais la face-pâle est bien belle aussi! dit Kitchi-Ickoui d'un ton soucieux. --Mes yeux sont fermés à tous les attraits qui ne sont pas les tiens. --Pourquoi alors avoir quitté les bords de la Grande-Baie [45]? Nous y étions puissants et heureux, dit-elle rêveusement, comme si elle répondait à un pressentiment secret. --Ne l'ai-je point dit à la reine adorée de mon coeur? L'esclave blanche que je lui avais amenée possède la médecine qui donne le pouvoir sur tous les _semagainaschouabi_ [46]. Emparons-nous d'elle, et nous dominerons les visages-pâles. Désormais la race de ma soeur aura l'omnipotence, non-seulement sur les anciens territoires de chasse qu'elle occupait naguère, mais sur les pays que possèdent ses ennemis. Devenus esclaves, ils lui fourniront autant d'armes, de poudre, de couvertes, de rassade et d'eau-de-feu qu'elle en désirera... [Note 45: La baie d'Hudson.] [Note 46: Les guerriers blancs.] --Autant d'eau-de-feu que j'en voudrai! en es-tu sûr? demanda la Grande-Femme avec un accent et un geste témoignant que, parmi toutes les séduisantes promesse» dont la berçait Mac Carthy, l'alcool avait sa préférence. --J'en suis sûr, repartit le Bois-Brûlé. --Mais il est convenu, continua la Grande-Femme après un moment de réflexion, il est convenu que ta face-pâle nous la brûlerons. --Quand elle m'aura livré sa médecine. --Non pas à toi! répliqua brusquement Kitchi-Ickoui. --Mais elle ne la peut donner qu'à un homme qui passera un quart de lune seul dans une loge avec elle. --Je choisirai un de nos jeunes guerriers. Mac Carthy secoua la tête. --L'esprit que j'ai vu, dit-il, ordonne que cet homme soit une peau cuivrée. --Toi, peut-être! s'exclama la Grande-Femme avec une explosion de colère indicible. --Que ma soeur, dit-il froidement, consulte elle-même Kitchi-Manitou. N'est-ce pas lui qui déjà a favorisé les desseins de ma soeur? lui qui m'a amené près d'elle, lui qui a livré la factorerie de la rivière Churchill et a débarrassé mon adorée de son mari? N'est-ce pas Kitchi-Manitou aussi qui a mené la face-blanche dans notre loge, qui nous a indiqué les traces de la fugitive? --Et, dit Kitchi-Ickoui, sa médecine donne l'eau-de-feu en abondance? --Elle n'en laisse jamais manquer. C'est la médecine du bonheur! et cette médecine, elle est là... dans ce wigwam. En prononçant ces mots Mac Carthy désigna du doigt la cabane fleurie dressée à la pointe du promontoire. Que loin on était, dans cette cabane, de soupçonner la présence des Chippiouais! A l'intérieur, un jeune homme et une jeune femme, placés l'un près de l'autre, respiraient avec amour, par la porte entr'ouverte, les senteurs de la brise du soir. Le jeune homme était couché sur un lit de fougères et de sapinage, la jeune femme, assise sur un billot de bois, à son chevet, tenait une de ses mains doucement pressée dans les siennes. --Mon cher Alfred, disait-elle, en le contemplant avec une affection profonde, que de bénédictions nous devons à Dieu pour nous avoir réunis. En arrivant à Québec, je fonderai une messe à perpétuité en reconnaissance.... --Du capitaine Poignet-d'Acier! --Ah! lui aussi est bon. --Bon, brave, généreux, libéral, l'homme de bien par excellence, celui à qui deux fois je devrai l'inestimable félicité de posséder ma Victorine [47], dit Alfred, se penchant pour donner un baiser à la jeune femme. [Note 47: Voir la _Huronne_.] --Oui, reprit-elle, souriante. Mais on peut dire que, chaque fois, il m'a fait peur! La première, il se présente, pour m'enlever, en Indien si horrible que tout le monde à la Mission en était épouvanté; la deuxième, c'est sous la robe d'un ours blanc qu'il apparaît... --La peau de l'ours qu'il avait tué avec ce brave Nick Whiffles, m'as-tu dit. --Oui, celle qui lui avait servi à échapper aux Chippiouais. Enfin, comprends-tu ma frayeur à la vue d'un ours blanc débouchant tout à coup par le mur de la hutte où j'étais prisonnière? Si Nick Whiffles n'eût été là, je serais morte... --Vilaine, veux-tu bien ne pas dire de ces choses-là! fit Alfred en lui prenant de nouveau la tête pour l'embrasser. --Ah! poursuivit Victorine, après avoir rendu à son mari caresse pour caresse, je n'étais pas au bout de mes terreurs. Dans ce lit de rivière desséché au fond, glacé au-dessus, par lequel Poignet-d'Acier avait passé pour arriver à la cabane et qu'il nous fallut longer l'espace de plus d'un demi-mille afin de gagner une issue au-delà du village des Chippiouais, je me serais évanouie d'épouvante sans l'intensité du froid, car je ne savais pas que notre ours fût un... --Homme! acheva Alfred en riant. --Le meilleur de tous! --Assurément, ma chère Victorine. --Après-toi, cependant, câlina la jeune femme. --Flatteuse! --Méchant, qui se sauve à l'extrémité du monde parce que... --Je désespérais de te revoir. Mais plus méchante, toi... --Qui vais chercher mon coureur à travers des dangers... --Quand je songe à ce Mac Carthy! s'écria Alfred en fronçant les sourcils. --Ne parlons plus de lui, je t'en supplie! --Moi qui le croyais notre ami! --Mais quelle idée d'avoir poussé tes explorations jusqu'à la rivière de la Mine-de-Cuivre! demanda madame Robin pour changer le cours de la conversation. --Des idées! est-ce que j'en avais? Je cédais au besoin de m'agiter, de marcher... --Pauvre bon! dit Victorine avec une tendresse passionnée. Heureusement encore que la Providence nous a fait rencontrer sur les bords de la baie Saint-James, car sans cela tu partais vers l'Ouest, moi je me laissais ramener au Canada... --La Providence que tu invoques, c'est Poignet-d'Acier, puisqu'il avait dépêché sur ma route un Indien de ses amis, Corne-de-Taureau. --Ah! qu'il me tarde d'être rendue à notre cottage de Lorette! Mais nous ne nous quitterons plus jamais, tu me le jures, Alfred. --Et je scelle le serment sur tes lèvres, dit gaiement le jeune homme. Victorine reprit après un instant de silence: --Espères-tu être bientôt en état de marcher? --Dans huit jours au plus, je puis déjà mouvoir ma jambe. --Maudite chute! sans elle nous serions, depuis un mois, rentrés chez nous. --N'es-tu donc pas bien ici, petite femme? Cette cabane restaurée par nos amis est charmante. Nous jouissons d'une vue fort agréable. La carabine de Nick Whiffles ne nous laisse pas manquer de gibier; les lignes de Louis-le-Bon nous fournissent chaque jour d'excellent poisson, et Poignet-d'Acier nous marque une amitié... singulière! Sa conduite envers moi a toujours eu quelque chose de mystérieux!... La jeune femme n'entendit pas ces dernières paroles. --Que veux-tu, mon ami, dit-elle d'un ton inquiet, ici je ne suis pas rassurée. Il me vient, malgré moi, des appréhensions.... --Oh! l'enfant! fit Alfred avec un sourire. --Je vais allumer une torche, car voici la nuit! --Quoi! déjà? --Mais il faut nous..... --Ne trouves-tu pas que les lueurs des mouches-à-feu et le scintillement des étoiles éclairent assez les ténèbres? dit Alfred en pressant la jeune femme contre sa poitrine. --Non, mon ami, l'obscurité me donne des frissons... Entendez-vous? --Le murmure des vagues qui lutinent sur le rivage. --Écoutez!... écoutez! Mon Dieu! Soudain le silence de la nuit avait été troublé par des hurlements féroces auxquels s'était mêlée la détonation de plusieurs armes à feu. Découverts par Nick Whiffles, qui, avec Poignet-d'Acier et Louis-le-Bon, habitaient la première cabane, les Chippiouais venaient de se précipiter tumultueusement sur les aventuriers. Aussitôt, les trois carabines de nos chasseurs répondirent à leur attaque. Elles abattirent trois Indiens, il en restait neuf, y compris Kitchi-Ickoui et Mac Carthy. Ils se ruèrent contre l'enceinte palissadée, pendant que le métis courait à toutes jambes, suivi par la Grande-Femme, vers la hutte occupée par Alfred Robin et sa femme. Mais, à travers les ombres naissantes, Poignet-d'Acier et Nick Whiffles distinguèrent leurs mouvements, comprirent leur intention. --Reste ici et tiens ferme, mon cousin, dit Nick à Louis-le-Bon. Ensuite, il se jeta hors de la palissade. Poignet-d'Acier l'avait précédé. Déjà Mac Carthy atteignait la porte du second wigwam. Les cris d'horreur poussés par Victorine, les imprécations de son mari, qui essayait vainement de se lever, dominaient les bruits de la lutte, quand, de sa main de fer, Poignet-d'Acier arrêta le métis. James tenait un pistolet. Il fit feu; le capitaine tomba. --O vermine, tu n'iras pas plus loin! dit Nick Whiffles d'une voix furieuse. Et la crosse de sa carabine s'abat, mortelle massue, sur le crâne du Bois-Brûlé. James Mac Carthy roule aux pieds du trappeur pour ne se plus relever. Mais la Grande-Femme est là, brandissant un tomahawk. Les jours de Whiffles sont en danger. Il se retourne, se jette sur elle, lui enlève son arme, et, malgré les égratignures, les morsures dont elle le gratifie libéralement, il parvient à l'étreindre, à lui lier pieds et mains avec les cordons du skipertogan, sac à médecine, qu'elle porte au cou. Son exploit, Nick l'assaisonne d'un déluge de réflexions qui se terminent par ces mots: --Assurément, tu mérites la mort, madame Forte-Gorge; mais vrai, là, j'ai un faible pour toi; et puis, d'ailleurs, dans la famille des Whiffles, on n'aime pas à tuer les femmes, parce que s'il y a peu de chose de bon dans une femme en vie, il n'y a rien du tout dans une femme trépassée; oui bien, je le jure, votre serviteur! Ayant alors attaché Kitchi-Ickoui à un arbre, il saisit Poignet-d'Acier dans ses bras, entra dans la cabane et dit à Victorine: --Veillez au capitaine, il est blessé. Puis, Nick Whiffles revola au combat. --Blessé! vous êtes blessé! dit madame Robin en allumant une torche de résine. --Silence, mes enfants, ordonne Poignet-d'Acier, qui a été déposé sur le lit à côté d'Alfred; silence! je n'ai plus que quelques instants à vivre. Je dois vous parler; ne m'interrompez pas... Ils se mettent à pleurer. --Donne-moi ta main, Alfred, mon enfant, mon fils, dit le capitaine, et vous aussi, Victorine, ma fille chérie, car je sens que je m'en vais... Pauvre Alfred, tu as été surpris de l'intérêt que je te portais... Cet intérêt était bien naturel, quoique j'aie commencé, trop tard à t'en donner des preuves... Tu es mon petit-fils... le fils de ma fille Adèle... une enfant que j'ai fait mourir de chagrin parce qu'elle avait souffert qu'un misérable... un Anglais... ton propre père... et celui de ta soeur-jumelle Mariette [48]... la déshonorât!... Mariette, elle aussi, je l'avais abandonnée... à Québec... Elle a péri dans la misère... de faim, de froid... Jacques [49] me l'a dit... Puisse-t-elle me pardonner... et toi aussi, Alfred... pardonne-moi!... Et pourtant, moi, je n'ai jamais pardonné... je ne puis pardonner... aux Anglais... Ah! le froid me gagne... ta main sur mon coeur, Alfred... la vôtre, Victorine... Adieu, mes enfants... Adieu... Vivez pour arracher le Canada à l'odieuse tyrannie anglaise! Ce souhait suprême, Poignet-d'Acier l'énonça de cette voix vibrante et impérieuse qui rappelait les beaux jours d'espérance où il dirigeait la révolution canadienne [50]. [Note 48: Voir la _Huronne_.] [Note 49: Voir la _Tête-Plate_.] [Note 50: Voir les _Derniers Iroquois_.] --Oui, mon père, je vivrai pour continuer la défense de la cause que vous avez si dignement soutenue! s'écria Alfred avec enthousiasme. --Ah! ciel! ses doigts sont glacés, fit Victorine en tressaillant. --Encore une maudite petite difficulté de moins! Ces brigands de Peaux-Rouges sont en déroute! et, ma foi, j'ai lâché leur madame Large-en-Taille, quoiqu'elle fût tonnerrement appétissante, dit Nick, pénétrant dans la wigwam. Mais comment va le capitaine?... Je pense bien... --Prions Dieu pour le repos de son âme! dit Alfred, en montrant le corps inanimé de Poignet-d'Acier. Le vieux Whiffles ôta respectueusement son casque de loup marin; on vit deux grosses larmes couler le long de ses joues; il s'agenouilla en silence près du cadavre, et pendant près d'un quart d'heure demeura plongé dans une absorbante méditation. Lorsqu'il se releva, ses traite étaient profondément altérés. --Mes amis, dit-il aux jeunes gens, c'est ici que Poignet-d'Acier est mort, c'est ici que Nick Whiffles doit mourir. Laissez-lui, je vous en prie, le corps du capitaine, il l'enterrera en ces lieux; car ces cabanes furent les dernières construites par votre protecteur lorsque nous partîmes ensemble à votre recherche... Lui-même, j'en suis sûr, les aurait choisies pour y dormir son grand sommeil, s'il avait été prévenu que la mort le frapperait si tôt. Les deux jeunes gens versaient des pleurs abondants. --N'est-ce pas que vous m'y autorisez? reprit Nick. J'aurai bien soin de sa tombe, quand vous serez partis. --Mais vous? demanda Victorine à travers ses sanglots. --Oh! moi, répondit Whiffles avec un mélancolique sourire, le bon Dieu qui m'a protégé jusqu'à ce jour ne m'abandonnera pas. Il n'abandonne jamais ceux qui ont foi en lui; oui bien, je le jure, votre serviteur! Contrexéville, juillet 1863 FIN TABLE CHAPITRE I. A Lorette. -- II. Le fort du Prince-de-Galles. -- III. James Mac Carthy. -- IV. L'Étoile-Blanche. -- V. James Mac Carthy et Victorine Robin. -- VI. Pêche, chasse, crime, punition. -- VII. Traître. -- VIII. Les Chippiouais. -- IX. Le» Chippiouais (suite). -- X. Les obsèques du gouverneur. -- XI. Poignet-d'Acier. -- XII. Les ennemis. -- XIII. La suite d'une trahison. -- XIV. Le talisman. -- XV. Entre Peaux-Blanches et Peaux-Rouges. -- XVI. L'aversion et l'amour. -- XVII. Nick Whiffles et Poignet-d'Acier. -- XVIII. Tristesse et l'ours blanc. -- XIX. Nick Whiffles dans «une maudite petite difficulté». -- XX. L'évasion. -- XXI. Conclusion. ________________________________________ ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY. E. GREVIN, SUCCr. End of the Project Gutenberg EBook of Poignet-d'acier, by Émile Chevalier *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POIGNET-D'ACIER *** ***** This file should be named 18672-8.txt or 18672-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/8/6/7/18672/ Produced by Rénald Lévesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. *** END: FULL LICENSE ***