Peaux-rouges et Peaux-blanches

By H. Emile Chevalier

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Title: Peaux-rouges et Peaux-blanches

Author: Émile Chevalier

Release Date: August 14, 2006 [EBook #19045]

Language: French


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                               A MON AMI
                         CAMILLE DE LA BOULIE
             Directeur du Syndicat administratif de France.

                           H.-E. CHEVALIER



                             PEAUX-ROUGES
                                  ET
                            PEAUX-BLANCHES

                                  PAR

                           ÉMILE CHEVALIER

                                 PARIS
                        CALMANN-LEVY, ÉDITEURS
                            3, RUE AUBER, 3




A M. ÉMILE DESCHAMPS,

Vous aussi, mon cher poète, si doux, si aimable, vous, l'une des gloires
de la France et le charme de notre petite colonie contrexevilloise, vous
avez conspiré avec mes amis, et m'avez imposé une tâche bien lourde,
l'HISTOIRE ANECDOTIQUE DU CANADA. Haute responsabilité. Ne
succomberai-je pas sous le fardeau? Pour m'encourager, pour me soutenir
et, peut-être, me garer en cas d'échec, je place l'oeuvre sous votre
patronage. En voici le premier volume, acceptez-le, et croyez, quel que
soit d'ailleurs son sort en ce wide, wide wold, mon amitié la plus
sincère...

H-ÉMILE CHEVALIER.
Contrexeville (Vosges), juillet 1864.




                            CHAPITRE PREMIER

                           LES DOUZE APOTRES


--Allons, Judas, verse-moi un verre de whisky, car je me sens altéré en
diable.

--Vous pouvez bien vous servir vous-même! fut-il répondu d'un ton sec.

--Et si je veux que ce soit toi qui me donnes à boire, reprit le
_Mangeux-d'Hommes_, en fronçant les sourcils.

Judas leva dédaigneusement les épaules.

--Par le Christ, mon frère aîné! ne m'entends-tu pas? continua le
premier.

--La gourde est près de vous, riposta Judas.

--Eh! ce n'est pas cela que je te demande...

--L'enfer vous confonde! vous êtes ivre comme un Indien.

--Ivre! ose répéter que je suis ivre, vilain Iscariote hurla l'autre en
assénant sur la table un coup de poing, dont les échos de la salle
répercutèrent longuement le son.

--Oui, vous êtes ivre.

Le Mangeux-d'Hommes se dressa, d'un bond, sur les pieds.

Ce mouvement ne parut pas causer la moindre impression à Judas, qui
tailladait, avec son couteau, le banc sur lequel il était assis. Pourpre
d'alcool et de colère, son interlocuteur arma un revolver.

--Si tu ne m'obéis pas, je te casse la tête!

--En campagne je suis votre lieutenant, toujours prêt à me conformer à
vos ordres, mais ici, hors du service, votre égal.

--Mon égal, toi!...

--Voyons, capitaine, pas de bêtises!

--Qu'entends-tu par des bêtises?

--J'entends qu'il ne faut pas quereller pour des riens, quand nous avons
à causer de choses sérieuses.

--Tu voudrais me braver, hein?

--Du tout; je veux que vous soyez raisonnable. Vous avez bu outre
mesure, ce matin...

--Tu mens!

A cette insulte, le front de Judas se plissa, un éclair de ressentiment
flamboya dans ses yeux: néanmoins, il demeura maître de lui et repartit
avec calme:

--A votre aise; mais rasseyez-vous, et parlons de notre projet.

--Et s'il ne me plaît pas de me rasseoir! vociféra le Mangeux-d'Hommes,
en frappant de nouveau la table, avec son pistolet, mais si violemment
que plusieurs des coups dont il était chargé firent explosion et que la
crosse se brisa en vingt morceaux.

Judas ne put réprimer un éclat de rire, ce qui acheva d'exaspérer son
chef.

--Ah! brigand, tu te moques de moi! proféra-t-il entre les dents.

--Le fait est que vous prêtez à la plaisanterie.

--La plaisanterie! je vais t'en donner, des plaisanteries, moi! En
disant ces mots, le Mangeux-d'Hommes avait tiré de sa gaine un long
coutelas pendu à sa ceinture, et il se précipitait, écumant de rage, sur
son lieutenant.

Celui-ci n'aurait pas eu de peine à se défendre contre un homme pris de
liqueurs et à le désarmer; mais, au même moment, la porte de la salle où
se passait cette scène s'ouvrit, pour livrer passage à une dizaine
d'individus, qui se jetèrent au devant du capitaine et l'arrêtèrent,
malgré ses menaces de mort, et la force prodigieuse qu'il déploya dans
sa lutte avec eux.

Ainsi que Judas, ces gens étaient accoutrés et équipés en aventuriers du
nord-ouest américain. Ils portaient le casque ou toque en peau de
loutre; un capot ou capote, de laine blanche, boutonné jusqu'au menton,
et serré à la taille par une ceinture multicolore, dite ceinture
fléchée, parce que les bouts qui flottaient sur leur côté étaient coupés
en fer de flèche; des mitasses ou guêtres en cuir de caribou, ornées de
longues franges et de verroterie appelée rassade; des mocassins ou
chaussures en peau molle, semblablement agrémentés.

A leur ceinture étaient passés un couteau, une hachette, une paire de
pistolets.

Quelques-uns avaient à la main une carabine, de fabrication grossière,
mais dont la crosse était décorée de clous à tête de cuivre, figurant
des dessins bizarres, des initiales, et le canon chamarré de plumes
brillantes, de rubans aux vives couleurs.

La plupart étaient robustes, taillés en Hercule; tous étaient marqués au
coin de l'audace; tous inspiraient l'effroi, ou l'aversion, car les
vicissitudes d'une existence coupable et turbulente avaient stigmatisé
leurs physionomies d'un cachet indélébile.

Ils avaient nom:
Pierre;
André;
Jean;
Philippe;
Jacques-le-Majeur;
Barthelemy;
Thomas;
Mathieu;
Thadée;
Jacques-le-Mineur;
Paul.
Et finalement Judas,--sobriquétisé l'Ecorché--, l'alter ego de ce
Mangeux-d'Hommes, qui, par un incroyable blasphème, se faisait appeler
Jésus.

Son surnom, l'Écorché le méritait de point en point.

Sept pieds de haut, droit comme un if, efflanqué, maigre plus qu'un
phthisique au troisième degré, il n'avait que la peau et les os.

Mais sous cette peau, tendue comme celle d'un tambour, les os faisaient
saillie partout. Et quoique longs, fuselés, aussi grêles que ceux d'un
loup après un hiver rigoureux, ils jouaient avec tant d'aisance sur
leurs charnières anguleuses, qu'on devinait aisément que l'ensemble
constituait une charpente solide comme le bronze, élastique comme
l'acier.

De vrai, l'Écorché avait la souplesse et la vigueur d'un ressort. Chose
étrange, cependant! avec l'apparence d'un tempérament fiévreux,
excitable au possible, il était généralement froid, d'une irritante
impassibilité. Son costume différait peu de celui des autres
aventuriers: seulement la nuance du capot, plus foncée, tirait sur le
gris de fer.

A son casque on remarquait une cocarde verte, symbole de son grade, et
sans doute aussi en souvenir de l'Irlande où il «avait reçu la
naissance,» suivant son expression.

Judas était le lieutenant de Jésus, le Mangeux-d'Hommes, commandant des
Douze Apôtres ainsi s'intitulait fièrement la bande dont nous venons
d'esquisser le tableau.

Ce titre, elle l'avait emprunté au lieu même qui lui servait de repaire:
les îles des Douze Apôtres, situées dans le lac Supérieur, près de son
extrémité occidentale.

C'est un archipel, couvert de sombres forêts de pins, du haut des
rochers duquel la vue embrasse un horizon immense, et assez rapproché de
la terre ferme pour qu'un canot puisse aborder en quelques heures.

Sur la plus grande des îles, les Français établirent,--y a bien des
années déjà,--un poste pour la traite des pelleteries. Appelé La Pointe,
parce qu'il s'élève au bout même de l'île, ce poste a conservé son nom,
quoiqu'il soit devenu, depuis le siècle dernier, la propriété des
Anglo-Saxons.

Une compagnie de commerçants américains le possède aujourd'hui, et y fait
des échanges considérables avec les Indiens du voisinage. C'est un lieu
de rendez-vous annuel pour l'homme rouge et le trafiquant blanc un point
de départ pour les excursions aux vastes solitudes de l'Amérique
septentrionale.

Bien défendu, bien garnisonné maintenant, le poste de la Pointe n'avait,
en 1836, que quelques employés, facteurs, commis, trappeurs et engagés,
pour la protéger contre la haine des Indiens et l'avidité des rôdeurs du
désert, hordes pillardes, composées de l'écume de la société civilisée
et de la lie des races sauvages ou métis, mais qui, sans cesse, errent
sur la frontière, dans le but de détrousser les chasseurs isolés et de
ravager les établissements des colons assez téméraires pour affronter
leur rapacité.

Malgré le petit nombre de ses habitants, le poste de la Pointe était
cependant, grassement approvisionné.

On disait que ses magasins renfermaient des fourrures pour plus de vingt
mille dollars, des articles de pacotille pour une somme égale et des
liqueurs en abondance.

Ce bruit parvint jusqu'à un chef de bandits qui désolait les rives du
lac Supérieur.

Le Mangeux-d'Hommes résolut de s'emparer de la factorerie et de s'y
retrancher comme dans une citadelle.

Ce criminel dessein fut bientôt mis à exécution, mais non sans pertes
pour le brigand, dont la troupe se trouva, après le coup fait, réduite à
douze hommes.

De là, l'idée de les baptiser les Douze Apôtres, du nom des îles dont
ils étaient devenus maîtres.

Les Douze Apôtres commencèrent par faire bombance, sans s'inquiéter
beaucoup de leur sûreté personnelle, car ils savaient que de longtemps
on ne se hasarderait à les relancer dans leur repaire.

Pour varier les plaisirs, ils se livraient à de fréquentes incursions
dans le voisinage, ruinaient les habitations des trappeurs, ravissaient
les jeunes Indiennes, et poussaient l'insolence jusqu'à inquiéter les
mineurs de la presqu'île Kiouinâ, ou diverses sociétés industrielles
avaient déjà entrepris l'extraction du minerai de cuivre sur une grande
échelle.

Quand les misérables eurent gaspillé leur butin, ce fut pis encore. Ils
osèrent s'attaquer aux autres factoreries, comme celle de Fond du Lac,
et au printemps de 1831 ils interceptèrent la plupart des convois de
pelleteries destiné soit aux compagnies américaines, soit même à celle
de la baie d'Hudson, sur territoire Britannique.

Si grande que fut l'animosité générale contre les Douze Apôtres, plus
grande était encore la terreur qu'ils inspiraient,--leur chef surtout.

La légende, active, féconde, dans ces régions sauvages, s'était saisie
de lui. Elle en avait fait un être surnaturel, un dieu du mal.

Le Mangeux-d'Hommes se trouvait, d'ailleurs, parfaitement à son aise
dans l'habit merveilleux dont on l'avait revêtu.

D'une taille qui approchait celle de son lieutenant, mais d'une
corpulence démesurée, toutefois doué de proportions symétriques et d'un
visage qu'on ne pouvait s'empêcher d'admirer, malgré sa grosseur énorme.
Nulle ligne, dans ses membres, qui fût irrégulière; nul trait, dans sa
figure, qui ne fût d'une pureté antique. Si son air était dur,
impérieux, le plus souvent il savait l'adoucir, l'empreindre de
bienveillance, de tendresse, d'un charme infini, quand il le voulait.

Et sa voix! une voix de Stentor, qui s'entendait à plus d'un mille, qui
portait l'effroi partout où elle retentissait, cette voix il la rendait
suave, harmonieuse, enchanteresse à ses heures d'amour. Elle émouvait
les hommes, elle enivrait les femmes.

Une chose pourtant détonnait dans l'aspect de cet être superbe, ce
roi-démon de l'humanité.

Son costume.

Costume rouge qui lui prêtait les dehors d'un bourreau, toque, plume,
tunique de chasse, ceinture, culottes, bottes, tout était rouge, rouge
comme le sang.

Ce qu'on racontait de lui, de ses prouesses, je dépenserais un volume à
le redire.

Deux mots empruntés aux rapports des trappeurs suffiront pour donner une
idée de ce qu'il valait à leurs yeux: d'un coup de poing il avait
assommé un bison, il suivait un cheval à la course, logeait à deux cents
mètres de distance une balle dans l'oeil d'un daim, et à un mille
d'intervalle son oreille pouvait discerner, sur la prairie, le pas d'un
homme de celui d'une femme.

Nous sommes loin de nous porter garant pour ces récits et nombre
d'autres plus extraordinaires dont le Mangeux-d'Hommes était alors le
héros; mais tel on le représentait, et tel nous ne pouvions nous
empêcher de le montrer.

--Par le Christ, mon frère aîné, je vous égorgerai tous comme des
chevreaux, tas de racailles que vous êtes! s'écria-t-il, lorsque ses
gens l'eurent, à grand'peine, terrassé et désarmé.

Assurément, répondit l'Écorché d'un ton paisible; mais quand nous aurons
fait une prise que je sais.

--Toi, je te défends de parler!

--Et, cependant, je parlerai, capitaine, car j'avais une bonne nouvelle
à vous annoncer...

Tais-toi! fit le Mangeux-d'Hommes, roulant autour de lui des regards
furieux.

--Si je me taisais, vous seriez bien attrapé.

Le capitaine s'était relevé, toujours tenu par ses hommes qui
cherchaient à le calmer.

--D'abord, poursuivit son lieutenant, j'étais entré dans votre chambre
pour vous dire qu'on attend, à la pointe Kiouinâ, un navire, avec une
lourde cargaison expédiée aux mineurs.

--- Et c'est pour cela que tu m'as manqué de respect!

--J'en laisse juges nos compagnons. Un article du Règlement des Apôtres
porte...

--Je me moque des articles du Règlement!

--Porte, répéta flegmatiquement l'Écorché, que tous nous vous devons
respect et soumission dans les affaires du service...

--C'est vrai! dirent les bandits.

--Mais, continua Judas, cet article ajoute que, hors du service, nous
jouissons des mêmes droits que vous.

--C'est encore vrai, appuyèrent les auditeurs.

--Or, ajouta le lieutenant, vous m'avez ordonné de vous verser à boire:
j'ai refusé; c'était mon droit.

--Oui, oui.

--Lâchez-moi commanda, le Mangeux-d'Hommes.

--A une condition.

--Laquelle?

--Vous m'écouterez jusqu'à la fin.

--On t'écoutera, fils de...

--Pas d'injures.

--Bien; va! fit le capitaine en s'asseyant, les bras croisés sur le bord
de la table.

--Je disais donc, reprit l'Écorché, qu'en nous pressant un peu, nous
ferons une capture magnifique, qui remontera notre garde-manger, notre
cave, et nous procurera...

--Encore une de tes idées folles!

--Vous verrez, le navire attendu à la pointe Kiouinâ vient pour
ravitailler les gens des mines.

--Tu l'as déjà dit! grommela le Mangeux-d'Hommes. Mais le moyen de s'en
emparer?

--Le moyen! il n'est pas difficile.

--Nous ne sommes que treize. Ils sont deux cents aux mines! sans cela,
depuis longtemps, je serais maître des trésors...

--Suivez mes avis, capitaine, et ils seront à nous... avant un mois.

--Hum! hum tu es un beau diseur

--Et un bon faiseur, quand je m'y mets

--Toi! fit le chef avec un geste de mépris.

L'Écorché ne parut pas faire attention à ce mouvement.

--Vous saurez, dit-il, qu'ils sont peu nombreux à bord du navire, une
quinzaine seulement. Nous n'en ferons pas deux bouchées.

--D'où tiens-tu ces renseignements?

--Je les tiens de Jacques-le-Mineur, qui arrive du Sault-Sainte-Marie,
ou il a vu appareiller le bâtiment.

--Ah! ah! fit le capitaine, en se tournant vers l'homme que son
lieutenant venait de désigner.

--Oui, affirma celui-ci. J'étais allé, d'après vos ordres, au
Sault-Sainte-Marie, pour chercher les lettres de New-York...

--Je sais; passe.

--Et j'ai remarque qu'on affrétait un bateau pour Kiouinâ.

--Mais il est peut-être déjà arrivé à sa destination!

--Du tout. Il devait mettre à la voile huit jours après mon départ.

--En es-tu sûr?

--Comme de raison, capitaine; j'ai pris, là-dessus, toutes mes
informations.

--C'est qu'il y a loin d'ici Kiouinâ.

--Deux fois quarante-huit heures de navigation, au plus, fit l'Écorché.
Et notez que nous commençons à jeûner. Le cellier se vide et les saloirs
aussi. Quant à la chasse ou à la pêche, nous n'en sommes pas friands!

--Tout cela est bel et bon, mais comment s'emparer de ce bateau? murmura
le Mangeux-d'Hommes.

--En faisant diligence, nous le surprendrons, à la faveur de la nuit,
dans quelque baie. Il paraît, d'ailleurs, qu'il a, à son bord, un jeune
Français, un ingénieur, qui pourrait joliment nous servir si nous
entreprenions l'exploitation des mines, dit le lieutenant avec un
sourire d'intelligence à son chef.

--Par le Christ, mon frère aîné, j'adopte le projet, dit ce dernier en
se levant. Mais si tu nous mènes à une déception, maître Judas
Iscariote, gare à tes os j'en ferai des baguettes de tambour.

La boutade du capitaine souleva l'hilarité des assistants.

Je n'ai pas terminé, reprit l'Écorché, sans se fâcher ni partager la
gaîté des Apôtres.

--Qu'est-ce encore?

--C'est à vous seul que je dois parler.

--Qu'on sorte d'ici! fit le capitaine à ses gens. Ils se retirèrent
aussitôt par la porte qui leur avait donné accès.

--Eh bien?

--Eh bien, j'ai, la nuit dernière, enlevé Meneh-Ouiakon.

--Tu dis?

--J'ai enlevé Meneh-Ouiakon.

Le Mangeux-d'Hommes, qui avait frémi en entendant cette déclaration, se
prit à trembler. Son visage se colora et pâlit tour à tour; ses
paupières s'humectèrent, sa respiration devint chaude. Il se rapprocha
de son lieutenant, et, d'une voix altérée:

--Tu as enlevé Meneh-Ouiakon?

--Oui, près du poste de Fond-du-Lac.

--La nuit dernière?

--La nuit dernière.

--Et?...

Le capitaine ne put achever sa pensée, si vive était l'émotion qui le
poignait, mais ses yeux formulèrent éloquemment la question.

Judas répondit avec son flegme habituel:

--Elle est ici.

--Ici! Meneh-Ouiakon est ici! et tu ne me le disais pas plus tôt?

--Vous ne m'en avez pas laissé le temps.

--Mais, en quel coin? exclama le Mangeux-d'Hommes, saisissant, dans sa
puissante main, l'épaule de son lieutenant, et l'étreignant à la lui
briser.

--Je vais vous la montrer, répliqua l'Écorché avec une lenteur
désespérante.




                            CHAPITRE II

                       LE SAULT-SAINTE-MARIE


On sait que le lac Supérieur est le plus vaste volume d'eau fraîche
connu sur le globe. En longueur il a 120 milles, 160 milles dans son
extrême largeur, et 1750 de périmètre.[1]

[Note 1: Le mille anglais est environ le tiers de la lieue française.]

L'État du Minnesota borde ses rives ouest et nord-ouest; au sud il
confine au Wisconsin et au Michigan; les autres côtes ont pour limites
les possessions britanniques, auxquelles la moitié du lac divisé par une
ligne imaginaire, appartient.

Les eaux de ce lac sont d'une transparence étonnante[2].

[Note 2: Par un temps calme, j'ai souvent vu les poissons s'ébattre à
plus de dix brasses de profondeur.]

Il les reçoit par plus de deux cents affluents. Elles y descendent d'un
bassin qui embrasse une superficie 100,000 miles carrés.

Les parties nord et sud du Supérieur voient jaillir de leur sein une
foule d'îles.

Le centre en est à peu près dépourvu.

Au nord, plusieurs de ces îles forment d'excellents abris pour les
vaisseaux et offrent aux yeux du voyageur ses perspectives les plus
pittoresques.

La côte elle-même est fortifiée par des rochers escarpés dont
quelques-uns dépassent 300 mètres d'élévation.

Mais, au sud, le rivage se montre généralement bas et sablonneux,
quoique, en certaines places, il soit coupé par des chaînes de calcaire
ou des roches trapéennes et cuprifères énormes, comme le Portail ou les
Rochers Peints, la pointe Kiouinâ, les Douze-Apôtres, etc.

Encore aux trois quarts sauvage aujourd'hui, le littoral du lac
Supérieur ne tardera pas à se peupler, et à se fertiliser au soleil
fécondant de la civilisation, car, malgré la rigueur de l'hiver qui
règne pendant plus de six mois dans cette région, la terre y est bonne,
productive, riche en minéraux, et les eaux du lac abondent poissons
excellents de toute espèce.

Le Supérieur se relie aux lacs Huron et Michigan par une artère longue
de 63 milles, large d'un au plus, à laquelle nos missionnaires français,
qui en furent les premiers explorateurs, donnèrent, en 1642, le nom de
rivière Sainte-Marie, mais appelée par les indigènes Pauoiting,
c'est-à-dire Petite Cataracte.

Le souvenir de ces hardis découvreurs européens mérite d'être conservé.

C'était les pères Charles Rimbault et Isaac Jogues.

A cette époque, ils habitaient la Mission Sainte-Marie, près du lac
Huron.

Sur les bords de la rivière résidait une tribu sauvage qu'ils
convertirent.

La tribu s'appelait _Pauoitigouei uhak_, mot à peu près impossible à
articuler pour une bouche française.

Comme ces Peaux-Rouges témoignaient d'une grande agilité dans tous les
exercices du corps, mais principalement pour franchir les obstacles, nos
missionnaires convinrent de les nommer Sauteux ou Sauteurs, nom qui leur
est resté, comme celui de Sainte-Marie au canal que la nature a creusé
entre le lac Supérieur et les lacs Huron et Michigan.

La rivière Sainte-Marie est interceptée par des rapides dangereux, au
pied desquels s'élève, au sud, sur la rive américaine, un village appelé
Sault-Sainte-Marie, et au nord, sur la rive anglaise, un poste occupé
par la compagnie de la baie d'Hudson.

Le village est donc américain, le poste anglais.

Dans le premier, le gouvernement des États-Unis a installé une petite
garnison pour la protection de ses nationaux, qui se livrent à la traite
des pelleteries ou à l'exploitation des précieuses mines de cuivre dont
est, comme nous l'avons dit, enrichie la rive méridionale du lac
Supérieur, «primitivement appelé lac Tracy, en l'honneur de M. de Tracy,
qui fut nommé vice-roi d'Amérique par le roi de France au mois de juin.
1665» [3]. Dans ses curieuses Lettres sur les États-Unis d'Amérique, où,
à travers quelques appréciations fausses, on trouve des considérations
du premier ordre et des descriptions fort remarquables, le colonel
Pisani, qui visita le Sault Sainte-Marie en 1856, en a fait un tableau
auquel je suis heureux d'emprunter les lignes suivantes:

[Note 3: Mémoires de J. Long.]

«La mission Sainte-Marie du Sault fut fondée en 1665 par le père
Allouez.

«A cette époque, les missionnaires, et, par eux, le gouvernement du
Canada, connaissaient déjà parfaitement et la géographie du lac et la
nomenclature des tribus qui habitaient ses rives. Ces tribus étaient
nombreuses, et la liste de leurs noms est aussi longue que baroque; mais
la population de chacune d'elles était bien peu considérable. Trente
mille sauvages, au plus, erraient entre le lac Michigan, le
Haut-Mississipi et la baie d'Hudson, et avaient pour centre social,
géographique et religieux (si ces mots peuvent s'appliquer à des
agglomérations humaines à peine sorties de l'état de nature) la race
sud-est du grand lac. C'était principalement près du rapide ou
Sault-Sainte-Marie qu'ils se réunissaient, à l'époque du printemps, pour
s'y livrer à la pêche du poisson blanc, l'une des plus abondantes qu'il
y ait au monde, et pour vendre leurs pelleteries aux traitants
canadiens. Ces peuples se rattachent à trois langues mères, les langues
siouse, algonquine et huronne. C'est le nom d'Ouattouais [4] qui revient
le plus fréquemment dans les relations des jésuites, comme désignant les
tribus de l'extrême ouest par rapport au Canada. Ainsi les missions des
bords du lac étaient appelées missions chez les Ouattouais.

[Note 4: Ce nom doit s'écrire Outaouais.--H.-E. C.]

«Le christianisme, qui est la religion des races supérieures, eut peu de
prise sur les Ouattouais. Les jésuites furent presque toujours obligés
de tolérer chez les néophytes certains restes de leurs pratiques
idolâtriques, sous lesquels on feignait de trouver un fond de foi
orthodoxe. Mais si les succès des religieux furent contestables, leurs
succès politiques furent éclatants. En moins de dix ans, les missions du
Sault-Sainte-Marie, du Saint-Esprit, de Saint-Francois-Xavier avaient
fait du nom de la France l'objet de respect et de l'affection de toutes
les tribus de l'ouest [5]. En 1670, l'intendant du Canada Talon, l'un
des administrateurs les plus capables qu'ait eus la colonie, résolut de
mettre à profit ces bonnes dispositions, et d'établir d'une manière
solennelle et officielle le protectorat de la France sur ces contrées
dont il devinait l'avenir. L'entreprise n'était pas facile. Il
s'agissait, non pas de l'achat tel ou tel territoire, comme a fait Penn
sur les bonds de la Delaware, comme le font encore aujourd'hui plus ou
moins furtivement les Américains, mais d'une sorte d'annexion politique,
consentie librement par le suffrage universal. Qu'on me passe ces mots
du vocabulaire moderne, assez étranges à l'occasion d'un acte politique
du dix-septième siècle et d'un acte politique du roi Louis XIV; mais
ils sont nécessaires pour caractériser cette conquête de la France,
conquête qui ne ressemble guère à celle de la Franche-Comté, de la
Flandre et de l'Alsace, mais qui contraste avec ces dernières encore
plus par sa nature pacifique et philanthropique que par ses proportions
territoriales.

[Note 5: Exemple frappant: Quoique Québec eût été prise, en 1759, par
les Anglais et que, dès lors, nous eussions perdu toute puissance
politique sur les rives du Saint-Laurent, les Indiens ne voulurent pas
reconnaître l'empire britannique avant 1763 un de leurs chefs les plus
influents, Pontiac, dont nous publierons prochainement. L'histoire,
forma même alors le projet d'expulser, au profit des Français, la race
saxonne du continent américain. Si la France l'eût soutenu, qui sait
s'il n'eût pas réussi? Mais l'éventail de madame de Pompadour faisait
la brise et la tempête.--H.-E. C.]

«Talon choisit pour émissaire un nommé Nicolas Perrot, laïque, mais
employé longtemps au service des missionnaires. Perrot parcourut,
pendant le printemps et l'été de 1670, toutes les contrées de l'ouest.
Il ne s'arrêta, au midi, que chez les Miamis, c'est-à-dire chez les
peuples qui habitaient le pays où est bâtie, maintenant, la ville de
Chicago. Il décida toutes ces peuplades à envoyer, pour le printemps
suivant, des députés au Sault-Sainte-Marie, afin d'y procéder à la
reconnaissance du protectorat de la France sur les contrées qui forment
les bassins des lacs Supérieur, Huron, Erie, Michigan. Quatorze cents
sauvages furent fidèles au rendez-vous. M. de Saint-Lusson, délégué, par
l'intendant Talon, procéda solennellement à l'acte de reconnaissance.

«Sur la prairie qui domine les Rapides, on avait préparé une Croix et
un poteau en Bois de cèdre surmonté d'un écusson aux armes de France.
Les Indiens, dans leur appareil de guerre, précédés du Délégué,
formaient un vaste cercle autour de ces derniers emblèmes de la foi
religieuse et de la domination politique. Au moment où l'on éleva le
premier, les missionnaires et les Français entonnèrent le _Vexilla_,
puis, quand les armes de France parurent dans les airs, _l'Exaudiat._

«Cela fait, le père Claude Allouez, très-versé dans la connaissance de
la langue algonquine, adressa aux Indiens un long discours pour leur
expliquer le but de la réunion et les avantages qu'ils retireraient du
protectorat de la France. Il termina par un éloge du monarque auquel ils
allaient se donner et par un pompeux tableau de sa puissance. Ce
discours a été conservé, en entier, dans les Relations des Jésuites: il
est fort curieux en ce qu'il montre l'extrême souplesse de l'esprit des
jésuites et leur habileté incomparable à adapter leur éloquence et leurs
moyens d'action au caractère particulier des peuples qu'ils avaient à
soumettre au joug de la civilisation et de la foi.

«Il est probable que les Indiens furent fortement impressionnés de ce
discours, car, lorsque M. de Saint-Lusson, après que le père Allouez eut
fini de parler, leur demanda s'ils consentaient à se ranger, eux, leurs
descendants et leurs pays sous l'autorité du grand Ononthio [6], ce ne
fut qu'un cri d'assentiment. Les Français y répondirent par les
acclamations de Vive le roi! et des décharges de mousqueterie. La
cérémonie se termina par un _Te Deum_.

«Cet acte est célèbre dans l'histoire de l'Amérique sous le nom de
Traité du Sault-Sainte-Marie. Il est peu de titres parmi ceux qui
garantissent les possessions territoriales des nations ou des princes
européens qui aient une origine aussi sérieuse, aussi authentique et
aussi libérale que le traité par lequel la France a possédé, pendant
quatre-vingt-dix ans, tout le nord-ouest des États-Unis [7].

[Note 6: C'est encore ainsi que les Indiens nomment le gouverneur du
Canada.--H.-E. C.]

[Note 7: L'auteur aurait dû dire «de l'Amérique septentrionale,» puisque
le territoire de la baie d'Hudson qui fait partie de cette contrée et qui
est maintenant aux Anglais devint, par ce traité, notre
propriété.--H.-E. C.]

«La guerre de Sept-Ans et le traité qui en a été la suite nous ont
dépouillés de ce magnifique héritage, mais aujourd'hui, quand un
Français y pénètre en étranger, il ne peut oublier que ses ancêtres le
reçurent jadis librement des mains d'une race faible et confiante; que,
fidèles à leurs engagements, ils avaient entrepris de la civiliser, et
que leurs successeurs, héritiers de leurs devoirs comme de leurs
droits, n'ont su que la dégrader, l'anéantir [8].

[Note 8: Civiliser les Indiens utopie, prétexte de l'ambition ou du
fanatisme religieux. Le sauvage est moins fait pour la civilisation que
le civilisé pour la vie sauvage. Les gens désintéressés, qui connaissent
les Peaux-Rouges, loin de songer à les civiliser, protestent contre les
tentatives faites à ce sujet. Écoutez Schoolcraft, un observateur
profond, un savant érudit, un écrivain consciencieux, qui passe la
moitié de sa vie au milieu du désert américain:

«L'Indien est possédé d'un esprit de réminiscence qui se plaît dans des
allusions au passé. Il parle d'une sorte d'âge d'or où tout allait mieux
pour lui que maintenant, alors qu'il avait de meilleures lois, de
meilleurs chefs, que les crimes étaient plus promptement punis, que sa
langue était parlée avec une pureté plus grande, que les moeurs étaient
moins entachées de barbarie. Mais tout cela semble passer à travers le
cerveau indien comme un rêve, et lui fournit plutôt la source d'une
sorte de rétrospection agréable et secrète qu'un stimulant pour
l'exciter à des efforts présents ou futurs. Il languit comme un être
déchu et désespéré de se relever. Il ne paraît, pas ouvrir les yeux à la
perspective de la civilisation et de l'exaltation mentale déroulée
devant lui, comme si cette scène lui était nouvelle ou attrayante.
Depuis plus de deux siècles des instructeurs (teachers) et des
philanthropes lui ont peint ce tableau, mais il n'y a rien vu pour
secouer sa torpeur et s'élancer dans la carrière de la civilisation et
du perfectionnement. Il s'est plutôt éloigné de ce spectacle avec l'air
d'une personne pour qui toutes ces choses «nouvelles» étaient
«vieilles», et il a résolument préféré ses bois, son wigwam, son canot.
--_Algic Researches preliminary observations_, par H.-R. Schoolcraft.

Je le répète, cela n'est que trop vrai pour ceux qui ont sérieusement
étudié les races indiennes de l'Amérique, septentrionale.--H.-E-C.]

Le Sault-Sainte-Marie a donc une importance historique, considérable, et
dont tout Français a le droit d'être fier.

Les Rapides étant un obstacle à la navigation, on a creusé un canal pour
obvier à cet inconvénient.

«Ce canal, poursuit M. Pisani, a 1,600 mètres de long et une largeur
suffisante pour que les plus gros navires y puissent flotter. La
différence de niveau entre ses deux extrémités est de 8 mètres 37; c'est
précisément la hauteur des Rapides, et la moitié de celle des eaux du
lac Supérieur au-dessus des eaux du lac Michigan, le premier étant à 193
mètres et le second à 482 mètres 65 au-dessus du niveau de la mer. Deux
écluses suffisent pour faire franchir aux bâtiments la différence du
niveau.

«Le canal n'est ouvert que depuis six ans. Avant sa construction, un
chemin de fer de 1,600 mètres de parcours longeait les Rapides et
aboutissait à deux quais de débarquement, l'un en amont, l'autre en aval
de l'obstacle à franchir. Les marchandises apportées par les Lacs de
l'Est et du Midi et destinées à passer dans le lac Supérieur étaient
déchargées à l'entrée des Rapides, transbordées sur le chemin de fer,
embarquées de nouveau sur les bâtiments faisant le service spécial des
lacs. Telle a été jusqu'à ces dernières années, l'insuffisance des
ressources de toute espèce dans ces contrées reculées, que les bateaux à
vapeur ou à voiles, naviguant sur le lac Supérieur, n'étaient pas
construits sur ses rives, au-dessus des Rapides [9]. On les apportait,
par pièces, des ateliers de New-York ou de Cleveland; le chemin de fer
leur faisait franchir le saut et on les montait au-delà de Sainte-Marie.
On comprend que, dans de pareilles conditions, la navigation intérieure
du lac ne pouvait pas recevoir un bien grand développement.

[Note 9: Le premier navire de quelque importance construit au
Sault-Sainte-Marie fut le schooner ou goélette John Jacob Astor, lancée,
si je ne me trompe, en 1835.--H.-E. C.]

«Il y a une huitaine d'années, le Congrès, de concert avec la
législature de l'état de Michigan, décida que le chemin de fer serait
remplacé par un canal. Ce qui était difficile, ce n'était pas de
s'entendre avec Washington et Lansing, mais de trouver des entrepreneurs
qui, en échange d'une énorme avance de fonds, consentissent à recevoir
des terrains sans valeur actuelle et susceptibles d'en acquérir
seulement par suite de l'ouverture même du débouché. On ne doit pas
perdre de vue qu'à cette époque, le bassin du lac Supérieur, sans
communication autre que celle de la rivière Sainte-Marie avec le
continent américain, était un vrai pays perdu, tout à fait sauvage, d'un
avenir très-problématique. On y exploitait déjà, des mines de cuivre,
mais il était encore fort douteux que l'industrie métallurgique réussît
jamais à faire entrer cette contrée isolée dans le cercle de l'activité
américaine. Il n'y avait certainement pas six mille habitants
travaillant aux mines ou vivant d'un commerce de pacotilles sur les
rives du lac. Par le fait, il ne s'agissait pas de créer un débouché
pour une population déjà existante, mais de créer une population par
l'ouverture d'un débouché; méthode générale aux États-Unis, et inverse
de celle que nous employons en Europe.

«Dans cette affaire, comme dans tant d'autres, le génie des entreprises
hasardeuses, qui fait la passion et la force des États-Unis, n'a pas
reculé devant le calcul des mauvaises chances. Une compagnie de Boston a
accepté les termes et s'est engagée à construire le canal. Le marché,
conclu sur ces bases, a été rapidement exécuté. Au mois de juin 1855 la
Compagnie a fait remise du canal à l'État, qui l'exploite à son profit.

«Ce magnifique ouvrage a coûté environ sept millions de francs. En
contemplant les vastes solitudes qui l'entourent, la nature sauvage,
grandiose et glaciale, dont il constate la puissance vaincue, semblable
à un sceau mis par l'industrie humaine sur sa nouvelle conquête, on ne
peut s'empêcher d'admirer l'audace du peuple qui ne craint pas de se
lancer dans de pareilles entreprises aux extrémités perdues de son
immense territoire.

Il faut une heure et demie ou deux heures à un bateau à vapeur pour
traverser les écluses et faire le chargement et le débarquement des
marchandises appartenant au commerce de Sainte-Marie.

«Sainte-Marie est plutôt une bourgade qu'une petite ville. Les maisons,
presque toutes à un seul étage, sont en bois et isolées les unes des
autres, double caractère propre à tous les centres de population des
pays situés vers l'extrême nord, soit dans le nouveau, soit dans
l'ancien monde [10]. Les habitants sont au nombre de deux mille environ.
Le fond de cette population, la partie fixe et attachée au pays de père
en fils, provient d'un croisement d'anciens colons français avec la race
indienne. Ces métis parlent encore presque tous le français et
appartiennent à la religion catholique. Quant leur caractère ethnique,
c'est une moyenne entre le type caucasique et le type de la race rouge:
peau foncée, cheveux noirs, durs et abondants, os de la face
(principalement l'os et le cartilage nasal) très-proéminents. Ils
n'ont pas, il faut le dire, l'ardente activité des Yankees, leur
aptitude à amasser et à risquer les dollars, le génie du commerce, de
l'industrie et de la spéculation. Ils sont sédentaires bornés dans leurs
désirs, timides, mélancoliques, toujours prêts à céder la place aux
autres [11]. C'est bien là la descendance mélangée de deux races
vaincues, isolées et dédaignées au milieu des populations
anglo-saxonnes. Elle a trop de sang français pour devenir américaine.
Elle n'en a pas assez pour conserver et faire respecter sa nationalité!

[Note 10: Cette réflexion manque de justesse. Dans l'Amérique entière, au
sud comme au nord, sur les terrains nouvellement colonisés, les maisons
sont ainsi construites. Rien de plus logique: on a de la place, on les
espace; on est trop pressé de se mettre à l'abri pour songer à élever
un étage sur le rez-de-chaussée.--H.-E. C.].

[Note 11: Faux. Ils ne sont que dissimulés. L'auteur ne les a point
pratiqués. Je renvoie à Poignet-d'Acier.--H.-E. C.]

«Au milieu ou au-dessus de ce petit peuple de fermiers, manoeuvres,
pêcheurs et chasseurs, s'agite la colonie américaine, composée de
marchands de pacotilles, aventuriers, spéculateurs de terrains et de
mines, population d'une âpreté au gain et d'une mobilité extrême, qui
promène sur toute la ligne des bords du lac son existence nomade,
essayant de tout, fondant et abandonnant les villes avec une égale
facilité. Son activité se dépense à escompter, par tous les moyens et
sous toutes les formes possibles, les espérances de richesses que
l'exploitation d'une région presque vierge laisse entrevoir.

Tel se présentait, en 1856, le Sault-Sainte-Marie, tel à peu près il se
montre au moment où nous écrivons; voyons, maintenant, ce qu'il était
une vingtaine d'années auparavant,--à l'époque de notre récit.




                             CHAPITRE III

                         L'INGÉNIEUR FRANÇAIS


Comblez à demi le canal, supprimez le chemin de fer, et le paysage du
Sault-Sainte-Marie sera, aujourd'hui, à peu près semblable à ce qu'il
était en 1837.

Dans le village aussi, il nous faudra supprimer ces riantes maisonnettes
blanchies à la chaux, le Chippewa Hotel, un temple protestant construit
avec goût, une douzaine de magasins fort bien approvisionnés. Et quoi
encore? Ah! les trottoirs en planches qui bordent les rues, et le
pavillon, d'apparence quelque peu aristocratique, on se tient le mess
[12] des officiers de la garnison du fort Brady.

[Note: 12 Cantine ou pension.]

Au lieu et place de ces modernités, nous aurons des cabanes moins
élégantes, des voies passagères plus fangeuses ou plus poudreuses,
suivant la saison, et des groupes de wigwams, en peaux de bison, tout
autour de la localité.

Le nombre des Bois-Brûlés et des blancs ne sera pas aussi considérable;
mais la quantité des Peaux-Rouges sera double. La fanfare du coq
domestique ne réveillera point les habitants, mais, fréquemment encore,
les jappements du coyote, le beuglement du boeuf sauvage, le gloussement
de la poule des prairies, troubleront leur sommeil.

Si, sur la place publique, on voit déjà parader le soldat de l'Union
Fédérale, souvent, aussi, on y entend encore le terrible cri de guerre
de l'Indien.

Si, au pied des Rapides, la noire fumée des navires à vapeur se marie
rarement à la poussière argentée des ondes, des centaines de canots
d'écorce, dirigés par d'intrépides bateliers, sauteront journellement
les perfides écueils, au risque de se briser mille fois, et sans que
leurs conducteurs aient, un instant, souci du péril auquel ils
s'exposent.

A présent, des milliers de touristes vont, chaque année, par trains de
plaisir, visiter le Sault-Sainte-Marie. La civilisation, la police, le
luxe, l'ont envahi; la crinoline, c'est tout dire, y a porté ses
cerceaux.

Il existe,--qui l'eût cru, grand Dieu!--une gazette dans cette région
naguère si complètement ignorée, une gazette à prétentions spirituelles,
encore, le _Lake Superior Journal_. N'alléchait-elle pas, dernièrement,
les voyageurs, curieux de parcourir les merveilles de son site, par un
pompeux article, duquel nous détacherons cette ligne:

«As-tu jamais vogué sur une gondole à Venise?» n'est plus une
question. Maintenant, on demande sans cesse: «As-tu jamais sauté les
Rapides de Sainte-Marie, dans un canot d'écorce?» Quiconque est
capable de répondre affirmativement à cette intéressante question»,
peut se vanter d'avoir joui du plus agréable divertissement qu'il soit
possible de se procurer sur l'eau.»

Tout en faisant mes réserves pour la vanité de clocher qui a présidé à
la rédaction de cette réclame, j'avoue que le divertissement a quelque
chose de fascinateur comme l'abîme, et que la scène dont on jouit sur le
bord de la chute est fort émouvante. M. Pisani, qu'on ne saurait
accuser de partialité aveugle, en parle en ces termes:

«C'est un des plus beaux spectacles de l'Amérique. L'eau bouillonne et
tourbillonne comme si elle s'échappait du coursier d'une roue
hydraulique; seulement le coursier a quinze cents mètres de large et
quinze cents mètres de long. L'eau n'a guère plus que cinquante à
quatre-vingts centimètres, un mètre, au plus, au-dessus des rochers sur
lesquels et au milieu desquels elle bondit. Sans écumer précisément,
elle a une teinte blanchâtre très-prononcée qui contraste avec le bleu
profond de la rivière en amont et en aval de la chute. Dans certains
endroits où l'écartement des rochers et la grandeur de leurs dimensions
forment des enfoncements profonds, on voit se dessiner d'énormes vortex
d'une vitesse de rotation effrayante. Dans d'autres, la crête des
rochers dépasse les vagues qui semblent leur livrer un assaut furieux.
On dirait, par moments, que cette prodigieuse somme de force vive
appartient à quelque être animé, faisant des efforts désespérés pour
entraîner ces petits points noirs, immobiles et inébranlables, alors que
tout a cédé autour d'eux. Le fracas de ce bouillonnement immense est
assourdissant, quoique nul écho ne soit renvoyé par les noires forêts de
sapins qui couvrent les rives plates et noyées du fleuve.»

On de ces vortex ou entonnoirs, comme, dans son langage éloquemment
figuré, les appelle le peuple canadien-français, a reçu le nom de Trou
de l'Enfer [13].

[Note 13: Ce nom est fort commun en Amérique pour designer les abîmes.
L'enfer et le diable jouent un grand rôle dans la nomenclature des
épouvantails populaires.]

Il s'ouvre à une portée de fusil du village, entre deux chicots, dont
l'un, pointu comme une aiguille émerge à trois pieds de la surface de
l'eau, et l'autre forme un bloc de granit empâté dans le rivage.

Ce bloc peut avoir quatre mètres d'élévation: il est couronné par une
plate-forme étroite, du haut de laquelle on plane sur la cataracte.

Une distance de trois à quatre pas au plus sépare les deux rocs.

C'est dans cet intervalle que les eaux se précipitent et roulent sur
elles-mêmes avec une rapidité vertigineuse et un vacarme particulier,
caverneux, qui domine le bruit général de la chute. Nonobstant son
étroitesse, le Trou de l'Enfer est fatal à toute créature vivante que le
sort lui a jetée.

La tradition lui prête un nombre de victimes incroyable; et ces
victimes, rarement il les rend,--sinon broyées, hachées--cadavres
informes, méconnaissables.

Malheur à qui l'affronte, malheur à qui ne le sait éviter!

La sinistre renommée qu'il s'est acquise, le Trou de l'Enfer l'avait
déjà en 1837.

Cependant, malgré la terreur dont il était entouré et le peu de sécurité
que paraissait offrir le rocher qui lui sert de margelle du côté de la
rive,--car ce rocher semble frémir sans cesse sous les pieds--en
1837, comme de nos jours, c'est à cet endroit que les curieux venaient
contempler les Rapides.

Par une belle et piquante matinée du mois de mai de cette année-là, sur
la Pierre-Branlante,--ainsi la désignent les habitants du
Sault-Sainte-Marie,--un jeune homme, grossièrement mais confortablement
vêtu d'un paletot et d'un pantalon de drap noir, d'une casquette de même
étoffe, retenue sous le menton par un cordon et de fortes guêtres en
peau, qui lui montaient jusqu'au-dessus du genou, considérait d'un oeil
attentif le panorama déployé devant lui.

Ce personnage n'était pas beau, dans l'acception vulgaire du mot; mais
la franchise, le courage respiraient dans sa physionomie hautement
intelligente.

De longs cheveux noirs bouclés ondulaient librement sur ses épaules à la
brise du matin.

Il portait une barbe de même couleur, courte et bien fournie, que
caressait souvent sa main gauche. Dans la droite, il tenait un marteau
de géologue, armé d'une hachette qui flamboyait aux rayons du soleil
levant.

A sa tournure, à son costume, il était facile de voir que ce jeune homme
était étranger au pays.

Une riche contrée--murmurait-il en bon français;--et penser que nous
l'avons perdue... perdue par notre faute!... qu'elle appartient
maintenant en partie à nos mortels ennemis les Anglais, dont le drapeau
flotte triomphalement de l'autre côté de cette rivière! Ah s'il était
possible de reconquérir...

A cette pensée, il se prit à sourire.

--Allons, Adrien, continua-t-il gaiement, es-tu fou, mon ami? Toi,
expulsé de l'École polytechnique pour insubordination la dernière année
de ton cours, au moment de passer officier dans le Genie; toi, obligé
de t'engager dans un régiment de Dragons et parvenu à grand'peine au
grade de Maréchal-des-logis-chef au bout de sept ans de service; toi, à
présent, simple ingénieur d'une compagnie en embryon, tu rêverais de
batailles, de victoires!... Laisse là les affaires politiques, mon ami.
Tu as passé la trentaine. Assez de bêtises comme ça. Songe à faire tout
doucement ton bonhomme de chemin...

Un instant après, il ajouta, en se frappant sur la poitrine:

--Ça ne fait rien! On est toujours Français, même en Amérique; et quand
on voit tout ce que nous possédions, tout ce que ces coquins d'Anglais
nous ont volé...

Comme il en était là de son monologue, l'apparition d'un canot qui
s'engageait dans les Rapides changea le cours de ses idées.

Ce canot d'écorce blanche, orné de figures rouges et bleues, était monté
par un Indien.

Le malheureux! Mais il va se suicider s'écria Adrien, ignorant encore
que, d'habitude, les Peaux-Rouges sillonnent dans leurs frêles esquifs,
avec la légèreté de l'oiseau, ces abîmes inexorables.

Il venait de pousser cette exclamation, quand le canot, saisi par un
courant, fut entraîné dans le Trou-de-l'Enfer, où il évolua cinq ou six
fois, en décrivant des cercles de plus en plus étroits, de plus en plus
rapides, et s'enfonça pour ne reparaître jamais.

Le drame ne dura pas vingt secondes.

Un moment épouvanté, sentant frissonner sous lui la roche sur laquelle
il se tenait, Adrien avait fermé les paupières, croyant que le cercueil
liquide allait s'ouvrir encore pour le recevoir et l'engloutir avec le
canot qu'il avait vu submerger si promptement.

Prolongée, cette hallucination eût pu être funeste au jeune homme. Par
bonheur, elle fut passagère comme la cause qui l'avait produite.

Adrien rouvrit les yeux.

Ses regards se portèrent machinalement, quoique avec effroi, sur le
gouffre.

D'abord, il ne vit rien, n'entendit rien que le grondement des eaux en
furie.

Mais bientôt, au milieu des flots, il aperçut une tête, puis l'extrémité
supérieure d'un corps humain cramponné au rocher, vis-à-vis et à
quelques pas de lui.

Le malheureux s'épuisait en efforts pour résister au tourbillon qui,
comme un serpent affamé, lui serrait les reins, les cuisses, les jambes
dans ses anneaux multiples.

Cet infortuné, c'était l'Indien.

Il ouvrait la bouche toute grande, il criait, il implorait du secours;
cela se voyait, cela se comprenait, mais cela n'arrivait pas aux
oreilles.

Adrien était brave.

S'il eût pu sauver la victime au péril de ses jours, il l'eût fait, il
se fût jeté à la nage.

Il n'y fallait pas songer. Au lieu d'une proie, l'abîme en aurait dévoré
deux.

Courir au village! Le temps ne pressait-il pas trop Adrien cherche,
cherche autour de lui. Il n'y a pas une planche, pas une perche!

Inspiration du ciel! Voici un bouleau qui a crû, en ligne diagonale,
dans une anfractuosité de la Pierre-Branlante, au-dessus du
Trou-de-l'Enfer. L'arbre est grand, pas très-gros. Adrien se glisse à la
racine. D'une main il se tient au rocher, de l'autre il porte avec sa
hachette de vigoureux coups au bouleau, qui fléchit, se penche,
chancelle, tombe transversalement dans les Rapides.

--Gare! crie le jeune homme, sans songer à l'inutilité de cet
avertissement.

Sa voix se perd dans le roulement de la cataracte.

Cependant le bouleau, tranché aux trois quarts, reste attaché, à son
pied, par des ligaments, tandis que, accroché par les branches aux
écueils des Rapides, son tronc forme une passerelle sur le
Trou-de-l'Enfer.

Mais, en s'abattant, quelques rameaux ont atteint l'Indien que l'on ne
distingue plus.

Adrien s'élance sur l'arbre. Il arrive à l'endroit où le sauvage a été
immergé.

Une de ses mains apparaît encore crispée au rocher.

Dubreuil casse les branches du bouleau, s'agenouille sur son pont
improvisé, tend le bras, saisit cette main, et, déployant toute sa
vigueur, il ramène à la surface la tête et le buste du Peau-Rouge.

Mais celui-ci est affaibli, brisé par la lutte effroyable qu'il a
soutenue, qu'il soutient encore.

Du geste, plutôt que de la voix, le Français l'encourage, tandis que,
lui passant les bras autour de son cou, il s'arcboute, se relève peu à
peu, et finit par le tirer entièrement de l'entonnoir.

Sauvé! J'en remercie Dieu! dit le brave Adrien, en s'essuyant le front,
après avoir déposé le sauvage sur la tête du bouleau, dont une partie
seulement trempe dans la rivière.

Comme il murmurait cet acte de reconnaissance, l'arbre, resté
jusque-là à peu près immobile, s'ébranle.

Les filaments qui l'assujettissaient à sa racine ont cédé sous le poids
des deux hommes: ils s'allongent! Ils rompent!

Le Trou-de-l'Enfer hurle déjà plus fort: plus vite, plus vite et plus
vite il roule ses mortelles spirales. Dans un froid linceul
ensevelira-t-il donc deux cadavres au lieu d'un?

L'Indien est là, impassible, résigné. Ses lèvres remuent.

Sans doute il a entonné un chant de mort.

Pauvre Adrien! il songe à sa mère, à sa bonne et tendre mère qu'il ne
reverra plus, qui jamais, non, jamais, ne saura sa misérable destinée!

A elle! a elle la digne et vertueuse femme, sa pensée suprême! car le
dernier lien qui retenait le bouleau à la rive s'en est séparé et déjà,
l es vagues entraînent le tronc!

Mais non; ils ne périrons, pas. La Providence ne le permettra point.
Elle étend sur eux une main protectrice.

En glissant contre le rocher, le bout de l'arbre, coupé en biseau,
rencontre une fente, il s'y arrête, s'y encastre. Et, loin de le
desceller, les flots rageurs ne font que l'enfoncer plus profondément
dans cette mortaise naturelle.

Moins d'une minute après, Adrien et son compagnon sont sur le rivage.

--On m'appelle Shungush-Ouseta, dit l'Indien au Français; si jamais
mon frère a besoin d'un bras pour le servir, qu'il se souvienne de ce
nom.

--Comment, vous parlez ma langue? demanda Adrien.

--C'est la langue des vaillants.

--Merci du compliment!

--Dans ma famille, la plus puissante des Nadoessis, tout le monde la
parle et l'écrit.

--Vous écrivez aussi le français!

Une Robe-Noire [14] l'apprit à mon grand-père, qui nous donna le secret
de cette grande médecine.

[Note 14: Missionnaire.]

--Mais pourquoi vous exposiez-vous au milieu de ces récifs dangereux?

--Mon frère n'est-il donc pas Canadien?

--Non; je suis Francis, répondit Adrien avec une nuance de vanité.

--Français de la vieille France? reprit le sauvage d'un ton surpris.

--Oui, de la vieille France.

Shungush-Ouseta (le Bon-Chien) attacha sur son interlocuteur un regard
de respectueuse admiration; puis, se mettant à genoux devant lui:

--Mon frère, dit-il en tremblant d'émotion, me fera-t-il l'amitié de me
donner la main?

--Comment! s'écria Adrien surpris, mais c'est avec le plus grand plaisir
que je serrerai la vôtre, mon brave. Seulement, relevez-vous, je n'aime
pas les gens dans une posture semblable. Mais le Nadoessis, prenant la
main du Français sans changer d'attitude, la baisa révérencieusement.
Puis il dit en contemplant Dubreuil avec une sorte d'adoration:

--J'aime mille fois le jour où je t'ai rencontré, mon frère, car j'ai
constaté que ta nation est aussi hardie aussi adroite que me l'avait
dépeinte mon grand-père. Maintenant que j'ai vu un Français, un Français
de la France, je n'ai plus rien à désirer.

--Mais ne restez pas ainsi prosterné devant, moi, je ne suis pas une
idole! s'écria l'ingénieur, ne sachant trop s'il devait rire ou se
fâcher. Shungush-Ouseta se leva.

--Comment, se porte notre chef, le Soleil? Pour le coup, Adrien crut
avoir affaire à un fou.

--Je ne comprends pas, fit-il en secouant la tête.

Le Nadoessis sourit d'un air fin.

--Mon frère, dit-il, craint que je ne sois un traître, mais, ni moi ni
les miens n'avons accepté la violence des Habits-Rouges ou des
Longs-Couteaux [15]; moi et les miens nous sommes restés fidèles à la
France. Et toujours nous la servirons, elle et ses enfants [16].

[Note 15: Les Anglais et les Américains.]

[Note 16: L'amour des Indiens de l'Amérique septentrionale pour les
Français est si vrai, si profond, que nos rivaux eux-mêmes n'ont osé le
contester, je le rappelle avec un légitime sentiment de fierté
nationale. Ainsi, à l'époque de la conquête du Canada par les Anglais,
en 1762, un de leurs officiers, le lieutenant Henry Timberlake écrivait
«A mon arrivée dans le pays des Cherokees, je remarquai chez ce peuple
un vif attachement pour les Français. Cette dernière nation a le talent
de se concilier l'affection de presque tous les Indiens avec lesquels
elle a des rapports, par les charmer de cette politesse qui coûte si peu
et qui est quelquefois si utile, et par son attention à se conformer aux
moeurs et a ne pas froisser le caractère de ces tribus, tandis que le
SOT ORGUEIL de nos officiers n'a souvent d'autre effet que de les
rebuter... Quelques années auparavant, un officier de la Compagnie de la
baie d'Hudson, J. Robson, déclarait qu'au bout d'un siècle la France
posséderait toute l'Amérique septentrionale, si grande était, en ce
pays, l'horreur du nom anglais. Voyez _An Account of six years residence
in Hudson Bay_, par Joseph Robson. Je pourrais citer vingt témoignages
semblables tant anglais qu'américains.]

En même temps, le Bon-Chien tirait de son capot une large médaille,
pendue à son cou par un cordon de cuir.

--Elle vient de nos ancêtres; c'est l'héritage du fils aîné dans ma
famille, dit-il avec orgueil en la montrant au Français.

Celui-ci ne fut pas peu étonné de remarquer, sur cette médaille,
l'effigie de Louis XIV, gravée en relief, dans un nimbe de rayons de
soleil.

A la pile on lisait:

                            DONNÉE PAR NOUS,
                  LOUIS XIV, ROI DE FRANCE NAVARRE
                                  ET
                               AMÉRIQUE,
                                  AU
                       BRAVE CHEF DES NADOESSIS.

C'était, en effet, un des symboles que les anciens gouverneurs français
du Canada remettaient aux sagamos indiens quand ceux-ci avaient rendu
des services à notre gouvernement. Adrien saisit alors le sens de la
question que Shungush-Ouseta lui avait faite par rapport à la santé du
«chef, le Soleil.»

Le soleil ne mourant pas, l'Indien croyait que Louis XIV vivait encore
et éclairait le monde de sa lumière.

--Qui vous a donné, cette médaille? demanda-t-il.

--Mon père qui l'avait reçue de son père, qui...

A ce moment, une voix agaçante, comme le grincement d'un méchant couteau
coupant du liège se fit entendre.

--Ah! par exemple! vous voilà dans un joli état, mar'chef! J'en aurai
des maux pour astiquer votre fourniment.




                                CHAPITRE IV

                             JACOT GODAILLEUR


C'était un étrange personnage que celui qui venait d'articuler cette
apostrophe.

Imaginez, sur un corps maigre, sec comme un échalas, une tête piriforme,
dont le profile figure une serpe; des cheveux jaunes taillés en brosse;
des yeux à fleur de tête, surmontés de sourcils jaunes; un nez d'une
longueur phénoménale, et avec cela si pincé que les narines sont
imperceptibles; des moustaches jaunes mesurant quatre pouces, raides,
coupant la face comme les bras d'une croix; une bouche large à faire
envie à un crocodile; un menton qui semble avoir hâte de rattraper le
cou, lequel, effilé, droit, guindé, a assez l'aspect, en y ajoutant le
crâne, d'un point d'exclamation tourné en sens inverse;--imaginez cela,
et vous aurez une idée approximative du portrait de maître Jacot
Godailleur. Ah! n'oublions pas: un visage osseux comme celui d'un
Indien, gravelé, couturé, brouillé de petite-vérole.

Le corps était à l'avenant. Les omoplates formaient angle droit avec le
col, angle droit avec les bras. Pour le buste, sa petitesse surprenait;
mais, en revanche, quelles jambes! quels pieds! Ils rappelaient à s'y
méprendre ceux de feu don Quichotte.

A vrai dire, Jacot Godailleur n'avait pas que ce trait de ressemblance
avec le brave chevalier de la Manche.

En l'examinant de près, soit au physique, soit au moral, on trouvait,
entre lui et le héros de Cervantes, un air de famille qui faisait
sincèrement douter que le premier eût été jamais le produit de
l'imagination du second.

Comme les physiologistes prouvent--ils l'affirment,--que les petits-fils
empruntent généralement leur mine aux ancêtres, je suis assuré que le
créateur de don Quichotte s'était, pour sa création, inspiré de l'un des
aïeux de Jacot Godailleur.

Mais nous n'en sommes pas encore au plus pittoresque de notre
description.

Une vingtaine de gamins, peaux rouges, peaux jaunes, peaux blanches,
avaient suspendu leur jeu de la _bag-gat-iwag_ [17] ou de la crosse,
pour suivre Jacot par derrière.

[Note 17: Sorte de jeu qui se joue avec des bâtons et une boule et que,
dans certaines parties de la France, les enfants nomment la truote.]

Et ils paraissaient ébahis!

Au milieu d'eux s'étaient même timidement glissées quelques femmes.

Et elles paraissaient stupéfaites.

Trois on quatre hommes s'approchaient encore! Et eux aussi paraissaient
étonnés.

Le sujet de cet intérêt général, c'était Jacot; oui, Jacot Godailleur,
qui jamais, oh non, jamais n'avait été l'objet d'une pareille ovation.

Mais je dis Jacot Godailleur. Affaire de politesse. La vérité veut qu'on
rende à Cesar ce qui appartient Cesar.

Donc, il faut avouer de bonne foi que c'était à l'habit, non à l'homme,
--quelle que fût d'ailleurs la distinction naturelle de celui-ci,--que
les habitants du Sault-Sainte-Marie rendaient cet hommage de curiosité.

Un habit bien ordinaire pourtant: un uniforme de dragon.

Oui, un simple uniforme de dragon, petite tenue encore, s'il vous plaît.

Bonnet de police sur le coin de l'oreille, col de crin, veste d'écurie,
pantalon de cheval, grandes bottes éperonnées.

Nous coudoyons cela tous les jours, sans y faire plus attention qu'à une
blouse ou à un paletot.

Mais, autres pays, autres costumes!

On peut déclarer hardiment que jamais pareil équipement n'avait brillé
au soleil du Sault-Sainte-Marie.

Là, tout le monde en était aussi émerveillé que nous le serions si un
Peau-Rouge passait près de nous dans sa robe de buffle.

Le pantalon de cheval, rouge d'un côté, noir, ciré, luisant de l'autre,
faisait surtout l'admiration publique.

J'ajouterai qu'il accumulait dans l'esprit des admirateurs des sommes
d'envie rien moins que favorables à la sécurité future du vêtement et
même à la santé de son honorable propriétaire.

Cependant, Jacot Godailleur, la main droite légèrement infléchie et la
paume en avant, à la hauteur de son bonnet de police, le bras gauche
collé le long de la hanche, le petit doigt de la main sur la couture du
pantalon, les jambes rapprochées, le corps droit, immobile, répétait,
en faisant son salut militaire:

--Ah! par exemple vous voilà dans un joli état, mar'chef J'en aurai des
maux pour astiquer votre fourniment.

Pour bien rendre l'intonation qu'il donnait à son «maux,» il faudrait
renforcer ce terme de trois accents circonflexes.

Pourquoi la langue écrite est-elle si pauvre, la langue parlée si
riche!

En entendant cette interjection, l'ingénieur se retourna.

Mais l'Indien ne bougea pas de place.

--Tiens, c'est toi, Jacot! dit Adrien.

--Jacot Godailleur, pour vous servir, mar'chef. Et le dragon fit trois
pas en avant avec toute la précision réglementaire.

--Serait-ce, dit-il, un effet de votre bonté, mar'chef, de me permettre,
mar'chef...

--Allons, explique-toi!

--En deux mots, mar'chef, je désirerais, mar'chef, si ce n'était la
crainte, mar'chef...

--Tu veux savoir pourquoi je suis mouillé?

--Tout juste, mar'chef. On voit bien que vous êtes allé aux écoles; vous
devinez tout, vous, mar'chef!

--C'est, reprit l'ingénieur que j'ai aidé cet Indien à se tirer de la
rivière où son bateau avait chaviré.

--Ce particulier-là fit Jacot avec une moue méprisante et en étirant ses
moustaches pour en augmenter la rigidité.

--Oui, ce particulier-là! répondit l'ingénieur d'un ton souriant.

Et s'adressant au Peau-Rouge

--Voici encore un Français! lui dit-il.

--Oui, Français, mille carabines! corrobora Jacot Godailleur.

Le Bon-Chien se tourna alors vers le dragon.

--Il porte, dit-il lentement et d'un air dédaigneux, l'habit des
Anglais.

--Anglais, moi! moi, Jacot Godailleur, un Anglais! Qui est-ce qui vous a
dit ça? proféra le dragon d'une voix menaçante.

--Pourquoi ce casque rouge? reprit l'Indien.

--Un casque! il prend mon bonnet de police pour un casque! Mais il est
toqué, votre bonhomme, mar'chef! L'ingénieur ne put s'empêcher de
sourire. Shungush-Ouseta continuait:

--Pourquoi ce pantalon rouge?

--Parce que c'est l'ordonnance, imbécile répliqua Godailleur d'une air
capable.

Adrien crut alors devoir intervenir.

--Parle avec plus de respect à cet homme, Jacot, dit-il: c'est un chef
de tribu.

--Chef de quoi?

--De tribu.

--Une tribu! qu'est-ce que c'est que ça?

--Une réunion d'Indiens. Il y a des tribus qui en comptent plusieurs
mille.

--Et ce citoyen est un chef?

--Oui.

--Comme qui dirait un coronel?

--Tu as trouvé, Jacot.

--Alors on vous obéira, mar'chef, quoique ça n'empêche, il a une drôle
de frimousse pour un coronel, votre...

--Tais-toi! interrompit sévèrement Adrien.

--Suffit, on se tait! répondit le dragon, en reculant de trois pas, et
s'arrêtant fixe, comme s'il eût, été dans les rangs à un appel.

--Cet homme est ton esclave? demanda alors l'Indien à son sauveur.

--Non; c'est mon domestique.

--Tu l'aimes?

--Sans doute; nous avons servi ensemble dans l'armée française. Ces
questions...

--Eh bien, si tu l'aimes, continua le Bon-Chien, conseille-lui de
changer le costume qu'il porte en ce moment; car on voudra le lui voler,
et pour le lui voler, on le tuera, s'il est nécessaire.

--Mais qui?

--Probablement des Indiens, et probablement aussi des trappeurs blancs;
les derniers aiment tout autant ce qui brille que les premiers. Vois-tu
ces squaws, là-bas? Et le doigt du Peau-Rouge indiqua les femmes qui
arrêtaient toujours sur le dragon des regards aussi avides que ravis.

--Je les vois parfaitement, dit Adrien.

--Alors sois prévenu que, pour un bouton de l'habit de ton engagé [18],
la plupart risqueraient leur vie. Adrien partit d'un éclat de rire.

[Note 18: C'est le terme français usité dans l'Amérique septentrionale
pour signifier domestique.]

--C'est impossible! dit-il en haussant les épaules.

--Crois-en la parole de Shungush-Ouseta, qui n'a jamais laissé sortir un
mensonge de ses lèvres.

--Mais...

--Tu es donc arrivé depuis peu dans le pays?

--Hier soir seulement. Tu viens chasser sans doute?

--Non, je viens explorer des terrains miniers. Le front du Bon-Chien
s'éclaira.

--Enfin! murmura-t-il.

Puis à voix haute:

--Les Français envoient-ils leurs jeunes guerriers pour reprendre le
territoire aux Anglais?

--Cela se pourrait bien, dit Adrien, répondant à une secrète espérance
de son coeur plutôt qu'à la question de son interlocuteur.

--Mon frère, dit ce dernier d'un ton ému, une affaire m'appelle vers
l'Ontario. Je serai de retour dans trois ou quatre lunes. Ma tribu est
campée à l'ouest du grand lac. Si, dans tes voyages, tu rencontres un
Nadoessis, présente-lui ce totem et le Nadoessis, homme, femme ou
enfant, sera heureux de se consacrer aussitôt à ton service.

Avec ces mots, Shungush-Ouseta tira d'un sac de peau de vison pendu sur
sa poitrine un petit morceau de bois carré sur lequel était gravé
grossièrement un oiseau de proie enlevant un serpent dans ses griffes.

Cette figure est le totem ou écusson des Nadoessis.

Adrien prit l'objet et le mit dans sa poche sans y attacher grande
importance, tandis que Shungush-Ouseta descendait, en courant les
Rapides, dans la direction du lac Huron.

--J'espère que c'en est là un original sans copie, sans vous manquer de
respect, mar'chef, clama alors Godailleur.

--Les Indiens sont assurément fort bizarres, repartit pensivement le
jeune homme.

--Ma foi, continua Jacot, si vous n'aviez pas été là, je lui aurais
flanqué une giroflée à cinq feuilles, sans vous manquer de respect,
mar'chef. Conçois-t-on un gueux pareil? m'appeler Anglais! moi, un
ancien cavalier de première classe, au septième régiment de dragons!

--Bon, bon, regagnons notre logis, car je suis, trempé; et je sens qu'il
est temps de changer de vêtements.

--Vous vous êtes donc jeté à l'eau pour ce conscrit-là?

--Non, je l'ai simplement aidé à en sortir.

--Ces sauvages, marmotta Godailleur, on nous disait que ça nageait comme
des poissons. Ah! voyez-vous, n'y a encore rien de tel que le 7e. Et il
se mit à fredonner sur un air inédit:

   Mais pour la grâce et bon ton
   C'est le dragon Qu'a l'pompon.

Ils revinrent au village, suivis d'une multitude de curieux qui alla
grossissant, jusqu'à ce qu'ils eussent pénétré dans la maisonnette où on
leur avait donnée l'hospitalité. Car, à cette époque, on ne comptait
pas, comme aujourd'hui, au Sault-Sainte-Marie, deux superbes hôtels:
l'un sur la rive américaine, le Chippewa Hotel; l'autre sur la rive
canadienne, le Pine Hotel. Les voyageurs entraient dans la cabane qui
leur convenait, et jamais ni l'abri ni la nourriture ne leur étaient
refusés. En partant, il ne fallait point parler de payer, l'hôte se
serait fâché. Pourvu que vous soldiez votre écot en nouvelles des pays
d'en bas ou d'en haut, il était satisfait. Telle était jadis la pratique
chez nos pères les Gaulois. Le voyageur trouvait bon accueil dans la
demeure où il lui plaisait de s'arrêter; et cette demeure on l'estimait
privilégiée. On l'aimait, on la jalousait.

L'étranger restauré, reposé, chacun faisait cercle autour de lui pour
l'entendre raconter ce qu'il avait vu, ce qu'il savait.

Puis, quand il partait, les voeux de la famille qui l'avait gratuitement
hébergée l'accompagnaient.

Souvent même on se disputait le plaisir de lui offrir des provisions et
de le conduire à plusieurs heures de la localité où il avait fait halte.

Tout cela est bien changé en Europe, tout cela change rapidement en
Amérique.

Un siècle moins peut-être encore, et le désert, avec ses merveilleux
récits de chasse, de pêche, de guerre, ne sera plus qu'un souvenir dont
l'idée se heurtera fréquemment à l'incrédulité.

Des bateaux à vapeur, des chemins de fer relient déjà le lac Supérieur
au monde policé: on projette un railroad à travers les prairies du
nord-ouest et les montagnes Rocheuses, pour marier l'océan Atlantique à
l'océan Pacifique.

Sans la guerre qui désole présentement l'Union américaine, cette immense
artère serait, certes, en voie d'exécution; ainsi, les vieilles
habitudes des chasseurs nord-ouestiers, les antiques exploits de la race
rouge n'auront plus bientôt d'autres annales que la légende et la
tradition.

Adrien Dubreuil songeait à ces évolutions de la civilisation, tout en
remplaçant par un costume sec et chaud son vêtement mouillé, dans la
chambrette où on l'avait logé, chez un honnête pêcheur canadien, le père
Rondeau.

Non que la maison fût des plus commodes. Elle n'avait que deux pièces:
la première à l'entrée, la salle, et celle où se trouvait le jeune
homme; mais l'une et l'autre étaient propres à ravir et possédaient
plusieurs des ustensiles en usage dans les villes.

Séparés par une mince cloison de sapin, un grand poêle de fonte à deux
étages les chauffait toutes deux.

Des bancs-lits, peints en bleu, servaient de couchettes.

Ces bancs-lits, formés par quatre planches réunies en carré long au
moyen de charnières, renferment des couvertures, et quelquefois, par
excès d'opulence, une maigre paillasse.

Le soir, on les ouvre pour se coucher, et ils remplissent tant bien que
mal leurs fonctions de lit; le matin, on les ferme, et ils redeviennent
bancs pour la journée.

Au besoin, ils font l'office de malle, voire même de garde-manger.

Si ce meuble n'est ni élégant ni très-confortable, il a au moins
l'avantage d'être fort utile et peu coûteux.

Dans la salle, on voyait encore une table longue, des escabeaux, des
instruments de pêche, de chasse, une chaudière de fonte et cinq on six
plats de terre grise, avec quatre ou cinq assiettes de faïence
historiée, ce qui passait alors pour un véritable luxe au
Sault-Sainte-Marie.

Au plancher séchaient des chapelets de ce poisson Blanc [19] du lac
Supérieur, le plus exquis que je sache, des quartiers de venaison et des
bottes d'herbes aromatiques, entre autres des paquets de gin-seng, cette
plante qui, pendant le siècle dernier, passait pour une panacée
infaillible, et dont la découverte au Canada eut, à cette époque, tant
de retentissement en France.

[Note 19: Les Indiens l'appellent _addik-kum-maig_.]

La chambre d'Adrien était celle où le père Rondeau couchait d'ordinaire
mais il s'était fait un point d'honneur de la céder à son hôte, et avait
refusé formellement de la reprendre, alors même que celui-ci assurait
qu'accoutumé à la vie des camps il dormirait très-bien dans la salle,
avec son dragon.

Outre ses deux bancs-lits, cette chambre renfermait une armoire en noyer
tendre, différents trophées de chasse, un christ en plâtre et quelques
images de saints outrageusement coloriées.

Une demi-douzaine de livres d'oraison, jaunis par le temps, noircis aux
tranches par les doigts et rongés par les mites, étaient soigneusement
rangés sur un petit rayon, près de l'unique fenêtre, au-dessous d'un
bénitier en bois dans lequel baignait une branche de buis.

A cette fenêtre, pas de vitres,--elles étaient presque inconnues au
Sault-Sainte-Marie,--mais des carreaux de parchemin qui tamisaient, à
l'intérieur de la pièce, un jour terne et jaunâtre. Pour plancher le sol
nu, battu comme l'aire d'une grange.

Ce n'était vraiment point là la demeure de l'homme civilisé, mais ce
n'était plus celle du sauvage, ou du trappeur nomade; et, entre le
wigwam et cette cabane, il y avait bien la distance qu'il y a entre un
palais et une chaumière.

Enfin, se dit Adrien Dubreuil, en se chauffant les mains au tuyau du
poêle, si je ne suis jamais plus malheureux que ça dans ce qu'ils
appellent le désert, je ne serai pas trop à plaindre.

--Ce n'est pas pour dire, sans vous manquer de respect, mar'chef, mais
le rata du régiment ne valait pas celui qu'on mange ici, dit Jacot, qui
étendait le vêtement que venait de quitter son maître pour le faire
sécher.

--Ah! tu flaires la soupe, toi, reprit l'ingénieur en souriant.




                               CHAPITRE V

                                LE DÉPART


--Allons, bourgeois, la soupe est dressée! cria-t-on de la salle.

--Nous y sommes, répondit Adrien en ouvrant la porte.

--Bonjour! dit un homme qui achevait de mettre le couvert.

--Bonjour, monsieur Rondeau. Vous vous portez bien?

--Toujours bien, bourgeois; et vous? On m'a dit que vous aviez fait une
bonne action, ce matin.

--Oh! il n'en faut pas parler.

--Pas parler! pas parler! Savez-vous que ce n'est pas tout un chacun qui
peut arracher un homme au Trou de l'Enfer? N'en pas parler, ma
conscience! on en parlera dans cent ans. C'est moi qui vous le dis. Mais
il était donc fou, d'aller se jeter dans l'Entonnoir?

--Je n'ai pas compris qu'il voulût descendre la chute avec son canot.

--Sauter les Rapides? On le fait tous les jours.

--Vraiment?

--Etait-ce un Indien?

--Oui; il m'a dit qu'il appartenait à la tribu des Nadoessis.

--Ah! je conçois, dit le père Rondeau. C'est un étranger à la contrée...
il ne connaissait pas la passe. Il vous doit un fameux cierge, et il
peut se flatter d'être le premier qui en réchappe. Mais je bavasse comme
une femme à la rivière... Le déjeuner refroidit... A table.

--Où donc est madame Rondeau? demanda Adrien.

--Elle, elle est allée, avec les enfants, au bois, chercher un caribou
que j'ai tué la nuit dernière.

--Comment! exclama notre Français surpris, car le caribou est un animal
de la grosseur d'un jeune taureau.

--Ah! fit Rondeau, ça vous étonne. Mais ici nous avons adopté l'usage
indien. Rarement nous ramassons le gibier que nous tuons. Ce sont nos
femmes qui se chargent de le rapporter à la maison. Asseyez-vous.

On se mit à table.

Une soupe aux pois, un morceau de porc salé, des tranches de poisson
fumé, puis grillé à même sur les charbons, faisaient, avec une sorte de
galette, lourde comme du plomb, cuite sous la cendre, les frais du
repas, qui fut arrosé d'eau claire.

Malgré sa simplicité Adrien le trouva délicieux, et Jacot jura, qu'on me
pardonne la locution, «qu'il n'avait jamais fait pareille noce.»

--Si seulement, sans vous manquer de respect, mar'chef, dit-il en
avalant sa dernière bouchée, on avait pour deux sous de tord-boyaux...

--Ça compléterait la fête, acheva Adrien en riant.

--Attendez, mon brave, on va vous en servir, et du chenu! fit le père
Rondeau, qui se leva, prit dans un coin une cruche de grès au ventre
rebondi et l'apporta sur table.

A cette vue, les gros yeux ronds de Godailleur roulèrent voluptueusement
dans leurs orbites, et il fit claquer sa langue contre son palais.

--C'est de l'eau-de-vie de riz sauvage! goûtez-moi ça! dit
l'amphitryon en remplissant à demi les verres de ses convives, à la
grande jubilation de l'ex-cavalier de première classe, et malgré les
protestations d'Adrien, effrayé par cette libéralité.

--A votre santé et à celle de la vieille France! dit le Canadien.

--A la vôtre, monsieur! ajouta l'ingénieur.

--Va pour la mienne, reprit le père Rondeau, mais _bumper_, alors

--Bum... qu'est-ce que c'est que ça? interrogea Jacot, ne sachant s'il
devait boire ou laisser son verre, qu'il couvait d'un regard attendri.

--C'est un mot anglais, qui veut dire: vide tout! lui souffla Adrien.

--Quel joli mot! je le retiendrai, sans vous manquer de respect,
mar'chef; y en a-t-il beaucoup comme ça dans l'anglais? répliqua
Godailleur après avoir avalé, d'un trait, le contenu de son verre.

Puis il continua en aparté:

--Ils ont de bonnes choses, ces Anglais. J'ai eu tort de leur en vouloir
tant. Après tout, peut-être bien que ce mot bum... bonne... pompe,--oui
c'est ça même--ils nous l'ont aussi volé. Pompe, pardi c'est français;
pomper! sans vous commander, ni vous manquer de respect, c'est pomper,
le mot, n'est-ce pas, mar'chef? ajouta-t-il à mi-voix, en se penchant
vers l'ingénieur.

--Laisse-moi, dit celui-ci, avec un geste de la main, car le père
Rondeau, ôtant de dessus sa tête sa tuque de laine bleue, avait pris la
parole.

--Je ne suis pas trop curieux, bourgeois; mais pourrait-on savoir ce
que vous êtes venu faire par ici?

--Oh! parfaitement. Je vais vous le dire.

--Attendez, j'allume mon calumet.

Ce disant, il tira de sa poche une torquette ou rouleau de tabac, cordé
comme un fouet et de la grosseur du pouce, en coupa, par tranches, une
petite quantité sur la table, acheva de réduire en pièces les hachures,
en les frottant fortement entre les paumes de ses mains, puis bourra un
fourneau de pierre, fixé à un roseau, et, avec un champignon sec, en
guise d'amadou, mit le feu à son tabac.

--Si vous en désirez? fit-il ensuite.

--Merci, répondit Adrien, j'ai des cigares.

Le Canadien offrit aussi sa pipe au dragon.

--Pouah! j'ai mon brûle-gueule! exclama Jacot.

--Vous disiez donc, questionna de nouveau le père Rondeau, un coude
appuyé sur la table, la tête dans la main, les yeux à demi clos, et dans
l'attitude d'un homme qui digère délicieusement; vous disiez donc,
bourgeois...

--C'est une affaire de mines qui m'a amené en Amérique.

--Ah! j'entends. Quelque compagnie...

--Oui et non. Je dois explorer le terrain, et si les fouilles répondent
à mon attente...

--Mais, de quel côté vous dirigez-vous?

--On m'a parlé de la pointe.

--Connu. Il y a déjà des Bostonnais [20] qui y travaillent aux mines.
Des pas bonnes gens, bourgeois. Je ne vous engage pas à vous frotter à
eux.

[Note 20: Depuis l'insurrection de 1775, les Yankees sont souvent ainsi
appelés par les Canadiens, parce que Boston fut un des principaux foyers
de cette insurrection.]

--Peuh! siffla Jacot, vos Américains, mais j'en mangerais cent, à
chaque repas, pour ma part.

--Bah! fit gaiement Adrien, ce ne sont pas des ogres.

--Savez-vous l'anglais?

--Un peu.

--Tant mieux. Mais comment pensez-vous vous rendre à la Pointe?

--N'y a-t-il pas des canots?

Le Canadien secoua négativement la tête.

--La navigation, dit-il, n'est pas encore ouverte sur les bonds du lac.
Ce n'est pas avant quinze jours que la glace sera fondue. Alors,
seulement, vous pourrez vous embarquer.

Dubreuil ne s'attendait pas à ce contretemps.

--Quinze jours! répéta-t-il d'un air désappointé.

--Oui, quinze jours au moins.

--Mais que faire, d'ici la?

--Dame, bourgeois, ce que vous voudrez.

--Il me semble, sans vous manquer de respect, mar'chef, insinua
Godailleur, que nous ne sommes pas mal ici. Pour peu que je trouve une
petite Indienne, ni trop déchirée, ni trop farouche...

Et l'ex-cavalier de première classe tira galamment ses moustaches, en
faisant de nouveau claquer sa langue contre son palais.

--Laisse-nous tranquilles avec tes sottes réflexions répliqua
impatiemment Dubreuil.

Puis s'adressant au Canadien:

--Mais, par terre, n'y aurait-il pas moyen?...

--Par terre! impossible. On n'y pourrait aller en raquettes. Il n'y a
plus assez de neige sur le sol, et vous ne savez probablement pas
marcher avec des raquettes.

--Vous avez des traîneaux, je crois?...

--Ah! bien oui, la glace est pourrie... pourrie... qu'on cale [21] à
chaque pas.

[Note 21: Terme canadien, il signifie enfoncer.]

--Alors il faudra attendre!

--Comme de raison.

--Nous vous gênerons en restant si longtemps...

--Me gêner! ma conscience!

--Je vous indemniserai!

--Indemniser, bourgeois! dit le père Rondeau en se levant indigné,
croyez-vous qu'il n'y ait plus de lard dans notre saloir, plus de
poisson dans les Rapides?

--Pardon! fit Dubreuil, s'apercevant qu'il avait blessé le bonhomme;
vos coutumes sont si différentes des nôtres que je suis excusable...
Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas?

Et il lui tendit la main.

--A preuve que je ne vous en veux pas, c'est que nous allons encore
trinquer ensemble, dit Rondeau après lui avoir fait craquer les doigts
dans les siens.

--Oui, c'est ça trinquons, sans vous manquer de respect, mar'chef,
intervint le dragon.

Cette fois on but à la prospérité de l'hôtesse absente Puis Adrien
renoua l'entretien.

--Comme cela, dit-il, vous pensez que, dans une quinzaine, nous pourrons
engager un batelier pour nous transporter à Kiouinâ.

--Mieux que ça! mieux que ça!

--En vérité?

--La _Mouette_, un bâtiment de cinquante tonneaux doit appareiller
maintenant pour la Pointe; le capitaine est de mes amis. Il vous
arrangera... et pour pas cher... je m'en charge.

--C'est trop de bontés! dit Dubreuil.

--Mais, ajouta le Canadien, vous ferez bien de réfléchir avant de vous
embarquer.

--Pourquoi?

--Il y a du danger... beaucoup de danger... je parierais gros que si
vous connaissiez le pays comme moi vous n'iriez pas.

--Ne dites pas qu'il y a du danger au mar'chef! c'est une double raison
pour l'y pousser, sans lui manquer de respect, s'écria Jacot.

--Quant à vous, mon homme, poursuivit Rondeau, je vous conseille de
serrer votre uniforme dans votre valise car si vous le portez longtemps
encore, même ici, je ne réponds pas plus de votre peau que de lui.

--Cacher mon uniforme! l'uniforme du 7e dragons! jamais! répondit
l'ex-cavalier avec un mouvement d'une grandeur héroï-comique.

--Il le faudra, cependant, et dès aujourd'hui, dit Dubreuil.

Jacot jeta sur l'ingénieur un regard où se peignaient la consternation
et la douleur.

--Oui, appuya Adrien, je l'ordonne.

A ce mot, la pipe du dragon lui tomba des dents et se brisa sur le sol.

Deux grosses larmes brillèrent au coin de ses paupières et roulèrent sur
ses joues.

--Puisque c'est la consigne on obéira, dit-il d'une voix altérée.

Ce chagrin naïf, mais vrai, mais profond, touchait vivement Dubreuil.

Cependant, il lui importait de ne pas faiblir, car il devinait les
ennuis, sinon les périls, auxquels les exposerait l'habit du dragon; il
feignit donc de ne point remarquer l'impression que son ordre avait
causée au pauvre Jacot.

Ce dernier s'était levé, et lentement, tristement, la mort dans l'âme,
il s'avançait vers la porte de la chambre à coucher, pour remplacer sa
tenue par un habillement de chasse, mais, après avoir mis la main sur
le loquet, il s'arrêta et se tourna d'un air piteux, suppliant, vers
son maître.

Ne l'apercevant pas ou voulant ne pas l'apercevoir, Dubreuil continua à
de causer avec leur hôte.

Cinq minutes durant Godailleur resta immobile comme une statue.

Puis, fatigué d'attendre, il toussa, toussa encore, et toussa comme s'il
eût été subitement pris d'un accès de coqueluche.

Sa toux était si bruyante, elle menaçait de se prolonger tellement, que
Dubreuil leva enfin la tête vers lui.

Aussitôt la quinte cessa comme par enchantement.

--Que veux-tu encore? demanda l'ingénieur d'un ton sec.

--Sans vous manquer de respect, mar'chef, balbutia Godailleur est-ce
qu'il n'y aurait pas moyen de garder mes bottes éperonnées?

--Si, répliqua Adrien en riant, mais je te prévient que toi-même en
seras bien vite fatigué.

--Merci de la complaisance, mar'chef, s'écria le dragon en faisant un
salut militaire.

Et il rentra dans l'autre pièce.

--Vous avez là un engagé comme il n'y en a pas beaucoup, dit le
Canadien.

--C'est un ancien brosseur...

Brosseur! je n'y suis pas.

--En France, dans l'armée, les sous-officiers appellent brosseur l'homme
qui panse leur cheval et les sert.

Bien. Mais que veut dire ce mar'chef qu'il met à toutes les sauces?

--Maréchal-des-logis-chef. C'est une abréviation usitée au régiment,
dites-moi, y a-t-il loin d'ici Kiouinâ?

--Quand le vent est bon, le bateau met trois à quatre jours, parce qu'on
ne marche guère la unit. La côte est trop dangereuse! Vous ferez bien de
louer deux ou trois chasseurs si vous ne voulez pas mourir de faim.

J'y avais songé.

--Je vous trouverai ça à raison d'un écu de trois francs par jour, leur
passage jusqu'à la Pointe payé par vous, bien entendu. Maintenant,
bourgeois, au revoir! je m'en vas à la pêche! Faites ici comme chez
vous! Mais, sans être trop curieux, qu'est-ce que c'est que ce palet que
vous avez là dans vos mains?

Du doigt le père Rondeau indiquait le totem donné par Shungush-Ouseta à
Dubreuil, et que celui-ci faisait pirouetter sous ses doigts.

--Oh! rien, répondit le jeune homme, une amulette indienne. C'est,
ajouta-t-il en riant, la récompense du sauvé au sauveur de ce matin.

--Faites voir.

Après avoir considéré l'objet, le Canadien dit à Adrien d'un ton
sérieux:

--Gardez précieusement cette médecine, comme nous appelons ces
choses-là. Elle vous servira mieux que votre poudre, votre argent, ou
votre langue.

Sur ce il sortit.

Seize jours après, Adrien Dubreuil, accompagné de Godailleur en costume
de chasseur, plus les bottes éperonnées, faisait ses adieux à la famille
Rondeau.

Il voulut offrir un souvenir: mais il ne réussit à faire accepter qu'un
paquet de cigares.

Le Canadien conduisit ses hôtes au quai d'embarquement, à quatre milles
du village.

La _Mouette_ était un joli navire ponté et gréé en barque, qui
semblait avide de prendre sa course sur l'onde.

Comme elle inaugurait la réouverture de la navigation, on l'avait
pavoisée de cent flammes et banderoles aux couleurs de l'Union
américaine.

Toute la population du Sault-Sainte-Marie s'était assemblée sur le
rivage pour assister au départ du bâtiment.

Et ce spectacle était plein d'intérêt pour un étranger, par la diversité
des costumes, des physionomies, des idiomes.

Ici c'était un groupe d'Indiens qui dansaient au son du tambourin en
poussant des cris assourdissants; là des Yankees faisaient retentir la
plage du chant de _Hail Columbia_; plus loin des Canadiens chantaient
_Par derrière chez mon père_, la _Marseillaise_, ou _Je m'en va-t-à la
fontaine_ [22]; plus loin encore des enfants de la verte Erin
entonnaient dévotieusement un hymne religieux.

[Note 22: Quelques lecteurs me sauront gré de leur donner copie de cette
charmante chansonnette, que savent par coeur tous les bateliers et
trappeurs canadiens:

  J'm'en va-t-à la fontaine,
  O gai, vive le roi,
  J'm'en va-t-à la fontaine
  O gai, vive le roi,
  Pour remplir mon cruchon
  Vive le roi et la reine,
  Pour remplir mon cruchon,
  Vive le roi, vive le roi!

  La fontaine est profonde,
  J'me suis coulé au fond.
  Que donnerez-vous, la belle,
  Qui vous tir'rait du fond?
  Tirez, tirez, dit-elle,
  Après ça, nous verrons.

  Quand la belle fut tirée,
  S'en va-t-à la maison,
  S'assoit sur la fenêtre,
  Compose une chanson.
  Ce n'est pas ça, la belle,
  Que nous vous demandons;
  Vot' petit coeur en gage
  Savoir si nous l'aurons.

  Mon petit coeur en gage
  N'est pas pour un luron.
  Ma mère l'a promis
  A un joli garçon.]

L'allégresse était partout, dans les coeurs comme sur les visages, car
l'hiver avait été dur; on avait cruellement souffert du froid et du
manque de provisions au Sault-Sainte-Marie,--plus d'un imprévoyant
était mort de faim,--et le départ de la _Mouette_ annonçait le départ
des mauvais jours, le retour de l'abondance et de la belle saison.

A midi un coup de canon résonna.

C'était le signal pour lever l'ancre.

--Ma conscience! je suis tout comme un enfant, dit le père Rondeau à
Dubreuil; je vous connais à peine et déjà je vous aime autant que si
vous étiez mon fils. Laissez-moi vous embrasser; ça me fera du bien.

--Oh! de tout mon coeur, répondit Adrien, en se précipitant dans les
bras du bonhomme.

--Et moi soupira la bouche grimaçante de l'ex-cavalier de première
classe.

--Toi repartit Rondeau, ça serait déjà fait si je n'avais peur de tes
crocs et de ta figure en lame de rasoir. Mais, tiens, ça ira tout de
même. Viens ici.

--Sans vous manquer de respect, dit Jacot, en accolant vigoureusement le
Canadien, qui lui souffla à l'oreille:

--Mon garçon, prends bien soin de ton maître, c'est le meilleur des
hommes! tu m'en réponds, entends-tu!

--On vous obéira, sans vous manquer de respect, papa Rondeau.

--Allons, messieurs, on n'attend plus que vous! cria le capitaine du
haut du pont.

Le père Rondeau s'approcha encore de Dubreuil.

--Avez-vous la médecine? lui demanda-t-il.

--Soyez tranquille.

--Surtout, ne la perdez pas.

--J'y veillerai.

--On vous appelle, à la revue [23]!

--Au revoir, et merci pour toutes vos bontés!

Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Dubreuil, suivi du
dragon, sauta sur le navire.

Aussitôt les amarres furent larguées, et la _Mouette_, poussée par une
bonne brise nord-est, s'éloigna rapidement du rivage aux tumultueuses
acclamations des spectateurs.

[Note 23: Locution canadienne; elle signifie _au revoir!_]




                            CHAPITRE VI

                       A BORD DE LA MOUETTE


Avoir de dix-huit à trente ans, une imagination vive, un coeur chaud,
aimant, des ressources matérielles pour le présent; être libre, et
sillonner à bord d'un bâtiment léger, docile à la brise, ferme à la
vague, quelque grand cours d'eau de l'Amérique Septentrionale, en une
glorieuse journée de printemps, voilà un de ces plaisirs, je devrais
écrire bonheurs, dont on conserve éternellement la mémoire.

L'hiver fut long; il fut rigoureux. Sa durée, cinq, six mois, huit
peut-être! Pendant la plus grande partie ce temps, ruisseau, rivière,
fleuve, a été couvert d'un monotone et lourd linceul de glace. De
verdure plus; la neige partout, au village, à la ville, comme à la
campagne, à la forêt. La vie végétale sommeille; la vie animale paraît
éteinte ailleurs que chez l'homme et ses animaux domestiques.

On dirait que notre mère nourricière ne respire plus.

Mais vienne le renouveau! Ainsi que la baguette d'un magicien, le
premier rayon de soleil chasse la torpeur, ravive le souffle, ranime la
nature engourdie.

Entendez! c'est la glace qui craque et se rompt sous l'effort des ondes.
Elles bondissent, elles pétillent, elles courent, volent, joyeuses
d'échapper à la captivité; pour leur faire fête, une opulente draperie,
se plaît déjà à les revêtir. Ce double ruban d'émeraudes, mille fleurs
odorantes le diapreront bientôt, demain peut-être.

Haut et loin filent les bandes d'oiseaux aquatiques. De cet arbre, hier
ployant sous des concrétions glaciales qui lui donnaient l'air d'une
girandole immense, de cet arbre, dont les verts bourgeons fendent,
aujourd'hui, leur capsule rougeâtre, s'élève un chant,--chant de
reconnaissance sans doute,--c'est celui du rossignol américain.

A sa voix, à son appel, ne tardera pas à répondre le concert des autres
virtuoses des bois, auquel se joindra, peu après, la musique des
habitants des fleurs et des gazons.

Moins de huit jours suffisent souvent à l'accomplissement de tous ces
prodiges annuels.

Ah comme il est délicieux, je le répète, de profiter de la réouverture de
la navigation, quand le ciel est pur, le temps pas trop froid, pour
faire une excursion fluviatile.

La _Mouette_ remontait gracieusement la Sainte-Marie, chamarrée de
glaçons qui brillaient au soleil comme des plaques d'or ou d'argent.

Les bords de la rivière, à demi parés de leur toilette d'été, avaient
tout le charme du déshabillé.

Des bouffées d'un air frais et balsamique invitaient la gaieté en
aiguisant les sens.

Aussi les passagers du bâtiment se tenaient sur le pont, mêlant leurs
chants à ceux des matelots, occupés, soit à arrimer les marchandises
dans l'entrepont, soit disposer leur voilure pour entrer dans le lac
Supérieur, dont les deux sentinelles, postées à la porte, le Gros cap
[24] et le cap Iroquois, se profilaient hardiment à l'horizon.

[Note 24: Les Indiens l'appellent Kitchi-Manitou, ou Divinité Suprême,
parce que, de loin, son sommet figure une tête d'homme. «Ce qui fait,
dit Charlevoix, que les sauvages l'ont pris pour le Dieu tutélaire de
leur pays.» Les Indiens nomment aussi le lac Supérieur _Kitchi-Gomi_, de
_kitchi_, grand, et _gomi_, eau.]

Vers deux heures, les caps furent doublés, et Adrien Dubreuil se trouva,
pour la première fois, devant cette mer intérieure nommée lac Supérieur.

Aussitôt la _Mouette_ commença à rouler et à donner de la bande,
pressée, foulée qu'elle était par une multitude de petites lames,
courtes, mais violentes, qui la battaient en tous sens.

Le ballottement du navire rendait incommode le séjour sur le pont.
Cependant Dubreuil résolut d'y rester, autant pour jouir du spectacle
qu'il avait sous yeux que pour éviter la cabine, où l'on respirait une
odeur infecte d'huile de poisson, de goudron et de salaison.

Inutile de dire que Jacot Godailleur demeurait en planton près de lui.

Si grotesque que fût le digne ex-cavalier de première classe dans son
uniforme de dragon, il l'était bien autrement dans son costume de
trappeur, rehaussé de ses grandes bottes éperonnées!

Il semblait que le tranchant de sa figure se fût effilé et que ses
moustaches jaunes eussent allongé.

Constatons, toutefois, pour l'acquit de notre conscience, que le
malheureux dragon commençait à sentir les atteintes de cette affection
si désagréable, si accablante, qu'on appelle le mal de mer, et auquel
bien peu de personnes, même parmi les plus aguerries aux tourmentes de
l'océan, y échappent sur les grands lacs de l'Amérique Septentrionale.

Dubreuil, cependant, n'en était point du tout incommodé.

Assis sur une barrique, au pied du mat principal, et tenant à la main
son télescope de voyage, il humait avec délices un excellent havane,
sans trop s'inquiéter de Godailleur qui geignait près de lui.

--Sauf votre respect, vous êtes bien heureux, vous, mar'chef, de pouvoir
fumer comme ça! dit celui-ci entre deux hoquets!

--Veux-tu un cigare?

--Une cigale! mar'chef! vous désirez ma mort, sans vous faire d'offense.

--Tu les aimes pourtant?

--Oui! à terre, on en fume tout de même des cigales, avec les camaraux,
quand on est en goguette, mais...

Jacot n'acheva pas sa phrase. Saisi d'un besoin impérieux, il s'était
précipité, vers le plat-bord du bâtiment.

Une minute après, il revint fort pâle à sa place, en s'essuyant la
moustache avec la manche de son capot.

--Ça vous arrache l'âme, murmura-t-il; ah! si j'avais su!

--Je t'avais prévenu!

--Sans vous manquer de respect, mar'chef, je vous ai suivi et je vous
suivrais au bout du monde, même entre les tigres et les lions! mais ça
n'empêche que j'aime mieux le plancher des vaches... Voyez-vous,
mar'chef, ma tête vire... vire... et ça me gargouille là-dedans.

Il se frappa la poitrine.

--Oui, ça me gargouille... brrrout...

Et Godailleur courut encore s'accouder à la préceinte.

A son retour Dubreuil lui dit:

--Décidément, ça te tient, mon pauvre vieux camarade. Emploie donc le
remède que je t'ai indiqué en traversant l'Atlantique.

--Nom d'une carabine! je pensais plus. Ce que c'est pourtant que d'avoir
été aux écoles, voyez un peu, mar'chef, sans vous manquer de respect!
Vous m'aviez dit?

--Écraser une pomme de reinette dans un petit verre d'eau-de-vie, verser
dessus environ une cartouche de poudre à fusil, mélanger le tout et
avaler d'un trait!

--Ah! oui, c'est je m'en souviens. Mais si l'on mettait deux petits
verres d'eau-de-vie, est-ce que ça ferait le même effet, mar'chef?

--Mets-en trois si tu veux, ivrogne! dit Dubreuil en riant.

--C'est que, voyez-vous, j'ai l'estomac joliment détérioré par ces...

--Tu trouveras tout ce qu'il faut, sur mon cadre, dans mon sac de nuit.

Au bout d'un moment, le dragon remonta de la cabine en éternuant à faire
frémir la membrure du navire.

--Ah! c'est raide, raide, comme si on avalait une douzaine de lattes,
s'écria-t-il.

--Veux-tu fumer maintenant?

--Tout de même si j'avais mon brûle-gueule culotté, celui qui venait du
7e! mais vous savez bien qu'il a été cassé le jour... Mon uniforme...
est-ce que je ne pourrais pas le mettre ici, mon uniforme, hein,
mar'chef.

--Non.

--Sans vous manquer de respect, nous ne sommes pourtant plus au
Sault-Sainte-Marie. Il n'y a qu'un sauvage sur le vaisseau. S'il disait
un mot je...

--Je te défends de rendosser ton uniforme.

--C'est que ça me permettrait de fumer!

--Comment! comment! quelle sottise nouvelle encore.

--Puisque, dit Godailleur d'un ton larmoyant, j'avais cassé ma pipe, une
pipe si bonne que vous m'aviez donnée il y a cinq ans, au régiment,
puisque je l'avais cassée le jour... le jour... où vous m'avez retiré la
permission... de porter... mon uniforme de petite tenue... j'ai... j'ai
jure... mar'chef... de ne plus fumer avant de l'avoir sur le dos...

--Oh! le niais! je te donnerai une autre pipe. Jacot hocha
mélancoliquement la tête.

--Ça ne sera pas comme l'ancienne... celle-là vous m'en aviez fait
cadeau le soir de votre promotion au grade de mar'chef. Ah! je m'en
souviens comme d'aujourd'hui! vous sortiez de la cantine... vous aviez
arrosé les galons, sans vous manquer de respect, mar'chef... C'était le
bon temps... J'espérais que nous y resterions toujours au régiment...
Dans deux ans, que je me disais, nous serons sous-lieutenant... on s'en
donnera alors du loisir... L'année suivante lieutenant... puis
capitaine... chef d'escadron après, avec la croix!... et s'il survient
un petit bout de guerre, ah! malheureux! avant dix ans coronel!...
coronel dans dix ans! quand j'y pense, mar'chef, quand j'y pense.

Et l'ex-cavalier de première classe, dont la potion qu'il venait de
prendre avait singulièrement enflammé le sang, voulant ajouter du poids
à son idée, donna un grand coup de poing sur un tonneau près de lui.

Sous la violence du choc, une douve céda, et le bras de Jacot plongea
tout entier dans la pièce.

Aux éclats de rire des matelots et de Dubreuil, il l'en retira enduit
d'une épaisse couche de mélasse, dont il barbouilla affreusement ses
vêtements et son visage en voulant s'en débarrasser.

--Allons, va te changer, lui dit son maître.

--Oui, je vas me changer, et je vous prie de croire, sans vous manquer
de respect, mar'chef, que je leur revaudrai à tous ces pékins, pour
s'être...

--Bien, bien!

--Vous me le paierez, brigands! criait le dragon en montrant son poing
aux gens de l'équipage.

La cloche du bord sonna alors le dîner, et Dubreuil descendit à la
cabine, où le capitaine de la _Mouette_, son pilote et quelques Yankees,
actionnaires ou propriétaires d'une partie des mines du lac Supérieur,
étaient réunis autour d'une table sans nappe, grossièrement servie.

Un morceau de _mess pork_, entouré de patates cuites à l'eau, une oie
sauvage bouillie, des _pickles_ et du biscuit dur comme du silex,
composaient le menu.

De même, que tous les repas américains, celui-ci fut silencieux;
silencieux cependant n'est pas le mot propre, car si l'on ne parla pas,
le cliquetis des mâchoires et des fourchettes, les craquements secs de
biscuit, chaque fois qu'on le rompait, constituèrent une somme, de sons
assez respectable.

Le couvert enlevé, les Américains se mirent à boire du whiskey en
faisant une partie de bluff avec le capitaine.

Dubreuil remonta sur le pont où il resta jusqu'au thé.

La soirée étant très-fraîche, sa tasse de thé prise avec un cracker et
un peu de beurre salé, Adrien se coucha, tandis que les Yankees se
remettaient au jeu et au whiskey.

Ils passèrent ainsi la nuit.

Le lendemain l'un d'eux avait perdu cinq cents dollars. Cette perte ne
l'empêcha pas de reprendre les cartes aussitôt après le déjeuner.

Il perdit encore ce jour-là, ainsi que le suivant, et ne s'en montra pas
plus triste.

La même cabine servait de salle à manger, chambre coucher, tripot.

Durant la troisième nuit, Dubreuil entendit l'infortuné perdant qui
disait à ses compagnons de jeu:

Je possédais deux mille dollars, plus deux actions en valant autant;
vous m'avez tout gagné, il ne me reste pas un penny; vous voudrez bien
m'employer comme ouvrier aux mines.

--Sans doute, John, répondirent-ils, nous ferons cela pour un ami. Vous
êtes fort, intelligent, vos services nous seront très-précieux.

Et, sur leur promesse, John alla se toucher avec le calme d'un homme qui
a bien rempli sa journée.

Cette insouciance de la fortune, ce stoïcisme dans l'adversité, joints à
cette âpreté au lucre, à cette dépense inouïe de forces pour acquérir,
par tous les moyens, richesse ou _famosité_, émerveillaient Dubreuil à
mesure qu'il s'initiait davantage aux moeurs de la population yankee.

John couchait dans un cadre au-dessus de l'ingénieur français. Ce
dernier ne put s'empêcher de lui dire:

--Je vous admire, monsieur, de passer ainsi, sans sourciller, de
l'aisance à la misère.

--Bah! répondit l'Américain avec l'accent nasal particulier à ses
compatriotes, cela m'est parfaitement égal. En travaillant quinze jours
aux mines j'aurai gagné vingt dollars, plus ma nourriture, j'organiserai
une partie de cartes ou une affaire quelconque, et ce serait bien le
diable si, dans un mois ou deux, je n'avais pas regagné ce que je viens
de perdre. _Good night, stranger!_

--Bonne nuit, monsieur, repartit Dubreuil, qui ne tarda pas à
s'endormir.

Plongé dans un profond sommeil, il rêvait à sa chère France, quand un
brusque et épouvantable mouvement de tangage, qui lui fit croire que le
navire sombrait, l'éveilla soudain.

--Debout! cria t il en sautant à bas de son cadre.

--Qu'avez-vous, étranger? demanda sans bouger son voisin du lit
supérieur.

--Une tempête!

--Ce n'est pas la peine de se lever.

--Mais nous allons faire naufrage dit Adrien, qu'un nouveau coup de
tangage avait envoyé rouler à l'autre bout de la cabine.

Il se rapprocha péniblement de son cadre, en s'aidant des mains et des
genoux.

--Recouchez-vous, étranger, lui dit John.

--Me recoucher!

--Il n'y a aucun danger. Ce n'est qu'un caprice du lac!

--Singulier caprice, murmura le jeune homme en s'habillant aussi vite
qu'il pouvait.

Son pantalon passé, il monta, pieds nus, sur le pont. Une scène
extraordinaire, unique, se déroulait.

Le jour paraissait, à ses naissantes clartés, on distinguait, à bâbord
et à tribord de la _Mouette_, la nappe du lac Supérieur unie comme une
glace.

Mais en avant, en arrière, elle formait, à perte de vue, un pli
formidable, haut de plus de quinze mètres.

Sur ce pli d'eau, au sommet duquel, comme une plume, voltigeait le léger
bâtiment, couraient des vagues énormes, qui le prenaient soit en proue,
soit en poupe, le portaient tantôt à la crête d'une, montagne, et tantôt
le précipitaient dans un abîme.

C'était effrayant! c'était merveilleux!

Avec cela, pas un souffle d'air, pas une ride, pas un froncement à la
surface du lac, de chaque côté du bâtiment.

Il semblait que la _Mouette_ flottât dans l'air.

Mais des mugissements terribles, caverneux, comme ceux qui précèdent les
éruptions dans les contrées volcaniques, se faisaient entendre; des
paquets d'eaux énormes submergeaient, à chaque minute, ou l'avant ou
l'arrière du vaisseau.

Il était à craindre qu'il ne s'engloutit.

Adrien Dubreuil se rappelait bien avoir lu la relation des singulières
tourmentes auxquelles sont sujets les lacs Supérieur et Huron, mais
combien ce qu'il voyait était loin même des récits qu'il avait taxés
d'exagération!

Sur la _Mouette_, on avait serré toutes les voiles, à l'exception de
celles de beaupré.

Le pilote, le capitaine et deux robustes matelots se tenaient à la
Barre.

Leurs efforts réunis tendaient à profiter d'un des plongements du navire
entre deux vagues, pour le pousser hors de cette redoutable chaîne de
brisants.

Longtemps ils échouèrent, et chaque tentative infructueuse faillit
causer la perte de la _Mouette_, les flots déferlant aussitôt sur le
pont et le couvrant en entier.

Chaque fois, Dubreuil prenait un bain des pieds à la tête, et chaque
fois il regrettait d'avoir quitté la cabine. Mais il lui fallait
maintenant rester en place, cramponné au râtelier du grand mat, car on
avait fermé les écoutilles pour empêcher l'eau d'envahir l'intérieur du
vaisseau, et n'eussent-elles pas été fermées qu'en lâchant son étreinte
il eût couru risque d'être entraîné par la violence des flots.

Enfin, la _Mouette_, habilement lancée dans une sorte de gorge, entre
deux caps liquides, d'une élévation qui dépassait de beaucoup la flèche
de ses mats, la _Mouette_ sortit de cet affreux défilé, dont les
hauteurs verdâtres se dressèrent à sa droite comme une impénétrable
barrière.

--Vous l'avez échappé belle! dit le capitaine au jeune homme. Si pareil
accident nous arrive désormais, je ne vous conseille pas de monter sur
le pont admirer les beautés de la nature.

--Vraiment, monsieur, je n'ai aucun regret de ce que j'ai fait, répondit
Adrien. Je n'imaginais pas être un jour témoin d'un spectacle...

--Ce n'est pas fini interrompit le capitaine, regardez derrière vous.

Dubreuil se retourna et vit, avec un étonnement nouveau, que le
renflement des eaux diminuait en longueur, pour se ramasser, se
condenser, s'exhausser à son milieu.

Quelques minutes après, il figurait une colonne dont la base pouvait
avoir un kilomètre de circonférence et dont le fût, s'amincissant
progressivement, se perdait dans les airs.

Des secousses, terribles comme des tremblements de terre, faisaient
tour à tour rouler et tanguer la _Mouette_.

Le lac entier, si tranquille un moment auparavant, s'était agité; il
moutonnait, écumait bruyamment aux flancs du navire.

Bientôt, le temps, clair et serein jusque-là, s'assombrit. La colonne
disparut dans une bruine grisâtre, à laquelle succéda une pluie
torrentielle, qui tomba tout le jour.

Sur le soir, on jeta l'ancre sous le Portage du lac, au pied même de la
presqu'île ou pointe Kiouinâ. La _Mouette_ était arrivée à destination.

Elle devait débarquer, le lendemain, ses passagers et son chargement.

Sauf un homme de bossoir laissé en sentinelle, tout la monde se coucha
de bonne heure, car si l'équipage était excédé par les travaux de cette
dure journée, les passagers étaient fatigués par le ballottement qu'il
leur avait fallu endurer pendant plus de huit heures consécutives.

Chacun reposait dans le navire, lorsque du pont partit un cri sinistre,
immédiatement suivi d'un coup de feu.




                              CHAPITRE VII

                         L'OEUVRE DES APOTRES


Dans la cabine de la _Mouette_ chacun s'éveilla en sursaut.

--Qu'est-ce? qu'y a-t-il? demanda Dubreuil.

--Rien, étranger, peut-être une attaque de quelques rowdies [25],
répondit John en étirant paresseusement ses membres.

[Note 25: A ce terme, fort usité chez les Yankees, je ne connais pas
d'équivalent en français. Il signifie vaurien, tapageur, bandit, suivant
l'acception qu'on lui veut donner.]

--Nous sommes attaqués, messieurs; ça ne peut être que par les Apôtres;
préparons-nous à la résistance; car, avec eux, il faut vaincre ou
mourir! s'écria le capitaine du navire.

Puis il sauta à bas de son lit, sur lequel il reposait demi-habillé,
saisit une paire de revolvers et s'assura qu'ils étaient convenablement
chargés.

--Que veut-il dire, avec ses Apôtres? murmurait Adrien en passant à la
hâte un vêtement.

--De braves gens, à qui on a fait, je crois, une trop mauvaise
réputation, repartit John sans trop se presser pour descendre de son
cadre. Ma foi, ajouta-t-il à mi-voix, si ce sont eux, ils viennent à
propos, car j'ai envie de m'engager dans leur bande. Ils gagnent des
dollars autant qu'ils veulent, et...

Un deuxième coup de feu l'arrêta court dans son monologue.

Le capitaine de la _Mouette_ poussa un gémissement. Ses revolvers lui
tombèrent des mains, et il roula mort aux pieds de John, qui dit à voix
haute:

--Pas si vite! pas si vite! pas si vite! hé! étrangers; je suis des
vôtres, moi. Que diable, faites attention, et ne déchargez pas comme ça
vos armes à tort et à travers...

--Qu'on se rende, et à l'instant! ordonna un homme d'une corpulence
géante, vêtu de rouge de la tête aux pieds, qui venait d'apparaître
au-dessous de l'écoutille.

--Non-seulement je me rends, mais je déclare qu'à partir de ce moment je
vous appartiens corps et âme, étranger; je ferai votre treizième apôtre,
dit John, s'avançant à la rencontre de l'homme rouge et lui tendant
familièrement la main.

Celui-ci répliqua à cet acte d'obséquiosité par une gourmade en plein
visage, qui renversa John, tout sanglant, sur le plancher.

--Nom d'une carabine! est-ce que nous nous laisserons assassiner comme
ça par ces bandits! hurla Godailleur, en se précipitant sur le
meurtrier.

--Qui de vous est Français? questionna Jésus, sans se préoccuper de
l'attaque dont il était l'objet.

Ces paroles avaient été prononcées dans notre langue.

--Moi, je suis Français, et je vas te l'apprendre, canaille! riposta
l'ex-cavalier de première classe, en cherchant à étreindre le
Mangeux-d'Hommes par la taille.

--Est-ce toi qui es ingénieur?

--Ce n'est pas moi, vilain soldat, mais le mar'chef que voici... là,
devant nous, et qui va m'aider...

--Faut-il écraser ce ver de terre? dit l'Écorché, qui venait de pénétrer
dans la cabine, suivi de la moitié des Apôtres.

--Non; ouvre un panneau.

Judas obéit.

Pendant ce temps, les brigands s'étaient emparés des passagers surpris,
terrifiés par la soudaineté de cette agression, et les garrottaient.

Le panneau ouvert, Jésus, dont une des puissantes mains avait suffi à
maîtriser le bouillant Godailleur, souleva notre homme jusqu'à la
hauteur de sa bouche, le mordit au cou, et le lança comme une balle à
travers l'ouverture.

L'on entendit un cri d'effroi, puis le son sourd d'un corps qui tombe à
l'eau.

--Qu'il ne soit fait aucun mal au Français! commanda le Mangeux-d'Hommes.

--Que me voulez-vous? lui dit Dubreuil, en se débattant aux mains de
Pierre et de Jean, qui essayaient de lui lier les bras.

--Tu le sauras bientôt.

--Vous êtes un misérable!

--Possible, répondit flegmatiquement Jésus; mais cesse de résister, si
tu n'as pas envie de rejoindre ton compagnon.

--Vous croyez que je me soumettrai lâchement...

--Qu'on le porte sur le pont et qu'on l'attache au pied du mat! fit le
Mangeux-d'Hommes, dont la voix, de douce qu'elle avait été en parlant à
Dubreuil, devint, tout à coup, retentissante comme un éclat de tonnerre.

Cédant au nombre et à la force, Adrien se laissa tranquillement monter
sur le pont de la _Mouette_.

Là, à la lueur d'un falot, il vit un spectacle digne de pitié.

Cinq ou six cadavres gisaient baignés dans une mare de sang; et tous les
gens de l'équipage, les mains et les pieds solidement liés, étaient
étendus le long du plat-bord.

L'épouvante était peinte dans leurs traits. Quelques-uns priaient;
d'autres proféraient des imprécations; le plus grand nombre
paraissaient plongés dans une prostration complète.

Auprès d'eux, les Apôtres déposèrent les corps des passagers, plus
surpris, mais aussi effrayés que les matelots.

--Ah! je me doutais bien que ça finirait ainsi, marmottait un de ces
derniers; mais le capitaine est un entêté. Il n'a pas voulu m'écouter.
J'étais pourtant bien sûr que c'était un des Apôtres que j'avais vu au
Sault maintenant, nous allons filer notre dernier noeud!

--Est-ce qu'ils nous tueront? s'enquit un passager.

--Vous pouvez y compter, répondit le matelot. Quand est-ce que les
Apôtres ont jamais fait grâce à leurs victimes? nous n'en avons pas
pour longtemps. Tenez, voilà que ça commence; regardez.

En ce moment, les Douze Apôtres étalent rassemblés sur le pont de la
_Mouette_, dont on avait levé les ancres, déferlé quelques basses
voiles, et qui rangeait la côte de la presqu'île Kiouinâ.

En outre des falots trouvés sur le bâtiment, ils avaient allumé
plusieurs torches de résine, dont la flamme vacillante zébrait de
teintes rouges, et de volutes, de fumée grisâtre le noir de la nuit.
Noir opaque comme le métal, profond comme l'immensité, lourd comme
l'inconnu.

Pas un rayon de lune, pas un scintillement d'étoile, mais, seulement,
autour de la _Mouette_, un miroitement d'eau lugubre, produit par la
clarté des lanternes, des torches, et qui ajoutait encore à l'horreur
des ténèbres environnantes.

Quel drame au milieu de la zone lumineuse!

Le Mangeux-d'Hommes, en son sanglant appareil, est le héros principal.
Il domine tout de sa taille et de sa beauté satanique. Sur lui aussi
tous les yeux sont tournés: ses gens, dignes serviteurs d'un tel
maître, attendent des ordres; ses captifs attendent une sentence qui,
trop tôt pour eux, hélas! tombera de sa bouche.

Mais il sait être si grand, si majestueux dans son maintien, ce
capitaine de brigands, qu'Adrien Dubreuil ne le contemple pas sans une
sorte d 'admiration craintive.

Combien d'exécrables criminels à qui il n'a manqué que les circonstances
et un théâtre convenable pour être glorifiés par la majorité des
hommes!

--Allons, l'Ecorché, à l'oeuvre! clama Jésus de sa voix foudroyante.

--Faut-il commencer par les vivants, ou par les morts? répondit Judas.

--Par les morts, ça préparera les autres. Passe-moi le capitaine.

--Voici reprit l'Écorché en tendant à son chef le cadavre du patron de
la Mouette qu'il avait ramassé sur le pont.

--Ou est notre scribe Jean?

--Présent, dit un des Apôtres, dont l'air arrogant se faisait encore
remarquer parmi toutes ces figures impudentes.

--As-tu ton registre?

--Oui.

--Nous en sommes?

--Au numéro 75 des Blancs, 246 des Rouges et des Cuivrés, dit Jean, en
s'asseyant sur une barrique, au-dessous d'une lanterne, après avoir
ouvert un livret de parchemin, tout maculé de taches dégoûtantes.

--Ecris donc, continua Jésus.

--J'y suis, fit Jean.

Et il trempa une plume dans le sang qui coulait sur le pont.

--Numéro 76 des Blancs.

--Ça y est.

--Capitaine de la barque la Mouette.

En prononçant ces paroles, le Mangeux-d'Hommes tira de la gaine pendue à
son côté un poignard, le planta dans le coeur du cadavre, qu'il tenait à
la main, puis, avec ses dents, il lui fit une profonde morsure au cou et
le jeta par-dessus bord.

--Et d'un. Dépêchons! à qui le tour? dit-il ensuite.

--Le pilote, répondit l'Écorché, lui passant un autre corps.

--Numéro 77 des Blancs, dit Jésus.

--Nous y sommes, repartit Jean après avoir inscrit le chiffre.

Le corps du pilote fut traité comme l'avait été celui du patron.

Judas tendit à son chef un nouveau cadavre: c'était celui d'un Indien.

--Numéro 247 des Rouges! cria-t-il à Jean.

Mais, au lieu de lui déchirer le cou de ses dents, il pratiqua à cette
place une incision cruciale avec son poignard.

Je laisse à penser de quelle horreur devaient être saisis les captifs
témoins de cette scène abominable, que le Mangeux-d'Hommes rendait plus
terrible encore par les monstrueuses plaisanteries dont il assaisonnait
chaque exécution:

--Vous voyez, mes enfants, que je n'ai pas volé mon nom. C'est ainsi
qu'à chacun de vous je laisserai mon cachet. Et, comme vous êtes de la
couleur blanche, on vous fera l'honneur d'un coup de dents. Quant à ces
chiens de Peaux-Rouges, la marque des Apôtres au couteau suffit,
n'est-ce pas? mes bons amis. Il serait honteux d'accorder à des
sauvages les honneurs qu'on rend aux civilisés!

La colère, l'indignation suffoquaient Dubreuil et l'empêchaient de
protester contre ces cruautés insensées. Mais il n'était pas au bout.

--Le lot des morts est épuisé, dit tout à coup Judas, après quelques
actes comme ceux que nous venons de raconter.

--Attaque le lot des vivants.

L'Écorché saisit un des passagers yankees et le traîna aux pieds de
Jésus.

C'était John, le voisin de lit de Dubreuil.

--Vous ne voulez donc pas de moi pour votre treizième Apôtre! ça
m'aurait pourtant bien fait plaisir, et je vous aurais appris de fameux
tours! dit-il tranquillement au capitaine.

Mais, sans souffler mot, Jésus empoigna froidement le malheureux par sa
ceinture, l'enleva du pont, lui enfonça son poignard dans le coeur,
imprima au cou de la victime son horrible scel, et la précipita dans les
flots.

Adrien était parvenu au paroxysme de l'exaspération. Il recouvra
subitement la parole.

--Misérable! proféra-t-il en brisant ses liens par une tentative
désespérée.

Au même instant il se ruait sur le Mangeux-d'Hommes.

--Au suivant! disait celui-ci d'un ton calme.

--Oh! tu ne pousseras pas plus loin la carrière de tes crimes! cria
Dubreuil, essayant d'arracher à Jésus son couteau.

Mais quelques Apôtres fondirent sur le brave jeune homme, le
renversèrent, avant qu'il eût pu accomplir son dessein, et ils allaient
l'écharper quand le chef leur dit:

--J'ai ordonné qu'on ne lui fasse aucun mal. Garrottez-le mieux. Celui
qui l'avait si faiblement attaché sera, pour punition, privé du tiers de
son butin.

Puis il ajouta, en se tournant vers son secrétaire et en assassinant un
deuxième passager:

--Numéro 81 des Blancs!

Dubreuil n'en entendit pas davantage. Accablé par les émotions autant
que par la lutte, il s'évanouit.

Quand il reprit connaissance, la nuit avait disparu et le soleil était
déjà haut à l'horizon.

Adrien se trouvait toujours couché au pied du grand mat de la _Mouette_,
mais sur lui on avait étendu quelques pelleteries pour le garantir de
l'humidité de l'atmosphère.

Il avait le corps et l'esprit lourds; la mémoire des événements
auxquels il avait assisté lui échappait.

Peu à peu, cependant, il coordonna ses souvenirs et se rappela ce qui
s'était passé la veille. Alors, il se mit sur son séant, roula autour de
lui des yeux inquiets.

Toute trace du massacre et du désordre de la nuit précédente avait été,
effacée, à ce point que Dubreuil aurait pensé qu'il venait de faire un
mauvais rêve, si la vue du sanguinaire chef des Apôtres, se promenant
sur le pont, n'eût aussitôt confirmé dans son esprit la sinistre
réalité.

Il ventait grand frais sud-est, et la _Mouette_ doublait l'île Manitou,
à l'extrémité orientale de la presqu'île Kiouinâ, projetée de vingt-cinq
lieues environ de la terre fertile dans le lac Supérieur.

Amarrés à l'arrière du vaisseau flottaient deux canots en écorce de
bouleau, ceux-là même qui avaient amené les pirates; mais ils étaient
vides, car les Apôtres reposaient ou s'occupaient à la manoeuvre de leur
prise.

Sombre et désolé surtout par la perte de son vieux compagnon, Dubreuil
réfléchissait, non sans amertume, aux périls de sa situation, quand le
Mangeux-d'Hommes s'approcha de lui:

--D'où viens-tu? on allais-tu? et comment te nomme-t-on? lui
demanda-t-il de son air le plus impératif, en fixant sur le jeune homme
un regard scrutateur.

Ces questions furent faites en français, bien qu'avec un accent flamand
très-prononcé.

Le sentiment de sa dignité conseillait à Dubreuil de ne pas répondre à
cet interrogatoire. Mais il était au pou voir de son ennemi. D'un mot,
d'un signe, celui-ci le ferait égorger. Mieux valait se soumettre,
ruser. Il résolut donc de se plier aux circonstances.

--On m'appelle Adrien, dit-il, sans ajouter son nom de famille que la
pudeur arrêta sur ses lèvres.

--C'est bien. Tu es Français, j'imagine?

--Oui.

--Tu te rendais aux mines?

--Oui.

--Tu les connais, les mines?

--Non.

--Qui donc t'y avait envoyé?

--Une compagnie.

--Américaine?

--Française.

--Française! répéta Jésus sans cacher sa surprise.

--Oui, une compagnie française, dit Dubreuil, examinant attentivement, à
son tour, le Mangeux-d'Hommes.

--Depuis quand est-elle formée? reprit ce dernier.

--Depuis six mois.

--A-t-elle obtenu des concessions du gouvernement de Washington?

--Je ne sais.

--Quelle était ta mission en venant ici?

--D'explorer le terrain.

--Tu es ingénieur?

--Je le suis.

--Personne ne t'accompagnait?

A cette demande, qui ne lui rappelait que trop le malheureux sort de
Godailleur, Dubreuil éprouva un accès de colère qui l'aurait poussé à
une tentative de vengeance s'il n'eût eu les poignets et les chevilles
liés par de fortes cordes. Jésus feignit de ne pas remarquer le courroux
qui brillait sur son visage.

--Personne ne t'accompagnait? fit-il de nouveau.

--Un seul homme, que vous...

Le chef des Apôtres l'interrompit.

--Oui, je me souviens; tu ne le reverras plus; il faut en prendre ton
parti, que veux-tu? Nous avons pour loi de ne faire jamais quartier à
personne. Tu es la première exception et encore n'est-il pas bien sûr
que je ne te dépêche comme les autres. Cela dépendra absolument de toi.

Ces mots furent chantés de cette voix harmonieuse et souriante qui,
n'eût été sa stature, donnait à croire que Jésus était une femme
déguisée en homme.

--Tuez-moi donc sur-le-champ! s'écria Dubreuil avec un geste de dégoût.

--Te tuer? Non; causons d'abord.

--Scélérat!

Le Mangeux-d'Hommes haussa les épaules.

--A quoi bon des injures! dit-il. Elles n'amélioreront pas ta position
et ne changeront pas mon caractère...

--Je vous méprise...

--Eh! que m'importe ton mépris!

--Vos forfaits seront châtiés.

--Peut-être. Mais, en attendant, sache me servir fidèlement, et je
saurai te récompenser.

--Vous servir! moi!

Loin de s'irriter du dédain dont cette exclamation fut empreinte, le
Mangeux-d'Hommes se prit à rire.

--Oui, me servir, moi, Jésus-Christ, capitaine des Douze Apôtres;
n'est-ce pas un beau rôle? dit-il en se rengorgeant avec quelque
complaisance.

--Blasphémateur!

--Donc, reprit le Mangeux-d'Hommes, tu entres mon service, non comme
simple domestique, j'estime trop tes talents et mérites, mais comme
ingénieur.

--Jamais!

--Je te conduis à Kiouinâ, poursuivit froidement Jésus. Là, grâce à mon
aide et à celle de mes gens, tu fais tes explorations, sans être
inquiété par les Yankees ou les Anglais, qui t'auraient, sois-en
convaincu, joué quelque vilain tour de leur façon, car ils n'aiment pas
trop que des étrangers; et des Français surtout, viennent leur disputer
les mines ou les terrains qu'ils se sont appropriés. Ton exploration
finie, tu m'en livres le rapport. Combien te donnait la compagnie de
laquelle tu relevais?

--Qu'est-ce que cela vous fait? s'écria Adrien avec emportement.

--Enfin, soit le renseignement ne m'est pas indispensable, continua le
chef en allumant un cigare. Je te rémunérerai de façon à ce que tu
n'aies pas à te plaindre de ma générosité. J'y mets une seule
condition: tu seras sage, c'est-à-dire que, comprenant que tu es en ma
puissance, sachant que je me soucie moins de la vie d'un homme que d'un
bout de cigare, tu ne chercheras t'échapper, ni à nuire à l'honorable
société des Douze Apôtres à laquelle tu es maintenant adjoint. Est-ce
convenu?

Dubreuil ne daigna pas lui répondre.

--Ta parole de te conformer à mes avis, et je te fais délier, ajouta
négligemment le Mangeux-d'Hommes.

--Plutôt mourir!

--Comme il te plaira. Tu as vingt-quatre heures pour réfléchir. Après
quoi, si tu n'es pas plus raisonnable, mon poignard et mes mâchoires
feront leur office!

En articulant son ultimatum, il écarta les lèvres et découvrit une
double rangée de dents blanches, longues, aiguës comme celles d'une bête
féroce.

Vos menaces ne m'effraient pas plus que vos promesses ne m'ont séduit!
Si je dois périr, que la volonté de Dieu soit faite! dit Adrien en
détournant la tête avec horreur.

Le Mangeux-d'Hommes appela son lieutenant.

--Descends cet imbécile dans l'entrepont, et qu'on veille sur lui.

Tandis que l'Écorché exécutait son ordre, Jésus murmurait en jetant un
coup d'oeil sur l'ingénieur français:

--Par le Christ! mon frère aîné, il y a d'étranges ressemblances dans
l'humanité! C'est tout à fait son portrait. J'en ai été saisi... Ah!
bah! oublions ce passé!

Et néanmoins il s'accouda soucieusement, la tête dans ses mains, sur le
plat-bord du vaisseau.




                             CHAPITRE VIII

                              LES CAPTIFS


Après avoir de nouveau garrotté Dubreuil, l'Écorché le transporta dans
l'entrepont.

--Où voulez-vous que je vous dépose? lui demanda-t-il

--Là répondit l'ingénieur en indiquant son cadre. Judas le jeta sur le
cadre avec ces mots:

--Bien, mais tâchez de ne pas bouger avant d'en avoir reçu l'ordre, sans
quoi je jure, foi d'Iscariote, que vous irez rejoindre vos compagnons.

Puis il remonta sur le pont, laissant notre jeune homme sous la garde
d'un des Apôtres.

Le corps et l'esprit brisés par la violence des impressions qu'il avait
revue, Adrien s'abandonnait au sommeil, sans se préoccuper de son
gardien qui furetait dans la cabine, avec l'espoir de trouver quelque
liqueur, quand il lui sembla entendre gratter sous son maigre matelas.

D'abord il crut se tromper; le bruit continuant, il l'attribua à un
rat; mais un son de voix étouffé ne tarda pas à frapper son oreille:

--Mar'chef! mar'chef! disait-on.

--Suis-je le jouet d'une illusion de mes sens? pensa Dubreuil.

Et, cependant, s'étant assuré que la sentinelle ne l'observait pas, il
releva furtivement, malgré les liens dont ses poignets étaient entourés,
un coin de son matelas, au fond du cadre.

Aussitôt une main longue et décharnée parut entre les planchettes du
châlit.

N'eût l'index de cette main été enserré par un large anneau de cuivre
rouge autour duquel la peau comprimée faisait bourrelet, qu'à la
dimension toute particulière des doigts Adrien en aurait aussitôt
reconnu l'heureux propriétaire et maître.

C'est toi, Jacot? dit-il très-bas.

Moi-même, sans vous offenser, mar'chef, fut-il répondu vivement.

--Parle moins haut, reprit l'ingénieur tout ému, et en posant
affectueusement ses mains dans celle de l'ex-dragon.

--Qu'est-ce que c'est? s'écria celui-ci au contact de la corde.

--Chut! fit Dubreuil.

--Les gueux vous ont donc attaché? mar'chef.

--Du calme, du calme, mon ami. On me surveille. Mais par quel hasard?...

--Une autre fois, je vous conterai mar'chef. A présent, voulez-vous que
je sorte de ce trou où j'étouffe, sans vous offenser? J'ai un couteau
dans ma poche, je couperai vos cordes, et à nous deux...

--Non, non. Pas d'imprudence; ce serait courir à notre perte, reste où
tu es...

--Cependant...

--Silence! on vient, dit Dubreuil, laissant retomber le matelas et
feignant de dormir.

C'était le factionnaire qui se rapprochait.

Il tenait un de ces flacons carrés, en verre foncé, où les Américains
ont l'habitude de mettre les alcools.

--Voulez-vous boire une gobe? dit-il en mauvais français à l'ingénieur.

Dubreuil ne répondant point, l'Apôtre le secoua par le bras.

--Ah! çà, bourgeois, continua-t-il, est-ce qu'on dort comme ça les uns
sans les autres?

--Que me voulez-vous? fit Adrien paraissant s'éveiller.

--On vous demande si vous avez envie de vous rafraîchir le gosier.

--Merci, je n'ai pas soif.

--A votre santé donc! reprit le gardien en plongeant le goulot du flacon
dans sa bouche. Mais, ajouta-t-il après avoir engouffré cinq ou six
gorgées sans reprendre haleine, n'en dites rien au capitaine ni aux
camarades, ou je vous ferai un mauvais parti.

--Soyez tranquille, je ne vous trahirai pas.

--Fameux rhum! oui, fameux, aussi vrai que je m'appelle Thomas.

A ce moment un gros soupir partit de dessous le lit.

Par bonheur, tout occupé à faire chanter à la sa bouteille un harmonieux
glou-glou, l'Apôtre Thomas ne l'entendit pas.

A court de souffle, il suspendit son bachique concert et se mit à
chanter, en se dirigeant, non sans trébucher, vers l'extrémité de la
cabine:

    Nous irons sur l'eau nous y prom' promener
    Nous irons jouer dans l'île, etc.

Dès qu'il fut éloigné, Dubreuil souleva de nouveau son matelas.

--Ah mar'chef, sans vous offenser, moi je n'aurais pas refusé sa goutte,
à ce brigand! dit Godailleur avec l'accent du regret le plus sincère.

--Vraiment.

--C'est que j'ai l'estomac aussi vide que celui de la baleine qui avala
ce civil de l'Histoire sainte... Comment qu'on l'appelait, sans vous
offenser, mar'chef?

--Dis-moi un peu et rapidement qui t'a sauvé.

--Qui? qui, mar'chef? mais Jacot Godailleur, donc. N'est-il pas assez
grand pour ça, sans vous offenser?

--Enfin de quelle manière es-tu rentré ici?

--Pas malaisé, mar'chef, pas malaisé. Votre grand scélérat des scélérats
de diable rouge m'avait mordu que les larmes m'en vinrent aux yeux et
que je pleurai, malheureux! comme jamais. Il me flanque à l'eau, sauf
votre respect, mar'chef, je nage comme un poisson, je m'accroche à un
des canots que les brigands avaient amarrés derrière notre barque; de
là, par un panneau, je me faufile dans la cabine et me fourre sous votre
lit, pour réfléchir. Mais je suis trempé, mar'chef, trempé comme une
vraie soupe. Avec rien dans le coffre. Ah! si j'avais seulement un
petit verre de n'importe quoi.

--Tais-toi; voici du monde fit Dubreuil en se retournant.

Le Mangeux-d'Hommes entrait dans la cabine, suivi de sept ou huit de ses
compagnons.

--Thomas, appela-t-il.

--Présent, capitaine, répondit la sentinelle d'une voix pâteuse.

--Où est notre prisonnier?

--Ici, dit Thomas en approchant avec difficulté.

Quoiqu'il fit assez sombre dans l'entrepont, Jésus remarqua tout de
suite que son factionnaire avait bu outre mesure.

--Cet homme est ivre, qu'on lui applique vingt-cinq coups de fouet,
dit-il.

Thomas voulut protester.

--Un seul mot encore et je te casse la tête, dit l'Écorché, qui marchait
derrière Jésus.

--Combien êtes-vous hors de service? ajouta-t-il en s'adressant aux
autres Apôtres.

--Six, lui répondit-on.

L'Écorché alors tira de sa poche un carnet, dont il arracha quelques
feuilles de papier, en fit six morceaux, sur chacun desquels il traça un
numéro, roula les papiers entre ses doigts et les jeta dans son chapeau.

--Le numéro 1 sera, dit-il, chargé d'exécuter la sentence.

Tour à tour les six Apôtres tirèrent au sort.

André ramena le numéro désigné.

--Allons, dit-il à Thomas, ôte ton capot, mon camarade, et place-toi là
contre le mât.

Le condamné se soumit sans opposer la moindre résistance. Il était
facile de voir que les Apôtres étaient accoutumés à pareilles
exécutions, car ils se rangèrent froidement autour de Thomas, qui, le
dos nu, s'était arcbouté le front contre le mat de la _Mouette_, et
attendait, avec une surprenante impassibilité, son châtiment.

André, s'étant muni d'une corde à noeuds, l'Écorché lut sur son carnet:

                        RÈGLEMENT DES APOTRES

§ DISCIPLINE

ART. V.--Sera puni de vingt-cinq coups de fouet ou de corde tout homme
qui s'enivrera une première fois, durant le service; de cinquante la
deuxième fois, de mort la troisième.

Après ces mots, Judas dit à Thomas:

--Tu déclares que ta punition est juste?

--Oui, répondit le délinquant.

--Va! ordonna le lieutenant, faisant signe à André.

La corde siffla dans l'espace, et vingt-cinq fois de suite tomba
lourdement, comme une tige d'acier, sur les épaules et les reins du
supplicié, qui ne laissa pas échapper une plainte et, quoiqu'il eût les
membres libres, il ne fit pas un geste pour se soustraire à cette
cruelle flagellation.

Cependant le sang ruisselait de son dos et la douleur faisait jaillir de
ses yeux des larmes brûlantes.

Quand le bourreau eut terminé sa terrible besogne, Thomas se redressa
lentement et lui dit:

Merci, mon cousin, tu as le poignet solide. Ça m'a dégrisé. Pose-moi un
linge huilé sur les épaules, et demain il n'y paraîtra plus.

Pendant qu'André opérait le pansement, le Mangeux-d'Hommes s'avança
vers Dubreuil, aussi indigné de la barbarie de cette scène que surpris
de l'indifférence qu'y avaient apportée les spectateurs et jusqu'aux
acteurs.

Tu vois, jeune homme, lui dit Jésus, qu'ici la discipline ne plaisante
pas. J'ai besoin de tes services, c'est à ce besoin que tu dois la vie.
Donne-moi ta parole de ne pas chercher à, t'évader, et je te rends la
liberté de tes mouvements. Inutile d'ajouter que si tu enfreignais ton
serment, tu signerais ton arrêt de mort.

Bien qu'il lui répugnât de prendre un engagement vis-à-vis du bandit,
Adrien jugea prudent d'obéir. Ses liens furent tranchés, et Jésus
l'invita à dîner avec sa bande.

L'ingénieur n'avait pas faim. Il eut d'abord l'intention de refuser.
Une réflexion l'engagea à accepter, et il se mit à table au milieu des
Apôtres.

Ceux-ci firent un repas copieux, sans pourtant boire autre chose que de
l'eau, bien que le navire fût chargé de liqueurs fortes; mais, en
expédition, il leur était expressément défendu de goûter aux alcools.
Et, malgré sa passion pour les stimulants, le Mangeux-d'Hommes
s'astreignait alors à un régime aussi sévère que celui de ses gens.

Si Dubreuil mangea peu, il n'en trouva pas moins le moyen de faire
disparaître adroitement une certaine, quantité d'aliments qu'il glissa
dans ses poches, les réservant pour Jacot.

Après le dîner, sous prétexte d'arranger sa toilette, il regagna son
cadre et passa ces vivres au dragon en lui disant de ne pas bouger de sa
cachette.

--Sans vous manquer de respect, mar'chef, dit Godailleur, je suis moulu
là-dessous.

Tâche de t'y tenir encore jusqu'à ce soir.

--Hum! c'est une fichue faction que vous m'imposez, mar'chef.

--Que veux-tu que j'y fasse? si on te découvrait...

--Oh! je sais bien, je sais bien, je serais flambé, n'est-ce pas,
mar'chef? Oh! les gueusards de gueusards!

--Assez causé! dors jusqu'à mon retour! répondit Dubreuil en se
retirant, car il lui avait semblé que l'Écorché l'observait du coin de
l'oeil.

Pour écarter les soupçons du lieutenant, si tant il était que ce dernier
en eût conçu, Adrien prit un air dégagé, alluma un cigare et monta sur
le pont.

On n'y remarquait plus une trace de désordre, et la _Mouette_, gouvernée
comme par des marins de profession, sillait les eaux du lac Supérieur,
dont la rive méridionale, fortement échancrée, se profilait à quelques
milles à l'horizon.

La vue de la côte ranima l'espérance dans le coeur de Dubreuil, et avec
l'espérance le désir de la liberté.

Il jeta les yeux vers la poupe du navire mais les canots qui avaient
servi aux Apôtres n'y étaient plus: on les avait hissés aux flancs de
la Mouette.

--Non, mon garçon, tu ne te sauveras pas, dit le Mangeux-d'Hommes à
Dubreuil en lui tapant familièrement sur l'épaule.

Facile d'avoir été si bien deviné par car homme, dont la supériorité le
fatiguait, en dépit de l'aversion qu'il éprouvait pour lui, Adrian
redescendit, sans répondre, dans la cabine.

La nuit venue, il se coucha, après avoir repoussé, comme inexécutables,
les propositions d'évasion que lui faisait Jacot, et exhorta le pauvre
dragon à la patience.

A peine eut-il posé sa tête sur le traversin qu'un sommeil de plomb
s'empara de ses sens et les domina complètement.

Quand Adrien s'éveilla, après douze heures de cet état voisin de la
léthargie, il était jour. Le navire semblait immobile. Mais un grand
bruit se faisait sur le pont.

Dubreuil regarda dans la cabine. Il ne voyait personne.

--Jacot dit-il, en écartant son matelas.

Pas de réponse.

Adrien, inquiet, plongea son bras sous le lit. La place était vide.

--Mon Dieu! pensa l'ingénieur, l'infortuné aurait-il été découvert!

S'élançant de son cadre, il s'habilla à la hâte, et voulut monter sur le
pont pour essayer de savoir ce qu'était devenu Godailleur. Mais, par
mégarde ou à dessein, on avait fermé l'écoutille.

Le coeur débordant de chagrin, Dubreuil se mit à se promener dans la
cabine.

Il se livrait aux plus noires réflexions, lorsqu'une voix l'interpella:

--C'est pourtant vous, bourgeois, qui êtes cause de ce qui m'est arrivé!

Adrien se retourna et aperçut Thomas couché sur un grabat au bout de la
pièce.

--Je ne vous comprends pas, dit-il.

--C'est pas difficile à comprendre. Si vous aviez accepté la gobe que je
vous offrais, il y aurait eu moins à boire dans la négresse[26]; s'il y
avait eu moins à boire, j'aurais moins bu; si j'avais moins bu, j'aurais
été moins dans le lof; si j'avais été moins dans le lof, notre capitaine
ne se serait pas aperçu que j'avais caressé la bouteille; s'il ne s'en
était pas aperçu, je n'aurais pas été puni; et si je n'avais pas été
puni, je ne serais pas étendu ici comme un marsouin sur une botte de
paille; c'est clair ça, comme dit frère Jean, notre secrétaire.

[Note 26: Bouteille.]

--Il est bien dur, votre capitaine! fit Dubreuil, heureux de trouver cet
homme et supposant qu'avec quelques flatteries il en obtiendrait des
renseignements.

--Dur, le Mangeux-d'Hommes! qui est-ce qui a jamais entendu dire ça? il
est plus doux qu'une brebis, repartit Thomas d'un ton convaincu.

--Mais, enfin, le traitement...

--Puisque c'est la règle!

--Quelle règle?

--Eh! la règle des Apôtres!

--Vous formez donc une association?

--Je crois bien, bourgeois; et une association qui n'a pas sa pareille,
des Grands-Lacs aux montagnes de Roche, du golfe du Mexique à la baie
d'Hudson.

--Association de brigands! ne put s'empêcher de murmurer Dubreuil.

Et, à haute voix

--Vous êtes Français, vous?

--Moi?

--Oui, vous.

--Est-ce que je sais?

--Mais vous parlez le français?

--Comme je parle l'anglais, l'algonquin, le chippiouais, le chinouk et
bien d'autres langues, sans compter l'espagnol.

--Où êtes-vous donc né?

--Ah! bourgeois, répondit en riant le bandit, c'est une question que
j'ai oublié de faire à ma mère.

--Mais vos parents?

--Mes parents est-ce que j'en ai connu, des parents, moi!

--Pauvre misérable! fit Adrien avec compassion.

--Pauvre, moi! s'écria Thomas, à d'autres, bourgeois! Les Apôtres sont
tous riches, plus riches que les facteurs de la compagnie de la baie
d'Hudson. Pour ma part, j'ai cinq femmes!

--Cinq femmes!

--Cinq, et aussi bien huppées que celles de qui que ce soit, je m'en
flatte. Quand vous les aurez vues, vous m'en direz des nouvelles.

--Où sont-elles donc? demanda Dubreuil, se figurant que Thomas délirait
ou voulait se moquer de lui.

--Où elles sont? pas loin d'ici.

--Vous plaisantez.

--Puisque le bateau ne marche plus, c'est que nous sommes arrivés.
Entendez-vous ce vacarme là-haut? on décharge la cargaison.

Mais arrivés en quel endroit?

--Dans nos îles, les îles des Douze Apôtres, bourgeois, et vous pourrez
vous vanter d'être le premier philistin qui y soit entré vivant, depuis
que nous les habitons. Faut que vous ayez fièrement donné dans l'oeil au
capitaine, mille millions de serpents à sonnettes! pour qu'il ne vous
ait pas fait passer le goût de la viande. Mais ça viendra, allez,
bourgeois, vous ne perdrez rien pour attendre.

L'Apôtre accompagna cette horrible plaisanterie d'un sourire qui fit
frissonner Dubreuil.

Comme il allait poursuivre son interrogatoire, le panneau de
l'écoutille fut brusquement soulevé.

--Filez vite, souffla Thomas, car si on me surprenait bavassant avec
vous, ma peau courrait risque de passer encore sous la main du tanneur,
et c'est un luxe dont il ne faut pas être prodigue.




                              CHAPITRE IX

                          LA CÈNE DES APOTRES


--Adrien cria le capitaine.

--Me voici, répondit Dubreuil, qui s'était empressé de regagner son
cadre.

--Monte.

L'ingénieur gravit lentement l'échelle qui conduisait sur le tillac de
la _Mouette_.

Là, un spectacle nouveau, unique, l'attendait: le pont du navire était
littéralement encombré de femmes. Il y en avait une quarantaine au
moins, de tout âge, de tout costume, je dirais presque de toutes
couleurs, activement occupées à transborder la cargaison, sur une
multitude de canots en écorce disséminés autour de la barque.

Quant aux Apôtres, ils fumaient, paresseusement accroupis sur le
gaillard d'arrière.

On eût dit des sagamos surveillant le travail de leurs femmes.

De fait, ces créatures les servaient de femmes pour la plupart:
Indiennes ou métis, elles étaient, par eux, traitées comme les squaws
peaux-rouges par les hommes de même race c'est-à-dire comme des bêtes
de somme.

Après une chasse ou une expédition, elles étaient tenues d'aller ramasser
le gibier ou le butin et de le serrer dans les magasins de la troupe. En
campagne, elles portaient les fardeaux, tentes, piquets, ustensiles de
cuisine; au camp, elles dressaient les wigwams, allumaient les feux,
apprêtaient les aliments; et, quand le maître était de folâtre humeur,
elles partageaient sa peau d'ours.

En retour des nombreuses obligations qu'il leur devait, celui-ci les
battait souvent, leur donnait à manger quelquefois, et parfois aussi les
laissait mourir de faim; mais il ne manquait guère, de les couvrir de
clinquant, parce que leur parure satisfaisait sa vanité et lui valait
cette réputation d'adresse qu'ambitionnent tous les aventuriers du
Nord-ouest américain.

Aussi les femmes des Apôtres,--bande célèbre s'il y en eut
jamais,--étaient-elles étincelantes de pierreries fausses et de bijoux
en chrysocale. Outre cela, toutes portaient des jupes rouges, vertes,
bleues, jaunes, d'une vivacité de couleurs à blesser les yeux.

Ces jupes, cependant, créaient de terribles jalousies parmi les beautés
du lac Supérieur.

S'ils l'eussent voulu, les Apôtres auraient attiré à eux toutes les
jeunes squaws du pays, à cent milles à la ronde, tant la coquetterie à
d'empire sur l'esprit féminin des sauvagesses elles-mêmes.

Mais un article de leur Règlement défendait que chacun plus de cinq
femmes; et, généralement, ils se montraient satisfaits de ce nombre...
assez raisonnable d'ailleurs.

On peut se contenter à moins.

Sauf l'addition du similor, soit dans leur chevelure, soit sur leur
habillement, nos rouges odalisques étaient vêtues à la mode
indienne:--robe courte, en laine ou calicot, à peine serrée à la taille,
mitas et mocassins de peau de daim, ornés de broderies en rassade ou
poil de porc-épic.

Elles avaient la tête nue, les cheveux plats, peu longs et peu fournis,
divisés en deux bandeaux sur le milieu du front.

Si quelques-unes pouvaient passer pour jolies, le plus grand nombre ne
paraissaient guère propres à inspirer de tendres sentiments. La laideur
d'une certaine quantité devait même être un antidote contre l'amour.

C'est au moins la réflexion que se fit Dubreuil, en se trouvant tout à
coup au milieu de cet essaim d'Indiennes, car, pour les Apôtres, il est
probable qu'ils n'y regardaient pas de si près.

--Tu vois notre harem, dit de sa voix mélodieuse le Mangeux-d'Hommes à
l'ingénieur. Si, pendant ton séjour avec nous, tu te sens quelque
désir, tu m'en avertiras. Mais garde-toi de faire les yeux doux à l'une
de ces femmes, car alors je ne répondrais pas de ta vie. Mes gens sont
jaloux comme des tigres, et ils ne souffrent pas qu'on se mêle à leurs
affaires de ménage. Sois tranquille du reste: il ne manque pas, aux
environs, de jeunes filles...

--Merci pour votre complaisance, interrompit sèche ment Dubreuil; mais
que pensez-vous faire de moi?

--Tu le sauras bientôt. Par le Christ, mon frère aîné, tu le sauras
bientôt! seulement, souviens-toi de ton serment.

--Vous êtes le plus fort...

--Assez! s'écria impatiemment Jésus. On va te mener à terre, dans cette
île que tu vois sur la droite. Tu seras libre de t'y promener. Mais, je
te le rappelle encore n'oublie pas que tu m'as donné ta parole de ne pas
chercher à fuir. En prononçant ces mots, le capitaine indiquait du doigt
un groupe d'îlots assez considérable qui marquetaient le lac, à une
portée de pistolet du lieu où la _Mouette_ était à l'ancre.

Ces îles formaient l'archipel des Douze-Apôtres.

Avec leurs côtes fantastiquement découpées, leurs rochers colorés en
vert, en bleu, en jaune, par le suintement des eaux pluviales à travers
des terrains miniers, leurs crêtes boisées et déjà tapissées d'une
luxuriante verdure, elles offraient, en vérité, un coup d'oeil charmant.

Autant qu'on en pouvait juger du pont de la _Mouette_, la majorité des
îles des Douze-Apôtres était inhabitée; mais sur celle désignée à
Dubreuil par le Mangeux-d'Hommes se montraient divers bâtiments
entourés d'une haute palissade, aux pieux taillés en fer de lance.

Tel était l'aspect extérieur de la Pointe, cet ancien poste de la
Compagnie américaine de pelleteries, actuellement occupé par le
Mangeux-d'Hommes et ses hideux compagnons.

Tandis que Dubreuil considérait attentivement ce tableau et tâchait de
calculer la distance qui séparait l'îlet de la terre ferme, l'Écorché
lui ordonna de le suivre.

Ils descendirent dans un canot; deux Indiennes, accroupies sur les
talons, se mirent à pagayer, l'une à l'avant, l'autre à l'arrière de
l'embarcation, et, en quelques minutes, ils touchèrent au rivage, sous
la palissade du fort.

--Tu peux te promener on nous attendre ici, dit Judas à l'ingénieur
après l'avoir déposé à terre.

Ensuite il retourna au navire, laissant sur la plage Dubreuil fort
embarrassé de ce qu'il devait faire.

Mais il ne demeura pas longtemps dans cette perplexité.

La _Mouette_ étant aux trois quarts déchargée, et ses marchandises
emmagasinées dans l'ancienne factorerie, les Apôtres fixèrent plusieurs
câbles au beaupré du navire et le remorquèrent, à l'aide de leurs
canots, dans une anse étroite, près de la Pointe.

--Maintenant, camarades, faisons la cène! cria le Mangeux-d'Hommes dès
que la barque eut été solidement amarrée. Je permets de manger, de boire
et de se divertir jusqu'à demain. Mais, avant tout, pour éviter les
accidents, que chacun dépose ses armes dans l'arsenal.

--Bravo! hourrah pour le capitaine! clamèrent les Apôtres.

--Hourrah pour le capitaine! répondirent en écho leurs femmes.

Puis tous se dirigèrent pêle-mêle vers la porte du fort, entraînant avec
eux Dubreuil étourdi, enivré par l'étrangeté des évènements auxquels il
assistait depuis deux jours.

Sans trop savoir comment, il fut conduit dans une vaste salle basse que
partageait, dans toute sa longueur, une table immense, flanquée de
bancs, et qui ployait sous le poids des mets dont elle était couverte.

On y voyait des daims rôtis tout entiers, des estomacs de caribous,
pendus par des ficelles au plafond et contenant la soupe[27], de
monstrueux boudins de pemmican, des bosses de bison cuites enveloppées
dans la peau de l'animal, des faisceaux d'os à moelle fumants, et
d'énormes chaudières renfermant la fameuse _tiaude_, espèce de ragoût
composé de poisson frais, saumon, esturgeon, maskinongé ou morue, et de
tranches de lard, en haut renom sur les bords du lac Supérieur et du
golfe Saint-Laurent.

[Note 27: Voir Poignet-d'Acier.]

Entre ces plats gigantesques, posés à même sur le bois brut, se
dressaient des cruches remplies de whisky, de rhum, ou d'eau-de-vie de
riz sauvage.

La table pouvait aisément contenir cinquante personnes, mais le couvert
n'était mis que pour treize.

Quel couvert! un morceau d'écorce en guise d'assiette, un vase de corne
ou de bois servant de verre, une épine au lieu de fourchette.

Pour suppléer aux ustensiles qui manquaient, nos Apôtres n'avaient-ils
pas leurs couteaux?

Les voici attablés, le Mangeux-d'Hommes à un bout, l'Écorché en face,
leurs gens dispersés à quatre ou cinq pieds les uns des autres. Mais les
concubines de chacun envahissent les espaces intermédiaires. Elles
s'empressent, par groupes, autour de leurs seigneurs, moins sans doute
pour les servir que pour en recevoir un os à demi rongé ou un coup
d'eau-de-feu.

Toutefois, elles ne sont pas assises à la table,--c'est un bonheur
inconnu aux femmes dans le Far-West,--elles se tiennent
respectueusement debout.

Seul, le capitaine n'est pas environné de femmes. Il a placé Dubreuil
auprès de lui; une vieille squaw leur passe les aliments qu'ils
désirent et leur verse à boire.

Pendant une demi-heure, on n'entend que le cliquetis des mâchoires,
entrecoupé de quelques jurons énergiques à l'adresse des Indiennes qui
se chamaillent, ou des hurlements d'une douzaine de chiens qui disputent
ces dernières les miettes du festin; mais, pendant cette demi-heure,
les Apôtres et leur famélique suite ont englouti tout ce qui était
matière mangeable.

Sur la table il ne reste plus que les cruches de grès demi vides. Le
Mangeux-d'Hommes se tourne vers sa squaw et lui dit:

--Maggy, sorcière du diable, enlève les couteaux!

Chaque Apôtre remet alors son couteau à la vieille Indienne, car l'orgie
va commencer, pantelante, échevelée, lubrique, ignoble, et il serait à
craindre que ses coryphées ne s'entre-déchirassent s'ils conservaient à
leur portée des armes d'aucune sorte.

--Par le Christ! mon frère aîné, braille Jésus qu'excitent les fumées de
l'alcool, après avoir empli de whisky son gobelet, je bois camarades, au
succès qui a couronné notre dernière expédition! Grâce à la prise de ce
jeune homme, dans quelques mois nous posséderons plus de richesses que
la Compagnie de la baie d'Hudson. Mais l'on veille bien sur lui, car il
tient notre fortune entre ses mains. Allons, monsieur l'ingénieur
français, continua-t-il d'un air narquois, trinquez avec moi.

--Viva! beuglèrent les brigands. A la santé du Français!

Bon gré, mal gré, Dubreuil dut accepter ce toast et choquer sa coupe
contre celle des Apôtres.

--Maintenant, une chanson pour nous égayer, car j'ai la liqueur triste
ce soir, reprit le capitaine.

--Oui, une chanson! réclama-t-on de toutes parts.

--Voici, cria Simon, jetant au milieu du brouhaha les beaux vers de
Byron:

    Fill the goblet again! for I never before
    Felt the glow which now gladdens my heart to its core;
    Let us drink! Who would not, etc.

--A qui le tour? interrogea le Mangeux-d'Hommes quand Simon se fut
rassis.

--Oui, à qui le tour?

--A Barthelemy.

--Va pour Barthelemy, mille buffles!

--Tant mieux, il daubera encore les Anglais!

--Qu'est-ce que tu dis, vilain Canadien?

--Silence! intervint Jésus. Sachez, enfants, que vous n'avez point de
nationalité. Les Apôtres sont de toutes les origines, de tous les pays
du monde!

--Bravo! hurla la foule.

--Allons, Barthélémy, commence, nous t'écoutons.

--Attendez d'abord que je m'éclaircisse le timbre, répondit Barthelemy,
qui se versa une rasade de rhum et l'avala comme si c'eût été un verre
d'eau.

Puis il entonna, d'une voix de Stentor, les couplets suivants:

  C'est sti'là qu'a pincé Berg-op-Zoom [28],
  C'est sti'là qu'a pincé Berg op-Zoom.
  Qu'est un vrai moule à Te Deum,
  Qu'est un vrai moule à Te Deum.
  Dame! c'est sti'là, qu'a du mérite,
  Et qui trousse un siège bien vite.

  Comme Alexandre il est petit,
  Comme Alexandre il est petit.
  Mais il a autant d'esprit;
  Mais il a autant d'esprit.
  Il en a toute la vaillance,
  De Cesar toute la prudence,

J'étrillons messieurs les Anglés.

--Je m'oppose, interrompit un des Apôtres furieux.

[Note 28: Cette chansonnette, fort populaire en France vers la fin du
siècle dernier,--après la prise de Berg-op-Zoom la Pucelle, par le comte
Lowenthall, qui commandait nos troupes,--est encore en vogue au
Canada.]

--Et moi, je dispose, répliqua le Mangeux-d'Hommes avec un coup d'oeil
sévère à l'interrupteur, qui se rassit en maugréant.

On applaudit chaudement au mot du capitaine, et Barthélémy reprit:

  J'étrillons messieurs les Anglés,
  Qu'avions voulu faire les mauvés,
  Qu'avions voulu faire les mauvés,
  Dame! c'est qu'ils ont trouvé des drilles,
  Qu'avec eux ont porté l'étrille.

--Ta chanson, dit Jésus, ne marque pas de sel, mais je voudrais, ce
soir, quelque chose qui sentit le trappeur. Voyons, toi,
Jacques-le-Majeur, qu'as-tu dans ton sac?

--Moi, je ne connais que _la Gloire des Bois-Brûlés_ [29].

[Note 29: Cette chanson a trait à un combat sanglant qui eut lieu en
1818, à la rivière Rouge (Voir la _Huronne_), entre les Bois-Brûlés et
les gens de lord Selkirk. On la chante toujours avec enthousiasme dans
les réunions de trappeurs canadiens.]

--Eh bien! conte-nous la _Gloire des Bois-Brûlés_.

--Avec plaisir, capitaine, fit Jacques-le Majeur, qui tout aussitôt
s'écria:

  Voulez-vous écouter chanter (bis)
  Une chanson de vérité. (bis)
  Le dix-neuf de juin, la bande des Bois-Brûlés
  Sont arrivés comme de braves guerriers.

  En arrivant à la Grenouillère,
  Nous avons fait trois prisonniers,
  Trois prisonniers des Arkanys, [30]
  Qui sont ici pour piller notre pays.

[Note 30: Habitants des Îles Orkneys.]

  Étant sur le point de débarquer,
  Deux de nos gens se sont écriés,
  Deux de nos gens se sont écriés:
  Voilà l'Anglais qui vient nous attaquer.

  Tous aussitôt nous avons déviré,
  Nous avons été les rencontrer:
  J'avons cerné la bande des grenadiers,
  Ils sont immobiles, ils sont tous démontés.

  J'avons agi comme des gens d'honneur,
  J'avons envoyé un ambassadeur
  Le gouverneur, voulez-vous arrêter
  Un petit moment, nous voulons vous parler.

  Le gouverneur, qui est enragé,
  Il dit à ses soldats: Tirez.
  Le premier coup c'est l'Anglais qui a tiré,
  L'ambassadeur ils ont manqué tuer,

  Le gouverneur qui se croit empereur,
  Il veut agir avec rigueur:
  Le gouverneur qui se croit empereur,
  A son malheur agit trop de rigueur.

  Ayant vu passer tous ces Bois-Brûlés
  Il a parti pour les épouvanter;
  Etant parti pour les épouvanter,
  Il s'est trompé, il s'est bien fait tuer.

  Il s'est bien fait tuer
  Quantité de grenadiers,
  J'avons tué presque toute son armée,
  Quatre ou cinq se sont sauvés.

  Si vous aviez vu tous ces Anglais,
  Tous ces Bois-Brûlés après,
  De butte en butte les Anglais culbutaient,
  Les Bois-Brûlés jetaient des cris de joie.

  Qui a composé la chanson?
  Perriche Falcon, ce bon garçon.
  Elle a été faite et composée
  Sur la victoire que nous avons gagnée.

--Oui, ajouta le chanteur en finissant, car je l'ai connu, Perriche
Falcon, un brave trappeur, et j'y étais à la bataille que les
Bois-Brûlés ont gagnée sur les Anglais. Je bois à la santé des
Bois-Brûlés!

--C'est pas étonnant, car tu l'es, toi, Bois-Brûlé dit un voisin de
Jacques-le-Majeur.

On sait combien les aventuriers blancs et même les Indiens du désert
américain méprisent les métis. Nulle injure ne leur est, je crois, plus
sensible que l'appellation de Bois-Brûlé ou Demi-Sang. Aussi
Jacques-le-Majeur, dont le cerveau était déjà allumé par l'ivresse,
riposta-t-il en appliquant à l'insulteur un coup de poing à décorner un
boeuf.

Sans broncher, celui-ci se précipita sur son adversaire, et une lutte
terrible s'engagea entre eux.

Nul des spectateurs ne cherchant à les séparer, car la plupart avaient
déjà perdu la raison ou folâtraient assez indiscrètement avec leurs
squaws, il est probable que la rixe se serait prolongée jusqu'à ce que
l'un des antagonistes eût été assommé, si le Mangeux-d'Hommes n'avait
jugé convenable d'intervenir.

Il se leva froidement de table, s'avança, sans se presser, vers les
combattants, les saisit l'un et l'autre par la ceinture, les souleva de
terre avec ses puissantes mains, et les séparant aussi aisément qu'il
eût fait de deux rameaux entrelacés, il dit de ce ton doux et musical
qui contrastait si étrangement avec ses formes gigantesques.

--C'est un ami et non le capitaine qui vient vous réconcilier. Je ne
veux pas qu'on se dispute, car, par le Christ! mon frère aîné, j'ai juré
que les Apôtres consacreraient cette journée à la table et l'amour.
Faites la paix, et, pour la signer, je propose la santé de
Meneh-Ouiakon!

--Oui, vive Meneh-Ouiakon! cria la bande.

Jésus alors fit un signe à la vieille squaw, qui sortit et reparut
bientôt, poussant devant elle une jeune Indienne d'une beauté
merveilleuse.




                                CHAPITRE X

                            MENEH-OUIAKON [31].


[Note 31: Termes nadoessis: ils signifient l'Eau-de-Feu ou l'Esprit.]

La nuit avait surpris les Apôtres à table; et, depuis quelque temps, des
torches de bois résineux, tenues par des femmes, éclairaient leur orgie.

Ces torches, aux lueurs sanglantes, projetaient de lourdes vapeurs,
qui, se réunissant, se condensant au plafond de la salle, formaient sur
les convives un nuage épais, sous lequel leurs figures, si fortement
caractérisées, se détachaient en relief et semblaient flamboyer comme
dans une ardente fournaise.

Il y avait là un de ces rares, un de ces puissants sujets de peinture
qui firent la joie et la gloire du chef de l'école hollandaise. Grand
cadre, fantastique distribution d'ombre et de lumière; personnages
étranges, aussi saisissants par la sauvage expression de leur mine que
par la forme, la couleur et la matière de leur accoutrement; la scène,
enfin, se fût à jamais gravée dans le cerveau d'un artiste.

Quelle scène!

Montrerai-je ces gens ivres d'alcool, enflammés de désirs sensuels, qui
sommeillent accoudés sur la table, ou bredouillent quelque sale refrain,
ou, l'haleine brûlante, les doigts et les prunelles avides, fourragent
brutalement les charmes grossiers de leurs maîtresses! Les
esquisserai-je, elles aussi, ces Indiennes, débraillées, demi nues,
mendiant à l'envi les dégoûtantes caresses du maître? Me faudra-t-il
faire entendre les conversations immondes, ou le retentissement des
lèvres qui se collent sur les chairs palpitantes, mêlés au bruit
écoeurant des hoquets? A quoi bon! le théâtre, les décors, les acteurs
sont suffisamment indiqués, continuons plutôt notre récit.

L'entrée de Meneh-Ouiakon fut accueillie par des hourrahs formidables,
qui réveillèrent les dormeurs.

Chacun des Apôtres prit une posture plus décente, et les squaws
réparèrent à la hâte le désordre de leur toilette.

--A la santé de Meneh-Ouiakon! dit le Mangeux-d'Hommes, après avoir
versé quelques gouttes de whisky dans sa coupe qu'il tendit à la jeune
Indienne.

--A sa santé et à celle de notre brave capitaine beugla toute la bande,
hommes et femmes.

Épouvantés par le tintamarre, les chiens poussèrent un long hurlement.

Cependant, Meneh-Ouiakon avait repoussé le gobelet du capitaine avec un
geste de dégoût, et en murmurant quelques paroles que Dubreuil ne
comprit pas, car elles avaient été prononcées dans un idiome indien.

Mais le Mangeux-d'Hommes les entendit sans doute: il fronça les
sourcils, jeta sur Meneh-Ouiakon un regard sinistre et fit, du bras, un
mouvement comme pour lui jeter le gobelet au visage. Pour elle, cette
colère ne parut point l'émouvoir: debout, à deux pas du capitaine,
l'air provocateur, la lèvre dédaigneuse, elle semblait vouloir
exaspérer plutôt qu'apaiser le courroux du chef des Apôtres.

Adrien Dubreuil se sentit frissonner pour cette créature si frêle, si
belle, qui ne craignait point de braver ce monstre sanguinaire. Un
instant, il crut que le colosse allait se ruer sur elle et la briser
comme un roseau. Mais il n'en fut rien: Jésus laissa retomber son bras,
éteignit sous leurs longues paupières le feu sombre qui brillait dans
ses prunelles, et dit dune voix sourde, après avoir précipitamment vidé
la coupe refusée par Meneh-Ouiakon:

--Ouennokedjâ [32], chante-nous le chant de Pontiac.

[Note 32: Terme naodessis: il signifie femme. C'est ainsi que les
Indiens du Lac Supérieur apostrophent les squaws. Rarement les
appellent-ils par leur nom propre.]

--Oui, le chant de Pontiac! dirent plusieurs Apôtres.

Cette demande changea sans doute les dispositions l'Indienne, car
l'expression méprisante de sa physionomie fit place à un fin sourire;
et, soulevant à la hauteur de la tête sa main gauche, au poignet de
laquelle était attaché par fine cordelette en écorce un tambourin, assez
semblable à un tambour de basque, elle fit résonner les coquilles et
becs d'oiseaux suspendus autour en guise de plaques de cuivre, et dit,
sur un ton rhythmique, tantôt élevé et hautain comme d'un sachem à ses
guerriers, tantôt doux et tendre comme la prière d'un amant à sa
maîtresse:

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac!
Le coup d'oeil de l'aigle était le sien. Plus fine que celle de la
volverenne il avait l'oreille. Dans ses membres régnait la force des
bisons; dans son esprit séjournait l'habileté des grands sagamos. Suave
comme le miel pour ses amis, sa parole retentissait comme le tonnerre
quand il s'adressait à un ennemi.

Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac!

«Les perfides Saiganoschs [33] avaient déterré la hache de guerre contre
les braves Nitigusk [34]; Pontiac, qui aimait les derniers, rassembla ses
amis, et leur parla:

[Note 33: Les Anglais.]

[Note 34: Les Français.]

«Un indien de la tribu des Lenapies désirait connaître le Maître de
la vie. Sans faire part de son dessein à qui que ce soit, il résolut
de se rendre au paradis où il savait que Dieu faisait sa résidence.
Mais quel était le chemin du ciel? Il l'ignorait. Pensant «qu'aucun de
ses amis n'était mieux informés que lui, il se mit à jeûner dans l'espoir
de tirer de ses rêves un présage favorable.»

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à
Pontiac!»

«Dans son rêve, l'Indien s'imagina qu'il n'avait, qu'à commencer «son
voyage, et qu'un chemin continu le mènerait au céleste séjour. Le
lendemain matin, de très-bonne heure, il s'équipa en chasseur, prit son
fusil, sa corne à poudre, ses munitions et sa chaudière pour cuire ses
aliments, et se mit en route. La première «partie de son voyage fut
assez favorable. Il marchait sans se décourager, avec la ferme
conviction qu'il arriverait à son but.»

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à
Pontiac!»

«Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi, sans qu'il rencontrât un obstacle
à ses désirs. Dans la soirée du huitième, il s'arrêta, au coucher du
soleil, sur le bord d'un ruisseau, à l'entrée d'une petite
prairie qui lui parut convenable pour son campement de nuit.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Comme il préparait son logement, il aperçut, à l'autre bout de la
prairie, trois sentiers larges et bien battus. Cela lui parut
singulier; mais il n'en continua pas moins d'arranger son wigwam.
Ensuite il alluma du feu, et fit cuire son repas. Cependant, quoique
l'obscurité devînt de plus en plus profonde, il remarqua «que les
sentiers devenaient aussi de plus en plus visibles, à mesure qu'elle
augmentait. Il en fut surpris et même effrayé.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Devait-il rester dans son camp, ou en aller établir un à quelque
distance? En cette incertitude, il se rappela son rêve. Le seul but
qu'il se proposait en entreprenant ce voyage n'était-il pas de voir le
Maître de la vie? Cette réflexion lui rendit le calme, et il se dit
que, probablement, l'une de ces routes conduisait au lieu qu'il
désirait visiter.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«En conséquence il se détermina à demeurer dans son camp jusqu'au
matin, où il prendrait, au hasard, l'un de ces chemins. Cependant sa
curiosité lui laissa à peine le temps de manger, il «quitta son camp et
prit le plus large des sentiers. L'ayant suivi «jusqu'au milieu du jour
suivant, sans difficulté aucune, s'arrêta, vers le midi, pour souffler,
et vit tout à coup un feu qui «jaillissait du sol.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Ce spectacle attira son attention. Il s'approcha pour voir ce que
c'était, mais comme le feu semblait croître à mesure qu'il avançait,
notre Indien fut tellement frappé de terreur, qu'il rebroussa chemin, et
prit le plus large des deux autres sentiers.»

«Gloire au plus noble, etc.

«L'ayant suivi pendant le même espace de temps que le premier, il
trouva la même chose. Sa frayeur s'éveilla de nouveau et il fut obligé
de prendre le troisième sentier, le long duquel «marcha une journée
entière sans rien voir. Soudain, une montagne d'une blancheur
merveilleuse frappa ses regards. Quoique étonné au plus haut point, il
s'arma de courage et avança pour l'examiner.»

«Gloire au plus noble, etc.»

«Arrivé à son pied, il ne vit plus aucune trace de chemin. Cela le
plongea dans une tristesse profonde, car il ne savait plus comment
poursuivre sa route. Dans cette conjoncture, il regarda de tous
côtés, et découvrit une femme assise sur la montagne. Elle était d'une
beauté ravissante, et la blancheur de sa robe surpassait celle de la
neige.»

«Gloire au plus noble, etc.

«La femme lui dit dans la langue qu'il parlait: «Tu parais surpris de
ne plus trouver de chemin pour parvenir au terme de tes désirs. Je sais
que tu cherches le Maître de la vie. La route qui conduit à sa demeure
est sur la montagne. Pour y arriver, dépouille tous tes vêtements, lave
ton corps dans la rivière qui coule près de toi, et ensuite gravis la
montagne.»

«Gloire au brave, etc.

«L'Indien obéit ponctuellement aux ordres de la femme. Mais il restait
une difficulté à surmonter. Comment atteindre le sommet de la montagne,
qui était escarpée, sans un sentier, et unie comme une glace? Il demanda
conseil à la femme.--Si tu souhaites réellement, dit-elle, de voir le
Maître de la vie, tu dois grimper en te servant seulement de la main et
du pied gauches.»

«Gloire au plus brave, etc.

«Cela paraissait presque impossible à l'Indien. Cependant, encouragé
par la femme, il commence de monter, et réussit avec beaucoup de peine.
Parvenu au sommet, il fut étonné de ne voir personne, la femme avait
disparu. Il se trouva seul et sans guide. Trois villages inconnus
étaient en vue. Ils différaient du sien par leur construction, et
étaient beaucoup plus beaux et plus réguliers.»

«Gloire au plus brave, etc.»

«Après quelques moments de réflexion, il prit le chemin du plus
attrayant. Il n'était plus qu'à quelques pas du village, quand il se
rappela qu'il était nu. Alors, honteux, incertain, il s'arrêta. Mais
une voix lui dit de s'avancer et de marcher sans crainte puisqu'il
s'était purifié. Il marcha donc fermement jusqu'à un endroit qui lui
parut être la porte du village.»

«Gloire au plus brave, etc.»

«Tandis qu'il considérait l'extérieur du village, la porte fut
ouverte et l'Indien vit venir à lui un bel homme tout vêtu de blanc, qui
lui dit qu'il allait satisfaire ses désirs en le menant devant le
Maître de la vie. Et aussitôt il le conduisit dans un lieu d'une
incomparable beauté, où il vit le Maître de la vie qui le prit par la
main et lui donna pour siège un chapeau bordé d'or.»

«Gloire au plus brave, etc.»

«Craignant de gâter le chapeau, l'Indien hésitait à s'asseoir; mais, «en
ayant de nouveau reçu l'ordre, il obéit sans réplique. Alors Dieu lui
dit: «Je suis le Maître de la vie, que tu désires voir et à qui tu
désires parler; écoute ce que j'ai à te dire, à toi et à tous les
Indiens:

«Je suis le Maître du ciel, de la terre, des arbres, des lacs, des
rivières, des hommes et de tout ce que tu vois et as vu sur la terre ou
dans les cieux; et parce que je t'aime toi et les Indiens, vous devez
faire ma volonté, vous devez aussi éviter ce que je hais; je hais que
vous buviez comme vous le faites, jusqu'à en perdre la raison; je
désire que vous ne vous battiez pas les uns les autres.

«Vous prenez deux, trois, quatre femmes, ou courez après les femmes
des autres, vous faites mal. Je hais une pareille conduite.
Vous devriez n'avoir qu'une femme et la garder jusqu'à la mort.

«Vous mentez, vous volez, vous assassinez, je hais tout cela. La terre
sur laquelle vous êtes, je l'ai faite pour vous. D'où vient que vous
souffrez que les blancs s'en emparent!

«Ne pouvez-vous vous passer d'eux? Je sais que ceux que vous appelez
les enfants de votre grand Père fournissent à vos besoins.

«Mais si vous n'étiez misérables comme vous l'êtes, ils ne vous seraient
pas nécessaires. Vous devriez vivre comme vous le faisiez avant de les
connaître. Avant que fussent arrivés ceux que vous appelez vos frères,
votre arc et vos flèches ne vous suffisaient-ils pas?

«Vous n'aviez besoin ni de poudre, ni de plomb, ni de fusils. La chair
des animaux suffisait à votre nourriture, leur peau à votre
habillement. Mais quand je vous vis enclins au mal, je chassai les
animaux dans les profondeurs des forêts, afin que vous dépendiez de vos
frères pour vos aliments et vos vêtements. Redevenez bons, exécutez mes
volontés, et je vous renverrai des animaux en abondance.

«Toutefois, je ne vous défends pas de souffrir parmi vous les enfants de
votre Père. Je les aime, ils me connaissent, ils me prient; je subviens
à leurs besoins, et leur donne ce qu'ils vous apportent. Mais il n'en
est pas de même pour ceux qui sont venue vous troubler dans vos
possessions [35]. Chassez-les, chassez-les; faites leur la guerre. Je ne
les aime pas, ils ne me connaissent point, ils sont les ennemis de vos
frères, ils sont les miens, repoussez-les dans les terres que je leur ai
faites. Qu'ils y restent.

[Note 35 Les Anglais qui nous avaient récemment enlevé le Canada.]

«Oui chassez les de votre territoire, ces chiens en habits rouges.

«Ils vous font injure, vous déshonorent. Mais unissez-vous à vos autres
frères blancs qui me servent et m'adorent, pour les obliger à quitter
votre pays où ils ne sont restés que trop longtemps et ont commis trop
de méchancetés, de crimes, sur vous-mêmes, vos femmes et vos enfants.

«Le Maître de la vie ayant fini de parler, l'Indien lui promit
d'exécuter sa volonté et de la faire observer aux hommes de sa race.
Son conducteur revint alors. Il le guida jusqu'au pied de la montagne
et lui dit de reprendre ses vêtements et de retourner à son village,
ce que l'autre s'empressa de faire.

«Gloire au plus brave, etc.»

«Son retour causa beaucoup de surprise aux habitants du village, qui
ne savaient ce qu'il était devenu. Ils lui demandèrent d'où il
arrivait. Mais comme le Maître de la vie lui avait recommandé de ne
parler à personne avant d'avoir vu le chef du village, il leur fit
signe avec la main qu'il arrivait d'en Haut.

«Gloire au plus brave, etc.

«Il alla immédiatement au wigwam du chef, à qui il transmit la parole du
Maître de la vie, pour que moi je vous la répète, illustres guerriers,
et vous excite à soutenir nos frères Nitigusks dans la guerre qu'ils ont
entreprise contre les Saiganoschs. Aiguisez vos flèches, affilez vos
couteaux à scalper, chargez vos fusils, et tous ensemble allons
combattre ces odieux ennemis. J'ai dit.

«Tel fut le discours du chef, et moi j'ajoute: Gloire au plus noble, au
plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac! Le coup d'oeil de l'aigle
était le sien. Plus fine que celle de la volverenne il avait l'oreille.
Dans ses membres régnait la force des bisons; dans son esprit
séjournait l'habileté des grands sagamos. Douce comme le miel pour ses
amis, sa parole retentissait comme le tonnerre quand il s'adressait à
un ennemi.»

«Gloire au plus noble, au plus vaillant de mes aïeux, gloire à Pontiac!»

Cette longue mélopée avait été dite en français, langue que parlent ou
comprennent généralement tous les aventuriers du Nord-ouest américain.

Malgré leur ébriété, la plupart des Apôtres l'avaient écoutée avec une
attention soutenue, soit qu'ils fussent charmés par la voix mélodieuse
de Meneh-Ouiakon, soit par déférence pour leur capitaine, dont les yeux
couvaient avec amour la chanteuse.

Mais, à peine eut-elle fini, que l'un d'eux, Thadée, celui qui s'était
senti blessé par les couplets de Jacques-le-Majeur, et qui, plus d'une
fois, avait tenté d'interrompre la jeune fille, se leva dans un
transport de rage.

--On nous insulte! cria-t-il d'une voix altérée.

--Qui? Quoi? demanda l'Écorché.

--On insulte les Anglais, et nous sommes plusieurs ici de cette origine.

--D'abord, fit le flegmatique Judas, nous ne reconnaissons pas de
nationalité ici. Tu as tort de te fâcher.

--Eh bien, alors, par le diable, je vais chanter à mon tour, et rira
bien qui rira le dernier, reprit Thadée.

--Chante si ça te fait plaisir. Mais il me semble que c'est assez de
chansons comme cela.

--Non, j'ai dit que je chanterais, et je chanterai!

--A ton aise, répliqua froidement l'Écorché.

Aussitôt Thadée, sautant sur la table, se mit à invectiver la France en
une méchante pièce de vers, aussi absurde par le fond que détestable par
la forme, débutant par ces mots:

    Dam'nd France, dam'nd coward Frenchmen.

Dubreuil aurait dû rire des efforts que faisait Thadée pour se rendre
comique et qui n'aboutissaient qu'au grotesque, mais notre ingénieur
avait la fibre nationale d'une délicatesse excessive; au premier
couplet, il sentit le rouge lui monter au visage, au second il faillit
éclater, au troisième, l'explosion eut lieu.

--Scélérat! proféra-t-il, en faisant un bond pour se jeter sur Thadée.

Par malheur, celui-ci le prévint.

Saisissant une cruche de grès à demi pleine de whisky, il la lança à la
tête du jeune homme, qui, atteint par le projectile, roula aux pieds de
Meneh-Ouiakon, en poussant un cri douloureux, tandis que l'Apôtre
répétait de sa voix insultante:

    Dam'nd France, dam'nd coward Frenchmen!




                               CHAPITRE XI

                                LE BLESSÉ


La nuit était noire, profonde; noire comme la tombe, profonde comme
l'immensité. Des sons lamentables emplissaient l'air: c'était
l'aboiement des chiens, auquel répondait le hurlement sinistre des
loups; puis, c'était le meuglement mélancolique des boeufs, auquel se
mêlaient, par brusques, par violentes rafales, les sifflements de la
bise. Et, faisant la basse dans ce sinistre concert, le lac Supérieur
broyait, avec un formidable fracas, ses ondes aux grèves rocheuses de
l'archipel des Douze-Apôtres.

Un grand éclair violacé déchira tout à coup les ténèbres.

A son éclat passager, mais intense, on eût pu voir une Indienne qui,
rapidement, furtivement, traversait la cour du fort _La Pointe_.

Pour n'être point observée, sans doute, elle glissait le long de la
haute palissade dont la factorerie était entourée.

Ainsi, avec légèreté, Meneh-Ouiakon,--vous l'auriez reconnue à
l'élégance de sa démarche,--atteignit une porte basse, garnie de lourds
montants en bois.

Du bout du doigt elle gratta cette porte.

Point de réponse à son signal.

Le vacarme des éléments en furie avait probablement empêché que l'appel
de l'Indienne fût entendu.

Sans hésitation, mais non sans une certaine impatience, elle frappa le
panneau avec son poing.

La porte s'ouvrit.

--Je suis la fille du sachem Nadoessis, dit Meneh-Ouiakon en étendant la
main.

--Que la fille du sachem Nadoessis entre fut-il dit, d'un ton bas, par
une personne qu'il était impossible de distinguer, quoique ses yeux
étincelassent dans la nuit comme des escarboucles.

--Mon frère au visage pâle est-il mieux? demanda Meneh-Ouiakon.

--Ton frère au visage pâle est mieux.

Meneh-Ouiakon, alors franchit le seuil de la porte, qui fut aussitôt
refermée doucement derrière elle.

L'obscurité devint encore plus complète qu'au dehors. Un froid humide,
pénétrant, se faisait sentir.

L'Indienne fit sept ou huit pas droit devant elle, comme si elle
possédait une connaissance exacte des lieux, et elle s'arrêta.

--Tu peux pousser la porte, ma fille, elle n'est pas close, dit la voix
qui déjà avait parlé.

Meneh-Ouiakon se conforma à cet avis. Elle allongea le bras, et fit
rouler sur ses gonds une grosse porte qui grinça aigrement en s'ouvrant.

Aussitôt, un jet de lumière vive, éblouissante, enveloppa la jeune
Indienne.

Elle se trouvait au bout d'une sorte de galerie taillée dans le roc, et,
sous ses yeux, se déployait une chambre ou salle qui semblait également
avoir été creusée au coeur d'un rocher.

Cette chambre était nue. L'eau suintant à sa voûte et à ses parois y
avait formé des stalactites, figures étranges, qui resplendissaient
comme des pierreries aux rayons d'une petite lampe faite avec un crâne
d'animal et pendue par une corne de daim à un angle de la muraille.

Sous cette lampe, et sur un méchant lit de mousse et de sapinette ou
branches de pin, était étendu un homme.

Une peau de bison recouvrait ses membres. Au front, il portait un
grossier bandeau de toile ensanglantée qui lui cachait la moitié du
visage.

Malgré son bandeau, malgré la pâleur et l'altération de ses traits, on
ne pouvait méconnaître cet homme. C'était Adrien Dubreuil.

A la vue de Meneh-Ouiakon, un doux sourire erra sur les lèvres
desséchées du malade.

--Je craignais, dit-il faiblement, que la vieille ne vous entendit pas
frapper; car elle est bien sourde.

--Elle m'a entendue, répondit l'Indienne. Mais, parle, mon frère: le
feu qui brûlait tes veines commence-t-il à s'assoupir?

--Oui, grâce à vous, noble fille, ma santé s'améliore. Une lueur de
satisfaction colora le visage de Meneh-Ouiakon.

--Mais, continua Dubreuil, approchez, ma soeur, je vous en prie.
Donnez-moi votre main, que je la serre dans les miennes. Ce m'est,
hélas! le seul moyen de vous témoigner la reconnaissance qui déborde mon
coeur...

--Ne parle pas de reconnaissance, dit l'Indienne d'un ton simple,
charmant, la reconnaissance est une chose ignorée chez nous.
Puisse-t-elle l'être toujours!

En prononçant ces mots, elle s'accroupit près d'Adrien et reprit, après
lui avoir tendu sa main que le jeune homme pressa avec effusion:

--Ta peau brûle encore; tu as soif, mon frère.

--Ah! je vous aime! s'écria-t-il.

--Et moi aussi, je t'aime! dit naïvement la séduisante Nadoessis.

Dubreuil l'embrassa dans un regard si passionné que Meneh-Ouiakon rougit
et détourna la tête.

--Mon frère a soif; je vais lui donner à boire, dit-elle en se
relevant.

Dans un coin de la salle, il y avait une outre en cuir de caribou et une
écuelle de bois. Meneh-Ouiakon prit cette écuelle, y versa de l'eau
contenue dans l'outre, et, tirant de sa poche deux morceaux de sucre
d'érable, jaunes comme l'ambre, elle les frotta l'un contre l'autre
au-dessus de l'écuelle. Il en tomba une poudre abondante qui, remuée et
mélangée avec l'eau, produisit une boisson rafraîchissante et tonique
tout à la fois.

Pendant cette opération, Adrien Dubreuil contemplait l'Indienne avec une
tendresse qui ne pouvait guère laisser de doute sur la nature des
sentiments que la jeune fille lui inspirait.

Elle revint vers lui, son vase à la main, s'agenouilla, passa avec
précaution son bras sous la tête du jeune homme, la souleva tout
doucement et approcha l'écuelle de sa bouche ardente.

Tableau saisissant, unique, que celui-là.

Pour le peindre, il eût fallu la palette d'un Herrera.

Voyez-vous cette grotte, mi-partie plongée dans une ombre rougeâtre,
mi-partie flamboyante de clartés indécises, flottantes, qui font
étinceler les murailles, la voussure et jusqu'au sol; et puis,
voyez-vous, là, dans la zone lumineuse, ces deux bustes gracieux, ces
deux figures souriantes, harmonieuses, mais dont l'ensemble, mais dont
le détail tranchent en un si puissant contraste!

Le visage de l'Indienne est beau, nonobstant le peu de régularité des
lignes; mais comme il est étrange, comme ses teintes chaudes, bistrées,
sont en opposition avec la blancheur marmoréenne, livide du visage de
l'Européen! comme la barbe noire de celui-ci fait encore ressortir la
matité de sa carnation! comme enfin l'attitude, touchante et le costume
pittoresque de l'Américaine donnent de l'éclat, de la vie à cette scène
si grande dans sa simplicité!

--C'est assez, ma soeur, dit Adrien après avoir savouré une gorgée et en
abaissant sur Meneh-Ouiakon un regard humide.

--Mon frère ne veut plus boire?

--Je n'ai plus soif.

La jeune file désirait replacer la tête du malade sur la couche.

--Non, demeurez ainsi, je vous en supplie, je suis si bien, dit-il en la
couvant des yeux.

La belle Indienne palpitait. Son sein soulevait, par bonds inégaux, la
couverte drapée sur ses épaules.

--Mon frère, dit-elle, en retirant son bras, et en arrangeant le lit du
malade avec une sollicitude toute maternelle, mon frère a besoin de
repos.

--Oh non, j'ai dormi assez; laissez-moi causer avec vous. Je veux vous
remercier des bontés que vous avez eues pour un étranger, un inconnu...

--Tu ne m'es ni étranger, ni inconnu, fit-elle gravement.

--Ni étranger! ni inconnu! dit Adrien d'un air dubitatif.

--Ni étranger, ni inconnu.

--Je ne vous comprends pas, balbutia Dubreuil.

--Qui t'a donné cela? questionna Meneh-Ouiakon, en montrant à
l'ingénieur le symbole qu'il avait reçu de Shungush-Ouseta.

--Ça?

--Oui, ce totem?

--C'est un Indien.

--Où te l'a-t-il donné, mon frère?

--Au Sault-Sainte-Marie.

--Au Sault-Sainte-Marie?

--Oui.

--Et cet Indien t'a-t-il dit son nom?

--Oui, mais je ne me le rappelle pas.

--Ah! fit-elle avec un soupir.

--Seulement, reprit Dubreuil, je me souviens qu'il était de la tribu des
Nadoessis.

--En es-tu bien sûr, mon frère? prononça-t-elle en plongeant ses yeux
dans ceux de son interlocuteur.

--Parfaitement sûr.

--Mais, dit-elle, après un moment de réflexion, pourquoi l'Indien
t'a-t-il fait ce présent?

--Je lui avais rendu un service.

Meneh-Ouiakon fit un geste d'étonnement.

--Oui, poursuivit Adrien, son canot avait chaviré, et j'ai aidé le
Nadoessis à sortir du gouffre dans lequel son imprudence l'avait
entraîné.

--Tu as sauvé la vie à Shungush-Ouseta.

--Shungush-Ouseta! c'est en effet, je crois, le nom qu'il portait.

--Ah exclama l'Indienne, si tu dis vrai, que le ciel soit toujours sur
ta tête, que ton sentier dans la vie soit droit, sans épines ni
cailloux; que le soleil t'éclaire sans cesse de ses rayons!

--Ces paroles furent proférées avec une exaltation qui surprit
douloureusement Dubreuil.

--Vous connaissez donc cet Indien? dit-il avec vivacité.

--Oui, Meneh-Ouiakon le connaît bien.

--Peut-être l'aimez-vous? hasarda le jeune homme.

--Je l'aime.

A cette déclaration si nette, faite d'un ton ferme, l'ingénieur
frissonna.

Pour dissimuler le trouble qu'il éprouvait, il ramena sur son visage sa
couverture de peau de buffle.

--Ainsi, reprit Meneh-Ouiakon au bout d'un instant, c'est en récompense
de ce que tu as fait pour lui que Shungush-Ouseta t'a fait présent de ce
totem?

--Je vous l'ai dit.

--Mon frère voudrait-il me conter comment la chose arriva?

--Je vous le dirai, dit le malade avec un effort pour surmonter son
émotion.

Et il narra brièvement, sans forfanterie, les circonstances qui avaient
accompagné sa rencontre avec le Bon-Chien au trou de l'Enfer.

Quand il eut terminé, Meneh-Ouiakon, qui l'avait écouté avec un intérêt
marqué, lui dit:

--Toi que j'aimais bien, je t'aime mieux encore. Commande et je
t'obéirai. Meneh-Ouiakon est ton esclave.

--Mais vous aimez aussi ce Shungush-Ouseta.

--Je l'aime dans l'étendue de mon coeur.

Un sourire amer plissa le visage de Dubreuil.

--Comment, dit-il avec ironie, les femmes de votre race ont-elles le
coeur si large qu'il puisse contenir deux amours à la fois?

--Oui.

--Vous vous moquez de moi! s'écria-t-il en haussant les épaules.

--Quoi! les femmes des visages pâles ne peuvent-elles aimer leurs
enfants, leur mari?...

--Mais Shungush-Ouseta n'est pas votre enfant?

--Si tu ne m'avais pas interrompue, j'aurais ajouté: «leurs frères.»

--Shungush-Ouseta serait votre frère?

--C'est mon _osyaiman_.

--Je ne comprends pas, dit Adrien en secouant la tête.

--J'ai voulu dire qu'il est le fils de mon père, et de ma mère.

--Vrai! s'écria le malade avec joie, vrai! c'est votre frère?

--Mon frère aîné, celui qui doit remplacer mon père au conseil des
chefs.

--Oh! alors, je suis doublement heureux d'avoir pu lui être de quelque
utilité.

--Tu l'as arraché à la mort. Mais, sois assuré que, si elle le peut, la
soeur paiera la dette de son frère.

--N'est-ce point moi qui suis votre obligé? Sans vous, le pauvre
Français aurait cessé de vivre.

--Ne parlons point de moi.

--Mais j'en veux parler! Que serais-je devenu, blessé à la tête, la
jambe cassée à la suite de ma chute, en proie à une fièvre cérébrale, si
vous n'eussiez pris soin de moi, en exposant votre propre sécurité; car,
j'en ai la conviction, c'est au péril de vos jours que vous venez me
visiter ainsi chaque nuit...

--Mon frère se trompe, dit froidement l'Indienne.

--Je me trompe! mais la vieille Maggy me l'a dit!

--Maggy déraisonne.

--Vainement, ô Meneh-Ouiakon! vous tenteriez de me dérober la vérité.
Votre dévouement pour le malheureux prisonnier m'est connu. Et quand
même Maggy, ma gardienne, n'aurait pas trahi votre secret, je l'ai
découvert. Plus d'une fois, quand vous me croyiez endormi, j'étais
éveillé. Je vous ai entendu causer avec ma geôlière. Je sais que vous
l'avez gagnée, qu'elle vous ouvre toutes les nuits la porte de cette
caverne...

--Mon frère en est-il mécontent? demanda la jeune fille d'un air triste.

--Mécontent! Le pouvez-vous penser?... Je vous aime...

L'Indienne, qui se trouvait près du lit, tressaillit. Une brûlante
rougeur monta à ses joues, elle dégagea doucement sa main dont Dubreuil
s'était emparé, et qu'il pressait chaleureusement sur sa poitrine.

--Ainaway-min (ami), dit-elle, nous devons, ce soir, causer
sérieusement.

--Avant tout, dites-moi que vous m'aimez.

--Je vous aime, répondit-elle d'un accent sincère, mais sans animation.

--Dites-moi aussi, continua le Français, quel intérêt vous a poussée à
me servir?

--Quand mon frère est tombé, frappé par son ennemi, je me suis baissée
pour aider à le relever. Mais mon frère n'avait plus le sentiment de
l'existence; on l'a emporté hors de la salle du banquet. Mais, à la
place qu'il occupait, j'ai trouvé ce totem. Il m'indiquait mon devoir,
j'y ai été fidèle.

--Sans cela, sans ce carré de bois, vous m'eussiez laissé périr, dit
Dubreuil d'un ton sombre.

L'Indienne ne répondit pas.

Il y eut un moment de pénible silence, à peine troublé par les sourds
rugissements de la tempête qui déferlait au dehors.

--Ah! soupira le malade, je comprends. Mais ce n'est pas ainsi que je
voudrais être aimé, pas ainsi que les femmes aiment dans mon pays...
Vous auriez mieux fait de m'abandonner à mon sort.

--Je croyais que mon frère était un homme fort. Nos jeunes guerriers ne
savent pas pleurer. On les habillerait en femmes ceux-là qui verseraient
des larmes.

--Mais que deviendrai-je? Je n'avais ici qu'un ami; il est perdu.
Maintenant, me voici captif, grelottant la fièvre, estropié et condamné
à ne plus voir la lumière du jour; car, dans ce cachot règne une nuit
éternelle, et l'air respirable n'arrive que difficilement par quelques
fissures imperceptibles.

--L'impatience, mon frère, est l'arme des faibles. Prends courage, et tu
sortiras d'ici.

--J'aimerais mieux n'en sortir jamais que de vous laissez au milieu de
ces brigands.

--De qui mon frère veut-il parler?

--Eh! de celui que vous appelez le Mangeux-d'Hommes et de ses complices
répliqua-t-il avec irritation.

Le front de l'Indienne se couvrit d'un nuage que Dubreuil remarqua
aussitôt.

--Ah! dit-il, avec une inflexion sarcastique, j'oubliais que vous
l'aimiez aussi, lui!

--Jésus! murmura-t-elle d'une voix rêveuse, oui, je l'ai aimé, bien
aimé!

--Et vous l'aimez encore siffla l'ingénieur entre ses dents serrées, en
croisant convulsivement les mains au-dessus de sa tête.

--Mon frère, dit avec une exaspérante tranquillité Meneh-Ouiakon,
l'esprit de feu court toujours dans ton sang. Il faut l'arrêter, sans
quoi Kitchi-Manitou s'emparerait encore de toi, et je ne pourrais
remplir la promesse que j'ai faite au totem de mon frère.

--Expliquez-vous, fut-il répondu sèchement.

--J'ai rêvé, dit-elle, la nuit dernière, que je te rendais la liberté.
Il faut que mon rêve s'accomplisse [36].

[Note 36: Dans la première série des Drames de l'Amérique du Nord, j'ai
déjà eu occasion de montrer combien les sauvages sont superstitieux,
surtout à l'endroit de leurs songes. La plupart des voyageurs ont été,
comme moi, frappés de cette aberration qui ne compte encore, quoi que
nous en ayons, que trop de fidèles dans les sociétés civilisées. Mais si
la plupart des Indiens apportent souvent une grande bonne foi dans
l'explication des rêves, il en est qui savent très-bien les utiliser au
profit de leurs passions. En voici un exemple citée par un missionnaire.
Un sauvage ayant rêvé que le bonheur de sa vie était attaché à la
possession d'une femme mariée à l'un des plus considérables du village
où il demeurait, il lui fit faire la même proposition que Hortensius eut
la hardiesse de faire autrefois à Caton d'Utique. Le mari et la femme
vivaient dans une grande union et s'entr'aimaient beaucoup. La
séparation fut rude à l'un et à l'autre; cependant ils n'osèrent
refuser. Ils se séparèrent donc. La femme prit un nouvel engagement, et
le mari abandonné ayant été prié de se pourvoir ailleurs, il le fit par
complaisance, et pour ôter tout soupçon qu'il pensait encore à sa
première épouse. Il la reprit néanmoins après la mort de celui qui les
avait désunis, laquelle arrive quelque temps après. Dans ses Aventures
en Amérique, Le Beau raconte l'anecdote suivante «Un sauvage, de ce
qu'on avait donné la vie à un esclave dans sa cabane contre son
inclination, en conserva une haine mortelle pour lui, qu'il couva
pendant plusieurs années. Enfin pouvant plus dissimuler, il dit qu'il
avait rêvé de la chair humaine, et peu après, il déclara que c'était la
chair de l'esclave en question. On chercha vainement à éluder ce songe
barbare; on fit plusieurs figures d'hommes de pâte qu'on fit cuire sous
les cendres; il les rejeta. On n'omit rien pour lui faire changer de
pensée; il ne se rendit point, et il fallut faire casser la tête à
l'esclave.]

Dubreuil fit un mouvement d'incrédulité et de dédain.

A cet instant, un coup de tonnerre effroyable ébranla la caverne jusque
dans ses fondements, et une vieille squaw se précipita dans la salle par
le couloir qui avait donné accès à Meneh-Ouiakon, en s'écriant:

--La fille des sachems et le visage pâle sont perdus!




                             CHAPITRE XII

                               LE MAÎTRE


--Que veut-elle dire? demanda Dubreuil; car, si la vieille Indienne
avait poussé son exclamation en nadoessis, dialecte qu'il ne comprenait
pas, la soudaineté de son entrée dans la salle, le bouleversement de son
visage annonçaient suffisamment que quelque chose de grave était
survenu.

--Tais-toi et sois calme, dit, dans son idiome, Meneh-Ouiakon à la squaw.

Puis, s'adressant à Dubreuil:

--Mon frère, du courage, du sang-froid; si l'on tentait de te faire du
mal, je te protégerais.

Ces paroles soufflées rapidement, elle se glissa dans la ruelle du lit,
derrière le malade, et, en un clin d'oeil, elle eut tout à fait disparu
sous l'amas de brindilles dont se composait la couche.

Un pas sec et cadencé résonnait dans le couloir.

La porte extérieure s'ouvrit sans secousse, et, le lieutenant du
Mangeux-d'Hommes. Judas, pénétra dans la salle.

Déjà Maggy, remise de son émoi, paraissait fort occupée auprès du
blessé.

--Hors d'ici, vilaine peau-rouge, lui dit durement Judas.

La squaw se courba en deux pour saluer le terrible lieutenant, et quitta
immédiatement la pièce.

Dès qu'elle fut partie, Judas alla s'assurer que la porte était fermée;
ensuite, il se rapprocha de Dubreuil.

--Jeune homme, lui dit-il lentement et en fixant sur l'ingénieur un
regard incisif, jeune homme, ta santé marche à son rétablissement. La
plaie que tu avais à la tête est presque guérie, n'est-ce pas?

--Oui, la cicatrisation a fait de grands progrès.

--Et ta jambe?

--Je ne puis encore la remuer.

--C'est juste, j'oubliais qu'elle est toujours emprisonnée dans les
éclisses de bois que j'y ai appliquées; car ta vie, tu me la dois, jeune
homme, tu ne l'oublieras pas, j'espère. Sans mes connaissances
médicales, et sans l'intérêt que je te porte depuis bientôt un mois tu
voyagerais sur la grande route de l'éternité.

--Je vous sais gré de ce que vous avez fait pour moi.

--Et je ferai plus encore, par la vertueuse Shelagh! épouse du
bienheureux saint Patrice, dit Judas en aiguisant davantage le regard
qu'il tenait rivé sur Dubreuil.

--Je n'ai qu'un seul désir, insinua ce dernier.

--Recouvrer ta liberté?

--Oui.

--Eh bien, tu la recouvreras.

Adrian leva les yeux sur l'Apôtre.

--Oui, appuya Judas, tu la recouvreras ta liberté;... mais à une
condition.

--Laquelle? dites.

Comme un feu follet, sur la face osseuse du lieutenant passa une lueur
de satisfaction qui s'évanouit dès qu'elle y eut répandu un faible
rayonnement.

Avant de répondre, il se dirigea vers la porte, l'ouvrit pour s'assurer
qu'il n'y avait personne dans la galerie, et revint se placer devant le
lit du malade.

--Ainsi, jeune homme, dit-il en traînant ses paroles, la liberté te
semble un bien inestimable, et tu sacrifierais volontiers quelques
années de ta vie pour l'obtenir, ce bien.

--Quelques années répéta Dubreuil surpris.

--J'entends quelques années qui ne te seraient pas sans profit.

--Soyez plus clair, je vous prie.

--D'abord, as-tu du courage?

--Je le crois.

--De l'audace?

--Cela dépend.

--Enfin, dit Judas, s'il s'agissait de faire ta fortune; une grande
fortune... une fortune de prince?

--Par des moyens honnêtes!

--Honnêtes! tous les moyens le sont, quand ils échappent à
l'appréciation.

Dubreuil fit un geste de dénégation.

--Qui veut la fin veut les moyens, reprit silencieusement Judas. Je
tiens ta liberté, ta vie entre mes mains.

Et il se mit à se promener dans la longueur de la caverne.

Il y eut une pause de quelques minutes.

L'orage grondait toujours au dehors; toujours, de temps à autre, les
éclats de la foudre résonnaient comme de lointaines et formidables
décharges d'artillerie.

Dubreuil était sous le coup d'une agitation fébrile que doublait la
présence de Meneh-Ouiakon. Si Judas la découvrait, elle serait perdue;
et si la situation se prolongeait, il pouvait se faire qu'il la
découvrît.

C'est pourquoi Adrien, tâchant de dominer son émotion, se décida rompre
le silence. Il espérait, par une promesse vague, se débarrasser du
féroce lieutenant.

--Mais enfin, dit-il, que proposez-vous?

Cette question si directe émoussa l'impassibilité ordinaire de Judas.

Il s'arrêta court au milieu de sa promenade.

La trahison est peut-être--quel que soit d'ailleurs son but--le plus
affreux des forfaits. Les grands criminels y répugnent souvent. On en a
vu pour qui voler, violer, assassiner, incendier, torturer étaient un
jeu, qui se raillaient de la justice divine et humaine, mais pour qui
aussi l'appellation de traître eût été une injure sanglante, dont ils
auraient eu plus horreur que du bagne on de l'échafaud.

Judas n'avait point de ces pudeurs dans le vice; cependant, malgré
l'absence de sens moral dont il faisait preuve et parade, il ne se
sentait pas tout à fait à l'aise dans le plan qu'il avait conçu, et
auquel sa pensée avait associé l'ingénieur français.

--Ce que je propose, dit-il avec une lenteur rêveuse; oui, je vais te
les faire, mes propositions...

Il s'avança de nouveau vers Dubreuil, se reprit à l'examiner comme s'il
eût voulu sonder jusqu'au plus profond de son âme, et brusquement lui
dit:

--Tu es discret?

--Sans doute, fit Adrien intrigué.

--Ta parole que jamais tu ne révéleras ce que je te communiquerai?

--Je vous la donne.

--Du reste, tu sais, ajouta le lieutenant du Mangeux-d'Hommes avec
menace, si par imprudence ou autrement tu me trahissais, la mort serait,
de toute façon, ton châtiment.

--Je vous ai engagé mon honneur, ne craignez rien.

--Tu as dû remarquer, reprit froidement Judas, que notre chef
s'abandonne avec excès aux liqueurs fortes. Les débauches ont affaibli
ses facultés intellectuelles. Quoique une partie de nos gens tienne
encore à lui, plusieurs l'ont en aversion. Ils me voudraient pour
capitaine. Mais je suis las de cette vie vagabonde que je mène depuis
tant d'années. Le désir de revoir ma patrie, la belle Irlande, l'île
d'émeraude, s'est emparé de moi, et je n'attends qu'une occasion
favorable pour la satisfaire. Cette occasion, toi seul ici peux me la
fournir. Je connais, non loin du lieu que nous habitons, une mine d'or
dont l'exploitation...

--Une mine d'or! interrompit Dubreuil; je doute que les terrains
avoisinant le lac Supérieur recèlent des gisements aurifères.

--Tu en jugeras toi-même. Ce n'est pas une mine, mais une montagne d'or,
oui une montagne d'or, par la vertueuse Shilagh, épouse du bienheureux
saint Patrice[37]! s'écria l'Irlandais d'un ton enthousiaste qui
contrastait singulièrement avec son flegme habituel. Je te conduirai là,
dès que tu seras guéri, avec deux hommes qui me sont dévoués. Tu
dirigeras nos travaux, et bientôt nos richesses dépasseront celles des
plus grands seigneurs de la terre. Cela te convient-il?

[Note 37: A cinq journées de Fond du Lac, sur le Supérieur, et au bord de
la rivière Outonagon, il existait alors un énorme rocher de cuivre pur,
que les coureurs des bois et les aventuriers du Nord-Ouest ont souvent
pris pour de l'or.]

--Mais qui vous dit que le rocher dont vous parlez...

--De l'or! c'est de l'or! c'est de l'or! tiens, regarde!

En disant ces mots, Judas plaça sous les yeux de Dubreuil un gros
morceau de métal jaune qui brillait effectivement comme l'or.

Mais, ni sa couleur, ni son éclat, ne pouvaient en imposer à
l'ingénieur.

Il reconnut promptement que c'était du cuivre. Cependant, il crut
convenable d'entretenir Judas dans son erreur.

--Mes yeux sont, dit-il, trop fatigués pour que je puisse bien apprécier
ce spécimen. Mais je crois, comme vous, que la mine d'où il sort est
très-précieuse.

--Précieuse! mais il n'y en a pas une comparable au monde. De retour
dans mon pays, j'achèterai une seigneurie, et l'on ne me connaîtra plus
que sous le non de lord Peter O'Crane. Ah! j'ai longtemps dissimulé, oui
bien longtemps, pour atteindre le sommet auquel je voulais parvenir!

--Si le rocher est considérable, pourquoi ne pas vous faire assister de
vos compagnons? questionna Dubreuil.

--Mes compagnons je les méprise, je les exècre répliqua Judas d'une voix
sourde.

--Mais votre capitaine?

--Jésus! ne me parle pas de lui. Avant de quitter le fort, je me
vengerai. Il m'a ravi l'amour de la seule femme que j'aie jamais aimée
mais, vois-tu, je lui enlèverai sa préférée, sa Meneh-Ouiakon...

Dubreuil tressaillit.

--Oui, poursuivit Judas, cédant au cours de ses passions comme un
torrent, longtemps comprimé, qui a rompu ses digues, oui, oui,
j'enlèverai Meneh-Ouiakon. Elle me suivra dans les vieux pays. J'en
ferai ma femme, et le bonheur que j'ai attendu avec patience depuis tant
d'années, luira enfin sur ma vieillesse.

Il se remit en marche en se frottant les mains, fit deux on trois tours
dans la chambre, et se rapprochant tout à coup de Dubreuil:

--Ainsi, dit-il, c'est convenu?

--Mais je ne puis bouger de mon lit.

--Oh! nous te transporterons dans un canot. Dans deux jours, j'aurai
dépêché le capitaine chez le diable, dans huit au plus tard nous
partirons. Souviens-toi de ton serment.

Là-dessus, Judas composa son maintien et sortit.

Quand le bruit de la porte qui donnait sur la cour eut annoncé que le
lieutenant du Mangeux-d'Hommes était loin, Meneh-Ouiakon quitta sa
cachette.

Elle était calme, mais triste.

--Mon frère, dit-elle à Dubreuil, plus que jamais ta vie est en danger.

--La vôtre, ne court-elle aucun risque? repartit-il avec un accent de
reproche.

--Non, moi je n'ai rien à craindre. Mais toi, malade, infirme, tu peux
être assassiné par ces misérables.

--Que faut-il faire? demanda Dubreuil sérieux.

--Je cherche. Ah! si le fils de ma mère était ici. Il est habile, il est
fort; mon incertitude ne durerait guère.

--Noble créature, dit Adrien, lui prenant une main qu'elle abandonna
volontiers, songez à vous plutôt qu'à moi. Qu'importe le sort qui m'est
réservé! je me sens si malade, que la vie serait plutôt un fardeau qu'un
bien pour moi. Mais vous, jeune, riche de santé, de bonté, pourvoyez à
votre salut, c'est votre droit, c'est votre devoir, c'est la prière que
je vous adresse au nom de l'affection que vous me témoignez.

Inclinant sur le blessé un long et doux regard, Meneh-Ouiakon lui dit:

--Mon frère n'a pas lu dans le coeur de la fille du sachem nadoessis.
Elle ne lui en veut pas; mais elle est affligée de son ignorance.
Meneh-Ouiakon a rêvé qu'elle rendait la liberté à son frère blanc: le
rêve de Meneh-Ouiakon s'accomplira.

--Ne redoutez-vous pas?...

--Meneh-Ouiakon ne redoute quoi que ce soit.

--Mais, vous-même, vous êtes prisonnière?

--Autant vaudrait prétendre retenir la vipère dans sa main sans en être
piqué, ou l'eau entre ses doigts sans soient mouillés, que d'espérer
retenir Meneh-Ouiakon captive quand elle a résolu de briser ses liens.
Maintenant, mon frère, ouvre ton oreille à mes paroles. As-tu des amis
près d'ici?

--Hélas! non; j'en avais un, un seul, mais il est je le crains... dit
Adrien avec des larmes dans la voix.

--Si, continua l'Indienne, comme si elle se parlait elle-même, si la
tribu des Nadoessis n'était en chasse sur les bords du lac des Bois
[38], j'irais trouver nos parents, nos alliés...

[Note 38: Pour une description de ce lieu, voir la _Huronne_.]

--Dans ce pays, interrompit Dubreuil, je connais pourtant une personne
qui s'intéresse peut-être à moi, c'est un Canadien-Français du
Sault-Sainte-Marie.

--Que mon frère me dise le nom de ce Canadien-Français.

--Il s'appelle Rondeau.

--Rondeau, je m'en souviendrai.

--Quel est donc votre projet?

--Mon frère le saura quand je l'aurai exécuté.

--Meneh-Ouiakon, j'ai confiance en vous; mais, je vous en conjure, ne
commettez point d'imprudence, n'exposez pas une existence qui m'est cent
fois plus chère que la mienne, dans l'intention de me servir.

--Ami, dit-elle, tu seras quelques jours sans me voir. Mais ne te laisse
pas abattre par le chagrin. Le dévouement de Maggy t'est assure. Compte
sur elle. Je vais travailler à ta délivrance.

--Non, s'écria Dubreuil; non, vous ne vous éloignerez pas avant que je
sache!

--Cela n'est point nécessaire.

--Meneh-Ouiakon, vous ne m'aimez pas! s'écria douloureusement
l'ingénieur.

--J'ai déjà dit à mon frère qu'il ne savait pas lire dans mon coeur.

--Mais enfin, renseignez-moi sur ce que vous allez faire.

--Il n'est pas sage et il manque d'adresse, ou il est vaniteux, celui
qui cherche un conseil pour une chose qu'il a décidé d'exécuter.

--Je mourrai d'anxiété, dit le jeune homme en attirant l'Indienne contre
sa poitrine.

--Non, tu ne mourras pas, car mon rêve a dit que tu verrais bien des
hivers blanchir ta chevelure, répondit l'Eau-de-Feu d'un ton
prophétique.

--Et, s'écria Dubreuil dominé par son accent fascinateur, votre rêve
a-t-il dit aussi que ma vie s'écoulerait avec vous?

Meneh-Ouiakon ne répondit point; mais, tournant à lui, s'il touchait à
notre malade, il le faudrait tuer. Je suis ogiemau [39] de la dame des
femmes; je te le commande.

[Note 39: Proprement chef, mais dans ce sens il signifie plutôt grand
maître, grande-maîtresse,]

--Je le tuerais, dit la Perdrix-Grise.

--A présent, va me chercher la peau du dernier veau que l'on a abattu.

Maggy rentra dans le couloir, après avoir accroché sa lampe à un clou
fiché dans la muraille de la galerie.

Au bout d'une minute la vieille squaw reparut.

Elle traînait derrière elle la peau d'un veau fraîchement écorché.

--Enveloppe-moi dans cette peau et couds-la sur mes membres, dit
Meneh-Ouiakon.

Avec une aiguille faite d'une arête de poisson, et quelques menus nerfs
d'animal, Maggy exécuta, sans mot dire, l'ordre qu'elle avait reçu.

--Maintenant, reprit la jeune Indienne se mettant résolument à quatre
pattes, conduis-moi à l'étable aux bestiaux; puis tu diras à la
sentinelle de garde à la porte de la factorerie qu'il est l'heure
d'envoyer brouter les bêtes. Après cela tu ouvriras les écuries, et tu
amuseras le factionnaire pendant que les animaux passeront sous la porte
du fort.

Maggy inclina la tête en signe d'assentiment, et éteignit sa lampe.

La nuit finissait et, à travers les nuages épais qui roulaient au ciel,
quelques teintes grises commençaient à se montrer vers l'Orient.




                             CHAPITRE XIII

              LA FUITE ET LES MERVEILLES DU LAC SUPÉRIEUR


Ainsi que la plupart des établissements de même espèce, la factorerie de
la Pointe renfermait une certaine quantité de bestiaux. Chaque matin,
ces bestiaux étaient lâchés sous la garde de quelques chiens, qui les
menaient paître autour du fort ou dans les îles voisines et les
ramenaient, le soir, aussi fidèlement que s'ils eussent été accompagnés
par des bergers [40].

[Note 40: Cette habitude de confier les troupeaux à la direction des
chiens, sans le concours de bergers, est très-générale dans l'Amérique
septentrionale. Sur le bord des fleuves, le bétail franchit souvent des
espaces considérables à la nage pour aller paître dans les îles
environnantes, et le soir il rentre sous la conduite du chien qui l'a
guidé dans ses excursions fluviatiles.]

Revêtue de sa peau de jeune taureau, Meneh-Ouiakon se plaça résolument
au milieu du troupeau, que la vieille Maggy fit aussitôt sortir de
l'écurie à coups de houssine.

--Tu ne te couches donc pas plus que les chouettes, sorcière! grommela
le factionnaire auquel elle demanda d'ouvrir la porte du fort.

--Mon frère dormait, car, sans cela, il aurait vu que le jour va luire,
répondit ironiquement Maggy.

--Le jour! le jour je suis sûr qu'il n'est pas plus de minuit...

--Si je disais au chef qu'il m'a fallu éveiller mon frère...

--Tais-toi! tais-toi! je te donnerai un verre d'eau-de-feu; surtout, ma
soeur, ma bonne soeur, ne dis pas au capitaine que je sommeillais,
repartit la sentinelle d'un ton singulièrement radouci.

--Il ne le saura pas. Alors que mon frère se hâte de laisser passer les
bêtes, car le soleil ne tardera pas à se montrer.

La porte fut immédiatement ouverte, et, mugissant, bondissant les uns
sur les autres, se bousculant, les bestiaux se précipitèrent, en
tumulte, sur la grève du lac.

Malgré la prudence et l'agilité qu'elle déploya au milieu des lourds
ruminants, Meneh-Ouiakon faillit être victime de sa hardiesse dans ce
court mais périlleux trajet, car un fougueux taureau, voulant devancer
les autres, la heurta violemment. Et il l'aurait renversée, foulée aux
pieds, peut-être écrasée, si, par un mouvement rapide, elle n'eût fui
entre ses jambes.

Cet accident évité, elle fut sauvée, en liberté!

Le soleil n'était pas encore levé, mais déjà un brouillard épais
achevait de fondre les objets dans la pénombre du crépuscule matinal.

On ne distinguait pas à cinq pas devant soi.

Meneh-Ouiakon se redressa, se débarrassa, en un tour de main, de la peau
dont elle était couverte, la mit sous son bras, et sauta dans un des
canots d'écorce amarrés le long du rivage.

Combien peu, même parmi les bateliers canadiens, ces hardis marins, les
plus intrépides du monde, eussent osé s'aventurer sur le lac Supérieur,
à travers cette brume si intense qu'on l'eût pu couper au couteau, pour
nous servir d'une locution du pays!

Et, cependant, la jeune Indienne s'y élança, sans boussole, sans vivres
d'aucune sorte, avec son seul instinct pour phare, son amour de Dubreuil
pour espoir!

Toute la journée elle resta, accroupie sur les talons, clans le léger
esquif, pagayant avec la vigueur d'un homme, ne s'arrêtant ni pour se
reposer, ni pour prendre de la nourriture.

Mais, quelques heures après qu'elle se fut embarquée, l'astre du jour
avait, après une lutte opiniâtre, vaincu, et déchiré le voile grisâtre
qui l'enveloppait, et il s'était déployé dans toute sa glorieuse
splendeur, pour réjouir les êtres animés et féconder la terre.

Meneh-Ouiakon, côtoyant le bord méridional du lac, avait passé tour à
tour la rivière Montréal, que commande à droite une haute montagne; la
pointe de la Petite-Fille; et enfin elle avait fait halte à la rivière
Noire.

Là, elle déterra et mangea des oignons qui croissent abondamment dans
ces parages; puis, s'étant rafraîchie à l'onde du lac, elle se remit en
route avec autant d'ardeur que si elle eût fait un repas substantiel et
réparé ses forces par un long sommeil.

Toute la nuit notre brave Nadoessis poursuivit sa route. Au matin, elle
se trouvait à la baie de la Pêcherie, où sa bonne fortune voulut qu'elle
rencontrât un de ces voliers de pigeons ramiers,--appelés _tourtes_ par
les Canadiens, _me-me_ par les Indiens du lac Supérieur,--qui se
présentent par bandes si nombreuses dans l'Amérique septentrionale, au
retour du printemps.

Avec sa pagaie, Meneh-Ouiakon tua une vingtaine de ces volatiles, en fit
cuire deux dont elle déjeuna, serra les autres en un coin de son canot,
sous une couche d'herbages humides pour qu'ils se conservassent frais,
et repartit heureuse de n'avoir pas encore été troublée dans sa fuite.

Comme le soleil allait se coucher, elle arriva à la presqu'île Kiouinâ.
Meneh-Ouiakon avait résolu d'y camper pendant la nuit, et de traverser
le lendemain la presqu'île, son canot sur les épaules, ce qui devait
abréger sa course de près de trente lieues.

Le portage [41] a deux mille pas de longueur.

[Note 41: Pour la signification de ce terme, voir la première série des
Drames de l'Amérique du Nord.]

La jeune fille était trop fatiguée pour le faire ce soir-là. Elle
s'arrêta à la _pose_, à vingt pieds au-dessus du niveau du lac, et,
avec sa peau de veau étendue sur deux piquets, se dressa une petite
tente.

Après avoir pris quelques aliments, elle s'étendit sur le sable, sous sa
tente, et tomba dans un profond sommeil, dont elle ne fut tirée que par
cette exclamation échappée au plus bruyant enthousiasme:

--Cent mille millions de carabines! la jolie créature pour une
sauvagesse, sans t'offenser, mam'selle!

Meneh-Ouiakon s'était éveillée en sursaut. Elle bondit sur ses pieds
avec la vivacité d'une panthère, et darda sur le perturbateur de son
repos un regard incisif.

Aux naissantes clartés de l'aube, elle vit un personnage singulier,
étirant complaisamment de longues moustaches jaunes, qui la contemplait
avec une vivacité rien moins que modeste et dont le sons ne trompa point
la jeune Nadoessis.

--Oui, là vraiment, tu es fièrement belle pour une sauvagesse, et si tu
avais seulement la chose de comprendre le français, nous nous
entendrions bien vite, ma poulette, fit-il en étendant la main
comme pour lui prendre la taille.

Sans rien dire, l'Indienne recula d'un pas; mais le feu de ses prunelles
s'était adouci.

--Quel malheur, poursuivit l'homme avec, un accent de regret sincère,
quel malheur que ça ne sache pas la langue des braves! Sans cela, ma
foi, je serais bien capable de lui offrir ma main, aussi sûr que je
m'appelle Jacot Godailleur Mais, ajouta agréablement l'ex-cavalier de
première classe, en roulant, de plus en plus belle, ses moustaches entre
le pouce et l'index et en se balançant, d'un air conquérant, sur la
pointe du pied, mais y a un langage que saisissent tous les coeurs,
blancs, rouges, jaunes on noirs.

Et il se pencha, de nouveau, pour saisir Meneh-Ouiakon dans ses bras.

--Que désire mon frère? demanda froidement celle-ci.

--Vous parlez français! tu parles français! elle parle français! s'écria
le dragon d'un ton aussi stupéfait que s'il eût entendu un quadrupède
lui répondant dans sa langue.

Puis, après un moment de silence, donné à la surprise, il reprit avec la
joyeuse insouciance qui lui était habituelle:

--Mais ça me va parfaitement. D'abord, sans vous offenser, comment vous
appelle-t-on, mam'selle?

Meneh-Ouiakon ne répliquant pas, Jacot Godailleur continua:

--Vous voudrez bien, n'est-ce pas, m'obliger, et je vous récompenserai
comme vous le désirerez. Si le mariage même ne vous dégoûte pas, eh
bien! nous nous marierons, à la mode de mon pays ou du vôtre; c'est-il
dit? Si vous êtes aussi bonne que vous êtes belle, je ne ferai pas un
trop mauvais marché, après tout, car vous êtes tonnerrement taillée pour
l'amour, ma petite. Jacot Godailleur, ex-cavalier de 1re classe au 7e
régiment de dragons, s'y connaît, croyez-le.

--Mon frère, dit la jeune fine, est l'esclave d'un chef français?

--Esclave! moi! jamais! brosseur, à la bonne heure, et je m'en flatte,
mam'selle. J'ai été le brosseur de mon mar'chef, un propre soldat. Le
connaîtriez-vous? alors, si vous avez eu l'avantage de lui plaire, je
retire mes propositions. Sauf votre respect, mam'selle, je ne vais
jamais sur les brisées de mes supérieurs. Mais, où est le mar'chef,
dites?

--Adrien Dubreuil est prisonnier, répondit Meneh-Ouiakon.

--Les brigands ne l'ont donc pas tué? vous l'avez vu? vous lui avez
parlé? quand? où? s'enquit l'ex-dragon avec une volubilité extrême.

--Je l'ai vu, je lui ai parlé, il y a trois nuits, dit l'Indienne.

--Où, dites-moi.

--Aux îles des Apôtres.

--Connais pas, fit Jacot avec un mouvement des épaules. Mais,
ajouta-t-il d'un ton suppliant, vous m'indiquerez le chemin.

--Non, dit Meneh-Ouiakon; si mon frère désire être utile à son maître,
il fera mieux de me suivre.

--Vous suivre! mais j'irais au bout de la terre, sans vous manquer de
respect, mam'selle. Car figurez-vous que j'ai été pris avec le mar'chef
par ces scélérats d'assassins, que leur capitaine, un diable rouge, m'a
mordu au cou, jeté à l'eau; que je suis rentré à la nage dans le bateau,
ou j'ai retrouvé le mar'chef, mais pas pour longtemps, car, au milieu de
la nuit, regardant par un panneau de la goélette et voyant qu'elle
voguait près de terre, j'ai pensé que je ne pouvais pas servir le
mar'chef, tandis que je courais risque de me desservir beaucoup moi-même
en restant sur le navire, et j'ai pris de la poudre d'escampette. Ah! si
j'avais su! Je gagne le bord; j'attends le jour pour m'orienter. Je
découvre des tas de gens. Bon, je me dis, te voilà sauvé, Godailleur.
Mais c'étaient des Américains qui travaillaient aux mines de cuivre. Ils
ne me comprenaient pas, ni moi non plus. A grand'peine j'ai pu vivre
depuis ce temps-la... Quel coquin de pays, sauf votre respect,
mam'selle! Ça ne fait rien, si le mar'chef ne vous a pas... vous
m'entendez... et si vous pouvez me fournir le moyen de retourner en
France... ma foi, mille millions de carabines, je vous épouse! Mais, il
paraît que vous me connaissez aussi!

--Je te connais, mon frère.

--Ah! j'y suis, le mar'chef vous a parlé de moi!

--Ton chef m'a parlé de toi.

--Mais, sans vous offenser, fit alors Jacot Godailleur l'un ton
méditatif, vous me tutoyez comme si nous avions été camarades de lit
pendant tout un congé est-ce qu'il me serait permis de vous rendre la
réciproque, sauf votre respect?

Cette question saugrenue demeura sans réponse.

Meneh-Ouiakon ne l'avait pas entendue, tout occupée qu'elle était à
examiner un point presque imperceptible sur le lac.

--Mon frère, dit-elle soudain, je vais chercher du secours pour ton
chef. Es-tu disposé à m'accompagner?

--A l'extrémité du monde, je le répète.

--Viens alors.

--Mais où irons-nous?

--Au Sault-Sainte-Marie.

--C'est diablement loin, dit le dragon.

--Ton coeur est-il timide comme celui d'un lièvre? Alors, reste ici.

--Pas du tout, pas du tout, riposta Jacot. C'est que ce n'est pas gai
ici, ma colombe. J'aime bien mieux faire trois ou quatre étapes en tête
à tête avec un aussi gentil compagnon de route.

Ce disant, le galant ex-cavalier de 1re classe se rapprocha de
Meneh-Ouiakon dans l'intention de lui prouver qu'il était un digne
appréciateur de ses charmes.

Mais elle se rejeta en arrière en s'écriant d'un ton noble et fier qui
glaça les dispositions galantes de Jacot.

--Esclave, sois respectueux, si tu veux que la fille des sachems
nadoessis te conserve une partie de l'amitié qu'elle a pour ton chef.

Ensuite, elle replia sa tente, plaça son canot sur sa tête sans prêter
l'oreille aux instances de Godailleur, qui la priait de lui permettre de
porter l'embarcation, et, d'un pas rapide, s'avança vers la cime du cap.

Emerveillé, fasciné, le dragon la suivit, en poussant, de temps à autre,
des exclamations laudatives.

En moins d'un quart d'heure, ils atteignirent un terrain plat,
marécageux, planté de saules, de trembles nains et de frênes.

A travers ce marais, qui pouvait avoir un mille d'étendue, et où
s'élevaient, çà et là, des huttes de castors, serpente un ruisseau d'eau
vive.

L'Indienne y lança son canot et s'y établit à l'arrière, sa pagaie à la
main.

--Sauf votre respect, mam'selle, cette coquille de noix ne pourra jamais
nous soutenir tous les deux! dit Jacot d'un ton inquiet.

--Monte, mon frère, et ne crains rien.

--Du diable si j'oserais.

--N'aie donc pas peur!

--Mais ça va chavirer, reprit Godailleur qui, entrant dans l'eau
jusqu'à mi-jambe, avait pose un pied dans le frêle esquif.

--Couche-toi à l'avant et ne bouge pas.

Jacot obéit, non sans trembler quelque peu, et le canot glissa dans la
baie profonde formée par le lac Supérieur au sein même de la presqu'île
Kiouinâ.

Le ciel était d'un bleu sans tache, l'air vif. On respirait, à pleins
poumons, les fortifiantes senteurs des plantes qui commençaient à
fleurir; cent oiseaux, au brillant plumage, babillaient sur l'onde, ou
voltigeaient, en caquetant, dans les branches des arbres; Meneh-Ouiakon
se prit à adresser sa prière à l'Éternel:

       Rot Ko ni yest ne Ra nih ha,
       Ne o ni Roe wâ ye,
       Ne o ni ne sa da yough touh,
       Ro ni gogh vi yough stouh...[42]

[Note 42; Mot à mot:

       Au Père, au Fils, au Saint-Esprit,
       Le Dieu que nous adorons,
       Gloire soit, comme a été, est maintenant,
       Et sera tout jamais.]

Elle achevait cette hymne si belle, si musicale en l'idiome dont elle se
servait, quand le canot déboucha dans le lac Supérieur.

--Vous avez déjà fini, mam'selle? demanda Godailleur d'un ton de regret.
Je n'y ai pas compris un mot, mais n'empêche qu'elle est diablement
harmonieuse, votre chanson, et si vous vouliez m'en dire encore un
couplet on deux...

--Mon frère, ne remue pas ainsi, car tu ferais verser le canot, dit
Meneh-Ouiakon, à qui un mouvement du dragon avait failli faire perdre
l'équilibre.

--C'est, répondit Jacot, que ça me transporte, sauf votre respect,
mam'selle.

L'Indienne ne répondit pas, et, malgré sa bonne envie de jaser,
l'ex-cavalier de 1re classe ne réussit pas à lui arracher une parole
pendant le reste de la journée.

Le canot, lourdement chargée, ne marchait pas au gré de l'impatience de
Meneh-Ouiakon, qui se serait repentie d'avoir emmené Godailleur avec
elle, si elle n'avait pensé qu'il l'aiderait près du père Rondeau, au
Sault-Sainte-Marie.

A la nuit close, ils atterrirent à la pointe aux Gâteaux, près des îles
Huron, pour souper et se reposer.

Jacot était moulu de fatigue, à cause de la position incommode qu'il
avait du observer. Mais, ignorant l'art de pagayer, il aurait plutôt
gêné sa batelière, en cherchant à la seconder, qu'en se tenant couché au
fond du canot.

Le lendemain, ils repartirent avant l'aurore et atteignirent, vers midi,
le Détour, près de la Grande-Île.

Pour la première fois, l'ex-dragon vit une de ces merveilles que la
Providence a libéralement semées dans le lac Supérieur et sur ses côtes.

C'est un vase en grès jaune, ayant vingt pieds d'élévation, douze de
circonférence à son extrémité supérieure, et dont les dimensions sont
aussi parfaites que celles d'une coupe de cristal taillée par un ouvrier
habile [43]. Rien n'égale l'élégance de cette curiosité naturelle; Rien
de comparable à l'étonnement qu'elle cause, si ce n'est, cependant, la
série de prodiges de même espèce, dont elle n'est, en quelque sorte, que
le prélude.

[Note 43: Nous croyons devoir faire remarquer que cette description, et
toutes celles que l'on va lire, ne sont pas le fruit de l'imagination de
l'auteur, mais d'une vérité que surpasse beaucoup encore la
réalité.--Editeur.]

A six milles de là, vous trouvez l'Autel et l'Urne, deux nouveaux jeux
de la nature; un intervalle de cent mètres, coupé à distance égale par
un ruisseau, les sépare. De même que le Vase, ils sont en grès jaune
très-friable. Leur hauteur peut égaler dix mètres. L'Autel se compose de
trois blocs. L'Urne est un monolithe dont le sommet a cinq mètres de
rayon et le piédestal à peu près deux.

Dressés sur le bord du lac, eux aussi semblent défier la production
humaine la plus parfaite.

Mais nous ne faisons qu'aborder ces monuments gigantesques de la
puissance et de l'art divins.

Voici que se présentent les Rochers-Peints, cet incroyable spectacle
dont le lac Supérieur a l'unique privilège.

La rive méridionale croît, monte; elle touche aux nues. L'orgueil de
l'homme s'abaisse, il se rapetisse, il se replie, s'effraie devant la
sublimité de la scène.

Ces rochers sourcilleux, suspendus dans les airs, couronnés par de
sombres forêts de pins, troués à leur base par de noires cavernes où les
eaux s'engouffrent avec des bruits plus effroyables que les roulements
du tonnerre, et ces couleurs éclatantes,--or, argent, pourpre, azur,
émeraude,--si savamment distribuées leur face, tout concourt à troubler
l'âme, à lui infliger le sentiment de son humilité et du pouvoir de
l'Éternel Créateur. Non-seulement ces couleurs sont ombrées et fondues
d'une manière surprenante, mais, comme le dit avec raison un voyageur
américain, elles offrent, en quelques places, de véritables tableaux
[44], dessinés sur le roc, avec une correction de lignes, une
combinaison, un brillant de teintes, dont la contemplation ne fatigue
jamais l'oeil, et auxquelles l'esprit ne parvient jamais à s'accoutumer
suffisamment pour les regarder sans que quelque crainte se mêle à son
admiration.

[Note 44: Ces tableaux naturels, d'une grande régularité de dessin, ne
sont pas rares en Amérique. Dans les _Derniers Iroquois_, j'ai déjà
essayé de décrire celui que l'on remarque sur les bords si pittoresques
du Saguenay.]

Ici, c'est un paysage avec des arbres dont vous reconnaissez
l'essence, le mur d'un parc ou d'un jardin, une pièce d'eau, et, tout à
fait dans le fond, broute un troupeau conduit par un berger, coulant du
faite des rockers, les eaux, trempées de minerai de fer ou de cuivre,
ont peint un château gothique. Et quel château! Un séjour de géants. Il
a deux cents pieds de haut, ses fenêtres ogivales, avec leurs vitraux en
losange, en ont cinquante ou soixante, et ses portes crénelées,
flanquées de tourelles, une centaine au moins!

Passons à cette plaque de granit, veinée comme de l'agate et
resplendissante de mille feux aux rayons du soleil. Le morceau embrasse
vingt pieds carrés. Essayer de décrire la variété, la richesse de ses
tons, impossible! impossible! l'imagination y échouerait même.

Mais j'aperçois flamboyer, sur cet immense rempart, cette oeuvre
cyclopéenne dont l'étendue, l'altitude, trompent mes sens; j'aperçois
flamboyer un incendie. C'est une forêt en feu. La fumée roule en larges
spirales; à travers ses nuages épais scintillent des flammèches; les
arbres se rompent, ils chancellent, roulent à terre, des troncs embrasés
s'échappent des tisons ardents; vous semble-t-il pas entendre le bruit
de leur chute?

La conflagration brille au loin, elle nous poursuit, dévore tout sur
son passage;... mais enfin ses horreurs s'éteignent, se perdent dans de
profondes et fraîches vallées, aux verts ombrages toujours riants, ou
l'on aimerait se promener, à rêver, si le fracas affreux qui se fait
sous les pas ne rappelait bientôt que toutes ces scènes, vallons,
incendie, manoir, parc, troupeaux, ne sont que des fictions, des mirages
décevants.

Notre vue s'est heurtée tout à coup aux lourdes assises du Château de
Roche, qui mesurent trois cents pieds de haut et se réfléchissent à plus
de soixante dans le miroir du lac, château tout hérissé de colonnes
brisées, de décombres énormes, dont les arêtes saillantes, les gouffres
informes, insondables, produits par l'accumulation des blocs tombés des
caps voisins, donnent le frisson, le vertige, quand on plonge les
regards à ses pieds.

Silencieusement, avec une éblouissante rapidité, le canot qui porte
Meneh-Ouiakon et Jacot Godailleur a filé devant ce féerique panorama que
l'ex-dragon voit se dérouler sous ses yeux avec un mélange d'étonnement
et d'effroi, mais auquel l'Indienne ne prête pas la moindre attention.

Elle pagaie, pagaie de toute sa vigueur. Son bras fatigue la rame sans
se lasser.

Parfois elle tourne la tête, une seconde ses noires prunelles vers
l'ouest on apparaît un canot monté par un seul homme, et murmure:

--C'est Judas. Je l'avais deviné à la pointe Kiouinâ; je le reconnais
maintenant. Il ne me reste qu'un moyen de lui échapper, c'est en me
réfugiant sous la Portaille.




                               CHAPITRE XIV

          LA FUITE ET LES MERVEILLES DU LAC SUPÉRIEUR, (suite)


La Portaille, disent les aventuriers français du Nord-Ouest, dans leur
langage si imagé, si vivement énergique; le Portail, écrirait un
puriste; _Cave Rock_, traduisent les Anglo-Saxons, dénaturant, comme
ils l'ont fait partout en Amérique, le nom primitif, et affaiblissant,
dans leur pauvre traduction, l'idée attachée à la chose par les premiers
découvreurs; la Portaille occupe une place prééminente entre les
colossales singularités des Rochers-Peints.

C'est une sorte de tour quadrangulaire, qui se projette dans le lac
Supérieur, avec des pans coupés à pic et dont la base est percée, sur
trois faces, par trois ouvertures immenses assez semblables au portique
d'un temple. Ce remarquable rocher, d'une élévation qui dépasse
peut-être cent mètres, offre la même diversité de couleurs que les
strates avoisinantes; mais la corniche semble avoir blanchie par le
temps et l'action des éléments, ce qui ajoute encore à l'étrangeté de
son aspect. D'énormes fragments, détachés de la crête sans doute par les
mêmes agents, gisent alentour.

On dirait vraiment que le tout est une oeuvre d'art dont des géants ont
été les constructeurs.

--Mais, mam'selle, sans vous offenser, nous allons nous perdre s'écria
Jacot Godailleur, en voyant que Meneh-Ouiakon dirigeait le canot vers
l'arche occidentale de la Portaille.

--Que mon frère se rassure, la fille des sachems connaît ce passage.

--Se rassurer, se rassurer, que je me rassure; c'est bien aisé à dire,
murmura l'ex-dragon. Mais mille millions de carabines, ça ne doit pas
être agréable de naviguer là-dessous, avec une montagne sur la tête et
plus de cent pieds d'eau sous la semelle de ses bottes. Encore de l'eau
qui est claire, claire qu'on se verrait au fond si on y était.

Tout haut il ajouta:

--Pour l'amour de Dieu où du diable, car je ne sais pas au juste quelle
est votre religion, n'allons pas dans ce trou.

Meneh-Ouiakon avait tourné la tête; le canot qui la poursuivait
approchait de plus en plus. Une portée de flèche à peine le séparait.

La grande taille de Judas, lieutenant du Mangeux-d'Hommes, se
distinguait parfaitement au milieu de l'embarcation.

L'Indienne redoubla d'efforts pour s'enfoncer promptement dans la
caverne.

--Par la vertueuse Shilagh, femme du bienheureux saint Patrice, patron
de mon pays natal! tu as beau faire, négresse rouge, je te rattraperai,
cria Judas d'une voix perçante, dont les échos du rivage répétèrent dix
fois les accents.

--Qui est-ce qui parle? qui est-ce qui parle, mam'selle? demanda
l'ex-cavalier de 1re classe en faisant un mouvement pour regarder du
côté d'où venait le son.

Le canot vacilla et menaça de chavirer; sa course fut retardée de
quelques secondes.

--Tiens-toi tranquille, mon frère, dit Meneh-Ouiakon avec une teinte
d'impatience.

--Non, non, répétait Judas, tu ne m'échapperas pas, et je te donnerai
des leçons d'amour, moi, par Jésus-Christ!

--Tiens, fit Jacot, qui, s'étant soulevé doucement sur ses coudes, avait
fini par apercevoir l'autre embarcation, quoiqu'il n'en pût être vu,
parce que l'Indienne le masquait, tiens, c'est ce grand escogriffe, ce
gibier de guillotine, qui....

Un coup de fusil l'interrompit.

La balle frappa et troua la proue du canot, mais heureusement sans
atteindre nos fugitifs.

--Oh! je ne voulais pas te tuer, la belle; seulement te casser le bras
pour t'arrêter, vociféra Judas, en rechargeant son fusil.

--Le bandit des bandits! maugréait Jacot entre ses dents. Ah! si
j'avais seulement une bonne carabine du 7e dragons.

--Silence! dit froidement Meneh-Ouiakon, que la détonation de l'arme à
feu n'avait pas fait sourciller. Ils entraient sous la voûte!

--Silence? pourquoi? demanda Godailleur.

--Nous sommes dans le séjour de Matchi-Monedo; interdit de parler, et
ceux qui n'obéissent pas à ses ordres, il les écrase, répondit la jeune
fille; car, bien qu'initiée depuis son enfance à la religion catholique,
elle ne pouvait encore, comme la plupart des Peaux-Rouges convertis, se
défendre d'un certain penchant aux superstitions qui caractérisent si
fortement les races sauvages.

Suivant la tradition indienne, la Portaille est habitée par
Matchi-Monedo, le Mauvais-Esprit. On lui doit, on lui fait des
présents (monedo-oun). Mais il ne permet pas de causer dans son empire,
sans quoi il vous tue.................................................
très-tendre et très-friable, qui cède, tombe en fragment parfois
considérables, à la moindre pression.

L'éclat de la voix suffit même à la faire choir, d'où l'idée naïve que
le Mauvais-Esprit punit de mort ceux qui ne savent pas retenir leur
langue dans son palais.

Jacot Godailleur, ne connaissant point Matchi-Monedo ignorait ses
injonctions. Peut-être que s'il eût connu l'un il eût méprisé les
autres; peut-être aussi y eût-il déféré avec autant de soumission qu'un
Indien, car, tout civilisé que nous soyons, tout éclairés que nous nous
estimions nous n'avons pas encore renoncé à certains préjugés, certaines
chimères sucées avec le lait, et qui font, en maintes circonstances, des
plus fameux de nos héros, comme les Napoleon Ier, les Wellington, les
Pierre le Grand, des enfants pusillanimes et inavouables.

Dans un sac de peau de vison, qu'elle portait pendu au cou,
Meneh-Ouiakon prit quelques grains de maïs, de riz sauvage, avec les
becs et les griffes des pigeons abattus l'avant-veille, et les jeta dans
l'eau.

Puis, ayant quitté sa pagaie, qui fut déposé, doucement au fond du
canot, elle le fit avancer sous l'arche, en se servant de ses deux mains
comme de deux nageoires aux deux côtés de l'embarcation.

Malgré la faiblesse apparente de ce moyen, l'esquif sillait vivement
les ondes diaphanes, et sans plus de bruit que s'il eût été conduit par
la baguette d'un enchanteur.

Pour n'être pas positivement un poltron, l'ex-cavalier de 1re classe
ne se sentait pas à l'aise dans cette caverne, aux murailles
fantastiques, armées, comme une herse, de pointes longues, lourdes,
aussi affilées que des aiguilles, où de masses colossales de toutes
formes, et dont quelques-unes ne paraissaient soutenues que par un fil.

Il frémissait la pensée que la chute d'un seul de ces mille pendentifs,
que les lueurs du jour, faiblissant à mesure qu'ils avançaient,
éclairaient de teintes lugubres, les submergerait à tout jamais, dans un
abîme dont la transparence extraordinaire du lac, sous la voûte, rendait
l'horreur plus grande encore.

Lui, qui eût affronté en souriant la mort sur un champ de bataille, il
en concevait là une épouvante qui glaçait son sang et baignait ses
membres d'une sueur froide.

Le silence de la tombe régnait dans ces lieux, que les anciens eussent
assurément pris pour la porte de leur Ténare: il en doublait l'effroi.

Tout à coup retentit le ruissellement de deux avirons battant l'eau avec
violence.

--Ah! je te tiens enfin! braille le lieutenant du Mangeux-d'Hommes.

Et dans la caverne s'élance, comme un loup sur sa proie, le canot que
dirige Judas.

--Oui, je te tiens répète-t-il avec les accents d'une joie frénétique;
je te tiens, et, par la vertueuse Shilagh, femme du bien...

A ces cris, la Portaille s'était emplie de sons formidables comme la
répercussion de cent pièces d'artillerie.

Tant de voix, tant de vibrations partaient, se heurtaient, se
fracassaient dans les cavités de l'antre, que l'oreille en était
assourdie, la tête brisée.

Un instant, l'ex-dragon crut que son cerveau, martelant son crâne comme
une enclume, allait le faire éclater.

Mais, alors que Judas proférait son juron favori, un grondement sourd,
mat, succède à ces meurtrières clameurs. L'eau jaillit avec force et
couvre d'une pluie battante le canot de Meneh-Ouiakon, qui se trouve
précipitamment chassé hors de la Portaille, par l'entrée orientale.

--Matchi-Monedo est descendu de son toit, et il m'a délivrée de mon
ennemi, dit l'Indienne, en considérant avec émotion cette prodigieuse
quantité de rochers tombés de la voûte de la caverne, et qui interdit
maintenant le passage entre les deux orifices latéraux.

--Mille millions de carabines! j'ai cru que je n'en reviendrais pas,
sauf votre respect, mam'selle, ajouta Jacot Godailleur en respirant à
pleins poumons.

--Mon frère n'avait rien à redouter. Meneh-Ouiakon avait fait au
Mauvais-Esprit le _pugedinegay'win_ [45] nécessaire, et il
l'a protégée.

[Note 45: Proprement, sacrifice.]

--Le? demanda Jacot, en ouvrant de grands yeux.

--Elle avait fait les présents nécessaires.

--Ah! j'y suis. Et, comme ça, vous croyez, mam'selle, sans vous offenser,
que votre Mauvais-Esprit est venu tout exprès pour envoyer ad patres cet
efflanqué d'assassin, homicide, parricide...

--Matchi-Monedo ne nuit pas à ceux qui lui sont fidèles.

--Alors, sauf votre respect, c'est un bon et pas mauvais esprit.

--Mon frère est trop subtil pour moi, dit l'Indienne, en se remettant à
pagayer.

--Trop subtil, trop subtil! murmura l'ex-cavalier; il n'y a pas de
subtilité là-dedans: ou il est mauvais, ou il est bon? de deux choses
l'une. S'il est bon, pourquoi l'appeler mauvais? s'il est mauvais,
pourquoi nous a-t-il tirés des griffes de ce vaurien? Je ne connais que
ça, moi. Ah! si le mar'chef était ici, il m'aurait bien vite expliqué ce
mystère, comme disait monsieur notre curé. Mais, à propos, qu'est-ce
qu'il avait à nous poursuivre ainsi, le Judas bien nommé? Eh! mam'selle?

--Que veut mon frère?

--Maintenant que nous pouvons causer, voulez-vous avoir la bonté, sans
vous manquer de respect, de me permettre de vous poser une toute petite
question?

--Mes oreilles sont ouvertes. Parle.

--Vous ne vous fâcherez pas?

--J'écoute, dit tranquillement Meneh-Ouiakon.

--Je voudrais simplement savoir d'où vient que ce brigand courait après
vous.

L'Indienne rougit quelque peu; mais aussitôt elle repartit:

--J'ai dit à mon frère que j'allais au Sault-Sainte-Marie chercher du
secours pour son chef, qui est prisonnier du Mangeux-d'Hommes.

--Ah! bien, je comprends. Mais vous restiez donc avec eux, les Apôtres,
sans vous manquer de respect? continua Jacot avec un air curieux.

Meneh-Ouiakon répliqua d'un ton froid

--Mon frère veut trop savoir; il ne saura rien.

Après ces mots, elle retomba dans un mutisme complet, d'où elle ne
sortit qu'à leur arrivée dans la baie de la Chapelle.

La nuit approchait.

--Mon frère, dit Meneh-Ouiakon, il faut descendre du canot dans le lac.

--Volontiers, mam'selle, mais dans quel but?

--Parce que l'eau n'est pas assez profonde.

--Oui, oui, je conçois, dit-il en se levant et tournant entre ses doigts
sa coiffure qu'il avait ôtée de dessus sa tête.

Sa mine était si embarrassée que l'Indienne lui demanda:

--Mon frère désire-t-il quelque chose?

--Ah! si vous y consentiez!

--Délie ta langue.

--Souffrez, sauf votre respect, mam'selle, en la couvant du regard, que
je vous porte sur mes épaules jusqu'au rivage.

Meneh-Ouiakon se mit à rire.

--Non frère est fou, répliqua-t-elle.

Et, sautant dans le lac avec légèreté, tandis que Godailleur en sortait
assez lourdement, elle s'attela au canot et le traîna jusqu'à la berge,
dans une petite anse, au pied même de la Chapelle.

La chapelle, ou le _Doric Rock_, ainsi que l'ont rebaptisée les Anglais
[46], est le vestibule des Rochers-Peints. La structure de ce roc
étrange, son nom l'annonce.

[Note 46: J'ai déjà montré, dans mes précédents ouvrages, combien cette
déplorable manie d'altérer les noms propres, déployée par la race
anglo-saxonne, remplit de confusion la géographie de l'Amérique
Septentrionale. Deux nouveaux exemples, pris sur les lieux mêmes dont je
parle, achèveront d'en illustrer le ridicule. Sur diverses cartes, le
Gros-Cap, situé, comme l'on sait, à l'entrée du lac Supérieur, est
désigné sous le nom de _Crow-Cape_, parce que les voyageurs
anglais, ignorant le français, ont prix _gros_ pour _crow_,
qui signifie corbeau. Ailleurs, sur le lac Huron, ils ont fait,
d'un passage appelé les Chenaux, The Snows (les neiges)! J'en pourrais
malheureusement citer bien d'autres!]

Trois marches de grès naturelles, peu régulières, conduisent au temple,
qui s'élève à trente pieds environ la surface du lac. Ce temple
représente un arceau élevé d'une quarantaine de pieds, dont la voûte,
d'un mètre d'épaisseur, est supportée aux quatre angles par quatre
piliers, qui ont six à huit pieds de diamètre. Elle est excessivement
intéressante, mesure une longueur quinze mètres environ, et donne
naissance et vie à plusieurs cèdres fort gros et dont l'un atteint douze
pieds circonférence.

Il est saisissant au possible l'effet produit par ce monarque des
forêts, qui, de loin, figure le clocher de la Chapelle.

Quel pays, quelles scènes, quels spectacles grandioses!

Le brave Godailleur s'imaginait faire un rêve, car toutes ces merveilles
il ne les avait pas soupçonnées, en effectuant sur la _Mouette_ le
trajet du Sault-Sainte-Marie à la pointe Kiouinâ.

La tempête l'avait empêché de les voir.

Aussi restait-il là, devant la Chapelle, les bras ballants, les
prunelles hors de leurs orbites et les pieds encore dans l'eau oubliant,
en son extase, de prêter aide à Meneh-Ouiakon.

Les forces de la vaillante Indienne étaient considérablement épuisées.
Cependant, aussitôt à terre, elle ramassa du bois, alluma du feu avec
deux branches de cèdre sec frottées l'une contre l'autre, et fit cuire
le reste de sa provision de pigeons, qu'elle partagea avec son
compagnon.

Ils se couchèrent ensuite, elle sur la grève, roulée dans sa peau de
veau, Jacot Godailleur derrière la Chapelle, à cent pas de la jeune
fille, sous un massif de saules qui le masquait entièrement.

Inutile de dire qu'un sommeil pesant vint bientôt clore leurs paupières.

La nuit avait envahi le lac Supérieur. Mais le ciel était azuré,
constellé de pierreries, et la lune ne tarda pas à monter à l'horizon.
L'immense mer intérieure apparut alors comme une cuve d'argent en fusion
où miroitaient mille lueurs tremblotantes.

Les bruits autour de la Chapelle étaient légers, harmonieux; c'était la
brise qui frémissait dans le feuillage des sapinières, le frou-frou
d'une chauve-souris passant et repassant sous la voûte, et, à de rares
intervalles, le sautillement de quelque poisson blanc hors de l'onde
moirée.

Tout à coup un son cadencé, quoique faible, trouble cette nocturne
musique: ou plutôt il la change, lui prête des notes nouvelles.

Le sommeil des dormeurs n'en est pas interrompu.

Le son prend de la consistance, il augmente, il domine le concert.

Puis un canot débouche dans la baie, avance, touche légèrement au
rivage.

Les premiers bruits autour de la Chapelle ont repris leur empire.

Ce n'est plus que la brise qui frémit dans le feuillage des sapinières,
le frou-frou d'une chauve-souris passant et repassant dans les airs, et,
à de rares intervalles, le sautillement de quelque poisson blanc hors de
l'onde moirée.

Cinq minutes s'écoulent.

Le sommeil des dormeurs n'est pas interrompu.

Meneh-Ouiakon fait un beau rêve. Elle soupire, ses bras s'entr'ouvrent
comme pour serrer une image chérie. Sur ses lèvres glissent des paroles
d'amour.

Mais un cri d'effroi lui échappe maintenant. Elle se dresse, jette
autour d'elle des regards effarés.

Comme dans un étau, une main rude l'a saisie par le poignet; un homme
est devant elle.

C'est Judas, le lieutenant du Mangeux-d'Hommes

--Asseyons-nous et causons, la belle, dit-il d'un ton sec et pénétrant
comme la lame d'un poignard.

Meneh-Ouiakon recouvre sur-le-champ son sang-froid.

--Mon frère est lâche comme le carcajou, dit-elle.

--Possible. Mais asseyons-nous, car je suis fatigué et tu m'as fait
faire une course qui aurait dégoûté moins amoureux que moi.

En disant ces mots, il la force à s'asseoir à côté de lui.

--Tu sais, continua-t-il sans lui lâcher le bras, que ce n'est point par
affection pour Jésus que je t'ai enlevée de Fond-du-Lac, après ta
première fuite, pour te ramener à la Pointe. J'avais mes vues; oui, par
la vertueuse Shilagh, femme du bienheureux saint Patrice!

--Je connais ta perfidie.

--Très-bien, alors nous nous entendrons.

--La tribu des Nadoessis saura me venger.

--En attendant, tu es en mon pouvoir, et je, vais profiter de mes
droits; car je t'aime et j'ai décidé que tu serais à moi. Allons, soit
raisonnable et livre-toi de bon gré.

--Fils de chienne s'écria Meneh-Ouiakon en le souffletant avec celle de
ses mains qui était libre.

--Oh! tes injures ne me touchent guère, Judas.

--Tu es si vil!

--Tes coups sont caresses pour moi, ma charmante, et tes paroles, même
les plus mauvaises, douces comme miel. Va, cesse de te débattre.
Rends-toi plutôt à mes désirs, et je ferai ton bonheur! Vois! la sainte
Vierge me tient en sa garde. Sans elle, tout à l'heure, j'aurais et
écrasé, anéanti sous cette montagne de pierres qui s'est écroulée entre
mon canot et le tien. Viens donc avec moi, délicieuse fille du désert.
Je te donnerai autant de ouampums et de jupes de toutes les couleurs que
tu en pourras souhaiter. Jamais la chair d'animal ou de poisson ne
manquera dans notre wigwam, et je te jure par la vertueuse Shilagh,
femme du bienheureux saint Patrice, que toutes les squaws autour des
Grands-Lacs envieront ton sort.

Judas avait mis dans l'accentuation de ces paroles une douceur mélangée
de passion qui ne lui était pas habituelle. Il fallait qu'il fût bien
sérieusement ému pour sortir ainsi de son flegme ordinaire.

Ce n'était plus le même homme; au contact de la jeune fille son sang
s'échauffait, sa tête prenait feu, son coeur battait à rompre sa
poitrine. Il continua d'un ton agité:

--Si tu comprenais ce que j'ai souffert alors que j'entendais Jésus te
parler d'amour! Je l'aurais tué cet homme!... oui, je l'aurais tué! mais
j'espérais qu'un jour tu me remarquerais, que tes yeux s'abaisseraient
sur moi, qui vivais seul, sans maîtresse, absorbé dans l'amour que tu
m'avais inspiré.

--Et c'est parce que tu m'aimes que tu me traites ainsi? dit
ironiquement Meneh-Ouiakon.

--Oui, c'est parce que je t'aime que j'ai couru après toi, dès que je me
suis aperçu de ta fuite.

--L'amour de mon frère est comme l'amour de l'épervier pour la perdrix;
il dévore celle qui en est l'objet.

--Veux-tu te donner à moi? dit-il en cherchant l'embrasser.

--On ne donne, répliqua Meneh-Ouiakon en le repoussant, que ce que l'on
possède. Je ne suis pas libre.

--Et si je te lâche, reprit-il d'une voix palpitante, m'accorderas-tu un
baiser?

--L'esclave ne peut rien promettre.

--Tiens fit-il en desserrant son étreinte, sois libre; mais je t'en
prie, je t'en conjure....

--Et je suis libre! interrompt Meneh-Ouiakon, se précipitant d'un bond
au bas des marches qui conduisaient à son canot, qu'elle poussa au large
et où elle monta, tandis que Judas s'écriait:

--Imbécile! ma sottise me la fait perdre une seconde fois. Mais elle
n'ira pas loin; non, par la vertueuse femme du bienheureux saint
Patrice!

Et il courut à son embarcation que, pour surprendre plus sûrement sa
victime, il avait laissé à une demi-portée de fusil de la Chapelle.




                              CHAPITRE XV

                           LES GRANDS SABLES


Le jour allait bientôt poindre; une traînée lumineuse à l'est
l'indiquait.

Meneh-Ouiakon fit appel à toute sa vigueur pour profiter des dernières
ombres de la nuit, et chercher dans quelque grotte de la côte un coin
où son farouche amant perdrait sa trace.

Mais, avec le retour de l'aurore, le temps avait changé; d'épais nuages
d'un gris de plomb ne tardèrent pas à voiler le firmament; le vent du
nord-ouest se leva, sifflant avec violence et neutralisant les efforts
que faisait la jeune fine pour refouler les vagues blanchissantes qui
déjà montaient, hurlaient autour de son embarcation.

Afin de résister à tant de puissantes colères combinées pour sa perte,
il fallait un courage héroïque, une force surhumaine; Meneh-Ouiakon
possédait le premier, l'instinct de la conservation lui prêta la
seconde.

Accroupie dans son canot, elle pagaya pendant deux heures sans regarder
une seule fois derrière elle, pour ne pas perdre une seconde dans cette
lutte avec les éléments déchaînés.

Mais elle savait bien que son ennemi la poursuivait; et, par intuition,
elle devinait qu'il marchait plus vite qu'elle.

Un cri de joie qui, subitement, comme un éclat de la foudre, domina les
rugissements de la tempête, confirma ses funestes appréhensions.

Meneh-Ouiakon alors tourne à demi la tête.

Le canot de Judas n'est plus éloigné du sien que d'une vingtaine de
brasses.

Que faire?

L'Indienne promène autour d'elle un regard rapide.

De plus en plus furieux, le lac enfle ses flots. Dans cinq minutes il
sera impossible à une fragile embarcation d'écorce de le tenir.

Mais sur la droite, à peu de distance, se montre le rivage, dominé par
une haute montagne jaune comme le safran.

Cette montagne, Meneh-Ouiakon la connaît; les Nadoessis la nomment
_Nega-Wadju_, c'est-à-dire la Montagne de Sable, ou les
Grands-Sables, suivant l'appellation qui lui a été donnée par les
Canadiens-Français.

Le parti de l'Indienne est aussitôt pris.

Elle tourne son canot vers cette falaise. L'abordage offre des
difficultés, du danger, car les lames, après s'être brisées avec fracas
à la grève, reviennent, se replient comme d'énormes serpents sur
elles-mêmes, et menacent de mettre en pièces tout ce qui tenterait de
leur faire obstacle.

Mais Meneh-Ouiakon, bercée depuis son jeune âge sur le lac Supérieur, en
sait affronter les furies.

Elle donne deux vigoureux coups de pagaie, se porte à la crête d'une
vague haute comme une colline, y maintient adroitement son esquif,
arrive à dix pas de la berge, et au moment où la vague qui l'a amenée va
se retirer, elle abandonne son canot pour sauter dans l'eau, et
s'accroche, avec l'énergie du désespoir, à une roche erratique, empâtée
dans le sable du rivage.

Les flots s'éloignent, laissant pour un moment le batture à sec.

Meneh-Ouiakon se hâte de saisir ce court intervalle et franchit les
premiers gradins de la montagne.

Là elle est en sûreté; elle s'arrête pour reprendre haleine. Sa vue
tombe sur le lac qu'elle vient de quitter.

Judas s'épuise à imiter son exemple; il n'y peut parvenir. Si parfois il
s'approche à quelques toises du bord, un paquet d'eau reflue brusquement
sur son embarcation et la repousse au loin.

--Ah! crie-t-il, en grinçant des dents comme une bête fauve, si je
n'avais perdu ma carabine sous la Portaille, morte ou vive, je t'aurais
bientôt, maudite Peau-Rouge! Mais, patience, je te rejoindrai. Tu ne
perdras rien pour attendre!

Après avoir respiré et remercié Dieu dans son coeur, Meneh-Ouiakon se
remit en marche.

La montagne n'était pas facile à gravir, surtout alors qu'un ouragan
terrible bouleversait ses flancs.

Notre héroïne enfonçait dans le sable jusqu'à mi-jambe, et des
tourbillons de gravier l'obligeaient, à tout moment, à se courber en
deux pour n'être pas aveuglée.

En atteignant le faite, ce dernier inconvénient, au lieu de diminuer,
augmenta encore.

Meneh-Ouiakon aurait pu s'adosser à quelques-uns des monticules coniques
dont est parsemé le sommet de cette montagne arénacée, et attendre que
la tourmente fût calmée, pour continuer sa route.

Mais attendre ce calme, n'était-ce pas aussi attendre l'ennemi?

Entre deux rafales, l'Indienne examina le lieu où elle se trouvait.

Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, on n'apercevait que du
sable.

Cependant, à un mille à l'ouest apparaissait, comme une verte oasis dans
le désert, un bouquet de pins.

Quoique cette direction fût contraire à celle que Meneh-Ouiakon devait
suivre pour se rendre au Sault-Sainte-Marie, la jeune fille se détermina
à la suivre, dans l'espoir de trouver quelque chose à manger dans ce
petit bois, car elle se sentait très-faible.

Si la route n'était pas longue, elle était fort pénible; Meneh-Ouiakon
la fit à grand'peine.

Arrivée dans le bois, elle découvrit qu'il se prolongeait à l'est et
entourait une charmante pièce d'eau, nommée par les Indiens
Negawadju-Sagaagun, ou lac de la Montagne-de-Sable.

Ce lac abonde en coquillages de différentes espèces.

Meneh-Ouiakon en mangea plusieurs avec délices, et, s'étant rafraîchie,
elle songea à prendre une heure on deux de repos.

Pour satisfaire ce besoin sans s'exposer à retomber entre les mains de
son persécuteur, elle se blottit dans un buisson touffu et s'abandonna
au sommeil.

Quand elle s'éveilla, l'ouragan s'était dissipé; mais on entendait
toujours les beuglements du lac Supérieur, se ruant, avec une rage
insensée, aux parois de son vaste bassin.

Meneh-Ouiakon, du regard, interrogea le soleil. Il était sur son déclin.

La jeune fille fit une provision de coquillages, les serra dans un coin
de sa jupe noué à la ceinture, et partit, en s'avançant vers l'orient.

Elle cheminait depuis une demi-heure environ, sous le couvert du bois,
quand son pied trébucha dans un trou, et elle tomba sur les mains. En se
relevant, elle remarqua que le trou qui l'avait fait choir était d'une
grande profondeur, et que le sol à l'entour portait les traces d'un
affaissement général.

Un coup d'oeil et une seconde de réflexion suffirent à l'Indienne pour
lui apprendre que ces traces étaient celles d'une cache [47] effondrée.

[Note 47: Voir les Nez-Percés.]

L'effondrement pouvait avoir été produit par les pluies, et la cache
pouvait n'être pas vide.

Meneh-Ouiakon eut bien vite enlevé quelques mottes de gazon, et agrandi
l'ouverture de façon à y passer son corps.

Elle entra ainsi dans une sorte de caveau, battu comme l'aire d'une
grange et tout enduit de glaise, qui le rendait imperméable, mais dont
une partie de la voûte était enfoncée.

A l'intérieur, il y avait un taureau de pemmican [48], quelques fusils,
des couteaux mines et deux barillets renfermant, l'un du rhum, l'autre
du whisky.

[Note 48: Voir la Tête-Plate.]

Enchantée de sa trouvaille, l'Indienne s'arma de deux couteaux, d'un
fusil, puis elle chargea sur ses deux épaules l'énorme boudin de
pemmican...

Désormais, elle n'aurait plus à redouter les tourments de la faim;
désormais elle serait en état de se défendre si elle était attaquée.

Meneh-Ouiakon reprit sa marche, d'un pas plus alerte, après avoir
rebouché la cache aussi bien que possible. Mais un bruit étrange
l'arrêta bientôt.

C'était comme un chant nasillard, qui allait des notes les plus basses
aux notes les plus aigues, s'éteignait parfois et reprenait tout à coup
avec une vivacité voisine de l'emportement.

Depuis longtemps, Meneh-Ouiakon avait quitté le bois. Elle suivait
alors une piste à travers des broussailles et des arbustes nains.

Voulant savoir ce que signifiait ce chant, elle se coula entre les
buissons, et, après avoir fait ainsi une cinquantaine de pas, elle
arriva levant une hutte toute grande ouverte, dans laquelle flambait un
feu pétillant.

Autour du feu un vieil Indien misérablement vêtu de quelques oripeaux,
dansait et gesticulait en chantant. La nuit était tombée, mais grâce à
la flamme qui rayonnait du foyer, on voyait parfaitement l'intérieur de
la hutte.

Quelle fut la surprise de Meneh-Ouiakon en y apercevant Jacot
Godailleur, attaché à un pieu et la consternation peinte sur les traits!

Cachée dans un épais hallier, la Nadoessis ne pouvait être aperçue. Elle
jugea prudent d'attendre que l'Indien eût fini son chant pour se
présenter et tâcher d'arracher le pauvre dragon à sa déplorable
situation.

Le vieillard disait, en langue chippiouaise:

«Les visages-pâles, les chiens de visages-pâles ont égorgé mon père, mes
frères et mes fils; ils ont violé ma femme et mes filles; leurs victimes
crient depuis vingt hivers vengeance à mes oreilles, mais j'ai fait un
captif, un captif blanc, mais je le brûlerai, mon captif, mon captif
blanc, pour apaiser leurs manes et en l'honneur de Nanibojou.»

«Car Nanibojou a fait la terre [49].»

[Note 49: Nanibojou, appelé aussi Manabojou, est considéré comme le
créateur du monde par plusieurs tribus indiennes.]

Ces paroles, il les répétait sur tous les tons imaginables, en se
démenant dans sa cabane comme un épileptique.

Las enfin de vociférer et de se désarticuler les membres, il prit un
calumet, le bourra de tabac, et s'asseyant sur les talons, en face de
Jacot, plus mort que vif, il se mit à fumer.

Meneh-Ouiakon alors se leva et entra résolument dans le wigwam.

A sa vue, Godailleur fit un mouvement de joie. Mais elle lui adressa un
signe pour qu'il se contint.

Quoique l'arrivée de la jeune squaw n'eût point échappé à l'Indien, il
ne bougea pas, n'ouvrit pas la bouche.

--Je suis la fille des sachems nadoessis, dit Meneh-Ouiakon.

--Je le sais, répondit le vieillard.

--Mon père est il un jossakeed [50]?

[Note 50: Sorcier; on les nomme aussi maakudayouickooùyga. Avis aux
amateurs de mots composés!]

--Oui.

--Alors, mon père n'ignore pas le motif qui m'amène.

--Non, répondit le rusé sorcier, qui avait surpris le geste
d'intelligence échange entre son prisonnier et la jeune squaw.

--Je connais le captif de mon père. Son coeur est grand. Il a obligé la
fille des sachems nadoessis.

--- La fille des sachems nadoessis aime un visage-pâle répliqua l'Indien
avec mépris.

Cette insinuation fit profondément rougir Meneh-Ouiakon.

--Mon père se trompe, dit-elle, après un moment un silence, je n'aime
pas ce Visage-Pâle.

--Quel intérêt alors t'a poussée ici? Si ce n'est pas l'amour, c'est la
haine, n'est-ce pas? En ce cas, ma fille tu seras satisfaite. Je vais
brûler le captif blanc.

A ces mots, il se redressa, tourna pendant une minute sur les talons et
reprit en cabriolant autour du brasier, dans lequel il venait de jeter
un fagot de sapinette.

«Les visages-pâles, les chiens de visages-pâles ont égorgé mon père, mes
frères et mes filles; ils ont violé ma femme et mes filles; leurs
victimes crient, depuis vingt hivers, vengeance à mes oreilles, mais
j'ai fait un captif, un captif blanc, mais je vais le brûler, mon
captif, mon captif blanc, pour apaiser leurs manes et en l'honneur de
Nanibojou.»

«Car Nanibojou a fait la terre.»

En terminant, il saisit un tison embrasée et l'approcha de Jacot
Godailleur, qui poussa des cris de détresse.

--Mon père, dit Meneh-Ouiakon arrêtant le bras du vieillard, mon père
voudrait-il, avant de commencer, se réchauffer avec de l'eau-de-feu?

--De l'eau-de-feu! Tu en as, ma fille! donne, donne vite, répondit
vivement l'Indien, qui laissa tomber le charbon à ses pieds.

--Si mon père veut m'accompagner?

--Ma fille, je crois que ta langue est fourchue, dit-il en jetant à
Meneh-Ouiakon un regard empreint de défiance.

Que mon père vienne, et ses yeux verront, et son estomac se réjouira.

--Ton intention est de m'enlever mon prisonnier.

--J'ai dit que je savais où il y a de l'eau-de-feu.

Le visage du jossakeed exprima encore une brûlante convoitise.

--Nous irons la chercher après le sacrifice.

--Mais elle est dans une cache ouverte, et on la pourrait voler pendant
ce temps.

--Tu as raison. Est-ce loin?

--A la distance de deux jets de flèche.

--Je conduirai mon prisonnier avec moi. Mais n'essaie pas de me tromper,
car je vois dans ton coeur.

--Mon père n'y peut voir le désir de lui faire mal. Par hasard, j'ai
découvert la cache qui renferme l'eau-de-feu, et je suis heureuse de
communiquer la bonne nouvelle à un puissant jossakeed chippiouais.

Cette adroite flatterie caressa la vanité du vieillard; détacha
l'ex-dragon du pieu auquel il était assujetti, et le poussa devant lui,
en le tenant par le bout de la corde qui lui serrait les poignets.

L'infortuné Jacot ne comprenait rien à cette scène. Cependant il se
sentait tout aise de s'éloigner du feu qui, pour lui, dégageait déjà de
mortelles émanations de chair brûlée.

Allumant une torche de résine, Meneh-Ouiakon sortit négligemment la
première de la cabane, et ouvrit la marche.

Au bout de quelques minutes, ils étaient à la cachette.

L'Indien lia son prisonnier à un arbre, puis il dit à la jeune file:

--Descends, et va me chercher l'eau-de-feu. Meneh-Ouiakon obéit avec un
empressement qui dissipa en partie les soupçons du jongleur.

Elle rapporta les deux barils.

L'Indien en déboucha un, l'approcha de ses lèvres; mais une idée
traversant son cerveau, il dit à la jeune squaw:

--Goûte. Meneh-Ouiakon but une gorgée et rendit le baril au sorcier, qui
en appuya la bonde sur sa bouche. Il l'y tint longtemps collée, faisant
entendre un bruyant glou-glou, s'arrêta pour respirer, se remit à boire,
s'assit à terre, en roulant des yeux ravis de Meneh-Ouiakon à son
prisonnier, posa un instant le barillet à côté de lui, le reprit
encore, pour en pomper le liquide à grands traits, et après un quart
d'heure de ce manège, dont les deux spectateurs suivaient avec anxiété
les diverses péripéties, il repoussa le vase à demi vide, en tendant
ses bras décharnés vers la Nadoessis, et en balbutiant:

--Tu es belle comme une Fleur des prairies... et bonne... comme cette
eau-de-feu... Ce soir tu partageras ma peau de buffle... quand nous
aurons brûlé mon prisonnier en l'honneur de Nanibojou....

Ensuite il essaya de chanter:

Les Visages-Pâles, les chiens de Visages-Pâles ont égorgé...»

Mais il n'en put articuler davantage. Vaincu par l'énorme quantité
d'alcool qu'il avait absorbée, son corps roula inerte sur le gazon.

Aussitôt, d'un coup de couteau, Meneh-Ouiakon trancha les liens de
Godailleur.

--Vite, en route, mon frère! dit-elle.

--Ah! s'écria le dragon, avant de partir, sauf votre respect, mam'selle,
je vous demanderai la permission de siroter une larme de ce nectar, que
le malotru a renversé é terre, sans égard pour l'excellence de la chose.

En parlant, il ramassa le baril et lui fit, sur-le-champ, une copieuse
saignée.

--Bon! fameux! divin! du vrai rhum de la Jamaïque! exclamait-il en
reprenant haleine; et penser que voilà plus d'un mois que mon palais
était en deuil de pareille ambroisie Allons, encore un coup, un dernier,
sans vous offenser, mam'selle, et je vous suis.

Ayant sablé une nouvelle rasade, il ajouta

--Mais n'y aurait-il pas moyen d'emporter ce gentil petit tonneau avec
nous? Je m'en chargerais avec bien du plaisir.

--Non, que mon frère se dépêche! répondit impatiemment Meneh-Ouiakon.

Ils s'éloignèrent alors de la cache, revinrent à la hutte du sorcier, où
la jeune fille prit de la poudre et du plomb pour son fusil qu'elle confia
à l'ex-cavalier de 1re classe, et ils repartirent.

En chemin Jacot raconta à la Nadoessis que, ne l'ayant pas trouvée quand
il s'était réveillé derrière la Chapelle, il l'avait appelée et cherchée
partout.

Comme il continuait ses perquisitions, un Indien jeté sur lui à
l'improviste, l'avait garrotté et traîné à ce wigwam on elle l'avait
rencontré et arraché à une mort certaine.

Ce dont Jacot Godailleur, ex-dragon de 1re classe au 7e régiment de
dragons, un propre régiment, sans vous offenser, mam'selle, vous aura
une reconnaissance éternelle! ajouta-t-il avec emphase, pour couronner
son récit.

Huit jours après, les deux voyageurs arrivaient, sains et saufs, au
village du Sault-Sainte-Marie et descendaient chez le père Rondeau.




                              CHAPITRE XVI

                       UNE EXPÉDITION DES APOTRES


ADRIEN DUBREUIL A SON AMI ERNEST LENORMAND.

                                               Fond-du-Lac, août, 1838.

A la vue du nom du lieu d'où je t'écris, tu ouvres tes yeux tout grands;
prends donc, une carte de l'Amérique septentrionale, mon bon ami, et, un
peu au-dessous de l'angle occidental formé par le 47° de latitude et le
92° de longitude, tu apercevras, sans lunettes, je l'espère, un nom fort
peu connu maintenant des populations civilisées, mais auquel je ne
crains pas de prédire une notoriété considérable, d'ici un siècle ou
deux, rien que cela, si quelque folle comète ne s'avise, dans ses
nocturnes ébats, de donner un coup de queue à notre globe sublunaire, ce
que je ne lui souhaite pas, de mon vivant au moins!

Quelle phrase! as-tu eu chaud pour la lire? je sue comme dans une étuve.
Le papier d'emballage sur lequel je t'écris t'en dira long. Si tu savais
quelle peine j'ai eue à me le procurer! D'encre ici il n'est point
question. Un peu de suie détrempée avec de l'eau en fait l'office. Quant
à ma plume, c'est un piquant de porc-épic que j'ai, tant bien que mal,
aiguisé sur un caillou, car on ne me permet pas d'avoir de couteau. Tu
t'étonnes! Ah! réserve tes surprises, mon cher; je vais t'en apprendre
bien d'autres. Mais procédons par ordre.

Tu te souviens avec quelle joie je reçus la mission d'aller explorer les
mines du lac Supérieur. Pour moi qui aimais passionnément l'Amérique
pour ses institutions libérales, pour les splendeurs dont Chateaubriand
nous avait conté que son immense territoire était écrasé, et peut-être
aussi parce qu'il est de tradition dans ma famille que mes ancêtres
contribuèrent largement à la découverte et à la colonisation du
Nouveau-Monde; pour moi la place que j'obtenais était le comble de voeux
souvent caressés quoique dissimulés avec soin, car je craignais
d'affliger ma bonne mère.

Ce mot d'Amérique, tu sais, la faisait tressaillir, fondre en
larmes. Était-ce au souvenir de mon frère aîné, parti depuis tant
d'années, sans que l'on eût jamais su ce qu'il était devenu? Mais qui
prouve qu'il soit allé sur cet hémisphère?

Juge s'il m'en coûta beaucoup de déclarer cette tendre mère que j'avais
trouvé un emploi en Amérique et que je devais la quitter pour quelques
années.

Cependant elle se montra plus forte, plus résignée que je ne l'aurais
cru.

«Mon pauvre enfant, me dit-elle, ton départ me crève le coeur. Je n'ai
plus que toi ici-bas... mais je t'aime assez pour sacrifier ma tendresse
à ton bonheur si tu penses réussir là-bas. Une destinée fatale semble
vous y conduire tous. La plupart de tes aïeux ont votre nom et sont
morts de l'autre côté de l'Atlantique; ton père a péri dans le golfe
Saint-Laurent avec le navire qu'il commandait, et ton frère...

Elle se mit à sangloter.

«Ah ton frère aîné, mon bel Adolphe, poursuivit-elle à travers ses
sanglots, ah! si tu le rencontres, dis-lui que je lui pardonne, que son
père lui avait pardonné avant son dernier voyage, dans lequel, hélas!
il a succombé, dis-lui de revenir, que je l'en prie, que mes bras lui
sont ouverts, que je voudrais le voir une fois encore avant de rendre
mon âme à Dieu!

Et je m'embarquai en compagnie de ce brave Jacot, mon ancien brosseur,
qui s'est attaché à moi comme hampe au drapeau, pour me servir de son
expression.

Un voyage à travers l'océan n'a rien de très-divertissant, n'en parlons
pas.

Nous voici à New-York, une ville dont le site est merveilleusement beau
et qui me semble destinée à conquérir le beau titre de capitale du monde
commercial Nulle part je n'ai vu un port plus vaste, plus commode, nulle
part un emplacement aussi bien disposé pour être l'emporium, comme on
dit ici, du trafic de l'univers. Et cet emplacement n'est pas seulement
avantageux aux gens du négoce, mais pour un artiste, pour un ami des
charmes de la nature, il n'en est guère, à mon avis, de plus attrayant.

La ville, qui n'a que 200,000 âmes maintenant, en comptera peut-être un
million dans vingt ans [51], et, avant la fin du siècle sera la cité la
plus populeuse de notre planète. Pour le moment elle est
très-mouvementée, très-affairée, très-enfiévrée, pas du tout agréable
pour un Français. De monuments publics, il y a peu ou point; de lieux
de divertissements, je n'en ai pas entrevu l'ombre. Chacun s'occupe,
chacun songe _to make business_. Les seules distractions sont la bar ou
le café (méchante traduction d'une méchante chose); on s'y enivre. Le
soir, l'ivresse n'est pas déplacée. En plein soleil c'est une infamie.
Ainsi sont les gens, un peu partout d'ailleurs: ils répugnent à se
montrer sans un masque ou un voile sur la figure.

[Note 51: C'est le chiffre actuel.]

Élevons, mon cher, un autel à l'hypocrisie, ou plutôt quittons New-York
et suis-moi dans l'intérieur des terres.

Là je remarque une activité prodigieuse, un esprit d'entreprise inouï.
On travaille avec une ardeur, dans une multiplicité de genres, dont un
Européen n'a pas idée. En cinq ans, d'une forêt vierge, on a fait un
village florissant, avec son église, sa maison commune, ses champs, ses
promenades et jusqu'à ses parterres ornés de fleurs; J'oublie de
mentionner l'imprimerie et le journal, car, dans ce pays, dès qu'un
groupe de cent individus s'est réuni, il lui faut sa presse et sa
gazette. Admirant ce concert si harmonieux et si fécond pour la
civilisation, je me suis pris à formuler un axiome: Plus grande est la
somme de liberté donnée aux hommes, moins grands sont les moyens d'en
abuser [52].

[Note 52: Voir l'Espion-Noir, par H.-E. Chevalier et F. Pharaon.]

Pardonne-moi ce grain de vaniteuse philosophie.

Je passe à Niagara, simplement pour constater que M. de Chateaubriand
nous a débité, sur cette prodigieuse cataracte des bourdes dignes de la
mythologie antique. Je ris encore comme un fou, en songeant à l'histoire
de son sapajou se suspendant aux lianes de la chute (où il n'y a point
de lianes) et repêchant dans le tourbillonnement des eaux des carcasses
d'orignaux. Or le sapajou est un mythe dans l'Amérique septentrionale,
et existât-il, que l'orignal est un quadrupède aussi gros qu'un boeuf.

Tiens, laissons cela, traversons le lac Huron, remontons la rivière
Sainte-Marie et embarque-toi avec moi sur le lac Supérieur.

Ici, bien cher, commence mon odyssée. Tu n'en croirais pas tes oreilles,
si j'étais là, près de toi, pour te la narrer (tu le vois, j'adopte déjà
le style épique); mais tâche de ne pas douter du témoignage de tes yeux.

Note d'abord que nous quittons les établissements civilisés pour entrer
dans le désert, où police, gendarmerie, ni le moindre garde champêtre
n'est plus possible.

Je suis sur un petit vaisseau appelé la Mouette, ayant pour société mon
intrépide Godailleur, qui jure, jour et nuit, contre le mal de mer,
d'eau, devrais-je dire, quoiqu'il n'en boive qu'à son corps défendant,
et cinq ou six Yankees, joueurs de cartes infatigables, les plus drôles
d'originaux que j'aie jamais coudoyés sous la calotte des cieux.

Notre bâtiment a pour destination Kiouinâ, but de mon voyage. Nous
arrivons sans encombre en vue de la presqu'île. Je me couche dans
l'espérance de débarquer le lendemain et de faire connaissance avec ces
valeureux Peaux-Rouges dont j'ai entendu réciter de si éclatantes
prouesses.

Ami, donne-moi toute ton attention.

«C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit,» je suis éveillé en
sursaut. Des coups de fusil retentissent sur le pont du navire. Un
bandit d'opéra-comique tombe dans l'entrepont. Je crois rêver, je me
frotte les yeux. Mais, bon Dieu, je ne rêvais pas. Cet homme était vêtu
de rouge des pieds à la tête et beau comme Apollon. On le nomme le
Mangeux-d'Hommes! Quelle désignation! Il commande douze bandits, qu'il
appelle ses Apôtres, et lui-même s'intitule--le monstre!--Jésus.

Je n'invente rien. Les Douze-Apôtres existent, par malheur. Et pour
repaire ils ont choisi les îles du lac Supérieur qui portent ce nom. Je
ne plaisante pas, tout ceci est de l'histoire, de l'histoire
contemporaine. Notre équipage fut tué, massacré. Je m'attendais à
partager le sort commun, quand il plut au capitaine de me réserver
pour... devine?... lui servir d'ingénieur.

Oui, mon cher, me voici ingénieur en chef d'une troupe de brigands comme
il ne s'en voit plus guère que dans les Apennins ou la forêt Noire. Mais
ce n'est pas à leur creuser des souterrains qu'ils me destinent, du
tout, du tout. Les écumeurs du lac Supérieur habitent, au grand soleil,
un poste qu'ils ont enlevé à une compagnie américaine de pelleteries.
Plus habiles et plus grands dans leurs projets que nos voleurs
européens, ils convoitent la possession et l'exploitation des terrains
cuprifères de la pointe Kiouinâ, ou je devais faire mes opérations, et
ils veulent que je dirige leurs travaux.

Singulière destinée que la mienne, n'est-il pas vrai? Poursuivons mon
récit. Je restai donc seul vivant de tous ceux qui s'étaient embarqués
sur la _Mouette_, à moins que mon pauvre Jacot n'ait échappé une
seconde fois à la cruauté des Apôtres, car, jeté à l'eau par le
Mangeux-d'Hommes, il avait réussi à rentrer inaperçu dans le bateau et
s'était caché sous mon lit; mais, durant la nuit, il a disparu et je
crains fort que, découvert pendant que je dormais on ne l'ait
impitoyablement égorgé. C'était le plus fidèle, le meilleur des
serviteurs. Je ne puis penser à lui sans pleurer. Ne dis rien,
cependant, je te prie, de tout cela à ma mère. Elle en mourrait.

Quant à moi, on me conduit à la factorerie, occupée maintenant par ces
misérables, qui vivent avec un grand nombre d'Indiennes, aussi cruelles,
aussi débauchées qu'eux, quoique chacun ait une favorite, qui commande
aux autres concubines et se fait orgueilleusement appeler madame ou
mistress.

Là, les Apôtres firent une orgie à laquelle je dus assister. Après le
festin, et en buvant des alcools, ils se mirent à chanter, les uns en
français, les autres en anglais, chacun ici parle et comprend ces deux
idiomes, fort corrompus du reste, comme bien tu peux l'imaginer.

L'un des ivrognes se prend à entonner une sale diatribe contre notre
patrie. J'aurais dû en rire. Mais je suis vif, la tête près du bonnet;
je me laisse emporter, il me lance un vase à la tête et je roule sans
connaissance sous la table.

Quand je repris mes sens, j'étais dans une caverne éclairée par une
lampe.

Près de moi, attentive, se tenait une jeune Indienne: d'une beauté rare.
Elle s'exprimait assez facilement dans notre langue, et m'apprit que
dans ma chute je m'étais luxé la jambe. De plus, j'avais à la tête une
blessure qui avait déterminé un accès de fièvre cérébrale. Cette jeune
Indienne, cette noble fille me soignait; elle me soigna au péril de ses
jours, car ainsi que moi elle était captive, la bien-aimée du
Mangeux-d'Hommes, j'ose à peine l'avouer, et cependant je suis sûr, j'ai
l'intime conviction qu'elle n'est pas, n'a jamais été sa maîtresse.
Meneh-Ouiakon, maîtresse d'un vil assassin! elle si pure, si douce, si
digne, la fille d'un sachem nadoessis, oh non, cela n'est pas possible,
je le nie, je le déclarerais à la face de la terre!... Pourtant... Ah!
bannissons ces réflexions mauvaises, qui souillent la plus estimable des
créatures! Tu le vois, cher, j'aime Meneh-Ouiakon. Elle m'a sauvé la
vie; en ce moment même, peut-être est-elle exposée à mille dangers pour
moi. Ah! que le ciel me permette de la revoir, de contempler encore ses
traits adorés, de lui prouver mon amour.

Pendant plus d'un mois, elle vint chaque nuit panser ma plaie et me
consoler. Elle avait, je ne sais comment, gagné une vieille Indienne, ma
geôlière.

Une fois elle me dit:

Ami, il faut te tirer d'ici. Je te rendrai la liberté, je l'ai résolu.
Je pars pour te chercher du secours.

Et, malgré mes supplications, malgré les périls, elle s'est échappée du
fort, a entrepris un voyage de plusieurs centaines de lieues... Me
sera-t-il donné de la retrouver?

Je me rétablis, je sortis de ma prison et pus vaguer dans l'enceinte
palissadée de l'ancien fort. Souvent je rencontrais le
Mangeux-d'Hommes, il paraissait triste, soucieux; et souvent aussi son
regard s'arrêtait sur moi avec une expression indéfinissable qui me
forçait à baisser les yeux. Cet homme est bien extraordinaire. Il exerce
sur tout ce qui l'entoure une fascination que je ne puis concevoir et
qui me gagne moi-même, malgré l'horreur qu'il m'inspire.

Son lieutenant a quitté la troupe. Je crains qu'il ne soit à la
poursuite de Meneh-Ouiakon. Mais impossible de m'en assurer. Les secrets
de la bande sont gardés avec une fidélité religieuse et ses règlements
très-sévères observés avec une stricte ponctualité.

Je commençais à trouver lourde ma captivité, quand, il y a environ un
mois, je vis les Apôtres faire de grands préparatifs. On m'annonça qu'on
se disposait à une expédition, et que j'en ferais partie. Je prévis bien
tout de suite de quelle nature serait cette expédition, et les barbaries
qu'elle entraînerait. Il me répugnait grandement d'en être encore le
témoin. Par malheur, je n'étais pas le maître.

Nous partîmes en canot et remontâmes vers l'ouest.

Le désir de m'évader s'empara d'abord de moi. Mais j'étais surveillé de
près, et je savais que toute tentative d'évasion serait, sans
miséricorde, punie de mort, si elle avortait. Où aller, du reste, au
milieu de ce désert sans limite? Que devenir? Périr de faim, ou être
scalpé par les Indiens, ou dévoré par les bêtes fauves.

Le lendemain de notre embarquement, je renonçai cette idée et résolus
d'utiliser le voyage, quel qu'il fût au bénéfice de mon instruction.

A partir de ce moment, chaque fois que nous abordâmes, soit pour fumer
une pipe [53], soit pour camper, j'étudiai la faune et la flore du pays.

[Note 53: Dans le langage des bateliers nord-ouestiers, cette locution
exprime l'heure consacrée, chaque jour, vers le midi, pour se reposer à
terre.]

Un soir, sur le bord d'une grande rivière qu'on appelle la
Rivière-Brûlée, si j'en ai gardé la mémoire, je découvris une hutte
abandonnée, puis une petite croix de bois, et au pied une fosse à demi
couverte de mousse.

Dans la fosse gisait le cadavre d'un homme.

--C'est Cadieux; c'est ce pauvre Cadieux! cria l'Apôtre qui m'escortait.

--Qu'est-ce que Cadieux? demandai-je.

Il me regarda avec plus d'étonnement que si je lui eusse demandé:
«Qu'est-ce qu'un canot?»

--Je renouvelai ma question.

Alors, il me conta que Cadieux avait été un célèbre interprète
canadien-français, connu dans toutes les parties du Far-West comme
_voyageur_, guerrier et poète; qu'il s'était attiré la haine d'une tribu
sauvage l'hiver précédent, et qu'on supposait qu'il avait été massacré,
par elle.

Nous examinâmes le corps, qui n'était pas encore entré en
décomposition. Il ne portait la trace d'aucune blessure récente,
quoiqu'il fût criblé de vieilles cicatrices. Mais la maigreur du visage
et des membres indiquait une mort terriblement douloureuse. Le
malheureux, traqué par ses ennemis, sans doute, qui l'entouraient sans
le voir, car d'énormes rochers masquaient sa retraite, le malheureux,
privé de son canot, avait succombé aux atteintes de la faim et peut-être
aussi de ce mal terrible que les Canadiens-Français appellent la _folie
des bois_ [54]. Se voyant mourir, il avait creusé sa tombe et s'y était
étendu.

[Note 54: Voir les Pieds-Noirs (Tom Slocomb).]

Quoi qu'il en soit, ses mains croisées contre sa poitrine reposaient sur
une large feuille d'écorce de cèdre.

Cette feuille je n'aurais point voulu la toucher, mais mon Apôtre
l'enleva, et je lui sais gré cette fois de sa brutalité, car elle m'a
permis de conserver le dernier chant du trappeur-poète.

Sur l'écorce étaient gravées, en caractères grossiers, ces lignes si
touchantes et si éloquentes dans leur simplicité primitive, que, comme
les miennes, j'en suis certain, tes paupières se mouilleront en les
lisant:

  Petit rocher de la Haute-Montagne,
  Je viens finir ici cette campagne!
  Ah! doux échos, entendez mes soupirs,
  En languissant je vais bientôt mourir.

  Petits oiseaux, vos douces harmonies,
  Quand vous chantez, rattachent à la vie:
  Ah! si j'avais des ailes comme vous,
  Je s'rais heureux avant qu'il fût deux jours!

  Seul en ces bois, que j'ai eu de soucis!
  Pensant toujours à mes si chers amis,
  Je demandais: Hélas! sont-ils noyés?
  Les Iroquois les auraient-ils tués?

  Un de ces jours que, m'étant éloigné,
  En revenant je vis une fumée,
  Je me suis dit: Ah! mon Dieu qu'est-ce ceci?
  Les Iroquois m'ont-ils pris mon logis?

  Je me suis mis un peu à l'ambassade,
  Afin de voir si c'était embuscade;
  Alors je vis trois visages François
  M'ont mis le coeur d'une trop grande joie.

  Mes genoux plient, ma faible voix s'arrête,
  Je tombe... Hélas! à partir ils s'apprêtent:
  Je reste seul.. Pas un qui me console,
  Quand la mort vient par un si grand désole!

  Un loup hurlant vient près de ma cabane,
  Voir si mon feu n'avait plus de boucane;
  Je lui ai dit: Retire-toi d'ici,
  Car, par ma foi, je percerai ton habit.

  Un noir corbeau, volant à l'aventure,
  Vient, se percher tout près de ma toiture;
  Je lui ai dit: Mangeur de chair humaine,
  Va-t'en chercher autre viande que la mienne.

  Va-t'en là-bas, dans ces bois et marais,
  Tu trouveras plusieurs corps iroquois:
  Tu trouveras des chairs, aussi des os;
  Va-t'en plus loin, laisse-moi en repos.

  Rossignolet, va dire à ma maîtresse,
  A mes enfants qu'un adieu je leur laisse,
  Que j'ai gardé mon amour et ma foi,
  Et désormais faut renoncer à moi!

  C'est donc ici que le monde m'abandonne,
  Mais j'ai recours en vous, Sauveur des hommes!
  Très-Sainte Vierge, ah! ne m'abandonnez pas,
  Permettez-moi d'mourir entre vos bras!

N'est-ce pas, ami, qu'il n'est guère d'élégie plus pathétique, plus
saisissante, même parmi les plus correctement écrites?

Pauvre! pauvre Cadieux [55]!

[Note 55: Historique.]

Nous lui rendîmes les derniers devoirs, et je retournai, tout attristé,
au camp.

L'émotion que j'ai éprouvée en copiant, d'après l'écorce originale, ce
mélancolique adieu d'un bon et brave homme, m'empêche de continuer.
C'est enfant, mais j'ai envie de pleurer.

Permets, ami, que j'ajourne la suite de mon récit.

Affectueusement à toi,

ADRIEN DUBREUIL.




                               CHAPITRE XVII

                        LES APOTRES ET LES INDIENS


DU MÊME AU MÊME.

                                       Fond-du-Lac, fin septembre 1838.

J'ai enfin retrouvé, mon cher Ernest, un moment favorable et les objets
indispensables pour t'écrire, car on me garde toujours à vue, et je
crois, je ne sais trop pourquoi, cependant, que le capitaine des Apôtres
verrait avec le plus vif déplaisir que j'entretinsse une correspondance
avec quelqu'un, surtout en France. Puisses-tu avoir reçu ma lettre du
mois d'août Sans cela, tu ne comprendras guère celle-ci. Je l'ai
furtivement remise à un Indien qui, pour quelque menue monnaie, s'est
chargé de la faire passer au Sault-Sainte-Marie, où la poste doit alors
en prendre soin. Mais à combien d'éventualités peut être soumis un
chétif chiffon de papier durant ce voyage de près de deux cents
lieues! c'est, au reste, le seul moyen de faire circuler les missives.
Et l'on assure que ceux qui acceptent cette commission, trappeurs blancs
ou trappeurs rouges, s'en acquittent avec une fidélité qui ferait
honneur à nos facteurs européens. C'est un trait de moeurs que j'aime
signaler en passant.

J'avais, s'il m'en souvient bien, interrompu mon histoire à l'inhumation
de Cadieux.

Nous étions alors à vingt milles de Fond-du-Lac.

Quand je rentrai au camp, je remarquai qu'il s'était grossi d'une
quantité considérable d'hommes, appartenant à la plupart des nations
du globe. Les blancs et les métis portaient le costume de voyageurs
nord-ouestiers, c'est-à-dire méchant chapeau d'écorce de cèdre ou de
paille de riz sauvage, tout pavoisé de rubans aux vives nuances. Une
chemise grossière leur couvrait les épaules. Elle était en laine, coton,
on toile; des fanfreluches ornaient le devant. Une ceinture écarlate,
bleue verte, un pantalon, dont des bottes en cuir de boeuf ou des
mocassins recouvrent le bas, complètent l'ajustement, bigarré, chez
plusieurs, de verroteries et de dessins en piquants de porc-épic.

Pour armes, les voyageurs avaient, en général, une longue carabine à la
main et une hache, un couteau, parfois un ou deux pistolets passés dans
la ceinture.

Leur teint était bronzé, leur face osseuse, leur front bas, souvent
déprimé, leur mine audacieuse. Des cheveux raides, hérissés, des barbes
incultes ajoutaient encore à la dureté de leurs traits.

Au cou de plusieurs pendait un scapulaire ou quelque amulette indienne.

Quant aux Peaux-Rouges, leur vêtement se recommandait par une
simplicité vraiment adamique: c'était, en tout et partout, _l'auzeum_,
sorte de ceinture en écorce qui ceignait les reins et descendait à
mi cuisses. Ce qui ne les empêchait pas d'être supérieurement hideux;
car ils avaient une touffe de cheveux empanachée, dressée sur la tête,
le visage couturé de balafres et peint des couleurs les plus étranges
que tu te puisses imaginer, et la peau semblable à du vieux parchemin,
quand elle n'était pas, elle aussi, bariolée de peintures bizarres.

Des casse-têtes, des tomahawks, espèce de pipe qui sert en même temps de
hachette, des fusils, des couteaux des sabres et jusqu'à des baïonnettes
annonçaient leurs intentions belliqueuses.

Tout cela avait piqué ses tentes près des nôtres,--tentes en peaux de
bison,--et passa la nuit à boire et à chanter, car le Mangeux-d'Hommes
avait fait donner d'abondantes rations de whiskey, ou sirop d'avoine,
comme les Canadiens-Français ont baptisé cette détestable liqueur.

De toute la nuit je ne pus fermer l'oeil, si grand fut le vacarme que
fit cette bande alcoolisée. Ce fut un train d'enfer. On échangea des
coups de couteau et des coups de fusil. Le lendemain, j'appris que
quatre hommes avaient été tués, cinq on six blessés. Mais la chose
paraissait si naturelle que nul n'en prenait souci. On me montra les
meurtriers qui, loin d'être intimidés, portaient la tête plus haut que
la veille.

On enterra dans le sable deux des cadavres qui appartenaient aux blancs;
sur des échafauds formés de quatre pieux et d'une claie en branchages de
cèdre, on plaça les deux autres, roulés, cousus dans leurs robes de
buffle, avec quelques provisions et leurs armes aux côtés; puis, nous
nous embarquâmes.

Le soir, nous touchâmes à Fond-du-Lac, qui n'est autre que l'extrémité
occidentale du lac Supérieur. Je connaissais alors le but et le motif de
notre expédition: un Canadien-Français, des nouveaux arrivés, m'en
avait informé.

A vingt-quatre milles de Fond-du-Lac, sur la rivière Saint-Louis, qui
débouche dans la baie de ce nom, les Américains ont fondé un important
établissement pour la traite de la pelleterie. Jésus en était inquiet;
car, outre que ce poste avait un personnel de plus de cent employés,
on parlait d'y installer quelques troupes régulières, lesquelles
n'auraient pas manqué de faire aux Apôtres une guerre acharnée. Il
importait donc de s'emparer du fort avant l'arrivée de ces troupes.

Le Mangeux-d'Hommes fit appel à cette tourbe malfaisante qui vit de
pillages et de rapines sur les frontières du désert, et assigna un
rendez-vous général à la Grande-Rivière Brûlée. Le féroce capitaine
était bien connu. Pas un, parmi les brigands du Nord-Ouest, visage pâle
ou visage rouge, qui ne désirât servir sous les ordres d'un chef aussi
fameux. Ils répondirent en masse à son appel.

Quand nous eûmes atterri, Jésus distribua son monde en quatre
détachements.

L'un devait suivre la rive droite de la rivière Saint-Louis, l'autre la
rive gauche, un troisième prendre par les bois, et le quatrième, formé
par les Apôtres dont je faisais forcément partie, se proposait de
remonter la rivière.

Il avait été ordonné que l'attaque serait simultanée, et qu'elle aurait
lieu à deux heures du matin.

Au moment convenu, nous débarquions sans bruit, dans une petite île,
vis-à-vis de laquelle les étoiles me permirent de voir huit à dix log
houses (maisons en troncs d'arbres), dont l'une surmontée du drapeau de
l'Union américaine.

Une clôture de piquets enfermait un champ d'une certaine étendue
derrière ces maisons. Des tentes de toile, de cuir ou d'écorce étaient
disséminées alentour. Une flottille de canots se balançait dans la
rivière, au pied de la factorerie.

Cet endroit me sembla charmant, et il l'est en effet; car dans le fond
des collines onduleuses, plantées de beaux arbres, l'abritent contre
les souffles trop violents, et le terrain jouit d'une fécondité
admirable.

Jésus commanda aux Apôtres de se cacher dans une oseraie bordant le
rivage. Pour moi, je restai dans un canot sous la garde de deux chefs
Indiens qui avaient fait la navigation de la rivière avec nous.

Je contemplais avec une noire mélancolie ce délicieux paysage qui, dans
un moment, serait le théâtre des plus exécrables forfaits, et je
m'apitoyais profondément sur le sort de ces malheureux, maintenant
plongés dans le sommeil et faisant peut-être des rêves de bonheur à
l'instant où la mort planait sur eux, quand un hurlement strident,
inqualifiable, comme je n'en avais jamais entendu, comme je souhaite
n'en entendre plus jamais, vint déchirer mes oreilles.

Et, telle qu'une fourmilière, je vis alors une multitude d'êtres animés
se presser sur la berge en face de nous, assaillir le fort et l'investir
de toutes parts.

Les cris ne discontinuaient pas. J'en étais étourdi. Bientôt des
lumières se montrèrent aux fenêtres de la factorerie; une vive fusillade
commença...

Mon sang bouillait dans mes veines; ce spectacle acheva de m'enflammer.
Sans trop savoir ce que je faisais, mais avec le désir irrésistible de
porter secours aux assiégés, j'enjambai le canot pour me précipiter dans
la rivière.

--Mon frère est leste comme un couguar, mais main du Serpent-Jaune est
plus leste encore, dit un de mes gardiens en m'arrêtant par le cou.

Je n'essayai pas de lutter: il m'étranglait.

Alors son compagnon et lui me lièrent les mains et les pieds et me
couchèrent au fond de l'embarcation. Je n'en fus pas fâché. Dans cette
position je ne pouvais plus considérer le drame horrible qui se jouait,
tout à l'heure, sous mes yeux.

Cependant, le Mangeux-d'Hommes et ses Apôtres, qui n'avaient pas bougé
jusque-là, se mirent en devoir de passer la rivière. Je compris la
tactique du capitaine. Ne comptant qu'à demi sur la bonne foi de ses
auxiliaires, il avait voulu leur laisser engager l'action avant
d'exposer sa propre bande. S'ils l'avaient trompé ou s'ils avaient été
repoussés, il pouvait encore se sauver. Mais la victoire se rangeant de
son côté, il allait en recueillir les fruits.

Quoique les vociférations augmentassent, les détonations des armes à feu
diminuaient sensiblement.

Lorsque le jour se leva, elles avaient tout à fait cessé. On me
conduisit à l'autre bord, où je fus délié, mis en liberté.

Des ruisseaux de sang coulaient sur le rivage, jonché de morts et de
mourants.

Debout près d'un monceau de corps qu'on lui passait les uns après les
autres, le Mangeux-d'Hommes travaillait à prouver qu'il méritait son
abominable surnom.

Chaque corps, il le mordait au cou s'il était blanc, lui enfonçait un
poignard dans le coeur quand il était rouge.

Son secrétaire, Jean, inscrivait sur un registre le nombre des exécutés.
Je crois qu'il en était quatre-vingt-seize blancs, et deux cent
soixante-dix rouges!

Permets que je n'achève pas cet odieux tableau; il te soulèverait le
coeur!

Pendant les huit jours qui suivirent cette scène de carnage, ce fût un
wa-ba-na (débauche) indescriptible. La lecture des saturnales antiques
t'en donnerait une faible idée. La factorerie contenait une énorme
quantité de liqueurs. Ces liqueurs furent libéralement distribuées aux
alliés qui se livrèrent ensuite publiquement à des excès inimaginables.

Après m'avoir fait donner une chambre dans le fort, Jésus m'engagea à ne
la point quitter tant que les Indiens seraient ivres, car autrement ma
vie courrait des dangers. Mais, par une étroite fenêtre, j'étais témoin
de leurs danses et des actes lubriques auxquels elles donnent lieu.

Quoiqu'un grand nombre de squaws se fussent mêlées à eux après la
capture de la factorerie, j'ai remarqué qu'ils ne se contentaient pas de
ces créatures et leur préféraient souvent certains hommes déguisés en
femmes [56].

[Note 56: Longtemps contesté, ce fait est aujourd'hui certifié par le
témoignage des voyageurs les plus consciencieux, comme Schoolcraft, Mc
Kenney, le prince Maximilien de Wied-Neu Wied etc.]

Les querelles, les rixes, les meurtres étaient journaliers,
non-seulement parmi les Peaux-Rouges, mais parmi les Bois-Brûlés ou
métis, et, j'ai regret à le confesser, parmi les gens de notre race,
qui, du reste, ont en majorité adopté, les usages indiens.

Défense expresse avait été faite aux Apôtres de se mêler au wa-ba-na.
Ils passèrent les huit jours d'orgie à se partager le butin, composé de
pelleteries, poudre, plomb, spiritueux, instruments de chasse et de
pêche, étoffes, quincaillerie, et à le charger sur un schooner qui était
à l'ancre dans le port de la factorerie lorsqu'ils s'en rendirent
maîtres.

Les sauvages et les alliés blancs reçurent une faible part de ce butin;
puis ils s'éloignèrent après avoir épuisé les rations d'eau-de-feu que
Jésus avait octroyées à chacun d'eux.

Quelques-uns en voulaient davantage. Mais il s'y refusa. Je craignais
qu'une révolte ne fût le résultat de son refus et qu'il ne mit en péril
sa vie et celle de ses gens; car, me disais-je, que peuvent une douzaine
d'individus contre plus de deux cents! J'ignorais encore le prestige
exercé par les Apôtres sur les bords du lac Supérieur.

Si les mécontents se retirèrent en murmurant, ils n'osèrent tenter la
plus légère démonstration d'hostilité. Depuis leur départ, je jouis ici
du repos le plus absolu.

Jésus m'a donné ma liberté sur parole. Mais tous mes mouvements sont
surveillés, je le sais. Mon temps s'écoule entre la pêche, la chasse,
quelques excursions dans le voisinage et l'étude des moeurs indiennes.

Ces moeurs sont curieuses à plus d'un titre. En veux-tu une esquisse,
mon cher Ernest?

L'Indien de l'Amérique septentrionale n'est pas, suivant moi, un être
primitif. Il a vu, il a connu une civilisation fort avancée, je le
crois, et dont on retrouve une forte trace dans ses traditions, dans ses
usages, dans son culte, dans sa langue. Cette civilisation devait se
rapprocher de la civilisation asiatique. La proximité de l'Amérique
avec la Chine vient à l'appui de mon assertion. Je pense que le détroit
de Behring a été formé, dans des âges très-reculés, par une convulsion
terrestre, qui aurait divisé en deux vastes portions l'immense empire
mongolique. Nos Américains furent policés, ils eurent des villes, le
confort des arts et du luxe. Mais l'invasion les repoussa dans les
contrées inhabitées, ils oublièrent peu à peu, dans leur lutte pour la
pressante faction des besoins matériels, le culte des sciences et des
choses belles. De peuple pasteur ou commercial, ils devinrent peuple
chasseur, guerrier.

Ne va pas m'objecter qu'alors ils auraient conservé le souvenir de ce
qu'ils ont été. La mémoire du passé s'oblitère vite parmi les races qui
végètent dans l'isolement. Quel est celui de nos paysans qui a
souvenance du gouvernement des druides? Et, sans aller aussi loin,
combien peu savent ce que c'est que la glorieuse révolution de 1789, qui
leur a donné l'émancipation.

Dans le désert américain, l'oubli de l'éducation première marche d'un
tel pas que les blancs, je parle même de ceux qui occupent une position
honorable, comme les chefs facteurs des diverses compagnies de
pelleteries, ne rougissent pas de mener une existence identiquement
semblable à celle des sauvages. L'ivrognerie et la pluralité des femmes
sont de mode. La supercherie est estimée habileté, et la vie d'un homme
compte moins que rien.

Les Peaux-Rouges qui hantent ces parages sont des Chippiouais ou des
Nadoessis. Du jour de leur naissance celui de leur mort, ils sont,
dressés à la chasse, c'est-à-dire à la guerre, au mépris de la
souffrance et de tout ce qui n'est pas d'une nécessité immédiate.

La seule jouissance dont ils aient une idée exacte, c'est le repos, ou
plutôt l'inactivité la plus entière.

«Ah! mon frère, me disait un Nadoessis, tu ne connaîtras jamais comme
nous le bonheur de ne penser à rien et de ne rien faire. Après le
sommeil, c'est ce qu'il y a de plus délicieux. Voilà comme nous étions
avant d'avoir eu le malheur de naître. Qui a mis dans la tête de tes
gens ce désir perpétuel d'être mieux nourris, mieux vêtus et de laisser
tant et tant de terres et d'argent à leurs enfants? Craignent-ils donc
que le soleil et la lune ne se lèvent pas pour eux, que la rosée des
nuages cesse de tomber, que les rivières tarissent, quand ils seront
partis pour l'Ouest [57]? Comme la fontaine qui sort du rocher, comme les
eaux de nos rapides et de nos chutes, ils ne se reposent jamais: dès
qu'ils ont récolté un champ, tout de suite ils en labourent un autre;
après avoir abattu et brûlé un arbre, ils vont en renverser et brûler un
autre; et, comme si le jour du soleil n'était pas assez long, j'en ai
vu qui travaillaient au clair de la lune. Qu'est-ce donc que leur vie
comparée à la nôtre, puisque le présent n'est rien pour eux! Il arrive,
aveugles qu'ils sont! ils le laissent passer. Nous autres, au contraire,
ne vivons que de cela, après être revenus de nos guerres et de nos
chasses. Semblable à la fumée que le vent dissipe et que l'air absorbe,
le passé n'est rien, nous disons nous; quant à l'avenir; il n'est point
encore arrivé, peut-être ne le verrons-nous jamais. Jouissons donc
aujourd'hui du présent; demain il sera déjà loin.

[Note 57: C'est là que l'Indien place son paradis.]

Tu nous parles de prévoyance, tourment de la vie: eh! ne sais-tu pas
que c'est le mauvais génie qui l'a donné aux blancs, pour les punir
d'être plus savants que nous? incessamment elle les blesse et les
aiguillonne sans pouvoir jamais les guérir, puisqu'elle ne peut jamais
prévenir l'arrivée du mal, qui s'attache aux enfants de la terre comme
les ronces aux jambes du voyageur.»

Comment trouves-tu cette philosophie, mon cher Ernest? N'a-t-elle pas
son côté vrai, séduisant, et n'est-elle pas aussi logique que bon nombre
de savantes théories de nos sages civilisés?

Encore un peu, je me sauvagiserais; grâce pour le barbarisme, il est de
circonstance.

Quand l'Indien vient au monde, sa mère lui donne un nom, généralement
pris dans la nature. Il s'appellera l'Éclat-de-Tonnerre, le
Pied-de-Bison, le Grand-Chêne, l'Épervier, le Nuage-qui-File, si c'est
un garçon; la Feuille-Verte, la Petite-Corneille, l'Éclair, la
Colombe-Agile, si c'est une fille.

Cet enfant, mâle ou femelle, est étendu sur une planche où on
l'assujettit par des courroies et où il demeure jusqu'à l'âge de trois
on quatre ans. Rarement la mère le change. En route, elle porte le
berceau sur son dos, à l'aide d'une bande de cuir ou d'écorce passée
devant son front; au repos, elle l'appuie obliquement contre un arbre,
une pierre, un canot, on le suspend à une branche.

Dès que l'enfant marche, on lui apprend à se fabriquer un arc, des
flèches, ou à manier l'aiguille.

A quinze ans, les garçons se préparent à accompagner leur père à la
chasse; A vingt, ils font leur grand jeûne pour aller à la guerre.

Dès qu'ils ont scalpé: un ennemi, il leur est permis de courir
l'allumette, c'est-à-dire de se marier. Le jeune homme se rend
nuitamment dans la hutte de celle qu'il aime. Au foyer de la cabane, il
enflamme un brin de bois, et s'approche de la couche ou repose l'objet
de ses amours. Si elle souffle et éteint la flamme, le galant est
accepté; si elle laisse flamber le bois, il n'a qu'à se retirer au plus
vite, car les huées des autres habitants du wigwam le poursuivront
jusque chez lui.

Libre de ses actions tant qu'elle est fille, honorée même, [58] en raison
du nombre de ses amants, l'Indienne devient esclave aussitôt après son
mariage. Dure, effroyable servitude que la sienne! le maître possède
toute autorité, elle aucune. Son fils même la pourra battre sans qu'elle
ait droit de se plaindre. C'est une bête de somme, qui travaille sans
cesse. Encore le cheval du Peau-Rouge est mieux traité qu'elle! La
famille change-t-elle de résidence, son seigneur portera seulement ses
armes; elle, il lui faudra porter un, quelquefois deux enfants, les
peaux et les pieux pour la tente, la chaudière pour la cuisine, et les
hardes de tout le ménage. Au camp, le mari s'accroupira sur le sol et
fumera tandis que la misérable squaw dressera le wigwam, ira couper
et chercher le bois pour allumer le feu, puisera de l'eau, et préparera
les aliments nécessaires au repas de la famille. Enceinte, on n'aura pas
plus d'égards pour elle. Prise des douleurs de l'enfantement, elle se
retirera dans quelque coin, se délivrera elle-même et retournera
aussitôt à ses accablantes occupations.

[Note 58: Voir _Poignet-d'Acier ou les Chippiouais_.]

Ainsi ou à peu près est traitée la femme orientale.

Mais l'infortunée aura-t-elle une sépulture au moins?

Rarement. Quant au guerrier, ses obsèques se font en grande pompe. Il
s'est réservé une place dans le séjour des esprits; mais il en a refusé
une à celle qui fut la compagne de sa vie. Qu'irait-elle y faire,
d'ailleurs? Le paradis des Peaux-Rouges est un lieu où l'on ne fait que
chasser et se battre. Il ressemble en cela à celui des héros
scandinaves; mais la charmante Walkyrie qui doit verser l'hydromel aux
braves n'y figure nulle part. Elle n'y a pas de rôle, car, avant
l'arrivée des Européens, l'Amérique ignorait les avantages d'une
civilisation qui lui a apporté les boissons fermentées et la
petite-vérole!

Tu supposes probablement que le veuvage est pour les squaws une
condition très-enviable. Ah! bien oui! Le bourreau n'abandonne pas ainsi
sa victime. Ici, le mort prend le vif. Il y a quelques jours, je
remarquai une squaw déguenillée et portant soigneusement dans ses bras
une sorte de sac, arrangé comme une poupée. Je demandai ce que c'était;
on me répondit que c'était le gage des veuves.

Voici l'explication:

Un Indien vient-il à décéder, sa femme fait avec ses plus beaux
vêtements à elle un rouleau qu'elle place dans le sac où son mari
serrait les siens. Si elle a quelque bijoux, quelques ornements, elle
les fixe à la tête, du sac, et l'enveloppe finalement dans un morceau
d'étoffe.

Elle appelle ce paquet son mari (onobaim'eman) et le doit toujours avoir
avec elle quand elle sort En marchant, elle le tient entre ses bras,
dans sa loge, près d'elle. Cela dure un an et plus, car la veuve ne peut
déposer son gage que quand une personne de la famille du défunt,
trouvant qu'elle l'a suffisamment pleuré, lui en donne la permission!

Que te semble, mon cher Ernest, de cette coutume?

Il est vrai que le frère du mort peut, à son gré, éviter à la veuve les
ennuis du gage en épousant celle-ci le jour même du décès, et qu'elle
est forcée de l'accepter!

Un volume ne suffirait pas pour consigner les observations que j'ai
faites sur ces peuplades, mais le papier me manque, comprends-tu? Avant
que je puisse t'écrire de nouveau, il faudra que je me procure cet
article indispensable, presque aussi rare ici que le merle blanc chez
nous.

Le Mangeux-d'Hommes est toujours le même avec moi. Il me parle peu et me
regarde souvent quand il croit que je ne fais pas attention à lui.
Parfois il m'aborde, de l'air d'un homme qui a quelque chose à me
demander. J'attends qu'il ouvre la bouche, et, tout à coup, il tourne
les talons. Au surplus, je n'ai pas--en tant que captif--à me plaindre
de ses procédés ou de ceux de ses gens à mon égard. On me surveille,
mais on me traite bien, comme un prisonnier de distinction. En somme, je
ne serais pas trop malheureux, si j'avais des nouvelles de ma mère et de
la femme qu'après elle j'aime le plus au monde. Mais, hélas! je n'ai
plus entendu parler de Meneh-Ouiakon depuis son évasion. Et Judas, le
lieutenant de Jésus, n'est pas revenu! Tout cela me cause de cruels
tourments....

Je suis au bout de ma dernière feuille de papier gris. Il me reste juste
la place nécessaire pour te dire que, je crois que nous passerons
l'hiver à la factorerie et que l'expédition de Kiouinâ semble remise.
J'en suis désolé, car l'espoir que, je trouverais l'occasion de fuir
l'exécrable société à laquelle je suis condamné.

Embrasse bien vivement ma bonne mère pour moi.

Ton tout dévoué,

ADRIEN DUBREUIL.

P. S. J'y pense. Tu pourrais m'envoyer une lettre l'adresse suivante:
Monsieur RONDEAU Au Sault-Sainte-Marie, Amérique du Nord.
Peut-être me parviendrait-elle.




                             CHAPITRE XVIII

                            LA LOI DE LYNCH


Quelque temps après que Dubreuil eut expédié cette lettre, secrètement
remise, comme la première, à un coureur des Bois qui la devait jeter ou
faire jeter à la poste du Sault-Sainte-Marie, et un soir que l'ingénieur
se promenait derrière la factorerie, dans l'enclos renfermant le
cimetière des Blancs et celui des Indiens, Jésus vint à sa rencontre.

--Tu aimes, dit-il de sa voix mélodieuse, les charmes de la nature?

--Près d'un champ mortuaire je ne saurais les admirer, répondit
sèchement l'ingénieur.

--Pourquoi? C'est le champ du repos, du seul et unique repos! murmura le
Mangeux-d'Hommes avec douceur. Moi aussi j'aime à rêver ici, devant ces
tombes qui parlent si éloquemment dans leur profond silence, alors que
l'oreille est réjouie par le concert de la grive, de l'oiseau jaune, de
l'oiseau bleu, de ce robin à la gorge écarlate, du whip-poor-whip [59]
dont le chant étrange ouvre carrière aux méditations de l'homme
réfléchi.

[Note 59: Espèce de tiercelet dont le cri a quelque chose d'humain.
C'est surtout le soir et la nuit qu'il se fait entendre.]

Ces paroles singulières dans la bouche d'un être comme le
Mangeux-d'Hommes furent prononcées d'un ton si simple que Dubreuil jeta
sur son interlocuteur un regard tout surpris.

Mais aussitôt celui-ci changea de gamme:

--On t'appelle?... dit-il impérativement.

--Adrien.

--Je sais, je sais, fit Jésus avec impatience. Mais, ton nom de famille,
tu en as un?

--Sans doute.

--Quel est-il?

--Que vous importe de le savoir?

Le Mangeux-d'Hommes fronça les sourcils. Dubreuil craignit qu'il ne se
livrât à une de ces fureurs aveugles auxquelles il était sujet quand un
de ses hommes n'obéissait pas avec la rapidité désirée. Mais le signe de
mauvaise humeur disparut aussitôt, et Jésus reprit avec, négligence en
quittant Dubreuil:

--En rien, que m'importe!

A partir de ce moment, il n'adressa plus la parole à l'ingénieur.

Ce dernier avait fini par s'habituer à sa nouvelle existence, ou plutôt
il la supportait moins difficilement. Pour tromper les longues heures de
la journée, il formait des collections d'insectes et de plantes sur des
feuilles d'écorce de cèdre, car il ne pouvait se procurer de papier, et
il faisait de fréquentes visites aux familles indiennes établies dans le
voisinage.

Une partie des Apôtres étaient retournés au fort la Pointe avec le butin
fait à la factorerie de Fond-du-Lac. Le reste habitait cette factorerie,
qui paraissait être devenue, depuis le commencement d'octobre, un
centre de recrutement.

Chaque jour il y arrivait des trappeurs blancs qui subissaient une sorte
d'examen et d'inspection de la part du Mangeux-d'Hommes, puis étaient
renvoyés ou admis, et incorpores,--après avoir entendu la lecture d'un
règlement spécial et y avoir jure fidélité,--dans une compagnie, sous
les ordres d'un Apôtre.

Il devait y avoir dix compagnies composées de vingt hommes chacune. Pour
y pouvoir entrer il fallait n'être ni Indien, ni métis, ni negro,
posséder la taille, la force d'un hercule, ne pas redouter le meurtre on
la potence, et savoir se soumettre à tous les ordres du chef suprême, le
Mangeux-d'Hommes.

Évidemment, il se préparait une grande expédition.

Dubreuil pensa qu'elle serait de longue durée, car, chaque jour, les
brigands allaient à la pêche et à la chasse et faisaient boucaner
quantité de chairs de poissons, bisons et daims, dont ils
convertissaient aussi une partie en taureaux de pemmican.

L'hiver, le rigoureux hiver arriva. Notre ingénieur dut renoncer à ses
promenades, à ses excursions au dehors. Il y avait cinq pieds de neige
autour de la factorerie, et le thermomètre descendait souvent à
trente-cinq degrés au-dessous de zéro.

Les gens du fort, Jésus en tête, n'en allaient pas moins traquer le
bison et les bêtes fauves. Dubreuil passa alors plus d'une journée seul,
sans livres, sans moyens d'écrire, trouvant l'inactivité mortelle, et
attisant, dans la solitude, l'ardent amour que Meneh-Ouiakon avait
allumé en son coeur.

Ses ennuis, ses souffrances, je les tairai; mais qui de mes lecteurs ne
les devinera pas? Qui ne devinera les tortures de ce bon jeune homme,
bien élevé, aimant, enterré dans un cercueil de glace, à plus de deux
mille lieues de son pays natal, au milieu du désert, et réduit à
recevoir sa subsistance d'une horde d'assassins.

Les plus mauvais jours s'en vont comme les bons.

L'hiver tirait à sa fin, et le froid ne sévissait plus avec autant de
rigueur, lorsqu'un matin Dubreuil fut éveillé par un hourvari dans
l'enceinte du tort.

C'étaient des aboiements de chiens, des cris d'hommes, des claquements
de fouets.

Sortant de dessus le paquet de robes de buffles qui lui servait de lit,
Adrien courut à sa fenêtre, garnie avec des carreaux de parchemin, en
guise de vitres.

Il l'ouvrit.

La cour de la factorerie était pleine de monde et d'animaux. On attelait
des chiens à des traîneaux [60], dont les Apôtres avaient fabriqué en
grand nombre durant les derniers mois. Les chiens récalcitrants,
cruellement fustigés, hurlaient à fendre les oreilles; et les hommes, en
costume d'hiver, tuque rouge, couverte de molleton pantalon de même
étoffe, mocassins en cuir de caribou, juraient, tempêtaient à l'envi.

[Note 60: Voir Poignet-d'Acier.]

Il y avait là les préparatifs d'un départ. Dubreuil se hâta de finir sa
toilette. Ce ne fut pas long.

Comme il achevait, on vint le prévenir d'avoir à se disposer à se mettre
en route.

L'ingénieur jeta sur ses épaules un pardessus en peau d'ours, que le
Mangeux-d'Hommes lui avait donné, et descendit dans la cour.

Jésus commanda à Dubreuil de monter dans l'un de ces véhicules, traîné
par cinq chiens-loups aussi blancs que la neige, et donna le signal du
départ.

Les fouets firent aussitôt sonner l'air. Défilant lestement sous la
porte de la factorerie, laissée à la garde d'un Apôtre, avec une
vingtaine de recrues, les traîneaux, dirigés par le Mangeux-d'Hommes,
s'élancèrent sur la croûte de glace qui pontait la rivière de
Saint-Louis, et la longèrent, aux chants de ces coureurs des bois, qui
n'entreprennent jamais un voyage sans entonner quelques couplets de
leur propre facture.

L'un disait:

    Tous les printemps,
    Tant de nouvelles,
    Tous les amants
    Changent de maîtresses.
    Le bon vin m'endort,
    L'amour me réveille.

    Tous les amants
    Changent de maîtresses.
    Qu'ils changent qui voudront
    Pour moi, je garde la mienne.
    Le bon vin m'endort,
    L'amour me réveille.

Un autre reprenait:

    Dans mon chemin j'ai rencontré
    Trois cavaliers bien montés.
    Lon lon, laridon daine,
    Lon lon, laridon dai.

    Trois cavaliers bien montés,
    L'un à cheval et l'autre à pied.
    Lon lon laridon daine,
    Lon lon laridon dai.

Un Anglais sentimental ajoutait:

In the region of lakes, where the blue waters sleep,
   Our beautiful fabric was built;
Light cedar supported its weight on the deep
   And its sides with the sun-beams were built.

The bright leafy bark of the Betula tree
   A flexible sheathing provides;
And the fir's thready roots drew the parts to agree
   And bound down its high-swelling sides.

Le temps était superbe, quoique l'air fût vif et piquant. Chaudement
enveloppé de moelleuses fourrures, c'était une jouissance inexprimable
que de voyager, en slé[61], sous ce beau ciel bleu, profond, qui
ressemblait à un immense dais d'azur, placé sur une vaste nappe
d'argent, dont l'oeil ébloui ne pouvait saisir les franges, égarées à
l'horizon.

[Note 61: Terme canadien. Il signifie traîneau, et vient de l'anglais
(sleigh).]

Oubliant la compagnie au milieu de laquelle il se trouvait, Dubreuil
laissait son coeur se dilater. Il admirait, en artiste, cette longue
file de légers traîneaux, revêtus de peintures éclatantes et couverts
des pelleteries les plus précieuses, que l'on voyait se dérouler comme
les anneaux d'un serpent, à chaque coude de la rivière; il admirait les
piquants costumes des conducteurs, glissant agilement sur leurs larges
raquettes près des attelages, dont la tête était à demi noyée dans le
nuage de vapeurs qui s'échappait de leurs naseaux.

De temps en temps la voix rude d'un Canadien-Français les apostrophait:

--Eh, hie donc!

Puis, c'était un coup de fouet suivi d'un plaintif aboiement, et le
cortège fantastique, entraîné par le Mangeux-d'Hommes, toujours habillé
de rouge, filait, filait comme l'équipage du prince des Enfers dans
quelque vieille légende allemande.

La troupe arriva, de bonne heure, à l'embouchure de la rivière
Saint-Louis dans le lac Supérieur.

On y fit halte, pour laisser reposer les hommes et les bêtes.

Jésus vint trouver Dubreuil, en contemplation devant la plaine de glace
qui se déroulait à plusieurs lieues devant lui.

--Tu sais où nous allons? lui dit-il.

--Non.

--Nous allons à Kiouinâ, où j'aurai besoin de tes services, et où je te
récompenserai suivant tes mérites. Si tu ambitionnes la fortune, tu
seras bientôt satisfait, car les mines sont riches; dans deux jours,
elles seront à moi, et par le Christ, mon frère aîné, je suis généreux
avec ceux qui me servent!

Adrien ne jugea pas à propos de répliquer.

--Mais, ajouta Jésus, en ponctuant ses paroles d'un regard plein de
fierté, il faut être entièrement à ma dévotion. Je tue les
désobéissants. Tu connais ma manière de procéder à leur égard,
ajouta-t-il avec un sourire sinistre.

--Oui, je ne connais que trop votre odieuse....

--C'est bon. Je compte sur toi. Là-bas, tes instruments d'ingénieur te
seront rendus. Tu auras pleine liberté, et cent hommes sous ta
direction. Mais souviens-toi encore que toute tentative d'évasion serait
punie de mort.

S'adressant alors é l'Apôtre qui conduisait le traîneau de Dubreuil

--Tu réponds sur ta vie de cet homme; veille à sa conservation.

Il rejoignit ensuite la tête de la colonne, qui s'ébranla de nouveau en
suivant la rive méridionale du lac.

Dans la soirée, on bivouaqua sur la glace, après avoir allumé de grands
feux et dressé des tentes.

On avait fait plus de cinquante milles.

Le lendemain on se remit en route avant l'aube, et, durant huit jours
successifs, la bande s'avança, ainsi, à marches forcées, vers la
presqu'île Kiouinâ.

Elle atteignit sans obstacle les bords de la rivière de la
Petite-Truite-Saumonée, à neuf milles du portage de la presqu'île.

Là, Jésus réunit ses Apôtres en conseil, et délibéra longuement avec
eux. Les hommes étaient en bonne disposition, tous brûlaient d'attaquer
les établissements américains, où ils espéraient trouver des trésors
inépuisables, et tous comptaient sur une victoire facile.

On n'avait signalé que deux désertions.

Au conseil il fut résolu de partager la troupe en deux portions: l'une
quitterait le lac pour s'enfoncer dans les bois sur la droite et cerner
les Yankees au pied de la pointe; la seconde, dirigée par le
Mangeux-d'Hommes, remonterait le portage jusqu'au petit lac marécageux
dont nous avons précédemment parlé, et envelopperait les mineurs de
l'autre.

Quoiqu'ils fussent quatre ou cinq cents, Jésus ne doutait pas que, pris
entre deux feux, et ignorant la force des assaillants, ils ne se
rendissent promptement à sa merci.

Les ténèbres de la nuit devaient encore aider à l'exécution de
l'entreprise.

La première bande, ayant un long trajet à faire, partit vers deux heures
de l'après-midi; l'autre ne commença ses opérations qu'à neuf heures du
soir.

Tous les traîneaux, avec Dubreuil et quelques hommes de garde, furent
laissés au bas du portage.

Le temps était noir, tempétueux. Il soufflait du nord une bise glaciale
qui chassait devant elle une aveuglante poudrerie de neige.

Après avoir allumé, sous sa tente, un bon feu, Dubreuil s'étendit dans
sa robe de bison et essaya de dormir; mais l'émotion et le froid
l'empêchèrent longtemps de fermer les yeux. Cependant, vers le milieu de
la nuit, il finit par s'assoupir, et n'entendit pas la crépitation d'une
fusillade nourrie sur les caps qui dominaient le campement.

Des cris tumultueux l'éveillèrent brusquement.

Aux lueurs mourantes de son feu, il vit sa tente envahie par des gens
qu'il ne connaissait pas, qui se saisirent de lui, le garrottèrent
durement, en proférant en anglais mille malédictions contre les Apôtres.

Ces gens appartenaient aux compagnies de mineurs de la Pointe.

Prévenus par un des déserteurs de l'attaque que Jésus avait projetée
contre eux, ils s'étaient mis sur la défensive, et, au lieu d'une
victime endormie, incapable de résister, les Apôtres avaient rencontré
un ennemi armé jusqu'aux dents, fort par le nombre et la légitimité de
son droit, qui les avait repoussés et déroutés, après leur avoir tué une
cinquantaine d'hommes et fait prisonnier le redoutable Jésus, avec
plusieurs de ses subordonnés.

Jésus s'était battu comme un lion. Mais, criblé de blessures, il tomba
dans la mêlée, et tenta de se donner la mort en se tirant un coup de
pistolet à la tête.

Un Américain, qui l'avait reconnu à son costume rouge tranchant sur la
blancheur de la neige, détourna le canon de l'arme, s'empara du
Mangeux-d'Hommes, lui lia les mains derrière le dos et le traîna
triomphalement à la hutte qui servait de bureau à la compagnie des
Mines.

C'est dans cette cabane que Dubreuil fut aussi déposé avec les autres
prisonniers.

Il avait essayé de protester de son innocence, de raconter ses
mésaventures.

Alors, loin de l'écouter, les Yankees s'étaient moqués de sa difficulté
à s'exprimer en anglais.

Un moment l'infortuné jeune homme caressa encore l'idée que bientôt on
découvrirait l'erreur, et qu'il y avait plutôt lieu de se féliciter que
de s'affliger de sa situation. Ce moment fut, hélas! de courte durée.
La conversation de ses codétenus lui fit dresser les cheveux sur la
tête.

--Nous serons pendus demain, disait tranquillement l'un.

--C'est probable.

--Après tout, un jour ou un autre, ça devait m'arriver.

--Mais on fera une enquête? demanda Dubreuil.

--Une enquête!

--Oui, un procès? continua l'ingénieur tremblant.

--Un procès, ici! ça serait du beau, ma foi! Qui aurait jamais vu ça? On
nous lynchera, mon brave!

--Que voulez-vous dire?

--Ah! vous n'êtes pas du pays, vous, ça se sent. Eh bien, être lynché ça
signifie être accroché par le cou à un arbre ou à une potence, sans
jugement d'aucune sorte, et pourtant «jusqu'à ce que mort s'ensuive,»
ajouta-t-il avec un ricanement cynique.

Dubreuil frissonna, et passa le reste de la nuit livré aux plus
violentes impressions.

Le Mangeux-d'Hommes ne prononça pas une parole, ne laissa pas échapper
une plainte, quoiqu'il souffrit atrocement de ses blessures.

Parfois ses yeux s'attachaient avec intérêt sur Dubreuil; il eut l'air
de vouloir lui communiquer quelque chose, et cependant il demeura muet.

Dès le matin un roulement de tambour annonça un évènement
extraordinaire.

On fit sortir les prisonniers de la salle où ils étaient entassés.

Devant le bureau de la compagnie il y avait une esplanade, et sur cette
esplanade trois grands chênes, dont les membres squelettiques pliaient
et gémissaient douloureusement aux rafales du nord-ouest.

Des plus grosses branches pendaient des cordes munies d'un noeud
coulant.

On en pouvait compter quinze, juste autant que de prisonniers. Au
sommet des arbres, quelques corbeaux tournoyaient lentement, en
poussant, par intervalles, des cris aigus.

Le ciel était gris, sombre, il faisait, comme disent les
Canadiens-Français, «un froid noir». Une foule compacte de mineurs,
armés de leurs fusils, formait autour des arbres un cercle qui venait se
fermer de chaque côté du bureau.

Un homme quitta le cercle, s'avança au milieu de l'esplanade, et avec un
accent grave, solennel, il dit:

«Au nom de Dieu qui m'entend, je déclare, moi, Joseph Cartman, que,
nous étant réunis douze, sous la présidence de l'honorable Wilkinson,
pour juger sommairement les prisonniers que nous avons faits sur la bande
d'assassins dite les Douze Apôtres, et principalement leur chef,
surnommé le Mangeux-d'Hommes, les avons trouvés et trouvons coupables de
conspirations homicides et meurtres au premier degré, et les avons
condamnés à être pendus ce jour et à cet instant même.

«Que Dieu ait pitié de leur âme!»

Comme il terminait, Jésus s'écria d'une voix tonnante, en désignant du
regard Adrien Dubreuil, terrifié par ce spectacle lugubre:

--Ce jeune homme ne doit pas partager notre sort. Il n'a rien de commun
avec nous. C'était mon captif. Je l'ai amené de force à Kiouinâ. Je
compte, citoyens, sur votre justice pour lui rendre la liberté.

--Et je crois bien qu'on la lui rendra, la liberté! car il est innocent
comme l'enfant qui vient de naître, M. Dubreuil! ajouta un vieux
trappeur en se précipitant vers Adrien.

--Et je vous le jure, moi aussi, qu'il est innocent, le mar'chef, sans
vous manquer de respect, cria un personnage aux longues moustaches
jaunes, se démenant comme un enragé entre les mains des mineurs qui
voulaient l'empêcher de forcer leurs rangs.

--M. Rondeau! fit Dubreuil à la vue du trappeur.

--Pas monsieur, mais le père Rondeau, s'il vous plaît.

--Dubreuil! il s'appelle Dubreuil mes pressentiments ne me trompaient
donc pas? murmurait le Mangeux-d'Hommes en examinant Adrien avec la plus
vive attention.

Les exécuteurs de la loi de Lynch se consultaient. Mais la plupart des
mineurs, connaissant le père Rondeau, se portèrent garants pour son
protégé, dont les liens furent aussitôt coupés.

Maintenant, le supplice des coupables! reprit l'homme qui avait prononcé
la sentence.

Quatorze individus, vêtus de noir et le visage barbouillé de charbon,
s'approchèrent des quatorze prisonniers.

--Je demande à parler à ce jeune homme, dit alors Jésus.

On lui accorda cette faveur.

--Vous vous appelez Dubreuil? fit-il avec émotion.

--Oui, répondit Adrien, que le père Rondeau tenait serré dans ses bras.

--Vous êtes de Cambrai?

--Oui.

--Votre père était capitaine de vaisseau? continua le Mangeux-d'Hommes,
en proie à une agitation croissante.

--Comment...

--Et vous aviez un frère nommé Adolphe, qui s'enfuit de la maison
paternelle à la suite d'un vol qu'il avait commis pour satisfaire le
caprice d'une maîtresse... quand vous n'aviez guère que sept ou huit
ans?...

--Vous seriez!... balbutia l'ingénieur dans un trouble inexprimable.

--Je suis votre frère... Adieu! Je remercie le ciel de ne m'avoir pas
permis de couronner mes crimes par le plus abominable de tous.

Il se livra au bourreau, pendant que le père Rondeau arrachait Dubreuil
à cette horrible scène d'expiation.

Quelques minutes après, quatorze cadavres se balançaient aux rameaux
décharnés des chênes.

Et les corbeaux rétrécissaient leurs cercles, en battant des ailes,
coassant et s'abaissant de plus, en plus sur les têtes de ces
cadavres!




                             CHAPITRE XIX

                           PAUVRE INDIENNE


MENEH-OUIAKON A ADRIEN DUBREUIL

                                       Montréal, mois des neiges, 1837.

_Ihouamé Miouah _[62],

[Note 62: Mot à mot: amour à moi ou «mon amour».]

Je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans
cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Que je te parle donc, au moyen de ces signes mystérieux que les bons
Visages-Pâles ont enseignés aux miens, dès le temps de mon illustre
aïeul Pontiac, en leur mettant, par vos longues robes noires [63] ta
langue dans la bouche, ta religion dans le coeur; oui, que je te parle
au moyen de ces signes muets qui disent tout, puisque ton absence comme
l'épaisseur d'une montagne te cache aux yeux corporels de Meneh-Ouiakon,
et que, comme la gelée d'hiver, elle a fermé ses lèvres. Pendant le
silence des nuits mon esprit inquiet songe à toi, et comme la surface
des eaux il réfléchit ta présence; pendant la chute du jour, je cherche
Celui qui à mon amour. Celui que je n'ai jamais eu le bonheur de
contempler aux rayons du soleil; je le cherche et ne le trouve plus.
Son ombre même m'a quittée.

[Note 63: Les prêtres catholiques.]

Puisses-tu ne pas trop languir là où Meneh-Ouiakon t'a laissé, il y a
bientôt six lunes, et puisse cette feuille plus légère que la feuille du
bouleau, cette feuille à laquelle je confie le chagrin et l'espoir de
mon coeur, te parvenir fidèlement, Ihouamé Miouah!

Ouvre à mon récit, Aitigush-Ouseta [64], il est l'heure que tu remontes
avec la fille des sachems nadoessis le courant de sa vie, car si ton
amour est grand, généreux, le sien est grand aussi comme le chêne aux
verts ombrages, sous lequel il fait bon se reposer, et il est
transparent comme l'onde de la source.

[Note 64: Français: bon.]

Meneh-Ouiakon sent son âme lourde; elle l'ouvre celui qu'elle aime, afin
que le ciel devienne bleu et pur pour elle et pour lui.

Je veux m'entretenir avec toi qui vis dans ma pensée, dont sans cesse
les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

En ma famille, l'illustre famille de Pontiac vit la tradition, du beau.
On y a toujours aimé et on y aime toujours ardemment la race française.
Elle nous avait relevés, nous jadis les possesseurs heureux, fiers, mais
déchus de cet immense pays; pourquoi nous a-t-elle abandonnés? dis
Ihouamé Miouah pourquoi nous as-tu abandonnés? pourquoi nous avoir
laissés sans défense, à la merci des Habits-Rouges et des
Longs-Couteaux? si vous eussiez voulu? nos lacs poissonneux, nos
prairies, nos bois giboyeux, nos terres abondantes en trésors que vous
savez utiliser, comme jadis le surent, rapporte-t-on, les hommes de
notre origine, tout ce que nous possédons serait é vous Mes ancêtres
le disaient, mes ancêtres le désiraient, mes ancêtres ne mentaient pas.
Leur langue n'était pas fourchue, les sachems nadoessis n'ont pas renié
ce magnifique héritage. Ils aiment ton Dieu, sans le bien connaître,
car le temps a roulé, roulé; les arbres ont germé, grandi, ils sont
tombés de vieillesse dans la forêt et on ne vous a pas revus, ni ceux
qui nous montraient à servir, à votre manière, le Maître de la Vie. Sur
les bords du lac Supérieur, les rivières pleurent leur départ. Dis-moi,
Ihouamé Miouah que ces pleurs auront une fin.

Je veux m'entretenir avec Toi qui vis dans ma pensée, dont sans cesse
les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Écoute mon discours.

Nous avions planté nos loges près du fort Williams [65], pour y échanger
des pelleteries contre des couvertes, de la poudre et des munitions. Un
jour, j'étais seule dans le wigwam, mon frère et notre père faisaient la
traite à la factorerie. Un homme blanc entra. Sa parole était douce
comme le miel, sa langue, celle des Nitigush, il était si beau, son
regard avait une telle douceur, sa voix une suavité si grande, que je le
crus bon. «Je t'aime» me dit-il et moi, entendant cette musique
harmonieuse, comme après une chaude journée le frémissement de la brise
dans le feuillage, moi je ne pus lui répondre: «Je ne t'aime pas.» Il
m'avait troublée. Je songeai à lui toute la journée, quand il fut parti.
Mon frère et mon père ne revinrent pas le soir. Je m'endormis en rêvant
à cet homme blanc que j'avais vu. Tout à coup je m'éveille, on
m'emportait. Je veux me débattre, m'échapper, fuir! des bras de fer me
tiennent captive. A la clarté de la lune, j'avais reconnu le Visage-Pâle
dont la visite m'avait émue le matin. Il m'entraîna loin! loin!
cherchant à m'enivrer avec sa parole d'amour. Mais je n'étais pas libre.
La fille des sachems nadoessis n'entendait plus le langage de son
ennemi. En liberté, elle ne lui eût rien refusé; prisonnière, elle eût
soutenu jusqu'à la mort son droit de se donner. Je ne connaissais pas
Schedjah-Nitigush [66].

[Note 65: Sur le lac Supérieur. Voyez la _Huronne_.]

[Note 66: Le mauvais Français. C'est ainsi que les Indiens du lac
Supérieur dénommaient Jésus, le Mangeux-d'Hommes.]

Quand j'eus vu que son existence était sombre comme l'eau qui coule sous
les noirs sapins, quand j'eus vu que, comme le carcajou, il égorgeait
pour sucer le sang de sa victime, je le méprisai, et pourtant, je
l'avoue, puisque tu dois lire dans mon sein, Ihouamé Miouah je ne put
me défendre de l'aimer encore. Explique cela, toi, qui sais tout.
J'étais son esclave, et il me respectait; je ne pouvais rien contre lui,
et il obéissait à mes ordres, à mes moindres désirs. Pour moi les plus
brillants ouampums, les plus riches pelleteries, les parties les plus
délicates du gibier ou du Poisson qu'il prenait. Ses gens, sa bande me
traitaient en otah [67]. Un seul, peut-être, me regardait d'un oeil
étrange. C'était Judas, son lieutenant. Mais je n'avais d'ailleurs pas à
me plaindre de lui. Rusé comme le renard, il cachait son plan.

[Note 67: Reine.]

Meneh-Ouiakon sent son âme lourde, elle l'ouvre à celui qu'elle aime,
afin que le ciel devienne bleu et pur pour elle et pour lui.

Je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans cesse
les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Dans la troupe de Schedjah-Nitigush, il y avait une femme nadoessis,
nommée la Perdrix-Grise, que le capitaine avait aimée, mais délaissée
pour moi. Malgré la jalousie que je lui inspirais, cette femme m'était
dévouée, car j'étais Grande-Maîtresse d'une danse [68] à laquelle la
Perdrix-Grise appartenait dans notre tribu. Bientôt même, remarquant que
jamais Schedjah-Nitigush ne dormait avec moi, elle me porta de
l'attachement, et m'avertit, un soir, que Judas avait résolu de profiter
de l'absence momentanée de son capitaine pour se glisser sous ma peau
d'ours.

[Note 68: Ces danses sont des sortes d'associations secrètes, dont les
chefs (ogeomau) exercent une puissance suprême sur les affiliés.]

Tu le connaîtras, Ihouamé Miouah, et tu l'aimeras aussi comme
Meneh-Ouiakon.

Je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée, dont sans cesse
les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Comme, après un long hiver, l'alouette attend avec impatience le
velours du soleil, ainsi Meneh-Ouiakon attendait le retour de Shungush
Unseta. Alors son ennemi, mais Judas veillait. Comme le vautour fond sur
sa proie, tandis qu'elle était à la pêche, il fondit sur elle, lui lia
les pieds et les mains et la transporta dans cette île où, Ihouamé
Miouah, elle a eu le bonheur de te voir et de t'aimer.

Meneh-Ouiakon sent son âme légère, elle l'ouvre à celui qu'elle aime,
afin que le ciel devienne pour lui bleu et pur comme il l'est pour elle.

Là, les jours de la fille des sachems nadoessis devaient être troubles,
mais le Maître de la Vie les fit clairs et sereins. Elle t'a aperçu, mon
frère, et au soleil de tes yeux son coeur s'est illuminé, ainsi que la
forêt s'embrase et flamboie au contact de l'étincelle. Sans tache
encore, purifiée en son esprit de son amour indigne par le feu que tu as
allumé en elle, elle aurait été joyeuse d'être ton épouse devant ton
Dieu qui est le sien et qui a proclamé l'égalité des races. L'amour de
Meneh-Ouiakon est immense comme les territoires de l'Ouest, inépuisable
comme les eaux du Grand-Lac. Cet amour, il est à toi. Tu le sais. Aussi
bien il te faudrait douter de la nourriture que tu manges, du breuvage
que tu prends, que de la tendresse qui gonfle mon coeur pour toi. J'en
suis fière, j'en suis heureuse, je l'annoncerais aux guerriers
nadoessis, dussent-ils me faire souffrir mille tortures. Mais toi, ô
Ihouamé Miouah as-tu bien sondé ton amour? sa profondeur t'est-elle
connue? les écueils dont il est environné, les as-tu tous explorés?
N'en est-il pas un inobservé par toi et sur lequel viendra échouer le
canot qui porte notre commune destinée? J'ai peur. Pardonne, ami, j'ai
peur! Le bonheur m'effraie Mon passé, mon ignorance, la couleur de mon
visage... Ah! je n'aurai fait qu'un rêve.

Meneh-Ouiakon sent son âme lourde; elle l'ouvre à celui qu'elle aime
afin que le ciel ne devienne pas pour lui sombre et nuageux comme il
l'est pour elle.

Hélas! oui, je me sens effrayée: j'ai vu vos villes merveilleuses, vos
palais de toutes sortes, vos temples superbes; j'ai vu ce que vous
appelez la civilisation, et j'ai pleuré la honte de mon étonnement, de
mon admiration. Que sommes-nous, que sommes-nous, misérables
Peaux-Rouges, à côté de vous, si grands, si puissants, que j'en suis à me
demander quelle peut être la supériorité de ce Dieu devant qui vous
courbez la tête! Non, non, jamais Meneh-Ouiakon, la fille des sachems
nadoessis, ne sera l'épouse d'un Visage-Pâle. Il la mépriserait;
pourrait-il faire autrement? et Meneh-Ouiakon ne saurait supporter un
affront de celui qu'elle aime Je sors tristement de ce doux songe. Mais,
si tu le veux, Ihouamé Meneh-Ouiakon sera ta servante. Elle demeurera
près de toi, contente de t'aimer, de t'admirer en silence, contente
d'entendre ta voix, de recevoir tes commandements, de soigner la vierge
blanche qu'un jour tu conduiras à ta couche. N'aie point sourire
dédaigneux à mon langage. Je puis aimer celle que tu aimeras. L'amour de
la fille indienne est plus grand que celui de la fille au visage pâle.
Souviens-toi. Je suis partie pour te chercher secours. Le Dieu de notre
culte m'a protégée. En route, j ai trouvé ton esclave, celui dont tu
déplorais la perte. Il m'a aidée à échapper aux griffes de Judas, qui me
poursuivait, et ensemble nous avons gagné le village du
Sault-Sainte-Marie. J'y ai vu cet excellent Canadien que tu m'avais
recommandé, otah [69] Rondeau. Sa loge nous a été ouverte avec son coeur.
C'est à lui que j'adresse cette lettre pour qu'il te la fasse parvenir.
Il aurait voulu, Ihouamé Miouah, courir à ta délivrance; il n'a pas
rencontré d'allié. Les Longs-Couteaux ont refusé de marcher avec lui.
Ils sont lâches pour seconder les intérêts des autres, brillants comme
le fer rouge pour les leurs. «Va, ma fille, m'a dit Rondeau, vas trouver
l'Ononthio [70] des Français à New-York, lui seul pourra servir notre
ami.» Je suis partie, laissant avec lui ton serviteur. Peut-être ont-ils
réussi à t'arracher à la captivité, car ils devaient tenter de réunir
des auxiliaires et de diriger une expédition centre les Apôtres! Ah! si
les succès ont accompagné leurs pas; si tu es libre, je ne demande plus
au ciel que de te voir une fois encore et mourir après! Mais te
verrai-je? Non, non, non, Ihouamé Miouah, je ne te verrai plus. Il y a
dans le fond de mon coeur, quelque chose qui me le dit, et voilà
pourquoi je veux m'entretenir avec le Toi qui vit dans ma pensée dont
sans cesse les veux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble image.
Ah! que je voudrais te revoir! que je voudrais suivre cette feuille qui
ira à toi, j'en suis sûre, et pourtant je sais qui te la portera.

[Note 69: Le Père.]

[Note 70; Consul.]

Écoute encore. Que ton oeil ne se fatigue pas à suivre cette voie où je
laisse entière la piste d'un coeur qui t'aime et s'embaume de ton amour.
Sur cette piste, tu recueilleras quelques-unes des fleurs que tu m'as
offertes pendant ces courtes nuits où il m'était donné de te regarder,
de te sentir, d'entendre ces accents dont mon oreille avide ne se serait
lassée jamais! J'étais partie du Sault-Sainte-Marie, et traversais le
lac Huron pour me rendre à la ville habitée par le chef Français,
lorsque je rencontrai, au-dessous de Michillimakinack, un Indien
Nadoessis. Il m'apprit que mon frère désespérant de me retrouver, était
à Montréal, chez un de nos parents, interprète pour la Compagnie de la
baie d'Hudson. Mon frère est prudent, il est sage, il est habile;
Meneh-Ouiakon résolut de le consulter. Émerveillée par ces vastes
maisons flottantes, qu'elle rencontrait sur le Saint-Laurent; ravie,
puis épouvantée par le mugissement de ces longs canots qui marchent
conduits par le feu sous une ondoyante colonne de fumée; se croyant
transportée dans les lieux habités par le Maître de la Vie, à la vue de
ces hautes cabanes, de ces populeux villages, de ce mouvement
incomparable qu'elle distinguait sur les deux rives du fleuve, elle
arriva à Montréal.

Ihouamé, Miouah, la fille des sachems nadoessis sent son âme lourde;
elle l'ouvre à celui aime, afin que le ciel ne devienne pas pour lui
sombre et orageux comme il l'est pour elle.

Ici la douleur a tiré son voile sur ma radieuse journée. En présence des
filles blanches, lumineuses comme la lune, parfumées comme les fleurs de
nos bois, légères et gracieuses comme les biches, qu'est-ce qu'une
malheureuse squaw? L'onde des fontaines m'avait fait croire que j'avais
quelques charmes; vos miroirs me montrent si laide que je les évite; la
teinte de ma chair est hideuse, mes cheveux sont durs et raides comme
des flèches, mes joues sans rondeur n'offrent que des angles; j'ai la
taille maigre et sèche; mon plus beau costume est aussi disgracieux que
mes formes. Je sens tout cela, j'ai horreur de moi-même! Mon Dieu,
pourquoi cette distinction entre ma race et celle de mon bien-aimé?
Ihouamé Miouah tu ne reverras plus la fille des sachems nadoessis. Elle
n'était point faite pour toi. Non-seulement son coeur n'a ni la
vaillance, ni l'ardeur du tien, mais son esprit rampe comme la tortue,
et celui de l'homme blanc s'élève, vole comme l'aigle des Montagnes de
Roche.

Meneh-Ouiakon veut s'entretenir avec le Toi qui vit dans sa pensée, dont
sans cesse les yeux de son esprit voient, pour l'adorer, la noble image.

Le vent de la tempête souffle sur nous, Nitigush Ouseta! Mon frère, qui
réglait à Montréal une affaire avec notre parent de la Compagnie de la
baie d'Hudson, a appris de la bouche de Meneh-Ouiakon qu'elle t'aimait.
Il désapprouve notre amour. Sang rouge et sang blanc ne peuvent se
mêler, dit-il. Je le pensais. La fille des sachems nadoessis restera une
plante stérile. Plains-la, car son sort est biens cruel! T'avoir vu,
t'avoir souhaité t'avoir espéré, et s'éloigner volontairement de toi!
Mais, étais-je digne de ces délices? Non; mieux vaut encore les avoir
imaginées, que d'avoir savouré leur réalité pour les perdre ensuite. Tu
m'aimes sans doute, tu m'eusses aimée quelque temps, mais tu serais
revenu aux femmes de ton origine. Rien de plus naturel, rien de plus
juste. Adieu, comme ils disent ici, adieu, Ihouamé Miouah va, sois
heureux, tu le mérites, tu es beau, tu es bon, tu es brave;
Meneh-Ouiakon priera pour toi. On lui a raconté que des vierges se
réunissaient et s'enfermaient dans une enceinte particulière pour
implorer le Maître de la Vie en faveur de ceux qu'elles aiment.
Meneh-Ouiakon leur demandera asile, et si ses voeux sont exaucés,
Ihouamé Miouah, la félicité te prêtera chaque jour son bras, chaque nuit
elle bercera ton sommeil. Adieu donc, encore adieu, Ihouamé Miouah; je
me suis entretenue une dernière fois avec le Toi qui vit dans ma pensée,
dont sans cesse les yeux de mon esprit voient, pour l'adorer, la noble
image.

MENEH-OUIAKON.

Un voyageur canadien portera cette lettre au Sault-Saint-Louis, et mon
frère, auquel j'ai dit ton nom, s'apprête à partir pour te délivrer. Il
a des choses importantes à te révéler. O Ihouamé Miouah, quand tu seras
par-delà le grand lac Salé, rappelle-toi, aux heures de loisir, la fille
des sachems nadoessis, dont le coeur ne cessera qu'avec le souffle de
battre pour le Toi qui vit dans sa triste pensée.




                             CHAPITRE XX

                      LES MÉMOIRES DE FAMILLE


--Combien est difficile à combattre la puissance de l'amour, puisque ma
raison a beau protester contre le désir de revoir cette jeune Indienne,
la tentation l'emporte, je le sens, sur les meilleures barrières que
j'oppose à mon idée folle, oui, bien folle! car Meneh-Ouiakon ne m'aime
pas, après tout! Si elle m'aimait, bannirait-elle de son coeur
l'espérance de nous unir un jour? Les arguments contenus dans cette
lettre sont pitoyables! Du reste, elle a du être écrite à diverses
reprises. C'est plutôt un journal qu'une lettre, cela se voit; et, après
tout, je n'ai pas de préjugés de race, moi. Eh! j'épouserais aussi bien
une négresse, si elle me plaisait, que la plus blanche de nos
Françaises. Vraiment, elle me fait rire avec sa peau rouge! Elle a tout
bonnement la mine d'une Méridionale au sang chaud et généreux. Son
esprit est son caractère héroïque, elle possède l'âme d'une reine, et si
son extérieur offre, tant au moral qu'au physique, quelques
singularités, disons mieux, quelques bizarreries, six mois de séjour à
Paris la priveront complètement, hélas! de ce délicieux parfum
exotique. Est-elle belle! est-elle noble! Ah! comme je l'aime, comme je
comprends qu'on la puisse, qu'on la doive aimer.

A cette réflexion Adrien Dubreuil, qui se promenait, la lettre de
Meneh-Ouiakon à la main, dans la chambrette qu'il avait occupée un an
environ auparavant chez le père Rondeau, au Sault-Sainte-Marie, Adrien
Dubreuil s'arrêta; il croisa les bras sur sa poitrine, pencha la tête,
et son front s'assombrit.

--Cependant, continua-t-il après un moment, si elle avait aimé cet
homme... ce... Jésus... mon frère... elle avoue que son sein a battu
pour si... mais non, s'écria-t-il avec force, en frappant du pied, non,
c'est impossible... Meneh-Ouiakon, grande et courageuse comme je la
connais, se serait plutôt tuée que de se laisser souiller par les
embrassements d'un pareil... N'ajoutons rien, il fut mon frère... Il a
expié ses crimes!... Néanmoins, je ne puis donner mon nom à la femme qui
vécut au milieu de ses concubines, qui partagea peut-être leurs
débauches... la sagesse, le devoir me le défendent... j'accuse ma
bienfaitrice, je suis un misérable... c'est indigne.

Dubreuil recommença à arpenter la pièce. Il était en proie à une vive
agitation. Des larmes roulaient sous ses paupières et coulaient
lentement de ses joues sur le sol.

On frappa à la porte. Il n'entendit pas.

Les coups redoublèrent; il n'entendit pas davantage. Alors la porte fut
ouverte discrètement, et Jacot Godailleur, en petite tenue de dragon,
parut dans l'entrebâillement.

--Pardon de vous déranger, mar'chef, dit-il en portant la main droite à
son bonnet de police; pardon, mais sans vous manquer de respect, le
bourgeois demande quand vous serez prêt à partir.

--Ah! c'est juste; dis-lui que je me tiens à sa disposition.

--Il voudrait encore savoir si nous gagnons Montréal ou New-York.

Adrien tressaillit. Il hésita, se frappa le front, et, au bout d'une
minute, répondit comme un homme entièrement irrésolu:

--Eh bien, en route je me déciderai.

Il allait reprendre sa marche dans la chambre. Jacot Godailleur l'en
empêcha.

--C'est qu'il y a quelqu'un qui désire vous parler, dit-il niaisement.

--Qui ça?

--Un sauvage. Il arrive des pays d'en bas [71] comme dit le bourgeois
Rondeau, et il a une lettre pour vous.

[Note 71: Les pays à l'est du désert, par opposition aux pays d'en haut.
Voir nos précédents ouvrages.]

--Une lettre pour moi! qu'il entre, fit Adrien avec vivacité.

Un Indien de haute taille et de belle prestance se présenta peu après.

--On m'appelle, dit-il, Shungush-Ouseta: mon frère me reconnaît-il? il
m'a sauvé la vie, je ne l'ai pas oublié.

--Shungush-Ouseta! Oh! oui, je vous reconnais, vous êtes le frère...

Dubreuil s'interrompit, n'osant prononcer le nom de celle qu'il aimait.

--Je suis, dit gravement le chef nadoessis, frère de Meneh-Ouiakon.
Voici sa parole qu'elle t'envoie par moi, pour que tes yeux en prennent
connaissance et la marquent dans ton esprit.

Et il lui tendit une lettre.

Adrien Dubreuil la parcourut rapidement, en frémissant et en pâlissant.
Puis, d'une voix altérée, il s'écria:

--Quoi ce scélérat de Judas l'a poursuivie jusqu'à Montréal; il a tenté
de l'enlever, de lui faire violence, et, n'y pouvant parvenir, lui a
jeté une bouteille de vitriol au visage. Oh! le monstre!... Ah! je suis
déterminé, maintenant. J'irai droit au Canada, au lieu de retourner en
France, comme c'était mon intention... je vengerai Meneh-Ouiakon... et
l'épouserai!... Elle est malheureuse... elle est affligée... plus de
méprisables considérations mondaines... je serai son mari... son
protecteur naturel...

Le brave jeune homme fondit en pleurs.

Pendant ce temps, Shungush-Ouseta l'examinait en silence, mais avec une
attention soutenue.

Le voyant un peu plus calme, il lui dit

--Meneh-Ouiakon est vengée, que mon frère se rassure. Voilà la main qui
a frappé son lâche assaillant.

--Mais elle, où est-elle? dites-le moi.

--Meneh-Ouiakon, répondit l'Indien, est parmi les robes noires de
Montréal.

--Au couvent?

--Oui! s'exclama Dubreuil avec une explosion de douleur, j'ai mérité mon
sort! Si, au lieu de rester ici dans i'irrésolution, depuis que le père
Rondeau m'a remis la première lettre de cette pauvre Meneh-Ouiakon, il y
a déjà deux mois, j'étais parti pour Montréal... si j'avais écouté la
voix de l'honneur, la voix de l'amour... Mais, dites-moi, mon frère, ses
voeux sont-ils prononcés?

--La parole de Meneh-Ouiakon, repartit le jeune chef, doit être écoutée.
Elle ne veut plus voir mon frère; que mon frère lui obéisse. A présent,
je vais t'adresser une question: tu es Français de race?

--Oui, répondit distraitement Adrien.

--Né à Cambrai?

--Oui.

Tes ancêtres ont vécu sur nos territoires de chasse?

--Oui, fit encore l'ingénieur, reprenant quelque intérêt la
conversation.

--Ils étaient chefs et s'appelaient du Breuil?

--C'est juste; lors de la Révolution française, nous nous sommes
volontairement dépouillés de notre titre.

--Et ton aïeul est mort ici?

--Je l'ignore...

--Il est mort glorieusement, en s'ensevelissant sous les ruines du fort
Sainte-Marie, pour ne pas tomber entre les mains des Anglais.

--Comment savez-vous?...

--Connais-tu cela? fit l'Indien.

Et, tirant de son sac à médecine une miniature qui représentait un
capitaine du temps de Louis XV, il la montra à Dubreuil.

--Mais, s'écria celui-ci, c'est mon grand-père; nous avons son portrait
en pied à la maison. D'où tenez-vous ce médaillon?

--Je le tiens de mon père qui fut l'ami de ton aïeul, comme nos ancêtres
le furent des tiens depuis bien des hivers. Suis-moi, je vais te rendre
un héritage qui t'appartient.

Dubreuil céda à cette invitation sans trop savoir ce qu'il faisait, tant
son coeur était gros d'émotions.

Ils sortirent silencieusement, accompagnés par Jacot Godailleur et le
père Rondeau, munis de pioches et de pelles, et s'avancèrent à une
courte distance du village.

Le printemps renaissait, égayé par les sourires de la nature et le
ramage des oiseaux.

Nos quatre hommes firent halte sur une sorte de monticule, compose de
terre et de pierres, sur lequel avait crû un épais hallier.

C'étaient les ruines, encore visibles, de l'ancien fort français du
Sault-Sainte-Marie, alors que village était un des plus considérables
établissements que nous eussions dans l'Amérique septentrionale pour la
traite des pelleteries.

Shungush-Ouseta s'assit solennellement sur le sol, croisa ses jambes sous
lui, bourra son calumet, l'alluma, et s'adressant au père Rondeau:

--Il faut fouiller là, dit-il, en indiquant le sommet du tertre.

Le Canadien et l'ex-dragon se mirent à l'oeuvre, creusèrent un trou
profond de plusieurs mètres, et tout à coup un son sourd se fit
entendre. Ils étaient arrivés sur la voûte de l'un des caveaux de
l'ancien fort.

Cette voûte fut défoncée. Dans le caveau, on trouva un coffret de fer,
annonçant par sa forme et ses fines ciselures l'art merveilleux du XVIe.

--En voilà une jolie boîte, un peu plus propre que la caisse du 7e, sans
vous offenser, mar'chef! s'écria Jacot Godailleur à la vue du coffret.

L'ayant soulevée, il ajouta en secouant la tête:

--Mais tout ce qui reluit n'est pas or; sauf votre respect, mar'chef,
c'est léger comme une plume.

La caisse fut apportée aux pieds de Dubreuil. Shungush-Ouseta, rompant la
taciturnité dans laquelle il était plongé, dit à l'ingénieur, en lui
présentant une clé qu'il avait prise dans son sac aux amulettes:

--Ouvre, mon frère.

D'une main tremblante, Adrien Dubreuil ouvrit le coffret.

Il renfermait une épée brisée et un fort rouleau de parchemin avec ce
titre:

                      LA VIE ET LES AVENTURES
          DE DIVERS MEMBRES DE LA NOBLE FAMILLE DES DU BREUIL
                   ES-PAYS DE LA NOUVELLE-FRANCE.

--Sans vous manquer de respect, mar'chef, vous nous lirez ça, dit Jacot
Godailleur à Adrien, qui considérait avec un respect religieux ces
souvenirs de ses aïeux.

--Et, si vous m'en croyez, jeune homme, vous en ferez des livres
imprimés, afin qu'on sache dans la vieille France, qui nous a oubliés,
quoique nous l'aimions toujours, ce que valurent les Canadiens, si
malheureusement abandonnés par elle, continua le père Rondeau d'une voix
émue.

--Et Shungush-Ouseta espère, ajouta le sagamo, que son frère n'omettra
pas de mentionner, dans sa parole écrite, la vaillance des Nadoessis et
leur vieil attachement pour les Français!

--Vive la France! s'écria Jacot Godailleur en se levant.

--Vive la France! répétèrent le Canadien et l'indien d'un ton
enthousiaste.

--Mes amis, dit Adrien Dubreuil, profondément touché, j'essaierai de
vous satisfaire.




TABLE


I. Les douze Apôtres
II. Le Sault-Sainte-Marie
III. L'ingénieur français
IV. Jacot Godailleur
V. Le départ
VI. A bord de la _Mouette_
VII. L'oeuvre des Apôtres
VIII. Les captifs
IX. La cène des Apôtres
X. Meneh-Ouiakon
XI. Le blessé
XII. Le traître
XIII. La fuite et les merveilles du lac Supérieur
XIV. La fuite et les merveilles du lac Supérieur (suite)
XV. Les grands sables
XVI. Une expédition des Apôtres
XVII. Les Apôtres et les Indiens
XVIII. La loi de Lynch
XIX. Pauvre Indienne
XX. Les mémoires de famille.


____________________________
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     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
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     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
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- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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your written explanation.  The person or entity that provided you with
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
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is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

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warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***