The Project Gutenberg EBook of Le chasseur noir, by Émile Chevalier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le chasseur noir Author: Émile Chevalier Release Date: March 10, 2006 [EBook #17963] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHASSEUR NOIR *** Produced by Rénald Lévesque LE CHASSEUR NOIR PAR ÉMILE CHEVALIER PARIS CALMANN-LEVY, ÉDITEURS 3 RUE AUGER, 3 I TRAGÉDIE NOCTURNE Il faisait tout à fait nuit quand le chasseur arriva au lieu où il avait dressé ses pièges la nuit précédente. C'était un de ces sites pittoresques que l'on trouve seulement dans les chaînes des montagnes Rocheuses. Des barrières presque infranchissables, de gigantesques remparts de terre et de pierres en défendaient l'approche. Mais, si bien gardée qu'il fût par la nature, ce pertuis était accessible à un trappeur[1], car ses yeux exercés savent découvrir la passe la plus étroite, et sa main sait ouvrir les portes secrètes des montagnes: ses pieds sont familiers avec les sentiers désolés, et les mousses des arbres, aussi bien que les étoiles du firmament, servent à diriger ses pas. [Note 1: Les Canadiens-français désignent ainsi les gens qui font la traite des pelleteries dans l'Amérique septentrionale.] Le chasseur avait gagné la gorge solitaire dont nous venons de parler par un cul-de-sac que longtemps il avait cru connu de lui seul. Mais ayant, depuis peu, perdu plusieurs pièges tendus, au fond de cette gorge, près d'une rivière qui l'arrosait et s'échappait, en se frayant un passage à travers les masses de granit, il avait commencé à ne plus se considérer comme l'unique violateur de cette profonde retraite. Arrivé à sa destination il eut un mouvement de surprise et de colère, facile à concevoir, en remarquant que ses pièges avaient encore disparu. Une fois assuré du fait, il se mit à fureter ça et là, autant que les ténèbres pouvaient le lui permettre, pour découvrir quelques traces des auteurs de la soustraction; mais il lui fut impossible d'obtenir la moindre preuve que le lieu eût été visité par un blanc ou un Peau-rouge. Après avoir réfléchi un instant, le trappeur se coucha dans de hautes herbes et des plantes aquatiques sur le bord de la rivière, qui, à ce point, semblait sourdre du coeur même des montagnes, sous une voûte énorme de rochers. Notre homme s'amusa à écouter le murmure des eaux, en se demandant comment elles avaient pu s'ouvrir une voie à travers ces blocs si compactes et si puissants. Les voiles de la nuit s'épaissirent. L'ombre parut rouler et se condenser dans le bassin jusqu'à ce qu'elle ressemblât à ces ténèbres égyptiennes que l'on pouvait palper. Tout à coup, une lueur brilla sur la ravine. Étonné de ce phénomène, le trappeur en chercha la cause. Ne voyant plus rien, il allait l'attribuer à un éclair, lorsqu'au sommet d'une saillie rocheuse, vis-à-vis de lui, il aperçut deux personnages qui tenaient des torches à la main et s'efforçaient de reconnaître la rivière à leurs pieds. Vêtus à peu près comme des bandits mexicains, ils portaient la casaque de chasse, en peau de daim, des trappeurs du Nord-ouest, avec des _mitasses_[2] unies et des mocassins. [Note 2: Sorte de jambières de peau en usage chez les aborigènes de l'Amérique.] Le plus robuste avait la taille serrée par une ceinture rouge à bouts effilés et flottants. A cette ceinture était passée une paire de pistolets de cavalerie, une dague dans un élégant fourreau, un couteau de chasse à manche d'argent, et un sifflet d'ivoire de grande dimension. A la main, il tenait un fusil à deux coups. Trapu, stature moyenne, il avait les attaches des membres solidement nouées. Un feutre à large bord lui couvrait la tête. A la lueur des torches, ses traits parurent au trappeur fortement accentués, durs. Son compagnon avait une organisation grêle, mais il était accoutré de la même manière, si ce n'est que son ceinturon était en cuir noir. Ils restèrent là quelques moments, et disparurent aussi mystérieusement qu'ils étaient venus. Cette circonstance fit réfléchir le trappeur. Il lui sembla que quelque chose, en dehors des événements ordinaires, allait arriver. Les visages qu'il avait vus le troublaient. Battant sur son front un roulement avec ses doigts, il forma un nombre incalculable de conjectures, et se convainquit que la dernière s'éloignait encore plus de la vérité que les précédentes--preuve évidente que celles qui suivraient seraient encore moins satisfaisantes. Tandis qu'il roulait ces pensées, les torches se remontrèrent dans une autre direction. Elles descendaient lentement le long d'une pente escarpée et difficile du même côté de la rivière, mais qui s'enfonçait plus avant dans la montagne. La marche était certainement malaisée et dangereuse. Durant une dizaine de minutes, notre homme épia les lumières, qui tantôt apparaissaient brillantes, tantôt se cachaient entièrement, suivant les accidents du terrain, et se rapprochaient peu à peu. Enfin, le trappeur distingua de nouveau ceux qui les tenaient. Ils étaient accompagnés de quatre autres individus, portant un fardeau ayant forme d'un corps humain enveloppé dans un manteau. Instinctivement, il se retira plus avant sous l'arche de granit qui reliait les deux rives du cours d'eau. Les visiteurs nocturnes arrivèrent au fond de la ravine, et le personnage à la ceinture rouge se dirigea vers le bord de la rivière. Là, il fit un geste; alors les quatre hommes s'avancèrent près de lui, placèrent leur fardeau sur le sol et se retirèrent. Le trappeur se sentait pris d'un intérêt indéfinissable pour l'objet immobile qu'ils venaient de déposer. Qu'était-ce? Un être humain? Était-il mort ou vivant?.... La réponse à cette dernière question ne se fit pas attendre, car, au moment où il se l'adressait, une jeune femme rejetant les pans du manteau qui l'enveloppait, en sortit comme d'un linceul. A la lueur des torches illuminant le bassin, le chasseur put la voir parfaitement. Elle avait le visage pâle comme la neige, mais attrayant au delà de toute expression. Jamais notre aventurier n'avait contemplé une beauté d'un ordre aussi élevé. Un instant, il s'imagina qu'une créature angélique était soudainement descendue du ciel pour le fasciner par des charmes surnaturels. Une longue chevelure noire et luisante flottait éparse sur le col marmoréen et les épaules de cette femme. Merveilleuse était la symétrie de ses formes. Elle jeta un regard effaré autour d'elle, puis tomba aux pieds de l'homme à la ceinture rouge, en étendant, d'une façon suppliante, des bras aussi blancs que l'albâtre, et en s'écriant:--Sauvez-moi! pour l'amour de Dieu, sauvez-moi! Ces paroles frappèrent le trappeur comme un coup de poignard. Il eut tout de suite l'idée de s'élancer et de mourir pour défendre la jeune femme. Mais ils étaient six et il était seul; mieux valait attendre. Peut-être la providence lui fournirait-elle l'avantage de faire quelque chose pour l'infortunée. Il avait entendu dire que l'heure du ciel sonne souvent à l'heure du désespoir de l'homme. Le trappeur ne faisait pas parade de religion, comme certaines gens prétentieux de la chrétienté élégante; mais il avait les vrais instincts de l'enfant de la nature, qui adore spontanément, en esprit et en vérité, tout ce qui est inconnu au monde. Les hommes honnêtes n'oublient jamais Dieu dans la solitude, car il a placé autour d'eux tant de souvenirs de sa présence qu'il est impossible de les méconnaître. Les sympathies du trappeur étaient donc vivement éveillées. La solliciteuse enleva une chaîne de son cou, tira les bagues de ses doigts elles jeta aux pieds de celui qu'elle implorait. Il les ramassa en silence et les mit dans sa poche de côté. Elle continua ses instances, voulut lui prendre la main, mais il la repoussa. Apparemment fatigué de cette scène, celui-ci adressa un coup d'oeil significatif aux quatre individus qui se tenaient discrètement en arrière. Ils accoururent, et leurs mains rugueuses s'abattirent sur les épaules délicates de la pauvre femme. Aux yeux du trappeur, cet attouchement était un sacrilège; peu s'en fallut qu'il n'envoyât une balle aux auteurs de l'outrage. Néanmoins, une prudence bien entendue le retint. La victime cessa de résister, et, abandonnant tout espoir terrestre, elle parut adresser ses prières au ciel. On lui lia les bras derrière le dos, en serrant tellement les cordes que des gouttes de sang maculèrent ses poignets. Puis, on l'enroula dans le manteau, avec une grosse pierre, et le tout fut ficelé comme un paquet. L'objet de ces meurtrières persécutions avait déjà perdu connaissance. Ce n'était plus qu'un corps inerte et passif. Les quatre hommes le soulevèrent, tandis que les chefs projetaient sur la rivière la lueur de leurs torches. Pendant ce temps, le trappeur se dépouillait à la hâte de son capot de chasse, et mettait bas ses armes, ne gardant que son couteau. Le coeur lui battait fort. Il sentait le sang bouillir dans ses veines; une sueur abondante lui baignait le visage. C'est qu'il était résolu à tout risquer pour le salut de cette femme! Ce qu'elle était, il ne le savait pas plus que les événements qui avaient déterminé cette tragédie; mais, dans son âme, il croyait qu'elle était innocente de tout crime et ne méritait pas le sort auquel on l'avait trop manifestement condamnée. Son sexe, son infortune, sa prestigieuse beauté, tout faisait appel au coeur du trappeur et le pénétrait d'un sentiment qu'il n'avait jamais éprouvé auparavant. Les exécuteurs de ce drame se placèrent tout à fait sur le bord de la rivière, balancèrent deux ou trois fois le corps et le lancèrent à l'eau; il tomba avec un bruit sourd, s'enfonça et disparut; quelques bouillonnements marquèrent seuls l'endroit où il avait été immergé. L'homme à la ceinture rouge examina, durant une minute, la surface troublée; puis, agitant sa torche, il s'éloigna, suivi de ses complices, et remonta précipitamment les rochers. Tout cela avait eu lieu en silence. Pas un mot n'avait été articulé par le sombre commandant ou par ses hommes. Ainsi qu'un songe affreux, le spectacle passa sous les yeux du trappeur. Mais, repoussant l'impression glaciale qui l'envahissait, il se coula promptement dans la rivière avec son couteau entre les dents. Ensuite il plongea et nagea vers l'endroit où le corps avait été jeté. Il l'eut bien vite atteint. Coupant alors le lien qui retenait la pierre à ce corps, il le saisit de la main gauche et s'approcha du bord avec la droite, mais en se tenant encore au-dessous de la surface de l'eau. Quoiqu'il fût bon nageur, il ne tarda pas à ressentir une effroyable compression à la poitrine. Les ondes sifflaient et bourdonnaient dans ses oreilles. Il avait impérieusement besoin d'air. Alors il sortit la tête de la rivière et respira longuement. La grève était proche; il y traîna son précieux fardeau. Déjà il se félicitait du succès, lorsque la clarté d'une torche et un bruit de pas sur les rochers, l'engagèrent à la circonspection. Aussitôt, il s'étendit dans le gazon à côté de l'objet de sa sollicitude. C'était l'assassin qui revenait pour voir si son crime était bien perpétré: il promena un long regard sur les eaux de la rivière et partit enfin, à la grande satisfaction du trappeur. Dès qu'il fut éloigné, celui-ci enleva le manteau qui recouvrait la jeune femme et la transporta à une place plus sèche et plus abritée. Là, il lui frictionna les tempes, lui frappa dans la paume des mains et employa divers autres moyens pour la ramener au sentiment. Un léger tremblement des nerfs, puis un soupir lui annoncèrent que ses efforts n'étaient pas infructueux. A la fin, elle ouvrit les yeux; ses lèvres décolorées s'animèrent; un rayon d'intelligence éclaira son visage. Évidemment, elle ignorait ce qui s'était passé depuis le moment où elle avait perdu ses sens. Pensant être encore au pouvoir de ses ennemis, elle tendit les mains comme pour demander grâce. Ce mouvement affecta profondément le trappeur. --Vous êtes en sûreté, cher petit ange du bon Dieu! s'écria-t-il vivement. Les coquins sont partis, et vous voilà avec un homme prêt à se faire hacher pour vous. Plus besoin de crier merci, pauvrette, plus besoin d'avoir peur, ô Dieu, non; vous êtes avec un ami, oui bien, je le jure, votre serviteur! La jeune femme jeta au chasseur un coup d'oeil vague et incrédule. Son esprit était encore en désordre. Elle ne pouvait bien saisir sa situation, car l'idée d'un danger mortel l'absorbait complètement. --Regardez-moi sans crainte, ma fille, poursuivit le trappeur. C'est un ami qui est près de vous, et un ami qui ne vous délaissera pas à l'heure d'une maudite petite difficulté! Voyez! les brigands ne sont pas ici. Vous avez échappé à leur cruauté, et vous voici libre. Dieu soit loué, lui qui n'a pas voulu permettre un aussi noir forfait. J'ai toujours cru à la providence, moi! et j'y crois plus que jamais ce soir, oui bien, je le jure, votre serviteur! La douce intonation de ces chaleureuses paroles eut un effet magique sur la jeune femme. Elle commença à comprendre. Le trappeur alors la souleva délicatement; elle appuya la tête sur l'épaule du brave homme et pleura comme un enfant. II LE TRAPPEUR CAPTIF Le printemps avait fait son apparition dans les montagnes. Les arbres s'habillaient d'un riche feuillage; les prairies se tapissaient de verdure, et les neiges hivernales achevaient de fondre au sommet des pics. Debout sur un rocher, le trappeur examinait la vallée déroulée à ses pieds[3]. Il avait six pieds de haut; il était mince et droit comme une flèche. Des muscles secs, endurcis par l'exercice, saillissaient sous son épiderme. [Note 3: Ceux de mes lecteurs qui désireront des détails biographiques plus intimes sur Nick Whiffles n'auront qu'à consulter ma collection des _Drames de l'Amérique du Nord_, publiée chez MM. Lévy.] Il portait le costume des aventuriers du Nord. Son visage était ouvert, agréable quoiqu'un peu marqué par les soucis. La nature l'avait doté d'une de ces bouches comiques qu'il est impossible de réduire à la mélancolie, et qui persistent, dans les cas les plus épineux, à paraître souriantes. Ses yeux, profondément enchâssés sous les sourcils, s'harmonisaient merveilleusement avec sa bouche et avaient la même expression. Une longue carabine était négligemment passée sous son bras. Sa grande silhouette, immobile, placée en relief contre les rochers, aurait fourni un magnifique tableau à ces peintres qui, dédaignant les lieux communs, cherchent le pittoresque et le hardi comme sujet d'inspiration. Cependant cet homme--quel qu'il fut--avait indubitablement affronté d'un air calme les vicissitudes de la vie, et appris à supporter avec une patience philosophique les infortunes qui ne pouvaient être écartées. Dans sa physionomie, un je ne sais quoi indiquait qu'il était incapable de rester en repos. Donnez-lui montagnes, prairies, forêts et rivières, gardez-le loin des villes, loin du séjour des civilisés et il sera chez lui, quoique ses immenses territoires de campement puissent être à des centaines de milles de distance! Un son caverneux monta aux oreilles du chasseur. Il était comme produit par des sabots d'animaux non ferrés. Immédiatement, les instincts de notre homme furent en éveil. Il descendit du faîte raboteux de la montagne jusqu'à ce qu'il pût mieux découvrir les différents points de la vallée. Puis, se postant derrière un arbre, il chercha la cause du bruit qu'il avait entendu. Bientôt elle lui fut connue. Cinq cavaliers apparurent à la lisière d'un bouquet d'arbres. Ils cheminaient vers l'endroit où le chasseur était en observation. Quatre d'entr'eux étaient des indigènes, mais le cinquième était un blanc captif. A mesure qu'ils avancèrent, le chasseur étudia l'extérieur des cavaliers et du prisonnier. C'était un homme d'âge mûr. Il appartenait vraisemblablement à la classe vagabonde de ces francs-trappeurs[4] qui fraternisent également avec les races blanches et les races rouges. [Note 4: Dans le désert américain, on appelle francs-trappeurs les aventuriers qui n'appartiennent pas aux grandes compagnies de pelleteries. Pour elles ce sont des contrebandiers.] On voyait bien qu'il n'avait pas été pris sans lutte; car, pour ne point parler d'une blessure à son visage, sa camisole de chasse était toute déchirée et souillée de sang et de boue. Le casque[5] de fourrure que portent ordinairement les gens de cette espèce lui manquait aussi. Sans doute il l'avait perdu dans le conflit qui avait précédé sa capture. Ses cheveux longs, ébouriffés, tombaient par touffes épaisses sur son visage dont elles rehaussaient l'expression morose et rechignée. [Note 5: Ce terme, essentiellement canadien-français sert à désigner un bonnet de pelleterie.] Il avait les mains garrottées derrière le dos, et serrées avec une violence qui pouvait lui donner un avant-goût des tortures qu'il aurait à souffrir quand ses bourreaux seraient arrivés à leur camp ou à leur village. Pour plus de sûreté, on l'avait lié sur son cheval avec de fortes lanières de peau de buffle[6], attachées à ses chevilles et passées sous le ventre de l'animal. [Note 6: Les gens du désert américain s'obstinent à dire _buffle_ et non _bison_.] Il était facile de s'apercevoir que cette situation ne plaisait pas fort au captif; et la tristesse avec laquelle il supportait ses revers indiquait que la patience ne comptait point parmi ses vertus capitales. Deux des vainqueurs marchaient devant lui, un derrière. Le plus important personnage chevauchait en tête de la troupe. C'était sûrement un guerrier de distinction. Son visage et ses membres nus étaient peints à la façon indienne. Des bandes de couleur, alternativement noire, blanche et rouge, couraient sur ses joues, son cou et sa poitrine. Sept plumes d'aigle ornaient sa tête, ce qui annonçait qu'il appartenait à une caste très-élevée, chaque plume représentant une chevelure qu'il avait prise. A cet égard, il jouissait d'une supériorité enviable sur ses trois compagnons dont nul ne pouvait se vanter de plus de quatre de ces symboles, tandis que l'un d'eux n'en déployait que deux. Le soleil allait se coucher. Les rayons de son disque de feu inondaient de lumière la petite cavalcade qui gravissait en silence le flanc de la montagne. --Ah! la liberté, murmura le trappeur, c'est une fichue bonne chose, surtout quand il fait beau temps et que la nature a bonne mine. Mais voilà un pauvre diable qui s'est fourré dans une maudite petite difficulté! Ces vermines-là vont vous le mener à leur village et le brûler ni plus ni moins que si c'était un Hottentot. Il n'est pas avenant, ô Dieu, non! Il a un faux air de chien enragé qui ne me va pas, c'est vrai; mais je ne puis me faire à l'idée qu'il passera l'arme à gauche avant que son temps ne soit venu. Un bruissement fit tourner la tête au chasseur qui se trouva face à face avec un jeune garçon de treize à quatorze ans arrivé près de lui sans qu'il s'en doutât. Ce garçon était fort beau, et tous ses mouvements étaient empreints d'une grâce adorable. Ses yeux grands et rêveurs impressionnaient singulièrement; son teint bruni, mais relevé sur les joues par une légère teinte rosée, disait qu'il était métis ou _bois-brûlé_ pour nous servir de la locution indigène. Des boucles de cheveux noirs comme le jais jouaient autour de son cou sur des épaules d'un galbe exquis. Un léger capot[7] de peau de daim, élégamment frangé avec des piquants de porc-épic et des verroteries emprisonnait sa taille svelte et faite au tour. Des manches de ce vêtement s'échappaient deux mains si mignonnes, si délicates que plus d'une grande dame les eût jalousées. Ses mitasses et ses mocassins étaient aussi en peau de daim, coquettement ouvragée en _rassade_[8]. [Note 7: Capot; terme canadien. Nous disons capote, redingote, paletot.] [Note 8: _Rassade_, terme donné par les sauvages et les métis de l'Amérique septentrionale aux broderies qu'ils font avec des coquillages, des baies, des graines de verres ou des piquants de porc-épic.] Le seul défaut qu'on eût trouvé en lui, c'est qu'il était trop efféminé pour qu'on pût espérer le voir prendre un développement plus viril; toutefois, ce défaut inspirait plutôt un sentiment d'admiration que de mépris, car il y avait dans les yeux de ce bel enfant une flamme qui glaçait toute idée de dédain ou de pitié. Un sourire folâtrait sur ses lèvres, quand le trappeur se tourna vers lui. --Ah! c'est toi, Sébastien? --Oui, c'est moi, Nicolas. Je vous ai vu glisser sur le versant pour observer quelque chose, et je suis venu. Montagnais[9], vous vous parliez à vous-même? [Note 9: Locution canadienne, pour _montagnard_.] --Tu as de bons yeux et de bonnes oreilles, garçon, ô Dieu, oui! Mais, suis mon avis, et ne t'éloigne pas du camp. --C'est que, voyez-vous, le camp est bien seul quand vous n'y êtes pas, répliqua Sébastien d'un ton de bouderie enfantine. Et je n'aime pas à vous perdre de vue, père Nicolas. --Le camp, bien seul! bien seul, quand Infortune et Maraudeur y sont--une paire de bêtes aussi friandes de toi que d'une bosse de bison fraîche. Dieu te bénisse, garçon, quelle meilleure compagnie veux-tu? Eh! n'est-ce pas plaisir que de s'asseoir à la porte du camp et de voir l'Hérissé brouter l'herbe tendre, ou faire gigoter ses sabots en l'air quand il est de belle humeur? Nous ferons remarquer en passant qu'Infortune et Maraudeur étaient deux honnêtes chiens--les fidèles amis et compagnons du trappeur--tandis que l'Hérissé était le nom d'un cheval favori, éprouvé par mille pérégrinations à travers les prairies. --Ce sont sans doute d'excellentes créatures, répliqua l'adolescent, mais si bonnes qu'elles soient, elles ne valent pas le montagnais Nicolas, à qui je suis redevable... --Ne parlons pas de ça, petiot; car, je te le répète, ça soulèvera une diablesse de maudite petite difficulté entre nous, si tu ne cesses de bavasser de dette de reconnaissance et d'un tas de bêtises pareilles! Crois-tu donc qu'un grossier trappeur comme moi ait jamais fait plus que son devoir? As-tu jamais vu un individu qui ait fait plus que son devoir? l'as-tu vu? l'as-tu jamais vu? Le chasseur leva les yeux au ciel, soupira et accentua ces gestes de l'exclamation suivante: --O Dieu, non! --La bénédiction du Seigneur s'étende sur vous, mon vieux ami! s'écria le jeune, garçon, pressant tendrement les grosses mains calleuses du trappeur. --Câlin, va! tu n'es qu'un câlin, et je t'appellerai ainsi tant que tu seras avec moi. Ça n'est pas bien à toi de m'appeler vieux. Est-ce que j'ai l'air d'un vieux, voyons? Non, je ne suis pas vieux, ni de corps, ni d'esprit, car le maître de la vie, en me donnant un brin d'intelligence a balancé le compte par un coeur plein d'espoir et de dispositions joyeuses. Je n'aime pas les soucis et ne les ai jamais engendrés, quoique dans ma famille il y eût des gars qui ne faisaient qu'enfanter des soucis et qui sont morts sans rien payer pour ça, ô Dieu, oui! votre serviteur! Mais vois... les chiens sont sur la trace, car voilà Maraudeur qui rencontre en haut du plateau et Infortune qui _goûte une voie_ derrière lui. Va-t-en, Câlin; je te rejoindrai dans un moment. --Mais vous, vous ne m'avez pas dit ce que vous voyiez? --Quatre Peaux-rouges, avec un captif, un blanc, un franc-trappeur, je parierais. Il était presque aussi sale qu'un Indien, oui bien, je le jure! Mais le feu l'aura bientôt purifié, répliqua soucieusement Nicolas. Allons, allons, retourne avec les chiens, et je serai à toi dès que j'aurai donné un coup d'oeil à mes attrappes[10]. [Note 10: Du vieux mot français, conservé par les Canadiens et dont nous avons fait trappe.] --Vos attrappes! fit Sébastien d'un accent incrédule; vos attrappes! vous allez donner un coup d'oeil à vos attrappes, père Nicolas! Non, non; vous allez suivre ce parti d'Indiens. Je le lis dans vos yeux; vous aurez pitié du prisonnier. Mais si vous étiez tué, si vous étiez tué, père Nicolas! ce serait un bien mauvais jour pour Sébastien Delaunay. Songez quelle terrible chose pour lui d'être laissé seul dans ces incommensurables solitudes! --Tu oublies les chiens, mon cher enfant, dit Nicolas, avec un sourire bienveillant. Heureusement pour l'affection qu'ils te portent, ils ne t'ont pas entendu faire cette remarque. Maraudeur en eût mangé sa queue de dépit, et Infortune ne se fût jamais pardonné d'être née chienne. Éloigne-toi, je te prie. Tu ne voudrais pas me faire de la peine, n'est-ce point? --Vous êtes brave, Nicolas, et vous ne pouvez voir une créature dans l'embarras, je le sais. Mais je crains que vous ne vous exposiez, que vous ne risquiez votre vie pour ce captif. Ne secouez pas la tête. J'en suis aussi sûr que si je vous voyais à l'oeuvre. J'irai avec vous. --Pour quoi faire, bonté divine! gêner mes mouvements, me retarder; te mettre dans une méchante difficulté. Merci, garçon. Mais j'ai dit non et c'est non. Celui qui sent une piste doit aller vite; comme l'ombre il doit passer d'un point à un autre et aussi mollement que l'ombre. --Je vous obéirai, dit tristement Sébastien. Mais promettez moi de faire bien attention et de ne pas me priver de mon unique protecteur. --Je le promets. La témérité et l'imprudence seraient nuisibles. Je ne courrai aucun risque... si je puis. Je serai subtil comme le serpent, dangereux autant que possible. Appelle les chiens; qu'ils ne viennent pas avec moi! Le jeune garçon partit avec répugnance et remonta lentement vers le plateau, tandis que Nicolas descendait rapidement à la vallée. Le soleil éteignait ses feux à l'horizon et les brumes du crépuscule se traînaient déjà dans les gorges de la montagne. Le trappeur atteignit une piste fraîche. Il s'y arrêta un moment, inspecta sa carabine et son équipement, serra sa ceinture et reprit sa marche comme un homme qui a pris un grand parti. Ses allures fermes et sûres prouvaient que la contrée lui était familière. --Je sais à peu près où ils iront, se disait-il; étant à cheval, ils seront obligés de longer les sinuosités de la vallée. Mais je trouverai un chemin plus court. Cessant alors de suivre les ondulations du terrain, il coupa droit à travers l'éperon de la montagne. Pendant deux heures, il parcourut un pays, tantôt montueux, tantôt marécageux et inaccessible aux pieds inexpérimentés; au bout de ce temps, il était au terme de son excursion. C'était un vallon entre deux montagnes et arrosé par un petit tributaire de la branche orientale de la Saskatchaouane. Sur la rive sud s'étendait une passe étroite à demi masquée par des rochers et des buissons. Cette passe menait aux prairies de la Saskatchaouane et aux territoires de chasses des Pieds-noirs. Deux cavaliers ne pouvaient marcher de front dans ce sentier. D'après les calculs du trappeur Nicolas, les Indiens et le prisonnier devaient passer là pour se rendre à leur village. Il résolut de se poster près de l'eau, et de les attendre, car il espérait qu'en arrivant, ils abreuveraient leurs chevaux et peut-être feraient une halte avant de se remettre en route. Une grosse roche couverte de mousse et entourée de halliers épais de mesquites se dressait sur la rive. Nicolas se blottit derrière. La nuit devenait plus noire. Les chaînes de montagnes s'abîmaient dans ses plis épais. Le val ressemblait à un temple désert dont les passes et les défilés étaient les ailes mystérieuses; les rochers abrupts, les murs rongés par le temps, et le ciel sans étoiles, le dôme immense. La prévision du chasseur se réalisa. Un piétinement de chevaux, assourdi, lointain d'abord, clair et plus rapproché ensuite, se fit bientôt entendre. Les scènes et les incidents de la vie du désert n'affectent pas les nerfs d'un trappeur aguerri, comme ceux de l'homme sortant des établissements civilisés. Aussi, Nicolas reçut-il avec son calme habituel ces signes de l'arrivée des sauvages. Dans certaines circonstances sang-froid vaut bravoure. Il permet de saisir tous les avantages et d'en profiter. Pénétrant dans le vallon, les sauvages marchèrent à la rivière qu'ils traversèrent immédiatement. Ce mouvement les conduisit tout près de la retraite que s'était choisie le trappeur. Ils échangèrent ensuite quelques mots dans leur idiome, mirent pied à terre, et firent boire leurs chevaux en les tenant par la bride. Effrayé de quelque objet insolite, l'animal que montait le prisonnier recula jusque vers le fourré de mesquites où se tenait tapi Nicolas. Le guerrier aux sept plumes, qui était le chef du parti, fit peu attention à ce détail; toute tentative d'évasion de ce côté semblait du reste complètement inutile, car nul, si audacieux qu'il fût n'aurait osé pousser un cheval sur cette montée rocheuse, presque perpendiculaire. Pour le trappeur c'était, toutefois, un moment propice. La providence favorisait apparemment ses intentions. Les Indiens se tenaient toujours immobiles près de la rivière. Débuchant à demi de sa cachette et tirant de sa gaine un couteau bien affilé, Nicolas se disposa à exécuter son hardi projet. Un tressaillement, une exclamation pouvait le trahir. Il imita le sifflement du serpent. Le captif tourna légèrement la tête, Nicolas saisit,--qu'on nous pardonne l'expression,--l'occasion aux cheveux. --Trappeur, souffla-t-il tout bas, un ami est là, soyez sur vos gardes! Si faiblement que fussent dits ces mots, ils arrivèrent aux oreilles du prisonnier qui dressa soudain la tête et regarda autour de lui. --Chut! ajouta Nicolas, sortant du buisson. Le captif l'aperçut. Mais il comprima l'émotion que cette apparition imprévue avait soulevée en lui. Les dangers incessants qui environnent un trappeur du Nord lui ont appris à sentir et à réfléchir promptement... Nicolas coupa les lanières qui assujettissaient le captif à son cheval, puis, tranchant les liens mis à ses poignets, il lui plaça entre les mains une paire de pistolets. Tout cela se fit avec une rapidité et une dextérité dont les lourds habitants des villes ne peuvent se faire une idée exacte. Un novice eût certainement échoué, mais l'habitude et l'adresse aplanissent la surface rugueuse des impossibilités apparentes. Nicolas se retira ensuite derrière la roche et l'autre trappeur, se coulant sans bruit à bas du cheval, le suivit. Aussitôt le cri de guerre des Pieds-noirs retentit dans le vallon. --Maintenant, étranger, en avant! escaladons cette montagne. Tenez-vous près de moi et je vous garantis que nous ferons faire plus d'une culbute à ces damnés païens. Feu, quand vous trouverez une chance! Mais ne gaspillez pas votre plomb! Et là-dessus Nicolas s'élança sur les rochers avec l'agilité d'une antilope. --Mes membres sont pas mal engourdis, mais n'ayez pas peur, dit l'autre, j'en ferai bon usage. Les Pieds-noirs les poursuivaient en hurlant de désappointement. Par bonheur, les fugitifs avaient un peu d'avance. Et comme ils étaient rompus aux vicissitudes de l'existence et aux périls du Far-west ils n'appréhendaient guère de tomber entre les mains de leurs ennemis. Les Indiens envoyèrent plusieurs coups de fusil, mais sans les atteindre. En dix minutes nos fuyards furent au sommet de la montagne. Ils respirèrent un moment, et Nicolas rouvrit la marche en conduisant son compagnon vers une partie plus accessible de cette contrée. III LA PORTE DU DIABLE Nicolas désirait vivement voir le visage de son compagnon; mais l'obscurité l'empêchait de distinguer ses traits. Ce ne fut qu'à une heure avancée, quand la lune se leva, qu'il put se satisfaire à cet égard. Un examen plus attentif de l'individu le confirma dans son idée première. C'était le type du franc-trappeur nomade, sur lequel les moeurs indiennes avaient fortement déteint. Il était sans doute adonné aux habitudes de cette race, car il avait sur la vie des principes faciles, et un mépris cordial pour les gens en dehors de sa profession. La physionomie qu'il offrit à Nicolas, éclairée par les premiers rayons de la lune, n'était pas propre à attirer l'amitié ou à assurer la confiance. Il avait les yeux enfoncés, et d'une expression sinistre. Son front était bas, contracté par un froncement perpétuel. Un nez épaté et aplati, surmontait sa bouche, démesurément fendue, comme celle d'un animal carnassier. Le menton était court, le cou gros, les épaules larges. La vétusté et l'usure avaient rongé ses vêtements d'étoffe grossière. Pour compléter ce vilain portrait, le trappeur louchait. Nicolas se dit dans son for intime que sa dernière aventure n'avait pas ajouté une acquisition importante au nombre de ses amis. Bref, il n'était pas content de celui qu'il venait de sauver; car si ce dernier ne payait pas de mine, il ne séduisait pas plus par son langage. Il avait la parole sèche, cassante. Ses phrases partaient comme les décharges d'une catapulte ou d'une batterie. De plus il les accentuait d'un certain grognement rien moins que plaisant. Dans la rapidité de leur fuite, au milieu des ténèbres, Nicolas s'était écarté de la route qu'il avait l'intention de prendre. Il se trouvait alors sur une éminence, entourée par un paysage d'un caractère sauvage et pittoresque. Jetant les yeux à l'est, il lui sembla apercevoir les ruines d'une grande cité. L'apparition était produite par de longs et énormes amas de rochers, empilés les uns sur les autres, découpés en forme de murailles, de tours chancelantes et de colonnes brisées. Cette ville fantastique couvrait les flancs et le sommet d'une montagne, et s'étendait à perte de vue dans les profondeurs d'une sombre vallée. Jamais, dans toutes ses excursions, le trappeur n'avait vu un spectacle plus digne d'attention. Il le contemplait avec émerveillement quand son compagnon lui dit: --Une chique, hein, étranger? Nicolas tourna la tête et rencontra le regard lourd du quémandeur. --Vous avez faim d'un morceau de tabac, pas de gêne, je puis vous satisfaire, quoique je n'en use pas fort moi-même, dit-il. Mais vous vous étiez fourré dans une maudite petite difficulté, n'est-il pas vrai? --Difficulté! peuh! ce n'est pas pour la première fois, étranger, ni pour la dernière, j'espère. C'est plein d'accidents comme ça, dans ce pays-ci. On s'habitue à tout, après un bout de temps, vous savez? Le franc-trappeur s'arrêta, mordit à pleines dents dans la torquette[11] que lui présentait Nicolas, puis roulant, avec la langue, la masse narcotique contre la joue droite, il ajouta: --Vous avez l'air de regarder ce tas de rochers. Nous l'appelons la Ville hantée. [Note 11: Torquette de tabac. Tabac pressé et roulé en forme de corde pour en diminuer le volume.] --Nous? qui? demanda Nicolas. Après un instant d'hésitation, l'inconnu balbutia: --Eh! nous, francs-trappeurs donc! --Je ne savais pas, répliqua Nicolas, que certaines gens tendaient des trappes dans les rochers. Généralement je place les miennes dans les vallées ou sur le bord des ruisseaux et des lacs. --Oh! sans doute. Mais quand on est dans le voisinage de pareils amas de roches, on ne peut s'empêcher de les voir. En tout cas c'est un lieu mal famé. Nous autres nous le tenons à distance. Des trappeurs et chasseurs isolés ont disparu dans les environs de la Ville hantée. Nicolas branla la tête en signe d'incrédulité, tandis que son interlocuteur poursuivait: --On y entend des bruits comme le grondement du canon. Les Indiens disent que l'esprit du tonnerre vit ici. J'y ai moi-même senti des commotions souterraines. Un peu plus loin s'étend une vallée, la vallée du Trappeur perdu. Nous l'appelons la vallée du Trappeur, par abréviation. --Qui a donné les noms à ces localités? interrogea Nicolas, fixant sur son compagnon un regard pénétrant. --Toute place doit avoir un nom, vous savez, répliqua l'autre d'un ton embarrassé. Une circonstance fait nommer cette place-ci, une autre celle-là. J'ai appris à les connaître, parce que plus d'une fois j'ai campé à la rivière aux Loutres, qui n'est pas à plus de quatre ou cinq milles d'ici. Mais vous-même, étranger, est-ce que vous n'avez pas aussi un nom? Et à son tour, il toisa Nicolas. --Vous avez raison, monsieur, répondit celui-ci. Des noms, j'en ai eu en masse, et je n'ai pas honte de les dire, ô Dieu, non! D'après leurs notions païennes, les Indiens m'appellent Ténébreux, supposant que je suis artificieux, ce qui est une erreur de leur jugement. Le fait est que je ne suis ni sombre, ni profond, mais transparent comme l'onde du ruisseau, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais pour avoir double face, double conscience, nenni. Je ne porte pas deux visages, je n'en ai jamais porté, ô Dieu, non! Nicolas reprit longue haleine et soupira lentement de l'air d'un homme qui sent qu'on lui a fait une injustice. --Ténébreux! s'écria l'autre avec un sourire moqueur. Vous n'en avez pas la mine. Mais quel est votre nom blanc? Je me soucie peu de titres rouges. --Il y a bien un nom duquel on avait l'habitude de m'appeler, mais depuis qu'il est tombé au bout de la langue de ceux qui grouillent dans les établissements[12], et qu'il a fait causer une quantité d'oisifs qui ne savent rien du tout, je n'ai plus de goût à le mentionner aux étrangers. La vérité est que ces fainéants m'ont flanqué dans les papiers publics et que je n'aime pas du tout ça. Je vous leur soulèverai une maudite petite difficulté, si jamais je vais jusqu'à leurs villes. Mille castors, je ne m'attendais pas à cette méchanceté. Je supposais qu'on me laisserait vivre et mourir en paix sur les prairies, avec mon fusil et mes attrapes à mon côté, mes chiens et chevaux autour de moi. Mais nous ne sommes sûrs de rien dans ce monde--rien que des difficultés. Celles-là on peut y compter avec certitude. On m'a touché à un endroit sensible en me faisant imprimer et en doutant des traditions de ma famille, ô Dieu, oui[13]! [Note 12: Les trappeurs appellent établissements les lieux habités par les civilisés, c'est-à-dire nos villes, villages, etc.] [Note 13: Voir _les Pieds-Noirs_.--Michel Lévy frères, éditeur.] --Diable, interrompit l'autre, si vous y allez comme ça, autant vaut nous en tenir là, vous n'arriverez jamais à ma question. Quant aux impressions et bêtises de cette espèce, je m'en moque comme d'un vieux mocassin; d'ailleurs je ne suis pas si sot que de savoir lire. --Moi, je suis modeste de ma nature, quoique j'aie bien mes petites particularités, reprit Nicolas. Tout ce que je désire, c'est qu'on me laisse tranquille. Puis il coucha sa carabine à terre et ajouta emphatiquement: --Oui, Nick Whiffles désire qu'on le laisse tranquille, dire ses histoires, faire ses plaisanteries, vivre de sa vie propre à sa propre manière, ô Dieu, oui! Le franc-trappeur recula un peu, mâcha violemment sa chique, examina Nick des pieds à la tête, et dit d'une voix qu'épaississait le jus de tabac: --Vous, Nick Whiffles! ah! oui; ça m'en a l'air! --Qu'est-ce que vous entendez par là? demanda sèchement Nick. --J'entends que je ne suis pas tout à fait un dindon, répliqua le trappeur avec une grimace. --Je ne vous comprends pas précisément. Soyez un peu plus clair si ce n'est pas trop de peine, continua tranquillement Nick. --Eh! ne me jetez pas de poussière aux yeux si vous ne voulez pas que je louche! fut-il riposté avec un sang-froid provocateur. --Je n'aime pas qu'un homme commence ma connaissance par douter de ma parole, répliqua aigrement Nick. Si vous ne pouvez croire celui qui vous dit son nom, vous devez être un homme sans foi, et m'est avis que nous ne pouvons plus suivre le même chemin. Je ne suis pas querelleur, mais je veux que l'on me croie quand je dis la simple vérité. Je ne suis pas fier de mon nom, ô Dieu, non! et pour les raisons que j'ai données, j'aimerais bien à le perdre[14]. Mais si vous suspectez ma véracité, je crains qu'une diablesse de difficulté ne s'élève entre nous. [Note 14: On sait que les Anglais désignent volontiers le diable sous le nom de _Nick, Old Nick_, etc.] --Ah! ah! vous menacez! Vous voudriez me pincer, n'est-ce pas? Très-bon, M. Ténébreux, je vas vous donner une leçon de savoir-vivre. Huh! Le trappeur couronna sa remarque d'un grognement qui eût honoré un ours gris. --Avant d'aller plus loin, j'aimerais à avoir une sorte de manche pour vous empoigner, dit Nick. --Qu'est-ce que ça? --Votre nom, si vous aimez mieux. --Prenez Jack Wiley et empoignez-moi par là; mais doucement, mon compère, car il y a du verre en moi, et je casse quand on me manie trop rudement. --Verre et bronze aussi, s'écria Nick. --A votre aise. Quant aux sobriquets indiens, ils ne m'ont pas plus fait défaut qu'aux autres trappeurs dans le pays. Il y en a qui m'appellent le Veau-médecin. --J'aimerais assez à l'entendre geindre, monsieur. --Une tribu m'appelle Deux-cents-chevaux, parce qu'en une seule nuit, je lui ai volé autant de ces animaux. Laissons-là; je ne me sens pas disposé à me quereller avec un homme qui m'a rendu de bons services, quand même il essaierait de me blaguer un peu. --Soit; mais si les choses ne s'étaient pas passées comme ça entre nous, je vous ferais croire que la lune est composée de bosses de bison et qu'on en peut rôtir une tranche au bout d'un bâton. Mais allons, Jack Wiley, suivons cette crête. --Cette crête! non. Elle nous conduirait trop près de la Ville des sorciers, repartit Wiley. --Voilà bien une notion indienne, mais les blancs ne devraient pas avoir des idées aussi puériles. J'ai entendu parler de cette prétendue ville. Son surnaturel est aussi naturel que moi, je le jurerais, oui bien, votre serviteur! --Je ne prétends pas être plus sage que mes voisins et ne parlerai que pour mon compte. Aussi je vous le dis: je me tiendrai à l'écart de la Vallée du Trappeur. On assure que ceux qui y sont entrés n'en sont jamais sortis et que jamais, non plus, on n'en a entendu parler. Les Indiens pensent que la localité est hantée par un mauvais esprit et que tous les gens qui y mettent le pied ne peuvent plus l'en retirer. Ils sont obligés d'y rôder jusqu'à la fin de leurs jours... Vous n'avez pas besoin de secouer la tête, je vous dis qu'on les y a vus, M. Ténébreux. --Bon, je ne vous disputerai pas sur ce, point, quoique je n'aie jamais songé à trouver quelque chose de pire que moi, partout où je vais. Je n'ai, du reste, jamais pu voir d'esprits moi-même; mais j'ai eu une nièce qui pouvait les voir par légions, au bénéfice de ses amoureux, vous comprenez? sans doute vous avez entendu parler de ma famille. Il y a eu mon grand-père, le voyageur, et mon oncle, l'historien, qui étaient des gaillards extraordinaires dans leurs branches d'affaires. Je sais bien qu'il y a des gens qui ont glosé et ri sous cape quand j'ai parlé des exploits de mon grand-père le voyageur, et de mon oncle l'historien, mais ça ne fait rien de rien, oui bien, je le jure, votre serviteur! En jasant ainsi, les voyageurs finirent par atteindre une hauteur d'où leur vue dominait complètement la Ville hantée, dont les murailles granitiques avaient une apparence sépulcrale à la clarté terne et blafarde de la lune. --Voyez-vous là, en bas? dit Jack en étendant la main. --Où? --Où ces rochers sont amoncelés. Eh bien, c'est l'entrée de la Vallée du Trappeur perdu. On l'appelle la Porte du Diable. Ayant, comme je vous l'ai dit, chassé à la rivière aux Loutres, aux sources du Castor et au Rocher noir, j'ai recueilli ces histoires de l'un, de l'autre, en faisant mes affaires. --Vous prenez plus intérêt à ces niaiseries que moi. Qu'on me donne un bon territoire pour trapper ou chasser et je ferai un pied-de-nez aux superstitions des Indiens et des blancs ignorants. Nick s'interrompit soudain et ajouta d'un ton différent; --Regardez parmi les rochers, Jack, n'est-ce pas un de vos fantômes? --Où ça? où ça? demanda Wiley. --Ne le voyez-vous pas qui remue, là, à gauche? --Oui, c'est vrai, répliqua précipitamment le trappeur. Il vaudrait mieux ne pas approcher, de peur... --Vous irez où il vous plaira, M. Deux-cents-chevaux, mais mes yeux m'ont été donnés pour mon service et je les utiliserai, interrompit Nicolas. Ce qui avait sollicité l'attention de Nick, c'étaient plusieurs personnes glissant, en un seul rang, le long des rochers. Elles n'étaient pas tellement éloignées qu'il ne pût les voir distinctement. A leurs vêtements et à leur démarche, on pouvait les prendre pour des blancs, mais il eût peut-être été imprudent de l'affirmer. Nicolas les compta. Ils étaient cinq, et le plus avancé avait la taille ceinte d'une écharpe rouge. Leurs armes reluisaient au clair de lune. Aussitôt, Whiffles se rappela la scène du petit bassin, alors qu'il cherchait à découvrir qui lui avait volé ses pièges. Tout son esprit se tint en éveil. Il épia avec un intérêt indescriptible la marche des cinq personnages, tandis que Wiley demeurait silencieux à son côté; mais en suivant anxieusement la direction de ses regards. Les cinq individus descendirent au fond de la vallée et disparurent près de la Porte du Diable. --Que pensez-vous de ça? fit brusquement Wiley. --Il n'est pas rare de voir des trappeurs dans cette partie du pays, répliqua soucieusement Nicolas. --Oui, mais pas comme ceux-là--pas comme ceux-là! murmura Wiley. Et il poursuivait d'un ton grave: --Je vas vous donner un avis, étranger: Evitez la Vallée du Trappeur, la ville des Rochers et la contrée environnante; évitez-les comme vous éviteriez un parti des Pieds-Noirs, ou la peste. --Merci, Jack Wiley, merci! Je n'ai peur ni des hommes, ni des fantômes. Pendant bien des années, j'ai parcouru bois, montagnes et prairies, et il n'y a pas un endroit que je redoute plus qu'un autre. Tout coin de terre ou d'eau, entre la baie d'Hudson et la rivière Colombia m'est égal. Je connais le repaire du loup, de l'ours, de la panthère et des animaux destructeurs de cette région, tout aussi bien que les villages, pistes, campements et territoires de chasse de ces damnés serpents rouges. Et moi, Nick Wiffles, je vais ça et là, où bon me semble, en homme qui sait son chemin, et l'étendue des forces que le créateur de de toutes choses lui a données, oui bien, je le jure, votre serviteur! Le brave chasseur prononça ces paroles avec la bonhomie, moitié sérieuse, moitié joviale, qui lui était habituelle, et, jetant sa carabine sur son épaule, il reprit fermement sa marche en homme qui a foi en son jugement, en sa prévoyance. IV LE CHASSEUR NOIR Après avoir atteint le plateau, le jeune garçon--Sébastien Delaunay--pénétra dans une petite hutte cachée dans un bouquet de cotonniers. Les chiens le suivirent, mais en se retournant de temps à autre sous la direction que leur maître avait prise. Au centre de la hutte flambait un bon feu de branchages. Sébastien s'assit auprès. Pendant quelques instants il s'occupa à empenner des flèches, tandis que Maraudeur et Infortune, étendus à ses pieds, l'observaient en silence, d'un air somnolent, les yeux à demi clos. Toutefois, bientôt fatigué de son travail, il décrocha un grand arc indien, pendu à la paroi de la hutte, et, après l'avoir bandé avec soin, il jeta un carquois sur ses épaules et se dirigea vers le lieu d'où il s'était séparé du trappeur. Il faisait sombre; mais les chiens, saisissant la piste de leur maître, partirent devant Sébastien et le guidèrent à la vallée. Comme une sentinelle vigilante, jusqu'à ce que la lune se levât, il inspecta minutieusement le terrain en parlant quelquefois aux chiens et en réfléchissant parfois aussi. Tout-à-coup Maraudeur s'arrêta court, dressa ses oreilles et pointa son nez vers le fond de la vallée qu'argentaient faiblement les rayons de la lune. Son compagnon à quatre pattes gronda, tressaillit. Il se serait précipité en bas de la montagne si Sébastien ne l'eût retenu. L'adolescent connaissait assez les habitudes du chien pour savoir que les siens avaient vu ou senti un homme ou un animal. Mais, vainement s'efforça-t-il de découvrir quelque nouvel être vivant. Un groupe d'arbres nains, un peu plus bas, près du lit de la vallée, offrait un point d'observation meilleur et plus sûr; il y descendit. Aussitôt, il reconnut l'avantage de son mouvement; car, en dirigeant ses regards au sud, il aperçut un individu qui approchait. C'était un blanc, mais pas Nicolas. Sa taille, ses vêtements l'indiquaient. Sébastien se prit à l'examiner. A l'élasticité de sa démarche, à la flexibilité de ses membres on jugeait qu'il était jeune. Il portait un habillement tout noir, différant matériellement par la coupe de ceux des trappeurs, mais prouvant peut-être que son propriétaire arrivait récemment des pays civilisés. Il était impossible de distinguer les traits de cet homme. Ses armes consistaient en un fusil à deux coups passé derrière l'épaule. L'indispensable couteau de chasse et des pistolets pendaient à sa ceinture de cuir uni. Quoique seul et au coeur d'un pays sauvage, le jeune chasseur (ainsi le désignerons-nous) paraissait brave et sûr de lui. C'est au moins ce que pensa Sébastien, dont l'attention fut appelée d'un autre côté par Maraudeur, qui aboya, bondit, et parut décidé à s'élancer dans la vallée. Sébastien eut quelque peine à le calmer et tâcha de saisir la cause de cette nouvelle excitation. Mais il fut assez désagréablement surpris en remarquant, à une courte distance, trois hommes mal vêtus qui sournoisement longeaient aussi le vallon. Leur aspect parlait du trappeur nomade et de l'Indien farouche et pillard. Ils cheminaient en silence. A leur vue Sébastien trembla; son visage se couvrit de pâleur. Se couchant entre les deux chiens, et arrondissant son bras autour du cou de chacun d'eux, il considéra ces gens, en retenant son haleine et comme dominé par l'incertitude et l'effroi. La vaillantise et la gaîté du jeune garçon s'étaient évanouies. Ses craintes, cependant, ne semblaient pas le résultat d'une vile lâcheté, mais bien d'une horreur soudaine inspirée par quelque puissance formidable et mystérieuse. Frissonnant, Sébastien, jeta un regard vers le jeune chasseur: il avait fait halte et apprêté son fusil. Les trois individus et lui s'étaient découverts au même instant. Qu'allaient-ils faire? La rencontre serait-elle amicale? Sébastien Delaunay ne le supposait pas. Le chasseur noir semblait avoir aussi ses doutes. De vrai, les autres avaient l'air de blancs et de francs trappeurs; mais leur extérieur était plus sauvage que celui des indigènes eux-mêmes. Nous sommes facilement accessibles au soupçon; parfois, l'intuition nous désigne qui nous devons fuir et qui nous devons rechercher. Celui qui marchait en tête de ces êtres hybrides, ayant lancé une oeillade au chasseur noir, ôta un fantastique casque de peau, orné d'une queue de renard, et, après avoir passé dans ses cheveux hérissés une main qu'on eût pu prendre pour la patte d'un volverenne, il hurla comme un Indien. Son salut resta sans réponse. --Ohé! ohé! dit-il, voilà mon mangeux de lard. --Pas plus mangeux de lard que vous, répliqua froidement le chasseur. --Point d'impudence, mon garçon. Nous autres, on est né sur les prairies, moitié ours-gris, moitié panthère, moitié Français et moitié Indien. Huh! houh! Le chasseur noir releva son arme et appuya son index sur la détente. --Je suis d'humeur paisible, dit-il; je ne me mêle pas des affaires d'autrui, et je réclame le privilège d'être laissé tranquille. Mais les fanfaronnades et les grands airs ne me font pas peur, sachez-le. Si je désire demeurer en paix avec tous, blancs, rouges ou métis, je ne souffre pas les insultes. Un des trappeurs grogna comme un ours, tandis qu'un second hurlait comme un loup et que le troisième imitait le chant perçant du coq. Le naturel du jeune homme était évidemment paisible. --Si, dit-il, vous croyez qu'il convient d'aborder de cette manière un étranger et un blanc, je me permettrai de différer d'opinion avec vous. Votre conduite est grossière, injurieuse; je m'éloigne. --Pas si vite mon garçon, nous avons affaire à vous. Et l'interlocuteur marcha sur le chasseur noir d'un air insolent. --Arrière, ne m'approchez pas! dit celui-ci en le couchant en joue. Sébastien Delaunay fixait sur cette scène des regards avides. Il n'avait pas changé de posture. Il était encore étendu entre ses chiens, les mains placées sur leur gueule. Pas un mot, pas un mouvement de ce qui se faisait ne lui avait échappé. --Peut-être ne saviez-vous pas, morveux, que je m'appelle l'Ours-gris? Je suis la mort pour tout gibier à quatre ou à deux pattes qui ose se poser sur mon chemin. A bas ce fusil d'enfant, et nous allons régler votre affaire! Le jeune homme haussa les épaules. --Merci, je saurai prendre soin de ma personne. Je ne me fie pas à des coquins de votre sorte, et ne suis pas homme à me laisser intimider et peut-être piller avec impunité. L'Ours-gris gronda d'une façon menaçante. La méchanceté naturelle de son caractère s'éveillait. --Étranger, avez-vous jamais entendu parler de Bill Brace[15], dit-il, d'une voix où la colère perçait déjà? [Note 15: Autrement dit _Guillaume le roide_.] --Il se peut, mais je ne me rappelle pas, répondit froidement le chasseur. --C'est moi qui suis Bill Brace, ajouta l'autre. --Peut-être me ferez-vous l'honneur de me présenter vos compagnons? fît le jeune homme d'un ton moqueur. --Vous les connaîtrez bien assez vite, c'est moi qui vous le dis. Ce gaillard-là qui peut dévorer une mule crue à son déjeûner, eh bien, c'est Ben Joice; et cet autre qui vous avale une pinte de whiskey sec d'un coup, c'est Zene Beck. Je ne pense pas que vous alliez jamais dire nos noms à l'un des postes de la compagnie de la baie d'Hudson, ou aux établissements. Il y avait quelque chose de particulièrement sinistre dans la manière dont il prononça cette dernière phrase. Les muscles de son visage se déprimèrent et une perversité opiniâtre apparut dans tous ses traits. La vanité de la force physique le rendait insolent. Bill Brace croyait à l'invincibilité de ses nerfs. Déréglé par inclination et habitude, vicieux et agressif par nature, il avait besoin de cette correction qui dompte le scélérat et humilie le brutal. --Dites-moi quels sont vos desseins et je saurai mieux quoi faire, fit le chasseur noir. Si votre intention est de me dépouiller, je ne suis pas disposé à le permettre. J'ai déjà vu des gens de votre calibre. La plupart se sont montrés paisibles, et je puis vous assurer que ceux qui se sont comportés autrement n'ont rien gagné. --A bas votre arme! vociféra Bill Brace. --Oui, à bas les armes! répéta Ben Joice. --A bas ton fusil! appuya Zene Beck. Le chasseur redressa sa taille et de douce qu'était sa physionomie, elle devint ferme, presque dure. Une main sur le manche d'un formidable _bowie-knife_[16], Bill Brace avança le pied droit. [Note 16: On sait que c'est le terrible couteau américain.] --Prenez garde, misérables! cria le chasseur, avec un coup d'oeil rapide à la batterie de son fusil; vous êtes trois contre un, mais le premier de vous qui fait un mouvement, je le tue comme un chien. Je vous tiens pour vagabonds et bandits;... cependant, pas pour des lâches. S'il en est un parmi vous qui veuille se mesurer avec moi, à la carabine, au pistolet, au couteau, ou aux armes que la nature nous a données, je suis son homme. Bill Brace haussa ses épaules herculéennes, et sourit dédaigneusement, mais plutôt de rage que de bon coeur. --Vous criez bien haut, mon petit, mais je vas vous donnez une fière leçon, grommela-t-il entre ses dents. En disant ces mots, il s'appuyait sur le canon de son fusil dont la crosse reposait à terre. Jamais face horrible ne s'était empreinte d'un cachet plus diabolique. Vivant loin de la contrainte des lois civiles, débarrassé de toutes les formalités et conventions de la société, suivant à sa guise les impulsions d'une nature désordonnée, flattant ses appétits sauvages, singeant les moeurs des Indiens--leurs vices et non leurs vertus--avec une confiance entière en sa puissance musculaire, Bill Brace était devenu le type de la bestialité humaine, si je puis m'exprimer ainsi. Imposer comme loi sa volonté aux autres, telle était son ambition et même sa devise. Quoique d'une taille plus haute, le chasseur noir était d'une constitution plus grêle. Il avait plus d'harmonie dans les formes, mais moins de vigueur apparente. Son extérieur indiquait le sang-froid et cependant la souplesse. En général il ne semblait pas capable de soutenir une lutte corps à corps avec son adversaire. Néanmoins, Sébastien observa qu'il était calme, qu'il ne manifestait aucun de ces signes de trépidation qui accompagnent ordinairement la peur ou la colère. --L'entendez-vous, Ben Joice et Zene Beck? Ce blanc-bec, ce mangeux de lard[17] qui prétend répondre par toutes armes à Bill Brace, depuis ses poings, jusqu'à une espingole. [Note 17: Les Anglo-américains ont donné aux Canadiens-français le sobriquet de _mangeux de lard_.] Dans un paroxysme de dédain comique, mais inexprimable, Brace enleva son casque par la queue de renard qui le surmontait, le lança contre le sol en le foula aux pieds, tandis que ses camarades témoignaient chaleureusement de leur admiration; l'un en sifflant à travers deux de ses doigte fourrés dans sa bouche, l'autre en se tordant dans un éclat de rire convulsif. Le chasseur noir se tenait parfaitement tranquille, et toujours prêt à faire feu. --Buveux-de-lait, j'accepte le défi! hé! hé! ho! ho! songez-y mes gars, il veux amorcer Bill Brace le mangeux de chats sauvages, le grand ogre de la Saskatchaouane. Puis au jeune homme: --Voyons, dites-nous comment vous voulez quitter le monde et que ça soit fait tout de suite. Est-ce avec le plomb, l'acier ou les griffes de l'ours-gris qui sont mes armes naturelles, comme vous les appelez? --Nous commencerons avec les armes de la nature; puis, si vous n'êtes pas satisfait, le couteau décidera qui doit être enseveli dans la vallée. --Quant à cela, je puis vous le dire d'avance. Nous ne prenons pas la peine d'enterrer les gens. Les loups servent de croque-morts, dans les montagnes. Ils ont bientôt fait, et l'on n'a rien à payer pour la fosse et le service. Mais nous gaspillons un temps précieux. Hâtez-vous de dire vos prières et que je vous avale! --Doucement, doucement, fit le chasseur noir. Écoutez les conditions du duel: Vos armes et celles de vos amis seront déposées près de ce bouquet de pins; puis vos camarades se retireront là-bas, derrière le rocher et resteront spectateurs passifs du combat. Quant à moi, je placerai mes armes derrière cet arbre à gauche, afin de pouvoir les saisir aisément en cas de trahison ou de mauvaise foi. Brace objecta d'abord à cette proposition, mais finalement il y consentit, et les armes furent, au bout de quelque temps, mises aux lieux indiqués par le chasseur. Sébastien avait peine à contenir ses chiens, car ces armes avaient été posées à cinq ou six pas de sa cachette. Maraudeur se révolta un peu à l'approche de Brace, et Infortune grogna sourdement. Mais le bruit ne fut pas remarqué. Beck et Joice se retirèrent à l'endroit désigné. Sans perdre une seconde, Bill Brace se dépouilla de sa casaque de chasse, en homme pressé d'en finir tandis que son antagoniste quittait flegmatiquement son pourpoint noir au pied d'un cotonnier, et desserrait sa ceinture. La charpente osseuse et solidement attachée du premier formait un contraste frappant avec les proportions symétriques, quelque peu délicates du second. Si Bill Brace pesait au moins cent quatre-vingts livres, le chasseur en pesait cent quarante au plus. --Étranger, fît Brace, vous ne feriez peut-être pas mal de me dire votre nom avant que je ne vous dévore, car il se peut qu'un de vos amis désire couvrir d'une tombe vos os, quand on saura comment vous êtes mort... --Si vous ou vos coupe-gorge m'assassinez, un individu du nom de Pathaway manquera dans les montagnes. Êtes-vous prêt, Bill Brace? --Tout prêt! répondit Brace. --Venez donc et attrapez ce que vous méritez! Le jeune homme porta alors en avant son pied et son bras droit, puis le pied et le bras gauche, et fit face à son ennemi. Ensuite il retira son bras droit en le courbant comme un arc et étendit encore le poing gauche, en ayant les yeux fixés sur ceux de Brace, qui arrivait avec grand fracas, et se proposait de réduire son adversaire par la seule force du poignet. L'insulteur projeta, ramena sa main droite et reçut, en pleine bouche, la gauche de Pathaway. Ce début suffît à faire voir que le dernier connaissait l'art de se défendre, tandis que l'autre l'ignorait. --Ce gamin t'a tiré le premier sang; attention, Bill! épia Joice. Surpris de la riposte, Brace avait reculé. Alors il remarqua que sa barbe changeait de couleur et passait du noir au rouge. --Repos! exclama Joice. A la seconde passe, Brace prit plus de précautions. Son but était de terminer l'affaire d'un seul coup. Mais pendant ce temps, Pathaway lui allongeait un croc-en-jambe et le faisait choir sur le sol. Joice et Beck saluèrent cet événement par un rire bruyant; ils pensaient que leur champion se ménageait afin de s'en tirer avec plus d'honneur, quand il aurait joué assez longtemps avec le petit, pour l'éreinter d'un coup. --Debout, Bill! Pourquoi diable te vautrer comme ça? dit Joice. --Oh! c'est un fier matois! glissa Beck. --Oui, reprit l'autre. Il va le démolir en gros, car il n'aime pas le détail, Bill. Un double éclat de rire couronna cette lourde saillie. La fureur avait enflammé Bill Brace. 11 s'élança sur Pathaway, en mugissant comme un taureau. Il frappait à droite et à gauche. Ses bras s'agitaient comme des fléaux, battaient l'air et jamais n'atteignaient son antagoniste, qui bondissait tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, plantant son poing où il lui plaisait. --Repos! dit encore Joice. Bill Brace ne demandait pas mieux. Il darda sur son jeune adversaire ses prunelles injectées de sang et rugit comme une bête fauve blessée. Pathaway, lui, n'avait rien perdu de son flegme. Les bras croisés sur la poitrine, il soutenait, sans sourciller, les regards ardents du trappeur. Instinctivement Ben Joice et Zene Beck se rapprochèrent. Ils commençaient à prendre un vif intérêt à cette lutte. Sébastien aussi, entraîné par l'excitation, se leva pour mieux voir; et les chiens eux-mûmes se dressèrent sur leurs hanches. Brace, haletant comme une machine à vapeur, proféra un horrible juron et se rua contre le chasseur qui, glissant agilement sous le bras du bandit, lui asséna un coup formidable au-dessous de l'oreille droite. Le blessé fléchit comme un boeuf à l'abattoir et roula à terre. Mais, bientôt relevé, il revint à la charge avec une furie et une violence terribles. C'est alors que le chasseur noir déploya ses étonnantes ressources de pugiliste. Parant les coups avec adresse, il les portait avec une dextérité et une vigueur qui jamais ne faisaient défaut. Le visage du trappeur ne fut bientôt plus qu'une masse de chairs pantelantes et saignantes. Il tombait à tout instant, et se remuait déjà avec difficulté, lorsque Pathaway l'acheva par un coup sous le menton. Bill Brace roula sur le sol. --Ainsi je punis l'impudence, dit le chasseur. Puis, se tournant vers Joice et Beck: --A qui le tour? ajouta-t-il. Brace recouvrait ses sens. Il essaya de se mettre sur pied, en hurlant d'impuissantes imprécations. Mais, trop faible pour se tenir debout, il retomba avec une telle faiblesse que toutes les jointures de son corps en craquèrent. Cédant alors à une rage indicible, il s'écria: --Vos couteaux, camarades! Hachez-moi ce gredin en chair à pâté. C'est le diable!--le diable en personne, Ben Joice. Sers-lui du baume d'acier, Zene Beck, et je serai ton débiteur pour la vie. Prompt comme la pensée, Pathaway passa la main derrière son cou et en tira une de ces armes terribles qui portent le nom du célèbre combattant texien,--Bowie le brave, l'intrépide, l'audacieux! La lame brillante étincela et réfléchit les rayons de la lune comme les facettes d'un diamant: Joice et Beck sortirent de leurs mitasses des armes semblables, et ils se précipitaient sur le chasseur, avec des cris forcenés, quand ils furent arrêtés par l'attitude déterminée du gladiateur. --Pourquoi hésiter, poltrons? leur dit-il. Venez-donc! le mangeux de lard, vous apprendra comment on se sert de ce joujou. Et il montrait son large coutelas. --N'ayez pas peur, quoique ce soit le diable, grommela Brace d'une voix caverneuse. Honteux de leur incertitude, Joice et Beck marchèrent sur Pathaway, qui les attendait imperturbablement. Ils fondirent en même temps sur lui. Mais, les évitant aussi lestement qu'il l'avait fait dans sa rencontre avec Brace, il laboura le bras droit de Joice avec son couteau. Ce misérable laissa échapper son arme. Au même moment, une flèche atteignit Beck à l'épaule et les deux chiens, Maraudeur et Infortune, lâchés par Sébastien, chargèrent vigoureusement les trappeurs, tandis qu'une voix criait à quelque distance: --Qu'est-ce que c'est que ça? qu'est-ce que c'est que ça? Encore une maudite petite difficulté, je le jure, ô Dieu, oui! V LA HUTTE Un personnage de haute stature apparaissait à quelques pas. Derrière lui marchait un individu moins grand, mais plus large des épaules. Le premier était notre ami Nicolas. Son interpellation fit suspendre aussitôt les hostilités. Cependant les chiens s'acharnaient après Bill Brace, et pour refroidir leur ardeur Nick dut user du pied. --La paix, Maraudeur! A bas, Infortune! Que diable s'est-il passé ici? On se bat, ô Dieu, oui! Quel est ce matin étendu sur l'herbe? Il a la figure d'une pomme pourrie, je le jure, oui bien, votre serviteur! D'ordinaire, il ne doit pas être beau garçon, dame non! mais comme ça faut avouer qu'il a la plus vilaine tête qu'on puisse imaginer. Je ne crois pas que, dans tous ses voyages à travers l'Afrique centrale, mon grand-père ait jamais rencontré un pareil échantillon de nature humaine, quoiqu'il ait vu des nègres, rouges comme l'écarlate, des singes qui parlaient et des sapajoux qui faisaient l'exercice militaire, avec leurs maréchaux, généraux et caporaux... oui bien, je le jure, votre serviteur! A la voix de leur maître les chiens se turent, Nicolas se tourna alors vers Pathaway, et commença à l'examiner avec une attention toute philosophique quoique peu courtoise assurément. --Étranger, dit-il ensuite, vous avez tapé ferme sur ce gaillard-là; je ne sais ni le commencement ni la fin de votre histoire, mais je crois que la justice est de votre côté. --C'est aussi mon opinion, répliqua le jeune homme. Il fallait me défendre ou me laisser voler. J'ai préféré me défendre, et ce bandit a reçu une leçon qu'il n'oubliera pas de longtemps, j'espère. --S'il l'oublie, c'est qu'il a la mémoire courte, répliqua Nick, en regardant Bill Brace dont le visage s'était tellement enflé qu'on avait peine à distinguer ses traits. --Je l'ai ménagé autant que j'ai pu, dit Pathaway. --Ma foi, monsieur, reprit le trappeur émerveillé, on ne dirait pas que vous êtes capable de remuer une pareille masse de chair. Mais vous l'avez prodigalement servi, ô Dieu, oui! je vous en fais mon compliment. Quant à lui, il ne paraît pas qu'il vous ait touché. Qu'a-t-il, donc fait? --Parlé plus qu'agi, répliqua simplement Pathaway. --Vous êtes un luron, monsieur, oui bien, je le jure, fit Nick. Au surplus, vous ressemblez comme deux gouttes d'eau à mon oncle. L'avez-vous connu, mon oncle l'historien? Trait pour trait, c'était vous. Il avait la même taille, seulement un peu plus courte. Son bras droit c'était le vôtre, quoique un peu plus long. Ses jambes avaient, Dieu me pardonne, une similitude complète avec celles sur lesquelles vous êtes juché, pourtant elle n'étaient pas aussi droites. Il me semble qu'il _cageottait_, mon grand oncle l'historien. Sa physionomie était plus ouverte que la vôtre, parce que sa bouche était plus large. Il possédait un nez remarquable, mon oncle. Je n'en ai jamais rencontré un pareil avant le vôtre; mais j'ai idée qu'il était un peu plus gros, étranger... Oui un peu plus gros, étranger... Je l'ai vu une fois, illuminé par les rayons de la lune et je vous garantis que ça avait l'air d'une meule de foin. Ah! quel organe c'était que le nez à mon oncle l'historien! Du reste, ce nez il était dans sa branche d'affaires, car, étant historien, il vous sentait les faits à dix siècles de distance... et même plus... Le chasseur noir sourit. Son visage ne présentait plus une seule trace d'excitation. L'expression en était agréable. Ses muscles qui avaient été aussi rigides que des barres d'aciet s'étaient relâchés de leur tension anormale, et paraissaient aussi flexibles que ceux d'une femme. L'esprit du gladiateur s'était éteint dans ses yeux. Ce n'était plus un vengeur implacable et sans pitié, mais un jeune homme bon, à l'air doux et avenant. Il avait adroitement caché son arme et remettait son habit noir. Les autres témoins de cette scène demeuraient silencieux. Ben Joice se glissa sournoisement vers le compagnon de Nick qui, dès son arrivée, lui avait fait divers signaux télégraphiques. --Eh! pourquoi diable ne parlez-vous pas, Jack Wiley? dit Nick. Est-il besoin de faire ainsi des mouvements de main et de bras, comme un muet! Est-ce que vous avez honte de notre compagnie? Vous n'avez pas oublié vos vieilles connaissances, n'est-ce pas? --Non, répondit alors Wiley à Joice, en parlant à voix basse, la main à demi collée sur sa bouche. --Non, que diable veux-tu dire? fit brusquement Ben. --N'as-tu pas le sens commun? reprit Wiley sur le même ton. Je ne veux pas que tu me reconnaisses devant ces gens-là. Ce grand blagueur doit être veillé de près; tu entends? Il prétend que les Indiens l'appellent Ténébreux, et je t'assure qu'il est rusé. Je ne serais pas surpris qu'on l'eût envoyé pour nous guetter, bien qu'il m'ait rendu un bon service. Ne ma parle pas trop. Nick, avec sa subtilité habituelle avait observé ce qui se passait, et deviné que Wiley et les autres trappeurs étaient des oiseaux de même plumage. --Jeune homme, dit-il, en s'adressant au chasseur noir, vous n'avez plus affaire ici, m'est avis que vous feriez aussi bien de venir avec moi. Ces gibiers-là ne vous veulent pas grand bien. Le plus vite vous aurez quitté leur compagnie sera le mieux. --J'accepte volontiers votre offre, répondit Pathaway. --Alors, Jack Wiley, si vous voulez venir avec moi, il est temps de laisser cette bande de gueusards. Ils sont d'humeur trop libre pour que j'aime à rester avec eux. Bill Brace se mit sur son séant, et se penchant contre Joice, lâcha un torrent d'invectives et de menaces, dans ce langage mêlé d'indien, d'anglais et de français, qu'en ne peut entendre que dans le Nord-ouest, parmi les trappeurs livrés à tous les excès d'une vie désordonnée. --Bill Brace a la mémoire d'un Indien, hurlait-il. Tu as mis un tison enflammé sous le nez de l'Ours gris, mais il s'en souviendra, mon petit. --Il me semble qu'il l'a touché avec quelque chose de plus dur qu'un tison enflammé, fit Nick. --Je suis un trappeur, un Indien! continuait Bill en montrant le poing. Oui, Indien, plus Indien que trappeur.. Houah! houp! J'aurai ton sang,, mangeux de lard. Je te suivrai, jour et nuit. C'est moi qui suis Bill Brace et je te défie de dire que tu m'as battu. Tue-le, Jack Wiley, tue-le et je te donnerai cent peaux de castor. Où sont vos pistolets, reptiles? Je... je... je me sens faible. Un peu d'eau, Ben. Ma tête est tout à l'envers. Soutiens-moi ou je tombe!... En prononçant ces mots il se laissa aller à demi évanoui sur son compagnon. --Où est Sébastien, où est Sébastien? demanda Nick, en se tournant tout à coup. Maraudeur s'élança vers un massif de jeunes pins et se mit à aboyer. Nick suivit aussitôt le chien. Il trouva le jeune garçon étendu presque insensible, et tenant son arc à la main. Le trappeur le prit tendrement dans ses bras. --Pauvre enfant! pauvre enfant! murmura-t-il. Il a assisté à un terrible spectacle, et ça a été trop fort pour ses nerfs. S'adressant ensuite à Pathaway: --Il n'est pas bien robuste, voyez-vous, monsieur. D'ailleurs sa santé cloche depuis quelques jours. La rougeole, vous savez? Un sourire glissa sur les lèvres du chasseur noir. Mais jetant, en ce moment, un regard sur le visage de Sébastien, il conçut pour lui une vive sympathie. --C'est un Bois-brûlé! exclama-t-il. Nicolas ne parut pas charmé de la découverte --Qu'il soit Bois-brûlé ou n'importe quoi, c'est un bon garçon, dit-il un peu brusquement. Il est brave, doux, obligeant; je l'aime, moi. S'il a les membres délicats, ils se développeront avec le temps, je vous la dis, et il deviendra aussi vaillant qu'un chef comanche, je parle. Son système a l'air un peu désorganisé, mais qu'est-ce que ça prouve? il n'est pas poltron, pour ça, ô Dieu, non, je le jure, votre serviteur! --Est-ce que vous seriez son père ou son oncle? interrogea Jack Wiley, en ricanant. --Je suis son père, et il est mon fils, n'allez-pas me contredire, répliqua sèchement Nicolas. Sébastien commença à reprendre ses sens. Il ouvrit sur le trappeur ses grands yeux, doux, rayonnants d'intelligence, et un tressaillement courut partout son corps. --N'y pense plus, n'y pense plus, enfant, dit Nick; c'est passé et il n'y a personne de tué. Peut-être quelqu'un serait-il mort, si ses blessures eussent été mortelles, mais elles ne l'étaient pas. Courage, il arrive de ces choses-là tous les jours! Seulement tu ne les vois pas. --Qu'est-il arrivé, Nicolas? demanda-t-il d'un ton dolent. --Rien de bien considérable; non, rien de bien considérable, je t'assure; une partie de coups de poing qui a causé une damnée petite difficulté à l'un des joueurs, voilà tout. Mais comment te sens-tu, maintenant, mon cher enfant? La voix de Nick était pleine de sollicitude. Le jeune garçon lui plaça ses mains sur les yeux et les y tint un instant. Pathaway le considérait avec autant de pitié que d'admiration; car ses petites mains mignonnes semblaient moins faites pour la vie incivilisée que pour la vie de salon. --Joli garçon! joli garçon, murmura-t-il; mais trop efféminé pour ce genre d'existence. Il faudrait le renvoyer à son foyer natal, sur les bords de la rivière Rouge. --Peux-tu marcher, à présent? fit Nicolas. --Je le crois, répondit Sébastien au trappeur, qui poursuivit en s'adressant à Pathaway: --Ah! monsieur, c'est un si rude marcheur quand il est en bonne santé! Il monte aussi à cheval comme un singe, et moi qui vous parle je n'ai pas encore rencontré de cheval capable de le démonter. Il descend d'une famille aristocratique et n'a pas été élevé au travail comme les enfants de son âge. Son père était un comte français, un duc anglais ou un prince russe déguisé, ou quelque chose d'approchant. Je ne me rappelle pas exactement le titre. Sa mère était une demi-sang de très-haute race, le plus beau spécimen de femme qu'on pût voir.....--Mais comment vas-tu, mon Sébastien? Si tu ne peux te tenir sur tes jambes, je te porterai. Ça me va, à moi, de porter les enfants comme toi, en haut des montagnes. --Non, non, j'irai bien tout seul, répondit Sébastien, dont les regards se fixèrent pour la première fois sur le chasseur noir, et qui rougit comme une jeune fille. --Qu'est-ce encore, petiot? Ne vas pas t'évanouir encore. Ensuite à Pathaway: --Il a été sujet à ces attaques depuis qu'il a eu la coqueluche, il y a deux ans au plus. Il ne s'en est pas bien tiré, car cette diablesse de toux lui est tombée dans les jambes, croiriez-vous ça? Tout le village a eu la coqueluche et a toussé tant et si rudement que tous les Indiens du pays ont pris leurs talons à leur cou. Cette maladie-là ne devrait pas être tolérée du côté septentrional des montagnes Rocheuses, ô Dieu, non! Nick, tout en faisant ces excuses et ces explications, souleva le jeune garçon sur son bras gauche, et lui versa un peu de whiskey dans la bouche. Le liquide ardent brûla la gorge de Sébastien, et produisit un paroxysme de strangulation, qui, quoique dangereux, eut pour résultat de ranimer complètement ses sens. Il sourit et déclara qu'il était mieux. --Comme de raison, répondit Nick, avec sa bonhomie habituelle. Il ne faut rien dans le monde que l'apoplexie qui n'est sérieuse que quand vous l'avez eue quelquefois. Mon frère, le docteur Whiffles, avait coutume de la guérir sans difficulté avec le précipité rouge et l'ocre jaune. --Ce n'est pas un remède commun, fit remarquer Pathaway. --Non, ce n'était pas un remède commun. Il n'était connu de personne que de mon frère, et le secret est mort avec lui. Je vous raconterai un jour ou l'autre comment il a fini, mon frère le docteur.--Ah! les jarrets fléchissent encore, mon Sébastien; mais l'usage les rendra plus torts et plus longs aussi. Appuie-toi sur moi et n'aie pas peur de me fatiguer. --Une voiture et une nourrice lui conviendraient mieux, grimaça malicieusement Wiley. --Je connais des gens qui ont besoin d'une charrette et d'un bourreau, quoique je ne veuille pas dire que j'en aie vu ce soir, riposta Nick. --Vous savez que les enfants doivent souper et se coucher de bonne heure, fit Jack comme s'il n'eût pas remarqué l'allusion du trappeur. Pour moi, je n'aime pas les garçons qui pâlissent comme des filles à la vue du sang. Ce n'était pas comme ça, avant que les établissements fussent aussi près et aussi nombreux. --Tout change, dit Pathaway. Il y a des francs trappeurs qui ne sont pas ce qu'ils devraient être. --Je n'ai pas envie de me quereller avec vous, monsieur, grommela Jack Wiley, en jetant un regard de défi au chasseur noir. Celui-ci ne daigna pas relever l'invective. On arrivait sur le plateau, et tous entrèrent dans la cabane de Nick. Le feu fut promptement renouvelé, et, à ses brillantes clartés, nos gens purent s'examiner plus à leur aise. Les yeux de Sébastien s'arrêtèrent complaisamment sur Pathaway dont les regards le cherchaient souvent aussi avec un indéfinissable intérêt. Le souper fut préparé et mangé avec un appétit, aiguisé par de longues courses à travers les montagnes. Jack Wiley dévora, non-seulement sa portion, mais il empiéta sur la part de ses voisins. Il avait la faim d'un ours resté longtemps sans nourriture et il engloutissait, avec une facilité prodigieuse, les quartiers de bison rôti. D'abord Sébastien ne fit pas à cet individu l'honneur d'une grande attention; mais quand les lueurs du brasier éclairèrent les physionomies tous deux échangèrent des regards singuliers. Chez le premier il y avait la terreur; chez Jack Wiley c'était une curiosité vague et inquiète. Ayant fini de manger, le chasseur noir se jeta négligemment sur une peau de buffle que son hôte lui avait préparée. Wiley alluma une pipe et s'étendit dans un coin pendant que le jeune garçon s'enveloppait timidement d'une couverte écarlate et se couchait dans la partie la plus sombre de la hutte. Soit par hasard, soit avec intention, Nick se plaça entre Sébastien Delaunay et ses hôtes. VI LA VALLÉE DU TRAPPEUR Au bout d'une heure, tout sembla reposer dans la cabane du trappeur. Alors, Jack Wiley ouvrit les yeux, souleva sa tête, contempla un instant les dormeurs, puis il se mit sur son séant, s'allongea et se coula aussi doucement que possible hors du logis. Maraudeur s'était bien éveillé à demi; mais ne croyant pas qu'il fût à propos de contrarier l'hôte de son maître, l'honnête animal reprit le cours de ses rêveries canines. Sorti de la cabane, Wiley traversa rapidement le plateau et aperçut le cheval de Nicolas qui paissait voluptueusement l'herbe tendre. --Vilaine bête, mais qui doit avoir de bonnes qualités, pensa Jack. Sa crinière est pas mal raide. On dirait un buisson d'épines, mais ça vous a des jambes taillées pour la course. Elles sont lisses, propres et parfaites aux attaches. J'aime cette croupe, cette petite tête, et cette gracieuse encolure. Ma foi, ce ne serait pas bien de laisser là ce quadrupède. Il est vrai que son propriétaire m'a rendu un petit service, mais les affaires sont les affaires et l'amitié n'a rien à y voir. Quoique Jack louchât supérieurement, ses regards parvinrent, cette fois, à se concentrer avec ardeur sur le coursier de Nick. --Décidément, il me va! murmura-t-il. En déboutonnant sa chemise de chasse, il en tira une forte lanière de cuir qu'il avait enroulée autour de son corps. Ensuite il s'approcha de l'animal qui continuait paisiblement son régal, et lui ajusta la lanière autour du cou. Ayant réussi au delà de ses voeux, Wiley sauta sur le dos de l'Hérissé qui, loin de faire de la résistance, marcha volontiers à une cinquantaine de verges plus loin. Mais arrivé à cette distance le cheval s'arrêta court, s'appuya sur ses jambes de devant, logea sa tête entre elles, et, lançant en l'air son arrière-train, vous envoya l'écuyer mesurer la surface plane. Jack tomba sur le nez, avec une violence qui fit danser trente-six chandelles devant ses yeux. Pendant quelques minutes il ne vit rien que du feu au milieu duquel voltigeait un cheval enragé. Pas fort loin de cette scène, il y avait un homme qui riait de bon coeur, je vous assure. C'était Nick Whiffles. Son sommeil avait été aussi léger que celui de l'ingrat trappeur. En le voyant partir, il s'était levé et l'avait suivi. Lorsque Wiley enfourcha l'Hérissé, Nick fronça les sourcils; c'est que, s'il se souciait médiocrement de la reconnaissance, il tenait à son bien, surtout quand ce bien était un cheval favori. Revenant donc promptement à la hutte il saisit ses armes, poursuivit le voleur et arriva juste au moment où l'Hérissé venait de lui faire baiser notre mère commune. --Bravo! se dit Nick, avec un véritable orgueil. Je ne lui aurais jamais pardonné s'il ne s'était pas comporté ainsi, oui bien, je le jure, votre serviteur! Eût-ce été juste de se laisser prendre par cette vermine, qui tombera quelque jour dans une maudite petite difficulté, si la providence n'amende pas sa diablesse de mauvaise nature. Le traître! le renégat! Oublier ce que j'ai fait cette nuit pour lui! Il mériterait d'être pendu, et je vous dis qu'il ne sera jamais mieux qu'au bout d'une corde. Cependant Jack Wiley se remettait de sa chute: --Voilà donc, grommelait-il en s'étirant et se frottant le visage, voilà donc quelques-uns des tours que cette, grande perche de trappeur lui a appris. Ah! mon brigand, je te corrigerai de ces manières-là quand nous serons dans les montagnes. Allons, reste en repos. Tu ne recommenceras pas si facilement cette fois. Et il se replaça sur le dos de l'Hérissé, dont la mauvaise humeur semblait s'être dissipée. --Encore dessus, ô Dieu, oui! pensa Nick. Eh bien, s'il peut s'y tenir, je le lui donne cet imbécile de l'Hérissé. Je ne veux pas avoir un cheval qui se laisse mener par un pareil vaurien, moi! Tandis que Nick se livrait philosophiquement à ce soliloque, l'Hérissé fournissait à Wiley des preuves incontestables de son éducation. Après trois ou quatre plongeons vers le sol, il se dressa sur les pieds de derrière, décrivit une mirifique pirouette, se jeta à droite, puisa gauche, et finit par se renverser et se rouler sur le dos. Si le cavalier eût été moins agile, il ne s'en serait pas tiré sans quelques os cassés; mais il en fut quitte pour des meurtrissures et des contusions. --Je ne céderai pas d'un point, et si je puis te monter, je te conduirai, exclama Jack furieux en s'avançant pour reprendre le bout du lazzo qui balayait la terre. L'Hérissé, qui n'était peut-être pas rusé comme le serpent, mais qui avait toutefois la finesse que son maître avait pu lui donner, voulut, sans doute, déployer toutes ses qualités, car, tournant soudain les talons à son triste admirateur, il lui planta ses deux sabots en pleine poitrine et le laissa là, marqué d'une double demi-lune. Si la force du coup n'eût été à moitié perdue avant d'atteindre Jack, bien sûr que le coquin n'aurait plus, jamais de sa vie, lancé un lazzo au cou d'un cheval. Accroupi sur le gazon Nick Whiffles s'abandonnait de tout coeur à un de ces bons rires silencieux qui nous prennent parfois et qu'il est impossible de décrire avec la parole ou la plume. Après cet exploit, l'Hérissé se remit à brouter l'herbe en traînant la lanière sous ses pieds. Wiley se tordait dans des convulsions, comme un homme souffrant les douleurs purgatoriales de la colique bilieuse. Au bout de cinq ou six minutes il se releva néanmoins, en marmottant des imprécations et se dirigea vers le lieu qu'on appelait la Vallée du Trappeur perdu. --Je ne m'étais pas beaucoup trompé sur son caractère, dit Nick en se mettant, de suite, sur la piste de Jack Wiley. Il y a en moi quelque chose qui me dit toujours quand on ne doit pas se fier à un homme. Je l'ai retiré comme un tison du bûcher, et je ne sais pas si j'en suis vraiment fâché. Pourtant je suis fâché qu'il y ait tant de noire ingratitude dans le monde, ah Dieu, oui! Mais, peuh! je m'en fiche, comme d'une cartouche brûlée. J'accepte le monde comme je le trouve, moi. C'est un bon monde, aussi bon qu'a pu le faire le Maître de la vie, car je sais que, lui, il est si bon qu'il en ferait un meilleur s'il le pouvait. Il y a dedans de mauvaises gens, ô Dieu, oui; mais, bast! tout finira par bien aller...--Diable, où va ce chenapan? Comme il n'y avait personne pour répondre à la dernière interrogation du trappeur, il fut obligé de s'enfoncer dans les conjectures, tout en suivant son voleur. Après avoir trotté par monts et par vaux, Nick atteignit enfin une éminence dominant la vallée du Trappeur perdu, tandis que Jack Wiley descendait la versant de la colline vers la Porte du Diable. --Il ne paraît pas aussi effrayé des fantômes qu'il l'était, il y a deux ou trois heures, se dit Nicolas. Je crois bien être sur la trace de ceux que j'ai déjà cherchés. Je pénétrerai enfin le mystère; on pénètre toujours les mystères quand on cherche. On a l'oeil à vous, mon gentilhomme, n'ayez peur. Il n'y a pas de mal à reconnaître la compagnie que vous fréquentez et peut-être ça rapporte-t-il gros. Pressons-nous, car le jour approche, et m'est avis que ce n'est pas un lieu sûr à explorer quand le soleil luit. Le terrain qu'ils parcouraient alors était coupé par d'effrayantes fondrières, des roches détachées, d'énormes masses de granit tourmentées. Partout on rencontrait des vestiges des convulsions volcaniques, qui, à une époque reculée de l'histoire du monde, avaient ébranlé les montagnes jusque dans leurs fondements et épanché, à la surface de la croûte terrestre, des torrents de roches fondues et de minéraux. Souvent Wiley disparaissait à la vue, perdu qu'il était par les inégalités du sol. Nick n'en continuait pas moins sa chasse avec cette patience stoïque qu'on lui connaît. Ils se trouvèrent bientôt près de la vallée et Wiley s'éclipsa tout à coup derrière un gigantesque portique de roc. --Parfaitement nommé, murmura Nicolas, en examinant avec intérêt ce phénomène naturel. Si ça ne ressemble pas à la porte du diable je ne m'y connais pas. Les deux côtés de cette porte étaient composés de puissantes colonnes de basalte, qui, s'inclinant l'une vers l'autre, se joignaient au sommet. A droite et à gauche, d'autres piliers, de même formation, les uns plus gros, les autres plus petits, et entrelacés de projections rocheuses, se dressaient en étroit réseau, ne laissant qu'une entrée principale à la région mystérieuse appelée la Vallée du Trappeur perdu. La curiosité de notre ami Whiffles était aiguisée à ce point, qu'il n'aurait pas voulu battre en retraite, si dangereuse que pût être son entreprise. Il accéléra même le pas et arriva sous le porche titanique. La silhouette de la ville hantée se déchiquetait devant lui. Néanmoins des blocs de rochers barraient le passage. Nick en longea le contour et se trouva dans les ténèbres. Il lui sembla pénétrer dans une région souterraine. L'air y était glacial, imprégné de vapeurs humides; le pied se posait sur un sol mou, visqueux. Whiffles n'en allait pas avec moins de fermeté, mais il fit un faux pas et tomba dans la vase. Un corps froid et gluant qui passa alors contre son visage lui apprit que le lieu était fréquenté par des reptiles.. Se relevant avec vivacité, le trappeur essaya de se reconnaître au milieu de la noirceur qui l'enveloppait. Ce lui fut impossible. Un autre eût abandonné l'aventure; mais, comme Napoléon, Nick avait foi en son étoile. Ayant échappé à tant de périls, il doutait sérieusement qu'un malheur réel pût lui arriver. Son esprit, étrangement constitué, avait acquis une si vigoureuse croyance dans une providence protectrice que la crainte du mal le gênait rarement, si jamais elle l'effleurait. Après bien des difficultés, il atteignit une place où il pouvait distinguer un coin du ciel, à travers de gros arbres qui confondaient leurs rameaux à la cime des rochers. Un bruit mêlé de sifflements et de mugissements frappa l'oreille de Nicolas. Il s'arrêta, écouta, et, incapable de préciser la cause du son, marcha dans sa direction. Ce bruit était produit par une source d'eau chaude, qui lançait à plusieurs pieds de hauteur ses gerbes noyées dans des nuages de vapeur bleuâtre. Quoique Nick ne fût pas superstitieux, ce spectacle l'impressionna. Qu'est-ce qui lui prouvait que les traditions des Peaux-rouges ne fussent pas vraies? Il avait vécu et communié avec la Nature,--cela pendant près de quarante années, mais la connaissait-il entièrement? N'y avait-il pas quelques-uns des secrets de cette féconde mère qui eussent échappé à la perception du hardi trappeur? Il ne l'avait pas vue à nu; il n'avait palpé que ses formes extérieures. Il pouvait y avoir, et il y avait des arcanes inexplorés par le brave homme. Sans doute, ce n'était pas du lait qui coulait dans ses veines. La poltronnerie et lui n'avaient jamais couché sur la même peau de buffle, comme il disait si énergiquement. Mais il y a un régulateur prudent et vigilant qui gouverne le mécanisme intime de l'individu, quand les sauvegardes ordinaires lui manquent. Nicolas sentit un frisson courir dans ses artères. Il était vraiment mal à l'aise et tourna la tête, dans l'intention, ma foi, de rétrograder. Mais alors, il crut s'apercevoir qu'il n'était pas seul dans le tunnel. C'était comme un grincement, le grattement d'un chien ou d'un gros animal grimpant sur les rochers. L'obscurité était trop grande pour permettre de voir; aussi Nick se sentit-il d'autant plus anxieux de savoir à quelle sorte de compagnon il allait avoir affaire. Il avait naturellement bonne vue. S'habituant peu à peu à l'obscurité, il finit par distinguer un corps long et noir qui marchait en ligne parallèle avec lui. Whiffles supposa que c'était une personne qui rampait sur ses mains et ses genoux; il ramassa une petite pierre et la jeta à cet objet. Un grognement menaçant lui répondit. Nick s'arrêta. Sa position n'était décidément pas enviable. Il ne savait s'il devait reculer ou avancer. Un nouveau grognement lui apprit que l'animal auquel il avait affaire était un ours. Après un moment de réflexion, Whiffles se détermina à continuer son chemin, pensant qu'il y avait plus de sécurité devant que derrière lui, car le peu qu'il avait entrevu de la vallée du Trappeur l'avait défavorablement impressionné. Nicolas poursuivit donc sa marche, lente et difficile. Il lui fallait tantôt se traîner le long des pointes de rocher, tantôt franchir un précipice, et tantôt traverser un terrain marécageux où il enfonçait jusqu'aux genoux. Enfin il atteignit l'entrée de la porte du Diable, et déjà il se félicitait de sa bonne fortune, quand un troisième grognement lui fit porter une main à la détente de sa carabine, et l'autre à son couteau-bowie. Près d'un des prismoïdes de basalte, se tenait un ours, un ours-gris, de taille formidable. Il regardait, gueule béante, par-dessus son épaule gauche. Nick le coucha en joue, et le monstre poussa un grondement sauvage en montrant une rangée de dents aussi blanches que l'ivoire. Depuis longtemps notre trappeur connaissait la nature des animaux de cette espèce. Il savait combien ils ont la vie dure. Rarement un seul coup de feu les tue. Au contraire la douleur qu'il leur cause les met en furie. Ils attaquent se défendent à outrance et malheur alors à l'imprudent qui a tiré sur eux! --Non, non! ça ne sera pas, murmura le trappeur. Ces créatures-là ne supportent bien que les blessures mortelles. D'ailleurs, il ne fait pas encore assez clair pour se livrer à ce petit exercice qui tranche une question de vie ou de mort. J'ai toujours eu la chance de me fourrer dans une maudite petite difficulté et de m'en sortir les mains nettes, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais supposons que cet animal innocent me dévore, est-ce qu'on aurait encore l'audace d'imprimer ça? Ce serait bien là le désespoir de ma mort, ô Dieu, oui! Cette réflexion lui arracha un sourire mélancolique. Mais son naturel reprit aussitôt l'ascendant. Le danger ne pouvait altérer l'esprit qui l'animait. En toute circonstance c'était toujours Nick Whiffles, l'étrange personnage. Si la vue d'un péril imminent le frappait un moment, il rebondissait bientôt comme une boule de caoutchouc. --Allons, pas tant de bruit, dit-il en s'adressant à l'ours, qui faisait des démonstrations très-hostiles; pas tant de bruit, car tu commences à m'échauffer les oreilles, ami Martin et il y a un petit degré au delà duquel patience n'est plus vertu. Si tu ne savais pas si bien grimper, je t'enverrais un joli morceau de plomb rond sous l'oreille droite, ô Dieu oui! Hurle donc! puisque ça te fait plaisir. J'ai refroidi deux de tes frères l'automne dernier, tu ne le sais peut-être pas, hein? Mais tu as une drôle de tête mon gaillard. Qu'est-ce que c'est que ça? L'ours s'était levé et assis sur son train de derrière. Ses deux pattes de devant pendaient comme les nageoires d'un veau-marin, et son dos demeurait appuyé au pilier de basalte. --Diable, comme il me reluque! dit Nick en examinant l'amorce de sa carabine; je n'aime pas ces regards-là. Est-ce qu'il aurait envie de me manger? Ce serait bien la plus coriace bouchée qui eût jamais passé sur sa langue. Tâche de ne plus te rencontrer sur le chemin de Nick Whiffles, monsieur l'impudent! D'ailleurs, je t'avertis que tu trouveras plus de graisse sous ma chemise de chasse que dans toute autre partie de mon système. L'ours se dressa sur ses deux pieds et fît deux pas en avant. Nick ajouta: --Encore un, mon brave et nous allons entrer, toi et moi, dans une maudite petite difficulté, ah! dam, oui. L'ours ne bougea point. Et comme Nick le visait les premières lueurs du matin apparurent à l'orient. Quelques rayons d'or, avant-coureurs du soleil teignirent les colonnes, les tours et murailles de la ville hantée. Au même instant, la forme le l'ours tomba à terre et la figure d'un homme se montra à la place. Nick poussa une exclamation de surprise. --Un Indien, oui bien je le jure, votre serviteur! L'autre restait immobile at coi. --Un Indien, sur ma parole! Qui es-tu, Peau-rouge? Qu'est-ce que signifie cette mascarade? Moyen de te précipiter dans quelque maudite petite difficulté, l'ami! --Ténébreux est brave; il ne craint pas le croc de la panthère et marche, le coeur ferme, dans la vallée de l'Esprit du tonnerre: répliqua le personnage qui avait surgi de la peau d'ours. --Multonomah! chef des Shoshonés! s'écria Nick. Enchanté de te voir, mon frère, quoique ce soit la dernière place du monde où j'aurais pensé te rencontrer. On ne trouve guère ici les gens de ta race, car il circule d'étranges histoires sur ces localités, ô Dieu, oui! --Dans ces lieux réside un Manitou que nous ne devons pas offenser, répliqua Multonomah en attachant un regard inquisiteur sur Nick. Les Shoshonés font la guerre aux hommes, mais pas aux esprits. On peut voir et palper les premiers, les derniers sont comme le vent, invisibles, et trop délicats pour que des mortels puissent les toucher. Ténébreux croit-il au Manitou des montagnes? Le Shoshoné, qui s'était rapproché et avait échangé une poignée de main avec le trappeur, tenait toujours ses regards rivés sur lui. La question avait sans doute pour but d'arracher une réponse infiniment plus longue qu'elle n'en avait l'air. Nick ne demandait pas mieux que de parler, ô Dieu non! Ses yeux disaient clairement:--«Je suis une pompe, mettez la main sur la manivelle et elle fonctionnera, je vous le garantis.» De fait, il arrondit son bras droit sur sa hanche comme le bras d'une pompe. --Jamais vu un, dit-il. L'Indien sourit. --Bien, reprit-il, mon frère n'est pas un fou. Il sait comment suivre le bison à la piste. A l'aspect des nuages, il peut dire quand le vent se précipitera des montagnes, et le coucher du soleil lui apprend le temps qu'il fera le lendemain. --Je te comprends, Indien. Tes paroles frappent les oreilles de Ténébreux. Je méprise les fous, ô Dieu oui! Peau-rouge, l'air n'est pas bon ici; avançons un peu. --Oui, dit Multonomah secouant la tête, air malsain ici, pas pouvoir vivre longtemps, ouah! Frère, pourquoi es-tu venu dans une aussi mauvaise région? Nick, qui commençait à grimper le flanc de la montagne s'arrêta court en entendant cette demande, et allongea comiquement les lèvres, suivant son habitude. --Je suis venu voir l'esprit du Tonnerre, répliqua-t-il. --Ténébreux est trop obscur. Il n'agit pas franchement avec son frère. Ses pensées sont fermées. Nous ne pouvons aller ensemble. --Shoshoné, il court de singuliers bruits à propos de la vallée du Trappeur. Ils sont parvenus jusqu'à moi. Multonomah est-il discret? Le Shoshoné ne répondit pas; un sourire dédaigneux arqua ses lèvres. --J'entends, s'empressa de dire Nick. C'était une boutade. Il n'est pas permis de douter de la discrétion d'un chef shoshoné. Ta main, Peau-rouge, et n'en parlons plus. Il y a une masse de blancs auxquels on peut se confier, mais je sais de quel bois tu es fait. Plus d'une fois, nous avons campé ensemble, Indien. En même temps, nous avons contemplé le ciel et les étoiles et nous nous sommes étonnés de ce que peuvent être le ciel et sa durée. Nous avons chassé en compagnie, dormi près du même feu, mangé du même bison dans le même morceau d'écorce, rôti au même feu et sur le même bâton. Un jour, Indien, il m'en souvient, nous avons failli crever d'inanition ensemble et dévoré un chien demi-mort de faim au terme de notre jeûne. N'était-ce pas dans le voisinage de la source à l'Écureuil? Nous avons chassé le castor sur la pierre jaune et à la tête de la rivière au Saumon, et jamais une querelle, tu sais? Mais ça me rappelle que j'ai perdu des trappes dans ces environs, à un endroit appelé le roc Noir et à la rivière à la Loutre, près des falaises de grès rouge. --Ténébreux a perdu des trappes? est-il le seul qui ait raison de se plaindre? D'autres n'ont-ils pas perdu des trappes et des pelleteries? N'y a-t-il plus rien à dire, homme blanc? --Pas seulement des trappes, mais ceux qui les ont tendues.--Pas seulement des pelleteries, mais ceux qui les possédaient..... --Que veut dire mon frère? --Que bien des trappeurs ont disparu sans qu'on sache ce qui leur est arrivé. --Mauvais Manitou coupable. --Indien, ni toi, ni moi ne croyons à ces bêtises. L'esprit du Tonnerre cesserait de se faire entendre si tu éteignais le feu ardent qui brûle au sein des montagnes. Ce ne sont pas les esprits hors du corps que nous devons craindre, mais ce sont les esprits qui sont dans le corps qui font le mal. J'ai eu plus de maudites difficultés avec ceux que je pouvais voir qu'avec ceux que je ne voyais pas. Peau-rouge, mes yeux ne sont pas restés fermés. --Je vois qu'ils sont restés ouverts et j'en suis heureux. --Indien, j'ai surveillé les gens par ici. Ils ont de terribles secrets, c'est moi qui te le dis. Mais les montagnes où ils se cachent sont muettes, et ce qu'elles ne nous révèlent pas, nous devons l'apprendre. Je le répète, il y a des créatures à deux pattes qui rôdent jour et nuit dans ces gorges et qui ne paraissent pas du tout effrayées du Manitou du mal. Nul ne peut dire d'où ça vient, où ça va, ce que ça fait. --Ténébreux n'est plus aussi obscur. Il parle clairement à ses amis. Sont-ce des visages pâles ou des Peaux-rouges? --Indien, Nick Whiffles est un homme de vérité. Sa langue n'est pas crochue. Leur peau est blanche, mais leur coeur est noir. Je suis fâché de le dire, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Il y a partout des hommes méchants. Il y a des Peaux-rouges dont la conduite n'est pas bonne. Les mauvais blancs habitent la montagne des rochers et la vallée inférieure. C'est pour cela que tu as trouvé le Shoshoné déguisé. --Ah! ah! ton but, frère, était le même que le mien. Tu veux pénétrer dans les mystères de la vallée et voir ce que tu peux voir. Celui que tu appelles Ténébreux se propose la même chose. Bien, Indien, bien, très-bien. 11 y a, dans cette région un tas de vagabonds, qui font du mal en veux-tu en voilà; moi, je m'en vais vous les chasser et les mener à la justice. Je suis sur leur trace, tout comme je te le dis. Ils ont fait des actes qui font bouillir mon sang. Je les tiendrai à l'oeil et camperai sur leur piste jusqu'à ce que j'aie découvert leur retraite. Il y a des malhonnêtetés qui doivent être punies, des comptes qu'il faut régler. Nick le sait et Nick ne perdra pas de temps. On dit qu'il y a du danger. Mais où serait le plaisir, s'il n'y avait pas de danger? Le danger, c'est pas ça qui répugne à Nick Whiffles--vous, toi, ou un autre l'épeurer, ô Dieu, non! Indien, crois-moi, mettons-nous à l'oeuvre, dénichons toute cette racaille et purgeons-en les montagnes. --Mais l'esprit du Tonnerre! fit Multonomah. --Que le Tonnerre l'écrase! riposta victorieusement Nick. --Ténébreux, le Grand-Esprit a voulu notre rencontre; il veut et peut tout:--hommes, animaux, aussi bien que nuages et pluies. Il a dit: Cette nuit visage pâle et Peau-rouge se rencontreront, et se tiendront le langage de la vérité. Il est bon que les méchants soient punis.--Tu vois cette peau d'ours? Le Shoshoné avait roulé sa peau et l'attachait sur son dos. --Oui, fit Nick, avec un signe de tête. --Caché dans cette peau, poursuivit le sauvage, je me suis traîné à travers les rochers et j'ai vu des gens entrer et sortir par la porte Noire. Cette nuit, quelque chose semblait me dire d'aller chercher les mauvais esprits. --Qu'as-tu vu? demanda Nick. --J'ai vu source chaude, jetant eau et fumée. --Après? car j'ai vu ça moi aussi et je n'en sais pas plus long. --J'ai cheminé longtemps au milieu de grandes masses de rochers que, dans sa colère, le Grand-Esprit a précipitées en bas des montagnes, ou arrachées aux fondements de la vallée. Puis, j'ai trouvé une eau courante qui tournait, tournait, tournait et se perdait dans un gouffre noir. Après, j'ai traversé une fondrière et découvert un endroit où croissait le gazon. Au-delà, il y avait des arbres, les uns vieux, entrelacés; les autres rabougris et étêtés par la chute des rochers. Un bois épais couvrait le sol au-delà. Multonomah s'arrêta sur la lisière de ce bois. --Qu'arriva-t-il alors? --Le bois était bien sombre,--sombre comme le passage silencieux à la terre des esprits. Je ne pouvais voir qu'un coin du ciel. Si un Shoshoné était accessible à la crainte, Multonomah aurait eu peur. Pendant un moment il se tint tranquille et songea aux récits qu'on lui avait faits de la vallée. Il tâcha d'entendre la voix de son ami Manitou pour savoir ce qu'il avait à décider. Un bruit de pas arriva à ses oreilles. Il se coucha sur le sol et aperçut des gens de ta race. Ils ressemblaient à des francs-trappeurs. Leur barbe était longue; leurs cheveux pendaient sur leurs épaules; leurs ceintures étaient chargées de pistolets et de couteaux, et ils marchaient, en chancelant, comme l'homme rouge quand il a le coeur gonflé par l'eau de feu. Devant eux ils chassaient un homme et une femme. L'homme, c'était Portneuf, le voyageur[18] canadien; la femme, c'était sa fille, toute jeune et, belle comme la nouvelle lune. Les mains de Portneuf étaient liées; sa tête penchait désespérément sur sa poitrine. Sa fille pleurait. Le coeur du Multonomah fut ému. [Note 18: Dans le désert américain, _voyageur, trappeur, coureur des bois, chasseur_, sont synonymes.] --Portneuf, je le connais; c'est un bon et brave compagnon. J'ai souvent pagayé avec lui et ses chansons réjouissaient toujours mes oreilles. Je me souvient bien de A la claire fontaine, M'en allant promener.... Et sa fille, donc! Nannette, comme je l'appelais. En voilà une perle malgré ses jupes! Indien, ce que tu viens de me dire-là m'attriste, ô Dieu, oui! Nannette est trop gentille pour... J'en frémis, vois-tu. C'est comme l'affaire que j'ai vue au rocher Noir. Tu ne sais pas ça, toi! Une femme, belle! mais belle, plus belle qu'un ange. Dieu me pardonne! Oh! j'ai bien remarqué les hommes. Sois tranquille, je les reconnaîtrais. Brigands, va! Si tu l'avais vue, Indien, leur demander grâce. Ça aurait touché un Peau-rouge comme toi, oui bien, je le jure, votre serviteur! Je la vois encore, avec ses blanches petites mains, sa jolie figure, si pâle, si suppliante. Quand elle les agitait ses pauvres chers bras d'ivoire, on aurait juré une colombe secouant ses ailes, sais-tu pas, Indien? Ça me perçait le coeur. Comme je te les aurais rossés les scélérats qui la faisaient souffrir! Gueusards de gueusards! Mais ils étaient six et j'étais tout seul Quand je te dirai qu'ils l'ont fourrée dans un manteau et jetée à l'eau, avec une pierre au cou! Mais je voyais tout, et je l'ai sauvée comme de raison, la pauvre chère âme du bon Dieu. Peau-rouge tu ne peux te figurer la satisfaction que ça m'a donné. Jamais tu n'as vu tant de beauté, tant de bonté, tant de franchise, tant de courage et tant d'esprit qu'il y a en elle... ô Dieu, non! --Qu'est-ce que Ténébreux en a fait? Nick Whiffles, surpris de l'interrogation, ne répondit pas avec sa vivacité et sa bonhomie accoutumées. --Oh! dit-il, je l'ai envoyée à ses parents,--à ses frères, je veux dire. Ce n'était peut-être pas tout-à-fait ses frères. Mais elle avait des parents quelque part, en haut, dans les montagnes, tu sais, Indien; non pas les montagnes, mais les établissements..... --Ouah! fît le Shoshoné. Sans prendre garde à cette laconique, riposte, Nick continua: --Depuis cette circonstance, qui s'est présentée il n'y a pas bien des mois, je me suis mis à l'ouvrage pour découvrir les auteurs de l'attentat. Oh! je les trouverai, c'est sûr, oui bien, je le jure, votre serviteur!--Continue ton histoire, Indien. Multonomah reprit froidement: --Le Français et sa fille s'enfoncèrent dans les rochers et je ne les vis plus. Je retournai, et rencontrai Ténébreux qui sait ce qui est arrivé depuis. VII LA SÉPARATION Le chasseur noir dormait profondément sans connaître la sortie de Jack et de Nick. Cependant, son sommeil était agité. La scène émouvante à laquelle il avait pris part colorait ses songes. Bill Brace, Ben Joice et Zene Beck flottaient devant sa vue. A la fin, ce vilain rêve changea. Les lèvres du chasseur s'ouvrirent pour donner passage à quelques douces paroles. Sa physionomie prit une expression plus gracieuse. Il lui semblait qu'une blanche main caressait son front; qu'un aimable visage lui souriait; que des yeux brillants l'inondaient de leurs feux. --Chère ange! s'écria-t-il en étendant les bras avec transport. Ce mouvement réveilla notre jeune homme. Après un moment d'indécision pour se reconnaître, il jeta les yeux sur l'adolescent qui reposait tranquillement dans sa couverte écarlate. --Fumées du cerveau que tout cela! murmura Pathaway, en se frottant les yeux. Le temps aurait dû m'enseigner la résignation. Je suis plus faible qu'un enfant. Il s'accroupit sur sa couche, plaça sa tête dans ses mains et s'abîma dans un océan de réflexions, jalonnées ça et là de brillants souvenirs et marquées sans doute aussi par les cicatrices de blessures terribles. Pendant qu'il méditait, Sébastien ouvrit les yeux et coula vers lui un regard timide. Il avait froid, le pauvre enfant, car ses dents claquaient; un tressaillement nerveux agitait ses membres. Les pommettes de ses joues étaient d'un rouge brûlant et ses yeux étincelaient d'un éclat inusité. 11 ne les ferma plus et continua d'observer le chasseur noir. Peut-être avait-il peur? Mais les chiens couchés à ses pieds n'étaient pas de faibles moyens de protection! Quand le soleil se leva et vint rougir le sol de la cabane, Sébastien répara rapidement le désordre de sa toilette et passa devant le chasseur noir pour sortir. Celui-ci l'apostropha: --Tu as bien dormi, mon garçon; tes nerfs ne sont pas robustes. --Je n'ai pas rêvé; le sommeil sans rêves est le moins fatigant, répliqua négligemment Sébastien. --Les rêves! répéta Pathaway en rougissant. Puis il sourit et dit: --Tu as raison, mon garçon. Le sommeil sans rêves est le meilleur. Les songes sont des hôtes importuns qui lassent toujours. Sébastien se tenait près de la porte de la cabane: le soleil l'enveloppait de ses rayons d'or. --Il a l'air d'un Adonis, murmura Pathaway. Et élevant la voix: --Quel est ton nom? --Sébastien Delaunay. --Ta mère était bien belle, n'est-ce pas? Sébastien sourit; ses joues brunes se teignirent d'un vif incarnat. --Ma mère avait la peau plus brune que la mienne, les cheveux plus longs et plus foncés, les yeux plus grands. Pour moi, chasseur, elle était bien belle, ma mère, quoiqu'elle vécût dans les wigwams. --Mais ton père... --Mon père avait la peau comme la vôtre, interrompit Sébastien, tournant complètement le dos à son interlocuteur, comme s'il était fatigué de la conversation. --Tu as la voix de ta mère, mon garçon? Sébastien ne répliqua pas. --Tu appelles «père,» le brave trappeur, si je me souviens bien, ajouta encore le chasseur. --Oui, je l'appelle «père,» répliqua laconiquement Sébastien, sortant de la hutte. Il demeura dehors pendant une demi-heure environ et en revenant il trouva Pathaway debout contre la porte. --Où donc est Nick? je l'ai vainement cherché, demanda ce dernier. --Il est, je pense, parti cette nuit pour suivre Wiley; répliqua Sébastien. --Comment cela? --Ce Wiley n'avait pas bonne mine. Il a décampé, et... L'adolescent s'arrêta et poussa une exclamation de terreur. Pathaway, surpris, leva les yeux. Alors il aperçut Nick qui arrivait accompagné d'un ours gris marchant paisiblement à côté de lui. --O père Nicolas, n'approchez pas avec cette horrible bête! s'écria Sébastien terrifié. --N'aie pas peur, petit; j'ai magnétisé l'animal et je le tiens en mon pouvoir. N'est-ce pas curieux, hein! que cette puissance de la volonté? Il faut le voir pour le croire, quoi donc! Il n'était pourtant pas apprivoisé, quand je l'ai pris, ô Dieu, non! C'est-à-dire que je ne l'ai pas pris, mais bien acheté d'un Indien, s'il vous plaît. Et il en connaît de jolis tours! Je sais le faire tenir sur ses jambes de derrière tout comme un homme; avec ses pattes de devant il donne une poignée de main; par le soleil, il connaît l'heure, et il trotte, court, galope, se couche et se lève comme un vrai chien. --Tenez-le à une distance convenable, dit Pathaway; je n'ai pas grande amitié pour cette espèce d'animaux. Sébastien, qui avait couru chercher son arc dans la cabane, revint en ajustant une flèche. --Debout, vilain _bruin_,[19] debout sur tes jambes de derrière, dit Nick en allongeant un coup de pied à l'ours, qui grogna sourdement. [Note 19: _Bruin_, ours, terme anglais, équivalent de _Martin_.] Le jeune garçon tressaillit, l'arc lui tomba des mains. --Debout, et danse-nous ta danse de guerre, répétait Nick à l'ours, en commençant à chanter, sur un ton lugubre, un refrain sauvage. Le quadrupède se leva sur ses pattes de derrière et dansa avec une gravité burlesque au son de la musique discordante dont Nick régalait ses auditeurs. --Merveilleuse bête! dit Pathaway, surpris de cette arrivée. --C'est vrai, monsieur, bien merveilleuse, n'est-ce pas? Mais, moi, voyez-vous, je n'ai jamais eu d'affaires communes dans ma ligne d'entreprise, ô Dieu, non! Une belle bête, hein! Peut-être n'avez-vous pas grande confiance en elle; mais je vous garantis qu'elle est bonne et fidèle autant qu'un chien, sans même excepter Maraudeur et Infortune, qui sont les spécimens les plus entendus de leur race, oui, bien, je le jure, votre serviteur! Sébastien secoua la tête d'un air peu rassuré. --J'aime mieux les chiens, Nicolas, dit-il ensuite. L'ours gronda; de façon à démentir les louanges que lui avait données Nick. --Allons, assez comme ça, fit ce dernier en le poussant rudement avec son mocassin. A bas et tenez-vous tranquille....--ou sinon!--Infortune, la paix! Maraudeur, à l'ordre! soyez polis envers les étrangers! Vous n'avez pas tous les jours l'honneur d'une compagnie aussi distinguée. --Donnez-lui quelque chose à manger, dit Pathaway toujours souriant. --Oh! ce n'est pas la peine..,.. au moins je le pense..... Il a dévoré la moitié d'un bison, il n'y a pas dix minutes. Quand vous lui offririez le plus friand morceau, c'est tout au plus s'il daignerait le flairer. Voyons, mes chiens, ne l'incommodez pas. Il pourrait bien se fâcher, et, ma foi, vous n'en seriez pas quittes à bon marché..... ô Dieu non! Puis A Pathaway: --Pardon, étranger; je vous dois des excuses. Mais nous allons réparer ça. --Aidé de Sébastien, Nick s'occupa aussitôt du déjeûner. De même que la veille, le chasseur noir mangea peu, malgré les instances de son hôte et les histoires dont il assaisonnait sa venaison. Après la repas, Whiffles et Pathaway se promenèrent, en causant, sur le plateau. L'ours avait disparu. --Il faut que je vous quitte, dît le chasseur; cependant, si malheur ne m'arrive pas, nous nous rencontrerons encore. --On connaît mieux ses affaires que celles des autres, répliqua flegmatiquement le trappeur; mais je suis facile que vous deviez partir aujourd'hui. Ne m'en voulez pas si je vous engage à être prudent. Ce gredin de Bill Brace n'oubliera pas aisément la roulée que vous lui avez administrée. Il se montrera rétif comme un poulain indompté. Puis ce n'est pas tout, ajouta-t-il en baissant la voix. Il y a quelque chose à craindre dans ces montagnes. Parfois le trappeur solitaire manque tout à coup et on ne sait ce qu'il est devenu. Les caches[20] sont souvent ouvertes et pillées. Ce n'est pas un canton sûr pour les jeunes gens inexpérimentés, oui bien, je le jure! [Note 20: Les caches, dans le Nord-ouest, sont des trous, des espèces de silos où les trappeurs enfouissent soit des vivres, soit des armes, soit des paquets de pelleteries pour les reprendre quand ils en ont besoin.] --Merci de votre bon conseil, montagnard; soyez assuré que je sais l'apprécier, quoique je ne connaisse pas plus les lieux à éviter que ceux à rechercher. Ma vie n'est point dépourvue de but. Je ne suis pas une épave abandonnée à la merci des vents. Je sais que faire. Ma force est grande, car elle repose dans la confiance que j'ai en moi. Je sais aussi ce que mon esprit peut concevoir et mon corps exécuter. --Votre corps n'est pas gros, mais il n'est pas du tout mal fait, répliqua Nick en toisant le chasseur noir. --Ce n'est pas le corps qui a le pouvoir, mais c'est l'esprit qui y est renfermé. Oui, c'est l'esprit qui donne impulsion et force aux actes physiques. Quand un homme combat pour une bonne cause, l'âme elle-même prend part à la lutte. Elle passe dans les poings et les bras, change les muscles en fer et rend l'homme invincible. --Tout juste, tout juste, vous l'avez dit! s'écria Nick avec enthousiasme. J'ai fréquemment eu cette idée-là; mais je n'aurais pu l'exprimer le quart aussi bien que vous, quoique le docteur Whiffles,--un homme remarquable, ah! oui!--pouvait vous faire avaler son sujet comme une pilule. C'était mon frère, que le docteur Whiffles. Ça sert à quelque chose que la science, ô Dieu, oui! Mais du diable si j'ai eu de la patience pour apprendre, moi! surtout quand je songe à ces maudits journaux!--c'est comme ça que vous appelez ça?--qui se mêlent des affaires privées; traînent devant le public les histoires des autres, avec leur façon de faire et de parler. Seigneur oui, c'est comme je vous le dis! On m'a diablement injurié... trop, oui! par Dieu! Il hocha la tête d'un air sérieux et presque chagrin. --Si jamais il y a encore un Nick Whiffles, il sera fameux, reprit Pathaway, en tournant les yeux à l'horizon. Adieu, montagnard, adieu! Nous nous reverrons quelque jour. Les deux aventuriers échangèrent une poignée de main, et le chasseur noir s'éloigna, suivi longuement par les regards de Nick Whiffles, qui semblait plongé en des réflexions profondes. Pathaway s'enfonça dans le bois sur le versant oriental de la montagne, et, après une heure de marche, il atteignit une petite prairie qui se déroulait au pied. L'ayant traversée, il arriva au bord d'un lac d'eau stagnante, qu'il longea toujours à l'est jusqu'au moment où le soleil passa au méridien. Alors le chasseur noir découvrit un _canon_[21] qui courait au nord-ouest. [Note 21: Dans le Nord-ouest américain, on appelle ainsi la partie d'un lac on d'une rivière, souvent asséché, qui s'encaisse tout à coup au milieu des terres--en un mot une sorte de goulot.] Jadis cette tranchée avait sans doute été un conduit pour l'eau; mais alors il était rempli par une végétation luxuriante. --Que c'est pittoresque! que c'est beau! que c'est rafraîchissant!... s'écria Pathaway, transporté à la vue du délicieux paysage qui se déployait devant lui. Il soupira et s'arrêta pour contempler cette, magnifique perspective. En ce moment, vers l'extrémité occidentale du canon, s'avançait un trappeur. Il pliait sous une charge de pelleteries. Cependant, si lourd que fût son fardeau, il paraissait gai et marchait d'un pas ferme et léger. Parvenu à un endroit où une roche, ombragée par les arbres, se projetait hardiment sur le gazon, le trappeur s'arrêta, déposa son faix et se mit à préparer un modeste déjeûner, en fredonnant le refrain d'une chanson de batelier canadien. Et moi qui aime à boir' de tout, Arrosons nous la dall' du cou; Arrosons-nous la dalle! --Pauvre homme, comme il est gai, murmura Pathaway. Dieu sait, cependant, ce que lui a coûté de peines ce lot de pelleteries! que de dangers il a dû braver, que de privations il a dû supporter! Chante, honnête trappeur. Ah! tu en as bien le droit. Les gens de ta classe sont braves et rudes au labeur. Il ne leur manque qu'une vertu, c'est celle de la frugalité. Te voilà comparativement riche; mais dans un mois ou deux, à peine auras-tu un vêtement pour te couvrir. La dissipation et la prodigalité t'auront, hélas! ravi les fruits de bien des jours de travail et de misères. La détonation d'une carabine interrompit les réflexions de Pathaway. Une traînée de fumée blanchâtre s'étendit entre les rochers dans la direction du trappeur qui tomba la face contre terre en poussant un cri. Aussitôt, Pathaway changea sa position et se coucha sur le sol. Deux hommes sortirent des broussailles et se précipitèrent sur le paquet de pelleteries. Le trappeur gisait inanimé, sanglant, sur le sol. --Il est mort, fit l'un des meurtriers. Ma foi c'est là une bonne prise, et, comme j'ai fait le coup, à moi la plus grosse part. --Un moment, s'écria l'autre, mettant le pied sur le paquet, et jetant un coup d'oeil de défi à son complice. --Allons, tu badines, Ben, n'est-ce pas avec ma poudre, mon plomb et ma carabine? --Ça n'y fait rien, Zene Beck; l'on fera le partage en francs montagnards que nous sommes. Nous avons nos lois, tu sais, et le capitaine se chargera de les faire observer. Quant à l'avoir tué, est-ce que je n'aurais pu en faire autant? Pas de plaisanteries, donc! --Quoi! c'est ainsi que tu le prends. Assez causé. Ce paquet-là m'appartient et je l'aurai; entends-tu? Comme ton ami, je consens à ceci:--Un tiers pour toi, deux tiers pour moi, ou le couteau pour tous deux; ça va-t-il? Ce disant, Zene avait tiré son énorme bowie et Joice se préparait à l'attaque. Les armes se croisèrent et cliquetèrent avec un grincement qui témoignait de l'ardeur sauvage des deux assassins. Déjà le fer avait plus d'une fois mordu leur chair, et ils poursuivaient vivement ce féroce combat, quand un nouveau personnage parut à la pointe des rochers. Il portait un sombrero mexicain et une ceinture rouge ceignait sa taille. --A bas les armes, brigands! cria-t-il. Ben et Zene s'arrêtèrent par un mouvement simultané. A ce moment, une douzaine d'hommes envahirent le canon. Ils apparurent si subitement qu'on eût dit que la terre les avait vomis. VIII BANDITS ET TRAPPEURS Le combat avait cessé. Les deux antagonistes suivirent leur chef, l'oreille basse, en emportant le paquet de pelleteries qu'ils avaient volé à la victime. Huit jours après le crime, ils partirent tous deux de la Ville hantée et se dirigèrent vers la hutte de Nick Whiffles. Le trappeur était sorti et Sébastien. Delaunay gardait la cabane. Les scélérats entrèrent brusquement et demandèrent au jeune garçon un verre de whiskey. En les voyant, il se sentit frissonner. Néanmoins, il tâcha de faire bonne contenance et leur donna ça qu'ils désiraient. Il servit une outre pleine d'alcool. Ben et Zene se mirent à boire, tandis que la pauvre Sébastien se tenait tremblant en un coin du foyer. Ben Joice avala une gorgée, puis une autre, une troisième et il but ainsi coup sur coup jusqu'à ce que l'ivresse l'eût gagné. Inutile de dire que Zene, qui avait suivi son exemple, se trouvait à peu près dans la même position. Ils se mirent alors à jaser, à raconter leurs ignobles prouesses et à tenir d'horribles propos, bien capables d'effrayer Sébastien. Ben Joice se distinguait surtout par son irritation. Cependant les chiens de Nick Whiffles semblaient le gêner passablement. Infortune paraissait sa bête noire. Il jetait sur l'animal des regards étincelants de colère et parfois se levait à demi, comme s'il eût voulu aller le frapper. Mais Infortune exerçait un prestige d'une certaine valeur. Chaque fois que Ben Joice faisait un mouvement le chien: ouvrait sa gueule et montrait une double rangée de dents, longues, blanches, tranchantes et aiguës qui eussent donné la chair de poule aux plus téméraires. Pensant donc qu'il était moins dangereux de se servir de sa langue que de ses membres, Ben se répandit bravement en invectives contre les deux chiens. D'abord, ceux-ci n'eurent pas l'air de s'en soucier. Mais, comme Ben Joice continuait, Maraudeur poussa un grondement auquel Infortune répondit par des hurlements très-significatifs. --Ne les provoquez pas, si vous tenez à la vie, dit Sébastien. Joice leva sa face rougie par l'ivresse. Les chiens aboyèrent à nouveau et avec ua redoublement de fureur. --Donne-moi les pistolets, Zene, et je m'en vais les expédier plus vite qu'un Indien n'enlève une chevelure, dit Ben à son camarade. --Je les ai laissés au camp; Bill Brace en avait besoin, répliqua l'autre. --Malédiction! j'ai aussi laissé les miens, c'est toujours comme ça! Mais j'ai envie de tuer ces cagnes et je les tuerai, c'est moi qui le dis. Il y a longtemps que c'est mon idée, vois-tu, Ben. En voici un que je connais, d'ailleurs. C'est le chien que ce grand brigand de Nick appelait, il y a quelque temps, Calamité, un monstre d'animal, plein de vices, je parie deux charges de pelleteries! Oui, il m'a déjà mordu les jambes. Diable, où peut être mon couteau? Il cherchait dans ses mitasses son arme favorite, mais ne la trouvait pas. S'adressant à Sébastien: --Petit serpent, moitié blanc, moitié rouge, où est mon bowie? tu dois le savoir, hein? Assis derrière ses chiens, le jeune garçon ne répondit point. Mais sa main s'arma d'un grand couteau de chasse laissé dans la hutte par Nicolas. Les bandits se reprirent à boire et à rapporter des histoires criminelles plus ou moins vraies, où ils prétendaient avoir été acteurs. Pas n'est besoin d'ajouter qu'ils renchérissaient à qui mieux mieux sur leurs abominables récits. La conversation tomba naturellement sur le malheureux qu'ils avaient abattu dans le canon. --Nous avions une fameuse chance pour le larder, si le capitaine n'était venu se mêler de nos affaires. Un diable d'homme que le capitaine Dick! Il faut toujours qu'il fasse son chemin... coûte que coûte! --Ne parlons plus de ça, Ben; j'ai du chagrin parfois. André Jeanjean est un bon trappeur. Je le connaissais depuis pas mal d'années. Il avait commandé une brigade à laquelle j'appartenais et il y avait bien des gens qui l'aimaient. Une fois seulement, nous avons eu une petite querelle parce qu'il m'accusait d'avoir pris des castors et des loutres à ses trappes, ce qui était certainement pure vérité. Mais on n'aime pas à s'entendre dire de ces choses-là, tu sais? Et je lui répondis qu'il mentait. Alors il m'allongea quelque part un coup de pied qui m'est toujours resté sur le coeur. S'il ne m'avait pas donné ce coup de pied, il ne dormirait pas maintenant dans le canon. --Bah! tu as toujours été une poule mouillée. Est-ce que nous ne sommes point les seigneurs du pays? Bien bêtes, si nous ne levions pas un tribut quand nous le pouvons faire. La conscience vois-tu, Ben, ça ne se voit pas, donc ça ne sert à rien. --Mais ça se sent! murmura Beck, tandis que Ben poursuivait sans remarquer l'exclamation. --Si tu m'en crois, tu vas sortir et creuser une fosse pour y jeter ce gringalet. Le gringalet, c'était Sébastien. Quoique très-pâle il conservait son sang-froid et faisait aussi bonne contenance que possible. --Pauvre Jeanjean, reprit Ben, j'ai rêvé de lui la nuit dernière. Mais, comme tu dis, ça ne sert de rien. Les affaires sont les affaires. Notre destinée est de faire la guerre aux hommes et aux bêtes, nous la ferons, voilà tout. A ta santé! --A ta santé! répéta Ben en avalant une nouvelle gorgée de whiskey. Il déposa l'outre sur la table, se tourna du côté de Sébastien, fit une affreuse grimace et poussa un cri terrible. L'enfant frémit. --Ouah! ouah! vociféra Ben de toute la force de ses poumons. Sébastien serra plus fortement le manche de son couteau. Il s'attendait à une attaque, quand un craquement de branches sèches sous un pied lourd se fit entendre. Les trois acteurs de cette scène jetèrent instinctivement les yeux sur la porte de la hutte, et, tout aussitôt, les traits des deux scélérats devinrent livides d'horreur. Sur le seuil de la cabane on voyait un homme pâle ensanglanté. Ses yeux étaient larges, fixes, sans expression appréciable. Un bandeau qu'il portait au front s'était dérangé et laissait apercevoir, à la naissance des cheveux, une blessure, d'un rouge vif. C'était Jeanjean, le trappeur. Un instant glacés d'épouvanté, Ben et Zene recouvrèrent vite leurs facultés; mais ce fut pour se précipiter contre la frêle enveloppe de la tente qu'ils enfoncèrent en se précipitant au dehors comme s'ils redoutaient la poursuite d'un ange vengeur. Le blessé n'avait pas changé d'attitude, et Sébastien demeurait encore accroupi derrière ses chiens. Quelques minutes s'écoulèrent dans un morne silence. Puis, tout à coup, Jeanjean fit un pas vers Sébastien. On eût dit qu'il était mu par un ressort, tant ses mouvements étaient automatiques. Contrairement à leur habitude, Infortune et Maraudeur ne donnèrent aucun signe de colère. Le trappeur marcha encore trois pas et vint s'asseoir à côté de Maraudeur, dont il caressa la robe velue, avec la curiosité et la satisfaction d'un enfant. L'animal se laissa faire, malgré son aversion pour les étrangers. On voyait même qu'il prenait plaisir à l'attention dont il était l'objet. De temps à autre, le blessé cessait de lui passer la main sur le dos, comme si un rayon indécis de lumière venait mourir à la porte de son intelligence, et parfois aussi il chantait des lambeaux d'une complainte, intitulée la Fille du trappeur. Peu à peu, Sébastien revint de l'émoi que lui avaient causé ces divers incidents: il regarda anxieusement à travers la porte pour voir si Nick ne paraissait pas dans le lointain. Peine perdue, le brave homme ne se montrait point. --Il n'est pas encore l'heure, murmura Sébastien. La vallée du Trappeur est à un bon bout de chemin d'ici. Puis il ajouta d'un ton triste: --Aurai-je toujours devant les yeux ces hommes farouches? Je les vois passer devant moi comme des spectres. Leur apparition me rappelle des souvenirs qui me remplissent de terreur. Mais il faut reprendre courage. Nick va venir. Sa présence me rassurera tout à fait. Lui, il me rend content--presque heureux. Et pourquoi pas tout à fait heureux? continua-t-il d'un air souriant. Sebastien s'arrêta, comme pour trouver une réponse à cette question. N'y parvenant sans doute pas, il poursuivit son monologue: --Et ce jeune homme, ce Pathaway? qu'est-il encore? Sebastien était troublé. Sa dernière interrogation l'embarrassait évidemment plus que les premières. Pendant près d'une heure, il se tint contre la porte, la tête penchée sur sa poitrine et les mains jointes. --Eh bien, qu'y a-t-il, petit? quelle maudite difficulté? cria tout à coup à son oreille une voix forte mais douce. Sébastien tressaillit et leva les yeux. Son cher Nick était là, accompagné de Pathaway et d'un autre personnage qui se traînait difficilement près d'un gros chien. --C'est Portneuf, le voyageur canadien fit Whiffles, en entrant dans la cabane. Et apercevant le trou qu'avaient fait les deux bandits: --Quoi? qu'est-ce que ça? --J'ai eu des visiteurs. Nicolas, et de bien incommodes, je vous assure: Ben Joice et Zene Beck....... --Oui, je comprends, petit; ils t'ont menacé? interrompit le trappeur en fronçant le sourcil. Mais qu'est-ce qu'ils voulaient les misérables! t'ont-ils touché, dis-moi: ah! je voudrais bien--non je ne voudrais pas qu'ils t'eussent touché, oui bien, je le jure, votre serviteur! Bande de chenapans! J'en délivrerai le pays, c'est moi qui vous le dis, ô Dieu, oui! Mais où était Maraudeur? par Dieu, où était Infortune? --Ici et fidèles. Ah! ce sont deux bonnes bêtes. Voyez donc! Le blessé s'était, durant cet intervalle, glissé sous une peau de bison. Nick ne le remarqua pas. --Viens ici Maraudeur, et viens aussi toi, Infortune, dit-il doucement et d'un air qui témoignait de son admiration pour ses chiens. --J'observe, dit Pathaway, que vous faites preuve d'un goût singulier pour les noms de vos chiens et de vos chevaux. Quoique le chasseur noir envoyât ces paroles à Nick, son attention était fixée sur Sébastien avec une intensité qui fit, rougir l'adolescent. --Oui, répondit Whiffles. J'ai des idées à moi. Chacun a ses idées à soi. Il m'arrive, à moi, de changer les noms de mes animaux, comme les Indiens changent les noms de leurs braves. Cette créature-là s'appelait d'abord Calamité; mais depuis qu'on m'a mis sur les journaux, je l'ai appelée Infortune[22]. [Note 22: Voir les Pieds-noirs.] A ce moment Portneuf qui s'était approché de la peau de bison pour s'y étendre, découvrit le trappeur blessé. --Que vois-je, mon Dieu? s'écria-t-il tout émerveillé. Mais c'est bien Jeanjean, mon excellent ami Jeanjean. Que lui est-il arrivé? --Les brigands de la vallée du Trappeur ont tenté de l'assassiner, répliqua Pathaway. Mais qu'est ce que Jeanjean? --Lui? un franc-trappeur, jadis bourgeois[23]. Je le connais bien. [Note 23: Dans le Nord-ouest américain, on appelle bourgeois, tout facteur qui fait la traite des pelleteries pour son propre compte.] Puis à Jeanjean: --Comment vas-tu, mon pauvre vieux camarade? Bon Dieu, qu'il est pâle! Oh! belle était la fille du trappeur! Oh! belle était la fille du trappeur! répliqua Jeanjean d'un ton plaintif. --Mais qu'a-t-il, encore une fois? Serait-il _écarté_[24]? demanda Portneuf stupéfait des manières de Jeanjean. [Note 24: Locution canadienne; _être écarté_ c'est être en démence.] --Il est tombé dans une diablesse de petite difficulté, et pas si petite, après tout; car elle a tourné à l'envers toutes ses facultés et presque éteint la chandelle de son existence, ô Dieu oui! répondit emphatiquement Nick Whiffles. Vous voyez là un homme qui a été tué, assassiné, ressuscité, et rendu aux difficultés de la vie, tout cela dans un lieu qui n'est pas éloigné de la vallée du Trappeur. C'est là l'homme qui a fait le coup... -Il montrait Pathaway: mais se reprenant aussitôt: --Non pas, je me trompe; je veux dire que c'est lui qui l'a sauvé; et d'autres qui lui ont planté une balle dans la tête. Mais je sens mon estomac qui crie famine. Sébastien, il nous faut quelque chose à manger. Apprête les chaudières du camp, mais prends garde à tes jambes, car il n'y a pas ici de docteur Whiffles, pour raccomoder les os.. C'était un vrai remmancheur d'os que mon frère, le docteur Whiffles. Allons! vite, mon garçon! Ça sonne le creux sous nos chemises de chasse. Et la famille augmente tous les jours, comme tu vois. Avec le temps nous aurons un hôpital, le jure, oui bien, votre serviteur! j'ai passé une fois un an à l'hôpital, quand j'étais tout petit, à l'age d'un an, je m'en souviens. Les médecines du docteur ne me valurent pas grand'chose. Ça m'a gâté le goût. L'hôpital ou j'étais s'appelait aussi une Infirmité... --Infirmerie, observa, en souriant Sébastien. --Bien obligé, petiot; mais je me rappelle bien la tête de l'établissement. --Enseigne, voulez-vous dire... --Enseigne, Infirmité, Tête, Infirmerie, tout ça ne fait rien, ô Dieu non! Pathaway, qui s'occupait à placer commodément Portneuf sur un lit de branchages, recouverts de peaux, ne put réprimer un franc éclat de rire. Jeanjean s'était glissé silencieusement hors de la hutte, et Sebastien vaquait, avec activité, aux apprêts du repas. Curieuse scène, vraiment curieuse et digne de la palette d'un grand peintre que celle-là, qui sa passait au milieu même du désert, si loin de toute trace de civilisation! Nick alluma gravement sa pipe et continua la relation de son histoire d'hôpital, avec la jovialité qu'on lui connaît. Le menu du festin fut bientôt arrangé:--Quelques bosses de bison, langues de daim, de la graisse d'ours et du poisson fumé. Whiffles et ses hôtes y firent largement honneur, en l'assaisonnant d'anecdotes. Néanmoins, Pathaway paraissait plus préoccupé qu'affamé. Ses regards s'attachaient souvent sur Sébastien, avec une sorte d'admiration mystérieuse, qui colorait d'un vif incarnat les joues de l'adolescent. Comme ils finissaient de manger, Infortune et Maraudeur dressèrent subitement les oreilles et s'élancèrent vers la porte en se récriant. IX LE BLESSÉ Nous devons revenir à Pathaway, que nous avons laissé caché derrière un buisson et témoin de l'assassinat du pauvre trappeur. Quoique son coeur battît violemment et que de nobles élans le poussassent à se précipiter sur les malfaiteurs, la prudence le retint. Mais dès qu'ils se furent éloignés, Pathaway s'élança vers le lieu où gisait leur victime; la saisit dans ses bras et courut à un petit ruisseau qui coulait non loin de là. Alors, le chasseur noir posa sa main sur le coeur du trappeur. Il sentit des battements. L'homme vivait encore. Pathaway lui lava soigneusement le visage. La fraîcheur de l'eau fit tressaillir le moribond. A la tête il avait une blessure, heureusement la balle avait frappé l'os occipital et glissé le long du crâne. Un étourdissement et la suspension momentanée dea fonctions de la vie en étaient résultés. Mais, quoiqu'on pût craindre une commotion cérébrale plus ou moins longue, il était hors de doute que cette blessure ne causerait pas la mort. Tout en le pansant, le chasseur noir se prit à l'examiner. C'était un homme à la barbe longue, épaisse, mais plus jeune que l'on n'aurait cru, à première vue. Il pouvait avoir de vingt-cinq à vingt-huit ans. Ses traits étaient bien accentués et la vigueur virile se lisait sur toute sa personne. Plus Pathaway le dévisageait, plus il s'applaudissait de ce qu'il faisait; car la physionomie du trappeur était franche, ouverte, et vraiment distinguée. Après avoir bandé la tête avec un mouchoir assujetti par sa ceinture, Pathaway versa quelques gouttes d'alcool sur les lèvres du blessé. La chaleur du tonique opéra magiquement. La poitrine de cet homme se souleva; il agita ses membres et ouvrit les yeux. --Comment vous sentez-vous? ça va-t-il mieux? demanda doucement Pathaway. Le trappeur répondit en promenant autour de lui un regard vide, atone. Il n'y avait ni âme, ni langage dans ses yeux. --Le coup lui a affecté le cerveau; son esprit est absent, murmura instinctivement Pathaway en portant la main à son front comme s'il y eût reçu la blessure. Il commença ensuite ses lotions. Cependant, quoique le jeune trappeur reprît évidemment des forces, nulle lueur d'intelligence ne revenait illuminer son visage morne. Ôtant son propre capot, Pathaway l'en couvrit et l'aida à se levât. Le blessé réussit à se mettre debout, à marcher même; mais il manquait de la raison nécessaire pour guider ses pas à travers les montagnes et les prairies. A ce spectacle, une douleur poignante s'empara du chasseur noir. Il employa tous les artifices possibles afin de réveiller la mémoire endormie de l'infortuné. Ce fut inutile. Un sourire stupide, voilà tout ce qu'il en put obtenir. --Pauvre diable! pauvre diable! J'espère que ce ne sera que passager. Que faire pour lui? La Providence m'en a confié la charge, je remplirai mon devoir. Pathaway, après ce monologue in petto, réfléchit quelques moments. Puis, faisant un lit de mousse et de branchages, il y étendit le blessé, sur lequel il jeta sa couverte. Celui-ci ne tarda point à s'endormir. Pathaway demeura assis près de lui. Au bout de deux heures il se leva. Le trappeur avait un peu de fièvre; mais sa constitution n'était pas fortement altérée. Son bienfaiteur tua une poule de prairie, la fit rôtir, et lui servit la partie la plus délicate, en l'engageant à manger. Il obéit avec la docilité d'un enfant; mais il ne paraissait pas que sa raison se fût améliorée. Pathaway enleva l'appareil qu'il avait mis sur la blessure, pour la panser de nouveau. L'hémorrhagie avait été légère; cependant, à la place que la balle avait touchée on voyait une indentation assez profonde, qui expliquait le trouble de l'esprit et ne pouvait être guérie sans le secours de l'art. La nuit approchait. Pathaway dressa, avec quelques jeunes arbres, un abri passager au-dessus de leurs têtes et se coucha à côté du malade, qui retomba dans un profond sommeil. Le lendemain matin, la fièvre avait presque entièrement disparu. Pathaway se détermina à conduire son malade à la hutte de Nick Whiffles. Le blessé était assez bien physiquement. Il marchait avec aisance. Les beautés du soleil levant le réjouissaient. Il prêtait une oreille charmée aux gazouillements des chantres de l'air. Il causait seul, parlait montagnes, lacs, rivières, chasses, trappes et pelleteries; mais ses pensées étaient incohérentes. Dans l'après-midi, ils arrivèrent à une cabane élevée sous le couvert d'un bosquet de tamariniers; Pathaway fit entrer son protégé pour se reposer. Au milieu de cette cabane le chasseur noir trouva un morceau d'écorce de bouleau, sur lequel une main inhabile avait tracé l'avis suivant: «ICI, PRAN GARD DE TOMBÉ DANS EUNE MODITE PETITT DIFFFICULTER.» Les caractères, l'orthographe, le style sentaient leur Nick Whiffles à une lieue à la ronde. Pathaway sourit; mais connaissant l'expérience du montagnard, il allait profiter de son conseil quand les abois d'un chien le firent courir à la porte. Jugez de son agréable surprise en voyant Nick qui s'approchait à travers les arbres. Il était à cheval et suivi de Maraudeur. --Est-ce vous, jeune homme? --Moi-même. --Que faites-vous, ici? mauvaise place, mauvaise! Ô Dieu, oui; tout près de la Vallée du trappeur! --Mais vous? --Oh! moi, c'est différent. Nick Whiffles peut rôder partout. Il ne craint rien, lui, rien que le maître de toutes choses. Ce disant, il mettait pied à terre et entrait dans la hutte, après avoir échangé une poignée de main avec Pathaway. --Tiens, un nouveau venu! s'écria-t-il en apercevant le blessé. Salut, mon brave. Nous voilà trois, ça vaut mieux; car quoique Nick Whiffles ne craigne rien, il ne déteste pas la compagnie. Mais il y a gros de dangers ici, oui bien, je le jure, votre serviteur! L'homme blanc et l'homme rouge... hum! je sais ce que je sais..... --Montagnes, castors et trappes! s'exclama le trappeur avec un coup d'oeil hagard. --C'est ça, frère, ça même! C'est de l'indien tout pur, et pas si pur après tout. Mais que diable a-t-il à me regarder de cette façon-là? --Il a été surpris par les voleurs et dépouillé, répondit Pathaway. --Dépouillé! --Même blessé, comme vous voyez. Et le chasseur noir raconta brièvement l'affaire à laquelle il avait assisté. --C'est cruel, dit Nick en secouant la tête, bien cruel, de se voir enlever comme ça un bien gagné avec tant de peines; mais avoir failli être assassiné, ça dépasse tout. Ainsi donc le pauvre homme bat la campagne. N'est-ce pas que c'est bien triste que d'être idiot? ce n'est pas le terme juste, mais vous savez ce que je veux dire. Les honnêtes gens s'entendent toujours, quoique les mots puissent ne pas être toujours mis à leur place convenable comme les briques d'une maison. Je me souviens que j'ai eu un parent qui était fou. Ah! c'en était un fou, celui-là! ô Dieu, oui! Ne voulait-il pas attraper la lune avec ses dents? Mais je vous demande un peu ce qu'il en voulait faire de cette lune? Peut-être bien s'imaginait-il que c'était une bosse de bison.--Je crois--ajouta Nick comme un homme qui réfléchit--je crois que le pauvre insensé pensait que c'était bon à manger. Un idiot, vous le savez, aime mieux manger qu'un homme de bon sens n'aime sa maîtresse, ô Dieu, oui! Le blessé tressaillit, sourit tristement et se mit à chanter d'une voix indiciblement plaintive une strophe de la _Fille du trappeur_. --C'est ça, de la musique douce, dit Nick d'un ton ému; mais il n'a pas encore sa caboche à lui. On dirait que l'amour lui a aussi un peu serré le coeur. Le docteur Whiffles eut une fois à soigner un cas mâle de ce genre, mais il y perdit tout son latin, ô Dieu, oui! C'était une femme, et la maladie avait bien trois ans de date, ce qui faisait que c'était une maladie chronique, comme disait mon oncle l'historien, c'est-à-dire mon frère le médecin. Elle perdit sa graisse--par la maladie vous comprenez bien--que c'était à arracher des larmes à un caillou. Et elle pleurait tant toute la sainte journée, elle vous suait qu'il fallait la tordre chaque matin pour la faire sécher au soleil. Et ses sanglots, donc! on aurait dit les hurlements du vent à travers les défilés des montagnes quand il souffle en tempête. Pour en terminer, le docteur fut obligé de l'épouser lui-même. Fallait voir, comme elle se refit après la noce. Une belle noce, ma foi! Elle pesait deux cent une livres la dernière fois que je la vis. On n'aurait jamais dit qu'elle avait eu le coeur serré par l'amour, ô Dieu, non! Le blessé laissa tomber le refrain de sa complainte: Oh! belle était la fille du trappeur! Oh! belle était la fille du trappeur! --Les scélérats! s'écria Nick essuyant une larme avec la manche de sa chemise. Et s'adressant à Pathaway: --Ça ne peut durer plus longtemps comme ça. Ces brigands-là nous tueraient comme des buffles à la première rencontre. --Vous avez raison répondit chaleureusement Pathaway, il faut en finir. Le sort de cet homme crie vengeance. Traquons les bandits de la vallée du Trappeur perdu et expulsons-les de leur repaire. --Oui, répliqua Nick, j'y songe. Mais le plus pressé est de mettre ce malheureux en sûreté. Plaçons-le sur l'Hérissé et en avant! --L'Hérissé! qu'est-ce que c'est que ça? --Un bon et beau cheval, reprit Whiffles. Il a la force d'un bison, les jambes d'un daim et l'oeil d'un carcajou, rien que ça, ô Dieu, oui! Le blessé fut hissé sur le quadrupède, et la petite troupe se mit en marche. Comme ils longeaient une gorge profonde au milieu des montagnes, Pathaway distingua subitement un gros ours gris, planté sur son train de derrière et qui le regardait venir du haut d'un pic escarpé. Maraudeur leva la tête et voulut aboyer, mais Nick lui lit un signe et le chien se tut. Le chasseur noir arma son fusil. --Un moment, lui dit son compagnon; cet ours-là est de mes amis, n'allons pas nous mettre mal avec lui! Pathaway fit un geste d'étonnement; mais, déjà habitué aux façons singulières de Nicolas, il écouta sans répliquer à cette observation. L'ours les suivait à la crête des rochers. Dans la soirée, ils arrivèrent enfin à la cabane de Whiffles, où Sébastien prit aussitôt soin du blessé avec la délicatesse et l'intelligence d'une femme. --Demain, nous ferons une excursion à la vallée du Trappeur perdu? demanda en se couchant Pathaway, qui, plein de cette audacieuse curiosité, un des plus beaux apanages de la jeunesse, brûlait de percer le mystère. --A la vallée du Trappeur perdu, si le coeur vous en dit, ô Dieu, oui! répliqua insoucieusement Nick. X SCÈNE DE LA VALLÉE DU TRAPPEUR PERDU Le soleil n'était pas encore levé; cependant à travers les brumes molles et diaphanes du matin, l'orient se teignait de bandes blanchâtres. Pathaway s'éveilla. Ses yeux cherchèrent Nick Whiffles dans l'ombre qui drapait encore l'intérieur de la hutte; mais la place du trappeur était vide. Le chasseur noir répara rapidement le désordre de sa toilette et sortit. Il trouva Nick Whiffles qui fumait gravement sa pipe à l'entrée de la cabane. --Une belle matinée qui s'annonce, fit le chasseur noir. --Hum! le couchant est diantrement chargé, oui bien, je le jure, votre serviteur! Sébastien fit quelques pas pour s'éloigner. --Enfin, nous pourrons visiter cette fameuse vallée du Trappeur perdu, dit le chasseur noir. --La vallée du Trappeur perdu! cria derrière eux une voix émue. Les deux hommes se retournèrent simultanément. C'était Sébastien Delaunay. Pauvre enfant, il tremblait comme la feuille de bouleau agitée par les autans. --Oh! n'y allez pas, père Nicolas, je vous en prie, je vous en supplie, n'y allez pas! --C'est une mission dont nous charge la providence, mon Sébastien chéri, répliqua le trappeur. Songe à Portneuf et à sa fille--à sa fille, tu sais? --J'y ai songé, répliqua l'adolescent en baissant les yeux. Mais cette vallée du Trappeur perdu, elle est si terrible... ô mon Dieu! Vous n'y arriverez jamais... non, jamais, père Nicolas. --Il y a du pour et du contre, dit Nick, car le hasard vient, souvent au secours des gens même à la dernière extrémité. S'il nous fallait désespérer et céder quand une maudite, petite difficulté se présente, eh! il n'y aurait rien à faire en ce bas monde, ô Dieu, non! Je me souviens qu'un jour je rencontrai un gars presque désespéré, mais cependant, suivant mon avis, il eut le courage d'attendre, et il a fait une chose qui réjouira toujours son coeur et qui lui donnera du bien-être--une longue vie de bien-être. L'enfant, saisit tendrement, la main du trappeur et la pressa dans les siennes en répliquant: --Oh! Nicolas, vous êtes poussé par un esprit bon et généreux, je le sais. Que ne puis-je vous suivre et partager vos périls! Ensuite, à Pathaway, que cette scène impressionnait singulièrement: --Excusez-moi, monsieur. Je suis obligé de prendre soin du père Nicolas qui expose sa vie à chaque instant. --Nous serons deux, répondit distraitement le chasseur noir. D'ailleurs, j'apprends qu'une femme est mêlée à cette affaire, et il est du devoir de tout homme de coeur de secourir les faibles créatures. --Sébastien eut une imperceptible agitation. --Et puis, continua le premier, Nick a en horreur les scélérats qui hantent la vallée du Trappeur perdu, et moi j'estime qu'il est de notre devoir d'en délivrer le pays. --Oui, c'est nécessaire, se hâta d'ajouter Whiffles; ces gens-là, vois-tu, petiot, ils finiraient par nous assassiner sous notre tente, si on les laissait faire. --Je comprends, fit Sébastien d'un air triste. Mais vous me laisserez les chiens, père Nicolas. --Comme de raison; et je ne serai pas longtemps, je te l'assure. Tu prendras bien soin du blessé, n'est-ce pas? La vallée du Trappeur n'est pas loin, et l'un ou l'autre de nous sera de retour avant la nuit. --Au revoir donc! dit l'enfant, en essuyant une larme qui perlait à sa paupière. --Au revoir! Les deux aventuriers s'éloignèrent. Deux ou trois fois Nick tourna la tête pour embrasser encore par la pensée Sébastien qui les suivait du regard; puis le naturel du trappeur reprit le dessus. Il marcha vite, ferme et presque gaîment, non qu'il fût bien sûr de réussir dans son entreprise, mais il désirait et espérait éclaircir le mystère de la vallée du Trappeur. Ils arrivèrent sans encombres à la porte du Diable. Nick franchit le portique, accompagné de Pathaway, qui fut frappé du spectacle colossal que la nature étalait là, sous ses yeux. Les aiguilles basaltiques et le passage en forme de tunnel l'émerveillèrent surtout. Le chasseur noir éprouva quelque émotion en s'engageant dans ce sombre passage. Néanmoins, son allure ne changea point. Son compagnon et lui continuèrent intrépidement leur route, jusqu'à la source d'eau chaude que Nick nomma la _Chaudière du diable_. Procédant toujours, à travers des entassements de rochers, et d'épouvantables précipices, ils gagnèrent ce cours d'eau peu profond dont avait parlé le Shoshoné. Après l'avoir traversé sur des cailloux, Nick et Pathaway se trouvèrent devant un bois d'une étendue considérable. Étroite à ce point, la vallée s'élargissait un peu plus haut, à gauche. Nick s'arrêta tout à coup, et Pathaway aperçut un ours gris qui se pavanait majestueusement à quelques pas d'eux. --On dirait que c'est l'animal que nous avons vu la nuit dernière, dit Pathaway. --Bah! les ours abondent ici comme les framboises, répondit Nicolas. --Vraiment! --Tel que je vous le dis, oui bien! Ça doit être un jeune, celui-là! --Il a pourtant l'air bien vieux, dit en riant Pathaway. --Lui oh oui! Je lui ai dit l'autre jour: Va, tu n'es qu'un ours manqué? Le sourire du chasseur noir se changea en un franc rire que répétèrent les échos des rochers. --Mais, en effet, ajouta-t-il, il ressemble à votre ours apprivoisé de l'autre soir. --Vous trouvez? demanda Nick en appuyant à droite. Du reste, on dirait que c'est lui. Mais non, pas tout à fait, il était pas mal plus gros, pas mal plus gras et bien moins large; ah! bien moins large, l'autre, ô Dieu, oui! --Je vois que je m'étais trompé, dit Pathaway, se pinçant les lèvres pour ne pas s'esclaffer. Tout en causant, ils débouchèrent dans une vaste clairière où une scène étrange frappa leur vue. Au centre de cette clairière se trouvait un homme, monté sur un cheval. L'homme avait les mains liées derrière le dos, une courroie de ouatap passée au cou attachée à sa cheville gauche, et de là à sa cheville droite, en glissant sous le ventre de l'animal, qui, fixé lui-même à un poteau par une longue corde, sur un sol complètement dénudé, se tenait la tête basse, et comme épuisé de besoin. La condition du malheureux cavalier semblait pire encore. A peine pouvait-il supporter le poids de son corps: il chancelait et oscillait en tous sens, à chaque mouvement du quadrupède. --O mon Dieu! ayez pitié de moi, messieurs! s'écria-t-il d'une voix éteinte. --Courage, mon ami! s'écria Pathaway. Il s'élança, délia rapidement le malheureux et le plaça doucement à terre. La faiblesse de cet infortuné était, si grande qu'il s'évanouit sur le champ. Nick courut aussitôt à la rivière, puisa de l'eau dans son casque de pelleterie et la rapporta. --Pauvre, pauvre diable! marmottait-il, je parierais bien une bonne carabine, contre n'importe quoi, que ces coquins voulaient te faire crever de faim là, avec son cheval, ô Dieu, oui! Deux belles créatures, cependant, le cheval et l'homme... ils avaient l'air bien attachés l'un à l'autre! --Comme ils ont dû souffrir! fit le chasseur noir en baignant d'eau le visage de l'inconnu. Celui-ci respira. --Bon, bon, dit, Whiffles. Il revient; c'est moi qui vous le dis. Nous allons le sauver. Enfin, nous n'aurons pas tout à fait perdu notre temps. En prononçant ces mots, il versait dans le restant d'eau quelques gouttes de whiskey et les faisait avaler à l'étranger qui ne tarda pas à reprendre ses sens. Un biscuit sec, détrempé, acheva de le remettre. Pondant ce temps, le cheval, délivré de ses entraves, étanchait sa soif à la rivière. Nick se hâta aussi de lui donner un morceau de biscuit arrosé de whiskey. --Ne me parlez pas de ces animaux à quatre pattes, dit Nick. Ah! je les ai étudiés, moi, et je les connais. Été, hiver, froid, chaud,, neige, pluie, nous avons tout vu ensemble. Et la faim et soif, est-ce que nous ne les avons pas endurées aussi ensemble? Frappant, sur sa cuisse, il leva les yeux en l'air, d'un air tout satisfait. Une exclamation--son exclamation favorite--acheva sa pensée: --O Dieu, oui! Pathaway admirait sincèrement Nick Whiffles. Il y avait en lui tant de bienveillance et de simplicité, et ces vertus font excuser tant de défauts! «Celui qui ne sent rien pour une bête est une bête lui-même.» Ainsi pensait au moins le chasseur noir. --C'est comme ça, dit Nick, semblant répondre à cette réflexion; l'ami du cheval et du chien est l'ami de tout le monde. Celui qui abuse de l'un ou de l'autre abuse de tout le genre humain. Voilà mon opinion, ô Dieu, oui! --Mais, est-ce vous? Nick Whiffles; est-ce vous ou bien ai je rêve? demanda l'inconnu en se frottant les yeux. --Quoi donc! Portneuf! Que diable vous est-il arrivé, mon brave? L'autre blêmit. Un frisson courut par tous ses membres. Sa main se porta névralgiquement à son cou sur lequel une raie d'un bleu pourpre indiquait la place de la corde, avec laquelle ses ennemis avaient tenté de l'étrangler insensiblement: car tout mouvement qu'il faisait à droite, à gauche ou en arrière resserrait inflexiblement le noeud. --Oh! n'ayez pas peur, dit Nick, en se frottant les mains. Ce chasseur et moi on a entendu parler de votre malheur et on est venu à la vallée du Trappeur tout exprès pour vous secourir, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais Nannette. Savez-vous que je crains presque de vous en parler? Ce n'est pas là un sujet bien agréable pour vous, hein? Mais arrêtez-la. Il y a temps pour tout. Vous nous raconterez votre maudite petite histoire quand nous serons sortis de cette diablesse de place! Pourtant il nous faudra laisser le cheval. Ce n'est pas que ça ne me fasse de la peine, car c'est un bon cheval que le vôtre, Portneuf; mais il ne serait pas facile de le tirer d'ici, et, si vous m'en croyez, nous l'y laisserons pour le moment. Le brave Whiffles avait débité ces paroles avec sa loquacité ordinaire et tout en chargeant Portneuf sur ses robustes épaules. --Mettez-moi à terre, mon ami, dit celui-ci, au bout d'un moment. --A terre! --Oui, je crois que je pourrai marcher. Je suis resté longtemps assis, comme vous avez vu, et mes jambes sont engourdies. Le frappeur se hâta de satisfaire son désir; mais Portneuf avait trop compté sur ses forces; car il fut incapable de se soutenir. Aussi, Nick le replaça-t-il bien vite sur son dos. Ils continuèrent leur marche et quittèrent, sans accident, la vallée du Trappeur perdu. Nick causait toujours avec la jovialité qu'on lui connaît; Pathaway semblait enfoncé dans de profondes réflexions, et, de temps en temps, un mélancolique soupir jaillissait des lèvres de Portneuf. --Oh! ma Nannette, ma pauvre, pauvre Nannette! s'écria-t-il tout-à-coup d'un ton déchirant. Pathaway, arraché à sa méditation, par ce cri, se retourna à demi et contempla le voyageur. --Pardon, pardon, mon bon monsieur, dit alors Portneuf; je braille comme un enfant, mais jamais je ne me suis senti si faible! jamais! Puis si vous connaissiez ma Nannette, oh! si vous la connaissiez! --C'est vrai ça, dit Nick, en hochant la tête. Mais soyez tranquille, Portneuf; on fera quelque chose pour elle. Maintenant, toutefois, allons rejoindre Sébastien. Il nous attend et je ne veux pas le laisser dans l'inquiétude. Il est jeune, vous savez, étonnamment jeune! ô Dieu, oui! Ils arrivaient alors aux aiguilles de basalte dont nous avons précédemment parlé. Pathaway s'écria soudainement: --Ah! toujours cet ours! En effet, à dix pas devant eux, se tenait un ours qui les regardait curieusement. Ils avancèrent encore; et ils n'étaient plus qu'à un ou deux pieds du quadrupède, quand il se leva sur ses pattes de derrière et agita ses pattes de devant d'une façon tout-à-fait remarquable. Cette circonstance parut fort extraordinaire à Pathaway. Il allait exprimer son étonnement, lorsque Nick s'écria avec une véhémence qui ne lui était pas habituelle: --A terre! couchez-vous dans le fourré! Et, aussitôt, joignant l'exemple à l'ordre, il déposa son fardeau derrière un gros buisson et s'étendit à côté. Pathaway l'imita, sans pourtant se rendre compte de ce brusque mouvement. --Qu'est-ce donc? demanda-t-il, quand ils furent cachés. --Rien, répliqua Whiffles. --Qu'avez-vous vu? --Moi? rien. --Mais vous avez entendu quelque chose, poursuivit le chasseur noir, de plus en plus intrigué. --Non, répliqua Nick dont les yeux interrogeaient avidement l'horizon; non, je n'ai rien vu, rien entendu. Mais je sais qu'il y a une maudite petite difficulté près de nous. Je puis toujours vous dire quand il y a du danger dans le voisinage, car si ce n'est pas moi qui le devine, un autre le devine pour moi, ô Dieu, oui! Pathaway leva ses regards vers le rocher où il avait vu l'ours. Il n'y était plus. --C'est étrange! murmura-t-il. --Chut! fit Nick, mettant un doigt sur ses lèvres. Un piétinement lointain se faisait entendre. Dix minutes s'écoulèrent sans que nos trois hommes échangeassent une parole. Le bruit se rapprocha insensiblement et enfin une troupe de cavaliers se montra sur le penchant de la montagne. Ils arrivaient de l'ouest et allaient à l'est, en ligne parallèle avec la vallée du Trappeur. A mesure qu'ils avançaient leur physionomie frappait d'émerveillement les trois spectateurs. Le personnage plus notoire du groupe était une jeune femme qui montait avec une aisance et une grâce toutes particulières au cheval fougueux. Elle tenait la tête de la cavalcade. Son costume était pittoresque au possible et seyait bien à la beauté sauvage de l'amazone. C'était une longue jupe de drap écarlate dont l'éblouissant éclat était encore rehaussé, par une bordure noire. Un coquet petit chapeau de velours, ombragé par des plumes rouges, couvrait sa tête. Des gantelets de peau noire emprisonnaient ses mains. Était-elle jolie? Le chasseur noir eût été fort embarrassé de répondre, quoique la sveltesse et l'élasticité de sa taille l'eussent charmé de prime abord. Mais la petite troupe passait à une trop grande distance pour qu'il fût facile de distinguer les traits de l'écuyère. Cependant, soit que Nick eût le nerf optique plus exercé, soit qu'il l'eût naturellement meilleur, soit qu'il connût cette femme, il marmottait de temps à autre avec admiration: --Belle créature! belle comme une image! ô Dieu, oui! Les gens qui accompagnaient cette héroïne du Nord-ouest, étaient au nombre de dix à douze. Leur équipement était uniforme. Il semblait qu'ils fussent enrégimentés. --Qu'en dites-vous, Portneuf? demanda Nick à son compagnon. --C'est Carlota, la fille de _l'outlaw_[25], répondit le Canadien. [Note 25: Hors la loi; condamné par les tribunaux.] --Je m'en doutais, murmura Nick. On voit bien que ce sont des oiseaux de même plumage. Mais alors il doit y avoir une autre entrée à la vallée du Trappeur perdu... une entrée pour les animaux comme pour les hommes. --Oui, répliqua Portneuf; et c'est par cette entrée que l'on m'a fait passer. Nous avons suivi ce qu'ils appellent la piste du Trappeur; puis le diable sait où nous sommes allés! Carlota et ses compagnons n'étaient plus visibles. Ils avaient disparu derrière un amas de rochers. Les trois aventuriers se levèrent et se dirigèrent aussi vite que possible vers le campement de Nick où ils arrivèrent, on se le rappelle, peu de temps après le départ de Zene et de Beck. Le lecteur n'a pas, non plus, oublié, que la fin du repas pris par eux et Sébastien dans la cabane du trappeur, fut troublée par les abois d'Infortune et de Maraudeur. XI UN NOUVEAU PERSONNAGE Le petit camp de Nick Whiffles était comme un oasis dans le désert, si loin s'étendaient les chaînes de montagnes; si vastes se déployaient les prairies; si nombreux étaient les fleuves et les lacs; si grande était la distance jusqu'aux confins de la civilisation. Au moment où l'instinct des deux chiens fut brusquement éveillé, le soleil s'abaissait derrière la cabane et plaquait d'or les arêtes des pics altiers. Pathaway sauta sur ses armes et courut à la porte. L'ours gris fut la première chose qu'il aperçut. On s'attendait si peu à cette apparition que tous, Nick excepté, tressaillirent. --N'ayez pas peur, n'ayez pas peur, dit-il. C'est seulement l'ours apprivoisé dont je vous ai parlé. Ne le touchez point Pathaway. Je m'en vas le renvoyer. Il me connaît.--Dehors, maudite vermine! --Nicolas prononça précipitamment ces paroles et avec une accentuation qui ne lui était pas ordinaire. Il craignait sans doute que l'animal n'attirât l'attention particulière de ses hôtes. En même temps, il le poussait devant lui et l'ours battait rapidement en retraite, mais avec des grognements formidables. Bientôt homme et bête eurent disparu. Nick resta absent une dizaine de minutes, et quand il revint à la hutte, on remarqua qu'il était soucieux et triste. Ayant observé que Pathaway et Sébastien l'examinaient attentivement, il tâcha de recouvrer la gaîté. Mais ses efforts mêmes le trahissaient. D'ailleurs on le vit prendre pour son cheval des précautions inusitées. Il l'appela et l'attacha solidement près de la porte. Tandis qu'il s'occupait à cette besogne, Sébastien se glissa vers lui et d'un ton bas: --Il y a du danger, n'est-ce pas, Nicolas? --Bonté divine! mais non, il n'y a pas la plus petite difficulté, pas la plus petite! et c'est drôle, car il y a un monde de difficultés ici, et il y en aura toujours plus ou moins... surtout plus, ô Dieu oui! Je pourrais te raconter un tas de difficultés que j'ai eues, et ça durerait, vois-tu, petiot, d'aujourd'hui à demain, rien que pour t'en indiquer une. Mais rappelle-toi que quelle que soit la difficulté, qui arrive il y aura toujours près de toi quelqu'un qui n'aura pas peur de la rencontrer. --J'en suis bien sûr, oh! bien sûr! répliqua chaleureusement Sébastien. Puis il ajouta avec hésitation et un ton bas: --Mais cet homme, ce Pathaway? --Ah! je t'entends, je t'entends, fit Nick en souriant. On en aura soin, mon Sébastien, quoiqu'il ait l'air d'un gaillard bien capable de songer à lui. Tu l'as vu, il n'y a pas longtemps, se tirer en brave d'une diablesse de petite difficulté. Mais rentrons; celui dont nous parlons a maintenant l'oeil sur nous. Il épie tout. C'est singulier comme il te surveille parfois. --Peut-être méprise-t-il ma faiblesse, répliqua Sébastien en rougissant. --Parfois ça pourrait bien être ça; mais parfois aussi, ça pourrait bien être autre chose..., oui, autre chose. Je sais ce que je veux dire. C'est comme si tu lui rappelais une créature à laquelle il n'aime pas à penser. Il y a du trouble, vois-tu, dans son esprit. Ça lui donne l'apparence d'une matinée brumeuse. Il ne dort pas bien la nuit. Il rêve, tressaute et marmotte des paroles comme un meurtrier, c'est-à-dire, non, pas comme un meurtrier, mais plutôt comme un jeune homme qui a été désappointé en amour. Nick fit une pause, et, arrachant des profondeurs les plus basses de sa poitrine un soupir, mi-partie lamentable, mi-partie sentimental comme il en jaillit des souvenirs à moitié ensevelis, il s'exclama: --O Dieu, oui! --Sébastien était agité. Le bon trappeur avait touché une corde sensible dans cette sortie soudaine sur les bords de l'océan des émotions. Il se retourna pour cacher un mouvement de trouble. Nick secoua la tête comme si une pensée brillait devant son cerveau, mais il demeura silencieux. --Montagnard, demanda alors Sébastien affectant d'être joyeux, avez-vous jamais été désappointé en amour? Nicolas, qui marchait au moment où cette question lui fut posée, s'arrêta court comme s'il avait reçu autour du cou un lazzo mexicain. --Désappointé! mon garçon, désappointé! Nous sommes tous plus ou moins désappointés, plutôt plus que moins. Oui... Il aspira longuement l'air et poursuivit: --Oui, je puis dire que j'ai été désappointé. Il fut un temps où l'aspect de deux beaux yeux, d'une jolie bouche et d'un petit pied gentillement chaussé me mettaient de la poudre dans le sang. Mais n'en parlons plus. Ce qui est passé est passé. Quand l'occasion se présentera, je te dirai peut-être une histoire, peut-être bien aussi que non; car à quoi bon revenir sur ce qui n'est plus? Ma maxime, c'est qu'il faut rire des vieilles petites difficultés et s'armer constamment pour affronter les nouvelles. Là-dessus, il rentra dans la hutte. Mais à peine y avait-il mis le pied que les chiens aboyèrent une seconde fois. --Le trappeur fronça les sourcils et s'avança vers la porte qui s'ouvrit alors pour livrer passage à un homme d'un extérieur repoussant. Sa physionomie était basse et sournoise, ses vêtements en haillons; des trappes rouillées pendaient à son dos. Un mauvais fusil et un couteau tout ébréché composaient ses armes. Il avait le visage, le cou et les mains affreusement sales les cheveux dans un état de désordre étudié. Il voulait évidemment faire croire qu'il venait de loin, et que la faim l'avait tourmenté dans son voyage; mais un oeil exercé ne pouvait manquer de découvrir l'artifice; car ses joues n'étaient pas creusées et pâlies comme celles de l'homme qui est resté longtemps privé de nourriture: plutôt sa personne annonçait un homme bien repu qui a peu marché. Il s'assit sur un tronc d'arbre, promena un regard scrutateur sur ce qui l'entourait, jeta ses trappes à terre, plaça son fusil entre ses jambes et salua la compagnie par ces paroles: --Comment ça va, vous autres? --Bien, merci. J'espère que vos gens sont bien aussi, répondit sèchement Nick. --Nos gens! je n'ai pas vu de nos gens ces mois derniers; car j'étais allé chasser dans les prairies de la Saskatchaouane près de l'extrémité de la branche Sud et j'ai failli y mourir de faim. Les Pieds-noirs m'ont joué de vilains tours. Je suis heureux de revoir des blancs. Mes hardes sont un peu en loques; mais je pense que ça ne fait pas de différence pour des chrétiens. Le nouveau venu paraissait ne pas plaire au chasseur noir et son aspect avait considérablement ému Sébastien. --Comment vous appelez-vous? demanda Nick. --Hendricks, chez les civilisés, répliqua l'étranger en jetant un coup d'oeil sur Portneuf. --Comment se fait-il que vous soyez tombé sur mon camp? continua le trappeur d'un ton dur et qui contrastait vivement avec les façons qu'il déployait d'habitude envers les hôtes que le hasard lui envoyait. --Singulière question à faire à un franc-trappeur qui a faim et qui flairerait un morceau de viande à douze milles à la ronde! Il ramena lentement ses regards de Portneuf à Sébastien; et on le vit changer tout à coup. Sa mâchoire inférieure s'abaissa. Il resta bouche béante avec une expression d'étonnement, de curiosité et une sorte d'effroi. Ce fut l'affaire d'une seconde. Mais Hendricks avait vu ou redouté une chose qu'il ne pouvait plus désormais oublier. Si ses traits basanés eussent été débarrassés de la fange qui les masquait, on les eût trouvés plus défaits que ceux d'André Jeanjean. Nick, qui était en train de ranimer le feu, ne remarqua point l'émoi soudain de son visiteur; toutefois Pathaway le surprit et chercha à se l'expliquer. --Ce'n'est pas une singulière question, répliqua Whiffles. Je donne volontiers à manger et à boire quand j'ai de quoi, mais j'aime à savoir à qui je donne, car il y a dans ces cantons des gens qui ne valent pas la corde pour les pendre. Et il ponctua cette phrase de son affirmation favorite --O Dieu, oui! --Je ne suis pas de ceux-là, commença l'étranger... --Sais pas, sais pas, interrompit Niok. Je ne suis pas votre juge et tant mieux pour vous, je vous jugerais trop sévèrement, car, voyez-vous, vous n'avez pas une de ces bonnes figures franches comme je les aime, oui bien, je le jure, votre serviteur! Hendricks se dressa tout d'une pièce en mâchonnant un juron. --Vous voulez me chercher querelle, Nick Whiffles, dit-il ensuite, en se mordant la lèvre.. --Tiens, il paraît que vous me connaissez à présent, fit tranquillement le trappeur. --Oh! vous n'êtes pas assez novice dans le Nord-ouest pour en être surpris, répondit Hendricks, toisant Nick de la tête aux pieds. Il vous est possible sans doute, de m'insulter ici, entouré de vos amis; mais si nous nous tenions entre quatre yeux dans quelque prairie solitaire, ou dans une sombre gorge vous n'auriez pas la langue si bien pendue... c'est moi qui vous le dis. Il ramassa ses trappes et son fusil et ajouta: --C'est bon, je me rappellerai votre hospitalité, Nick Whiffles. --Vous feriez bien mieux de vous restaurer avant de partir, dit l'autre toujours calme.. --Non, non, merci, je m'en vais. --Vous auriez tort, car vraiment, vous devez être plus affamé qu'un ours au sortir de l'hiver. Dieu de Dieu, qu'il est décharné! Pauvre homme, il a bien perdu dix livres de graisse! Je parie qu'il n'a pas avalé une bouchée depuis une semaine! Les épigrammes de Nick blessaient comme des flèches celui qui en était l'objet. Mais si d'un côté le ressentiment le poussait à se venger; d'un autre la vue de Sébastien semblait refroidir magiquement ses belliqueuses dispositions. Laissant tomber ses trappes et déposant son fusil en un coin, il dit d'un ton bourru: --Je vois bien que vous m'aimeriez mieux dehors que dedans. Mais je ne m'arrêterai que pour tâter à un morceau de viande si vous en avez au service d'un pauvre diable qui a perdu ses pelleteries et une partie de ses trappes, d'une manière ou d'une autre, entre des Indiens et des blancs malhonnêtes. --Vraiment! Bon, voilà ce que vous désirez, une tranche de venaison et un bâton pour la faire rôtir Arrangez-vous! --Ouah! grommela Hendricks. Et, sans autre formalité, il fit cuire sa viande, qu'il mangea ensuite, mais de l'air d'un homme plus contrarié qu'affamé. Puis il reprit ses instruments de chasse et s'apprêta à partir. --Vous pouvez rester et passer la nuit, étranger lui cria Nick. --Votre invitation vient trop tard, un petit peu trop tard. Vous m'avez fait mauvaise mine, Nick, mais nous nous retrouverons, je vous le garantis. Les prunelles d'Hendricks se fixèrent comme par une attraction irrésistible sur Sébastien qui s'effaçait dans un coin derrière Portneuf. L'enfant eut le frisson. Mais bientôt l'étranger tourna sur les talons et partit en marmottant des menaces. Il s'éloigna comme s'il était content de s'en aller, quoiqu'un pressant motif l'engageât à s'arrêter. Une fois hors du camp, il prit une allure ferme et rapide qui ne trahissait ni ce long jeûne, ni cette fatigue accablante dont il s'était plaint. Dans la hutte de Nick Whiffles, sa présence avait laissé une impression semblable à celle que cause souvent le cri d'un oiseau nocturne sur les esprits qui croient aux présages. --Drôle de visiteur! fit Pathaway, voulant rompre un silence qui devenait fatigant. Je pense aussi que vous ne l'avez pas très-bien repu, ami Nicolas. --C'est vrai; mais il y a, comme ça, dans le monde, voyez-vous, Pathaway, des têtes qui vous répugnent au premier aspect. Mon caractère et le sien ne pourraient s'accorder. Ils sont comme l'huile et l'eau; vous auriez beau faire, vous ne les mélangeriez pas. Mais, ce n'est pas la première fois que nous nous abouchons, lui et moi. Seulement, je ne me rappelle ni où, ni comment, ni pourquoi je l'ai vu, ô Dieu, non! Nick passa la main dans sa barbe, l'allongea, en porta l'extrémité à sa bouche, et mordit les poils à belles dents, en regardant distraitement le feu qui flambait devant lui. Sébastien s'approcha du trappeur et se hissant sur les pieds jusqu'à son oreille prononça quelques mots à voix basse. Whiffles recula comme s'il eût été mordu par un serpent à sonnettes. Puis il se frappa le front; ses yeux lancèrent des éclairs. Il décrocha sa carabine et se précipita vers la porte de la cabane, avant que les autres témoins de cette acène fussent revenus de l'étonnement que leur causait un pareil changement de manières chez un homme habituellement aussi paisible et aussi flegmatique que l'était Nick Whiffles. XII LE REMORDS DE NICK Cette transfiguration de Nick Whiffles fut si soudaine, si complète que Pathaway en resta stupéfait. Sébastien lui-même parut surpris au plus haut point. Mais comme le trappeur sortait, suivi de ses chiens, le jeune garçon courut à lui et le saisissant par la manche de sa chemise de chasse: --Montagnard, montagnard, s'écria-t-il avec une vivacité et une fermeté qu'on n'aurait pas soupçonnées en lui; montagnard, ne sortez pas! ne sortez pas! --Ta! ta! ta! fit Nick, tournant à demi la tête. --Nicolas, écoutez-moi! poursuivit Sébastien. Si vous m'aimez, écoutez-moi! --Impossible, enfant, impossible, répliqua le trappeur d'un ton impatienté. Allons, laisse-moi; chaque minute d'arrêt retarde la vengeance du ciel. Et Nick secoua un peu solidement la main de Sébastien. --Ce n'est pas pour moi, mais pour vous que je parle. --Pour moi! --Oui, pour vous. --Pour moi, allons donc! est-ce que la vie de Nick est trop précieuse pour être exposée dans une affaire comme celle-là? Est-ce qu'il ne s'agit pas de faire justice, hem? Non, je ne céderai pas, ô Dieu, non! --Oh! je vous en prie, mon bon protecteur, ne le suivez pas! --Si fait, repartit le trappeur, oui bien je... --Et moi, je vous dis que non, entendez-vous! s'écria impérieusement Sébastien. Pathaway était confondu. Mais Nick, après avoir abaissé sur l'enfant un regard plein de bienveillance, le souleva et le mit doucement de côté, puis il quitta la hutte précédé d'Infortune qui poussait des aboiements prolongés. Sébastien s'élança à leur poursuite. Mais à peine eut-il fait quelques pas qu'il s'aperçut de l'inutilité de sa tentative et rentra dans la cabane. Jeanjean chantait, d'une voix dolente, son refrain de la Fille du trappeur, et le Canadien soupirait: --Nannette, ma pauvre Nannette. Cette exclamation sembla frapper Jeanjean. --Nannette! répéta-t-il d'un ton singulier. Et ses yeux brillèrent. Mais ce fut l'affaire d'une seconde; le feu s'éteignit aussi vite qu'il s'était allumé. Et nul rayon d'intelligence n'anima la physionomie du blessé. En ce moment Pathaway vit Nick qui revenait en s'essuyant les yeux. Le trappeur s'approcha timidement de Sébastien, comme un coupable; et lui touchant le bras: --Pardonne à la rudesse de Nick, mon enfant, dit-il. Vois-tu, il n'avait pas l'intention de te peiner, non, pas du tout, c'est moi qui te l'assure. Te peiner! il ne pourrait le faire. Ça n'entre pas dans son coeur, ô Dieu, non! Le trappeur attendit une réponse, mais n'en recevant pas, il ajouta: --Te voilà donc fâché! fâché contre un homme qui donnerait tout son sang pour toi! est-ce que c'est possible? Sébastien sourit légèrement et murmura: --Je croyais que vous étiez parti, Nicolas. --Parti! oui, c'est-à-dire, non, enfant. La nature m'a emporté, c'est vrai; mais je n'étais pas parti, quoique j'aurais peut-être dû partir pour donner une leçon à ce coquin-là. Mais si tu ne m'en veux pas; c'est bon, n'est-ce pas?--Encore ce Pathaway qui écoute. Il écoute toujours, lui! Enfin si c'est son idée à lui d'écouter. Je n'aime pas ça, mais chacun a ses idées! La paix est faite, hein, petit? --J'avais peur pour votre sûreté. Cet homme m'effraye tant, articula Sébastien avec un accent douloureux. --Et tu as raison! oui lu as raison, s'écria Whiffles d'une voix tonnante. Et c'est parce que tu as raison que je suis si furieux contre ce coquin-là. --Mais le poursuivre à cette heure ne serait-ce pas vous mettre en péril? Vous pouvez être certain que quelques-uns de ses camarades rôdent dans le voisinage. Surveillez-le si vous voulez, et vous arriverez à lui. Mais pas d'empressement. La précipitation est toujours nuisible, vous le savez bien, Nicolas. Découvrez donc sa retraite et vous trouverez, j'en suis sûr, des gens prêts à vous aider. --Beaucoup! beaucoup! dit Pathaway en se rapprochant d'eux. Il est sans doute question de ces brigands qui infestent le pays, eh bien, moi pour un, je suis disposé à les chasser de leur repaire. Les compagnons ne nous manqueront pas, j'en suis certain. Mais partir ce soir serait imprudent, je crois. N'est-ce pas aussi votre avis, trappeur? --Oui, dit Portneuf à qui s'adressaient ces paroles. --Oh! fit Nick, je sais bien, je sais bien! Mais il est joliment, dur de violenter son caractère, et le mien c'est de marcher tout de suite au but, oui bien, je le jure, votre serviteur! --Bon, dit Pathaway, demain nous nous mettrons en route. Sébastien le remercia d'un regard. --Oui, demain, fit Whiffles en tourmentant sa barbe, suivant son habitude quand; il était contrarié ou qu'il cherchait à se tirer d'une «maudite petite difficulté». Demain, sans doute. Mais pourtant, ce soir, j'aimerais bien à grimper sur la colline là-bas, pour voir quelle route prend ce fils du diable. Il fait un bien beau clair de lune. Ma foi j'y vais; ce sera l'affaire de quelques minutes. Et il s'éloigna de nouveau. Pathaway saisit affectueusement la main de Sébastien et lui dit avec un intérêt marqué: --Vous êtes fort attaché à ce brave trappeur. Si vous étiez son fils, je m'expliquerais une tendresse aussi vive, mais vous ne l'êtes pas. C'est impossible, il va trop de dissemblance entre vous et lui. Me serait-il permis de vous demander quelle est la cause de cette ardente sympathie? --Il m'a sauvé la vie, répliqua simplement le jeune garçon. Et en même temps il fut saisi d'un frisson fébrile. --Enfant, lui dit Pathaway, votre main tremble dans la mienne. La faiblesse n'est pas de notre sexe. Soyez donc plus ferme. Le courage est indispensable à l'homme. La poltronnerie le rend méprisable. Sébastien retira sa main de celle du chasseur noir. --Si mes nerfs sont délicats, mon coeur est fort, dit-il, en redressant sa taille souple et admirablement cambrée. --Quel est votre âge? demanda Pathaway d'un ton moins brusque. --Treize ou peut-être quatorze ans. --Treize ou quatorze! répliqua l'autre, comme se parlant à lui-même, cependant vous avez l'air plus âgé. --Pensez-vous! fit Sébastien en rougissant. --C'est singulier, singulier, dit le chasseur noir. La nature a commis une méprise en ne faisant pas une femme de ce joli garçon. --J'ai ouï dire que la nature ne commettait jamais de méprises, riposta Sébastien en riant. --Vous riez, mais vous êtes ému, fit Pathaway --Ah! s'écria Delaunay, voilà Nicolas qui revient. Que je suis aise! --Nick? reprit Pathaway en plongeant ses regards à travers la porte. En effet, on distinguait le trappeur qui descendait la colline avec Infortune et un ours de respectable embonpoint. Ils marchèrent de compagnie jusqu'à l'entrée du camp. Là, le plantigrade quitta Nick, qui entra aussitôt dans la hutte. Le chasseur noir sortit. Il était en proie à une de ces mélancolies indéfinissables, auxquelles sont sujettes les personnes d'un certain tempérament. Il désirait être seul, car il y a des heures dans la vie où la solitude est préférable aux charmes de la société humaine. Pathaway était profondément affecté et, cependant il ne savait pourquoi. En songeant à Sébastien il éprouvait à la fois du plaisir et de la peine. Cet enfant lui rappelait-il des souvenirs? Était-il un anneau entre son passé et son présent? C'est ce que l'avenir nous dira. Quoi qu'il en soit, Pathaway se rendit à une petite pelouse, où il s'étendit et s'abandonna à un torrent de réflexions. XIII BILL BRACE La lune brille dans toute sa splendeur. Pathaway médite toujours, couché sur un tapis de mousse. Le jeune homme se pense bien à l'abri de tout regard humain. Mais voyez-vous ce corps qui s'avance silencieusement à travers les hautes herbes, se faufile au milieu des buissons, escalade les saillies de rochers et s'approche du lieu où le chasseur noir dévide l'écheveau de ses pensées. Parfois une tête s'élève; deux yeux scintillent comme des escarboucles; puis la tête s'abaisse et la marche du corps, une seconde suspendue, recommence. Ce n'est point une bête fauve, car un bras s'allonge; il est armé d'un couteau dont la lame projette des lueurs sinistres. Nos lecteurs n'ont pas oublié Bill Brace et son duel avec le chasseur noir. La lutte terminée, au grand désavantage de Bill, ses compagnons le transportèrent à une cabane abandonnée. Cette cabane s'élevait non loin du théâtre du combat. Là, Brace put se rétablir et méditer à son aise sur l'instabilité des choses, mondaines. Ses blessures corporelles le faisaient, toutefois, moins souffrir que les blessures faites à son amour-propre. On conçoit que l'idée de se venger fût la première à laquelle il s'attacha. La douleur et la fièvre donnèrent du poids à cette idée. Bientôt, il ne désira plus sa guérison que pour jouer un méchant tour à son rival. Ses camarades Ben et Joice l'approvisionnaient de nourriture; mais rarement ils restaient plus de quelques minutes avec lui. Aussi, la solitude envenima-t-elle considérablement la haine de Bill Brace. Un autre que lui eût succombé. Mais il était doué d'un tempérament très-vigoureux, et, au bout de quelques jours, il fut sur pieds quoiqu'il ne fût pas entièrement rétabli. Il se mit aussitôt à la recherche de Pathaway. D'abord il découvrit le camp de Nick, et, dans la même soirée, il assista au retour du trappeur qui venait, avec Pathaway, d'arracher Portneuf à son supplice. Restant blotti derrière un bouquet de pruches, Bill Brace ne cessa de surveiller la cabane de Nick Whiffles. Il remarqua la sortie de Pathaway, le lieu où il s'était placé, et son coeur bondit d'une joie féroce. L'apercevez-vous encore qui rampe et se glisse vers la pelouse occupée par le chasseur noir? Il va lentement, mais sans bruit; il est malade encore, mais cependant le sang afflue à son visage et il ne sent plus ses souffrances. Il est en proie à une émotion voluptueuse. Il n'a rien mangé, rien bu depuis plus de vingt-quatre heures, et pourtant les aiguillons de la soif et de la faim ont cessé de le tourmenter. Ah! que prompte et patiente est la vengeance à la poursuite de son objet et que timide et impatiente est quelquefois la vertu engagée à la meilleure des causes! Comment se fait-il, mon Dieu, que les passions mauvaises brûlent plus profondément et possèdent une énergie de détermination mieux trempée que les bonnes? A mesure qu'il avançait, Bill Brace éprouvait une jouissance plus intense. Tuer son ennemi devait lui causer des délices pareilles à celles de l'Indien qui scalpe une chevelure. Heureusement pour Pathaway que ce bandit n'avait pas d'autre arme qu'un couteau, car déjà la distance entre eux était si courte qu'un pistolet eût été un instrument fatal dans la main exercée de Bill. Il se traînait toujours, avec plus de circonspection, mais en rétrécissant; toujours aussi l'intervalle qui le séparait du chasseur noir. Toutes ses facultés étaient tendues vers un point, le meurtre. Et il approchait et aucun frémissement du feuillage n'avait trahi son dessein, et Pathaway était encore enfoncé dans l'abîme de ses réflexions. Bill Brace se mit sur son séant, puis debout, et il éleva son couteau pour frapper le chasseur noir. L'arme descendit rapidement vers le coeur du jeune homme qui allait périr victime de ce scélérat, quand un enfant, Sébastien Delaunay, s'élança subitement au-devant du coup et reçut la pointe du couteau dans le bras. L'assassin prit la fuite. Pathaway bondit sur ses pieds et le vit descendant la colline à toutes jambes, tandis que Sébastien conservait l'attitude dans laquelle il avait reçu la blessure. Sa main droite était étendue vers l'endroit où naguère se tenait Bill Brace, et l'autre s'avançait comme un bouclier pour protéger Pathaway. Des gouttes de sang tombaient de son bras droit et rougissaient le sol. Avant que le chasseur noir eût eu le temps de faire une remarque, Nick Whiffles était accouru tout alarmé. --Ah! je me doutais bien qu'il allait nous arriver une maudite petite difficulté, s'écria-t-il. Qu'est-ce que cela? Du sang à ton bras, petiot? Mais oui, c'est du sang, et bien du sang. Que voulais-tu donc faire avec ce bras qui n'est pas plus gros qu'un roseau? --Lui! il paraît cependant qu'il a beaucoup fait, répliqua Pathaway qui comprenait enfin le danger auquel il venait d'échapper, grâce au courage de Sébastien. Il a sans doute reçu le coup qui m'était destiné. Brave enfant, j'espère que vous oublierez mon injustice à votre égard. Mais le pauvre Delaunay n'entendit pas, car ses bras retombèrent lourdement sur les côtés. Il fut pris d'un tremblement nerveux et s'évanouit. Nick le saisit aussitôt et le porta à la cabane. --Il faudrait lui enlever son habit, dit Pathaway, quand Whiffles eut déposé l'enfant sur une peau d'ours. --Non, pas pour tout l'or du monde, répliqua hâtivement le trappeur. Il a bien assez de son rhume dont il ne se débarrassera pas tant qu'il vivra. Je connais sa nature, ce que vous ne connaissez pas, sauf votre respect. Tout en parlant, Nick avait coupé la manche de l'habit de Sébastien et il s'empressait de bander la blessure, heureusement assez légère. Le chasseur noir remarqua que le bras était d'une rondeur et d'une délicatesse rares et qui plus est tout à fait blanc, chose bien singulière chez un bois-brûlé. Un doute--doute vague mais saisissant--flotta comme un nuage sur le cerveau de Pathaway. Tandis qu'il cherchait à le définir d'une façon plus précise, Sébastien ouvrit les yeux en frissonnant et se plaignant d'avoir froid. Nick achevait son pansement avec une vivacité extraordinaire. Pathaway voulut l'aider, mais le trappeur s'y opposa. --Je crains, dit Pathaway, que la bande ne soit trop lâche pour prévenir l'effusion du sang. Vous l'avez posée avec trop de précipitation. --Pas du tout, pas du tout, répondit Nick. Quand un enfant saigne, on n'a pas besoin d'arrêter trop vite le sang. Les enfants ça a toujours assez de sang. D'ailleurs il n'y a que la fièvre de dangereuse pour les enfants. On peut les battre comme plâtre, ou les couper tant que l'on veut et ça ne leur fait rien. Mais les fièvres ne m'en parlez pas. Mon oncle; c'est-à-dire mon frère Whiffles, le docteur, disait toujours ça et il s'y connaissait. Quant à cette maudite difficulté ce ne sera rien. Nick vous l'assure. Le jeune garçon avait les yeux fermés, mais Pathaway le vit sourire à l'observation de Nick. --Il y a tant de puissance de guérison dans le sang des enfants, poursuivit le trappeur. Je crois bien, ma foi, que si on m'avait un soir coupé les doigts et les orteils, quand j'étais petit, ils auraient repoussé le lendemain matin. Toute notre famille est comme ça, ô Dieu, oui!--Comment ça va, maintenant, petiot? --Assez bien, répondit Sébastien. --La petite difficulté ne te fait plus trop mal, hein? --Non, père Nicolas. --Qu'est-ce que je vous disais? fit le trappeur se tournant d'un air triomphant du côté de Pathaway. --Vous êtes d'étranges gens tous deux, répondit le chasseur noir. Mais je dois une reconnaissance éternelle à ce brave enfant et je vous garantis qu'elle ne lui manquera point. Sébastien rougit et, comme il allait répliquer, Nick l'en empêcha par ces mots: --Pas à toi, petiot, pas à toi. Je sais ce qui convient. Les enfants ne savent pas toujours ce qui convient dans les cas subits. La vérité c'est, ami Pathaway, qu'il n'a rien fait qui ne lui soit habituel et qu'il oubliera dès que son bras ira bien. Vous ne connaissez pas ce gaillard-là. Il faut toujours qu'il sauve la vie de quelqu'un; c'est-à-dire pas toujours, mais chaque fois qu'il en trouve l'occasion. C'est pas la peine d'en parler. Mais, diable, quelle heure est-il? Nicolas feignit de chercher comme pour savoir quelle heure il était et tout en furetant il marmottait: --J'ai bien eu une montre, moi aussi, dans mon temps, ô Dieu, oui! et une belle montre encore! mais pas de ces fariboles comme on en a maintenant. C'était un instrument large, gros, solide, et qui marchait comme un cheval au galop, quand il marchait. Par malheur il lui survint, je ne sais comment, une diablesse de maudite petite difficulté qui vous la dérangea complètement. J'essayai bien de tirer la pauvre montre de cette diablesse de maudite petite difficulté. Pas moyen. Après l'avoir travaillée, travaillée pendant une semaine, je vendis l'intérieur à un chef sioux et fis cadeau du reste de la chose à une squaw[26] qui en fit une chaudière.... Bon Dieu, il doit être tard; j'ai une fière envie de faire un somme. [Note 26: Femme indienne. «La famille de ce mot s'étend depuis les Kinstmann en Canada et les Montagnards d'Acadie, jusqu'aux Nanticokes, sur les confins de la Virginie,» dit Duponceau, dans son _Mémoire sur les langues d'Amérique_.] Portneuf et Jeanjean dormaient déjà. Pathaway sortit pour reprendre le cours de ses réflexions. Des incidents nouveaux devaient le lendemain compliquer encore la situation de nos personnages. Nicolas bâilla, donna un peu d'eau à Sébastien, et, l'ayant enveloppé dans sa couverte, s'étendit à ses pieds. XIV LE CAPITAINE DICK Au lever du jour, Pathaway quitta le camp sous prétexte de chasser, mais réellement parce qu'il lui était impossible de demeurer en repos. Du reste, il désirait vivement étudier la physionomie du pays où il se trouvait. Peut-être n'avait-il aucun but bien déterminé et obéissait-il à une de ces impulsions indéfinies qui poussent si souvent l'homme à l'action,--impulsions auxquelles les coureurs du désert ne sont pas moins sujets que les habitants des cités. Bien que l'esprit de Pathaway fût naturellement réfléchi, rarement il avait été aussi disposé à la rêverie qu'en cette occasion. Le jeune homme marchait sans voir le terrain qu'il foulait aux pieds. Collines et vallées, eaux et forêts semblaient fuir derrière lui comme flottent les objets dans nos rêves. Une chèvre des montagnes passa à son côté mais le chasseur noir ne la remarqua point. Une antilope se montra à la portée de son fusil, il n'y fit pas attention. Pensait-il à Sébastien? ou bien songeait-il aux mystères de la vallée du Trappeur, ou bien encore évoquait-il les images de personnes éloignées? Quel que fût l'aspect du monde intérieur qui absorbait ses facultés mentales, le chasseur noir fut rappelé aux réalités qui l'entouraient par l'apparition d'un individu descendant le versant d'un mamelon et venant directement à lui. La vue de cet individu rappela immédiatement à Pathaway celui qui, dans le canon, avait parlé avec tant d'autorité à Ben Joice et à Bill Brace. C'était un événement inattendu, et Pathaway se demanda un instant quelle conduite il allait tenir vis-à-vis de ce personnage. Son premier soin fut de s'assurer s'il était seul, son second de chercher une retraite. Mais observant que l'inconnu n'était pas accompagné, le chasseur noir résolut de ne point éviter la rencontre. Bientôt il comprit aux mouvements de l'autre qu'il avait été lui-même aperçu. Ils continuèrent de marcher jusqu'au pied du mamelon. Là, s'étendait une petite gorge tapissée de mousse. Nos deux hommes s'y arrêtèrent à portée de pistolet et se tinrent sur la défensive; mais ni l'un ni l'autre ne semblait disposé à prendre l'initiative des hostilités--si hostilités il devait y avoir entre eux. L'inconnu portait toujours sa ceinture écarlate. Il était armé d'un fusil à deux coups, d'une paire de revolvers, d'une hache et de deux couteaux-bowie. Le premier, Pathaway parla. --La paix ou la guerre? demanda-t-il. --Comme il vous plaira; ça m'est égal! répondit brusquement l'autre. --C'est bien; la paix pour le présent, reprit le chasseur noir. Après quoi, il s'avança vers l'étranger, qui imita son exemple. Pathaway avait une vague idée d'avoir déjà entendu sa voix. Aussi, en approchant, examina-t-il ses traits avec un soin extrême. Il n'était plus qu'à trois ou quatre pas de distance, lorsque, enfin, il reconnut Hendricks, le trappeur déguenillé qui s'était présenté la veille au camp de Nick. --Oh! oh! fit Pathaway, il paraît que vous n'avez pas mis longtemps à réparer vos désastres, ami Hendricks. --Vous ne m'avez pas oublié. Diable, vous avez de bons yeux. Que pensez-vous de moi, étranger? fut-il riposté d'un ton ironique. --Vous tenez à mon opinion? --Oui. --Eh bien, répliqua froidement Pathaway, elle n'est pas flatteuse pour vous. Les muscles et l'assurance ne vous manquent pas. Mais décidément votre mine n'inspire pas la confiance. --Vous croyez? fit Hendricks grimaçant un sourire. Et après une pause: --Qu'est-ce que vous êtes venu faire par ici, étranger? --Ce que bon me semble, répliqua sèchement Pathaway. --Oh! oh! nous sommes d'un caractère indépendant. --Mais oui. Assez fort pour me protéger moi-même je ne crains ni les voleurs, ni les assassins, ni les trappeurs hors la loi. Ces paroles furent dites d'un accent calme et ferme qui irrita Hendricks. --Ne le prenez pas si haut, jeune homme, dit-il. Je sais comment on dompte les élèves comme vous. La barbe aura besoin de pousser à votre menton avant qu'il vous soit permis d'afficher les airs et la valeur d'un vieux montagnard. Croyez-moi: retournez à l'école. Vous m'amusez, parole d'honneur. Sans cela je vous aurais déjà rogné les ailes. Oui, partez et emmenez Nick Whiffles avec vous... --Et s'il me plaît de rester? dit lentement Pathaway en faisant un pas de plus vers Hendricks. --S'il vous plaît! s'écria ce dernier dont les prunelles s'allumèrent aussitôt d'un feu sombre! S'il vous plaît! ha! ha! Quand je dis: «allez!» les gens s'en vont. Ils disparaissent et on n'en entend plus parler. Quand je dis: «restez!» ils restent. La parole du capitaine Dick, c'est la loi. Le personnage se redressa avec un air d'orgueil qui ne manquait pas d'une certaine dignité. La conscience de son pouvoir lui donnait quelque grandeur. On sentait que, depuis longtemps il avait imposé sa volonté à plusieurs hommes, et qu'il ne pouvait endurer la résistance à ses ordres. Mais le chasseur noir n'était pas homme à se laisser facilement intimider. Il soutint, sans baisser les yeux, le regard farouche du capitaine Dick. --Bah! dit-il en souriant, vous ne vous attendiez pas à trouver un sujet en moi. Je n'ai que faire de votre autorité et ne crains pas vos menaces. --Je t'apprendrai à me connaître. --Oh! je vous connais assurément plus que vous ne pensez. On m'a parlé de vous,--pas en bien, je l'avoue. On vous donne même comme le héros de plusieurs forfaits commis dans le voisinage de la vallée du Trappeur. --Mais es-tu fou! s'écria le capitaine; es-tu fou de parler de la sorte à un homme comme moi, qui fais trembler les plus hardis! Peut-être es-tu fatigué de la vie, hein? Il mit la main sur la crosse d'un de ses pistolets. --Pas si vite, capitaine, dit flegmatiquement Pathaway sans paraître alarmé. --Vermine! proféra le capitaine serrant avec force la poignée de son pistolet. --Vous commettez une inadvertance; prenez donc garde à vos doigts, dit négligemment Pathaway. --Qu'est-ce à dire? --C'est-à-dire que vous jouez avec une arme dangereuse. Le visage de Dick se contracta. Néanmoins il maîtrisa la colère qui l'étouffait pour proférer d'une voix sourde: --Quand un homme rencontre un animal féroce dans la forêt, il est assez sage pour ne pas le provoquer; mais il paraît que toi, jeune fou, tu veux jeter ton cou sous sa griffe. N'est-ce pas cela? Et il allongea sa tête vers celle de Pathaway --Comme il vous plaira, dit celui-ci, toujours calme, et magnétisant, pour ainsi dire, son antagoniste par le regard glacial qu'il opposait à ses fureurs. --Oh! articula Dick, rouge d'exaspération. --Mais qui êtes-vous donc? demanda le chasseur noir d'un ton léger. --Qui je suis? il veut savoir qui je suis! --Pourquoi pas? --Insensé! --Eh bien, je vais vous dire qui vous êtes! vous êtes un assassin, un chef d'assassins; vous êtes le pillard des montagnes; le voleur des trappeurs et des chasseurs, l'ennemi des blancs aussi bien que des Peaux-rouges! Ah! je suis heureux de vous rencontrer aujourd'hui, monsieur le fier-à-bras; oui, bien heureux, pour vous dire certaines vérités qui ne seront pas de votre goût; car vous méritez bien richement la corde! Cette déclaration fut faite avec une lenteur et une gravité qui étourdirent le capitaine Dick. Il blêmit et s'appuya sur son fusil. Durant quelques secondes, ses traits exprimèrent une profonde consternation; mais bientôt ses joues s'empourprèrent de nouveau. --Sais-tu, hurla-t-il, que ce que tu viens de prononcer là, c'est ton arrêt de mort? --Je sais ce que je fais; et je n'ai point peur de vous. Regardez-moi! Pathaway redressa sa belle taille, et, d'une voix pénétrante comme l'acier, il ajouta: Je vaux mieux que vous. Le capitaine Dick ébaucha un sourire contraint et haussa les épaules. --Ah! laissez-moi souffler, de grâce, dit-il ironiquement. Allons, je vais vous tuer, monsieur le gentil garçon. Ça me fait de la peine, vrai! car je me sentais une inclination pour vous. Mais excusez, j'ai besoin de respirer. --Vous avez besoin d'autre chose; vous avez besoin de châtiment. --Pour l'amour de vous, mon cher blanc-bec, amenez donc l'homme qui me châtiera. --Le voici. --Où? --Regardez-moi et vous le verrez, répliqua Pathaway avec un coup d'oeil perçant. --Toi! Vous!... --Moi! Le chasseur noir imprima une vigueur si grande à ce mot «moi», que le capitaine Dick recula. Il ne riait plus, quoiqu'il essayât de donner encore à son visage un air de dédain. Il était évident que l'énergie de Pathaway l'avait ébranlé. --Quand? où? comment? balbutia-t-il. --Quand, où, comme il vous sera agréable: répondit le chasseur noir, dont les narines se dilataient avec une espèce de satisfaction. --Les armes! quelles sont les armes? --A votre choix, répartit simplement Pathaway. Le capitaine Dick ne savait s'il devait en croire ses oreilles et ses yeux. Quoi! lui qui jamais n'avait rencontré un émule; lui qui avait commandé en despote dans le Nord-ouest; lui la terreur des aventuriers, l'effroi des Indiens, il était insulté, attaqué par un jeune homme presque imberbe! Fallait-il rire ou se fâcher? Les coquins eux-mêmes admirent le vrai courage. Dick se jugeant de beaucoup supérieur à Pathaway, voulut s'amuser à ses dépens. --Je ne sais, dit-il en fermant le poing et le mettant sous le nez de Pathaway, je ne sais ce qui m'empêche de t'effondrer la tête avec ce marteau. Mais je suppose que c'est le même instinct qui empêche le chat de manger la souris avant qu'il n'ait joué avec elle. --Vous n'avez pas désigné les armes, dit froidement Pathaway. Hendricks ricana, en s'exclamant avec mépris: --Peuh! Et allongeant un peu le bras, il saisit le nez du jeune homme entre son pouce et son index. Aussitôt le poing de Pathaway bondit en avant et frappa la poitrine du capitaine avec tant de violence qu'il tomba à la renverse. Un instant Dick resta étourdi; puis il se releva en chancelant comme un homme ivre; puis il s'assit sur lu gazon pour attendre que le nuage qui obscurcissait sa vue se dissipât. Il avait la face très-pâle et regardait Pathaway d'un air hébété. Peu à peu, toutefois, il se remit de ce premier assaut. Son courroux sembla même apaisé. Mais le chasseur noir savait assez ce que vaut la modération chez des gens de cette trempe pour se tenir sur ses gardes. C'était le calme qui précède la tempête. --Vous me rendrez raison de ce coup, dit Hendricks; oui, vous m'en rendrez raison. Je pourrais vous tuer maintenant; mais je ne le veux pas. Il me faut une punition plus complète. Vous m'avez pris par surprise et frappé dur; mais le couteau-bowie frappe plus dur encore; je choisis cette arme. --Soit, répliqua Pathaway. Hendricks ou le capitaine Dick, comme il se nommait, suivant les circonstances, tira de sa gaine un énorme coutelas dont il essaya le tranchant avec le dessous du pouce, et qu'il plaça à côté de lui. Dans le cours des événements ordinaires de la vie, cette action eût été simple, mais alors elle devait faire trembler; tellement les motifs de l'homme donnent de coloris à ses actes; car toute chose a sa signification et nous cherchons la signification de toute chose. --Ne vous hâtez pas, capitaine, il y a temps pour tout, dit Pathaway. Ne suffira-t-il pas que l'un de nous meure avant demain soir? Pensez-vous que raisonnablement il faille à chacun de nous moins de temps pour se préparer? Pour vous, vous avez sur les bras quelques mauvaises affaires dont vous devrez rendre compte. Le sang, vous le savez, n'est jamais silencieux. Il crie toujours vengeance. On ne peut ni l'ensevelir, ni l'étouffer. Peut-être le juge suprême vous demandera-t-il: «Où est Portneuf, le voyageur? où est André Jeanjean, le trappeur?» quelle sera votre réponse, capitaine Dick? --Je vois que tu en sais trop, beaucoup trop. Je dois fermer ta bouche et livrer ta langue aux vers. Ce disant, il déposait ses pistolets à terre et débouclait sa ceinture rouge. --Un moment, dit Pathaway. Nos avantages ne sont pas égaux. Je connais l'effet d'un coup comme celui que je vous ai donné. Vos membres sont faibles; vos bras ont perdu la moitié de leur énergie; vos regards ne sont pas fermes. Si nous nous battions dans l'état où vous êtes, je vous tuerais à la première passe. Rencontrons-nous demain soir au coucher du soleil. --Artifice! ce n'est qu'un artifice! grommela le capitaine. --Demain soir, au coucher du soleil, je vous rejoindrai sur cette pelouse, avec cette arme unique. Et le chasseur noir toucha le manche de son couteau-bowie. --A demain alors, dit Dick, comme s'il se ravisait. --Bien, vous pourrez compter sur moi. --Et vous sur moi. --Vous viendrez seul? dit Pathaway d'un ton soupçonneux. --Oh! je n'ai pas besoin de témoins pour te tuer, répliqua le bandit avec hauteur. Après-demain il y aura un coq de moins pour chanter le réveil. Et, enchanté du trait, il poussa un bruyant éclat de rire. Sans répondre, même par un geste, Pathaway tourna ses pas vers le camp de Nick Whiffles. XV LE DUEL Le soleil à son déclin versait sur la terre des rayons obliques qui mordoraient la cime des forêts. Les insectes achevaient de bruire sous l'herbe; les murmures du jour s'éteignaient peu à peu, et les oiseaux nocturnes commençaient à secouer leurs ailes. Pathaway, les bras croisés, se tenait dans le vallon où la veille il avait eu, avec Hendricks, la scène racontée dans notre précédent chapitre. La mélancolie de cette heure solennelle se mariait à la mélancolie de ses pensées. Insensiblement, le crépuscule jeta sur les objets des teintes vagues qui finirent par se perdre sous une mantille grisâtre. La brise cessa de faire frissonner les feuilles; le calme envahit la montagne. Cette tranquillité parlait, comme une voix au coeur du jeune homme. Ses sympathies entraient en ardente communion avec la nature. Il en ressentait toutes les douces impressions. Tout à coup, un homme parut sur le flanc de la colline. C'était Hendricks. --Je vous attendais, dit Pathaway quand il fut arrivé près de lui; et je craignais que vous n'eussiez oublié notre rendez-vous. --Je suis venu pour me battre et non pour bavasser, répondit Dick d'un ton bourru. --Vous serez satisfait, capitaine. Ils déposèrent sur le gazon leurs ceintures et leurs pistolets. Hendricks ôta sa chemise de chasse, et montra nues ses épaules musculeuses. --Les conditions? commença le chasseur noir. --La vie pour le vainqueur, la mort pour le vaincu. --C'est bien, dit Pathaway. A son tour, il se dépouilla de sa tunique noire, mais sans affectation aucune. Son adversaire put voir qu'il avait la poitrine pleine et arrondie, le bras bien fait et souple aux attaches, le buste admirablement proportionné. Pathaway ne tremblait pas; mais la pâleur couvrait son visage. Ses yeux brillaient d'un éclat qu'Hendricks n'avait pas encore observé chez lui. Il saisit, son bowie-knife. Le capitaine était prêt déjà. Tous deux se toisèrent une seconde. Hendricks se précipita sur Pathaway. Leurs armes se rencontrèrent. Des étincelles jaillirent du choc. Une clameur aiguë déchira l'air et Dick se prit à ferrailler d'estoc et de taille avec une ardeur qui prouvait qu'il avait hâte d'en finir. Il maniait avec une dextérité et une rapidité rares le terrible instrument qu'il avait choisi. Son couteau volait de côté et d'autre avec la célérité de la foudre. Mais partout il trouvait un autre couteau pour parer ses attaques. On eût dit qu'un bouclier invisible protégeait le corps du chasseur noir. Celui-ci, cependant, demeurait sur la défensive: tantôt il reculait d'un pas, tantôt il se jetait à gauche, tantôt à droite, mais sans jamais se découvrir, sans faire d'effort pour répondre aux bottes de son antagoniste. Le capitaine Dick ne tarda point à s'apercevoir qu'il consommait en vain sa vigueur et son adresse. Il s'arrêta pour reprendre haleine; car son coeur battait violemment, son poignet tremblait; la sueur baignait ses tempes. Pathaway attendît silencieusement la reprise du combat. Mais il n'était pas difficile de voir qu'il commençait à s'intéresser à cette affreuse partie. La confiance d'Hendricks dans sa force baissait, et perdre confiance en pareil cas, c'est perdre beaucoup quand ce n'est pas tout perdre. Celui-là qui ne doute pas de la victoire l'a gagnée à demi. Le doute est l'ennemi du succès. Après un moment de repos, Hendricks s'avança pour continuer le duel, mais il s'avança avec plus de circonspection et moins d'assurance. Alors Pathaway le pressa un peu et montra une habileté et une sûreté de coups qui réfrénèrent l'impétuosité du capitaine. --Vous l'avez! s'écria soudain le chasseur noir... Et l'arme de Dick partit de sa main pour aller tomber à dix pas de là sur le sol. Le misérable resta le bras tendu et soufflant comme un boeuf surmené. Pathaway lui avait appliqué la pointe de son couteau sur le coeur et il l'envisageait avec la fermeté sombre d'un ministre de vengeance. Les traits d'Hendricks se contractèrent. Son visage devint cadavéreux. Ses dents cliquetèrent. Il semblait déjà sentir le froid de la mort envahir ses membres. Mais, tandis qu'ils se regardaient, l'un avec le rayonnement du triomphe, l'autre avec une consternation impossible à peindre, un coup de pistolet retentit derrière Pathaway. Le jeune homme tourna vivement la tête. --Arrêtez! cria une voix féminine. On ne tue pas un homme désarmé. En frappant cet homme c'est moi que vous frapperiez. En même temps une amazone se jeta entre eux. Pathaway reconnut la jeune femme qu'il avait aperçue à l'entrée de la vallée du Trappeur et que Portneuf appelait Carlota. Il se retira, s'inclina gracieusement et dit: --Pour vous, madame, je l'épargne, quoique sa vie m'appartienne d'après les conditions de notre cartel. --Et quel bien vous ferait sa mort? demanda Carlota. --Demandez à Portneuf et à André Jeanjean, répliqua sévèrement le chasseur noir. --Je ne vous comprends pas, dit Carlota changeant de couleur. --Cet homme me comprend bien, lui! reprit Pathaway dont le doigt indiqua Dick qui frémissait encore, quoiqu'un sourire sinistre glissât sur ses lèvres. Carlota passa la main sur son front et fixa ses yeux perçants sur le chasseur. --Chut! chut! fit-elle brusquement. Ne parlez pas de cela, car cela ne vous regarde point. Un regard d'avertissement accompagna sa remarque. --Croyez-moi, jeune femme, dit Pathaway, je ne me tairai pas tant que la vérité me commandera de parler, et mon bras saura défendre mes paroles. Je dis que la vie de ce coquin m'appartient, et pas à moi seul, mais à la loi, car la loi atteint les gueux dans tous les pays, si loin que ce puisse être des grands centres de civilisation. La présence d'êtres humains fait la loi, même dans le désert. --Vous êtes un fou, jeune homme, répondit Carlota impatientée. Je vous aurais donné la vie pour la sienne, mais votre imprudence vous perd; tant pis pour vous! Elle étendit la main, et, aussitôt une vingtaine d'hommes surgirent des buissons voisins. On les eût pris pour un peloton de démons détachés de l'enfer. Ils entourèrent Pathaway, tandis que le capitaine Dick poussait des éclats de rire féroces. Après le danger les lâches se font braves. La passion insoumise est insolente. Nous oscillons comme des pendules d'une idée à l'autre. Cette joue que blêmit maintenant la terreur rougira bientôt d'orgueil. La délivrance soudaine produit souvent une révulsion qui atteint l'extrême même de l'émotion opposée. Hendricks, oubliant la clémence de son vainqueur, se sentait disposé à abuser de son pouvoir. Cependant, Pathaway, intérieurement fort troublé, gardait en apparence son sang-froid, remettait sa tunique, et glissait son couteau dans la poche de côté. --Bien, dit-il, d'un ton assez léger, il paraît, mademoiselle ou madame, que je suis votre prisonnier. A votre prière j'ai épargné la vie de ce scélérat. Est-ce là la récompense que vous me réserviez? Pathaway, en prononçant ces paroles, regardait Carlota. Il n'y avait ni embarras, ni impertinence dans ses manières ou son accent. Aussi excita-t-il l'intérêt de la jeune femme. Le chasseur noir ressentait pour elle une véritable pitié, mélangée de curiosité. Quelle était l'histoire de cette étrange et belle créature? Quel destin l'avait plongée au milieu de ces êtres farouches sur qui elle paraissait exercer un pareil ascendant? --Oh! six pieds de terre, près de la piste du Trappeur, répliqua-t-elle avec un semblant de négligence, mais en étudiant la physionomie de Pathaway. --Six pieds de terre! c'est ce qui doit m'échoir un jour, répondit-il tranquillement. --Mais ce que tu ne désires pas maintenant s'écria Hendricks riant d'un rire sardonique. --Je ne dis pas cela, je ne dis pas cela, capitaine Dick, repartit le chasseur. Car peut-être vous et les vôtres n'aurez pas cette bonne fortune, et qu'à la dernière heure, vos corps mesureront cinq ou six pieds dans l'air. --Et si nous te pendions, toi aussi! hé! hé! Cette menace souleva l'hilarité de la troupe. Au bout d'un instant: --Allons, mes gars, en avant! à la vallée du Trappeur et ayez l'oeil sur ce mangeur de lard, dit le capitaine à ses gens. Ah! j'oubliais de vous dire: j'ai retrouvé ce diable de Canadien-français chez notre ennemi juré, Nick Whiffles. Que le ciel le confonde! Oh! nous les ramènerons à la souricière. Puis à la jeune femme: --Carlota, ma chère, tu es arrivée à propos. Ce drôle m'avait pris par surprise. Un sourire ironique arqua les lèvres de Pathaway; mais il dédaigna de répondre à cette grossière calomnie. Quelques-uns des hommes haussèrent les épaules et s'adressèrent des oeillades moqueuses. On se mit en marche. La colline franchie, Pathaway aperçut dans la plaine plusieurs chevaux. Il devina que les brigands les avaient laissés à cet endroit afin de le surprendre plus aisément. Chacun d'eux enfourcha un des animaux. Carlota elle-même se mit en selle, et fit placer Pathaway sur un cheval à côté d'elle. Jamais notre héros ne s'était trouvé dans une situation aussi neuve, aussi propre à éveiller de sérieuses réflexions. La nuit était tout à fait venue. Mais il ne faisait pas si noir que le jeune homme ne pût voir et admirer les attraits de sa compagne, car elle était belle, Carlota, la reine de cette horde sauvage! Elle portait le même costume que le jour où Pathaway l'avait vue pour la première fois. Ses traits étaient accentués, mais empreints d'une grande noblesse. Un ruban de velours, très étroit, ceignait son front et retenait ses cheveux dont les boucles tombaient capricieusement sur ses épaules. Elle avait la taille fine, les épaules bien développées et tous les signes d'une santé robuste, capable de résister aux fatigues et aux privations. Ses yeux étaient noirs et d'un éclat difficile à soutenir. Elle montait son cheval avec une élégance merveilleuse: tout en elle annonçait la femme habituée depuis l'enfance aux périls de la vie du désert. Pathaway fit, on le conçoit, un examen détaillé de sa personne, car il voulait savoir s'il pourrait s'échapper en l'intéressant à son sort. --Singulière vie pour une charmante femme comme vous! dit-il, en se penchant à demi vers Carlota. Elle arrêta brusquement son cheval. --Singulière, dites-vous; mais n'est-ce pas celle de la liberté? --Liberté... sans doute!... murmura Pathaway. --Eh bien? --Vous me pardonnerez mon audace, je trouve cette liberté trop grande. --Vous trouvez? --Je le confesse. --A votre point de vue cela se peut. Mais nous sommes ce que nous font les impressions extérieures. --Il y a de mauvaises impressions. --Vous dites? --Je dis que les impressions qui forcent une personne de votre sexe à jouer le rôle que vous semblez jouer sont mauvaises. --Et que pensez-vous donc que je sois? --Une femme égarée, la complice de gens flétris par la loi. --Vous êtes franc, monsieur, répliqua sèchement Carlota. --Pourquoi ne le serais-je pas? Est-ce que ces bandits qui vous entourent... --Assez! interrompit Carlota. Il serait mieux pour vous de diriger vos pensées d'un autre côté. --Je vous comprends. Vous voulez dire qu'il vaudrait mieux que je songeasse à mourir. Croyez-moi; mon existence n'a pas été si mauvaise que les remords puissent en troubler l'heure suprême. Et, après tout, est-ce qu'on doit se lamenter à l'approche du dernier ennemi de l'homme? Je parle sincèrement car je ne doute pas que je meure bientôt. Et vous jeune femme vous serez coupable de mon assassinat. --Vous vous entretenez froidement d'une chose qui fait pâlir les plus braves, répondit Carlota avec une nuance d'intérêt. --Je vous l'ai dit, je n'ai point à me reprocher d'avoir sciemment fait le mal; et j'ai foi en la miséricorde infinie de notre Créateur. --Il suffit! s'écria Carlota en piquant son cheval, qui partit au galop. Pathaway la suivit. Elle parut lui savoir gré de ce mouvement. --Vous venez des établissements? dit-elle tout à coup. --Certes... --Oh! oui, je le vois. Vous apportez ici des idées qui ne sont point les nôtres. Car vous ne savez pas que nous sommes une communauté, un monde! nous faisons nos lois et ne reconnaissons aucune autre législation. Je sais que cette terre est grande, qu'elle renferme une foule d'habitants, mais ces habitants me sont étrangers et je leur suis étrangère. --Est-ce donc une raison pour vous faire louve? dit brutalement Pathaway. --C'est la loi de la nature, reprit Carlota avec une emphase marquée. Il faut que tout animal vive aux dépens d'un autre. Les poissons dans l'eau, les fauves dans la forêt, les oiseaux dans l'air se dévorent les uns les autres. L'araignée tisse sa toile pour attraper la mouche imprudente, la panthère guette le daim pour le mettre en pièces, le vautour fond sur les poules, et, suivant cette grande loi de la nature, l'homme dépouille l'homme. Pourquoi mépriserions-nous les enseignements de la nature? Comment résister au commandement qu'elle a donné à toutes les choses animées? Les végétaux eux-mêmes ne se nourrissent-ils pas du suc des végétaux et même d'insectes? Le visage de Carlota s'était incarné d'un enthousiasme farouche. Ses yeux noirs brillaient comme des diamants. Son coeur battait avec force. Pathaway était muet d'étonnement. --Quelle est votre opinion? dit-elle soudain et d'un ton souriant. --Est-ce possible? est-ce possible? murmurait le jeune homme. Un esprit naturellement bien doué peut-il être aussi pervers? D'où lui viennent ces connaissances, cette facilité d'élocution? cette aptitude pour la comparaison? Puis, élevant la voix: --Vous m'affligez profondément, dit-il, car je vois qui vous êtes et je pense à ce que vous auriez pu être! Oui, en vous contemplant, j'oublie jusqu'à ma destinée. Et je me dis que votre sort est pire que le mien, quoique je sois menacé d'une mort violente. Carlota, qui mordillait le pommeau de sa cravache, rassembla les rênes et mettant son cheval au trot, dit: --Je n'ai jamais eu le bonheur de rencontrer un être aussi bizarre que vous. A quelle espèce appartenez-vous? Cette question fut faite d'un accent moitié badin, moitié curieux. --Je suis, répliqua le chasseur noir, un membre de la grande famille humaine et pas une bête de proie comme ceux qui m'entourent. Je ne suis pas un animal, mais un être humain. --Et, moi, repartit amèrement Carlota, moi je suis l'animal à l'état sauvage. Le chasseur noir se prit à sourire, en s'écriant: --Et moi, votre butin légitime. Me mangerez-vous? Elle haussa les épaules. --Ne me sauverez-vous pas? fit Pathaway, se rapprochant d'elle. --Non, répondit-elle d'un ton qui n'admettait pas d'équivoque. Et pressant le flanc de son cheval, elle alla se placer près d'Hendricks. Le chasseur noir demeura plongé dans un chaos de doute et d'agitation. XVI LA PISTE DU TRAPPEUR La route devenait plus difficile et la nuit plus noire. Après avoir contourné les montagnes, franchi des ravines, traversé des parties de terrain boisées, ils arrivèrent à un étroit sentier, profondément encaissé entre des rochers à pic. Pathaway roulait dans son esprit des projets d'évasion, mais sans trouver une occasion favorable pour les exécuter. Une fois ou deux il songea sérieusement à fuir, lorsqu'ils atteindraient un pays plus découvert. Mais on le gardait avec tant de vigilance qu'il lui fallut renoncer encore à ce dessein. Carlota se rapprocha de lui par hasard, ou peut-être intentionnellement. Pathaway ne demandait pas mieux que de renouer la conversation avec cette jeune femme, et, d'ailleurs, il ne désespérait pas de l'intéresser à son sort. --Voici une contrée bien sauvage! dit-il. Serait-ce une indiscrétion que de vous demander dans quelle partie de votre territoire nous sommes à présent? --Nous parcourons la piste du Trappeur, répondit Carlota. Elle a reçu son nom de la légende d'un trappeur blanc qui, le premier, explora cette région solitaire. Ce trappeur s'égara au milieu des montagnes, et ce ne fut qu'au bout de deux mois qu'il parvint à s'en tirer. C'était au milieu de l'hiver. Aussi le pauvre homme eut-il à souffrir terriblement de la faim et du froid. --Si ce fait fût arrivé maintenant, il eût été facile de s'expliquer la disparition du trappeur, dit Pathaway avec une légère teinte d'ironie. --Sans doute, repartit sèchement Carlota. --Je suppose que la piste du Trappeur conduit à la vallée du Trappeur, reprit le chasseur noir. J'ai ouï dire que plus d'un trappeur a perdu son chemin dans ces défilés. --C'est bien possible, répondit Carlota. --Il n'est pas non plus très-surprenant qu'on ne puisse toujours retrouver sa route quand on s'est engagé au milieu de ces gorges. M'est avis qu'on devrait y ériger des cabanes de refuge et y entretenir une meute de chiens, comme ceux du Saint-Bernard, pour sauver les trappeurs et les chasseurs égarés. Pendant qu'ils causaient, la lune se leva, la sente s'élargit et Pathaway put mettre son cheval à la hauteur de celui de Carlota. --La vallée du Trappeur! fit-elle en indiquant du bout de sa cravache un petit village à quelques pas devant eux. Ce village se composait d'une quarantaine de huttes grossières et enfumées. Pathaway laissa échapper une exclamation de surprise. --Je supposais, dit-il ensuite à sa conductrice, que les tanières de vos gens étaient plus loin... dans quelque caverne. --Ceux qui vont plus loin reviennent rarement répondit Carlota à voix basse. Mettez pied à terre. Le chasseur noir s'empressa d'obéir, et il offrit la main à Carlota pour l'aider à descendre. Mais, repoussant cette galanterie, elle sauta lestement de sa selle. Pathaway se retourna et remarqua des signes de mécontentement non équivoques sur les visages de ceux qui l'entouraient. Hendricks semblait particulièrement choqué de la familiarité qu'il avait témoignée à Carlota. Le chasseur noir ne s'en émut pas. --Vous reverrai-je? lui dit-il. Elle ne répondit point et entra dans une cabane. --Allons! cria Hendricks en le poussant vers me autre loge; allons, il est temps de vous préparer à sortir de ce monde. Nick Whiffles et vous nous avez joué de mauvais tours, mais j'espère que ce sont les derniers. Je suis bien sûr que vous n'êtes pas étrangers à l'évasion du Canadien. Peut-être vous figurez vous que je ne l'ai pas reconnu au camp de Nick, hein? --Je sais que quelque chose vous a fait peur, répondit froidement Pathaway. --C'est faux... faux! Je n'ai jamais eu peur. --Bah! ou aurait dit que vous aperceviez un spectre. --Mensonge! je regardais le gamin. --Le gamin! riposta Pathaway avec une surprise parfaitement jouée. --Lui-même. Pathaway hocha la tête en signe de doute. --Je crains fort que vous n'ayez pas la conscience bien nette, capitaine Hendricks, dit-il. L'autre essaya un rire de mépris, mais il y avait plus d'effroi que de dédain dans les sons creux qui s'exhalèrent de sa poitrine. Cependant, pour se donner de l'aplomb, il lâcha une volée de blasphèmes épouvantables. --Allons, entrez ici; c'est assez joué comme cela, grommela-t-il ensuite. Est-ce que vous pensez que parce que nous sommes des pirates de terre, nous devons tuer tous les enfants que nous rencontrons? --Je ne vous comprends pas, capitaine, fit le chasseur noir. --Le diable vous emporte! hurla Hendricks. --On m'a dit, reprit Pathaway, que les criminels n'avaient point de repos. Je ne fais pas allusion à vous, capitaine; mais sans doute on vous a appris la même chose. Il est juste que les fantômes de ceux qui ont été assassinés viennent jour et nuit harasser leurs meurtriers. Il est de ces meurtriers qui ont été ainsi poussés à confesser leur crime, à se jeter entre les dents de ce monstre terrible, LA LOI, sombre dragon qui dévore impitoyablement les coupables. --Ta! ta! ta! fit Hendricks en haussant les épaules et tournant sur les talons. --Je sais ce que je dis, répliqua Pathaway avec un redoublement d'énergie. Moi-même, j'ai eu le malheur de tuer un homme en duel, et son cadavre sanglant ne me quitte pas. --Jack Wiley! Jack Wiley, ici! cria le capitaine Dick. Un homme parut. Il chancelait comme s'il eût été ivre. --Hendricks ne s'aperçut probablement pas de l'état où se trouvait son subalterne, car il lui dit: --Prends soin de ce gibier-là jusqu'à demain, et veille au grain, car si par malheur tu le laisses échapper, tu auras affaire à moi. --C'est bien, capitaine; bien! on y verra, marmotta Jack. A-t-il des armes sur lui? --Je ne pense pas, répondit Hendricks; mais, au surplus, tu as tes pistolets et ton fusil; il me semble que c'est plus que suffisant. --Bah! il vaudrait mieux l'expédier ce soir, ça vous épargnerait l'ennui de le garder. C'est bien simple, une demi-once de plomb, vous savez? --Fais ce que je te dis, et pas d'observation! répliqua aigrement Hendricks. Et il sortit de la cabane. XVII L'ÉVASION En un coin de la hutte flambait un bon feu de sapinette, dont les chauds rayons éclairaient parfaitement le visage du chasseur noir. --Tiens, c'est vous M. Pathaway! dit Jack d'un ton narquois; du diable si je vous aurais reconnu. Mauvaise chance, mal tombé cette fois! Vous n'avez plus longtemps à vivre. On vous a prévenu, n'est-ce pas? --Oh! je ne désespère pas encore, dit le chasseur noir en souriant. --Et vous avez tort. Pathaway examina son interlocuteur. Le visage de Wiley était sombre, presque impénétrable. --Vous êtes un honnête homme? demanda notre héros. --Moi, honnête, allons donc! je suis coquin et si je ne m'enorgueillis pas du titre, je ne m'en fâche pas non plus. Pathaway comprit qu'il ne réussirait pas à faire battre un sentiment de générosité chez son gardien. Il tourna alors ses batteries d'un autre côté et tâcha de le séduire. --Si, dit-il, je vous offrais la fortune pour ma liberté. --La fortune! et qu'en ferais-je? La fortune c'est bon dans les établissements; mais au milieu des montagnes à quoi ça peut-il servir? --Mais ne pourriez-vous aller visiter les établissements? --Moi! reprit Jack riant d'un rire incrédule! moi, visiter les établissements! Qu'est-ce que j'y ferais? à quoi serais-je propre? Est-ce que je saurais me coiffer d'un chapeau? mettre des bottes cirées. La belle tête que j'aurais dans un salon, hein? Ah! ah! ah! chacun me prendrait pour un ours gris. --Oh! vous vous habitueriez bien vite à la vie civilisée! --La civilisation, castors et loutres! qu'est ce que c'est que ça? Parlez du Nord-ouest et des jeunes beautés rouges et je vous comprendrai. Mais Jack Wiley ne veut pas de vos squaws au visage pâle. Elles ont l'air malade ces créatures-là. Vive les Indiennes! Ah! oui les Indiennes! Passe encore pour les bois-brûlées, mais vos filles blanches, pouah! je ne voudrais pas de la plus belle, pour une côte de bison. Assez causé. Ne me bâdrez plus à ce sujet, ou je me fâche. --J'espérais qu'un millier de dollars en or, commença le chasseur noir... --Un millier de dollars en or, hein! ça fait un boa tas, monsieur, interrompit Jack d'un ton pensif. Un millier de dollars! On peut faire diantrement des belles fêtes avec un millier de dollars, et même un fameux tour à Selkirk ou à Montréal. --Mais oui, dit Pathaway, enchanté qu'il mordît à l'amorce. --Est-ce que vous les auriez sur vous? fit Wiley jetant sur ses pistolets un coup d'oeil rapide, mais qui n'échappa point au prisonnier. --Cet or sur moi, non, ma foi, je ne l'ai pas; je ne suis pas assez niais pour me charger d'une pareille somme quand je parcours ces régions. --Psit! siffla Wiley. Vous vouliez m'en faire accroire; mais si vous n'êtes pas niais, vous n'êtes pas des plus fins, mon cher M. Pathaway. Allons, couchez-vous; il est temps, et tâchez de renforcer vos nerfs pour demain matin. Vous sentez que je ne suis pas un de ces oiseaux qui se laissent prendre avec deux grains de sel sur la queue. --Soit! comme il vous plaira, répondit Pathaway, assez bon observateur pour s'apercevoir que sa tentative n'avait plus chance de succès. Il s'étendit près du feu et se remit à réfléchir, car il avait découvert que le trappeur était sous l'influence de l'alcool. Le chasseur noir ne savait guère comment il éviterait le danger mortel dont il était menacé. Mais il avait une de ces natures qui se plaisent au milieu des périls. Sans se l'avouer peut-être, il aimait, comme Nick Whiffles, affronter «une maudite petite difficulté». Et, loin d'être abattu, son esprit se ranimait à mesure que les embarras de sa position augmentaient. Wiley se tenait appuyé le dos contre la porte. Il se remuait, tournait, agitait ses armes, mais ses paupières vacillantes étaient chargées de sommeil. Sa récente visite au monde des rêves et son rappel soudain par le capitaine Hendricks, avaient plongé son cerveau en une sorte d'état léthargique qui le pressait irrésistiblement de retomber dans l'oubli des choses extérieures. Son premier somme avait été comme le premier verre pour l'ivrogne: il sollicitait tous ses appétits vers un second. Aussi ses yeux se fermèrent-ils, malgré une ferme résolution de ne pas céder à la tentation. Pathaway attendit ce moment avec une grande impatience. Mais il savait trop combien la circonspection lui était nécessaire pour agir en imprudent. C'est pourquoi, lorsqu'il jugea que Wiley était bien endormi, il se souleva sur son coude, allongea le pied contre un fagot et brisa quelques branchages. Il en résulta un son sec qui fit tressaillir la sentinelle. Elle se redressa galvaniquement et baîlla. Pathaway reprit aussitôt sa position première, et Jack, ayant une vague idée que tout allait bien, se reprit à ronfler de plus belle. Il n'y a rien que nous désirions tant que le sommeil quand il nous est défendu. Prémuni par cette expérience, le captif prit encore plus de précautions. D'un mouvement aussi rapide que léger, il fut sur ses pieds et se précipita sur Wiley, qui, malheureusement, se rappelait dans ses rêves la menace que lui avait faite le capitaine Hendricks. Pathaway était certain de n'avoir fait aucun bruit; mais quelque chose avertit son geôlier du danger: il bondit comme un automate mu par des ressorts et chercha ses armes, qui étaient tombées à ses côtés. Mais il était trop tard; car, d'une main, Pathaway l'avait saisi à la gorge et renversé avant que Jack eût seulement pu ramasser un pistolet. Le jeune homme noua ses doigts d'acier autour du cou de son gardien, et, plantant son genou sur sa poitrine, lui dit d'une voix sourde, mais impérative: --Silence ou tu es mort! En même temps, il retirait le couteau qu'il avait, on se le rappelle, caché dans sa poche de côté, et en faisait briller la lame sous les yeux de Wiley qui, interdit autant que suffoqué, ne put faire avec la tête un signe de consentement. Le chasseur noir desserra ses doigts. --Pour l'amour du ciel ne me tuez pas! balbutia le bandit. --Ta vie, répliqua Pathaway, dépend entièrement de ton obéissance. Mais si tu ouvres la bouche, je t'étrangle. Wiley aurait voulu parler, mais une crainte mortelle le tenait muet, à demi paralysé sur le sol. Le chasseur noir tailla aussitôt une large bande de peau d'antilope dans la casaque de chasse du brigand. Puis il lui dit: --Tourne-toi et dépêche. Jack obéit avec un grognement. Aussitôt Pathaway lui appliqua sur la bouche ce bâillon d'un nouveau genre, en découpant dans le même vêtement deux autres lanières, il lia avec rapidité les mains et les pieds de Wiley qui n'osait bouger quoique les ligatures faites, sans trop de délicatesse on le conçoit, fissent jaillir le sang de son épiderme. Cela terminé, Pathaway s'adressa encore à Wiley: --Tu vois, coquin, que les choses changent quelquefois plus vite que nous ne le prévoyons. Si tu avais été le prisonnier et moi la sentinelle endormie tu m'aurais tué, n'est-pas? En prononçant ces paroles, le chasseur noir passait à sa ceinture les pistolets de Wiley, s'emparait de munitions et tout en jetant la carabine sur son épaule il ajouta: --Il suffirait d'un coup, tu vois, pour mettre fin à ta misérable existence. Mais je ne suis pas de ceux qui aiment à verser le sang. Je ne le fais qu'à mon corps défendant... Je t'avertis, néanmoins, que je demeurerai quelques instants sur le seuil de cette cabane, et si tu fais un effort pour crier ou te détacher, j'en finirai avec toi. Cette menace était inutile. Abruti par le whiskey, terrifié par ce qui venait de se passer; Wiley ne songeait pas à lutter, contre ce redoutable adversaire. On comprend bien que, malgré sa déclaration, le chasseur noir ne s'arrêta point à la porte de la cabane et qu'aussitôt dehors il chercha à s'orienter. La nuit étendait son aile noire sur le camp des bandits. Un à un les feux s'étaient éteints; les habitants de ce terrible repaire dormaient dans leurs loges, et la plupart étaient en proie à une ivresse complète. L'heure était favorable pour s'enfuir. Le coeur de Pathaway battit avec violence au moment où il respira l'air de la liberté. Mais son émotion ne dura que quelques secondes. Il s'élança bravement à travers le réseau de huttes et s'enfonça dans un chemin creux, qui lui parut être le même qu'on lui avait fait suivre pour arriver à la vallée du Trappeur. Déjà les maisonnettes disparaissaient derrière lui et il ralentissait sa course pour reprendre baleine, quand, tout à coup, une ombre se dressa devant lui. Cette ombre,.c'était; celle d'une créature humaine, celle de Carlota. Pathaway l'avait trop bien examinée pour ne pas la reconnaître. Son apparition, à cet instant, ne pouvait être agréable au chasseur-noir. Mais l'avait-elle aperçu? La lune était cachée, l'obscurité épaisse. Peut-être avait-il échappé aux regards de la jeune femme. Il s'arrêta Immobile, espérant que les ténèbres la protégeraient de leur bouclier. Pathaway se trompait. Carlota l'avait découvert. Elle s'approcha avec incertitude d'abord, puis avec décision en arrivant plus près. Sa démarche et ses gestes indiquaient une surprise. --Veuillez être silencieuse, dit Pathaway d'un ton impérieux quoique bas. --Me commanderiez-vous? répondit hautainement Carlota: --Non, vous êtes femme, je vous prie. --Eh bien, donc? --Écoutez, je m'échappe, parce que j'ai voulu m'échapper, et, à présent ni femme ni homme ne m'arrêterait impunément. L'accent du chasseur noir exerçait un puissant empire. Mais Carlota n'était, paraît-il, pas femme à se laisser facilement intimider, car elle répliqua négligemment: --Et s'il me plaît d'élever la voix et de crier «holà!» Pathaway se jeta sur elle et lui colla la main contre la bouche. --Excusez! nécessité oblige! siffla-t-il entre ses dents. Elle ne fit aucun effort pour le repousser, ne bougea point, mais se tint calme, dédaigneuse, grande de dignité. Cessant de la bâillonner, Pathaway la saisit au poignet. --Nous sommes devant Dieu, mais prenez garde! dit-il avec une solennité lugubre. --Oh! je sais, répliqua-t-elle froidement. Mais les menaces ne sauraient émouvoir Carlota. --Alors, par le ciel, j'userai de la force! Pathaway entoura de son bras droit la taille de cette Mystérieuse créature, et il allait lui fermer une seconde fois la bouche avec sa main gauche quand elle cria «Arrêtez!» avec tant d'impétuosité que ce dernier mouvement fut comprimé. --Et que voulez-vous? ajouta Carlota avec une certaine agitation. Croyez-vous qu'on m'effraye ainsi? Ai-je dit que je vous trahirais? Le chasseur noir tressaillit. --Vous alliez appeler au secours, dit-il presque timidement: je craignais que l'alarme.... --Laissez-moi continuer avant de parler, interrompit Carlota. Ce que je voulais dire, je ne l'ai point encore dit, et je voulais simplement crier: «Holà, Montagnards!» --Pour l'amour de Dieu, taisez-vous! fit Pathaway, avec une intonation vibrante, quoique caverneuse. --Ai-je donc élevé la voix plus haut que son timbre naturel? demanda-t-elle doucement. N'aurais-je pu crier si je l'eusse voulu... voyons? Était-il en votre pouvoir de m'empêcher d'éveiller le camp? Eh! vous ne le pensez point. Elle prêta à ces mots l'emphase d'une femme habituée à dominer et qui se sent blessée dans ses fibres les plus délicates. --Carlota répondit Pathaway changeant de manière et déployant plus d'affabilité; Carlota, je me suis mépris sur votre compte. Pardonnez-moi, je vous en conjure; mais, de grâce, laissez-moi partir sans retard. Souvenez-vous que c'est à votre sollicitation que j'ai épargné les jours d'Hendricks--votre père ou votre mari, ou votre amant, n'importe! J'en appelle à la compassion qui vous anime et je me confie à votre miséricorde. --Oh! fort bien, après m'avoir insultée, après avoir osé lever la main sur moi! --L'instinct de la conservation! balbutia Pathaway. --Oui, cela se peut; mais les outrages ne s'oublient pas, surtout quand ils s'adressent à une femme de mon caractère. Vous êtes à ma merci. Le chasseur noir fut prit d'un accès de colère qu'il essaya en vain de refouler. --Oh! madame, s'écria-t-il, faites que je ne vous implore pas inutilement, car.... --N'avez-vous pas mendié mon assistance? interrompit-elle, en redressant sa belle tête, dont la brise de nuit faisait ondoyer l'opulente chevelure'. --Oh! oui, repartit Pathaway avec empressement. --Et si je ne mettais, aucun obstacle à votre fuite, trouveriez-vous le moyen de sortir de la vallée? --J'en ai la conviction. Une fois dans le sentier de la piste du Trappeur, je suis sauvé. --Peut-être oui, peut-être non. J'ai entendu parler de vous et je sais que vous êtes aussi brave qu'habile, mais.... Elle fit une pause. --Mais? répéta Pathaway tout ému. --Suivez-moi. Il n'hésita point. Elle l'avait fasciné. Carlota fit un détour et le mena, à travers des amas de rochers, et d'épais halliers, à un chemin rétréci, que le chasseur noir ne reconnut pas, de prime abord. Bientôt ils arrivèrent près d'un cheval sellé et bridé. --Qu'est-ce que cela? s'enquit Pathaway étonné. --Eh, mon Dieu! ne devinez-vous point pourquoi ce cheval est ici? répliqua Carlota en souriant. Les yeux du chasseur percèrent les ténèbres et cherchèrent à lire sur les traits de la jeune femme. Mais elle avait détourné la tête. --Puis-je croire que vous méditiez mon évasion et m'ayez amené un cheval? --Croyez ce que vous voudrez; l'animal est maintenant à vous. --Quoi?... oh! que vous êtes bonne et généreuse! Combien j'ai eu tort de vous soupçonner!... --Assez! dit-elle fièrement. Une fois faite, une méprise l'est pour toujours. --Elle s'arrêta, comme si elle luttait, contre une violente émotion. Son petit pied battait le sable, et de sa cravache elle vergettait les larges plis de son amazone. Pathaway la considérait avec émerveillement. Enfin, elle dit: --Vous êtes discret? --Oh, madame! --C'est bien, pas de protestations, votre parole me suffit. Je vais vous procurer un guide... mais à une condition. Cette déclaration n'accommodait sans doute point le chasseur noir, car il fit un geste que la jeune femme interpréta aussitôt défavorablement. --Vous me suspectez, s'écria Pathaway. Votre sexe est toujours prêt à manquer de confiance dans le mien. --Après? prononça-t-elle sèchement. --Je pensais que les femmes ne faisaient pas de condition, et que leurs actes étaient libres et volontaires. --Pour ce qui les regarde, cela se peut, répliqua-t-elle, mais quand il s'agit des autres c'est différent. La trahison, voyez-vous, c'est une terrible chose.... Promettez-moi cependant que vous ne partirez pas avec des intentions hostiles. Pathaway se taisait. --Vous hésitez? demanda-t-elle d'une voix frémissante. --Vous me mettez dans une pénible position, répondit le chasseur noir fort embarrassé. Sans refuser de me rendre à un ordre de ma bienfaitrice, je manquerais à mon devoir envers l'humanité si je vous donnais la parole que vous désirez, car, je vous le confesse, mon plus grand bonheur sera de chasser de cette retraite les misérables qui s'y réfugient et de venger les nombreuses victimes de leur cupidité et de leur barbarie. --Oui, voilà bien ce que je prévoyais. Vous bondissez à l'idée de revenir promptement ici avec une force écrasante... n'est-ce pas cela? --Tel n'est pas mon dessein. --J'ai ouï dire que le gouvernement anglais organisait une expédition contre nous, et qu'un détachement militaire devait partir de Montréal--s'il n'était déjà en route--pour nous donner la chasse. --Je promets, répliqua Pathaway, de ne conduire contre vous ni troupe de guerre ni gens armés, mais je ne puis jurer de ne plus revenir dans la vallée du Trappeur. Vous oubliez, belle Carlota, ajouta-t-il galamment, que votre présence ici peut avoir de l'influence sur mes opérations. Des charmes comme les vôtres... --Finissez! pas d'outrage, je vous prie. Un futile compliment ne me trompe pas; l'hypocrisie me fâche. Je n'exige plus rien. Demeurez ici quelques instants, et je vous enverrai une personne qui vous mènera fidèlement au camp de votre ami. --La femme sera toujours femme! murmura Pathaway. Excusez, Carlota; il est un sujet dont je dois, comme homme d'honneur, vous parler avant de nous séparer. Il s'agit de la fille du Canadien. --Ce n'est pas l'heure de faire des questions, répondit-elle précipitamment, avec un trouble manifeste. --Et, baissant la voix, elle reprit: --Connaîtriez-vous cette Nannette? --Je ne l'ai jamais vue, dit Pathaway, mais au nom de l'humanité, je voudrais pouvoir la protéger. Qu'est-elle devenue? Ne pouvez-vous rien faire pour la sauver? Portneuf s'est échappé, je l'ai vu. --Hendricks avait raison. Il a beaucoup à craindre de vous. C'est la première fois que je déserte ses intérêts. N'importe, ce qui est fait est fait. Ne bougez pas jusqu'à l'arrivée du guide. Carlota s'éloigna d'un pas léger et rapide. Bientôt elle eut disparu dans les profondeurs de la nuit. XVIII JOE Ce ne fut pas sans méfiance que Pathaway attendit l'arrivée du guide que Carlota lui avait promis. Il se disait que peut-être elle se repentirait de ce qu'elle avait fait pour lui, et, qu'au lieu d'un conducteur, elle enverrait une troupe de bandits pour le reprendre. Son anxiété croissait de plus en plus et ses doutes prenaient la forme de la réalité quand le trot d'un cheval l'avertit que quelqu'un approchait. En manière de précaution, Pathaway tira un pistolet et se tint sur le qui-vive. Mais heureusement ces mesures étaient inutiles, car le cavalier qui arrivait était le guide annoncé par la jeune femme. Il appartenait à la race indienne et pouvait avoir quatorze ou quinze ans. --Squaw blanche avoir envoyé moi, dit-il. Moi montrer chemin à visage pâle. --Carlota t'a envoyé? demanda le chasseur noir tout à fait rassuré. --Joe l'a dit; Joe jamais dire même chose deux fois. Indien pas faire question; homme blanc faire question, pas juste. Voyant que le jeune garçon n'était pas disposé à causer, Pathaway, qui s'était mis en selle, le suivit en silence. Il songeait à Carlota, à Sébastien, à Nick, et à bien d'autres choses qui se rattachaient aux derniers événements de sa vie. Quand l'aurore commença de blanchir l'orient, Joe mit son cheval au galop, partout où il fut possible, et marcha au grand trot dans les passes difficiles. Sans doute, il avait hâte d'être hors de la vallée du Trappeur. En bien des endroits le sentier était dangereux, mais les deux animaux paraissaient accoutumés à le parcourir, et ils allaient d'un pas rapide, ferme et sûr. Le soleil se leva au moment où il débouchèrent du défilé. Pathaway supposait que son guide le quitterait à ce point; mais il n'en fut rien. Joe continua sa course vers le lieu où Hendricks et le chasseur noir s'étaient, rencontrés la veille. --Je pense, dit alors Pathaway, que nous allons nous séparer ici. --Séparer! non. Joe aller plus loin, répliqua le jeune garçon. --Mais le capitaine Hendricks s'apercevra de ton absence? reprit le chasseur noir. --Joe pas peur du capitaine. Il ira avec toi au camp de l'homme blanc, Nick, comme tu l'appelles. Il jeta un coup d'oeil à Pathaway, puis il fixa ses regards sur la tête de son cheval. --Ta maîtresse, Carlota, t'a-t-elle dit de m'accompagner jusque là? demanda Pathaway. --Maîtresse avoir dit à Joe rester aussi longtemps qu'il voudrait. Joe revenir peut-être, et peut-être pas. Lui aller, ici, là, partout--pas savoir où il va. Parfois être guerrier. --Alors, tu es libre de faire ce que tu veux? reprit le chasseur qui avait été tellement préoccupé jusqu'à ce moment qu'il n'avait pas fait grande attention au jeune Indien. --Oui, repartit-il nettement. Pathaway se prit à l'examiner. C'était un garçon bien constitué et de fort bonne mine, qui semblait aussi capable que tout autre de sa race de faire son chemin dans le monde. Il avait des cheveux longs, noirs, dont les boucles abondantes baignaient son visage et ses épaules. Son teint était très-foncé, et on remarquait en lui un penchant à la coquetterie, car il était chamarré de peintures, de plumes et de broderies, en _rassade_. Il devait évidemment être un favori, parmi les habitants de la vallée du Trappeur, sans quoi il n'eût pas été aussi _galamment_ attifé. --Je parle pour ton bien, dit le chasseur noir, car il vaudra mieux pour toi ne pas retourner au milieu de cette bande de coquins. Mais il me semble aussi que tu es bien jeune pour te lancer sur la piste des guerriers, la tribu doit camper loin d'ici. --Joe pouvoir chasser, pêcher et subvenir à ses besoins. Ne t'inquiète pas de lui. --Depuis combien de temps as-tu quitté les tiens? --Deux ou trois lunes. Squaw blanche donner à moi des habits, beaucoup à manger, rien à faire. Joe pas aimer ouvrage. Femmes faire ouvrage pour lui. Le jeune Indien toucha son cheval de la main et accéléra son allure au point que Pathaway fut obligé de mettre sa monture au galop pour se maintenir à sa hauteur. Au bout d'une heure, ils atteignirent le but de leur destination, c'est-à-dire la cabane de Nick Whiffles. Le brave trappeur était devant sa porte et appuyé sur sa carabine. A la vue des deux cavaliers, il éprouva un double sentiment de plaisir et d'étonnement, qui se refléta instantanément sur son visage. --Ma foi, je partais, ô Dieu, oui! exclama-t-il. J'ai fait une tournée la nuit dernière et j'allais en recommencer une autre. Je savais bien que vous reviendriez; je me tuais de le dire à Sébastien, mais il n'en voulait rien croire, oui. Dieu, je le jure, votre serviteur! Drôle de garçon que Sébastien, c'est moi qui vous le dis. Figurez-vous qu'il n'a pas fermé l'oeil de toute la nuit dernière. Il n'a fait que geindre et brailler comme une Madeleine. Tiens, mais vous avez l'air de vous être colleté avec quelque guerrier indien. Vous revenez avec deux chevaux et un prisonnier. Tant mieux; vous êtes le bienvenu; Quelle diablesse de maudite petite difficulté?... Tandis que Nick faisait cette question, Sébastien sortit de la hutte. Sa première impulsion fut évidemment de se précipiter vers Pathaway et de lui saisir la main. Mais il s'arrêta à mi-chemin, dans une attitude qui indiquait la surprise et la joie. Le chasseur noir s'empressa de le saluer affectueusement. --Quelle espèce de bagage avez-vous là? demanda Nick en désignant l'Indien. Joe n'avait pas mis pied à terre. Ses regards étaient attachés sur Sébastien. --Ce garçon m'a servi de guide depuis la vallée du Trappeur, répondit Pathaway. --La vallée du Trappeur! exclama Sébastien, en frappant ses mains l'une contre l'autre. Il avait l'air effaré et contemplait attentivement le guide. Le chasseur observa ce tressaillement et le changement soudain de posture. --Ainsi, dit Nick, vous êtes allé à la vallée du Trappeur et vous en revenez vivant? C'est bien extraordinaire, oui bien, je le jure, bien extraordinaire! S'adressant ensuite à Joe: --Pied à terre, et voyons quelle mine tu nous as. --L'Indien ne parut pas avoir entendu. --Mais Pathaway lui ayant, fait un signe, il sauta prestement sur le gazon. --Joli marmot, joli marmot, quoiqu'il ait un petit brin l'air d'un gesteux. Il a bonne façon, tout de même, oui bien, je le jure, votre serviteur! Sébastien et Joe échangeaient, durant cette apostrophe, des oeillades étranges. Pathaway crut y découvrir des signes d'une vive inimitié. --Ainsi donc, poursuivit Nick, changeant brusquement de sujet de conversation, vous êtes allé à la vallée du Trappeur. Voyons, mettez-moi ces bêtes-là au pâturage, et venez nous dire ce que vous avez vu et entendu. A cet instant, Sébastien poussa un cri de terreur, en montrant du doigt la tunique de Pathaway, tailladées et déchirée en plusieurs places. --Une maudite petite difficulté, oui bien, je le jure, votre serviteur! dit Nick qui avait fait la même observation. Moi, je me suis toujours bien tiré des difficultés. Chacun a les siennes. Elles vous tombent sur les épaules quand vous ne vous y attendez pas, et ce n'est pas toujours facile de les mettre de côté, ô Dieu non! C'est vrai, ça, les difficultés nous pleuvent sur la caboche dès que nous touchons la terre. Le premier souffle se fait au milieu d'un tas de difficultés, tout aussi bien que le dernier. Puis viennent les dents, la coqueluche, la rougeole, la petite vérole, la fièvre scarlatine et tout le tremblement des maladies!... Et les coupures, les bosses, les claques, les torgnoles, les roulées, les piles qu'on attrape à l'école! Les bosses? ça me rappelle que j'avais une polissonne de disposition pour tomber quand j'étais moutard. Je savais parfaitement grimper sur les arbres, mais c'était bien le pis pour moi, car au plus haut que je montais, de plus haut je tombais. Il y avait dans la maison une couple d'escaliers que je ne descendis jamais que la tête en bas, jusqu'à l'âge de onze mois. Et je faisais tant de vacarme alors, que les voisins croyaient que j'apprenais à jouer de la grosse caisse. Et c'est que je vous avais aussi une voix! Ce fut surtout dans ma deuxième année que cette superbe voix se développa. Les difficultés l'avaient tant élargie que quand j'ouvrais la bouche les vitres tremblaient et tout le monde se bouchait les oreilles. Il fallait m'entendre quand j'étais tombé d'un pommier ou d'un cerisier! Quelle musique, bon Dieu! Regardant ceux qui l'entouraient, Nick s'interrompit pour dire ensuite: --Sébastien, ne mange pas ainsi l'Indien avec tes yeux, Indien, ne mange pas ainsi Sébastien avec tes yeux. J'ai connu des enfants qui sont devenus enragés pour s'être ainsi dévisagés. Où en étais-je? Ils m'ont fait perdre le fil de ma pensée, avec leurs mauvaises façons.... Votre chemise de chasse est pas mal endommagée, Pathaway. Il s'arrêta et se prit à considérer alternativement le chasseur noir elles deux adolescents. --Pour vous tout dire en peu de mots, répliqua Pathaway, j'ai eu, avant-hier, une rencontre avec cet Hendricks. Nous nous sommes dit de gros mots; il s'est montré insolent et je lui ai donné une leçon. --Ah! j'en suis content, ô Dieu, oui! s'écria Nick en frappant le sol avec la crosse de sa carabine, bien content, répéta-t-il, et je pense que cette leçon a été bonne. --Quelques coups de poing qui l'ont envoyé rouler à terre. --Bravo! L'oreille tendue, la paupière dilatée, la respiration haletante, Sébastien écoutait. --Est-ce tout? demanda Nick. --Non. Il fallut une revanche. J'ai proposé un duel au couteau, il a accepté; et, dans la soirée d'hier, nous étions sur le terrain, un charmant endroit. La victoire me favorisa; je désarmai mon adversaire. Le jeune Indien, qui jusqu'alors avait paru indifférent au récit, se rapprocha du narrateur. --Hendricks était à ma merci, reprit Pathaway, et je ne sais ce que j'aurais fait quand une femme s'interposa. --Carlota, c'était Carlota! murmura Portneuf qui venait de les rejoindre, car cette conversation avait lieu hors de la hutte. --Oui, c'était Carlota, et avant que je connusse le danger, j'étais entouré par les vagabonds de la vallée du Trappeur. --La misérable! exclama Sébastien. Le jeune indien lui décocha un regard irrité; mais resta immobile. --J'étais prisonnier, reprit Pathaway; et, après m'avoir fait marcher quelque temps ils m'ont donné un cheval et conduit à la vallée du Trappeur perdu où je suis entré par l'est. --Vrai! dit Nick, dont le visage s'épanouit, et qu'avez-vous vu? --Oh! peu de chose, peu de chose; quelque pauvres huttes, pas loin de la piste du Trappeur, qui est à la vallée du même nom ce qu'est un petit ruisseau se jetant dans un lac. Tous les mystères du local ne me furent pas révélés. Les bandits m'ont caché leurs antres les plus secrets. --Sans doute, dit Nick; mais je crois que ces antres ne sont pas loin du lieu où nous avons trouvé Portneuf. --Je fus, continua le chasseur, commis à la garde de Jack Wiley, avec promesse d'être pendu le lendemain matin. Fort heureusement mon geôlier s'endormit; je sortis de la hutte et je cherchais la piste du Trappeur quand je rencontrai.... --Vous rencontrâtes? interrompit fiévreusement Sébastien. Le jeune Indien fronça les sourcils. --Carlota, répondit Pathaway. --Que dit-elle? que vous dit-elle? s'écria, Sébastien avec une agitation extraordinaire. --Que je ne la comprenais pas; que j'avais été grossier envers elle, et qu'elle m'apprendrait à la connaître. Les prunelles de Joe dardèrent des éclairs. --La femme n'était pas tout à fait morte en Carlota, poursuivit le chasseur noir. Elle avait préparé mon évasion et je faillis tout perdre par ma vivacité. --Est-ce que, demanda timidement Sébastien, est-ce que cette Carlota--cette femme-homme--est belle? Les regards de Joe se rivèrent sur le visage de Pathaway. --Je ne m'en suis pas occupé sérieusement, répliqua ce dernier en souriant; mais maintenant que je me rappelle ses traits un à un, je déclare qu'elle est avenante. Pour mieux dire, elle a une certaine beauté sauvage capable de séduire bien des hommes. Elle est brillante et audacieuse. Ce sont des qualités qui éblouissent certaines gens. S'adressant à l'Indien: --Voyons, que penses-tu de ta maîtresse, Joe? --Pour ceux qui l'aiment, elle belle; pour ceux qui ne l'aiment point, pas belle, répondit-t-il. Et ses yeux, un instant abaissés, se portèrent de nouveau sur Sébastien. --Eh diable! qu'est-ce que ça te fait, petiot, qu'elle soit belle ou non? dit Nick d'un ton goguenard. Est-ce que tu aurais envie de lui faire un doigt de cour? Ah! si c'était le cas, tu peux bien être sûr que je ne donnerai jamais mon consentement pour te marier avec la fille d'un pirate de terre, si ce n'est pas sa femme, ô Dieu, non! --Je crois plutôt que c'est sa fille, dit Pathaway. --Donc, reprit Nick, la vermine vous donna un cheval et un guide pour vous tirer de cette diablesse de vallée? hum! hum! hum! C'est pas tout à fait naturel ça. Je gagerais Maraudeur contre la première cagne venue que vous avez mis sa poitrine dans une maudite petite difficulté; c'est-à-dire, pas sa poitrine, mais son sein, ce qui n'est pas encore exact, car j'aurais dû dire son coeur, n'est-ce point Pathaway? Sébastien sourit et Joe se mordit la lèvre inférieure. --Oh! dit le chasseur noir, je ne suis pas assez fat pour m'imaginer que je fais ainsi des conquêtes à première vue. Du reste, Carlota n'est pas une femme commune. --C'est aussi mon opinion, appuya Portneuf. Mais vous ne m'avez point parlé de mon enfant, de ma Nannette. J'attendais.... L'émotion lui coupa la parole. --Non, dit doucement Pathaway, mais je ne sais rien encore sur son compte. Pourtant j'ai grande espérance.... La voix de Jeanjean s'éleva plaintive de la hutte. Il chantait sa complainte de la Fille du trappeur. --Allons, dit Nick en réfléchissant; il nous faudra lever le camp demain, pas plus tard. A ce moment, Maraudeur se mit à aboyer; les chevaux qui paissaient sur le plateau dressèrent leurs têtes et leurs oreilles en donnant des signes d'effroi. XIX ENCORE JOE --Tiens, mais c'est votre Martin, s'écria Pathaway, indiquant du doigt un ours gris énorme qui se dirigeait vers eux. --C'est ma foi vrai; un bon animal, joliment bien apprivoisé, répliqua, Nick en se grattant le front. Ici Maraudeur! à bas, Infortune! Puis, entre ses dents, il grommela --Quelle diablesse de maudite petite difficulté? Il prit sa carabine sous son bras et marcha droit à l'ours. L'animal se dressa sur ses pattes de derrière... et approchant son museau de l'oreille de Whiffles: --Mon frère, suis-moi, dit-il. Le trappeur continua d'avancer à grands-pas, et Multonomah,--nos lecteurs l'ont reconnu--trotta lourdement à son côté. A l'est et au versant du plateau sur lequel Nick avait planté sa tente, se trouvait une grotte assez profonde et masquée par d'épais buissons. C'est là que Nick et son compagnon se rendirent. En y arrivant, Multonomah laissa tomber sa peau d'ours, la serra dans un enfoncement de la caverne et dit à l'autre: --Moi et mon frère, nous retournerons à la cabane. Grandes choses à dire. Nick ne répondit point. Il était plus soucieux que d'habitude. Ils revinrent au camp, où la sortie de Whiffles avec l'ours avait laissé un certain émoi. --Mon ami Multonomah, un Shoshoné, vous le connaissez Pathaway, dit le trappeur, en présentant l'Indien. La vue de ce dernier parut impressionner douloureusement Sébastien. --Allons, petiot, cria Nick, d'un ton qu'il tâchait de rendre dégagé autant que possible; allons, prépare une bonne tranche de bison;--la meilleure, entends-tu? Voici un hôte qui doit avoir faim. --Non, pas besoin, pas manger, répondit le Shoshoné d'un ton grave. Multonomah veut parler à Ténébreux. --On écoute! dit Nick, faisant signe à Sébastien de s'éloigner et à Pathaway de se rapprocher. Ces deux gestes furent compris, ceux qu'ils appelaient obéirent aussitôt, quoique Sébastien éprouvât quelque répugnance à quitter la compagnie. --Va! dit Whiffles à l'Indien. --Le Shoshoné a chassé et trappé avec Ténébreux. Il est son ami et son frère. --C'est vrai, vrai, tout ce qu'il y a de plus vrai. Et, malgré la couleur de ta peau qui n'est pas la couleur de la mienne, nos natures sont semblables, c'est moi qui le dis,--car tu es un humain assez honnête,--est-ce qu'un Indien n'est pas un humain, après tout?--oui, un humain aussi honnête que le plus humain qu'on peut découvrir d'ici au Grand Rouge[27]. Je sais bien que tu as un faible pour les chevelures; mais qui n'a ses faiblesses ici-bas? J'ai bien aussi les miennes, oui bien, je le jure, votre serviteur! [Note 27: La rivière Rouge du Nord est ainsi appelée par les Indiens et les trappeurs.] Nicolas regardait le Shoshoné avec des yeux cent fois plus éloquents encore que ses bonnes et franches paroles. S'adressant ensuite à Pathaway: --Il y en a pourtant, dit-il, qui ne se fieraient pas à cet Indien, parce qu'il n'est pas ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire un blanc; mais, sauf votre respect, sa peau n'est pas plus épaisse qu'une feuille de papier, et, si vous vous glissiez derrière, vous ne pourriez dire la différence qu'il y a entre vous et lui, ô Dieu, non! Là, prenez-moi cet Indien, écorchez-le et je défie qui que ce soit de dire à quelle race il appartient. --Ce n'est pas le cuir qui fait l'Indien, dit Multonomah; l'Indien est Indien par le dedans. Nick aime une chose, Multonomah en aime une autre. Le buffle n'aime pas le loup des prairies, ni l'antilope la panthère. --Cela se peut, reprit Nick; cela se peut. Nous ne nous disputerons pas à cet égard; mais le dedans d'une montre ressemble diantrement au dedans d'une autre montre, quoiqu'il y ait des montres qui marchent pas mal plus vite que d'autres. Il y a aussi des horloges, mais le principe des montres est le principe des horloges, c'est mon opinion, ô Dieu, oui! --Frère, dit lentement l'Indien, je ne suis pas venu pour parler de la manière dont le Grand Esprit nous a faits. N'as-tu pas vu des nuages dans le ciel? Fera-t-il beau, demain? Nick et le Shoshoné échangèrent un double coup d'oeil. --Indien, dit le premier, le ciel n'est pas clair; il est marbré de taches rouges et noires. --Ténébreux n'est pas aveugle et j'en suis aise. Mais s'il voit, pourquoi est-il ici? Pourquoi, à la veille de la tempête ne cherche-t-il pas un abri, ainsi que font les oiseaux? --Les oiseaux ne laissent pas de traces, murmura Nick en hochant la tête. --Les oiseaux sont sages. L'homme n'a pas seul le don de la sagesse. Le serpent lui-même sait discerner l'approche de son ennemi, et alors il se retire dans son trou. --Shoshoné, dit Pathaway s'adressant à l'Indien, parle ouvertement et sans figures. --Je parlé comme je parle, repartit fièrement Multonomah! Le Maître de la vie ne parle jamais à ses enfants que par signes. Il ne dit pas: «Il y aura un orage,» mais il rend l'air lourd et place un nuage à son ciel. Il ne dit pas:--«Il fera beau demain,» mais il rougit et chauffe son soleil, comme s'il voulait l'envoyer sur un champ de bataille. --Où, le ciel sera-t-il clair? demanda Nick. --Il ne sera pas clair. Mais Multonomah tournerait ses mocassins vers le nord. Il a remarqué que quelques oiseaux font leurs nids dans les crevasses au sommet des rochers. --Les oiseaux ne sont pas fous, dit Nick. --Les plus petites choses nous instruisent, répliqua simplement le chef. --Mais l'homme étant doué de la faculté de parler, il devrait exercer cette faculté d'une manière intelligible, fit observer Pathaway. --Je parle pour ceux qui peuvent me comprendre. Ceux qui ne me comprennent pas, quand je m'exprime comme la nature me l'a appris, ne tireraient aucun profit de mes discours, si je parlais le langage des visages pâles. Puis à Nick: --Ténébreux, tu m'as entendu, et tu sais lire dans le livre du ciel et de la terre. --Je le puis et je te remercie, mon frère, pour ta visite amicale. Je te souhaite d'heureuses chasses et l'appui constant du Grand Manitou. --Ténébreux, j'ai dit, je m'en vas. Multonomah tourna sur les talons et partit comme une flèche. --Un Indien est un Indien, fit Nick Whiffles en mordillant l'extrémité de sa barbe, qu'il avait portée à la bouche avec sa main gauche. Sébastien se tenait pâle, accoudé contre un arbre. On eût dit qu'il avait entendu et compris cette conversation. --Multonomah a bien parlé, dit Nick, après un moment de silence. --Oui, répliqua distraitement Pathaway; j'admire bien des choses dans le véritable type indien. C'est à la nature que les Peaux-rouges empruntent leurs moyens de communication. La terre et le ciel sont leurs livres. --Livres que j'ai pas mal étudiés moi-même, ô Dieu, oui! Souvent je les ai lus, voyez-vous, quand je reposais la nuit au milieu des prairies et que le ciel étalait ses grandes pages devant moi. Chaque étoile me disait quelle route je devais suivre pour trouver tel lac ou telle-rivière, cette montagne-ci ou cette vallée-là? --Vrai! dit le chasseur noir. --Je n'ai jamais été un astrologue très-fort et je ne connais pas une seule consternation... --Constellation, voulez-vous dire? --Ça ne fait pas de différence, répliqua imperturbablement Nick. Ça s'écrit des deux manières, quoique celle dont vous parlez puisse être plus-propre au point de vue grammatical. Comme je le disais, je n'ai jamais connu une consternation par le nom que lui donnent les savants, car je ne suis pas savant moi, ô Dieu non! Mais je les ai nommées à ma façon, j'en appelle une le Buffle, une autre le Chat-sauvage, une troisième le Loup, une quatrième le Serpent et ainsi de suite. Pour les étoiles isolées, je les nomme généralement comme mes chevaux--les favoris s'entend! de même que Suggestion, Firebug, etc. Ça m'épargne diablement des études, et c'est suivant la nature, qui est aussi une bonne maîtresse d'école, à peu près la seule que j'aie jamais eue, car je ne suis jamais allé à l'école qu'une couple de jours dans ma vie. Le maître m'appela et dit: «Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il, en montrant la lettre A. «Sais pas» que je lui dis. «Savez pas, n'est-ce pas», dit-il, en me flanquant un coup dans les jambes. «C'est pas la peine», dis-je en me sauvant au bout de la salle. «C'est ce que nous verrons», qui dit. «Pourquoi avez-vous été envoyé ici? Regardez bien ça, monsieur», qui dit encore. Je revins près du maître d'école avec le frisson dans le dos et j'ouvris les yeux aussi grands que je pouvais. «Qu'est-ce que c'est que ça», dit-il, montrant son A. «Ça, je dis, ça ressemble au pignon de notre maison.» «Au pignon de votre maison, polisson!» qui dit, et pan pan, son bâton me tomba si dru sur la tête et les épaules que je ne vis plus que des tas de chandelles devant mes yeux. «Ah! gueux! ah! scélérat! ah! petit gibier de potence, tu es venu ici pour te moquer de moi, pour corrompre et empoisonner toute la jeunesse de mon institution,» qui disait, en cognant de plus en plus fort. Je me retournai, il n'y avait dans toute l'école que trois ou quatre mauvaises petites vermines comme moi, qui grelottaient de froid, car c'était au coeur de l'hiver et on avait oublié d'allumer le poêle, ô Dieu oui! Je compris tout de suite que le maître était devenu fou parce que son établissement n'était pas mieux encouragé. «Tu veux me gâter la génération naissante», qui disait. «Qu'est ce que ça me fait que votre génération naissante?» que je lui dis. Et là-dessus je pris mes jambes à mon cou et me sauvai aussi vite que je pus chez nous. Ma mère voulut me renvoyer le lendemain, mais nenni--ni, ni-ni, tout était était fini, oui bien, je le jure, votre serviteur! Sans doute le brave trappeur ne se serait pas arrêté en si beau chemin et il aurait continué son comique récit. Mais Sébastien l'interrompit. --Vous avez oublié l'ours gris et le Shoshoné, père Nicolas, dit-il. --Oublié? pas une miette. Mais à quoi bon nous rendre malheureux quand nous pouvons être autrement? Croyez-moi, Nick Whiffles ne perd pas la mémoire pour des bagatelles. Quand, ainsi que l'a dit cet Indien, il y a des signes dans l'air et le ciel, je suis prêt à les examiner et à suivre leur conseil. Ce soir, nous coucherons au Rocher Noir. Sébastien frémit d'épouvanté. --Au Rocher Noir, répéta-t-il. Vous ne m'emmènerez pas avec vous, ou plutôt vous n'irez pas là. Le souvenir de cette affreuse rivière et de ces roches menaçantes, avec... --Je sais, je sais, interrompit brusquement Nick. C'est, de vrai, un vilain endroit, mais il peut nous servir de refuge pour une nuit. Un garçon de ton âge ne devrait pas avoir peur des fantômes. --Qu'est-ce donc? demanda Pathaway. --Oh! des niaiseries. On dit qu'un meurtre a été commis dans cette place, et cet enfant s'imagine que les gens assassinés y reviennent... Une bêtise! --Il me semble vous avoir entendu dire que vous aviez été témoin d'une tragédie près de ce Rocher Noir. --Presque... pas tout à fait. Une jolie créature, et bonne! ô Dieu oui, bien bonne! Ces dernières paroles paraissaient s'adresser plus à lui-même qu'à tout autre. --Vous l'avez ramenée à ses amis, si je me rappelle. --Je vous ai dit la vérité. Oui, je l'ai renvoyée chez elle, quoiqu'il m'en ait bien coûté de me séparer d'une si charmante... Enfin, ce qui est fait est fait. --Vous l'aimiez? s'enquit le chasseur noir souriant. --J'aimais jusqu'au gazon qu'elle foulait aux pieds, repartit Nick. Et ce n'était pas une de vos poupées de cire comme on en voit dans les établissements; mais une bonne créature, forte, substantielle, courageuse, oui bien, je le jure, vôtre serviteur! L'Indien Joe, qui s'était sournoisement glissé derrière Pathaway, échangea un regard avec Sébastien. Les yeux du dernier s'inclinèrent vers le sol; il s'approcha de Whiffles et il dit en lui prenant la main: --J'y consens, Nicolas, nous nous rendrons au Rocher Noir; j'aimerais à voir le lieu où vous avez accompli un pareil acte de bravoure. Joe fit un demi-tour sur lui-même et se dirigea vers le flanc de la montagne. Nick remarqua ce mouvement. Veillez sur le mauricaud, Pathaway, dit-il au chasseur noir. Je n'aime pas son air d'avoir deux airs. Il pourrait bien essayer de nous prendre dans une trappe. Si vous m'en croyez, nous allons lui lier les pieds et les poings. Ce sera un moyen de le garder, car je crains fort qu'il ne décampe et ne nous trahisse. Le Shoshoné le regardait d'une drôle de façon et je sais ce que veulent dire ces regards-là. --Non, répondit Pathaway, j'ai meilleure opinion de lui. Ménageons-le. --Soyez tranquille, dit Nick. Il suivit aussitôt Joe, qui s'était avancé vers une petite pelouse où les chevaux paissaient. Le trappeur arriva sur lui avec la promptitude et la légèreté d'un Indien. Il le toucha à l'épaule. Joe se retourna avec un tressaillement de stupeur. --Tu n'es pas un vrai Peau-rouge, lui dit tranquillement Nick. Un Indien ne se serait pas laissé surprendre ainsi. Joe recula de plusieurs pas. Il était si fortement impressionné que la peinture paraissait blanchir sur son visage. --Joe jeune: Joe jamais avoir suivi piste des guerriers; homme blanc grand chasseur, très-adroit, balbutia-t-il. --Ma foi, je ne puis en dire autant de toi, ô Dieu non! Mais que diable veux-tu à ces animaux-là? --Joe fatigué; pas entendre discours des visages pâles; vouloir s'en aller. --Ah! oui-dà, c'est comme ça, fit Nick le saisissant au collet; tu voulais décamper; je m'en doutais, maudite vermine. Tu entends bien ce que nous disons, et tu ne l'as que trop entendu; pas de conte. Et le trappeur le souleva deux ou trois fois de terre, comme pour lui donner un échantillon de sa force. --J'ai déjà pas mal tué de ton espèce, ce qui ne m'empêche point de dormir, disait-il négligemment. L'Indien tremblait de tous ses membres; cependant il finit par reprendre un peu de courage. --Pourquoi blesser Joe? dit-il. Joe enfant, toi homme. Si Joe homme et toi enfant, Joe pas blesser toi. --Serpent, tu en sais trop long; je suis moins disposé que jamais à méfier à toi. Il se peut que tu aies raison, mais je ne le crois pas. Quand il y a un soupçon, le meilleur moyen, par ici, c'est de traiter un honnête homme comme un coquin. Après ça, tu dois te considérer comme prisonnier de guerre; c'est-à-dire, pas de guerre, mais des circonstances. Cette déclaration souleva au plus haut point l'indignation de l'Indien. Sa couleur se manifesta par la vive rougeur des joues et l'éclat des yeux. Un moment, Nick crut que cet accès d'emportement allait se noyer dans un flot de larmes; mais bientôt il fut désabusé. Le jeune garçon réussit à se maîtriser, et, quoique son coeur battît avec force, il s'écria d'une voix assez ferme: --Qu'est-ce à dire? --Qu'est-ce à dire? as-tu dit; qu'est-ce à dire? répéta Nick en tracassant impitoyablement sa barbe. Est-ce que tu as si vite appris à parler comme les blancs? Diable, tu me fais l'effet d'un luron un peu finaud, ô Dieu oui! --Joe demande pourquoi toi tourmenter jeune Indien. Lui ami de visage pâle. L'avoir dirigé dans une longue route. L'amener ici sain et sauf; pas laisser méchants blancs lui faire mal. --Possible! possible! répondit plus doucement Nick. Possible et peut-être certain; oui, certain. Tu l'as aidé à se tirer de cette maudite difficulté et je te suis obligé. Mais les gens dans le danger ne s'arrêtent pas à ces petites distinctions. Tu sais sans doute ce que c'est qu'une distinction, Peau-rouge? Joe branla lentement la tête. --Comme de raison, non, reprit le trappeur. Un païen de ton espèce n'entend rien aux distinctions. C'est bête, les Indiens, vois-tu. Pourtant je suis content qu'ils n'y comprennent rien, car je n'aime pas que les gars de ta couleur imitent ceux qui valent mieux qu'eux. Mais assez causé, revenons au camp. Ce disant, il l'entraîna vers la hutte. --Pas serrer si fort! exclama le pauvre Joe. --Bon, bon, tu n'en mourras pas. Je ne veux pas te faire de la peine, mais seulement t'empêcher de lever le pied. --Joe pas vouloir s'en aller; pas aller à la vallée du Trappeur. --Oh! je sais bien, oui je sais bien. Si tu te sauvais après que je t'aurai attaché les pieds et les poings, ça ne serait plus dans la nature des choses, ô Dieu, non! Nick jeta les yeux sur son captif et remarqua que deux grosses larmes tremblotaient aux coins de ses paupières. --C'est heureux, dit-il, qu'il n'y ait personne de ta race ici pour voir ça. Chez vous il n'y a que les femmes qui aient le droit de pleurnicher. Les guerriers ne laissent pas leurs yeux trahir leurs émotions. A ce moment Pathaway arriva près d'eux. Il engagea Nick à traiter moins rigoureusement le jeune Indien. Mais ses représentations furent inutiles. Nick comptait l'obstination parmi ses défauts, et, quand il s'était mis quelque chose dans la tête, il n'était guère possible de le faire changer. Il garrotta l'Indien, l'attacha à l'un des pieux qui supportaient le toit de la cabane et quitta le camp, après avoir recommandé au Canadien de faire sentinelle. Dès qu'il fut parti, le chasseur noir s'approcha de Joe et lui dit d'un ton affectueux: --Ne t'afflige pas, mon garçon. Il ne te sera fait aucun mal. Soumets-toi patiemment aux caprices de Nick Whiffles. Je suis assuré qu'il n'a pas de mauvaises intentions. Ensuite, il examina la corde qui liait les poignets de Joe et, la trouvant trop roide, il en desserra le noeud. L'Indien ne dit pas un mot. Il se tenait les yeux baissés, le front couvert de nuages. XX NICK APPREND A SE CONNAÎTRE Nicolas revint au bout d'une heure. Il semblait fort préoccupé. Appelant Pathaway, il sortit de nouveau avec lui, et tous deux passèrent le reste de la journée à faire le guet autour du camp. On les vit escalader les montagnes, puis explorer les vallées environnantes. Ils cherchaient à s'assurer que des ennemis n'étaient point déjà cachés près de leur retraite. Au coucher du soleil, le trappeur revint avec Pathaway. Le souper fut servi froid, sur l'ordre de Whiffles, qui craignait que la fumée d'un feu ne les trahît. Ensuite, Nick amena les chevaux à la porte de la hutte et couvrit leurs sabots avec de larges bandes de peau de buffles et de daims, en apportant un soin extrême à cette opération. L'homme qui n'a pas, disait-il, été doué de l'instinct des animaux inférieurs, a la raison pour y suppléer. Tu vois, Sébastien, que je place ces fourrures le poil en dehors. Ça forme un bon coussin pour le pied et ne laisse pas de trace. De cette manière, on fait la nique aux Indiens, ces renégats de Peaux-rouges que la nature a marqués exprès pour en faire le point de mire d'une honnête carabine. --Indien meilleur que visage pâle! exclama Joe. --Oh! qu'est-ce que c'est que ça? reprit Nick laissant tomber le pied de l'Hérissé qu'il avait achevé de matelasser. --De grâce, laissez-le! s'interposa Pathaway. Whiffles grommela quelques paroles de mauvaise humeur, mais se tut jusqu'à ce que sa besogne fut terminée. Les animaux une fois chaussés, Nick plaça Sébastien sur le sien. --Il faut, dit-il, que cet enfant aille à cheval à cause de sa blessure, ô Dieu, oui! Et se tournant vers l'Indien que le chasseur noir avait délivré de ses liens: --Allons, saute-moi là-dessus! visage de cuivre. Joe obéit avec une répugnance marquée, et, malgré les remontrances de Pathaway, Nick l'attacha sur sa selle, comme si c'eût été un captif légitime. --En avant, Canadien! dit-il à Portneuf, et vous, Pathaway, ayez l'oeil sur les enfants, tandis que j'aurai les yeux sur tout le monde. La petite troupe se mit en marche, à l'exception de Nick, qui demeura près de la cabane, accoudé sur sa carabine, avec ses deux chiens à ses côtes. Le pas assourdi des chevaux cessa bientôt de se faire entendre et un silence complet régna dans le désert. Pas un rayon de lune n'argentait le ciel; pas une étoile ne scintillait au firmament. L'obscurité était profonde. La brise n'agitait point la cime des arbres. On eut dit que tout était plongé dans un sommeil léthargique. Mais, tout à coup, le feuillage d'un gros buisson, placé à gauche de la cabane, ondula; la tête d'un Indien sortit des branches et deux yeux brillants comme des charbons étudièrent le terrain. Infortune et Maraudeur bondirent sur leurs pieds. Mais un regard de Nick Whiffles arrêta la démonstration qu'ils se disposaient sans doute à faire. La chevelure du sauvage, fixée droite sur son crâne, était ornée de sept plumes. Quelques secondes après, une seconde tête se montra. Elle était hérissée d'une abondante chevelure; malgré les ténèbres, Nick Whiffles reconnut tout de suite un blanc. --Je m'y attendais, murmura-t-il. Les coquins se sont coalisés. Voilà bien Bill Brace. Il doit y avoir derrière eux quelque autre corbeau d'Hendricks. Ils vont soulever les Pieds-Noirs contre nous. Ils les achèteront avec du whiskey, des bimbeloteries ou des couteaux de pacotille, il y aura bien quelque maudite petite difficulté, mais j'en ai vu d'autres, ô Dieu, oui! Comme les gens qui mènent souvent une vie solitaire, Nick aimait à exprimer sa pensée par des paroles quand il était seul. Maia il parlait si bas, qu'à peine le son s'échappait de ses lèvres. Un gros arbre l'empêchait d'être aperçu par les deux arrivants. L'Indien ne soupçonnant pas la présence du trappeur acheva de se lever et entra dans la cabane suivi de Bill Brace. Un moment après ils en sortirent, et le dernier s'écria du ton d'un homme vivement désappointé: --Partis! ils sont partis! C'est encore là l'ouvrage de ce damné Nick Whiffles. Qu'on penses-tu, Peau-rouge? --Ténébreux bien noir; aller et venir comme renard; bon oeil pour longue carabine; tirer, tuer, courir, pas prendre lui. Sept Plumes essayer souvent enlever sa chevelure; pas pouvoir. --O Dieu, non! pensa tranquillement Nick. --Cacher dans les bois, pour tuer lui, quand lui aller dans les bois; lui pas aller dans les bois; aller dans la prairie, un, deux, trois, quatre milles plus loin. Pas tuer lui! --Pas une miette! dit mentalement le trappeur. --Suivre sa trace trois jours, continua Sept Plumes avec amertume, trois jours pour le surprendre endormi. Arriver à son camp, la nuit; chiens aboyer comme diables. Pas trouver lui endormi. --C'est, fit Nick, grâce à Dieu, qui m'a donné assez de sagesse pour éviter les griffes des païens de cette espèce. --Une fois, entourer sa loge avec guerriers et tirer dix, quinze, vingt-cinq coups fusil. Lui tirer aussi avec longue carabine. Tuer Indien à chaque coup. Pas bon ça! Une autre fois à moi faire visage pâle prisonnier; emmener lui, mais Ténébreux cacher lui dans vallées, voler prisonnier et prendre avec lui. Ténébreux difficile à attraper. --Pour ça, je ne puis dire que j'en sois fâché, Pied-Noir, repartit Bill Brace. Cet homme dont tu parles est Jack Wiley, et il appartient aux compagnons du capitaine Dick. Si vous aviez fait du mal à Jack, il n'y aurait pas eu d'amitié entre nous. Nick souleva la crosse de sa carabine et ses doigts se portèrent à la platine. Mais, soit par politique, soit par humanité, il se contenta de rester sur la défensive. --Sept Plumes aura Ténébreux et le traînera à son village, continua Brace avec détermination. Sa chevelure ornera son wigwam, après que sa femme et ses enfants auront joué avec elle, l'auront portée triomphalement au bout d'une perche. Ce sera beau de la montrer et de dire:--«Voici la chevelure de Nick Whiffles.» --Lui grand guerrier, grand chasseur, grand trappeur, grand pour tout, répliqua Sept Plumes d'un accent pensif. --Si grand qu'il soit, il sera à toi. L'Indien fit un signe de tête en s'exclamant: --Ouah! avec un accent qui décelait une profonde joie. Bill Brace comprit qu'il avait frappé juste. Aussi poursuivit-il sur le même ton: --Depuis bien longtemps le grand Nord-Ouest est fatigué de Whiffles ou Ténébreux, comme on l'a appelé. Il a bien à lui seul enlevé plus de cent chevelures à vos Indiens. --Non, Ténébreux pas scalper guerriers tués par lui... jamais, intervint gravement Sept Plumes. --Ça ne fait rien, se hâta de reprendre Brace; non, ça ne fait rien. Il a couché à terre des Peaux-Rouges tant et plus. On ne peut maintenant faire un pas sans entendre parler de lui. --Vrai; mon frère dit vrai? --Allez au Grand Rouge et à mille milles dans l'intérieur, tous ceux que vous rencontrerez vous demanderont si vous l'avez vu. --Vrai, ça; vrai. --Descendez à la Colombie, c'est encore la même chose. --Oui, très-vrai; Ténébreux grand chasseur. --Traversez les lacs jusqu'à Montréal; rendez-vous même à Gaspé, et les Canadiens-Français vous demanderont si vous connaissez Nick Whiffles? --Indien pas savoir, jamais marcher dans cette direction. --Sur le flanc méridional des montagnes rocheuses, poursuivit Bill Brace en s'animant, on veut savoir ce que fait ce damné Nick Whiffles et s'il se propose de venir bientôt. Je sais que c'est comme ça, tant par ma propre expérience que par ce que j'ai appris des autres. --Lui grand guerrier, grand chasseur, grand trappeur, grand pour tout, recommença Sept Plumes sans déguiser son admiration. --Oui, mais je le répète, si tu veux, il sera à toi Le capitaine Hendricks dit que tu l'auras, s'il a assez de monde pour s'emparer de lui, quoiqu'il ne semble pas trop avoir l'air de s'être mêlé de cette affaire, car tout ce qui se passe ici finit par être rapporté dans les établissements, et le capitaine n'aimerait pas qu'on y dît du mal de lui. Il a une grande provision de couteaux, de couvertes et de rassades pour ses frères, les Pieds-Noirs. --Mon frère dit-il vrai? --Oui, le capitaine a aussi de longues carabines pour le grand chef Sept Plumes. --Longues carabines bonnes. Ténébreux avoir une. --Amène donc tes braves et tu auras ces armes. Mais souviens-toi qu'il y a avec Nick un homme et un enfant qui m'appartiennent. Ça entre dans les conditions de notre marché, n'est-ce pas? --Moi voir, dit l'Indien. Vous combattre comme des squaws. Ténébreux frapper dur, avoir aussi un jour abattu Bill Brace comme une branche morte. Et Bill Brace avoir visage de femme quand elle battue par Indien enflammé par eau-de-feu, ouah! ouah! Et Sept Plumes détourna la tête en signe de mépris. Bill Brace proféra un juron épouvantable, qui exprimait très-énergiquement son dépit. L'Indien partit d'un éclat de rire, lequel acheva d'exaspérer Brace. --Mon frère, continue, dit ensuite le premier avec le flegme particulier aux individus de sa race. Et comme Bill ne l'écoutait pas: --Sept Plumes pas temps à perdre; partir maintenant. Ces mots rappelèrent à l'agent d'Hendricks qu'il lui fallait, avant tout, s'acquitter du message qu'on lui avait confié. --Tu auras douze longues carabines pour ta part, dit-il. --Douze, pas connaître. Bill rompit un rameau et le divisa en douze parties qu'il montra à l'Indien. --Bien connaître à présent, dit celui-ci. --Oui, mais pour avoir ces douze longues carabines pour toi et les autres choses pour tes guerriers, tu devras te soumettre à la volonté du capitaine. --Faire quoi? --Prendre aussi l'enfant. Le capitaine le veut. --Ouah! ouah! --Puis il y a un Canadien, nommé Portneuf, que tu devras mettre de côté avant qu'il ne respire l'air des établissements. Pas de cérémonie avec lui, chef! Enlève sa chevelure aussi vite que possible. --Mais celle du petit. --Oh! celle-là, elle appartient au capitaine. Défense formelle à toi ou aux tiens d'y toucher. --Ouah! ouah! --Je n'ai pas fini. --Bill Brace trop long, trop, fit Sept plumes en regardant la lune qui commençait à percer les nuages. --Comme ça, l'affaire est réglée? demanda le bandit. L'autre ne répondit pas. --Est-ce que tu m'entends, Pied-Noir? --Indien est-il arbre ou pierre? --Qu'il parle donc alors, s'il a compris. --Tu seras bien fin si tu le fais parler, en l'interrogeant de cette façon, ô Dieu, oui! murmura Nick dans sa cachette, ou il se tenait toujours aux aguets. --Si Bill Brace connaît la piste de Ténébreux, qu'il la montre, reprit Sept Plumes éludant ainsi la question. --Ça n'est pas difficile, dit Brace. --Pas difficile! pas difficile, comme il y va ce brigand de menteur! pensa Nick. Ah! je te fourrerai encore dans une maudite petite difficulté, avant que tu ne trouves ma piste. Brace se prit à examiner le sol, à la faveur d'un rayon de lune, et, tandis qu'il se livrait à ce travail, Nick décampa silencieusement et reprit la route qu'avait suivie la petite troupe à laquelle il portait un si vif intérêt. Néanmoins, en se rapprochant, il eut soin de cacher sa trace, soit en faisant de longs détours, soit en brisant des branchages dans des clairières éloignées, pour tromper les yeux de ses ennemis. XXI UNE ÉMOUVANTE DÉCLARATION Pathaway et le reste des aventuriers étaient déjà loin. En chemin, suivant sa promesse, le chasseur noir s'était tenu auprès de Sébastien pour le protéger, avant tout, en cas de nécessité. L'adolescent recevait ses attentions avec un singulier mélange de gratitude et de timidité, et s'il eût fait plus clair on l'eût vu rougir plus d'une fois. Souvent aussi on eût vu s'arrêter sur eux les yeux de Joe, pleins d'une sombre expression. Cependant, l'Indien s'étant rapproché, Pathaway appuya un peu sur la droite pour lui parler. --Je regrette fort, dit-il amicalement, qu'un garçon qui m'a rendu un si grand service soit traité de la sorte. Mais, nous sommes placés dans une position si périlleuse que nous devons user de toutes les précautions raisonnables, quoique j'avoue que si ce n'était pas notre ami, le trappeur, je ne consentirais pas à cette mesure. --Indien pas s'en occuper; avoir guidé visage pâle, mauvaise récompense. Chasseur blanc pas de mémoire. Attacher Joe comme chien--mais Joe pas sentir--pas mal aux chairs. Il prononça ces phrases saccadées d'un ton si affligé que Pathaway n'aurait pas été surpris que des larmes coulassent sur ses joues. Mais le chagrin de l'Indien--chagrin il y avait--était empreint d'un ressentiment qui semblait aussi tout près d'éclater. Ne sachant comment adoucir un caractère de cette trempe, Pathaway continua de se tenir à son côté, en cherchant l'occasion de renouer l'entretien. Sébastien trottait à une faible distance, qui ne lui permettait cependant, pas d'entendre les paroles du chasseur noir et de Joe. --Pourquoi toi marcher près de moi? dit ce dernier au bout d'un moment. Joe pas blanc. Va vers ta _squaw_! -Ces mots furent accompagnés d'un dédaigneux regard à l'adresse de Sébastien. --Que dis-tu, Joe? demanda le chasseur noir n'en croyant pas ses oreilles. --Joe dire à toi d'aller avec squaw. --Une squaw! où? --Celle-là! répliqua l'Indien montrant Sébastien par un mouvement de tête. --Lui une squaw! non. Il ne mérite pas ce reproche. C'est au contraire un garçon courageux. La blessure qu'il porte au bras l'atteste. --Quoi? comment ça? demanda vivement Joe, comme s'il eût été mis hors de garde. --Il m'a sauvé la vie, en jetant son bras entre moi et le couteau d'un assassin,--un brigand fieffé, nommé Bill Brace.. --Bill Brace! répéta l'Indien d'une voix émue. --Oui, Bill Brace, une de ces créatures d'Hendricks. Et sans Sébastien Delaunay je dormirais, pour ne plus me réveiller, sous le vert gazon des solitudes. Je dois donc à cet enfant plus qu'à tout autre. --Personne autre n'a-t-il sauvé la vie du chasseur au visage pale? demanda sèchement Joe. --Oui, Carlota,--une femme bien mystérieuse, répondit Pathaway en soupirant. Elle aurait pu être aussi recommandable par l'esprit que par le physique; mais maintenant, hélas! c'est une beauté perdue. --Elle a sauvé vie à toi et toi pas aimer elle. Pas ainsi fait Indien. Lui pas oublier, quand rencontrai un ami, prendre lui par la main et dire: «Toi libre. Voici cheval, selle, avec bride et garçon indien qui trahira pas toi.» --Ces liens te blessent-ils? demanda Pathaway, après une pause embarrassante. --Joe pas se plaindre. Lui pas pleurer comme squaw. Cependant ses poignets étaient déjà fort gonflés. Le chasseur noir s'en aperçut. --Je vais te dégager les mains, s'écria-t-il touché de remords. Et aussitôt il trancha la corde en ajoutant: --Je me fie à toi, j'espère que tu n'abuseras pas de ma bienveillance. --Joe pas faire promesse; faire ce qui plaît à lui, mais pas promesse. Lui dire à visage pâle que ce _garçon pas garçon, lui squaw, lui femme_! --Mais qui? L'index de l'Indien désigna clairement Sébastien. --Comment, lui? fit Pathaway, répétant avec l'Indien le geste du doigt qu'avait fait Joe. --Lui! Un nuage monta au cerveau du chasseur noir. --Joe dire vérité; lui pas mentir; ce garçon, _femme_! Pathaway ne répondit pas immédiatement. Peut-être comparait-il l'assertion du jeune indien avec des soupçons vagues qui étaient déjà entrés dans son esprit. Peut-être cette déclaration si précise soulevait-elle en lui un monde d'idées. Quoi qu'il en soit, il demeura préoccupé pendant plusieurs minutes. A la fin, relevant sa tête, qui s'était penchée sur sa poitrine, il dit, de ce ton de réflexion que prennent certaines personnes, en répondant plutôt à leurs propres pensées qu'à leurs interlocuteurs: --C'est une plante délicate que Sébastien, un bois-brûlé d'une faible, mais charmante complexion; néanmoins cette conjecture est bien improbable. --Visage pâle sage, mais Joe savoir, savoir ce garçon femme, Coeur d'homme blanc dire à lui, garçon, femme; mais homme blanc pas croire coeur; marcher comme homme qui rêve, maintenant satisfait, maintenant pas; maintenant pas souci, maintenant beaucoup souci. Les yeux pénétrants de l'Indien étaient fixés sur le chasseur noir comme pour lire au plus profond de son âme. Défait, ce dernier était grandement ému; et il ne songeait plus ni à Carlota, ni aux bandits de la vallée du Trappeur. Joe avait-il vraiment fait une découverte? Ce joli garçon était-il une femme? Si c'était réel, comment se trouvait-elle en ces lieux? Pourquoi portait-elle ces vêtements masculins? Quel intérêt Nick, ce brave trappeur, fait pour la chasse et les «maudites petites difficultés,» avait-il à la garder ainsi avec lui? Quelle était donc son histoire? et dans quel but errait-elle comme une fée nomade des déserts du Nord-Ouest? « Ses grands yeux bleus brillaient vers le soir » Comme turquoise sur velours noir, » Et de sa voix, si douce et charmante, » Elle disait ses soupirs d'amante. » O belle était la fille du trappeur, » O belle était la fille du trappeur!» La naïve complainte, échappée tout à coup aux lèvres de Jeanjean, rompit mélancoliquement le calme de la nuit. Mais au moment où le pauvre fou disait son refrain, une voix bien connue retentit aux oreilles de la troupe. --C'est joli, bonne musique, ô Dieu, oui; un moment toutefois! Cette musique-là n'aurait pas le pouvoir d'adoucir les animaux à deux pattes qui nous entourent. Aussi, André, mon garçon, cesse de chanter, quoique tu chantes aussi bien que mon oncle Whiffles, le grand explorateur de l'Afrique centrale. Ce que tu ne sais pas, ignorant! c'est qu'un jour, pour avoir trop bien chanté, il s'est fait scalper par les nègres noirs de là-bas. Si tu continues, les nègres rouges d'ici pourront bien se passer une pareille fantaisie...... oui bien, je le jure, votre serviteur!... --S'adressant ensuite à Sébastien, Nick Whiffles ajouta: --Tiens, est-ce que tu dors? petiot? Et comment va notre bobo? Pas trop bien, n'est-ce pas? La nuit est fraîche et la fraîcheur n'est pas bonne pour les éclopés, ô Dieu, non! J'ai connu, une fois, une femme qui s'était coupé le bras...--mais non, ce n'était pas une femme, qu'est-ce que je dis là, moi? C'était ma soeur Maggy Whiffles, une belle créature, s'il vous plaît. Mais tu ne te sens pas plus mal, hein, Sébastien? Pathaway se tourna du côté de Whiffles, comme un homme qui sort d'un rêve. Le jour venait enfin de dissiper les brumes qui voltigeaient sur le cerveau du chasseur noir. Il comprenait les soins exquis, malgré leur rude simplicité, dont Nick entourait Sébastien, sa tendresse vraiment féminine, sa constante sollicitude et les mille attentions qu'il avait pour l'enfant. Mais il restait un mystère à approfondir, et notre héros se plongea tout entier dans ce mystère. Déjà il n'était plus indifférent aux périls qui les environnaient... Il avait à sa charge un être frêle et gracieux, qui prêtait un immense intérêt à la fuite ou à la défense. Un roman de femme venait colorer les vastes régions du Nord-Ouest. Le charme de son innocence, de son infortune, de sa beauté remuait puissamment le coeur du jeune homme. Il sentait ses forces grandir et désirait presque qu'un incident lui fournît l'occasion de déployer sa valeur et son adresse sous les yeux de l'attrayante inconnue. Car ainsi sommes-nous faits qu'il se mêle toujours un petit grain d'amour-propre au calice de nos plus généreuses émotions. Cependant, après l'échange de quelques poignées de main, Nick Whiffles reprit, avec ses amis, la marche un instant suspendue. Ils ne tardèrent pas à arriver au cul-de-sac conduisant au petit bassin qui avait reçu le nom de Rocher Noir, à cause des masses de granit sourcilleuses qui le surplombaient. Nick Whiffles avait de justes raisons pour se rappeler cette localité, car, non-seulement il y avait perdu nombre d'attrapes, mais il y avait été témoin de ce terrible drame décrit dans le premier chapitre de notre récit. Pathaway remarqua que Sébastien frissonnait de tous ses membres et que Nick, placé à côté de lui, semblait l'encourager par d'affectueuses paroles. --Dans des circonstances ordinaires, dit le trappeur, d'un ton assez dégagé, ce lieu serait sûr; mais au point où nous en sommes, il serait difficile de lui accorder toute confiance, car il est à croire que les païens rouges sont ligués avec nos ennemis; et peut-être bien qu'ils nous donneront de leurs nouvelles avant que le monde ne soit beaucoup plus vieux, mais, après tout, trois bonnes carabines dans des mains exercées parlent honnêtement aux oreilles et au coeur d'une troupe de ces vermines!... oui bien, je le jure, votre serviteur! Et puis une petite difficulté, si petite qu'elle fût, me ragaillardirait. Il y a longtemps que je n'en ai eu une. Elles deviennent rares les difficultés, ça s'use, comme toute chose, ô Dieu, oui! Mais n'aie pas peur, Sébastien, on se tirera de celle-là comme des vieilles. --Je n'ai pas peur, père Nicolas, répondit Sébastien. --Pas un petit brin? pas un petit brin? vrai? Ah? je savais bien, moi, que tu n'étais pas poltron. L'Indien fit un haussement d'épaules qui attira l'attention de Nick, car, lui lançant un regard aigu comme une flèche, il dit avec vivacité: --Ces polissons de Peaux-Rouges sont déjà de taille à vous scalper quand ils ont fait leurs dents de lait. Mais je connais un moyen excellent pour leur rogner dents et griffes. Joe pensa-t-il que cette remarque s'appliquait à lui? voilà qui est problématique. Un sourire s'épanouit sur les lèvres pâlies de Sébastien, mais pour s'effacer tout de suite. Les voyageurs débouchaient alors de la passe dans le bassin du Rocher Noir. XXII LES ENNEMIS Le rempart irrégulier de rochers qui prête son nom à cette place, dressant à perte de vue ses sombres crêtes, ressemblait à une muraille bâtie par quelque race de géants éteinte. On eût dit que la main active et dévastatrice du temps, seule, en avait altéré l'uniformité. Le cours d'eau, auquel Nick avait donné l'appellation de coulée Noire, marquetait comme une plaque d'ébène l'espace enfermé par les rochers. Sébastien se serra près de Whiffles et le chasseur noir se rapprocha d'eux. --Notre jeune ami a encore le frisson? dit-il doucement. --Pas le frisson, du tout, répliqua Nick; ce n'est que l'animosité de sa blessure. Ça lui donne de fières douleurs, voyez-vous? mais comme il est de sang indien, en partie au moins, il ne bronche pas. La vanité l'empêche de se plaindre. Je connais ça, moi! Vous n'avez pas idée de la quantité de tourments qu'il peut endurer. Je crois réellement qu'il pourrait se laisser arracher une double dent par un docteur de Selkirk, sans brailler, ce qui prouve pas mal en faveur de son courage, car les dents de Whiffles poussent joliment dures. On a bien essayé une fois de m'en tirer une, à moi--les docteurs s'entend: mais ça n'a pas payé, ô Dieu, non! Après qu'ils eurent cassé un tas d'instruments à n'en plus finir et après m'avoir mis la bouche tout on sang, je leur dis: «Arrêtez!»--et je vous prie de croire qu'ils s'arrêtèrent à coeur joie. «Apportez une lanière,» que je dis ensuite. La lanière fut apportée. «Passez un noeud coulant autour du marteau.» et ils le passèrent. «Attachez l'autre bout à un arbre,» que je leur dis. Ils ne demandaient pas mieux que d'obéir. Quand ça fut fait, prenant un pistolet dans chaque main, je leur dis: «Saisissez-moi par les talons,»--et par les talons ils me saisirent. --«Maintenant, tirez!» que je dis, «et le premier de vous qui lâche avant que le chicot»--c'était un chicot, je me rappelle--«ne soit dehors, je le tue!...» Après ça, ils s'échauffèrent, se démenèrent et tiraillèrent pendant bien quinze minutes ou même plus, et la sueur découlait sur eux comme la pluie du toit, d'une maison dans une averse. Ça me faisait mal en diable, Dame! j'imaginais que tous les os de mon système allaient y sauter. Mais, faut vous dire que j'avais un coquin de mal de dents qui me tarabustait depuis deux mois et que j'en étais tombé dans le désespoir. «A quoi bon, pensais-je, avoir des os si l'on doit en tout temps avoir une maudite difficulté avec eux aujourd'hui celui-ci, demain celui-là. C'est aussi bien de n'avoir point d'os que d'en avoir des pourris?» «Il y a des animaux,» raisonnai-je, «qui n'ont pas d'os. Il y a les serpents, par exemple, qui n'en ont point pour les faire enrager, ce qui ne les empêche pas de courir comme le tonnerre. Je vaux bien un serpent, il me semble?» que je dis. Et là-dessus je menaçai les docteurs de mes armes, et le marteau, non, le chicot, ou plutôt le chicot-marteau--car c'était le chicot d'un marteau--sortit de son trou avec un bruit de tremblement de terre. Nick fit une pause, et puis il ajouta en secouant la tête: --Jamais ensuite on ne m'en tira d'autres, car mon _esquelette_ en fut terriblement ébranlé; et ça m'emporta un bon morceau du système nerveux, car, vous le savez, les chicots-marteaux sont plantés droit dans le système nerveux. Pathaway ne manqua pas de remarquer le tact que déployait le trappeur pour lui détourner l'esprit de Sébastien; et pour porter les pensées de ce dernier vers un sujet plus agréable que celui qui le troublait évidemment. --Votre blessure vous fait-elle donc beaucoup souffrir? demanda-t-il: d'un ton caressant et respectueux à la fois; car depuis l'étrange déclaration de l'Indien Joe, il éprouvait un violent désir de causer avec Sébastien, dont la voix, toujours claire, quoique basse, lui semblait de plus en plus mélodieuse. --Vous vous inquiétez trop à cause de moi, répondit Sébastien, en faisant un violent effort pour être gai. Ce bon Nicolas m'a trop gâté. S'il s'était montré plus dur à mon égard et s'il avait voulu plus soigner ma réputation comme chasseur, je serais aguerri aux fatigues de la vie dans laquelle je suis né. --Niaiserie! niaiserie! interrompit brusquement Nick. Je sais mieux que toi ce dont tu es capable. Tu peux voyager et pâtir de la faim aussi bien que nous, et mieux que nous, oui, oui, monsieur l'entêté, mieux que nous, c'est-à-dire que moi qui te parle. --Sait-il trapper? demanda machinalement Pathaway. --Trapper! Je voudrais vous voir trapper comme lui, répondit Nick avec onction. Il vous pose son pied sur le ressort d'une trappe, comme vous ne vous en douteriez jamais. Et crac! elle bâille, et ses doigts vous travaillent entre les mâchoires de la trappe, attachent l'appât, que c'est merveille!..... Il sait aussi où placer le piège, et le cacher dans le gazon. Vous seriez étonné, si vous voyiez le paquet de pelleteries que ce garçon-là a déjà ramassées, ô Dieu, oui! --C'est, sans doute, aussi un bon tireur? continua le chasseur noir, qu'intéressait le zèle honnête de Nick. --Il tire et frappe à toute distance. Un jour il a coupé en deux une plume placée sur la tête d'un Pied-Noir à cent verges de lui, rien que ça! Il avait un petit fusil, qui m'avait bien coûté cent dollars, mais il lui fut volé eu même temps que son cheval. Je vous ai raconté comment un coquin prit son animal, n'est-ce pas? C'était une bonne bête, ça m'a fait diantrement de la peine, oui bien, je le jure, votre serviteur! Sébastien, qui marchait au milieu d'eux, chancela tout à coup, et il serait tombé si Pathaway ne l'eût aussitôt reçu dans ses bras. Malheureusement, dans sa précipitation, le jeune homme saisit l'adolescent par son bras blessé. La douleur que ressentit Sébastien lui rendit en partie l'usage des sens, car il rougit et une légère contraction plissa son visage mais il ne laissa pas échapper une exclamation. Tandis que le chasseur noir soutenait son protégé, Nick courait à la rivière et y remplissait d'eau son casque. Aussitôt revenu, le trappeur jeta quelques gouttelettes du frais liquide au visage de Sébastien, ce qui acheva de lui rendre la connaissance. En tenant dans sa main le bras de Sébastien, Pathaway sentit quelque chose de tiède qui tombait sur ses doigts. Il s'aperçut avec effroi qu'ils étaient maculés de taches cramoisies. La bande qui couvrait la blessure de l'adolescent s'était dérangée et le sang en sortait avec abondance, Nicolas le remarqua et parut embarrassé. Mais cet embarras dura à peine quelques secondes. Tirant vivement d'une poche mystérieuse une sorte d'étoffe jaunâtre, il lia le bras du blessé par dessus son capot. Pathaway, mécontent de ce pansement incomplet, voulut le refaire avec plus de soin; mais Nick s'y opposa fermement en disant au chasseur noir: --Oui bien, ce pansement est bon pour le moment, je le jure, votre serviteur! --Mais non, mais non, insista Pathaway, le sang coule en telle abondance que dans quelques instants les forces feront défaut au blessé. --Non, non, reprit l'opiniâtre Nick, les enfants ont toujours trop de sang, disait mon frère le docteur Whiffles. Et il finit d'enrouler la bande par-dessus la manche du capot de Sébastien. Joe s'était glissé furtivement près de Pathaway; il insinua, dans l'oreille du chasseur noir, plutôt qu'il ne prononça: --Homme blanc pas croire Indien... homme blanc tient squaw par la main... L'ouïe subite de Nick Whiffles perçut l'avis donné au chasseur noir bien avant qu'il n'y répondit. --Te tairas-tu, vermine rouge!... ou sinon je t'écrase! oui bien je le jure, votre serviteur!... L'Indien se refit muet et impassible; mais le jour, qui remplaçait le crépuscule, permit de lire dans ses grands yeux fixes, exempts de cillements comme ceux des grands carnassiers, qu'une sourde colère couvait en lui. Toutefois Joe resta muet. Un bruit lui était parvenu, aussi vague que celui des branches murmurant au loin entre elles ou que celui du cours d'eau rendu squameux par la brise. Ce bruit quelque léger qu'il fût, éveilla cependant la susceptible attention de l'Indien et de Nick. En même temps, ils interrogèrent du regard l'étroit horizon qui les encerclait. --C'est du côté où le soleil se couche, dit sourdement Nick à l'Indien, que tu les entends venir... Dieu, oui nous allons avoir une maudite petite difficulté; je vous le jure, votre serviteur. Pathaway, Portneuf et Sébastien, s'étaient rapprochés, tandis que Jeanjean regardait tout et ne voyait rien. --Qu'est-ce donc, père Nicolas? demanda craintivement l'adolescent. --Rien de bon, petiot, non, rien de bon!... --«O belle était la fille du trappeur,» fomenta inconsciemment André; d'une voix froide, comme celle d'un écho. --Mais tais-toi donc!... dit entre ses dents serrées Nick Whiffles. Et chacun d'eux retenait sa respiration pour mieux écouter. Dans le silence qui les entourait tout bruit eût été perceptible; mais ils n'entendaient que le souffle de l'air et le frôlement de l'eau contre les pierres de ses rives. --Allons-nous rester ici?... demanda le chasseur noir. Au lieu de répondre, Nick fît un geste énergique pour de nouveau commander le silence. --«O belle était la fille du trappeur,» jeta d'une voix éclatante le pauvre Jeanjean. Portneuf, le plus rapproché de son ami, lui mettant une main sur la bouche, comprima la voix du chanteur. A ce moment, une pierre, détachée du haut des roches par un pas furtif, celui d'un animal peut-être, rebondit sur la tête de Joe. Par ce heurt, tiré de la contemplation de ses pensées intimes, ses regards se portèrent en haut. Rien d'insolite ne s'y montrait. Mais, en observant autour de lui, le jeune Indien vit les yeux de Sébastien contemplativement fixés sur le chasseur noir. Quelque empire qu'exerçât sur lui sa volonté, Joe eut un tremblement visible et ses dents se serrèrent à se briser. Infortune et Maraudeur, plâtrés dans les hautes herbes que broutaient les chevaux, se levèrent; chacun des veilleurs vigilants se plaça près de Sébastien, éventant au loin, inventoriant et de l'ouïe et de la vue. Soudainement averti d'où s'approchait quelque chose ou quelqu'un, Maraudeur, par une aspiration prolongée, sembla dire à son maître--«prends garde!...»--Que tu sens mon vieux!... demanda Nick au brave chien. Ce fut un sourd grondement d'infortune qui répondit. Poussé du côté d'où le soleil dardait ses premiers feux, il indiqua aux aventuriers le point de mire à leur suspicion. Peut-être n'était-ce que le souffle de la brise matinale, qui agitait les plantes et, les arbustes poussés au faîte de la muraille basaltique, on bien un oiseau inquiet pour sa couvée du voisinage d'un reptile?--Non... Qu'était-ce donc?... Rien encore de visible!... Mais le danger s'avançait... un réel danger, puisque Nick Whiffles, sans mot dire, prit en mains sa longue carabine et l'arma, mit à la portée de sa dextérité ses pistolets et le bowie-knife, qu'il portait, comme tous les trappeurs. Ce que voyant, Portneuf et le chasseur noir firent de même. Joe resta, lui, à la même place, immobile, pensif et désarmé, tandis que Sébastien se mit au centre du groupe et tout près du Canadien. Malgré la douloureuse blessure de son bras, l'adolescent prit une flèche, la tint entre ses dents, tandis qu'il bandait son grand arc. La violente tension imposée à son bras blessé en fit jaillir le sang, mais elle n'arracha pas une plainte à Sébastien. Ainsi que les hommes, il attendait la venue du danger. Une balle, partie de haut, une détonation formidable, dirent de quel point il était redoutable. --Personne n'est blessé, oui bien, je le jure! dit le Ténébreux. --Si, père Nicolas. Et Sébastien s'élança bravement vers Joe, pour le secourir en voyant son sang couler abondamment de sa poitrine, traversé par une balle. --Paix donc! fit sourdement Portneuf, attention! Un arbuste duquel les branches s'agitaient à peine, devint le but des trois tireurs. L'oeil d'un sauvage ou d'un coureur des bois, seul, entre les oscillations de la feuillée, pouvait apprécier la présence d'un être humain, parce que dans les rameaux une plume se mouvait. Trois gâchettes pressées, trois tonnerres répercutées par les échos s'éloignèrent, tandis qu'un corps tombait mort et mutilé sur l'herbe, croissant au pied du rocher noir. --Et d'un... je vous jure, votre serviteur, compta stoïquement Nick Whiffles, en voyant le chef des Pieds-Noirs, portant encore ses sept plumes au crâne. --Garde à vous, insista tout bas Pathaway, en mettant en joue; vise à gauche. Et le canon de son fusil servit d'indicateur. Joe tressaillit et pâlit sous son bistre: ses yeux de braise lancèrent des étincelles. Il avait vu flottant quelque chose de rouge au but indiqué par le chasseur noir. Était-ce la crainte, la colère ou sa blessure qui faisait trembler le jeune Indien?... Qui le peut dire?... Sébastien peut-être, dont toute l'attention était condensée par lui. Il s'approcha cordialement de Joe, qui le repoussa brutalement. --Squaw, laisse Joe mourir?... le grand Manitou le veut! Et les yeux de l'Indien, élevés au ciel par cette impulsion commune à tous les êtres, eurent une si terrible vision qu'elle le terrassa, ce que n'avait point fait le plomb meurtrier. En même temps, et de divers points, des coups de feu se croisèrent, du sommet du rocher noir, tirés sur ceux guettant à sa base; et ceux-ci répondant à ceux qui les assaillaient. C'était terrible... --Touché!... dit sourdement Portneuf en tombant à genoux. La joie de la vengeance assouvie fit se démasquer le capitaine Dick. «Dieu aveugle toujours le criminel qu'il veut perdre.» --A toi, bandit! cria le blessé en tombant à genoux. Et, frappé en plein front par la balle du Canadien, le chef des pirates de la ville hantée vint rouler à la place même où bourreau, implacable, il fit noyer la jeune femme qui le suppliait en vain! --Justice de Dieu! s'écria Sébastien, c'est là qu'il vient mourir!... Seul, Joe entendit l'adolescent. --Visage pâle, cria-t-il en faisant un suprême effort pour s'élancer vers le chasseur noir, garde toi! garde toi! C'était Bill Brace qui se glissait comme un serpent, par une fente du rocher, du côté opposé à celui d'où étaient partis les premiers coups de feu. Bill Brace eût pu tuer Pathaway à bout portant sans l'avertissement de l'Indien. Prompt et souple comme un félin, le chasseur noir se jette de côté, esquive la balle du bandit, l'ajuste et lui brise l'épaule droite. La rage de l'impuissance au coeur, Bill Brace laisse choir sa carabine de son bras droit mutilé; mais de la main gauche, il décharge son pistolet sur celui qui l'a vaincu une première fois, et qu'il ne sait atteindre... La vue du sang, les détonations, ont rappelé l'esprit égaré d'André Jeanjean. L'honnête trappeur regarde, étonné d'abord, autour de lui; puis, se saisissant de l'arme du bandit, encore chargée d'un côté il met en joue, et la balle meurtrière atteint Bill Brace en plein corps... il tombe, vociférant, hurlant, et sans courage, attendant la mort... Les yeux de Bill Brace rencontraient ceux de Joe, il cria: --Grâce!... grâce!... --Pourquoi le bandit demande-t-il grâce à l'Indien?... Pourquoi!... La vie des Outlaws a des mystères insondables... --Achève cette cagne, ou je t'achève, oui bien je le jure, votre serviteur! dit à Pathaway Nick Whiffles en tombant à côté de lui, comme la pierre que lançait la baliste. Le Ténébreux, agile et subtil comme le lynx, s'était hissé au sommet sourcilleux à la poursuite d'un Pied-Noir, et quatre plumes avait servi de gaine à la lame altérée du bowie-knife du Ténébreux. Cela s'était fait vite et sans bruit. Point ne fut nécessaire que quelqu'un achevât Bill Brace... pris d'un hoquet sanglant, durant quelques instants il se tordit dans d'horribles convulsions, et puis, masse inerte, mais horrible, il resta les poings crispés et menaçants sur l'herbe ensanglantée. Quatre dos bandits étaient là gisants... desquels le capitaine Dick et le chef des Pieds-Noirs... C'était un résultat immense, non-seulement pour ceux desquels nous avons suivi les luttes, mais pour tous les trappeurs Nordouestiers. Et le soleil radieux épanchait ses chauds rayons sur ce sombre tableau... lorsqu'un grognement d'impatience de Maraudeur fouetta de nouveau la surveillance de Nick Whiffles, qui reprenait baleine. --Encore une maudite petite difficulté, oui bien je vous le jure! votre serviteur! Maraudeur a l'oreille fine, ô Dieu, oui! --Non, c'est Bruin, répliqua le chasseur noir; il vient sans doute savoir si le ciel est dégagé des nuages orageux que Multonomah y voyait hier soir. C'était bien en effet l'Ours gris qui descendait lentement et sans bruit par l'anfractuosité qu'avait déjà suivie Ténébreux. Un soupir, plutôt une plainte qu'un soupir, arraché à Joe par la souffrance, attira Sébastien près de lui. L'Indien, épuisé par deux blessures, s'affaissait sur lui-même privé de sentiment. La main droite convulsivement crispée sur sa poitrine semblait y comprimer un douloureux secret. Prenant le casque de Bill Brace, qu'il trouvait à portée de sa main, Sébastien s'élança pour puiser de l'eau et secourir l'Indien Joe. Mais, horrible! horrible vision!... il vit, réfléchie par le miroir liquide au-dessus duquel il se penchait, non point l'image de la pâle jeune femme noyée par le capitaine Dick, mais la sinistre silhouette de Jack Wiley. Immobile et caché comme un carcajou, Wiley choisissait prudemment la proie le mieux à sa portée... n'importe lequel des quatre hommes. Se relever, sans hâte, sans lever la tête, saisir le bras de Nick Whiffles et lui dire sans voix, mais seulement des lèvres: --Au-dessus de nous, visez vite et bien... Wiley nous guette. Prompt comme la pensée, Nick ajuste un coup de roi, presse la gâchette, et Wiley tombe comme un bloc détaché du rocher noir. En même temps l'Ours gris s'approche de Nick Whiffles. Et reprenant son contre-pied, Ténébreux le suit par le chemin des antilopes qui l'avait amené... Attaque et défense avaient duré peut-être le quart d'une heure; mais c'était suffisant pour ôter la vie à cinq créatures de Dieu et pour épuiser les forces de deux blessés. De ceux-là, Portneuf, adossé contre un rocher, perdait son sang à flots par sa jambe brisée, malgré les efforts de Jeanjean pour arrêter l'hémorrhagie. Le Canadien restait inanimé, le pouls éteint, les yeux clos, la bouche entr'ouverte et sans haleine. Pathaway le crut mort. --Pauvre diable! dit-il à André Jeanjean, pour peu de jours nous l'avions sauvé des terreurs de la ville hantée! --La mort revient toujours à la charge contre ceux qu'elle a une fois flairés de près, répondit André, qui contemplait stoïquement son ami. --Je voudrais le secourir encore!... mais que faire? Et, ce disant, le chasseur noir cherchait autour de lui Nick Whiffles, l'homme au coeur d'or et d'imperturbable sang-froid. Ce fut Multonomah qui répondit, comme une apparition, à ce tacite appel. --Le grand esprit a dit à Multonomah: «Guéris visage pâle.» Homme blanc, viens. Et le chasseur noir suivit docilement le Shoshoné. Lorsqu'ils revinrent, munis du dictame cueilli par le sauvage, Sébastien était agenouillé près du Canadien, étendu sur une civière improvisée. Portneuf, mourant, baisait avec amour le visage de l'adolescent. Les sanglots de celui-ci ébranlaient sa poitrine à craindre qu'elle ne se rompît. --O père! père! vivez pour votre enfant!... Et de nouveaux sanglots arrêtèrent l'ardente et suprême prière de Sébastien... Le Shoshoné toujours froid et réfléchi tandis qu'il lavait et sondait la blessure du Canadien: --Mon frère, le visage pâle, marchera avant que trois fois les lunes n'aient changé. Et il retira la balle et les esquilles qu'elle avait faites. Les plantes cueillies par Multonomah, broyées entre deux granits, le suc de ces plantes répandu sui la plaie, il la recouvrit ensuite avec la pulpe des simples; enveloppant le tout d'un tissu fourni par Nick Whiffles, le docteur de la nature consolida l'appareil à l'aide de filaments et de terre blanchâtre. Portneuf n'eut pas une plainte, pas un mouvement qui pût exprimer sa souffrance. Ces aventuriers sont trempés dans l'héroïsme comme les demi-dieux de la Grèce et de Rome. Pathaway, durant l'opération du peau-rouge, assisté par Whiffles et Jeanjean, Pathaway pensait profondément, se demandant: --Portneuf cherchait sa fille Nannette?... Elle serait donc Sébastien?... La voix de Nick Whiffles rappela le chasseur noir à l'actualité. --Encore une nouvelle petite difficulté dont on se tirera, ô oui Dieu, je le jure! Mon oncle le voyageur en a traversé bien d'autres, votre serviteur!... Un bruit sourd, multiple et cadencé, répercuté par les échos des rochers, frappa d'abord l'oreille subtile et toujours éveillée du Shoshoné, et puis simultanément celle des trois trappeurs. Anxieux, ils s'interrogeaient mentalement. --Frères, visages pâles viennent en troupe, répondit à tous le chef des Shoshoné. L'attention de tous fut ensuite distraite par une plainte de l'Indien Joe revenant à la vie. Sébastien le premier s'élança vers lui. Dis au chasseur noir et à Nick Whiffles de s'approcher. Ils vinrent près de Joe. En échange de votre vie que j'ai sauvée, dit le mourant à Pathaway, donnez au capitaine Dick cette eau pour sépulture... Et sans chercher à savoir qui il fut, avant de quitter le monde, ni pourquoi il le quitta!... faites, je vous supplie!... L'approche de la mort donne-t-elle la prescience?... peut-être!... ou les sens doublent-ils leur clairvoyance avant de s'anéantir?... toujours est-il que l'Indien reprit: --Avant que les troupes envoyées par la Compagnie ne soient arrivées, rendez-vous à ma prière!... Elle est respectable... Je suis Carlota, la fille du capitaine Dick. J'aimais le chasseur noir et j'étais jalouse... Je vais mourir! faites aussi pour moi ce que je vous demande pour mon père! --Je vous le jure! dit Ténébreux, la voix strangulée par l'émotion. Et Carlota tendant sa main pour l'adieu suprême: --Pathaway, gardez le souvenir de la ville hantée!... Sans effort et sans peur, l'étrange femme rendit son âme, calme et sereine comme une vestale... Par les trappeurs, sa dernière prière fut accomplie. La dépouille mortelle du père et de la fille fut confiée à la garde du gouffre, et la pierre entraînant le corps dans ses profondeurs fut peut-être la même que celle devant y garder morte la fille de Portneuf, qui leur était jetée vivante. Le Shoshoné, grandement attentif, écoutait au loin le bruit indéfini d'abord, et qui maintenant s'accusait. Du point élevé ou il était, dans la masse noire, alors visible, Multonomah reconnut les éclaireurs de la troupe justicière, marchant contre les ennemis du Nord-Ouest. N'ayant à attendre des agents de la Compagnie que bon accueil et protection, les aventuriers allèrent au-devant d'eux, Pathaway et André Jeanjean portant la civière sur laquelle reposait Portneuf, Nick Whiffles se demandant craintivement: --Pourvu que mon nom ne tombe point encore au bout de la langue des gens des établissements, pour être mis dans les papiers!... --Que dites-vous donc, père Nicolas?... --Rien, rien, enfant. Une mauvaise difficulté, je vous le jure! votre serviteur, on s'en tirera, ô Dieu oui! Se retournant pour interroger Multonomah, le Ténébreux vit l'Ours gris qui marchait au midi sur la crête des rochers basaltiques. Ou allait-il? Peut-être à la vallée du Trappeur perdu. FIN TABLE I.--Tragédie nocturne. II.--Le Trappeur captif. III.--La Porte du Diable. IV.--Chasseur noir. V.--La Hutte. VI.--La Vallée du Trappeur. VII.--La séparation. VIII.--Bandits et Trappeurs. IX.--Le Blessé. X.--Scène de la Vallée du Trappeur perdu. XI.--Un Nouveau personnage. XII.--Le Remord de Nick. XIII.--Bill Brace. XIV.--Le Capitaine Dick. XV.--Le Duel. XVI.--La Piste du Trappeur. XVII.--L'Évasion. XVIII.--Joe. XIX.--Encore Joe. XX.--Nick apprend à se connaître. XXI.--Une Émouvante déclaration. XII.--Les Ennemis. OUVRAGES D'EMILE CHEVALIER Publiés dans la collection Michel Lévy LA CAPITAINE LE CHASSEUR NOIR LES DERNIERS IROQUOIS LA FILLE DES INDIENS ROUGES LA FILLE DU PIRATE LE GIBET LA HURONNE L'ILE DE SABLE LES NEZ-PERCÉS PEAUX-ROUGES ET PEAUX-BLANCHES LES PIEDS NOIRS POIGNET-D'ACIER LA TÊTE-PLATE. _______________________________________ ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY End of the Project Gutenberg EBook of Le chasseur noir, by Émile Chevalier *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHASSEUR NOIR *** ***** This file should be named 17963-8.txt or 17963-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/7/9/6/17963/ Produced by Rénald Lévesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. *** END: FULL LICENSE ***